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LES
GLADIATEURS
DE, LA
RÉPUBLIQUE DES LETTRES
AUX
XVe, XVIe ET XVIIe SIÈCLES
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COBBEIL, typographie et stéréotypie de CRKTÉ.
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LES
GLADIATEURS
DE LA
RÉPUBLIQUE DES LETTRES
AUX
XVe, XVIe ET XVIIe SIÈCLES
PAR
CHARfcESJNISARD
TOME PREMIER
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
PARIS
RUE VIV1EWNE, 2 BIS
1860
Tous droits réservés.
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PREFACE
Dans le cours de mes études sur les érudits du seizième siècle, j'ai vu les querelles des Filelfo, des Poggio, des Scioppius, des Scaliger, et de beaucoup d'autres, citées partout comme autant d'exemples fameux des désordres excités dans la république des lettres par la passion de la dispute ; j'ai vu les héros de ces querelles accusés de n'avoir fait que se déshonorer mutuellement et sans profit pour les lettres, objet apparent de leurs démêlés ; je conçus dès lors le projet de m'éclairer un jour sur ce point. Une semblable accusation, devenue, si l'on veut, respectable, à force d'être répétée, n'avait pas laissé que de m'inspirer quelques doutes. D n'y a, me disais-je, qu'un lieu commun qui puisse être si obstiné. Ma croyance dans les lumières des accusateurs n'était donc que relative, n'ayant vu nulle part qu'ils produisissent les pièces suffisantes pour appuyer leurs inculpations. Partout, en effet, on ne cite guère que les titres des écrits qui justifient, dit-on, l'arrêt porté contre leurs auteurs, comme si on laissait àceux qui ne voudraient pas croire la liberté, qu'on me passe le mot, d'y aller voir.
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VI PRÉFACE.
Mais, à moins qu'on n'ait un intérêt particulier à profiter de la permission, la plupart n'en ont ni le loisir, ni le goût, estimant d'ailleurs que la chose est de médiocre importance, et que le mieux est de s'en rapporter à ce qu'on leur en dit. Cependant, non-seulement ces écrits, par l'instruction et le plaisir qu'on en peut tirer, valent la peine d'être étudiés et connus, mais sur dix auteurs qui n'en parlent qu'avec mépris, je n'oserais affirmer qu'un seul les ait lus à fond. Il suit de là que leurs jugements sont identiques, et la formule en est à peu près invariable. L'écho ne renvoie pas les sons avec plus de fidélité. Il n'est pas jusqu'à ceux qui ont écrit l'histoire des querelles littéraires, qui ne soient au même diapason, toutes les fois qu'ils remontent au delà de leurs contemporains. Iraïlh, Aublet de Maubuy, d'Artigny vivent à cet égard dans le plus parfait accord ; il semble qu'ils se soient communiqué leur thème avec une charité tout évangélique; pas un d'eux ne se permet d'y ajouter la moindre variation.
J'ai lu avec soin les écrits qui ont donné lieu à ces remarques préliminaires, j'ai interrogé la vie des auteurs qui leur sont redevables d'une si méchante réputation, et si je dois convenir que cette réputation était méritée, je m'assure que ceux qui ont le plus contribué à l'entretenir ne se sont pas souciés d'en examiner de près le sujet. Il est vrai pourtant qu'ils ne se sont pas trompés; mais on aimerait qu'ils ne s'en fussent pas tenus à juger sur la parole d'autrui, et que, par des extraits étendus et nombreux, ou
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PRÉFACE. VII
par des analyses exactes, ils eussent, montré qu'ils savaient quelque chose de plus que ce qu'ils ne font que répéter. Ils n'ont rien fait de tout cela. Au reste, leur ignorance a cela de bon qu'elle laisse aux écrits dont je parle tout l'attrait de la nouveauté. A ne nommer que Scioppius, je ne crois pas que ses libelles, les plus singuliers sans comparaison qui aient jamais fatigué la presse des imprimeurs, soient connus de beaucoup d'érudits de la génération actuelle. J'ajoute qu'ils ne l'étaient guère plus des générations précédentes, même de Bayle, quoique cet écrivain ait consacré un long article à Scioppius dans son Dictionnaire historique. Aussi ai-je l'espoir que ces monuments, tirés enfin de la poussière des bibliothèques et livrés, du moins en grande partie, à la curiosité du public lettré, auront à ses yeux la valeur d'une découverte.
Je n'ai pas été long à trouver le nom qui convenait aux auteurs de ces écrits. S'étant rendus, par leur polémique grossière et brutale, indignes de figurer parmi les écrivains qui ont combattu pour la vérité plus que pour leur amour-propre, et moins injurié que raisonné, j'ai dû leur chercher une place ailleurs, et avec cette place un nom qui xrépondît à la violence et à la vanité de leurs procédés. Ce nom m'a été fourni par la langue même dans laquelle ils ont écrit, et par les moeurs du peuple qui a parlé cette langue. Au moyen d'une catachrèse, les Romains exprimaient par le mot digladiari, l'action de disputer avec bruit, de quereller avec insolence, défaire enfin de sa langue le même emploi aveugle et féroce que les héros
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VIII PRÉFACE.
du cirque faisaient de leur épée. Usant d'une figure semblable, j'ai appliqué à mes personnages le nom de Gladiateurs. On verra que rien ne leur a manqué de ce qu'il fallait pour le mériter.
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LES GLADIATEURS
DK LA
RÉPUBLIQUE DES LETTRES
AUX XV', XVIe ET XVIIe SIÈCLES
FRANÇOIS FILELFO OU PHILELPHE
CHAPITRE PREMIER.
Naissance de Filelfo. — Il professe à Padoue, puis à Venise. — Est secrétaire de l'ambassade vénitienne à Constantinople. — Est député par Jean Paléologue vers l'empereur Sigismond. — Ha•
Ha• le roi de Pologne, à son mariage à Cracovie. — Revient à Constantinople et s'y marie. — Y demeure sept ans, puis revient à Venise. — Chassé de Venise par la peste, va à Bologne pour y professer l'éloquence. —Va ensuiteà Florence remplir le même emploi. — Ses succès et ses envieux.—D'abord bien accueilli de Cosme, il se brouille avec lui et se jette dans le parti des nobles. —Est l'objet d'une tentative d'assassinat. —Soupçonne les Médicis et songe à se venger.
La renaissance des lettres fut aussi la renaissance des disputes littéraires. Elles s'annoncèrent simultanément dès le commencement du quinzième siècle. On pourrait même dire que les premiers écrits qui attestent à cette époque le réveil de l'esprit humain , sont des libelles, i. 1
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i LES C.LADIATE'ÛRS.
C'est qu'alors tous ou presque tous les érudits enseignaient ou aspiraient à enseigner la jeunesse, que des rivalités naissaient les prétentions, et que les haines sont filles des rivalités. De là ces luttes, souvent terribles, à qui obtiendrait une chaire de professeur, avec les avantages et les distinctions qu'y attachaient les princes ou les républiques ; de là ces batailles de plume qui, pour être moins sanglantes que les guerres civiles, s'y mêlent quelquefois, et ont [dus de peine à finir par des accommodements.
On a la preuve de ce fait dans les écrits auxquels ont donné lieu les querelles de Filelfo avec Poggio, Niccoli, Carlo d'Arczzo et d'autres encore. Jamais la douleur de voir un rival plus populaire et plus honoré que soi, ne s'est exhalée en termes plus violents et à la fois plus obscènes; jamais rival tombé et humilié n'a ressenti plus amèrement sa disgrâce, n'a poussé des cris plus cyniques, et lancé des imprécations plus sauvages contre ceux qui su réjouissaient de sa chute. Les passions politiques qui animaient en sens très-divers les champions de ces querelles, n'en tempérèrent pas l'âpreté. Filelfo fut évidemment l'agresseur, en ce sens qu'il répondit le premier par des écrits à ceux qui ne l'avaient encore attaqué que de la langue, et dont le plus considérable était Poggio. Ils étaient nombreux, et Filelfo était leur obligé. Ils l'avaient fait venir à Florence, et l'y avaient aidé de leur crédit el de leur argent. Ils pensaient s'être fait un ami ; ils trouvèrent qu'ils s'étaient donné un rival qui les éclipsait, un allié qui les trahissait. Sa perte fut résolue; sa conduite politique les y servit à souhait.
Deux partis divisaient Florence. Les protecteurs de Filelfo étaient du plus faible; Filelfo s'attacha au plus
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FILELFO. ,'î
fort, c'est-à-dire à celui qui dominait, et qui ne reconnaissait qu'à soi et aux siens le droit de tout dire comme de tout écrire. Filelfo usa de ce droit, avec autant d'insolence que d'imprévoyance. Si, dans ses satires, il parle des retours de la fortune, c'est quand elle est du côté de ses ennemis; quand elle est du sien, il croirait volontiers qu'elle y sera toujours, assez longtemps du moins pour qu'il ait le loisir de contenter sa haine et de consommer sa vengeance. D'ailleurs, il est, envers ceux qui le contrecarrent, si prodigue d'insultes et d'outrages du genre le plus grossier et le plus venimeux, qu'on dirait qu'il ne veut laisser à aucun, si par malheur ils l'emportent à leur tour, que la ressource de le répéter. C'est en effet ce qui arriva.
François Filelfo, que nous nommons en français Philelphe, naquit à Tolentino, le 25 juillet 1398. Il ledit plusieurs fois dans ses lettres (I), comme s'il craignait qu'on ne fit quelque erreur à cet égard, ou peut-être (ce calcul ne répugnait pas à sa vanité), dans la pensée que cette date fixerait le commencement d'une ère qu'on appellerait le siècle de Filelfo. De ses parents, de son éducation, il ne dit rien ou presque rien. On verra le parti que Poggio tirera de ce silence. Il préteudait pourtant, au rapport de Fabroni (2), que sa famille était originaire de Florence, et très-ancienne. Il ajoutait que ses ancêtres avaient été exilés du temps de Donato Barbadoro, mais que son père avait été rappelé.
A Padoue, il suivit les cours des professeurs les plus
(1) F. FlLELFl Eyistoloe, lib. XXXVI, Prioribtis reipubl. Tntcnlinatis, p. iSG.Sicod. Tranchedino, p. 252, et passim. Eilit. de Venise, 1502, in-!'".
(2) Historiée Acailemioe Piianoe, auctore ANGELO FABBROMO, vol. I, part. H, cap. xi, p. 3(i8, à la note.
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4 LES (iLADIATKL'RS.
célèbres; à dix-huit ans, il professait lui-même, et avec éclat (1). Son enseignement fit du bruit.En 1417, on l'appela à Venise. Il y donna des leçons à la jeune noblesse avec tant de succès que la République lui conféra le titre et les droitsde citoyen. Mais soit qu'il sentît du dégoût pour les vanités de la terre, soit qu'il connût déjà sa propre fragilité, il résolut tout à coup de se dérober au monde et de prendre l'habit de Saint-Benoît. Un ami l'en dissuada, sous prétexte qu'il serait indécent qu'unaussisavanthommeque lui fit le sacrifice de'ces belles études, pour passer le temps à chanter des psaumes'(2). Cette raison était sans réplique. Bientôt, de nouveaux honneurs conférés à Filelfo la rendirent plus persuasive. En 1420, il fut nommé secrétaire du haijlc ou ambassadeur de Venise à Constantinople (3). C'est en cette qualité qu'il négocia la paix entre Amurat II et les Vénitiens, négociation délicate qui appartenait naturellement à l'ambassadeur, mais dont celui-ci s'était déchargé sur son intelligent assesseur (4). L'esprit de Filelfo et son éloquence avaient déjà frappé l'empereur grec, Jean Paléologue; son talent pour les négociations le charma. Ce prince le prit à son service, lui donna les titres de secrétaire et de conseiller, et le députa eu 1423, à Bude, vers l'empereur Sigismond (5).
Le caractère grec et l'italien avaient plus d'un point de ressemblance , particulièrement la vivacité d'esprit, la pénétration et la finesse. J'y ajouterai l'esprit de trafic qui
(1) Epittl., lib. XXVI; Leodri/sin Cribello, p. 182.
(2) Ibitl., Ilartholomrco Fracanzano, p. G, et dans ses satires, Dec. IX, lice. 8.
;:i; /'-/'/., ibiii.
(il Viln tli. t'ife/fn, dcl cavalière (ÏARLO »K'UOSMIM, t. 1, p. 12. (.ri) l'pixl., lib. XX; Jacobo, cardinali Ticincmi, p. 141.
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FILELFO. 5
comprend les trois autres. C'est par le trafic que les deux peuples avaient appris à se connaître, à estimer leur génie. Beaucoup d'Italiens étaient établis en Grèce, et de Grecs en Italie. Mais l'Italie avait un intérêt de plus à ces rapports étroits, l'étude et l'enseignement de la langue grecque qui commençaient à être vivement réclamés dans ses écoles. Pendant qu'il était à Bude, Filelfo fut invité par Ladislas IV, roi de Pologne, à assister aux cérémonies de son mariage qui eut lieu le 12 février 1424, et du couronnement de la reine, à Cracovie. Filelfo s'y rendit à la suite de l'empereur, et prononça à cette occasion une harangue solennelle où il eut pour auditeurs Sigismond, Eric, roi de Danemark, tous les électeurs et plusieurs autres princes et seigneurs de moindre marque (1). Il n'avait pas encore vingt-cinq ans. A cet âge, on en use envers la fortune comme envers une maîtresse ; on trouve toutes simples ses avances, et on les reçoit avec moins de passion que de fatuité. Il semble même que ce soit un moyen de la fixer ou d'en obtenir davantage, comme Filelfo put le croire, et comme il en fit l'expérience. 11 était à peine de retour à Bude, que Jean Paléologue y vint luimême trouver Sigismond. Ce prince renvoya son ministre à Constantinople, avec ordre d'y surveiller son frère Démétrius, soupçonné, non sans fondement, d'intelligences coupables avec Amurath. Filelfo eût bien voulu partir par la voie la plus courte qui allait de Bude à Constantinople; mais comme il ne pouvait la suivre qu'en passant sur des terres qui appartenaient aux Turcs, que, venant de quitter l'empereur Sigismond, leur ennemi acharné, il
(I) Epi.it., lib. XX ; Jacolio, cardinal) Tidnensi, p. 141.
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0 LES GLADIATEURS.
courait risque d'être pris par eux pour un espion et empalé, il fit un long détour, traversa la Transylvanie, la Valachie et la Moldavie, et arriva enfin à Aspro-Castro, lieu situé sur les bords de la mer Noire. Là, après avoir attendu longtemps un vaisseau, il fut rejoint par Jean Paléologue avec qui il revint à Constantinople.
C'est surtout à partir de ce moment que Filelfo se livra avec ardeur à l'étude de la langue et de la littérature grecques. Il eut pour maîtres Jean Chrysoloras, Chrysococeet surtout l'amour. Chrysoloras avait une fille à peine nubile, du nom de Théodora ; Filelfo l'aima et en fut aimé ; il la demanda à son père, l'obtint et l'épousa en 1426. De cette transaction si simple et si naturelle, mais appuyée toutefois du seul témoignage de Filelfo,Poggio et Ambroise le Camaldule ont fait un récit tout plein de détails infâmes , et dont il ^sera temps plus tard d'examiner la vraisemblance. Cependant Filelfo marié ne parlait avec sa femme d'autre langue que le grec, et Théodora parlait le pur attique (1). Cet idiome, dans la bouche d'une personne aimée, le ravissait à ce point qu'on doute si Filelfo fut plus amoureux de sa femme que du grec. Je me souviens même d'avoir lu en quelque endroit de ses lettres ou de ses satires, qu'il avait épousé Théodora, surtout pour son grec. Hortense pensait un peu différemment ; aussi n'épousa-t-elle point Vadius.
Filelfo était comblé d'honneurs, et les grands bienfaits de Paléologue pourvoyaient à ses besoins et même à son luxe. Chaque jour, et comme en se jouant, il se fortifiait dans la science et dans la langue de Platon et d'Homère ;
(Il Epist.. lib. XXXVII ; Laur. Medici, p. 261.
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FILELFO. 7
il avait le bonheur intérieur, du crédit près du prince, de la considération dans le public; il troqua tout cela contre la gloire incertaine d'éclipser les savants d'Italie, quitta Constantinople après un séjour de sept ans et demi, et, le 10 octobre 1427, il entra dans le port de Venise avec sa femme, un enfant et un nombreux domestique (I). 11 trouva Venise ravagée par la peste, et absents pour la plupart, les amis quiTy avaient attiré de nouveau par de magnifiques promesses (2). Durant quatre mois, il attendit leur retour et l'effet de leurs promesses, assez maître de soi, d'ailleurs, pour professer au milieu du fléau (3). A la fin, une des femmes de Théodora en mourut (13 février 1428). Aussitôt il quitte ces parages infestés et inhospitaliers et se retire à Bologne. On l'y reçut avec un empressement et un appareil inusités ; on lui offrit la chaire d'éloquence et de philosophie morale, qu'il accepta, avec un traitement de quatre cent cinquante écus d'or, dont il s'accommoda également (4). C'était alors une somme considérable. Néanmoins, pour un ancien ambassadeur, secrétaire et conseiller privé d'un prince souverain, cette condition était une déchéance ; mais Filelfo n'avait pas le choix. Il y trouvait d'ailleurs une ressource en attendant les événements. Il ne les attendit pas longtemps. Bologne avait secoué le joug du Pape, et les factions la déchiraient pendant que l'armée papale la tenait assiégée. Il n'était pas sûr que le vainqueur ratifiât les engagements du vaincu; le contraire a lieu habituellement. Mais, vaiu(1)
vaiu(1) lib. I ; Léon. Justiniano, p. I.
(2) Ibid., ad dicersos, p. 2, 3.
(3) Ibid., lib. XXVI ; Leodrysio Cribrflo, p. 183.
(4) Ibid., lib. I ; Jnanni Avrispoe, p. 4, et alibi.
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S LES GLADIATEURS.
qucur ou vaincu, le danger, pendant la lutte, était égal pour tous. Filelfo essaya de s'y soustraire, il y eut une peine infinie. Ayant enfin obtenu du général romain un sauf-conduit, il quitta Bologne et partit aussitôt pour Florence, où il arriva vers la fin d'avril 1429. Les voeux de la république l'y appelaient depuis longtemps. Pallas Slrozzi avait stipulé pour lui un traitement de trois cents écus d'or avec promesse d'une augmentation, l'année suivante ; Niccolo Niccoli lui offrait sa demeuré, Leonardo Bruni d'Arezzo, Ambrogio Traversari, dit le Camaldule, leurs services communs ; tous, leur amitié. Cosme de Médicis ne trouva pas au-dessous de soi d'aller le voir à son arrivée, et de lui confirmer les paroles obligeantes qu'il lui avait fait écrire à Bologne par Leonardo (1).
Ce début le ravit ; ce fut sous ces heureux auspices qu'il inaugura ses leçons. Il enseignait tour à tour la rhétorique et la philosophie morale. Il lut aussi le Dante, pour être agréable à quelques jeunes gens qui l'en avaient prié, et il le commenta (2). Les succès qu'il obtint l'enivrèrent. Tout ce qu'il y avait de plus distingué par la naissance et le rang courut à ses leçons, et ce qui peut donner la mesure de l'enthousiasme qu'il excitait, c'est que Filelfo montait en chaire dès le lever du soleil et qu'alors il n'avait pas moins de quatre cents auditeurs. Si, dit-il quelque part, les pierres avaient pu parler, elles auraient élevé la voix pour lui rendre hommage. En peu de jours, il éclipsa tous les professeurs : son triomphe les rendit
(I) E/iist., lib. I ; Pallanti Strozzoe,p. C; Nieolao Nicolo, p. 7 ; Pall. Slrnzz/i-, p. 7 ; Léon. Aretinn, p. 8 ; Jaan. Aurispoe, p. 9.
{2) Il écrivit, à cette occasion, quatre discours en langue vulgaire, dont deux seulement lurent prononcés. Rosmini les a publiés dans le premier volume de la Vita di Filelfo, p. 119-127.
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FILELFO. 9
jaloux ; le peu de modération avec laquelle il en jouit, les révolta (1). Un de ceux qui en souffrirent le plus est Carlo Marsupini, plus connu sous le nom de Carlo d'Arezzo. Il professait l'éloquence grecque et latine et n'était ni très-savant dans les deux langues, ni éloquent. Il était paresseux, hormis quand il s'agissait de faire valoir son argent au moyen de l'usure, peu chaste, et envieux à en perdre le sommeil (2). 11 est vrai que ce jugement est de Filelfo et conséquemment suspect ; mais en voici un autre qu'en son traité de Y Exil, il prête à Leonardo Bruni, et qui, étant motivé, n'est pas sans vraisemblance : « Carlo a beaucoup lu, beaucoup écouté : mais n'ayant mis aucun discernement dans le choix de ses maîtres et de ses livres, tout ce qu'il a acquis est si confus, si discordant, que personne ne le comprend et qu'il ne se comprend pas lui-même. S'il s'exprime mal, la lenteur de son esprit en est la cause. C'est par là même raison qu'il écrit peu et que son style est sec et dur , dès qu'il entreprend d'écrire quelque chose. 11 ne me paraît pas même qu'il faille l'excuser d'être étranger à la science et à son emploi : la nature seule est coupable qui lui a donné un esprit obtus et de pierre, tandis qu'il ne rencontra jamais que des maîtres qui n'avaient ni science, ni éloquence (3). » On démêle le vrai au travers de tout cela ;"car en admettant que la part des défauts reprochés ici à Carlo soit excessive, il en résulte toujours qu'ils étaient de nature à le prédisposer à l'envie contre un rival
(1) Eptst., libII; Joan. Aurispoe, p. 9; JoanniLnmoloe, p. 10; Nie. car dinali Botioniensi, p. 11, etc.
(2) Ibid., ibid.
(3) FABBRONI, Vila Cosmi Medic, inadnotat., p. 221.
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10 LES GLADIATEURS.
plus heureusement doué, et Filelfo, qui était ce rival, n'avait donc pas tort de le traiter d'envieux.
Véritablement, Carlo n'était pas sans mérite ; mais il n'en avait pas assez pour ne pas s'irriter des préférences accordées au mérite d'autrui. Il souffrait donc beaucoup du respect dont Filelfo était entouré, des ovations qu'on lui décernait, des grâces qui venaientau-devantdelui. Jaloux de sa gloire, il avait lieu de l'être également de sa faveur auprès des dames. Celles de la plus haute qualité, lorsqu'elles rencontraient Filelfo dans la rue, se rangeaient avec déférence et lui cédaient le haut du pavé (1). Comment, d'ailleurs, nepasdétester cet intrus qui déjà refusait de régler sa conduite sur l'humeur des personnes dont il était l'obligé, qui donnait lieu à un parallèle fâcheux pour les anciens professeurs, était cause qu'on désertait leurs leçons, et surtout était mieux payé? Carlo fit passer ses sentiments dans l'âme de Niccoli et de Traversari. L'un et l'autre y étaient assez préparés, le premier surtout, qui s'arrogeait sur les savants un patronage devenu bientôt insupportable aux plus illustres. Emmanuel Chrysoloras, Guarini et Aurispa ayant osé secouer le joug, le vindicatif Niccoli les déchira à coups de langue, et à force d'intrigues, de dénonciations et de cabales, les réduisit à quitter Florence (2). Le même traitement attendait Filelfo en punition de son indépendance. A la vérité, cette indépendance était un peu hâtive, ayant suivi de si près les services offerts et acceptés ; elle était de plus imprudente, vis-à-vis d'un bienfaiteur infatué de l'idée, que l'acceptation d'un bienfait est l'engagement d'en user au gré de
(1) Epist., lib. II ; Joan. Aurispa;, p. 9.
(2) Ibid., ibid; Nicolao Nicoto, p. Il ; Cosmo Medici, p. 12.
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FILELFO. Il
qui on l'a reçu. Niccoli la taxa d'ingratitude ; Filelfo le ressentit, mais n'en fut que plus glorieux. Il parlait de soi comme l'eût fait le plus naïf ou le plus impudent de ses flatteurs, se plaçant volontiers à la tête de tous les savants du siècle, et regardant en particulier ceux de Florence avec une hauteur qu'il ne prenait pas la peine de déguiser. A leur tour, ceux-ci ne cachaient pas ce qu'ils pensaient de lui. Ils l'accusèrent d'être ingrat et vain, et par-dessus tout, cupide. A ces imputations Filelfo pouvait répondre, que son ingratitude était justifiée par l'envie dont il était l'objet, et qui avait étouffé sa reconnaissance ; que sa vanité était une réaction naturelle contre les efforts déployés pour le rabaisser ; qu'enfin il n'était point cupide, mais besogneux, parce qu'il avait de la famille, et que ses emplois dans les ambassades et dans les cours l'avaient accoutumé à un genre de vie dont il n'était pas aisé qu'il se départît. Mais, comme à la tète de ceux qui propageaient ces médisances, il voyait figurer Niccoli, Carlo et Traversari, et que tous trois étaient les serviteurs dévoués et les amis des Médicis, il soupçonna Cosme et Laurent d'être leurs complices. C'est à partir de ce jour qu'oubliant le précepte de Cicéron, qu'un étranger doit être discret dans le pays qui n'est pas le sien (1), il cessa de rester neutre entre les différents partis politiques, et s'engagea dans celui de la noblesse qui avait pour chefs les Albizzi, pour ennemis les Médicis. Longtemps Cosme n'en voulut rien croire, quelque ardeur qu'on mît à le persuader (2). Mais dans un voyage qu'il fit à Vérone, vers la fin de 1430, pour fuir la peste qui ravageait
(1) DeOfficiis,l, 34.
(2) Epist., lib. II ; Coimo Medici, p. 12.
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12 LES GLADIATEURS.
Florence, Niccoli et Carlo le pressèrent si fort, qu'ils triomphèrent, de sa généreuse obstination. Cosme avait déjà l'oreille susceptible des princes, sans en avoir encore l'autorité. D'ailleurs incapable de haine, mais non de défiance, il vécut dans cette disposition à l'égard de Filelfo, et se tint prêt, le voyant passer aux ennemis, à ne pas plus le ménager qu'eux.
Cependant Niccoli avait déjà tenté de faire chasser Filelfo ; il s'en fallut même peu qu'il n'y réussît. Le 10 mars 1431, un décret avait été rendu, ordonnant que Filelfo sernit expulsé et relégué à Rome pendant trois ans, « pour avoir malhonnêtement et témérairement parlé de la République de Venise et de son ambassadeur. » Niccoli en eut une joie extrême : malheureusement elle dura peu. Le 14 mars, ce décret était suivi d'un autre qui déclarait Filelfo citoyen de Florence (1). Ainsi, dans l'espace de deux jours, il était monté, si l'on peut dire, de la roche Tarpéienne au Capitole. Niccoli en fut déconcerté, mais point découragé, et il était inventif. N'ayant pu faire sortir de force Filelfo, il avisa un moyen de le faire partir de luimême.
Durant l'absence de Cosme, Filelfo avait contracté avec la République un nouvel engagement, à trois cents écus d'or par an (2). C'est sur ce point que Niccoli, secondé de Carlo, et sans doute approuvé de Cosme, porta ses attaques. Filelfo aimait la dépense et le faste ; une réduction de son traitement l'eût affamé et ruiné, la suppression totale eût été sa mort, elle eût déterminé du moins son départ. On choisit la réduction, et pour dissimuler aux yeux du peu(i;
peu(i; Vita Cosrni, t. II, in adnotat., p. 69. (21 Epist., lib. II; Joan. Lamoloe, p. 10.
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FILELFO. 13
pie ce qu'elle avait de personnel à Filelfo, on demanda, vu l'état obéré des finances, qu'elle atteignît tous les professeurs. Les magistrats adoptèrent cette mesure , et les professeurs s'y soumirent en silence. Filelfo en appela au sénat (1). Il défendit la cause de ses collègues et la sienne avec tant d'éloquence, que trente-quatre voix sur trentesept se prononcèrent pour le rétablissement des choses en leur premier état (2).
Ce coup manqué, on en complota d'autres où la violence aurait sa part. Filelfo apprit même qu'on en voulait à sa vie. Il informa de ce bruit Cosme, Carlo et Niccoli ; il leur écrivit à chacun une lettre : aux deux derniers avec un mépris pour leurs personnes et un étalage de son propre mérite qui les exaspérèrent (3), à Cosme avec plus de mesure et de respect, mais avec fierté, et en lui faisant honte « de se laisser guider au souffle de Carlo et de Niccoli, plus empesté que la peste même (4). » La réponse à cette lettre fut un coup d'épée qui lui balafra le visage et dont il porta la marque toute sa vie (o). Un assassin, nommé Filippo Bruni, l'assaillit en pleine rue, et ne manqua de le tuer que parce que Filelfo se défendit. Si Filelfo eût été assez modeste pour douter de l'affection que lui portaient les Florentins, celle qu'ils lui montrèrent alors l'eût agréablement détrompé. Le salut de l'Etat eût dépendu de sa vie, qu'on ne lui en eût pas montré davantage. Les magistrats vinrent chez lui le complimenter, et y retournèrent même plusieurs fois. Ils insistèrent pour
(1) C'est-à-dire à la Seigneurie.
(2) Epist., lib. II ; Co.imo Medici, p. 12.
(3) Ibid., ibid., p. 11. (I) Ibid., ibid., p. 12.
(5; Ibid., lib. IV; Scnaliii ut popii/'i /torcnliito, p. 22.
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14 LES GLADIATEURS.
qu'il nommât celui qu'il soupçonnait d'avoir armé l'assassin, promirent une récompense à qui le livrerait mort ou vif, et firent donner la question à quelques individus qui avaient, disait-on, trempé dans le crime. Filelfo assure qu'il ne nomma personne, de peur, dit-il, de jeter de nouveaux ferments de trouble dans la République ; mais il demeura convaincu que Filippo était l'instrument des Médicis. Un prétexte assez frivole, la froideur de Laurent qui détournait la tête pour éviter ses regards, et qurmêmc ne lui rendait pas son salut, le confirma dans cette prévention. De plus, le bon accueil que lui faisait Cosme , même après la lettre dont j'ai parlé plus haut, lui parut une ruse imaginée pour donner le change sur de pervers desseins (1). 11 ne songea donc plus qu'à se venger. Il entreprit d'abord Niccoli. Il ne le haïssait pas seulement parce que la mémoire des services qu'il en avait reçus lui était odieuse, il le haïssait encore parce qu'à l'attention qu'il avait eue de lui lire ses écrits, et de le consulter, l'autre n'avait répondu qu'en se moquant, et ce qu'il y a de pis, en interrompant aux plus beaux endroits. 11 composa donc contre cet Aristarque, ce Thersite au petit pied, un écrit, le plus noir, dit Traversari, le plus acerbe, le plus impudent qu'on ait jamais lu. 11 l'envoya à Traversari qui avait pris le rôle de conciliateur, non sans quelque partialité pour ses anciens amis, et joignit à cet envoi une petite lettre, en manière de dédicace (2). La lettre choqua plus encore le Camaldule que l'écrit, mais Filelfo lui donna à peine le temps de protester, et publia l'un et l'autre. Nous n'avons pas cette pièce, qu'Ambroise appelle
(1} Epist., lib. IV; Senatui et populo florentino, p. 22.
(2) AMBROSII CAMALD. Epist., 1.1, lib. VI, ep. 21, col. 301, 302.
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oratio, et qui était sans doute du genre de l'invective ( I ) ; nous voyons seulement, par le témoignage du même écrivain, qu'elle était pleine d'injures dégoûtantes, digne de bateleurs et de portefaix, et mensongère en plusieurs points. Mais si la perte d'un écrit de ce genre pouvait être regrettable, nous en avons d'autres pour nous dédommager, auxquels on ne saurait appliquer la définition qu'Ambroise fait du premier, sans se montrer à leur égard plus indulgent qu'ils ne méritent. Je parle des satires de Filelfo.
Dans ces satires, l'auteur se dit quelque part un poëte supérieur aux anciens, et se berce de l'idée que la postérité ratifiera ce jugement. Mais la postérité n'a pas eu cette complaisance, et les excuses à cet égard ne lui ont pas manqué. Et d'abord, si l'on excepte les contemporains de Filelfo, très-peu de gens ont lu ces satires; moins encore en ont parlé, et toujours en courant, et avec une sobriété qui fait bien voir ou qu'ils ne les avaient que feuilletées, ou qu'ils ne les avaient pas entendues. Dans tous les cas, ils les ont généralement condamnées. Un grand nombre de ces satires sont d'une obscurité à peu près impénétrable ; beaucoup encore sont si obscènes qu'on ne répugne pas moins à les lire qu'à les traduire. Sous ce rapport du moins, elles le disputent aux poésies des anciens, qui sont du même genre, et souvent elles
(1) Rosmini croit qu'il s'agit d'une satire en vers, ajoutant qu'il ne croit pas que cette satire soit dans celles qui sont imprimées. Cependant, le mot à'oratio, employé par le Camaldule, ne laisse pas d'équivoque. Il s'agit d'un discours, et non point par conséquent, et comme le dit Rosmini (Vita di File!fa, t. I, p. 49 et 51)1, de la satire qu'on voit en manuscrit dans la bibliothèque royale de Naples, et qui a pour titre : Francisci Fileifi satyru in hominem impurissimum Nicu/aum Nichi/u»! cognomine Lallum.
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remportent sur elles. Toutes sont mal écrites (quoiqu'elles le soient d'une manière remarquable pour le temps où elles l'ont été), et si mal imprimées qu'on ne lit pas dix vers sans rencontrer une faute ou deux, et souvent même davantage. C'est donc, la plupart du temps, un travail de restitution et de correction à lasser la patience du plus zélé philologue. Et pourtant, je ne sache pas de monument plus curieux et moins exploré, non-seulement de l'histoire littéraire, mais aussi de l'histoire politique de l'Italie pendant la première moitié du quinzième siècle. C'est sans doute faute d'avoir connu ces satires, ou peutêtre pour les avoir méprisées, que les auteurs de ces histoires se répètent uniformément les uns les autres, en parlant de quelques personnages que Filelfo a stigmatisés. Autrement, je crois qu'ils les eussent jugés mieux, pour les juger différemment.
Je me suis proposé de faire connaître à fond ces satires, celles surtout sur lesquelles je m'appuie pour justifier le titre de mon travail. Je ne me suis pas dissimulé la délicatesse de l'entreprise; mais, à l'exemple des Pères de l'Eglise qui, pour inspirer l'horreur du paganisme à leurs néophytes, prenaient à peine le soin d'en voiler les turpitudes, j'ai voulu dégoûter de la dispute les gens de lettres qui auraient encore le malheur de l'aimer, en leur présentant le tableau de ses plus horribles excès.
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CHAPITRE II.
Satires de Filelfo. — Leur importance pour l'histoire littéraire et l'histoire politique de Florence. — Satire contre les moeurs des Florentins. — Satires contre Cosme de Médicis. — Les amis de Cosme se liguent pour diffamer et ruiner Filelfo. — Satires contreNiccolo Niccoli,Carlod'Arezzo et Poggio.— Autres satires contre Cosme. — Leur violence s'accroît à mesure que le parti des Médicis perd du terrain. —Cosme est exilé. — Satire de Filelfo à cette occasion.
Les satires de Filelfo sont au nombre de cent, partagées en dix livres, et chacune de cent vers : ce qui leur a fait donner par l'auteur le nom d'Hécatosticha. L'oeuvre entière est donc de dix mille vers. Pensez ce qu'il a fallu de fiel dans le coeur du poëte, pour qu'il le répandît avec cette abondance. Cependant, il n'a pas tout mis dans ce livre ; le trop plein s'en est déchargé ailleurs, et Rosmini, entre autres, a découvert dans les bibliothèques publiques et particulières d'Italie, quelques satires inédites qui ne le cèdent à aucun égard aux satires publiées.
Dans la première, il expose les raisons qui le forcent à écrire des satires. Il observe modestement que, comme Homère a chanté Achille et Ulysse, et Virgile Enée, il se préparait à chanter le roi Alphonse (1), lorsque la muse lui donna le conseil d'ajourner son poëme épique à des temps meilleurs,- et d'attaquer les vices de ses contemporains. Il commence par ceux qu'il a sous les yeux, c'està-dire les Florentins :
(1) Alphonse V, roi d'Aragon, ou Alphonse Ier, roi de Xaples, surnommé le Magnanime, lils de Ferdinand le Juste. Il lui succéda en I il G, et mourut en 1458.
I. i
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« Chère Florence, pardonne à ton poète ; ce n'est pas toi qu'il se propose de flageller dans ses satires, ce sont les misérables qui cherchent à nous inoculer le poison de leurs moeurs infâmes, et qui entassent hontes sur hontes, crimes sur crimes. Pardonne-moi, Italie; univers, pardonne-moi. Je déclare la guerre à tous les méchants. La vengeance, ou la vertu, complices de mon dessein, arment mon bras tour à tour. Par où commencerai-je cette sainte croisade ? Où est l'homme pervers qui osera le premier s'offrir à mes coups? Je n'aime point m'attaquer à la foule, elle est lâche, et je ne vois pas quels triomphes elle peut procurer. Mais à toi les premiers coups, Sénat, à toi qui donnes la subsistance à tant de monstres. Malheureux Sénat, ton gonfalonier t'entraîne jour et nuit dans toutes sortes de crimes. Tu me menaces, misérable Doffus (1), vieux suppôt de Sodome, qui dans le palais où tu sièges, établis des lois (2) dont ton vice favori justifie la nécessité. Mais, vil banqueroutier, tu aurais beau m'exporter dans les âpres solitudes habitées par les farouches Gorgones, sur les rives du Gange, chez les Bretons glacés, et jusqu'au pôle arctique, tu ne saurais étouffer le bruit terrible de ma satire, dont la peinture de tes innombrables vices est l'ornement. Jupiter lui-même, tonnât-il à coups redoublés, ne m'empêcherait pas de dire ouvertement des choses que je sais être vraies, sans faire grâce à personne, et me reposant à cet égard sur mon seul courage et la justice. Qui serait assez insensible, assez égoïste pour voir d'un oeil sec l'épouvantable avarice de ce siècle? Tu hantes les églises et tâches
il) Dolfo Spini.
,2} (loutre la sodomie.
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de séduire les saints par ton or et par tes prières; mais ce que ta bouche demande, ton coeur dépravé le refuse, c'est à savoir, le courage de t'amender, l'honneur et la vertu. Le vulgaire te loue comme un modèle de piété, ignorant les feux impurs dont tu es dévoré et qui n'ont pour témoin que le silence de la nuit. Tu soupes entre un mignon et une courtisane. Il s'appelle général (1), parce que l'armée marche à sa suite et lui obéit; mais lui-même obéit à toutes les mauvaises passions, et est l'esclave de mille turpitudes qui le déshonorent. Dis-moi, Doffus, combien ton coeur souffre-t-il de généraux et de tyrans? « L'un appelle son fils celui qui est son frère; l'autre appelle de même son petit-fils. Le frère ignore quel est son frère, le fils quel est son père. Quels monstres n'enfante pas la débauche! Beau-père,fais sortir cet homme qui se cache si bien. Mais la bru prévoyante rit, et les boucs regardent de travers... Celui-ci ne pense tout le jour qu'à tromper, voler, piller et tuer ; celui-là n'a rien de plus agréable que de secouer les torches de l'envie, et de fatiguer le ciel et la terre de cette basse passion. Apollon, viens à mon aide. Pourquoi détourner tristement tes regards? Te rappellerais-tu les amours impures de Candidula, la belle-mère, et l'infâme lupanar de la fille? Les Muses non plus n'eussent pas souffert qu'un sein pudique fût profané. Quelles chastes oreilles ne se fermeraient pas aussitôt, en apprenant que trois frères ont tour à tour abusé de leur soeur, et broyé contre la muraille, en le faisant tournoyer, le fruit de ce triple inceste? Dirai-je ce père qui empoisonna son fils, afin que sa maîtresse n'eût
(l) Legonfalonierde Florence commandait le$ armées de la République.
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plus rien qui l'empêchât d'assouvir ses brutales ardeurs? Dirai-je ce fils qui, ayant tout le monde pour père, est le proxénète de sa mère et en négocie les faveurs ? Les uns vivent du concubinage de leurs soeurs, de leurs femmes ou de leurs filles ; les autres des sales complaisances de leurs fils, de leurs frères ou de leurs petits-fils. Quel dieu m'aidera à venger tous ces crimes ? » Et il finit en invoquant Jésus-Christ [I].
Voilà quel sera le ton général de ces satires. Filelfo le soutiendra jusqu'à la fin ; il le haussera même plus d'une fois, excité à cet égard, moins par les inspirations de sa colère, que par la nature et la quantité des faits qu'il a entrepris de révéler. Seulement un très-grand nombre de ses révélations demeureront pour nous des énigmes. On en voit la preuve dans la satire que je viens de citer, où le voile de certaines allusions n'a pu être percé que par le regard des contemporains. Cette circonstance, qui n'ajoute pas médiocrement à l'obscurité du style de l'écrivain, a fait mon désespoir en proportion de ce qu'elle irritait ma curiosité.«H n'y a rien sans doute de bien charitable dans un sentiment de cette nature, puisqu'il est fondé sur le dépit de voir que les diffamations de Filelfo sont perdues pour nous, faute de savoir à qui les appliquer ; mais les scrupules de l'historien ne sauraient être les mêmes que ceux du chrétien, d'autant plus qu'ici ce n'est pas l'amour du scandale qui rend l'historien curieux, c'est l'amour de la vérité.
Bientôt, impatient de se mesurer contre d'autres ennemis que les mauvaises moeurs, Filelfo attaqua les Médicis. 11 choisit mal son temps. Le parti qu'il se faisait gloire de suivre était divisé. Dans beaucoup de maisons nobles,
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les membres d'une même famille marchaient sous des drapeaux opposés. Des deux fils de Thomas d'Albizzi, Lucas, par jalousie contre son frère Renaud, s'était jeté dans le parti des Médicis; des deux Guicciardini, fils de Louis et habitant la même maison, Pierre était l'ennemi de Jean et ouvertement dévoué à ce même parti ; enfin, Thomas et Nicolas Soderini s'étaient déclarés contre les nobles en haine de François, leur oncle. C'étaient les plus marquants. Chaque parti aurait donc pu, au même titre, s'appeler le parti des nobles, si ce n'est que ce nom convenait moins aux Médicis, qui avaient pour eux tout le peuple. Par là, en effet, ils imposaient singulièrement aux nobles, et les mettaient hors d'état de résister dès que les partis en viendraient aux mains. Si les nobles conservaient encore leurs charges, leurs dignités , c'était uniquement par égard pour le gouvernement qu'ils avaient fondé et qu'ils maintenaient depuis cinquante ans ; mais si l'on eût examiné de plus près leurs moyens, on en eût bientôt découvert la faiblesse, et rien alors n'eût été plus facile que de les renverser. Le péril de cette situation avait frappé l'un d'eux, Nicolas d'Uzzano (1). Comme il était plus modéré que les autres, il était aussi plus clairvoyant. Sommé de concourir avec ses amis à la perte de Cosme, il s'y refusa nettement. S'agit-il, comme il leur disait, de chasser Cosme? On n'en a pas de raison autre que celleci, savoir qu'il est obligeant, libéral, compatissant et chéri de tous ; mais où est la loi qui condamne la pitié, la libéralité, la bienveillance? Supposez pourtant qu'on le chasse, le peuple, malgré les nobles, le rappellera, et tout
(1) Filelfo le nomme Gnzzanus.
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ce que les nobles auront gagné, ce sera de l'avoir chassé bon citoyen et de le voir revenir entièrement changé, parce que ses bonnes intentions seront méconnues de ceux qui l'auront fait rappeler, et que la reconnaissance l'empêchera d'arrêter leurs excès. S'agit-il de le faire mourir ? La république n'y gagnera pas davantage. Délivrée des Médicis, elle sera asservie à Renaud d'Albizzi, et, tyrannie pour tyrannie, on ne voit pas pourquoi l'on préférerait l'une à l'autre. D'Uzzano concluait qu'il serait sage d'abandonner un projet plein de périls, de quelque façon qu'on s'y prît pour l'exécuter ; qu'il ne fallait pas croire, avec un petit nombre de partisans, l'emporter sur la volonté de la multitude ; que tous leurs concitoyens, soit par ignorance, soit par corruption, étaient prêts à vendre la république, et que la fortune même qui leur était propice leur avait déjà trouvé un acheteur (1).
Ces considérations n'échappaient point à Filelfo, mais étaient sans empire sur la haine qui le consumait. Il avait juré la ruine de Médicis; il lui tarde de commencer son oeuvre de destruction. Une tentative d'assassinat, dirigée en 1432 contre d'Uzzano par les frères Soderini, était restée impunie, grâce, disait-on, à la connivence de Cosme et des siens (2). Aussitôt le poète écrit une satire où il se fait l'écho de ce bruit et où il accuse les Médicis d'avoir aidé à soustraire les assassins à la vindicte des lois (3). Cependant il n'y a pas encore là de violence bien caractérisée, comme le dit Shepherd (4), il n'y a qu'une accusation mesurée, quoique sans équivoque. C'est à tort
(i) Voir VHistoire de Florence, de Machiavel, livre IV.
(2) PHILELPHI Epist., lib. II, Nicolao cardinali Bononiensi, p. 10.
(3) Dec. I, hec. 2.
(4) Life of Poggio, ch. v.
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également que Shepherd impute à Filelfo d'avoir essayé, dans une nouvelle satire contre le pouvoir des richesses (1), de revêtir les injures les plus atroces contre Cosme, d'un coloris sentencieux et philosophique. J'accorde le coloris; mais, pour l'atrocité des injures, nous n'y sommes pas encore. Filelfo observe mieux la gradation ; il mesure ses premiers coups et en attend l'effet. Ici donc, il n'est encore qu'impertinent, insolent : il n'est ni violent ni atroce, mais il le sera bientôt. Il invoque simplement les histoires grecque et romaine, et il en tire de nombreux exemples de la fragilité des richesses, des maux infinis qu'elles traînent après elles. Il s'autorise de ces exemples pour exhorter Cosme à préférer la vertu aux richesses, sous peine d'être l'auteur de sa propre ruine. Le conseil n'est pas neuf et ne fut jamais engageant.
« Tu as vu, lui dit-il, le peu de solidité et le néant des biens que tu poursuis : tes espérances, ta renommée reposent sur une chimère ; tu es la dupe de toi-même. L'argent ne fait pas le bonheur; c'est la vertu.... Que si, accablé du poids des richesses, tu n'es pas en état de t'élever jusqu'à la pratique de la vertu, jette-les, comme le prescrit Aristippe; imite le castor qui, pour se sauver de la dent des chiens et échapper aux chasseurs, se coupe la partie, objet de leur convoitise. Ton âme a-t-elle son siège dans ta bourse conjointement avec tes écus? Tu ris de mes conseils, mai^ ce sera mon tour de rire de toi-même, quand la fortune t'aura précipité dans l'abîme. » [II]
Malgré cette prédiction sinistre, Cosme n'eut pas la bonté de suivre les conseils de Filelfo. Celui-ci donc les
(1) Dec. I, hec. 3.
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supprime tout à fait ou commence à les entremêler d'injures et de réprimandes pleines de menaces. Il convient que le peuple de Florence est pour Cosme : c'était l'avis de Nicolas d'Uzzano; mais il ajoute que, si le peuple était libre d'exprimer son sentiment, il applaudirait à Filelfo et l'égalerait aux dieux. Cependant Filelfo se passe de sa faveur ; il est aimé du Sénat, honoré de la bourgeoisie. Tout ce que l'un et l'autre font dans l'intérêt de sa fortune et pour protéger sa vie, le peuple l'approuve. « Quand je te rappelle tout cela, Cosme, tu me réponds par de feintes caresses; tu affectes la modération et parles le langage plein de douceur d'un honnête homme, tandis que ton coeur est saturé de venin et que tout ce qui t'entoure
me tend des pièges Comment un Carlo peut-il te
plaire avec son esprit plus obtus que le plomb? Le lâche Lycolaus ne sait dire que des contes de vieille femme. Quant à Hypocritius, c'est le plus grand des badins ; et, par le relâchement de ses moeurs, il l'emporte avec Bambalion sur tous les débauchés. Voilà les hommes que tu oses me préférer, hypocrites courtisans de ta fortune et non de toi-même. Est-ce parce que je ne me mets pas en peine de te flatter que tu me tiens pour ennemi ? ou es-tu le mien parce que je ne sais dire que la vérité? Reviens à toi, si tu es sage ; car si, nonobstant mes avis réitérés,tu persistes à m'échauffer la bile, ton or ne suffira plus à protéger tes crimes. Ce qui se cache dans l'ombre, je le traduirai au grand jour : jeunes et vieux, tout le monde saura qui tu es, quelle est ta vie. Ma colère sommeille, crains de l'éveiller ; si une fois le coeur me soulève, ma bouche vomira le crime qui y est caché et qui est le tien. Je connais tes moeurs et leur abominable dérèglement ; il serait im-
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pie au satirique de les taire ; le glaive dont il est armé n'épargne personne et ses blessures sont terribles. » [III] Voilà ce que Filelfo osait écrire dans le temps même où les nobles voyaient le pouvoir échapper de leurs mains, et où il ne dépendait que des Médicis de s'en rendre maîtres, pour punir ensuite l'insolent pamphlétaire qui lui servait d'organe. Si Cosme n'eût déjà su jusqu'à quel point les nobles le haïssaient, il eût pu l'apprendre au langage de leur coryphée, et juger des dispositions d'un maître dont le serviteur était si peu retenu. Cependant, soit générosité, soit impuissance de répondre avec une liberté que ses ennemis ne toléraient que dans leurs partisans, il garda le silence et attendit l'effet des menaces de Filelfo. Il n'est pas douteux qu'il n'ait recommandé à ses amis la même réserve ; mais Filelfo avait raison de le dire, Cosme était trop riche et déjà trop redouté pour que ses amis ne fussent pas des courtisans ; de sorte que, au lieu d'être un sentiment qui conserve encore de la délicatesse et de la pudeur jusque dans son expression la plus énergique, leur reconnaissance n'était plus qu'une passion qui s'exhalait avec bruit, portait, pour ainsi dire, son affiche, et avait besoin de scandale afin qu'on en doutât moins. C'est pourquoi, non contents de défendre Cosme, ils le compromettaient. Ils n'osaient, ils ne pouvaient pas écrire contre Filelfo; mais, à la faveur d'un plan de médisance savamment organisé, où Poggio, soldat de recrue dont ils s'étaient fortifiés, apportait son esprit, Niccoli sa malice, Carlo sa rancune, et tous trois leur jalousie, ils parvinrent à exaspérer tellement le professeur, qu'il les diffama et les déshonora dans une suite de satires où il outre plutôt les emportements et les peintures
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licencieuses de Juvénal qu'il ne rappelle les préceptes moraux et l'élévation de style de ce poète. Là, il désigne Niccoli tantôt sous le nom de Lycolaus, tantôt sous celui à'Utis, qui est le nom d'Ulysse, prisonnier de Polyphème; Carlo d'Arezzo sous celui de Codrus, mauvais poète du temps de Domitien; Ambrogio Traversari (je le suppose du moins), sous celui d'Hypocritius; Poggio, sous celui de Bambalio, que Cicéron donne à Antoine dans ses Philippiques; Cosme, enfin, sous celui de Mundus, qui est la traduction latine ,du grec XÔ<JU.OC
«Utis a une langue qu'il darde contre les dieux, et dont il pique ses meilleurs amis.... Avec elle, le lâche vous provoque au combat et vous mord, brillants flambeaux de la terre, allumés au foyer fécondant de la science, et dont la vertu éclatante, la probité et l'honneur font l'admiration du monde (1). Qui veut désarmer l'envie doit renoncer à la vertu, aux lettres, aux arts, à la gloire. Utis en est dévoré ; il en est livide; il en perd le sens. Point de crime où elle ne le pousse, et qu'il ne soit aussi hardi que
prompt à, exécuter Le pauvre homme n'a d'éloges
que pour les ivrognes et les cinèdes, et à cet égard, Poggio et Codrus sont des dieux. L'honnêteté, le talent lui* sont antipathiques et le mettent en fureur. Aussi bien le vice ne saurait-il convenir avec la vertu, ni l'ombre produire la lumière. Ovide, au dire d'Utis, est un conteur de sornettes et ne vaut que par là ; Stace est un barbare, il bêle; Lucain est un fou qui joue de la trompette ; Virgile n'a rien d'excellent, si ce n'est quand il chante le grand
(1) Filelfo veut dire que tout ce qui a du mérite, chez les anciens comme chez les modernes, n'est point à l'abri de la langue envenimée de Niccoli.
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Priape; Cicéron, l'éloquence même, est condamné
Moïse ne sut que manger et boire ; Dieu n'est jamais descendu sur la terre et n'y a point racheté les hommes parla mort de son Fils. Quoique ces impertinences soient dures à entendre aux honnêtes gens et insupportables à tout le monde, je suis bien loin d'en être troublé, non plus que des injures et des mensonges de cet effronté. Je ne veux point des louanges d'un bouffon et d'un homme sans
moeurs ; car chacun ne loue que ce qui lui ressemble
Il se peut qu'un sot détracteur sente encore l'émulation de la vertu, mais Utis n'est que pure envie.... Dans les accès de fureur, de rage et de folie que cette* passion lui cause, il bat nuit et jour le pavé de Florence ; il ne peut ni dormir un moment, ni étancher sa soif; l'envie le lui défend ; ses entrailles desséchées durcissent comme la pierre, et le feu dévorant qu'il aspire pénètre ses os et en consume la moelle. » [IV]
Filelfo enfle sa voix peu à peu, et toutefois il ne fait que préluder. A partir de ce moment, il ne donnera point de relâche à sa victime, et il la traînera sur la claie avec la brutalité et l'indécence d'un exécuteur des hautes oeuvres qui vengerait ses propres injures sur le criminel livré à , son bras. Il en sera de même à l'égard de Poggio et de Carlo, et avec plus de violence encore, comme si le souvenir des obligations qu'il avait surtout à Niccoli, l'eût porté à le ménager. Du reste, il prendra plaisir à les associer tous troiset Cosme avec eux dans ses invectives, et il leur fera si bien la part à chacun, qu'il ne donnera pas à un d'eux le droit de réclamer. Continuons de traduire. Filelfo s'empare de Poggio :
«Que ne t'arrache-t-on cette langue, Poggio, qui ne
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cesse de censurer, de déchirer les honnêtes gens ! Drôle, quel est l'habile maître qui t'a enseigné l'art de médire ? Est-ce cet imbécile, ce fou d'Utis qui t'a communiqué son vice?... Tous ceux que la vertu décore, tu les attaques de la plume, ne le pouvant de ta langue devenue trop épaisse par l'excès du vin, la crapule et les plus sales voluptés. Quel cruel plaisir prends-tu là? Tandis que jour et nuit tu es ivre d'un océan de vin, que ton énorme ventre, pareil à un gouffre sans fond, engloutit tout ce qui vit dans l'eau, sur la terre et dans l'air, que tu es tour à tour le ministre et l'autel des plus infâmes amours, tu deviens furieux dès qu'on te touche, qu'on te chatouille seulement... Et cependant, ivrogne et lâche que tues, tu ne te lasses pas de médire. Les hommes chastesettout occupés du ciel, tu les salis de ta langue. Familier avec le crime, tu ne crois pas qu'il soit plus honteux de suivre les mouvements de sa colère que ses moindres caprices Quelle
imbécillité est la tienne, de ne pas prendre au moins le masque des vertus qui te manquent; la probité, par exemple ?.... Si le vin dont tu es esclave volontaire, te charme tant, il ne te sera pas inutile de singer la vertu. Qui loue les gens vertueux passe pour vertueux ; qui loue les savants est réputé savant. La parole est l'indice de l'honnêteté du coeur. La nature, en entourant la langue d'une double muraille, a eu soin de nous avertir de l'usage prudent et réservé qu'on en doit faire : c'est afin que la langue ne laisse passer au travers des dents et des lèvres que des paroles chastes et profondément méditées. Mais ta bouche à toi, Bambalion, est toujours béante ; tout s'en échappe. Il ne t'importe guère d'avoir le sens commun ; tu déchires les savants, tu pollues les saints de tes paroles
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obscènes ; aussi impudent que téméraire, tu imputes à tout le monde les vices dont tu es surchargé.... Ou aie des moeurs plus honnêtes, Bambalion, ou tâche de paraître ce que tu n'es pas, ou mets un frein à ces médisances dont les honnêtes gens sont importunés. Défie-toi de ta langue ; tiens-la bridée, et que ton visage ne trahisse pas les mouvements violents de ton âme. A ces conditions, tu offenseras moins les gens, et peut-être qu'à leur tour, ils te ménageront davantage [V].
Il est à remarquer ici que Filelfo parle non-seulement de la mauvaise langue, mais des écrits diffamatoires de Poggio. Cependant ce dernier n'avait point encore répondu à Filelfo. Je cherche en vain de quelle nature étaient ces écrits. Je croirais assez qu'il s'agit de quelques nouvelles à la main où Poggio attaquait Filelfo et les hommes de sa faction, et qui étaient colportées clandestinement. Il n'était pas temps pour lui de lever le masque.
J'ai dit tout à l'heure ce que Carlo enviait le plus à Filelfo : ce n'est pas son talent, mais son traitement. Filelfo le raille de cette bassesse : mais comme il ne sait guère railler avec esprit, il en vient tout de suite aux gourmades, moins jaloux de frapper avec art que de frapper fort.
« Aiguillonné par l'envie, le lâche Codrus fait le tapage,
et s'en va clabauder de toutes parts qu'il est indigne que
seul, parmi tant d'hommes de talent et en possession de
l'estime publique, je reçoive de nouveaux honneurs, et
que j'aie si considérablement accru ma fortune privée,
dans un temps où les malheurs d'une longue guerre ont
presque mis à sec le trésor de la République (!)... 11
(1) Il s'agit de la guerre entreprise par les Florentins contre les Lucquois, et qui se termina par la paix signée en 1433. Voir Machiavel, Hist. de Florence, livre IV.
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ajoute que si on lui donnait seulement le tiers des honoraires qu'on a récemment décrétés en ma faveur, il ferait merveille, prendrait son vol vers l'Olympe, et de son front toucherait aux astres. Seul, en effet, Codrus a tous les talents; il n'est rien que Codrus ne sache. Ce que donnent le génie, la nature, l'expérience et l'étude, Codrus a tout cela... Sa tète est couronnée du laurier poétique ; il a dérobé à Apollon la connaissance de ses mystères ; il ferait descendre Bacchus des sommets du Nysa. Tes vers, Codrus, imitent à s'y méprendre, le croassement des grenouilles et le cri plaintif des rats (2). Mais dès que ton chant s'élève, il est supérieur à celui des corbeaux. Prends garde, je te prie, qu'indigné d'être vaincu par toi, Apollon ne te plante ses oreilles d'âne. Mais d'où vient, Codrus, cette fureur? Tu ne sais pas, téméraire, tu ne sais pas que tu perds ton temps à rêver la gloire, en dépit de Minerve. Et d'abord, ta langue est appesantie par l'ivresse et la bonne chère; la pâleur de ta face révèle des goûts monstrueux qui outragent tout ensemble la nature et la délicatesse ; dans tes yeux battus on voit les empreintes de mille turpitudes ; ta bouche pue ; ta salive, quand tu parles, inonde les assistants, et ton ventre sait rarement se contraindre. Que tu parles grec ou que tu parles latin, tu fais rire de toi ; ton esprit a horreur d'un commerce avec les Muses ; Minerve répugne et ne peut consentir à inspirer un baudet d'Arcadie ; Apollon renie les débauchés, et Minerve n'habite pas dans une bouche impure. Néanmoins, tu ferais ma charge à meilleur marché? Vas donc pour le tiers. Eh bien, qu'enseigneras1
qu'enseigneras1 à sa traduction en vers latins de la Batrachomyomachie, qui est très-médiocre en effet.
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tu? Ce que tu appris dans ta jeunesse, en la prostituant ? Car comment enseignerais-tu la vertu et les bonnes moeurs, quand tu n'es (j'ai honte de le dire), que flux de ventre, prostitution, usure?... Mais non, l'envie t'assure l'immortalité ; tu n'as pas à craindre que ton nom périsse jamais, et tu devras ta fortune à ta langue. Quel grand homme mérita jamais de si grands honneurs ? Citoyens, vous employez bien mal votre argent. » [VI]
Il y a là de l'esprit, sans doute, mais il n'est pas du plus fin. Peut-être que Filelfo le raffinera par l'exercice. Cependant il attaque en corps ceux qu'il vient d'assaillir isolément. Ses coups redoublés frappent tantôt l'un, tantôt l'autre, tantôt tous les trois à la fois. Soudain il se détourne vers Cosme. Une sorte de dialogue s'établit entre le poète et Médicis, où l'on voit trop que celui-ci ne pense pas un mot de ce qu'on lui fait dire, mais qui est un moyen de provoquer des répliques où Filelfo triomphe immodérément.
« Quelle est la nature aux pôles du monde, pourquoi meurent les hommes, d'où vient l'excès en toutes choses, voilà ce qu'à table, entouré de coupes écumantes et de mets incessamment dévorés, Codrus allait apprendre à ses convives, lorsque, après un long flux de paroles entrecoupées de rots fétides, il trahit par un bruit éclatant échappé d'en bas, les labeurs de sa digestion. OEnipotes (1) l'admire; jl parle d'or; c'est un phénix tel que les cités du Latium en voient rarement paraître. A son tour, il vomit et empuantit l'assistance de l'odeur infecte de ses sécrétions. Poggio rit et cependant s'oublie comme les autres,
(I) NiCCOli;
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car, à chaque mets qu'on apporte et qu'il goûte d'avance et vite, comme un esclave deCanope, il se gorge de vin. Puis il fait un pompeux éloge de Codrus et du bon OEnipotes, et il outre encore cet éloge, de peur que, sentant plus mauvais qu'eux, ils ne se croient peut-être inférieurs à lui. Le silence est utile et cher à ceux qui forment des desseins criminels ; il est nuit ; partout règne le silence. Ils célèbrent leurs saintes orgies dans le temple de Minerve : avec eux sont des enfants ! As-tu donc espéré, sacrilège Bambalion, d'accomplir impunément de pareils forfaits? Ne crains-tu pas les dieux, ou penses-tu qu'ils se cachent, parce qu'ils tardent trop à te foudroyer?... C'est qu'ils veulent te laisser le temps de te repentir et de t'amender. D'ailleurs, plus la peine est lente, plus elle est terrible.
« Et toi, Mundus, quand au milieu du jour, tu dissertes, en badinant, de la vertu, tu es un homme charmant, et comme,à cette heure, tu n'es sous l'influence d'aucun désir lascif, tu ajournes à la nuit les criminelles amours enmême temps que les soucis... Que tu serais plus heureux si tu étais resté le même homme, et que tu n'eusses cédé au vice aucune partie de toi-même ! — Mais, je suis tourmenté de la passion de la louange. — Veux-tu la mériter, obtenir un nom,des titres? suis le droit chemin cle la vertu; aie de l'honnêteté, des moeurs, le goût des esprits élevés et fins pour les arts libéraux, remèdes et plaisirs de l'âme. — Soit : je romps avec le crime; je brise ses liens. — Ce n'est pas assez, si tu n'entreprends à fond l'oeuvre de ta réforme. Courage donc... Mais je parle à un sourd. Tu es de plomb, ô le plus pervers des hommes; tu ne peux connaître la force de son esprit, et ne connais pas plus Dieu
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que toi-même... Sot que tu es, tuvasau-devantdes louanges d'un bouffon ; on te méprise,on se moque de toi jusque sur le théâtre, et tu ne le vois point. Cependant, celui-là avec son nez crochu, montre assez que c'est toi qu'il joue. Pour moi, je ne repousse pointla louange quand c'est le sage qui la donne ; elle est la vraie louange, venant de l'homme qui lui-même en est le plus digne, et celle que ne sauraient donner ni l'obscène Codrus, ni Utis, ni l'ami trop entreprenant et trop tendre des petits enfants, Bambalion. » [VII].
Ces abominables peintures dont j'ai cependant fort adouci les couleurs, sont mêlées de réflexions philosophiques de la sagesse la plus austère. A côté du libertin qui n'ignore aucun des vices les plus secrets et les plus honteux de l'espèce humaine, on voit le professeur de morale, duquel Filelfo ne dépouille jamais la robe. De sorte qu'on ne saurait trop admirer, ou qu'un emploi si noble fût compatible avec une science si abjecte, ou que les moeurs fussent alors si corrompues qu'un gouvernement régulier favorisât l'enseignement d'un pareil maître, en même temps qu'il encourageait et propageait ses satires. On comprend d'ailleurs quelle dut être la colèi'c, non pas de Cosme, assez magnanime pour n'avoir point de ressentiment ou assez habile pour le dissiiriuler, mais de ses amis, qui recevaient de pareils outrages sans pouvoir y répondre, sans être en mesure de les réprimer. Cependant on parlait encore, et Poggio et ses amis étaient si indiscrets, que Filelfo en souffrait excessivement. Il versait ainsi sa douleur dans le sein d'Aurispa ;
« OEnipotès est envieux. Tu connais ses crimes horribles. Il n'est pas jusqu'à saBenvenuta (1), dont l'office est
(1) Maîtresse de Niccoli, dont il sera parlé plus loin.
I. 3
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d'éteindre les feux de sa luxure, qui ne daube les gens doctes et vertueux... Codrus aussi est envieux. Quand jadis tu pris le soin de me faire connaître son caractère, et que tu m'engageasà me tenir en garde contre ses mille ruses, sa fausseté, sa perfidie, j'en fus surpris et te crus à peine. Mais les hontes de la vie deCodrus, son esprit détestable et dont j'ai fait l'expérience, dépassent de beaucoup tout ce que tu m'en avais dit. Ces troishommeSjOEnipotès, Codrus etPoggio, me harcèlent tellement de leur envie enragée, que je sens à peine le bonheur de vivre... Mon âme a perdu le repos ; jour et nuit je suis torturé : toi-même tu me reconnaîtrais à peine. Jeune encore, je touche à la vieillesse ; mes cheveux ont blanchi : mon corps, épuisé de maigreur, est languissant, et mes membres perdent insensiblement leurs forces... Il est vrai que j'ai vaincu, et ma victoire, que je ne cesse de poursuivre, est assez éclatante. Toutefois, exposée à tant de périls, la victoire est un pesant fardeau ; mieux vaudrait vivre inconnu, sans gloire, et en possession du repos, que d'éclipser les anciens poètes, quelque éloquents et fameux qu'ils soient. Conseille-moi donc, je te prie : celui-là seul le peut qui a la paix de l'esprit. Pour moi, qui l'ai plein de trouble, je ne distingue pas la voie la plus sûre pour me tirer d'affaires. » [VIII.]
Filelfo a peur et déguise vainement cette peur sous le masque du découragement. C'est que la fortune a paru un moment revenir aux Médicis. S'ils l'emportent, la déroute probable du parti des nobles, jointe à l'idée des représailles qui peuvent être terribles, épouvante le libelliste impitoyable et si insolent dans le succès. Mais ce revirement de la fortune n'était qu'un caprice ; elle tourne de nouveau du côté des nobles, et raffermit leur autorité. Bernardo
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Guadagni, un des leurs, est nommé gonfalonier. Cosine sort de Florence et se réfugie à Mugello. Là, rassuré par ses amis, ou plutôt par des traîtres qui se donnaient pour tels, il se ravise, et rentre à Florence. Le gonfalonier l'invite à venir à l'hôtel de ville, pour y prendre part aux délibérations des magistrats sur des mesures de sûreté publique. Cosme s'y rend et y est arrêté. De l'appartement où on le garde à vue, il observe avec anxiété les citoyens élus pour être ses juges (1), et dont la plupart demandent sa mort. Après deux jours de violents débats, l'assemblée passe au vote, et Cosme est condamné à dix ans d'exil. C'est pendant qu'on délibérait, que Filelfo, dépouillant toute pudeur, écrivit sur la chute du démagogue (c'est le nom qu'on donnait à Cosme) une satire où il invite les nobles à voter la mort de Cosme, au lieu du bannissement.
« Ce que je prévoyais dès longtemps, Mundus, alors que tu te laissais conduire, les yeux fermés, au souffle caressant de la fortune, est enfin arrivé. Te voilà en prison, attendant le bûcher et la mort qui suit cet horrible supplice. Qui invoqueras-tu? Tes amis, tes compagnons ? ils t'ont abandonné ; tu n'en as plus un seul. Tes parents ont fait de même, et ont tourné avec la fortune. Si un seul t'eût mieux aimé que ton argent, au lieu de fuir, il eût été audevant des coups, affronté l'ennemi, et reconnu tes bienfaits en donnant sa vie pour sauver la tienne. Mais parce que tu as été mauvais pour tout le monde et l'ennemi de tout le monde, que tes espérances n'ont jamais reposé que sur l'intérêt le plus vil, tu es en butte aujourd'hui à la
(1) Aux citoyens ainsi convoqués et nommés par le peuple dans les circonstances extraordinaires, on donnait le nom de Balia. Leurs pouvoirs étaient illimités.
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haine de tout le monde ; tu n'en saurais douter, le sénat et le peuple ayant, selon toute justice, décrété ta mort. Seul, Pallas Strozzi (1), le plus doux des hommes, s'y oppose, et quoique tu eusses souhaité bien des fois de lui faire du mal, il ne laisse pas de t'offrir avec obstination son appui, sans cesser pour cela de condamner tes crimes. Mais toi qui sais combien de crimes tu allais commettre encore, tu ne cesses pas de craindre la mort, et tu n'espères en personne. Que l'insensé qui se fie aux choses humaines contemple Mundus!... Que fais-tu, Strozzi? Où t'entraîne une coupable clémence ? Homme excellent, tu veux qu'on fasse grâce à Mundus?... Va, cesse de t'opposer à sa mort ; permets aux lois de la patrie affligée de suivre leur cours. Pourquoi exiler Mundus? Le courage lui reviendra. Appelé par la populace qu'il aura corrompue, il rentrera dans Florence plus cruel que jamais. Que ne fait point la plèbe inconstante, quand elle voit le prix dont on paie ses crimes? Plût à Dieu, Mundus, que la noblesse n'eût jamais entrepris de réprimer ta fureur, et qu'elle eût souffert que tu t'y abandonnasses avec impunité ! Ton ressentiment en serait moins à craindre. Plus féroce que les lionnes de Lybie et que les ourses pleines, par quels forfaits ne signaleras-tu pas ton retour à Florence?... Ceux qui t'ont nui comme ceux qui pourraient te nuire un jour, leur pardonneras-tu, tigre farouche, puisque, même sans y avoir été provoqué ni par une injure, ni par un dommage quelconque, tu fus également cruel envers tout le monde ? Malheureux Florentins, quel est votre égarement?... Mundus est en prison ; il aura le loisir d'y méditer sur les choses futures : vous, cepen(1)11
cepen(1)11 travaillé le plus, et il réussit à faire écarter la peinedemort prononcée contre Cosme.
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dant, voyez mes inquiétudes, et pesez bien ce qu'il convient de faire pour sauver la république. Que chacun y pense et s'y prête honnêtement ; qu'il ait devant les yeux l'image de la patrie ensanglantée par la réaction, si, par la peine infligée au coupable, les lois et l'équité sont également déçues. Car si Mundus en est quitte pour l'exil et une amende, il n'est point de fléau qu'il ne vous fasse éprouver. » [IX.]
Heureusement pour Cosme, on ne déféra point à ces barbares conseils ; mais ils sont une marque de la violence que les passions politiques ajoutent au ressentiment personnel, et montrent de quoi est capable, au sein des révolutions, un amour-propre blessé, quand il peut, pour ainsi dire, légitimer ses vengeances par la raison du patriotisme. Cet exemple n'était sans doute pas le premier, et depuis, on en a vu bien d'autres. Lyon fut bombardé pour avoir sifflé un comédien devenu proconsul, et la race des Collot-d'Herbois, sur les planches ou hors des planches, ne s'éteindra jamais. Il est d'ailleurs assez singulier de voir Filelfo traiter Cosme de tigre altéré de sang, et d'un trait de plume nous rendre suspect le témoignage unanime de l'histoire. La poésie ni la haine n'autorisaient une pareille licence, et les ennemis purement politiques de Cosme, si peu délicats qu'ils fussent sur le choix des moyens pour le rendre odieux, l'eussent trouvée un peu forte. S'il fallait juger par celle-ci de toutes les infamies que Filelfo impute à Cosme, il n'y en aurait pas une qui souffrît l'examen. Mais peut-être qu'il ne convient pas de trancher la question si légèrement. 11 y a des vices que Filelfo reproche à Cosme, qui étaient ceux de son siècle, dont tous les personnages qu'il attaque étaient plus ou
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moins infectés, auxquels lui-même n'échappa point. 11 n'est pas prouvé que Cosme en fût exempt. Ses grandes qualités ont pu empêcher qu'on ne les aperçût, et aucun doses apologistes n'était désintéressé.
CHAPITRE III.
Filelfo est affligé de l'exil de Cosme, et pourquoi. — Ses satires contre Cosme moins injurieuses. — Rappel de Cosme. — Filelfo s'enfuit à Sienne. — Satire où il reproche aux Florentins d'avoir épargné la vie de Cosme. — 11 est mis au nombre des proscrits. — Est frappé en pleine rue par un assassin envoyé de Florence à Sienne. — Satires à ce sujet. — Il repousse l'offre de se réconcilier avec Cosme. — Engage les exilés à s'unir et à marcher contre Florence.
Cosme partit pour l'exil. Mais il s'en faut que sa condamnation, comme le dit Shepherd, ait livré Filelfo aux plus extravagants transports de joie (1); elle l'attrista, au contraire, d'abord parce qu'elle ne prononçait que l'exil, ensuite parce que cet exil était limité, enfin parce que Filelfo, comme Nicolas d'Uzzano, avait le pressentiment que Cosme serait rappelé, avant l'expiration de sa peine. 11 aurait donc à compter tôt ou tard avec lui. Cette perspective ne le charmait pas ; mais elle semble l'avoir rendu plus modéré. On ne relèverait pas une injure contre Cosme dans les sept satires qu'il composa jusqu'au moment du rappel de ce dernier (2). Il n'y est rien dit également de
(1) Lif. of Poggio, ch. C.
(2) Dec. IV, hec. 2, 3,4,5,6," et 8.
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Niccoli, de Carlo ; seul, Poggio est attaqué dans la septième, mais comme en passant. Les deux premières sont le tableau et la critique des moeurs de la jeunesse florentine. L'obscénité y est si grossière qu'elle défie toute traduction. Un pareil censeur des vices ne pouvait qu'y être passé maître, et Poggio, qui ne lui fait pas grâce d'un seul, ne ment peutêtre pas tout à fait. J'ajoute que le même bénéfice est acquis à Filelfo, en ce qui touche Poggio. Ils ne s'invectivent pas seulement l'un l'autre, ils se confessent.
Il n'y avait qu'un an que Cosme était banni, quand Je parti démocratique, vainqueur à son tour, le rappela (1). Filelfo n'attendit pas son arrivée, et s'enfuit à Sienne. « Si, dit-il, je fusse resté à Florence dans ce moment, alors qu'on jouait partout de l'épée avec impunité, c'en était fait de Filelfo et des Muses. Car si, dans le temps où Cosme était le plus faible, un de ses sicaires fut sur le point de m'assassiner, que fût-il advenu, les premiers citoyens de l'État étant expulsés, et tous les pouvoirs aux mains du seul Médicis (2)? » Une chaire qu'on lui offrit à Sienne, avec un traitement de 330 écus d'or, le réconcilia momentanément avec sa situation, mais non pas avec le personnage qui ne lui avait pas permis d'en choisir une autre ; car, à peine installé à Sienne, il écrivit contre Cosme la satire que voici :
« Me suis-je trompé, Mundus, en prédisant les malheurs dont tu affligerais la patrie, quand tu y serais rappelé par la populace corrompue? En moins d'un an, ton or, semé avec profusion et discernement, a pénétré partout et t'a concilié les hommes au coeur faux. Tu reviens, et ton retour
(1) Septembre 1434.
(2) Epist., lib. II ; Léon Justiniano.
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sinistre a plongé Florence dans les ténèbres, et ravi la lumière aux citoyens épouvantés. Tu ramènes la nuit, et tu rentres avec elle. Peut-être bien, libertin, qu'un reste de cette pudeurque tu te souviens d'avoir perdue étant enfant, a troublé ta conscience et t'a fait hésiter. As-tu honte de la lumière? Quelles dernières horreurs, quelles menaces ton esprit furieux rumine-t-il encore? Voici le tigre féroce et dévorant ; il se baigne dans le sang des hommes de bien ; il se joue à les déchirer (1). Malheureux Florentins, l'honneur de l'Italie, quelle fortune inclémente vous a faits esclaves? Que ne suiviez-vous les conseils énergiques, quand vous le pouviez encore, que Médicis était en prison, et qu'il semblait moins effrayé de la mort elle-même que pénétré d'horreur en songeantà son corpsmutilé,mis enlambeaux? Maintenant, plus d'espoir, plus de salut que dans la fuite. La lâche populace, dressée à suivre le vainqueur, foule aux pieds les vaincus, et s'enivre des baisers de la fortune. Gardez-vous de vous fier à elle. Fiez-vous à vos jambes, et hâtez-vous de fuir... Je fuis moi-même, ne pensant pas que ma muse puisse goûter la paix au milieu des poignards et des poisons... Chère Florence, que six ans j'habitai , en butte à tant de fortunes diverses, où, livré à des travaux pénibles, je vécus parmi les glaives de l'envie et exposé aux foudres d'un esprit d'avarice qui eût renversé des montagnes, ton salut est en bonnes mains ; cesse donc de me retenir. Pardonne-moi ; souffre que j'aie souci de mon propre salut, de ma fortune. L'implacable envie me tend
(1) C'est là, si je ne me trompe, une allusion à la mort de Bernard 'Guadagni, décapité, et à celle de Belfratelli et de Barbadoro, livrés par les Vénitiens à la Seigneurie élue depuis le retour de Cosme, et exécutés en prison.
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des pièges; la triste avarice, armée de serpents venimeux, brandit ses épées et ses poisons. J'ai une femme, des enfants qui me sont chers ; si je n'y ai point égard, je serai traité d'insensé. Le souvenir de tes bienfaits m'attache à toi, et ce souvenir sera éternel. Je te dois autant que le plus sage des hommes n'eût osé l'espérer ; je te dois surtout d'avoir pris soin de mon honneur, et ajouté par tes éloges à l'éclat de mes succès. Ah ! périssent ceux dont la haine, l'envie et l'avarice déchaînées contre moi, m'enlèvent à ta tendresse maternelle !... J'ai eu peine à défendre ma vie contre mille périls ; j'en atteste la cicatrice gravée sur ma figure (1). Mais j'avais du courage et confiance dans le bon droit. Aujourd'hui, la force opprime le droit, et les lois sont mortes avec lui... Mundus triomphe de ses crimes ; il se précipite, et exerce également sa fureur sur les choses divines et sur les choses humaines. Toujours il me tient pour ennemi, parce que j'ai très-souvent supporté sa colère sans daigner me venger. Qui a fait le mal le fera toujours, et ne sait point pardonner. Toujours il hait, toujours il craint... Adieu donc, terre chérie du ciel, maintenant la proie des loups que l'aveugle passion de posséder anime à la rapine, et pousse à tous les forfaits, adieu (2). »
Les prophéties sont grâces d'état chez les poètes, et c'est la seconde fois que le nôtre en tire avantage. Il l'avait déjà fait une première fois, lorsque Cosme fut arrêté à l'hôtel de ville. Au train dont allaient les choses à Florence, il n'était personne qui ne pût être prophète, et dont les prophéties ne trouvassent du crédit. Dans l'agitation comme
(1) Epist., lib. III, JEneoe Sylvio, p. 17. 11 y raconte avec intérêt l'histoire de sa balafre.
(2) Dec. IV, hec. 9.
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dans le calme, les peuples en sont toujours avides, et, après Filelfo, les Florentins auront Savonarole. 11 n'y a donc ici que l'amour-propre de Filelfo qui triomphe, et nullement sa sagacité. Il était prophète comme il était professeur de morale, c'est-à-dire exerçant l'un et l'autre emploi sans les vertus requises pour y être propre. Cela n'empêchait pas qu'il ne pût quelquefois voir et toucher juste.
Ce nouvel outrage indigna Cosme, et encore plus ses amis. Ils ne parlaient que de vengeance ; mais Cosme y répugnait toujours, ne désespérant pas de fléchir et de ramener cette âme orgueilleuse. Poggio lui faisait honte de ses illusions. Il lui envoyait tout ce que Filelfo écrivait contre lui, protestant qu'il le déclarerait vil, si Filelfo restait impuni (1). Vaincu, dit-on, par ces instances, Cosme consentit enfin à l'ostracisme du poète. Au mois d'octobre 1435, Filelfo, absent, fut déclaré proscrit. Il fut du nombre de ceux qu'on appela les Trente-Cinq, quoiqu'il y en eût bien davantage qui avaient conspiré contre Médicis (2). En même temps la seigneurie prolongea le bannissement de plusieurs autres exilés et changea le lieu de leur exil. Bientôt elle proscrivit tous ceux dont la seule présence eût gêné sa tyrannie. On était proscrit, non pas même pour être d'un parti différent, mais pour ses richesses, sa parenté ou ses amitiés. Si ces proscriptions eussent été accompagnées de meurtres, elles eussent rappelé celles d'Octave et de Sylla.
Sienne était trop près de Florence pour que les ennemis de Filelfo ne l'y allassent pas chercher. Le même assassin qui l'avait manqué à Florence fut dépêché à
(1) FABDROM, in Vita Cosrni, in adnotationibus (ou tome II), p. 116. (2 Idem, in Hist. acad. Pisanoe, vol. 1, part. II, cap. H, p. 368.
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Sienne. Le poète était alors aux eaux de Pétriolo. Cependant l'assassin s'informe de sa demeure, du lieu où il enseigne, de ses amis, de son crédit. On se demande à quoi tend cette enquête; on en avertit Filelfo. Il accourt, reconnaît son homme dans la rue et le dénonce au magistrat. Felippo est arrêté, mis à la torture, et, sur ses aveux, condamné à avoir la main coupée. A la prière de Filelfo, on lui fit grâce de la vie. Mais il avait parlé, et nommé, pour en avoir reçu le prix de son crime, Girolamo d'Imola, dont la maison était fréquentée par Laurent de Médicis, Niccoli et Carlo d'Arezzo (1). Cet homme ayant été mis en prison, Laurent, de sa propre autorité, l'en avait fait sortir. C'en fut assez pour persuader à Filelfo que Cosme, sa famille et ses amis avaient une seconde fois poussé l'assassin. L'offre même de se réconcilier, que Cosme lui avait faite par l'entremise de Traversavi, ne le désabusa point. « Je ne crois pas un mot, avait-il répondu, des bonnes intentions de Cosme à mon égard. Le sicaire Felippo est un témoignage de ce qu'elles valent. Ne me parlez donc plus de réconciliation. Que Cosme se serve de ses poisons; je me servirai, moi, de mon esprit et de ma plume (2). » Il se servit aussi d'autre chose, sinon contre Cosme, du moins contre ses partisans. Il mit, dit-on, le poignard à la main d'un Grec qui se chargea d'expédier Girolamo d'Imola, Carlo d'Arezzo et un troisième personnage qui n'était pas nommé. On peut croire que c'était Cosme lui-même. Le coup manqua; l'assassin fut pris, avoua tout, et eut les mains coupées. Filelfo, qu'il dénonça dans son interrogatoire, fut condamné, s'il rentrait à Florence, à avoir la
(1) Epist., lib. III ; JEneoe Sylvio, p. 17.
(2) Ibid., lib. II, Ambros. Camaldulensi, p. 11.
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langue traitée comme les mains du Grec, et à un bannissement perpétuel (1 ). Cette sentence fut prononcée le 11 octobre 1436.
Cosme échappa au poignard d'un sicaire, mais non pas à la plume de celui qui l'avait soudoyé. Elle valait un poignard, et la pointe en était empoisonnée.
« Maudit Cosme! s'écrie Filelfo, le voici donc encore, ton Felippo, qui naguère en ton nom m'a blessé au visage, voulant du même coup me tuer et te débarrasser de moi? D'où vient que ma vie t'est si importune et si douloureuse? Est-ce parce que je suis, autant qu'il est en moi, secourable aux exilés, que je suis leur fidèle ami, leur conseil, et que je partage avec eux le traitement dont je suis obligé aux généreux Siennois?... Ou bien enrages-tu de mes satires qui t'ont fait connaître partout, que lira la postérité étonnée de tes crimes, objet de ses éternels entretiens ? Tu crains, misérable, tu crains l'immortalité de ton nom ; tu ne sens pas de quelle douceur est la pensée de se survivre dans sa renommée... Et pendant que je travaille à établir la tienne, ingrat et traître que tu es, tu me dresses des embûches, tu paies des assassins, tu veux ma mort. Mais tu perds ta peine et ton argent, tant du moins que les astres me seront favorables. Si, au contraire, ils me menacent, je me soumettrai. Cependant je ne les redoute point; j'en ai pour garant la vigueur infatigable de mon esprit, et le soin actif et vigilant qui me rendra vainqueur de leur influence. Epargne donc tes écus, délateur enrichi du bien des accusés; épargne cet or qui te sert à opprimer ta patrie. Désormais, tu ne peux plus me donner la mort; Apol(1)
Apol(1) Vita Cosmi, in adnotationibus, p. 111 etsuiv.
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Ion et les astres te le défendent... A quoi bon me prédire le jour où tu m'infligeras le châtiment que tu mérites toimême? As-tu bu des eaux du dieu de Claros, pour t'ériger ainsi en oracle? Vraiment, prends garde, je te prie, de ne pas voir toi-même la fin de l'année. C'est pour moi une grande et inexprimable joie de voir que la ruine est suspendue sur ta tête et que j'en suis l'auteur. Les armes frémissent sur terre et sur mer ; Bellone est impatiente ; Mars éperonne ses coursiers (1). Tous, monstre abominable, te poursuivent de leurs justes haines, te menacent de leurs châtiments. Celui que ton impiété recevra de la patrie sera digne de toi et ne se fera pas attendre. Bientôt, Mundus, tu verras ton corps déchiré par des tenailles ardentes, tes membres arrachés, et les citoyens battre des mains à ton supplice, pendant qu'à l'autel des dieux ils acquitteront des voeux, et immoleront des victimes pour la restauration de leur liberté. Tu penses réjouir de la nouvelle de ma mort les scélérats; tu te trompes, Mundus, et tes pièges sont sans effet. C'est moi qui verrai ta mort (2), et, du haut delà charrette d'où, les mains enchaînées,tu crieras : Pitié pour rinfortuné Mundus, tu rencontreras les regards de celui que tu entends ici malgré toi. Quand tu verras de si près, voleur infâme, l'homme qui, s'il t'en souvient bien, t'a prédit comment tu expierais un jour ta trahison, les désastres de la patrie et la haine dont tu as toujours
(1) Allusion aux révolutions des royaumes de Naples, arrivées à la suite delà mort de Jeanne II, en 1435, à la révolte des Génois contre le duc de Milan, aux préparatifs de ce prince pour les réduire, et à son projet de déclarer la guerre à Florence, pour renverser les Médicis et rétablir les émigrés.
(2) Il la vit en effet, ayant vécu jusqu'en 1181, et Cosme étant mort en 1464.
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poursuivi les honnêtes gens, que penseras-tu? Tu te plains rjue je donne, autant que mes faibles ressources me le permettent, des secours et des conseils aux exilés : c'est que tu hais les bons offices, et que la beauté de la vertu te fait de la peine. Hais donc; plains-toi; crève enfin, et qu'à tes entrailles arrachées pendent tes sales génitoires ! Que faistu cependant? Voici ton sicaire; entends-le, il t'appelle. — Viens, dit-il, viens à l'aide du pauvre Felippo. Où sont, Mundus, les promesses que tu m'as prodiguées? A l'aide! Hélas! pourquoi te bouches-tu les oreilles? — Le juge Constantius(l),i'intégritémêmeet la gloire de Messine, ne lui permet pas d'en dire davantage... On l'entraîne aux applaudissements du peuple; l'avis unanime est qu'il faut le punir du dernier supplice; j'accours alors, et j'empêche cette exécution. Je n'aime pas me venger ainsi. On coupe cette main qui, par ton ordre, m'a déjà balafré la figure, et Felippo est jeté en prison pour le reste de ses jours, malgré que je m'y oppose encore. Trêve donc à tes crimes, Mundus ; souviens-toi qu'il est un Dieu à qui rien n'est caché, qui lit au fond des coeurs, juge tout le monde, les coupables et les innocents, et les traite selon leurs oeuvres. Mais que vais-je conter à Mundus? Il est sourd. » [XL]
Ainsi s'épanche le poète ; et il n'en est qu'à sa quarantesixième satire ! Mais il s'en faut qu'il soit épuisé. Les outrages les plus grossiers, les injures les plus obscènes, les voeux les plus sanguinaires, continuent à couler de source, avec l'impétuosité et l'affluence d'un premier jet. Si donc on refuse à Filelfo l'élégance, la clarté, la décence et l'atticisme du style, on ne saurait lui contester l'érudition sot(i)
sot(i) qui avait condamné Felippo. Il parait qu'il était Messinois.
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tisière et, si j'ose dire, la science pornographique. Une chose m'étonne en tout ceci, c'est que Filelfo ait eu la patience de mettre en vers ce ramas d'invectives et de turpitudes; car, encore que ces vers soient durs, pénibles, obscurs et tout bourrés de chevilles, que les lieux communs y pullulent et varient à peine leurs formes, la seule observation du rhythme forçant le poète à demeurer plus longtemps sur la même idée, aurait dû paralyser son essor et le rejeter malgré lui dans la prose. Mais il a tenu ferme ; et s'il n'est pas, comme il aime à le penser, le plus grand des poètes, il en est le plus obstiné. Dirais-je qu'en écrivant ses satires, Filelfo était plus de sang-froid peut-être qu'il n'y paraît ? Il semble en effet que les personnages qu'il vilipende, à la longue, ne soient plus pour lui que ce que fut Annibal mort pour les écoliers de Rome, un sujet de moqueries ou de déclamations. Mais cela n'excuse pas Filelfo; car, à la honte du pamphlétaire violent, licencieux et probablement très-peu véridique, il a joint le ridicule du poète qui ayant, jeune encore, épuisé ses ressources, revient, dans l'âge mûr, aux amplifications de rhétorique.
Ici encore Filelfo prophétise ; il tonne contre Médicis et lui prédit les plus affreux supplices. En même temps il avise au moyen d'assurer le succès de ses prophéties. Il souffle à Renaud d'Albizzi, le plus implacable ennemi de Cosme, toutes les passions dont il est dévoré. Il voit en lui l'espoir, le salut de Florence. Il le conjure de se mettre à la tète des exilés, de marcher sur Florence, d'apporter la lumière au milieu des ténèbres, et de se hâter.
«Florence, lui dit-il, est asservie à Mundus. 0 dieux ! de quel monstre alors n'est-elle pas l'esclave ? Quels sont en effet, Mundus, les vices que tu n'as pas ? Cruel, adul-
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tère, impie, ennemi de tout homme de bien, avare, sacrilège, fourbe, voleur, empoisonneur, l'éternel opprobre et la fange du nom Toscan, l'infamie et le dégoût de notre âge, tel est Mundus. Et tu souffriras que cette peste règne encore impunément? Tout le monde t'appelle; pourquoi temporiser? Donc, plus de délais; lève-toi; vogue au gré du vent qui enfle ta voile, au gré de la fortune qui veut te servir et ne s'y point épargner. Ne méprise pas ses faveurs... Dieu a permis que nous fussions chassés de notre patrie ; nous avons tous enduré avec patience les misères de l'exil ; aujourd'hui, contre toute espérance, Dieu nous ouvre et nous abrège le chemin du retour ; entrons-y; Dieu nous y convie. » [XII].
CHAPITRE IV.
Filelfo quitle Sienne où il ne se croyait pas en sûreté, et va à Bologne, d'où il part bientôt pour aller à Milan. — Satire contre Cosme. — Il excite le duc de Milan, Philippe-Marie Visconti, à faire la guerre aux Médicis. — Ses adresses au sénat et au peuple de Florence. — Il est bien traité du duc de Milan. — Il abandonnela satire personnelle pour la satiremorale. —Trait horrible contre les moeurs de Cosme. — Ce qu'il faut croire des infamies qu'il lui impute. — Sa situation à la cour de Visconti. — Il perd sa première femme et se remarie. — Son commentaire sur Pétrarque et son poëme sur saint Jean-Baptiste, l'un et l'autre en langue italienne.
Sienne, je l'ai dit plus haut, était trop voisine de Florence; Filelfo ne s'y crut pas en sûreté (1). Les lieux de
(1) Epist., lib. III; Léon. Justiniano, p. 16.
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refuge ne manquaient pas. On lui en offrait de toutes parts. Constantinople,Rome, Venise, Pérousc,Bologne et Milan, se disputaient sa conquête (1). A tous ces Etats, Constantinople excepté, Cosme était ou suspect ou redoutable. Ce n'est donc pas seulement au professeur qu'ils tendaient les bras, mais à l'exilé dont la seule présence au milieu d'eux pouvait être ou une insulte aux Médicis, ou un sujet d'inquiétude. Filelfo opta pour Bologne où il arriva en février 1439 (2). Selon les termes de l'engagement qui lui était proposé, il devait y rester six mois. Mais Visconti le pressa tant de venir à Milan que, dans son empressement à obéir, il faussa parole aux Bolonais, et partit avant que les six mois fussent révolus. J'aurais dû dire qu'en quittant Sienne, il avait lancé contre Cosme cette satire, dernier effort de sa haine toujours déçue et toujours impuissante.
« On dit, Mundus, que tu souffres, jusqu'à en être malade, du bruit que font mes satires dans le monde, où elles vont divulguant ta méchanceté, ta scélératesse. Voilà qui me plaît, Mundus. Ta douleur est une marque certaine que tu as résolu de mettre un frein à tes mauvaises passions et de secouer leur joug honteux. En effet, pourquoi cette confiance insensée dans la fortune? Pourquoi ce trouble qui t'aveugle l'esprit et le met hors de son assiette? Pourquoi cette prostitution à tous les crimes, sans arrêt comme sans mesure? Tigre affamé, ne seras-tu jamais repu du sang des citoyens? Voleur sacrilège et impie, ne verra-t-on jamais la fin de tes vols, de tes rapts,
(1) Epist., lib. Il, /. Paleologo, p. 15; sénatui et populo perusino, senutui et populo bononiemi, p. 15.
(2) Ibid., lib. III, CatoniSacco. p. 17.
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de ton avarice, de ton horrible libertinage? Les jeunes garçons, les jeunes filles, ne les respecteras-tu jamais? seras-tu toujours incestueux ? Ta femme, tes enfants te seront-ils toujours communs avec ton frère?... Misérable que tu es, né sous un astre sanglant, respireras-tu toujours le crime? Jamais tes farouches regards ne s'élèveront-ils à la contemplation de la vertu? La satire t'impatiente? Qui donc, d'un bout de la terre à l'autre, est plus que toi digne de la satire ? Pourquoi repousser ce salaire dû à ta perversité ? La louange est celui des hautes vertus ; les vices n'y ont point de part. Si tu veux par hasard qu'on te loue (car tu ne t'en soucies pas ordinairement), si la gloire te touche, ose faire quelque chose de louable. Éteins les feux qui te consument le coeur ; laisse là les voluptés honteuses, le ressentiment, la cupidité et la crainte. Que l'être raisonnable renaisse, et que la brute rentre dans le néant. Cela n'est pas aisé sans doute, quand les vices ont pris racine. Essaye pourtant, Mundus. Il ne s'agit que de commencer. Commence donc, quoi qu'il en coûte.— Mais c'est difficile. — Commence toujours; tu verras qu'il y a du charme à continuer. Le temps emporte la peine, et la fin en est délicieuse... Examine-toi de près; sonde ton coeur jusqu'en ses abîmes; hâte-toi. Ta voix est rauque, ton regard sinistre ; ta figure trahit l'homme violent et esclave de toutes les passions ; la méchanceté et la laideur de ton âme se révèlent jusque dans ta démarche ; je ne sais quels monstres s'échappent de ta bouche. Réforme tout cela. Rends-toi, impie, aux lois, aux citoyens honnêtes, à la patrie; parais en coupable devant sa justice et demande grâce. A ce6 conditions, tu ne seras plus l'objet de mes satires. Je chanterai même la palinodie, et imiterai volontiers
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• Stésichore. Je n'aurai d'éloges que pour toi ; je rétracterai toutes mes injures. Mais si, toujours plongé dans les profondes ténèbres du vice, tu repousses mes conseils, cherche des louanges ailleurs. Que le sale Bambalion te vomisse les siennes et que Codrus renchérisse sur elles, en y mêlant les bruyantes explosions de sonpodex! » [XIII.] Il ne passa d'abord que quelques mois à Milan. Au mois d'octobre 1439, il vint à Pavie où il enseigna jusqu'au 10 février de l'année suivante. Il en partit le 11 pour venir se fixer définitivement à Milan. Une de ses premières pensées, en y arrivant, fut de se venger autant qu'il le pourrait, de ses puissants ennemis. L'occasion était propice. Poussé par les émigrés de Florence, le duc s'apprêtait à faire la guerre à cette république, sous prétexte qu'en acceptant l'alliance des Génois révoltés, elle lui avait donné un juste motif de prendre les armes. Filelfo se vante, non-seulement d'avoir déterminé Visconti à lever une armée pour marcher contre Florence, renverser la faction démocratique, mettre à mort tous les Médicis, et ouvrir les portes aux exilés, mais encore d'avoir fait donner le commandement de cette armée au fameux Piccinino (1) ; et rien ne prouve qu'il ne dise pas vrai. Pour lui, il fut le Tyrtée de l'expédition. Il écrivit en vers (2), il écrivit en prose. Il presse Renaud d'Albizzi de se joindre avec les exilés à l'armée du duc (3) ; il engage le sénat et le peuple de Florence à se préparer à la bien recevoir (4), à la rallier même, pour opérer.de concert le rétablissement de la république opprimée; enfin, il s'adresse a
(1) Epist., lib. IV; Rainaldo Albizio, p. 22.
(2) Dec. V, Hec. 1, 2.
(3) Epist., ib.
(4) Ibid., ib. Senatui et po/ntlo florentino, p. 22 et suiv.
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Cosme (1), et lui fait un tableau pathétique des périls qui ' le menacent, s'il n'affranchit Florence au plus vite et ne rappelle les bannis. En lisant ces lettres qui sont comme des pièces de chancellerie et qui peut-être avaient reçu le contrôle de celle de Visconti,on ne retrouve point le diplomate habile qui avait ménagé, environ vingt ans auparavant, la paix entre les Turcs et les Vénitiens. Il y parle trop de soi; il ne craint pas assez d'y heurter l'amourpropre de gens qu'il avait cruellement offensés, et qu'il offensait encore tous les jours, en n'interrompant point ses satires ; il le prend de si haut avec eux qu'on dirait que l'armée milanaise est la sienne et qu'il marche à sa tête. Pour la forme elle est celle d'un pédant qui haranguerait des écoliers mutins. Cependant, il est plus grave, plus modéré et surtout plus décent que dans ses satires.
Au mois de février 1440, Piccinino se mit en campagne. Ce n'est pas ici le lieu de raconter ses succès ni ses revers. 11 suffira de dire que la résistance opiniâtre des Florentins lassa Visconti et ses généraux, et qu'après une lutte signalée par plus d'escarmouches que de batailles, le duc de Milan chargea Francisco Sforza, son gendre,de négocier la paix. Le traité en fut signé le 20 novembre 1441, à la satisfaction des deux Etats, et, comme il arrive en pareille rencontre, aux dépens de ceux qui les avaient divisés. Les bannis de Florence restèrent en exil, et Filelfo partagea leur sort. Le duc le lui rendit le plus agréable possible. S'il eût vécu de ce temps, Filelfo se fût estimé très-heureux d'être logé aux frais de l'État, dans quelque appartement modeste de la Sorbonne ou du col(1)
col(1) lib. IV, Coimo Medici, p. 25 et suiv.
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lége de France ; à Milan il eut un palais tout entier dont le prince lui fit don (1) et où le professeur ne se trouvait point déplacé. Il aimait le faste ; une pareille demeure n'était pas propre à lui en faire perdre le goût ; une pension de sept cents florins, jointe à d'autres libéralités du prince, lui en assurèrent l'entretien. Mais ni la fortune, ni la considération, ni l'éclat, ni rien de ce qui contribue au bien-être de l'homme, et contente à la fois son orgueil, ne purent lui faire oublier qu'il était proscrit de Florence et que Cosme y régnait. La haine, comme l'amour, s'irrite des obstacles, et s'en nourrit. Celle de Filelfo l'étouffait; de là un besoin continuel de l'épancher au dehors. Les flots impurs en fussent tombés de nouveau sur Cosme, si le rétablissement des bons rapports entre Florence et Milan n'eût fait à Visconti un devoir d'imposer silence au pamphlétaire. Filelfo, il est vrai, n'en convient pas ; mais cette mesure était trop conforme aux règles de la politique internationale pour avoir été négligée. D'ailleurs, elle incommoda si fort le satirique, qu'il se plaint de manquer de matière et prie Antonio Rembaldi de lui en fournir (2); car il n'a pas encore complété ses dix décades, et il a pris l'engagement de n'en rabattre pas d'une syllabe. Dans sa détresse, il revient aux exercices de rhétorique. Ainsi, il se propose, dirai-je, pour devoir, la Vérité exilée de la terre et réfugiée dans le ciel ; et, parce qu'il a peine à se soutenir, dans le développement de ce lieu commun, jusqu'à la fin de sonhécatostiche, il y coud une longue paraphrase du Symbole des apôtres (3). Saisisse qui pourra
(1) Dec. VII, hec. 2; Epist., lib. VI, Gregorio Arrigo, p. 42. Voyez aussi, ibid., Mb. XXVI; Leodrysio Cribello, p. 181.
(2) Dec. VII, hec. 2.
(3) Dec. VII, hec. 5.
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le rapport. Ce n'est pas,dit-il, qu'on ne puisse trouver des sujets plus propres à la satire (je le crois bien) ; mais ajoutc-t-il, ils sont si délicats qu'il ose à peine y toucher, et d'ailleurs, il n'en est pas temps. Et ne pouvant toutefois se tenir d'en dire un mot, il glisse, au milieu de toutes les réserves que lui commande le prince plus encore que la charité, ces abominables insinuations contre Cosme : « Celui-ci, vil et impur, voulant pour un salaire honteux, conserver à Mundus la foi qu'il lui avait jurée, et paraître avoir trahi sincèrement, n'hésite pas à commettre tous les crimes. Il produit les secrètes beautés de sa femme, annonce la vente de la fleur non épanouie qu'elle possède encore et qui est une offrande due à l'autel de la pudeur, et, pour tout dire enfin, vend à prix d'or sa virginité. Dirai-je qui, la première nuit de ses noces, céda aux mêmes conditions son lit au pape Jean? Dirai-je l'enfant issu de ce commerce sacré, et l'impudence du proxénète qui persiste à l'appeler le sien (1)? »
Je ne devine pas quel est ce mari, qui, pour gage de sa lidélité à Cosme, lui prostitue sa femme, avant d'avoir usé lui-même des droits que lui conférait son titre ; mais il n'est que trop clair que Cosme est ici accusé de la même complaisance envers Balthazar Cossa, qui fut pape sous
(l) llle aulein cupiens turpi pro foenore Mundo
Promissam servare fidem, verusque videri l'roditor, in facinus non ambigit omne revolvi, Turpis et impunis qui conjugis intima profei t. • Quieque pudicitioe debentur claustra sacello l'roscribit, floremque su» dat conjugis auro. Dicam ego pontilici qui cesserat a?re Joanni Prima nocte torum, sobolemque e sanguine sacro l'artam leno suam noudum appellare rubescit? Dec. VII, hec. 4.
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le nom de Jean XXII, et qu'une étroite amitié unissait à Cosme dès le temps de leur jeunesse.
Cette accusation qui met le comble à toutes celles que Filelfo a accumulées sur la tète de Cosme, nous invite à quelques réflexions. On a remarqué que les moeurs de Cosme sont l'objet des attaques les plus vives et les plus fréquentes du satirique, et qu'il fouille cette plaie avec une furie semblable àcelle que la vue du sang excite chez quelques scélérats. Ne serait-ce là qu'une de ces imputations absurdes, comme presque toutes celles que Filelfo prodigue à Médicis, oubien ne pourrait-on conclure de l'acharnement avec lequel il y revient, qu'elle est un peu plus fondée que les autres ? Il est sûr qu'au temps où Filelfo écrivait, les moeurs en Italie, et particulièrement à Florence, étaient horribles. Tous les ordres de l'Etat, y compris le clergé, avaient perdu jusqu'au sentiment si naturel qui nous porte à rougir d'une action déshonnête, et les plus scandaleux dérèglements finissaient par tourner en usages qui ne choquaient plus ni les hommes ni les lois. Il y avait un désordre deconventionauqueltout ce qui n'était pasconforme semblait presque une dérogation à l'ordre, quoique d'ailleurs les effets qui résultaient de l'un comme de l'autre passassent pour également justes, également respectables. La bâtardise était un effet de ce genre. 11 n'était pas rare que des enfants atteints de cette tache participassent aux mêmes privilèges que les enfants légitimes, et leur fussent même préférés. Quelques princes d'Italie ne régnèrent pas à d'autres titres. Le concubinage était un état réglé, et ne rendait inhabile à aucune charge, à aucun honneur, pas. même à ceux du clergé. On pourrait nommer des cardinaux qui, étant en cet état, furent élevés à la chaire
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de saint Pierre, et leurs enfants qui, sous le titre de neveux, en occupèrent les premiers degrés. Du mépris des obligations du mariage, au mépris des lois même de la nature, la pente était irrésistible, et le dérèglement des moeurs fut enfin porté jusqu'au point où il cesse d'avoir un nom. Comment donc un homme qui avait des biens immenses dans une société où la naissance même le cédait à la fortune ; qui exerçait une autorité morale d'autant plus étendue qu'ayant pour base l'intérêt et la reconnaissance de créatures etd'amis nombreux, ceux-ci n'y voulaient point de bornes ; qui avait des passions comme tout le monde et de plus fortes, en raison des autres avantages que la nature et son industrie lui avaient donnés sur tout le monde ;dont la moindre faiblesse était caressée, excitée, louée outre mesure ; dont les vices enfin, s'il en avait, étaient charitablement dissimulés, soit pour y ajouter du piquant par le mystère, soit pour ne pas affaiblir le prestige de l'idole, en dévoilant ses souillures ; comment, disje, un pareil homme, à la fois l'objet de flatteries si douces, de sollicitations si engageantes et d'une tolérance si délicate, eût-il été plus scrupuleux que son siècle, et donné par la sévérité de ses moeurs un prétexte de plus à la jalousie qu'inspiraient ses autres qualités ? Par là on s'explique comment Cosme ne faisait pas difficulté d'agréer la dédicace de Y Hermaphrodite d'Antonio Panormita, quand d'ailleurs l'horrible licence de ce recueil poétique révoltait Filelfo et Poggio, qu'on invectivait contre l'auteur jusque dans les chaires, qu'on le brûlait en effigie à Ferrare et à Milan, et que Valla espérait charitablement qu'on le brûlerait lui-même un jour en personne. Concluons donc que Cosme, sans avoir été aucunement ce
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prodige de dissolution que Filelfo veut nous persuader qu'il fut en effet, participa, selon toute apparence, à celle de son temps, dans la mesure qui convenait le plus à un personnage de sa notoriété et de sa prudence ; que si la morale ne peut absolument l'excuser à cet égard, il est pourtant vrai que dans les vices reprochés aux grands hommes, on a toujours fait la part de la contagion qu'exerça sur eux leur époque, et que leur gloire n'en a pas diminué, pour avoir été mêlée de fautes qu'ils commettaient moins par goût que par entraînement. Au reste, ce raisonnement ne tend qu'à justifier Filelfo du reproche d'avoir toujours menti, et non pas Cosme d'avoir eu de honteuses faiblesses. A plus forte raison excusera-t-on Filelfo d'avoir repris Niccoli, Carlo d'Arezzo et Poggio de faiblesses analogues. Ceux-ci n'avaient pas pour le respect humain les mêmes égards que Cosme eut sans doute, et ils se parèrent assez impudemment des vices de leur siècle. On s'explique moins les autres accusations de Filelfo, qui touchent au caractère de Cosme. Quoique celui-ci fût évidemment ambitieux, on ne peut pas dire qu'il cherchât à envahir le pouvoir. Il l'attendait seulement, et l'attente lui en était certainement plus douce que ne l'eût été la possession. L'image d'un tigre altéré de sang et qui ne respire que le carnage, ne peut donc pas plus s'appliquer à Cosme, que celle d'un usurpateur de la souveraineté, opprimant ses concitoyens devenus ses sujets, et mettant sa gloire à régner sur des ruines et sur des esclaves. Lors donc qu'il donnait à Cosme ces traits hideux, Filelfo mentait sciemment, ou il se faisait une étrange illusion sur les sentiments et les vues d'un homme dont la mansuétude égalait la magnanimité. Serait-ce qu'après
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le despotisme tel qu'il l'avait vu pratiqué par la faction des nobles, il appréhendait l'établissement du despotisme de la démocratie, et que la pensée de cette réaction dirigée même et adoucie par l'ascendant de Cosme, lui fût insupportable? Tous ces motifs influèrent vraisemblablement sur sa conduite, et concoururent au plan d'attaque qu'il dressa contre Cosme et qui n'a pas son égal dans les fastes de la calomnie.
Mais l'aiguillon le plus piquant de sa haine fut son amour-propre blessé. Quelque affable que le chef de la famille des Médicis ait été pour lui (car Filelfo ne lui était pas autrement obligé), Filelfo ne se contenta jamais de ces démonstrations , parce qu'elles ne le distinguaient pas assez à son gré des amis les plus favorisés de Cosme. Dans son orgueil, il allait de pair avec les Médicis, ne voyait en Cosme qu'un simple particulier, et trouvait fort mauvais que ce particulier ne lui offrît que ses bonnes grâces, quand il aurait dû rechercher l'honneur de sa familiarité. Mais comme, après tout, Cosme ne laissait pas d'être le premier citoyen de Florence, qu'il en était aussi le plus riche, le plus courtisé, le plus influent et le plus généreux, Filelfo était au désespoir de s'être aliéné par ses hauteurs les sentiments de cet illustre patron. Ce désespoir se tourna enrage, quand il vit ses ennemis les plus acharnés et les détracteurs de son talent les plus audacieux, en possession exclusive des avantages dont il regrettait la perte, et les Niccoli, les Poggio et les Carlo faire leur cour à Cosme à ses dépens. L'envie, toujours honorable pour celui qu'elle atteint, et qui l'excuse de la bonne opinion qu'il peut avoir de soi, l'envie seule ne l'eût point jeté dans les factions hostiles à Cosme et
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fait de lui-même un ennemi justiciable des poignards de la politique; mais il lui convint de prendre pour un effet de cette passion ce qui ne l'était que de son orgueil et de sa rancune, et il déclara la guerre à Cosme pour n'avoir eu ni la chance ni le pouvoir de s'imposer à lui. Une fois lancé dans cette voie, il ne s'arrêta plus. S'il eût été capable de la moindre retenue, le concours qu'il prêtait aux nobles et l'appui qu'il en recevait, l'eussent bientôt obligé de s'en affranchir. D'ailleurs, sa vanité trouvait aussi son compte à cette communauté d'action; car en l'acceptant pour auxiliaire, ce parti auquel il était étranger par sa naissance, l'élevait en quelque sorte jusqu'à soi. Aussi, quand Filelfo négociera plus tard sa réconciliation avec Cosme, stipulera-t-il pour les exilés comme pour lui-même, jouant ainsi jusqu'au bout ce rôle d'homme politique qu'il n'avait embrassé qu'avec colère, où il n'avait manié d'autre arme que la plume, et où il n'avait fait preuve de facultés, actives qu'en fuyant de Florence le jour où il eût fallu tirer l'épée.
Cependant, il vivait heureux à Milan. Le duc, quoique peu lettré et, s'il faut en croire Decembrio, aimant peu de gens de lettres, aimait particulièrement Filelfo, et l'aima toujours. Il finit même par ne plus pouvoir se passer de lui. En 1446, il le dispensa de professer, et donna sa chaire ou du moins le traitement qui y était attaché à un certain Marco de Ferrare ou Ferrari (1). Il le posséda alors tout entier et en jouit, si l'on peut dire, à son aise. Filelfo trouvait des charmes infinis dans cette servitude ; il en oubliait les fières maximes selon lesquelles
(I) ROSMISI, Vitadi Filelfo, t. II, Monumenli ineditii, I, p. 281.
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il se vantait de gouverner sa vie, comme par exemple « qu'il était né libre, qu'il avait toujours vécu libre, etqu'il ne souffrirait jamais d'être esclave » (1). Parole ridicule dans la bouche d'un homme qui, voulant satisfaire à toutes ses passions et à mille besoins factices, devait dépendre de la volonté, des caprices et de l'insolence des grands. Il ne tarit pas d'éloges sur la munificence de Visconti; il en fait presque un dieu. Non-seulement Visconti ne le laissait pas manquer du nécessaire, il y ajoutait encore le superflu. Cet état de choses dura sept ans et quelques mois. Toutefois, dans cet intervalle, il eut un chagrin violent; mais son patron n'y était pour rien. En 1441, il perdit sa première femme, Theodora Chrysolora (2). 11 l'avait aimée avec passion; il la pleura beaucoup. Il sentit alors renaître le désir qu'il avait eu, étant jeune, de se faire moine ; il consulta même à cet effet le pape Eugène IV. Mais supposant, comme il était vrai, que l'intérêt de l'Eglise et de Dieu était étranger à cette résolution, le pape ne la prit pas au sérieux, et ne répondit même pas à Filelfo. Visconti pensa comme le pape, mais il fut plus humain que lui. Il chercha un remède au mal de son favori, et il le trouva dans une belle fille nommée Orsina ou Orsetta Osnaga, d'une famille noble de Milan, laquelle, en devenant la seconde femme de Filelfo, l'eut bientôt consolé de la perte de la première (3).
Quoique Visconti étendît sa sollicitude sur tout ce qui concernaitFilelfo,il neputse résoudre toutefoisà respecter les préjugés du professeur contre la langue italienne. Ilavait
(1) Epist., lib. XI, sEnico Davalo, p. 78.
(2) Il en avait eu deux fils et deux filles : Mario et Senofonte, Angela, et Pantea.
(3) Dec. IX, hoc. 8.
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FILELFO. fil
eu dans sa jeunesse un goût très-vif pour la poésie de Pétrarque, et c'était sa lecture favorite depuis qu'il était sur le trône. Il commanda donc à Filelfo de faire un commentaire sur ce poète (1). Malgré sa répugnance, Filelfo s'y prêta on parut s'y prêter de bonne grâce. L'homme de lettres s'effaça derrière le courtisan ; mais le démon n'y perdit rien. Filelfo se vengea de la violence qui lui était faite, non-seulement sur Pétrarque et sur Laure, donnant aux passages les plus chastes l«s interprétations les plus obscènes, mais sur la maison de Médicis, sur les papes, et sur quelques autres de ses ennemis personnels qu'il accabla d'injures, quoiqu'ils n'eussent rien de commun avec Pétrarque. De plus, son commentaire fourmille d'explications absurdes et extravagantes, écrites dans un style grossier; et il mérite à bon droit, dit Rosmini, l'oubli dans lequel il est tombé (2). Quelques érudits peuvent néanmoins le rechercher et le lire encore ; mais je doute que personne ait le courage de faire le même honneur à la Vie de saint Jean-Baptiste, que Filelfo écrivit également en italien et à la prière du duc. C'est un poème en terza rima et en quarante-huit chants (3) ! Je ne connais pas ce poëme, aussi grossièrement écrit, dit-on, que le commentaire sur Pétrarque, et, de plus, excessivement rare ; je remarquerai seulement que, pour écrire en quarante ou cinquante mille vers la vie d'un homme qui en avait passé la plus grande partie dans le désert, il faut que le biographe ait payé d'imagination, ou
(1) Epist., lib. XIV, lionato Actiolo, p. 9!); lib. XXVII, Pair. Euiicbio, p. 188 ; lib. XXXIV, Prlr. Castaneif, p. 238.
(2) 11 y en a plusieurs édilions. La première, selon Pâmer, est de Pologne, 147C.
(3) Imprimé à Milan, en 1494, aux dépens de Pielro Giustino Filelfo, petit-fils de l'auteur.
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qu'il ait versifié tous les sermons prêches par saint Jean sur les bords du Jourdain.
Ce tribut payé au goût de Visconti pour sa langue maternelle, Filelfo n'eut rien de plus pressé que de contenter le sien pour la langue latine. Oraisons funèbres, épithalames, harangues à l'occasion de la prise de possession d'une chaire, d'un évêché, de victoires remportées sur le Turc, traductions de quelques ouvrages grecs, satires, dialogues philosophiques à la manière des anciens, tout lui arrivait à point, tout lui était bon pour rendre hommage à son idiome de prédilection, et protester contre celui de son maître. Un seul de ces écrits a quelque valeur; il eut de son temps une grande célébrité, et on le lit encore avec plaisir : ce sont les Convivia Mediolanensia en deux livres (1). On y voit figurer, comme dans les dialogues les plus beaux de l'antiquité, les noms les plus honorables de l'époque, un Rembaldo, un Landriano, un Trivulzio, un Muzzano, un Lancelotto, etc. Les Grecs avaient introduit cet usage, suivi depuis par les Romains. Ils réunissaient dans un banquet quelques doctes personnages, qui traitaient là toutes les questions possibles, en hommes du monde, si l'on peut dire, qui conversent entre eux, et non en docteurs qui dogmatisent. Ils s'attachaient plus, en effet, à tracer des images gracieuses de la vertu et de la science qu'à approfondir des théories ou même à poser des principes d'esthétique clairs et certains. Filelfo se vante, dans sa préface, d'être le premier des Italiens qui ait renouvelé cet usage. Les principaux su(1)
su(1) furent imprimés la première fois, sans lieu, ni date, ni nom d'imprimeur, en 1477, à Milan, selon les conjectures de Sassi. On a une autre édition de la même année, faite à Venise, une autre à Spire (1508), une autre a Cologne (1537), une autre à Paris (1552).
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jets traités dans le premier livre sont : la théorie des idées, l'essence du soleil, selon les différentes opinions des anciens philosophes, les premiers inventeurs des lettres, l'astronomie, la médecine, les causes de la stérilité de la femme et de l'impuissance de l'homme, la musique et les effets merveilleux qu'elle produit. Le second livre a pour objet la prodigalité, l'avarice, la magnificence, à l'occasion de laquelle l'auteur fait un grand éloge de Visconti, la philosophie, ses inventeurs, ses propagateurs, et les sectes qui s'en sont partagé l'empire ; la nature et l'origine des tremblements de terre, la grandeur et la nature de la lune, et son influence sur notre planète, la grandeur du soleil, la triple division des cieux, et leur influence sur l'âme humaine, les causes pour lesquelles les enfants ressemblent physiquement et moralement, les uns au père, les autres à la mère. Il y a beaucoup d'érudition, d'originalité même dans ces dialogues, eu égard au temps où ils furent composés. Leonardo Giustiniani, dans une lettre qui est à la fin, en loue la doctrine variée et profonde, l'érudition solide, le style élégant et pur, le piquant des sujets, et leur nouveauté (la plupart, du moins, étaient alors peu connus en Italie); il n'y a presque rien à rabattre de ces éloges.
CHAPITRE V.
Mort de Visconti. — Milan se constitue en république. — Filelfo invite les princes étrangers à s'en emparer. — Dénoncé au gouvernement répuhlicain par Candido Decembrio. — Ses satires contre ce dernier. — Il cherche à se réconcilier avec les Mé-
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dicis et échoue dans cette tentative. — 11 réussit quelques années plus tard. — Il ne peut obtenir que son nom soit rayé de la liste des proscrits. — Devenu veuf pour la seconde fois, il veut pour la troisième fois se faire moine, et se marie pour la troisième fois.—lise dispose à partir pour Naples où Alphonse veut bien agréer la dédicace de ses satires. — Embarras d'argent qu'il éprouve avant de se mettre en route.
— Il fait une quête parmi ses amis. — Il part enfin , en évitant de passer par Florence, d'où il était toujours proscrit.
— 11 arrive à Rome où il est bien accueilli de Nicolas V ; puis à Naples, où Alphonse le reçoit avec honneur et lui décerne le laurier poétique. — Il obtient de Mahomet II la liberté de la mère de sa première femme, prisonnière des Turcs. — Ses mauvais procédés envers Pie II le font mettre en prison par le duc de Milan, François Sforza. — Déboires qu'il éprouve sous le règne de Galeazzo, successeur de ce prince. — 11 va de nouveau à Rome. — Il obtient à Florence une chaire de grec, y arrive et meurt. — De quelques-uns de ses écrits.
Tandis qu'il était plongé dans ses chères études, aimé, il s'en flattait du moins, et estimé de tou?, riche, heureux enfin autant qu'il est donné à l'homme d'être heureux icibas, le duc de Milan, Philippe-Marie Visconti, mourut (13 août 1447). Ce prince laissait Filelfo sans protecteur, et ses Etats sans héritier. Les Milanais se constituèrent en république. La conduite de Filelfo, dans cette conjoncture, fut plus habile que droite. 11 accepta le gouvernement démocratique à Milan, qu'il avait combattu à Florence, et il ne commença de s'en dégoûter que lorsqu'il vit la cité en proie aux voleurs, aux assassins, et à toutes les horreurs de la famine (1). Alors il appela presque toutes les puissances étrangères au secours deMilan,l'empereurFrédéricIV(2),
(1) Epist., lib. VII, Petr. Tlmmnsio, p. 40. — Dec. VIII, Hec. 10.
(2) Dec. IX, Hec. 2 et 7.
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le roi Alphonse (1), et Florence elle-même (2). Personne n'ayant répondu à cetappel,il se jeta dans le parti de Sforza. Celui-ci commandait alors les forces de la république contre les Vénitiens. Il avait appris que lesMilanais traitaient à son insu avec la Seigneurie de Venise. Blessé de cette marque de défiance, il s'accommoda lui-mêmeavec l'ennemi, ettourna son armée contre Milan. Decembrio eut vent des intelligences de Filelfo avec Sforza; il le dénonça hautement, et mit tout en oeuvre pour le faire déclarer ennemi de l'État. C'est ainsi qu'il se vengeait des traits sanglants que le poète avait lancés contre lui clans ses satires.
A Milan comme à Florence, Filelfo avait eu des envieux, et le plus acharné avait été Candido Decembrio. Las enfin de ses médisances, Filelfo lui écrivit ce billet laconique : a Parmiles maux sans nombre que l'envie traîne après elle, je remarque cela de bon, qu'ils ne nuisent à personne plus qu'à elle-même. Je ne vois pas sans plaisir que la tienne te rend fou. Adieu et guéris-toi, s'il se peut (3). » Mais Decembrio était incurable, et son envie eut des redoublements. De là les stigmates dont Filelfo le flétrit, sous le nom de Leucus, dans plusieurs satires. Il y en a trois, entre autres,où illui reproche maintes peccadilles à mener droit un homme à la potence ou au bûcher. Il l'accuse d'un attentat inouï contre la pudeur, dans le palais même du duc, fait pour lequel le prince se contenta de lui interdire l'entrée de sa cour (4). 11 l'accuse d'avoir épousé une seconde femme du vivant de la première (5), et d'être le corrupteur
(1) Dec. IX, hec. 5.
(2) Epist., lib. VII ; Senatui etpopulo florentino, p. 44.
(3) Ibid., lib. VI ; Petro Candido, p. 38.
(4) Dec. VII, hec. 4.
(5) Ibid.,ib., et Dec. Vlll, hec. 3.
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de la fille de son frère (1).-I1 l'accuse enfin d'avoir pillé sa traduction des Vies de Plutarque, sans seulement prendre la peine d'y changer un mot ; d'avoir falsifié les Facéties de Poggio ; dérobé à un autre, et publié sous son nom, un Traité de rhétorique qu'il a eu le front d'envoyer au roi d'Espagne ; de s'être attribué une traduction latine d'Homère par Léon de Calabre, enrichie de notes en italien par Pétrarque; enfin, de s'être approprié la traduction de la République de Platon, oeuvre de son père (2) ; d'avoir fait une invasion jusque sur les écrits de son frère (3). Mais il y a tant d'ordures mêlées à tout ceci, que la plume du traducteur hésite épouvantée, et ne peut aller au delà des indications sommaires requises pour faciliter le contrôle de cette assertion (4).
Filelfo prévoyait sans doute les malheurs qui allaient résulter de l'établissement du régime démocratique pour Milan et pour lui-même, lorsque, aussitôt après la mort de son protecteur, il voulut se retirer à Rome. Mais Rome était bien loin ; il avait une grosse famille, et les chefs du nouveau gouvernement disaient que la république se déshonorerait, si elle laissait partir un homme si éminent (5). C'est alors qu'il eut la pensée de se réconcilier avec Cosme. Sans doute qu'il mesurait la générosité de cet illustre personnage à la grandeur des outrages dont il l'avait abreuvé.
(1) Dec. VII, hec. 4.
(2) Uberto Decembrio.
1,3) Angelo Decembrio, auteur de De politià litterarid libri septem; 1540, in-f°, ou 1562,10-80.
(4) Dec. VII, hec. 4 et 7 ; Dec. VIII, hec. 3, et alibi.
(5) Epist., lib. XXVI, Leod. Cribello, p. 181; lib. VI, p. 40, 41, 42; lib. VII, p. 46.
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Le 13 décembre 1447, il écrivit à Pierre de Médicis la lettre qui suit (1) :
« AU TRÈS-ILLUSTRE PIERRE, FILS DE COSME,
COMME A MON HONORÉ FRÈHE. »
« Très-noble et frès-honoré frère, comme je ne doute pas que chez vous la prudence n'ait crû avec les années, je n'ai pas hésité à vous écrire et à vous prier d'intervenir pour moi auprès de votre magnifique père et le mien, afin qu'il daigne me recevoir et disposer de moi comme de son propre fils. Rappelez-vous que vous fûtes mon élève. De tous les liens qui nous attachent les uns aux autres, celuilà, de l'avis des plus sages et des plus savants, est le plus étroit. J'ai délibéré, sous votre bon plaisir, d'être tout à vous, de telle façon que vous puissiez disposer de moi aussi librement que vous le feriez de qui que ce fût. Je ne vous en dis pas davantage. J'ai fait part avec plus d'étendue de mes sentiments à celui qui est votre père et le mien. Montrez votre vertu en étant bienfaisant plutôt qu'en cherchant à vous venger. » '
(l) CLARISSIMO PETRO COSMI DE MEDICIS
UT FRATR1 HONORANDO.
Spectabilis et generose frater honorande, Perché non dubito insieme con gli anni essera voi ancora la prudentia maravigliosamente cresciuta, non ho dubitato scrivervi e pregarvi, che in tal modo ve vogliate per me interporre presso il vostro e mio magnifleo padre che se degni riceverm per suo, e potere di me tutto disporre corne di proprio figliolo. Ricordatevi qua gia fosti mio discipulo, il quai vincolo in l'alïïnitate humana è da tutti i dotti e sapientissimi uomini estimato strettissimo. Io ho deliberato, piacendovi, essere al tutto vostro, in modo che di me possiate non aitrimente disporre, che di qualunque altra cosa abbiate maggiore arbitrio. Non me distendo più oltre, per avère distesamente significato il mio animo al vostro e mio magnifleo padre. Dimostrate la vostra virtù nel volere più tosto esse benefico che vindicatore. Vale.
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Cette lettre est bien humble ; et pourtant Filelfo l'écrivait en même temps que ses dernières satires ! Et dans ces satires il insultait Cosme presque aussi gravement que dans les premières ! C'est qu'alors il avait l'abandon, l'indigence en perspective, et que la peur lui dérobait les étranges contradictions de sa plume. Il se flattait d'ailleurs que Médicis ne divulguerait pas sa lettre ; il avait assez bonne opinion de lui pour le croire au-dessus d'une si misérable vengeance. La vérité est que la lettre resta dans les archives de la secrétairerie d'Etat de Florence jusqu'au jour où elle fut exhumée par del Furia, bibliothécaire de la Laurentienne, et communiquée à Rosmini, qui la publia (1).
Quoi qu'il en soit, Cosme, au reçu de cette lettre, chargea Angelo Acciajuolide suivre cette affaire, et il trouva tout simple que son fils Pierre, ancien écolier de Filelfo, s'en mêlât également. Les services du maître couvraient les outrages du sectaire et les faisaient même oublier. Pourtant, cette démarche n'eut pas l'effet que Filelfo en attendait. < lusmc fut moins prompt, dit Lancelot, à tenir les paroles
(I) Vita di Filelfo, t. II, p. 284, des Monumenti, no IV. En même temps Filelfo priait Sforza, que les Milanais n'avaient point encore reconnu pour leur souverain, d'écrire à Jean de Médicis, pour que celui-ci se portât médiateur auprès de Cosme, son père, lui demandât le pardon des grandes fautes dont Filelfo s'avouait coupable envers lui, et le retour de ses bonnes grâces. Sforza écrivit en effet, et sa lettre à Jean de Médicis est dans les appendices de la Vie de Cosme, par FABRONI, t. H, p. 115. Nous apprenons ensuite, par une lettre de Filelfo à Laurent de Médicis, en date du 20 mai 1478, et publiée par Roscoe, dans sa Vie de Laurent, t. III (édition de Basle, 1799, 4 vol. in-8»), p. 173, n» XXIX, que Cosme conseilla à Filelfo d'obtenir de Sfona, alors duc de Milan, une lettre dans laquelle ce prince demanderait à la Seigneurie de Florence, par grâce, que Filelfo fût rappelé de l'exil, sans que ce rappel tirât à conséquence en faveur des autres exilés. « Mais le duc, de peur de me perdre, dit Filelfo, brouilla tout : Ma il prefato siynore per tema di perderme entorbidà il tutto. »
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qu'ilavait fait porter par Acciajuoli(l). Je le crois bien. Dès le début de la négociation,Filelfo, sans doute épris de l'idée de traiter de puissance à puissance, et pour n'y épargner pas les écritures, avait rédigé son protocole et l'avait adressé à Cosme. C'est la septième satire de la septième décade. Là, tout en convenant qu'il rougit des choses qu'il a écrites contre Cosme, sa femme et ses enfants, il dicte en quelque sorte au premier les conditions de leur raccommodement ; il flétrit du nom de faction le parti qui avait rouvert les portes de Florence à Cosme, donne à celui-ci des conseils sur les moyens de rétablir le calme dans la république, le somme d'user de toute son influence pour obtenir le rappel des bannis, et le rend responsable de l'événement. Au reçu de cet ultimatum, Cosme se refroidit ; non pas qu'il rejetât les conseils de Filelfo ou qu'il lui en sût seulement mauvais gré, car si les hommes qui ont fait le plus de grosses fautes sont ceux qui ont le plus de titres pour bien conseiller, Filelfo avait tous les droits du monde à être entendu ; mais la dernière condition posée par l'inflexible professeur était exorbitante, et Cosme hors d'état de la remplir. 11 avait à ménager un parti, restaurateur et soutien de sa famille ; ce parti n'était pas aussi bien disposé que lui à oublier les injures, et n'avait pas eu d'ennemi plus obstiné ni plus insolent que Filelfo. Demander qu'il rappelât les bannis, l'exiger, du moins, comme le faisait Filelfo, n'était donc pas au pouvoir de Cosme, et ou l'eût rendu suspect ou fait taxer d'ingratitude. Il n'y fallait donc pas penser.
Filelfo ayant écrit à Cosme(2),de l'avis et non pas, certes, d'après les instructions d'Acciajuoli, informe ce dernier
(1) Mém. de l'Acad. des Inscript., t. X, p. 705, éd.in-4°.
(2) On n'a pas celte lettre.
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qu'il lui a obéi. Mais voyez quel orgueil perce dans cette confidence, quel opiniâtre attachement aux mêmes préjugés, et, par-dessus tout, quelle hypocrisie !
<( J'ai écrit à Cosme, selon que vous m'en avez prié tant de fois, et par égard pour vous seul ; j'ai détourné mes attaques contre la bande conjurée des clients qui forment sa garde. Vous verrez, ami, quel cas il aura fait de mes conseils. Elle n'est pas douteuse pour moi la vérité de cette maxime populaire, que l'homme qui a fait l'offense ne pardonne jamais, et emporte son venin dans la tombe... Cependant, pour vous prouver que j'aime mieux la paix que la guerre, j'ai mis bas les armes ; j'ai étouffé tout sentiment de haine; j'ai essayé avec tous les soins possibles, et pour vous complaire, de persuadera cethomme difficile qu'ileût à rougir enfin de m'avoir fait du mal, et qu'il devînt meilleur... J'atteste les dieux que j'avais résolu dès longtemps de lui pardonner tous ses crimes, pourvu que je susse qu'il avait abjuré tout méchant dessein. Car enfin, à quoi sert la vengeance ? Procure-t-elle de la gloire ? Un grand esprit la méprise, et Dieu, à qui seul elle appartient, la défend... Mais si Cosme est inexorable, s'il ne dépose pas ses fureurs, c'est un tigre indompté que les conseils ne sauraient rendre trai table. Épargnez-les-lui donc, et que la vipère meure de son propre venin !... Que Cosme ne me demande pas une palinodie, s'il ne commence à changer ses moeurs et s'il ne renaît tout entier. Qu'iluse de moi et n'essaie pas d'en abuser. S'il a du bon sens, qu'il rende aux bannis leur patrie, et préfère le titre de bon citoyen à celui de tyran. » [XIV.]
En même temps, par l'effet d'une contradiction entre son désir de réconciliation et son orgueil qui la rendait impossible, il cherchait à faire disparaître l'obstacle qui
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empêchait Cosme d'accepter ses conditions , en engageant les bannis à ne pas prendre les armes contre leur patrie, mais à tout tenter au contraire pour la fléchir (1). Cette tactique était aussi habile que sage ; le succès en eût été décisif sur l'esprit de Cosme ; il eût renversé toutes ses objections, dissipé tous ses scrupules, et la réconciliation eût marché d'elle-même. Il en advint autrement. Filelfo, inquiet du refroidissement de Cosme, s'en plaint dans deux lettres à Accaijuoli, où il déclare qu'il retirera aussi la parole qu'il a donnée (2). Ce n'est qu'environ six ans après que cette affaire fut consommée. Mieux avisé cette fois, Filelfo eut la prudence de ne stipuler que pour lui seul. Non-seulement il rejeta toute espèce de solidarité avec les actes, les projets et les prétentions des bannis, mais il protesta contre toute mesure qui aurait pour but de l'assimiler à eux. C'était une lâcheté ; mais Filelfo avait été trop violent, trop provocateur et aussi trop fanfaron, pour ne pas finir par là. « Cosme estime, dit-il, qu'il sera fort malaisé de faire annuler ma proscription, parce que presque toute la noblesse étant proscrite, la faveur dont je serais l'objet serait applicable à tous les autres. Mais, selon le proverbe grec, le potier met les anses aux pots comme il l'entend. Si, fort de son crédit actuel, Cosme entreprend cette affaire, il obtiendra facilement ce que je sollicite. Ma cause n'est pas la même que celle des autres proscrits ; je n'ai point offensé la république, et j'en ai peut-être beaucoup mérité. J'instruisais la jeunesse; j'étais même utile au peuple tout entier. Ce ne sont pas les factions, que j'ai toujours abhorrées, qui m'ont vraiment fait du mal, mais
(1) Dec, VIII, hec. 9.
(2) Epist., lib. VI, Angelo Actiolo, p. 41 et 44.
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la malice et la perfidie des envieux. Si donc, au sénat ou devant le peuple, on expose avec vérité et convenance la conduite que je tins alors, il n'y aura qu'une voix en ma faveur. Que si Cosme et les bons citoyens doivent concourir à ce dénoûment, Pierre le doit surtout, qui est redevable à Filelfo de sa littérature et de son éloquence. Or, quelles ne sont pas les obligations des écoliers envers leurs maîtres, qu'ils sont tenus de regarder comme leurs pères (1)? »
Il eut beau vouloir se soustraire à un passé qui l'accablait, et donner le change à ceux qui connaissaient ce passé aussi bien que lui, Filelfo n'obtint pas ce qu'il demandait. On ne voit du moins nulle part dans ses écrits un seul témoignage du contraire, et l'on pourrait douter que la république l'ait jamais rappelé (2), si, à vingt-sept ans de là, c'est-à-dire en 1481, on ne le retrouvait à Florence où Laurent, petit-fils de Cosme, lui avait procuré une chaire de grec. Il est vrai que, dans un voyage qu'il fit à Sienne, en 1469, il passa par Florence où les Médicis, Pierre et Laurent surtout, l'accueillirent avec beaucoup d'amitié (3) ; mais rien n'indique que sa sentence de bannissement fût alors levée, ni qu'on ait fait plus à son égard que tolérer son passage. Quoi qu'il en soit, il n'avait pas attendu ce voyage pour être persuadé du re(1)
re(1) lib. XII, Nie. Arcimba/do, p. 8G.
(2) FAURONI [Hist. Acad. Pisanoe, vol. I, part. II, cap. H, p. 368) le nie positivement : Jussu Laurentii,dit-il, nondùm exilii maculis expurgatus, rediit Florentiam. D'un autre côté, il existe, dans les archives de l'ancienne sécrétairerie de Florence, une lettre de Filelfo à Antonello Petrucci, en date du 17 mars 1481, dans laquelle il lui annonce que, par suite des démarches de Laurent, il avait été appelé par la république de Florence, qui lui destinait une chaire de grec. Cet appel voulait-il dire que la sentence de bannissement fut levée ? Pour moi, j'en doute. Le» Médicis avaient pardonné ; leurs partisans demeurèrent implacables.
(3) Epist., lib. XXXI, Laur. Medic, p. 215.
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tour de Cosme. De son côté, il était revenu à lui sincèrement, et il fut depuis en liaison ouverte avec les Médicis. Il leur envoyait ses livres dès qu'ils étaient publiés (1), et Pierre fut même le parrain de deux de ses enfants (2). Ces deux enfants étaient le fruit d'un troisième mariage; il en avait eu quatre de Théodora, trois d'Orsina ; la troisième lui en donna tant, et cela pendant vingt-cinq ans, qu'on n'en sait pas le nombre. 11 faut voir comme il se glorifie de cette fécondité (3) ! Il paraît qu'il eut aussi plusieurs enfants naturels (4).
Ce même homme, cependant, eut jusqu'à trois l'ois, dirai-je la fantaisie? ce n'est pas assez, mais la manie de se faire moine. La première fois, il n'était pas encore marié ; la seconde fois, il venait de perdre Théodora, sa première femme; les cendres d'Orsina, morte le 6 janvier 1448, étaient encore tièdes, qu'il se sentit de nouveau
(1) Epist., lib. XIII, J. et P. Medic, p. 9G.
(2) Ibid.,\ib. XVII, Petr. Medic, p. 121.
(3) Ibid.,l\b. XVI et XXXIII, Nicod. Tranchedino., p. 11G et 322.
(4) II était, dit ingénument Rosmini, « pieno di spirito ardente, e nella conjugale palestra d'armi meglio fornito che non è dell' universale degli uomini, perciocchè egli era Tfio'çyjç » (c'est Tjiijy/,{ ou TIB'JH; qu'il fallait dire). Cette circonstance n'est pas sans exemple, et Filelfo n'a pas voulu qu'on ignorât qu'elle lui était particulière. Il en parle ainsi dans différentes pièces de son livre De Jocis et Seriis, inédit :
A» GASPARUM MERCATUM. Non venio, Gaspar, nain sudant inguina multo yEstu, quo testes très mihibella movent. AD EUMDEM. Teeuncti, Mercate, putantposse omnia solum.... At tu posse parum respondes, fictalocutus, Quem reprobet vates testibus ecce tribus.
ClCCHO SlMONETT.t.
Ecce natant trini laxo sub tegmine testes. Rosmini ne donne que ces trois extraits, les seuls, ajoute-t-il iioninVur. ingénument : « che possono esser letti senza arrossire» (t. II, p. 15).
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74 LES GLADIATEURS.
mourir au siècle, et renaître, si je l'ose dire, dans les ardeurs de sa première vocation. Il en écrivit au pape Nicolas V, autrefois son ami; il l'assurait que la vieillesse ayant émoussé en lui l'aiguillon de la chair (1), il avait la grâce suffisante pour être ministre du Christ et de son Église, et qu'il suppliait Sa Sainteté de lui accorder les dispenses qui lui étaient nécessaires, à cause de ses deux mariages. Sa lettre, écrite en vers, est vive et pressante; mais il l'a mise parmi ses satires qui sont une assez mauvaise compagnie (2). Le pape lui accorda apparemment sa demande, puisque Filelfo l'en remercie dans une autre lettre en vers (3). Mais Sa Sainteté ne l'avait compris qu'à demi. Outre les dispenses, il eût souhaité la promesse de quelque dignité ecclésiastique ou d'un emploi à la cour de Rome. Il est, dit-il, en état de rendre des services à l'Eglise. 11 a étudié l'Écriture et les Pères, réfléchi, dompté ses passions. Celles même qui ont résisté à l'abstinence et au jeûne, ont été matées par la vieillesse. Ce n'est pas l'intérêt qui le guide; il est en meilleure situation qu'aucun des savants de ce siècle ; que Sa Sainteté le tire seulement des périls qui l'environnent (4).
Nicolas V étant naturellement porté à complaire à son ancien ami, le dessein de Filelfo n'était pas alors aussi chimérique qu'il l'avait été du temps d'Eugène IV, quand Théodora venait de mourir. On ne voit pas pourtant que le poète y ait persévéré. Ce qui se passa dans l'intervalle à Milan, l'y avait sans doute fait définitivement renoncer.
|i) Dec. X, hec. 4.
(2) Dec. IX, hec. 8.
(3) Dec. X, hec. 4.
(4) Ibid., ib.
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FILELFO. 75
La ville avait ouvert ses portes à François Sforza, le 25 mars 1450, le reconnaissant pour son souverain. Elle retrouvait un maître et Filelfo un patron. Sforza avait été touché des voeux de Filelfo pour son succès, des périls auxquels il s'était exposé, de la harangue qu'il lui avait adressée au nom de la députation chargée de l'inviter à entrer à Milan; il aimait d'ailleurs les gens de lettres; il rétablit Filelfo dans la condition brillante où Visconti l'avait laissé, et il l'honora de la même protection. Filelfo sentit tout d'un coup s'évanouir ses idées de couvent, et il ne tarda pas à contracter un troisième mariage. Il épousa Laura Maggiolini (1).
Il goûtait à peine les prémices de sa nouvelle fortune, que la peste qui ravageait Milan, l'obligea d'en sortir avec toute sa famille. Il se réfugia à Crémone. Pendant qu'il cherchait un logement dans la ville, sa servante mourut. On crut que c'était de la peste et on relégua Filelfo dans une petite maison où tout lui manquait, excepté les puces, les punaises et les cousins. Il quitta bien vite cette cité inhospitalière, et se rendit à Pavie où il resta jusqu'à ce que la peste eût cessé à Milan. Il lança de là sa malédiction
(1) ROSMINI (Vita di Filelfo, t. II, p. 55) place ce mariage de 1450 à 1452 au plus tard, et les raisons qu'il en donne, tirées des écrits même de Filelfo, paraissent concluantes. On voit, par exemple, qu'il lui était né un fils en avril 1453. Cependant, une lettre du 23 janvier 1454, à Nicolo Ceba (liv. XI, p. 81), en réponse à ce que celui-ci lui avait demandé, savoir : si, ayant perdu sa première femme, Filelfo lui conseillait de se remarier, et, dans le cas de l'affirmative, s'il devait épouser une vierge ou une veuve, Filelfo dit qu'il est d'avis que Ceba épouse une vierge très-jeune, ajoutant qu'il en avait agi ainsi lui-même, en prenant sa première et sa seconde femme, et qu'il agirait de même, s'il se remariait une troisième fois. Écrivant ceci en 1454, il semblerait donc que Filelfo ne fût pas encore remarié. Mais Rosmini croit que, par des motifs particuliers et inconnus, Filelfo n'avait pas encore publié son mariage avec Laura.
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76 LES GLADIATEURS.
sur Crémone et les Crémonais et rentra à Milan le dernier jour de l'an 1451 (1). C'est alors qu'il fit demander à Alphonse, roi de Naples, la permission de lui dédier ses satires. Le roi lui fit répondre qu'il agréait cette dédicace avec plaisir et qu'il l'engageait à venir lui-même à sa cour(2). Filelfo en avait le plus vif désir; il n'en était pas de même de Sforza. Sachant son goût pour la dépense et le luxe , ce prince craignait toujours qu'il ne se laissât tenter par l'offre de quelque condition meilleure, et que son dévouement ne cédât à l'appât des sequins. Vaincu enfin par ses prières, il lui donna congé de partir, mais pour quatre mois seulement. Connue il était sur le point de se mettre en route, Filelfo eut l'idée de consulter sa bourse : il s'aperçut avec effroi qu'elle était vide. Mais la peur de ses satires lui donnait du crédit, comme la peur du bâton en donne au coquin qui rançonne le soir les passants attardés. Quand la gène se faisait sentir, il écrivait aux princes, cardinaux et prélats dont la libéralité lui était connue. Il demandait à l'un cent écus d'or, à l'autre plus ou moins, selon l'urgence. Il ne refusait rien; le blé, le vin (3), les habits (4), les mets accommodés et tout prêts à servir (5). Ce fut à Louis de Gonzague, prince de Mantoue, et à Alexandre Sforza, prince de Pesaro, qu'il s'adressa pour son voyage de Naples (6). Et afin de n'y pas revenir à deux fois, il prit
(1) Epist., lib. IX; Joanni Mario Filio, p. 66; Matthwo Pisaurensi, p. G" ; Jacoljo Camerinati, p. 69, et alibi.
(2) Ibid., ib. ; CEnico Davalo, p. 04.
(3) Ibid., lib. XX ; Ludovico eardinali aquileiensi, p. 140. (i) Ibid., lib. XXXIV; Petro Castaneoe,$. 238.
(5) Ibid., lib. XVI; Angelo Simonettoe, p. 116,
(6) Ibid , lib. XI, p. 76.
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FILELFO. 77
le prétextedu mariage de sa fille,pourleur demander deuxcent cinquante ducats, somme requise pour lui constituer une dot. Il taxa le même Louis de Gonzague à cinquante ducats (1), Galeazzo, évèque de Mantoue, à cent (2), et le patriarche d'Aquilée, à ce qu'il voudrait bien donner (3). Telles de ces demandes sont de véritables sommations auxquelles il ne manque pas même l'ajournement. Filelfo en sentait l'impudence, et qu'au fond il n'était qu'un mendiant sans vergogne; mais il avait un moyen de donner le change à cet égard, qui, pour n'être ni neuf ni original, produit presque infailliblement de l'effet : il était généreux envers les autres et ne se refusait pas le superflu. Ayant reçu d'un noble vénitien, à qui il avait adressé un discours consolatoire sur la mort de son fils, un bassin d'argent du poids de sept livres et du prix de cent sequins, il ne voulut pas que cet objet passât chez lui plus d'une nuit, elle lendemain il vint l'offrir au duc de Milan, en présence de son conseil (4). Une autre fois, dans le temps où sa détresse lui arrachait les plaintes les plus amères et évidemment les plus injustes contre l'avarice des princes, il écrivait à Tranchedino : « Mais, pour en venir au fait, et afin que vous ne m'accusiez pas de ne faire que mendier, j'ai résolu d'acheter quelques-uns de ces livres qui ne se font plus avec la plume, mais au moyen de formes, comme on les appelle, et qui sont plus beaux que tous les livres exécutés par les plus habiles copistes. Informez-moi donc combien valent Y Histoire naturelle
(1) Epist., lib. XI, p. 78, 79.
(2) Ibid., ib.. p. 78.
(3) Ibid., ib.,\>. 79.
(4) Ibid., lib. XVIII ; Alberto Zancario, p. 127.
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78 LES GLADIATEURS.
de Pline, les Décades de Tite-Live et l'Aulu-Gelle (1). » Il est clair qu'en le voyant faire de tels cadeaux aux princes, et acheter des livres fort cher, puisqu'ils étaient les premiers qui fussent sortis de dessous la presse, on eût pu le croire riche ; mais il eût fallu pour cela qu'on le connût moins.
Enfin, il partit pour Naples. Il eût bien voulu passer par la Toscane. Les amis qu'il y avait conservés, ceux qu'il y avait reconquis, c'est-à-dire les Médicis, l'engageaient à tenter l'aventure. Il n'en fit rien pourtant. Jusqu'à ce qu'un décret du sénat de Florence eût annulé celui qui le déclarait proscrit, Filelfo ne voulait pas « confier sa tète aux fèves, de peur que par suite de son imprudence, les noires ne se changeassent en blanches (2). » Il prit un autre chemin, la voie Flaminienne sans doute, qui passait parle pays des Senones, l'Ombrie.et la Sabine, en laissant l'Étrurie sur sa droite. Il arriva à Rome le 18 juillet 1453.
Nicolas V l'envoya quérir aussitôt et l'accueillit avec une grande cordialité. Il commença par lui conférer le titre de secrétaire apostolique : vain honneur pour Filelfo, si Sa Sainteté n'y eût joint un présent de cinq cents ducats, en lui épargnant la pudeur de les lui demander. Le pape, dit Filelfo, les tira de sa poche tout exprès, lui promettant, de déposer entre les mains d'un banquier qu'il avait choisi, dix mille autres ducats qui lui seraient comptés, lorsque sa traduction latine d'Homère serait achevée (3). Arrivé à
(1) Epist., lib. XXXII, p. 224.
(2) Nolim tùm fabis caput committere, ne fortassè per imprudentiam nigra verterentur in albas. Epist., lib. X ; Nie. Tranchedino, p. 70. — C'est une allusion au mode de voter des magistrats florentins.
(3) Ibid., lib. XXVI; Leodrysio Cribello, p. 181.
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Naples, Filelfo y fut l'objet de l'accueil le plus distingué. Le roi le créa chevalier, lui permit de porter les armes et le couronna du laurier poétique, en présence de sa cour et de son armée (1). Il eût ajouté à ces distinctions quelques ducats, qu'elles n'eussent rien perdu de leur prix; mais il ne paraît pas qu'il y ait pensé.
Ses quatre moisde congé expirés, Filelfo revint à Milan, à la fin d'octobre 1453 (2). La nouvelle y vint tout à coup que Constantinople était tombée aux mains des Turcs, et que la mère de Théodora et deux autres de ses filles étaient esclaves de ces mécréants (3). Il n'était pas en état de payer leur rançon ; le temps lui manquait pour la rassembler, et lever à cet effet de nouveaux deniers sur les princes du siècle et de l'Eglise. Il écrivit à Mahomet 11 une lettre en grec très-pathétique (4), où il le suppliait de mettre en liberté sa belle-mère, et une ode où il exaltait la générosité du fils du grand Amurath et sa clémence. Le Barbare en fut touché, et comme il se rappelait qu'environ trente ans auparavant, Filelfo avait eu l'honneur de traiter avec Amurath de la paix entre les Turcs
(1) Epist., lib. XI; Nicol. Arcimbaldo, p. 79 et p. 80.
(2) Filelfo voulut que sa visite au roi de Naples, non-seulement lui lut honorable et lucrative, mais qu'elle profitât également au duc son maître. Alphonse était en guerre avec le duc de Milan, pour les prétentions qu'il avait sur la Lombardie. Filelfo eut l'idée de réconcilier ces deux princes. Ses premières tentatives avaient réussi, lorsque Alphonse apprit tout àcoup que René d'Anjou était passé en Italie, pour venir au secours du duc de Milan, et peut-être pour reconquérir le royaume de Naples qu'il avait perdu depuis tant d'années. A cette nouvelle, Alphonse ne donna plus d'audience à Filelfo, et ne songea plus qu'à prendre ses mesures pour ne pas être surpris. C'est ce qui résulte d'une lettre inédite de Filelfo à François Sforza, conservée dans les Archives générales de .Milan.
(3) Ibid., ib. Petr. Thomasio, p. 82.
(4) ROSMINI, Vita di Filelfo, t. H, p. 305, pièce X.
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80 LES GLADIATEURS.
et les Vénitiens, il voulut bien lui témoigner l'estime particulière qu'il faisait de lui, en mettant en liberté ses captives, et en ne parlant point de rançon (1).
Plus Filelfo avance en âge, plus les événements de sa vie s'accumulent ; mais alors moins ils ont d'importance, et plus il faut les presser. Au mois d'avril 1455, on le trouve à Ferrarc, où il récite un épithalame sur le mariage de Béatrice d'Esté avec Tristan Sforza (2). L'année suivante, il forme le projet d'aller en France, puis en Espagne, sous prétexte d'accomplir un voeu à Saint-Jacques de Compostelle (3) ; mais le duc son maître le lui refuse obstinément. Le pape Calixte III oubliait, à ce qu'il paraît, de continuer les gratifications et les pensions que Nicolas V faisait aux savants; Filelfo lui écrit, en février 1456, pour le lui rappeler, et lui conseiller de ne pas vendre la bibliothèque que son prédécesseur avait eu tant de peine à rassembler (4). La bibliothèque fut conservée; mais je gage bien qu'il n'en fut pas de même des pensions, tant Filelfo montra de joie à la mort de Calixte (5). Cette joie fut au comble quand il apprit l'élection d'Énée Sylvius ou Pie II. Ce pape avait été deux ans son élève, et lui était obligé d'ailleurs (6) ; Filelfo pensa donc qu'il aurait soin de sa fortune. En effet, Pie 11 lui assigna une pension annuelle de 200 ducats. Filelfo partit aussitôt pour l'aller
(I ! Epist., lib. XXVI ; Leodr. Cribello, p. 182.
(2) Epist., lib. XII ; Nicolao Estensi, p. 88.
(3) Ibid., ib.; Steph. Cornelio, p. 91, lib. XIII; Juven. Ursino, p. 95 il suiv.
(4) Ibid., lib. XIII; Calisto tertio, p. 91.
i.r>) En août 1458. Ibid., lib. XIV; Bessarioni, p. 102. (G) Ibid., lib. II; Sicol. Arcimbaldo, p. 10; lib. XXVI; Leodr. Cribello, p. 177.
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remercier (1). Il reçut alors le premier quartier de sa pension; mais ce fut tout. La négligence ou la mauvaise volonté de Grcgorio Lolli, secrétaire du Pape, frappèrent de stérilité les bonnes intentions du pontife. Filelfo en prit de l'humeur, se plaignit souvent au pape, et n'obtint pas davantage (2). Ajoutez que le duc de Milan ne le payait point, parce que la guerre épuisait ses finances. Filelfo écrivit au cardinal dePavie que si le Pape ne daignait le secourir, il passerait dans un lieu qui déplairait à Sa Sainteté, toute la terre étant la patrie du sage, et les barbares n'étant pas ceux qui ne le sont que par leurs moeurs (3). Le cardinal crut que Filelfo voulait se faire Turc (4). Filelfo se justifia en disant que non-seulement il n'avait jamais pensé à prendre le turban, mais qu'il s'offrait à suivre l'armée que Pie II se disposait à envoyer contre les Infidèles (5).
Cependant Filelfo ne touchait pas sa pension. Pie II mourut (14 août 1484); Paul II lui succéda. Filelfo lui écrit pour le féliciter de son avènement. 11 ne néglige pas de réclamer sa pension, invectivant contre Pie II, dont la bourse à peine ouverte s'était refermée si brusquement (6). Cela fut ressenti des amis du défunt. Les cardinaux se plaignirent au duc de Milan, qui fit mettre Filelfo en prison. Presque en même temps, Gregorio Lolli et Leodrysio Crivelli, dans des écrits injurieux et sanglants (7), lui reprochent sa médisance, sa cupidité, son avarice, son orgueil
{)'■ Epist., lib XIV; Cn.ip. Mercato ; Borso Estensi, p. 105. (2) Ibid., lib XVI ; Pio Secundo, p. 119; Isidoro. p. 120. (3| JAC. CARD. PAPIENSIS Epist., lib. XXVI, p. 468, ep. 25. (4) Ibid.,ib. (5; PHILEL. Epist.. lib. XX,.Incnbo,curd. Ticineitsi.f. 141.
(6) Ibid., lib. XXIII ; l'unlo Secundo, p. 156 et suiv.
(7) On trouve celui de Lolli dans les lettres du cardinal de Pa\ie, n. 47 , p.492.
I. «
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82 LES GLADIATEURS.
insupportable, et surtout sa noire ingratitude envers Pie II. Filelfo répond à Crivelli sur le même ton. Les injures vont à sa prose aussi bien qu'à ses vers. Il n'a pas de peine à se laver du reproche d'ingratitude, Pie II, ayant manqué à sa promesse, ne lui avait pas donné lieu d'être ingrat. Mais Filelfo avait été indiscret. Au lieu d'attaquer le Pape, il eût dû s'en prendre au secrétaire. Le domestique était malveillant, le maître faible ou trop occupé d'autre part. On ne tint pas la parole du saint Père et l'on se garda bien de l'en informer.
La prison dégoûta Filelfo de la cour de Sforza ; il était las, dit-il, du métier de courtisan (1) ; il aspirait à une vie plus tranquille. Néanmoins il ne cessait de demander à Rome un emploi. Pensant que sa présence y pourrait aider, il pria Sforza de le laisser partir. Le duc s'en garda bien ; il semblait avoir résolu de le faire mourir à son poste. Filelfo tint bon, et le duc mourut le premier (8 mars 1466). Galeazzo, son successeur, promit à Filelfo de le traiter mieux que n'avait fait son père. Mais outre qu'il ne lui laissa pas davantage la liberté de ses mouvements, il le paya encore moins, et de plus lui insinua que le professeur émérite lui ferait plaisir de recommencer à enseigner la jeunesse. Filelfo obéit. Après une interruption de vingt-cinq ans, il se remit à professer. Il expliqua les Politiques d'Aristote (2), à soixante-treize ans. Cependant il était si pauvre qu'il manquait même des choses nécessaires à la vie, réduit à les demander à ses amis (3). Chez lui, la coutume en était
(1) Epist., lib. XXIII, Paulo Secundo, p. 158, 159.
(2) Voyez la harangue qu'il prononça à l'ouverture de ses leçons, dans es Orationes diversoe.
(3) Epist., lib. XXXI; CicchoCalabro, p. 231.
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passée à l'état de nature. Galeazzo apprit son dénûment, et eut la bonté de prendre des informations à cet effet. « Dites-lui, répond Filelfo à Lazaro, médecin du duc, que j'ai été enlevé dans le choeur des anges, où l'on n'a plus besoin de manger, de boire et de se vêtir ; que par conséquent je suis le plus heureux des hommes (1). »
Dans cet intervalle, il perdit Xénophon, le plus aimé de ses fils. Il lepleurait encore, qu'il reçut de son autre fils Marius une sommation insolente d'avoir à faire son testament, pour qu'après sa mort ses enfants n'eussent point de procès, au sujet de sa succession. Il répondit à Marius en se moquant de lui, assurant qu'il n'avait point envie de mourir, et qu'il mettrait si bon ordre à ses affaires,que Marius n'aurait rien à discuter avec les mineurs (2). Là-dessus il marie une de ses filles ; ses amis paient encore la dot (3). Cette affaire arrangée, il recommence ses sollicitations près de la cour de Rome, et finit par y obtenir de Sixte IV une chaire de philosophie morale. 11 ouvrit son cours le 12 janvier 1475 (4) ; il le continua environ deux ans. Vers le milieu de 1477, il partit tout à coup pour Milan, afin de voir si la duchesse régente, veuve de Galeazzo, assassiné l'année précédente, s'intéresserait à sa fortune. Mais l'état de Milan était si plein de trouble, qu'il vit bien qu'il n'y avait rien à espérer de ce côté-là. Il laissa donc sa femme à Milan et revint seul à Rome, où il reprit ses leçons. Il avait alors quatre-vingt-trois ans. Il sentait sa fin ; mais, comme un vieux soldat rompu à son métier et qui n'en saurait faire
(1) Epist., lib. XXXIV, p. 240.
(2) Ibid., lib. XXXVI, p. 255.
(3) Ibid.,ib.,Joan. Steph. Botigetloe, p. 257.
(4) Oratio VII, dans ses Orationes diversoe.
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d'autre, il voulait mourir sur la brèche. 11 accepta l'offre que lui faisait Laurent de Médicis, d'une chaire de grec à Florence (1), et partit au mois de juillet 1481. Les fatigues du voyage et la chaleur épuisèrent ses forces. Il n'arriva quinze jours après à Florence que pour y mourir. C'était le 31 juillet.
Toute l'activité que Filelfo dépensa pour satisfaire ses goûts, élever sa condition cl soutenir sa fortune à la hauteur de son orgueil, sa passion de dominer, l'obligation qu'elle lui imposait d'être toujours sur le pied de guerre et de faire face à quantité d'ennemis, son amour du luxe dans une profession qui l'exclut et avec une famille aussi nombreuse que celle des patriarches, son esprit tourné sans cesse vers les moyens d'entretenir ce luxe, et le contraste de ses expédients avec la noblesse de sentiments dont il se parait, tout cela était plus que suffisant pour qu'il n'eût pas le loisir de discipliner sa vie, et le temps de limer ses écrits. Ils n'en sont pas moins très-nombreux, l'activité de l'écrivain se communiquant pour ainsi dire à sa plume, et celle-ci changeant de ton et de sujetaussi aisément qu'il changeait de demeure et de condition. Plusde la moitié peut-être est resté inédit. J'ai déjà parlé de quelques-uns ; je ne ferai que glisser sur les autres, Rosmini étant entré à cet égard dans des détails que Ginguené a reproduits, et qu'il n'y aurait de ma part aucun mérite à répéter.
Le plus considérable de ces écrits a pour titre la Sfortiade. C'est un poème, latin inédit, en vers hexamètres, composé en l'honneur de François Sforza (2). Il devait avoir
il) FABROSI (Hist. acad. Pisanoe, vol. I, part. II, cap. xi, p. 368) dit que ce fut une chaire de rhétorique et de philosophie. (2, Il y en a deux manuscrits dans la bibliothèque Ambrosienne.
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vingt-quatre livres ; l'auteur ne put le conduire au delà du huitième. C'est plutôt, à ce que dit Rosmini, une description historique en vers, dans le genre de la Pharsale, qu'un vrai poème. Les dieux de l'Olympe y sont toujours en mouvement ; leur principale occupation consiste â prendre et à dépouiller tour à tour la forme humaine, et sous cette forme, à devenir plus vils que les hommes euxmêmes, tandis qu'ils ôtent aux héros du poëme le mérite de leurs belles actions. Le poète imite Homère ; mais son imitation est aussi servile que peu judicieuse. Quoi de plus absurde, par exemple, quoi de plus extravagant que de rendre le soleil amoureux de Blanche, femme de François Sforza, etde l'occuper à la séduire?Nonobstant ces défauts, Rosmini estime que Filelfo n'a montré nulle part autant d'élévation, d'esprit, de génie; que les négligences et les inégalités du style, les passages froids et prosaïques y sont rachetés par des traits admirables d'une imagination bouillante et noble, et qu'on trouverait difficilement rien de pareil dans pas un des poètes ses contemporains (1).
Dès 1458, Filelfo avait commencé un recueil de pièces ou épigrammes, intitulé : DeJociset Sertis, qu'il acheva en 1465. Ce recueil était en dix livres, chacun de mille vers. Il est inédit et conservé dans la bibliothèque Ambrosienne. Rosmini forme le voeu qu'on ne l'en tire jamais, tant il est plein d'obscénités. On ne peut qu'être de cet avis. En fait d'obscénités, nous avons déjà trop des satires. Il résulte des nombreux extraits que Rosmini adonnés de ce recueil d'épigrammes, qu'il était aussi un recueil, que
(1) T. II, p. 175. Il est étonnant que Rosmini n'ait pas donné un seul extrait de ce poème dans ses Monumcnti; mai; il y a suppléé par une longue analyse dans le texte, t. H, p. 158-174.
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dis—je? un formulaire de pétitions. 11 y en a d'humbles et de fières, de basses et d'insolentes ; elles ont toutes pour objet les besoins du poète, et sont adressées au duc ou à sa femme, ou à ses ministres, ou à son trésorier. L'usure, dit il, a tout dévoré chez lui, ses habits, ses meubles, ses livres :
Nil superest proeter pectus et eloquium.
Avec cela on n'entretient pas une maison, on ne paie pas les domestiques qui réclament leurs gages avec insolence ; on ne marie pas des filles qui le demandent à hauts cris :
Me cruciant... famuli, cruciantque puella; Quoe praoter penem multa petunt alia.
Non-seulement on est obligé de porter l'été ses habits . d'hiver :
yEstibus in mediis pellitâ veste poëta Utitur....
mais on finit par ne plus avoir de vêtements du tout :
Ecce domi nunc nudus ago, nec vestibus ullis Induor.
Veut-on qu'il meure de faim? qu'on le dise. Pour lui, il n'est pas si résigné, et il aimerait mieux vivre longtemps chez les Turcs, que de mourir ainsi lentement et tous les jours en pays chrétien, faute des choses de première nécessité.
Num pateris, princeps, inopi me, Sphortia, victu
Privari et tristi deperiisse famé? Ecce mihi libri etpretiosa volumina, vestes
Sericioe et quidquid plus fuit, omne périt.
Malim equidem Turcis longaevam ducere vitam Quam sic assidue deperiisse famé.
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Martial,quand il demande àDomitien,estpnsquedigne, en comparaison ; il a du moins plus d'esprit.
■ Filelfo a laissé huit livres d'odes, cinq en-latin et trois en grec. C'est tout ce qu'elles ont de commun avec Horace et Pindare : encore est-ce dans la mesure où la langue d'Horace ressemblait, je suppose, à celle d'un Sabin, et la langue de Pindare à celle d'un paysan de Laconie. Il avait le dessein de porter le nombre de ses odes latines à dix livres, donnant le nom d'Apollon au premier, et celui des Muses aux autres. Le tout devait contenir aussi dix mille vers ; il s'en tint à cinq mille : c'est encore fort honnête. Il voulait les offrir à Charles V, roi de France ; il eut même à ce sujet une correspondance avec Thomas Coronée, médecin de ce prince, et avec Juvénal des Ursins, son chancelier (1). Mais le duc François l'empêcha départir. Le poète eut beau prier, supplier ; on demeura sourd. Sa chaîne était dorée ; mais elle était courte. Il dédia donc ses odes au duc, avec une longue élégie en guise de préface ; seulement il laissa subsister la première ode, qui est toute à l'éloge du roi de France. Ces cinq livres ont été publiés (2).
Les odes grecques attendent encore un éditeur. Elles sont en manuscrit dans la bibliothèque Laurentienne. Tantôt le poète dit qu'elles se composent de deux mille quatre cents vers, tantôt deux mille sept cents (3). Ici comme toujours, ce qui le frappe d'abord dans ses oeuvres, et ce qu'il en admire, c'en est l'étendue ou la quantité. 11 ne laisse pas de confesser qu'il a écrit ses odes grecques tumultuairement, et qu'elles ont grand besoin de
(1) Epist., lib. XII, p. 90, 93, 94, 95.
(2) A Paria, par Jacques de Launoy, Vendômois, vers 1510 ; et ailleurs.
(3) Epist., lib. XXV, p. 173; card. Bessarioni.
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poli. Il défendit qu'elles vissent jamais le jour. Cette défense ne fut pas scrupuleusement observée. Bandini a publié dans son catalogue, les deux premières odes du premier livre (1). Pour moi, je regrette qu'il ne les ait pas publiées toutes. 11 nous a frustrés du plaisir de juger Filelfo sur l'échantillon le plus curieux peut-être de sa plume féconde, et assurément le plus original.
Il a déjà été question de ses harangues, prononcées du vivant de Visconti : mais pas plus dans celles-ci que dans celles qu'il prononça depuis, il ne faut chercher la simplicité, la véritable éloquence, ni même la vérité (2) ; ce n'est la plupart du temps qu'une déclamation, si l'on peut dire luxuriante, des rodomontades et un abus d'éloges auxquels personne, lui le premier, ne pouvait croire. Cependant l'opinion qu'il en avait était magnifique, et, comme orateur, il cédait aussi difficilement à Cicéron, que comme poète à Virgile. En tous cas, il revendiquait la palme de la poésie sur le premier, et il laissait bien loin derrière lui le second pour l'éloquence.
Quod si Virgilius superat me carminibus ullis Laudibus, orator illo ego sum melior.
Sin Tullii eloquio prsestat facundia nostro, Versibus ille meis cedit ubique minor.
Adde qùod et linguâ possum praestare pelasgà, Et latià. Talem quem, mihi des alium (3) ?
On ne dirait pas, en lisant ses traductions de quelques
•opuscules de Plutarque, de Xénophon,d'Aristote, de Lysias
et d'Hippocrate, qu'il sût le latin, aussi bien que le grec.
Ce ne sont pas même de belles infidèles. Ce n'est pas que
(1) Catalogua codicum groecorum Biblioth. Laurentianoe, t. II ,col. 490.
(2) Orationes cum quibusdam aliis opusculis. Mediol., 1481, In-fol.
(3) ROSMISI, Vitadi Filetfo,t. 111, p. 149.
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dans sa prose, il ne traite le latin avec quelques égards, mais il ne se contraint plus dans ses vers où ses licences sont excessives. Je l'ai déjà fait remarquer, en parlant de ses satires. Néanmoins on a du penchant à les étudier, à cause des détails curieux et nouveaux qu'on y trouve sur les personnages et les moeurs de son temps. Un bon commentaire qui en éclaircirait les collusions, les obscurités et généralement tous les passages où le poète ne veut pas ou ne sait pas s'expliquer, serait un travail également utile aux lettres et à l'histoire. Mais on aime mieux chercher plus loin et souvent pour des choses qui n'en valent pas la peine, l'occasion d'exercer sa sagacité. On n'imagine pas qu'on puisse faire des trouvailles dans un livre imprimé depuis trois cent cinquante ans; on croit aussi que l'honneur en serait moindre et qu'une bagatelle qui vient d'un pays lointain et inconnu, a toujours plus de prix qu'une chose précieuse qu'on a sous la main. Je n'ai vu nulle part rien qui me représente les moeurs de l'Italie, au quinzième siècle, aussi bien que trois ou quatre satires de Filelfo, où il peint les moeurs de Florence, de Gênes et de Sienne (1). C'est un tableau unique, et que Sismondi, lorsqu'il écrivait son histoire des républiques italiennes, ne paraît même pas avoir connu.
Mais de tout ce fatras d'écrits publiés ou inédits, l'un des plus intéressants et qui mérite le plus, selon moi, d'être distingué, ce sont ses Méditations florentines, on Traité de l'exil. 11 n'a jamais été imprimé, quoi qu'en dise l'éditeur moderne du premier et unique volume des Lettres de Filelfo (2). 11 y en a, dit-on, un manuscrit dans la
(1) Dec. IV, hec. 2 et 3; dec. V, hec. 10; dec. IX, bec. 10.
(2) Florence, 1743, in-8". C'est dans une note de la lettre 35du livre III.
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bibliothèque Magliabecchienne (1); Rosmini ne le cite que d'après Fabroni, et sans l'avoir vu. Il y en a un à la bibliothèque de l'Arsenal, et je l'ai consulté à loisir.
Filelfo, parlant de cet ouvrage, le cite quelque part (2) sous le titre de Meditationes florentines ; il porte dans le manuscrit que j'ai eu sous les yeux, celui de Commentationum florentinarum de Exilio liber (3). 11 est divisé en trois livres. Le premier traite des incommodités de l'exil; le second de l'infamie ; le troisième de la pauvreté. Comme la plupart des écrits de Filelfo il est inachevé, car il devait avoir dix livres. C'est, ainsi qu'on l'a vu, son chiffre de prédilection.
Tout ce que les anciens ont écrit sur les incommodités de l'exil, sur le préjugé qui y attache du déshonneur, sur l'intérêt même qu'inspire un proscrit et qui a je ne sais quoi d'humiliant, est rapporté et longuement débattu dans ces trois livres. L'auteur n'y a pas introduit une idée à lui, et c'est à peine s'il a entrevu que le dernier remède et le plus efficace contre les maux qu'il décrit, nous le trouvons dans l'Evangile. On voit seulement que les doctrines du Lycée, des trois Académies et du Portique, celles d'Epicure, d'Aristippe et de Diogène lui étaient assez familières. Si donc il n'a pas un système philosophique qui lui soit propre, il connaît au moins en partie l'histoire de
(1) FABRONI, Vita Cosmi, t. II, p. 10.
(2) Epist., lib. VII, Mario Filio, p. 47.
(3) Francisci FilelQ ad Vitalianum Borrhomteum Commentationiàm florentinarum de Exilio liber primus — Summatim : De Incommodis exilii. — Collocutores : Pallas, Honofrius, Rainaldus, Poggius, Manettus
Liber secundus ; De Infamid. — Collocutores': Rainaldus, Pallas, Rho dulpbus, Honofrius, Nicolaus, Poggius, Manettus, Soderinus.
Liber lertius : Ve Paupertate. — Collocutores : Leonardus, Rainaldus, Pallas, Hhodulphus, Poggius, Manettus, Soderinus, Honofrius, Nicolaus.
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la philosophie. Parmi toutes ces doctrines, il va de soi que celle qui a ses préférences est le stoïcisme. Il ne lui était jamais arrivé, comme on a pu le voir, de mettre en pratique les maximes du stoïcien ; en revanche il ne manqua jamais de les recommander. C'est ce qu'il fait encore, en les mettant ici dans la bouche de Pallas, le plus honnête, le plus modéré des bannis, et à qui on n'eût pu reprocher, comme à Filelfo, de discréditer sa morale par sa conduite. Pallas Strozzi pose les questions à discuter, relève les courages, calme les impatiences ; il évoque le souvenir des plus illustres victimes des discordes civiles, et s'il est vrai que le mal que ces grands hommes ont souffert dans l'exil ne guérit pas celui qu'endurent les bannis de Florence, il doit du moins leur enseigner la résignation : « Pour moi, cher Onofrio, dit-il, je ne me crois pas exilé, et je ne veux pas l'être. Je ne suis que relégué dans un coin du monde et pour un temps déterminé ; je le suis par un maître plein de clémence, qui ne saisira pas mes biens au profit du fisc, mais qui veut au contraire me les conserver intacts, pourvu que je ne rompe pas mon ban sans son ordre (1). »
Pallas Strozzi ne relevait donc que de Dieu. Cependant il était patriote, jusqu'à aimer son pays plus que luimême. On n'en pouvait dire autant de pas un des implacables ennemis des Médicis. Voyez comme le premier et le plus puissant de tous, celui qui avait voté la mort de
(1) Ego igitur, fili Honofri, exulem me neque puto, neque volo. Sum in hâc mundanà insulà relegatus, idque ad certum tempus, et ab eo sum relegatus imperatore qui lanta clementia est, ut non lisco bona mea vindicet, sed mihi potius, modoinjussu suo hanc insulam non egrediar, intégra esse voluit.
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92 LES GLADIATEURS.
Cosme, tandis que Pallas n'avait voté que l'exil ; voyez comme Renaud se fût accommodé de la servitude de Florence, si Florence eût eu pour maître tout autre que Médicis. Pallas ayant repoussé avec indignation le projet de livrer la République au duc de Milan : « S'il faut, s'écrie Renaud, que la patrie soit esclave, j'aime mieux qu'elle le soit de Visconti qui est un grand et bon prince, que de Cosme, le plus sot des drôles (I). » C'est que Renaud était moins l'ami de la liberté que le compétiteur de Cosme, et il eût mieux aimé être le second à Florence, avec Visconti pour maître, que d'y voir Cosme le premier. Dans ces entretiens où, à l'exception de Poggio et de Niccoli, ne figurent que des ennemis de Cosme, le rôle de Poggio était embarrassant; car, outre que n'étant pas proscrit comme eux, il n'avait pas les mêmes raisons d'être philosophe, il entendait à chaque instant sortir de la bouche des interlocuteurs les outrages les plus grossiers, les accusations les plus infâmes contre l'illustre famille dont le chef était son patron. S'il eût voulu y répondre sérieusement, de la violence dont il était, il n'eût pas manqué de s'emporter et de faire dégénérer la dispute en pugilat. C'est pourquoi, et les raisonnements philosophiques, et les injures contre Cosme, il prend tout cela sur le ton badin. Le personnage qu'il fait dans cette conversation d'une gravité triste et parfois lugubre, est donc celui d'un bouffon. Discutant sur la nature et les sources de la volupté, Pallas convient que si les mets délicats et le vin rendent le corps plus robuste, il est très-vrai aussi que l'un et l'autre affaiblissent et énervent l'âme. Poggio n'est
(l) Malim Philippo Mariae tanto ettam benigno principi patriam servire, si fortassè serviendum sit, quam ineptissimo nebulorii Cosmo Medici.
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FILELFO. 93
pas de cet avis, et il entame un éloge du vin et de la bonne chère, dont la conclusion est que l'âme et le corps s'en accommodent et s'en trouvent fort bien également. « J'en juge, ajoute-t-il, par moi-même ; quand j'ai le ventre vide et que mes boyaux murmurent, quand enfin j'ai le gosier sec, je me hais moi-même, je ne puis me souffrir, je ne suis propre à rien. » Il défendrait presque le droit d'indigestion. Ce qu'il appelle volupté, ce n'est pas ce sentiment moral, élevé et pur qu'on éprouve en pratiquant ce qui est honnête, c'est la sensation qu'on reçoit quand les sens sont agréablement chatouillés ou ravis eu extase par la vivacité du plaisir. « Or, à dire le vrai, ajoute-l-il, et pour parler selon mon sentiment et non pas selon l'opinion d'autrui, cette sensation naît du boire et du manger (I). » Telle est la philosophie de Poggio, la seule, s'il faut l'en croire, qui puisse nous mettre en possession de ce souverain bien, objet des éternelles recherches des stoïciens et de la dispute qui avait lieu en ce moment. Et puisqu'aussi bien il faisait consister le suprême bonheur dans l'art de procurer au corps le plus de jouissances possibles, il n'était pas homme à accepter des préjugés qui le gênassent dans la perception de ces jouissances, et qui exigeassent, par exemple, de l'abnégation, du dévouement, et le sacrifice, non-seulement de ses aises, mais de ses plaisirs et de son intérêt. Sa doctrine sur l'amitié et les égards qu'elle
(I)RAINALD. Sed die milii : Voluptatem illam quid esse vis? —Poe. Ego ram loquor voluptatem quam àGroecisr.<V&<riV appcllari audio. Nec islam sentio quam umbra qno-dum virtutis inani honestatis nomme conficere dicitur, sed hanc potius quam sensus accipiens quadam titillatione ino\elur, et suavi jucunditate perfunditur. Id autem, si verum fateri volumus, et non ad aliorum sed ad nostram opinionem loqui, et vescendo et potando maxime assequimur.
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94 LES GLADIATEURS.
recommande, est donc tout à fait d'accord avec sa morale. Pallas ayant prouvé la difficulté des définitions en général, et en particulier de celle du souverain bien,ajoutait que ce n'était pas le définir que d'en dire les effets, de même que ce n'est pas définir le boeuf que de dire qu'il mugit. Là-dessus Poggio l'interrompt, disant que, pour lui, il saura bien définir le boeuf autrement. « PALL. Comment cela, Poggio? parle, je te prie. On dit que tu n'excelles pas moins à définir qu'à boire. — POGG. A boire, Pallas? A cet égard, Niccoli m'est bien supérieur. 11 commence toujours par vider son verre trois ou quatre fois, avant de penser à boire à ma santé. — PALL. D'accord. Quoi qu'il en soit, définis-moi le boeuf. — POGG. Le boeuf est Laurent de Médicis. Quoi donc ? aurais-tu quelque objection à faire à cette définition? Vois un peu les flancs de Laurent, vois ses fanons, observe sa démarche. Ne mugitil pas quand il parle? Regarde sa bouche; sa langue balaye la morve qui coule de ses narines. Sa tête est toute parée de cornes. Certes, je crois avoir parfaitement défini Laurent de Médicis. C'est un boeuf, comme Avérard est un loup, et Cosme un renard ; car celui-ci est un fin matois et un fourbe, et celui-là un brigand fieffé.—PALL. Oh! oh! Poggio, tu te moques aussi de Cosme? S'il le savait! — POGG. Oh ! je suis sûr de lui. Vois d'ailleurs combien il se connaît peu ! J'ai écrit deux traités encore inédits : l'un de la noblesse, l'autre du bonheur des princes ; eh bien, l'imbécile croit qu'il y est loué, quand, au contraire, il y est drapé d'importance. Je lui apprends en effet que sa naissance est aussi basse que sa condition est malheureuse (1). » (1) PALL. Quonammodo, Poggi ? die, obsecro. Aiuntenim te nondeûniendi
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FILELFO. 95
N'oublions pas qu'ici c'est Filelfo qui fait parler Poggio. S'il est au contraire, dans la vie de Poggio, quelque chose qui lui fasse honneur, c'est son amitié pour Cosme, aussi constante, aussi inviolable dans les malheurs que dans la prospérité de cet homme illustre.
Les lettres de Filelfo sont ce qu'il a laissé de plus instructif, de plus agréable et de plus intéressant. 11 y en a trop seulement, et nous n'avons pas tout encore! Telle qu'elle est, cette correspondance est sa plus indiscrète et par conséquent sa plus dangereuse ennemie.Tous les vices de son caractère y apparaissent comme dans un miroir. On y suit de plus, et pour ainsi dire jour par jour, tous les actes de sa vie pendant cinquante ans. Lancelot n'a fait que la consulter pour écrire son mémoire sur Filelfo. Malheureusement ce mémoire ne se distingue que par la patience, l'exactitude, et par une excellente méthode. C'est beaucoup sans doute, et dans un écrit de ce genre, c'était l'essentiel; mais on regrette que le style en soit si sec et que la lecture en ait si peu de charmes. Rosmini y a relevé
minus quam bibendi vim rationemque tenere. — POGG. Ribendi, Pallas ? Verum Nicolaus Niccolus me admodum bibendo superat; qui dum mihl propinat, antequam poculum porrigat, ter et iterum ebibit. — PALL. Sic sane ut vis. Sed quid tandem bovem définis esse ? — POGG. Bos est Laurentius Medices. Num habes quicquam quod huic définition! objicias? Aspice Laurentii latera, aspice palearia, incessum considéra : nonne cum loquitur mugit ? Os vide et linguam e naribus mucum lingentem. Caput cornibus totum insigne est. Ita médius fidius bovem mihi videor aptissime dettnire esse Laurentium Medicem, ut et Iupum Averardum et vulpem Cosmum. Nam et ille fur ac latro; et hic fallax et subdolus. — PALL. Etiamne in Cosmum tuum, Poggi, cavillaris ? Quid siresciverit? — POGG. At est mihi apud eum fides; et quô magis mireris quam est nescius sui, scripsi libellos duos quos nondùm edidi, alterum de nobilitate, alterum de felicitate principum, quibus homo ineptus laudari se putat, cum vituperetur a me maxime, quippe quem et ignobilem esse doceo et infg licem. /^^N
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96 LES GLADIATEURS.
des erreurs; c'est qu'il eut à sa disposition des matériaux qui ont manqué au docte académicien français. D'ailleurs il a trouvé si commode et si simple le plan de Lancelot, qu'il a eu le bon sens de n'en pas suivre d'autre. Je manquerais à moi-même et à la vérité si je ne reconnaissais également les services dont je lui suis redevable. Le plus considérable est le temps qu'il m'a épargné par la précision, le soin et l'abondance de ses indications.
Tout n'est pas dit sur Filelfo. On verra tout à l'heure comment ce Poggio, qu'il juge et qu'il maltraite avec tant de brutalité et de cynisme, lui a répondu.
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APPENDICE
I
Sed tu, Florentia, vati Dia, ignosce tuo. Non te latrare, sed istos Aggredimur, tetris qui moribus omnia pergunt Et scelerare truces et turpibus addere foeda. Ignoscant Itali, totusque ignoverit orbis. Cunctis bella malis indicimus, arma ministrat Fortia vel Nemesis, vel mentis conscia virtus. Unde pium tenlemus opus? Quis in agmine tanto Improbitatis erit qui se prior offerat audax? Non me turba juvat; nam quos ignava triumphos Plebs alTerre queat? Te, te, peto, Curia, primum, Quoe tôt alis portenta virûm. Vexillifer iste Justitioe, miseranda, tuus noctesque diesque Par scelus omne trahit ; mihique, miser, arma minaris Doffe, senex longe qui poedicator in alla Arce sedes, et jura tuo firmanda reatu Aurea constituis. Si me squalentia saevae Gorgonos arva minax Gangisve habilare recessus Jusseris, aut gelidos pulsum penetrare Britannos, Si vel hyperboreos profugis decoctor ad axes, Non tamen a satyra vitiis quam millibus ornes Deterrere tubam possis, malesane, tremendam. Quin etiam oethereus si Jupiter undique creber Ipse tonet, me nulla tamen furibunda movebunt Fulmina, quin veri quidquid cognovero fretus Justifia atque animo, nulli parsurus, id omne Eloquar audacter. Quis enim tam durus et expers Mentis avaritiam sseeli scelera ultima nostri Immanem tolerare queat? Dum templa fréquentas Conaris superos precibus seducere et auro; Voce petis quae corde negas, animumque decusque I.
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9<S LES GLADIATEURS.
Virtutemqueomnem. Laudat te vulgus, et omnis Turba pium célébrât, quanto confringeris oestu Ignara, introrsum quod tuta silentia nôrunt. Hinc pathicus lecum atque illinc nonaria coenat,: Induperatorem sese vocat ille, quod uni l'aret bella gercns sequiturque exercitus omnis. At tu qui vitio non uni deditus, unus Mille libidinibus, probro omni dedecorique Sponte géras morem, ac te dedas, fare, quot atros Induperatores pateris, quot mente tyrannos? Hune natum vocat is cui frater, at iste nepotem; Nec frater fratrem, nec patrem filius audit. Quue nervi non monstra parent? Socer, arte latentem Exere; cauta nurus transversis rideat hirquis (1).
Hic fraudibus omne Tempus agit, furtis inhiat, spoliatque necatque, Invidix facibus nihil est huic dulcius uni, Qua férus armatus terrasque polosque fatigat. l'hoebe, fave coeptis : quid vultum avertis et ora Tristior? impuros meministi forte novercae Candidulae coitus et nataj infâme lupanar? At neque Caslalides pectus temerare pudicum l'ertulcrint. Quis enim non castas clauserit aures Senserit ut fratres dirum foedasse sororis Concubitum ternos, prolemque necàsse rotatam Ter, quater ad cautes paries quos proximus ambit ? Quid memorem nato porrecta venena parentem Quo melius merelrix vesicoe insana rapaci Consuleret? Quid et hune qui vulgo pâtre creatus Malrcm leno vocat ventris mercede procacem ? Hune soror, hune uxor, nutrit illum filia pellex, Hune natus, fraterque minor, carique nepotes. Quis deus ultori vitiorum faverit?
Fr. Philelphi satirarum Hecatostichon Decas l, Hecat. 1. — Paris, 1503, in-4°.
(ii Je crois, sans oser l'affirmer, que ces mots transversis hirquis sont une imitalbn du transversa tuentibus hircis de Virgile, et je les ai tracl.iits en conséquence.
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APPENDICE. 99
II
Cosme, vides quam fluxa nimis bona, quamque caduca N'ullaque sectaris. Dubia qui in sorte locaris Et spes et nomen, nimirum falleris ultro; Non etenim nummi, sed virtus pulchra beatos
Efflcit
Quod si divitioe tristi te pondère pressum Surgere mite vêtant ad opus probitatis, ut aurum Jussit Aristippus, sic istas abjice. Castor Quo venatores évadât et ora sequenlûm Soeva canum, caros sibi dentibus ipsa recidit Testiculos. Loculisne animum simul tesquerecondis? Ridiculo ducis monitus quos tradimus? At te Ridiculo praeceps ducet fortuna ruenlem.
Id. Dec. 1, hec. 3.
III
Haec tibi dum totiens refera, simulata locutus Blandiris, fingisque modos, et verba probati Eructas mellita viri; dum corde venenum
Saevus alis, laqueos tendens et relia circum
Qui dum triste putas nohis nocuisse, profano Non sentis nocuisse tibi? Dementia saccli Jus habet in nobis hujus temeraria nullum. Nam si vera loqui liceat, mea celsius onines Suspicit, et nullis terreni dedita fastus Fraudibus, illecehras humilis mens despicit ore.
Proeterea quas ferre queat tibi Carolus auras, lngenium cujus plumbo est oblusius omni? Nam Lycolaus iners tantum narrare fabellas Edidicit quas novit anus, quas villicus horti. Adsit Hypocrilius nugator maximus, omnes Mollilie superans cum Bambalione cinaedos. Hos tu, Cosme, viros audes proeponerc nobis.
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100 LES GLADIATEURS.
Qui tua, non temet, fallaci fraude sequuntur ? Num quod adulari tibi negligo duxeris hostem ? An quia vcra loqui didici, mihi redderis hostis? Si sapis, ergo redi. Nobis accendere bilem, Si totiens monitus, totiens perrexeris, aurum Non tua dcfendat tibi crimina. Proruat omne Quod latet in lucem; faciam puerique senesque Te norint, vitamque tuam. Mihi parce movere Tranquillum stomachum, ne, si mihi nausea surgat, Evomat os facinus tacita quod mente recondo, Quodque luum est. Mores etenim morumque profanas Nequitias novi, quas et siluisse nefandum Est satyro, gladii cujus nec parcere norunt, Nec quemquam immunem poenoe fecisse vel atri Vulneris.
Id. Dec. Il, hec. I.
IV
Utis habct linguam qua Tantalus aère pendet; Hac superos mordet, dulces hac tristis amicos
Carpit
Lingua instructus iners vos dura in praelia cunctos Utis habct; rabido lacérât vos fulgida morsu Lumina tcrrarum quoscumque feracior ulla Exornat doctrina viros, quos inclyta virtus Et gravitatis honos mirandos reddidit orbi. Invidiam quicumque velit lenire furentem, Virtutesque artcsque bonas etlaudis amorem Descrat : insanit slimulis livoris iniqui Utis, et in cunctos sceleris ruit impius ausus. . . .
Tantum laudare cinaedos
Ac madidos solet Utis iners. Sic Poggius uni Atque Codrus miris effertur laudibus Uti. Namquc probos clarosque viros mens dira furensque Nunquam ferre potest ; nitidae qui congruat atrum Virtuti vitium? qui lucem proeferat umbra? Naso valet nugis; Statius modo barbara blactit; Déliras, Lucane, tuba ; nil musa Maronis
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APPENDICE. 101
Personat egregium nisi quas te, magne Priape,
Concinit; eloquii damnatus Tullius ipse
Mosen Utis ait potu exoluisse ciboque; Utis ait terras nunquam petiisse tonantem, Nec genus humanum divina coede redemptum. Haec quanquam honitate viris insignibus esse Dura soient et iniqua nimis nullique fcrenda, Ipse tamen longe secus omnia sentio, nec me Perturbant conlîcta hominis malcdicta procacis. Nolim equidem quisquam me laudet scurra malisque Moribus addictus; similem nam quisque videtur
Collaudare suî Non est quem forsitan aemula virtus
Excitet; invidia sed solum perfurit Utis.
ld. Dec. I, hec. 5.
Rabie furibundus amara
jEstuat, insanit, totamque perambulat urbem. Circumcursat inops animi noctesque dicsque. Nec patitur placidos livor dcducere somnos, Aut sedare sitim ; praccordia quoeque rigescunt Arida, flamma vorax penitus rapit hausla medullas.
ld. Dec. I, Hec. 6.
V
Lingua tibi média, Poggi, plus parte secctur Qua nunquam lacerare probos et carpere cessas. Improbe, quis talem tibi tantus tradidit artem Auctor? An e stulto fatuoque et mentis egente Te tuus insanum Lycolaus reddidit Utis
Addictum vitio ? . •
Cunctos decoret quos aurea virtus
Insequeris calamo, nequeas quos fulmine lingual, Quam nimius crassam potus vel crapula fccit, Immanisque Venus. Tibi quoe tam diva voluptas? Undantis pelago dum vini nocte dieque Ebrius obrueris, dum tanquam immensa vorago Quidquid pontus habet, quidquid vel terra, vel aer Vescendum peperit, latus tibi venter et ingens
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102 LES GLADIATEURS.
Excepit; dum foeda Venus patiturque facitque
Omne genus probri, tactus te laevius, esto,
Tilillans, vesane, juvat redditque furenlem. . . .
At tu qui linguao morbo, vinose, laboras,
His semper maledicis iners quos terra polusque
Et probat et laudat; solus rubigine linguae
Insequeris castos homines vitoeque supernoe
Cultores; quoniam sceleri jam deditusomni
Nil tibi turpc putes quod fert furor atque libido. . . .
Quae tanta hebetat vesania mentem
Ne simules quocumque cares, probitatis amorem,
Quo videare probus?
Si te delectat vitium cui deditus ultro Obscqueris paresque libens, tibi proderit ipso Virtutem simulare loco. Qui laudibus offert Proestatites bonitate viros, bonus esse putamus. Qui laudat doctos, doctrinae dignus honore Ducitur; ingenium déclarât sermo pudicum. Callida (juin ctiam nalura monetque docetque Quam vigili cura linguam tueamur et astu. Hujus enim prudensclausit sollerlia linguam Ore simul duplicis cinctam munimine valli, Quo sic luta labris et dentibus omnia caste Afferat in médium quae mens digesserit alta. At tibi, Bambalio, semper patet oris hiatus ; Futilis es totus, nil sani dicere curas; Detrahis et doctis, et sanctos polluis ore Obscoeno, cunctis audax vacuusque pudore; Exprobrare tuas penitus quibus obrutus haeres
Nequitias pcrgis
Moribus aut igitur melioribus utere, Poggi,
Aut te, Bambalio, qui non sis linge videri ;
Aut saltcm désiste bonis maledicere semper
Importunus homo; linguam preme cautus, et omnis
Impetus interior vultus celetur amictu.
Sic minus ofl'endas, et tu quoque forte vicissim
Offendare minus.
Id. Dec. II, hec. 3.
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APPENDICE. 10/t
VI
Carohis invidia Codrus stimulatus inerti Mille cietvarios passim rumore tumultus : Clamât ut indignum facinus quod solus honore Inter mille viros merilis et laude vigentes Augeor, utque adeo mox incrementa pararim Privatae permagna rei, quo tempore longi Martis ob incursum dubiis agitata procellis
Publica res, hausti penitus nimis indigetaeris
Codrus ait mercede sibi si terlia delur Portio de tanta quantum mihipublicus ordo Nuper honoriûcam decreverit, altus Olympi Astra petet volitans atque aurea sidéra tanget. Orania Codrus habet, novit Codrus omnia solus ; Quoeque vel ingenium, pia vel natura, vel usus
Vel doctrina parât, novit Codrus omnia solus
Is quoque Phoeboea redimitus tempora lauro Omnia Cyrrhaei didicit mysleria solus Verticis, et valeat Bacchum deducere Nysa. Codre, etiam ranas raucis imitare palustres Carminibus, querulos potuisti eftingere mures. Ast ubi celsa canens nervos in carmina tentes, Rursus Apollineos su pères modulamine cor vos. Id moneo, caveas ne sese vincier aegre Phoebus et ipse ferens aures tibi fingat aselli. At quid, Codre, furis? Nescis, temerarie, nescis Te frustra ad laudem niti, nolente Minerva? Primum lingua tibi nimio potuque ciboque Crassior; in facie pallor, turpissime, signât Immanes coitus et plus quam barbara vota. lli oculi prae se millena et tristia tristes Monstra ferunt; olet os, et sputo aspergere circum Dum loqueris stantes, et ventris pellere ventos Saepc soles. Seu Graeca velis, seu forte Latina Promere, ridiculum te cunctis reddere pergis. Horretenim ingenium totum tibi nosse Camoenas, Odit in Arcadicum juvenem trausire Minerva
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104 LES GLADIATEURS.
Nec patitur, nec posse cupit; renuitque cinaedos
Delius, obscoeno non stat Cyllenius ore.
Et tamen ipse queas nostro mercede minore
Fungier officio? Tibi si modo tertia detur
Portio, quid doceas? Quae scilicet impius omnis
Laevior in teneris pathico perceperis usu?
Nam quo clara modo virtutum praemia monstres?
Queis valeas mores monitis docuisse probatos,
Dum nihil ipse nefas, quod turpis et improba ventris
Illuvies, mollisque Venus, foenusquenefandum?.. .
Invidia notus per soecula cuncta manebis
jEternus, nomenque tuum mortalia nunquam
Fata perhorrescet ; faciat te linguabeatum.
Heu quinam tantos usquam vix summus honores
Promeruit? Frustra prota cives! funditis aurum.
Id. Dec. I, hec. 6.
Vil
Quae rapidis natura polis, quae causa sepulctuï Humano generi, quae tanta licentia rerum, Spumantes inter pateras Cereremque voracem Ostensurus erat Codrus, cum grande pepedit, Rancidulum eructans post longa volumina verbum. Hune mox OEnepotes miratus : rara profatur, Rara inter Latias phoenix haec pervolat urbes. Hinc vomit, et meiens grave cunctis reddit oletum. Poggius arridet, simili dum peste tenetur. Nam quascumque dapes affert, ut verna Canopi, Proelambens rapidus, vino sese obruit hospes. Laudibus hinc miris effert Codrumque bonumque OEnepotam Nicolum : mox ne fortasse minoris Se quisquam reputet, quod foetet olentius, addit. Quid non cara dabunt et tuta silentia pronae In facinus menti? Nos alta silentia rébus Praestiterat, célébrant sacra bacchanalia templo Cyllenî, nec forma deest impuberis aevi. Hseccine, Bambalio, patrare impune profanus Sperasti? Vel nulla movet reverentia coeli?
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APPENDICE. 105
Anne deos latitare putas, quia tardius in te
Fulmina saeva micent ?
Quo tristius acti
Poeniteat sceleris, toque ad meliora reducas. Serae autem poenae gravior cruciatus inhaeret.
Munde, die medio, cum de virtute jocaris, Dulcis es, et nullo fervore libidinis aclus, Rejicis in noctem curas Veneremque nefandam .... Felicem nimium, si serves semper eumdem, Nec partem vitio de te concesseris ullam !
— At me laudis amor stimulis en vexât arnaris.
— Vis laudem nomenque tibi titulosque parare? Virtutis sectare decus moresque probatae, Mentis et ingenii praestantis acumine claros, Ingenuasque artes animi fomenta beati. —
— Omne igitur sceleris quatiam frangamque ligamen.
— Non satis id fuerit, vilium quod fugeris, almoe
Ni probitatis opus penitùs complecteris. Euge. . .
Quid prodest fabula surdo ?
Plumbeus es, nullamquc tuae cognoscere mentis
Vim potes, utque deum, sic te ; nequissime, nescis ....
Stultus es : en scurroe blandis te laudibus offers,
Nec te contemni, nec te per pulpita sentis
Ridiculo duci ; quantum is te rideat, uncoe
Ostendunt nares. Nullius at ipse favoris
Os renuam, sapiens si forsan faverit. Illa
Vera quidem laus est, quam laudatissimus ipse
Laudarit : non hanc Codrus turpissimus, Utis
Non hanc praestiterit, non hanc qui semper inhaerens
Bambalio pueri natibus, carpitque probatque.
Id. Dec. III, hec. 2.
VIII
Invidet OEnepotes, cujus feralia monstra Nota tibi; cunctos carpit doctosque probosque Benvenuta tuae, Nicolus, solamen hiantis
Vesicoe
Invidet et Codrus, cujus mihi callidus omne
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100 LES GLADIATEURS.
Ingenium quondam memorans dum rite monebas,
Insidias et mille dolos fraudesque caverem,
Mirabar mecum et talem vix esse putabam ;
At superat tua dicta fides certissima turpis
Vita hominis, mentisque maloe experientia et usus.
OEnepotes et Codrus iners et Poggius amens
Nos adeo semper rabido livore fatigant,
Vix ut luce frui liceat
Nulla quies animo; crucior noctesque diesque, Atque adeo crucior vix ut me noveris. Annis Junior ad senium rapior; per tempora cani En subeunt; macie languescit corpus, et omne
Membrorum sensim robur périt
Vincimus et palmam clarosque ex hoste triumphos Usque reportamus ; verum haec tam crebra periclo Subdita multiplici gravis est Victoria. Malim Ignotus, modo des requiem, ac inglorius annos Degere, quam priscos fama superare poêlas, Aut lingua insignes, aut quavis laude superbos. Quare âge, si quid habes; aliquid refer, obsecro, fidi Consilii in médium. Potes id : nam mente quietus Qui fuerit, quid opus facto sit novit. At ipse Pectore turbatus nequeo discernere quaenam Sit capiunda magis via nobis tuta salutis.
Id. Dec. III, hec. 3.
IX
Quod fore jampridem rebar, dum, Munde, regendum Te placidoe totum fortunaa edecus habenis Tradideras, venisse vides. En captus in atro Carcere, fcrales cruciatus mortis et ignis Exspcctas : ubi ponis opem? Liquêre sodales Et comités; socii nulli tibi; nullus amicus Est rcliquus; te cognati carique propinqui Dcscruêre tui, fortunoe vêla sequentes. Quod si te potius quam nummos ullus amasset, Non modo non fugeret, sed cominus ipse periclis
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APPENDICE. 107
Obvius objiceret sese, neque tela nec hostes Horreret, legeretque tuam praeferre salutcm Quisque suoe, memor officii quodcumque tulisses. Sed quoniam cunctis fueras malus, omnibus aeque Infestus, nullamque nisi sub foenore velles Spem statuisse tibi, sentis ut et omnibus una Sis odio, caedem et populus, caedemque senatus /Equâ lance tuam decreverit. Omnibus unus Stroza virum Pallas milissimus obstat ; et idem Cui tu saepe malum fecisses, crimina damnans, Auxilium tibi ferre tamen non desinit. At lu Conscius ipse tibi scelerum quae mulla patrasses. Non cessas timuisse necem, nusquamque reponis Spem miser. Humanis quisquis confidere démens
Rébus avet, Mundum videat
Quid facis, o Pallas? quo te clementia cursu Praecipiti culpanda trahit? Pater optime, Mundo
Ignovisse paras ?
Desine, Pallas,
Decretam prohibere necem, sine legibus uti Afflictam patriam. Mundum qua mente relegas? Augescent aninii; corrupta plèbe redibit Saevior in patriam. Quid enim mulabile vulgus Non faciat, positum sceleri modo viderit aurum? 0 utinam potius nunquam pressisse furorem Nobilitas rabiemque tuam coepisset, et ultrô Praecipitem ferri te, Munde, tulisset inulta ! Nam nocuisse minus tentasses ; excitus ira Queis miseram facibus rediens, quibus ignibus urbem Inde premas? Uno cunctos hominesque deosque Ordine qui Libycas superas feritate leaenas, Insecteris atrox, et foela saevior ursa?
Tibi qui nocuere, vel olim
Fortassis nocuisse queant, quibus, effera tigris,
Ignosces
Ante lacessitus qui nulla clade nec ira Omnibus aequali truculentus marte nocebas? 0 miseri cives, quae vos insania cepil?
En Mundum servat conjectum in vincula carcer,
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108 LES GLADIATEURS.
Qui rébus momenta dabit non parva futuris, Nunc etiam atque etiam vobiscum volvite curas, Et lustratc animo quae sint potiora saluti Urbis consilia. His castas accommodet aures Quisque suas. Vobis res coram publica sese Offerat in médium referens stragesque necesque Venturas, ubi forte minus pro lege vel aequo Supplicium sumptum fuerit de sonte nefando. Namque relegatus si culpae nomine mulctam Pendeat, afficiet magnis vos cladibus omnes.
ld. Dec. IV, hec. 1.
X
Nos utinam falsos habuisset opinio, Munde, Qua fore protulimus magnis te cladibus olim Urbem affecturum, cum primum plèbe redisses Corrupta in patriam ! Vix dudum praeterit annus, Ipse vigil cunctos aditus rimatus in aura, Denique fallaces animos tibi callidus aère Concilias grandi; tenebras en moenibus atro lnfundis reditu, tremefactis civibus aufers Lucis opem. Recte noctu quam convehis urbem Ingrederis, forsanne pudor quemcumque puellus Amisisse procax meministi detinet aegrum Ullus adhuc? Lucisne pudet? Quae monstra furenti Pectore concipiens cunctis extrema minaris? Tigris adest immane vorans, in caede bonorum Tota natat, rabidi ludunt in sanguine rictus. Heu, miseri cives, quae tam truculenta subegit Vos fortuna, decus Romani nominis ingens? Consiliis decuit tum primum fortibus uti Dum licuit, caeco dum trusus carcere, morte Nil minus horrebat; dum se per membra trahendum Mille modis trepido volvebat pectore Mundus. Nunc spes una fugae, pariât quoe çerta salutem. Plebs ignara sequi victorem docta, cadentes Contemnit, complexa tuos, Fortuna, favores. Nulla fldes vulgi, pedibus confidite, cives;
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APPENDICE. 109
Hinc fugite
Ibimus et nos
Hinc propere; nec enim noslras fore duco quietas Pieridas sicas inter virusque dolosum. Opportuna igitur proesentibus una procellis Excipiat me Sena sibi tantisper habendum, Dum mare tranquillum reddat fortuna deusve,
Aut alio solvens fluctus cum turbine linquam
0 mihi jam sextum, dulcis Florentia, solem Per varias habitata vices, multoque labore Inter et invidioe gladios et mentis avaroe Fulmina quae celsos potuissent sternere montes, Tam forti servata manu, jam parce morari. Daveniam; sine me tandem capitique reique Prospexisse meoe. Livor mihi retia tendit Improbus, armatur diris aconita colubris Tristis avaritia, et virus minitatur et enses. Uxor cara mihi, sunt dulcia pignora nati, Horum si nihili rationem duxero, démens Censear. Obstrictus magno tibi munere, nunquam Delabi te mente sinam. Tu praemia nobis Contuleras alii virtutis nomine quanta Nulli un quam licuit tanto sperare favore, Imprimisque meum cunctis in rébus honorem Fovisti, laudern miris successibus augens. At pereant quicumque pia privare parente Me semper studuere odio livoris avari !
Hinc ego perpessus vel mille pericula vitam Vix tueor facie quod monstrat fixa cicatrix. Non animi desûnt mihi, nec fiducia recti : Sed vis jura premit; periit cum legibus oequum.
In omnia praeceps
Bacchatus divina suis humanaque monstris Mundus ovans, hic nos infensus servat, inulti Quod persoepe suas tulimus, quas intulit iras. Qui trucius nocuit, nunquam nec parcere novit, Nec rursum nocuisse odio inflammatus iniquo Cessât atrox; idem semper formidat et odit.
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110 LES GLADIATEURS.
Ergo vale, coelo tellus gratissima, verum Infeslis lacerata lupis, quos caecus habendi . Ardor in omne vocat facinus rabiemque rapinae.
Id. Dec. IV, hec. 0.
XI
Munde, tuus rursum venit modo, dire, Philippus, In facicm quicumque tuo mihi nomine quondam Inflixit vulnus, quo me sicarius aura Privaret tandem, et tanta te mole levaret. Cur adeo tibi nostra gravis, tibi nostra dolori Est vila, et tantos affert tibi, pcrdite, luctus ? Num quia quo possum faveo quos jeceris urbe Consilio atque Cdc? quod quae mihi praemia Scna Munerc pro pulchro statuil communia mecum
Immerito patria pulsis et fraude fugatis ?
An quia te satyroe cruciant, quibus undique notus Factus es, et nunquam de te stupefacta silebit Posteritas prabrisque tuis? Fugis, improbe, nomen lmmortale fugis, nec quantum fama superstes
Ferre voluptatis secum solct, improbe, sentis
Ipse tuoe studeo famao, tu perfidus atrum Ingratusquemihi lethum struis aère doloque. Nil tamen efficias, nummos consumis et artem, Nam si forte vêlent felicia sidéra, frustra Tantum sumis onus : sin mî funesta minantur Fata feramque necem. Non desperatio pectus Llla tamen terrorve meum subit ultimus ; ipsa Cautio et ingenii vigor indefessus, et acris Cura, laborque vigil saevis dominabitur astris. Nummis parce tuis patriam quibus opprimis, aura Parce, quadruplator; non est tibi copia nostrae lîlla fuluranecis; nam nec pia sidéra cédant, Mundc, tibi tam triste nefas nec noster Apollo.
Quidnam mihi triste minaris
Adventare canens sapremi temporis horam Qua tibi sim poenas quas ipse merere daturus? Num biberis Clarii die, vates, numinis undas ?
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APPENDICE- IH
Mira etenim reddis nobis oracula. Verum,
Oro, cave ne te brevior jam deserat annus.
Illa mihi magna est magni faciunda voluplas,
Quod te summa quidem nobis aucloribus unum
Pestis perniciesque manet : terraque marique
Arma sumunt; Rellona premit, Mars ferreus acres
Urgetequos; odiis te justis,bellua, cuncti
Tetra probi poenisque premunt : dabis, impie, dignum
Supplicium patrioe atque bonis, nec longa moratur
Hora. Brevi videas ardenli forcipe corpus
Munde, tuum, pcriture, trahi, tremulumque pécari
Undique membralim, spectanlibus undique plausu
Civibus, et superûm magnae solventibus aras
Vota piosque grèges pro libertate recepta.
Morte putas anres nostra satiare nefandas?
Falleris, et frustra laqueos intendis inanes.
Ipse tuam spectabo necem, quemque, impie, porro
Audis invitus, curru spectabis ab alto
Vinctus et oh ! damans, miseri miserescilc Mundi.
Quid tibi tune animi cum me prope videris, olim
(Hiem ventura tibi nôris cecinisse latroni
Fata, quibus lueres commissa piacula dirus
Proditor, eversor palrioe, cuncflsque profanus
Hostis et infestus dccoretquos aurea virtus?
Exsulibusne doles quoniam substantia quantum
Nostra sinit, praebemus opem, monitisque favemus ?
Odisti ofûcium ; virtus tibi pulchra dolori est.
Oderis et doleas, rumparis, et intima laxent
Pendentes coleos cum spurco viscera pêne.
Interea quid agis? Tuus en sicarius; audi :
Te vocat : oh ! misero nunc, nunc succurre Philippo,
Munde, tuo; promissa mihi qua? multa dedisti
Cur absunt? succurre, precor : cur obstruis aures?
Plura vetat praetor Constantius ecce Jacobus,
Integer et fortis, Messanae gloria gentis.
En trahitur populi plausu, cunctique supremo
Supplicio certant plectendum ; currimus ipsi,
Et praestamus opem quam possumus. Ultio talis
Nulla placet. Flenti truncatur dextra Philippo
Illa tuo façiem qua dudum vulnere nobis
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112 LES GLADIATEURS.
Foedârat, tenebris vinclisque addictus in omnem
Est vitam, nobis etiam nolentibus ipsis.
Pone modum sceleri tandem, numenque mémento
Esse aliquod, latuisse nihil quod possit, et omnem
Quod videat mentem, secretaque cernât, et omnes
Judicet, ac référât pariter sontique pioque
Pro meritis. Surdo narratur fabula Mundo.
Id.Dec. V,hec.G.
XII
Servit Florentia Mundo ;
At cui, proh superi ! servit Florentia monstro ? Nam qua labe vacat Mundus ? Crudelis, aduker, Impius atque bonis cunctis infestus, avarus, Saciïlegus, latro fallaxque veneficus, unus Dedecus is tulit, probrum ccenumque perenne Nominis, ac nostri sordens infamia saecli. Hanc impune igitur pateris, vir maxime, pestem Tam regnare diu ? quae te tam lenta retardât Omnibus oplatum patientia? Surge ; quid haeres Quo minus occurras pandenti vêla secnndis Flatibus, et totam libi se donare volenti
Fortunoe? Ne sperne deam
Quidquid deus optimus offert
Nos alacres id ferre decet. Permisit ab urbe Nos pelli patria; modice toleravimus omnes Exsilii oerumnas; reditum nunc monstrat in urbem Calle brevi, nemo quem sperasset inîsse ; Ingrediamur iter quo nos deus ipse vocavit.
Id. Dec. V, hec. 8.
XIII
Munde, ferunt animi maie te cruciarier oegrum,
Quod satyra totum jam divulgelur in orbem
Probra nefasque tuum? Placet id mihi, Munde; dolore
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APPENDICE. 113
Non dubiam proebes spem te statuisse nefandis Ferre modum vitiis, ac turpi solvere tandem Colla jugo. Quid enim démens te credis inani Fortunae? Quid coeca diu turbatio mentem Exagitat, mUerande, tuam? Quid semper in omni Flagitio versaris inops animique tuîque? Sanguine civili nunquamne famelica tigris, Desieris pasci? nunquam, latro impie, raptu, Nunquam sacrilegus furtis satiabere ? nunquam Ullus avaritiae, tetraeque libidinis ullus Finis èrit? pueris nunquam, nunquamne puellis Parcere constitues ? incestus semper obibis ? Estne etiam cum fratre tibi communis et uxor, Et nati? Porrosne iterum sorbesque serisque ? Ah miser, ah nimium truculento sidère natus, Semper anhelabis facinus? nunquamne, profane, Ad clarum prohitatis opus fera lumina tollas ? Te satyrae torquent ? Satyris te dignior aller Nemo est qua pressum Nereus circumluit orbem. Cur igitur scelerum meritis tua praemia nolis ? Munera cur doleas? Laus est virtutibus altis Débita, non vitiis. Si forsan laude citaris Quam semper tempsisse soles, si gloria tangit, Aude aliquid tandem quo sis laudabilis; atras Pone faces animi malesani; caeca voluptas Langueat; ipse dofor jaceat, pereatque cupido Ac metus; exsurgat ratio; mens obrutamergat. — Oh, quàm difficile est qui sese dedidit olim
Flagitiis!
Verum, incipe, Munde, quid haeres?
Incipe. — Difficile est. — Tantum, incipe, Munde; sequentur
Principium dulciora tibi
Inspice te, totumque sagax scrutare : quid haeres? En vox raucasonat: tibi lumina more sinislro Aspiciunt; vultus pctulantcm signât et omni Devotum sceleri; incessu quoque monstra, latentes Nequitiasque animi déclaras, oreque semper Prodigia erumpunt. Hoec desere, teque subactis Legibus et patriae, te civibus, impie, redde llisce piis; veniamque rogans te tradito juri
l. x
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114 LES GLADIATEURS.
Justitioeque reum. Quae si tu feceris, omni Liber cris satyra; fiet palinodia, meque Stesichorum praebebo libens; te laudibus unum Prosequar et pleno mihi decantabere versu. Sin vitii tetra mersus caligine, nostrum Consilium rcnuas, alium tibi quaere ; cinaedus Bambalio laudes tibi Poggius evomat, omet Carolus excussi tonitru de podice bombi.
Id. Dec. V,hec>).
XIV
Angele, quod precibustotiescontenderis, ecce Scripsimus ad Cosmum; morem tibi gessimus uni. Nam quos iste dolos in nos patraverat unus In mala quos servat vel conjurata clientum Agmina transtulimus. Quantum profecerit ad rem Consilium, vir amice, tuum tu videris ipse. Illud forte mihi non indubitabile, vulgo Quod dixisse soient, nunquam qui laeserit ultro Ignovisse trucem, sed dirum mente venenum Extremam vel ad usque diem servare sepulcri.
Nos tamen ut scires requiem, non praelia semper Quaerere, ponentes ultrices pectoris iras, Atque omnes odii causas, tua jussa secuti, Difficilem tentare virum perreximus omni Artis ope, ut tandem nobis nocuisse puderet,
Ac melior fieret
Vos, pia numina, testor
Jampridem versasse animo me crimina Cosmo
Cuncta remissurum, Cosmi modo pectora nossem
Consilio meliore uti, seseque nefandi
Oblitum sceleris ; tandem fraudesque dolosque
Ponerc ferales : nam nobis ultio tandem
Quid prosit? Laudemnc ferat ? Quod despicit ingens
lpseanimus, prohibetque Deus
Sin duros animos et inexorabile pectus
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APPENDICE. 115
Saevus alat, nec ponat atrox quas foverit iras, lndomitam tigrem frustra placare monendo Parce : suis pereat sine vipera tristior armis.
Nec petat ut nostris fiât palinodia Musis, Ni mutare suos mores penitusque renasci Coeperit. Utatur nobis, nec tentet abuti. Si sapit, exsulibus patriam dulcesque pénates Restituât, civisque boni quam triste tyran ni Nomen obire magis studio nitatur et arte.
Id. Dec. VU, hec. 8.
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POGGIO
CHAPITRE PREMIER.
Naissance de Poggio. — Est nommé secrétaire apostolique. — Attaque dans ses écrits les -vices du clergé. — Découvre des manuscrits.— Est témoin du supplice de Jérôme de Prague. — Va en Angleterre. — Revient à Rome; reprend et garde ses fonctions de secrétaire apostolique, nonobstant le changement des papes. — Est pris et mis à rançon par les soldats de Piccinino. — Rejoint Eugène IV à Florence. —Prend la plume après le rappel de Cosme, et attaque Filelfo. — Ses invectives contre celui-ci, et particulièrement la première.
J'ai négligé à dessein de m'étendre sur la querelle de Filelfo et de Poggio, parce que les écrits où celui-ci s'est défendu sont considérables et ont droit par conséquent à un examen particulier. Cet examen a ici sa place naturelle. On y verra d'ailleurs que Poggio ne plaide pas pour lui seul ; il ne songe même pas tant à se justifier lui-même qu'à justifier ses amis; et tandis qu'il est à leur égard ce qu'on appellerait aujourd'hui l'avocat de la partie civile, il exerce contre Filelfo l'emploi difficile et courageux que les législations modernes ont assigné à notre ministère public.
Né en 1380 à Terranuova, petite ville du territoire de
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118 LES GLADIATEURS.
Florence, Poggio était déjà un personnage quand Filelfo n'était qu'un enfant. Il remplissait les fonctions de secrétaire apostolique sous Boniface IX, Filelfo n'ayant encore que cinq ans ; et quand celui-ci en eut dix-huit, il y avait déjà dix ans que Poggio rédigeait dans la langue de Cicéron les actes de la chancellerie romaine. Rien ne faisait prévoir que ces deux hommes dussent se rencontrer un jour. Néanmoins cette rencontre ne doit pas surprendre, Rome et Florence étant aussi bien le rendez-vous des artistes et des lettrés que le refuge des victimes des révolutions politiques.
Les secrétaires apostoliques étaient des officiers du pape chargés de rédiger, dans la langue qui leur était prescrite, la correspondance, les brefs, et en général tous les actes émanés des papes et portés à la connaissance des peuples qui faisaient profession ou qui recevaient l'enseignementde la religion catholique. Ils étaient, s'il en faut croirePoggio, médiocrement rétribués et gagnaient à peine de quoi vivre avec décence (1). C'est le contraire qui aurait dû avoir lieu, car ces fonctions étaient communément confiées à des gens de lettres ; et les gens de lettres, comme on l'eût dit alors, ne voient guère couler le Pactole que dans leurs vers. Quoiqu'ils fussent moins à la cour que sur les confins, n'étant au fond que des employés du cabinet, les secrétaires apostoliques ne laissaient pas, aux yeux du public, d'avoir un air de courtisans. Le public pousse en effet très-loin l'illusion à cet égard, et pour lui tout est homme de cour qui en porte seulement les galons. Aussi payaientils fort cher pour entretenir cette illusion. Les fonctions
(1) Ob tenuitatem lucri quu vix possumus iueri ofpcii nostri dignitatem. Poggii Opéra, p. 5. Edit. Basileoe, 1538, in-folio.
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POGGIO. H9
plus relevées de secrétaire particulier des papes, auxquelles Poggio fut promu ensuite sous le règne de Jean XXIII et de ses quatre successeurs, ne le mirent pas plus à son aise. Il est à présumer que les occasions de faire fortune par l'influence que donne un emploi, et contrairement aux devoirs qu'il impose, se présentaient alors quelquefois ; mais ou elles manquèrent à Poggio, ou il n'eut pas l'art ou la volonté d'en profiter. Il vécut cinquante ans dans cet état de domesticité brillante et d'indigence relative ; mais il fut estimé, aimé des huit papes qui se l'étaient légué comme un des acquêts du patrimoine de Saint-Pierre, et, de son propre aveu, il n'en reçut jamais le moindre déplaisir. Si donc sa vie fut sans profit, elle fut aussi sans nuages. C'était une compensation.
Cet état cependant servit à ses études. On apprend beaucoup à la cour, même dans les charges subalternes, car elles sont peut-être la meilleure condition pour y bien observer. On y est moins observé soi-même ; on y est plus à l'abri des disgrâces et des catastrophes, et les naturels de ces régions élevées, accoutumés à voir là toujours les mêmes gens, finissent par les confondre avec les meubles du logis, et ne se contraignent plus devant eux. Poggio observa donc et fit des remarques très-propres à exciter sa verve satirique. On en trouve des extraits nombreux dans quelquesuns de ses écrits; mais, trop prudent pour attaquer les papes eux-mêmes, il se borne à peindre les vices d'une grande partie du clergé d'alors avec une hardiesse véritablement étonnante dans un secrétaire de la papauté au quinzième siècle. Cette hardiesse toutefois ne doit étonner qu'à cause de cela. La puissance du clergé, plus grande encore que ses dérèglements, lui donnait une confiance en soi
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120 LES GLADIATEURS.
inébranlable, et lui permettait de souffrir les attaques qui ne touchaient qu'à ses moeurs sans en être entamé, sans même en être ému. Quelques gens de lettres se prévalurent de cette tolérance, et Filelfo, qui y trouvait de plus une occasion de grossir le nombre de ses satires, n'y avait pas manqué (1). Aucun d'eux n'alla plus loin que Poggio ; aucun d'eux surtout ne peignit avec des couleurs plus vives deux vices dont la cour et les cloîtres lui avaient souvent offert le spectacle, l'intrigue et l'hypocrisie.
Mais sa principale étude était l'antiquité : autrement il n'eût pas été de son temps ; et il en était si bien, qu'il en est devenu comme le résumé et le type, et qu'en voulant désigner la première moitié du quinzième siècle, ou l'a quelquefois appelée l'âge de Poggio. Cela n'est exact pourtant qu'eu égard à sa vie littéraire, qui dura plus de cinquante ans. Ce serait lui faire trop d'honneur, comme l'observe justement Hallam (2), que de l'appliquer à ses travaux d'érudit. Son vrai titre à la faveur de la postérité est le zèle qu'il déploya dans la recherche des monuments de la littérature romaine, qui pourrissaient dans les greniers des couvents. C'est ainsi qu'on lui doit huit discours de Cicéron, un Quintilien complet (3), Columelle, une partie de Lucrèce, trois livres de Valerius Flaccus, Silius Italicus, Ammien Marcellin, Tertullien, et plusieurs auteurs moins importants. Douze comédies de Plaute furent également retrouvées en Allemagne, d'après ses instructions. Pendant le concile de Constance, où il avait accompagné
(1) Dec. V, hec. 3, et Dec. VI, hec. 5.
(2) Introduction to the Littérature of Europe, etc. t. I, eh. H. Londres, 1837-39.
(H) Voggiana t. II, p. 309.
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POGGIO. 121
Jean XXIII et vu brûler Jean Huss et Jérôme de Prague, il fit. une excursion à l'abbaye de Saint-Gall, d'où il revint chargé de véritables dépouilles opimes (1 ). Les manuscrits qu'il en tira étaient comme ensevelis dans une espèce de cachot obscur et humide, au fond d'une tour où l'on n'aurait pas, selon l'expression dont il se sert, voulu jeter des criminels condamnés à mort. C'est là certainement l'épisode le plus intéressant de sa longue carrière littéraire, celui du moins où il sentit le plus de joie et où il acquit le plus de droits à la reconnaissance des amis des lettres. Il en acquit également à la reconnaissance des amis de l'humanité. Témoin du procès et du supplice de Jérôme de Prague, il écrivit à Leonardo d'Arezzo une lettre où, dans les termes de l'admiration la plus forte, il vante l'éloquence et l'intrépidité de cet infortuné sectaire, et montre un esprit de tolérance aussi opposé à ces inutiles barbaries que supérieur à ceux qui les exerçaient. Selon lui, les plus beaux traits d'héroïsme que nous ont légués les anciens n'ont rien de comparable à ce drame terrible : Mutius luimême ne vit pas brûler sa main avec plus de constance que Jérôme ne souffrit d'être brûlé tout entier, et Socrate ne fut pas plus impassible devant la ciguë que ce nouveau martyr en présence du bûcher (2).
La déposition de Jean XXIII laissait Poggio sans emploi ; la mort du cardinal Zabarella, son ami, arrivée quelques semaines après la fin du concile (3), le laissa sans protecteur. Aussi ne voit-on pas à quel titre il accompagna
(1) Poggiana, t. II. Voyez aussi le long détail des découvertes de Poggio, dans Vita Ambrosii Camaldulensis; Proefatio. p. xxxvii il XI.IX. Florentin, 1759, 2 vol. in-fol.
(2) Poggii Opéra, p. 301 a 305; in Epist. Leoni Aretino.
(3) Le 2G septembre 1417.
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122 LES GLADIATEURS.
Martin V à son retour de Constance, ni pourquoi il le suivit jusqu'à Mantoue. Quoi qu'il en soit, il partit de cette ville si précipitamment, qu'il ne se donna pas le temps de dire adieu à ses amis (1). Il nous a laissé ignorer le motif de cette résolution ; mais tout porte à croire qu'il ne put se défendre de déclarer publiquement ce qu'il pensait de la mort héroïque de Jérôme de Prague, et qu'une indiscrétion si grave, après avoir été l'objet d'une simple confidence à l'amitié, était devenue l'entretien et sans doute aussi le scandale des juges de cet hérésiarque. Il prit le parti de se soustraire aux persécutions que cette imprudence aurait pu lui attirer, et se réfugia en Angleterre. Il n'y trouva point de manuscrits, mais, comme il nous l'apprend, beaucoup de gens livrés à la plus grossière sensualité, très-peu d'amis des lettres et encore à moitié barbares, et plus versés dans les ergoteries et les sophismes que dans la belle et haute littérature; des couvents tout remplis de livres des docteurs modernes que ses compatriotes, loin de les lire, n'eussent pas daigné seulement écouter; peu d'ouvrages des anciens, mais non pas des meilleurs et tels qu'en possédait l'Italie (2) ; enfin un patron, Beaufort, évêque de Winchester, qui, après l'avoir déterminé à venir en Angleterre sous la promesse d'un traitement digne de lui, ne le paya guère, pendant deux années, que de compliments. Las d'un régime qui n'avait pas même le mérite de le mettre en appétit, Poggio résolut tout de bon d'y renoncer. Précisément à cette époque il reçut du cardinal de SaintEusèbe la proposition de reprendre auprès de Martin V son emploi de secrétaire du pape. Il accepta, et revint à Rome
(1) Pogg. Opéra, p. 311 ; inEpist. orchiepiscopo Coesaraugustano.
(2) Pogg. Epist., p. 43. Ëdit. de Florence, 1832, in-8.
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POGGIO. 123
à la fin de 1420, ou au commencement de 1421. Son séjour en Angleterre avait duré environ deux ans (1).
Depuis l'avènement de Martin, la cour pontificale, forcée jusque-là de changer à tout moment de résidence, et, si l'on peut dire, de camper partout, sans demeurer nulle part, avait fini par s'établir à Rome et s'y maintenir. Poggio jouit donc, pendant les dix dernières années de ce pontificat, d'un peu de repos, écrivant des traités philosophiques, des dialogues où il s'exprime avec une extrême liberté sur l'avarice et les dérèglements des moines et des prêtres, et d'autres opuscules qui sont plus de l'homme de lettres que de l'érudit. Il put néanmoins prétendre à ce dernier titre, par l'étude du grec qu'il entreprit en 1423, étant âgé de plus de quarante ans. On a dit qu'il y eut pour maître Emmanuel Chrysoloras (2) : c'est une erreur. Il ne dut qu'à lui-même ce qu'il en apprit, et sa provision se trouva épuisée, dès qu'il eut traduit, avec l'aide d'Apulée, Y Ane de Lucien. Quand Martin V mourut en 1431, Eugène IV hérita de sa tiare et de son secrétaire. Si quelqu'un a jamais donné un démenti à cette maxime, que toute fonction requiert des aptitudes propres, sans que toutefois celui qui les possède puisse se flatter d'y être nécessaire, ce fut Poggio. 11 n'était pas aisé de se passer de lui; il quitta les charges (qu'on me souffre cette expression) plus qu'il n'en fut quitté; il y "avait en lui je ne sais quoi d'inévitable et d'obstiné comme le destin.
Lorsqu'une sédition excitée à Rome, força Eugène IV
(0 11 n'a donné nulle part des détails fort étendus sur cette partie de sa vie ; mais on trouve quelques observations piquantes sur les moeurs des Anglais, dans Poggii Opéra . p. 09 (De nobilitate) ; p. 90, (Hist. disceptativa convicalis), et p. 174 (Facetioe).
(2) Ginguené, Hist. littéraire d'Italie, t. III, p. 301. Ëdit. de 1811.
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124 LES GLADIATEURS.
de s'enfuir à Florence, déguisé en moine, les serviteurs du pape se dispersèrent; chacun d'eux pourvut à son salut, consultant la prudence ou la crainte. Poggio tomba entre les mains des soldats de Piccinino, qui le retinrent prisonnier, dans l'espoir d'en tirer une grosse rançon (1). En effet, malgré tout le mouvement que se donnèrent ses amis, et bien qu'il alléguât avec toute l'éloquence de la vérité la moins récusable, l'insuffisance de ses ressources, on persista à le traiter comme un personnage. Les soldats même, dit-on, haussèrent le prix de sa délivrance, en proportion du zèle qu'on mettait à l'obtenir. Enfin, ils ne lâchèrent prise que quand il se fut exécuté intégralement. Après cette aventure, il rejoignit son maître à Florence (2). Il y avait déjà environ trente ans que Poggio, attaché à la chancellerie papale, menait une vie assez monotone, en ce sens que sa condition ne s'était jamais élevée au-dessus d'un certain niveau, et que lui-même n'en avait jamais reçu qu'un médiocre éclat. Car, sauf ses découvertes de manuscrits qui lui donnèrent un moment une assez grande notoriété, et la part qu'il prit aux nicissitudes de ses différents maîtres, il n'avait été qu'un homme de lettres distingué, recherché pour l'excellence de sa plume, sinon pour la beauté de sa main, qui amusait par son esprit sans instruire beaucoup par sa science, et dont on ne s'inquiétait pas d'élever la condition. Il n'en avait pas été de même de Filelfo. Son nom avait eu jusque-là un grand retentissement; des monarques, des républiques, des princes de tous les rangs s'étaient disputé à qui le possé(T
possé(T Histor. rie Variefate fortunoe. Édit. de Paris, 1723, in-4, p. 92.
(2j Hiitl., p. 92, et Ambrosii Camaldulensis Epistolce, lib. V, epist. x.
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POGGIO. 125
derait, comme si les services qu'ils attendaient de lui leur eussent été une force et sa personne un ornement. 11 ne lui avait manqué que l'esprit de conduite pour se maintenir dans la position éminente où il était déjà à vingtdeux ans, et pour monter plus haut encore. Poggio manquait de tous ces avantages, obtenus si aisément par Filelfoj et il n'avait pas encore de motifs de le haïr, qu'il en avait déjà beaucoup d'en être jaloux.
En arrivant à Florence, Poggio trouva les Médicis abattus, leurs partisans dispersés, et Cosme, dont il avait reçu dans sa jeunesse des encouragements et des bienfaits, banni de la république, exposé à la haine et aux insultes journalières d'un impudent libelliste. Tant que Cosme fut proscrit, Poggio garda le silence, et Filelfo, selon la remarque de Shepherd (1), triompha aisément d'un homme qu'enchaînait l'autorité. Mais cet indigne avantage dura peu. Il y avait un an à peine que Cosme était banni, lorsque le parti du peuple se releva et le rappela dans sa patrie. Ses ennemis durent fuir à leur tour. Tremblant pour lui-même, Filelfo se réfugia à Sienne. Poggio saisit cette occasion pour se venger de l'orgueilleux professeur. 11 écrivit d'abord à Cosme une lettre pour le féliciter de son glorieux retour (2). Il avait préféré, dit-il, lui rendre ce devoir sous cette forme, à l'honneur de s'en acquitter de vive voix, parce qu'il voulait laisser à tous ceux qui étaient assez bons pour s'amuser de ses chétifs écrits, un témoignage public des sentiments qui l'animaient à son égard. 11 y a, dans cette attention délicate, du courtisan au moins autant que de l'ami. Ce devoir rempli, il trempa
;i) The Life ofPuggh, ch. vi. (2) Pogg. Oper., p. 3:19 à 342.
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dans le fiel le plus acre cette plume qui venait de distiller le miel le plus doux, et, sous prétexte de réhabiliter le pauvre Niccoli, il publia contre l'ennemi de Cosme et le sien une invective où il entasse sans scrupule tous les termes injurieux et grossiers que lui fournissait abondamment la langue latine. De même que pour les satires de Filelfo, je me trouve en face de difficultés extrêmes pour traduire de ces invectives. Je tâcherai toutefois de le faire sans éveiller les justes susceptibilités du lecteur.
Voici la première invective :
« C'est avec une profonde douleur que j'ai lu, non pas la satire impure et obscène, mais le vomissement que, sous forme de vers qui sont l'exacte image de toi-même, tu as lancé de ta bouche infecte contre Niccoli, mon ami, le plus continent et le plus chaste des hommes... J'ai déploré d'abord l'obscénité de tes paroles dirigées du fond de ta conscience malade, contre un homme qui a toujours passé pour être d'une vie fort différente de la tienne, et de moeurs irréprochables; j'ai également déploré que tu aies perdu le sens à ce point, d'oser reprocher à autrui ta propre corruption, et rebattre aux oreilles des lecteurs des choses que le drôle le plus abandonné ne saurait dire sans en être tout confus, mais dont, nouveau censeur, tu as grossi le vocabulaire de la médisance. Je n'ai pas été moins affligé qu'un individu que j'avais cru savant (car je n'ai jamais eu un doute sur la perversité de ton âme), ait été si oublieux de sa science et si emporté par la rage de parler, qu'il n'ait pu, dans cet état de faiblesse d'esprit, réfléchir ni à ce qu'il disait, ni à qui il le disait. N'as-tu pas, comme l'eût fait le plus criminel ennemi de la pudeur, n'as-tu pas
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rougi, tout blême que tu es, de confier au papier des choses auxquelles on ne pense même pas sans rougir? Mais toutes ces saletés, ces obscénités sont les témoignages irrécusables de ta vie honteuse et de la gangrène de ton âme. Si tu n'étais le plus sale des hommes d'aujourd'hui, tu ne te fusses jamais vautré, comme un pourceau immonde, dans la fange des expressions les plus dégoûtantes; tu n'eusses point introduit dans tes vers celles de vulvam, tentiginem,priapum, afin, comme tu t'en es flatté, d'en déshonorer autrui. Le tout néanmoins retombera sur ta face impure. Les entremetteurs de l'un et de l'autre sexe, étrangers à tout sentiment de pudeur, usent, dans l'exercice public de leur infâme métier, d'une licence de langage qui est le propre de ce métier même, et encore que ce qui est honnête ne puisse leur imposer, ils l'évitent cependant et se cachent, redoutant le grand jour et pour eux-mêmes et pour les actes secrets qu'ils protègent... Que ne les consultais-tu avant d'écrire?... Mais parce que tu es plus abject et plus avili qu'eux, que tu es d'ailleurs le plus impudent des hommes, tu n'as pas eu la même réserve. Nouveau satyre et puant comme un satyre, tu as poussé bien plus loin qu'eux le cynisme du langage et tu l'as fait d'une manière aussi neuve qu'abominable.
«Au reste, est-il surprenant que celui dont la mère a longtemps gagné sa vie à Rimini, en lavant des tripes, sente la mauvaise odeur de sa mère ? Cette infection a établi son siège dans les narines du fils. Le souffle qu'il exhale charrie des gaz fétides, indices de la profession maternelle, et sou gosier en est si pénétré, qu'il est impossible que l'homme tout entier ne soit pas la pourriture et la puanteur mêmes... Exécrable peste de notre âge, tu as
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cru sans doute qu'il serait glorieux pour toi de poursuivre de tes honteux et sales outrages l'homme dont la bonté sans pareille et les moeurs pures sont l'objet des éloges de toute l'Italie ; mais tes efforts mêmes pour flétrir le plus modeste et le plus continent des hommes, n'ont fait que ressortir davantage ta perversité !... La vertu, la gloire de Niccoli ont troublé ton âme ulcérée par l'envie ; la splendeur de son nom a ébloui tes yeux chassieux. Et, comme depuis longtemps illui était insupportable que Florence fût souillée de tes vices immondes, il t'en a fait chasser, et a ainsi effacé la tache que ton nom imprimait à cette noble cité. C'est pourquoi tu as vomi sur Niccoli tout le venin concentré dans tes hypocondres ; tu l'as accablé d'insultes, pensant que personne n'oserait le défendre. Mais tu te trompes étrangement : la vertu de Niccoli est trop solide pour être ébranlée par ton souffle putride. Quant à lui, loin de manquer de défenseurs, il en trouvera qui relanceront sur toi tes ordures... Quoi! avec cette figure balafrée et cette cicatrice qui est le signe de ta honte éternelle, tu t'es imaginé qu'on aurait peur de tes vers incultes et bourbeux, que l'odeur de fumier de tes satires nous ferait reculer ? Va, on te rendra la pareille, j'espère, et peut-être même au delà, de peur que tu ne nous taxes d'ingratitude. Il eût été plus convenable, je le sais, de mépriser ta légèreté de Grécule; mais afin que tu ne te croies pas frustré des louanges que tu mérites, on payera ce qui est dû à ta sotte méchanceté, de manière à te faire bien comprendre que, dans un genre où tu te crois passé maître, tu ne peux pas même prétendre à être le dernier des valets.
« Ma réponse toutefois sera courte et n'aura pour objet que les exploits de ta main malfaisante. Les faits plus
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graves, tes crimes publics et privés seront énumérés ailleurs. Toute ta vie sera passée en revue ; tes turpitudes domestiques seront dévoilées ; les temps, les lieux désignés, avec tant de preuves à l'appui, qu'il ne viendra à personne l'idée de les révoquer en doute. Or çà, soldat, je me trompe, goujat vil et mercenaire, en garde [I]. »
11 est tout à fait impossible de poursuivre cette traduction. Le langage de la décence n'a pas la richesse de celui de l'obscénité, et les équivalents honnêtes qui les suppléent sont bientôt épuisés. Je reprends donc le récit de Poggio en l'abrégeant.
Poggio se moque de Filelfo qui ose faire un crime à Niccoli de son amour pour une femme. Ce n'est pas à Filelfo, dit-il, qu'on reprochera un pareil amour, car il n'a jamais connu de femmes, si ce n'est la sienne, et il l'a déshonorée. Il étudiait à Padoue sous Gasparini ; il s'y éprit follement d'un jeune gars, et fut pour cela chassé de Padoue. Il s'enfuit à Constantinople, s'insinua dans la familiarité de Jean Chrysoloras, séduisit sa fille, et força le malheureux père à la lui donner pour épouse, afin de couvrir, autant qu'il se pourrait, le déshonneur de sa maison. Après cet exploit, Filelfo revint en Italie, « menant un triomphe où les nobles dépouilles de Vénus étaient portées devant le char du triomphateur, et où l'on entendait les soldats chanter : Voici notre moechus ; nous vous le ramenons; il n'est pas chauve, mais il est barbu (1). » Son sourire était gracieux, son air caressant. Il tenait par la main cette beauté qu'il ramenait en Italie comme une dépouille opime faite sur des vaincus ; il l'embrassait même de temps en temps, comme poursignifier qu'il apportait la
(l) Pogg. Opéra, p. 107.
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paix à son pays, et que les Italiens n'avaient pas à craindre l'arrivée d'un second Paris, ravisseur d'une seconde Hélène (1). Et c'est cet homme qui impute à Niccoli des goûts dépravés ! C'est ce Philelpkus, ou plutôt ce Poedarpus, dont les leçons publiques sont des cours de prostitution, et les auditeurs de jeunes efféminés ! C'est l'infâme qui, pour se faire pardonner ses étranges infidélités au lit nuptial, et consoler sa femme d'être veuve d'un homme vivant, la pousse à l'adultère, et lui épargne le soin de chercher son complice (2). « Tu as cru, monstre exécrable, que tes vers stupides et où tu ne parles pas même latin, seraient dignes d'un laurier qui mettrait ta tête à l'abri de la foudre ; mais l'ornement qui sied à un poëte de Priape, à un initié aux mystères de ce dieu, est une couronne excrémentitielle... C'est le seul digne de sa tête, réceptacle d'ordures et d'où il ne sort pas autre chose. Mais c'est assez répondre à tes médisances; j'attends ta réplique. Je rentrerai alors en campagne pour combattre de plus près et pied à pied. J'ai tout prêt un long commentaire de tes faits et gestes qui remonte jusqu'à ton enfance. J'en tirerai ample matière à parler, et je le ferai avec d'autant plus de plaisir qu'il y a plus d'honnêteté à défendre un ami qu'à se défendre soi-même. Si tu acceptes la bataille, ce sera de ta part une faveur dont je me flatte de te remercier de façon à ne t'y rien laisser à désirer [ II ]. »
Telle est la péroraison de cette invective, et cette invective est la première. Après l'avoir lue, on penserait que l'auteur manquera d'haleine pour aller plus loin, et lorsqu'il annonce qu'il est encore en fonds pour continuer,
(1) Pogg. Opéra, p. 107. :;.') lbid., p. 108, 169.
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que c'est pure fanfaronnade de la part d'un homme se faisant plus riche qu'il ne l'est en effet. On croirait aussi que le champion qui a frappé un coup si rude, ou a dépassé le but, ou l'a manqué, et, qu'entraîné par la violence de son élan, il a dû vider les arçons et donner du nez en terre. Mais on se tromperait. Qu'il eût touché juste ou à faux, Poggio resta en selle, et sa seconde passe, comme on le verra bientôt, fut plus terrible que la première. Niccoli dut bénir le ciel qui lui suscitait un pareil défenseur. La vérité est qu'il en avait grand besoin, n'ayant pas, comme celui-ci, la plume aussi alerte que la langue, et, pour tout dire, la conscience tout à fait nette de certaines peccadilles dont Filelfo l'avait accusé. On voit pourtant qu'en défendant son ami, Poggio venge aussi ses propres injures. Bien qu'il évite d'y faire allusion, comme s'il ne daignait pas s'en souvenir, son langage est celui d'un homme qui les a ressenties profondément. Que ne s'est-il contenté d'absoudre Niccoli des vices que lui imputait Filelfo? Mais du moment qu'il nous le représente comme l'homme le plus pur, le plus continent, le plus chaste de toute l'Italie, il va trop loin, on ne le croit plus. Voici un trait, selon moi, qui le dément d'une manière aussi décisive que piquante. L'anecdote est tirée d'une lettre écrite à Poggio par Leonardo d'Arezzo, alors secrétaire de la république de Florence. Poggio, à cette époque, était en Angleterre (1). J'avais traduit cette lettre qui est fort longue ; mais Jean Leclerc en a donné un extrait si plaisamment tourné, que je ne saurais mieux faire que de le laisser parler (2).
(1) Léon. Bruni Arretini Epiât, lib. V, ep. îv. Klor., 1741, in-4.
(2) Bibl. anc. et mod., t. XXIII, p. 444.
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« Bruni dit au Poggio que cet homme (Niccolo) avait pris une servante qui s'appelait auparavant Malvenuta, mais qu'il avait nommée Benvenuta. Cette gueuse était venue à Florence pour y chercher à entrer en service chez quelque garçon. Elle rencontra il signor Giovanne, cadet du signor Niccolo, qui est celui dont notre auteur (c'està-dire Leonardo) se plaint. Le jeune homme ne manqua pas d'en faire sa maîtresse et de la garder sur ce pied-là quelques mois. Ce signor Giovanne demeurait avec son aîné, mais dans un appartement séparé. Elle fit néanmoins bientôt connaissance avec le signor Niccolo qui ne manqua pas de la débaucher à son frère, pour en faire le même usage. Le cadet, s'en étant aperçu, se brouilla avec l'aîné avec qui il se querellait tous les jours pour cette malhonnête fille. Bruni censure le dernier avec beaucoup de véhémence, comme s'il avait commis une espèce d'inceste, en débauchant cette coureuse qui était en service chez son frère, et cela en ne s'en cachant point.... « Depuis ce « temps-là, mon cher Poggio, cet homme a été perdu, et « est devenu esclave de cette fille de mauvaise vie, qu'il « avait enlevée à son cadet; il ne se faisait des amis ou des « ennemis qu'à son gré. Enfin, comme une Circé, elle le « changea en bête. Depuis cela, il a eu perpétuellement « des querelles avec ses frères et ses amis. Il a cinq frères, « et il ne parle pas à un seul d'eux, et dit d'eux des choses
« que vous auriez honte de dire d'un maq ou d'un
« assassin. » Ensuite Bruni dit que cet homme était devenu son ennemi, et parlait mal de lui à cette occasion. « Cette fille débauchée, dit-il, devint si insolente après « avoir rendu les frères rivaux, qu'elle a commencé à dire « des injures à la femme d'un des frères, nommé Gia-
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« como, qui est une très-honnête femme. Il en avertit ses « frères qui haïssaient depuis longtemps Malvenuta, et « qui jugèrent qu'il ne fallait plus souffrir son insolence. « Ils entrèrent brusquement dans la chambre de Niccolo, « et prirent cette prostituée en sa présence, la tirèrent « dehors et la firent charger sur le dos d'un homme ; ils « lui découvrirent les reins et la fouettèrent avec des « courroies, à la vue des voisins, qui leur applaudissaient « et qui approuvaient leur conduite. Cependant Niccolo, « à cause de ce chagrin, garda la chambre, comme si l'on « avait assassiné son père. Il disait à ceux qui le venaient « voir pour le consoler, tout en larmes, que pour de moin« dres attentats, on avait démoli des villes entières, et qu'il « n'aurait point de repos qu'il n'eût trempé ses mains dans « le sang de ces méchants. » Bruni le serait allé volontiers censurer, mais il crut ne le devoir pas faire, et Niccolo lui envoya dire par un ami, qu'il était surpris qu'il ne fût point allé lui faire ses condoléances, et parla fort mal de lui. Il (Leonardo) s'en plaint en bons termes, et fait voir qu'on ne doit pas avoir de semblables amis. Si M. Bayle avait eu ces lettres, il aurait donné un ton facétieux à tout cela, et en aurait fait un article dans son Dictionnaire qui aurait bien valu celui de Baudius et de sa servante. »
Notez que cette comédie s'était jouée publiquement et que tout Florence pouvait en témoigner. Si donc Niccoli était l'homme le plus continent de toute l'Italie, que conclurons-nous, bon Dieu ! des moeurs de la nation en général? Ou Poggio attribue à son ami une vertu qu'il n'avait pas, ou il calomnie les Italiens. Cet enthousiasme de l'amitié qui va, non pas jusqu'à méconnaître, mais jusqu à
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nier des faits dont on était soi-même informé pertinemment et qui d'ailleurs étaient de notoriété publique, rend justement suspectes toutes les autres allégations dePoggio, et le met dans le cas de n'être pas cru, même quand il dit vrai. Du reste, on ne saurait assez le répéter, les moeurs, au temps de Poggio, étaient si corrompues, que celui-là était réputé vertueux, dont le relâchement n'était pas excessif. Non-seulement on n'en faisait pas mystère, mais on y apportait quelquefois toute la candeur de l'innocence. Ceux qui étaient témoins de ces désordres, n'en étaient pas plus embarrassés que ceux qui s'y laissaient aller, et c'est en toute sûreté de conscience à cet égard qu'Ambroise le Camaldule, écrivant à Niccoli, lui recommande de saluer Benvcnuta, sa fidèle servante et sa très-fidèle femme (A). Poggio, dans cette invective, avait donc quelque motif de qualifier Niccoli d'homme chaste par excellence, et même d'insister sur ce point dans l'invective suivante. 11 fit plus; lorsqu'il prononça l'oraison funèbre de Niccoli, il ne crut pas soulever les murmures de son auditoire, en le prenant à témoin de la rare continence de son ami (2).
L'amitié seule ne dictait point à Poggio ses éloges; il avait un intérêt personnel à les maintenir et à les faire agréer, car il eut aussi le don de continence, et à un degré beaucoup plus éminent que Niccoli. Quoique engagé dans les ordres, non pas si avant toutefois qu'il n'en pût revenir, mais assez pour qu'il dût y observer les règles sévères de sa profession, il vécut près de trente ans, au vu et au su du public, avec une femme mariée que Filelfo et Valla nomment Lucia, et il en eut quatorze enfants.
(1) Ambros. Camald. Epist., t. 1, colonnes 397 et 401.
(2) Pogg. Opéra, p. 274, 27G.
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Comme le cardinal de Saint-Ange lui reprochait un jour cette lignée « qui était un opprobre pour un ecclésiastique, et qui déshonorerait même un laïque marié, » Poggio lui répondit : « Vous dites que j'ai des enfants, ce qui n'est pas permis à un ecclésiastique, et quoique je n'aie pas de femme, ce qui n'est pas permis à un laïque. Je pourrais vous répondre que j'ai des enfants, ce qui convient à un laïque, et que si je n'ai pas de femme, je suis en cela la coutume des ecclésiastiques qui, depuis le commencement du monde, ont des enfants sans avoir de femmes (1). » C'était ajouter l'injure au sophisme. On voit néanmoins que Poggio ne se méprenait pas tellement sur la nature de son dérèglement qu'il ne crût nécessaire de s'en justifier au moins par un trait d'esprit. Mais si Poggio fut plus continent que Niccoli, Niccoli fut plus généreux, et j'aime à penser qu'il eût été meilleur père. Celui-ci ne se maria jamais, et je ne sache pas qu'il ait eu des enfants de sa maîtresse; celui-là, en épousant, à cinquante-cinq ans, une femme de dix-huit, abandonna Lucia, méconnut les enfants qu'il en avait eus, et les réduisit à la misère; car il déchira un testament par lequel il leur léguait tous ses biens, alors qu'il pensait mourir dans le célibat. C'est ainsi qu'un crime contre la nature fut la réparation d'une faute que condamnaient également la loi civile et la loi religieuse (2).
(1) Pogg. Epist., éd. de 1723, in-4, p. 208, ep. xxvn.
(2) Shepherd [Life of Poggio, ch. vu) doute de ce fait allégué par Valla. Il dit que tant de cruauté est invraisemblable, et qu'il est impossible qu'un homme s'avilisse à ce point sans utilité. Ce n'est rien prouver. Il est d'ailleurs trop évident qu'il était utile à Poggio d'agir ainsi, aucune femme n'ayant voulu épouser un homme qui eût prétendu traiter sur 1* même pied ses bâtards et ses enfants légitimes.
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CHAPITRE II.
Satire de Filelfo contre Niccoli en réponse à Poggio. — Seconde invective de Poggio. — Réplique de Filelfo. — Il essaye par les infamies qu'il racconte de Poggio d'empêcher son mariage. — Mariage de Poggio.
La lecture de ce libelle transporta Filelfo de fureur. Shepherd n'a pas besoin de l'affirmer pour qu'on le croie. Mais Shepherd, que sa partialité pour Poggio rend quelquefois aveugle à demi, et qui a un peu brouillé les pièces et les faits relatifs à cette querelle, ajoute que Filelfo répondit par une satire où il travestit indignement le caractère et les écrits de Poggio (1). Il cite la troisième satire de la deuxième décade (2). Or, Filelfo était encore à Florence, quand il écrivit cette satire, et nous avons vu que Poggio n'y était arrivé et n'y avait écrit sa première invective que lorsque l'autre en était parti. D'un autre côté, comme il est hors de doute que Filelfo rassembla ses satires selon l'ordre où il les avait composées, il n'eût point placé la satire à laquelle l'historien anglais nous renvoie, et qui fut écrite à Florence, avant l'autre qui le fut à Sienne. Celle-ci est la neuvième de la quatrième décade. Shepherd s'est donc trompé en ce point. Je conviens toutefois que, parmi les satires contre Poggio, il est à peu près impossible de dire laquelle est uue réponse immédiate à sa première invective. Mais Filelfo y répondit; le début de la seconde invective ne permet pas d'en douter.
(1) Life of Poggio, ch. vi ; à la fin.
(2) J'en ai donné des extraits dans la Vie de Filelfo.
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D'ailleurs, puisque, au témoignage de M. l'abbé Mehus, Fi■ lelfo ne publia pas toutes ses satires, afin, j'imagine, de ne pas dépasser le nombre qu'il s'était prescrit, il est à croire qu'il n'y fit entrer que les plus venimeuses, laissant de côté celles où il ne faisait qu'insulter les gens sans viser encore à les déshonorer Ce sont quelques-unes de ces dernières qu'a vues l'abbé Mehus, dans un manuscrit de la Bibliothèque 1 iaurentienne, et il en a coté deux dont il donne de courts fragments, qui sont nommément adressées à Niccoli (1). L'une d'elles a peut-être provoqué la seconde invective de Poggio. Ce qui me le persuade, c'est que dans cette invective, Poggio relève principalement l'accusation de médisance portée contre Niccoli par leur ennemi commun, et la renvoie à celui-ci. On conçoit donc que Filelfo n'ait pas jugé digne des regards de la postérité un écrit où il lui apprendrait seulement que Niccoli était une mauvaise langue, et qu'il ait retranché cette satire de son recueil, pour laisser plus de place à celles où il le peint comme un homme de mauvaises moeurs.
Après cet éclaircissement, fastidieux peut-être, mais dont on aura senti, je pense, la nécessité, voyons comment Poggio para le coup qui allait par-dessus sa tête tomber sur celle de Niccoli.
Il commence par dire qu'il avait résolu de s'en tenir à une première invective, pensant que Filelfo cesserait d'attribuer à autrui les vices qui lui appartenaient en propre. Cette résolution ne doit pas surprendre, les menaces proférées tout à l'heure contre Filelfo n'étant que condition(1)
condition(1) Travermrii Camaldulensis Vita. In praefatione, p. 61, 62. Niccoli est désigné dans ces satires sous le nom de Lallus (XâXc;, bavard), et sous celui de Margus (yâ^a, fou, extravagant, libertin).
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nelles, et devant rester sans effet, si Filelfo gardait le silence. Mais puisqu'il en a été autrement, et que Filelfo a écrit contre Niccoli une nouvelle satire qui ne le cède point aux autres, Poggio a dû répondre et reprendre la défense de son ami « contre un méchant orateur de carrefour et un infâme drôle. » « Filelfo dit que Niccoli est un orateur médisant, caustique, et qu'il s'est rendu par là odieux à beaucoup de gens. L'accusation est grave sans doute, venant surtout d'un homme qui a horreur de pareilles pratiques. Jamais un mot de médisance et de sale raillerie, jamais une parole de bouffon, jamais une insulte amère, jamais une calomnie obscène n'ont souillé la bouche du très-honnête Filelfo. Exécrable fléau des nations, monstre abominable et qu'il faudrait déporter aux limites du monde, es-tu à ce point ignorant et oublieux de tes moeurs, de ton caractère, de tes habitudes, que tu imputes à Niccoli ta propre perversité? Oses-tu bien taxer les autres de médisance, toi qui ne fais que médire du matin au soir et qui, à ce vilain jeu, as gagné la haine de tous les érudits? Es-tu assez stupide pour ne pas voir que ta langue est l'indiscrétion, la médisance mêmes, et aussi impure que toute ta personne? Mais afin qu'on ne croie pas que je t'impute des crimes imaginaires, vois, de grâce, si je dis vrai et interroge-toi. Et si tu trouves que tu es en effet écrasé sous le poids des vices que tu reproches aux autres, cesse enfin d'inculper Niccoli de celui où tu es passé maître et dont je vais te convaincre [III]. »
Alors Poggio raconte que Filelfo doit à Niccoli l'honneur d'avoir été appelé à Florence ; que comme il n'était qu'un pauvre petit Grec dénué de tout, excepté d'impudence et de vanité, l'une qui le portait à s'attribuer faus-
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sèment des richesses, l'autre qui le forçait à mourir de faim, il fut pourtant vaincu parla faim, et supplia Niccoli de venir à son aide ; que Niccoli lui loua une maison à ses frais, la meubla, y nourrit de son bien la famille de Filelfo, amaigrie et près d'expirer de besoin, qu'en un mot il pourvut à tout et ne négligea aucun des devoirs les plus minutieux de l'hôte le plus complaisant, de l'ami le plus empressé ; que Filelfo, par ses grands airs, ne tarda pas à s'aliéner un serviteur si obligeant, et, par la saleté de son langage, ses maximes factieuses et ses moeurs dépravées, à s'en faire détester; qu'oublieux des bienfaits et prodigue seulement d'ingratitude, il fit de Niccoli le premier objet de sa médisance et déchira l'homme qui l'avait tiré de l'abîme; qu'enfin les mêmes défauts, les mêmes vices qui lui avaient aliéné Niccoli, le rendirent insupportable à Ambroise le Camaldule, à Carlo d'Arezzo et à même à Leonardo Bruni (1).)
Passant à un autre ordre de faits , Poggio reproche à Filelfo d'avoir volé des livres à Traversari, comme il apprenait chez lui le latin ; d'avoir fait banqueroute à Leonardo Giustiniani. de Venise, lequel le fit mettre en prison, et le tient aujourd'hui pour le drôle le plus impudent et le plus infâme débauché qui fut jamais ; de s'être déchaîné contre Francisco Barbara , parce que celui-ci, doutant de sa solvabilité et le jugeant même un peu fripon, lui avait refusé de l'argent. 11 revient sur l'aventure de Padoue et sur l'exil de Filelfo, « pour châtier, dit-il, ses crimes de toute espèce, et en punition surtout de sa langue mordante, menteuse et calomniatrice (2). » Après
(1) Pogg. Opéra, p. 171, 172; Inveet. II.
(2) /iirf.p. 172, 173; i*.
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quoi il ajoute : « Qu'était-il besoin qu'un baudet de passage tel que toi vînt dans cette ville, pour y dénigrer tout le monde avec une audace effrénée, y semer la division parmi les familles, y faire parade de son impudence? Je n'invente rien ; je rapporte ce qui n'est inconnu de personne, ce que dénoncent les marques ostensibles de corruption de toute nature imprimées sur ta face comme elles le sont dans ton coeur, ta mauvaise foi, ta langue trompeuse et tes impostures. Ceux mêmes qui, à Florence, te favorisaient le plus et qui t'écoutaient volontiers comme une sorte de latiniseur, ne s'amusaient nullement de tes airs effrontés. Ce qui les attirait chez toi, c'était et leurs goûts communs avec les débauchés qui avaient déjà passé par tes mains, et la lubricité de ta femme ; c'était leur gourmandise, et la malveillance et la haine qu'ils partageaient avec toi contre certaines gens. Le reste du monde t'avait en exécration, maudissait le jour où l'on t'avait vu à Florence pour la première fois, et regrettait que ce jour n'eût pas été le dernier des tiens. Personne qui ne te crût indigne de la lumière, des regards et du commerce des hommes ; tellement qu'on eût mieux aimé mourir vingt fois en un jour que de respirer le même air que l'ennemi des hommes et des dieux. Et maintenant, qui hait Niccoli, si ce n'est Filelfo, cadavre immonde et abject ! Tous ceux qui ont la science et quelques vertus en partage, considèrent Niccoli, le respectent comme le père des honnêtes gens, fréquentent sa demeure et en vantent le charme. Qui, au contraire, ne te méprise et ne te hait? Qui a de l'attachement pour toi? qui te recherche? qui voit-on chez toi? Des libertins qui rendent à ta femme ce qu'ils ont reçu de toi, et se consolent par ses baisers savoureux
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de la puanteur de ta barbe. Bouc infect, cornard fétide, monstre de malheur, qui médites, qui calomnies , qui insultes, qui mens, qui corromps, qui es plein de ruses, de fraudes et de séditions, qui fabriques sans cesse des impostures et sèmes partout la discorde et la haine ; assassin des doctes et honnêtes gens, dont les lèvres toujours ouvertes à la médisance, la voix diabolique, la langue fausse, la bouche infecte et le style impur réunissent leurs efforts pour les accabler, que les dieux te confondent! Va, exerce ta médisance ; écris des satires bien mordantes contre ceux qui te le disputent en infortune conjugale, contre ceux qui ont part avec toi aux faveurs de ta femme, et qui te flétrissent du nom de triple cornard. Provoque-les, insulte-les, vomis la pourriture amassée dans ton estomac sur ces intrus qui ont fait de toi, brute abjecte, un bouc barbu, et décoré ton front d'un diadème de cornes. Voilà pour ta satire. Je travaille maintenant à une histoire circonstanciée de ton enfance et des débauches de ta mère ; attends un peu [IV]. »
Poggio tient ce qu'il a promis ; il rend à Filelfo la pareille, et il y est généreux. Mais tant qu'on ne touche qu'à ses moeurs, Filelfo n'en est pas autrement ému. C'était le lieu commun de ses satires contre Poggio : c'est celui des invectives de Poggio contre Filelfo. L'usage qu'ils en font l'un et l'autre est une preuve qu'il leur était aussi difficile de s'y soustraire que de l'épuiser. Chacun d'eux, pour être sali à ce point, ne s'en estimait pas moins un très-galant homme, et d'ailleurs n'en était pas moins honoré. Ils avaient pour garant l'opinion publique, laquelle, indulgente aux vices dont ils s'accusaient réciproquement, commençait seulement à trouver que le détail en était un
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peu fade et ne prêtait plus tant à rire. Mais, quand Filelfo se sentit blessé dans son amour-propre, c'est-à-dire, quand l'outrage qui flétrissait les moeurs de l'épouse eut rendu l'époux ridicule ; quand la menace suspendue sur la tète de sa mère eut alarmé sa piété filiale, il franchit le cercle étroit où, comme un cheval de manège, il faisait toujours le même tour, pénétra dans l'intérieur de son ennemi, et ne respecta pas plus la famille de Poggio que Poggio ne respectait la sienne.
On se rappelle que Poggio, dans sa première invective, allègue le besoin de venger Niccoli ; à son exemple, Filelfo allègue icilebesoin d'avertirPanormita de prendre garde à lui,queles intrigues combinées de Poggio,de Niccoli etde Carlo mettent sa vie en péril, et qu'il ait à se défier surtout dePoggio,ennemipleinderancune etféconden ressources:
« Apollon, hâte-toi; viens au secours du poète de Païenne ; viens vite ; il court de grands dangers, et il ne les voit pas. Le triste Bambalion mêle ses herbes avec lesquelles il ôtera la raison et la vie au divin poète. L'envie le consume, la rage le transporte; il cède à toutes les impulsions d'une âme qui s'est fait du mal une habitude. Maudit Bambalion, ne rentreras-tu jamais dans la voie de l'honnêteté? Mais comment le pourrais-tu? Avec le lait de ta nourrice tu as sucé le crime. Te rappellerai-je la main coupée d'Alexandre, l'aimable écolier de Vérone, ou l'enfant de Venise, ou les chaînes de Padoue (1), et
Imrnanes coitus et plus quàm barbara vota ;
enfin ton mépris des dieux, et tes moqueries des choses que la religion a consacrées? Guccio, ton père (si pourtant
(1) Autant d'allusions que je ne puis percer.
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tu aimes mieux qu'il le soit que tout le monde), t'accuse de sa mort ; il t'en nomme et la cause et l'auteur. Clodius eut affaire avec sa soeur; tu fis de la tienne une Jocaste. Quoi d'étonnant si Betta s'est brûlée à ta flamme? On l'appelait Betta (1), dans le temps qu'elle gouvernait une maison de prostitution ; mais elle avait été d'abord, sous les ailes de Moïse, Giacoma la guerrière, vaillante aux combats de la
nuit Ajoutez à cela que Bambalion est la proie d'un
amour aussi honteux que sale. Vous connaissez ce bel enfant à qui le céderait Ganymède, et dont les yeux brillants comme les astres feraient envie à Apollon ; eh bien, Poggio en raffole, non de son âme, ainsi que le permettait sagement Lycurgue, mais de son gentil corps et de sa douce peau. Et depuis qu'il sait que vous êtes un obstacle à son amour (2), que vous élevez jour et nuit cet enfant dans le culte de l'honneur et de la vertu, Poggio menace de vous faire un mauvais parti. D'ailleurs il crève d'envie, il enrage contre les artistes ou les hommes de lettres qui ont quelque célébrité. Vous savez si je dis vrai. 11 y a longtemps déjà qu'à Rome vous en fîtes l'expérience, quand le Pape vous conféra une distinction éminente et digne de vous. Bambalion poussait des gémissements, levait les mains au ciel ; il s'écria trois ou quatre fois : — « Pourquoi, Saint Père, nous faire un tort si grave ? pourquoi nous livrer à ce farouche ennemi? » J'omets le reste. Le meilleur est que, ayant cessé de geindre et recogné ses larmes, comme il allait appliquer sur la pantoufle du Pape un baiser vineux :
Ore ter, heu ! dixit, ter podice grande pepedit.
(i) C'est, je pense, un diminutif d'ÉLiSABETH. (2) Poggio s'adresse à Panormita.
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Tu es orateur de partout, Poggio ; d'en haut comme d'en bas, tu es éloquent, et tu l'es par privilège. Tu peux
émouvoir les rochers, attendrir les tigres Las ! l'envie
de vomir me prend. Que le diable t'emporte, infâme pourceau ! Le bel emploi vraiment de parler de moeurs dans une satire, alors que les plus monstrueuses sont en pleine vigueur dans toute la Toscane! Un jour viendra où tout ce que je dis de celles de Poggio sera traité de fiction. Déjà même le bruit court en Italie que beaucoup d'honnêtes gens, qui mesurent les autres à leur aune, sont d'avis que j'ai outré les choses. Car, que Poggio soit né pour tous les crimes, personne ne le nie, ni toi, Niccoli, ni toi, Codrus. Mais les infamies que je viens de décrire, personne, excepté vous deux qui en êtes atteints, personne, dis-je, de tout le pays que baigne l'Arno, ne croira jamais qu'elles soient vraies [V]. »
Quand cette satire parvint à son adresse, Poggio n'était pas encore marié ; autrement on n'eût pas manqué de venger sur sa femme les horreurs qu'il avait dites de celle de Filelfo. Mais l'année 1435 ne s'écoulera pas que Poggio ne donne lieu à celui-ci de combler cette lacune. Il était alors fiancé à une jeune et belle personne qui avait bien voulu racheter de son innocence les vieux péchés du suborneur de Lucia. Elle était fille de Ghino Manente degli Buondelmonti, et s'appelait Selvaggia.Mais on la nommait communément Vaggia. Bientôt, presque aussi féconde que la maîtresse, l'épouse fera goûter à l'époux le bonheur d'être père, sans qu'il ait à rougir de sa postérité, et sans qu'il soit besoin d'y chercher une excuse. Cette grande affaire occupait donc assez Poggio, pour qu'il n'eût ni le temps ni le goût de répondre à Filelfo.
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POGGIO. 145
Quant à ce dernier, il est à croire, bien qu'il n'en dise rien, qu'il eutvent de ce mariage et qu'il essaya d'y mettre obstacle. Faire rompre un mariage projeté, pour peu qu'on ait intérêt à cette rupture, est un plaisir dont on se prive rarement; c'est un plaisir plus vif que celui de le négocier et de le conclure. Mieux que personne, Filelfo devait être pénétré de cette vérité. Dans une nouvelle satire où il reprend avec la même passion, et pour l'éternel ennui du lecteur,le chapitre des moeurs de Poggio, il reproche à celui-ci des infirmités physiques et des embarras de position, très-propres à faire hésiter une fille de dix-huit ans à la veille de donner sa main à un barbon de cinquante-cinq.
« Ivre jour et nuit, dit Filelfo, et de toutes sortes de vins, ne sens-tu pas les fouets qui te déchirent les membres? D'où te viennent ce trenlblement de tête, ces maux de goutte, ces douleurs du poumon ? Réponds, Poggio ; qu'attends-tu? D'où te viennent ces faiblesses de l'estomac, ces tortures de la strangurie ? Tu t'en vas tout entier, et cependant tu ne songes point aux années que tu as vécu, ni à ce troupeau d'enfants que t'a engendrés celle qui est à la fois ta concubine et ta femme. Que tu ferais bien mieux, quoiqu'il soit déjà tard et que tu sois décrépit, d'avoir souci de cette postérité, de tes affaires et de toi-même [VI] ! »
Toute fille, à moins qu'elle ne désire d'être bientôt veuve ou qu'elle nesoit contrainte, demanderait au moins le temps de réfléchir, avant de mettre un personnage, tel qu'il est ici dépeint, en possession de sa jeunesse et de sa santé. Si Vaggia ne réclama point ce bénéfice, et si l'on n'invoqua point contre son mariage les empêchements dirimants, c'est sans doute que le rapport en vint trop tard à Florence, ou que Poggioeutsoin qu'il ne passât pas sous les yeux de
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la future et du beau-père. Le mariage s'accomplit donc, et, si Poggio dit vrai, ni Vaggia ni lui n'eurent lieu de s'en repentir. Longtemps avant de le contracter, il avait pesé les avantages et les inconvénients de la disproportion d'âge entre les conjoints; il avait même composé sur ce sujet un traité en forme de dialogue (1), où le pour et le contre étaient débattus, et dont la conclusion eût excité, cent ans plus tard, le ravissement de Panurge. Mais avec quelque talent que Poggio ait résolu le problème au profit des célibataires vieux, ennuyés ou blasés, et nonobstant la maxime de l'école, Sera nunquamest adbonos mores viarPoggio eût mieux fait, s'il eût écrit un traité pour prouver que le devoir d'un honnête homme, quand il a eu le. malheur de séduire la femme d'autrui et d'en avoir des enfants, est de donner à ces enfants une éducation qui puisse les relever un jour de la bassesse de leur naissance, de se dévouer tout entier à cette oeuvre et d'y faire concourir leur mère; que c'est une lâcheté de les abandonner, un crime de les livrer à la misère, une nouvelle insulte aux bonnes moeurs d'épouser, à cinquante ans, une fille de dix-huit, à qui on n'apporte en dot que des embarras pour l'avenir, un corps usé, et un exemple qu'elle peut être à son tour fort tentée d'imiter; il eût mieux fait, dis-je, d'écrire un pareil traité, et d'y conformer sa conduite. Il est sûr qu'il n'y a que des motifs honteux qui puissent déterminer un homme, dans les conditions où était Poggio, à agir comme il a fait, et ces motifs sont ou la cupidité, ou le libertinage, ou la va(1)
va(1) traité, qui avait pour titre : An seni sit uxor ducenda, n'a jamais été publié. Il était dédié à Cosme, et avait pour interlocuteurs Niccolo Niccoli et Carlo d'Arezzo. Le premier condamnait, l'autre apfrouvait l'union d'un vieillard avec une jeune fille (APOC ZENO, Dissert. Voss., t. I, p. 48\
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nité; quelquefois tous les trois ensemble. Mais qu'on choisisse celui qu'on voudra, il est également sûr que Poggio, malgré toutes ses belles phrases, (1) a cédé à l'un ou à l'autre.
CHAPITRE III.
Troisième invective de Poggio contre Filelfo. — Détails horribles sur Filelfo, depuis sa naissance jusqu'au moment où fut écrite cette invective.
11 se passa environ quatre ans avant que Poggio ne reprît la plume contre Filelfo. C'est le temps, pour parler comme Shepherd, que dura « cette époque enchanteresse qui orne presque toujours de roses la chaîne conjugale. » On n'en exige et l'on n'en obtient pas tant aujourd'hui. Mais Poggio était vieux, amoureux et recru. Le temps que la jeunesse dévore, il le savourait lentement près de sa belle épouse ; ces heures de la lune de miel, ordinairement si fugitives, il s'étudiait à en ralentir le cours; il en faisait des jours, et de ceux-ci des années ; de sorte qu'il se flattait de mourir avec la joie de n'en voir pas la fin. Tout à coup Filelfo étant à Milan, Poggio lança sa troisième invective, pour laquelle, absorbé sans doute par les importants devoirs de prétendant, il avait prié Filelfo d'attendre un moment.
Cette invective est la plus longue de toutes. J'en retrancherai les passages où Poggio se répète, et j'abrégerai le
^1) Voir sa lettre à Bildestino, Pogg. Opéra, p. 323.
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reste autant que possible. Poggio avait promis un détail complet de la vie de Filelfo, depuis sa naissance jusqu'au moment où il écrit; il remplit sa promesse.
Il commence par dire que le vieux Poggio a méprisé et méprise encore les hallucinations d'un fanatique, parce qu'elles ne portent aucune atteinte à son honneur, à sa dignité, à sa renommée ; qu'il a servi sept papes ; qu'il en a été comblé, mais qu'il s'en fait gloire, n'ayant pas été, après tout, un serviteur inutile. Il s'étonne ensuite que le duc de Milan n'ait pas ouï parler des turpitudes de Filelfo et qu'il ait offert un asile à un pareil coquin; il ne s'étonne pas moins que Filelfo soit assez présomptueux pour croire que le prince restera toujours dans la même ignorance, et il attribue ironiquement cette présomption à la haute idée que Filelfo essayait de donner tant de ses richesses que de son origine (1). « Le sang des dieux, continue-t-il, et un père consacré par la religion, voilà ce qui te rend si fier et si insolent. Oui, fils d'un prêtre de quelque bourgade du Tolentin , et d'une mère si pieuse qu'elle fit le sacrifice de son corps à ce prêtre, tu t'enorgueillis de ta divine origine. Né de la vestale Rhéa et d'un prêtre de Mars, jadis Romulus fonda la capitale de l'univers ; toi, fils non d'un prêtre de Mars, mais d'une prêtresse de Vénus, non d'une vestale, mais d'une servante de Flora, ce n'est pas une ville, que, pour éterniser ta mémoire et celle de tes parents, tu as fondée dans le Latium, mais un tas de fumier dans les immondices de ta bouche, où tu demeures enseveli et où tu pourris avec tes forfaits (2).»
(1) Pogg. Opéra, p. 174, 175. Invect. III.
(2) Sed in oris spurcitia sterquilinium condidi9ti, in quo sepultus tabescis cum sceleribus tuis. — Quelle pensée et quel latin !
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POGGIO. 149
« Je n'ai pas coutume d'attaquer les femmes, surtout celles qui sont généreuses. Je ne dirai donc rien contre ta mère ; je loue plutôt sa prudence, et sa piété qui pourvut aux besoins d'un pauvre petit prêtre avec un fonds dont l'usage ne tarissait point la source. Plongée dans la misère et réduite à mendier ; n'ayant rien pour vivre que le trafic de ses charmes, que pouvait-elle de mieux pour le bonhommeCiecco (c'est lenomdeton père) ou plutôt Coecws(l)?
car il ignora longtemps les vices de ta mère De leur
commerce, et la faveur des dieux aidant, il ne pouvait naître qu'un prodige. Tu naquis ; le ciel fit connaître par des signes la part qu'il avait à cet événement, les destins ayant annoncé qu'il naîtrait un grand homme, un orateur éminent, un philosophe barbu, un voleur stigmatisé. Tu ne me démentiras pas, je pense, mais plutôt tu me rendras toutes sortes de grâces, pour avoir révélé ta naissance, pour t'avoir guéri de ce préjugé qu'elle était vile et abjecte, parce que tu étais sorti d'un père stupide dont les mains calleuses eussent pu servir d'étrillé à panser les chevaux, pour avoir établi que tu descends de Jupiter, et par là t'avoir fait un honneur infini [Vil]. »
Feignant alors que Filelfo est surpris qu'on soit si bien informé de sa généalogie, Poggio lui dit qu'il tient tous ces détails de deux Italiens picentins, tous deux dignes de foi, tous deux d'une probité et d'une vertu antiques, et qui eussent été honteux de mentir sur un sujet de cette importance (2). «Ils ont ajouté, poursuit-il, quelque chose sur ton excellente éducation : si tu l'as oublié, je vais te le rappeler. » Il raconte alors qu'après avoir été
( l ) On voit le jeu de mot.
(2) Pogg. Opéra, p. 177. Invect. III.
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élevé par Ciecco jusqu'à l'âge de' dix ans, Filelfo fut mis en pension chez un maître d'école de Sala, qui abusa de sa jeunesse. Devenu plus grand, il allaàFano, où il ne se souvint que trop des leçons du maître d'école de Sala ; ce qui lui attira une volée de coups depied>et de coups de poing, le força de se réfugier sous un lit dans une auberge, et bientôt de quitter la ville. A Padoue , il eut la même aventure, sauf que la volée fut de coups de bâton. Il s'enfuit à Venise, et comme il y était montré au doigt, il partit pour Constantinople sur un vaisseau où il commit quelques menus larcins. Pour le forcer à restitution, le patron du navire le consigna à la sentine, où la restitution eut lieu en effet. Je passe sur la conduite de Filelfo à Constantinople; Poggio nous l'a déjà dite. Il ajoute seulement que, trompant l'espérance de quelques écoliers italiens qu'il avait dans cette ville, il s'embarqua furtivement avec sa femme, après leur avoir raflé leur argent, eten montrant lederrière à ses créanciers (1). ; , « Comme Jupiter, ton père, tu ramenais en Italie ta belle Europe, témoignage vivant de ton impudicité. Tu rapportais aussi une barbe longue pour qu'il ne parût pas que tu ne revinsses de Grèce que chargé d'infamie, et beaucoup de poux qui furent autant de serviteurs attachés à ta personne
durant la traversée Tu débarques à Venise ; le doge, la
foule des sénateurs et des grands t'attendaient aux portes ; car ton retour de Grèce, pays jadis illustre, était celui, disait-on, d'un triomphateur. Et comme tu ne pouvais traîner à la suite de ton char Constantinople elle-même, tu en apportais l'image sous les traits d'une noble jeune fille
(Il Pogg. Opéra, p. 177, 178, 179; ib
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Que fis-tu à Venise, ô le plus scélérat des hommes ! Des tromperies, des abus de confiance, des escroqueries, des vols, le tout avec l'effronterie d'un misérable petit Grec. Tu as filouté Leonardo Giustiniani ; tu lui avais promis des livres, tu en avais reçu l'argent, et lu as gardé l'argent et les livres. A Francisco Barbaro, le plus honnête, le plus digne des hommes, tu as emprunté une somme que tu ne lui rendras jamais. Tu avais promis des livres à Guarino de Véroneet àd'autres pouren tirer de l'argent, et ces livres, tu les avais volés à des Grecs. Comment un gueux tel que
toi les eût-il achetés? Leonardo f ayant fait assigner
(caries autres eurent pitié de toi), tu décampas et allas par mer à Bologne. Et pour qu'il ne fût pas dit qu'il y eût un pays, une ville, un lieu quelconque à l'abri de tes entreprises criminelles, tu persuadas à un Frère Mineur, nommé Giacomo, qui faisait route avec toi, de te confier cinq tasses d'argent qu'il possédait, sous prétexte de les faire passer sans payer les droits. C'était le loup devenu berger. On arrive à Bologne; le Frère réclame ses tasses. Tu réponds aussitôt, et par le plus impudent mensonge, que tu les as dirigées avec d'autres objets sur Florence où il allait, et où elles lui seraient rendues. Lui, qui ne connaissait ni toi, ni tes expédients, ni tes tours de passe-passe, ni ta gueuserie, te crut bonnement [VIII]. »
Il va de soi qu'à Bologne, Filelfo retombe dans les mêmes errements qu'à Sala, à Fano et à Padoue ; Poggio n'a garde de l'omettre. Filelfo vient à Florence. Sur la plainte de Giustiniani, et à la requête de l'ambassadeur de Venise, on le met en prison, et il y reste jusqu'à ce qu'il ait remboursé son créancier. Il emprunte à usure, et paye sa dette. On lui ouvre les portes. Fra Giacomo l'ap-
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152 LES GLADIATEURS.
pelle à son tour devant le juge ; Filelfo se moque de lui, et,tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, élude l'appel. Le moine n'avait ni témoins du dépôt, ni reconnaissance du dépositaire ; il ne pouvait que déférer le serment à son débiteur, lequel était homme à jurer qu'il ne devait rien. Il cessa donc de le poursuivre, mais il se dédommagea en le traitant publiquement de voleur, et en écrivant contre lui des épigrammes. On sait l'accueil que Filelfo reçut de Niccoli et de Carlo d'Arezzo : voici comment il le reconnut. Un jour qu'il était seul dans la bibliothèque de Leonardo, il y déroba quelques bagues appartenant à sa femme, avec le coffret qui les renfermait. Peu de jours après, Leonardo s'en aperçut, et soupçonnant la vérité (nul autre que Filelfo n'était entré dans sa bibliothèque) , il alla trouver le voleur, lui exposa le fait et lui redemanda ses bagues. Filelfo rougit, mais nia le vol; impudemment, dit Poggio, mais simplement : ce qui n'est guère probable, vu que coupable ou innocent, on ne répond guère à une question pareille sans jeter les hauts cris. Mais ne disputons pas (1).
Cependant Filelfo s'établit à Florence. Sa mère y vient aussitôt pour jouir du triomphe de son fils sur les Grecs subjugués. « Elle vit la pompe singulière dont tu étais environné ; elle vit, en dépôt dans ta demeure, cette lance destinée à faire rôtir des saucissons, et qui était si fière de la gloire de son maître, que le feuillage s'en renouvelait sans cesse, de peur qu'une gloire acquise par tant de travaux, tant de veilles, sous les auspices des dieux et de Vénus Genitrix, ne perdît sa fraîcheur virginale.... Au bruit
(I) Pogg. Opéra, p. 180, 181 ; ib.
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que faisait le grand nom de son fils , ta mère accourt, et voit enfin ce fils tant désiré. Filelfo, avec une gravité censoriale (on eût dit le premier Africain ou Camille), à laquelle ajoutait encore une barbe majestueuse et qui tombait plus bas que de coutume, regarde la bonne femme courbée jusqu'à terre, lui tend la main et la relève. Le spectacle de la puissance, de la dignité auguste d'un personnage si grand, si barbu, et encore entouré des préfets et des ambassadeurs qui lui avaient servi de cortège dans son triomphe, avait frappé cette femme de stupeur, et l'avait presque anéantie. Cependant l'hôtel de ce grand général étant tout plein de gens venus de tous les coins du monde, il fit disposer dans le voisinage un vaste palais pour y loger sa mère. 0 brigand flétri de stigmates! ô infamie du siècle ! ô détestable braillard ! as-tu oublié comment tu l'as traitée cette mère, quand elle te rejoignit à Florence? As-tu oublié qu'à la prière de ta femme et de peur que cette mère ne vît à la fois sa propre honte et les crimes de son fils, tu la chassas ignominieusement de chez toi, et la forças de se réfugier dans la maison de Francesco Bardi, son voisin? Là, après que , à ton éternel déshonneur, elle eut vécu deux mois misérablement, elle revint chez toi par l'entremise de je ne sais plus qui ; mais, cette fois-ci, elle ne te salua point [IX]. »
Chassé de Florence, Filelfo alla à Sienne. Nouveau Pythagore, il annonce le dessein de réformer la jeunesse, et ouvre une école. Jeunes et vieux, tous s'y rendent à l'envi, tous se corrigent. Mais un jour, un mauvais garnement lève la main sur le maître, et sangle de deux soufflets sa face vénérable. La scène s'étant passée publiquement, Filelfo dut quitter les lieux. Toute la ville le suivit au dé-
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part, et l'on ne commença à se consoler de le perdre qu'après avoir décrété qu'on lui élèverait sur la place pu* blique et devant la porte d'un lupanar, une statue couronnée de laurier, avec cette inscription : A Filelfo, le corrupteur de la jeunesse. Revenu à Bologne, où des choeurs de jeunes gens et déjeunes filles, portant des ra-i meaux de laurier, avaient salué son retour, il en fut chassé pour avoir semé la discorde parmi les citoyens, et s'enfuit à Milan. En passant par Pavie, et comme il se promenait dans la rue, quelqu'un lui versa sur la tête un pot plein d'ordures, et le vase avec « parfums dignes de ta tête, s'écrie Poggio, qui demeura coiffée du pot comme d'un casque militaire. » Poggio s'étend fort au long sur cette aventure ; il s'en amuse, il s'y enfonce, il n'en peut sortir; nous l'y laisserons (1 ).
« Tu m'as reproché, continue-t-il, je ne sais quelles perdrix (2) ; toi, tu manges du paon que te servent de beaux mignons frisés. Tu ne t'es même marié que pour encourager ces messieurs à venir chez toi plus souvent. Mais j'épargnerai la pudeur de ta femme, ne voulant pas, comme c'est ta coutume, inventer ni écrire des choses qu'un honnête homme ne saurait répéter [X]. »
C'est fort bien dit ; mais croyez que Poggio ne se tait sur la femme de Filelfo que parce qu'il a peur pour là sienne. Il raconte ensuite que Filelfo ayant eu l'impudence de rechercher l'amitié du cardinal de Saint-Ange, et pris la liberté de lui écrire, ce prélat ne voulut pas recevoir des lettres d'un pareil gredin, et donna l'ordre qu'on les brûlât, après en avoir vérifié la suscription.'
(1) Pogg. Opéra, p. 182,183, 185; ib.
(2) Ce détail ne se trouve dans aucune des satires imprimées de Filelfo.
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Poggio ajoute que, quoique Filelfo ait eu partout beaucoup d'écoliers, il ne leur apprit jamais qu'à désapprendre ou à mentir(l). L'und'euxvînt même chez Poggio pour l'espionner et fit un rapport qu'il envoya à son maître à Sienne. « Si le traître, dit Poggio, revient jamais dans mon camp, c'est à coups de bâton et non avec des mots que je lui payerai son salaire (2). »
« Où iras-tu, méchant drôle, si le duc de Milan refuse de t'entretenir et te coupe les vivres ? A quel peuple demanderas-tu asile? Où mendieras-tu ton pain? Déjà, tu as parcouru toute l'Italie, rejeté de partout, errant comme un Parthe, pauvre et vivant d'aumônes. Que feras-tu si l'argent te manque à Milan ? De qui imploreras-tu le secours? A qui te fieras-tu? Si je devine bien, tu te feras soldat, afin que nous te voyions un jour commander une armée. Mais la croix sera la récompense d'un goujat mercenaire, d'un maraud dissolu tel que toi; elle sera aussi ta fin. Car, dès que le prince verra que tes ineptes écrits lui procurent moins de gloire que de honte, il changera de sentiment ; il te tirera du fond de tes ordures où tu te caches comme un autre Cacus dans son antre, et t'administrera le châtiment dû à tes forfaits. Que si tu échappes à la justice des hommes, Dieu, le vengeur des crimes, te suscitera mille remords, et te fera expier ta vie infâme par une mort affreuse: et bien méritée [XI]. »
Voilà comment, au quinzième siècle,on écrivait un article de biographie contemporaine. On a bien perfectionné ce genre aujourd'hui où la biographie d'un personnage
(t) Pogg. Opéra, p. 185, i'6.
(2) At si unquam perildus ille in castra mea inciderit, non verbis sed fustibus pnemium feret. Ibid., p. 186; ib.
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vivant est comme un cours de morale en action, professé par lui-même et dont il est l'objet. Aussi,aimerais-je cent fois mieux que Poggio, se louât-il aussi effrontément qu'il dénigre les autres, nous eût laissé une histoire de sa vie écrite par lui-même, que ce ramas de déclamations cyniques. S'il n'est pas prouvé qu'il soit toujours un menteur, il ne l'est que trop qu'il était fort mal élevé. C'était bien la peine d'avoir vécu trente ans à la cour pour n'y avoir point appris, sinon à mépriser les injures, ce qui est facile à un vieux courtisan, du moins à y répondre avec la dignité qui convient à cette profession. Mais Poggio justifiait ce que j'ai dit de lui en commençant : qu'il n'avait jamais été que sur les confins de la cour, assez près pour en observer les usages, pas assez pour les contracter. On est frappé non-seulement du mauvais ton, mais encore du peu d'esprit qu'il a dans ses inventions ; il n'y a véritablement que de la mémoire, celle des expressions et des figures correspondantes aux idées grossières et obscènes dont sa tête était remplie. Après cela, on se demande si tous les faits qu'il rapporte, ou même une partie, ont quelque fondement. Pour moi, j'ai peine à croire qu'il ait tout inventé. A ne parler que des faits qui inculpent la probité de Filelfo, on ne saurait, ce me semble, les contester absolument. Ils eurent de l'éclat, de nombreux témoins. Poggio peut avoir inventé l'escroquerie dont Leonardo Giustiniani avait été victime; il ne peut avoir inventé la citation de Filelfo devant le juge et son emprisonnement à la requête de l'ambassadeur de Venise. De tels faits ne passent point inaperçus. Il en est de même des réclamations du moine et de l'abus de confiance, pour ne pas dire pis, qui les motivait. Poggio entre à cet égard dans des
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détails qui dénotent un nouvelliste bien informé, et il les racontait dans une ville où ils devaient être de notoriété publique. Le moine avait beaucoup crié , Filelfo l'avait laissé faire; il avait écrit, publié, colporté des épigrammes, Filelfo était resté muet : silence suspect dans un personnage si superbe et si prompt à la riposte. Cependant fra Giacomo perdit ses tasses. Si, usant du langage familier à Filelfo, le moine l'eût traité de filou , je ne vois pas trop ce que l'autre eût répondu.
Les autres vols imputés à Filelfo ne sont pas si bien prouvés. La charité veut qu'on les mette sur le compte de l'imagination de Poggio, moins habile à transforni er en crimes les écarts de conduite , qu'à confondre avec l'innocence les dérèglements de l'amour. Je me suis déjà suffisamment expliqué à ce sujet, et j'ai fait voir le degré de créance que méritent ses sentiments sur les moeurs, indulgents ou rigides, selon qu'ils s'appliquent à ses amis ou à ses ennemis. J'ajouterai qu'en dépit des circonstances précisées et des témoins invoqués par Poggio, je doute que Filelfo ait abusé de sa femme avant de l'épouser. Qu'il l'ait séduite, cela est possible et même trèsprobable. Filelfo était jeune ; on ne dit pas , Poggio luimême, qu'il fût laid , ce qui est une forte présomption en faveur de sa figure ; il était secrétaire d'ambassade , conseiller de Paléologue, savant et, comme tel, déjà renommé; il voulait, comme on le veut, quand on a tous ces avantages, s'alliera une famille qui l'honorât encore , si elle ne l'enrichissait; la fille de Chrysoloras et lui se voyaient tous les jours ; il fit tout ce qu'il faut pour plaire, et il plut. Appelons cela séduction, je l'accorde ; mais ne l'appelons violence qu'autant que la séduction l'est vérita-
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blement. Les choses en étant à ce point, il est tout simple qu'elles aient fini par un mariage. Si, au contraire, comme l'affirme Poggio, il y avait eu viol, est-ce que Chrysoloras eût souffert que le suborneur de sa fille restât encore à Constantinople, deux ans après l'avoir épousée? Est-ce que l'empereur lui-même ne l'eût pas chassé avec ignominie? Loin de là ; pendant que Filelfo était réfugié à Sienne, Paléologue lui écrivit pour l'engager à revenir à Constantinople, après lui avoir fait jusque-là l'honneur de correspondre souvent avec lui. L'accusation de Poggio sur le chef de viol n'est donc pas vraisemblable. Celle qu'il porte contre les moeurs de Théodora ne le serait que si l'autre était vraie ; car une fille qui a subi la violence, ou qui a donné volontairement les derniers gages de son amour avant le mariage, ou déteste l'homme qui l'a réduite à la nécessité de l'épouser, ou se dégoûte de celui à qui elle n'a cédé que par libertinage. Dans le premier cas, elle se venge ; dans le second, elle suivra tout naturellement les lois de son tempérament. Mais les choses, selon toute apparence , s'étant passées comme je l'ai dit, aucune de ces suppositions n'est admissible , et Poggio a calomnié la femme de Filelfo, tout comme celuici a calomnié la soeur de Poggio et comme il calomniera sa femme. En s'attaquant ainsi l'un l'autre jusque dans les personnes qui leur étaient les plus chères, ils renouvelaient, pour ainsi dire, leur provision d'injures, qui, sans cela, eût été plus tôt épuisée. Mais le comble de l'infamie est de l'avoir fait aux dépens de malheureuses femmes qui étaient probablement innocentes.
11 est un point, je l'avoue, dont je ne saurais me rendre compte aussi bien que des précédents : c'est le récit de
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Poggio, touchant la famille de Filelfo. Celui-ci a beaucoup aidé à nous y faire croire, en ne parlant jamais de ses parents ; car ce n'est pas nous renseigner que de dire qu'il fit un partage de son bien avec son frère Nicolas, et qu'il lui laissa la jouissance du tout, sa vie durant (1). J'en conclus seulement que ce bien était peu de chose, et Filelfo incapable d'en disputer à son frère la moitié. Quoique prodigue, et même à cause de cela, il était généreux. D'où il suit qu'il était à l'étroit, même dans l'abondance, et la prodigalité ne l'appauvrissait pas plus qu'un trésor ne l'eût enrichi. On regrette donc que Filelfo n'ait pas saisi l'occasion où il rappelait ce trait de désintéressement personnel pour venger la mémoire de ses auteurs si horriblement diffamés par Poggio. S'il est un plaisir qu'on ne se refuse pas, quand on est né de parents honorables, c'est celui d'en parler. On le remarque surtout chez les gens de lettres et les hommes de guerre, professions qui offrent le plus d'exemples de personnes parties de plus bas pour s'élever plus haut. Il n'est même pas besoin d'y être déterminé par le devoir de répondre à d'injustes attaques ; il suffit à cet égard de consulter sa piété filiale, et ce noble dévouement qui nous porte à gratifier de nos plus beaux succès ceux à qui nous sommes déjà redevables de la vie. En résistant à cette double impulsion, Filelfo laisse le champ libre aux conjectures, et les plus favorables ne sont pas celles qui s'offrent les premières.
(1) Phil. Epist., lib. XXVII; Catervo jurisconsulto, p. 185, verso.
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CHAPITRE IV.
Réponse de Filelfo à l'invective précédente. — Poggio soufflette par Georges de Trébizonde. — Invective de Poggio contre Amédée de Savoie, qui fut pape sous le nom de Félix V. — Réconciliation de Poggio et de Filelfo. — Poggio quitte la cour de Rome, après y avoir exercé cinquante ans le même emploi. — Sa mort.
Si l'on voulait une preuve que Filelfo et Poggio, en s'inculpant tour à tour, disent quelquefois la vérité, on pourrait la tirer du peu de souci qu'ils ont de se justifier l'un et l'autre. Leur indifférence à cet égard est incompréhensible. Ils se bornent à récriminer, et qui récrimine n'est pas loin de s'avouer coupable. C'est donc par des récriminations que Filelfo répond à la troisième invective de Poggio, et la pauvre Vaggia, cette fois-ci, en reçoit les éclaboussures. Poggio avait perdu toute mesure en outrageant Théodora ; Filelfo eut l'honneur de le surpasser. Non-seulement il impute à la femme de Poggio les mêmes déportements dont celui-ci avait accusé la sienne, mais il pénètre jusque dans l'alcôve de Vaggia, et s'y livre à un examen de sa personne dont les détails sont de la plus révoltante obscénité. Il s'étonne que Poggio qui, pour la vaine gloire de débiter des plaisanteries, n'épargne personne et ne s'épargne pas lui-même, ait fait une exception pour sa femme et ne l'ait point hissée sur ses tréteaux, en spectacle à la foule qu'elle eût édifiée par ses exercices. Il suppose que le silence de Poggio à cet égard vient de ce que sa femme est un sujet si fécond de plaisanteries, qu'on
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en remplirait des volumes, mais que Poggio y serait trop occupé. 11 croit, du reste, que Vaggia n'a pas besoin que son mari la rende fameuse par ses plaisanteries, quand c'est elle au contraire qui le rend illustre par l'éclat et le produit de son libertinage. H parle de l'argent, des bijoux de la riche Ferrare dont un noble héros (1) paya ses faveurs, après les avoir obtenues dans une de ces maisons commodes où Messaline vendait les siennes aux portefaix de Rome ; il ajoute que la phalange barbue de la jeunesse grecque fut à son tour admise au partage des restes de l'illustre personnage, et que de ce commerce de Vaggia Poggio tira beaucoup d'argent. « Et pourtant, ingrat, poursuit-il, tu as tellement perdu la mémoire de ce bienfait, que tu ne dis pas un mot de celle à qui tu le dois (2).... » « Tu nous diras du moins par quel art elle peut souper deux fois de suite et sans désemparer. La goinfrerie est ton fort ; nul n'y est plus ardent ni plus savant que toi, et seul tu manges comme deux à la fois. Si quelque viveur de tes amis t'invite à souper, tu acceptes, selon ton usage, même au sortir de table, quand la crapule fermente encore dans ton estomac, te fait mal au coeur, et cherche une issue. — Tout de suite, dis-tu ; je suis à vous. — Bientôt tu t'enfonces le doigt dans la gorge, et rends ce que tu as avalé, sans l'avoir digéré. Le sang te monte au visage , et ta bouche, sentine infecte, rejette les aliments accumulés de deux repas. De toutes ces choses et de beaucoup d'autres
(1) 11 fait allusion sans doute au marquis de Ferrare, Niccolo d'Esté, ou à Leonel, son successeur. Poggio dut suivre en effet dans cette ville le pape Eugène IV, qui y avait transporté en 1438 le concile de Baie. C'est là que s'opéra en apparence la réunion des Églises grecque et latine, par le concours d'un grand nombre de théologiens des deux communions.
(2) Dec. VIH, bec. 5.
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tu pourrais faire un beau sujet de lazzis. Ne crains-tu pas, d'ailleurs, si tu as encore ta raison, que ta réserve à cet égard ne fasse de la peine à ta concubine? Car enfin Lucia aimerait fort que les saillies de sa verve libertine passassent à la postérité avec les superbes monuments de ton génie. Mais elle ignore la cause de ton silence. Tu redoutes les procès, tu trembles qu'Alexandre le Grand, Bruschini, le trompette Elpénor, l'illustre Carentio (1), mille et mille autres avec qui la possession de Lucia te fut commune, ne t'appellent en justice et ne te fassent condamner[XII]. » Je m'arrête, confondu et surtout dégoûté d'une polémique où les plus viles passions du coeur humain se donnent carrière, sans aucun mélange d'honnêteté, d'esprit et presque de talent ; car celui que les deux champions {lurent avoir consiste à peine dans la forme, où Poggio est le moins mauvais. Mais vraies ou fausses, débitées sérieusement ou comme de simples jeux d'esprit, ces turpitudes n'inspirent que du mépris pour les hommes qui les ont remuées, et prouvent que, sous le double rapport du caractère et des moeurs, l'un ne valait guère mieux que l'autre. Néanmoins on s'intéresse davantage à Poggio, parce qu'il est moins pédant , qu'il prodigue moins les aphorismes de morale, dans le moment où il outrage le plus la morale ; qu'il n'est point hypocrite; que sa brutalité est plus spontanée ; que ses injures sont moins pourpensées, si je l'ose dire, et qu'elles jaillissent tout à coup^ assez semblables aux sources à fleur de terre, dont les eaux, captives depuis le commencement des siècles, s'échappent en bouillonnant au premier coup de sonde. On
il) Autant de non];: ou sobriquets, autant d'énigmes.
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lui tient compte, malgré son penchant invincible pour la dispute, du prétexte vrai ou simulé qui lui fit prendre la plume contre Filelfo, et qui était la défense d'un ami; on reconnaît qu'il sut se conduire, accepter une situation médiocre, sans s'interdire pourtant le droit d'enmurmurer, se faire des amis, leur dire la vérité, parfois trop librement, et les conserver. On convient qu'il fut modeste, et à en juger par les apparences, sinon par ses aveux mêmes, sans ambition : d'où l'on a inféré que, si un homme de ce mérite resta cinquante ans à la cour de Rome sans s'élever plus haut que la charge de secrétaire du Pape, c'est qu'il ne le voulut pas. Croyons plutôt que son désintéressement fut un peu forcé. La cour de Rome était trop sage pour confier le maniement de ses affaires à un homme qui n'avait que de l'esprit, avec une seule manière de s'en servir, la médisance, qui joignait à cela une franchise souvent incommode, très-peu de gravité et des moeurs plus que légères pour un officier d'une cour ecclésiastique.
C'est le malheur des gens qui ont de l'esprit, et que cet esprit porte à la moquerie, de ne pas même épargner leurs sarcasmes aux qualités d'autrui, et par là de donner lieu de croire qu'ils se vengent de ne les pas avoir. On leur accorde qu'ils sont amusants ; on les recherche, on les attire chez soi, parce qu'on aime soi-même à entendre railler les autres et qu'on s'en excepte ; mais on ne fait rien pour la fortune île ces gens-là, ou, après la leur avoir mesurée avec économie, on estime qu'on ne leur doit rien de plus et qu'ils doivent être contents. S'ils se plaignent, on rit de leurs plaintes, comme ils rient eux-mêmes et comme on a appris d'eux à rire de tout. Poggio s'était mis dans ce cas. Il eut certainement de l'ambition; mais, quand il sit
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que personne n'en avait pour lui, il fit de nécessité vertu, dédaigna, comme il le dit quelque part, les présents de la fortune, chanta les douceurs de la médiocrité et mit les humbles plaisirs des champs fort au-dessus des plus hauts honneurs. Il prit le bon parti ; mais peut - être avait-il droit d'attendre de n'y être pas contraint. Pour l'argent, il n'en était point avide, et, plus heureux que Filelfo, il ne vit même jamais soupçonner sa délicatesse. Il avait enfin toutes les qualités sociales dont son adversaire était à peu près dépourvu.
Aussi, se laisse-t-on aller plus facilement à croire ce qu'il dit de Filelfo que ce que Filelfo dit de lui. Mais ce n'était pas au père de plusieurs enfants naturels livrés, par suite de son mariage, aux plus âpres difficultés de l'existence et à la déconsidération la plus inévitable ; ce n'était pas à cet homme, à peine dégagé de ses liens avec la femme d'autrui, à reprocher à qui que ce fût ses mauvaises moeurs, et à Filelfo moins que personne. Filelfo n'avait eu ni maîtresses, ni bâtards, et plutôt que d'en avoir, il s'était marié trois fois. C'était beaucoup, c'était trop pour un homme qui avait voulu, avant son premier mariage et depuis son premier veuvage, se faire moine; mais, s'il montra qu'il était peu continent, il n'offensa du moins ni la morale ni les lois. De ce côté donc, il reprend sur Poggio l'avantage. Partout ou presque partout ailleurs il ne vaut pas mieux, et souvent il vaut pis. Ils étaient nés tous deux pour se faire des querelles avec tout le monde : Filelfo, par cette tière opinion de soi, par ces airs hautains qui respirent l'insulte et la provoquent ; Poggio, par ce ton persifleur qui ne fait grâce ni à une qualité, ni à un ridicule, dont on ne peut être l'objet sans en être
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aussi la victime, et qui s'aiguise d'autant plus que la circonstance est plus grave et qu'il est assuré d'être plus remarqué. L'aventure de Poggio avec George deTrébizonde est bien connue. Un jour que, dans un lieu public et en présence de tous les secrétaires apostoliques, il disputait avec George, il s'y échauffa si fort que des railleries il passa aux outrages, et dit à l'autre : « Tu en as menti par la gorge. » Le Grec répliqua par deux soufflets ; Poggio riposta par des coups de poing. Bref, ils se gourmèrent si indécemment et avec une telle rage qu'on fut obligé de se jeter entre eux et de les séparer. Poggio ne disconvient pas du fait; mais, comme on le verra en son lieu (1), il le raconte un peu autrement. Du reste, il ne nous a pas laissé manquer de monuments de sa passion pour les querelles et de sa médisance ; ils forment au moins la moitié de son lourd bagage littéraire, et ils en formeraient peutêtre les trois quarts si quelques-uns d'entre eux, par exemple une invective contre Giacomo Zeno , évêque de Padoue, ne s'étaient perdus ou n'étaient inédits. J'en fais la remarque, moins pour le déplorer que pour me réjouir que ma tâche en soit abrégée. Frustré à la fois du texte et de la glose, le lecteur y gagnera sans doute doublement. Mais je lui dois compte de tout ce qui est imprimé, et de ce nombre est, outre les invectives contre Valla, objet de l'étude suivante, l'invective contre Amédée, duc de Savoie, antipape, connu sous le nom de Félix V.
Après avoir régné environ quarante ans, Amédée, duc de Savoie, remit en 1434 le gouvernement de ses Etats à Louis, son fils unique, et se retira avec six gentilshommes
0> Dans la Vie de Valla.
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au couvent de Ripaille, près de Thonon, où il prit l'habit d'ermite. Il fut tiré de là par les pères du concile de Bâle, qui, ayant déposé Eugène IV en i 438, l'élurent à sa place en 1440, sous le nom de Félix V. Les partisans d'Eugène semèrent alors contre Félix quantité de libelles qui furent condamnés par le concile. L'invective de Poggio échappa à cet arrêt, parce qu'il ne la publia qu'après l'élection de Nicolas V, faite non à Bâle, mais à Lausanne où le concile avait été transféré. On ne peut pas comprendre, est-il dit dans le Poggiana (1), la raison de cette furieuse invective contre Félix et le concile de Bâle. Félix avait abdiqué, Eugène IV était mort, Nicolas V régnait, le concile de Bâle était dissous; il semblait alors que tout fût en paix. Il faut donc que Félix, malgré son abdication, ait fait quelque tentative pour se relever. Quoi qu'il en soit, résigné à son abdication, ou épris de nouveau des charmes de la tiare, Amédée ne pouvait manquer d'être suspect. Tant d'exemples récents attestaient le mensonge des abdications de cette nature, qu'il était permis de lui supposer la fantaisie de les imiter. Dans tous les cas, aux yeux de ceux qui avaient intérêt à ce qu'il ne remuât point, il était toujours un prétendant. Ainsi pensait, à n'en pas douter, le pape régnant, Nicolas V. C'était le huitième maître que servait Poggio, et celui dont il eut le plus à se louer. 11 avait avec lui d'anciennes liaisons ; il lui avait dédié, avant et depuis son avènement, quelques-uns de ses écrits, et s'il ne lui dédia pas son Dialogue sur l'hypocrisie , il osa le publier, pour ainsi dire, sous ses yeux, comme pour montrer quel fond il faisait sur sa
\\ T. I, part, u, p. 20J.
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protection particulière. L'étonnante hardiesse avec laquelle il y reprend les folies et les vices du clergé frappa le pape, mais ne le fâcha point. Nicolas crut devoir au contraire employer à son profit l'esprit satirique qu'il reconnut dans cet ouvrage, et il chargea l'auteur d'écrire contre Amédée qui persistait, selon lui, à se dire pape. Telle est l'origine de l'invective dont je vais parler. Après avoir vu de quelle façon Poggio traitait un simple professeur d'éloquence, il peut être bon de voir comment il se comporte à l'égard d'un homme tout ensemble, prince séculier et prince de l'Église : car Amédée était l'un et l'autre, ayant obtenu, pour prix de son abdication, la dignité de cardinal, et le droit d'exercer l'autorité pontificale dans tous ses Etats. Voyons d'abord comment Poggio parle du concile de Bâle et des prélats qui en faisaient partie. C'était, selon lui, une synagogue damnée où siégeaient, non pas des hommes, mais des brutes à face humaine; un conventicule ouvert par le diable et par ses suppôts, une caverne de brigands, une sentine de vices d'où il ne pouvait sortir rien de bon, rien d'honnête, rien de conforme à la religion ; une cohorte prétorienne convoquée pour crucifier le vrai Christ dans la cour du palais de Pilate ; un ramas de gens gangrenés de vices, apostats, incestueux, fornicateurs, voleurs, transfuges, blasphémateurs, rebelles à Dieu et à leurs supérieurs, ayant invoqué le Saint-Esprit dans les tavernes, les cuisines et les mauvais lieux, et vendant des décrets, assistés de cuisiniers, de bouchers, de rapetasseurs de savates, de pêcheurs, de palefreniers et de médecins (1).
(1) Je croirais qu'il faut lire mendici au lieu de média, quoique, eu
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11 y avait là, ajoute Poggio, quatre Italiens, comme on les nomme ; mais de quelle partie de l'Italie ? De la Gaule Cisalpine, de ces peuplades pour qui l'Italie est une marâtre, sujets ou plutôt esclaves d'Amédée, prêts à vendre pour lui leur corps et leur âme : quatre Français, non de la vraie Gaule, mais de cette partie de la Gaule, entourée de forêts et de montagnes, pays sale et sauvage qu'on appelle la Savoie : quatre Allemands lourds, stupides, toujours endormis, haïs de Dieu, jamais à jeun et tellement surchargés de mangeaille et de vin, qu'on n'aurait su dire s'ils étaient morts ou- vivants. L'Espagne y était aussi représentée par quatre membres de la même espèce, tirés de la lie de la nation, et qui l'ont déshonorée en participant à l'érection du veau d'or (1).
Les injures contre l'antipape ne sont pas moins violentes, et la part en est plus grande. C'est un nouveau Cerbère (2), un loup rapace, engraissé jadis du sang des fidèles, un lion rugissant qui, sous d'humbles et modestes dehors, cherche une proie à dévorer (3), un fils de Satan, l'opprobre de la foi, un autre Mahomet, une idole élevée pour insulter à Jésus-Christ, un monstre d'avarice et d'ambition, un sot, un fat qui fait l'entendu, quoiqu'il soit si ignorant qu'il sait à peine lire. On frémit en pensant à tout le mal que ce rebut de l'espèce humaine a causé à l'Église et qu'il peut lui causer encore ; mais ce qui est risible,
égard aux dangers qui résultaient du genre de récréations qu'on prenait, dit-on, alors dans les conciles, les médecins y fussent très-nécessaires.
(1) Pog. Opéra,?. 156, 158, 160, 163. Invect. in Antipap.
(2) Ibid., p. 155, ib.
(3) lbid.,ib., et p. 156.
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c'est le nom qu'il se donna, lorsqu'il envahit la chaire de Saint-Pierre.
« Le plus malheureux des hommes qui furent, qui sont ou qui seront jamais, le destructeur de la foi et du culte, le perturbateur de la paix et de la concorde s'est nommé Félix ! Si commettre toutes sortes de crimes, si déclarer la guerre à Dieu et à l'Eglise, si professer l'impiété, avoir une âme perverse et être l'auteur d'un schisme procure le bonheur, je soutiens que tu es non-seulement heureux, mais que personne ne l'est plus que toi. Si, au contraire, à l'exemple de Sylla qui, après avoir rempli Rome de meurtres, de rapines, d'incendies et de proscriptions, osa, au milieu de toutes ces calamités, se proclamer heureux, tu oses toi-même prendre ce nom, quand le schisme divise les nations chrétiennes, que l'Eglise est ruinée, que les âmes font naufrage et que tu es cause de tout cela : que te faut-il encore pour mériter la haine et être l'exécration du genre humain ? Quel bonheur est possible avec le crime et l'impiété? Si tu avais lu dans les sublimes écrits des philosophes ce qui engendre le bonheur, toi, qui es si loin d'en connaître la source, tu n'aurais jamais profané la majesté de ce nom par ton impudence. Pense à cela un jour, vois tes oeuvres et examine qui tu es. Interroge ton coeur, mets à nu tes pensées, et cherche s'il ne s'y cacherait pas quelque ombre de bonheur. Je serais fâché de te donner un nom qui t'appartient si peu ; à moins pourtant que tu ne fasses consister ton bonheur dans le bouleversement de l'Eglise, et que, comme les soldats appellent gain le fruit de leurs brigandages et les dépouilles faites sur l'ennemi, tu n'appelles bonheur le crime, la trahison, le déshonneur
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et la folie. Ecoute-moi donc, je te prie, et, ce qui est bien difficile, connais-toi toi-même. Rappelle-toi un peu les beaux commencements de ton bonheur et fais-en l'objet ' de tes méditations ; rappelle-toi ton installation lamentable et odieuse à toute la terre sur le trône de Satan ; voyons quels honnêtes, quels pieux, quels saints patronages y ont présidé, et ont été la cause que tu recherchasses ce nom de Félix. Sans doute, ils étaient considérables par leur autorité, leur haute prudence, leur vertu sans égale ? Mais non, c'étaient des apostats, des traîtres, des fourbes, des coeurs pleins de malice, des âmes criminelles, des sacrilèges et des infâmes, tirés par toi de l'écume 4es nations, dépourvus non-seulement de toute dignité, mais ne sachant ni la comprendre, ni la supporter du regard, vrais suppôts du diable, flétris de toutes sortes d'opprobres, nés pour paître et créés pour se remplir le ventre... Attiré par leurs prières ou plutôt par la fumée de leurs cuisines et par le fumet de leurs ragoûts et de leurs vins, le Saint-Esprit descendit sur eux. L'or, les présents, les promesses, de simples espérances les avaient tous gagnés. Une partie ne valait pas mieux que des juifs, l'autre que des infidèles ; quelques-uns étaient d'anciens sectateurs de Mahomet qui avaient tout à gagner au renversement de la foi. Voilà les hommes qui firent d'un loup un pasteur de brebis ; événement à jamais mémorable ! bonheur qui sera l'entretien et le ravissement de la postérité! Quoi ! le crime de pareils monstres, tu l'appelles bonheur ? Et tu peux être heureux d'un bonheur qui a cette origine? Quitte, de grâce, ce nom qui t'a été fatal, et dont la grandeur est incompatible avec ta lâcheté et ta condition. Cesse d'être dupe de toi-même et
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de duper le monde chrétien. Avoue-toi pour ce que tu es. Reviens à tes moeurs, à ta vie d'autrefois; aie les pensées d'un honnête homme ; fais ta paix avec Dieu ; soulage fa conscience que les remords déchirent jour et nuit; commence enfin à être sage, quand tu es vieux. Dépose des insignes qui ne t'appartiennent pas et dont tu t'es emparé malhonnêtement; dépose-les avec quelque dignité, et reprends'ceux qui sont à toi... Ne pense plus à cette assemblée de coquins qui s'est appelée le concile de Bâle. Rappelle-toi les desseins de cette canaille, de ce ramas impur de factieux sans honneur, sans foi, sans autorité, sans religion, de ces trafiquants de débauches et non de ce concile. Rejette les décrets de ces ivrognes, effets de leurs hideux cauchemars. Quelle autorité peuvent avoir des constitutions forgées par une plèbe aussi sotte que tumultueuse, et obtenues à prix d'argent ? Appelonsle criminel, ce parti d'hommes déshonorés qui ont rompu avec le vicaire du Christ... Leurs desseins étaient détestables, leurs oeuvres plus détestables encore, n'ayant eu pour objet que le malheur de l'Eglise. Songe à ton honneur, à ta renommée, à ton âge. Tu es le mépris du monde entier qui a horreur du schisme et qui t'en regarde comme l'auteur, l'instigateur et le propagateur; efface cette tache, la honte de ta famille et la tienne. Ne laisse pas à tes descendants le droit de te la reprocher et de maudire ton nom comme celui d'un blasphémateur. Si tu méprises l'opinion, si tu vois l'infamie d'un oeil indifférent, crains Dieu du moins, qui n'admet pas l'impunité du crime. Si tu es rebelle au repentir, sois touché du moins delà damnation de ton àme. Le reste est peu de chose et n'a qu'un temps. Mais la perte de l'âme est éter-
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nelle, et la destinée de la tienne, si tu ne t'amendes, est d'être la proie du feu de l'enfer avec celles des autres hérésiarques [XIII]. »
Tel est le ton de Poggio dans l'invective, quand par hasard il s'adoucit, c'est-à-dire quand chacun de ses mots n'est pas une injure, et qu'il trouve, comme dans ce nom de Félix, une occasion d'émettre quelques idées et de faire de la morale en se jouant sur une antithèse. Encore la morale n'y a-t-elle un droit de cité que si elle porte les couleurs et imite la voix rauque de l'injure ; comme si la vérité, même la plus triviale, eût été moins vraie, pour être exprimée simplement et avec politesse. Nicolas V fut satisfait sans doute d'avoir été si bien servi. Aussi ne suisje point surpris que ce pape et les sept autres qui l'avaient précédé, n'aient vu dans Poggio, ceux-ci qu'un commis de chancellerie rompu à la routine du protocole, celui-là qu'un exécuteur en sous-ordre des hautes oeuvres de sa politique, et que pas un d'eux n'ait élevé sa condition. Il a été traité selon son mérite.
Je reviens à sa querelle avec Filelfo. Elle finit, on ne sait quand, mais de la façon la plus inattendue, c'est-àdire par un raccommodement. Les détails manquent à cet égard, et c'est dommage. On aurait voulu voir comment ces deux hommes, après s'être publiquement déshonorés l'un l'autre, s'y sont pris pour se réhabiliter à leurs propres yeux et s'embrasser ensuite. Ils ont craint de nous l'apprendre. C'eût été en effet une confession embarrassante. Quoi qu'il en soit, on a inséré dans les oeuvres de Poggio (1), sous le titre assez bizarre d'/nil)
d'/nil) 187, édit. citée.
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vectiva excusatoria, une lettre de Poggio, écrite, évidemment depuis sa réconciliation, à quelque ami de Filelfo. Cet ami s'était plaint de méchants propos répandus contre celui-ci, et où, disait-il, on avait cru reconnaître le style de Poggio. J'en jurerais bien pour ma part, si, comme on dit, je ne le parierais pas. Mais voici la justification de Poggio. « Vous m'écrivez que de sottes gens débitent sous mon nom des impertinences et des rêveries contre Philelphe. Je ne me suis jamais mis en peine de ce crue les sotsdisentde moi. Une chose sais-je bien, c'est que tout ce qui mérite le nom d'impertinences et de rêveries n'est point de moi qui n'ai pas accoutumé de rêver et d'extravaguer. Au reste, vous faites fort bien de croire que je n'ai pas couru aux armes légèrement. Etant vieux comme je suis, je ne saurais guère courir, et d'ailleurs j'ai toujours évité avec soin l'accusation de témérité. Jusqu'ici je n'ai jamais rien fait, au moins dans des choses de quelque importance, dont je n'aie pu rendre raison. Vous dites que vous n'êtes pas accoutumé à souffrir des injures. Vous devez juger par vous-même que chacun a sa délicatesse, et que les autres ne sont pas plus endurants que Philelphe. Ne soyez pas assez vain pour croire qu'il ne soit permis qu'à vous d'invectiver, de calomnier et de médire, et qu'il soit défendu aux autres de vous le rendre. Quant à ce que vous dites, queje dois avouer la dette ou me purger, je n'ai point besoin et je ne suis point d'humeur à faire l'un et l'autre. Je me porte fort bien et je n'ai pas besoin d'être purgé ; je ne suis pas d'ailleurs assez sot pour m'accuser quand je ne suis point coupable. Vous voulez qu'on vous communique ce qu'on a écrit contre vous. J'en laisse le soin à qui il appartiendra; ce n'est pas mon affaire.
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Enfin, vous ne souhaitez pas mon inimitié, ni moi la vôtre. Je prendrai toujours bien garde que personne n'ait sujet d'être mon ennemi. Car, je n'ignore pas que ce sont les vices et non les hommes qu'il faut haïr. Pour vous, quel que vous soyez, je vous souhaite la santé de l'esprit et du corps (1) [XIV]. »
Quelques érudits ont cru que Poggio s'adresse ici à Filelfo lui-même. Je ne puis attribuer cette méprise qu'à un de ces excès d'interprétation auxquels la philologie se laisse emporter quelquefois. Il est vrai que lorsque Poggio y revendique pour soi le privilège de dire des injures que semblait s'arroger l'autre, il a l'air d'indiquer Filelfo. C'est que, par la vivacité de ses réclamations, le défenseur de Filelfo s'étant en quelque sorte identifié avec celui-ci, Poggio lui répond comme il eût répondu à Filelfo même. La dernière phrase de sa lettre ne laisse d'ailleurs aucune équivoque.
On ne s'expliquerait pas non plus le dénoûment de cette querelle par la seule raison que les deux combattants, honteux enfin de s'y être engagés , résolurent d'y mettre un terme. On ne paraît pas cependant en avoir soupçonné d'autres. La vérité est qu'ils cédèrent en cette occasion à l'influence de Cosme, toute-puissante sur Poggio, et que Filelfo, alors réconcilié avec l'illustre Florentin, aurait eu mauvaise grâce à récuser. Il était tout simple que les amis de Cosme eussent part au traité de paix signé entre Filelfo et lui, et Poggio y fut compris d'autant plus aisément qu'il était le seul survivant de ces mêmes amis qui par leur cabale en avaient retardé la conclusion. Niccoli était mort
;l) Pnggiailfl. p. 101.
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en 1436, Ambroise le Camaldule trois ans après, et Carlo d'Arezzoen J454. Cette dernière année étant généralement reconnue pour celle où Filelfo obtint son pardon de Cosme, son raccommodement avec Poggio date, selon toute apparence, de la même époque. Au surplus, que le traité ait suivi ou précédé la lettre, il ne fut sincère de la part de Filelfo qu'à l'égard deMédicis. C'est une remarque qui valait peut-être la peine d'être faite, et qui ne l'a point été. Tant que Poggio et Cosme vécurent, Filelfo se tut ; il se tut même après la mort de Poggio, arrivée cinq ans avant celle de Cosme. Mais la cendre de Cosme était à peine refroidie que, répondant à Crivelli qui lui avait reproché d'avoir mérité la haine des plus illustres savants, entre autres Leonardo d'Arezzo etGuarino de Vérone, Filelfo reconnaît : « qu'à la vérité, il avait toujours profondément méprisé trois des plus sots drôles à qui il ait jamais eu affaire, c'est-à-dire, Niccoli, Poggio Bambalion et Pietro Candido, égouts infects de toutes les méchancetés, de toutes les saletés qui sont l'apanage d'une vie déshonorée, mais qu'il avait toujours fait le plus grand cas de Leonardo et de Guarino, qu'il les avait toujours aimés et l'avait toujours été d'eux (1). » Voilà qui donne la mesure de la réconciliation entre Filelfo et Poggio et qui explique également la facilité avec laquelle ils s'y prêtèrent.
Poggio touchait à la fin de sa carrière ; il voulut mourir dans sa patrie. Il quitta, non sans un chagrin amer, dit Shepherd , la cour de Rome où il avait stoïquement exercé le même emploi pendant plus de cinquante ans, et il prit congé de Nicolas V, le coeur brisé. Il venait succé(I)
succé(I) Epist.; lih. XXVI, fol. 183.
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der à Carlo d'Arezzo dans la charge de chancelier de la république de Florence, et son installation eut lieu le 23 avril 1453. «Pour bien connaître cette époque, observe finement Daunou (1), il importe de considérer l'auteur des Facéties, sortant de la cour de Rome, pour occuper une grave magistrature au sein d'une cité puissante.» Tout le monde a lu les Facéties. C'est un recueil de nouvelles du jour, d'anecdotes plaisantes, de bons mots et de contes grivois, tirés des conversations des officiers de la chancellerie romaine sous Martin V, où choses et gens, tout est censuré librement, et où les sarcasmes n'épargnent pas même les souverains pontifes. « C'est une preuve sans réplique, ditGinguené (2), de la licence qui régnait dans les moeurs de la cour romaine que de voir un homme, alors septuagénaire, un secrétaire apostolique, jouissant de l'estime et de l'amitié du souverain pontife, publier librement (3) un recueil de contes qui outragent souvent la pudeur, parmi lesquels plusieurs mettent à découvert l'ignorance et l'hypocrisie alors communes dans l'Etat ecclésiastique, et qui traitent même avec peu de ménagement les choses les plus sacrées de la religion. » Une preuve, ajouterai-je, aussi sans réplique, que cette licence régnait ailleurs que parmi les employés clercs ou laïques de la cour de Rome, c'est que les Florentins, deux ans après, mirent au nombre des prieurs des arts, officiers qui avaient pour mission de veiller au maintien des bonnes moeurs, ce même auteur des Facéties, au risque de le voir en butte aux moqueries des délinquants, et
(1) Uiogr. universelle, article KR. PHILEU>HK.
(2) Hist. littér. d'Italie, rb. xix. (31 C'était en 1450.
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ceux-ci lui désobéir son livre à la main. Avant de quitter Rome, Poggio s'était engagé dans une nouvelle querelle avec Laurent Valla ; il la poursuivit au sein des affaires publiques. Nous en verrons plus loin les effets. Une traduction de Y Ane de Lucien, un dialogue sur la Misère de la condition humaine et une Histoire de Florence, sont de cette époque. Il se proposait de retoucher ce dernier ouvrage, lorsqu'il mourut le 30 octobre 1459, âgé de soixante-dix-neuf ans.
Poggio a été fort loué. Tous les éloges, ou à peu près, dont il a été l'objet, ont été répétés, durant plus de quatre cents ans, d'une manière invariable. La critique à cet égard en est presque restée au point où elle était avant que Valla n'en eût troublé l'harmonieux concert. Mais, sous la plume de Valla, elle fut si brutale qu'elle en perdit tout crédit, et que depuis elle ne l'a plus recouvré. La Vie de Poggio, écrite par Shepherd, et l'ouvrage le plus considérable auquel il ait donné lieu, est comme le résumé de ces nombreux panégyriques sur lesquels même Shepherd renchérit encore. Il est seulement fâcheux que la figure de Poggio ait tant de peine, à se dégager au milieu des innombrables digressions de son biographe, et que sa vie ne soit qu'un accessoire là où elle aurait dû être le principal. Mais, partout où il arrive à percer, Shepherd lui fait si bon accueil et le salue de si gracieux compliments, qu'on voit bien qu'il veut le dédommager de rester si souvent, et parfois si longtemps, sans s'occuper de lui. A beaucoup d'égards, Poggio est digne de ces attentions ; il les mérite par son esprit, son enjouement, sa passion pour ses amis, son zèle à les défendre quand ils sont attaqués, sa fidélité à leur fortune quand elle est malheui. a
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178 LES GLADIATEURS.
reuse, son désintéressement, sa probité. On a raison même d'insister sur ses excellentes qualités ; mais peutêtre n'est-il pas prudent de s'y étendre trop, le souvenir de sa médisance, de sa susceptibilité, de son humeur vindicative et violente, de son mauvais ton, de ses mauvaises moeurs, de ses mauvais écrits, ne manquant pas de se raviver aussitôt. Les qualités, d'ailleurs, qu'on lui a reconnues, ne font pas la réputation d'un homme de lettres; elles ne sont pas surtout un motif pour qu'on l'associe avec Valla, comme on l'a fait souvent, à l'honneur d'avoir été l'un des écrivains qui ont le plus contribué à l'avancement des lettres latines. Sans doute, si celui qui sauva de la dent des rats et de la négligence des moines le plus grand nombre d'écrits des anciens, doit être mis à côté de celui qui ne sut que faire un excellent usage de ces écrits, Poggio a droit au même rang que Valla ; mais cette égalité ne peut être admise. Valla a rendu d'immenses services à la langue latine. Ses Elegantioe, que Poggio traite avec un insolent mépris, non-seulement indiquent une connaissance profonde de cette langue, mais aussi des études vraiment philosophiques de la langue en général. Il faut remonter jusque-là pour retrouver les règles prescrites par nos meilleures grammaires, sur les distinctions de la syntaxe, les inflexions et les synonymes. Et c'est encore une de ses gloires de les avoir observées dans tous ses écrits. On n'en peut dire autant de Poggio. La grammaire ne lui a aucune obligation. Ses traités, ses dialogues, faibles imitations de ce que les anciens ont produit en ce genre, quoique écrits d'ailleurs avec facilité, avec esprit et parfois avec élégance, sont pleins d'impropriétés, de solécismes, d'italianismes, et ne sont pas
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POGGIO. 179
même exempts de barbarismes. Ses lettres, aussi négligées à cet égard que tout le reste (exceptons-en les Facéties, écrites dans le latin le plus plat du monde), se lisent encore, et doivent cet avantage à la variété des matières qui en font l'objet, à quelques pensées fines et ingénieuses, à la franchise, au laisser aller, quelquefois même à la grâce qui les caractérisent. C'est par cette franchise, chez lui toute naturelle et portée jusqu'à l'indiscrétion, bien plus que par le sentiment réfléchi de sa dignité personnelle, qu'il faut juger de la hardiesse avec laquelle il exprime çà et là des opinions offensantes pour l'autorité dont il relevait; ce sont là des boutades d'un esprit généreux , mais plus étourdi que précoce. Outre qu'il en était de ses libertés de langage comme de celles des vieux domestiques; on les tolère, on en sent la pointe, mais on n'en accepte pas la leçon.
Tout cela, sans doute, a pu contribuer à faire de Poggio l'un des hommes de lettres les plus agréables de son temps ; il a manqué des titres qui l'en eussent fait un des plus utiles, et à plus forte raison le premier. Dirai-je que cet agrément même ne peut effacer la tache d'avoir déshonoré sa plume par les plus odieux, les plus dégoûtants des libelles, et sa vie par des moeurs que n'explique que trop le ton de ces libelles ?
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APPENDICE
I
Impurissimam atque obscoenissimamfteculentioris tui non satiram, sed vomicam in virum purissimum et continentissimum Nicolaum nostrum nuper a te versibus naturam tuam repraesentantibus editam, legi non sine summo mentis dolore.... Dolui quidem primum verborum obsccenitatem ut quibus versaris a te conflictam ex arcula putrida labefactoe conscientioe tuoe in eum qui semper habitus est vir tui dissimilis vita, et moribus integorrimus. Dolui quoque tanta mentis vcrtigine te oppressum, ut auderes tuoe viloe depravatoe labem alteri objicere, et ea refricare auribus legentium quoe ne inquinatissimus quidem nebulo sine summo dedecore posset exprimere, quoe lu uovus niorum censor, in maledicendi consuetudinem introducis. lllud etiamaegrc tuli eum quem doctum hominem putaram (nam de perversitate animi nunquam dubitavi), adeo eflerri studio eloquendi, suoe tacultatis immemorem, utneque de quo scribat, neque quoe scribat ob mentis imbccillitatemcogitarit. Nonne erubuisti ac pudicitioe hostis nefarius* Nonne, inquam, licet sis pallidus, vel paululum rubore perfusus es, eum ea litteris mandabas quoe ne cogitaie quidem sine pudore homines possunt? At ea a te prolalaplena dedecoris et obscoenitatis sunt tuoe turpissimoe vitte, tuoe exulceratoe avitiis mentis testimonia certissima. Tu nisi esses spurcissimus omnium quos nostra oetas tulit, nunquam profecto te in coeno vilissimorum verborum tanquam immunda sus libens volutasses, vulvam, tentiginem, Priapum et his similia versibus luis admiscens, in dedecus,ut existimas, alterius. Al id ornne recidet in illam faciem tuam impudicam. Lenonum et meretricum quibus nullus inest pudor, qui apertam impudicitioe artem exercent,est ista loquendi scurrilisprocacitas acpetulantia, ut ea tractent, ea loquantur quorum jam artificium profitentur; ipii
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182 LES GLADIATEURS.
lamen honestaiis, imperterriti, etlatibula sibi quoerunt, et in vulgus verentur proferre et ea quoe sunt actu secretiora.... Vellem ut eos in scribendo de rébus communibus advocasses?.... Sed ut sordidior quam lenones, inquinalior quam meretrices, impudentissimus omnium videreris, hanc novam abominandamque maledicendi licentiam, tibi novus Satyrus atque olidus assumpsisti. Verum nequaquam mirum videri débet, curn cujus mater Ariinini dudum in purgandis ventribus et intestinis sorde diluendis quaestum fecerit, maternoe artis foetorcm redolere ; haesit naribus filii sagaeis materni exercitii altracta putredo, et continui stercoris foelens halitus. Ita faucibus famelicis inhiantis filii impressus est, ut nihil queant nisi olidum ac putridum exhalare.... Existimasli, opinor, hujus xlatis pestis nefaria, tibi laudi fore, si virum optimum cujus intcgerrimi mores summis laudibus per totam Italiam ell'eruntur, probro ac spurcissiaio stylo insectareris. At vcro nullum majus tuorum flagitiorum testimonium in lucem edere poluisli quam ut turpiloquio conareris loedere,qui csset omnium quos nostra oelas lulit modestia et continentia ornatissimus
ornatissimus et gloria Nicolai pupugit mentem invidia
exulceratam; nominis sui splendor perstrinxit lippientes oculos tuos. Et quoniam ille jamdudum indigne ferebat maculari civitatcm tuoe immundissima? vitoe contagione, id egit ut ex ea ejicercris, urbs labe tui nominis purgaretur. Nunc tandem evomuisti conceptum virus, et in eum invectus es quem neminem defensurum putasli. Sed tota abcrras via; hoeret altius Nicolai virtus quam ut tuo ilabello putrido labefactari queat, neque ei quoque deerit qui ejus causam suscipiat.... Itaque erunt, inquam, unus et alter qui et sordes tuas in auctorem ipsnmrefrïcent. Tune facie illa intercisa et inusta ad perpétuant infamiam cicatrice, adeo versibus illis rusticanis acfaeculentis terreri homines putasti,ut hoc tuoe sterquilinium satirae magnopere extimesceremus 1 Referetur tibi par gratia, ut opinor, et forsan paulo uberior, ne nos omnino ingratos putes. Scio satius atque honestius futurum fuisse contemnere illam tuam greeculam levitatem ; sed ne meritis laudibus te fraudatum putes , reddendus est aliquis fructus insulsoe dicacitati, ut jain plane intelligas in eo diccndi génère quo te principcmexistimas,ne calonis quidem vilissimi locum obtinere. Neque tamen nisi paucis respondcbitur, et ad res solum quas malcfica manus exaravit spectantibus ; alia majora et graviora, tum publica, tum domestica facinora alio in loco re-
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APPENDICE. 183
censebuntur. Exprimetur vita omnis ; interiores lurpiludincs dclegentur. Ha locis et temporibus designabuntur, ita confirmabuntur testibus, ut nulla dubitatio legenlium mentibus possit hoerere. Sed ut jam tecum non milite, sed lixa sordidoac mercenario congrediamur. [Poggii Opéra, p. 164, 165, IC6. In F. Philelphum Invectiva 1.)
Il
Sperasti, monstrum infandum, hos tuos insulsissimos versus in quibus eliam maie latine loqueris, allaturos tibi laureolam qua fanaticum caput redimeres : at stercorca corona ornabuntur foetentes crines Priapei valis et sacris suis initiati, ut eum hommes te viderint, insusurrent omnes : Hic est illc Priupeiits Apollo qui non Heliconum sed Merdiconum Latium degustuvit, rujus ex ore tam foeda oratio prodierit, tarn spurridus sermo émanant ? Dignus hic quippe capiti suo ornatus ex quo eum nihil prodeat nisi obsecenum, mercede sibi data muneretur. Sed jam satis ad tua maledicta respondi paucis, expectans ut rescribas. Tum quidem ingrediar latum campum, descendam in certamen, pugnabo cominus et pedem pede conferam. Habeo jam commentarium gestorum tuorum ab ipsa pêne infanti.t iditum. unde sumetur abundc ad dicendum ampla materia. Atque f go hoc agam libentius, quo habetur honestius amicum quam se ipsum tueri. Quod si mecum congredi volueris, hoc quidem beneficium erit in quo reddam tibi gratiam, nisi me animus fallat, salis accumulatam. [Ibid., p. 169; ib.)
III
Vemm quid non affert maledicus conviciator Nicolaum esse reprehensorem maledicum , mordacem, ob eamque causam multorum in se odium concitasse? Permagna hoec quidem crimina haberi debent, praesertim ab eo objecta qui ejusmodi vitia penitus exhorrescat. Nulluin Philelphi maledicum verbum, nulla turpis dicacitas, nulla scurrilis locutio, nulla obsecenadetrectatio,nulla mordax convitiatio, os pieiatis plénum atque honestatis inquinare potest. O exsecrabile gentium omnium porlentum! O monstrum exiliale et ad ultimas terras de-
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184 LES GLADIATEURS.
portandum ! Tune adeo morum tuorum tuique ingenii inscius, tu adeo luoe naturoe oblitus es, et tuoe consuetudinis ignarus, ut tui oris pervcrsitatem objicias Nicolao? Tune alteri tribuis obloquendi crimen in quo ulla absque intermissione versaris, cujus exercitio teneris, quod tibi doctorum omnium virorum malevolentiam comparavit? Tene adeo stupor mentis oppressit, ut te, ut linguam tuam ne recognoscas, loquacem, maledicam, impuram? Sed ne existimes more tuo'delicta conlingere, considéra, quaeso, an vera loquar, teque ipsum expende; et si te demersum et obrutum eo crimine comperies quod alteri objecisti, desine tandem culpare Nicolaum ejus artificii in quo convinceris esse proecipuus architectus. (Ibid., p. 170, 171; Invect. II.)
IV
Quid enim tibi ascllo adventivo negotii erat in hac urbe, ut civibus obtrec.tandi, seditiones domesticas serendi tibi eflrenatam licentiam assumeres, ad ostendendam proterviam mentis tuoe? Non loquimur conficta quoedam, vel dicendo excogitata, sed manifesla rel'erimus, ac tuoe fronti, tuo pectori impressa vestigia corruptionum, mentis infidoe, linguoe fallacis, vocis fraudulentoe. Illi quidem ipsi qui tibi Florentise favebanl, qui tibi animos tanquam latinitori cuidam comproestabant, nequaquam tua impudentia loelabanlur, sed ducebantur partim commercio illorum tuorum commaculatorum quos corruperas, partim uxoris tuae libidine, partim quorumdam aliorum odio et malevolenlia adducti. Coeleri oderant, exsecrabantur, malis omnibus, prosequeban tu r, diem illum,quo te viderant, ultimumtibi esse vitoeoptabant. Nemo te luce, nemo conspectu, nemo oculis, nemo congressu dignum putabat; ut salius esset soepius in die mortem appetere, quam agere spiritum tam malevolum, diis atque hominibus infensum. Age nunc, Nicolaum quis odit aut non diligit potius, proeter Philelphum spurcissimum atque abjectum cadaver? Oranes docti, omnes quibus inest aliquod spécimen virtutis, observant, reverentur, colunt, tanquam païentem omnium bonorum arbitrantur, domum célébrant et fréquentant. Te verô quis non despicitac contemnit? Quis diligit, qui sectantur, qui domum veniunt, nisi poedicae quidam et exsoleti, qui a te acceptant injuriam in uxorem rejiciant, ac barbuloe tuoe foetorem suavitate uxoris
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APPENDICE. 185
consolantur? 0 hirce foeculente; o foetide cornigor, o infelix porlentum ! Tu, tu, inquam, maledicus, tu oblocutor, tu deceptor l'allax, corruptor subdolus, seditione plenus et fraude; tu semper fabricandis mendaciis, tu serendis odiis et discordiis intentusI)i te malis omnibus et exemplis perdant, bonorum virorum nequissimum parricidam, qui malcdicis labiis, nequissimis faucibus, mendosa lingua, inquinato ore, stylo impuro viros probos ac dodos conaris evertere ? Exerce hanc tuam verborum contumeliam; scribe lias tuas satirulas dicaces adversus eosqui de re uxoria tecum ccrtant, adversus corrivales tuos qui tibi cornuti gravati nomen inurant. lllos lacesse, illos objurga, in eos evome si quid putridum in stomacho concepisli, qui te ex pecude abjeclabarbatum hircum reddiderunt, qui tuis temporibus eorneam lauream impresserunt. Habes ad satiram tuam; nunc a me terliam, in qua diligenter infantia tua et stupra materna referuntur, orationem quoe est in manibus cxspecta. (Ilnd., p. 173, 174; ib.)
V
Phoebe, Panormigenoe propera succunere vati; I celer; in magno positus discrimine magnis Cladibus objicitur, sua nec videt ipse pericla. Bambalio tristes en miscet Poggius herbas Quo vitam mentemve furens animumque poetoe Eripiant dio; tan ta est tara dira premensque Invidioe rabies, surgensque libidinis oestus, Mensque assueta malis. Nunquamne, profane, redibis In rectum probitatis iter? nunquamne redibis, Bambalio? Sed qui redeas quo nequior isti, Nunquam qui primo facinus eum lacté bibisti? Nam quid Alexandri, Veronoe dulcis alumni, Trunca raanus, vinctusve puer, Patavique catenoe? Quid fraudes, quid mille doli repetantur, et ipsi Immanes coitus et plusquam barbara vola, Contemptusque deùm, sacri ludibria cultus? Gucius ipse pater si malis forte parentem Hune tibi quam vulgus ) te lethi accusât, habetque Auctorem causamque sui. Scrutare sororem Clodius; at matrem fingis reddisque Jocasten.
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186 LES GLADIATEURS.
Quid mirum si Recta tuo conçussent igni? Becta prius dicta est quo tempore lustra teneret Liberius, fuerat quondam sub Moseos alis Bellalrix Jacoba nigrae fortissima noctis? Quid mirum si Becta tuis immanibus ausis Cessent, Arcadico quoe se submittere nervo Ausa sit, ut mulam mulus subiisse merentem Soepè soles? facinus tibi nullum, nulla supersunt
Flagitia intentala tibi
Accedit quod spurca Venus turpisque libido Bambaliona premit. Puer est tibi scitus ac ipsa Conspicuus forma, qui nec Ganymedis honori Cedat, et in cujus sese miretur Apollo Sidereis oculis; hune Poggius ardet, amatque Non animum, quod docta monent décréta Lycurgi, Sed corpus loevemque cutem. Tibi dira minatur Fata, suis postquam te novit amoribus unum Obstare, et puerum noctesque diesque vocare Ad decus, ad laudem virtutis praemiaclarac. Improbus ingenio rabidaque libidine fervens, Insanit livore citus quo semper in omnes jfistuat, insignes pulchra quos videritulla Arte vel ingenio. Nosti nos vera loquentes Jampridem expertus Romoe quoe monstra parant Iste tibi, eum te digno insigniret honore Maximus Autistes, eum, Bambalione gemente Et tendente manus ad sidéra terque quaterque Vociférante : Pater, quid nos, sanctissime, damno Afficis extremo? Soevo cur objicis hosti? Caetera non refero. Nosti convicia, verum Id pulchrum mirumque fuit, cura deniqueflnem Facturas miser gemitu lacrymisque pérorât, Oscula Pontificis pedibus vinosa daturus, Ore ter heu! dixit. ter podice grandepepedit. Totus es orator, Poggi, tu solus utroque Gutture grandiloquus valeas suadendo movere Horrenles cautes et soevas flectere tigres. Totus es orator, loqueris culoqae cinoedo Oreque, quo lassos consuesti suggère nervos. Heu ! heu ! me vomilus penitùs maie vexât, et oegrè
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APPENDICE. 187
Nauseo.Te superi perdant, spurcissimePoggi. Difficilis nobis geritur provincia, qui de Moribus in satira loquimur, quo tcmpore diro Prodigiosa vigent Tyrrhena per oppida monstra. Jamque eril illa dies (idquod pia numina praestent!) Quum nos ficla putent et non credenda locutos. Quin etiam rumor multos nunc esse per urbes Ausonias qui de sese documenta trahentes Casta probi, sceleris quidquid apposuisse supremi Ad cumulum nos forte putent. Nam quod vel ad omne Humanum crimen natus sit Poggius, omnes Concedunt : non ipse audes, Nicolae, negare, Nec tu, Codre, neges. Ast haec immania nemo Prodigia, exceptis vobis, qui sempcr eadem Peste laboratis, vel quisquisviderit Arnum, Nemo vera putet.
[Fr. Phiklphi Satirarum Hecatostichon dec. V, hec. 7.)
VI
Efûcit hoc morbo nimius quo nocte dieque
Obrueris madidus vini non unius haustus ;
Nec sentis etiam quibus hinc cruciare flagellis
Membratim, capitis tremor unde, podagra dolorque
lnvasit lateris te, Poggi? Fare, quid hoeres ?
Undè dolet stomachus? quoe te stranguria torquet?
Totus sponte péris, nec respicis ipse vel annos
Natorumve grèges quos pellex tollit et uxor.
Quanto igitur melius tandem vel serus et annis
Decrepitus rebusque tuis natisque tibique
Prospicias. (Ibid., dec. VI, hec. 10.)
Vil
Hoc est profecto quo ûsus tantum es impotens animo ac contumeliosus, deorum cognatio te elatum facit et religiosus pater. Ortus enim ex presbytero rusticano oppido Tolentini. et matre adeo religiosa ut se corpusquc devoverit sacerdoti, deorum ge-
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188 LES GLADIATEURS.
nere superbis. Romulus quondam ex Rhea virgine vestali Marlisque sacerdote natus, eum a diis genus haberet, urbem condidit Romanam, caput orbis futuram. Tu non ex Martis sed ex Veneris ministra, et matre non vestali sed florali, ad tui nominis parentumque memoriam, non urbem in Latio, sed in oris spurcitia sterquiliniumcondidisti, in quo sepultus tabescis eum sceleribus tuis. Non soleo carpere mulieres, proesertim libérales; itaque nil profero in matrem tuam; quin potius laudo prudentiam et pietatem, quoe egeno sacerdotulo ex ea re subvenit cujus nihil per usum deperibat. Quid enim illa faceret confecta inopia, mendicitate coacta, cui nihil ad quoestum proeter fémur superesset Cyccho viro patri (id enim ei nomen fuit) vel Cceco potius? qui uxoiis tamdiu vitia ignorans.... Qua consuetudine, deorum numine ac benignitate, ut aiquod fatale prodigium nasceretur, Philelphus noster ortus, nonabsquesigniscoelestibus,cumingentem virum, summum oratorem, barbatum philosophum, stigmaticum furem proedicerent fata. Credo te hoec non negaturum, neque laturum moleste, sed pro summo benelicio dueturum mihique habiturum gratias, qui genus tuum quod sordidum, vile, abjeefum pularas, utpote ex pâtre Cyecho, viro stolido ac stupido, qui manibus, propter opus rusticanum, ad fricandos tergendosque equos pro strigili uti potuisset, in lueem extuli ; et ab Jove progeniem tuam traducens, magno te honore acbeneficio affeci. [Poggii Opéra, p. 176, lnvect. 111.)
VIII
Advexisti ut Jupiter parens ad Italos Europam proedam insignein, perpetuam notam Philelpheoe impurilatis; barbam insuper oblongam, ut aliquid ex Groecis proeter infamiam attulisse videreris; pediculosquoquemultosquiloco ministrorum comités itineris exstiterunt.... Appulisti tandem Venetias, cui dux eum omni turba procerum ac senatoribus proesto in foribus fuit, eum faina esset te a Groecis, gente quondam proeclara, triumphantem redire. Et eum urbem Constantinopolim a te adultero bello subactam in triumphum ducere non posses, illius imaginera nobilem adolescentulam adduxisti. .. Quid ibi (Venetiis)a te gentium omnium sceleratissimo actum? Quid ibi, inquam, proeter furta, fallacias, dolos et levitatem groeculam reperiri po-
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APPENDICE. 189
lest? Fraudasti virum insignem quem honoris causa nomino, Leonardum Justinianum, pretionescio quo librorum, pro quibus eum pecuniam accepisses, et nummos rapuisti, et non dedisti libros. A viro proestantissimo et omni laude digno, Francisco Barbaro mutuos quos nunquam redderes nummosaccepisti. Guarinum iterum Veronensem virum doctissimum et quosdam alios ut tibi nummos crederent, librorum pollicitatione, quos furto ex Groecis subripueras induxisti.... Cum in jus te vocasset Leonardus (nam coeteri tui misericordiores erant), abiisti, venisti navicula Bononiam. Et ne qua urbs, ne quis locus, ne qua regio tuorum flagitiorum vestigiis vacaret, fratrem quemdam, nomine •Iacobum,ex ordine Minorum, itineris çomitem , quinque argen(eis taceis (ut aiunt)quas secum ferebat, suspicione quadam vecligalium a te injecta, tibi deferendas custodiendasque dare persuasisti. Sed custos fuitovium lupus. Cum Bononiam venluni esset, cum ille argentea vasa peteret, dixisti statim, homo fraudulentus ac furax, ad mentiendum promptissimus, te illa cum coeteris rébus tuis Florentiam quo frater iturus esset proemisisse. Ille qui te non norat, non fraudes cognorat, non dolosperceperat, non egestatem senserat, verbis tuis credidit. (Ibid.,p. 179, 180; ib.)
IX
Viditsingularempompam,conspexit lanceam illamdomi repositam, et ad assandum lucanicas conservatam, quoe ita auctoris sui gloria laetabatur, ut semper nova vireret fronde, ne laus tanto labore, tantis vigiliis, diis auspicibus et Venere Génitrice parla
amilteret virginitatem suam Festinans igitur mater ad tantum
tantum nomeu, tandem exoptatissimum fllium vidit. Quam Philelphus gravitate sua, illa censoria ac verenda majestate barboe quam solito longius demiserat, oculo graviori ut aspexit (Africanum superiorem aul Camillum dieeres), manu ad terrain deflexa prehendil atque allevavit. Contrita enim stupidaque materculalanti viri, tam barbati aucloritate, tam slipaticohorte illa egregia proefectorum ac legatorum, qui triumphum comitati erant dignitate veneranda. Et cum domus imperatoria referta esset variis gentibus ac nalionibus, matri ingens palatium in propinqua vicinia ad quod diverteret paravit. O stigmatice proedo! O soeculi infamia ! O nequissime rabula ! nostine quemad-
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190 LES GLADIATEURS.
modum matrem tractaris cum Florentiam venit? Nescis a te do mum per summam contumeliam, precibus uxoris, ne sui dedecora et filii sceleva conspiceret expulsam, in domum Francisci de Hardis vicini sui aufugisse? Ubi mensibus duobus tua summa cum infamia vitam inopem cum sustentasset, demum ope nescio cujus domum te insalutato reversa est. (Ibid., p. 185; t"6.)
X
Objecisti mihinescio quas perdices; tibi pavones comatuli rainistrant ; qui ut domum prudentius frequentarent, auxorem accepisti. Verùm pudicilioe mulieris parcam in te, ne imiter artem mentiendi aut scribendi quoe honeste ac prudenti viro non possunt referri. [Ibid., p. 185 ; ib.)
XI
Quo te nunc confères, nequissime nebnlo, si Ducis sumptus atque impensa tibi negentur? Ad quam gentem, ad quoe loca confugiet mendicitas tua? Totam jam Italiam vagus, extorris, Parthorum more, aliéna stipe egens mendicansque peragrasti? Quid âges, si tibi Mediolanum pecunia desit? Quorum auxilium implorabis? In quorum fidem te trades?Scio quid âges; militiam sequeris, ut te imperatorem exercitus magni videamus. At vero, lixa mercenarie, crux tibi débita te exspectat; is enim erit finis spurcissimi ganeonis. Nam cum senserit princeps ille non laudem, sed ignominiam potius ex tuis ineptissimis scriptis consequi, mutabit animum, et te in tuis sordibus delitescentem eruet aliquando tanquam alterum ex spelunca Cacum, et debito tuis flagitiis proemio mulctabit. Quod si homines deerunt, Deu» ipse scelerum ultor, et vitam scelestam conscientia flagitiorum afûciet, et mortem debito crnciatu ac poena torquebit. (Ibid., p. 187; i'6.)
XII
Scripseris at sa item qua bis solet arte deinceps Continuo coenare vorax; le doctior uno
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APPENDICE. 191
Ad quaecumque furens jubeat Bacchusve Ceresve
Nemo est; officium cedit tibi coena duorum.
Namque soles, si forte tibi meliora parari
Videris ad mensam quam ganeo ponit amicus,
Haud te difficilem proestare ad verba vocantis
Vel bene coenatus ; dum erapula fluctuât intus
Usqoe tibi super ora tumens, stomachoquc laboras.
« Nulla mora est, in quis, venio. » Mox cuncta retrorsum
Indigestaruunt,digitisin gutture mersis;
Hinc coenas rubicundus, edax, fcetensque per omnem
Corporis illuviem, sentinam reddis ab ore.
Hoecet plura tuis poteras condire cavillis.
Si saperes, num forte times ne Lucia pellex
Turbetur, quod et ipsa sales lasciva procaces
Per tam pulchra suos fieri velit oemula notos,
Ingenii monutnenta tui? Sed Lucia nescit
Quid de se sileas, metuis qui plurima litis
Proelia, ne vocitent in jus te lege trahendum
Magnus Alexander, Bruschinus, et ipse canoro
.€re vel Elpenor, clarusque Carentio, mille
Mille quibus tecum communis et una fuisset
Lucia, qui dura te sontem lite subactum
De capite et rébus secum contendere cogant.
[Phil. Satir., Hecat. Dec. VIII, hec. S.)
XIII
Hic omnium qui unquam fuerunt,sunt, aut fuluri exsistunt in— l'elicissimus, qui fidem, religionem, unionem, pacem, concordiam sustulit, nominat se Felicem. Si nefaria scelera, si Deo et Ecclesioe bellum indicere, si impium, si malum, si schismatis auctorem esse felicitatem potest afferre, non solùm felicem, sedfelicissimum esse contendant. Sin verô, utolim L. Syllainfelici Victoria, cum Urbem incendiis, rapinis, coedibus, civium proscriptionibus replesset, in Urbis tanta calamitate se felicem nominavit, tu item in schismate populi christiani, eversione sanctoe matris Ecclesioe, in animarum naufragio, te felicem, tôt malorum causa, audes appellare. Quid abcst quin sis omnium mort.ilium exsecratione, omnium viventium odio dignus?Quoe enim
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192 LES GLADIATEURS.
félicitas potest esse sceleri et impietati conjuncta? Si legisses apud excellentes doctrina viros quoe res pariant felicitatem, cum sis ab illis admodum remotus, nunquam illius nominis dignitatem tua impudentia maculasset. Considéra aliquando quid istud nomen requiratettu qualisexsistas tuis operibus perpende. Excute animum, resera cogitationes, et an in illis aliqua lateat umbra felicitatis scrutare. Pigebit, mihi crede, hoc tibi nomen incidisse nimium a vero alienum, nisi in subversione Ecclesioe a te édita, felicitatem tuam repositam arbitraris. Et veluti qui castra et militiam sequuntur, cum quempiam spoliarunt, rapinas et spolia lucri nomine appellantes, ita et tu scelus, perfîdiam, dedecus, infamiam felicitatem appellas. Sed oro, ut quod estdifficillimum, te ipsum saltem meis verbis admonitus recognoscas. Reveca paululùm mentem ad tuoe felicitatis tam praeclara principia, et qualia illius exordia fuerint meditare. Adverte, quoeso, ad illam tuam in Satanoe tronum assumptionem et cunctis gentibus detcstandam. Inspiciamus a quibus hominibus tua proesumptio facta est, quam bonis, quam sanctis, quam religiosis. Qui ergo tui soliiartifices exstiterunt,ut ex eo Felicis nomine fueris expiscatus? Homines certe summoe auctoritatis, summoe prudentioe, summoe virtutis? Apostatoe, perfldi homines, fraudulenti, corde improbi, animo facinorosi, detestandi, sacrilegi, infâmes, ex turpiludine omnium gentium a te collecti, qui ne infimam ullam quidem dignitatem, nedum summam aut oculis aspicere, aut mente concipere potuissent, perditi Satanoe alumni, viri scelesti, omnium ignominia noti, nati ad pastum, ad farciendum
ventrem creati Ad horum preces vel potius ad horum
coquinoe fumum, ciborumque ac potus nidorem Spiritus sanctus illectus accessit. Hi auro, spe,proemio, promissis conupti, partim Judaeis, partim infidelibus détériores, quidam ex Mahumeti lege profecli, quibus fidei jactura summum lucrum erat futurum, hune egregium paslorem ovium lupum excitaverunt. O rem dignam memoria posterorum ! O felicitatem cunctis saeculis praedicandam ! Tune felix talium virorum opibus esse potes? Tu talium portentorum horrendum actum felicitatem appellas? Abjice, quoeso, deinceps hoc tibi funestum nomen, quod majus est quam tuaignavia et conditio requirat. Noli ampliuste ipsum fallere; noli ulterius decipere populum christianum. Fatcre aliquando te esse quod es. Redi ad priscos mores; priorem vitam assume, suscipe boni hominis cogitationes, redi in
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APPENDICE. 193
gratiam cum Deo, abjice onus conscientioe quod te dies noctesque torquet.... Incipe tandem sapere in extrema oetate. Depone aliéna ornamenta et quod turpiter occupasti cum aliqua dignitate depone.... Abjice curam illius non concilii, sed latrocinii Basiliensis. Respice cogitationes barbaricoe foecis, illius nefarioe colluvionis spurcissimam factionem, in quâ nulla inest fides, nulla auctoritas, nulla religio, lenocinium, non concilium appellandum. Rejice décréta cbriorum, ac somniatorum décréta extimenda. Quid enim auctoritatis habere possunt per tumultum stultoeplebeculoe, pretio et pactione corruptoe, ad evertendam fidem sceleratoe constitutiones? Nefaria hominum turpissimorum factio dicenda est qui a Christi vicario descivere. Ita nequaquam in ea vires tuas colloces.... Mala semper eorum fuit mens,pejor animus, pessima opéra, omnia ad Ecclesioe calamitatem spectantia. Consule jam famoe tuoe, consule honori, consule actati.... Vivis in totius orbis despectu; omnesexsecrantur schisma, te factorem, instigatorem, impulsorem, auctorem illius affirmant; remove hanc a tuo génère labem ; hanc maculam a te aliquando amove. Non relinquas hanc maledicendi posteris occasioncm, ut te schismatis hujus causam singuli judicent, et nomen tuum veluti blasphemi hominis horreant. Qui si judicium hominis contemnis, si despicis infamiam, si hominum opinionem spernis, saltem movearis timoré Dei qui nullum facinus sinit esse impunitum. Moveat te damnalio animas, nisi resipiscas. Alia leviora sunt et ad tempus .duratura. Animoe jactura est immortalis quoe, nisi te corrigas, cum reliquis hoeresiarchis oeterno igné erit perpetuo cnicianda. (Pog. Opéra, p. 162, 163, 164, Invectiva in Felicem antipapam.)
XIV
Scribis ad me certiorem te factum esse ineptias et deliramenta quoedam adversus Philelphum divulgariper homines stultissimos, et me eorum dici auctorem. Ego quid stulti divulgent aut loquantur neque curoe mihi fuit unquam, neque erit; neque etiam scio quid hi de me dicant. Unum scio, quidquid id sit quod deliramenta et ineptioe appellari possit, non esse meum qui vel delirare velineptus esse non consuevi. Non ita, ut opinor, sum rudis atque rerum inops, ut quoeram adjumenta stultorum ad vulI.
vulI.
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194 LES GLADIATEURS.
ganda scripla mea quoe edere et satis tueri ipse novi. Quod me non exislimes temerc ad maledicendi armacucurrisse, vere et recte arbitraris. Nam et jam senex non satis commode possum currere, et tcmeritatis culpam semper eflugi. Cum ita ad hanc diem vixerim ut nihil egerim ( de rébus loquor gravioribus) cujus non probabilem rationem possim reddere. Si contumeliam ferre non suesti, cogères quoque et aliis suum esse ingenium, qui non minus quam Philelphus contumeliam abhorrent. Non autcm ita imperiosus sis ut tibi conviciandi, maledicendi, obtrectandi licentiam concessam velis, coeteris verô se luendi, aut malcdicla tua rejiciendi facultatem ademptam. Quod verè \is ut me purgem vel accusem, neulrum (neque enim est opus) libet facerc. Nam et satis sum mundus et valetudine prospéra, ut purgatione aliqua non egeam; et accusare me tanquam alicujus erroris aut criminis reus a quibus longe absum, stultissimum viderelur. Quod ad te vis deferri si quid adversum te sit scriptum, id eorum cura sit ad quos hoc spécial; nam mea id minime refert. Quod postremo non cupis meas inimicitias, neque ego itidem tuas; daboque operam ut nullus mihi jure possit esse inimicus. Nam ego ita didici non homines, sed vitia esse odio habenda. Tu qualiscumque sis, animo et corpore recte valeas opto. (Ibid,, p. 187.)
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LAURENT VALLA
CHAPITRE PREMIER.
Ce qui distingue la querelle de Poggio avec Valla de celle qu'il eut avec Filelfo. — Naissance de Valla. — Un oracle indique à sa mère enceinte le prénom qu'elle doit lui donner. — Valla sollicite l'emploi de secrétaire apostolique que la jalousie de Poggio l'empêche d'obtenir. — Professe l'éloquence à Pavie.— Attaque le jurisconsulte Bartole. — Va à Milan, puis à Naples, et suit Alphonse dans toutes ses expéditions militaires. — Fait un voyage à Rome. — Écrit là une diatribe contre la donation de Constantin. — Obligé de fuir, retourne à Naples d'où il écrit au pape pour se justifier, et où il ouvre un cours d'éloquence grecque et latine. — Se fait des affaires avec les théologiens de Naples par la trop grande liberté de sa langue.
On contestera peut-être que la querelle entre Filelfo et Poggio ait été purement littéraire; ce qui est certain, c'est qu'elle s'est vidée avec les armes familières aux gens de lettres, et, de la part de Filelfo, avec la plus difficile à manier, la poésie. D'ailleurs, avant d'être des personnages politiques , les deux champions étaient des hommes de lettres. La postérité qui juge en dernier ressort, et qui assigne à chacun son rang et ses titres, ne leur en reconnaît pas d'autre que celui-ci. La preuve que la politique n'a été chez eux qu'une matière propre à acjiïer
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190 LES GLADIATEURS.
le feu de la passion littéraire, c'est que, à l'époque où l'ami de Cosme et le partisan des Rinaldi et des Strozzi s'attaquèrent à force ouverte, il y avait déjà quelque temps qu'ils se faisaient de loin une guerre sourde, motivée par la jalousie dont le professeur de Florence était l'objet. La politique seule ne les eût pas entraînés à tant de violence ; ils n'y apportaient pas l'un et l'autre d'assez fortes ni d'assez nobles convictions. Ils n'avaient à cet égard d'autre opinion que celle qui était utile à leurs intérêts et d'où dépendait essentiellement leur existence. A Florence, Filelfo s'attacha au parti de la noblesse, parce que ce parti le mettait fort au-dessus de tous les autres professeurs et payait son enseignement beaucoup plus cher ; il s'attacha aux ducs de Milan, quoique souverains très-absolus, et bien qu'ils ne le payassent pas avec cette exactitude si nécessaire aux fonctionnaires besogneux; mais ils ne laissaient pas de le combler de présents et de lui conférer des honneurs dont le prix compensait et au delà le désavantage d'un traitement irrégulier. Poggio était un papiste, non pas au sens que la polémique religieuse, introduite par les protestants, a donné depuis.à ce mot, mais en ce sens qu'il était plus dévoué aux papes qu'à la papauté : ce qui ne l'empêcha pas, étant déjà vieux, c'està-dire à un âge où les bons et honnêtes domestiques éprouvent le besoin et se font un point d'honneur de mourir à leur poste, de quitter ses maîtres et le toit qui l'avait abrité pendant cinquante ans, parce que la république de Florence lui offrit une condition plus lucrative, et les lluondelmonti une femme de dix-sept ans avec une dot qui n'en déparait ni la jeunesse ni la beauté.
Il était donc juste de mettre Poggio et Filelfo au nombre
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VALLA. 197
des gladiateurs littéraires, et, parmi les modernes, de commencer par eux. Ils en furent tous deux les premiers et tous deux les plus féroces : Thrax est GallinaSyropar. Pas un de leurs coups dont il ne semblât que l'un ou l'autre ne pût se relever, et jamais, tant qu'ils furent aux prises, l'un n'eût fait grâce à l'autre, quand même les spectateurs lui en eussent donné l'ordre, en levant la main et en abaissant le pouce. Si donc l'un ou l'autre ne resta pas sur le carreau, c'est que leurs armes étaient trop courtes pour la distance d'où ils se mesuraient.
La politique n'eut point de part à la querelle entre Valla et Poggio. Le motif en fut des plus futiles; l'intérêt non pas même des lettres, mais de la grammaire ; le redressement d'une part, de l'autre la défense de quelques solécismes. Le demandeur était Valla et Poggio le défendeur. Le premier n'était pas de ces hommes qui prennent le temps de ruminer des injures, et qui pensent avoir tout dit quand ils les ont alignées en laborieux hexamètres ; il donnait d'abord des raisons, et dans une prose où l'on reconnaissait le professeur familier avec la syntaxe ; les injures venaient ensuite, qui étaient comme la poésie de cette prose ; elles en assouplissaient les formes raides et pédantesques, et prouvaient en même temps à Poggio que, pour être plus docte que lui, on n'entendait pas être avec lui en reste d'euphémismes et de civilités. Valla n'était pas non plus de ces hommes à moitié déconsidérés qui ne doivent qu'à leur esprit, à leurs manèges et au besoin qu'on a toujours, dans certaines régions, du service des malhonnêtes gens, cette faveur équivoque qui est le prix d'une conscience accommodante plutôt que la récompense du vrai mérite ; il était indépendant, respecté, consulté,
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198 LES GLADIATEURS.
aimé ; il avait essuyé des persécutions aussi injustes qu'absurdes, publié un livre dont les éditions, en dépit des envieux, s'étaient succédé avec une grande rapidité, réduit au silence trois ou quatre adversaires qui n'avaient réussi qu'à le contraindre à quitter un pays où ils ne lui laissaient pas un moment de repos, sans parvenir à entamer sa réputation. Une polémique décente, avec un pareil homme, ne pouvait qu'honorer celui qui l'aurait provoquée. Poggio ne l'entendit pas ainsi; la célébrité de l'auteur des Elegantioe l'offusquait; il vomit contre Valla des torrents d'injures, avant même d'être assuré que Valla eût mal parlé de lui.
Lorenzo Valla naquit en 1406 (1), à Rome , d'une famille originaire de Plaisance, et dont le chef était docteur en droit civil. 11 raconte que sa mère ignorait qu'elle fût enceinte; qu'un oracle, en l'informant de son état, lui apprit qu'elle mettrait au monde un fils, et lui indiqua même le nom qu'il fallait donner à ce fils. « Quel fut cet oracle, ajoule-l-il, et par quel saint du ciel il fut rendu, c'est ce que je laisse à prouver non-seulement à ma mère, mais à nos parents, nos voisins, nos connaissances , et au certificat écrit de sa main qu'en a donné mon père (2). » A la bonne heure : Valla se prévaut de l'oracle; mais il n'a pas l'air d'y croire beaucoup. Il fut élevé à Rome jusqu'à vingt-quatre ans. Arrivé à cet âge, et après avoir vainement sollicité de Martin V une place de secrétaire apostolique, que les seules intrigues de Poggio, à ce qu'il assure, l'empêchèrent d'obtenir (3), il vint à Plaisance
(i) Tirabosclii, t. VI, part. 3, p. 1030 et 1031 de sa Storia délia litteratur.i italiana, éd. de Florence, 1809, in-8.
(2) Laurentii Val h* Opéra, p. 347. Ed. de Basle, août 1543, in-fol. [3] Ibid., p. 3.r)2.
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VALLA. 199
pour y recueillir l'héritage de son aïeul et d'un frère de sa mère. De Plaisance il vint à Pavie, où il professa l'éloquence latine, et où il ouvrit cette longue campagne contre les solécismes, qui ne finit qu'avec sa vie. Il attaqua d'abord le jurisconsulte Bartolo, que nous nommons en français Bartole. Il parla, il écrivit contre lui. Il se fit fort de prouver que le célèbre jurisconsulte n'avait aucune expérience de la langue latine, était dépourvu de littérature, manquait complètement d'érudition, et ne savait pas le premier mot de l'histoire romaine. 11 assurait qu'on l'avait un jour entendu débiter gravement que le Tibre tirait son nom de l'empereur Tibère! Les admirateurs de Bartole étaient aussi nombreux que passionnes; ils le qualifiaient de chercheur infatigable de choses, et le mettaient fort au-dessus de Cicéron, grand artisan de paroles, disaient-ils, et jurisconsulte médiocre. Ils s'insurgèrent contre le profanateur de leur idole, et les étudiants en droit l'eussent, dit-on, mis en pièces, si Antonio Panormita ne fût accouru et ne l'eût soustrait à leur fureur. Valla nie qu'il eût cette obligation à Panormita; il convient seulement d'avoir donné lieu à l'insurrection, mais que le recteur des légistes et celui des philosophes se disputèrent seuls à cette occasion (1).
Valla quitta Pavie pendant que la peste y sévissait et se retira à Milan. C'était en 1432. Jusqu'en 1435, on ne sait pas bien ce qu'il fit, rti ce qu'il devint; on sait seulement qu'alors il commença d'être connu du roi de Naples, Alphonse H, et que de 1435 à 1442 il accompagna ce prince dans ses voyages et dans ses expédi(lv
expédi(lv p. 629, «30. Baie, août 1513.
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200 LES GLADIATEURS.
tions guerrières. 11 prenait très au sérieux ses services dans les armées de terre et de mer, et n'entendait pas raillerie là-dessus. « Tu mens, dit-il à Poggio, quand tu nies que j'aie seulement navigué. J'ai été à Venise qui est au milieu des eaux ; j'ai été dans l'île de Sicile. J'ai plus d'une fois perdu de vue les côtes de FEtrurie et de la Ligurie. Près de l'île d'Ischia et ailleurs, j'ai assisté à des batailles navales, non sans péril pour ma vie. Tu mens aussi, quand tu contestes que j'aie jamais fait la guerre et même vu une épée nue. J'ai été le compagnon du roi Alphonse dans toutes ses campagnes ; j'ai vu maints combats où ma vie a été en jeu ; j'ai passé le détroit sur une trirème et très-bravement défendu un couvent, à Salerne, qui avait pour abbé un frère que je n'avais pas vu depuis longues années. J'omets le reste, de peur qu'on ne dise que je me vante [I]. » On le dit tout de même sans cela ; car, de son propre aveu, il n'a guère été partout que simple spectateur. Mais son courage passif eût mérité quelque récompense militaire, ne fût-ce qu'un brevet de capitaine. J'oserais parier qu'il le reçut, et que c'est là peut-être ce qu'il ne veut pas dire.
Cependant Valla ne demeura pas longtemps à Naples ; il vint à Rome en 1443, où bientôt il fit parler de lui.
La république chrétienne était pacifiée, les antipapes avaient abdiqué, l'empereur grec, le patriarche, les métropolitains et les évêquesde son Eglise avaient reconnu, au concile de Florence, la suprématie de Rome, confessé et signé que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, après avoir soutenu le contraire pendant cinq cents ans. Le moment semblait donc assez mal choisi pour troubler l'Eglise catholique dans les douceurs de son triomphe, et contester
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VALLA. 201
au pape une autorité que ses adversaires les plus anciens et les plus opiniâtres venaient de reconnaître solennellement. Toutefois, le bruit courut à Rome que Valla était l'auteur d'un livre où, avec une violence excessive, il niait un des faits les plus concluants en faveur de cette autorité. On ne voulut pas y croire d'abord, d'autant plus qu'Eugène IV venait tout récemment d'accorder à Valla deux bénéfices, et que, si l'ingratitude n'est pas habituellement très-scrupuleuse, elle est du moins plus patiente. Il n'y .avait pourtant rien de plus vrai, comme aussi il était vrai que Valla n'avait point publié cet écrit. Mais il s'en était vanté, il en avait lu des fragments à plusieurs personnes, et quelque chose en avait transpiré. Eugène consulta les cardinaux ; il leur ordonna de s'assurer du fait, résolu de punir Valla, s'il était reconnu coupable. Valla, effrayé, s'enfuit. Il vint déguisé à Ostie, puis à Naples où il s'embarqua pour Barcelone (1).
L'opuscule, cause de sa disgrâce, a pour titre : Defalso crédita et ementita Constantini donatione Declamatio (2). Dédaignant de pénétrer dans l'histoire avec le flambeau de la critique, mais uniquement pourvu de cette espèce d'arguments que l'imagination suggère aux purs déclamateurs, Valla entreprit de prouver que la donation de Constantin aux papes était chimérique et insoutenable. Combattre les faits par cela seul qu'ils manquent de vraisemblance, n'est pas précisément une méthode conforme à la plus exacte manière de raisonner. Combien d'événements vrais ne laissent pas de paraître invraisemblables ! Mais, cette fois-ci, Valla rencontra juste. Les travaux des
(1) Tiraboschi. Sloria délia letteralura ital., t. VI, part. 3, p. 1034.
(2) Valloe Opéra, p. 731 et suiv.
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202 LES GLADIATEURS.
érudits ont démontré, il y a longtemps, que cette donation était une fable : Valla eut le mérite de le deviner (1).
Echappé de Rome, il voulut se défendre et envoya au pape une apologie qui est aussi parmi ses oeuvres (2). 11 n'y dit pas un mot de son écrit sur la donation; ne l'ayant pas publié, il n'y avait pas lieu qu'il s'en excusât. Mais il en avait publié d'autres, tels qu'un traité Du vrai bien et de la volupté, et sa Dialectique (3). Avant qu'il ne révélât son dessein de prouver aux papes qu'ils occupaient un trône temporel usurpé, ces livres avaient paru très-innocents ; ils devinrent alors gros de scandale et d'hérésies. Une de celles qu'on lui pardonnait le moins était de maltraiter Aristote, vénéré dans ce temps-là presque à l'égal d'un Père de l'Eglise, comme aussi d'attaquer Cicéron et Virgile, tandis qu'il exaltait Epicure.- Sur tous ces chefs, Valla se défend avec beaucoup de vivacité, et trop d'indépendance pour faire croire qu'il voulût ou espérât convaincre le pape. Le fait est qu'il ne s'en souciait guère ; il était en sûreté.
11 quitta bientôt Barcelone et revint à Naples. Alphonse le reçut avec toutes les marques de son ancienne amitié, lui accorda tous les honneurs dont il était prodigue envers les savants et le déclara par un diplôme, poète et homme versé dans toutes les sciences divines et humaines (i). Remarquons que Valla n'était ni poète ni théologien, qu'il n'avait pas même encore fait le seul
(1) Corniani, / Seco/i délia letter. ita/., t. II, p. 2IG, éd:t. de Brescia, 1818.
(2 Pro se cl contra cn/umniatores apologia, in Valla? Oper., p. 795 et suiv.
(31 Va/1. Opéra, p. G45 et suiv.; 896 et suiv.
(4) Ibid., p. 7U7.
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VALLA. 203
distique dont il est l'auteur avéré, ni eu sa fameuse dispute avec un moine sur leSyin bole des apôtres. Le diplôme était-il une pièce de chancellerie, rédigée en termes généraux applicables à tous les savants, sans qu'on prît la peine de spécifier quelle était leur science"?
Valla ouvrit à Naples un cours d'éloquence grecque et latine (I). Sa réputation lui attira beaucoup d'auditeurs, et son opiniâtreté à combattre les erreurs et les préjugés religieux du vulgaire lui suscita beaucoup d'ennemis. 11 est le premier, je pense, qui s'avisa de traiter de fourberie la lettre du roi Abgare à Jésus-Christ, et de nier même que cet Abgare ait jamais vécu (2). 11 est le premier du moins qui l'ait dit ' publiquement et qui ait défié un évèque de prouver le contraire. Le prélat blessé s'en vengea. 11 y avait alors à Naples un moine, nommé Antonio da Bitonto, dont les prédications étaient fort suivies, et qui devait celte vogue aux éclats de sa voix et à la véhémence outrée plus qu'à la douceur insinuante de sa parole. Entre autres choses, il affirmait que saint Jérôme était né à Rome, et (pie le Credo était l'oeuvre collective des apôtres, chacun ayant fourni son article à ce symbole. Valla eut le tort grave d'aller trouver ce moine, de lui demander, comme il est d'usage de pédant à pédant, de nommer ses auteurs, et, parce que l'autre ne s'en mettaitpoint en peine, de se moquer de lui. Le dimanche suivant, qui était le jour de Pâques, le moine, au lieu d'un sermon, prononça contre son censeur une invective où, sans le nommer, il le désignait si clairement que tout le monde le reconnut.
(1) lbid.,\>. 349. (2; Ibid., p. 35<î.
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204 LES GLADIATEURS.
Valla se piqua au jeu, il annonça qu'à un jour prescrit, il soutiendrait son sentiment dans la grande salle de Santa-Maria Coronata. Il invita toute la cour à y assister. Le jour approchait, quand le roi, mieux avisé, fit remettre la dispute, sous prétexte qu'une indisposition l'empêchait ce jour-là d'en être témoin. La vérité est qu'il craignait le scandale et que les choses n'allassent au point où il n'aurait plus le pouvoir de les arrêter. 11 plut à Valla d'attribuer l'ordre du roi à un sentiment de pitié pour ses adversaires, et il s'empressa de le leur faire savoir par ce distique insolent qu'il afficha lui-même à la porte de la salle :
l\ex pacis miserans sternendas Marte phalanges, Victoris cupidum continuit gladium.
Us en furent si indignés qu'ils ne négligèrent rien pour faire condamner l'auteur à mort, ou à une prison perpétuelle. Unis à l'évêque de Pouzzoles, à celui d'Alesano, le même que Valla avait défié au sujet d'Abgare, et à d'autres théologiens, ils le citèrent devant le vicaire de l'archevêque de Naples. Valla comparut. Il se trouva en face de l'inquisiteur et de quelques prélats auxquels il donna le nom de pontifes de la loi et de pharisiens. Ils lui ordonnèrent de confesser et d'abjurer ses erreurs; ilrépondit qu'on l'obligerait de commencer par les lui faire voir. On lui rappela son sentiment sur le Symbole des apôtres. Valla le maintint, en protestant d'ailleurs, qu'à cet égard il croyait ce que croyait l'Église. On lui fit un crime de quelques corrections qu'il avait faites dans les décrets des papes, sous prétexte dé réparer des erreurs de copistes ; on lui dit que cette audace était digne du feu. Il sentit
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alors le péril, et protesta de nouveau qu'en toutes ces choses il croyait aussi ce que l'Eglise croyait. On le pressa de condamner et de rétracter ses écrits : « Que ne m'apprenez-vous, dit-il, en quoi je me suis trompé? J'y verrais plus clair et me rétracterais en connaissance de cause. A moins pourtant que vous n'aimiez mieux une rétractation débouche que de coeur.» Là-dessus, l'évêque d'Alesano le saisit à la gorge et lui crie: « Coquin, il faut tout à l'heure que ton orgueil soit abattu. » Valla répète comme auparavant : « Je crois sur ceci tout ce que l'Église croit. » On lui demanda ensuite son sentiment sur les dix catégories d'Aristote. 11 demanda à son tour, si, comme le Décalogue, les dix catégories sont articles de foi. «Pourquoi non? répliqua-t-on. Ignores-tu que le dogme de dialectique, sens divisé, sens composé, sert à expliquer les points controversés, les plus importants de la théologie ? »
Cependant, averti du danger que Valla courait, le roi envoya des gens pour le protéger. Cet incident mit fin aux débats. En même temps, Alphonse fit venir les évêques et les théologiens qui composaient le tribunal; il leur reprocha la fausseté de leurs accusations, l'iniquité de leurs procédures, et leur enjoignit de cesser de perse • cuter un innocent (1). Un siècle plus tard, Valla, selon toute apparence, n'eût point échappé au bûcher, et aucun roi n'eût été assez puissant pour l'y dérober.
Dégoûté des querelles théologiques, il reprit ses travaux littéraires, acheva son Histoire de Ferdinand d'Ara(1)
d'Ara(1) p. 356 à 3G2.
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gon, et écrivit son traité des Elégances. De leur côté, les théologiens semblaient avoir renoncé à le perdre. Mais les méchants desseins qu'on abandonne trouvent toujours quelqu'un pour les reprendre et les exécuter. Les gens de lettres, non moins irritables que les théologiens, essayèrent de faire ce que n'avaient pas fait ceux-ci. N'ayant pas leur puissance, ils y suppléèrent par la patience, ils attendirent du temps ce que trop de hâte avait compromis. Moins rigoureux d'ailleurs, ils ne demandaient pas la mort du pécheur, ni même son amendement, ils n'aspiraient qu'à l'éteindre ou à se débarrasser de lui.
CHAPITRE II.
Invectives de Valla contre Bartolomeo Fazzio. — Celui-ci dérobe le manuscrit de l'Histoire de Ferdinand, y relève plus de cinq cents fautes et les divulgue. — Explications à ce sujet entre Valla et Fazzio devant le roi. — Extraits des invectives de Valla. — Comment il manie l'injure plus habilement que Poggio.
Valla fut successivement provoqué par Bart. Fazzio et Antonio Panormita, tous deux comme lui bien traités d'Alphonse,Antonio da Ro ou Raudensis, Benedetto Morandi, et enfin Poggio. Il leur répondit à chacun par des invectives. Si je voulais les analyser comme j'ai fait pour les invectives de Poggio et les satires de Filelfo, un volume n'y suffirait pas ; il faut se borner. Toutes d'ailleurs, à l'exception de celle contre Antonio da Ro, se ressemblent, se répètent même, au moins dans la forme. Je
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ne ferai que glisser sur la plupart. Mais l'atrocité des accusations de Poggio ayant forcé Valla à entrer dans des détails sur sa propre vie, ses travaux, son caractère, aussi intéressants qu'imparfaitement connus, j'ai dû m'étendre tant sur les écrits où Poggio l'attaque, que sur ceux oit Valla s'est défendu.
Aveuglés par la fureur, impatients de s'insulter, etquand ils s'insultent, sachant bien après tout qu'ils ne se calomnient guère, Fil elfo et Poggio ne songent pas à se justifier, et n'en sentent jamais le besoin. Ils se bornentàrécriminer, ce qui, je l'ai déjà dit, équivaut à s'avouer coupable. Valla procède autrement. Il cite les accusations de son adversaire dans les termes où elles sont exprimées, et les réfute aussitôt. C'est un débat contradictoire en présence du lecteur qui est le juge. Telle est la méthode de Valla. Ses invectives ne sont, à proprement parler, que des dialogues. Le retour alternatif des interlocuteurs, la gravité des attaques, la vivacité des reparties, enfin la lumière qui jaillit de la contradiction, quand elle a lieu face à face et, si l'on peut dire, à brûle-pourpoint, tout cela donne à ces écrits un air de singularité qui les approche du drame, et les fait lire avec infiniment plus d'intérêt que ceux de Poggio.
Bartolomco Fazzio osa le premier se mesurer avec Valla. C'était un littérateur génois qu'Alphonse avait accueilli à sa cour, et qui, très-jaloux du mérite de Valla, l'était plus encore de sa faveur. Il ne sut pas longtemps le dissimuler, et il joua à Valla un tour où il fit bien voir qu'il était aussi roué courtisan que dangereux ennemi. 11 est vrai qu'il eut pour complice un homme qui eût été son maître en intrigues, un homme de sac et de corde, si l'on en croit Valla, un abîme de méchanceté ; cet homme
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était Panormita. Il avait été jadis l'ami intime de Valla, et il lui en marquait alors son regret par une inimitié sourde, mais persévérante et implacable. On a vu quel service considérable il avait rendu, disait-on, à Valla, dans le temps qu'ils demeuraient ensemble à Pavie ; mais on a vu aussi que Valla niait formellement ce service et même qu'il fût obligé à Panormita en aucune façon. Au contraire, il assure (1) que celui-ci, fier autrefois d'avoir enseigné les autres, l'était encore plus d'avoir été enseigné par Valla ; que lorsque Valla professait la rhétorique à Pavie, Panormita suivit ses leçons pendant plus d'un an, quoique le disciple eût quinze ans de plus que le maître ; qu'il gâta ces procédés aimables par la jalousie où il se laissa emporter en apprenant le grand succès du livre du Vrai bien, et par d'autres procédés des plus malhonnêtes.
V alla n'était pas plus l'obligé de Fazzio que de Panormita, mais il avait des titres particuliers à son ressentiment, pour l'avoir servi lui-même au delàde ce que Fazzio eût désiré. Celui-ci avait un jour prié Valla de lire son Histoire des guerres entre les Génois et les Vénitiens et d'y consigner ses remarques. On ne saurait faire chose plus agréable à un critique que de l'encourager à critiquer. Aussi Valla en usa-t-il en toute liberté, et quand il rendit à Fazzio son manuscrit, le pauvre auteur y trouva tant de remarques, qu'il dut se résoudre à ne pas le publier (2). Mais cette condescendance n'était que de la politesse; le ressentiment couvait au fond. Peut-être même que Panormita fit honte à Fazzio de cette politesse même. C'est alors que changeant d'avis, Fazzio pensa tout de bon à prendre
(l)Ibid., p. 624. (2) lbid,\). 461.
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sa revanche. Il s'en ouvrit à Panormita qui lui offrit son concours.
A quelque temps delà, Valla remit au roi le manuscrit de son Histoire de Ferdinand d'Aragon, pour que Sa Majesté y fît aussi ses remarques. L'auteur y avait ménagé de grandes marges, où la plume royale pouvait se donner carrière. Il convenait d'ailleurs que cette histoire était imparfaite, et que le style avait besoin d'être retouché. Le roi fit placer le manuscrit dans sa bibliothèque et donna l'ordre à son bibliothécaire de le lui remettre tous les soirs, au moment où il se coucherait (1). Était-ce un moyen de hâter ou de retarder l'heure du sommeil? Valla n'en décide pas. Cependant Alphonse partit pour une expédition, Valla le suivit. Voué tour à tour à Mars et à Minerve, il était de toutes les parties du prince où il s'agissait de rendre un culte soit à l'une de ces divinités, soit à l'autre. Pendant qu'il faisait campagne contre les ennemis d'Alphonse, les siens qu'il avait laissés à Naples ne restaient pas inactifs. Ils profitèrent de l'absence d'Alphonse pour gagner le bibliothécaire et obtinrent de sa perfidie ou de sa faiblesse communication du manuscrit. Ils le parcoururent à la hâte, et néanmoins y relevèrent plus de cinq cents fautes (2). Fazzio en prit note, décidé à en amuser et la ville et la cour. Sur ces entrefaites, le roi revint à Naples et Valla avec lui. Ce dernier avait à peine eu le temps d'essuyer la poussière des batailles, qu'une dispute s'éleva entre Panormita et lui, au sujet d'un passage de TiteLive, qui était altéré. Le roi était présent ; il aimait ces disputes ; il s'en égayait, encore que les parties y perdis(1)
perdis(1) Opéra, p. 464.
(2) Ibid., p. 465.
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sent souvent leur dignité, et que la majesté royale en souffrît quelque atteinte. Cette fois-ci, Panormita ayant eu le dessous, pensa rattraper l'avantage, en jetant à la face de Valla cette révélation terrible : « Eh ! cet homme qui me censure, qui censure les manuscrits, qui censure Priscien, a commis plus de cinq cents fautes dans son Histoire. » Valla fut stupéfait. Comment les voleurs avaient-ils découvert son trésor? 11 allait s'écrier ; mais il se contint S'il n'avait pas fait cinq cents fautes, il savait du moins en avoir fait quelques-unes, puisqu'il en avait prévenu le roi, en lui offrant son manuscrit. Il attendit donc que ses ennemis les lui fissent voir ainsi que leisurplus; mais ils s'en gardèrent bien. Ils savaient qu'il était en pourparler avec la cour de Rome pour y obtenir un «mploi, et qu'il allait partir. Plus grave est le tort imputé aux absents, et plus sûr le coup porté par derrière. A peine Valla est-il à Rome que Fazzio produit, sous la forme d'une triple invective, ses remarques manuscrites. On se les communique avec civilité, on les bit à la hâte. Courtisans et gens de lettres s'en divertissent à l'envi, et le soleil n'a pas achevé sa carrière, que Valla est condamné par contumace, sans que le roi même parût en savoir quelque chose.
A cette fâcheuse nouvelle, Valla revient à Naples. Ses ennemis ne l'y attendaient pas sitôt; ils suppriment leur libelle. Valla le demande à tout le monde, mais tout le monde l'a vu et personne ne l'a. 11 le fait demandera Fazzio qui le refuse tout net et répond qu'il le donnera selon sa convenance et non autrement. « Alors, dit Valla, en présence d'une assemblée nombreuse, je suppliai le roi, à qui j'avais donné l'histoire de son père pour qu'il la lût et la corrigeât, d'ordonner à Panormita, ici présent, de re-
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mettre entre mes mains le manuscrit qu'il avait soustrait parla faute du bibliothécaire, afin qu'après l'avoir corrigé, je le publie, sous le bon plaisir de Sa Majesté. — Cela est juste, dit le roi. Et il ordonne aussitôt à Panormita de rendre le manuscrit. L'autre dit qu'il l'apportera le lendemain ; ce qu'il fit en effet. Mais comment? c'est ce qu'il importe de savoir. Le lendemain, les duumvirs de la république des lettres arrivent avec deux manuscrits, le leur et le mien, celui-ci qui déclarait manifestement leur vol. Ils exigent ensuite du roi qu'il leur permette de lire en présence de toute sa cour les notes sur mon histoire. Le roi y consent. Fazzio commence par lire le passage qu'il espérait devoir faire le plus d'impression, comme étant, disait-il, d'une indécence révoltante ; c'est le passage où il était dit que le roi Martin, à cause de son obésité et de sa complexion maladive, ne pouvait cohabiter avec sa femme sans le secours d'autrui. Je vis aussitôt la folie de ce misérable, comme aussi celle de Panormita qui tenait impudemment à la main l'objet de son vol, et je dis : O les honnêtes gens qui, après avoir refusé, malgré mes prières réitérées, de me communiquer leurs observations, me somment d'y répondre devant un tribunal tumultuairement convoqué, si toutefois ils veulent que je répondeet non pas quereller ! Vous voyez, Sire, comme ils me défient. Ils ne sont ici que pour m'insulter : ce qui est tout à fait indigne de Votre Majesté. — Vous avez raison, dit le roi ; ce n'est ni le lieu, ni le temps, ni le tribunal convenables pour juger un pareil procès. Il n'est pas juste non plus de censurer publiquement un écrit que l'auteur n'avait pas pris l'engagement de publier. Suivant l'ordre que je vous en avais donné, vous m'avez remis, Valla, l'histoire de mon père, pour que je la lusse, et
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avec le dessein de la retoucher ; je l'ai lue, en effet, et mes occupations seules m'ont empêché de la relire. Je vous l'ai déjà dit deux fois, je vous le répète, et vous déclare qu'elle m'a fait le plus grand plaisir. Maintenant, si vous voulez la revoir, je suis tenu de vous la restituer. En disant ces mots, il prit le manuscrit des mains du voleur avéré et sacrilège, qui pleurnichait de honte avec son sot complice, et il me le rendit. De part et d'autre il fut encore dit bien des choses ; mais il est inutile d'en parler, le roi, en définitive, m'ayant adjugé la victoire et réduit mes ennemis à rougir et à pâlir tour à tour. Qui ne croirait après cela qu'ils se sont abstenus de publier leur libelle? Ils en avaient fait trois livres, ils en firent un quatrième! L'ouvrage entier fut transcrit plusieurs fois et envoyé dans toute l'Italie. Comme je n'avais pu m'en procurer un exemplaire à Naples, mes parents m'en envoyèrent un à Rome, copié sur l'exemplaire même qu'avait reçu Poggio [II]. »
Ce récit est curieux, et la modération du narrateur paraît être une garantie de sa sincérité. De pareilles scènes n'étaient pas rares dans le palais d'Alphonse ; elles avaient pour spectateurs les courtisans, pour juge le roi lui-même. Panormita et Valla y jouaient souvent les premiers rôles, mais celui-ci avec une incontestable supériorité. C'est ce qui attisait la jalousie de l'autre, et le poussait à se venger par quelque moyen que ce fût. On doit admirer toutefois la débonnaireté de ce roi qui ne s'offense point de la violation d'un dépôt confié à sa garde, qui n'en parle même pas, qui n'y fait pas même allusion. On dirait qu'à ses yeux l'acte déloyal de Panormita et de Fazzio est un acte tout simple, peut-être même un tour excellent, et tel qu'il leur eût valu cent ans plus tard, à la cour de François Ier, un
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brevet de maîtres Gonins dans la république des lettres. Mais avant tout, Alphonse était roi, même pour les gens de lettres; et s'il voulait bien qu'ils lui manquassent quelquefois, c'était à la condition que, comme des fous de cour, ils l'égayeraient souvent.
Quoi qu'il en soit, Valla était content d'Alphonse qui l'avait vengé ; il lui restait à se venger lui-même ; il n'y mit pas de retard. Aux quatre invectives, fruit de la jalousie et de la rancune combinées de Fazzio et de Panormita, il répondit par quatre invectives où il n'oublie aucune des objections ni des injures de ses adversaires. On n'en a pas plutôt lu quelques lignes qu'on est amené à tirer cette conclusion : que s'il y avait, comme Valla en était convenu lui-même, des fautes dans son histoire de Ferdinand, il n'appartenait qu'à lui de les voir et de les corriger, et que du moment que d'autres s'avisaient de le suppléer à cet égard, non-seulement ces fautes n'étaient plus des fautes, mais de simples peccadilles, et souvent même des beautés. D'une part, un dénigrement aveugle ; de l'autre, un amourpropre féroce,expliquent ce phénomène. Fazzioabuse étrangement de la critique, et presque toujours, par cela même, il prête le flanc à Valla ; mais quelquefois aussi il voit juste. Valla fléchit alors visiblement, tantôt se réfugie dans les subtilités et les injures, et tantôt se dérobe. On pourrait contester, par exemple, la force de ses arguments en réponse au fameux passage relatif au roi Martin. Voici ce passage. Qu'on me permette de ne le citer qu'en latin :
« FAZZIO (1). Sunt qui dicant nullo pacto, nec medicorum arte, nec multifariis machinis potuisse eum vel puellee
(1) C'est Fazzio qui est censé parler et rapporter la phrase de Valla dans les termes mêmes où celui-ci l'a écrite.
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virginitatem demere, vel cum muliere concumbere, licet mater alieeque nonnullse foeminse velut ministrae puellae adessent, licet viri quoque aliquot régi auxilio essent, qui ventre quasi appensum per fascias a lacunari pendentes quibus tumor proni ventris cohiberetur, demitterent eum sensim in gremium puellae ac sustinerent.
« VALLA. Abominable Sarmate, n'est-ce pas assez pour toi de divulguer des choses que, par pudeur peut-être, j'eusse dû ensevelir dans le silence, faut-il encore que tu retranches de ma phrase ce qui en est le meilleur? car en voici la conclusion : Mais peut-être vaut-il mieux taire des faits de cette nature. C'était un léger voile qui servait à couvrir la nudité de la proposition précédente ; ce voile, tu l'as arraché, pour faire ressortir davantage la crudité de chacun des membres qui la composent.
«FAZZIO. Les termes en sont encore plus vicieux que la pensée. Et d'abord, ils pèchent contre le principe de la brièveté, car il suffit souvent de dire qu'une chose s'est faite, sans s'étendre sur la manière dont elle s'est faite. Ici donc, il fallait se contenter de dire ; Sunt qui dicant regem nulla arte nullove consilio ex regina libens gignere poluisse, et ne pas ajouter des circonstances qui choquent les oreilles du lecteur. On peut douter aussi que le fait en lui-même soit seulement probable, tant la dignité des personnages y est compromise. Peut-on rien dire de plus malhonnête, que le roi, en présence et même avec le secours de sa belle-mère, exerça ses droits d'époux?... Est-il rien de plus indécent qu'une jeune et chaste reine livrant son corps aux regards de gens dont l'aide était nécessaire à ce même époux ? La courtisane la plus impudique aurait horreur d'une complaisance
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égale à celle que tu prêtes à une très-honnête reine [III]. » N'en déplaise à Valla ; mais Fazzio est dans le vrai, et le correctif qu'il présente, encore que l'expression en soit un peu vague, est aussi conforme à la déce ncequ'à la grammaire. Il a raison de mettre en doute des circonstances qui ne sont certainement pas vraies, ou qui sont au moins hors de toute vraisemblance ; il a raison de s'inscrire en faux contre une assertion qui avilit le sexe tout entier dans la personne d'une reine et d'une mère, et de s'écrier contre la sordide fécondité de mots que l'historien y emploie. Il aurait pu ajouter que tous les moyens violents dont on usa, selon Valla, pour faire aboutir cette scène incroyable, étaient plutôt propres à la faire manquer que réussir. Mais voyons comment Valla réfute ces objections.
« VALLA. Je répondrai tout à l'heure en ce qui regarde le principe de la brièveté. Mais avant de défendre le fait qui donne lieu à l'objection, j'essayerai d'affaiblir un peu l'objection elle-même. D'où sais-tu que le fait se soit passé de jour, plutôt que de nuit? L'obscurité serait-elle un obstacle à des essais de ce genre ? Pourquoi es-tu malveillant et téméraire à ce point que tu affirmes ce que tu ignores, et que, toujours enclin à ne voir que le vilain côté des choses, tu condamnes ce que tu n'as pas prouvé devoir être condamné ? Voilà pour atténuer mon crime. Maintenant, je soutiendrai ceci : d'abord, qu'il était indispensable que je rapportasse les motifs pour lesquels on n'espérait pas que le roiMartin eût jamais de postérité; ensuite, que le tableau d'une scène aussi nouvelle que réjouissante n'avait après tout rien de si effrayant ; car enfin il ne s'agissait pas d'un acte tel qu'il résulte d'un amour criminel, mais tel que la sainteté du mariage l'exige impérieuse-
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ment. En ce qui touche l'intervention de la belle-mère (1) et d'autres personnes, tu parais avoir oublié quels genres de services on reçoit de ses domestiques, quand on est malade. Enfin, jamais les historiens n'ont reculé devant de pareils détails. Je ne parle pas des Grecs : mais que n'on t pas dit des Césars Suétone, Tacite et d'autres écrivains? Remontons plus haut et, pour abréger, tenons-nous-en à Tite-Live. Seul il détruit toutes tes objections. Cet auteur, au livre XXXVU1 (2), raconte en plus de quatre cents lignes l'histoire de la découverte des Bacchanales ; il rapporte le langage qu'une mère tient à son fils adolescent, et la conversation de ce fils avec une courtisane dans l'appartement de celle-ci ; il dit que ce fils ayant été chassé par sa mère et par son beau-père (3), s'était réfugié chez une tante paternelle, nommée Ebutia ; il cite les paroles du consul à sa belle-mère (4) touchant cette Ebutia, celles d'Ebutia elle-même, lorsqu'il la fit venir, les révélations d'Hispala, maîtresse du jeune homme, au sujet des voluptés infâmes dont les Bacchanales étaient l'occasion. On voit par le récit qu'en fait l'auteur et par les termes dont il se sert, combien cette histoire est curieuse. Le consul pria sa belle-mère de préparer dans sa maison un appartement où Hispala pût se retirer. Une chambre lui fut en effet donnée à l'étage supérieur ; on en ferma l'escalier qui y conduisait par la rue, et une entrée fut ouverte à l'intérieur de la maison. Je conclus donc que tu
(1) Belle-mère par rapport au roi.
(2) C'est au livre XXXIX, ch. 8-20.
(3) La mère s'appelait Duronia, et avait épousé en secondes noces T. Sempronius Rutilus.
(i) La belle-mère du consul s'appelait Sempronia; elle excitait vivement son gendre à découvrir les acteurs des Bacchanales.
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as tort de trouver mon récit trop long, puisqu'il est d'une brièveté extrême, comparé à celui de Tite-Live ; d'en contester la vérité parce qu'il emporte avec soi sa preuve, et qu'il est par conséquent très-croyable ; de le déclarer indigne et obscène, parce qu'il n'est ni l'un ni l'autre, comparé à d'autres récits du même genre dans le plus grand nombre des histoires. J'ajoute que les Écritures disent bien des choses non pas d'une manière plus obscène (car rien dans la Bible ne saurait éveiller cette idée), mais plus simple et plus nue [IV].
Cette défense n'est que spécieuse ; elle ne nous persuade ni de la vérité du fait, ni du droit de Valla à le rapporter avec ce soin minutieux. Lui-même doutait qu'il eût ce droit, puisqu'il convient que le silence* sur des anecdotes de cette nature peut être le parti le plus sage, et qu'il ne se gendarme si fort contre Fazzio que parce que celui-ci avait eu la malice de supprimer cet aveu. Accordons toutefois que le droit n'était pas contestable : n'est-ce pas insulter à Martin, après l'avoir rendu ridicule, que de s'excuser de ce qu'on a dit de lui parce que les anciens ont dit des Césars? Comme s'il pouvait y avoir la moindre analogie entre les efforts bizarres d'un roi malade qui n'aspire qu'à faire son devoir de mari, et les monstrueuses débauches d'un Tibère ? Sur le fait, Valla est encore plus faible, et l'argument au moyen duquel il combat le doute de Fazzio à cet égard est pitoyable. On ne voit pas trop en effet comment une opération aussi compliquée que celle qu'il décrit, aurait pu être exécutée la nuit plutôt que le jour. Quanta la façon dont elle est décrite, si Suétone et Tacite la justifient, il n'en est pas de même de Tite-Live dont le récit est plein de décence, encore qu'il ait eu une
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occasion excellente d'y mêler des peintures obscènes. Mais Tite-Live est un historien et Valla n'était qu'un conteur d'anecdotes. Cet exemple est donc mal choisi. Valla allègue enfin l'Écriture ; il est vrai qu'il y a là des tableaux d'une très-grande simplicité ; mais, outre que l'allégorie y est évidente, ils s'adressaient à un peuple qui n'avait aucune de ces délicatesses de goût que le monde a contractées avec l'âge, et qui ne voyait l'obscénité que dans l'acte et non dans les termes employés pour le représenter.
Au reste, c'est peut-être attacher trop d'importance à la justification de Valla. Sans doute il ne s'est pas déshonoré par l'assertion un peu téméraire que Fazzio lui reproche ; il a montré tout aifplus qu'il manquait de critique, et qu'il sacrifiait unpeu légèrement la gravité requise dans un historien au plaisir de faire un conte plus malpropre encore que plaisant; je n'ai voulu que donner un exemple de la faiblesse de son argumentation dans les choses qui ne sont pas du ressort exclusif de la grammaire. Mais de ce côté, il prendbien sa revanche, et Fazzio ne prouve pas aussi pertinemment qu'il fasse des solécismes,que desfautes de goût et de jugement. Sur vingt attaques livrées sur ce terrain, Valla en repousse victorieusement dix-neuf, et il est plein de ressources pour se tirer d'affaire au sujet de la vingtième. 11 est vrai qu'il farcit son texte de toutes les injures imaginables, mais peut-être eût-il eu sans cela moins d'attrait. Alors, les injures étaient à la polémique ce que le sang est à la vie ; celles-là choquaient le moins qui étaient dites le plus à propos, méthodiquement, sans affaiblir, sans étouffer les raisons. C'a été le mérite de Valla. Chez lui, elles ne sont pas, comme dans Poggio, une déclamation
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interminable, sans plan, sans méthode, où les plus grosses passent avant les plus petites, et où celles-ci par conséquent n'ont plus de portée. Elles jaillissent vivement, naturellement de la discussion ; ce qui leur donne l'air d'autant de petits traits d'esprit qui n'ajoutent pas médiocrement à la force des objections. Voltaire les a souvent employées de la même manière, et l'on sait avec combien d'agrément, quand il n'est pas trop grossier. Valla mène ainsi Fazzio tambour battant (qu'on me passe le terme) jusqu'à la fin de ses notes sur Y Histoire de Ferdinand. C'est la matière des deux premières invectives. Après quoi, il s'empare des autres écrits de Fazzio, il en marque les fautes, tant de mots que de faits, et le pousse ainsi devant soi jusqu'au dernier mot de la dernière page. Fazzio ne sort de ses mains que couvert de blessures et à demi mort. 11 fut trop heureux que le roi intervînt, et comme César, dans les combats de gladiateurs, eût le droit d'exiger la grâce du vaincu.
CHAPITRE III.
Attaques de Valla contre Antonio da Ro. — Innocuité relative de ces attaques. — Valla quitte la cour d'Alphonse et revient à Rome où il est bien accueilli de Nicolas V. — Il ouvre une école. — Sa querelle avec Poggio. — Ses Antidotes ; il les dédie au pape. — Poggio commence l'attaque; sa première invective contre Valla.
A peine débarrassé deces deux combattants (car ilne faut pas l'oublier, les blessures ainsi que la défaite étaient com-
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munes à Fazzio et à Panormita), Valla eut affaire à un troisième qui, pour ne l'avoirpasnommé,en critiquantsesl?/^- gances, l'avait néanmoins si clairement désigné que personne ne s'y était mépris. Cenouvel adversaire était Antonio da Ro, en latin Raudensis. C'était dans un opuscule ayant pour titre De imitatione eloquentioe, qu'il avait osé s'attaquer à Valla. Encore avait-il, comme s'il eûteu conscience de son audace, rejeté à la fin le trait qui s'adressait à lui. Valla, qui était aux aguets de toutes les entreprises tentées sur un domaine où il pensait régner despotiquement, eut bientôt découvertle coupable, etayantconstaté le délit, il en tira vengcanceaussitôt. Mais, comparativement aux autres, cette vengeance fut la plus douce du monde. Antonio da Ro était un étourdi à qui la passion de se distinguer, en attaquant le prince des grammairiens, avait fait oublier qu'il avait l'honneur d'être son ami (1). Valla voulut bien s'en souvenir et être généreux. Il ne profère pas une injure contre da Ro ; il se contente de le persifler, ne montrant un peu d'amertume que lorsqu'il lui reproche, et il en a le droit, d'avoir trahi l'amitié. D'ailleurs, il ne s'en prend qu'à son livre dont il relève les hérésies grammaticales avec une sévérité qui n'est pas toujours exempte de hauteur. C'est donc outrer étrangement les choses que de dire, comme Corniaui, « qu'il lança contre cet autre adversaire une invective enragée » (2). Je conçois ce qu'il en coûte au critique même le plus honnête et le plus consciencieux, délire environ huit cents pages in-folio d'invectives, à cinquante lignes à la page. Comme ces pièces se ressemblent toutes, au moins par les injures, on peut croire qu'il est
(1) Valloe Opéra, p. 590.
(2) I Seco/i délia letteratura italianu, t. II, p. 229, Brescia, 1818.
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permis d'en juger sur le titre seul. Mais dans ce cas même Corniani est mal tombé : car le titre de l'écrit qu'il nomme « une invective enragée », n'annonce rien de pareil ; c'est au contraire ce qu'il y a au monde de moins menaçant (1).
Harcelé de toutes parts, tour à tour en butte aux attaques directes et aux intrigues souterraines de ses nombreux ennemis, Valla avait presque autant à faire à les combattre qu'Alphonse à vaincre les siens et à gouverner son royaume. Alphonse lui-même était las de ces querelles, et les querelleurs, de quelque côté qu'ils vinssent, avaient fini par lui être également indifférents. Blessé d'une disposition qui contrastait si fort avec la faveur dont il avait été primitivement l'objet, Valla quitta Naples et la cour. Panormita et Fazzio avaient atteint leur but.
Valla partit pour Rome, où Nicolas V l'avait appelé, peu après son avènement (2). Désirant se l'attacher, et lui pardonnant volontiers l'imprudence qui l'avait rendu suspect à son prédécesseur (3), le pape recueillit Valla et sa fortune, lui permit d'ouvrir une école, comme à Naples, et provisoirement lui donna une pension. Valla ne profita pas immédiatement de la permission d'enseigner (4) ; il se borna, selon les voeux du pape, à traduire des auteurs grecs et à publier ses Elégances; car ce dernier ouvrage, quoique déjà bien connu des savants, n'était pas encore dans le domaine public. Georges de Trébisonde était alors secrétaire apostolique. Il professait en même temps l'éloquence, et telle était son admiration pour Cicéron, qu'on peut dire
(1) Ce titre est en effet ainsi conçu : In errores Ant. Raudensis adnotationes. — Oper., p. 390-438.
(2) En 1447. Philelphi Epist., lib. LX, p. 61, recto. Laur. Valloe.
(3) Tiraboschi. Storia délia letter. ital., t. VU, 3«part., p. 1037.
(4) ld., ibid., p. 1038.
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qu'il était cicéronien en théorie, bien avant que d'autres essayassent de l'être en pratique. Au contraire, et par suite de certaine affinité d'humeur que Valla avait cru découvrir entre Quintilien et lui, Valla portait le goût pour le rhéteur romain jusqu'au fanatisme. Ce fut même pour combattre le sentiment de Georges, qui faisait peu de cas de Quintilien, que Valla résolut d'ouvrir son école. Il communiqua son projet aux cardinaux, et son désir d'obtenir un traitement égal à celui de Georges. Ce que cette égalité lui eût fait perdre du côté de l'orgueil, il pensait bien le regagner par le talent. Il pria les cardinaux de lui garder le secret. Il craignait que le pape n'approuvât pas son dessein, soit parce que Nicolas voulait que Valla ne fît que des traductions, soit parce que c'eût été encourir son déplaisir que de mortifier Georges, pour qui il avait beaucoup d'amitié (1). On ne sait ce qu'il advint de cette négociation, si ce n'est que Valla fut libre de professer publiquement son opinion sur Quintilien, et qu'il se tint à cet égard dans d'assez justes bornes pour ne point offenser le pape ni le favori de Sa Sainteté.
Pendant que Valla essayait de démontrer dans sa chaire la supériorité de Quintilien sur Cicéron, survint sa querelle avec Poggio. C'était, je pense, vers 1454. Depuis longtemps déjà, Poggio avait publié un recueil de ses lettres latines à ses amis. Il lui tomba un jour entre les mains un exemplaire de ces lettres, tout maculé de notes où l'on relevait ses nombreux solécismes et quelquefois aussi ses barbarismes. L'idée ne lui vint pas de les attribuer à d'autre que Valla. Cependant c'était une erreur, ainsi que
(1) Valloe Opéra, p. 348.
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Valla l'a très-clairement démontré en divers passages de ses Antidotes (1). Il se hâta de protester, disant que ces notes n'étaient pas de lui, mais d'un jeune Catalan, son élève, comme il était facile de s'en convaincre, à la seule inspection de l'écriture. Poggio n'admit pas cette excuse qui, dans tous les cas, ne lavait point Valla du soupçon de complicité, et soutint obstinément son opinion. Ce fut là, dit Tiraboschi, l'étincelle qui alluma l'incendie (2). Jamais hommes de lettres ne se combattirent avec plus de fureur, ne se haïrent avec plus de cordialité. L'attaque comme la défense ont donné lieu aux plus atroces libelles qui aient jamais vu le jour. Filelfo même y est dépassé.
Tous ceux qui ont écrit de l'histoire littéraire de l'Italie, s'accordent en ce point, que Nicolas V accepta la dédicace des Antidotes de Valla. J'ose douter de ce fait, et j'invoque le témoignage de Valla lui-même. « Le pape, dit-il, à qui j'ai présenté l'original de ma défense, ne l'eut pas plutôt lu qu'il me donna cinq cents écus d'or de sa propre main, en récompense de ma traduction de Thucydide, et comme s'il se prononçait entre toi (3) et moi » (4). Cette phrase est curieuse. A la façon dont elle est construite, et jusqu'aux mots que j'ai soulignés, il semble que c'est pour sa belle défense contre Poggio que Valla reçut cinq cents écus d'or : on s'aperçoit tout à coup que c'est pour sa traduction de Thucydide. A la bonne heure, et Poggio
(1) Valloe Opéra, p. 253, 275, 327.
(2) Storia délia letteratura italiana,t. VII, 3e part., p. 1038.
(3) Poggio.
(i) Summus pontifex cui archelypum mea defensionis ostendi, simul ac perlegit, quingentis me papalibus aureis manu sua donavit, ob absolutum a me Thucydidem, quasi inter me et te sententiam ferens. Opéra, p. 335.
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respire. Puis, comme surpris lui-même d'une première conséquence que n'annonçaient point ses prémisses, Valla en tire une seconde qui, pour être moins plaisante que l'autre, n'en est pas plus juste. Il est évident que, par ses dernières paroles, il prête au pape une intention que Sa Sainteté n'avait pas, sans quoi il se fût exprimé comme un homme qui affirme, et non qui juge par conjecture. C'est cependant le seul passage d'où l'on puisse inférer que Nicolas accepta la dédicace des Antidotes. Mais quelque penchant qu'on ait à croire à l'extrême bénignité de ce pontife, comme aussi à son indifférence presque stoïque pour des écrits où la pudeur et la politesse sont à chaque instant outragées, il faut bien convenir avec Valla luimême qu'il ne fit que lire les Antidotes, et, avec le bon sens et la logique, qu'il demeura neutre entre les deux partis. J'ajoute qu'il ne lut certainement que les trois premiers Antidotes, étant mort en 1455, c'est-à-dire, au début de la querelle. Je gage même qu'il ne vit jamais le quatrième, le plus obscène et le plus dégoûtant, quoiqu'il vécût encore quand Valla commença de l'écrire. Si donc Valla publia depuis ses Antidotes avec la dédicace à Nicolas V, c'est tout gratuitement et parce que ce pape ne pouvait plus réclamer.
Je reviens à la querelle. Dans le recueil des lettres de Poggio, il en est une adressée à Andreolo Giustiniani, où Poggio raconte, sur le témoignage de Francesco di Pistoia, que des Catalans avaient dérobé trois bustes de marbre dont ce dernier était chargé de lui faire la remise, et il ajoute cette remarque peu honorable pour la nation catalane : « Il est évident que cet homme a menti. Les Catalans ne sont point avides de marbres sculptés,
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mais d'or et d'esclaves pour l'armement de leurs galères (l). » Blessé d'une réflexion qui insultait au caractère de ses compatriotes, le jeune Catalan, disciple de Valla, résolut de les venger, et, comme il n'y avait en Poggio rien de plus sensible que l'amour-propre d'écrivain, il l'attaqua de ce côté. Il fut bientôt convaincu » qu'il avait touché juste. Tout est vraisemblable en ce récit, le ressentiment du patriote et la vengeance de l'écolier. Ce qui l'est moins, c'est que cet écolier n'avait pas encore quatorze ans. Mais Valla détruit cette objection, en disant que cet écolier l'avait été longtemps de Gaspard de Vérone dont Poggio ne récusera pas l'autorité comme grammairien; qu'il en avait appris l'art d'écrire des lettres ; qu'il eut toujours avec soi deux précepteurs et de plus deux serviteurs lettrés ; qu'enfin personne ne savait ni n'écrivait le latin aussi bien que lui. Quoi qu'il en soit, Poggio négligea l'écolier et se porta avec toutes ses forces contre le maître. On connaît sa manière ; il n'a point fait à Valla l'honneur d'y rien changer. 11 l'a outrée seulement; mais le fond et la forme en sont toujours les mêmes. C'est toujours la même profusion d'injures et les mêmes injures déverses sur la naissance, la vie, les moeurs, la doctrine, la religion, les écrits et la profession de celui qu'il attaque. Il paraît croire que si une chose répétée deux fois plahV répétée dix et vingt fois, elle plaira davantage. Ce qu'il y a de nouveau dans ses invectives contre Valla, ce sont quelques digressions philologiques. Il est vrai que toute la dispute est là et que ce qui en est le principal n'y est traité que comme incident : mais Poggio ne s'enibaril)
s'enibaril) Oper., p. 32».
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rasse pas de si peu. Eu bon disputeur, il perd toujours de vue la question pour courir après les incidents. Il ne se paye pas même de ses propres raisons, qu'elles soient bonnes ou mauvaises ; il se contente à moins, et quand il a dit force injures, et qu'il les a redites de sa voix la plus aiguë et la plus retentissante, il pense avoir vaincu et chante le Poean. C'est une crécelle, et c'est un tambour. La comparaison du tambour est de Valla. « Allons, Poggio, toujours des injures. Exclamas, proclamas, inclamas, succlamas, reclamas, increpas, concrepas, crêpas (1). Tu combats avec un tambour et non avec une épée. Mais j'arracherai cette peau de bouc, et du tambourineur je ferai un tambour afin de le tympaniser. » Valla se conduit autrement ; plus Poggio s'écarte de la question, c'est-à-dire, de la défense de ses solécismes, plus Valla l'y ramène, l'y attache, lui en rebat les oreilles, sentant bien que là est sa force, et là aussi la faiblesse de son adversaire.
Dans sa première invective, Poggio commence par dire que tout honnête homme a le droit de repousser les injures, et que quand il ne peut y employer le bâton, il se sert de sa langue. C'est la logique des poissardes ; outre qu'il ne s'agissait pas ici de repousser des injures, mais l'accusation d'avoir violé les éléments de la grammaire et de la syntaxe. Il raconte ensuite les motifs de son invective ; il lés impute absolument à Valla, sans daigner même recourir au syllogisme du loup de la fable, et dire : Si ce n'est toi, c'est donc ton frère, c'est donc
(1) 11 faut renoncer à traduire ces onomotapées.— Istud estcum tympano pugnare non gladio. At ego te gladio meo, detracta tibi ista hircina pelle, c\ tyinpanisla lympanum faciam, ut iiam pro te tympanista. ValL Opéra, p. 260.
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quelqu'un des tiens? A quoi Valla, s'il eût été sincère, n'eût pu contredire. Le Catalan était son élève, et c'est après avoir reconnu, à ces traits lancés du haut de la chaire du maître, une critique indirecte du style de Poggio, que ce jeune homme avait conçu et écrit la sienne. Quoi qu'il en soit, Poggio s'en tint à Valla et n'en voulut pas démordre. Ayant donc établi, par le singulier raisonnement qu'on a vu, son droit de défense, il essaye de prouver, soit par des exemples tirés des anciens, soit par des arguments tirés de son propre fond, que les fautes qui lui sont reprochées ne sont pas des fautes ; il persifle le correcteur avec la grâce d'un mâtin à qui on retire son os ; il le raille agréablement de ses services militaires, et touche, en passant, à ses hérésies. Ce n'est que plus tard qu'il insistera sur ce dernier chef avec tout le zèle, non pas même d'un employé de la chancellerie papale, mais d'un familier du Saint-Office. H lui fait un crime énorme, irrémissible, d'avoir trouvé des fautes dans les auteurs anciens, d'avoir parlé de soi insolemment ; de tous les grammairiens qui l'ont précédé, sottement ; de tous les auteurs contemporains, méchamment, du recueil de lettres qu'il a publié, impertinemment. II s'aperçoit tout à coup qu'il est bien bon de se fâcher qu'un faquin l'ait traité comme il a fait de saint Jérôme, saint Augustin, l'Écriture sainte, Aristote, Térence et Cicéron. Voyons plutôt, s'écrie-t-il, si les écrits de notre homme ne donnent pas matière à censures. 11 s'empare des Élégances, et il en porte ce jugement :
« Notre cher Valla a fait un ouvrage qui est moins un livre que le camp retranché (1) de la démence, qu'il a
(1) Poggio joue sur les mots Vallael vallum.
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22S LES GLADIATEURS.
intitulé de YÉlégance et qui est de YIgnorance de la langue latine ; où il s'est établi comme dans une forteresse, et où il a rassemblé toutes ses troupes, afin que sa sottise s'y défendît mieux et y fût plus à l'abri. Ce livre est tout plein de sots bavardages dont l'harmonie ressemble à un long mugissement ; de sorte que ceux qui ne l'ont pas lu, s'imaginent qu'il doit tenir tout ce qu'il promet. Valla lui-même en est si enflé, qu'on dirait que la terre elle-même est en mal d'enfant si agité, qu'il semble être en proie à une fièvre violente, si transporté de joie, qu'on penserait qu'il a importé d'Arabie un nouveau phénix. Or, cet affreux livre est non-seulement sans aucune élégance, mais n'est qu'un ramassis d'absurdités, d'impertinences et de bêtises. Ce n'est qu'un long discours sur la propriété des mots, que petites dissertations d'un sot petit pédagogue ou d'un grammairien discutant dans les carrefours de petites questions inutiles ou frivoles ; de sorte que si l'on voulait devenir arclû-sot et ne pas savoir un mot de latin, on n'aurait qu'à apprendre ce livre par coeur. Afin de donner quelque prix à ces ravauderies, le fat s'est ingéré de prendre à partie et de déchirer tous les écrivains de l'antiquité. La besogne était rude sans doute ; mais quel triomphe pour sa sottise et sa folle présomption ! J'ai lu dernièrement, pour m'en divertir, ce livre étranger à toute élégance : de combien de propositions absurdes, de vaines paroles, de sentiments ridicules et de sots contes il est rempli! Comme l'extravagance de cet animal s'y déploie et comme elle y prend ses aises! Le peu qu'on y approuve, il l'a pillé de ceux qu'il critique. J'y ai noté ses plagiats; j'y ai reconnu, à ne pas m'y méprendre, le butin fait sur les terres
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d'autrui, tellement que celui qui voudrait l'accuser de vol, a ses témoins tout prêts. Je le répète ; ce qu'il y a de supportable dans son livre, il l'a dérobé à d'autres, et là où il a donné son avis, il a semé la doctrine non de l'élégance mais de la démence. » Et un peu plus loin : « Valla dit, dans sa préface, qu'il imitera Camille, et que, de même que Camille arracha Rome aux mains des Gaulois, et la rétablit, de même il rappellera de l'exil où elles erraient abandonnées et rétablira dans leur patrie les lettres latines... Notre ami Valla ressemble à ce farceur qui, ayant un jour annoncé qu'il volerait, étalait ses ailes avec ostentation. Par ce manège il retint jusqu'à la nuit les badauds impatients, et, comme ils le pressaient de prendre enfin son essor, il leur montra son derrière. Valla, lui, après nous avoir promis monts et merveilles, n'a pas sans doute montré son derrière, mais son cerveau fêlé et le prodigieux appareil de son ignorance [V]. »
Sauf cette comparaison qui est juste et plaisante, on ne voit guère ce qu'il y a de sel dans ce jugement, où tout au contraire est marqué au coin de l'envie, de l'impudence et de la mauvaise foi. Car il ne faut pas croire que Poggio ne sentît pas tout le mérite du livre de \alla; mais parce que les Élégances étaient à ses yeux comme certains miroirs où l'on se voit en laid, et troublaient la bonne opinion qu'il avait de son latin, il n'en voulait parler que comme du plus méprisable ouvrage. Ce malheureux livre était en effet la cauchemar des savants. 11 portait à examiner de plus près leurs titres ; il dépossédait la plupart du rang où on les avait élevés, et mettait tout d'un coup l'auteur fort au-dessus de tous. Aussi, comme il n'y a rien de plus maladroit que l'envie, s'a-
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230 LES GLADIATEURS.
visa-t-on de dire que les Élégances étaient l'oeuvre d'Asconius Pedianus, que Valla l'avait découverte et qu'il se l'était appropriée. Mais cette calomnie, très-glorieuse au fond pour Valla, et que, par un de ses traits de lumières dont la haine est parfois éclairée, Poggio réduit à des proportions beaucoup moins honorables pour son adversaire, cette calomnie, dis-je, eut peu de crédit.
Ayant déclaré les Élégances dignes de mépris, Poggio essaie de le prouver par des exemples. Il y signale donc bon nombre de principes erronés, selon lui, et d'expressions vicieuses. Arrivé à un endroit où Valla reprend Cicéron, il s'écrie avec une indignation comique : « O légèreté folle ! O insupportable témérité ! O impudence manifeste! La renommée, la science, l'éloquence de Cicéron sont-elles compromises à ce point que je ne sais quel fou, quel enragé, quel ignare, quel polisson ose se permettre de mauvaises plaisanteries à l'encontre de l'illustre orateur? Quelle marque de sottise plus éclatante que de ne pas aimer l'éloquence de Cicéron, que d'avoir l'insolence de changer ce qu'il a dit, comme si on pouvait le dire plus éloquemment que lui? De mémoire d'homme, on n'a jamais osé, jamais même essayé chose pareille. Aboyeur en furie, insulteùr en démence, méchant avocat de carrefour, nourri dans je ne sais quelles gargottes, Valla se rue sur Cicéron, cette source de l'éloquence aux flots d'or, comme tout le monde en fait l'aveu ! Bon Dieu ! que signifie ce prodige, qu'après quinze cents ans de respect inviolable pour le nom de Cicéron, il se soit rencontré, non pas un homme, mais un monstre n'ayant rien en propre que son impudence, et désaltéré non aux sources de l'Hélicon mais à l'abreuvoir des rous-
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sins d'Arcadie, qui seul et aussi loin que nos souvenirs peuvent s'étendre, ait eu la présomption de corriger Cicéron?... O monstrum horrendum, informe, cui mentis lumen ademptum ! Qui donc a l'estomac assez solide pour ne pas avoir des nausées, quand il saura qu'il est quelque part un avocat, espèce de loustic échappé du tribunal de la médisance, qui met sa vanité au-dessus de l'autorité de Cicéron?... Qui aura la patience de souffrir qu'un être abject, ou plutôt je ne sais quel porc stupide et immonde, hôte habituel des étables de l'ignorance et du domicile de la témérité, vomisse sa folie sur le prince de l'éloquence latine [VI] ? » Arrêtons-nous ; car il devient extrêmement difficile d'apprivoiser, si je puis le dire, notre langue avec cet amas monstrueux d'expressions violentes ou grossières, d'images incohérentes, de comparaisons dont les membres, comme ceux de la Chimère, s'étonnent de se voir accouplés. Poggio finit en décernant à Valla le triomphe de la Sottise. Le morceau est curieux.
« Et parce que la jalousie, l'envie de je ne sais quels malveillants ont été jusqu'ici un obstacle à la notoriété d'une si rare vertu, je ferai en sorte que tout le monde la connaisse bien. A cet effet, je décernerai à Valla le triomphe et la couronne de laurier, et personne alors ne doutera plus qu'il ne soit le prince des sots et des fous. Et de même que les Florentins, en quelques-unes de leurs fêtes, ont coutume de promener des fous sur un char de triomphe, ainsi ferai-je de Valla, l'homme qui, par la subtilité de son esprit, a vaincu tous les savants de tous les pays. Le char ne sera pas d'ivoire (la matière en est trop commune), mais d'os de géants; car il n'y a que la char-
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232 . LES GLADIATEURS,
pente de bipèdes énormes qui soit propre à fabriquer l'équipage d'un bipède pareil à eux. 11 ne sera point couvert de tapis, mais de peaux de bouc exhalant la mauvaise odeur du triomphateur. Celui-ci, debout et semblable à un halluciné, tenant d'un main un sphynx, de l'autre un phénix, lancera à droite et à gauche des regards furieux. Une couronne de feuilles de laurier, entrelacées de saucissons cuits, ornera sa tête, afin que leur exhalaison délicieuse réjouisse son cerveau, et lui fasse supporter les ennuis de la cérémonie. On lira sur ces feuilles, gravée en lettres d'or, cette inscription : Au DISCIPLE DE LA FOLIE. Des éléphants traîneront le char, pour que de grosses bêtes en traînent une plus grosse. Autour de lui et sur le même char, les Muses, prêtes à le servir, chanteront un hymne à Apollon, précepteur de son fils, mais d'une voix si rauque et si basse, qu'elles sembleront moins chanter que gémir sur la folie d'un si grand homme. Les plus proches auront des lyres sans cordes, parce que les rats les auront mangées. Phcebus y sera, mais honteux de voir qu'ici sa science ne soit bonne à rien. Pallas, Minerve y seront aussi; l'une avec son épée et son bouclier, pour en chasser les mouches qui importuneraient son fils; l'autre, les épaules chargées d'un gros livre qui contiendra les oeuvres du triomphateur et aura pour titre : RECUEIL DE LA SOTTISE. Perchés sur les rebords du char, des corbeaux régaleront de leurs agréables concerts le nouveau philosophe. Des chouettes et des hiboux voltigeront à l'entour, poussant leurs cris funèbres. Devant le char, et les mains liées derrière le dos, marcheront les princes des sciences, coiffés du pileum, comme ayant été vaincus dans le combat de la sagesse par ce nouvel
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inventeur des arts libéraux. En tête seront Aristote, Albert le Grand et les autres philosophes dont il a seul corrigé les écrits ; puis Varron, Cicéron, Salluste, Lactance, et tous les grammairiens, historiens, poètes et théologiens qui se lamenteront à l'aspect du triomphe de la folie. Après eux, mais plus rapprochés du char, seront les Satyres et les Faunes, jouant des cymbales et du psaltérien aux oreilles de leur Silène. Des ânes danseront avec eux, dont le braire sonore et les éclats du fondement tiendront lieu de trompettes pour célébrer la gloire du triomphateur. Les applaudissements, les rires, les gestes témoigneront de concert que la joie est universelle. On y verra aussi les centaures, avec leurs enseignes militaires où on lira : CAMPAGNES DU ROYAUME DES SOTS. Derrière le héros de la fête et loin de lui, suivront les arts libéraux qui se plaindront d'avoir été non pas honorés, mais prostitués par cet énergumène. Ailleurs, une troupe d'enfants lui parleront, en bégayant, je ne sais quel dialecte, dont les barbarismes et les solécismes qu'il aura eu l'insigne honneur d'inventer, formeront la substance. Mêlés à eux, les nymphes des bois et les monstres qui habitent les bords de la mer lui rendront hommage à leur mode, dansant en choeurs et agitant des thyrses, à la manière des bacchantes ! Mais l'illustre général, à qui la vaine gloire n'inspire que du dégoût, leur fera signe de la main et avec une gravité éléphantine, de tempérer leurs éloges : car, leur dira-t-il, quoiqu'il ait agrandi considérablement le domaine de la langue latine, que, par ses soins et ses oeuvres, par son ardeur à la poursuivre sur terre et sur mer, par son attention à semer partout les trésors de son propre génie, il l'ait enfin arrachée de l'exil et de l'op-
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pression des Barbares, pour la rendre à son pays natal, cependant, il ne veut pas qu'on l'en loue avec excès. Il sait qu'on n'est heureux d'être loué que si on l'est avec mesure, qu'il est de l'honnête homme et du sage de ne pas parler de soi, de ne pas dire du mal des autres, de dire au contraire du bien de tout le monde ; qu'il ne faut être ni bavard, ni vantard, ni menteur, ni badin, ni insolent. Après ce discours, et comme il approchera du Capitule, il fera jeter dans un cachot les captifs qui précéderont le char, leur science, tant qu'il sera de ce monde, devant être inutile. Ensuite il entrera dans le temple de Jupiter, et offrira au dieu une énorme tête de boeuf, symbole de son génie. Lorsqu'il aura fait les sacrifices d'usage, immolé un boeuf, un mouton et un âne, et consacré les entrailles à Phoebus, traînant tous les coeurs après soi, et souriant à la troupe de baudets qui applaudira son orateur, il regagnera sa maison. Puisse-t-il, objet de la haine des dieux et des hommes, y sécher à jamais de honte et d'infamie [VII] ! »
Poggio le prend toujours de si haut avec ses ennemis, qu'il oublie tout à fait qu'il a d'ailleurs de l'esprit. Mais l'esprit est l'arme des faibles, des opprimés; et, par sa position comme par son caractère, Poggio se croyait sans doute assez fort pour juger inutile de se servir du sien. C'était un forfante et un brutal, assez propre, si on l'en eût requis, à faire la police des lettres, et qui l'eût faite, comme les gendarmes celle des grands chemins, avec cette différence pourtant qu'il eût mesuré son zèle à sa jalousie, et que le gendarme ne règle le sien que sur son devoir. 11 était facile d'être plaisant dans ce triomphe de la sottise, et pour cela il eût suffi d'une certaine dose d'esprit
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avec une disposition acturelle à la gaieté, et aussi de la modération ; mais alors Poggio était tout plein d'une bile acre et épaisse ; il la décharge à flots pressés et le tableau en est tout inondé. Au lieu d'une oeuvre où l'art a déployé ses ressources les plus ingénieuses et les plus délicates, on n'a sous les yeux qu'une farce de carnaval, avec la friperie et le langage des acteurs de ce genre de spectacle. Poggio avait mis huit mois à composer cette invective (1). J'aime à croire qu'il en avait employé huit au moins à d'autres affaires.
CHAPITRE IV.
Réponse de Valla à l'invective de Poggio. — Les premier, deuxième et troisième Antidotes. — Réplique de Poggio. — Deuxième et troisième invectives.
Quand parut cette invective, Valla ne put se défendre d'en être surpris. Il ne concevait pas qu'on attaquât les gens avec cette fureur, sur le simple soupçon d'en avoir été provoqué. C'est le fait de l'ours ou du sanglier de se jeter ainsi sur les chasseurs, sans distinguer celui dont le trait l'a blessé. Aussi, son premier Antidote se ressent-il de cet étonnement, et sa défense est-elle un peu confuse. Il en vient tout de suite aux injures, et aux injures blessantes. Il accuse d'abord Poggio de l'avoir dénoncé au
(1) Poggio le nie; mais il convient d'y en avoir mis trois. Il faut se délier des affirmations de Poggio. Quant à Valla, il ne nous a point encore appris qu'il fût menteur.
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236 LES GLADIATEURS.
pape comme auteur de la critique de ses lettres, ce qui n'était pas seulement un mensonge, mais une lâcheté : il insinue que Poggio a profité de cette occasion pour le dénoncer aussi au sujet d'autres griefs où le pape, en sa qualité de chef de la religion, était sans doute particulièrement intéressé. « Mais, dit-il, si je ne force ce chien enragé à ravaler son vomissement (qu'on me pardonne l'expression), je consens à l'avaler moi-même (1). » Il savait bien d'ailleurs qu'en publiant ses Élégances, il attirerait sur toi la haine de tous ceux qui se flattaient d'écrire en latin correctement; mais Poggio a tort de couvrir la sienne du plus ridicule des prétextes. Poggio, qui a écrit loe Facéties, aurait dû être plus réservé, en parlant des ouvrages d'autrui, car le sien est si obscène qu'un honnête homme se croyait déshonoré, s'il l'avait lu. « Ne peut-il donc se défaire de ses mauvaises habitudes, ce vieillard calomniateur (2) dont le style est aussi barbare que l'esprit..., cette caricature de Nestor, dont la bouche distille des paroles plus amères que le fiel, que l'âge n'a pas rendu plus doux, mais plus âpre, qui n'est das encore mûr, quoique à demi gâté, qui n'a pas même
(1) Valla; Ojiera, p. 254. Quem veluti rabidum canem nisi ad vomitum suum resorbendum adigam, venia sit dicto, ipse resorberenon recuso.
(2) Ibid., ib. Non potest igitur hic detractor senex atque conviciator,
non minus lingua quam animo barbarus, ab insueta vita desuescere
plane perversus Nestor cujus ex ore amarior felle Huit oratio, non mitlg senectute sed acerbus, etsi pêne putridus, nondum tamen maturus, ne saltem austerus, quod nonnunquam bono vino ex vetustate contingere solet ; sed quod malo acidus, et quod monstro simile videatur, in acore illo senectutis adhuc retinens musteum adolescentioe fervorem, temerarius, petulans, procax, nimirum quasi agendo juveniliter possit fallere senectutem, more illorum qui canitiem contingunt, quo juniores exigtimentur.
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cette austérité que le vin contracte parfois en vieillissant, mais qui est acide comme le fruit du sauvageon, et qui (admirez le prodige) dans cette acidité même de la vieillesse, retient toute la douce chaleur de l'adolescence; téméraire, indiscipliné et libertin, comme si, faisant le jeune homme, il pouvait se faire illusion sur son âge, et, à l'exemple de ceux qui se teignent les cheveux, se croire jeune en effet ? » Telle est la grossièreté, la férocité de ses moeurs qu'elles ne sont pas même, comme Cicéron le dit de celles d'Antoine, adoucies par le vin, et ses autres invectives, en comparaison de celle-ci, sont des modèles de modération. Il s'y est, en effet, surpassé, et l'on dirait la Chimère elle-même dont le haut du corps est d'un lion qui vomit des flammes, le bas d'un dragon infecté de venin, et le milieu d'une chèvre dont il a l'infection. « Mais, si je ne me trompe (1) je lui retrancherai ce qu'il a du lion et du dragon, et je le réduirai à l'état de chèvre, ou plutôt de bouc, parce qu'il est vieux et qu'il a des cornes. Je doute pourtant s'il ne vaut pas mieux que je l'appelle Cerbère, auquel cas ce n'est pas avec un gâteau, comme fit la Sibylle, mais, comme Hercule, avec une massue que je l'endormirai de façon à ce qu'il ne se réveille plus. » Cependant, toute réflexion faite, il est de meilleur goût de réfuter Poggio que d'imiter son langage ; Valla dédaignera donc de lui emprunter ses armes et d'en faire usage contre un vieillard qui pourrait
(1) Ibid.,?. 255. Verum, nisi fallor, partes ei leoninam ac draconinam auferam, ac totum capram seu caprum reddam, quia vetulus est et longis praeditus comibus, quamquam nescio an eummagis Cerberumnominem quem non offa, sicut Sibylla fecit, sed clava ad necem usque soporabo.
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238 LES GLADIATEURS.
être son père, sinon son aïeul, contre un bonhomme décrépit qui radote et tombe en enfance. Il revient à soi, réprime son premier mouvement, et aime mieux écouter la raison que sa passion.
Il raconte alors brièvement que le Catalan est l'auteur des notes critiques, et il le prouve par les raisons que j'ai rapportées plus haut. Il se défend ensuite d'avoir attaqué les anciens et les modernes, ceux-ci surtout, parmi lesquels Guarini, Filelfo, Cyriaco, Giacomo Zeno, et d'autres sont les preuves et ont été les victimes de la jalousie de Poggio et de sa fureur; d'avoir repris dans l'Écriture autre chose que les solécismes de ses différentes versions latines, y compris celle de saint Jérôme; enfin, d'avoir parlé de soi avec jactance. Néanmoins, il se vante, comme il en a le droit, des obligations que lui a la langue latine, de même qu'il ne rougit pas de tirer avantage de ses services militaires, ayant eu alors un grand roi pour spectateur et garant de sa belle conduite. J'omettais de dire qu'il s'égaye avec esprit du tendre intérêt que Poggio prend à l'honneur de Cicéron, tendresse singulière en effet, qui tantôt a la voix chevrotante d'une victime de mélodrame, tantôt s'exprime avec la fureur d'un épileptique. Il lui reproche aussi d'avoir falsifié des passages de ses Élégances, pour en tirer des arguments contre l'auteur.
Telle est en somme la matière du premier Antidote, et celle aussi du second, mais avec plus de développements. Dans le second, Valla suppose que Poggio et lui sont devant un juge, que les parties sont interrogées et répondent tour à tour, que l'exemplaire des lettres de Poggio, orné des notes du Catalan, est mis sous les yeux
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VALLA. 239
des magistrats, qu'il est démontré que l'écriture n'en est pas de Valla, que Poggio confondu ne sait plus que dire. Cette scène est écrite avec vivacité, esprit, bonne humeur et bon sens. Le troisième Antidote est consacré toutentier à l'examen de la justification de Poggio, au sujet des fautes qui avaient attiré l'attention du trop subtil Catalan ; après quoi Valla entreprend lui-même la critique générale des lettres de Poggio, depuis le premier livre jusqu'au dixième. C'est une exécution complète et dans les règles, et Valla, comme on s'en doute, s'y montre un peu moins discret que son écolier. Cette critique seule formerait un volume fort honnête pour le temps présent.
Poggio, lorsqu'il voulut répondreà ce triple factum, eut un moment d'embarras ; il ne savait, dit-il, par où commencer (1) : je le crois bien. La méthode de Valla, plus compassée et moins rapide peut-être, mais plus logique et plus sûre, troublait un peu la vieille habitude de Poggio, de commencer par des injures, de poursuivre sur ce pied et de finir de même. Outre qu'à cet égard, Valla ne le cédait à personne, non pas même à Poggio, il ne négligeait pas les raisons, et il en produisait quelquefois de si fortes, qu'il fallait ou lui en opposer qui le fussent davantage, ou fuir le débat. C'est ce dernier parti qu'avaient pris Antonio da Ro et Fazzio. Mais Poggio ne se rendait pas ainsi. On pouvait le tuer, mais lui faire lâcher prise, jamais. Valla le compare à une petite femme obstinée qui croit qu'elle a raison, parce qu'elle crie le plus fort, et qui n'a jamais dit son dernier mot. Et à ce propos, je conterai une anecdote qu'on trouve dans les Facéties de Poggio, et dont il semble qu'il aurait pu dire :
(I) Pogg. Opéra, p. 207.
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240 LES GLADIATEURS.
mutato nomine, de me
Fabula narratur (1).
Une femme appela un jour son mari pouilleux. L'autre répondit à cette injure par une décharge de coups de poing. Quand il eut fini, la femme de recommencer et de crier : pouilleux. Le mari furieux lie sa femme avec une corde, la descend dans un puits, et la menace de la noyer, si elle ne se tait. La femme ayant de l'eau jusqu'au menton, répétait toujours pouilleux. Le mari lâche un peu la corde, la femme fait le plongeon. Mais elle avait les bras libres. Elle les élève au-dessus de l'eau, et rapprochant ses pouces ongle sur ongle, selon la manière de tuer les poux, elle faisait entendre à son mari ce qu'elle ne pouvait plus lui dire. L'opiniâtreté de Poggio était de ce genre. Je ne doute pas que, s'il eût eu le malheur de ne pouvoir plus dire ni écrire des injures, il ne les eût mimées. Cependant, son hésitation ne dura guère que le temps de tailler sa plume. Son tempérament l'emporta bientôt et le rejeta dans ses vieux errements. La seule règle qu'il y observa fut de s'emparer des injures de son adversaire et de les lui rétorquer, selon qu'elles lui tombaient sous la main. Valla s'était justement servi des plus piquantes, celles dont Poggio avait donné le modèle et où il excellait, à savoir les attaques contre la vie et les moeurs des individus. Poggio fut donc d'autant plus à l'aise qu'il n'eut point de scrupules ; car il en avait eu à cet égard dans sa première invective. Il dit, il est vrai, que c'était par respect pour soi-même (2); mais ce respect, c'était la crainte des représailles qui, de la part de Filelfo, avaient
(1) Pogg. Opéra, p. 137.
(2) Ibid.. p. 214.
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VALLA. 2 il
été terribles, et sur lesquelles il sentait bien que Valla renchérirait.
Je résumerai, quant à présent, les accusations de Poggio contre Valla. J'aurai l'occasion d'y revenir, en examinant la réponse de ce dernier. Je dirai aussi quelques mots sur sa défense ; car il se défend ici et raisonne quelquefois,honneur qu'il n'a jamais daigné faire à Filelfo. Du reste, il en use envers celui-là comme il en a usé envers celui-ci, et les injures qu'il adresse à tous deux sont de la même famille.
Il attaque d'abord la naissance de Valla. Selon lui, Valla ne sait pas quel est son père ; il s'en donne un qui ne l'est pas du tout, et dont il a bien tort de se glorifier, ce père prétendu étant moins que rien. Mais, puisqu'il avait le choix, il eût tout aussi bien fait de se dire, comme Roniulus, fils de Mars. Il a prostitué son enfance et sa jeunesse, tellement que, à Plaisance où Poggio fit alors un voyage, il était une espèce de fille publique, et qu'il n'y avait pas de marchandise plus courueque la sienne de tous les amateurs. A Pavie, il emprunta de l'argent qu'il ne rendit pas, et lit une fausse quittance pour certifier du contraire. Accusé. convaincu et condamné, il fut exposé sur la place publique, la tête coiffée d'une mitre de papier blanc. A i\aples, il falsifia des comptes de marchands, en substituant un chiffre à un autre, crime pour lequel il fut mis en prison. Il n'échappa même à une second cpiscopat (1) qu'à la faveur de l'intervention d'Alphonse. Enfin, il vola des manuscrits grecs, appartenant à un couvent de religieuses de Sainte-Claire, et il les fit transporter à Rome en secret.
Ses crimes (c'est toujours Poggio qui parle) contre les
moeurs sont innombrables. Sa maison à Naples était
( I ) Allusion à la mitre de papier.
I. It;
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2'f2 LES GLADIATEURS.
moins l'école du savoir qu'une taverne de débauche. Il y attirait dans un but infâme des troupeaux d'enfants. Plusieurs se sont plaints de l'audacieuse importunité de sa concupiscence. Si Poggio ne les nomme pas, c'est pour ne pas effaroucher leur pudeur. Toutefois, le bon apôtre qu'il est ne peut se tenir d'en nommer au moins un. Ugolin. Il est vrai que cet enfant ne feignit de céder à Valla que pour le faire tomber dans un guet-à-pens, et lui infliger, de concert avec ses complices, un traitement que, par pudeur aussi, Poggio ne veut pas désigner. Un autre enfant lui joua un tour analogue. L'ayant invité à venir chez soi, où ils seraient plus sûrement et plus commodément, il le fit saisir par ses domestiques, mettre sur le dos du plus vigoureux, et fouetter à nu depuis Miserere jusque ad vitulos. Quand il vint s'établir à Rome, Valla fut hébergé par sa soeur, mariée à un très-honnête homme. Il séduisit leur servante, et lorsqu'elle fut enceinte, il l'emmena et alla loger ailleurs avec elle. Mais, remarque à ce sujet Poggio, « je ne suis pas si cruel que je te fasse un crime de cette aventure. Tu es homme. La nuit, le vin, la commodité de se voir à toute heure, voilà pourquoi tu as succombé. Peut-être même as-tu subi la violence et ne l'as-tu repoussée qu'assez faiblement, comme il sied à un galant homme (I). » Valla nous dira le secret de cette aimable indulgence.
L'intempérance de Valla est égale à sa concupiscence. Combien de fois chez ses amis, à la table d'un évêque, en présence de ses écoliers, n'a-t-il pas donné le spectacle
(1) Pogg. Opéra, p. 220. Non sum ita inhumanus, ut hujus rei te admoduin culpem. Homo es. Nox, vinumet consuetudo, et frequens suasit usus. Forsan lacessitus, ut viri fortis est, injuriam repulisti.
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dégoûtant de sa crapule? « Patron de l'ivrognerie, apologiste du boire, avocat du vin, te souviens-tu qu'un jour, avant votre brouille, Panormita t'ayant invité à dîner avec quelques savants, pendant que tu te louais et célébrais tes vertus à outrance, que tu te versais, à chaque éloge, non d'un vin grossier, niais d'un vin de Grèce, tu devins tellement ivre que, comme une guenon, tu te mis à folâtrer et à folichonner ; puis tu t'agitas plus terrible qu'un lion, enfin tu t'endormis comme un porc, et te laissas couler sous la table. La nuit venue, et comme il n'y avait aucune partie de ton corps qui ne fût paralysée par le vin et ne refusât le service, qu'en cet état il n'était pas possible que tu regagnasses ton taudis, quelques plaisants de la compagnie imaginèrent de hisser notre Apollon sur un âne qui vint à passer. Et parce que tu ne pouvais ni te tenir assis, à cause du sommeil, ni rester droit, à cause que tes membres manquaient de ressort, lu te penchas, à la manière des convalescents, sur l'épaule de ton voisin le. plus proche, et, la tète vacillante, les bras pendants, les yeux fermés, la bouche béante, exhalant les fétides odeurs du vin, tu fus reconduit à ta maison dans l'attitude de Silène, tel qu'il est représenté sur un bas-relief antique. Ton compagnon te crut d'abord atteint de quelque maladie grave, et il ne comprenait rien aux rires de ton escorte, quand tout à coup la rupture violente des écluses de ton estomac vint lui révéler la nature de ta maladie. Notre Silène ne put endurer cet affront. De là l'origine de la guerre qu'il fit à Panormita, et qui dure encore (1 ). »
1,1) Meministine ebrietatis patronus, bibendi laudator, vini defensor, cum teolim vir clarissimus Antonius Panormita, ante vestrum dissidiuin, ad coenam cum doctnribus quibusdam invitasset, te laudando vehe-
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244 LES GLAUIATEUI1S.
Valla n'est pas plus religieux qu'il n'est honnête, moral et lempérant. Il répondit un jour à Panormita, qui blâmait la témérité de ses critiques contre saint Jérôme : « qu'il n'avait pas de flèches que contre lui, mais aussi contre le Christ (1). » Condamné à Naples pour ses hérésies, il eût été brûlé vif, si le roi ne s'y fût opposé ; mais il reçut le fouet autour du cloître des Frères-Prêcheurs, et fut chassé ensuite avec ignominie. IVa-t-il pas écrit dans son premier livre du Vrai Bien « que le premier qui établit des couvents de filles ayant t'ait voeu de continence, introduisit dans la cité une exécrable, une abominable coutume, et que les filles publiques ont plus mérité de l'espèce humaine que les recluses et les vierges (2)? »
Il manque à ce résumé l'indignation, la violence, le
uientius, et virtutes tuas colendo, et subinde ad singulas laudes vininn tibi non nigrum, sed groecum subministrando, ad tantum pro■Juxisse vlirietatem, ut primo, veluti simia, multos ludos jocosque ederes; deinde, ut leo, insurgeres fortlor; tandem ut porcus dormitans, te in triclinio prosterneresvesupinum. Superveniente nocte, cum nullapars corporis suum offlcium faceret, quippe omnia vino demersa erant, neque ad solitum tugurium ebrius, dormiens, stertens reverti posses, quidam ridendi gratia, te super asellum forte obvium vatem Apollinem nostruin imposuerunt. Et cum neque sedere proe sopore, neque te erigere ob menibrorum stuporein valeres, reclinato, tanquain morbo débiles soient super birrentis cujusdam humerum, languido capite, brachiis membrisque demissis, elausis oculis, ore aperto, vinique foetorem teterrinium exhalante, tanquain alterum Silenuni, ut in seulpturis priscis \ideinus, domum deduxerunt ; ubi, qui socius erat gravi aliquo morbo hominem correptum putavit, neque aliis ridentibus quidnam rei esset prius peruepit, quam yoniitione illa segritudo patefacta est. Haec adeo graviter Silcnus noster tulit, ut postmodum bellum quod adhuc viget indi\erit Panormita. — Pogg. Opéra, p. 218.
(1) Ibid., p. 231. Etiam adversus Christum spicula réservasse.
(2) Ihiil., p. 232. Quisque virgines sanctimoniales primus invenit, ahoiniiiandum alque in ultimas terras exterminandum morem in civitatem
induxisse ; melius merentur scorta etprostibula de génère humano
quam sanctimoniales et continentes.
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VALLA. 243
ton goguenard et méprisant, toutes les couleurs enfin dont Poggio est si prodigue dans les écrits de ce genre ; mais il a donné ailleurs, et j'ai fait connaître la mesure de son savoir-faire à cet égard.
Du reste, il ne néglige pas de se justifier, si c'est se justifier que de nier les faits qu'on nous impute, ou de reprocher ironiquement à l'accusateur d'en avoir omis l'essentiel. 11 n'a point, dit-il, dénoncé Valla mal à propos comme auteur de la critique de ses lettres, parce qu'il est impossible qu'elle soit l'oeuvre d'un écolier: c'est donc que Valla la lui a dictée (1). 11 n'a point attaqué les savants que Valla a nommés, à l'exception de Filelfo qui l'avait provoqué; mais Valla est un lâche, qui, en évoquant ce souvenir, semble vouloir ranimer un feu éteint (2). De plus, si Poggio a beaucoup attaqué, il a aussi beaucoup loué, tandis que Valla n'a loué que soi-même (3). Il convient qu'il a bu et qu'il boit encore, mais comme Ennius, quand il s'agit de prendre les .armes ; qu'il ne boit pas de vin rouge, ainsi que le lui reproche Valla, mais du blanc et à plein verre, ayant à chanter la gloire de son rival, et l'éloquence étant au fond de la bouteille (4). 11 raisonne de même en parlant des soufflets qu'il reçut de Georges de Trébisonde : « Tu te trompes grossièrement, Valla (5) ; il n'y a pas eu que des soufflets donnés, mais des coupsdepied, de bâton et d'é.1)
d'é.1) Opéra, p. 22.ï.
(T. Ibid., p. 21C
3) Ibid., p. 217.
(il Ibid., p. 217.
(5) Ibid., p. 222. Vehementer erras. Non enini colaphis tantuni, scd calcibus, fustibus, ferro resacta est. Itaque demiror te Thrasonem igna vissimum.militem gloriosum, non accurrisse ad id certamen cum panniculo, tanquain nianipulus fiirum, quo abstergeres vulnera.
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240 LES GLADIATEUKS.
pée. Je m'étonne, lâche Thrason, que tu n'aies pas accouru sur le champ de bataille avec des compresses pour panser les blessures. » Et récriminant à son tour, il raconte que Valla ayant insulté un des courtisans d'Alphonse, fut renversé par cet homme, battu et foulé aux pieds ; qu'il se releva les cheveux en désordre et la figure ensanglantée, qu'il alla en cet état se plaindre à Alphonse, que le roi lui rit au nez et remit à l'entendre à un autre jour (1). Il absout enfin ses Facéties, et de cette façon cavalière : « Qu'importe qu'elles n'aient pas le suffrage d'un imbécile, d'un fou, d'un rustre, d'un barbare '! Elles sont recherchées, lues et goûtées de tous les savants, répandues dans toute l'Italie, en France, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre, et partout où l'on entend le latin (2). » La belle raison ! Quelqu'un me disait un jour avoir entendu chanter les chansons de Piron les plus grossières à Madagascar : voilà, au compte de Poggio, Y Ode à Priape réhabilitée.
Poggio finit en citant Valla par-devant Pluton, Eaque et Rhadamante. On lit l'acte d'accusation. Atteint et convaincu d'hérésie, de mauvaises moeurs et de méchants livres, Valla est condamné, sans avoir pu se défendre, à être précipité tout vivant dans les enfers, plongé dans le Cocyte et livré aux Furies. Jupiter tonne en signe d'assentiment (3).
(1) I'ogg. Opéra, p. 222.
(2) Ibid., p. 219. Sed quid niirum Facetias mens non placere honiini inhuuiano, vasto, stupido, agresti, démenti, barbaro, rnsticano? At ab reliquis quam tu doctioribus, leguntur, et in ore et manibus habentur, ut... dillusac sint per universam Italiam, et ad Gallos usque, Hispanos. Gcrnianos, ltritannos,ca>terasque nationes transmigrarint qui sciant loqui latine.
.3) Ibid., p. 234.
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Mais les gens qu'on envoie au diable, en reviennent toujours. Ainsi fit Valla, et voici comment Satan, dit Poggio dans sa troisième invective, pensant tirer d'un drôle tel que Valla plus de services sur la terre que dans les enfers, résolut de lui donner congé. Il rassemble son conseil. Après une courte délibération, le conseil rend un arrêt en vertu duquel Valla est sommé de comparaître dans le plus bref délai. Il arrive en tremblant ; on le rassure ; on ne lui veut aucun mal ; on lui promet au contraire d'oublier tous ses méfaits; on ne lui demande qu'une chose, c'est de se vouer au diable par serment : après quoi, il sera libre de retourner sur terre. Quelques diables objectent que Valla est un si grand coquin, que l'enfer même ne peut se fier à lui. Cette objection est écartée. Valla jure par le Styx qu'il sera plus bavard, plus médisant, plus bouffon, plus envieux, plus calomniateur, plus libertin et plus hérétique que jamais. Acte est pris de ce serment. Valla s'agenouille et baise le derrière de Satan. On l'applaudit avec transport. En ce moment, il demande la parole. Il dit qu'ayant déjà reçu de Poggio l'honneur d'un triomphe fameux, à propos de sa sottise, il serait heureux que l'enfer à son tour lui décernât un trophée, qui fût tout à la fois le témoignage et le prix de sa perfidie et de son impureté. On fait droit à sa requête. On lui dresse, dans le vestibule de l'enfer, une statue d'une hauteur démesurée, qui tient d'une main une torche enflammée, de l'autre un serpent, la gueule béante, et la queue roulée autour de son cou. A la base de la statue, on lit cette inscription : A VALLA, LE DIGNE COMPAGNON D'ABÎMES DES DIABLES. Il demande ensuite qu'on lui permette de garder sa maîtresse, en dépit du pape qui lui avait ordonné de s'en défaire :
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•2'tS LES t;L.MJiATEi;ns.
Accordé. Il réclame enfin une garde pour le suivre sur terre et protéger sa vie contre les entreprises des honnêtes gens, attendu qu'il allait avoir maille à partir avec eux : Accordé aussi, et de plus qu'il choisira lui-même son escorte. Il convoque alors la Perfidie, la Médisance, l'Envie, la Vaine Gloire, l'Effronterie, la Fourberie, la Lasciveté, l'Impudence, la Témérité, l'Audace, la Jactance, la Stupidité, et part avec ce beau cortège. Un tremblement de terre annonce son retour parmi les vivants. 11 rentre à sa maison où sa maîtresse, qui l'avait cru mort, Tavait fort regretté. Il lui conte son aventure et ne manque pas de faire valoir la condition de son pacte avec Satan, qui la regarde personnellement. Désormais ils pourront vivre ensemble sans remords; il a son brevet d'absolution rédigé en bonne et due forme. Cependant Valla recommence à enseigner. Rien n'est horrible comme le tableau que fait Poggio de cet enseignement. C'est le programme de tous les vices, de toutes les ignorances, de toutes les hérésies. Il est si long que Poggio s'en aperçoit lui-même, et qu'il l'interrompt brusquement, de peur, dit-il, d'ennuyer le lecteur (I). Que n'avait-il cette peur plus tôt!
CHAPITRE V.
Valla répond à la seconde invective, ne connaissant pas encore la troisième. — Quatrième Antidote. — Plaisante justification «le. Valla au sujet de la maîtresse que I'oggio lui reprochait
. 1) l'ogg. Opère, p. 234-2-12.
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VALLA. 249
d'entretenir dans la maison de son beau-frère.— Réfutation de toutes les autres accusations de Poggio contre les moeurs, les écrits, les opinions religieuses, etc., de Valla. — Filelfo essaye vainement de réconcilier les deux adversaires.
La seconde invective de Poggio circulait déjà dans toute l'Italie, quand Valla la reçut. Il y répondit avant de savoir lepersonnagequ'on lui faisait jouerdans la troisième. 11 savait seulement que celle-ci avait paru, et qu'elle devait, disait-on, être suivie d'une quatrième et d'une cinquième, augmentées elles-mêmes (ce sont ses termes) d'une sixième, d'une septième, d'une huitième, d'une neuvième et d'une dixième (1). A la façon dont la bataille s'était engagée, et eu égard à la ténacité des combattants, ils étaient hommes à voir la fin du monde avant la fin de leur dispute. La réponse de Valla ne s'adresse toutefois qu'à la deuxième invective, et est l'objet de son quatrièmeantidote. «Quoique,dit-il (2), j'aie vaincu Poggio dans ce tournoi à fer émoulu, que j'aie fait tomber sa lance de sa main droite, son bouclier de sa gauche, son casque de sa tête et lui-même de cheval,... cependant, j'ai dû céder aux instances des amis qui m'ont apporté sa seconde invective, et engagé à répondre au inoins à celle-ci, afin qu'ayant encore une fois désarmé ce Clodius, je lui casse les dents par-dessus le marché. » Ensuite, il prie le pape de l'excuser, s'il laisse un moment de côté ses traductions
J) Vallae Opéra, p. 325.
^2) Ibid., p. 32C. Etsi Podium ita in hoc, ut sicdieam, hastiludio \ici, ut hastam e dextra, clypeum e sinistra, galeam e capite, ipsum ex equo excusserim,... tamen amicorum desideriis dixiobsequenduni, qui ad me secundam attulerant Invectham, mecumque egerunt ut huic saltem uni responderem, et P. Clodio, non modo arma iterum, sed dente? excuterem.
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250 LES C.LADIATEL'ltS.
des auteurs grecs. Sa Sainteté devra s'en prendre à Poggio qui le provoque, le blesse et l'assassine. Au reste, ajoutet-il, quelle que soit l'utilité de ces traductions, le talent de l'auteur y est mal à l'aise et ne s'y développe qu'à demi. C'est en se défendant contre les persécutions de l'envie que Valla montre ce qu'il vaut et combien il a de force. «Là seulement, dit-il(1),est,si jepuisle dire, \apeàu de mon éloquence, sa candeur, son sang, sa couleur, sa beauté, sa vigueur, la rapidité de ses mouvements et toutes les autres qualités correspondantes à celles du corps... Le pape me pardonnera, je l'espère, et alors je redescendrai, sous les meilleurs auspices, dans l'arène où l'ennemi m'appelle à grands cris, et d'où il me lance déjà ses traits. »
Après ce préambule, il vide définitivement la question des notes critiques. Il allègue-de nouveau l'éducation soignée du Catalan ; son intelligence précoce, les maîtres illustres qui l'avaient développée et nourrie, enfin le ressentiment qui l'animait contre le détracteur inconsidéré du caractère de ses compatriotes (2). Ayant ainsi et pour la dernière fois protesté de son innocence à l'égard de ces notes, il répond aux nouvelles accusations de Poggio; il n'en élude aucune. C'est sa tactique habituelle ; il n'y a rien ou presque rien changé ; et toutefois elle plaît toujours. Les délits les plus graves comme les plus légers, il les discute avec un soin égal; il n'épargne, il ne dédaigne
(1) Valloe Opera,p.23C.Illic enim cutis, ut sic dicam, et candor orationis noster duntaxatest; hic etiam sanguis, color, pulchritudo, vires, velocitas, et ca?tera.' bene componendi tanquain corporis dotes... Impetrata, ut spero, a summo pontifice venia, quasi optimis auspiciis ad hostein in campum descendu, magna me voce provocantem ac in me tela jacientem.:
(2) 7/»V/.,p. 327.
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.VALLA. 2ul
aucune preuve. Il y en a même qui ne sont que d'excellentes plaisanteries, parce que plus elles sont inutiles, plus il les débite avec gravité.
Il défend son père et sa mère non-seulement avec beaucoup d'énergie, mais avec beaucoup de dignité, et il prouve fort bien que Poggio ne connaissait pas plus l'un que l'autre (1). On aime à croire qu'il dit vrai, lorsqu'il proteste contre les turpitudes que Poggio impute à son enfance et à sa jeunesse, lorsqu'il oppose à ces diffamations le témoignage de ses anciens condisciples, de ses concitoyens les plus dignes de foi, lorsqu'enfin il en appelle à un certain Porcelli, son ennemi, lequel, entendant vanter sa continence par tout le monde, disait, pour lui en dérober le mérite, qu'il était d'un tempérament froid (2). Que n'acceptait-il ce jugement pour ce qu'il vaut? Mais comme chacun le répétait à l'envi, et que la vanité du jeune homme croissait avec l'âge et la chaleur du sang, Valla, humilié, résolut de faire voir que, s'il était vrai qu'il eût le tempérament froid, on ne nierait pas du moins qu'il ne Y'eût prolifique. Laissons-le nous raconter luimême cette plaisante aventure. 11 répond à Poggio qui l'avait accusé d'avoir séduit la domestique de sa soeur, et l'on sait qu,e Poggio avait eu la bonté de lui passer cette faiblesse comme étant de l'humanité.
« Pourquoi, bon Poggio, cette condescendance? Pomme justifier? Non pas vraiment, mais toi-même qui, l'an passé, as engrossé ta servante, laquelle était en même temps la nourrice de ton fils. Ta femme le sut, et comme c'est une personne religieuse, elle força la coupable à se
(1) Valla 1 Opéra, p. 3Mi, :i47.
(2) Ibid., p. 318.
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252 LES GLADIATEURS.
faire avorter. Elle te rossa ensuite et te contraignit à marier cette femme à ton valet. Celui-ci, disait-on, avait fait le coup conjointement avec son maître, en vertu de ce principe fort goûté dans ta maison: «Tout est commun en" tre amis. » Car lorsque cette femme était ta servante et ta concubine, elle était la maîtresse de ton valet, et maintenant qu'elle est sa fem me, elle est aussi ta maîtresse. 11 en est de même de tout ce qui t'appartient. Pour en revenir à ce qui me concerne, si celle que tu nommes une servante l'est en effet, pourquoi n'est-elle point réclamée par son maître ? Qui dit servante, dit esclave, nonobstant qu'en ton style barbare tu distingues les deux choses, car tu appelles servante ce qu'il fallait appeler suivante. Vieillard insensé, if auras-tu jamais honte de mentir effrontément, et d'appeler servante une fille honnête etde condition libre? Ce nom est bien plutôt celui de taSempronia, ton esclave et deux fois ton esclave : premièrement, parce que les philosophes appellent esclaves ceux qui se mettent en la possession d'autrui, que la femme servant d'instrument à la lubricité d'un homme est à juste titre l'esclave de cet homme; que taSempronia l'a été du grand Pompée avant , de l'être de son Clodius ; deuxièmement, parce qu'elle n'est pas devenue ta femme par usucapion ni par confarréation, mais par coemption, non pas même de l'espèce qu'Lllpieu a définie dans ses Institutes, mais d'une espèce plus bonteuseencore. Si j'aieudes enfants de ma maîtresse, c'a été de peur de l'épouser; à quoi mes parents m'engageaient fort et jusqu'à vouloir me contraindre; non pas tant parce qu'elle était jolie (car quelle femme l'est autant que la tienne? je n'en voudrais pas pourtant), que parce qu'elle était riche, noble et honnête. Pourquoi donc
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n'ai-je pas voulu l'épouser? J'étais plus jeune que toi quand tu épousas la tienne, je n'étais point jaloux, je ne la voulais pas, comme toi, très-jolie, mais très-bonne, j'étais sûr de n'avoir point d'infirmités, point de hernie qui vînt s'étaler, comme tes amis et tes voisins le disent de la tienne, jusque sur la table; mais j'avais résolu d'être clerc: j'en prends Dieu à témoin. C'est pourquoi, quelques-uns de mes proches, entre lesquels était mon beau-frère, pensant que j'étais vierge et d'un tempérament trop froid pour être propre au mariage, voulurent voir ce qu'il en était ; ils le virent, et que ma continence ne résultait pas d'un vice de constitution, mais d'une vertu de l'âme. En même temps, pour ne pas faire sentir à nia soeur combien il m'était désagréable qu'elle n'eût pas d'enfant, je fis l'amour pour continuer notre postérité qui était sur le point de s'éteindre ; à cet effet, je ne m'adressai point, comme toi, à une femme mariée, ou étroitement gardée, ou libertine, mais à une femme qui était maîtresse d'elle-même et vierge. J'en ai eu trois enfants en deux ans, et il eût été de la plus grande cruauté tant à l'égard d'elle-même que des enfants, de la renvoyer. Elle a logé quelque temps seule, mais j'espère qu'elle trouvera bientôt à se marier, si elle y consent toutefois. C'est la gloire de cette femme d'être restée fidèle à l'homme qui n'est pas son légitime époux. Combien sont plus coupables celles qui trahissent cet époux même, comme la Lucia qui abandonna le sien par amour pour loi, ou plutôt de ton argent! Car comment un hernieux inspirerait-il de l'amour?... Il y a trois jours, je fis prendre auprès d'elle quelques informations sur toi. Elle disait (je prends Dieu à témoin de la vérité de mes paroles) que tu n'avais
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1) \ LES -GLADIATEURS.
pas le moindre souci de vos communs enfants, pas plus des trois garçons déjà hommes faits et relégués on ne sait oii par suite de tes mauvais procédés, que de ta fille qui était à Rome, et d'elle-même dont tu avais eu quatorze enfants, douze garçons et deux filles. Elle ajoutait, en témoignage de ton injustice et de ton impiété, qu'ayant eu jadis la précaution de faire légitimer ses fils par le pape, et le soin de faire un testament où tu les déclarais tes héritiers, tu avais annulé ce testament qui ne pouvait pas l'être, lorsque tu avais eu d'autres enfants d'une autre femme. Tu lui fis accroire ensuite que, ayant destiné un de tes trois fils à l'état ecclésiastique, tu avais besoin pour cela de la bulle du pape qui les déclarait légitimes. Elle refusa longtemps de te la donner; mais comme il ne manquait pas de gens pour dire qu'une mère ne devait pas s'opposer à ce qu'un de ses fils fût clerc, elle livra la bulle que tu déchiras aussitôt... Passant donc des espérances les mieux fondées au désespoir le plus violent, les malheureux s'enrôlèrent tous trois, et la mère, qui n'en a reçu depuis aucune nouvelle, ne sait pas s'ils sont morts ou vivants. Et pourtant elle répétait en versant des larmes qu'ils sont bien plutôt tes enfants que ceux que t'adonnes ton épouse.... Aussi espère-t-elle que, s'ils vivent, ils vengeront cette injure non sur toi, mais sur eux, et revendiqueront un jour leur patrimoine. Car si tu as déchiré les lettres de légitimation, si même lu lésas biffées sur le registre, elles ne l'ont point été dans le ciel, où
Dieu les a ratifiées Mais j'ai perdu de vue ta femme;
j'y reviens.... Donc, taSempronia, comme elle ala beauté de Vénus, en a aussi les moeurs. Vénus en effet (ce qui n'advint à aucune autre déesse) a été, avant et depuis son
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VALLA. 2iia
mariage, complaisante pour les dieux comme pour les hommes. Elle eut de Jupiter Cupidon, de Mars Hermione, de Mercure Hermaphrodite, d'Anchise Enée, de Butis Herycé ; de Vu.lcain, je ne sais si elle eut personne. Mais ta belle Sempronia eut autant et plus de fils que la déesse, tant des dieux, c'est-à-dire des princes de l'église, que des simples mortels; j'ignore si elle en eut de son mari... Nul n'a donc de plus vrais compères de ses fils que Poggio; car il y a nombre de gens qu'il appelle compères qui l'aidèrent à engendrer les siens. Si donc, mon cher Clodius, j'étais semblable à toi et que tu voulusses rattraper mes bonnes grâces, je demanderais à être ton compère par le même procédé que d'autres le sont [VIU]. »
Tartuffe, qui avait aussi, on doit le croire, la noble ambition de faire lignée, ne se serait pas autrement justifié, s'il eût séduit Elmire, comme Valla avait séduit cette fille si vertueuse qui lui donna trois enfants. Qu'on s'imagine les éclats de rire de Poggio, quand il vit à quel étrange aveu il avait amené son adversaire. Il ne lui a pas sans doute épargné les sarcasmes. Mais sa quatrième invective, qui était une réponse à cet antidote, n'a pas été imprimée. Je m'étonne, au reste, qu'il n'ait pas fait de la justification de Valla le sujet d'un chapitre supplémentaire de ses Facéties. Il y en a de plus libertins, mais pas de plus plaisants.
La défense de Valla sur ce point n'était guère propre à inspirer une grande confiance pour le reste ; cependant il paraît être sincère dans toutes les parties de sa défense. C'est un accusé pénétré de la justice de sa cause, qui se complaît à le faire voir, qui a réponse à tout, nie rarement ce qu'on lui impute, et donne à tout des motifs.
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2ofi LES GLADIATEURS.
Là où l'on s'attend à ce qu'il reste court, il déborde, il est indiscret, au risque de faire croire, à force d'explications, qu'il en a plus fait qu'il n'avoue. Mais qu'il attaque ou qu'il se défende, il y a dans ses paroles, au milieu de leur violence et de leur grossièreté, je ne sais quel air de bonne foi et d'honnêteté dont on chercherait vainement la trace dans les écrits analogues de Poggio et de Filelfo. J'ajoute qu'on remarque dans cette pièce une souplesse d'esprit qui la rend très-supérieure aux deux autres, plus de dialectique, et autant d'imagination avec plus de talent pour s'en servir, plus de sang-froid pour la gouverner.
Je ne m'étendrai pas sur les preuves par lesquelles il combat l'accusation de faux qu'il aurait encourue à Pavie ; je n'en donnerai qu'une seule et qui est convaincante, c'est que s'il avait été coupable de ce crime et puni de la façon à la fois burlesque et ignominieuse rapportée par Poggio, il n'eût pas continué, comme il l'a fait, ses leçons à Pavic. Il n'eût pas eu même la permission de rester dans la ville. Puis, Poggio n'allègue sur ce fait que le témoignage d'un seul homme, et cet homme était mort (I). Valla se justifie moins heureusement d'avoir falsifié les comptes de ses fournisseurs à Naples. 11 dit que s'il eût été capable d'une pareille chose, il l'eût faite au moins tout entière. Au lieu de falsifier des comptes pour diminuer sa dette, il les eût détruits pour ne pas la payer du tout : ce qui était plus court et valait bien mieux (2). A cela on peut répondre que les marchands eussent refait leurs mémoires autant de fois que Valla les eût anéantis. Quoi qu'il en soit, comment croire que si
J) Valla 1 Opéra, p. 3.11. (2^ Ibid., p. 352.
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Valla eût été coupable, le roi l'eût souffert à sa cour ? Passe encore s'il n'avait été qu'hérétique; mais faussaire ! Quant aux manuscrits grecs du couvent de SainteClaire, Valla prouve, à mon sens, parfaitement, qu'il les avait achetés et non pas dérobés (1).
A cette double accusation de vol et de faux, Valla répond par cette autre. Selon lui, Poggio aurait forgé un ordre du pape, surpris ou contrefait la signature de Sa Sainteté, et par ce moyen causé la mort de Vitelleschi, général de l'armée du pape, "soupçonné de trahison, .le crois du moins que c'est ainsi que doit être entendu le passage suivant (2) :
« Puisque ta démence m'oblige à dévoiler tes crimes, je n'ai pas dit, mais j'ai voulu dire que, par ce bref que tu attribues faussement au pape Eugène, tu as été l'auteur de l'assassinat du patriarche d'Alexandrie. Et quand le pape le sut et qu'il voulut te punir, tu n'échappas au supplice que par la protection de ceux qui t'avaient payé ton crime. Personne de ceux qui étaient là n'ignore ce fait, l'évêque de Corneto, Angelo Bocciano , d'autres encore, et surtout les gens attachés à la cour, lesquels ont vu des choses encore plus mystérieuses. Tu ne peux nier que ce
(1) Valise Opéra, p. 353-354.
(2) Ibid., p. 351. Quandoquidein tuavesania cogis, ut, Podi, in luccin proferam scelera tua, ego non dixi, sed significavi te suo Brcvi, quod Kugenium mittere menlitus, fuisse auctorem casdis Alexandrini Patrianha> ; idque cum Eugenius rescisset, teque avidius mulctare vellet, tamen tutela eoruin quibus facinus tuuni vendideras, te fuisse elapsum. Quis hoc ignorât non propinquorum illorum modo, ut episcopus Comelinus, Angélus Bocianus ac tacteri, sed curialium qui aliquid secretius norint? Itreve illud tuum fuisse negare non potes, sed ab Eugenio tibi jussum ais. Si is tibi jussisset non illum, et patriarcham, et cardinalem, et legatum suuni captum, vulneratumque tlevisset, nedum paulo post extinctum.
I. 17
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bref ne soit ton ouvrage, et tu te retranches en vain derrière l'ordre du pape. Si le pape te l'eût commandé, il n'eût point pleuré le chef de son armée, un patriarche, un cardinal et légat, arrêté et blessé ; il ne l'eût point pleuré mort. Mais pourquoi prouver ce qui est notoire? »
Voilà qui doit faire regretter encore qu'on n'ait pas publié la quatrième invective de Poggio. On verrait qu'il a dérogé, au moins pour cette fois, à sa coutume si commode de ne pas répondre aux accusations les plus graves, de les passer sous silence ou d'en plaisanter. Disons pour lui toutefois qu'il est difficile d'admettre que le secrétaire du pape, convaincu d'avoir fait sans l'ordre de Sa Sainteté un bref pour arrêter le généralissime des troupes de l'Église, fût resté non-seulement impuni, mais même un quart d'heure en place.
Valla repousse avec moins d'assurance le reproché de s'être enivré chez Panormita (1). S'il ne s'enivra pas d'une façon aussi dégoûtante que le dit Poggio, on est bien près de croire qu'il perdit au moins son centre de gravité, et que l'apologiste d'Epicure suivit un peu trop à la lettre la doctrine du philosophe. Au surplus, ce n'était pas là un cas pendable, et pour l'ivrognerie, comme pour le péché de la chair, Poggio n'avait rien à reprocher à personne. On devait s'attendre à plus d'indulgence de sa part. Ce fait serait plus grave, si, comme Poggio l'assure, il s'était renouvelé à la table d'un évêque. Poggio ne nomme pas cet évêque. Mettons donc que le fait est faux. Ce qui n'est pas plus vrai, c'est qu'à Rome, Valla ait été trouvé un jour ivre-mort par ses écoliers. Valla
(11 Valla? Opéra, p. 341.
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ne professait point encore, et par conséquent n'avait point d'écoliers à l'époque où Poggio place cette aventure (1).
Au nombre des griefs que Poggio accumule avec tant de libéralité contre Valla, se trouve, si l'on s'en souv ient bien, celui-ci : que Valla avait condamné le célibat des religieuses, et dit que les filles publiques étaient beaucoup plus utiles qu'elles au genre humain (2). Cette proposition, Poggio la qualifie avec raison de criminelle et de sacrilège. Voici la réponse de Valla : « 0 Poggio, le prince des drôles, c'est Maffeo, l'homme le plus chaste qui fut jamais, qui a plusieurs soeurs religieuses, qui était alors mon très-intime ami, comme il l'est encore à présent, je l'espère; c'est Maffeo que j'ai introduit de son plein gré dans ce dialogue, afin qu'on vît mieux, aux discours que je mets dans sa bouche, qu'il parle au nom et sous le personnage d'un Epicurien. C'est la virginité chez les païens, celle des vestales, que j'ai entendu condamner, pour louer d'autant plus celle des filles chrétiennes. Est-ce que, dans les deux premiers livres, il ne s'exprime pas toujours comme s'il était Epieure, et non pas Maffeo , frère de vierges et de religieuses. N'ai-je pas, ô le plus perdu des hommes, expliqué dans mon préambule, pourquoi je faisais parler des Epicuriens abjects et méprisés? Est-ce qu'un frère Mineur, sous le nom duquel je donne mon» sentiment, ne répond pas, dans le troisième livre., à Maffeo comme à un Epicurien? Que ne citais-tu le passage de ce livre, où je plaide la cause du christianisme, oùjecom(1)
oùjecom(1) Opéra, p. 342.
(2) Dans le traité De voluplate et de vero buno, lib. I, p. 924 des OEuvres complète s.
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bats les païens, où je peins les délices du paradis? Candido était si enchanté de ce passage qu'il disait n'avoir jamais rien lu de plus beau. Les maîtres de l'élégance, Guarino Leonardo, Ambrosio, Carlo, à qui je l'envoyai, n'en admirèrent pas moins l'éclat et l'éloquence, que les personnes pieuses la piété et la pureté. J'espère donc que celui qui aime par-dessus tout la continence et la virginité, j'espère que Jésus-Christ me récompensera de ce livre amplement [IX]. »
Au fond, Valla a raison; il écrit un dialogue; il y pose une question ; celui-ci est pour, celui-là est contre ; chacun des contradicteurs dépose son avis et n'est responsable que de son avis. Si pourtant la vraie pensée de L'auteur d'un dialogue est quelque part, c'est dans la conclusion, et c'est là que Poggio aurait dû aller la chercher. Mais Poggio ne lut pas même le traité de Valla jusqu'au bout. Ou il était de mauvaise foi, en attribuant à Valla une opinion qui n'était pas la sienne, ou il n'admettait pas qu'on dût reproduire cette opinion, pour la seule gloire de la réfuter. Au reste, dans ce passage qui est trop long pour être cité (I), Valla se brouille en voulant trop prouver, et le contentement qu'il a de soi et qui va jusqu'à l'infatuer, indique assez la faiblesse de ses arguments. Remarquons d'abord que dans l'oeuvre imprimée de Valla, ce n'est 4>lus Maffeo qui défend les principes des Épicuriens, c'est Panormita, à qui ce rôle convient mieux en effet. Valla avait cru que la bonne renommée de Maffeo, et surtout sa parenté étroite avec des religieuse, empêcheraientqu'onne le soupçonnât de parler en son nom, tandis qu'il ne fai—
-I) Vov. Valloe Opéra, hc. cit.
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sait qu'exprimer, en les outrant, les doctrines d'Épicure : Maffeo sans doute ne fut pas de cet avis et protesta. Aussi est-ce pour le satisfaire que Valla lui substitua depuis Panormita. Mais, pour le moment, c'est bien de Maffeo qu'il s'agit. Si donc, en condamnant la virginité forcée, Maffeo n'a entendu parler que des vestales, il n'exprime pas sa pensée assez nettement ; il se soucie trop peu d'aller au-devant des interprétations fâcheuses qu'on pourrait lui donner, pour que Poggio n'ait pas voulu s'y méprendre, et traduire ce qu'elle a d'équivoque au profit de son ressentiment. D'ailleurs, le plaidoyer de Maffeo en faveur de l'épicurisme grossier est si indécent, qu'il faut être bien vain pour croire qu'aucune réfutation en fera pardonner l'inconvenance, et bien hardi pour se flatter que Dieu répandra des grâces sur l'auteur de cetteréfutation. Car, encore que Valla proteste qu'il n'est point du tout du sentiment de Maffeo, qu'il le combatle, au contraire, par celui du frère Mineur, il ne manquera pas de gens qui diront de ses dialogues ce qu'on a dit de ceux d'Erasme : «Qu'un dialogiste ou tel autre écrivain qui, sous la fiction d'un personnage emprunté, vient débiter des pensées, doit chercher des sujets qui, par les lois delà vraisemblance, ne l'engagent point à dire ce qui n'est pas édifiant, et que quiconque prête à des hérétiques tout ce qui se peut avancer de plus fort pour leur hérésie, plaide la cause de son coeur, ou tombe dans un jugement ridicule ou téméraire. » C'est Bayle (1) qui me fournit cette objection, et c'est un trop habile logicien pour qu'il soit permis de le contredire.
fl) Dict. hist. et crit., ait. ERASME, rem 0.
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Cette théorie indécente sur les vierges engagées dans la profession religieuse, Poggio ne l'appelait pas seulement sacrilège, il la taxait aussi d'hérésie, la comparant ainsi à d'autres opinions de Valla, très-hardies pour le temps, relatives au mystère de la Trinité et au libre arbitre. C'est même en partie à cause de ces opinions que Valla avait failli devenir victime de la haine des théologiens et du zèle des inquisiteurs de Naples. On a vu comment Alphonse le tira de leurs mains. Poggio ajoute que Valla fit amende honorable et reçut le fouet; Valla nie simplement l'un et l'autre. Mais voici sa réponse à l'accusation d'avoir dit qu'il avait en réserve des flèches contre Jésus-Christ :
« Tu cries en vain, Poggio; en vain tu aboies, Cerbère, et cherches à me rendre odieux en proportion de l'énormité du crime. Qu'ai-je repris en saint Jérôme ? sa vie ou son érudition? Assurément, ce n'est point sa vie, car qui ose nier qu'il ne soit le plus grand des saints? D'autre part, si j'enseigne que, parmi les Pères dont nous lisons les homélies, il en est qui auraient pu parler mieux latin, dirat-on que je les déclare du même coup superstitieux, infidèles, impies? Nullement. Donc il est permis de critiquer le style de ces saints hommes et non leur pensée, la forme et non le sens, le motet non la chose. De plus, il ne nous reste aucune des expressions dont se servait Jésus-Christ, parce qu'il parlait hébreu et qu'il n'a rien écrit. Pourquoi donc, ô le plus noir des démons, aurais-je réservé des flèches contre Jésus-Christ, moi qui n'écrivais que pour l'honneur de Jésus-Christ? En effet, quand je conférais le texte latin avec le texte grec du Nouveau Testament, était-ce pour attaquer, comme Porphyre, ce fondement de notre religion , et ébranler la religion elle-même?
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Etait-ce pour déclarer la guerre au Christ, ou pour le servir?... J'ai composé, sans aucune vue de sordide intérêt, quelques ouvrages en l'honneur de la communauté chrétienne; j'ai combattu longtemps et à mes dépens pour la gloire du Christ, et tu dis que j'ai réservé des flèches contre lui ! Pour qui donc, je te prie, aurais-je combattu? Pour les dieux par qui tu jures, Jupiter, Bacchus et Vénus? Pourtant, tu cites un témoin; mais il est seul, il est le pire de tous, il te vaut presque ; c'est en un mot Panormita, qu'on ne devrait jamais nommer sans demander excuse, et qui fut deux fois, sous le pontificat d'Eugène et sous Bernardino, brûlé en effigie. Ainsi, qui m'a dénoncé? L'infâme Panormita. Qui avait recueilli mes paroles? L'infâme Panormita. Qui fut affligé de m'entendre blasphémer le Christ? L'infâme Panormita. 0 subtil Poggio, comment un homme qui ignore les lettres grecques, peut-il juger d'un ouvrage grec? Si tu me prouves qu'il sait seulement l'alphabet de cette langue, je te passe l'outrage que tu m'as fait [X]. »
De ces explications prolixes, et passablement obscures, il semble résulter que Valla aurait dit qu'en conférant le texte grec du Nouveau Testament avec le latin de la Vulgate, il aurait trouvé des traits à lancer contre l'interprète. « Poggio, empoisonnant cela, dit la Monnoye, lui a imposé de s'être vanté d'avoir en main des traits à lancer contre Jésus-Christ. Qui ne voit la forfanterie (1)? » Nonobstant l'explication de la Monnoye, il faut avouer pourtant que Valla nous laisse à cet égard un peu trop à deviner.
^1) Note sur l'article 304 du Jug. des Suçants, de Baillet, t. Il, p. 222, édit. in-4.
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Poggio avait bafoué les Elégances, et il défendait assez impudemment ses Facéties; à son tour Valla bafoue les Facéties, et leur fait payer l'injure faite à ses Élégances. Il finit par là son Antidote.
« Il y a deux sortes de plaisanteries, l'une basse, malhonnête, licencieuse et obscène, l'autre élégante, polie, ingénieuse et enjouée. Poggio a choisi la première... Et tu oses te glorifier, à la face du monde, de ce choix infâme, et paraître, à l'âge où tu es, nous engager non-seulement à dire, mais aussi à faire de pareilles ordures? Et alors, qui peut douter que tu ne les fasses toi-même aussi bien que tu les dis? Où êtes-vous donc, vous autres qui vociférez, tonnez dans vos sermons contre des vétilles? Où estu, Antonio (1), qui pérorais en chaire contre mes opinions sur la dialectique? Si c'est pour la république des chrétiens, pour le service de Dieu, pour le salut des hommes, et non pour la gloriole, la cupidité et la satisfaction de vos haines personnelles que vous prêchez si bien, que n'accusez-vous Poggio et son livre, et que ne les livrez-vous au feu l'un et l'autre, à l'exemple deBernardino et de Roberto qui brûlèrent publiquement Y Hermaphrodite (2) à Milan, à Bologne et à Ferrare? Mais le livre de Poggio fait plus de mal aux moeurs que celui de Panormita. D'ailleurs Panormita en a peut-être eu du chagrin et du repentir. Celui-là s'en vante au contraire et reproche à ceux qui
:\) Antonio da Ritonto.
(2 Poème de Panormita. [.'Hermaphrodite a été imprimé en 1791. dans un recueil intitulé : Quinque illustrium poetarum, Antonii Panhnrmitce, Ramusii, Pacifici, Maximi, Johannis secundi Lusus in Venerem, etc., Parisiis; prostat ad Pistrinum in Vico suavi. Cette dernière indication est une énigme qui signifie : ad Pistrinum, chez Molini, in Vi.-o suavi rue Mignon.
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l'accusent, d'envier sa gloire. Si donc vous voulez le salut de cet homme (et songez qu'il n'a plus guère à vivre), reprenéz-le, condamnez-le, et livrez-le chargé de fers aux suppôts d'Hippocrate. Qu'il se repente ou non, brûlez son livre dans l'assemblée du peuple, comme il a été déjà brûlé au ciel, dans l'assemblée des anges. Vous tous donc, je vous adjure, et, j'en atteste le ciel et la terre, je vous somme de détruire, d'anéantir au plus vite ce livre abominable, ce livre, dis-je, que les Scythes, les Sarrasins et tous les idolâtres condamneraient eux-mêmes. 11 n'en est pas de plus pernicieux à la religion, à la pudeur et aux moeurs des hommes et des femmes... Ce prodige, ce monstre de livre, ce fléau, cette gangrène, cette peste, cette mort, ce carnage, cette infamie, et tout ce qu'on pourra trouver de mots les plus affreux pour le désigner, a envahi, comme Poggio s'en fait gloire, a infecté, souillé la France, l'Espagne, l'Allemagne, l'Angleterre et toutes les nations de race latine. Oh! s'il en est ainsi, que d'âmes il a perdues et il doit perdre encore, si vous, qui êtes les gardiens, les tuteurs et les médecins des âmes, et qui faites auprès d'elles l'office du chien auprès des brebis, vous ne les défendez de la voix et des dents? Attendez-vous donc que je le fasse pour vous? soit. J'aboierai autant que je le puis. Tous, tant que vous êtes, chiens plus ardents, plus robustes et plus forts en gueule que je ne le suis, je vous exciterai, non-seulement à donner la chasse à ce loup ravissant, mais à le déchirer, et, une fois mort, à pendre ses débris au premier arbre du chemin, pour que les passants les battent à coups de pierres. J'entends ceux qui ne connaissent pas les Facéties me demander ce qu'elles ont de si horrible, de si criminel. Je ne salirai pas ma plume
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pour les en instruire... J'aime mieux risquer la perte de mon honneur et courir la chance d'être taxé de calomnie, que de corrompre l'esprit des lecteurs par un échantillon de l'impudicité de ce vilain drôle... J'ai fini. Encore un mot pourtant, qui achèvera d'ôter aux gens l'envie de connaître l'oeuvre obscène de Poggio. C'était l'usage à Rome, qu'aux fêtes de la déesse Flora, ancienne courtisane fameuse qui avait institué le peuple romain son héritier, des prostituées dansassent en son honneur, nues et avec toutes sortes de gestes lascifs et provocants. Un de ces jours, Caton vint à passer. Par respect pour lui, les danses s'interrompirent, et des jeunes gens vinrent en rougissant le supplier tout bas de s'éloigner. Caton, qui n'avait pas le pouvoir de réformer cet usage obscène, montra du moins qu'il le condamnait en se retirant. Vous donc à qui peut échoir le malheur de mettre un jour la main sur ce recueil «le toutes les immondices et de toutes les impuretés de Poggio, comprendrez-vous alors que Poggio n'est luimême qu'une prostituée qui étale sa nudité et s'abandonne aux mouvements les plus impudiques, non-seulement en présence de la jeunesse romaine, mais de toutes les nations où l'on parle latin? Quiconque en effet lit ses contes, se représente très-bien les scènes qui en font l'objet, et croit voir les jeux floraux de l'auteur même. Celui-ci pourtant n'est ni une fille publique, ni une femme quelconque, ni un jeune homme, ni un rustre; c'est un vieillard déplus de quatre-vingts ans, un personnage lettré, si nous l'en croyons, un prince de l'éloquence, un secrétaire apostolique, qui devrait avoir les oreilles aussi délicates, les regards aussi susceptibles que Caton ; c'est Poggio enfin qui nous donne ces jeux, qui les enseigne aux nations, qui en
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léguera l'idée et l'ordonnance à ses fils comme la meilleure partie de leur patrimoine, et qui, en attendant, invite les amateurs à traduire les Facéties, les uns en grec, les autres en français, les autres en espagnol, ceux-ci en allemand, ceux-là en anglais. Après quoi il est à espérer qu'on dira un jour la secte des Poggiens, comme on dit la secte des épicuriens, des stoïciens et des péripatéticiens; l'ordre des Poggiens, comme on dit l'ordre des frères prêcheurs, des cordeliers et autres moines; la malice des Poggiens, comme on dit la malice des parasites. 0 trois fois heureux, ô immortel Poggio, d'avoir un jou rtant de disciples, tant de sectateurs, tant d'imitateurs! Etquand enfin tu auras été réuni dans le ciel à la déesse Flora comme à ton épouse, le clergé, vous associant tous deux dans ses prières, chantera : Sancte Podi et sancta Flora, oratepro nobis [XI]. »
Poggio avait envoyé Valla au diable, Valla canonise Poggio et l'envoie au ciel. C'est, sans doute, de peur de se rencontrer dans l'autre monde et d'y continuer la dispute. En attendant, elle se prolonge sur la terre et ne perd rien de sa violence, en se prolongeant. En vain des amis communs interviennent pour y mettre un terme. Dans une lettre aimable et forte, Francisco Barbaro rappelle à Valla qu'il a réconcilié jadis Leonardo Aretino et Nicolo Niccoli, Poggio lui-même et Guarino, qu'il souhaite donc avec passion, du moins pour l'honneur des lettres, obtenir le même succès près de Valla et de Poggio (1). Mais cette lettre affectueuse et sage n'est qu'une occasion de plus pour Valla d'insulter Poggio, et de lui rappeler qu'il
(I) Valloe Opéra, p. 334.
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a menti quand il a osé dire que Barbaro n'aimait ni n'estimait Valla. Filelfo, qui le croirait? Filelfo lui-même, cet homme si batailleur, si fier et si implacable, eut horreur de ces scandaleux débats. 11 écrivit aux deux champions une très-longue lettre (1) où il leur débite, sur les avantages de la modération, des lieux communs pleins de sens et d'à-propos, mais qu'on ne peut s'empêcher de trouver plaisants dans la bouche d'un homme qui avait si longtemps méconnu ces avantages. Aussi les conseils de Filelfo n'eurent-ils aucun effet. Je m'étonne même que Poggio et Valla ne se soient pas trouvés d'accord, au moins une fois en leur vie, vu la circonstance, pour raillerie censeur et le dauber de concert. C'est ordinairement la destinée des donneurs de conseils qui n'ont pas prêché d'exemple.
CHAPITRE VI.
Dialogues de Valla contre Poggio.— Faible réponse decelui-ci.— Invectives de Valla contre Morandi. — Ses traductions. —Il lit une partie de celle d'Hérodote à Alphonse. — Sa mort.—Ses autres écrits.
La réponse de Poggio n'ayant pas été imprimée, il n'y a donc pas lieu de s'en occuper (2). Si je comprends bien Valla, lui-même ne connaissait pas cette quatrième
(I) Epiai., !ib. X, p. 75 recto.
(2; Elle est dans la Bibl. Laurentienne. Bandini en cite sept à huit lignes dans son Catalogue des manuscrits latins de cette bibliothèque, t. 111, colonne 438.
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invective, et n'avait pas même vu la seconde, lorsqu'il écrivit, immédiatement après, son quatrième Antidote et deux Dialogues contre Poggio. Il était en veine, et avait de quoi s'entretenir la main, sans que Poggio l'excitât par de nouvelles attaques. « J'apprends, dit-il dans la préface de ses Dialogues, que Poggio a écrit contre moi une autre invective beaucoup plus acerbe que la première, et qu'il n'y dit pas un mot touchant la justice de sa cause ; comme si vaincu, et terrassé, il n'avait plus que la ressource de faire du tapage et de dire des injures. Je n'ai pas encore pu me procurer cette invective. Cependant, je poursuivrai mon triomphe, ou plutôt je triompherai deux fois, à la façon des généraux qui n'avaient pas assez d'un seul jour pour recevoir cet honneur. Et j'y trouverai d'autant moins d'obstacles que, de l'aveu de mon ennemi même, la victoire est à moi. Car celui qui, aux arguments, aux raisons et aux preuves, ne répond que par des vociférations, des outrages et des ordures, se déclare hors de combat et définitivement vaincu. Seulement, comme un mâtin qu'un autre mâtin a pillé, il se console, en hurlant, de ses blessures, et venge au moins par là sa défaite.... Que Poggio crie donc tant qu'il voudra; qu'il soit ordurier et obscène; il fait son métier; il est semblable à lui-même... Pour moi, encore que je me fusse engagé à passer en revue tous ses livres, et à en exposer les défauts, comme des captifs qu'on traîne en triomphe, je n'en avais pourtant rien fait, empêché par je ne sais quelle paresse d'esprit, ou pensant qu'il avait suffi de mettre à nu les solécismes de sa correspondance. Mais, puisque l'ennemi nous y force (si toutefois le nom d'ennemi sied à un soldat vaincu et prisonnier), ne laissons pas incomplète notre vengeance,
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et nous aussi donnons un lendemain à notre triomphe.... Commençons par les lettres à Nicolo Niccoli, et feignons, pour égayer la scène, que l'examen a lieu dans la classe ■de Guarino, et en présence de ses élèves. Ce sera ou un apologue ou une représentation théâtrale[XH]. »
Le dialogue commence. J'en donnerai le début. Il est piquant, spirituel et ne dément pas ce que j'ai déjà dit du talent de Valla dans ce genre d'escrime.
« LORENZO. Salut, Guarino.—GUARINO. Salut,. Lorenzo, et salut aussi, Poggio, quoique tu ne dises rien. Mais d'où vient ce silence?— POGGIO. Plût à Dieu que je parlasse aussi bien que je me tais! — LORENZO. Pourquoi donc ne pas te taire plus souvent que tu ne parles? — POGGIO. Parce que ceux qui parlent mal se taisent rarement. — LORENZO. C'est bien dit et vaut beaucoup mieux que de se taire. Mais pourquoi n'as-tu pas salué Guarino? — POGGIO. Je ne dis pas que je parle mal parce que je ne sais pas parler, mais parce que je parle mal des autres; c'est pourquoi je suis lent à saluer. — GUARINO. Mettons, Poggio,que tu m'avais salué; que voulez-vous? — LORENZO. Je fais appel à ta science, à ta bonté singulière, et te prie déjuger entre lui et moi. L'affaire est de ta compétence; il s'agit de la langue latine où tu es notre maître à tous. — GUARINO. Soit, pourvu que Poggio ne quitte pas la place. — POGGIO. Que je quitte la place (1), moi qui l'ai aimée et hantée toute ma vie? N'est-ce pas là le dépôt et la source de tous les plaisirs de la gueule ? Je ne mets pas de ce nombre, bien entendu, les laitues, les choux et les aulx, mais les perdrix, les faisans, les oies , les canards,
(1) Forum. On voit l'équivoque.
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les poules, les pigeons, les grives, les becfigues, les dorades, les murènes, les congres, les mulets, sans parler des gâteaux, des pâtés, des salaisons et de vingt-huit espèces de vins excellents dont je vous donnerai, s'il vous plaît, le détail. — GUARINO. Il ne s'agit pas de cette place, Poggio; on te l'abandonne; il s'agit de celle où l'on juge les procès. — POGGIO. Tu me l'abandonnes? je la prends; j'aime mieux la poursuite des becfigues que des procès, et le traiteur que le barreau. A mon tour je vous laisse celuici; hantez-le tant que vous voudrez. —GUARINO. TU seras obéi, Poggio. Crois bien cependant que tu es, non pas au tribunal et en présence d'un juge, mais en classe et devant le magister. — POGGIO. Moi? enfant et adolescent, jamais je n'ai été en classe ; je ne commencerai pas quand je suis décrépit. — GUARINO. Aussi, n'est-ce pas pour y étudier, mais pour disputer avec Valla. — POGGIO. Eh ! qui m'y oblige? — GUARINO. L'honnêteté, la raison, la pudeur. — POGGIO. S'il s'agissait de disputer des goûts, à la bonne heure. —GUARINO. Il s'agit des sons. Le goût estil plus précieux que l'ouïe! —POGGIO. Oui, certes : car on peut vivre sans l'une, mais sans l'autre, non. — GUARINO. Au reste, ceci regarde Lorenzo; je suis ici pour juger, non pour plaider ; je n'ajouterai plus un mot. Prends garde seulement qu'à force de faire des objections, tu ne paraisses tergiverser et fuir le débat. — POGGIO. Moi, tergiverser ef fuir, moi qu'on ne força jamais à s'avouer vaincu et qui joue des dents et des ongles jusque sous le pied de mon ennemi? Allons donc! Ainsi, pas de motif pour que tu nous entendes disputer. — LORENZO. Joue des dents, joue des ongles, Poggio ; qu'importe ? pourvu que tu mordes la poussière. Tu n'es ni un léopard, ni un lion , pour
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que tes dents et tes griffes soient si fort à craindre, surtout à qui a la peau dure. Tu conviendras d'ailleurs que je ne manque ni des unes ni des autres. Du reste, je ne veux point combattre avec toi ; je demande seulement que Guarino examine les lettres à Niccolo [XIII]. »
On lit alors, sur l'exemplaire des lettres de Poggio, annoté par Valla, les expressions et les phrases que celui-ci a trouvées défectueuses, et Guarino prononce invariablement contre Poggio. 11 ne juge pas le délinquant, il l'exécute. Las bientôt de cette besogne, il demande un aide, et cet aide, c'est Parménon, son cuisinier.
« GUARINO. Holà, viens ici, Parménon : Ne devenirent in manibus fratris; est-ce bien selon la grammaire? — PARMÉNON. Monsieur, qui a dit cela? — GUARINO. Poggio que voici. — PARMÉNON. Ce Poggio parle plus mal que moi qui fais la cuisine. Prenez-le donc à ma place, Monsieur ; il me paraît propre à ce service, il l'est certainement, si son visage ne me trompe, à celui de sommelier : le vin lui sort de partout. — GUARINO. Retourne, drôle, à ta cuisine. » Poggio dit : Nescis reperire modum quo tria frustecula panis exportentur. — GUARINO. Reviens, Parménon, reviens, reviens. Poggio dit : Frustecula panis ; comment dirais-tu? — PARMÉNON. Moi? je dis toujours frustulapanis, frustula carnis. Eh! Poggio, gâte-sauce, viens donc dans ma cuisine ; je ne t'y régalerai pas de morceaux de pain ni de viande, mais de coups de trique ; ce régime est le bon pour te faire engraisser. — GUARINO. Silence, Parménon [XIV]. »
Mais Parménon continue et parle, sans même attendre que son maître l'interroge. Guarino à bout le laisse faire, et finit par lui dire :
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« GUARINO. Puisqu'il en est ainsi, sois donc juge à ma place. — PARMÉNON. Non pas, mais votre assesseur. Cependant, vous qui voyez ma science (et je ne la troquerais certes pas contre celle de Poggio), lequel de nous deux, je vous prie, est le plus docte? — GUARINO. Va-t'en, va-t'en ; tu as bu.— PARMÉNON. C'est lui qui pue le vin. Le diable t'emporte, Poggio ; tu es soûl et tu viens de roter. —GUARINO. Va-t'en, te dis-je, va-t'en. — PARMÉNON. Si vous me mettez en colère, j'appelle Dromon (1). — GUARINO. Oui da : je suis fâché qu'il soit absent. Il n'est pas prudent d'offenser son cuisinier; notre vie est entre ses mains... Poggio dit : Vestes illas attritas... cupio ut vendantur. — PARMÉNON. Monsieur, un mot, s'il vous plaît.—GUARINO. Non ; tais-toi, si tu es sage. — PARMÉNON. Je le suis, mais ce langage ne l'est pas; il est d'un sot et d'un fat.—GUARINO. Encore une fois, va-t'en. — PARMÉNON. DU tout; mais voici Dromon. Dromon, le maître t'appelle. — DROMON. Que veut mon maître? — GUARINO. Ton maître? le voilà; qu'il commande, puisqu'il ne veut point obéir. — PARMÉNON. Enlève-moi cet homme et l'emporte à ton écurie. — DROMON. Qui cela?— PARMÉNON. Poggio que voici. — DROMON. Pourquoi faire? — PARMÉNON. Pour nous servir, à toi de garçon d'écurie, à moi de marmiton. — DROMON. Qu'at-il fait?—PARMÉNON. Il casse la grammaire latine comme il ferait des marmites; et, ma foi, adieu le latin, si l'on n'y met obstacle. On nous appelle en Italie des barbares transalpins, quand pas un homme de ce pays n'est grammairien, excepté notre maître. — DROMON. Mais enfin qu'a dit Poggio? — PARMÉNON. Il a dit : Cupio ut illas
(1) C'est le palefrenier de Guarino.
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vestes attritas vendantur. — DROMON. Ces habits étaient moins usés que ne l'est sa cervelle. Au reste, que veut mon maître? Que je traîne à l'écurie ce casseur de marmites latines pour y vivre avec l'âne et le bidet? — PARMÉNON. Bidet toi-même; est-ce que tu ajoutes foi aux par rôles de cet âne [XV]?»
Tout cela est d'un sel grossier, plus digne des Atellanes que de Térence ; mais l'idée est excellente, rien n'étant plus propre à humilier Poggio que-de faire corriger son langage par des hommes dont les incongruités grammaticales ont passé en proverbe. Peu à peu même Guarino se montre si satisfait de leur critique, qu'il les déclare fort au-dessus de leur état. Pour un rien il leur céderait son école.
Poggio est ainsi berné dans les deux dialogues, et ils sont d'une étendue considérable. Il y répondit par une cinquième invective. Mais on en peut dire, comme du trait lancé par le vieux Priam, telum imbelle sine ictu. Le chien pillé lèche en vain ses plaies; elles sont incurables; que dis-je, il les envenime encore en les léchant, et il hurle par l'effet de la douleur présente et du ressentiment de la défaite passée. Poggio a beau s'écrier qu'il n'est pas vaincu et que son adversaire en saura des nou-r velles ; c'est le cri de la femme qui appelle son mari pouilleux, ayant de l'eau jusqu'au menton, et qui bientôt ne le lui dira plus qu'en pantomime. Parfois même on croirait que Poggio ne sait plus ce qu'il dit, par exemple, quand il donne à Valla le cuisinier et le palefrenier qui sont à Guarino. Toute sa réplique est fondée sur cette méprise. Mais cette méprise est volontaire ; cela n'est pas douteux. Poggio en avait besoin pour pouvoir dire à Valla que sa gueuserie ne lui permettait pas d'avoir palefrenier et cuisi-
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nier, et qu'il était à lui seul l'un et l'autre (1). La plaisanterie est maussade el tirée d'une supposition inadmissible. Il n'est pas plus gai, quand il se moque des deux triomphes que s'est décernés Valla. Il promet de lui fournir l'occasion de s'en décerner un troisième, et de l'égaler ainsi à César et à Pompée. Il l'appelle Thrason et bravache (2), épithètes qui lui conviennent au moins autant qu'à Valla, mais qui eussent demandé à être rajeunies. D'ailleurs, il nie ces triomphes. Les seuls que Valla puisse revendiquer, il les a reçus de la main de Poggio, la première fois sous la figure de la Sottise, la seconde aux Enfers (3). Poggio y revient, y insiste comme sur la plus spirituelle apparemment et la plus piquante de ses inventions ; il croit disputer, il radote. Il n'est pas si indifférent qu'il le dit au choix de Guarino pour être son juge. Ce choix l'inquiète el devait l'inquiéter. Dans sa querelle avec Guarino, au sujet du rang à donner à César et à Scipion l'Africain, il s'était montré quelque peu brutal envers ce personnage, qui était son ami (4) ; il n'avait eu garde de n'être pas ironique, et l'ironie est à l'amitié ce que le vinaigre est à la blessure. 11 craignait donc que l'aigreur n'eût séjourné sous la cicatrice, et que Guarino n'eût été bien aise qu'on l'eût mis à même de le mortifier, sans paraître y avoirconsenti. Bien qu'il n'avoue pas cette crainte, on la devine; elle perce jusque dans cette affirmation : qu'au demeurant la perfidie de Valla lui est égale et que sûrement Guarino n'en sera pas moins l'ami de Poggio (5).
(1) Pogg. Opéra, p. 243. Invect. 5.
(2) Ibid., p. 245, ib.
(3) Ibid., p. 247, l'ê.
(4) Ibid., p. 365 etsuiv. Epist. liber.
(5) Ibid., p. 244, Invect. 5.
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Je ne sais si la querelle de Poggio et de Valla était finie, quand ce dernier en eut une autre avec un notaire (c'est ainsi qu'il le qualifie) du nom de Benedictus Morandus ou Benedetto Morandi. Ce notaire avait quelque teinture de jurisprudence et se donnait des airs de grand jurisconsulte. Indigné que Valla prétendît régenter les jurisconsultes comme il faisait des grammairiens, et nullement effrayé de la déroute de ceux qui l'avaient attaqué avant lui, il accusa Valla d'insulter à Tite-Live, en soutenant, contre l'opinion de cet historien, que Lucius et Aruns étaient les petits-fils et non pas les fils de Tarquin l'Ancien. Certes, si l'assertion de Valla avait quelque fondement, Tite-Live est un historien déshonoré. Comment croire désormais à sa véracité, s'il est admis que, sur un fait aussi grave, il eût eu la maladresse de se tromper? Ainsi pensait Morandi. Là-dessus il broche deux invectives où, en style de notaire et avec force injures contre Valla, il défend Tite-Live de l'erreur qui lui est imputée et de quelques autres que Valla lui avait attribuées, en les relevant toutefois respectueusement. Valla lui répondit à la chaude par un nombre égal d'invectives, où, sans lui marchander non plus les injures, il le raille avec infiniment d'esprit.
« Il ne peut pas feindre, dit-il, comme d'autres l'ont fait, que je l'aie provoqué ; mais il prétend que j'ai attaqué Tite-Live, parce que je diffère d'opinion avec cet historien sur un seul point. Il tient ce crime pour capital, et il demande ma tête au pape, comme si j'avais profané la religion. Et ce n'est pas parce qu'il est Romain, et, comme tel, en possession exclusive d'écrire l'histoire romaine; ce n'est pas non plus parce qu'il est Padouan et, à ce titre, chargé de maintenir la dignité de sa patrie; ce n'est
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pas enfin parce qu'il est historien et sensible à tout ce qui porte atteinte à ce nom, qu'il a pris la plume ; c'est parce qu'il est notaire. Car, si nous l'en croyons, TiteLive est le notaire de l'histoire romaine, et, de même que le consul Cicéron défendit le consul Muréna, de même le notaire Benedetto Morandi a dû défendre le notaire TiteLive. Telle est la sotte raison par laquelle tu cherches à te concilier la faveur ; mais raison de notaire est bien digne d'être notée. Oui, c'est sottise à toi qui, pour me rendre odieux, singes la douleur sous prétexte que j'ai fait tort à ce grand homme ; car si je le juge, je n'en suis point envieux comme tu l'es de moi. Je l'aime, je le vénère, je m'efforce de l'imiter. J'ai fait pour lui ce que beaucoup d'autres avaient essayé avant moi ; j'ai rétabli dans toute sa pureté primitive et avec des peines infinies le texte des six livres de la Guerre punique, et je n'en ai pas omis une syllabe. Enfin dans l'opuscule que tu attaques (1), je ne le nomme jamais qu'avec une pieuse vénération. Quand donc tu transformes en affaire criminelle une cause purement civile, je ne sais si je dois me fâcher ou rire de tes conclusions tragiques. Plût à Dieu, Benedictus, qu'au lieu de t'appeler ainsi, tu fusses bien-disant, et plutôt moratus que Morandus!... Par tes aboiements et tes morsures, tu ne réveillerais pas le lion qui dort, et dont la gueule est teinte encore du sang des autres chiens qu'il a déchirés [XVI]. »
Il y a des aménités de ce genre dans toutes les répliques de Valla, et là, comme ailleurs, Valla ne fait pas une réplique qu'elle ne soit précédée de l'objection. Elles s'ai(I)
s'ai(I) Tarquinii, Lucius et Aruns, Prisci Tarquinii filiive an nepotes fuerint, etc., p. 438 et suivantes des OEuvres complètes.
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guisent à ce contact, comme l'acier sur la pierre. Aussi, arrivé à la fin des deux invectives, on en est à se demander lequel de Valla ou de Morandi a raison sur le fait principal, à savoir, la filiation de Lucius et d'Aruns. On n'a entendu que le tapage des impertinences et des gros mots qu'ils se sont dits l'un à l'autre; on en est tout abasourdi. Et la traite est longue depuis la première ligne de ces invectives jusqu'à la dernière. Valla a donc raison lorsqu'il confesse ingénument qu'on n'a jamais fini avec un bavard entêté et qui est de loisir. On n'est pas libre de lui répondre en peu de paroles; il y faut, dit-il, des volumes que personne ne lit et dont chacun se moque, tant est misérable le prétexte qui y a donné lieu (1). Ce prétexte pourtant est si grave aux yeux de Morandi, et lui-même ressent si vivement l'injure faite à son collègue, qu'il a recours au pape et lui crie : « Prenez garde, Très-Saint Père (2), qu'en voulant sauver Valla, comme votre clémence vous y porte, vous ne commettiez cette injustice de ne pas venger l'outrage, quand vous en avez le pouvoir, et que Tite-Live n'en appelle de votre faiblesse au conseil des sages qui habitent les champs Elysées. Soyez sévère ; les doctes vous y convient, la vérité, votre dignité, les os de Tite-Live broyés par les morsures de la calomnie, l'histoire romaine enfin, que Valla corrompt et bouleverse, vous en font la prière, vous en font un devoir. » La requêta est burlesque, et je
(1) Valloe opéra, p. 455.
(2) Ibid., p. 447. Ne cum Laurentium pro tua in eum clementia, servare volueris, in id genusinjustitioe décidas, quod cum possis, non propulses injuriam et apud Eljsios campos et amoena piorum concdia de te Livius queratur. Quod ut facias, te omnesdocti, te ipsa veritas, te tnae dignitatis officium, te morsu detractionis ossa contrita Llvii, te omnis historia romana, quam Laurentius corrumpit atque labefactat supplices orant ac precantur.
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doute que la menace d'un procès avec Tite-Live, aux champs Elysées, ait beaucoup effrayé le pape (1). Quoi qu'il en soit, il en courut le risque, en repoussautla requête. Mais n'était-ce pas pour lui cause gagnée, même auprès d'un tribunal païen, où un pape a nécessairement peu de crédit, que d'avoir Valla pour avocat ?
Pour se délasser de cette vie militante, Valla revenait à ses traductions. En s'appliquant à rendre les pensées d'autrui, il abdiquait les siennes propres, comme on se range sous la loi d'un maître, après avoir fait abus de son indépendance. Nicolas V avait donné à Valla cinq cents écus d'or pour sa traduction de Thucydide ; de plus, il l'avait nommé chanoine de Saint-Jean de Latran et secrétaire apostolique; il le chargea ensuite, avec d'autres savants, de rassembler les anciennes bulles des papes et d'en retoucher le style. Valla, disons-le, profita de cette circonstance qui lui ouvrait les archives les plus secrètes de la chancellerie romaine, pour finir son livre sur la donation de Constantin (2). On doit croire qu'il en profita mal ou qu'il ne découvrit rien, car son traité n'est toujours qu'une déclamation passionnée, sans critique et sans preuves (3). Soit que le pape ne sût rien du fait, soit qu'il voulût l'ignorer, il ne retira ni sa protection ni ses grâces
(i) C'était Calixte III.
(2) C'est ce dont l'accuse Antoine Cortese dans son Anti-Valla, manuscrit conservé dans la bibliothèque de Lucques.
(3) Dans un recueil intitulé ÈpUloloe principum, etc. Venise, 1574, in-S°, il y a des lettres curieuses de Valla au pape et à des cardinaux, écrites postérieurement à sa fuite de Rome, et où il demande la permission d'y revenir. Là, il proteste de son dévouement au Saint-Siège, et rejette sur les mauvais conseils, la passion de faire du bruit et l'habitude de la dispute, l'écrit où il avait attaqué inconsidérément, une des traditions les plus respectées de l'Église romaine. Ce qui ne l'empêche pas de parler ailleurs de ce même écrit avec un orgueil extrême, s'appliquantces
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à l'auteur au moins imprudent, et Valla resta à Rome, sans être inquiété.
Il fit plusieurs voyages à Naples dans les dernières années de sa vie, et c'est à la prière d'Alphonse qu'il entreprit de traduire Hérodote. 11 lut des parties de sa traduction à ce prince qui lui donna quelque argent. Sa mort, arrivée en 1457, l'empêcha, non de la finir, mais de la perfectionner. 11 avait alors cinquante ans ; mais il faut lui compter doubles ses années de campagne contre ses ennemis ; à ce compte, il avait vécu à lui seul autant qu'eux tous ensemble. Il est inutile de se demander s'ils se réjouirent de sa mort ; trop d'envie et de haines s'étaient agitées autour de son nom, et il s'était trop peu soucié de les adoucir, pour qu'il en fûl autrement. Comme la plupart d'entre eux, il traita à peu près tous les genres de littérature, l'histoire, la grammaire, la critique, la dialectique, la philosophie morale. 11 n'omit que la poésie, soit qu'il craignît d'en faire de mauvaise, soit qu'il ait cru qu'excellente pour l'attaque, la poésie était, comme elle est en effet, impropre à la défense. Or, presque toute sa vie, Valla s'est défendu. Son talent se fortifia, se perfectionna par la dispute; mais l'envie, en le décriant, le fit paraître plus grand qu'il n'était. On le réduit à sa juste mesure en disant que parlout, hormis dans la grammaire et dans la critique, Valla est écrivain d'imagination plus que de sens. Cela tient à sa vanité qui se complaisait dans le paradoxe, et qui dédaignait les bonnes raisons, pour peu qu'un autre les eût alléguées avant lui. Cette vanité lui suggéra l'idée de réformer la morale. Il écrivit son traité
paroles de Gamaliel, que Luther prit ensuite pour devise : Si ex hominibus eoneilium hoc, dissolvetur ; sin autem ex Deo, non poteritis dissolvere.
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de la Volupté et du vrai bien, dialogue entre quelques érudits de son temps qui entreprennent d'examiner en quoi consiste le vrai bien. Léonardo d'Arezzo ouvre la discussion par un tableau de la condition humaine envisagée selon l'esprit de la philosophie stoïcienne, et conclut que le vrai bien ne se trouve nulle part, si ce n'est dans la vertu. Panormita ne le trouve que dans la volupté. Sa thèse est très-étendue et va jusqu'à la fin du deuxième livre. Il la développe avec tant de chaleur et tant de véhémence qu'on a pu dire, comme je l'ai déjà observé, que son sentiment était le sentiment personnel et intime de l'auteur du dialogue. Son épicurisme n'est pourtant pas exclusivement animal; il fait à l'âme cet honneur d'être, ainsi que le corps, le siège de la volupté (1). Les vertus, selon lui, sont aussi une cause de volupté; toutefois elles ne sauraient être recherchées pour elles-mêmes; elles doivent l'être pour la volupté que l'âme en reçoit. Elles ne sont même que les servantes de la volupté, laquelle est véritablement leur maîtresse el leur reine (2). Enfin, dit-il, la charité, la volupté, la vertu, le vrai bien, tout cela est synonyme, tout cela est une seule et même chose (3). C'est fort bien ; pourquoi donc ajouter tout de suite que « les vertus par elles-mêmes sont désagréables?» Explique qui pourra cette contradiction. Mais ce n'est pas la seule où tombe Panormita; on pourrait en relever bien d'autres. Le fait est, qu'en dépit de son éclectisme, le plaidoyer de Panormita n'est au fond que le plaidoyer de l'épicurisme le plus im(1)
im(1) undecumque quaesitum in animi et corporis oblectatione positum. De vero bono, lib. I, c. xvin.
(2) Virtutes ancillas esse voluptatis, eamque illarum reginam esse. Ibid et Apolog.
(3) Charitatem, voluptatem, virtutem, verum bonum, idem esse. Ibid.
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moral ; il admet tous les désordres, il nie toutes les vertus, ou les rapporte toutes au plaisir. Il invite enfin à dîner ses auditeurs que la chaleur de son argumentation paraît avoir beaucoup divertis. Mais après le repas, Niccoli est chargé de traiter la question du vrai bien, dans ses rapports avec les choses divines. Il ne voit, dans le discours de Panormita, qu'une débauche d'esprit; il rappelle d'un ton grave aux assistants qu'ils sont chrétiens, et, sans donner raison au stoïcisme, il relève l'épicurisme vers les biens du ciel, dont il fait une description brillante et pleine d'enthousiasme.
Après la morale, Valla résolut de réformer aussi la dialectique, et de ruiner la logique d'Aristote. C'est l'objet de son traité de la Dialectique. 11 déclare que tout l'artifice et toute la force des sophistes aristotéliciens consistent dans l'emploi de termes d'une signification trop étendue ou trop incertaine, derrière lesquels ils se mettent à l'abri, comme dans une citadelle inexpugnable. 11 assure donc que le meilleur moyen de les vaincre et de les réduire au silence, est de les obliger, avant tout débat, à donner une explication claire et précise de leur phraséologie (1). On s'attend à ce qu'il va prêcher l'exemple, en exposant luimême sa méthode : point du tout, il tombe dans les défauts qu'il reproche aux scolastiques et se noie dans une mer de subtilités vaines et de singularités. Ainsi, il se passionne pour le nombre trois; il soutient qu'il y a trois catégories, et non pas dix, trois éléments et non pas quatre, trois sens au lieu de cinq. Il proscrit toute méthode imaginée par les anciens philosophes pour nous aider à
(1) Dialectic, lib. III.
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découvrir la vérité ; il n'en excepte que le syllogisme dont il n'admet pourtant que huit espèces, tous les autres, à son sens, étant défectueux ou inutiles. On ne parle pas d'erreurs beaucoup plus graves, effets de son esprit non moins fougueux qu'intolérant.
Il dit un jour que sa Dialectique était le dernier effort de l'esprit humain. Tant de modestie avait besoin d'une sanction; il ne l'attendit pas longtemps. Il raconte qu'un très-savant homme partit de Ferrare, et entreprit le voyage de Naples où Valla était alors, non pour voir un beau pays, une cité fameuse, un roi magnifique, mais uniquement l'auteur de la Dialectique (1). 11 s'offrait de soutenir publiquement que la logique étudiée dans les écoles était en grande partie trompeuse et vaine, et que la seule solide et vraie, était la logique laurentienne (2). Ces forfanteries excitaient parmi ses contemporains autant de surprise que de dégoût (3).
Son traité du Libre arbitre est aussi un dialogue. Il l'écrivit dans le temps que l'étude de la philosophie sommeillait encore au sein des ténèbres. Ce fut, dit Corniani (4), un rayon de lumière métaphysique qui fut avidement saisi par un des coryphées les plus respectables de la philosophie moderne (5). Boëce avait laissé croire que la prescience de Dieu pouvait peut-être enchaîner le libre arbitre de l'homme. Valla se proposa de démontrer le contraire. Leibnitz adopta non-seulement l'idée du grammairien, mais ses paroles mêmes, pour donner la so(1)
so(1) Pro se et contra calumniatores.
(2) Ibid.
(3) Voyez JOVUNUS POSTANUS, Discursus fi.
(4) I secoli délia litteratura italiana, t. II, p. 214 ; Brescia, 1818.
(5) Leibnitz.
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284 LES GLADIATEURS.
lution d'un problème si délicat (1). Dans un passage de ce traité, Valla introduit Sextus Tarquin qui interroge l'oracle de Delphes sur sa destinée. Le dieu lui répond qu'elle sera malheureuse et qu'il n'est pas en état de la rendre meilleure, parce qu'il prévoit bien l'avenir, mais qu'il n'en dispose pas.Cette fiction, présentée avec agrément, plut si fort au philosophe de Leipsick, qu'il la développa, et s'en servit comme d'un moyen propre à mettre en lumière et, pour ainsi dire, rendre sensible son système favori, l'optimisme, qui est le sujet et la conclusion delà Théodicée (2).
Valla écrivit encore des notes sur le Nouveau Testament, non comme théologien, mais comme grammairien, pour montrer les fautes des traductions qu'on en avait faites, et le moyen de les réparer. Erasme se fit l'éditeur de ces notes, qu'il avait découvertes dans une bibliothèque, et il leur donna les plus grands éloges (3).
J'ai assez parlé des Elégances et du mérite de cet ouvrage pour n'y pas revenir. J'avouerai cependant que si Valla écrivait bien sur la langue latine, il ne l'écrivait pas aussi bien. Il explique à merveille la force et la propriété des mots, mais il ne sait pas les disposer de la façon qui convient le mieux, pour avoir ce qu'on appelle un style. Le sien ressemble à celui des meilleurs écrivains de son temps, c'est-à-dire qu'il est abondant, fleuri et plein de mauvais goût. Il ne se sépare d'eux, et il le fait avec éclat, que par les idées. Comme eux aussi, il abuse de l'allitération et de la pointe, et il prend d'autres licences qu'on
(0 Le dialogue est cité presque en entier du § 405 au § 413 de la Théodicée de Leibnitz.
(2; Voyez (orniani, loc. cit.
(à) Erasm. Epist., Vil, ep. 3; IV, ep. 7.
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VALLA. 285
doit d'autant moins lui passer, qu'il a des yeux de lynx pour les découvrir et qu'il est sans pitié pour les condamner chez les autres. Lui aussi a fait nombre de solécismes, et il n'est pas même exempt de barbarismes. Et peut-être que l'estime qu'on a pour lui en souffrirait, si la connaissance profonde de l'origine, de la propriété et de l'arrangement des mots n'était pas jusqu'à un certain point compatible avec l'ignorance de quelques-uns d'eux, et s'il n'était vrai que les écrivains les plus châtiés prennent quelquefois un mot qu'ils forgent pour un mot usité, par cela seul qu'il paraît rendre plus exactement la pensée qu'ils veulent exprimer.
On l'a trop blâmé d'avoir été rancuneux, mordant et vain, de n'avoir point souffert d'égaux, ni pardonné à quiconque pensait autrement que lui ; il n'est pas un de ceux qu'on lui oppose et qu'on lui préfère, à qui on ne puisse adresser le même reproche. C'étaientlà les traits communs à tous les savants d'alors, et pour ainsi dire endémiques. Aucun d'eux ne savait assez pour être modeste et tolérant. On n'a tant remarqué ces défauts dans Valla que parce qu'il avait plus de talent, et que le grand nombre de ses ennemis lui a fourni plus d'occasions de s'y abandonner. 11 ne faut donc pas prendre trop à la lettre les épigrammes qu'on a faites contre lui à ce sujet (1), et qui sont mieux connues que les écrits qui les lui ont attirées. Outre qu'elles ne sont pas si amères qu'elles voudraient bien l'être, on voit percer dans leur malignité même l'aveu implicite du mérite de l'homme. Il y a des épigrammes qui sont le meilleur des panégyriques.
(I) Voyez les Annales de Sponde, année 1467, n° 13, p. 114, et Volaterran, dans ses Commentaires urbains, livre XXI, p. 774.
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APPENDICE
I
Quid mendacius quam negare me navigasse qui Venetias mari circumfluas, qui insulam Siciliam adii, qui non semel oram Etruscam Ligusticamque sum proetervectus, qui pugnisnavalihus ad insulam Inariam et alibi interfui, non sine vita? perieulo? Negare me etiam militiam expertum et nudum conspexisse ensem, qui tôt expeditionum clarissimi régis Alfonsi cornes fui, ac tôt prselia vidi in quibus de sainte quoque mea agebatur, qui denique Salerai pro incolumitate monasterii, cui germanus ad quem visendum post multos annos eo cum triremi trajeceram, praeerat, fortissime dimicavi, locumque tutatus sum ? Taceo crotera, ne jactari videar. (Valloe Oper. in Pogyium Antidotus 1. p. 273.)
II
In frequenti hominum coetu poposci ab rege, ut si cognoscendos ei libros de vita patris emendandosque tradidissem, juberet Antonium (aderat autemhomo) mihi reddere quos perbibliothecarii quoque culpam intervertisset,quos diligentius elimatos, si Majestas ejus annueret, publicarem. Et ille : Rectetu, inquit. Moxque Antonio imperat codicem restituât; quod hic postridie facturum se respondit, prout et fecit : sed quonam modo operoe pretium est audire. Veniunt postero die duumviiï litterarum utroque cum codice, suo et meo, plane furtum suum confitentes, exiguntque ab rege ut liceat sibi coram omni frequentia recitare notas in historiam meam, et, rege admittente, Barptolomaeus incipit locum illum quem premere se maxime posse sperabat, légère, quasi perquam foedum dictum esset, atque abominandum, quod rex Martinus, propter obesitatem corporis pracque
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288 LES GLADIATEURS.
valetudine, cum uxore virgine coire, nisi aliorum adminiculo, potuisset. Quam ego furentis hominis animadverlcns insaniam, et similem illi Antonianae qui furtum impudentissime manu teneret : Quam décorum est, inquam, eos qui suarum notationum inspiciendarum potestatem non fecerunt saepius rogati, nunc postulaie ut in hoc tumultuario judicio respondeam, si modo ut respondeam postulant et non rixari volunt. Vides, rex, ut mihi réclamant. Ad conviciandum hue omnes isti venerunt, quod indignum est tua Majestate. Scriptis adversus me egerunt, scriptis et ipse agere debeo. Et rex : Tu vero, inquit, probe, neque hic loeus, neque hoc tempus, neque hi judices satis idonei sunt ad discutiendim hanc litem. Neque civile est quos auctor ipse non promisil in publicum lihros, in publico eos carpi. Tanquam rc;tiaetandas tibi iterum, Laurenti, historias mihi uteognoscerem tradidisti, ut tibi jusseram, quas legi, nec per occupationes potui perlegere, ut tibi jam respondi, mihique illas placere admodum. Easdem nunc si retractare vis, tradere debeo. Simul hoc dicens, sumptum ex Antonii rnanifestarii furis et sacrilegi manibuscodicem, dolentis una cum suoFaluo ( 1 )ac lugentis mihi porrexit. Alia multa ultro citroque jactata sunt quae referre non attinet, cum ad extremum, rege judice, Victoria pênes me fuerit, pencs eos duo inter se contraria, rubor et pallor. Qnis non putaret, posthac istos ab edilione suorum librorum températures fuisse? At hi quartum addiderunt, deseriptumque in multa exemplaria opus per ltaliam dimiserunt; ita ut propinqui mei, quod Neapoli habere nequiveram, ad me Porcellii beneficio Romam liansmiserint, et eo exemplari transcriptum quod isti ad Poggium miserant. (Ibid., p. 465, 466; In Barptol. Faccium, lib.l.)
III
LAUR. Sceleratissime Sarmata, non satis habes quoe fortassis ego caelata voluissem,propter verecundiam, ea prompsisse in publicum atque vulgasse, nisi verba mea vel optima sui parte defraudes. Cl.iusula enim illa : Sed hoec verecundius forsitan in silentio reponuntur, quae superioris orationis nuditatem veluti tenui quo(1)
quo(1) de mots sur Fazzio, en latin Fatius, duquel Valla fait Fatuus.
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APPENDICE. 289
dam velamento legebat, exemisti, ut in ipsam membrorum obscoenitatem invehi possis his verbis.
FACC Et hoc quoque a te multo vitiosius prolatum est. Est enim primum contra praeeepta brevitatis ; nam saepe satis est quod factum est dicere, non ut narres quemadmodum factum sit. Satis enimidfuerat:S«n< qui dicant regem nullaarte nullove eonsilio ex regina liberos gignere potuisse, ut non fuerit necesse qua' turpia sunt auditu referre. Potest etiam argui id esse contra prohabilitalis praeceptum de quo anle dictum est, quod dignitales personarum servatae non sint. Quid enim lurpius dici potest quam quod rex, pressente socru et etiam adjuvante, cum uxore coierit? Quid inhonestius quam quod socrus geneiï virilia spectaret? Quid indecentius quam quod regina pudicissima corpus suum spectandum daret his qui regem adjuvarent? Hoc vel meretrix impudica abhorreret, quod tu honestissimae rcginae tribuis. (Ibid., !')., lib. II, p. 571.)
IV
Differo de brevitate respondere. Extenuabo paulispcr quod objicitur priusquam defendam. Unde scis id in luce potiusquam in tenebris umbrave actum? Num talia in obscuro fieri non possunt? Cur ita improbus temerariusque es ut confirmes quodignoras, ut accuses quod an dignum sit accusari non staluisli, ut tuus deteriorem in partem inclinet animus? Hacc breviter de extenuatione criminis. Nunc illud defendam, primum referri hanc rem a me causa postulabat, quo probaretur desperatio Martini régis jam prolis tollendae; deinde non ita reformidanda fuit novae rei festivitas; neque enim nefandoeVeneris, sed matrimonialis sanctitatis necessaria memoratur actio. Nam quod inlerfuit socrus, aliaque ministeria videris parum meminisse qualia nobis oegiïs praebeantur adomesticis obsequia. Postremo, nunquam historici ab hujusmodi referendis abhorruerunt. Tacco Graecos. Qualia sunt quae de Coesaribus Suetonius narrât, quae Corn. Tacitus, quadeinceps alii historici? Redeo ad superiores, et ne longior sim, uno sum Livii contentus exemplo tua omnia objecta refutari. Hic autem libro XXXV1I1 ubi deprehensa bacchanalia plus quadringentis exscquitur versibus, commémorât quae verba mater cum adolescente fllio habuit, quae cum eodem scorlum in cubiculo; hune postea domo a matre vitricoque ejectum, ad amiI.
amiI.
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290 LES GLADIATEURS.
tam Ebutiam se contulisse ; quid consul cum socru de hac Ebutia loquutus sit, quid eadcm vocata retulerit, quomodo item Hispala adolescentis concubina, vocatu consulis, introducta sit, prsefata, fabulata ; quam foedas mulierum, et, quod tetrius est, quam déformes marium promiscuasque libidines. Quae narratio quam curiosa sit, vel ex his auctoris apparet verbis. Consul rogat socrum, ut aliquam partem oedium vacuam faceret, quo Hispala immigraret. Coenaculum super oedes datum est, scalis ferenlibus in publicum obscratis, aditu in aedes verso, etc. Quocirca non est quod meam narrationem insimules ut praelongam, quae apud Livianam brevissima est, ut parum probabilem quae probala estet admodum sua sponte credibilis, ut illiberalem et obscoenam quoe ad plurimas historiarum narrationes nil habet obscoenilatis. Adeo in Lilteris Sacris multa reperies, non dico obsccenius (nil enim obscoene nisi obscoene actum est illic refertur), sed aptius simpliciusque exposita. (Ibid., ib., p. 4"2.)
V
Opus edidit Valla noster, vel potius castrorum dementiae vallum, quod de clegantia, vel ignorantia potius latinae linguae appellavit, quod sibi tanquam propugnaculum et arcem constituit ; in qua omnes suas copias, omnia sua praesidia inclusif, quo ejus stullitia firmior ac tutior redderetur. Multa illud verbositate et stulta loquacitate tanquam boatu quodam ingenti replevit, ut qui librum non legerint, existiment in eo aliquid tanta exspectatione dignum contineiï. Ipse certe ita tumet, ut lerram parturire credas, ita se jactat ac si maxima febri aestuaret, ita exsultat quasi ex Arabia novum advexerit phoenicem. At illud infantissimum opus, non solum nul la elegantia, sed summa absurditate, summa impudentia, summa barbarie est refertum. Totus est sermo de vi verborum, et disputatiuncula cujusdam poedagoguli stulti, aut grammaticuli in triviis de quaestiunculis puerilibus atque inanibus disputantis, ut qui stultissimus fieri et linguae latinae omnino ignarus cupiat, libros eos mémorise commendet. At fatuus ille loquax, ut verba sua aliquo prelio aestimentur, omnes priscos rerum scriptores sibi vexandos ac lacerandos desumpsit. Duram certe sumpsit provinciam, ex qua triumphum stnltitiae atque dementiae reportabit. Legi nuper, îidendi causa,
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APPENDICE. 291
illius vacuos omni elegantia libros; quam absurda) sententioe , quam inania verba, quam ridiculae opiniones, quam insulsoe fabula? in eis libris rcpêriuntur, quam lata illius portenti evagatur insania! Sunt quoedamqua? probari possunt quoe expilavit ab his quos reprehendit. Animadverti furta, cognovi expilationem ex aliorum suppellectili non obscure factam, ut qui repetundarum rerum hune furem velit accusare, manifestis testibus uti possit. Sed, ut dixi,quae sunt tolcranda ab aliis sumpsit; ubi suam sententiam posuit, non elegantioe, sed dementioe doctrinam videtur effundere... Dicit insuper se imifaturum esse Camillum, ut, sicut ille urbem a Gallis captam restifuit, ita ipse lifteras lalinas exsules, profugas atque aberrantes urbi restituât.... Pcrsimilis est Valla nosler homini ridiculo, qui cum aliquando se a quadam turri volaturum certo die profiteretur, ac populus ad spectaculum convenisset, homines suspensos variis alarum ostentationibus usque ad noctem detinuit. Deinde omnibus volatum cupide exspectantibus, populo culum ostendit. Ita Laurentius noster, post multas atque ingentes verborum pollicitationes, post tantam exspectafionem promissorum, tandem non quidem culum ut ille, sed volantis cerebri insaniam, vertigincm, et pergrandem ignorantioe suppellectilem ostendit. (Pogg. Opéra, p. 194, 195. in Vallam Invectiva 1.)
VI
0 vesanam levitatem ! o temeritatem non ferendam ! o impudentiam manifestam! Adeone Ciceronis fama, eloquentia, doctrina in extremum discrimen rediit, ut nescio quis furibundus, démens, insanus, indoctus, pctulans, audeat Ciceronis eloquentiam sua falsa dicacitate corrigere ? Quod esse potest expressius, quod manifestius stultitioe signum quam cuipiam Ciceronis eloquentiam non placere, quam audere ab eo dicta commutare, tanquam eloquentius dici possint? Alqui nullus hactenus hominum memoria repertus est qui id auderet, qui id tentaret. Valla latrator furibundus, conviciator démens, rabula foraneus, tandem nescio e quo gurgustio emersus, impetum facit in Ciceronem, quem omnes aureum fuisse flumen eloquentioe confîtentur. Quid monstri hoc est, dii boni, post mille et quingentos ferme annos,quibus Ciceronis nomen inviolabile perman-
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292 LES GLADIATEURS.
sit, esse repertum non hominem, sed portcntum nulla re prapter quam impudentia praeditum, qui adeo ex nectare apollineo vel asinino potius degusfarit, ut solus post hominum memoriam Ciceronem in eloquentia corrigere proesumat?... O monstrum horrendum, informe, cui mentis lumen ademptum! Quis adeô bonus est stomachus ut non nauseat, cum audicrit esse rabulam quemdam dicacem, ex maledicorum foro abreptum, qui Ciceronis auctoritati suam praeferat vanitatem?.... Quis hoc aequo animo toleret, abjectum nescio quem immundumque ac stupidum porcellum in hara ignorantiae, in domicilio temeritatis contritum, in principem latini eloquii vomere amentiam suam? (76«L, p. 197, 198, ib.)
Vil
Sed quoniam nonnullorum oemulatione malevolorum atque invidiafactum est ut tanta virtus sit multis ignota,nos ut ipsam palam omnibus faciamus,decernemuseitriumphumetlaureamcoronam, ne amplius addubitari possit Vallam nostrum stultorum atque insanorum principatum possidere. Itaque, ut Florentinisoient in festis suis aliquando curru triumphali insanos vehere, quod est jucundissimum spectaculum, ila nos ipsi triumphum decernamus tanquam doctorum omnium victori, ob omnes gentes ingenii acumine superatas. Currus itaque erit non ex ebore (nam id quidem vulgare videtur), sed ex giganlum ossibus compactas, ut homo immanis immanium corporum robore vehatur. Non tapetibus, sed pellibus sternatur hircinis, friumphantis naturam redolentibus. Ipse adstans, alteraque manu sphingem, altéra phoenicem gcstans, hallucinanti persimilis, oculosque fanaticos hue illuc circumferens, coronam gestabit in capite ex foliis lauri, decoctis lucanicis immixtis, ut aliquo suavi odore nauseantis comitum fastidio mens fessa reficiatur. Foliis inscriptum litteris aureis erit STM.TITI.E ALUMNO. Elephanti currum ducent, quo bellua? ingentes ingenliorem trahant. Circumstabunt in curru Musae velut ancilla 1, hymnum Apollini educatori gnati sui dicentes, sed voce rauca et submissa, ut potius gemere ob tantam viri insaniam quam canere videantur. His aderunt proximiores cum citharaabsque fidibus quod cas mures corroserint, Phoebusque moeslus quod arte sua uti nequeat in honorem triumphi. Pallas cum
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APPENDICE. 293
scuto et ense, quo musc.as abigat, ne sint vati suo molestoe. Minerva librum pergrandem super humeris gestabit opibus triumphantis refertum, cujus inscriptio erit STLLTITU. COPIA. Corvi in sponda currus voce illa sua perblanda novello philosopho alludent. Noctuoe ac bubones circumadvolabunt, carmen suum ferale canentes. Praeibunt currum manibus post terga revinctis, omnes disciplinarum omnium principes, capite pileato, velut ab hoc novo liberalium artium architecto sapientioe certamine superati. Aristoteles in primis, Albertus Magnus, ca?terique philosophi ab hoc uno cmendati. Tune M. Varro, M. Tullius, Sallustius, Lactantius, giammatici omnes, historici, poetoe, theologi, qui ob triumphantem dementiam lamententur. Post hos curru proximiores Salyri Faunique sequentur ; Sileni suis auribusin psalteterio et cymbalis plaudentes. Hos inter psallentium modo permixti erunt asini, tibicinum loco rugitu magno sonoroque ac etiam ventris crepitibus triumphanfis famam et gloriam tollentes, ut et ptausu risuque gestire et loeta esse omnia videantur. Centauri quoque aderunt vexilla déférentes, in quibus inscriptum erit STULTORUM REGNUM PERVAGATUM. Nunc longe post eomitabuntur libérales artes, quae se ab hoc vesano non ornatas sed prostitutas querentur. Puerorum quoque turba aderit balbutientium nescio quid rusticum, magno comitatu barbarismorum ac soloecismorum, quorum inveniendorum hic auctor fuerit permaximus. Cum his nymphae sylvestres et maris accoloe, monstra ingentia, honorem sui generis homini impertientur, agentes choreas et thyrsos manibus more debacchantium ferentes. Ipse egregius imperator gravitate illa elephantina, qui inancm laudem respuat, manu omnes admonebit ut de suislaudibus parcius loquantur, remittant aliquid de cupiditate laudandi. Nam quamvis Romanae linguae imperium longius propagarit, quamvis linguam Lalinam vagantem erranterrique per dévia et fere deperditam a barbarisque oppressam ipse solus sua opéra impensaque, post multos pelagi terraeque labores, cerebro per maria volitante, urbi restituerit ; tamen parcius velle celebrari decantarique laudes suas, cum ipse haud inscius sit quid esse conférant ad beatam vitam, sapientis animi fortisque esse de se tacere, non detrahere aliis, Iaudare omnes, non esse ostentatorem, non verbosum, non mendacem, non jactatorem, non dicacem, non protervum. Post hoec verba ad suos laudatores dispersa, Capitolio propinquans, omnibus his quos captivos an te cirrum duxerit in obscu-
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294 LES GLADIATEURS.
rum carcerem trusis, cum inutilis se vivo illorum doctrina et scientia sit futura, Jovis Optimi Maximique templum ingredietur, pergrande bovinum caput, suae doctrinae testem, praeclarum donum ex veto daturus. Peractisque de more sacris, caesisque bove, pecude, asino, atque illorum extis Phoebo sacratis, omnium corda triumphi insignia domum secum ferens, inter asinorum cohortem suo oratori plaudentium ridebit, ubi deorum hominumque odio, perpétua ignominia infamiaque tabescat. (Ibid., p. 203205, zé.)
VIII
Cur hoc, quaeso, bone Poggi, subdidisti? Ut me purgaresî Nihil minus, sed ut te ipsum qui superiore anno ancillam tuam eamdemque nutricem filii impleveras. Quod cum uxor tua rescisset, coegit mulier religiosa et illam miseram potionibus abigere parfum, et te prius verberatum nuptiis eam tradere famulo tuo, qui, ut creditur, illam proegnantem fecerat, socius herilium bonorum, ut vere domus tuae agnoscamus illud dictum : Amicorum communia omnia. Namque cum esset haec ancilla tua et concubina, erat famuli tui arnica ; nunc dum est illius uxor, est etiam arnica tua : omnia tua talia sunt. Sed, ut pro me respondeam, si ancilla est, cur a domino non repelitur? Lioettu barbarus, aliud putes ancillam, aliud servam, siquidem pro famula posuisti ancillam. Nunquam te pudebit, senex mente capte, aperte mentiri, feminam ingenuam et honesto loco natam appellare servam? Tua Sempronia potius appellanda est ancilla, Sempronia, inquam, tua censenda est serva, atque adeo bis serva. Nihil dicam nisi quod notum est : uno modo quo philosophi appellant homines servos qui se alteri addixerunl; mulier enim quae alicujus viri libidini anciiïatur, jure ancilla habenda est. Sempronia tua ante te magno Pompeio ancillata est quam P. Clodio ' in manum venit. Altero, quod non usu, non farre, non coemptione, quae tria gênera Ulpianus in Institutionibus ponit, tibi in manum convenit, et tibi materfamilias facta est. Sed non ea coemptione quam ille refert, sed turpiore. Nam quod ex ea' susceperim prolem, factum est ne uxorem ducerem ; ad quam ducendam omnes propinqui me hortabantur, invitabant, adigebant; non tain speciosam (nam quae tam speciosa quam tua est), sed ditiorem, nobiliorem, honestiorem. Cur autem nolui uxorem du-
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APPENDICE. 295
cere? Cum essem non major natu quam tu, cum uxorem duxisti, non zetotypus, quippe qui, non pulcherrimam ut tu, sed optimam vellem; non alicujus aut mihi vitii aut morbi conscius ; fiulla enim sum hernia praeditus, quam tibi in mensam dependere vicini ac noti affirmant ; sed quod clericus esse destinarem, testis est Deus. Itaque cum nonnulli meorum propinquorum me virginem, sive frigidioris naturoe, et ob id non idoneum conjugio arbitrarentur, quorum unus erat vir sororis, quodammodo experiri cupiebant. Volui itaque eis ostendere, id quod facerem, non vitium esse corporis, sed animi virtutem; et simul, ut suscepta aliqua proie non esset mihi soror molesta, qua» orba liberis est, ad familiam nostram, quae jam exstincla est,exci!andam descendi ad Venerem, nec, ut tu, ad alienam uxorem, aut ad praecustoditam, aut ad pollutam feminam accessi, sed ad eam quae sui juris esset, eamdem virginem quam (cum ex ea intra duos annos suscepissem très liberos) inhumanissimum esset visum tam ipsius quam liberorum causa, abjicere. Tamen, aliquandiu seorsum habitavit, nec diu,spero, manebit innupta, si modo viro collocari non recusabit. Hoec magna laus feminse est, cliam ei qui non sit legitimus vir, servare fidem. Quo majus flagitium est earum quoe fldem viris non servant, qualis Lucia quae Placentinum legitimum virum amore tui, immo pecunioe (nam quomodo potest amari lierniosus?) deseruit. Tametsi negat illa te suum fuisse herniosum (misi enim nudiustertius qui eam de te percontaretur; testor Deum me nihil prorsus mentiri), dicebat tamen te communes liberos pro nihilo habere, non solum très mares jam viros quos injustitia tua ablegasses, sed filiam quoe Romas esset, seque ex qua filios quatuordecim sustulisses, duodecim mares et duas foeminas. Referebat aulem injustitiam atque impietatem tuam hoc modo : quod filios tuos a summo pontifice legitimandos cum olim curavisses, et tuos haeredes nuncupasses, post alios ex uxore liberos, rescidisti quod rescindi non poterat. Simulasti enim apud miseram matrem, te velle unum e tribus filiis clericum esse, ideoque indigerebullapapali; hoec recusare diu illam in manus tuas tradere. Ne multis agam, cum essent qui dicerent non debere matrem filio,quominus clericus foret,impedimento esse, ita misera bullam tradidit quam lu bonus pater
continuo lacerasti Itaque miseri adolescentes de summa spe
ad summam desperationem adducti, una abiere militatum, de quibus nunquam postea mater utrum vivant necne, nec lifteras,
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296 LES GLADIATEURS.
nec nuntium accepit. Itaque tiens dicebatmagis esse tuos illosex se quam istos ex tua uxore.... Nec desperat, si vivant filii, non quidem ex te, sed ex filiis uxoris tuoe eos poenas repetituros, et sibi patrimonium vindicaturos. Non enim litteras illas, si abs te laceratae, et forte registro papali deletoe sint, esse laceratas in coelo et apud Deum deletas. Sed ut redeam unde digressus sum ad uxorem tuam...., igitur, tua Sempronia ut specie, sic moribus Veneri comparanda est. Illa enim, quod nulla alia dea feçit, diis atque hominibus, vel anle, vel post nuptias obsecuta est, genuitque ex Jove Cupidinem, ex Marte Hcrmionam, ex Mercurio Hermaphroditum, ex Bute Herycem,ex Anchisa JEneam, ex Vulcano marito claudo et fabro nescio an nullum. Tua vero venustissima Sempronia, velut aevi nostri Venus, genuit totidem aut plures quam illa filios, partim ex diis, hoc est ex magnis sacerdotibus,
partim ex hominibus; ex viro nescio an aliquem Ideoque
nemo filiorum suorum veriores compatres quam Podius (1) habet. Sunt enim nonnulli eorum quos compatres vocat qui patrandis filiis adjutores exsliterunt. Quare, mi Clodi, si essem tibi similis, peterem, si velles mecum redire in gratiam, ut tali me tibiratione faceres compatrem qua tibi sunt alii quidam. ( Valloe Opéra, p. 362-364, antid. 4.)
IX
Nebulonum princeps Podi, adest Maphcus idem, vir in omni aHate castissimus, et qui sorores aliquot habet sanctimoniales, quem tune amicissimum meum, ut nunc quoque esse spero, volentem ac libentem introduxi, ut magis appareat illa disputandi causa esse dicta sub Epicurei persona. Ideoque volui damnare Veslalium Genliliumquc virginitatem, ut magis laudarem Christianorum. Nonne semper ille in duobus libris, perinde loquitur ac si Epicurus ipse esset non Mapheus, et virginum ac sanctimonialium frater? O te verum plusquam perditissimum, nonne dixi in prooemio cur Epicureos abjectos homines et contemptos induxisscm loquentes? Nonne in tertio libro quidam ex ordine
(1/ Je ne devine pas pourquoi Valla altère ainsi le mot Poggius et en fait Padius. Est-ce parce que ce dernier se rapproche davantage de Podex ? C'est probable. Quoi qu'il en soit, ce changement, comme celui de Fazzius en Fatuus, n'est pas fait sans dessein.
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APPENDICE. 297
Minorum sub cujus persona meam dico sententiam, contra Mapheum veluti Epicureum sententiam fert? Quo ex libro quia tu verba' repetebas ubi causam christianam ago, ubi Gentiles cunctos impugno, ubi gaudia depingo paradisi, quem locum Candidus cum laudat, nihil se ait legisse floridius? Quo ex opère non minorem apud élégantes Guarinum, Ambrosium, Leonardum, Carolum, ad quos detuli, nitoris atque facundiaa, quam apud sanctos et religiosos pietatis etsanctimonioe adeptus sumlaudem, ut ob id vel magnam exspectem ab Jesu Christo, cui imprimis virginitas et abstinentia grata est, mercedcm atque remunerationem. [Ibid., p. 343, ib.)
X
Nihil agis, Podi, nihil agis latratibus tuis, Cerbère, ex magnitudine criminis captus invidiam mihi conflare. Cur ego illos libros componcbam, etiamsi Hieronymum pupugissem? Contra eruditionemne an contra vitam? Certe, non contra vitam. Nam quis audeat eam negare fuisse sanctissimam? Num, si quem tôt sanctorum Palrum quorum homilias legimus, a me doceretur loqui potuisse latinius, continuone is a me, ut superstitiosus, ut infidelis, ut impius coargueretur? Minime. Ergo linguam non cor talium virorum quis fortasse reprehendat, sonum, non sensum, yerba, non res. At Christi verba nulla exstant, quia hebraice loquutus est, nec aliquid ipse scripsit. Cur ergo reservarem tela, sive, ut tu improprie loqueris, spicula, quod tuum non meum est verbum, àdversus Christum in cujus honorem, o te omni diabolo tetriorem, componebatur id opus? Cur enim conferebam rivum Latinum cum Graeco fonte NoviTestamenti? An sicut Porphyrius, ut Novum Testamentum impugnarcm? ut religionem nostram labefactarem ? ut Christo per illud opus bellum indicerem, aut ei servirem?.... Ego omissa omni alia lucrandi ratione, quaedam opéra in honorem religionis christianae composui, et quasi meis stipendiis pro Christi honore tam diu militavi, et tu ais me àdversus eum spicula réservasse? Pro quo, quaeso, imperatore pugnaturus ? An pro diis, quos tu testari soles, Jove, Baccho et Venere? Et tamen testem citas, si modo vcrum est, unum et eumdem plusquam pessimum, et pêne tibi parem Antonium Panhormitam, nunquam sine proefatione nominandum; qui pêne bis sub Eugenio et Bernardino per ima-
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298 LES GLADIATEURS.
ginem chartaceam concrematus est. Quis hoc tibi delulit? Scelestissimus Panhormita. Quis lestis meo convivio affuit? Scelestissimus Panhormita. Quis Christi blasphemati vicem doluit? Scelestissimus Panhormita. O Poggi acute, quomodo potest de opère Graeco judicare homo a Graecis lilterisremotissimus? Quem si ejus linguae probes nosse alphabetum, omnem tibi remitto qua me afïecisti injuriam. (Ibid., p. 341, ib.)
XI
Duplex omnino est jocandi genus, unum illiberale , petulans, flagitiosum, obsccenum ; allerum elegans, ingeniosum, urbanum,
facetum Quod palam, ut dixi, in tam spurcis, tam nefandis,
tam abominandis rébus gloriari audes, et homo id aetalis ad ista non mododicenda, sed etiam facienda nosvideris adhortari, quae nemo est qui non intelligat abs te, ut dicuntur, ita etiam fuisse factitata. Ubi sunt qui ad populum fréquenter de minimis flagitiis nugisque vociferantur? Ubi tu es , Antoni Bitontine, qui in meas de Dialectica opiniones ad populum perorasti? Si pro republica christiana, si pro hominum salute, si ut Deo inserviatis concionamini, et non aut gloriae, aut avaritiae, aut inimicitiae gratia, cur Podianum opus non accusatis? cur non in illud percratis? cur non auclorem librumque ad ignem vocatis? imitantes Bernardinum et Robertum qui opus Ant. Panhormitae in concione Mediolani, Bononioe, Ferrariae concremarunt ? Magis hoc moribus quam illud nocet, vel ob id quod hoc latius, ut ipse Podius ait, emanavit. Et Panhormitam fortasse poenitebat pigebatque operis sui. At iste etiam gloriatur ob suum,et reprehendentibus respondet illos esse insanos qui ipsius gloriam carpant. Hune vos, si salvum vultis, praesertim cras aut perendie mori turum, non objurgabitis ? non increpabitis? non Hippocratis vinculis alligari jubebitis? non opus ejus sive poenitentis, sive non poenitentis accenso in concione igni cremabitis, quod jam in concione Angelorum in coelo crematum est? Ego clamo, ego vos praedicatores omnes, quanta possum voce, contestor, ego coelum et testes invoco, me vos admonere ut librum nefandissimum et quem Saraceni, quemScythae, quem omnes Gentiles damnarent, exterminandum, exstinguendum, sepeliendum curetis. Nïhil reli-
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APPENDICE. 299
gioni, nihil pudori, nihil moribus est virorum mulierumque perniciosius
perniciosius hoc nostri aevi monstrum, prodigium, portentum,
portentum, haoc lues, tabès, pestis, clades, mors, nex, infamia, et quidquid dirum tetrumque dici potest, ut ipse testatur atque adeo gloriatur, Galliam, Hispaniam, Germaniam,Britanniam, caeterasque linguae Latinae nationcs invasit, inquinavit, infecit. O, si verum est, quot animas perdidit ac perdet, nisi vos animarum custodes, tutores, medici et qui contra lupos officio canum pro ovium incolumitate fungimini, succurritis latratu, cursu, dentibus ! At exspectatis ut ipse vcstro fungar munere ? En quoad possum fungor, latratus emitto, ut vos vocaliores, velociores, robustiores canes excitem ad hune infestissimum lupum, non modo abigendum , verum etiam discerpendum laniandumque, et post mortem, ut quibusdam in locis fit, in arbore suspendendum, ut proetereuntes omnes cum lapidibus incessant. Scio exspectare eos qui Facetias Podianas non noverunt, quidnam monslri tantum illoe scelerisque contincant. Quid agam si quas
illarum in médium proferam? polluam os meum? Itaque malim
malim mei jacturam facere, aut etiam calumniator, si necesse est, appellari, quam per me toi lectorum polluantur animi, tanta tamque exsecranda nequissimi hominis impuiïtate... Quare fînem scribendi faciam; si pauca admodum adjecero, qua 5 a Podianarum obscoenitatum lectione deterreant. Solebant olim in honore deoe Florae quoe fuerat nobilissima meretrix, ea videlicet quae populum Romanum scripsit hoeiedem, nudatoe meretiiees ante ora populi impudicis gestibus ludere. Qua cum aliquando venisset Cato, intermissi sunt proe pudore ludi, et prsesentiam Catonis juventus erubuit, ac tacite ut ille abscederet, precabantur. Quam obscoenitatem Cato, cum emendaie non posset, abscessu suo improbavit. Nunc quis non intelligit qui in foedam illam' telramque fabularum colluviem incident, Podium veluti floralem aliquam meretricem non modo in conspectu romanae juventutis, sed tôt latine loquentium nationum nudatam impudentissimis ludere gestibus? Omnes enim qui isla legunt, sibi ipsi rem pingunt, et Podiana Floralia cernere videntur. Non hoc facit meretrix, non mulier, non juvenis aliquis aut vir plebeius, sed Podius octoginta amplius natus annos, homo litteratus, et si ei credimus , eloquentiae princeps, apostolicus secretarius, cui velutiCatonisoculosautaurestantoe obscoenitati proeberc déforme esset, hos ludos nobis agendos proebuit, hoec testa floralia natio-
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300 LES GLADIATEURS.
nés docuit, liane morum institutionem, tanquam oplimam haereditatis partem, filiis reliquit, hoc opus instar multorum librorum ad trecentas fabellas sive facetias in Graecam linguam quosdam, ut transférant, hortatur, quosdam ut in Gallicarri, quosdam ut in Hispanicam, quosdam ut in Germanicam, quosdam ut in Britannicam, et item in caeteras linguas. Quod si fiât, quid aliud sperandum est quam ut, sive secta qualis fuit Epicurea, Stoica, Peripatetica, sive nequitia, qualis illa Gnatonica, sive institutio qualis Praedicatorum, Minorum, Monachorum, Podiana dicatur? Ote fortunatum, felicem, bcatum atque immortalem, Podi, qui tôt vel discipulos, vel sectatores, vel imitatores habiturus es, ut in coelo cum dea Flora tanquam conjuge colloceris, et una cum illa le clerus omnis elata voce comprecetur : Sancte Podi, et sancta Flora, orale pro nobis. (Ibid., p. 364-366, ib.)
XII
Audio Poggium alteram in me' composuisse Invectivam longe priorc acerbiorem , in qua nihil admodum de jure causoe suaé disputai, quasi plane victus superatusque, sed totus in maledictis convitiisque versatur. Eam nondum habere potui. Interea peragam triumphum meum, aut potius iterum triumphabo, ritu imperalorum quibus unus dies ad triumphandum non fuit satis, atque eo audacius id facere possum, quod jam, ipsius quoque hoslis confessione, victoriam sum adeptus! Qui enim àdversus argumenta, rationes, probationesque non arguments, sed opprobriis, non rationibus, sed convitiis, non probationibus, sed spurciliis agit, is cerle déclarât se imparem ac victum esse. Et velut canem a fortiori laceratum, plagas suas ululatu latratuque
solari, et hoc saltem vindicte génère inimicum suum ulcisci
Loquatur itaque Poggius quantum velit, obscoene et spurce, facit
quod suum est; sui semper est similis Siquidem cum promisissem
promisissem omnes ejus libros recogniturum, et eorum vitia in triumpho tanquam captivos exhibiturum, id tamen non feci, mollitia quadam animi retenais; quasi satis haherem vitia epistolarum ostendisse. Sed quoniam hostis me cogit(si modo hostis appellandus est qui victus atque captus est), peragamus ultionem, ac veluti secundo die triumphemus,.... incipientes ab Epistolis
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APPENDICE. 301
ad Nicolaum Nicoli missis; sed quo res sit jucundior legentibu», sub apologo, tanquam Guarinus cum schola sua alque domo adsit. Erit antemvel apologus, vel scenicus quidam aclus. (Ibid., p. 366, Dialog. t.)
XIII
LAUR. Salvus sis, Guarine.— Gu. Salve, Laurenli, et tu, Poggi, licet taceas. Sed cur taces? — PCG. Ulinam tam bene lûquerer, quam bene taceo! — LAUR. At cur non saepius taces quam loqueris? — POG. Quia qui maie loquuntur rarius tacent. — LAUR. Atqui, nunc bene loqueris, quod multo est satius quam tacere. Cur ergo Guarinum non salutasti? — POG. Non dico me maie loqni quod loqui nesciam, sed quod de aliis maie loquar, ideoque adsalutandum sum tardus. — Gu. Ego me abs le, Poggi, salutatum puto; quid vultis? — LAUR. Guarine, quseso te pro tua singulari et humanitate, et eruditione, te huic facto judicem praebeas; tui enim artificii est; de lingua Latina agimus, in qua tradenda tu principatum obtines. — Gu. Ego vero libens,, si modo Poggius forum non declinet. — POG. Quid, ego forum declinem quod semper amavi et colui?Quippe in quo tôt res ad delectandam gulam pertinentes emere solemus, non dico lactueas, caules, allia, sed perdices, phasianos, anseres, anates, gallinas, columbos, turdos, ficedulas, itemque oratas, muroenas, congros, mulos, proeterea pastillos, copullos, salsamenta, et ante omnia duodetriginta gênera vini egregii, quoe enumerabo, si vultis. — Gu. Ista fora tibi relinquimus colenda, Poggi; ego de illo foro loquor unde dicuntur causae forenses. — POG. Relinquis mihi hoec fora? et relinquas volo; malo enim ficedulas colère quam lites, caupones quam causas. Itaque forum causarum per me vos colatis licet, id vobis colendum relinquo. —Gu. Geramus Poggio morem; non te in forum ad judicem, Poggi, sed in scholam vocari admagistrum existimo.—POG.Egone puerquidem aut adolesccns, scholamadii?Quomodonunc adibodecrepitus?—Gu. Non dico ut discas, sed ut cum Laurentio disputes.—Poe. Quis me ad disputandum adiget?—Gu. Honestas, ratio, pudor.— POG. Si de saporibus dispulandum sit,non recuso.— Gu. Quid de sonis? an pluris gustus est quam auditus? — POG. Quidni? cum sine sono vivi possit, sine sapore non possit. — Gu. Istud Laurenlii interest, non
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302 LES GLADIATEURS.
mea. Ego pro judice vocatus sum, non litigatore. Itaque verbum non addo. Tu modo, Poggi, videto ne, dum ista dicis, tergiversari ac fugere videare. — Poe. Egone subterfugere ac tergiversari velim? qui nunquam fugi, nec terga verti, qui victus proslratusque nunquam me fateor viclum, contraque mihi incumbenfe munguibus dentibusque pugno, ideo non est causa cur nos audias altercantes. — LAUR. Tu vero, Poggi, dummodo prosternaris, pugna quantum vis, dentibus unguibusque. Non enim pardus es aut leo, ut ungues tui sint ac dentés formidandi, praesertim ha-' benti durissimam pellem. Si tamen fateri vis, mei sunt in te pardini leoninique dentés et ungues. Coeterum, nolo tecum pugnare, Guarinus modo sit examinator epistolarum tuarum ad Nicolaum. (Ibid., p. 367, tft.)
XIV
Gu. Parmeno, hue ades. Dic.iturnc hoc grammatice : Devcne- . runt in manibus fratris ?— PAR. Mi domine, quis hoc dixit? — Gu. Nempe hic Poggius. — PAR. Iste Poggius pejus me loquitur qui coquinariam factito. Quaeso, mi domine, pro me coquum Poggium facito, namque ad hanc rem videturmihi saneidoneus, ut vultus promittit; aut certe cellarium, nam nescio quid vinaticum prae se fert.— Gu. Abi hinc, improbe Parmeno, in culinam tuam.—LIBER POGGII : Kescis reperire modxim quo tria frustecula panis e.rportcntur? — Gu. Redi, Parmeno, redi, redi. Frustecula panis, inquit Poggius; tu quomodo diceres? — PAR. Ego semper frustula carnis dico, et frustula panis. Hui! subcoque, Poggi !veni in culinam meam, "non frustulis panis et carnis, sed fustibus propane carnem tuam satiabo. — Gu.Tace jam, Parmeno. (Ibid., p. 369, ib.)
XV
Gu. Tu jam pro me factus es, judex, Parmeno. —PAR. Assessor tuus ero, si lubet ; aut certe, testis meoe doctrines quam, mehercule, non commutaverim cum Poggiana, fac, quaeso, periculum, uter doctior? — Gu. Apagesis^vino cales. — PAR. At hic vinum olet. Di te perdant, Poggi, ut vehementer crapulam exhalasti eructastique ! — Gu. Non hinc abis? — PAR. Si me invitas, etiam
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APPENDICE. 303
Dromonem vocabo. — Gu. Poenitet me hune vocasse foras, nam
coquum cujus in manu tua vita est, cave loedas LIBER POGGII :
Vestes illas attritas... cupio ut vendantur. —PAR.Licetne, domine?
— Gu. Minime; taee, sisapis.—PAR. Ego sapiojsedhic sermo mihi non sapit; fatuus enim est et insulsus. — Gu. Abi hinc, abi, inquam. — PAR . Non abeo. Dromo, her'us te vocat. — Dii. Quid vis, hère? —Gu. Hic tuus est herus; is jubeat quid velit, qui mihi nihil obtempérât. — PAR. Sublimem intro hune râpe, quantum potes, in stabulum tuum.— DR. Quem? — PAR. Poggium hune.
— DR. Quamobrem ? — PAR. Ut in stabulo tibi serviat, et mihi quandoque in culina. — DR. Quid fecit? — PAR. Lalinitatem giammaticamque tanquam ollas frangit ; quem nisi prohibeamus, actum est de lingua latina. Et poslea ltalici nos barbaros transalpinos vocant, cum nemo Italicorum, praeter hune no • strumherum, grammaticus sit.— DR. Quidiste dixit? — PAR. Cupio ut illas vestes attritas vendantur. — DR. Magis ille attriturn caput habet quam illoe vestes fuerint. Sed quid jubés, hère? Hunccine attritorem confractoremque latinarum ollarum in stabulum rapio, ut cum asino et caballo vitam degat? — Gu. Huic tuasino credis, caballc? (Ibid., p. 369, 370, té.)
XVI
Neque enim se a me lacessitum esse, ut alii fecerunt, fingere potest, sed ame Livium lacessitum objicit, quod ab eo una in opinione dissentiam, cujus noxae peenam a me exigit capitis, et quidem apud summum pontificem, quasi religionem profanaverim. Neque id quia Romanus, ut ad eum de romana historia pertineat, non quia Patavinus,ut tutanda sit ei patrioe dignitas, non denique quia historicus, ut historici nominis doleat vicem, sed quia notarius est. Nam Livius, si huic credimus, notarius est romanae historiae, ut merito quemadmodum Cicero consul Muraenam consulem défendit, sic Benedictus notarius, Titum Livium nostrum defendere debeat. Stulta ista notario et notari digna est ratio, unde tibi favorem concilies. Stultum fingere te dolere, ut in me confies odium, quod lanlo viro detraham. Non enim ut tu invidia mei, sic ego invidia Livii ductus sum, quem amo, quem veneror, quem imitari studeo ; cujus etiam sex libros de secundo bello punico, quod multi lacère conati fuerant, meo
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304 LES GLADIATEURS.
maximo labore, ita pristinae sinceritati reslitui, ut ne syllabam quidem omiserim; cujus denique in libelle meo pie semper ac reverenter feci mentionem. Quo fit ut nesciam plus ne stomachi an risus mihi moveant trageediae tuae, qui de causa civili criminalem facis. Utinam, Bénédicte, potius bene diceres quam Benedictus vocareris, et pro Moràndo moratus homo esses !.... non latratibus ac morsibus tuis jacentem in te leonem excitares, adhuc ex aliorum canum sanguine cruentaora habentem. (Ibid., p. 445, 446. In Bened. Morandum Confutalio prior.)
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JULES-CESAR SCALIGER
CHAPITRE PREMIER.
Naissance de Scaliger. —11 se dit de race princière.— Ses études, son apprentissage à la guerre. —11 veut se faire moine, afin de devenir pape. — Étudie, dans ce dessein, la théologie et la logique à Bologne. —Reprend le métier des armes. — Ses exploits.— Étudie la médecine à Turin. — Vient à Agen avec l'évêque de cette ville, la Rovère. — S'y marie. — Publie son premier ouvrage à quarante-sept ans, contre Érasme qui venait de publier son Ciceronianus.—'Analyse du Ciceronianus.
A Rome, il n'y avait pas que les esclaves qui fissent le métier de*gladiateurs. On vit des hommes libres, ayant le goût du sang, se louer au laniste et s'enrôler dans sa troupe, pour satisfaire ce goût sans insulter aux lois. La corruption des moeurs fournit bientôt de nouvelles recrues. Des personnes de la première noblesse, des sénateurs ruinés ou ayant seulement le besoin de faire leur cour au prince, se livrèrent à cet exercice. On accuse César d'avoir, le premier, souffert cette indigne flatterie. Auguste ne la toléra qu'un temps. Ses successeurs y furent plus sensibles, jusque-là que, sans même attendre qu'on leur en offrît le tribut, ils le requéraient de force. Caligula, en une seule fois, fit combattre vingt-six chevaliers. Néron
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en mit six cents aux prises, et cinq cents sénateurs. C'était l'ordre presque tout entier, la loi d'Auguste en ayant fixé le chiffre à six cents membres. Mais ni l'argent ni les hommes ne coûtaient à Néron pour ses plaisirs, et l'on sait qu'il aimait les grands spectacles. Plusieurs femmes de sénateurs se piquèrent d'imiter leurs maris. Tacite et Suétone, Stace et Dion s'accordent à le dire. Enfip, si l'on en croit Xîphilin, dans la Vie de Domitien, des nains s'entre-tuèrent sous les yeux du maître du monde (1). Mais volontaires ou contraints, ces gladiateurs égalèrent rarement ceux de profession ; ils n'avaient guère, ainsi qu'on le dirait aujourd'hui, qu'un talent d'amateurs.
De même, parmi les gens de lettres, outre les gladiateurs de profession, il y a ceux qui le sont par choix, sinon par obligation, et dont lés exploits trahissent l'inexpérience ou le défaut d'aptitude. Ce sont des personnages de haute naissance, des princes, des rois; quelquefois même aussi des femmes. César écrivit l'Anti-Caton, Jacques Stuart plusieurs livres de controverse très-belliqueuse. Parmi les femmes, à ne nommer que madame Dacier, on n'a pas une médiocre idée de la vigueur qu'elles déploient, la plume à la main, quand on n'a pas la galan* terie d'être de leur avis. Demandez plutôt à LamotteHoudard. Si, outre cela, il y a des nains, je ne sais ; des esclaves, pas davantage. En tout cas, ces noms ne leur viennent ni de la petitesse de leur corps, ni des fers dont il est chargé.
Ayant à s'engager dans cette milice turbulente, JulesCésar Scaliger choisit une compagnie d'élite, à savoir celle
(1) noXXeî»; Si TOÛ; ifûva; vûxxwp Î'TTUH, xal tOTtv îre xat vawouc, MU •jovaïxaç <juvi6«XX«.
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JULES-CÉSAR SCALIGER. 307
des princes ; mais il resta peuple; on le sent à la rudesse de ses coups. Né, en 1484, au château de Ripa, sur le territoire de Vérone, il s'était persuadé qu'il descendait des princes délia Scala, qui avaient régné à Vérone, et que les Vénitiens avaient dépossédés. Il disait qu'il était fils de Benedetto délia Scala, parent de Matthias, roi de Hongrie et le commandant de ses troupes, et l'on certifia qu'il était le fils de Benedetto Bordoni qui excellait à enluminer les manuscrits, et qui fut géographe et astronome assez distingué pour son temps. 11 se vantait d'avoir eu pour précepteur fra Giovanni Giocondo, et non-seulement il ne sut pas dire à quel ordre religieux appartenait ce moine, mais il en fit un péripatéticien et un docteur consommé dans la théologie de Scot, tandis que Ta célébrité de Giocondo vient de ses grandes connaissances dans les antiquités et. surtout de son talent comme architecte. Il prétendait avoir été page de l'empereur Maximilien I", àl'âge de douze ans, et l'avoir servi dix-sept ans à la guerre ; on nia hardiment qu'il eût jamais été à la cour et à l'armée. Entre ces affirmations et ces démentis on est un peu embarrassé ; néanmoins il a été démontré et il paraît aujourd'hui hors de doute que Jules-César Scaliger en imposa. Mais peutêtre a-t-on été trop loin en niant également tout ce que lui-même et son fils ont raconté de sa vie. La-maxime qu'on ne croit pas un menteur, même quand il dit vrai, ne fait de tort qu'au menteur; elle n'infirme pas la vérité. Quand il eut fait une partie de ses études, il quitta ses livres et prit l'é^)ée. Il suivit Maximilien (croyons-le, puisqu'il l'affirme ) dans diverses expéditions, et les prouesses du soldat effacèrent les succès du bachelier. A vingt-six ans, il se trouvait à la bataille de Ravenne,
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308 LES GLADIATEURS.
qui eut lieu le 11 avril 1512. Il y perdit à la fois son père et son frère Tito. Il conduisit leurs corps à Ferrare où était restée sa mère, qui mourut de chagrin quelque temps après. Ces malheurs domestiques le dégoûtèrent du métier des armes et lui donnèrent l'idée de se faire moine. Il se rendit à Bologne où il refit ses études, s'appliquant en outre avec ardeur à la logique et à la théologie de Scot. Son fils Joseph, dans le Scaligerana, nous donne le secret de cette belle passion pour la dialectique, le réalisme etlesuniversaux. Il avait dessein de se faire élire pape, afin d'être en état de déclarer la guerre aux Vénitiens, et de leur arracher sa principauté de Vérone ; car il espérait de moine devenir cardinal et de cardinal pape. Il renonça bientôt'à tous ces beaux projets, à cause, dit Joseph, de je ne sais quelle abominable aventure (1), qui le révolta tellement que, depuis lors jusqu'à la fin de sa vie, il ne voulut jamais avoir le moindre rapport avec un franciscain. Quelle qu'ait été cette aventure, elle eut pour effet d'empêcher que la chaire de saint Pierre ne fût occupée par un pontife dont l'humeur batailleuse eût rappelé Jules II, et qui peut-être l'eût éclipsé.
Scaliger fit de rapides progrès dans la philosophie. Cependant le charme de l'étude n'adoucit point la férocité du soldat. La nuit, il ne rêvait que batailles, le jour il les traduisait en actions. Il y avait à l'université de Bologne des écoliers He tous les pays. Mais alors ils n'étaient pas organisés aussi pacifiquement qu'ils le sont aujourd'hui. C'est l'épée au côté qu'ils étudiaient, et les haines qui divisaient leurs nations se retrouvant jusque dans les univer(1)
univer(1) ^nescio quid «ppriTcv. Jos. Scaligeri Epist., ep. I, p. 33, édit. 1627.
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sites, il arrivait souvent que les fils se battaient à l'école, quand les pères se mesuraient sur les champs de bataille. Scaliger ne négligeait pas les occasions de donner des marques de son savoir-faire dans un art qu'il avait pratiqué sur son véritable théâtre, et il est permis de croire qu'il ne ménageait pas les coups. Aussi, ne parlait-on à Bologne que des hauts faits du Toso da Burden, nom qu'il avait reçu du petit peuple d'Italie, parce que, dit Joseph, il tondait à fleur de peau : Quod strictim tonderet, c'est-à-dire, je pense, que c'était une bonne lame (1).
Il s'était lié d'amitié avec quelques jeunes seigneurs piémontais, entre lesquels était un membre delà famille délia Rovera. Ces jeunes gens furent rappelés par leurs parents qui avaient pris parti pour le roi de France contre le duc de Savoie. Scaliger les vit partir avec douleur ; il sentit se réveiller en lui, plus forte ej plus impérieuse, la passion de la guerre, et disant un dernier adieu à l'école, il alla rejoindre au camp ses amis. Il déploya dans cette campagne sa bravoure accoutumée. Un coup de main qu'il exécuta et qui eut pour effet l'enlèvement des trésors et de la maîtresse du duc de Savoie, est noté par Joseph comme ayant porté une atteinte considérable à la puissance de ce prince et hâté la perte de ses Etats (2). C'est la fable du moucheron qui fait marcher le coche : Comme il sonna la charge, il sonne la victoire.
A Turin, il fit connaissance d'un médecin et de quelques apothicaires distingués avec qui il allait herboriser dans
(1) Toso, en italien, veut dire garçon : le Toso de Burden, était donc aussi le garçon de Burden. Scaliger avait substitué ce nom de Burden à celui de Bordoni, pour faire croire à sa descendance des Hunyades et à son origine madgyare.
(2) Ibid., p. 36.
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310 LES GLADIATEURS.
les montagnes. Cela lui donna du goût pour la médecine. Il étudia sérieusement cet art qui devait un jour l'aider à vivre. Son fils assure que dans ce même temps, il apprit le grec. Des accès de goutte réitérés le forcèrent bientôt de quitter le harnais. Il remit son commandement, et partit pour Agen avec l'évêque de cette ville, qui était un la Ro-- vère. Il ne s'était engagé envers lui que pour huit jours ; mais une jeune fille de treize ans, nommée Andiette de Roques Lobejac, lui ayant touché le coeur, il en oublia son engagement, et ne pensa plus qu'à l'objet aimé. E mena toutefois l'affaire en soldat et demanda incontinent la main d'Andiette. Le père le trouva trop vieux et sa fille trop jeune. Scaliger n'avait pourtant qu'environ trente ans de plus qu'elle. 11 ne se rebuta point ; sa persévérance triompha de la résistance paternelle, et trois ans après, en 1529, il épousait Andiette. Il avait quarante-cinq ans ; il en vécut vingt-neuf avec elle et en eut quinze enfants. Pour un goutteux et un soldat recru, ce n'est pas trop mal. Les anciens patriarches n'ont pas beaucoup mieux fait. Il est vrai qu'à cet âge et malgré ses infirmités, Scaliger était d'une vigueur extraordinaire. Son fils en cite des traits qui feraient honneur à un Hercule dé tréteaux. 11 eût également fait envie à un clown pour son adresse. Quoique affaibli déjà par la goutte, il ne laissait pas de dompter de jeunes chevaux, et, dans des simulacres de combats singuliers à cheval, il faisait vider les arçons aux jouteurs les plus renommés de toute l'Aquitaine. Appuyé sur une longue pique, il gravissait les toits des églises jusqu'au sommet (1). De chaque main il saisissait
(i) « Sarissa correpta, ei iimitens in templorum culmina erepebat. »
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par ses bords un baquet assez haut, puis se repliant sur lui-même, il sautait dedans sans le lâcher, et en sortait de même en se relevant. Témoin de cette prouesse, la noblesse gasconne essayait vainement de l'imiter. Un jour enfin, à soixante-deux ans, et les mains presque perdues, il dérangea une énorme poutre que quatre hommes n'avaient pu remuer, et il la mit à la place où l'on voulait qu'elle fût (1). Certes, si Jules César Scaliger ne descendait point des princes de Vérone, il descendait du fils d'Alcmène, et à tous égards il avait raison de se vanter de sa noblesse.
Une fois marié, il écrivit des livres et des ordonnances de médecin. On ne sait pas le nombre des ordonnances ; mais celui des livres donne la plus haute idée de l'activité de sa plume, vu l'âge auquel il commença de s'en servir. 11 avait quarante-sept ans, quand parut, son premier ouvrage. Il l'avait bien composé à quarante-cinq ; mais les scrupules du libraire en avaient retardé l'impression. On comprend ces scrupules ; l'ouvrage était un libelle, et Érasme en était l'objet. L'homme d'épée se survivait dans l'homme de plume; il n'y avait de changé que le théâtre du combat, et sur celui-ci comme sur l'autre, notre écrivain procédait militairement; il allait droit au général. Si donc, comme il en avait l'orgueil, il ne se faisait pas de prime saut un nom dans les lettres, il avait du moins la chance d'y faire beaucoup de bruit : ce qui est la même chose pour un débutant.
Il n'est point d'érudit qui n'ait lu le Ciceronianus d'Érasme, ce dialogue plein d'enjouement, de plaisanterie
(1) Voyez tous ces détails dans la lettre citée de Joseph.
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fine et de littérature exquise. On sait qu'il y tourne en ridicule l'entêtement de quelques Italiens qui faisaient de l'imitation servile de Cicéron un dogme littéraire, hors du* quel il n'y avait point de salut, et que, même en passant par-dessus les têtes des Cicéroniens, ses traits vont jusqu'à Cicéron. Je n'en dirais donc pas davantage si, ayant à parler de l'attaque brutale que cet écrit lui attira de la part de Scaliger, je n'étais obligé de mettre, autant que possible, les pièces de ce grand procès sous les yeux du lecteur (1). Le Ciceronianus fut publié en 1528, la même année que le dialogue De pronuntiatione, dont il formait la suite et le complément. Érasme le dédia à Jean Wlattenus, son ami, qu'il avait connu à Fribourg et à qui il avait eu dessein de dédier le De pronuntiatione. Dans cette dédicace, il se plaint de la lâcheté de beaucoup de gens et de la corruption des moeurs, lesquelles, dit-il, sont cause que les bonnes lettres, qui avaient assez heureusement commencé à refleurir, penchent déjà vers leur déclin. Il ajoute que ce malheur vient en partie d'une espèce de secte qui prenait le nom de Cicéroniens, quoique pas un de ceux qui se paraient de ce titre, n'eût quoi que ce fût de Cicéron ; que cependant ils méprisaient les écrits de quiconque ne suivait pas leur pratique superstitieuse, et qu'ils détournaient la jeunesse de toute lecture dont Cicéron ne fût pas l'unique objet.
Mais le plus fâcheux, selon lui, c'est qu'au lieu de rendre éloquents des chrétiens, les prédications de ces fanatiques ne servaient qu'à former des païens. Ils s'imaginaient que l'essence même de la littérature consiste
(i) Voyez l'étude pleine de charme et d'érudition que M. Désiré Nisard a faite d'Érasme et de ses écrits.
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dans l'éloquence cicéronienne, tandis que, à le bien prendre, cette éloquence n'est estimable que quand on l'emploie à glorifier Dieu par Jésus-Christ. C'est à cette fin seulement qu'Erasme dit avoir composé son ouvrage. Et loin qu'il veuille détourner les jeunes gens de lire et d'imiter Cicéron, il s'est proposé de faire voir comment il faut l'imiter, et accorder entre elles l'éloquence sublime du Romain et la piété chrétienne (1). Cette fin était pieuse sans doute, mais peut-être Érasme ne s'en fût-il jamais avisérs'il n'eût trouvé là une occasion de s'égayer aux dépens de sectaires qui s'appliquaient à le rendre luimême ridicule, et.de plus odieux. 11 est vrai que jusqu'à vingt ans, il n'avait pu, de son propre aveu, supporter une lecture un peu prolongée de Cicéron (2), qu'au contraire la lecture de tout autre auteur lui faisait un plaisir extrême. On n'est donc pas surpris que le Ciceronianus se ressente un peu de cette disposition.
La dispute, dans ce dialogue, a lieu entre trois interlocuteurs qui ont tous trois des noms tirés du grec : Nosoponus, qui signifie un homme travaillé de maladie, représente le Cicéronien, lequel se dépite de n'être pas assez Cicéronien : Bulephorus, qui signifie un homme de conseil, est le médecin qui prescrit ce qu'il faut faire pour guérir le malade : enfin Hypologus, qui veut dire un homme complaisant, fait semblant de ne point contredire au malade, et se moque de lui en ayant l'air de compatir à sa souffrance. Aussi reconnaît-on la figure d'Érasme sous le masque d'Hypologus.
(1) Ckeroniamis, epist. dedicat.
(2) ERASM., Epist. M. T. Ciceronis Tusculan. affixa; dans les Orationés duce de J. C. SCALIGER. Toulouse, 1621, in-i, p. 68.
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Nosoponus était naguère un .joyeux compagnon ; il avait le teint vermeil, le ventre un peu en saillie, et toutes les séductions de l'innocence et des grâces. Maintenant, il n'est plus qu'un fantôme; il est malade de Zélodulie, et la cause de son dépérissement est Cicéron'. Il raconte comment il a ôté de sa bibliothèque et éloigné de sa vue tout autre livre que Cicéron, comment à force de lire celui-ci, il le sait par coeur, comment il a fait un indice alphabétique de toutes ses expressions, si gros et si lourd que deux crocheteurs bien sanglés-pourraient le porter à peine. Il ajoute qu'il a rassemblé dans un second volume encore plus gros toutes les formules, et dans un troisième tous les mètres dont Cicéron fait usage au commencement, au milieu ou à la fin de toutes ses périodes ou parties de périodes ; qu'il a noté les mots qui ne sont qu'au pluriel ou au singulier, les cas, les personnes, les modes et les temps auxquels ils sont employés, et cent autres minuties.
Cependant Bulephorus travaille à le détourner de ces fatigues inutiles et à le guérir du trouble d'esprit qui en est la suite. Il convient d'abord qu'il est bon d'imiter les anciens auteurs en général ; puis il indique peu à peu certains défauts qu'on a remarqués dans les livres qui nous restent de Cicéron, et dans ceux qui ont été perdus. Il dit que Cicéron n'a pas été partout égal, qu'il y avait quelques-uns de ses ouvrages que lui-même n'estimait pas autant que les autres ; qu'on y trouve même des solécismes et des barbarismes ; que ceux qui veulent en toutes choses imiter si exactement Cicéron ne sont que des singes qui ne l'imitent pas du tout, ne connaissent pas son esprit et ressemblent à ce soi-disant imitateur d'Erasme dont
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Hypologus conte le trait qui suit : « Ayant vu par hasard Erasme se servir d'une plume qu'il avait allongée avec un morceau de bois, parce qu'elle était trop courte, notre homme mit aussitôt un bâton aux siennes, et conclut qu'il écrivait de la même façon qu'Erasme (1). » Bulephorus dit encore que pour bien parler, il faut parler selon les personnes à qui l'on s'adresse, et selon le temps où l'on vit ; qu'il faut parler en chrétien à des chrétiens sur des matières chrétiennes ; qu'un prédicateur de Rome, qui se piquait d'être cicéronien, se rendit un jour ridicule et blessa sottement la vérité religieuse, en comparant dans un sermon sur la Passion de Notre-Seigneur, le triomphe de la croix à ceux des Scipions, des Paul-Émile et des Césars, et en évoquant tous les morts illustres du paganisme ; que ces imitateurs extravagants de Cicéron font tort à Cicéron même, parce'qu'en même temps qu'ils se vantent d'être cicéroniens, ils donnent la plus méchante idée de celui à qui ils pensent ressembler. « Convenez-vous, poursuit Bulephorus, que celui-là ressemble parfaitement à Cicéron, qui dit très-bien tout ce qu'il dit ? — NOSOPONUS. J'en conviens. — BULEPHORUS. Or, il y a deux conditions pour bien dire ; la première est de savoir à fond ce qu'on va dire ; la seconde est d'y mettre le coeur et les passions (2). » Donc, les bons cicéroniens chrétiens doivent parler en chrétiens, comme Cicéron a
(1) EBASH., Cicerônian., p. 29 ; dans les Orationes duoe de J. L. SCALICER, 1621, in-4. Quidam casu viderat Erasmum scribere calamo cui, ob brevitatem, additum erat lignum ; coepit illico suis permis alligare baculum, atque ita sibi visus est Erasmico more scribere.
(2) Ibid., p. 41, 42. Nonne fateris Ciceroni simillimum qui de quacumque re dicit optime ?—N. Fateor.—B. Ad bene dicendum duoe potissimum res conducunt, ut penitus cognitum habeas de quo dicendum est : deinde, ut pectus et affectus suppeditet orationem.
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parlé en païen. Le christianisme a une éloquence qui lui est propre, et ce n'est ni avec des images ni en des termes empruntés au paganisme qu'on explique ses dogmes ou qu'on expose ses mystères.
Pendant ces remontrances, Nosoponus est mal à l'aise. Tour à tour il s'emporte et il se calme, il conteste et il accorde, il se désespère et il se rassure, selon que Bulephorus attaque ou ménage ses préjugés, élève son idole ou la rabaisse et vient ajouter à ses doutes ou les dissiper. Cependant, il est ébranlé. Bulephorus continue et lui apprend comment on peut s'exprimer en bon cicéronien et en bon chrétien tout ensemble, à son propre avantage et à l'avantage de ceux qui nous écoutent et qui nous lisent. Il lui fait voir quelle est la source de l'éloquence cicéronienne, et comment pour bien écrire il faut suivre son propre génie. On peut parler bien, sans parler comme Cicéron, et Cicéron lui-même a souvent changé son style. Il conseille donc à Nosoponus d'imiter Cicéron, mais avec jugement et non avec servilité. Il dit que Cicéron a été seul cicéronien parmi les anciens, comme on peut le voir par la comparaison que Bulephorus fait de leurs écrits, ou païens ou chrétiens, en commençant par Jules César jusqu'à Boëce, et depuis Lactànce jusqu'à saint Thomas.
Il parle encore d'écrivains plus modernes, de Pétrarque le premier, signalant toujours quelque différence entre eux et Cicéron. Je le crois bien. Néanmoins il ne laisse pas de les estimer et de les louer chacun selon son mérite. Mais il est difficile de louer des contemporains, et les éloges que Bulephorus leur donne sont si fins, si justes et se renferment si bien dans les bornes de la
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vérité, qu'on ne manque pas, les Italiens surtout, de les prendre pour une critique déguisée. C'est le malheur des gens d'esprit, et ce fut celui d'Érasme, de ne pouvoir louer, même de bonne foi, sans être suspects, tant l'esprit a toujours passé pour faire bon ménage avec la moquerie. Bulephorus commence par les Italiens ; il vient ensuite aux Français, puis aux Anglais. Arrivé aux Hollandais, Bulephorus ou plutôt Erasme se nomme le premier. Mais loin de dire de soi le bien qu'il en pensait naturellement, il cède la parole à Nosoponus qui le traite avec un superbe mépris. En effet, à peine Nosoponus a-t-il entendu prononcer ce nom, qu'il en marque sa surprise. Erasme n'est pas même un écrivain à ses yeux. Ce sera, si l'on veut, un polygraphe, qui noircit d'encre des rames de papier, qui ne fait pas des enfants, mais des avortons, écrit de temps en temps un volume, stans pede in uno, et sans même se relire, qui, affectant de ne point imiter Cicéron, imite avec soin les écrivains théologiens dont il emprunte jusqu'aux plus triviales expressions : mais pour être cicéronien : allons donc ! Bulephorus ne contredit point un si fier jugement ; mais continuant sa revue, il passe des Hollandais aux Allemands, des Allemands aux Espagnols, des Espagnols aux Autrichiens, de ceux-ci aux Bohémiens et s'arrête enfin aux Polonais. C'est un tableau rapide, spirituel) complet de la littérature latine depuis César jusqu'au seizième siècle, où les hommes, les écrits, les méthodes sont jugés en deux mots, quelquefois en un seul, où il n'y a ni pédanterie ni. fiel, où règne partout avec un goût exquis une incontestable équité. Érasme devait croire que personne ne s'en plaindrait, pas même Cicéron.
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Enfin, après avoir rappelé encore à Nosoponus à quelles conditions on peut ressembler vraiment à ce grand homme, et quelle est la meilleure méthode pour parler et écrire éloquemment et purement ; après avoir cité les écrivains qui, en suivant cette méthode, ont le plus approché de Cicéron, Bulephorus déclare que c'est en se pénétrant bien de tout cela, qu'il a réussi à se préserver de la maladie dont Nosoponus est atteint et dont Hypologus paraît l'être ; il ajoute que s'ils veulent suivre son exemple, il ne désespère pas de leur guérison. Làdessus, Hypologus, qui n'avait que fait semblant d'être malade : « — Pour moi, il y a longtemps, dit-il, que je suis guéri. — NOSOPONUS. Et moi, je le suis presque, si ce n'est que je me ressens encore des restes d'un mal qui a été si longtemps mon hôte. — BULEPHORUS. Cela même disparaîtra peu à peu, et, s'il le faut, on aura de nouveau recours au médecin, c'est-à-dire à la pa-r rôle (1). » Le dialogue finit là.
CHAPITRE II.
Effet produit par le Ciceronianus sur les gens de lettres. — Scaliger écrit deux discours contre Érasme.— Il les adresse aux écoliers de Paris.
A peine fut-il publié, que la discorde fut au camp des
(I) Erasm., Ciceronian.,?. 101. Ego sane, jamdudura morbo levatu» 8um. — N. Etipse propemodum, nisi quod mali diu familiaris etiamnum reliquias aliquas sentio.—B. Istse paulatim elabentur, et si quid opus erit, denuo TOV W-JOV medicum arcessemus.
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gens de lettres. Ils se plaignaient qu'Érasme n'eût rien dit des uns, que les autres fussent jugés autrement qu'ils n'auraientdû l'être, que tel écrivain eût été surfait, tel autre rabaissé. Très-peu approuvaient sans réserves, et ces réserves portaient sur les critiques qui atteignaient Cicéron. Bien-, tôt, écrasés par le nombre de ses contradicteurs, les avocats les plus résolus d'Érasme furent contraints de se dé• fendre eux-mêmes. Érasme s'était un peu attendu à ce qui arrivait; il avait prévu que les Italiens se plaindraient, parce qu'ils faisaient gloire d'être plus cicéroniens que tous les autres ; mais il n'avait pas cru qu'il eût à craindre des Français rien de pareil (1). Ils le lapidèrent, pour me servir de ses expressions, à coups d'épigrammes écrites dans le goût d'Hipponax (2), mais apparemment trop mauvaises pour le forcer à se pendre. Le plus échauffé n'était pourtant pas un Français, mais un Italien, qui, bien que naturalisé Français, n'avait pas l'esprit tourné à l'épigramme. Aussi déchargea-t-il sa mauvaise humeur contre Érasme, dans deux longues diatribes. Encore inconnu dans les lettres, et impatient de son obscurité, Jules-César Scaliger (car c'est de lui que je parle) cherchait avec ardeur l'occasion d'en sortir. Cette occasion, Érasme venait de la lui offrir ; elle était trop belle pour qu'il la laissât échapper.
Bayle raconte d'une manière piquante quelle fut la fureur de Scaliger à la lecture du Ciceronianus ; comment il cria au meurtre, au parricide et au triple parricide ; comment il jeta toutes sortes d'ordures sur la tête d'Érasme, qu'il appela cent fois ivrogne ; comment enfin il ne
(1) ERASH., Epist., lib. XX, ep. 95.
(2) Ibid., lib. XXII, ep. 28.
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le cède guère, par la violence de ses invectives, à Cicéron se déchaînant contre Catilina. «-On demanderait volontiers, ajoute-t-il, en voyant toutes les tempêtes que Scaliger a excitées, si Érasme n'est point quelque scélérat qui a mérité la roue, ou s'il n'est point quelque capitaine visigoth ou ostrogoth qui ait résolu d'exterminer toutes les. sciences et tous les beaux-arts, et de mettre le feu à toutes les bibliothèques? Jugez si l'on peut s'empêcher de rire, quand on trouve que l'unique sujet de l'emportement qui éclate dans ces deux déclamations de Scaliger, beaucoup plus dignes d'être appelées Stéliteutiques que celles de saint Grégoire de Nazianze contre Julien l'Apostat, est qu'Érasme a combattu une pernicieuse superstition qui. s'introduisait dans la république des lettres, et qui allait mettre aux fers l'étude et l'éloquence (1). »
J'admire tout l'esprit que Bayle a déployé dans cette remarque ; mais appliquée à Scaliger, après ce qu'on a vu des emportements des Filelfo, des Poggio et des Valla, elle me semble un peu outrée. Bayle n'y eût pas mis plus d'exagération, quand les deux discours de Scaliger eussent été les premiers libelles qui lui fussent tombés sous les yeux. Je crois pour ma part qu'il n'en avait pas lu de plus., violents ; il ne me paraît pas surtout qu'il ait connu à fond ceux des trois personnages que je viens de nommer, car son j ugement à leur égard est exprimé en termes tels, qu'on voit bien qu'il n'est que l'écho d'une opinion reçue, et, pour tout dire, un lieu commun. Ce qui fait qu'on ne doit pas juger, comme Bayle, des déclamations de Scaliger, ce qui fait qu'on n'en est point ému malgré leur violence, ce
(1) Dict. hist., art. ÉRASME, remarq. I.
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qui empêche même de le prendre jamais au sérieux, quoique ses attaques soient quelquefois fondées, c'est d'abord qu'Érasme est trop connu pour que, sur la foi de Scaliger, on revienne de l'estime qu'inspirent son talent et son honnêteté ; c'est ensuite que Scaliger n'ayant pas d'injure personnelle à venger, tire tout de sa tête et rien de son coeur. 11 récite un rôle qu'on dirait écrit par un autre, et le charge d'autant plus, que l'acteur est un débutant. Oui, à cet égard, il est ridicule ; il mérite le nom de Don Furioso, que Balzac lui donne quelque part ; « il excite des tempêtes dans un ruisseau ; il tonne et foudroie sur des marmousets. » On le verra mieux par l'examen que je vais faire de ses deux discours.
Ils sont adressés aux écoliers de tous les collèges de Paris, et ont pour titre : Julii Coesaris Scaligeri pro M. Tullio Cicérone contra Desid. Erasmum Roterodamum Orationes I, II. Le premier est précédé d'une lettre ou épître dédicatoire aux mêmes écoliers. L'auteur commence par dire qu'il ne sait laquelle de ces trois choses est la plus facile, ou d'admirer qu'un homme comme lui, un savantasse accablé de l'obscurité de son nom, ait osé se parer du titre d'orateur, ou de bafouer ce même homme pour avoir eu la sottise de combattre l'opinion reçue à l'égard d'Érasme, ou enfin de s'indigner contre sa paresse, qui lui a fait retarder si longtemps la publication de son discours. Sur le premier point, il se justifie par l'exemple de quelques jeunes Romains, comme C. Cotta et .1. César, de quelques femmes même, à qui l'on ne fit point un crime d'avoir plaidé et plaidé souvent. Sur le second, il prétend qu'Érasme, à force de médire de tout le monde, a mérité qu'on lui rendît la pareille, d'autant plus que ce n'est pas i. 21
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la haine de l'erreur qui le porte à médire, mais son goût pour la médisance qui le fait tomber dans l'erreur. Sur le troisième, il espère qu'on ne s'étonnera pas qu'il ait tant tardé à prendre la plume, quand on connaîtra le pays qu'il habite. 11 est à Agen, cité obscure, malgré ses prétentions, où le soleil sert moins à féconder la terre qu'à incommoder les habitants, où chacun n'a de souci que de sa récolte, où l'esprit est ce que l'on cultive le moins, et où, si l'on s'applique à l'étude des lettres, c'est uniquement pour y trouver les moyens de faire ou d'augmenter sa fortune. On n'y vend aucun livre, excepté ceux de grammaire et de droit; et, pour s'aider dans ses travaux, il a dû courir au bout du monde, tantôt à Bâle, tantôt à Venise, tantôt à Florence et même à Rome, demander des livres aux bibliothèques. On y vit dans une telle indifférence pour tout ce qui regarde les lettres, qu'il n'y a que six mois à peine qu'il a reçu cet abominable livre (1). Il regrette d'autant plus ce retard, qu'il sait que les écoliers de Paris ont d'une voix unanime taxé publiquement d'impiété les oeuvres d'Érasme ; aussi les marchands qui viennent trafiquer à Agen sont-ils saisis d'horreur au nom d'Érasme, et refusent-ils impitoyablement d'apporter aucun de ses livres. Enfin, quand il a été en possession du Ciceronianus, il n'a pu s'en occuper d'abord, à cause de la peste, qui le força plusieurs fois à changer de demeure; mais le fléau ayant disparu, il a d'autant moins hésité à réfuter ce livre, qu'il se sentait appuyé par ces excellents jeunes gens qu'il avait toujours connus pleins de zèle pour les bonnes lettres, et de haine pour la barbarie. « Si, dit-il en finissant, vous.
(I) Le Ciceronianus, publié en 1528, et Scaliger écrivait ceci en mars 1531.
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approuvez ma critique, j'ai sur le métier maints beaux et magnifiques ouvrages que je vous dédierai, comme un hommage à votre piété envers la république des lettres (1). »
On reconnaît à ce dernier trait l'homme qui, pour répondre à la demande qu'il avait reçue d'un auteur, louchant la façon dont il voulait que celui-ci le dépeignît dans un de ses ouvrages, lui donna ce croquis de son auguste personne : « Tâchez de réunir ensemble les figures de Massinissa et de Xénophon, et vous ferez un portrait qui me ressemblera, et encore imparfaitement (2). » On remarque-aussi dans sa lettre un tableau piquant de l'état de la civilisation d'Agen, aux commencements du treizième siècle. Tout y a sans doute bien changé depuis. On s'y procure plus aisément des livres ; les libraires y sont d'une orthodoxie moins rigoureuse, et si l'on n'y est pas moins ardent qu'autrefois à faire sa fortune, on y cultive son esprit davantage. Il faut dire encore, pour rendre hommage à la vérité, et bien que cette remarque ne soit peut-être pas d'un goût très-délicat, qu'on y cultive aussi les prunes. Ceux qui en ont mangé conviennent qu'à cet égard Scaliger aurait encore à louer aujourd'hui les Agennais du soin qu'ils prennent de leurs récoltes.
J'arrive au discours. Dans l'exorde, Scaliger invoque l'indulgence et sollicite l'attention de ses jeunes lecteurs.
(1) 1. C. SCALIGERI Orationes duoe, p. 3 et 4. Tolos., 1620, in-i. Quod judlcium meum si reipsa comprobabitis, multa nobilia atque praeclara opéra qua? in manibus sunt in proesentia, vestrae in remp. litterariam pietati dicata consecrataque dabo.
(2) SPIZELII Infelix litteratus, p. 403, in-8, 1680. Le trait est tiré de Sponde, Annales, t. III, p. 577. Ut simul et Massinissam et Xenophontem componat, quorum utriusque idea vix me unum exprimat.
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Il confesse qu'il est indigne de défendre Cicéron, mais il suppléera l'éloquence par le zèle ; et d'ailleurs ce n'est point par les ornements du discours qu'il prétend convaincre ses juges : c'est par la justice de sa cause. Ses adversaires ont sur lui deux avantages, la célébrité du calomniateur de Cicéron, et sa faconde ; mais il en triomphera par la grâce du père de l'éloquence. « Cette grâce, ajoute-t-il (1), a tant de force chez un honnête homme, que le silence même où l'art de bien dire est enseveli, depuis la mort de Cicéron, donnera de la vie et du lustre à un plaidoyer d'ailleurs inculte et languissant. » Malheureusement la grâce a eu peu d'efficacité.
Scaliger interpelle Cicéron. Plût à Dieu qu'il vécût encore ! Nul n'oserait tirer contre lui un glaive impie, et ceux que le respect de sa divine éloquence ne contient pas dans le devoir en seraient actuellement foudroyés (2). Mais quel est-il, l'imprudent qui la brave ? « Ennuyé de la vie religieuse, il quitta son couvent, courut de ville en ville, et vécut d'industrie, faisant le métier de parasite, ou passant les journées à corriger des épreuves. C'est dans l'académie d'Aide Manuce, alors fréquentée par un bon nombre d'érudits, que ce maître fourbe dut cultiver son éloquence mordante, étudier les langues, et devenir après tout trèssavant. Il compila d'abord les Adages éparpillés dans les auteurs anciens, et les rassembla. Il n'en fallut pas davantage, à l'origine de la renaissance des lettres, pour lui mériter le renom d'écrivain laborieux et diligent. 11 a
(1) Orat. /, p. 7. Tanta sit apud optimum quemque gratta atqne auctoritas, ut vel illo silentio quod ejus morte involutum est, orationem meam per se languentem ac rudem, expoliri atque animari sperem.
(2) Ibid., p. 8.
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depuis corrigé et refait ce livre, éternel objet de la critique des érudits, et cependant il ose faire un crime à Cicéron d'avoir corrigé ses livres sur la rhétorique (1)... Ayant publié ses Adages, où déjà il n'avait pu s'empêcher de laisser voir son esprit inquiet, falot et satirique, il donna carrière à sa mauvaise langue, el non-seulement il médit de Cicéron, mais de notre sainte religion elle-même, attaquant avec audace le chef et le rempart de notre salut, JésusChrist (2). Ligué avec des fripons etdes ivrognes, il souleva des orages qui, au lieu d'éclater sur sa tête, comme il eût été juste, fondirent sur la religion chrétienne, livrée d'ailleurs à tant d'autres assauts... Ce fut là son début dans les lettres : c'en fut aussi la fin ; c'est par cette tragédie qu'il a préludé à sa haine contre Cicéron, et pour vous le montrer [dus amplement et plus commodément, je partagerai ce discours en trois parties. Dans la première, je parlerai du dessein d'Érasme ; je prouverai dans la seconde qu'il ne l'a point rempli ; et dans la troisième je réfuterai ses objections... Son dessein était de ruiner, autant qu'il serait en lui, la mémoire de Cicéron. A cet effet, il introduisit dans son Dialogue un personnage (Hypologus) dont le rôle consiste, non à céder comme un homme à qui l'évidence arrache son consentement, mais à souscrire à des subtilités forcées et hypocrites, à y applaudir, à faire enfin ce qu'Érasme lui-même a fait, le rôle de parasite. —J'ai, dit Érasme, traité mon sujet en dialogue, afin qu'il plût davantage aux jeunes gens (3). Voyez l'artifice ! Parce que son sujet est mauvais, il s'en repose sur la façon dont il l'a
(1) Ciceronianus, p. 19.
(2) Voyez l'Éloge de la folie, d'ÉRASME.
(3) Dans la préface du Ciceronianus.
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traité ; et ici il a son mime (Bulephorus) pour interpréter les fautes imaginaires qu'il impute à Cicéron, et dont il a espéré flétrir à jamais le plus candide des hommes. Mais, dira-t-il, d'autres hommes illustres ont fait de même, et parmi eux Cicéron lui-même, et Platon, son maître, que je ne blâme point à cause de cela. Seulement, Érasme ne comprend pas que l'Académie n'établit rien d'une manière positive, et que la dispute n'y a point de fin. Mais tu voulais, Érasme, condamner Cicéron, et tu as imaginé un honnête homme à la fois accusateur et juge, des témoins qui se concertent, un avocat imbécile, afin qu'on pût dire qu'en aucune cause on ne vit jamais pareille collusion. Voilà quel était son dessein.
« Maintenant, selon que je m'y suis engagé, je vais vous faire voir qu'il ne l'a point rempli, et combien il a été inconséquent, puisque, après s'être proposé de ravir la palme de l'éloquence à Cicéron, il est arrivé à une conclusion •toute contraire. C'est le sujet de ma seconde partie. Érasme donc, tantôt critique les vers de Cicéron (1), tantôt attaque ses moeurs, et tantôt reprend contre lui de vieilles calomnies qu'on avait depuis longtemps repoussées (2). — Cicéron, dit-il, fut si tourmenté du besoin de la vaine gloire, qu'il se vante jusqu'à donner des nausées (3). Voyez l'impudent ! 11 fait tout ce qu'il peut pour nous dégoûter du style de Cicéron, et toutefois, ne pouvant nous persuader que Cicéron manquait d'éloquence, il aggrave la première injure par une autre, à savoir que Cicéron avait des moeurs dissolues et manquait de politesse. Et si je te montre
(1) Ciceronianus, p. 21.
(2) Ibid., p. I5et8uiv. 13) Ibid., p. 22.
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un homme qui a fait l'éloge de la fièvre (1), un autre celui de la cruauté de Busiris(2), diras-tu qu'ils manquent d'éloquence, parce qu'elle est incompatible avec les sujets qu'ils ont traités? Illustre rhéteur, qu'appelles-tu asystata (3)? Et toi, quand tu fais l'éloge de la folie, toi, si bon, si parfait orateur, si juste^appréciateur des défauts de Cicéron, qui loues-tu ? Les autres ou toi ? Quelle Rome ton courage a-t-il sauvée des fureurs de Catilina? Sous lequel de tes consulats as-tu arraché ta patrie de la gueule de monstres féroces? Tu l'appelles immodéré? Tu ne le crois donc ni vain ni menteur?... Et Rome, je ne suis pas surpris que tu en fasses si peu de cas (4), cette Rome, que Cicéron n'a pu sauver,dont tu travailles à ruiner la langue, à laquelle, Dieu me pardonne ! tu oses préférer Bâle, dans ton ridicule et sot dialogue (5). C'est sans doute parce que tu es pape de Bâle et que tu y demeures ; c'est parce qu'après avoir, autant qu'il était en toi, rabaissé la puissance, avili la majesté du pape de Rome, lu as donné lieu à la trahison de Luther, et as été déclaré non-seulement le complice, mais l'auteur de la violence et des excès de cet énergumène... Oui, Cicéron parle avantageusement de soi; il se vante à outrance : cependant tous les historiens grecs et latins n'ont pas trouvé qu'il en ait dit assez, et ils ont à l'envi renchéri sur ses louanges [1]. »
Scaliger pense comme eux. Il loue Cicéron de s'être vanté ; il énumère avec une emphase et une vivacité extrêmes toutes les circonstances où il a eu.le droit de le faire ; il
(1) FAVOMNUS, in Aulu-Gellio, lib. XVII, c. xn.
(2) ISOCRATES, in Busiride. (Z) Inconstant.
(4) Ciceronianus, p. 37, 3«, 83, 84.
(5) Ibid., p. 85.
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lui en eût voulu d'être plus discret et plus modeste. De la part d'un panégyriste qui avait de soi-même une si haute opinion, qui n'hésitait pas à la confesser hautement, sans reculer devant les termes les plus pompeux, cette indulgence pour une faiblesse qui lui était propre est bien naturelle. Érasme, observe Scaliger, ne dédaignait pas non plus de se vanter ; mais de quoi, bon Dieu ! d'improviser et d'écrire de bien meilleures choses que Cicéron, de voir ses livres dans toutes les mains, et courus comme pas un de ceux de Cicéron. Scaliger parle des Colloques. Érasme en effet se vanta de les avoir improvisés en sept jours (1), sans le secours d'aucun livre, et Simon de Colines les réimprima, en 1527, à vingt-quatre mille exemplaires qui furent tous vendus. Le succès du Ciceronianus ne fut pas aussi extraordinaire; il fut assez beau cependant, puisque Scaliger lui-même l'avoue, disant avec colère que ce livre fut tiré à un nombre infini d'exemplaires (2).
« Et voilà, poursuit-il, comment l'attaque que tu avais projetée contre l'éloquence de Cicéron s'est étendue jusqu'à ses moeurs et à ses habitudes. Mais voyez la froideur et le peu de générosité de ses critiques à cet égard ! — Cicéron,dit-il, se caressait le menton avec la main gauche (3). Le malheureux ! il se caressait le menton avec la main ! Ce serait merveille qu'en Allemagne on se caressât le menton avec le pied. Tu parles de son cou maigre et long (4). Si tu avais un cou de ce genre, le ferais-tu couper ? Tu lui
(1) II ne s'agit que de la première édition, à laquelle Érasme ajouta depuis dix fois autant.
(2) Orat. I, p. 13.
(3) Ciceronianus, p. 25.
(4) Ibid., ib.
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reproches ses efforts de voix (1 ) ; mais un homme qui avait à se faire entendre dans le tumulte des assemblées, parmi les vociférations du peuple et des soldats, devait avoir des poumons vigoureux ; et comme la nature avait fait de Cicéron non-seulement le meilleur des orateurs, mais aussi un excellent consul, elle lui avait donné une voix appropriée à l'usage qu'il en devait faire. Tu remarques qu'il tremblait en commençant, et tu ne crains pas de dire que ce tremblement était l'indice d'un médiocre courage (2). Quoi, misérable, as-tu regret qu'il n'ait pas été aussi impudent que toi? Qui donc, plaidant en présence de César, du peuple, d'un tribunal, pour son ami, pour sa vie ou pour sa fortune, n'aurait au moins l'air de trembler, s'il ne tremblait pas en effet? C'est ce que Cicéron lui-même, qui était le meilleur des hommes, a, par son art admirable, confessé dans l'exorde de son oraison pour Déjotarus, et c'est ce qu'il appelait dans L. Crassus un effet de la pudeur et une inspiration de la sagesse ! Et cependant, après le tableau des vices de Cicéron, le peintre menteur, oubliant, comme il arrive aux esprits légers, son imposture, ajoute à la fin de son dialogue (3) : « Cicéron était un honnête homme parmi les païens, et s'il eût connu la philosophie chrétienne, il mériterait d'être compté parmi les saints [II] ! »
J'omets quelques exclamations poussées çà et là comme ô monstre, ô scélérat, ô homme impur, ô ivrogne. Ce sont les intermèdes inévitables de la tragi-comédie que joue Scaliger ; ils sont aussi forcés, aussi monotones que
(1) Ciceronianus, p. 25.
(2) Ibid., ib.
(3) Ibid., p. 98.
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ceux dont les baladins de la foire entremêlent leurs pièces, et beaucoup moins amusants.
Scaliger aborde la troisième partie de son discours. A elle seule, elleestle discours presque tout entier. Un nouvel appel à la bienveillance de l'auditoire n'eût donc pas été superflu. L'orateur s'en est tenu quitte ; il avait dépensé la première fois tout ce qu'il avait de modestie et d'humilité. Ses attaques tombent d'abord sur l'épître dédicatoire du Ciceronianus. Erasme y exprimait la crainte que l'imitation exclusive de Cicéron ne fût un danger pour la foi de la jeunesse chrétienne ; Scaliger traite ces scrupules de mensonges. 11 dit que ce sont les écrits de Cicéron qui ont arraché les lettres du sein de la mort ; que si nombre de chrétiens ont persuadé les coeurs des vérités de la religion du Christ, c'est parce que leur éloquence s'était formée sur celle de Cicéron, et qu'elle avait eu d'autant plus de force, qu'ils l'avaient imitée davantage ; que puisque la nature nous refusait le génie de Cicéron,le meilleur était, à force d'étude et d'art, d'essayer de lui ressembler. « Tu dis que les Italiens se repaissent de cette fumée : ils te répondent qu'il vaut mieux être éclairé de la lumière de Cicéron que d'être noirci de la fumée dont tu veux l'obscurcir. Quant à la critique impertinente que tu fais des Italiens (1), j'y répondrai avec douceur, de crainte que, si je m'emportais, tu ne crusses que je prêche pour mon saint. Lorsque, ayant jeté le froc aux orties, lu te cachais chez Aide comme un ours qui a rompu sa chaîne, que les Italiens employés avec toi la nuit à corriger des épreuves, furieux de te voir dormir et cuver ton vin, détestaient à la fois, et ton assi(I)
assi(I) p. 4.
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duité à table et ta promptitude à déserter le travail ; quand ils pouvaient à peine se défendre de te rosser, je crois que n'ayant pu alors te venger d'eux, tu te dédommages aujourd'hui, en te moquant de leur goût particulier pour Cicéron. Ce que je te dis là est vrai, tu le sais, et non moins sûr qu'un oracle d'Apollon. Quelques-uns des savants qui étaient chez Aide, ont été mes maîtres. De noble naissance, éloquents et sobres, ils étaient incapables d'être curieux de toi qui viens de bas lieu, qui haïssais l'éloquence et aimais le vin. Tout ce que je te dis là, ils me l'ont raconté. Ainsi dans la Grèce, les Spartiates, si je ne me trompe, donnaient, dit-on, à la jeunesse des leçons de tempérance, en lui faisant voir des esclaves ivres, afin de lui ôter, par le spectacle de leurs rixes brutales, l'envie de
les imiter Tu méprises la littérature, les inventions,
les jugements des Italiens ? Tu n'es pas le premier, parmi tes compatriotes, qui ait affiché ce fier dédain. Mais, en ne voulant pas imiter Cicéron, tu fais assaut de barbarie avec ces gens qui méprisent toutes les nations, excepté la leur et leurs municipes [111]. »
Cela dit au sujet de l'épître, Scaliger passe au discours. Selon lui, Érasme y fait voir qu'il est à la fois malade et d'envie et d'ignorance (1). C'est marque d'ignorance que de contester, par exemple, le talent de Cicéron comme poète. Érasme se raille de ce vers fameux : O fortunatam natam me consule Romam (2). Scaliger le juge bon et le justifie par quantité d'exemples de répétitions de syllabes et de sons, tirés d'Horace, de Térence, de Virgile et d'Homère. Il en relève bien d'autres, dans les écrits d'Érasme,
(1) Orat. I, p. 19.
(2) Ciceronianus, p. 23.
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sans parler des constructions vicieuses, des mots impropres et ridicules, qu'il n'est ni possible, ni permis de justifier (1). Enfin, aux excellentes plaisanteries d'Érasme sur les procédés de travail et les superstitions des cicéroniens, il répond en ces termes :
« Érasme feint que les cicéroniens s'abstiennent pendant sept ans de toute autre lecture que celle de Cicéron (2) ; cependant, comme le prescrit Cicéron dans le Brutus, ils sont d'avis qu'on lise Caton, encore que le style en soit suranné. Il commet un autre mensonge, quand, au sujet de l'image de Cicéron qu'ils ont dans leurs bibliothèques, il leur impute de faire plus de cas de cette image que de celle des saints (3) ; en quoi il singe son Lucien, lequel se moque de certains imbéciles qui attachaient un grand prix à la possession des pupitres sur lesquels les anciens poètes avaient composé leurs ouvrages. Mais si l'on colporte en tous lieux ton image, si la face impure de Luther, ton complice, déshonore tant de toiles, s'il y a des sots épris de la représentation de furies telles que vous, pourquoi refuser à de plus illustres que vous les mêmes privilèges?... 11 débite avec une égale fausseté maintes autres impertinences. 11 dit que les cicéroniens ne travaillent que la nuit (4) : c'est un badin qui aime mieux mentir en bouffonnant que de dire galamment la vérité. Il poursuit sur ce ton ; il ajoute qu'ils choisissent une chambre à l'abri du vent et du bruit de la rue, dent les murs sont enduits de poix ou de plâtre (5), et, comme un autre
(1) Orat. I, p. 20-25.
(2) Cicéron., p. 2.
(3) Ibid., p. 4.
(4) Ibid., p. 8.
(5) Ibid., p. 9.
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Domitien, il en exclut même les mouches. Est-ce que par hasard lu as cru que nous habitions comme toi des baraques en planches dont il faille boucher les fentes avec du plâtre ou de la poix ? Si nous redoutions cette injure, et si notre délicatesse était telleque ta rusticité en fût offensée, la faute en serait à la solidité de nos murailles ; car enfin tu connais assez nos villes d'Italie, pour savoir comment elles sont construites, et tous les contes que tu fais à cet égard sont une suite de la disposition où tu es de mesurer la fortune d'autrui à la tienne. Autre mensonge : les cicéroniens consultent les astres pour connaître l'instant propice au travail (1). Comme si tout instant n'était pas propice, quand on a du loisir, ou que, n'en ayant pas, on ne savait le prendre ! Y a-t-il une plaisanterie plus froide que de supposer le genre humain tellement stupide, qu'il y ait un homme assez idiot pour mettre trois ou sept jours à rédiger une lettre où il demande la restitution d'un manuscrit (2) ? Encore, si en forgeant cette fable, tu lui eusses donné des motifs vraisemblables, on eût ri de la façon bouffonne, quoique malveillante, dont elle est racontée; mais nous débiter des monstruosités et croire qu'elles charmeront les oreilles des érudits, c'est se moquer du monde et le juger digne de ne bien employer son temps qu'à écouter tes sornettes (3)....
« Celui qui parle en ton nom dit qu'il n'a plus sa tête, quand il est à jeun (4). Tu y avais pourvu cependant, lorsque tu conseillais d'abolir le jeûne, et que tu
(1) Cicéron., p. 10, 11. (î) Ibid., p. 11.
(3) Orat. I, p. 26.
(4) /é/rf.,p. 10.
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prêchais d'exemple. De ta conduite d'aujourd'hui nous n'avons pas le loisir de nous informer ; mais si tu ne jeûnes plus, tu mérites d'autant moins d'indulgence, que tu es plus furieux à jeun. Tu ne diras donc plus que le vin, Vénus et l'amour t'ont poussé à ces excès, mais une impudence cynique, ta rusticité et ta haine. Lorsque, revoyant les épreuves chez Aide, tune faisais pas même la tâche d'un homme, mais que, la bouteille en main, tu étais le triple Géryon, tu disais que Platon (lequel assure que le vin excite le génie) t'avait stimulé à écrire; maintenant tu dis d'Ennius, comme s'il s'agissait de quelque goinfre, que ses vers sentent le vin. Et pourtant, Scipion, aussi grand général, aussi grand orateur que citoyen sobre et modéré, a admiré ces vers ; Virgile, le divin Virgile, leur a emprunté la majesté de sa poésie. Tu rejettes Ennius, tu traites Horace d'ivrogne (1), tu effaces Cicéron de la mémoire des hommes, dis-moi de grâce, bon Romulus, ou, si tu l'aimes mieux, bon Camille, quel empire ou quelle république des lettres nous fondes-tu là, ou quelles ruines entends-tu relever [IV] ? »
Il a sur le coeur les sarcasmes d'Érasme contre la pieuse lenteur des cicéroniens à composer ; il y revient et compte comme un mensonge de plus cet autre sarcasme, « qu'une longue nuit leur suffisait à peine pour achever une période. » On dirait vraiment que Scaliger défend ici sa propre cause , tant ses périodes enchevêtrées, ses phrases contournées et obscures ont dû lui prendre de temps et lui coûter de peine. Cicéron lui-même chercherait en vain à s'y reconnaître. Ce qui excitait encore la bile
(1) Cicéron., p. 10.
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de Scaliger, c'est cette prétention d'Érasme, que ses Colloques étaient achetés et lus de plus de gens que les traités de Cicéron. Il se moque de je ne sais quels cuistres fanatiques qui mettaient les Colloques entre les mains de leurs écoliers, et s'opposaient à ce qu'ils lussent Térence. Cet insolent privilège conféré à un moderne aux dépens du plus pur des écrivains de l'antiquité, lui fournit l'occasion d'examiner de près le livre qui en est l'objet, et de le soumettre à une critique impitoyable. Revenant à Cicéron (car en changeant de propos, il ne perd jamais de vue le but principal de son discours), il le venge des censures que, de son temps même, Brutus, Caton, Atticus et Hortensius ont faites de lui et de ses écrits ; il les retourne contre eux-mêmes et contre Érasme qui n'avait pas manqué de s'en autoriser. 11 s'étend longuement sur toutes les qualités du style de Cicéron ; il vante son éloquence, ses vers, ses railleries et jusqu'à ses jeux de mots ; il le loue aussi de sa brièveté, en quoi il le met au-dessus même de Salluste ; il en cite des exemples auxquels on ne s'attendrait guère, pour être persuadé que c'ait été là un des mérites de Cicéron (1). Il ne lui reste plus qu'à déclarer en termes formels que Cicéron est le plus concis des écrivains ; il le pense assurément.
Cependant, objecte Érasme, nous n'avons pas tout Cicéron , le temps ayant détruit quelques-uns de ses ouvrages. Donc personne ne peut être cicéronien (2), ni être appelé de ce nom. S'il en est ainsi, réplique Scaliger, Érasme ne peut être appelé chrétien, car tout ce qu'a fait le Christ n'a point été décrit. Cicéron, dit Érasme, a fait
(1) Orat. I, p. 28-35. I?) Cicéron., p. 18.
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des solécismes (1). Non, répond Scaliger, car il est tels mots qualifiés de solécismes par Érasme, qui ne sont point des solécismes, et tels autres qui sont, ou des marques que Tiron n'était pas bien éveillé, quand son maître lui dictait, ou des fautes d'impression. D'ailleurs on attribue à Cicéron des ouvrages qui ne sont pas de lui, et Érasme ne sait pas les distinguer. Cet examen fait, et il tient plusieurs pages (2), Scaliger s'écrie :
« Vous voyez, excellents jeunes gens, à quel animal nous avons affaire ; il ne sait pas plus ce qui est aux autres que ce qui est à lui. Et cependant, il s'est constitué juge suprême dans la république des lettres. L'ayant décapitée (3), il veut avec cette légèreté qui lui est propre et où il semble s'être encore surpassé (4), achever de la démolir et n'en laisser que des ruines. Car en même temps qu'il se propose d'anéantir la mémoire de Cicéron, il a l'audace de se dire le véritable enfant de Cicéron. Toi, bourreau, le fils de l'homme que tu as exécuté? Comment oses-tu, parricide, te donner pour le fils d'un père que tu as assassiné, et assassiner ce père que tu réclames faussement? A quel supplice te vouer? Où sont les chaînes? Où sont les chevalets? O furie, à qui as-tu espéré d'en faire accroire? Aux jeunes gens sans doute dont tu as pensé fausser les études par tes contes de vieilles femmes, renouvelés des mensonges de la Grèce? Mais c'est en vain que pour conjurer les supplices, tu vas au delà des bornes en louant Cicéron, et qu'après l'avoir déclaré aridum, elumbem et
(1) Cicéron., p. 20.
(2) Orat. I, p. 35-48.
(3) Exciso capite.
(4) Peculiari sua se levitate superasse videatur.
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subinanem, tu te plais à l'appeler divin;... tu ne mérites, aucune grâce. On ne croit pas à ces louanges, lorsqu'elles sont dans ta bouche; elles n'ont de crédit que dans celle des savants. Venant de toi, on les repousse, on ne t'en sait aucun gré ; on ne les reçoit que des siècles qui les ont répétées et qui nous les ont transmises. Le principal motif de notre répugnance à te croire, est que tu ne parles pas ainsi dans le dessein de louer effectivement Cicéron, mais pour nous détourner de l'imiter [V]. »
Clst un des passages les plus violents de cette invective. On a peine à comprendre qu'une critique plus ou moins judicieuse, plus ou moins malveillante du style et des moeurs de Cicéron, ait donné lieu à tant de bruit. C'est qu'il ne s'agissait pas seulement de cela. Érasme, en levant l'étendard de la révolte contre les petits-fils dégénérés de Romulus, et contre la progéniture bâtarde de Cicéron, n'avait pas même semblé connaître le plus fier d'entre eux, Scaliger, et ne lui avait pas seulement fait l'honneur de le nommer. La plus grosse injure l'eût moins offensé que ce silence. Si Scaliger n'était pas le chef de la famille, il comptait au moins parmi les aînés, et Érasme ne le traitait pas même en cadet. Il n'en fallait pas tant pour mettre Scaliger hors des gonds. Eh bien, il a beau s'emporter, on n'en est point ému. Plus on lit ses discours, plus on est indifférent à toute cette violence ; plus il s'échauffe, plus on se sent glacé.
Erasme avait prétendu que l'imitation parfaite de Cicéron n'est pas plus désirable que l'excès de santé, cet excès aboutissant tôt ou tard à la maladie (I). Scali11)
Scali11) p. 32. I. 11
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ger, qui était médecin, commente ainsi cette maxime : « Je vois d'où tu as pris ceci ; c'est, je pense, des Âpho* rismes d'Hippocrate. Mais je vais faire voir clair comme le jour que tu les as fort mal compris. Voyons, cher E*» eulape, sais-tu quelles distinctions Galien a établies entre les santés? Sais-tu que, selon lui, les uns sont sains qui sont estimés tels actuellement, les autres, parce qu'ils le sont la plus grande partie de leur vie, les autres, parce qu'ils passent pour l'être toujours; mais qu'il y en a bien peu qu'il appelle tout à fait sains? A quelle catégorie veux-tu appartenir? Nieras-tu que la condition de ceax qui sont tout à fait sains ne soit la meilleure ? Car tu n'as pas voulu qu'elle fût la tienne, du moins qu'elle le fût toujours? Tu avais peur de tomber en quelque maladie, malgré le témoignage de Galien , lequel dit que les hommes tout à fait sains ne tombent jamais malades; Quant à la maxime d'Hippocrate sur laquelle tu t'appuies) tu dois l'entendre ainsi, qu'il n'y a d'excès de santé que là où, selon Galien, se trouve actuellement la santé. Cet excès, pour qu'il ne devienne pas une maladie, doit être réprimé par une potion, une saignée ou la diète. Ehl quelle honte pour toi, quel danger pour ta gloire, de recevoir des leçons d'un jeune homme, d'un orateur inculte, non pas même d'un orateur, mais d'un soldat, <Tun Italien, d'un homme qui par-dessus tout veut être cicéronien et appelé cicéronien!... Mais tu n'as pas le droit de t'en fâcher, puisque c'est la cause publique, la mienne, et si tu le veux aussi, la tienne qui sont en jeu. Tu diras que je suis trop acerbe : que serait-ce, si tu avais regardé de près ces Italiens à qui tu lances de loin tes traits empoisonnés, et dont tu as craint tant de fois le terrible
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choc? Tu me commandes de m'abstenir des vertus, parce qu'elles sont voisines des vices? O Épicure, tu interdis la libéralité aux gens de naissance, parce qu'ils peuvent être prodigues; tu avilis le courage, parce qu'il peut être quelquefois de la témérité ; tu veux me dissuader de recouvrer le domaine de mes ancêtres,, parce qu'ils y exercèrent un pouvoir qui ne parut pas différer beaucoup de la tyrannie? Ainsi gardons-nous de pratiquer les hautes vertus et d'ijniter les saints, nous serions suspects de dissimulation ; ne soulageons point les malheureux, cela touche à l'ostentation ; enfin méprisons toutes les lois divines, parce que des montagnes escarpées et des précipices nous en ferment le chemin [VI]. »
Ces objections sont justes, mais injustementappliquées. Il s'en faut qu'Érasme ait entendu l'aphorisme d'Hippocrate, comme il plaît à Scaliger de le supposer; mais, je le répète, Scaliger était médecin, et dans un discours où il parle à peu près de tout, il eût été fâché de ne pas dire quelque chose de son art. On lui en offre l'occasion (1) ; il la saisit et fait voir en même temps comment il est possible d'accorder Hippocrate avec Galien. J'admire cependant de quel ton superbe il triomphe de l'ignorance médicale d'Érasme; j'admire surtout qu'à propos d'une hérésie morale fondée sur cette ignorance, il ait eu l'adresse de rappeler quel il est et d'où il est sorti.
Scaliger ne convient pas avec Érasme qu'on ne puisse s'exprimer com me Cicéron, parce qu'il n'y a plus d'Empire, de Consuls, de Préteurs, de Sénat et de Forum (2). Quoi
(1) Voyez aussi, Oratio prima, p. 19, une digression sur les différente» espèces d'hydropisies.
(2) Cicéron., p. 37, 38.
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donc! s'écrie-t-il, Cicéron, quand il parlait aux Romains, les appelait-il Pasteurs sabins? Appelait-il le Sénat Aréopage, et César, Alexandre de Macédoine, en plaidant pour Ligarius? Si donc, lorsqu'on parlera de'notre religion, on change seulement les noms et les titres honorifiques en usage chez les Romains, qui empêchera d'y exprimer avec éloquence les mêmes choses que d'autres ont dites en style barbare? « Admettons néanmoins que notre sainte religion repousse tous les ornements du» langage, à quoi bon alors tes sottes périphrases?... II demande si pour Optimus Maximus Jésus, Deus noster, nous dirons Jupiter, et Diana, au lieu de Virginum regina Maria (Y). Sotte question, s'il en fut. Dirons-nous aussi Lucien pour Erasme; Lucien, ce nom te siérait assez, car tu as imité l'homme dans son livre de la Manière décrire l'Histoire ; tu as suivi sa méprisable méthode de critique ; tu t'es moqué comme lui des lumières de nos ordres religieux. T'appellerai-je Timon? Pourquoi pas? Tu parais haïr fort le genre humain et n'aimer que toi seul. Enfin te nommerai-je Porphyre? Mais tes commentaires sur l'Écriture sont connus de tous nos séminaires, lesquels d'une voix unanime en ont condamné l'impiété. J'ajoute qu'à Paris on les brûla sur les places publiques, et ce fut le peuple qui apporta les fagots. Que ne brûla-t-on, afin de le purifier, ton esprit même, sans préjudice du livre chargé de ses impuretés, et suffisamment puni par cette exécution? Que ne les brûla-t-on, dis-je, l'un et l'autre! Tu eusses compris alors combien tu diffères de ceux à qui tu as reproché de proscrire de
(1) Cicéron., p. 43.
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leurs discours le doux nom de Jésus/notre rédempteur (1). Plût à Dieu, Erasme, que lorsque tu introduisais Jésus au milieu des fous (2), jouant avec eux comme s'il eût été compère et compagnon des ivrognes et des porte-balles, il t'eût suggéré l'idée de ne point prononcer ce nom [VII] ! »
Érasme veut qu'on soit, non l'imitateur, mais l'émule de Cicéron, parce qu'alors, dit-il, on peut espérer de faire mieux que lui (3). Scaliger traite cette distinction et cette conséquence d'absurdes, et répond : « Comment surpasser l'homme duquel, à ton avis, on ne peut atteindre la hauteur? Et puis, les qualités de Cicéron étant voisines des défauts, comment les jeunes gens éviteront-ils l'écueil? Quelles limites se prescrire, et comment l'emporter par l'émulation, quand tu nies qu'on puisse égaler par l'imitation (4)? » Ce raisonnement eût embarrassé Erasme.
La manie de l'imitation, au sentiment d'Erasme, avait encore d'autres inconvénients, car, pensait-il, pourvu que les imitateurs contentent cette manie, ils finiront par être indifférents sur le choix des modèles. Là-dessus il alléguait les médailles, les monnaies, les inscriptions où il trouvait d'insignes solécismes (5). Il développe cet argument avec gaieté, et comme s'il ne soupçonnait pas tout le parti qu'on peut tirer de ces monuments. Peut-être aussi est-ce
(1) Cicéron., p. 49.
(2) Érasme est convenu lui-même qu'il avait parlé trop librement des choses saintes dans VÉloge de la folie, et qu'il n'aurait pas dû y intro. dnire Jésus-Christ Voyez Hpistola}, 11b. II, p. 42 et ailleurs.
(3) Ci'cwon.,p. 98.
(4) At, ad cujus apicem aspirare tua sententia non possumus, quomodo superabimus ? Cum ciceronianis virtutibus vitia proxima sint, quonam pacto puerifoveas illas evitabunt? Quantos limites sibi proescribentP Qua ratione superabunt semulando quem imitando sequari posse negas ?
(5) Cicéron., p. 50.
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un peu de jalousie contre Budé qui avait eu la gloire de défricher cette science et d'en éveiller le goût dans toute l'Europe. Quoi qu'il en soit, Scaliger s'élève avec beaucoup de raison et de force contre un anathème trui n'allait à rien moins qu'à déshonorer la science archéologique et à comprimer son essor.
« Érasme, dit-il, parle des médailles. Comme un fou et un rustre qu'il est, il s'acharne après ceux qui en font collection. Pour moi, elles m'ont autant servi que les livres mêmes ; certaines choses que je savais, je les ai mieux sues, je l'avoue, soit en lisant les devises, soit en étudiant les figures. Je conférais ces médailles avec les histoires écrites; je comparais les empereurs entre eux, .et par cette comparaison, je rappelais à ma mémoire leurs actes, leurs moeurs, leur vie entière. En même temps je m'appliquais à bien connaître lesquels je devais imiter, lesquels non (1). Si tu proscris les médailles, tu proscriras, aussi la lecture des ouvrages où on les explique ; car tu hais et méprises cette sorte d'érudition. Permets cependant que, tandis que tu mesures de l'oeil la grandeur d'une coupe ou d'un vase dont tu admires l'élégance, nous tirions, nous, la fleur de l'histoire de ces petits mots qui ne disent de mal de personne. Mais tu aimes le signe de la croix, et tu préfères à tout autre l'image de la Vierge. Chien que tu es, pourquoi nous contester aussi notre amour pour ce signe, que mes oncles paternels ont vénéré, et pour la gloire dur quel ils sont morts en Messénie et en Eubée?..... Tu nous reproches encore d'étudier les monuments: mais quelle
nécessité, ou plutôt quelle folie, lorsqu'on trouve une 1
(I) Scaliger parle ici en prince qui ne cherche ses modèles que parmi ses égaux.
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inscription sur un marbre antique, d'en détourner les yeux comme d'une image obscène, ou de les fermer, pour donner de la tête en quelque trou profond? Quoi ! il se rencontrera sur ma route une pierre qui aura bravé les outrages du temps, et conversé depuis des siècles avec les Voyageurs, et je mépriserai cet antique témoin des vicissitudes humaines, et je passerai outre?... Les tombeaux, par exemple, n'est-ce pas l'histoire elle-même ? N'attestent-ils pas que tel est mort pour la république, tel autre pour la liberté de sa patrie! Ne vous disent-ils pas: Faites comme eux? Quand les Grecs passaient par Marathon, épris de la gloire des héros qui avaient succombé sur ce champ de bataille, ne brûlaient-ils pas de servir au même prix leur pays, afin qu'un Démosthènes jurât aussi par leurs mânes, en présence des juges silencieux et suspendus à ses lèvres? A quoi donc tendaient ces éloges fu'on prononçait, dit-on, tous les ans à Athènes, sinon à ce que les citoyens qui n'avaient pu lire sur les tombeaux mêmes les épitaphes des morts illustres, éparses en différents lieux, les contemplassent et les eussent pour ainsi dire en un seul! Pourquoi cette éducation, aux frais du public, des enfants de ceux qui avaient péri dans les combats? Pourquoi ces premières places au théâtre, réservées aux parents de ceux qui étaient morts dans les ambassades? Pourquoi enfin ces statues, et en si grand nombre, dans les places publiques, sinon pour exciter les gens à se distinguer à leur tour en quelque manière? Voilà les livres vraiment populaires. Les uns, pour les lire, surmontent leur paresse, les autres laissent là leurs affaires. Car tout le monde n'a pas les mêmes loisirs que toi ; il n'est pas donné à chacun de faire le fainéant tout le
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jour, de profiter de la conversation de ses amis, et de se former par la lecture des livres. Laisse-nous donc, à nous soldats grossiers, nos lectures, c'est-à-dire, les médailles, les statues et les monuments [VIII]. »
On ne dirait pas autrement aujourd'hui, si ce n'est qu'on y mettrait moins d'emphase. Mais la simplicité était aussi étrangère que la politesse à notre orateur, et le sujet qu'il traitait ne favorisait que trop son penchant à la déclamation. 11 défend les statues avec le même emportement , qu'il a défendu les médailles ; il ne fait d'exception que pour la statue de Priape. Mais s'il lui laisse sa place dans les jardins, c'est à condition qu'on aura soin d'en écarter les garçons et les filles (1).
Après de nouvelles remarques sur les contradictions d'Érasme, qui tantôt recommande qu'on n'imite qu'en partie Cicéron, tantôt qu'on ne l'imite pas du tout ; qui veut que de temps en temps on en prenne le meilleur, e| qu'on mêle ce meilleur avec celui des autres écrivains; qui assure que toute la vie ne suffirait pas pour imiter le seul Cicéron, tandis qu'il interdit d'ailleurs toute espèce d'imitation. Scaliger résume ses griefs, et comparant ironiquement Érasme à Cicéron, il dit qu'en effet Érasme égale Cicéron, mais seulement par la quantité de livres qu'on a écrits contre lui. Il finit par cette touchante prière aux écoliers :
« Très-chers et très-doctes jeunes gens, si vous fûtes toujours épris de la gloire solide, et ennemis déclarés de l'arrogance, de la vanité et de l'envie, par vos vertus et par elles de vos devanciers, par les fruits qu'on attend du rétablissement de l'éloquence, je vous prie et vous con(1)
con(1) !,p. 61.
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jure de veiller à ce que, grâce à votre négligence, elle n'aille pas de mal en pis. Il faut non-seulement réprimer l'audace du calomniateur, mais ôter à tout autre la fantaisie de l'imiter. Vengez le plus excellent des hommes et sa mémoire bienheureuse, des railleries acerbes de l'homme le plus médisant, de celui dont l'acharnement contre un nom illustre ne peut assouvir la coupable envie. Un jour, si vous la laissez plus longtemps se déchaîner contre le prince des lettres, cette méchante bête se jettera sur vous, et la rage qu'elle a déployée contre la forteresse où nous sommes retranchés, se détournera infailliblement sur d'autres. Réprimez son intempérance, repoussez ses injures, brisez son audace, effacez ses criminels arrêts, afin que les lettres latines vous soient plus obligées, pour avoir sauvé le seul Cicéron, qu'elles ne le seraient à Cicéron luimême. Ne pouvant plus se défendre contre un infâme, et plein de confiance en vos sentiments humains et généreux, Cicéron recommande et sa personne et son éloquence, à vous, l'espoir et le soutien des bonnes lettres [IX]. »
CHAPITRE III.
Difficultés et humiliations que Scaliger éprouve au sujet de sou premier discours.— Érasme ne daigne pas y répondre.— Scaliger se propose de renouveler l'attaque dans un second discours. — Ses procédés envers Dolet, autre agresseur d'Érasme.
L'accueil que reçut l'adresse de Scaliger aux écoliers, ne fut pas précisément celui qu'il avait espéré. Cependant, il
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n'avait pas négligé les précautions pour que cet accueil fût le meilleur. Il avait envoyé à Paris un ambassadeur chargé de faire la remise de son manuscrit et de ses lettres, entre les mains des écoliers (1). Ceux du collège de Navarre avaient été désignés par lui, pour recevoir le discours et pour le communiquer aux autres collèges (2). On promit à l'envoyé qu'on lirait la harangue et qu'on répondrait aux Jettres.Sur cette assurance, celui-ci reprit la route d'Agen. Mais il avait à peine franchi les barrières de Paris, que les écoliers foulaient aux pieds le discours, le traînaient dans la boue et lui faisaient subir un autre genre d'outrage que Naudé ne nomme pas, quodpejus olet (3). Rabelais n'eût pas eu ce scrupule. Ceci se passait au mois d'avril 1529. Au bout de quelques mois, ne recevant pas de réponse, Scaliger envoya de nouveau à Paris son émissaire, lequel comptait sur la réponse aux lettres et sur la restitution du manuscrit (4). Sa surprise ne fut pas médiocre, d'apprendre ce qui s'était passé. Soit donc qu'au retour le messager tût la vérité à Scaliger, soit que celui-ci, l'ayant sue, feignît de l'ignorer, il attribua la disparition de son manuscrit à un vol, estimant ou que quelque envieux de sa gloire se l'était approprié, ou qu'on l'avait livré à Erasme, après l'avoir défiguré (5). Il se plaignit amèrement de ce vol dans trois lettres, l'une adressée aux voleurs qu'il ne nomme pas (6), l'autre aux écoliers de Navarre (7), la
(1) J. C. SCALIGEM Epist., ep. 10, dans l'édition citée des Discours.
(2) Ibid.,, ep. 4.
(3) De Cardano judicium prafixum Cardano, de Vita propria, 1643, in-8.
(4) SCALIG. Epist., ep. 10.
(5) Ibid., ep. 2 et 12.
(6) Ibid., ep. 1.
(7) Ibid., ep. 4.
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troisième à tous les écoliers de Paris (1). Ces lettres sont un mélange incroyable de vanteries, de désenchantement et de menaces. Il avait cru que la gloire de Cicéron aurait touché davantage les écoliers; il reconnaît qu'il s'est trompé ; mais il se demande qui a pu le faire déclarer indigne de défendre la gloire de Cicéron, comme l'implique suffisamment le silence des écoliers à son égard. « Est-ce, dit-il (2), la bassesse de ma naissance qui rend mes intentions suspectes ? Mais qui de vous l'emporte sur la race des Scaligers, en gloire, en splendeur, en magnanimité ? Qui de yous a fait de plus grandes choses? Pour moi, héritier d'un nom si illustre, si je suis l'objet de vos mépris parce que, trois fois fugitif, j'ai dû chercher un asile à l'étranger, sachez qu'il n'est pas de fortune si haute qu'elle soit à l'abri des attaques, et qu'ainsi personne ne mérite moins sa mauvaise destinée que celui qui la doit aux complots tramés contre lui, ou aux échecs essuyés à la guerre. Plusieurs de mes compagnons d'armes et de gloire, les uns qui furent mes soldats, les autres mes chefs, sont encore vivants ; j'invoque leur témoignage.
(1) SCALIG. Épis t., ep. 10.
(2) Ibid., ep. I. An vero dicam vobis ignobilitatem meam suspectui esse ? At quis vestrum Scaligerorum gentem gloria, splendore aut animi magnitudine, aut rébus gestis anteibit ? Quod vero ad me tanti nominis successorem attinet, si mea fortuna me apud vos abjectum reddit, quod ter profugus aliénas sedes quaerere coactus sim, unusquisque vestrum ita cum suo animo reputet non tanti esse cujusque forlunas ne ab alienis bello appetantur ; tum neminem indigniorem esse adverso fato quam is qui identidem non solum consiliis, verum etiam armis extremum rei eventum expertus est. Supersunt quamplurimi meorum commilitonum hujus glorioe non socii solum, verum etiam participes, aliquot autem non ductores solum sed etiam ducti, quorum pressentissions testimoniis ex immanium belluarum facibuseripl possùm; qui etiam, si fato concessissent, tamen et cicatrices mes oblivione vestra deleri possunt.
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S'ils sont morts, mes cicatrices répondront pour moi. » 11 n'y a rien à répondre à cela, et avec de si beaux titres, Scaliger pouvait se passer d'avoir de l'esprit. «O vanité de mes espérances, continue-t-il (1), j'avais cru pourtant toucher au terme de mes malheurs, et commencer d'être connu, même du vulgaire, des simples et des ignorants... Voilà donc, ô Jules (2) ! où ont abouti tes généreux desseins ! Tu as défendu la cause de Cicéron, et tu es réduit à gémir sur le déplorable état de la tienne. Suis-je assez malheureux et déplorerai-je jamais assez de ne pouvoir démasquer les traîtres dont la perfidie aurait dû rendre ma bonté moins confiante? Mais un jour, tombant au milieu d'eux, soit de ma personne, soit par mes écrits, je disperserai ces infâmes voleurs. Je les écraserai de la présence de mon esprit; je les mettrai en pièces du tranchant de mon discours, et, quand je le publierai, ceux-là en éprouveront les effets terribles, qui ont pensé anéantir, par la suppression de mon manuscrit, tout le fruit de mes veilles. Vous le lirez malgré vous; vous le lirez, dis-je, et gi bien, que vous autres, dont j'avais fait choix pour être
(i) SCALIG. Épist., ep.l.Ospes meas inanes, "qui putarim fatorum meorum seriem interruptam, ut ab rusticis, a vulgo, ab indoctis agnosci inciperem !
(2) Ibid., ib. En quo reciderunt cogitationes tu'ae, Juli; quo deventum est, ut qui M. Tullii causam défenderas, vices tuas deplorares? O qutenam unquam satis magna conquoestio est ad tantam injuriam, ut proesens non os tend am qui sint ii quorum perfldiahumanitati meae suspecta esse debuit I At adero, sive corpore opus est, sive scriptis, non deero. Luent mihi poenas pessimi fures, dilaceratosque atque proscissos opprimam animi mei prxsentia atque acie orationis me», quam vobis formidolosam, ubi semel intentaro, jam tum sentietis quicum vobis res sit, qui putastis, uno intercepto exemplari, totam lucubrationum mearum memoriam sublatam esse. Legetur vobis invitis, atque ita legetur, ut vos quos judices mihlelegeram, una cum facinoroso reo totius suffragiis posteritatis infâmes atqu damnatos sentiatis. '
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mes juges, vous vous sentirez aussi coupables que le voleur, et serez avec lui condamnés et déclarés infâmes par les suffrages de la postérité. »
Ce désespoir était-il sincère? Oui et non. Il l'était, parce que la perte du manuscrit de Scaliger avait été accompagnée de circonstances déshonorantes pour l'auteur ; il ne l'était pas, parce que cette perte par elle-même n'était rien, Scaliger ayant gardé copie de son discours. Mais les menaces sont d'un ridicule, et exprimées dans un galimatias qui passent toute créance. J'estime que les écoliers respectèrent scrupuleusement la lettre où elles leur étaient transmises, et que, loin d'en détruire l'original, ils se complurent à en multiplier les copies. Enfin, le manuscrit de Scaliger lui fut rendu au mois de septembre suivant. Scaliger avait chargé Noël Béda de présider à l'impression de sa harangue,si toutefois, disait-il, leshonnètes gens étaient d'avis qu'elle en valût la peine (1). La négociation avec les libraires dura près de trois ans. Durant tout ce temps-là, les amis d'Érasme avaient travaillé à la faire échouer. Ils y perdirent leur peine, et la harangue fut imprimée par Pierre Vidoue, sur une permission du lieutenant civil Morin, datée du 1" septembre 1531 (2).
Ces mêmes amis en supprimèrent, dit-on, autant
(1) SCALIG. Épist., ep. 9.
(2) Scaliger n'eut à se louer ni de l'éditeur, ni de l'imprimeur. 11 assure dans sa deuxième harangue, p. 37, que la première était remplie de fautes, et à propos d'une glose que son secrétaire avait mise en marge, parce que le texte auquel elle se rapportait lui avait semblé obscur, il dit qu'elle fut introduite dans le texte par les imprimeurs et substituée deux fois à la vraie leçon. Je note ce fait pour avoir occasion de dire que Scaliger avait raison, et que cette édition in-8.de 1531, rare aujourd'hui, est en effet très-vicieuse.
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d'exemplaires qu'ils purent. Cependant Érasme dédaigna d'y répondre. Ce n'est que le 18 mars 1535, qu'il écrivit' de Fribourg, à P. Merbelius et à J. B. Laurentia, une lettre (1) où, après s'être défendu avec quelque embarras, d'être l'ennemi de Cicéron, il dit qu'il savait de bonne part que la harangue de Scaliger, pleine de mensonges si im-' pudents et de reproches si furieux, n'était point de Scali- 1 ger. Laurentia et Merbelius se dépêchèrent d'envoyer â= celui-ci la lettre d'Érasme, sans seulement se donner la' peine de l'accompagner d'un mot de politesse. Choqué tout' à la fois de la réflexion d'Érasme et du procédé de ses amis, • l'un qui le dépossédait de l'honneur d'avoir écrit la harangue, les autres, qui le traitaient comme un compagnon avec qui il n'y a point à se gêner, Scaliger écrivit aussitôt son second discours, et l'acheva le 25 septembre 1535. Il l'envoya également à Paris pour être imprimé. Mais l'impression n'eut lieu que l'année suivante, quoique ce discours, par des considérations de libraire, dont la tradition' ne s'est point perdue, soitdaté de 1537.
Environ deux ans avant qu'il parût, Dolet avait aussi attaqué le Ciceronianus dans un écrit qui a pour titre : De Imitatione, Dialogus àdversus Erasmum. Qui le croirait? Au lieu de se réjouir que les défenseurs de Cicéron se soient recrutés d'un auxiliaire aussi considérable, Scaliger en fut iudigné. « Dolet, dit Bayle (2), s'ingéra de courir sur les brisées de Scaliger... Il n'y a guère d'auteurs à qui un tel procédé soit agréable. On le regarde comme un dessein affecté, ou de surpasser le premier te(1)
te(1) est en tète de la II» harangue.
(2) Dict. hist., au mot DOLET; rem. C.
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nant, ou de lui ôter la gloire d'être le seul qui rompe une lance. On croit même que celui qui vient se mêler du combat, prétend que la cause a étémal soutenue, et qu'elle a besoin de secours. Si tel est, pour l'ordinaire, le naturel des auteurs, jugez quelle fut l'indignation de Scaliger, quand il vit Dolet sur les rangs, et qu'il prétendit le surprendre dans plusieurs mauvais artifices. Il prétendit, entre autres, choses, que les plus beaux ornements de sa harangue avaient été pillés par Dolet, et placés dans un faux jour, et, pour ce qui est des louanges que Dolet lui avait données, il ne lui en savait point gré : elles vinrent après coup et de trop mauvaise grâce pour réparer la première offense. »
Il ajoute qu'on jugera mieux de tout ceci par un passage d'une lettre que Scaliger écrivit dans ce temps-là à ArnoulFéron (1). J'en donnerai la traduction.
« J'imagine que vous avez vu le Dialogue de Dolet contre Erasme. Il n'a pas eu honte de piller toutes mes idées, se contentant de leur donner un autre tour, et les gâtant par ses ridicules afféteries. Ce sont les mêmes emportements que dans ses Discours. Le style en est un peu moins raboteux peut-être, mais il porte toutes les livrées. Les arguments, l'auteur les a pris à droite et à gauche, plutôt qu'il ne les a tirés du fond même de son sujet, et c'est ainsi qu'il a soutenu jusqu'au bout son bavardage. Mais il fait, direz-vous, l'éloge de César (2). Soit. N'ai-je pas ouï dire que, au sujet de ses sottes et téméraires divagations sur les Italiens, vous l'aviez engagé à prendre conseil de sa dignité? Ne l'avez-vous pas prévenu que je
(1) J. C. SCALIG. Épist., ep. 14.
(2) Prénom de Scaliger.
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préparais un Dialogue où je dénoncerais sa malveillance et sa gloriole, son étourderie et sa stupidité, son style verbeux et tout plein de scories, sa diction folle et impudente? S'il en est ainsi, il ne me cajole que pour me faire renoncer à mon dessein ; il ne me loue qu'à contre-coeur, et l'on dirait qu'il exprime moins son propre jugement qu'il ne rapporte le jugement d'autrui. J'ai donc eu soin qu'il se repentît un jour, lui et tout autre qu'il voudra, de l'effronterie ou des fureurs de cet écrit... Je l'ai sanglé dans mon second Discours, quoique sans le nommer. Mais je l'ai peint de telle sorte que les enfants, même au maillot, de la ville de Toulouse pourraient le reconnaître [X]. »
Pour moi, je ne l'y reconnaîtrais plus aujourd'hui, si ce n'est à quelques traits généraux que tout autre écrivain dont Scaliger eût été jaloux, pourrait également s'appliquer. J'en conclus que, soit par égard pour Arnoul Féron, leur ami commun, soit par un retour à des vues plus prudentes et plus modérées, Scaliger supprima de son second Discours les allusions trop transparentes contre Dolet. Cependant il garda sa colère ; il ne fit qu'en retarder l'explosion. Un jour enfin elle éclata, mais ce fut sur des mânes glacés et insensibles. Dolet était mort, il y avait longtemps.
« Dolet? On peut bien, dit Scaliger (1), l'appeler le chancre ou l'abcès des muses. Car, outre qu'un si grand corps, suivant l'expression de Catulle, ne renferme pas même un grain de sel, l'insensé qu'il est se pose en autocrate de la poésie. Et le voilà, au gré de son caprice, incrustant dans la poix de son style les perles virgiliennes,
(1 ) Je me permets d'emprunter la traduction de ce passage à M. i. Boulmier, qui l'a donnée dans sa thèse intitulée : ESTIENNE DOLET, sa vie, ses écrits, etc., p. 93, 94.
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comme pour faire croire que c'est son bien. Impuissant rabâcheur, qui, après avoir, à force de souder sa marqueterie cicéronienne, fabriqué ce je ne sais quoi de fiévreux qu'il appelle des discours (I), et que les doctes qualifient d'aboiements, a cru pouvoir se permettre la même licence aux dépens du divin trésor de Virgile. Aussi, tandis qu'il chante les Destins du très-bon et très-grand roi François I", il a lui-même à régler avec son mauvais destin (2) ; et, ce qui était bien dû au poète comme aux vers, seul de son temps, il subit comme athée le supplice de la flamme. Mais la flamme a beau faire, elle ne peut venir à bout de le purifier; c'est plutôt lui qui souille la flamme. Quand aux égouts, aux latrines qu'il intitule Épigrammes, à quoi bon vous en détailler toutes les ordures ? C'est flasque, froid, insipide et, pour tout dire, plein de cette folie furieuse qui, s'armant d'un excès d'impudence, n'a pas même reconnu l'existence d'un Dieu. En conséquence, à l'exemple d'Aristote, ce prince de la philosophie, qui, dans son Histoire naturelle, ayant analysé, d'après toutes ses parties constitutives, l'organisme animal, fait encore mention des excréments, je veux qu'ici le nom de cet homme se lise, en sa qualité, non de poète, mais d'excrément de la poésie [XI]. »
(1) Les Harangues de DOLET contre Toulouse.
(2) Jeu de mots auquel donnait lieu le- poème latin de Dolet, intitulé : Francisci Valtesii, Ga/lorum régis fata. Lyon, 1539, in-4.
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CHAPITRE IV.
Second discours contre Érasme, et analyse de ce discours.
Je reviens au deuxième discours de Scaliger. Il est moins long et peut-être moins mauvais que le premier. Il y circule une certaine chaleur comme celle qui résulte de la libre activité du sang, tandis que dans l'autre, cette chaleur paraît être l'effet d'un exercice violent de gymnastique. C'est que cette fois-ci, Scaliger a reçu personnellement une double insulte, l'une d'Érasme, l'autre des amis d'Érasme. Son ressentiment l'inspire mieux que la gloire de Cicéron.
Il commence par remercier Merbelius et Laurentia de lui avoir envoyé la lettre d'Érasme. Il connaît enfin, après l'avoir attendu cinq ans, le sentiment d'Érasme ; il sait que ce grand homme a jugé au-dessous de soi de répondre à ses ordures; en quoi, Scaliger le confesse, il s'est montré aussi prudent que généreux. Érasme, dit-il ironiquement, ne se commet pas avec les malheureux qui jalousent sa gloire, ni avec les intrigants. Lui-même n'a jamais attaqué la gloire d'autrui ; il ne l'a point minée par l'intrigue; il ne l'a point attirée dans des guet-à-pens ; il n'a jamais cherché à se l'approprier, ni à l'envahir. Ceux d'ailleurs à l'égard desquels il a résolu de se taire, doivent se tenir pour condamnés à* un éternel oubli, car ils n'ont par eux-mêmes aucun moyen d'être lus de la postérité, si Érasme ne leur a garanti cet avantage, en daignant parler d'eux. Mais enfin, après quatre ans entiers de réflexion, il a pensé qu'il avait suf-
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fisamment pourvu à sa dignité, et qu'il n'y dérogerait pas, si, en passant et comme par distraction, il laissait échapper contre Scaliger deux ou trois paroles insolentes, et le traitait de menteur, d'impudent et de furieux (1).
Tel est le brevet d'immortalité qu'Érasme a décerné à Scaliger. Mais celui-ci le repousse avec colère. Il s'indigne d'y être taxé de mensonge et d'impudence, et de le tenir d'un monstre dont la dent venimeuse a déchiré et empoisonné le nom chrétien. Il ne souffrira pas que ce scandale demeure impuni. Il nie «qu'il ait proféré aucun mensonge, défie Érasme de le prouver, de produire des témoins, auquel cas, ajoute-t-il, on ne le croirait pas encore. 11 prouvera, lui, que le menteur est Érasme. N'est-il pas vrai qu'Érasme a non-seulement attaqué le style, mais la personne, les moeurs et jusqu'aux défauts corporels de Cicéron ? Tout le monde en convient. Il est vrai aussi que Scaliger a reproché à Érasme les turpitudes de sa vie ; mais en quoi a-t-il menti ? Est-il faux qu'Érasme ait gagné son pain à corriger des épreuves chez les Aides, que les fautes signaléesdans leurs éditions soient moins l'effet de la négligence des compositeurs que de l'ivresse d'Érasme ; qu'elles sentent moins leur sommeil que sa crapule? Est-il faux que le vin le rende furieux et lui bouleverse le sens à ce point, qu'il ne reconnaisse plus à jeun ce qu'il a écrit étant ivre (2)? N'est-il pas de notoriété publique, et Scaliger n'a-t-il point recueilli de la bouche des hommes les plus dignes de foi, de Jocundus entre autres, de Dominius et surtout d'Aide Manuce, que les ouvriers qui faisaient la besogne d'Erasme, n'avaient d'autre moyen pour le tirer de son ivresse, que
(1) Oratio II, p. 1-10.
(2) Ibid., p. 10-13.
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de le charger d'injures ; que quand Érasme se mettait tout de bon au travail, il faisait en un jour ce que les autres faisaient en deux, mais qu'Aide n'y gagnait rien, tant s'en faut; qu'Érasme, après cet effort, n'en prenait que plus de bon temps, dépensant ses loisirs et sa paye à humer le , piot dans les cabarets (1)?
Ici Scaliger, dont la modestie a toujours je ne sais quoi de grimaçant, demande pardon d'être obligé de parler de soi. Il rappelle ses services militaires dans un style que Rodomont n'eût pas désavoué ; il raconte ses sièges, ses combats, ses coups de main; il nomme les temps, les lieux et les chefs parmi lesquels il ne s'oublie pas; tout cela pour conclure avec ironie, qu'un soldat tel que lui, qui a passé sa jeunesse et une partie de son âge mûr dans les bivouacs et sur la brèche, ne peut pas donner une grande idée de son érudition littéraire. « Mais, dit-il, parlons sérieusement. Le très-honnête métier de la guerre qui a élevé des mortels au.rang des dieux, ne doit exclure personne de la gloire des lettres, d'autant qu'elle est reçue et rehaussée très-souvent dans le sein des armes. Certes, les lettres, moins que quoi que ce soit, n'ont pu faire que je n'aie combattu quelquefois avec beaucoup de gloire. Si donc la gloire que j'ai acquise à la guerre n'a pu m'enlever l'autre, comment celle-ci me ravirait-elle celle-là?... Quoi? diras-tu, un soldat serait naturellement si éloquent, qu'il aurait pu se passer des leçons des maîtres, et n'avoir jamais eu d'autre maître que soi? Mais comment sais-tu, Érasme, que cette habitude de supporter le chaud, le froid, la faim, la fatigue, que ces veilles et toutes les incommodités que j'ai souffertes dans le rude métier où la fortune
(I) Oratio II, p. 14, 15.
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m'a si cruellement éprouvé, n'ont pas été mes premiers rudiments, ou plutôt la base sur laquelle je me suis appuyé, pour prendre mon essor vers la conquête du laurier littéraire [XII]?»
Il proteste avec une grande énergie contre cette prétendue incompatibilité qu'on voudrait établir entre les armes et les lettres; il s'y obstine avec la passion d'un homme dominé par une idée fixe et que cette idée poursuit partout. D'où je conclus qu'outre le besoin qu'il avait de renverser un préjugé absurde, il avait peut-être aussi sur le coeur ce propos méprisant attribué à Érasme, « qu'il était étonnant qu'un soldat eût attaqué son livre (1). »
(1) Joseph Scaliger donne ce propos pour vrai. Il assure que son père, furieux d'un étonnement dont la signification insultante n'était pas équivoque, avait saisi ce prétexte pour écrire sa première harangue. (Scaligerana, au mot ÉRASME.) Cette assertion est vivement et spirituellement combattue par Bayle (Dict. kist., au mot ÉRASME, remarq. K). Mais Bayle ne dispute et n'a tout à fait raison que sur la façon dont le propos aurait été tenu ; il ne prouve point que Joseph Scaliger ait dit à tort que ce propos donna lieu au premier Discours. Cette grande sensibilité (c'est l'expression de Bayle), que Jules montre au reproche d'avoir été soldat, était d'autant plus vive qu'il n'était pas bien sûr qu'il eût porté les armes ; il était si chatouilleux sur ce point qu'il était très-capable d'attaquer Érasme à cause de cela,quand bien même Érasme eût écrità la louange descicéroniens. Cette remarque s'applique surtout au premier Discours, où Scaliger se qua 1 lifle de soldat, comme pour insinuer que, tout soldatqu'il est et qu'on l'appelle par dédain, il a une plume qui vaut son épée. Dans tous les cas, si le mot de soldat ne motiva pas le premier discours, il inspira d'un bout -à l'autre le second. En effet, dans une lettre de Scaliger, la douzième du recueil, à Arnoul Féron, on voit que, pendant les contestations qui s'élevèrent à Paris sur la permission d'y imprimer le premier discours, les amis d'Érasme trouvèrent moyen d'en faire faire une copie et de la lui envoyer secrètement; qu'après l'avoir lue, Érasme les conjura instamment de s'opposer à l'impression (en quoi, comme je l'ai dit, ils réussirent quelque temps) ; qu'autrement la gloire qu'il avait acquise avec tant de peine serait ruinée par un jeune homme, un inconnu, un soldat, juvenis ignoti, militis, peregrini opéra. Le ressentiment de cette injure transpire, je le répète, dans le passage que je viens de citer et que Bayle ne parait pas avoir examiné avec assez d'attention.
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Érasme, poursuit-il, n'ayant point passé par les mêmes épreuves que lui, et n'étant jamais, comme il le confesse, sorti de ses études, a perdu à cette routine la vigueur de son esprit, et, pareil aux coureurs, quand ils ont franchi la barrière, s'est^affaissé sur lui-même. Dans cet état, et pendant qu'il employait ses loisirs à se moquer des philosophes, des mathématiciens, des poètes et des orateurs, Scaliger consacrait les siens à étudier Aristote, Platon, Euclide,Ptolémée, Virgile et Cicéron. Pendant qu'Érasme cuvait son vin, Scaliger travaillait et se consumait sur ses livres. Quand celui-là buvait, celui-ci, sans souci de son dîner qui l'attendait en se refroidissant, oubliait sa faim, sa soif, s'oubliait soi-même, et pâle, les yeux en feu, les muscles étirés, se repaissait de cette gloire des lettres à laquelle il attachait tant de prix, tandis qu'il ne faisait pas plus de cas de toutes les autres que de fumier. Il n'a donc pas menti, en peignant Érasme tel qu'il l'a peint, et en se peignant lui-même. Parla, on a pu voir combien ils se ressemblent peu. Érasme se vante d'être le frère de Cicéron, et veut frustrer ses enfants de leur héritage ; Scaliger qui n'est rien, mais dont l'âme est généreuse et candide, appelle à ce riche héritage ceux mêmes qui n'y ont aucun droit. En vain Érasme se défend d'être l'ennemi de Cicéron, et en prend à témoin d'illustres cicéroniens ses amis; par humanité, ils lui pardonneront peut-être, mais Ténor - mité de son crime leur fait un devoir de lui retirer leur amitié. Que si Érasme a dit du bien de Bembo, de Sadolet, d'Alciat et d'autres cicéroniens, ce n'est point du tout par conviction, mais par peur, y ayant à cet égard quelque danger pour lui à n'être pas de l'avis de tout le monde. 11 est vrai que la louange qu'ils obtiennent comme cicéroniens,
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Érasme s'en est privé volontairement (et pourtant c'est par là seulement qu'il eût pu donner du prix à ses ouvrages), mais il répare autant qu'il est en soi ce dédain, eu exaltant Cicéron, après l'avoir abaissé. A présent, furieux de l'entendre chanter la palinodie, ceux même avec qui il est accoutumé de choquer le verre, lui tournent le dos (1). Qu'il sache, du reste, qu'en ne relevant pas les impertinences anti-cicéroniennes de son dialogue, Alciat, Bembo et Sadolet lui ont appris, par ce silence, qu'ils ne faisaient pas plus compte de lui que lui-même n'en a fait de Scaliger, en ne lui répondant pas. « Si j'ai entrepris, ajoute Scaliger, ce que ces trois autres n'ont pas voulu entreprendre , ce n'était pas là te mépriser, Érasme, ni, par conséquent, un motif pour que tu me méprisasses. Mais ce père et ce foyer de toutes les discordes, dont les écrits, si on leur permet de vivre, ne laisseront debout ni la république des lettres ni la république chrétienne, cette furie, en un mot, m'appelle furieux. Est-ce parce que je lui ai donné des noms qui, pour être bien mérités, ne sont pas encore assez forts? Je l'ai appelé bouc; il a infecté les sources de l'éloquence : bourreau et parricide; il s'était qualifié de son chef enfant de Cicéron ; et non-seulement il a insulté, ruiné, déchiré, mis en lambeaux et jeté au vent le nom et la mémoire du Père de la patrie, comme l'appelait Caton, et de l'éloquence, comme le nomment les honnêtes gens, mais, enfant dénaturé, il a égorgé celui qu'il reconnaissait pour son père , celui qu'il appelait même de ce nom. Pour un coquin trois fois parricide, pensez-vous, bonnes gens, qu'un seul sac suffirait? O triparricide ! car, comme nos ancêtres pour un crime dont
(!) Oratio II, p. 17-22.
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Solon n'avait point parlé, tant il pensait que la nature humaine y répugnait, inventèrent un mot nouveau et un
nouveau supplice ; de même j'ai le droit de forger un
mot, un mot inconnu à des oreilles romaines, pour un crime nouveau et dont on n'avait point ouï parler ju&r qu'ici. Moi furieux! C'est qu'il fallait un Hercule pour exterminer cette hydre. Il en est de certains esprits monstrueux comme des brasiers, lesquels on n!éteint qu'en les noyant sous l'eau, et qu'on excite en ne faisant que les arroser [XIII]. »
Au reste, qu'Erasme en pense ce qu'il voudra, Scaliger adjure les gens d'une humeur trop bénigme de le laisser remplir son devoir, et purger la république des lettres des Chiron et desBusiris. Ce sont ces gens dont les compliments, les adulations ont gâté Érasme, qui ont allaité (lactastis) sa folie, qui ont mis tous leurs soins à la développer, à lui donner des forces. Si aujourd'hui elle leur fait horreur,, Scaliger ne le sait, mais il les supplie de-tolérer chez les honnêtes gens ce qu'ils ont trouvé bon dans les impertinents. Scaliger est de ceux-là. On connaît toutes ses qua<- lités, principalement sa modestie et sa modération. C'est à elles qu'il doit, lui étranger, sans ambition, sans fortune, sans engagement dîaucune sorte avec aucun parti, l'honneur d'avoir été choisi pour administrer une cité illustre, et prorogé dans sa charge, tant il l'avait remplie avec distinction (1).
Revenant au nom de soldat, Scaliger dit qu'Érasme a eu tort de penser que, pour avoir été soldat et avoir commandé à des soldats brutaux, il recevrait des leçons d'éloquence
(i) Oratio II, p. 24,26.Quelle est cette charge? Scaliger aurait-Û été maire d'Amen? Cette circonstance n'a été signalée par aucun de ses biographes.
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d'un lâche déserteur. Érasme fait le délicat et le dédaigneux : il ne trouve pas Scaliger digne de se mesurer avec lui ; il l'engage à chercher un champion ailleurs. Fort bien ; mais est-ce Scaliger qui a recherché Érasme ? N'est-ce pas plutôt Érasme qui, ayant provoqué, blessé Scaliger, l'a forcé à répondre, à rabattre son orgueil et son insolence ? «Voilà comment Jules-César Scaliger est le premier et le seul, parmi la fleur de la noblesse italienne , qui ait volé au secours de l'éloquence en détresse. Longus l'a suivi, dit-on; je ne sais quel Insubrien l'a imité ; Dolet, enfin, l'a singé. C'est moi qui vins en fugitif dans un coin recujé du monde, transportant, comme un autre Enée, en dépit de je ne sais quels barbares, mes pénates et les dieux de ma patrie sous un ciel moins troublé d'orages. Nouveau Marcellus, j'ai fait voir le premier qu'on pouvait vaincre un Annibal plus que punique, non en lui empruntant ses ruses, mais en usant des miennes propres (1). »
Je passe sur une longue série de récriminations et d'inventions motivées par les mensonges d'Erasme, tant à l'égard du caractère que des écrits de Scaliger (2) ; sur un tableau assez curieux de l'état agreste, littérairement parlant, de l'Aquitaine (3) ; sur l'histoire d'un Belge ou d'un Flamand envoyé par Érasme à Agen pour s'infor(1)
s'infor(1) II,p. 27. Julius Coesar Scaliger,inter florem Italicscnobililatis suppetias ivi solus primusque eloquentioe corruenti. Quem Longum secutumaiunt; imitatus est nescio quisablnsubria; oemulatusDoletus. Ego ille in ultimo terrarum solo profugus, tanquam alter /Eneas deos patrios, pénates restitui, tranquillo coelo, invitis barbaris nescio quibus. Marcellus alter plusquam punicum Hannibalem quemdaui, latini hostem nominis, non suis artibuscomprimi, sed nostris opprimi docui primus.
(2) Ibid., p. 2S-30.
(3) Ibid., p. 31.
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mer quel homme c'était que Scaliger (1) ; sur un prétendu voyage à Paris, où Scaliger n'alla jamais, et où Érasme voulait pourtant qu'il eût écrit son premier discours (2) ; sur une protestation renouvelée pour la dixième fois que Scaliger est bien l'auteur unique de ce discours, et sur des menaces proférées contre quiconque aurait l'audace de se l'attribuer (3). Il n'est pas non plus nécessaire de rappeler ses plaintes sur le pitoyable état où les imprimeurs ont mis ce discours, et son regret d'en avoir jeté au feu le brouillon , imprudence qui l'empêchait de prouver à ses détracteurs que les fautes dont ils l'accusent ne sont pas les siennes (4). Mais voici quelques détails sur sa vie et ses occupations à Agen, qui intéresseront :
« Mon habitation est modeste, mais sûre ; propre, mais non sans élégance; je m'y trouve heureux. Je suis dégoûté de ces allées et venues qui nous dérobent le plus précieux du temps. Mes livres sont avec moi ; je jouis de leurs conseils, de l'aide qu'ils m'apportent, de la bonne grâce qu'ils y mettent. S'il s'y rencontre quelque chose que j'approuve ou que je comprenne moins, je ne m'en affecte aucunement ; j'ai augmenté mon avoir et trompé les heures. Je regarde comme un gain non de vendre ce que je produis, mais de me rendre propre le bon sens des autres. Je nie -d'avoir jamais, depuis quatorze ans, consulté âme qui vive, d'avoir eu même aucun rapport avec qui que ce soit qui cultive les lettres. Car, en ces quartiers, non-seulement on néglige les lettres, mais on s'en moque. Si
(1) Oratio II, p. 32. (ï) Ibid., p. 33-35. (3) Ibid., p. 3<i. (t) Ibid., p. 37.
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je trouve par hasard un homme quelque peu dégrossi, la littérature est le moindre des objets qui nous occupent. Nos conversations sont aussi peu graves qu'elles sont agréables : elles roulent sur la guerre, les révolutions, la concorde parmi les princes, les haras , la chasse. 'Dès qu'il me convient, je me retire en mon cabinet. Là, je suis avec moi-même, et ce moi-même est le vengeur intrépide de la vérité. A celui qui me regarde comme un enfant en tutelle, je souhaite pour tuteur un pupille tel que moi ; mais s'il avait vécu comme moi, il ne parlerait pas ainsi. Il ne sait pas, celui-là, que j'ai dépouillé plus de cent ouvrages des anciens. 11 ne sait pas que j'ai réparé leur négligence à découvrir des médicaments simples, et l'imprudence des modernes à critiquer leurs aînés. Moi aussi, je les ai critiqués, mais je suis le seul qui l'ait fait avec une extrême sagesse. 11 ne sait pas que, dans plusieurs dialogues, j'ai rappelé aux justes principes de la vérité non-seulement tous les autres médecins, mais Galien et Arislote lui-même. Il ne sait pas que j'ai fait depuis longtemps un autre discours où je montre ce qu'il est et ce que je suis, et que je ne le publie point par égard pour mes amis. Connaissant la fragilité humaine, et qu'on acquiert quelquefois plus de gloire en pardonnant qu'en châtiant, ils m'ont supplié de ne pas ensanglanter la victoire que, grâce à Dieu, j'ai remportée sur un ennemi superbe. En effet, j'ai vaincu ; seul, j'ai imposé la servitude du silence à cette cloche de Dodone; que voudrais-je de plus? M'acharnerais-je sur un cadavre? Qu'objecter à des amis qui prenaient soin de ma dignité? Je me suis laissé fléchir [XIV]. »
A la suite de ces détails piquants pour le moins, et semés de traits d'une vanité si pompeuse et à la fois si naïve,
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Scaliger fait de son premier discours un éloge moins naïf, mais plus.pompeux encore. Je défie qu'on trouve nulle part l'exemple d'un orgueil littéraire qui se produise avec cette audace, se caresse avec cette complaisance, s'exalte et s'impose avec cette férocité (1). Il garde ce ton de triomphateur insultant jusqu'à la fin du second discours, accable Érasme de nouveaux outrages, et ne se résout à se taire que lorsqu'il est las de médire de lui et qu'il pense avoir assez parlé de soi (2). Alors il revient à Merbelius et Laurentia; il s'étonne qu'ils lui aient envoyé la lettre d'Érasme sans y ajouter un mot de leur main, si ce n'est l'adresse : A monsieur Scaliger, demeurant à Agen. S'ils lui ont marqué par là leur mépris, il les en loue ; mais jamais ils n'ont si bien perdu leur peine, car il est convenu entre tous les partisans d'Érasme de ne jamais prononcer le nom de Scaliger, à plus forte raison de l'écrire. Que s'ils ont fait cela par malice et contre le gré d'Erasme, il craint qu'ils n'aient compromis un peu légèrement leur ami. Pour lui, non-seulement il avait renoncé à toute dispute, il avait encore oublié qu'il fût l'ennemi d'Érasme. De son côté, Érasme, soit par crainte, soit pour toute autre raison, était devenu plus réservé. II s'abstenait de rouvrir les plaies qu'il avait faites à la religion ; il se montrait plus humain envers Cicéron ; Scaliger le tenait pour assez puni d'être contraint d'en dire du bien en en pensant du mal. Mais puisque sa langue n'a épargné Cicéron que pour s'attaquer à l'avocat de Cicéron, Scaliger a de nouveau pris la plume afin de réprimer l'insolent. La vérité, la liberté, la pudeur lui en faisaient
(t) Oratio II, p. 40. (21 Ibid., p. 41-46.
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une loi, comme aussi elles le maintenaient dans ses droits de patronage. 11 n'a jamais provoqué les haines, il les a souvent évitées ; il en a éteint autant qu'il a pu ; mais il a toujours fort recherché les amitiés, et ne les a jamais étouffées, bien loin de les opprimer (1).
Il est superflu de relever les mensonges que Scaliger a accumulés dans ces deux discours sur la vie et les moeurs d'Érasme; il y a longtemps que l'histoire en a fait justice, et les combattre encore serait presque avouer qu'on en est ému. On ne sent rien de pareil. On convient pourtant que si les avocats les plus habiles étaient ceux qui ont les meilleurs poumons, les cicéroniens eussent mérité de gagner leur cause. Scaliger avait moins plaidé que tonné, mais les éclats de sa foudre ne blessèrent que lui. Il eût eu plus de succès si, en défendant l'imitation, même dans la personne des cicéroniens, il se fût borné à la définir, et si, par exemple, il eût avancé et développé cette proposition toute simple, que l'imitation consiste dans l'association des mots, dans la structure et comme la charpente du discours; que si l'on imite parfaitement Cicéron de cette manière, encore qu'on emprunte des mots à d'autres auteurs, on sera cicéronien et louable imitateur d'un homme très-éloquent; qu'on pourra même, par une imitation réduite à ces termes, se faire un style latin très-remarquable, et très-supérieur au style imité de celui des autres écrivains, même les meilleurs. Mais Scaliger eût dit ce qui est au fond le sentiment même d'Érasme, et Scaliger n'avait pas pris la plume pour y adhérer. La cause resta donc sur le bureau.
(I) Oratio II, p. 46, 47.
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CHAPITRE V.
Troisième discours de Scaliger contre Érasme, perdu. — Sa querelle avec Cardan.—Ses talents pour la poésie. — SaPoétique. — Son jugement sur Homère. — Causes de la langue latine.
Ce qui distingue éminemment les oraisons de Scaliger, c'est que l'orateur s'y peint tout entier et qu'on l'y voit comme dans un miroir. Jamais personnalité n'a eu moins de retenue, moins de déguisement, moins de souci de tout respect humain. Scaliger était las de son obscurité ; il voulait en sortir. Dénigrer les réputations et se vanter à outrance, tel fut le moyen qu'il y employa. Ce moyen n'était pas nouveau, même alors ; il n'a pas vieilli, mais il a réussi à peu de gens autant qu'à Scaliger. Beaucoup de bons esprits prirent au sérieux sa jactance, et il eut le plaisir de s'entendre déclarer prince et auteur de génie, sur le certificat qu'il s'en était donné. On n'aurait pas cette complaisance aujourd'hui, et les d'Hoziers comme les Aristarques ne se rendraient pas si aisément. Si donc Scaliger n'eût eu d'autres titres à l'estime de la postérité que les deux discours qui lui firent tout d'un coup une réputation parmi ses contemporains, il risquerait fort d'être mis au nombre dé ces malheureux dont l'envie seule, et une envie maladroite, a immortalisé les noms. Ses discours ont tout le mérite qu'il faut pour qu'en parlant du Ciceronianus, on se rappelle que l'auteur de ce spirituel dialogue fut dans le temps fort maltraité par un certain Jules-César Scaliger. Que la grande ombre de celui-ci daigne me pardonner cette remarque.
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Un mot encore sur ces discours. Dans le premier, Scaliger annonce qu'il le divisera en trois points. Il dit assez ce qu'il s'était proposé de dire dans les deux premiers points; mais, arrivé au troisième, il se décharge avec une telle abondance, que toute sa méthode s'en va en dissolution. Il mêle tout, brouille tout, se répète à satiété, revient sur les faits traités dans le premier et dans le second point, les quitte, y revient encore, s'y développe, comme s'il avait oublié qu'il les a rebattus vingt fois au lecteur, multiplie les transitions et les brusque, sans autre logique que son caprice et sa fougue. Tout le second discours est rédigé de même. Le style en est pesant, bizarre, incorrect, abrupt, vise à être concis, et n'y arrive que trop. On se demande souvent ce que l'auteur a voulu dire, et l'on est tenté de croire qu'il n'en savait rien. Jamais cicéronien ne ressembla moins à Cicéron. Aussi est-on très-étonné de voir dans la Huetiana (1), que rien n'est plus noble, plus poli, mieux tourné que la prose de Scaliger, que la lecture en est délicieuse, quand on ne la lirait que pour elle-même, que son seul défaut est d'être trop oratoire et trop soutenue dans le style didactique. Huet, assurément, n'avait pas lu ces discours, quoiqu'il soit peut-être téméraire de dire que Huet ait omis de lire quoi jjue ce soit. Cependant, comme au rapport de Ménage, ami de Huet et, par conséquent, digne de foi, Huet avait cru que les lettres de Jules Scaliger avaient été écrites par Joseph, il était tout simple' qu'il appliquât à la prose de Jules un éloge que celle de Joseph mérite en effet. « Il ne faut, dit à cette occasion La Monnoye, que conférer ces lettres (celles de Joseph) avec celles qu'on ne peut nier être
(1) Page il.
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de Jules, telles que la lettre à Gryphius, au-devant du livre des Causes de la Langue latine, et celles qu'a publiées le président Maussac, écrites avant que Joseph fût né. On en trouvera le style entièrement conforme à celui des autres, et très-différent de celui des lettres du fils. Le style, en un mot, des lettres de Jules, est le style de tous ses ouvrages... Il y en a plusieurs qui ne sont qu'un franc galimatias (1). » L'ouvrage le moins mal écrit de Jules est sa Poétique, et Huet jugeait volontiers tous les autres d'après celui-là. Néanmoins, cet ouvrage, .remarquable à beaucoup d'égards, est loin d'avoir la clarté et l'aisance qui sont le propre du style de Joseph, et qu'Érasme avait possédées en perfection. Et quand Huet convient que Jules était trop didactique, il faut entendre par là trop pédant, ce qui est en effet.
La seconde harangue fut imprimée à la fin de 1536(2). Avant cela, Érasme avait su que Scaliger l'avait envoyée à Paris. Il écrivait le 11 de mai de cette année : « Scaliger a vomi je ne sais quel libelle contre moi, de même que Petrus Curtius. Je n'ai vu ni l'un ni l'autre (3). » Il ne vit jamais du moins la harangue de Scaliger, étant mort le 12 juillet 1536. Ceux donc qui ont prétendu qu'il en avait fait recueillir et brûler les exemplaires par ses amis, ont avancé un fait faux. Tout au plus peut-on dire, comme
(1) Menagiana, t. IV, p. 10), édlt. de 1729. Ajoutons que lettres et discours fourmillent de solécismes. Pour n'en citer qu'un seul, Scaliger viole à chaque instant la règle de l'accord du pronom réciproque avec l'antécédent, et mettant tour à tour suum pour ejus, et se pour eum, il mériterait qu'on lui donnât à rapporter cent fois la règle qu'il transgresse. Voilà ce que c'est que de commencer à écrire le latin à quarante ans passés; on a oublié son rudiment.
(2) La Monnoye, cité par Bayle, art. ÉRASME, rem. L.
(3) EKASM. Epist., lib. XXVII, ep. 51.
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l'observe Bayle, qu'il n'a contribué à cette brûlure que parce qu'en sa considération, et peut-être même à sa sollicitation, ses partisans jetèrent au feu tous les exemplaires qu'ils purent trouver. Ils avaient déjà fait subir le même sort au premier discours. Un Flamand à qui Erasme avait confié ce soin, le brûlait partout où il passait et où il jivait pu s'en procurer par achat ou par emprunt (1).
Scaliger ne publia pas sa troisième harangue qui ne se retrouva pas non plus après sa mort; mais il se justifia de la violence des deux autres par une lettre à Arnoul Féron, qui y mit le comble (2). C'est là qu'il appelle Érasme bâtard, déclarant que s'il ne l'avait pas dit auparavant, ce n'est pas qu'il l'ignorât, mais parce qu'il n'en était pas sûr, et qu'il ne voulait pas atténuer la force de ses autres accusations, en y mêlant des faits incertains. L'excuse est habile ; mais comme ces diffamateurs qui, n'ayant pas révélé ce que les gens ont fait de pis, parce qu'ils ne le savent pas, se font un mérite de cette discrétion, comme si elle eût été volontaire.
Scaliger se repentit d'avoir attaqué Érasme. 11 montra des dispositions à se réconcilier avec lui, dans une lettre à Omphalius, datée du mois de mai 1536 (3). La mort d'Érasme survenue environ deux mois après, ne lui permit pas de suivre son mouvement. Il témoigna publiquement son regret dans des vers qu'il composa sur la mort d'Érasme, et qui sont dans le livre de ses poésies, intitulé Heroes. Cela cependant ne l'empêcha pas, dans ses écrits postérieurs, de reprendre Erasme très-durement, quand
(1) Joi. SCAL. Epist., ep. 16. (rç) Ibid., ep. 15. (3)/éi'd., ep. 17.
I. Î4
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l'occasion s'en présentait. 11 n'y avait rien au monde qui pût lui faire abdiquersesprétentionsàl'infaillibilité comme érudit ; outre qu'il trouvait peut-être piquant de se venger de l'homme qui n'avait pas voulu lui répondre sur l'homme qui ne le pouvait plus.
Je dirai peu de chose de sa querelle avec Cardan. Celuici avait écrit un gros livre qui a pour titre De la subtilité; Scaliger le combattit dans un livre plus gros encore (1), où il parut s'appliquer à nier ce que Cardan affirme et à affirmer ce que l'autre nie. C'est par cette raison, observe Vossius (2), qu'il a soutenu que le perroquet est un vilain oiseau. Si Cardan l'eût dit, Scaliger eût soutenu le contraire, en s'autorisant de l'opinion commune et de celle de tous les auteurs qui ont fait l'éloge du perroquet. Tout est plein de cet esprit de dénigrement et de contrariété insupportable. « Mais qui peut souffrir, s'écrie Naudé (3), que Scaliger, trois ans après la seconde édition de la Subtilité, ait publié ses Exercitations, et cela sans vouloir lire cette seconde édition, de peur de reconnaître que Cardan y avait corrigé les fautes de la première (4), et de perdre le fruit d'une critique autrement inutile?» Naudé a raison. Mais allez donc dire à un homme qui a mis, comme a fait Scaliger, sept ans (5) à. écrire une critique et qui est à la veille de l'imprimer, qu'il n'a rien fait qui vaille et que tout est à recommencer. Passe encore si le livre était un livret, mais il s'agissait d'un in-folio. Le piquant de l'histoire, c'est que Scaliger s'imagina que sa
(1) Exotericarum exercitationum Liber, etc. 1557, in-4; 1560, in-folio.
(2) De origin. idolol., lib. III, cap. LXXX.
(3) Judic. de Cardan., en tête de Cardanus,de Vita propria. l4) Plus de 2200, est-il dit dans le titre de la seconde.
(5) C'est par erreur que Naudé à dit neuf ans.
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critique avait tué le pauvre Cardan. Il écrivit là-dessus une préface (I) remplie de réflexions étudiées, où il comble Cardan de louanges, et où il témoigne un regret extrême d'avoir remporté une victoire qui coûtait la perte d'un si grand homme à la république des lettres. La vérité est que Cardan survécut dix-huit ans à Scaliger (2). Je n'ai pas besoin d'ajouter que Scaliger avait la plus fière opinion de son livre : mais le sentiment de l'auteur n'est pas celui des érudits. La Monnoye qui a déjà bien jugé le style de ses lettres, trouve avec la même raison et déclare avec la même vérité, que le style des Exercitations tantôt est inégal et barbare, tantôt affecté et bouffi. Naudé assure que Scaliger y a fait plus de fautes qu'il n'en a repris dans Cardan, et que la réponse de ce dernier (3) a coulé à fond toute sa critique.
Les vers de Scaliger sont encore plus mauvais que sa prose. Bruts, informes et obscurs, ils déshonorent le Parnasse. Huet le dit, et jamais on ne dit plus vrai. Comment se fait-il qu'un poëte si détestable ait rendu des arrêts en . matière de poésie ? C'est pourtant ce qu'on voit dans sa Poétique (4), le plus lisible, selon moi, et le meilleur de
II) JUL. C. SCALIG. Epist., p. 63. Voir Bayle au mot CARDAN, rem. X.
(2) Cette méprise serait d'une admirable bouffonnerie si, comme on l'a insinué, elle eût été volonlairej mais rien ne prouve que Scaliger ne fût pas de bonne foi. Les nouvelles qui arrivaient à Agen étaient crues d'autant plus facilement qu'elles étaient plus rares, et chacun les exploitait à snn gré jusqu'au moment où d'autres nouvelles venaient les confirmer ou les" démentir. C'est dans cet intervalle que Scaliger enterra Cardan et lit son oraison funèbre. Il reste toujours qu'il se glorifia de l'avoir tué. Il n'était pas homme à reculer devant une fanfaronnade de ce genre; je m'étonne seulement qu'Érasme n'en ait pas eu la primeur.
(3) Elle parut deux ans après la mort de Scaliger, sous ce titre : Actio prima in calumniatorem librorum de subtilifate. 1560, in-4.
(4) Poetices libri septem. 1561, in-folio.
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ses écrits. Je m'explique. On remarque dans cet ouvrage de l'ordre, de la méthode, un style vif, moins obscur qu'ailleurs et presque sans emphase ; il y a de l'esprit, mais un esprit pittoresque, si j'ose le dire, et bourru, à la façon des vieux soldats ; il y a enfin une érudition riche, variée et très-étendue. Mais on n'y trouve rien qui donne une autre idée de la poésie que celle d'un mécanisme phonétique plus ou moins harmonieux. Occupé presque exclusivement des détails des vers, prompt à saisir les finesses du métier et les confondant avec les beautés d'un ordre supérieur, il ne pénètre guère au fond de l'art, et semble à peine en apercevoir le but. A son sens, la poésie est surtout dans la forme et dans la musique, et il met au nombre des sources d'où elle émane le chant des oiseaux (1). Même encore en suivant les règles d'après lesquelles il la juge, son goût laisse beaucoup à désirer. Homère est sacrifié non-seulement à Virgile, mais à Musée: car, trompé par les vers où Virgile représente la Sibylle parlant à Musée au milieu des ombres qu'îY surpasse de toute la tète (2), Scaliger confond ce poëte, contemporain de Cécrops, avec l'auteur du poëme de Héro et Léandre. 11 fait de même en comparant plusieurs passages, de Musée et d'Homère ; il donne la préférence à Musée. Il va plus loin, il déclare que si Musée eût fait l'Iliade et l'Odyssée, il les eût beaucoup mieux faites ; qu'Homère a gâté ce qu'il a reçu et imité de Musée, qu'il est infiniment moins harmonieux, plus terre à terre, plus lâche et plus mou (3). C'est à n'y pas croire. A la suite de ce parallèle
(1) Proef. in Libros Poetices.
(2) Enéid., VI, v.667.
(3) Poetices lib. V, p. 215. Multo leviore sono, abjectioribus laxioribusque numeris.
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est un jugement fort curieux sur les deux poèmes d'Homère. On dirait que Perrault y a puisé quelques-uns des traités qu'il a lancés contre le chantre d'Achille et d'Ulysse, et que la critique de Scaliger est le canevas sur lequel il a brodé.
«Quelles infamies, remarque Scaliger, quels crimes Homère n'a-t-il pas racontés de ses dieux? adultères, incestes, haines des uns contre les autres. Si l'on n'yvoitque desallégoriesde la physique, que veut dire l'histoire de Mars et de Vénus surpris par Vulcain innaturâ rerum? Qu'est-ce que Leucothoé osant sauver Ulysse, en dépit de Neptune dont elle est la sujette ? Comment nier qu'il ne soit ridicule que "les compagnons d'Ulysse tuent les vaches du soleil et les mangent, et que le soleil n'en soit informé que par un messager? Car, si Lampétie ne lui en eût porté la nouvelle, il l'ignorerait encore, et ces pauvres vaches erreraient dans les champs Élysées, attendant toujours un vengeur. Homère a raison de dire ailleurs que le soleil voit et entend tout : du moins, quand on faisait rôtir ses vaches, aurait-il dû, s'il dormait en Orient, être réveillé par l'odeur... Pour venger cet outrage, Jupiter menace de brûler les vaisseaux d'Ulysse, et puis il suscite des tempêtes qui les submergent. Vénus est blessée de la main d'un mortel :-soit. Mais quoi de plus insupportable que Mars gémissant et vociférant, ainsi que le dit Homère ? Les discours qu'on échange, tout en se battant, sont si longs, que le jour ne voit pas la fin de ces balivernes. Hector dort trop ; Diomède agit trop. Le bavard Achille fait entendre à l'assemblée les menaces d'un fanfaron. 11 pleure aussi chez sa mère. Et voilà l'homme par qui fut tué le vaillant Hector ! Homère veut du moins qu'on le croie....
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374 LES GLADIATEURS.
Mais quoi de plus absurde que la mort même d'Hector, de plus inepte que ses funérailles? Priam, depuis dix ans, regarde la bataille du haut des murs de Troie, et demande tantôt quel est celui-ci, tantôt quel est celui-là. Les soldats ont entre eux des colloques, et s'appellent par leurs noms, comme s'ils étaient d'anciennes connaissances. Ulysse tue avec son arc les prétendants, quoiqu'il soit tout près d'eux. Pourquoi ne fondirent-ils pas sur lui, tous à la fois? Les chevaux d'Achille parlent. Quoi de plus? Neptune change en rocher le vaisseau d'Ulysse, comme pour rendre immortel ce qui devait être l'objet de sa haine. Nestor pleure son fils Antiloque tué à Troie ; mais Antiloque vit et combat à la course où il est vain-:" qucur de Ménélas. Hector tué, il n'y a plus de combats. Achille pleure de nouveau, et il a bien raison ; il se plaint à Thétis que les mouches mangent les plaies de Patrocle. Pas même un misérable esclave pour l'éventer, pour chasser ces sales insectes, friands de sang humain. Dans l'Iliade, livre X, Homère fait lancer des éclairs au maître des dieux, pendant qu'il neige. Je n'ai jamais vu cela. Vulcain fabrique des tables à trois pieds qui se meuvent d'elles-mêmes ; que ne faisait-il des casseroles cuisant d'elles-mêmes les mets? L'évocation des ombres est tout à fait grossière. Lucain en use autrement pour en invoquer une seule. Mais comment ne pas rire d'Homère, quand il dit que ces ombres craignaient les épées et les blessures ? Virgile a dit bien mieux :
Frustra ferro diverberat uinbras.
C'est seulement au livre XI qu'Homère décrit la cuirasse d'Agamcmnon. Il eût dû la décrire dès le' second ;
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car où est le dénombrement de l'armée, est aussi celui des armes. Démodocus chante les turpitudes des dieux à la table d'Alcinoûs ; Iopas chante des choses dignes d'un roi. Les sentences d'Homère, molles, communes et vaines, ne feraient pas même entrer en danse mon cuisinier, tant s'en faut qu'elles entraînassent'Ulysse en des périls manifestes. Je voudrais savoir aussi où était cette ambroisie, dont, au cinquième livre de l'Iliade, on nourrissait les chevaux de Junon. Ceci et une foule d'autres choses encore font assez voir combien Homère est inférieur à Virgile [XV]. »
Voilà tout le fond de la critique de Scaliger. Il s'attache aux détails, et par là juge de l'ensemble, comme on jugerait d'un édifice sur un chapiteau. 11 n'a guère compris autrement les anciens. La simplicité des temps homériques lui échappe. Il ne l'eût reconnue que si elle se fût offerte à lui sous des dehors affectés. C'est que lui-même, quand il lui arrive par hasard de descendre des hauteurs où son esprit se guindé habituellement, n'est simple que de cette façon-là.
Il y a bien du fatras dans ses Causes de la langue latine, et les vues fausses, les prétentions exagérées n'y sont pas non plus étrangères. Quelques-uns l'accusaient d'avoir refait Varron, ou plutôt d'avoir fait ce qu'avait fait celuici : « Sachez, leur dit-il, que ni Varron, ni qui que ce soit de son temps, n'ont exécuté cette besogne et ne l'ont pas seulement essayé (1). » Cependant Scaliger a tout tiré ou à peu près des anciens. C'est par là que son livre est bon. Dans ses investigations, il est curieux comme les alchimistes, et comme eux aussi cherche souvent ce qui n'a
(i) Poetices, in pnefatione.
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jamais existé. Ménage dit (1) un peu lestement, que si les vingt-quatre livres de ses Origines de la langue latine, qui ont été perdus, ne valaient pas mieux que le livre des Causes, la perte n'est pas grande. Plus indulgent et moins intéressé à dénigrer Scaliger, Huet dit que ce livre est un ouvrage ingénieux, fruit d'un grand savoir et de longues méditations, mais que, comme la Poétique, Scaliger est plein de vues fausses et de trop de confiance(2). Les mêmes qualités et les mêmes défauts abondent dans ses travaux sur l'histoire naturelle, sur Aristote et Théophraste. 11 ne s'y élève pas fort au-dessus de son époque ; mais à cet égard même il est digne du respect des modernes que le moindre progrès dans les sciences ne saurait trouver indifférents. Seulement, en vertu de la loi qui régit les sciences et selon laquelle il ne se passe pas de jour qu'elles ne fassent un pas en avant, on ne cite guère Scaliger à leur occasion que pour le critiquer.
CHAPITRE VI.
Dernières années de la vie de Scaliger. — Ouvrages qu'il disait avoir écrits ; autres qu'il se proposait d'écrire. —Sa mort. — Son caractère. — Conseils qu'il donnait à son fils Sylvius. — Bonne opinion qu'il avait de son propre mérite. — Son portrait peint par lui-même.
Les vingt dernières années de la vie de Scaliger s'écoulèrent à Agen. Il les employa toutes à écrire de gros
(1) Épitre dédicatoire de ses Étymologies de la langue françmse.
(2) Buetiana,-ç. 113.
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JULES-CÉSAR SCALIGER. 377
livres qu'il vantait à satiété. Cela lui servit autant, sinon plus, que leur propre mérite. Il en publia un très-grand nombre. D'autres, en nombre presque aussi grand, sont restés inédits, et nous ne les connaissons que parce qu'il en parle souvent, et toujours comme de chefs-d'oeuvre. Il a intitulé la critique contre Cardan Exercitationum liber quintusdecimus, comme s'ilavaitfaitquatorze autres livres de travaux analogues sur d'autres écrivains. Il avait en portefeuille vingt-quatre livres des Origines de la langue latine, qui semblent n'avoir profité qu'aux vers et aux souris. Un honnête écrivain qu'il ne nomme pas, mais qui avait le goût de la besogne faite, lui vola trois livres ft Exemples de l'Éloquence. Il est vrai qu'il ne les publia pas (i). Avait-il pensé qu'ils n'en valaient pas la peine? Enfin Scaliger parle d'une "troisième harangue contre Érasme. Je ne garantirais pas qu'il eût jamais rien écrit de tout cela. 11 était homme à tenir pour fait ce qu'il n'avait que le dessein de faire.
Scaliger mourut le 21 octobre 1558. C'est un malheur très-commun, et qui arrive même aux princes. Scaliger ne s'en croyait donc pas à l'abri ; il n'avait foi que dans l'immortalité de son génie. Il témoigna jusqu'à la fin de son mépris pour Homère, « s'étant fait, dit Garasse (2), ensevelir avec un Virgile sur l'estomac.» On manque de détails sur la façon dont il envisagea la mort; mais c'est sans doute le seul ennemi qui n'ait point tremblé devant lui. Scaliger n'était point un esprit original ; ce qu'on peut traiter d'original en lui, c'est son caractère, et si c'est un . mérite, il est notoire qu'il le possédait au suprême degré.
«L
(1) Orat. II, p. 3C.
(2) Doctrine curieuse, p. 113.
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378 LES GLADIATEURS.
Si, comme bien des gens l'ont assuré, il ne fut jamais soldat, il rappelait qu'il aurait pu l'être par les louanges outrées qu'il donnait à ce noble métier, et par sa manie d'y rapporter toute chose. Si, comme il est plus probable, il ne fut ni gentilhomme, ni prince, à force de redire qu'il était l'un et l'autre, il y a apparence qu'il avait fini par le croire, et que les Agennais se gardaient bien d'en douter. Il en avait les qualités et les goûts, et s'il n'en eut pas les vices, c'est une preuve de plus qu'il n'était l'un pas plus que l'autre. Très-bienfaisant d'ailleurs, soulageant les pauvres, les soignant gratuitement lorsqu'ils étaient malades, les établissant même chez lui jusqu'à transformer pour eux sa maison en hôpital (1). Il aimait la chasse, les chevaux, les tournois,toutes choses qu'on tient pour une marque de naissance, et qui l'étaient alors en effet. Celuilà eût été mal reçu qui lui eût contesté en face sa noblesse. A cet égard, il n'admettait pas plus les objections que s'il se fût agi d'un article de foi. Mais l'acquiescement de son entourage le laissait en repos là-dessus. S'étant rattaché aux Scaliger de Vérone, il voulait qu'ils fussent dignes de lui comme il l'était d'eux. 11 disait de cette race illustre qu'elle était née avec les Alpes Noriques, et qu'elle avait crû avec elles, que par conséquent elle surpassait par son antiquité les Spartes de Thèbes, les Prosélèncs d'Arcadie, les Autochthones de l'Attique, les Opiques du Latium, les Aborigènes, les Codrus, toutes les races, enfin toutes les familles les plus fabuleuses (2). 11 semblait aussi persuadé que plus on est noble, plus on est savant, et qu'on n'est même savant que parce qu'on est
11) Jos. SCALIGERI Epist., ep. 1. (2; J. C, SCALIGERI Epist., ep. 13.
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noble. Il insinua fort bien quelque part qu'Érasme l'eût été davantage, si Erasme n'eût été un homme de peu. Joseph, son fils, quoi qu'on en puisse dire, était loin d'être aussi entêté de ces chimères, et, à le voir de près, il paraît assez qu'il ne les a défendues que pour maintenir la gageure de son père et ne pas le démentir.
La conduite de Jules, et c'est son éloge, était conforme à sa prétention; elle était grave et digne, de cette dignité qui se révèle à l'extérieur, influe sur la démarche et règle jusqu'aux moindres mouvements. Scaliger en était un modèle d'autant plus imposant qu'elle s'accordait à merveille avec sa haute taille, son grand air naturel et sa constitution vigoureuse. C'était assez même de ces trois avantages pour n'avoir point la tenue d'un évaporé. Scaliger avait celle d'un demi-dieu, et quand il passait dans les rues d'Agen, tout le mondé le regardait avec autant de respect qu'il se fût regardé soi-même. Etant sur le point d'introduire plus avant dans l'étude de la grammaire son fils Sylvius, Scaliger lui tint ce discours :
a Maintenant, mon fils, que vous êtes sorti des difficultés de la petite littérature, il ne convient pas que vous abordiez les études plus sérieuses, avant de connaître les fondements de la méthode à suivre, pour s'ouvrir un chemin vers chacune des sciences les plus excellentes. Car, quoique vous sachiez les règles qui ont été établies en conséquence d'observations certaines, cependant, parce que vous pouvez être souvent dans le cas, et de douter s'il en est de ces règles ce que vous croyez, et de chercher toujours la raison de ces règles, j'ai senti que, si je n'allais pas au-devant de ces obstacles et si je ne vous assurais contre eux, la vie me serait insupportable... A votre âge,
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380 LES GLADIATEURS.
mon fils, encore qu'à première vue cette entreprise semble quelque peu épineuse, je veux que vous soyez bien pénétré de cette vérité, à savoir que ce n'est pas de ce qui est commun qu'une oeuvre tire jamais son prix. II est donc de la plus haute importance de s'accoutumer, dès le début de la vie, à ce qu'il y a de plus excellent. C'est pourquoi, mon fils, les difficultés, qui sont l'effroi et qui font le désespoir des esprits incultes et grossiers, tenonsles, nous autres qui aspirons à la conquête de la vérité, pour autant de légions armées qu'il nous faut combattre et vaincre pour la posséder [XVI]. »
Amilcar conduisant son fils à l'autel pour lui faire jurer une haine éternelle aux Romains, ne le prépara point à cette cérémonie avec plus de solennité. De quoi s'agit-il pourtant? D'un père qui enseigne la grammaire à son fils : c'est ainsi que Scaliger entendait la dignité ; il n'y avait pas d'objet si futile auquel il ne la mêlât plus ou moins. Mais ici, la dose est trop forte.
Il eut raison de vanter outre mesure et sa naissance et ses livres ; on se permettait ces choses-là de son temps avec plus de succès qu'aujourd'hui : mais dans tous les temps et dans tous les pays, une imposture bien soutenue, une vanité fondée à quelques égards, parlante, agissante et même un peu bruyante, ont plus aidé à la fortune des gens que la vérité et la modestie. Scaliger en est aussi la preuve. L'impression qu'il fit par là sur ses contemporains a été si profonde, qu'elle s'est prolongée pendant deux et trois générations, et que jusqu'à la fin du dix-septième siècle le génie de Scaliger était encore jugé selon la mesure qu'il en avait lui-même donnée. Juste Lipse, qui était presque aussi savant, mais qui avait
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IULES-CÉSAR SCALIGER. 381
infiniment plus d'esprit, confondait dans une égale admiration Homère, Hippocrate, Arislote et Jules Scaliger; il mettait même ce dernier au-dessus des trois autres. 11 disait que Scaliger avait dépassé la mesure du commun dés hommes et qu'il était le miracle de son siècle (1). Casaubon, plus modéré, ne l'égalait qu'à Aristote ; il admirait autant ses Exercitations contre Cardan, que les écrits du Stagyrite. 11 pensait, remarque impudemment Scioppius, qu'il est d'une âme ingénue d'admirer ce qu'elle ne comprend pas (2). De Thou, Naudé, Richard Simon et vingt autres se sont servis à peu près des mêmes termes, tant avaient de force le préjugé qui consacrait le génie de Scaliger, et la tradition qui imposait jusqu'aux formules reçues pour exprimer l'opinion qu'on en avait. On cessa plus tôt de croire à sa qualité de prince, surtout après que Scioppius en eut fait voir le néant (3). Mais en perdant une principauté, il gagna un empire , car, dit Lipse et après lui de Thou, si Jules-César Scaliger ne fut jamais prince de Vérone, il le fut et il l'est sans contredit des lettres et des gens de lettres, et Joseph, son fils, est son héritier.
Les portraits peints de la main de ceux qu'ils représentent, sont toujours piquants; Scaliger a fait le sien. Je ne puis mieux finir cette étude, qu'en le mettant sous les yeux du lecteur. Quelques jours avant sa mort, il dictait à son secrétaire la lettre qui suit, adressé à Ferrier (4) :
« J'ai combattu à pied et à cheval , enfant, jeune
(1) J. LIPSH Epist. itfisee/.,Centur. II, ep. 44, 46.
(2) Alexipharmacum regium, p. 18. Mugunt., 1612, in-4. !3) Dans le Scaliger hypobolymoeus.
(4) Elle est citée par Sponde, Annal., t. 111, p. 577; et parSpizelius, Infelix litteratus, p. 403.
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382 LES GLADIATEURS.
homme, simple soldat et commandant de troupes. Duels, sièges, escarmouches, batailles rangées, carrousels, on m'a vu partout payer de ma personne. Vainqueur le plus souvent, j'ai été vaincu quelquefois, non par la valeur, mais par la fortune. Le corps dompté, l'âme restait indomptable. Par la façon tout à fait noble dont je la supportais, l'adversité m'honorait plus que mes ennemis la victoire. Je n'en dirai pas les circonstances infinies. Les mérites de ma race envers le royaume de France, à partir du temps de Taxile (1) jusqu'à moi, sont bien connus de tout le monde. Quant à moi personnellement, s'il est permis, sans éveiller l'envie, de citer des exemples, diteslui (2) que son amitié pourra l'engager à réunir ensemble les figures de Massinissa et de Xénophon, afin d'en composer la mienne, mais que ce portrait ne donnera toujours qu'une très-faible idée de ce que je suis. Vous voyez jusqu'à quel point je suis devenu ridicule, moi qui, de touie chose, ai à peine effleuré la centième partie... Qui niera que ma famille, si l'ancienneté fait la noblesse, ne soit la plus noble de toutes ? Elle tire son premier éclat de celui dont resplendit Alain en combattant Attila. Si vous regardez ses princes, braves, généreux et magnanimes, ils n'ont presque d'égaux nulle part; si la parenté, qu'on sache que son sang est mêlé à celui des empereurs...
« Je ne dis rien de ma patience extraordinaire à supporter le chaud, le froid, la faim, les fatigues, des journées entières et les nuits avec elles. C'est là sans doute un mérite commun à beaucoup de gens ; ce qui ne l'est pas,
(1) Voy. Seal, hypobol., p. 56, verso.
(2) A un ami qui s'était engagé à faire le portrait de Scaliger, et qui lui avait fait demander des renseignements par Ferrier.
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le voici : le soir, après l'expédition des affaires du jour, je composais jusqu'à soixante vers; je soupais ensuite. Après souper, je dictais mes ordonnances pour les malades que j'avais à voir le lendemain, puis je me couchais. Eveillé dès l'aube par l'impatience des messagers qui venaient réclamer les secours de mon art, j'interrogeais les uns, je répondais aux autres, et dictais jusqu'au dîner. A midi, la nappe tirée, les vers que j'avais composés le soir, je les dictais sans y changer un mot. Qui n'admirera ce prodige, n'admirera pas davantage qu'ayant lu une seule fois dix-sept vers d'Eschyle, je les aie retenus et aussitôt récités sans broncher d'une syllabe [XVII]. »
On ferait un gros livre, rien qu'à rassembler les vanités diverses de cet homme singulier ; mais celles-là me semblent les résumer et les couronner toutes. r
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APPENDICE
- I
Sed egress*m toedio religionis, haec aut illa oppida peragranda, satis illiberaliter questum fuisse constat, cum, aut parasitum agere cogeretur, aut corrigendis librariis typis diurnam operam collocaret. Ibi in Aldi Academia ubi bona pars doctorum virorum imprimis versabatur, et versutissimum illud ingenium, mordaci eloquentia linguarumquecognitione et multaeruditione animum excultum necesse fuit. Ab iis exordiis cum Proverhiorum librum concinnasset quoe sparsim ex diversis auctoribus legebantur, in illis renascentis rudimentis'reip. litterariae, et laboriosi hominis, et non negligentis auctoris nomen est consecutus. Quem librum postea doctorum virorum assiduis animadversionibus castigatum, semel atque iterum interpolavit. Et tamen audet ipse vitio vertere
vertere quod rhetoricorum libros emendasset Cum
igitur eum librum absorvisset, atque animum illum suum inquietum satiricis jam flatibus fluctuantem compescere nequiret, tenuit cursumquemdam tam acerboe orationis.utnon solum non Ciceroni malediceret, sed et religioni nostrae obstreperet, in caput ipsum arcemque salutis nostrae Jesum Christum invadere nequaquam vereretur. Ibi eas movit tempestates cum perditissimis latrunculis, temulentis, eos iurbulentissimos fluctus concitavit, qui non in auctorem, ut par fuit, sed in ctiristianam libertatem inter caeteras miserias redundarunt..... Hicstudiorum illorum ingressus, hic exitus fuit.Hanc ille vitoe suoetragoediam dédit; per eam immanitatem ad Ciceronis invidiam gradum sibi fecit. De qua ut amplius atque commodius cognoscatis, ita partiar orationem meam, ut primum de ipsius consilio dicam, deinde quam non
exsequatur quae proponat, tum autem objecta refellam Cum
igitur id iniisset consilii ut Ciceronis memoriam, quantum in
ipso erat, tollere niteretur homo vaferrimus, obliquis ac distortis
I. ss
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386 LES GLADIATEURS.
argutiis, non extortis confessionibus subscriptorem subornavit, qui dicta applausu reciperet, ut quod ipse fecerat parasitus, in hoc uno effingeret. — Dialogo, inquit, rem tractavi ut facilius illaberetur in affectus juvetium. Videte hominis versutiam, qui quoniam argumento imbecillis est, orationis ductu fidit. Atque ibi habet saltàtorem eorum affectuum a se confictorum, quorum notas in candidissimum virum sempiternas inustum iri speravit. At idem claros alios virosfecisse dicet, utdialogos scriberent, inter quos et Ciceronem ipsum et ejus praeceptorem Platonem, quorum institutum damnare nolim. Caeterum, non intelliget qui id objiciet, in Academia nihil definite statui, sed ad utramque partem semper disputari. At tu qui Ciceronem damnare volebas, accusatorem forte eumdemque judicem, testes de composito rem gerentes, defensorem imbecillum composuisti, ut nulla unquam in causa major 'collusio videatur. Habetis impii consilium hominis.... Venio ad alteram orationis meae partem, in quarecepi me vobis ostensurum quemadmodum ea vafritia ingressus sit, ut cum Ciceronis eloquentiam haudquaquam principem praecipuamque declaraturus esset, alio diversus abierit. Nunc ejus carpens carmina, nunc in mores invadens, nunc rejectorum ptidem calumniatorum sequens damnala vestigia, quorum tamen similis esse maluerit. — Inani, inquit, gloria vexatus adeo fuit Cicero, ut usque ad fastidium de se praedicarit. Ecce vobis quam vanushorao sit,quinosa ciceronianae dictionis génère deterrere conatur, cum tamen nequaquam, id quod pollicitus est, illius iifc facundiam demonstret, sed de ejus moribus, tanquam impolit» accusationem suam faciat acriorem. Quid si tibi febris incommoda laudantem hominem, quid si alterum jam Busiridis immanitatem praeconiis extollentem comroonsu%ro? Eos tu infacundos dices, quod argumento sint foedo? Quee tu, clarissime orator, asystata vocas? At vero cum tu stultitiam laudas, qui tan bonus es, tam perfectus orator, tam exactus Ciceronis vitiorum oestimator, cujus tu laudes praedicasîaliorumnean tuasî Quam tu Romam ea virtute a Catilinae furore vindicasti? Quo tu consulatu ex immanibus belluarum faucibus patriam tuam erïpuistiî Immoderatum illum appellas ; non igitur vanum atque mendacem arbitraris? Sed non nimis mirum est tibi videri urbem Romam nullius vero momenti tibi videri, quam Cicero nullo negotio servare potuit, cujus urbis linguae nobilitatem tantopere evertere contenais, cui, inter caeteras tui dialogi nugas atque ineptias
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APPENDICE. 387
etiam, si diis placet, Basileam anteponis. Credo quia tu pontifex maximus ibi desideas, cum tu romani pontiflcis dignitatem, potestatem, imperium, majestatem, quantum in te fuit, adeo detriveris, ut una ansa fuerit Lutherianse perfidiae ad eas intemperias atque insanias, ut sui furoris non te participem sed
auctorem passim praedicarent Ab illo tam de severatanta
totiesque proedicante, non satis id esse putarunt historiarum auetores quorum alii super alios, tam graeci quam latini certatim divjnas laudes inculcarunt. —J. C. SCALIGERI^TO M. T. Cicérone contra D. Erasmum, oratiol, p. 8-13, éd. in-4°, 1621.
II
Et sunt haec quae cum de eloquentia referre instituisses, in mores detorquebas. At videatis, obsecro vos, optimi adolescentes, quam frigide simul atque illiberaliter caetera addiderit. — Mentum, inquit, laeva Cicero demulcebat. Malum, Hercule, hominem Ciceronem qui manu mentum mulceat! Mirum ni in Germania mentum pedibus demulceant homines. — Collum praeterea exile ac praelongum addit. Tum tu si ita natus esses, praecidi tibi juberes? — Vocis objecit contentionem. At laterum virtutis id fuit, inter strepitum concionum, tumultuantes Quirites, vociférantes milites verba facturi, ut quoniam natura non solum optimum oratorem effinxisset, verum etiam bonum consulem comparasset, ea voce instruxit quae ex usu futura videretur. Initio praeterea dicendi trepidationem notât, quam et minus liberalem vocare non dubitat. Quid tu, malum, anxius es quoniam illum non tam impudentem nactus es atque te ipsum? Accedentem ad Caesarem, ad populum, ad judices, pro amici capite, pro suis fortunis, pro sainte sua, dubio eventu, quotusquisque est qui, vel non simulet trepidationem, id quod ipse, quae in eo fuit humanitas, in L. Crasso pudorem atque animi moderationem vocat, quod tanto majore artificio, in orationis initio quam pro Dejotaro habuit, palam professus est ? Habetis hic Ciceronis improbitatem de quo tamen mendax sui immemor (id enim proprium vani hominis est) in epilogo sui Dialogi : — Ciceronem inter Ethnicos, inquit, virum bonum, et si christianam philosophiam didicisset, in eorum numéro censendum qui pro divis -honorantur. — Ibid.. p. 15,16.
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388 LES GLADIATEURS.
III
Nam quod ais aliquot ltalorum sese eo fumo venditare, id tibi responsum volunt proestare quempiam luce atque candore Ciceronis illustrari, quam fumo tuo adversus illam lucem atrum esse. Quod vero de italiconomine maie sentis jam tecum placide agam, ne me tibi ea ratione succensere credas. Cum tu apud Aldum, praefractis claustris reUgionis, tanquam fugitivus jirsus delitesceres, cum te vino sopitum Itali homines qui tecum in eadem opéra, cmendandis typis pernoctabant indignarentur, cum te in mensa socium, in acie desertorem detestarentur, cum vix manibus temperarent, credo te nunc pro Ciceronianis insectari quos tune ulcisci non poteras. Scis tibi vera hoec cani ex adytis Apollinis. Nam quot doctis homihibus qui Aldi gratia illo conveniebant, pro praeceptoribus usus sum, qui cum tibi homini humillimo nobiles, facundiam detestauti eloquentissimi, temulento sobrii non inviderent, id ita mihi narrabant; qutemadmodum audio Graecorum quamdam rempublicam, quae fortasse Spartanorum sit, liberos instituisse, quibus ebriorum servorum spectacula ederent, quorum illiberalibus rixis cognitis, ab eodém vitio temperarent.... Quod si ltalorum litteras, inventiones, ^udicia despreis, non princeps hujus stomachi inter tuos populare» es; sed cum Ciceronem imitari non vis, barbariem quorumdam aemularis quibus, proeter gentiles suos, aut cives, aut municipal, caeterae omnes sordent nationes. — Ibid., p. 17, 18.
IV
Fingit enim Ciceronis imitatores septem annos totos ab omnium libris praeterquam a Ciceronis lectione abstinere, cum tamen in Bruto, inter estera Ciceronis proecepta, id quoque observent quod vel Catonem legendum probent qui jam"ob antiquitatem sordescere videbatur. Pari mendacio et illud cum Cicerenis imaginem nostratum sanctorum hominum imaginibus potiorem haberi, quoniam aliquot viri docti bibliothecoe parietibus affixerint, Lucianum suum imitatus, qui et veterum poetarum abacos vénales ineptis fuisse dicit, super quibus illi scriptitarint.
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APPENDICE. 389
Sed si tua imago circumfertur, si complicis tui Lutheri os illud impudens fréquentes tabellas foedavit, si vos furiee babetis umbrarum vestrarum amatores, qua tandem ratione eamdem gloriam praestantioribusinvidetis?.... Eadem quoque vanitate multo majora ludibria efiutit, noctem intempestam a Ciceronianis eligi ad scribendum. Atqui homo facetus maluit scurriliter mentiri quam vera dicere liberaliter. Quare toto deinceps sermone ludos facit, cubiculum procul eligi a vento, strepituque civili, intus picatum gypsove circumlitum, unde etiam muscas ipsas, tanquam alter Domitianus, ejicit. At tu sperasti tui similes cubicula nos habitare, lignea rimis hiantia, quae pice aut gypso sint obstruenda? Nos eam injuriam si timeremus, si tam delicati essemus, ut rusticitati tuae dispUceremus, jam istud parietum flrmitate consequeremur. Et tu nequaquam tam rudis es italicarum urbium, quarum structuram non ignoras, quam mendax efïïctor quarumdam fabularum quibus omnes de tua fortuna metiris. Ex astrologia quoque ibidem sumi tempora mentitur, quasi vero non quoedam tempora felieiora sint,si vacet, et si non vacet,inducias petamus.i... Quid enim frigidius quam tam bardum, tam plumbeum humanum genus putare, in quo quis adeo averso ingenio fuerit, utcodicem repetiturus hodie, per epistolam triennio aut septennio elaboratam id agat? At quam fingebas fabulam, ejus argumentum verisimile faceres, saltem nos oblectares ista tua inimica scurrilitate : at monstra afferre quibus doctorum hominum aures detineres, id vero est totum auditorum consessum irridere.nihili facere,dignumducerequi horas suas nihilo melius quumtuisfrigidissimisnugiscollocarepossit... Is enim subscriptor tuus cerebrodestituisese ait, cum jejunat. At id tu probe cavebas, cum omnium jejuniorum ritum abolendum existimares. Ad quae prsecepta optimus artifexcumte accinxisses, quod verbo profitebaris re ipsa praestabas. Et nunc quidem quid agas pro comperto habere nobis non vacat ; quod si institutum illud amisisti, tanto minore venia dignus es quanto magis sobrius debaccharis. Non enim ita deprecabere : vinum, Venus, amor, sed canina impudentia, rusticitas, odium hue me impulerunt. Tu cum semi-hominis operam in Aldi offleina legendo praestares, potando autem tergeminus Geryon esses, cumque ex Platone tibi stimulum ad scribf ndum comparare diceres,qta$ingenium mero accendiscribitjïÇiwii carmina tanquam helhionis cujuspiam vinum olere dicis?Quae ipseScipio, tantus imperator, tam grandis orator, tam
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390 LES GLADIATEURS.
moderatus civis, tam frugi vir admiratus est; unde carminis sui. majestatem singularis atque divinus vir Haro auspicatus est. Ennium rejicis, Horatium ebrium dicis, Ciceronem de hominum memoria tollis ; obsecro te, optime Romule, aut si mavis, Camille, quale regnum remve publicam litterariam nobis instituts, aut quam collapsam restituis? — Ibid., p. 25-27.
V
Jam videtis, optimi adolescentes, quicum bellua nobis res sit, cui neque sua, neque aliéna nota sunt. Et tamen seipsum judicem constituit pro universa repub. litteraria, quam, exciso capite, tantopere funditus eversam cupit tanta inconstantia, ut pe-, culiari sua se levitate superasse videatur. Cum enim Ciceronis memoriam sublatam velit, se tamen audet dicere veram germanamque Ciceronis esse prolem. 0 carnifex, tu te illius esse prolem dicis quem necasti? 0 parricida, quemadmodum audes aut mentiri te satum eo parente quem jugulas, aut jugulare quem mentiris ? Quos tibi equuleos, quas catenas imprecabor? 0 furia, quibus te hsec scripturum sperasti? Aniles fabellas tuaseGraeculis vanitatibus ad fallenda adolescentium studia tractare te putasti ; quanquam haec supplicia ut deprecarere, ingénies mox ejusdem laudes exagéras; et quem aridum atque elumbem, atque subinanem
subinanem eumdem divinum repetis praedicare At ne tibi
propter hoc ignoscere non putes. Haec tibi non credimus, sed: doctis idem dicentibus. Haec tibi non debemus, non accepta ferimus, sed omnibus saeculis de illo haec eadem praedicantibus ; cum praesertim te non laudandi Ciceronem consilio, sed deterrendi nos ab imitatione. — Ibid., p. 48.
VI
Atque hujus quidem umbram sententiae a cujusmodi luce sublegeris satis compertum habere videor. Ex Hippocratis Aphoritmis, opinor ; sed quam maie intellectis jam hinc perspicuum faciam. Agedum,boneEsculapi,nostiquam latasanitatis interstitia ab ipso Galeno constituantur 1 Noslin' aliquos ita sanos apui^psum esse, ut in praesens tamen quales sint judicentur, alios ut
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APPENDICE. 391
magna ex parte vitae ita sint, quosdam ut semper laies habeantur; paucosautem esse quos omnino sanos vocet? Te igitur quem in ordinem cooptari velisî An eorum qui omnino sani sunt optimum statum negabis ? cum tibi non eligas aut saltem semper sanum esse. At jam pertimescebas tibi esse quempiam in morbum incidendum, cum tamen id generis homines haud ullo unquam morbo tentari eidem Galeno persuasum sit. Quod vero ex sententia Hippocratis pro te astruis, ita intelligas oportet, summam valetudinem quae in ejusmodi corporibus est, quae a Galeno in praesens tantum sana esse dicuntur, agnoscamus. Eam igitur valetudinem, cum summa est, ne in pejus dilabatur, aut proebita potione, aut soluta vena, aut cibi abstinentia praecipit cohibendam. Hem, Erasme, quanto pudore tuo, quanto gloriae tuae periculo ab juvene homine, ab rudi oratore, a non oratore, a milite, ab Italo, ab eo qui pervelit se et dici et esse Ciceronianum, docearis!.... Succensere nobis nondebes,si et pro publica omnium causa, et pro mea ipsa, et pro tua, si voles, laboremus. Acerbius haec in te dicta putas? Quid si illorum ltalorum in quos rabie tincta missilia eminus jacularis, aciem cominus intuereris, quorum congressum loties exhorruisti ? Tun' me jubés a virtutibus abstinere, quoniam vitiis vicinae sunt? 0 Epicure, summo loco natis viris liberalitatem, quoniam profusi esse possint, intervertere conaris ? Tu magnanimitatem pessumdas, quod furtim temeritas obrepere solita sit? Tu me a recuperanda avitarum sedium dignitate deterrere vis, propterea quod cum majores mei eas obtinerent, a tyrannide haud penitus abesse fortasse visi sint? Omittamus omnes summas virtutes, sanctos viros ne imitemur, simulationi enim erimus propiores : inopes ne sublevemus, ostentation! enim haec proxima sunt : ornnia divina jura contemnamus, quoniam ii calles angusti praeruptis praecipitibusque discluduntur. — Ibid., p. 50, 51.
Vil
Quod si ita est ut haec ipsa religio omnino respuat omamenta, quorsum nugoe tuarum paraphrâsium?.... Interrogat deinde an pro Optimo Maxituo Jesu Deo nostro, Jovis vocabulum subdemus, pro Virginum regina Maria, Dianam. Id vero stultissimi hominis est interrogare. Numnam pro Erasmo appellabo te Lucianum ?
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392 LES GLADIATEURS.
Atqui commodius poteram. In hoc enim ipso ex Commentario quem de tractandae ratione historié conscripsit, imitatus es, eu* jus illiberalem taxandi morera sequutus es, cujus ad exemplum irridendis religionum nostrarum luminibus, teipsum comparastt. Nunc tibi Timonis nomeu subponam? Atqui decuit; humaai enim generis odio flagrare videris, qui praeter te unum probe* nihil. Num Porphyrium ? At noti sunt sanctissimis collegiis tui Commentarii, quorum impietatem omnibus suffrages damnarunt; quorum labes ut expurgaretur, mediis Lutetiee foris, suggérante etiam populo ignem, publiée concremarunt. Subdendoe erant animo tuo illae faces, Erasme, quibus fleres purior, non immerentibuschartisquaetuisoblitoe monstris, eo ipso satis poenarum dederant; ut intelligas longe dissimiles tui nos esse, quibus tantum erroris objiciebas, ut inter orationes nostras Redemptoris suavissimum ac dulcissimum Jesunomen, exhorresceremus. Utinam tibi, Erasme, ille ipse eam mentem dedisset ut suo nomine abstineres, cum tu tanquam popinonis aut institoris cujuspiam compotorem inter raoriones colludentem statueris. — Ibid., p. 52-54. •. TVIII
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Divertit hinc ad nomismata, quorum possessores putidius atque rusticius insectatur. Ego vero ita iis usus sum ut pro lectione haberem, fateorque aliquot in rébus me minus rudem effectum, sive litterarum notas legerlm, sive imagines contemplarer. Qua« tempestate, quod et historiarum tacitus hauseram monument!*, cum iis quae sub oculis sûbjecta erant conferebam. Atque adeo imperatores ipsos inter se comparando, eorum quoque facinora, quae ad vite cutfuui attinerent in memoriam redigebam, cum ex illis lineamentis animum meum componerem ad eos cognoscendum quos mihi aut fugiendos aut imitandos proposuissem. Hanc si tu civilem prudemiam rejicis, tollis, damnas, ac nequicquam quidem librorum legendum censebis in quibus ea quae in nomismatis exsculpta sunt, contineantur. At tibi haec eruditio displicet, eam tu contemnis. quid hoc? Saltem nobis permittf, dum tu calicum scyphorumque magnitudinem contemplaris, dum nitorem miraris, nos haurire florenyliistoriarum ex Us innoxiis notulis quae neminem insectantur. At sacro sanctoe crucis signuin tibi placet, atque semper Virginis imaginera apud te ma-
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APPENDICE. 393
vis. Quid tù, canicula, nos ab eo signo rejicis pro quo aliquot
patruorum meorum adMethonem etEuboeam mortui sunt?
Monumentorum proeterea inspectiones objicis nobis ; at quid hoc imperii est, immo vero quid .fatuitatis, si obvias habeo veteris nutrmoris notas, avertere oculos meos tanquam a prostitutis ohscoenitatibus, aut occludere ut in foveam impingam ? Oblatum mihi lapidem sévi injurioe superstitem jam sexcentos annos totos cum viatoribus colloquentem, hospitem litterariae sedulitatis,humanae sortis testem despiciam, atque abeam?.... Nonne ea prorsus historia est, cum pro republica occubuisse testantur, pro patriae libertate? Nonne idem mihi proponitur imitandum? Cum ad Harathonem iter aliquis faciebat, nonne paris gloriae animus appetens ad parem operam reip. navandam excitabatur, ut etiam per eos quidbi cecidissent, dejeranteru Demosthenem judices attentissime observarint? Quid sibivolunt aliud annuae i^ae laudationes quas Athenis fieri consuevisse isti tui Graeci aiunt, quam ut auditores, cum eorum tumulos qui diversis in locis pro patria vitam prodegissent, coram légère non possent, quasi unum in locumconfertoscontemp!arentur?Quid publiée ali eorum liberos refert, qui in proelio caesi animam efflarant? Quorsum primi consessus in theatro iis quorum parentes in legatione mortem appetissent? Quid in foro statuae, eaeque non unae, nisi ut ad aliud facinus patrandum alius vebementius incenderetur? Hi sunt populares libri qui etiam nolentes excitant, etiam aliud agentcs ad sese trahunt. Non enim idem omnibus otium quod tibi est, neque cuivis desidere totos dies licet, contubernalium sermonibus augeri, librorum lectione componi. Permitte et nobis rudibus militibus lectiones nostras, imagines intueri, nomismata inspectare, légère monumenla. — Ibid., p. 58-60.
IX
Quaf», optimi atque humanissimi doctissimique adolescentes, si semper solidoe gloriae appetentes, si arrogantiae infensi, invidiaê îmmici, vanitatis hostes fuistis, obsecro, obtestorque per vestras virtutes, eorumque quorum vos sedes oblinetis successores, per spes nunc demum resurgentis eloquentiae, date operam ut negligentia vestra nequaquam pessum iisse videatur. Perdenda sunt vobis non audacia modo calumniatoris, sed et hujusce quo-
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394 LES 6LADIATEURS.
que rei exemplum. Eripite fehcissimam optimi viri memoriam ex acerbitate maledicentissimi hominis, cujus invidia tam illustris nominis insectatione saturari non potest. In vestra capita invadet aliquando bestia haec si per vos impune in litterarum principem debacchari licuerit, neque eum impetum quem adversus arcem nostram semel coepit, omittet quin in caeteros omnes det acriorem. Rejicite hominis intemperantiam, depellite injuriam, confringite audaciam,abolete nefaria décréta, ut plus nunc vobis debeant, uno servato Cicerorle, omnia latinarum litterarum studia quam ipsi deberent Ciceroni, qui cum se ab impuro homine jam morte affectus defendere non possit, sese suamque ipse eloquentiam vestram fldei in quibus spesque opesque omnium bonarum litterarum sitoe sint, benignitate atque humanitate vestra fretus ac fidenscommendat. — Ibid., p. 69.
X
Arbilror te Doleti vidisse Dialogum adversus eum, quem non puduit exstantibus scriptis meis, flexu alio orationis omnia mea suffurari, atque ineptissimis inurere calamistris. Itaque eaedem quae in orationibus intemperiae, stylus paulo minus asper, sed emendicatus, ut verbis potius alienis conquisitis atque corrogatis quam argumento oblato ejus loquacitas excrescere videatur. At Caesarem laudat, inquies : accipio. Nam te aiunt ad eum retulisse consuleret dignitati suae, qui temere atque stolide nimis super Italico nomine ineptisset : a me integrum Dialogum apparatum quo illius ostenderem et malevolum animum cum inani gloria conjunctum, et pracceps ingenium cum stupore, et impurum dicendi genus cum loquacitate, et amentem diclionem cum impudentia. Ita igitur adblanditum ut animum meum deflecteret a proposito, ita laudasse ut sequi potius aliorum judicium invitus, quam suum ipse libens apponere videretur. Pro ea re data est nobis opéra, ut et eum et alium quem ipMgvelit,
poeniteat posthac rabiei illius, seu impudicitiae Perstrinx&um
in hac secunda oratione, sublato quidem nomine, sed ita uepictum ut vel ab infantibus Tolosanis agnosci possit. — J. C. SCAUGERI Epist. Ep. xiv, p. 35, 36, edit. 1621.
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APPENDICE. 395
XI
Dolelus vero etiam Musarura carcinoma aut vomica dici potest. Nam praeterquam quod in eo tam grandi corpore, ut ait Catullius, ne mica salis quidem, vult insanus agere.tyrannum in poesi, ita suo arbitrant Virgilianas gemmas suae inserit pici, ut videri velit sua. lgnavus loquutuleius qui ex tesselis Ciceronis febriculosas quasdam conferruminavit (ut ipse vocat) orationes, ut docti judicant, latrationes, putavit tantumdem liceri sibi in divinis opibus Virgilianis. Ita dum optimi atque maximl Francisci régis fata canit, ejus nomen suo malo fato functum est. Quodque tum illi, tum illius versibus debebatur, solus passus estatheos flammée supplicium. Flamma tamen eum puriorem non efficit, ipse flammam fecit impuriorem. In epigrammatum vero colluvionibus atque latrinis illis, quid ejus tibi sordes dicam? Languida, frigida, insulsa, plenissima illius vecordiae, quae summa armata impudentia, ne Deum quidem esse professa est. Quapropter, quemadmodtm summus philosophus Aristoleles in Natura animalium fecit, ut post enarratas partes quibus constituuntur, etiam excrementorum facit mentionem. hic ita ejus legatur nomen, non tan quam poète, sed tanquam poetici excrementi. — J. C. SCALIG. Poetic, lib. VI, p. 305.
XII
Neque enim honestissimum militise studium quod etiam mortales ipsosin Deorum numerum referre consueverit, au ferre débet cuiquam gloriam litterarum, quae in illius sinum recepta fotaque soepenumero conquiescit.Nihilo profecto magis quam nunc a litteris efflci potest quominus aliquando summa cum laude militarim. Si hanc igitur illud non sustulit, quare haec ab illo
auferatur? Militem scilicet tanta esse in dicendo facultate
quâmum^perpetuo sibi magistro eruditiorum judicium denegasset ? At vero qui scis, Erasme, illam ipsam aestus, frigoris, inediae, laborum tolerantiam, vigilias, oerumnas caeteras quas in illa teterrima vita saevissimo fortunae imperio exsecuti sumus, praevia fuisse ndta rudimenta, sed munimenta potius, atque ea lectjjssima
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396 LES GLADIATEURS.
quidem ad hanc alteram lauream consequendam? — Oratio ur p. 16,17. ,
XIII
Cujus insolentissimis ineptiis si très illi viri non responderunt, quanti me ipse aestimat, cui nihil responderit, tamise ab illis factum putet. Eam igitur provinciam cum non recusarim, ne me vero omnino spernat qui se non contempserim. Ergo furio^ sum me vocat furia, discordiarum parens ac fomes? Cujus scriptis incolumibus respublica sive christiana, sive litteraria stare non poterat. An quod aut verissimis ita non satis acerbis eum appellationibus convexarim? Ego illum coenum dixi : eloquentiae fontes contaminavit. Carnifex atque parricida appellàtus est :' nempe qui sese Ciceronis sobolem ultroprofileretur, ejus nomen, memoriam, mânes ipsos cum revellerit, convellerit, inquiétant," agitarit, dissipant, non solum patriae, ut Cato vomit, aut eloquentiae, ut omnes boni, sed suum ipse quoque parentem quem appellasset atque agnovisset, proies' jugularit. Ei unura Vos mo-> desti homines culeum qui tra commiserit parricidia, ei vy unum satis culeum putatis? 0 triparricida ! ut eniml'novo crimini majores nostri, quod a Solone omissum esset, qui speraret naturam hac in parte vinci non posse,.... novo facinori novum nomen, novum supplicium constituerunt, ita nos novo monstro, novo sceleri inaudito novum nomen, Romanarum aurium pace, inter légitima recipiamus. Furiosus ego? nam profecto talis hydra nonnisi ab Hercule potuit exscindi. Sicut enim in fornaeibus, ita in monstrosis ingenMsusu venire compertum est: quippe aut largiore aqua aut majore igni opus esse ad priora IncenÂa exstinguenda, ubi irrores, plus ignis addas quam auferas. —"Jbid., < p. 23, 24. • ■{"■■- ■
'■■ & XIV
Nam me beatum pusillo sed certo lare, nec sordido, necjfaju--; bano, taedet jam admodum quotidianarum peregrinationtmfquoe mihi carissimum thesaurum temporis suffuranlur. Libri meimecum sunt, eorum opéra, consilio, benignitate fruimur. Si quid mihiprobatur aut intelligitur minus, aequo animo fero, amplio judicium, contentus horas vulgi fefellisse. Neque eninrmeum
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APPENDICE. 397
venditare, sed aliéna judiciia emere id vero in lucro esse deputo. Neque itetum a me usquam ullum mortalium, annum jam quartum decimum, non solum consul tum, sed ex iis quoque qui paulo sint in litteris mediocrius promoti, ne conventum quidem dico. Ita regio haec litterarias curas non negligit modo, sed irridet quoque. Si quem paulo eruditiorem obtulit fortuna mihi, nihil minus quam litteras inter nos agitamus, leviculas sed suaves confabulationes : de bellis, de tempestatibus, de concordia principum, de armentis equarum, de venatione. Ubi collibitum est animo meo secedere in Ioca secretiora, adsum egomet mihi atque etiam praesum acerrimus vindex veritatis. Qui vero me aut infantem aut pupillum ratus est, noe is taies fortasse aut multos habuit domi suoe curatores ; neque enim qui sic vixisset, ita loqueretur. Nescit ille veterum pêne omnium plus centum libris examinatam eruditionem? Nescit me priscorum negligentiam inprodendis simplicibus medicamentis, recentiorum imprudentiam in veteribus castigandis, solum omnium prudentissime emendasse? Nescit criticis dialogis multis non caeteros medicos modo, sed Galenum quoque et Aristotelem ipsum ad veritatis metas revocasse ? Nescit mihi jampridem alteram elaboratam orationem qua illi ostendam quis ipse, quis ego vix siem ? Eam equidem suppressi amicorum rogatu, qui me humanae monerent fragilitatis ; plus parcendo interdum acquiri glorioe quam insectando; ne vero eam cruentam facerem victoriam quae mihi a Deo immortali de superbissimo hoste data coucessaque fuisset.Quid ampliusvellem quam vicisse?quam unum omnium Dodonaeotintinnabulosilentii servitutem imposuisse? Etiamne cum cadavere , quod fecissem, exitiabiles inimicitias perpetuarem ? His ego rogantibus, dignitati meae consulentibus quid responderem? Facile itaque vinci passus sum. — Ibid., p. 38, 39.
XV
Nam quae ille de suis diis infamia, infandaqueprodidit? Adulteria, incestus, odia inter se. Quod si allegorias trahunt ad physica, nunquam quicquam comminisci queant quo Venus atque Mercurius (1) a Vulcano in natura rerum comprehendantur. Quae
(I) Faute d'inadvertance sans doute; lisez Mars.
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398 LES GLADIATEURS.
sit Leucotbea quae invito Neptuno rege suo, Ulyssem servare audeat? Quis putet non esse puérile illud? Solis boves interficiunt " Ulyssis socii ac vorant : hoc Sol ipse nonnisi per nuntium resciscit; et ni si dixisset Lampetie, etiam nunc ignoraret ille; miselloe boves crrarent inultae in Elysiis. Ast alibi sane recte dictum est,
fiîÀio; 8{ irâvr' èfpopâ, xàl Ttâvr' ÈnaKoûei.
Saltem, cum torrerent eas, nidore Solem oportuit expergefactum,
expergefactum, in Oriente noctu dormiebat Minatur Jupiter in Solis
ultionem sese Ulyssis naves fulmine combusturum ; eas objectis mox obruit tempestatibus. Venus a mortali manu vulnerata ; este At Martem quis ferat ? etiam gementem ac vociferantem facit. Orationes in proeliis adeo longoe, ut dies defleiat nugantes* Hector plusquam dormit, Diomede plusquam bene rem gerente. Loquax Achilles in concione minas perfert détériores. Flet etiam apud matrem. Atque hic est a quo virum fortissimum Hectorem
interfectum credi vult Nihil putidius Hectoris morte; nihil
illis ineptius epicediis. Priamus qui jam annos decem de mûris praelia spectarat, jam tum demum quaerit quisnam sit hic aut ille. Milites inter se colloquuntur atque nomine appellant, quasi fuerint familiares. Ulysses interficit arcu procos, inter quos et ipsum tanlillum esset intervalli. Quare omnes simul in eum impetum non fecerunt? Achillis equi loquuntur. Quid praeterea expectamus? Ulyssis navis in saxum mutatur a Neptuno, ut immortalem faciat quam odio habere debuit. Queritur Antilochum filium Nestor ad Trojam interemptum, at is in certamine curruli vivit, ac vincit Menelaum. Porro Hectore occiso, nihil praeterea proeliorum commissum est. Iterum flet Achilles non sine magna causa; queritur enim apud matrem quod Patrocli vulnera muscae vorent. Non habuit servulum trinumo conductum qui illi ventulum faceret, quo vulnilingae illae ganeicolae abigerentur. Etiam in X Iliados Jovem fulgurare facit ubi ningit : nunquam hoc vidimus. Tripodas fabricat Vulcanus sponte sua mobiles, quare non et'lebetes fecit sponte coquentes obsonia? Jam sine arte ulla umbrarum evocatio. Alio enim apparatu utitur Lucanus ad unam tantum eliciendam. Risum vero cui non moveat, cum ait ensem illas et vulnera metuisse ? Quanto sapientius .noster : frustra ferro diverberet umbras. In X lliadis tum primum Agamemnonis describil thoracem. At in secundo debuit : ubi enim exercitus cata-
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APPENDICE. 399
logus, ibi et armorum. Demodocus Deorum foeditates in Alcinoi canit convivio; noster lopasres rege dignas. Sententiae molles, vulgares, futiles, quae ne cocum quidem meum, opinor, moverent ad choreas, nedum ut Ulyssem traherent ad manifesta pericula. Id quoque scire pervelim ubinam esset ambrosia illa in quintolliadis, quaJunonisequi vescerentur. Haec atque alia quamplurima sunt quibus Homeri res re Virgiliana longe minor est. —Poetices lib. V, p. 216. '
XVI
Egressum te exangustiistenuioris littératures, Sylvi Caesar fili, non ante decet inire rationem graviorum studiorum, quam istarum praeceptionum caussas notas habeas, per quas excellentissimae cujusque scientiae cursus aperiri debuit. Quanquam enim haec ipsa tenes quae certis observationibus recepta sunt, tamen quia saepius dubitare, an ita sit, semper quaerere, quare suis talia cogi possis, nisi te exemptum ex his difflcultatibus in tuto collocatum videam, vitam mihi acerbam putem ^Etati quidem tu», fili mi, quanquam primo in congressu videantur haec asperiuscula, ita tamen velim cum animo tuo statuas nihil unquam vulgare pretium ullum operae fecisse. At quanti tandem fit, excellentissimis quibusque rébus a vite ipsius primordiis assuescere? Itaque tetrica haec non nisi barbaris atque incultis animis terrorem ac desperationis facere opinionem, pro nobis vero appetentibus veritatis tanquam armatas stare putes legiones. — In prxfatione, lib. de Caussis ling. latinoe.
XVII
Pugnavi pedes, eques , adolescens , miles, juvenis, praefectus, certamine singplari, in obsidionibus, in campo civili, ad ludos equestrium ordinarios,. in excursionihus, in exercitibus; saepius vici, aliquando victus sum, corpore non animo, non virtute sed fato,sed ita ut etiam adversi casus ipsi majori mihi fuerint honori propter egregia facinora quam ipsis hostibus Victoria. Loca infinjta non designabo. Familiae nostrae mérita a Taxili usque temporibus erga regnum Galli-
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400 LES GLADIATEURS.
cum ad meam usque operam notissima sunt. Quod si exempta non sunt odiosa, poterit illius erga me amor ejus animum eo impellere, ut simul et Massinissam et Xenophontem componat, quorum utriusque idea vix me unum exprimat. Vides quam ridiculus mihi factus sum, cum vix centesimam quamque partent delibarim... Familiam meam quotusquisque doctiorum negat,si nobilitas in vetustate posita est, esse omnium nobilissimam? Cujus lux in Alani splendore ac virtute ad versus Attilam primum effulsit. Si îid capita principum spectes, liberalium, magnanimorum, fortissimorum, perpaucoe gentes cum ea sunt comparandae. Si quis malit intueri cognationes, deductos nos sciât multis ex
imparatoribus Omittofrigoris,aestus, inediae patientissimunt,
dies integros laboribus fregiase, noctes etiam continuasse. Hoc multis fortasse commune; illud non fortasse multis: vesper% post expedita diurna negotia ad sexaginta versus commentum esse, deinde coenasse, post coenam dictasse, quae ad aegrotorum postriduanas praescriptiones pertinerent; postea somnum cepisse. Summo mane experrectus fremitu nuntiorun* qui opem meam petunt quotidianam interrogasse, respondisse, dictasse sub prandium usque ; meridie pransum, illos ipsos versus quos vespere coneepissem, ad verbum sine ulla hsesitatione scribi jussisse. Qui haec non mirabitur, fortasse ne illud quidem decem et septem /Eschyli versus semel modo lectos summa flde memoriter illico reddidisse. — Cité dans Sponde, Annal., lib. III, p. 577.
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TABLE DES MATIERES
DU TOME PREMIER
PRÉFACE .. i
FRANÇOIS FILELFO OU PHILELPHE
CHAPITRE PREMIER
Naissance de Filelfo. — Il professe à Padoue, puis à Venise. — Est secrétaire de l'ambassade vénitienne à Constantinople. — Est député par Jean Paléologue vers l'empereur Sigismond. — Harangue le roi de Pologne, à son mariage à Cracovie. —Revient
Constantinople et s'y marie. —Y demeure sept ans, puis revient à Venise. — Chassé de Venise par la peste, va à Bologne pour y professer l'éloquence. — Va ensuite à Florence remplir le même emploi. — Ses succès et ses envieux. — D'abord bien accueilli de Cosme, il se brouille avec lui et se jette dans le parti des nobles. — Est l'objet d'une tentative d'assassinat. — Soupçonne les Médicis et songe à se venger....' 1-10
CHAPITRE II
Satires de Filelfo. — Leur importance pour l'histoire littéraire et l'histoire politique de Florence. — Satire contre les moeurs des Florentins. — Satires contre Cosme de Médicis. — Les amis de Cosme se liguent pour diffamer et ruiner Filelfo. — Satires contre Niccolo Niccoli, Carlo d'Arezzo et Poggio. — Autres satires contre Cosme. — Leur violence s'accroît à mesure que le parti
I. 2G
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402 TABLE DES MATIÈRES.
des Médicis perd du terrain. — Cosme est exilé. — Satire de Filelfo à cette occasion 17-38
CHAPITRE III
Filelfo est affligé de l'exil de Cosme, et pourquoi. — Ses satires contre Cosme, moins injurieuses. — Rappel de Cosme. — Filelfo s'enfuit à Sienne. — Satire où il reproche aux Florentins d'avoir épargné la vie de Cosme. — Il est mis au nombre des proscrits. — Est frappé en pleine rue par un assassin envoyé de Florence à Sienne. — Satires à ce sujet. — Il repousse l'offre de se réconcilier avec Cosme. — Engage les exilés à s'unir et à marcher contre Florence 38-48
CHAPITRE IV
Filelfo quitte Sienne où il ne se croyait pas en sûreté, et va Bologne, d'où il part bientôt pour aller à Milan. — Satire contre Cosme. Il excite le duc de Milan, Philippe-Marie Visconti, à faire la guerre aux Médicis. — Ses adresses au sénat et au peuple de Florence. — Il est bien traité du duc de Milan. — Il abandonne la satire personnelle pour la satire morale. — Trait horrible contre les moeurs de Cosme. — Ce qu'il faut croire des infamies qu'il lui impute. — Sa situation à la cour de Visconti. — Il perd sa première femme, veut se faire moine, ainsi qu'il l'avait voulu déjà avant ce premier mariage, et se remarie. — Son commentaire sur Pétrarque et son poëme sur saint Jean-Baptiste, l'un et l'autre en langue italienne 48-63
CHAPITRE V
Mort de Visconti. — Milan se constitue en république. — Filelfo invite les princes étrangers à s'en emparer. — Dénoncé au gouvernement républicain par Candido Decembrio. — Ses satires contre ce dernier. — Il cherche à se réconcilier avec les Médicis et échoue dans cette tentative. — Il réussit quelques années plus tard. — Il ne peut obtenir que son nom soit rayé de la liste des proscrits. — Devenu veuf pour la seconde fois, il veut pour la troisième fois se faire moine, et se marie pour la troisième fois.
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TABLE DES MATIÈRES. 403
— Il se dispose à partir pour Naples où Alphonse veut bien agréer la dédicace de ses satires. — Embarras d'argent qu'il éprouve avant de se mettre en route. — Il fait une quête parmi ses amis. Il part enfin, en évitant de passer par Florence, d'où il était toujours proscrit. — Il arrive à Rome où il est bien accueilli de Nicolas V ; puis à Naples, où Alphonse le reçoit avec honneur et lui décerne le laurier poétique. — Il obtient de Mahomet II la liberté de la mère de sa première femme, prisonnière des Turcs.
— Ses mauvais procédés envers Pie II le font mettre en prison par le duc de Milan, François Sforza. — Déboires qu'il éprouve sous le règne de Galeazzo, successeur de ce prince. — Il va de nouveau à Rome. — Il obtient à Florence une chaire de grec, y arrive et meurt. — De quelques-uns de ses écrits 63-06
APPENDICE 97-11 :>
P0GGI0
CHAPITRE PREMIER
Naissance de Poggio. — Est nommé secrétaire apostolique.— Attaque dans ses écrits les vices du clergé. — Découvre des manuscrits. — Est témoin du supplice de Jérôme de Prague.— Va en Angleterre. — Revient à Rome où il reprend et garde ses fonctions de secrétaire apostolique, nonobstant le changement des papes. — Est pris et mis à rançon par les soldats de Piccinino. — Rejoint Eugène IV à Florence. — Prend la plume après le rappel de Cosme, et attaque Filelfo. — Ses invectives contre celui-ci, et particulièrement la première .. 117-135
CHAPITRE II
Satire de Filelfo contre Niccoli en réponse à Poggio. — Seconde invective de Poggio. — Réplique de Filelfo. — Il essaye par les infamies qu'il raconte de Poggio d'empêcher son mariage. — Mariage de Poggio 136-147
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104 TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE III
Troisième invective de Poggio contre Filelfo. — Détails horribles sur Filelfo, depuis sa naissance jusqu'au moment où fut écrite cette invective 147-159
CHAPITRE IV
Réponse de Filelfo à l'invective précédente. — Poggio souffleté par Georges de Trébisonde. — Invective de Poggio contre Amédée de Savoie, qui fut pape sous le nom de Félix V. — Réconciliation de Poggio et de Filelfo. — Poggio quitte la cour de Rome, après y avoir exercé cinquante ans le même emploi. — Sa mort 160-179
APPENDICE 181-194
LAURENT VALLA
CHAPITRE PREMIER
Ce qui distingue la querelle de Poggio avec Valla de celle qu'il eut avec Filelfo. — Naissance de Valla. — Un oracle indique à sa mère enceinte le prénom qu'elle doit lui donner. — Valla sollicite l'emploi de secrétaire apostolique que la jalousie de Poggio l'empêche d'obtenir. — Professe l'éloquence à Pavie. — Attaque le jurisconsulte Bartole. — Va à Milan, puis à Naples, et suit Alphonse dans toutes ses expéditions militaires. — Fait un voyage à Rome. — Écrit là une diatribe contre la donation de Constantin. —Obligé de fuir, retourne à Naples d'où il écrit au pape pour se justifier, et où il ouvre un cours d'éloquence grecque et latine. — Se fait des affaires avec les théologiens de Naples par la trop grande liberté de sa langue 195-206
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TABLE DES MATIÈRES. 405
CHAPITRE II
Invectives de Vallacontre Bartolomeo Fazzio. — Celui-ci dérobe le manuscrit de l'Histoire de Ferdinand, y relève plus de cinq cents fautes et les divulgue. — Explications à ce sujet entre Valla et Fazzio devant le roi. — Extraits des invectives de Valla. — Comment il manie l'injure plus habilement que Poggio 206-219
CHAPITRE III
Attaque de Valla contre Antonio da Ro. — Innocuité relative de ces attaques. — Valla quitte la cour d'Alphonse et revient à Rome où il est bien accueilli de Nicolas V. — Il ouvre une école. — Sa querelle avec Poggio. — Ses Antidotes ; il les dédie au pape. — Poggio commence l'attaque ; sa première invective contre Valla 219-235
CHAPITRE IV
Réponse de Valla à l'invective de Poggio. — Les premier, deuxième et troisième Antidotes. — Réplique de Poggio. — Deuxième et troisième invectives 235-24»
CHAPITRE V
Valla répond à la seconde invective, ne connaissant pas encore la troisième. — Quatrième Antidote. — Plaisante justification de Valla au sujet de la maîtresse que Poggio lui reprochait d'entretenir dans la maison de son beau-frère. — Réfutation de toutes les autres accusations de Poggio contre les moeurs, les écrits, les opinions religieuses, etc., de Valla. — Filelfo essaye vainement de réconcilier les deux adversaires 248-268
CHAPITRE VI
Dialogues de Valla contre Poggio. — Faible réponse de celuici. — Invectives de Valla contre Morandi. — Ses traductions. —
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406 TABLE DES MATIÈRES.
Il lit une partie de celle d'Hérodote à Alphonse. — Sa mort.
— Ses autres écrits 268-285
APPENDICE • 287-304
JULES-GÉSAR SCALIGER
CHAPITRE PREMIER
Naissance de Scaliger. — 11 se dit de race princière. — Ses études, son apprentissage à la guerre. — Il veut se faire moine, afin de devenir pape. — Il étudie pour cela la théologie et la logique à Bologne. — Reprend le métier des armes. — Ses exploits. — Étudie la médecine à Turin. — Vient à Agen avec l'évoque de cette ville, laRovère. — S'y marie. —Publie son premier ouvrage à quarante-sept ans, contre Érasme qui venait de publier son Ciceronianus. —Analyse du Ciceroniamis. 305-318
CHAPITRE II
Effet produit par le Ciceronianus sur les gens de lettres. — Scaliger écrit deux discours contre Érasme. — Il les adresse aux écoliers de Paris 318-345
CHAPITRE III
Difficultés et humiliations que Scaliger éprouve au sujet de son premier discours. — Érasme ne daigne pas y répondre. — Scaliger se propose de renouveler l'attaque dans un second discours. — Ses procédés envers Dolet, autre agresseur d'Érasme 345-353
CHAPITRE IV
Second discours contre Érasme et analyse de ce discours. 354-365
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TABLE DES MATIÈRES. 407
CHAPITRE V
Troisième discours de Scaliger contre Érasme, perdu.— Sa querelle avec Cardan. — Ses talents pour la poésie. — Sa Poétique. — Son jugement sur Homère. — Causes de la langue latine. 366-376
CHAPITRE VI
Dernières années de la vie de Scaliger. — Ouvrages qu'il disait avoir écrits; autres qu'il se proposait d'écrire. — Sa mort.— Son caractère. — Conseils qu'il donnait à son fils Sylvius. — Bonne opinion qu'il avait de son propre mérite. — Son portrait peint par lui-môme 376-383
APPENDICE 385-400
FIN DE LA TABLE DES MATIERES.
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