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Il y a deux amours : l’amour des sens et l’amour des âmes. Tous les deux sont dans l’ordre de la nature, puisque la perpétuité de la race humaine a été attachée à cet instinct dans les êtres vulgaires, et ce sentiment dans les êtres d’élite. En cherchant bien la différence essentielle qui existe entre l’amour des sens et l’amour des âmes, on arrive à conclure ceci : C’est que l’amour des sens a pour mobile
Cette différence de caractère entre ces deux amours se remarque aussi dans les poètes qui ont célébré l’un ou l’autre de ces amours ; amours qui portent le même nom, mais qui sont en réalité aussi différents que l’esprit de la matière, que le corps de l’âme. Voyez Ovide dans son Art d’aimer, d’un côté ; voyez Pétrarque dans ses sonnets amoureux, de l’autre : le ciel et la terre ne sont pas à une plus grande distance l’un de l’autre que ce poète impur des sens et que ce poète du pur amour.
Jamais l’œuvre et l’écrivain ne sont plus indissolublement unis que dans les vers de Pétrarque, en sorte qu’il est impossible d’admirer la poésie sans raconter le poète : cela est naturel, car le sujet de Pétrarque c’est lui-même ; ce qu’il chante c’est ce qu’il sent. Il est ce qu’on appelle un poète intime, comme Byron de nos jours ; une si puissante et si pathétique individualité, qu’elle envahit tout ce qu’il écrit, et que si l’homme n’existait pas le poète cesserait d’être. On a beau dire, ce sont là les premiers des poètes ; les autres n’écrivent que leur imagination, ceux-là écrivent leur âme. Or qu’est-ce que la belle imagination en comparaison de l’âme ? Les uns ne sont que des artistes, les autres sont des hommes. Voilà le caractère de Pétrarque, racontons sa vie.
Il naquit à Florence, la ville où tout renaissait au quatorzième siècle. Son père était un de ces citoyens considérables dans la république, que le flux et le reflux des partis en lutte firent exiler avec le Dante, son contemporain et son ami.
Pétrarque reçut le jour à Arezzo, petite ville de Toscane, qui servait de refuge aux exilés. Son père et sa mère le transportèrent au berceau d’asile en asile autour de leur patrie, qui leur était interdite. Ils finirent par s’établir à Avignon, où le pape Clément V venait de fixer sa résidence. À l’âge de dix ans, son père le mena à Vaucluse ; ces rochers, ces abîmes, ces eaux, cette solitude, frappèrent son imagination d’un tel charme, que son âme s’attacha
Son père et sa mère, morts avant le temps, le laissèrent sous la garde de tuteurs qui spolièrent leur pupille. Il revint à Avignon à l’âge de vingt ans, avec son frère Gérard ; le pape Jean XXII y régnait au milieu d’une cour corrompue, où le scandale des mœurs était si commun, qu’il n’offensait plus personne. Ce pontife fit entrer les deux jeunes Florentins dans l’état ecclésiastique. Pétrarque, par cette décence naturelle qui est la noblesse de l’esprit et par ce goût du beau dans les sentiments qui est le préservatif du vice, se maintint chaste, pieux et pur dans ce relâchement universel des mœurs. Il se fit connaître par ses vers, langue sacrée et universelle alors de cette société italienne raffinée. Il se lia d’une amitié étroite avec Jacques Colonna, de la grande famille romaine de ce nom ; cette amitié, fondée sur un goût commun et passionné pour les lettres antiques et pour la vertu, fut pour lui une consolation
.de la papauté, cette captivité de Babylone qui avait transporté l’Église des murs et des temples souverains de Rome, dans cette ville infime des Gaules où Auguste n’avait trouvé de temple à élever qu’au vent qui est le fléau d’Avignon
Les papes cependant s’efforçaient de transformer par la magnificence des édifices Avignon en une Rome des Gaules ; la vie qu’on y menait était élégante et raffinée ; les jeunes gens même à qui la tonsure donnait droit aux bénéfices ecclésiastiques sans leur imposer les devoirs du sacerdoce, fréquentaient les académies et les palais des femmes plus que les églises ; leur costume était recherché et efféminé, « Souvenez-vous », dit Pétrarque dans une lettre à son frère Gérard, où il lui retrace ces vanités de leur jeunesse, « souvenez-vous que nous portions des tuniques de laine fine et blanche où la moindre tache, un pli mal séant auraient été pour nous un grand sujet de honte ; que nos souliers, où nous évitions soigneusement la plus petite grimace, étaient si étroits que nous souffrions le martyre, à
tel point qu’il m’aurait été impossible de marcher si je n’avais senti qu’il valait mieux blesser les yeux des autres que mes propres nerfs ; quand nous allions dans les rues, quel soin, quelle attention pour nous garantir des coups de vent qui auraient dérangé notre chevelure, ou pour éviter la boue qui aurait pu ternir l’éclat de nos tuniques ! »
La poésie en langue vulgaire, c’est-à-dire en italien, faisait partie principale des élégances de cette société. Les femmes, auxquelles on s’efforçait de plaire, n’entendaient pas le langage savant. Le jeune poète excellait déjà dans l’ode et dans le sonnet, deux formes récentes de cette poésie ; mais son ambition de gloire poétique était immense, sa modestie était inquiète ; on voit cette naïveté de ses découragements dans une de ses conversations avec son maître intellectuel, Jean de Florence, vieillard contemporain du Dante, qui professait alors les hautes sciences à Avignon.
« J’allai le consulter un jour, raconte Pétrarque, dans un de ces accès de découragement dont j’étais quelquefois saisi et abattu ; il me reçut avec sa bonté ordinaire : Qu’avez-vous, me dit-il, vous me paraissez tout mélancolique ? Ou je me trompe, ou il vous est survenu
quelque fâcheux événement ? — Vous ne vous trompez pas, mon père, lui dis-je, je suis triste, et cependant il ne m’est rien arrivé de mal ; mais je viens vous confier mes peines habituelles, vous les connaissez : mon cœur n’a jamais eu de replis pour vous ; vous savez ce que j’ai fait pour me tirer de la foule et pour acquérir un nom, mais je ne sais pourquoi, dans le moment même où je croyais m’élever peu à peu, je me sens retomber tout à coup ; la source de mon esprit est tarie ; après avoir tout appris, je vois que je ne sais rien ; abandonnerai-je l’étude des lettres, entrerai-je dans une autre carrière ? Mon père, ayez quelque compassion de moi, tirez-moi de l’horrible anxiété où je suis !… En disant cela, je fondis en larmes… »
L’illustre vieillard consola et raffermit son disciple ; il lui dit que cette sécheresse momentanée d’imagination dont il s’affligeait n’était que le progrès de son esprit, qui, en lui faisant mieux voir jusqu’où il pouvait monter, le décourageait à tort, par le sentiment de la distance qu’il y avait entre son talent d’aujourd’hui Sentir sa maladie, ajouta-t-il, c’est déjà le premier pas vers la guérison ; persévérez et renoncez au barreau, où l’on ne s’adonne qu’à l’art de vendre des paroles ou plutôt des mensonges. »
On s’étonne de ce mépris pour le barreau dans un jeune homme dont Cicéron était l’oracle et l’idole.
Son ami Jacques Colonna l’encourageait de son exemple et de ses conseils à persévérer dans la philosophie et dans la poésie. « Cet ami, écrit-il lui-même, était le plus aimable de tous les hommes ; sa physionomie était agréable et distinguée, son extérieur grandiose annonçait un homme au-dessus des autres hommes. Il était facile à vivre, gai dans la conversation, grave dans la pensée, tendre pour ses parents, fidèle et sûr pour ses amis, affable et libéral pour tous malgré le beau nom qu’il portait et les talents d’esprit qui le distinguaient. On le voyait toujours simple et modeste avec une figure si séduisante, ses mœurs étaient pures et irréprochables, son éloquence naturelle était entraînante et irrésistible, on aurait dit qu’il tenait les cœurs dans sa main et les tournait à son gré ; plein de candeur et de franchise, ses lettres et ses entretiens découvraient tout ce qu’il avait dans l’âme, on croyait y lire… »
Pour bien juger de la criminalité ou de l’innocence de cette passion dans un jeune poète qui n’avait de l’état ecclésiastique que le costume, la tonsure et les bénéfices, il faut se reporter à la définition des deux amours qui commencent cet entretien. Ce que Pétrarque et ce que le temps de Pétrarque entendaient ici par amour, n’était en réalité que la passion du beau, l’admiration, l’enthousiasme, le dévouement de l’âme à un être d’idéale perfection physique et morale ; culte en un mot, mais culte divin à travers une beauté mortelle.
On verra que cet amour, qui ne porta jamais la moindre atteinte à la chasteté de Laure ni à la vertu de son amant, n’eut pas d’autre caractère que celui d’adoration intellectuelle aux yeux de son époque et de la postérité. Pétrarque cependant, devenu plus austère dans ses jugements sur lui-même à un autre âge, en parle ainsi avec une certaine ambiguïté de remords
« Vous qui prêtez l’oreille dans ces rimes éparses à l’écho de ces soupirs dont je nourrissais mon cœur dans mon premier juvénile enivrement !
« Quand j’étais alors en partie un autre homme de l’homme que je suis aujourd’hui ;
« De ces vers dans lesquels je pleure ou je médite tour à tour parmi les vaines espérances et les vains regrets, j’espère qu’on m’accordera, sinon mon pardon, du moins pitié.
« Mais je vois bien maintenant comment je fus pendant longtemps la fable et la rumeur du monde entier.
« De moi-même, avec moi-même, j’ai honte et je rougis.
« Cette juste honte est le fruit mérité de mes vaines erreurs.
« Et le repentir est la tardive et claire connaissance que ce qui plaît uniquement à ce monde n’est que le songe d’un moment ! »
L’histoire de Laure a été écrite avec l’orgueil de la parenté par l’abbé de Sades, descendant de cette femme angélique ; par un hasard de la destinée, ma famille maternelle remonte également à cette source. L’arbre chronologique de cette famille ne laisse à cet égard aucun doute. Ma mère avait du sang de Laure dans les veines comme elle en avait le charme et la piété. Je ne m’en glorifie pas, car il n’y a point de gloire dans le hasard ; mais je m’en suis toujours félicité, car la poésie et la beauté ont été toujours à mes yeux les vraies noblesses des femmes.
La rencontre qui décida de la vie et de l’immortalité « Moi qui étais plus sauvage que les cerfs des forêts »
, écrit-il ; et ailleurs : « Les traits qui m’avaient été lancés jusqu’alors n’avaient fait qu’effleurer mon cœur, quand l’amour appela à son aide une dame toute-puissante contre laquelle ni le génie, ni la force, ni les supplications ne purent jamais rien. »
C’est dans ces dispositions de l’indifférence que le lundi de la semaine sainte, 6 avril 1327, à six heures du matin, dans l’église des religieuses de Sainte-Claire, où Pétrarque était allé faire ses prières, ses regards furent éblouis par une dame de la plus tendre jeunesse et d’une incomparable beauté. Elle était vêtue d’une robe de soie verte parsemée de violettes. Ce costume, dans lequel elle resta pour jamais dans sa mémoire, ainsi que tous les traits de son visage et tous les détails de sa figure, recomposent çà et là le portrait de cette personne dans les odes et dans les sonnets de son poète. Recomposons-le d’après lui vers à vers :
« Son visage, sa démarche, avaient quelque chose de surhumain ; sa taille était délicate et souple, ses yeux tendres et éblouissants à la fois, ses sourcils étaient noirs comme de l’ébène, ses cheveux colorés d’or se répandaient sur la neige de ses épaules ; l’or de cette chevelure paraissait filé et tissé par la nature ; son cou était rond, modelé et éclatant de blancheur ; son teint était animé par le coloris d’un sang rapide sous ses veines ; quand ses lèvres s’entrouvraient, on entrevoyait des perles dans des alvéoles de rose ; ses pieds étaient moulés, ses mains d’ivoire, son maintien révélait la pudeur et la convenance modeste et majestueuse de la femme qui respecte en elle les dons parfaits de Dieu ; sa voix pénétrait et ébranlait le cœur ; son regard était enjoué et attrayant, mais si pur et si honnête au fond de ses yeux, qu’il commandait la vertu. «
Telle était cette apparition céleste.« Non, s’écrie le poète dans son sonnet troisième ; non, jamais le soleil se levant du sein des plus sombres nuages qui obscurcissent le ciel ; jamais l’arc-en-ciel, après la pluie, n’éclatèrent de couleurs plus variées dans l’éther ébloui que ce doux visage, auquel aucune chose mortelle
ne peut s’égaler : tout me parut sombre après cette apparition de lumière. « Dans quelle région du ciel (reprend-il au vingt-cinquième sonnet) était le modèle incréé d’où la nature tira ce beau visage, dans lequel elle se complut à montrer la puissance d’en haut ? Celui qui n’a pas vu comment ses yeux se meuvent délicieusement dans leur orbite, celui qui n’a pas entendu comment sa respiration chante en sortant de ses lèvres, et comment doucement elle parle et doucement elle sourit, celui-là ne saura jamais comment l’amour tue et comment il guérit une âme. »
Cette merveille était Laure, dont le nom, immortalisé par Pétrarque, pourrait se passer de toute autre généalogie.
On a longtemps ignoré celui de sa famille, il est étonnant que Pétrarque ne l’ait jamais prononcé ; des recherches incessantes et récentes ont enfin restitué Laure à la noble maison de Noves, d’où elle était indubitablement issue. Cette maison habitait le bourg de Noves, sur les rives de la Durance, à quelque distance d’Avignon ; c’est de cette seigneurie qu’elle
Le testament également retrouvé d’Audibert de Noves, qui mourut jeune comme sa fille, parle de Laure, sa fille aînée, à laquelle il lègue 6 000 liv. tournois pour sa dot. Cette somme, considérable pour le quatorzième siècle, est l’indice de la richesse de la maison de Noves.
Ermessende de Noves, veuve d’Audibert, fut tutrice de ses trois enfants ; elle accorda la main de Laure, encore enfant, à Hugues de Sades, gentilhomme d’une famille illustre et sénatoriale d’Avignon ; le contrat de mariage, retrouvé aussi, est daté de Noves, 16 janvier 1325, dans l’église de Notre-Dame.
Hugues de Sades avait vingt ans, Laure seize ans ; outre la dot de 6 000 liv. tournois, Ermessende donne à sa fille Laure une robe de soie verte, sans doute la même dont elle était vêtue une couronne d’or et un lit honnête. Ses portraits, conservés dans la maison de Sades et ailleurs, la représentent dans ce costume vert comme elle est peinte dans le troisième sonnet de son poète.
Voilà tout ce qu’on sait aujourd’hui d’authentique, grâce à l’abbé de Sades, sur Laure de Noves. Sans doute les œuvres latines de Pétrarque, ses confidences écrites et ses lettres familières auraient révélé bien des circonstances de cet amour et bien des détails sur ces deux familles de Noves et de Sades ; mais Pétrarque raconte lui-même qu’il a détruit toutes ces traces de sa passion avant sa mort.
« Apprenez, dit-il à un de ses admirateurs, une chose incroyable et pourtant vraie : c’est que j’ai livré aux flammes (
vulcano) plus d’un millier de poèmes épars ou de lettres familières ; non pas que je n’y trouvasse de l’intérêt et de l’agrément, mais parce qu’ils contenaient plus d’affaires publiques ou domestiques que d’agrément pour le lecteur ! »
Quelle perte pour les érudits, les curieux
À dater de l’heure où il vit Laure, l’âme de Pétrarque ne fut plus qu’un chant d’enthousiasme, de désir, d’amour, de regrets consacrés à cette vision. Elle était pour lui la Béatrice du Dante sortie de l’enfance et du rêve, et arrivée à la réalité et à la perfection de la beauté. Ses sonnets, où il déguisait à peine le nom de Laure sous l’image un peu trop transparente et un peu trop puérilement allusive du laurier (Lauro), remplissaient les sociétés d’Avignon, de Florence et de Rome de son amour. Cette publicité de culte n’offensait ni la vertu de son idole ni la susceptibilité de son époux. Laure était au-dessus du soupçon, Hugues de Sades au-dessus de la jalousie. Un tel amour divinisé par de tels vers était, à cette époque, une gloire et non un affront pour une famille. Un poète était un paladin joutant en public en l’honneur de sa dame. Tel paraît avoir été toujours le caractère de l’amour de Pétrarque ; s’il fut payé
Cette adoration multipliait sous toutes les formes ses hommages : Laure était passée à l’état de divinité dans l’âme de son amant ; ce culte avait cependant l’onction, la dévotion, le mysticisme de tout autre culte ; il avait ses reliques et ses stations ; il consacrait la mémoire des jours où il était né, des événements qui le nourrissaient, et bientôt, hélas ! de son calvaire et de sa sépulture. Lisez ce second de ses sonnets, commémoration de la première rencontre de Laure dans l’église.
« C’était le jour où le soleil pâlit et décolora ses rayons par compassion pour le supplice de son Créateur (le vendredi de la semaine de la Passion).
« Ô femme, quand je fus pris, et j’étais loin de m’en défendre, par ces beaux yeux qui m’enchaînèrent à jamais… l’amour me trouva tout à fait désarmé, et le chemin de mon cœur ouvert par ces yeux qui sont devenus le creux tari de mes larmes. »
Et ailleurs, dans un sonnet commémoratoire, « C’est aujourd’hui le onzième anniversaire du jour où je fus soumis à ce joug qui ne se brisera plus !… Rappelle à mes pensées, Seigneur ! comment, aujourd’hui aussi, tu fus élevé sur la croix !… »
Le charme que trouvait le jeune Pétrarque dans la présence de sa dame, les plaisirs et les applaudissements de la cour et de la ville d’Avignon, où tous les cercles élégants retentissaient de ses vers, tout cela l’éloigna de plus en plus des études de théologie et des exercices du barreau. Son maître de jurisprudence et d’éloquence, le fameux professeur Sino de Pistoia, lui en fait des reproches sévères et tendres dans une de ses lettres. « Je vous vois avec douleur, lui écrit-il, dans la maison de votre ami l’évêque de Lombez, Jacques Colonna, la lyre à la main, comme un ménestrel, rassemblant autour de vous cette foule de parasites et de flatteurs dont les cours des princes sont remplies. Séduit par la vaine gloire que la poésie promet à ceux qui la cultivent, vous avez renoncé aux solides honneurs que procure la science des lois. Quelle différence
cependant ! la jurisprudence donne des richesses, des charges, des dignités ; la poésie, pauvre et mendiante, donne tout au plus une couronne de lauriers. Maître Francesco, je ne veux plus vous aimer. »
Ces reproches émurent Pétrarque sans le ramener. Une circonstance historique bizarre comme ce temps avait valu à Jacques Colonna, l’ami de Pétrarque, l’évêché de Lombez et la faveur du pape Jean XXII, qui régnait à Avignon. Les moines alors se mêlaient à tout ; les cordeliers s’étaient divisés en deux sectes, dont l’une voulait s’abstenir totalement du droit de propriété, dont l’autre voulait conserver ses biens immenses. L’empereur Louis de Bavière avait pris parti pour l’une de ces opinions ; il avait marché à Rome, à la tête d’une armée d’Allemands, pour soutenir les cordeliers rebelles au pape. Il avait déposé Jean XXII et fait élire un nouveau pape, du nom de Mathéi. Le pape Mathéi était secrètement marié, quoique moine ; sa femme, qui lui avait permis de la quitter pour se faire cordelier, le réclama pour son époux dès qu’elle le vit sur le trône pontifical. Jean XXII excommunia ce pseudo-pape. Jacques Colonna osa se rendre à Rome et y afficher la bulle
À son retour de cette téméraire expédition, Jacques Colonna, quoiqu’il ne fût pas encore dans les ordres, reçut en récompense l’évêché de Lombez. Il supplia son ami Pétrarque de l’accompagner dans cette résidence obscure et illettrée, au pied des Pyrénées, près des sources de la Garonne. Pétrarque se résigna, par amitié, à perdre pour quelque temps la présence de Laure. Jacques Colonna avait emmené avec lui, pour égayer cet exil, quelques jeunes Romains de la domesticité de sa famille. Cette société portait avec elle ses mœurs polies dans la barbarie de ces montagnes ; elle s’y occupait d’études, de conversation, de lectures, de vers : c’était une villa d’Italie transplantée dans les Pyrénées. Lélio et Socrate, deux de ces commensaux des Colonne, y charmèrent les heures de Pétrarque : « Ce sont les moments les plus heureux de ma vie »
, écrit-il à cette époque.
Cette société de jeunes amis revint après un été et un automne à Avignon, rappelée dans
« Au lieu de tes palais, de tes théâtres, de tes portiques de Rome décorés de statues », lui dit-il, « nous n’avions ici que le chêne, le hêtre et le pin, répandant leur ombre sur l’herbe verte au déclin de la colline qui vient mourir dans la plaine ; nous descendions à pas lents en poétisant, et ces spectacles élevaient nos
pensées vers le ciel. Là le rossignol, sous la feuille, se lamente et pleure mélodieusement toute la nuit. « Mais quelque chose empoisonne et rend incomplètes tant de délices : Ô mon Seigneur, c’est ton absence de ces beaux lieux ! »
Cependant l’amour n’éteignait pas le patriotisme italien dans le cœur du jeune poète florentin transporté chez les barbares. Une épître politique toute vibrante du sentiment romain des Tite-Live et des Tacite proteste éloquemment contre l’invasion en Italie des Français et des Allemands, commandés par le roi de Bohême. Les Français y sont traités comme des esclaves révoltés qui viennent saccager et avilir le domaine de leurs maîtres.
Vers le même temps, les rigueurs de Laure et la jalousie de son jeune époux, qui commençait à s’offenser du bruit de ce poétique amour, forcèrent Pétrarque à voyager. Il visita rapidement Paris, la Flandre, Cologne et Lyon ; en revenant à Avignon, il trouva son ami Jacques Colonna parti et Laure aussi cruelle. Un grand goût de solitude le saisit ; il Solo et pensoso, exprime plus mélancoliquement qu’on ne le fit jamais cette consonance de la tristesse de son âme avec la tristesse des lieux.
« Solitaire et pensif, les lieux les plus déserts je vais mesurant à pas lourds et lents, et je promène attentivement mes regards autour de moi pour éviter la trace de tout être humain sur le sable ; je n’ai pas de plus grande crainte que de rencontrer des personnes qui me connaissent, parce que, sous la fausse sérénité de mon visage et de mes paroles, on peut découvrir trop facilement du dehors la flamme intérieure qui me consume ; en sorte qu’il me semble désormais que les montagnes, les plaines, les rives des fleuves, les fleuves eux-mêmes et les forêts savent ce qui s’agite dans mon âme, fermée aux regards des hommes. Mais, hélas ! il n’est ni sentiers si escarpés, ni retraites si sauvages que l’amour ne m’y suive, conversant avec mon âme et mon âme avec lui ! »
« L’Italie dormira-t-elle toujours, et n’y aura-t-il personne qui la réveille ? »
Pétrarque partit enfin pour Rome au moment
Embarqué à Marseille, il débarqua à Civita-Vecchia. La guerre civile désolait la campagne de Rome ; l’accès en était fermé par les bandes armées de la famille des Ursins, ennemie des Colonne. Pétrarque se réfugia au château fort de Capranica, chez le comte d’Anguillara, qui avait épousé une des filles d’Étienne Colonna. Il décrit ce séjour de paix au milieu de la guerre dans une de ses lettres.
Étienne Colonna, sénateur de Rome, c’est-à-dire dictateur en l’absence des papes, vint le chercher avec une forte escorte de cavalerie, l’emmena à Rome, et le logea près de lui au Capitole. Ce séjour fut charmant, mais court ; l’image de Laure, un moment oubliée, le rappelait comme à son insu à Avignon ; il y revint ; en la retrouvant, il retrouva son délire.
« Je désirais la mort », écrit-il ; « j’étais tenté de me la donner ; je redoutais de rencontrer Laure comme le pilote craint l’écueil ; je me
sentais défaillir quand j’apercevais cette chevelure dorée, ce collier de perles sur un cou plus éclatant que la neige, ces épaules dégagées, ces yeux dont la nuit même de la mort ne pouvait éteindre le rayonnement ; l’ombre seule de Laure me donnait en passant un frisson ; le son de sa voix ébranlait tous mes sens ! »
Redoutant de retomber dans les charmes de son idole, mécontent des papes et de leur cour, qui semblait le négliger dans sa captivité politique et le reléguer dans sa vaine poésie, il prit le parti de fuir un monde qui ne lui offrait que le désespoir dans l’amour, l’ingratitude dans l’ambition ; il se souvenait d’un site à la fois sauvage et délicieux, où l’ombre des forêts, le murmure des eaux courantes, la fraîcheur des étés, la tiédeur des hivers, lui avaient autrefois servi d’abri contre les tumultes de son âme ; il résolut d’y fixer pour jamais sa vie. Ce lieu était assez éloigné pour que la présence et le nom de Laure ne l’y poursuivissent pas, assez rapproché pour qu’il pût la revoir quelquefois et suivre des yeux
Vaucluse est une sorte de Tibur des Gaules ; à l’extrémité d’une vallée ombreuse et boisée, tout humide et toute retentissante du murmure des eaux courantes, un rempart de rochers amoncelés et inaccessibles ferme tout à coup l’horizon. D’un côté de cet amphithéâtre de rochers s’élève au sommet un vieux château en ruines ; les pans de murs percés de brèches et de fenêtres se confondent avec les roches grises qui les portent.
C’était la demeure d’été des évêques de Cavaillon : ces évêques y venaient dans la canicule respirer la fraîcheur de la vallée.
Du côté opposé, une caverne naturelle, d’une prodigieuse élévation, se creuse comme
Cette chute, ce mouvement, ce bruit répercuté de rochers en rochers, ces brouillards d’écume flottante, sous lesquels la verdure de ces rives se voile et se dévoile aux vents, sont la vie et le charme, et comme la pensée de ces beaux sites.
Quelques maisonnettes pauvres, précédées ou entourées de petits jardins en terrasse ou en gradins, étaient disséminées çà et là sur la pente de la montagne, au-dessus de la Sorgue ; c’est le nom que prend la Fontaine de Vaucluse en sortant de la caverne. Pétrarque se fit construire une petite maison à la mesure d’un ermitage. Voici comment il la décrit lui-même
« Quand on trouve un antre creusé par la nature dans les flancs d’un rocher, dit Sénèque, l’âme est saisie d’un sentiment religieux, sans doute parce qu’on y sent l’impression directe de l’Ouvrier divin ; les sources des grands fleuves inspirent la vénération, l’apparition subite d’un fleuve mérite des autels ; j’en veux ériger un, ajoute-t-il, aussitôt que mes ressources pécuniaires me le permettront ; je l’élèverai dans mon petit jardin qui est sous les roches et au-dessus des eaux ; mais c’est à la Vierge, mère du Dieu qui a détruit tous les autres dieux, que je le dévouerai. »
« Ici, dit-il après dix ans de séjour dans cet ermitage, ici je fais la guerre à mes sens et je les traite en ennemis : mes yeux, qui m’ont entraîné dans toutes sortes de précipices, ne voient maintenant que le ciel, l’eau, le rocher. Je n’entends que les bœufs qui mugissent, les moutons qui bêlent, les oiseaux qui gazouillent, les eaux qui bruissent ; la seule femme qui s’offre à mes regards est une servante noire, sèche et brûlée comme un désert de Libye. Je garde le silence depuis le matin jusqu’au soir,
n’ayant personne à qui parler ; les paysans, uniquement occupés à cultiver leurs vignes, leurs vergers, ou à tendre leurs filets dans la Sorgue, ne connaissent ni la conversation ni les commerces de la vie. Je me contente pour ma nourriture du pain noir de mon jardinier, et je le mange même avec une sorte de plaisir ; quand on m’en apporte du blanc de la ville, je le donne presque toujours à celui qui l’a apporté. Mon jardinier, qui est un corps de fer, me reproche lui-même la vie trop frugale que j’observe, et prétend que je ne pourrai pas la soutenir longtemps. Pour moi, je pense qu’il est plus aisé de s’accoutumer à une nourriture grossière qu’à des mets délicats et recherchés ; des figues, des raisins, des noix, des amandes, voilà mes délices ; j’aime les poissons dont la rivière abonde : c’est un grand plaisir pour moi de les voir briller dans les filets qu’on leur tend et que je leur tends moi-même quelquefois. Je ne vous parle pas de mes habits, tout est bien changé à cet égard ; je ne porte plus ceux dont j’aimais autrefois à me parer, vous me prendriez à présent pour un laboureur ou un berger des montagnes. « Ma maison ressemble à celle de Fabricius
ou de Caton ; tout mon intérieur domestique consiste en un chien et en un serviteur ; ce serviteur a sa maison attenante à la mienne ; quand j’ai besoin de lui je l’appelle, quand je n’en ai plus besoin il retourne dans sa chaumière. Je me suis défriché deux petits jardins qui siéent merveilleusement à mes goûts. Je ne crois pas que dans le monde il y ait rien qui leur ressemble. Il faut que je vous confie une faiblesse digne d’une femmelette : je suis fâché qu’il y ait quelque chose de si beau hors de l’Italie. De ces deux jardins l’un est ombragé, recueilli, propre à l’étude : c’est mon site d’inspiration ; il descend en pente douce vers laSorguequi vient de sortir des flancs du rocher, il est clos de l’autre côté par des murailles naturelles de rocs inaccessibles où les oiseaux seuls peuvent s’élever grâce à leurs ailes ; l’autre jardin est plus contigu encore à la demeure, moins sauvage, tapissé de pampres, et, ce qui est singulier, à côté d’une rivière très rapide, séparé par un petit pont d’une grotte voûtée où les rayons du soleil ne pénètrent pas. Je crois que cette grotte ressemble à cette petite salle souterraine au bord de la mer de Gaëte, où Cicéron allait quelquefois déclamer ses discours pour apprendre à lutter avec les bruitsde la multitude. Ce lieu recueilli et sombre m’invite à l’étude et à la composition. « Je m’y tiens à midi ; le matin je vais sur les collines plus hautes ; le soir dans les prés ou dans le voisinage de la fontaine de Vaucluse, ou dans ce petit jardin dans l’île en bas de la grotte, à l’ombre du rocher au milieu des eaux. Ce site est étroit, mais propre à réveiller l’esprit le plus paresseux et à l’élever jusqu’aux nues. Ah ! que je passerais volontiers ma vie ici, si je ne me sentais pas encore trop près d’Avignon et trop loin de l’Italie ; car, pourquoi dissimuler ces deux faibles de mon âme ? j’aime l’Italie et je hais Avignon ; l’odeur empestée de cette maudite ville corrompue vicie l’air pur de mes champs. Je sens que la proximité m’en fera sortir. »
Quant à ses occupations et ses rêveries dans cette solitude, voici ce que je lis dans une de ses lettres à un autre de ses amis. J.-J. Rousseau n’a rien de plus extatique.
« Combien de fois pendant les nuits d’été, à la douzième heure, après avoir récité mon bréviaire, je suis allé me promener dans les
campagnes au clair de la lune ! Combien de fois même suis-je entré seul, malgré les ténèbres intimidantes de la nuit, dans cet antre terrible où, le jour même et en compagnie d’autres hommes, on ne pénètre pas sans un secret saisissement ! J’éprouvais une sorte de plaisir en y entrant ; mais, je l’avoue, ce plaisir n’était pas sans une certaine voluptueuse terreur. « Je trouve tant de douceur dans cette solitude, une si délicieuse tranquillité, qu’il me semble n’avoir véritablement vécu que pendant le temps que je l’ai habitée ; tout le reste de ma vie n’a été qu’un continuel tourment ! »
De plus une harmonie secrète semblait préexister entre Pétrarque et la fontaine de Vaucluse, harmonie dont il parle plusieurs fois lui-même comme d’une superstition de l’amour qui l’attachait à ces beaux lieux. La crue des eaux de la fontaine correspondait au 6 avril vers l’équinoxe du printemps, et c’était aussi le 6 avril qu’il fêtait dans son cœur l’anniversaire de sa rencontre avec Laure, et que la crue de ses larmes débordait régulièrement de ses yeux au retour de ce jour heureux ou fatal de sa vie.
À tous ces charmes il faut, si l’on en croit
Soit qu’il la vît quelquefois dans ses longues promenades à travers les campagnes voisines, soit qu’il ne la vît qu’en songe, l’image de Laure l’obsédait le jour et la nuit, comme celle des dames romaines obsédait saint Jérôme dans son désert. Le poète raconte à peu près dans les mêmes termes que l’anachorète les apparitions séduisantes du fantôme qui troublait son repos et ses prières.
« Trois fois, au milieu de la nuit, la porte de ma chambre fermée, je l’ai vue devant mon lit avec une contenance assurée réclamant son serviteur : la peur glaçait mes membres ; mon sang abandonnait mes veines pour se retirer dans le cœur. Je ne doute pas que, si l’on fût venu alors avec une lumière, on ne m’eût trouvé pâle comme un mort, et portant sur mon visage tous les signes de la plus grande frayeur.
« Je me levais tremblant avant l’aurore, et,
sortant bien vite d’une maison où tout m’était suspect, je grimpais sur la cime du rocher ; je courais dans les bois, regardant de tout côté si cette image, qui était venue troubler mon repos, ne me suivait pas. Je ne me croyais nulle part en sûreté. « On ne voudra pas me croire, mais ce que je dis est vrai. Souvent dans des endroits écartés, lorsque je me flattais d’être seul, je la voyais sortir du tronc d’un arbre, du bassin d’une fontaine, du creux d’un rocher, d’un nuage, je ne sais où. La frayeur me rendait immobile, je ne savais que devenir ni où aller. »
Son amour, ses livres et ses vers suffisaient à sa vie. Voici comment il parle à ses amis mondains, qui lui reprochaient sa fuite du monde :
« Ces gens-là regardent les plaisirs du monde comme le souverain bien ; ils ne comprennent pas qu’on puisse y renoncer. Ils ignorent mes ressources. J’ai des amis dont la société est délicieuse pour moi. Mes livres, ce sont des gens de tous les pays et de tous les siècles : distingués à la guerre, dans la robe et dans les lettres ; aisés à vivre, toujours à mes ordres ; je les fais venir quand je veux, et je les renvoie
de même ; ils n’ont jamais d’humeur et répondent à toutes mes questions. « Les uns font passer en revue devant moi les événements des siècles passés ; d’autres me dévoilent les secrets de la nature ; ceux-ci m’apprennent à bien vivre et à bien mourir ; ceux-là chassent l’ennui par leur gaieté, et m’amusent par leurs saillies ; il y en a qui disposent mon âme à tout souffrir, à ne rien désirer, et me font connaître à moi-même. En un mot, ils m’ouvrent la porte de tous les arts et de toutes les sciences : je les trouve dans tous mes besoins.
« Pour prix de si grands services, ils ne demandent qu’une chambre bien fermée dans un coin de ma petite maison, où ils soient à l’abri de leurs ennemis. Enfin, je les mène avec moi dans les champs, dont le silence leur convient mieux que le tumulte des cités. »
Dans quelques courts voyages qu’il faisait à Avignon, il affectait l’indifférence en rencontrant Laure. Celle-ci, dont les charmes commençaient à se faner, moins sous les années que sous la douleur, s’affligeait en secret « Ô Pétrarque »,
lui dit-elle à voix basse et d’un accent de reproche mélancolique, « que vous avez été bientôt las de m’aimer ! »
Pétrarque, rentré à Vaucluse, écrivit le cinquantième sonnet, qui commence ainsi :
« Ô madame ! non, je ne fus jamais las de vous aimer ; et tant que je vivrai, je n’épuiserai pas mon amour ! Que votre nom seul soit gravé sur le marbre blanc de ma tombe ! etc. »
Ce fut vers ce temps qu’il écrivit ces trois immortelles canzone, odes élégiaques surnommées par les Italiens, à cause de leur perfection, les trois Grâces de leur langue. Ce fut alors aussi qu’il conçut et qu’il écrivit son poème épique, plus romain qu’italien, sur les victoires de Scipion en Afrique ; entreprise ingrate et malheureuse. Son génie était dans son amour : dès qu’il s’en séparait, il n’était plus qu’un érudit ; dès qu’il y revenait, il était le plus harmonieux et le plus tendre des poètes.
Sa renommée comme poète, comme amant et comme écrivain consommé dans toutes les
« Le 23 août 1340, raconte-t-il lui-même, étant à Vaucluse, occupé de Laure et de mon poème de
l’Afrique, à la troisième heure du jour, c’est-à-dire vers les neuf heures du matin, je reçus une lettre du sénat de Rome, qui m’invitait avec les plus fortes instances à venir recevoir à Rome la couronne. Le même jour, à la dixième heure, c’est-à-dire vers quatre heures après midi, je vis arriver un courrier m’apportant une lettre du chancelier de l’Université, Robert de Bardy, qui me conjurait de donner la préférence à la ville de Paris pour y recevoir la couronne de gloire. « Décidez pour moi », écrivit-il le même jour au soir à son patron et à son ami le cardinal Colonna ; vous êtes mon conseil, mon appui, mon ami, ma gloire ! »
« Je vous jure que les lettres me sont plus chères que la couronne, et que, s’il me fallait renoncer à l’un ou à l’autre, j’arracherais bien vite le diadème de mon front. »
La veille du jour où Pétrarque allait partir de Naples pour Rome, le roi, dans son audience de congé, se dépouilla de la robe qu’il portait et en fit présent à son ami, pour qu’il la revêtît le jour de son couronnement. Il le nomma de plus aumônier de la cour de Naples, titre honorifique qui n’impliquait d’autre devoir que la reconnaissance à celui auquel il était décerné.
Pétrarque, par une superstition du cœur qui associait la date de son amour à toutes les dates heureuses de sa vie, voulut arriver à
« Pétrarque a mérité le titre de grand poète et de grand historien, et, en conséquence, tant par l’autorité du roi Robert de Naples que par celle du sénat et du peuple romain, on lui a décerné le droit de porter la couronne de laurier, de hêtre ou de myrte, à son choix ; enfin on le déclare citoyen romain, en récompense de l’amour qu’il a constamment manifesté pour Rome, le peuple, la république, etc. »
Cette gloire officielle ne fit rien à son bonheur et déchaîna contre lui plus d’envie. « Cette couronne, écrit-il lui-même dans son âge refroidi, ne m’a rendu ni plus poète, ni plus savant, ni plus éloquent ; elle n’a servi qu’à irriter la jalousie contre moi et à me priver du
repos dont je jouissais ; ma vie, depuis ce temps, n’a été qu’un combat ; toutes les langues, toutes les plumes, se sont aiguisées contre moi, mes amis sont devenus mes ennemis ! J’ai porté la peine de mon ambition et de ma vanité. »
Il ne faut pas rester longtemps dans une ville où l’on a joui des suprêmes honneurs. Pétrarque suivit cette maxime ; pressé d’aller se parer de son laurier aux regards de Laure, il repartit pour Avignon. La maison des Corrége, amis des Colonne et par conséquent les siens, l’arrête quelques jours à Parme ; les Corrége venaient de s’emparer de la souveraineté de cette ville sur la maison de la Scala : Pétrarque, paru à Parme au moment de cette révolution, entra dans la ville avec les vainqueurs, et se signala énergiquement parmi leurs partisans politiques. Ces princes, fiers de son amitié, lui donnèrent part à leur gouvernement ; ils formèrent avec lui un véritable triumvirat du bien public, qui faisait contraste avec la tyrannie de leurs prédécesseurs. Pétrarque affectait à Parme et bientôt à Rome
La poésie l’emportait cependant ; il cherchait à Parme un souvenir de Vaucluse. Un jour qu’il était sorti de Parme pour se dissiper à l’ordinaire, le goût de la promenade l’ayant entraîné, il passa la rivière de Lenza, qui est à trois lieues de la ville, et se trouva sur le territoire de Rheggio, dans une grande forêt qu’on nomme Silva piana quoiqu’elle soit sur une colline fort élevée, d’où l’on découvre les Alpes et toute la Gaule cisalpine. Il faut l’entendre lui-même faire la description des lieux, et de ce qu’il y sentit, dans une lettre en vers latins à Barbate de Sulmone.
« De vieux hêtres, dont la tête touche les nues, défendent l’approche de cette forêt aux rayons du soleil. De petits vents frais sortis des montagnes voisines, et plusieurs ruisseaux qui y serpentent, tempèrent les ardeurs de la canicule. Dans les plus grandes sécheresses, la terre y est toujours couverte d’un gazon vert émaillé de fleurs. On y entend gazouiller toutes sortes
d’oiseaux, et on y voit courir des bêtes fauves de toutes espèces. Au milieu s’élève un théâtre que la nature semble avoir fait exprès pour les poètes. Une montagne le met à l’abri des vents du midi ; des arbres qui l’entourent y répandent un ombrage frais. On y entend le ramage des oiseaux et le murmure d’un ruisseau qui invite au sommeil. La terre y exhale une odeur délicieuse, c’est l’image des champs Élysées. « Les bergers et les laboureurs respectent ce lieu sacré : sa beauté me frappa ; je sentis tout à coup comme une inspiration des Muses, qui m’invitaient à travailler à mon
Afrique. Honteux d’avoir reçu un honneur que je n’avais pas mérité, je résolus de mettre la dernière main à ce poème, pour faire voir que je n’étais pas tout à fait indigne de la couronne. L’ardeur poétique se réveilla avec tant de force, que je crus devoir m’y livrer. Je fis plusieurs vers sur-le-champ avec une facilité que je n’avais jamais éprouvée, et je continuai d’y travailler pendant quelques jours que je passai dans le voisinage deSilva piana. »
Il se construisit une maison entre la ville et cette forêt.
« J’ai ainsi, écrit-il, une campagne au milieu de la ville et une ville au milieu des
champs ; quand je suis las de la solitude, je n’ai qu’à sortir, je trouve le monde ; quand je suis las du monde, je rentre dans ma demeure et j’y retrouve la solitude. Je jouis ici d’un repos que les philosophes d’Athènes, les poètes de Rome, les anachorètes du désert, n’ont jamais goûté. Ô fortune ! laisse en paix un homme qui se cache ! Sors de sa petite maison, et vas agiter les palais des rois ! » « Ici », ajoute-t-il dans une de ses lettres à son ami
Pastrengo, « je travaille toujours, aspirant au repos et n’espérant pas y parvenir ; je m’avance à grands pas vers la mort sans la redouter ; je voudrais sortir de cette odieuse prison où mon âme est captive. J’habite Parme, j’y passe ma vie dans l’église ou dans mon jardin. Las de la ville, je vais souvent errer dans les bois ; je bâtis une petite maison telle qu’il convient à la médiocrité de mon état ; on y verra peu de monde. Les vers d’Horace ralentissent mon ardeur pour le bâtiment et me parlent de ma dernière demeure. Je réserve les pierres pour mon monument. Si j’aperçois une petite fente dans les murs nouveaux, je gronde les maçons ; ils me répondent que tout l’art des hommes ne saurait rendre l’argile plus solide, qu’il n’estpas surprenant que des fondements récents se tassent un peu, que les mains mortelles ne peuvent construire rien de durable ; enfin, que ma maison durera encore plus que moi et mes neveux. Je rougis alors, et je dis en moi-même : Insensé ! assure donc les fondements de ce corps qui menace ruine ; ce corps s’écroulera avant ta maison, tu seras bientôt forcé de quitter l’une et l’autre de ces demeures ! »
On croit entendre Horace devenu plus sérieux en devenant plus spiritualiste dans l’âge chrétien.
La mort prématurée de son ami Jacques Colonna, l’évêque de Lombez, le fit renoncer à son canonicat de Gascogne, pays qui lui était antipathique, à cause de la loquacité, dit-il, et de la turbulence de ses sauvages habitants. Les princes de la maison de Corrége lui firent donner la place lucrative d’archidiacre de Parme. Ils voulaient l’attacher à eux à tout prix.
Cependant Clément VI, pape lettré, mondain, magnifique, venait de succéder à des papes plus monastiques que romains, Rome lui
Ce fut dans cette ambassade qu’il se lia d’amitié et de politique avec Nicolas de Rienzi, qui devint peu après l’agitateur, le tribun, le dictateur et la victime de Rome.
Rienzi, poète et orateur comme Pétrarque, n’eut que le tort de se tromper de quelques siècles. Pétrarque et lui auraient dû naître au temps des Scipions. Au lieu de penser, ils rêvèrent ; leur rêve était beau, mais il était posthume.
C’est le malheur de l’Italie, depuis sa déchéance politique, d’avoir conservé ses grandes facultés individuelles en ayant perdu sa nationalité. Elle enfante des Romains, et elle ne nourrit que des Italiens. L’énergie des caractères et la puissance des intelligences
Telle était l’Italie du temps de Rienzi et de Pétrarque, hélas ! et telle elle est encore de nos jours. Une forte confédération de toutes ses petites puissances, reliées en faisceau par une grande puissance militaire extérieure, peut seule restaurer une ombre de l’antique Italie. Mais, à elle seule, elle ne peut rien : l’unité, source de toute force, lui manque ; l’amitié pieuse des races qu’elle appelait jadis barbares lui est nécessaire. Il n’y a qu’une main armée qui puisse la relever sur son séant.
Pendant que Pétrarque, revenu ainsi à Avignon, s’enivrait de poésie et d’amour mystique sous les yeux de Laure, et multipliait ses sonnets divins, qui sont comme le calendrier de ses rencontres et de ses soupirs, Rienzi commençait à agiter Rome.
Les revers de la maison de Corrége, un instant chassée de Parme, puis y rentrant les armes à la main, rappelèrent Pétrarque à Parme. Il composa pour Rienzi, son ami, cette ode patriotique : Alfieri ou à Monti, il n’y a qu’un écho éternel ; les mêmes circonstances produisent le même cri ; mais
L’Italie frémit tout entière à cette voix ; mais cette voix se perdit dans le tumulte des ambitions et des rivalités de ville à ville. Le poète se réfugia une quatrième fois à Vaucluse.
Laure brillait encore à Avignon de tout l’attrait de sa beauté et de sa vertu ; les sonnets de son poète, trop étroits pour contenir son culte croissant pour elle, s’étaient transformés en formes plus larges et plus hautes de poésie qu’on appelait des canzone ou des trionfi ; et la plus poétique de ces canzone fut écrite à cette époque au murmure de la fontaine de Vaucluse devant l’image de Laure :
Chiare fresche et dolci aque !
Voltaire lui-même, ravi d’admiration pour cette ode amoureuse, a tenté de la traduire et a échoué ; il faut une âme tendre pour manier une langue pétrie de larmes et de soupirs. Un poète plus mélancolique et plus fervent à ce culte de l’amour immatériel, M. Boulay-Paty, a consacré sa jeunesse à calquer vers sur vers ces sonnets et ces odes. Grâce à ce disciple, digne adorateur de ce maître, ce dithyrambe
Pendant que Pétrarque soupirait ainsi pour la dernière fois un amour sans espérance à Vaucluse, un autre amour, celui de la patrie italienne, s’éveillait comme un remords dans son cœur. « Je commence à vieillir, disait-il au cardinal Étienne Colonna, son patron et son ami ; tout change avec le temps ; mes cheveux mêmes changent de couleur, ils m’avertissent que je dois changer moi-même de vie et de pensées ; l’amour ne sied plus à mes années, ou je dois le refouler dans mon cœur. »
Il se prépara à partir pour Parme et pour Rome. Laure ne put déguiser complètement sa douleur en apprenant la nouvelle de cette longue et peut-être éternelle absence. Le cinquante-septième sonnet laisse entrevoir l’orgueilleuse tristesse de son amant, en voyant sur les traits de Laure ces signes involontaires d’affection.
Quel vago impallidir, etc.
« Cette touchante pâleur qui recouvrit tout à coup son sourire interrompu sur ses lèvres d’une amoureuse nuée… Cette pensée compatissante que l’œil d’un autre ne put discerner, mais qui ne put à moi m’échapper, etc. »
À peine parti, il se repentait déjà du départ, et il écrivait la plus langoureuse et la plus sublime de ses élégies, où son cœur se retourne sur lui-même sans pouvoir trouver le repos.
Di pensier in pensier, di monte in monte, etc.« De pensée en pensée, de colline en colline, l’amour me conduit loin de tous les sentiers frayés sans que je puisse y trouver la paix de l’âme, etc. »
Aussi revint-il encore sur ses pas, cette fois comme rappelé par un attrait supérieur à sa volonté. On lit avec délices, dans ses lettres latines de cette date, la description de quelques rares et courtes journées passées solitairement dans sa maisonnette de Vaucluse comme pour faire ses derniers adieux à ce séjour d’amour et de paix.
Mais Rienzi, son ami, le rappelait par le grand bruit que ce tribun faisait à Rome.
On a vu que le pape avait donné une autorité imposante à ce jeune Romain dans
Comment conciliait-il tout cela avec l’autorité souveraine d’un pape étranger dont il affectait d’être le délégué et le ministre ? L’ignorance de la populace transtévérine de Rome pourrait seule l’expliquer ; mais en s’élevant contre le séjour des papes à Avignon et en retenant à l’usage de Rome les impôts que Rome envoyait précédemment au pape absent,
Rienzi régna avec un pouvoir absolu sous le nom du pape ; les princes romains, conduits par le prince Colonna, voulurent en vain résister à sa dictature. Le tocsin du Capitole souleva le peuple contre les grands ; ils furent chassés de Rome ; les supplices achevèrent ce que la victoire du peuple avait commencé. Rienzi cita les nobles à son tribunal ; un jeune homme de la maison des Ursins, qui venait d’épouser quelques jours avant une fille des Alberteschi, fut arraché de son palais et pendu aux fenêtres du Capitole, sous les yeux de sa nouvelle épouse. Les cachots se remplirent des seigneurs des plus puissantes maisons, même de la famille des Colonne.
Nicolas le sévère et le clément, libérateur de Rome, zélateur de l’Italie, amateur du monde, tribun, auguste. Une partie de l’Italie s’émut à sa voix et crut renaître à ses beaux siècles ; les Visconti de Milan, l’empereur, le roi de Hongrie, lui envoyèrent des ambassadeurs pour le reconnaître et l’encourager dans ses entreprises. Le roi de France seul le traita avec mépris ; le pape dissimulait à Avignon.
Quant à Pétrarque, il crut revoir dans son ami le restaurateur de cette Italie antique, dont l’image occupait depuis sa jeunesse la moitié de son âme. Il osa écrire d’Avignon, sous les yeux des papes, une lettre au peuple romain et au tribun ; cette lettre éloquente et amère était la plus audacieuse satire du gouvernement
« S’il faut perdre, dit-il au peuple romain, la liberté ou la vie, qui est-ce parmi vous (s’il lui reste une goutte de sang romain dans les veines) qui n’aimât mieux mourir libre que de vivre esclave ? Vous qui dominiez autrefois sur toutes les nations, qui voyiez les rois à vos pieds, vous avez gémi sous un joug honteux ; et (ce qui met le comble à votre honte et à ma douleur) vos maîtres étaient des étrangers, des aventuriers. Recherchez bien leur origine, vous verrez que la vallée de Spolette, le Rhin, le Rhône et quelques coins de terre plus ignobles encore vous les ont donnés. Des captifs menés en triomphe, les mains liées derrière le dos, sont devenus tout à coup citoyens romains, et, qui pis est, vos tyrans. Faut-il s’étonner qu’ils aient en horreur la gloire et la liberté de Rome, qu’ils aiment à voir couler le sang romain, quand ils se rappellent leur patrie, leur servitude et leur sang, si souvent répandu par vos mains ? Mais d’où leur peut venir cet orgueil insupportable dont ils sont bouffis ? Est-ce de leurs vertus ? Ils n’en ont point. De leurs richesses ? Ce n’est
qu’en vous volant qu’ils peuvent apaiser leur faim. De leur puissance ? Elle sera anéantie quand vous le voudrez. De leur naissance, de leur nom ? Ils se vantent d’être Romains et croient l’être devenus, à force de le dire, comme si le mensonge pouvait prescrire contre la vérité. Je ne sais si je dois rire ou pleurer, quand je pense qu’ils trouvent indigne d’eux ce nom de citoyen romain que tant de héros ont fait gloire de porter ! « Quelle que soit l’origine de ces étrangers si fiers de leur noblesse, qu’ils vantent sans cesse, ils ont beau faire les maîtres dans vos places publiques, monter au Capitole entourés de satellites, fouler d’un pied superbe les cendres de vos ancêtres, ils ne seront jamais Romains. La voilà vérifiée la prédiction de ce poète qui disait :
Rome a perdu la douce consolation, dans son malheur, de ne reconnaître point de rois, et de n’obéir qu’à ses enfants.»
Pétrarque compare ensuite Rienzi aux deux Brutus, dont l’un chassa de Rome les Tarquins, l’autre plongea son poignard dans le sein de César.
« Le nouveau tribun, dit-il, que je regarde comme votre troisième libérateur, réunit en lui seul la gloire des deux autres, ayant fait
mourir une partie de vos tyrans et mis en fuite le reste… « Homme courageux, continue Pétrarque, qui portez tout le fardeau de la république, que l’image de l’ancien Brutus vous soit toujours présente ! Il était consul, vous êtes tribun ! Quiconque est ennemi de la liberté de Rome doit être le vôtre. »
L’enthousiasme pour la renaissance de l’Italie romaine l’emportait, comme on le voit ici, dans l’âme de Pétrarque sur son attachement à ses illustres patrons, les papes et les Colonne. Son patriotisme plus poétique que politique alors, car les empires morts ne ressuscitent pas à l’évocation d’une ode ou d’une harangue, le fit justement accuser de chimère et d’ingratitude. C’est peu ; il songeait sérieusement à aller à Rome porter le secours de son génie au tribun.
Mais déjà le tribun, semblable à Mazaniello de Naples, commençait à délirer et à affecter l’empire du monde, sans autre force que le nom d’une capitale morte et la faveur mobile d’une municipalité romaine. Il se faisait proclamer
« Elle était assise, dit-il, au milieu des dames, comme une belle rose dans un jardin entourée de fleurs plus petites et moins éclatantes qu’elle : rien de plus modeste que sa contenance ; elle avait quitté toutes ses parures, ses perles, ses guirlandes, les couleurs gaies de ses vêtements ; bien qu’elle ne fût pas triste, je ne reconnus pas son enjouement habituel ; elle était sérieuse et semblait rêver ; je ne l’entendis pas chanter, ni même causer avec ce charme qui enlevait les cœurs ; elle avait l’air d’une
personne qui redoute un malheur qu’on ne discerne pas encore. En la quittant, je cherchai dans mon âme une force contre les catastrophes que j’aurais à éprouver ; ses regards avaient une expression indéfinissable que je ne leur avais jamais vue avant, j’eus de la peine à ne pas pleurer ; quand l’heure fut venue où il fallait absolument qu’elle se retirât du cercle, elle jeta sur moi un coup d’œil si doux, si honnête et si tendre, que je me sentis rempli d’émotion, d’espoir et de terreur. »
Qui peut dire, après avoir lu ces lignes, que Pétrarque n’était à l’égard de Laure qu’un poète ? Qui ne reconnaît dans ces symptômes les angoisses et les presciences du véritable attachement ?
Cependant Rienzi, flottant entre le bon sens, la démence et la fureur, avait fait jeter les Colonne et les princes romains dans les cachots du Capitole ; puis, après avoir préparé l’échafaud pour eux, il était monté à la tribune des harangues, et il avait demandé dans un discours d’apparat leur grâce au peuple romain ; le peuple avait applaudi à la grâce comme au
Pétrarque écrivit lui-même à Rienzi : « Vous me forcez à rougir de vous ; de protecteur des gens de bien vous devenez un chef de brigands ! J’accourais vers vous, je change de route. »
Il versa un torrent de larmes sur la mort des jeunes gens de la maison des Colonne ; son cœur se retrouva avec sa raison au réveil de ce rêve dissipé par la folie de Rienzi. Il se rendit à Parme, son Vaucluse italien, pleurant à la fois sur la perte de ses amis les Colonne et sur la perte de Rome.
Rienzi, en effet, jetait cette capitale dans sa propre démence ; quelques jours après l’assaut où les Colonne avaient péri, il conduisit son fils vers le bourbier rempli d’eau et de sang où le corps du plus jeune de ces princes gisait
Son ressouvenir d’Avignon le poursuivait dans sa solitude du faubourg de Parme.
« Autrefois, écrit-il, quand j’avais quitté Laure, je la voyais souvent en rêve ; cette angélique vision me consolait, maintenant elle m’abandonne et me consterne. Je crois l’entendre me dire, comme le jour de la séparation :
Vous ne me reverrez plus sur la terre! Mes soupirs et mes poésies soulèvent ma peine sans la soulager ;serait-elle donc déjà au ciel ? Cette incertitude m’agite nuit et jour, je ne suis plus ce que j’étais ; je ressemble à un homme qui marche sur un sol miné… »
Puis un songe lui offre l’image courroucée de Laure qui le défie de l’oublier.
« J’entendis une voix triste qui me dit tout bas (c’était elle) : Ce misérable compte les jours loin de moi, il ne vit pas ; il n’est jamais d’accord avec lui-même ; il court le monde, mais il a beau faire, il m’aimera toujours partout où il sera. Je serai l’unique objet de ses discours, de ses écrits, de ses pensées !… »
Puis elle lui parle longuement de leur chaste amour sur la terre, et de leur éternelle réunion dans le monde des âmes.
Ce songe était prophétique, Laure était morte de la peste à Avignon, le 6 avril, anniversaire de sa première rencontre avec son poète dans l’église de Sainte-Claire. Les dates sont les superstitions de l’amour ; ce troisième 6 avril était l’augure de la rencontre au ciel qui n’aurait plus de séparation.
Voici comment Pétrarque lui-même, informé plus tard de toutes les circonstances de cette mort, se la retrace dans un de ses souvenirs écrits. On voit qu’il cherche à fixer pour l’éternité, par la parole immortelle, le dernier
« La peste d’Avignon enlevait depuis plusieurs semaines tous les âges et tous les sexes. Laure en ressentit les premières atteintes le 3 avril. Elle eut la fièvre avec crachement de sang. Comme il était constant qu’on ne passait pas le troisième jour après que le mal s’était manifesté par les symptômes ordinaires, elle prit d’abord les précautions que sa piété et sa raison lui suggérèrent : elle reçut les sacrements et fit son testament le même jour ; ensuite elle se prépara à la mort sans inquiétude et sans regret. La vie qu’elle avait menée était si pure, que son âme ne pouvait pas être troublée par l’incertitude de l’avenir.
« Quand elle fut à l’agonie, ses parentes, ses amies, ses voisines, se rassemblèrent autour d’elle, quoiqu’elle fût attaquée d’un mal contagieux, qui faisait peur à tout le monde. C’est une chose bien singulière, qu’étant si belle elle fût si aimée des personnes même de son sexe. Rien ne fait mieux l’éloge de son caractère, dont la bonté suspendait les effets ordinaires de la jalousie et de l’envie. »
Il faut curiosité de voir comment on fait ce passage que tout le monde est obligé de faire, et qu’on ne fait qu’une fois.
« Laure, assise sur son lit, paraissait tranquille. L’ennemi de nos âmes, qui n’avait point de prise sur elle, ne vint point l’effrayer par des fantômes hideux et menaçants, comme il a coutume de faire, selon saint Augustin.
« Ses compagnes, répandues autour de son lit, poussaient des sanglots et versaient des torrents de larmes. Hélas ! disaient-elles, que deviendrons-nous ? Nous allons voir disparaître la merveille de notre siècle, le modèle de toutes les perfections. La vertu, la beauté, la politesse, sortiront de ce monde avec Laure. Où trouvera-t-on une femme aussi accomplie ; des propos si sages, si mesurés, un maintien et des manières si honnêtes, une voix si charmante ? Nous allons perdre une compagne qui était l’âme de nos plaisirs innocents ; une amie qui nous consolait dans nos chagrins, et dont l’exemple était pour nous une leçon vivante. Sa présence seule suffisait pour nous garantir des pièges de l’ennemi et des écueils de ce monde. Nous perdrons tout en la perdant. Le
ciel qui nous l’enlève semble nous envier la possession d’un trésor dont nous n’étions pas dignes. « Quoique Laure eût l’air tranquille, on ne peut douter qu’elle ne fût sensible à la douleur de ses compagnes ; mais, tout occupée de ce qu’elle allait devenir, elle recueillait déjà en silence les fruits d’une vie innocente et pure. Son âme, prête à quitter sa belle demeure, rassemblant en elle-même toutes ses vertus, semblait avoir rendu l’air plus serein. Elle est morte doucement et sans effort, comme un flambeau qui pâlit et s’éteint. Son visage était plus blanc que la neige, mais on n’y voyait pas cette morne lividité qui annonce l’absence de vie ; ses beaux yeux n’étaient pas éteints, ils paraissaient seulement fermés par le sommeil : elle avait l’air d’une personne qui se recueille pour prier. Enfin telle était la mort elle-même sur ce beau visage ! dit son amant.
Elle savait, ajoute-t-il,toutes les routes qui mènent au ciel! »
De ce jour tout ce qu’il y avait d’humain et de frivole encore dans la poésie amoureuse
« Que fais-tu, ô mon âme ! que penses-tu ? Vers qui regardes-tu en arrière dans ce temps qui ne peut plus revenir ?
« Les douces paroles, les tendres regards que tu as si souvent décrits, ô pauvre âme sans repos ! sont enlevés à la terre ! » etc.
« Allons chercher au ciel ce que nous ne pouvons plus trouver sur la terre ! » etc.
Et ailleurs :
« Ô mes yeux ! elle s’est obscurcie, notre
aurore, et m’a rendu à moi-même plus insupportable le poids de mon existence ! « Oh ! qu’il eût fait beau mourir il y a aujourd’hui trois ans ! »
Écoutez encore :
« Si un doux gazouillement d’oiseaux, si un suave froissement de vertes feuilles à la brise d’automne, de l’été, si un sourd murmure d’ondes limpides je viens à entendre sur une rive fraîche et fleurie,
« Dans quelque lieu que je me repose pensif d’amour pour écrire d’elle, celle que le ciel nous fit voir et que la terre aujourd’hui nous dérobe, je la vois et je l’entends ; car, encore vivante, de si loin elle répond intérieurement à mes soupirs.
« Pourquoi te consumer avant le temps, me dit-elle avec une tendre compassion, et pourquoi ce fleuve de douleurs coule-t-il sans cesse de tes yeux ?
« Oh ! ce n’est pas sur moi qu’il faut pleurer, moi dont les jours en mourant se changèrent en jours éternels, et dont les yeux, quand je parus les fermer à ce monde, s’ouvrirent à l’éternelle lumière ! »
Plus loin, on le voit tenté, par la séduction des lieux, de la beauté, de la jeunesse, de la
« Les ondes me parlent d’amour, et le zéphyr, et les ombres des feuilles, et les oiseaux mélodieux, et les habitants des eaux, et l’herbe et les fleurs de la rive, sont d’accord ensemble pour me convier à aimer encore.
« Mais toi, prédestinée ! qui m’appelles des profondeurs du ciel, par la mémoire de ta mort si amère, oh ! prie pour moi, afin que je dédaigne de ce monde toutes ses douces amorces et tout ce qui n’est pas toi ! »
Lisons encore :
« Âme béatifiée qui daignes souvent descendre pour consoler mes nuits gémissantes d’un regard de ces yeux que la mort n’a pas éteints, mais auxquels l’éternité a donné une splendeur qui n’est pas de ce monde !
« Combien ne suis-je pas enivré de reconnaissance de ce que tu daignes rasséréner mes tristes jours par ta céleste apparition !
« Vois comme, dans ces mêmes sites où je passai tant d’années à te célébrer de mes chants, je passe maintenant mes jours à te pleurer, à pleurer sur toi ! non, mais à pleurer sur mon propre deuil ! « Un seul soulagement se trouve cependant à mes peines : c’est qu’au moment où tu te tournes d’en haut vers moi, je te reconnais et je t’entends à la démarche, à la voix, au visage, aux vêtements que tu portais sur la terre ! »
Il associe, dans un autre sonnet, la nature entière à ses sentiments.
« Elle est partie pour le séjour de la félicité, et mes yeux la cherchent en vain dans ces lieux où elle naquit, dans cet air que je remplis de mes soupirs ; mais il n’y a ni rocher, ni précipice dans ces montagnes, ni rameau, ni feuillage vert sur ces rives, ni fleuve dans ces vallées, ni brin d’herbe, ni goutte d’eau, ni veine distillant de ces sources, ni bête sauvage de ces forêts qui ne sachent combien je souffre pour elle ! »
Et celui-ci :
« Quand je revois l’aurore descendre du firmament avec son visage de roses et sa chevelure dorée, l’amour m’assaille au cœur et
ma joue se décolore, et je me dis dans mes soupirs : Là est Laure maintenant ! »
Encore un et je finis, mais je ne finis que pour finir ; car je voudrais lire, et relire sans fin avec vous de telles tristesses ; et si vous pouviez les lire dans ces vers trempés de larmes, et dans cette langue divine inventée au déclin des langues par des amoureux et par des saints pour prier, aimer, désirer, attendre, vous ne vous arrêteriez qu’après les avoir incorporés en vous par votre mémoire.
Levommi il mio pensier, etc.
Écoutez en vile et sourde prose ce Sursum corda d’un amant vers l’image et vers le séjour de l’éternelle beauté ; car, nous le répétons, Laure ne fut pour Pétrarque que l’incarnation adorée du beau ici-bas, ou plutôt elle est remontée là-haut, et c’est là-haut qu’elle resplendit.
« Là nous la reverrons encore ; là elle nous attend, et là elle se lamente peut-être de ce que nous tardons tant à la rejoindre. »
« Dans l’âge de sa beauté et de sa floraison, de ce printemps où l’amour a en nous plus de force, laissant sur la terre sa terrestre écorce, ma Laure, par qui je vivais, s’est
départiede moi !« Et vivante et belle, et sans voile elle a fait son ascension vers le ciel ; de là elle règne sur moi, et elle régit toutes mes pensées.
« Oh ! pourquoi ne me dépouille-t-il pas plus vite de ce corps mortel, ce dernier jour qui est le premier d’une autre vie ?
« Afin que, semblable à toutes mes pensées qui volent sur ses traces derrière elle, ainsi mon âme affranchie de son poids, libre et joyeuse, la suive, et que je sorte enfin de l’angoisse où je vis.
« C’est pour mon malheur que se lève chaque jour qui retarde ce moment. La pensée me souleva dans cette partie du ciel où vit celle que je cherche et que je ne retrouve plus sur la terre.
« Là, parmi les âmes qu’enserre le troisième cercle du firmament je la revis plus belle encore et moins sévère.
« Elle me prit par la main et elle me dit :
“Dans cette sphère céleste tu seras encore avec moi, si mon espoir ne me trompe pas. « “Je suis celle qui te donna tant d’angoisses ici-bas, celle qui remplit sa journée avant le soir.
« “L’intelligence humaine ne peut pas comprendre ma félicité actuelle ; elle n’attend que toi pour être complète, et j’ai laissé là-bas sous mes pieds ce beau voile de mon corps que tu as tant aimé ! ”
« Oh Dieu ! pourquoi cessa-t-elle de parler, et pourquoi sa main s’ouvrit-elle pour laisser retomber la mienne ? puisqu’à l’accent de ces paroles si compatissantes et si chastes, peu s’en manqua que je ne demeurasse moi-même dans l’immortalité avec elle ! »
N’est-ce pas là un nouvel amour ? N’est-ce pas là une nouvelle poésie totalement inconnue à la poésie antique et à l’antique amour ? Comment se fait-il que M. de Chateaubriand, qui a cru retrouver l’accent du christianisme dans les délires sensuels de la Phèdre de Racine, ne l’ait pas reconnu tout entier et
En voici un autre de ces chants que nous avons essayé de traduire autrefois nous-même, mais sans pouvoir lutter avec l’impalpabilité des vers éthérés de Pétrarque, et que M. Boulay-Paty veut bien nous permettre de dérober à sa traduction en vers encore inédite. Le vers enferme le vers, et le mot presse le mot ; c’est le sens, c’est le sentiment, c’est presque la musique du sonnet, mais ce n’est pas la langue : le français est trop viril pour ainsi pleurer.
Valle che di lamenti miei sei piena. Vallée, ô toi qu’emplit de ses sanglots ma peine ! Toi, fleuve dont les eaux se troublent de mes pleurs, Bêtes des bois, oiseaux volants parmi ces fleurs, Poissons qu’entre ces bords l’onde en son cours promène. Airs dont mes longs soupirs attiédissent l’haleine, Sentier jadis de joie, aujourd’hui de douleurs, Coteau cher à mes pas, plus cher à mes langueurs, Où l’amour cependant par instinct me ramène : Je reconnais en vous l’aspect accoutumé, Non en moi, pour jamais à tout plaisir fermé, Et qui nourris au cœur un chagrin solitaire. D’ici je la voyais. Je reviens voir le lieu D’où loin de ce bas monde elle est montée à Dieu Sans voile, abandonnant son beau corps à la terre !
Ce sont les mêmes sentiments et presque les mêmes images que j’ai exprimés moi-même dans une forme plus large et infiniment moins parfaite que celle de Pétrarque, en écrivant l’ode élégiaque intitulée le Lac, dont quelques strophes sont restées dans la mémoire et dans le cœur de mon temps. Mais, hélas ! ce n’est ni la langue ni le vers du poète de Vaucluse ! Le monde, depuis Virgile, n’avait pas eu un tel poète ; l’amour, depuis le christianisme, n’avait pas eu un tel amant ! Entre Héloïse et Abeilard, Laure et Pétrarque, on a toute la poésie et toute la divinité de l’amour chrétien.
« Maintenant, chante-t-il, que je suis devenu un animal qui ne hante que les forêts, maintenant que d’un pas indécis, solitaire et lassé, je promène un cœur lourd et des regards humides, inclinés vers le sol, dans un monde devenu pour moi aussi vide qu’une cime dépouillée des Alpes, etc. »
« Je vais explorant chaque contrée, chaque place où je la vis autrefois, et toi seule, ô passion qui me tortures ! tu viens avec moi et tu me conduis à mon insu où je dois aller.
« Hélas ! ce n’est pas elle que j’y trouve, mais ce sont ces saintes traces toutes dirigées vers cette région supérieure qu’elle habite, etc. »
« Et n’importe, s’écrie-t-il dans le sonnet suivant, avec cette intrépidité de l’amour qui préfère sa douleur même à l’oubli :
« Heureux les yeux qui la virent ici-bas ! »
« Voici le vent tiède et doux de la mer qui ramène les beaux jours, et l’herbe, et les fleurs qu’il fait renaître, et le gazouillement de l’hirondelle, et les mélodies tendres du rossignol, et le printemps tout blanchi et tout empourpré des boutons qu’il colore sous ses pieds.
« Les prés sourient et l’azur du ciel se rassérène, comme si le Créateur se réjouissait de regarder la terre sa fille ; les airs, les eaux, le firmament frémissent, tout ivres et tout palpitants d’amour ; tout ce qui vit éprouve l’instinct d’aimer et de doubler sa vie en aimant ; mais moi, misérable ! c’est la saison où
les soupirs les plus pesants s’arrachent péniblement du plus profond de ce cœur dont celle qui n’est plus emporta avec elle au ciel la vie et la félicité. « Et ces concerts d’oiseaux, et ces floraisons des plages, et ces belles honnêtes femmes, les grâces, les douceurs et les enjouements, tout cela n’est à mes yeux qu’un désert peuplé de bêtes féroces et sauvages dont je détourne avec effroi les yeux ! »
La consonance ou la dissonance déchirante des chants du rossignol avec les gémissements muets du cœur blessé pendant les nuits d’insomnie est admirablement éprouvée dans quelques vers d’un des sonnets sans doute écrits dans un des retours de Vaucluse.
« Ce rossignol qui sanglote si mélodieusement, peut-être sur la perte de ses petits ou de la chère compagne de son nid, remplit l’air, le ciel et la vallée de notes si attendries et si tronquées par ses soupirs qu’il semble
accompagner toute la nuit mes propres lamentations et me remémorer ma dure destinée ! »
Dans un des sonnets qui suivent, les plus splendides visions de la terre lui reviennent en mémoire, mais pour pâlir et se décolorer dans la nuit actuelle de son âme.
« Ni dans un firmament serein voir circuler les vagues étoiles, ni sur une mer tranquille voguer les navires pavoisés, ni à travers les campagnes étinceler les armures des cavaliers couverts de leurs cuirasse, ni dans les clairières des bocages jouer entre elles les biches des bois ;
« Ni recevoir des nouvelles désirées de celui dont on attend depuis longtemps le retour, ni parler d’amour en langage élevé et harmonieux, ni au bord des claires fontaines et des prés verdoyants entendre les chansons des dames aussi belles qu’innocentes ;
« Non, rien de tout cela désormais ne donnera le moindre tressaillement à mon cœur, tant celle qui fut ici-bas la seule lumière et le seul miroir de mes yeux a su en s’ensevelissant dans son linceul ensevelir ce cœur avec elle !
« Vivre m’est un ennui si lourd et si long
que je ne cesse d’en implorer la fin par le désir infini de revoir celle après laquelle rien ne me parut digne d’être jamais vu ! »
Il se ressouvient plus loin du jour où il quitta pour la dernière fois celle dont il n’aurait jamais dû s’éloigner.
« À son attitude, à ses paroles, à son visage, à ses vêtements, à cette tendre compassion pour moi mêlée dans ses yeux à sa propre douleur, j’aurais bien dû me dire, si je m’étais aperçu de tous ces signes de la mort : Celui-ci est le dernier des jours heureux de tes douces années !
« J’appelle maintenant, et il n’y a personne qui réponde !
« Ils ont fui, mes jours, plus rapides que le cerf des forêts ; ils ont fui plus glissants que l’ombre, et ils n’ont goûté d’autre bien que pendant un battement de paupières quelques heures sereines dont je conserve l’impression dans mon âme, comme d’un breuvage amer et doux sur mes lèvres.
« Misérable monde, instable et trompeur ! Bien aveugle est celui qui place en toi son espérance ! C’est toi qui me dérobas un jour celle qui était tout mon cœur, et maintenant tu le retiens en poussière, semblable au cadavre qui est déjà en terre et où les os ne sont plus joints aux nerfs ! « Mais la meilleure partie d’elle, qui vit encore et qui vivra toujours là-haut dans la région la plus élevée du ciel,
m’enamouretous les jours davantage de ses immortelles perfections.« Et je chemine solitaire pendant que mes cheveux changent de couleur, pensant en moi-même à ce qu’elle est aujourd’hui, et en quel séjour elle réside, et quelle félicité favorise ceux à qui il est donné de contempler sa ravissante vision. »
Mais en voici un qui porte sa date et son origine dans les exclamations de l’amant veuf de son amour, en revoyant vide le site où il a aimé. Si vous pouviez le lire dans la langue
« Sento l’ aura mia antica e i dolci eolli !« Je respire d’ici mon air antique, et je vois surgir devant moi ces douces collines où naquit celle dont la splendide lumière éblouit si longtemps de ses clartés mes yeux avides et heureux, celle dont la disparition les attriste et les mouille aujourd’hui de larmes !
« Oh ! espérance périssable ! ô vaines pensées ! Veuves sont maintenant les herbes et troubles les eaux, et vide et froid est le nid où elle reposait, ce nid dans lequel j’aurais voulu habiter pendant ma vie et dormir après ma mort !
« Espérant trouver à la fin, par la vertu de ces plantes secourables et par l’influence de ces beaux regards dont je fus consumé, quelque repos après les lassitudes de la vie,
« J’ai servi un maître cruel et avare (l’amour), et j’ai brûlé tant que le foyer de mon cœur a été visible sous mes yeux ; et maintenant je vais pleurant sa cendre éparse au vent de la mort ! »
Mais, si Pétrarque avait le cœur inguérissable, il avait l’imagination trop vive pour ne pas se débattre et se relever sous sa douleur ; il promena ses tristesses sans cesse évaporées dans ses beaux vers de Parme à Florence, de
Il eut cependant quelques rechutes d’amour plus profane que l’amour éthéré qu’il nourrissait pour Laure ; il ne cherche pas à s’en excuser lui-même. Indépendamment de son fils Jean, né d’une mère inconnue à Avignon, il parle dans ses lettres et dans ses sonnets d’une belle et jeune dame d’Italie dont les charmes rendaient malgré lui à son cœur des sentiments qu’il rougissait de rallumer.
C’est pour la fuir sans doute qu’il résolut
« Vous savez que j’avais résolu de ne plus retourner à Vaucluse. Il m’a pris tout à coup un désir d’y aller dont je n’ai pas été le maître. Aucune espérance ne m’y attire : ce n’est pas le plaisir, dans un endroit aussi sauvage ; ce n’est pas l’amitié (le plus honnête de tous les motifs qui peuvent déterminer les hommes) ; quels amis pourrais-je avoir dans un désert où le nom même d’amitié n’est pas connu, où les habitants, uniquement occupés de leurs filets ou de la culture de leurs oliviers et de leurs vignes, ignorent les douceurs de la société et de la conversation ?
« Voici ce que je puis alléguer de plus raisonnable pour excuser cette variation de mon âme : c’est l’amour de la solitude et du repos qui m’a fait prendre le parti que j’ai pris. Trop connu, trop recherché dans ma patrie, loué, flatté même jusqu’au dégoût, je cherche un endroit où je puisse vivre seul, inconnu et sans gloire. Rien ne me paraît préférable à une vie solitaire et tranquille.
« L’idée de mon désert de Vaucluse est revenue à moi avec tous ses charmes ; en me représentant ces collines, ces fontaines, ces bois si favorables à mes études, j’ai senti dans le fond de l’âme une douceur que je ne saurais rendre. Je ne suis plus étonné de ce que Camille, ce grand homme que Rome exila, soupirait après sa patrie, quand je pense qu’un homme né sur les rives de l’Arno regrette un séjour au-delà des Alpes. L’habitude est une seconde nature. Cette solitude, à force de l’habiter, est devenue comme ma patrie. Ce qui me touche le plus, c’est que je compte y mettre la dernière main à quelques ouvrages que j’ai commencés. J’ai été curieux de revoir mes livres, de les tirer des coffres où ils étaient renfermés, pour leur faire voir le jour et les remettre sous les yeux de leur maître. « Enfin, si je manque à la parole que j’avais donnée à mes amis, ils doivent me le pardonner : c’est l’effet de cette variation attachée à l’esprit humain, dont personne n’est exempt, excepté ces hommes parfaits qui ne perdent pas de vue le souverain bien. L’identité est la mère de l’ennui, qu’on ne peut éviter qu’en changeant de lieu. »
« Je le menai avec moi, dit-il, pour que sa présence me rappelât mes devoirs envers lui. Que serait devenu cet enfant s’il avait eu le malheur de me perdre ? »
— Pétrarque, quelques jours après son arrivée à Avignon, obtint du pape pour cet enfant doux, docile, mais illettré et rougissant de son ignorance, dit-il, un canonicat à Vérone. Délivré de cette sollicitude pour ce fruit de sa faiblesse, il s’enferma dans sa chère retraite de Vaucluse, et c’est là, en présence des lieux, des souvenirs, de l’image de Laure, qu’il écrivit, au murmure de la fontaine, les plus pieux et les plus sublimes sonnets que nous avons cités plus haut. Il fut distrait un moment de ce loisir dans sa solitude par l’arrivée de son ancien ami politique, Rienzi, à Avignon.
Rienzi, le tribun de la république imaginaire de Rome, n’avait pas accepté sa défaite.
« Rienzi, dit-il dans cette lettre, est arrivé récemment à Avignon ; ce tribun autrefois si puissant, si redouté, à présent le plus malheureux
de tous les hommes, a été conduit ici comme un captif… Je lui ai donné des louanges, des conseils : cela est plus connu que je ne voudrais peut-être ; j’aimais sa vertu, j’approuvais son projet, j’admirais son courage, je félicitais l’Italie de ce que Rome allait reprendre l’empire qu’elle avait autrefois. Je lui avais écrit quelques lettres dont je ne me repens pas tout à fait. Je ne suis pas prophète ; ah ! s’il avait continué comme il a commencé !… Il s’agit maintenant de déterminer quel genre de supplice mérite un homme qui a voulu que la république fût libre ! Ô temps ! ô mœurs !… Il faut dire la vérité : Rienzi, à son entrée en ville, n’était ni lié ni garrotté. Il demanda si j’étais à Avignon ; je ne sais s’il attendait de moi quelques secours, et je ne vois pas ce que je pourrais faire pour lui. Ce dont on l’accuse le couvre de gloire selon moi. Un citoyen romain s’afflige de voir sa patrie, qui est de droit reine du monde, devenir esclave des hommes les plus vils. Voilà le fondement de l’accusation contre lui ; il s’agit de savoir quel supplice mérite un tel crime. »
Cette lettre, récemment découverte, était adressée au prieur des Saints-Apôtres de Padoue ; elle atteste avec quelle aspiration puissante
Pétrarque fit plus ; il écrivit une lettre éloquente et insurrectionnelle à la ville de Rome pour l’exciter à défendre ou à venger son tribun. « Osez quelque chose, dit-il aux Romains, osez en faveur de votre citoyen ! Que le peuple romain n’ait qu’une voix, qu’une âme ! Demandez qu’on vous remette le prisonnier. La terreur est ici si profonde qu’on n’ose se parler qu’à l’oreille, la nuit, et dans quelques lieux retirés. Moi-même, qui ne refuserais pas de mourir pour la vérité, si ma mort pouvait être de quelque profit à la république, je n’ose signer cette lettre ! L’empire est encore à Rome et ne saurait être ailleurs tant qu’il restera seulement le rocher du Capitole. »
De tels sentiments n’enlevèrent cependant pas à Pétrarque la faveur du pape Clément VI, pontife aux mœurs relâchées, mais élégantes, Médicis français. Il supplia Pétrarque d’accepter le titre et l’emploi de secrétaire de la cour pontificale. Pétrarque eut la sagesse de refuser une charge qui lui donnait la toute-puissance sous un pape faible et complaisant, mais qui lui enlevait sa chère liberté. Il revint poétiser et philosopher à Vaucluse pendant le reste de l’année 1352. C’est l’apogée de son génie ; il le répandait, comme la fontaine de Vaucluse répand ses eaux, sur tous les sujets et avec une intarissable abondance ; sa vie était tout entière dans sa pensée.
« Quoique j’aie encore de riches habits, écrit-il à cette date à son ami le prieur des Saints-Apôtres, vous me prendriez pour un paysan ou pour un pasteur, moi qui fus autrefois si recherché dans ma parure. Hélas ! les mêmes raisons ne subsistent plus ; les nœuds qui me liaient sont brisés, les yeux auxquels je voulais plaire sont fermés ; rien ne me plaît davantage que d’être dégagé de tous liens et libre… Je me lève à minuit, je sors à la pointe du jour, j’étudie dans la campagne comme dans ma chambre, je lis, j’écris, je rêve ; je parcours tout le jour des montagnes pelées, des vallées humides, des cavernes secrètes ; je marche
souvent sur les deux bords de la Sorgues seul avec mes soucis. Je jouis par le souvenir de tout ce que j’ai aimé, de la société de tous les amis avec lesquels j’ai vécu et de ceux qui sont morts avant ma naissance et que je ne connais que par leurs ouvrages. »
Cette amitié avec les morts est le besoin comme elle est la consolation de toutes les grandes âmes. Virgile et Cicéron étaient les véritables amis du solitaire de Vaucluse, comme l’amant, le philosophe, le poète de Vaucluse est l’ami des hommes sensibles et supérieurs de notre temps. L’homme de génie universel a pour contemporains tous ceux qu’il admire : c’est la société des fidèles à travers les temps.
Clément VI, ce pape chevaleresque, mourut à Avignon pendant cette retraite de Pétrarque à Vaucluse. Pétrarque ne le regretta pas autant peut-être qu’il méritait d’être regretté. Il fut remplacé par Innocent VI, né aussi à Limoges, mais qui portait sur le trône la rigidité
« Il viendra bientôt, dit-il dans une des poésies qu’il écrivit alors, il viendra bientôt après Clément VI un homme triste et pesant ; il engraissera les pâturages romains avec le fumier d’Auvergne. »
Ce pape cependant fit quelques avances au poète pour l’attacher à sa cause. Pétrarque répondit stoïquement à ces avances.
« Je suis content, disait Pétrarque ; je ne veux rien, j’ai mis un frein à mes désirs, j’ai tout ce qu’il faut pour vivre. Cincinnatus, Curius, Fabrice, Régulus, après avoir subjugué des nations entières et mené des rois en triomphe, n’étaient pas si riches que moi. Si j’ouvre la porte aux passions, je serai toujours pauvre : l’avarice, la luxure, l’ambition ne connaissent point de bornes ; l’avarice surtout est un abîme sans fond. J’ai des habits pour me couvrir, des aliments pour me nourrir, des chevaux pour me porter, un fonds de terre
pour me coucher, me promener et déposer ma dépouille après ma mort. Qu’avait de plus un empereur romain ? Mon corps est sain ; dompté par le travail, il est moins rebelle à l’âme. J’ai des livres de toute espèce : c’est un trésor pour moi ; ils nourrissent mon âme avec une volupté qui n’est jamais suivie de dégoût. J’ai des amis que je regarde comme mon bien le plus précieux, pourvu que leurs conseils ne tendent pas à me priver de ma liberté. Ajoutez à cela la plus grande sécurité : je ne me connais point d’ennemis, si ce n’est ceux que m’a faits l’envie. Dans le fond je les méprise, et peut-être serais-je fâché de ne pas les avoir. Je compte encore au nombre de mes richesses la bienveillance de tous les gens de bien répandus dans le monde, même de ceux que je n’ai jamais vus et que je ne verrai peut-être jamais. Vous faites peu de cas de ces richesses, je le sais bien ; que voulez-vous donc que je fasse pour m’enrichir ? Que je prête à usure, que je commerce sur mer, que j’aille brailler dans le barreau, que je vende ma langue et ma plume, que je me fatigue beaucoup pour amasser des trésors que je conserverais avec inquiétude, que j’abandonnerais avec regret, et qu’un autre dissiperait avec plaisir ? En un mot, qu’exigez-vous de moi ? Je me trouve assez riche ; faut-il encore que je paraisse tel aux yeux des autres ? Dans le fond c’est mon affaire. Va-t-on consulter le goût des autres pour se nourrir ? Gardez pour vous votre façon de penser et laissez-moi la mienne ; elle est établie sur des fondements solides que rien ne pourrait ébranler. »
Cependant la mélancolie, cette maladie et cette muse des grandes imaginations, l’atteignit jusque dans cette retraite de Vaucluse. Il alla dire un adieu éternel à son frère, supérieur de la Chartreuse de Mont-Rieu, puis il s’achemina de nouveau vers sa véritable patrie, l’Italie. On s’y disputait l’honneur de lui offrir un asile. Malgré les instances de son ami, le cardinal de Talleyrand, il ne voulut pas même prendre congé de ce pape illettré qu’il redoutait.
« Non, dit-il, je craindrais de lui nuire par mes sortilèges comme il me nuirait par sa crédulité ! »
On se souvient qu’Innocent VI le croyait
Il salua de vers magnifiques l’horizon d’Italie du haut des Alpes et descendit à Milan.
Jean Visconti, archevêque et tyran de Milan, maître de toute la Lombardie, l’accueillit en prince de l’intelligence humaine.
Pétrarque fit ses conditions avant de s’attacher à ce souverain : il se réserva sa liberté et sa solitude. Jean Visconti lui donna dans la ville une maison élégante et retirée, décorée de deux tours, dans le voisinage de l’église et de la bibliothèque de Saint-Ambroise. On voyait du haut des tours le magnifique amphithéâtre des Alpes crénelées de neige, même en été. Le jardin du couvent était consacré par la vision de saint Augustin, Pétrarque africain d’une autre date, qui s’y était converti des désordres amoureux de sa jeunesse.
La sainteté de cet asile ne le préserva pas d’une dernière faiblesse de cœur pour une belle Milanaise qu’on dit être de l’illustre famille Beccaria. Une fille nommée Francesca naquit de cet amour. Le grand poète Manzoni, de notre temps, a épousé une fille de cette même maison de Beccaria, célèbre à tant de titres parmi les philosophes, les politiques et les poètes. Les familles ont leur destinée
Chargé par Jean Visconti de négocier avec les Génois, qui voulaient se donner à lui pour avoir un guerrier dans leur maître, Pétrarque contribua à cette fusion de Gênes et de Milan.
Après ce service rendu à Visconti, il alla se délasser dans le vieux château abandonné de San-Colomban, sur les collines que baigne le Pô. La politique l’avait rendu à la poésie, la poésie reportait son cœur à Laure, son imagination à Vaucluse ; il composa à San-Colomban des vers et des lettres pleines de sa mélancolie. C’est là qu’il écrivit aussi quelques-unes de ses odes de longue haleine appelées Trionfi, sortes de dithyrambes philosophiques où les chants mystiques du Dante furent évidemment Triomphes, l’homme se révèle dans les sonnets.
C’est de là aussi qu’il entretint une correspondance avec l’empereur d’Allemagne Charles VI, pour lui persuader de venir rétablir l’empire d’Auguste en Italie. — « Rien n’est possible depuis que l’Italie a épousé la servitude »,
lui répond l’empereur. Ainsi on voit qu’à l’exemple de Dante le républicain Pétrarque est contraint, par les dissensions de sa patrie, à embrasser le parti de l’empereur et à offrir l’Italie à Charles VI. Il y a loin de ce découragement à l’époque où Pétrarque était le complice patriotique de Rienzi, mais il n’est pas donné aux regrets de réveiller les nations assoupies dans la servitude. Pétrarque avait passe alors de la poésie à la politique. L’unité de l’Italie était à ses yeux dans l’empereur ; il cite pour exemple Rienzi lui-même à « Si un tribun, dit-il, a pu tant faire, que ne ferait pas un césar ? »
Envoyé bientôt après en ambassade à Venise pour réconcilier les Vénitiens et les Génois, il échoua dans cette tentative. Les Vénitiens lui reprochèrent son penchant pour la cause de l’empereur.
— « Vous, l’ami et le grand orateur de la liberté, lui écrivit le doge Dandolo, ne deviez-vous pas, au lieu de nous blâmer, nous louer de nos efforts pour écarter de l’Italie cette servitude impériale ? »
Jean Visconti étant mort encore jeune pendant cette ambassade, Pétrarque fit l’oraison funèbre à ses funérailles. Visconti laissait trois fils, entre lesquels fut partagé son vaste héritage, qui comprenait toute la Lombardie.
Pendant ces événements de la Lombardie, des événements plus imprévus agitaient Rome.
On a vu que Rienzi, livré par le roi de Bohême au pape Clément VI, à Avignon, y languissait dans une honorable captivité. Clément VI était trop doux pour se venger sur
La cour d’Avignon, voulant opposer tribun à tribun, rendit la liberté à Rienzi et l’envoya à Rome comme délégué du pape. Rienzi triompha quelques jours alors à la tête de ses anciens partisans ; mais, ayant renouvelé ses démences et ses cruautés, il fut assailli dans le Capitole par une émeute combinée des grands et de la populace. Reconnu sous le déguisement qu’il avait revêtu pour s’évader du Capitole, il fut percé de mille coups de poignard et traîné aux fourches patibulaires, où la ville entière outragea son cadavre. Insensé qui avait cru qu’on rallumait deux fois le feu éteint d’une popularité morte !
Charles VI descendait alors en Italie. « La joie me coupe la parole, lui écrit Pétrarque ; peu importe que vous soyez né en Allemagne, pourvu que vous soyez né pour l’Italie. »
Invité par l’empereur à venir conférer avec lui, Pétrarque accourut à Mantoue. Le récit du long entretien de l’empereur et de Pétrarque prouve que l’empereur était aussi lettré que Pétrarque était politique. « Il me raconta toutes les circonstances de ma propre vie, dit Pétrarque dans la lettre où il écrit cet entretien, comme s’il eût été moi-même ; il me conjura de venir à Rome avec lui. Denys ne reçut pas mieux Platon, ajoute le poète, mais le poète préféra son loisir et sa solitude à la gloire d’installer
César à Rome ! »
Charles VI, prince plus pacifique qu’ambitieux, négocia à Mantoue une paix facile, par la médiation de Pétrarque, entre lui et les Visconti. L’empereur se contenta de recevoir la
« Allez, lui dit-il, emportez des couronnes vides et des titres risibles en Allemagne ! L’Italie était à vous, et vous ne pensez qu’à rentrer dans votre Bohême ! On m’a apporté de votre part une médaille antique qui représente l’image de César ; si cette médaille avait pu parler, que ne vous aurait-elle pas dit pour vous empêcher de faire une retraite si honteuse ! Adieu, César ! Comparez ce que vous perdez avec ce que vous allez retrouver en Bohême ! »
Galéas Visconti, dont Pétrarque était devenu l’ami et le conseiller après la mort de Jean Visconti, envoya cependant Pétrarque à Pragues auprès de ce même empereur qu’il
Il y revint après cette courte ambassade ; il y fut témoin des dissensions de la famille Visconti à Milan sans que ces orages troublassent sa tranquillité. Il vivait tantôt à Milan, tantôt dans la Chartreuse de Garignano, près de l’Adda, sur la route de Milan au lac de Côme. Le compte qu’il rend de sa vie à son ami Lélio de Vaucluse ressemble à une page des Confessions de saint Augustin.
« La situation est agréable, dit-il, l’air pur ; la Chartreuse s’élève sur un monticule au milieu de la plaine, entourée de toute part de fontaines non rapides et bruyantes comme celles de Vaucluse, mais limpides et courantes, à pente douce avec un petit volume d’eau. Le cours de ces eaux est si entrelacé qu’on ne sait au juste si elles vont ou si elles viennent. Le cours de ma vie a été uniforme depuis que les années ont amorti ce feu de l’âme qui m’a tant consumé et tourmenté autrefois… Vous connaissez mes habitudes, vous savez que j’y ai résidé deux ans : semblable à un voyageur pressé par la fatigue d’arriver, je double le pas
à mesure que je vois s’approcher le terme de ma course. Je lis ou j’écris jour et nuit ; l’un me délasse de l’autre… Mes yeux sont affaiblis par les veilles, ma main est lasse de tenir la plume, mon cœur est rongé par les soucis… J’ai à combattre mes passions ; pour tout ce qui tient à la fortune, je suis dans un juste milieu, également éloigné des deux extrêmes. J’ai plus de gloire que je n’en voudrais pour mon repos : le plus grand prince d’Italie avec toute sa cour me chérit et m’honore ; le peuple même me fait plus de caresses que je ne mérite ; il m’aime sans me connaître, car je me montre peu, et c’est peut-être à cause de cela même que je suis aimé et considéré. « J’habite un coin écarté de la ville, vers le couchant ; je donne peu d’heures au sommeil, car c’est une mort anticipée ; dès que je m’éveille je passe dans ma bibliothèque ; j’aime de plus en plus la solitude et le silence, mais je suis causeur avec mes amis ; mes amis partis, je redeviens muet… Dès que j’ai senti les approches de l’été, j’ai pris une maison de campagne fort agréable à une heure de Milan, où l’air est extrêmement pur ; j’y suis en ce moment. J’ai de tout en abondance : les paysans m’apportent à l’envi des fruits, des poissons,
des canards et toute espèce de gibier. Il y a à côté une belle chartreuse où je trouve à toutes les heures du jour les plaisirs innocents que la religion nous procure… Je n’ai à déplorer que la perte de plusieurs de mes amis. »
Puis, venant à parler de son fils Jean, qu’il avait amené avec lui d’Avignon : « Vous voulez, dit-il, savoir des nouvelles de notre enfant. Je ne sais trop que vous en dire : son caractère est doux, et les fleurs de son adolescence promettent beaucoup ; j’ignore quel en sera le fruit, mais je crois qu’il sera un honnête homme. Je sais déjà qu’il a de l’esprit ; mais à quoi sert l’esprit sans le travail ? Il fuit un livre comme un serpent ; je me console en pensant qu’il sera un homme de bien. « J’aime mieux, disait Thémistocle, un homme sans lettres que des lettres sans homme. »
Ainsi vivait ce sage, sevré avant le temps de toutes les illusions de la vie, excepté la poésie et l’amour. Le roi de Naples l’appelait à sa cour pour lui donner la direction des affaires Décaméron, recueil de contes charmants, mais légers, dont il avait amusé et scandalisé l’Italie pendant sa jeunesse.
« Pétrarque, écrivait Boccace, m’enlève aux vanités de ce monde en tournant mon âme vers les choses éternelles, et il donne à mes amours un plus saint aliment. »
Les deux amis se communiquaient leurs pensées : jamais deux grands hommes ne furent mieux disposés à s’aimer. Boccace avait tout l’esprit et tout l’enjouement qui manquait à Pétrarque ; Pétrarque avait tout le sérieux et toute la majesté de génie qui aurait, sans lui, manqué à Boccace.
« Nous avons passé ensemble des jours délicieux, écrit Pétrarque à Simonide, mais ils ont coulé trop vite ! Je ne puis pas me consoler d’avoir vu partir de chez moi un ami de ce prix ! »
Ce poème, objet d’une sorte de superstition peu raisonnée en Italie et en France, choquait le goût délicat et le type antique de la poésie homérique ou virgilienne de Pétrarque. Il rendait pleine justice à la vigueur du pinceau du chantre de l’Enfer et du Paradis ; mais il trouvait obscurité, scolastique, cynisme et quelquefois obscénité dans les images et dans le style. On m’a beaucoup insulté en Italie et en France, l’année dernière, pour avoir osé dire que la Divine Comédie du Dante ressemblait plus à une apocalypse qu’à un poème épique. J’ai passé pour un blasphémateur ; Voltaire, qui n’était pas sans goût, avait blasphémé avant moi et comme moi. J’ai été bien étonné, en lisant les lettres latines de Pétrarque à Boccace, de voir que le poète le plus exquis et le plus patriote de l’Italie avait blasphémé lui-même avant Voltaire et avant moi. Je ne résiste pas à citer textuellement les paroles de la lettre de Pétrarque à Boccace sur la Divine Comédie du Dante.
« J’applaudis à vos vers, et je m’unis à vous pour louer ce grand poète, trivial pour le style, mais très élevé pour la pensée… Je lui décerne la palme de l’élocution vulgaire. Qu’on ne m’accuse pas de vouloir porter atteinte à sa réputation ; je connais peut-être mieux les beautés de ses ouvrages que tant de gens qui se déclarent ses fanatiques sans les avoir lus. »
(N’est-ce pas l’enthousiasme d’aujourd’hui en France, où tout le monde exalte et où si peu de personnes ont lu et compris ce livre ?)
« Ces gens-là, continue Pétrarque, ressemblent à ces prétentieux arbitres du goût dont parle Cicéron, qui blâment ou approuvent sans pouvoir donner raison de leur admiration ou de leur dégoût. Si cela est arrivé d’Homère et de Virgile, jugés par des hommes lettrés et supérieurs, comment cela n’arriverait-il pas à votre poète florentin dans les tavernes et dans les places publiques ? Ces langues sales gâtent la beauté de son langage. Vous dites qu’il aurait excellé s’il se fût adonné à un autre genre de poème ; j’en conviens avec vous ; il avait assez de génie pour réussir dans tout ce qu’il aurait entrepris ; mais il n’est pas question ici de ce qu’il aurait pu faire : nous parlons de ce qu’il a fait. Que pourrais-je lui envier ?
Les applaudissements enroués des foulons du carrefour, des cabaretiers, des bouchers et autres gens de cette espèce, dont les louanges font plus de tort que d’honneur ? »
On voit que les images et les expressions si contraires à la chaste pureté et à l’éternelle beauté des poésies antiques répugnaient à Pétrarque comme à Voltaire, comme à nous-même.
Mais les livres ont leur destinée et leurs retours de fortune comme les hommes ; la postérité a ses engouements comme le temps : elle fait mourir et revivre pour un moment les philosophes, les historiens, les poètes ; elle ensevelit les uns dans ses dédains, elle exhume les autres par ses engouements. Rien n’est stable dans ce bas monde, pas même la tombe des grands hommes : les sépulcres ont leurs vicissitudes comme les empires. L’engouement de ce siècle a élevé Dante au-dessus de ses œuvres, sublimes par moment, mais souvent barbares ; l’oubli de ce même siècle a négligé Pétrarque, le type de toute beauté de langage et de sentiment depuis Virgile. Cet engouement et ce dédain dureront ce que durent les caprices de la postérité (car elle en a) ; puis viendra une troisième et dernière postérité qui remettra chacun
Pendant ce séjour désormais fixé à Milan ou dans les environs, quelques chagrins domestiques altérèrent la paix du grand solitaire. Son fils Jean, que l’oisiveté entraînait à la licence, déroba à son père l’argent qu’il avait épargné pour ses deux enfants. Le jeune homme dépensa cette somme en folles débauches. Pétrarque attribua tout à la faiblesse de son fils, l’éloigna quelque temps de lui ; puis il pardonna. Cependant ce souvenir lui rendit pénible le séjour de sa petite maison de Milan, près de l’abbaye de Saint-Ambroise ; il alla chercher plus de sécurité et de solitude dans un couvent de bénédictins éloigné de la ville.
« La maison est située de manière, écrit-il à son ami Socrate, à Vaucluse, qu’il est facile d’y
échapper aux visites des importuns. J’ai une étendue de mille pas pour me promener, dans un lieu abrité et couvert, séparé des champs d’un côté par un épais buisson, de l’autre par un sentier désert, écarté et tapissé d’herbes. J’avoue qu’un tel séjour m’a tenté. »
Galéas Visconti l’arracha momentanément à cette paix en le chargeant d’aller à Paris complimenter le roi Jean et négocier avec ce prince un traité d’alliance dont un mariage entre les deux maisons était le gage. Pétrarque harangua le roi à Paris en style cicéronien.
La peste, à son retour de Paris, le chassa de Milan ; il se retira à Padoue dans un de ses canonicats ; il y perdit son fils Jean par la peste ; il y maria sa fille Françoise à un gentilhomme de Padoue nommé Brossano. La beauté, la vertu, la docilité de sa fille et le caractère accompli de son gendre adoucirent les regrets de la mort d’un fils peu digne d’un tel père.
Il ouvrit sa maison aux deux époux, et la mort seule le sépara de sa fille.
Les dix années qu’il passa à Padoue, à Venise ou dans les collines du bord de l’Adriatique, n’ont laissé traces que par de nombreuses et admirables lettres et quelques sonnets pleins de la mémoire de Laure.
Son ami Boccace, converti par une vision à une vie chrétienne et sévère, lui rendit à cette époque une seconde visite à Venise. Ces deux hommes d’œuvres si différentes semblaient être du même cœur ; leur correspondance et leurs entretiens ont le charme de la confidence, de l’amitié, de la poésie douce et des lettres intimes. Horace et Virgile, Racine et Molière ne devaient pas causer plus délicieusement. On aimait Boccace, on vénérait Pétrarque.
À peine Boccace était-il reparti pour Florence que Pétrarque se sentait impatient de son absence et le conjurait de venir fixer sa résidence dans sa maison.
« Vous m’êtes devenu beaucoup plus cher,
lui dit-il ; voulez-vous en savoir la raison ? C’est que de mes vieux amis vous êtes presque le seul qui me reste. Rendez-vous à mes désirs, venez. Vous connaissez ma maison : elle est en très bon air ; ma société : il n’y en a pas de meilleure. Benintendi viendra à son ordinaire passer les soirées avec nous ; est-il rien de plus doux et de plus aimable que son commerce ? Ses propos sont pleins de sel, d’enjouement et de candeur. Et notre Donat, qui est revenu à nous, a quitté les collines de Toscane pour habiter les bords de la mer Adriatique. Connaissez-vous une plus belle âme, un cœur plus tendre et qui vous aime davantage ? Je pourrais vous en citer d’autres, mais en voilà assez. Je n’approuve pas une solitude absolue : elle me paraît contraire à l’humanité ; mais à un homme de lettres, à un philosophe, peu de gens suffisent, parce que, à la rigueur, il pourrait se suffire à lui-même. Si le séjour de Venise ne vous convient pas, si vous craignez l’intempérie de l’automne, qu’on ne peut mieux corriger, ce me semble, que par la gaieté des propos avec ses amis, nous irons à Capo d’Istria, à Trieste, où l’on m’écrit que l’air est très bon. Si vous acceptez ce parti, nous chercherons où elle est, cette source du Timave, si célèbre parmi les poètes et si ignorée de la plupart des docteurs, et non pas dans le Padouan où on la place communément. Un vers de Lucain a donné lieu à cette erreur, en joignant le Timave à l’Apono dans les monts Euganées. »
C’est à peu près à cette époque qu’il adressa au nouveau pape Urbain V, pontife enfin selon son cœur, une lettre véritablement cicéronienne pour le décider à rétablir le siège du pontificat à Rome. Urbain V fît commenter et publier cette lettre de Pétrarque comme un manifeste diplomatique, et partit enfin pour Rome avec toute sa cour.
La mort du fils de Francesca de Brossano, sa fille, corrompit un moment pour lui toute cette joie du rétablissement du Saint-Siège à Rome.
« Hélas ! écrit-il auprès de ce berceau vide, cet enfant me ressemblait si parfaitement que
quelqu’un qui n’aurait pas su qui était la mère l’aurait pris pour mon fils. Il n’avait pas encore un an qu’on retrouvait déjà mon visage dans le sien. Cette ressemblance le rendait plus cher à son père et à sa mère, et même à Galéas Visconti, tellement que lui (le seigneur de Milan), qui avait appris d’un œil sec la mort de son petit enfant, ne put apprendre la mort du mien sans verser des larmes. Pour moi, j’en aurais beaucoup versé si je n’avais eu honte et si cela ne m’avait pas paru indécent à mon âge. Je lui ai élevé, à Pavie, un petit mausolée de marbre où j’ai fait graver en lettres d’or douze vers élégiaques, chose que je n’aurais faite pour aucun autre et que je ne voudrais pas qu’on fît pour moi. »
Boccace était en route pour venir voir Pétrarque quand ce malheur frappa le poète. On ne lit pas sans un vif intérêt domestique la charmante lettre que Boccace écrit de Pavie à Décaméron n’avait pas trouvé son ami chez lui en arrivant à Pavie, mais il avait rencontré son gendre Brossano en chemin et il avait rendu visite à Francesca, fille de Pétrarque. Il l’appelle sa Tullie, par allusion badine au nom de la fille du Cicéron ancien en écrivant au Cicéron moderne.
« Mon cher Maître, je suis parti de Certaldo le 24 mars pour aller vous chercher à Venise, où vous étiez alors. Des pluies continuelles, les discours de mes amis qui ne voulaient pas me laisser partir, ce que j’apprenais des mauvais chemins par des gens qui revenaient de Bologne, tout cela m’a retenu si longtemps à Florence que j’ai enfin appris que, pour mon malheur, vous aviez été rappelé à Pavie. Peu s’en fallut que je ne renonçasse à mon projet ; mais des affaires dont quelques amis m’avaient chargé, et surtout le désir de voir deux personnes qui vous sont extrêmement chères, votre Tullie et son époux, que je ne connais pas encore, moi qui connais tout ce que vous aimez, me firent reprendre ma route dès que le temps fut un peu adouci. Je rencontrai, par hasard, en chemin François de Brossano ; il a dû vous dire quelle fut ma
joie. Après les compliments ordinaires et quelques questions que je lui fis sur votre compte, je me mis à considérer sa grande taille, sa physionomie tranquille, la douceur de ses manières et de ses propos. J’admirai d’abord votre choix ; et comment ne pas admirer tout ce que vous faites ! Enfin, l’ayant quitté parce qu’il le fallait, je montai sur ma barque pour me rendre à Venise. À peine arrivé, je trouvai plusieurs de nos compatriotes qui se disputaient à qui serait mon hôte en votre absence, et surtout notre Donat, qui fut fâché parce que je donnais la préférence à François Allegri, avec qui j’étais venu de Florence. J’entre dans tout ce détail avec vous pour me justifier de n’avoir pas profité dans cette occasion de l’offre obligeante que vous m’aviez faite dans votre lettre. Sachez que, quand même je n’aurais point trouvé d’amis qui m’eussent reçu chez eux, j’aurais été descendre au cabaret plutôt que de loger chez votre Tullie en l’absence de son mari. Je ne doute pas que vous ne rendiez justice à ma façon de penser à votre égard sur cela comme sur toute autre chose ; mais les autres ne me connaissent pas comme vous. Mon âge, mes cheveux blancs, mon embonpoint, qui font de moi un homme sans conséquence, devraient écarter tous les soupçons ; mais je connais le monde : il voit le mal souvent où il n’est pas, et il trouve des traces dans des endroits même où le pied n’a pas porté. Matière délicate, vous le savez, sur laquelle souvent un faux bruit fait autant d’effet que la vérité même. « Après avoir pris un peu de repos, j’allai voir votre Tullie. Dès qu’elle m’entendit nommer, elle vint à moi avec empressement, comme elle aurait pu faire pour vous-même ; elle rougit un peu en me voyant, et, baissant les yeux à terre, me fit une révérence honnête ; ensuite, avec une tendresse modeste et filiale, elle me prit dans ses bras. Dieux ! quel plaisir ! J’ai senti d’abord qu’on ne faisait qu’exécuter vos ordres, et je me suis félicité de vous être si cher. Après avoir tenu tous les propos qu’une nouvelle connaissance amène, nous nous sommes assis dans votre jardin avec quelques amis qui étaient avec nous ; alors elle m’a offert votre maison, vos livres et tout ce qui est à vous, qu’elle m’a pressé d’accepter aussi vivement que la décence de son sexe pouvait le permettre. Pendant qu’elle me faisait ces offres, je vois arriver votre petite bien-aimée d’un pas
bien plus modeste qu’il ne convenait à son âge ; elle me regarde en riant avant de me connaître, et moi je la prends dans mes bras, comblé de joie. Je crus voir d’abord ma petite fille que j’ai perdue ; elle lui ressemble beaucoup : si vous ne me croyez pas, demandez à Guillaume, le médecin de Ravenne, et à notre Donat, qui l’ont vue ; ils vous diront que c’est le même visage, le même rire, la même gaieté dans les yeux ; que, pour le geste, la démarche, et même la forme du corps, on ne peut rien voir qui se ressemble davantage, si ce n’est que ma fille était un peu plus grande que la vôtre et un peu plus âgée. Elle avait cinq ans et demi quand je l’ai vue pour la dernière fois. À cela près, je n’ai trouvé d’autre différence entre elles si ce n’est que la vôtre est blonde et que la mienne avait les cheveux châtains. Pour les propos ils étaient les mêmes et ne différaient que par le langage. Hélas ! combien de fois, en embrassant votre bien-aimée, en jasant avec elle, en écoutant ses petits propos, le souvenir de ce que j’ai perdu m’a fait verser des larmes, que je cachais tant que je pouvais ! Vous comprenez le sujet de ma douleur. « Je ne finirais pas si je vous disais tout ce que j’aurais à vous dire de votre gendre, toutes
les marques d’amitié que j’ai reçues de lui, toutes les visites qu’il m’a faites quand il a vu que je refusais constamment d’aller loger chez lui, tous les repas qu’il m’a donnés, et de quelle façon. Je ne vous en dirai qu’un seul trait qui doit suffire. Il savait que je suis pauvre : je ne l’ai jamais caché ; quand il m’a vu prêt à partir de Venise (il était fort tard), il m’a tiré à l’écart dans un coin de sa maison, et, voyant qu’il ne pouvait pas par ses discours me faire accepter les marques de sa libéralité, il a allongé ses mains de géant pour porter dans mes bras ce qu’il voulait me donner. Après cela il a pris la fuite en me disant adieu, et m’a laissé confus de sa générosité et blâmant cette espèce de violence qu’il me faisait. Fasse le Ciel que je puisse lui rendre la pareille ! »
Quelle pénétrante familiarité de détails, de sentiments, d’images domestiques dans cette lettre de Boccace ! Comme on reconnaît au naturel et à la simplicité cet homme qui n’a jamais tendu son style une seule fois dans sa vie, et qui n’a cherché, en écrivant, que le charme d’écrire ! Comme l’enjouement de l’un complétait le sérieux de l’autre ! Mais que la tendresse domine dans tous les deux !
« Il y a longtemps, lui disait ce pape passionné pour les lettres, que je désire voir en vous un homme doué de toutes les vertus et orné de toutes les sciences ; vous ne pouvez l’ignorer, et cependant vous ne venez pas. Venez ; je vous procurerai le repos de l’âme après lequel je sais que vous soupirez. »
« Pourrais-je, répond le poète dans sa lettre, pourrais-je ne pas désirer ardemment de voir un grand homme que Dieu a suscité pour tirer son Église de ce cachot fétide d’Avignon où elle croupissait ? Je ne me croirais pas chrétien
si je n’aimais pas, que dis-je ? si je n’adorais pas le pontife qui a rendu un si grand service à la république et à moi ? Mais quand vous verriez à vos pieds un vieillard faible, devenu infirme, qui ne peut aspirer qu’au loisir et au repos, je suis sûr que vous me renverriez bien vite dans ma maison. »
Bien qu’il ne touchât pas encore aux années de la caducité humaine, sa santé était gravement altérée par des accès de fièvre intermittente qui l’assaillaient presque tous les ans pendant les mois de septembre et d’octobre. Il voyait sans effroi ces signes de sa fin prochaine. Il écrivit son testament plein de souvenirs posthumes légués à ses amis : à celui-ci ses chevaux, à celui-là ses tableaux ; à l’un ses livres, à l’autre son bréviaire, pour que ce manuel de prières rappelle à cet ami de prier pour lui ; cinq cents écus d’or à Boccace, afin qu’il puisse acheter, dit-il, un manteau d’hiver pour ses études de nuit. Honteux que je suis, ajoute-t-il,
sa fortune à François de Brossano, son gendre chéri, et sa maisonnette de Vaucluse à un vieux domestique qui en était en son absence le gardien.de laisser si peu de chose à un si grand homme !
Pétrarque alla chercher, dans un air plus salubre que les rives marécageuses du Pô, un prolongement à ses jours et un préservatif contre ses fièvres automnales dans les collines euganéennes voisines de Padoue. Ces collines sont devenues célèbres plus récemment par les admirables lettres d’Ugo Foscolo, qui les décrit avec amour dans son Werther italien de Jacopo Ortiz. Je les ai visitées moi-même il y a peu de temps, dans une saison qui en relevait la sérénité ; j’y allais ; ivre des vers amoureux et religieux de Pétrarque, que tous les échos de ces belles collines semblaient se renvoyer pour fêter son tombeau.
C’est au petit village d’Arquà, au flanc d’une de ces collines, que Pétrarque vieillissant se Montefelice pyramide à peu de distance autour d’une montagne volcanique dont le cône fend le firmament et dont les pentes sont noircies de la verdure des sapins ; des clochers carrés d’abbayes ou de gros villages s’élèvent ça et là du milieu des vignes hautes et des forêts de mûriers ; de gras troupeaux passent sur les routes voilées de poussière. C’est une scène de l’Arcadie dans la terre ferme de Venise ; l’air y est embaumé de l’odeur des foins et des gommes.
La distance d’Arquà aux grandes villes y défendait Pétrarque de l’importunité des visiteurs trop attirés par sa renommée ; cette retraite était propre à contempler la vie de loin, sous ses pieds, et à attendre en paix la mort. Sa maison, que l’on voit encore, était entourée de vergers, de potagers, de figuiers, de vignes suspendues à des arbres fruitiers de toute espèce.
C’est certainement à son séjour sur la colline d’Arquà qu’il faut rapporter les poésies rétrospectives qu’il laissait tomber de temps en temps au vent de ses souvenirs, comme un arbre qui s’effeuille laisse tomber au vent d’automne ses derniers fruits : ce sont souvent les plus savoureux. Tels sont les derniers sonnets de Pétrarque. La mort prochaine jette son ombre avancée sur l’amour et donne à ce sentiment souvent fugitif quelque chose de l’éternité.
Ite rime dolenti al dura sasso Che il mio caro tesoro in terra asconde…
« Allez ! ô mes derniers vers, à la pierre cruelle qui me cache sous terre mon cher trésor ; là, invoquez celle qui me répond du haut du ciel, bien que la partie mortelle de son être soit dans un lieu bas et ténébreux ! « Dites-lui que je suis déjà trop fatigué de vivre, de naviguer sur ces vagues agitées de la vie, mais qu’occupé à recueillir ses vestiges sacrés je marche derrière elle, mes pas sur ses pas ;
« Ne m’entretenant que d’elle vivante ou morte, que dis-je ! autrefois vivante, maintenant transfigurée et élevée au-dessus de l’immortalité, afin que le monde eût l’occasion de la connaître et de l’aimer !
« Qu’elle daigne être accorte et souriante à mon passage de ce monde à l’autre, jour qui s’approche enfin de moi ; qu’elle vienne au-devant de mes pas, et que telle que, la résurrection l’a faite, elle m’appelle et m’attire à elle là-haut. »
Quelques jours plus tard il considère sa caducité
« Ô doux et précieux gage que la mort m’enleva et que le ciel me garde… Toi qui vois ce qui se passe en moi et qui souffres de mon mal, toi qui peux seule changer en béatitude tant de douleur, que ton ombre au moins visite mes courts sommeils et que ta vision calme mes gémissements !
« De cette même main que je désirai tant tenir dans les miennes elle m’essuie les yeux, et le son de sa voix, et ses douces exhortations m’apportent des douceurs à l’âme qu’aucun homme mortel n’a jamais senties !
« Cesse de pleurer, me dit-elle ; n’as-tu pas assez pleuré ? Que n’es-tu aussi réellement vivant que je ne suis pas morte ?… »
« Et je m’apaise, continue-t-il dans un autre sonnet, et je me console en me parlant à moi-même, et je ne voudrais à aucun prix la revoir dans cet enfer qu’on prend pour la vie. Non, j’aime mieux mourir ou vivre seul ! »
Bientôt après, les sonnets lui paraissent une urne funéraire trop étroite pour contenir ses larmes, ses espérances, ses prières ; il les laisse s’épancher dans les dithyrambes d’amour, Canzone sur la mort de Laure.
Puis il les recueille dans de nouveaux sonnets, tels que celui-ci, où son âme se rétrécit à la proportion de quelques vers comme la lumière dans le diamant !
Volo coll ali de miei pensieri, etc.« Je m’envole sur l’aile de mes pensées si souvent dans le ciel qu’il me semble être en réalité un d’entre ceux qui y font leur séjour, ayant laissé ici-bas leur enveloppe déchirée, et par moment je sens mon cœur trembler en moi d’un doux frisson glacé en entendant celle pour laquelle j’ai tant de fois pâli me dire : Ami ! maintenant je t’aime, maintenant je t’honore, parce qu’avec la couleur de ta chevelure tu as enfin changé ta vie ! »
« Elle me conduit par la main vers Dieu, son Seigneur. Alors je courbe la tête, et je lui demande humblement de permettre que je reste là à contempler l’un et l’autre visage.
« Et elle me répond : “Elle est bientôt accomplie ta destinée, et les vingt ou trente années qu’elle peut tarder encore te paraissent
beaucoup et ne sont rien comparées à l’éternité qui nous attend ! ” »
Après ces sanctifications de l’amour par la séparation et par la piété il se complaît quelquefois, comme pour se reposer les yeux de ses larmes, à se représenter Laure dans les printemps et dans les fraîcheurs de sa jeunesse.
« Âme heureuse, s’écrie-t-il, qui abaisses si amoureusement ces yeux plus resplendissants que la lumière, et qui me laisses entendre des soupirs et des paroles si vivants qu’il me semble que ces paroles me résonnent encore dans l’âme !
« C’est toi que je vis autrefois, animée d’une honnête et pure flamme, errer parmi les pelouses et les violettes, marchant non comme une simple femme, mais comme se meuvent les anges, fantôme de celle qui ne me fut jamais si présente qu’aujourd’hui !… Du jour où tu disparus la mort commença à devenir une douce chose ! »
« J’ai bâti, écrit-il à cette époque à un de ses amis, une maison petite et décente sur les collines euganéennes, où je passe la fin de mes jours, préférant à tout la liberté. »
Il n’écrivait plus que des sonnets à Laure, des hymnes adressés au Ciel et quelques lettres à Boccace, son ami, à Florence.
Sa fièvre d’automne était devenue presque continue, mais il jouissait de se sentir consumer et devenir flamme.
Sa seule occupation jusqu’à son dernier jour était l’étude de Cicéron et de Virgile ; ces deux hommes étaient, avec Homère, selon lui et selon moi, les trois plus parfaits exemplaires de l’espèce humaine, société immortelle avec laquelle il faut converser jusqu’au jour du silence, après lequel on reprendra sans doute l’entretien, l’amitié et l’amour ailleurs. — «
Adieu
écrivit-il peu de jours avant sa mort. Cette mort fut douce, poétique, amoureuse et sainte comme sa vie.les amis ! adieu les correspondances ici-bas ! »
La nuit du 18 juillet 1374, il se leva comme c’était son habitude avant le jour et s’agenouilla sans doute pour prier, devant sa table de travail. Un volume de Virgile copié tout entier de sa propre main était ouvert devant lui ; il y écrivit en marge quelques lignes inaperçues alors, découvertes depuis à Milan : c’était un souvenir anniversaire de son amour, devenu piété, pour Laure, une note pour son cœur ; puis il pencha son front sur la note et sur le livre, et il s’y endormit du dernier sommeil. Quelle mort et quel oreiller ! entre le poète qu’il aimait par-dessus tous les hommes et le nom de la femme qu’il aimait par-dessus tous les esprits célestes et qu’il allait retrouver dans la maison éternelle de son Dieu !
Ses domestiques, étonnés de ne pas le voir descendre comme à l’ordinaire au verger pour y lire ses Matines dans son bréviaire, entrèrent dans sa chambre et le crurent endormi ; il dormait déjà sa nuit éternelle.
Boccace, informé de sa perte par François de Brossano et par Francesca, fille de Pétrarque, leur écrivit une lettre touchante qu’on retrouve dans ses œuvres.
« En voyant votre nom j’ai connu d’abord le sujet de votre lettre. J’avais déjà appris par la voix publique le passage heureux de notre maître de la Babylone terrestre à la céleste Jérusalem. Mon premier mouvement a été d’aller sur le tombeau de mon père lui dire les derniers adieux et mêler mes larmes aux vôtres ; mais, depuis que j’explique ici en public la Divine Comédiedu Dante, il y a dix mois, je suis attaqué d’une maladie de langueur qui m’a tellement affaibli et changé que vous ne me reconnaîtriez plus. Je n’ai plus cet embonpoint et ces belles couleurs que vous m’avez vues à Venise. Ma maigreur est extrême, ma vue affaiblie ; mes mains tremblent, mes genoux chancellent ; à peine ai-je pu me traîner dans ma campagne de Certaldo où je ne fais que languir. Après avoir lu votre lettre j’ai encore pleuré toute une nuit mon cher maître : ce n’est pas par pitié pour lui (ses mœurs, ses jeûnes, ses prières, sa piété ne me permettent pas de douter de son bonheur), mais pour moi et pour ses amis, qu’il a laissés dans ce monde comme un vaisseau sans pilote sur une mer agitée. Je juge par ma douleur de la vôtre et de celle de Tullie, ma chère sœur, votre digne épouse, à qui je vous conjurede faire entendre raison sur la perte qu’elle a faite et qu’elle devait prévoir. Les femmes, plus faibles que nous dans ces occasions, ont besoin de notre secours. « J’envie à Arquà le bonheur dont il jouit de servir de dépôt à la dépouille d’un homme dont le cœur était le séjour des muses, le sanctuaire de la philosophie, de l’éloquence et de tous les beaux-arts. Ce village, à peine connu à Padoue, va devenir fameux dans le monde entier ; on le respectera comme nous respectons le mont Pausilipe, parce qu’il renfermes les cendres de Virgile, et les rives du pont Euxin, parce qu’on y voit le tombeau d’Ovide ; Smyrne, parce qu’on croit qu’Homère y est mort et enseveli. Le navigateur qui viendra de l’Océan chargé de richesses, naviguant sur la mer Adriatique, se prosternera aussitôt qu’il découvrira les monts Euganées. Ces montagnes, dira-t-il, renferment dans leurs entrailles ce grand poète qui fait la gloire du monde. Ah ! Florence ! malheureuse patrie ! tu ne méritais pas un tel honneur. Tu as négligé d’attirer dans ton sein celui de tes enfants qui t’a le plus illustrée. Tu l’aurais recueilli et honoré s’il avait été capable de trahison, d’avarice, d’envie, d’ingratitude
et de toute sorte de crimes. Voilà le vieux proverbe vérifié : Nul n’est prophète dans son pays.« Vous voulez, dites-vous, lui ériger un mausolée ; j’approuve ce projet, mais permettez-moi de vous faire faire une réflexion : c’est que le tombeau des grands hommes doit être ignoré, ou répondre par sa magnificence à leur renommée. Que l’Italie entière soit son monument. »
Boccace, après cette lettre, ne fit que languir et mourir. L’amitié en ce temps était une passion entre les esprits capables de se comprendre : on mourait de regret comme on meurt aujourd’hui d’envie. On recueillit, on répandit à profusion toutes les œuvres et toutes les correspondances de cet homme divin. Le nom de Laure se répandit pendant cinq siècles avec les vers ; elle est aussi vivante et aussi immortelle aujourd’hui qu’alors. Jamais nom
Mais si Laure de Noves doit son immortalité à son poète, le poète doit la sienne presque uniquement à son amour. Bien que toutes les œuvres de ce beau génie soient presque parfaites et dignes de l’antiquité, comme de la postérité, sans les sonnets, qui est-ce qui se souviendrait des poèmes, des négociations, des discours, des poèmes épiques latins du poète de Vaucluse ? En un mot, si Pétrarque n’avait eu que du génie, que serait-il ? Mais il avait de l’âme, il est immortel. L’âme est le principe de toute gloire durable dans les lettres comme dans les actes des vrais grands hommes. Jamais cette vérité ne fut plus évidente que dans la renommée de Pétrarque, renommée qui ne cessera de rayonner dans le cœur que quand la source de la Sorgues cessera de couler ou quand les pèlerins d’Arquà cesseront d’aller visiter le tombeau et la maison du poète.
Or la source tombe éternellement de sa grotte et les pèlerins se renouvellent, comme les feuilles, chaque automne, à la colline euganéenne d’Arquà. Quel aimant y a-t-il donc dans cette pierre sur une colline ou dans
Il me tombe sous la main, pendant que j’écris ces lignes, un petit livre italien d’Ugo Foscolo, les Lettres d’Ortiz. Ugo Foscolo, qui écrivit ce capricieux et pathétique petit volume en 1809, est un génie avorté dans la misère et dans la proscription, qui tenait à la fois du Dante, de Gœthe, de Byron et de Pétrarque : sauvage comme Dante, rêveur comme Gœthe, amer comme Byron, amoureux comme Pétrarque.
Lui aussi il alla, quelque temps avant moi, visiter à loisir la tombe d’Arquà, et il plaça dans les collines euganéennes, voisines de sa patrie, les scènes de son poème en prose de Jacobo Ortiz. Voici comment il décrit, dans une de ses lettres à son amie Thérésa ***, ses impressions à Arquà ; nous y avons retrouvé les nôtres :
« Thérésa, s’apercevant de ma taciturnité, changea d’accent et essaya de sourire. “Quelque chère mémoire, sans doute ? ” dit-elle en interprétant par cette interrogation mon silence. Elle baissa les yeux à terre et je ne me hasardai pas à répondre… « Nous approchions déjà d’Arquà et nous descendions la colline verdoyante en pente vers le village. Les hameaux que nous comptions tout à l’heure, disséminés dans les vallées inférieures, s’évanouissaient à l’œil dans les vapeurs et dans les fumées du soir et de la distance. Nous nous retrouvâmes à la fin dans un chemin creux bordé d’un côté de peupliers qui, en frissonnant aux brises d’automne, laissaient pleuvoir déjà sur nos têtes leurs premières feuilles jaunies ; nous étions ombragés de l’autre côté par une rangée de chênes très élevés qui, par l’opacité ténébreuse de leurs branches, faisaient contraste avec le pâle et doux feuillage des peupliers. D’espace en espace les deux files d’arbres opposées étaient reliées entre elles par les pampres grêles de la vigne sauvage qui formaient autant de guirlandes mollement agitées par le vent du matin. Thérésa alors, relevant sa tête pensive et promenant un regard sur les alentours : — “Oh !
que de fois, dit-elle, ne me suis-je pas étendue sur ces pelouses à l’ombre rafraîchissante de ces chênes ! J’y venais souvent passer l’été avec ma mère.” — Elle se tut, s’arrêta et détourna sa tête en arrière comme pour attendre l’Isabellina, qui s’était un peu distancée de nous. Je crus entrevoir que c’était en réalité pour dérober quelques pleurs que ses paupières ne pouvaient plus retenir… Nous poursuivîmes notre court pèlerinage jusqu’à ce que nous vissions blanchir de loin la petite maison qui abrita jadis ce grand homme, pour la renommée duquel le monde est étroit, et par qui le nom de Laure obtint des honneurs presque divins!« Je m’en approchai comme si j’étais venu m’agenouiller au sépulcre de mes pères. La maison devenue sacrée de ce grand parmi les fils de l’Italie est là, à demi écroulée par la négligence impie de ceux qui possèdent dans leur village un pareil trésor. Le voyageur viendra en vain des terres lointaines chercher avec une pieuse dévotion la chambre toute retentissante encore des chants vraiment célestes de Pétrarque ; il pleurera, au lieu de cela, sur un monceau de décombres recouvert d’orties et de ronces sauvages parmi lesquelles
le renard solitaire a caché son nid. Ô Italie ! apaise les mânes des hommes qui ont fait ta gloire ! Hélas ! les paroles suprêmes de Torquato Tasso, après avoir vécu quarante-sept ans au milieu du mépris des courtisans, de l’orgueil des princes, tantôt incarcéré, tantôt errant et vagabond, et toujours mélancolique, infirme, indigent, il se coucha enfin dans son lit de mort, et il écrivit, en exhalant son dernier soupir : —Non, je ne veux pas me plaindre de la malignité du sort, pour ne pas dire plutôt de l’ingratitude des hommes. Ils ont tenu à avoir l’infâme gloire de me conduire toujours mendiant, comme Homère, à ma sépulture! — Ô mon cher Lorenzo ! ces paroles me résonnent toujours dans le cœur, et il me semble connaître quelqu’un qui peut-être un jour mourra de même en les répétant. » (Ugo Foscolo parlait là de lui-même, et son triste sort a vérifié son pressentiment : il est mort encore jeune à Londres, dans l’exil, dans le travail mercenaire et dans le dénuement. Honte à l’Italie qui l’a laissé mourir !)« En attendant, continue-t-il dans cette belle lettre d’Ortiz, je m’en allais récitant, l’âme toute pleine d’harmonie et d’amour, la
canzonede Pétrarque :Chiare fresche dolci acque ! et le sonnet :Di pensier in pensier, di monte in monte, et tant d’autres que ma mémoire suggérait à mon pauvre cœur dans les murailles mêmes et sous les arbres du verger où ils furent composés ! »
J’ai cité avec bonheur cette lettre d’Ugo Foscolo, parce que j’y ai retrouvé mes propres impressions écrites par un grand écrivain qui avait, comme moi, l’idolâtrie des grandes âmes tendres, les plus grandes, car elles sont les plus sensibles.
Et maintenant, en finissant, rendons-nous compte de la puissance de retentissement et de durée d’une émotion éprouvée par une âme et communiquée par elle à des millions d’autres âmes, pendant des siècles, sur cette terre (et, qui sait ? peut-être encore ailleurs ; car qui peut dire où finit l’écho des âmes avant ou après le tombeau ?). C’est la plus grande leçon de spiritualisme qui puisse être
Voilà, dans une petite ville sacerdotale, au bord du Rhône, un jeune lévite de Florence qui entre un matin, au lever du jour, dans une chapelle de monastère pour y assister dévotement à l’office divin en commémoration de la Passion du Christ à Jérusalem. Il lève les yeux dans un moment de distraction ; son regard tombe, par hasard ou par prédestination, sur une jeune femme en robe de velours vert brodée d’or. Le visage à la fois modeste et céleste de cette jeune mariée l’éblouit jusqu’au vertige. Son âme s’échappe tout entière par ses yeux et se répand comme une atmosphère de flamme autour des traits de cette charmante apparition. Il s’en éprend, non d’un désir charnel et coupable, mais d’une admiration et d’une adoration qui n’est en lui que l’adoration du beau incréé. Il rentre chez lui ; il cherche à effacer de ses yeux cette image ; il n’y peut parvenir : c’est le sortilège de la beauté ; il n’y a pas d’exorcisme qui puisse le vaincre : c’est la vision du ciel sur un visage de femme : c’est le charbon qui ne s’éteindra plus. Il respecte cette jeune épouse, il se respecte lui-même, il respecte sa profession demi-sacerdotale ;
Ses sonnets deviennent, en naissant, les proverbes de l’amour des âmes. Le nom de Laure de Noves se répand d’Avignon et de Vaucluse en France et en Italie, comme si un écho invisible l’avait laissé tomber du firmament
Son amant ou son Platon se retire dans la solitude de Vaucluse, à distance de cette incomparable femme, pour n’en pas être consumé de trop près ; il la suit seulement, pendant toutes les périodes de sa vie d’épouse et de mère, des yeux de l’âme, pendant vingt ans. Elle meurt ; son poète ne meurt pas, mais l’âme de son adorateur la suit d’en bas dans le ciel et trouve dans son veuvage des accents d’une mélancolie pieuse qui sanctifient son deuil. Les sonnets dans lesquels il épanche ses larmes et ses parfums sont comme des psaumes de l’amour humain et divin. Ce poète quitte la France, où sa Laure n’est plus, et il erre jusqu’à sa vieillesse en Italie, de solitude en solitude, à peine mêlé aux événements politiques ou religieux de son temps, désintéressé de tout, indifférent à tout, excepté au souvenir de la beauté qu’il a trouvée ici-bas et qu’il revoit dans les perspectives de l’immortalité comme le plus beau et le plus doux des rayonnements de la Divinité. Il atteint de longues années, et il meurt le front et les lèvres sur son nom qu’il vient encore d’écrire avant
Qu’y a-t-il dans tout cela, dans ce jeune lévite, dans cette belle fiancée, dans ces quelques sonnets écrits sous une grotte, jetés au vent de la Sorgues et recueillis par les couples amoureux d’Avignon, qui soit de nature à perpétuer son contrecoup et son bruit à travers les siècles ? Rien ! il n’y a rien, excepté une âme, une âme puissante, sonore, mélodieuse et profondément touchée ; une âme qui vit dans chacun de ces souvenirs, qui chante dans chacun de ces vers, qui pleure, espère ou prie dans chacune des notes du clavier des âmes ; et ce rien c’est assez pour que le monde, à perpétuité, soit aussi plein des noms de Pétrarque et de Laure que des noms de ceux qui ont conquis ou révolutionné le monde sous le pas de leurs armées. Il y a des célébrités pour l’oreille du vulgaire et des célébrités pour les cœurs d’élite ici-bas ; ces dernières sont moins retentissantes, aimer, Pétrarque est, selon moi, la plus justement immortelle ici-bas par ses chants. Son sentiment est sincère, Imitation, et de plus ils enchantent par des mélodies intérieures toujours en concordance du son et des sens. C’est une musique qui aime et qui prie dans toutes ses notes ; c’est le psautier de l’amour et de la mort ici-bas ; c’est le psautier de la réunion et de l’immortalité là-haut ; c’est Pétrarque ! Heureuse l’Italie d’avoir produit un tel psalmiste ! Malheureuse l’Italie de le négliger aujourd’hui pour déifier des hommes dont les épopées barbares et les tragédies déclamatoires ne valent pas un sonnet de ce David de Vaucluse.
Quelle différence d’accent, disions-nous, avec le poète lyrique de Bethléem ! Dans Pindare, c’est l’imagination cultivée ; dans David, c’est le cœur humain inculte qui éclate.
Le jeune barde est dans la tente de Saül. Saül est inquiet de sa destinée en présence de l’armée ennemie qui envahit les vallées intérieures de son royaume ; il tremble pour son peuple et pour sa couronne ; il se demande si son Dieu ne l’a pas abandonné. David, qui voit toutes ces pensées sur le visage du roi, prend sa harpe, et, s’associant en esprit aux angoisses d’esprit de son maître, il chante, en interrogeant Jéhovah et en se répondant comme par la bouche de Jéhovah à lui-même. Lisez ce chant, bref comme un cri, désordonné comme une ode, affirmatif comme un oracle.
Nous traduisons nous-même, en nous aidant pour le sens et pour les mœurs de la traduction de M. Cahen, véritable miroir du mot par le mot, nouveau jour jeté sur la Bible.
« Pourquoi ces nations ont-elles bouillonné dans leurs cœurs ? Pourquoi ces peuples ont-ils rêvé dans leur esprit des néants ? « Ils se sont dressés contre nous, les chefs de la terre ennemie ; ils ont fait des pactes contre Jéhovah et contre son
consacré!« Brisons, brisons leurs courroies, et rejetons loin de nous le joug de leurs bœufs qu’ils veulent nous imposer sur le cou !
« Celui qui habite dans le firmament rira ; il portera le défi à leurs complots, Jéhovah le Seigneur !
« Moi, dit-il, j’ai versé l’huile sur mon roi ; je lui ai versé l’huile sur Sion, ma montagne de prédilection !
« Voici ce que m’a dit Jéhovah, ajoute à l’instant le poète en se transportant tout à coup dans la personne et dans la pensée de Saül, devant qui et pour qui il chante.
« Jéhovah m’a dit : Tu es mon fils, je t’ai conçu aujourd’hui dans mes desseins !
« Demande, et je te donnerai ces nations en héritage et toute cette terre pour domination ! « Tu les écraseras avec une houlette de fer, tu les concasseras en morceaux comme l’œuvre d’argile du potier ! »
Ici, comme transfiguré par l’enthousiasme, il apostrophe d’un vers impérieux les ennemis campés sur l’autre rive du torrent de la vallée de Térébinthe ; il lui semble porter sa voix et son défi jusqu’à leurs oreilles :
« Et maintenant, rois de la terre, entendez ! Repentez-vous, juges et chefs de la terre !
« Soumettez-vous à Jéhovah avec crainte, et réjouissez-vous tout en tremblant !
« Prosternez-vous dans la poussière devant son
choisi, de peur qu’il n’entre en courroux et que vous ne périssiez tous sur son chemin ! Quand sa colère s’allume, heureux seulement ceux qui se confient en lui ! »
Voilà cette première ode, ou psaume, apostrophe brève et incohérente comme l’insulte du choisi, de l’élu, du sacré, c’est-à-dire de Saül !
Il y a peu de chants de guerre, s’il y en a, plus superbes et plus religieux en même temps que cette ode ; elle dut retentir de la tente de Saül dans toute l’armée et jusque dans le camp de la rive opposée, parmi les ennemis de Jéhovah. La pensée de ce Dieu, qui éclate avec les éclairs et les grondements de sa foudre dans les paroles de son poète, ajoute à ce chant de guerre un caractère surnaturel, qui est, par excellence, le caractère de la poésie lyrique des Hébreux.
Les mœurs pastorales du berger-prophète y sont retracées avec une naïveté terrible dans l’image des courroies avec lesquelles le laboureur lie ses bœufs, et du joug rejeté
En poursuivant la lecture de ces odes ou de ces psaumes, on croit voir que, peu de jours après, le poète eut besoin pour lui-même de la consolation et de la confiance que sa harpe avait apportées à son roi.
Le deuxième psaume est une élégie sur son propre sort ; on doit le rapporter au moment où Saül, jaloux, a voulu le percer de sa lance, où il lui a donné, puis repris son amante Michaal, où Jonathas a tiré sa flèche au-delà de la pierre pour lui indiquer qu’il n’a de salut
« Ô Jéhovah ! qu’ils sont nombreux ceux qui me persécutent ! que d’ennemis s’élèvent contre moi !
« Combien il y en a qui disent, en parlant de moi : « Il n’y a point de salut pour lui dans son Dieu ! »
On peut supposer entre ce vers et celui qui va suivre un long repos rempli par un gémissement en refrain de sa harpe, gémissement interrompu tout à coup par ce cri de défi à ses persécuteurs et d’assurance dans son Dieu :
« Mais toi, Jéhovah ! mais toi, tu es mon bouclier, tu es ma gloire ! Tu me redresses la tête !
« Et je l’appelle à haute voix, et il m’entend du sommet de sa montagne sainte ! »
Puis, avec la quiétude d’un esprit qui ne redoute plus rien, il continue sur un mode musical vraisemblablement plus lent et plus doux :
« Et je m’étends sur ma couche, et je m’endors ; et, après avoir dormi, je me réveille, car Jéhovah est l’oreiller de ma tête ! « Lève-toi, Jéhovah ! sauve-moi, mon Dieu ! Frappe tous mes ennemis à la mâchoire ; brise-leur les dents, à ces impies !
« Le salut est en Dieu ! ses protections sont sur son peuple ! »
Quelle confiance assurée en Dieu !
Ainsi rassuré par sa propre voix, comme l’homme qui marche dans les ténèbres, David semble, dans l’ode suivante, s’abandonner en paix à des contemplations philosophiques, semblables à celles qui assaisonnent du sel sacré des maximes les livres de Salomon, son fils, ou des poètes persans d’une autre époque. Ce n’est plus l’ode, c’est la réflexion chantée ; ce n’est plus le délire, c’est la sagesse. Cela dut être écrit dans sa vieillesse.
« Quand je t’invoquerai, ô Jéhovah ! exauce ma prière. Élargis l’espace autour de moi quand je suis à l’étroit dans ma détresse ! « Le vulgaire dit : Qui nous enseignera la félicité ? Et nous, nous disons : Jéhovah, fais luire sur nous la lumière de ta face.
« Tu as mis ainsi plus de joie dans mon cœur que dans le cœur de ceux dont tu multiplies le blé et le vin.
« Je me couche et je me rendors tour à tour, car c’est en toi que je me repose ! »
On voit, par cette répétition de la même image du sommeil à si peu de distance, combien elle lui avait paru naturelle et expressive à la fois pour figurer sa sécurité en Dieu, et combien il se complaisait à la reproduire presque dans les mêmes termes. C’est qu’en effet il n’y en a point de plus figurative que ce sommeil et ce réveil alternatifs des paupières et de l’esprit de l’homme, qui attestent le cours régulier et paisible de son sang, ruisseau de sa vie.
La cinquième ode ne se rapporte, croit-on,
En voici seulement quelques strophes :
« Ô Jéhovah ! ne me rebrousse pas si violemment dans ta colère ! Dans ton irritation ne me détruis pas !
« Fais-moi miséricorde, car je suis exténué ; soulage-moi, car mes membres sont disloqués,
« Et ma vie chancelle en moi !… Mais toi, Jéhovah, jusqu’à quand ?… »
Y a-t-il dans la gamme des douleurs humaines un cri plus capable de tout peindre sans l’exprimer et de faire violence par le silence même à la compassion de Dieu que ce : Jusqu’à quand ?… suivi sans doute dans le chant d’un front abattu du poète sur sa harpe et d’un long silence de son instrument ?
« Oh ! reviens à mon aide, reprend le poète ; reviens, Jéhovah ! Délivre mon âme ! assiste-moi, non à cause de moi, mais à cause de ta compassion divine ! »
Puis, comme s’il se repentait de s’être trop effacé lui-même, comme s’il voulait prendre Jéhovah par sa gloire et le cointéresser à la délivrance de Saül par le souvenir reconnaissant que les vivants seuls gardent de ses bienfaits :
« Car, s’écrie-t-il, la mort n’a point de mémoire, et dans la caverne (dans le sépulcre) qui est-ce qui chantera ton nom ? »
Puis le mal se fait de nouveau sentir, et l’élégie reprend :
« Je me suis fatigué de gémir ; toutes les nuits je mouille de mes larmes ma couche ! j’en arrose l’oreiller de ma tête !
« Mon visage s’amaigrit de mes angoisses ; la multitude de mes douleurs vieillit avant le temps ma face. »
Ici on ne sait quel esprit soudain de jubilation
« Loin de moi ! loin de moi les fabricateurs d’iniquités ! car Jéhovah a exaucé le murmure de mes larmes. »
Quelle expression, qui donne une voix aux larmes et qui fait comprendre à Dieu les plaintes de l’eau, ces cascades du cœur tombant des yeux de ses créatures !
« Ainsi Jéhovah a exaucé mes plaintes ! Jéhovah a recueilli mes invocations ! »
Puis enfin l’idée de la patrie sauvée avec lui remonte à l’esprit du roi soulagé. On le voit se redresser sur son séant à la voix de son barde, et il s’écrie sans transition, dans une dernière strophe accompagnée sans doute d’un cri martial et d’un geste menaçant à ses ennemis :
« Disparaissez ! soyez confondus ! soyez foudroyés d’effroi, ô mes ennemis ! Fuyez confondus avec la rapidité de la paupière qui s’ouvre et qui se ferme sur l’œil ! »
« Lève-toi, Jéhovah mon Dieu ! lève-toi contre eux ! accomplis ce que tu as décrété sur eux !
« Que la perversité des mauvais ait un terme ! Replace le juste debout ! Tu es ma cuirasse !
« Si le pervers ne se repent pas, Jéhovah tend son arc et vise. »
Il paraît ici que le poète, justifié et vengé, se complaît à chanter un cantique de reconnaissance, et l’on retrouve, avec quelques images plus suaves, les images grandioses du livre de Job dans cet hymne. Qu’on en juge.
« Ô Jéhovah ! ô notre Dieu ! que ton nom est resplendissant sur toute la terre, tandis qu’il resplendit si magnifiquement dans le ciel !
« Dans la bouche des enfants et sur les lèvres
qui tètent encore le lait, tu as mis tes louanges à la confusion de tes ennemis. « Quand je vois le firmament, ouvrage de tes mains ; quand je contemple cette lune et ces étoiles que tu as semées… »
L’humilité ici succède sans transition, ou plutôt par une transition tacite et naturelle, à l’extase.
« Qu’est-ce que l’homme, fils de la mort, pour que tu penses à lui ? Qu’est-ce que le fils de l’homme, pour que tu t’en souviennes ? »
Mais un juste orgueil, dérivant de la grandeur de sa destinée, arrête tout à coup le poète et le fait passer de l’humilité de sa condition de fils de la mort à l’orgueil de sa destinée morale.
« Tu l’as placé dans l’échelle de tes êtres, ô Jéhovah ! à peine un peu au-dessous des Éloïm (les anges, esprits intermédiaires entre Jéhovah et ses créatures).
« Tu l’as couronné de splendeur et de royauté ! Tu l’as constitué dominateur des ouvrages même de tes mains ! Tu as mis l’univers sous la plante de ses pieds !
« La brebis, le bœuf, tout, et aussi les animaux sauvages des forêts !
« L’oiseau et les poissons de la mer ! ils se fraient des chemins sur les vagues !… « Ô Jéhovah ! que ton nom est sublime sur toute la face de la terre ! »
Que chanterions-nous de mieux aujourd’hui après ce Te Deum de l’âme, tour à tour abaissée jusqu’à la poussière et relevée jusqu’aux étoiles par la contemplation de l’œuvre de Dieu en soi et hors de soi ?
Mais le véritable Te Deum de David, que les commentateurs ont placé sous le nombre 18 de ses chants lyriques, est celui qu’il écrivit et chanta après les victoires qui lui donnèrent le trône. Le désordre des vers atteste le désordre de son enthousiasme. La strophe est brève comme le cri presque inarticulé. Écoutez ces quelques éjaculations brûlantes où le traducteur hébreu a concentré le feu du cantique dans sa langue :
« Je disais : Je t’aime ! Dieu ! toi, ma force !
« Toi, mon rocher, ma forteresse !
« Toi, mon Dieu ! mon rocher, ma forteresse ! « Je m’abrite en toi !
« De son palais il entendit ma voix.
« Mes cris entrèrent dans ses oreilles. La terre convulsive trembla, les fondements des montagnes chancelèrent, parce qu’il s’irrite, mon Dieu, contre mes ennemis.
« Une fumée sortit de ses narines,
« La flamme de sa bouche.
« Elle aurait allumé des charbons !
« Il fit descendre les cieux sous lui et descendit sur un océan de ténèbres.
« Monté sur un
Chérubin, il prit son vol.« Il plana sur les ailes du vent ;
« Il replia dans l’obscurité sa demeure, sa tente des nuées autour de lui.
« Partout des vagues profondes, d’épaisses nuées !…
« Par le seul souffle de ses narines.
« Les fondements de la terre furent dénudés ! »
« Jéhovah me rétribue selon ma foi en lui !
« Car toutes ses inspirations sont ma loi !
« Je suis sans tache devant lui !
« Je me préserve de l’injustice !
« Il me rétribue selon ma foi,
« Selon l’innocence de mes mains devant ses yeux !
« Tu es bon avec les bons !
« Tu es juste avec les justes !
« Tu es pur avec les purs !
« Tu allumes toi-même la lampe dans mon âme, Jéhova ! tu fais resplendir mes ténèbres !
« Quel autre Dieu y a-t-il que Jéhovah ?
« Quel autre rocher que lui ?
« Il égale la vitesse de mes pieds aux pieds des biches !
« Il me transporte sur les hauteurs inaccessibles des montagnes !
« Il solidifie mes muscles pour le combat, « Et ma main bande l’arc d’airain !
« Il élargit sous moi la plante de mes pieds,
« Et mes talons ne glissent pas !
« Mes ennemis crient vers Jéhovah…
« Mais point de salut ! il ne leur répond pas !
« Je les fais évanouir comme la poussière le vent !
« Je les foule comme la fange des chemins !
« Tu me fais chef des peuples ;
« Les fils de l’étranger me servent et m’exaltent.
« Vive Jéhovah ! vive mon rocher !
« Que le Dieu de mon salut soit glorifié !
« Voilà pourquoi je le chante parmi les multitudes ! »
Et il le chante en effet dans les hymnes d’adoration qui suivent ce chant de triomphe avec une magnificence de parole égale à la magnificence des œuvres divines qu’il célèbre.
« Les cieux racontent la gloire de Dieu ;
le firmament prophétise l’œuvre de ses mains ! « L’aurore parle à l’aurore, et la nuit enseigne à la nuit ses mystères.
« Point de parole ici-bas et là-haut qui soit vide de lui !
« L’écho de ces louanges retentit dans tout l’univers. Il a dressé une tente pour le soleil ; et lui (le soleil), comme un nouvel époux sortant de sa couche, s’élance, ivre de joie, pour parcourir sa carrière.
« Il part du bord des cieux, et sa course s’étend jusqu’à l’autre bord ; rien ne peut échapper à sa chaleur ! »
Puis, passant sans transition de l’ordre matériel à l’ordre moral, le poète chante en strophes réfléchies la sagesse de Jéhovah empreinte dans la conscience de l’homme vertueux.
Puis un chant pour inspirer la confiance au peuple la veille des batailles :
« Ceux-ci se confient dans leurs chariots de guerre, ceux-là dans leurs chevaux de bataille ; mais nous, Jéhovah, dans ton nom ! »
« Jéhovah ! Jéhovah ! mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné ?
« Pourquoi si loin de ton oreille aujourd’hui mes cris qui appellent ton secours, et mes cris vers toi ?
« Mon Dieu ! je rugis de douleur le jour et tu ne réponds pas ! La nuit je ne trouve ni repos de corps ni repos d’esprit !
« Je suis un vermisseau écrasé, et non un homme ! Tous ceux qui me voient passer desserrent les lèvres pour rire de moi et secouent la tête avec dérision !
« Plains-toi à Jéhovah et il te relèvera », ajoute-t-il avec le désordre d’une pensée qui succède à l’autre sans attendre qu’elle soit
achevée dans l’esprit. Il se rassure par la mémoire de ce que son Dieu a fait jadis pour lui : « Tu m’as tiré du ventre de ma mère ; sur le sein de ma mère tu m’as bercé, endormi !
« Je tombai sur ton sein en sortant du sein de ma mère ; dès ma sortie du ventre de ma mère, c’est toi qui fus mon Dieu !
« Ne t’éloigne pas de moi tout à fait, car l’angoisse approche !
« Des multitudes de taureaux m’environnent ; les taureaux de Basan m’ont assailli ! »
Il s’apitoie sur lui-même :
« Je m’écoule comme l’eau ; tous mes os se disloquent ; mon cœur s’est fondu comme la cire. Ma vigueur s’est desséchée comme l’argile ; ma langue s’est collée à mon palais ; tu m’as réduit à une pincée de poussière trouvée dans le sépulcre !
« Je compte mes os. Eux, les chiens, me regardent et assouvissent de mon squelette leurs regards !
« Ils se partagent mes habits entre eux et sur mon manteau ils jettent le dé du sort !
« Hâte-toi, mon Dieu ! hâte-toi !… »
Puis, comme s’il était déjà secouru :
« Je dirai ton nom à mes frères ; au milieu
de l’assemblée du peuple je chanterai ton nom ! »
On chercherait en vain dans toute la poésie antique ou moderne de telles prostrations de l’âme exprimées par de telles figures de style et de tels redressements de l’espérance rendus par de tels enthousiasmes de la piété. Le verset bondit de la terre au ciel, du ciel à la terre, comme le cœur du poète ou comme les taureaux de Basan. On s’étonne que les cordes de la harpe ne se soient pas brisées sous de si fortes touches. Si le cœur humain était devenu harpe, c’est ainsi qu’il aurait résonné !
On retrouve un peu plus loin tous les souvenirs naïfs de la vie du berger dans la poésie du prophète et du roi. Il se compare aux brebis qu’il conduisait dans son enfance sur les collines et aux réservoirs des montagnes de Bethléem, sa patrie.
« Jéhovah est mon berger ! Je ne manquerai de rien. Il me fait parquer dans les herbes
vertes, il me chasse vers les eaux transparentes. « Quand je marche dans la vallée de l’ombre de la mort je ne crains pas qu’il m’arrive du mal ; ta houlette et ton bras sont ma sécurité.
« La coupe est pleine pour moi ! »
L’enthousiasme toujours figuré du vrai poète le ressaisit aussitôt ; il chante d’une voix immortelle l’entrée triomphale de Dieu dans ses mondes par les portes immenses des éternités.
« Écartez-vous ! ouvrez-vous, portes de l’éternité ! Écartez-vous ! que le Roi de gloire entre dans ses empires !
« Qui est donc le Roi de gloire ? disent les portes. C’est Jéhovah ! c’est le Tout-Puissant ! c’est le Fort ! Jéhovah, le Fort dans la bataille !
« Portes, écartez-vous ! portes de l’éternité, ouvrez-vous, que le Roi de gloire entre ! Qu’il entre, le puissant, le fort Jéhovah
Tsebaoth! C’est lui qui est le Roi de gloire !… »
Quelles tendresses âpres dans les odes mystiques
« Je n’ai demandé qu’une chose à Jéhovah, c’est la seule à laquelle j’aspire : demeurer dans la demeure de Jéhovah tous les jours de ma vie ; goûter la douceur de mon Dieu, habiter avec lui dans son temple ;
« Car il me cache dans sa cabane au temps de l’adversité.
« C’est de lui que mon cœur dit : Recherchez sa présence ! Je rechercherai ta présence, ô Jéhovah !
« Mon père et ma mère m’ont abandonné, mais Jéhovah me recueille ! »
La note héroïque se retrouve au même instant sur la corde.
« Terrible est le nom de Jéhovah !
« Elle brise les cèdres ! Jéhovah de sa voix brise les cèdres, les cèdres du Liban !
« La voix de Jéhovah souffle l’incendie !
« Elle soulève le désert, elle fait ondoyer le désert de Cadès !
« Elle épouvante les biches, elle fait tomber les feuilles des forêts !
« Mais sa colère ne dure qu’un clignement
de ses yeux, sa miséricorde dure toute la vie ! Le soir les larmes entrent dans sa demeure ; le matin, la joie ! « Dans tes mains je couche ma vie !
« Approchez, petits enfants, écoutez-moi ; je vous enseignerai la crainte de Dieu !
« La vieillesse approche.
« Voilà que tu as mesuré mes jours par la paume de ta main », chante-t-il à Dieu, « et l’espace que j’ai parcouru est devant toi comme néant !
« L’homme se montre et s’évanouit comme un fantôme ; hélas ! il fait un petit bruit, il accumule sans savoir qui recueillera !
« Comme la biche soupire après l’eau des fontaines, ainsi mon âme après toi !
« J’ai soif du Dieu vivant ! »
Il est malade ; la tristesse lui remonte du cœur comme la lie d’un vase.
« Mes larmes deviennent ma nourriture quand j’entends dire autour de moi tout le jour : Où donc est ton Dieu ?
« L’abîme crie à l’abîme au bruit de la chute des torrents : Toutes tes ondes et toutes tes écumes ont roulé sur moi ! »
« Est-ce que je mange la chair des taureaux ? » fait-il dire à Jéhovah ; « est-ce que je bois le sang des boucs ?
« Si j’avais faim, je ne te le dirais pas, car il est à moi l’univers et tout ce qui l’habite.
« Offre à Dieu, ô homme ! ta reconnaissance et rends-lui l’hommage que tu lui dois !
« Le sacrifice agréable à Dieu, c’est un esprit prosterné sous sa main ! »
Le spectacle du monde le trouble, lui fait regretter la solitude.
« Que n’ai-je les ailes de la colombe ! Je m’envolerais, et je chercherais l’abri et la paix !
« Je fuirais loin, bien loin, et j’habiterais la nuit dans les lieux déserts !
« Plus vite que le vent des tempêtes je m’enfuirais vers mon refuge. »
« Ce ne sont pas les ennemis qui m’outragent ! » s’écrie le poète ; « c’est toi, homme, qui avais ma confiance, ma tendresse, mes secrets !
« Ensemble nous échangions de doux entretiens en montant ensemble tout attendris à la maison de Dieu !
« Le soir, le matin, au milieu du jour, je soupire et je gémis !
« Ses discours étaient plus onctueux et plus pénétrants que l’huile, mais c’étaient des glaives hors du fourreau !
« Les dents des fils de l’homme sont des dards et des flèches, et leur langue a le tranchant du fer ! »
Il s’encourage à tout supporter dans le Seigneur.
« Réveille-toi, ma gloire passée ! réveillez-vous, ma lyre et ma harpe ! Avec vous je réveillerai moi-même l’aurore matinale dans le ciel !
« Que ces pervers se fondent comme la pluie, comme le limaçon qui se fond en traînant
sur la terre humide, comme l’avorton né avant terme et qui n’a pas vu la lumière ! « Qu’ils s’évaporent plus vite que l’eau de vos chaudières ne sent la flamme des épines qui la font frémir dans le vase ;
« Et que l’on dise : Il y a un Dieu !
« Ne les tue pas, ces méchants, Seigneur !
« Mais qu’ils reviennent le soir aboyer, comme des chiens errants, autour de la ville !
« Mais moi je ferai résonner ma harpe à ta gloire !
« Les fils de l’homme ne sont que néant ; s’ils étaient tous ensemble dans le plateau de la balance, un souffle de ta bouche sur l’autre bassin les ferait monter ! »
Il chante ailleurs un chant de reconnaissance pour les laboureurs et pour les pasteurs :
« Tu couves la terre et tu la fécondes ! La rivière se remplit d’eau jusqu’aux bords ; tu leur sèmes le blé, tu arroses le sillon, tu l’amollis, tu
lui commandes de végéter, tu couronnes l’année de tes dons, et dans tous les sentiers s’épanche l’abondance. Les plaines du désert en débordent, les collines sont enceintes de joie, les prés sont couverts d’agneaux, les vallées vêtues de moissons ; on est dans la joie et on chante ! « Lorsque vous vous reposez entre les rigoles de vos champs, les ailes de la colombe vous semblent revêtues d’argent et ses plumes d’un or jaune ! »
Théocrite est égalé par ces images ; mais dans Théocrite l’imagination seule est satisfaite. Ici c’est l’âme qui fait remonter toutes ces délices de la création à leur auteur, et qui de sa volupté fait un holocauste.
Où est Pindare, où est Horace, quand on a goûté la saveur sévère d’une pareille poésie ?
La corde grave et triste reprend bientôt l’accent de cette mélancolie que ce grand poète a épanchée, avant nous et mieux que nous
« Je suis devenu inconnu à mes frères ; oui, étranger aux fils de ma mère !
« Je fais un sac de mes habits, et je deviens pour eux un sujet de confabulation !
« Ceux qui sont assis sur leurs portes parlent contre moi, et les chansons de ceux qui boivent des liqueurs enivrantes sont égayées de mon nom !
« L’humiliation me comprime le cœur. Je tombe en défaillance, j’espère être plaint. Mais non ; je cherche des consolations, mais il n’y en a pas.
« Ils ont jeté du fiel sur ce que je mange et du vinaigre dans ce que je bois…
« Mais mes chants plaisent à Jéhovah plus que leurs bœufs avec leurs cornes et leurs sabots ! »
Le problème de la félicité des méchants, qui agitait Job jusqu’à la sueur de son front, agite
« Ils ne partagent pas les misères de nous autres mortels : l’orgueil est le collier qui relève leur tête ; la violence est leur vêtement.
« À force de graisse leurs yeux sortent de leurs orbites ; leurs désirs satisfaits débordent. Ils boivent à longs traits les eaux d’iniquité, et ils disent : Comment Dieu le saura-t-il ?
« Et moi, c’est donc en vain que j’ai purifié mon cœur ?
« Tes ennemis élèvent leur drapeau contre tes propres drapeaux pour qu’on les aperçoive de loin, comme le bûcheron qui élève la cognée au-dessus de sa tête dans une épaisse forêt.
« N’abandonne pas au serpent l’âme de la tourterelle, Seigneur !
« Je dis aux superbes : N’élevez pas si haut votre front ; car ce n’est ni de l’orient, ni de l’occident, ni du septentrion, ni du désert que vient la fortune. Dieu seul est roi !
« Je me console en pensant aux jours d’autrefois, aux années du temps qui a coulé !
« Je me souviens de mes chants pendant la
nuit, et je retourne mon cœur pour méditer dans mon esprit ! »
Il se rappelle le passage de la mer Rouge.
« Les eaux t’ont vu, Seigneur ! les eaux t’ont vu et elles ont bouillonné d’effroi ! Les abîmes ont remué !
« Tu passas à travers la mort, et on ne revit pas même l’empreinte de tes pas. »
Tout à coup, dans une série de cantiques, il chante en hymne l’épopée du peuple de Dieu. Depuis Moïse jusqu’à lui, il recompose toutes les destinées de sa race. Chaque récit est un prodige, et chaque prodige fait éclater sur sa harpe un cri de bénédiction. C’est le poème national d’un peuple exclusivement théocratique, chanté aux pieds de ses autels par un pontife-roi.
L’épopée finit par ses propres aventures :
« Il fit choix de David, son esclave, et il le tira d’un parc de brebis ! »
Cette revue lyrique des temps écoulés et des prodiges accomplis le rend plus pieux et plus poète.
« Moi », dit-il, « mon âme languit après tes parvis ! Mon cœur et ma chair te chantent, ô Dieu vivant !
« Le passereau trouve sa demeure, l’hirondelle un nid pour ses petits, tes autels à moi ! Heureux ceux qui habitent ta demeure ! « Un jour à l’ombre de ton temple vaut mieux que mille dans les tentes des pervers.
« Ou poète, ou joueur de flûte, toutes mes pensées sont à toi ! »
Le quatrième livre commence par une ode imitée de Moïse, qui semble récapituler toute la sagesse des ancêtres et toutes les vanités de la vie humaine en dehors de Dieu.
« Avant que les montagnes fussent nées, avant que les cieux et la terre fussent éclos de l’éternité jusqu’à l’éternité, tu es Dieu !
« Tu pulvérises l’homme et tu lui dis : Renais ;
« Car mille ans à tes yeux sont comme le jour d’hier qui a été et comme une faction montée dans la nuit !
« Tu répands l’humanité comme l’eau ; ils
sont, les hommes, comme un sommeil, comme une herbe née du matin ! « À l’aurore elle fleurit et passe, le soir elle est desséchée et morte !
« Le nombre de nos années est de soixante-dix ans à quatre-vingts ans pour les plus robustes ; puis le fil de nos jours est coupé en un clin d’œil, et nous ne sommes plus !
« Enseigne-nous à compter ces jours, afin que nous leur fassions rapporter les fruits de la sagesse !
« Que tes œuvres me réjouissent à contempler, ô mon Dieu ! Que j’aime à les chanter, soit sur l’instrument à dix cordes, soit sur le
nébel, soit dans des hymnes méditées sur la harpe !« Le juste fleurit comme le palmier ; il monte comme le cèdre, il fructifie encore dans sa vieillesse ! »
L’évidence de la Providence lui est révélée ailleurs dans deux versets aussi saillants d’expression qu’irréfutables de pensée.
« Celui qui a
plantél’oreille n’entendra-t-il pas ? et celui qui a aplani l’œil ne verra-t-il pas ? »
Il chante jusqu’à sa politique dans la cinquante
« Mes jours s’évaporent comme une fumée ; mes os sont consumés comme un tison au feu.
« À force de gémir ma chair s’attache à mes os.
« Je ressemble au pélican du désert ; je suis devenu comme le hibou habitant des ruines.
« Je veille et je deviens comme le passereau solitaire sur le toit !
« Mon âme est collée à la poussière. Ranime-la, selon ta promesse !
« Constamment, Seigneur, je porte ma vie dans ma main, et je te l’offre !
« Je lève mes yeux vers les montagnes d’où me viendra ton secours !
« De même que les yeux de l’esclave sont fixés sur les mains de son maître, de même que les yeux de la servante sont attachés aux mains de sa maîtresse, de même, ô Jéhovah ! mes yeux sur mon Dieu !…
« Ramène, ô Jéhovah ! nos captifs comme l’eau des torrents sur une terre nue !
« Ceux qui sèment dans les larmes moissonneront dans la joie.
« Il s’en allait devant lui et pleurait en marchant,
celui qui portait le sac des semailles ; il revient joyeux et chargé de gerbes ! « Mon âme t’attend, mon Dieu, plus impatiemment que les gardes de nuit, aux portes de la ville, n’attendent le matin !
« J’ai apaisé
devant toiet assoupi mon âme comme un enfant sevré qui est sur les bras de sa mère ; comme un enfant sevré mon âme est assoupie de confiance en moi ! »
Où trouver sur la lyre antique des notes de flûte semblables à celle de ce berger ?
Et comme chaque trait des mœurs pastorales ou sacerdotales lui fournit une image ou simple, ou neuve, ou douce, ou forte, ou inattendue ! Écoutez-le prêcher la réconciliation et la concorde à ses fils.
« Qu’il est doux et qu’il est agréable que les frères habitent ensemble dans la paix !
« Moins douce et moins parfumée est l’huile répandue sur la tête, qui coule de là sur la barbe, barbe d’Aharon, et qui coule de sa
barbe jusque sur les bords de son habit sacerdotal ! « Moins douce est la rosée qui descend sur les collines d’Hermon ! »
Et comme la figure de l’enthousiasme, la répétition, mise par lui en refrain dans la bouche du chœur ou du peuple, ajoute le retentissement d’une foule à l’accent jailli d’une seule âme !
Écoutez !
« Glorifiez Jéhovah, car il est bon ; car sa miséricorde est éternelle ! « Glorifiez le Dieu des dieux, car il est bon ; car sa miséricorde est éternelle ! « À celui qui a été l’architecte intelligent du firmament ! « Car sa miséricorde est éternelle ! « À celui qui a couché la terre sur les eaux ! « Car sa miséricorde est éternelle ! « À celui qui allume les grandes lampes du firmament ! « Car sa miséricorde est éternelle ! « À celui qui a fait le soleil pour le jour ! « Car sa miséricorde est éternelle ! « À celui qui a fait la lune et les étoiles pour les nuits ! « Car sa miséricorde est éternelle ! « À celui qui a fendu en blocs la mer de joncs (la mer Rouge) ! « Car sa miséricorde est éternelle ! »
Et ainsi de suite pour toutes les phases de l’histoire nationale où Jéhovah a signalé sa protection sur Israël.
Horace chantait-il un tel Poëme séculaire aux Romains ?
Tyrtée a-t-il, dans l’élégie patriotique, des plaintes égales à celles qui pleurent et grondent dans les strophes suivantes ?
« Au bord des fleuves de Babylone nous nous sommes assis et nous pleurions.
« Aux saules de leurs rivages nous avions suspendu nos harpes !
« Chantez-nous quelques-uns des chants de Sion, votre patrie, nous disaient, en nous commandant la joie, les oppresseurs qui nous retenaient en captivité.
« Comment chanterions-nous les chants de Jéhovah à la terre étrangère ?
« Si je pouvais t’oublier, ô Jérusalem ! que ma main droite m’oublie moi-même ! « Si je pouvais ne plus penser nuit et jour à toi, si je ne te plaçais plus, ô ma Jérusalem ! sous ma tête, que ma langue reste collée à mon palais !
« Fils de Babylone,
la rosée du sol! tremblez, etc., etc. »
L’élégie du captif finit par l’imprécation sourde contre l’oppresseur.
Tout finit par un chœur de louange à Dieu, auquel le poète convie tous les peuples, toutes les bouches, tous les instruments à corde ou à vent de la musique sacrée, tous les éléments et tous les astres ! Sublime finale de cet opéra de soixante ans, chanté par le berger, le héros, le roi, le vieillard dans les psaumes !
« Chantez le Seigneur dans les profondeurs du firmament !
« Chantez-le, vous ses anges ! vous ses armées !
« Soleil et lune, chantez ! chantez, vous, astres lumineux ! étincelantes constellations ! « Voûtes des cieux, chantez ! Chantez, vastes eaux qui flottez au-dessous des cieux !
« Éclairs, grêle, neige, brouillards, vents des tempêtes qui exécutez ses paroles, chantez !
« Montagnes, collines, arbres qui portez des fruits, cèdres
qui portez l’ombre, chantez !« Jeunes hommes, jeunes vierges, adolescents, vieillards, chantez !
« Célébrez son nom par des danses, par des fanfares à sa gloire sur la peau du tambour et sur la corde du kinnor (la harpe) !
« Célébrez-le dans son temple ! célébrez-le dans son firmament !
« Célébrez-le par le déchirement du son de la trompette ! célébrez-le par le nébel à dix cordes !
« Célébrez-le par la flûte et par les cymbales retentissantes !
« Que tout ce qui a le souffle dise : Jéhovah ! Dieu !… »
Voilà l’enthousiasme presque inarticulé du poète lyrique, tant les paroles se pressent confusément sur ses lèvres, qui s’emporte à sa vraie source, à Dieu, comme les flocons de la
Quant à nous, nous ne nous étonnons pas de cette puissance de répercussion du son de l’âme humaine à travers toutes les âmes et tous les âges ; il y a dans le cœur du héros, du poète ou du saint, des élans de force qui brisent le sépulcre, le firmament, le temps, et qui vont, comme les cercles excentriques du caillou jeté dans la mer, mourir seulement sur les dernières plages du lit de l’Océan. Le cœur de l’homme, quand il est ému par l’idée de Dieu, porte ses émotions aussi loin que l’Océan porte les ondulations de ses rives.
Telle est la voix de ce poète qu’on peut appeler véritablement le barde de Dieu !
Mais il a eu de plus un bonheur suprême, celui d’être adopté dans les temps les plus reculés pour le barde du temple, en sorte que, par un phénomène unique en lui, la poésie est devenue religion. C’est le dernier degré de
Quant à moi, lorsque mon âme, ou enthousiaste, ou pieuse, ou triste, a besoin de chercher un écho à ses enthousiasmes, à ses piétés ou à ses mélancolies dans un poète, je n’ouvre ni Pindare, ni Horace, ni Hafiz, poètes purement académiques ; je ne cherche pas même sur mes propres lèvres des balbutiements plus ou moins expressifs pour mes émotions ; j’ouvre les psaumes et j’y prends les paroles qui semblent sourdre du fond de l’âme des siècles et qui pénètrent jusqu’au fond de l’âme des générations. Heureux l’homme à qui il a été donné de devenir ainsi l’hymne éternellement vivant, la prière ou le gémissement personnifié du genre humain !
La peste sévissait dans Jérusalem ; nous restâmes assis tout le jour en face des portes principales de la cité sainte ; nous fîmes le tour des murs en passant devant toutes les autres portes de la ville. Personne n’entrait, personne ne sortait ; le mendiant même n’était pas assis contre les bornes, la sentinelle ne se montrait pas sur le seuil ; nous ne vîmes rien, nous n’entendîmes rien : le même vide, le même silence à l’entrée d’une ville de trente mille âmes, pendant les douze heures du jour, que
La terre autour de la ville était fraîchement remuée par de semblables sépultures que la peste multipliait chaque jour. Le seul bruit sensible, hors des murailles de Jérusalem, était la complainte monotone des femmes turques qui pleuraient leurs morts. Je ne sais si la peste était la seule cause de la nudité des chemins et du silence profond autour de Jérusalem et dedans ; je ne le crois pas, car les Turcs et les Arabes ne se détournent pas des fléaux de Dieu, convaincus que sa main peut les atteindre partout et qu’aucune route ne lui échappe. — Sublime raison de leur part,
À gauche de la plate-forme du temple et des murs de la ville, la colline qui porte Jérusalem s’affaisse tout à coup, s’élargit, se développe à l’œil en pentes douces, soutenues çà et là par quelques terrasses de pierres roulantes. Cette colline porte à son sommet, à quelque cent pas de Jérusalem, une mosquée et un groupe d’édifices turcs assez semblables à un hameau d’Europe couronné de son église et de son clocher. C’est Sion ! c’est le palais ! — c’est le tombeau de David ! — c’est le lieu de ses inspirations et de ses délices, de sa vie et de son repos ! — lieu doublement sacré pour moi, dont ce chantre divin a si souvent touché le cœur et ravi la pensée. C’est le premier des poètes du sentiment ; c’est le roi des lyriques ! Jamais la fibre humaine n’a résonné d’accords si intimes, si pénétrants et si graves ; jamais la pensée du poète ne s’est adressée si haut et
Jérusalem est à gauche, avec le temple et ses édifices, sur lesquels le regard du roi ou du poète pouvait plonger du haut de sa terrasse. Devant lui des jardins fertiles, descendant en pentes mourantes, le pouvaient conduire jusqu’au fond du lit du torrent dont il aimait l’écume et la voix. — Plus bas, la vallée s’ouvre et s’étend ; les figuiers, les grenadiers, les oliviers l’ombragent. C’est sur quelques-uns de ces rochers surpendus près de l’eau courante ; c’est dans quelques-unes de ces grottes sonores, rafraîchies par l’haleine et par le murmure des eaux ; c’est au pied de quelques-uns de ces térébinthes, aïeux du térébinthe qui me couvre, que le poète sacré venait sans
Que ne puis-je l’y retrouver, pour chanter les tristesses de mon cœur et celles du cœur de tous les hommes dans cet âge inquiet, comme ce berger inspiré chantait ses espérances dans un âge de jeunesse et de foi ! Mais il n’y a plus de chant dans le cœur de l’homme ; les lyres restent muettes, et l’homme passe en silence, sans avoir ni aimé, ni prié, ni chanté.
Remontons au palais de David. De là on plonge ses regards sur la ravine verdoyante et arrosée de Josaphat. Une large ouverture dans les collines de l’est conduit de pente en pente, de cime en cime, d’ondulation en ondulation, jusqu’au bassin de la mer Morte. Cette mer réfléchit là-bas les rayons du soir dans ses eaux pesantes et opaques comme une épaisse glace de Venise qui donne une teinte mate et plombée à la lumière. Ce n’est point ce que la pensée
Le jour suivant j’allai m’asseoir seul, les psaumes dans les mains, sur un bloc de maçonnerie éboulé autour du tombeau du fils d’Isaïe.
Le jour s’éteignait lentement : il décolorait un à un les rochers grisâtres de la colline opposée, derrière la vallée, ou plutôt la ravine de Josaphat. Ces rochers, les uns debout, les autres couchés, ressemblent, à s’y tromper, à des pierres sépulcrales frappées des derniers feux de la lampe qui se retire. Tout
C’étaient les mêmes notes que David avait entendues sur les mêmes collines en gardant les brebis d’Isaïe, son père. C’étaient ces sons, ces horizons, ces joies du ciel et ces tristesses de la terre qui l’avaient fait poète. Son âme était répandue dans cet air du soir, insaisissable, mais sensible et respirable comme un parfum
Je me complaisais dans ce lyrisme des éléments, dans cette consonance de la nature, des ruines, des siècles écoulés, avec la voix du poète qui les a éternisés par ses hymnes.
J’ouvris le petit volume des psaumes que j’avais recueilli dans l’héritage de ma mère, et dont les feuilles, feuilletées à toutes les circonstances de sa vie, portaient l’empreinte de ses doigts et quelques taches de ses larmes. Je lus avec des impressions centuplées pour moi par le site et par le voisinage du tombeau ; je continuai à lire jusqu’à ce que le crépuscule, assombri de verset en verset davantage, effaçât une à une sous mes yeux les lettres du Psalmiste ; mais, même quand mes regards ne pouvaient plus lire, je retrouvais encore ces lambeaux d’odes, ou d’hymnes, ou d’élégies, dans ma mémoire, tant j’avais eu de bonne heure l’habitude de les entendre, à la prière du soir, dans la bouche des jeunes filles auxquelles la mère de famille les faisait réciter avant le sommeil. S’il reste quelque poésie dans l’âme des familles de l’Occident, ce n’est pas aux poètes
Au moment où j’allais fermer le livre pour rejoindre le camp de ma caravane, que j’avais planté de l’autre côté de la ville, en dehors de la porte de Bethléem, un air de flûte lointain et mélancolique se fit entendre à ma droite sur une des collines nues et déchirées des monts d’Arabie qui encaissent la vallée de la mer Morte. C’était un gardeur de chèvres et d’ânesses, comme Saül et comme David, qui rappelait, du haut des rochers et du fond des précipices, ses chevreaux, à la mélodie pastorale de son roseau percé de trois notes. Jamais la flûte des plus miraculeux musiciens de nos orchestres
Mais bientôt un autre concert nocturne vint me distraire de cette pastorale ; j’apercevais, à travers le crépuscule, un petit groupe de peuple qui défilait, sombre et muet comme une apparition funèbre, dans le sentier creux, à quelques centaines de coudées au-dessous de
C’était le convoi d’une jeune Arménienne que la peste venait de frapper dans Jérusalem, et que la famille, les amis, les voisins conduisaient au cimetière de sa communion, hors de la ville. Cette petite colonne d’hommes, de femmes et de prêtres affligés psalmodiait sourdement en marchant quelques-uns des versets sacrés de leur liturgie des morts. Ces versets les plus pathétiques des psaumes de David remontaient ainsi du fond de sa vallée, hélas ! et du fond de ces cœurs jusqu’au tombeau du roi. J’en saisis quelques-uns au passage de la brise et je les répétai à voix basse, quoique étranger à ce deuil, avec la consonance compatissante qui associe l’étranger, enfant de douleurs, comme dit le poète, à toutes les douleurs de ses frères inconnus !
Quand le convoi eut disparu derrière l’angle du sépulcre d’Absalon pour s’enfoncer
Le vent qui, un instant avant, soufflait des montagnes, avait tourné pendant ma longue station au tombeau du roi ; il soufflait maintenant de la mer, et il m’apportait de la ville une sorte de psalmodie plaintive semblable au gémissement d’une cité en deuil. En prêtant plus attentivement l’oreille je distinguai la récitation cadencée des psaumes du poète, qui sortait du couvent des moines latins de Terre-Sainte, et qui, de terrasse en terrasse, venait mourir au tombeau du harpiste de Dieu. Cette flûte sur la colline, ce convoi chantant dans la vallée, cette psalmodie dans le monastère, triple écho à la même heure de cette voix du grand lyrique, enseveli, mais ressuscité sans cesse sur sa montagne de Sion, me jetèrent dans un ravissement d’esprit qui semblait me donner pour la première fois le sentiment de la toute-puissance du chant dans l’homme.
« Qu’est devenu son royaume ? m’écriai-je. Les Persans, les Arabes, les califes, les croisés, les sultans s’en sont arraché les morceaux ; les pèlerins n’y viennent plus adorer que la poussière, et le vent l’emporte au désert ou à la plage de la grandemer avec le même mépris qu’il emporte le brin de paille du nid de l’hirondelle, quand la nichée a pris son vol en automne vers d’autres climats ! Mais sa flûte, mais sa harpe, mais ses notes lyriques du roi des cantiques ont survécu à son empire détruit, à sa race dispersée parmi les nations ! Ô puissance de l’âme ! ô éternité de la parole inspirée ! Le roi est poussière ; il ne possède pas même son propre tombeau ; mais sa harpe possède l’univers, et qui sait si elle n’a pas son écho jusque dans le ciel ? — Jamais homme n’eut une telle apothéose. »
Je baisai la pierre détachée de ce tombeau de David, et je rentrai tout recueilli et tout musical sous ma tente. Une lampe l’éclairait ;
En voici quelques strophes, souvenir d’une soirée de voyage et d’une halte à ce tombeau :
Ô harpe, qui dors sous la tête, Sous la tête du barde roi, Veuve immortelle du prophète, Un jour encore éveille-toi ! Quoi ! Dans cette innombrable foule Des hommes, qui parle et qui coule, Il n’est plus une seule main Qui te remue et qui t’accorde, Et qui puisse un jour sur ta corde Faire éclater le cœur humain ? Es-tu comme le large glaive Dans les tombes de nos aïeux Qu’aucun bras vivant ne soulève Et qu’on mesure en vain des yeux ? Harpe du psalmiste, es-tu comme Ces gigantesques crânes d’homme Que le soc découvre sous lui, Grands débris d’une autre nature Qui, pour animer leur stature, Voudraient dix âmes d’aujourd’hui ?
Que faut-il pour te faire rendre les sons d’autrefois ? demandai-je à cette harpe sacrée :
Faut-il avoir, dans son enfance, Gardien d’onagre ou de brebis, Brandi la fronde à leur défense Porté leurs toisons pour habits ? Faut-il avoir, dans ces collines, Laissé son sang sur les épines, Déchiré ses pieds au buisson ? Collé dans la nuit solitaire Son oreille au pouls de la terre Pour résonner à l’unisson ? ………………………………... ………………………………... Eh bien ! de l’instrument j’ai parcouru la gamme, De la plainte des sens jusqu’aux langueurs de l’âme, Chaque fibre de l’homme au cœur m’a palpité, Comme un clavier touché d’une main lourde et forte, Dont la corde d’airain se tord brisée et morte, Et que le doigt emporte Avec le cri jeté ! Pourquoi donc sans échos sur nos fibres rebelles, Ô harpe ! languis-tu comme un aiglon sans ailes, Tandis qu’un seul accord des kinnors d’Israël Fait, après trois mille ans, dans les chœurs de nos fêtes, D’Horeb et de Sina chanceler les deux faîtes, Résonner les tempêtes Et fulgurer le ciel ? ………………………………... ………………………………... Ah ! c’est que tu touchais de tes miséricordes Ce barde dont ta grâce avait monté les cordes ; De ses psaumes vainqueurs tu faisais don sur don ; Il pouvait t’oublier sur son lit de mollesses, Tu poursuivais son cœur au fond de ses faiblesses De ton impatient pardon !… Fautes, langueurs, péchés, défaillances, blasphèmes, Adultère sanglant, trahisons, forfaits mêmes. Ta droite couvrait tout du flux de tes bontés ; Et, comme l’Océan dévore son écume, Son âme, engloutissant le mal qui le consume, Dévorait ses iniquités. Quel forfait n’eût lavé cette larme sonore Qui tomba sur sa harpe et qui résonne encore ! Les rocs de Josaphat en gardent la senteur. Tu défendis aux vents d’en sécher le rivage, Et tu dis aux échos : Roulez-la dans les âges, Humectez tous les yeux, mouillez tous les visages Des larmes du divin chanteur ! ………………………………... ………………………………... J’ai vu blanchir sur les collines Les brèches du temple écroulé Comme une aire d’aigle en ruines D’où l’habitant s’est envolé ! J’ai vu sa ville, devenue Un vil monceau de poudre nue, Muette sous un vent de feu, Et le guide des caravanes Attacher le pied de ses ânes Aux piliers du temple de Dieu ! Le chameau, qui baisse sa tête Pour s’abriter des cieux brûlants, Dans le royaume du prophète N’avait que l’ombre de ses flancs, Siloé, qu’un seul chevreau vide, N’était qu’une sueur aride Du sol brûlé sous le rayon, Et l’Arabe, en sa main grossière Ramassant un peu de poussière, S’écriait : C’est donc là Sion ! ………………………………... ………………………………... Mais, quand sur ma poitrine forte J’étreignis la harpe des rois, Le vent roula vers la mer Morte L’écho triomphal de ma voix ; Le palmier secoua sa poudre, Le ciel serein de foudre en foudre Tonna le nom d’Adonaï ; L’aigle effrayé lâcha sa proie, Et je vis palpiter de joie Deux ailes sur le Sinaï ! ………………………………... ………………………………... Est-ce là mourir ? Non, c’est vivre Plus vivant dans tous les vivants ! C’est se déchirer comme un livre, Pour jeter ses feuillets aux vents ! C’est imprimer sa forte trace Sur chaque parcelle d’espace Où peuvent plier deux genoux !… Et nous, bardes aux luths sans âme, Qui du ciel ignorons la gamme, Dites-moi ! pourquoi vivons-nous ?… Dans l’Orient, riche en symbole, Ainsi quand des saints orateurs La pathétique parabole Fait fondre l’auditoire en pleurs, Le prêtre suspend la prière, Il va de paupière en paupière Éponger l’eau de tous les yeux ; Et de cet égouttement d’âme Il compose un amer dictame Qui guérit tout mal sous les cieux ! Ainsi sur ta corde arrosée, Par le divin débordement, Tes larmes, comme une rosée, Se boiront éternellement Ô berger ! que l’eau de ta coupe Avec la nôtre s’entrecoupe Pour abreuver tous les climats ! Ton Jéhovah dort sous ses nues Et d’autres races sont venues !… Mais on pleure encore ici-bas !
La littérature en Chine est presque entièrement politique et législative.
Après la religion et la philosophie, la politique est la plus haute application de la littérature aux choses humaines. C’est donc là surtout qu’il faut étudier la littérature politique. Cette étude nous conduira aux plus hautes théories du gouvernement des sociétés. Il y a loin de là, sans doute, aux futiles questions d’art, de langue, de prose ou de vers ; mais l’art, la langue, la prose ou les vers ne sont que les formes des idées ; c’est le fond qu’il faut d’abord considérer, si nous voulons que ce cours de littérature universelle soit en même temps un cours de pensée et de raison publique.
Nous allons dire ici toute notre pensée sur la politique ; on va voir que cette pensée n’est
Le chef-d’œuvre de l’humanité, selon nous, c’est un gouvernement.
Réunir en une société régulière une multitude d’êtres épars qui pullulent au hasard sur une terre sans possesseurs légitimes et reconnus ;
Combiner assez équitablement tous les intérêts divergents ou contradictoires de cette multitude pour que chacun reconnaisse l’utilité de borner son intérêt propre par l’intérêt d’autrui ;
Extraire de toutes ces volontés individuelles une volonté générale et commune qui gouverne cette anarchie ;
Proclamer ou écrire cette volonté dominante
Sanctifier ces lois par la plus grande masse de justice qu’il soit possible de leur faire exprimer, en sorte que la conscience, cet organe que le Créateur nous a donné pour oracle intérieur, soit forcée de ratifier même contre nos passions la justice de la loi ;
Faire régner avec une autorité impartiale et inflexible cette loi sur nos iniquités individuelles, sur nos résistances, nos empiétements, nos répugnances ; lui créer un corps, des membres, une main dans un pouvoir exécuteur et visible chargé de faire aimer, respecter et craindre la loi ;
Armer ce pouvoir exécuteur de toute la force nécessaire pour réprimer les atteintes individuelles ou collectives contre la loi, sans l’investir néanmoins de prérogatives assez absolues pour qu’il puisse lui-même se substituer à la loi et faire dégénérer cette volonté d’un seul contre tous en tyrannie ;
Échelonner, si l’empire est grand, les corps
Faire contribuer dans la proportion de son intérêt et de sa force chacun des membres de la nation aux services onéreux que la nation exige en obéissance, en impôt, en sang, si le salut de la communauté exige le sang de ses enfants ;
Créer au sommet de cette hiérarchie d’autorités secondaires une autorité suprême, soit monarchique, c’est-à-dire personnifiée dans un chef héréditaire, soit aristocratique, c’est-à-dire personnifiée dans une caste gouvernementale, soit républicaine, c’est-à-dire personnifiée dans un magistrat temporaire élu et révocable par l’unanimité du peuple : voilà le chef-d’œuvre de cette création d’un gouvernement par l’homme.
Ce gouvernement, Dieu l’a donné tout fait
Telle est notre pensée sur la sainte institution de ce qu’on appelle un gouvernement.
Cette liberté que Dieu a laissée à l’homme de se choisir et de se façonner un gouvernement est ce qui constitue le plus sa dignité morale parmi les êtres créés.
Tout gouvernement est une intelligence en travail et une morale en action.
Si l’homme n’avait que des instincts comme les animaux, il n’aurait qu’une forme de société
Les questions de gouvernement sont donc, par leur importance, celles sur lesquelles les hommes ont le plus parlé, discuté, écrit ; ce que les hommes de tous les siècles ont écrit sur les gouvernements et sur la société est ce que nous appelons la littérature politique. Les livres primitifs de l’Inde sont pleins de règles et de maximes qui touchent au régime des sociétés. La Bible est tantôt un code de république, tantôt un code de monarchie, tantôt un code de théocratie ou de gouvernement sacerdotal et monarchique à la fois comme était l’Égypte chez qui les Hébreux en avaient vu le modèle. Mais de tous les pays où l’homme a agité pour les résoudre ces grandes théories des sociétés, la Chine antique est évidemment celui où la raison humaine a le mieux approfondi, le mieux résolu et le mieux appliqué les principes innés de l’organisation sociale. La sagacité, l’expérience et le génie de ces philosophes politiques dépassent
Nous savons qu’une telle assertion fera sourire au premier aperçu notre orgueil européen et notre ignorance populaire, toujours prêts à sourire et à railler quand on prononce le nom de la Chine ; mais nous ne nous laisserons pas intimider par ce mépris préconçu contre la plus vaste et la plus durable agrégation d’êtres humains qui ait jamais subsisté en unité nationale ou en ordre social sur ce globe.
Nous avons étudié impartialement pendant trente ans ces institutions qui régissent trois cent millions d’hommes ; nous plaignons ceux qui n’ont que des dédains et des sourires en présence du phénomène de la Chine antique et moderne, empire plus étendu, plus peuplé, plus policé, plus industrieux que l’Europe entière. Ils jugent ridiculement ce peuple ancêtre sur quelques grotesques en porcelaine, jouets d’enfants qu’on vend à Canton aux matelots de nos navires. Que penseraient-ils des publicistes chinois s’ils nous jugeaient nous-mêmes,
Aristote n’a fait que l’analyse des formes de gouvernement usitées de son temps parmi les nations asiatiques ou grecques auxquelles les institutions et le nom même de la Chine étaient inconnus.
Platon n’a fait qu’une utopie politique n’ayant pour base que des songes dorés et incohérents au lieu de fonder ses institutions sur la nature de l’homme, sur l’histoire et sur l’expérience, seuls éléments d’ordre social.
Les Indes et la Perse n’avaient d’autres théories de gouvernement que l’autorité absolues dans les rois, l’obéissance servile et consacrée dans les sujets, les privilèges de naissance et les hiérarchies infranchissables entre les castes.
Le christianisme qui, en promulguant le dogme d’égalité, de justice et d’amour, aurait dû changer la politique romaine a eu peu d’influence jusqu’à ces derniers temps sur les institutions sociales des peuples. Il avait dit un mot qui désintéressait la politique de la religion : « Rendez à César ce qui est à César » ; il s’était borné à promulguer la morale de l’individu sans s’immiscer dans la morale de l’État, c’est-à-dire dans le
Machiavel, le grand publiciste de l’Italie, est païen dans ses principes de gouvernement ;
Montesquieu, le grand publiciste de la France au dix-huitième siècle, est romain ;
Thomas Morus, en Angleterre, est chimérique : c’est un Platon britannique rêvant dans le brouillard comme son maître Platon rêvait dans la lumière du cap Sunium ;
Bossuet est hébreu ;
Fénelon est cosmopolite et imaginaire ;
Jean-Jacques Rousseau, dans son Contrat social et dans ses plans de constitution pour la Pologne ou pour la Corse, est le plus inexpérimental des législateurs. Il n’y a pas une Contrat social la législation des fantômes, comme il fait dans l’Émile l’éducation des ombres, et dans la Nouvelle Héloïse, il ne fait que l’amour des abstractions ayant pour passion des phrases. Son Contrat social porte tout entier à faux sur un sophisme qu’un souffle d’enfant ferait évanouir. Il suppose que l’origine des gouvernements a été un traité après mûre délibération entre les premiers hommes déjà suffisamment philologistes et suffisamment citoyens pour connaître, définir et formuler savamment leurs droits et leurs devoirs réciproques. Il construit sur ce rêve une pyramide d’autres rêves qui, partant tous d’un principe faux, arrivent aux derniers sommets de l’absurde et de l’impossible en application. La passion chrétienne et sainte de l’égalité démocratique dont il était animé donne seule une valeur morale à cette utopie du Contrat social. C’est une bonne pensée accouplée à une risible chimère. Il en sort un monstre de bonne intention ; on estime le philosophe, on a pitié du législateur politique.
Les littérateurs politiques plus récents, tels que M. de Bonald, M. de Maistre et leurs sectaires, hommes de réaction et non d’idées, sont tout simplement des contre-sophistes. Ils ont pris en tout le contrepied de Thomas Morus, de Fénelon, des publicistes de l’Assemblée constituante française. Tous deux sont des tribuns posthumes et éloquents de l’aristocratie et de la théocratie, le premier a sacrifié les peuples aux rois, le second a sacrifié les rois même aux pontifes. Pour que la première théorie, celle de M. A. Bonald, fût vraie, il fallait que Dieu eût créé les rois infaillibles, d’une autre chair que celle des peuples ; pour que la seconde de ces théories, celle de M. de Maistre, fût applicable, il fallait que Dieu, souverain visible et présent
anarchie la liberté illimitée de chaque citoyen dans l’État.
Cette théorie, plus digne selon nous du nom de démence que du nom de science, n’a qu’un nom qui puisse la caractériser, c’est l’athéisme de la loi, ou plutôt c’est le suicide des gouvernements et par conséquent le suicide de l’homme social.
Les écrivains politiques en état de frénésie ou de cécité qui se sont faits les organes de cette théorie de la liberté illimitée, et qui ont été assez malheureux pour se faire des adeptes, n’ont pas réfléchi que tout jusqu’à la plume avec laquelle ils niaient la nécessité de la loi
Ces sophismes ne sont que des tyrannies qui changent de nom sans changer de moyens. Mais la pire des tyrannies serait un bienfait en comparaison de la liberté illimitée, cette tyrannie de tous contre tous !
On rougit de la logique, de la parole et du talent en voyant employer la logique, la parole et le talent à professer de tels suicides.
Cherchons donc ailleurs une littérature politique émanant des instincts primordiaux de l’homme et puisant ses principes dans la nature pour les développer par la raison.
Cette littérature de la sagesse sociale pratique, il faut l’avouer, ce n’est ni aux Indes,
Dépouillez-vous un moment de tout préjugé de patrie, de lieu, de race et de temps, et demandez-vous dans le silence de votre âme :
1º Quel est le plus instinctif et le plus naturel des gouvernements à la naissance des sociétés ? Vous vous répondrez : C’est le gouvernement paternel.
2º Quel est le plus noble et le plus progressif des gouvernements ? Vous vous répondrez :
3º Quel est le plus juste des gouvernements ? Vous vous répondrez : C’est le gouvernement unanime, c’est-à-dire celui qui gouverne au profit du peuple tout entier, qui ne fait point acception de classes, de castes, de privilégiés de la naissance ou du sang, mais qui ne reconnaît dans tous les citoyens que le privilège mobile et accessible à tous de l’éducation, du talent, de la vertu, des services rendus ou à rendre à la communauté.
4º Quel est le gouvernement le plus moral ? Vous vous répondrez : C’est celui qui puise toutes ses lois dans le code de la conscience, ce code muet écrit en instincts dans notre âme par Dieu.
5º Quel est le gouvernement le plus propre à développer en lui et dans le peuple, la raison publique ? Vous vous répondrez : C’est celui qui, au lieu de porter des décrets brefs, absolus, non motivés et souvent inintelligibles pour les sujets obligés de les exécuter, raisonne, discute, motive longuement et éloquemment,
6º Quel est le gouvernement le plus capable d’élever la plus grande masse d’hommes possible à la plus grande masse de lumière possible ? Vous vous répondrez : C’est celui qui ne permet à aucun homme de rester une brute, qui base tous les droits des citoyens sur une éducation préalable et qui flétrit l’ignorance volontaire comme un crime envers l’Être suprême, car Dieu nous a donné l’intelligence pour la cultiver.
7º Quel est le gouvernement le plus lettré ? Vous vous répondrez : C’est celui qui fait de la culture des lettres la condition de toute fonction publique dans l’État, et qui d’examen en examen extrait de la jeunesse ou de l’âge mûr et même de la vieillesse, les disciples les plus consommés en sagesse, en science, en lettres humaines, pour les élever de grade en grade dans la hiérarchie des dignités ou des magistratures de l’État.
9º Enfin quel est le gouvernement présumé légitimement le plus parfait et le plus conforme à la nature humaine civilisée et civilisable ? Vous vous répondrez : C’est celui qui a réuni la plus grande multitude d’hommes sous les mêmes lois et sous la même administration, qui les a fait multiplier davantage en nombre, en agriculture, en arts, en industrie, qui a émoussé le plus chez eux l’instinct sauvage et brutal de la guerre, et qui enfin a fait subsister le plus longtemps en société et en nation un peuple de quatre cent millions de sujets et de quarante siècles !
Eh bien, il y a eu et il y a encore les vestiges d’un gouvernement humain qui accomplit toutes les conditions que nous venons d’énumérer ici : un gouvernement qui régit un cinquième de l’espèce humaine dans un ordre, dans un travail, dans une activité et en même temps dans un silence à peine interrompu par le bruit des innombrables métiers, industries, arts qui nourrissent l’empire ; un gouvernement qui méprise trop pour sa sûreté les arts de la guerre, parce que en soi la guerre lui paraît être le plus grand malheur de l’humanité ;
Ce gouvernement, je le répète, c’est celui de la Chine antique.
Et j’ajoute :
Le gouvernement de la Chine, c’est sa littérature.
La littérature de la Chine, c’est son gouvernement.
Les lettres et les lois sont une seule et même chose dans ce vaste empire.
Quand vous savez ses livres, vous savez sa politique ;
Quand vous savez sa politique, vous savez ses lois.
Comment ce phénomène si unique de l’identification complète de la raison publique et du gouvernement, de la pensée privée et
Pour le découvrir avec évidence, il faudrait connaître l’origine du peuple primitif de la Chine et le suivre pas à pas au flambeau de l’histoire depuis son berceau jusqu’à sa décadence actuelle (décadence militaire, entendons-nous bien).
Or, bien que la Chine soit le pays le plus historique de tous les pays du globe, puisqu’il écrit depuis qu’il existe, et qu’il écrit jour par jour par ses mains les plus officielles et les plus authentiques, ce peuple n’en commence pas moins, comme toutes les races humaines, par le mystère.
Chacun des savants qui ont étudié la Chine a fait à cet égard son système, son hypothèse, sa chronologie ; nous avons lu toutes ces hypothèses, tous ces systèmes, toutes ces chronologies ; vaine étude, inutile recherche : aucune de ces suppositions n’est prouvée, aucune n’est même plus vraisemblable que l’autre ; j’ignore, et c’est pour ne pas vouloir confesser l’ignorance dans ce qu’elle ne peut pas savoir qu’elle perd son autorité et son crédit dans ce qu’elle sait. Ne l’imitons pas et disons franchement, après de longues et sincères applications d’esprit à cette question d’histoire et de philosophie, que l’origine du peuple chinois est une énigme. Dieu s’est réservé ces mystères, et le lointain est le voile que l’homme ne soulève pas.
Voici à cet égard tout ce que nous savons et tout ce qu’il est possible de savoir.
Dans une profondeur d’antiquité dont nous n’essayerons pas de calculer les siècles, le
S’il y a un fait historique consacré par toutes les mémoires ou traditions unanimes des peuples, c’est le fait d’un déluge universel ou partiel du globe, déluge qui submergea les plaines avec leurs cités et leurs empires, et après lequel il y eut sur la terre comme une renaissance de la race humaine dont une partie avait échappé à la submersion de sa race.
Soit que la prodigieuse élévation des plateaux de l’Himalaya et du Thibet, qui dépasse de tant de milliers de coudées les cimes mêmes des Alpes, eût sauvé, comme quelques auteurs l’ont pensé, de l’inondation quelque peuple de la haute Asie, peuple redescendu après l’écoulement des eaux dans la Chine ; soit que quelque grand sauvetage de l’humanité, dont l’arche de Noé flottant et abordant sur les montagnes de l’Arménie est l’explication biblique,
C’est un peuple qui paraît antédiluvien et qui semble rapporter une civilisation et une littérature antédiluviennes comme lui, à sa nouvelle patrie au pied du Thibet.
Est-ce une branche immense de la famille de Noé ou de quelque autre Deucalion de l’Inde ou de la Tartarie ? Est-elle venue des steppes de cette Tartarie qui lui a envoyé depuis tant de suppléments de population et de conquérants ? Est-elle venue de l’Inde par les gorges de l’Himalaya et par les pentes escarpées du Thibet dans ce vaste bassin de la Chine, grand comme l’Europe entière ? Chacun, suivant sa science, suivant son imagination, suivant sa foi et suivant son livre profane ou sacré, peut conjecturer ou croire. Le mystère de la première origine du peuple chinois n’en est pas moins impénétrable à l’œil purement humain.
Ces livres, ce sont les Kings, livres sacrés, espèce de Védas de l’Inde, triple recueil religieux, législatif, littéraire, poétique même ; il contient les dogmes, les rites, les lois, les chants d’un peuple anéanti et renaissant.
Ici l’esprit s’abîme dans le doute en présence de ces livres mystérieux, préservés peut-être des eaux sur quelque cime ou sur quelque arche flottante pour renouer le nouveau peuple
Explique qui pourra ce phénomène, mais ce phénomène est un fait irréfutable. Nous avons lu souvent et attentivement tout ce qui a été écrit sur ce livre sacré des Kings et une partie
Le père Amyot, qui sait autant qu’Aristote et qui écrit à s’y méprendre comme Voltaire, en cite de longs fragments dans ses Mémoires pleins de sagacité. Nous citerons nous-même dans la suite de cette étude son admirable histoire de la vie et des œuvres littéraires de Confucius. Voici ce qu’un des savants religieux chinois, chrétien compagnon du père Amyot, écrit lui-même sur les Kings :
« Les livres des Babyloniens, dit-il, des Assyriens, des Mèdes, des Perses, des Égyptiens et des Phéniciens ont été ensevelis avec eux
sous les ruines de leur monarchie. Les savants de l’Europe ont beau élever la voix pour célébrer ces anciennes nations, ils ne peuvent presque en parler que d’imagination, puisqu’ils ne les connaissent que par des étrangers qui, les ayant connues trop tard, n’en ont parlé que par occasion, et ont laissé beaucoup d’obscurités dans les fragments disparates qu’ils ont recueillis de leur histoire. Qu’on ne juge donc pas de ce qui nous reste de l’histoire des premiers siècles de notre monarchie par les immenses annales des petits royaumes modernes, mais par ce qu’ont conservé les autres peuples de l’histoire de la haute antiquité. Quoique ce que nous avons en ce genre se réduise en un petit nombre de volumes, on sera étonné qu’ils aient échappé à tant de naufrages. On l’a déjà dit, et nous ne craignons pas de le répéter, il n’y a aucun livre profane, ancien dans le monde, qui ait passé par plus d’examens que ceux que nous appelons
King, par excellence, ni dont on puisse raconter si en détail l’histoire et prouver la non-altération. Ceux qui seront curieux de s’en convaincre n’ont qu’à jeter les yeux sur les notesqu’on a mises à la tête de chaque Kingdans la grande édition du palais ; ils verront avec surprise qu’on n’a jamais poussé si loin les recherches et la critique pour aucun livre profane. Nous en toucherons quelque chose en parlant duChon-King. Nos savants distinguent quatre sortes ou classes de livres anciens ; donnons une petite notice de chacune……………………………………………………………………………………« Les
Kingsont été recouvrés par nos sages, et ce qu’on avait de plus précieux sur l’antiquité n’a pas été perdu. Le zèle qu’on a eu dans tous les temps pour lesKingsvient moins cependant de leur ancienneté que de la beauté, de la pureté, de la sainteté et de l’utilité de la doctrine qu’ils contiennent. Il ne faut que les lire pour s’en convaincre et applaudir à nos lettrés de les avoir placés au premier rang. Si l’idolâtrie a été ridiculisée tant de fois par nos gens de lettres, si elle n’a jamais pu devenir la religion du gouvernement, quoiqu’elle fût celle des empereurs (depuis les conquêtes des Tartares et l’introduction des superstitions des Indous), nous le devons à ces livres…
« Comme ils font aussi toute notre histoire, ajoute l’écrivain chinois, il est clair qu’on y doit trouver des détails uniques pour la connaissance des mœurs dans cette longue suite de siècles, détails d’autant plus intéressants que les poésies qu’on y voit sont plus variées et embrassent toute la nation depuis le sceptre jusqu’à la houlette. Aussi nos historiens en ont fait grand usage, et avec raison. Nous n’insistons pas sur les preuves qu’on allègue de l’authenticité du Chi-King. Trois cents pièces de vers dans tous les genres et dans tous les styles ne prêtent pas à la hardiesse d’une supposition, comme les fragments d’un historien qui est seul garant des faits qu’il raconte. D’ailleurs la poésie en est si belle, si harmonieuse, le ton aimable et sublime de l’antiquité y domine si continuellement, les peintures des mœurs y sont si naïves et si particularisées qu’elles suffisent pour rendre témoignage de leur authenticité. Le moyen qu’on puisse la révoquer en doute, quand on ne voit rien dans les siècles suivants, nous ne disons pas qui les égale, mais qui puisse même leur être comparé ! “Lessix vertus, dit Han-Tchi, sont comme l’âme du Chi-King; aucun siècle n’a flétri les fleurs brillantes dont elles y sont couronnées, et aucun siècle n’en fera éclore d’aussi belles.”« “Nous ne sommes pas assez érudit, poursuit-il, pour prononcer entre le
Chi-King, et les poètes d’Occident ; mais nous ne craignons pas de dire qu’il ne le cède qu’aux psaumes de David pour parler de la divinité, de la providence, de la vertu, etc., avec cette magnificence d’expression et cette élévation d’idées qui glacent les passions d’effroi, ravissent l’esprit et tirent l’âme de la sphère des sens.” »
S’élevant ensuite à la hauteur d’une critique supérieure aux ignorances et aux préjugés de secte, le savant disciple des jésuites parle des Kings, de leur antiquité, de leur authenticité, de leur caractère en ces termes :
« De bons missionnaires qui avaient apporté en Chine plus d’imagination que de discernement, plus de vertu que de critique, décidaient sans façon que les Kingsétaient des livres, sinon antérieurs au déluge, du moins de peu de temps après ; que ces livres n’avaient aucun rapport avec l’histoire de la Chine, qu’il fallait les entendre dans un sens purement mystique et figuré. Le pas était glissant pour un homme que le zèle dévore, et qui arrive d’Europe avec le préjugé général que le soleil éclaire l’Occident seul de tout son disque, et ne laisse tomber sur le reste de l’univers que le rebut de ses rayons. Le moyen de s’imaginer que des sauvages de l’Orient, tels que les Chinois, eussent écrit des annales, composé des poésies, approfondi la morale et la religion avant que les Grecs, maîtres et docteurs de l’Europe moderne, eussent seulement appris à lire ! Comment se persuader que, tant de siècles avant Alexandre, ces barbares de l’extrême Orient eussent pris dans leurs livres un ton si sublime de vérité, de noblesse, d’éloquence, de majesté de pensées, dont on ne trouve que des lueurs dans les chefs-d’œuvre de Rome, et qui mettentces livres (les Kings) au premier rang après nos livres saints pour la religion, la morale, la plus haute philosophie ? »
Voilà ce que l’école véritablement savante des premiers grands missionnaires jésuites, compagnons du père Amyot, et le père Amyot lui-même, pensaient des premiers livres chinois à l’époque où ces Argonautes de la science faisaient, pour ainsi dire, partie du collège des lettrés, cohabitaient avec les lettrés dans le palais des empereurs, vivaient, mouraient en Chine, et écrivaient ces recueils de Mémoires et ces traductions où toute la civilisation chinoise est pour ainsi dire reproduite en mappemonde d’idées et d’institutions sous nos yeux. C’est là qu’il faut chercher et retrouver la Chine littéraire et législative, et non dans les fables ignares ou ridicules publiées depuis que
Nous ne mentionnons ici ces livres sacrés et mystérieux de la Chine antéhistorique que pour remonter à la source presque fabuleuse de cette littérature politique de la plus vieille et de la plus nombreuse société humaine de l’Orient. Pour bien juger la littérature politique d’un peuple, ce n’est pas à la renaissance, c’est à la pleine maturité de ce peuple qu’il
Ce lettré, ce philosophe, ce politique, c’est Confucius (Konfutzée en chinois). Confucius est l’incarnation de la Chine. Génie universel, en qui se résument toute la littérature antique, toute la littérature moderne, toute la religion, toute la raison, toute la philosophie, toute la législation, toute la politique d’un passé sans date et de trois cent millions d’hommes ; cet homme fut à la fois, par une merveilleuse accumulation de dons naturels, de vertu, d’éloquence, de science et de bonne fortune, l’Aristote, le Lycurgue, le ministre, le pontife, et presque le demi-dieu d’un quart de l’humanité. Confucius résume en lui seul la raison d’un hémisphère.
Les admirables travaux du père Amyot sur la vie, les lois, les œuvres de cet homme unique entre tous les hommes, sont contenus à peine dans un volume. Ce volume est à lui
Les portraits de Confucius, gravés en Chine sur les portraits traditionnels de ce philosophe, le représentent assis sur un fauteuil à bras de bois sculpté, à peu près semblable à nos stalles de cathédrale dans le chœur des églises chrétiennes de notre moyen âge. Il est vêtu d’un manteau d’étoffe à plis lourds qui enveloppe ses épaules et ses bras, et qui est ramené sur ses genoux ; ses deux mains, petites et maigres, sont jointes sur sa poitrine ; elles s’appuient sur une espèce de houlette à deux pieds, qui, à son extrémité inférieure, a un peu la forme allongée d’une lyre grecque. Comme la musique était une des bases de la philosophie primitive de la Chine, et que le philosophe lui-même était un musicien accompli,
Cette tiare empêche de voir entièrement le front ; il paraît haut, large, sans plis et sans rides, comme celui d’un homme qui ne donne aucune tension d’effort ou de douleur à sa pensée, mais qui reçoit la sagesse et l’inspiration d’en haut, comme la lumière. Les sourcils, fins et légèrement arqués à leur extrémité, ressemblent aux sourcils de femmes en Perse. Les yeux, dont on entrevoit le globe proéminent sous la transparence des paupières minces, sont presque entièrement fermés dans le demi-jour de la méditation qui se recueille ; ce demi-jour, qui en découle cependant sur la physionomie, est lumineux et serein comme une aurore ou comme un crépuscule de l’âme. Le nez est droit et court, un peu renflé aux
Il descendait même d’une race qui avait donné des rois à un des royaumes dont se composait alors la fédération monarchique de l’empire chinois, encore mal aggloméré en seul gouvernement.
Le père de sa mère avait trois filles ; un vieillard, gouverneur de sa province, lui en demanda une pour épouse.
« Le père, dit l’historien chinois, rassembla ses filles et leur dit : “Le gouverneur de Tseou veut me
faire l’honneur de s’allier à moi, et demande l’une de vous en mariage. Je ne vous le dissimule point, c’est un homme d’une taille au-dessus de l’ordinaire et d’une figure qui n’a rien d’attrayant ; il est d’une humeur sévère, et ne souffre pas volontiers d’être contrarié ; outre cela, il est d’un âge déjà fort avancé. Voyez, mes filles, l’embarras où je me trouve, et suggérez-moi comment je dois m’en tirer. Je n’ai garde de vouloir vous contraindre. Dites-moi naturellement ce que vous pensez. Au reste, Chou-Leang-Hocompte parmi ses ancêtres des empereurs et des rois, et descend en droite ligne du sageTcheng-Tang, fondateur de la dynastie desChang.”« Le père ayant cessé de parler, ses trois filles se regardèrent en silence pendant quelque temps. La plus jeune, voyant que ses sœurs ne se pressaient pas de répondre, prit elle-même la parole et dit : “Je vous obéirai, mon cher père, et j’épouserai le vieillard que vous nous proposez. Je n’y ai aucune répugnance, et j’attends respectueusement vos ordres.”
« “Oui, ma fille, répondit le père, vous l’épouserez ; je connais votre vertu et votre courage ;
vous ferez le bonheur de votre mari et vous serez vous-même heureuse entre toutes les mères.” »
C’est de cette union que naquit Confucius, 551 ans avant J.-C.
« Un enfant pur comme le cristal naîtra, dirent à la mère les génies protecteurs de la famille (l’esprit des ancêtres) ; il sera roi, mais sans couronne et sans royaume ! »
Les Chinois comprenaient déjà alors la royauté de l’intelligence et la souveraineté de la raison.
Dès sa naissance, la tendre superstition de ses parents remarqua des lignes de génie, de sagesse future et de faveur du ciel sur toute sa personne. Le plus significatif de ces augures, selon les historiens du temps, était une protubérance élevée au-dessus de la tête, signe que les phrénologistes d’aujourd’hui considèrent
L’enfant perdit le vieillard son père trois ans après sa naissance. Sa vertueuse mère résolut de rester veuve pour se livrer sans distraction à l’éducation de ce fils. À l’âge de sept ans elle le confia aux leçons d’un philosophe consommé en science et en sagesse, dont il devint le disciple de prédilection. Son application, ses progrès, son obéissance, sa modestie, la douceur de son caractère, la grâce de son langage et de ses manières en firent le modèle de l’école ; il fut chargé par le maître de le suppléer habituellement dans ses leçons aux plus jeunes de ses élèves. Confucius commença ainsi à professer tout en s’instruisant, mais il le fit avec tant de ménagement pour l’orgueil de ses inférieurs qu’on lui pardonna sa supériorité, et qu’on aima même en lui cette supériorité de génie qui excite ordinairement l’envie et la haine. Une précoce gravité cependant ajouta ainsi à sa jeunesse l’habitude calme et digne de la physionomie de l’âge mûr.
Le peuple du royaume lui paya ses soins en popularité, le roi en confiance. Il devint le modèle des administrateurs comme il avait été le modèle des disciples dans ses études. Marié par sa mère à dix-neuf ans, il eut un fils ; il lui donna le nom de Ly, par allusion au nom d’un petit poisson que le roi lui envoya pour sa table, en le félicitant, suivant l’usage, sur la naissance d’un premier-né.
La mort de sa mère, sa divinité visible sur la terre, le surprit au milieu de ses travaux et de ses succès. Selon l’usage du pays à cette époque, il se démit de toutes ses dignités pour revêtir un deuil extérieur moins lugubre encore que celui de son âme. Il s’enferma pendant trois ans dans l’intérieur de sa maison pour pleurer sa mère ; il transporta ensuite ces restes vénérés dans le sépulcre de son père sur une haute montagne ; il enseigna par cet exemple, autant que par ses écrits à ses Kings ou livres sacrés, qu’il s’occupait déjà à exhumer et à commenter pour la Chine.
Ses historiens racontent que ces trois années de deuil et de réclusion absolus dans sa maison furent pour lui un noviciat sévère et actif, pendant lequel, à l’exemple de tous les grands législateurs qui se retirent avant leur mission sur les hauts lieux ou dans le désert, il s’entretint avec ses pensées, et fit faire silence à ses sens et au monde.
Son seul délassement, disent-ils, était son instrument de musique, sur lequel il s’exerçait quelquefois pour exhaler ses lamentations ou ses invocations à l’âme de sa mère. Cet instrument, appelé le kin, est une espèce de
« Le dernier jour de son deuil accompli », écrit le père Amyot, qui traduit les chroniques du temps, « il chercha à se distraire entièrement en essayant de jouer quelques airs qu’il avait composés sur son
kin.« Il n’en tira pour cette première fois que des sons plaintifs et tendres, qui exprimaient la douce langueur d’une âme dont l’affliction n’est pas encore dissipée entièrement. Il persista dans ce même état l’espace de cinq nouveaux jours, après lesquels, faisant réflexion que puisqu’il avait rempli avec la dernière exactitude tout ce que les anciens pratiquaient en pareille occasion, il était temps qu’il se rendît enfin à la société, et qu’il serait coupable envers elle s’il continuait à écouter sa douleur, préférablement à ce que lui suggérait la raison d’accord avec le devoir. Il fit un dernier effort pour rappeler ce qu’il avait jamais eu de cet enjouement grave, qui, loin de déparer la sagesse, lui sert comme d’ornement pour la faire admirer. Il accorda son
kin, et lepinçant de manière à en tirer des sons mieux nourris et plus vigoureux que de coutume, il modula indifféremment sur tous les tons ; il chanta même à pleine voix, et accompagna ses chants de son instrument ; dès lors sa porte ne fut plus fermée à personne, mais on le sollicita en vain de reprendre ses fonctions publiques. Il préféra à tout l’étude et l’enseignement de la sagesse, dont il s’était enivré jusqu’à l’extase pendant ce recueillement de trois ans. “Il y aura toujours assez d’hommes enclins à gouverner les autres hommes, leur répondait-il, il n’y en aura jamais assez pour leur enseigner les règles morales de la vie privée et de la vie publique.” »
Sa réputation de science et de sagesse groupa bientôt autour de lui un petit nombre de ces hommes de bonne volonté qui ont un goût naturel pour la supériorité de l’esprit ou de l’âme et que la Providence semble appeler spécialement dans tous les pays et dans tous les temps à faire écho et cortège aux grandes intelligences. Ces disciples volontaires et dévoués furent tout l’empire de Confucius. Comme ils étaient eux-mêmes les plus purs et
Appelé par les souverains des royaumes voisins pour conseiller la politique des princes ou réformer les mœurs, il voyagea comme Platon, semant partout la piété et le bon ordre entre les hommes. Mais il revenait toujours, malgré les offres de ces princes et de ces peuples, dans le petit royaume de Lou sa patrie. « Je dois d’abord, disait-il, faire le bien où le ciel m’a fait naître. La première des vocations,
c’est la naissance ; le premier des devoirs, après la famille, c’est la patrie ! »
Il visita surtout les philosophes les plus renommés par leur doctrine dans toutes les villes de l’empire, et se fit humblement leur disciple afin de se rendre plus digne d’enseigner à son tour.
À trente ans, il déclara à ses parents et à ses amis qu’il se sentait dans toute la plénitude de forces que le ciel accorde aux hommes, et que « l’horizon de toutes les choses divines et humaines (la vérité) lui apparaissait enfin comme d’un point culminant d’où l’on voit l’univers »
. Il ouvrit, pour la première fois, dans sa propre maison, une école publique d’histoire, de science, de morale et de politique ; puis s’élevant bientôt à une mission plus haute et plus universelle : « Je sens enfin, dit-il, que je dois le peu que le ciel m’a donné ou qu’il m’a permis d’acquérir à tous les hommes, puisque tous les hommes sont également mes frères et que la patrie de l’humanité n’a pas de frontière. »
Il partit alors suivi d’un grand nombre de disciples de tous les royaumes voisins pour aller,
L’espace limité de ces pages ne nous permet pas ici d’entrer dans le récit circonstancié de ces longues missions philosophiques et de rapporter les mille anecdotes et les cent mille leçons dont chacun de ses pas fut l’occasion.
Ses missions donnent l’idée d’un Socrate ambulant qui, au lieu de prêcher de rue en rue et de porte en porte dans la petite bourgade d’Athènes, prêche de royaume en royaume et répand son esprit sur trois cent millions d’auditeurs. Mais au lieu que Socrate discute, conteste, réfute, argumente, sophistique sans cesse sa pensée et fait un pugilat d’esprit de sa philosophie, Confucius se contente d’exposer et de répandre la sienne sans autre artifice et sans autre polémique que l’évidence instinctive et persuasive dont Dieu fait briller par elle-même toute vérité morale comme toute vérité mathématique.
C’est là la différence essentielle entre Socrate et Confucius. Socrate est un lutteur, Confucius est un ami ; Socrate est un railleur, Confucius est un consolateur ; on sort de la conversation
Ce caractère distingue Confucius des sophistes grecs ; un autre caractère le distingue des autres législateurs de l’Inde, de l’Égypte, de la grande Grèce et des deux Asies, c’est qu’il ne fait point intervenir le ciel et les prodiges dans l’autorité qu’il affecte sur les hommes ; il n’étale point l’inspiration surnaturelle de Zoroastre, de Pythagore, du prophète arabe, pas même le génie conseiller et un peu frauduleux de Socrate ; il ne se substitue pas aux lois absolues de la nature, il ne se proclame ni divin, ni ange, ni demi dieu ; il ne sonde le passé que par l’étude, il ne lit dans l’avenir que par la logique qui enchaîne les effets aux Kings, ces livres historiques et sacrés dont les textes mutilés ou à demi effacés avaient disparu à moitié de la mémoire des peuples, il les recouvre, il les restitue, il les commente, il les complète et il dit à ses contemporains corrompus :
« Lisez et admirez, voilà l’âme, les lois, les mœurs de vos ancêtres, conformez votre âme, vos lois, vos mœurs nouvelles à leur exemple et à leurs préceptes. »
Voilà toute la révélation de Confucius ; c’était celle qui convenait par excellence à une race humaine aussi exclusivement raisonneuse et
Aussi Confucius devint-il promptement l’oracle vivant de tous les royaumes confédérés de la Chine visités par lui et par ses disciples. Et cela simplement parce qu’il était l’homme de plus de bon sens qu’il y eût dans l’empire et dans le siècle, la raison vivante et enseignante. Il n’éprouva non plus ni persécution ni rivalité, ni exil, ni martyre, et cela aussi par une raison toute simple, c’est qu’il n’annonçait
Sa mission fut donc partout une mission de paix. Qu’objecter à un homme qui vous dit : Je ne suis qu’un homme, je ne vous annonce que ce que vous savez, et je ne vous conseille que ce que votre conscience vous conseille plus divinement et plus éloquemment que moi ?
C’est pendant cette longue mission toute philosophique que Confucius prêcha et rédigea ce code d’histoire, de politique et de morale qui fit de son œuvre le livre sacré de son temps.
« Maître, lui dirent-ils, ce refus opiniâtre de votre part n’aurait-il pas sa source dans l’orgueil ?
« Vous ne me connaissez point, leur répondit Confucius, si vous croyez que c’est par dédain que je ne veux pas accepter le bienfait dont le roi de Tsi veut m’honorer ; et le roi de Tsi me connaît moins encore s’il s’imagine que je suis venu dans ses États et auprès de sa personne en vue de quelque intérêt temporel qui me soit propre. »
« C’est un homme, répondit le sage, auquel aucun homme de nos jours ne peut être comparé. Sa physionomie révèle la plus haute intelligence, ses yeux sont comme des sources de clarté, sa bouche est comme celle des dragons qui soufflent le feu, sa taille est de six pieds sept pouces ; il a les bras longs et le dos voûté ; son corps est un peu courbé, ses paroles ne tendent qu’à inspirer la vertu. Il ressemble aux sages les plus distingués de la haute antiquité. Il ne dédaigne pas de s’instruire auprès de ceux qui sont et moins sages et moins éclairés que lui ; il profite de tout ce qu’on lui dit ; il tâche de ramener tout à la
saine doctrine des anciens. Il fera l’admiration de tous les siècles, et sera réputé pour être le modèle le plus parfait sur lequel il soit possible de se former. « Mais, interrompit Lieou-Ouen-Koung, cet homme si parfait, selon vous, que laissera-t-il de lui qui puisse faire l’admiration de la postérité ?
« Si les belles instructions de
Yaoet deChun, répondit Tchang-Houng, viennent à se perdre ; si les sages règlements des premiers fondateurs de notre monarchie viennent à être oubliés ; si les cérémonies et la musiqueMusique est ici pour philosophie, équilibre et harmonie des choses, art et symbole à la fois chez les Chinois comme chez les anciens législateurs européens. sont négligées ou corrompues ; si enfin les hommes viennent à se dépraver entièrement, la lecture des écrits que laissera Confucius les rappellera à la pratique de leurs devoirs, et fera revivre dans leur mémoire ce que les anciens ont su, enseigné et pratiqué de plus utile et de plus digne d’être conservé. »
On rapporta à Confucius le magnifique éloge que Tchang-Houng avait fait de lui. « Cet éloge
est outré, répondit notre philosophe à ceux qui le lui rapportèrent, et je ne le mérite en aucune façon. On pouvait se contenter de dire que je sais un peu de musique et que je tâche de ne manquer à aucun des rites. »
À son retour dans sa patrie Confucius la trouva, comme Solon, asservie sous plusieurs ministres ambitieux ligués contre la liberté. Malgré sa répugnance à sortir de ses études philosophiques pour se mêler aux soins du gouvernement, il consentit, à la voix du peuple et du roi, à prendre provisoirement en main le gouvernement pour rétablir l’ordre, les mœurs, la justice, la hiérarchie dans l’État. Il fut dans les hautes affaires ce qu’il avait été dans la philosophie spéculative, philosophe et homme d’État à la fois. Son administration sévère et impartiale
Cette politique de Confucius, partout confondue avec la morale, se résume ainsi :
Le tien, mot qui veut dire le ciel vivant ou le Dieu universel qui crée, recouvre, enveloppe et retire à soi toute chose ; le ciel est père de l’humanité.
C’est lui qui nous dicte ses lois par nos instincts naturels et qui a mis un juge en nous par la conscience.
Cette conscience nous inspire et nous impose des devoirs réciproques les uns envers les autres.
Ces devoirs, rédigés en codes par les premiers législateurs des hommes, sont exprimés par des rites ou cérémonies, expression extérieure de ces devoirs religieux et civils.
L’observation de ces devoirs ainsi formulés constitue l’ordre social, le bon gouvernement, la vertu.
La première de ces vertus, l’âme de ces rites
Voici ce qu’en dit Confucius dans ses livres politiques, bien supérieurs à ceux d’Aristote :
« Tout ce que je vous dis, nos anciens sages l’ont pratiqué avant nous.
« Cette politique qui, dans les temps les plus reculés, était la foi, la règle et le gouvernement, se réduit à l’observation des trois devoirs fondamentaux exprimant les trois relations.
« Du souverain au sujet,
« Du père aux enfants,
« De l’époux à l’épouse et à la pratique des cinq vertus capitales qu’il suffit de vous nommer pour faire naître en vous l’idée de leur excellence et l’obligation de les accomplir.
« Ces cinq vertus sont :
« 1º L’humanité (c’est-à-dire l’amour universel) entre tous les hommes de notre espèce sans distinction », principe de ce que nous appelons aujourd’hui la démocratie ou l’égalité de droits de tous aux bienfaits du gouvernement, patrimoine de tous.
« 2º La justice qui donne », dit Confucius en l’expliquant, « à chaque citoyen de la société ou de l’empire ce qui lui revient légitimement sans favoriser ni déshériter personne de sa part de droits. « 3º La loi égale et uniforme pour tous, afin que tous participent », dit-il expressément, « aux mêmes avantages comme aux mêmes charges. »
Ne croit-on pas lire, deux mille cinq cents ans d’avance, ce que nous appelons le code de 1789 ? « Que le nouveau est vieux ! » s’écrie le sage.
« 4º La droiture qui cherche en tout le vrai sans falsifier la vérité ni à soi-même ni aux autres.
« 5º Enfin la bonne foi, ce grand jour réciproque qui permet aux hommes en société de voir clairement dans le cœur et dans les actions les uns des autres… (N’est-ce pas ce que nous appelons l’opinion ?)
« Voilà », continue-t-il, « ce qui a rendu les premiers instituteurs de notre société civile et politique respectables pendant leur vie, immortels après leur mort. Qu’ils soient nos modèles ! »
« Il faut un gouvernement aux hommes, puisque les hommes sont destinés par leurs nécessités à vivre en société.
« Ce gouvernement doit exprimer l’intérêt légitime de tous et la volonté générale. Cet intérêt légitime de tous doit prévaloir sur l’intérêt étroit et égoïste de chacun. Cette volonté générale doit être obéie.
« Pour qu’elle soit obéie, il lui faut une autorité non seulement forte et irrésistible, mais morale et en quelque sorte divine. »
Où trouver cette autorité ? ce principe sacré de commandement du côté des gouvernements, d’obéissance du côté du peuple ?
Les peuples libres des temps modernes la
Les peuples théocratiques, dans des pontifes souverains à qui ils attribuent une mission et comme une vice-royauté divine.
Les peuples asservis, dans la force armée qui les a conquis et qui les possède par le droit des armes ;
Les peuples monarchiques la confèrent à une dynastie et la confondent avec le droit de naissance sur un trône.
Toutes ces délégations de la volonté générale ou du gouvernement sont arbitraires, locales, contestables, systématiques, abstraites, affirmées ou niées selon les temps, les lieux, les circonstances.
La sédition attente à la république ;
Le sentiment légal se révolte contre la dictature ;
L’incrédulité des peuples se joue de l’infaillibilité ou de la divinité des pontifes ;
Les peuples monarchiques se dégoûtent de leur dynastie, fondent d’autres familles royales dont l’autorité plus récente a moins d’autorité encore que les dynasties antiques. Ces peuples se divisent en factions contraires qui nient, les armes à la main, les droits anciens ou les titres nouveaux. L’autorité elle-même des gouvernements et l’ordre des sociétés périssent dans ces guerres civiles.
Confucius, à l’exemple du premier législateur de toute antiquité de cette partie de l’extrême Orient, cherche et trouve dans la nature le principe incontesté et humainement divin des sociétés.
Son principe et celui de la Chine, c’est l’autorité du père sur les enfants.
Ce principe, selon lui, a le mérite d’avoir été le premier.
Évidemment la première société humaine instituée de Dieu avec la première famille n’a pas commencé par la république ; la république
Le père, né le premier, avait la priorité de l’intelligence ; il savait ce que les fils ignoraient.
Le père avait la force de l’âge ; les fils la faiblesse de l’enfance. L’autorité de la force matérielle s’unissait en lui à l’autorité du plus intelligent, le droit du plus fort et le droit du plus capable se confondaient naturellement dans son nom de père.
Le droit moral, c’est-à-dire la justice, lui conférait également l’autorité préalable et naturelle. Il avait créé, élevé, nourri, enseigné les enfants ; il était naturellement le roi de sa race.
La conscience, cette révélation du sentiment inné en nous, lui donnait aussi volontairement l’autorité. Les enfants l’aimaient et le respectaient instinctivement, par reconnaissance pour le bienfait de la vie qu’ils lui devaient, et par l’habitude de se soumettre à sa volonté présumée
Voilà un principe d’autorité auquel on remonte sans hypothèse, sans abstraction, sans polémique, au commencement des temps ; c’est la nature qui l’impose, c’est l’instinct qui le reconnaît, c’est la tendresse paternelle qui le modère, c’est la piété filiale qui le moralise et qui le sanctifie.
C’est le principe d’autorité fondé sur le fait, sur la nature et sur la tradition. Confucius l’adopte dans sa politique.
Lorsque la première famille humaine trop nombreuse se subdivise en familles secondaires, le même principe se retrouve dans le père et dans le fils de chaque famille, puis de chaque tribu, puis, quand la tribu s’agrandit, dans le
Ce principe d’autorité, selon Confucius, peut subir des révoltes, des altérations, des interrègnes, des éclipses, mais il n’en constitue pas moins, même dans ces altérations, le principe abstrait, préexistant et permanent des gouvernements. La nature selon lui est monarchique.
Ce principe d’autorité trouvé ou retrouvé, on conçoit quelle sainteté naturelle et originelle Confucius et ses disciples impriment au pouvoir monarchique confondu avec le pouvoir paternel ; on conçoit aussi quelle dignité, quelle moralité, quelle solidité ce même principe donne à l’obéissance filiale des peuples. C’est pour eux la législation du sentiment. Ni
Nous allons voir comment Confucius et ses disciples tempèrent ce pouvoir qui serait ou deviendrait tyrannique s’il était absolu dans la pratique comme il l’est dans la théorie. Il le tempère par ce même esprit de famille dont il fait le fondement de sa politique.
Voyons d’abord la constitution politique que le philosophe législateur fait découler ou plutôt laisse découler de son principe d’autorité paternelle.
Le souverain est le père et la mère de l’empire.
Les sujets sont tenus envers lui à la même piété filiale qu’envers leur propre père.
Dans chaque famille de l’empire, le même principe se ramifie et consacre l’obéissance et le respect envers les pères et les ancêtres jusqu’au culte extérieur.
Ainsi la loi politique et la loi civile ne sont qu’une seule et même loi sous deux formes, l’autorité de l’amour en haut, l’obéissance par l’amour en bas.
Les sujets sont égaux devant le père, qui est la loi vivante.
Cette loi vivante dans le père souverain est néanmoins dominée par les lois écrites appelées les rites, les usages, les cérémonies, qui sont censées émaner de l’autorité sacrée des ancêtres ou des premiers pères de la grande famille.
Le père ou le souverain, comme dans les familles à demi émancipées, remet une partie de son autorité à des conseils de famille composés des sujets les plus sages et les plus distingués par leur intelligence et par leur vertu.
Ce sont les ministres.
Parallèlement à ces ministres délégués du souverain, il y a des conseils ou tribunaux indépendants d’eux et même du souverain, conseils chargés de faire respecter les rites ou les lois que le souverain et ses ministres seraient tentés d’enfreindre ;
D’autres tribunaux sont chargés de surveiller la distribution de la justice ;
D’autres, de la police ou de l’ordre ;
D’autres, de l’administration, etc., etc. ;
L’intelligence cultivée (les lettrés) est le seul titre aux fonctions publiques.
Les lettrés sont examinés. Ils montent, selon leur aptitude, au rang de mandarins ou de fonctionnaires publics de toute espèce.
Le dernier des enfants du peuple peut devenir lettré, et de lettré mandarin, et de mandarin ministre, en vertu de sa seule aptitude.
L’ordre, selon la politique de la Chine, étant la première nécessité comme le premier objet de la société, passe avant la liberté.
La raison de Confucius est celle-ci : La liberté
Mais Confucius concilie dans une mesure très équitable les nécessités de l’ordre avec la dignité de la liberté.
Écoutons Confucius sur cette partie de sa politique :
« Avoir plus d’humanité que ses semblables, c’est être plus homme qu’eux ; c’est mériter de leur commander. L’humanité est donc le fondement de tout. »
Aimer l’homme, c’est avoir de l’humanité. Il faut s’aimer soi-même ; il faut aimer les autres. Dans cet amour que l’on doit avoir pour soi et pour les autres il y a nécessairement une mesure, une différence, une proportion qui assigne à chacun ce qui lui est légitimement dû ; et cette règle, cette différence, cette mesure, c’est la justice.
L’humanité et la justice ne sont point arbitraires ; elles sont ce qu’elles sont, indépendamment de notre volonté ; Dieu les a faites, non l’homme ; mais, pour pouvoir les mettre en pratique et pour en faire une juste application,
Pour remplir exactement tous ses devoirs sans troubler l’économie de l’ordre, il faut savoir connaître, il faut savoir distinguer, il faut appliquer à propos cette connaissance sûre, ce sage discernement, cet équilibre d’ordre, d’autorité, d’obéissance, de liberté !
(Et l’on appelle barbarie la civilisation basée sur de si sublimes axiomes !… Ô ignorance et préjugé des races les unes contre les autres !)
Les relations entre les hommes de différents âges et de différentes dignités dans la société constituée ne furent pas pour Confucius l’objet de préceptes moins attentifs et moins humains.
« Vous avez tort, dit à son fils Confucius, de ne pas vous appliquer à l’étude essentielle des cérémonies. L’homme qui vit en société a
des devoirs à remplir envers tout le monde ; il doit rendre à chacun ce qui lui est dû. Dieu, les génies, les ancêtres ne doivent pas être honorés d’une même façon ; il en est ainsi par rapport aux hommes avec qui l’on vit ; on ne doit pas rendre les mêmes honneurs aux citoyens investis de différentes dignités. L’étude des cérémonies nous apprend comment on doit s’acquitter envers le ciel, les esprits et les ancêtres ; elle nous enseigne à ne pas confondre les rangs. « Ce sont les lois extérieures, expression des lois morales et politiques, qui doivent porter l’ordre et la hiérarchie graduée des fonctions dans la société
Traduction du P. Amyot dans les Mémoires concernant les Chinois. . »
Les règlements de Confucius sur le culte renouvelé aussi des ancêtres, n’attestent pas
Voici les paroles de Confucius sur les cérémonies instituées pour le culte national, dont l’empereur était le pontife à titre de représentant du peuple tout entier.
« Le
Ciel, leTienouDieu, trois noms exprimant le Grand Être, répondit Confucius, est le principe universel ; il est la source intarissable d’où toutes les choses ont émané ; les ancêtres sortis les premiers de cette source féconde sont eux-mêmes la source des générations qui les suivent. Témoigner auciel(Dieu) sa reconnaissance, est le premier des devoirs de l’homme ; se montrer reconnaissant envers les ancêtres est le second. Pour s’acquitter à la fois de ce double devoir, le saint philosophe Fou-Hi établit avant moi les cérémonies envers les ancêtres. Comme il fonda tout le système politique sur le sentiment naturel et sur le devoir de la piété filiale, il détermina qu’aussitôt après avoir offert l’hommage auciel, on offrirait par la bouche du Fils du ciel(le souverain) l’hommage aux ancêtres. Mais comme lecielet les esprits des ancêtres ne sont pas visibles aux yeux du corps, il chercha dans le firmament des emblèmes pour les figurer et les représenter. »
Après avoir satisfait ainsi à leurs devoirs envers le ciel, auquel, comme au principe vivifiant et universel de toute existence, ils étaient redevables de leur propre vie, ils se tournent vers ceux qui, par la génération et la paternité, leur ont transmis successivement cette vie. Voilà toute la religion de nos pères.
Et il en prescrit ensuite en détail les cérémonies simples et symboliquese volume).
Écoutons maintenant ce qu’il dit au roi,
« Le ministre-philosophe ne s’ingère pas de lui-même dans les honneurs ; il attend qu’on l’y appelle. Il n’est occupé soir et matin que de son perfectionnement moral et politique par l’acquisition de quelque vertu ou de quelque connaissance spéciale qui lui manque, non pas pour s’en parer, mais pour les communiquer à ceux qui dépendent de lui.
« S’il sent qu’il ait assez de droiture et de fermeté pour remplir les grands emplois, il ne les refuse point quand on les lui présente ; il les reçoit avec actions de grâces, et fait tous ses efforts pour les remplir dignement. Il n’ambitionne pas les honneurs, il ne cherche point à amasser des trésors ; l’acquisition de la sagesse est le seul trésor après lequel il soupire : mériter le nom de sage est le seul honneur auquel il prétend.
« Il n’emploie, pour traiter les affaires, que des hommes sincères et droits ; il ne donne sa confiance qu’à des hommes fidèles et sûrs ;
il ne rampe pas devant ceux qui sont au-dessus de lui ; il ne s’enorgueillit pas devant ses inférieurs ? il respecte les premiers ; il est affable envers les autres : il rend à tous ce qui leur est dû. « S’il s’agit de reprendre quelqu’un de ses défauts ou de lui reprocher ses fautes, il ne fait l’un et l’autre qu’avec une extrême réserve, et s’arrête tout court quand il le voit rougir. N’est-ce pas la miséricorde de l’Évangile ?
« Il estime les gens de lettres, mais il ne mendie pas leurs suffrages ; il ne s’abaisse ni ne s’élève devant eux ; il se contente de ne pas les offenser, et de les traiter avec honneur quand ils viennent à lui. Il est au-dessus de toute crainte quand il fait ce qui est du devoir ; une conduite irréprochable, jointe à des intentions pures et droites, lui sert de bouclier contre tous les traits qu’on pourrait lui lancer : la justice et les lois sont les armes dont il se sert pour se défendre ou pour attaquer. L’amour qu’il porte à tous les hommes le met en droit de n’en craindre aucun ; l’exactitude scrupuleuse
avec laquelle il pratique les cérémonies, obéit aux lois et s’astreint à l’observation des usages reçus, fait sa sûreté, même sous les tyrans. Quelque vaste que puisse être l’étendue de son savoir, il travaille à l’agrandir encore ; il étudie sans cesse, mais non pas jusqu’à s’épuiser ; il connaît en tous genres les bornes de la discrétion, et il ne va jamais au-delà. « Quelque ferme qu’il soit dans le bien, il veille continuellement sur lui-même pour ne pas se négliger. Dans tout ce qui est honnête et bon il ne voit rien de petit ; les plus minutieuses pratiques tournent, chez lui, au profit de la vertu.
« Il est grave quand il représente, affable et bon avec tous, d’humeur toujours égale avec ses amis.
« Il se plaît de préférence dans la compagnie des sages, mais il ne rebute point ceux qui ne le sont pas.
« Au dedans, je veux dire dans l’enceinte de sa famille, il ne témoigne aucune prédilection, et ne donne aucun sujet de soupçonner qu’il est porté à favoriser l’un au
préjudice de l’autre ; au dehors, c’est-à-dire en public, il traite également tout le monde, suivant le rang de chacun. L’eût-on grièvement offensé, ou par des paroles injurieuses, ou par des actions insultantes, il ne donne aucun signe de colère ou de haine ; et son extérieur, serein et tranquille, est une preuve non équivoque de la tranquillité d’âme dont il jouit. « Le vrai philosophe cherche à se rendre utile à l’État n’importe de quelle manière. Si, par quelque action éclatante ou par quelque ouvrage important, il mérite bien de la patrie, il ne fait pas valoir ses services dans la vue d’en être récompensé ; il attend modestement et avec patience que la libéralité du prince se déploie en sa faveur ; et s’il arrive que, dans la distribution des grâces, on l’ait oublié, il ne s’en plaint pas, il n’en murmure pas. Le suffrage des hommes honnêtes, l’honneur d’avoir contribué en quelque chose à l’avantage de ses compatriotes et de tous les hommes, lui suffisent. »
— « Je me fais votre premier disciple », dit
le roi, « mais enseignez-moi le moyen infaillible de rendre mes peuples vertueux et heureux. — « Ce moyen », répondit Confucius, « est de ne rien commander qui ne soit conforme au grand
Ly(mot qui renferme dans son sens laraison, laconscienceet laconvenancedeschoses). C’est sur laraison, laconscienceet laconvenance, exprimées par ce mot complexeLy, que la société est fondée ; c’est par ces trois principes que l’homme social s’acquitte, avec la gradation des devoirs, de ce qui convient envers leciel. Ce sont ces trois principes divins, incorporés par lecieldans notre nature, qui lient les hommes vivants entre eux en leur manifestant et en leur imposant ce qu’ils se doivent les uns aux autres. Ôtez ces trois inspirations fondamentales de la société, toute la terre n’est plus que confusion et que trouble ; il n’y a plus ni rois, ni supérieurs, ni inférieurs, ni égaux ; les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes, les pères et les enfants, les frères et les sœurs, tous sans distinction seront une mêlée confuse de créatures sans ordre et sans liens. »
raison, de la conscience, de la convenance. Platon n’est pas plus haut, Montesquieu plus analysateur, Fénelon plus pieux, J.-J. Rousseau plus populaire, Mirabeau plus politique. On s’anéantit devant cette révélation, cette expérience et cette éloquence énonçant il y a vingt siècles, au fond d’une Asie inconnue, des principes sociaux et politiques qui semblent exhumés du sépulcre d’une humanité aussi savante et aussi expérimentée que la nôtre ; on se demande comment les bienheureux rêveurs d’un progrès récent, continu et indéfini peuvent concilier leur théorie
Le libéralisme le plus progressif ne s’exprime pas mieux aujourd’hui que Confucius sur les deux systèmes de la force brutale et de la force morale et raisonnée appliqués au gouvernement des peuples.
« Les coercitions matérielles, dit-il dans la suite de cet entretien, les prisons, les supplices, les peines de toute espèce, les intimidations par les châtiments sont de bien faibles liens pour retenir dans le devoir les hommes que l’on ne conduit pas par la raison, la conscience, la convenance ; mais si on les forme, par l’éducation, la liberté mesurée, l’exemple, l’exercice, à la connaissance et à la pratique de la raison, de la conscience, de la convenance, si l’intelligence et l’amour de
ces trois principes se développent dans leur cœur par la force naturelle que le Ciel (Dieu) a donnée à ces trois principes qui font l’homme social, tout changera de face et s’améliorera dans l’empire. Les hommes ainsi instruits et convaincus deviendront en eux-mêmes leur prince, leur juge, leur loi, leur gouvernement !… « Le gouvernement, ajoute-t-il en finissant, a été la dernière chose et la plus parfaite, découverte par les hommes, au moyen du
grand Lyou de ces trois principes moraux, la raison, la conscience et la convenance ! »
— « C’est admirable ! »
dit le roi. Les siècles disent comme lui. Un tel politique en un tel temps est la merveille de l’antiquité. Je retrouve avec orgueil, en propres termes, dans la bouche de ce prétendu barbare ce que j’ai dit moi-même en commençant cet entretien : « Le chef-d’œuvre de l’humanité, c’est un gouvernement ! »
En propriété assurée et héréditaire ;
Interdiction de rapports entre les sexes hors du mariage ;
Union légalisée, sanctifiée et parfaite entre les deux époux ;
Respect réciproque entre les citoyens des différentes conditions ou fonctions publiques ;
Enfin, respect de soi-même fondé sur ce principe également logique et admirable : « Si haut qu’un homme soit placé, il doit respecter les autres, il doit se respecter soi-même. S’il se manque à soi-même, il manque à ses ancêtres qui
sont en lui ; s’il manque à ses ancêtres, il manque au premier ancêtre, à l’homme saint d’où est sortie toute la race humaine ;s’il manque à ce premier homme, l’
Que dites-vous de ces paroles ?…homme saint, il manque au Ciel (Dieu) de qui ce premier homme a reçu la vie. Les ancêtres sont les arbres chenus dont ceux qui vivent aujourd’hui ne sont que les rejetons. La racine est commune à tous, on ne saurait blesser un de ces rejetons, quelque petit qu’il soit, sans que la racine en soit offensée ! »
Magnifique solidarité entre les hommes nés et à naître et entre Dieu, justice et providence de toute cette famille humaine !
Ces entretiens entre le roi et son ministre sont un code complet de politique appliquée. Socrate n’est pas si législateur, il est ergoteur. Platon est le politique de l’imagination, Confucius est l’oracle de l’expérience.
Aussi poète qu’il était musicien et politique,
Un jour qu’il était sorti avec trois de ses disciples par la porte orientale de la ville, pour aller prier dans la campagne près d’un édifice en ruine situé sur une colline, ses disciples furent frappés de la gravité triste de sa physionomie.
Ils lui témoignèrent leur inquiétude sur le motif de cette tristesse qui ne lui était pas habituelle.
« Rassurez-vous sur moi, leur répondit-il, ce n’est point ma propre décadence qui m’inspire cette mélancolie, c’est la décadence et les vicissitudes des choses de la terre. Voyez ce monument qui s’écroule à quelques siècles du jour où il a été construit ! Il contenait pourtant pour les hommes une idée éternelle. Apportez-moi mon
kin(sorte de lyre dont les poètes accompagnaient comme en Grèce leurs chants). Il accorda son instrumentet chanta en improvisant les vers suivants : « Quand les chaleurs de l’été finissent, le froid de l’hiver les remplace promptement. Après le printemps, l’automne s’avance ; quand le soleil se lève, c’est pour marcher rapidement vers le bord du ciel où il se couche. Les fleuves de la Chine ne coulent du côté de l’Orient que pour aller s’engloutir dans le lit sans fond de la vaste mer.
« Cependant l’été, l’hiver, le printemps, l’automne recommencent et finissent ainsi chaque année ; le soleil reparaît chaque matin où nous le vîmes se lever hier ; de nouvelles ondes remplacent sans cesse celles qui viennent de s’écouler ; mais le héros qui fit construire ce monument sur cette colline où est-il ? ses guerriers, qui triomphèrent avec lui, où sont-ils ? son cheval de bataille, où est-il ? Qui les a revus ? qui les reverra ? Hélas ! pour tout souvenir de leur existence, il ne reste que ce monceau de pierres écroulées sur la colline, que les plantes sauvages, les ronces et les orties recouvrent indifféremment de leur feuillage ! »
— « Vous êtes témoins », dit-il en se relevant à ses disciples, « que je n’ai rien négligé avec vous pour améliorer les hommes. Le triste état des choses et des mœurs dans lequel je laisse la terre prouve, hélas ! que je n’ai pas réussi !
Mais je laisse une règle et un modèle. Ils rappelleront en leur temps leurs devoirs à nos descendants. Ces temps de désordre et de corruption ne sont pas dignes de nous comprendre ! »
Un de ses disciples chéris étant venu le visiter peu de jours après dans sa maison, Confucius, déjà malade de sa maladie mortelle, s’avança avec peine jusqu’au seuil de sa demeure pour accueillir son disciple.
« Mes forces défaillent », lui dit-il, « et ne reviendront peut-être jamais. » Il laissa couler sans affectation de stoïcisme ses larmes, concession à la nature ; puis, reprenant :
« Ô mon cher
Tsée! » dit-il au disciple en langage poétique et rhythmé et en s’accompagnant encore de sa lyre, « la montagne de Faij (la tête) s’écroule, et je ne puis plus lever le front pour la contempler. Les poutres qui soutiennent le bâtiment (les muscles) sont plus qu’à demi pourries, et je ne sais plus où me retirer ! L’herbe sans suc est entièrement desséchée (la barbe) ; je n’ai plus de place où m’asseoir pour me reposer ! La saine doctrine avait disparu, elle était entièrement oubliée ;j’ai tâché de la restaurer et de rétablir l’empire du vrai et du bien ; je n’ai pu y réussir ! Se trouvera-t-il, après ma mort, quelqu’un qui reprendra la rude tâche après moi ! »
Nous allons voir, dans le prochain Entretien, ce que cette tâche désespérée avait produit en littérature, en morale et en politique.
Quelle délectation de remonter à de telles hauteurs de sagesse et de vertu à travers la nuit des temps ! Il n’y a pas de barbare au berceau du monde, toutes les races sont nobles, car elles descendent toutes de Dieu !
Nous poursuivrons, dans le prochain Entretien, l’étude de la raison en Chine.
Nota. Les bruits qui ont été répandus sur l’abandon de mes biens à mes créanciers, sur ma retraite en pays étranger et sur la cessation de ce travail périodique en France, me forcent à publier dès aujourd’hui cette explication, qui ne devait paraître que le mois prochain.
L’Entretien de décembre, qui paraîtra le 29 novembre, clora la troisième année ; il forme le complément du sixième volume de Cours familier de Littérature. L’Entretien du 1er janvier prochain, sur la peinture, considérée comme littérature des yeux, et sur le peintre Léopold Robert, ce Werther du pinceau, commencera la quatrième année.
C’est le moment de répondre aux bruits plus ou moins sincères, plus ou moins malveillants, qu’on a fait courir sur la cessation probable de cette publication. Ces bruits n’ont pas le moindre fondement ; jamais ce travail ne fut plus cher à mon esprit, et, j’ajoute, plus nécessaire à mon existence. Mon seul patrimoine au soleil aujourd’hui, c’est ma plume. Me l’enlever, ce serait m’enlever l’outil de mon honneur, l’instrument de ma libération.
Ces rumeurs sont nées à l’occasion de la souscription nationale qui porte mon nom. Des amis (jamais assez remerciés), qui présumaient trop bien de moi et du public, avaient cru pouvoir tenter, avec mon plein consentement, cet appel à l’intérêt de la nation, appel glorieux quand il est entendu, pénible quand il trouve les contemporains sourds. Ces amis espéraient libérer ainsi, pour l’âge où l’on doit liquider sa vie comme sa fortune, mon patrimoine obéré par des causes tout à fait étrangères à celles que la malveillance ou
Plusieurs causes, que je ne puis pas toutes énumérer ici, ont concouru à aliéner de moi le cœur de ma patrie au moment où j’aurais eu besoin d’un mouvement soudain et sympathique de ce cœur.
J’aurais tort de m’étonner pourtant, en y réfléchissant, de cette indifférence : c’était naturel ; quand on demande justice ou faveur à son pays, le crime impardonnable, c’est de vivre. La mort seule absout de certains services comme de certaines célébrités. Il faut savoir mourir à propos. Je n’ai pas eu cette bonne fortune, quoique j’aie tout fait pour la rencontrer à son heure et à sa place ; mais Dieu, le maître du premier jour, est le maître aussi du dernier. Attendons.
Jusqu’ici ce mouvement sympathique et honorable du cœur des nations s’était produit partout, en Angleterre, en Irlande, en France, toutes les fois qu’on avait fait appel à leurs
Ces calamités privées de fortune, auxquelles ils croyaient pouvoir intéresser le pays parce qu’ils s’y intéressaient cordialement eux-mêmes, ont été très faussement et très odieusement interprétées par ceux qui me haïssent, sans autre raison de me haïr que mon nom.
Les uns ont attribué ces embarras de fortune à des dissipations de main fabuleuses ou à des prodigalités de cœur sans prudence, afin d’avoir le droit de détourner les yeux et l’intervention du pays de revers selon eux trop Naboth, je n’aurais pas eu les celliers et les pressoirs d’Horace ou de Cicéron. Ma fortune, plus apparente que réelle, n’a jamais été très grande. On serait étonné si j’exposais ici la modicité des patrimoines que j’ai reçus de mes pères, défalcation faite de leurs charges. Je n’ai rien dévoré, quoi qu’en disent en chiffres emphatiques les déclamateurs contre mes prétendues somptuosités. Tous mes mobiliers, de luxe soi-disant asiatique, réunis, n’égaleraient pas, à beaucoup près, la valeur du plus modique mobilier d’un appartement d’habitué de bourse de la rue Vivienne ou de la rue de Richelieu. Où sont donc les monuments de mon opulence ? Où sont donc mes usines à dix mille marteaux ?
Dat veniam corvis, vexat censura columbas.
Les autres me reprochent une large hospitalité toute rustique et toute paysanesque dans mes champs. Ils ne savent pas que cette hospitalité même dont ils me font un crime est un impôt personnel et inévitable sur la célébrité bien ou mal acquise. Il y a certains noms qui obligent. Toutes les infortunes sans boussole de la France et même de l’Europe se tournent par instinct vers certains noms, je ne dis pas plus illustres, mais plus notoires que les autres noms, pour solliciter pitié, appui ou secours. Le seuil de ces hommes de bruit est assiégé d’indigences qui touchent, leur table est chargée de lettres écrites avec des larmes. Il y a telle année de ma vie où j’en ai reçu jusqu’à dix mille, de ces lettres, et cela depuis que je suis rentré dans l’obscurité. Que pouvez-vous devenir, eussiez-vous le visage aussi froid et le cœur aussi dur que votre métal ?
Les années qui ont suivi immédiatement la révolution de 1848 ont été particulièrement
Puis les années désastreuses pour les vignobles se sont succédé pendant une période de dépense sans revenu. Il a fallu s’obérer davantage pour nourrir environ cinq cents bouches d’ouvriers de la terre sans pain.
Puis les intérêts des dettes constituées et des dettes nouvelles se sont accumulés sur le capital. J’ai espéré supporter seul ce triple poids d’une révolution qui avait pesé sur moi plus que sur d’autres, de terres sans produit et d’intérêts exorbitants ; j’ai tenté d’y suffire à force de travail d’esprit. Grâce au public et à un concours dont je serai toujours reconnaissant, ce travail rapportait libéralement son salaire. Mais les événements transforment la scène ; la main se lasse, le public se rassasie, les ennemis dénigrent : qui dit public dit hasard ; le métier d’hommes de lettres n’est qu’un jeu de dé avec l’opinion. Ce travail enivre et
— Pourquoi ne vendiez-vous pas vos terres ? me dit-on aujourd’hui avec une apparence de raison qui trompe les esprits mal informés.
— Je ne vendais pas, et je ne vends pas, parce qu’il ne s’est pas présenté en dix ans et qu’il ne se présente pas même aujourd’hui un seul acquéreur. Comment vendre sans acheteurs ? Ces terres sont affichées partout et tous les jours ; eh bien ! mes ennemis ou mes amis peuvent interroger à cet égard tous les notaires de Paris, de Lyon, de Mâcon, de France, chargés de vendre ces propriétés, même à perte ; ces honorables officiers publics répondront unanimement qu’ils n’ont pas reçu une offre d’un centime pour ces terres, évaluées par les estimateurs les plus consciencieux à une valeur qui dépasse deux millions. Ce fait, qui semble incroyable, est cependant vrai ; je consens à toute espèce de démenti si l’on peut me prouver que j’ai reçu une offre quelconque pour ces deux millions et demi de valeur morte dans mes mains.
J’ai eu de la peine à comprendre moi-même
Ces acheteurs, en effet, ne peuvent se rencontrer que parmi des capitalistes bienveillants pour moi, ou parmi des capitalistes hostiles et avides, à l’affût des fortunes qui croulent pour en accaparer à rien les débris.
Si ce sont des capitalistes bienveillants, ils ne veulent à aucun prix acheter mes propriétés ni mes demeures.
Ils ne le veulent pas, premièrement parce qu’il en coûterait à leur bon cœur de me déposséder. Ils se disent, en parlant de moi, ce vers de Virgile au laboureur expulsé de ses prairies de Mantoue :
Fortunate senex, ergo tua rura manebunt ;
Secondement, parce que, même en me payant ces terres à des prix de faveur, ils passeraient très injustement pour avoir bénéficié de ma ruine ;
Troisièmement, enfin, parce qu’il n’est pas toujours agréable à une famille investie de la considération locale la mieux méritée de succéder
Si ce sont, au contraire, des capitalistes hostiles et avides, ceux-là se présenteront encore moins pour acheter mes domaines à l’amiable. Ils attendront, avec la patience infatigable de la spéculation, l’heure de ces ventes forcées, de ces encans par autorité de justice, dans l’espoir d’avoir ces millions de terre pour une poignée de papier.
Ainsi enfermé dans ce dilemme de la bienveillance ou de la malveillance des acquéreurs, je reste cloué à la terre comme à l’instrument de mon supplice, sans que ni amis ni ennemis
Ne m’accusez donc pas de ne pas vouloir vendre. Je ne puis pas vendre, voilà la triste vérité ; et, si vous ne m’en croyez pas, essayez de me faire une offre, et accusez-moi en pleine opinion publique si je la refuse !
C’est pour sortir de cette impasse, entre des créanciers qui pressent et des acheteurs qui s’éloignent, que mes excellents amis ont ouvert une souscription dont le succès aurait été pour moi un honneur et pour d’autres un salut. Cette souscription, à l’exception d’un petit nombre de cœurs d’or dont les noms se confondront à jamais avec le mien, ayant été jusqu’ici dérisoire ou insuffisante, que me reste-t-il ? Il me reste l’option entre la ruine de mes créanciers ou un redoublement de travail. C’est ce dernier parti que je devais choisir et que je choisis : — Mourir à la peine ! comme dit le peuple. Cette mort est honorable quand la peine a un noble but. En est-il un plus honnête que de se sacrifier au salut de ceux dont on répond sur son honneur ?
Bien loin donc de me croiser les bras dans une oisiveté digne ou indigne, l’Cours familier de Littérature, œuvre que j’ai entreprise avec votre appui. Cet appui, que vous m’avez généreusement prêté depuis trois ans, je ne le mendie pas, je le désire ; je le provoque même, parce qu’il est nécessaire à d’autres que moi. Chaque lecteur bénévole de ce Cours est un ami auquel je voue un battement de mon cœur reconnaissant ; chaque nouveau lecteur qu’il pourra s’adjoindre parmi les amis des lettres sera une souscription indirecte que je me glorifierai de lui devoir.
La littérature ne fait pas acception de parti ; je suis sorti tout entier de la politique, et la France m’apprend assez à n’y rentrer jamais. On m’a reproché souvent, dans des jugements sur ma vie, de n’avoir pas été assez ambitieux ! On se trompe : j’avais l’ambition de la reconnaissance ; j’ai manqué mon but : n’en parlons plus. Cependant, qui que vous soyez, amis ou ennemis, mais hommes de cœur, sachez-le bien, vous ne m’enlèverez pas la conscience de vous avoir aidés pendant vos tempêtes. Eh bien ! je vous dis aujourd’hui, sans présomption comme À votre tour, aidez-moi !… Vous pouviez être grands, vous ne serez que justes !
P. S. Il importe de prévenir ici le public contre la résolution qu’on m’attribue d’abandonner mes biens à mes créanciers et de quitter immédiatement la France. Cette heure n’est pas venue.
Vendre soi-même ses mobiliers les plus chers pour rembourser aux échéances les capitaux et les intérêts dont on est redevable, ce n’est pas là abandonner ses biens à ses créanciers. Abandonner ses biens à ses créanciers, c’est le sauve qui peut du désespoir et quelquefois de l’improbité ; c’est jeter à ceux à qui l’on doit le gage peut-être insuffisant de ses immeubles au soleil ; c’est charger ses créanciers d’une liquidation à tous risques, et souvent à mauvais risques pour eux. Ce n’est pas là payer ses dettes ; je veux payer les miennes.
Loin de moi donc cette pensée d’une cession de biens et d’une évasion de ma patrie. Je travaille, je veux travailler. Je cherche à vendre,
Les lettres et mandats de poste concernant l’abonnement doivent être adressés à moi-même, 43, rue de la Ville-l’Évêque, à Paris.
Les lettres et mandats de poste concernant la souscription sont adressés au comité central, 4, passage de l’Opéra, galerie de l’Horloge, à Paris.
De tous ces personnages historiques devenus aussi immortels que le nom du continent qui les a produits, Confucius est certainement celui qui personnifie en lui le plus grand nombre de siècles et la plus grande masse d’hommes ; car il a inspiré de son âme vingt-trois siècles, et il est devenu, non pas le prophète
Reprenons donc son histoire et ses œuvres.
Nous avons laissé ce sage, cet inspiré de la raison, à la fin de notre dernier entretien, ressentant, et ne cachant pas qu’il les ressentait, les pressentiments de sa fin et les angoisses de la mort. Simple et de bonne foi dans sa mort comme il l’avait été dans sa vie, il n’affectait pas cette stoïcité théâtrale ni ces félicités anticipées des hommes qui se prétendent au-dessus de la nature et de la douleur. Il savait qu’aucun homme n’est au-dessus de la nature et que la raison elle-même veut qu’on s’attriste et qu’on gémisse quand on s’approche du dernier mystère et qu’on est près d’entrer dans le grand inconnu d’une autre vie. La mort est le supplice de l’être vivant : se
Il languit quelques mois avant d’expirer, visité tous les jours par ses disciples, mais ne s’entretenant plus avec eux de ses doctrines, de peur de ne plus apporter à ces choses saintes la plénitude de force de sa raison. Il s’accroupit enfin sur le sein de son petit-fils, Tsée-sée, adolescent de grande espérance, et ne se réveilla plus de ce dernier sommeil, dans la soixante-treizième année de son âge.
Il mourait quatre cent soixante-dix-neuf ans avant Jésus-Christ, neuf ans avant la naissance de Socrate.
Ses trois disciples favoris et son petit-fils lui fermèrent les yeux. On lui mit, suivant le Tien) le plus grand bienfait qu’il eût accordé à l’empire chinois dans cet aliment qui devait multiplier à l’infini le nombre des hommes sur la terre d’Asie. On le revêtit d’un vêtement composé de plusieurs pièces, pour signifier les diverses fonctions ou magistratures qu’il avait exercées, comme poète, comme philosophe, comme historien, comme homme d’État.
« Ainsi habillé, dit l’histoire traduite par le Père Amyot, on le mit dans un cercueil de
toung-mou, dont les planches avaient quatre pouces d’épaisseur du pied d’alors, divisé comme celui d’aujourd’hui en douze pouces ; et ce premier cercueil fut emboîté dans un second, fait de bois depe-mou, dont les planches avaient cinq pouces d’épaisseur. On peignit tout l’extérieur de différentes figures, qui étaient autant d’emblèmes des différentes vertus qui l’avaient plus particulièrement distingué. Ce double cercueil fut placé dans un catafalque construit suivant le rite desTcheou, qui occupaient actuellement le trône impérial. Les petits étendards triangulaires placés par intervalles autour de cette décoration funèbre étaient, suivant le rite de la dynastieChang, et le grand étendard carré était suivant le riteHia. En réunissant ainsi les rites des trois dynasties qui, depuis la fondation de l’empire, l’avaient successivement gouverné jusqu’alors, on voulait donner à entendre que, si la mémoire de ces anciens rites, et de tous les autres qui avaient eu lieu dans les temps les plus reculés, s’était conservée parmi les hommes, c’était à Confucius en particulier que l’honneur en était dû et à qui l’on était redevable de cet insigne bienfait. Ce premier devoir étant rempli, les disciples achetèrent, au nom du petit-fils de leur maître, un terrain decent pascarrés à quelque distance de la ville, pour y déposer le corps. À l’une des extrémités de ce terrain ils élevèrent trois monticules en forme de dôme, dont celui du milieu, plus élevé que les autres, devait servir de signe de reconnaissance au tombeau ; ils y plantèrent, en signe de vie renouvelée et éternelle, un arbre, l’arbreKiai. Cet arbre, qui n’est plus aujourd’hui qu’un tronc aride, subsiste encore dans le lieu même où il fut planté, malgré le bouleversement que la Chine a éprouvé plus d’une fois pendant un intervalle de temps de plus de vingt-deux siècles. Le profond respect que les Chinois conservent pour la mémoirede leur sage par excellence, et pour tout ce qui peut contribuer à leur en rappeler le souvenir, leur fait regarder ce tronc aride comme un monument digne de toute leur attention. Ils l’ont fait dessiner dans toute l’exactitude du détail ; ils l’ont fait graver sur un marbre, et les empreintes qu’on en tire servent de principal ornement dans le cabinet de ces lettrés enthousiastes qu’une fortune au-dessous de la médiocre met hors d’état de le décorer plus somptueusement. J’en ai un exemplaire, donné par le Saint Comtelui-même, comme un présent dont il a cru qu’un lettré dugrand Occident(c’est de ce nom qu’on appelle ici l’Europe) pourrait connaître le prix. Je le joindrai aux planches dont j’accompagne cet écrit.« Après avoir tout disposé dans le lieu de la sépulture, ceux des disciples qui étaient à portée se rassemblèrent chez
Tsée-sée, son petit-fils, et formèrent le convoi funèbre, en se joignant aux autres parents de l’illustre mort. Le corps fut mis en terre avec tout l’appareil de l’ancien cérémonial, et, après la cérémonie, tous se prosternèrent et pleurèrent sincèrement sur son tombeau. Avant que de se séparer, les disciples convinrent entre eux de porter le deuil de leurmaître commun de la même manière et autant de temps qu’ils devraient le porter si le propre père de chacun d’eux était mort : la durée en fut de trois ans. Mais le disciple favori, qui avait été plus lié qu’aucun autre à celui qu’ils regrettaient, recula ce terme jusqu’à la sixième année entièrement révolue ; et pendant tout cet espace de temps il s’enferma dans une cabane qu’il avait fait construire non loin du tombeau, et ne s’occupa qu’à étudier son modèle, pour se mettre en état de l’imiter quand les circonstances le lui permettraient. « Ceux d’entre les principaux disciples qui étaient habitués dans les royaumes voisins, et qui n’avaient pas assisté aux funérailles, vinrent à leur tour faire les cérémonies funèbres, et apportèrent, comme une sorte de tribut, chacun une espèce d’arbre particulier à son pays, pour contribuer à l’embellissement du lieu qui contenait les respectables restes du sage qui les avait instruits.
« L’exemple de
Tsée-Koung, le disciple favori, fut regardé par les autres comme un reproche tacite du peu d’affection qu’ils avaient pour leur maître, en s’éloignant de son tombeau comme ils l’avaient fait. Ils se rassemblèrentau nombre d’environ une centaine, et vinrent s’établir avec leurs familles aux environs de ce lieu respectable, y formèrent un village qu’ils nommèrent Koung-ly, c’est-à-dire village deKoung, ou appartenant à la maison deKoung, dont ils voulurent bien se déclarer les vassaux, et prièrentTsée-séede les regarder comme tels, en acceptant l’hommage volontaire qu’ils lui offraient en considération de son illustre aïeul. Ces familles nouvellement établies se multiplièrent peu à peu, et leurs descendants se trouvèrent en assez grand nombre, après quelques siècles, pour peupler à eux seuls une ville de troisième ordre, qui porte aujourd’hui le nom deKiu-fou-hien, et qui est du district deYent-cheou-fou. Dans les commencements, on s’était contenté de mettre devant le tombeau une simple pierre sans sculpture, de six pieds en carré, sur laquelle on faisait les cérémonies d’usage, et que, pour cette raison, on appelaitTsée-tan, c’est-à-direélévationouauteldes cérémonies. Pour ce qui est des statues de pierre et des autres ornements qui décorent aujourd’hui les environs du tombeau, tout cela est moderne.« Les parents, les amis et les disciples de
Koung-tséene furent pas seuls à donner des marques publiques de consternation et de deuil ; tout ce qu’il y avait de personnes instruites se fit un devoir de témoigner sa douleur, et le roiNgai-Kounglui-même, qui l’avait négligé lorsqu’il vivait, sentit, au moment qu’on lui annonça sa mort, tout le prix de la perte qu’il avait faite. En présence de tous ses courtisans il se reprocha le tort qu’il avait eu de ne pas l’employer assez, et dit en peu de mots tout ce qu’on pouvait dire de plus honorable en faveur de celui qu’il regrettait. « Le ciel suprême, dit-il, est irrité contre moi ; il m’a enlevé le trésor le plus précieux de mon royaume en m’enlevant le sage qui en faisait la principale gloire et le plus bel ornement. » Ce magnifique éloge, tout mérité qu’il était, aurait pu être regardé comme un tribut que ce prince payait à la coutume, s’il ne l’eût fait suivre par quelque chose de plus durable que les paroles. Il fit construire en son honneur, et non loin de son tombeau, une de ces salles qui portent par distinction le nom deMiao, parce qu’elles sont destinées à honorer les ancêtres :Afin, dit-il,que tous les amateurs de la sagesse présents et à venir puissent s’y rendre en temps réglés, pour faire les cérémoniesrespectueuses à celui qui leur a frayé la route qu’ils suivent et sur le modèle duquel ils doivent se former.« Pour la consolation des disciples qui s’étaient fixés avec leurs familles dans les environs, et pour remettre en quelque sorte sous leurs yeux celui dont le souvenir leur était infiniment cher, outre son portrait, qu’on plaça dans le sépulcre nouvellement construit, on y déposa encore tous ses ouvrages, ses habits de cérémonie, ses instruments de musique, le char dans lequel il faisait ses voyages et quelques-uns des meubles qui lui avaient appartenu. Quand on crut que tout était dans l’état de décence qu’il fallait, on en donna avis au roi, et ce prince, s’y étant transporté, y fit en personne toutes les cérémonies qu’on a imitées depuis, c’est-à-dire qu’on le reconnut solennellement pour maître, et qu’il lui rendit, en cette qualité, les mêmes hommages que s’il eût été vivant et qu’il l’instruisît encore dans la morale, les sciences et le gouvernement. À son exemple, tous ceux de ses disciples qui étaient à portée renouvelèrent, dans ce même lieu, les hommages qu’ils avaient déjà rendus à leur maître, et déterminèrent entre eux qu’au moins une fois chaque année
ils viendraient s’acquitter des mêmes devoirs ; ce qu’ils pratiquèrent le reste de leur vie avec une exactitude qui a servi de modèle à tous les gens de lettres qui sont venus après eux. Depuis plus de deux mille ans, les lettrés suivent constamment cet usage, et, comme il n’est pas possible que tous fassent annuellement le voyage de Kiu-fou-hien, pour la commodité de ceux qui sont répandus dans les différentes provinces de l’empire, on a élevé dans chaque ville un monument où ils vont faire les mêmes cérémonies qu’ils feraient à son tombeau, s’il leur était facile de s’y rendre. Les empereurs mêmes ne s’en dispensent pas ; ils vont, en tant que représentant la nation, rendre hommage à celui que la nation a reconnu solennellement pour maître, et c’est le fondateur de la dynastie desHanqui le premier en a donné l’exemple.« Après l’extinction totale des
Tsin, vers l’an 203 avant Jésus-Christ, le grandTay-tsou, Kao-hoang-ty, ayant réuni tout l’empire sous sa domination, regarda comme le premier de ses soins celui de lui rendre tout le lustre dont il avait brillé sous les premiers empereurs deTcheou. Les sages qu’il avait appelés auprès de sa personne pour l’aider deleurs conseils lui persuadèrent que, de tous les moyens qu’il pouvait employer pour venir à bout de ce qu’il se proposait, le plus efficace serait de restaurer parmi les hommes l’antique doctrine des livres sacrés, trésor de civilisation recouvré par le philosophe. « Ces cérémonies honorifiques, dit le Père Amyot, furent instituées pour glorifier dans l’avenir le sage et ses soixante et douze disciples. Ces cérémonies, que l’ignorance des Européens a travesties en culte et en idolâtrie, ne sont que des rites funèbres et nullement des adorations.
« Ce serait ici le lieu, continue le savant historien, de caractériser ces cérémonies, de les mettre sous les yeux, dans le détail le plus exact, telles qu’elles se pratiquent, en traduisant simplement cet article du cérémonial authentique de la nation, sans aucune réflexion de ma part. Ce simple exposé suffirait pour faire porter un jugement sans appel, et sur leur nature, et sur l’objet qu’on se propose en les pratiquant ; mais, comme on a déjà beaucoup écrit sur cette matière, et que le pour et le contre ont eu des partisans outrés, je crois, tout bien considéré, qu’il est inutile de redire ce qui a été dit cent et cent fois. »
Voyons maintenant comment cette littérature morale et politique, résumée dans Confucius, a constitué le gouvernement, les lois et les mœurs de l’Asie, après sa mort, et quels sont les fruits que la raison d’un seul homme d’État a produits sur la civilisation de quelques milliards d’hommes, ses semblables.
Le premier effet de cette littérature morale et politique a été, d’après le témoignage des mêmes religieux, initiés pendant un siècle à la langue, à la législation, au gouvernement même de l’empire, de résumer toute la civilisation et toute la législation dans un livre. Ce livre est le commentaire des premiers livres sacrés, écrit dans les dernières années de sa vie par Confucius. Écoutons ce qu’en disent ces religieux
« Le style de ce recueil, rassemblé, élucidé, rénové par Confucius, disent-ils (page 69 des Mémoires), est simple, laconique, éloquent seulement par le sens, par la clarté, par la brièveté. La composition en est confuse, comme celle de tout recueil composé de débris rejoints ensemble ; un chapitre n’y tient pas nécessairement à l’autre par un enchaînement logique. L’histoire que Confucius y raconte, la doctrine, la morale, la politique en font tout le prix.
« Autant les Platon et les Aristote mettent d’apprêt et de tournure dans leurs maximes, autant ils s’échafaudent pour soutenir leurs principes, autant ils sont délicats dans le choix des détails, autant ce livre est simple, naturel et loyal. La vérité n’y a point d’aurore ; elle paraît d’abord avec toute sa lumière. L’éloquence de ce livre est une éloquence de profondeur, d’énergie et d’évidence. Aussi porte-t-elle la conviction jusqu’au fond de l’âme, et semble-t-elle moins révéler le vrai que le faire jaillir du fond du cœur. Il ne ménage ni passions, ni préjugés ; il ne voit que l’homme dans l’homme. La justice du souverain Être, selon lui, peut être désarmée quelquefois par
sa clémence en faveur du repentir, et il en cite des exemples ; mais aussi, de la même main dont il caresse et couronne la vertu obscure, il foudroie les mauvais princes sur leurs trônes et les ensevelit sous les ruines de leur grandeur. La royauté n’est qu’un choix du Ciel ; celui qui en est revêtu doit encore plus le représenter par sa sagesse et sa bienfaisance que par des coups de vigueur et d’autorité. Le glaive qu’il a à la main le blesse dès qu’il le porte à faux, et tout l’éclat de sa couronne ne doit pas coûter un soupir au dernier de ses sujets. Sa gloire est de faire des heureux. Ce n’est point sur les maximes obliques d’une politique qui rapporte tout à soi que le livre fonde l’art de régner ; il en fait consister tous les secrets à maintenir la pureté de la doctrine et de la morale par les vertus naturelles, sociales, civiles et religieuses. Les exemples du prince, selon ses principes, sont le premier et le plus puissant ressort de l’autorité ; plus il sera bon fils, bon père, bon époux, bon frère, bon parent, bon citoyen et bon ami, moins il aura besoin de commander pour être obéi ; et plus il respectera les vieillards, honorera ses officiers, fera cas de la vertu et s’attendrira sur les malheureux, plus il sera respecté, honoré, estimé et aimé lui-même. Il est aisé de conclure après cela que le Chou-kingreprésente la guerre et le despotisme comme des incendies dont l’éclat passager ne laisse que des cendres et des pleurs. Mais, ce qui ne sera peut-être pas au goût de toute l’Europe, il prétend que les hommes ont trop de besoins et trop peu de force pour que le superflu des uns ne soit pas le nécessaire des autres ; en conséquence il peint le luxe des couleurs les plus odieuses, le montre partout comme l’écueil du bonheur public, et affecte de prouver, par les événements, que la décadence des mœurs, qui en est la suite nécessaire, a entraîné celle des deux dynastiesHiaetChang. Le luxe, selon lui, est à l’abondance ce qu’est la bouffissure à l’embonpoint. Que de traits encore il faudrait ajouter pour crayonner en entier la belle doctrine duChou-king! Mais, quelque dur et quelque rétif que nous soyons à l’enthousiasme patriotique, on nous soupçonnerait d’en avoir eu un violent accès. Les P. Gaubil et Benoît ont traduit leChou-king, l’un en français et l’autre en latin. Leurs traductions doivent être en France ; qu’on les lise et qu’on nous juge. LeChou-kinga persuadé à la Chine, il y a plus de trente-cinqsiècles, que l’agriculture est la source la plus pure, la plus abondante et la plus intarissable de la richesse et de la splendeur de l’État. Il n’a pas fallu faire une seule brochure pour le prouver. » « Les lettrés de la dynastie des
Han, ditTchin-tsée, ont écrit plus de trente mille caractères pour expliquer les deux premiers mots duChou-king. Il aurait pu ajouter qu’ils en ont écrit encore un plus grand nombre pour les attaquer. Nous ne voyons que les livres saints qui puissent donner idée à l’Europe de la manière dont ce précieux monument a été combattu, attaqué, calomnié pendant quatorze siècles.« Le style seul dans lequel il est écrit, indépendamment de sa sagesse, en démontre l’antiquité à quiconque a lu les beaux ouvrages des écrivains de toutes les dynasties chinoises. Les empereurs et les savants l’ont appelé la
source de la doctrine, la manifestationdes enseignements du sage, la révélationde la loi du Ciel, la mer sans fond de justice et de vérité, lelivre des souverains, l’art de gouverner les peuples, la voix des ancêtres, la règle de tous lessiècles. Soit que l’empereur parle en souverain ou en chef de la littérature, il tâche des’appuyer sur l’autorité de ce livre ; il se fait gloire d’en entendre le sens le plus caché ; il ne dédaigne pas de prendre le pinceau lui-même pour le copier et le commenter ; il y prend ordinairement le texte des discours qu’il adresse aux grands, aux princes, aux peuples de son empire. Les ministres et les censeurs du pouvoir public ont sans cesse recours à ce livre, les uns pour justifier leurs ordres et leurs desseins, les autres pour donner plus de force à leurs opinions. L’orateur, le poète, le moraliste, le philosophe s’appuient sur ce livre, et tout ce que nous pouvons dire de plus fort à sa gloire, ajoutent-ils, c’est que, après l’invasion des superstitions indiennes, tartares ou thibétaines en Chine, si l’idolâtrie, qui est la religion des empereurs et du peuple, n’est pas devenue la religion du gouvernement, c’est ce livre de Confucius qui l’a empêché, et si notre religion chrétienne, disent-ils enfin, n’a jamais été attaquée par les savants lettrés du conseil impérial, c’est qu’on a craint de condamner, dans la morale du christianisme, ce qu’on loue et ce qu’on vénère dans le livre de Confucius. »
Il commence par des maximes de sagesse que nous traduisons ici du latin, dans lequel
« C’est le
Tien, Dieu, leCiel, trois noms signifiant le même grand Être, qui a donné aux hommes l’intelligence du vrai et l’amour du bien, ou la rectitude instinctive de l’esprit et de la conscience, pour qu’ils ne puissent pas dévier impunément de la raison…… En créant les hommes, Dieu leur a donné une règle intérieure droite et inflexible, qu’on appelle conscience : c’est la nature morale ; en Dieu elle est divine, dans l’homme elle est naturelle…« Le
Tien(Dieu) pénètre et comprend toutes choses ; il n’a point d’oreilles, et il entend tout ; il n’a point d’yeux, et il voit tout, aussi bien dans le gouvernement de l’empire que dans la vie privée du peuple. Il n’y a ni bien, ni mal, ni vrai, ni faux, qui puisse échapper à sa lumière ; il entre par sa justice et par sa providence jusque dans les cachettes les plus ténébreuses de nos maisons ; il ne laisse ni le moindre bien sans récompense, ni le moindre mal sans châtiment…« Faites un calendrier, ô peuples ! la religion recevra des hommes les temps qu’ils doivent au
Tien(Dieu). »
On a affecté de croire depuis en Europe que les Chinois, frappés de la sublimité de ce livre, avaient divinisé son auteur ; le Père Amyot proteste contre cette fausse idée en ces termes :
« Je n’ai rien à ajouter à ce qui concerne Confucius. Pour ce qui est du culte qu’on lui rend ici, on a tort de s’imaginer que c’est un culte religieux ; il ne passe pas les bornes du respect et de la reconnaissance qui sont légitimement dus à un homme qui, de son vivant par ses exhortations, et après sa mort par ses écrits, a fait à ses semblables tout le bien qu’il a été en son pouvoir de leur faire. Les cérémonies qui accompagnent ce culte sont conformes aux mœurs du pays. En France on ne se met à genoux que devant Dieu et l’image des saints ; on ne leur offre que de l’encens ; ici l’on se met à genoux pour honorer certains vivants, quand ils sont d’un ordre supérieur ; on leur offre des mets et l’on fait brûler des parfums devant eux. La même chose se pratique
envers Confucius et devant les morts auxquels on doit du respect et de la reconnaissance. Dans l’idée chinoise, tout cela ne passe pas les bornes du culte civil, et c’est même un devoir indispensable pour un être raisonnable et un homme bien né. Y manquer, c’est faire preuve d’ignorance, d’ingratitude, de grossièreté et même de barbarie. Quel blasphème horrible ! diront certains Européens. »
Ce livre, comme nous l’avons dit, a donné l’empire aux lettrés comme à ceux dont l’intelligence, cultivée par de continuelles études, éclairait le mieux la conscience des règles de gouvernement consignées dans le texte de la philosophie raisonnée de Confucius. L’empire tout entier n’a été qu’une vaste école ; les emplois publics n’ont été que les rangs décernés dans une académie. Le gouvernement lui-même, dans la personne des empereurs, a raisonné le pouvoir avec les peuples, les peuples ont raisonné l’obéissance avec le gouvernement. Le pouvoir n’en a pas été moins respecté, l’obéissance des
« Il ne faut point s’en étonner, disent les Mémoires sur la Chine les mieux informés. Les annales racontent, sur toutes les dynasties, les succès des études des fils des empereurs, dont plusieurs l’ont été depuis. La doctrine de l’antiquité a tellement fait plier le génie de la cour que leur éducation à cet égard est plus sévère que celle des fils des simples citoyens. L’empereur
Kang-hidit à ses enfants : « Je montai sur le trône à huit ans ; mes ministres furent mes maîtres et me firent étudier sans relâche lesKinget les annales. Ce ne fut qu’après qu’ils m’enseignèrent l’éloquence et la poésie. À dix-sept ans mon goût pour les livres me faisait lever avant l’aurore et coucher bien avant dans la nuit ; je m’y livrai tellement que ma santé en fut affaiblie. »
« Le précepteur dont parle Kang-hifit pour ce prince les excellentes gloses des livres de Confucius et des deuxKing, qui sont un chef-d’œuvre de clarté, d’éloquence et d’exactitude. On pourrait faire un ouvrage également curieux et instructif sur la manière dont ce grand prince présida aux études de ses enfants et les dirigea. Son petit-fils, qui est aujourd’hui sur le trône, envoie les siens à l’école, quoique déjà mariés et revêtus des grandes principautés de la famille. L’Europe traiterait sûrement de roman et de fictions ce que la cour et la capitale voient en ce genre. »« Le souverain, disent ailleurs les mêmes missionnaires européens, est en Chine le chef de la littérature. À en juger par quelques interrogations venues d’Europe, il paraît que certaines gens le regardent comme un recteur de l’université. Comment s’y prendre pour détruire des idées aussi fausses ? L’empereur est sur son trône, l’empereur est aussi grand et aussi absolu dans le temple des sciences que dans la salle du conseil ; et c’est là ce qui sauve la république des sciences de Chine des enfances de vanité, des tracasseries de jalousie, des intrigues de cupidité et du fanatisme d’opinions et de systèmes, qui causent ailleurs
tant de troubles et de misères. La qualité de chef de la littérature, fût-elle une addition étrangère à la souveraineté, en devient l’appui et l’ornement : l’appui, parce qu’elle oblige les empereurs à donner à leurs enfants une éducation qui les force à l’application, leur inspire l’estime et l’amour des sciences, les accoutume à réfléchir, étend leur pénétration et remplit leur esprit d’une infinité de principes et de vues, de maximes et de faits qui leur sauvent bien des méprises. N’en retirassent-ils d’autre profit que de sentir leur ignorance et le prix du savoir, ditTien-Lchi, ils en seraient plus hommes et plus en état de gouverner les hommes. Cette qualité de chef de la littérature les met dans le cas de connaître par eux-mêmes les plus savants hommes de l’empire, de suivre tout ce qui a rapport aux sciences, de faire accueil aux grands ouvrages et aux grands écrivains, et de les affectionner.« Quant à l’éclat dont le chef de la littérature environne le trône, il suffit de dire que, mettant l’empereur dans le cas de parler en maître et en juge aux lettrés que la nation regarde comme ses maîtres, cela doit nécessairement consacrer, agrandir et ennoblir son autorité. Tout tend en Chine à persuader la multitude
que l’empereur est infiniment au-dessus des premiers lettrés par la force de son génie et par l’étendue de ses connaissances. Elle voit qu’on ne présente à l’empereur que des Mémoires écrits dans le style le plus savant et le plus relevé ; que ses édits et ordonnances sont des modèles de compositions ; qu’il reprend publiquement les gouverneurs de province des erreurs qui se trouvent dans leurs placets et les plus habiles docteurs des fautes qui leur échappent dans leurs ouvrages ; qu’il parle en maître dans des préfaces raisonnées sur les ouvrages qu’il fait faire et qu’il fait publier, et que tout ce qui sort de son pinceau est marqué au coin de l’immortalité. Le moyen, avec cela, qu’elle ne soit pas tranquille sur la sagesse et la protection de l’empereur ! « Voici ce que la sagesse des anciens a imaginé pour l’aider. Elle a créé des charges honorables et lucratives pour les plus habiles lettrés de l’empire, et les a chargés, chacun selon la sienne, d’approfondir toutes les parties de l’histoire naturelle, politique, civile, militaire, ecclésiastique, morale, littéraire, etc., de la Chine, et de se tenir toujours en état de répondre sur tout ce que l’empereur juge
à propos de leur demander. S’il s’agit de quelque nouvelle loi, de quelque nouveau système, de quelque arrangement dans les finances, de quelque nation étrangère, de quelque réforme de police, Sa Majesté envoie demander à celui qui est chargé de répondre ce qu’on trouve là-dessus dans l’histoire ; et le lendemain ou surlendemain ce savant lui présente un Mémoire raisonné, où elle voit ce qui a réussi ou échoué autrefois, pourquoi ce qui a été tenté a été rejeté, et pour quelles raisons, etc. « Ces savants ont sous la main sans doute bien des recueils, extraits, notices, compilations, répertoires de leurs prédécesseurs, qu’ils augmentent eux-mêmes ; mais, s’ils n’avaient pas la science qui leur en donne la clef et les met à même de puiser dans les sources, ils leur seraient inutiles. Aussi l’empereur les oblige à la cultiver sans cesse, par les questions subites et imprévues qu’il leur fait ; ils n’auraient garde, dans leurs réponses, de risquer un mot hasardé : ils citent leurs garants, d’après la critique la plus sévère. Par là un empereur, sans être savant, jouit de tout l’éclat que la science et l’érudition peuvent répandre sur l’administration publique, n’est
pas exposé à prendre une répétition pour un coup de génie, ne court pas le danger de se méprendre dans ce qu’il avance, et parle toujours avec une dignité imposante dans tous les actes publics. »
« Des lettrés, renommés par leur science des annales de l’empire et par la fermeté de leur caractère, tiennent registre secret des actes du gouvernement dans le palais même du prince. Ces registres ou journaux sont la censure la plus impartiale, la plus efficace et la plus redoutée des princes. Comme les faits y sont racontés en peu de mots et tels qu’ils sont, leurs causes et leurs effets, leur enchaînement et leur ensemble, dont il lui est si aisé de se faire le commentaire, lui présentent un miroir où il se voit tel qu’il est et tel que l’histoire le montrera aux siècles futurs. L’amour-propre le plus aveugle n’a pas de ressource contre cette espèce de censure. Ce n’est pas tout : un prince y voit une infinité de choses qu’on tâche de lui faire perdre de vue, et,
s’il s’est fait un plan de gouvernement, il lui est aisé d’être conséquent et de tendre sans cesse à son but. Une faute lui en fait éviter cent autres ; celles mêmes de ses prédécesseurs lui servent infiniment. — Tai-tsongétait si frappé que l’histoire fît mention des paroles, des actions et des fautes de ses prédécesseurs, qu’il s’observait avec beaucoup de soin, et s’effrayait lui-même par la pensée de ce qu’on dirait de lui dans la suite des siècles. « Je me juge moi-même, disait-il, par les choses que je blâme et que j’improuve dans mes prédécesseurs. L’histoire est le miroir de ma conscience : dans les autres je vois ma propre image, et j’entends, dans le jugement que je porte de mes prédécesseurs, le jugement qu’on portera de moi-même. »« Ces sortes de journaux sont dans les mœurs de la nation chinoise. Les chefs des grandes maisons font leur journal secret, dans le goût, à peu près, de celui de l’empereur, pour leur propre instruction et pour celle de leurs enfants. Ce journal est nécessaire à certains égards, et commandé, pour ainsi dire, par les lois, parce que, quand quelqu’un est présenté à l’empereur pour être promu à un emploi, il doit être en état de répondre sur
les charges qu’ont remplies son grand-père, son père et lui, sur les grâces qu’ils ont obtenues, sur les fautes qu’ils ont faites, sur la manière dont ils en ont été punis, sur la façon dont ils les ont réparées ou en ont obtenu grâce. »
Tout le gouvernement est intellectuel dans un pays dont Confucius a écrit le code et spiritualisé toute la constitution.
On a appelé cela le despotisme. Écoutons à cet égard un homme qui a vécu soixante ans au milieu de ces institutions.
« C’est le despotisme de la raison, dit-il, au lieu du despotisme sanguinaire et oppressif que notre ignorance leur attribue. Le souverain, le premier, subit le despotisme de la philosophie de Confucius, un des sages, des lettrés qui perpétuent son esprit. » Un écrit d’un des derniers empereurs de la Chine, au dix-septième siècle, commente ainsi la loi des jugements et des peines dans un style et dans un esprit que Fénelon, Montesquieu et Beccaria ne désavoueraient pas.
« Il en est des supplices, dit le philosophe impérial, comme des remèdes. Le but des supplices est de corriger les hommes et non pas de les conduire à la mort. C’est pour en avoir poussé trop loin la rigueur qu’au lieu d’amender les peuples on les avait poussés dans la révolte. J’aurai soin qu’on rende la justice ; mais, avant tout, j’ordonne qu’on traite les prisonniers avec bonté et qu’on ne leur refuse rien de tout ce qui peut être accordé…… Les crimes sont, dans la société, comme les taches et les ordures sur les habits : un habit se lave, les taches s’effacent, les ordures s’en vont ; mon peuple peut se corriger et s’amender. Je ne veux me servir de la terreur des supplices que pour défendre la société. Mon amour pour mes peuples me donne du courage pour tenir aux travaux continuels du gouvernement, mais il augmente mes peines et mes inquiétudes dès qu’il s’agit d’affaires criminelles qui vont à la mort, parce que je sais que mes soins, mes attentions et ma sensibilité ne peuvent pas s’étendre à tout. Si mes officiers ont quelque tendresse pour moi, qu’ils me la témoignent en ne voyant que des hommes dans ceux qui sont accusés. Hélas ! il n’est que trop fâcheux de les traiter en coupables lorsqu’ils sont condamnés !… Le peuple est inconsidéré et peu réfléchi ; il viole la loi par inadvertance, comme un enfant tombe dans un puits. Vous auriez pitié de cet enfant ; moi j’ai pitié de mon peuple. C’est pour moi, ajoute-t-il, une angoisse de conscience de juger selon les lois et de condamner ou de pardonner avec discernement. Mais ce que j’ai trouvé de plus affligeant, ce à quoi je ne m’accoutume pas, ce qui me coûte chaque fois au delà de ce que je pourrais vous dire, c’est de signer des arrêts de mort. Mon cœur flétri se glace et saigne de douleur à chaque fin d’automne, lorsque vient le moment de décider du sort des criminels. Je dois venger le Tienet mes peuples ; mais il n’en est pas moins triste d’être exposé au danger de faire couler une goutte de sang qu’on eût pu épargner. Mon unique consolation est de ne prononcer que sur les crimes évidents, et aucune sorte de travail ne me coûte pour m’en assurer.« Le pouvoir et les règles pour décerner les récompenses et les châtiments publics viennent d’en haut. Qui entreprend de changer les mœurs des hommes ne doit pas se flatter que le bon exemple seul persuade la vertu. Il faut effrayer les méchants pour les corriger
ou même pour les contenir. C’est au nom du Tienqu’on agit ; c’est sa justice qui doit diriger : on ne doit y mêler aucune vue particulière. Il est dit :Récompensez le mérite, punissez le crime ; si vous ne vous trompez ni dans l’un ni dans l’autre, espérez de voir croître les vertus et diminuer les vices.Il est dit dans Confucius :Le Tien ordonne de décerner les cinq honneurs et les cinq récompenses à la vertu. Le Tien exige que le crime soit puni par les cinq supplices et par les cinq châtiments. Oh ! que ce grand objet de gouvernement demande de vigilance ! Oh ! qu’il demande de sagesse et de vertu! C’est-à-dire qu’en matière de châtiments et de récompenses il faut se comporter avec une impartialité et une droiture infinies. La plus petite prévarication est une horreur ! »
Voilà le langage de cette philosophie sur le trône !
L’opinion publique y jouit de la plénitude de son jugement, par suite de ce gouvernement par la raison, et de la liberté de la presse
Qu’on nous permette de transcrire ici un de ces entretiens du souverain avec la nation, qui précéda l’abdication d’un des derniers et des plus vertueux empereurs qui aient illustré l’histoire de la Chine. Toutes les circonstances de ce règne et de cette abdication ont été traduites de la Gazette de l’empire, en 1778, par
L’empereur Kien-long avait régné pendant une longue période de sa vie avec une vertu, un talent et un bonheur qui faisaient confondre son autorité avec celle de la Providence. Il n’était pas seulement grand politique, il était écrivain et poète renommé.
Il revenait, à l’âge de soixante-huit ans, d’un long voyage entrepris, contre l’avis de ses ministres, pour inspecter les provinces les plus éloignées et les plus arriérées de l’empire. Le bruit de sa mort avait couru ; les peuples s’étaient troublés de l’idée de perdre le chef de l’empire avant qu’il eût, suivant l’usage, désigné son successeur parmi ses enfants ; car l’empire, au fond, est une république lettrée dont le régulateur, moitié héréditaire, moitié électif, est désigné par le père grand-électeur de l’empire.
Un lettré d’un ordre inférieur osa lui présenter sur le chemin une requête conçue en termes irrespectueux, pour lui intimer le conseil de se retirer du trône et de se nommer
Mais, rentré dans sa capitale, l’empereur crut devoir expliquer lui-même paternellement à ses peuples ses motifs pour ne pas obtempérer aux vœux ou aux craintes du parti qui le poussait à une abdication prématurée. Aucun document à la fois politique et littéraire, dans les annales de la Chine, n’est de nature à faire mieux comprendre la constitution libre, paternelle et raisonnée de ce gouvernement par la persuasion. Voici ce manifeste du prince, ou plutôt cette confidence impériale du père avec ses peuples. Nous n’en retrancherons que les longueurs et les superfluités.
«
Extrait de la gazette du huitième de la dixième lune de la quarante-troisième année du règne de Kien-long (c’est-à-dire le 26 novembre 1778).« L’étude de l’histoire, dit l’empereur, est l’une de mes occupations les plus ordinaires. Les usages pratiqués dans tous les temps, dont il est fait mention, ont passé successivement sous mes yeux, et, leur diversité m’ayant convaincu qu’ils n’avaient pas été constamment
les mêmes, les raisons que l’on a eues de changer quelquefois m’ont convaincu aussi qu’on ne doit pas s’en tenir toujours à ce qui avait été établi. L’usage où l’on était de nommer solennellement un successeur au trône n’a plus lieu aujourd’hui ; celui de donner des provinces en souveraineté, sous différents titres, est aboli depuis bien des siècles ; le partage et la distribution des terres ne sont plus comme autrefois dans les premiers temps de la monarchie. Il serait absurde de vouloir rétablir tous ces usages, par la raison qu’anciennement ils ont été pratiqués. Telle coutume qui paraît au premier coup d’œil n’avoir rien que de louable et de bon cesse de paraître telle quand on l’examine de près. « Désigner solennellement un successeur au trône, c’est dire à tout le monde que l’on donne comme un second maître à l’empire ; c’est ouvrir une source d’où peuvent découler les plus grands malheurs. Le premier et le plus ordinaire de ces malheurs est la désunion qui se glisse chez tous ceux qui composent la famille du souverain. Une envie secrète s’élève d’abord dans leurs cœurs. Les frères de celui qui aura été choisi par préférence à eux se persuaderont aisément qu’on leur fait injure ; les intrigues
ne tarderont pas à naître ; aux intrigues succéderont les cabales et aux cabales les calomnies et les trahisons. Les défiances et les soupçons entre le père et les enfants et des enfants entre eux, les haines implacables et l’oubli de tous les devoirs achèveront ce que le reste n’avait fait, pour ainsi dire, qu’ébaucher. « Un autre malheur non moins ordinaire que le premier, et qui dérive, comme lui, de la nomination solennelle d’un successeur au trône, est le changement de bien en mal de celui qui a été choisi. L’ambition des grands et les basses complaisances de tous ceux qui approchent le jeune prince, dont ils attendent leur élévation ou l’accroissement de leur fortune, le pervertissent à coup sûr s’il a les inclinations vertueuses, et l’enfoncent plus avant dans le crime s’il est naturellement vicieux. Qu’on ouvre l’histoire ; on n’y trouvera que trop d’exemples qui confirmeront la vérité de ce que je dis ici.
« Le choix d’un successeur au trône est une affaire de la dernière importance ; on ne doit pas la terminer légèrement. Il faut avoir fait bien des réflexions, bien des délibérations, avant que de fixer son choix ; il faut avoir prévu tous les avantages et tous les inconvénients qui peuvent en résulter. Le meilleur,
sans doute, serait d’imiter la conduite d’ Yaoet deChim. Ces deux grands princes ne choisirent point dans leur propre famille celui qui devait gouverner après eux. »
Ici l’empereur parcourt longuement l’histoire des dynasties qui l’ont précédé, et signale, dans toutes, les inconvénients qu’il y a à désigner son successeur avant sa mort. Ces inconvénients sont scrutés et mis en relief avec la sagacité d’un historien consommé. Il reprend ensuite en ces termes :
« Quant à moi, plus j’ai étudié et compris l’histoire, plus je me suis confirmé dans l’idée de ne pas laisser connaître, en mon vivant, le choix que j’aurai fait de mon successeur. L’exemple et les leçons de mon père me confirment dans cette résolution.
« Mon père, dès la première année de son règne, pensa à me désigner moi-même pour son successeur. Il écrivit mon nom et ses intentions sur un simple billet. Dans cette salle de l’intérieur du palais, qui est nommée
salle des purifications, il y a un tableau dont l’inscription porte ces quatre caractères :véritable grandeur, brillante gloire. Ce fut derrière ce tableau qu’il mit ce billet à l’insu de tout le monde. Parvenu à la huitième lune de la treizième annéede son règne, mon père mourut. Un peu avant sa mort il se fit apporter le tableau, en retira le billet qu’il avait inséré lui-même dans l’épaisseur du cadre, et, après en avoir fait lire le contenu, il expira. Quand ma nomination fut divulguée, tout l’empire applaudit à son choix. « Dès que je fus sur le trône, je me fis un devoir de suivre l’exemple de mon père. Comme lui je me choisis secrètement un successeur. L’aîné des fils que j’avais eus de l’impératrice me parut avoir toutes les qualités naturelles et acquises qui sont nécessaires pour bien régner. Je fis tomber mon choix sur lui ; j’écrivis son nom et mes intentions sur un billet que je plaçai derrière le même tableau où celui qui contenait mon nom avait été placé par mon père. Après quelques années, je perdis ce cher fils. Je retirai alors le billet, et, en avertissant les grands de ce que j’avais fait, je leur fis part aussi du titre honorable dont je décorais la mémoire de celui qui devait régner après moi, en l’appelant
ami de l’ordre et très propre à le faire observer, fils du souverain et destiné à lui succéder. Le septième de mes enfants mâles était aussi fils de l’impératrice ; il ne vécut que quelques années. Je choisis, à part moi,le plus âgé de mes autres fils : il mourut encore ; et, après lui, le cinquième me paraissant posséder toutes les qualités qu’on peut désirer dans un bon empereur, je lui destinai l’empire. Une mort prématurée l’a enlevé de ce monde lorsqu’on avait le moins lieu de s’y attendre. Voilà donc quatre princes héréditaires que j’aurais fait installer solennellement si je m’étais conformé à l’ancienne coutume. « Qu’on ne croie pas cependant que je néglige l’importante affaire de la succession à l’empire ; je l’ai sans cesse présente à l’esprit. L’année trente-huitième de
Kien-long(1773), lorsqu’au solstice d’hiver j’allai pour offrir au Ciel le grand sacrifice d’usage, je me fis accompagner de tous mes fils, afin qu’ils vissent de leurs propres yeux tout ce qui se pratique dans cette auguste cérémonie. J’avais écrit secrètement le nom de celui d’entre eux que j’avais intention de faire mon successeur, et j’en avais averti les grands qui servent dans le ministère, sans cependant leur faire connaître le prince sur qui j’avais fait tomber mon choix. En offrant le sacrifice, je priai le Ciel que, si celui dont j’avais écrit le nom avait toutes les qualités requises pour bien régner, il daignât le conserver et le protéger ; que si, au contraire,il n’était pas digne du trône, faute d’avoir ces qualités, d’abréger le cours de sa vie, afin qu’il ne préjudiciât pas à l’empire et que je pusse moi-même me nommer un successeur qui fût véritablement digne de régner. Ma prière n’avait pour objet que le bien de l’empire, au préjudice même de l’affection paternelle. Le Ciel suprême sait que ce que je dis ici est conforme à la plus exacte vérité, et que, si je ne nomme pas publiquement un successeur, c’est uniquement pour l’avantage particulier de mes enfants eux-mêmes et pour le bien général de tous mes sujets. J’en prends à témoin le ciel, la terre et mes ancêtres. Si mes fils et leurs descendants s’en tiennent à cet usage, la dynastie ne saurait périr, parce qu’elle sera favorisée du Ciel, aux ordres duquel elle sera toujours soumise, et qu’elle aura l’affection des hommes dont elle tâchera de faire le bonheur. « Comme mes intentions ne sont pas connues de tout le monde, il peut se faire qu’on m’en prête que je n’ai pas et que je suis très éloigné d’avoir. Peut-être dit-on de moi que je me complais si fort dans l’exercice de l’autorité suprême que je craindrais, en me nommant publiquement un successeur, d’en voir
la diminution ou quelque affaiblissement. Ce serait bien peu me connaître que de penser ainsi de moi. Depuis que je suis sur le trône, toutes les fois que je brûle des parfums en l’honneur du Ciel, je lui adresse cette prière : “Mon aïeul Chen-Tfoua régné soixante et un ans ; je n’oserais m’égaler à lui. Je vous prie, ô Ciel ! de me protéger et de m’accorder, si vous le voulez bien, de parvenir jusqu’à l’année soixantième de mon règne. J’aurai atteint la quatre-vingt-cinquième de mon âge ; alors j’abdiquerai l’empire, et je le céderai à celui que je destine à être mon successeur, parce que je crois qu’il vous est agréable. Alors seulement je me déchargerai du pesant fardeau du gouvernement.” Voilà ce que personne ne pouvait savoir, parce que c’est pour la première fois que j’en parle et que je le publie.« Quoique j’aie déjà poussé ma carrière jusqu’à la soixante-huitième année de mon âge, je me sens encore aussi fort et aussi robuste que je l’ai jamais été ; je ne suis sujet à aucune sorte d’infirmité. Me serait-il permis d’abandonner les peuples que le Ciel suprême m’a chargé de gouverner à sa place ? Si, par amour du repos, ou par quelque autre motif semblable,
je me déchargeais d’un fardeau que je puis porter encore, je serais ingrat envers le Ciel et envers mes ancêtres. Depuis l’année courante (1778) jusqu’à l’année fin-mao(1795) il doit s’en écouler dix-sept encore, espace de temps bien long, eu égard à mon âge. Quoique mes forces et la constitution robuste de mon tempérament semblent me mettre à l’abri des infirmités, je dois cependant être très attentif ; de jour en jour je dois être plus sur mes gardes pour pouvoir remplir dignement les desseins du Ciel sur ma personne, lorsqu’il m’a confié le gouvernement de cet empire. Si, malgré toutes mes intentions, lorsque je serai parvenu à l’âge de quatre-vingts ou même de soixante-dix ans, je m’aperçois que mon esprit ou mes forces s’affaiblissent, de manière à ne pas me permettre de gouverner avec les mêmes soins que j’ai apportés jusqu’à présent à cette grande affaire, alors, me regardant comme incapable de tenir sur la terre la place du Ciel, j’abdiquerai l’empire.« Parmi les souverains qui l’ont gouverné, il s’en trouve plusieurs qui ont régné quarante et cinquante ans ; il s’en trouve quelques-uns qui ont abdiqué. Il y a plus de quarante ans que je suis sur le trône ; n’en est-ce pas assez,
et faut-il que j’attende de l’avoir occupé soixante ans pour le céder ? C’en serait bien assez, sans doute, si je n’avais égard qu’à ma propre personne. Un empereur de la dynastie des Tangrépondit à son ministre, qui l’exhortait à se démettre de l’empire : “Vous voulez donc que je devienne un homme inutile sur la terre ? ” Il n’en fut pas ainsi deJen; il abdiqua l’empire, et à peine l’eut-il abdiqué qu’il tomba dans la mélancolie la plus profonde. Son successeur abdiqua comme lui l’empire, et, comme lui encore, il porta la tristesse jusqu’au tombeau et pleura le reste de ses jours. Je méprise de pareils empereurs ; ainsi je me garderai bien de les imiter.« De tous les traits de l’histoire que j’ai insérés dans mes ouvrages, il n’en est aucun que je n’aie lu moi-même et que je n’aie écrit de ma propre main. À l’occasion de l’abdication de ces deux empereurs j’ai mis une note :
Empereurs faibles, qui ont prouvé par leur conduite qu’ils étaient indignes de régner.Plein de mépris pour de tels souverains, pourrait-il me tomber en pensée de marcher sur leurs traces ? Leur abdication et le regret amer qu’ils témoignèrent après avoir abdiqué sont une preuve sans réplique qu’ils redoutaient, dansl’autorité suprême, ce qu’elle a de laborieux, de pénible et de rebutant, quand on veut l’exercer avec gloire, et qu’ils ne voulaient que jouir des prétendus avantages qu’elle présente, quand on a en vue une vaine prééminence sur les autres et la facilité malheureuse de pouvoir se livrer à tous ses penchants. « Pour moi, qui cherche à ne rien oublier pour remplir tous les devoirs qui me sont imposés, je sais que dans l’exercice de la dignité suprême il se rencontre chaque jour quelques milliers d’articles très difficiles à débrouiller. Tout ce qui a rapport à ceux sur lesquels je me décharge du détail du gouvernement, tout ce qui concerne les mandarins qui ont une inspection immédiate sur le peuple, toutes les affaires de l’empire, grandes ou petites, tout cela m’est rapporté, parce que je veux être instruit de tout, parce que je veux tout terminer par moi-même. Quel travail immense ! Je m’y livre cependant sans relâche, parce qu’il est de mon devoir de le faire. Si je donnais à mes mandarins une autorité absolue pour pouvoir terminer les affaires, plusieurs d’entre eux ne manqueraient pas d’en abuser, et tout l’odieux retomberait sur moi.
Je puis assurer qu’il n’est aucun moment où il me soit permis de jouir d’un tranquille repos. « Mon empire est très vaste et le nombre de mes sujets est immense ; je veux cependant qu’on m’informe exactement de tout ce qui concerne mon peuple. Les inondations, les sécheresses et les différentes calamités publiques m’affectent beaucoup plus qu’elles n’affectent aucun de mes sujets. Chaque particulier ne sent que ses propres peines ; je sens, moi seul, toutes les peines réunies de chaque particulier. On sait que je ne m’en tiens point à une compassion stérile envers ceux qui ont eu à souffrir ; je m’empresse à leur procurer du soulagement aussitôt que je suis instruit de leurs besoins, et, comme je crains que les mandarins ne m’en informent pas d’eux-mêmes, je m’en informe moi-même auprès d’eux.
« Toutes mes actions ont leur temps déterminé. Je me couche, je me lève, je m’habille, je prends mes repas à des heures fixes. Tout est gêne, tout est contrainte ; et en cela je suis de pire condition que le moindre de mes sujets. Je sens tout le poids du fardeau que je porte, mais je continuerai de le porter autant
de temps que les forces me le permettront. Quand mes infirmités me feront sentir que je ne puis plus me livrer à un travail assidu ni vaquer aux affaires comme auparavant, alors je remettrai avec joie les rênes de l’empire en d’autres mains, et j’aurai la douce satisfaction d’avoir fait, jusqu’à la fin, tout ce qu’il a été en mon pouvoir de faire. Je serai parvenu au terme de ma vie, où je pourrai jouir sans remords d’un peu de tranquillité et où je pourrai connaître la véritable joie ; car jusqu’à présent je n’ai connu que le travail, la gêne, les inquiétudes et les soucis. « Qu’on ne croie pas que ce que je viens de dire soit en vue de me faire valoir. Je n’ai rien dit qui ne soit à la portée de tout le monde et que tout le monde ne puisse comprendre avec la plus légère attention. Il y a longtemps que je voulais faire part à mon peuple de tout ce dont je viens de l’entretenir ; j’attendais, pour le faire, que l’occasion se présentât ; elle s’est enfin présentée, et j’en ai profité.
« Lorsque je serai parvenu à une extrême vieillesse, je me déchargerai du poids du gouvernement, et je m’expliquerai alors plus clairement encore que je ne le fais aujourd’hui.
On connaîtra mes intentions et on les jugera. J’ai fait cet écrit à l’occasion de l’insolente requête qui m’a été présentée par le lettré de Mouk-den. Outre les absurdités répandues dans cette requête, il se trouve un reproche des plus atroces et des plus mal fondés. Il ose accuser notre dynastie d’avoir usurpé l’empire. Son crime est des plus énormes et d’une conséquence extrême dans un État. Il peut se faire que, parmi les lettrés, mandarins et autres qui sont répandus dans ce vaste empire, il y en ait qui pensent comme cet insensé et que la crainte seule empêche de s’exprimer comme lui. Ce que je sais, à n’en point douter, c’est qu’il y en a grand nombre qui pensent comme lui sur l’article de la nomination d’un successeur au trône. J’espère qu’après avoir lu cet écrit, que pour cette raison je veux rendre public, ils changeront d’avis et approuveront ma conduite. »
Ce même empereur se justifie, dans un second écrit, de ne pas nommer une impératrice,
« Après la mort de ma première épouse, dit dans cet écrit l’empereur, je crus qu’il était juste et convenable d’élever
Na-la-che, femme du second rang, qui m’avait été donnée par mon père lorsque je n’étais encore que simple particulier, au rang de première épouse et d’impératrice ; je ne voulus rien faire cependant sans consulter l’impératrice ma mère. Elle m’ordonna de ne pas me presser et de donner seulement d’abord un titre d’honneur àNa-la-che; ce que je fis. Après trois années, satisfait de la conduite deNa-la-che, je l’élevai au sublime rang et je la déclarai solennellement impératrice. Quand elle eut reçu cette grâce, au lieu de redoubler d’attentions et de ne rien oublier pour me persuader de plus en plus qu’elle en était digne, elle n’eut plus que de l’orgueil. Ses mauvais procédés allaient chaquejour en empirant. Quelque mécontentement que j’en eusse, rien ne transpirait au dehors, et je continuais à me conduire à son égard comme je l’avais toujours fait. Elle mit le comble à ses impertinences en se coupant elle-même les cheveux. Par là elle me fit la plus grande insulte qu’une femme puisse faire à son mari et une sujette à son souverain (les femmes tartares ne se coupent les cheveux qu’à la mort du mari, du père ou de la mère). C’est comme si elle avait renoncé à la dignité dont je l’avais honorée, et même à ma personne, quoique je fusse son époux. Son crime méritait qu’au moins je la dégradasse publiquement, si je ne la faisais pas mourir. Je la laissai vivre, et je ne la dégradai point ; j’empêchai seulement, après sa mort, qu’on ne lui rendît les honneurs qu’on a coutume de rendre aux impératrices, sans cependant rendre compte au public des raisons que j’avais pour cela, ne voulant pas la déshonorer à la face de tout l’empire. On a dû reconnaître dans cette affaire que la justice et l’humanité m’ont dicté seules la conduite que j’ai tenue. Je n’avais élevé Na-la-cheau rang d’impératrice que parce que ce rang lui était dû préférablement à mes autres femmes ; ce n’est pas qu’elle fût plusbelle ou que je l’aimasse plus que les autres. Après son élévation, elle mit au jour tous ses défauts et se rendit coupable de quantité de fautes. Dans la crainte qu’il n’en arrivât de même à toute autre, si je l’élevais au même rang, je n’en ai élevé aucune. Non seulement il n’y a rien en cela de répréhensible, mais il n’y a rien qui ne mérite des éloges, parce que je me suis conformé, au-dessus de moi, aux intentions du Ciel et de mes ancêtres, et qu’au-dessous de moi j’ai cherché l’avantage de mes sujets. Je ne doute pas que la postérité ne m’approuve et ne me loue de tout ce que j’ai fait dans cette occasion. Cependant le lettré rebelle a osé me proposer de me reconnaître coupable aux yeux de tout l’empire, et de nommer publiquement une autre impératrice, en réparation de ma faute et pour l’entière satisfaction de mes sujets.« Je suis dans la soixante-huitième année de mon âge ; est-ce à cet âge que je dois me donner une épouse ? Me donnerais-je le ridicule de demander une des filles du prince
mantchou, pour la placer à côté de moi à la tête de l’empire ? Ce que dit à ce sujet le lettré porte avec soi sa réfutation, ne mérite aucune réponse et n’est digne que de mépris.
« Je dois, dit le rebelle, écouter les représentations et y avoir égard. Depuis que je suis sur le trône, il ne m’est jamais arrivé d’empêcher qu’on ne me fît des représentations ; j’ai reçu avec bonté et même avec plaisir celles surtout qui avaient pour objet l’avantage de mes sujets et la gloire de l’empire ; je n’ai jamais manqué, après les avoir reçues, de les renvoyer aux grands tribunaux, pour qu’ils eussent à délibérer sur l’usage que j’en devais faire. Quand les tribunaux ont jugé que je devais avoir égard à ce qu’on me représentait, j’y ai eu égard ; je n’ai jamais rejeté que les représentations qu’ils ont jugé que je devais rejeter. Pas même une seule fois il ne m’est arrivé d’empêcher qu’on ne me représentât ce qu’on croyait devoir me représenter. Lorsqu’on m’a représenté les inondations, les sécheresses et autres calamités qui affligeaient quelques provinces, je me suis hâté d’envoyer sur les lieux des grands ou des mandarins pour examiner l’état des choses et m’en instruire dans le détail, ne voulant rien ignorer de tout ce qui peut intéresser mon peuple, et j’ai toujours donné les ordres les plus précis aux tsong-tou, vice-rois et autres grands officiers des provinces, de veiller exactement etd’être attentifs à ce qu’il ne souffrît aucun dommage, à le soulager quand il en a souffert et à lui procurer tout le soulagement qui dépendait d’eux. Quand on m’a fait savoir que la misère était dans quelque endroit, j’ai fait ouvrir mes greniers, et j’ai fait tenir du secours à ceux qui en avaient besoin. En un mot, il n’est aucun article concernant le peuple dont je n’aie voulu être instruit, et, quand on m’a instruit de ses besoins, je n’ai jamais manqué d’y pourvoir. »
C’est le même empereur qui fît recueillir et rassembler, en une seule collection officielle, les cent soixante mille volumes composant l’Encyclopédie chinoise, car l’Encyclopédie elle-même est un exemple de la Chine à l’Europe. Seulement l’Encyclopédie chinoise fut recueillie et rédigée sous les yeux et par les soins du gouvernement, pendant une période de quinze ans, et confiée aux premiers lettrés et savants de l’empire. L’empereur ne négligeait pas d’en revoir les pages et d’en corriger les moindres fautes d’impression. C’est le plus vaste monument littéraire connu.
L’ouvrage destiné à faciliter au peuple tout entier la connaissance de la religion, des lois, des motifs des lois, de la politique, des sciences, « Ô ciel ! s’écrie ici le savant traducteur, que les Montesquieu, les Burlamaqui, les Grotius baissent et se rapetissent quand on les compare à ce qui y est dit sur le prince du sang et les princes titrés, les hommes publics et les simples citoyens ; jusqu’où les grands doivent être soumis à l’empereur ; sur ces ministres et ces magistrats qui doivent s’exposer à tout pour ne pas tromper sa confiance ; sur le choix des dépositaires de l’autorité, la manière de les gouverner, de les veiller, de les élever ou abaisser, récompenser ou punir ; sur tout ce qui concerne les fortunes des particuliers, la division des terres, les impôts, les différentes récompenses des talents, des services, des vertus, et le juste châtiment de toute espèce de désordre, crime et délit ! »
Depuis le cent cinquante-quatrième livre jusqu’au cent quatre-vingt-quatrième, il n’est question que des rites. Tout ce qu’il nous convient d’en dire ici, c’est que ce qu’on y trouve dissiperait bien des préjugés en Occident sur la Chine, montrerait l’importance de bien des choses qui n’y sont pas assez prisées, et y ferait King, les annales et toutes les parties de notre littérature, trop peu connue en Europe pour pouvoir en parler. Depuis le deux cent sixième livre jusqu’au deux cent vingt-neuvième, il ne s’agit que de la guerre et de tout ce qui y a rapport. Dans les douze livres suivants il est parlé de tous les peuples et nations avec lesquels la Chine a eu des rapports depuis plus de deux mille ans. Nous le disons hardiment ; si on pouvait montrer sur les cartes d’aujourd’hui le pays de chacun et ses limites, les savants et les antiquaires d’Europe se mettraient à genoux pour avoir ce morceau, qui manque totalement à l’Europe et est en effet très piquant et très curieux. Depuis le deux cent quarante-deuxième livre jusqu’au trois cent seizième, il n’est question que de l’homme, mais il y est envisagé sous toutes les faces, rapports et points de vue imaginables ; King, grands et petits ; puis les livres de l’ancienne école de Confucius et des écrivains d’avant l’incendie des livres. Les annales et les ouvrages des lettrés de toutes les dynasties, depuis les Han, viennent au second rang. Après ces premiers chapitres viennent ceux des mots, c’est-à-dire des phrases de quelques mots qui font proverbe, sentence, etc., qu’on cite ou auxquels on fait sans cesse allusion dans les ouvrages de littérature, soit en prose ou en vers, et on donne l’explication de chacune en citant l’anecdote, le discours, la circonstance où elle King et de l’antiquité y brille, c’est par sa propre lumière. On laisse au lecteur le soin d’en sentir la vérité, la beauté et la supériorité sur celle des autres livres qu’on cite, lors même qu’ils la contredisent. L’unique attention qu’on ait eue, c’est de ne pas mettre un mot contre la pudeur.
Tel est l’aperçu de cette littérature politique et morale prodigieuse qui a fait la Chine et qui la résume. Ce résumé encyclopédique
Une seule chose manque à cette civilisation par les lettres : l’art de la guerre. On le conçoit : la guerre, en elle-même, est une barbarie ; les philosophes et les lettrés chinois la réprouvent ; ils la considèrent comme un exercice criminel de la force brutale qui ne prouve rien et qui détruit tout. Semblables à nos quakers européens ou américains, ils se sont désarmés eux-mêmes sans réfléchir que, si la guerre offensive était un crime, la guerre défensive, qui préserve la famille, la patrie, la civilisation elle-même, était la plus énergique des vertus d’un peuple. Aussi ont-ils tout ce qui rend la patrie prospère au dedans et rien de ce qui la protège au dehors. C’est par là qu’ils périssent et qu’ils seront bientôt à la merci de l’Europe armée qui fait violence à leur empire. Nous ne sommes pas du nombre de ceux qui désirent que
Quant à nous, Européens, qu’avons-nous à représenter que l’inconstance, les versatilités, les courtes grandeurs, les chutes profondes, les progrès rapides, les décadences soudaines, les péripéties éternelles de principes contraires et de mouvements sans repos ? Nous sommes grands et ils sont sages ; nous jouons le drame héroïque, intéressant, instructif,
Je n’ai pas parlé encore ici de la littérature purement littéraire de la Chine ; je n’ai parlé que de sa littérature morale et politique : pourquoi ? J’y reviendrai, mais je vais vous le dire en deux mots : c’est que, à l’exception de leur histoire, la littérature de la Chine est pauvre et médiocre ; ils n’ont que de la raison et peu d’imagination. Ils n’ont point de poème épique ! Qu’est-ce qu’un peuple qui n’a point de poème épique au seuil de sa littérature et de son histoire ? C’est un paysage qui n’a point de ciel ; c’est un temple qui n’a point de mystères ; c’est un jour qui n’a point de songes dans sa nuit ! Les Indes ont deux poèmes épiques dans le Râmayana et le Mahâbhârata ; la Grèce en a deux dans l’Iliade et l’Odyssée ; les Hébreux en ont cent dans la Bible ; la Perse en a un dans le Scha-nameh ; l’Arabie a son Koran ; Rome a son épopée dans l’Énéide ; l’Italie moderne a trois grands poèmes dans ceux du Dante, du Tasse et de l’Arioste ; l’Allemagne Niebelungen ; l’Espagne en a un dans le Romancero du Cid ; le Portugal en a un dans l’œuvre du Camoëns ; l’Angleterre dans celle de Milton. La Chine et la France n’en ont pas encore ! Est-ce la faute du génie, est-ce la faute du temps ? Ce n’est peut-être pas une infériorité, mais c’est un malheur. La France le compense par mille chefs-d’œuvre d’imagination et de raison ; son génie a plutôt les formes du drame, parce que ce génie est surtout en action.
Don Juan. Vous reviendrez de votre étonnement quand je vous
À ce sujet, un mot de métaphysique : je ne m’en permets pas souvent. Voltaire appelait la métaphysique le roman de l’esprit ; Voltaire avait raison. La métaphysique est le plus creux des romans quand on veut lui faire bâtir des systèmes surnaturels ; mais, quand on se borne à lui demander l’explication naturelle et rationnelle des faits dont nous sommes entourés et que notre légèreté nous empêche d’approfondir, la métaphysique n’est plus le roman du cœur ou de l’esprit, elle est la sibylle infaillible de la raison ; elle vous dit le mot de tout ; elle a la clef de tout ; elle ne vous mène pas bien loin, parce que, au-delà d’un certain nombre de pas dans l’inconnu, tout est mystère ; mais, ce petit nombre de pas dans l’inconnu, elle vous les fait faire avec sûreté, et, quand elle n’y voit plus clair, elle s’arrête et elle vous dit : Je ne sais pas. Voilà ma métaphysique, à moi, et c’est la seule que je me permette d’introduire rarement entre vous et
Qu’est-ce que l’âme ? Je vais vous répondre, non pas en théologien, mais en enfant, car l’enfant en sait autant que le théologien sur ce que personne ne peut savoir.
L’âme n’est perceptible que par la conscience qu’elle a d’exister ; elle ne perçoit les impressions du monde extérieur que par ses sens, impressions qu’elle communique à son tour au monde extérieur par l’intermédiaire de ces mêmes organes appelés sens. Un philosophe a dit : Je pense, donc je suis ; un autre philosophe pourrait dire de l’âme avec la même justesse : Je suis, donc je pense ; car être, pour l’âme, c’est penser ou sentir.
L’âme est donc en nous un je ne sais quoi qui pense et qui sent ; elle est de plus douée par le Créateur de la faculté de percevoir et de communiquer à d’autres âmes analogues elle-même des sensations et des pensées.
C’est cette faculté de percevoir et de communiquer le grand solitaire des mondes, selon l’expression d’un ancien.
Mais l’âme, toute divine qu’elle soit, n’étant pas Dieu et ne pouvant pas, comme Dieu, tirer d’elle-même son être et sa substance, se nourrit du monde extérieur et nourrit à son tour le monde extérieur d’elle-même. Elle subit et elle exerce une pression ou impression universelle de toutes les choses et sur toutes les choses avec lesquelles elle est en communication par ses organes matériels, distincts, mais immergés dans l’océan des êtres appelés intellectuels.
L’âme est semblable, si vous voulez, à ces molécules de l’air ou de l’eau qui ont chacune une configuration propre et isolée, mais qui font partie cependant de l’élément eau ou de l’élément air, qui exercent chacune leur pression relative sur l’élément tout entier, et qui subissent à leur tour la pression de chaque vague de la mer ou de chaque mouvement de l’éther. Telle est l’âme, si je me fais bien comprendre.
Dieu, dans son économie divine et pour des desseins que nous ne savons pas, n’a donné qu’un petit nombre de ces sens à l’âme pour la mettre en rapport de jouissance ou de souffrance avec le monde matériel. L’âme pourrait en avoir des milliers, et sans doute elle en aura un jour un nombre infini. C’est un édifice obscur ou à demi-jour dans lequel l’architecte n’a percé que cinq fenêtres, mais où la lumière entrera à torrents quand les murailles tomberont sous la main divine de la mort.
En attendant, plus nos sens bornés à ce petit
Indépendamment de toutes ces impressions spontanées que la nature, sans l’assistance d’aucun art, produit sur l’âme, les arts, c’est-à-dire cette multiplication des effets de la nature sur les sens (car un art n’est que cela), les arts, disons-nous, multiplient à l’infini ces impressions de l’âme. Les arts mêmes ne paraissent avoir été accordés à l’homme que pour accroître indéfiniment cette puissance d’impressionnabilité, d’idées, de sensations, de sentiments, dans l’âme de l’homme. Si je pouvais, pour me rendre plus intelligible, employer ici un terme de médecine, je dirais que dans ma pensée les arts ne sont que les excitants, les grands et énergiques cordiaux de l’intelligence et du sentiment par les sens.
Il y a autant d’arts qu’il y a de sens pour l’homme ; chaque sens a le sien. Les sens de la parole, de l’oreille et des yeux, sont les plus lettres, signes hiéroglyphiques que la matière fait à l’esprit.
Après cet art suprême de la parole parlée ou écrite, qui est l’art de la langue, l’art des lèvres, l’art de ce sens appelé la bouche, OS, l’art de l’éloquence, viennent les arts de l’oreille et des yeux : la musique et la peinture. L’un est l’art de multiplier les impressions de l’âme par les sons ; l’autre est l’art de multiplier
Il me serait difficile d’assigner la prééminence entre ces deux arts de la musique ou de la peinture ; cette prééminence me paraît même devoir être toute personnelle dans celui qui préfère la peinture à la musique ou la musique à la peinture. Elle doit résulter, pour le musicien, d’un organe plus perfectionné de l’oreille, qui lui fait percevoir plus complètement qu’à un autre homme les modulations des sons dans la nature sonore ; elle doit résulter pour le peintre d’un organe plus perfectionné de l’œil, qui lui fait percevoir plus de formes et plus de couleurs dans la nature visible. Tel art, tel organe ; la vocation n’est qu’un organisme plus accompli.
Rossini et Mozart devaient avoir une oreille infiniment mieux construite que celle du forgeron qui bat le fer sur l’enclume retentissante ; Raphaël ou Titien devaient avoir l’œil du lynx avec la transparence et l’éblouissement du kaléidoscope aux mille groupements de forme et aux mille nuances du coloris.
S’il me fallait cependant chercher d’autres raisons de cette préférence personnelle pour la musique sur la peinture, j’en trouverais peut-être encore de plus motivées dans l’essence même de ces deux arts. Ainsi je dirais que la musique est de tous les arts celui qui se rapproche le plus de la parole, l’art suprême ; que la musique est presque la parole, et quelquefois plus que la parole ; car, si elle ne précise pas les idées dans des lettres, elle suscite des sensations et des sentiments illimités dans des sons.
Je dirais de plus que la musique est un mouvement, une locomotion de l’âme par
Quels sont les procédés de la peinture sous la main des suprêmes artistes du pinceau ? Elle prend une toile chez le tisserand, elle prend une conception dans sa pensée, elle
Ce n’est pas tout, car ce n’est pas assez ; un peintre n’est pas seulement un copiste, c’est un créateur. De même qu’un musicien ne serait pas un artiste s’il se bornait à imiter, à l’aide d’un orchestre, le bruit d’un chaudron sur le chenet ou du marteau sur une enclume, de même un peintre ne serait pas un créateur s’il se bornait, comme un photographe, à calquer la nature sans la choisir, sans la sentir, sans l’animer, sans l’embellir. C’est cette servilité de la photographie qui me fait profondément mépriser cette invention du hasard, qui ne sera jamais un art, mais un plagiat de la nature par l’optique. Est-ce un art que la réverbération d’un verre sur un papier ? Non, c’est un coup de soleil pris sur le fait par un manœuvre. Mais où est épreuve que le manipulateur de la rue. Laissons donc la photographie, qui ne vaudra jamais dans le domaine de l’art le coup de crayon inspiré et magistral que Michel-Ange, en visitant Raphaël absent, laissa de sa main sur le carton des noces de Psyché, contre la porte de l’atelier de la Fornarina ! Le photographe ne destituera jamais le peintre : l’un est un homme, l’autre est une machine. Ne comparons plus.
Le beau est donc l’objet poursuivi par le peintre, soit dans la figure, soit dans le paysage.
Or qu’est-ce que le beau ? Nous vous l’avons dit vingt fois dans ce Cours à propos de la littérature écrite ; il faut le redire à propos de la littérature peinte. Le beau, c’est la partie divine de la création ; le beau, c’est, dans les
Tout art véritable a pour objet le beau ; celui qui en approche le plus dans les actes est le héros, le saint, le martyr ; celui qui en approche le plus dans l’éloquence ou dans la poésie est le maître de la raison, du cœur ou de l’imagination des hommes ; celui qui en approche le plus dans la langue des sons est le sublime musicien ; celui qui en approche le plus dans la langue des formes et des couleurs est le plus grand peintre ou le plus grand sculpteur.
L’école matérialiste moderne, qui parle de l’art pour l’art, qui prétend le réduire à un calque servile de la nature, belle ou laide, sans préférence et sans choix, qui trouve autant d’art dans l’imitation d’un crapaud que dans la transfiguration de la beauté humaine en Apollon du Belvédère, qui admire autant un Téniers qu’un Raphaël, cette école ment à la morale autant qu’elle ment à l’art ; elle place le beau en bas au lieu de le placer en haut : c’est un sophisme ; le beau monte et le laid descend ; l’art véritable est le Sursum corda des sens de l’homme comme la vertu est le Sursum corda, de cette réalisation de l’idéal par la parole, les sons, les couleurs, les formes, est le plus véritablement artiste entre tous les artistes. Le beau est la vertu dans l’art.
Mais à quoi bon raisonner contre ces théoriciens à contresens de la nature ? Ne vous sentez-vous pas matérialisés devant une imitation littérale et prosaïque de la matière ? Ne vous sentez-vous pas divinisés devant une poésie, une musique, une peinture, une statue, un temple dont la beauté vous élève de la fange à l’idéal Ne vous écriez-vous pas : C’est divin ! Pourquoi ? Parce que la partie divine de la nature, l’idéal ou le beau, éclate davantage dans l’œuvre de l’artiste, et que vous sentez plus de Dieu dans la pensée et dans la main de l’homme qui a écrit, chanté, peint ou sculpté ce chef-d’œuvre. Le plus grand artiste en tout genre n’est donc pas celui qui manie avec le plus le beau, dans ses ouvrages.
Nous savons peu de chose de la musique de l’antiquité ; nous savons un peu plus, mais pas beaucoup plus, de la peinture : le vent emporte le son, la poussière ronge la toile, la fresque périt avec l’édifice. La sculpture seule subsiste éternellement, parce que le marbre et le bronze sont éternels ; les vestiges de la sculpture antique que nous possédons ou que nous retrouvons tous les jours dans les deux patries du beau, l’Asie et la Grèce, sont des exemplaires de perfection devant lesquels pâlit l’art moderne. L’œil et l’esprit s’abîment d’admiration à la vue de ces marbres ; un groupe de Phidias détaché des bas-reliefs du Parthénon d’Athènes et transporté dans les musées de Londres par lord Elgin, ce missionnaire de l’art indignement calomnié, fait mesurer à l’esprit des distances incalculables entre la perfection de l’antiquité et la décadence des modernes.
Michel-Ange seul, par les gigantesques créations
Quant à la peinture, nous n’avons point d’objet de comparaison entre les anciens et les modernes ; nous ne pouvons donc rien affirmer sur la prééminence d’Athènes, de Rome ou de Paris ; seulement, comme il est certain que les arts ainsi que les idées ont ordinairement leur équilibre, et, marchant du même pas dans une même civilisation, prennent à peu près le même niveau dans les mêmes siècles, il est probable que de très grandes écoles de peinture étaient contemporaines
On le voit renaître peu à peu pendant les dix premiers siècles, quand on visite l’Orient dans ce qu’on appelle la peinture byzantine. Ces peintures, dont on voit les plus vieux vestiges à Sainte-Sophie de Constantinople, sont barbares comme le temps ; c’était la littérature des yeux d’un peuple usé et retombé dans l’enfance d’esprit. On n’y sent aucune réminiscence de la Grèce policée ; on dirait qu’une invasion de races nouvelles a effacé tous les vestiges du génie des Phidias ou des Zeuxis et que des mains scythes ou gauloises ont arraché rudement le ciseau et le pinceau aux mains des suprêmes ouvriers du beau.
Ce n’était pas en Asie, ce n’était pas en Égypte, ce n’était pas même en Grèce que la peinture devait renaître ; elle resta quatorze siècles dans cette seconde enfance. C’est toujours une religion qui enfante un art ; il
La peinture moderne, née avec le christianisme oriental, suivit dans ses développements la religion nouvelle, qui se répandait dans le monde autour du bassin de la Méditerranée ; grossière, puérile, monotone, quelquefois naïve, toujours inhabile pendant ces longs siècles de l’ère chrétienne, bien en arrière de la musique, qui psalmodiait déjà le plain-chant dans ses mystères, bien en arrière de l’architecture
On peut dire qu’elle ne devint véritablement digne du nom d’art que quand le christianisme, parvenu lui-même à son âge de virilité, de puissance morale et de conquête universelle, régna à Rome sur l’univers. La peinture est réellement fille aînée de la papauté.
Mais elle n’entra en possession de tout son génie, de toute sa popularité, de toute sa gloire, qu’à l’époque où cette papauté elle-même, devenue puissance politique en Italie, régna avec toutes les pompes du trône universel des intelligences sur la catholicité, et, chose remarquable, la naissance de la peinture moderne à Rome coïncida avec la renaissance des lettres, Médicis de Florence monta dans la personne de Léon X sur le trône pontifical. Le christianisme eut avec les Médicis et Léon X son siècle de Périclès ; ce fut l’apogée de l’architecture moderne avec Bramante, de la sculpture avec Michel-Ange, de la peinture avec Raphaël et avec son école. L’art entra dans le ciel chrétien avec eux ; il se répandit par eux et après eux à Bologne avec les Carrache et les Guide, à Parme avec le Corrége, à Venise avec Titien, à Milan avec Léonard de Vinci ; de là en Espagne avec les
La peinture, dans chacune de ces villes ou de ces nations, prit non seulement le caractère du chef d’école, mais elle prit le caractère de l’école et du peuple où elle fut cultivée par ces grands hommes du pinceau :
Titanesque avec Michel-Ange, plus païen que chrétien dans ses œuvres, et qui semble avoir fait poser des Titans devant lui ;
Tantôt mythologique, tantôt biblique, tantôt évangélique, toujours divine avec Raphaël, selon qu’il fait poser devant sa palette des Psychés, des saintes familles, des philosophes de l’école d’Athènes, le Dieu-homme se transfigurant dans les rayons de sa divinité devant ses disciples, des Vierges-mères adorant d’un double amour le Dieu de l’avenir dans l’enfant allaité par leur chaste sein ;
Païenne avec les Carrache, décorateurs indifférents de l’Olympe ou du Paradis ;
Pastorale et simple avec le Corrége, qui peint, dans les anges, l’enfance divinisée, et dont le pinceau a la mollesse et la grâce des bucoliques virgiliennes ;
Souveraine et orientale avec Titien, qui règne
Pensive et philosophique à Milan avec Léonard de Vinci, qui fait de la Cène de Jésus-Christ et de ses disciples un festin de Socrate discourant avec Platon des choses éternelles ; quelquefois voluptueux, mais avec le déboire et l’amertume de la coupe d’ivresse, comme dans Joconde, cette figure tant de fois répétée par lui du plaisir cuisant ;
Monacale et mystique avec Vélasquez et Murillo en Espagne, faisant leurs tableaux, à l’image de leur pays, avec des chevaliers et des moines sur la terre et des houris célestes dans leur paradis chrétien ;
Éblouissante avec Rubens, moins peintre que décorateur sublime, Michel-Ange flamand, romancier historique qui fait de l’histoire avec de la fable, et qui descend de l’Empyrée des dieux à la cour des princes et de la cour des princes au Calvaire de la descente de croix, avec la souplesse et l’indifférence d’un génie exubérant, mais universel ;
Familière avec les mille peintres d’intérieur, ou de paysage, ou de marine, hollandais ; artistes bourgeois qui, pour une bourgeoisie riche et sédentaire, font de l’art un mobilier de la méditation ;
Enfin mobile et capricieuse en France, comme le génie divers et fantastique de cette nation du mouvement :
Pieuse avec Lesueur ;
Grave et réfléchie avec Philippe de Champagne ;
Rêveuse avec Poussin ;
Lumineuse avec Claude Lorrain ;
Fastueuse et vide avec Lebrun, ce décorateur de l’orgueil de Louis XIV ;
Légère et licencieuse avec les Vanloo, les Wateau, les Boucher, sous Louis XV ;
Correcte, romaine et guindée comme un squelette en attitude avec David, sous la République ;
Militaire, triomphale, éclatante et monotone, alignée comme les uniformes d’une armée en revue, sous l’Empire ;
Renaissante, luxuriante, variée comme la liberté, sous la Restauration ; tentant tous les
Corrégienne avec Prud’hon ;
Michelangelesque avec Géricault dans sa Méduse ;
Raphaëlesque avec Ingres ;
Flamande avec éclectisme et avec idéal dans Meyssonnier ;
Sévère et poussinesque dans le paysage réfléchi avec Paul Huet ;
Hollandaise avec le soleil d’Italie sous le pinceau trempé de rayons de Gudin ;
Bolonaise avec Giroux, qui semble un fils des Carrache ;
Idéale et expressive avec Ary Scheffer ;
Italienne, espagnole, hollandaise, vénitienne, française de toutes les dates avec vingt autres maîtres d’écoles indépendantes, mais transcendantes ;
Vaste manufacture de chefs-d’œuvre d’où le génie de la peinture moderne, émancipée de l’imitation, inonde la France et déborde sur l’Europe et sur l’Amérique ; magnifique époque où la liberté, conquise au moins par l’art, fait ce que n’a pu faire l’autorité ; république
Voilà l’histoire de la peinture en quelques lignes. Nous étudierons peut-être avec vous un jour, dans trois ou quatre Entretiens littéraires, ces dynasties de la peinture. Aujourd’hui nous ne voulons vous entretenir que d’un homme de nos jours, que la mort a retiré à elle après nous l’avoir seulement montré : Léopold Robert. Et pourquoi Léopold Robert plutôt que Géricault, Scheffer ou tout autre ? nous dira-t-on. Parce que Léopold Robert est mort, d’abord, et que la mort laisse la liberté du jugement tout entier ; parce que Léopold Robert est à lui seul, selon nous, toute une peinture : la peinture poétique, le point de jonction entre la poésie écrite et la poésie coloriée ; enfin parce que Léopold Robert est un inventeur, un découvreur de terres inconnues, le premier qui soit franchement sorti des routines de la mythologie, des lieux communs de la peinture historique, pour entrer hardiment, seul avec son génie, dans la peinture de la pensée, du sentiment et de la nature. Il a dépouillé le vieil homme et il a dit : Peignons l’âme à nu. les Moissonneurs et les Pêcheurs, deux poèmes naturels par le sujet, surnaturels par l’expression ; deux poèmes qui sont devenus populaires en huit jours et sont entrés dans l’œil de ce siècle avec la puissance de l’évidence et avec le charme du rayon qui entre dans le regard.
Ainsi ce n’est pas seulement l’homme, ce n’est pas seulement l’inclination de notre propre goût, c’est le genre qui nous fait choisir Léopold Robert pour vous parler aujourd’hui de la littérature peinte dans les œuvres de cet étrange génie, le Raphaël de la pure nature, exprimée, en dehors de toute convention de religion, d’histoire ou d’école, par le pinceau d’un berger du Jura.
Mais si l’homme est dans l’art, l’art aussi est dans l’homme ; nous ne séparerons donc pas l’art de l’artiste, ni l’artiste de l’art dans l’analyse de ce grand poète de la toile qui mourut
Voici sa vie ; sa vie et son art c’est toujours lui. Le lieu de sa naissance se représente souvent à mon imagination : l’âme des lieux se retrouve toujours plus ou moins dans l’âme de l’homme.
Le matin d’une des chaudes journées du mois de juin 18**, je partis seul et à pied de la petite ville pastorale et batelière de Neuchâtel en Suisse, pour gravir le mont Jura. On sait que le Jura est une épaisse muraille de montagnes à pente douce du côté de la France, à pente escarpée du côté de la Suisse. Ce sont des Alpes sans neige ; quelques bouquets de sapins suspendus aux flancs des rochers y encadrent des pâturages d’herbes hautes et fines perpétuellement arrosées par la brume des nuages. Ces pâturages sont plus savoureux que ceux des Alpes ; le foin, qu’on n’y fauche jamais, monte jusqu’au-dessus des jarrets des énormes vaches blanches qui semblent nager, à demi ensevelies, dans une mer de fourrages. Leurs larges sonnettes de cuivre, suspendues à leurs cous par une courroie de cuir à boucles luisantes, rendent de loin en loin des tintements très harmonieux qui semblent sonner
(Voyez les quatre têtes de buffles et de bœufs dans les Moissonneurs et dans le tableau de la Madonna dell’ Arco de Léopold Robert, et vous y reconnaîtrez ces réminiscences du Jura.)
Après qu’on est sorti d’une gorge profonde qui mène de la ville au Jura, et à mesure qu’on s’élève sur les pentes de cette chaîne, le lac de Neuchâtel, dont on s’éloigne, paraît se rapprocher quand on se retourne. On le voit bleuir au pied des tours blanches de la ville et des noirs sapins ; les anses et les ports qui le bordent se dessinent comme sur une carte
(On reconnaît également ici l’horizon des lagunes de Venise dans le tableau des Pêcheurs de Léopold Robert ; on voit que cette image d’enfance, restée dans ses yeux, avait besoin d’en sortir et de se reproduire sur la toile. Nos paysages sont en nous autant que dans les sites où nous plaçons nos scènes.)
Enfin, de rampe en rampe et de croupe en croupe, on arrive, après trois ou quatre heures de marche, au dernier plateau du Jura. Il est raboteux et mamelonné comme le dos d’un dromadaire ; il est nu aussi comme le désert. On voit à distance un grand village, maintenant une élégante et populeuse petite ville, née en trente ans de la nature pastorale et de l’industrie. Aucun lac ne la baigne, aucune culture ne l’environne, aucune forêt ne l’ombrage. Ce village, bâti comme pour une nuit
Ce groupe de maisons, c’était la Chaux-de-Fonds, la ville où Léopold Robert était né. Il y avait loin de là aux sites poétiques, voluptueux ou majestueux des villas romaines, du golfe de Naples ou des lagunes et des canaux de Venise qu’il devait reproduire un jour. Seulement il y avait une chose dont je fus frappé et qui m’a mille fois frappé depuis dans mes voyages : c’est un horizon très élevé, et par conséquent très lumineux, dont on jouit ordinairement sur les hauts plateaux de la terre, et qui semble baigner les cimes de la Chaux-de-Fonds d’une pluie de rayons venant d’en bas et d’en haut à la fois sur le paysage. (Ce sentiment de la lumière si limpide et si répandue dans les tableaux de Léopold Robert doit tenir aussi de ce rayonnement et de cette transparence particulière
C’était au lever du soleil ; je déposai mon sac de cuir sur le banc de bois d’un cabaret de village, seule auberge qu’il y eût alors à la Chaux-de-Fonds. On me servit du laitage, du pain bis, des œufs, du vin de Neuchâtel, et tout en déjeunant je m’informai négligemment, auprès de la jeune et belle hôtelière au costume bernois et aux longues tresses de cheveux pendantes sur ses talons, d’un étranger qui habitait depuis quelques semaines, sous un nom supposé, la Chaux-de-Fonds. J’étais informé de sa résidence, je savais son nom de guerre ; j’étais convenu par lettre avec lui d’une entrevue au village-frontière de la Chaux-de-Fonds pour des raisons qui sont restées secrètes.
L’hôtesse me dit qu’elle avait logé en effet ce jeune étranger peu de jours avant celui de mon arrivée au pays, mais que cet étranger, trouvant encore trop de monde et trop de bruit dans une hôtellerie de village,
Je repris mon sac sur mon dos, j’essuyai la sueur de mes cheveux, je payai mes douze batz de Suisse à l’hôtesse, et je m’acheminai à l’indication de la fumée vers le plateau de l’horloger pasteur. Je marchais, sans suivre de sentier, à travers la pelouse courte, broutée par les moutons, qui tapissait les mamelons autour du village çà et là sur ma route ; j’apercevais, disséminés aux flancs ou au fond des vallées, des chalets à peu près semblables à ceux de Lucerne ou de Berne ; seulement ils étaient fondés sur des murailles de pierre noire, et le bois enfumé de l’étage supérieur attestait la pauvreté ou la négligence des habitants. Quant au reste, c’étaient les mêmes toits en pente roide, couverts de lattes de bois mince comme des écailles d’ardoise, noircis par la pluie et bordés sur la corniche de grosses pierres lourdes pour empêcher la toiture de s’envoler aux vents. Une galerie couverte circulait autour de la maison, avec sa balustrade de sapin sculpté ; un escalier extérieur montait du seuil à la galerie ; un bûcher Moissonneurs ou du Retour de la fête d’Arco.)
Sous l’avant-toit formé par le plancher proéminent de la galerie, et tout près de la première marche de l’escalier, on voyait une porte ouverte ; à droite et à gauche un banc de bois blanc ; devant la porte une vasque de pierre grise, entourée de seaux de cuivre et surmontée d’une tige de fer creux d’où ruisselait un filet d’eau, retombant avec une mélodie assoupissante dans la vasque. À travers
À gauche de cette cuisine, une petite fenêtre basse et à petits carreaux de verre à huit faces, encadrés dans le plomb, illuminait un établi d’horloger vivement éclairé par la fenêtre. Des pendules de bois, des boîtes de montre en argent et en or, des ressorts d’acier, des rouages dentelés par la lime étaient suspendus aux vitres ou jetés pêle-mêle sur l’établi. On entendait du dehors le grincement de l’outil qui façonnait l’acier dans les mains du père de famille ou des enfants du châlet.
Ce spectacle de l’industrie sédentaire de l’horloger, mêlé aux travaux champêtres du paysan des hautes montagnes, présentait un aspect de bien-être et de bon ordre qui faisait penser aux premiers temps du vieux monde. L’abrutissante division du travail, qui mécanise l’homme pour enrichir la société et qui fait de l’ouvrier humain une machine à un seul usage, n’était pas encore inventée : l’artisan, le pasteur et le laboureur étaient confondus dans un même homme. On sait que de Besançon, de Saint-Claude, de muézimes des cités de l’Orient, qui se tiennent sur les hauteurs de l’atmosphère, au sommet des minarets, pour chanter l’heure et pour avertir les hommes d’en bas de la fuite inaperçue du temps, qui glisse entre les doigts de l’homme comme l’eau.
Le chalet dont on m’avait indiqué le site par la fumée de son toit était semblable à tous ces chalets. J’y trouvai l’étranger déguisé dont je cherchais depuis plusieurs jours la trace ; je passai le reste de la soirée à m’entretenir
Cette famille du haut Jura ne sortira jamais de ma mémoire ; il y avait le père, la mère, cinq ou six enfants échelonnés de taille comme d’âge, à commencer par une belle jeune fille de seize ans, à finir par deux petites filles et trois petits garçons dont le plus jeune était encore pendu, comme la dernière grappe, à la mamelle de la mère.
Le père était un visage pensif aux yeux noirs, au front profondément creusé par le pli de la réflexion entre les deux yeux, au teint pâli par le métier sédentaire, mais à la bouche fine et délicate, comme celle de J.-J. Rousseau, le philosophe de cette même race d’horlogers du Jura. Son regard couvait toute cette couvée éclose de son amour et nourrie de son travail d’artisan ; il se délassait Pastorales de Gessner, ce Théocrite de Zurich, l’Histoire de la Suisse, par Jean de Müller, les œuvres de J.-J. Rousseau, les Études de la Nature de Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, et quelques alphabets en grosses lettres pour enseigner à lire et à écrire aux enfants quand ils seraient d’âge.
La mère était une belle figure des montagnes, usée par ces précoces maternités ; il y avait, sur ses traits amaigris et pâlis, des retours de fraîcheur et de beauté pareils à ces retours de soleil du soir sur les rosiers du jardin après la pluie.
Les petits garçons étaient plus graves qu’ils ne sont ordinairement à cet âge ; il y avait de la timidité et de la mélancolie dans leurs physionomies. La solitude approfondit tout, même le premier regard sur la vie dans la naïve enfance.
La fille aînée était une de ces figures qu’on ne voit pas deux fois dans le cours d’une vie et qu’on ne peut pas voir ailleurs que dans les chalets d’un peuple pastoral ; les Madian un homme assez dépravé et assez hardi pour profaner, par une mauvaise pensée, cette vision d’ange féminin, et cependant elle regardait jusqu’au fond de l’âme l’étranger qui lui parlait de ses petits frères et de sa petite sœur, et, quand elle souriait, il y avait tant d’abandon et tant de sécurité dans ce sourire qu’on croyait voir en elle une sœur avec laquelle on avait souri.
C’est là et dans quelques autres chalets du haut Jura français que j’appris à apprécier ce mélange heureux d’une profession pastorale d’été et d’une profession mécanique d’hiver, qui donne l’aisance et l’occupation à toutes les saisons. Ces horlogers champêtres sont une classe d’artisans lettrés, une aristocratie de travail dont les mœurs élégantes et simples font de ces montagnes une Arcadie d’artistes.
C’est dans une de ces familles (peut-être dans cette famille même où je découvris l’étranger de la Chaux-de-Fonds) que Léopold Robert avait reçu le jour. Il y avait aussi dans
Léopold était né à peu près à la même date du temps que moi, six ans avant le siècle. « La maison de son père, disent ses biographes, M. de Lécluse, le Winckelmann des peintres français, et M. Feuillet de Conches, son ami, la maison de son père, où il naquit, est en dehors du village sur le chemin qui conduit au
Locle. C’est là qu’enfant Léopold errait dans les herbages, au milieu des pâtres et des troupeaux. »
La nature, le ciel, les eaux, les arbres, les animaux, les figures simples, graves et d’une gracieuse sévérité de traits des pasteurs et des faneuses suisses furent ses seuls maîtres et ses
On sentit bientôt qu’il n’était pas né pour un comptoir de trafiquant de Bâle ou de Zurich.
On le rappela au chalet ; il avait néanmoins dévoré les livres classiques de son école ; on le livra à sa nature. Il entra comme élève dessinateur et graveur chez les Girardet du Locle, voisins et amis de l’horloger de la Chaux-de-Fonds.
L’un des deux frères Girardet était célèbre déjà dans la librairie de Paris et de Neuchâtel par les dessins et les gravures remarquables dont il décorait les livres illustrés. Charles Girardet choisit Léopold Robert parmi ses apprentis pour l’amener avec lui dans son atelier de graveur à Paris. Le peintre David, qui régnait alors en France comme réformateur de la peinture, permit au jeune apprenti de venir dessiner d’après ses tableaux froids et automatiques dans son atelier. Robert y prit le goût de la rectitude et de la sobriété des lignes de ses figures ; il ne pouvait y prendre ni l’expression des physionomies, ni la passion, ni le mouvement, ni le coloris, triple vie du tableau qui manquait entièrement à son maître. David était à la peinture ce que Calvin était à la religion, un rigide réformateur, non un créateur. Il éloignait les vices, il n’enfantait pas la beauté ; il avait un pinceau, il n’avait point d’âme. Il y a plus d’âme dans un des visages du tableau de la Pêche à Venise que dans l’œuvre entière de David.
La figure humaine, dont la Suisse et dont sa propre famille lui offraient les plus beaux types, l’expression des sentiments simples sur les traits, les attitudes, ces gestes de l’âme, furent sa principale étude dans de nombreux portraits. Le caractère spécial de son pinceau, la réflexion, la simplicité, la mélancolie, le gracieux dans la sévérité, l’idéal dans le vrai, sont sans doute les produits de ces années de solitude, ingrates en apparence, fécondes en réalité. Une école n’aurait créé qu’un disciple, l’isolement et la pensée créèrent un
La renommée de ses portraits descendit de la Chaux-de-Fonds jusqu’à Neufchâtel. La Providence lui devait un patron ; il l’avait cherché dans le roi de Prusse, alors souverain de Neuchâtel ; il le trouva, plus près de lui, dans un généreux et riche habitant de cette ville, M. Roullet de Mézerac, qui venait de
Le jeune artiste accepta sans hésitation, des mains de l’amitié, ces arrhes de sa gloire future, bien sûr de les restituer avec usure à son généreux patron.
C’était en 1818 ; le pape Pie VII régnait, après avoir longtemps pleuré sa capitale dans les longs exils de Fontainebleau et de Savone. Plus pieux que Léon X, mais aussi fervent qu’un Médicis pour l’illustration de sa capitale par les arts, il laissait administrer sous lui son ministre et son ami, le cardinal Consalvi, d’aimable mémoire.
Ce cardinal, plus politique que sacerdotal, ressemblait de visage et de caractère à Fénelon ; il faisait de Rome, à cette époque, la Salente des arts. Le reflux d’étrangers longtemps privés par la guerre du séjour de cette capitale des ruines concourait à cette splendeur restaurée de Rome ; c’était la capitale des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des poètes, des savants de toute l’Europe. Nous n’oublierons jamais l’atmosphère d’enthousiasme pour le génie qu’on respirait alors dans cette Athènes Canova, le Phidias vénitien, on visitait les ateliers de Thorwaldsen, le Michel-Ange du Nord ; on assistait à la création de toiles ou de fresques magiques sous le pinceau de dix écoles de peintres de toutes les nations, presque tous hommes d’un esprit de conversation transcendante (car le pinceau, je ne sais pourquoi, aiguise l’esprit plus qu’aucune autre profession artistique ; c’est peut-être parce que l’intelligence pense pendant que le pinceau, qui se promène de la toile à la palette, repose l’esprit et le rend plus dispos au doux exercice de l’entretien. Personne ne cause avec plus d’originalité qu’un peintre).
On sortait de ces ateliers, ouverts dès le matin aux visiteurs comme nous, pour aller, avec M. de Humbolt ou avec M. Gell, explorer les fouilles ou les ruines du Palais d’or de Néron ; le soir on entendait au théâtre de Frosinone les légers opéras, préludes de Rossini, ce rossignol du siècle ; l’oreille encore ivre de cette musique, on achevait les soirées dans les salons lettrés de la duchesse de Devonshire, entre le cardinal Consalvi, son ami, et les politiques les plus consommés des différentes cours Méditations, composées la veille au bord des cascatelles de Tibur. On rentrait à pas lents au clair de lune d’Italie, qui jetait les grandes ombres du Colysée ou du Panthéon sur les cendres de Rome. L’enthousiasme de l’antiquité, de l’histoire, de l’art, des statues, des tableaux, de là musique, de la poésie, de la philosophie, baignait tous les pores ; c’était la transfiguration de l’homme en pure intelligence par la divinité de l’art ; on ne respirait que de la gloire ; on avait le mirage de l’immortalité. Quels jours ! Et maintenant quels soirs !
Cette atmosphère romaine de 1819 à 1822 transfigura aussi Léopold Robert en Romain. Il eut le vertige de l’Italie ; il conçut une peinture
Tout homme, quelque passionné qu’il soit, et précisément parce qu’il est plus passionné, porte en soi la patience de son génie. À un but éternel il n’épargne pas le temps. On raconte des miracles de la patience de ce jeune homme et de son recueillement érémitique dans une petite maison d’une rue écartée de Rome, pour atteindre par le pinceau ce qu’il atteignait déjà par la conception. Nous avons vu ces centaines d’ébauches, notes de son poème intérieur, par lesquelles il mesurait ses progrès ou préparait les groupes, même les plus indifférents en apparence, de ses grands tableaux ; ces notes sont aussi achevées que ses poèmes. On en voyait un grand nombre à Paris, il y a quelques années, chez un opulent Mécène de la peinture, M. Paturle, digne possesseur de ce reliquaire du génie (M. Paturle vient de mourir ; que deviendra ce précieux héritage ?). Chigi livrait les plafonds et les murailles de son palais de la Farnesina à Raphaël pour garder à la postérité les moindres traces de cette main divine. Honneur à l’or quand il se dévoue à l’art ! Il se transforme en se répandant. Raphaël et Léopold Robert emportent avec eux à la postérité les noms de Chigi et de Paturle.
Apprécier le génie, c’est le génie aussi sous la forme de l’admiration. Sans l’admiration, que deviendraient les chefs-d’œuvre ?
M. de Lécluse, peintre et écrivain français de notre temps, qui a illustré souvent le Journal des Débats de ses études sur l’art, a droit de partager cet honneur. Il avait connu Léopold pendant ses années de noviciat à Paris ; il croyait en lui, et il le soutenait à Neuchâtel et à Rome de ses encouragements, cette monnaie du cœur sans jalousie, et par conséquent sans dénigrement. M. de Lécluse s’est toujours oublié lui-même pour faire valoir les talents de ses rivaux. Comme Socrate, il ne
Ce fut en 1817 que Léopold Robert se sentit assez maître de sa main et de sa couleur pour composer son premier grand tableau ; ce tableau, comme toutes les ébauches qui l’avaient précédé, c’était l’Italie. L’Italie s’était emparée de son imagination : ses yeux étaient le miroir de cette terre de la lumière et de la beauté ; son âme entière n’était qu’une transfiguration de l’Italie en amour et en culte. Raphaël ou Titien eux-mêmes n’avaient pas plus aimé cette patrie. Ce fils adoptif égalait ces fils des entrailles en passion pour leur mère. L’Italie
Ce premier grand tableau, sur lequel Léopold Robert fondait en idée sa fortune d’artiste et l’espérance de sa renommée, lui était commandé par un de ses opulents compatriotes de Neuchâtel. C’était la Corinne de madame de Staël, improvisant au cap Mycènes.
Ce sujet, plus déclamatoire que vrai et pathétique, était à la mode de 1820 ; ce poème ou ce roman vivait encore ; il est mort aujourd’hui, comme meurent, après un certain temps, dans la littérature des peuples, toutes les choses qui sont calquées sur les engouements de la société factice au lieu d’être calquées sur l’éternelle et simple nature.
Le peintre français Gérard l’avait déjà exécuté en homme d’esprit qu’il était. C’est ce tableau que nous avons tous vu suspendu dans l’humble chambre de la belle madame Récamier, au-dessus du fauteuil sacré où s’asseyait, dans sa mâle vieillesse, cette autre Corinne virile du siècle, M. de Chateaubriand.
Ce tableau de Gérard, en face du beau visage flétri de madame Récamier, au-dessus de la tête triomphale et dédaigneuse de M. de Chateaubriand, complétait bien la scène d’intérieur
Le visage que Gérard a donné à sa Corinne n’a rien des traces de la passion, des lassitudes du génie, des pâleurs de l’inspiration sur des traits de femme ; c’est un poli et frais visage de Suissesse abreuvée de lait, ou d’Anglaise colorée du frisson des brises du Nord, cherchant à froid, dans ses yeux rêveurs, quelques phrases sonores pour pleurer en mesure sur la décadence de l’empire romain, qui lui est parfaitement indifférente. Un pâle Écossais l’écoute par politesse ; il s’enveloppe de son manteau contre la froide écume des vagues beaucoup plus que contre le frisson de l’enthousiasme et de l’amour ; quelques spectateurs regardent sans comprendre. Les ruines jaunissent et la mer bleuit comme une décoration convenable de cet opéra en plein air. Tel qu’il est le tableau est agréable à l’œil, mais c’est une Italie réfléchie dans la glace et encadrée dans la bordure d’un boudoir de Londres ou de Paris.
À l’époque de 1819 et 1820 où Léopold étudiait avec une solitaire passion son art dans un faubourg de Rome, des actes de brigandage tragique venaient d’ensanglanter la campagne de Rome. Le brigandage, dans ce pays de sève surabondante, est une habitude intermédiaire entre l’héroïsme et le crime ; des héros oisifs sont bien près de se faire brigands. Les gouvernements policés les poursuivent, les mœurs du pays ne les déshonorent pas.
La petite ville de Sonnino, au pied des Abruzzes, était peuplée presque tout entière de cette race héroïque et belle de brigands romains.
Gasparone, leur chef, que nous avons connu nous-même dans les geôles de fer des cachots de Rome, venait guerroyer avec les sbires du pape jusque dans les campagnes d’Albano qui dominent Rome. Les étrangers, rançonnés ou enlevés dans les cavernes des montagnes, poussaient des cris de terreur et d’indignation. Le bandits, ouvrit une véritable campagne militaire contre la ville de Sonnino, quartier général du brigandage ; les portes et les murs de ce repaire furent crénelés de têtes de bandits tués dans les combats ou dans les supplices au sein de ces montagnes. Rien ne put déraciner de ces rochers le crime héréditaire dans ces sauvages familles ; il fallut démolir Sonnino et exporter en masse hommes, femmes, jusqu’aux belles jeunes filles et aux enfants, la population en masse de Sonnino, dans les prisons élargies de Rome.
Ces prisons en plein air étaient seulement une espèce de lazaret épuratoire contre la peste du brigandage ; les grands coupables étaient morts sur leurs rochers, exposés sur des fourches patibulaires au bord de la route de Terracine, d’Itri, de Fondi, du royaume de Naples, ou chargés de fer et scellés aux murs des cachots ; leurs familles, leurs vieillards, leurs femmes, leurs enfants jouissaient d’une demi-liberté dans ces dépôts de Rome. C’était la plus belle et la plus pittoresque population de tout âge et de tout sexe qu’il fût possible d’imaginer pour un poète et de
Il avait été donné à Léopold Robert, grâce à la protection de quelques gardiens subalternes de ce dépôt des déportés de Sonnino, d’en jouir tous les jours ; c’est là qu’il apportait ses crayons, c’est là qu’il étudiait, sur une vigoureuse nature, les traits, les physionomies, les attitudes, les costumes de ce que la terre d’Italie porte de plus beau dans la femme et de plus mâle dans l’homme. Jamais, depuis Salvator Rosa, le peintre des brigands, brigand lui-même, on ne fit poser la nature vivante dans un si sauvage et si tragique atelier. Le génie de Robert y prit ce caractère de grandiose, de force, de sévérité dans le beau qui s’attacha depuis cette époque à son pinceau comme une couleur indélébile.
Mais, si son imagination s’y dessina, s’y modela, s’y colora sur ces beaux types de femmes apennines des Abruzzes, son cour aussi n’y résista pas ; un grand et sombre
Puis-je l’accuser d’avoir contemplé avec trop de complaisance la fille innocente du brigand des Abruzzes, moi qui ai suivi, sur les vagues de la même mer, la fille du pêcheur de Procida ? Et Raphaël ne mourut-il pas lui-même d’admiration pour la beauté plébéienne de la Fornarina ?
Regardez, dans le tableau des Moissonneurs, la jeune fille qui se relève de la glèbe, sa faucille à la main, qui tourne aux trois quarts son visage souriant d’un sourire sévère vers le char, et qui jette un regard de reproche amoureux au jeune homme, fils du riche laboureur, dansant devant la tête des buffles ? La Fornarina n’a pas un ovale plus parfait et plus déprimé, un regard à pleine paupière où entre plus de ciel et d’où sorte plus de pensée secrète, une lèvre plus dédaigneuse, une fossette dans la joue plus prête à sourire et à pardonner à l’excès d’ivresse de son fiancé. Quelle tête !… c’était celle de Thérésina. Or qu’était-ce que Thérésina ? Je vais vous le dire.
Thérésina, plus jeune, aussi belle, mais autrement belle que Maria Grazia, n’avait alors que seize ou dix-sept ans ; c’était la grâce de cette beauté dont sa sœur était la force. Robert s’attacha à reproduire cent fois sur sa toile
Voulez-vous la voir ? Arrêtez-vous au musée du Louvre devant le groupe des deux jeunes filles qui dansent autour du char du tableau de la Madonna dell’ Arco ; celle qu’on ne voit que de profil et qui relève des deux mains son tablier pour que les plis ne gênent pas ses pieds nus, c’est Thérésina.
Elle a noué autour de ses cheveux, à demi détachés, une couronne de fleurs sauvages d’un admirable éclat ; on y reconnaît les bleuets, les œillets rouges, les marguerites blanches, les pavots mêlés à des épis de folle avoine, toutes fleurs des hauts pâturages du Jura transportées par réminiscence sur le front de la fille des Abruzzes. Son profil est tout à fait féminin, presque enfantin ; elle sourit à peine, elle baisse les yeux et regarde ses pieds avec l’expression d’une pudique honte. On voit qu’elle danse non par ivresse, mais par piété, pour complaire à sa sœur, à ses frères, et pour honorer la madone.
« J’ai été frappé en entrant en Italie, écrivait
à cette époque Léopold Robert à un des confidents de son âme, de la beauté de ces figures italiennes, des mœurs antiques, des costumes pittoresques et sauvages de ces montagnards du Midi. Je pense les reproduire avec ce caractère de simplicité et de noblesse naturelle de ce peuple, caractère transmis par ses aïeux. Ce que j’ai fait jusqu’à présent ne me satisfait pas encore ; j’espère réussir mieux ; cependant mes tableaux, quels que soient les sujets, sont déjà très recherchés à Rome. Mon état me coûte beaucoup ; je suis forcé d’avoir toujours des modèles pour mes tableaux, car je suis résolu de ne pas faire un seul trait sans ce secours, qui ne peut jamais tromper… Je fais aussi des excursions dans les montagnes les plus sauvages, et j’y trouve des sujets et des modèles tout nouveaux pour ce nouveau genre de peinture. » « Cependant, ajoute-t-il dans la lettre suivante en parlant de son tableau de
Corinne, ce tableau commence à me peser ; j’ai peur de m’être fourvoyé en acceptant de le composer ; j’ai choisi un sujet trop difficile à rendre, et d’ailleurs je m’aperçois qu’uneCorinneest trop relevée pour moi, qui n’ai jamaisfait que des contadines (des paysannes). » « Cette figure de Corinne est ingrate à faire, poursuit-il quelque temps après ; on ne sait quel caractère lui donner, ni quel costume. »
On voit que, dans la lutte entre la nature et la convention, la nature en lui triomphe et qu’elle triomphe de lui. Il ne peut concevoir cette sibylle de salon, drapée par la marchande de modes et donnant rendez-vous à ses amis sur un écueil lavé par l’écume, pour écouter une déclamation à froid, puisée dans des rhétoriques de demoiselles. Décidément la nature sincère et grave de l’enfant du Jura se refuse à cet effort impossible. En vain il copie le mâle visage de la sœur aînée de Thérésina, Maria Grazia : cette figure n’a que des passions vraies dans ses traits ; elle enfonce la toile ; elle fait frémir Oswald et pâmer d’effroi les élégantes Écossaises de la société de Corinne. En vain il copie le délicat et naïf visage de Thérésina elle-même : elle est trop simple pour simuler d’autre inspiration que celle de son cœur ; elle est trop timide pour lever au ciel ces regards de sibylle qui sont
Cette scène-là, il l’a vue cent fois ; elle est entrée dans son imagination avec la lumière des plages de Terracine, avec le grincement de la guitare sous les oliviers, avec les visages et les costumes qu’il a depuis six ans sous les yeux.
De plus, la scène est vraie : le vieux poète du môle de Terracine ou de Sorrente exerce sa profession en plein air pour gagner, en accompagnant ses stances de sa guitare, le pain, l’huile et le fromage nécessaires au souper de sa famille. Sa figure est triste et résignée au fond, mais à la surface elle prend toutes les expressions terribles ou tendres des situations des poèmes qu’il récite.
Regardez ce premier tableau complet de Robert à côté du tableau de Corinne par Gérard : du premier coup d’œil vous vous sentez en pleine lumière comme en plein pathétique, comme en plein pittoresque, comme en pleine vérité. Et puisque nous parlons ici de la peinture comme expression d’une littérature qui parle aux yeux, qui impressionne l’âme, qui communique de l’homme à l’homme des images, des sensations, des pensées, voilà Corinne de Gérard, mais de tout le monde. Gérard parle une langue morte, Robert parle une langue vivante et vulgaire.
Et d’abord remarquez avec quel instinct de la vérité dans les sensations Léopold Robert, dans son Improvisateur napolitain, dispose les lieux selon la scène. Que veut-il peindre ? L’attention, l’attention concentrée d’un groupe ou deux de personnages au récit populaire chanté par un poète de la nature. Aussi voyez comme il évite de distraire leurs regards ou les regards des spectateurs par tout luxe surabondant de paysages. Le ciel pour dôme, la mer vide pour fond, un rocher nu pour y asseoir son poète, quelques pierres roulées du rocher pour y grouper ses auditeurs, voilà tout ; les deux éléments de l’imagination et l’infini, le ciel et la mer, se présentent seuls à l’esprit quand on aperçoit ce tableau : l’âme se concentre sur le groupe.
De quoi se compose-t-il, ce groupe ? Du poète populaire d’abord, belle tête homérique aux
Or quels sont ses auditeurs ? C’est ici encore qu’il faut admirer l’instinct naturel réfléchi ou irréfléchi du peintre. Comme il s’agit, pour ces auditeurs, d’un plaisir oisif d’imagination et de cœur, le peintre les a tous choisis dans l’âge de l’imagination ou de l’amour. La poésie lettrée ou illettrée est chose de jeunesse ; une fois aux prises avec les occupations actives et sérieuses de la vie, on ne se passionne plus pour ces fables chantées qu’on nomme les poèmes : l’âge mûr n’a pas le temps, la vieillesse n’a plus le goût de ces rêveries ; on songe à vivre, on pense à mourir. On laisse rêver ceux qui ne connaissent encore ni la vie ni la mort, et qui se font la mort et la vie à l’image de leurs douces ignorances.
C’est d’abord, assis sur le même banc de rocher,
Au pied de l’écueil ce sont deux jeunes matelots ; l’un est accoudé nonchalamment sur la base du roc, et l’autre, son manteau dans une main et son bras passé autour du cou de son compagnon, comme pour l’inviter à mieux écouter encore le récit, écoute lui-même avec une attention passionnée qui lui fait oublier tout le reste.
Tout près d’eux est une femme d’Ischia, adossée au rocher, assise sur ses talons repliés à la manière des femmes grecques, les deux bras pendants le long du corps ; elle regarde en sens opposé de l’improvisateur et ne semble participer à la scène que par ses oreilles.
Une enfant de huit à dix ans, sa fille, rêve aux sons de la guitare, la tête penchée sur les genoux de sa mère. L’attention a fait tomber de sa main et rouler à terre le tambourin
En face du chanteur, deux belles jeunes filles de Procida ou de Mycènes sont debout, dans l’attitude et dans l’expression de l’attention, émues jusqu’aux larmes ; l’une regarde le poète comme s’il allait lui dire le secret de sa destinée amoureuse ; l’autre baisse les yeux et songe à je ne sais quoi de triste comme le récit.
Derrière elles, une autre jeune fille écoute de loin et comme furtivement ; on dirait qu’elle craint d’entrer dans le cercle magique, mais qu’elle est fascinée comme la colombe par le serpent.
Plus bas on aperçoit un groupe de pêcheurs qui descendent vers la plage, leurs rames en faisceau sur leurs épaules. Ceux-là n’ont pas le temps de s’amuser aux chimères, mais on voit qu’ils les regrettent, et qu’ils saisissent en passant quelques refrains de l’instrument ou quelques vers connus du récitatif.
Enfin, derrière le rocher où s’assied le chanteur, une jeune mère, assise à distance, presse son nourrisson amoureusement entre sa joue et sa mamelle, comme pour l’empêcher de troubler le silence de l’auditoire en l’endormant.
oranger fleurit ; on s’oublie, on oublie le monde, le jour qui baisse, l’heure qui glisse, les soucis qui poignent, les peines qui attendent. Le peintre vous donne ce qu’il y a de meilleur à un certain âge de la vie sur la terre : une heure d’oubli !…
Aussi ce tableau, véritable révélation d’une poésie du pinceau inconnue au monde, fit-il Paul et Virginie ou Atala auraient pu faire sur les imaginations. Chaque tableau de Léopold Robert est un livre en effet, un poème, un roman, une philosophie, une idylle de Théocrite, une églogue de Virgile, un chant du Tasse, un sonnet mélodieux de Pétrarque. Il n’y a autant de littérature dans aucun tableau. Son pinceau est une plume ; il parle, il chante autant qu’il dessine ; sa couleur a du son, sa toile est lyrique ; il parle trois langues en une : on l’entend peindre, on le sent décrire, on le voit penser……………………………………
L’enthousiasme qu’éprouvèrent l’Italie et la France à cette première grande page du génie de Léopold Robert lui donna l’élan et la confiance de son talent. Les artistes ont bien le pressentiment de leur force, mais ils n’en ont la foi qu’après qu’ils se sont vus dans le miroir ému de leur siècle. En 1822, en 1824, en 1826, il peignit les Pèlerins se reposant dans la campagne de Rome, un Brigand en prières avec sa femme, la Mort d’un brigand, la Mère pleurant sur le corps de sa jeune fille exposée, les Chevriers des Abruzzes pansant une chèvre blessée, tous tableaux empreints de la même sensibilité communicative, tableaux qui rayonnent, tableaux qui parlent, tableaux qui prient, tableaux qui chantent, tableaux qui pleurent. On se les disputait dans toute l’Europe pittoresque. Les expositions de Rome, de Paris, de Londres, d’Amsterdam, retentissaient de son nom. Il remboursait ses protecteurs de Neuchâtel ; il soutenait son humble famille de la Chaux-de-Fonds ; il appelait à Rome, auprès de lui, son jeune frère Aurèle Robert, devenu son élève, son émule et son graveur. Il était ou il semblait heureux, mais déjà le bonheur était devenu pour lui impossible. « Je me sens, écrivait-il à cette époque,
On croirait lire un vers de Dante. On va voir ce qu’il désirait au-delà de ce que le génie et la destinée lui permettaient d’atteindre. Mais ce désir même, qui n’était encore que rêve confus du cœur, qui devint plus tard passion, et enfin mort, ne faisait que de naître en lui et peut-être ne le reconnaissait-il pas encore lui-même : c’était un amour.malade du mal de ceux qui désirent trop. »
Cet amour voilé, superbe, tragique dès le premier moment, le fît rougir de ce premier Sonnino ; Thérésina fut négligée, oubliée, dédaignée peut-être, et disparut de sa vie : c’est une ingratitude. Elle retourna dans les montagnes avec ses parents ; elle fut donnée par eux pour épouse à un de ces héroïques brigands du même métier ; elle partagea ses aventures, ses expatriations, ses captivités dans les États romains, dans le royaume de Naples, et elle mourut, jeune encore, à la suite du bandit, laissant la tête de son mari clouée, dans une niche de fer, sur un poteau de la route de Terracine, et son enfant orphelin sur la paille d’une cour de prison.
Cet amour pour une femme d’un rang supérieur, vers laquelle la morale comme l’honneur lui interdisait d’élever sa pensée, n’était encore dans l’âme de Léopold Robert qu’une respectueuse admiration et une modeste familiarité. Les commencements de cette passion ressemblèrent exactement à l’irréprochable culte de Michel-Ange pour la belle et vertueuse Vittoria Colonna, la poétique et fidèle épouse du grand-duc de Pescaire. Ce culte se
Cet amour de Robert ressemble davantage encore à la familiarité périlleuse du Tasse avec la princesse Éléonore d’Este, sœur du duc de Ferrare. Le poète glissa, sans s’en apercevoir, de l’admiration et de la reconnaissance dans la passion ; il n’y perdit pas la vie comme Léopold Robert, mais il y perdit sa fortune, sa liberté et sa raison.
Enfin cet amour ressembla aussi à l’attachement intime et mutuel du peintre Fabre de Montpellier et de la belle comtesse d’Albany, veuve du dernier des Stuarts, prétendant à la couronne d’Angleterre, et peut-être cet exemple d’un amour récompensé et d’un mariage secret entre un artiste et une reine découronnée ne fut-il pas sans une funeste influence et sans une fatale analogie sur l’imagination de Léopold Robert.
Le hasard nous a fait connaître personnellement quelques-uns des principaux personnages et quelques-unes des circonstances de ce drame intérieur, si intimement mêlé à la vie, Tasse de l’Helvétie transporté dans une cour exilée à Rome. Ce sont les rêves de son cœur qu’il rend visibles sur sa palette pour les transporter sur la toile ; les trois phases de son amour y sont écrites en trois tableaux immortels : la première ivresse d’un sentiment qui vient d’éclore dans la Madonna dell’ Arco, la félicité suprême dans les Moissonneurs, la désillusion et le pressentiment de mort dans les Pécheurs de l’Adriatique. Ces trois tableaux sous les yeux ou dans la mémoire, suivez un moment son pinceau ; ce pinceau, c’est la vie.