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MÉLANGES
TOME VI
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CAEN. — IMPRIMERIE DE E. POISSON.
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MÉLANGES
RELIGIEUX, HISTORIQUES
POLITIQUES ET LITTÉRAIRES
PAR
Louis VEUILLOT
REDACTEUR EN CHEF DE L' Univers
SECONDE ÉDITION
TOME VI
(1852-1856)
PARIS
L. VIVÈS, LIBRAIRE-ÉDITEUR R17E DELAMBRE, 5
18GI
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D'UNE CERTAINE SAGESSE.
18 mars 1852.
Premier avertissement à M. le prince Albert de Broglie, catholique trop sage. — Examen d'un livre sur la suppression de la Compagnie de Jésus.
M. le prince Albert de Broglie, jeune écrivain déjà remarquable, est un catholique sincère que nous avons l'ennui de compter parmi les plus aigres censeurs de nos efforts et de nos opinions. Ces hommes qu'on a vus partout au premier rang dans la défense des intérêts religieux et qu'on a nommés le parti catholique, paraissent lui déplaire extrêmement. Tout ce qu'il écrit, quoique fort décent, renferme quelque pointe à leur adresse ; il semble toujours craindre qu'on ne le confonde avec ces gens-là. Il ne court aucun risque, il a des alibi incontestables : n'importe ; il multiplie ses désaveux. Cette fécondité devient importune. La façon, d'ailleurs, en est maussade. M. Albert de Broglie se complaît aux épigrammes posées, aux dédains discrets. Il sait pertinemment qu'on se trompe ; il connaît les justes besoins, les justes droits, les justes limites de l'Église au temps où nous vivons. Ainsi, jadis, parlait M. le duc, son père. Examinant les réclamations des évêques contre le monopole de l'Université *, il leur signifiait 1 Voyez lomel".
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les lois définitives de l'esprit moderne, et leur assignait la part que l'homme entend faire à Dieu. Tant de sagesse en de telles matières sied mal aux adolescents. Il y a longtemps que nous aurions pu le dire ; nous avons voulu attendre que notre jeune Caton eût jeté cette gourme d'éducation et de famille. Ses convictions notoires, les services qu'il serait en état de rendre à la cause religieuse, nous touchaient plus que ses taquineries, et nous engageaient à lui donner du temps. Nous le nommons pour la première fois ; il avouera que nous n'avons pas été pressés de nous défendre, et que la modération est de notre côté. Mais voici qu'il n'a plus l'excuse de l'extrême jeu- - nesse : dans son intérêt même, il faut l'avertir. A notre avis, s'il ne change pas de voie très-promptement, il perdra sans fruit les dons heureux qu'il a reçus; il ne sera qu'un politique et un écrivain vulgaire. C'est ce que nous espérons lui faire entrevoir, à l'occasion d'un article qu'il vient de publier dans la Revue des Deux-Mondes, sur le comte Alexis de Saint-Priest, mort l'an dernier.
Le pauvre M. de Saint-Priest passait pour incrédule ; sa fin chrétienne a montré qu'il n'avait été que frivole. Il s'est confessé assez sérieusement pour désobliger le Journal des Débats 1. Une confession générale est un errata dont il faut tenir compte aux libres penseurs qui ont eu le malheur de laisser des livres. L'amitié chrétienne, traçant le portrait de ce pénitent, peut le flatter en quelques places. L'amitié a ses privilèges, même ses licences. Elle n'a pas pourtant le pouvoir d'absoudre des écrits que l'auteur, face à face avec les premiers rayons de justice éternelle, a dû lui-même condamner. Nos devoirs envers les livres de nos amis ne nous dispensent pas de nos devoirs envers la vérité, envers
' Dans la notice pleine d'admiration qu'il donna à M. de Saint- Priest, le Journal des Débats ne fit po.int mention de cette faiblesse.
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Dieu, envers les amis et les serviteurs de Dieu que ces livres ont persécutés et diffamés. Si M. Albert de Broglie se contentait d'illustrer le caractère privé de M. de Saint-Priest, nous n'aurions rien à dire. Paix à qui a demandé la paix ! Mais il vante l'écrivain, l'historien ; il le donne en exemple. C'est passer la mesure ! De quelque point de vue qu'on examine les travaux de M. de Saint-Priest, rien ne justifie cet éloge. Appliqué par un catholique à des livres comme l'Histoire de la chute des Jésuites, il est insupportable et presque scandaleux. Nous ne voulons point parler ici du style de M. de Saint-Priest, plus élégant que juste, plus précieux qu'élégant. Nous passons sur ses théories historiques : M. de Broglie les déclare ingénieuses. Leur originalité consiste surtout à retrancher dans l'histoire le personnage de la Providence. Ce n'est pas de quoi crier merveille ! M. de Broglie esquisse habilement ces théories, sans pouvoir en déguiser la faiblesse. Il y sent un vide qu'il ne sait comment combler. Peut-être n'a-t-il pas d'idée formée sur ce chapitre ; peut-être que l'appréhension de passer pour néo-catholique l'empêche de dire à quelles sources, ignorées de son historien, les nations puisent la vie ou la mort.
Mais laissons ce qui n'est que contestable, venons à ce qu'il faut blâmer. A propos de Y Histoire de la chute des Jésuites, M. Albert de Broglie va jusqu'à louer M. de Saint- Priest de son impartialité. Les historiens modernes, peu scrupuleux cependant sur cette qualité, nous ont donné peu de livres où elle paraisse moins.
L'homme n'a guère la faculté d'être impartial, et si l'on voulait bien nous comprendre, nous dirions qu'en une foule de rencontres il n'en a pas le droit. Là où le bien et le mal sont en présence, qu'est-ce que l'impartialité ? Ce combat du bien et du mal est le sujet ordinaire du récit historique. Quand l'Eglise, (lui est le bien absolu, occupe la scène, ce
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que l'on appelle impartialité dans l'histoire n'est, la plupart du temps, qu'ignorance feinte et déni de justice. C'est le défaut particulier et presque inévitable de toute histoire écrite au bruit des controverses dont la religion est le sujet. Si l'écrivain se targue d'indifférence en matière religieuse, ou il est ignorant, ou il est sceptique, ou il craint de compromettre le succès de son ouvrage : même sans le vouloir, il est ennemi. Son impartialité, toute de forme et d'apparence, n'est au fond qu'une hostilité plus perfide. Aucun autre genre d'impartialité ne brille dans l'Histoire de la chute des Jésuites.
M. de Saint-Priest publia ce livre durant la grande guerre * de la liberté d'enseignement ; il voulut écrire au profit de l'Université, qu'il ne pouvait que médiocrement secourir par son talent d'orateur. C'est lui qui l'avoue. On attendait un pamphlet, dit M. Albert de Broglie. Oui, certes ! et ce fut un pamphlet que l'on eut. Les champions de l'Université, difficiles en matière de haine et de calomnie contre les Jésuites, se déclarèrent contents. M. de Montalembert espéra que les faits, quoique défigurés, finiraient par parler plus haut que la passion de l'historien. Le Journal des Débats protesta pour l'honneur de M. de Saint-Priest et de son œuvre. « Les conclusions très-peu équivoques du savant « écrivain ne tromperont personne, dit-il, sur l'espèce de « sympathie qu'il éprouve pour les prétentions et les intri- « gues de la société trop fameuse dont il raconte la ruine « trop peu durable. » Aux certificats du Journal des Débats, M. Sue ajouta les siens : dans le Juif-Errant, il cite avec éloges l'histoire dont M. Albert de Broglie nous vante l'impartialité. Dieu juste ! quelle impartialité et quelle histoire! Un docteur en droit, M. Paul Lamache, voulut en relever les erreurs et les contradictions. Il lui fallut un volume, tant l'historien a su se tromper artiste ment. Que M. Albert de Broglie, faisant une fois violence à son mépris pour
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les travaux catholiques, lise cette réfutation pleine de conscience et de gravité : il verra ce qu'un honnête homme, après avoir pris la peine d'étudier le procès, a dù dire et penser de la fidélité du rapporteur.
Mais une réfutation en forme est-elle nécessaire? Est-ce qu'il ne suffit pas du simple bon sens catholique pour reconnaître partout, dans ce livre, la frivolité, le dénigrement, la fraude ? Oui, la fraude ! Ce n'est pas toujours par une ignorance et par une légèreté déjà bien coupables, c'est à dessein, c'est souvent avec travail que M. de Saint-Priest, racontant cette lâche persécution de quatre gouvernements contre un ordre religieux irréprochable, refuse aux victimes non-seulement la pitié, mais la justice. Ils étaient plus de vingt mille en Espagne, en Portugal, en France, en Italie, dans les missions de l'Orient, dans le Nouveau- Monde ; ils formaient la plus forte milice du christianisme ; ils avaient été le boulevard de la civilisation et de l'unité catholique contre l'hérésie luthérienne ; ils étaient encore les meilleurs instituteurs de la jeunesse en Europe, et les vrais, les seuls civilisateurs des Indes. On les proscrivit sans avoir à leur reprocher un crime, sans que toutes les passions humaines, conjurées contre eux depuis près de cent ans, aient pu leur en imputer un seul qui soutienne l'examen. Leurs ennemis mêmes ne produisent à leur charge que des haines de philosophes, des mensonges de légistes et de sectaires, des intrigues de courtisanes et d'hommes d'Etat. Ils furent traités avec une barbarie qu'on eût rougi d'employer contre la faction la plus perverse et la plus criminelle. On les insulta, on les vola, on les fit monter sur les bûchers et sur les échafauds, on les laissa mourir de faim dans l'exil et dans les prisons; on les frappa jusque dans ces Réductions d'Amérique, où, par des prodiges de bon sens et de vertu, ils créaient pacifiquement une civilisation qui est tombée avec eux et qu'aucune main ne relè-
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vera jamais. Il n'y eut d'égal à la persévérante cruauté de leurs ennemis que la persévérante majesté de leur résignation. Ils tendirent le cou et se laissèrent silencieusement assassiner.
M. de Saint-Priest raconte les épisodes de ce long martyre : pas un cri d'indignation, pas un signe de pitié ne lui échappe ! Les grâces de son récit l'occupent d'abord ; et comme il s'entendait à persifler, il persiffle, non ceux qui tuent, mais ceux qu'on égorge. Son avis est qu'en somme les Jésuites avaient mérité cela, qu'ils ont été fort ridicules dans toutes ces aventures. C'est en souriant qu'il prélude au récit du supplice de Malagrida. Pombal avait dit qu'il saurait réconcilier les philosophes français avec l'Inquisition et leur faire voir l'utilité de ce tribunal. « Pour appuyer « de telles maximes par un exemple, ajoute galamment cc M. de Saint-Priest, Pombal trouva piquant de les appli- « quer aux Jésuites ; » et Malagrida fut brûlé.
Le grave historien s'amuse encore plus de Ricci, général de l'Ordre à l'époque de la suppression. La catastrophe n'a pesé sur personne aussi formidablement que sur ce pieux vieillard. Il pleurait un grand nombre de ses frères, il voyait triompher partout l'impiété conjurée contre son institut et contre l'Eglise ; il souffrait comme homme, comme chrétien, comme religieux. Ainsi attaché à cette croix, flagellé, couronné d'épines, percé déjà de tant de coups, il en attendait un plus cruel, prévoyant qu'il devrait, à son tour, pousser ce cri navrant et suprême : Mon père, mon père, pourquoi m'avez-vous abandonnée M. de Saint-Priest s'exerce à montrer Ricci sous des aspects comiques : il le peint inquiet, essoufflé, hors d'haleine, parcourant les quartiers de Rome dès la pointe du jour, cherchant des amis, n'en trouvant pas. Beau sujet de risée ! Mais cette caricature est un mensonge. Ricci se savait condamné, il ne chercha point de recours sur la terre ; il souffrit et mourut en chrétien, aussi
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grand que son malheur. M. de Saint-Priest fait des pirouettes. Son impartialité accorde de hautes qualités à Pombal ; il ne veut pas même laisser au P. Ricci la dignité de l'innocence et du pardon. Il poursuit de ses badinages indécents le noble testament de ce juste qui, sur le bord de la tombe, entre les murs d'une prison, soumis, humble et miséricordieux, légua solennellement sa mémoire à l'Eglise et son pardon à ses persécuteurs.
Le livre est plein de traits semblables. M. Albert de Bro- glie n'en est point choqué. C'est, dit-il, « un récit grave et K piquant, où l'on apprit que la sentence prononcée contre u les Jésuites avait été inique, r exécution brutale, jnais « l'attitude et la défense de l'Ordre assez médiocres et fort « dégénérées de ses glorieux fondateurs. » On voit qu'il sait aussi garder l'impartialité ! Nous aimerions à savoir de lui s'il range parmi les épisodes graves ou parmi les épisodes piquants le conte hideux de l'empoisonnement du Pape par les Jésuites. Ce conte, inventé par la valetaille lettrée qui trempe sa plume dans le sang des martyrs pour écrire contre eux des libelles en l'honneur des bourreaux, M. de Saint-Priest n 'ose pas dire qu'il y croit, mais il le ramasse, et par tous les vilains artifices de la faconde littéraire, il cherche à le faire accepter du lecteur. Ayant rassemblé de toutes parts les faux témoins et rapporté leurs dépositions, il s'esquive, comme l'homme au stylet, qui se perd dans la foule après avoir frappé. M. de Broglie néglige encore ce détail. Le récit est « grave et piquant, » il est « impartial, » que peuvent demander de plus les amis des Jésuites ?
Si l'Histoire de la chute des Jésuites a vérifié la prédiction de M. de Montalembert, ce n'est pas la faute de l'auteur ; il a tout fait, comme on l'a dit, pour paraître impartial et - pour que le lecteur ne le fùt pas. Son ouvrage est un monument de cette implacable passion du bel esprit qui sacrifie la justice au besoin d'obtenir des applaudissements.
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M. de Saint-Priest ne haïssait pas les Jésuites à la façon absurde et féroce des âmes tout à fait gâtées et des esprits tout à fait ignorants. Il voulait, avant tout, soutenir la thèse du monopole universitaire. Peut-être, en sa qualité d'homme politique jeune encore (hélas ! il se croyait jeune), avait-il quelque lointaine vue sur le portefeuille de l'Instruction publique ; il en avait certainement sur l'Académie. Ni la mémoire de quelques milliers .de religieux persécutés (il y a soixante-dix ans), et redevenus impopulaires, ni l'intérêt d'une Eglise dont il ne suivait pas le parti, ne pouvaient l'arrêter sur le chemin d'une si belle ambition. Il écrivait pour le succès ; la vérité n'aurait point réussi. Est-ce une excuse? Encore fallait-il l'alléguer. Nous espérons que M. de Broglie n'accepterait pas une pareille excuse pour lui- même, et qu'il s'est promis de ne jamais se distinguer si complètement du parti catholique.
Mais, pour lui dire toute notre pensée, il en sera tenté ; il est sur la pente. La passion du bel esprit, la petite et terrible passion de ne point passer pour dévot et de ne point choquer par ce caractère odieux la bonne compagnie politique, cette passion commence à lui intimer ses rudes commandements. Sa complaisance pour le mauvais livre dont nous parlons en est la preuve évidente. Il se croit aisément quitte envers l'Eglise, envers ses serviteurs, envers ses martyrs, envers ses décrets. Nous avons vu de quel ton dédaigneux il parle de ces vingt mille Jésuites fort dégénérés, parmi lesquels pourtant la persécution ne trouva pas cent apostats. Il ajoute, avec un abandon qui afflige et qui fait sourire, qu'après le livre de M. de Saint-Priest « il n'y eut rien de décidé sur la vieille querelle de Pascal et de la compagnie de Jésus. » Ignore-t-il que Rome a parlé, qu'elle a condamné les Provinciales, qu'il n'y a plus rien à décider? S'il ne le sait pas, il n'a guère loin poussé ses études ; et s'il le sait, il a donc déjà bien peur de M. Cousin !
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Qu'il y prenne garde. Etre catholique, c'est un grand don, précieux même pour la vie présente, plus précieux que jamais en nos temps de vérités diminuées et d immenses incertitudes. Mais il faut l'être tout à fait. Ne l'être qu 'à demi, c'est une pitié et un effroyable embarras. Le fuyard est affaibli du poids de son épée et de son armure. Dès qu 'un catholique ne se propose pas résolument de combattre les erreurs du monde, il devient le plus méprisé de leurs courtisans. Les convictions qu'il craint de montrer et qu'il ne peut entièrement cacher le rendent hésitant, timide et gauche. Il ne fait bien nulle part ; il ne contente ni le bon ni le mauvais parti, ni lui-même. Vainement il se targue de raison, de sens modéré, d'impartialité, de sagesse ; personne ne s'y trompe. Il n'est point un sage et ne passe point pour sage : il est un amphibie, bientôt connu et authentique.
En politique, le caractère général de ces amphibies est l'effacement et l'intrigue ; en littérature, le lieu commun ; en tout, l'indécision, l'humeur quinteuse, la jalousie, la stérilité.
Avec son nom, son talent, son patriciat, M. Albert de Broglie est appelé sur la scène du monde, et il sait trop ce qu'il vaut pour vouloir s'en exclure. Il y paraîtra, il sera remarqué. Eh bien ! qu'il s'en souvienne : s'il ne se range pas franchement du côté de l'Eglise, nom, talent, fortune, tout ne lui servira qu'à faire partout les intérim. Dans e tiers-parti, il jouera les utilités; dans les recueils philosophiques et littéraires, il dévidera proprement des pauvretés. Il le sentira, il s'aigrira ; la critique, nous disons celle du monde, celle qu'il redoute, ne le ménagera pas toujours : quand on a du sang de Necker dans les veines, c'est tout ce qu'il faut pour faire à l'opinion quelques-uns de ces sacrifices exorbitants que l'on regrette trop tard, et que l'on risque de ne pouvoir assez réparer.
M. Albert de Broglie a déjà une propension très-forte an
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lieu commun. Malgré la maturité un peu artificielle de son talent et les prétentions encore trop fières de son esprit, il collige et place volontiers ses solutions toutes faites, qui traînent entre l'Eglise et la philosophie, et que les deux partis, d'un commun accord, commencent à laisser là, n'y voyant que des compromis inacceptables. Il évite ainsi de se prononcer ; merveilleuse politique , en un temps qui exige précisément que l'on se prononce et qu'avant toute chose l'homme public montre son drapeau ! Il dit, en parlant du mouvement de l'esprit français au dix-huitième siècle, « qu'on en pourra parler cent ans sans en dire jamais ni assez de bien ni assez de mal. » Il dit que l'Eglise catholique, après avoir guidé la marche du monde, le flambeau de la vérité dans la main, « a obtenu de ses services « le droit de s se retirer de l'arène poudreuse des sociétés po- « litiques, de ne plus se mêler activement des affaires huit maines, où les mains les plus pures se souillent (où par « conséquent elle s'est souillée), de prier en paix au fond « des sanctuaires pour les souverains détrônés et pour les « peuples en révolution.» Il dit, à propos de Voltaire, qu on « n'approche pas de ces riches- natures, dans lesquelles la « main de Dieu a déposé le génie, sans se sentir épris pour « elles d'une involontaire affection. »
Voilà ce que nous appelons, dans la forme et dans le fond, des pauvretés et presque des enfantillages. On les pardonnerait à quelque huron de l'Université ou de la littérature, qui voudrait faire le bon apôtre et l'homme accommodant ; mais M. de Broglie serait certainement bien embarrassé d'établir tout cela. Il est catholique. Un catholique doit savoir et sait qui l'emporte du mal ou du bien dans le mouvement du dix-huitième siècle ; un catholique doit savoir et sait de quelle puissance surnaturelle Voltaire a voulu recevoir son génie ; un catholique, enfin, doit savoir et sait que le flambeau de la vérité n'est pas éteint dans les mains de l'Eglise, et que si le
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dix-neuvième siècle s'obstine à le renfermer au fond des sanctuaires, le dix-neuvième finira comme le dix-huitième a fini, dans les ténèbres et dans le sang.
Sauf cette vérité catholique qui est un roc sous nos pieds et un soleil éternel sur nos têtes, que reste-t-il de stable autour de nous, et de lumineux devant nous ? Politique, philosophie, morale même, c'est une fondrière et un brouillard. Tous y entrent à l'aventure, tous s'y perdent, le doctrinaire comme le socialiste, M. le duc de Broglie aussi fatalement que le citoyen Proudhon. De tous côtés le mystère, de tous côtés l'abîme. Où va-t-on? quelle est la bonne voie ? où la- vérité ? où la justice ? qui donne une solution possible aux problèmes du temps et de l'éternité ? De tout cela, le catholique seul sait quelque chose, au milieu de tant d'hommes qui l'ignorent complètement et à jamais. Il a une loi dont il connaît l'auteur, un dogme qui défie la discussion, une lumière qui brave la tempête, une réponse à tous les sphinx que l'enfer pousse sur son chemin, un devoir toujours évident, une invincible espérance. Quel homme, ayant reçu ce don de Dieu, osera dire, osera croire qu'il l'a reçu pour le cacher, pour n'être extérieurement qu'un sceptique comme un autre, pour répondre à ceux qui cherchent : Cherchez toujours, je ne sais pas !
Non, ce n'est point de la sagesse, ni de la modestie, ni de la modération ; c'est de la complaisance pour l'erreur, c'est du respect humain, c'est une trahison envers Dieu, envers les hommes, envers vous-mêmes ! Trahison punie aussitôt, car la foi ne ncus laisse toute notre valeur qu'autant que nous lui donnons toute son action.
Nous conjurons très-sincèrement et très-cordialement M. Albert de Broglie d'y songer. Mon. Dieu ! nous ne lui demandons pas des témérités. Nous ne lui demandons pas de se compromettre, d'attacher le grelot, de n'avoir point d'amis, de recevoir les premiers coups et les derniers ; d'i-
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miter ces hommes dont il trouve que les combats furent « sans péril, » et qui, cependant, ont bien exposé et sacrifié quelque chose, ne flÎt-ce que le plaisir et l'honneur de recevoir ses compliments. Qu'il fasse autrement, qu'il fasse mieux, qu'il leur montre à mieux faire ; mais qu'il fasse quelque chose ! Ne peut-il rester gentilhomme, homme du monde, devenir même académicien, sans toutes ces révérences et toutes ces embrassades prodiguées à l'ennemi? Qu'il essaie d'arriver à l'Académie et ailleurs autrement qu'en grattant à l'huis du lieu commun. Il y a une meilleure porte, par où quelquefois peut passer un homme tout entier. Nous voudrions que cette porte fut celle des catholiques : car il leur est plus glorieux et plus profitable d'y attendre en essayant de la forcer, que d'ouvrir l'autre avec le vulgaire passe-partout de la philosophie honnête et du christianisme modéré.
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RÉFORME DE L'ENSEIGNEMENT CLASSIQUE.
8 août 1852.
Résumé de l'opinion soutenue par l'Univers 1.
I. Les adversaires de la réforme de l'enseignement classique, ou ceux qui ne la. veulent que très-mitigée, s'attachent à un point qu'ils considèrent comme démontré et incontestable : la supériorité littéraire des auteurs païens. Ils disent : Les païens ont parlé la belle langue, ils ont fait les beaux livres, ils sont donc les bons maîtres. Hors d'eux, point de goût, point de grâce ; sans eux, point de littérature, aucun moyen de former un écrivain, un poète, un orateur. Restreignons-les, expurgeons-les, mais pourtant laissons-leur la première et la grande place. Quand le goût des élèves sera formé, alors nous aborderons la saine barbarie des chrétiens. La jeunesse s'attachera d'autant plus au bien qu'elle connaîtra et aimera davantage le beau.
Les partisans de la réforme contestent ces données. Ils nient la prétendue barbarie de la langue chrétienne, comme un préjugé dont un peu d'étude ferait promptement justice. Cette langue est autrement belle, mais non moins belle que
1 Ce résumé des longues polémiques soutenues par l'Univers dans la question des classiques, doit être lu après les articles sur le même sujet qui sont insérés dans la seconde série.
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la langue des païens. C'est la cathédrale gothique en présence du temple grec. Au dedans, Dieu y réside; au dehors, elle a sa beauté spéciale, distincte de tout ce que l'on connaissait auparavant. Dans tous les cas, les maîtres peuvent aplanir sans peine les difficultés d'une syntaxe barbare, ils ne peuvent combattre aisément les dangers d'une morale corrompue. Quelques barbarismes de plus dans les compositions ne font pas grand'chose ; l'habitude et la pré- cocité du vice nuisent davantage aux études. C'est de cet ennemi que les instituteurs de la jeunesse peuvent dire, comme le laboureur de Virgile : « La détestable ivraie et la foule des mauvaises herbes étouffent dans nos sillons le bel orge que nous avons semé. »
La bonne grammaire, le goût exquis, la belle littérature des païens, étant, quoi que l'on fasse, inséparables de la morale païenne, il faut donc attendre pour introduire les païens dans les classes. Le moment de les aborder sera celui où les élèves, déjà capables de sentir les mérites de la forme, auront cependant l'intelligence assez forte pour juger et rejeter le fonds. Le sens du beau se développera d'autant mieux que l'âme aura davantage la connaissance et l'amour du bien.
II. Si l'on recherche l'essence des deux systèmes, on trouve que le premier est de former d'abord l'esprit ; le second, de former d'abord le caractère. Suivant les uns, il faut commencer par façonner des littérateurs, pour avoir ensuite des chrétiens ; suivant les autres, il faut commencer par faire des chrétiens, même pour avoir ensuite des littérateurs, chose qui a son prix, sans doute, mais non pas tout le prix qu'on y met.
Cette logique satisfait mieux notre raison : premièrement, parce que la fin de l'éducation, à quoi toute l'instruction doit tendre, est de donner à la société des hommes de cœur
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plutôt que des hommes de goût, des caractères plutôt que des esprits ; secondement, parce que l'abondante et pure source de l'esprit est dans le caractère. Voulons-nous obtenir une moisson d'intelligences distinguées, d'esprits neufs, féconds et justes? Les caractères mâles, les cœurs bien trempés, les consciences bien assises dans la lumière du vrai nous les donneront en plus grande quantité et en qualité incomparablement meilleure que ne le pourraient faire tous les artifices de la culture intellectuelle.
Le système qui contribuera davantage à développer dans l'âme humaine les sentiments de foi et de piété, sera aussi le plus favorable aux progrès des sciences, des lettres et des arts. Les vocations pour les travaux de l'esprit ne diminueront pas parce qu'il y aura plus d'esprits éclairés des lumières religieuses ; ces vocations ne seront pas moins cultivées de ceux qui les auront reçues parce qu'ils sauront qu'ils en doivent compte à Dieu. Que l'on remonte à l'origine des sciences modernes, dont le cours s'est si fatalement détourné : on n'en trouvera pas une dont la source ne se soit ouverte dans un cloître.
Pour ne parler ici que des lettres, elles périssent, comme le reste, par le vice de l'éducation actuelle ; elles seront sauvées, comme le reste, par la réforme que nous demandons. Les lettres chrétiennes restaurées rétabliront l'éclat pâlissant ou tout à fait éteint des lettres profanes.
III. Si nous voulions sacrifier l'antiquité classique, nous n'aurions qu'à laisser faire : elle s'en va toute seule. Quatre- vingt-dix élèves sur cent, c'est le compte officiel, arrivent à la fin des cours sans pouvoir subir honnêtement l'épreuve de la version latine. Quant au grec, les professeurs eux- mêmes l'ont, pour la plupart, perdu. Ces hellénistes, qui nous vantent à l'envi les grâces d'Homère, étudient Y Iliade et l' Odyssée dans la traduction de M. Giguet, et n'y trou-
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vent pas un charme bien supérieur à celui du Dernier des Mohicans. Point de grec ! Au bout d'un an, que reste-t-il de latin à ceux qui ont obtenu le diplôme ? Le latin païen, lorsqu'on l'a su, à moins qu'il ne devienne un gagne-pain, s'efface vite. Le latin chrétien, si on le savait, ne s'oublierait pas. En l'apprenant, on aurait appris le christianisme, par conséquent on aurait contracté l'habitude, le devoir, le besoin de lire du latin au moins une fois tous les huit jours. Le jeune homme qui sort du collège, emportant Cicéron, Horace et Virgile, les abandonne le lendemain. Mille soins plus agréables ou plus pressés l'occupent. Celui qui emportera les offices de l'Eglise, l'Imitation, les Pères, n'aura rien de plus cher et de plus pressé que d'ouvrir souvent ces livres réparateurs. Toute joie, toute douleur, tout retour sur lui-même, tout grand évènement de sa vie et de son âme le ramèneront là.
S'il veut se perfectionner dans la connaissance de Cicéron et d'Homère, comment et en quoi la connaissance de saint Chrysostome et de saint Augustin l'empêchera-t-elle de faire ce qu'il devrait tout aussi bien faire, seulement avec infiniment plus de labeur, s'il ne les connaissait pas ? Il prendra des livres, il s'enfermera et deviendra lui-même son maître. Les lauréats de l'Université ne sont pas exempts de ce second apprentissage, qui ne finit jamais. M. Patin, M. Havet et les autres virtuoses du professorat, dont nous regrettons de ne pas savoir les noms, quoique parvenus au comble de la gloire, travaillent encore leur grec et leur latin, comme les docteurs de l'orchestre du Conservatoire travaillent leurs instruments. Est-ce que jamais aucune école, en quelque art que ce soit, a fait à elle seule de véritables maîtres ? L'élève quitte les bancs plus ou moins préparé à compléter par ses propres efforts l'instruction qu'il a reçue. Son naturel y entre pour beaucoup ; le reste dépend de la façon dont sa conscience aura compris et connu les devoirs de son état.
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L'élève chrétien, qui a le mobile de la foi, ne mettra pas moins d'ardeur à s'avancer dans la science que l'élève incrédule, qui n'a que le mobile de l'ambition. Après cela, qu'importe qu'au début l'un entende mieux Tacite et l'autre Tertullien ? Au bout de six mois, le chrétien saura tout ce que sait l'incrédule, et l'incrédule n'aura que la moitié des connaissances du chrétien.
Nous entendons ce que l'on nous objecte : le chrétien aura beau faire, il aura gâté son goût ! S'il fallait absolument choisir entre gâterie goût et gâter l'âme, nous n'hésiterions pas. Avant d'examiner cette difficulté, qui paraît peu sérieuse, il faut toucher une autre question.
IV. Le latin chrétien est certainement plus sain et plus durable que le latin païen. Est-il moins beau?
Nous avouons ici notre incompétence. Les grâces et les finesses de la langue latine sont scellées pour nous, comme pour la plupart des bacheliers. Ainsi qu'eux, voulant lire les classiques profanes, nous avons profité de la commodité des traductions. Nous éviterons donc de disserter sur un sujet qui n'est pas de notre ressort et que peu d'hommes sont capables de traiter pertinemment ; car il s'en faut que les cicéroniens, qui parlent avec de si beaux mépris du latin catholique, le connaissent à fond. Ils n'aiment ni les auteurs qui ont écrit dans cette langue, ni les sentiments et les pensées auxquels elle sert d'instrument ? Il n'y a là rien qui les flatte, rien peut-être qu'ils puissent aisément comprendre, rien qu'ils se soucient d'étudier. Boileau déconseillait ce travail aux poètes :
L'Evangile à nos yeux n'offre de tous côtés Que pénitence à faire et tourments mérités.
A prendre ainsi l'Evangile, les Pères doivent paraître encore plus disgracieux. Il est tout simple que nos galants
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de Sorbonne, si amoureux des riantes fictions de la fable, laissent de côté ces docteurs chagrins et la langue barbare où ils développent tant de dures vérités.
Cependant, à quelque haute perfection que se soit élevée la langue païenne, il faut bien avouer qu'il y a deux choses au moins que les païens ont ignorées ou n'ont qu'imparfaitement -connues. La première de .ces choses, c'est Dieu ; la seconde, c'est le cœur de l'homme, puisque la lumière du christianisme était nécessaire pour éclairer cet abîme.
A cette science, agrandie et nouvelle, de Dieu et de l'homme, il a fallu une langue agrandie et nouvelle ; une langue qui pùt sonder tous les mystères de l'âme et de la vie, qui eut des accents plus pénétrants pour le repentir, plus purs pour l'amour, plus fervents pour la prière ; une langu-9 précise comme le dogme, forte comme la toute-puissance, tendre comme la miséricorde, vaste comme les saintes espérances qui descendaient enfin sur la terre et comme le beau ciel qui s'ouvrait enfin à l'humanité.
Comment croire que cette langue de la vérité éternelle, de la beauté et de la bonté infinie, ne surpasse pas la langue bornée de Cicéron, autant, par exemple, que la langue chrétienne de Bossuet surpasse la langue païenne de Voltaire?
Mais supposons que la langue de l'Eglise est barbare, et, comme le dit un illustre évêque, admettons que l'épouse du Verbe divin n'a pas su parler : toujours est-il vrai que le latin catholique est la langue de notre foi, la langue de notre histoire, la vraie langue mère de celle que nous parlons, et qu'ainsi tout ce que nous avons essentiellement besoin d'étudier, de savoir, est écrit dans cette langue-là..
V. Mais le goût?
Nous ne voulons blesser personne ; cependant il faut
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qu'on nous permette une observation assez importante. D'où vient que nos hellénistes, nos latinistes, nos humanistes, qui font si grand état de la belle antiquité et qui ont toujours la plume ou la langue chargée de quelque mitraille classique, écrivent en général si pauvrement le français? On ne voit pas que la fréquentation assidue des anciens leur ait beaucoup profité. L'un, qui vise à la sobriété, n'a qu'une petite phrase sèche et crue qui sautille sur l'idée sans pouvoir jamais l'enlever de terre ; l'autre vise à l'ampleur et se perd dans ses périodes bourrées d'adjectifs. Combien n ont pas même le premier instinct du métier d'écrire ! Nulle grâce, nulle imagination, nulle force, et surtout point de goût ! Le goût est premièrement ce qui leur manque. Les écrivains de ce temps-ci qui se piquent le plus de latiniser, sont peut-être, sous le rapport du goût, les plus minces et les plus dénués. Nous proposera-t-on comme modèles la rhétorique embesognée de M. Villemain, le papotage de M. Janin, ou la savanterie allobroge de M. Ponsard ? Nous ne citons pas les chétifs. Quant aux humanistes de profession, ils pourront s'élever de leur classe jusqu'à l'Académie, jamais jusqu'au public.
Si l'on voulait faire une étude sérieuse et impartiale de l'influence des lettres païennes sur la littérature française, on verrait qu'elles y ont apporté la stérilité et la sécheresse plutôt que l'abondance et la grâce. Nos plus grands écrivains ne relèvent pas, des anciens, ou n'y ont pas puisé l'inspiration de leurs chefs-d'oeuvres. L'enfant le plus direct des anciens est le sec Boileau. Corneille ne leur doit ni le Cid ni Polyeucte, Racine ni Esther ni Athalie; Pascal ne leur a point pris ses Pensées, ni Bossuet sa souveraine éloquence, ni madame de Sévigné son vif esprit et sa langue légère, ni Saint-Simon son originalité. Bourdaloue est né de Tertullien et de saint Augustin ; l'on n'a j'amais trouvé que les assonances, les jeux de mots et les antithèses dont
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il fait tant usage, à leur exemple, fussent un fâcheux ornement de ses discours. Molière et La Fontaine n'appartiennent qu'à eux-mêmes et n'étaient pas des humanistes. Ils auraient été ce qu'ils sont, quand même ils n'auraient jamais su un mot de latin. Les plus belles scènes de Molière sont-elles celles qu'il a prises de Plaute ou de Térence? Les imitateurs véritables ou des Grecs ou des Romains, à l'exception d'André Chénier, sont tous perdus dans les derniers rangs, à peine distincts de la foule des traducteurs. Et rien ne s'explique mieux, puisque le génie païen est entièrement contraire au nôtre, qui doit être chrétien ou n'être pas. Dans cette source appauvrie depuis dix-huit siècles, on ne puisera jamais que des beautés de seconde main, pour l'agrément d'un petit nombre d'érudits, et qui feront dans les lettres, entre les grands anciens et les grands modernes, la belle et intéressante figure que font la Madeleine et Notre-Dame de Lorette entre le Parthénon et Notre-Dame de Paris.
Mais pour en revenir à la science du goût, cet objet précieux qu'on recherche an prix de tant de sacrifices, jusqu'à risquer de faire d'irréparables dommages dans le cœur, il n'y a qu'un mot à dire : le goût ne se forme pas dans les classes. C'est un don naturel, qui vient ordinairement un peu tard, et qui se développe dans le monde par l'expérience, par l'étude et par la réflexion. On a vu des écoliers s'échappant des bancs donner des livres singuliers, bizarres, agréables quelquefois ; jamais un livre fait avec goût. Il est rare que le goût brille dans un premier ouvrage, lors même que l'auteur a pris soin d'y travailler et ne l'a produit que dans l'âge de sa maturité. Il faut forger pour devenir forgeron. Lorsque l'on parle de cette profonde connaissance des lettres anciennes qui distingue plusieurs des grands écrivains du dix-septième siècle, il faudrait se contenter de dire qu'en ce temps-là on étudiait
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mieux qu'à présent ; mais il faudrait aussi se rappeler que cette connaissance approfondie et digérée n'était pas un fruit de collège ; qu'elle a été la conquête du travail, et qu'elle n'eût servi de rien sans la mise en œuvre du génie.
VI. Plusieurs de nos amis prétendent avoir puisé dans l'étude des auteurs païens et au collège, le goût du beau, sans aucun péril pour leur âme ; ce goût, disent-ils, les a plutôt préservés. Ils ont là de quoi remercier Dieu, pas du tout de quoi soutenir leur thèse. Un seul regard sur le monde leur montrera qu'ils n'ont été qu'une heureuse et très-rare exception. Si le système dont ils se louent produisait ordinairement de tels effets, personne, parmi les catholiques, n'en demanderait la réforme, ne songerait seulement à le critiquer; la société serait chrétienne. L'est-elle ? Les chrétiens même qu'on y voit sont-ils chrétiens comme ils devraient l'être ? On nous pousse quelquefois des arguments qui se rapprochent trop des distinctions de cet humaniste du Journal des Débats, sur la morale nécessaire et sur la morale superflue ! Il faut avoir du goût, sans doute, mais il faut aussi sauver son âme, et ce n'est point une besogne que l'on puisse toujours impunément commencer tard, ou faire avec négligence, ou risquer de n'entreprendre jamais. Le système des études païennes, avec les compléments et la perfection que le temps et les évènements lui ont donnés, peut figurer parmi tout ce que l'ennemi des âmes a forgé de plus habile pour leur faire courir ces dangers. Lorsqu'il ne les aveugle pas tout à fait, il les allanguit si fatalement, qu'à peine leur reste-t-il souvent de quoi franchir par la bonne porte le passage de l'éternité.
De grâce, nous qui nous divisons si étrangement sur cette question, rappelons-nous le temps de notre union et de nos communs efforts ! Nous lui avons tâté le pouls, à ce
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catholicisme du dix-neuvième siècle, que nous nous hâtons trop d'appeler une résurrection. Parmi les hommes même qui vonti à la messe, combien en avons-nous trouvés qui eussent assez de lumière et de zèle pour signer une pétition en faveur de la liberté d'enseignement? Que nous ont donné les souscriptions pour le Siindeg,buîîd ? Nous rappelons sans alarmes ces faits douloureux, parce que la miséricorde et la puissance de Dieu paraissent davantage au milieu de notre misère : il a envoyé des fléaux pour secourir la vérité que nous ne savions pas défendre, et la sagesse épouvantée des enfants du siècle a fait en partie ce que la foi des enfants de lumière n'osait pas, et, pour tout dire, n'essayait pas. En est-il moins avéré que nous sommes faibles, timides, ignorants de nos devoirs, courbés devant le respect humain, et qu'il nous paraît souvent inutile, peut-être dangereux, peut-être aussi de mauvais goût de vivre, de parler, d'agir toujours en chrétiens ? Ah ! malgré l'honneur que nous pouvons faire à l'Eglise en citant quelquefois à propos un vers d'Horace, et malgré le profit que peut tirer notre âme des bonnes impressions que nous laisse la vue d'une belle statue antique, nous serions plus utiles à nous-mêmes et au monde si nous avions meublé notre mémoire des préceptes de l'Ecriture et des Pères, quel qu'en soit le style ! Quand les dix élèves sur cent qui ont conquis le latin du baccalauréat en dix années d'études, auraient tous reçu avec cette ration de latin le goût épuré de M. Janin ou de M. Ponsard, ce ne sont pas les gens de goût qui sauveront le monde, ni les modèles et les archives du goût, ni le goût lui-même. On ne verra jamais les cinq sections de l'Institut, fortifiées de la rédaction du Journal des Débats, suivies de la société des gens de lettres, escortées du barreau parisien, ce qui forme à peu près l'armée du goût tout entière (il y a là dedans bien des mauvais soldats et des maraudeurs), se porter en armes devant les musées et les biblio-
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thèques pour les protéger au milieu d'une catastrophe. La religion du goût ne fait point de martyrs, et tous les trésors de l'art et de la civilisation seront en péril, jusqu'à ce que quelque petit peuple, ayant à sa tête des hommes qui ne sauront que du latin d'église, se fasse égorger autour des croix de pierre et de bois qui s'élèvent dans ses champs.
VII. Nous disons plus : ces hommes de goût, qui laisseront si bien périr la société, suffiront, sans que les révolutions s'y joignent, pour laisser périr le goût. Si la source profonde et inépuisable des lettres catholiques n'est pas rouverte largement, il n'y a point de rajeunissement possible pour la littérature et pour l'art ; le goût ne sera plus qu'un va-et-vient perpétuel entre les caprices ou, pour mieux dire, entre les dégoûts les plus extrêmes et les plus frivoles de la caducité. On ira des platitudes de l'imitation antique aux platitudes du romantisme et de la fantaisie. Une corde tenue d'un côté par M. Hugo, et par M. Ancelot de l'autre, sur laquelle on verra tour à tour paraître M. de Musset et M. Ponsard, M. Nisard et M. Janin. Voilà des extrêmes et des entre-deux qui font un bel éclectisme, et bien capable de former le goût d'un peuple !
Comment veut-on -que l'étude des lettres païennes, à supposer qu'on vienne à les étudier, ce qui n'est point, remédie- à cela ? Il y a une chose que l'on n'y trouvera jamais : c'est la foi. La foi seule est féconde ! Les grands écrivains du dix-septième siècle, qui corrigeaient leur engouement pour l'antiquité par une sève chrétienne encore très-puissante, ont tiré des anciens tout le parti qu'on en pourra jamais tirer en français. Après eux, on n'a pu en extraire et on n'en extraira que des pauvretés et des indécences. Ils ont imité les tragiques, les épiques, les orateurs. On a eu Corneille et Racine. Le dix-huitième siècle, affaibli sous le rapport de la foi, a donné Voltaire et Campistron, triste regain
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d'une moisson si belle. Les grands anciens ont paru maussades, on s'est jeté sur les érotiques; et la culture de la belle antiquité a donné pour résultat, la foi n'y étant plus, dans les arts le rococo, dans les lettres, la déclamation et la polissonnerie. On sait trop quels en ont été les fruits quant aux idées et quant aux mœurs. Nous autres, dégoûtés de toute la friperie grecque et romaine, nous nous sommes précipités dans le romantisme. Quand il nous fera trop mal au cœur, nous retournerons à la belle antiquité. Voilà déjà un homme de génie qui a remis sur la scène les courtisanes de Rome et les porchers d'Itaque ; quelque autre viendra, d'une invention encore plus surprenante et d'un goût encore plus antique, qui nous restituera les Atrides en cinq actes et en vers, sans le moindre petit mot pour rire. Jamais ces ridicules réactions ne produiront un bel ouvrage, et la littérature s'enfoncera de plus en plus dans les ignominies de la décadence. Tandis que les académies applaudiront aux puérils tours de force de quelque râcleur de latin, la foule, qui veut qu'on l'amuse, c'est-à-dire qu'on la dégrade, lorsqu'on ne sait plus l'élever et la toucher, continuera de se repaître de mélodrames, de vaudevilles, d'ignobles spectacles et d'infâmes lectures, jusqu'à ce qu'elle soit arrivée à cette profondeur d'abrutissement où elle remplace, bon gré mal gré, les jeux obscènes par des jeux féroces. Peut- être n'en sommes-nous pas loin.
VIII. Ce que nous avons dit de la ittérature s'applique encore mieux à l'éloquence. Nous doutons très-fort qu'un poète sorte jamais d'Homère et de Virgile ; mais nous affirmons que si Quintilien et Cicéron peu vent faire un parleur disert, jamais ils ne feront un orateur. Quel beau succès eùt obtenu, l'an passé, le tribun légitimiste ou montagnard qui eùt commencé sa harangue cicéronienne par le début si vanté de la Catilinaire : « Jusques à quand, Bonaparte,
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« abuseras-tu de notre patience? » Les secrets de l'éloquence ne s'apprennent point, ils se découvrent, et tout le monde ne les découvre pas. Partout ailleurs que dans les jeux académiques) l'orateur qui s'occupera d'imiter un ancien sera simplement :ridicule. ~Toutes les finesses de l'art sont connues. C'est faire des tours de cartes, disait déjà M. de Bonald, devant des joueurs de gobelet. Pour émouvoir une assemblée, pour la convaincre, pour l'entraîner, il ne faut pas prendre conseil de Quintilien, mais des choses du moment, qui ne se révèlent bien qu'à la passion qui veut les exploiter, ou qu'à la conviction qui veut les,domfner. Nous ne savons pas si M. de Montalembert se souvenait beaucoup de sa rhétorique, durant ces jours difficiles de 1848 à 1850, lorsque sa voix, s'élevant au milieu de la tempête, parvenait pourtant à commander la manœuvre, malgré la mer et malgré l'équipage ignorant ou indiscipliné. M. de Montalembert peut-être n'a jamais lu Cicéron ou ne s'en souvient guère. Supposez à la place de M. de Montalembert un homme de goût, un professeur d'escrime parlementaire, connaissant très-bien le nom, le rang et le maniement de toutes les figures de rhétorique : qu'eût-il gagné par ces artifices? M. de Montalembert a reçu de Dieu des dons naturels , il les a cultivés assidûment , il a pratiqué les hommes et les choses : rien ne l'a tant servi que la prière. Sa foi lui a donné non-seulement ces éclatantes vues de l'esprit, mais encore ces hautes et généreuses inspirations du cœur qui ont subjugué chez lui les conseils de la prudence personnelle, en même temps qu'elles atteignaient et subjuguaient dans l'Assemblée tant d'intelligences rebelles par tant de causes différentes aux résolutions qu'il leur persuadait. M. de Montalembert, et, dans un autre pays, M. Do- noso Cortès, ne sont de grands orateurs que parce qu'ils sont de grands chrétiens. Otez-leur la foi, vous leur ôtez la lumière et le souffle ; ce ne sont plus que des gens d'esprit
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comme les autres, qui ne peuvent se désembourber du lieu commun, ou qui n'en ont plus le courage.
Si le parti révolutionnaire, dans les deux Assemblées de la République, avait été autre chose qu'un amas d'avocats, de sophistes ou d'ignares séides, bourgeois pour la plupart dans le fond des entrailles, tendant plus ou moins à se créer un petit bien-être, les uns ayant des terres, les autres faisant des économies; tous, sans presque une exception, attachés à quelque chose, ne fût-ce qu'aux estaminets, par le licol des 25 fr. ; s'il se fût trouvé parmi cette cohue un seul homme qlli fût socialiste avec la même foi que M. de Mon- talembert est chrétien, et à qui Dieu dans sa colère eût voulu donner et le don de l'éloquence et cette probité de conviction qui méprise également les jouissances et la mort, cet homme serait dev-enu maître de la France ; il n'aurait pas eu besoin de parler latin ni même français pour culbuter tous les cicéroniens conservateurs ou révolutionnaires. Un pareil homme de plus et M. de Montalembert de moins, le sort de la France se vidait d'une autre manière. Du reste, il se videra toujours sans le congé des belles-lettres et sans l'intervention des hommes de goût, lesquels sont personnages de cabinet, rien autre chose, aussi sots et inutiles dans les orages publics que tout le bavardage de leurs livres.
IX. La Bruyère écrivait : Les mauvais auteurs gâtent le goût du public en l'accoutumant à des choses fades et insipides. Nous ne prétendons pas que les grands écrivains d'Athènes et de Rome soient de mauvais auteurs, considérés littérairement et en eux-mêmes, et nous prions qu'on ne nous charge pas de cette sottise. Toutefois, relativement à nous et à nos lumières si naturellement supérieures, par la grâce du baptême, à celles des païens ; relativement à notre civilisation, à ses besoins, à ses misères, il est vrai que les
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auteurs païens, lorsqu'on les mêle dans une si forte proportion à nos premières pensées et qu'on en fait l'objet uni * que de nos premières études, deviennent de très-mauvais auteurs, ne nourrissant nos esprits que de choses fades et insipides, et, qui pis est, les y accoutumant jusqu'à les rendre incapables de digérer la vérité, jusquà leur en inspirer le mépris et même l'horreur.
Nous avons vu comment l'imitation inévitablement fausse et misérable de l'antiquité nous a précipités dans la décadence littéraire. Une opinion de saint François de Sales montrera les dangers de leur morale, même la meilleure. On a si souvent allégué les saints de la Renaissance dans toute cette discussion, que le témoignage du grand évêque de Genève ne paraîtra pas superflu.
Camus, le célèbre évêque de Belley, s'était extrêmement adonné à la lecture de Sénèque. Il y trouvait des pensées qui élevaient l'esprit et le cœur, qui inspiraient le mépris de la douleur et du plaisir, sources ordinaires des plus grandes tentations, et il disait n'avoir rien vu dans les anciens de plus conforme à l'Evangile. Saint François , qui aimait beaucoup ce jeune évêque, l'en reprit avec sa douceur ordinaire. Voici comment leur entretien est résumé dans une notice sur Camus, placée par M. l'abbé Depéry, aujourd'hui évêque de Gap, en tête de l'excellente édition qu'il a donnée de l' Esprit de saint François de Sales.
« François répondit qu'aies prendre à la lettre, les sen« timents de Sénèque avaient quelques rapports avec l'Evan- « gile, mais qu'on ne pouvait les lire sans s'apercevoir « qu'il n'y avait en effet rien de plus éloigné ; que l'Evan- « gile n'inspirait que l'humilité, la défiance de nos forces, <( le mépris de nous-mêmes ; que Sénèque, au contraire, « nous rappelait toujours à la considération de notre ex- « cellence prétendue; que, suivant les principes de sa secte, « la plus orgueilleuse de toutes, il flattait toujours la va-
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« nité naturelle par la grande idée qu'il nous donnait de « nous-mêmes et de nos forces ; que c'est pour cette rai- « son qu'il veut que son sage ne cherche et ne trouve « son bonheur qu'en lui-même, et qu'il l'élève au-des- « sus de tout ce que nous voyons ici-bas, et qu'il le fait « maître de l'univers. Dangereuses maximes, continua « François , et aussi éloignées de l'Evangile que le ciel « l'est de la terre; mais la raison, ajouta-t-il , je dis une « raison exacte, qui ne se laisse point surprendre par de <( grands mots, s'en accommode aussi peu ; car enfin le « sage de Sénèque n'est qu'un fantôme, qu'un pur effet de « l'imagination, qui n'a jamais rien eu de réel ; tous les « autres philosophes s'en sont moqués, et après tout, pour <( peu qu'on l'examine, on sent bien que la nature ne saute rait aller jusque-là.
« L'évêque de Belley demeura d'accord qu'on ne pou« vait justifier les stoïciens d'un orgueil qui ne convient « nullement aux faiblesses et aux misères de l'homme ; mais « il ajouta que, quand on a retranché cet orgueil, leurs « sentiments sont fort propres à inspirer la constance et la « fermeté contre les attaques de la fortune ; qu'ils appren- cc nent à mépriser le monde, et qu'ils préparent à se faire « un bonheur en soi-même par la pratique des vertus chré- « tiennes. Alors, ajouta-t-il, on peut changer le sage de Sé- « nèque en un véritable fidèle, qui, au lieu de s'attribuer « ses vertus, sera persuadé qu'il ne peut rien de lui-même, « que tout vient de Dieu, qu'il en faut tout espérer, tout cc attendre, et lui rendre gloire de tout.
« François convint que cela se pouvait; mais il ajouta « que c'était prendre un chemin long, detourné, et qui « avait égaré bien des gens. Croyez-moi, ajouta-t-il encore, cc rameur-propre n'a pas besoin d'être flatté, il n'est déjà que et trop fort, il nous séduit, il nous entraîne presque malgré «; nous ; que n'en doit-on pas craindre, si, par l'intelligence
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« avec des ennemis qui nous flattent en apparence., nous « augmentons ses forces et contribuons nous-mêmes à notre « propre défaite ? Heureux qui, se défiant de l'orgueil na- « turel, ce dangereux ennemi de la vertu, et dont pourtant « personne n'est exempt, sans cesse occupé à le combattre, « est toujours en garde contre tout ce qui pourrait l'entre- « tenir ou l'augmenter ! »
X. A cette citation nous en ajouterons une autre, d'un ordre et d'un écrivain bien différents, mais qui a pourtant son importance. Elle touche aux effets politiques de l'imitation des païens dans la littérature, et le nom de l'auteur y ajoute un intérêt douloureux. Ce qu'on va lire est tiré de la préface des Odes et ballades, écrite en 1824 par M. Hugo, alors chrétien, ou qui pensait l'être :
« Remarquons en passant que, si la littérature du grand « siècle de Louis-le-Grand eût invoqué le christianisme au « lieu d'adorer les dieux païens ; si ses poètes eussent été « ce qu'étaient ceux des temps primitifs, des prêtres chan- « tant les grandes choses de leur religion et de leur patrie, « le triomphe des doctrines sophistiques du dernier siècle « eût été beaucoup plus difficile, peut-être même impossible. « Aux premières attaques des novateurs, la religion et la «. morale se fussent réfugiées dans le sanctuaire des lettres, « sous la garde de tant de grands hommes. Le goût na- « tional, accoutumé à ne point séparer les idées de religion « et de poésie, eût répudié tout essai de poésie irréligieuse, « flétri cette monstruosité , non moins comme un sacrilège « littéraire que comme un sacrilège social. Qui peut calcu- « 1er ce qui fùt arrivé de la phllosophie, si la cause de « Dieu, défendue en vain par la vertu, eùt été aussi plai- « dée par le génie ? Mais la France n'eut pas ce bon- « heur ; ses poètes nationaux étaient presque tous des « poètes païens, et notre littérature était plutôt l'expression
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« d'une société idolâtre et démocratique que d'une société « monarchique et chrétienne ; aussi les philosophes parce vinrent-ils, en moins d'un siècle, à chasser des cœurs une « religion qui n'était pas dans les esprits. »
Et M. Hugo est venu à son tour, fort malheureusement pour lui, nous montrer comment le monde et la vanité parviennent en moins de temps encore à chasser des esprits une religion qui n'est pas fortement enracinée dans les cœurs.
XI. On oppose souvent aux partisans de la réforme une tin de non-recevoir, qui consiste à dire que tout dépend des professeurs, qu'on ne fera rien de mauvais avec de bons maîtres, rien de bon avec des maîtres mauvais. Eh ! mon Dieu, sans doute ! et nous avons la prétention de ne point l'ignorer. En demandant que la première et la plus large place soit donnée aux auteurs chrétiens, nous n'y mettons pas pour condition que les maîtres chargés de les expliquer seront impies. Nous pensons même qu'il en sera tout autrement, et c'est sur quoi nous comptons pour que les maîtres remplissent leur devoir avec plus de plaisir, de zèle et de succès. Ce qu'un maître chrétien pourrait dire de bon et d'excellent lorsque sa profession le condamne à faire traduire quelque folie ou quelque turpitude païenne, il le dira sans doute tout ausssi bien, et il ne sera ni plus mal compris ni moins respectueusement écouté , lorsque ses jeunes auditeurs sont déjà familiarisés avec les lumières et avec les beautés chastes des auteurs chrétiens. Quant au misérable qui veut faire le mal, tout lui sert de texte, et il n'a pas besoin de tenir en main l'Evangile pour insulter au sang de Jésus-Christ. Personne ne nie qu'un scélérat ne puisse enseigner l'impiété avec un bon livre ; ne le ferait-il pas également avec un mauvais ? La question est de savoir si, avec le bon livre, les honnêtes gens n'auront pas beaucoup plus de facilité pour enseigner la vertu.
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XII. Laissant ici de côté les élèves, nous prions qu'on cherche à se rendre compte de l'influence que les livres de classe peuvent exercer sur les maîtres eux-mêmes. En les supposant aussi bons chrétiens que l'on voudra , et même prêtres et religieux, on ne saurait admettre que tous seront partout et toujours de ces esprits fermes, de ces âmes bien trempées qu'aucune séduction, qu'aucune habitude ne peut entamer ni distraire. Saint Augustin a maudit par de trop réelles raisons ce fleuve infernal de la coutume, qui, ramenant sans cesse les mêmes images et les mêmes périls, finit par affaiblir et par renverser les plus saintes résolutions. Assurément, pour le maître ecclésiastique et pour ses élèves, l'explication des traités de saint Cyprien et de saint Augustin, des Homélies de saint Grégoire, de l'Apologétique, des Acta martyrum, et de tant d'autres grandes choses, et saintes, et vivantes, produirait plus de vigueur chrétienne et même littéraire que tout le miel éventé du Parnasse païen. Elèves et maîtres y apprendraient mieux la vie et le devoir, et les lettres , qui doivent avant tout servir à la pratique des devoirs de la vie. Ils y gagneraient encore d'observer plus fidèlement cette règle capitale de la loi ancienne, que la loi nouvelle n'a point abrogée : Gravez mes paroles dans vos esprits et dans vos cœurs ; tenez-les comme un signe dans vos mains et sur votre front entre vos yeux. Que vos enfants apprennent de vous à les méditer, lorsque vous êtes assis dans voire maison ou lorsque vous marchez dans le chemin, lorsque vous vous couchez ou lorsque vous vous levez 1 ; c'est-à-dire, toujours.
Qui voudra bien réfléchir sur le sujet que nous indiquons, s'expliquera peut-être mieux la défaillance de quelques- unes des congrégations enseignantes du dernier siècle. Nous ne parlons pas des Jésuites , étouffés avant la catastrophe
5 Deut., ii, 18,19.
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dans toute leur vertu, et qu'il faut mettre à part ; nous parlons de ceux qui, après les avoir trahis, succombèrent à leur tour, et succombèrent doublement, périssant âme et corps, par le crime d'une génération sortie de leurs écoles et qui fut la plus formellement et la plus furieusement impie qu'on ait vue sur la terre. Quant à nous, en nous inclinant devant les lumières supérieures aux nôtres, nous restons convaincus que si ces religieux avaient moins enseigné les lettres païennes et davantage les lettres chrétiennes, ou nous n'aurions pas à pleurer les forfaits qui épouvantèrent le monde, ou le nombre des martyrs nous consolerait plus amplement du nombre des apostats.
XIII. Il n'est pas hors de propos d'ajouter à ces considérations que renseignement classique du dix-huitième siècle, distribué par des maîtres chrétiens, religieux, et en général savants, eut sous le rapport littéraire des résultats plus honteux, s'il se peut, que sous le rapport moral et politique. A mesure que le paganisme gagne et que le contre-poids chrétien s'allège, le style se gâte. A la fin du siècle, on était déjà loin de la précision fine et élégante, mais sèche, de Voltaire, et de la pompe enflée de Rousseau ; Buf- fon, Montesquieu, d'Alembert, Diderot même, tous ces écrivains si caressés et si surfaits par les mauvais esprits qu'ils avaient encensés, étaient morts et n'avaient point de successeurs. On était tombé à Raynal, à La Harpe, à Sébastien Mercier, à Florian, au pathos hypocrite et larmoyant de Bernardin. Le sceptre de la versification (il n'y avait plus de poésie) était tenu par un traducteur, Jacques Delille , qui était parvenu à rendre l'Enéide plus ennuyeuse que la Henriade. La langue oratoire avait des représentants de même taille. Les événements, et quels événements ! amenèrent à la tribune tout ce qui savait peu ou prou manier la parole : de ces orateurs sans nombre, qui parlèrent sans
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désemparer environ dix ans, qu'est-il resté ? Beaucoup de mots insolents et féroces, quelques phrases héroïques, pas un discours que l'on puisse relire en entier. Delille, Raynal, Florian et l'éloquence girondine, voilà le dernier mot des lettres païennes chrétiennement enseignées.
Après cette expérience si coûteuse et si claire, et qu'une étude un peu sérieuse de la littérature de notre temps n'affaiblirait pas, nous sommes étonnés plus que nous ne saurions le dire de la force du préjugé qui conserve encore à l'enseignement classique tant de graves et illustres partisans. Il y a là quelque chose que nous ne pouvons comprendre, malgré tout le zèle que l'on met à nous l'expliquer.
XIV. Une dernière remarque en terminant. Dans tout ce que nous avons lu de la part des défenseurs du système actuel, rien ne tranche un problème qu'il faut résoudre, car il va bien loin chez un grand nombre de pauvres esprits, très-influents au temps où nous sommes. Si ce système, établi tout entier sur la prééminence littéraire des païens, est bon en soi, n'a pas été et n'est pas devenu dangereux, on n'a besoin que de retouches et de modifications sans importance et qui n'exigeaient point le bruit qu'on a fait; alors une question se pose : Pourquoi, depuis l'établissement de ce système, l'esprit du christianisme s'est-il graduellement, constamment, généralement retiré de la littérature, des arts, des sciences, de la politique, enfin des usages et des mœurs? Pourquoi, à mesure que ce système domine, voit-on le ni- veau intellectuel et moral baisser partout, tellement qu'à l'heure, si promptement venue, où la puissante impulsion des saints de la Renaissance ne se fait plus sentir, et où le dernier écho de leur voix s'éteint avec Bossuet et Fénelon, aussitôt éclate la décadence universelle ? Une orgie de quinze ans inaugure ce ridicule et pervers dix-huitième
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siècle, la honte et le fléau de la chrétienté. Siècle réprouvé, qui n'eut presque point de saints et qui se conjura contre toutes les œuvres saintes ; qui ne légua au monde que des souvenirs souillés, des pratiques de ruine, des instruments de mort, et dont on pourrait faire le blason en dessinant la machine de Guillotin sur le fatras de l'encyclopédie.
Puisque l'enseignement public ne serait pour rien dans cette trame immense, et non encore toute déroulée, de folies et de crimes, quelle en est donc la cause? Est-ce dans le christianisme lui-même qu'il faut chercher le secret de son affaiblissement? Croirons-nous avec les prophètes de l'Université, si experts en grec et en latin, qu'après tout cette religion est mortelle, qu'elle a fait son temps, que ses dogmes finissent, et qu'une nouvelle source de vie va s'ouvrir sous la sonde de M. Cousin et sous la pioche de M. Proudhon, pour remplacer la fontaine désormais tarie qui coulait du Golgotha?
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L'EMPIRE.
15 octobre 1852.
Ce qui fait l'Empire. — Nos sentiments et nos réserves en présence de cet évènement.
La France assiste comme au spectacle d'une fête à l'évènement le plus étrange mais aussi le plus logique de son histoire, et voit avec une entière sécurité, quant au présent, s'accomplir la plus profonde de ses révolutions. La destinée de Louis-Napoléon est bien étonnante,, puisqu'elle semble en ce moment l'étonner lui-même, autant du moins que l'étonnement peut atteindre un esprit si vaste dans ses espérances et si ferule-dans ses desseins. Assurément, dès longtemps il s est proposé de rétablir l'Empire, et ce qui n'était que l'illumination de sa jeunesse a pu lui paraître successivement possible, nécessaire, enfin facile ; mais si l'on compare son discours de Lyon, prononcé il y a moins d'un mois, à son discours de Bordeaux, prononcé il y a quatre jours, on verra qu'il ne comptait pas lui-même que l'Empire se ferait comme il va se faire, ou plutôt comme il est déjà fait. Une acclamation incomparable accueille le futur Empereur partout où il se montre ; un acquiescement unanime répond de toutes parts à cette acclamation. Tandis que le Midi, qui semblait ou tout royaliste ou tout socialiste,
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lui jette la première couronne, le reste de la France demeure tranquille ou bat des mains, et Paris dresse par souscription des arcs de triomphe au Président de la République, qui sera demain César.
i Sans doute, il n'existe pas de parfaite unanimité dans une nation de trente-cinq millions d'âmes. Il reste des partis qui expliquent tout à leur guise*. On parle de provocations habiles, on allègue la facilité des entraînements populaires, on montre la presse muette, on rappelle d'autres acclamations saluant d'autres drapeaux. C'est l'histoire de tous les triomphes. Ces moyens d'administration employés pour remuer les masses, ces mécontentements silencieux, cette pression, tout cela se rencontre à l'origine de tous les gouvernements, et s'y rencontre plus qu'aujourd'hui. La première République, le premier Empire, la Restauration, l'établissement de Juillet, la seconde République, n'ont pas ignoré et n'ont pas dédaigné l'art d'exciter ou de comprimer le sentiment général. A. quelle époque a-t-on vu rien de semblable à ce qui se passe, des mécontentements aussi volontairement modérés et désarmés, une explosion populaire plus générale, obtenue à moins de frais? 1[...(/110",..";'1,
La raison de ce grand mouvement est avant tout dans le caractère national, merveilleusement compris par le Prince qui en est l'objet, et qui a su exploiter avec une politique si savante et si courageuse le privilège inouï de son nom et de sa fortune. Nous ne savons ce que Louis-Napoléon a mérité que le ciel lui réserve; mais jusqu'à présent, il paraît à nos yeux comme un homme suscité et assisté d'en haut. A l'époque où il est né, dans les rangs où il a vécu, prince, ambitieux, jeune, et depuis quatre ans surtout manifestement appelé, dans sa pensée du moins, au poste le plus élevé que puisse rêver l'ambition humaine, comment a-t-il appris ce que tant de souverains de toute origine, durant un demi-siècle, n'ont pas paru ou n'ont pas osé savoir? Qui lui
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a révélé que sous cette croûte de parlementarisme, de constitutionalisme et d'incrédulité, où depuis soixante ans le Pouvoir a misérablement essayé de planter sa tente, il y avait ce sol ferme, profondément monarchique et chrétien, dans lequel il annonce (puisse-t-il ne l'oublier jamais !) qu'il veut creuser et bâtir?
Voilà sa force et sa gloire. Sans doute, il a le merveilleux bonheur d'être Napoléon. Il a cette auréole des grands souvenirs militaires, et ses pieds ne baignent point dans le sang et ne reposent point sur les cadavres que tant de victoires ont coûtés. Mais ce qui parle plus haut pour lui dans le cœur de la France, c'est qu'il fait voir le cœur d'un roi. Il a su agir, il sait vouloir, il est franc et ouvert dans ses paroles, on ne l'insulte pas, il ne rougit point de Dieu. Les beaux esprits, les politiques, la multitude .choisie de notre temps ne savent pas ce que se dit au fond de l'âme un peuple chrétien qui voit son souverain à la messe. Ce peuple n'imagine pas que ceux qui ont atteint le faîte de la puissance puissent implorer au pied des saints autels autre chose que la grâce de bien remplir leur mission. Si le Prince est chrétien, c'est une garantie de force et de justice. A trente lieues de Paris le peuple croit encore que la protection divine est nécessaire pour gouverner, et il trouve bon que les souverains le croient aussi.
Un autre sentiment d'un ordre moins élevé, mais plus général, anime les esprits et les rattache au Prince. Après nos longues révolutions, la France se sentait morcelée en partis implacables. Après trente-cinq ans de liberté de la presse et de la tribune, elle était humiliée tout entière dans la personne de ceux qui l'ont gouvernée. Sans aller au fond de tout ce que l'on a dit, sans vouloir ici faire ni l'apologie ni la satire de personne, l'opinion publique, à force d'entendre décrier le Pouvoir, l'avait pris en dégoût, et la révolution de Février n'est pas la seule qu'on ait pu appeler la
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révolution du mépris. Maintenant les partis se taisent, et le Pouvoir n'est plus accusé de lâcheté, de bassesse, de trahi- . son. Le pays espère au moins l'union à l'abri de l'unité qui règne dans le gouvernement ; il se sent respecté sous une main qu'il respecte. Que lui importent les petites individualités déchues qui savaient si bien l'irriter contre lui-même et contre ses maîtres, et qui disparaissaient après lui avoir insinué le poison de la méfiance et de la haine, ou qui ne subsistaient que pour mettre à nu l'impuissance de leur vanité ?
Nous essayons d'expliquer la situation. 'Nous ne disons point que nous partageons toutes les espérances populaires et que nous sommes sans inquiétudes et sans alarmes. Mais enfin, si l'on nous avait dit, il y a un an à pareil jour, quels évènements l'année 1852 verrait s'accomplir et comment ils s'accompliraient, nous n'aurions pas voulu, pour les éviter, courir les chances qu'offrait le maintien de la République. A cette époque, nous désirions que Louis- Napoléon prorogeât son pouvoir, même par la force ; et quoique nous le crussions dès lors capable de gouverner avec vigueur et bon sens, nous avions, il faut l'avouer, plus de méfiance envers les partis sans exception que de confiance en lui personnellement. Il a dépassé les espérances de ceux qui, comme nous, n'ont jamais placé et jamais ne placeront rien au-dessus de la religion et de la patrie. Plus d'une fois ses paroles et ses actions, durant ce triomphal voyage, ont fait battre notre cœur. Depùis longtemps en France aucun souverain, aucun homme n'a mieux parlé qu'il ne l'a fait à Bordeaux. Si ce sont là ses pensées, s'il veut que les pauvres soient évangélisés dans la France pacifique et prospère, puissent pleuvoir sur lui toutes les bénédictions du ciel ! Nous n'aurions pas demandé l'Empire, nous n'avons aucune objection à ce qu'il se fasse, et nous croyons volontiers que la Frapce i besoin de se concentrer en une
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puissante unité pour faire chez elle et dans le monde de grandes réparations et de grandes justices.
Selon toute apparence, en effet, l'Empire sera l'instrument victorieux d'une révolution immense. A quelles doctrines obéira cet instrument ? Sur la terre, c'est le secret d'un seul cœur, dans lequel Dieu seul aujourd'hui peut lire.
Quant à nous, nous ne connaissons que les œuvres extérieures, et nous craindrions de céder à un conseil peu digne de la sincérité chrétienne en ne leur payant pas le tribut de notre reconnaissance. Dans les changements qui se sont accomplis depuis un an, nous regrettons peu de chose et nous le regrettons peu ; tant que l'Eglise 'sera libre, nous n'aurons rien à désirer. Si elle souffre, nous saurons bien souffrir avec elle et pour elle, et nous verrons la puissance de Dieu.
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DES INTÉRÊTS CATHOLIQUES AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE,
PAR M. LE COMTE DE MONTALEMBERT.
6 novembre 1852.
L'attitude de M. de Montalembert et la nôtre. — En quoi nous sommes divisés, en quoi nous restons unis.
Nous trouvons dans le livre de M. de Montalembert deux choses seulement, et qui répondent mal à la magnificence du titre ; une apologie du gouvernement parlementaire, dans laquelle rien n'est défini ; un réquisitoire contre la presse religieuse, dans lequel rien n'est prouvé. Sans un nom, sans une date, sans un texte à l'appui, la presse religieuse est accusée d'erreur capitale, et de grande bassesse. Or, si l'on met de côté les journaux religieux que personne ne connaît, et ceux que leur teinte parlementaire place à l'abri de toute injure, on voit d'un coup d'œil la part faite à Y Univers dans ce total d'ignominie. Quand un catholique se croit obligé d'imputer à des catholiques tant de torts à la fois, et des torts d'une telle nature, il devrait au moins nommer les coupables et fournir ses témoins. En pareille matière, on redoute d'être cru sur parole, on prend des précautions contre goHïîême. Moins que d'autres, M. de
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Montalembert devrait négliger ces salutaires entraves. Elles ôteraient à son style un peu de sa verdeur : mais elles le fortifieraient contre cette tentation fâcheuse, qui le presse trop souvent, d'un étrange besoin de blesser tout le monde et de rompre avec ses meilleurs amis.
Si nous y consentions un peu, il aurait aujourd'hui atteint ce dernier résultat. Nous voulons au contraire qu'il le manque cette fois encore. Nous n'userons pas de représailles contre M. de Montalembert. Après tout, malgré l'éclat qu'il donne à son dissentiment, aucune cause sérieuse de rupture n'existe entre lui et nous. Il emploie contre d'anciens et fidèles compagnons d'armes des traits peu dignes de lui : c'est son tort. Le nôtre serait de nous arrêter à ces misères, lorsqu'au fond, comme nous le disions l'autre jour, notre ancien accord peut se rétablir, ou même n'a pas cessé.
Cette parole a fortement étonné quelques journaux un peu religieux, un peu monarchistes, un peu parlementaires aussi *, dont les éloges doivent amplement faire sentir à M. de Montalembert combien nos critiques sont fondées. Ces journaux n'acceptent pas entièrement les doctrines de M. de Montalembert ; lui-même accepte moins encore leurs affections et leurs espérances. Ils l'ont jusqu'ici médiocrement aimé ; il ne leur a jamais donné sujet de croire qu'il les estimât beaucoup. Mais le fol espoir de l'attirer à eux et la joie plus certaine de le voir se tourner contre nous les remplissent de tendresse et de zèle. L'un d'eux formé aux modèles de la belle antiquité, lui adresse courtoisement le propos des Grecs à Pharnabaze : Etant ce que vous êtes, que n'êtes-vous des nôtres ! C'est-à-dire, en français : Quel dommage que vous n'ayez ni tout l'esprit, ni tout le bon sens, ni toutes les lumières que nous avons ! En même temps, ils
1 L'Union, la Gazette de France, Y A?iïi de la Religion.
2 L'Union.
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sont très-scandalisés que nous ne passions pas en tout par les avis de M. de Montalembert, et surtout ils ne peuvent comprendre que nous nous prétendions néanmoins d'accord au fond avec lui. Puisque vous contestez la solidité de ses pensées et la justice de ses accusations, comment, disent-ils, êtes-vous d'accord? — Nous prétendons être d'accord, précisément à cause de cela.
Si M. de Montalembert nous apportait des idées nettes et arrêtées, si «es accusations contre nous étaient justes, nous serions divisés radicalement. Il aurait un symbole politique radicalement contraire au nôtre, nous tiendrions une conduite radicalement opposée à la sienne ; il se renfermerait dans un camp, nous dans un autre ; nous ne serions plus sur le même terrain, nous ne servirions plus sous le même drapeau.
Ce terrain, qui nous est resté commun, c'est l'intérêt dominant, souverain, exclusif de la religion catholique ; ce drapeau, que ni lui ni nous n'avons abandonné et ne voulons changer, c'est celui de la liberté de l'Eglise. Nous n'en connaissons pas d'autre, nous n'en irons point chercher d'autre, et M. de Montalembert n'en acceptera ou n'en gardera jamais d'autre. Il restera ce qu'il a été, ce qu'il est, ce que nous sommes : catholique avant tout. Voilà entre nous l'accord réel et permanent. Le reste n'est que la saillie d'un moment d'humeur.
M. de Montalembert s'ennuie. De là ses aspirations vers la tribune absente et son courroux contre ceux qui, moins dérangés dans leurs habitudes, ne sont point contrariés du même malaise. Cet ennui, ce malaise lui ont persuadé momentanément deux choses : la première, qu'il tient à la liberté de la parole presqu'autant qu'à la liberté de l'Eglise, et que celle-là est indispensable à celle-ci ; la seconde, que nous tenons aussi peu à la liberté de l'Eglise qu'à la liberté de la parole, et que pour n'avoir plus celle-ci, nous irions
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jusqu'à sacrifier celle-là. Il se croit enflammé d'un amour inextinguible pour le gouvernement parlementaire, il nous croit possédés d'une passion brutale pour le pouvoir absolu. Double illusion ! Illusion sur son propre compte, aussi manifeste que sur le nôtre. Nous venons de relire son livre. Nous défions qui que ce soit d'en tirer une forme de gouvernement parlementaire tant soit peu praticable pour la France. Lui-même, tout en affirmant que ce gouvernement sera seul possible dans l'avenir, n'en voit point les éléments cqnstitutifs, n'en connaît point la forme ni les bases, ne le juge pas possible aujourd'hui. Il l'ajourne à dix ans, à vingt ans : il n'a pas la foi parlementaire ! Son gouvernement sera-t-il monarchique et héréditaire, ou présidentiel et électif? Il n'en dit rien. Une seule assemblée l'effraie : comment en faire deux? Il l'ignore. Le suffrage universel l'épouvante : quel moyen de s'en passer? Silence. S'il faut un roi, comment le créer, où le prendre? Silence encore. Pour trouver là des idées nettes, il faut y mettre de la bonne volonté. Nous le répétons, M. de Montalembert n'a pas la foi parlementaire.
Nous avons relu aussi nos articles ; non pas tous ceux qu'il nous attribue dans son ardeur à nous forger des crimes, et qui n'appartiennent ni à nous, ni au journal ; mais les nôtres, ceux que nous avons publiés depuis le 2 décembre, date d'une parfaite conformité d'opinions entre l'illustre adversaire de la presse religieuse et le plus répandu des journaux religieux. Nous osons défier M. de Montalembert de citer un de ces articles, un seul, qui justifie la moins outrée de ses accusations ; un seul qui s'écarte du sentiment général des catholiques, hautement exprimé par les évêques ; un seul qui loue un acte du Pouvoir que la conscience chrétienne ait dû blâmer. Et puisqu'enfin M. de Montalembert va jusqu'à parler de « faveur » et « d'antichambres des ministres, » et qu'il nous faut en-
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core, la rougeur sur le front, toucher un mot de cela : il sait bien que les rédacteurs des journaux religieux ne figurent ni de près ni de loin parmi ces catholiques, s'il y en a, qu'il appelle « les amis du maître ; » et que, quant aux antichambres des. ministres, les anciens parlementaires et les ci-devant républicains qui encombrent ces endroits-là ne nous y rencontrent point. #
Les choses étaient ainsi, nous restant dans cette situation indépendante de toute rancune comme de tout bienfait personnel, et M. de Montalembert ne pouvant longtemps demeurer dans le vague ni en sortir par une issue que l'intérêt évident de l'Eglise n'ouvrirait pas, un jour viendra nécessairement où nous aurons le même langage, comme nous avons dès à présent au fond les mêmes pensées.
C'est à quoi feront bien de s'attendre les légitimistes ingénus qui croient déjà que M. de Montalembert va devenir un des leurs, parce qu'ils ont eux-mêmes la simplicité d'être parlementaires. Le gouvernement parlementaire, pionnier de la République, n'a pu nulle part s'établir avec les dynasties légitimes. M. de Montalembert est trop parlementaire pour devenir légitimiste, et les légitimistes y perdront leur grec. Mais, en même temps, comme le gouvernement parlementaire ne saurait être chez nous que le gouvernement de la bourgeoisie, c'est-à-dire de la partie la moins chrétienne de la société, M. de Montalembert ne saurait être vraiment parlementaire. Il en a eu des soupçons assez vifs durant sa brillante et douloureuse carrière de représentant du peuple. Le spectacle et les menaces de l'anarchie ont laissé dans son âme des impressions que la réflexion ravivera. Qu'un maître de la parole sente en lui quelque faible pour le gouvernement de la parole, rien de plus naturel. Mais le chrétien ne rapporte pas tout à soi. Jetant les yeux par dessus l'enclos monotone où les évènements l'ont confiné, il voit régner \\ordre, le travail et la paix, et, dans cette activité tran-
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quille, l'Eglise plus respectée et plus libre qu'au temps où il avait l'honneur de combattre pour elle : un tel spectacle le dispose à pardonner au Pouvoir qui fait ce bien,de le faire sans lui et peut-être autrement qu'il n'eut conseillé. S'ils eussent survécu à la pacification de la Vendée, Cathelineau et Lescure, ces grands citoyens, ces grands soldats, ces grands'chrétiens, ces défenseurs de la liberté catholique et civile qui valurent peut-être O'Connel et qui parlèrent si éloquemment par leurs blessures ouvertes et par leur sang répandu, Cathelineau et Lescure se fussent applaudis, même sous Bonaparte, de voir Dieu servi et honoré ailleurs que dans leur camp, et de pouvoir aller à la messe sans livrer bataille. Tout véritable héros se console de n'être plus le rempart de la patrie, si la patrie n'a plus besoin de rempart ; il aime mieux dans sa main le petit outil qui lui sert à sarcler les mauvaises herbes, que la grande épée qui pourfendait l'ennemi, et il trouve bon que le peuple qu'il a défendu se repose et l'oublie à l'ombre de ses arcs de triomphe.
Le chef du parti catholique sera le plus ardent à remercier Dieu si le catholicisme cesse d'être un parti. A la place de ces discussions confuses, où notre foi n'avait que sa voix laïque, plus admirée qu'obéie, et ses protestations solitaires contre une oppression savante dont la terreur du socialisme a seul allégé le poids, trois personnages se sont levés pour agir. Ces personnages sont le Pouvoir, l'Eglise et la France. Ils parlent peu, mais un seul mot d'eux en dit plus que tous les discours d'une session, et leur action se fait sentir d'un bout du monde à l'autre. Qu'arrivera-t-il demain? Dieu le sait. Jusqu'à présent il n'y a pas lieu de regretter les talents plus ou moins respectables que ces grands acteurs ont renvoyés dans la coulisse. Qui peut souffrir beaucoup de n'entendre plus M. Dupin, M. Barrot, même M. Thiers? mais surtout, grand Dieu! quelle idée saine en est blessée ? Ces prototypes des puissances parle-
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mentaires, entre lesquels M. de Montalembert n'est apparu que comme un accident heureux, quelles catastrophes n'ont pas été nécessaires pour faire luire à leurs yeux un fugitif éclair de bon sens ! Quels orages et quels coups de foudre pour les jeter un moment à genoux devant la vérité ! Le ciel s'est éclairci ; aussitôt ces convertis du tonnerre ont montré qu ils n'avaient que la dévotion de Panurge. M. de Montalembert fait honneur au gouvernement parlementaire de tout ce que l'Eglise a gagné depuis le commencement du siècle : l'éditeur de l'illustre écrivain a réfuté cette erreur, sur la couverture même de son livre : il y annonce une quinzaine de discours prononcés par M. de Montalembert pour obtenir les libertés que les catholiques ne possédaient pas et que le gouvernement parlementaire ne leur a pas données, ou qu'il n'a données que par peur, in extremis, comme l'avare au moment de mourir donne aux médecins, en marchandant encore, ce qu'il croit nécessaire pour acheter la vie.
Mais parce que nous n'avons plus, nous autres catholiques, à combattre comme nous avons combattu , et parce que nous ne devons pas désirer d'avoir à combattre ainsi, renonçons-nous à toute volonté de combattre jamais ? M. de Montalembert croit sans doute nous l'avoir entendu dire. Nous ne l'avons pas dit, nous ne le disons pas, et nous ne le dirons pas. C'est là une de ces chimères auxquelles il se laisse surprendre, et dont l'injustice évidente nous rassure contre leur durée. Il y a de son côté un voile de dépit, du nôtre peut-être une illusion d'espérance. Un avenir prochain éclairera tout du jour de la certitude ; et nos voix et nos efforts s'uniront alors comme nos jugements. Ou ce que nous regardons comme un beau commencement aura de belles suites, et nous remercierons Dieu d'avoir donné à son Eglise la liberté dans la paix, qui vaudra mieux encore que la liberté dans la guerre, quoiqu'elle rende nos services
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inutiles ; ou ces commencements heureux tourneront vers une mauvaise fin, et M. de Montalembert nous verra sous ses ordres, comme dans les temps glorieux, mais redoutables, que nous avons traversés. Si l'Eglise est libre, quelle hostilité M. de Montalembert pourra-t-il raisonnablement garder contre le Pouvoir qui maintiendra cette liberté, source et garantie de toutes les autres, j'entends de toutes celles que les chrétiens doivent aimer ? Et si l'Eglise n'est pas libre, quels liens imagine-t-il assez forts pour nous attacher à la main qui garrotterait notre mère ? Ses appréhensions ne le portent pas à désespérer entièrement de l'avenir ; encore bien moins nos illusions, si quelque illusion nous trompe, vont-elles jusqu'à ne rien redouter. Nous n'avons pas qualité pour répondre des hommes : à leur égard, nous ne sommes garants de personne, nous ne sommes témoins que comme tout le monde 1. Quant aux évènements futurs, Dieu seul les connaît. Nous voyons des temps favorables, nous en pouvons revoir de difficiles et d'affreux. Assez d'idées rebelles au bon sens, assez de passions rebelles à la justice, assez de venins rebelles à tout autre remède que le régime et le temps, assez d'habitudes parlementaires, en un mot, tourmentent ce malheureux pays ! Pour peu que notre vie se prolonge, nous risquons fort -de la terminer au milieu des tempêtes où nous avons vu la force publique chanceler et se briser tant de fois. Nous retrouverons ces adversaires que l'on dit morts, et qui ne sont pas même vaincus. Nous entendrons de nouveau ces voix audacieuses et perfides qui savent si bien s'élever contre Dieu, si bien diffamer son Eglise, si bien séduire les âmes rachetées du sang de Jésus-Christ. Alors,
1 Dans une circonstance où le Président de la République était vivement attaqué par le parti conservateur de l'Assemblée, M. de Montalembert, prenant sa défense, avait dit : Je suis son témoin, je ne suis pas son garant.
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M. de Montalembert se sentira moins ami de la parole qu'il ne croit l'être, et nous verra moins disposés à nous taire qu'il ne veut l'avouer.
Dans la prévision de ces temps qui peuvent revenir, de ces temps de liberté où les catholiques seront obligés de combattre pour leur liberté, l'illustre écrivain voudrait que nous prissions dès à présent une certaine petite physionomie libérale, une certaine petite couleur de mécontentement et d'opposition discrète, comme celle de Y l'Unio2z , par exemple, ou celle du Journal des Débats, qui ne serait pas formidable, mais qui ne laisserait pas de nous mettre sur un bon pied d'amis de toutes les libertés , quand toutes les libertés viendront nous faire trembler pour la liberté de l'Eglise. Nous traiterons plus loin cette question. En attendant, M. de Montalembert nous permettra de dire que ce conseil n'est pas assez réfléchi, ni peut-être assez fier. Quoi! exciter le mépris du Pouvoir par une opposition sans force, ou provoquer sa défiance ou sa colère par une opposition sans motif ; et cela pour faire figure parmi des vainqueurs qui se trouveront bien généreux s'ils nous laissent même une partie des avantages que le pouvoir vaincu nous aura donnés? Flatter l'ennemi futur aux dépens de l'ami actuel, qui n'a encore demandé à l'Eglise que des services pour le peuple et des prières pour lui ? M. de Montalembert n'y songe pas ! Voulons-nous que les catholiques conservent devant les libéraux, comme devant tout le monde, une attitude digne d'eux ? Ne leur conseillons point des semblants d'hostilité qui sont peu justifiés, qui paraîtraient peu sincères et dont l'exemple ne leur est donné ni par leurs pasteurs particuliers, ni par le chef commun des fidèles. Que M. de Montalembert commence lui-même par ne pas les décrier violemment et injustement comme il le fait, les accusant d'inconséquences, de palinodies, de bassesse, lorsqu'il n'a pas la moindre preuve à donner de tout cela.
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Il ouvre ailleurs un avis qui nous semble plus sage et qui nous convient mieux. Quant au présent, dit-il, après avoir exprimé comment il faut être, suivant lui, reconnaissant pour le passé et réservé pour l'avenir ; « quant au « présent, il suffisait de se taire et de rester paisible specta- « teur de la marche des évènements. » C'est la conduite que nous avons pris la liberté de lui indiquer à lui-même plus d'une fois, et que nous croyons sincèrement avoir tenue, autant que peut le faire un journal, obligé non-seulement de regarder, mais de noter la marche des évènements. M. de Montalembert aurait dù, à notre avis, accepter ce rôle, dont sa brochure l'éloigné singulièrement. Après les hommes que la Providence a mis à la tête du pays, M. de Montalembert est celui à qui nous avons le plus ardemment, et, nous pouvons le dire, le plus passionnément désiré toutes les qualités qui font la solide influence et qui procurent la véritable gloire. Nous aurions voulu pour lui une prudence égale à son courage, une modération aussi puissante que son ardeur. Nous n'avons pas à rechercher pourquoi, présentement, il n'est rien dans l'Etat, mais nous croyons fermement qu'il pouvait, qu'il pourrait encore, n'étant rien, s'acquérir la même gloire et se rendre plus utile que par le passé. Il ne devait pas consentir à être ni à paraître l'adversaire d'un pouvoir dont l'Eglise n'a pas à se plaindre. Il devait rester « spectateur » non seulement « paisible, » mais bienveillant, n'offrant pas ses services, toujours prêt à donner ses conseils, le plus sincère des amis et le plus désintéressé.
Il ne l'a pas voulu, c'est le sujet de nos regrets, nous n'avons pas le droit d'en faire l'objet de nos blâmes ; mais il n'a pas davantage le droit de blâmer ceux qui, dans l'humble sphère où leurs humbles mérites les tiennent enfermés, suivent sans intérêt personnel une voie que la conscience leur a tracée, et dans laquelle on conviendra qu'ils ne sont pas seuls ni en mauvaise compagnie.
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12 novembre 1852.
Grandes obscurités dans la thèse nouvelle de M. de Montalembert.— Quelle liberté demande-t-il ? — Il reprend au profit du parlementarisme les idées qu'il a combattues chez les catholiques démocrates de l'Ere nouvelle. — Quelle est, suivant nous, la vraie politique des catholiques.
Un grand nombre - d'idées fausses, reconnues telles, se cachent sous les mots vagues de système parlementaire et de liberté. Ces idées sont contraires aux principes, par conséquent aux intérêts catholiques. Le bon sens de M. de Montalembert le force à les combattre souvent dans son livre ; mais en même temps, par un attachement étrange aux mots qui les représentent, il a fait ce même livre pour nous contraindre à les adopter, ou du moins à les respecter. La dignité et la prudence nous y obligent, dit-il, également ; car les tenants du gouvernement parlementaire sont aujourd'hui des ennemis vaincus et seront demain des maîtres redoutables. Des vaincus dont on peut ainsi tirer l'horoscope, sont mal vaincus ! Mais il n'y a pas de contradiction que M. de Montalembert n'affronte et de mur qu'il ne perce, dès qu'il croit pouvoir ouvrir une meurtrière pour tirer sur « certains écrivains religieux. » « Vos palinodies, leur « dit-il, aujourd'hui silencieusement enregistrées dans la « mémoire des vaincus, seront évoquées avec transport et « jetées à la face des catholiques confus, humiliés, désarmés « par votre faute. »
On voit qu'il connaît à fond le caractère libéral. Les hommes qu'il nous peint sont bien ceux que nous avons combattus. Maîtres de nous donner la liberté, ils nous l'ont.
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refusée, sous prétexte que nous ne l'aimions pas ; et cependant, en ce temps-là, M. de Montalembert parlait pour elle ! S'ils ne demandent qu'un prétexte pour nous écraser, ils auront toujours le prétexte quand ils auront la force. Est-ce à nous de travailler à leur procurer la force ? Les services que nous pourrions leur rendre ne leur feront jamais aimer la liberté de l'Eglise. Il y a des siècles que l'Eglise les oblige et qu'ils sont ingrats. Parlons-leur de religion et de liberté, ils haussent les épaules. Ils ne veulent point de liberté pour nous, parce qu'ils ne veulent point de religion pour eux. N'importe, M. de Montalembert vient à leur secours ; il les fournit de tirades à l'adresse des catholiques qui n'auront pas pleuré avec eux et avec lui la liberté politique, veuve du gouvernement parlementaire. Il demande quel honnête homme, quel homme de cœur, eztt-il les plus légitimes griefs contre ce régime, pourrait être tenté d'aller grossir le flot de ses détracteurs actuels ; car, ajoute-t-il, « de quoi « se compose ce flot? N'y voit-on pas, avec les courtisans « habituels de la victoire, toutes les ambitions inassouvies, « toutes les médiocrités avides, tous les aventuriers de « plume qui, sous aucun des pouvoirs qu'ils ont servis, « n'ont pu gravir jusqu'à l'estime publique ; toutes les « doublures des régimes déchus, tous ces gens qui nous ca- « jolaient dans les couloirs de l'Assemblée et qui ont pour « raison principale de maudire la tribune, leurs impuis- « santés tentatives pour y arriver ou pour y réussir.... »
La description remplit deux pages, et c'est ainsi que le noble écrivain traite constamment ceux qu'il combat, sans calmer ses couleurs, bien au contraire, lorsqu'il s'agit de ces malheureux « certains écrivains religieux, » auxquels il revient toujours. Il en connaît pourtant de cette dernière classe, et plus d'un, je l'affirme, dont la plume n'a jamais couru les aventures, dont la médiocrité ne s'est jamais oubliée jusqu'à poursuivre la gloire ou les profits de la tri-
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bune ; qui ne sont ni ambitieux ni avides ; qui, moins cajoleurs peut-être que cajolés, n'ont cultivé certains grands orateurs que pour les admirer, les soutenir, les défendre, — et quelquefois aussi pour leur pardonner de n'être après tout que des hommes.
Cette manière décidée et abondante avec laquelle M. de Montalembert entame la polémique , n'annonce pas un esprit disposé à supporter patiemment les contradictions. Nous sommes pourtant forcés de le contredire. Dans le « flot » où il nous plonge, nous lui proposerions sans succès des arguments de notre façon, qu'il a fort bien reçus autrefois, quand le régime parlementdire, encore plein de force, ne lui plaisait pas plus qu'à nous-mêmes 1. Nous ne lui citerons pas non plus l'opinion de M. de Maistre et celle de M. de Bonald : ils sont anciens. Mais parmi les détracteurs actuels du gouvernement parlementaire, nous trouvons un honnête. homme et un homme de cœur très-connu , dont notre illustre adversaire ne récusera pas le jugement. Voici en quels termes M. de Montalembert lui-même s'exprime sur le gouvernement parlementaire, dans la page de son livre qui précède celle que nous venons de citer :
Je serais aussi bien placé qu'un autre pour m'ériger en censeur de ce gouvernement déchu. D'abord, je dois le connaître, et peut-être un peu mieux que ses détracteurs actuels, pour l'avoir longtemps pratiqué. J'ai vu de près ses abus, ses dangers, les folles illusions, les jeux stériles et cruels des partis. Je les ai signalés, j'en ai gémi à la tribune, alors que la tribune était encore debout, en présence des maîtres du jeu qui ne me l'ont pas pardonné. J'ai pu subir comme un autre, plus qu'un autre, les mécomptes, les tristesses, les défaillances inséparables de ce laborieux régime. Je pourrais le juger d'autant plus sévèrement, que nul ne m'a jamais vu tremper à un degré quelconque dans
1 M. de Montalembert avait grandement approuvé notre Etude du régime parlementaire (voy. 2. 5), et voulait que nous en lissions une publication séparée.
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ces intrigues, ces coalitions, ces campagnes de couloir, ces manèges de partis qui l'ont compromis et déconsidéré. Mais je ne veux pas lui jeter la pierre, aujourd'hui qu'il est vaincu et livré aux Thersites du camp victorieux.
Thersites tant que M. de Motalembert voudra ; il a été l'Achille des Myrmidons, et il a une manière de pleurer Hector qui le fait peu regretter.
Toute la physionomie du livre de M. de Montalembert est dans ce contraste. Il condamne ce que nous faisons, en s'applaudissant de l'avoir fait lui-même. Il réprouve nos pensées, et ce sont les siennes. Au fond, sa raison proteste contre sa mauvaise humeur. Il n'aurait pu achever son livre, s'il n'était parvenu à se persuader que nous sommes devenus les « Pindares de l'autocratie, » les « panégyristes de l'absolutisme, » les « avocats de la dictature à perpétuité. » Ne croyez pas qu'il nie l'utilité et la nécessité de la dictature. Il s'y résignerait, dit-il, pour dix ans, pour vingt ans, pour trente ans : c'est la perpétuité qui l'offusque, et une autre chose aussi : car il accepterait peut-être encore la perpétuité, si le silence pesait sur les journaux comme sur la tribune. Véritablement, c'est pitié qu'un tel homme écrive de telles choses ! Nous en appelons à ses souvenirs, à son cœur. Où a-t-il vu que nous nous fassions les avocats de la dictature à perpétuité, et comment a-t-il pu entièrement oublier dans quelles pensées dignes d'une conscience chrétienne , les rédacteurs de l' Univers ont pris devant lui, le lendemain du 2 décembre, la résolution de rester à leur poste tant que la législation permettrait à des catholiques de publier un journal i ?
Nous le répétons, l'impression sous laquelle M. de
1 M. de Montalembert avait exhorté le rédacteur en chef de l' Univers à entrer dans les emplois, et celui-ci avait refusé, parce que, malgré les bonnes intentions annoncées par le Pouvoir nouveau, l'existence du journal pouvait être encore nécessaire.
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Montalembert a écrit ne l'a pas laissé maître de ses idées. Sa parole n'est libre et pleine que quand il nous attaque ; il marche alors en toute assurance. Aucun terme ne lui paraît trop vif, il accepte sans choix tout ce qui vient sous sa plume, il n'efface rien. Dès qu'il s'avance un peu dans les rêveries constitutionnelles et libérales, tout l'entrave, tout l'arrête : l'Encyclique de 1832 bourdonne à ses oreilles, les soùvenirs du passé l'embarrassent, l'avenir qu'il espère est loin de le rassurer ; les explications, les réserves, les réticences accourent en foule. Il y a partout des mais, des si, des ce ri est pas lue, des est-ce à dire ; la phrase se dégage incertaine et fatiguée du labyrinthe des surcharges et des ratures.
Quelle est cette liberté dont il parle toujours? Ce n'est pas la liberté illimitée, tant s'en faut ! Il la nomme la liberté politique ou parlementaire ; nous serions tentés de la nommer la liberté indéfinie. Pour lui donner une figure quelconque, il emprunte un programme, tracé par une main vénérable 1 dans un livre très-distingué, mais qui, lancé au milieu des événements révolutionnaires, se ressent des émotions et des illusions de l'époque. M. de Montalembert accepte-t-il ce programme? Non. Une note avertit le lecteur que, parmi ces libertés, il en est quelques-unes dont l'expérience a démontré le danger ou l'inutilité. Quelles sont ces libertés inutiles ou dangereuses? C'est ce qu il faut deviner. Sur les six paragraphes dont le programme se compose, nous gageons que M. de Montalembert en supprimerait au moins trois, et qu'il abrégerait beaucoup les autres. Finalement, il ferait une concession à la nécessité : ce serait de tout réduire à la liberté politique, en prenant bien garde de ne pas « la confondre avec l'agitation, avec la ruine, avec la
1 Mer l'Evêquc d'Annecy. Ce savant évêque a lui-même réfute l'écrit de M. de Montalembert ( Univei»s, 1er janvier 1853).
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« misère, avec le désordre. » Qu'est-ce alors que la liberté politique ?
« Pour moi, la liberté politique, c'est le gouvernement de discussion, le gouvernement de tribune, le gouvernement des assemblées : ce gouvernement qui fait que , plus ou moins, depuis trente-quatre ans, l'on vient à la tribune y discuter les grands intérêts de son pays , avec indépendance, avec fierté, avec éloquence, quand on le peut. »
Cette définition, la plus nette que renferme le livre, ou ne mène à rien de ce que les parlementaires demandent, ou mène à tout ce que M. de Montalembert veut éviter. La liberté de tribune, réglée de manière à n'être pas confondue et à ne pouvoir pas se confondre avec l'agitation, avec la ruine, avec tout ce qu'elle a coutume de produire, c'est ce que l'on appelle au manège la liberté de langue, parce que le cheval qui galope sellé et bridé, sans pouvoir s'écarter jamais de sa piste, porte un mors particulier qui lui permet de remuer la langue. Les parlementaires nous seraient bien obligés si nous leur obtenions cela, et la France nous devrait de belles actions de grâces si nous leur obtenions davantage ! Ils veulent parler afin d'agir, et non pas faire de l'art pour l'art. M. de Montalembert se croit libéral, il est simplement orateur. Quand il songe à la liberté, il perd un peu de vue ses conséquences logiques et historiques, les peuples qu'elle remue, les armes dont elle sé sert, les accidents qu'elle entraîne. Il oublie qu-'à Rome, sur le mont Aventin, le temple de la Liberté était bâti du produit des amendes, et qu'à la fin il y eut assez de contraventions pour élever la fortune d'Auguste ; il oublie que le mot de liberté, suivant Fléchier, caresse ce je ne sais quoi de mutin qui vit au fond des cœw's, il oublie ce que remarque Bossuet, que « quand une fois on a trouvé le moyen de prendre la mul- « titude par l'appât de la liberté, elle suit en aveugle,
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« pourvu qu'elle en entende seulement le nom. » Il oublie tout cela, pourquoi ? Saint-Evremont pourrait en avoir trouvé la raison véritable : « La liberté, dit-il, inspire ces « pensées sublimes et ces nobles mouvements qui font toute « la pompe et toute la magnificence du discours. »
Hâtons-nous de le dire, cette séduction , si naturelle et si puissante, n'a jamais eu sur l'esprit de M. de Monta- lembert une influence capable de lui faire oublier ce qu'un bon citoyen doit à la patrie, ce qu'un bon catholique doit à la vérité. Dans ce passé dont toute la gloire lui appartient, mais dont nous avons aussi supporté les fatigues, dans ce beau passé qu'il prétend que nous ternissons et que nous tremblons qu'il n'oublie, il nous apprenait lui-même, au mépris de toutes les injures et de tous les périls de l'impopularité, à honorer par une confession courageuse les principes que l'entêtement libéral ne voulait ni accepter ni comprendre, et que notre foi ne nous permettait pas de faire fléchir. Nous savions qu'on les discuterait peu et qu'on les diffamerait beaucoup. Nous ne laissions pas néanmoins de les produire. Nous disions que l'Eglise avait droit aux mêmes libertés que tout le monde, non pas que tout le monde eût droit aux mêmes libertés que l'Eglise ; que toutes les libertés que nous réclamions étaient de droit naturel et de droit divin, bonnes, nécessaires, légitimes, saintes ; non pas que toutes les libertés que l'on réclamait eussent le même caractère, le même titre et dussent être décrétées. Jamais notre liberté, ne fut celle des libéraux , encore moins celle des démocrates, et jamais ils ne l'ignorèrent. Quel que fût le péril de les refroidir comme alliés, lorsque par hasard et pour un moment ils l'étaient, ou de les irriter comme ennemis, nous pensions, M. de Monta- lembert et nous, que le péril serait infiniment plus grand d'accepter ou de tolérer une seule de leurs erreurs. Ainsi le voulait notre conscience, ainsi le voulait l'intérêt de notre
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parti. La bonne tactique, pour nous, c'est d'être visiblement et toujours ce que nous sommes, rien de plus, rien de moins. Nous défendons une citadelle qui ne peut être prise que quand la garnison elle-même introduit l'ennemi. Combattant avec nos propres armes, nous ne recevons que des blessures guérissables ; toute armure d'emprunt nous gêne et souvent nous étouffe.
On nous a appelés, nous avons été, nous restons le parti catholique, parce qu'il n'y a pas eu possibilité de nous confondre avec aucun autre parti. Nous ne formions un parti que pour défendre la liberté de l'Eglise contre tous les partis. Indépendants du Gouvernement, nous ne contestions ni ses droits ni son origine. Quoique frappés par lui, nous prenions même sa défense, lorsque la justice était pour lui. Nous avons poussé le scrupule d'isoler notre drapeau jusqu'à nous écarter plus d'une fois, par de réels sacrifices, de l'opinion qui avait avec la nôtre le plus d'affinités et où l'on voit, sans contredit, le plus d'honnêtes gens et de bons chrétiens. M. de Montalembert allait plus loin que nous à cet égard, mais enfin nous n'étions pas plus légitimistes qu'autre ehose. Quant à l'opposition libérale dans toutes ses nuances, elle nous haïssait, nous la méprisions. Nous ne visions ni à renverser le Gouvernement ni à l'entraver dans les choses de son ressort , nous prétendions au contraire lui indiquer comment il pouvait acquérir de la force en faisant du bien.
M. de Montalembert tire un argument auquel il attache trop d'importance, de la bonne situation où les catholiques se trouvèrent le lendemain de Février, à cause, dit-il, de cette attitude libérale qu'ils avaient prise sous la monarchie de Juillet. Nous aurions là-dessus plusieurs remarques à faire. En premier lieu, cette attitude fut un peu forcée ; car enfin,. si le gouvernement de Louis-Philippe s'était montré juste envers nous, s'il nous avait donné la liberté
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d'enseignement et la liberté d'association, s'il nous avait simplement laissé voir quelque bonne volonté d'accomplir à cet égard les promesses de la Charte, vraisemblablement nous n'aurions pas eu l'avantage de gagner, en guerroyant contre lui, notre petite auréole de libéralisme, déjà fort glorieusement décolorée dans les derniers temps par le discours sur le Sonderbund. En second lieu, si le Gouvernement de Louis-Philippe avait fait ce que nous lui demandions, s'il eût été un gouvernement chrétien, nous l'aurions soutenu au lieu de le combattre. Et il serait arrivé l'une ou l'autre de ces deux choses : ou le ciel l'eût sauvé en lui envoyant des inspirations de justice et de courage qu'il n'obtint guère ; ou le parti parlementaire tout entier, depuis le plein centre jusqu'aux extrémités les plus révolutionnaires de la gauche, tout le Parlement, toute l'Université, - toute la presse, tout le corps électoral, toute la magistrature, tout le ban et tout l'arrière-ban du libéralisme et de la révolution se seraient coalisés pour le renverser, et nous avec lui. En troisième lieu, ce ne fut pas comme libéraux que nous fûmes choyés le lendemain de la Révolution, ce fut comme conservateurs. Ce titre nous assura les sympathies du libéralisme monarchique vaincu ; peut-être lui dûmes-nous aussi les respects des. vainqueurs, très-effarés de leur victoire, et qui voyaient d'ailleurs en nous, grâce au suffrage universel, des puissances respectables. M. de Montalem- bert pense-t-il que M. Marrast et M. Ledru-Rollin nous prenaient pour de grands libéraux? que M. Barrot et M. Thiers s'élevaient jusqu'à nous considérer comme autre chose qu'une fraction importante du parti de l'ordre? Même en ce moment-là, l'orateur catholique ne parut pas assez libéral pour la bourgeoisie épouvantée de Paris, et le département du Doubs faillit le laisser au fond du scrutin, étonné de faire surgir un réactionnaire si marquant. Donc, si nous devons nous féliciter d'avoir été libéraux sous la Monarchie,
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nous devrions nous féliciter de n'avoir point paru tels sous la République.
Nous avions dit au Gouvernement provisoire : « L'Eglise « s'accommode de toutes les formes de gouvernement; elle « est amie de quiconque lui assure la liberté. Que l'Eglise « soit libre sous la République, et les catholiques seront ré- « publicains. » Peu de jours après, les proconsuls fermaient plusieurs établissements religieux, le Gouvernement leur donnait raison, et nous étions, non comme gens de parti, mais comme catholiques, dans l'opposition la plus déclarée. Certes, nous n'éprouvons nul besoin de justifier cette opposition-là, surtout quand nous avons l'honneur de discuter contre M. de Montalembert, dont nous ne fûmes que les humbles complices. Quelques catholiques fort respectables blâmèrent pourtant M. de Montalembert et nous. Cette chaude et malsaine atmosphère des révolutions, où fermentent les meilleurs cerveaux, les troublait d'étranges mirages. Ils pressentaient une ère nouvelle ; ils voyaient la Démocraiie tantôt comme un messie qui allait renouveler la face de la terre et ramener l'humanité souffrante aux ombrages de l'Eden, tantôt comme le monstre qui sera déchaîné à la fin des temps. Dans ce mélange d'enthousiasme et de terreur, ils fondèrent un journal, pour réconcilier, disaient- ils, l'Eglise avec la liberté. Nous montrant sans cesse leur fantôme, ils nous disaient tout ensemble : « Adorez, et prenez garde ! Soyez les amis de ce pouvoir futur que rien ne peut vaincre : si vous n'avez pas mérité qu'il vous élève, il vous broiera. » Avec un accent plus effrayé, c'était le langage que nous tient aujourd'hui M. de Montalembert. Sans épargner ni la menace/ni l'injure, ni l'anathème, ces catholiques nous voulaient démocrates, comme M. de Montalembert nous veut parlementaires. Ils employèrent d'avance tous ses arguments, et leurs lecteurs peuvent dire s'ils furent chiches de sonorités oratoires sur le beau thème
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de la religion et de la liberté. On était en 1848 ; l'avènement de la pure démocratie semblait en effet inévitable, et l'Eglise, destituée de sa couronne libérale, pouvait à bon droit redouter les catastrophes qu'on la pressait de détourner en se jetant dans le mouvement. M. de Montalembert, méprisant une prudence pusillanime, répudia, comme nous, toute alliance avec ce ramas de sectaires qui n'étaient plus séparés du Pouvoir que par un coup de tribune ou par un coup de fusil. Il déclara que les concessions qu'il faudrait faire à ces gens-là nous déshonoreraient sans les séduire, et que quand l'ordre social attaqué de toutes parts comptait encore des défenseurs quelconques, le choix des catholiques était fait et leur place marquée. Il fit bien ; il s'en glorifie à bon droit ; mais ce n'est pas la seule fois qu'il eut l'occasion et le courage d'abandonner une vaine thèse de liberté pour faire pencher les évènements du côté de l'autorité et du pouvoir.
Après les journées de juin, les démocrates catholiques se rabattirent sur la candidature de M. Cavaignac, toujours dans la louable intention d'appuyer la religion sur la liberté. L'Univers, qui croyait devoir rester neutre, dut secrètement lutter beaucoup contre M. de Montalembert pour ne pas épouser avec une égale ardeur la candidature de Louis-Napoléon. Avant nous, M. de Montalembert a connu la valeur politique de ce prince ; avant nous et avec une autre efficacité, il a secondé sa cause ; il a désiré que sa main résolue, tombant sur cette source d'anarchie qu'on appelait la tribune, fît rentrer dans le néant ces chefs de partis, ces coryphées de discordes, ces fastueux et stériles parlementaires dont l'incurable jactance, déconcertée par l'audace de la démagogie, ne pouvait désormais qu'ouvrir plus large à la patrie tout entière et à l'humanité elle-même l'effroyable chemin des gémonies de 1852.
Et lorsque l'exécution fut faite, le vit-on se répandre en plaintes sur le triste sort de la religion et de la liberté? Les
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crut-il perdues ? Avec nous, avec toute la France, il les crut sauvées. En ce moment-là, on prétendit lui faire honte de l'attitude, à notre avis très-sage et très-politique, qu'il avait acceptée. Un pamphlet publié à l'étranger par des constitutionnels orléanistes, amplifia contre lui, au point de vue parlementaire, l'ancienne thèse des catholiques démocrates de 1848, la même exactement qu'il reprend contre nous. On lui dit qu'il avait jeté le masque et que la liberté n'oublierait pas ses trahisons. Il en fut peu touché. Ces émigrés ne lui persuadèrent pas que l'Eglise dût émigrer avec eux, ni que. les catholiques eussent trahi la liberté et l'Eglise, parce qu'en réservanttous leurs droits, ils voyaient avec joie une situation mortelle se terminer, grâce au courage d'un seul homme, par une soudaine et universelle pacification.
Nous croyons rêver, quand, l'esprit plein de ces faits si publics et si récents, nous venons à penser que M. de Mou- talembert travaille à nous faire sortir du terrain de la liberté catholique, où nous avons voulu par tant d'efforts nous maintenir exclusivement, pour nous jeter dans cette risible bicoque de la liberté parlementaire, où les débris de l'orléanisme nous tendent les bras. Non ! N'être point hostiles au pouvoir établi tant que ce pouvoir ne persécute point l'Eglise, et lorsqu'il la protège n'être point ingrats, voilà notre politique. Nous n'en eûmes point d'autre dans • le passé, nous n'en aurons point d'autre dans l'avenir. Nous ne teindrons pas notre drapeau des couleurs d'un parti. M. de Montalembert cite avec beaucoup d'admiration une brave réponse des Etats de Bourgogne à leur duc Charles, qui leur proposait des nouveautés ; c'est la réponse que nous ferons nous-mêmes à sa marseillaise parlementaire : Monsieur, nous vous sommes très-humbles sujets et serviteurs ; mais quant à ce que vous proposez, il ne se fit jamais, il ne se peut faire, et il ne se fera pas.
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SUR UN LIVRE DE BOSSUET
INTITULÉ :
POLITIQUE TIRÉE DE L'ÉCRITURE SAINTE.
2:2 décembre 1852.
Erreur de M. de Montalembert touchant l'ouvrage de Bossuet. — Des devoirs de la monarchie chrétienne.
A l'exemple des autres partisans du régime parlementaire, les catholiques qui le préconisent n'aperçoivent partout ailleurs que les rigueurs de la tyrannie ou les écarts forcenés de l'anarchie, dont les procédés contraires exposent, suivant eux, l'Eglise à des périls équivalents. D'un seul trait de plume, ils donnent à la tyrannie toute une période glorieuse de notre histoire. Ils appellent résolùment le gouvernement de nos rois un despotisme, et, erreur pire, un despotisme exercé de connivence avec l'Eglise. Ils marquent la naissance de la liberté à cette date de 1789, clouée par les publicistes révolutionnaires au seuil des temps nouveaux, comme le labarum qui leur assurera la victoire sur l'empire de Jésus-Christ.
La liberté a chez nous une autre et plus ancienne origine.
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Elle s'accommodait fort bien du pouvoir de nos rois. Ce pouvoir, absolu de nom, était en fait essentiellement tempéré par les mœurs, essentiellement pondéré par les institutions ; il ne répondait en rien aux idées que représentent aujourd'hui les mots d'absolutisme, de despotisme, d'arbitraire et de tyrannie, qualifications devenues synonymes dans l'idiome révolutionnaire, mais auxquelles l'histoire et la langue française attachent des sens fort éloignés.
L'ordre établi en France était également protégé contre les envahissements du pouvoir et contre les tumultes de l'opinion. Le pays avait une représentation provinciale permanente assez forte pour contenir le Gouvernement dans ses limites, assez contenue elle-même pour être aisément ramenée dans les siennes. Il existait, en outre, dans chaque province une multitude de droits particuliers, de coutumes, de privilèges, qui formaient, si l'on peut parler ainsi, des libertés argent comptant ; libertés contre lesquelles sans doute la Couronne pouvait entreprendre, mais qui n'étaient pas désarmées et qui ne risquaient point d'être emportées de vive force par un coup de bon plaisir royal ou par un tour de main populaire. Au-dessus de tout planait la force régulière quoique intermittente des Etats-Généraux ; et au- dessus des Etats-Généraux mêmes il y avait enfin ce je ne sais quoi que l'on peut appeler le tempérament national, phénomème exclusivement français, admirable sentiment né d'une longue pratique du christianisme, qui mettait une égale mesure de respect, de bon sens, de bonne foi, dans l'obéissance et dans l'autorité, élevées l'une et l'autre à la dignité de devoir. Ni le prince ne songeait à devenir un despote, ni le peuple à se révolter. De part et d'autre le prétexte manquait à ces excès qui sont devenus depuis soixante ans l'histoire du monde. Qualifier Louis XIV de tyran, eût paru à tous les bons esprits de l'époque une absurdité en même temps qu une injustice : le roi lui-même en eût été moins
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offensé que la nation ; et, de son côté, il aurait cru défendre l'honneur de ses sujets plus encore que la solidité de sa puissance, en repoussant bien loin quiconque aurait attribué au peuple ces projets de rébellion qui renversent les trônes et changent l'ordre des empires. Aucun soupçon n'existait ni ici, ni là. Pour établir la tyrannie, ou pour abolir la royauté, on voyait trop d'obstacles à vaincre, trop de droits à violer, trop de crimes à commettre.
On l'a fait cependant ; mais on l'a fait sans le savoir : ce ne sont pas les peuples, ni les sages d'entre les peuples, ce sont quelques pervers qui l'ont fait. Et ces pervers eux- mêmes ont été emportés, quasi à leur insu, plus loin qu'ils ne voulaient, par les idées que l'on préconise aujourd'hui sous le nom de doctrines libérales et de principes parlementaires.
Les idées révolutionnaires se sont formées sous la Monarchie, elles y ont grandi, elles y sont devenues assez puissantes pour la renverser. Preuves du vaste champ que ce prétendu absolutisme laissait à la liberté des opinions, puisque les idées ont triomphé sans avoir eu proprement de persécution à subir, ni de combats à livrer, n'ayant rencontré qu'en elles-mêmes les obstacles, non encore vaincus, qui se sont opposés à leur complète réalisation.
Nous voulons indiquer comment ce travail s'est accompli ; par quels procédés, parquelles erreurs du pouvoir et des corps constitués, par quel abus et par quelles connivences le levain révolutionnaire a pu fermenter impunément dans la France monarchique, jusqu'au jour où son explosion a tout détruit.
' Mais auparavant on nous permettra une digression sur un noble et puissant génie, que M. de Montalembert, qui l'admire cependant, traite avec une injuste sévérité. C'est Bossuet, dont il fait le principal fauteur de l'absolutisme monarchique, et qu'il accuse d'avoir par là porté un préjudice
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considérable à l'Eglise. « Je me permets, dit-il, d'affirmer « que l' étroite alliance de l'Eglise avec le pouvoir absolu, « dont Bossuet et ses successeurs, avaient fait en quelque « sorte un article de foi parmi nous, a été une nouveauté « qui ne date que du dix-septième siècle, et qui a contre « elle mille ans de traditions et de précédents contraires « dans l'histoire du catholicisme. » Cette affirmation vient après une page véhémente, où le pouvoir absolu est défini le pouvoir illimité de l'homme sur l'homme. Ailleurs, la théorie de Bossuet est qualifiée de théorie indigne du nom chrétien.
L'accusation est bien forte, et elle va bien loin ! Quoi ! la doctrine du pouvoir illimité de l'homme sur l'homme, enseignée dans un pays catholique ! Une nouveauté de cette taille introduite par un évêque tel que Bossuet, acceptée par toute l'Eglise gallicane, tolérée par l'Eglise universelle ! Evidemment, M. de Montalembert ne voudrait pas soutenir toutes les conséquences de cette proposition, jetée en courant, mais qui peut faire d'étranges ravages dans les esprits superficiels. Tâchons de le réconcilier avec ce grand docteur, qui ne serait pas « l'homme le plus éloquent que la terre ait jamais porté, » si sa science et son bon sens avaient pu s'égarer à ce point.
Pour appuyer le reproche qu'il adresse à Bossuet, M. de Montalembert lui en fait un second, s'il se peut encore moins mérité :
Traçant, dit-il, pour un prince chrétien les droits et les devoirs de la politique, il les emprunte exclusivement à l'histoire du peuple juif, comme si l'exemple de cette nation, sur laquelle Dieu s'était réservé une action directe et visible par les prophéties et par les miracles; qui fut d'ailleurs toujours rebelle à sa loi et dont l'existence précède la venue de Notre-Seigneur, devait être le seul que pussent invoquer les peuples catholiques, ayant l'Eglise pour guide immortel, et le Calvaire pour point de départ.
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On croirait là-dessus que Bossuet a puisé son livre dans le fatras de Berruyer ; mais ce n'est pas à une histoire proprement dite, c'est à Y Ecrituî-e sainte qu'il emprunte et des vérités aussi durables que le genre humain, et des exemples d'autant plus précieux que la volonté divine nous les a directement et visiblemeut ménagés. Les nations catholiques tiennent la place des Juifs ; elles sont devenues le peuple de Dieu. Si ce peuple nouveau, dont le peuple ancien est partout le type et la figure, descend du Calvaire, il descend aussi du Sinaï ; les Juifs sont ses ancêtres, il adore Celui qu'ils attendaient et duquel il a reçu une loi accomplie, mais non pas autre ni plus sacrée. Cette loi première n'a pas été entièrement abrogée. Toute tribu de la grande nation catholique est tenue de connaître ce qui en subsiste et de l'observer, sous peine des châtiments qui suivaient les transgressions du premier Israël.
Les exemples du peuple juif, tels qu'ils ont été écrits sous l'inspiration divine, doivent donc être non pas toujours imités, mais toujours médités par les peuples catholiques, suivant l'interprétation que leur en donne Pierre, ce second Moïse, infaillible, inébranlable, immortel. Parlant aux simples fidèles, Bossuet leur dit: « Vous êtes les vrais ce habitants de Jérusalem, parce que vous êtes les enfants cc de l'Eglise et les héritiers des promesses qui ont été faites cc à la Synagogue. Vous êtes la maison de David, parce « que vous êtes incorporés à Jésus, fils de David, et que sa cc chair et son sang ont passé à vous i. » Et montrant la conformité des deux testaments, il s'écrie ailleurs, avec Tertullien : 0 Christum et in novis veterem, oh ! que Jé-* sus-Christ est ancien dans les nouveautés de son Evangile ! Parlant au Roi, il demande à l' Ecriture une autorité que nulle autre ne saurait égaler, puisque c'est Dieu même dont
1 Premier sermon pour le second dimanche de l'Avent.
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il fait entendre la voix et dont il montre la main. Ne nous représentons pas Louis XIV comme un de ces penseurs d'aujourd'hui, élevés dans l'atmosphère de l'incrédulité, entre le double courant de la pédanterie tudesque et de la frivolité française, pour qui l'Ancien Testament n'est qu'un poème et l'Evangile le développement d'un mythe ingénieux. Il était le roi orthodoxe du plus grand peuple catholique de la terre, qui faisait encore sa principale gloire de n'avoir jamais été gouverné par un souverain hérétique. Quand Bossuet montrait Safd rejeté, Achab détruit, Salomon perdu, Nabuchodonosor changé en bête, Jézabel dévorée par les chiens, Antiochus l'Illustre rongé tout vivant par les vers, Jéroboam éternellement noté d'infamie, David même et tant d'autres rois pieux surveillés de si près et punis si rigoureusement, Louis XIV n'était pas tenté de croire qu'on lui proposait là des fables : et il se passera du temps avant qu'aucun article d'aucune Charte jette un plus terrible écho dans la conscience d'aucun roi constitutionnel ! On ne veut pas sans doute nier les sentiments chrétiens de Louis XIV. Il en existe des preuves que M. de Montalem- bert ne peut guère ignorer, car elles se trouvent dans un document qu'il cite lui-même. En tous cas, Bossuet en était convaincu, et il savait encore que ces sentiments n'étaient pas fortuits, mais inhérents en quelque sorte à la condition de roi de France. Elevé dans la connaissance, dans le respect, dans la pratique de la religion, le roi de France renouvelait à son sacre tous les vœux de son baptême, qui étaient les vœux mêmes du baptême de la monarchie. Bossuet voyait là une garantie de bon et paternel gouvernement, plus puissant que toutes les constitutions. Avait-il tort ? Depuis que cette garantie n'existe plus, l'imagination féconde des faiseurs de constitutions a-t-elle trouvé rien qui puisse la remplacer ? C'est quelque chose, on l'avouera, qu'un roi sache et croie que « les rois, comme ministres de
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« Dieu, qui en exercent la puissance, sont avec raison me... « nacés pour une infidélité particulière d'une justice parti- « culière, et de châtiments plus exquis i. »
Il n'est pas nécessaire de lire toute la Politique tirée des propres paroles de l'Écriture sainte pour connaître que ce beau livre n'est pas l'œuvre d'un rabbin, mais d'un évêque catholique, et même d'un évêque français, sujet d'un roi chrétien et citoyen d'un pays libre, c'est-à-dire régi par les lois. Le seul énoncé de quelques chapitres dépose que Bos- suet n'a nullement entendu préconiser le pouvoir illimité de l'homme sur l'homme, qui au surplus n'était pas concédé aux rois d'Israël. Ouvrons ta table du livre VIIIe, contenant la suite des devoirs particuliers de la royauté. Voici ce que nous lisons : La justice est établie sur la religion.— Dieu est le juge des juges et préside aux jugements. — La justice appartient à Dieu, et c'est lui qui la donne aux rois. -La justice est le vrai caractère d'un roi, et c'est elle qui affermit son trône. — Sous un Dieu juste, il M'y a point de pouvoir purement arbitraire.—Il y a parmi les hommes une espèce de gouvernement que l'on appelle arbitraire, mais qui ne se trouve point parmi nous dans les Etats parfaitement policés.-Dans le gouvernement légitime, les personnes sont libres.—La propriété des biens est légitime et inviolable.-On propose l'histoire d Achab, roi d'Israël, de Jézabel, sa femme, et de Naboth. Il faut entendre Bos- suet proposer cette histoire ! Achab, cédant aux conseils de Jézabel, fait assassiner juridiquement Naboth, qui n'a pas voulu lui vendre sa vigne : « Comme (après ce forfait) « Achab allait à l'abandon de crime en crime, il fut aussi « précipité de supplice en supplice, lui et sa famille, où tout « fut immolé à une juste, perpétuelle et inexorable ven« geance. Et c'est ainsi que furent punis ceux qui vou-
1 Politique, l.,X, p. 609, édit. de Versailles.
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« laient introduire dans le royaume d'Israël la puissance « arbitraire. » Voilà au moins un exemple juif que l 'on pardonnera à Bossuet d'avoir invoqué.
On trouvera encore que Bossuet ne se montre ni trop juif, ni trop partisan de l'arbitraire, dans l article 4 du livre VII" : Des motifs de religion particuliers aux rois ; article que l'auteur termine par cette proposition : Les rois de France ont une obligation particulière à aimer l'Eglise et à satta- cher au Saint-Siège. Nous y lisons ces belles paroles:
Remi, ce grand saint et ce nouveau Samuel, appelé pour sacrer les rois, sacra ceux de France en la personne de Clovis, comme il le dit lui-même, « pour être les perpétuels défenseurs de l'Eglise et des pau". vres, » qui est le plus digne objet de la royauté. Il le bénit et ses successeurs, qu'il appelle toujours ses enfants, et priait Dieu, nuit et jour, qu'ils persévérassent dans la foi. Prière exaucée de Dieu avec une prérogative bien particulière, puisque la France est le seul royaume de la chrétienté qui n'a jamais vu sur le trône que des rois enfants de l'Eglise...
Les enfants de Clovis n'ayant pas marché dans les voies que saint Remi leur avait prescrites, Dieu suscita une autre race pour régner en France. Les Papes et toute l'Eglise la bénirent en la personne de Pépin, qui en fut le chef. L'empire y fut établi en la personne de Charlemagne et de ses successeurs. Aucune famille royale n'a jamais été si bienfaisante envers l'Eglise romaine : elle en tient toute sa grandeur temporelle, et jamais l'Empire ne fut mieux uni au sacerdoce, ni plus respectueux envers les papes que lorsqu'il fut entre les mains des rois de France.
Une troisième race était montée sur le trône, race s'il se peut plus pieuse que les deux autres, sous laquelle la France est déclarée par les papes « un royaume chéri et béni de Dieu, dont l'exaltation est inséparable de celle du Saint-Siège. » Race aussi qui se voit seule dans l'univers toujours couronnée et toujours régnante, depuis sept cents ans entiers, sans interruption, et, ce qui lui est encore plus glorieux, toujours catholique... Elle a produit saint Louis, le plus saint roi qu'on ait vu parmi les chrétiens. Tout ce qui reste aujourd'hui de princes de France est sorti de lui. Et comme Jésus-Christ disait aux Juifs : « Si vous êtes enfants d'Abraham, faites les œuvres d'Abraham. )' il ne me
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reste qu'à dire à nos princes : Si vous êtes enfants de saint Louis, faites les œuvres de saint Louis.
Il nous semble, après ces citations, que Bossuet n'eût pas été médiocrement étonné de s'entendre traiter tout à la fois de novateur et de conseiller de la tyrannie.
Mais enfin, dit-on, Bossuet reconnaît qu'il n'y a point de tentation égale à celle de la puissance absolue ; il avoue que depuis qu'elle est établie « il n'y a plus de barrière contre « elle, ni d'hospitalité qui ne soit trompeuse, ni de rempart « assuré pour la. pudeur, ni enfin de sûreté pour la vie des « hommes. »
L'objection est posée par Bossuet lui-même. Reproduisant l'objection, il eût été juste de reproduire aussi la réponse. La voici:
Premièrement, Dieu, qui savait ces abus de la souveraine puissance, n'a pas laissé de 1 établir en la personne de Saiil, quoiqu'il sût qu'il en devait abuser autant qu'aucun roi; secondement, si ces inconvénients devaient contraindre le gouvernement jusqu'au point que l'on veut imaginer, il faudrait ôter jusqu'aux juges choisis tous les ans par le peuple, puisque la seule histoire de Suzanne suffit pour montrer l'abus qu'ils ont fait de leur autorité.
Il continue par ces graves paroles, auxquelles toute l'histoire rend témoignage :
Sans donc se donner un vain tourment à chercher dans la vie humaine des secours qui n'aient point d'inconvénients, et sans examiner ceux que les hommes ont inventés dans les établissements des gouvernements divers, il faut aller à des remèdes plus généraux, et à ceux que dieu lui-même a ordonnés aux rois contre la tentation de la puissance.
Et, tout de suite après, il fait retentir les anathèmes de l'Esprit-Saint contre les mauvais princes : « Ecoutez-moi, « rois, et entendez ; juges de la terre, apprenez votre devoir.: « c'est le Seigneur qui examinera vos œuvres et qui son- « dera vos pensées. Parce que vous n'avez pas jugé droite tement, il vous apparaîtra tout à coup d'une manière
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« terrible, etc. n C'est là-dessus qu'il s'écrie : « Et celui-là « est bien endormi qui ne se réveille pas à ce tonnerre. »
Aujourd'hui, sans doute, Bossuet paraîtrait se rassurer peu de frais. Qui prend garde à ce tonnerre? Nous nous contenterons d'observer que ce tonnerre a réveillé Louis XIV ; que durant une longue suite de siècles, il a suffi pour préserver la France du malheur et de la honte d'être gouvernée par un tyran ; et que les tyrans ne sont venus qu'après que ce même tonnerre a cessé de gronder, après 1789, après la naissance de la liberté. Bossuet, du reste, ne blâme pas les diverses inventions que les hommes ont conçues pour jouir des avantages du gouvernement et en diminuer les charges : du haut de sa pensée, qui embrasse toute l'histoire humaine, il sourit seulement de ceux qui se donnent le vain tourment, puisque c'est son mot, de chercher contre la tyrannie un rempart plus fort que la connaissance et la crainte de Dieu. Les œuvres de la souveraineté populaire et le spectacle de ses vicissitudes ne l'eussent pas fait changer d'avis. Les révolutions n'avaient rien à lui apprendre. Il savait ce qu'elles ont coutume de faire ; il savait aussi d'où elles viennent. Après avoir bien distingué le caractère du bon prince et celui du tyran, il écrit un chapitre intitulé : Dieu inspire l'obéissance aux peuples et y laisse répandre un esprit de tyrannie. Dans ce chapitre, il raconte comment Jéhu détrôna Joram : « Dieu vengea par ce moyen les im- « piétés d'Achab et de Jézabel sur eux et sur leur maison... « Voilà l'esprit de révolte qu'il envoie quand il veut ren< « verser les trônes. Sans autoriser les rébellions, Dieu les « permet et punit les crimes par d'autres crimes qu'il châtie « aussi en son temps, toujours terrible et toujours juste. » On voit qu'il avait lu, à deux cents ans de lui dans l'avenir, l histoire exacte de la liberté politique.
En résumé, toute la vie de l'ancienne France témoigne qu'à l'époque où Bossuet écrivait, le royaume avait une
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constitution et que cette constitution ne consacrait ni le despotisme, ni l'arbitraire, ni le pouvoir illimité de l'homme sur l'homme ; qu'au contraire elle assurait l'exercice indépendant de la religion, de la justice et de la famille. Cela étant, Bossuet pourrait paraître au moins excusable d'avoir voulu donner un arc-boutant théologique à ce vaste et noble édifice encore tout-puissant, mais déjà sourdement battu en ruines par les fausses doctrines qui devaient le renverser un siècle plus tard.
Bossuet sera tout à fait vengé si, après' avoir étudié ce que M. de Montalembert appelle l'absolutisme, nous cherchons à nous rendre compte de ce que M. de Montalembert lui-même entend par liberté. Nous trouvons, page 70, qu'il « ne vénère pas sous ce nom ancien et sacré les inventions « de l'orgueil moderne, l'infaillibilité de la raison hu- « maine, la sotte hérésie de la perfectibilité indéfinie de (( l'homme, la consécration de, l'envie sous le nom d'égalité, « l'idolâtrie du nombre sous le nom de suffrage universel « et de souveraineté du peuple. » Le voilà, par cette déclaration, séparé non-seulement des révolutionnaires, mais encore des parlementaires; car ces derniers, pour peu qu'ils aient de doctrine, croient tout au moins à l' infaillibilité de la raison humaine, ils vénèrent tous un peu l' envie sous le nom d'égalité, ils ont tous un peu l' idolâtrie du nombre sous le nom de majorité. « Il n'est aucune question ni mo- rale, ni politique, dit madame de Staël, dans laquelle il faille admettre ce qu'on appelle l'autorité. La conscience des hommes est en eux une révélation perpétuelle, et leur raison un fait inaltérable. » M. de Montalembert rejette cette doctrine ; et la rejetant il rompt avec l'école parlementaire. Les paroles qui suivent le mettent d'accord avec nous : « Ce que j'aime et ce que je désire, poursuit-il, c'est la liberté « réglée, contenue, ordonnée, tempérée, la liberté honnête « et modérée ; la liberté telle que l'ont proclamée, recher-
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« chée, conquise et rêvée les grands cœurs et les grandes « nations de tous les temps, dans l'antiquité comme depuis « la rédemption ; la liberté qui, bien loin d'être hostile à « l'autorité, ne peut coexister qu'avec elle, mais dont la « disparition fait aussitôt dégénérer l'autorité en despo- « tisme. »
Du moment que M. de Montalembert ne demande pas plus, rien ne nous divise, car, à coup sûr, il ne prouvera jamais que nous demandions moins. Une liberté réglée, contenue, ordonnée, tempérée, « qui peut et doit varier se- « Ion les temps et les lieux, selon les hommes et les choses » (page 71), c'est ce que nous aimons dans le passé, ce que nous voudrions voir établir dans le présent et assurer dans l'avenir. C'est la liberté que la France monarchique, qui était une grande nation, croyait posséder, et que les Burke, les de Maistre, les de Bonald, qui étaient de grands esprits et de grands cœurs, la plaignaient d'avoir perdue. C'est la liberté que Bossuet, un siècle à l'avance, sentait compromise par les théories républicaines des protestants, et qu'il voulait affermir, d'une part en affermissant dans les consciences l'autorité du roi, de l'autre en proposant publiquement au roi l'exemple des sévérités de Dieu sur les princes d'Israël, lesquels ne furent prospères et grands que par la justice et la piété.
Aussi, quand M. de Montalembert gémit d'avoir contre lui Bossuet, mais se console en pensant qu'il a pour lui Fé- nélon, nous estimons qu'il se trompe dans les deux sens. Bossuet n'est pas contre lui, et lui-même n'est pas avec Fé- nélon; du moins lorsque Fénélon s'abandonne au rêve de Salente, idéal dont les tentatives de réalisation nous ont plus coûté que toutes les vaines bouffées de despotisme qui ont pu échapper à l'orgueil de Louis XIV, échauffé par d'autres théories que celles de Bossuet. Nous savons comment cette douce utopie de Salente peut entraîner les multitudes sur
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une pente où la main de Dieu seule est assez forte pour les arrêter. Otez l'âme de Fénélon, Salente, c'est l'Icarie de M. Cabet. La théorie de Bossuet ne saurait produire de tels ravages, parce que Bossuet ne jette pas l'esprit dans le pays de chimères, ne suppose pas les hommes autres qu'ils ne sont, et ne propose, en définitive, que la perfection d'une forme de bonne société et de gouvernement qui a toujours été en usage sur la terre et toujours la plus estimée.
Mais de toutes les formes de la Monarchie, aucune n'offre autant de garanties pour l'ordre et pour la liberté, autant de sécurité à l'existence nationale, autant de ressources pour le bien, que la monarchie de Louis XIV et de Bossuet. Ce que cette monarchie a fait est immense ; ce qu'elle aurait fait, si les hommes pouvaient cesser d'être des hommes, serait prodigieux. On ne l'étudiera jamais en dehors des petits intérêts de parti et des thèses du moment, sans se trouver du même avis que Joseph de Maistre : « La monar- « chie européenne m'a toujours paru en fait de gouverne- « ment, le plus haut point de perfection que notre pauvre « nature puisse atteindre, elle est morte, et me paraît en- « core plus belle, comme le corps humain est bien plus « admirable, étendu et dépecé sur la table anatomique, que « dans les plus belles attitudes de la vie. »
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DE L'ALLIANCE DE L'ÉGLISE AVEC LA MONARCHIE.
Janvier 1858.
I. Les questions politiques et sociales qui nous occupent ne datent pas d'aujourd'hui ni d'hier, ni de la Révolution. Pour les prendre non pas même à leur naissance parmi nous, mais à leur virilité, il faut remonter plus loin que 1789, plus loin que le dix-huitième siècle, durant la seconde moitié duquel elles ont été, sans en excepter une, très-vivement agitées. C'est un legs du protestantisme, que l'on voulait déjà nous faire accepter sous le grand règne et sous le grand Roi. En présence de Bossuet, — et ceci aide à comprendre pourquoi l'Evêque de Meaux a écrit sa Politique tirée de l'Écriture sainte, -le ministre Jurieu, calviniste de nom, socinien en réalité, soutenait la doctrine de la souveraineté du peuple, qu'il prétendait justifier par la Bible, et il n'en restreignait pas les conséquences logiques: « Etant certain, disait-il, qu'il n'y a aucune relation de « maistre, de serviteur, de père, d'enfant, de mari, de « femme, qui ne se soit établie sur un pacte mutuel et sur « des obligations mutuelles, en sorte que quand une partie « anéantit ses obligations, elles sont anéanties de l'autre. »
Quelques habiles de notre époque, qui se sont fait une renommée en argumentant de la souveraineté du peuple pour arriver à l'abolition de l'autorité, ne sont pas, on le voit, de grands inventeurs. Ils copient Jurieu, et même ils le co-
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pient faiblement; car, après tout, Jurieu avait du style et de la lecture, et Bossuet ne dédaigna point de le réfuter. A l'occasion des sophismes du ministre, il écrivit ces Avertissements, plus célèbres que connus, qui sont l'un des magnifiques monuments de son génie. Qui voudra les comparer aux réfutations conservatrices qu'ont suscitées de nos jours les thèses des démagogues et des socialistes, dignes continuateurs de Jurieu, connaîtra bien la distance qui existe entre Bossuet et tout ce qu'il y a de brillant et de sage dans l'Académie des Sciences politiques et morales. Hélas! et cette comparaison permettra aussi de mesurer mieux qu'en lisant M. Proudhon lui-même, le lamentable progrès des idées par lesquelles la société semble destinée à périr.
En relevant les « ignorances, » les « extravagances, » les « infinies absurdités » que renferme cette doctrine des « pactes, » proposée par « le sage Jurieu, » Bossuet va jusqu'à sourire. Il cherche quelle serait la forme naturelle de la souveraineté du peuple : c'est l'anarchie ; mais, dit-il, lorsqu'il a fait en quelques mots la peinture de l'anarchie, ( loin que le peuple en cet état soit souverain, il n'y a pas « même de peuple en cet état. » Or, comme Jurieu, quoique hardi, n'était pas homme à soutenir en propres termes l'abolition de l'autorité, et n'avait pas trouvé non plus cette précieuse orthographe qui donne à l'An-archie une figure de savantasse où le ridicule domine sur l'horreur, il se rabattait à la souveraineté déléguée, dont il montrait le type en Angleterre. Bossuet le reprend là ; il se divertit, si le mot se peut dire, à jeter le malheureux ministre tantôt dans l'une, tantôt dans l'autre des extrémités auxquelles il voudrait échapper : savoir, ou l'absence absolue de gouvernement et les horribles et infinies absurdités de l'anarchie ; ou la nécessité d'un gouvernement indépendant et irresponsable, dont aucun pacte ne restreint la liberté. Tous les par-
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lementaires acceptant plus ou moins le principe de la souveraineté du peuple, tous liront avec un égal intérêt ce qui suit:
Mais après tout, où veut-on aller par cet empire du peuple? Ce peuple à qui on donne un droit souverain sur les roys, en a-t-il moins sur les autres puissances ? Si parce qu'il a fait toutes les formes de gouvernement il en est le maistre, il est le maistre de toutes, puisqu'il les a toutes faites également. M. Jurieu prétend, par exemple, que la puissance souveraine est partagée en Angleterre entre les roys et les parlements, à cause que le peuple l'a voulu ainsi. Mais si le peuple croit être mieux gouverné dans une autre forme de gouvernement, il ne tiendra qu'à luy de l'établir, et il n'aura pas moins de pouvoir sur le Parlement qu'on luy en veut attribuer sur le Roy. Il ne sert de rien de répondre que le Parlement c'est le peuple luy-mesme: car les Évê- ques ne sont pas le peuple : les pairs ne sont pas le peuple : une Chambre-Haute n'est pas le peuple. Si le peuple est persuadé que tout cela n'est qu'un soutien de la tyrannie, et que les pairs en sont les fauteurs, on abolira tout cela. Cromwel aura eu raison de tout réduire aux Communes, et de réduire les Communes mesmes à une nouvelle forme. On établira si l'on veut une République, si l'on veut l'État populaire. Si les provinces ne conviennent pas de la forme du gouvernement, chaque province s'en fera un comme elle voudra. Il n'est pas de droit naturel que toute l'Angleterre fasse un même corps. L'Angleterre a été autrefois partagée entre cinq ou six roys : si on en a pu faire plusieurs monarchies, on en pourrait faire aussi plusieurs républiques, si le parti qui l'entreprendrait estoit le plus fort : le peuple, qui est le vray souverain, l'auroit voulu. Mais le sage Jurieu, qui a es- tabli l'empire du peuple, a préveû cet inconvénient. Je l'avoûë. Il l'a dit ainsi. Il semble même donner des bornes à la puissance du peuple, qui, dit-il, ne doit jamais résister à la volonté du souverain, que quand elle va directement et plainement à la ruine de la société. Mais qui ne voit que tout cela, c'est encore le peuple qui en est juge ? C'est, dis-je, au peuple à juger quand le peuple abusé de son pouvoir. Le peuple, dit ce nouveau polilique, est cette puissance qui seule n'a pas besoin d'avoir raison pour valider ses actes. Qui donc dira au peuple qu'il n'a pas raison? Personne n'a rien à luy dire; ou bien il en faut venir pour le bien du peuple à établir des puissances contre lesquelles le peuple luy-mesme ne puisse rien ; et voilà en un
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moment toute la souveraineté du peuple à bas avec le système du ministre 1.
Cette polémique montre quels étaient les principes politiques du protestantisme : il n'en est point de plus contraires à l'ordre établi, de plus franchement révolutionnaires. Si l'on y ajoute que ces principes n'allaient pas moins contre la religion que contre l'Etat, on se rendra compte des mesures que le Gouvernement voulut prendre pour en arrêter la manifestation ; et avant d'être touchés des imprécations dont retentissent à ce sujet les écoles libérales modérées, les gens qui réfléchissent attendront que ces mêmes écoles blâment avec la même éloquence les mesures analogues qu'elles ont approuvées et conseillées contre le socialisme et contre la République. Les excès de la force sont toujours blâmables, et le pouvoir le plus visiblement investi du droit d'agir porte sur cela, non devant les hommes (ce serait peu de chose), mais devant Dieu, la responsabilité de tout ce qu'il fait de trop. A part ce point, nous prions qu'on nous dise en quoi la révocation de l'édit de Nantes peut paraître politiquement moins nécessaire que la révocation de la Constitution de 1848? Les dix-huit brumaire sont sans doute des solutions extrêmes, mais elles sont inévitables dans tout Etat où les factions soit politiques, soit religieuses, ont réussi à rompre l'unité. Devant ce fait, il n'y a pas de raisonnement qu'on écoute, ni de pacte qu'on veuille tenir. Quiconque ouvre les yeux voit s'accomplir l'oracle prononcé contre tout royaume divisé. Et le peuple souffre toujours, s'il ne l'exige pas, qu'une main qui ne manque guère de s'offrir, anéantisse le pacte par lequel il se voit entraîné fatalement de la division dans la discorde, de la discorde dans la guerre civile, de la guerre civile dans l'anarchie.
1 Cinquième Avertissement, no 58.
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Durant plus d'un demi-siècle i, la raison de Bossuet arrêta le développement des maximes révolutionnaires que le protestantisme avait répandues. Personne, jusqu'à Montesquieu, ne se leva pour leur rendre un peu de lustre. Tout au contraire, les esprits parurent incliner à fortifier davantage la puissance royale. Mais cette puissance que le christianisme avait si grandement et si saintement établie, ne sut pas se vivifier par l'esprit du christianisme. Ecoutons l'histoire. Quelle est la chose qui manqua en France pendant cette longue période, ce siècle qui va du cercueil de Louis XIV à l'échafaud de Louis XVI ? Ce ne fut pas la liberté, ce fut l'autorité ; nous voulons dire l'autorité sérieuse, vigilante, chrétienne, l'autorité royale, sacrée et bénie à Reims dès l'origine de la Monarchie, pour que les rois francs devinssent « les perpétuels défenseurs de l'E- « glise et des pauvres, qui est, ajoute Bossuet, le plus digne « objet de la royauté. »
« Louis XIV, instruisant son fils, lui disait ; Quand nous « aurons armé nos sujets pour la défense de la gloire de « Dieu ; quand nous aurons relevé ses autels abattus ; « quand nous aurons fait connoître son nom aux climats « les plus reculés de la terre, nous n'aurons fait que l'une « des parties de notre devoir ; et sans doute nous n'au- « rons pas fait celle qu'il désire le plus de nous, si nous ne « nous sommes soumis nous-mêmes au joug de ses com- « mandements. » On était déjà bien loin de ces maximes, qui élevaient si haut dans l'ordre moral et politique la mission de la France, et qui mettaient en ses mains la croix de Jésus-Christ comme le sceptre du monde. Mais ce que Louis XIV avait compris sans le faire, Louis XV ne sut ni le faire ni le comprendre. « Tel qu'est le juge du peuple, « tels sont ses ministres ; tel qu'est le souverain d'un Etat,
1 Les Avertissements sont de 1689 à 1691.
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« tels en sont les citoyens » (Ecclé., x, 2). Livré à ses plaisirs, Louis XV abandonna les devoirs les plus essentiels de la royauté. La littérature, se sentant, qu'on nous passe l'expression, la bride sur le cou, ne tarda pas d'insulter l'Eglise ; l'hérésie commença de la persécuter.
Napoléon, prenant possession du trône, disait aux magistrats : « Le mépris des lois et l'ébranlement de l'ordre « social ne sont que le résultat de la faiblesse et de l'incer- « titude des princes. » Le long et fatal règne de Louis XV est résumé dans cette parole. Lorsque les Parlements entreprirent de chasser les Jésuites, l'indigne roi, qui ne reprochait rien à ces religieux et qui les savait nécessaires, au lieu de les défendre, rusa pour les conserver, et à la fin les vendit. Les Parlements enregistrèrent les édits bursaux qu'il leur présentait, il sacrifia aux Parlements l'élite du clergé national. Ce fut la première grande victoire de l'esprit parlementaire, et le peuple et l'Eglise, chacun pour sa part, en firent d'abord les frais. La Monarchie paya plus tard et avec usure ! Il faut avouer que l'Église ne se défendit pas comme elle aurait dû le faire. On voit partout dans le sein du clergé de déplorables défaillances, et trop souvent même on y trouve la trahison. Ce n'est pas qu'il manque de vertu ni de science ; les hommes capables de
* soutenir la discussion n'étaient point rares ; mais rien de grand ne s'élève ; aucun réformateur ne se montre dans ces cloîtres envahis par l'esprit du siècle ; aucune voix ne tonne dans ces chaires où disserte le bel esprit ; l'éducation est faussée, la foi est stérile ; Voltaire est titulaire d'une charge de cour comme autrefois Molière, mais Bossuet et Bourdaloue ne sont pas là.
Au milieu de ce débordement, la « doctrine des pactes » reparaît. Un célèbre polémiste, Bergier, résume en ces termes la théorie politique que les libres penseurs allaient faire prévaloir : « Nos politiques incrédules, qui ne veu-
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« lent ni Dieu ni loi divine, commencent par supposer que « l'homme est libre par nature, affranchi de toute loi, « maître absolu de lui-même et de ses actions ; que sa li« berté ne peut être gênée qu'autant qu'il y consent pour « son bien ; que la société civile est fondée sur un contrat « par lequel l'homme s'est soumis aux lois et au souverain, « afin d'en être protégé ; que, quand il sent qu'il est mal « gouverné, il peut rompre son engagement et rentrer « dans son indépendance. » C'est toute la philosophie du système parlementaire, et, comme on le voit, entre ces principes et les « absurdités » de Jurieu, l'identité est absolue.
Si nous avons tort de combattre aujourd'hui ces inventions de l'hérésie, reprises, développées, appliquées par l'incrédulité, il faut condamner avec nous la phalange courageuse des bons chrétiens et des bons citoyens qui, en présence de l'armée insolente des encyclopédistes, osèrent soutenir la vérité politique et religieuse. Tous, au nom de la religion comme au nom du bon sens, repoussaient les maximes dont on empoisonnait l'esprit public ; ils les dénonçaient aux magistrats ; ils répétaient que de telles idées, de telles sottises, venant à dominer la faible raison de la multitude, perdraient l'Eglise et la Royauté, et avec elles la liberté même. Nous sommes là, s'écriait tristement l'autre jour un illustre représentant des églises du Piémont parle- mentarisé, nous sommes là pour montrer ce que la religion, la liberté véritable peuvent gagner aux triomphes de la liberté parlementaire"'. Les réclamations des évêques français du dernier siècle, les nombreux écrits des théologiens, des publicistes, des chrétiens de bonne volonté qui acceptèrent le combat, et dont la voix se perdit inutilement dans l'éclat de rire obscène de Voltaire, sont là aussi pour prou-
1 Mgr Rendu, évèque d'Annecy.
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ver l'inutilité entière de la raison, de la justice, de la science, du bon sens, lorsque la puissance publique les abandonne à leurs propres forces contre les sophismes qui marchent en pionniers devant les mauvaises passions. Parce qu'il y avait alors une censure, on prétend que la presse n'était pas libre ; et c'est un argument dont on se sert pour démontrer en cette matière l'inutilité de toute répression préventive. On oublie les complices que les auteurs les plus dangereux rencontraient jusque dans les magistrats mêmes qui devaient les surveiller. Tandis que l'histrion Jean-Jacques, jouant au martyr, feignait de se cacher, le vertueux Malesherbes corrigeait les épreuves d'une édition clandestine de Y Emile, condamné au feu par le Parlement ; et de son côté, ce Parlement, gangrené de jansénisme, faisait brûler les instructions pastorales de rares évêques qui osaient défendre la liberté de l'Eglise. Le Roi regardait, et disait : J'aurai le temps de mourir.
Par le fait, les livres révolutionnaires et séditieux, les livres athées et obscènes, qui paraissent toujours ensemble, et qui, pour l'ordinaire, sortent des mêmes mains, jouissaient, non pas d'une liberté, mais d'une licence complète. Répandus partout, lus partout, commentés, disent les contemporains, jusque dans les boutiques, jusque dans les collèges, où ils venaient en aide aux enseignements de la littérature païenne, ils corrompaient à loisir cette malheureuse nation qu'ils allaient jeter en démence et précipiter sous le joug le plus terrible et le plus ignoble qu'aucun autre peuple chrétien eût encore subi.
Les catholiques ne s'y trompaient pas : ils annonçaient à la France pervertie le destin dont Dieu avait menacé et puni l'Egypte : « Je ferai que les Egyptiens s'élèveront con- « tre les Egyptiens ; que le frère combattra contre le frère, « l'ami contre l'ami, la ville contre la ville, et le royaume « contre le royaume. L'esprit de l'Egypte s'anéantira dans
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« elle, et je rendrai sa sagesse inutile... Je la livrerai aux « mains d'un maître cruel... Insensés les conseils de Pha- « raon qui lui font dire : Je suis le fils des sages, je suis le « fils des anciens rois 1 ! » Pour éviter ce péril, aucun d'eux ne demandait au lâche Pharaon d'élever la tribune et la presse au niveau du trône ébranlé : ils le pressaient, au contraire, de renforcer son pouvoir, de le prendre tout entier tel que ses pères l'avaient exercé, et de n'appeler le peuple que pour l'aider à réduire au silence tous ces séditieux et tous ces impies.
C'était sans doute prêcher l'alliance intime de l'Eglise avec le pouvoir absolu. Mais que faire ? D'une part, jamais, dans la société chrétienne, on n'avait connu au pouvoir de mission plus haute et plus essentielle que celle de défenseur de l'Eglise ; de l'autre, l'Eglise et l'Etat étaient attaqués dans le même but, avec la même haine, par les mêmes ennemis. Nous ne savons quel encyclopédiste a dit qu'il fallait étrangler le dernier prêtre avec les entrailles du dernier roi ; mais le plan révolutionnaire, officiellement proclamé, était, ce sont les termes du programme, de déchristianiser la France pour la démonarchiser, et de la démonarchiser pour la déchristianiser. Ces deux choses si intimement unies, en effet, non par Bossuet et ses successeurs, mais par la nature, par le temps, par l'histoire, semblaient indestructibles l'une sans l'autre. Les philosophes travaillèrent à les détruire l'une par l'autre.
Sachant trop bien que les instincts qu'ils flattaient leur pardonneraient de se contredire, ils disaient à la Royauté que l'Eglise est un pouvoir rival du trône, qui, sans cesse, entreprend sur la puissance temporelle pour l'affaiblir et la ruiner ; et en même temps ils disaient au peuple que la religion catholique est la plus favorable au despotisme des
1 Isaïe, xix.
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souverains, qu'il y a toujours entre elle et la royauté un accord criminel pour opprimer la raison et la liberté humaines. Ces thèses-là ne sont pas abandonnées. Malgré l'évidence de la contradiction, malgré l'histoire, qui démontre que le despotisme n'a pu s'établir dans aucune nation chrétienne ni être vaincu dans aucune nation infidèle, elles sont encore soutenues de nos jours par le même parti, avec la même impudence et dans le même dessein : démonarchiser la France pour la déchristianiser, déchristianiser la France pour la démonarchiser. Après soixante ans d'efforts, la Révolution n'a rien trouvé de plus efficace et qui puisse la mener plus sûrement à son but, la ruine de la société chrétienne. Toutes ses œuvres, toute sa littérature, toute sa philosophie, toutes ses institutions, nées du même principe, poursuivent le même objet : démonarchiser pour déchristianiser, déchristianiser pour démonarchiser. Le système parlementaire a été l'un de ses moyens. Un membre important des sociétés secrètes, à qui la secte révolutionnaire avait fait confier l'éducation de l'empereur Alexandre, le Suisse La Harpe, retiré dans son pays sous la Restauration, disait à notre ancien collaborateur et ami le comte d'Horrer, qui nous l'a si souvent répété : « Nous avons inventé le régime parlementaire pour déshabituer enfin les peuples de la monarchie ; et quand il n'y aura plus de monarchie, vous verrez ce que deviendra votre Eglise. » Assurément, il n'y a pas lieu de craindre que la parole de La Harpe prévale contre les promesses de Jésus-Christ. Les monarques infidèles sont tombés, la monarchie peut tomber à son tour ; l'Eglise ne périra pas : elle restera sur la terre aussi longtemps que l'humanité, et elle entretiendra toujours parmi les sociétés qui jouiront de sa lumière assez de vertus et de bon sens pour que l'ordre, c'est-à-dire le pouvoir y demeure établi.
Mais si l'Eglise peut subsister sans la monarchie, il n'en
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est pas moins vrai que jusqu'à présent la monarchie, à travers tous les inconvénients des choses humaines, n'a pas cessé d'être aux yeux de l'Eglise la plus raisonnable et la meilleure forme de gouvernement. C'est là qu'elle tend comme par une pente naturelle, et même quand la monarchie prise de vertige abandonne ou trahit l'Eglise, on voit encore l'Eglise ne pas cesser de défendre et de préconiser la monarchie.
Et nos adversaires catholiques nous permettront d'ajouter qu'il n'y a rien de plus glorieux pour le principe de la monarchie ni qui lui promette une plus longue carrière, que ce sentiment de préférence dont l'Eglise l'a honoré toujours. L'Eglise est sage, elle connaît les hommes, elle aime les pauvres, elle chérit particulièrement sa propre liberté. Puisqu'elle préfère le gouvernement monarchique, il faut donc qu'elle y voie le meilleur aide qu'elle puisse avoir en ce monde, après la protection divine, pour accomplir sa mission. Si quelque chose répondait mieux aux principaux et immuables besoins de la société, s'il y avait un instrument humain plus simple et plus énergique pour assurer la justice, pour protéger la faiblesse, pour comprimer le mal, pour accroître le bien ; si quelque combinaison pouvait lui offrir à elle-même un rempart. plus sûr et moins gênant, l'Eglise n'aurait pas mis dix-huit siècles à le créer. Cet instrument de salut, ce vaste et assuré rempart de la liberté chrétienne se verrait ailleurs que dans les relations des gens de bien qui ont voyagé au pays d'utopie, où l'Eglise ne s'aventure jamais, sachant bien que les fils d'Adam, qu'elle doit conduire et qu'elle ne perd jamais de vue, ne l'y suivraient pas. C'est pour les hommes, non pour les anges, qu'elle prépare et crée des institutions. Elle les crée suivant leur nature et suivant leurs besoins, non suivant leurs désirs et leurs chimères. Elle songe surtout que les institutions doivent faciliter Ip. bonheur, la liberté et la sanctifi-
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cation de tout le peuple, et non pas contenter dans un peuple les passions et l'orgueil de quelques milliers d'individus dont chacun se flatte de n'obéir qu'à lui-même et se dit : Je suis, et il n'y a que Moi sur la terre (Isaïe).
- Or, comme il y a bonne apparence que les hommes ne cesseront pas d'être ce qu'ils ont toujours été, il est probable aussi que la monarchie continuera de dominer parmi eux. Seulement, de chrétienne et paternelle, ils pourront, par leur folie et pour leur châtiment, la rendre impie et despotique.
Mais, dans cet état même, on verra les plus sages la préférer encore à autre chose, parce que si les peuples chrétiens arrivent à ce degré d'abaissement de voir régner sur eux des despotes impies, le comble de leur malheur et de leur honte serait de manquer de maîtres. Un despote leur offrira du moins quelques chances de ne pas périr ignoblement dans le brigandage. La monarchie pervertie et défigurée sera le moindre mal, ayant cessé d'être le plus grand bien. Là-dessus, le consentement universel ou le suffrage universel n'hésite jamais. Une conjuration renverse impromptu le pouvoir tempéré, pour établir la liberté absolue: aussitôt qu'il se rencontre un homme, un consentement immense remplace la liberté absolue par le pouvoir absolu :
M. J urieu nous demande quelle raison pourroit avoir eue un peuple de se donner un maistre si puissant à luy faire du mal. Il m'est aisé de lui répondre: C'est la raison qui a obligé les peuples les plus libres, lorsqu'il faut les mener à la guerre, de renoncer à leur liberté pour donner à leurs généraux un pouvoir absolu sur eux. On aime mieux hasarder de périr mesme injustement par les ordres de son général, que de s'exposer par la division à une perte assurée de la main des ennemis plus unis. C'est par le mesme principe qu'on aveu un peuple très- libre, tel qu'estoit le peuple romain, se créer, mesme dans la paix, un magistrat absolu pour se procurer certains biens et éviter certains maux qu'on ne peut ni éviter ni se procurer qu'à ce prix..... C'est par de semblables raisons qu'un peuple qui a éprouvé les maux, les con-
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fusions, les horreurs de l'anarchie, donne tout pour les éviter ; et comme il ne peut donner de pouvoir sur luy qui ne puisse tourner contre luy-mesme, il aime mieux hasarder (I'estre maltraité quelquefois par un souverain, que de se mettre en état d'avoir à souffrir ses propres {urew',<;, s'il se réservoit quelque pouvoir. Il ne croit pas pour cela donner à ses souverains un pouvoir sans bornes ; car sans parler des bornes de la raison et de l'équité, si les hommes n'y sont pas assez sensibles, il y a les bornes du propre intérest qu'on ne manque guère de voir, et qu'on ne méprise jamais quand on les voit. C'est ce qui a fait tous les droits des souverains, qui ne sont pas moins ies droits de leurs peuples que les leurs
II. Cet intérêt, ce besoin qu'ont les peuples d'être gouvernés, la théorie parlementaire en fait peu de cas, le peuple en fait un droit qu'il place incomparablement au-dessus des autres. De là un péril imminent pour toute liberté, même la plus sainte et la plus nécessaire; péril que le régime parlementaire ne peut conjurer et rend au contraire plus pressant. La monarchie indépendante, assurant mieux l'autorité, par là même conserve mieux la liberté. Les écrivains qui défendaient la monarchie et la religion contre les philosophes incrédules, croyaient aussi défendre la liberté. L'histoire révolutionnaire a montré s'ils se trompaient. On veut que la tribune aux harangues soit le meilleur gardien des droits et de la moralité des peuples ; on nous dit avec une illusion généreuse que « toutes les fois que jaillira du cœur d'un « honnête homme ce torrent de pensées et de paroles qu'on « nomme l'éloquence, il jaillira en même temps du cœur « de sa nation un cri d'admiration et de sympathie 1. » L'expérience est loin de confirmer cet oracle. Lorsque l'honnête homme éloquent s'est rencontré, il n'a pas été populaire. Mirabeau est resté le type du grand orateur. C'est lui qui a formulé le plan dont nous avons parlé plus haut : Déchris-
1 Bossuet, 5e Avertissement, n° 55.
2 M. de MOlltalembcrl.
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tianiser pour démonarchiser, démonarchiser pour déchristianiser. On connaît le surplus de ses mérites. Après lui, le « cri d'admiration et de sympathie « a été pour Manuel, pour Benjamin Constant, pour le général Foy ; on a même admiré M. Laffitte. Que pesait un raisonnement de M. de Bonald contre une baliverne oratoire de ce digne général Foy? De tels foudres d'éloquence sont bons pour broyer les gouvernements moderés : ils en font la chaux et le ciment dont le despotisme se sert pour bâtir le lendemain ; et s'ils vivent encore, si l'on veut les employer encore, ils prennent allègrement la truelle. Seulement, honteux de servir le pouvoir lorsqu'ils l'ont tant diffamé, ils restent hostiles à l'Eglise, pour garder encore quelque lueur de popularité. Telle est l'histoire de presque tous les favoris de la tribune. Ceux qui ont assez vécu n'ont guère manqué d'y paraître avec une figure de trahison ou de repentir, après y avoir cueilli leurs palmes les plus éclatantes par la véhémence de leurs attaques contre le pouvoir et contre la religion, c'est- à-dire contre ce qui constitue vraiment la société et vraiment la liberté.
Même lorsqu'ils auraient cru que le don de l'éloquence ne pouvait faillir aux gens de bien ni s'égarer sur des lèvres perfides, nos pères n'auraient jamais pensé qu'une nation se dùt ainsi livrer au hasard de la parole humaine. Ils n'ignoraient pas que si l'éloquence d'un particulier peut servir la patrie, elle peut aussi lui nuire infiniment; et qu'après tout les nations qui se trouvent dans le cas d'avoir besoin d'un orateur sont trop assurées de n'en point manquer. Ils s'arrangeaient donc pour que la nation eùt d'abord un chef qui ne mourût point, et qui connût ses devoirs, d'où découlaient ses droits. Le Prince devait pratiquer leur religion, et ils mettaient les lois protectrices des intérêts généraux et particuliers sous la double sauvegarde de sa conscience et de son intérêt. Sa conscience était la, conscience
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chrétienne ; son intérêt ne se distinguait point de ceux des peuples, puisque l'objet même de l'institution monarchique était que le Prince gouvernât, et que les peuples fussent gouvernés sans avoir à former, à limiter et à craindre tous les jours une autorité nouvelle. Quand ensuite l'honnête homme éloquent se présentait, il était le bien-venu, et il trouvait à exercer honnêtement son éloquence, abritée contre le courant favorable ou contraire, mais toujours très- dangereux, de la popularité. Plus d'une tribune lui était ouverte. Il entrait dans les Conseils, dans les Parlements, dans l'Eglise, il faisait des livres; son talent n'était point perdu. S'il se sentait la vocation assez peu rare de régenter les rois, rien ne l'empêchait de la suivre, même avec hardiesse. Bourdaloue né s'en gênait pas, et aucun orateur, même républicain, n'a encore dit à aucun roi, même constitutionnel, ce que ce jésuite osait dire à Louis XIV. A la vérité, il ne menaçait ni sa couronne, ni sa tête, et c'est tout ce qui fait le grand succès des harangues politiques ; mais c'est aussi ce qui sape de loin la tribune et la fait abîmer sous le poids de sa propre splendeur. Autrefois, en même temps qu'on parlait de liberté et qu'on en parlait avec fruit, on obéissait.
C'est cette obéissance qui offusque ; comme si elle avait cessé d'être une nécessité depuis qu'elle a cessé d'être une vertu! L'obéissance passive des temps monarchiques, que n'en dit-on pas, lorsque l'on songe à la belle liberté des temps révolutionnaires ! Pour peu qu'on étudie les principes de l'obéissance rendue au pouvoir royal, cette prétendue obéissance passive semble au contraire parfaitement rai- sonnée. Le P. Senault commence son livre du Monarque1
1 Le Monarque ou les Devoirs du Souverain, par le P. Jean-François Senault, prêtre de l'Oratoire. Paris, 1662. L'auteur, expliquant le dessein de son livre à Louis XIV, qui en avait accepté la dédicace, lui dit : « Vo- a tre Majesté y trouvera les maximes et les règles qu'ont suivies les plus
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par un chapitre sur la Nécessité du gouvernement en général :
La nature, dit-il, qui nous a inspiré le soin de nostre conservation, nous enseigne le besoin que nous avons du gouvernement; et comme elle souffre avec peine que nous soyons devenus faibles et ignorants depuis le péché, elle nous conseille de choisir des chefs qui, estant courageux et éclairez, puissent nous conduire et nous défendre. Il n'y a point de peuples qui ne se conservent par ce moyen, et dans quelque barbarie qu'ils ayent été nourris, ils ne laissent pas de chercher leur repos et leur bonheur dans l'obéissance et dans le commandement. Ils sçavent que l'un finit toujours avecque l'autre, et qu'aussi-tost qu'une ville cesse d'obéir, elle cesse de commander. Idem urbi dominandi finis erit qui parendi fuerit, dit Sénèque.
Bossuet donnait à l'institution monarchique les mêmes fondements qu'à l'institution sacerdotale. Nous lisons ces paroles remarquables dans un sermon prêché à Metz, sur la royauté de Jésus-Christ :
Telles sont les deux premières inclinations de tout ce qui est capable d'entendre et de raisonner. L'une nous élève à Dieu, l'autre nous lie d'amitié avec nos semblables. De l'une est née la religion, et de l'autre la société. Mais d'autant que les choses vont naturellement au désordre, si elles ne sont retenues par la discipline, il a été nécessaire d'établir une forme de gouvernement dans les choses saintes et dans les profanes; sans quoi la religion tomberoitbientost en ruine, et la société dégénéreroit en confusion. Et c'est ce qui a introduit dans le monde les deux seules autorités légitimes, celle des princes et des magistrats, celle des prêtres et des pontifes. De là la puissance royale, de là l'ordre sacerdotal. Ce n'est pas ici le lieu de vous expliquer, ni
« grands princes ; elle y verra leur piété dans le respect qu'ils ont pour CI Dieu, et dans le zèle qu'ils ont témoigné pour la défense de ses autels. Il Elle y remarquera le soin qu'ils ont pris de se former à la vertu, de « régler leurs passions avant que de conduire leurs royaumes; elle y Il reconnoistra l'amour qu'ils ont porté à leurs Etats, et l'adresse mer- a veilleuse avec laquelle ils ont conservé leur autorité sans opprimer la « liberté de leurs sujets. »
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laquelle de ces deux puissances a l'avantage sur l'autre, ni comme elles se prêtent entre elles une mutuelle assistance. Seulement, je vous prie de considérer qu'étant dérivées l'une et l'autre des deux inclinations qui ont pris dans le cœur de l'homme de plus profondes racines, elles ont acquis justement une grande vénération parmi tous les peu- ples, elles sont toutes deux sacrées et inviolables.
Raisonnant d'après ces principes, qui semblaient alors incontestables, et que tant de théories contraires, expérimentées depuis un siècle, n'ont pas ébranlés, Bergier résume en ces termes la thèse que tous les écrivains religieux, sans exception, soutenaient contre tous les écrivains incrédules :
Il est bien étrange que les philosophes, qui nous refusent la liberté naturelle ou le libre arbitre, veuillent pousser si loin la liberté politique. C'est une contradiction d'affirmer que l'homme est destiné à la société par la nature, et que cependant il est libre par nature et affranchi de toute loi. La société peut-elle donc subsister sans loi, et y a-t-il des lois, lorsque personne n'est tenu de les observer ?
Dieu, créateur de l'homme, est aussi l'auteur de ses besoins et de sa destinée, par conséquent de la société et des lois sociales : c'est lui qui sans consulter l'homme lui a imposé, pour son bien, les devoirs de la société. C'est donc une absurdité de dire que l'homme, qui a Dieu pour maitre, est cependant son propre maître.
Le citoyen ne peut trouver meilleure garde pour sa liberté que la garde de Dieu. S'il peut à son gré rompre ses engagements, la force seule peut l'assujettir.
La religion rapporte à Dieu la société civile aussi bien que la société naturelle ; elle a fondé sur une base inébranlable l'autorité des lois, l'obéissance des peuples et les bornes légitimes de l'une et de l'autre. La loi divine, source de toute justice, le bien général de la société dont Dieu est le père, voilà les deux règles desquelles il n'est jamais permis de s'écarter. Le bien général exige que le peuple ne soit jamais blessé dans les droits qui lui sont attribués par les lois ; mais il exige aussi que le souverain ne soit pas gêné dans l'exercice de son autorité par un pouvoir pins grand que le sien : le bien général ne de • mande pas que le peuple soit le juge et l'arbitre de l'étendue de sa liberté ni des bornes du pouvoir souverain i.
1 Bergier, bict, de théologie; Liberté politique.
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Vaines raisons contre le torrent d'une opinion pervertie et déjà maîtresse du monde ! La puissance publique ne se réveilla point : elle abandonna l'Eglise, elle s'abandonna elle- même, Dieu l'abandonna. Il frappa sur la race royale, où s'élevait un prince qui méditait les exemples de saint Louis ; il ne voulut pas donner un tel roi à ce peuple qui n'en était pas digne, et le sceptre tomba .des mains souillées de Louis XV aux débiles mains de Louis XVI, dont le cœur était pur, mais dont l'esprit, atteint du venin des idées dominantes, chancelait sous le poids de la couronne. Bossuet avait dit : Rois, gouvernez hardiment. Le peuple doit craindre le prince ; le prince ne doit craindre que de faire le mal. Louis XVI ne pouvait entendre ces grandes et fortes paroles : il craignait de faire le mal ; il craignait plus encore de faire le bien, parce que le bien qu'il avait à faire, c'était de réprimer et de punir. Comme le timide Aaron, que Dieu aurait écrasé si Moïse n'eût pas prié pour lui, épouvanté des cris du peuple, il le laissa sortir de la règle et se fabriquer des idoles. Si le prince craint le peuple, dit Bossuet, tout est perdu. Et il cite encore l'exemple de Saùl : « Ecoutez, lui dit Samuel, ce que le Seigneur a prononcé « contre vous : Vous avez rejeté sa parole, il vous a aussi « rejeté, et vous ne serez pas roi. Saül dit à Samuel : J'ai « péché d'avoir désobéi au Seigneur et à vous, en craignant « le peuple et cédant à ses discours< »
Donc, le peuple, ou du moins cette petite partie de la nation, remuante et indocile, qui usurpe le nom de peuple aux dépens et pour le malheur du peuple véritable, ce peuple-là, disons-nous, vit sur le trône un roi dont il se fit craindre, et tout fut perdu. Alors on connut le despotisme de la tyrannie ; alors commença le règne du bon plaisir ; alors tout l'édifice social tomba, les lois avec les coutumes, les libertés avec les privilèges, et il n'y eut plus de sûreté ni pour l'honneur, ni pour la propriété, ni pour le culte,
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ni pour la vie des citoyens. Sous quel roi catholique avait- on vu rien de semblable ? Quel despote même, depuis la prépondérance de la monarchie chrétienne, eût osé déployer cette fureur de vandale et d'anthropophage? André Ché- nier, qui avait désiré le triomphe des philosophes, tournait en soupirant ses regards vers l'Asie, dont il enviait maintenant la liberté :
Byzance, mon berceau, jamais tes janissaires Du musulman paisible ont-ils forcé le seuil?...
Liberté qui nous fuis, tu ne fuis pas Byzance,
Tu planes sur ses minarets !
Mais si Bossuet, plus digne de peindre ces catastrophes, les avait contemplées, croit-on qu'il en eut assigné d'autres causes que celles qu'il énonce dans cette courte observation faite à Jurieu, qui lui objectait la ruine de la Monarchie et de l'Etat en Israël : « Si l'Etat à la fin estoit péri sous ces « rois qui avaient abandonné Dieu, on n'alloit pas imagi- « ner que ce fust faute d'avoir laissé quelque liberté au « peuple, puisque toute l'Ecriture atteste que le peuple « n'estoit pas moins insensé que ses rois. Nous avons péché, « disoit Daniel, nous et nos pères, et nos rois, et nos prin- « ces, et îios sacrificateurs, et tout le peuple de la terre. »
Soit ! nous répondra-t-on ; le pouvoir absolu n'était vraiment pas aussi absolu que son nom l'annonce ; il y a une grande différence entre ce régime et l'arbitraire moscovite ; on ne voit pas là du tout le pouvoir illimité de l'homme sur l'homme, et enfin nous convenons que l'alliance naturelle de l'Eglise avec le .pouvoir ne s'est pas faite sous l'ancienne monarchie dans les conditions fatales et déshonorantes qu'on lui attribue. Cependant, il faut convenir que la liberté a mieux servi l'Eglise : « C'est à la liberté que nous devons « le succès merveilleux des intérêts catholiques 1. »
1 M. de Montalembert.
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Suivant nous, le succès des intérêts catholiques n'est pas dû à la liberté, du moins à celle que l'on sous-entend et qui n'est autre que la liberté parlementaire. Nous l'établirons par quelques courtes observations purement historiques.
III. L'ancienne société a été renversée ; d'habiles et persévérants efforts en ont pulvérisé les débris : comment l'Eglise, attaquée avec plus de furie encore et entièrement désarmée, a-t-elle survécu? Par les deux forces qui lui avaient donné et qui lui rendront l'empire du monde. Premièrement, Dieu ne lui a pas ôté le généreux esprit des martyrs ; secondement, du sein de l'anarchie il a suscité un homme de pouvoir pour rétablir l'ordre, et par conséquent le culte public, sans lequel il n'y a pas d'ordre possible. Là-dessus toute une philosophie, toute une littérature, toute une opinion, tout un pays se peuvent tromper ; un Napoléon ne s'y trompe pas.
Lorsqu'il fut évident que la grande majorité du clergé préférait la pauvreté, l'exil et les supplices à l'apostasie, il fut évident aussi que la religion ne périrait point. Le premier homme qui mit la main à la renaissance catholique, ce fut le bourreau qui frappa le premier martyr. Pendant que les meneurs de la souveraineté populaire organisaient les massacres, un homme de lettres, un journaliste, prisonnier avec les prêtres qui allaient périr, se convertissait au spectacle de leur foi et se rendait digne de mourir avec eux. Depuis longtemps l'Eglise ne faisait plus de conquêtes dans cette classe d'ennemis.
Plus le sang des prêtres coulait, plus la religion vivait. Cependant, jusqu'à l'époque où Napoléon lui rendit sa place au soleil, elle vécut dans les catacombes. La liberté l'y aurait laissée longtemps ! Ce fut pour la religion que la liberté dressa ses derniers échafauds, contre elle qu'elle écrivit ses dernières proscriptions et qu'elle proféra ses derniers
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blasphêmes. Le sang fumait encore et l'on commençait à peine d'espérer quelque sécurité, que déjà la guerre à Jésus- Christ recommençait, aussi acharnée, plus injurieuse qu'avant 1789. Volney, Dupuis, Dulaure, Pigault-Lebrun écrivaient ; Sylvain Maréchal, cet immonde fou, publiait son Dictionnaire des athées; et Fontanes, qui le croirait? le sage et conservateur Fontanes, caché dans quelque retraite, s'occupait à mettre Lucrèce en vers français. Les honnêtes gens étaient, s'il se peut, plus effrayants que les bandits ! Il y avait cependant un journal catholique ; car la presse catholique militante date de cette époque : elle est née au pied des échafauds, et son premier soin fut d'écrire les actes des martyrs. Ce journal, intitulé les Annales, paraissait quelquefois, quand la liberté régnante n'avait pas trop peur du nom de Dieu. Il faut le lire pour savoir quelle était la situation générale des esprits et quelles angoisses agitaient les cœurs chrétiens. Même avec la liberté entière, il semblait impossible que la foi des peuples ne succombât point sous ce débordement d'infamies par lequel l'Etat et l'Eglise, dans toute leur puissance, avaient été emportés. Or, comment espérer la liberté de l'Eglise dans un pays où tant de fureurs se déchaînaient parce qu'un petit nombre de prêtres proscrits disaient la messe dans des maisons particulières ou au fond des bois? La Terreur, avec son cortège d'incendiaires et d'assassins, était ramenée stupidement par ces philosophes soi-disant modérés qui ne devaient la vie qu'aux discordes intestines des révolutionnaires. Ils voulaient un maître, mais ils ne voulaient pas de Dieu. Il fallut que le maître, jaloux de conquérir l'avenir et non pas seulement le présent, mît au service de son bon sens toute l'énergie de sa volonté pour leur imposer ce Dieu, le seul pouvoir dont leur infâme liberté put redouter l'action.
On s'étonne de l'enthousiasme du clergé pour Bonaparte, on en rougit même un peu, et l'on ne sait que répondre à
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M. Proudhon, qui trouve que « ces prêtres » furent bien lâches et bien serviles devant ce jeune conquérant. On oublie que dans beaucoup de contrées, les curés légitimes étaient encore bannis sous peine de mort, et les paroisses occupées par les intrus ; on oublie que malgré beaucoup de vertus, le dernier acte religieux du roi Louis XVI fut l'acceptation de la Constitution civile du clergé, et que, malgré beaucoup de fautes, le premier acte religieux du consul Bonaparte fut le Concordat.
Bonaparte ne borna point là ses services. Eu rendant la liberté à l'Eglise, il restreignit dans la même mesure, insuffisante, mais cependant efficace, la liberté contre l'Eglise. Il ne respecta point les droits du culte constitutionnel : ses évêques et ses prêtres perdirent leur situation et virent leurs ouailles passer au clergé catholique ; il mit une digue au torrent infect des mauvais livres, qui portait partout la rapide contagion de l'incrédulité. Sans doute, l'Eglise souffrait beaucoup, portait encore beaucoup d'entraves : toutes ne venaient pas du Gouvernement. Néanmoins, les séminaires se rétablissaient, on rebâtissait les temples, on faisait le catéchisme ; il était possible de vivre et de mourir chrétien, et partout, sauf à l'Institut, dernier refuge de « l'esprit de liberté, » les catholiques pouvaient élever la voix. On a reproché à l'auteur de cet article d'avoir dit, après le 2 décembre, qu'il se trouvait assez libre. M. de Bonald, qui avait bien quelques libertés de moins, se trouvait assez libre sous l'Empire. Envoyant à M. de Maistre les deux volumes de ses Mélanges, il lui rappelait que ces écrits dataient « d'un temps où il y avait plus de liberté pour les auteurs « et plus de respect pour la vérité, et même plus de sur- « veillance sur les mauvaises doctrines qu'aujourd'hui ; » c'est-à-d re en 1819, en pleine Restauration, en pleine liberté parlementaire. Sa liberté à lui, sa liberté d'honnête homme et de chrétien, avait décru, parce que le pouvoir,
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qui doit réprimer le mal, avait faibli. Lorsque nous rendons cet hommage à la vérité, on accordera sans doute que nous n'ignorons ni n'excusons les violences subséquentes de l'Empereur. Il n'en a pas moins rétabli et protégé le culte ; et par cette grande mesure, qui a été une œuvre du Pouvoir et non pas une œuvre de la liberté, il a mérité d'être signalé à la reconnaissance des fidèles comme un autre Constantin.
Constantin non plus ne fut pas sans reproche, et l'on peut dire que Dieu le traita plus favorablement qu'il ne méritait en l'obligeant par un miracle de faire une chose que la politique toute seule lui aurait déjà conseillée. L'Eglise ne lui épargna pas néanmoins, et ne lui épargne pas encore les témoignages de sa reconnaissance. Et puis enfin, Constantin eût-il dans la suite de sa vie laissé plus de choses à regretter, Dieu a toujours témoigné en le suscitant que la force des rois n'est pas de trop, après la force des martyrs et des docteurs, pour opérer l'affranchissement de l'Eglise. C'est tout ce que nous voulons établir ici, et nous prions qu'on nous dise comment l'humanité, étant ce qu'elle est, aurait pu passer autrement du paganisme au christianisme.
Mais revenons à notre propre histoire. Bonaparte a rétabli la religion malgré la liberté : s'il eût voulu défaire ce qu'il avait fait, en eût-il été empêché par la liberté ? Par la liberté de l'Eglise, oui; c'est-à-dire, s'il s'était trouvé assez de prêtres et de chrétiens pour lui résister au péril de leur fortune et de leur vie. Par la liberté politique, non. La mémoire de ce temps est encore vivante et fraîche : elle n'a conservé le souvenir d'aucun tribun qui, dans les dernières heures de l'Empire, où chacun s'enhardissait à parler, ait blâmé spécialement les faits récents que déploraient
tous les catholiques et les ait com^^é^-pj^ur un grief de quelque valeur. Les orateurs d^pirjfe l^g^iatif avaient
VI.
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d'autres soucis que la captivité du Souverain Pontife ; l'Eglise aurait pu souffrir davantage sans exciter leur compassion. Dieu veillait sur elle, et fort heureusement ce fut assez. Les libéraux conservèrent l'Université; Dieu, par la main des souverains, conserva l'Eglise. Lorsque sa puissance abaissait le maître du monde, lorsque sa miséricorde daignait le punir, il affermissait son plus noble ouvrage, ces autels à l'ombre desquels plus d'un vieux prêtre, se souvenant de l'exil et de la captivité, à prié tout bas pour que la paix visitât l'âme de l'exilé et du captif qui avait été l'empereur Napoléon.
L'Empire laissait à la Restauration un établissement religieux qu'elle n'aurait pu fonder si elle ne l'avait trouvé tout fait. Quelle fut, durant toute la Restauration, la part de la liberté dans les progrès de l'Eglise? Conjurées de nouveau contre l'autel et contre le trône aussitôt qu'affranchies, la tribune et la presse entreprirent de tout ôter à la religion ; et la religion aurait tout perdu si l'Etat lui avait retiré cette protection qui lui était tant reprochée, et qu'à cause de cela même elle payait si cher. Pour que l'Etat se fît pardonner d'être quelquefois catholique, il devait avoir soin d'être toujours au moins gallican. Quand l'esprit libéral le dominait, immédiatement il en coûtait à la liberté de l'Eglise. M. de Bonald, écrivain et député, était sans doute un représentant assez autorisé des intérêts catholiques et un homme qui n'ignorait pas ce que la religion et la patrie pouvaient attendre de la mécanique parlementaire. Au début de la session de 1817, il fait connaître à son ami, M. de Maistre, toute sa pensée et toutes ses espérances : « Nous « allons délibérer, ou plutôt nous battre, sur la liberté de « la presse, le concordat, la loi de recrutement et l'instruc- « tion publique. Concevez-vous une nation qui se recom- « mence ainsi, comme si elle sortait de ses forêts, et chez qui « tant d'hommes sans éducation littéraire et scientifique,
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« sans études sérieuses, sans connaissances préalables, « viennent disserter sur ces grands objets qui rempli- « raient des bibliothèques, et ont occupé tant de grands « esprits?.... » Il dit ailleurs, les yeux fixés sur un avenir qui ne trompa point ses alarmes : « Dieu veuille des- « siller les yeux à ceux qui ont la puissance, ou la donner « à ceux qui ne l'ont pas ! Car je pense quelquefois qu'il « faudrait à l'Europe un homme aussi fort pour le bien que «. nous en avons vu un puissant et fort pour la destruction. « Mais il faudrait d'étranges réactions pour une combinai- « son de ce genre. »
Voilà où en était ce grave esprit. Il avait vu l'ancienne société périr, la nouvelle se former ; il les connaissait toutes deux parfaitement. Sans aucune ambition personnelle, dévoué au Roi, mais surtout à la Monarchie, et encore plus à l'Elise ; patriote comme on a cessé de l'être depuis que les Français ne se souviennent plus du temps où ils ne formaient qu'un peuple, il consacrait toutes ses méditations à chercher par quelle voie la patrie pourrait retrouver son repos et reconquérir ses splendeurs. Comptait-il sur la liberté qu'on lui avait mise dans la main? Non ! l'Etat périt, la religion est menacée, le peuple se dégrade, et cette prétendue liberté n'est qu'un marteau qui frappe sur des ruines : il faut un homme, un homme tout-puissant! il faut un pouvoir, un pouvoir chrétien !
La Restauration ne pouvait, sans manquer à son bonheur, sans se trahir elle-même, abandonner complètement la cause de la religion ; mais elle craignit constamment de s'identifier avec elle ; sa protection était principalement de parade et de faveur. Cela consistait en discours, en cérémonies, en offrandes. Cette vraie protection qui consiste à donner à l'Eglise toute la liberté de son action et à restreindre autant que possible contre elle les attaques, les injures, les entreprises de la liberté politique, l'Eglise ne l'eut point. Sou-
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vent même, après l'avoir défendue contre une guerre qui la menaçait jusque dans son existence, le Gouvernement crut faire acte de bonne politique en la frappant. Ce gouvernement tomba ; l'Eglise resta debout. Par quelle force encore? On répond: Par la force de la liberté; et nous disons, nous : Par la force de la nécessité. Il serait étrange que la religion, à qui l'on prêche l'ingratitude envers le Pouvoir qui la protège, dût être reconnaissante envers cette prétendue liberté, qui sans cesse la diffame, la traque et la maudit.
Il arriva en 1830 ce que nous avons vu d'une manière plus marquée en 1848. La force révolutionnaire se compose de deux armées, l'une de furieux, l'autre d'habiles. Elles combattent ensemble avec l'intention réciproque de se tromper, elles se divisent à l'instant de la victoire. Les furieux veulent passer outre et tout détruire; les habiles ont peur : nantis de leur butin, ils veulent tout garder. En 1830 comme en 1848, renverser l'Eglise après le trône, c'était recommencer la première République, par conséquent mettre en grand hasard la caisse et la maison bourgeoise. On enraya. Quand le fonctionnaire le plus libéral du nouveau gouvernement eut laissé piller un église dans Paris, on craignit l'opinion européenne ; on compta ce nombre déjà grand de catholiques que l'Eglise, en trente années de paix, avait enfantés, et qui, n'étant pas seulement des catholiques, mais aussi des citoyens à qui il fallait bien laisser la liberté commune, montraient quelque velléité d'en user pour défendre leur foi. On eut peur surtout de l'ivresse du pillage, et l'on ' mit des gardes à la porte des autres églises. Le Pouvoir agit en cela dans son intérêt, premièrement. Il n'y avait pour les catholiques nul sujet de lui rendre grâces. Cependant, tout intéressée et tout insultante que fût sa protection, elle valait mieux, on en conviendra, que les inspirations de l'esprit libéral. Le Pouvoir dès qu'il a une certaine constitu-
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tion, une certaine assurance du lendemain, rend immédiatement ceux qui en sont investis plus sages, sinon meilleurs qu'ils n'étaient. Suivant la remarque de Bossuet, « s'ils ne « sont pas assez sensibles aux bornes de la raison et de Fé- «. quité, il y a les bornes du propre intérêt qu'on ne man« que guère de voir et qu'on ne méprise jamais quand on « les voit. )> L'intérêt de Louis-Philippe l'obligeait de ne pas persécuter l'Eglise autant que l'auraient voulu la presse et la tribune, et il devint d'une certaine façon, tantôt malgré l'opposition, tantôt malgré lui-même, le protecteur de la religion contre l'inimitié parleme-ntaire.
On se félicite du chemin que l'Eglise a fait sous ce gouvernement. Nous ne le nions pas, et rien ne nous conseille de le mesurer trop court. Aurions-nous pourtant marché du même pas et aussi loin, si le Pouvoir n'avait pas été contraint par la force des choses, ici de nous prêter sa police, et là de lui fermer les yeux ? En dehors des efforts personnels et spontanés des catholiques dans la vie civile politique, ce qu'il y eut de plus avantageux pour la religion sous ce régime de la pure liberté parlementaire, le Gouvernement l'a fait de lui-mêne : c'est le choix des évêques, la protection légale assurée au culte, assez de générosité pour les églises et les missions, assez de facilité et de mollesse dans l'exécution des lois de défiance et de tyrannie portées par les régimes précédents. Ce qu'il y eut de pire, de plus contraire aux droits, à l'action, à la force, à la liberté et à l'autorité de l'Eglise dans le présent et dans l'avenir, a été imaginé par l'esprit libéral, conseillé, sollicité, imposé, protégé parla puissance parlementaire. De là viennent la déplorable loi sur l'instruction primaire, la jurisprudence si souvent odieuse du Conseil d'Etat, la tolérance politique et judiciaire accordée aux écrits irréligieux et impies, le maintien du monopole universitaire, les prédications fanatiques du Collège de France. Tout cela, et certes nous ne disons pas tout,
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c'est le contingent de la liberté politique. A la veille de 1848, cette liberté nous donna comme gage de ses bonnes dispositions pour la liberté de l'Eglise le fameux ordre du jour contre les Jésuites, proposé par M. Thiers, voté par la Chambre des députés et non combattu, mais non exécuté par le Gouvernement.
Assurément, cet arrêt de dispersion n'est rien, comparé aux arrêts du Parlement rendus et exécutés en France, malgré le désir du Roi, en 1772. Cependant si M. Guizot et M. Martin, alors ministres, avaient été aussi libéraux que M. Thiers et la majorité de l'Assemblée, les maisons des Jésuites eussent été fermées tout de même. Le pouvoir parlementaire avait très-impudemment, mais très-validement remis en vigueur à cet effet un édit de la Monarchie absolue et une loi de la République. Que fallait-il de plus ? Des condamnations en police correctionnelle eussent fait justice de toutes les résistances. Les ministres auraient eu à subir un beau discours de M. de Montalembert, et tout eût été dit. Dans l'autre Chambre, il n'y avait pas un orateur de renom, même de petit renom, qui voulut aifronter les rires de ses collègues et les quolibets de cent journaux pour le stérile plaisir de defendre des Jésuites rebelles aux lois. * Le progrès que nous fîmes sous Louis-Philippe, nous le fîmes, si l'on veut, en partie par la liberté, mais surtout par le Pouvoir, et malgré la liberté. De conquêtes, nous n'en fîmes point, nous n'en fîmes pas une ! Les paroles de la Charte restèrent, quant à nous, lettre morte. Point de liberté d'enseignement, point de liberté d'association, point de liberté de la charité, point de liberté de l'Eglise, et point de concours pour obtenir cette liberté de la part des prétendus amis de la liberté. Au contraire, de ce côté-là, des attaques, des injures, des embûches continuelles. Il ne faut pas confondre la liberté politique et civile des citoyens catholiques avec la liberté de l'Eglise. On laissait aux catho-
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liques ce qu'on ne pouvait ôter à personne : la plume, la parole, le vote : ils en ont usé de leur mieux, plusieurs avec zèle, un seul avec gloire ; car, nous l'avouons, si Dieu veut que son Eglise triomphe par les orateurs et par les écrivains, il ne les prodigue pas ! Zèle et gloire ont eu le même résultat devant l'aréopage parlementaire : néant complet. Pas un vote favorable, pas un allié.
Ils ont gagné de s'être reconnus, réunis, réchauffés entre eux ; de s'être pénétrés du sentiment de l'obéissance et du concours qu'ils doivent à leurs pasteurs, et particulièrement au Pasteur suprême, et d'avoir ainsi partout formé une sorte de force séculière au service de l'Eglise. Ils ont gagné encore d'avoir combattu les sophismes, dévoilé les mensonges du fanatisme anti-religieux, mis en lumière les grandes œuvres de la foi catholique, et sinon montré, du moins annoncé avec l'accent de la vérité que l'Eglise possède, et possède seule, une réponse à tous les menaçants problèmes qui pèsent sur la civilisation. Ils ont donné le spectacle de la foi dans un temps de doute, de l'espérance en face d'un avenir chargé d'orages, de l'union autant qu'il est possible parmi les hommes, lorsqu'ailleurs tout se divise et se dissout. Voilà le gain des catholiques, voilà ce qui a fait d'eux, dans tous les pays de l'Europe, une espèce de nation à part qu'aucun gouvernement quelque peu régulier ne peut dédaigner et qui paraît respectable même à la Révolution, quand la Révolution est encore assez sage pour redouter ses propres instincts. Ce fut la force des catholiques après l'ébranlement de 1848, et le principal motif aussi de la haine sauvage qui éclata aussitôt contre eux dans l'arrière-rang du parti révolutionnaire. Nous n'avons pas besoin de dire ce que cette haine pleinement armée de la liberté politique promettait à la société et à l'Eglise, lorsque le coup d'Etat du 2 décembre les mit l'une et l'autre à l'abri.
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IV. Quelques esprits chimériques, d'accord avec quelques ergoteurs, ne manqueront pas de dire que nous décrions toute liberté, que nous n'en voulons d'aucune sorte. Nous nous bornerons à leur répondre qu'entre les hommes honnêtes et de bons sens, la question n'est pas plus de supprimer la liberté que d'abolir le Pouvoir. Les partisans du Pouvoir savent que la liberté est bonne, comme les partisans de la liberté savent que le Pouvoir est indispensable. Le travail des uns et des autres est de trouver le terme qui les concilie, et c'est sur ce point que se forment leurs dissentiments. Ils peuvent s'éloigner beaucoup, sans se perdre dans ces thèses extrêmes où un grand nombre de petits sots, se piquant de logique et de fidélité, suivent bravement un petit nombre de grands fous.
Ce qui contribue à diviser les hommes sérieux, c'est que les bases de la conciliation entre le Pouvoir et la liberté ne sont pas absolues. Elles varient suivant le caractère des peuples, elles dépendent beaucoup des circonstances. Les temps révolutionnaires sont peu favorables à la liberté, parce que les nations révolutionnées ont à la fois une très-grande aversion et un très-grand besoin du Pouvoir. Elles voudraient tout lui retirer, et elles sont contraintes de lui donner tout ; elles l'établissent l'unique Dispensateur de la liberté, en même temps qu'elles voient en lui le principal et l'unique ennemi de la liberté. La France est dans un de ces moments difficiles, que Bossuet annonçait il y a cent cinquante ans au ministre Jurieu : elle a trop besoin du Pouvoir parce qu'elle a trop usé de la liberté. Nous devons tenir compte de cette situation, lorsque nous cherchons à quelles conditions et par quelles ressources la liberté pourra se maintenir parmi nous. Nous ne faisons ni panégyrique, ni satire ; ces jeux d'esprit ne seraient guère de saison. Nous étudions le passé au profit du présent ; nous demandons à la sagesse et aux malheurs de nos ancêtres des leçons qui,.
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nous apprenant à distinguer la vraie et nécessaire liberté de la liberté fausse et funeste, celle qui sauve de celle qui perd, nous empêchent de compromettre au profit de celle- ci des forces que nous devons réserver pour défendre, servir et glorifier uniquement celle-là. Voilà le but de notre travail, provoqué par un livre auquel la juste renommée de son auteur devait donner un grand retentissement. Ceux qui nous attribuent un autre dessein ne nous ont pas compris. Que la faute en soit à eux ou à nous, de plus longues explications seraient inutiles.
Nous avons vu que le vaste génie de Bossu et, s'appliquant à la vaste matière qui nous occupe, et cherchant un gardien de la saine liberté des peuples, n'en trouvait pas de plus fidèle que le pouvoir monarchique lui-même, absolu en principe, sauf l'obéissance due à la loi de Dieu ; limité en fait par l'autorité des lois et des coutumes, que le prince doit connaître et observer : « Les rois sont soumis comme les « autres à l'équité des lois, et parce qu'ils doivent être jus- « tes, et parce qu'ils doivent aux peuples l'exemple de gar- « der la justice; mais ils ne sont pas soumis aux peines des « lois : ou, comme parle la théologie, ils sont soumis aux « lois non quant à la puissance coactive, mais quant à la « puissance directrice 1 » Cette doctrine, qui est aussi celle de saint Ambroise, ne doit pas offusquer les parlementaires, puisque leur roi est irresponsable et sa personne inviolable et sacrée. Par là, ils cherchent à prévenir les révolutions, qui leur paraissent sans nul doute un mal pire que la tyrannie. L'expérience les oblige de convenir que cet expédient a peu de force. Nous convenons, de notre côté, que le droit divin du roi de Bossuet n'empêche pas Dieu « de « répandre parmi les peuples cet esprit de soulèvement » dont il se sert pour châtier le peuple et les rois. Seulement,
1 Politique sacrée,liv. iv, quatrième proposition de l'article 1" L'autorité royale est absolue.
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il y a plus d'avantages pour les peuples et pour leur liberté à les entretenir dans une habitude d'obéissance qui fait durer les gouvernements, qu'à jeter parmi eux, au moyen même des lois, un levain d'insoumission qui multiplie les catastrophes où périssent à coup sur l'ordre et la liberté.
Nous savons par quelles raisons Bossuet, malgré les inconvénients de la puissance royale absolue, qu'il reconnaissait et qu'il avouait avec la supériorité de bonne foi du génie, préférait encore cette forme de gouvernement à toutes celles qui dérivent de la pleine puissance populaire ; souveraineté absolue aussi, et plus absolue que l'autre, infiniment plus préjudiciable au peuple et à la religion.
Si la Monarchie chrétienne a devié depuis Philippe-le- Bel, ce que nous ne contestons point, il est vrai néanmoins qu'elle n'a pas été constamment coupable envers l'Eglise, et qu'elle ne lui a pas fait en six siècles le mal que l'esprit révolutionnaire lui a fait en six mois.
Le dogme de la souveraineté du peuple est sorti du même abîme d'où se sont élevées et d'où s'élèveront jusqu'à la fin des temps les voix qui enseignent aux rois le mépris des droits de l'Eglise et le mépris de la. liberté et de la vie des hommes. Il n'a pas failli à son origine. De près ou de loin, par instinct, par ignorance, sciemment, tous ceux qui l'ont professé ont été ennemis de l'Eglise catholique : ils ont fait consister la liberté, premièrement à priver l'Eglise de toute liberté. Les plus ardents y ont déployé un fanatisme sauvage. Seulement, quand le Pouvoir est tombé entre leurs mains, on les a vus en général moins pressés, moins violents, partant moins dangereux. Au lieu de supprimer l'Eglise par force, ils ont cherché à l'éliminer tout doucement et à la remplacer. Mais tandis qu'ils calculent et qu'ils hésitent, ou la lumière se fait, ou le temps passe et les emporte.
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Le iemps est le serviteur de l'Eglise, parce qu'il est le serviteur de Dieu. Lorsque l'on complote contre] l'Eglise, elle accomplit sa mission, elle travaille, elle crée des œuvres, elle enfante des âmes, elle se perpétue.
C'est pourquoi elle a moins souffert des doctrines et des hommes de pouvoir, que des doctrines qu'on appelle doctrines de liberté, et des hommes qui se disent eux-mêmes hommes de liberté. Là elle a trouvé souvent des défenseurs et des protecteurs ; ici elle n'a guère rencontré que des adversaires, et presque toujours des adversaires acharnés.
Très-certainement, si les principes, si les Chartes, si les hommes étaient sincères, et que tout enfin se passât conformément au programme, la doctrine parlementaire devrait sourire aux catholiques. Ils pourraient parler, écrire, agir; ils convaincraient des adversaires de bonne foi. La majorité des bons esprits se rendrait à l'évidence de la religion, la foule à ses bienfaits ; la minorité se soumettrait constitutionnellement, sans songer le moins du monde à faire prévaloir par la force des dissidences devenues illégales ; et au bout d'un certain nombre de scrutins, la loi de Dieu règnerait sur le pays dans toute son intégrité. Assurés d'ailleurs de conserver leurs droits, libres d'observer la loi catholique en attendant qu'elle devînt par la conquête constitutionnelle de la majorité, la loi même de l'Etat ; libres par conséquent de s'associer, d'enseigner, de prêcher, de convertir, même de reprendre, les chrétiens n'auraient qu'à bénir Dieu de les avoir fait vivre sous un tel régime, et chacun d'eux voudrait donner son sang pour l'affermir.
En est-il ainsi? Nous vivons au milieu d'un monde à qui nous proposons une doctrine de salut dont il a horreur et qui ne veut pas que nous soyons libres de le persuader ; car dans sa démence, il n'imagine rien de plus affreux que
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d'être sauvé par nous. La liberté qu'il encense, n'est si belle à ses yeux que parce qu'elle lui donne des traits pour nous accabler et des ailes pour nous fuir. S'il voit que nous allons trouver nous-mêmes une petite arme dans les mains de la liberté, un peu d'abri à son ombre, il la renie aussitôt. Lequel d'entre nous, ayant étudié de près les nombreuses et diverses assemblées auxquelles notre sort a été remis, a pu faire longtemps ce rêve, qu'un jour elles nous donneraient la liberté, ou seulement nous la laisseraient conquérir? On s'explique l'illusion du grand orateur qui a trop souvent forcé l'admiration de ses adversaires pour ne pas croire à leur sincérité. Il peut espérer qu'enfin l'émotion qu'il produit deviendra féconde, et que les votes y répondront. Mais que cette illusion se carre comme nous le voyons dans l'esprit de certains innocents journalistes de nos amis, parlementaires désintéressés et déterminés ; qu'ils prennent le bec mou de leur plume pour l'épée du Cid ; qu'ils provoquent Navarrois, Maures et Castillans, et qu'ils se disent. : Avec cela, avec ce fétu, j'ouvrirai les rangs ennemis, j'intimiderai devaiit' moi les plus hardis, j'enhardirai derrière moi les plus timides ; l'Eglise est assurée de vaincre et je restaurerai même le Pouvoir, pourvu qu'on me laisse mon écri- toire et que j'y puisse tremper ce trognon!... En vérité, toute cette vaillance n'est à nos yeux qu'un enfantillage impertinent.
Entre la liberté politique telle qu'elle a été pratiquée dans les temps modernes, et la liberté de l'Eglise, les faits ré vèlent un antagonisme constant. L'Eglise regarde la liberté politique avec défiance ; la liberté politique traite l'Eglise avec inimitié. L'Eglise repousse, combat, condamne souvent les thèses que la liberté politique soutient avec le plus d'ardeur ; la liberté politique, de son côté, cherche ses plus efficaces triomphes contre les dogmes et la discipline que l'Eglise maintient avec le plus d'énergie.
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Lutte inégale aux yeux des hommes, parce que nulle force humaine un peu considérable ne combat sincèrement pour l'Eglise ; lutte bien plus inégale aux yeux de l'Eglise elle-même, parce que ceux qui l'attaquent, attaquent Jésus- Christ. Quand ses adversaires tressaillent d'espérance, elle tremble, mais elle tremble pour eux, pour ces multitudes leurrées de la chimère d'un bonheur infâme, sur lesquelles ils ont fondé l'espoir de leur victoire : elle sait pourquoi cette guerre toujours recommencée, au lieu de se terminer par sa défaite, se termine toujours par des révolutions.
Mais tant de révolutions et de catastrophes ruinent moralement et matériellement les peuples ; et si, par la bonté de Dieu, égale dans sa persévérance à la persévérance du mal, une continuité de miracles maintient debout l'Eglise au milieu des royaumes et des républiques qui tombent, néanmoins l'Eglise voit venir avec angoisse des punitions de plus en plus terribles, des jours de plus en plus affreux. Quand finira cette furie des discordes civiles qui ne s'apaise un moment qu'après avoir conquis des espaces plus vastes et s'être creusé des lits plus profonds où bientôt elle bouillonne de nouveau ? Comment éviter à l'humanité, à l'Eglise elle-même, l'une de ces deux extrémités homicides, vers lesquelles l' hérésie révolutionnaire, pour donner à l'esprit de l'époque son vrai nom, tend également, savoir : la paix corrompue du despotisme, ou les convulsions d'une suprême et irrémédiable anarchie ?
Nous en sommes près, et à quoi a-t-il tenu que nous ne soyons déjà tombés dans l'une ou dans l'autre? ou dans ce despotisme que Dieu déchaîne sur les peuples vicieux pour leur faire connaître ce que c'est que la loi de l'homme, lorsqu'ils ont secoué la loi divine ; ou dans cette anarchie qui réduit l'homme à la condition d'esclave et d'animal, parce que son orgueil lui suggère qu'il est libre et affranchi de toute loi ?
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Comment renfermer dans de justes bornes l'esprit de liberté, que l'homme ne doit pas perdre et qui lui est nécessaire pour réserver d'abord son obéissance aux commandements de Dieu, dont nul pouvoir humain ne peut dispenser, mais qui maintenant se dresse contre toute autorité divine et humaine, disant : Je n'obéirai pas?
Comment contenir dans ses limites légitimes cette force indispensable du gouvernement, sans laquelle il n'y a ni liberté, ni société, mais que les excès de la liberté, la fécondité des révolutions, le péril général du monde peuvent armer aujourd'hui d'une prépondérance qu'elle n'eut jamais sous les rois chrétiens, aussi omnipotente contre les lois qui protègent la liberté, que la liberté prétend l'être contre les lois qui remparent le pouvoir ?
Car voilà enfin où le monde est acculé. On a beau se faire des théories charmantes, combiner des garanties, tracer sur le papier de beaux engrenages de droits et de devoirs réciproques ; décider que la liberté s'arrêtera d'elle-même à ce point précis, et le pouvoir de lui-même à cet autre ; régler que dans telles circonstances la liberté pourra cependant aller un peu plus loin, et que dans telles autres le pouvoir sera maître de la serrer un peu plus ; et munir le tout de courroies ductiles, d'invincibles freins, de soupapes de sûreté ; et faire encore, pour que rien n'y manque, la part du progrès continu et de la perfectibilité indéfinie : toute cette belle mécanique, qui fonctionnait si facilement et si philanthropiquement dans le cabinet de l'inventeur, parait bientôt d'un méchant usage ; elle se détraque, elle répand autour d'elle l'épouvante et la mort. Il n'en reste bientôt plus qu'un monceau de débris sur des monceaux de cadavres, autour desquels, de tous les points de l'horizon, accourent les bêtes de proie.
Lorsqu'ils ont vu plusieurs fois ces catastrophes, les peuples désespèrent de la liberté. Ils s'aperçoivent que ces
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constitutions de fabrique, avec leur rouages et leurs contrepoids, sont des chimères, et qu'elles ne les préservent d'aucun mal ; que tout au contraire elles détruisent les garanties naturelles qui leur restaient. Ils voient qu'on ne crée pas une conscience publique avec des sophismes, qu'on n'a pas la foi des hommes pour leur avoir imposé des serments,, que rien n'empêche l'appât du mal de séduire la multitude, et qu'on n'arrête pas cette multitude du haut d'une tribune, du haut d'un monceau de poussière entassé la veille et que le souffle de la sédition disperse avant que son pied l'ait touché.
Ils regardent autour d'eux : plus de monarchie, plus d'aristocratie, plus de corps politique d'aucune sorte, plus de magistrature ; tout cela est détruit déjà, ou s'il en reste quelque forme, ce reste, cette ombre n'attend qu'un décret pour se dissoudre et disparaître. Rien ne s'oppose à l'insolence du vainqueur ; toute porte lui est ouverte, toute vie lui est livrée.
Mais pendant qu'il hésite encore, surpris et comme effrayé lui-même de l'immensité de son triomphe, deux forces, l'une et l'autre indestructibles, se relèvent. L'une est la force matérielle : elle a besoin d'une volonté qui l'organise, et elle domptera tout. L'autre est la force morale, qui porte depuis dix-huit siècles sur la terre le nom glorieux d'Eglise catholique et les titres divins de fille et d'épouse de Jésus- Christ : il ne lui faut qu'un bras pour la seconder, et elle relèvera tout.
La force morale toute seule ne peut rien d'immédiat ; la force matérielle toute seule ne peut rien de durable. Toutes deux ensemble doivent régir le monde.
Le monde ne connaît, ne voit que la force matérielle. Il court à elle tout d'abord ; il lui dit : Sauve^moi ! Je ne t'impose pas de conditions et tu n'en recevrais point ; fais ce que tu voudras, mais sauve moi ! C'est l'institution de la
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dictature. La dictature se met à l'œuvre ; elle ruine, elle enrichit, elle abaisse, elle élève, elle fait ce qu'elle veut. Mais si la for,,,e matérielle, la dictature, ne prend pas conseil de la force morale, de l'Eglise, sa puissance salutaire dégénère en despotisme : après quelques heures de repos, ou plutôt quelques heures d'ivresse, elle s'affaisse et tombe, laissant la société plus corrompue et plus dénuée qu elle n'était. Avec le concours de la force morale, la force matérielle relève les lois, rétablit la justice, réédifie la hiérarchie, se donne il elle-même peu à peu des limites, prend des racines, se modifie, devient enfin le POUVOIR CHRÉTIEN, et fonde de loin la liberté. Comme l'ordre, dont elle est la sœur cadette, la liberté naît de l'union de la force matérielle avec la force morale, de l'alliance de l'Eglise avec le Pouvoir.
Si le monde, exposé aux désastres périodiques des révolutions, pouvait demander d'abord son salut à la force morale, et lui dire ce qu'il dira toujours à la force matérielle : Sauve moi ! l'alliance se conclurait aussitôt; la première chose que ferait l'Eglise, ce serait d'instituer le Pouvoir. Et quelle condition lui imposerait-elle en l'instituant ? Nulle autre que celle de saint Rémy à Clovis : «. Défends l'Eglise ; « c'est-à-dire, maintiens-la dans sa liberté sans cesse atta-, « quée par l'esprit et par les passions du monde ; et pro- « tège les pauvres : car le monde, lorsqu'il n'aime pas Dieu, « méprise et hait les pauvres, et l'esclavage reparaît par- « tout dans les soriétés d'où Dieu se retire. » Défends l'Eglise, protège les pauvres ! De ces deux devoirs de la royauté découleront ce qu'il faut de droits particuliers et de puissances de second rang pour que toute société puisse conserver l'ordre et contenir la liberté.
Voilà ce qui explique l'alliance de l'Eglise et du Pouvoir politique : alliance plus intime et plus féconde, suivant que le Pouvoir, qui est une chose humaine, par conséquent toujours plus ou moins imparfaite, se montre plus ou moins
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disposé à se régler sur les inspirations religieuses ; alliance gardée par l'Eglise avec une fidélité inébranlable, tant que le Pouvoir a conservé seulement une ombre de charité et de justice, et n'a pas formellement et systématiquement entrepris de soumettre la force morale à la force matérielle, d'étouffer et d'anéantir la loi de Dieu sous sa propre loi.
Qu'on relise la lettre récente de Pie IX au roi de Sardai- gne, et toutes les lettres qu'en de semblables occasions les papes ont écrites à de semblables rois. On y verra combien l'Eglise estime le Pouvoir. C'est toujours la même chose; toujours cette constance invincible, mais aussi toujours cette invincible douceur qui ne borne ses concessions qu'à la limite extrême du devoir, là où la charité deviendrait crime, et la patience prévarication.
Est-ce un goût particulier de l'Eglise pour la force en elle-même? Et nous, ses enfants, l'accuserons-nous de se laisser éblouir aux pompes royales ? Elle sait trop ce que pèse dans les balances de Dieu tout l'or des couronnes. Assise au seuil de l'éternité sur un tombeau, elle regarde de là les fortunes humaines et ne les distingue pas beaucoup de tant d'autres misères dont elle a pitié. Elle en connaît le péril, les tristesses, la fin. La souveraine puissance et l'empire, pas plus que la jeunesse, la beauté et le bonheur, ne sont pas à l'abri de la mort. « Il n'y a dans le monde ni fortune ni astre dominant, rien ne domine que Dieu i. » Mais l'Eglise sait aussi quels fléaux déchaîne un trône qui tombe : et tant qu'il tient encore, elle le sollicite par les conseils les plus tendres, par les prières les plus humbles, à ne point commettre les fautes qui le feront tomber. Elle ne rougit pas de s'incliner même devant les tyrans, même devant les traîtres ; elle a encore de douces paroles même pour les apostats ; parce que ce Pouvoir infidèle, s'il se redresse
1 Bossuet.
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et s'il entend raison, pourra réparer tous les maux qu'il a faits. Mais s'il tombe et que l'anarchie vienne ensuite, l'anarchie ne voudra point réparer le mal et sera plus redoutable que n'était le tyran.
Dans la situation présente de la France et de la civilisation, situation que nous n'avons point faite et qui a été logiquement amenée par des principes qui ne sont point les nôtres, mais qui certes n'est telle que l'on pouvait la craindre, qui est au contraire meilleure qu'on n'eût osé l'espérer ; dans cette situation, disons-nous, l'alliance naturelle de l'Eglise et du Pouvoir nous paraît plus désirable et plus nécessaire que jamais. Elle est nécessaire au Pouvoir, utile à l'Eglise, indispensable à l'humanité. Nous croyons que la meilleure politique possible est de la faciliter et de l'affermir.
La société, dénuée de ses antiques forteresses, travail des siècles et de la prévoyante sagesse de nos pères, n'a plus qu'un rempart élevé à la hâte ; ouvrage merveilleux, mais ouvrage d'un jour. Hier nous n'attendions pas tant, et toutefois c'est peu contre la grandeur du péril. Derrière ce rempart, deux forces veillent. Unies, elles peuvent tout; séparées, elles sont faibles ; hostiles, elles seraient vaincues. Le Pouvoir n'a pas de traditions, l'Eglise n'a point d'armure. Que le Pouvoir couvre l'Eglise de sa force ; que l'Eglise, comme elle y est prête et comme assez de voix autorisées le publient tout haut, honore le Pouvoir de son concours : cet accord n'aurait rien, à ce qu'il nous semble, de déshonorant pour personne. Le seul bien que l'Eglise demande est la liberté, et la liberté de l'Eglise est la seule liberté qui ne puisse pas devenir une puissance rivale de la puissance souveraine.
C'est cette liberté qui peut intéresser les esprits sans les troubler et sans les enivrer. Par elle, non autrement, de quelque façon qu'on s'y prenne, descendra jusqu'aux der-
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nières profondeurs du peuple, avec le calme des pensées et des désirs, toute la partie réalisable de ces améliorations matérielles si imprudemment promises et toujours attendues. Que saura faire le Pouvoir pour donner aux pauvres, ou, suivant le langage du temps, « aux classes souffrantes, » autant de consolateurs, et de patrons, et d'amis, et d'esclaves dévoués, que ces légions apostoliques qu'un souffle de liberté mettrait gratuitement au service de toutes les faiblesses et de toutes les misères ? Que peut-il faire qui lui donne à lui-même un lustre plus durable et plus nouveau que ce spectacle d'une liberté vraie, féconde, sans égale partout ailleurs, se développant sous l'empire respecté et incontesté de ses lois ? Quel suffrage égalerait devant l'Europe et devant la postérité l'approbation unanime, l'admiration réfléchie, la reconnaissance sincère de toute l'Eglise, c'est-à-dire de tout ce qui, dans le monde entier, confesse et bénit Jésus-Christ?
Voilà l'intérêt du Pouvoir, et voilà aussi, suivant nous, l'intérêt de la Religion. L'un doit gouverner, l'autre doit sauver les âmes. La Religion languit quand le Pouvoir ne gouverne pas, et le Pouvoir gouverne mal quand la Religion ne l'éclairé pas. Le Pouvoir doit être indépendant, mais il doit connaître et respecter la loi de Dieu : et comment la respecte-t-il, s'il ne donne pas la liberté à l'Eglise de Dieu? L'Eglise doit être libre ; mais elle n'est complètement libre que si le Pouvoir la protège contre les passions qui sans cesse entreprennent d'abattre ses lois, de ruiner ses dogmes, de la réduire en servitude. Un pouvoir faible à cet égard laisse accomplir tout le mal que pourrait faire un pouvoir méchant. Le Pouvoir et l'Eglise doivent donc s'entendre et marcher d'accord : la loi de leur intérêt est aussi la loi du salut social. Tout va bien lorsque, indépendants chacun dans sa sphère, ils échangent entre eux une parole de paix. Le Roi sur son tronc, le Pontife sur le sien,
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dit Bossuet, et le genre humain se repose à l'ombre de cette concorde.
NOTE.-PCU de temps après cet article survinrent les graves incidents qui donnèrent lieu à la lettre écrite par le secrétaire de notre saint Père le Pape, Mgr. Fioramonti, au rédacteur en chef de l'Univers, laquelle fut suivie de l'encyclique luter multiplices du 21 mars 1853. Ces documents, dont l'histoire est esquissée plus loin, dans l'article en réponse à M. le comte de Falloux, ne réussirent pas à calmer les inquiétudes que l'Univers inspirait au Correspondant ; et la lutte entre les deux journaux, qui aurait dû finir là, continua parles provocations du Correspondant, ainsi qu'on va le voir.
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REPROCHES DES CATHOLIQUES PARLEMENTAIRES.
4 juin 1852.
Il est bon de discuter entre frères. — Reproches adressés à l'Univers par les catholiques parlementaires.—Réponses.—Résultats de l'acte du 2 décembre 1851 quant à la religion. — Existe-t-il une réaction anti-religieuse.—Situation dp la religion dans les faits et dans les esprits en 1853.
1, M. Foisset, après M. Lenormand, continue une discussion que nous n'avons point provoquée et dont l'objet est assez sérieux pour que nous pensions ne pas devoir la fuir. M. Foisset déplore les dissentiments entre frères, mais il ne se laisse pas arrêter par sa sensibilité. Il a raison. Les dissentiments entre frères sont fâcheux sans être funestes. L'accord des esprits a toujours été rare, même en famille. C'est une loi de l'infirmité humaine. Chacun veut l'accord sur son propre terrain, et non pas seulement sur la frontière. In medio veritas, dit M. Foisset ; tout le monde en dit autant. Reste à trouver le milieu. Où est-il? Chacun répond : Là où je suis. L'harmonie régnerait si un seul parlait et si tous les autres consentaient à se taire. Tous consentent à parler ; qui à se taire, et à se taire toujours? La conscience même y répugne. Lorsque le dissentiment existe,
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le plus sage parti est encore de l'avouer et de s'en expliquer honnêtement, comme fait M. Foisset en nous assurant de son amitié, comme nous allons faire en l'assurant de la nôtre. Du moment qu'il pense autrement que nous, son agression est très-légitime. Ses raisons ne nous ayant pas convaincus, notre défense sera très-légitime aussi. Pourquoi le Correspondant accepterait-il la responsabilité des erreurs qu'il croit trouver dans l'Univers ? Pourquoi l'Univers subirait-il en silence les accusations erronées du Cor'respondant? Eclaircissons notre différend, et ne gémissons pas de discuter les uns contre les autres « quand nous sommes faits pour nous entendre. » Précisément parce que nous sommes faits pour nous entendre, nous sommes faits pour nous parler.
Mais au moins, dit M. Foisset, discutons sans haine, sans insulte, sans ironie... A quel propos ces précautions offensantes ? Lui reprochons-nous de nous haïr, et se souvient- il qu'on l'ait insulté ? Il n'a personnellement ni à se plaindre ni à craindre. S'il se plaint et s'il craint pour d'autres, il prend trop de souci. Quant à l'ironie, il nous attaque comme il lui plaît, nous nous défendons comme bon nous semble. Son esprit est plein d'alarmes qui ne sont point dans le nôtre : où il voit cent périls, nous voyons pour le moins cinquante chimères ; nous sommes exposés à sourire de ce qui le fait pleurer. Nous croyons qu'il se trompe, nous voulons l'en convaincre. Qu'il n'appelle pas ironie ce qui ne sera que l'accent d'une humeur moins attristée.
II. M. Foisset voit poindre une réaction anti-chrétienne très-redoutable. Il en a des nouvelles sùres. Cette disposition des esprits rend le bien plus difficile, même en ce qui touche les œuvres de pure charité. Le mouvement de retour qui se manifestait de toutes parts s'arrête. « De belles intelligences » et « de nobles cœurs » qui inclinaient vers le
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catholicisme s'éloignent de nouveau...—C'est l'Univers qui fait tout ce mal.
Il le fait par les questions inopportunes qu'il soulève, par le langage dont il se sert, surtout par la ligne politique qu'il suit depuis 1851.
Tels sont les reproches que nous adresse notre ami. Nous n'examinerons que le dernier, celui qui touche à la politique. Pour les autres, c'est-à-dire les « questions inopportunes » et la manière de les traiter, un seul mot : S'il s'agit du passé, nous prenons la part que nous font la lettre de Monseigneur Fioramonti et le décret du concile d'Amiens i (lesquels ne parlent point des questions inopportunes), et nous contestons au Correspondant le droit d'y rien ajouter; s'il s'agit de l'avenir, on pourrait nous donner le temps de transgresser les règles que ces documents nous imposent. Quand nous aurons commis cette faute, alors M. Foisset fera bien de nous rappeler nos devoirs.
III. M. Foisset croit donc qu'une réaction anti-chrétienne commence, et que l'Univers en est la cause.
Beaucoup de fautes ont préparé ce résultat. Toutefois, M. Foisset n'en cite que deux, mais capitales : 1° l' Univers a révolté les vaincus du 2 décembre « en paraissant croire « que le régime dictatorial était le régime définitif, le ré- « gime normal de toute société bien ordonnée ; » et « en « paraissant vouloir imposer cette opinion, non-seulement « au nom de l'intérêt social, mais au nom de l'orthodoxie. » 20 Il a révolté la jeunesse des écoles par sa thèse contre les classiques païens. Et c'est ainsi, ajoute douloureusement
i Le concile d'Amiens, célébré au commencement de 1853, fut publié dans le courant du mois de mai de la même année, après avoir reçu l'approbation du Saint- Siège. Il contient un décret relatif à la presse religieuse, à laquelle il donne des conseils, des encouragements et des éloges. L'Univers avait publié ce décret dans son numéro du 26 mai 1853.
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M. Foisset, « qu'on nuit, sans le vouloir assurément, à la « renaissance de la foi dans les âmes, en s'aliénant tout à « la fois et la jeunesse des écoles, nourrie dans l'admiration « des grands noms de la littérature grecque et latine, vive- « ment éprise d'ailleurs de tout ce qui éveille dans les âmes « les pensées généreuses (?), et les hommes vieillis dans la « pratique des institutions qui ne sont plus. »
Cette accusation, que nous donnons, comme on voit, dans toute sa force, est corroborée par une preuve unique. La voici : « L'application perfide avec laquelle deux journaux « assez connus, le Siècle et l'Indépendance belge, exploite tent depuis longtemps contre l'Eglise certaines paroles « de l' Univers , me persuade que ces paroles sont pour « quelque chose dans l'hostilité qui recommence. Nos frères de Belgique et d'Angleterre n'en font aucun doute. »
M. Foisset a plus de sens encore que d'imagination. Nous sommes sùrs qu'en se relisant, il s'avoue lui-même à demi réfuté. Quoi ! un journal adopte certaines opinions, c'est assez pour agiter les esprits en France, à l'étranger, jusque dans les profondeurs des collèges; pour inquiéter partout les consciences, pour provoquer la réaction anti-chrétienne ! Il y a un Pape, des évêques, des prêtres, des sermons, des livres, des articles, rien n'y fait ! Ce journal a dit certaines paroles, voilà les têtes bouleversées ! Tout allait bien, tout va mal ! Les « belles intelligences, » les « nobles cœurs » qui inclinaient vers la religion, inclinent vers autre chose ! L'Angleterre ne se convertira pas, la Belgique achèvera de se pervertir, la France restera dans l'indifférence, parce que l' Univers disserte contre le gouvernement parlementaire ; et la jeunesse des écoles s'insurge contre le catholicisme, parce que l'Univers n'admire pas suffisamment les classiques païens... M. Foisset croit cela !
Nous refusons de nous attribuer tant de puissance sur l'opinion 'européenne, Eussions-nous dit et fait iep énormi-
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tés qu'on nous prête ; eussions-nous demandé positivement, en chiffres ronds, les vingt ans de dictature auxquels M. de Montalembert a écrit qu'il se fût résigné ; eussions-nous imploré la dictature à toujours et le despotisme comme en Russie ; eussions-nous professé que la dictature est l'état normal des sociétés et la seule forme orthodoxe de gouvernement ; eussions-nous enfin, par surcroît, soutenu seuls, sans raison et sans contradicteurs catholiques, cette thèse contre l'abus des auteurs païens, qu'un partisan des Muses attiques 1 appelait si galamment « une croisade en sabots ; » eussions-nous fait tout cela, nous ne croirions pas que de tout cela et de tous les commentaires du Siècle ait pu naître une réaction anti-chrétienne en Europe, ni même un seul doute dans la conscience d'un seul homme sensé. Où prend- on les « belles intelligences, » les « nobles cœurs » qui se laisseront détourner de Dieu par certaines paroles d'un journal, commentées par d'autres journaux, et quels journaux ! En vérité ! nous devons répondre maintenant de ce que le Siècle et l' Indépendance belge nous font dire, et de ce qui peut en rester dans l'esprit de leurs lecteurs ; et les plumes qui caressent les instincts de ce troupeau manqueraient d'arguments, manqueraient de sophismes et d'injures, si l'Univers, dans les questions qui ont purgi depuis le 2 décembre, avait suivi la voie du Correspondant... M. Foisset croit cela!
Il y a une chose qui doit prodigieusement étonner notre excellent ami, s'il y songe. Au mois de janvier dernier, le concile d'Amiens faisait un décret en faveur des journaux religieux; au mois d'avril, l'infaillible sagesse de Rome exa- / minait, pesait, scrutait et approuvait le décret du concile d'Amiens. Comment la sagesse du concile et la sagesse de Rome n'ont-elles pas aperçu le péril que M. Foisset dé-
1 M. Lcnorrnant, dans le Correspondant.
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nonce; n'ont-elles pas excepté un journal tout au moins, celui qui fait tant de mal, des éloges et des encouragements que la presse catholique a reçus ? Le concile et Rome se. sont- ils trompés, ou bien est-ce M. Foisset qui se trompe ? Existe-t-il un danger que le concile et Rome n'ont point vu, ou M. Foisset voit-il un danger qui n'existe pas? M. Foisset peut résoudre la question comme il le voudra ; pour nous, elle est résolue.
IV. Et nous l'osons dire : dans notre conscience, toute prête à s'incliner devant un jugement contraire de l'Eglise, la question était déjà résolue avant que le concile et Rome eussent parlé. Certes, nous portions sans inquiétude la responsabilité de nos opinions politiques, religieuses, même littéraires ; et les commentaires de l' Indépendance belge ni d'autres commentaires plus importants ne nous faisaient point repentir de les avoir hautement publiées. Sous la monarchie constitutionnelle, nous commencions à douter que le régime parlementaire en France put être bon à l'Eglise et pourvoir aux besoins de la société. Sa chute misérable nous le fit définitivement connaître ; soii agonie durant l'anarchie républicaine nous donna tout le temps de lui souhaiter un héritier. Nous le vîmes enterrer avec plaisir; nous ne sommes point de ceux qui, après avoir sous nos yeux sifflé son dernier hoquet, se sont pris à le regretter aussi passionnément qu'ils l'avaient haï.
Il est bien remplacé ; nous pouvions trouver plus mal ; cette dictature est supportable. Dieu daigne nous en épargner une autre, dÚt-elle, comme celle de M. Ledru ou celle de M. Cavaignac, s'intituler la libe?,té! On était très-libre; mais tout le monde désirait en finir. On oublie cela bien vite. On oublie bien vite comment sonnait à toutes les oreilles ce terrible avenir de 1852. Parce que 1852 n'est pas venu, on croit maintenant qu'il n'était pas à craindre. C'est
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une belle raison, mais tardive. Le fait est qu'on a craint, et non sans motif. Et cette crainte elle-même était un puissant motif de craindre. Parlez-nous du tempérament robuste d'une nation qui, pleinement investie de sa liberté, n'en peut plus au bout de trois ans, demande à grands cris qu'on lui ouvre le parc de la dictature et s'y précipite toute entière, le suffrage universel à la main! Ce retour de tendresse pour des luttes dont on était las, ces fières aspirations vers la tribune muette et la presse bâillonnée, tout cela prête à rire. Et quand, pour nous enflammer, on énu- mère les conquêtes (grâce à Dieu conservées et accrues) qui ont été faites par l'Eglise dans ces temps orageux, il faudrait se souvenir qu'elles paraissent mal assurées.
V. Nous croyons que l'acte du 2 décembre a sauvé la France comme elle pouvait être sauvée. Nous croyons que les institutions présentes conviennent aux besoins présents du pays et lui laissent la somme de liberté politique aujourd'hui nécessaire. Telle qu'elle est aujourd'hui et telle qu'elle sera peut-être longtemps, la société ne pourrait, sans de très-grands périls, supporter une liberté politique plus étendue. Le Gouvernement, s'il use bien de son pouvoir, n'en a pas trop; et fÙt-il possible d'en diminuer quelque chose, nous conseillerions même aux parlementaires d'y regarder à deux fois et de bien examiner s'il n'y aurait pas plus de risque à mettre le Gouvernement dans l'impossibilité de bien faire qu'à lui laisser la possibilité d'abuser. Ne peut-on soutenir ses opinions sans révolter les « belles intelligences? » Quant aux commentaires, nous ne sommes pas faits pour empêcher Y Indépendance belge de commenter, et pour forcer le Siècle à comprendre. Les « belles intelligences » qui voudraient savoir ce que nous pensons n'ont qu'à nous lire. Si elles préfèrent le Siècle, elles auront la pensée du Siècle. C'est autre chose.
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Nous ne disons point que de grands maux ne puissent naître de la eonstitution actuelle du Pouvoir ; nous disons qu'il en est né de grands biens. Nous ne disons pas qu'il ne faut pas des garanties ; nous disons qu'à force de discours, de livres, de révolutions, nous sommes devenus une société si divisée, si démoralisée que désormais, et pour longtemps, la meilleure de nos garanties réside dans la sagesse du Pouvoir, lequel a plus de chances d'être sage quand il est fort. Les vraies garanties d'une nation ne sont qu'en elle -même. Si elle a des traditions, si la propriété et la famille y sont bien assises et bien respectées, si elle aime et respecte les lois, surtout si elle a l'esprit religieux, elle est libre sous le pouvoir le plus absolu. Si tout cela lui manque, si elle a laissé détruire tout cela, elle n'a que des ga- ranties sur papier, moins solides que ce. papier lui-même. Nous en avons fait l'épreuve. Dans la vérité, avec toutes ses garanties bien enregistrées et bien jurées, cette nation ne possède que la liberté de recevoir souvent de nouveaux maîtres. Qu'elle emploie les restes de sa force et de sa sagesse à faire en sorte que le dernier de ses maîtres dure longtemps; et dans ce but, qu'elle se retire d'abord tous les moyens de le renverser!
Voilà ce que nous avons cru et ce que nous avons dit, avant et après le 2 décembre. Avant le 2 décembre, avec l'unanimité à peu près de nos amis; après le 2 décembre (pas tout de suite après), malgré quelques-uns d'entre eux. Comme citoyens, nous respirons encore sans trop de difficulté, nous ne demandons pas encore qu'il nous surgisse des libérateurs. Comme catholiques, sans renoncer à un droit de conseil que nous n'abandonnerons jamais, et à un droit de résistance qui ne redoute aucune tyrannie, lil nous semble que nous ne pouvons pas décemment nous plaindre. Nous formons des désirs, nous faisons des vœux et nous sommes reconnaissants. Quand nous ne taisons ni nos dé-
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sirs, ni nos vœux, ni dans l'occasion nos alarmes, pourquoi tairions-nous notre reconnaissance ? Aucun catholique n'a pu ignorer deux choses : le Gouvernement pouvait faire à la religion du mal qu'il ne lui a pas fait; il lui a fait du bien qu'il pouvait ne lui pas faire. A cet égard, quel souverain, depuis de longues années, a mieux parlée mieux agi que Louis-Napoléon? Nulle part, à l'heure qu'il est, l'Eglise ne jouit des libertés dont elle jouit en France. On dit que c'est de la politique. Les souverains qui savent observer une telle politique, nous les regardons comme de très-grands et très-fermes esprits. Que Dieu, qui les a suscités, les assiste ! Notre politique est de souhaiter à cette politique beaucoup de persévérance et beaucoup de succès, et de laisser raisonner le Siècle. On ajoute qu'il ne faut pas se lier au cœur des princes. A ce compte, le grand-prêtre n'aurait pas dù sacrer Joas sauvé par lui, nourri par lui à l'ombre du sanctuaire, mis sur le trône par lui. Non, il ne faut se fier absolument ni aux souverains, ni aux autres hOlllmes, ni à soi-même ; mais il n'est pas à propos d'insulter toujours la conscience des souverains, ni celle des autres hommes, en leur disant toujours : Vous nous trompez.
VI. M. Foisset rapporte et souligne avec complaisance une belle phrase de jeune athlète, écrite en 1829, dans le premier prospectus du premier Correspondant : « Que les ca- « tholiques comptent sur la Providence, elle ne les trom- « pera pas ; mais qu'ils ne comptent que sur elle et sur « leurs propres ejorts. » C'est trop fier ; nous ne devons plus parler ainsi, maintenant que nous avons barbe grise. Nous nous sommes tous écartés de ce programme ; M. Fois- set lui-même s'en écarte. Nous avons cherché des alliés, M. Foisset en cherche. Le Correspondant sème à pleines mains dans le champ parlementaire. M. Foisset dira que ces alliés peuvent être des moyens préparés par la Providence,
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et que c'est encore compter sur elle que de compter sur eux. Très-bien ! l'Empereur aussi est un moyen de la Providence. On peut s'appuyer sur lui aussi raisonnablement que sur M. Dupin. Faut-il s'éloigner d'un souverain qu'on voit à la messe, pour rattacher plus sûrement à la religion les hommes qui veulent un gouvernement que l'on ne confesse pas 1 ? En fait de « belles intelligences » et de « nobles cœurs )) qui se soient refroidis pour la religion ou qui aient pu se refroidir depuis le 2 décembre, franchement, nous n'en voyons pas d'autres. Y a-t-il des paroles catholiques, c'est-à-dire loyales, sincères, équitables, qui puissent les réchauffer? Qu'on nous les enseigne, nous les dirons. Mais s'il faut se jeter dans les pointilleries et dans les mesquineries d'une opposition comme la leur, cette petite opposition n'est point de notre goùt. La puissions-nous pratiquer sans injustice, nous nous en abstiendrions encore. La raison toute seule nous interdirait ce qu'un sentiment pro- ' fond de la dignité chrétienne nous défendait déjà sous Louis- Philippe. L'opposition des catholiques doit avoir un autre mobile que la mauvaise humeur, un autre but que de s'acquérir d'injurieuses et fausses amitiés.
Cependant, quelle autre opposition pourrions-nous faire aujourd'hui que celle-là? et si nous la faisions, qu'y gagnerions-nous ? Pas même l'amitié, pas même le silence de l' Indépendance belge. Nous pourrions irriter le Pouvoir, nous ne saurions plaire à ses ennemis. Il faut bien que nous restions catholiques ! Quand même nous irions injustement nous évertuer sur le terrain politique à la petite guerre poltronne dont nous parlons, nous ne serions pas pour cela dispensés de combattre en même temps l'esprit du siècle, le courant irréligieux qui n'a pas cessé de rouler dans le monde, quoiqu'une main puissante ait su faire baisser la
1 Paroles de M. Dupin.
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hauteur et le bruit de ses eaux. Mais si nous attaquons l'esprit du siècle, gare les commentaires du Siècle ! Nous laissons échapper quelques paroles mal sonnantes : le Siècle s'en empare, Y Indépendance belge accourt, le fidèle Charivari ne reste pas en arrière, le Journal des Débats se hâte, la réaction anti-chrétienne continue. Point de bénéfice !
VII. Prenant au sérieux ces commentaires perfides qui l'épouvantent, au lieu de les réfuter, ce qui eùt été tout aussi facile et peut-être plus amical, M. Foisset nous dit, au nom du Correspondant, que nous avons révolté les amis des institutions tombées sans nous concilier les amis quand même des institutions présentes. Manifestement, le Correspondant ne révolte personne ; mais, à ce point près, nous pouvons lui renvoyer le compliment. Dans sa sphère plus restreinte, il a aussi le tort de ne pas satisfaire tout le monde, sans parler de nous, qui ne nous plaignons point. Il s'aliène les amis des institutions présentes, il ne se concilie pas les amis quand même des institutions tombées. M. Foisset écrit que « le catholicisme seul peut apaiser les besoins d'une in- « telligence raisonnable ; seul peut consommer sur toutes les « questions l'alliance de la liberté et de la règle, de la « science et de la foi, de la raison et de l'autorité. » Voilà de quoi révolter le Siècle, l' Indépendance belge, le Charivari, le Journal des Débats, peut-être même M. Cousin et M. Dupin, et d'autres encore. Nous défions M. Foisset de développer cette doctrine, qui est la nôtre, sans prononcer certaines paroles qui provoqueront certains commentaires qui arrêteront certaines « belles intelligences » sur le chemin de la vérité. Et il verra se précipiter vers lui de bons catholiques, des amis qui lui diront tout éplorés : Téméraire ! l'hostilité reparaît, vos paroles sont pour quelque chose dans la guerre qui recommence. Nos frères de Belgique et d'Angleterre n'en font aucun doute !
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Mais existe-t-il réellement une réaction anti-chrétienne ?
VIII. Qu'il existe en France, comme en Europe, un grand parti de l'irréligion, même de l'impiété ; que ce parti, divisé en mille sectes contradictoires, exerce partout contre l'Eglise une action continue, puissante, redoutable, tout le monde le sait trop, et l'on nous accorde sans doute que nous 11e l'ignorons pas et que nous ne l'oublions pas. Mais quand on parle d'une réaction anti-chrétienne, on veut dire élutre chose. On veut dire que le 2 décembre a rendu à l'Eglise des ennemis qu'elle n'avait plus, l'a exposée à des périls nouveaux. Depuis quelque temps, cette thèse est en faveur parmi les catholiques'attachés ou rattachés à la fortune des doctrines parlementaires. Ils affirment volontiers que les idées, les livres, les manœuvres contre la religion, reprennent toute leur ardeur, obtiennent le même crédit qu'autrefois. S'ils remontent aux causes, ils n'osent pas s'en prendre à la protection dont l'Eglise est l'objet de la part du Gouvernement ; mais ils accusent de haute imprudence, tout au moins, les catholiques qui reçoivent cette protection avec trop de reconnaissance, et qui négligent de verser quelques larmes sur les libertés qui s'exerçaient à leurs dépens. Ces reconnaissants et ces négligents sont assez considérables, ils ont parlé assez haut 1 ; cependant, il n'est jamais question d'eux, mais seulement de nous, qui n'avons fait que répéter ce qu'ils ont dit. Le procédé n'est pas d'une justice rigoureuse. Acceptons-le patiemment. Il sera toujours temps d'écrire l'histoire et de montrer que si nous avons révolté les vaincus du 2 décembre, c'est moins à titre de docteurs qu'à titre d'échos. Venons au but: ces cris d 'tt- larme ont pour objet d'établir que les affaires de la religion se trouvaient fort bien du régime parlementaire sous la Ré-
1 Les évêques.
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publique et même sous Louis-Philippe, et qu'elles se trouvent fort mal du régime présent. Cette conséquence, si elle était démontrée, vaudrait la peine d'y réfléchir. Mais voyons les faits. Nous allons ici étendre le cercle de notre polémique. M. Foisset n'allègue que les « applications perfides de deux journaux assez connus, » et l'opinion de « nos frères d'Angleterre et de Belgique ; » nous toucherons, puisque l'occasion se présente, aux assertions un peu plus positives de quelques écrivains beaucoup plus importants.
IX. Une première remarque: Jusqu'au moment où nous écrivons, les sentinelles se taisent sur la « réaction anti-chrétienne» et sur les périls prochains qu'elle prépare. Les sentinelles, ce ne sont point des journalistes trop effrayés comme ceux dont nous parlons, ou trop rassurés comme nous pouvons l'être ; ce sont les évêques. Ils nous tiennent en garde, suivant l'usage, sans dénoncer ni une recrudescence, ni des succès nouveaux de l'esprit d'impiété. Un seul concile s'est tenu depuis le 2 décembre, celui d'Amiens. Les pères de cette assemblée ont donné un avertissement solennel, mais sur un péril fort différent de celui qui éveille les sollicitudes de M. Foisset. En réprimant une tentative de trouble et de division dans le sein de l'Eglise, ils se sont réjouis de sa situation extérieure. Ils ont loué la sagesse du Prince qui n'a pas redouté la sainte liberté et les œuvres saintes des Conciles , et qui fait des vœux pour l'agrandissement du royaume de Jésus-Christ. Ils s'étaient réunis en paix, ils ont délibéré en paix, ils ont remercié Dieu et ils se sont séparés en paix, bénissant le peuple agenouillé sur leur passage. Il y a de cela quatre mois. Les pères du concile d'Amiens ont-ils été le jouet d'une illusion? Auraient-ils craint d'avertir les fidèles, de leur dire qu'ils entendaient des bruits sinistres, qu'ils voyaient au loin se former la tempête ? Allons plus haut chercher des nouvelles plus fraîches de « la
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guerre qui recommence. » Ecoutons le Pape : Custos, quid de nocte ?
Voici ce que dit le Pape dans le dernier acte émané de lui, dans cette encyclique du 21 mars, déjà deux fois commentée par le Correspondant, qui paraît n'y avoir point lu ce que nous allons lire :
« Au milieu des angoisses multipliées dont nous sommes « accablé de toutes parts dans le soin de toutes les Eglises « qui nous ont été confiées,... et en ces temps si durs... Nous « éprouvons la plus grande joie lorsque Nous tournons nos « yeux et notre esprit vers cette nation française, illustre « à tant de titres et qui a glorieusement mérité de Nous. « C'est avec une souveraine consolation pour not?'e .cœur « paternel que nous voyons dans cette nation, par la grâce « de Dieu, la religion catholique et sa doctrine salu« taire croître, de jour en jour, fleurir et dominer, et avec « quel soin et quel zèle, vous, Nos Chers Fils et Vénérables « Frères, appelés.à partager Notre sollicitude, vous vous ef- « forcez de remplir votre ministère et de veiller à la sûreté « et au salut du cher troupeau dont vous avez la garde...»
Ainsi débute l'encyclique. Ce début aurait dû rassurer Mo. Foisset, car l'encyclique est assez récente et elle a été accueillie du monde entier avec assez d'admiration, de respect et d'obéissance, pour être comptée au nombre des plus triomphantes manifestations de l'Esprit de lumière et de vérité. Une parole, qu'on y lit encore, nous semble excuser suffisamment l'attitude, si dangereuse aux yeux de M. Fois- set, des catholiques, écrivains ou autres, qui applaudissent aux faits accomplis depuis le 2 décembre. Le Pape, louant l'esprit de concorde, s'exprime en ces termes :
« Et si jamais vous avez dû entretenir parmi vous cette « concorde des esprits et des volontés, c'est aujourd'hui « surtout que, par la volonté de Notre très-cher fils en Jé- « sus-Christ Napoléon, empereur des Français, et par les
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« soins de son gouvernement, l'Eglise catholique jouit chez « vous d'une paix, d'une tranquillité, d'une protection en- « tières. Ob egregiam carissimi in Christo fihi Nostri Na- « poleonis, Francorum Imperatoris, voluntatem, ejusque « Gubernii operam nunc catholica istic Ecclesia omni « pace, tranquillitate et favore fruatur. »
Donc par le zèle des évêques, les églises de France sont bien surveillées et bien gouvernées ; par la bonne volonté du Prince, la religion jouit d'une paix complète ; et par ces deux causes réunies, on voit de jour en jour croître et fleurir et dominer la doctrine de salut. Voilà une vue d'ensemble qui n'a rien d'alarmant. Entrons dans le détail.
X. Sauf des exceptions rares et peu sérieuses, tous les catholiques sont ennemis de la liberté de la presse telle qu'elle était établie et pratiquée sous le régime parlementaire, surtout de 1830 à 1851. La presse vit de toutes les mauvaises institutions et de toutes les mauvaises passions, et les fait vivre. Délivré de tout frein, elle devient bientôt de toutes les mauvaises institutions la plus mauvaise, de toutes les mauvaises passions la pire. C'est elle qui corrompt les masses. Lorsque la presse religieuse elle-même, qui offre tant de garanties, qui ne s'adresse qu'à des esprits si fort au- dessus de tous les entraînements vulgaires, inquiète cependant la prudence des évêques et doit toujours être surveillée, quelles craintes ne doit pas inspirer la presse en général, et quelles craintes n'inspire-t-elle pas, et quelles craintes n'a-t-elle pas justifiées? Or, la liberté de la presse, dans une mesure déjà trop grande et qui sans cesse va s'élargissant, est le complément indispensable du régime parlementaire. Sans presse libre, point de tribune. Dès qu'il y a une presse libre, où s'arrête sa liberté? Elle ne s'arrète point. Nos amis qui pleurent sur les institutions tombées, ou qui nous demandent de ne point blesser ceux qui les pleurent,
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commettent l'étrange inconséquence de réclamer contre les ravages que la presse fait encore, toute muselée qu'elle est. Nous réclamons avec eux bien volontiers, au risque d'exciter les commentaires belges et français. Mais, de grâce, si la presse surveillée fait tant de mal, que ferait la presse affranchie ?
Un des plus grands bienfaits de l'ordre nouveau, c'est le joug qui pèse sur cette industrie redoutable. De là vient principalement l'apaisement des esprits, la facilité avec laquelle le bien peut se faire, et cette renaissance générale du respect pour la religion et pour l'autorité, qui est le premier besoin de notre pays. Il y a une quantité de choses si naturellement bonnes et respectables que les trois quarts des hommes ne songeraient jamais à les haïr : il faut qu'une voix scélérate donne l'exemple de les insulter tout haut, après les avoir perfidement calomniées. Un vaincu du 2 décembre s'irritera contre la religion, parce que quelque procession ou quelque autre démonstration de la liberté de l'Eglise se fera sous ses yeux, un jour que l' Indépendance belge, supprimée à la poste, lui aura manqué. Il est très-fâcheux pour ce vaincu de perdre un numéro de Y Indépendance belge, d'autant que ceux qui n'arrivent pas sont toujours les plus intéressants ; mais pour la religion et pour le peuple, il est très-heureux que les processions puissent sortir. Et si l' Indépendance belge entrait tous les jours de plein droit, ce serait le signe d'un état de choses tel que bientôt les processions ne sortiraient plus. Il y aurait dans les cabarets plusieurs journaux à lire, et plusieurs lecteurs de ces journaux ne tarderaient guère à jeter de la boue sur les bannières. Ce n'est pas notre faute si la pleine liberté de la presse et la pleine liberté de l'Eglise ne peuvent pas avoir chacune leur côté de la rue. Obligé de choisir, nous choisissons la liberté de l'Eglise.
Donc, depuis le 2 décembre, bénéfice, et bénéfice clair,
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du côté de la presse. Il y a moins de mauvais journaux, ceux qui restent sont moins mauvais. Ils sont sans doute un peu gênés , mais aucune vérité n'en souffre, et tout le monde s'en trouve bien. Que cette pensée les console.
XI. Ap rès les mauvais journaux, rien n'est plus dangereux que les mauvais livres. Grâce aux mesures de la police, les mauvais livres sont moins répandus. Lorsque l'on parle de la faveur nouvelle qu'ils obtiennent, on veut ignorer le chiffre de leur émission durant ces dernières années, les bonnes années parlementaires, si recommandées à nos regrets. C'était, d'après le rapport de M. de La Gué- ronnière, huit millions sur neuf. Nous n'en sommes plus là.
Huit millions de volumes irréligieux et obscènes distribués dans le peuple, année commune ! Il s'en débite encore trop ; la police met son laissez-passer sur des ouvrages que personne assurément n'a besoin de lire, et qu'il vaudrait mieux que le peuple ne lÙt pas. Nous l'avons dit. Mais les catholiques qui veulent mourir pour la liberté du siècle, de quoi se plaignent-ils ? Ce sont-là les œuvres de la liberté. Ou il faut souffrir qu'elle répande ses huit millions de volumes absurdes et abjects, et davantage si elle veut, ou il faut permettre que la police, en balayant ces ordures, ce qui est un grand bien, vexe et taquine parfois un peu nos opinions, ce qui n'est qu'un petit mal. Certains esprits, doués de courage et surtout de confiance, assurent que contre les périls de la liberté il suffit des armes de la liberté, et que les bons livres neutralisent assez les mauvais. Nous l'avons cru aussi...; pour parler franchement, nous l'avons voulu croire ! M. de Montalembert a ruiné d'un mot cette illusion périlleuse. Les mauvais livres et les bons se réduisent tous à deux principes : les premiers disent au peuple: Méprise et jouis; les seconds lui disent: Respecte et abstiens-toi. Devant la foule des lecteurs, la partie n'est
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pas égale, et quel que soit le mérite du bon livre, le mauvais l'emportera toujours sur la masse par la séduction des doctrines et du style. Sous la République, on a fait de bons journaux, de bons livres, de bons discours contre les mauvais journaux, les mauvais livres, les mauvais discours. Qui était vainqueur et qui était battu? On vendait au peuple dix mille exemplaires d'un discours de M. de Montalembert et trois cent mille d'un discours de lVl. Pyat.
XII. On nous donne un autre signe de la réaction antichrétienne : la spéculation des journaux conservateurs gouvernementaux, qui offrent en prime à leurs abonnés les plus détestables romans et qui remplissent leur quatrième page des affiches de la bibliothèque à quatre sous ; en quoi (cette remarque n'est pas de nos amis) ils sont imités par la Gazette de France, qui est cependant si pure. Cela montre simplement de quoi le parti conservateur serait capable sous un régime plus libre, et ce caractère n'est pas nouveau. Le parti conservateur est tel aujourd'hui qu'il a toujours été. L'Ordre, journal fondé par soixante ou quatre-vingts représentants les plus marquants des bonnes doctrines, pour- contre-balancer le Siècle, qui tournait trop à la République, eut le premier l'idée de donner en prime ces immondes romans. Nous essayâmes, sans succès, de lui faire abandonner un si dangereux négoce. Il nous injuria beaucoup, prétendit que nous révoltions son intelligence, jura que nous lui faisions haïr l'Eglise, et continua de distribuer les œuvres de M. Sue et de madame Sand aux partisans de la morale, de la famille et de la propriété. C'était à l'époque menaçante du socialisme.
A quelle époque les journaux conservateurs ont-ils cessé de montrer le même esprit pratique et refusé d'annoncer les mauvais livres? La vérité est qu'on ne les vit jamais si sages, en majorité, qu'aujourd'hui. Sauf la prime, le feuil-
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leton et l'annonce, plusieurs sont sans reproches ; plusieurs ont même donné des articles excellents. Que l'on compare la rédaction politique du Constitutionnel, du Pays, de la Patrie, à ce qu'elle était sous le régime parlementaire. On cite des articles hostiles du Journal des Débats et de la Bernie des Deux-Mondes. Aussi, ces journaux sont-ils plus parlementaires que les autres. Est-ce que l'on se souvient d'un temps où le Journal des Débats et la Revue des Deux- Mondes auraient voulu prendre rang parmi les amis de l'Eglise et les défenseurs de l'orthodoxie? Sont-ce là les « belles intelligences » qui se rapprochaient de nous et qui s'en éloignent, nous avertissant ainsi qu'une réaction antichrétienne va éclater? Il n'y a point en eux de réaction. Il n'y a que la continuité d'une action toujours la même, qui s'est à peine ralentie dans les moments les plus sinistres. Il faut rendre justice au Journal des Débats : un ordre quelconque n'a pu reparaître dans la rue sans qu'aussitôt il ait fait des réserves contre tous les principes où peut s'établir l'ordre véritable. Quant à la Revue des Deux-Mondes, c'est l'éclectisme tel qu'il fut et sera toujours, la médiocrité de l'élégance dans l'absence la plus complète de doctrine et dans la variété la plus abondante des contradictions. Qu'importe le'papotage bigarré de ces beaux parleurs ? La Revue des Deux-Mondes a toute la valeur politique et morale d'un bureau d'esprit. Quelques importants qui ne le sont plus et quelques autres qui ne peuvent pas l'être vont y dégonfler inoffensivement leur superbe mortifiée. Il n'en sortira jamais que des paroles inutiles. Regarde-les, et passe l
XII. En dehors de là, où nous ne voyons rien que d'ancien et de normal, nous ne savons pas quels personnages distingués ont paru se modifier désavantageusement sous le rapport religieux depuis le 2 décembre. Ceux qui manifestent leurs pensées, parlent comme ils parlaient, ni plus ni
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moins. — M. Cousin n'a rien écrit de plus blâmable qu'un certain article de 1851, qui parut comme une carte de visite à la porte de M. Proudhon. Actuellement, il donne un jour ses idées sur le degré d'embonpoint que doivent atteindre les dames pour remplir les lignes du beau; un autre jour il écrit d'admirables pages sur l'art chrétien. Il finit en éclectique. — M. de Lamartine, que relève la dignité de son silence sur les affaires d'Etat, n'a point attendu les loisirs qui lui sont faits pour composer un credo par lequel il prétend remplacer celui des apôtres.—M. Guizot travaille à la fusion du protestantisme et du catholicisme, qu'il compte opérer sans endommager le principe d'autorité ni le principe du libre examen. Il poursuit, avec la persévérance et la sérénité qu'ou lui a toujours connues, cette entreprise qui nous semble n'avancer pas beaucoup. On peut regretter que ce grand esprit perde ainsi son temps , personne ne peut l'accuser de passer à l'anti-christianisme, et nous voulons espérer que Dieu couronnera d'un résultat tout différent ses bonnes intentions. — M. Thiers se tait. Ou il s'occupe des questions religieuses dans leurs rapports avec la politique et avec l'avenir du monde, ou il ne s'en occupe point. S'il s'en occupe, il les étudie par lui-même, et quand tout le monde nous assurerait que cette étude l'éloigné de Dieu et de l'Eglise, nous n'en croirions rien. S'il ne s'en occupe pas, la réaction anti-chrétienne ne se fait donc point sentir en lui.— M. Dupin vient de publier un recueil de ses bons mots, menus discours et coups de sonnette. Quel changement y voit- on, soit en bien, soit en mal? Il continue de continuer Pithou.-lVI. Villemain fait quelques apparitions dans les recueils littéraires : ces apparitions ne sont point des évènements. Son style a vieilli sans changer, et s'il a quelque sourire voltairien, c'est le même qu'autrefois, avec les grâces d'un âge plus avancé. Aucun de ces hommes célèbres ne paraît marcher vers la vérité, aucun ne recule. Tous ceux
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que l'on peut voir restent précisément au point où tout le monde les a vus.
Où donc est la réaction dans les « belles intelligences ? » Qui, ayant dit hautement sous Louis-Philippe ou sous la République: Je suis pour /' Eglise catholique, apostolique, romaine, dit aujourd'hui : Je n'en suis plus? Si quelqu'un le disait, nous pourrions nous enquérir pourquoi il n'en est 'plus ; nous saurions qui doit en répondre. Sous la République, nous n'avions pas toujours cette ressource. Les grands hommes et les grands journaux du grand parti de l'ordre se laissaient aller sans nulle gêne à de fréquents écarts de littérature et de doctrine. Les catholiques, que ces faits attristent aujourd'hui et qui les exagèrent pour nous en attribuer la responsabilité, nous demandaient alors instamment de les passer sous silence, par égard pour des alliés si précieux. Il fallait, disait-on, les ramener en évitant de les reprendre, et leur prouver qu'ils avaient tort en leur laissant croire qu'ils avaient raison. Les énormités abondent dans le livre de M. Thiers sur la propriété ; avec beaucoup de réserve nous en relevâmes deux ou trois, et quelles réclamations, quels gémissements parmi nos amis !
Nous croyons n'avoir rien perdu du côté des idées, voyons si nous avons perdu quelque chose du côté pratique.
XIV. Dans les lois, nous avons gagné. Ce que la République avait laissé prendre, l'Empire le maintient, et il l'accroît. Une autorisation est imposée aux Conciles, libres de fait. Cette autorisation est une tradition de la République. Nous souhaitons qu'elle disparaisse. Sous le régime monarchique parlementaire, on eut en vain sollicité l'autorisation .
Les communautés de femmes reconnues par l'Etat ont été investies d'utiles privilèges, et la reconnaissance de l'Etat s'obtient avec une facilité qu'on ne pouvait pas espérer.
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Les congrégations ne sont pas moins libres ; elles sont plus nombreuses.
Les cabarets sont plus surveillés et moins nombreux. Les œuvres de charité se développent admirablement. M. Foisset trouve que le bien devient plus difficile à faire. Quelques cas particuliers ont pu lui inspirer ces alarmes ; mais, en général, les évoques, les prêtres, les fidèles occupés de bonnes œuvres se louent des progrès de tout ce qui tend au soulagement matériel et moral des populations. Partout on demande des Sœurs de Charité, des Frères des Ecoles chrétiennes, des Petites Sœurs des Pauvres. Si quelques beaux esprits s'éloignent de la religion par amour pour la liberté politique, les esprits simples y reviennent, attirés et gagnés par la liberté du dévouement religieux. En cela comme en beaucoup d'autres choses, les esprits simples, laissés à eux-mêmes, montrent une véritable supériorité sur les beaux esprits. Comment nos amis peuvent-ils ne pas se réjouir des circonstances qui facilitent ce triomphe du bon sens ?
Nulle part on n'a observé qu'il y ait eu moins de communions pascales cette année que les années précédentes, et nous n'avons pas entendu dire qu'un illustre exemple, récemment donné à la face du monde, ait affaibli dans le peuple le haut respect avec lequel la religion veut qu'on reçoive le sacrement de mariage.
Le repos dominical n'est pas gardé comme il devrait l'être. Il l'est plus, toutefois, qu'il ne l'a été depuis 1830. Ce que le crédit et l'éloquence de M. de Montalembert n'ont pu obtenir du parti conservateur sous la République, se fait peu à peu, ici par le Gouvernement, ici par les particuliers. Grâce à l'initiative de M. le Ministre des Travaux publics, les cahiers des charges prescrivent aux compagnies industrielles de respecter le dimanche ; les travaux de l'Etat sont suspendus, sauf le cas d'urgence. Il est vrai que les admi-
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nistrations sont en général faciles sur l'urgence ; néanmoins le principe est posé, c'est bien quelque chose. D'un autre côté, ce qui se passe en beaucoup de villes ne témoigne pas que l'initiative du Gouvernement ait choqué l'opinion. A Blois, une prière de l'Evêque a décidé tous les marchands à fermer leurs boutiques ; à Paris même une amélioration sensible se fait remarquer. Sur ce point encore, nul signe de réaction anti-chrétienne, et tout au contraire un progrès consolant.
A part le déplaisir que peuvent en éprouver quelques « belles intelligences » trop adonnées à la lecture du Siècle, les processions de la Fête-Dieu ont été célébrées cette année d'une manière assez rassurante. Sous Louis-Philippe, elles étaient proscrites dans la plupart des grandes villes ; elles n'y ont reparu que depuis deux ans. Les fonctionnaires ont été engagés à y figurer et laissés libres de s'en abstenir ; l'armée a fourni des escortes. La foule s'est rassemblée sur leur passage, aucune insulte n'a été commise. La liberté de l'insulte est supprimée. Quand même cette privation provoquerait une réaction, pétitionnerons-nous pour que la liberté de l'insulte soit rétablie ? On s'étonne avec nous d'une note de la Patrie, qui a dit qu'à Paris les processions ne sortiraient pas ; mais on oublie de constater que partout ailleurs la pompe religieuse a eu lieu avec le concours de l'autorité. On nous permettra de croire que la réaction, dans cette circonstance, ne s'est manifestée ni de la part du Gouvernement, ni de la part des populations.
Terminons cette énumération rapide par un fait plus important, plus significatif, et qui tient à des sources plus profondes que tous les autres. Ces discussions, ces combats de l esprit chrétien contre l'esprit du monde, que nous livrons depuis si longtemps et qui n'ont jamais cessé d'épouvanter quelques-uns de nos amis, se sont terminés par la conquête d'une loi sur l'enseignement. Les catholiques, les
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évêques, les congrégations ont la liberté d'ouvrir des collèges : ils en ouvrent. Le Gouvernement n'y a point mis, n'y met point d'entraves. Il pourrait chicaner, et la loi elle- même, telle qu'on l'a faite, un peu malgré nos vœux, lui donne à cet égard de dangereuses facilités : il n'en abuse pas, nous ne pouvons moins dire. Grâce aux bonnes dispositions du Gouvernement, les collèges se fondent et vivent en liberté; grâce aux dispositions du public et des familles, ils prospèrent. A mesure que le nombre des collèges catholiques s'accroît dans le pays, le nombre des élèves s'accroît dans les collèges catholiques. Le père de famille qui confie ses enfants à des instituteurs religieux peut n'être pas lui- même religieux : on ne nous persuadera pas qu'il soit antichrétien. Puisqu'il veut que son fils prie et croie, il est chrétien au moins comme père, et il le deviendra tout à fait. C'est un grand signe que cette prospérité des collèges religieux, et un signe bien différent de celui que nos amis ont cru saisir. Il montre que la bourgeoisie elle-même, ma]gré ses immenses et funestes préventions, a réfléchi et s'améliore, et que les leçons de la Providence n'ont pas été entièrement perdues.
XV. Où donc est-elle, encore une fois, cette réaction anti-chrétienne? Où sont ses chefs, où sont ses œuvres, où sont ses conquêtes? Nous sentons, nous constatons l'existence d'un esprit irréligieux qui a toujours fait, qui fera toujours la guerre à l'Eglise, qui se sert et qui se servira contre elle de tous les moyens, de tous les prétextes ; mais qu'il y ait un rajeunissement de cet esprit, et qu'il fasse avec succès depuis un an des efforts inaccoutumés, nous le nions. Partout où nous voyons un acte, une tendance hostile, nous reconnaissons un vieil et constant adversaire, nous le retrouvons tel qu'il a été toujours, plus faible seulement et #j.oins entouré ; nous le retrouvons à la même place, sous
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les drapeaux fort divers et fort bariolés de l'opposition parlementaire.
Et c'est pourquoi nous sommes étonnés que nos amis nous conseillent d'aller par là chercher et conclure des alliances; car enfin, que leur offrirons-nous, à ces parlementaires? S'ils sont ennemis du Pouvoir actuel parce que le Pouvoir protège l'Eglise, c'est qu'ils ne veulent pas que l'Eglise soit protégée : et s'ils ne veulent pas qu'elle soit protégée, non-seulement ils ne la protégeront pas eux-mêmes, mais nous doutons qu'ils veuillent qu'elle soit libre. Dans l'état présent de la société, il n'y a de liberté pour l'Eglise que derrière la protection, comme il n'y a de sùrete civile que derrière la force. Ils ne veulent pas que le Gouvernement protège l'Eglise! Dès lors que pouvons-nous avoir de commun? Irons-nous joindre notre voix à- la leur pour blàmer le Gouvernement de faire une chose que le Pape le loue de faire? Ou, sans pousser jusque-là, les aiderons-nous à relever des institutions qui nous feront perdre ce que nous possédons malgré eux et ce que nous voulons garder?
Nous ne savons pas du tout comment nos amis raisonnent. S'ils trouvent que le Gouvernement laisse trop de liberté aux mauvais livres, aux mauvais journaux, aux mauvaises doctrines, pourquoi se montrent-ils partisans d'un régime qui donnerait nécessairement aux mauvais journaux, aux mauvais livres, aux mauvaises doctrines, cent fois plus de liberté ? Et s'ils estiment au contraire que la liberté actuelle n'est pas suffisante et qu'il en faudrait davantage, d'où viennent ces cris contre la réaction anti-chrétienne? Ils demandent à voir bien autre chose!
Elles nous donnent leur mesure, ces « belles inLelligences » pour lesquelles nos amis ont de si étranges respects, ces sages qui croient bien en Dieu lorsqu'il tonne, mais qui s'irritent et blasphèment si l'on fait la prière sur le navire quand le temps est serein. Qu'on leur abandonne le
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commandement, ils se vengeront d'avoir eu peur. Ils enivreront l'équipage pour le ramener plus vite dans des périls plus grands que ceux où leur génie et leur courage ont déjà failli et d'où ils croient avec un fol orgueil qu'ils sauront mieux se tirer. Si une réaction anti-chrétienne doit éclater, c'est là, c'est dans ces esprits qu'elle se forme : elle y existe à l'état latent ; elle ferait explosion demain et elle entraînerait la multitude : il ne faudrait que lui lâcher la bride un jour. Ses plans, toujours les mêmes, sont arrêtés; ses arsenaux sont pleins, ses soldats n'ont pas besoin de discipline. Contre de telles forces, nous pouvons peu de chose, et nos amis sont trop ingénus de croire que l'anti-chris- tianisme redevenu libre leur tiendrait grand compte de leurs petits coups de dents ingrats pour ronger les mailles du filet où l'a jeté la dictature. Véritablement, on lirait avec grande attention les papiers qui authentiquent leurs bons offices, on en serait touché, et la collection du Correspondant ferait une digue capable d'arrêter l'anti-christianisme vainqueur, mais reconnaissant.
Nous ne partageons point ces illusions; nous croyons qu'il faut les détruire. Nous avons un Gouvernement bien intentionné : soutenons-le sans fausse honte. Ne craignons pas de le louer du bien qu'il fait, lorsque nous ne craignons pas d'en jouir ; et que la franchise de notre adhésion le convainque d'avance de la loyauté de nos avertissements. Puisqu'il nous faut des amis et des protecteurs, nous ne rencontrerons pas mieux dans la voie où l'on voudrait nous faire entrer.
Que ceux qui se trouvent à l'aise dans cette voie la suivent; mais qu'ils n'espèrent pas nous y attirer. Leur politique même devrait se réjouir de nous voir où nous sommes. Si la sympathie des parlementaires leur paraît bonne à conquérir, ils ne peuvent pas trouver mauvais que nous voulions conserver celle du Gouvernement. Ils n'ont pas à craindre que nous allions jamais trop loin et que notre attache-
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ment au Pouvoir devienne plus servile que ne le sont leurs complaisances envers l'Opposition.
Si les « belles intelligences » et les «nobles cœurs » qu'ils fréquentent venaient à nous accuser sur ce point, ils nous connaissent : nous les chargeons de notre honneur. Ils diront que nous défendons des convictions désintéressées, que nous ne nous engageons pas contre l'avenir, que rien ne lie notre conscience, que nous n'avons fait serment de fidélité qu'à Dieu.
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LES HISTORIENS MODERNES.
1. Quels que soient les griefs de la société contre les philosophes et contre les poètes, les grands coupables à son égard, ce sont les historiens. C'est par eux surtout que la justice et la vérité ont été trahies et que d'honnêtes et fortes intelligences sont entrées dans les voies de l'erreur. Pour les philosophes et pour les poètes, il y a des excuses. Ils sont sujets à rêver, l'illusion les domine. L'homme qui forge un système de philosophie, celui qui rime, celui qui compose un drame ou un roman ne s'appartiennent plus tout entiers. Tantôt ils perdent de vue le monde réel, tantôt la soif des applaudissements les démoralise et les emporte. Faites donc effacer à celui-ci une impiété dont il a besoin pour expliquer les mystères du monde visible et invisible, à cet autre une page ou une scène qui fera pâmer le parterre et qui assurera le succès de sa fable ! Il ne faut pas demander tant d'héroïsme à ces esprits légers et pleins d'eux- mêmes. Le scandale ne les épouvante ni ne leur déplaît. S'il n'y avait pas la séduction des prix de vertu, on les verrait, pour la plupart, jusque dans l'école du Bon-sens, préférer un beau scandale aux triomphes toujours discrets de l'honnêteté.
Mais les historiens sont des esprits graves. Tout au moins l'étude de l'histoire devrait les assagir. La fonction de l'historien est tout à la fois une magistrature et un enseignement. Il juge les hommes et il proclame la leçon des faits.
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C'est lui surtout qui peut montrer à la société les coiise- quences pratiques des principes qui la dominent, développer à ses yeux les résultats si différents de la vérité et de l'erreur, et lui faire connaître toute doctrine comme on connaît l'arbre, à ses fruits. Il doit d'autant plus craindre de se tromper, qu'il a toujours un moyen d'approcher de l'exactitude, sinon d'y atteindre parfaitement, et que le public, supposant sa bonne foi, l'écoute avec une confiance naturelle, comme un témoin bien informé, qui dépose loyalement.
Nos historiens modernes ont souvent méconnu ces devoirs. En général, ils ont écrit dans un esprit de parti, pour soutenir quelque thèse politique ou philosophique. Au lieu de tirer de l'expérience une opinion consciencieuse, ils ont plié l'expérience elle-même à cette opinion préconçue et formulée d'avance. M. Thierry, l'un des plus renommés et des plus populaires, appartenant au parti libéral de la Restauration, a cherché dans les origines de la France des arguments contre les nobles et contre les prêtres. Il s'en est vanté ingénument. La voie avait été ouverte avant lui.
Dès 1820, un célèbre publiciste devenu depuis un homme d'Etat illustre, eut le regrettable honneur de signaler, dans la suite de notre histoire, cette prétendue antipathie des Gaulois et des Francs, qui a permis d'expliquer et de glorifier la Révolution comme une représaille légitime des Gaulois opprimés contre les Francs leurs oppresseurs. A l'apparition de cette théorie, M. de Bonald, si calme ordinairement et qui avait appris à discuter avec patience tant de conceptions étranges, ne fut pas maître de son indignation et ne chercha pas même à la contenir. Il la laissa librement éclater contre un paradoxe qui dépassait à son avis tout ce qu'on avait imaginé jusque-là de plus faux et de plus dangereux. Nous adoucissons les expressions de l'éminent critique ; elles ont l'accent de la lutte ; M. de Bonald lui-
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même les tempérerait aujourd'hui. D'ailleurs, l'auteur qu'il reprenait, et qui était jeune alors, s'est depuis acquis une gloire que nous ne voulons point offenser, même indirectement, et nos sentiments personnels, en nous laissant le devoir de le combattre, nous commandent de ne le faire qu'avec respect.
Nous avions, dit M. de Bonald, jugé depuis longtemps, et toute l'Europe avec nous, que la Révolution avait été une grande journée dans la guerre des infériorités jalouses contre les supériorités nécessaires; de la pauvreté contre la propriété, de l'impiété contre la religion, de l'orgueil contre l'autorité légitime, de toutes les passions contre tous les freins destinés à les contenir, de l'homme enfin contre la société, guerre qui a commencé avec le monde et ne finira qu'avec lui, et qui, semblable au brigand qui marche dans l'obscurité, pour me servir de l'expression des livres saints, surprend au milieu de la nuit les gouvernements endormis dans une fausse sécurité ou séduits par de faux systèmes. Nous nous trompions : la Révolution française n'a été rien de tout cela ; elle a été la suite inévitable et naturelle de la guerre qui a commencé avec la monarchie et qui a subsisté à travers les siècles, entre le peuple conquis et le peuple conquérant, les vaincus et les vainqueurs, les Gaulois et les Francs.
Cédant avec une sorte d'amertume aux conseils de l'expérience, qui l'avertit qu'aucune erreur n'est sans péril, le sage philosophe se condamne à réfuter la thèse dont son bon sens est si violemment froissé. Le caractère dominant de nos principales histoires de la Révolution est apprécié par lui longtemps avant qu'elles aient été écrites; Il fait remarquer que cette nation, que l'on veut montrer divisée en deux peuplades ennemies, a vécu treize siècles dans l'union la plus compacte dont les annales des peuples offrent l'exemple, sous les mêmes races de rois, les mêmes institutions, les mêmes lois politiques, les mêmes mœurs, la même religion. Il rappelle cet accord, cet esprit national sans égal au monde j ce développement rapide de tous les moyens de prospérité, cette double force de stabilité et d'expansion qui caractérise
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notre Monarchie dès ses premiers temps ; phénomène inexplicable au milieu des divisions que l'on suppose, et qui annonce bien moins la conquête des Gaulois que leur délivrance. La conquête, en effet, brisa un joug odieux. Elle substitua « le bienfait d'un gouvernement jeune et fort à la « faiblesse d'un esprit vieilli, incapable de gouverner un « peuple toujours agité tant qu'il n'avait eu d'autre maître « que lui-même. »
Où trouve-t-on, d'ailleurs, des traces certaines et historiques de cette antipathie permanente qui aurait dù se manifester par une tendance permanente à la séparation et à la dissolution ?
Dans l'impossibilité de reconnaître aucun fondement, aucun prétexte historique au système qu'il combat, M. de Bonald en cherche les vrais motifs. On ne contestera pas qu'il les ait trouvés :
Les excès de la Révolution, dit-il, pèsent à ceux qui les ont commis et à ceux qui désirent aujourd'hui en recueillir les fruits.
On voudrait, s'il était possible, faire oublier cette communauté d'origine, cette concitoyenneté qui a rendu la Révolution si criminelle et si odieuse en faisant des Français les victimes, et d'autres Français les bourreaux. Les vains motifs qu'on a imaginés pour en colorer les excès sont usés ; l'oppression des classes supérieures, même la di1ne et les droits féodaux, passeront comme Pitt et Cobourg et le cabinet aittrichien. Certes, nous avons vu d'autres oppressions, nous avons payé d'autres dîmes, même celle de nos enfants ! Les droits révolutionnaires sont d'autres droits que les droits féodaux; et es privilèges que se sont arrogés sur les lois, les biens et les personnes les législateurs de la Constituante et les bachas de la Révolution, d'autres privilèges que les privilèges de la noblesse et du clergé. Il faut, si on le peut, asseoir la Révolution sur des bases moins chancelantes, lui créer une origine moins honteuse, et se débarrasser enfin de cet odieux échafaudage d'impostures et de crimes. Ce n'est plus le peuple qu'il faut tromper, ce sont les gens habiles qui veulent être trompés, et qui, pour n'être plus les Français qui ont fait la Révolution, préfèrent d'être les Gaulois qui ont souffert la conquête. Dès lors ce n'est. plus une guerre civile
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entre les enfants d'une même patrie, mais une guerre étrangère entre deux peuples différents ; ce ne sont plus des Français oppresseurs et des Français opprimés, mais des Gaulois et des Francs qui vident en champ clos une querelle de quatorze siècles ; et si l'un des deux peuples s'est servi quelquefois d'armes défendues, le motif de la guerre était légitime, et une longue oppression absout d'injustice et de crime le peuple qui ressaisit ses droits. (Le Défenseur, 25 octobre 1820.)
L'auteur si sévèrement relevé par M. de Bonald tirait de sa thèse des maximes qui en laissaient trop voir le fond. Il disait, entre autres choses, « qu'il faut que celui qui a succombé cède absolument le terrain à celui qui a vaincu. » Et le Constitutionnel du temps, grand partisan de cette doctrine, la rendait plus claire en quelques mots dépouillés d'artifice : « Jamais les vaincus ne peuvent être les amis « des vainqueurs, et la mort des uns est nécessaire au sa- « lut des autres. » Or, ceux qui parlaient ainsi se regardaient bien comme les vainqueurs. Ils étaient, disaient-ils, les représentants, les gardiens, les défenseurs « des intérêts nouveaux. » - « Certes, reprenait M. de Bonald, ce sont « des intérêts nouveaux, ceux qui ne peuvent être affermis « ou satisfaits que parla destruction d'un peuple tout entier, « d'un peuple concitoyen, et jamais, depuis le culte de Mo- « loch ou le ravage des Attila ou des Genseric, de pareils in- « térêts n'avaient paru parmi les hommes. » Pour conclure, l'illustre publiciste s'écriait qu'il existait en effet dans la France deux peuples ennemis, et que ces deux peuples n'étaient pas les Gaulois et les Francs, ni même les protestants et les catholiques, mais simplement « les athées et les chrétiens, seuls partis aujourd'hui qui divisent la société. »
Si M. de Bonald avait vécu jusqu'à nos jours, il aurait entendu son adversaire, trop tard éclairé, reproduire sa pensée presque dans les mêmes termes. S'apercevant qu'il avait passé lui-même au rang des Francs et voyant à quels Gaulois la civilisation avait affaire, M. Guizot dénonça à
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son tour la vraie situation de la société, partagée entre ceux qui reconnaissent un Dieu et ceux qui n'en veulent pas.
Ce tardif triomphe fut, hélas! tout le résultat qu'obtint l'éloquente raison de M. deBonald.La longue querelle et la séculaire antipathie des Gaulois et des Francs devint, sous diverses formes, une espèce de dogme à l'usage des historiens de la Révolution. Tous, à peu près, partirent de là pour atténuer, pour justifier, pour glorifier bientôt des crimes dont on ne voulait pas perdre le bénéfice. De cet esprit naquirent l'histoire de M. Thiers, celle de M. Mignet, celle de M. de Lamartine, celle du M. Louis Blanc, enfin celle de M. Michelet, sans parler de tant d'autres qui ont eu moins de notoriété, mais non pas moins de lecteurs, et sans descendre aux Mystères du peuple, de M. Sue, dernier écho de la théorie de 1820. Se copiant les uns les autres et renchérissant les uns sur les autres, ces auteurs, considérant tous el priori les révolutionnaires comme les libérateurs de l'humanité, en ont fait des héros, des sages, des philanthropes, des saints. M. Thiers les justifie ou les excuse, M. de Lamartine les admire, M. Louis Blanc les vénère, M. Michelet les adore. Aux yeux de ce dernier, la Révolution est une œuvre d'amour :
C'est pour délivrer les peuples et pour leur donner la vraie paix, la liberté, qu'elle frappa les tyrans. Dante assigne pour fondateur aux portes de l'enfer l'amour éternel. Sur son drapeau de guerre, la Révolution écrivit la paix... Ce caractère, profondément pacifique, bienveillant, aimant de la Révolution, semble un paradoxe aujourd'hui, tant on ignore ses origines, tant sa nature est méconnue, tant la tradition, au bout d'un temps si court, se trouve déjà obscurcie !... Ce fut sa glorieuse erreur, sa faiblesse touchante et sublime ; la Révolution, il faut l'avouer, commença par aimer tout.
Ainsi, suivant M. Michelet, la Révolution n'a péché qu'en un point, elle a été trop bonne ; elle a eu cette fai-
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blesse touchante et sublime d'aimer trop tout le monde, même, sans doute, les tyrans, qu'elle a encore trop ménagés en leur donnant la mort. Voilà ce que l'idée des libéraux de 1820 est devenue aux mains des socialistes de 1850.
M. de Bonald avait prévu ce progrès, et il traçait en ces termes le caractère et l'histoire du parti que nous connaissons maintenant sous le nom de Jeune-Eiiro,pe :
Les peuples de l'Europe, abjurant le nom qu'ils reçurent au sortir de la barbarie du premier âge, à ce baptême de la civilisation, qui les fit enfants de la royauté et du christianisme ; ce nom qu'ils ont tous illustré par la sagesse de leurs lois, la douceur de leurs mœurs, l'éclat de leurs victoires; par tant de monuments de bienfaisance publique, de si grandes découvertes, et par cette hospitalité réciproque qui en faisait les enfants d'une même mère : Français, Allemands, Anglais, Espagnols, devenus tout à coup Gaulois, Teutons, Cantabres, Scandinaves, Pictes, Bataves, en reprendraient les coutumes, l'esprit et les mœurs, et, portant la démocratie dans l'état sauvage, ajouteraient toutes les erreurs politiques à toutes les brutalités de la vie inculte et insociale. Mais bientôt toutes les lumières s'éteindraient, car tout finit avec la société. Une sauvage indépendance, naturelle aux passions, prendrait le dessus, et si ces misérables peuplades ne finissaient pas, faibles et dispersées comme celles du nord de l'Amérique, elles ouvriraient le chemin de l'Europe aux Tartares comme jadis leurs ancêtres l'ouvrirent aux Romains. Les Tartares deviendront an jour nos maîtres; cette Révolution est infaillible, et tous les rois de l'Europe travaillent de concert à l'accélérer, ditJ.-J. Rousseau; insensé de ne pas voir que c'étaient les philosophes de son temps, et lui-même plus que tous les autres, qui, en soufflant aux peuples la haine de la royauté et de la religion, et aux rois la tolérance de la démocratie et de l'impiété, étaient les véritables auteurs de cette Révolution infaillible!
Cette conséquence suprême du socialisme, que nous avons été si près d'atteindre et qui n'est pas encore définitivement écartée, découle pour une grande part du détestable esprit qui a présidé à l'enseignement général de l'histoire, particulièrement de l'histoire de la Révolution française. Il est aisé d'imaginer quel renversement de toutes les notions du
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juste et de l'injuste, quelle perversion du sens moral doit opérer dans l'âme d'un peuple la glorification du mal et l'apothéose des hommes qui l'ont fait, lorsque les traces en sont encore fumantes et sanglantes sous tous les regards. Quand les plus stupides destructeurs sont admirés, quand leurs vices les plus hideux, leurs actions les plus scélérates, leurs crimes les plus effrayants et les plus lâches ne rencontrent que des apologies et des éloges, les imitateurs doivent pulluler, et quiconque se sent la taille du crime, lève le front et parle à haute voix.
Ce serait chose superflue de rapporter ici quelques traits de cette déraison véritablement accablante avec laquelle les historiens modernes ont loué des œuvres et des noms qui ne méritent qu'une flétrissure éternelle. Ils sont trop nombreux et on ne les connaît que trop. Nous en citerons un pourtant, non qu'il soit ignoré, mais parce que sa naïveté, également voisine du grotesque et de l'horrible, nous fournit un type parfait de tout ce que l'on a osé en ce genre. Il s'agit de Voltaire, transformé par M. de -Lamartine en martyr volontaire de l'indépendance de la raison.
Voltaire ne rougit d'aucune prostitution de son génie, pourvu que le salaire de ses complaisances lui serve à acheter des ennemis au Christ. Il frappait en cachant la main ; mais ce combat d'un homme contre un sacerdoce, d'un individu contre une institution, d'une vie contre dixhuit siècles, ne fut pas sans courage. Il y a une incalculable puissance de dévouement à l'idée dans cette audace d'un seul contre tous... Voltaire ne fut pas martyrisé dans ses membres, mais il consentit à l'être dans son nom. Il se dévoua pendant sa vie et après sa mort. Il souffrait en riant et voulait souffrir dans l'absence de sa 'patrie, dans ses amitiés perdues, dans sa gloire niée, dans son nom flétri, dans sa mémoire maudite. Il accepta tout en vue du triomphe de l'indépendance de la raison humaine.
Dieu merci, elle est consommée, l'indépendance de la raison humaine ! et M. de Lamartine nous donne là, tout
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justement, un bel exemple de son émancipation. N'oublions pas, toutefois, qu'il y a des hommes de bon sens qui ont entendu ces extravagances, qui les ont détestées, et qui ont dÙ, par conscience, les laisser passer sans les traiter comme elles le méritent: ce sont ceux qui les premiers, pour justifier, ennoblir et conserver la Révolution, onl transformé les révolutionnaires en opprimés, les ont représentés comme les vengeurs de treize siècles d'injures, comme les revendicateurs du vieux droit de la nationalité gauloise contre la conquête des Francs. Après avoir fait de Mirabeau) de Danton, de Marat, de Robespierre des gaulois libérateurs de leur peuple, comment empêcher qu'on fasse de Voltaire un martyr ? M. de Lamartine a été bien retenu, de n'en pas faire encore un gaulois.
Le mot de J. de Maistre est toujours vrai : l'histoire continue d'être une conspiration contre la vérité. Un savant ecclésiastique du diocèse de Belley.M. l'abbé Gorini, a voulu examiner à fond les travaux historiques et modernes qui touchent aux douze premiers siècles de l'ère chrétienne. En se bornant ainsi, il a encore trouvé la matière des deux énormes volumes, pleins de science et d'intérêt, mais qu'on ne peut lire sans une profonde tristesse. Les historiens les plus renommés de notre temps, ceux qui passent pour les plus sérieux, les plus éclairés et les plus impartiaux, y sont convaincus de frivolité, d'inexactitude, de mauvaise foi palpable. On les voit s'ingénier, se fatiguer, tordre les textes et souvent les corrompre, pour l'unique avantage de lancer contre l'Eglise une accusation méchante, quelquefois même tout simplement une épigramme. L'esprit révolutionnaire n'a pas besoin de considérer la Révolution pour se manifester, ni de s'occuper d'elle directement pour la servir. Lorsqu'il ne la glorifie pas, il mine partout les principes qui lui sont contraires, il attaque et diffame tout ce qui ne suit pas ses errements, Avec le même 4rt qui lui sert à faire des vertus
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aux révoltés de toutes les époques, il fait des vices et des crimes aux hommes de bien de tous les temps ; il s'applique de préférence à décrier ceux que la voix de l'Eglise, qui est seule la voix du vrai peuple, comme elle est seule la voix du vrai Dieu, a placés sur les autels pour leurs services envers les peuples et leurs mérites envers Dieu. Il a plu à la Providence que tant d'efforts n'eussent pas un entier succès. De savants labeurs en sens contraire, de promptes polémiques, et, de la part des ennemis de l'Eglise, la nécessité de lui rendre quelque justice pour ne paraître pas tout à fait ennemis, ont neutralisé le venin versé avec une si redoutable abondance. Mais il est vrai de dire que le caractère général de ces histoires est la guerre au vrai et au bien, une guerre quelquefois brutale, quelquefois subtile, toujours implacable.
11 décembre 1853.
Défense de l'Eglise contre les erreurs historiques de MM. Guizot, Aug. et Am. Thierry, Michelet, Ampère, Quinet, Fauriel, Aimé Martin, etc., par l'abbé J.-M.-S. GORINI '.
M. l'abbé Gorini raconte qu 'il s'occupait à composer des Mélanges de littérature latine, tirés des Pères et des principaux écrivains de l'Eglise, à partir de Tertullien et de Minucius Félix jusqu'à saint Thomas et saint Bonaventure. Pour s'aider dans l'appréciation des auteurs et des siècles, il s'entoura des écrits où MM. Villemain, Guizot, J.-J. Ampère, Michelet, Fauriel, Thierry, Nisard, etc., les citent et les jugent. Ces historiens alors « brillaient pour lui de toute la majesté des demi-dieux de la science. » Il s'étonna
1 2 forts vol. in-81. Lyon, Josserand : ('t Paris, I.anyer. rue de Bucy,
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« du nombre de leurs infidélités à la lettre comme à l'esprit des documents originaux. »
Je ne pouvais en croire mes yeux, dit-il ; je ne pouvais me persuader que sous des noms semblables, les anciens et les modernes parlassent des mêmes faits, des mêmes hommes, des mêmes époques, des mêmes institutions.... M. Aug. Thierry, dans la préface de ses Dix années d'étude, raconte de quels sourds mouvements de colère il était agité quand, au début de sa carrière, il voulut aussi comparer aux originaux les récits de Mézeray, de Velly, d'Anquetil. A chaque rapprochement qui lui montrait les caractères travestis, les couleurs faussées, les faits dénaturés, son indignation croissait et débordait. Je conçojs ces emportements d'une conscience honnête, et je les aurais éprouvés avec autant de violence que M. Thierry, si, dans l'examen des Anquetil et des Velly modernes, je ne m'étais condamné à une impassibilité stoïque, bien persuadé que les commentaires de l'indignation ne valent pas mieux que ceux de l'ignorance.
M. l'abbé Gorini fait véritablement de continuels efforts pour garder cette impassibilité stoïque. Il y réussit ordinairement, et, ce qui vaut mieux encore, il ne la communique pas à ses lecteurs, témoins de l'art subtil et audacieux avec lequel trop souvent sont ourdies les erreurs qu'il démasque. Nous avouerons même que nous avons ressenti quelque peu d'impatience en le voyant, au début de son introduction, prodiguer les politesses à la plupart de ces auteurs, dont il finit par faire bonne et froide justice. Mais il a raison de ne vouloir rien leur ôter de ce qui leur est dû, et, ne pouvant tout dire, de se taire plutôt sur le mal que sur le bien. Il les loue donc, d'abord, de n'avoir pas tout à fait considéré l'histoire avec les yeux de Voltaire, de ne s'être pas tout à fait complus dans ce dénigrement systématique et cette perpétuelle injure que l'école du dernier siècle employait contre l'Eglise. Rien que par là, malgré leur hostilité évidente, ils ont diminué ou détruit beaucoup de préjugés. Sans rechercher trop curieusement les causes de ce
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progrès, il leur en fait honneur. Ayant ainsi donné à l'impartialité et même à la courtoisie tout ce qu'elles peuvent réclamer, il dit ce qu'il doit dire, sans colère et sans fausse charité.
Lorsque je r approche, dans ma pensée, la multitude d'inexactitudes que j'aurai à signaler, je les vois, malgré leur variété, se partager en deux classes principales : la première, injurieuse aux grands hommes vénérés par l'Eglise; la seconde, acharnée contre la Papauté. Il est à remarquer que ce n'est jamais à l'avantage du catholicisme que l'on se trompe.
C'est la Papauté qui a surtout le privilège d'exciter l'antipathie. L'un se pose hardiment en face du Pape pour lui dire Qui t'a fait roi? L'autre, au contraire, semblera presque s'agenouiller devant saint Pierre, mais c'est comme ce soldat de Rollon qui prit à baiser le pied de Charles-le-Simple afin de le renverser plus facilement. A quelle époque voulez-vous que la Papauté ait apparu dans l'Eglise ? au premier siècle? au cinquième? au neuvième? Voulez-vous que ce soit au onzième? Vous trouverez pour l'affirmer des écrivains aux yeux de qui toute explication de l'origine du pouvoir pontifical est excellente, excepté celle que fournit l'Evangile. Ils feront établir le Pape par Mahomet plutôt que par le Christ.
Si la foi ne m'enseignait que la Papauté est le fondement visible de l'Eglise, je le comprendrais à l'ardeur et à la généralité des attaques dirigées contre elle.
Après avoir exposé le but de son livre, qui consiste à rétablir les textes et les faits altérés par les historiens au profit de leurs préventions, l'auteur fait une critique générale des systèmes historiques actuellement en vogue, et desquels découlent en grande partie les erreurs qu'il a dû relever. Il en reconnaît trois : le pittoresque, qui s'occupe principalement de conter, de décrire, de mettre tout en relief et en action ; le symbolique, qui voit sous tout évènement une idée à expliquer; le prophétique, naturellement assez dédaigneux des deux autres, qui néglige ou méprise les faits pour embrasser et surtout pour annoncer le mouvement universel, la pensée de l'humanité. M. Michelet, caractéri-
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sant ces trois manières d'envisager l'histoire, a dit avec sa modestie ordinaire : « Thierry y voyait une narration et « M. Guizot une analyse. Je l'ai nommée résurrection, et « ce nom lui restera. » M. l'abbé Gorini ne conteste point ces définitions superbes. Il pense probablement qu'il suffirait que l'histoire fût l'histoire, c'est-à-dire une relation véridique et éclairée du combat que le bien et le mal se livrent sur la terre; ce qui n'oblige l'historien ni à manquer d'indulgence pour les soldats du mal, lorsqu'ils y ont droit; ni à s'interdire envers les défenseurs du bienla sévérité qu'ils peuvent avoir méritée. Mais laissant de côté les théories, en homme qui vient d'expérimenter longuement le poids des belles paroles, notre auteur se contente de signaler les trop faciles illusions auxquelles exposent les trois systèmes à la fois : le pittoresque demande aisément à l'imagination l'agréable variété de ses couleurs ; le symbolique, se targuant de lire après des siècles dans des cœurs qui, vivants, ne se comprenaient pas toujours très-bien eux-mêmes, est en péril de rendre ses jugements au hasard; le prophétique, emporté par son génie, pour mieux voir dans l'avenir, tourne le dos au passé.
Ce n'est pas tout. Aux dangers d'erreur qu'offrent les systèmes et les méthodes., il en faut joindre d'autres, particuliers aux écrivains. Plusieurs abordent l'histoire avec des opinions déjà faites sur les hommes et sur les choses. Ils étudient, comme nous le disions à propos des historiens de la Révolution, non pour s'instruire et pour instruire à leur tour, mais souvent pour se tromper et pour tromper, pour soutenir une thèse de parti, — hélas! pour se rendre populaires.
On ne dira donc rien qui puisse entraver la vente du livre, déplaire aux journaux, choquer l'opinion dominante dans l'Académie de qui l'on espère une médaille ou un accessit,
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Ce défaut est très commun. Il y en a d'autres, non moins dangereux, quoiqu'ils n'aient pas leur source aussi bas dans le cœur. Beaucoup de nos historiens sont nés poètes. Ils amplifient splendidement et harmonieusement ; mais il ne faut pas leur demander une scrupuleuse exactitude. Ces fiers penseurs se cabrent sous les chaînes de la réalité et les brisent. Si, par acquit de conscience, ils entrent dans une bibliothèque, s'ils touchent une charte ou un capitulaire, ce n'est pas pour longtemps, à d'autres d'épeler et de chercher : ils devinent ou ils découvrent. « Leur génie bâtit une théorie « à propos de la première syllabe qu'ils ont entrevue. Ils « sont poètes, il faut qu'ils créent. Ils nomment leurs his- « toires des épopées ; ce ne sont que des romans, tout comme « celles des hommes à préjugés deviennent des pamphlets « et des satires. »
A cette classe se rattachent ceux qui veulent obstinément faire du neuf, de l'imprévu, de l'inouï. Qu'une idée et un personnage aient été vénérés, ils s'attachent à les décrier ; par la même raison, ce qui a été décrié, devient sujet d'apothéose. M. Sainte-Beuve a ingénieusement parlé de ces esprits jaco bi2-is, si nombreux de nos jours, qui n'ont horreur que du bon sens. Il exprime son dégoùt pour les « incroyables gageures, les motions à outrance et l'impudeur native de la plupart. » M. l'abbé Gorini reconnaît quelques esprits jacobins parmi nos auteurs d'histoire : il les croit malades.
D'autres qui s'adorent eux-mêmes, et le nombre en est grand quoiqu'ils ne l'avouent pas tous, ne lui paraissent pas non plus jouir d'une excellente santé. Il s'étonne naÏvement d'entendre M. Michelet protester qu'un homme ne peut rien faire de grand sans se croire Dieu 1. Un homme
1 lHichelet, Histoire de la Révolution française, tom. I, titre: QU'ON NE FAIT RIEN SANS SE CROIRE DIEU. « Et qui donc, sans se croire Dieu, pourrait faire aucune grande chose? Soyons Dieu l'impossible devient possible
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se croire Dieu ! s'écrie-t-il stupéfait, que peut-on attendre d'un esprit accessible à de pareilles illusions ? On en peut attendre tout justement ce qu'il donne.
Ayant énuméré toutes les causes d'erreur auxquelles un historien est exposé, M. Gorini conclut charitablement qu'il n'a pu accuser de mauvaise foi ceux qu'il a vu succomber. Ses lecteurs en jugeront. Lui-même, malgré toute sa charité et sa politesse, ne laisse pas d'admirer souvent et de faire admirer l'art véritablement raffiné avec lequel la plupart de ces erreurs sont commises. Il termine par les réflexions suivantes la première partie de son travail, consacrée aux biographies et composée de dix-neuf chapitres, qu'il aurait pu, dit-il, étendre sans fin :
Ce que j'ai entrepris, ce n'est point une révision de toutes les sentences injustes prononcées par nos modernes historiens. Mon désir a été seulement de choisir quelques faits, quelques personnages, d'une assez grande importance et en nombre assez considérable pour que les erreurs qu'on y découvre suffisent à nous faire tenir désormais en garde contre la fascination de certaines renommées, et contre les séductions de talents bien supérieurs, sans doute, à la foule, mais pas toujours aux passions, aux préjugés, aux préventions.... J'ai montré ce que deviennent les grands hommes catholiques au tribunal d'une classe d'historiens. Les victimes de ces censeurs, je les ai rencontrées partout : Ausone, Eutrope, Consence parmi les laïques ; saint Colomban et sainte Radegonde parmi les religieux; saint Vincent de Lérins parmi les docteurs : saint Augustin de Cantorbéry et saint Boniface parmi les missionnaires ; saint Sidoine, saint Avite, Hincmar, parmi les évèques; Louis IX, parmi les rois ; Léon-le-Grand et Grégoire VII parmi les papes. Tous ces illustres personnages voient une critique ennemie s'acharner à travestir leurs actions ou leurs enseignements. Si ce que l'on a dépensé contre eux en commentaires fabuleux, EN RUSES DE TOUTE ESPÈCE ; si tout cet esprit, cette verve, cette fécondité d'invention,
et facile... Alors renverser un monde, c'est peu ; mais on crée un monde (p. xcix). Un phénomène plus grand que tout événement politique apparut alors au monde : la puissance de l'homme, par quoi l'homme est Dieu (p. 238). (Note de railleur.)
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cette persevémllce de rancune, avaient été consacrés à la vérité, Dieu! de quels chefs-d'œuvre nous pourrions nous glorifier!
Après cet aperçu général sur les historiens dont il s est occupé, M. Gorini fait remarquer qu'il a laissé entièrement de côté un des patriarches de la science, Sismondi de Genève, peu lu à cause de son style, extrêmement consulté à cause de son incontestable érudition, et plus encore peut- Mre à cause de sa frénésie anti-catholique. M. Gorini l'a passé, par la raison majeure que « ses deux volumes tout entiers n'auraient pas suffi à rectifier les inexactitudes de Y Histoire des Français et celles des Républiques d'Italie. »
Quelles sont cependant les conséquences d'une telle manière d'écrire l'histoire? Elles étaient hier toutes vivantes sous nos yeux ; elles pèsent toujours sur notre avenir. On a outragé les grands hommes, diffamé les saints, violenté les faits pour accréditer des doctrines que les grands hommes ont toujours méprisées, les saints toujours combattues, les faits toujours condamnées. A force de persévérance, de parti pris dans ce travail, on a réussi peut-être à s'aveugler soi-même, mais certainement à aveugler le monde. L'erreur a acquis une autorité prépondérante, et le monde s'est trouvé sur la pente d'un abîme dont les éclats de la foudre lui révèlent à peine la profondeur :
Mais, dit M. l'abbé Gorini, qu'on ne se fasse pas illusion! Puisque les livres qui nous ont trompés peuvent tromper toujours, puisque toujours vivent en eux des causes de dangers publics, on ne doit pas juger trop tardif, ou du moins intempestif, un consciencieux examen des erreurs qu'ils renferment. Cet effi ayant passé d'hier nous pronostique l'effroyable avenir de demain, si on laisse les mêmes causes produire les mêmes effets.
Parvenu à la fin de sa tâche, M. l'abbé Gorini forme le vœu d'être imité ; nous le formons avec lui. Pour opposer une digue à ce flot de mauvaises histoires, dont la déplora-
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ble abondance trouble et gâte presque infailliblement les esprits qui résistent encore aux autres poisons littéraires, les catholiques ont deux moyens, le premier, c'est de refaire les histoires systématiquement et partout hostiles à la vérité; le second, c'est de vérifier à fond les autres. On ne peut rendre à l'Eglise et au bons sens public un plus utile service. Ce double travail obligerait assez promptement, nous l'espérons, les plus sérieux auteurs du mal, non-seulement à prendre moins leurs aises, mais encore à se corriger eux-mêmes. Nous regardons comme impossible que la plupart des écrivains annotés par l'abbé M. Gorini puissent désormais réimprimer leurs œuvres sans y faire de notables errata. Leur conscience y est engagée, la nécessité les y contraindrait. M. J.-J. Ampère, par exemple, qui s'est tant amusé aux dépens de l'Eglise dans son Histoire littéraire, craindra de paraître plus plaisant qu'il n'a compté l'être, et il effacera quelques-unes de ses jolies épigrammes, devenues sous la loupe de M. l'abbé Gorini de très-manifestes et très-risibles contresens. Il comprendra sans peine qu'un historien de la littérature française à l'époque où cette littérature était encore latine, doit passer pour savoir le latin, avant de passer pour avoir l'humeur plaisante.
M. l'abbé Gorini a donné le meilleur modèle des vérifications et des rectifications qu'il conseille d'entreprendre. Sa marche est aussi loyale que sûre. Il cite d'abord in extenso le passage où se trouve l'erreur; il établit ensuite la vérité historique qu'il veut restituer ; puis il la démontre par une discussion calme, précise, nourrie de témoignages irrécusables et qui n'élude ni ne laisse debout aucune objection. Il exprime souvent la crainte que cette rigueur envers luimême ne le fasse tomber dans la monotonie et ne fatigue le lecteur. Loin de là : son livre est aussi intéressant que vraiment instructif. On le lit avec une constante émotion de curiosité, de tristesse et de plaisir. Si l'âme est comme op-
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pressée de la forte et subtile contexture des erreurs qu'il entreprend de détruire, et gémit de tout ce talent employé à mal faire, c'est aussi une joie exquise de voir sa main pieuse et patiente démontrer pièce à pièce, déchirer fil à fil ces ouvrages trop parfaits, enlever, effacer jusqu'au dernier vestige ces taches jetées sur de saintes figures, remettre enfin dans leur vrai jour les faits le plus habilement méconnus, et rendre ainsi à l'Eglise toute sa gloire et aux saints toute leur beauté. Lorsqu'on a joui de cette lutte, on pardonne aisément au vainqueur de n'avoir pas usé de tous ses droits et de toutes ses armes. S'il l'avait voulu, de quels sareasmes légitimes il aurait pu égayer le lecteur ! Assurément, ils méritaient les plus amères représailles, ces esprits si hautains et si vantés, qui, par frivolité, par ignorance, par infatuation d'eux-mêmes, trop souvent aussi et trop manifestement de dessein formé, pour caresser leurs passions ou obtenir de misérables applaudissements, ont pris le rôle de faux témoins contre les institutions et contre les hommes les plus dignes de respect et d'amour. M. l'abbé Gorini a préféré les ménager et les obliger à lui rendre grâce après les avoir vaincus. Il a bien fait, puisque la justice n'y perd pas. Mais, en conscience, ils sont heureux d'être tombés en mains sacerdotales, et pour cette fois ils devront confesser que la soutane a son prix.
La réserve et la mansuétude de M. l'abbé Gorini ne vont pas cependant jusqu'à la froideur. Trop de courtoisie en pareille rencontre serait un défaut. Le style de l'Essai ne manque pas de vivacité. En tout, c'est l'œuvre d'un honnête homme et d'un' bon prêtre autant que d'un savant; l'on y sent battre son cœur. Nous ne connaissons pas de lecture plus saine à indiquer aux maîtres et aux pères de famille chrétiens, qui sont cruellement embarrassés dans le choix des livres d'histoire. Espérons aussi que cet excellent travail en enfantera d'autres, comme le modeste auteur le
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désire. Et à ce propos, le nombre de ces sortes d'ouvrages étant encore si rare, on nous permettra d'en indiquer un ici dont M. l'abbé Gorini loue le mérite : « Puisse, dit-il, « la plume si savante et si exercée de M. Léon Aubineau « nous donner une étude sur Sismondi aussi intéressante que • « celle dont M. Augustin Thierry lui a fourni le sujet! Ce « précieux travail sur l'historien de la conquête d'Angle- « terre, je me permets de le recommander comme étant à la « fois une introduction et un supplément à mon Essai; une « introduction par les questions générales qui y sont trai- « tées ; un supplément par la justification si lumineuse « qu'on y trouve de l'archevêque de Cantorbéry, Lanfranc. »
Ce n'est pas l'habitude des rédacteurs de l' Univers de se louer entre eux ; Dieu merci, leur union repose sur d'autres bases. Mais les témoignages de M. l'abbé Gorini ont une valeur toute particulière, et celui-ci s'offrait en outre trop naturellement pour ne pas séduire le cœur d'un collaborateur et d'un vieil ami.
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LA LIBERTÉ-MÈRE.
5 novembre 1853.
La politique de l' Univers accusée de paganisme. — Réponse à ce sujet. — Quel régime parlementaire est possible aujourd'hui. — On récuse l'exemple de l'Angleterre et celui de l'Amérique. — Que la liberté de l'Eglise contient en germe toutes les autres et est leur dernière garantie.
I. Nous lisons l'article suivant dans le Messager du Midi ;
Le journal l' Univers, après avoir combattu et triomphé dans la lutte contre le paganisme moderne, est resté entiché de principes politiques qui dérivent certainement du paganisme.
Désabusé du faux libéralisme et du parlementarisme gréco-romain, dont nous avons fait en France une si stérile expérience, il est tombé dans l'excès contraire et s'est mis à préconiser les principes politiques sur lesquels reposaient les gouvernements semi-païens de Constantin et de Louis XIV, et qui subsistent encore à Naples, en Autriche et ailleurs.
Pourvu que, dans un tel régime politique, on place au-dessus de tout l'autorité de l'Eglise, l' Univers s'en déclare pleinement satisfait et paraît croire que c'est là la forme de gouvernement la plus parfaite, celle qui offre le plus de garanties à la religion et à la société.
Quant à nous, il nous paraîtrait seulement juste le dire que ce régime politique est celui qui convient à des peuples qui ne sont pas assez chrétiens pour avoir la liberté, et qui ne sont pas assez complètement païens pour supporter le despotisme sans limites de l'antiquité. Mais
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quand nous considérons le moyen âge, quand nous voyons le système politique établi à cette époque, et qui a été scrupuleusement conservé en Angleterre; quand nous lisons dans saint Thomas l'exposé et l'apologie des institutions représentatives telles qu'elles ont existé en Espagne et en France jusqu'au seizième siècle, nous ne pouvons pas croire que la monarchie absolue ou quasi-absolue soit une institution chrétienne, et nous demeurons convaincus que les libertés politiques et civiles, que le self-government de l'Angleterre et des Etats-Unis, sont parfaitement conformes à l'esprit du christianisme.
Nous ne reconnaissons pas l'esprit positif de M. Danjou dans cet article, où il nous paraît aussi peu certain de ses propres opinions que mal informé des nôtres.
Il nous attribue des idées païennes ou semi-païennes, et la preuve, qu'il en donne, c'est que nous plaçons audessus de tout l'autorité de l'Eglise.
Il nous loue de nous être désabusés du faux libéralisme et du parlementarisme gréco-romain (dont nous n'avons ja-' mais été entichés), et il nous blâme de soutenir les doctrines monarchiques.
Voudrait-il que nous fussions républicains? Non, sans doute ; car il y a aussi du gréco-romain dans les idées républicaines: il y en a même beaucoup ; et lorsque M. Danjou combat le vieil enseignement classique, il ne manque pas de mettre à sa charge les erreurs païennes et républicaines dont la société moderne est infectée.
D'ailleurs, tout en s'élevant contre nos doctrines politiques, M. Danjou prend soin d'établir qu'elles sont pratiquement excellentes et les seules opportunes, attendu qu'un régime où le pouvoir est fort et où l'Eglise est libre, est celui qui convient à des peuples qui ne sont pas assez chrétiens pour avoir la liberté, et qui ne sont pas assez complètement païens pour supporter le despotisme sans limites de J'antiquité.
M. Danjou trouve-t-il donc que nous mêlons à nos com-
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bats pour l'autorité de l'Eglise des vœux pour le rétablissement du despotisme sans limites de Vantiquité? ou veut-il que nous entreprenions ridiculement la restauration du « parlementarisme gréco-romain » et de quelques libertés circonvoisines qui, par la corruption de nos mœurs, deviendraient des armes aux mains des ennemis de l'Eglise et de la société ? :
Nous n'accusons pas M. Danjou d'être païen ; l'injure lui serait trop sensible. Mais il pourrait bien être plus libéral et plus parlementaire qu'il ne pense. Ce peu de cohésion que nous remarquons dans ses idées est un des traits caractéristiques de l'école. Révélons-lui son secret : il voudrait des garanties constitutionnelles.
Rien n'est plus légitime. Nous aussi, nous en voudrions bien! Seulement, là conscience nous oblige d'avouer que nous ignorons absolument où les prendre. En dehors de l'E- glise et du Pouvoir, de la force et de la foi unies par une longue concorde, peut-on montrer, dans ce temps et dans ce pays, le germe sérieux d'une garantie quelconque 'pour la famille, pour la propriété, pour la liberté, pour l'ordre social ? Nous adressons cette question à tous les partisans du système parlementaire ; ils font toujours la même réponse : Une constitution, une tribune, des journaux ! C^st-à-dire du papier et des paroles, et quelles paroles !
Tout cela existait et fonctionnait dans le goût parlementaire le 23 février 1848 ; il n'en restait rien le 24.
Des constitutions, on en: fait comme on veut, tant qu'on veut. L'abbé Sieyès. en avait un magasin, toutes parfaitement équilibrées et pondérées, et ne laissant rien à désirer sur le chapitre des garanties ; et comme les essais n'ont pas manqué, les élèves de ce grand ingénieur ont pu ajouter perfectionnements sur perfectionnements à ses machines déjà parfaites. Quelques-unes ont duré jusqu'à quinze ans, presque sans retouches, C'était merveille. La Constitution
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garantissait tout. Par malheur, rien ne la garantissait elle- même. Un souffle passe, voilà tout en miettes et en poudre.
La vraie Constitution d'une nation, c'est son tempérament, et non pas une collection d'articles plus ou moins habilement combinés pour former cette nation à des vertus ou à des habitudes qu'elle n'a point. Constitution en papier, fortune en assignats, santé de régime ! Avant 1789, la France avait une constitution, témoins les efforts inhumains et surhumains qu'il a fallu faire pour la lui arracher, et depuis, la facilité avec laquelle on a pu lui faire adopter et rejeter toutes les autres. A la place des anciennes lois, qui étaient les mœurs écrites du pays, on a fait des lois non-seulement étrangères aux mœurs, mais qui leur étaient contraires. La conséquence de ce combat a été ce qu'elle devait être : il n'y a plus eu ni mœurs, ni lois ; le tempérament monarchique est devenu un tempérament révolutionnaire ; au lieu de donner des garanties à l'ordre, il en a fatalement donné à la Révolution ; et, pour tout dire, la Constitution vraie, réelle et permanente de la France, son tempérament nouveau, a été de ne plus pouvoir supporter de constitution.
La France est-elle, oui ou non, une société démantelée et désemparée, une démocratie, foule mouvante sur un sol mouvant, incertaine de ses croyances et de ses opinions, effrayée de son avenir, incapable de remonter par elle-même la pente rapide qu'elle a si longtemps descendue, qui se l'avoue, qui sent qu'elle ne peut plus se passer d'un mandataire unique, qui voit que l'anarchie la saisit si elle échappe au pouvoir, qui reconnaît par un dernier effort de sagesse que la dictature d'en haut est son unique abri contre la dictature d'en bas ?
Nous ne posons pas ici un principe, nous ne disons pas, comme on l'a prétendu par hyperbole, que la dictature est l'idéal de toute société bien ordonnée; nous constatons sim-
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plement un fait, et un fait, certes, dont nous sommes bien innocents ! Ce n'est pas notre faute si les garanties constitutionnelles manquent elles-mêmes de garanties ; s'il n'y a plus d'aristocratie territoriale, plus de corporations religieuses et civiles enracinées dans le sol et dans les mœurs ; si la pairie héréditaire n'a pas tenu en 1830 ; si la pairie viagère n'a pas tenu en 1848 ; si les Chambres élues ont disparu d'un souffle en 1848 et en 1851 ; si la presse n'a ni sauvé le trône constitutionnel ni gardé la Ré ublique. Pas plus par nos serments que par nos doctrines, nous n'étions engagés à mourir pour ces institutions. Il ne faut pas davantage s'en prendre à nous si, après tant de garanties données aux factions contre le Pouvoir, tout le monde a vu que le Pouvoir était désormais pour longtemps la seule garantie de la société contre les factions.
Ce que nous disons là pour le système parlementaire selon Sieyès, M. Danjou voudra bien le prendre, avec toutes les réserves dues, pour le système parlementaire selon saint Thomas. Il a grandement raison de relire dans saint Thomas l'exposé et l'apologie des institutions représentatives telles qu'elles ont existé en France et en Espagne jusqu'au seizième siècle. Mais il ne profite guère de sa lecture, s'il ne voit pas que les éléments mêmes de ces institutions n'existent plus. Qu'il étende son étude ; qu'il examine la composition des assemblées du moyen âge, les intérêts qu'elles représentaient, l'esprit qui les animait, non pas jusqu'au seizième siècle, où elles étaient déjà bien gâtées, mais à leur belle époque, dans les siècles antérieurs, lorsqu'elles convertissaient en lois civiles les décrets des conciles; et qu'il dise s'il existe une force humaine capable de ressusciter ou cela ou quelque chose d'approchant ! Certainement, c'était la liberté; et il faut montrer ce spectacle aux docteurs d'ignorance qui parlent encore de la barbarie et de l'esclavage du moyen âge. Mais c'était une liberté dont l'âge présent ne pourrait
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pas soutenir la plénitude et ne voudrait pas subir l'austérité.
Un peuple, comme un homme, est libre en raison des freins qu'il s'impose lui-même : lorsqu'il se réserve beaucoup de licence, il donne, en échange, beaucoup de sa liberté. Ce qui formait tout à la fois la source et la garantie de la liberté extérieure au moyen âge, c'était la force de la répression intérieure. Suivant la belle et juste comparaison de Dcnoso Cortès, le thermomètre politique était très- bas parce que le thermomètre religieux était très-haut. C'est l'inverse aujourd'hui. Et quand M. Danjou nous reS proche d'être satisfaits de tout régime politique dans lequel l'autorité de l'Eglise sera placée au-dessus de tout, il nous reproche précisément de tendre vers la seule chose qui puisse nous rendre ce qu'il y avait de plus beau et de plus grand dans le moyen âge, qui n'a été si grand et si beau qu'à cause de cela.
Du reste, comme le régime parlementaire, quel qu'il soit, renferme des inconvénients inévitables, ces inconvénients existaient dans les institutions représentatives du moyen (lge et s'y sont manifestés. M. Danjou devrait se souvenir qu'une assemblée de barons et de prélats a sinon encouragé, du moins sanctionné les entreprises néfastes de Philippe-le- Bel en France ; que de semblables assemblées ont donné les mains, en Angleterre, aux infâmes révolutions d'Henri VIII et d'Elisabeth. Puisqu'on relit avec tant de zèle les mauvaises pages de l'histoire de la Monarchie, pourquoi passer ces pages non moins honteuses de l'histoire des parlements? Nous sommes stupéfaits d'entendre M. Danjou, l'ennemi des païens, nous citer l'Angleterre comme un modèle du régime politique chrétien. Le régime anglais est chrétien comme l'église anglaise est catholique. La forme est restée, l'esprit a disparu. Avec ce régime, l'Angleterre a fait ce que la Monarchie, ce que la Révolution elle-même n'ont pas, pu
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faire en France : elle a subordonné le pouvoir spirituel au pouvoir temporel en les réunissant sur la même tête. La tyrannie n'a pas formé de rève plus insolent, et c'est l'essence du même paganisme.
M. Danjou ne se contente pas de ces contradictions ; il y met le comble en nous citant les Etats-Unis. Dans le même paragraphe, il avoue que nous ne sommes pas assez chrétiens pour avoir la liberté, et il place l'idéal de la liberté chez les Anglais, qui sont protestants, et chez les Américains, dont une des institutions capitales est l'esclavage et dont l'indifférence en matière de religion va jusqu'à tolérer le mormonisme, établi sur la polygamie. Sont-ce là les libertés qu'il nous souhaite, et qui nous rendront assez chrétiens pour nous préserver à jamais du despotisme antique ? Croit-il que ces libertés eussent été respectées dans le système représentatif de saint Thomas ?
Quand il s'agit de l'état de la France et du régime qui convient à la France, les gens de bon sens devraient abandonner cet argument fastidieux des Etats-Unis. En quoi ces deux nations se ressemblent -elles, et qu'est-ce que la France a de commun, toute démocratisée qu'elle est, avec ce pêle- mêle de gens de négoce et de gens d'aventure qui n'ont encore sur leur sol défriché d'hier, ni traditions, ni voisins, ni limites? Pour nous offrir les Etats-Unis en modèle, il faudrait du moins attendre qu'ils eussent vécu, que ces millions d'émigrants fussent devenus un peuple, et qu'à travers les étoiles de leur pavillon aient passé quelques-unes de ces comètes qu'on appelle des grands hommes. Par courtoisie ou par nécessité, nous avons souvent répondu aux publicistes qui allèguent à tout propos l'exemple des EtatsUnis; mais M. Danjou étant de nos amis, nous lui confesserons que les raisons tirées des coutumes et des maximes de cette république ont à peu près dans notre esprit la force que pourraient y obtenir les raisons tirées des coutumes et
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des maximes de la république de Salente. A notre avis, les Français pourraient aussi bien devenir salentins qu'américains.
Cependant, quelle que soit notre opinion sur les résultats et l'avenir du self-government, nous nous bornons à ne le point désirer pour nous, qui d'ailleurs n'en sommes point dignes. Nous n'irons pas jusqu'à dire que cette institution ne saurait atteindre la fin que doit se proposer toute société désireuse de vivre, qui est de faire régner en elle la vraie foi de Jésus-Christ. Que le self-government mette au-dessus de tout l'autorité de l'Eglise, et ce sera un régime conforme à l'esprit du christianisme. Mais ce que nous admirons, c'est que M. Danjou refuse de croire que la Monarchie chrétienne soit aussi une institution chrétienne. Là-dessus nous avons des préjugés enracinés. Il accablera tant qu'il voudra la Monarchie des noms odieux d'absolutisme et de quasi-absolutisme, il accusera tant qu'il voudra de paganisme ou de semi-paganisme tous, ceux qui l'ont admirée, préconisée, défendue, nous ne pourrons jamais nous décider à quitter Bossuet, de Maistre, de Bonald et quelques autres, pour le suivre en ce point.
II. Nous ne savons pas si M. Danjou a autant étudié le fond que la forme du christianisme, et s'il a, comme philosophe, la même aversion que comme artiste pour les païens. Le peu de cas qu'il paraît faire de la pleine et parfaite liberté de l'Eglise, nous porte du moins à croire qu'il n'a guère réfléchi sur l'importance politique et sociale de cette libérté. Une simple observation l'avertira de son erreur. La liberté de l'Eglise est la seule liberté qui soit assurée d'avoir aujourd'hui et toujours des défenseurs et des martyrs. Ce qui reste ainsi,* vivant et sacré dans le cœur des peuples, quand tout le reste y périt ou s'y déshonore, n'est pas chose qu'il soit indifférent de placer au-dessus ou
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au-dessous de tout. Dans le fait, sans la liberié de l'Eglise, les autres libertés ne sont rien ; tant qu'elle subsiste, aucune autre n'est perdue ; aucune du moins de celles qu'un peuple chrétien doit conserver. De la liberté de l'Eglise peuvent toujours renaître, doivent nécessairement renaître toutes les libertés et les garanties de toutes les libertés ; et cela par la raison évidente qu'un peuple chrétien peut seul porter la liberté, et que la liberté de l'Eglise peut seule former un peuple chrétien.
Et c'est pourquoi, en dehors de toute vaine spéculation sur le plus ou le moins d'excellence des diverses formes de gouvernement, matière sur laquelle la dispute est également inépuisable et inutile ; prenant tel qu'il est le Pouvoir qui nous domine et qui s'est établi par la permission de Dieu, nous avons pour premier principe de nous accommoder avec lui. Nous lui disons : « Gouvernez hardiment et fortement le « peuple, quia besoin de rentrer dans la règle ; mais surtout « poussez la force et la hardiesse jusqu'à vouloir que l'E- « glise enseigne librement ce même peuple, qui a encore « plus besoin de rentrer dans la foi, et qui ne supportera « la règle que lorsqu'il aura retrouvé la foi. » En parlant ainsi, nous croyons fermement stipuler pour la liberté future. Aussi nous ne déguisons ni notre reconnaissance ni notre confiance pour le pouvoir humain qui respecte la liberté de l'Eglise, et qui lui permet de se développer. Il nous apparaît dès lors comme le tuteur fidèle de la société, beaucoup plus que comme son maître ; et nous haussons les épaules quand nous entendons parler de tyrannie, de despotisme et de force brutale en présence des églises ouvertes, de la parole apostolique retentissante, des collèges catholiques florissants, des congrégations religieuses libres et prospères. Nous n'avions pas ces biens, nous n'en avions pas même l'espérance, quand nous jouissions de nos « garanties constitutionnelles. » Et toute vraie liberté nous semblait
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alors plus menacée qu'aujourd'hui et l'était véritablement plus, parce que la liberté de l'Eglise était véritablement en péril.
Si nous ne sommes pas dignes de plus de libertés politiques, parce que nous ne sommes pas assez chrétiens, et si un pas de plus en dehors du christ nisme nous rendait, suivant l'expression de M. Danjou, assez complètement païens pour supporter le despotisme sans limites de F antiquité, que nous reste-t-il à faire en faveur de la liberté, sinon de travailler à devenir plus chrétiens? Or, nous ne pouvons devenir plus chrétiens que par la liberté de l'Eglise, par la liberté de son enseignement, par la liberté de ses institutions, par la liberté de ses œuvres en tout genre. C'est ainsi que nous retrouverons du bon sens, des bonnes mœurs, de la foi ; que le délire de l'orgueil s'apaisera et sera guéri ; que la répression intérieure substituera peu à peu son noble frein au joug de la répression politique ; que des institutions nouvelles pourront s'implanter, s'enraciner, vieillir, devenir des garanties publiques contre les ambitions d'en haut et les turbulences d'en bas. Voilà le meilleur, le seul espoir de l'avenir ; et le Pouvoir qui, loin de s'opposer à ce progrès, le favorise, s'il se maintient dans cette voie de sagesse et de lumière, nous mène à la liberté. ru
Est-ce ainsi qu'agissent les despotes? Il y en a dans le monde, et de toutes les couleurs. On peut les voir à Fœuvre. Que font-ils en Piémont et en Suisse aussi bien qu'en Russie ? Le contraire de ce que fait le Gouvernement français : ils persécutent l'Eglise, ils la ruinent autant qu'ils peuvent, ils la rabaissent et la ravalent au-dessous de tout, en attendant de la détruire. Nous avons eu trop souvent l'occasion de montrer qu'ils emploient des procédés semblables. L'Empereur de Russie impose à la Pologne les mêmes lois que les radicaux de la Suisse imposent à Fribourg ; les mêmes que le génie du despotisme avait dictées en Angleterre, mal-
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gré le soin scrupuleux avec lequel l'Angleterre a conservé les formes représentatives du moyen âge ; les mêmes qu'il a inspirées partout. Ces lois sont partout le contre-pied .fies règlements et des institutions dont l'Eglise s'était servi pour élever les peuples au-dessus de la condition servile, les affranchir, et enfin les affermir dans la liberté.
Nous appelons l'attention de M. Danjou sur ce point de vue. S'il veut le méditer un peu, il nous rendra certainement son estime ; car il ne tardera pas à apercevoir tout ce qu'il y a nécessairement de libéral et d'anti-païen dans un régime au-dessus duquel plane, nous ne disons pas comme lui, l'autorité de l'Eglise, ce serait trop beau, mais simplement sa liberté.
Quant à savoir qui assure mieux la liberté de l'Eglise, ou du régime représentatif ou du régime monarchique, c'est, comme nous l'avons dit, une question fort inutile à débattre. La sagesse est de s'en tenir au régime que l'on a, en essayant de l'améliorer. Nous ne conseillons les révolutions à personne, pas plus à ceux qui vivent sous le régime parlementaire qu'à ceux qui vivent sous le régime monarchique. Les catholiques anglais, américains et belges sont., en général, de l'avis de M. Danjou. Il promettent "qu'ils finiront par tirer bon parti de leur self-government, qu'ils le contraindront toujours à respecter la liberté de l'Eglise, qu'ils sauront même, comme c'est leur espérance'et leur devoir, s'en servir pour l'accroissement et le triomphe de la religion catholique. Nous le croyons, puisqu'ils l'assurent.... Cependant, tout bien pesé, il nous reste de ce côté des doutes et des inquiétudes que la Monarchie ne nous inspire pas au même degré. « L'Eglise ne doit compter sur rien dans « un empire où le Gouvernement n'a rien de fixe ; aussi « les Etats où la multitude gouverne, et ceux où elle se par« tage la puissance avec le souverain, sans cesse exposés à « des révolutions, se départent aussi facilement des lois
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« que du culte de leurs pères ; les soulèvements y sont aussi « impunis que les erreurs. Et c'est là où l'hérésie a toujours « trouvé son premier asile ; elle se fortifie au milieu de la « confusion des lois et de la faiblesse de l'autorité, elle doit « toujours sa naissance et son progrès aux troubles et aux « dissensions publiques. Les règnes les plus faibles et les « plus agités'ont toujours été parmi nous, comme partout « ailleurs, les origines funestes de son accroissement et de « sa puissance, et dès que l'harmonie civile se dément, « toute la religion elle-même chancelle. »
Le semi-païen qui a dit cela est Massillon, évêque de Cler- mont. Depuis un siècle et demi qu'il a prononcé ces paroles, l'histoire n'a guère cessé de parler comme lui.
13 novembre 1853.
III. Le Messager du Midi promet de nous montrer que nous sommes païens en politique, comme l'ont été, il l'avoue, Bossuet, de Maistre, de Bonald et quelques autres.
Nous lirons ce que M. Danjou croira devoir écrire sur ce thème, et nous essaierons d'en faire notre profit. Jusqu'à présent, il nous semble que Bossuet, de Maistre, de Bonald n'ont pas mal raisonné, et que la Monarchie a fait une figure assez chrétienne ; mais il faut attendre les objections de M. Danjou.
Puisqu'il n'a pas encore commencé, il nous permettra de lui indiquer comment la question doit être posée pour être utilement résolue. S'il s'agit de discuter sur des idées abstraites, ce n'est pas la peine.
La question n'est ni en Angleterre, ni en Amérique; elle est en France.
Existe-t-il en France, à l'heure qu'il est, les éléments
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d'un gouvernement représentatif comme au moyen âge, ou même comme en Angleterre?
Pourrions-nous tenir huit mois à un gouvernement parlementaire comme en Belgique; huit jours à un gouvernement parlementaire comme aux Etats-Unis?
La liberté de l'Eglise n'est-elle pas la meilleure, la seule garantie de la liberté politique? N'est-elle pas en même temps l'unique principe d'accroissement de cette liberté, qui ne se développe utilement qu'en raison du progrès de la règle imposée aux mœurs générales et aux mœurs privées par les croyances religieuses ?
La liberté de l'Eglise a-t-elle matériellement, aujourd'hui, une protection plus assurée et plus intelligente que celle du Pouvoir politique?
Enfin la Monarchie, telle que nous l'avons, est-elle premièrement un fait naturel ; secondement un fait plus puissant que toutes les opinions contraires ; troisièmement, un fait plus sage et plus heureux que toutes les combinaisons constitutionnelles et démocratiques par lesquelles on s'est vainement efforcé de le prévenir? Et reste-t-il, dès lors, rien de mieux à faire que de s'accommoder avec ce fait ?
En dernier lieu, il faudrait établir que la Monarchie chrétienne, c'est-à-dire la monarchie qui respecte la liberté de l'Eglise, et qui, en la respectant, la développe, est une institution moins libérale qu'une autre et plus rebelle aux améliorations.
Maintenant que nous avons indiqué à M. Danjou les points où il doit, suivant nous, porter et limiter ses réflexions, il ne trouvera pas mauvais que nous l'avertissions d'une erreur où il est tombé à notre égard. Il croit se souvenir, dit-il, qu'autrefois l'Univers demandait la liberté comme en Belgiiue, tandis qu à présent il lui semble bien qu'il demande la liberté comme en Autriche. Les souvenirs de M. Danjou ne sont pas complets, et ses appréciations
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manquent tout à fait d'exactitude. Sous le régime parlementaire, nous avons demandé, sans l'obtenir, la liberté enseignement comme en Belgique, et tous nos amis n'ont pas été aussi longtemps que nous dévoués à ce programme. Nous ne nous souvenons pas d'avoir jamais demandé la liberté comme en Autriche. S'il semble à M. Danjou que c'est cela que nous demandons aujourd'hui, nous le prions simplement d'y regarder de plus près. Avec sa permission, il ne s'agit pas de ce qu'il lui semble.
lU. Danjou a probablement lu dans le Correspondant que « certains écrivains catholiques, » après avoir réclamé la liberté comme en Belgigue, réclament à présent le pouvoir comme en Russie. Il s'est inspiré de cette fleurette, oubliant qu'un esprit sérieux n'accepte point tout ce qu'il lit, et se méfie particulièrement des antithèses. L'antithèse est une bonne aubaine de plume qui fascine les publicistes les plus sages, surtout ceux qui n'y. sont pas accoutumés. Celle-ci provient d'un ancien ami d'arrière-garde, qui a souvent tiré sur nous par prudence. C'est un fort galant homme, et nous n'avons pas cessé de l'estimer beaucoup ; cependant, la vérité est que tous ses mérites n'ont jamais pu lui donner un style intéressant. Or, un jour qu'il était en besogne de nous chicaner honnêtement, suivant sa coutume, il a tout à coup vu briller cette antithèse : Liberté comme en Belgique, pouvoir comme en Russie. La tentation était bien forte, il a succombé. Sans cette rencontre, l'excellent homme n'eût jamais songé à nous accuser de réclamer l'esclavage; car assurément, il n'en croit pas un mot. 0 antithèse, fléau de la justice et poison de l'amitié ! .. c
Nous avons mis ce péché sur le compte de la rhétorique. Hélas ! si nous ne laissions rien passer ! Mais c'est bon pour une fois et pour un ami. M. Danjou nous obligerait s'il voulait négliger ces petits effets de littérature, qui l'éloi- gneraient trop de la vérité pour nous permettre de l'écouter
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longtemps. Nous 11e demandons pas plus la liberté comme en Autriche que le pouvoir comme en Russie. Nous demandons toute la liberté qui semble possible en France aujourd'hui, et qui pourra rendre plus de liberté possible demain1.
1 Cette polémique n'a pas eu d'autres suites, et j'ignore même si. le Messager du Midi a fait la démonstration qu'il avait annoncée. Qu'il nae so permis d'ajouter que l'Univers est mort pour la liberté, et que tous les journaux qui l'accusaient de doctrines serviles sont encore vivants.
(Juin 1860.)
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LES BARBISTES.
23 décembre 1853.
Un enfant terrible. — Victor de Lanneau, restaurateur des études en France, figure d'apostat.—Un collège de l'opposition.—Le Journal des Débats, religieux et monarchiste. —Cadet de Gassicourt.—Naissance du barbiste.-Les barbistes à la tribune.—Poésie de M. Scribe. —M. Bayard.—Les barbistes au soleil'de juillet et ailleurs.—M. Va- tout, barbiste modèle. —Le goût barbigène en littérature.—Conclusion et morale.
Une courte brochure nous a été adressée dernièrement, avec prière de publier la note suivante :
Une récente publication, l'Histoire du collège ROllin, ci-devant Sainte-Barbe, laissait croire que la seule maison de Sainte-Barbe était située rue des Postes. L'établissement fondé par Jean Hubert, en 1430, a été ouvert rue de Reims, où est encore l'institution Sainte^Barbe. Une brochure de M. Célestin restitue sa généalogie à cette seconde Sainte-Barbe; elle a pour titre: Histoire de Sainte-Barbe.
Cette brochure, lardée de noms contemporains, bizarrement écrite, contient bien autre chose qu'une restitution de généalogie. C'est un chapitre des Mémoires de plusieurs bourgeois de Paris, pouvant servir de document pour l'histoire générale de l'instruction publique en France. M. Célestin est un enfant terrible, sans malice aucune. Il a écrit sur pièces, probablement aussi sur commande, et son ou-
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vrage pourrait n'être qu'un prospectus, comme il le fait entendre, de l'Histoire du collège Roi lin ^ ci-devant Sainte- Barbe, qu'il prétend rectifier. M. Célestin est le champion de Sainte-Barbe-Labrouste, contre M. Lefeuve, champion de Sainte-Barbe-Rollin. Ne pas s'adresser à la boutique en face ! L'industrie de l'enseignement imite et surpasse en ce point toutes les autres. On sait quelle grêle de réclames suit les concours et précède les rentrées, et comme chaque établissement vante son site, sa soupe, ses succès. Cet art fait des pas de géant. Le prospectus devient biographique, historique, archéologique, littéraire. Sous cet appareil, un nouvel élément de séduction est ici mis en jeu : M. Célestin s'applique principalement à faire valoir le système d'assurances mutuelles établi entre les élèves de Sainte-Barbe ; il montre aux parents l'incomparable avantage qu'il y a d'avoir été barbiste, une fois qu'on est lancé sur la mer du monde. Mais quel est le vrai barbiste ? Est-ce le barbiste Labrouste, est-ce le barbiste Rollin? Nous ne voulons pas décider un litige de cette importance, et nous laisserons là- dessus plaider M. Lefeuve et M. Célestin. Sachons seulement de ce dernier ce que c'est qu'un barbiste.
Ce fut le 17 frimaire an VII (1798) que l'ancien collège de Sainte-Barbe, fermé depuis 1793, se rouvrit sous la direction de Victor de Lanneau, très-habile homme, qui a exercé sans éclat une grande influence. La Révolution l'avait trouvé prêtre théatin, principal du collège de Tulle. Il prêta serment à la Constitution civile comme grand-vicaire de Tal- leyrand, se défroqua, se déprêtrisa, se maria, devint membre de l'Assemblée législative, fut mis en prison, fit vingt métiers, entra aux bureaux de l'Instruction publique, faillit être nommé directeur de l'Opéra, accepta la place plus modeste de sous-directeur du Prytanée, et enfin, à quarante ans, plein de vigueur et d'expérience, établit dans les bâtiments de l'ancien collège de Sainte-Barbe une maison d'éducationj
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qu'il inaugura le jour de la patronne du lieu, mais à laquelle, par prudence, il donna le nom de Collège des sciences et des arts. Il y compta bientôt cinq cents élèves. Telle était alors la soif des études, que des femmes venaient assister aux cours en habits d'hommes. L'Université n'existait pas encore, et la nouvelle Sainte-Barbe, qui ne tarda pas à reprendre son nom traditionnel, devint le modèle des établissements qu'on allait former.
Victor de Lanneau est cité comme l'un des régénérateurs de l'instruction publique. On voit que ce n'est pas sans titre. Il sut se faire aimer de ses élèves. Néanmoins, c'est un type peu attrayant. Il y reste du prêtre et du moine ; il y a aussi du révolutionnaire, mais le politique domine tout. Il avait pris femme vers l'an III. Dès 1801, il adressa une supplique au cardinal Caprara pour faire régulariser sa situation, et Pie VII l'ayant relevé de ses vœux, il se maria à Saint-Etienne-du-Mont, sa paroisse, en 1804. Une notice, fournie par lui-même à r Almanach de l'Université ( 1810), indique quel était le régime religieux de son établissement : « Les exercices de religion sont ceux qui se prati- « quaient dans les anciens collèges ; deux aumôniers atta- « chés à rétablissement sont chargés de cet enseignement « et de diriger les élèves dans la fréquentation des sacre- « ments. La messe et les offices se célèbrent dans la mai- « son. » En tout, l'ancien théatin pourvoyait au nécessaire et prenait soin des dehors. Quant aux fruits de cet enseignement religieux si affiché, ils n'ont été ni abondants ni magnifiques. Malgré le zèle de ses deux aumôniers, Sainte- Barbe n'a rien donné à l'Eglise. Dans la très-longue énu- mération des élèves qui ont acquis une célébrité quelconque, il y a de tout : des ingénieurs, des officiers généraux, des fonctionnaires, des artistes, des magistrats, des académiciens, des danseurs, des journalistes; un illustre épicier, M. Corcelet ; beaucoup de vaudevillistes, ' entre autres
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M. Scribe; pas un ecclésiastique, pas un chrétien quelque peu notoire. Une seule fois, au banquet annuel des anciens élèves de Sainte-Barbe, on lut des vers à un barbiste qui, après avoir été bon amant, bon Français, vaudevilliste et procureur, s est fait chartreux.
La politique de Lanneau est très-admirée de M. Célestin. Sous l'Empire, il vivait fort bien avec le Pouvoir. « Il eût « fait beau voir que le chef d'une pension plus importante « que le plus grand lycée, un maître ayant cinq cents dis- « ciples, fît de l'opposition comme un maître d'étude er- « rant ! » Son fils aîné, nommé Régulus, était commissaire des guerres ; l'Empereur, très-content, parlait d'ériger Sainte-Barbe en lycée. La Restauration fit reparaître le révolutionnaire : « La Restauration, dit M. Célestin, traita « moins bien Lanneau que le régime impérial ; mais il lui « en coÛta bien cher, car Sainte-Barbe a été pour quelque « chose dans les trois journées de juillet. » Cependant le fin politique, voyant venir les événements, leur avait fait bonne mine d'assez loin. En 1814, le 16 août, il écrivait, en parlant de ses élèves : « Je ne les verrai plus traîner des « études sans but et dans la terreur de leur sort. Que notre « état, pour nous-même, a changé de face ! Je ne suis donc « plus condamné à me voir le chef d'un dépôt où la fatale « conscription venait faire ses levées annuelles et marquer « ses victimes ! Je ne suis plus un sergent-major d'études « languissantes sous le tapage d'un tambour. » Il remplaça le tambour par la « cloche monacale, » dit M. Célestin, mais « sans être payé de retour. » Il fit mieux : se souvenant à propos de son premier état, « tous les dimanches, après la messe, il donnait une instruction religieuse dans la chapelle. » De plus, son fils cadet, nommé Achille, était entré dans les gardes du corps. « Néanmoins Sainte-Barbe « passe, gratuitement, faut-il le dire? pour hétérodoxe. » Tant il est vrai que « les plus brillants services ne suffisent
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« pas aux yeux de certaines gens pour absoudre un prêtre « qui s'est marié ! » Remarque de M. Célestin.
Une chose particulièrement insupportable que se permettaient ces certaines gens, c'était de fonder une autre Sainte- Barbe, « une Sainte-Barbe de l'émigration, » qui devenait pour Sainte-Barbe-Lanneau « une rivale dangereuse. » Quand cette concurrence fut définitivement établie avec le nom de Collège de Sainte-Barbe, alors le ci-devant grand- vicaire du ci-devant évêque d'Autun vit qu'il fallait passer aux idées libérales. Ce ne fut pas plus difficile que cela :
C'en serait fait de la prospérité de Sainte-Barbe si elle n'entrait pas dans l'opposition... Pour la seconde fois de sa vie, Lanneau se fait honneur d'opinions hostiles, en général, à la marche du Pouvoir, et sa fortune est très-loin d'en souffrir. On le force à fermer pour un temps son école gratuite ouverte depuis 1802, ; mais cette persécution ajoute kt sa philanthropie tout à fait un air de victime, qui, alors, ne messied aucunement. Inquiété dans la possession de son établissement, il prend son gendre pour prête-nom. Quand celui-ci est mort, il a pour homme de paille M. Adam ; il n'en reste pas moins omnipotent et présent rue de Reims, où il a toujours cinq cents élèves.
C'est au milieu de cette persécution que le barbiste apparaît sur la scène politique.
Les élèves de Sainte-Barbe, à l'approche d'un jour de congé, eurent l'idée de demander au Théâtre-Français une représentation exprès pour eux. On leur donna Manlius, - tragédie de Lafosse, et les Fausses confidences, comédie de Marivaux, avec Talma et mademoiselle Mars. Or, en ce temps-là (1816), Talma et mademoiselle Mars, et peut-être aussi Lafosse et Marivaux, étaient de l'Opposition, ce qui ne nuisait pas non plus à leur fortune. Les bambins de Sainte- Barbe applaudirent à tout rompre. Le parti patriote et libéral en triompha, comme de juste ; le Journal des Débats, qui était bien pensant, en fut scandalisé. Il demanda pro-
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bablement de quoi se mêlaient ces marmots, et de quelle manière leurs maîtres, qui les lâchaient dans les théâtres, entendaient les devoirs de l'enseignement. Le Constitutionnel répondit. Une polémique à laquelle M. Scribe, barbiste, daigna prendre part, s'engagea sur la question de savoir si l'ancienne Sainte-Barbe permettait. à ses élèves d'assister aux spectacles. M. Adam, l'homme de paille, écrivit qu'il n'avait pas à répondre de l'emploi du temps de ses élèves confiés à leurs parents ; mais qu'il blâmait toute demande de spectacle faite en corps. Procès disciplinaire devant le Conseil royal; sentence contre Sainte-Barbe ; rassemblement des anciens élèves, jaloux d'imiter les petits, et redemandant pour leur propre compte Manlius et les Fausses confidences ; interdiction de cette représentation par la police, qui voyait l'aventure s'acheminer aux coups de poing ; lamentations du Constitutionnel , triomphe du Journal des Débats. Que vont faire les barbistes ? Ils se retirent sur le mont Aventin de toutes les émeutes bourgeoises, dans un restaurant, et là... ils dînent!
Quand on eut dîné, on chanta. Il existait à cette époque une espèce d'Univers, un journal qui osait avoir du bon sens et des principes religieux, qui combattait les idées révolutionnaires, qui riait tout haut des farces libérales comme celles que venaient de jouer les barbistes nouveaux et vétérans, et plus d'une tomba sous ses sifflets. C'était le Journal des Débats, rédigé par des hommes dont on vante aujourd'hui l'esprit, le goût, la raison, la littérature, et que les voltairiens, qui ne les valaient d'aucune manière, injuriaient extrêmement et feignaient de mépriser beaucoup. Dans la polémique engagée à la suite de l'escapade des élèves de Sainte-Barbe, Féletz et Dussaux, lointains précurseurs de M. l'abbé Gaume, avaient peut-être demandé qu'on les délivrât des Grecs et des Romains. Un barbiste devenu célèbre dans la pharmacie, M. Cadet de Gassicourt,
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se chargea d'exterminer les deux journalistes au dessert de ce fameux premier banquet. Ce fut l'affaire d'un huitain:
Sage et docte Rollin, ta gloire N'est plus qu'un prestige trompeur;
Féletz nous défend de te croire,
Dussaux te traite d'imposteur.
Admirer Sophocle et Tércnce Est le comble des attentats,
Et Tabarin seul règne en France...
Voyez le Journal des Débats.
Pauvre Journal des Débats ! comment a-t-il fait pour survivre ? Mais les propriétaires de cette feuille fameuse avaient plus d'esprit encore que M. de Gassicourt. Voyant le train des idées libérales, ils firent comme Lanneau, ils se laissèrent conquérir, et le Journal des Débats devint barbiste. Voilà où l' Univers ne peut plus soutenir la comparaison.
L'immortel banquet de 1816 avait tiré « une Sainte- Barbe mondaine et infinie de la Sainte-Barbe des études. » Il en était résulté une Association amicale entre les élèves de Sainte-Barbe, qui se réunissaient à table une fois par an; et, au fond, ce n'était pas peu de chose. Ces barbistes émé- rites, se recrutant à la fin de chaque année scolaire, entretenaient parmi eux les feux sacrés du libéralisme et de la gaudriole, qui n'ont jamais cessé de confondre leur chaleur et leur clarté. Les associés se retrouvaient dans les élections comme chez les restaurateurs. Au banquet de 1827, on porta le toast suivant : A notre camarade Le Mercier, le premier enfant de Sainte-Barbe qui siège à la Chambre des Députés ! Le nouveau député répond que M. Clogenson, juge au tribunal civil, et M. D., maître de forges, tous deux barbistes, ont fait l'élection. De Lanneau, présent au festin, s'écrie : La tribune vous est ouverte ! Il disait vrai. La tribune a été ouverte aux barbistes : on y a vu M. Le Mercier, M. Eusèbe Salverte, M. Clogenson, M. Bixio, M. Guinard,
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M. Vavin, M. Walfredin, et d'autres illustres barbistes qui se sont acquis moins de renommée.
Sainte-Barbe soutenait l'Opposition, et l'Opposition soutenait Sainte-Barbe. C'était là qu'on mettait en pension le fils de Canaris. M. Dupin aîné assistait fidèlement à une séance publique de littérature que Lanneau avait établie vers les dernières années de la Restauration. Excellentes affiches !
Aux banquets, les couplets ne cessaient pas. Lanneau, compilateur d'un dictionnaire des rimes, avait rempli ses élèves d'une fureur de rimer. Juges, députés, journalistes, imprimeurs, épiciers,, tous rimaient. Cédant à la manie générale, M. Scribe, qui a toujours placé son esprit en fonds de rente, en faisait là des générosités. Un jour il laissa échapper cette stance, que M. Célestin recueille précieusement :
Malgré la truffe et son parfum céleste,
Donnons encor, sous peine d'être ingrats,
Un souvenir au haricot modeste,
Ce mets sans faste et non pas sans éclats.
C'est bien le son de la poésie de M. Scribe !
M. Bayard, autre vaudevilliste, autre barbiste, tâchait d'éveiller d'autres échos. Il chantait au banquet de 1829 :
Le Ministère va passer,
Un autre va le remplacer ;
Qu'importe celui qu'on nous donne ?
Qu'on le pêche dans la Garonne ,
Qu'un anglais nous l'ait décroché,
Ou qu'Ignace l'ait raccroché,
Qu'en frac il mente, ou qu'en soutane il pille,
C'est toujours, toujours de la même famille,
C'est toujours de la même famille.
Un autre :
Rions, amis ; frappe où voudra la bombe Qui doit briser un pouvoir absolu.
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Un troisième, magistrat de profession, modéré de caractère, fredonnait plus pacifiquement :
Il faut à présent, suivant moi,
Pour être des saints le modèle,
Se montrer triplement fidèle A la Charte, à la France, au Roi.
Mais ce troisième avait tort. « Le soleil de juillet, » comme parle M. Célestin, allait luire. Lorsqu'il parut, il trouva les barbistes debout :
MM. Cadet de Gassicourt, pharmacien et docteur ; Lamy, Mandron, Durozoir, Bernard de Rennes, Christian Dumas, font partie, le 26, de la réunion du National et se rendent dans les mairies. Le lendemain, M. Ganneron préside le Tribunal de commerce, déclare illégales les ordonnances de Charles X, et enjoint au Courrier français, rédigé par Bert (barbiste), de publier le manifeste. Au fort de la mêlée, qui agit plus qu'elle ne parle, plusieurs camarades se distinguent : M. Eugène Moutardier est blessé, et M. Guinard est au Louvre.
On ne dit pas quelle forteresse prit M. Bayard. Lanneau n'assista point à ce triomphe ; il était mort à Sainte-Barbe l'année précédente, entouré de sa famille et de beaucoup de médecins, quelques-uns célèbres, la plupart barbistes. Sainte-Barbe eut sa part de la victoire. Deux mois après les « glorieuses journées, » un arrêté de M. Odilon Barrot, préfet de la Seine, donna le nom de Rollin au collège de la rue des Postes, et rendit celui de Sainte-Barbe à l'institution Lanneau, « tant à cause de son « origine qu'en récompense des succès obtenus dans les « concours et dans le monde par les élèves de Victor de « Lanneau. » En 1840, le buste de ce grand maître d'école fut placé au musée de Versailles. La France alors était pleine de barbistes. Plusieurs occupaient diversement la renommée : « Le comte Vigier, député de Vannes, était « propriétaire du château de Grandvaux, célèbre par une
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« partie de chasse dans laquelle tout barbiste eût été ra\i « d'être pour quelque chose. »
Les barbistes ne luisaient pas seulement dans les Chambres, il y en avait à la Cour et même au Journal des Débats. M. Janin, ancien répétiteur de grec chez Lanneau, est « barbicolant ; » M. Alloury, barbiste ; M. Cuvillier- Fleury, « général barbicole. » Mais le joyau de Saintes Barbe dans la politique et, après M. Scribe, dans les lettres, c'était M. Vatout. Laissons parler M. Célestin :
Vais-je oser vous dire que jamais, comme préfet, comme bibliothécaire, comme conseiller d'Etat, comme député, comme directeur des monuments historiques, comme académicien, l'ami et le confident intime de Louis-Philippe n'a été aussi remarquable, aussi spirituel, aussi grand que comme barbiste ! On pourrait presque dire que Vatout a été élève de 1800 à 1840. tant il a fait sienne la fortune de son collège bien-aimé, tant il a déployé d'activité, de bravoure, de génie comme camarade, tant il a contribué à fonder une Sainte-Barbe extérieure et sociale à côté de celle des études.
Voilà un bel éloge, s'il finissait là ! Mais dans M. Vatout M. Célestin veut surtout montrer le "barbiste modèle, et il aborde les détails. Quelques-uns sentent bien fort ! M. Vatout était du premier banquet, il y lut des vers latins ; il était du second, il y fit un calembour ; il fut de tous les autres. Il présida celui de 1820, le front ceint d'une auréole étincelante : il venait d'être destitué de la sous-préfecture de Semur, à cause de ses idées libérales ! L'admiration de ses camarades, déjà très-excitée par cette disgrâce, n'eut plus de bornes lorsqu'il leur chanta le couplet suivant :
Soyons tour à tour sans faiblesses,
Pour l'intelligence libéraux,
Soyons ultras pour nos maîtresses,
Et ventrus pour les haricots.
A partir de ce jour, il fut réélu sept ans de suite prési-
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dent du Comité de bienfaisance barbiste, et il marcha de succès en succès. Au banquet de 1821, « il chanta ceci en l'honneur de l'Opposition : »
On peut choisir dans tous les vins de France :
Tout ce qui boit aime la liberté.
En 1822, il devint bibliothécaire du duc d'Orléans. En 1825, il célébra la mort du général Foy :
D'un œil tranquille, à son heure dernière,
Il regarda le soleil et les cieux.
Ainsi Jean-Jacque, en quittant la lumière,
A la nature adressa ses adieux.
« En 1828, il entonne une charmante barcarolle, Conseil à un frère en Sainte-Barbe, sur l'air : Amis, la matinée est belle » Mais ici nous sommes forcés de renvoyer au livre de M. Célestin. qui n'a pas reculé devant la poésie barbico-vatuttiste. L'odorante chanson du Maire de la ville d'Eu, dont tout le monde connaît le titre abrégé, reste loin de cette barcarolle, ei>> appartient encore au côté chaste et retenu du talent lyrique de M. Vatout. En 1838, grande fête à Sainte-Barbe. M. Vatout présidait la distribution des prix. Il couronna de ses mains les enfants de ceux qui l'avaient entendu dix ans auparavant « chanter gaîment la barcarolle. »
De M. Vatout à M. Scribe il n'y a qu'un pas. C'est la même rivière et la même barcarolle. D'après M. Célestin, si M. Vatout était le cœur de Sainte-Barbe, M. Scribe en est la gloire. « A coup sûr, le nom survivra, du plus grand, « j'allais dire du seul auteur dramatique de l'époque. » « Ainsi prononce le goût barbigène. M. Scribe a créé un t( monde à part, qui vaut mieux encore que le monde réel, « bien qu'on y doute de tout, du talent des hommes d'es- té prit, de la vertu des femmes, de l'amour et de l'amitié, de
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« tout, excepté de l'argent. » M. Scribe aussi a été appelé à couronner la jeunesse de Sainte-Barbe. Il n'a jamais négligé la renommée du collège. Dans son roman intitulé Maurice, le héros est barbiste, « et barbicolante la préface. » M. Célestin adresse pourtant à M. Scribe un demi-reproche : l'illustre auteur fait poser les camarades :
Sa comédie intitulée la Camaraderie ou la Courte échelle est une parodie très-indiscrète des banquets annuels, et il fallait l'esprit de M. Scribe pour que les barbistes sérieux ne s'aperçussent pas qu'ils devenaient collaborateurs. Dutillet, Montlucar, Saint-Estève, Desrousseaux, Miremont, n'ont jamais rien proféré, je vous jure, qui n'ait pu être dit le 4 décembre (jour de la réunion anniversaire). Exemple : — c J'oubliais un nouvel ami que je voulais vous recommander. — « Qu'est-ce que c'est? — Un avocat. —A la bonne heure ! ça « peut être utile, ça parle, ça fait du bruit... Est il bon ? — Il est très- « instruit. —Est-il bon? — Il a beaucoup de talent. — Ce n'est pas « ce que je vous demande. Est-il bon camarade ? Peut-il pousser les « autres, les faire valoir, les élever, leur faire la courte échelle ? » Et plus loin, ainsi parle le camarade Bernardet : « Eh ! Messieurs, qu'im- « portent les nuances, et à quoi bon les discussions qui nous désunis- « sent et nous font du tort ? Il n'y a ici que des camarades, des amis ! « L'amitié n'a qu'une opinion et elle en aurait deux, et même plus, « que cela n'en vaudrait que mieux. On a appui et protection dans « tous les partis; on se soutient mutuellement et avec d'autant plus « d'avantage qu'on a l'air de combattre dans les camps opposés. Vous « êtes pour l'Empire; vous, pour la Royauté; mon ami Dutillet pour la « République, et moi pour tous. Union admirable et d'autant plus so« lide, qu'elle a pour base ce qu'il y a de plus respectable au monde... « notre intérêt ! a
Nous pouvons terminer ici notre barbistique. La page qu'on vient de lire en est le résumé, la conclusion et la morale. C'est le barbiste peint par lui-même. Ce type, dont la dernière révolution nous semble avoir marqué la décadence, méritait bien son cadre à part dans la galerie des caractères contemporains. Nous n'en connaissons guère qui représente plus au vif le libéral, depuis les bancs du collège jusqu'aux
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fonctions les plus élevées de la vie civile et politique. Sans doute tous les libéraux n'étaient pas barbistes, mais tous les barbistes étaient libéraux. Leur historiographe n'en cite aucun qui ait paru infidèle à son éducation, sauf celui qui est devenu chartreux, mais qui avait si bien commencé. On ne peut pas leur contester d'avoir été la tète de l'opinion libérale. Les citations que nous a prêtées M. Célestin montrent quel esprit ils ont porté dans l'enseignement, dans* la littérature, dans la philosophie, dans la religion, dans la politique. M. Vatout et M. Scribe en sont l'expression la plus complète, quoique le fonds barbiste ait pris souvent des teintes beaucoup plus vives ; car Sainte-Barbe, après avoir donné tant de fonctionnaires à l'établissement monarchique de Juillet, n'a pas laissé de fournir des soldats aux insurrections républicaines. Grâce à l'étendue de cette gamme, les barbistes ont eu la France entre les mains. Ils ont régné un moment dans la personne très-honorable de « l'élève Eugène Cavaignac, qui était studieux et subordonné, » et qui, fort différent en beaucoup de points du grand Vatout, fut cependant, comme lui, comme tous les autres barbistes, excellent camarade, suivant la définition de M. Scribe; c'est-à-dire, sachant pousser les autres, les faire valoir, les élever, leur faire la courte échelle.
C'est toujours, toujours de la même famille,
Toujours de la même famille.
On le voit, pour peu qu'on jette les yeux. sur la longue nomenclature de noms propres déroulée dans la brochure- prospectus de M. Célestin, c'est par là surtout, c'est au point de vue de la courte échelle que l'ancienne éducation barbiste se recommande à la sollicitude des pères de famille. M. Bayard l'avait bien senti. Ce vaudevilliste, qui, aux dîners de Sainte-Barbe et ailleurs, « chantait tout, le ma- « riage et pis encore, le champagne de même, et puis l'a-
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mour, avec dièze à la clef, » M. Bayard, étant devenu père, mettait le sentiment paternel en flonflons :
Ils feront tous, commis, soldat, artiste,
La courte échelle à ta jeune vigueur ;
Oui, mon enfant, je te ferai barbiste,
Ce titre-là te portera bonheur.
Ce n'est pourtant pas le but suprême de l'éducation d'avoir des amis qui vous fassent la courte échelle ; et nous voulons croire que les directeurs actuels des deux Sainte- Barbe, toutes deux florissantes, répudiant la plus grande partie de ces singuliers souvenirs, se proposent d'élever des hommes qui chantent moins que leurs illustres devanciers, ou qui chantent autre chose et sur un autre ton, dussentils obtenir moins facilement le succès.
Quoi qu'il en soit, si la confraternité de collège, se transformant en camaraderie, sur la base de ce qu'il y a de plus respectable au monde, l'intérêt, peut servir à expliquer beaucoup de fortunes surprenantes, l'esquisse qu'on nous donne ici explique encore mieux quelque chose de plus étonnant encore ; et quand on se reporte à ces dîners où des fonctionnaires élevés, des députés, des magistrats écoutaient, le verre en main et le sourire aux lèvres, tant de couplets qui n'auraient pas été tolérés dans la rue, on a la clef des connivences et des complicités que les plus coupables hardiesses de l'esprit ont souvent rencontrées chez ceux qui devaient les punir. C'est un des fruits assurés de l'éducation publique, telle qu'elle a été pratiquée généralement en France depuis un demi-siècle.
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ALBÉRIC DE BLANCHE-RAFFIN.
9 mars 1854.
Albéric de Blanche-Raffin, ancien rédacteur de l' Univers, était toujours des nôtres. Il n'a jamais rien mis au-dessus de ce que nous plaçons nous-mêmes au-dessus de tout. Quelques dissentiments politiques récents et légers ne l'auraient pas empêché de prendre part à nos travaux si ses forces l'avaient permis. Il a droit aux bénéfices de cette confraternité qui s'est formée entre nos lecteurs et nous, et qui nous a été souvent témoignée d'une manière si consolante. Nous faisons une œuvre rude, dont l'unique récompense est dans ces prières qui sollicitent en notre faveur la miséricorde divine. Nous voulons les obtenir pour celui de nous qui maintenant sans doute en a le moins besoin, mais qui, par là même, les a le mieux méritées.
C'est le second de nos collaborateurs que nous voyons mourir. Le premier fut Edouard Ourliac. Ils sont morts au même âge, de la même maladie, Ourlia>c avec la sécurité d'une longue pénitence, Albéric avec la confiance qu'inspire une vie toujours pure et chrétienne. Avant de se rassembler ainsi, quels contrastes entre ces deux hommes, lorsqu'ils se rencontrèrent pour la première fois chez nous et s'y donnèrent la main ! Ourliac, sortant des rangs de la plus aventureuse littérature, était profondément fatigué, profondément triste, doutant de tout, excepté de Dieu, et portant en lui, malgré
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lui, un fonds d'amertume qui donnait quelque chose de poignant à sa gaîté même. Plus jeune de cinq ans, Albéric,venu à Paris afin d'alléger les charges de sa famille, quittait un foyer dont il n'avait abandonné la discipline austère et chérie que pour prendre le joug plus lourd du travail. Le devoir n'avait jamais cessé d'être sa loi suprême; il l'observait, il l'aimait, et les habitudes de sa pensée se reflétaient dans son maintien et sur son visage, d'une beauté presque ascétique. Son aspect faisait peur aux illustres modèles de la jeunesse. Un peintre de nos amis, l'ayant vu tout rayonnant encore de cette fleur de santé qu'il avait apportée de sa terre natale, voulut le peindre à côté de saint Louis de Gon- zague, comme la vive image des vertus que ce saint enseignait. Avec un immense enthousiasme pour le bien, il n'avait que des paroles calmes et mûres, il ne se proposait que des desseins sérieux, et le plus arrêté de tous, qu'il a suivi jusqu'à la dernière heure, était de servir Dieu et l'Eglise par une profession constante et publique de sa foi. Du reste, candide et croyant à l'égard des hommes et des choses de la vie presque autant qu'à l'égard de Dieu et des choses de la religion, ne soupçonnant pas le mal, ne le voyant pas, se débattant pour n'y pas croire, aussi plein de charité que de ferveur. Voilà ce qu'Ourliac étudiait avec un étonnement continuel. « Je n'aurais pas cru, disait-il, qu'il y eût de ces jeunes gens-là ailleurs que dans les romans. » Et, en effet, Albéric était un héros de roman ; mais le roman de sa vie et de son cœur, l'idéal qu'il poursuivait, la matière de ses réflexions, le charme de ses rêveries, l'objet de son amour était de servir la cause de Dieu. Il fut tout de suite un des membres les plus zélés de la plupart des œuvres que réclament les besoins sans nombre et sans mesure de la misère parisienne. La vénérable sœur Rosalie et quelques autres patrons de toutes les infortunes le comptèrent bientôt parmi leurs aides de camp. Pauvre, obligé de travailler beaucoup
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pour un mince salaire, il faisait ainsi l'aumône de ses loisirs et même de son temps.
C'était à l'époque la plus laborieuse du journal. Inexpérimentés, accablés de polémiques, nous n'étions que trois ou quatre rédacteurs pour suffire à tout. Albéric avait la charge (lui exigeait plus d'assiduité. Mais ses devoirs étaient ordonnés, et aucun ne nuisait aux autres. Toujours très-digne, peut-être un peu fier, résolu à ne se plaindre jamais, il ne voulait pas que le temps plus qu'autre chose parût lui manquer.
Cette régularité extérieure était un effet de la régularité et de la solidité de son esprit. Il avait des principes sûrs, une raison droite, qu'il fortifiait et qu'il éclairait par l'étude. Son style aussi en reçut l'empreinte. Il se débarrassa de bonne heure de l'emphase ordinaire aux commençants, naturelle aux esprits qui se portent vers les grandes pensées. On ne signait pas alors, et nos lecteurs n'ont pu apprécier le mérite littéraire d'Albéric ; mais il a laissé des ouvrages qui permettent d'en juger. Dans sa Notice sur la vie et les travaux de D. Jayme Balmès, il y a mieux que les promesses d'un très-remarquable talent. Les livres de l'illustre prêtre espagnol y sont analysés avec une vigueur où s'annoncent' les plus beaux dons de l'esprit. L'auteur d'un pareil ouvrage n'avait que peu de chose à faire pour devenir un grand écrivain. Il aurait acquis une simplicité magnifique, heureux mélange de la forte sobriété française et de la pompe espagnole, qu'il aimait et étudiait également.
Nous avons nommé Balmès : c'est Albéric de Blanche qui a fait connaître en France ce génie, dont la gloire est maintenant si parfaitement admirée et presque populaire. Spécialement chargé des affaires d'Espagne, notre collaborateur s'était mis en rapport, autant qu'il avait pu, avec ce qui se trouvait dans Paris d'Espagnols capables de le bien renseigner, particulièrement sur l'objet essentiel du journal, l'in-
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térêt de l'Eglise. Il connut dès cette époque Juan Donoso Cortès, encore incrédule et encore obscur. Balmès, non moins ignoré, quoiqu'il eût déjà publié en Espagne le Protestantisme comparé au catholicisme, se rencontra avec le jeune rédacteur de l' Univers. Il ne tarda pas à l'apprécier, et lui confia le soin de traduire son ouvrage. Albéric se mit joyeusement à l'œuvre. Il n'avait pas moins de vénération pour les vertus de Balmès que d'admiration pour ses talents, et se félicitait souvent de travailler avec ce grand homme. Nous nous rappelons encore en quels termes de vive et affectueuse estime Balmès, à son tour, parlait de son zélé traducteur.
La traduction parut modestement, sans nom d'auteur, et fut peu vantée, même dans l' U7ziveî,s. Elle eut cependant le succès qu elle méritait. Il en a paru une seconde édition, retouchée, en 1851. Déjà Balmès était mort ; Albéric sentait qu'il le rejoindrait bientôt. Il put à peine écrire une introduction de huit à dix pages, dans laquelle il voulait payer un dernier tribut à la mémoire de son maître et de son ami. Cette introduction, d'un style excellent, est datée de Paris, le 10 juillet 1851. Albéric y nomme Donoso Cortès ; il salue cette grande éloquence qui se levait sur l'Espagne et sur le monde au moment où la tombe de Balmès venait d'être fermée. Albéric aimait l'Espagne comme une seconde patrie. L'avènement de Donoso Cortès le consolait presque de la mort de Balmès. Il nous rappelait avec un légitime orgueil que, deux années auparavant, il avait le premier prononcé en France et dans le journal ce nom destiné à un puissant éclat. En effet, c'est lui qui avait analysé et en partie traduit pour Y univers le sublime discours du 4 janvier 1849, bientôt répété par les échos du monde entier. Hélas! lui qui se sentait blessé à mort, il devait cependant le voir mourir, ce brillant orateur, si jeune, si plein de vie, si riche de génie et de vertus, et qui, dès son
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entrée dans la carrière, était devenu l'un des plus illustres chrétiens de l'Europe.
Avant de perdre tout à fait la santé, Albéric avait perdu les illusions de sa jeunesse. Il n'avait pu vivre plusieurs années dans Paris et passer de vingt ans à trente ans, sans apprendre à connaître le monde, sans sonder le fond du cœur humain. Par sa vie toujours pure et sévère, il s'était préservé du spectacle des dernières ignominies ; mais le mensonge, l'égoïsme, la servilité, l'ingratitude, la soif des plaisirs, la soif de l'or, il les avait vus ; il n'ignorait plus l'existence du mal. Cette triste initiation ne l'inclina pas au doute. Il n'en aima que davantage le bien, et veilla d'autant plus rigoureusement sur lui-même, se faisant une loi plus étroite de ne point abaisser en son cœur la dignité de l'homme et du chrétien. Ce cœur droit et fier devint alors chevaleresque. Pour s'éloigner de la pente commune, il fit comme une sorte de gageure avec lui-même de pousser plutôt jusqu'à l'exagération tout ce qui était délicatesse, honneur et vertu. Quoique ennemi des fictions, il écrivit un petit roman, dans le but, comme il nous l'avoua, de donner quelque contentement aux rébellions de son âme contre le train du monde. Cette composition, intitulée Eusébia, ne fut remarquée que du petit nombre des juges qui peuvent goûter la distinction du style et des sentiments. Le sujet est la lutte victorieuse du devoir public contre les entraînements d'une passion légitime. Il y a de l'inexpérience dans l'arrangement du récit, mais on y entend les cris du cœur.
Un jeune officier espagnol a suivi les drapeaux de don Carlos. Il a laissé à Madrid son ami d'enfance, dont il aime secrètement la sœur, ignorant à quel point il en est lui- même aimé. Blessé et emporté mourant du champ de bataille, il est recueilli chez de bons paysans de Guipuzcoa, dont l'hospitalité est peinte avec des détails charmants.
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La blessure prend d'abord un assez bon cours, mais l'inquiétude de l'âme retarde la guérison. Différentes circonstances amènent le blessé à penser que ses amis le croient mort ; et, convaincu qu'en effet sa poitrine est atteinte irrémédiablement, il prend la résolution de s'ensevelir d'avance dans un douloureux oubli. Cependant une dernière chance de sauver ses jours lui est offerte. Les médecins lui conseillent l'air natal. Il réussit à s'échapper. Incertain de la vie, et incertain aussi du sort de son amour, il vient se cacher au fond de l'Andalousie, dans la maison où il est né pauvre et doublement orphelin. Il y retrouve sa nourrice :
iiiiia lui disait Lucio, car elle n'avait plus d'autre nom que celuilà, presse-moi dans tes bras, ranime-moi, ravive-moi ! Qui donc m'a plus aimé que toi ? Vois, je meurs pour n'avoir point été assez aimé ! Je viens revivre ici comme un enfant. Fais-moi oublier que j'ai été emmené un jour de cette solitude; que j'ai connu ailleurs l'amitié,la tendresse et d'autres biens, qui ne m'ont souri un instant que pour m'ê- tre enlevés aussitôt... Qu'a-t-on voulu me donner dans ce palais, dans cette capitale ? Ah ! l'on m'a trop promis et trop peu donné ! Je reviens avec une misère que je n'aurais point connue. Je rapporte l'amertume des biens perdus, et je ne retrouverai plus l'ignorance, qui seule pourrait rappeler la félicité première...
Un heureux dénoûment met fin à ses traverses. La paix est conclue et Lucio retrouve la santé. Il retourne à Madrid, où son ami l'attend avec le désir de pouvoir l'appeler son frère ; il revoit Eusébia, et lui demande d'une voix troublée si elle a gardé son souvenir. Pour toute réponse, elle baisse les yeux et lui montre sur son sein une croix d'or qu'il lui avait donnée. Ici le narrateur, encouragé par le voile dont il s'est recouvert, prend la parole, et ce qu'il
i Nom que les enfants donnent à leur nourrice et les domestiques à la femme de charge dans les familles espagnoles.
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ajoute laisse deviner des chagrins qu'il a cachés à ses meilleurs amis :
En écrivant cette histoire, j'ai trouvé des mots pour peindre les tristesses de l'absence. Les blessures poignantes de l'exil pénétrant dans mon propre cœur, en ont fait sortir des accents propres à traduire de longues et cruelles souffrances. Mais une joie pareille à celle qu'éprouve en ce moment Lucio est au-dessus de tous les efforts de ma plume.
Au contact d'un amour si pur et si abondant, l'âme de Lucio s'élève vers les régions qu'habite la beauté éternelle. Dans le transport que lui donne sa joie, il cherche par-delà ce monde et le temps une sphère où son cœur se dilate sans mesure. Ainsi la piété se trouve au sommet de son affection comme elle se trouvait mystérieusement cachée à sa base, comme elle se serait révélée dans la destruction absolue de ses espérances, comme elle se retrouve partout ou existe quelque chose de pur, de profond, de sincère.
Dans Eusébia, ce double mouvement de l'âme vers un bien transitoire et vers un bien absolu s'était toujours fait manifestement sentir ; dans Lucio, par une certaine imperfection qui venait de la faiblesse du cœur, l'inclination passagère, l'amour pour Eusébia avait semblé absorber ou paralyser d'abord toute autre tendance vers des sentiments plus sublimes. Mais, dans le moment que la fusion de ces deux cœurs s'est consommée ; dans l'instant que Lucio a pris possession de ce premier degré où se bornaient primitivement jusque-là les aspirations de sa tendresse, aussitôt un mouvement plus parfait s'est fait sentir en lui et l'a soulevé vers l'idéal où la sœur de Lupercio tenait depuis longtemps son regard fixé.
Ce fut après ce dernier adieu, ce dernier regret peut-être aux rêves de la jeunesse, qu'Albéric écrivit sa Notice sur la vie et les ouvrages de Balmès, et donna la seconde édition du Protestantisme comparé au catholicisme. Sa vie active finit là. Depuis son départ de Paris en 1851, où nous lui dîmes adieu avec la douloureuse certitude de ne plus le revoir, son existence devint une véritable agonie. Gardant la majesté, la magnanimité du courage chrétien, il perdit successivement la force, le travail, l'espérance de guérir, enfin la vie. La rnort, dit Bossuet, révèle le secret des
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cœurs. C'est surtout lorsqu'elle emporte ainsi la vie par lambeaux, qu'elle met le cœur à nu et le fait voir tel qu'il est. La patience d'Albéric durant cette agonie de trois années, sa piété grandissante, sa fermeté et presque sa joie en présence de la mort, ont confirmé tout ce que nous savions de lui. Voilà bien comme il devait mourir. Une lettre qu'il écrivit vers la fin de 1852 à un ami cruellement frappé, achèvera de peindre cette âme digne du ciel, et fera com- prendre à quel prix, condamnée à tant de renoncement, elle avait conquis tant de résignation.
Vous ne doutez certainement pas de la part que j'ai prise à votre malheur, je veux pourtant vous le dire moi-même. Au milieu des assauts que vous soutenez, je pensais que du moins votre bonheur domestique était sauf. La Providence a voulu vous apprendre une vérité douloureuse ; c'est qu'il est bien autrement difficile de résister que de combattre. Par ce coup, Dieu vous propose des vertus infiniment plus grandes que celles que vous ambitionnez. Oui, mon cher ami, c'est ordinairement là le secret caché dans de telles souffrances. On aspire à un certain ordre de mérite qu'on croit élevé, qu'on juge suffisant. tout à coup il faut songer à monter mille fois plus haut. Il faudrait remercier pour cette grâce comme on remercie pour les autres. Vous le savez bien, tous les chrétiens le savent; mais, hélas ! que cela est difficile ! il y a plus de mérite, heureusement, dans la simple résignation qui comprime une plainte que dans l'héroïsme factice qui exhale des actions de grâces.
J'aime cependant à penser que ce malheur ne pèsera pas trop sur vos pauvres enfants. Vous avez des sœurs, ils retrouveront une mère. Dieu vous accordera cette consolation. Vous souffrirez seul, vous souffrirez moins. Adieu. Je regrette vivement de n'avoir rien en moi qui puisse vous être offert comme assistance et soulagement. Le souvenir de la constante bonté que vous m'avez montrée m'assiège en ce moment et redouble ma compassion. Quelque souvenir devant Dieu, souvenir trop peu efficace pour vous, voilà ce que je vous donne. Soyez assez bon pour mettre un prix à ce don; comptez un ami de plus parmi ceux qui n'ont pour vous en ce moment que larmes et tendresse.
En lisant cette lettre, les amis d'Albéric croiront l'enten-
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dre. Sa conversation, même la plus intime et la plus familière, avait déjà quelque chose de cette gravité que relèvent seulement un peu plus ici la présence de la douleur et les approches du tombeau. Ceux qui ont souffert reconnaîtront le rare accent que veulent écouter les cœurs déchirés, le seul dictame qui convienne aux inguérissables blessures de la mort, le baume divin de la charité. Mais ce baume, Dieu ne le forme que dans les âmes qu'il s'est choisies. La bonté ne suffit pas pour le produire, l'amitié elle-même n'en est pas toujours enrichie : il faut la foi, la prière, la souffrance, plus encore, l'amour de la souffrance. Albéric, après avoir été un homme de foi et de prière, avait mérité de souffrir et de devenir par là, sous la main de Dieu, le chrétien consommé, maître de soi-même, qui étouffe tout regret, qui se défend toute plainte, qui aime la douleur parce qu'il en connaît le prix, muet sur ses proprès maux, plein de compassion sur ceux des autres et leur indiquant l'usage qu'ils en peuvent faire, tout en demandant à Dieu de les consoler. S'il est vrai que la vie chrétienne consiste toute en deux pratiques, souffrir et compatir, Albéric était bien près d'en atteindre la perfection, lorsqu'il plut à Dieu de rappeler cette âme que nous avons toujours vue ici-bas dans les plus nobles chemins.
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Mgr DUPANLOUP A L'ACADÉMIE.
L'élection et la réception de Mgr Dupanloup à l'Académie sont un épisode de la querelle des classiques.
Le discours de l'illustre récipiendaire enleva tous les suffrages, surtout parce que l'on voulut y voir une charge victorieuse contre les nouveaux barbares qui avaient, disait-on, outragé les Belles-Lettres, desquelles Mgr Dupanloup devenait ainsi le vengeur. Grâce à cette illusion obstinée, les journaux les plus habituellement hostiles au clergé devinrent enthousiastes d'un évêque. Le Siècle et la Presse répandirent presque des larmes.
L'Ami de la Religion, deux fois triomphant à cause de son zèle pour la belle latinité et de ses sentiments plus vifs encore et plus naturels pour l'éloquent Prélat, ramassa tous ces suffrages, les éplucha et les imprima ad perpetuam rei memoriam.
Après quatre années, on voit clairement combien les catholiques auraient tort de faire fond sur ces flatteries que les circonstances peuvent leur attirer soudain du camp ennemi. Les conséquences que l' Ami de la Religion tirait du succès de Mgr Dupanloup étaient prématurées. Ce que l'on applaudissait n'était pas ce que le respectable orateur aurait surtout voulu faire applaudir. Dès le lendemain du triomphe, il fallut décliner la plus grande partie de ces hommages ; ils devenaient offensants. En réalité, ces caresses excessives n'étaient que des coups portés ailleurs, aussi vains comme coups que comme caresses.
27 novembre 1854.
D'après les journaux qui rendent compte de la réception de Mgr Dupanloup, la séance aurait été tout entière à la
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confusion de l' Univers et pour la glorification des classiques païens. Nous ne sommes pas de cet avis. L'entrée d'un évêque dans l'Académie française est un triomphe pour nous , plus l'entrée a été solennelle, plus le triomphe est complet. Quant aux classiques, les éloges éloquents qu'ils ont reçus les laissent et les ont voulu laisser dans la déchéance où une chute récente les a mis. Voilà ce que nous allons établir en toute liberté et en toute sécurité. Pour ce qui nous regarde, Mgr Dupanloup nous approuvera de repousser des injures que l'on nous prodigue à cause de lui. Pour ce qui regarde les classiques, la situation est bien changée ; ramenée sur le terrain essentiellement libre des théories littéraires, cette question a cessé de paraître un danger.
Tout le monde sait trop que Mgr Dupanloup ne nous accorde pas sa bienveillance. Il est séparé de nous précisément sur le point qui l'aurait, dit-il, rapproché de M. Tissot, le goût des lettres anciennes. Mais nos personnes et nos goûts importent peu. Nous sommes premièrement catholiques : à ce titre, c'est une victoire de voir un catholique, un évêque, prendre la place de M. Tissot, lequel était bien autre chose que virgilien. Virgile à part et dans Virgile même le successeur n'admire pas, assurément, tout ce qu'adorait le prédécesseur, notre gain est évident. Il faut considérer qu'après l'élection de M. de Montalembert, celle de Mgr l'Evêque d'Orléans , celle de M. de Falloux , maintenant assurée, un autre esprit va régner dans les régions académiques. Déjà il serait malaisé de mettre au concours certains sujets, de donner la couronne à certains livres, l'habit à certains auteurs. Si, par une malheureuse condition de la vie, quelque chose se place entre nous et ces nouveaux académiciens, ici une question politique, là une question littéraire, ailleurs le je ne sais quoi, les points de rapprochement, lorsqu'on voudra les chercher, ne seront
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pas introuvables. En attendant, tout académicien vraiment catholique, quel qu'il soit, fera toujours nos affaires à l'Académie. Nos affaires ne sont pas d'avoir un prix Gobert, une médaille, un accessit. Que le sénat littéraire de la France n'encourage pas la fabrication des mauvais livres, qu'il ne fasse pas ses recrues dans le tas des écrivains les plus scandaleux, nous sommes trop contents! Depuis l'élection de M. de Montalembert, l'Académie a suffisamment pris cette voie. Le voltairianisme se mitige et bat en retraite, malgré les retours offensifs de M. Viennet. L'Académie a trop de bon sens pour ne pas voir qu'une seule séance comme la dernière l'élève infiniment plus haut que toutes celles où M. Viennet lit ses fables.
Nous avons publié le discours de M. de Salvandy. La joie d'entendre cet homme estimé parler avec tant de respect et en si bons termes et de nos évêques et de nos croyances, compenserait largement le déplaisir (si c'en était un quand l'éloquence y met son charme) d'entendre un évêque exagérer peut-être le côté chrétien de la littérature ancienne et moderne. Chacun, d'ailleurs, sait ce qu'exige la politesse. L'usage imposait au récipiendaire un long compliment. Il fallait occuper le pupitre assez de temps pour ne point trancher dans une assemblée d'orateurs et d'écrivains où, parmi tant de mérites divers, nul n'a celui d'être court. Le nouvel élu s'est étendu en spirituelles théories, afin d'épuiser le sablier presque sans toucher aux œuvres. Il a beaucoup parlé des lettres humaines, du côté divin de leur nature et de leur mission, de la haute estime que l'Eglise en a toujours faite ; il a célébré le Dictionnaire. Pouvait-il mieux dire ce qu'il pense de l' Ours et le Pacha, de YEpître aux Mules de don Miguel, de la Philippéide, de Mardoche, de Jocelyn, de tant d'autres célèbres ouvrages dont les auteurs siégeaient devant lui ? Avait-il besoin d'ajouter que dans ce « sanctuaire, » où il se félicitait modestement d'en-
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trer, tout ne lui paraissait pas aussi pur que le Dictionnaire, ni aussi vénérable que les images de Fénélon et de Bossuet ?
Pour nous, naïvement, de tout ce que Mgr Dupan- loup a dit sur la tolérance en matière de religion et même de littérature, rien ne nous a paru venir à notre adresse. Nous admirons l'humilité des libres-penseurs, qui ramassent ces phrases brillantes comme autant de traits dirigés contre nous, se persuadant que des séances de si grand apparat se tiennent pour nous réfuter. « Le christianisme ne rejette rien de ce qui fut bon dans la pensée et la parole humaine, » a dit Mgr Dupanloup. En d'autres termes, ce qui est mauvais dans la pensée et dans la parole humaine, principalement les mauvais écrits, qui corrompent les bonnes mœurs 1, le christianisme l'a rejeté et le rejette : telle est la tolérance de l'illustre prélat, telle est la nôtre. Il l'exprime en plénipotentiaire, nous l'exprimons en soldats. Dans la forme la différence est grande, dans le fond elle se réduit à rien. S'il existe un livre que nous blâmions comme contraire à la vraie doctrine et aux bonnes mœurs, et que Mgr l'E- vêque d'Orléans approuve à ce double point de vue, c'est Mgr l'Evêque d'Orléans qui a raison, et nous retirons notre opinion avant tout jugement confirmatif du sien. Mais, à vrai dire, nous ne pensons pas que nous devions jamais donner cette preuve d'obéissance.
La Presse est aussi ingénue que le Siècle, la Revue des Deux-Mondes est aussi simple que le Journal des Débats, et tous ensemble nous font sourire lorsqu'ils célèbrent à l'envi la tolérance de Mgr Dupanloup, pour l'opposer à nos fureurs. Comme le vénérable Prélat, nous tolérons tout ce que l'Eglise tolère, comme nous, il condamne tout ce que l'Eglise condamne. La règle connue de notre tolérance, en matière
i Epilre aux Corinthiens, xv, 53.
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d'écrits, est la sacrée Congrégation de Y iiidex. L'Ami de la Religion, avec une diligence filiale, a eu l'heureuse idée de recueillir ce qu'il y avait de flatteur pour le talent et pour le caractère du nouvel académicien dans les comptes rendus des différents journaux, et il a fait ainsi un monument très- intéressant d'une séance très-mémorable. Mais le respect l'a obligé de biffer les trois quarts de ces dithyrambes, et de protester encore contre le peu qu'il en conservait. « Quelques jour- « naux, dit-il, la Presse, par exemple, et le Siècle, donnent « à Mgr l'Evêque d'Orléans des éloges que ce prélat ne sau- « rait avouer, et lui prêtent, en matière de tolérance, des « principes qui ne sont pas les siens. Il y a, tout le monde « le comprend, entre la charité chrétienne qui a inspiré le « discours de Mgr lE'vêque d'Orléans et la tolérance, disons « mieux, l'indifférence en matière de religion que prêchent « le Siècle et la Presse, une différence esse2itielle. » Le Siècle et la Presse, qui savent au besoin se taire avec une patience de martyrs, n'ont point relevé cette remarque « essentielle » et officielle : car ce n'est point la seule fierté de M. de Riancey qui l'a écrite. En prouvant à la Presse et au Siècle le cas que l'on fait, parmi nous, de leurs compliments, elle indique la valeur de leurs injures. Leurs commentaires donc sont risibles et ne nous empêchent point de voir dans le discours de Mgr l'Evêque d'Orléans un triomphe pour notre éause, ce qui nous est infiniment plus précieux, nous le répétons, qu'un triomphe pour nous. Qu'ils disent que Mgr Dupanloup expose la pensée catholique sur les devoirs et les obligations des lettres humaines avec un art, une force, un charme auquel nous ne pouvons prétendre, nous sommes entièrement de cet avis.
Nous ne voulons rien exagérer. Nous n'appellerions point la réception de Mgr Dupanloup « le grand événement qui « vient de s'accomplir à l'Institut de France, événement « (lui contribuera puissamment à renouveler parmi nous
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« l'antique alliance de l'Eglise et des lettres. » Ainsi parle, dans son enthousiasme, M. l'abbé Cognât.
L'alliance de l'Eglise et des lettres, tr'es-antique en effet, a toujours été très-troublée. Son plus beau moment en France, le dix-septième siècle, vit encore des orages. Bos- suet, que l'Académie avait voulu compter parmi ses membres, et qui fit aussi son compliment, en quatre pages, écrivait) on sait de quel style, contre Molière et tout ce qu'il appelait « les gens de littérature. » Il ne ménageait 'pas les avertissements aux philosophes, « autre espèce d'orgueilleux. » Il parle de Virgile et de Platon de manière à prouver que l'on peut avoir deux opinions sur les auteurs profanes sans insulter au don de Dieu qui dispense le génie ; Virgile, « aussi bon épicurien dans une de ses églogues que « bon platonicien dans son poème héroïque ; » Platon, non moins frivole que les poètes qu'il bannit de sa république, « lui qui, ayant connu Dieu, ne le connaît pas pour Dieu ; « qui n'ose annoncer au peuple la plus importante des véri- « tés ; qui adore avec lui les idoles et sacrifie avec lui la vé- « rité à la coutume. » C'est ainsi que Bossuet, au plus beau temps de l'alliance de l'Eglise et des lettres, parlait des gens de lettres anciens et modernes : « Enflés de leur vaine phi- « losophie, parce qu'ils seront ou physiciens, ou géomètres, « ou astronomes, ils croiront exceller en tout, et soumet- « tront à leur jugement les oracles que Dieu envoie au « monde jusqu'à tenter de les redresser. La simplicité de « l'Ecriture causera un dégoùt extrême à leur esprit préoc- « cupé, et autant qu'ils s'approcheront de Dieu par l'intelli- « gence, autant s'en éloigneront-ils par l'orgueil 1. »
Ces défauts de nature, par où les gens de lettres sont poussés sur la pente de la superbe et de l'incrédulité, et qui frappaient les yeux de Bossuet, n'ont pas encore dis-
1 Traité de la ( oncupkcence.
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paru. Cependant ne désespérons pas. Si les choses se pouvaient remettre seulement sur le pied où elles étaient du temps de Bossuet, *ce serait un grand bien. L'Académie, en ce temps-là, toute pleine encore de son premier esprit, toute religieuse, toute monarchique, toute grammairienne et polie, modeste même, offrait vraiment un spectacle aussi beau qu'une réunion d'écrivains peut l'être. Bossuet la félicita d'avoir rempli les desseins du cardinal de Richelieu, desseins très-sagement bornés. C'était que les Français eussent une langue dans laquelle ils pussent raconter leurs grandes actions. « II entreprit de faire en sorte que la France « fournît tout ensemble et la matière et la forme des plus « excellents discours; qu'elle fut en même temps docte et « conquérante ; qu'elle ajoutât l'empire des lettres à l'avan- « tage glorieux qu'elle avait toujours conservé de comman- « der par les armes. » Richelieu s'indignait de la servitude classique. « Il fallait plutôt, pour la gloire de la nation, « ajoute Bossuet, former la langue française, afin qu'on « vît prendre à nos discours un tour plus libre et plus vif, « dans une phrase qui nous fût plus naturelle, et qu'af- « franchis de la sujétion d'être toujours de faibles copies, « nous puissions enfin aspirer à la gloire et à la beauté des c originaux. »
Bossuet parle aussi du Dictionnaire, qui vient d'inspirer à Mgr Dupanloup des réflexions si profondes, et il en expose en deux mots toute l'utilité : c'est le travail spécial de l'Académie, K établie comme un conseil perpétuel pour « diriger la liberté publique en matière de langage, répri- « mer les bizarreries de l'usage, et tempérer les dérégle- « ments de cet empire trop populaire. » Après avoir loué les académiciens de « leurs écrits, qui montrent qu'en par« lant français on peut joindre la délicatesse et la pureté « attique à la majesté romaine, » il les avertit de ne point raffiner. La langue lui paraissait dès lors arrivée à un état
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excellent ; et, en effet, cette langue était la sienne. « Par « vos travaux, leur dit-il, les véritables beautés du style « se découvrent de plus en plus dans les ouvrages français, « puisqu'on y voit la hardiesse qui convient à la liberté, « mêlée à la retenue qui est l'effet du jugement et du choix. « La licence est restreinte par les préceptes, et, toutefois, « vous prenez garde qu'une trop scrupuleuse régularité, « qu'une délicatesse trop molle n'éteigne le feu des esprits « et n'affaiblisse la vigueur du style. Ainsi la justesse est « devenue le partage de notre langue, qui ne peut plus rien « endurer d'affecté ni de bas ; si bien qu'étant sortie des jeux « de l'enfance et de l'ardeur d'une jeanesse emportée, for- « mée par l'expérience et réglée par le sens, elle semble « avoir atteint la perfection qui lui donne la consistance. La « réputation toujours florissante de vos écrits et leur éclat « toujours vif l'empêcheront de perdre ses grâces, et nous « pouvons espérer qu'elle vivra dans l'éclat où vous l'avez « mise autant que durera l'empire français. Continuez donc, « Messieurs, d'employer une langue si majestueuse à des « sujets dignes d'elle *. »
On ne peut quitter Bossuet, tant on trouve de choses toujours vivantes dans les moindres écrits de cet homme qui n'a rien dit de superflu. Il succédait à Du Châtelet, dont il oublia de faire mention. Ce fut Charpentier qui lui répondit en trois pages. Trois pages pour complimenter Bossuet! pour exposer ses titres académiques ! Mais comme on s'entendait alors sur tout, il ne fallait pas de longs développements ; et, comme l'affection était sincère, les compliments n'avaient pas la violence qu'on leur a donnée depuis. Une parole dans la réponse de Charpentier montre bien ce qu'était Bossuet pour ses contemporains. Charpentier j'e remercie pour l'Académie de cet épanouissement de cœur et de visage qu'il
1 Bossuet, Discours de réception à TAcadémie française, le 8 juin 1671.
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lui fait paraître. Ne semble-t-il pas voir Bossuet, tel en ce lieu qu'il devait être: grand, tranquille dans l'éclat incontesté de son mérite et dans la sérénité de son vaste esprit ; laissant à ses pieds la foudre, qui n'a personne à frapper parmi ces chrétiens honnêtement occupés de littérature et de grammaire; faisant de la grammaire avec eux, d'un visage épanoui, d'une bouche presque souriante d'où les oracles de l'art tombent en paroles mûres qui ne disent que ce qu'il faut, et qui ne vont que là où il veut ? Quel génie ! quelle mesure ! Et autour de cette figure sévère et douce qui ne cherchait point les applaudissements, qui ne cherchait aucune espèce d'hommages, qui ne cédait rien à aucun genre de popularité, quel universel et immense respect ! Temps heureux, où l'on voyait chacun en son rang, faisant son œuvre et parlant sa langue ! Il faut avouer qu'on trouvait des facilités qui n'existent plus pour prêcher le devoir à cette société ordonnée et forte, forte parce qu'elle était ordonnée ! L'autorité avait ses bornes, la liberté ses règles, l'usage ses droits ; mais la loi la plus générale et la mieux gardée était cette chose que l'on ne peut aisément définir, tant les obligations en sont amples, réciproques et délicates, cette chose que l'on appelle le respect !
Nous sommes fort éloignés de tout cela présentement, et les lettres, sans contester leurs avantages, en sont un peu la cause. Le siècle qui vit mourir Bossuet, vit régner Voltaire ; Voltaire a donné aux lettres et aux gens de lettres une humeur différente et difficile à corriger. Sans doute l'entreprise n'est que plus belle, étant si laborieuse. Sans doute encore nous venons d'assister à des préliminaires consolants. Néanmoins, il est bon de prévoir les difficultés. L Académie en masse n'en est pas au même point que M. de Salvandy ; et. il ne faut pas croire que tant d'illustres mains qui ont applaudi dans la dernière séance, vont sacrifier à la pudeur et à l'orthodoxie. Ce ne serait pas merveille si delà
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M. Viennet avait quelque drôlerie en tête, une fable, une épître à quelque muse ou à quelque mule, pour répondre indirectement à ces beaux discours et mettre, comme disent nos bons journaux, les rieurs de son côté.
Le mal étant donc profond, invétéré, presque encore général, nous croyons qu'il faut l'attaquer surtout dans l'avenir ; c'est-à-dire, sans cesser de le combattre actuellement par la discussion, porter principalement le remède dans l'éducation, en y introduisant de plus en plus l'étude des auteurs chrétiens. Nous prions qu'on fasse bien attention que nous ne demandons pas qu'on brûle les auteurs païens, ni même qu'on les bannisse des classes ; nous demandons seulement que l'on introduise dans les classes, comme cela se pratique maintenant en beaucoup d'endroits, les auteurs chrétiens. Il nous semble que c'est le meilleur moyen de régénérer et les études et l'esprit des étudiants ; le meilleur moyen de refaire aux lettres un tempérament catholique, et partant de renouer solidement « l'antique alliance de l'Eglise et des lettres. » Car comment cette alliance se re- nouera-t-elle et subsistera-t-elle au-delà d'un court embras- sement sous le dôme de l'Institut, si les lettrés continuent d'ignorer les lettres de l'Eglise ? Il faut que l'on apprenne à goûter ces beautés fortes et fécondes, pour que, d'une part, la littérature cesse de flotter entre les faibles restaurations du sceptre antique et les révolutions ou les invasions du matérialisme moderne ; pour que, d'une autre part, elle s'imprègne de cette foi et de cette gravité sans lesquelles le joug de la vérité et de la morale chrétienne lui semblera toujours trop pesant.
On dit beaucoup que les classiques profanes ont regagné, dans la séance du 9, tout le terrain que « les nouveaux barbares » leur avaient fait perdre. Nous ne sommes pas persuadés de cela.
Les objections sont permises contre un discours acadé-
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mique ; Mgr l'Evêque d'Orléans nous en a lui-même avertis, dans une occasion mémorable pour nous 1. Ce serait une grande imprudence d'aller s'attaquer à un chef-d'œuvre encore tout chaud de l'encens public ; nous le pourrions, toutefois, sans nous exposer à aucune censure ; mais cette témérité n'est pas nécessaire.
Avec un essor d'admiration qui s'explique par sa rare connaissance de la belle latinité et par le lieu où il se fait entendre, l'orateur ne dit rien des païens, au point de vue où il les considère, qui ne nous paraisse aussi juste que beau. Les philosophes veulent bien reconnaître qu'il y a de l'or dans le fumier de la scholastique ; nous en trouvons moins, mais nous admettons qu'il y en a dans le fumier de Virgile, d'Horace et des autres. Que fait Mgr Dupanloup ? Il extrait cet or : Aurum lego ex stercore. Les traits qu'il a cités sont en bonne place dans toutes les mémoires. Engage- t-il pourtant à prendre les païens exclusivement pour modèles? Nullement. Et ce qu'il ne conseille pas de faire, on s'aperçoit assez en l'écoutant que lui-même ne l'a pas fait. Rien n'est moins cicéronien que son discours. Il est vif, plein de choses, ingénieux, touchant à tout : non sufficit orbis; mais c'est une éloquence éminemment moderne et fort éloignée de l'antique.
Le discours de M. de Salvandy, aux périodes plus amples et plus travaillées, a davantage la marque de l'artisan, se ressent plus de l'étude du dix-septième siècle. C'est très-beau, ce n'est point de l'antique. Ainsi, voilà deux hommes, tous deux en réputation d'éloquence, qui prouvent tous deux, par leur français, que le grec et le latin ne leur sont pas nécessaires, ou leur ont peu servi. Sans doute, l'un et l'autre, ils ont observé les règles ordinaires de la composition ;
1 Son mandement contre l'Univers. Voy. cette pièce, tom. Ier de la seconde série, à l' Appendice.
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un professeur d'éloquence pourrait reconnaître que les deux discours sont du genre démonstratif ; il pourrait dire qu'on y distingue l'exorde, la narration, l'amplification et la conclusion ; il pourrait y montrer l'insinuation, la gradation, la répétition, la réticence, la métaphore, l'hypotypose, l'hyperbole, l'hyperbate, l'éthopée, la prosopopée, l'antonomase, la catachrèse ; enfin, presque tout le gracieux chœur des figures de rhétorique. Avant Antiphon, avant Quintilien, c'était, et jusqu'à la fin du monde ce sera la marche et l'ornement de tout discours médité. La nature apprit cet art au premier homme qui voulut persuader une chose, elle l'apprendra au dernier. Ce n'est pas le secret des Grecs et des Latins. Le christianisme a plus fait pour la force et la beauté de la parole humaine, que tous les orateurs ensemble et que la nature même ; il a illuminé la parole de cette vérité suprême et totale sans laquelle toute chose humaine est vile par quelque point, mais qui, seule, relève et ennoblit tout : Verborum venustas invenustas est, disait saint Isidore de Péluse, et inelegans quædam elegantia, ubi veritatis decor abest, quo vel sermonis rusticitas nobilitatur 1. Si donc nos illustres académiciens nous ont charmés par la belle ordonnance de leurs harangues, le mérite n'en est qu'à eux, comme les traits brillants dont ils les ont semées.
De même que ces discours ne prouvent pas l'utilité littéraire de l'étude des profanes, l'exemple particulier de M. Tissot ne prouve pas que cette étude soit très-propre à faire de bons chrétiens. Certes M. Tissot possédait bien son Virgile. Le profit religieux a été mince ! Mgr Dupanloup s'est fait admirer en louant ce vieux Tissot. Chacun disait : Comment s'y prendra- t-il? L'Evêque s'en est tiré en célébrant le goût du païen français pour les Muses latines ; il a jeté le voile de la charité sur tout le reste. Devant l'Histoire de la
1 Lib. ni, ep. 64.
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Révolution, que M. Tissot, sans cesser de professerVirgile, a écrite comme il l'avait pratiquée, en jacobin ; devant d'autres productions extra-virgiliennes, le dernier terme, et, si pareil mot pouvait se dire, l'excès de la charité, a été de garderie silence. Virgile s'est rencontré là bien à point!
Oui, sans doute, si Mgr Dupanloup avait eu l'occasion infiniment désirable d'exercer sa charité sur Tissot vivant, Virgile aurait pu servir d'entrée en conversation, comme la tabatière du capucin. De l' Enéide on en serait venu aux Eglogues, à la IVe : Ultima Cumœi venit jam carminis œtas. Justement, Tissot l'a traduite en vers fades, avec une dissertation pour établir que les prédictions de la sibylle ne peuvent s'appliquer au Messie. Nous ne sommes pas embarrassés de ce que Mgr Dupanloup aurait su dire avec sa grande doctrine et son charmant esprit. Virgile manquant ne l'aurait pas laissé court. Il a, Dieu merci, converti assez de gens, rien qu'en leur parlant français ! L'admiration de M. de Salvandy pour ses Extraits de Fénélon et ses autres opuscules, témoigne qu'il a plus d'une arme contre l'incrédulité. La question est de savoir si Tissot, le pauvre vieux remâcheur de bucoliques, aurait pu comprendre, encroûté de soixante-dix ans de littérature. Ah ! le moindre souvenir d'une éducation chrétienne, quelques vestiges de prières sues autrefois, les noms de quelques saints, de quelques martyrs invoqués dans les années de l'adolescence, eussent été d'un grand secours pour réveiller cette âme engourdie ! De quelle voix Mgr Dupanloup le crierait à ceux de ses nouveaux collègues qui voudraient croire que c'est assez de connaître Virgile et les littératures comparées! Pour la vie éternelle, leur dirait-il, ne vous y trompez pas, un peu de catéchisme vaut mieux que beaucoup de littérature.
Quoniam non cognovi litteraturam, introibo in potentias Domini *, chantait David.
' Ps. LXX1, t5, 16.
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Ainsi, la séance n'a pas été si glorieuse pour les classiques profanes et ne leur promet pas un empire éternel. Au contraire, elle constate leur décadence ; même à l'Académie, M. Dupanloup, tout en leur rendant hommage, les place loin au-dessous des livres saints, dont la supériorité, même littéraire, éclatait, comme il a soin de le dire, jusqu'aux yeux malades de Tissot, à travers ses bésicles virgiliennes. M. de Mon- talembert est un des « nouveaux barbares » qui ont encouragé Mgr Gaume. M. de Falloux (nous aimons à le compter déjà de l'Académie) est un de ces hommes du monde que leur sens droit et leur goût naturel préservent de tout fanatisme à l'endroit des longues et des brèves. M. de Sal- vandy, faisant remarquer « la trempe, la puissance, la splendeur à part « du langage de Mgr Dupanloup, en reporte toute la gloire à la Bible. Que d'autres exemples on pourrait citer ! Le progrès est manifeste si l'on remonte à quelques années seulement. Remonte-t-on le siècle, c'est à ne s'y plus reconnaître.
Il faut voir comment ils se mirent à parler des anciens dans l'Académie, sitôt que Bossuet ne fut plus là! Nous recommandons aux partisans des classiques les œuvres légères d'un traducteur de Quintilien, l'abbé Gédoyn, qui sortit du noviciat des Jésuites pour défaut de santé, et qui mourut à soixante-dix-sept ans d'indigestion, ayant été familier de Ninon et l'un des premiers patrons de Voltaire: homme d'ailleurs estimable. Il a laissé un Entretien sur Horace, lu à l'Académie, où il dit avec le plus grand sérieux du monde que jamais poète ne recommanda tant la vertu ni ne l'enseigna si bien. Il y aurait eu querelle entre lui et Tissot, car il met Horace, pour l'enseignement de la vertu, bien au-dessus de Virgile, de Platon, d'Epictète, bien au-dessus de tout. « Horace, ajoute-t-il, dit quelque part 1
1 Hop., Ep., lib. 1.
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« qu'il y a des paroles qui ont la force de guérir les mala- « dies de l'âme ; qu'il y a tel livre qui, bien lu, est souve- « rain pour rendre l'esprit tranquille.... Mais s'il y a un « livre aîi monde duquel on puisse attendre cet effet, c'est « le sien i. » Nous sommes guéris de ce délire. Si l'on demandait aujourd'hui, non pas aux prêtres, mais aux académiciens, quel est le livre souverain pour calmer les maladies de l'âme, la majorité désignerait l' Imitation. Tel serait certainement le vote de M. de Sacy, et probablement celui de M. Cousin. L'excellent abbé Gédoyn n'eût jamais voulu croire que l'on pùt gagner quelque chose à lire ce méchant latin-là.
Plus près de nous, l'entêtement pour les lettres profanes trouva le moyen de surpasser cette canonisation d'Horace. Un des prélats que la Révolution surprit dans les honneurs littéraires, M. deBoisgelin, évêque de Lavaur, successeur à l'Académie de l'abbé de Voisenon,avait fait et publié une traduction en vers des Héroïdes d'Ovide. Difficilement aujourd'hui un ecclésiastique voudrait donner pareille preuve de sa dévotion pour les Muses. Nous savons que M. de Boisgelin avait des talents et des vertus. Toutefois, ce n'est pas cette traduction qui recommande sa mémoire ou comme évêque ou comme écrivain. En général, les gens d'Eglise trop zélés pour le beau latin n'ont jamais pu réussir qu'à montrer trop d'esprit. Leurs œuvres ne sont point entrées dans le trésor de la religion et des lettres. Dieu, voulant se servir de Bossuet, le préserva dès son enfance de la manie qui fourvoyait les études. « II était déjà tout rempli des idées « des poètes et des orateurs, dit le P. de la Rue, lorsque « Dieu déposa comme par hasard une Bible sous ses yeux « et lui fit sentir si vivement l'élévation de cette divine pa- « role au-dessus de tous les discours humains, que ce mo-
1 OExivres diverses de M. l'abbé Cédovn, de l'Acad. fran. Paris, 1845.
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« ment lumineux le frappa pour le reste de sa vie. Il de- « manda le livre et ne cessa point de l'étudier, s'appliquant « cet ordre général du Seigneur au peuple hébreu : Ces « paroles que je t'adresse seront gravées dans ton cœur. Tu « les auras toujours en vue, etc. 1. Ordre qu'il accomplit « depuis littéralement. Quels fruits en tira-t-il 2 ? » D'autres fruits que ceux que fit Horace chez l'abbé Gédoyn.
Observons que ces époques où les ecclésiastiques firent une estime excessive des lettres profanes, ne furent pas les époques brillantes de « l'antique alliance de l'Eglise et des lettres. » Comparez le temps où l'Evêque de Meaux écrivait le Traité de la concupiscence, et celui où l'Evêque de La- vaur traduisait Ovide. D'une part, jamais les lettres n'ont autant respecté l'Eglise ; de l'autre, jamais elles ne l'ont autant méprisée. Et si l'alliance peut se renouer aujourd'hui, ce n'est pas parce que beaucoup de nos prêtres sont nourris de Virgile et d'Homère ; c'est parce qu'ils se nourrissent de l'Ecriture sainte et des Pères, où ils trouvent, avec la grâce de l'esprit, ce qui vaut cent fois plus, la force de la doctrine et du cœur. M. de Salvandy l'a bien remarqué dans sa réponse à Mgr Dupanloup. « On sent un cœur qui « bat sous chacune de vos paroles, une âme qui monte, « qui plane, qui cherche des cieux de plus... Ce langage « n'est pas le votre : il est emprunté à la région où vit (c toujours votre pensée, aux livres qui nous en sont venus, « à leur grandeur d'idées et d'images, à leur mélange de « force intime et d'inépuisable majesté... L'Eglise a le pri- « vilège de puiser sans cesse à la plus grande source du « beau et du sublime qui ait été ouverte aux études de « l'homme. » Il fait noblement entendre que l'Académie n'a pas voulu appeler dans son sein un littérateur, chose, en
1 Deulér., vi, 7,
1 De la Rue, Qraisçm fynÇbre de Bossuet.
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effet, peu rare et qui court les rues : il n'y a vraiment qu'à se baisser pour en prendre ! mais un évêque, c'est-à-dire le représentant d'une puissance à part, toujours plus rivale qu'alliée, lorsque, par le malheur des temps, elle n'est pas dirigeante et protectrice.
M. Ch. Lenormant, faisant une allusion trop facile à saisir, dans son compte rendu de la séance du 9, parle dédaigneusement de « quelques prélats plus expérimentés en théologie qu'en matière de goût i. » Cet atticisme n'empêche pas M. Lenormant de savoir qu'il n'y eut et qu'il n'y aura jamais en ce monde que de très-petits rôles pour les prêtres plus expérimentés en matière de goût qu'en théologie.
Pour conclure,ni les classiques profanes n'ont remporté une victoire, ni personne n'a rien fait et rien voulu faire pour leur en ménager une ; et la question s'achemine doucement, mais constamment, vers une solution toute contraire. « Il « faut le dire aux préjugés qui ont été si funestes et qui « luttent encore, s'est écrié M. de Salvandy ; quelque chose « manque dans une société civilisée, partout où la religion « est absente. » De même, et cela n'est point contesté, quelque chose manque dans une éducation chrétienne, partout où les auteurs chrétiens sont absents. On introduit donc et on introduira de plus en plus dans les études chrétiennes ces auteurs chrétiens, trop longtemps bannis. De plus en plus aussi, l'on se méfiera des lettres profanes. On a déjà commencé, on continuera de leur rogne?' les ongles, suivant le conseil et l'expression de saint François de Sales, qui avertit de les traiter comme les Juifs traitaient les femmes captives qu'ils voulaient épouser 2. Voilà où en sont les choses, partout à peu près où l'enseignement chretien est libre. Cette situation est conforme à la parole que Pie IX a
1 Correspondant, 25 novembre.
2 Lettre à l'archevêque de Bourges,
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prononcée l'an dernier sur le débat qui s'agitait entre les catholiques. Et, depuis lors, jusqu'au moment où nous écrivons, il n'est rien arrivé qui soit digne de remarque, sinon que le pieux et savant abbé Gaume a été élevé aux honneurs de la prélature romaine.
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SUR L'ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE.
28 novembre 1854.
A l'occasion du choléra qui a dévasté son diocèse, et du jubilé qui vient le consoler, Mgr Gerbet publie un mandement qui restera parmi les chefs-d'œuvre de l'éloquence chrétienne. Ordinairement r Univers, en reproduisant ces exhortations des premiers pasteurs, se défend d'y ajouter ses louanges. Il y a une sorte de justice qui n'appartient pas aux inférieurs, et la majesté du caractère épis- copal est'au-dessus des frivoles succès du talent d'écrire. Mgr l'Evêque de Perpignan nous pardonnera de nous affranchir aujourd'hui de cette règle de respect, pour appeler plus spécialement l'attention sur des pages qui surpassent même ce qu'on a coutume d'attendre de lui. Nous ne devons exposer personne à négliger une lecture si propre à produire les fruits qu'il a voulu lui faire porter.
La justice et la miséricorde de Dieu ; ce que c'est que la justice,' ce que c'est que la miséricorde ; comment la justice s'exerce, comment la miséricorde se manifeste et s'obtient ; le secret trop peu connu ou trop peu médité par lequel la justice et la miséricorde sont unies et marchent toujours ensemble : tel est le sujet de ces pages admirables. Les circonstances extraordinaires qui les ont inspirées sont devenues l'occasion d'une leçon qui regarde tous les hommes et tous les temps; leçon à la fois terrible et consolante, sévère comme
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l'arrêt du juge, tendre comme l'avertissement du père, lumineuse comme la vérité qu'elle enseigne, nécessaire à ceux que la crainte accable, plus nécessaire à ceux qui s'endorment dans une fausse sécurité.
C'est bien rabaisser une pareille matière, et l'on pourrait nous en faire le reproche, que d'y chercher aussi une leçon de littérature. Cependant, puisqu'il y a des côtés par où les questions de littérature ont une extrême importance et qu'on affecte de regarder comme « plus experts en théologie qu'en matière de goût1 » les prélats qui font assez peu de cas de toute la beauté profane, il n'est pas inopportun de remarquer que Mgr l'Evêque de Perpignan est un de ces prélats. Il a principalement travaillé à se rendre « expert en théologie, » et il y a réussi, ainsi qu'on l'a vu dans le mémorable concile d'Amiens. Néanmoins, on ne peut guère contester à l'auteur de Rome chrétienne le droit d'opiner en matière de goût. Eh bien ! le goût de Mgr Gerbet est pour les auteurs chrétiens, pour la littérature chrétienne. On trouvera, en l'écoutant, que son style n'en a pas souffert, et que ce style vraiment nourri de la substance des lettres sacrées a un caractère qui ne permet pas de lui en comparer beaucoup d'autres. Voyez comme cette langue est puissante et limpide, comme elle ressemble à tout ce qui est beau sans perdre sa physionomie propre, comme son flot pur aborde la pensée, l'environne, la soulève et l'emporte majestueusement ! Quelle vigueur sans apparence d'effort ! Quel cours rapide sans tapage et sans turbulence ! Les idées viennent chacune à son tour, chacune à son rang, avec ordre et avec concert ; elles se joignent comme les parties d'un même tout : point de confusion, point de heurt, et la main qui les rassemble n'est jamais obligée de s'y prendre à deux fois.
1 Expression de M. Lenormant dans la discussion sur les classiques,
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Est-ce de l'art ? Oui, sans doute. Mais cet art n'est, pas un secret d'école ; cet art est tout simplement le génie de l'écrivain, qui ne s'apprend dans aucune rhétorique, et qu'aucune rhétorique n'apprend même à simuler. Cependant le génie lui-même a besoin d'un maître. Quel a été ici le maître? Le maître a été la foi. Elle a donné ces grandes pensées; elle a donné aussi le courage, la persévérance nécessaires au génie naturel, qui, non content de les avoir reçues, a voulu travailler pour les rendre fécondes en les persuadant. Appelez quelque habile homme, une de ces fleurs d'académie, un de ces experts qui n'ont rien négligé dans leurs études, sauf d'apprendre le catéchisme, et livrez-lui à traiter ce même sujet. Dites-lui de consoler un peuple ravagé par la peste, en an-,nonçant à ce peuple l'ouverture d'un jubilé, d'un temps de prières ; dites-lui de tirer de là des considérations sur la bonté toute-puissante qui a déchaîné le fléau, mais qui maintenant fait couler les eaux douces de l'espérance ; dites-lui de trouver des paroles pour consoler les enfants qui n'ont plus de mère, et les mères qui survivent à leurs enfants ; dites-lui de les incliner sur ces tombes pour y adorer la main qui les a remplies ; dites-lui surtout d'avoir des pensées et un langage qui s'adressent à la fois à toutes les intelligences et à tous les cœurs, au savant et à l'ignorant, à l'humble et au superbe, à celui que le poids de tant de malheurs écrase, et à celui qui, rejetant le fardeau, marche le front levé, armé contre Dieu de sa hauteur stupide... Que fera votre cicéronien ? Que ferait Cicéron lui-même ? Que trouverat-il dans l'Académie, et dans le Portique, et dans les poètes ? Rien ! Toute l'antiquité profane n'a pas un rayon qui éclaire ce mystère de la justice divine ; pas une parole qui puisse descendre avec l'évidence de la miséricorde au cœur de ces malheureux ! Ceux que la rhétorique pourrait consoler n'ont pas besoin d'être consolés; et dès lors qu'a-t-elle à dire aussi pour les instruire ? Discite justitiam moniti et non
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temnere divos ? Voilà une belle raison pour ceux qui ne croient pas en Dieu ou qui font eux-mêmes leur dieu ! La société païenne possédait cette sentence avant que Virgile l'eût formulée ; et c'étaient des lecteurs de Virgile, tous ces grands de Rome qui s'entassaient aux jeux de l'amphithéâtre. Jusqu'au jour où la lumière apostolique vint éclairer ces belles maximes, elles ne furent qu'un stérile assemblage de mots harmonieux ; et la morale païenne n'eut vraiment une vertu, comme les temples païens n'eurent vraiment un Dieu, que quand le Christ y entra.
Retire-toi, rhéteur, disciple vain d'un art frivole ! Loin d'ici ! va porter ailleurs ton clinquant et tes banalités trop vieillies. Ici ce sont de vraies douleurs qui gémissent, il faut de vraies consolations. Laisse parler l'Evêque,l'homme de Dieu, qui connaît la vérité de Dieu. Il saura ce qu'il faut dire à ces âmes désolées et épouvantées ; il le dira comme il le faut dire. Sa voix sera douce aux cœurs brisés, formidable aux cœurs endurcis ; elle s'élèvera parmi ces pleurs, parmi ces obscurités, parmi ces repentirs, parmi ces oublis, avec l'accent qui convient à tant de mouvements et d'états divers de l'âme ; et tous l'entendront, et personne ne l'aura entendue sans devenir plus fort ou meilleur. Voilà la vraie dignité et la vraie beauté de la parole humaine ; voilà la rhétorique que le Christ nous a donnée, et qui a été comme la voile et la rame de la raison, ballottée avant lui sans boussole sur l'océan de ses erreurs.
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UN COURONNEMENT MIXTE.
8 décembre 1854.
Une couronne académique partagée entre un prêtre et un incrédule.— Le P. Gratry. — M. J. Simon. — Réfutation des idées du Correspondant.
Diverses choses nous séparent du Correspondant. Nous ne voyons de même ni en politique, ni en histoire, ni en littérature ; nous ne nous entendons que sur le Credo. C'est pour nous l'objet d'un regret silencieux, pour lui un continuel sujet de guerre. Au nom de la conciliation, dont il est grand zélateur, il nous somme d'abandonner en tout notre avis, de prendre en tout le sien, et particulièrement de nous réjouir, comme il fait lui-même, à tous les mariages mixtes, desquels seuls il espère une postérité catholique. Nous résistons ; il fond sur nous, souvent avec des paroles un peu familières. Bizarre humeur ! S'il trouve quelque chose à reprendre dans toutes nos idées, lorsque nous avons pourtant la même foi, quelle étrange passion d'exiger que nous ne trouvions rien à reprendre ni dans les païens, ni dans les incrédules, ni dans les indifférents !
Les reproches du Correspondant ne sont pas toujours bien réfléchis. Il dit, par exemple, que nous attaquons le régime parlementaire à l'abri d'une législation qui en-
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chaîne le courage de ses défenseurs. Le Correspondant n'est pas seul dans le monde, et tous les défenseurs du régime parlementaire ne sont pas enchaînés. Ils publient chaque matin de violentes apologies de trois ou quatre gouvernements parlementaires acharnés contre la liberté de l'Eglise ; et quand nous voyons en même temps quelles monstruosités les amis les plus honnêtes de ce régime couvrent de leur silence, nous doutons fort que leur courage se propose jamais de l'amender. Mais laissons cela, puisque le Correspondant est chargé de fers. Ecoutons-le sur la question du catholicisme à l'Académie, et sur celle des auteurs profanes. Il est là aussi libre, pour le moins, que nous.
On se souvient de l'un de ces mariages mixtes si chers au Correspondant. Réunis sous le poêle académique, tenu, avec un égal regret peut-être, d'un côté par M. de Monta- lembert, de l'autre par M. Dupin, le livre purement catholique du R. P. Gratry et le livre purement déiste de M. Jules Simon reçurent chacun la même couronne. L'attendrissement ne fut pas universel. Dans un acte épiscopal récent, Mgr l'Evêque de Poitiers, oubliant que le Correspondant avait exprimé une opinion favorable au livre de M. Simon, crut opportun de faire la réflexion suivante, qui soulagea beaucoup d'esprits :
D'illustres assemblées, satisfaites d'elles-mêmes pourvu qu'elles aient laissé poindre leur opposition aux pouvoirs terrestres, s'appliquent à observer d'ailleurs la neutralité entre le parti de Dieu et le parti du mal. Par de soigneuses combinaisons, retenues d'un régime malheureux que Dieu a châtié de son fouet vengeur, on trouve le correctif diligemment placé à côté de tout suffrage dont pourrait s'effaroucher l'impiété ; la philosophie chrétienne, qui montre de son doigt le chemin du ciel, reçoit la couronne ex sequo avec la morale naturaliste, qui n'aboutit qu'à ces vertus dont l'enfer est plein.
Cette appréciation fatigue le Correspondant. Il la déclare
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inexacte, digue des journaux anti-parlementaires, déplorable. Ecoutons sa plainte :
Je ne m'arrête pas au reproche de satisfaction de soi-même, adressé à l'Académie française : on serait satisfait à moins. J'ignore à quelle source remonte la citation des vertus dont l'enfer est plein, des théologiens ont bien voulu m'éclairer là-dessus : mais je ne parle jamais théologie. On aurait pu désirer plus d'égards pour des hommes qui ont volontairement, et afin d'obéir à leur conscience, abjuré toute participation à la vie politique...
Mais ce qu'il y a de déplorable, et. ce qui nous décide surtout a parler, c'est l'erreur que Mgr de Poitiers a commise, quand il a dit que le P. Gratry et M. Jules Simon avaient été couronnés exœquo.
Est-ce parce qu'on leur a attribué la même somme ? Mais l'honneur des couronnes académiques ne se mesure pas à l'argent, ce me semble ; et la prééminence assurée à l'ouvrage du P. Gratry a été proclamée d'une manière trop évidente pour qu'il puisse exister à cet égard la moindre équivoque. Disons-le comme nous le pensons : l'Académie a fait ce qu'elle devait faire; elle a manifesté hautement sa préférence pour une philosophie appuyée sur la religion, et elle a récompensé, dans M. Jules Simon, une morale.très-pure, et tout à fait chrétienne. La morale cesserait-elle d'être bonne parce qu'il lui manque la base de la foi ? Je ne puis, sous ce rapport, que m'en référer à l'excellent article que M. de Fontette nous a donné sur le Devoir de M. Jules Simon. Notre excellent collaborateur a décerné de justes éloges aux principes éloquemment développés dans le livre du Devoir, mais il a exprimé un sentiment de commisération pour la résistance que l'auteur met à tirer la conséquence nécessaire de ses principes. L'Académie, qui n'est pas un concile, pouvait rendre la première moitié de la sentence sans s'occuper de la seconde, et l'on n'aurait des reproches sérieux à lui adresser que si, pour nous servir des expressions de Mgr de Poitiers, elle avait couronné un onvrageie morale naturaliste.
Un spirituel académicien du parti neutre nous a raconté autrement l'histoire. Ce fut un long débat et très-acharné. Les uns ne voulaient point du philosophe, les autres ne voulaient point du religieux. Quand on se fut résigné au partage, nouvel embarras. Qui passerait le premier? Nommer d'abord M. Simon, c'était donner le pas à la philosophie,
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c'était humilier la religion. — Nommer d'abord M. Gratry, c'était donner le pas à la religion, c'était humilier la philosophie. On ne voulait pas humilier la religion, encore moins la philosophie, ces deux soeurs ! Enfin, un homme d'esprit s'avisa de l'ordre alphabétique, trouvaille d'autaut plus précieuse, que dans l'alphabet le G précède l'S, et qu'ainsi M. Gratry, ou la religion, obtenait le premier rang, sans que M. Simon, ou la philosophie, reçût le dernier. C'est la perfection de r ex œquo, et en même temps, sous une apparence plaisante, un procédé de haut éclectisme. Religion, philosophie, morale revélée, morale naturelle, pratique de l'esprit pour aller à Dieu, pratique de l'esprit pour se passer de Dieu, l'essentiel est de ne point choisir, ou Ide laisser ignorer ce que l'on choisit, manière de ne point choisir: quod litterarum. seriem, ordinem ser-val ; mettons tout par ordre alphabétique !
Au fond, le Correspondant n'explique pas autre chose ; et tout de suite après avoir protesté contre l'appréciation de Mgr l'Evêque de Poitiers, il la confirme, en déclarant que le couronnement simultané des deux ouvrages a été une transaction. Seulement, il déclare que l'Académie a fort bien fait de transiger :
« M. Simon avait ses partisans-comme le P. Gratry avait « les siens ; et Mgr de Poitiers, s'il eût fait partie de l'A« cadémie, aurait transigé de la même façon, afin d'assu- « rer à l'écrivain religieux, non une moitié de couronne, « mais la première couronne ( par ordre alphabétique ! ). »
Nous ne voulons pas revenir sur le liwe de M. Simon, après les extraits que nous avons donnés de cet ouvrage, qui renferme une morale très-pure et tout à fait chrétienne, mais qui, pour conclusion, élimine le Dieu des chrétiens. S'il y a des livres dont l'enfer s'accommode, ce sont ces bons livres, où l'on prend au Christ lui-même sa morale, afin de se mieux passer de lui. Le Correspondant rappelle
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qu'il a déploré « la résistance de l'auteur à tirer les consé- « quences nécessaires de ses principes. » Mais M. Jules Simon n'est pas un écolièr. Cette résistance a été réfléchie, méditée, combinée ; elle est l'objet même du livre. Pourquoi? Parce que les conséquences en question ne paraissent pas nécessaires au philosophe ; et il s'est arrangé pour qu'elles ne parussent point nécessaires à ses lecteurs. Or, quelle que soit l'innocence de M. Simon, toujours est-il qu'il ne puise point la notion du devoir à sa vraie source, qu'il n'assigne pas au devoir son vrai but, qu'il établit le devoir dans les conditions dont la passion humaine se joue le plus aisément. Les lecteurs qui découvriront le défaut ou la ruse du livre, peuvent parfaitement se passer des leçons qu'ils y trouveraient : ils ont déjà plus de morale que l'auteur n'en veut enseigner. Pour les autres, pour le grand nombre, c'est une fausse lumière, propre à les tromper sur l'instinct qui leur fait chercher le port de la vérité ; c'est un mauvais livre. Et tel a été sans doute le jugement des accadémiciens qui le repoussaient. Quelle autre raison pouvaient-ils alléguer contre un ouvrage bien écrit, éloquent, académique, rempli dune morale très-pure et tout à fait chrétienne, bien qu'il lui manque la base de la foi ? — Nous ne pressons pas le Correspondant de nous apprendre comment M. Simon a pu édifier une morale « tout à fait chrétienne » en laissant la foi tout à fait de côté. Evidemment le recueil catholique a dit ici plus et autrement qu'il ne voulait dire.
Donc, l'Académie, par transaction, a couronné un ouvrage de morale naturaliste en même temps qu'un ouvrage de philosophie catholique. Voilà le fait, tel que le Correspondant l'établit. Ce n'était vraiment pas la peine de donner une sorte de démenti à la parole d'un évêque.
Il y a peu de maturité encore, à ce qu'il nous semble, dans cette autre assertion : Que si l'Evêque de Poitiers eût fait partie de F l'A cadéîiîie, il aurait transigé de la même façon;
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c'est-à-dire, donné le second prix à M. Simon pour pouvoir doriner le premier au P. Gratry, ou, suivant la version que nous venons de rapporter, donner le second prix à la lettre S, pour pouvoir donner le premier à la lettre G.
Nous ignorons quelles vertus nouvelles on revêt en entrant dans l'Académie ; mais, comme il est à croire que Mgr l'E- vêque de Poitiers n'aurait point couronné l'ouvrage de M.Simon sans le lire, il y a sujet de douter qu'il eût accepté la transaction. Ce n'est point l'usage des évêques d'affirmer en même temps le oui et le non, de ranger le mal et le bien par ordre alphabétique. Vainement on lui aurait dit : l'Académie n'est pas un concile, il aurait répondu ce que tout évêque répondra toujours : Je suis évêque.
Pour terminer son plaidoyer en faveur des transactions, le Correspondant fait valoir ce que nous avons gagné (nous catholiques ) à cet acte de modération. « C'est, dit-il, d'ou- « vrir au livre de la Connaissance de Dieu la porte de bien « des maisons où l'on a plus de confiance dans l'Académie « que dans la paroisse : c'est de préparer tout le monde sans « exception à subir avec émotion l'empire religieux de « Mgr l'Evêque d'Orléans. » Ce dernier mot se rapporte à une description vive de la séance de réception, que le Correspondant résume par un souvenir classique, en disant que « l'éloquence de Mgr l'Evêque d'Orléans a produit dans l'Ins- « titut l'effet de la lyre d'Orphée. » La lyre d'Orphée apprivoisait les monstres et attendrissait jusqu'aux rochers et aux troncs d'arbres :
Mulcenlem tigres et agentem carmine quercus.
Un tel spectacle a dû charmer le Correspondant, et n'eût laissé personne insensible.
Mais, pour en venir au point sérieux, la conséquence la plus heureuse du prodige serait que l'on perdît jusqu'à la
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pensée de proposer aux catholiques des compromis semblables à celui que Mgr l'Evêque de Poitiers blâme et que le Correspondant loue. Car enfin, si l'Académie ne veut ouvrir la porte de « bien des maisons » à un bon livre, qu'à la condition de l'ouvrir en même temps à un livre mauvais, ce n'est pas un procédé fort glorieux pour l'Académie ; et pour les catholiques, c'est un marché qu'ils ne peuvent faire. La vérité ne perd pas ses droits sur eux parce qu'ils sont académiciens ; ils ne sauraient garder la neutralité entre le parti de Dieu et le parti du mal, et se prêter à placer diligemment le correctif à côté de tout suffrage dont pourrait s effaroucher l'impiété.
Allons au fond de cette situation.
Les catholiques qui entrent à l'Académie y sont-ils reçus par faveur, ou à cause de leur mérite ? Si la faveur seule les appelle, elle leur fait ses conditions, ils les acceptent ; et que nous importent ces arrangements privés qui font disparaître le catholique dans l'habit de l'académicien? Mais si, comme personne n'oserait le contester, ils ne doivent le laurier qu'à leurs travaux, à leur éloquence, à leur crédit dans le monde, à leur renom d'esprits cultivés et d'hommes de bien, ce mérite décore l'Académie autant que le titre d'académicien peut les décorer eux-mêmes, et leur constitue des droits que la conseience publique les blâmerait de ne pas exercer.
Quel besoin a Trophime d'être cardinal ? disait La Bruyère, avec assez d'impertinence. Et quel besoin aurait eu Trophime d'être académicien, s'il avait fallu pour cela cesser d'être Trophime ?
Si les catholiques font des livres médiocres, il n'est pas urgent que l'Académie les approuve ; mieux vaut qu'ils apprennent à en faire de bons. Ces bons livres ouvriront les portes sans que l'Académie s'en mêle, et même celles qu'elle aurait barricadées.
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Mais il est urgent que l'Académie ne persévère pas dans son système de couronnements mixtes, qui ferait surgir avant peu le fléau des livres mixtes. Comment le Correspondant ferme-t-il les yeux sur ce péril? Voyant que M. Gratry et M. Simon, avec leurs talents respectifs, que nous ne comparons point, pas plus que leurs principes, ont failli manquer le prix par trop de rigueur chacun en son sens, vingt artistes en philosophie s'occuperont de mixtion- ner les deux ouvrages, afin de conquérir la palme à coup sûr. Le beau profit pour la religion, pour le bon sens public, pour les lettres ! Et que nous aurons bien sujet de nous réjouir, nous catholiques, quand ces ballots, paraphés des noms les plus illustres et les plus autorisés parmi nous, se verront ouvrir « la porte de bien des maisons. où l'on a plus de confiance dans l'Académie que dans la paroisse ! »
Nous étions plus fiers autrefois ! Nous ne sollicitions pas tant d'apostilles, et nous pensions que les vérités catholiques pouvaient se passer de l'onéreuse protection qui leur demande premièrement de savoir se déguiser et se taire. Avons-nous donc perdu-tant de terrain depuis cette époque? La raison qu'on allègue, c'est que nous en avons au contraire beaucoup gagné. Parmi nos adversaires d'alors, un grand nombre sont convertis, ou, dit-on, vont l'être; il ne s'agit que de ne pas les effaroucher.
Nous croyons qu'en effet plusieurs ont ouvert les yeux, que d'autres sont moins hostiles ; des préjugés tombent, des inimitiés se calment, des raisons s'élèvent, des consciences triomphent. Dieu n'a pas inutilement envoyé le sévère avertissement des révolutions. Ces formidables tempêtes, mettant à nu les bases de l'ordre social, ont aussi révélé l'effrayant travail qui les mine ; on a fait des réflexions souvent victorieuses, et qui tourmentent encore ceux-là mêmes qui .s'efforcent de les oublier.
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Mais parce qu'un certain nombre d'hommes d'esprit ont fait quelques pas vers la vérité, est-ce que la vérité est tenue d'achever [le chemin, et d'aller les rejoindre au point où il leur plaît de s'arrêter ? Parce que M. Thiers et M. Cousin ont eu peur de M. Proudhon, faut-il accorder à M. Thiers qu'il a trouvé les fondements de la propriété, et à M. Cousin que la vérité réside tout entière et toute pure dans la Profession de foi du vicaire savoyard? Ce serait les trahir que de leur laisser croire qu'ils ont pris un bon poste de combat; ce serait trahir plus encore tous ceux à qui leur talent le persuaderait. S'ils ne peuvent pas subir la discussion sans s'effaroucher, sans menacer de retourner d'où ils sont venus, ils n'ont pas marché vers la vérité, ils ont changé d'erreur.
Pour notre compte, nous croyons qu'il y a plus de fonds à faire et sur la force de la vérité, et sur la vigueur d'esprit et la droiture de cœur des hommes qui ont commencé de voir la vérité. Le seul procédé qui soit digne d'eux n'est pas de chercher à les séduire, mais de leur montrer et de leur déclarer hautement qu'on veut les vaincre. Voilà l'honneur qu'il faut faire à leur talent et qui peut toucher leur orgueil. C'est à quoi ils connaîtront que nous nous sentons inexpugnables. Disons-leur que nous ne sommes pas comme eux les inventeurs de nos doctrines ; que nos doctrines, à nous, sont des dogmes dont nous répondons sur notre âme et dont nous n'avons pas une parcelle à livrer, même pour sauver nos jours ; qu'on n'entre pas dans la vérité par la brèche, mais par la porte, qui n'est autre que l'Eglise de Jésus-Christ ; qu'ils nous trouveront toujours à cette porte pour les recevoir, mais toujours sur les murs pour les repousser : aucun esprit sérieux ne peut s'offenser de ce langage ; et comment pouvons- nous mieux servir la vérité et combattre l'erreur avec plus de ménagement et de courtoisie, qu'en plaçant entre l'une
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et l'autre cette chose si simple, mais si auguste et si éloquente, la foi? Et videns Jesus fidem illorum, dixit para- lytico... Surge.
L'Académie exerce sur l'esprit public une certaine influence, qui peut devenir assez considérable, dont la religion peut souffrir, dont elle peut profiter. C'est pourquoi, sans doute, l'on voit des catholiques éminents se mettre en peine d'obtenir le titre d'académicien. S'il n'y avait que le décor et la prébende, ils laisseraient cela aux écrivains de profession ; et ce qui se ferait dans le sein de l'Académie les intéresserait tout autant que ce qui peut se passer dans le sein de la Société des gens de lettres. Mais ils voient là un centre d'idées, et ils y vont. Ce centre, assez dormant à l'heure qu'il est, cherche manifestement à se réveiller et à prendre cours. Ira-t-il du côté de la philosophie ? Ira-t-il du côté de la religion ? Les deux influences se dessinent et se balancent. Le compromis qui nous occupe est le résultat de leurs efforts opposés, et semble indiquer que l'Académie, entre le mal et le bien, prendrait volontiers un moyen terme, qui serait l'indifférence. Peut-être ne faudrait-il que l'applaudir un peu pour qu'elle s'en tînt là. Hé bien! à notre avis, ceux qui l'y engagent, tentés d'y voir un progrès sur l'esprit qui couronnait, il y a douze ans, l'apologie de Voltaire, tombent dans une erreur très-préjudiciable aux intérêts de la religion, funeste aux intérêts mêmes de l'Aca.. démie.
En ce qui concerne les intérêts de la religion, nous venons de le montrer : en ce qui concerne les intérêts de l'Académie, l'indifférentisme est pour elle l'anéantissement même. Au lieu de donner une impulsion, elle flotte pauvrement à la suite de tout. On peut la défier d'avoir une action littéraire, si elle n'a pas une doctrine morale quelconque. Qu'elle choisisse donc, que ses amis l'obligent à choisir. Nous n'ayons, pour notre part, aucune inquiétude sur le choix, et
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nous osons dire qu'elle n'en peut faire un qui nous soit dangereux. A peu d'exceptions près, tout ce qu'elle renferme de plus capable répugne à l'impiété, surtout à ce vieux philosophisme qui n'a plus dans le pays que des voix ignorantes et grossières, dont le journal le Siècle est l'écho. Elle rie peut ni ne veut aller de ce côté-là. Mais, enfin, le voulut-elle : d'une part, nous échapperions à ses fausses douceurs ; de l'autre,elle s'affaiblirait beaucoup. Il suffit de jeter les yeux sur la liste des aspirants où elle devrait alors faire ses recrues. Le choix est entre le feuilleton, le vaudeville et le socialisme. Quelle agréable compagnie offriraient aux anciens ces nouveaux immortels ! Mais pour nous, nous n'aurions rien à craindre de l'Académie ainsi composée. Elle deviendrait un séjour insupportable, où le Dictionnaire ne serait plus en sûreté, et que l'opinion submergerait bientôt.
Cet article est déjà bien long : nous ne dirons qu'un mot de la question des classiques. Le Correspondant y revient toujours, et toujours d'un ton trop animé, sans prendre garde aux arguments dont il se sert et sans régler sa valeur. Tel est le pieux Enée :
Arma amens capio, nec sat rationis in armis.
Parlant donc de « la croisade des iconoclastes modernes « contre les modèles du vrai goùt littéraire, » il déclare « que Mgr d'Orléans a donné une leçon à ceux qui, ne « s'observant pas assez eux-mêmes par rapport à la déca- « dence de la bonne éducation parmi nous, se persuadent « que le zèle suffit à tout et qu'il n'y a pas d'inconvénient « à blesser les sentiments et la délicatesse, pourvu qu'on « ait pour objet la gloire de Dieu et le triomphe de la vé- « rité. Erreur capitale, etc. » Ce qui signifie, si nous comprenons bien, que les adversaires des classiques sont des gens mal élevés. Argument qui a l'inconvénient de blesser les
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sentiments et de choquer la délicatesse, et qui malheureusement n'est pas le seul de ce genre dans l'improvisation du Correspondant.
Pour nous, nous respectons les partisans des classiques par rapport à leur bonne éducation comme par rapport à leurs bonnes intentions ; mais il y a une chose dont nous ne cesserons de demander l'explication à ces amateurs « du vrai goût littéraire : » d'où vient donc la petite qualité de leur français?
Avant d'entamer l'éloge des païens, le Correspondant prie ses lecteurs de lui permettre « la citation d'une anec- « dote qu'il a des raisons pour savoir rigoureusement « exacte. » L'anecdote n'est pas des plus curieuses; cependant, écoutons ce récit fait par un écrivain nourri « des vrais modèles, » et qui donne des leçons de goût :
Un professeur qui, depuis dix ans, faisait une suppléance laborieuse, sollicitait son installation définitive, et, en conséquence, il faisait ses visites aux divers membres du corps qui, le cas échéant, aurait été chargé de dresser la liste des candidats. Vous dire ce que, chemin faisant. il avalait de couleuvres, ce serait une chose impossible. Il avait fait un bon et brillant service, mais on lui reprochait de ne pas nourrir une passion ardente à l' égard des privilèges de l'Université, et c'était assez pour l'exclure impitoyablement. Il arrive un beau matin chez un académicien vénérable qui le reçoit (passez-moi la vulgarité du proverbe) comme un chien dans un jeu de quilles. Le candidat, qui ne laisse pas d'avoir son franc-parler, oublie son rôle de suppliant pour riposter avec quelque vivacité aux reproches qu'on lui adresse. On était au plus fort de la querelle, lorsque la dame du logis, douce et respectable personne, le modèle des épouses et des mères, se montre dans le cabinet de son mari. Un rayon d'espoir pénètre alors dans l'âme du solliciteur : cette dame revenait de Saint-Roch et du sermon ; elle avait entendu M. l'abbé Dupanloup ! — Le candidat respire tout à fait. « Oui, ajoute-t-elle, je voulais savoir ce que ces gens-là disent de nous ! » Le candidat, moitié souriant et moitié désespéré, prend son chapeau et se retire. Il va sans dire que sa présentation comme professeur n'eut pas lieu.
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L'atticisme de cette narration nous rappelle une autre histoire, que Cicéron a recueillie :
Un Lesbien, nommé Théophraste, s'était mis en tête d'attraper toutes les grâces du langage attique. Il s'établit à Athènes, et y demeura longtemps, uniquement occupé d'apprendre le fin grec. On ne voyait que lui au théâtre, sur la place publique, dans les écoles, chez les grammairiens et chez les beaux esprits ; enfin il se flatta que rien ne le distinguait plus des autres habitants de la cité de Minerve. Or un jour qu'il débattait avec une vendeuse de légumes le prix de quelques herbes qu'il voulait acheter, cette femme, lasse de ses instances, fixa la somme, et lui dit : « Etranger, « marchandez tant qu'il vous plaira, vous ne l'aurez pas à « moins. » Le bon Théophraste fut surpris de voir qu'après tant d'années consacrées à l'étude des vrais modèles, il n'était toujours qu'un étranger.
Nous ne craignons pas d'offenser le rédacteur du Correspondant en le comparant à Théophraste, homme de grand mérite malgré son accent ; et ce conte, dont il peut tirer la moralité, sera notre réponse à ses apologies des anciens.
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LA PRINCESSE ZÉNAÏDE BONAPARTE.
11 décembre 1854.
Les obsèques de la princesse Zénaïde Bonaparte, célébrées à Rome, il y a quelques jours, ont été l'occasion d'un nouveau tribut de regrets et d'hommages payé par la société romaine à une femme qu'elle admirait et qu'elle vénérait. La princesse Zénaïde a donné toute sa vie l'exemple de la bonté, de la modestie, de la charité ; elle est morte avec cette gloire éclatante et douce d'avoir été, dans le plus haut rang, tout à la fois une femme très-distinguée par son esprit et une humble femme, accomplissant avec une pieuse exactitude tous les devoirs d'épouse, de mère et de chrétienne ; ce qui est en peu de mots l'abrégé d'une vie vraiment héroïque. Tel était l'éloge que toutes les bouches prononçaient et qui sortait de tous les cœurs.
Elle était née miséricordieuse et compatissante. Elevée à l'ombre du trône impérial, fille du roi Joseph, nièce de Napoléon, cet éclat ne lui cachait pas les pauvres et ne les éloignait pas d'elle. Toute infortune savait le chemin de son cœur. Encore enfant, lorsqu'elle avait donné l'argent qu'elle possédait, elle donnait ses dentelles et ses parures, ne pouvant se résoudre à renvoyer un malheureux, les mains vides. Une piété naturelle lui inspirait cette' charité. Quand vinrent les jours de l'adversité,—ils vinrent de bonne heure et
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ils furent longs dans sa courte vie, — la même piété l arma de ce digne courage par lequel les grands cœurs s'élèvent à mesure qu'ils voient baisser la fortune. La nièce de Napoléon, réduite à la condition privée, n'en eut que plus manifestement les vertus qui eussent honoré le trône. Elle continua d'ouvrir aux pauvres une main libérale, et d'opposer aux douleurs de la vie une grandeur et une douceur d ame qui étaient le charme et l'étonnementde ceux qui la voyaient. Elle avait cultivé avec le même zèle son esprit, fait pour toutes les connaissances, et son cœur, formé pour toutes les vertus. Mais le mobile de tant d'efforts n'était pas le désir d'éblouir le monde ; c'était, après l'amour de Dieu, l'amour maternel qui les inspirait : elle voulait se rendre digne d'élever ses enfants. Elle les avait tous nourris de son lait; elle voulut aussi les nourrir tous de sa raison, de sa piété, de son cœur, les éclairer de ses lumières. Voilà le but de ces études, qu'elle poussa jusque dans les sciences. Elle était musicienne très-habile et connaissait à fond plusieurs littératures. On a d'elle un charmant recueil de traductions allemandes, intitulé : Album germanique, imprimé par les soins de son beau-frère le prince Napoléon ( frère de l'Empereur), qui lui dédia son histoire du Sac de Rome.
Mais le grand et principal ouvrage de la princesse Zénaïde, celui qu'elle demandait sans cesse à Dieu de bénir, ce fut l'éducation de ses enfants. Elle y réussit au gré de ses désirs ; elle fit d'eux des hommes de mérite, et, ce que sa sagesse estimait davantage, de vrais chrétiens. Avant sa mort, elle a eu la joie de voir son second fils, le prince Lucien, dans le moment où Dieu renouvelait les splendeurs de sa famille et lui ouvrait si larges toutes les voies de la grandeur humaine, choisir un chemin plus auguste que celui du trône et renoncer au monde pour revêtir la livrée de Jésus-Christ. Noble vocation et vraiment royale, prise sur les genoux de cette admirable mère, qui n'avait pas voulu que ses enfants
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apprissent à connaître la religion d'une autre bouche que la sienne.
Avant cette dernière joie, qui précéda de peu son dernier jour, la princesse Zénaïde avait comme épuisé la coupe des douleurs. Elle avait vu mourir en quelques années sa meilleure amie, la princesse Charlotte, sa sœur ; le roi Joseph, son père ; puis sa mère, et enfin un de ses fils. La foi lui fit tout accepter de la main de Dieu, et recevoir. tant de coups amers sans perdre cette sérénité que l'on-admirait. Elle mourut ainsi, dans le calme courageux où elle avait vécu, laissant une renommée de vertu et d'honneur qui ajoute à la gloire de son nom et qui console ses enfants, parce qu'ils savent où est leur mère et quel chemin ils ont à suivre pour la retrouver.
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LE SIÈCLE DÉNONCÉ.
22 décembre 1854.
Outrages du Siècle contre la religion catholique. — On demande qu'il soit rappelé au respect.
Parmi les conséquences les plus heureuses du 2 décembre, nous signalions à la reconnaissance des catholiques, celle- ci : « Le blasphème public, disions-nous, a cessé 1. » En effet, la presse révolutionnaire, pendant quelque temps, se montra très-retenue à l'égard de la religion ; et ce fut pour nous un des meilleurs symptômes du raffermissement de la vérité sociale.
Cet avantage n'a pas été de longue durée. Après avoir sondé le terrain en divers sens et fait diverses expériences pour reconnaître contre quelles sortes de principes et de doctrines, contre quelle espèce d'autorité elle pouvait reprendre le combat, cette presse qui s'est condamnée à ne vivre que d'attaques contre les choses établies et dignes de respect, comprit qu'elle n'avait rien à entreprendre contre les pouvoirs politiques et civils; mais elle crut reconnaître que le champ lui restait plus libre contre les pouvoirs religieux. Elle s'y jeta avec une extrême ardeur ; et s'enhardissant tous les jours, elle est arrivée en peu de temps à ne garder
1 Voyez tom. V.
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aucune mesure, ni envers les choses ni envers les personnes.
Le Siècle a. naturellement le pas dans cette guerre, où l'avantage appartient toujours aux raisons les moins élevées et aux esprits qui ont reçu le moins de culture. Quand M. Thiers reste dans la situation d'esprit qui lui a fait écrire le livre de la Propriété, quand M. Guizot ne parle qu'avec respect de l'Eglise romaine, quand M. Augustin Thierry corrige loyalement ses ouvrages, quand M. Cousin s'exprime de manière à obtenir quelque louange de nos évê- ques, quand l'Académie partage ses couronnes entre un libre penseur décent et un religieux qui n'a rien fait pour acheter ses complaisances, les rédacteurs du Siècle reviennent aux idées, aux arguments, au grossier rire du libéralisme de 1828. C'est une arme indigne, mais c'est la plus facile à manier, et malheureusement la plus sùre.
Comme le Siècle se distingue entre les journaux irréligieux, M. Pelletan se distingue entre les rédacteurs du Siècle. Cet écrivain adresse à M. Jules Janin, du Journal des Débats, des lettres sur le parti dévot, dans lesquelles se résume parfaitement, pour le fond et pour la forme, toute cette guerre. Lundi dernier, il en a paru une sur le miracle de la Salette. Voici en quels termes l'auteur parle de Mgr l'ancien Evêque de Grenoble :
Depuis longtemps déjà le parti dévot, dans le diocèse de Grenoble, éprouvait le besoin d'un miracle. L'occasion était bonne pour tenter l'opération. L'Evêque était un vieillard de quatre-vingts ans. Dieu nous préserve, mon ami, d'atteindre cet âge, car nous pourrions bien ne plus savoir ce que nous dirions.
Cet évêque, Bruillard de son nom de famille et Philibert de son prénom, infiniment recommandable, infiniment respectable d'ailleurs, avait, comme vous comprenez, la tête légèrement affaiblie. Une partie de la garnison avait déménagé, si bien que depuis il a cru devoir donner sa démission par raison de santé.
Le miracle est poli de sa nature. Sitôt que vous lui témoignez le moin-
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dre désir, il arrive aussitôt, un peu plus tard peut-être; mais enfin il arrive; et au besoin il répare amplement le temps perdu.
Sœur Philomène était attaquée d'une maladie morale. Un jour, en désespoir de cause, elle prend de la poudre de François Régis. Connaissez-vous cette poudre de perlimpinpin ? Immédiatement la drogue produit son effet. Sœur Philomène sort de son lit, marche, mange, boit. ressuscite enfin complètement à l'existence. Voilà le miracle demandé.
La lettre fort longue, toute du même ton, n'est encore qu'un prologue. A la fin seulement l'auteur arrive au fait de la Salette, qu'il présente sans façon comme une habile escroquerie :
Alors paraît sur la scène une autre thaumaturge, plus habile ou plus heureuse, et le miracle, trois fois manqué, réussit enfin ; réussit, entendons-nous, en ce sens qu'il rapporte, bon an, mal an, cent mille francs à l'inventeur.
Cette thaumaturge porte sur la terre, en attendant mieux, le nom de mademoiselle Lamerlière.
Telle est la polémique du Siècle. Nous avouerons qu'elle nous laisse sans défense. Ce que nous pourrions répondre, le Siècle le sait aussi bien que nous. Il s'appuie sur un pamphlet rédigé par un malheureux prêtre, qui, interrogé devant l'officialité diocésaine, n'a pas pu se justifier et s'est en partie rétracté; son livre a été non-seulement condamné, mais réfuté par Mgr Ginouilhac, évêque actuel de Grenoble, et l'un de nos plus savants prélats. Nous avons publié cette condamnation et cette réfutation. Le Siècle l'a donc lue ; il n'en tient aucun compte. Il ne veut pas discuter, comme il le prétend, mais injurier et diffamer
Quand même nous pourrions consentir à discuter, soit avec le Siècle, soit avec d'autres, les jugements d'une autorité compétente, il y a là un tel mépris de toute équité dans la discussion, un tel parti-pris et une volonté si nette d'outrager l'Eglise, que nous devrions encore y renoncer.
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Nous avons quelquefois essayé d'amener ces adversaires à un débat raisonnable et positif sur les faits dans leur réalité, sur nos doctrines telles que nous les professons. Nous n'avons jamais obtenu d'eux que des divagations offensantes contre nous et surtout contre l'Eglise. Ils nous accusent de vouloir les brûler, de vouloir les abêtir; ils parlent de Ravaillac, de l'inquisition, de la Saint-Barthélemy, de Tartufe; ils y joignent des protestations de leur respect pour l'Evangile, pour la religion, pour les évêques, et ils se sauvent, comme la seiche, à la faveur de ce limon qu'ils ont répandu.
Ce que nous avions à faire dans la circonstance présente,
et ce que nous avons fait, c'était de protester contre une polémique qui a pour unique but de vouer la religion au mépris d'une foule ignorante ; de la rendre odieuse, d'appeler le ridicule et le déshonneur sur l'autorité des évêques.
Et comme ce fait est un de ceux qui méritent, à notre avis, non pas qu'on les discute, mais qu'on les réprime, nous avons formé le vœu qu'il fût réprimé.
Le Siècle crie que nous le dénonçons. Sans doute. Nous faisons contre lui, en ce moment, ce qu'il fait contre nous toutes les fois qu'il parle de nous. Il nous dénonce comme des fous, comme des égorgeurs, comme des hypocrites qui, sans aucune foi et sans aucune probité, uniquement pour se faire subventionner par quelques milliers de niais, veulent brûler la moitié du genre humain et abêtir l'autre. C'est là ce qu'il persuade à soixante ou cent mille lecteurs, la plupart de portée d'esprit à le croire. Nous le dénonçons comme un ennemi systématique de la religion, qui l'attaque sans cesse, qui la calomnie sciemment par des moyens et dans des régions où aucune discussion ne peut atteindre.
Nous nous dénonçons donc réciproquement. Il y a pourtant cette différence que nous dénonçons le Siècle à une auto- \ ri té régulière, froide, probablement aussi peu malveillante j
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pour lui que pour nous, qui peut apprécier son délit et qui ne le condamnera pas sans l'entendre ; tandis que lui nous dénonce à ce qu'il appelle le peuple, c'est-à-dire à des gens qu'il enivre soigneusement d'ignorance et de haine contre nous, qui prendront à la lettre toutes ses accusations, qui ne connaîtront jamais un mot de nos réponses, et qui savent d'avance que nous voulons les brûler ou tout au moins les ramener à l'esclavage et au droit de seigneur. Voilà les juges devant qui le Siècle instruit notre procès.
Ce qui n'empêche pas le Siècle de nous dénoncer aussi, en attendant mieux, à l'autorité régulière, à laquelle il a soin de rapporter que nous offensons la Constitution par nos observations sur les « principes de 89 ».
La Presse vient en aide au Siècle, assure que nous sollicitons la suppression et l'extermination de ce journal. Non. Il n'est pas nécessaire de demander tant. Nous sommes convaincus que le Siècle n'est pas plus disposé à mourir pour ses idées anti-religieuses que pour ses idées anti-politiques. La législation sur la presse fournit des moyens plus doux de lui faire entendre raison. Il ne faut qu'un mot bien dit. Aussitôt il trouvera. le moyen d'être en religion ce qu'il est en politique, très-hostile, mais suffisamment respectueux. Que le Siècle soit aussi réservé à l'égard de la religion qu'il l'est à l'égard de l'administration ; qu'il ne se permette pas contre un évêque ce qu'il sait si bien s'interdire contre un préfet ou contre un commissaire de police ; qu'une ordonnance épiscopale en matière de foi obtienne de lui le même respect qu'un arrêté préfectoral en matière de voirie. Nous bornons là nos désirs.
Cette législation que l'on nous reproche d'invoquer et qui est notre seul refuge, pèse sur nous comme sur les autres. Elle met plusieurs choses à l'abri de nos observations et de nos critiques; et nous ne dissimulons pas qu'en invoquant publiquement sa protection (nous rougirions de le faire au-
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trement), nous risquons de nous attirer ses coups. Mais le moment est venu de savoir ce qu'elle interdit et ce qu'elle tolère en matière de contestation religieuse, et si, lorsque nos pontifes, notre croyance, les actes les plus respectables de l'autorité spirituelle qui nous régit, sont exposés à de tels excès, nous n'avons qu'à nous taire, parce que tout ce que nous pouvons dire pour les défendre ne fait qu'exciter des redoublements plus injurieux de cette fureur contre laquelle ils sont sans protection.
La question est là tout entière. C'est une ruse familière aux écrivains que nous combattons de prendre toujours dans leur propre imagination les principes qui nous font agir. Ils diront que nous voulons leur imposer notre foi aux miracles. Point du tout. Usez de la liberté de nier, de discuter; cela vous regarde, c'est un compte que vous réglerez avec Dieu. Nous pourrons vous plaindre, nous ne nous plaindrons pas. Nous ne songeons pas davantage à nous plaindre nous-mêmes des offenses personnelles que nous rece- vous de vous, et nous vous permettons à cet égard tout ce que vous vous permettez.
Ce que nous vous contestons, c'est le droit d'outrage et de calomnie contre les hommes et contre les choses que nous devons faire respecter, sous peine de manquer à tous nos devoirs et de rougir de nous-mêmes. Ici, vous insultez, vous calomniez dans des actes de leur autorité deux évêques, le savant pontife qui gouverne l'Eglise de Grenoble, le vénérable vieillard qui l'a précédé sur ce siège, et dont les derniers actes ont été accomplis avec la prudence et la maturité sainte de l'homme qui va rendre compte à Dieu de son épiscopat. Vous représentez l'ancien évêque comme « une tête affaiblie,» comme un homme frappé d'imbécillité; le nouveau comme complice d'une escroquerie. C'est ce que nous ne souffrirons pas, tant que nous aurons une voix pour demander qu'on vous interdise ces violences et
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qu'on vous ôte ces armes contraires au droit des gens. Nous ne discuterons pas. On ne met pas en discussion dans une société chrétienne le respect pour l'autorité religieuse, ni dans aucune société civilisée le respect pour les vieillards, contre des procédés qui ne sont ni discutables ni tolérables. Nous protesterons, et nous demanderons ou qu'on vous impose le respect, ou qu'on nous impose le silence.
24 décembre 4854.
Le Siècle, quand il est en contestation avec nous, ne se fie jamais à l'intelligence de ses lecteurs et se garde de mettre sous les yeux nos paroles mêmes. Il en fait une analyse appropriée aux réfutations qu'il médite. Nous n'avons pas de raison pour redouter à ce point sa dialectique, et nous le laissons parler.
L'Univers est blessé à l'aile; il n'a plus ce matin son aplomb, son outrecuidance habituelle. Il est si pâle et si décoloré que, par pitié, nous ne devrions peut-être pas le chasser de sa dernière embuscade.
L'Univers ne demande plus la suppression de notre feuille. Que de bonté! quelle excessive indulgence ! Ce que l' Univers demande, c'est que de temps en temps nous recevions des avertissements. Deux avertissements conduisent à la suspension, et la suspension à la suppression. Qui veut la fin veut les moyens. Il n'est pas possible de mettre plus de grâce, plus de bienveillance dans ses procédés. Dire maintenant que 1.1 Univers est violent, c'est certainement une calomnie, une diffamation.
Il faut cependant bien que nous constations un progrès dans les doctrines du parti ultramontain. Cen'est plus seulement le Pape qui est infaillible, c'est maintenant tout évêque. Tout évêque pourra, nous ne disons pas faire des miracles, mais bien déclarer des miracles; et tous ceux qui les contesteront ne seront plus seulement des hérétiques. Ils seront déférés ç&vV Univers au pouvoir séculier, qui devra nous imposer silence, car il serait trop difficile rie nous imposer du respect pour les faits con-
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testés par un grand nombre d'ecclésiastiques qui ne se sont pas rétractés, que nous sachions, malgré les obsessions et les menaces de tous genres.
Quant au manque de respect de notre collaborateur envers un vieillard, envers un évêque, nous le contestons. On peut dire, même d'un évêque, qu'affaibli, par l'âge, il s'est retiré à quatre-vingt-deux ans pour cause de santé, sans lui manquer de respect.
Enfin, on peut parler en riant des mystères de la Salette quand on a entre les mains l'enquête consciencieuse à laquelle on s'est livré sur ce prétendu miracle. Puisque l'Univers veut en faire un article de foi, en attendant qu'un concile ait prononcé, nous userons du droit qui nous appartient de confondre l'imposture ; nous mettrons sous les yeux de nos lecteurs le récit de toutes les circonstances du miracle. Nous les puisons dans un livre qui peut être mis à l'index, mais qui n'en a pas moins dans le pays une irréfutable notoriété. — E. de La Bédolière.
Si le Siècle est content de notre langage, nous commençons à n'être plus si mécontents du sien. Il voit qu'il a été trop loin. Si nos avertissements ont suffi et s'il en garde la mémoire, nous serons charmés de n'avoir pas à réclamer qu'il en reçoive d'autres. Nous ne désirons pas sa mort, mais son amendement.
Quelques observations nous paraissent nécessaires pour le confirmer dans les bonnes dispositions où nous croyons le voir.
Après avoir raconté que le « parti dévot, » dans le diocèse de Grenoble, « éprouvait le besoin d'un miracle, » — se réservant de dire plus tard dans quel but, — il ajoute :
L'occasion était bonne pour tenter l'opération. L'Evêque était un vieillard de quatre-vingts ans. Dieu nous préserve, mon ami, d'atteindre cet âge, car nous pourrions bien ne plus savoir ce que nous dirions 1 Cet évêque, Bruillard de son nom de famille et Philibert de son prénom , infiniment recommandable, infiniment respectable d'ailleurs, avait, comme vous comprenez, la tête légèrement affaiblie. Une partie
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d e la garnison avait déménagé, si bien que depuis il a cru devoir donner sa démission par raison de santé.
Suivant le Siècle, on peut dire cela d'un évêque sans lui manquer de respect. Nous, nous ne trouvons pas cela suffisamment respectueux.
L'offense nous paraît d'autant plus grave que le but de ces plaisanteries est de présenter le miracle comme une escroquerie audacieusement pratiquée grâce à l'affaiblissement d'esprit de l'ancien évêque, et continuée avec l'assentiment de l'évêque actuel, lequel en déclarant le fait véritable, a autorisé la dévotion de ses diocésains. M. Pelletan dit, en effet :
Alors paraît sur la scène une autre thaumaturge, plus habile ou plus heureuse, et le miracle, trois fois manqué, réussit enfin ; réussit, entendons-nous, en ce sens qu'il rapporte bon a.n,.mal an,cent mille francs à l'inventeur.
C'est là ce qui nous paraît intolérable.
Il ne s'agit pas de discussion. Le Siècle n'en veut pas. La discussion a eu lieu à Grenoble, devant l'autorité compétente. Les documents en sont publics ; elle a eu un résultat, le mandement de Mgr Ginouilhac, qui discute, réfute et condamne le pamphlet que le Siècle analyse et envenime.
Le Siècle évite scrupuleusement de parler de ce mandement. Il a le droit, dit-il, de confondre l'imposture. Mais l'imposture, c'est précisément sa pièce justificative ! Il commet lui-même sciemment une imposture, lorsqu'il cache à ses lecteurs la réfutation dont cette pièce a été l'objet ; et par sa confiance obstinée, il accuse l'évêque actuel de Grenoble d'être un imposteur, comme il a accusé l'ancien évêque d'être tombé en imbécillité.
Nous contestons encore qu'il ait ce droit-là, et nous de-
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mandons qu'on lui fasse savoir qu'il ne l'a pas. Il sait aussi bien que nous que cela est praticable sans le mettre en péril de mort.
Il y a des lois qui interdisent l'outrage aux cultes ; à côté des lois, il y a une pratique qui protège sagement le respect dû aux actes de l'autorité. On a averti des journaux pour avoir attaqué des arrêtés de préfecture et de mairie, des règlements de police ; pour avoir offensé la mémoire d'un personnage historique. Nous trouvons que l'honneur des évêques, la dignité du culte, la foi des peuples méritent le même souci.
NOTE. Ces articles soulevèrent contre l'Univers un orage à peu près général et très-violent, où les journaux catholiques de Paris et des provinces parurent avoir une intention particulière de se distinguer. Non- seulement la Gazelle de France et l'Union, mais Y Ami de la Religion lui- môme, alors dirigé par M. l'abbé Cognât, vinrent au secours du Siècle. C'était, disaient-ils, un scandale d'entendre ainsi, en plein dix-neuvième siècle, faire appel au bras séculier. Cette espèce d'émeute donna lieu de remonter aux principes sur le droit de discussion, et ce fut l'objet des articles suivants. Par une rencontre piquante, au moment où je les réimprime, l'Ami de la Religion m'accuse longuement d avoir méconnu et transgressé les règles de l'encyclique Mirari vos,auxquelles j'avais dû moi-même le rappeler. (Septembre 1856.)
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LES ALLIÉS DU SIÈCLE DANS LA PRESSE RELIGIEUSE.
6 janvier 1855,
La presse a été libre longtemps ; elle ne s'est pas fait estimer. A qui la faute ? A ces prétendus écrivains qui, n'étant nés ni pour penser ni pour écrire, fanatiques ou mercenaires, ennemis naturels de toute discipline et souvent de tout travail, contents de s'être rendus experts dans les mauvaises rubriques de la profession, visaient à se créer par la terreur une importance qu'ils ne pouvaient attendre de leur esprit et qu'ils auraient craint de demander à l'étude. Ils se prétendaient partisans de la libre discussion. C'est leur pratique de la libre discussion qui a fait condamner la presse au silence. Ils entendaient la discussion de manière à se faciliter la besogne, mais de manière aussi à révolter toutes les consciences et à ruiner tous les principes. L'heure de la justice est venue. On leur a dit de se taire, et tout a été dit.
Ils avaient annoncé que si pareille chose arrivait, le monde tomberait dans la nuit. La chose est arrivée, et le jour n'a pas baissé.
Mais ces écrivains, devenus très-scrupuleux dans leurs limites politiques, croient voir que les questions religieuses ne sont pas si sévèrement gardées. Ils talent le sol, ils avan-
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cent: point d'obstacles ! aussitôt ils se précipitent. Hardis contre Dieu seul! Et les voilà sur ce terrain, tels et pires qu'on les vit autrefois partout. Ils peuvent être contraints, ils ne peuvent s'amender ! Même style, même habileté, même mépris systématique des faits et des personnes. Ils ont bien retrouvé ce qu'ils appellent la libre discussion.
Cette sorte de discussion n'a jamais été légitime. Parmi les pouvoirs les plus imprévoyants, aucun ne l'a permise contre lui-même. En dépit de toutes les formules de liberté, sous tous les régimes, il y eut des lois ou des règlements pour mettre l'autorité à l'abri de certains outrages contre lesquels aucune discussion ne peut rien. Si un pauvre fou, un homme pris de vin et de colère, s'avise de vociférer son opinion par les rues, on l'arrête et on le mène au violon, non pour son opinion, mais pour son délit. La liberté d'opinion n'est nullement atteinte par cet acte de bonne police. Le Siècle paraît le lendemain.
Pourquoi la vocifération impie aurait-elle des immunités que n'a pas la vocifération politique? Vous n'avez que la force à opposer au furieux qui hurle sa politique dans les rues, et cette raison seule est bonne. Quelle autre raison voulez-vous que j'oppose à l'insulteur et au diffamateur qui porte par ce moyen son irréligion dans de pauvres têtes où aucune réfutation ne pénétrera jamais? — Les opinions, dites-vous, sont libres ; point de contrainte! — Je ne réclame point contre l'opinion ; je réclame contre l'insulte, contré le délit.
A l'égard du Siècle et de ses délits quotidiens en ce genre, ce que nous avions à faire, ce que nous pouvions faire est fait. Nous laissons M. Havin multiplier les signes de croix, et M. Pelletan affirmer qu'il n'a pas du tout insulté et diffamé deux évêques. La question est posée. Pour la connaître à fond, il suffit de lire les articles du Siècle et ceux de l'Univers. On verra ce que chacun a dit, quelle est l'ac-
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cusation, quelle est la défense. Le Siècle sera ou ne sera point averti. L'avertissement que nous devions donner est donné.
Nous ne compliquerons point ce débat en y mêlant des représailles personnelles. En vain la muse de M. Pelletan nous jette tout ce que peut gâter sa main. Ce n'est pas notre querelle que nous soutenons ; ce n'est pas lorsqu'ils tournent leurs plumes vers nous que ces messieurs nous blessent. Ils sont forts irrités, mais ils ont de l'encre : qu'ils se soulagent ! Si quinze ans de travaux dans la presse n'avaient abouti qu'à nous assurer leurs éloges ou leur complaisance, nous aurions perdu nos peines. On ne peut pas poursuivre à la fois l'amitié de tout le monde ; notre choix est fait il y a longtemps. Soixante évêques, disent ces messieurs, nous condamnent. Quand l'un de ces messieurs pourra montrer un témoignage d'estime donné publiquement à une seule de ses œuvres, par un seul évêque, nous leur répondrons là- dessus. Ils s'amusent à citer un mandement publié contre nous: nous ne l'avions pas oublié. C'était pour nous reprendre d'avoir combattu un acte épiscopal. Mgr l'Evêque d'Orléans a eu raison de défendre son autorité, et nous avons reconnu notre faute, peut-être excusable i. Que les rédacteurs du Siècle profitent de cette double leçon ; qu'ils demandent pardon aux évêques qu'ils ont grossièrement outragés, et nous commencerons à croire au catholicisme de M. Havin. Ces messieurs font aussi une comparaison, très- flatteuse pour eux, de leurs convictions et des nôtres. La comparaison sera possible quand ils verront l'Univers vivre et prospérer, comme à présent le Siècle, sous un régime aussi contraire à l'Eglise que le régime impérial est contraire à la république. Quant aux comparaisons individuelles, ce sera l'affaire des biographes, à l'époque où l'on saura de
1 Voy. seconde série, tom. 1, Appendice.
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nos adversaires et de nous quelles causes nous avons servies, dans quel esprit et pour quelles récompenses nous avons combattu, ce que nous aurons été, les uns et les autres, dans la vie et dans la mort.
Venons maintenant aux alliés du Siècle. Il en a beaucoup et d'assez divers.
On ne voit pas seulement dans le camp de M. Ha vin les journaux qui, comme le Charivari, représentent la religion de sa politique, et ceux qui, comme la Presse, représentent la politique de sa religion : ce camp renferme encore des conservateurs de l'ancienne espèce philippiste, plus ou moins rebadigeonnés aux couleurs nouvelles ; et, de plus, il est orné d'un escadron de feuilles monarchistes et religieuses. La Gazette de France y est arrivée immédiatement. Toujours la première à l'ennemi! L'Union franc- comtoise est accourue ensuite, puis d'autres; l' Union de Paris, dont c'est le destin de suivre, a suivi.
Ce concours de feuilles légitimistes nous étonne médiocrement. Elles ont un petit défaut : elles sont sujettes à rougir de l'autel et même du trône, craignant par-dessus tout de perdre leur bonne renommée parlementaire, grâce à laquelle elles exercent tant d'influence. Le fond de leur pensée sur la liberté de la presse ne nous est pas connu. Il est vraisemblable que si tout se constituait un jour à leur gré, elles tiendraient à faire respecter le roi, autant pour le moins que nous à faire respecter les évêques. Mais pour le moment, il s'agit de ne point glisser de paille dans le bloc solide de la fusion, et de laisser croire que la liberté de la presse leur est plus sacrée que tout ce que les journaux peuvent détruire.
Un autre intérêt coalise ainsi les journaux en faveur des immunités de la diffamation, Pour les uns. diffamer l'E-
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glise, c'est déjà presque la liberté ; pour les autres, c'en est l'aurore. De cette position on étendra le feu. Fallut-il s'en tenir là, il y aurait encore pour les uns l'avantage de faire beaucoup de mal ; pour les autres le profit de voir surgir beaucoup de mécontents. Nécessairement les catholiques se féliciteront moins d'un régime où les choses de leur foi porteront seules le poids de l'outrage public. Déjà l'on savait bien nous le dire : « Fervents catholiques, vous passez « là-dessus ! ce scandale ne fatigue pas votre constance ! « On pourrait empêcher un tel mal, vous trouvez bon « qu'on le laisse faire ! » Plusieurs de ceux qui parlaient ainsi à voix basse, qui mettaient en doute jusqu'à notre probité, parce que nous ne disions rien, ne sont pas les moins ardents à publier que nous voulons « faire supprimer la pensée. »
Mais ce qui nous paraît merveilleux, c'est de voir Y Aî)ii de la Religion dégainer aussi pour protéger l'inviolabilité du Siècle. Ecoutons-le :
Une polémique très-vive, pour ne pas employer le mot propre, s'est engagée et se poursuit entre le Siècle et Y Uï?ivers. L'affaire de la Sa lette en a été l'occasion ou le prétexte. Le Siècle ayant publié un article où les lois du respect envers nos évêques n'étaient pas plus respectées que les droits de la vérité, l'Univers a jugé que le moyen le plus court et le plus utile de répondre à ce journal était d'appeler sur lui les rigueurs du Pouvoir ; il a demandé que le Siècle fùt suppri né, ou du moins averti par le Gouvernement. L'on comprend l'effet qu'a dû produire cet appel au bras séculier, jeté dans la presse du dix-neuyième siècle, au milieu de la recrudescence de l'esprit d'irréligion dont nous avons récemment signalé l'existence. Le Siècle s'est armé de toute son indignation ; la Presse et d'autres journaux ont embrassé la défense du journal dénoncé à la police par l'Uiiitiei,s ; et la querelle a pris aujourd'hui les proportions que devaient naturellement lui donner la violence des passions mises en jeu et le caractère des combattants.
Nous n'avions point l'intention d'entretenir nos lecteurs de ce nouveau scandale. L'on sait notre invincible répugnance à entrer
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dans les débats où la modération et la dignité ne gardent point leurs droits, et, où l'ardeur dégénère inévitablement en grossièreté et en injure.
Mais, d'une part, la gravité du fond de la querelle, et, d'autre part, une lettre de M. Auguste Nicolas, publiée par l'Union, nous déterminent à sortir du silence que nous nous étions imposé.
M. Auguste Nicolas repousse toute solidarité avec la conduite de l'Univers.
Nous n'avons pas besoin de dire que nous nous associons pleinement à l'attitude qu'il a eu le courage de prendre. La pensée qu'il exprime dans sa lettre n'est pas particulière à l'honorable auteur des Etude s sur le christianisme; c'est, nous le savons, la conviction des hommes émi- nents qui ont servi parmi nous avec plus d'éclat et de dévouement, soit dans l'Eglise, soit dans l'Etat, la cause de la religion et de l'ordre social. Tous sont convaincus, comme M. Nicolas, que les écrivains catholiques doivent être les derniers à réclamer l'intervention du Pouvoir dans les combats de la foi. Cette conduite est, dans les circonstances présentes, impérieusement exigée par la plus vulgaire prudence.— L'abbé J. Cognât.
On relèvera aisément ce qu'il y a d'inexact dans cet exposé médiocrement amical. Allons au fond.
L'ilnii de la Religion, au fond, pense qu'il faut permettre à la presse irréligieuse de dire tout ce qu'elle saura imaginer pour inspirer aux peuples le mépris des choses saintes.
Il se fonde sur les raisons formulées par M. Au g. Nicolas : — 1° Bossuet n'a pas demandé que l'on fît taire Claude ;— 2° l'essentiel est de faire savoir que le principal rédacteur du Siècle est protestant ; — 3° le courage et le talent des écrivains catholiques suffisent pour faire triompher la reli- gion même auprès des lecteurs du Siècle ; — 4° enfin, les écrivains catholiques doivent être les derniers à réclamer l'intervention du Pouvoir dans les combats de la foi; ce qui probablement veut dire que le bras séculier n'est pas fait pour protéger l'Eglise.
Nous pouvons attester à I' Àmi de la Religion que son
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avis n'est pas celui des curés dont les paroisses sont ravagées par les estaminets où l'on reçoit le Siècle.
Si l'on veut alléguer l'autorité de Bossuet, il faut se représenter, non pas ce qu'il a fait à l'égard de Claude, mais ce qu'il aurait pensé du Siècle, de l'intelligence de ses auditeurs et des arguments qu'il emploie.
Ce serait un faible bénéfice de faire savoir aux lecteurs du Siècle que M. Pelletan est protestant. Il ne leur en paraîtrait pas moins savoureux et digne de crédit. D'ailleurs, ils ne peuvent recevoir cette révélation que par le Siècle lui- même. Or, le Siècle se prétend plein d'amour pour la religion catholique. M. Havin proteste qu'on lui fait tort de croire qu'il a donné à M. Pelletan « l'honorable mission » dont ce dernier s'acquitte si bien, dans un autre but que celui d'empêcher le triomphe de « l'imposture » autorisée par deux évêques. Les lecteurs du Siècle n'ont que ce tableau sous les yeux. M. Havin, l'air grave, les deux mains étendues sur la tête inclinée de M. Pelletan, et lui disant : Ite, ,Iocete ; sauvez la religion que l'on perd, ramenez ici- bas la vérité que l'Eglise a bannie ! Le Gouvernement obli- gera-t-il le Siècle à se déclarer hérétique ? ou, par une affiche expresse, avertira-t-il tous les lecteurs français de prendre garde aux discours de l'hérétique M. Pelletan ? Remarquez que cette affiche serait une intervention du Pouvoir dans les combats de la foi. Le bras de l'afficheur est un bras séculier.
Quant à l'effet triomphant des réfutations catholiques, Y Ami de la Religion en parle avec la sécurité que lui inspire son talent. Pourtant, ces réfutations n'ont pas encore éclairé les rédacteurs du Siècle, qui les lisent sans doute. Comment donc éclaireront-elles les lecteurs du Siècle, qui ne les lisent pas, et à qui le Siècle ne les recommande pas ? Ah ! si Y Ami de la Religion avait trente-six mille abonnés ! Si on le lisait en commun dans les estaminets, dans les ale"-
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liers, dans les échoppes, il pourrait dire : Laissez-moi faire ! Ce serait téméraire encore. Les querelles théologiques suscitées par le jansénisme dans la société si sérieuse du dix-septième siècle, ont eu de fort mauvais résultats. La religion est affaire d'enseignement et non de controverse. Mais enfin on ne nous assassinerait plus si aisément par le mensonge et par la calomnie. Nous n 'en sommes pas là, l' Ami de la Religion ne tient pas ses trente-six mille abonnés. De quels secours nous est donc sa vaillance, près de la multitude que le Siècle sait enivrer de haine et de mépris contre l'Eglise ?
Mais quand ces mêmes écrivains catholiques si écoutés, si sùrs de leurs coups, si populaires, nous reprochent sans cesse de traiter les questions inopportunes, compromettantes, irritantes ; quand ils poussent de hauts cris et s'empressent à nous renier toutes les fois que nous posons dans sa vérité ou un point de doctrine ou un point d'histoire contraire aux préjugés de l'ennemi, qu'est-ce que cela signifie, sinon qu'ils se sentent d'avance écrasés par la mauvaise foi de nos adversaires communs et par la monstrueuse force d'obscurcissement dont ils disposent? La discussion fait peur à ces athlètes. Ils déclinent le combat ; ils pensent que leur meilleure ressource est de se taire, de ne point fournir la réplique à un ennemi sans loyauté, de le laisser se repaitre et se fatiguer du mensonge qu'il exploite, jusqu'à ce qu'il lui plaise d'en exploiter un second, et alors.... de se taire encore !
Nous n'acceptons pas cette situation misérable. Nous croyons que nul mensonge ne doit être proféré impunément, et que nulle vérité n'est défendue inutilement. Mais en défendant la vérité, nous n'avons pas une confiance vaniteuse en nos propres forces ; au contraire, nous sentons manift'stement qu'elles ne suffisent pas. Quel masque détestable que celui d'un pareil courage ! Bravez donc de vaines injures et des efforts pour lesquels sont faits tous les chrétiens. Dites
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hautement que la force sociale doit défendre la vérité religieuse, et que c'est son plus louable et son plus légitime emploi ! Le vrai combat de la foi, dans le temps où nous sommes, lorsque l'on n'a pas l'honneur d'exposer sa vie aux flèches des sauvages et aux morsures de la peste, c'est de fouler aux pieds les fausses maximes dans lesquelles le génie du mal a su enlacer la raison publique.
Vous n'êtes pas sur la terre pour faire les héros, et pour que les ennemis de l'Eglise vous louent de la beauté de vos phrases ou de la largeur de votre esprit ; votre fonction est de proclamer la vérité tout entière, afin que ceux qui sont appelés à la connaître et qui la cherchent, sachent le plus tôt possible où elle est et ne perdent pas un instant la gloire de souffrir pour elle. Or la vérité, c'est que non-seulement le mensonge et la diffamation n'ont aucun droit dans une société bien ordonnée et que le magistrat doit les réprimer ou les punir, mais que l'erreur elle-même n'a pas les droits que vous réclamez pour elle, et que l'Eglise ne les lui accorde point. Si vous ne vous sentez pas le courage de répéter ici ce que vous devez savoir et ce que vous devez croire, sachez au moins vous taire. Ne nous contraignez pas de mettre sous vos yeux ces principes accoutumés à soulever des clameurs qui vous épouvantent, mais auxquels il faut adhérer.
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DE LA LIBERTÉ DE DISCUSSION.
14-15 janvier 1855.
Deux torts graves des catholiques parlementaires : ils n'aiment pas la discussion autant qu'ils l'assurent, et ils l'aiment plus qu'il ne faut. — On demande une définition de la liberté et un exemple d'accord.
— Nos adversaires nous ont toujours contesté la liberté de discussion.—L'encyclique Mirari vos de Grégoire XVI.-La vérité. — Elle est plus forte que le monde.
La liberté de discussion, la liberté de la presse, la liberté de conscience, toutes les libertés comprises sous lp, nom générique de liberté de penser, jouissent en ce moment d'une grande faveur auprès d'un certain nombre de catholiques, toujours trop sensibles aux disgrâces méritées du régime parlementaire. Plusieurs assurent que le destin de l'Eglise est attaché au plein triomphe de ces libertés. Ils entrent dans de longues et hautes considérations historiques et prophétiques sur le danger du despotisme ; et ils paraissent considérer comme despotisme tout système de gouvernement qui n'est pas fondé sur la discussion, quand même la vérité religieuse y serait reconnue, professée et protégée : car, disent-ils, la discussion n'étant pas libre, il n'y a plus de rempart pour rien, et la foi court un double péril : d'un côté les peuples rendent l'Eglise solidaire de l'oppression qui pèse sur eux et s'appliquent à renverser également le
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trône et l'autel ; de l'autre, le prince, après avoir protégé l'Eglise, veut bientôt la régir ; il établit des disciplines, il crée des dogmes, il tient des conciles du sein desquels on voit surgir l'hérésie.
Voilà ce qui se dit : preuve, d'abord, que ces périls ne sont pas réalisés pleinement. On réclame la liberté de discussion, on fait valoir ses avantages : donc la discussion est encore assez libre. Il y a un Corps législatif, un Conseil d'Etat, des académies, des journaux ; ce sont des institutions qui ne vivent pas de silence. La presse fournit des organes connus à toutes les opinions, depuis le régime monarchique pur jusqu'au régime anarchique pur, en passant par les teintes constitutionnelles les plus variées. Avec un peu d'adresse, on peut faire entendre tout dans un journal ; on peut parler encore plus clairement dans un livre. La provocation directe à la révolte, l'insulte directe à l'autorité sont seules interdites ; mais les écrivains qui ne possèdent que le talent d'injurier, peuvent toujours l'exercer contre l'Eglise, et n'ont point de précautions à prendre pour enseigner le mépris de ses ministres et la révolte contre ses lois. Ainsi la liberté de la presse existe, même pour les esprits du dernier ordre.
Les cultes sont libres : chacun peut suivre le culte qui lui plaît, et mieux encore, n'en suivre aucun. Sous ce rapport, qu'est-ce que les consciences pourraient désirer de plus large ? A l'entrée de quelle carrière civile les aspirants sont-ils interrogés sur un catéchisme ? Le citoyen français peut être législateur, magistrat, instituteur de la jeunesse, employé de tout grade, à quelque confession religieuse qu'il appartienne et sans appartenir à aucune, ni chrétienne ni autre. En fait de liberté de conscience, si ce n'est pas là le beau idéal, il ne reste qu'à donner aux incrédules le droit qu'ils ont en Amérique, de troubler les actes du culte et de saccager les édifices religieux. Patience ! Nos incrédules
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y arriveront. Ils jettent des calomnies qui deviendront un jour des pierres.
En attendant, ces calomnies dont on peut impunément poursuivre l'Eglise, prouvent que l'Eglise n'est pas identifiée avec l'Etat, et que le moment n'est pas venu où elle pourra s'endormir dans la sécurité de la force. Que peuvent raisonnablement lui souhaiter de plus en fait d'avanies, et de moins en fait de liberté, les fidèles qui redou tent si fort pour elle les périls de la protection ? Dans la populace des esprits, le Siècle et la Presse; dans une couche plus élevée, le Journal des Débats et la Revue des Deux- Mondes ; plus haut encore, la majorité des académies ; dans la jeunesse, une bonne partie du corps enseignant, créent tous les jours à l'Eglise un personnel d'ennemis acharnés et d'amis tièdes, auquel il n'est pas nécessaire d'ajouter l'action du Gouvernement.
La neutralité ou la protection de la force temporelle coûte-t-elle en ce moment si cher ? Voyons-nous paraître d'autres décrets en matière religieuse que ceux de l'autorité légitime? Oui, cela se voit de nos jours, mais non pas chez nous ; cela se fait, mais sous le régime parlementaire et par son concours, et non pas sous le régime monarchique. Attendez! nous dit-on. — Attendez, répondrons- nous. Cependant ne cherchez pas plus d'ennemis que vous n'eu avez déjà ; et surtout, pour éviter un péril possible, ne vous jetez pas dans un péril certain, dans le plus grand des périls, la corruption de la doctrine.
Ce n'est pas tout de crier qu'on aime la liberté, qu'on hait le despotisme, et de faire alliance avec tous ceux qui poussent le même cri. Il faut savoir ce qu'ils entendent, ce que l'on entend soi-même, jusqu'où l'on peut aller. Pour les catholiques, ce dernier point est délicat, et quelques-uns disent des choses fort surprenantes. A notre avis, ils ont deux torts graves : le premier, de ne pas aimer la
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discussion autant qu'ils l'assurent ; le second, de l'aimer plus qu'il ne faut. Voilà ce que nous voulons leur faire voir avec précision, par des faits évidents et par une doctrine incontestable. Nous parlons sans la moindre intention de contester leur bonne foi, sans le moindre ressentiment des blessures de la polémique. Nous leur demandons la même disposition d'esprit. Notre seul désir est de les arrêter sur une pente funeste. Il est encore temps, mais il est temps.
II. Qu'est-ce que la liberté de la presse ? qu'est-ce que la liberté de discussion? qu'est-ce que la liberté de conscience ? Nous sommes loin d'en avoir une définition généralement adoptée. La plus nette est celle de M. de Girardin : Penser tout ce que l'on veut, dire tout ce que Pon pense, faire tout ce que l'on peut : c'est le principe générateur de la sauvagerie. Les hommes qui tiennent encore à la civilisation en rabattent beaucoup en théorie, et davantage en pratique. A quelle distance de M. de Girardin se placent les catholiques partisans de la libre discussion? Tous ceux qui se rangent sous ce programme réclament-ils les mêmes choses ? Les parlementaires catholiques, qui veulent par là donner des gages aux parlementaires constitutionnels, sont-ils d'accord entre eux, d'accord avec M. Guizot, d'accord avec le Journal des Débats ? Et le Journal des Débats lui-même est-il d'accord avec le Siècle ? S'il s'agit de se créer des alliances populaires, le Siècle n'est pas à dédaigner ! Il y avait d'excellents catholiques en 1848, qui tendaient leurs mains éplorées de ce côté-là, et qui criaient que tout était perdu si l'on ne se hâtait pas de conclure l'alliance du catholicisme et de la démocratie. Que nos adversaires d'aujourd'hui (quelques-uns étaient alors nos alliés) relisent l'Ere nou velle : ils y trouveront des pages qui pourront leur servir - Les catholiques partisans de la liberté de discussion doivent donc obtenir l'alliance non-seulement du Journal des Dé-
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bats, mais du Siècle. Il y a un trait d'union entre le Siècle et le Journal des Débats, c'est M. Jules Janin, à qui M. Pelletan « adresse ses lettres sur le parti dévot. » M. Janin représente ainsi la liberté rouge et la liberté bleue. L'a-t-on consulté ? Et la liberté blanche, que dit-elle ? M. de Lourdoueix et M. de Riancey ont-ils conféré avec M. Janin ? Se sont-ils entendus? Ont-ils fixé les limites de la liberté de conscience, de la liberté de la presse, de la liberté de discussion ?
On nous reproche de n'avoir pas là-dessus des idées qui satisfassent tout le monde. Quelle est la pénsée de tout le monde?
Et si, en effet, il n'y a point de pensée commune, s'il n'y a que des mots que chacun interprète à sa guise, nous pouvons sans doute faire de même, et repousser même les mots. Puisque chacun a sa doctrine, pourquoi n'aurions-nous pas la nôtre?
Cette théorie que nos adversaires ne peuvent formuler, cherchons-nous à la dégager de leur pratique? C'est bien plus difficile. En théorie, ils ne savent pas ce que c'est que la liberté de discussion ; en pratique, ils n'en usent pas. Tout le monde sait, tout le monde a vu ce que devient la liberté quand les libéraux gouvernent. Sous Louis-Philippe, ils multipliaient les procès contre certaines opinions, sans fatiguer jamais le zèle du jury, sans jamais contenter les libéraux plus avancés. Combien de fois le Siècle a-t-il dénoncé les évêques au Conseil d'Etat et les écrivains catholiques au parquet, parce qu'ils attaquaient l'Université? Sous la République, les libéraux régnants étaient entièrement purs, les journaux ne subissaient plus de procès ; ils étaient tout simplement suspendus ou supprimés. Prenons d'autres exemples.
On a vu avec quel empressement l' Ami de la Religion a renié l' Univers et s'est mis en faction à la porte du Siècle,
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pour l'amour de la liberté de discussion. Hé bien ! il y a deux ans, ce zélateur de la libre discussion s'employait avec plus d'empressement encore à nous faire interdire la discussion d'une question purement littéraire.
Il appelait tous les anathèmes du pouvoir spirituel sur les « novateurs » qui proposaient une réforme des livres classiques. Il les accusait de diffamer l'enseignement de l'Eglise, de flétrir la mémoire des anciennes congrégations religieuses, de mépriser l'autorité des évêques, etc. L'anathème éclata enfin. Un prélat 1 dont l'Univers avait combattu l'opinion exprimée dans un acte épiscopal, vengea solennellement son autorité par une sentence contre ce journal. L'Univers publia la sentence et les considérations qui la précédaient, expliqua sa pensée, s'excusa, et resta condamné 2. L'Ami de la Religion ne le plaignit point , n'intercéda point pour lui et continua d'attaquer les partisans- des classiques chrétiens, quoiqu'ils ne fussent plus du tout libres et qu'ils gardassent le silence. C'était, disait-il, trop peu de se taire, il fallait se rétracter. L'Ami de la Religion se montra peu soucieux des droits de la discussion dans cette circonstance. Nous, aujourd'hui, nous ne demanderions pas tant au Siècle, cependant plus coupable que ne l'avait été l'Unive7's.
Mais voici qui est plus curieux. Quelques mois plus tard, une suite d'articles paraît dans l' Ami de la Religion contre un livre que le rédacteur trouvait plein d'erreurs monstrueuses. Le critique 3 seul errait, comme on l'a depuis démontré. Ce critique, aussi peu défiant de lui-même que peu bienveillant pour autrui, prend texte des erreurs qu'il croit découvrir pour s'élever longuement et amèrement contre les écrivains laïques qui osent toucher aux matières religieuses. L'Univers défend l'auteur du livre, qui était un
1 Mgr Dupanloup, évêque d'Orléans.
2 Voy. seconde série, tom. II.
3 M. l'abbé Gaduel. grand vicaire de Mgr l'évoque d'Orléans.
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grand chrétien et un grand génie, Donoso Cortès, et se défend lui-même, car on n'avait pas négligé de le mettre en cause. Que fait le rédacteur de Y Ami de la Religion? Il se déclare l'outragé; il dit qu'il est théologien et vicaire général, et qu'un laïque n'a pas le droit de se défendre contre lui de la manière dont l' Univers s'est défendu. Accusation devant l'autorité diocésaine, condamnation sans débats, interdiction de l' Uîzivers, ce qui est quelque chose de plus qu'un avertissement 1. UAmide la Religion ne verse pas une larme. Il n'était pas encore partisan de la liberté de discussion!
Nous ne blâmons point du tout l' Ami dç la Religion de ce qu'il a fait en cette rencontre. Nous ne l'aurions point fait, nous. Jamais nous n'avons demandé justice à qui que ce soit de nos injures personnelles, et rarement même nous les avons vengées. Entre particuliers, nous tenons qu'une plume suffit contre une plume et que le battu doit s'accommoder d'être battu, lorsque d'ailleurs il n'est pas blessé dans son honneur, soit qu'on l'ait respecté en cela, soit qu'il sente son honneur à l'abri d'une trop vile atteinte. L'Ami de la Religion a cru devoir agir autrement et porter à l'Univers un coup capable de le tuer sur place. Encore une fois, nous ne le blâmons pas. L'autorité sacrée qui nous a condamnés à sa requête, couvre du respect que nous avons pour elle la plainte qu'elle a sanctionnée. L'Autorité existe pour qu'on se plaigne à elle, pour qu'on invoque son secours, pour qu'on l'appelle à protéger tout ce qui a droit à sa protection, pour qu'on lui demande de punir tout ce qui mérite d'être puni. Seulement, nous comparons les pratiques de l' An?i de la Religion et ses maximes ; et trouvant qu'elles ne s'accordent pas, nous en concluons que ces maximes ne sont pas bien certaines, qu'il n'eu est pas bien persuadé.
1 Voy. seconde serie,
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S'il veut lire les articles du Siècle contre la dévotion de la Salette et contre les évêques qui l'ont approuvée, et les articles de l' Univers sur les auteurs païens et sur le censeur de Donoso Cortès, il avouera que ce qu'il voulait interdire il y a deux ans outrageait moins la vérité et les personnes, attaquait moins la foi des peuples, était enfin plus tolérable que ce qu'il veut laisser passer aujourd'hui.
L'Ami de la Religion n'objectera pas qu'en faisant ses efforts (où le Siècle n'a pas laissé de l'aider) pour obtenir la suppression de Y Univers par voie ecclésiastique, il s'est abstenu cependant de le dénoncer au bras séculier. C'eût été trop fort, et les crimes dont on accusait l' Univers ne relevaient point de cette juridiction. Mais franchement, si le bras séculier avait jugé bon d'intervenir officieusement et de mettre Y Univers hors de combat pour toujours, est-ce que l' Ami de la Religion en aurait été bien fâché?
L'Union, si chevaleresque et si « française, » comme elle le dit, depuis qu'il s'agit de la liberté du Siècle, mérite ici un souvenir. Dans tous les débats auxquels l' Univers a eu le chagrin de donner lieu, notamment dans celui dont on vient de parler, il a paru beaucoup de pièces graves contre ce journal ; il en a paru aussi, et de non moins importantes, en sa faveur. L'Union a publié toutes celles qui le chargeaient, pas une seule des autres ! Supprimer ainsi la défense et les témoins d'un accusé, et le laisser perpétuellement sous le poids des réquisitoires, c'est sans doute une chose très-loyale, l' Union n'a pu cesser un moment d'être « française ; » mais ce n'est pas le fait d'un esprit bien amoureux de la discussion, et pour briser une plume nul moyen n'est plus efficace. Un journal religieux ne pouvant être lu qu'en raison de l'estime dont il jouit, Y Union travaillait ainsi, sagement et sans s'exposer, à nous décrier parfaitement auprès de ses lecteurs. C'était comme si elle leur avait dit : « Voyez, tout le monde abandonne ces gens-la ; aucune
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« voix ne s'élève pour eux ; ils sont sans amis et sans ex- « cuse. » A notre avis, c'est une forme de l'appel au bras séculier. Par ce procédé, on éloigne les lecteurs, et les journaux meurent de cette maladie : l' Union ne peut l'ignorer.
C'est ainsi que nos adversaires ont chéri la discussion en ce qui nous concerne. Les uns ont provoqué les foudres spirituelles, qui ont des effets temporels fort graves ; les autres ont travaillé de leur mieux à provoquer des désa- bonnements séculiers. Quoique bons catholiques, ils ont été, en ce point, peu différents des autres hommes. L'homme se pipe, dit Montaigne. Croit-on trouver son compte à discuter? tout doit être soumis à la discussion ; par la porte de devant ou par la porte de derrière, tout rentre dans la catégorie des choses que Dieu a livrées aux vents de la dispute : Et mundum tradidit disputationi eorum. Croit-on avoir en main la force ? On ne permet pas une contradiction, même sur le mérite moral des églogues, même sur la valeur théologique de Witasse. Et — dernier cachet de la pauvre nature humaine ! — ces partisans exaltés de la libre dis- • cussion, si prompts à trouver dans leur carquois la flèche de l'anathème, on les voit en même temps dénoncer à toutes les colères de la terre et du ciel quiconque se permet de discuter le droit de discussion. Discutez Dieu, le symbole, les mystères, l'autorité temporelle autant qu'elle le permet, l'autorité spirituelle autant qu'il vous plaira : ne discutez pas le droit de discussion ! Le droit de discussion devient un article de foi, le plus certain des articles de foi. L'on se hâte de renier comme un païen quiconque ose réclamer l'autorité des lois contre les plus impardonnables excès d'un droit si précieux. Est-il possible ! un catholique a pu demander au Pouvoir de protéger l'honneur et la dignité des évêques, d'imposer à la presse, en ce qui regarde les actes de l'autorité épiscopale, le respect qu'il lui impose en ce qui
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regarde les actes de toute autre autorité ? Anathema sit ! Eloignons ce pestiféré, ne laissons pas croire que nous méconnaissons à ce point l'esprit du dix-neuvième siècle.
L'Ami de la Religion fait bien entendre la naïve expression de la peur :
L'on comprend l'effet qu'a dû produire cet appel au bras séculier, jeté dans la presse du dix-neuvième siècle... Un célèbre écrivain repousse toute solidarité avec la conduite de V tinivers. Nous n'avons pas besoin de dire que nous nous associons pleinement à l'attitude que M. Nicolas 1 a eu le courage de prendre ( le courage d'attaquer celui que l'on voit seul contre tous). Il exprime, nous le savons, la conviction des hommes éminents qui ont servi parmi nous avec plus d'éclat et de dévouement, soit dans l'Eglise, soit dans l'Etat, la cause de la religion et de l'ordre social. Tous sont convaincus que les écrivains catholiques doivent être les derniers à réclamer l'intervention du Pouvoir dans les combats de la foi. Cette conduite est, dans les circonstances présentes, impérieusement exigée par la plus vulgaire prudence.
Voilà, comment, après avoir, en pratique, montré qu'on . n'aime pas la discussion autant qu'on le dit, on l'aime, en théorie, plus qu'il ne faut.
III. La doctrine à tirer de là, c'est qu'il faut prendre garde, dans les combats de la foi, de froisser Y esprit du siècle ; c'est que l'appel au bras séculier, même lorsque cet appel consiste à demander la répression la plus légale et la plus mitigée possible des injures les plus grossières et qui échappent le plus aux atteintes de la discussion, est une haute imprudence ; c'est enfin, ou que la vérité n'a point de droits naturels contre l'erreur, ou doit s'abstenir de les invoquer, pour remettre uniquement son sort aux chances de la discussion.
i M. Nicolas, auteur des Etudes sur le christianisme, était intervenu dans cette discussion sans aucune provocation ni aucun titre.
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Si la vocifération peut tout souiller, à plus forte raison la discussion a-t-elle le droit de tout attaquer. Voilà ce qu'il faut que les catholiques proclament ou reconnaissent implicitement.
Ces doctrines, auxquelles l' Ami de la Religion donne la sanction « des hommes éminents » qu'il aime à montrer par masses un peu confuses dans les profondeurs de sa rédaction, ne lui sont pas particulières. On les retrouve dans le Correspondant : Y Ere nouvelle les soutenait, et leur origine est plus ancienne. Pour ne pas en rechercher trop loin la trace, contentons-nous de nommer le journal l' Avenir , où elles ont été développées avec tant d'éclat et de bonne foi. Ce nom résonne tristement, mais il rappelle aussi de glorieux souvenirs de talent, de plus glorieux souvenirs de sincérité, d'admirables souvenirs d'obéissance.
L' Avenir préconisait la liberté de la presse, la liberté de conscience, la liberté de discussion, par les mêmes raisons que l'on avance aujourd'hui ; raisons politiques, principalement tirées de « l'esprit du dix-neuvième siècle. » C'était la nécessité d'établir ce que l'on a depuis appelé, suivant les . circonstances, l'accord du catholicisme avec la liberté, l'accord du catholicisme avec la démocratie, l'accord du catholicisme avec le système parlementaire et constitutionnel, etc.; au fond, l'accord de l'esprit de Dieu et de l'esprit du monde, l'accord de la foi et du libre examen. Encore un coup, personne ne conteste ce qu'il y avait de sincérité dans cette tentative ; nous ne pensions pas qu'on pût aujourd'hui contester davantage ce qu'elle renfermait d'illusion.
Dans leur ardeur de tout gagner à Jésus-Christ, les rédacteurs de Y A venir, jeunes ou enthousiastes, double foree, double danger, voulaient que la religion fît à l'esprit humain les concessions que l'esprit humain lui doit faire, mais dont ils le voyaient si éloigné qu'ils ne trouvaient aucun moyen de les lui demander. Ils prêchaient au ca-
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tholicisme l'accord avec la liberté : c'était à la liberté qu'il fallait prêcher l'accord avec le catholicisme. C'était la liberté qu'il fallait instruire, à qui il fallait enseigner ses limites, ses règles, ses devoirs envers la vérité ; à qui il fallait montrer qu'elle est solidaire des destinées de l'Eglise, et que partout où l'Eglise n'est point libre, il existe peut-être des libertés de caste, des privilèges d'aristocratie, mais point de liberté populaire, point de vraie et durable liberté. Malheureusement, ces ardents esprits ou ne l'osaient pas assez dire, ou ne le pouvaient pas assez comprendre. Ajoutons que l'expérience du caractère libéral leur manquait. L'époque était pleine d'émotion et d'enivrement. Beaucoup de jeunes têtes, dans le camp ennemi, se tournaient bruyamment vers la liberté pour tous. M. de MOlltalembert, un jour, à la tribune, a parlé de ce banquet de catholiques et de libéraux, où le toast à la liberté d'enseignement avait été proposé par un éloquent professeur de l'Université. Mais dix ou quinze ans plus tard, la merveilleuse éloquence de M. de Montalembert luttait sans fruit contre le monopole, et l'éloquent professeur, membre du conseil royal, défendait la place et riait des souvenirs de l'orateur catholique. Combien de ces agneaux de 1830 devenus loups en sortant de trinquer à la liberté des pâturages !
h'Avenirlwa. donc son brillant drapeau. Il plut beaucoup, et il effraya beaucoup. Rome le regarda flotter dans la mêlée, avec cette vigilance calme qui tient compte des bons désirs et laisse aux opinions toute la carrière qu'elles doivent avoir pour être sainement jugées. Les rédacteurs de l' Avenir provoquèrent eux-mêmes son jugement. Grands partisans de la discussion, mais médiocrement amis de la contradiction, ils s'impatientèrent des critiques, parfois sottes et injustes, qui les taquinaient. Journaliste, on l'est du jour au lendemain ; mais journaliste patient, il faut de l'exercice !
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Les critiques continuaient ; plusieurs étaient sérieuses; Rome continuait de garder le silence : les rédacteurs de l'Avenir lui demandèrent une règle.
On a l'exposé de leurs doctrines. C'est un éloquent mélange d'éclatantes vérités et d'éclatantes illusions. Ils disent le bien qu'ils ont voulu faire ; ils ne taisent pas celui qu'ils croient avoir fait, comptant naïvement pour un grand avantage quelques caresses de l'opinion libérale, peut-être quelques agapes comme celles où cet universitaire avait bu à la liberté d'enseignement. Enfin, ils déclarent net que si Rome les condamne ou seulement refuse de les approuver, il en résultera deux conséquences: « La première, « qu'il serait désormais impossible d'opposer aucune résis- « tance aux oppresseurs de l'Eglise ; et le mal dès lors croî- « trait avec une rapidité incalculable. La seconde, que « cette immense partie de la population qui, en France et « dans les pays circonvoisins, était devenue l'ennemie du « catholicisme, parce qu'elle le supposait hostile aux liber- « tés civiles, et qui commençait à s'en rapprocher depuis « la publication de l' Aveiiii,, se persuadant que les princi- « pes établis dans ce journal sont désavoués à Rome, s'éloi- « gnerait de la religion, et avec plus de haine que jamais. »
Ainsi parlait, il y a vingt-deux ans, « l'esprit du dix- neuvième siècle, » par la bouche de ces catholiques, cependant si sincères et si zélés, et qui, certes, auraient, comme ils le disaient, donné leur sang pour le triomphe de l'Eglise. Ainsi il parle encore presque mot pour mot.
La réponse fut la célèbre encyclique Mirari vos, adressée à tous les évêques du monde catholique, par le pape Grégoire XVI, nouvellement intronisé. Écoutons l'esprit de Dieu.
Le Souverain Pontife commence par une terrible peinture des dangers du temps :
C'est le triomphe d'une méchanceté sans retenue, d'une science
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sans pudeur, d'une -licence sans bornes. Les choses saintes sont méprisées, et la majesté du culte divin, qui est aussi puissante que nécessaire. est blâmée, profanée, tournée en dérision par des hommes pervers. De là, la saine doctrine se corrompt, et les erreurs de tout genre se propagent audacieusement. Ni les lois saintes, ni la justice, ni les maximes, ni les règles les plus respectables ne sont à l'abri des atteintes des langues d'iniquité. Cette chaire du bienheureux Pierre où nous sommes assis, et où Jésus-Christ a posé le fondement de son Église, est violemment agitée, et les liens de l'unité s'affaiblissent et se rompent de jour en jour. La divine autorité de l'Église est attaquée, ses droits sont anéantis ; elle est soumise à des considérations terrestres et réduite à une honteuse servitude; elle est livrée, par une profonde injustice, à la haine des peuples. L'obéissance due aux évêques est enfreinte, et leurs droits sont foulés aux pieds. Les académies et les gymnases retentissent horriblement d'opinions nouvelles etmonstrueuses, qui ne sapent plus la foi catholique en secret et par des détours, mais qui lui font ouvertement une guerre publique et criminelle: car quand la jeunesse est corrompue par les maximes et par les exemples de ses maîtres, le désastre de la religion est bien plus grand et la perversité des mœurs devient plus profonde. Ainsi, lorsqu'on a secoué le frein de la religion, par laquelle seule les royaumes subsistent et l'autorité se fortifie, nous voyons s'avancer progressivement la ruine de l'ordre public, la chute des princes, le renversement de toute puissance légitime. Cet amas de calamités vient surtout de la conspiration de ces sociétés, dans lesquelles tout ce qu'il y a eu, dans les hérésies et dans les sectes les plus criminelles, de sacrilège, de honteux et de blasphématoire, s'est écoulé comme dans un cloaque, avec le mélange de toutes les ordures.
Ayant ainsi décrit le mal, le Souverain Pontife indique le remède. Il exhorte d'abord les évêques à ne pas se laisser dominer par la crainte, à ne pas s'endormir dans le repos ; mais à s'unir à lui pour défendre dans l'unité du même esprit la cause commune, ou plutôt la cause de Dieu, pour le salut de tout le peuple. Ils rempliront ce devoir si, veillant sur eux et sur la doctrine, ils se rappellent sans cesse que Y Eglise universelle est ébranlée par quelque nouveauté que ce soit, i et que suivant l'avis du pape saint Agathon, rien
1 Saint Céleslin, pape, Epist. 21.
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de ce qui a été défini ne doit être retranché, ou changé, ou ajouté, mais qu'il faut le conserver pur et pour le sens et pour l'expression. Les évêques doivent donc travailler à conserver le dépôt de la foi au milieu de la conspiration des impies ; proclamer que le jugement sur la saine doctrine et le gouvernement de l'Eglise appartiennent au Pontife romain; que c'est le devoir de chaque évêque de s'attacher à la Chaire de Pierre, et de gouverner le troupeau qui lui est confié ; que c'est le devoir des prêtres d'être soumis aux évoques, et de ne rien faire dans le ministère, de n'enseigner ni prêcher sans la permission de l'évêque, à la foi duquel le peuple est confié, et auquel on demandera compte du salut des âmes. En un mot, la hiérarchie sacrée étant seule instituée de Dieu pour le gouvernement spirituel des peuples, c'est en elle, c'est dans les conditions de sa force que consiste principalement le remède aux maux de la société chrétienne. Voilà ce que le Pape fait entendre d'abord à ceux qui ont mis leur confiance dans leurs propres pensées :
Ce serait une chose coupable et tout à fait contraire au respect avec lequel on doit recevoir les lois de l'Eglise, que d'improuver par un dérèglement insensé d'opinions la discipline établie par elle et qui renferme l'administration des choses saintes, la règle des mœurs, et les droits de l'Eglise et de ses ministres ; ou bien de signaler cette disci-.pline comme opposée aux principes certains du droit de la nature, ou de la présenter comme douteuse, imparfaite et soumise à l'autorité civile.
Comme il est constant que l'Eglise a été instruite par Jésus-Christ et ses apôtres, et qu'elle est enseignée par l'Esprit-Saint, qui lui suggère incessamment toute vérité il est tout a fait absurde et souverainement injurieux pour elle que l'on mette en avant une certaine restauration ou régénération comme nécessaire pour pourvoir à sa conservation et à son accroissement, comme si elle pouvait être censée exposée à la défaillance, à l'obscurcissement, ou à d'autres inconvénients de cette nature. Le but des novateurs, en cela, est de jeter les fon-
1 Concile de Treille, scct. 1111.
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dements d'une institution humaine récente, et de faire, ce que saint Cyprien avait en horreur, que l'Eglise, qui est divine, devienne tout humaine '.Que ceux qui forment de tels desseins considèrent bien que c'est au seul Pontife romain, suivant le témoignage de saint Léon, que la dispensalion des canons a été confiée, et qu'il lui appartient à lui seul, et non à un particulier, de prononcer sur les règles anciennes, et ainsi, comme l'écrit saint Gélase, de peser les canons et d'apprécier les règlements de ses prédécesseurs, pour tempérer, après un examen convenable, ceux auxquels la nécessité des temps et l'intérêt des églises demandent quelques adoucissements.
Voilà déjà bien des choses que le Souverain Pontife retire de la libre discussion. Il vient directement à cette erreur fondamentale, où il montre la source de Yinclifférentisme.
Nous arrivons maintenant à !une autre cause des maux dont nous gémissons de voir l'Eglise affligée en ce moment, savoir, à cet indiffé- rentisme ou à cette opinion perverse qui s'est répandue de tous côtés par les artifices des méchants, et d'après laquelle on pourrait acquérir le salut éternel par quelque profession de foi que ce soit, pourvu que les mœurs soient droites et honnêtes. Il ne vous sera pas difficile, dans une matière si claire et si évidente, de repousser une erreur aussi fatale au milieu des peuples confiés à vos soins. Puisque l'Apôtre nous avertit qu'il n'y a qu'un Dieu, une foi, un baptême 2, ceux-là doivent craindre qui s'imaginent que toute religion offre les moyens d'arriver au bonheur éternel, et ils doivent comprendre que d'après le témoignage du Sauveur même, ils sont contre le Christ, puisqu'ils ne sont pas avec lui 3, et qu'ils dissipent malheureusement, puisqu'ils ne recueillent point avec lui; et par conséquent qu'il est hors de doute qu'ils périront éternellement, s'ils ne tiennent la foi catholique et s'ils ne la gardent entière et inviolable 10.
De cette source infecte de l'indifférentisme découle cette maxime absurde et erronée, ou plutôt ce délire, qu'il faut assurer et garantir à qui que ce soit la liberté de conscience. On prépare la voie à cette principale erreur par la liberté d'opinions pleine et sans bornes qui se
1 Saint Cypr., Epist. 52.
* Ephés., iv, 5.
3 Luc, xi, 23.
v Symb. saint Athanase.
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répand au loin pour le malheur de la société religieuse et civile, quelques-uns répétant avec une extrême impudence qu'il en résulte quelques avantages pour la religion. Mais, disait saint Augustin, qui peut mieux donner la mort à l'âme que la liberté de l'erreur? En effet, tout frein étant ôté qui pût retenir les hommes dans les sentiers de la vérité, leur nature inclinée au mal tombe dans un précipice ; et nous pouvons dire en vérité que le puits de l'abîme est ouvert, ce puits d'où saint Jean vit monter une fumée qui obscurcit le soleil, et sortir des sauterelles qui ravagèrent la terre. De là le changement des esprits, une corruption plus profonde de la jeunesse, le mépris des choses saintes et des lois les plus respectables répandu parmi le peuple, en un mot, le fléau le plus mortel pour la société, puisque l'expérience a fait voir que les Etats qui ont brillé par leurs richesses, par leur puissance, par leur gloire, ont péri par ce seul mal, la liberté des opinions, la licence des discours et l'amour des nouveautés.
Là se rapporte cette liberté funeste et dont on ne peut avoir assez d'horreur, liberté de la librairie pour publier quelque écrit que ce soit, liberté que quelques-uns osent solliciter et étendre avec tant de bruit et d'ardeur. Nous sommes épouvantés, Vénérables Frères, en considérant de quelles doctrines ou plutôt de quelles erreurs monstrueuses nous sommes accablés, et en voyant qu'elles se propagent au loin et partout par une multitude de livres et par des écrits de tputes sortes, qui sont peu de chose pour le volume, mais qui sont remplis de malice, et d'où il sort une malédiction qui, nous le déplorons, se répand sur la surface de la terre. Il en est cependant, ô douleur ! qui se laissent entraîner à ce point d'impudence, qu'ils soutiennent opiniâtrément que le déluge d'erreurs qui sort de là est assez bien compensé par un livre qui, au milieu de ce déchaînement de perversité, paraîtrait pour défendre la religion et la vérité. Or, c'est certainement une chose illicite et contraire à toutes les notions de l'équité, de faire de dessein prémédité un mal certain et plus grand, parce qu'il y a espérance qu'il en résultera quelque bien. Quel homme en son bon sens dira qu'il faut laisser répandre librement des poisons, les vendre et transporter publiquement, les boire même, parce qu'il y a un remède tel que ceux qui en usent parviennent quelquefois à échapper à la mort?
D'après la constante sollicitude avec laquelle le Saint-Siège s'est efforcé dans tous les temps de condamner les livres suspects et nuisibles, et de les retirer des mains des fidèles, il est assez évident combien est fausse, téméraire, injurieuse au Saint-Siége et féconde en maux pour le peuple chrétien, la doctrine de ceux qui non-seulement rejet-
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tent la censure des livres comme un joug onéreux, mais en sont venus à ce point de malignité qu'ils la présentent comme opposée aux principes du droit et de la justice, et qu'ils osent refuser à l'Eglise le droit de l'ordonner et de l'exercer.
Dur'us est hic sermo !
S'élevant ensuite contre les doctrines et les actions qui ébranlent la soumission due aux princes, le Saint Père cite le texte fameux de saint Paul : Il ri y a point de puissance qui ne vienne de Dieu. Ainsi, celui qui résiste à la puissance résiste à Tordre de Dieu, et ceux qui résistent s'attirent la condamnation à eux-mêmes. Il rappelle les exemples des premiers chrétiens, et s'élève avec énergie contre « la mé- « chanceté de ceux qui, tout enflammés de l'ardeur immo- « dérée d'une liberté audacieuse, s'appliquent de toutes « leurs forces à ébranler et à renverser tous les droits des « puissances, tandis qu'au fond ils n'apportent aux peuples « que la servitude sous le masque de la liberté. »
Il n'est pas moins sévère sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat :
Nous n'aurions rien à présager de plus heureux pour la religion et pour le Gouvernement, en suivant les vœux de ceux qui veulent que l'Eglise soit séparée de l'Etat, et que la concorde mutuelle de l'Empire avec le sacerdoce soit rompue. Car il est certain que cette concorde, qui fut toujours si favorable et si salutaire aux intérêts de la religion et à ceux de l'autorité civile, est redoutée par les partisans d'une liberté effrénée.
Il réprouve les alliances conclues dans l'intérêt de la religion avec des gens hostiles à la religion ou sans aucune religion. C'était un des avantages que le nouveau parli se félicitait le plus d'avoir réalisés.
Aux autres causes d'amertume et d'inquiétude qui nous tourmentent et nous affligent principalement dans l'intérêt commun, se sont
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jointes certaines associations et réunions marquées, où l'on fait cause commune avec des gens de toute religion, et même des fausses, et où, en feignant le respect pour la religion, mais vraiment par la soif de la nouveauté, et pour exciter partout des séditions, on préconise toute espèce de liberté, on excite des troubles contre le bien de l'Eglise et de l'Etat, on détruit l'autorité la plus respectable.
Le Saint Père termine en recommandant de nouveau aux évêques de se couvrir du bouclier de la foi et de combattre courageusement pour le Seigneur :
Montrez-vous comme un rempart contre tout ce qui s'élève en opposition à la science de Dieu. Tirez le glaive de l'esprit qui est la parole de Dieu, et que ceux qui ont faim de la justice reçoivent de vous le pain de cette parole. Exhortez ceux qui s'appliquent aux sciences ecclésiastiques et aux questions de philosophie, à ne pas se fier imprudemment sur leur esprit seul, qui les entraînerait dans les routes des impies.
Qu'ils se souviennent que Dieu est le guide de la sagesse et le réformateur des sages et qu'il ne peut se faire que nous connaissions Dieu sans Dieu, qui apprend par son Verbe aux hommes à connaître Dieu 2. C'est le propre d'un orgueilleux, ou plutôt d'un insensé, de peser dans la balance humaine les mystères de la foi, qui surpassent toute intelligence, et de se fier sur notre raison, qui est faible et débile par la condition de la nature humaine.
Enfin le Saint Père adresse aux princes ces prophétiques paroles :
Que nos très-»chers fils en Jésus-Christ, les princes, favorisent, par leur concours et par leur autorité, ces vœux que nous formons pour le salut de la religion et de l'Etat. Qu'ils considèrent que leur autorité leur a été donnée non-seulement pour le gouvernement temporel, mais surtout pour défendre l'Eglise, et que tout ce qui se fait pour l'avantage de l'Eglise se fait aussi pour leur puissance et pour leur repos. Qu'ils se persuadent même que la cause de la religion doit leur être plus chère que celle du trône, et que le plus important pour eux, pou-
1 Sap., VII, 15
2 S. Irenseus, lib. IV, cap. 1.
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vons-nous dire avec le pape saint Léon, est que la couronne de la foi soit ajoutée de la main de Dieu à leur diadème. Placés comme pères et tuteurs des peuples, ils leur procurent une paix et une tranquillité véritables, constantes et prospères, s'ils mettent tous leurs soins à maintenir intactes la religion et la piété envers Dieu, qui porte écrit sur son vêtement : Roi des rois et Seigneur des seigneurs.
Telle est l'Encyclique du 15 août 1832, monument admirable de foi, de sagesse et de courage. Elle excita la fureur des ennemis de l'Eglise, et elle effraya un grand nombre de catholiques. Aujourd'hui les évènements l'ont expliquée, justifiée, glorifiée. Parmi les catholiques, du moins, il ne saurait y avoir deux sentiments sur la magnanimité de ce Pontife qui, tiré la veille de sa cellule pour gouverner la barque de Pierre, et tout aussitôt emporté, comme il le dit, dans la haute mer et dans les tempêtes, regarde au ciel et prend avec empire la route du salut. Quel calme victorieux ! quel entier dédain de toute la force, de toutes les promesses, de toutes les séductions de l'erreur ! Comme il sent que la vérité est avec lui, et qu'elle triomphera, et que tout le reste n'est que déception et mensonge !
Pierre avait parlé, il fallait obéir. Le miracle de l'obéissance répondit au miracle de sa parole. Les rédacteurs de Y j4t'eMM', « convaincus qu'ils ne pourraient continuer leurs « travaux sans se mettre en opposition avec la volonté foret melle de celui que Dieu a chargé de gouverner son « Eglise , » abandonnèrent leur œuvre, « engageant in- « stamment leurs amis à donner le même exemple de soute mission chrétienne. » Un seul se ravisa : on sait dans quel abîme il est tombé. Tous les autres persévérèrent dans l'obéissance : tous ont grandi, presque tous sont devenus illustres par les services qu'ils ont rendus à l'Eglise. Le monde a vu que ni leur esprit n'était devenu captif pour avoir obéi, ni leur bouche muette, ni leurs pensées infécondes. Ils ont écrit, ils ont parlé, ils ont combattu, mais
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dans la règle, sans rien livrer de la verité qui veut être défendue tout entière, sans contracter des alliances funestes ; c'est ainsi qu'on lui fait honneur et qu'on lui crée de solides amis.
A notre avis, personne n'a le droit de trouver aujourd'hui trop étroite cette règle, dans les limites de laquelle de tels hommes ont su se renfermer et agir si efficacement et si longtemps.
Et comme elle n'a été ni abolie ni modifiée, comme les devoirs qu'elle impose sont toujours des devoirs, comme les sophismes et les erreurs qu'elle réprouve n'ont pas cessé d'être des sophismes et des erreurs, comme les vérités qu'elle établit restent des vérités, il faut l'accepter telle qu'elle est ou se taire. Ceux qui pensent avoir une meilleure méthode pour réussir dans les combats de la foi se trompent : ils se croient sages, ils ne sont que timides ; hardis, ils ne sont que téméraires ; ils prétendent défendre là vérité, ils ne veulent défendre que leur vérité, une vérité qui leur convient à eux et qui ne déplaît pas à leurs amis, une vérité accommodante.
Mais une vérité accommodante est une vérité accommodée, c'est-à-dire déguisée, enlacée, pliée au manège des petites affaires humaines, que l'on voit aujourd'hui d'une façon, demain d'une autre, et que bientôt la droite conscience ne sait plus reconnaître à travers la multitude de ses travestissements. Non, ce n'est point la vérité! Et tous ceux qui, cherchant la vérité avec angoisse, l'ont enfin trouvée, en rendront témoignage : cette figure docile aux caprices des opinions, parée de leurs couleurs et mobile comme elles, n'a jamais trompé leurs regards ; ils ne l'ont jamais prise pour la vierge austère qu'ils aiment dans l'abandon et dans le mépris comme dans les triomphes, et à laquelle ils ne demandent rien que d'accepter leur dévouement.
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IV. Si nous voulons défendre la vérité catholique, il faut la défendre telle que le Pape l'enseigne, non telle que les puissances du moment la voudraient. Peu importe que l'on mécontente ou un parti, ou un peuple, ou un siècle! Ni rois, ni peuple, ni siècle, n'ont de concessions à lui demander. Elle est ce qu'elle est. Ceux qui la repoussent périront; ceux qui la déguisent l'outragent. Comme ils rougissent d'elle, elle rougit d'eux ; elle refuse leur humiliant secours. Elle ne se met pas aux voix, elle se passe des majorités, sans les leurrer et sans les posséder, elle les gouverne pour leur salut. Le monde subit avec rage l'ascendant d'un petit nombre de fidèles, rangés autour de la vérité qu'il maudit. Que de fois savamment travaillé par les ferments du doute, le monde s'est soulevé contre la vérité, dans le dessein de l'écraser enfin et de l'anéantir ! Il n'a tué que des hommes. Chaque fois la vérité est sortie plus brillante de ce bain d'injures et de sang ; et le Pontife romain, l'homme en qui la vérité ne peut défaillir, élève sa voix et répand sur les ruines du monde la parole qui réparera tout. Que dit-il alors ? Rien de nouveau. Il pardonne comme il a toujours pardonné; il enseigne ce qu'il a toujours enseigné. Il répète ce que Pierre et Paul ont dit à César et à Rome, ce que les martyrs ont confessé dans les supplices, ce que les pères et les docteurs ont appris à toutes les nations, ce que les missionnaires portent également à la barbarie sauvage et à la barbarie civilisée: la vérité qui a été repoussée partout et toujours, et qui partout et toujours a vaincu. Heureux ceux qui l'aident à vaincre par cette confession courageuse de sa divinité et par ce respect religieux de son intégrité ; qui ne s'ingèrent point de la restreindre, ou de l'étendre, ou de l'embellir, pour complaire à quelques esprits malades, pour lui attirer quelques tièdes amis, peut-être (car ce passage est glissant) pour se ménager à eux-mêmes de frivoles triomphes; mais qui, fermes dans leur amour et répudiant toute victoire qui n'ap-
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partiendrait pas uniquement à la vérité, croient l'honorer assez et la servir comme il faut en succombant pour elle. Ils ont raison, et ce sont eux qu'elle glorifie. Du sein de la mort, ils sont encore ses témoins. Elle s'appuie d'âge en âge sur leurs écrits voués aux dérisions du vice et de l'ignorance, elle se pare de leurs ossements traînés aux gémonies; leur fermeté, traitée de fanatisme et de fureur, est un des arcs-boutants du monde.
Ces réflexions s'adressent à des cœurs sincères, à des esprits élevés; nous n'avons pas besoin de les prolonger. C'est assez que nos adversaires aient relu l'Encyclique du pape Grégoire XVI, trop oubliée après avoir été trop commentée. Ils en tireront eux-mêmes les leçons qu'elle renferme sur les devoirs des catholiques dans la situation actuelle de l'Eglise. Jugeant à cette lumière la voie que nous suivons, ils se hâteront moins de la blâmer. Les limites que nous voulons mettre au droit de discussion, quoique éloignées de la «plus vulgaire prudence,» ne leur paraîtront plus criminelles.
Notre doctrine sur la liberté de discussion, sur la liberté de la presse, sur la liberté de conscience, est celle de l'Eglise ; nous voudrions que ce fût aussi la leur. Quand l'Eglise donne une solution, à quoi bon en chercher une autre? On peut trouver quelque chose qui paraisse s'ajuster mieux aux idées du moment, aux passions humaines, mais rien qui réponde mieux aux besoins vrais et permanents de la société. Jamais le monde n'a besoin d'une vérité nouvelle : il n'a besoin que de la vieille vérité, qui lui est cachée par quelque vieille ou nouvelle erreur. Appliquons-nous donc à comprendre la sagesse de l'Eglise, à lui soumettre nos cœurs et nos esprits; obéissons ingénument, laissons le reste à Dieu. Quoi qu'il arrive, Dieu ne nous reprochera jamais de n'avoir pas été plus clairvoyants que son Eglise.
Hors de cette voie, les catholiques ne rencontrent qu'embarras, contradictions, faiblesses cruelles. Ils n'ont plus leur
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force et leur lumière. On les voit aller, revenir, s'inquiéter de l'opinion, chercher partout des soutiens et n'en trouver aucun de solide ; s'arrêter et se précipiter hors de propos ; tomber enfin dans ces vulgaires maladies de l'esprit qu'on appelle le découragement et le mécontentement.
Le mécontentement trouble le jugement et paralyse l'action. Un esprit mécontent devient nécessairement injuste et stérile ; il se déplaît à soi-même et tout lui déplaît. Il veut et ne veut pas. Il ne s'applique pas à chercher ce qu'il faudrait faire, il craint de le savoir : car cette passion est comme les autres, elle a horreur dé se corriger. Il s'applique uniquement à trouver des critiques contre ce qui se fait, des prétextes pour ne pas applaudir même à ce qui se fait d'utile et de bon, même à ce qu'il sent ( c'est son supplice ) qu'il aurait fait lui-même.
Je vous en conjure, prenez garde au mécontentement ; ne restez pas dans cette aigreur et dans cette torpeur. Une telle attitude n'est pas digne de vous, elle est mauvaise conseillère, elle est dangereuse.
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LE SIÈCLE DE MARIE.
1er mars 1855.
Les deux règnes de Voltaire.—Voltaire témoin du Christ.—Par quelles mains Dieu a voulu triompher de Voltaire.
L'orgueil et l'impureté caractérisent le dix-huitième siècle, et il a reçu le nom de l'écrivain dont ces passions ont enflammé le génie. C'est avec raison qu'on l'appelle le siècle de Voltaire. Condorcet disait : Voltaire ri a pas vu tout ce que nous faisons, mais il a fait tout ce que nous voyons. Aucun autre siècle n'a été baptisé du nom d'un homme de lettres, et aucun autre n'a plus faussé et souillé la conscience humaine. Jamais la conjuration des perversités qui s'arment en tout temps contre la loi du Christ n'a été plus générale, plus perfide, plus triomphante. Luther se rua en mugissant contre ce qu'il voulait détruire. Il laissa encore, du moins il crut laisser quelque chose à Jésus-Christ et à la pudeur.
Voltaire n'a rien respecté. Il s'est glissé partout, mordant en secret ce qu'il craignait d'insulter. L'obscénité fut son arme de choix. Il a rempli de son venin une littéralure qui était la littérature du monde civilisé. Ces sophismes pernicieux que hurlent nos sectaires, cette dérision imbécile où tant d'âmes se réfugient obstinément contre la vérité et
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contre le salut, cette dépravation quasi universelle des lettres et des arts, c'est la sève de Voltaire. Il a rassemblé et pour ainsi dire discipliné tous les principes du mal ; il en a fait une armée permanente ; il lui a donné une tactique, et il a vaincu. La victoire de l'orgueil et de l'impureté fut complète. Elle se symbolisa dans ces fêtes de la Raison qui souillèrent les foyers et les autels. On prit des prostituées, on les promena par les villes à travers les ruisseaux qui roulaient du sang ; on leur éleva un trône au milieu des églises, et on les adora.
Les vases saints servirent aux orgies des vainqueurs ; pas un évêque ne resta sur son siège, pas un curé dans son église, pas une religieuse dans son couvent. Pour consommer la déchéance du Dieu et du culte des chrétiens, on institua un autre dieu et un autre culte, un Etre suprême qui ne gênât point l'orgueil, un culte de la Nature qui ne gênât point la volupté.
La sagesse du mal fit mieux encore. Il restait des chrétiens ; les proscriptions en créaient. Chassée des lois, la foi catholique vivait dans les cœurs. On voulut l'atteindre jusque-là. Les prudents et les modérés qui succédaient aux tyrans et aux brigands s'associèrent les apostats. Ils machinèrent ensemble une religion de bureau, une sorte d'hérésie administrative qui, en rendant à l'Eglise cette existence que la politique même exigeait, s'efforçait cependant de lui retirer les conditions de la vie. Directement ou indirectement, la main laïque s'immisça dans le gouvernement des choses spirituelles pour limiter tout, mesurer tout, au besoin arrêter tout. Elle obstrua les canaux par lesquels le sang circule du cœur aux membres ; elle multiplia les entraves entre les églises particulières et le Pontife romain, entre le sacerdoce et les fidèles. Que de précautions prises pour restreindre le nombre des vocations, pour diminuer le prêtre, pour le réduire au rôle d'employé de l'Etat,
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pour tenir le clergé dans une infériorité dangereuse en présence de la science et de l'autorité laïques, pour le rendre servile où il doit rester libre, résistant et contentieux où il doit obéir !
Sur cette Eglise ainsi désemparée, sur ce pauvre corps affaibli de tant de blessures et chargé de tant de chaînes, on lâcha le troupeau des insulteurs. Voltaire eut un second règne, plus impérieux que le premier. La presse multiplia cette masse d'écrits abjects qui étaient nés de son rayonnement ; la fermentation qu'ils produisirent en enfanta d'aussi coupables. De vrais talents, qu'environna tout de suite la popularité, se vouèrent à cette indigne guerre ; la poésie, la philosophie , l'histoire , l'éloquence , l'enseignement, le théâtre, le pamphlet, le journal, la caricature, ce qu'il y a de plus haut et ce qu'il y a de plus bas, l'orateur et l'histrion, tout parla contre l'Eglise. Telles furent les séductions de ce travail destructeur, que des hommes de mérite, au milieu d'une carrière noblement commencée sous le drapeau chrétien, désertèrent tout à coup et vinrent demander de flétrissantes couronnes à ceux qu'ils avaient d'abord combattus. L'orgueil poussa les uns, la volupté fascina les autres ; les uns s'indignèrent parce que l'Eglise n'acceptait pas les erreurs qu'ils prétendaient mêler à ses vérités éternelles ; les autres cédèrent à la tentation de faire résonner la corde impure, qui charme seule la foule des cœurs corrompus. Un esprit médiocre, auteur de couplets bourgeois, l'équivalent poétique des orateurs libéraux, incapable d'écrire en prose passable les préfaces de ses chansons, dont la moitié sentent le vin de guinguette, exerça le califat durant cette seconde invasion et apparut comme le grand prêtre de la déesse Raison, encore cachée dans ses sanctuaires. Trois nobles génies, qui semblaient appelés pour le confiner dans les cabarets, lui rendirent leur hommage, on pourrait dire leur épée. Chateaubriand, Lamen-
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nais, Lamartine! Quels noms dans les fastes de M. Béran- ger ! quelles tristesses !
Le résultat fut la révolution de 1830, qui jeta sur le trône un prince voltairien, et qui, durant près de deux années, au nom de la liberté, proscrivit dans Paris l'habit ecclésiastique. Voltaire alors reçut ses derniers honneurs. Il eut sa statue, élevée des deniers publics, au fronton d'un temple d'où l'on avait arraché la croix.
Ce fut la fin, autant du moins que ces combats peuvent finir. Voltaire reste debout au fronton de Sainte-Geneviève, mais déjà humilié sous la Croix, perpétuel objet de ses sarcasmes. A cette place insolente, il n'est désormais qu'un témoin, et non plus un triomphateur. Parle ! dis ce que tu fais là ! Sur nos vieilles cathédrales, les barbares et les sectaires de tous les siècles ont marqué leur passage par d'impuissantes dévastations : l'incendie, les mutilations, le pillage, ce sont leurs traces ; leurs monuments sont des ruines. Ici les Normands, ici les protestants, ici les révolutionnaires. Il fallait un monument plus effronté du règne de Voltaire, une offense plus signalée aux vertus qu'il aurait voulu abolir. Et, comme il n'a rien tant haï que la foi, l'humilité et la chasteté, ses disciples ont eu cette inspiration digne de lui : dans la pierre consacrée au Dieu vivant, ils ont figuré l'insulteur de la chaste Jeanne, et ils en ont insulté le souvenir de l'humble Geneviève. Quoniam dilfamavit nomen pessimum super virginem Israel. Oh ! renégats du Dieu et de l'honneur de la France ! Ayant commis d'un seul coup ce triple outrage, ils ont appelé le peuple : « Viens voir ! connais le génie de tes maîtres! Apprends d'eux ce qu'ils croient et qu'ils honorent ! » Aujourd'hui ils cherchent à s'expliquer leur chute. L'oracle s'est accompli : les pierres ont crié ; elles crient, elles rendent témoignage contre les crimes qu'on a voulu les contraindre à glorifier. Voyez ce qu'ils faisaient, ces hommes d'Etat, ces penseurs, ces premiers-nés du nou-
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veau genre humain; voilà les monuments de leur règne, leur foi, leur sagesse et leur reconnaissance ! Eux, cependant, tombés et ne comprenant rien, témoins aussi pétrifiés que leur idole, se racontent longuement les beaux jours qui virent leurs grandes actions. Les uns accusent la folie et l'inconstance populaires ; les autres cherchent à deviner par quel prodige la « civilisation du dix-huitième siècle, » comme ils disent, n'en a pas fini avec l'Eglise ; pourquoi l'Eglise a survécu aux mépris comme à la violence, aux pamphlétaires comme aux bourreaux ; pourquoi le règne de Voltaire expire et celui du Christ recommence ; pourquoi la Croix passe encore une fois du lieu des supplices au front des empereurs.
En effet, d'où vient ce miracle ? Quelle armée s'est levée et s'est rangée en bataille au pied de la Croix pour faire reculer la masse de ses ennemis? Point de drapeaux éclatants, d'hommes illustres et suivis, de voix retentissantes ; il n'y a d'armée visible que contre la Croix ; et pourtant la voilà qui sort de cette fange sanglante où le dernier siècle l'avait laissée quasi ensevelie ; la voilà qui se redresse, qui grandit ; voilà que ses bras touchent aux deux pôles ; elle est seule debout dans l'univers, et les hommes n'ont plus d'autre signe de haine ni d'amour.
Ce miracle, Dieu l'a fait principalement par les mains des femmes chrétiennes et pour l'honneur de sa mère, la très- sainte Vierge. «. Seigneur, » dit l'Eglise en la fête de l'Im- maculée-Conception, « il sera glorieux pour votre nom « que notre ennemi périsse par la main d'une femme. » Ces paroles frappent singulièrement, lorsque l'on remonte à la source du mouvement religieux par lequel ont été opérées sans bruit de si grandes choses. On reconnaît partout l'action de ce culte confiant dont l'Eglise, au milieu de ses angoisses, a honoré la Mère du Sauveur; et la foi, qui voit' plus loin et plus nettement que la raison, reconnaît son
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influence dans le rôle tout apostolique que les femmes ont rempli depuis soixante ans. A l'esprit d'orgueil et d'impureté, Dieu a opposé de pauvres femmes consacrées à la Reine d'humilité et de chasteté.
Lorsque la Révolution supprima les couvents, elle y trouva beaucoup de religieuses qui préférèrent le martyre à la liberté qu'on leur offrait. Le plus grand nombre de ces saintes filles résistèrent aux séductions du monde, aux embùches du schisme, aux tentations du dénùment. On avait pu leur arracher le voile, rien ne parvint à briser leurs vœux. Dès que la tempête fut calmée, on les vit quittant les retraites où la chasteté les avait cachées, se rassembler de tous côtés et reprendre leur vie de prière et d'obéissance. Elles y ajoutèrent le travail, non celui que la règle imposait, mais le travail nécessaire pour avoir du pain : car il ne leur restait rien de leurs anciennes richesses. Heureuses celles qui purent racheter quelque faible partie des édifices qu'elles avaient bâtis et que la Révolution venait d'envahir ! Mais cette extrême indigence devint un avantage précieux. Le travail le plus conforme à leur vocation était l'éducation des jeunes filles. Elles ouvrirent des classes. Et tandis que l'Université, pleine de prêtres apostats, préparait à la France une génération de libres penseurs, ces vierges fidèles, dans la paix de leurs cloîtres, sous la protection de Marie-immaculée, commencèrent à former des mères de famille chrétiennes. Le point de départ de la renaissance religieuse est là.
Dieu bénit cette œuvre de piété publique. Un souffle créateur se répandit sur toute la France ; et, par ces ressorts cachés et ces voies inconnues dont la Providence a le secret, à travers mille obstacles, avec la seule puissance de la bonne volonté, les fondations et les vocations se multiplièrent. Dans les petites villes, dans les villages, de pauvres femmes privées de tout appui humain, exposées aux railleries et aux mauvais traitements de ceux qui les connaissaient, quelque-
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fois même à la persécution des gens de bien que déconcertait l'ardeur de leur zèle, osèrent entreprendre de donner l'instruction gratuite aux enfants pauvres des villes et des campagnes. Elles y réussirent. A quel prix, moyennant combien de souffrances, de mortifications et d'avanies, nos enfants le sauront mieux que nous, car ils en liront l'histoire; mais Dieu seul le sait parfaitement. De cette première époque datent la Congrégation de la Sainte-Famille, fondée par madame Emilie Rodat, et celle des Sœurs de Saint-Joseph, fondée par Madame Javouhey ; et tant d'autres que le monde ne connaît pas et qui sont pourtant les grandes œuvres sociales de ce siècle. Lorsque l'on contemple ce monde mystérieux qui vit par le dévouement et multiplie par la virginité, on est étrangement surpris de voir qu'à cet égard du moins, la hache révolutionnaire a frappé sans détruire, et que souvent même, là où elle s'est acharnée à démembrer le cadavre, Dieu a fait des tronçons autant d'êtres vivants. En effet, toutes les congrégations dispersées et que l'on croyait anéanties ont reparu avec une vie plus forte ; mais, avant cette résurrection totale, beaucoup de débris sont devenus la souche d'une congrégation nouvelle.
Voilà donc ce qui s'est passé sous les yeux du monde, et il ne l'a point vu, ou il ne l'a vu que pour y mettre d'insensés et, grâce à Dieu, d'inutiles obstacles. Tandis que la société politique tout entière se jetait de nouveau dans la carrière de l'anarchie, également poussée et agitée par ses hommes d'Etat, par ses instituteurs et par ses histrions; tandis que tout principe de foi était sapé par le Gouvernement et lacéré par la philosophie, toute doctrine d'obéissance démolie par la tribune, tout sentiment de pudeur ba- . foué par la littérature et par le théâtre ; tandis que ces forces de destruction, agissant ensemble, allaient, au moyen de la presse, troubler et gâter le peuple dans ses dernières profondeurs, lui communiquant en même temps la soif des con-
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voitises el lui étant le repos et le rafraîchissement dp, la foi ; au milieu de tout ce concert des éléments de révolte contre Dieu, contre la société, contre le devoir, quelques pauvres femmes, assistées çà et là de quelques prêtres obscurs, prenaient en main la croix, l'étendard de la pauvreté, de la chasteté, de l'obéissance, et. voyaient, ô miracle ! se ranger sous ce drapeau du sacrifice, des milliers de jeunes vierges, la fleur des familles, les filles et les sœurs des victorieux, des hommes forts qui rendaient un culte à Voltaire, et qui se proposaient d'écraser Dieu. Surrexerunt virgines.
Que voulaient-elles faire, ces vierges ; qu'ont-elles fait, que leur voyons-nous faire? Bientôt le fardeau de l'éducation et le fardeau des malades parut trop peu de chose à leurs faibles mains. Elles embrassèrent des travaux plus virils, comme ces mères courageuses qui, dans l'absence du père de famille, prennent pour elles le rude labeur des champs et mettent la main à la charrue. Elles avaient renoncé aux joies de la famille et aux joies du monde, elles renoncèrent encore aux douceurs de la patrie ; elles partirent avec allégresse pour ces voyages d'où l'on ne revient jamais, et elles allèrent fonder des hôpitaux et des écoles dans les forêts de l'Amérique, dans les sables de la Sénégambie, dans les contrées perdues de l'Inde. Elles acceptèrent une mission plus âpre encore, peut-être, en affrontant les persécutions et les dégoûts que leur promettaient certains pays protestants de l'Europe ; et Genève et Londres, aussi bien que Constantinople et Damas, les virent arriver, portant la bannière proscrite de la Reine des cieux.
Car c'est là leur drapeau, leur force et leur refuge ; c'est par la sainte Vierge, mère de Dieu, que s'accomplissent tant de nobles et saints travaux. Le nom que portent en commun ces femmes héroïques est celui de Marie ; le feu divin qui les anime est l'amour de Marie ; elles se vouent à l'humilité, à la charité, à l'obéissance ; elles travaillent, elles souffrent,
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elles meurent, pour imiter Marie. Suivez-les dans la multitude des œuvres de piété et de miséricorde que cet amour leur inspire : vous verrez en elles toutes comme une sorte d'incarnation de la Mère de Dieu et un avènement personnel de Marie sur la terre. Marie n'est-elle pas, en effet, présente ici-bas dans cette virginale milice de la charité, qui, par les différents corps dont elle se compose, depuis les PetitesSœurs des Pauvres et les humbles religieuses des campagnes jusqu'aux saintes victimes de la prière et de l'expiation publique, nous la rappellent dans tous les états où elle a vécu, nous la montrent à la Crèche et au Calvaire, au travail et à la mort, vierge et mère, pauvre et active, faisant en silence de grandes choses, ayant soin des humbles et des petits, et leur révélant Dieu par le miracle obtenu à sa prière qui change l'eau en vin ?
.Nous ne voudrions pas irriter des esprits malheureux à qui l'on ne peut montrer les grâces d'en haut sans les pousser au blasphème. Cependant, il faut le dire, combien de miracles entourent la vocation sublime de la femme dans ce siècle et naissent du miracle de son dévouement ! Que de pauvres assistés et nourris ! que d'âmes relevées, consolées, et sauvées ! Comment la société pourrait-elle remplacer ces légions d'anges qui se font esclaves de ses plus redoutables besoins et de ses plus navrantes misères? Nous ne parlons pas de ces grands services que tout le monde voit, que tout le monde admire, et que tant d'ingrats oublient. Il faut renoncer à louer ces dévouements qui éclatent jusque sur le champ de bataille, comme dans nos villages dévastés par le choléra. La voix publique en parle assez haut et assez élo- quemment, et c'est un orgueil de la patrie en même temps qu'une gloire de la foi. Mais qui voit la religieuse dans les prisons, dans les hôpitaux, dans les salles d 'asile, dans les écoles des campagnes, usant précipitamment ses jours au milieu de toutes les privations et de toutes les douleurs,
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n'ayant sous les yeux que des spectacles hideux ou terribles? Telle est la vie, volontaire encens qui brûle pour purifier l'air et qui neutralise, en se consumant, des miasmes invisibles et mortels. Ces existences dévouées désarment autant de bras qu'elles consolent de cœurs.
Que l'on considère ce qui s'est passé depuis cinquante ans, depuis vingt ans, ce qui se passe aujourd'hui : on verra si ces œuvres n'ont rien produit et si Dieu n'agit pas. Il y a cinquante ans la vie religieuse était comme éteinte en France; il y a vingt ans, on donnait une statue à Voltaire. Aujourd'hui le chef de l'Etat envoie l'image de la Sainte Vierge à nos armées navales, nos soldats la portent sur leurs poitrines, vingt villes l'ont élevée sur leurs plus hauts monuments, son nom est réservé comme une bénédiction à la première née de chaque famille : tel a été le prologue du grand acte par lequel le Souverain Pontife a reconnu comme dogme de foi, la pieuse et universelle croyance de l'Immaculée-Conception. Ces événements en font prévoir et espérer d'autres. Sans vouloir montrer la France meilleure qu'elle n'est, elle est autre cependant que ne la peignent ses journaux, ses théâtres et ses philosophes. La manière dont chaque diocèse, chaque ville à son tour célèbre la proclamation de l'Immaculée-Conception, fait voir, quoique les journaux ne le disent pas, que le culte de la Sainte Vierge est loin d'être en décadence. On peut trouver quelque différence entre l'esprit religieux des populations françaises et l'esprit que témoignait, il y a quelques années; une nation voisine dont on nous a trop vanté les institutions, la prospérité et les mœurs. La même différence existe dans la situation actuelle des deux peuples, et les événements prennent une allure qui n'était guère prévue. Ne semble-t-il pas qu'une main redoutable s'abaisse sur tout ce qui est éloigné de 1 protection de Marie?
Pour nous, que tant de miracles ont sauvés de tant de
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fautes; qui, toujours chancelants, nous trouvons toujours appuyés, et qui, après chacune de nos chutes, sommes replacés comme par une main maternelle sur la voie du salut, nous ne pouvons, malgré tous nos périls et toutes nos faiblesses, nous défendre d'espérer. C'est que, dans la meilleure partie de nous-mêmes, nous nous sentons fidèles et confiants à Celle dont la prière peut tout, et il nous semble que l'époque qui suit le siècle de Voltaire pourra s'appeler le siècle de Marie.
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SUR M. BERANGER.
Novembre 1853.
I. L'homme, dans sa maturité, dédaigne la poésie autant qu'il a pu l'aimer dans sa jeunesse. S'il en était autrement, aucune société n'y résisterait. De tout temps la poésie a été la voix des passions ; aujourd'hui cette voix est brutale. Les révoltes de l'esprit, la royauté des 'sens, voilà le fonds du seul poète vraiment populaire de notre époque. La bourgeoisie ne sait pas d'autres vers que ceux de M. Béranger ; le peuple ne connaît pas d'autre nom.
Certes, les rimeurs français ont toujours su injurier la foi et les mœurs! Les Annales de la poésie, compilées au dernier siècle avec retenue encore, semblaient ne rien laisser désirer en fait d'insolences contre la tempérance, contre la chasteté, contre la piété. Notre' siècle a vu rajeunir et ou- tre-passer tout cela, et à cette lyre des entraînements de la chair une corde a été ajoutée, la corde politique. Sous les doigts de M. Béranger, elle a été pendant la Restauration le sifflement le plus vénimeux des haines civiles; pendant le règne de Louis-Philippe, le même poète s'en est servi pour propager les dogmes de la haine sociale.
Sa chanson des Contrebandiers, pour n'en citer qu'une, est un cours d'économie politique au point de vue de M. Proudhon , encore inconnu. Fourier , Saint-Simon, Cabet, eurent des échos dans ses refrains ; la discipline po-
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litique fut honnie comme la discipline morale. Il maintint et accrut ainsi parmi les étudiants et dans le peuple, sa popularité déclinante chez les bourgeois, où l'on aurait préféré qu'il se contentât de diffamer l'Eglise et de canoniser les filles d'opéra. Il a su caresser les passions humaines comme elles veulent l'être ; il leur a montré une route vers ce paradis de ripaille que les autres poètes se bornent à célébrer. Tandis que M. de Musset s'emporte contre les révolutionnaires, tourne un sonnet pour Louis-Philippe et se laisse décorer comme un garde national, M. Béranger indique le moyen de vivre agréablement. Ses contrebandiers chantent :
Camarade, la noble vie!
Que de hauts fails à publier ;
Combien voire belle est ravie Quand l'or pleut dans son tablier!
Château, maison, cabane Nous sont ouverts partout.
Si la loi nous condamne,
Le peuple nous absout.
Nos gouvernants, pris de vertige,
Des biens du ciel triplant le taux,
Font mourir le fruit sur sa tige,
Du travail brisent les marteaux.
Pour qu'au loin il abreuve Le sol et l'habitant,
Le bon Dieu fait un fleuve ;
Ils en font un étang.
Il y a un obstacle, ce sont les douaniers. M. Béranger sait comment on peut lever l'obstacle :
Les douaniers sont en nombre,
Mais le plomb n'est pas cher.
Le refrain est digne de la chanson •
Malheur, malheur aux commis,
A nous bonheur et richesse 1
Le peuple à nous s'intéresse ;
Il est de nos amis.
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Quant à la poésie, elle est mince ; mais il s'agit bien de poésie ! voilà des refrains vraiment populaires et que l'on peut redire en chœur.
Aussi IVI. Béranger n'ignore pas ce qu'il vaut. On a ri de l'auteur de Claude Gueux s'adressant des vers à soi- même sous le nom d'Olympio. M. Béranger en a fait autant. Tout modeste et bonhomme qu'il est, il n'a pas dédaigné d'apprendre à ses thuriféraires comment il faut l'encenser :
Bénis ton sort. Par toi la poésie A d'un grand peuple ému les derniers rangs,
Le chant qui vole à l'oreille saisie (?),
Souffla tes vers même aux plus ignorants.
Vos orateurs parlent à qui sait lire ;
Toi, conspirant tout haut contre les rois,
Tu marias, pour ameuter les voix,
Des airs de vielle aux accents de la lyre.
Tes traits aigus lancés au trône même,
En retombant aussitôt ramassés,
De près, de loin, par le peuple qui t'aime,
Volaient en choeur jusqu'au but relancés.
Puis, quand ce trône ose brandir son foudre,
De vieux fusils l'abattent en trois jours.
Pour tous les coups tirés dans son velours,
Combien ta muse a fabriqué de poudre !
Sa muse a fabriqué beaucoup de poudre pour tirer dans le velours du trône ; de toutes les cibles, c'est celle d'où coule le plus de sang.
Du reste, et sans cesser de fabriquer sa poudre, M. Béranger, célèbre comme sage autant que comme poète et philanthrope, confesse qu'il ne sait ni ce qu'il fait ni où va l'humanité. Un jour, il imagina de se consulter sur les destinées du monde ; ce fut une affaire de huit couplets. Il annonce d'abord que la société va périr; mais il se ravise et trace à sa manière une histoire universelle divisée en
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quatre âges : l'âge de la famille, l'âge de la patrie, l'âge de la religion et l'âge de l'humanité, où nous arrivons :
La presse abat les murs de la pairie,
Et Dieu nous dit : Peuples, fraternisez !
Nous sommes en bon chemin, comme on voit !
Le poète, plein d'allégresse, décrit par avance ce bel âge de l'humanité, dont il semble avoir pris quelque vue dans les plans du phalanstère. Tout cela est tout juste de la force de M. Baudet-Dulary :
Paix au travail paix au sol qu'il féconde !
Que par l'amour les hommes soient unis ;
Plus près des cieux qu'ils replacent le monde ;
Que Dieu nous dise : Enfants, je vous bénis.
Du genre humain saluons la famille...
Mais, qu'ai-je dit? pourquoi ce chant d'amour?
Le doute reprend le poète : il voit encore « des camps où le glaive scintille,)) et il termine en exhortant la France, des nations aujourd'hui la pl'emière (c'était après 1830), à prendre pitié des peuples et à leur ouvrir un plus large destin,
Nous ne savons pas si, aux yeux de M. Béranger, la France, dans ses élans de 1848, a fait pour les peuples ce qu'il espérait à l'époque de cette vision. En tous cas, il a une espérance. Dans une chanson intitulée les Fous, et qui semble être son dernier mot sur ce chapitre important, il annonce qu un fou viendra sauver le genre humain.
Qui découvrit un nouveau monde ?
Un fou qu'on raillait en tous lieux.
Sur la croix que son sang inonde,
Un fou qui meurt nous lègue un Dieu.
Si demain, oubliant d'éclore,
Le jour manquait, eh bien, demain,
Quelque fou trouverait encore Un flambeau pour le genre humain,
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Il faut dévorer la niaise indécence de ce rapprochement entre Christophe Colomb et le Fils unique de Dieu, dans une pièce où l'on nomme au même titre Fourier et Saint- Simon. Nos beaux esprits en sont coutumiers. Quand ils ont bien insulté l'Eglise, quand ils ont ri de ses dogmes, conspué sa morale, diffamé ses ministres, ils daignent considérer son divin fondateur comme un grand sage et un philosophe bienfaisant : ils le placent au rang de ce qu'ils connaissent de mieux en ce genre; et telle est leur ignorance, qu'ils croient "eut-être ne lui faire aucune injure. Ici la pensée de M. Béranger se réduit à cette croyance, qu'un grand homme quelconque, fera régner le bonheur par un moyen quelconque, et plus près des deux replacera le monde. C'est le fond de la philosophie et de la poésie modernes. M. de Lamennais parle comme M. Béranger : « La société se dissout faute d'une loi commune, d'une « doctrine positive universellement acceptée. Mais, dans ce « vaste naufrage des croyances et des cultes, tout cepen- « dant n'a pas péri. En attendant qu'il se reconstitue une « religion publique, chacun, moins un petit nombre qu'on « ne sait comment nommer, recueillant sur la plage quel- « ques sacrés débris, en a élevé solitairement un autel au « Dieu inconnu. »
Pour les passions humaines, le Dieu inconnu de M. de Lamennais et le Fou de M. Béranger ne sont pas plus gênants l'un que l'autre. Ils n'empêchent personne de travailler à réaliser son bonheur comme il le conçoit, de briser, pour l'atteindre, toutes les entraves de la morale religieuse et civile, de se faire Dieu soi-même. Et si l'on est doué de cette philanthropie qui veut communiquer le bonheur à l'humanité tout entière en dépit des gendarmes et des douaniers, le plomb n est pas cher.
Dans la poésie contemporaine, M. Béranger est l'expression la plus complète de ce moi révolutionnaire qui, tirant
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les suprêmes conséquences d'une philosophie athée, installe effrontément tous les délires des sens et tous les rêves de l'orgueil sur les débris de toutes les lois. Là est la cause de sa popularité, merveilleusement servie d'ailleurs par les côtés vulgaires de son talent. On le dessine en pantoufles, les mains dans ses poches, assez chargé de ventre, avec une grande houpelande; dans le fond, des barreaux, en mémoire de ses prisons, car il fut condamné pour des couplets qui touchaient à la politique, et pour d'autres qui touchaient aux mœurs. C'est la figure et le martyre de la poésie bourgeoise : elle reste auprès de ses chenets, pyr- rhonise fourchette en main, et chante la Marseillaise par la fenêtre.
M. de Musset n'a pas su entrer ainsi dans les cœurs français; c'est un muscadin qui n'est pas patriote, qui boit du vin d'Espagne et qui fait des vers brisés. La rue Saint-Denis et la province ne l'adopteront jamais. On dit « notre Bé- ranger, » on ne dira pas notre Musset. M. de Musset, cependant, n'échangerait pas le troupeau relativement petit de ses admirateurs, contre la foule et la cohue qui acclament M. Béranger. Il a raison. Son talent est d'un ordre plus relevé. Quant à sa morale, les résultats qu'elle a pu produire, quoique moins nombreux, sont du même genre et aussi parfaits.
Avril 1855.
II. Les nouvelles Causeries littéraires de M. de Pont- martin contiennent une étude sur M. Béranger que nous signalons comme une bonne action et comme un chef- d'œuvre. Critique pleine, solide, lumineuse, entraînante, qui ne néglige rien, qui ne dit rien de trop, faite de main d'ouvrier. Le fameux auteur de Frétillon est jugé, pour le
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fond et pour la forme, comme la postérité le jugera. Ceux qui ont senti l'odieux poids de cette gloire injurieuse, et ils sont nombreux, n'ont plus rien à désirer. Voilà M. Béran- ger mis à sa place : poète, dans les rangs inférieurs, avec les faiseurs [de tours et les courts d'haleine ; philosophe, parmi les plus vulgaires et les plus coupables, entre les corrupteurs et les imposteurs. Fausse poésie, fausse gaieté, fausse bonhomie, patriotisme faux, immoralité sordide, impiété bête, tel est le bilan des « chansons nationales. » C'était justice qu'il vînt une main ferme pour peser tout cela dans les balances d'or du talent ; qu'un souille puissant dissipât cette longue apothéose de la gaudriole, et que tant de choses saintes, vilipendées quarante ans par ces impurs fredons, fussent enfin vengées.
Le morceau suivant, détaché du travail de M. de Pont- martin, permettra d'apprécier la saine beauté de l'ensemble:
M. Béranger est resté populaire, tandis que des réputations plus sérieuses que la sienne étaient chaque jour entamées, morcelées, démolies par notre dissolvante époque...
Pour ceux même d'entre nous que leurs opinions eussent rendus moins accommodants et moins enthousiastes, M. Béranger a été protégé par des souvenirs de collège: car, chose singulière! privilège inouï de cette insolente fortune ! des chefs-d'œuvre de l'esprit, tels que les Fables de La Fontaine ou le Télémaque, perdent souvent de leur charme, parce qu'il a fallu les apprendre sur les bancs, par ordre du maître, et que, plus tard, on leur en veut des punitions et des ennuis qu'ils nous ont attirés. M. Béranger, au contraire, conserve un attrait vague et lointain, parce que, sur ces mêmes bancs, on l'a lu et dévoré en cachette, à un âge où ces mots sonores et décevants, gloire, liberté, tyrannie, patrie, peuple, s'illuminent de tous les prestiges du patriotisme antique, de tous les classiques reflets de la Grèce et de Rome.
Eh bien, malgré cette unanimité queje constate tout en essayant de la contredire, je déclare, après avoir relu attentivement l'édition complète des Chansons, qu'au point de vue religieux et politique M. Béranger a joué le rôle le plus perfide, le plus coupable et le plus vil ;
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qu'il doit figurer au premier rang de ceux qui ont fait du mal à l'huma • ni té, à leur époque et à leur pays; que ce mal, il l'a fait sciemment, froidement, non pas par entraînement et par passion, non pas dans cette sorte de fièvre et d'ivresse qu'excuse la chaleur de la lutte, mais avec calcul, en versant la goutte de poison là où il savait qu'elle serait plus corrosive et plus meurtrière, et en prenant pour auxiliaire, dans son œuvre criminelle, tout ce que l'esprit de parti a de plus bas, de plus méchant et de plus bête. J'affirme qu'au point de vue moral, non- seulement M. Béranger a été corrupteur, mais qu'il a choisi de préférence dans la corruption ce côté ignoble et grossier qui n'a rien de commun avec les ardeurs de la jeunesse, mais qui plaît aux libertins de mauvais ton, aux sexagénaires blasés, aux dons Juan de comptoir et d'estaminet. Enfin, au point de vue littéraire, tout en reconnaissant que M. Béranger a un grand talent, je prétends que ce talent est fort au-dessous de sa célébrité.
M. Béranger a été comparé à Voltaire: c'est la plus sanglante injure ou plutôt le plus cruel châtiment qu'ait subi l'ombre d'Arouet. Rien n'excuse Voltaire, mais tout l'explique; et, depuis la Régence, où il assiste, pour son début, aux premières orgies d'une société qui veut périr, jusqu'à la fameuse soirée d' Trène, où il jouit, pour son triomphe, des dernières folies d'un monde qui ne peut plus vivre, Voltaire a toujours été en face de la même situation et encouragé à la même œuvre. L'édifice croulait: les gardiens les plus intéressés à le défendre en livraient les clefs, en ouvraient les portes, en démolissaient les cloisons ; il porta le coup de grâce, et il eut pour complice, dans son attaque meurtrière, ce siècle entier qui aurait dû le maudire comme un fléau et qui l'adora comme une idole.
Pour M. Béranger, quelle différence! S'il aime réellement ce peuple auquel il a souvent dédié sa lyre, il sait aussi quels sont les vrais intérêts, les vrais biens, les vrais malheurs du peuple. Sa jeunesse s'est écoulée, son intelligence a mûri devant les spectacles instructifs et concluants: il a vu la France épuisée demander vainement grâce au génie ivre de gloire qui ne s'arrête qu'en tombant, après le dernier écu, le dernier homme, le dernier sang. Il a vu les idées proscrites, la presse bâillonnée, René menacé, Corinne bannie, les lettres forcées à opter entre la persécution et le servilisme, et ces deux images auxquelles il doit vouer plus tard son culte et ses refrains, la liberté et la patrie, pleurant toutes deux sur des tombeaux. Il a même exprimé le sentiment universel à sa manière, c'est-à-dire dans une chanson, et cette chanson est son chef-d'œuvre ; elle s'appelle le Roi cVYvelot.
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L'Empire tombe; un régime de paix, de convalescence, de restaura- lion commence pour le pays ; une économie sévère, une administration juste et sage rétablit l'ordre dans les finances épuisées par de folles guerres et des revers inévitables. Les mères cessent de frissonner en voyant grandir leurs fils. Les plaies se ferment ou se cicatrisent. Dans ce beau pays, qui conserve,' à travers tant de misères et d'orages, une vitalité si puissante et si active, tout renaît, tout se ranime. Une liberté jusqu'alors inconnue rend l'essor à la pensée captive ; l'agriculture, le commerce, l'industrie se raniment et répandent, par leurs mille canaux, la prospérité et l'abondance. Oui, c'est un convalescent à qui un régime calme et doux suffira pour reprendre toutes ses forces. Que l'on s'entende, que l'on se connaisse, que l'on évite de changer les méfiances en haines, les malentendus en dissidences, que l'on réconcilie le passé avec le présent au profit de l'avenir, et une ère nouvelle, une ère de bonheur, d'aisance, de repos, va s'inaugurer pour ce peuple que M. Béranger aime tant.
Eh bien, que fait-il ? Dès le premier jour, il commence et commande l'attaque contre ce gouvernement qui nous a apporté tant de biens ; au lieu de chercher à rapprocher ce qui était compatible, la royauté et la liberté, il se plaît à unir ce qui aurait dû rester inconciliable, les souvenirs de l'Empire et les exigences du libéralisme. Il accrédite de ses refrains cette alliance que l'histoire dément, que le bon sens repousse, mais qui, à force d'invraisemblance, devient une vérité. Cet amant passionné des libertés publiques outrage ce qui nous les a rendues. Dans cette guerre implacable, d'autant plus perfide qu'elle prend une forme plus communicative et plus populaire, toute arme lui est bonne, et la plus empoisonnée est celle qu'il préfère. Qu'on relise les chansons politiques de M. Béranger, et l'on y retrouvera sans cesse la même inspiration : le libéralisme étroit et haineux des banquiers et des avocats se ruant contre la Monarchie, sous la peau du lion impérial ; les refrains de gloire et de victoire servant à saper cet ordre nouveau qui demandait qu'on l'affermît. Sainte alliance des peuples contre les rois, c'est-à-dire des révolutionnaires et des démagogues de tous les temps contre les gouvernements réguliers et tutélaires ; réminiscences de Salamine et de Marathon à propos de l'insurrection des Hellènes, c'est-à-dire assimiliation de Louis XVIII et de Charles X avec Darius et Xerxès ; apothéoses d'orateurs médiocres et factieux, dont on disait dans un vers fort dur :
05 Cœur, tête et bras, tout était peuple en lui;
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personification des souverains les plus débonnaires dans Denys-IeTyran, Tibère et Louis XI; appel à la révolte, dans tous les sens, sur tous les tons, sous toutes les formes ; révolte du paysan contre son curé, de l'accusé contre son juge, de l'écolier contre son maître, du soldat contre son officier ; démolition perpétuelle de toutes les autorités établies, le roi, le magistrat, le prêtre; insultes aux débris de la noblesse, rentrant pauvres et mutilés dans le pays qui les avait proscrits ; préparation sournoise à cette table rase qu'on a été si près d'obtenir, et qu'on redemandera encore : tel est le fond, telle est la trame sur laquelle cette main corruptrice brode constamment ses chansons ; et tout cela a été accepté, encensé, applaudi ; et cette union adultère du libéralisme avec la gloire impériale est devenue notre histoire politique ; et cette défroque de souvenirs helléniques a habillé de sa pourpre en lambeaux la prose des journalistes et l'éloquence dès députés; et ces perfidies qui ont fait leur temps, ces lieux communs dont on ne veut plus, ces paradoxes montrant la corde, ces renommées libérales éteintes dans un légitime oubli, ces récriminations et ces mensonges, depuis longtemps étouffés par la conscience tardive des honnêtes gens, on les retrouve dans ces refrains ; on les y admire ; ils y puisent une sorte de vie factice et posthume !
Le critique va jusqu'au bout avec cette franchise, avec cette vigueur, avec ce fouet qui n'a pas un claquement inutile, et qui laisse partout où il tombe sa marque et son sillon. Et le public applaudit, parce qu'enfin c'est une belle et agréable chose que l'esprit au service du bon sens et de la justice. M. de Pontmartin redoute toujours un peu de passer pour égorgeur, mais il n'a pas à craindre ici que l'on plaigne son vaincu ; et si quelque voix, parmi celles qu'il écoute, osait réclamer, il n'y prendrait pas garde. Sa conscience parlerait comme Chimène : Tu n'as fait le devoir que d'un homme de bien. Pour nous, qui ne sommes point tentés de lui reprocher un excès de rigueur, nous devons avouer que son habituelle indulgence nous paraît maintenant moins répréhensible, et nous sommes disposés à fermer les yeux sur bien des nonchalances, par exemple sur les applaudissements concédés aux ci-devant « merveilles heb-
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« domadaires de M. Janin, roi légitime et incontesté du « feuilleton dramatique. » Parcere subjectis ! Après avoir mis M. Béranger dans sa case, on peut bien laisser M. Janin gagner tout seul la sienne de son pied dansant. Il se traîne; c'est la grande vitesse.
Quant à l'article Béranger, on ne saurait exprimer l'éba- hissement des petits penseurs et enfants de Cythère devant cette démolition d'une renommée qu'ils croyaient inattaquable. Parmi tant de fidèles dont les chansons de M. Béranger ont été le Coran, personne ne se lève pour le prophète ; le goum du Siècle lui-même et toute la tribu des Ben-Havin restent immobiles. Bien n'est amusant comme l'air penaud de M. Emile de La Bédollière. Il n'en revient pas d'entendre traiter ainsi « l'illustre chansonnier, » et, dans son étonne- ment, il s'égare jusqu'à demander grâce. Les protestations contre le talent, la pensée et la gloire de M. Béranger devraient au moins, dit-il, être émises « avec ménagement, avec circonspection, avec courtoisie. » Voyez-vous ! Et que dirait donc M. de La Bédollière si on traitait M. Béranger comme M. Béranger lui-même a traité tant de gens qui valaient bien sa personne, sans lui faire tort, et tant de choses qui valaient bien son génie? M. de La Bédollière finit par s'écrier qu'après tout « on ne réfute pas de tels outrages, qu'il suffit de les signaler pour que justice en soit faite. » C'est un argument qui a déjà beaucoup servi, particulièrement à M. de La Bédollière; nous lui conseillons de s'en tenir là et de filer doux. Le poète « national » en a assez, et ses amis feront bien de ne pas s'attirer quelque réplique. Une main moins redoutable que celle de M. de Pontmartin se ferait encore sentir trop douloureusement sur des plaies si vives.
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III. Le Siècle entreprend enfin de venger M. Béranger i Quelque maladroit ami lui aura dit : Rodrigue, as-tu du
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cœur? Ils se sont mis deux en besogne, M. de La Bédollière et M. Jourdan, pour établir que si les rédacteurs de l'Uni.vers étaient vraiment chrétiens, ils ne critiqueraient pas leur frère Béranger et ne diraient jamais que des choses tendres à leur prochain du Siècle. L'idée appartient à M. de La Bédollière, comme toutes les bonnes idées de cette congrégation, et il l'appuie de cinq ou six textes de l'Ecriture sainte. On sait que M. de La Bédollière est chiaoux dans la tribu des Ben-Havin ; il est aussi un peu mollah. Il a une teinture de toutes les religions qui le mettrait en état de composer un éclectisme et de desservir un petit temple à l'usage des visiteurs de l'exposition universelle. Génie véritablement français, quoique faible sur la langue ! homme pour tout faire ! Je le compare à ces gardes champêtres précieux qui connaissent l'administration aussi bien que M. le maire, et qui, dans les cas de refus de sépulture, se trouvent capables d'enterrer aussi bien que M. le curé.
M. Jourdan, supérieur par le style, est inférieur par l'invention. Son arlicle n'est qu'une décoction des idées de M. de la Bédollière, et ce qu'il ajoute de son fonds n'est pas toujours heureux. J'ai dit du travail de M. de Pontmartin qu'il était écrit de main d'ouvrier. M. Jourdan souligne ces mots, et s'exclame sur ce que je ne daigne pas encore donner à M. de Pontmartin un brevet de maître. Il se décerne lui-même, par cette exclamation, un brevet d'ignorance. L'expression est de La Bruyère, qui l'emploie comme le dernier terme de l'éloge : « Le livre est bon et fait de main d'ouvrier. » Mais M. Jourdan ne gaspille pas son temps à lire les classiques français ; et, après tout, il a raison. Ou il n'y comprendrait rien, ou il y perdrait le don de s'assimiler les idées de M. de La Bédollière.
Voici une peinture du vrai chrétien, selon l'idéal du Siècle, qui m'épargnera une définition plus ample du faire de M. Jourdan:
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Le vrai chrétien se reconnaît à des signes infaillibles. Il est bon, il aime Dieu non-seulement dans une abstraction métaphysique, mais il l'aime dans toute créature, s'efforçant d'élever tout ce qui est au-dessous de lui et de s'élever sans cesse lui-même; il est tolérant, sa parole est douce et persuasive ; il n'égorge pas la brebis égarée, il la ramène au bercail; dans sa mansuétude, il pardonne aux faiblesses et aux erreurs des autres. Le chrétien, le vrai chrétien, en lisant la triste et fâcheuse diatribe de M. Pontmartin contre Béranger, au lieu d'applaudir comme à une bonne et belle chose, irait trouver le critique et lui rappellerait la parabole de la poutre et de la paille ; le chrétien panse les plaies du Samaritain, absout la femme adultère, pardonne à ses ennemis ; il respecte les gloires acquises !
Vous chrétiens! Mais vous faites précisément le contraire de tout ce que le Christ recommande ! Qu'y a-t-il de commun entre vous et lui? Je cherche en vain sur vos traits enluminés quelques traits de la placide et honnête physionomie du chrétien; je ne trouve rien que la colère, l'envie, la haine. N'est-ce pas de vous, Monsieur Veuillot, qu'un historien disait naguère : « Il semble qu'il a bu tous les canons de l'Eglise? »
Vous chrétiens! Allons donc! vous vous flattez. Nous savons bien que vous affectionnez ce masque; nous aimons à vous l'arracher.
Vous montez sur le pavois du critique de Béranger; vous triomphez avec lui, vous le salissez de votre baiser, etc.
Il est charmant, et il me permettra d'avouer (sans le salir de mon baiser) que cette saveur de style doit ragoùter très-fort les cent mille intelligences qui lappent quotidiennement la piquette de M. de La Bédollière, •
Mais c'est perdre trop de poudre à ces moineaux ; touchons M. Béranger.
Comme le disent fort bien M. de La Bédollière et M. Jour- dan, M. Béranger est attaqué à un triple point de vue, poétique, moral et social. Or, sous ce triple point de vue, je reconnais parfaitement que ces messieurs l'admirent, mais je ne vois pas du tout qu'ils le justifient. Dans sa vigoureuse étude, M. de Pontmartin soutient que ce fameux poète est très-souvent anti-poétique; qu'il est encore plus souvent et prestlue toujours irreligieux et immoral, irreligieux jus-
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qu'à la bêtise, immoral jusqu'à la brutalité; qu'il est également anti-social, à ce point qu'aucune société ne serait possible avec les doctrines qu'il chante, et que tout gouvernement, fùt-il composé de ses claqueurs et de ses disciples, enverra toujours aux galères les citoyens qui prendraient sa morale pour règle de leurs actions. A tout cela, nos ben- havinites n'opposent que la réponse des écoliers accusés d'un mauvais cas : C' est pas vrai! Non, Béranger n'est pas anti-poétique, n'est pas anti-religieux, n'est pas anti-social, n'est pas immoral!
Sans doute le poète a su s'arranger pour forcer les honnêtes gens à taire les textes sur lesquels ils l'accusent. Cependant M. de Pontmartin a prouvé surabondamment ses affirmations, et les ben-havinites ne prouvent pas du tout leurs dénégations. M. de Pontmartin a cité des couplets aussi rococos que les sujets de pendule de 1812, d'autres qui sont le sifflement venimeux des discordes civiles, d'autres que souille l'impiété la plus basse et la plus malfaisante ; il en a indiqué, et il n'avait que l'embarras du choix, d'où s'exhale l'insupportable odeur de tous les vilains vices. Les ben-havinites, pour unique raison, brûlent en l'honneur de M. Béranger leur encens le plus pur. Ils disent que si M. Béranger « ne croit pas au paradis et à l'enfer, il engage ses amis « à lever les yeux vers ce monde invisible où pour toujours « nous nous réunissons. » Ils ajoutent que les adversaires de M. Béranger sont des jésuites, qu'il a des cheveux blancs, que c'est une vieille gloire, une gloire acquise. M. Jourdan se joue en ces pensées avec l'accent gracieux et le coup d'aile d'un gros oiseau de ménage. Mais tout cela n'ôte des chansons de M. Béranger ni une cheville ni une ordure ; il en résulte uniquement que nos messieurs les goûtent telles qu'elles sont et dans le dessein pervers où l'auteur avoue les avoir composées, afin de faire passer son impiété et sa politique sous l'enveloppe de l'obscénité : « Ces chansons, dit-il, fol-
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« les inspirations de la jeunesse et de ses retours, ont été des « compagnes fort utiles, données aux graves refrains et « aux couplets politiques. Sans leur assistance, je suis tenté « de croire que ceux-ci auraient bien pu n'aller ni aussi loin, « ni aussi bas, ni même aussi haut, ce dernier mot dùt-il « scandaliser les vertus de salon 1. »
C'est très-mal écrit, mais on ne saurait être plus clair ! Ces saletés, ces infections, ces abominables turpitudes inspirées d'Hébert et de Rabelais, sont le couvert de la poudre clandestine qui servira bientôt à tirer dans le velours du trône. On se rit de toute morale, on dépose toute pudeur, on ouvre tous les égouts, on y trempe toutes les imaginations, on en fait jaillir la fange sur toutes les lois et sur toutes les majestés, sur la couronne, sur la tiare, sur la croix, et jusque vers le ciel : c'est pour le bon motif! C'est pour enseigner au peuple à mépriser la corruption des cours; c'est pour le conduire à la liberté, lui faire aimer le dieu des bonnes gens, lui faire haïr les aristocrates, et lui apprendre à lever les yeux vers ce monde invisible où pour toujours nous nous réimissons !
Cette tactique a eu son succès; les apologistes de M. Bé- ranger trouvent sans doute qu'elle peut encore servir, et leur admiration pour le progrès qu'elle a fait faire aux esprits d'en bas leur défend d'y rien condamner.
On reproche précisément à M. Béranger d'avoir su si bien se tenir à la mesure de ces esprits sans littérature et sans respect, et d'avoir ainsi prostitué le don de poésie.
Jeté sur celle boule,
Laid, chétif et souffrant;
Ecrasé dans la foule,
Faute d'ê're assez grand;
Une plainte touchante De ma bouche sortit :
1 Préface des Chansons nouvelles etdernières, 1833.
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Le bon Dieu me dit : Chante,
Chante, pauvre petit !
Malheureusement pour lui et pour d'autres, le pauvre petit n'était pas sans jalousie et sans orgueil. Il a considéré que ses plaintes touchantes ne le feraient pas grandir assez vile, et il s'est tiré de la foule en jouant du refrain contre ceux qu'il trouvait trop grands. Lisez ses chansons morales et politiques : si c'est ainsi que l'on chante, comment as- sassine-t-on? M. Proudhon s'est fait jour par le même procédé. L'injure et les railleries contre le devoir, les hurlements contre Dieu trouvent toujours des échos. M. Béran- ger a su s'y prendre, qui le nie? A tous les méchants instincts, à toutes les funestes doctrines, à l'immoralité, à l'irreligion, au mépris, à la révolte, ses refrains ont donné des véhicules d'autant plus puissants qu'ils étaient plus vulgaires. L'aveugle de Bagnolet connaît les bons postes :
On le voit, pour son intérêt,
Moins à la porte de l'église Qu'à la porte du cabaret.
Mais il a des cheveux blancs, disent-ils. Ils sont hardis d'invoquer cette excuse! Est-ce que les institutions et les hommes qu'il a traînés dans les vomissements de sa jalousie venaient de naître et lui avaient pris sa place au soleil ? Est-ce que la Monarchie, est-ce que la pudeur étaient des inventions récentes? Est-ce que ses adversaires en politique et en morale, les gentilshommes, les royalistes, les chrétiens, les magistrats, les prêtres, les rois de France, les papes ne méritaient aucun égard ? Est-ce que l'Eglise n'avait pas des cheveux blancs? Est-ce qu'autour de la plupart des têtes qu'il insultait, il ne voyait pas l'auréole sanglante de la fidélité et de la foi ? Si vous lui devez de la reconnaissance, vous autres, pour avoir diffamé, contaminé, vilipendé toutes ces majestés et toutes ces infortunes ; s'il a
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mieux qu'aucun de vous réussi à plâtrer d'une boue infâme les cicatrices de l'exil et les stigmates du martyre ; s'il vous a aidés à moquer les échappés de l'échafaud et à continuer contre les fils orphelins l'orgie de destruction commencée sur les cadavres des pères, et si vous lui décernez tous vos honneurs pour ces services dont nous connaissons les effets, vous subirez du moins nos protestations, à nous qui, relevant nos autels, vous laissant tout le reste, ne vous demandions que le silence et vous offrions l'oubli. M. Béranger a fait le mal, sachant qu'il le faisait, voulant le faire ; par vos éloges indécents et intéressés, il le fait encore ; il reste votre guide dans cette tactique qui déprave les âmes pour armer les bras : c'est un droit à tout citoyen, c'est un devoir à tout chrétien de le combattre, d'arracher ce faux laurier dont on prétend couvrir l'immoralité de sa poésie, comme jadis cette immoralité elle-même servit à couvrir les perfidies aujourd'hui avouées et glorifiées de sa politique. hies chansons, a-t-il dit, c'est moi. Soit ! son âge est donc celui de ses chansons, que l'on réimprime et dont on entretient avec soin la jeunesse et le venin. Il y a cheveux blancs et cheveux blancs. Tout dépend du service où l'on a blanchi. Je respecte, j'honore infiniment les cheveux blancs du soldat, du laboureur, du prêtre, de l'ouvrier, du mendiant, de quiconque, grand ou petit, dans la foule ou au-dessus de la foule, a porté le poids de la vie sans semer la haine et la corruption parmi les hommes et sans blasphémer contre Dieu. Mais les cheveux blancs de l'amoureux de Lisette, contempteur public de la pudeur et de la divinité, je me contente de les plaindre; pour les respecter, j'attends que le repentir soit venu. Et jusque-là, je tiens M. Béranger pour un de ces hommes à qui saint Jacques me conseille de ne pas dire bonjour.
Je m'explique, du reste, très-bien l'espèce de rage avec laquelle l'école démocratique exige le respect pour les
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hommes qui ont le mieux fait ses affaires. Elle est humiliée de leur attirer tant de popularité et si peu d'estime, et elle sent qu'en définitive, malgré tous leurs triomphes, ils n'ont rien fait tant qu'on ne les estimera pas. Car, qu'un peuple hébété vienne en foule pendant plus ou moins de temps pousser des hurrahs autour de ces idoles, ce n'est rien, tant qu'un certain groupe, de qui tout dépend, regarde en silence passer la cohue et refuse ses hommages au triomphateur. La foule se lassera de hurler ; un instinct qui résiste à son ivresse l'avertit déjà que ce prétendu grand homme n'a rien fait de bon pour elle. Enfin, la raison parle, l'idole tombe, c'est à recommencer. Voilà pourquoi l'école démocratique, en dépit de ses succès, ne verra jamais sa puissance affermie. Elle a des hommes qui séduisent, d'autres qui effraient, quelques-uns même qu'on admire: elle n'en a pas qu'on puisse respecter. En vain elle leur élève des statues : aussi longtemps que les tètes resteront sur les épaules, les chapeaux resteront sur les têtes, et le grand homme se passera du salut des honnêtes gens.
C'est une plaisante idée à MM. de La Bédollière et Jour- dan de réclamer cet hommage, surtout pour M. Béranger. Quoi ! petits garçons, vous voulez décoiffer l'humanité devant le chantre de Madame Grégoire ! Mais il est le premier à rire de vous. Homme d'esprit, il ne prétend qu'aux récompenses qu'il a méritées.
Il avait cinquante ans en 1830 ; c'est l'âge de raison, même pour un homme sujet aux retours de jeunesse. Le peuple sonnait la curée. Devenus ministres, les amis de M. Béranger lui proposèrent son lopin, quelque place quelque part (je ne pense pas pourtant que ce fût dans l'Université) et la croix d'honneur. Il prit sa lyre et leur jeta ce grand merci , qui ne fait pas moins leur éloge que le sien :
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Que me faut-il ?Mal!resse à fine taille,
Petit repas et joyeux entretien.
A cinquante ans ! en public ! et parlant à la propre personne du vertueux Dupont, alors ministre de la justice ! Or, comme M. Béranger se porte à merveille, j'estime qu'il n'a manqué de rien ; et, malgré l'honneur qu'il fait à la France, nous pouvons parfaitement, nous autres catholiques, nous tenir quittes envers lui. Pour ma part, si je lui dois autre chose que la pitié et la vérité et le conseil sincère de songer à son âme, je le saurai dans ce monde invisible où nous serons je ne dis pas réunis, mais éclairés et jugés.
N'en doutez pas, brillant Jourdan ; n'en doutez pas, utile La Bédollière : il y a là-haut un jugement, après les œuvres et les contestations d'ici-bas ; et le monde invisible se partage en plusieurs royaumes. M. Béranger vous a dit le contraire, parce que d'autres le lui avaient dit. Mais ces autres et lui, et vous, si vous les croyez, vous avez tort. Au jour du jugement, on s'occupe aussi des chansons, et ce n'est plus le temps de dire : Chansons ! C'est un jugement qui se fail sur pièces, et il faut songer à ce qu'on écrit ici- bas, ne illœ litterœ négatrices in die judicii adversus vos proferantury signatœ signis non jam advocatorum, sedan- gelorumi. Je dis qu'en ce jour-là les chansons sales ne feront pas passer les chansons impies, et que c'est aimer comme il faut l'auteur, de lui conseiller un bon mea culpa qui les efface toutes. Vous ne voulez point de l'enfer, cela vous répugne : il y en a un pourtant ! Pascal le croyait, quoique ennemi des Jésuites, et s'il avait lu la chanson de M. Béranger, qui prétend qu'on y trouve des huîtres, il eut tristement haussé les épaules et se fùt contenté de répondre : Prenez donc garde, gens d'esprit !
Mais. après tout, c'est votre affaire. Vous savez si vous
' Tertull.
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aimez les huîtres jusqu'à vouloir goûter de celles qui se trouvent par là. Notre affaire à nous, après vous avoir avertis, est d'avertir aussi nos frères et de tirer une première justice des corrupteurs et des blasphémateurs. L'humanité en a besoin. Les chansons de M. Béranger, réimprimées pour la centième fois peut-être, opèrent toujours. Il nous appartient d'allumer un fanal au bord du bourbier. Puisqu'il faut braver vos injures pour accomplir cette action loyale, elle n'en est que plus pressante, l'honneur n'y est que plus grand. M. de Pontmartin s'en est acquitté en homme d'esprit et en homme de cœur. Le fanal qu'il a placé jettera une lueur durable. Vous avez beau vous évertuer, vous ne l'éteindrez pas. Enflez vos poumons, chantez, pauvres petits ! La chose est faite, et de main douvrier, Lise, Lisette, Frétillon, elles-mêmes, sortant fraîches et rajeunies de l'hôpital ou des Madelonnettes, désormais n'y pourraient rien. Vous n'enivrerez plus ceux que M. de Pontmartin a dégrisés. Comme poète, comme patriote, comme penseur, comme homme d'esprit, Béranger baisse de plusieurs crans. Et si vous réclamez, on vous citera trente de ces chansons que vous osez admirer, avec le défi de les imprimer intégralement dans le Siècle. Vous aurez peur du Procureur impérial et même de vos lecteurs.
Encore quelque temps, tout le bagage appétissant de M. Béranger passera, comme celui de Parny, dans le catalogue de la littérature prohibée ; et quelques-uns de ceux qu'il continue de charmer, vivront assez pour rougir de l'avoir lu. Privé de ce secours, le reste tiendra peu.
Pour les connaisseurs, Béranger sera un poète fin, adroit, mais sans fleur et sans véritable force. Quoi ! est-ce un Anacréon? non ; un Pindare, un Tyrtée ? non ; un Horace, un La Fontaine, un Boileau? quel blasphème! Est-ce même un Voltaire ? pas davantage. Ce n'est qu'un voltai- rien. En dépit de son talent et de ses fortuites, cette muse
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tant vantée est essentiellement boutiquière. Elle a je ne sais quel tartan, je ne sais quels socques, je ne sais quelles mouchetures des boues de Paris, qui la feront dégringoler du grand Parnasse, où sont les vrais amoureux, les vrais railleurs, les vrais enthousiastes, les vrais fous. Son bail expire. Apollon chassera cette commère qui crie : Vive la Charte et vive l'amour! en versant du vin bleu pour embaucher les sergents de ville et débaucher les écoliers.
Devant les hommes qui, par leur esprit juste et leur âme élevée, sont la conscience d'une nation et d'une époque, M. Béranger ne paraîtra jamais que comme un malfaiteur. Ils lui reprocheront des brutalités qu'aucune passion n'excuse, qu'aucun goût ne tolère, impardonnables surtout à des bourgeois froids et calculateurs tels que lui. Ils l'accuseront d'avoir servi la politique par l'irréligion et l'irreligion par la corruption des mœurs, ce qui est la méthode efficace, mais aussi la méthode honteuse.
J'ai cherché dans M. Béranger un sentiment vraiment généreux, vraiment pur : je ne l'ai pas trouvé. Il rampe devant toutes les populaces ; il est le chantre des bohémiens, des concubinaires, des soldats révoltés ; il est le poète de l'orgueil envieux, l'Horace des commis-voya- geurs, le Tyrtée des Catilinas d'arrière-boutique, l'Ana- créon des boudoirs-omnibus. C'est la maison Laffite et toute sa clientèle qui veut l'emporter sur la maison de Bourbon et sur la maison de Dieu , et qui les diffame grossièrement et méchamment.
Je doute de son dévouement personnel au drapeau révolutionnaire. C'est un dévouement, en tout cas, qui se ménage. Il se bat quand on boit, mais il boit quand on se bat. On le glorifie d'avoir attaqué l'Empire en 1812, avec sa chanson du roi d'Yvetot. L'attaque n'était pas formidable. En 1814, il chantait Roger Bontemps; les douleurs de la patrie ne l'empêchaient pas de se tenir en joie ; et lorsque
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sur la frontière envahie coulait le dernier sang de la France, il couvait fort tranquillement des couplets qu'il intitulait : Dernière chanson, peut-être :
Je n'eus jamais d'indifférence Pour la gloire du nom français.
L'étranger envahit la France,
Et je maudis tous ses succès.
Mais, bien que la douleur honore,
Que setvita d'avoir gémi p Puisqu'ici nous rions encore,
Autant de pris sur l'ennemi !
Quand plus d'un brave aujourd'hui tremble,
Moi, poltron, je ne tremble pas,
Heureux que Bacchus nous rassemble Pour trinquer à ce gai repas !
Amis, c'est le dieu que j'implore,
Par lui mon cœur est affermi.
Buvons gaiment, buvons encore,
Autant de pris sur l'ennemi..!
Voilà son super flumina Babylonis. L'ennemi arriva sous Paris. Personne n'a jamais entendu dire qu'en ce moment- là M. Béranger ait paru à la barrière, et les portes de la ville ne se trouvèrent point du nombre des choses qu'il se piquait de prendre sur l'ennemi.
Il y a une autre chanson de 1814, qu'il chanta pour la première fois à table « en présence des aides de camp de l'empereur Alexandre : « Quomodo cantabimus in terra aliena? C'est d'ailleurs l'accent benin d'une muse très- bonne fille, et toute semblable aux demoiselles dont elle emprunte souvent le langage et les mœurs.
1815 et les Cent-Jours sont encore une époque de grande joyeuseté, et aussi de grande discrétion. M. Béranger chante Diogène :
J'aime à fronder les préjugés gothiques Et les cordons de toutes les couleurs ;
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Maïs, étrangère auX 'k'dfi:ês' jiolïtiques,.''
Ma liberté n'a qu'un chapeau de fleurs.
Diogène,
Sous ton manteau,
Libre et content je ris et bois sans gêne ;
Libre et content je roule mon tonneau.
Cependant il fait son offrande à la patrie :
Exempt d'impôt, déserteur de phalange,
Je suis pourtant assez bon citoyen,
Si les tonneaux manquaient pour la vendange,
Sans murmurer je prêterais le mien.
Charmantes imaginations, quand la France était sous le pressoir de Waterloo !
Mais, à la seconde restauration, quand le poète eut flairé que l'homme qui occupait le trône tenait fort du roi d'Yve- tot, alors on eut d'autres chants ; alors Tyrtée se montra ^ et fit éclater ses patriotiques colères. M. de Pontmartin a parlé de cette indigne chanson faite pour être répandue clans l'armée à la veille de l'expédition d'Espagne. C'est une balle mâchée et empoisonnée, une provocation à la désertion et à la révolte sous le drapeau. Les socialistes de 1849 tenaient le même langage à nos soldats, leur envoyaient les mêmes refrains. Ah ! qu'on se fut bien gardé de chanter ainsi du temps de l'Autre ! La fureur et le courage redoublèrent sous le tyran Charles X. Les tribunaux de ce despote avaient condamné le Poète à trois mois de prison, et il se trouvait enfermé pendant le carnaval.
Ici fallait-il que je vinsse Perdre des jours vraiment sacrés !
J'ai de la rancune de prince :
Mon bon roi, vous me le paierez.
Dans mon vieux carquois, où font brèche Les coups de vos juges maudits,
Il me reste encore une flèche ;
J'écris dessus: Pour Charles Dix.
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Malgré ce mur qui me désole,
Malgré ces barreaux si serrés,
L'arc est tendu, la flèche voie :
Mon bon roi, vous me le paierez !
Cette guerre déclarée ne se faisait pas, néanmoins, sans hypocrisie et sans prudence. Elle avait en tout le caractère cafard de l'opposition libérale. Si le parquet s'avisait de requérir, M. Béranger protestait de sa candeur, dont son avocat, M. Dupin, se portait garant. L'accusait-on d'impiété, tous deux répondaient que la chanson n'attaquait que le fanatisme et l'ultramontanisme et la secte régicide des Jésuites. M. Dupin lui fit même faire un couplet sérieux en l'honneur des libertés gallicanes, qui eurent ainsi le lustre de donner la main aux libertés ultra-gauloises. L'avocat et le client se divertissaient fort des gens que pouvait effrayer un innocent chansonnier :
Si l'on ne prend garde aux chansons,
L'anarchie est certaine !
Mais, le trône renversé, le poète sait revendiquer ses mérites :
Pour tous les coups tirés dans son velours,
Combien ta muse a fabriqué de poudre
Pourtant, ce velours du trône, si bien troué, il était fait de poitrines vivantes. Mais, bah ! c'est le jour des morts, mirliton mirlitai?ie ! Du reste, Tyrtée n 'a pas versé le sang. Cette fois encore, il s'est gardé de paraître au grand air ; il n'a point essayé de prendre le Louvre. Sa flèche lancée, il a refermé sa fenêtre et s'est tenu coi. Que lui faut-il? Bon souper, bon gîte et le reste, et vive la Charte !
Franchement, M. Jourdan, qui a le style plat mais l'âme si haute, trouve-t-il cela bien patriotique, bien héroïque, bien cthumanitaire? » Il me semble, à moi, que l 'héroïque,
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le patriotique et l'humanitaire manquent autant que le saint dans l'œuvre révérée du Poète national.
Sanglante moquerie, ample et triste sujet de risée entre tous ceux que laissera le temps où nous vivons, quand l'histoire littéraire dira que, pendant quarante ou cinquante ans, M. Béranger a passé pour un ami du peuple ! Il a consacré son talent et sa vie à célébrer la révolte, la débauche et la guerre civile, tout ce qui fait les peuples malheureux ; à ridiculiser la piété, à détruire la puissance, à ruiner l'ordre, tout ce qui peut procurer au peuple la consolation, l'assistance, le travail et la paix.
[ La discussion sur Béranger entre le Siècle et l' U)iivers, à laquelle le Siècle avait mêlé le nom et le suffrage d'un ministre, M. Fortoul, fut interrompue par une intervention officieuse de la direction de la presse. On m'invita à ne point continuer, et je dus supprimer l'article suivant, prêt à paraître- ]
IV. Le Siècle revient sur les chansons de M. Béranger ; il en exalte la morale pure et la douce piété ; nous les examinerons nous-mêmes de ce côté-là. Mais d'abord vidons un incident personnel.
Messieurs du Siècle ont un petit faible lorsqu'ils discutent avec nous : à leurs raisonnements, dont on connaît la force, ils mêlent volontiers un grain de diffamation. Cela consiste à dire que les rédacteurs de l' Univers sont des hypocrites qui agissent autrement qu'ils ne parlent, et à faire entendre que les rédacteurs du Siècle savent là-dessus des choses qu'ils veulent bien ne pas révéler. Ces allusions sont principalement dirigées contre moi. M. Jourdan n'a pas manqué d'en décorer son article, destiné à venger enfin la piété si évidente et si indignement méconnue de M. Béranger.
J'ai toujours fait, à cet égard, la part très-large à mes adversaires. Je connais leurs nécessités, j'y compatis ; et
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quoique je les laisse eux-mêmes pour ce qu'ils sont, ne m'occupant jamais que de leurs idées et de la manière dont ils les soutiennent, je n'exige pas qu'ils observent les mêmes limites envers moi. Des gens qui me donnent si souvent occasion de les convaincre de mensonge, d'absurdité et de solécisme, doivent nécessairement m'accuser d'hypocrisie. Ils ont besoin de mâcher un peu leurs balles, d'empoisonner un peu leur encre.
Ce besoin se fait de plus en plus sentir ; je veux de plus en plus les mettre à leur aise.
Suivant M. Jourdan, non-seulement à l'époque où il rie me manquait rien pour devenir un passable rédacteur du Siècle, mais encore depuis que mes convictions m'ont valu l'honneur de faire partie de la rédaction de l' Univers, « nul plus que moi n'a écrit des choses sales. » Sur ce mot, ses lecteurs peuvent croire ou que j'ai signé des écrits dans le goût de M. Béranger, ou que j'ai mis en circulation des pièces anonymes de la même famille que les chansons inédites (quoique souvent éditées) qui courent sous le nom de ce poète pieux, et qui tombent, hélas! si souvent aux mains des enfants.
M. Jourdan trompe ses lecteurs. Mes débuts, beaucoup trop précoces, datent de 1831 ; j'avais dix-huit ans. J'ai écrit d'abord dans l'Echo de Rouen, journal conservateur. Je suis devenu, à vingt ans, rédacteur en chef du Mémorial de la Dordogne. A vingt-quatre ans, j'ai travaillé à la Charte de 1830 et à la Paix, journaux ministériels. J'ai eu là quelques collaborateurs qui ont depuis voyagé comme moi, quoique sur d'autres chemins. Excepté un, que j'aimais beaucoup à cause de son esprit et de son courage j'ai peu fréquenté ces messieurs. A vingt-cinq ans, sans
i Alphonse Toussenel. Il valait mieux que les livres qu'il a laits depuis; el il méritait de ne les point faire.
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avoir rien fait qui méritât leur haine ou leur estime, je les ai laissés, pour prendre la vie et le travail autrement qu'ils continuaient de les pratiquer : c'est ce qu'ils me reprochent, et c'est de quoi je m'applaudis. En 1839, je suis entré à l' Uîtiveî,s. Jusqu'alors, j'avais écrit beaucoup de sottises, sans le moindre doute ; mais cependant, quoique aussi libre penseur qu'un autre, rien d'immoral et de volontairement impie, grâce à Dieu, et point de roman-feuilleton ! Or, si ce que je n'ai point fait lorsque j'ignorais la vérité et les devoirs qu'elle impose, je me l'étais permis depuis que je l'ai embrassée, je serais assurément un fou étrange ou un misérable hypocrite, et il n'y aurait que justice à me démasquer.
J'autorise M. Jourdan à le faire, et je l'y engage. J'ai déjà donné publiquement la même autorisation à quelques- uns de ses compères qui s'étaient mis dans le même cas. Ils n'en ont pas profité. Que M. Jourdan fasse mieux, s'il s'est procuré des documents plus sûrs. Qu'il produise hardiment contre moi ces écrits signés ou anonymes, imprimés ou manuscrits, qui doivent m'abaisser au rang des adeptes secrets de M. Béranger, lesquels, je l'avoue, sont un peu au-dessous de ses adeptes officiels. Je lui promets de ne pas l'envoyer où les gens de bien que l'on diffame ont raison d'envoyer les diffamateurs. Je suis coutumier de ces largesses, et j'ai déjà fait grâce au Siècle et à d'autres plus d'une fois.
Véritablement, je dois dire à M. Jourdan qu'il gâte un peu l'opinion que j'avais de son esprit. Je le savais pauvre, mais je le croyais honnête.
Finissons maintenant sur M. Béranger. Ses amis du Siècle le défendent mal, par la raison qu'ils l'admirent trop.
Quand on accepte comme ils font toute l'œuvre du Poète national, quand on a du goût pour la chanson folle, non pas seulement parce qu'elle fait passer la chanson grave, mais pour elle-même, alors le Poète national est embarras-
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sant à défendre, et des champions plus forts que ceux-ci ne s'en tireraient pas mieux.
Des admirateurs plus discrets nous adressent officieusement leurs objections. Tout en réprouvant l'excès d'impiété et d'impureté dont M. Béranger avoue lui-même avoir tiré si bon parti pour le double succès de ses chansons et de ses haines, ils le tiennent après tout pour un philosophe, un poète et un citoyen, et ils nous reprochent de ne pas rendre justice à ses qualités. Nous n'avons rien à répondre, sinon que cette philosophie, cette poésie et ce civisme ne sont ni la philosophie, ni la poésie, ni le civisme que nous aimons et que nous honorons.
On accorde à M. Béranger le bénéfice d'oublier précisément ce qui fait son succès dans la foule, et, pour le louer, on ne tient compte que de la partie rigoureusement présentable de ses œuvres. N'y eût-il que cela, c'est déjà de (luoi justifier toutes les duretés de la critique. Il y a dans les éditions officielles, sans parler du volume secret, cinquante chansons où l'impiété et le libertinage parlent un langage si cru, que la crilique n'y peut toucher; l'adversaire le plus indigné est obligé de s'en taire, comme le plus audacieux admirateur. Le Siècle n'a pas relevé et ne relèvera pas le défi de reproduire une seule de ces chansons, par la raison d'ailleurs très-légitime que ni la police, ni ses lecteurs eux-mêmes ne le pardonneraient. Il fait comme Tartufe, il tire son mouchoir. M. Béranger, tout le premier, ne voudrait point qu'on étalât en plein journal ces viles nudités, moins apparentes et plus repliées dans le livre. Si nous osions ce que le Siècle n'osera pas, nous provoquerions des cris de dégoût. La langue n'a point d'équivalents pour les mots qui caractérisent ces choses brutales ; il faut les prononcer ou garder le silence. Cependant tout cela circule, se réimprime, infecte les cabarets et les collèges ; car cette débauche est soigneusement prise à la
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mesure de toutes les faiblesses, elle fait sentir à toutes les passions ses titillations impures. Folles inspirations de la jeunesse et de ses retours, dit l'auteur, mais très-utiles au but où je visais! La fin se fait connaître par les moyens qu'on emploie pour l'atteindre, et cette fin obtenue permet à son tour d'apprécier les moyens par lesquels on l'a réalisée.
Mais ne prenons de M. Béranger que le côté présentable, et, pour n'y pas mettre de malice, écoutons son apologiste, M. Jourdan:
M. Veuillot, en parlant des chansons de Béranger, dit en propres termes, ou plutôt en sales termes : « Ces infections, ces saletés, ces abominables turpitudes inspirées d'Hébert et de Rabelais. » Que faudrait-il donc dire des articles de l' Univers ? Ces abominables turpitudes sont dans toutes les mémoires, et nous ne nous en plaignons pas. Deux jeunes gens viennent de se suicider. Pauvres enfants, dit le Poète :
Pauvres enfants quelle douleur amèrc N'apaisent pas de saints devoirs remplis ?
Dans la patrie on retrouve une mère,
El son drapeau nous couvre de ses plis.
Parler de saints devoirs à remplir, parler de l'amour de la patrie, n'est-ce pas là, en effet, une turpitude abominable ? Mais poursuivons :
Pauvres enfants de fantômes funèbres Quelque nourrice a peuplé vos esprits.
Mais un Dieu brille à travers nos ténèbres,
Sa voix de père a dû calmer vos cris.
L'infâme ose parler de Dieu, et il n'est pas de notre petite église ; il ne distille pas le venin pieux et l'injure béate, haro sur Béranger ! Di ti créateur, poursuit-il :
Dieu créateur, pardonne à leur démence !
Ils s'étaient faits les échos de leurs sons,
Ne sachant pas qu'en une chaîne immense,
Non pour nous seuls, mais pour tous nous naissons
Quoi ! nous naissons pour tous ! quoi le principe de la solidarité
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proclamé en de pareils termes ! Et que dites-vous de cette conclusion?
L'humanité manque de saints apôtres Qui leur aient dit: Enfants, suivez ma loi 1
Aimer, aimer, c'est être utile à soi,
Se faire aimer, c'est être utile aux autres !
Voilà un échantillon des turpitudes que Béranger n'a pas craint de publier 1 Nous comprenons parfaitement que ces grandes et généreuses pensées, encadrées dans de beaux vers, mettent en fureur les égrillardes colombes de Saint-Sulpice. Se faire aimer ! voilà un genre d'utilité qui n'est pas à leur portée. Et puis, qu'est-ce qu'un poète qui parle ainsi de Dieu, qui annonce sa loi, qui soutient les faibles, relève tes courages abattus ? Dieu ! c'est M. Veuillot qui l'a dans sa manche.
Béranger perd son ami d'enfance, M. Quenescourt :
Son âme, hélas! trop tôt prenant l'essor,
Tel un fruit mûr qu'un jeune enfant dérobe,
Nous est ravie ! Un ange aux ailes d'or L'emporte au ciel dans le pan de sa robe,
Il est parti, mais pour un meilleur monde.
Nous ne finirions pas si nous voulions citer ici toutes les strophes qui expriment cette foi profonde, ce sentiment religieux. Ouvrez au hasard les chansons de Béranger, et chaque page vous renverra ce parfum de poésie et d'amour, ces doux sentiments qui font battre le cœur.
Mais Béranger a criblé aussi sous son spirituel et impérissable sarcasme les faux dévots, les mauvais prêtres; il n'aime pas les journaux écrits par des cuistres : et la haine des cuistres, des mauvais prêtres, des faux dévots le poursuit et le poursuivra jusques et au-delà du tombeau. Lorsqu'en 1829 le chansonnier fut condamné à neuf mois de prison et dix mille francs d'amende, un prédicateur ne craignit pas, en chaire, et dans une des principales églises de Paris, de faire ce que fait aujourd'hui M. Veuillot, ce qui doit légèrement humilier celui-ci ; il attaqua Béranger avec une violence sans égale, et dit que la peine qu'on lui infligeait ici-bas n'était rien auprès de celle qui l'attendait en enfer. Béranger se borna à mentionner le fait dans une de ses plus spirituelles chansons; celle qui est intitulée les Dix mille francs :
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Je vois briller chapes, mitres et crosses,
Chapeaux pourprés, vases d'argent et d'or Couvents, hôtels, valets, blasons, carrosses,
Ali ! saint Ignace a pillé le trésor.
De mes refrains l'un des siens qui le venge,
Promet mon âme aux gouffres dévorants ;
Déjà le diable a plumé mon bon ange,
Pour le clergé comptons trois mille francs.
Non ! certes, Béranger n'aime pas les faux dévots, et il a raison. Que de peccadilles l'Univers lui passerait, si, au lieu de défendre avec une si grande autorité de talent et de bon sens la cause démocratique, il se fût mis, perinde ac eadaver, au service des coteries et des sectes religieuses! Aussi, ne nous élevons-nous contre ces indécentes attaques, ce débordement d'injures, que parce qu'elles sont, ainsi que nous l'avons déjà dit, un des innombrables incidents de la lutte séculaire entre le passé qui s'éteint et l'avenir que nous appelons, entre l'initiateur et l'initié. Ballanche a dit: « L'initié tue l'initiateur. « Que les ul-
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tramontains, les Jésuites, tous ceux qui se rattachent au passé et redoutent l'avenir, en prennent donc leur parti. Plus ils se débattent, plus ils crient, plus ils vomissent d'injures, et plus ils prouvent que Ballanche a dit vrai.
Voilà le triomphe de M. Béranger dans le genre pieux, et la valeur philosophique et littéraire de ses apologistes. Si le pauvre M. Jourdan avait la moindre ouverture d'esprit, il serait consterné lui-même du service qu'il rend à son prophète. Essayons de lui faire comprendre ce qu'il dit, et montrons en même temps, dans ce plaidoyer pour la gaudriole, l'extrême indigence de la raison et l'extrême richesse de la tartuferie.
Sur la multitude des chansons, M. Jourdan en a donc trouvé deux qui expriment, à son avis, une morale pure, une foi profonde, des sentiments religieux. Nous le prions d'abord de remarquer que ce sont deux chansons nécrologiques. Sincères, elles condamnent toutes les autres ; œuvres de circonstance, il n'y a aucune conclusion à en tirer sur l'humeur et la fonction habituelles du poète. Arlequin et
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Pierrot mettent l'habit noir et marchent d'un pas grave lorsqu'ils vont à l'enterrement de Cassandre ou de Colom- bine. S'ils prennent la parole aux bords de la fosse, ils y jettent des fleurs de cimetière. Plus de batte, plus de farine, plus de gambades : vous les voyez très-sérieux, très-atten- dris, très-religieux. Ils parlent de l'immortalité de l'âme, ils y croient fermement ; ils croient à la vertu, au devoir, à la récompense éternelle due et déjà donnée au défunt: et dors en paix, et que la terre te soit légère, et adieu bon parent, bon camarade, bon citoyen ! Tous les jours nous voyons jouer cette farce. Quand on enterra le chansonnier de goguette Emile Debraux, les discours furent si touchants, que la pauvre croix de bois ne parut point suffire sur cette tombe qui renfermait tant de mérites ; on boursilla, séance tenante, pour élever un monument. Cependant la somme recueillie était mince; toute réflexion faite, on la but au premier cabaret. M. Béranger était de ce deuil ; il en rapporta une chanson :
Buvons gaîment l'argent de mon tombeau.
Mais qu'Arlequin et Pierrot se grisent ou ne se grisent pas, la cérémonie faite, ils déposent les pleureuses et se retrouvent Arlequin et Pierrot comme devant ; et toutes les larmes, toutes les belles phrases de la matinée n'empêchent pas qu'ils fassent le soir leur métier de turpitude.
Après cette observation générale, il y en a d'autres à présenter sur les deux chansons pieuses que cite M. Jourdan : il n'a pu les citer en entier, parce qu'elles sont d'ailleurs tout à fait dans le sens ordinaire des œuvres de M. Béranger. La première, intitulée le Suicide, est au fond une véritable apologie de ce crime. C'est un dialogue à la manière des fameuses Lettres de la nouvelle Héloïse. Le poète pose les objections, les suicides répondent ; la conclusion est qu'ils sont certainement en possession du salut éternel :
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Et vers le ciel se frayant un chemin,
Ils sont partis en se donnant la main.
C'est le refrain de la chanson ; il renverse toutes les bonnes raisons que la philosophie peut proposer aux hommes pour les engager à remplir les devoirs et à supporter les afflictions de la vie.
S'il n'y a pas une loi de Dieu qui ordonne de vivre, que peut-on alléguer à celui qui veut mourir? Et si le suicide se fraye un chemin vers le ciel, de quels devoirs à remplir lui parlez-vous? Ces devoirs, vous-même qui les étalez en paroles pompeuses, vous n'y croyez pas. J'ai là vos chansons : elles m'ont appris qu'il faut s'amuser, et je ne m'amuse pas, et c'est pour la première fois que vous me parlez de saints devoirs. Vous me dites que la voix de Dieu peut calmer mes cris : j'ai entendu la voix*de votre dieu des bonnes gens, et je continue de souffrir. Vous me dites que non pour nous seuls, mais pour tous nous naissons. Où avez-vous pris cela? Je vous ai toujours trouvé plein de railleries contre Dieu, contre les saints devoirs ; plein de haine contre les trois quarts du genre humain ; vous n'avez jamais offert à la patrie que le tonneau de Diogène... Taisez- vous ! vous ne dites rien qui m'empêche de vouloir mourir. Est-ce ma faute à moi si l'humanité manque de saints apôtres qui m'aient dit de suivre sa toi ? Et qu'est-ce que c'est que la loi de Vhumanité ?
M. Béranger a complété sa chanson par une note où il avoue, en prose fort malheureuse, que l'un de ces jeunes gens, Escousse, lui apportait des vers et recevait ses encouragements. Voici l'éloge qu'il en fait :
On m'a raconté que, sur le point d'être surpris avec une personne que sa présence pouvait compromettre, il se précipita d'un second étage dans une cour pavée. Son dévouement lui porta bonheur; il n'en résulta pour lui ni blessure ni contusion.
En 1830, le 28 juillet, il se rendit de grand matin à la place de Grève,
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y combattit tout le jour, toute la nuit, et se trouva le lendemain à la porte du Louvre et des Tuileries. Après la victoire du peuple, Escousse ne dit mot des dangers qu'il avait courus, et, quoiqu'il fut pauvre et sans appui, ne voulut jamais adresser de demande d'aucun genre à la commission des récompenses nationales.
Et c'est à dix-neuf ans qu'il a volontairement mis fin à une existence gui promettait d'être si belle et si féconde !
Il y a dans cette même note un autre passage impayable. M. Béranger se fait garant des sentiments religieux de son jeune ami, qui promettait d'avoir « une existence si belle et si féconde : »
Une feuille publique a accusé Escousse d'incrédulité absolue. Pour repousser cette accusation, je me crois obligé de citer les derniers mots de la lettre qu'il m'écrivit quelques heures avant l'exécution de son déplorable dessein : Vous m'avez connu, Béranger : Dieu me vermettra-t-il de voir dit coin de Vœil la place qu'il vous réserve là-haiti ?
Certainement M. Béranger a beaucoup d'esprit ; mais, pour ceci, il n'y a rien à déguiser, c'est grotesque, et telle est la marque ordinaire de tous les endroits où il veut parler de Dieu sérieusement. « Ouvrez au hasard, chaque page « vous renverra ce parfum de poésie et d'amour, ces doux « sentiments qui font battre le cœur. » Le coeur de M. Jour- dan. Ce digne M. Jourdan qui dit avec tant de grâce que M. Veuillot a Dieu dans sa manche ! Franchement, celle de M. Béranger est plus large.
Le Ghant funèbre sur la mort de M. Quenescourt, d'où M. Jourdan a tiré un quatrain pieux, ou qu'il estime tel, est d'un genre plus brutal encore que la chanson pour les suicides. Ici M. Béranger fait le prêtre et répand ses bénédictions sur son ami au cercueil. Pour le Dieu qu'ils avaient confessé l'un et l'autre, nul prêtre ne pouvait convenir davantage. Mais il faut l'entendre. Cela se chante sur l'air :
Echos des bois errants dans ces vallons :
Quoi ! sourd aux cris d'un long Miserere,
Sous ce drap noir que j'asperge en silence,
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Quoi ce cercueil de cierges entouré, C'est mon ami, c'est mon ami d'enfance
Descendu là sans s'appuyer sur vous,
Dans l'autre vie il entre exempt d'alarmes.
Qu'est-il besoin que votre Dieu jaloux
' De son enfer vienne effrayer nos larmes ?
Cessez vos chants, prêtres; c'est à ma voix De le bénir pour la dernière fois.
Modeste et bon, cet homme vertueux,
Privé des biens que l'opulence affiche,
A semblé pauvre au riche fastueux,
Et par ses dons au pauvre a semblé riche.
Cessez vos chants, prêtres ; c'est à ma voix De le bénir pour la dernière fois.
Son âme, hélas trop tôt prenant l'essor,
Tel un fruit mur qu'un jeune enfant dérobe,
Nous est ravie. Un ange aux ailes d'or L'emporte au ciel dans le pan de sa robe.
Cessez vos chants, prêtres ; c'est à ma voix De le bénir pour la dernière fois.
Ici le poète se fait sa petite part en trois couplets, où il rapporte que M. Quenescourt aima fort son talent et lui donna l'hospitalité :
Proclamé roi de ses festins joyeux,
A ses foyers je fais sécher ma lyre.
J'y vois pour moi se dérider les cieux,
Et mon pays daigne enfin me sourire...
A mes chansons que sa joie applaudit
Sur mes succès son cœur s'en fait accroire,
Et, s'enivrant des fleurs qu'il me prédit,
Prend leur parfum pour un encens de gloire.
Après cette parenthèse de plomb, le poète revient à son mort et le quitte en lui attribuant le souhait pieux du jeune
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Escousse : Dieu me permettra-t-il de voir du coin de l'œil In place qu'il vous réserve là-haut ?
L'idée est étrange et, comme tout le reste, d'une expression gauche :
Des hymnes saints cessez le triste accord :
Il est parti, mais pour un meilleur monde.
A mes chansons s'il peut rester encor Dans ce cercueil un écho qui réponde,
Cessez vos chants, prêtres ; c'est à ma voix De le bénir pour la dernière fois,.
Voilà un homme bien empaqueté pour un meilleur motide et joliment béni!
Je respecte comme il convient les attendrissements et les enthousiasmes de M. Jourdan. Du moment que cette poésie le ravit, le parfume et le dispose à la prière, je n'ai rien à lui dire et je le laisse en oraison. Au fond, ce qu'il y admire, c'est lui-même ; difficilement il trouverait ailleurs des vers français plus proches parents de sa prose.
Mais il faut que je l'avoue, le chant funèbre sur l'ami Quenescourt me paraît une des pièces les plus manquées du recueil de M. Béranger, où tant de pièces ne sont qu'à demi réussies. Je n'y trouve pas plus de poésie que de tristesse, pas plus d'élégance que de convenance. Le sens général est révoltant ; il n'y a pas un couplet dont la pensée ne soit grossière, où n'abondent les vers mal venus et les plaiitu - des. Connaît-on quelque chose qui égale l'indécence de ce refrain si malheureux, et toujours si malheureusement accroché? M. Béranger a donné souvent des preuves de tact; il doit regretter lui-même l'accès qui lui a fait saisir une pareille occasion de confesser l'impiété de son ami et la sienne, et l'on peut voir ici combien ce sentiment est antipoétique, pour ne rien dire de plus. Un esprit sans culture peut admirer le couplet de l'ange :
Son âme, hélas trop tôt prenant l'essor,
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Tel un fruit mûr qu'un jeune enfant dérobe,
Nous est ravie. Un ange aux ailes d'or L'emporte au ciel dans le pan de sa robe.
Ce vieux clinquant est fort mal ajusté. Si l'âme a jom l'essor, elle n'est pas ravie; si cette âme était un fruit mûr, elle n'a pas pris l'essor trop tôt. C'est une grossièreté de comparer l'ange qui escorte les âmes au ciel à un enfant qui vole des fruits ; et enfin M. Béranger, auteur de l'impure chanson de l' Ange gardien, est odieux et ridicule lorsqu'il parle des anges. M. Jourdan ne l'a-t-il pas lue cette chanson de l' Ange gardien? ou bien y trouve-t-il encore cette foi profonde, ce sentiment religieux, ce parfum de poésie et d'amour qui font battre son cœur? Un gueux mourant met tout l'hospice en gaieté par d'infects blasphèmes; il questionne son ange gardien :
De l'enfer serai-je habitant?
Ou droit au ciel veut-on que j'aille?
Oui, dit l'Ange; ou bien non, pourtant.
Crois-moi, tire à la courte paille,
Telle est la foi de M. Béranger sur les anges aux ailes d'or. C'est chose pénible et vraiment dure d'avoir affaire à l'hypocrisie aussi niaise qu'impudente qui vient nous parler des « profonds sentiments religieux » du poète, en fredonnant des impiétés écrites par le régal de la dernière canaille.
Je ne veux pas me condamner au travail rebutant et inutile de relever les audaces sans nom qui souillent les œuvres de M. Béranger ; je n'opposerai pas aux couplets cités par M. Jourdan d'autres couplets qui le forceraient à rougir. Hélas! tout cela n'est que trop connu. Je me contente d'une remarque. Depuis le dogme de l'existence de Dieu jusqu'à la pratique des plus grands et des moindres devoirs privés,
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il n'est rien en religion et en morale dont M. Béranger ne se soit moqué cyniquement. Son dogme, sa morale, sa liberté, c'est la ribote, et pas autre chose. Il a blasphémé contre toutes les vertus aussi bien que contre tous les sacrements, il a insulté toutes les croyances et tous les amours, il a maculé de son horrible vin de cabaret toutes les fleurs du cœur et de l'esprit; et c'est là son génie, qu'il ne faut pas lui contester, et le solide fonds de sa gloire. Dans ces occasions, où il se plaît, il a de la verve, de l'adresse, une langue claire et tranchante comme l'acier. Il ne lui faut souvent qu'un quatrain pour souiller à la fois quatre choses et ramasser à peu près tout ce que les mains de l'homme peuvent porter d'ordures. Pour ne citer qu'un seul de ces tours de force et de ces chefs-d'œuvre, lisez dans le Vieux célibataire le couplet : A mes désirs, quoi ! Babet se refuse ! En quatre vers le poète outrage à la fois la pudeur, la vieillesse, l'amour et la mort.
Ah ! vous avez bien raison de le chérir ; c'est bien votre homme !
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A QUI SONT LES GLOIRES DE LA FRANCE.
5 mai 1855.
Machiavel et Jocrisse sont immortels. — Portrait du gentilhomme La Bédollière. — Une opinion de l'éloquent M. Plée. — A qui sont les gloires de la France.
Une des bonnes trouvailles de M. de La Bédollière souvent exploitée par ses collaborateurs, qu'ils ont soin de reprendre à l'occasion de M. Béranger, c'est que l' Univers est le contempteur de toutes les gloires de la France, anciennes et modernes, dont le Siècle, au contraire, est le pieux gardien et le vengeur.
Je n'ai pas fait, aucun homme sensé ne fera le serment de répondre à tout ce que peut fournir l'imagination de M. de La Bédollière. Ce gentilhomme est un maître-d'hôtel trop fécond. Pensez qu'il met tous les jours la nappe pour cent mille lecteurs, et qu'il les renvoie contents !
Je suis un vieil ouvrier de la presse (si j'étais du Siècle je dirais ouvrier de la pensée). Depuis environ vingt ans, je prends part à ses polémiques. J'ai voulu connaître les polémiques antérieures, j'ai étudié le libéralisme de la Restauration dans ses journaux et dans ses recueils: j'ai cherché plus loin et plus bas ; j'ai exploré l'horrible puisard des pamphlets du dix-huitième siècle, où l'on retrouve tout M. Proudhon. J'ai lu quelque chose encore en dehors de
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ces principales archives des maladies de l'intelligence humaine, et mes yeux consternés ont vu cent fois passer et repasser en triomphe tout ce que le mensonge a inventé pour enfler l'ignorance et river la pauvreté d'esprit à l'incrédulité. Eh bien! sophismes et falsifications de tout genre, lieux-communs saugrenus et bafoués, banalités de discussion et d'injure, affirmations odieuses mille fois flétries, tout cela coule comme de source des mains de M. de La Bédollière. Il a dans son coffre la somme entière de ces choses-là, en gros sous. La mémoire ne fait point de ces merveilles ; il faut être doué. A mes yeux, M. de La Bédollière est une faculté que la Providence a accordée au Siècle, pour un dessein que j'ignore. Oh! que je ne suis pas de ceux qui font peu de compte de lui! Il est, dit-on, sans finesse et sans littérature. C'est sa force ! Voyant ce qu'il dit, comment il le dit, à qui il le dit, je m'étonne qu'on puisse le contenir, j'affirme qu'on ne peut ni le convaincre ni le vaincre. Dans le camp des idées fausses, deux athlètes restent toujours debout : Machiavel et Jocrisse.
Inutile de rechercher lequel de ces deux combattants immortels s'est incarné en M. de La Bédollière. Mais Machiavel sans Jocrisse ne serait qu'un petit garçon. Machiavel a des dégoûts de bel esprit, des scrupules d'écrivain, des vanités et des faiblesses d'artiste qui l'éloignent de certains arguments. Il se pique de raisonner, la vérité peut le surprendre. Jocrisse est insaisissable ; tous les arguments lui sont bons, aucun ne le touche ; il ne raisonne pas, il n'écoute pas, il ne répond pas, il ne doute pas. Il croit et il crie.
Donc M. de La Bédollière a trouvé que l' Univers en veut aux gloires nationales, et tous ses collaborateurs lui ont fait écho, comme toujours. M. Havin l'a dit : il a même nommé Dulaure, Du val, Picard, Pigault et M. Cauchois parmi les gloirps contre lesquelles 1' Univers est conjuré.
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M. Jourdan le disait l'autre jour, avec son sourire qu'il aime tant, et que j'aime encore plus. M. Plée y vient à son tour, d'une manière ineffable, en grand apparat, botté et cravaté de vertu, fanfreluché d'éloquence. Je vous le ferai voir, il est très-beau. Tous y viendront, tous diront et répéteront que l'Univers déchire lés gloires nationales.
Je veux essayer de leur ôter cette ritournelle. J'ai parfaitement de quoi leur montrer qu'ils déraisonnent, et je n'espère aucun succès. Ils tiennent aux arguments tout façonnés, ils aiment à solder avec le billon de M. de La Bé- dollière.
Pour prendre les choses d'un peu haut, je les prie d'abord de remarquer que l' Univers n'a jamais contesté à Clovis l'honneur de la bataille de Tolbiac, à sainte Clo- tilde la gloire de ses vertus, à saint Rémy celle d'avoir fondé et baptisé le royaume des Francs. Sainte Geneviève, saint Germain d'Auxerre, saint Sidoine Apollinaire, saint Prétextat, sainte Radegonde, saint Eloi, saint Ouen, saint Martin, saint Léger, saint Hilaire, n'ont jamais reçu de nous la moindre offense. Il y a une école qui s'est appliquée longtemps, qui s'applique encore par des fraudes sans nombre, à décrier ces premières gloires du premier âge de la patrie. Humiliée d'avouer que la France a été faite par l'Eglise catholique, cette école diffame tant qu'elle peut les saintes mains à qui l'humanité doit un si grand ouvrage. Falsifiant les textes, faussant l'histoire, elle masque d'odieuses couleurs ces figures augustes. Elle peint comme des barbares, comme des fourbes, comme des fanatiques imbéciles, quelquefois comme des monstres, les évèques qui ont détruit l'esclavage, les moines qui ont défriché les forêts, les grands et les rois qui, triomphant d'eux-mêmes et pliant leur tête fière sous le joug du Christ, ont donné à l'Eglise, par expiation ou par charité, ces terres incultes, ces marais, ces lieux sauvages qui, devenus des monastères,
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des écoles, des asiles, des champs féconds, des villes florissantes, ont été partout, sous la protection de la Croix, les berceaux de la civilisation et de la liberté. Jamais nous n'avons dénigré ces gloires afin de pouvoir méconnaître ces bienfaits. L'ingrate école qui les renie et qui les calomnie n'est pas la nôtre, c'est celle du Siècle. M. de La Bédollière en est le plus éblouissant bachelier.
Passons aux Carlovingiens. Charlemagne ! encore une gloire nationale qui n'a reçu de nous aucune atteinte. M. de La Bédollière et les siens n'en peuvent pas dire autant. Sur ce nom immense et presque sacré, M. Béranger a collé une des chansons qui expriment le mieux son inspiration habituelle. Il ne lui a fallu que quatre ou cinq couplets pour salir la pudeur, la religion, la majesté impériale et la mort.
En descendant l'histoire, nous trouvons les Croisés. Jamais l' Univers n'a dit le moindre mal de Pierre l'Ermite, du pape Urbain, de Raymond de Saint-Gilles, de Godefroy de Bouillon, des fondateurs de Saint-Jean de Jérusalem et du Temple. Il n'a pas taxé de folie, de férocilé, de stupidité ces grands guerriers, ces grands politiques et. leur grande entreprise, si longtemps et si bêtement insultée par l'esprit philosophique. Aujourd'hui, après la conquête de l'Algérie, en présence de la guerre actuelle, le Siècle s'explique peut-être les Croisades. Qu'il les honore jamais, je l'en défie !
Au milieu des héros de la guerre sainte, au centre de ce mouvement qui remuait l'Europe, dans le rayonnement de l'homme qui en était l'âme par sa souveraine éloquence et par sa souveraine vertu > parut quelques instants un professeur, vir linguosus, assez habile à parler, incapable de savoir ce qu'il pensait, d'autant plus ardent à prendre la parole. On le nommait Abeilard. Il était père d'un bâtard et auteur d'un traité de philosophie. C'est l'homme du
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Siècle, c'est la gloire qu'il admire dans l'âge des croisades et de saint Bernard. Disons ici Confiteor. Comme il n'est pas possible d'honorer à la fois l'amant de la triste Héloïse et le fondateur de Clairvaux, l' Univers, en mainte rencontre, a parlé légèrement d'Abeilard, qui lui rappelle trop les universitaires. Mais enfin, nous avons aussi nos droits, et, sauf la manière d'écrire et le nombre des lecteurs, je suis, quoique vilain, l'égal de M. de La Bédollière. Or, si M. de La Bédollière n'attente pas aux gloires nationales en traitant saint Bernard de fanatique, quel mal fais-je en disant qu'Abeilard fut un sot? Venez à mon secours, monsieur Havin ; garantissez-moi la liberté de penser !
Saint Louis a sans doute rang parmi les gloires nationales, et sans doute aussi le Siècle ne nous accuse pas de ravoir jamais outragé. De nos jours, un historien cher au, Siècle et revendiqué par Charenton 1 a voulu établir que saint Louis était sceptique, c'est-à-dire hypocrite. Chaque fois que nous rencontrons dans notre histoire une haute intelligence, un noble cœur, une vertu qui s'est ouvert les cieux, nous voyons aussi jaillir jusque sur son trône, jusque sur son autel, toujours du même côté, quelque misérable injure. Et ceux qui leur adressent ces injures ne peuvent faire autrement ! Tous ces. grands hommes leur sont ennemis, n'ont paru sur la terre que pour les châtier et leur imposer silence. Les voyez-vous au tribunal de saint Louis ! Voyez-vous les chansons de M. Béranger devant cette chasteté, devant cette piété, devant cette conscience des devoirs de la magistrature royale !
Et Jeanne d'Arc, malheureux, qui nous accusez d'oui rager les gloires de la France et qui ne vivez que des résidus de Voltaire !
Vous n'avez pas renié l'infamie de Voltaire, vous ne le
1 l'tl. Michelet
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pouvez pas. L'excuse invoquée par M. Béranger pour ses chansons immorales, il faut l'admettre aussi pour les infamies de Voltaire : Ces folles inspirations ont été des compagnes fort utiles données aux idées philosophiques et politiques. Sans leur assistance, celles-ci n'auraient pu aller ni aussi loin, ni aussi bas.
Il y a une chanson de M. Béranger, ridicule comme les modes de l'Empire, intitulée Charles VII. Elle est placée dans son recueil après la chanson de Madame Grégoirc. Jeanne d'Arc n'y est pas insultée ; mais c'est à la courtisane Agnès Sorel que le poète, faisant parler le roi, renvoie tout l'honneur des combats et de la victoire :
Un mol, un seul mot de ma belle A couvert mon (ra/Il de rougeur.
J'oubliais l'honneur auprès d'elle,
♦ Agnès me rend lout à l'honneur.
Dunois, La Trémouille, Saintrailles,.
0 Fi -aiiçais, quel jour enchanté 1
Quand des lauriers de vingt batailles Je couronnerai la beauté !
Français, nous devrons à ma belle,
Moi. la gloire, et vous, le bonheur. ;?)
0 France ! ô histoire ! ô beauté ! ô guitare !
Et vous, ô Fiée ! si enflé de sentences catoniques, ennemi de la corruption des cours, faites-moi justice de ce ménétrier qui vole la gloire de la fille du peuple au profit de la grande dame corrompue !
Nous atteignons l'époque de la Renaissance et de la Réforme ( quelles antiphrases! ) ; le panthéon du Siècle commence à se peupler. Rabelais, Marot, la reine de Navarre, Jean Calvin, Théodore de Bèse, etc., etc., gloires nationales que nous repoussons, qui s'envolent par bandes vers les bureaux de M. Havin :
Au rang de vos divinités Recevez-les, sacrés portiques
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Mais je vous avertis, Monsieur Havin : Rabelais, voyant la tenue de M. Plée et la voltige de M. Jourdan, éclatera d'un rire énorme ; Calvin voudra brùler M. de La Bédol- lière; Marot vous décochera des triolets.
Nous sommes au temps des guerres civiles. Le Siècle, tout à son amour pour la légitimité, crie : Vive le Roi ! Nous crions : Vive la Ligue ! La Ligue fut la croisade de la bourgeoisie, sa campagne de Jérusalem à l'intérieur, son plus beau, son seul beau moment, peut-être. Comme autrefois la noblesse et le peuple s'étaient levés pour préserver la république chrétienne de l'invasion du Coran, la bourgeoisie se leva pour maintenir la constitution catholique de la France et refouler l'invasion du protestantisme. Il fallut lui céder pour la vaincre, le Roi se fit catholique et le dix-septième siècle commença. Le protestantisme ne nous eùt rien donné de semblable.
Entre Henri IV et Louis XIV il y a quelques grands hommes, les uns que nous jugeons avec respect, les autres que nous admirons et que nous vénérons sans réserve. L'école du Siècle, fidèle au même esprit, flétrit les uns, ignore les autres. Richelieu est de ceux que nous nous permettons de juger ; on sait comment l'a traité M. Hugo, si cher à M. de La Bédollière. Ils ont une manière de louer saint Vincent de Paul qui n'exercerait pas médiocrement sa patience, s'il vivait. Tant d'autres chrétiens héroïques, qui, dans le laborieux silence des cloîtres et des collèges et dans les fatigues de l'apostolat, réparèrent les désastres du protestantisme et préparèrent la féconde unité de l'âge suivant, ne leur sont pas même connus. S'ils les connaissaient, ils ne leur ménageraient pas l'injure. Ils font semblant, sans savoir pourquoi, d'aimer les jansénistes, qui n'auraient pas eu assez d'anathèmes et de mépris pour eux, et comme chrétiens et comme grammairiens. Mais laissons- leur les jansénistes, et avouous que nos sentiments pour
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ces sectaires sont ceux de saint Vincent de Paul et de Féné- Ion. Cependant nous retirons au Siècle la moitié de Pascal. Le Pascal des Provinciales lui appartient; le Pascal des Pensées est à nous. Remarquons en passant que Voltaire a dit du Pascal des Provinciales qu'il était menteur, et du Pascal des Pensées qu'il était fou. 0 Pascal ! si de ton temps la Compagnie de Jésus avait eu des adversaires semblables à ceux qui t'invoquent contre elle aujourd'hui, combien tu l'aurais aimée !
Louis XIV paraît avec son cortège de grands hommes en tous genres, dont la splendeur séduit la postérité comme elle a fasciné le monde contemporain. Les juges les plus sévères du grand Roi et du grand règne, les esprits les moins disposés à perdre de vue dans le bien présent le mal futur, mais qui ont en même temps le sentiment du noble et du beau, laissent avec plaisir l'admiration exagérer les éloges que leur commande la justice. Nous sommes de ceux qui voient et qui avouent des taches dans le soleil. Ni ce roi majestueux, ni cette élite incomparable qui l'entoure, ni cette société si réglée et si forte ne nous paraissent sans défauts. Cependant nous n'avons pas du tout entrepris de démolir., comme dit M. Plée, Louis XIV, Condé, Turenne, Bossuet, Corneille, Racine, Fénélon, Bour- daloue, Madame de Sévigné, Madame de Maintenon, Col- bert, Séguier, cent autres gloires encore fécondes de la religion et de la monarchie, de la langue française, de tout ce que nous aimons ! Certes ! loin d'insulter à ce noble temps, nous mettons plutôt en lumière le contraste utile qu'il forme avec les misères mal dorées et les platitudes orgueilleuses que nous vantent les thuriféraires du progrès.
La pioche inepte qui se lève lourdement sur ces merveilles, est-il besoin de la nommer? La démolition de Louis XIV est une des vocations du Siècle. S'il y renonçait, il manquerait à sa doctrine et à sa nature. Par doc-
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trine, il place la création de la France en 1789 : il enveloppe donc l'époque de Louis XIV, avec tout le passé français, dans ce qu'il appelle la nuit de la féodalité, de l'absolutisme, du fanatisme, de la barbarie ; et sa doctrine est le cri de ses instincts, qui l'avertissent qu'au milieu d'une société constituée comme l'était celle de Louis XLV, il ne pourrait pas exister. Les rédacteurs du Siècle pourraient être partout, mais point dans la politique ni dans les lettres. Où tolérerait-on leurs idées? où supporterait-on leur ramage ? Ils prétendent goûter Molière. La vérité est que Molière a travaillé pour eux, mais je nie qu'ils le goûtent ; ils le flairent tout au plus. Imaginez donc M. Ma- tharel ou M. Lucas invités à porter un premier jugement sur le Misanthrope, et figurez-vous Molière lisant l'article ! Croient-ils qu'on les eût voulu recevoir, je ne dis pas chez Ninon, mais seulement dans les lieux où Faret charbon- nait ses vers, entre Chapelle ivre et Colletet crotté? Point du tout. Il fallait de l'esprit pour èntrer là ; et quoique l'on eût le ton leste et que l'on se piquât d'une liberté de penser qui allait déjà loin, si quelqu'un s'y fût avisé de chanter quelque drôlerie dans le goût du Fils du Pape ou du Bon Dieu de M. Béranger, on l'eût mis à la porte avec horreur.
Dans tout le règne de Louis XIV, le Siècle n'a rien eu propre que le chansonnier Linières. Les hérétiques sont trop chrétiens, les libres penseurs trop monarchistes, les ivrognes trop décents ; tous ont ou trop d'esprit, ou trop de grammaire, ou trop de tendance à la dévotion. J'entends le Siècle réclamer Molière. Molière ne le réclamerait pas ! Cependant le Tartufe, du moins par le sens intime, appartient au Siècle; mais que veut-il faire du Misanthrope ? Nous nous partageons La Fontaine: pour le Siècle ses Contes, pour nous son cilice.
L'époque de Louis XV donne au Siècle une éclatante
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revanche. Rois, dames, valets et basses cartes, il a tout, c'est une vole. Depuis Grécourt jusqu'à Mirabeau, depuis le cardinal Dubois jusqu'à l'archevêque Loménie de Brienne, depuis le Régent jusqu'à Philippe-Egalité) on pense, on écrit, on gouverne, on règne pour le Siècle, tant qu'enfin le moment arrive où ses idées, son style, son gouvernement; son règne s'établissent pour longtemps.
Il y a des gens, même des gens d'esprit et de mérite, quelques rédacteurs du Journal des Débats entre autres, qui passent leur vie à glorifier les conséquences du dix-hui- tième siècle. La conséquence actuelle la plus frappante, que le Journal des Débats n'aperçoit point, c'est que M. dé La Bédollière possède quarante mille abonnés et plus de cent mille lecteurs ; et il faut la concurrence de M. de Girardin pour qu'il n'en possède pas trois fois plus ; et si ces deux publicistes ensemble laissent quelques auditeurs au Journal des Débats et à nous, c'est un phénomène. Voilà l'œuvre du dix-huitième siècle, le plus déplorable des siècles chrétiens. Oui, certes ! nous nous révoltons, et nous en faisons gloire, contre les renommées de ce siècle imbécile et impur. Il a tout faussé, tout gâté, la politique, la littérature, les arts, et plus que tout, la conscience publique. Il commence dans l'obscénité, il avance dans l'impiété, il achève dans une dissolution sanglante. Ses adultères ont enfanté des monstres. On prétend nous faire admirer cette longue fermentation du sophisme, de l'impiété, de la sottise, terminée par une irruption de cannibales surgissant à la fois de tous les égouts et communiquant à la France et au monde la peste la plus meurtrière qui ait désolé et châtié la civilisation chrétienne ! Ori propose à notre vénération ces hommes dont la biographie souillée traîne comme appendice des noms sur lesquels l'humanité tout entière ne peut accumuler assez d'exécrations ! Voltaire, Rousseau, Diderot, d'Alembert, madame Duchâtelet, mademoiselle Voland, ma-
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demoiselle Levavasseur, beaux modèles, excellents ménages, crème d'honnêtes gens ! Mais trente ans plus tard, Voltaire, d'Alembert, Diderot, Rousseau, se nomment Mirabeau, Barrère, Danton, Marat, Robespierre, et la suite. Comptez bien les encyclopédistes : chacun d'eux reparaît sous les traits d'un révolutionnaire, et la plume du sophiste devient l'ignoble sabre du septembriseur.
Afin de prémunir les peuples étrangers au sujet « des infamies qui se débitent en France (spécialement dans Y univers) contre les gloires les plus illustres du pays, » M. Plée fait une peinture travaillée du mangeur de réputations. Pour récompenser M. Plée de la peine qu'il a prise, je reproduis ce morceau tout baigné de ses sueurs. J'y suis d'autant plus engagé qu'il s'agit de moi, je pense, et de ma petite appréciation du talent de M. Béranger :
Attaquer les illustrations de son pays et principalement les mieux établies et les plus rayonnantes, semble être devenu comme une mode fatale et stupide. On a reçu de ses pères une belle langue, harmonieuse, polie, faite pour toutes les délicatesses du cœur et de l'honnêteté. On corrompt ce magnifique instrument en ne le faisant servir qu'au dénigrement et à l'injure. Il semble que celui qui va le plus loin dans les ordures du langage soit le plus fort. On s'extasie devant ces effrontés bateleurs qui viennent étaler sur la place publique du journalisme leur affreuse boutique de sottisiers. Attention, Messieurs, je vais démolir aujourd'hui celui-ci ou celui-là ! je vais manger du Voltaire ou du Montesquieu je ne vais rien laisser de Racine ni de Pascal ! Château- briand et madame de Staël seront dévorés crus. Il n'en coûte que les trois modiques sous que coûte le numéro d'un journal religieux. Et aussitôt, avec ou sans auditeurs, l'horrible besogne commence. Le mangeur de régulations est là, les manches retroussées, enfonçant ses bras jusqu'au coude dans l'injure, s'empourprant la face à force de fouiller et de refouiller la sentine où il puise. A chaque puante nouveauté qu'il manie, il a un regard de triomphe. Parce que sa conscience saigne, il croit faire couler le sang. Il s'enivre de sa propre bave. Il s'étourdit de son mouvement sur lui-même, et quand enfin arrive un moment où son imagination ne lui apporte plus la moindre infamie, il
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croit avoir tout dit. Qu'il est magnifique alors ! N'y revenez plus ! s'é- crie-t-il, filez doux ! Aujourd'hui, j'ai été généreux, je ne vous ai que pourfendu. Une autre fois je vous réduirai en chair à pâté.
Pauvre M. Béranger, qui a lu cela et qui est forcé de remercier ce jeune homme ! Mais, pour revenir aux gloires de l'époque encyclopédiste, M. Plée peut déployer de plus en plus les richesses de cette belle langue « qu'il a reçue de ses pères, » et qu'il parle comme ses frères ; il ne me fera pas encenser les gens qui ont écrit la Pucelle, les Confessions, la Religieuse et le reste. Mon parti en est pris : je m'insurge contre ces cuistres faufilés à des drôlesses ; je lève la main contre ces malfaiteurs qui ont pensé, qui ont écrit, qui ont vécu avec faste dans le mépris du devoir et dans la haine de la vérité. Et si quelquefois, comme André Chénier, je suis tenté de m'écrier : 0 mon cher trésor, û ma ptzlnîe ! c'est quand je trouve l'occasion de souffleter ces sophistes barbouilleurs de consciences, précurseurs et pères des bourreaux barbouilleurs de lois.
J'honore ce qu'ils ont insulté, je sers ce qu'ils ont haï, je suis du parti qu'ils ont écrasé de leurs sarcasmes longtemps victorieux, qu'ils ont décimé ensuite par la main de leurs adeptes, qu'ils oppriment encore par la multitude des esprits gâtés, et qui pourtant les vaincra. J'appartiens à Celui que les rédacteurs du Siècle appellent hypocritement le Christ, mais que leur Béranger appelle un Fou, que leur Voltaire appelait l'Infâme, et que j'appelle mon Dieu. Dans cet âge pervers qui l'a injurié, qui l'a trahi, qui l'a renié, partout où je vois ses confesseurs et ses martyrs, là sont mes héros ; suppliciés par l'injure ou abattus par le fer, ce sont eux que je salue. Quel chrétien ne préférerait la part de ces humbles athlètes frappés aux pieds de Jésus-Christ, à toutes les couronnes de leurs vainqueurs ? Les uns et les autres ont été jugés. La raillerie qui grimace encore sur la mémoire
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des vaincus les a suivis devant Dieu. Mais là, elle a changé de figure ! Pauvres gens qui nous menacez des arrêts d'une opinion subornée, si jamais vous savez un peu de catéchisme, vous saurez combien vous nous faites pitié !
En attendant, faisons notre partage dans les gloires du dix-huitième siècle. A vous donc Voltaire et Rousseau ; à nous Patouillet et Nonotte : Christophe de Beaumont les estimait, et c'étaient de bons prêtres, qui avaient moins d'esprit que Voltaire, mais qui en avaient plus que M. Jourdan, et qui savaient mieux le français que M. Plée. A vous madame de Pompadour et madame du Barry : il n'y a pas à dire non, elles étaient libres penseuses, elles sont vôtres autant que Frétillon et madame Grégoire ; à nous Louise, Clotilde et Elisabeth de France. A nous encore Louis XVI ; à vous ses juges. A vous, tous à vous, les prêtres philosophes, les prêtres apostats, les religieuses mariées -, à nous les prêtres fidèles et les religieuses martyres. Prenez Rossignol et Thuriot, nous gardons Cathelineau et Lescure. Pour vous les Marseillais; à nous les Vendéens.
Je pourrais pousser plus loin ce parallèle, descendre jusqu'aux noms contemporains. Le même partage se fait en tout, se fera tant que vous vivrez et tant que nous vivrons. Vous avez vos gloires, que nous contestons ; nous avons les nôtres, que vous repoussez ; et ces gloires contraires ne s'uniront jamais. Jamais Bossuet ne donnera la main à Voltaire ; jamais Racine à Parny ; jamais Turenne à Henriot. Il y a antipathie d'âme, d'esprit et de mœurs.
Mais de vos gloires ou des nôtres, lesquelles sont vraiment les gloires de la patrie ?
Depuis le beau jour où la France apparut, première-née de l'Eglise, l'épée de Clovis à la main, la main de saint Remy sur la tête, jusque vers la moitié du dix-huitième siècle, c'est-à-dire durant quatorze cents années, toutes ses gloires, presque sans exception, sont profondément catlio-
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liques et monarchiques ; et celles qui portent le moins cet auguste caractère en sont encore trop marquées pour vous, qui datez de l'Encyclopédie et de la République, qui n'êtes ni catholiques, ni monarchistes, qui rêvez tout autre chose que le trône de saint Louis et l'autel de Bossuet. Vous ne pouvez pas recevoir ces gloires, et quoi que vous disiez, vous ne les recevez pas. Vous rejetez ce quelles ont cru, vous diffamez ce qu'elles ont illustré, vous voulez abolir ce qu'elles ont établi. Vous êtes condamnés à renier tout le passé de la France. Vous êtes une France nouvelle, ou plutôt une France à rebours qui rompt avec les grands ancêtres, et qu'à leur tour les ancêtres ne connaissent pas. Vous abjurez leurs principes, vous abjurez leurs croyances, vous abjurez leur histoire ou vous la profanez ; vous abjurez jusqu'à leur langue, et dans votre jargon emphatique et confus, comme en tout le reste, ce qui vous caractérise est le défaut le plus contraire à leurs qualités. Vous vivez d'emprunts faits à des plagiaires récents. Votre religion ou votre philosophie vient d'Allemagne ; votre politique vient d'Angleterre ; votre morale est encore à fabriquer ; votre littérature... mais, pour avoir une littérature, il faut d'abord avoir une langue : vous ne savez pas même ce que c'est qu'une littérature. Vous prenez M. Sue et M. Dumas pour des écrivains ; ce qui passe cette mesure, vous l'applaudissez sans doute, mais vous ne l'entendez plus et vous n'êtes plus en état de goûter ce qui reste de bonne littérature dans M. Béranger. J'en atteste tout ce qui sort de vos lourdes mains, et particulièrement l'article que vous aurez la simplicité d'écrire pour réfuter celui-ci. Il vous faut une littérature qui serve votre politique et qui lui ressemble : quelque chose de vulgaire et d'un peu clandestin, qui aille en bas, qui achève d'aveugler l'ignorance, qui achève d'envenimer la jalousie, qui fasse mépriser les supériorités spirituelles, haïr les supériorités sociales, détester toute subor-
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dination, perdre tout respect. Voilà pourquoi vous aimez tant Voltaire et Béranger, et encore plus M. Sue et vos autres feuilletonistes : tout ce qu'ils touchent, tout ce qu'ils gâtent, se détache de la vieille France, vient à vous, est pour vous. Vous régnez sur ces captifs de l'incrédulité religieuse, morale et civile ; vous les remplissez de vos idées ; ils entendent votre langue ; et c'est le mépris le plus absolu qui se puisse faire de toutes les gloires du nom français.
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UNE IMITATION DE L'ANTIQUE.
18 juin 1855.
Madame Ristori. — Son succès, signe de la décadence de la morale et de l'art. — La Myrrha d'Alfieri, la Phèdre de Racine, et l'Hippolyte d'Euripide.
La société parisienne admire au Théâtre-Italien une merveille que nous avons eu la curiosité de voir, et qui donne matière à réflexion. Quoique nos lecteurs prennent peu d'intérêt à ces sortes d'événements, ils me permettront de leur parler du succès de la Ristori, dans la tragédie d'Alfieri, intitulée Myrrha. Ce succès est un des signes de l'époque. Les feuilletons mettent madame Ristori très-haut, et la proclament la plus grande tragédienne du monde. Au fond de cet enthousiasme, il y a bien un peu d'envie de mortifier mademoiselle Rachel « une gloire nationale », dirait le Siècle; mais cette tragédienne, si longtemps proclamée incomparable, a l'ingratitude de préférer l'argent de l'Amérique à l'encens de Paris. Et puis, dit Tacite (on peut citer Tacite à propos de ces reines), nul n'est grand sans que le peuple lui donne un rival : Populus neminem sine œmulo sinit. Cependant le peuple des feuilletons ne se trompe pas tout à fait, madame Ristori a beaucoup de talent ; seulement c'est un talent moins digne d'admiration que de blàme.
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Il faut parler de la pièce. Vénus, pour se venger d'une irrévérence de la reine de Chypre, trop orgueilleuse de la beauté de sa fille Myrrha, enflamme celle-ci d'une passion incestueuse, dont l'objet est son propre père. Myrrha gémit, brûle, finit par se déclarer, arrache l'épée de son père et se tue à ses yeux, au pied de la statue de Vénus. Cette abominable légende est contée dans les Métamorphoses. Ovide, faisant l'effrayé, a grand soin d'en étaler tout au long les abominables détails. Myrrha eut un fils, qui fut Adonis. Touchés de ses pleurs, les dieux la changèrent en arbre. Changée en arbre, elle continua de pleurer, et ce sont ces pleurs qui forment la myrrhe, précieuse entre tous les parfums. Pour arriver à cette belle allégorie de la vertu du repentir, Ovide passe par d'étranges infamies. Les admirateurs des « saintes maximes » répandues dans les poètes païens devraient bien nous dire ce qu'ils pensent du discours que la fille de Cyniras s'adresse à elle-même sur le bonheur des animaux, entre qui les liens de famille n'existent pas.
Rendons néanmoins justice à l'antiquité. S'il s'est trouvé un poète pour recueillir et pour embellir l'histoire de Myrrha, aucun n'a osé en souiller la scène Les imitateurs de la muse païenne ont été plus hardis, et, par un progrès naturel et inévitable, se sont avancés plus loin dans la corruption. On aura beau célébrer cette manie de suivre les païens, la pièce d'Alfieri renverse bien des apologies.
Alfieri était contemporain de Voltaire et de Diderot, très- épris de la beauté classique, très-détaché de tous les préjugés chrétiens. Il avait fait des Mérope et des Alceste, des Brutus et des Timoléon, des Virginie et des Jocaste; nécessairement il devait faire aussi une Phèdre; et comme le sujet de Phèdre était pris de manière à décourager même la vanité d'un poète, Alfieri choisit Myrrha. Il n'était pas d'un temps ni d'une humeur à distinguer la témérité et la har-
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diesse, à croire qu'une passion incestueuse fut plus choquante qu'une autre, à considérer que déjà la Phèdre de Racine eut révolté Euripide et les Athéniens. Esprit incomplet comme tous ceux de cette époque; dans la tragédie, émule de Campistron et de Crébillon ; dans la comédie, aussi plat que Voltaire; dans la poésie lyrique, inférieur à Rousseau; pour le reste, encyclopédiste et républicain. La Révolution, cependant, rendit Alfieri un peu sage, en lui prenant tout ce qu'il possédait, sauf quelques ballots de ses œuvres dramatiques nouvellement imprimées.
Si l'on retire ce qu'il a emprunté de Racine et d'Ovide, sa Myrrha est une paperasse de collège. Le lieu commun y coule à pleins bords. Quatre personnages entourent l'héroïne : le déplorable père, la déplorable mère, une bonne femme de nourrice, dont le modèle n'est pas pris dans Ovide, et un pauvre petit amoureux qui se perce au quatrième acte. Myrrha passe son temps à presser ces braves gens de lui donner la mort. Pour eux, leur unique occupation est de se demander : Qii a-t-elle? ou de lui demander : Qu 'as-tit? La situation ne varie que du répugnant au ridicule. Le ridicule tragique ! On est assommé de ce perpétuel gémissement sur la maladie indéchiffrable de cette grande fille, qui veut toujours mourir et qui n'essaie pas une fois de se pendre ; on est révolté de cette passion infâme et absurde qui dicte à Myrrha, s'adressant à son père stupéfait, des paroles comme celles-ci :
Oh madre mia felice! almen concesso A lei sarà... di morire... al tuo fianco
Quand nous disons qu'on est révolté, nous parlons pour nous. Devant le public, ces brutalités passent parfaitement, et avec gloire.
Alfieri, toutefois, n'en a pas l'honneur. Ce qu'il a mis dans la pièce, pour son propre compte, c'est l'ennui; un en-
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nui dense, insoutenable à la lecture. L'actrice seule fait tout passer. Elle anime cette torpeur, elle fait circuler la vie et le feu dans cette glace; mais c'est en déchirant jusqu'au dernier les voiles que le poète, malgré sa témérité, a cru nécessaire de jeter sur les horreurs du sujet. On ne voit plus la Myrrha d'Alfieri, on voit celle d'Ovide.
Madame Ristori a la réputation d'une personne privée fort estimable. Elle a su garder sa place dans le monde, en exerçant un art dont les adeptes, malgré tous les raisonnements et tous les relâchements, seront toujours bannis du monde. J'en conclus qu'il y a plus d'une manière d'acquérir cette qualité que Voltaire disait indispensable aux comédiens, et qu'il appelait le diable au corps. On ne conçoit guère qu'il soit possible d'avoir plus le diable au corps que ne l'a cette dame, dans ce rôle. Des convulsions, des spasmes, des épouvantements, des élans, des délires, des abandons où l'âme, tout à fait subjuguée, se livre à sa honte et la proclame en dépit d'elle-même :
rf
Non iH favello
Una incognita, forza in me favella....
et quand la voix expire, le geste continue et achève.
Spectacle odieux, plutôt fait pour le médecin que pour l'artiste. Ce spectacle-là, on le voit dans sa perfection à la Salpêtrière. Ce n'est plus de l'art, c'est de la frénésie, et L s applaudissements frénétiques du public prouvent simplement que le sens moral décroît et que la barbarie monte. Si madame Ristori, avec ce faux goût et ce réalisme grossier, est une grande tragédienne, il n'y a plus de tragédie ; il faut établir des courses de taureaux sur l'emplacement où l'on récite les vers de Corneille et de Racine.
A ces violences, madame Ristori mêle toutes sortes de recherches et de mièvreries, qui sont comme les pointes et les subtilités dans le discours ; autre signe de décadence. Elle a
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de très-grandes attitudes, mais elle les multiplie ; de très- beaux gestes, mais qui sentent le miroir ; elle met une intention sur chaque mot, presque sur chaque syllabe. Ces puérilités ne sont pas moins applaudies que les excès et les témérités contraires. Dans un certain moment où le père et la mère de Myrrha s'embrassent, mutuellement attendris sur le mystérieux malheur de leur fille et sur leur propre infortune, la tragédienne, s'enveloppant de son voile pour ne pas les voir, fait entendre le soupir d'une femme courageuse à qui l'on arrache une dent. Cette grotesque inconvenance provoque des hurlements d'enthousiasme, et les trépignements des spectateurs contraignent le triste couple à prolonger sa pantomime fort longtemps. Notez que c'est un public d'élite qui juge ainsi, et non pas une ignorante populace.
J'admire la force de l'illusion dramatique et la bonne volonté du spectateur. Madame Ristori, à la vertu de qui je rends hommage, n'est pas du tout de figure à justifier l'orgueil de sa mère et la jalousie de Vénus. Un grand corps maigre, en pleine maturité, couronné de peu de cheveux. Quant au roi Cyniras, qui inspire cette passion folle, il faut bien qu'en effet Vénus s'en mêle, autrement la vraisemblance serait trop choquée. Le rôle de Cyniras est rempli par un gros garçon brun, de physionomie bonasse, qui ne respire que par la bouche, ce qui l'oblige à béer comme un poisson. Pour l'intelligence, c'est l'ouvrier dramatique dans toute sa trivialité, sans mouvement, sans éclair,
Mais revenons à madame Ristori, qui n'a que trop bien compris son personnage.
Je suis un juge très-inexpérimenté et très-incompétent de l'art dramatique. Néanmoins, il me semble qu'en ceci comme en tout le reste l'art ne consiste pas dans une ser- vile et parfois sordide imitation de la nature ; qu'il n'est pas une machine à calquer ; que sa fonction n'est point de
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mettre en relief ce que la nature elle-même dérobe à l'œil nu et ne laisse voir qu'au microscope. Le microscope est un bandeau. L'artiste qui fait un portrait s'occupe d'y peindre la physionomie et non pas toutes les verrues et tous les poils du visage ; et ceux qui n'admettent de ressemblance que là où ils retrouvent ces superfétations, n'ont jamais vu la figure humaine -
Les applaudissements qu'obtient Madame Ristori signalent donc une grande décadence du goût.
Ce ne serait rien que la décadence du goût, si la cause n'en était pas la décadence des mœurs. Le sens du beau se perd avec le sens du bien ; le niveau de la moralité publique, en descendant, fait baisser le niveau de l'art, et la chute de l'art accélère ensuite celle de la moralité. Le cœur corrompu aime autrement que le cœur pur. S'il cherche encore le vrai, il le cherche dans l'ignoble. L'on faisait une très-bonne et très-profonde satire des romantiques, en leur prêtant cet axiome : Le beau, c'est le laid. Sauf de rares et incomplètes exceptions, tout ce que nous voyons dans les arts est un cruel commentaire d'une autre parole, plus sérieuse, échappée à un philosophe assez peu dévot. 11 disait: L'Eglise catholique fut une grande école de respect. Le monde ne va plus à cette école. C'est l'absence du respect imposé à l'homme envers Dieu, envers soi-même, envers les autres, qui produit tant d 'énormités, qui tourne du côté des sens, qui courbe sur la matière tout l'effort de la pensée humaine, et qui, de proche en proche, détruisant la notion du devoir, détruit aussi le sens du beau. Le sens du beau n'est plus qu'une sorte de phénomène au fond de quelques âmes, où il reste sans cause apparente, et même en dépit d'une foule de causes très-actives de destruction. Ainsi l'actrice au-dessus de laquelle on élève, injustement selon moi, madame Ristori, n'est pas célèbre par ses qualités domestiques ; mais elle a bien plus le sens du beau, et si
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elle jouait Myrrha, elle y mettrait de la pudeur. Parfois, au milieu des villes saccagées, se dressent des monuments de leur ancienne gloire, que la flamme et les barbares ont laissés debout : le peuple les regarde d'un œil stupide, sans les comprendre, sans les admirer.
Nous n'accusons personne; il n'y a presque plus personne à accuser. Le mal existe, il est plus ancien que la génération qu'il humilie et qu'il ronge ; et ceux mêmes qui l'ont commis à l'origine en ignoraient probablement la malignité et la durée. La Rochefoucault dit très-philosophiquement qu'il n'y a guère d'homme assez habile pour connaître tout le mal qu'il fait ; ajoutons, ni assez pervers, s'il le connaissait, pour le vouloir faire. Mais c'est un moment redoutable que celui où le mal se fait sans qu'on se le propose, sans qu'on le soupçonne; où il est regardé comme une chose indifférente, applaudi comme un progrès. Combien d'honnêtes chefs de famille, pères et mères, venus à ce spectacle avec leurs enfants pour leur donner une bonne leçon de prononciation italienne, y assistent sans embarras, se retirent sans scrupule, et s'endorment aussi émerveillés du talent de l'actrice, que l'actrice elle-même peut être charmée de leurs applaudissements ! C'est l'innocence de la Cafrerie.
Si l'on veut connaître tout le chemin que nous avons parcouru depuis la grande époque de la France, il faut relire la Phèdre de Racine et les discussions auxquelles elle donna lieu. Malgré l'appui de Roileau et le suffrage inattendu des jansénistes, Phèdre, attaquée du côté de la morale, ne sortit point de là aussi victorieuse qu'elle le fut des sottes cabales de Pradon. Racine s'était vanté qu'il n'y avait point de crime ni de criminel qu'il 11e sût rendre intéressant. On lui reprocha d'avoir trop réussi. En vain, moins sincère dans sa Préface, il prétendit n'avoir « jamais fait de pièce où la vertu soit plus mise
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en jour. » Phèdre, lui dit-on , cède à sa passion et se complaît à en faire des peintures éloquentes ; elle souffre les conseils d'Œuorie ; elle s'abandonne jusqu'à se déclarer à Hippolyte ; enfin apprenant qu'Hippolyte aime Aricie, elle étouffe par jalousie le bon mouvement qui la portait à le justifier : Phèdre n'est point vertueuse. On ajoutait qu'il y a des passions dont la peinture est dangereuse irrémédiablement, parce que les lois mêmes de l'art obligent d'en déguiser l'horreur et d'attirer la pitié sur ce qui ne mérite que l'exécration. Quelque spéculateur peut-être condamnera Phèdre ; aucun ne la peut haïr. Or, pour la plupart des hommes, ce qui leur parait aimable est innocent. Quant au châtiment dont ces passions sont suivies, il ne saurait alarmer des consciences déjà vaincues ; et tout au contraire la passion en reçoit une parure de malheur ou d'audace qui achève sa victoire. Tant que le crime reste à commettre et la passion à assouvir, le remords est léger. On n'y croit pas. D'ailleurs, point de remords pour la vertu. Si Phèdre est vertueuse, il ne faut pas parler de châtiment et de remords; il faut dire qu'il y a des passions fatales, auxquelles nulle force de l'âme ne peut résister. Ce fut l'avis du patriarche des jansénistes, Arnauld, à qui Despréaux, dans l'intérêt de Racine, avait su faire entendre que les Jésuites blâmaient la morale de Phèdre. « Il n'y a rien à « reprendre au caractère de Phèdre, disait-il, puisqu'il « nous donne cette grande leçon que, lorsqu'en puni- « tion de fautes précédentes Dieu nous abandonne à « nous-mêmes et à la perversité de notre cœur, il n'est « point d'excès où nous ne puissions nous porter, même en « les détestant. » Cette décision fit rire. On trouva que ce n'était point assez, pour justifier Phèdre, d'y montrer la preuve des cinq propositions. Il est probable que Racine se rendit aux réflexions de ses adversaires, et que ce grand
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homme, devenu pénitent, n'excepta point sa Phèdre du nombre des chefs-d'œuvre qu'il regrettait d'avoir écrits. Mais qu'eût-il pensé, qu'eussent pensé ses contemporains de la Phèdre et de la Champmeslé qui font en ce moment pleurer, ou plutôt applaudir tout le haut Paris?
J'ai dit que ce sujet eût fait reculer les Anciens. A force d'imiter les Muses antiques, les nôtres sont devenues pires, et c'est tout ce qu'elles peuvent y gagner. La Phèdre d'Euripide, moins intéressante peut-être que celle de Racine, est cr tainement plus vertueuse. Elle lutte véritablement contre la fatalité, elle combat une déesse. Elle est écrasée, elle n'est pas vaincue. Sans consentir un instant au crime, par une mort volontaire elle met son honneur à l'abri des persécutions de Vénus. « Tu t'envoles comme un oiseau du séjour des hommes, dit Thésée - tu t'élances d'une aile rapide dans la demeure de Pluton. »
Cette fatalité inexorable, les païens la concevaient et l'adoraient, tout en lui résistant. Quand les chrétiens la mettent sur la scène, elle insulte à la vérité du christianisme ; elle tourne en outrages contre le Dieu de miséricorde et de vérité ces effroyables histoires que les païens se racontaient pour s'exciter à la crainte envers leurs effroyables dieux, et peut-être aussi pour s'absoudre de leur être soumis.
Les dieux sont les personnages obligés de toutes les actions tragiques ; eux-mêmes y combattent pour la satisfaction de leur orgueil plus qu'humain et tout à fait infernal. Ils s'entre-tuent des adorateurs, ne pouvant autrement se blesser. Le sujet de la Phèdre ou plutôt de l' Hippolyte d'Euripide est la rivalité de Diane et de Vénus. Les statues des deux déesses, placées sur la scène, sont les vrais personnages du drame.
Vénus veut se venger d'Hippolyte, parce qu'il est chaste et n'adore que Diane. Diane n'est pas favorable à Phèdre, qui, sans le vouloir, penche pour Vénus. Neptune, quoi-
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que père de Thésée, nourrit au fond du cœur quelque ressentiment pour ce héros, qui l'a lié par un serment : il ne refusera pas de seconder les complots de Vénus ; pour rabattre l'orgueil de son fils, il tuera son petit-fils. Au sommet de l'Olympe, Jupiter, le maître des dieux, regarde ces passe-temps et les protège. Diane, apparaissant à Thésée lorsqu'on apporte Hippolyte mourant, lui dit : « Les dieux « ne se nuisent pas les uns aux autres. Notre loi est de « nous laisser mutuellement satisfaire nos désirs sans que « personne y mette obstacle. Si la crainte de Jupiter ne « m'eût retenue, me crois-tu assez lâche pour avoir laissé « périr misérablement le plus fidèle de mes serviteurs? » Donc, à cause de sa chasteté, Hippolyte sera puni de mort par le concours de Neptune, son grand-père, et Phèdre, innocente envers Vénus, puisqu'elle n'a pas refusé d'aimer, innocente envers Diane, puisqu'elle n'a pas trahi la foi conjugale, sera déchirée par les Furies et périra de sa propre main. Ainsi l'exigent les trames de Vénus contre Hippolyte: « Phèdre (c'est Vénus qui parle dans le prologue) mourra « aussi. La pitié que mérite son malheur ne prévaudra pas « en moi sur le désir de la vengeance. Peu m'importe que « Phèdre meure, pourvu que mes amis apprennent qu'on ne « m'outrage pas impunément. Ma gloire m'est plus chère « que la vie de Phèdre. » Tels étaient les dieux des Grecs. Dans la pièce, le Chœur, énumérant quelques-unes des victimes de la déesse, dit à son tour : « Le souffle de Vénus « excite de tous côtés des orages. Comme l'abeille pompe le « suc des fleurs, Vénus dévore la substance des hommes. » Euripide, mari plus affligé que Molière, savait que Vénus ne dédaignait pas de troubler les ménages bourgeois 1, et, pour s'en plaindre, il quittait le ton tragique en pleine tragédie. Hippolyte, ayant reçu les confidences d'Œnone, s'a-
1 II eut deux femmes.
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bandonne à une tirade digne de Gros-René : « 0 Jupiter, « pourquoi as-tu donné l'existence à ce sexe perfide? Si « tu voulais propager la race des mortels, ne pouvais-tu « trouver une autre manière de peupler le monde ? N'eùt- « il pas mieux valu pour les hommes porter dans les tem- « pies des dieux, du fer, de l'airain et de l'or, et en ache- « ter, chacun selon ses facultés, les moyens de multiplier « sa famille? » Malgré cette charge, qui marque que les éternels modèles du goût manquaient parfois de goût, la tragédie suit son cours, la terreur augmente, l'implacable Vénus en vient à ses fins : Phèdre se tue, Hippolyte meurt.
Les gens qui croyaient à de tels dieux pouvaient dire : C'est Vénus tout entière à sa proie attachée. Cette parole avait un sens. pour les Grecs. Dans le christianisme, elle insulte également à l'âme humaine et à la Divinité. Mais, par une sublime protestation en faveur des vérités dont l'humanité avait perdu la trace et dont elle attendait le retour, Euripide, et en général tous les poètes, nous montrent les hommes meilleurs que les dieux. Vénus tue et ne triomphe pas. Phèdre résiste, Hippolyte reste fidèle à la chaste Diane. L'âme du drame est là. Les dieux se plaisent à déchirer le cœur de l'homme, ils luttent pour en arracher la vertu ; l'homme conserve la vertu malgré les dieux. A la fin de l'Hippolyte, Diane elle-même tire cette moralité, fort peu dévote. La déesse honore la vertu d'Hippolyte, loue la résistance de Phèdre et excuse l'emportement de Tliésée ; elle ne condamne que les dieux :
HIPPOLYTE.
Ton chasseur, ton fidèle, ô déesse, n'est plus !
DIANE.
Il n'est plus, ce vaillant, chaste entre mes élus!
HIPPOLYTE.
Je menais tes coursiers, j'honorais tes images,
Et je meurs I...
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DIANI:.
De Vénus ce sont là les outrages.
La perfide Vénus a tout fait. Tu péris Pour avoir dédaigné les autels de Cypris.
HIPPOLYTE.
Je reconnais sa haine à ces maux, à ces crimes.
La déesse aujourd'hui s'immole trois victimes...
DIANE.
Phèdre, ton père et toi.
HIPPOLYTE.
Je plains mon père.
THÉSÉE.
Hélas !
DIANE.
Ton père fut trompé; ne le condamne pas.
THÉSÉE.
Conjurés contre moi dans leurs desseins terribles,
Les dieux m'avaient ôté la raison.
HIPPOLYTE.
Dieux horribles!
Que puissent les mortels, maîtres enfin du sort,
A leur tour vous haïr et vous jeter la mort !
DIANE.
Arrête et calme-toi. Dans les sombres demeures Un autre le suivra, puisqu'il faut que tu meures.
De l'injuste Vénus, ma main te vengera :
Son plus cher favori, son Adonis, mourra.
Encore un jour ! Percé d'un trait inévitable,
Il teindra de son sang les ronces et le sable.
Ni Venus ni l'amour ne rouvriront ses yeux.
Vénus saura qu'il est des dieux contre les dieux.
Pour toi, cher malheureux, j'aurai soin de ta gloire.
Les vierges de Trézène, honorant ta mémoire,
Sur ta tombe viendront jeter, avant l'hymen,
Leurs beaux cheveux tranchés d'une pieuse main ;
Et leurs chants, répétés dans la Grèce affligée,
Feront revivre et Phèdre et loi. (A Thésée.) Roi, fils d'Egée, 0 père infortuné, prends ton fils dans tes bras.
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Plus à plaindre que lui, car sans lui tu vivras !
Par l'amour paternel, de ses instants suprêmes Adoucis la rigueur. Il t'aimait, et tu l'aimes.
Pardonne-toi sa mort; qu'il te pardonne aussi.
L'implacable Vénus seule a tout fait ici ;
Et sous vos pieds sa ruse a creusé cet abîme :
Il faut excuser ceux qu'un dieu conduit au crime.
La déesse remonte aux cieux pour ne pas souiller ses yeux du spectacle de la mort ; Hippolyte expire en absolvant son père, et Thésée termine la pièce par une sorte d'imprécation contre la cruelle Vénus. Dans Racine, Phèdre, si faible à la tentation et si tendre à ses propres complaintes ; Thésée, si facilement trompé ; Hippolyte, si froidement amoureux, sont loin d'avoir la même grandeur. Phèdre a beau décrire avec une incomparable éloquence la fatalité qui l'accable, on sent qu'elle n'y croit pas, et le spectateur n'y croit pas davantage. Elle n'est accablée que de sa passion, contre laquelle elle lutte mollement. Mais, sans cette faiblesse, il n'y aurait ni intérêt pour le spectateur, ni matière pour le drame. Phèdre n'est intéressante que si elle est coupable ; et, pour qu'étant coupable elle ne devienne pas odieuse, il faut qu'au mépris du christianisme, on suppose à la passion l'empire absolu, la force supérieure de la Fatalité antique : « 0 Vénus, tu triomphes des dieux « et des hommes, et l'enfant ailé qui t'accompagne par- « tage ta victoire ! Cupidon voltige sur la terre et sur « l'onde. Armé d'un arc d'or, il dompte les hôtes féroces « des montagnes, les monstres de la mer, et tout ce qui « respire sur cette vaste enceinte que le soleil éclaire. 0 Vé- « nus, tu es la seule divinité à qui le monde entier rende « hommage f. »
Quand un homme de génie répète ou paraphrase ces pensées au milieu d'un siècle chrétien, ce n'est que de la poésie,
1 Hippolyte.
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ce n'est qu'un ingénieux écho de la muse antique. Tout le monde sait encore qu'il y a une eau lustrale pour éteindre les feux de Vénus, et que la puissance divine est le secours de l'homme contre les embûches de Satan. Cette poésie, néanmoins, ne laisse pas de prédisposer l'homme à écouter davantage le secret instinct déposé au fond de sa nature, qui veut que la passion soit invincible et que toute résistance échoue fatalement. L'homme ne lutte guère sans quelque regret d'être libre, sans quelque crainte d'obtenir le secours qu'il demande, sans quelque désir enveloppé de succomber. Cependant, le jour qui venait du Christ baisse peu à peu. Les voies du mal s'élargissent, des chants plus hardis s'élèvent, la passion multiplie ses problèmes autour de toutes les obscurités de l'esprit et de toutes les défaillances du cœur : elle est parée , elle est honorée, elle est adorée, elle règne ; la nuit s'épaissit dans les intelligences à qui nulle lumière du ciel n'est plus montrée ; et enfin des poètes brutaux viennent étaler sur la scène les crimes les plus affreux, l'adultère, le parricide, l'inceste, comme des actions que la Divinité ou commande, ou ignore, ou ne peut pas empêcher, et dont l'homme lui-même ne se punit que dans l'intérêt du drame, et par un reste des préjugés dont sa raison doit s'affranchir.
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DE LA MODÉRATION.
3 novembre 1855.
Appel du Correspondant. — Pourquoi ce recueil n'a pas vécu.
— Comment il pourrait vivre.
Le Correspondant périclitait. Un prospectus annonce qu'il reprend vie. Des collaborateurs illustres, trop fixés sur la couverture, vont enfin passer dans l'intérieur du recueil. MM. de Montalembert, de Falloux, Foisset, etc., donneront des articles. A ce programme, le Correspondant ajoute « un pressant appel » à ses amis, « pour qu'ils l'aident euxmêmes à ne plus mériter leurs reproches. » Il demande des travaux, des conseils et des abonnés. « Quelle noble entre- « prise, si nous parvenions à fonder une vraie revue catho- « lillue, ayant dans le public un peu plus de ce retentisse- « ment qu'elle a déjà dans la conscience des honnêtes « gens ! »
En effet, l'entreprise est belle et désirable, et c'est une humiliation pour les catholiques d'en être encore là-dessus aux projets. Ne pouvant faire plus, nous donnerons au Correspondant les conseils qu'il demande.
Ce recueil qui se glorifie de vingt-sept années d'existence (sauf une interruption de dix ou douze ans), n'a pas obtenu le crédit que semblaient lui assurer sa cause et le talent de ses rédacteurs. Il a exclusivement vécu de sacrifices. C'est
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la condition ordinaire des œuvres chrétiennes, mais pas à ce degré. D'autres publications, moins encouragées ou placées sur un terrain moins fécond, n'ont pas laissé de fournir une longue et utile carrière. Le savant M. Bonnetty, dont on ne saurait trop honorer le dévouement modeste, a publié, en vingt-cinq ans, quarante volumes de l'Université catholique et cinquante des Annales de philosophie; véritables archives de l'histoire de l'Eglise depuis un quart de siècle. La Revue bibliographique va fort bien ; son esprit, son courage, la saine fermeté de ses doctrines lui assurent un succès qui grandira. L'Ami de la Religion a eu des époques brillantes. L'Univers, après tant de mauvais jours et même tant de mauvaises années, parvient à vivre. Le Correspondant n'a, pour ainsi dire, jamais vécu. Depuis que nous le connaissons, nous le voyons toujours, comme dans ce moment, s'efforcer de renaître. Cependant les circonstances n'ont pas cessé d'être favorables. Entre les feuilles volantes et les recueils savants ou spéciaux, tout le monde a marqué la place, senti le besoin d'une vraie revue, plus solide que les journaux quotidiens, moins solennelle ou moins restreinte que les autres; propre à porter le combat sur des points que la presse catholique, dans sa composition incomplète, est forcée d'abandonner à peu près. Nos adversaires multiplient des travaux dont nous devrions nous occuper davantage. L'art, l'histoire, la philosophie, la poésie, le roman, le théâtre, offrent de quoi intéresser deux sortes de lecteurs : les chrétiens, en leur faisant connaître un mouvement qu'ils ne peuvent étudier par eux-mêmes ; les non-chrétiens, en les critiquant, avec la chance de les éclairer. Ce champ est vaste et beau ; les vœux des catholiques y ont toujours appelé quelqu'un ; le Correspondant le voit, l'a toujours vu, a toujours promis de s'y établir. Mais il n'y est pas, et nous craignons que cette fois encore l'élan ou le ravitaillement qu'il vient de prendre ne l'y amène pas.
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A quoi tient cet étrange insuccès? D'où vient que des hommes instruits, bien placés dans le monde, sachant écrire, sont arrivés à ce résultat désagréable de publier trente ou quarante gros volumes sans intéresser ni leurs adversaires, ni leurs amis ? Après tant d'efforts, ils n'ont pu sortir des prospectus et des « pressants appels, » invoquant le dévouement religieux pour trouver ou retenir quelques centaines d'abonnés ; encore ont-ils plus d'abonnés que de lecteurs !
Il y a une cause à cela. Cette cause, que les rédacteurs du Correspondant paraissent ignorer, nous croyons la connaître, et il nous semble opportun de la publier. L'office est assez délicat ; mais puisque le Correspondant commence une nouvelle série avec l'intention de mieux faire, et puisque nous avons nous-mêmes intérêt, comme catholiques, à ce qu'il fasse mieux, nous laisserons passer nos avis.
Abordons tout de suite le point capital, le grand défaut du Correspondant. Ce grand défaut, suivant nous, c'est ce qu'il considère et vante sans cesse comme sa grande et capitale qualité ; c'est cette tournure d'esprit qu'il appelle sa modération.
L'homme prononce une parole bien ambitieuse, lorsqu'il dit : Je suis modéré ! Cela revient à dire : Je suis patient et supérieur aux entraînements qui tyrannisent les autres hommes ; je blâme, j'excuse, je loue, j'aime dans une juste mesure. Je vois les pensées d'autrui comme il faut les voir ; j'en parle comme il en faut parler. Je sais où il convient d'aller, et j'y vais du pas qui convient : en un mot, JE SUIS SAGE ! Voilà, au fond, ce que dit de lui-même l'homme qui se vante d'être modéré ; et cet homme, à notre avis, n'est pas du tout modéré. Avec une idée sans doute très-haute de la modération, il nourrit une disposition redoutable à en franchir les bornes. Seulement, il ne les franchira jamais qu'au nom de la modération, en se félicitant d'être modéré.
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La modération se compose de bon sens et d'humilité. L'attitude de la modération ne donne point ces qualités rares. Plus un esprit est naturellement modéré, moins il parle de sa modération. Celui qui l'est tout à fait, s'en tait tout à fait, comme le sincère de la sincérité, et le brave du courage. Au contraire, ceux qui n'ont qu'une prétention d'être modérés, jettent sans cesse leur modération à la tête des gens ; et surtout ils en assomment quiconque, dans leur propre parti, ne se range pas en tout à leur sentiment sur toute chose.
Cependant, il faut bien justifier cette belle montre de modération, et l'on est modéré en effet ; mais envers qui? Envers les adversaires directs et les ennemis de nature. On va loin, plus loin qu'il ne faut, en paroles gracieuses, en concessions, en silences obligeants. Les intentions sont excellentes. On se dit qu'à l'égard de tout adversaire, la vraie conduite chrétienne est de chercher les points qui rapprochent, dût-on passer un peu légèrement sur ceux qui divisent, et que la faiblesse de la charité est préférable à la rigueur de la vérité. Soit! Ces mesures sont difficiles à déterminer; laissons-les à la conscience de chacun, et faisons tous pour le mieux, en priant Dieu d'être clément aux sévères et aux charitables.
Néanmoins, dans un journal religieux, la modération qui va jusqu'à l'éloge de l'ennemi, jusqu'au silence sur ses œuvres, est de deux manières un abus.
Tout chrétien peut prier en secret pour les plus grands pécheurs ; aucun chrétien n'a le droit de leur remettre en public leurs plus grands péchés. Il y a un sermon de Bour- daloue, sur le zèle pour la défense des intérêts de Dieu, que devraient méditer souvent les chrétiens, particulièrement les chrétiens qui écrivent ; car, en fait, la société moderne leur confie une sorte de magistrature. Bourdaloue soutient que nous sommes tous, par proportion et conformément à notre
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état, obligés, comme les prêtres,» de prendre en mille occa- « sions qui se présentent les intérêts de Dieu, de combattre « les ennemis de sa gloire et de maintenir la pureté de son « culte. » Devoir propre et indispensable de toutes les conditions, dit-il; la prudence qui le décline on qui le remplit mal, est une prudence réprouvée. Nous rapportons les paroles de ce théologien si sûr. Cette circonspection qui se relâche sur le parti de Dieu (ce qui revient à notre parti catholique; le mot n'est donc pas si nouveau, ni si inexact), il l'attribue aux deux principes les plus ordinaires des désordres de l'homme, « l'aveuglement de l'esprit et la faiblesse du cœur. » Suivant que l'un ou l'autre de ces deux principes l'inspire, elle est une prudence trompeuse ou une lâcheté indigne. Nous citons très-exactement. « Le Bourdaloue frappe comme un sourd 11 » Il prévoit tous les cas, toutes les rencontres, tous les périls, il aborde toutes les objections : sa réponse est toujours la même : « Si vous êtes chrétiens, soyez partout et toujours armés contre tout ennemi du christianisme ; si Dieu est votre Dieu, que ne prenez-vous la parole, que n'agissez-vous, que ne combattez-vous pour lui? » Il ne veut pas qu'on se taise. C'est « donner aux en- « nemis de Dieu, à l'impiété, au vice, tout l'avantage qu'ils « demandent; car, suivant la réflexion de saint Augustin, « le libertinage 2 ne demande pas précisément d'être apte plaudi, il se contente qu'on le tolère. Quand donc vous « le laissez en paix, vous lui accordez tout ce qu'il prétend. « Avec cela il ne manquera pas de prendre racine, et sans « avoir besoin d'un autre secours, il saura bien se fortifier « et s'étendre. »
La raison si souvent alléguée, qu'il faut craindre d'ir-
1 Expression de madame de Sévigné.
1 On n'ignore pas que dans le langage du dix-septième siècle, le libertinage s'entend aussi et principalement de ce que nous appelons aujourd'hui la liberté de penser,
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riter les impies et de les rendre ainsi plus dangereux, touche peu l'orateur chrétien. Il craint davantage l'indifférence des peuples dont on ne soutient plus la foi. Sur cette objection, que le zèle trouble la paix, il répond: Qu'il la trouble ! Il y a une paix qu'il faut troubler. A ceux qui font valoir les avantages de la discrétion : « Tant de discrétion « qu'il vous plaira, pourvu que la cause de Dieu ne suc- « combe pas. Car que votre discrétion se termine à prendre « toujours, quoique sous de belles apparences, le mauvais « parti ; que la cause de Dieu souffre toujours quand elle « est entre vos mains ; que l'iniquité se tienne en assurance « et qu'elle se croie assez forte du moment que vous êtes « son juge, et que tout ce tempérament de discrétion que « vous affectez ne consiste qu'à ralentir votre zèle et qu'à « retenir celui des autres ; c'est discrétion, si vous le vou- « lez, mais cette discrétion et cette prudence contre laquelle « saint Paul prononce anathème, et qu'il met parmi les « œuvres de la chair, quand il dit aux Romains : Sapien- « tia carnis inimica est Deo. » Tels sont quelques-uns des inconvénients et des leurres sur lesquels les chrétiens en général, et plus encore les écrivains, doivent bien réfléchir avant de se jeter dans la modération. Il y en a d'autres, d'un ordre moins sérieux, mais dont l'importance ne laisse pas d'être considérable sur la destinée des journaux.
Le métier de journaliste chrétien, en le réduisant au plus bas, c'est tout au moins un métier de sentinelle. Le devoir de la sentinelle va quelquefois jusqu'à faire feu , elle doit tout au moins examiner ce qui se passe et en rendre fidèle compte. Custos, quid de nocle ? Or, qu'est-ce que c'est qu'une sentinelle non-seulement désarmée, mais muette, ou qui crie invariablement: Dormez, tout va bien? Nous sommes l'œil et l'oreille du camp, placés pour signaler aux chefs les partis qui rôdent dans la plaine, pour tirer sur ceux qui insultent les murs. Les laisser faire, et parfois
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même fraterniser avec eux, c'est plus charitable peut-être ; c'est plus commode assurément, et l'on peut même dire, en un sens, que l'on maintient la paix. Pourtant, nous n'avertissons ni nos amis de leur péril, ni nos adversaires de leur tort, qui est un péril aussi pour eux : notre fonction perd donc toute utilité, tout intérêt, et les lecteurs ne viennent pas, ou s'en vont ! Que leur importent des journalistes endormis, temporisateurs, embarrassés, semblables à des militaires de cabinet fourvoyés sur le champ de bataille?
Après tout, un journal est essentiellement une machine de guerre : quel que soit le terrain où il se pose, quel que soit le sujet dont il s'occupe, il doit combattre.
Et cela est tellement vrai, tout journal est si bien ce que nous disons, qu'il combat encore pour ne combattre pas. Ces mêmes écrivains, modérés et pacifiques à l'excès en face de l'ennemi, font la guerre habituellement et très-vivement... à leurs amis ! non pas sans doute à ceux qui se taisent, mais à ceux qui parlent, et qui en parlant excitent naturellement les colères du parti opposé. Pour ces indiscrets, plus de mansuétude, plus d'excuse, plus de silence, complet oubli de tous les caractères et de toutes les formes de la modération. On va les chercher, on revient sur eux ; et de quel air fâché, de quel ton irrité, avec quelle indignation même on les avertit, on les tance, on les accuse ! Ils sont, dit-on, l'unique cause du mal ; on assure que sans eux les impies les plus déclarés se convertiraient ; ces bons impies l'ont dit eux-mêmes ! Bref, on passe le temps à les morigéner, leur commandant aigrement de prendre exemple sur les gens modérés qui n'ont de dispute avec personne. C'est bien la guerre , mais ce n'est pas la guerre qu'il faut faire. Cette modération exaspérée indique seulement le malaise que l'autre modération laisse dans l'âme, le mécontentement intérieur et extérieur qu'elle excite, le besoin d'avoir des complices, le dépit d'en trouver trop peu. De là une mau-
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vaise humeur invincible, et cette mauvaise humeur invincible enfante à son tour un pédantisme toujours plus ennuyeux : autre porte par où les abonnés se retirent.
Les rédacteurs du Correspondant ne nous accuseront pas de vouloir juger leur conscience. Ceux qui nous sont connus savent combien nous les honorons. Mais nous sondons la vieille plaie du recueil. Nous disons que, par une persévérante erreur de vue, le Correspondant a été trop modéré d'un côté, pas assez de l'autre. Il a trop pardonné aux ennemis de la cause qu'il veut défendre, pas assez à ses amis. C'est ainsi qu'il a mérité les reproches et l'abandon de ses lecteurs. La preuve en est dans ce « pressant appel, » pour qu'on le tire de l'ombre où il languit, après avoir publié son trente-sixième volume. Comment ! trente-six volumes, et personne ne compte sur lui, personne ne compte avec lui ! Trente-six volumes, et il demande à débuter ! Il n'a pas eu le sens et l'énergie de son rôle. A l'heure qu'il est, nous devrions pouvoir le montrer comme une de nos principales forces, il devrait être connu pour tel dans l'Europe, il devrait être aussi redouté de tous les ennemis de l'Eglise qu'il en est ignoré ; tout au moins il devrait vivre.
Il se vante de n'avoir jamais encouru les réprimandes du Saint-Siège ni de l'Episcopat. Nous entendons bien et nous lui reconnaissons cet avantage. Souhaitons qu'il y puisse ajouter l'honneur d'être moins inconnu ou moins toléré des ennemis constants du Saint-Siége et de l'Episcopat.
Au lieu de combattre les ennemis de l'Eglise, mais de façon, comme dit Bourdaloue, qu'on le distingue, il s'est donné assidûment le soin de distribuer à quelques-uns de ses défenseurs des avertissements dépourvus d'autorité par le fond, dépouillés d'aménité dans la forme. L'aménité en pareille occurrence est un secret de la modération que le Correspondant n'a point connu. Ouvrez au hasard la Collection, surtout vers la fin : vous ne tournerez pas dix feuil-
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lets sans entendre parler de certains écrivains religieux que l'on ne nomme pas, mais que toute la rédaction semble avoir sur le nez, comme autrefois M. Cousin y avait un jésuite. Ces « certains écrivains, » ces « certaines gens » reçoivent là, peu s'en faut, les couleurs dont on les habille dans le Siècle: exagérés, furieux, compromettants, liberticides, qui veulent supprimer le grec et le latin, abolir les arts, étouffer la raison, emprisonner l'esprit humain entre le corps de garde et la sacristie : c'est à cause d'eux que les impies font tant de mauvais livres ; c'est pour se venger d'eux que les Know-Nothings brùlent les églises aux Etats-Unis, etc., etc. Nous rapportons ce que nous avons lu de nos yeux dans le Correspondant. Mais après avoir alarmé le lecteur, ces hyperboles trop répétées l'indisposent. Il demande qui sont ces « certains écrivains, » et pourquoi l'on ne trouve pas avec eux aussi quelques points de rapprochement. Existent-ils ? Sont-ils si dangereux? Qu'on les nomme, alors ; qu'on les attaque en face. Mais si un nom tracé au bas de ces prétendus portraits suffisait pour faire évanouir toute ressemblance, que signifie un pareil jeu ? A qui veut-on faire peur? Qui espère-t-on rattacher par ce moyen à la florissante école de la modération?
Tactique d'autant plus malheureuse, qu'au fond, sur toutes les questions essentielles, le Correspondant partage la pensée de ces « certains écrivains, » qui ont le malheur de tant l'agacer. Dès qu'il ne parle plus d'eux, il parle comme eux. En religion, cela va sans dire ; en politique, en lilté- rature, en philosophie, à peine si les sentiments, des deux côtés, se distinguent par des nuances. De telle sorte que les rédacteurs du Correspondant dirigent leur feu oblique sur des gens dont non-seulement les convictions, mais encore les antipathies et les sympathies fondamentales sont les leurs. Une seule livraison du Correspondant, la première venue, nous fournira, quand nous le voudrons, la preuve
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la plus complète de cette identité. Nous lui montrerons chez lui tout ce qu'il reproche à d'autres ; c'est-à-dire tout ce qui l'éloigné insurmontablement des ennemis qu'il se flatte de gagner. Il nous contraindra de lui infliger cet honneur. Déjà le premier article de la Nouvelle série nous en donne le droit et nous en fournit le moyen ; mais nous pouvons attendre ; l'occasion se présentera toujours aussi belle, par une raison toute simple, que voici :
S'il existe parmi les catholiques des différences de caractère et de langage, des dissentiments qui tiennent aux positions, aux humeurs, aux défauts des hommes ; cependant il n'y a plus place sous leur drapeau pour deux croyances, ni même pour deux opinions. Entre eux, toutes les grandes thèses sont tout à fait ou aux trois quarts gagnées, même celle des auteurs chrétiens. Qui voudrait aujourd'hui parler des droits du Souverain-Pontife dans l'Eglise et dans la société, de la liturgie, des ordres monastiques; des saintes légendes, de l'art religieux, de l'enseignement classique, de certaines questions historiques, de certaines libertés politiques, comme en parlaientn aguère, en toute innocence, d'excellents chrétiens ? Même sur les points libres, les catholiques, dans une majorité immense, ont le même symbole. Le Correspondant ne se sépare pas de cette majorité ; le symbole général de cette majorité est donc le sien, comme il est le nôtre. De là une ressemblance impossible à déguiser et qui percera toujours.
Mais ce symbole unanimement reçu, les uns le récitent tout haut intégralement, les autres biaisent encore sur quelques articles et ne les veulent réciter qu'à voix basse ou en secret, propter meturn academicorum. Leur prudence est à la recherche d'une pierre philosophale, d'un credo et d'une pratique orthodoxes sur les besoins du temps, que l'on puisse faire accepter des cinq classes de l'Institut et de tous les feudataires de cet empire de la libre pensée. Vain tour-
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ment ! entreprise toujours tentée, toujours chimérique. La philosophie, qui veut supplanter le Dieu des chrétiens, dit comme lui : Qui non est mecum, contra me est ; et les conciliateurs n'aboutissent qu'à se placer dans un entre-deux peu brillant. Bourdaloue les a connus, saint Augustin les connaissait. Ni l'un ni l'autre ne les encourage. « Qui n'est pas pour moi est contre moi ! » cette parole avec laquelle l'incrédulité les repousse « réfutera invinciblement, dit Bour- « daloue, les raisons frivoles par où ils s'efforcent mainte- « nant de justifier leur silence et d'excuser leur timidité en « ce que j'appelle le parti de Dieu ; elle sera une parole de « malédiction pour ces esprits d'accommodement qui, sans « jamais choquer le monde, croient avoir le secret de con- « tenter Dieu. Que répondront-ils à Jésus-Christ, quand il « leur dira que l'un et l'autre ensemble était impossible ? » Ils perdent donc leur temps, même quand les incrédules veulent bien leur ouvrir leurs bibliothèques, comme ces païens bienveillants des premiers siècles, qui plaçaient l'image de Notre-Seigneur dans le laraire. Assez habiles pour se faire tolérer, trop chrétiens pour se faire accepter, ils se consument en travaux qui ne contentent ni Dieu, ni le monde, ni eux-mêmes. Ils pourraient s'en tenir là ; c'est bien assez ! Mais obstinés à leur alchimie, ils se courroucent contre ceux qui prétendent mettre en circulation le métal naïf de la vérité. Beau sujet de querelle pour des gens si sages ! Ne s'apercevront-ils pas qu'ils provoquent ainsi des rencontres où la supériorité du talent ne leur sera d'aucun avantage, la vérité étant contre eux ?
Nous avons expliqué pourquoi jusqu'ici le Correspondant n'a pas vécu. Voyons comment il pourrait vivre.
« Il y a au fond de la nature humaine, dit Ozanam, un paganisme impérissable qui se réveille à tous les siècles, qui n est pas mort dans le nôtre, qui retourne toujours volontiers à toutes les philosophies païennes, aux lois païen-
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IlfS, aux arts païens, parce qu'il y trouve ses rêves réalisés et ses intérêts satisfaits.... » M. Foisset, dans le dernier numéro du Correspondant, commente cette pensée d'Oza- nam avec une conviction si absolue de sa vérité, qu'il semble croire à la victoire prochaine de « l'impérissable paganisme, » plus puissant aujourd'hui qu'à aucune autre époque du règne de la Croix : « La grande infirmité, l'infirmité « toujours croissante du temps présent, dit-il, c'est l'a- « baissement continu des caractères, et je crains que nous « n ayons pas assez conscience de cet abaissement. Nos pères « ont connu de mâles chrétiens qui ont été grands dans la « vie publique... Où sont aujourd'hui de tels exemples ? « Je sais que le monde romain a été renouvelé par les Bar- « bares ; mais l'induction que tire Ozanam de ce progrès « est-elle applicable à notre âge ? Les Barbares étaient des « peuples neufs; c'était le sauvageon attendant la greffe « chrétienne. Mais dans notre Europe vieillissante, où sont « les peuples neufs ? Où sont les Germains de l'avenir?... « Je ne veux point insister, je ne désespère point. Alijuis « providet. »
Ainsi, suivant l'un des plus notables rédacteurs du Correspondant, la civilisation européenne, saturée et pourrie de paganisme, est en péril irrémédiable , FAUTE DE BARBARES ! L'aveu n'est pas flatteur pour l'Institut, ni pour l'enseignement classique ; et les « certains écrivains » contre qui le Correspondant fait tant de belles chevauchées, ne nient pas si carrément les merveilles modernes.
Quoi qu'il en soit, M. Foisset indique ici parfaitement, suivant nous, la ligne que le Correspondant aurait à suivre.
Si tout est perdu, si le paganisme, si l'abaissement universel et continu des caractères, si l'absence des Barbares ne laissent aucun espoir à la civilisation, il y a pourtant (luelque chose encore [l sauver : c'est l'honneur. Pour des
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chrétiens, l'honneur est beaucoup : les palmes qu'il emporte sont des âmes immortelles. Or, les âmes se conquièrent de vive force, par la confession éclatante et perpétuelle de toute vérité, par le combat éclatant et perpétuel contre tout mensonge. Voilà donc ce que nous avons à faire, lors même qu'il n'y aurait plus rien à faire. Le paganisme triomphe ? Révoltons-nous contre le paganisme et secouons-en complètement la souillure ! Les caractères s'abaissent ? Relevons les nôtres en nous attachant à la Croix ! Les Barbares manquent ? Soyons nous-mêmes les Barbares ! Courbons-nous tête et cœur sous le joug entier de l'Evangile ; ne rougissons plus de notre Christ, ni de ses saints, ni des lois de son Eglise ; méprisons tout ce qui leur est opposé ; qu'on ne les insulte jamais sans nous voir accourir pour réprimer l'injure ou pour en recevoir notre part. Que n'étais-je là! s'écriait le Barbare, en écoutant le récit de la Passion. Partout où la Passion du Christ se renouvelle, soyons là. Faisons la guerre, une bonne et franche guerre à tous ces docteurs et à tous ces hurleurs dont l'insolence intimide les simples et dont le faux savoir éblouit les ignorants. Ainsi nous sauverons l'honneur, et probablement plus que l'honneur. Nous mériterons au moins que Dieu nous aide. Sans nous abuser sur la valeur de nos efforts, nous ferons pourtant l'effort de ne plus encenser les idoles, de ne plus nous effacer devant l'erreur, de ne plus subordonner à notre sagesse, sujette à la crainte, les sensibles impulsions de l'esprit de vérité. C'est quelque chose, cela ; c'est ce que l'on appelle chercher premièrement le royaume de Dieu et sa justice. Le reste, y compris les lecteurs, viendra par surcroît.
Le Correspondant demande des conseils : nous lui donnons le conseil d'aller à l'ennemi. Si l'ennemi lui reproche de n'être plus modéré, ce sera déjà un succès; il laissera dire, et tous les catholiques répondront pour lui qu'il n'est plus inutile. Nous osons lui promettre que dans ce
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nouveau rôle il trouvera deux choses qui lui ont manqué jusqu'ici : des adversaires et des partisans. Ces deux choses ensemble font un public. Et alors, probablement, il sera délivré de cette humeur chagrine qui tourne sa modération en aigreur contre des frères dont l'accent peut n'être pas le sien, mais dont la foi est la sienne, et qui lui souhaitent d'entrer enfin dans la seule voie où la presse catholique peut servir et peut prospérer.
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D'UN ÉCRIT DU R. P. LACORDAIRE.
6 décembre 1855.
Floge funèbre d'Ozanam. — Réponse à une attaque injuste du R. P. Lacordaire.
Nous avons annoncé la Notice sur Frédéric Ozanam, par le R. P. Lacordaire. Contraints d'en parler autrement que nous ne l'aurions souhaité, donnons-nous d'abord le plaisir de l'éloge.
Cette Notice est un panégyrique très-glorieux pour la vie qui l'a mérité, très-digne de la haute intelligence qui l'a écrit. Avec cet éclat et cette poésie de l'éloquence qui enivrent l'esprit, il y règne un attendrissement qui va droit au cœur. Laissant à d'autres le soin d'apprécier Ozanam comme écrivain, comme publiciste et comme savant, le R. P. Lacordaire s'attache à peindre l'orateur, mais surtout l'homme, c'est-à-dire le chrétien. Il s'en acquitte en connaisseur et en maître, très-sincère et très-habile à la fois, versant sur son ami les flots de cette lumière qui pénètre jusqu'à l'âme, éclairant de sa beauté inviolable les endroits où une investigation moins affectueuse, et par là même peut-être moins intelligente et moins juste, serait tentée de remarquer davantage les inévitables traces de la misère humaine. Ceux qui ont connu Ozanam le retrouvent plus que partout ailleurs clans cette peinture, pieusement entreprise pour le faire ad-
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mirer. On se rappelle, en la contemplant, l'auréole dont le pinceau de Fra Bartolomeo voulut couronner le portrait de Savonarole. Si les hommes et les circonstances se ressemblent peu, le sentiment est le même, également touchant et également louable.
Pour nous, qui n'avons pu nous ranger derrière Ozanam, et qui avons cru, comme nous le croyons encore, qu'en certaines occasions il aurait dû se tenir moins à l'écart et moins aspirer à se faire place en d'autres rangs, nous croyons aussi que sa prudence, lors même qu'elle nous a paru se tromper, a toujours pris conseil de son zèle et de sa vertu. Nous nous contentons de ne point blâmer ; nous ne reprochons pas au P. Lacordaire d'applaudir. Il y a là une nuance indécise, qui ne peut être fixée que par le temps. Ce sera toujours un immense honneur pour Ozanam d'avoir le témoignage du P. Lacordaire, et personne ne passera sans sympathie et sans respect devant cette figure si pleine de foi et de résignation sur son piédestal d'œuvres inachevées. « C'était, dit le P. Lacordaire, un « cœur de prêtre dans une vie d'homme du siècle. Nul « chrétien en France, et de notre temps, n'aima davantage « l'Eglise, ne sentit mieux ses besoins, ne pleura plus amè- « rement les fautes de ceux qui la servaient, n'eut enfin « dans une existence laïque un plus véritable et plus profond « apostolat. La prière et la méditation des choses divines « le soutenaient à cette hauteur surnaturelle, malgré la « préoccupation incessante de ses travaux d'esprit. Chaque « matin il lisait dans une Bible grecque quelques versets « ou quelques pages de l'Écriture sainte , suivant que « l'onction de Dieu le retenait plus ou moins sur ce qu'il « avait lu. C'était la première heure de sa journée. Il y « avait puisé une connaissance efficace de la parole de Dieu. « Jamais il ne se rendait à son cours sans avoir prié à ge- « noux, pour qu'il ne dit rien de contraire à la vérité 011
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« dans le seul but de s'attirer des applaudissements. » De si saintes pratiques peuvent laisser l'âme encore exposée à l'illusion ; elles la défendent de l'erreur.
L'écueil ordinaire des panégyriques, c'est la monotonie de l'admiration. L'éloquent auteur a su éviter ce péril. Il a le grand secret de louer, il aime. Il a fait entrer dans sa Notice quelques pages d'Ozanam, choisies avec cet instinct de la tendresse qui l'a constamment inspiré. Louange exquise, dont sa modestie ne lui a pas permis d'apprécier toute la valeur. Entourées de ce style étincelant du P. Lacordaire, les pages d'Ozanam conservent un éclat qui leur est propre. Que pourrait-on dire de son talent d'écrivain qui en fît mieux connaître l'élégance et la pureté ?
Nous serions heureux de terminer ici le compte rendu de ce court écrit, chef-d'œuvre ajouté au trésor des lettres chrétiennes. Une autre tâche nous est imposée ; nous la remplissons à regret.
Il y a dans la Notice sur Ozanarn une page que nous voudrions n'avoir point lue. Le R. P. Lacordaire pouvait réunir tous ses amis dans le sentiment doux et profond des regrets qu'il exprime et de l'admiration qu'il inspire ; mais, par malheur, il a oublié un instant qu'il parlait sur un tombeau, sur le tombeau d'un homme qu'il présente comme le modèle de la douceur, qui priait Dieu chaque matin d'écarter de ses lèvres toute parole qui ne serait pas selon l'équité et même selon la charité. Dans le moment où le R. P. Lacordaire se propose de rendre plus d'hommage à cette vertu, s'efforçant de prouver par l'exemple d'Ozanam qu'on ne peut la pousser trop loin, il lui échappe à lui- même, sans aucune nécessité, contre des frères; une phrase discordante, qui heurte en même temps la vérité et la justice ; et lorsque nous ne songions qu'à l'applaudir, il nous contraint de réclamer contre lui.
]NTous donnons en entier le passage où se trouve la phrase
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dont nous avons le droit et le devoir de nous plaindre. Il s'agit de cette rencontre dans laquelle l'attitude d'Ozanam ne fut pas celle de tous ses amis catholiques.
Je ne puis le dissimuler, un doute s'est fait jour sur la tenue d'Ozanam dans les temps périlleux de son professorat. C'était le moment où les catholiques de France, pour la seconde fois, réclamaient avec énergie l'une des grandes libertés de l'âme, la liberté de l'enseignement. Le comte de Montalembert, du haut de la tribune pairiale qui l'avait autrefois condamné pour cette même cause, présidait à cette seconde campagne comme général, après avoir fait la première comme soldat. Sous lui, et chacun à son poste, on s'animait au devoir, et si toutes les voix n'étaient pas également dignes du combat, si l'injure et l'injustice appelaient trop souvent des représailles qu'il eût mieux valu ne pas mériter, du moins la trahison n'était nulle part. On pouvait regretter des paroles, on n'avait point à regretter de silence. Ozanam, par la position même qu'il tenait de Dieu, était de nous tous le plus douloureusement placé. Catholique ardent, ami dévoué des libertés sociales, de celles de l'âme en particulier, parce qu'elles sont le fondement de toutes les autres, il ne pouvait cependant méconnaître qu'il appartenait au corps dépositaire légal du monopole de l'enseignement. Fallait-il rompre avec ce corps qui l'avait reçu si jeune et comblé d'honneurs? Fallait-il, demeurant dans son sein, prendre une part active et nécessairement remarquée à la guerre qui lui était faite? Dans le premier cas, Ozanam abdiquait sa chaire : pouvait-on le lui conseiller? Dans le second cas, il appelait le même résultat en se donnant le tort de l'attendre : pouvait-on encore le lui conseiller ? Et cependant le professeur chrétien, le chrétien libéral, Ozanam, pouvait-il se séparer de nous ?
Il est rare que dans les situations les plus délicates où tout semble impossible, il n'y ait pas un certain point qui concilie tout, comme en Dieu les attributs en apparence les plus dissemblables se recontrent quelque part dans l'harmonie d'une parfaite unité. Ozanam conserva sa chaire : c'était son poste dans le péril de la vérité. Il n'attaqua point expressément le corps auquel il appartenait. c'était son devoir de collègue et d'homme reconnaissant. Mais il demeura dans la solidarité la plus entière et la plus avérée avec nous tous ; je veux dire, quoique je n'aie pas le droit de m'y compter, avec ceux qui défendaient de tout leur cœur la cause sacrée de la liberté d'enseignement. Aucun des liens qui l'attachaient aux chefs ou aux soldats ne subit d'atteinte, 11
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était et il fut de toutes les assemblées, de toutes les œuvres, de toutes les inspirations de ce temps, et ce qu'il ne disait pas dans sa chaire ou dans ses écrits, ressortait de son influence avec une clarté qui était plus qu'une confession. Aussi pas un seul moment de défiance ou de froideur ne diminua-t-il le haut rang qu'il avait parmi nous : il garda tout ensemble l'affection des catholiques, l'estime du corps dont il était membre, et,au dehors des deux camps, la sympathie de cette foule mobile et vague qui est le public, et qui tôt ou tard décide de tout.
A Dieu ne plaise que nous entrions ici dans la voie qu'on nous ouvre, dans des contestations qui pourraient nous conduire à envisager avec trop de sévérité ce que l'on considère peut-être avec trop d'indulgence! Le moment de l'histoire n'est pas encore venu, et le P. Lacordaire n'a pas sans doute prétendu le devancer. Il n'a, comme nous, à donner qu'un témoignage. L'histoire s'appuiera sur tous les témoignages à la fois. Nous réservons le nôtre pour une époque où nous ne pourrons plus être accusés ni tentés de lui donner le caractére de l'apologie. Mais s'il nous est facile de laisser carrière à l'éloge, même au delà de ce que permettent les faits, nous ne devons laisser personne accuser injustement personne, pas même nous. Il y a dans nos mains une petite part de l'honneur catholique : qu'elle y soit sauve et sacrée, comme ailleurs!
Nous pourrions demander au R. P. Lacordaire quelles étaient, dans la grande affaire de la liberté d'enseignement, ces voix qui ne FURENT PAS DIGNES DU COMBAT et qui, suivant lui, par l'injure et l'injustice, appelèrent TROP SOUVENT des représailles qu'il eût mieux valu ne pas MÉRITER. NOUS pourrions dire, et nous avons qualité pour parler de la sorte, que nous n'en avons point connu de cette espèce ; que quelques voix très-éloquentes et très-autorisées, en fort petit nombre heureusement, nous laissèrent regretter leur silence, mais qu'aucune voix indigne ne s'éleva ; et qu'enfin nous ne savons de qui le R. P. Lacordaire veut parler. Nous dédai-
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gnons cette feinte. Le nom qu'un ménagement dont nous ne pouvons le remercier l'empêche de prononcer, c'est le nôtre; c'est celui de l' Univers, qui a été dans la presse le principal, pour ne pas dire le seul organe des défenseurs de la liberté d'enseignement^ et non pas peut-être le plus inutile instrument de cette grande conquête.
Il est évident que le R. P. Lacordaire n'a voulu désigner ni les évêques qui, sans exception, sauf deux, tous deux morts, ont fait entendre des réclamations si persévérantes et si puissantes, mais si calomniées et si injuriées ; ni les prêtres vénérables qui ont publié des écrits condamnés par les Cours d'assises et diffamés par les journaux universitaires, mais honorés de tous les catholiques; ni les pères de famille qui ont signé des pétitions aux Chambres ; ni les députés, trop peu nombreux et trop timides, qui ont osé porter à la tribune élective un faible écho de la voix de M. de Montalembert ; ni enfin les publications du comité de la liberté d'enseignement, comité présidé par M. de Montalembert. Reste donc l' Univers : c'est Y Univers qui n'était pas digne du combat ; c'est lui ce coupable qui, par l' injure et l'injustice, appela trop souvent des représailles qu'il eÛl mieux valu ne point mériter.
Le R. P. Lacordaire a le droit de distribuer des conseils et même des réprimandes. Son talent, son caractère sacré, sa renommée de loyauté et d'honneur lui laissent moins qu'à tout autre le droit d'être injuste. Par cette raison, il comprendra que nous acceptions moins encore de lui que de tout autre l'injustice qu'il nous fait.
Occupé de ses prédications et du soin de ses communautés naissantes, il n'a pris qu'une part de sympathie aux luttes qu'il rappelle, et il en a peu connu le caractère. Ce n'est pas l' Univers qui a, nous ne dirons pas mérité, mais excité les violences injurieuses des défenseurs du monopole. La rédaction de Y [Tîzzvers se composait de quelques écrivains
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ignorés ; le monopole ne leur eût jamais fait l'honneur de les craindre. L'Université, dans sa presse (et c'était toute la presse), dans ses livres, aux deux tribunes, partout, s'indignait et s'irritait contre les personnages bien autrement considérables à qui cette feuille obscure servait de porte- voix. C'étaient les manifestations successives de nos évê- ques, le zèle du clergé, le grand éclat du talent de M. de Montalembert, la réapparition, pour ne pas dire la renaissance des ordres religieux, les succès retentissants du P. de Ravignan et du P. Lacordaire, qui excitaient ses alarmes et ses fureurs. Rappellerons-nous les mots du temps? Personne n'a pu les oublier encore. On parlait de l' émeute épis- copale; on se récriait contre les calomnies des évêques; quand il paraissait une nouvelle brochure de l'illustre Eve- que de Langres, une nouvelle lettre du vénérable Evêque de Chartres, le Siècle de l'époque, comme le Siècle d'aujourd'hui, s'étonnait de l' insolence de ces gens-là, et les rappelait à la pratique de l'Evangile. Le Journal des Débats disait au P. de Ravignan : Que m importent vos vertus, si vous m apportez la peste? Le National disait aux religieux qui invoquaient le droit commun : On ne vous doit que l'expulsion ! Etait-ce nous qui soulevions ces tempêtes d'outrages? Les écrits de nos évêques, et particulièrement ceux des plus fermes et des plus vénérés, les discours de M. de Montalembert, quelques brochures dues à des membres de la Compagnie de Jésus, ou à des prêtres respectables comme M. l'abbé Combalot et M. l'abbé Souchet, les pâques de Notre-Dame, la robe blanche du P. Lacordaire, restaurateur de l'Ordre où l'on prenait les inquisiteurs, ont soulevé plus de clameurs que tous les articles de l' Univers, parce qu'ils inspiraient à juste titre beaucoup plus d'enroi. Il semble que les universitaires avaient besoin d'être excités pour s'élever violemment contre les catholiques, et que l'intérêt menacé du monopole n'y suffisait pas ! Que l'on relise leurs
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livres, leurs polémiques. En nommer les principaux auteurs serait assez rappeler que l'on avait affaire à des esprits et A des passions qui ne se piquaient point de scrupule, qui n'attendaient nullement d'être poussés pour se permettre tout en fait d'injures et de diffamation. Oui, sans doute, 011 a pu quelquefois, de notre côté, déchirer avec une colère trop prompte ces tissus grossiers qui enveloppaient d'infamie ce que les chrétiens ont de plus respectable et de plus cher, et l'on peut condamner aujourd'hui ces indignations et ces révoltes d'enfants qui voient outrager leur mère. Heureux qui a su éviter toute faute autrement qu'en se retirant de la lutte et en gardant le silence! Pour nous, si nous avions à blâmer quelqu'un, nous blâmerions d'abord ceux qui, pouvant combattre avec nous, se sont tenus à l'écart. Mais que ces coups cruels et méchants portés par les défenseurs du monopole aient éttmérités; qu'on puisse les qualifier de représailles ; que l'injure et l'injustice des catholiques les aient attirés trop souvent ; que parmi les catholiques et dans ce cœur du camp si persévérant, si dévoué, si désintéressé, d'où personne, à l'heure du triomphe, n'est sorti pour tendre la main aux récompenses, que là il y ait eu des plus dignes et des moins dignes; c'est ce que nous n'avions pas entendu dire encore, c'est ce qui n'est pas, et c'est ce que nous ne laisserons pas dire.
Tout le monde, suivant sa mesure, a fait son devoir, non pas seulement avec courage, non pas seulement avec bonne intention, mais dignement ; c'est-à-dire avec cette probité chrétienne qui s'abstient également d'employer le mensonge et de taire la vérité. La cause que nous défendions n'avait nul besoin d'appeler à son secours l'injure et l'injustice : ces armes étaient de l'autre côté : il suffisait de ne point les craindre. Il y a eu des hommes qui les ont affrontées plus souvent, et qui ont fini par ne plus quitter le rempart. On a iini par les accuser et par les injurier plus que d'autres,
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jusqu'à les excepter en quelque sorte de la paix, lorsque la paix s'est faite par une transaction qu'ils croyaient pouvoir être meilleure. Alors, quelques-uns de ceux qui voulaient transiger ont employé contre eux cette arme banale de l'ennemi. Force était bien de leur trouver des crimes, puisqu'ils ne transigeaient pas ! Avant ce moment, durant toute la lutte, ils n'avaient reçu que des témoignages de sympathie, d'estime et souvent de reconnaissance.
Il en existe des preuves auxquelles il faudrait se rendre. Mais, d'une part, il nous répugne trop d'apporter ici des certificats, et malgré l'autorité de la voix qui nous accuse, nous croyons n'en avoir pas besoin. D'un autre côté, nous avons hâte d'en finir sur un sujet si douloureux, où nous sommes perpétuellement placés entre l'humiliation imméritée de nous défendre, et la crainte fraternelle de récriminer. On accuse bien des gens lorsque l'on nous accuse ; on s'accuse soi-même. L'Univers a été choisi par la plupart des évêques pour publier leurs réclamations ; le P. Lacordaire, dans le même temps, nous donnait ses mémorables Conférences, honneur que nous aurions refusé, si le grand orateur nous avait laissé voir alors l'opinion dont il nous étonne aujourd'hui. Enfin, nous croyons que l'Univers, après tant de combats, assailli de tant d'adversaires, exposé à tant de jugements et de censures, n'est pas tombé au dernier rang parmi les publications catholiques. Si la politique lui a enlevé des sympathies chères et regrettées, avec lesquelles il n'a jamais brisé le premier, qu'il a au contraire respectées jusqu'au dernier moment et longtemps encore par delà, il en a conservé d'autres qui n'ont pas l'habitude de s'attacher à l'indignité, ni de survivre à l'estime. Telle a été notre volonté de mériter et de justifier ce sentiment, que jamais, devant aucune attaque, nous n'avons hésité un moment à mettre nous-mêmes l'accusation sous les yeux du public et de nos juges. Nous ne nous sommes pas réfugiés dans la
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fuite, dans le silence, dans les détours d'une insidieuse habileté ; nous n'avons pas feint de n'entendre ni de ne comprendre. Nous avons dit: Voilà ce que l'on nous reproche. Et lorsque après avoir reproduit l'accusation, le respect nous ordonnait de ne point nous défendre, nous ne nous sommes point défendus. Mais alors aussi nous avons trouvé, ou plutôt il s'est présenté pour notre œuvre des défenseurs, des témoins, des garants, qui l'ont relevée quand nous l'eussions volontiers laissée périr. Ils l'ont relevée par d'éclatants témoignages de cette sympathie et de cette estime sans laquelle nous ne croyons pas et nous ne voudrions pas qu'elle pût subsister un seul jour.
Nous regrettons d'avoir été attirés à ces explications. Nous aurions du moins souhaité, s'il fallait y venir, qu'une autre circonstance et un autre adversaire les eussent provoquées. Jamais le nom du R. P. Lacordaire n'a été prononcé ici qu'avec le plus sincère et le plus affectueux respect; Pleins d'admiration pour son talent, pleins de vénération pour sa personne, nous espérions, à travers les dissentiments qui se sont élevés entre les catholiques, pouvoir toujours le laisser plus neutre qu'il n'est en réalité. Mais ses inculpations n'atteignent pas seulement nous et notre œuvre ; elles rejaillissent sur notre cause : nous devions les repousser.
Le R. P. Lacordaire est aujourd'hui à la tête d'un florissant collège ; il peut allumer dans un grand nombre de jeunes âmes le feu durable de sa piété. C'est une conquête de la lutte pour la liberté d'enseignement. Nous avons notre part, si restreinte qu'on la veuille faire, dans les efforts qui ont obtenu cette liberté précieuse, dans le bien qui en résultera pour l'Eglise et pour la patrie. Cette part, c'est notre gain, le seul auquel les rédacteurs de l' Univers aient prétendu, le seul qu'ils aient accepté. Pourquoi voulez-vous le leur ravir? Pourquoi, lorsqu'ils se rangent pour vous en-
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tendre autour d'un cercueil où ils n'ont désiré que plus de palmes et de couronnes, venez-vous les désoler par un caprice d'injustice qui flétrit leur dévouement, et qui jette jusque sur notre commune victoire un voile fâcheux dont elle n'a pas à se couvrir?
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ROLE DE LA PRESSE RELIGIEUSE.
18 décembre '1850.
Diverses physionomies de catholiques politiques. — Réponse à leurs reproches. — Il faut ôter la pierre. — La mission de l'Univers.
I. Des hommes qui, volontairement ou non, mettent tous quelque chose, quoique non pas la même chose, au-dessus de l'Eglise, et qui veulent identifier la religion avec un nom de parti, nous reprochent tantôt d'offenser l'esprit moderne en mettant l'Eglise au-dessus de tout, tantôt d'attacher la destinée de la religion à celle d'un pouvoir humain. Des hommes qui appellent « un lieu sacré » le sol natal de la tribune constitutionnelle, nous reprochent d'être fanatiques, parce que nous préférons (sans dévotion) le sol natal de la Monarchie. Des hommes qui ont demandé, au nom de l'ordre religieux et politique, une « campagne de Rome à l'intérieur » et qu'on a caricaturés en sacristains, de quoi nous pensons qu'ils n'ont pas rougi, nous reprochent de vouloir étouffer l'esprit humain entre la sacristie et le corps de garde. Des hommes qui font des avances à tous les drapeaux, sans excepter ceux qui les ont humiliés; qui tendent la main à toutes les erreurs, sans excepter celles que l'Eglise a définies ; qui sollicitent la bagatelle académique ; qui ont la plupart le bon esprit de ne pas s'écarter des fonctions officielles, nous reprochent d'être serviles, nous
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qui ne recherchons d'aucun côté aucune faveur, et qui nous contentons de défendre la notion du Pouvoir. Des hommes qui usent contre nous de toutes ces violences, nous reprochent d'être violents. Des hommes, enfin, qui sont catholiques, et par là même glorieusement condamnés à irriter toujours l'incrédulité, nous reprochent de ne pas faire à l'incrédulité des concessions qu'elle leur demanderait comme à nous, et qu'ils lui refuseraient comme nous, puisque ces concessions seraient autant d'apostasies.
Voilà leurs reproches. S'ils éclatent davantage en ce moment, si les voix prennent un accent de colère, si l'on nous notifie avec amertume des cédules de séparation, la raison en est trop simple, et le savant Evêque de Poitiers l'indiquait dernièrement en ces termes : « La grande conspira- « tion ourdie contre Notre-Seigneur Jésus-Christ, contre « sa religion surnaturelle et révélée, après un temps d'arrêt « trop court a repris sa marche et recommencé ses manœu- « vres. » Ah ! nous connaissons ce symptôme ! Dès que l'impiété paraît menaçante, il n'en faut pas davantage à certains esprits : tout de suite, ils affichent un catholicisme plus accommodant; non que tous éprouvent ces déplorables alarmes, ni que tous ceux qui les manifestent soient également effrayés ; nous faisons la part de la tactique et de l'argumentation. Il y a des cœurs fermes que ne troubleraient pas des dangers véritables et qui savent mépriser un vain bruit que l'incrédulité bourgeoise élève dans leur bureau ou dans leur quartier ; il y a des politiques qui se servent de tout, même de la peur, pour grossir leur effectif militant. Mais au fond ce triste sentiment domine.
Il le faut bien avouer, si les catholiques ont donné les plus hauts exemples de courage d'esprit qu'ait admirés le monde, ils ont en même temps, à un degré redoutable, la plaie du respect humain et de la défaillance, dans l'attente du péril. Ils se croient toujours abandonnés, toujours bat-
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tus d'avance ; ils craignent le raisonnement, ils craignent l'histoire, ils craignent le sarcasme ; ils craignent tout, tant qu'ils ne sont pas en présence des bourreaux et de la mort. Combien n'en avons-nous pas vus, depuis vingt ans, qui ont amèrement condamné toute action, toute parole, non- seulement des laïques, mais de nos prêtres, de nos évêques et du Souverain-Pontife lui-même; qui n'ont vu que des imprudences, des témérités, des choses dites et faites à contre-temps, dans toutes ces discussions, dans toutes ces œuvres, dans toutes ces décisions qui ont successivement servi de texte aux déclamations emportées des représentants de « l'esprit moderne, » et qui sont aujourd'hui la gloire et la force de la religion! Aucun acte religieux, depuis les réclamations épiscopales pour la liberté d'enseignement jusqu'à la définition du dogme de l'Immaculée-Conception, n'a passé sans déchaîner des torrents d'injures et de blasphèmes. A chaque fois nos timides ont dit : En effet ! pourquoi ceci ? pourquoi cela? pourquoi soutenir cette question ? pourquoi entreprendre cette chose? pourquoi jeter ce défi à l'esprit moderne, à l'esprit humain ? Comme si le clergé, le Souverain-Pontife, l'Eglise, en un mot, n'était pas aussi bien l'esprit humain, ne le connaissait pas davantage, ne savait pas mieux ce qu'il demande et quels sont ses besoins et ses penchants véritables, que tous les barbouillons de journal et tous les oracles d'académie ! Mais rien ne les éclaire, rien ne les rassure ; après que tout a réussi et quand tout marche, ils s'épouvantent même du succès ; ils l'avaient déclaré impossible, ils le proclament dangereux. Leurs yeux se ferment au miracle de cette assistance divine, qui par toutes les voies et par tous les moyens, jusque par la voie de l'erreur, jusque par le moyen de l'obstacle, a couronné les bonnes volontés et confondu les volontés hostiles.
Il y avait de l'erreur, mais aussi beaucoup de bonne vo-
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volonté dans le journal VAvenir : le Pape redressa *...'erreur ; Dieu éclaira la bonne volonté d'une sorte de lumière prophétique, et se servit d'elle. Quand on relit l'Avenir, on est charmé de la confiance de ces cœurs chrétiens. Les rédacteurs du Globe, qui faisaient une religion, parlaient beaucoup de la décadence du catholicisme : « Eh bien ! s'écriaient les rédacteurs de l'Avenir, nous sommes jeunes les uns et « les autres ; nous donnons rendez-vous au Globe à la cin- « quantième année du siècle dont nous sommes les enfants. » Ils parlaient ainsi au commencement de 1831. Où est le Globe et la religion du Globe ? Cette cinquantième année fut l'année de la liberté d'enseignement. Déjà on avait vu les conciles ; la délivrance de Rome, commencée par M. Barrot, le préfet de la Seine de 1831, était consommée par un Napoléon ; les Jésuites allaient ouvrir des collèges, les capucins s'établissaient dans Paris, les dominicains y étaient ; on avait vu et on allait voir bien d'autres choses ! Tout cela sans que l' esprit humain ait cessé de s'indigner, de gronder, de rugir, de faire retentir la menace et le blasphème, de s'ameuter même. Preuve qu'il y a au moins deux sortes d'es- prit humain ; ou que, s'il n'y en a qu'un seul et qui nous est contraire, l'Esprit divin est plus fort que lui, et se joue de ses frénésies. Car enfin, ce que nous avons vu, ce que nous voyons est de l'esprit de l'homme, ou est de l'esprit de Dieu. S'il est de l'esprit de l'homme, les forces sont pour le moins égales; s'il est de l'esprit de Dieu, que craignez-vous? cet esprit-là souffle où il veut, et tout cède où il souffle.
Dans notre sentiment, les hommes ont fait ce qu'ils pouvaient faire, et ce qu'ils pouvaient n'était rien ; mais Dieu a tout fait pour récompenser leur bonne volonté. Nous voyons ce qui s'est vu au tombeau de Lazare. Les hommes, suivant le commandement du Fils de Dieu, ôtent la pierre du sépulcre, doutant eux-mêmes de l'utilité de leur travail, et ignorant ce que Jésus va faire. Puis, la pierre ôtée, le Mai-
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j tre ordonne : et la mort restitue la proie qu'elle tenait depuis trois jours ; Lazare est vivant. C'est le spectacle le plus fréquent de l'histoire ; l'on serait tenté de dire que si l'Eglise est immortelle, c'est par une perpétuelle résurrection.
Il y a cependant des yeux qui ne voient point ce miracle !
Ce ne sont pas ceux des impies ; ils le connaissent, et ils rugissent : ce sont ceux de ces fidèles qui ont peur de tout mouvement, qui tremblent surtout lorsque l'on touche aux pierres sous lesquelles l'impiété se glorifie d'avoir enterré et scellé les œuvres aimées de Dieu.—« Pourquoi, disent-ils, aller à ces tombeaux '? Ce qui est là n'est plus, on n'en parle plus. Eloignons-nous de ces morts, et n'éveillons pas les haines assoupies sur leur proie. Voulez-vous tenter des résurrections impossibles, absurdes? Oubliez-vous les règlements de police qui le défendent? » Voilà ce qu'ils ont dit à l'illustre abbé de Solesmes pour les bénédictions et pour la liturgie romaine, au R. P. Lacordaire pour les dominicains, à M. de Montalembert pour la liberté de l'Eglise, à ceux qui en pleine République, malgré les journaux rouges et les chansons de M. Béranger, entreprirent d'établir les capucins dans Paris ; à cent autres, en cent autres rencontres. On a laissé dire, on a ôté les pierres : et sous toutes ces pierres, par la grâce de Dieu, on a trouvé la vie. Ouvrez donc les yeux, voyez ! Mais non ; l'amour-propre s'ajoute à l'épouvante. Ils veulent avoir raison de trembler, ils veulent qu'on se taise, ils veulent qu'on ne donne pas matière aux hurlements de l'impiété. Qu'ils ont dù savoir mauvais gré à Dieu d'avoir été si insulté par M. Proudhon !
II. Ne laissons pas croire cependant que ces contradictions ne nous ont jamais ébranlés. Quand certains incrédules disent que nous ne savons pas leur faire aimer notre foi, ce langage nous touche peu. Nous échouons où les doc-
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teurs, les saints, l'Evangile lui-même ont échoué, où tous nos contemporains catholiques échouent à leur tour. Mais lorsque ces mêmes contemporains nous attribuent leur échec sur ces cœurs obstinés, l'objection, quoique singulière, nous paraît mériter examen. Cet examen, faisons-le une fois, publiquement. Que pourrions-nous faire pour laisser le champ libre au zèle et au talent des convertisseurs ; pour attirer sur le Siècle, sur la Revue des Deux-Mondes, sur le Journal des Débats, sur l'Académie, sur l'Université, sur tout le parti orléaniste, sur tout le parti républicain, la grâce de la conversion ?
Nous regardons à l'œuvre ces heureux écrivains, ces sages qui réussissent à faire le dur métier de journalistes catholiques sans déplaire à personne, ou du moins sans exciter de colères au dehors, ni, par suite, au dedans. Voilà nos modèles. Nos modérés ne les excommunient pas ; le Siècle parfois les complimente; quelques-uns ont la perspective sublime de passer entre les lions qui font face au pont des Arts et de monter au Capitole où siégent M. Viennet et M. de Rémusat.
C'est très-beau et pas très-difficile. Nous parlions de dur métier. Le métier n'est pas dur pour eux. Il consiste à s'abstenir souvent, à parler bas toujours. Nous pourrions faire cela comme un autre ; la pratique en est connue.
Brasser dans le vague des matières vagues ; ne point descendre aux luttes corps à corps avec d'indignes champions ; éviter les questions irritantes, même lorsque l'ennemi les exploite ; laisser au Siècle toute carrière sur les dogmes, sur la discipline, sur l'histoire de l'Eglise, lui laisser manger du prêtre à son appétit ; lever les yeux au ciel pour ne pas voir qu'on insulte sur la terre les images des saints ; éviter de prononcer les noms sacrés de Rousseau, de Voltaire, de Buffon, de Rabelais, de madame Sand, de M. Sue, pour n'être pas accusé d'outrager « toutes les gloires nationales, »
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et si l'on est forcé, par honneur, d'en dire son avis, ne jamais parler des morts sans offrir quelque fleurette aux vivants ; louer dans les occasions les bons désirs et le beau style des moindres ; s'élever jusqu'à l'admiration pour les importants, jusqu'à l'enthousiasme pour ceux qui daignent laisser croire qu'ils pourraient bien un jour nous sourire ; n'oublier jamais, par exemple, d'accrocher le nom d'un illustre rhétoricien aux Pères de l'Eglise grecs, et celui d'un philosophe fameux à la notion du vrai, du beau, du bien; se tenir en politique dans une opposition douce, relevée de tous les aromates de la fusion, sans obligation d'offusquer les narines de l'Etat : voilà une direction d'écrivain catholique sage et réglé. Un rédacteur de l' Univers qui voudrait suivre cette voie , verrait un rayon d'aménité sur tous les visages, recevrait les civilités même du Siècle, et, qui sait ? arriverait peut-être à l'Académie assez tôt pour ouvrir la porte à quelque rédacteur illustre du Correspondant.
Il n'y a qu'un inconvénient, mais il est grave : le devoir.
Nous ne disons pas le devoir de tout le monde ; nous disons le nôtre. Quand nous réfléchissons sur cette manière de faire, nous finissons toujours par trouver que notre devoir y serait mal rempli. Les devoirs, sans doute, découlent un peu des aptitudes. Or, nos aptitudes sont à ces combats des régions inférieures, où fourmillent les redoutables champions de la basse incrédulité, ces faiseurs d'articles, ces rapetasseurs et vulgarisateurs de vieilles calomnies, ces insul- teurs de prêtres, ces faux savants, ces faux lettrés, ces faux populaires, seuls docteurs de la foule, qui par leur détestable activité mettent en circulation tout ce qu'il y a de plus fausses idées au monde. Nous nous sentons appelés à faire la police là dedans. Tandis que d'autres prennent leur vol vers les hauteurs élysées, où les sages de toutes les opinions donneraient à de lions sténographes l'occasion (l'{>cri)'{,
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d'excellents dialogues des morts, nous croyons devoir rester, comme le veut la vulgarité "de notre esprit, dans la vie vulgaire, dans nos occupations intimes, mais utiles. Nous saisissons entre les mains des déprédateurs de la conscience publique les faux poids, les fausses mesures, la fausse monnaie dont ils font usage. Nous aimons à prouver, contre l'opinion commune, qu'ils ne sont pas aussi forts qu'audacieux et arrogants ; qu'ils ont peu de connaissances, peu de raisonnement, peu de français, surtout peu de sincérité ; qu'en un mot c'est une pauvre espèce, redoutable lorsque l'on fuit, déconcertée dès que l'on demeure. Quoi ! parce qu'ils savent crier, ils nous réduiraient au silence? Les vérités que nous devons annoncer tout entières aux souverainetés de ce monde, nous les déroberions pour ne pas déplaire à de tels messieurs? On veut que toute voix puisse tout dire, et il n'y aurait que les catholiques qui n'oseraient parler rondement, articuler les mots, toucher aux faits, aux livres, et s'il le faut, dans les limites légitimes, aux personnes? Enfin, par respect pour un petit nombre d'insensés ou de méchants qui, s'étant voués à la propagande du mal, se diront toujours blessés lorsque l'on blessera le mal, nous souffririons que le mal passe et circule insolemment, qu'il porte dans les intelligences la démoralisation avec l'erreur, que les esprits qu'il obscurcira ne puissent pas même recouvrer la lumière, que l'Eglise diffamée ne trouve pas de défense immédiate?...
Les chrétiens qui appellent tout cela charité n'ont de charité ni pour ceux qui font le mal ni pour leurs victimes; ils veulent oublier ce que vaut une âme, et ce que peut une vérité !
On nous permettra de citer encore Bourdaloue, dont nous recommandons toujours la lecture . « David disait à « Dieu. dans l'abondance de son cœur : Non, Seigneur, il « ne faut point que je m'érige en sage et en politique ; et
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« malheur à moi si je le suis jamais à vos dépens. Les blas- « phèmes que l'on profère contre votre nom, les profa« nations de votre sanctuaire, les transgressions de votre « loi, les insultes, les scandales, les dérèglements de votre « peuple, tout cela fait sur mon cœur une impression à « laquelle je ne puis résister. Quoi qu'en dise le monde, il « faut que je m'explique et que je parle ; et si ma raison « s'y oppose, je la renonce comme une raison séduite et « corrompue : et opprobria exprobrantium tibi ceciderunt « super me. Voilà l'exemple et le modèle que l'Eglise nous « met sous les yeux. Car ce n'est pas seulement un roi « comme David qui doit parler de la sorte; mais un sei- « gneur dans ses terres eL ses domaines, mais un juge dans « sa compagnie, mais un magistrat dans son ressort, mais « un supérieur dans sa société, un particulier dans sa fa- « mille, chacun sans exception dans son état. » Ainsi raisonnait Bourdaloue. Croit-on qu'il excepterait aujourd'hui les journalistes de l'obligation qu'il fait à tous les chrétiens? Nous pensons, nous, qu'il l'imposerait même aux membres de l'Académie française.
Donc, pour conclure, que la charité de nos adversaires catholiques exerce comme bon lui semblera son art superfin ; la nôtre continuera de faire son métier. A travers les timidités sincères ou calculées qui nous renient et les violences qui se flattent de nous effrayer, nous élèverons contre le mensonge quotidien une voix de tous les jours. Nous combattrons le mal là où est sa force, là où est son cynisme, là où ses vengeances sont plus promptes et plus dures : dans les journaux. Nous le ferons « pour que la doctrine catholique soit « propagée et défendue, pour que les droits du Saint-Siège « et ses actes aient toute leur force, pour que les opinions et « les sentiments contraires à ce Saint-Siége et à son auto- « rité disparaissent, pour que l'obscurité des erreurs soit a chassée et que les intelligences soient inondées de 1(1
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« douce lumière de la vérité 1. » C'est notre part, ingrate et humble, chère pourtant. Avant que le devoir nous l'eût assignée, nos cœurs l'avaient librement choisie. Elle a ses fleurs ; nous plaignons ceux qui n'en connaissent pas le baume âpre et cordial.
Véritablement, à regarder ce temps et ces hommes, et ces ambitions, et ces terreurs, et tout ce que l'on poursuit et tout ce que l'on évite par de si grands mouvements d'esprit, l'honneur d'être haï et rejeté avec la vérité, n'eût-on pas la certitude de son triomphe, nous semblerait encore le but humain le plus beau que se pût proposer la vie humaine !
1 Lettre encyclique de N. S. P. le Pape Pie IX, 21 mars 1853.
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DE LA POLÉMIQUE RELIGIEUSE.
7 février 1856.
Défense de l'Univers contre une agression de M. Albert de Broglie.
I. M. Albert de Broglie publie dans le Correspondant un article depuis longtemps annoncé, où il traite des caractères de la polémique religieuse actuelle. Ce travail, assez étendu, est spécialement dirigé contre l' Univers. Il est sans bienveillance, mais nous nous attendions à plus d'exactitude et à plus d'habileté. Sur certains points, l'auteur se montre fort mal renseigné; sur d'autres, il est en retard; sur d'autres, il s'éloigne du sens catholique d'une manière qui accuse son dessein. h'Assemblée nationale emprunte au Correspondant ces trente-cinq pages, ourdies avec tout l'art de la modération, pour démontrer que l' Univers fait le plus grand tort à l'Eglise. Il y a de la politique là-dessous. L'Assemblée nationale est un journal honorable, et ses inspirateurs sont des chrétiens zélés. Il suffit de nommer M. Guizot! Mais le zèle de la maison de Dieu ne les anime pas exclusivement. S'ils accordent leur faveur aux vues de M. Albert de Broglie, c'est sans doute que la façon dont cet écrivain propose de défendre l'Eglise catholique, les alliances qu'il lui désigne, les intérêts où il veut l'engager, répondent parfaitement à la place qu'ils lui font eux-mêmes et
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au dévouement qu'ils ont pour elle. Cette mesure n'est pas la nôtre. Ce n'est pas non plus, Dieu merci ! celle du C01'respondant, lequel, d'intention, reste catholique avant tout. Les articles qui suivent celui de M. de Broglie le réfutent à peu près sur tous les points où il ne s'est pas réfuté lui- même, car il s'en mêle aussi : la contradiction, cet écueil de tous les éclectismes, se manifeste dans son travail, comme elle éclate dans les suffrages qu'il reçoit.
Nos lecteurs connaissent les caractères de la polémique religieuse actuelle pour les avoir étudiés avec plus d'assiduité et plus de désintéressement que M. de Broglie n'a su le faire. Ils verront aisément que les accusations de cet écrivain tombent d'elles-mêmes. Elles sont sans aucune preuve, quoique très -a ffirinatives ; nous leur opposerons des souvenirs récents, des textes positifs.
M. de Broglie commence par un tableau que nous traçons fréquemment, celui de la licence de la presse sur les questions de religion ; mais il y a quelque différence dans le point de vue :
En matière religieuse, et Dieu nous garde de nous en plaindre , dit- il, chacun a continué de tout dire sans contrainte. Le Pouvoir a pensé, non sans raison, que Dieu était suffisant pour se défendre lui-même.
Puis, contrairement à cette doctrine large, il conclut, fort sensément d'ailleurs, que,
Dans un pays comme le nôtre, quand on voit se troubler ainsi une des sources de l'intelligence publique, on peut et on doit s'attendreà une nouvelle invasion de cette incrédulité invétérée qui, répandue comme un virus dans le sang de nos veines, y circule toujours sourdement, mais éclate de temps à autre par de violentes et périodiques éruptions.
M. de Broglie ajoute que ces craintes ayant déjà été exprimées, on les a traitées de chimères. On a eu grand tort.
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Quand une société est infectée du mépris de Dieu, il faut trembler pour son avenir, car elle n'est pas du tout assurée que Dieu daignera « se défendre lui-même » et la sauver en se défendant. C'est pourquoi nous ne demandons pas à Dieu de nous garder de nous plaindre des injures qui lui sont faites, pour la raison qu'il est assez puissant pour se venger. Il se venge en effet. Ces violentes et périodiques éruptions qui finissent par emporter la société, ce sont là ses vengeances.
Voilà le mal constaté. Existe-t-il depuis longtemps? quelle en est la cause ? Selon M. de Broglie, le mal serait tout récent. Cette assertion a de quoi surprendre. Un mal dont on connaît les phénomènes, dont on peut calculer la marche, qui se manifeste par de violentes et PÉRIODIQuES éruptions, ne saurait être nouveau. Pour notre compte, il y a quelque vingt ans que nous le combattons, et nous n'avons pas commencé. M. de Bonald, M. de Maistre le combattaient sous l'Empire et sous la Restauration : il existait donc dès lors. On l'a combattu à toutes les époques du règne de Louis-Philippe : M. de Broglie peut l'ignorer, mais le fait est certain. Le mal continuait d'exister, on continua de le combattre sous la République. M. de Broglie a entendu parler de M. Proudhon et de différents autres personnages et journaux, organes des variétés de la doctrine qui proclame que Dieu est le mal. Cette doctrine a beaucoup de nuances : elle en a même de tendres et de délicates, très- agréables à l'œil bourgeois. Tout cela parlait sous la République, et parlait haut. La terrible fièvre de l'impiété a eu des redoublements et des transports notables ; à quelle époque l'a-t-on vue tomber tout à fait? Nous ne remarquons, depuis un demi-siècle, que deux courts intervalles de repos : le premier, effet de l'épuisement et de la terreur, en 1848 ; le second, où la fièvre parut véritablement coupée, en 1851. Nous nous rappelons notre vote du 20 dé-
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cembre, et l'un des motifs qui nous faisaient répondre oui à la question posée au peuple français, c'était que le blasphème public avait cessé. Voilà l'histoire. M, Albert de Broglie est un ouvrier de la dixième heure. L'ouvrier de la dixième heure fit bien sa besogne, et Dieu le traita bien ; mais nous ne lisons pas que les autres n'eussent eu rien à faire. L'Evangile dit au contraire que la moisson était mûre. Hélas, oui ! pour cette moisson-là, mure et abondante !
M. de Broglie a besoin d'assigner au mal une origine si récente, pour lui attribuer des causes plus prochaines encore.
Il en trouve deux : la première est la suppression du régime parlementaire ; la seconde, sur laquelle il insiste, et qui fait l'objet de son travail, est précisément ce qu'il appelle le caractère de la polémique religieuse actuelle, c'est-à-dire l'existence, les erreurs et les crimes du journal Y Univers. Nous ne plaisantons pas; ceci est fort sérieux.
Quelque chose d'imparfait reste toujours dans le cœur de l'homme. Quoique sage, M. Albert de Broglie ne sait pas se défendre de deux sentiments un peu extrêmes. Il a une tendresse qui ne raisonne pas pour le régime parlementaire, parce que c'est un régime de discussion ; et une aversion mal raisonnée pour l' Uîîivers, parce que c'est un journal qui discute. En attribuant la fièvre irréligieuse un peu au silence de la tribune, et beaucoup à la polémique de Y tinivers, M. de Broglie satisfait à la fois sa tendresse et son aversion. De même, il satisfait à la fois le sens libéral et le sens chrétien par ces phrases assez contradictoires : — Chacun peut impunément élever la voix contre Dieu : Dieu nous garde de nous en plaindre! — Le pouvoir pense, non sans raison, que Dieu est assez puissant pour se défendre lui-même : cette persévérance impunie de l'outrage contre Dieu perdra la société !
Nous n'essaierons pas d'évaluer le dommage que la sup-
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pression de la tribune cause à la religion. L opinion catholique est fixée sur ce point. Elle sait ce que le parlementarisme a fait pour et contre la liberté de l'Église. Laissons cette question, et voyons comment la polémique religieuse actuelle est la principale cause du mal qui perdra la société.
II. M. de Broglie montre ce mal plus avancé qu'il n'est encore, suivant nous; c'est une nécessité de sa thèse. Nous passons, pour faire court. D'ailleurs, le mal gagnera promp- tement, si on le laisse marcher.
D'après notre adversaire, le redoublement qu'il signale vient de l' étrange accord qui existe entre la polémique religieuse et la polémique de Tincrédulité pour fausser toutes les questions; mais la polémique religieuse est la plus coupable. « C'est à la direction donnée à la défense de la religion « par les écrivains qui s'en occupent principalement, qu'il « faut attribuer la modification regrettable et déjà visible « de l'esprit public. Le « vice » de cette direction consiste « dans une manière toute nouvelle de réfuter ou plutôt « de relever les attaques de l'incrédulité. Au lieu de dé- « fendre la religion contre la calomnie des incrédules, « comme un homme de bien se justifie en appelant à son « aide la vérité et son innocence, on la défend comme un « duelliste de profession relève un démenti, sans se soucier « d'éclairer son adversaire ou de rétablir les faits. On sub- « stitue le défi à la défense. » La description est fort longue. Ne pouvant la mettre tout entière sous les yeux de nos lecteurs, nous leur donnerons du moins le passage le plus vif, pour qu'ils connaissent bien tous nos défauts, et aussi pour qu'ils jouissent une fois du style modéré :
Se justifier des inculpations en démontrant qu'elles sont fausses; répondre aux reproches en faisant voir qu'ils ne sont pas mérités, cela parait aux polémistes de nos jours une manière de faire timide, mes-
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quine, bourgeoise. Cela n'est à leurs yeux ni assez fier, ni assez clie-* valeresque. Se justifier, fi donc Il y a un autre manière de s'y prendre qui est de bien meilleur goût et a plus grand air. C'est d'accepter sans y regarder tout ce que disent vos adversaires, de prendre leur thème comme ils l'ont composé, leurs assertions comme ils les apportent, et de dire hardiment que tout cela est vrai, mais que tout cela est bien et doit être ainsi ; en un mot, au lieu de se défendre des accusations, la nouvelle méthode de polémique est de les avouer et de s'en faire honneur. Vous dites que l'Église est intolérante et impitoyable, amie des supplices et ennemie des lumières. Nous ne le nions point : nous dirons au contraire qu'elle est telle et qu'elle fait bien d'être telle ; nous le soutiendrons visière baissée et lance en arrêt; et qui persistera à penser le contraire sentira la force de nos poings.
On voit que la modération ne se refuse pas le plaisir de placer un coup de griffe. « Tel est, ajoute M. deBroglie, l'esprit, sinon le langage d'une trop grande partie de la presse religieuse contemporaine. » Quant aux preuves, « elles ne sont que trop abo2idaîîtes ! » Cependant il n'en fournit aucune ; mais il entre dans de nouveaux circuits, pour établir que les principaux thèmes d'attaque de l'incrédulité « sont exactement ceux qu'accepte et défend cette polémique religieuse téméraire. » Et après avoir laborieusement disserté, sans produire le moindre texte, il se résume en présentant quatre propositions «également acceptées, suivant lui, par la presse incrédule et par la polémique religieuse actuelle. « Nos lecteurs ne seront pas fâchés de connaître ces quatre propositions. Les voici :
L'Eglise est l'ennemie de la raison, — de la société moderne, — de toute liberté religieuse, — de toute liberté politique. Ces quatre points sont accordés de part et d'autre : l'incrédulité les affirme; la polémique religieuse, loin de les contester, les développe et les amplifie.
Étonnés de la sérénité de ce témoignage, nous nous sommes demandé où M. de Broglie avait pris ce qu'il raconte là, d'un si grand air de bonne foi. La suite dévoile tout le mystère :
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Cet accord explique un des phénomènes les plus curieux de la situa- Lion présente, et dont j'ai eu longtemps quelque peine à me rendre compte ; c'est le soin que la presse incrédule met à populariser et à faire connaître au public les organes principaux de la polémique religieuse. Cette polémique ne voit pas pratiquer à son égard cette tactique du silence si bien connue par les journaux de tous les partis; au contraire, toutes ses attaques un peu vives, tous ses articles un peu saillants sont soigneusement reproduits par toute la presse incrédule. Grâce à ces obligeantes communications, il n'est guère de cafés en France où ce nouveau genre de polémique religieuse ne soit connu... Le profit, que la presse irréligieuse peut trouver à prêter ainsi bénévolement à son adversaire son immense publicité est facile à comprendre. Elle y trouve la démonstration de tout ce qu'elle avance. L'Église catholique y est peinte exactement sous les couleurs qu'elle lui prête. Au bas des articles qu'elle reproduit, elle peut inscrire uniformément la formule de l'ancien droit criminel : Habemus confitentem reum.... Le calcul de la presse incrédule n'est pas si faux : en mettant hors de doute, par les aveux de son adversaire, que l'Église est l'ennemie commune de la raison, de la société et de la liberté, elle rallie à la cause de l'irréligion, elle éloigne du drapeau de la foi tout ce qui ne partage pas au même degré cette inimitié systématique.
Habemus confitentem!... M. de Broglie, évidemment, ne lit l' Univers que dans les journaux qui le combattent, ou plutôt le diffament ; autrement il ne pourrait le dire de cette manière, ni avec cette exaltation. Il en aurait fait une autre peinture s'il avait observé par lui-même. Nous l'avertissons que les journaux auxquels il se fie nous citent fort peu et fort mal; que nous réclamons sans cesse, et toujours inutilement, contre l'infidélité de leurs reproductions et l'iniquité de leurs analyses. Nous n'avons pas souvenir qu'un seul d'entre eux ait fait pour nous une seule fois ce que l'Assemblée nationale, par exemple, vient de faire pour lui : et toute cette belle tirade n'est pas seulement injuste, elle est puérile. En outre, elle renverse complètement sa thèse. Car si les journaux dont il parle, loin de reproduire avec soin les articles où nous réfutons leurs accusations contre l'Eglise, mettent leur application à en fausser le sens et à
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les passer sous silence ; s'il est impossible de les amener à une discussion loyale; s'ils nous échappent tantôt comme des sourds, tantôt comme des énergumènes, c'est donc que la polémique religieuse actuelle n'est pas inepte et niaise au point où M. de Broglie le prétend ; c'est donc qu'elle fait précisément ce qu'il lui conseille de faire, qu'elle défend l'Eglise par le raisonnement, par les faits, par la démonstration de sa sagesse et de son innocence ; démonstration dont l'incrédulité est assez embarrassée pour entreprendre toujours de l'étouffer à force de clameurs.
S'il n'en était pas ainsi, M. de Broglie aurait à expliquer un problème beaucoup plus ardu que tous ceux sur lesquels il s'exerce : à savoir, comment cette presse religieuse, sotte et téméraire, subsiste néanmoins sous tant de regards qui la surveillent, entourée de tant de mains qui ont autorité et pouvoir pour l'avertir, pour la réprimer, pour la supprimer. Quoi ! elle est ce que l'on dit, elle excite tant d'attention, elle est si contestée, si dénoncée, si insultée, elle a de si puissants adversaires, et on la laisse vivre ! Que dis-je ? on laisse végéter et même mourir son estimable rivale, la bonne presse religieuse qui ne fait point parler d'elle, ou de qui l'on ne parle qu'avec complaisance dans les lieux mêmes où l'autre est le plus décriée ! A la place de M. de Broglie, nous chercherions assidûment le mot de l'énigme, et nous ne croirions pas l'avoir trouvé en accusant d'incapacité ou d'imprévoyance tant d'hommes sérieux, tant de chrétiens vénérables qui conservent à cette mauvaise presse leurs victorieuses sympathies.
III. Il y a ici, nécessairement, autre chose qu'une folle obstinafion. Nous prions M. de Broglie d'y bien regarder. Qu'est-ce que c'est que la rédaction de Y Univers ? Rien d'éminent, rien d'illustre, rien de célèbre ; pas un académicien, pas un homme d'Etat, pas un professeur, pas un
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employé ; des gens de lettres, des gens de rien, ayant seulement l'honneur d'être, depuis quelques années, les hommes les plus insultés de France ; et pour finir le compte, ils seraient fous : et avec tout cela, l'opinion catholique en grande majorité accepte leur œuvre et voit en elle son principal organe ! Nous n'y trouvons qu'une explication raisonnable : c'est que ces hommes, impuissants et nuls par eux- mêmes, ont ce mérite unique, mais seul indispensable, de se tenir dans la vérité.
Voilà leur force invincible : ils ont la vérité. C'est la puissance de la vérité qui les soutient, c'est l'accent de la vérité qui leur fait des amis.
La vérité leur fait aussi des adversaires, c'est vrai; et des adversaires furieux et implacables. Qu'y a-t"il là de surprenant ? La vérité attire sur ceux qui la défendent la défaveur qui l'accompagne toujours. M. de Broglie nous reproche de ne pas défendre la religion avec le même talent et la même puissance qu'une foule de saints et de grands hommes qui se sont dressés dans tous les siècles contre l'incrédulité. Il faudrait, dit-il, imiter Justin, Origène, Bos- suet, Pascal ; la polémique religieuse devrait prendre devant le siècle « le rôle d'un accusé devant un tribunal. Cette « attitude d'un accusé innocent, intrépide et paisible, af- « frontant son juge sans le braver, c'était celle de saint « Paul devant Lysias et Festus, de saint Pierre à la Syna- « gogue, et du Sauveur devant Pilate ! »
Véritablement, ces exemples trop élevés ne viennent point à propos. Il doit être convenu que l'on peut se permettre d'écrire dans un journal religieux sans avoir le talent de Bossuet, et de parler pour l'Eglise sans prendre l'attitude de saint Pierre à la Synagogue ou du Sauveur devant Pilate. M. de Broglie dit lui-même que s'il devait jamais ré pondre de sa foi devant un tribunal, il tiendrait fort à avoir un avocat pour se défendre, un journal pour plaider sa
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cause devant le public, et même une tribune où quelques amis éloquents pourraient émouvoir en sa faveur la conscience des gens de bien. Ce n'est plus là imiter le Sauveur, qui se tut, ni même saint Pierre, qui parla. Nous le prions d'observer en outre que les apologistes et les saints dont il prononce les noms ont écrit et parlé sans parvenir à convertir tout le monde, ni même à adoucir tout le monde. Il est resté des incrédules après saint Justin et après Bossuet. Pascal n'a pas converti son éditeur, M. Cousin, qui lui reproche au contraire fortement de conseiller aux philosophes de s abêtir pour devenir chrétiens, paroles en effet bien scandaleuses ! On ne voit pas beaucoup, dans le Journal des Débats, l'influence des charmantes éditions de l' Imitation et de l' Introduction à la vie dévote, qui ont été données par le rédacteur en chef. Pourquoi nous reproche-t-on de ne faire pas ce que n'ont pu faire tant de grands hommes ?
Nous ignorons si saint Justin, Origène, saint Augustin, Tertullien, saint Jérôme, Bossuet, Pascal, saint François de Sales, M. de Maistre, M. de Bonald, qui a envoyé ses dernières pensées à l' Uîiivers, voudraient écrire dans le Correspondant, et s'ils y seraient tous admis. Mais nous tenons pour certain qu'ils ne convertiraient pas la presse incrédule, et que celle-ci ne serait guère embarrassée de trouver dans leurs écrits ce qu'elle trouve dans les articles àeY Univers, « des phrases, des aveux, comme dit M. de Broglie, très-suffisants pour prouver aux lecteurs des cafés que l'Eglise est l'ennemie commune de la raison, de la société et de la liberté. » M. de Broglie admettra bien que de tous les discours qui ont été faits pour prouver la divinité du Christ, l'un des plus modérés, des plus exacts, des plus persuasifs est celui que saint Etienne, accusé par de faux témoins, prononça devant le grand conseil. Quel en fut l'effet sur les auditeurs ? L'Ecriture nous le dit : Audientes au- tem hœc dissecabantur cordibus suis, et stridebant denti-
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bus in eum ; ses paroles leur sciaient le cœur, et ils grinçaient des dents contre lui, Act. Apost., VII, 54. Qu'est-ce que leurs grincements prouvaient contre la vérité ? Et quand ces furieux eurent lapidé Etienne, est-ce que la vérité resta sous leurs pierres ?
Les injures et les diffamations dont la polémique religieuse est l'objet dans les journaux incrédules ne la rendent pas coupable des absurdités qu'ils lui imputent, et nous allons prouver à M. de Broglie qu'il les a crus trop aisément.
IV. Reprenons les quatre points où, suivant M. Albert de Broglie, la polémique religieuse confirme par ses aveux toutes les fausses accusations dont la presse incrédule poursuit l'Eglise. Nous suivrons pas à pas notre adversaire, et nous aurons le chagrin de le trouver partout malveillant ou mal informé.
Dans les questions de philosophie, M. de Broglie affirme avec une pleine sécurité que « la polémique religieuse croi- « rait manquer à tous ses devoirs envers la foi si elle ne se « posait en implacable ennemie de la raison. » Nous citons :
Cette inimitié n'éclate pas seulement par un ton de dénigrement et d'ironie dont elle poursuit tous les efforts et tous les actes de la raison humaine, par les cris de triomphe qu'elle laisse échapper toutes les fois que la raison vient à faiblir ou à s'égarer. Non, il y a plus que tout cela : il y a des systèmes de philosophie réguliers et complets qui ne vont à rien moins qu'à. refuser à la raison toute faculté de connaître (même une ombre de vérité) en dehors de la foi ; à lui ravir par conséquent toute liberté, toute force propre ; à ne lui laisser qu'une existence asservie qui équivaut au néant même. Ce sont ces systèmes que la polémique religieuse affectionne et protège de son crédit. Périodiquement condamnés par l'Eglise, ces systèmes renaissent toujours de leurs cendres à la faveur de quelque subtilité et de quelque réticence, et viennent alimenter les sophismes de la polémique. En un mot, toutes les
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fois que ces nouveaux champions de l'Eglise parlent de la raison, on dirait qu'ils voient passer une ennemie qu'ils menacent du geste, et sur laquelle ils se précipiteraient si une main prudente ne fermait sur eux la grille du sanctuaire.
Comme on le voit, M. Albert de Broglie a un certain don pour la caricature ; mais ce talent s'exerce aux dépens de la gravité et de l'exactitude. Une décision récente, intervenue dans l'éternel débat de la raison et de la foi, aurait pu lui apprendre à poser autrement la question et les rôles. « Pour prévenir les conséquences prochaines ou éloignées » qui pourraient être tirées de certaines opinions formulées dans les Annales de philosophie chrétienne, la Congrégation de l'Index a demandé à l'éditeur de ce recueil de souscrire quatre propositions, dont deux avaient été déjà souscrites en 1840 par un philosophe distingué, fort bon catholique et fort bon prêtre, aujourd'hui l'un des dignitaires de l'Eglise de Paris. En réclamant ce gage, la Sacrée Congrégation a loué les travaux, l'orthodoxie, les intentions, le dévouement de l'éditeur des Annales, lequel a justifié ces éloges par sa prompte et entière docilité, comme avait fait avant lui M. l'abbé Bautain. Ainsi donc, ces furieux de foi, qui ne parlent de la raison qu'en la menaçant du geste, comme une ennemie sur laquelle ils vont se précipiter et qu'ils étrangleraient si une main prudente ne fermait la grille ; ces furieux sont M. l'abbé Bautain, promoteur de la foi dans le diocèse de Paris, et M. Bonnetty, directeur des Annales de philosophie chrétienne. Voilà comme la modération désigne les gens lorsque, pour garder plus de douceur dans la polémique, elle s'interdit de les appeler par leur nom !
Quant à nous, l'on cherche beaucoup, et de plus d'un côté, à nous englober dans l'affaire. M. de Broglie voudrait bien persuader à ses lecteurs que c'est sur nous principalement qu'il « a fallu fermer la grille. » Mais en quoi sommes-
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nous repris ou répréhensibles en tout ceci? Assurément, nous honorons fort le talent et la personne de M. l'abbé Bautain, et nous prétendons être des plus solides amis de M. Bonnetty. Cependant, ni M. l'abbé Bautain ni M. Bon- netty ne sont rédacteurs deY Univers. Ce n'est pas dans l'U- nivers que la Congrégation de l'Index a pris les propositions signalées ; ce n'est pas aux rédacteurs de l'Univers qu'elle a demandé de les souscrire. Pourquoi ne l'aurait- elle pas fait, s'il y avait eu nécessité? Aurait-elle redouté de nous affliger, aurait-elle craint de nous trouver désobéis-*- sants? Cela n'est pas vraisemblable. Elle ne l'a pas fait, parce que l' Univers, qui doit lui être assez souvent dénoncé, ne lui a paru ni rationaliste ni ennemi de la raison. Rome sait que nous n'avons pas assez de confiance en notre propre raison pour hésiter jamais à adhérer de cœur et d'âme à ses enseignements ; mais nous avouons que si elle nous demandait de signer que nous avons nié et méprisé la raison, il nous faudrait un étrange effort de foi pour le croire, — et jamais nous n'aurions donné à la raison une pareille marque de notre dédain.
Ainsi, sur ce premier chef d'accusation, M. de Broglie se trompe deux fois. Premièrement, il n'y a pas parmi les catholiques d'ennemis furieux et passionnés de la raison : il y a des chrétiens fervents qui reconnaissent par un acte de foi d'abord, et ensuite par l'exercice de leur entendement, que leur raison a erré ou s'est mise dans le cas d'errer en se limitant trop elle-même ; en quoi ils se montrent beaucoup plus raisonnables que ne le seront jamais tous les purs spectateurs de la raison. Secondement, quant au principal organe de la polémique religieuse, la surveillance romaine n'a pas déclaré qu'il faisait trop peu de part à la raison, et ne l'en a pas même soupçonné.
V. Puisq ue la polémique religieuse est ennemie de la rai-
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son et s'en vante, poursuit M. de Broglie, elle sera nécessairement ennemie de la société moderne, qui prétend être tout entière l'œuvre de la raison humaine. Il y aura donc hostilité radicale et réciproque entre la société de 1789, fille de la raison, et l'Eglise, ennemie de la raison. Nul ne pourra se flatter d'être à la fois membre de la société spirituelle des chrétiens et de la société temporelle des Français :
Cette conséquence est très-avidement accueillie par tous les incrédules. Ils opposent l'un à l'autre, point par point, les articles du Credo chrétien et ce qu'ils nomment Y évangile des principes de 89. L'Eglise, disent-ils, est la rivale implacable de la société nouvelle. Nulle union n'est possible entre ces deux forces rivales ; l'une représente les débris et les rancunes du passé, l'autre porte en soi le trésor des progrès et des espérances de l'avenir.
Voilà un tableau assez ressemblant, et ce sont bien là, en effet, les conclusions que la presse incrédule entend tirer des principes de 89. Mais ce qui suit étonnera nos lecteurs, et ils auront besoin comme nous de se rappeler que l'écrivain juge la polémique religieuse sur des rapports infidèles.
Sans la moindre hésitation, cette polémique accepte dans toute son étendue, poursuit dans toutes ses applications l'hostilité de la société moderne et de l'Eglise. Pour elle, toute la société moderne est venue au monde excommuniée, son origine naturelle est une tache qu'aucun baptême ne peut laver. Tout est mauvais, anti-chrétien, anti-catholique, dans les principes de la société moderne ; la révolution française et la religion catholique sont les deux pôles opposés du monde, et l'anathème. poursuivi en bloc et en masse, est chaque jour poursuivi en détail... Je n'exagère pas, je ne juge pas, je raconte ce nouvel et comjilit accord des presses religieuse et incrédule.
Il y a ici un trouble dont nous ignorons la cause, mais qui domine tout à fait le naturel discret de l'écrivain. Quel plaisir M, de Broglie peut-il trouver à défigurer si passion-
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nément les opinions qu'il prétend combattre? Quel profit en attend-il pour la cause catholique, et quel honneur pour lui-même ? Avant de se laisser emporter, il avait remarqué qu'il y a deux interprétations des principes de 89, et deux sortes de conséquences à en tirer, les unes traditionnelles et gouvernementales, les autres purement révolutionnaires et anarchiques. Il répondait ainsi d'avance aux accusations qu'il allait formuler.
On peut, sans se poser en ennemi implacable de la raison, contester et combattre la raison incrédule. On peut, sans rompre avec la société moderne, contester et combattre les conséquences que cette raison incrédule entend tirer des principes de 89 et veut imposer à la civilisation qui lutte elle-même pour s'en défendre, et qui, lorsqu'elle paraît les accepter, se débat encore contre eux par un suprême et invincible instinct.
A ces logiciens de 89, la société moderne, surprise par eux en 1830, a opposé le système monarchique et oligarchique de Juillet. Enlacée plus étroitement en 1848, elle leur a bientôt répondu par le canon de Juin, puis par la présidence de Louis-Napoléon, puis enfin par la célèbre formule qui a fait avec un si admirable succès la révolution ou la contre-révolution de Décembre : Religion, famille, propriété. Nous pensons que M. de Broglie rompt complètement et radicalement avec toute interprétation des principes de 89 qu'il trouve destructive de la religion, de la famille et de la propriété. Pourquoi la polémique religieuse n'aurait- elle pas le même droit et le même devoir ? Et quelle doctrine, quelle parole émanée de nous peut-il produire qui l'autorise a affirmer qu'en indiquant à la société les complicités volontaires ou involontaires, les fascinations de tout genre qui la mènent où elle ne veut pas aller, nous brisons complètement avec elle et nous la déclarons tout entière excommuniée ? Les journaux révolutionnaires le disent, mais qu'est-ce que
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cela prouve ? Ne pouvons-nous signaler avec tous nos évê- ques les mauvaises pentes de la littérature, depuis l'éclectisme académique jusqu'à la corruption du roman-feuilleton; ne pouvons-nous remarquer les envahissements de l'industrie, combattre le sensualisme des arts, l'insatiable soif des jouissances matérielles, les excès de la centralisation, les lacunes ou les erreurs de la législation, sans briser avec la société moderne, parce qu'un journal révolutionnaire aura proclamé tout cela principe, conséquence ou résultat de 89? Dans les îles de l'Océanie, les sauvages qui font office de prêtres ont souvent la fantaisie de déclarer que tel ou tel objet à leur convenance est tapou, c'est-à-dire sacré; et dès lors personne n'y peut toucher sous peine de sacrilège et de mort. Allons-nous accorder la même faculté aux fia- mines des idées de 89, et tout ce qu'ils auront regardé d'un œil de complaisance sera-t-il tapozz pour le reste des mortels ? Le théâtre, tapou ! l'exposition universelle de l'industrie, tapoue 1 le roman-feuilleton, tapou! le système parlementaire, en attendant mieux, tapou ! le morcellement infinitésimal de la propriété, tapou ! toutes les institutions révolutionnaires et toutes leurs conséquences, quelles qu'elles soient, tapoues ! Il faut se taire et adorer, ou périr ! Ce fétichisme est nouveau, du moins parmi les catholiques et les conservateurs. Sous la République, nous tenions le même langage qu'aujourd'hui en présence des tapous sans nombre de la presse incrédule, marqués comme aujourd'hui du signe de 89. On ne nous accusait pas alors de vouloir détruire la société moderne. La polémique religieuse était même comptée pour une force du parti de l'ordre et de la conservation. Nous prions notre adversaire de remarquer combien le système de déférence et de révérence où il voudrait nons engager est peu favorable à la liberté de conscience. Que devient, en effet, cette grande conquête de 89, si la société moderne en est là, qu'on ne puisse plus soutenir une opinion indé-
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pendante sur aucun sujet, du moment qu'il plaît à n'importe quel inquisiteur de placer la question sous l'égide de 89 et de la déclarer tapoue ?
VI. La liberté de conscience ! M. de Broglie nous fait une grosse querelle à cette occasion, et c'est son troisième grief, le troisième point où il trouve que la polémique religieuse confirme par ses aveux imbéciles tout ce que l'on peut dire de plus odieux ou de plus faux sur l'intolérance de l'Église :
Dans tout ce que l'incrédulité nous a répété, prêché, lu ou fait lire, je n'ai pas souvenir d'avoir rien rencontré de si net, de si bien articulé que ce qu'on peut voir tous les jours dans les colonnes de la presse re1igieuse contemporaine. Cette polémique a tranché tout débat du premier coup par un procédé expéditif. Elle a déclaré dogmatiquement que l'intolérance civile était un article de foi pour tout catholique, et la liberté religieuse une hérésie. L'Église châtie les hérétiques par la force quand elle peut, où elle peut, tant qu'elle peut. Si elle les tolère quelque part, c'est comme on supporte un mal nécessaire, en ne songeant qu'à s'en débarrasser le plus tôt possible; mais elle ne peut nulle part accepter la liberté religieuse comme le principe d'une liberté chrétienne. L'intolérance est de droit dès qu'elle est possible. Contre elle aucun laps de temps ne prescrit, aucune promesse n'engage, témoin Louis XIV et l'édit de Nantes. Voilà, malgré quelques incertitudes de discussions récentes et difficiles à suivre, la théorie que professe chaque jour cette polémique religieuse. Qui n'en convient pas avec elle est hérétique lui-même et mérite tous les châtiments qu'il ne veut pas infliger à ses semblables. A cette déclaration catégorique, il n'y a plus rien à ajouter ni à répliquer.
Ici M. de Broglie est en retard. La longue discussion de l'Univers et du Journal des Débats sur la liberté de conscience 1 était close depuis quinze jours, quand il la résu-
1 Cette polémique a été soutenue par mon collaborateur M. Dulac, contre M. de Lacy. Elle a beaucoup intéressé le public, et si, comme je l'espère, elle est réimprimée un jour, peu de lecteurs parleront dans le, sens de M. Albert de Broglie.
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mait habilement en ces mots : Quelques incertitudes de discussions récentes. Son siège était fait ; et comme il a sans doute suivi cette polémique dans le Journal des Débats exclusivement, il n'a pas cru devoir rien changer à ses appréciations tout à la fois si amples et si sommaires. Nous l'avertissons qu'il ne faut pas se fier au Journal des Débats plus qu'aux autres, et que lorsqu'il désirera connaître nos opinions, il fera bien de les étudier chez nous. S'il peut s'y résoudre, il rougira de rendre aux adversaires de la presse religieuse plus qu'il ne leur a emprunté contre elle. Nous avons rarement vu nos dires falsifiés avec plus d'audace. C'est toute la réponse que nous ferons à M. de Broglie sur ce point, où il n'a pas su garder les convenances de la discussion.
VII. Ennemie de la raison, ennemie de la société moderne, ennemie de toute liberté religieuse, la polémique religieuse, suivant M. de Broglie, est encore ennemie, et avec la même fureur, de toute liberté politique ; en quoi elle fait un tort incalculable à la religion. Nous le laissons parler :
Il y avait une vieille calomnie, dont l'incrédulité elle-même rougissait, et qu'elle n'aventurait plus qu'à voix basse. Cette calomnie consistait à représenter l'Eglise comme l'alliée naturelle de toute tyrannie, et l'adversaire-né de toute liberté publique. C'est ce qu'on appelait autrefois, dans les cabarets, la conjuration des rois et des prêtres. Mais c'était là un dicton vieilli et suranné, que les mieux avisés n'osaient plus répéter. C'est la polémique religieuse nouvelle qui l'a ressuscité. C'est elle qui, dans un jour d'orage, s'est empressée de proclamer, de son propre mouvement, le divorce solennel de la religion et des libertés nationales. On aurait parfaitement compris qu'en présence d'un des plus grands changements d'esprit public dont les hommes aient jamais été témoins, en voyant la France abdiquer si facilement des libertés si périlleusement conquises, des écrivains religieux se fussent sentis pris d'un peu de dédain pour les passions mo-
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biles de la politique, et, détachés des institutions qui passent, se fussent exclusivement consacrés aux vérités qui ne passent pas. On aurait compris également que, sur des points douteux comme sont toujours ceux de la politique, ils eussent réclamé pour eux-mêmes et accordé à leurs amis le droit de penser comme ils l'entendaient, et laissé chacun se livrer en liberté à ses espérances et à ses regrets. Mais la polémique ne s'est pas bornée là, c'est du haut du tribunal de la religion qu'elle a excommunié la liberté. C'est comme un dogme qu'elle a prêché le pouvoir absolu. Toutes les garanties de liberté individuelle et politique sont également proscrites par elle comme des fruits de l'orgueil humain ; toutes les règles préservatrices du droit public sont abandonnées, y compris celles mêmes qui n'ont jamais péri dans l'ancienne France, au milieu de nos plus grands éblouissements monarchiques.
Toujours la même exubérance d'affirmations, toujours la même absence de preuves. Cette manière prête beaucoup aux effets de la littérature et place l'adversaire dans un certain embarras. Comment la polémique religieuse éta- blira-t-elle qu'elle n'a point ressuscité de vieilles calomnies (qui n'étaient point mortes) ; qu'elle ne s'est point empressée de proclamer le divorce solennel de la religion et des libertés nationales ; qu'elle n'a point prêché le pouvoir absolu comme un dogme ; qu'elle n'a point proscrit toutes les garanties de liberté individuelle et politique, toutes les règles conservatrices du droit public, etc.? M. de Broglie se lance en pleine fantaisie. Le monde était charmant jusqu'à ces dernières années : tout marchait à souhait pour la religion, pour la liberté ; l'Institut de France allait s'approcher des sacrements. On ne s'apercevait pas qu'il existait une polémique religieuse, un monstre plein de rage et d'effroyables complots. Mais la polémique religieuse est enfin inventée, ou plutôt découverte. Son front large est armé de cornes menaçantes ! On reconnaît qu'elle fait la guerre à la raison, à la société moderne, à la liberté de conscience, à la liberté publique: Tout fuit...
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M. de Broglie s'est plu à décrire cette funeste scène. La société moderne, fille de la raison, représentée par l'élite de ses savants, de ses philosophes, de ses publicistes, est déjà sur le seuil de l'Eglise :
Ils ne sont pas encore entrés, ils sont sur le seuil, hésitant encore s'ils le franchiront, entendant de loin les sons harmonieux de nos cantiques, respirant, avec la brise qui les apporte, le parfum de nos sanctuaires, séduits déjà, mais encore incertains ; et voilà que se dresse devant eux cet écriteau : Vous qui entrez ici, renoncez à tout usage de h:, raison et à tout usage de la liberté. Étonnez-vous qu'ils ne passent pas plus avant!
Cet écriteau est vraiment dantesque, et il se pourrait que M. de Broglie eût du talent pour la poésie; mais dans tout cela, où est le vrai, où est le sérieux ?
Le vrai, nous allons le montrer. Jusqu'ici nous avons beaucoup cité notre adversaire ; on nous permettra de nous citer nous-mêmes, et de produire comme expression de nos pensées sur la liberté politique que comporte la situation de la France, des pages écrites il y a trois ans, au moment où s'établissait le régime sous lequel nous vivons.
Rappelons d'abord quel était le sentiment général parmi nous sur ce régime nouveau. Il s'exprime dans une lettre que M. de Montalembert écrivait au rédacteur de l'Univers, le 12 décembre 1851, pour engager les catholiques à investir Louis-Napoléon du pouvoir constituant.
Après avoir fait remarquer la nécessité de revenir à l'unité du pouvoir, et relevé les services de Louis-Napoléon, M. de Montalembert ajoutait ces graves paroles:
Je cherche en vain, hors de Louis-Napoléon, un système qui puisse nous garantir la conservation et le développement de pareils bienfaits. Je ne vois que le gouffre béant du socialisme vainqueur. Mon choix est fait. Je suis pour l'autorité contre la révolte, pour la conservation
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contre la destruction, pour la société contre le socialisme, pour la liberté possible du bien contre la liberté certaine du mal ; et dans la grande lutte entre les deux forces qui se partagent le monde, je crois, en agissant ainsi, être encore, aujourd'hui comme toujours, pour le catholicisme contre la Révolution.
M. de Broglie trouvera cette thèse bien imprudente, et presque digne de « la polémique religieuse actuelle, » mais tel était le sentiment général des catholiques en décembre 1851.
Nous ajoutions seulement, ce que nous n'avons cessé de dire, qu'en même temps que le Pouvoir nouveau nous semblait le rempart matériel de l'Eglise, l'Eglise était le seul rempart et la dernière garantie de la liberté politique. Car M. de Broglie se méprend étrangement lorsqu'il affirme que nous faisons fi des garanties politiques ! Nous n'avons jamais prétendu qu'il n'en fallût point ; nous avons dit qu'il n'y en avait plus, que l'esprit révolutionnaire les avait détruites avec acharnement et avec succès, et que la religion, mettant seule la conscience humaine à l'abri de l'esclavage, était le seul élément qui pût rendre une sève et un corps à la liberté. Nous formulions cette pensée le 20 décembre, en présence du mouvement d'opinion qui donnait huit millions de suffrages au Dictateur. Qu'on relise cet article, on n'y verra pas ce fanatisme contre la liberté et ce sauvage amour du pouvoir absolu dont M. de Broglie gratifie la polémique religieuse.
On ne le verra pas davantage dans ce que nous eûmes occasion de répondre un an après à M. de Montalembert lui-même, lorsque, son opinion s'étant modifiée, il accusa « certains écrivains religieux » de ne vouloir de liberté d'aucune sorte. Ce que nous répondions alors à M. de Montalembert, répond aujourd'hui à M. de Broglie qui copie M. de Montalembert avec moins de force et plus de passion.
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Telles étaient, telles sont encore nos pensées sur l'accord indispensable du pouvoir et de la religion, et sur la seule - ressource, en notre temps et en notre pays, qui reste à l'ordre et à la liberté, aux besoins matériels des classses pauvres, à la dignité de toutes les classes. Hors de là, nous ne voyons que le gouffre béant du socialisme vainqueur. Nous n'espérons rien de la tribune, rien de la presse. Nous croyons que ces institutions ne sont pas des garanties, et ne peuvent avoir elles-mêmes aucune garantie. Il est de leur essence de se détruire par leur propre action. Elles peuvent emporter, lorsqu'elles sont libres, trône, autel, principes, même les principes de 89, mais non pas se sauver des ténèbres qu'elles produisent et des passions qu'elles enfantent. Toujours leur licence créera l'anarchie, toujours l'anarchie leur donnera un maître; et ce maître, s'il est mauvais, fera tout le mal qu'il voudra faire. Les intérêts matériels effrayés et la conscience humaine avilie lui permettront tout. Ah! priez Dieu que vos maîtres soient chrétiens! Nous sommes une société démocratisée, pulvérisée, divisée en elle-même, réduite à n'avoir qu'une main pour la contenir. Quand une société en est là, quand toutes les vieilles institutions ont été arrachées et que tout le monde craint ou espère le hasard du lendemain, alors l'unique garantie qui reste contre l'éventualité d'un abaissement irrémédiable, c'est l'unique chose pour laquelle des gens de bien puissent encore, quel que soit le pouvoir, désobéir et mourir. Le Civis romanus sam, dont parle M. de Broglie, n'est que la forme de la liberté ; et quand saint Paul a prononcé cette parole, il était captif. La dernière garantie de la liberté, c'est le Non possu- mus. Il y aura longtemps que la tribune et la presse ne le prononceront plus quand la conscience chrétienne le fera retentir encore sur ces échafauds d'où le sang des martyrs, inondant la terre, y fait germer la liberté.
L'inspiration de l'Eglise est nécessaire à la conduite du
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Pouvoir ; la protection du pouvoir facilite l'action sociale de l'Eglise, hors de l'Eglise point de salut pour la liberté!
Ces idées de la polémique religieuse actuelle méritaient peut-être que M. de Broglie les étudiât. En tous cas, il se devait à lui-même d'en parler moins exactement. Nous regrettons qu'il nous ait obligés de redresser ses erreurs plus encore que de contredire ses pensées ; nous regrettons que, se choisissant des adversaires parmi les catholiques, il n'ait pas su mieux observer la justice. Il a tout droit de nous combattre, rien ne l'autorise à parler de nous comme il l'a fait. Nous ne sommes ni les serviteurs ni les panégyristes du pouvoir absolu, ni les ennemis fanatiques de la liberté. Comme M. de Montalembert après le 2 Décembre, nous nous bornons « à chercher le bien dans la limite du possi- « ble, et à choisir au milieu des secousses par lesquelles « Dieu nous éprouve, le parti qui répugne le moins à la « dignité du citoyen et au bon sens du chrétien. »
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L'ESPRIT MODERNE.
14 février 1856.
Qu'est-ce quec'est que l'esprit rnode1'ne? D'où vient-il ?—Queveut-il?
Quelles réponses a-t-il reçues de l'Eglise. — Le Christ de l'âme jusqu'à la fin des temps.
Des catholiques très-orthodoxes, très-décidés à l'être toujours, et qui en ont donné des preuves, paraissent néanmoins disposés à prêter l'oreille aux requêtes de ce que l'on appelle tantôt l'esprit humain, tantôt l'esprit moderne. Ce qu'ils entendent par là n'est jamais bien clair. Où est l'es- prit humain? Est-il à Paris ou à Rome? Est-il moins à Rome qu'à Paris? Qu'est-ce que l' esprit moderne? Point de réponse nette! Que veut-il, cet esprit moderne? Considérablement de choses, si l'on en croit ceux qui se disent ses organes, d'ailleurs sans jamais présenter leur mandat. Mais que veulent lui concéder les catholiques qui se font ses complaisants et ses introducteurs? Rien qui le contente. Cependant, ces catholiques nous reprochent sans cesse de l'irriter par nos refus. Ils nous permettront quelques réflexions à ce sujet.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que l' esprit moderne réclame, et la prétention de le faire entrer dans la foi en lui donnant des satisfactions innocentes est à peu près contemporaines de ses réclamations. Le tout remonte loin. Dans le christianisme, c'est le commencement de toutes les hérésies. Il
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y en a des traces plus anciennes. La première fois que l'esprit moderne a parlé, il s'appelait Lucifer, et il a dit : Non serviam. Depuis, il a paru sous une quantité d'autres noms, mais il a toujours dit la même chose, sinon tout, de suite, du moins sitôt qu'il a vu ses désirs contraints et ses propositions repoussées.
On affirme volontiers que l'humanité a quitté ses lisières, qu'elle est émancipée, qu'elle a vieilli. L'humanité caressait déjà cette pensée ambitieuse dans le paradis terrestre. Née de la veille, elle se trouvait en âge d'apprendre ce que l'esprit moderne prétendait lui enseigner, le moyen de s'égaler à Dieu. Elle a écouté ce docteur obligeant ; elle a fait ce qu'il lui conseillait de faire, et ses lisières sont tombées. Elle était conduite par la parole et soutenue par l'amour, elle a été depuis gouvernée par la verge et contenue par la mort.
Ce fut le profit de l'humanité jusqu'à l'avènement du Rédempteur ; c est encore le profit de tout homme qui prétend n'être plus enfant, et qui se laisse mener par la raison pure au point de croire qu'il peut désormais faire sa seule volonté. Il sort de page, il s'émancipe, le voilà libre. S'il sait observer encore certaines limites, tout va bien pour cette vie : Dieu se tait, le monde n'a rien à dire. Mais il prend une plus haute idée de sa liberté, il passe la borne sociale, il s affranchit totalement. La société alors intervient et saisit cet être libre qui a secoué les jougs de son enfance. Oh ! elle ne le traite pas en enfant, comme aurait fait le père de famille ! Il n est plus enfant, il est émancipé, il est libre: la société le met au bagne, ou le livre au bourreau. k
Quand l'humanité se sera véritablement affranchie ; quand, fière de son antiquité, de sa vieille expérience, de la masse accumulée de ses connaissances et de ses arts, elle aura tout à fait rejeté le joug de Dieu et proclamé sa COlll-
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plète rupture avec les croyances et les traditions de son berceau ; alors, élevant la main jusqu'au ciel dans ce comble d'orgueil et de gloire, elle arrêtera l'aiguille du temps au point marqué pour son dernier jour. Dieu la traitera comme les diverses sociétés dont elle se compose traitent ceux de leurs membres qui s'émancipent trop, suivant le degré d'émancipation où ils atteignent. Elle aura passé par les tyrans, elle arrivera aux bourreaux et à la mort ; terme parfaitement défini du progrès indéfini.
Plusieurs disent que l'humanité est près d'arriver là. Sans doute elle y marche ; mais qui sait si elle commence à s'envelopper du linceul, ou seulement à se tirer de ses langes ? Dans tous les cas, peu importe à la courte durée des jours de l'homme ici-bas. Il passe un instant sur la terre à faire l'œuvre de son éternité, et il sera encore quand la terre ne sera plus. Ce qui lui importe uniquement, c'est de savoir où il sera comme individu, et non pas combien de jours ou combien de siècles son espèce devra remuer la poussière de ce globe pour s'y bâtir des demeures et s'y creuser des tombeaux. C'est donc en vue du ciel et non pas de la terre que les hommes à qui ces vérités ne sont point cachées doivent penser, doivent parler, doivent agir dans leurs rapports avec Y esprit moderne.
En attendant qu'il assoie pour une heure son empire incontesté sur la race d'Adam, cet esprit de mensonge procède par conquêtes isolées. Il séduit les âmes en leur offrant toujours le même appât : la désobéissance à Dieu, la liberté de faire ce que Dieu défend ; la belle liberté dont le règne enchanteur commence au delà de la discipline catholique, est encore plus aimable au delà du dogme, est tout à fait ravissante au delà de toute foi au système chrétien.
Pour atteindre son but, l'esprit moderne prend divers déguisements. Le principal, celui par où il commence, et le plus habile, est une hypocrisie de piété, de charité et d'in-
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telligence. Il montre des savants d'aspect honnête et benin, derrière lesquels se range une multitude d'ignorants qui semblent ne jurer que par eux et se disposer à les suivre partout. —Voilà, dit-il, un peuple de catéchumènes. Ces braves gens ne demandent qu'à devenir chrétiens. Abaissez seulement quelques barrières devenues odieuses, abrogez quelques disciplines surannées, rayez du Symbole quelques articles insignifiants ; faites ces concessions que Il esprit moderne a le droit d'exiger et que vous ne pouvez refuser sans vous perdre : ils sont à vous...
A ce langage, il y a toujours parmi les catholiques des têtes qui partent, des cœurs qui cèdent : les têtes que l'es- prit moderne a entamées, les cœurs où l'aspect de sa force et le bruit de ses menaces ont glissé l'épouvante. Nous parlons en général, sans nier que de meilleurs sentiments ne produisent parfois le même résultat : ainsi les chaleurs ordinaires de la jeunesse, de l'éloquence, des premières études ; une impétuosité d'âme qui ne voit rien d'impossible à ce qu'elle désire ; une charité mal entendue qui, dans l'espoir d'accroître le troupeau de Jésus-Christ, et ne pouvant croire à l'existence des loups, supprimerait volontiers bergers, chiens et bercail.
Enfin, par une cause ou par une autre, l' esprit moderne n'a point perdu ses paroles, et l'on ne tarde guère d'en voir l'effet. Ses demandes paraissent raisonnables, justes, trop justes. On se met en devoir de les satisfaire, on entre en pourparlers, on négocie. Il se montre plus difficile qu'on n'avait cru ; il refuse ce que l'on offre : on offre davantage. Ce serait si beau et si glorieux de conquérir enfin l' esprit moderne, et il est si disposé à se laisser prendre !
Cependant il y a une autorité dans l'Eglise de Jésus- Christ , sans laquelle on ne peut rien conclure ; c'est le Pape, ou plutôt c'est Jésus-Christ lui-même. Plusieurs pensent que l'on ferait bien d'interroger le Pape. Ils sont
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traités d'abord d'importuns, bientôt de cerveaux étroits et fanatiques, qui empêchent la réconciliation de l' esprit moderne, qui l'irritent, qui l'exaspèrent, qui allumeront ses fureurs. Comment douter d'ailleurs de l'assentiment du Pape à des désirs si saints, à des plans si sûrs? On continue d'aller, comme si l'on avait les pleins pouvoirs du Souverain-Pontife, ou qu'il ne pût les refuser. On s'indigne à la moindre contradiction. On crie que le salut de l'Eglise est dans la voie où l'on entre, n'est que là ; que tout est perdu si l'on ne parvient à l'y engager. L'esprit moderne démasque tous les jours quelques nouvelles exigences : on ne se décourage pas. On répond par les concessions les plus amples, ou par les silences et les plus obstinés et les plus pénitents. On prend parti avec zèle contre ceux qui se tiennent aux vieilles lois de l'Eglise, contre ces retardataires qui n'ont pas marché avec l'esprit humain, contre ces rétrogrades qui prétendent le faire reculer, contre ces furieux qui font de la religion d'amour une religion de colère, contre ces imprudents qui ne se contentent pas de croire les miracles et qui osent dire que Dieu en fait encore à la face des académies et des journaux.
Mais tout à coup, au milieu de ces savantes tactiques, une voix se fait entendre. Pierre veillait en silence, patient et prudent. Il a fait la part large à la liberté des pensées humaines, il a tout écouté. Il aperçoit que la vérité va être compromise, et que les âmes sont sur le penchant de l'erreur. Il intervient alors; il juge, il condamne. Ces vérités que l'on abaissait, que l'on diminuait, dont on faisait peu de compte, il les relève ; ces systèmes que l'on préconisait, il les foudroie. Il répond aux prétentions de r esprit moderne par des définitions, par des décrets qui datent de quinze siècles et plus. Et après avoir ainsi, d'un coup de gouvernail, remis la barque dans sa route, il laisse hurler la tempête. L'écueil est évité,
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Heureux, alors, ceux qui savent obéir, quoi qu'il en coûte; qui savent soumettre leur volonté, leur cœur, leur raison, et attendre avec une confiante docilité ce jour prochain où la réflexion et l'expérience leur feront admirer l'infaillible sagesse qui les a repris! Mais tous n'ont pas cette humilité, n'ont pas ce bonheur. La présomption est l'attribut ordinaire des esprits faux, l'entêtement est la suite commune de la présomption. Il y a des hommes qui ne veulent pas s'être trompés, les uns par orgueil, les autres par une sorte d'incapacité à se déprendre de l'idée qu'ils ont une fois conçue et qui reste logée dans leur tête dure, comme un coin dans le chêne. C'est là le grand élément de succès de l'hérésie et le grand péril qu'elle fait courir à certaines intelligences : elle y prend la place de la vérité, et, à moins d'une sorte de miracle, elle n'en sort jamais.
Cette maladie de l'espèce humaine, plus profonde peut- être que l'entêtement et l'orgueil dont elle participe, et plus inguérissable, parce qu'elle n'exclut pas une certaine bonne foi et qu'elle peut être accompagnée de vertus, c'est l'esprit de secte, cousin germain de l' esprit moderne. Il est tout ensemble ce qu'il y a dans le monde de plus désobéissant et de plus servile; désobéissant envers l'autorité légitime jusqu'à l'outrage, jusqu'à la révolte, jusqu'à l'apostasie formelle ; servile jusqu'à la mort envers la fausse autorité qu'il se crée ou qui s'impose à lui.
Dès que les partisans d'une erreur condamnée restent dans cette erreur, quel que soit le prétexte, ils deviennent sectaires d'esprit, de conduite et de maximes. Leur vrai caractère éclate soudain. Ces hommes qui, la veille, se disaient et se croyaient dévorés de l'amour de l'Eglise, qui prétendaient ne travailler que pour son accroissement, qui montraient un zèle au-dessus de l'ordinaire, qui étaient généreux, dévoués, éloquents ; qui se targuaient de plus d'ardeur dans l'amour et de plus de promptitude dans l'obéis-
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sance, mais qui cependant n'attachaient leur ardeur qu'à leurs propres conceptions et qui n'étaient pas obéissants ; ces mêmes hommes qui invoquaient au besoin l'autorité comme appui et comme garant de leurs systèmes, aussitôt que l'autorité les condamne, rejettent l'Autorité. Ils se constituent à part; ils ont leur pape, ils érigent en dogmes leurs doctrines réprouvées; les voilà ennemis, les plus irréconciliables ennemis de l'Eglise, à laquelle ils promettaient d'amener d'innombrables fidèles. Elle ne veut pas se sauver par nous, qu'elle périsse ! Première justification, donnée par eux-mêmes, de l'arrêt qui les a frappés.
Hier, ils prétendaient marcher au pas de Y esprit moderne ; ils apportaient, disaient-ils, non une nouvelle vérité, car ils étaient encore catholiques et ils ne pouvaient croire aux vérités nouvelles; mais de nouveaux développements et de nouvelles applications de la vérité de tous les temps. Aujourd'hui qu'on leur a signalé leur prétendue découverte dans le détritus de toutes les vieilles erreurs, et que le flambeau du Vatican la fait voir tout entière, à sa date, au fond des géhennes où il l'a jadis reléguée, ces amateurs du neuf courent par là se fabriquer une généalogie. Les voilà fiers d'avoir pour ancêtres la multitude des rebelles à la vérité : ils remontent d'âge en âge à tous les fils aînés du mensonge, trouvant en tous, avec un sort pareil au leur, quelque chose qui leur appartient. Ainsi, et ils se chargent de le prouver, l'esprit moderne requérait d'eux, tout simplement, la consécration de quelques vieilles erreurs que le monde, quoique facile à séduire , a néanmoins toujours rejetées. Qu'ils ne se lassent pas de chercher, qu'ils remontent toujours : ils arriveront au premier hérésiarque, de qui procèdent tous les autres, et qui a donné la première et la dernière formule de l'hérésie et de l' esprit moderne: Non ser- viaîn !
La plupart des hérésies ont commencé par un semblant
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ou par une erreur de beau zèle. Elles ont dit ; Je veux servir. Elles se sont offertes comme un moyen certain et légitime de conquérir à Jésus-Christ la multitude des esprits et des cœurs. Les unes allaient amener les savants, les autres les ignorants. Il ne s'agissait que d'admettre certains raisonnements, que de donner certaines facilités. Mais les unes, avec leurs raisonnements, faisaient un Christ inintelligible, les autres, avec leurs facilités, faisaient un Christ méprisable ; beaucoup le faisaient inintelligible et méprisable à la fois, et c'était l'appât secret qui leur attirait des disciples. On le leur a dit, elles ne l'ont pas voulu croire ; on le leur a prouvé, elles l'ont nié avec colère ; on les a condamnées enfin, et alors elles se sont révoltées. Arrachant elles-mêmes les restes du masque mis en lambeaux par la foudre, elles se sont écriées : Je ne servirai pas Dieu comme il veut être servi, je braverai sa loi, j'anéantirai son Eglise : Non seg,viam !
C'est ce que nous avons vu de nos yeux. Dans un moment plein d'angoisses, un homme a paru, tout éclatant d'éloquence, chrétien, catholique, prêtre irréprochable, doué de cet attrait mystérieux qui lie les cœurs. Il apportait quoi? Une conciliation du catholicisme avec l' esprit moderne. Des disciples nombreux se pressaient autour de lui, esprits élevés, âmes généreuses, admirables par beaucoup de côtés, mais surtout par une sincérité égale à leur ardeur. Cet homme se trompait. Rome l'avertit. Ses disciples se soumettent ; lui seul résiste : il est perdu.
Lui seul résiste? Non. L'erreur aura sa part plus grande. Tout ce qu'il avait autour de lui s'éloigne, une partie de ce qu'il avait sous lui demeure. Petit et obscur troupeau formé de ses conquêtes, intelligences plutôt échauffées qu'éclairées, qui cherchaient peut-être la vérité, auxquelles il a donné l'erreur; qui gardent l'erreur, et qui eussent peut-être gardé la vérité ! Ces intelligences n'avaient pas embrassé le
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catholicisme, mais un système humain, décoré pour quelques instants d'une fausse couleur de catholicisme. Que sont-elles devenues? Elles ont superbement rejeté l'autorité du maître légitime, elles ont servilement suivi le maître illégitime et se sont égarées avec lui.
De toute cette école si belle, si vaillante, si ingénieuse, qui devait attirer Y esprit moderne à l'Eglise, qu'est-il resté dans l'Eglise? Ce qui s'y trouvait déjà, moins le maître.
.La porte ouverte pour permettre à Y esprit moderne d'entrer dans l'Eglise sans s'humilier à la porte commune, s'est trouvée, comme toujours, une porte pour sortir de l'Eglise.
Des tentatives plus récentes ont eu le même résultat, avec moins de bruit. Après 1848, des hommes de bien, un peu effarés, songèrent à cimenter l'alliance du catholicisme et de la démocratie. Ils se mirent en devoir d'ouvrir une porte plus ou moins dérobée pour faire entrer la démocratie dans l'Eglise. On connaît plusieurs sorties, point d'entrées.
En ce moment même, quels succès un peu consolants couronnent les empressements des catholiques qui se travaillent pour offrir aux incrédules un catholicisme rationaliste et un christ modernisé ? Où sont les bénéfices de cette tentative, les retours qu'elle provoque, les conversions qu'elle obtient? Nous voyons tous les jours, grâce à Dieu, des juifs endurcis, des hérétiques de vieille souche, de savants philosophes, en Angleterre, en Allemagne, en France, embrasser de plein cœur, au prix d'admirables sacrifices, la vieille foi du Pontife romain. Mais ces mitigations inspirées du tolérantisme et du philosophisme, qui s'en émeut, qui seulement y songe? Les sceptiques railleurs, les docteurs de ' Y esprit moderne prêtent seuls l'oreille à ces beaux protocoles. Ils s'en occupent pour demander toujours davantage, et ils trouvent qu'on ne leur offre jamais assez, tant que l'Eglise n'a pas déclaré qu'on leur offre trop.
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Jeu stérile, lorsqu'il n'est pas dangereux ! Bossuet n'y a rien gagné sur Leibnitz, et quels hommes pouvaient mieux s'entendre ! Bossuet n'était pas un ultramontain exagéré ; Leibnitz était un chrétien sincère, à qui tous nos philosophes d'aujourd'hui feraient horreur et pitié. Mais Bossuet tenait encore trop à l'autorité de Rome, et Leibnitz est resté protestant. Il avait entrepris et il suivit la controverse avec l'intention de tirer des concessions et de ne rien céder. On dit qu'il est mort catholique de cœur. D'esprit, peut-être ; de cœur, non. S'il en eût été ainsi, la bouche eut parlé de l'abondance du cœur ; et ce grand homme ne se fût pas contenté de déposer l'expression incertaine de ses croyances dans un manuscrit qui ne devait être lu qu'après sa mort. Quand on étudie les belles et adroites argumentations de Bossuet, on voudrait oser croire qu'il s'est mépris, et que, pour vaincre Leibnitz, il fallait moins s'occuper de lier son esprit, l1lais l'étonner et l'écraser du poids tout entier de la foi et des miracles. Oh! que Pascal avait raison, dans cette parole retenue de quelque saint, que l'un de nos philosophes a si peu su comprendre, ou sur laquelle il a voulu tant se méprendre : Mettez-vous à genoux, prenez de l'eau bénite, récitez le chapelet, en un mot, abêtissez-vous ! C'est-à-dire, mettez bas la superbe de votre esprit, faites acte d'humilité, placez-vous, par un héroïque effort, dans cet abaissement qui plaît à la miséricorde divine, et qui attire comme invinciblement la grâce ; car, sans la grâce, vous n'irez qu'aux ténèbres, et vous n'arriverez qu'à l'endurcissement.
Se mettre à genoux, s'humilier, s'abêtir, c'est de quoi, direz-vous, il ne faut pas parler à l' esprit moderne ; il est trop fier, hélas ! nous le connaissons comme vous, cet esprit moderne; nous connaissons sa fierté. Il met à toutes les loteries, il joue à toutes les bourses, il a recours à tous les moyens et à toutes les magies pour tenter toutes les fortunes ; il caresse toutes les passions et toutes les ignorances pour s'ac-
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quérir la faveur ; il se plie à toutes les prosternations pour obtenir des emplois : il s'impose toutes les besognes pour parvenir à la gloire ; il est à poste fixe dans toutes les antichambres ; il fait queue sur les marches de tous les tréteaux et à la porte de toutes les jouissances; il est sinon en adoration devant tous les pouvoirs, du moins partout à genoux devant quelque pouvoir. Montrez l'endroit un peu caressé de n'importe quel soleil où n'accoure pas cette couleuvre ! Néanmoins, il ne faut point proposer à l' esprit moderne de risquer un Ave AIaria pour gagner une fortune céleste, ni de s'agenouiller devant Dieu pour lui demander le don précieux de la foi. Les gens de l' esprit moderne sont des gens éclairés et qui aspirent à toutes sortes de grandes choses : aux millions, aux belles places, à l'Institut, à la renommée, à faire plusieurs éditions de leurs livres, à mériter que leur mort soit annoncée en entrefilets, à être suivis de trois ou quatre mille personnes au cimetière, à se rendre immortels, enfin! Voilà leurs dignes et fières préoccupations ; et que leur importe, après tout, d'être fixés sur ces questions secondaires : la vraie manière de servir Dieu, la vie éternelle? Parlez- leur de battre le pavé pour organiser un coup de bourse, de passer les nuits en méditation pour perfectionner une commandite, pour tourner un vaudeville, pour accoupler des rimes riches ; parlez-leur de faire n'importe quoi pour se hausser d'un échelon sur une échelle quelconque ; ne leur parlez pas de s'abaisser pour monter à Dieu : l'homme de l' esprit moderne veut s'hébéter dans l'ambition, dans les jouissances, dans l'orgueil ; il refuse absolument de s'abêtir dans l'humilité et dans la prière, dùt-il y trouver ce qu'y trouvaient saint Augustin, Pascal et Bossuet.
Si tel était cependant l' esprit moderne, qu'on ne pùt lui parler de prière, d'humilité et d'obéissance, et qu'il fallût définitivement lui proposer un catholicisme nouveau, accommodé à ses goûts ; comme il n'y aura point de catholi-
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cisme nouveau, et que les goûts de l' esprit moderne, se déclarant à mesure que l'on entreprend de les satisfaire, se résument toujours dans un entier dégoût du Christ, alors toute entreprise de zèle serait nécessairement stérile. Fermes dans la foi, les derniers fidèles devraient attendre l'arrêt de Dieu sur un monde où rien n'attirerait plus les rayons de la grâce et qu'arroserait inutilement le sang de Jésus-Christ.
Mais quoi que l'on dise et quoi que nous pensions nous- mêmes de cet étrange mélange d'aveuglement et de fragilités, de violences et de misères que l'on appelle l' esprit moderne ; quelle que soit l'énergie redoutable de ses penchants dans le tumulte de ses contradictions; et quand même il se porterait tout d'un cours, ce qui n'est pas, contre la vérité de Jésus-Christ, il y a encore un rempart suffisant pour l'arrêter, et ce rempart est la nature humaine. Cette nature humaine qui, dans son ensemble, n'a pas le pouvoir de s'anéantir, même physiquement, et que Dieu, dit Pascal, soutient lorsqu'elle tombe en démence, l'empêchant d'extravaguer jusqu'à un certain point qui serait la mort.
Au fond de toutes ces erreurs, avilissant fardeau de l'intelligence humaine, qui dans leur perpétuelle mobilité prennent tour à tour le nom d'esprit moderne, il y a l'âme, l'âme affamée de Dieu, altérée de vérité, l'âme natug,ellement chrétienne. Et tant que le Christ daignera se conserver sur la terre une voix pour parler à l'âme humaine, l'esprit humain pourra reprendre et porter le joug, et ce joug ne sera jamais, certes, un joug adouci et façonné pour son orgueil : il n'en voudrait pas. Ce sera ce joug austère et pesant, quoique rendu si suave et si léger par l'amour, auquel ont couru, depuis le Christ, les plus fières et les plus belles intelligences qui aient rayonné dans l'histoire de l'humanité. Le Christ de l'âme sera jusqu'à la consommation des siècles le Christ qui parlait aux simples et qui
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aimait les humbles ; qui confondait les superbes ; qui voyait le publicain justifié dans ses soupirs et le pharisien réprouvé dans sa prière ; qui disait aux malades : Votre foi vous a guéris ! et aux pécheurs : Votre foi vous a sauvés ! et aux docteurs : Soyez des enfants ! Jusqu'à la consommation des siècles aussi, le Christ de l'âme sera le Christ de la pauvreté, des larmes, des mépris ; le Christ entouré d'ignorants, le Christ bafoué, flagellé, renié ; le Christ du prétoire, du Calvaire et de la croix. Regardez-le bien, voilà le Christ, il n'y en aura pas d'autre ; Christus meus, s'écriait Tertullien. C'est le cri de l'âme humaine, à jamais. Quoi que dise l'esprit, l'âme ne s'y trompera pas. Ce cadavre livide et lacéré sur ce bois infâme a été le spectacle le plus beau que la terre et le ciel aient offert aux regards de Dieu ; il sera l'amour de l'âme humaine, aussi longtemps que l'âme humaine pourra produire une flamme d'amour.
Or, tel le Christ, telle l'Eglise. De même qu'en la dure nudité de la croix réside le charme vainqueur de l'âme, de même en la sévérité nue de la doctrine réside le charme vainqueur de l'esprit. Que voulez-vous ôter, que voulez- vous ajouter à l'œuvre de Dieu? Nous sommes perdus de systèmes, d'accommodements, de combinaisons, de compromis de toutes sortes ; nous avons vu le fond de la sagesse humaine ; nous avons reconnu, à la double épreuve de la raison et du cœur, le point faible de toutes les théories ; nous avons rencontré le doute sur les lèvres de tous les docteurs ; il nous faut une doctrine qui croie en elle-même et qui s'affirme de la part de Dieu jusqu'à braver non-seulement notre examen, mais nos railleries, mais nos me- . naces, mais nos fureurs, et qui nous dise : Venez à moi, je suis la vérité; je suis immortelle, venez à moi, si vous voulez vivre 1
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LA GUERRE D'ORIENT.
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MENACES DE L'AVENIR.
18 juin 1853.
Affaiblissement de l'esprit européen. — Force croissante de la Russie.
I. Donoso Cor tes nous écrivait de Madrid, le 11 avril 1850:
Je proteste contre ce rôle de voyant que l'on veut me faire jouer. Je n'ai pas annoncé la dernière catastrophe du monde ; j'ai dit simplement tout haut ce que chacun dit tout bas : Les choses vont mal ; si elles suivent ce train, nous aboutirons à un cataclysme. L'homme pourrait se sauver, qui en doute ? mais c'est à condition de le vouloir, et il me semble qu'il ne le veut pas. Eh bien ! si l'homme ne veut pas se sauver, je crois que Dieu ne le sauvera pas malgré lui.
Les raisons qui portaient Donoso Cortès à croire que l'homme et la société ne voulaient pas se sauver, ou ne le voudraient pas par des efforts assez généreux, peuvent ne plus paraître aussi évidentes qu'il y a trois ans ; elles n'ont pas cessé d'exister. Malgré l'initiative hardie qui a rétabli l'ordre matériel; il est trop clair que la société ne vit pas
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d'une vie normale; l'amélioration dont elle se réjouit est due à des causes artificielles plutôt qu'à la force de son tempérament. On ne peut l'étudier sans appréhender une rechute, à moins d'un miracle que les hommes d'Etat, surtout les plus confiants, paraissent incapables d'opérer.
Pour sauver le monde, écrit un critique de Donoso Certes, il ne faut que les moyens ordinaires de la Providence ; de grands papes, de grands princes, de grands saints.
Ces moyens ordinaires de la Providence ne sont pas les moyens ordinaires de l'humanité. Donoso Cortès ne doutait point que Dieu ne les pàt employer, et surtout ne prétendait pas qu'il en fallut de plus puissants. Quand il disait que le mal triomphe naturellement du bien et n'est vaincu que par une action directe, personnelle et souveraine de Dieu, il n'entendait nullement ce que personne ne peut entendre, c'est-à-dire que Dieu, qui en réalité est toujours là, y dùt être toujours visible à tous les yeux, combattant de sa personne. Non ; Dieu envoie ses saints, pleins de son esprit, assistés de la force nécessaire pour persévérer et mourir, investis, s'il le faut, du don des miracles, et c'est assez, comme nous l'apprend l'histoire.
Mais c'est assez, ne l'oublions pas, pour soutenir la lutte; c'est assez pour obtenir, après de longues et sanglantes campagnes, un de ces triomphes, un de ces répits durant lesquels le peuple chrétien se repose à l'abri de quelque calvaire formé d'ossements de martyrs ; ce n'est pas assez pour obtenir la victoire définitive. Celle-là n'est pas réservée aux chrétiens. Ils seront vaincus dans cette dernière bataille qui précédera le dernier jour ; la vérité ne triomphera que par l'intervention directe, personnelle, souveraine de Jésus- Christ : le Fils de Dieu viendra et vaincra tout seul.
Si nous sommes loin ou près de ce dénoûment ; si, entre le combat d'aujourd'hui et ce dernier combat, il y en aura peu ou beaucoup d'autres, nous l'ignorons tous. Donoso
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Cortès croyait seulement qu'à travers ces alternatives de succès et de revers, le mal, quoiqu'il puisse être vaincu plusieurs fois encore, ira grossissant son armée ; et que le bien, quoiqu'il puisse être plusieurs fois encore vainqueur, sentira progressivement s'affaiblir sa sève, son ardeur, sa vertu, aura par conséquent de plus en plus besoin de cette assistance surhumaine qui n'est pas encore, si l'on veut parler rigoureusement, l'intervention directe de Dieu, mais qui déjà n'est plus l'œuvre et le fait de l'homme. Qu'importe que le bras de Dieu ne paraisse pas si l'on voit son ombre?
Quelles sont, au juste, les forces respectives du mal et du bien ? Autre problème, autre secret ! A les peser aux balances de la simple raison, le mal l'emporte. Son armée est immense ; le premier cri de guerre, surtout le premier avantage, en décuplerait le nombre et l'audace. Voyez par combien de points la société est vulnérable, quels remparts démantelés et vingt fois franchis elle oppose à ses destructeurs, et comme tout cela n'est en vérité qu'une poussière ! Sans doute, mû par des prières plus puissantes que toutes les iniquités humaines, Dieu peut tout changer ; et, dans cette balance du mal et du bien, le seul poids d'un saint fera descendre le plateau qui monte. Mais ce sera un miracle. Le monde en a besoin ; Dieu le fera-t-il ? Il le fera si les destinées de l'humanité ne sont point accomplies.
Dans tous les cas, un miracle même ne nous sauvera pas sans catastrophes. Ces grands saints, nous les appelons grands non-seulement parce qu'ils sont le sel quotidien de la terre, mais parce qu'ils viennent avec une mission expresse, à longs intervalles, pour réparer d'immenses désordres par des travaux immenses. Or, ils n'ont pas coutume de paraître uniquement en conciliateurs, le rameau d'olivier à la main. Ils sont aussi généraux d'armée ; ils conduisent une guerre, ils prêchent la pénitence et ils l'apportent. Leur œuvre ne consiste pas tout entière à relever des ruines ; des
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ruines aussi doivent être faites par eux. Soit qu'ils aient mission de délivrer le peuple de Dieu pressé et accablé d'ennemis, soit qu'ils le mènent aux agrandissements et aux conquêtes, ils ébranlent et transforment le monde.
L'oeuvre de salut semble moins que jamais pouvoir aujourd'hui s'accomplir pacifiquement. Il y a une barbarie et une idolâtrie nouvelles sur la terre ; nouvelles du moins depuis la régénération du genre humain par le sang de JéSllS- Christ. La barbarie savante a créé des moyens d'oppression inouïs : l'idolâtrie des jouissances matérielles affaiblit le petit nombre de ceux qui les possèdent autant qu'elle affame ceux qui ne les possèdent pas. Une incrédulité vraiment sauvage, non-seulement à l'égard des doctrines religieuses,mais à l'égard des doctrines purement humaines, se cache sous le vernis des conventions sociales et des conventions politiques. On sacrifie tout à la fortune, à l'avancement, au bien-être. Dans nos dernières révolutions, on n'a guère vu de martyrs volontaires et de héros de constance que pour des dogmes qui font horreur. Un égoïsme poussé jusqu'au plus cynique mépris de l'opinion, et du dévouement pour le mal, voilà le caractère saillant de la civilisation présente. Il apparaît même parmi les chrétiens. Leur vertu est bien morne, bien tiède ; ils aiment bien leurs aises et leur repos ; ils sont bien froids pour toutes les œuvres de zèle qui ne portent pas le masque blafard de la philanthropie, ils s'en déclarent quelquefois bien importunés ! Que fera-t-on de ces hommes ? Dieu leur a donné Pie IX ; et qu'ont-ils donné à Pie IX ? Que lui auraient-ils donné surtout si la Providence n'avait pas lié visiblement la cause du Pape à celle de l'ordre politique européen ? Ils laissent tout faire à Dieu ; mais si Dieu ne veut pas tout faire ?
Quel regard assez perçant, se promenant sur le monde, peut y découvrir l'armée du saint qui sauvera le monde ? Dieu suscitera sans doute l'armée lorsqu'il suscitera le saint.
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Aujourd'hui, il n'y a que deux armées dans le monde, deux armées destinées à se confondre ; celle de Mazzini et celle de l'empereur Nicolas.
Il est bon de réfléchir ; il ne faut pas attendre un miracle sans le demander, sans s'efforcer de le mériter. On le demandera d'autant mieux, on s'efforcera d'autant plus de l'obtenir que l'on connaîtra davantage le péril. Hélas, le péril ne disparaîtra pas, ne diminuera pas, parce que nous refusons de le voir !
Tournons les yeux vers ce grand empire de Russie, qui sera demain l'empire d'Orient. Là un crime formidable, accompli avec une infernale sagesse, crie au ciel vengeance contre l'Europe qui le permet. Là on immole une église catholique ; là, comme conséquence immédiate de oe crime, une politique qui n'a rien de chrétien, rien même d'européen, vraie politique de calife, disposera souverainement de l'enthousiasme fanatique d'innombrables barbares. C'est là que doivent regarder ceux qui, après les dernières convulsions de l'Europe civilisée, comptent encore sur la douceur de ses mœurs, la sagesse de ses hommes d'Etat, la force de ses gouvernements, et croient que Dieu ne voudra pas détruire un si bel ouvrage.
Loin de craindre la Russie, beaucoup de gens espèrent en elle. Ils n'ont pas étudié sa politique à l'égard des catholiques. Le chef actuel du Gouvernement russe peut partager l'erreur qui voit en lui l'ennemi et le vainqueur du socialisme ; cette erreur ne change rien à la nature des choses. Entre le despotisme moscovite et le socialisme européen, il existe une affinité profonde. Chacun de leur côté, ils agissent de la même manière et l'un pour l'autre ; un jour ils n'auront qu'une seule et même action.
Quand l'heure sera venue ; quand, d'une part, le socialisme aura détruit ce qu'il doit naturellement détruire, c'est- à-dire les armées permanentes par la guerre civile, la pro-
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priété par les confiscations, la famille par les mœurs et par les lois ; et quand, d'une autre part, le despotisme moscovite aura grandi et se sera fortifié comme il doit naturellement se fortifier et grandir, alors le despotisme absorbera le socialisme, et le socialisme s'incarnera dans le Czar ; ces deux effrayantes créations du génie du mal se compléteront l'une par l'autre. Après avoir donné au Czar ses alliés les plus utiles, le socialisme, qui n'a ni Dieu ni patrie, lui fournira ses plus impitoyables instruments. On sait déjà ce qu'ils savent faire l'un sans l'autre ; on le voit en Suisse et en Pologne. Tous deux ont déclaré la guerre à l'Eglise de Jésus- Christ; maîtres du monde, ils écraseront le monde d'une chaîne que les âmes porteront comme les corps, et rien de semblable ne se sera vu sur la terre. Les socialistes, aidant le Czar à traquer la conscience, qui est la liberté, lui dénonceront toute pensée assez fière pour ne pas l'adorer, et lui, leur donnera sous ses pieds cette égalité de la dégradation qui est le rêve et le supplice de leur envie.
Si Dieu n'y met ordre, ainsi sera châtié l'orgueil de la civilisation moderne ; ainsi gémiront sous le joug de l'homme ces titans de la science et de la raison humaines, qui ont entrepris de secouer le joug de Dieu. Les malheureux ! ils croient, quand nous essayons de leur montrer l'abîme, que nous en voulons à leur liberté ! Ils sauront ce qu'ils ont perdu, criminellement et sottement perdu, lorsque, voyant persécuter l'Eglise, ils ont dit : A quoi bon défendre cette vieille et gênante institution? Elle nous a créés, elle nous a donné la liberté et la science ; mais nous sommes grands et forts, et nous pouvons bien marcher sans son appui. Désormais, au lieu de nous aider, elle nous entrave. Elle a vécu sa vie, laissons-la périr !
Par ce conseil ingrat et lâche, ils ont démantelé la forteresse de la civilisation, répandu partout le poison des guerres civiles, tari dans chaque peuple en particulier la
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source du patriotisme national, préparé dans l'Europe entière l'extinction du patriotisme chrétien. Au moyen âge, les princes de l'Europe, sous l'inspiration des saints, portaient les frontières de l'Europe et du christianisme jusqu'au delà des mers, sur le sol de l'ennemi. Notre siècle verra peut-être, et verra sans étonnement, des princes soi- disant chrétiens guider dans le cœur de l'Europe des armées d'infidèles qui viendront y établir le despotisme anti- chrétien. Ils auront ce spectacle, ces savants et ces politiques qui, aujourd'hui encore, laisseraient avec joie Rome tomber au pouvoir des bandes socialistes. Mais alors ils connaîtront la vérité ; ils sauront que, par l'abandon des croyances divines, ils se sont avilis eux-mêmes, sinon jusqu'à devenir des suppôts de la tyrannie, du moins jusqu'à la subir ignoblement. Les meilleurs, jetant un regard humilié sur la gloire des derniers martyrs, trembleront que quelque valet de police, accouru des bords de la Néva, ne les accuse d'admirer en secret ceux qui confesseront encore Dieu et la patrie.
Ce sera là ce despotisme sans pareil que pré voyait Donoso Cortès : sans pareil, parce qu'il s'exercera sur une société tombée des hauteurs de l'Evangile, et qu'aucune civilisation n'avait encore permis à l'orgueil humain de se précipiter d'un si noble sommet ; sans pareil aussi, parce que, d'une part, l'amollissement universel des courages, et de l'autre, les développements inexorables des moyens matériels de gouvernement concourront pour rendre toute résistance générale impossible. A peine quelques têtes isolées se dresseront et provoqueront noblement la mort. Elles ne la provoqueront pas longtemps. Entre la main du despote et le cœur de la victime, il y aura en vain l'immensité de l'empire : la colère du maître pourra tuer comme la foudre ; l'électricité portera les sentences, et le bourreau répondra le jour même qu'elles sont exécutées. Des académies desscien-
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ces indiqueront, devineront, fabriqueront ce qui pourrait manquer dans la perfection de l'esclavage.
Et pour que toute l'Europe en vienne là, que faut-il?
Il faut que la Révolution, après avoir dissous la société, dissolve les armées permanentes ; en second lieu, que le socialisme, dépouillant les propriétaires, éteigne le patriotisme, parce qu'un propriétaire dépouillé n'est pas, ne peut pas être patriote : en effet, dès que la question a été poussée jusqu'à ce terme, jusqu'à cette angoisse, tout patriotisme meurt au cœur de l'homme. En troisième lieu, il faut que se réalise la confédération de tous les peuples slaves sous l'influence et le protectorat de la Russie. Les nations slaves comptent 80 millions d'habitants. Hé bien ! lorsque la Révolution aura détruit en Europe les armées permanentes, lorsque les révolutions socialistes auront éteint le patriotisme en Europe, lorsqu'à l'orient de l'Europe se sera accomplie la grande confédération des peuples slaves, lorsque dans l'occident il n'y aura plus que deux armées, celle des spoliés et celle des spoliateurs, alors l'heure de la Russie sonnera... J.
Ce ne sont là que des conjectures, sans doute ; mais ces conjectures n'ont rien de contraire à la foi, rien de contraire à la raison, rien de contraire aux enseignements de l'histoire. Le colosse qui épouvante les regards de l'homme d'Etat peut crouler en une heure au souffle de Dieu ; les plaies profondes qui rongent l'Europe peuvent, si Dieu le veut, se cicatriser promptement. Dieu a fait guérissables les nations de la terre. Nous savons comment elles peuvent guérir, et l'exemple de Ninive permet aux coupables d'espérer encore, même quand l'arrêt est rendu, même quand il est signifié. Dieu enverra pour nous guérir de grands papes, de grands princes, de grands saints... Conjectures aussi! conjectures plus consolantes, certainement ; mais pourtant conjectures.
Le plus assuré est de ne point mépriser les avertissements que Dieu nous donne par la voix des hommes de
1 Donoso Corlès, Discours sur la situation générale de l'Europe.
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foi et de génie. Ecoutons-les surtout lorsqu'ils nous pressent de rétablir en nous et hors de nous la plénitude de la vie chrétienne. Demandons à Dieu, sans relâche, miséricorde pour le monde; prions-le constamment d'accorder force, lumière et courage à ceux qui recevront la rude et glorieuse tâche de se dévouer, de combattre et de périr pour le salut du monde. Le monde ne se sauvera point sans martyrs.
9 août, 1853.
II. Si les dernières nouvelles sont exactes, l'affaire entre la Russie et la Turquie, ou plutôt entre la Russie et l'Europe, est conclue comme il était trop visible qu'elle se conclurait. La Russie triomphe. Le Sultan n'est plus que le locataire du Czar, et pour un bail très-court ; le royaume de Grèce devient l'Etat de Monaco de l'Orient ; l'Autriche tombe au rang de protégée ; les autres grandes nations, n'ayant pu empêcher ce résultat, apprennent qu'une puissance qui semblait n'être encore que rivale, était déjà et se savait prépondérante.
La Russie avance à pas de géant sur une route que les fautes de l'Europe lui ont aplanie. Elle ne s'arrêtera un moment que pour se remettre bientôt en marche. Elle ne craint pas que l'on contemple sa force et que l'on étudie ses projets. Quel besoin a-t-elle qu'on les ignore? Constantino- ple était hier son but, elle devient son moysn. La Russie obtient tous les bénéfices de la guerre, parce que l'Europe veut trop la paix. La Russie s'appartient. Elle a une tête qui commande, des membres qui obéissent; elle est une monarchie. Dans le reste du monde, il n'y a, sous différents noms, que des républiques. La Russie ne dépend ni des marchands, ni des écrivains, ni des joueurs de bourse ; ses
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ministres, ses ambassadeurs, ses généraux n'ont point de fonds placés à l'étranger, ne s'inquiètent pas que leur fermeté fasse fléchir la rente. Voilà pourquoi la Russie avance et le reste recule. Elle arrive à Constantinople sans brûler une amorce, en dépit de l'Europe pleine de soldats, riche en vaisseaux, savante en tactique, mais qui ne veut pas faire des cartouches avec les pages du grand-livre. Une pareille conquête, ainsi accomplie, permet à la Russie de ne plus accepter de bornes à son ambition, de n'en plus mettre à ses espérances. Un peuple vieux et sage, et déjà rassasié de gloire, se laisserait enivrer à ce succès éclatant. Où ne montera pas l'orgueil du Russe, qui n'était, hier encore, dans la famille européenne, qu'un nouveau venu et qu'un barbare, le dernier par les sciences, par les lettres, par l'éclat militaire, et qui se sent le plus fort ? Certes, l'Europe aurait besoin qu'il eût des vertus ! Mais ce nouveau venu, ce barbare, est l'élève de la politique et de la civilisation modernes : elles lui ont laissé tous ses vices, il a pris tous les leurs. Le voilà grand, et son éducation est faite ; la politique et la civilisation modernes vont en goûter les fruits.
Deux choses renaissent et s'unissent, qui préparent à l'Europe de mauvais jours : l'une est le schisme, l'autre est le califat. La Russie à Constantinople, c'est l'esprit de Photius avec le bras de Mahomet II.
Si l'on veut connaître la question d'Orient, la vraie question d'Orient, il faut remonter à ces deux hommes. L'orgueil astucieux de l'un, l'orgueil sauvage de l'autre, la haine infernale de tous deux contre l'Eglise de Jéslls-Christ et contre le monde catholique, voilà ce qu'il faut étudier pour comprendre ce que prépare à l'Europe la prépondérance de la Russie, pour savoir comment cette puissance monstrueuse défait et recompose la carte politique et religieuse du monde,
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Dans une lutte de neuf siècles, depuis le pape Nicolas l'r, qui excommunie Photius, jusqu'à Sobieski, roi de Pologne, qui détruit sous les murs de Vienne la dernière grande armée des successeurs de Mahomet, l'Europe latine avait vaincu Constantinople, d'abord le siége de l'Empire anti-catholique, devenu comme naturellement le siège de l'Empire anti-chrétien. Flétri par la science, ruiné par les anathèmes, renversé par les croisades, totalement écrasé et avili par les Turcs, dont le triomphe lui avait semblé préférable à la réconciliation que lui offrait l'Eglise universelle, le schisme était devenu la religion misérable de l'ignorance et de l'esclavage. Bientôt énervé et abruti à son tour, blessé à Lépante, battu à Vienne, cerné, démembré, appauvri, subissant chaque jour davantage la loi qui condamne l'islamisme à une incurable stupidité, le califat avait fini par s'endormir, le bâton à la main, au milieu de ce qui lui restait encore d'esclaves, les sachant trop lâches pour le désarmer pendant son sommeil.
Mais, pendant que la vie se retirait de cet ennemi, autrefois si redouté, l'Europe, perdue de richesses, de littérature, d'impiété, de plaisirs, ne voyait pas ou ne voulait pas voir grandir à ses portes, dans la félonie de Photius, ce knez de Moscovie qui devenait en même temps roi et pontife, qui prenait tout pouvoir dans son église comme il l'avait dans son empire, et qui, en se bâtissant une capitale sur les boues de la Néva, faisait entendre qu'il avait des sujets à Constantinople et à Varsovie. Il prit la Pologne, il se mit à dévorer un peuple catholique. Le Pape leva au ciel ses mains impuissantes; le fainéant débauché qui souillait la couronne de saint Louis étouffa un gémissement de honte ; le reste de l'Europe était complice. Devinant à ce trait quel ennemi nouveau se dressait contre le Christ, l'ignoble bande des faux philosophes français, menée par Voltaire, se répandit en serviles adulations devant la Sémiramis de mau-
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vais lieu qui entamait la république chrétienne sur son plus héroïque rempart. Depuis ce coup, la Russie n'a cessé de marcher au milieu des succès et des hommages. Par un dessein de Dieu, tout a secondé sa fortune. Ceux qui se croient les rivaux de Dieu ne sont que ses instruments ; Dieu veut bien qu'ils grandissent : la Russie a donc grandi par la faute et pour la punition de l'Europe, qui s'est tout entière employée à sa grandeur.
Et maintenant la Russie nous apparaît avec sa noblesse incrédule et son peuple fanatique, avec ses généraux savants et ses soldats barbares ; avec son empereur qui goûte nos vaudevilles et qui est le grand prêtre, le dieu visible de soixante millions de croyants qu'il appelle ses saints, auxquels il parle le langage des croisades, qu'il remue en promettant de leur faire entendre la messe dans Sainte-Sophie. Voilà le nouveau calife, brutal comme Pierre-le- Grand, civilisé comme Machiavel, obéi comme Mahomet, aussi savant que nous, aussi disert que nous, plus fort que nous, pouvant à la fois commander et séduire, à la fois rompre et corrompre, ayant à sa disposition des supplices, des sophismes et de l'or.
Il regarde l'Europe, et la voit divisée partout. Entre les nations, des antipathies insensées ou des alliances contre nature ; la France et l'Autriche, toutes deux catholiques, se refusant toutes deux à un accord dont l'une et l'autre ont besoin, et offrant la main, celle-ci à la Prusse, celle-là à l'Angleterre. Le patriotisme européen complètement éteint, parce que la politique et l'hérésie ont détruit le patriotisme catholique. Dans chaque nation en particulier, le patriotisme local affaibli, sinon ruiné tout à fait, par les haines de parti, par la lèpre des idées révolutionnaires, par l'affaiblissement des croyances religieuses : le peuple à qui on a ôté sa foi antique, on lui a ôté véritablement la patrie ; les trois quarts des hommes n'ont plus rien à défendre sur une terre dont
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ils ne vénèrent plus les autels et les tombeaux. Nous sommes dans un temps, disait dernièrement un philosophe chrétien, où l'homme est comme déraciné^. Oui, hélas! déraciné, arraché du sol, ne tenant plus par aucune fibre à sa nationalité de religion et de patrie ; frère, suivant l'opinion qu'il s'est faite et suivant l'intérêt qui l'occupe, de l'Anglais, de l'Italien, du Russe; mais aussi volontiers ennemi de ses frères de langue, de sang et de baptême : citoyen du monde entier, mais non plus citoyen de sa terre natale ; adorateur, ici de la force, là de la révolte, presque partout du succès ; mais ici, là et partout infidèle à son Dieu. Tel est l'homme du dix- neuvième siècle dans l'Europe entière. Il flotte de doctrine en doctrine, il court de jouissance en jouissance, incertain et lâche, même lorsqu'il est bon. Il se demande si, après tout, n'ayant d'autre Dieu que lui-même, il a une autre patrie que le monde. Il ne tient plus au passé, devant lui il ne sent plus l'avenir, il est déraciné. C'est cette poussière qui tiendra devant l'ouragan de fer et de feu qui s'avance compact de l'Orient, poussé par le fanatisme de la conquête.... Ah! si Dieu ne fait pas quelque coup de sa droite, s'il ne suscite pas un homme dans l'Europe épuisée, nous touchons à l'heure des ignominies, et elle sonnera pour longtemps !
Nous espérons encore; nous espérons que la France, fût- elle seule dans le monde et voulût-elle s'oublier, se souviendra d'elle-même. Pas plus qu'une autre nation, sans doute, elle ne manque d'esprits courts et timides, ou misérablement captivés par les erreurs ou les passions anti-religieuses : ils lui diront que la paix ne saurait être achetée trop cher, qu'il n'importe pas beaucoup qu'il y ait une seconde papauté à Constantinople, et qu'enfin rien n'est perdu si l'on conserve le commerce et les arts. Mais la France ne pourra pas, ne
--- i *M. Saint-Bonnet, Mémoire sur l'affaiblissement de la raison.
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voudra pas acheter la paix au prix que l'orgueil russe, exalté par ces bassesses, y mettra. Il ne sera pas possible à la France d'ignorer longtemps que le schisme oriental, quelque succès que Dieu lui permette d'obtenir, eût-il pu atteindre un moment la tiare, objet de sa jalousie éternelle, croira n'avoir rien fait tant qu'il n'aura pas brisé l'épée de Clovis.
La France se lèvera. Puisse-t-elle ne pas trop attendre! Puisse-t-elle ne pas voir bientôt que Dieu lui offre une occasion de se rajeunir, de se purifier, de retremper avec elle toute l'Europe dans une de ces guerres vraiment justes, vraiment saintes, qui relèvent les peuples et sacrent une dynastie.
Par les croisades, l'Europe fut sauvée non-seulement de l'islamisme, mais d'elle-même. Elle était comme aujourd'hui, pleine de troubles, de factions, de révoltes; dévorée de sectes anti-sociales. Il y a des plaies dont on ne peut guérir les peuples qu'en précipitant leur énergie vers de glorieux périls. Ce torrent de mauvaises passions devint le fleuve des croisades, qui, roulant beaucoup de fange et beaucoup d'or pur, alla se tarir sur la pierre du Saint-Sépulcre, après avoir creusé entre l'Europe et l'Orient un abîme que l'islamisme n'a pas franchi.
Le schisme grec est l'islamisme de notre temps. Entre l'Europe et lui, puisse la France avoir encore une fois la gloire de creuser l'abîme ! Elle se sauvera elle-même, et elle sera récompensée des peuples et de Dieu.
Que si le bras de la France est énervé et son bon sens épuisé comme ses vertus, et que tout notre espoir soit désormais dans nos diplomates, les générations voltairiennes ne mourront pas sans avoir vu l'un des plus grands châtiments de l'orgueil philosophique, et elles en recevront leur part. Après avoir fait tout ce qu'elles ont pu pour secouer et ruiner à jamais le pouvoir spirituel du Vicaire de Jésus- Christ, elles mourront sujettes du vicaire de Satan. Elles
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pourront comparer la papauté qu'elles ont voulu détruire à celle qu'elles ont voulu créer : elles verront ce que c est qu'un pape militaire, qui a pour légats des généraux, pour missionnaires des cosaques, pour Dieu son propre orgueil; et elles seront chassées de l'histoire et de la vie à coups de fouet.
Dieu ensuite achèvera son œuvre. La vérité seule est éternelle.
II
LES DEUX EMPEREURS.
1
NAPOLÉON 111.
3 mars 1855.
Le discours de l'Empereur pour l'ouverture de la session a le caractère de tout ce qui vient de cet esprit vigoureux : simple, mâle, clair, il ne laisse dans la situation aucune obscurité, dans les esprits aucune incertitude. Le mérite particulier de l'homme y est assurément pour beaucoup, mais l'avantage du régime est de laisser à ce mérite toute sa valeur, de le dispenser de louvoyer entre les partis, de lui assurer une action prompte, de lui permettre un langage qui raffermit l'opinion dans le moment même où il annonce tout ce qui peut le plus fortement l'émouvoir. Ainsi se tournent vers l'action, à l'instant opportun, les forces qui se per-
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draient inutilement et fatalement dans la discussion. Nos affaires ne sont pas seulement mieux faites, nous y voyons encore plus clair. Point de vaines parades, point de clameurs sur la place publique, point de sophismes pour embarrasser les esprits : ce n'est pas un parti, c'est le pays qui fait la guerre. Il la fait sans injure, sans déclamation. Que l'on imagine une pareille occurrence sous nos anciens gouvernements de tribune et de journaux, même en dehors des complications de cette mauvaise année : nous serions plus près d'avoir la révolution chez nous que d'aller chercher en Orient la victoire et la paix.
Une résolution prompte, une conduite à la fois énergique et prudente, les bons procédés de notre côté aussi manifestement que le bon droit, toutes les garanties possibles d'un résultat heureux, et l'honneur de marcher à la tète de l'Europe dans cette grande entreprise, telle est la situation. La France n'en a pas eu de meilleure depuis longtemps ; c'est ainsi qu'elle devait tirer l'épée.
La postérité remerciera l'empereur Napoléon d'avoir vu les dangers dont la Russie menace la civilisation latine, et de ne les avoir pas laissé grandir. L'humanité ne lui doit pas moins de reconnaissance pour avoir su écarter de cette guerre l'intérêt révolutionnaire. Deux gouvernements, en Europe, pouvaient se servir de l'intérêt révolutionnaire au dehors, sans le craindre immédiatement chez eux; la Russie, parce que l'esprit de révolution ne l'a pas encore atteinte assez profondément ; la France, parce que ce même esprit, satisfait de ses conquêtes en Italie et en Allemagne, n'aurait pas osé ni peut-être voulu la troubler, au risque de s'attirer une répression terrible. L'Empereur de Russie n'a point reculé devant les formidables éventualités du soulèvement révolutionnaire ; il les a au contraire comptées parmi ses avantages. L'empereur Napoléon a réuni toutes les nations européennes dans une alliance qui les garantit contre la Ré-
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volution autant que contre la Russie. C'est la belle politique française et chrétienne, qui méprise les profits particuliers dans l'intérêt commun, qui croit avoir assez gagné quand elle a servi la justice, qui se tient assez payée lorsqu'elle remporte l'honneur. En même temps qu'il n'y a point de conduite plus digne, il n'y a point non plus de calcul plus sage : la justice élève les nations, et Dieu leur donne par récompense ce qu'elles ont su dédaigner par probité.
Entrons donc avec confiance dans cette guerre, malgré les maux inévitables qu'elle apporte et les deuils qu'elle prépare. C'est une calamité, sans doute ; mais le succès de la politique russe eût été un désastre. L'Empereur de Russie à Constantinople, ce ne serait pas la ruine de l'islamisme, qui s'en va et qui mourra, comme force religieuse, du secours que nous lui donnons ; ce serait la prépondérance assurée d'un anti-catholicisme bien autrement redoutable que l'islamisme ne l'est maintenant et ne le sera désormais ; ce serait le sabre de Mahomet dans la main de Photius. L'ennemi de l'Eglise, l'ennemi de la civilisation chrétienne, c'est le Russe. L'empereur Nicolas a renouvelé de nos jours les actes les plus odieux des persécuteurs païens. Ce prétendu protecteur des chrétiens d'Orient a fait périr sous le fouet, a enterré dans les neiges de la Sibérie, a livré aux balles des montagnards du Caucase des milliers de martyrs : le zèle infâme de ses bourreaux a fait apostasier des diocèses tout entiers. Voilà trente ans qu'il insulte au sang de Jésus- Christ, et que l'épouvantable patience de la justice divine l'enivre de prospérités. A présent, son heure est venue, et l'Europe qu'il maîtrisait et qu'il séduisait est croisée contre lui. Il s'agit bien des Turcs ! Nous allons voir la justice de Dieu i Ó
1 Cet article a été reproduit dans le Moniteur.
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II
NICOLAS let.
5 mars 1845.
A travers la remarquable dignité de la forme, la réponse de l'Empereur de Russie à la lettre de S. M. l'empereur Napoléon montre combien le signataire sent déjà le poids de la responsabilité qu'il a encourue. Il cherche à se justifier devant l'Europe, irritée de son agression toute gratuite, et contrainte par lui de lui faire la guerre. Dans ce but, il avance des sophismes qui ne tromperont pas même l'opinion complaisante de la Russie. Qui croira que l'intérêt religieux est le seul qui l'anime, que ce zèle pour l'orthodoxie grecque est sincère ; que les privilèges des chrétiens de sa communion, en Orient, étaient menacés? Quand a-t-il pu penser qu'aucun tribunal, diplomatique ou autre, lui aurait reconnu le droit d'interpréter seul des traités dont quatre autres souverains étaient signataires et garants ?
L'Empereur de Russie peut-il consentir à dire que ces complications ne viennent pas de lui, lorsqu'il est si clairement établi, devant toute l'Europe, que son prétexte, l'affaire dite des Lieux-Saints, n'a été pour les Grecs l'occasion d'aucun préjudice, et que la France, protectrice des Latins de Jérusalem, s'y est montrée presque plus conciliante que ne le voulaient ses droits et sa fierté ?
Comment se résigne-t-il encore à avancer que la présence de la France et de l'Angleterre dans les eaux de Sala mine a seule envenimé la question, quand sa propre armée avait
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déjà franchi le Pruth, et quand son insistance, après les éclaircissements donnés sur l'affaire des Lieux-Saints, dénonçait si clairement ses volontés ? Fallait-il qu'il pùt tout préparer, jusqu'au moment où personne ne pourrait plus l'empêcher de tout faire ?
Comment, enfin, un si grand monarque ne rougit-il pas d'équivoquer sur les paroles si claires de l'empereur Napoléon, au sujet des commentaires explicatifs de Saint-Pétersbourg touchant la note de Vienne? Il fait observer que ces commentaires si positifs n'ont eu lieu qu'après le rejet de la note par le Divan. Cela est vrai; mais, dans la lettre à laquelle le Czar prétend répondre, l'empereur Napoléon dit que les commentaires russes, vérifiant et justifiant les répugnances de la Turquie pour cette note, ont empêché les quatre puissances d'insiste?' sur son adoption pure et simple, et il ajoute ces mots, qui seront dans la suite des siècles, comme aujourd'hui, le résumé impartial de l'histoire : ci De « son côté, la Porte avait proposé au projet de note des « modifications que les quatre puissances ne trouvèrent pas « inacceptables. Elles n'ont pas eu l'agrément de Votre « Majesté. Alors la Porte, blessée dans sa dignité, menacée « dans son indépendance, obérée par les efforts déjà faits « pour opposer une armée à celle de Votre Majesté, a « mieux aimé déclarer la guerre que de rester dans cet état « d'incertitude et d'abaissement. Elle avait réclamé notre « appui ; sa cause nous paraissait juste ; les escadres an- « glaise et française reçurent l'ordre de mouiller dans le « Bosphore. — Notre attitude vis-à-vis de la Turquie était « protectrice, mais [passive. Nous ne l'encouragions pas à « la guerre. Nous faisions sans cesse parvenir à l'oreille du « Sultan des conseils de paix et de modération, 'persuadés « que c'était le moyen d'arriver à un accord, et les quatre « puissances s'entendirent de nouveau pour soumettre à « Votre Majesté d'autres propositions. » Voilà la vérité
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vraie, à laquelle le petit subterfuge de l'empereur Nicolas ne répond point.
Ces habiletés, il faut le dire, sont un des traits accoutumés de la politique russe : elle est hardie au sophisme, et ne dédaigne jamais de l'employer. Dans ses Chancelleries, les traités deviennent des piéges; mais on s'étonne que le souverain lui-même mette officiellement la main à ces falsifications.
C'est la loi vengeresse qui pèse sur l'injustice. Même lorsqu'elle a la force et le succès, elle est encore condamnée à l'hypocrisie ; et cette plaie honteuse l'avertit, en dépit de son orgueil, du peu de solidité de sa fausse grandeur.
Au fond, la lettre de l'empereur Nicolas se réduit à dire que l'Europe, particulièrement la France et l'Angleterre, devaient s'en rapporter à sa parole, lui laisser faire ce qu'il voulait, abandonner la Turquie à ses propres forces, c'est- à-dire la livrer purement à sa discrétion. Alors l'Empereur de Russie, écoutant ses mouvements magnanimes, aurait pu se contenter d'avoir un vassal à Constantinopleet-d'y régner en simple suzerain. Il aurait fait cette concession aux alarmes de l'Europe. L'amour qu'il a pour la paix, sa modération, l'obéissance et la patience de la Russie, lui eussent facilité ce grand sacrifice !
Dieu merci, il s'est trop mépris sur la France et sur l'homme qui préside à ses destinées !
Il s'en aperçoit, et de là vient ce dernier effort pour abuser l'opinion. Trop engagé pour reculer, il veut se faire absoudre, au moins par son pays, des périls dans lesquels il jette l'Europe, périls dont la Russie supportera la plus lourde part. Pour se tirer pacifiquement de cette situation formidable, il y devrait laisser au moins son orgueil. Il ne s'y résignera pas : ce souverain est un persécuteur de l'Eglise ; c'est par l'orgueil que Dieu perd les hommes qui s'élèvent contre lui. L'Empereur de Russie persévérera: il faut quelque grande chute où le monde voie la main de Dieu.
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Ce persécuteur lui-même, par la guerre qu'il provoque et le caractère religieux qu'il s'obstine à lui donner, suscite une véritable croisade, dont le résultat probable sera la destruction de l'islamisme comme puissance antichré- tienne et l'affaiblissement, peut-être décisif, du schisme grec, plus redoutable aujourd'hui qu'il ne le fut jamais. Voilà où cette affaire aboutit, en dépit ou à l'insu de ceux mêmes qui la conduisent. Le plus grand mouvement des temps modernes aura pour point de départ, comme au moyen âge, le tombeau de Jésus-Christ. Plaise à Dieu qu'il en sorte encore une fois la résurrection du monde, c'est-à- dire la délivrance et l'accroissement de l'Eglise ! Plaise à Dieu que la France, après avoir cette fois encore la première avancé son épée, retournant contre l'Empereur de Russie, et à meilleur titre, les prétentions qu'il met en avant, lui dise :—Vous tenez sous l'oppression la plus dure quatorze millions de chrétiens catholiques : la France ne peut tolérer plus longtemps leur supplice ; qu'ils soient libres par ma victoire : c'est ma part du butin !
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111
CHUTE DE SÉBASTOPOL.
Je reproduis cet article, écrit sur le faux bruit qui s'était répandu de la prise de Sébastopol. Dieu n'a pas voulu que la victoire fût si prompte ; il a ajouté à la gloire de la France en lui imposant de plus longs travaux. On.doit néanmoins remarquer que Sébastopol aurait, en effet, succombé en peu de jours si Saint-Arnaud avait vécu. Les défenseurs eux-mêmes de la ville l'ont avoué. Il ne fallait qu'un coup d'audace et de génie. Il y a été suppléé par dix-huit mois d'héroïsme. Je n'ai pas besoin d'effacer ce qui est dit de la faiblesse des Russes. Le monde et la France n'ont eu que trop à revenir sur cette première impression.
2 octobre 1854.
Le Moniteur donne, sous toutes réserves, les heureuses et grandes nouvelles qui sont arrivées hier.
La prise de Sébastopol est donc un fait à peu près certain, quoique-non encore officiel. C'est la chute de la grandeur russe, c'est une victoire pour la France, une victoire pour la civilisation, une victoire pour l'Eglise. Grâces soient rendues à Dieu ! Le schisme grec, si audacieux naguère, reçoit de ce coup une blessure profonde, peut-être mortelle. Il se voyait au terme de ses desseins ; il entrait dans une carrière de faciles triomphes ; il s'était construit deux repaires inexpugnables, d'où il menaçait le monde latin et tenait sous le joug le monde oriental ; ses volontés pesaient orgueilleusement dans le conseil des nations : il croule, il est tombé. Sa chute étonne la terre, et ses vainqueurs eux-
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mêmes en sont surpris. On croyait qu'il tiendrait plus longtemps. Son arrogance avait donné de lui une idée plus haute. C'est à peine s'il honore sa défaite. Il n'est pas vaincu, il est dissipé. Il laisse aux mains des vainqueurs sa ville forte, ses vaisseaux, ses approvisionnements, ses soldats et sa gloire. Comme sa doctrine, comme sa politique, son courage n'était-il encore qu'un mensonge?
L'histoire de la campagne dont nous ne connaissons encore que le premier résultat fera de plus en plus admirer l'esprit qui a conçu cette vaste entreprise, le génie qui en a formé le plan, la volonté qui, presque seule, dans sa tranquille énergie, loin du théâtre de la guerre, en a bravé les obstacles. C'est sur l'ordre formel de l'Empereur qu'on a passé outre, affrontant les maladies, les périls de la mer, les forces d'un ennemi dont on ne connaissait pas la faiblesse et dont on ne pouvait prévoir l'aveuglement. Telle est la confiance que donne la justice aux cœurs assez grands pour l'aimer et pour la défendre : ils comptent sur l'assistance du Dieu des armées, qui est aussi le Dieu de la justice. Ainsi fut livrée et gagnée témérairement cette autre bataille de la chrétienté, la bataille de Lépante, dont la prise de Sébastopol est presque l'anniversaire.
Mais si grande que l'on fasse ici la part des hommes, il y faudra voir la main de Dieu, la main qui écrase les superbes. Elle a voulu paraître ; il faut la voir.
D'un côté, le protecteur de l'Eglise; de l'autre, son persécuteur ; d'un côté, l'homme simple et bon, le grand homme qui a rétabli le Vicaire de Jésus-Christ sur son Siège ; de l'autre, le despote fastueux et cauteleux qui, par un odieux abus de la force et par un plus odieux mépris des traités, a ravi à l'Eglise plusieurs millions d'âmes en un seul coup. L'un a ouvert les lèvres du prêtre jusque dans les régiments, l'autre les a fermées jusque dans les temples ; l'un a fondé ou assisté de sa main libérale un nombre considérable
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d'établissements religieux, l'antre a dépouillé, renversé et profané par centaines les monastères et les églises ; l'un a appelé dans le Sénat les princes du sanctuaire, l'autre a divisé les prêtres en deux parts : ceux-ci pour ses antichambres, ceux-là pour la Sibérie. Pour le premier, des bénédictions libres s'élèvent, tous les jours, de l'autel libre ; pour le second, les malédictions de l'innocent sont murmurées tous les jours au fond des mines et des cachots.
Ils étaient en présence, les armes à la main. Après des négociations où le bon droit avait apporté la modération et la franchise, et que l'orgueil et l'astuce ont rendues inutiles, ils en appelaient au jugement de Dieu.
Le jugement de Dieu ne s'est pas fait attendre. Tout s'est tourné contre ce puissant qui, pendant plus d'un quart de siècle, dans la plénitude d'un pouvoir et d'une force incomparables, a pu mûrir les projets immenses dont le monde admire le prodigieux avortement.
Sa sagesse l'a trompé, son orgueil l'a trompé, sa politique l'a trompé. Il a été trompé par la confiance que lui inspirait sa force la plus certaine, il s'est embarrassé dans ses mensonges les plus savants, il a été blessé par les gouvernements qui voulaient peut-être le secourir. Il comptait sur les éléments comme sur un rempart plus assuré que le granit de ses forteresses : les éléments l'ont laissé vaincre. Il comptait sur les périls du climat : en effet, la peste a traversé nos camps, mais elle s'est établie dans les siens.
Il n'y a pas encore deux ans, lorsqu'il donnait à l'un de ses agents une mission hautaine, que celui-ci rendait insolente, l'Empereur de toutes les Russies s'embarrassait peu de la France; et, d'une certaine manière, il avait raison. La France, si docile sous Louis-Philippe, se remettait à peine de ses discordes intestines. L'homme nouveau qui la gouvernait, Napoléon III, empereur par la grâce de Dieu, mais empereur de la veille, était-ce là l'antagoniste du Czar, du
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plus ancien souverain de l'Europe, de l'allié de la maison d'Autriche et de la maison de Brandebourg, du protecteur de tant d'autres maisons souveraines, de l'arbitre des cabinets, du pape ou plutôt du dieu gréco-slave, en qui tant de sages voyaient la pierre angulaire de l'ordre européen, et qui, entouré de huit cent mille soldats et de soixante millions de sujets, régnait absolu derrière ces mers inaccessibles et ces formidables distances où avait péri la fortune du premier Napoléon? Que pouvait contre lui le nouveau chef do la France? Avait-il des trésors? avait-il des soldats? où étaient ses flottes? et s'il attaquait la Russie, que ferait-il de la Révolution chez lui et autour de lui?
Aucun politique alors n'aurait cru à l'alliance de la France et de l'Angleterre, et deviné qu'on verrait à la fois dans la Baltique et dans la mer Noire ces deux drapeaux unis, le français et l'anglais, Napoléon régnant! Aucun n'aurait cru que la pensée même en pût naître aux Tuileries, autrement que dans les rêves d'une nuit d'angoisse. Et tout à coup ce rêve a été la réalité.
L'alliance faite, l'Empereur de Russie n'y a pas voulu croire. Pour dissoudre ce noble pacte, il a essayé de viles séductions. En repoussant ses avances, on lui offre encore la paix, et certes à des conditions larges et bonnes pour lui; son orgueil la refuse. Il se hâte, il profite du temps, il viole les traités, il s'engage sur le territoire turc. Là l'ennemi qu'il méprisait lui tient tête, l'humilie, le châtie, le chasse; ses soldats se retirent comme des larrons, emportant des hardes et laissant des drapeaux.
Les hésitations des puissances allemandes l'ont perdu en voulant le ménager. Si l'Autriche et la Prusse s'étaient prononcées plus vite et plus nettement, il aurait cédé sans doute et conservé au moins quelque prestige. En tous cas, il n'aurait pas fait cette désastreuse expédition de la Valachie. Mais Dieu voulait enfin le punir.
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Il avait mis son espoir dans la science moderne. Quant à l'art militaire, la Russie pouvait paraître une puissance civilisée. Il croyait avoir de l'artillerie, des fortifications, toutes les ressources de l'esprit militaire ; il croyait avoir des soldats qui défendraient le drapeau comme on le défend ailleurs, là où le drapeau est le signe de la patrie. Il a vu la différence de l'esprit servile et de l'esprit militaire; de la science qui se développe naturellement chez les peuples libres et de celle qu'on implante par ukase chez les peuples esclaves 1, de la discipline du soldat et de l'obéissance de l'automate. Il a vu les Français et les Anglais enlever à la baïonnette ses forts si savamment construits ; il a vu cette garnison qui devait s'ensevelir sous les ruines de Sébastopol, non- seulement ne pas chercher la mort, mais, chose inconcevable et presque inouïe, demander la captivité.
Ainsi s'affaisse et tombe comme paralysé ce géant, ce co10Rse qui effrayait le monde. Le voilà par terre, ruiné en une campagne. Tout lui manque à la fois, et personne maintenant ne serait surpris qu'il s'abandonnât lui-même.
La situation du Czar, si abaissée devant le monde européen, devient en effet très-difficile en Russie même. Le gouvernement despotique n'est possible que dans des conditions où ce prince n'est plus placé. Un roi peut être malheureux, un despote a besoin d'être invincible. Le Czar vaincu sentira tout le premier, nous l'espérons, à quoi ses malheurs l'obligent, et la main de fer qu'il appuyait sur ses sujets catholiques s'amollira. Au besoin, sans doute, la France et l'Angleterre auront la noble inspiration d'en faire un des articles du traité de paix. L'Empereur de Russie a commencé
1 II faut dire que la science n'a brillé d'aucun côté dans la guerre. Chacune de ces armées si savantes a eu un homme de génie devant lequel ont disparu les talents d'école. Le génie de Saint-Arnaud avait vu comment on pouvait emporter la place, le génie de Totleben a vu comment on pouvait la défendret
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la guerre sous prétexte de protéger ses coreligionnaires, les chrétiens d'Orient, but qui sera atteint par ses vainqueurs beaucoup mieux et beaucoup plus largement qu'il ne l'eût été par lui-même : il est digne de l'Empereur des Français de vouloir que l'un des résultats de cette guerre soit la liberté de ses coreligionnaires les catholiques de Russie. Que ce soit là son sublime trophée ! Que, dans la Russie même, un Te Deum éternel célèbre la victoire que Dieu a donnée à Napoléon, empereur des Français!
IV
LE MARÉCHAL SAINT-ARNAUD.
9 octobre 1854.
Une profonde affliction vient se mêler à la joie que répandent les glorieuses nouvelles de la Crimée. Dieu a pris une grande victime. Le héros de cette prodigieuse campagne a cessé de vivre. Les navires qui nous apportaient ces bulletins si vaillants et si pleins d'une ardeur guerrière, sont suivis de celui qui nous ramène son corps inanimé. Il décrivait la bataille comme il l'avait gagnée, du même souffle ardent et puissant, et c'était son dernier soupir. On le savait malade, affaibli, miné par de cruelles souffrances ; mais qui eût pensé que la mort était là, si près, et qu'un homme pût à ce point la voir et l'oublier, ou plutôt lui commander d'attendre !
Il calculait ses approches, il sentait ses étreintes ; à force de volonté, il lui arrachait quelques jours, quelques heures. Quels jours et quelles heures ! Les jours de l'arrivée en
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Crimée, les heures de la bataille de l'Aima ! C'est au dernier terme d'une maladie de langueur, lorsque la vie fuyait de ce corps épuisé et secoué par des crises terribles, comme l'eau fuit d'une main tremblante, c'est dans cet état qu'il organisait cette expédition incomparable, qu'il en bravait les périls, qu'il en surmontait les obstacles, qu'il plantait son drapeau sur le sol ennemi, qu'il restait douze heures à cheval, qu'il donnait à la France une victoire, qu'il dictait ces ordres du jour et ces rapports aussi beaux que son triomphe, qu'il investissait Sébastopol, qu'il disait à ses soldats : Vous y serez bientôt !
Il s'arrête là, aux portes de Sébastopol investi, au milieu de l'ennemi défait, comme s'il avait dit à la mort : Maintenant, tu peux venir.
Une immense admiration tempère la douleur publique. On regrette le Maréchal, on ne peut le plaindre. Cette fin est si belle après ce mâle combat contre la mort présente et inévitable, après ce grand service rendu à la civilisation, après ces récits héroïques ! Il meurt sous les regards du monde, frappant un de ces coups d'épée qui comptent dans la vie des empires ; trois nations inclinent sur sa tombe leurs drapeaux reconnaissants ; et une quatrième, qui croyait, la veille encore, dominer toutes les autres, se souviendra de lui au jour qui marque le déclin de ses destinées. Entre la Turquie qui se relève pour affranchir - l'Eglise et la Russie qui s'écroule pour la délivrer, sur ces flots qui furent aussi son champ de bataille et dont les caprices terribles n'ont pas étonné son courage, il meurt dans l'un des plus vastes linceuls où la victoire ait enveloppé ses favoris.
C'est assez pour la gloire humaine, et ceux qui n'en connaissent et n'en désirent point d'autre peuvent trouver que le maréchal de Saint-Arnaud en a été comblé.
Mais son âme était plus grande et ses désirs plus hauts,
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et, en le retirant pour quelques heures des soucis du commandement et du bruit des armes, la Providence lui a donné ce que sans doute il lui demandait : le temps d'humilier son cœur.
Ce grand général était un humble et fervent chrétien. loi La calomnie, qui s'attache si aisément aux hommes politiques, avait oublié ses services militaires en Algérie pour ne se souvenir que de son rôle au 2 décembre, rôle dont sa gloire n'a pas à demander pardon. Mais, sans vouloir entrer dans aucune contestation à cet égard, que l'on sache seulement, pour juger l'homme, qu'un an après le coup d'Etat, l'Empire étant proclamé et établi, Saint-Arnaud, maréchal de France, ministre, grand écuyer de l'Empereur, au faîte et dans l'enivrement dangereux de toutes les pros- pérités, se tourna vers Dieu, non pour obtenir la santé, jV mais pour mourir en chrétien.
Il avait une de ces natures si' franches qui ne fuient pas la vérité lorsqu'elles la voient, et qui ne- craignent pas de la suivre. C'était durant son séjour à Hyères. Il fit venir chez lui le digne curé de cette ville, et, sans chercher de circonlocutions ni de détours, devant tous ceux qui étaient là, il lui dit simplement qu'il voulait se confesser. Le bon prêtre, surpris, tombe à genoux et rend grâce à Dieu, qui daigne aussi parler au cœur des puissants du monde. Le maréchal, trop malade encore pour quitter sa chambre, fit ses Pâques chez lui, sans mystère, en présence de ses officiers, de toute sa maison, faisant venir jusqu'au soldat qui était de planton à sa porte.
Tel il avait été dans cette première occasion, tel il continua d'être. Guéri contre toute attente, rendu aux affaires, il ne négligea plus ses devoirs de chrétien ; il les remplit comme il faut les remplir dans ces hautes situations où l'homme a, de plus que le commun des fidèles, le devoir de l'exemple.
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Que pourrions-nous ajouter qui fût digne de nos respects, de notre admiration, de nos regrets, de nos espérances? Il n'est plus, mais il a servi son pays et honoré Dieu ; ses œuvres lui ouvrent la porte de l'histoire, et sa foi celle de l'éternité
V
LA GUERRE.
27 décembre 1854.
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Périclès, célébrant les morts de la guerre du Pélopo- nèse, s'excusait de chercher à louer par des paroles des héros assez loués par leurs actions : et nous, que dirons- nous donc de nos héros ? Sur la valeur des guerriers athéniens, il fondait le plus bel éloge d'Athènes : et nous, que dirons-nous de la patrie qui montre à tout l'univers de pareils guerriers ? L'ardeur militaire n'est plus la première de leurs vertus ; ils savent élever plus haut leur constance, et cette armée, si solide et si brave, étonne encore l'ennemi par son humanité. Spectacle dont on ne peut se taire, et dont on hésite à parler! S'il s'agit des hommes, ils dépassent la louange ; s'il s'agit des choses, elles dépassent l'imagination, et l'on éprouve comme un enivrement de la grandeur que les uns et les autres promettent à la patrie.
Que de nouveautés capitales! que de germes puissants jetés à pleines mains ! Nous traversons une de ces époques rares où la main de Dieu, habituellement cachée dans les
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choses humaines, se découvre et travaille, pour ainsi dire aux yeux de tous, suscitant les hommes, précipitant les événements, multipliant les prodiges. Ou plutôt — car Dieu lie fait rien avec hâte, et ce que l'on appelle l' imprévu n'est que la lente maturité de ses conseils — Dieu fait aboutir enfin sa justice et sa miséricorde ; il exécute à l'heure marquée ses décrets. Il élève, il abaisse, il pardonne, il punit. Au temps opportun, le vent souffle pour faire tomber le fruit mùr, pour emporter la semence et la répandre dans l'espace qu'elle doit couvrir, pour abattre la force insolente, pour ranimer la mèche qui fume encore. Après que le roc a été longtemps miné par la mer, l'orage lui donne l'assaut et l'arrache dans un effort terrible, quand sa masse se croyait encore affermie pour jamais. D'un côté, la mesure de l'expiation est pleine ; de l'autre, celle de l'iniquité est au comble. Varsovie tressaille d'espérance et Saint-Pétersbourg d'angoisse. Encore quatre cents ans, disait Dieu aux enfants d'Abraham, qui lui demandaient vengeance des Amorrhéen:; ; laissez-les accomplir leur iniquité !
Voilà le spectacle du monde. Au premier aspect, ce ne sont que catastrophes soudaines ; regardons mieux, nous ne verrons que destins accomplis. L'imprévu arrive par des routes tracées à l'avance et n'est que l'aboutissement naturel d'un long travail. Rien n'était visible, tout était prêt. Vingt peuples divers, et parmi ces peuples des milliers d'hommes, travaillaient à leur insu sur le plan divin, faisant chacun à part une pièce nécessaire du moule où la main de Dieu coule en brûlante fusion la masse des choses humaines. L'heure est venue, les ouvriers sont convoqués : bon gré mal gré, ils arrivent, chacun apportant son œuvre prête, dont tous ignoraient ou méconnaissaient le but. Bon gré mal gré, ils concourent. Ce qu'hier aucun ne voulait, aujourd'hui chacun le veut, ou, sans le vouloir, le fait. Mais l'instrument principal que Dieu emploie, la volonté ardente, la
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voix persuasive, le fer bien trempé qui brille comme l'éclair dans ce chaos ordonné, c'est l'instrument qu'on lui vit en tous ces grands mouvements du monde: la voilà hors du fourreau, l'épée des Francs, sacrée à Reims pour les œuvres de Dieu, l'épée toujours vengeresse et toujours libératrice, et qui remplit encore sa mission même lorsqu'elle l'ignore, même lorsqu'elle la récuse ! Gesta Dei per Francos.
Sainte guerre, toute pleine de sacrifices qui, plus ils sont grands, mieux ils sont consentis! Guerre qui nous tire nous-mêmes de la triple fange des intrigues, des vils plaisirs et des séditions, pour nous ouvrir les plus nobles champs de l'activité humaine! Guerre où la charité ne fait pas moins de conquêtes que le fer ; où nos prêtres et nos religieuses, triomphant sur le théâtre de mort que la peste leur dresse au milieu du champ de bataille, aussi admirables que nos soldats, deviennent pour les alliés, comme pour l'ennemi lui-même, l'arme qu'ils nous envient le plus et qu'ils espèrent davantage de pouvoir imiter !
Oui, quand les journaux nous apportent ces merveilleux récits de bataillons enfoncés, de redoutes emportées, de sanglants travaux invinciblement poussés à travers tant de périls ; quand nos prêtres et nos Sœurs de charité sont à leurs tranchées dans les hôpitaux et dans les ambulances de terre et de mer, nous voyons le tableau tout entier : la fumée ne nous cache pas le sang, et nous savons que l'éclat dont nos drapeaux se couronnent a pour ombre cruelle le deuil des familles. Alma, Inkermann, Sébastopol, noms illustres, sources de larmes !
Hic matres misereeque nurus, hic cara sororum Pectora moerenium....
Mais du cœur de ceux qui tombent et du cœur de ceux qui les ont perdus, nous entendons aussi s'élever vers Dieu la puissante voix de la prière ; et quels fléaux ne peut pas
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détourner la prière qui porte de tels dons ! Mères, consolez- vous ; nous sommes en un temps où vos enfants pouvaient autrement mourir ; vous surtout, mères chrétiennes, car ils meurent chrétiens, leur noble sang efface bien des souillures, répare bien des offenses! Et toi, patrie, ne regrette pas ces sacrifices : la justice divine pouvait t'en demander de plus grands et qui seraient moins féconds ! Ce ne sont plus là les meurtres odieux et les blessures envenimées que fait la guerre civile ; ce sang ne coule pas pour alimenter, pour irriter le feu de nos discordes intérieures ; il pourrait plutôt les éteindre ; il nous rassemble dans les mêmes sentiments de douleur, de respect et d'admiration.
Il n'y a rien de plus beau, rien de plus salutaire, aucune leçon plus utile ne pouvait être donnée au monde que le spectacle de ces armées, cette émulation de courage, de dévouement, d'immolations généreuses. L'air où depuis longues années respirait le genre humain se purifie. Nous avons vu tant de misères morales, lu tant de livres, écouté tant de discours, il a été fait tant de serments! Tant d'effrontés acteurs en tous genres sur la scène du monde, uniquement occupés de leur argent, de leurs vanités, de leurs jouissances, ont mis en circulation tant de maximes funestes ! Il était temps qu'il vînt des héros pour montrer qu'il restait, et en grand nombre, des âmes dont le sens divin n'est pas ébranlé. « Cette âme plongée dans le corps, dit « Bossuet, ne faut-il pas qu'elle ait découvert intérieure- « ment une beauté bien exquise dans ce qui s'appelle de- « voir, pour oser assurer qu'elle doit s'exposer sans crainte, « qu'il faut s'exposer même avec joie à des fatigues immen- « ses, à des douleurs incroyables et à une mort assurée « pour les amis, pour la patrie, pour le prince, pour les « autels? Et n'est-ce pas une espèce de miracle que, ces « maximes constantes de courage, de probité, de justice ne « pouvant jamais être abolies, je ne dis pas par le temps,
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« mais par un usage contraire, il y ait, pour le bonheur « du genre humain, beaucoup moins de personnes qui les « décrient tout à fait qu'il n'y en a qui les pratiquent parK faitement ? »
Nous avons ici nos plaies ; nous avons nos hommes de lucre, nos sophistes, nos ambitieux et nos impies, tribu redoutable attachée aux flancs de toutes les sociétés, féconde et puissante surtout dans les sociétés modernes. Mais là-bas, au feu, quelle abnégation, quelle droiture dans le bel amour de la gloire, quel zèle pour la patrie! A la bataille d'Inkermann, a-t-on vu mourir ces vieux généraux anglais? L'histoire n'a pas gardé de traita plus beaux et plus simples. De même que ces praticiens abandonnent froidement le repos d'une vieillesse honorée, ainsi nos jeunes chefs tombent, sans donner un regret aux avantages que leur promet la reconnaissance du prince et de la patrie. Ils ont servi la France, ils meurent contents de cette mort ; s'il leur reste un instant entre la blessure et le dernier soupir, ils l'offrent à Dieu.
Ils sont soldats de Dieu, ces soldats de la France. Des rapports fidèles nous le disent unanimement. La mort qui vole partout, sur les champs de bataille comme dans les hôpitaux, trouve partout des cœurs préparés pour la vie éternelle. Parmi tant d'angoisses profondes et de silencieux regrets, telle est, au pied de la croix, la consolation, l'espérance, disons mieux, la joie des mères, des épouses et des sœurs. Elles savent qu'un soldat chrétien qui meurt sous les armes, offrant son sacrifice à Dieu, parce que c'est la volonté de Dieu qu'il meure, et parce qu'il meurt pour la patrie, est un martyr, un vrai martyr, dont la place est avec ceux qui montent au ciel la palme dans les mains : car la pénitence de sang vaut le baptême de sang. « Oui, « s'écriait un évêque, parlant à des soldats, vous êtes les « martyrs du devoir, les martyrs de la charité chrétienne
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t( et nationale, les dignes rivaux des martyrs de la foi, « généreux martyrs de la patrie ; et j'oserais vous adresser, « au fort de la mêlée, les paroles que saint Cyprien adres- « sait aux martyrs de la foi au milieu de leurs tourments : « C'est ici un grand et glorieux combat, où le prix du « vainqueur n'est pas moindre qu'une gloire immortelle : « Ecce agon sublimis et magnus et coronœ t;œlestis præmio « gloriosus 1. » Et rien ne s'accorde mieux avec les idées que nous pouvons nous faire de la miséricorde divine. Envoyant la guerre comme un fléau qui purifie la masse en frappant sur les meilleurs, Dieu ne cesse pas d'être pour cela un père infiniment juste et infiniment tendre. Il donne cette consolation aux mères, qui sont les grandes victimes de la guerre, et aux soldats cette couronne.
Il a d'autres récompenses encore, et qui demeurent précieuses, quoique les intelligences, obscurcies de misères morales et intellectuelles, les apprécient moins qu'on ne faisait autrefois. Osons le dire : Heureuses, malgré leur deuil, les familles dont le sang coule dans ce grand travail de la patrie ! leur noblesse s'y fonde ou s'y rajeunit ; et cet acroissement du patrimoine d'honneur et de vertu qu'elles possèdent déjà devient un gage de leur durée. On le savait jadis, on peut s'en ressouvenir: les familles se perpétuent par ces immolations. Dieu ne les fait pas durer en proportion de ce qu'elles gagnent, mais de ce qu'elles donnent. L'aumône et le sang, c'est l'arrosement qu'il faut aux arbres généalogiques. Jamais le lâche et jaloux démagogue, le vil artisan de séditions, ne prévaudra tout à fait ni longtemps au milieu d'une société où il se trouvera des hommes qui pourront lui répondre en montrant leurs blessures reçues dans les combats.
M. de Noe, évêque de Lescar, Discours pour la bénédiction des dra. peaux.
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Ainsi nous voyons s'accomplir et se préparer de grandes choses, et éclore tous les sentiments qui sont la force et l'honneur de la nature humaine et le salut des sociétés, et Dieu s'occupe à plus d'une œuvre : en même temps qu'il ouvre le ciel à des martyrs, il forme pour l'avenir, à la grande école du péril et du sacrifice, les hommes dont il aura besoin1.
VI
PRÊTRE ET SOLDAT.
Il janvier 1855.
Deux mains ont fondé la France, deux mains l'ont agrandie et maintenue dans ses splendeurs, deux mains l'ont toujours relevée dans ses défaillances : la main du prêtre et la main du soldat.
Parcourez toutes les époques glorieuses et fécondes de notre histoire, depuis Clovis jusqu'à nos jours : ces deux mains travaillent d'accord à la même œuvre ; elles s'entr'ai- dent plus ou moins, mais elles s'entr'aident. Voyez les temps bâtards, les jours malheureux : elles sont divisées. Dieu les rapproche quand il veut que la France fasse quelque chose d'illustre et de bon.
Union de la force et de la foi sous Clovis, sous Charle- magne, sous saint Louis, sous Louis XIV : quels hommes de guerre ! quels hommes d'Eglise ! Division, pour ne pas remonter plus haut, pendant le dix-huitième siècle : quels abaissements ! quel pas en arrière fait la civilisation chré-,
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tienne! D'un côté, la Pologne est partagée, une nation catholique disparaît ; de l'autre, les missions sont interrompues, et une partie du monde retombe dans la nuit. Rupture à la fin de ce siècle néfaste : nous n'avons que des victoires de vengeance ; nous portons partout la mort et nous sommes à la veille de périr. Un héros, un grand homme de guerre paraît : il tend la main à l'Eglise, il rétablit le culte; et tout l'ordre social se relève, et le règne de cet homme est un torrent de victoires. Il s'oublie dans cette prospérité ; sa main, jadis secourable à l'Eglise, lui devient ennemie et cruelle : sa prospérité cesse ; il tombe, mais laissant un nom immortel, et l'avenir plein de lui comme le passé. Deux dynasties se succèdent, sous lesquelles l'esprit anti-religieux domine tantôt contre la volonté du prince, tantôt avec son concours ; trente-cinq années de vaines discussions, de médiocres entreprises, d'agitations stériles, et deux révolutions qui emportent ces dynasties sans que l'armée les défende ! Un nouveau pouvoir surgit du tombeau de l'homme des batailles, et se signale par un grand service rendu à la religion ; et tout soudain la France, depuis vingt ans si effacée, couvre trois nations de son drapeau, fait flotter son pavillon sur toutes les mers, dirige une lutte qui sera l'une des grandes dates de l'Europe et du monde !
Dans cette lutte qu'elle poursuit sans but d'ambition, pour la liberté menacée de la famille des peuples, la France paraît avec un caractère qui n'est qu'à elle sur la terre. Ses camps renferment des prêtres et des Sœurs de charité, ses hôpitaux s'ouvrent auxiblessés ennemis. Elle a deux armées : une armée de justice, une armée de miséricorde. Mère chrétienne, la patrie française a soin de l'âme de ses enfants en péril de mort ; elle ne dédaigne pas les plus obscurs instruments de sa gloire. Bénis et réconciliés à Dieu, ceux qui, sans récompense terrestre, disparaissent dans les flots ou sur la terre étrangère; peuvent cependant se consoler de
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mourir. On fait le catéchisme et on célèbre le saint sacrifice sur les vaisseaux français, voués à la protection de la Mère de Dieu. Les généraux mourants réclament le sacrement de pénitence ; les soldats montrent autant de piété que de courage. A côté du portrait de son père, le porte-drapeau de la bataille de l'Aima avait sur sa poitrine l'image de Marie, et c'étaient là les deux cuirasses sous lesquelles battait ce cœur vaillant. Qui osera mesurer les complaisances de Dieu? Qui dira les pensées qu'il éveille au dernier moment dans ces âmes intrépides ? Si tous ceux qui gardent ces signes sacrés n'y mettent pas la foi qu'ils devraient avoir, du moins c'est le souvenir de la maison paternelle, c'est le don d'une mère, d'une sœur, d'une famille qui prie pour eux et dont ils respectent déjà la piété. Quel que soit son sentiment particulier, le soldat qui porte un signe de dévotion n'a pas rompu avec la foi, n'est pas un ennemi de Dieu.
Mais que disent ces prêtres qui exercent le ministère divin sur la flotte et dans les camps ? que disent ces religieuses qui, pour l'amour de Dieu, vont affronter les périls de la peste et de la guerre? Ils disent que la bonne âme du soldat est droite, franche, dévouée, naturellement chrétienne. Quand ils lui parlent de Dieu, ils n'ont à craindre ni insulte, ni raillerie, ni refus. La main du prêtre et la main du soldat se joignent, et quelque chose de grand se prépare ! Lorsque Donoso Cortès, en quelques coups de pinceau d'une incomparable énergie, traçait cette belle ressemblance du prêtre et du soldat, qui n'est nulle part aussi sensible qu'en France, sa parole a retenti dans toutes les têtes intelligentes comme la prophétie des choses que nous voyons.
La France est une nation croyante et fière : elle enfanta toujours des prêtres et toujours des soldats. Elle les enfante de semblable nature, hardis, entreprenants, se portant de même cœur aux entreprises, aux missions et aux croisades, pour l'amour de Dieu, pour l'amour de la justice, pour l'a-
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mour de la gloire. Nul peuple n'a donné autant de sang aux idées ; la pensée humaine vogue à travers le monde sur un fleuve de sang français.
On peut dire que le Français, dans l'excellence de sa nature, naît prêtre ou naît soldat. L'épée est pour lui comme un huitième sacrement, créé à son usage et qui le rend meilleur. Vingt fois l'expérience a été faite : on a ramassé la populace des villes, tout ce qu'il y a au monde de plus railleur, de plus insoumis, de plus turbulent, et l'on a pu en tirer une bonne troupe. A peine ont-ils le sabre au flanc et l'uniforme sur l'épaule, ces gamins, ces rebelles, deviennent autres : les voilà aussi orgueilleux de leur joug de fer qu'ils l'étaient de leur sauvage liberté. Dès lors, ils sont accessibles à des idées qui n'avaient auparavant aucun chemin pour saisir leur intelligence. On peut leur parler de devoir, d'obéissance, de respect; on peut leur parler de Dieu. Ils reviennent à l'instinct national, qui est l'accord de la force et de la foi.
Le prêtre et le soldat ont pour première loi l'obéissance, pour premier devoir le dévouement, pour principale habitude le sacrifice. Ils ne s'appartiennent pas : ils appartiennent chacun spécialement à une chose qui mérite un amour sans borne, l'un à l'Eglise, l'autre à la patrie, et tous deux en même temps à ces deux choses à la fois. Ils ont tous deux une règle haute, noble, inflexible, qu'ils n'ont pas faite, qu'ils ne peuvent défaire, qui les soutient et les relève. Leurs intérêts propres, leurs affections privées disparaissent devant l'intérêt général, en vue duquel est exclusivement tracée cette règle sainte. Qu'est-ce qu'un soldat ? C'est un moine par la régularité, par la sobriété, parles privations, par l'abandon à la volonté du supérieur. Que le soldat soit chrétien, il n'y a pas d'état qui se rapproche plus de l'état monastique. Ils ne savent pas toujours ce qu'ils disent, ceux qui parlent de la licence des camps ; ils n'ont guère vu de
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camps ! On s'y couche de bonne heure, à la belle étoile ou sous une tente légère ; on se lève de grand matin, on travaille tout le jour ; on se prépare à la victoire et on l'espère, mais en présence de la mort. Voilà la licence des camps ! Cela ne ressemble pas au bal de l'Opéra ; et l'on peut même y trouver quelque chose de plus rude qu'aux labeurs du négoce, de la politique ou des sciences.
Qu'est-ce que le prêtre, surtout le moine, c'est-à-dire le prêtre élevé à toute la hauteur d'abnégation que comporte la vertu humaine ? C'est le soldat des postes difficiles et des grands dangers, que l'on jette en pionnier de la civilisation chrétienne dans les glaces du pôle, dans les déserts de l'équateur, dans les savanes de l'Amérique ; que l'on envoie attaquer les sauvages, les hérétiques, les incrédules. Et il y va, et il y meurt Quand il est mort ou par les fatigues, ou par les supplices ; quand il a été lacéré par les fouets, consumé par les flammes, dévoré, d'autres accourent à sa place, ambitieux du même sort, jusqu'à ce qu'enfin, sur les ruines de ces tribunaux sanglants, sur les cendres de ces bûchers, ils élèvent la Croix, comme le soldat, sur les décombres de la forteresse ennemie et sur les cadavres de ses frères , plante son étendard vainqueur.
Il y a une race de milieu, nouvelle en France, pervertie à de détestables écoles, inféconde, sauf en sophismes et en falsifications, qui ne donne pas de soldats, qui ne donne pas de prêtres, qui les hait l'un et l'autre, qui a fait des livres et des lois pour les séparer. Elle veut que le soldat s'éloigne du prêtre et que le prêtre ait peur du soldat. Entre ces deux fils du même père, cette race avait élevé le mur de ses haines et de ses préjugés. Le camp était fermé au prêtre, Ne fallait-il pas que le pauvre soldat vécût et mourût philosophiquement, comme ces penseurs qui n'éprouvent aucun besoin de croire en Dieu, et qui tiennent que les fonc-
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tions et les douleurs de la vie n'ont besoin ni de ce secours ni de ces consolations ?
Fais tomber la barrière, ô France ! elle n'est pas assez détruite encore ! Fais-la tomber ; renverse-la du pommeau de ta noble épée ! A tes soldats qui vont mourir, donne pour compagnons les ministres du Dieu vivant. Que le Dieu des armées marche avec tes armées. Parmi ces cités mouvantes qui flottent comme des navires à travers les tempêtes de fer et de feu, il y a des cœurs à raffermir, des fatigues à réparer, des âmes à épurer : c'est l'œuvre du prêtre. Nos soldats errants sur la terre d'Afrique, maintenant toute semée des ossements de leurs frères, seront-ils moins braves et moins heureux pour entendre parler de la patrie absente et de celle que la mort peut leur donner demain ? Perdront-ils quelque chose de leur courage à savoir qu'ils conquièrent un peuple à Jésus-Christ, et que si le bâton de maréchal leur échappe, il ne dépend ni du hasard, ni de l'ennemi, ni d'aucune puissance humaine, de leur faire perdre la palme des martyrs?
La France est si véritablement guerrière et chrétienne, que devant la piété militaire les droits mêmes de la raillerie expirent. Qui oserait railler Turenne? Partout où l'homme de guerre voudra être chrétien, il le sera impunément; ou plutôt l'opinion se tournera pour lui, par un instinct qui est l'instinct même de la grandeur nationale. On ne sait plus pourquoi, mais on comprend que la piété, dans l'état militaire, est la perfection du courage et de la discipline, et que cette perfection est l'élément invincible de toutes les grandes choses que veut faire et qu'aime à faire le pays. Partout, dit Xénophon, où les hommes sont religieux, guerriers et obéissants, comment ne serait-on pas el juste droit plein de bonnes espérances ? Après cette phase de mesquinerie et d'épuisement où nous étions tombés, l'armée seule nous a donné quelques hommes. S'ils
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eussent été tous chrétiens ; si, dans ces camps où ils ont rêvé, ils avaient prié et pensé ; si, au lieu d'émousser leur bon sens naturel sur l'obscure phraséologie des idéologues en tous genres, ils l'avaient fortifié aux saintes lumières qui ouvrent les mystères de l'homme et de la société ; si, au lieu d'être libéraux, démocrates, phalanstériens et le reste, ils étaient catholiques, quels autres hommes nous aurions vus !
Patience ! atteinte la dernière de ce venin, l'armée le rejette la première. Parmi tant d'hommes de cœur qui portent l'épaulette, que d'hommes de foi ! Quand vous voyez verdir les branches du figuier, dites que l'été est proche. Je m'en fie à ces chrétiens qui savent être de la milice de Dieu dans la milice du monde. Ils ne sont pas les derniers à l'assaut des forteresses russes ; ils ne seront pas les derniers à l'assaut de cette folie irréligieuse qui veut faire schisme avec le génie chrétien de la France. Devant l'invasion de ces passions brutales et de ce bel esprit barbare qui menace encore une fois l'empire du Christ, comme au temps de Clovis, comme au temps de Charlemagne, comme au temps de saint Louis, mieux qu'aux beaux jours de Louis XIV et du premier Napoléon, le prêtre et le soldat se donneront la main ; et à leur ombre croîtra ce qu'il faut à la France et à Dieu, « des gens braves et de braves gens 1. »
1 De Maistre, Lettres.
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MORT DE L'EMPEREUR DE RUSSIE.
3 mars 1855.
La mort de l'Empereur de Russie est sans doute un grand évènement, mais surtout une grande leçon. Quant aux conséquences politiques, Dieu les connaît. On peut redouter que la guerre ne finisse pas par ce coup de foudre. Assurément, tout conseille à la Russie de demander, d'acheter la paix. Tout lui conseillait de ne point la rompre! Mais elle a des princes jeunes et fiers, et ses forces, dont l'intrépide esprit qui gouverne la France avait sagement calculé l'étendue, ne sont point épuisées. Comme le défunt empereur a méconnu la voix de l'humanité en s'obstinant à cette guerre, le nouvel empereur peut méconnaître les avertissements de la Providence. Pharaon s'aveugle quand Dieu frappe, et l'orgueil, avant que le sang le submerge, y nage longtemps. Désirons qu'il n'en soit pas ainsi dans cette rencontre solennelle ; espérons le prompt et miraculeux accomplissement des prédictions si souvent répétées qui promettent au monde une ère de paix après la proclamation du dogme de l'Immaculée-Conception. L'empereur Nicolas disparaît lorsqu'il tendait tous les ressorts de sa politique et ramassait toutes les ressources de son gigantesque empire pour donner à la guerre un plus terrible essor. Si cette mort imprévue rétablit la paix, il faudra reconnaître que Dieu l'a voulu et l'a fait seul, par un jeu de cette puissance qui commande souverainement à la mort et à la vie. Les
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grands peuples se conjurent, mettent en commun Leurs armes, couvrent les mers de leurs vaisseaux, assemblent sur un point donné des forces de destruction telles que la terre n'en vit peut-être jamais : un mur les arrête. Dieu envoie un souffle, tout est fini. Dixitque Deus : Fiat pax. Et facta est pax. Cette grâce, de même que tant d'autres, tombera sur beaucoup de cœurs ingrats, qui chercheront et trouveront, n'importe où, de bonnes raisons pour se dispenser de reconnaissance ; mais ceux à qui Dieu veut parler l'entendront; et ces milliers de mères, de sœurs, de filles et d'épouses, qui ont mis un être cher sous la protection de la Vierge Marie, sauront bien qui a vaincu l'empereur Nicolas.
Attendons, espérons, et, quoi qu'il arrive, ne laissons pas stupidement passer les œuvres de Dieu sans y prendre garde ou sans y voir sa main. Nous disons- que cette mort est une grande leçon ; la grande leçon que la mort a coutume de donner et qu'elle prodigue autour de nous tous les jours ; plus grande quand ce sont les rois qui meurent. La fin de celui-ci, si haut et si redouté dans ce moment où il était en spectacle au monde, où il soutenait une telle lutte, où il agitait de si vastes desseins, où il disposait plus en maître et en propriétaire qu'en souverain de la vie de tant de milliers d'hommes ; cette fin quasi-soudaine est particulièrement formidable et laisse voir davantage le doigt de Dieu. Dieu se prend donc aussi à ceux-là ! Il borne leur course, et lorsqu'ils ont plus besoin de la vit, il leur retire la vie. Je commande à soixante millions d'hommes, je suis la tête et le cœur d'un peuple immense, je marche à l'accomplissement des rêves de ma race et de mon empire; j'ai des trésors, des soldats, des forteresses imprenables, et les éléments eux- mêmes combattent avec moi et pour moi ; je touche à cet événement préparé par des efforts séculaires : quim'empê- chera d'y atteindre, si je gagne encore une année?— Tu
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n'auras pas un année, pas un jour, pas une heure. Ta mesure est pleine ; ton rôle est fini : va-t'en !
Il disparaît comme cette neige qui couvrait la terre il y a quelques jours. Des millions de bras la remuaient en vain; un vent a soufflé du ciel, elle s'est écoulée. Où est-elle? où est l'empereur Nicolas, le chef d'un million de gens de guerre, l'autocrate et le pontife du monde gréco-slave, la personnification la plus élevée de la puissance humaine ?
0 vérité! ô vengeance! ô justice! Cet autocrate, ce pontife, cet homme qui disait aux autres hommes, dans la plénitude de sa volonté : Allez mourir ici, allez mourir là; qui avait des cachots grands comme des provinces ; qui décrétait qu'une chose, fùt-elle commandée de Dieu, était crime, et qui punissait de mort ce crime qu'il avait décrété ; cet homme qui jugeait et qu'on ne jugeait pas, il a trouvé son juge, il est jugé, il a rendu compte d'un règne de trente ans.
Dieu nous préserve de manquer au respect que les chrétiens doivent à la majesté humaine et à la mort! Avec tous les gens de cœur, nous avons détesté les outrages prodigués à ce noble ennemi, comme si nos soldats en Crimée ne luttaient que contre un ridicule fantôme. Hélas! cent mille hommes ont péri sans l'abattre. Si la politique croit qu'il faut laisser à la populace de pareils divertissements, il n'y a que trop d'écrivains pour ces besognes. La France n'a pas besoin de rabaisser ceux qu'elle combat. A juger l'empereur Nicolas suivant les règles humaines,'il adroit à quelque admiration. Son règnea été ce qu'on appelle un grand règne. Il a formé de hardis et de vastes projets, et il s'est montré de taille à les soutenir. On ne peut lui refuser de la suite, de l'habileté, du courage ; il a été prévoyant, patient, persévérant. Où ne l'aurait pas placé l'opinion du monde s'il avait réussi? Quelle force humaine l'aurait empêché de réussir, si Dieu n'avait pas inopinément suscité contre lui le génie et la destinée de Napoléon? Sous sa main, la Russie a fait de
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grands progrès dans les arts ; elle a pu aspirer à la prépondérance dans les conseils de l'Europe, et, en mainte occasion, elle l'a exercée; elle a développé son commerce et étendu ses possessions ; elle a vu poindre une littérature nationale. Le faux et le mauvais de ces développements, l'erreur de ce progrès, ce n'est pas aux représentants actuels de la civilisation européenne qu'il appartient de le blâmer. Là où l'Empereur a failli, ces sages n'ont pas le droit de)'aecu4 ser. Sa moralité, quelle qu'elle fùt, valait au moins la leur et celle du temps. Il lui était assurément permis, d'après leur évangile, d'être Russe, et de n'être pas « humanitaire. » Dans ses communications à son peuple, il a toujours tenu un langage qui honore son peuple et lui. Au point de vue russe, le mobile qu'il a donné officiellement à la guerre est beau et auguste. Il n'a point proposé à ses soldats de mourir pour la gloire, pour la richesse et pour l'orgueil de la patrie ; mais pour sa foi et pour délivrer de l'oppression ceux qui prient à ses autels. Mensonge, peut-être; Dieu jugera aussi le mensonge. Honorons pourtant le peuple à qui il faut parler ainsi, et rendons du moins justice à l'intelligence du souverain qui comprend et respecte à ce point la dignité des âmes. S'il a voulu paraître meilleur qu'il n'était pour s'agrandir, il ne sera pas jugé par ceux qui se font pires qu'ils ne sont, qui insultent, qui blasphèment, qui mentent pour s'enrichir; qui flattent le vice et l'incrédulité, comme il a flatté le dévouement et la foi. Il a puisé à de meilleures sources, il a eu plus d'intelligence, plus de grandeur. Comme tous les pères de famille à qui il a demandé leurs enfants, il a donné les siens. Ses fils ont paru à Sébasto- pol et y sont revenus. Ils ont leur part de ces dangers, de ces fatigues ; ils respirent cet air qui tue à coups plus nombreux et plus sùrs que l'artillerie. C'était un Roi!
Mais Dieu juge les rois. Il les juge non sur leurs qualités royales, mais sur leurs pensées, sur leurs actions, sur leur
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cœur. Il leur demande s'ils ont été justes, s'ils ont été cléments, s'ils ont été sincères, s'ils l'ont connu, et s'ils l'ont adoré. Voilà sur quoi l'empereur Nicolas a répondu hier. Jusqu'au milieu du jour, il a été l'un des premiers entre les maîtres de la terre, le plus craint, le plus obéi, peut-être le plus aimé ; le soir il paraissait devant Dieu, au rendez- vous que lui avait donné, il y a dix ans, Grégoire XVI. Il était accusé, il voyait se lever contre lui, comme témoins, tout ce qui a porté le poids de sa puissance, tous ceux qui ont souffert, et qui sont morts, et qui ont péché parce qu'il l'a voulu ; tous ceux qui ont passé injustement par ses cachots, tous ceux qui sont tombés injustement sous son glaive, tous ceux qu'il a faits martyrs, tous ceux qu'il a rendus apostats.
La justice de Dieu paraît lente. Qu'il tarde parfois ! dit-on. Que de puissance il laisse à ses ennemis ! que de prospérités il leur accorde ! Oui, mais ils vivent, ils avancent vers la mort, ils tombent, et Dieu seul est grand.
VIII
LE GÉNÉRAL CANROBERT.
2 juin 1S33.
Nous avons reproduit l'ordre du jour par lequel M. le général Canrobert remet le commandement à M. le général Pélissier. Tout le monde a remarqué la solennelle beauté de cet adieu ; nous ne voulons ni la signaler à l'admiration de nos lecteurs, ni nous permettre d'en féliciter l'illustre général. Mais nous avons, comme Français, le droit de nous
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féliciter nous-mêmes, quand nous voyons si noblement agir et quand nous entendons si noblement parler un homme qui porte aux yeux du monde une si grande part du nom de la France. Quelle sourèe d'immortel honneur pour notre pays, que cette armée de Crimée ! Que tout y est beau, mâle et digne de mémoire. ! Comme elle sait bien combattre, et bien mourir, et bien parler ! Chaque jour lui impose une victoire nouvelle, chaque jour elle l'obtient. C'est un enthousiasme soutenu de courage, de patience, de sacrifice, dans les plus durs et les plus nombreux périls que puisse vaincre la constance humaine. Si quelque circonstance l'exige,-ces cœurs héroïques révèlent sans emphase la majesté de leurs pensées. Ils disent un mot, et ils reprennent leur travail de géants. Canrobert quitte le commandement suprême comme Saint-Arnaud a quitté la vie, avec ce même calme que l'adversité rehausse, avec cette même grandeur d'âme qui ne désire rien avant le triomphe de la patrie et la gloire du drapeau.
Ne nous étonnons pas si ces hommes tracent en courant, d'une main qui tient encore l'épée, des pages qui resteront parmi les modèles de l'éloquence publique. Ils ont en eux le génie de la France militaire et chrétienne ; ils sont grands !
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IX
LE GÉNÉRAL VERGÉ.
12 juillet 1855.
Un de nos généraux de l'armée d'Orient, voulant bien se rappeler des relations formées en Afrique, il y a une quinzaine d'années, lorsqu'il était simple capitaine, nous adresse une lettre qui touchera profondément les cœurs catholiques. A l'exemple des anciens preux, à l'exemple des humbles fidèles de nos jours qui, après s'être recommandés à la Sainte Vierge dans le péril, se hâtent de manifester leur reconnaissance, ce vaillant général s'acquitte d'un vœu qu'il a fait avant de marcher à l'assaut du Mamelon-Vert. C'est avec un vif sentiment de bonheur et de respect que nous publions cet acte de foi éclatant. La foi catholique, dans notre admirable armée, est héroïque comme la persévérance, comme l'humanité, comme tout le reste. Les soldats de la France donnent au monde le plus noble spectacle qu'il ait vu depuis bien des siècles. Ils bravent le respect humain comme tout autre ennemi, et ils ne craignent pas d'être ouvertement de la religion de leurs épouses et de leurs mères, de la religion des Sœurs de charité. Là est la meilleure espérance de l'avenir. Quand les hommes qui prennent des redoutes oseront faire le signe de la croix, l'impiété verra baisser son redoutable crédit. Nécessairement, elle insultera moins à des croyances qui sont une partie de la force de ces grands cœurs, éternel orgueil de la patrie ; et; d'un autre côté, un général victorieux, à genoux sur le
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champ de bataille, paraîtra toujours plus respectable et sera toujours placé dans l'opinion infiniment plus haut que le stérile troupeau des esprits forts.
Au camp de Traktir, sur la Tchernaïa, près Sébastopol, le 30 juin 1855.
Mon cher Veuillot,
Vous allez être bien surpris de recevoir une lettre de moi, et bien plus encore quand vous aurez pris connaissance de son contenu.
Je ne puis entrer dans beaucoup de détails sur ce que j'ai à vous dire ; c'est un vœu que j'accomplis aujourd'hui; je vous laisse le soin de deviner ce que le manque de temps me force d'omettre.
Je recevais ici, l'hiver dernier, un journal d'Orléans, dans lequel j'ai lu avec beaucoup d'intérêt le compte-rendu des fêtes de l'ImmaculéeConception qui ont eu lieu à Rome à cette époque. J'ai même conservé les numéros du journal où se trouvent les lettres qui donnent tous les détails de cette imposante solennité, et je les ai relus fréquemment, sans trop savoir pourquoi, je vous l'avoue.
Le 7 de ce mois, j'attendais, vers six heures du soir, dans le ravin de Karabélnaïa, l'ordre de monter, avec ma brigade, à l'assaut du Mamelon-Yert, quand le courrier de France me fut apporté. Le passage suivant, que je trouvai dans l'une des lettres de madame Vergé, attira singulièrement mon attention : « Toul, 23 mai 1855. Voulez-vous IIlC « promettre de faire un vœu à la Sainte Vierge, pour qu'elle continue « à vous couvrir de son égide et vous reede à toute notre affection ? » Je fis vœu immédiatement de reconnaître hautement le dogme de l'Immaculée-Ccnception, si je revenais sain et sauT de la bataille qui allait s'engager.
Au même instant, j'entendis la fusillade se rapprocher, et je reçus l'ordre de repousser les Russes qui s'avançaient sur nos parallèles. Je pris alors le pas de course, l'ennemi fut refoulé, le Mamelon-Vert repris, trente-deux bouches à feu restèrent en notre pouvoir, et pendant trente-six heures que je suis demeuré dans cette redoute ennemie, sous une pluie d'obus, de boulets, de bombes et de mitraille, qui a décimé officiers et soldats, je n'ai pas reçu la moindre blessure.
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J'accomplis donc mon vœu, en vous envoyant le sonnet à la Sainte Vierge que vous trouverez ci-contre.
Votre ancien et dévoué camarade,
Général CH. VERGÉ, 2e divis., 2" corps.
SONNET A LA SAINTE VIERGE,
à l'occasion de la prise du Mamelon-Vert (redoute de Kamschalka), le 7 juin 1855, devant Sébastopol.
Sainte Mère de Dieu, que je n'ai vainement Jamais dans le péril à mon aide appelée,
Ma confiance en toi ne peut être égalée Que par ma gratitude et mon amour ardent.
J'ai hâte d'accomplir le vœu qu'en t'implorant J'ai fait, lorsque j'allais courir dans la mêlée: De ta Conception divine, immaculée,
Je confesse le dogme avec un cœur fervent.
Oui, c'est bien toi qui m'as guidé dans la bataille : Qui des globes de feu, du plomb, de la mitraille, - As préservé mon front d'où l'effroi fut banni ;
Et je te dois de plus une illustre victoire, Mais à toi seule aussi j'en rapporte la gloire ; Sainte Mère de Dieu, que ton nom soit béni !
Général CH, VERGÉ.
Au camp de Traktir, sur la Tchernaïe., le 21 juin 1855.
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X
LE SERGENT GUERRIER DE DUMAST.
17 juillet 1855.
Un écrivain de talent que nous nous honorons de compter parmi nos amis et nos maîtres, M. le baron Guerrier de Dumast, vient de perdre son fils aîné, fourrier au 38 de zouaves. Ce brave jeune homme est de ceux qui ont payé de leur vie la prise du Mamelon-Vert. Son colonel a écrit à M. de Dumast : « Il est tombé en donnant l'exemple du « plus brillant courage. » Il avait vingt-cinq ans. Les nombreux amis de M. de Dumast s'uniront aux prières qu'il offre à Dieu pour l'âme de son fils. C'est le secours que nous devons à sa douleur et le tribut qui récompensera de longs et dévoués services rendus à la cause catholique. M. de Dumast la servait efficacement par ses études, par ses écrits, par son zèle à une époque où elle comptait encore peu de défenseurs. Il fut des premiers à dégager la religion des intérêts de parti, et son nom ne sera pas oublié dans l'histoire du mouvement religieux de notre époque.
Puisque c'est aussi la condition humaine et l'arrêt souverainement juste de Dieu, que souvent les pères survivent à leurs enfants ; après la consolation de les voir emporter au ciel leur sainte innocence, il n'y en a point de plus grande que de les voir tomber en chrétiens dans ce noble holocauste de la guerre, pressés autour du drapeau, le cœur plein de généreuses pensées, le front tout rayonnant des meilleures ardeurs de la vie, comptant pour rien tant de
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belles années qu'ils offrent à la mort. La palme que saisit leur main défaillante est belle et vaut tout ce que peut promettre la plus longue et la plus heureuse carrière.
Né d'une famille vraiment chrétienne, Maurice de Du- mast n'a pu manquer de se souvenir du Dieu de son père et de sa mère et de tourner vers Lui en même temps que vers eux, au moment d'affronter la mort, ce simple et confiant regard qui, partout et toujours, sait le trouver, et qui, partout et toujours, le trouve miséricordieux : apud Dominum misericordia. Si quelque surplus est nécessaire, c'est aux vivants de venir au secours de ceux qui sont morts pour la cause publique ; c'est aux parents et aux amis de prier, d'offrir ces douleurs sacrées qui germent des tombeaux comme des fruits précieux déstinés à racheter la vie. Non, nous ne les avons pas perdus, nos valeureux enfants qui se sont marqués, avant le combat, du signe de la croix ; et leur vaste cimetière labouré par la guerre, mais béni de leur propre sang, n'est pas inconnu des anges qui présideront à la résurrection éternelle. Loin de la patrie, leurs ossements sont près des regards de Dieu, près de nos cœurs, ils reposent, sous la garde de nos prières, à portée du sang divin qui purifie les âmes jusque dans le séjour de l'expiation ; ils se lèveront glorifiés par leur sacrifice et par l'amour de Dieu. Visi sunt oculis insipientium mori : illi autem sunt in pace.
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XI
FERDINAND LEFAIVRE,
LIEUTENANT AU 85e DE LIGNE.
17 décembre lsbb.
Ferdinand Lefaivre, officier de vingt-cinq ans, tombé au début de sa première campagne, n'a rien fait que combattre et mourir comme tant d'autres, simplement et chrétiennement. Mais, d'une part, il appartenait à ce que nous pouvons appeler la famille du journal ; et, d'un autre côté, la connaissance plus intime que nous avions de son caractère, de ses sentiments, de la manière dont il a pris sa blessure et bientôt après la mort, nous fait croire qu'en parlant de lui nous louerons, suivant notre pouvoir, la plupart de ces nobles enfants qui, là-bas, en si grand nombre, ont pensé comme lui, ont vécu, ont succombé comme lui. Un coup d'œil jeté sur cette seule âme nous montrera toutes ces âmes si bonnes, si valeureuses, si naïves, qui sont sur la terre notre armée d'Orient, c'est-à-dire notre principale force, notre meilleure gloire ; et qui, suivant l'enseignement de la foi catholique, ayant quitté cette vie par la porte auguste du sacrifice, en confessant le Christ immortel et en lui demandant la rémission de leurs péchés, sont bien plus encore notre armée forte et glorieuse dans le ciel, où ils prient pour nous après avoir combattu pour nous.
Ferdinand Lefai\re, fils du colonel du genie qui défendit liadajoz, était à la tranchée devant Malakoff, la nuit du 27
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au 28 juillet. Il s'y trouvait, on peut le dire, par sa volonté, n'ayant obtenu qu'à force de longues instances la permission d'être détaché de son régiment pour faire la campagne. Un éclat de bombe l'atteignit à la tête pendant qu'il observait debout le feu de l'ennemi. Il s'écria : 0 ma mère! et tomba, baigné de sang. Son capitaine est ses soldats se précipitèrent vers lui ; il était aimé de chacun. « Capitaine, « dit-il, écrivez à mon père que je meurs à mon poste, en « soldat et en chrétien. » Son père, sa mère, son devoir envers la patrie et envers Dieu, le voilà tout entier.
Néanmoins sa blessure ne parut pas mortelle et ne l'était pas. Soutenu par deux hommes, il put se rendre à l'ambulance. Le lendemain, il se trouva assez de force pour écrire. Sa lettre commence gaîment, pour rassurer ceux qui vont recevoir la nouvelle redoutée : des frères, un père, une sœur, une mère ! Nous connaissons presque tous, à present, ces scènes de famille, et nos soldats blessés se les représentent avec toutes leurs pâleurs, tous leurs déchirements et toutes leurs larmes. « Chers parents, dit-il d'abord, j'ai une « chance admirable : un éclat de bombe à la tête, ce qui « rend de suite un homme intéressant ; et la blessure n'est « rien. Rassurez-vous donc. Vous voyez bien que mon « écriture est toujours illisible. Ah ! si mes lettres avaient « la forme réglementaire, vous pourriez me croire malade ; « mais il n'en est rien. » Il entre, suivant sa coutume, dans les détails des travaux du siège, afin que son père se rende bien compte de tout ; il loue ses amis qui ont vaillamment fait leur devoir ; enfin il arrive au coup, qui fut affreux, dit-il, sur le premier moment :
Je dis adieu à mes hommes, en leur recommandant de ne pas se troubler. J'avais tout mon sang-froid. Cependant je sentais ma tête s'alourdir. Appuyé sur mes deux ordonnances, je regagnai ma tente, non sans trouver le temps bien long. Au jour, le médécin sonda la plaie; formalité peu récréative! L'os n'est pas attaqué, le projectile
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s'est contenté de le râcler. Bientôt le colonel, mon chef de bataillon, l'adjudant-major, qui étaient restés au camp, sont venus me voir. Ma tente avait été inondée le matin ; le capitaine voulut me mettre dans la sienne, il m'y installa. Tous mes camarades du bataillon, des sousofficiers et même des soldats sont venus pour savoir de mes nouvelles et me tenir compagnie. Mon capitaine me fit rougir en disant que j'avais donné le meilleur exemple.... La journée du 28 se passa parfaitement. Les camarades, voyant que la distraction me faisait du bien, eurent soin de ne pas me laisser seul. La nuit fut bonne. Mon soldat devint mon infirmier ; c'est lui qui me donne de la tisane et qui m'arrose la tête de quart d'heure en quart d'heure. Dans la soirée, comme je n'avais presque pas de fièvre, les docteurs, après m'avoir affaibli de leur mieux, qui n'est pas peu de chose, m'ont permis un petit bouillon. Baboye 1, qui était là, le trouvant trop gras, l'a dégraissé avant de me le donner. Soyez tranquille, je suis bien soigné , mon capitaine tient note des ordonnances du médecin, et mon soldat, qui est chargé de l'exécution, s'en acquitte parfaitement. Aujourd'hui 30, grand calme après une bonne nuit. Le régiment étant de tranchée, les malades sont venus me voir, la plaie continue à se fermer...
Après avoir lu cette lettre, où une tendresse si forte se cache sous tant de simplicité, on se rend compte du caractère général d'humanité, de douceur, d'honnêteté que nous voyons à nos soldats. Ces idées de sang, de violence et de carnage qu'éveille le seul nom de la guerre, présentent en même temps à l'esprit les gens de guerre sous je ne sais quel aspect farouche, comme des gens qui, méprisant leur propre vie, font peu de cas de la vie, et moins encore des souffrances des autres hommes, ayant en quelque sorte rompu avec la compassion, au moins pour le temps que durera le terrible hasard où ils sont engagés. Au contraire, la composition excellente de l'armée française développe ces sentiments affectueux que les habitudes militaires devraient effacer. L'homme se trouve là placé entre deux familles, celle du drapeau, qui l'entoure, on voit avec quels soins ou plutôt avec quelle tendresse ; et sa famille à lui, la famille
1 Capitaine au régiment, tué.
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absente, mais dont son cœur ne s'est pas séparé. Il reste fils, père, époux, citoyen, en même temps que soldat. Sous ces regards qui, de près et de loin, sont une exhortation continuelle au devoir, sans rien perdre de son énergie, il est doux, modéré, patient, charitable enfin. Car de toutes les vertus nées du Calvaire, qui ont formé le monde chrétien et qui le pénètrent encore, même après que les principes du christianisme y sont affaiblis, la plus essentielle, la charité, est aussi la plus résistante. Elle est, on peut le dire, dans le sang chrétien, et par excellence dans le sang français. C'est là le titre de la France à son glorieux droit d'aînesse entre les nations ; elle le met dans les plis de son drapeau, comme autrefois des évêques y mirent l'Eucharistie ; elle le fait déployer jusque sur les champs de bataille par les mains non-seulement de ces Sœurs de charité, mais de ces soldats qui deviennent les infirmiers attentifs de leurs frères malades, qui vont jusque sous les balles, comme on les vit à Inkermann, relever les propres mourants de l'ennemi, et qui ne se trouvent pas assez las, le soir d'un jour de bataille, pour refuser l'assistance aux blessés et la sépulture aux morts. Si le christianisme pouvait périr, la charité serait son dernier parfum sur la terre, et cette noble fleur de l'Evangile prendrait sa dernière sève dans le sol qui, deux cents ans après la mort de saint Vincent de Paul, donne au monde le prodige des fécondités de son tombeau.
Revenons à notre blessé. Lorsqu'il écrivait cette lettre rassurante, un accident allait aggraver sa blessure. Il ajoute à la date du 31 juillet:
Ce matin, au réveil, un orage épouvantable à éclaté sur le camp. Ma tente a été envahie par les eaux. Mon soldat m'a pris sur son dos et m'a porté chez un voisin. Rassurez-vous complètement, je serai bientôt sur pied. Si cette lettre arrive à temps pour la fête de Marie (madame Taconet, sa sœur), je ne veux pas qu'elle s'attriste. Je suis même très-gai.... Nous avons eu trente-six blessés et trois tués le jour où j'ai été blessé.
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Rassuî,ez-vous ! Il le dit encore dans une lettre du 5 août, toute pleine de témoignages et de reconnaissance pour l'affection que lui témoignaient son digne colonel, M. Javel, tué, et ses camarades du régiment. Mais il avait pris la fièvre après cet orage qui venait de submerger sa tente et son lit, et déjà il était à l'ambulance. On parlait de le transporter à Constantinople. Il résistait. L'armée attendait l'assaut, il y voulait être, afin de gagner son grade de capitaine, pour lequel il était déjà proposé. Son refrain accoutumé : Rassurez-vous, revient souvent. Il dit qu'il se trouve bien à l'ambulance. Il y a là le commandant Boissonnet, deux fois blessé, et sept autres officiers :
Le général Niel entra; il venait voir ses officiers blessés. Le commandant Boissonnet lui dit que j'étais un fils du colonel Lefaivre, et le général vint gracieusement à moi, m'engageant fort à lui rendre promptement sa visite.... Les officiers d'artillerie ne savent plus où donner de la tête ; mais, avec l'élan dont l'armée est animée, nous pouvons encore triompher des difficultés immenses qui s'élèvent comme par enchantement. Comme tu le dis, mon père, les officiers du génie savent faire un siège; mais ce n'est pas ici un siège! La plupart de nos batteries, si elles sont défilées de Malakoff, sont enfilées par le petit Redan. Nous perdons toujours une quantilé de monde, et tous les hommes sont harassés. On n'ose plus demander des nouvelles les uns des autres, de peur de s'entendre répondre : Tué. Néanmoins le moral est bon, et vous entendez, en passant près des camps, de gros éclats de rire. Accordez cela. Je ne sais si je souhaite à Victor (son frère, capitaine, en congé de convalescence depuis la Dobrutscha) d'être replacé tout de suite: il est heureux auprès de vous! Au revoir, lien-aimés parents; je vous embrasse de tout mon cœur. Ne vous tourmentez pas, je vais bien.
Il faut enfin aller à Constantinople, et il faut l'annoncer à la famille inquiète : « Je suis envoyé à Constantinople, « vu qu'on ne peut garnir les ambulances de malades, « puisqu'on s'attend toujours à un coup de chien, auquel « malheureusement je ne pourrai pas assister. Enfin, j'ai
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« versé mon sang pour mon pays, et je n'ai pu faire da« vantage » Il continue de donner à son père des nouvelles du camp et du régiment :
Père sera peut-être étonné de voir L..., si jeune lieutenant, passer capitaine. D'abord, c'est un de ceux sur le dos de qui j'ai passé ; puis il est ici depuis le mois de janvier ; enfin, il s'est distingué, le 7 juin, dans le ravin du Carénage. L'avancement est mérité sous tous les rapports... Ce que je vous recommande, c'est de ne pas vous tourmenter. Je vous le répète, ce sera un peu long, mais pas douloureux du tout. J'ai mon ordonnance à côté de moi pour cette nuit ; mes camarades viennent me voir bien régulièrement. Ils sont tous charmants pour moi. Je cause souvent avec l'aumônier de notre division, qui est frère de l'un des rédacteurs de Y Univers : il vient tous les jours nous faire sa visite; il est toujours bien reçu. On perd bien du monde. Plus nous avançons et plus le feu des Russes est vif. Il faut que je vous conte une petite scène à plat ventre, qui s'est passée l'autre jour entre des Russes et des hommes de mon bataillon. Placés en embuscade à quinze pas les uns des autres, par une coïncidence bizarre, ils avaient reçu des deux côté l'ordre de ne pas tirer. Au bout d'un certain temps, l'un des nôtres, fatigué d'être à plat ventre, s'assied sur les talons. Un Russe en fait autant. Bientôt un second Français'se lève, et aussi- tôt un second Russe. Enfin, voilà les deux embuscades dans cette posture, se regardant l'une l'autre. Il se trouvait, de notre côté, un caporal qui, ayant longtemps habité Saint-Pétersbourg, savait le russe. La conversation s'engage: Comment ça va-t-il?—Pas mal, et vous ? Les nôtres demandèrent aux Russes s'ils voulaient du pain; ils répondirent que non, mais que du biscuit leur ferait plaisir. Nos soldats leur en jetèrent. On s'amusait ainsi, lorsqu'une ronde russe survint. Les Russes firent: Chut! et de part et d'autre on se replaventra. Ainsi finit la scène.
Cette lettre est du 6 août. Le 12, il écrit de Constanti- nople qu'il a fait une bonne traversée ; qu'il est dans une excellente salle à l'hôpital de Péra, que les Sœurs sont parfaites pour lui, qu'il va bien, et qu'il a seulement un fort mal de gorge... Ce mal de gorge était une angine, et il n'écrivit plus !
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Laissons un saint et illustre prêtre, notre ami, achever cette notice. Voici en quels termes M. Boré, supérieur des Lazaristes de Constantinople, annonça la mort de Ferdinand à M. Taconet, son beau-frère. Nous ne pourrions faire une plus exacte peinture du zèle religieux qui veille au chevet de nos blessés.
Constantinople, 16 août.
Bien cher ami,
Depuis un mois environ, je suis aumônier volontaire et par intérim de nos officiers dans l'hôpital de Péra. Nos vacances, qui ont commencé depuis quinze jours, m'ont permis de mieux remplir ces fonctions, et j'ai chaque jour occasion d'y admirer les vues de la Providence. Tu vas en juger.
Il y a six jours, l'on amena un jeune lieutenant blessé à la tête dans la tranchée, la nuit du 28 juillet. A la suite de cette blessure, un violent mal de gorge se déclara, et le malade pouvait à peine avaler les potions qui lui étaient prescrites. Je remarquai tout aussitôt son air martial et pourtant résigné ; et aux paroles que je lui adressais, il répondait avec une bienveillance qui témoignait de ses bonnes dispositions religieuses. Quand j'avais occasion de lui rendre quelques petits services en l'absence de l'infirmier, il me serrait la main pour m'exprimer sa reconnaissance, à défaut de la parole qui lui manquait déjà.
Le 14 août, j'avais été très-occupé par les confessions des personnes qui se préparaient pour la belle fête du lendemain. Une des Soeurs me dit que le jeune lieutenant du 85e allait plus mal, et qu'elle craignait pour sa vie. Je me rendis aussitôt près de lui, et, en effet, la fièvre et la douleur augmentaient. Comme il était déjà tard et qu'il n'y avait pas de danger immédiat, je lui annonçai, au milieu de quelques paroles d'encouragement, que je reviendrais le lendemain lui parler de la Sainte Vierge.
Il me fit un signe qui exprimait son contentement. Le lendemain, je revins, et, voyant son état empirer, je songeai à le confesser. Il s'acquitta de ce devoir avec sa pleine connaissance, répondant à tout ce que je lui disais, et entrant même dans certaines explications. Quand nous eûmes terminé, il me manifesta sa joie, et me dit : Mon-
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sieur l'abbé, j'ai un service à vous demander. — Lequel, mon ami? parlez; je suis prêt.—C'est, ajouta-t-il, d'avertir M. l'abbé Eugène Boré que je suis ici. — Mais c'est à lui-même que vous parlez, mon ami.
Il me jeta alors un regard qui me perça le cœur, tant le regret s'y mêlait à la joie et à la surprise. -Je suis, dit-il, le frère du capitaine Lefaivre, que vous avez visité à Varna. Mon nom est mal écrit sur le bulletin d'entrée. En effet, on y lisait Faivre. Ces paroles furent comme un coup de poignard pour moi, et j'eus de la peine à lui cacher mes larmes. Je lui dis que j'allais célébrer la sainte messe pour lui, dans ce beau jour de Marie. Il sourit doucement.' Si vous pouviez avaler, je vous donnerais la sainte communion, ajoutai-je ; mais, après la messe, je viendrai vous donner un autre sacrement qui y suppléera et qui vous fortifiera. Après la sainte messe, je descendis, et je lui administrai le sacrement d'extrême-onction, qu'il reçut avec foi et piété. Il me serra encore la main, comme pour me dire qu'il ne se faisait pas d'illusion sur son état. Ayant été appelé ailleurs, un autre lieutenant blessé, qui le soignait comme un frère, a recueilli ses dernières paroles : « Je ne regrette pas la vie ; mon désir eitt été de mourir à 1non « poste, en Crimée. » C'est le regret du militaire. Comme catholique, il ne voulait que l'accomplissement de la volonté de Dieu, et sa fin est bien consolante.
C'est de cette façon, cher ami, que notre fête du 15 août a été marquée pour moi et pour toi. Nous devons remercier la divine Marie, qui a bien voulu prendre ton beau-frère Ferdinand le jour de son triomphe. Ce matin, j'ai célébré la sainte messe à son intention. Prépare ta chère femme et ses autres parents. Salue ta chère famille. Je reste, en l'amour de Jésus et de Marie, ton tout dévoué.
E. BORÉ, prêtre de la Mission.
Ferdinand Lefaivre était de ces jeunes gens à qui l'on assurerait volontiers l'avenir, tant on les voit s'élancer pleins de force, de courage et de ferme foi vers une destinée dont ils acceptent d'ailleurs les obligations y compris le travail et les périls, y compris la mort. Il était fait pour l'état militaire, moralement et physiquement. Il en étudiait toutes les parties, il voulait en connaître tous les secrets, il n'en ignorait pas les devoirs. Je causais un soir avec lui,
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lorsqu'il n'était pas encore question de son départ; mais la guerre était commencée. J'irai, me disait-il: c'est un examen qu 'il faut que je passe. Je lui demandai ce qu'il pensait de la mort.—Je n'y pense pas du tout.—Et de Dieu?—Ah! je n'y pense pas assez. En effet, il se contentait de n'être ni impie, ni incrédule. Mais son âme saine et droite ne refusait pas d 'entendre, et Dieu lui a parlé. C'est le dernier trait de ces vertus naïves, si dignes d'admiration; c'est la consolation que Dieu donne à tant de grandes douleurs, et le digne prix dont il récompense tant de nobles sacrifices.
XII
RENTRÉE DE LA GARDE IMPÉRIALE.
30 décembre 1855.
I. Il est difficile de décrire le spectacle qu'offrait hier la population de Paris, se 'pressant en masses profondes sur le passage des soldats de Crimée. C'était un de ces moments rares où les peuples sentent la poésie des grandes choses, et dont ils gardent dans le cœur un souvenir ineffaçable comme les empreintes que conserve l'airain refroidi. Cette voie triomphale, cet innombrable peuple, ces acclamations semblables au bruit de la mer, ces fleurs sur les armes victorieuses, ces larmes dans les yeux contents, cet Empereur si tranquille dans sa force et si simple dans sa splendeur, ces soldats si graves au milieu de leur gloire, si brillants par leurs habits fatigués, si modestes sous leurs blessures ; tout cela se déroulait, chantait, retentissait comme une ode immense pleine de fierté et d'amour, de toute la fierté et de
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tout l'amour de la patrie. La foule, depuis la colonne de la Bastille jusqu'à la colonne de Napoléon, en a compris les strophes sublimes ; les échos de l'âme française les rediront longtemps. Je ne sais quel souffle, planant sur cette multitude, lui révélait ce que c'est véritablement qu'une nation et lui donnait une entente supérieure de ses devoirs et de ses destinées. Rangée au pied de ses magasins et de ses théâtres, entre les richesses qui l'énervent et les plaisirs qui la corrompent, la civilisation voyait paraître, avec la double majesté de la force et de la discipline, le courage d'esprit qui la confient, le courage de cœur qui l'honore et qui la défend.
De ces théâtres, où cent poètes tous les jours épuisent toutes les ressources de la fiction pour toucher les cœurs, quelle poésie est jamais sortie, quel sentiment a-t-on jamais emporté qui se puissent comparer à l'émotion qui remplit et relève aujourd'hui toutes les âmes?
Après trente-cinq ans de discussion, de littérature, d'amusements et d'affaires, un coup de tonnerre a retenti, et toute cette civilisation pompeuse est tombée, saisie d'épouvante, demandant un homme pour la sauver, et le cherchant en vain parmi ses marchands, ses orateurs et ses poètes. Sur ces mêmes boulevards, devant ces magasins et ces théâtres consternés, se déroulait, il n'y a pas huit ans, la première cérémonie, la première fête de la République, un enterrement anonyme ! Un corbillard chargé de restes quelconques, orné de ridicules symboles, s'avançait dans la boue vers la colonne de la Bastille, où ces anonymes allaient recevoir leur sépulture aux pieds du génie de ïinsurrection. Nos soldats qui passent ont laissé leurs saints et glorieux morts à l'ombre de la croix ! Derrière le corbillard pataugeaient douze individus, la plupart sans nom et sans visage, traînant une queue inquiète de corporations officielles et de sociétés chantantes : c'était le Gouvernement de la France ! La force n'était nulle part, l'ordre n'était nulle part ; la peur
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était partout, sauf j>eut-ètre parmi ceux qui doivent craindre. Il n'y avait plus d'armée, on ne savait pas s'il y avait encore une magistrature. Quelle honte ! quelles angoisses ! Quel avenir !
Honneur donc et reconnaissance à vous d'abord, homme que Dieu a choisi pour réparer ce désastre, et qui nous en avez tiré8 si glorieusement et si vite, d'une main si patiente et si ferme à la fois !
Paraissez le premier dans cette pompe dont la première gloire vous est due, et dont votre parole simple et grande a développé le sens auguste. Vous ne nous avez pas seulement donné la gloire des armes, vous nous donnez aussi la paix dans la guerre, la paix civile, le premier des biens pour les nations. Nos drapeaux sont fiers et nm autels sont debout. Nous remercions Dieu de vous avoir envoyé et de vous avoir préservé. Nous lui demandons qu'il vous garde et qu'il vous inspire. Marchez fièrement, Sire, au milieu de votre peuple dont les acclamations vous saluent : Vive l'Em- pereur !
Un frisson d'enthousiasme courait dans la foule à mesure que l'armée avançait. Apres l'Empereur, de vives acclamati01lS accueillirent le général Canrobert. Par un sentiment que tout le monde a compris, l'Empereur n'avait pas voulu que l'illustre général restât dans son escorte ; il était à la tête de l'armée. Sur tout le chemin, un cri profond et una- . nime lui portait l'expression du sentiment public, double hommage à la persévérance de son courage et à la beauté de son abnégation.
Trois régiments de ligne venaient ensuite dans leur tenue de campagne, précédés de leurs blessés saM armes. Cet humble uniforme, mais si glorieusement terni, ces visages où tant de fatigues ont laissé leur empreinte, la jeunesse de beaucoup d'officiers, les déchirures des drapeaux, l'attitude aussi modeste que martiale de ces brdvClS, et jusqu'à ces Im-
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riers qu'on leur avait jetés et dont ils paraient naïvement leurs armes, tout produisait dans la foule une émotion qui se traduisait souvent par des pleurs. On se découvrait, on acclamait ces drapeaux troués et ces chefs vaillants qui répondaient par le noble salut de l'épée. A chaque régiment qui passait, l'enthousiasme se manifestait avec la même ardeur. Il y avait des mouvements d'affection particuliers pour chaque troupe ; pour l'agilité des chasseurs ; pour la souplesse des zouaves, qui marchent comme des panthères, avec cet air de joie qui semble faire à toute chose la même fête qu'au péril ; pour la gravité imposante de ces mâles grenadiers qui s'avancent comme des murs ; pour l'artillerie assise sur ses tonnerres. On voyait passer la force et l'honneur de la patrie'.
Une chose pourtant manquait à la fête, un uniforme cher à la France, plus cher, s'il se peut, à l'armée. Lorsque ces braves défilaient au pied de la statue de Napoléon, échappés à tant de morts et vengeurs de tant de morts, le cœur pieux et compatissant de l'Impératrice a dù éprouver un regret; à l'aspect des blessés surtout, elle a dù regretter de ne pas voir auprès d'elle en ce moment et pour ce moment, parmi les parures de ses dames d'honneur, l'humble cornette d'une Sœur de charité 1.
Puissions-nous revoir bientôt une fête pareille, plus complète et plus consolante, où la victoire ramènera toute notre armée ; car cette victoire, que nous espérons, sera une grande époque du monde. Sur la ruine des ambitions grecques et sur le sol transformé de l'islamisme, dans la fécondité du sang français, la victoire française aura planté la croix de Jésus-Christ.
1 Un rédacteur du Journal des Débats, M. Alloury, a trouvé à propos de dire que nous avions exprimé le regret de ne pas voir les Soeurs de charité défiler avec nos régiments, et il nous a repris sur l'outrage que nous aurions voulu faire à l'humilité de ces saintes filles. C est nous attribuer sans aucun fondement une grossièreté.
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27 décembre 1855.
II. A propos de l'entrée solennelle de la Garde, fête vraiment nationale, le Constitutionnel fait un historique assez intéressant de ces sortes de cérémonies sous le premier Empire. Malheureusement, il ajoute des réflexions politiques et patriotiques plus qu'inutiles. Nous y prendrons l'occasion de protester contre une étrange mixture des idées de la Révolution et des idées de l'Empire, que l'on cherche à mettre à la mode et qui nous semble l'opposé du bon sens.
La théorie en vertu de laquelle on fait cette tentative rattache le 2 décembre 1851 au retour de l'île d'Elbe et à la bataille de Waterloo. Le 2 décembre se rattache à une meilleure date, au 18 brumaire. Nous ne prenons pas le 2 décembre et personne ne l'a pris comme une consécration de la Révolution, mais comme une rupture avec elle.
Jusqu'au 18 brumaire, Bonaparte ne fut qu'un général très-heureux. Il avait procuré à la France la gloire militaire : ce jour-là, il lui donna les fruits de cette gloire, les seuls désirables et dont elle eût besoin, un gouvernement et la paix intérieure; il la délivra d'un ennemi autrement redoutable et autrement humiliant que tous ceux qu'il avait battus, l'anarchie. Il ôta la nation des mains souillées qui eussent rendu vaines toutes ses victoires. Son épée lui permit de faire le 18 brumaire ; le 18 brumaire lit l'Empereur et l'Empire. Sans cela, au bout de tant de merveilleuses campagnes, il n'y avait que la disgrâce et probablement l'échafaud pour le général trop victorieux, la continuation des hontes et des crimes de l'anarchie pour la France.
Le Constitutionnel s'abandonne à un sentimentalisme dangereux, s'il n'était ridicule, lorsqu'il dit de l'ancienne
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garde impériale, « qu'elle n'eut jamais rien de commun « avec ces troupes spéciales que des souverains créèrent au- « trefois, non pour servir la patrie, mais pour exécuter leurs « desseins personnels; pour les opposer, au besoin, aux « vœux du peuple et du reste de l'armée. » Qu'entend-il? Quels souverains ont eu, chez nous, une garde pour un autre service que celui de la patrie? et quels sont ces vœux du peuple auxquels la garde, impériale ou royale, ne doit pas s s'op,poser? Est-ce que les gardes françaises, en 1789, ont bien mérité de la patrie en ne s'opposant pas aux vœux du peuple qui voulait prendre la Bastille? Est-ce que la garde royale, en 1830, s'est rendue criminelle en obéissant au souverain malgré le vœu du peuple? Est-ce que la garde municipale, en 1848, eut tort de ne pas céder quand le vertige emportait tout? Et, aux journées de juin, les vœux du peuple paraissaient assez clairs, l'armée devait-elle s'y rendre? Il est inutile sans doute de pousser plus loin ces réflexions sur l'obéissance ou l'adhésion de la garde aux vœux du peuple et le choix qu'elle doit faire entre ces vœux et les ordres du souverain.
Le Constitutionnel ajoute que la réapparition de la garde, après le retour de l'île d'Elbe, consola la France en lui rendant « sa grandeur momentanément éclipsée et les fruits de la Révolution menacés par une invasion des représen- tants de l'ancien régime. » On ne saurait trop blâmer et détester cette phraséologie révolutionnaire. L'empereur Napoléon 111 a sagement aboli les anniversaires qui ne servaient qu'à consacrer nos discordes et qu'à envenimer les inimitiés civiles ; la presse impérialiste ferait bien d'entrer dans la largeur de ses desseins, en abandonnant enfin des qualifications à la fois absurdes et injurieuses. L'ancien régime est fort ancien à présent ; ce qui nous en reste se trouve en plus grande quantité dans l'établissement impérial que dans ceux qui l'ont précédé, de 1800 à 18 al. 1. Nous voyons aux
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mains des empereurs un pouvoir et autour d'eux une splendeur que n'avaient ni le Directoire, ni la monarchie restaurée, ni la monarchie entourée d'institutions républicaines. Pour les partisans du système parlementaire, de la prépotence tribunitienne, de la presse, des baïonnettes intelligentes, etc., l'ancien régime, c'est l'Empire. On ne se rattachera pas ces derniers des Romains en leur disant que César fait leurs affaires. Ils les veulent faire eux-mêmes. Quant aux représentants actuels de l'ancien régime, que vous signalez comme des ennemis ou des adversaires des choses présentes, comptez les morts de la guerre ; vous y verrez leurs noms en assez grand nombre. Sous l'épaulette d'or et sous l'épaulette de laine, est-ce que les Pontevès, les Villeneuve, les La Bourdonnais, et tant d'autres, ne vous paraissent pas avoir servi la France et l'Empereur aussi bien que vous? Est-ce que leur sang ne vaut pas votre encre?
XIII
L'ABBÉ RUPERT.
6 mars 1856.
Le corps des aumôniers de l'armée d'Orient vient de faire une perte qui nous touche particulièrement. M. l'abbé Ru- pert, frère de notre excellent collaborateur et ami, a succombé le 10 du mois dernier, volontairement, on peut le dire, aux fatigues de son ministère sacré. Il est mort dans une baraque des ambulances d'Eupatoria, à son poste, en chrétien et en prêtre de Jésus-Christ, laissant à ceux dont il était le pasteur un dernier exemple d'abnégation, offrant
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pour eux ses dernières souffrances. Mort acceptée, mort désirée et cherchée, mort précieuse, plus digne encore d'admiration que de regret, pleurée avec plus de consolation que d'amertume.
M. l'abbé Rupert était curé dans le diocèse de Metz, lorsqu'il partit, au début de l'expédition. C'est déjà peindre sa vertu que de rappeler à quel âge il choisissait une mission si rude : il avait près de cinquante-quatre ans. L'esprit de sacrifice le poussait à ces devoirs héroïques : Eamus et nos ! Son digne évêque, sachant l'immense importance du ministère sacerdotal parmi les armées, surtout en notre temps, n'aurait point permis qu'il fùt confié à un homme incapable. Il se félicita hautement de pouvoir donner à l'aumô- nerie militaire un prêtre qui porterait partout la bonne odeur de Jésus-Christ.
Dans cette laborieuse mission, Dieu permit que la part de M, Rupert fut une des plus difficiles. Quoique les aumôniers soient communément bien vus et bien accueillis des soldats et des officiers, il y a des nuances ; dans les commencements surtout, il s'en est manifesté d'assez dures. Le général peut beaucoup pour la position de l'aumônier. Il lui donne ou il lui refuse des facilités qui lui assurent ou lui retirent, jusqu'à un certain degré, les égards dont il a besoin. La division à laquelle M. Rupert fut attaché eut d'abord un chef, très-brave et très-honorable d'ailleurs, qui ne s'expliquait pas l'utilité du service religieux, et qui regardait le prêtre comme un personnage superflu dans les camps. Les moindres et les plus justes demandes de l'aumônier lui semblaient importunes , il les écartait, souvent avec impatience. Ainsi, pour ne citer qu'un fait, le plus pénible il est vrai, M. l'abbé Rupert fut longtemps sans avoir de chapelle et sans pouvoir dire la sainte messe pour sa division. Il était obligé de se rendre sur le territoire de la division voisine, où régnait un autre esprit. On le laissait à l'é-
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cart, sans courtoisie, presque sans humanité, sous sa très- petite tente de campement ; la plupart du temps, il était obligé de faire lui-même son ménage de soldat et sa pauvre cuisine, de soigner lui-même ses chevaux, parce que les hommes qu'on lui donnait pour ordonnances semblaient être choisis parmi les plus capables d'abuser de sa bonté. Ces misères ne nous ont pas été révélées par lui ; mais d'autres les ont vues, et, sans qu'il l'ait su peut-être, lui en ont donné le prix qu'attendaient sa patience et son humilité. Ils ont été touchés de ce persévérant courage, de cet amour de Dieu qui faisait accepter une pareille vie ; et pour leur bonheur éternel, ils ont compris ce que c'est qu'un prêtre. Nous entendons encore la voix émue, nous voyons encore le regard d'un officier qui nous peignait l'abbé Ru- pert, assis sur la terre à l'ouverture de sa tente, seul comme un paria, mangeant en hâte sa ration de lard, et courant aux ambulances, où, à bien dire, il était toujours.
Ses lettres ne contenaient jamais de plaintes pour ce qui le regardait. Elles roulaient presque exclusivement sur la nécessité de bien organiser l'aumônerie militaire, de la composer d'hommes choisis avec scrupule pour des devoirs si multipliés, si graves, et, disait-il, d'une responsabilité si terrible devant la patrie et devant Dieu.
Aussi ferme qu'il était humble et modeste; doux et affectueux, mais point famillier ; complaisant sans rien de ser- vile ; instruit, et sachant à propos garder le silence, il regardait l'assiduité auprès des malades et le dévouement au milieu des dangers comme n'étant qu'une partie, la moitié tout au plus des qualités d'un aumônier militaire ; il ne se contentait pas d'y ajouter ce désintéressement qui va jusqu'à l'abandon de la vie. Tout cela, c'est le simple devoir de l'homme de cœur, rendu plus facile par ces grandes circonstances où l'âme humaine a le privilège de se fortifier, de s'étendre et de monter en quelque sorte à un niveau supé-
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rieur. Le prêtre se doit à lui-même, doit aux hommes, doit à Dieu quelque chose de plus. Il n'est pas un homme comme un autre. S'il faut qu'il soit, suivant la parole de l'Apôtre, tout à tous, c'est, comme l'Apôtre le marque, pour les gagner tous à Jésus-Christ. Or, qui gagnera-t-on à Jésus- Christ par des moyens qui ne sont point de Jésus-Christ? par une prétendue largeur de pensées et de manières, par des facilités dans la doctrine et des abaissements dans le langage qui, ne rappelant en rien la douceur et la simplicité de l'Homme-Dieu, font douter que celui qui les emploie soit l'homme de Dieu? Sans doute, c'est une injustice au monde d'exiger du prêtre une perfection idéale; et Dieu n'excusera personne d'avoir méprisé la vérité, parce que l'ineffaçable trace de la misère humaine aura paru dans ceux qu'il charge de l'annoncer ; mais le prêtre n'a pas le droit de mépriser absolument cette injustice et de n'en tenir aucun compte. Il doit savoir que l'incrédule l'observe avec cet œil perspicace et malveillant de l'enfant sur le maître dont il déteste l'autorité et les leçons. L'homme le plus rebelle aux vertus de l'Evangile est précisément celui qui remarque davantage où le prêtre y manque et qui en réclame de sa part la pratique la plus assidue. M. l'abbé JRupert se vit à cette épreuve, lorsqu'ayant vaincu celle des dédains, quelques officiers lui firent prendre la place que les convenances donnent à l'aumônier dans les rangs de l'état major. On connaissait sa charité, son courage, sa vertu ; il n'eut besoin que d'être lui-même pour que l'on connût encore son mérite. Il était respectable, il fut respecté. Il bénit Dieu d'une amélioration dans sa position personnelle qui tournait à l'avantage de son ministère, c'est-à-dire au bien spirituel des âmes. On le sentait heureux dans ses lettres, qui d'ailleurs ne disaient rien des fatigues mortelles par lesquelles il achetait ces consolations. Il eût craint que son nom fût prononcé dans le journal : l'estime qu'il cherchait
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n'était pas celle qui s'exprime par des louanges publiques. Quoique en relations si intimes avec son frère, nous ne l'avons nommé qu'une fois, et moins encore pour l'honorer que pour nous honorer de lui.
Il avait le zèle et le génie de ce ministère auguste que le prêtre exerce auprès des mourants. On en croira les Sœurs de charité ; après Dieu, il n'y a pas de meilleurs juges. Elles le virent à l'œuvre dans le grand hôpital de Constanti- nople, où il suppléa quelque temps le P. Gloriot, appelé en Crimée. On y comptait en ce moment-là 1,600 malades. « Un autre se serait effrayé, écrit la sœur Jouffreau. Il se « multiplia, pourvut à tout et trouva moyen de si bien suf- « fire, que tous nos malades étaient administrés. Mais ce « n'est pas son zèle seulement qui a été admiré de nos « Sœurs, c'est surtout sa modestie et sa piété. On croyait « voir un ange et on le nommait le saint. »
Cependant sa vie s'en allait. Il la donnait avec joie, il la voulait donner. Déjà, vers la fin de l'été, épuisé par une année de campagne sans un jour et sans une nuit de repos, il parut près de succomber. Les instances de l'aumônier supérieur l'obligèrent d'aller se faire soigner à Constantinople. Il se rendit à l'hôpital de Péra. « Nous ne tardâmes pas à « voir, écrit la Sœur supérieure, combien ce digne prêtre « était zélé pour le salut des âmes. Il nous exprimait sans « cesse le regret d'avoir quitté ses bons soldats, qu'il aimait « avec toute l'affection d'un père. Il y a du bien à faire, « disait-il toujours. Après un mois de repos, il voulut abso- « lument repartir, quoique ses forces ne fussent pas bien « revenues. Les instances et les avertissements du médecin « furent inutiles. Il craignait trop de priver son régiment « des consolations qu'il pouvait lui donner. » Les efforts de M. l'abbé Doumercq, secrétaire général de la Mission, échouèrent comme ceux du médecin. « Evidemment, écrit- « il à M. Rupert, votre digne frère n'était pas en état de re-
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(( prendre son service et d'aller passer encore un hiver en « Crimée. Son zèle lui fit illusion. »
L'illusion, si elle existait, ne fut pas de longue durée. M. l'abbé Rupert, en arrivant à Eupatoria, y trouva le scorbut et la fièvre typhoïde. Le mal grandit, et son courage en même temps : il redoubla de dévouement ; mais bientôt ses forces l'abandonnèrent. Il resta néanmoins ; il voulait tomber sous le fardeau. Ses amis le pressèrent de prendre un congé. Il refusa. Averti de son état de souffrance, le R. P. Parabère vint le voir et lui conseilla aussi un repos trop visiblement nécessaire. Il répondit qu'il allait mieux, et qu'il ne pouvait et ne voulait point quitter son poste.
Il ne le quitta point. Il y tomba, il mourut, content d'y laisser sa dépouille et d'y attendre la résurrection éternelle : « Mon ami, disait-il, deux jours avant sa mort à un con- « frère, je regrette de vous laisser seul ici, lorsqu'il y a tant « à faire. Quant à moi, je me crois prêt à paraître devant « Dieu. Il veut bien m'accorder la grâce que je lui ai deman- « dée, celle de mourir auprès de nos braves soldats. » « Il « est mort muni de tous les sacrements de l'Eglise, écrit le « R. P. Parabère, pieux comme vous l'avez toujours connu ; « il est mort admiré des hommes, et ce qui est de beau- « coup préférable, plein de mérites devant le Seigneur. »
Après le témoignage du chef de l'Aumônerie de l'armée, écoutons l'armée elle-même. La lettre suivante, écrite par un compagnon et un émule des Pontevès, des Lourmel, des Brancion, montrera qu'en effet l'humble abbé Rupert, ce pauvre prêtre d'abord si froidement accueilli, est mort admiré des hommes ; et l'on y verra aussi quels hommes l'ont admiré :
Eupatoria le 18 février.
Je suis encore tout triste de la perte de notre aumônier, l'excellent abbé Rupert. Malade dppuis longtemps, il a résisté à toutes les ins-
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tances pour rester au poste où son dévouement l'avait appelé. Sympathique aux soldats, il fallait voir la satisfaction que produisait son arrivée dans les salles ou baraques, l'empressement de chacun à s'entretenir avec lui. On aurait dit que les douleurs et les angoisses suspendaient leur action.
Aussi lorsque, dans le courant de l'hiver, j'insistais sur la nécessité de céder à l'avis unanime des médecins, qui considéraient un changement d'air comme indispensable, comme urgent, il me disait avec une douce et ferme résignation : —Non, je ne m'éloignerai pas.... Mon sacrifice est fait ! Ces braves soldats ont trop besoin de moi. Il est vrai que je souffre; mais vous ne sauriez imaginer combien je trouve de consolantes compensations dans mon ministère. Ces pauvres malades manifestent tant de joie en me voyant ! Ils me témoignent tant de sympathie et de reconnaissance !
L'abbé Rupert est parti pour le ciel, du point où il avait établi sa demeure, du milieu des malades et des mourants, d'une ambulance, ce champ de bataille du prêtre. Il est mort faisant face à l'ennemi du salut des hommes ; et l'on pourrait dire qu'il est mort de la mOI t des braves, s'il n'était une mort plus belle, plus précieuse, celle des martyrs et des saints !
A. DE TAXIS,
Colonel du 61e régiment.
Que la France est belle dans ses prêtres et dans ses soldats ! *
Un nombreux cortège a escorté le cercueil de l'abbé Rupert jusqu'au cimetière, où il repose, suivant la parole d'un officier, « au milieu de tant de braves qu'il a envoyés au « ciel par ses prières et par ses exemples. » Il est le neuvième aumônier qui succombe au poids de ce grand et saint ministère.
C'est une pressante obligation pour le gouvernement de combler des vides qui se font trop douloureusement sentir dans les hôpitaux, et dont on souffre aussi dans la partie active de l'armée. Mais cette obligation ne sera qu'à demi remplie, tant que le service religieux de l'armée ne sera pas organisé de manière à donner tous les résultats que la re-
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ligion et la société en attendent. Avec une organisation convenable, on trouvera des hommes comparables à celui dont nous venons de tracer le portrait ; des prêtres suivant le cœur de Dieu, dignes, dévoués, pleins d'ardeur pour le bien des âmes, désintéressés même de leur propre vie. Comptant sur les récompenses éternelles, ils s'estimeront assez payés ici-bas de pouvoir offrir le saint sacrifice dans les camps, instruire les ignorants, réconcilier les pécheurs, ouvrir le ciel aux moribonds ; et, lorsqu'ils se trouveront sur une terre encore enveloppée des ombres de la seule mort qu'ils connaissent, des ombres de l'erreur, ils demanderont à Dieu, par grâce, d'y creuser leur tombe, afin d'en prendre possession pour la vérité, demeurant là comme un titre enfoui mais impérissable, et que le Dieu de vérité revendiquera tôt ou tard.
XIV
LA CROIX ET L'ÉPÉE.
RÉCITS DE LA GUERRE D'ORIENT
31 mars 1856.
La main qui nous offre ce petit volume décline l'honneur de l'avoir écrit. Il a été écrit par l'armée française ; les vrais auteurs sont nos généraux, nos soldats, nos prêtres, nos Sœurs de charité : car ainsi se composent maintenant, grâce à Dieu, cette force et cette majesté que l'on appelle
1 Un volume in-18 de 320 pages, chez L. Vivès, rue Cassette, 23.
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l'armée française. On a rassemblé leurs lettres écrites pour la joie et la consolation de la famille et de l'intimité, telles qu'un légitime orgueil les a livrées à une curiosité non moins légitime, non moins pieuse. On les a distribuées dans un ordre excellent, se contentant d'y joindre quelques courts extraits des rapports officiels, quelques détails qu'il eût été dommage de laissèr oublier et qui servent de commentaire. L'indispensable, rien de plus, et de manière que tout conservât un caractère rigoureusement historique. Une inspiration moins sérieuse aurait pu se laisser tenter à la phrase. Ces fragments écrits du camp, du bivouac, de l'ambulance, au retour de la tranchée ou avant l'attaque, sont, la plupart, singulièrement dépouillés de rhétorique. L'occasion était bonne pour faire du pittoresque et du genre. Combien de littérateurs, s'empressant d'accommoder un peu mieux ces héros si négligés dans leur style et dans leur attitude, leur eussent prêté des sentiments, des mots, des aventures! Plusieurs s'y sont embesognés. Nous avons des peintures du soldat de Crimée où la figure dominante est, non pas le grognard, si cultivé il y a vingt ans, mais le type plus ancien du fricoteur, renouvelé de Calot et des vieux almanachs. Nos soldats y font cent bonnes farces. Tout s'est présenté d'une façon si joviale, durant ces dix- huit mois de Crimée ! Ailleurs, ce sont de fades historiettes, empâtées de style héroïque. Nous n'avons point ici à redouter ces dégoûts. L'armée parle elle-même. C'est donc bien elle qui a fait ce livre. Or, ce livre de l'armée française est l'un des meilleurs livres de piété qui aient paru depuis longtemps. On en trouve peu qui touchent davantage, qui fortifient plus le cœur, qui l'élèvent mieux aux grandes et saintes choses. Nous ne disons rien que les lecteurs puissent croire exagéré. Ils se rappellent beaucoup de ces lettres où la foi, la résignation, l'amour de Dieu et de la patrie s'expriment par des traits si naïfs et si forts,
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et qui, dans leur ensemble, peignent parfaitement la sérénité et jusqu'à la joie du sacrifice. Renouvelons-en le souvenir.
Courage religieux chez les soldats, courage guerrier chez les prêtres, c'est le vieux caractère et le vieil honneur de ]a France. Ce vieux caractère paraissait effacé. On ne savait plus si l'armée croyait encore en Dieu, ou oserait encore le dire. On ne savait plus si le prêtre et le soldat, ces deux frères germains, jadis compagnons des mêmes entreprises et des mêmes souffrances, pouvaient encore parler la même langue. Séparés l'un de l'autre avec tant d'art et depuis si longtemps, on allait jusqu'à se demander si la tradition du dévouement militaire n'avait pas péri dans l'ordre sacerdotal. Les traits par lesquels la littérature et l'art bourgeois aiment à peindre le prêtre aux yeux du peuple, ne sont pas destinés à donner une haute idée de son goût pour les dangers et les privations ; la moindre satire le représente au moins comme un oisif très-attaché à ses aises. Nous, catholiques, qui connaissons l'état de pauvreté ou plutôt d'indigence où sont réduits nos prêtres, et qui les voyons se maintenir avec un saint courage dans les situations souvent désolantes, nous savions parfaitement que les âpretés d'une expédition militaire ne les intimideraient pas. La discipline du séminaire est plus sévère que celle de la caserne ; la vie du curé de village est plus dure que celle du soldat, et il a aussi ses batailles à livrer contre des ennemis qui tuent. Mais le public lit les pamphlets, voit les caricatures, et, sans prendre au sérieux toutes ces ignominies, en subit cependant l'influence. Une lithographie à demi obscène, jetée aux regards des passants par quelque misérable artiste, un brutal article de journal, une sale chanson effacent le témoignage de toute une ville. Un très-grand nombre de municipalités ont voulu attester la reconnaissance des populations pour les services qu'elles
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ont reçus du clergé dans les malheurs publics. Cela n'a pas empêché dernièrement un écrivain du Siècle de dénoncer à ses lecteurs « la bande noire » comme un ennemi « plus dangereux que celui qui vient d'être vaincu à Sé- bastopol. »
Dans le camp devant Sébastopol, on parlait autrement que cet écrivain.
Dès que la guerre fut résolue, deux hommes de cœur se rencontrèrent, infiniment au-dessus de ces doutes et de ces haines misérables, dans la pensée d'assurer à nos soldats les secours de la religion. L'un, prêtre, était convaincu que les prêtres recevraient bon accueil dans les camps ; l'autre, militaire: savait d'avance qu'ils y seraient utiles. Quand le P. de Ravignan écrivit au maréchal de Saint-Arnaud pour lui rappeler cet objet si important, le maréchal répondit : « Comment avez-vous pu croire que je n'y avais pas pensé? » Tous deux avaient compris le sentiment de l'armée, le sentiment public. Il y a toujours, Dieu merci, des hommes qui connaissent mieux l'opinion que ceux qui prétendent la faire.
La présente de quelques prêtres au milieu de notre armée a tout de suite montré à la France elle-même ce qu'elle est et ce qu'elle vaut toujours, en dépit de ses convulsions politiques et de ses productions littéraires.-On lui dit tant qu'elle est incrédule, et parfois elle a l'air d'en être si persuadée ! Eh bien ! il est vrai que dans sa masse, dans son fonds essentiel, elle est chrétienne, et qu'on lui fait violence en l'éloignant de Dieu. Quand la pression du respect humain vient à cesser, l'instinct religieux, quoique affaibli par les passions et savamment entamé. par l'éducation, agit aussitôt ; et l'âme se redresse vers Dieu, comme la plante qu'on avait courbée avec effort se redresse du côté de l'air et du soleil. C'est ce que l'on a immédiatement vu dans cette armée d'Orient qui fut immédiatement soumise à de si ter-
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ribles épreuves. Atteinte du choléra, décimée avant d'avoir approché l'ennemi, elle se sentit chrétienne et catholique. Le soldat couché dans les hôpitaux improvisés de Gallipoli et de Varna portait sa main glacée à la médaille de la Sainte Vierge, qu'une mère ou une sœur lui avait passée au cou, et la montrait au prêtre qui traversait cette désolation en répandant le pardon de Jésus-Christ. Quelle parole pouvait mieux dire : Je suis chrétien et catholique ? Dès ce début, les rapports des aumôniers et des Sœurs sont unanimes : pas un soldat n'a refusé les secours religieux ; les officiers ont donné l'exemple de les demander. Combien d'hommes sont chrétiens sans le savoir, ou, chose presque plus étrange, sans oser le montrer ! D'un côté, le poids de la vie chrétienne, si lourd lorsqu'on ne le connaît pas ; de l'autre, cette terrible appréhension de la raillerie, cette crainte de ne pouvoir répondre à des objections dont on ne fait que pressentir la faiblesse, retiennent extérieurement dans l'incrédulité des esprits qu'elle désole et que Dieu attire. Mais les solutions matérialistes dont on se contentait il y a un demi-siècle ne prévalent plus quand la mort ellemême, posant le problème devant l'âme humaine, ne lui laisse qu'un rapide instant pour choisir. On veut mourir chrétien; et ce n'est pas par un calcul de probabilités qui se fait en ce moment suprême, c'est par une grâce d'en haut. Manifestement, depuis vingt ou trente ans, un souffle de Dieu mêle, si l'on peut parler de la sorte, une plus grande somme de vérités dans l'air respirable des esprits. Il plaît à Dieu que les approches de la mort achèvent miraculeusement la maturité de ces miraculeux germes, déposés dans les cœurs comme à leur insu. Cet état de l'âme, plus frÚquent en ce temps-ci qu'il ne le fut peut-être jamais, est décrit en peu de mots par un homme qui a eu le bonheur et la gloire de prendre le devant sur la mort. Le maréchal de Saint-Arnaud était déjà chrétien que ses plus intimes amis
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l'ignoraient encore, et qu'il ne le savait pour ainsi dire pas lui-même. « Il se passait chez moi quelque chose d'ex- « traordinaire, écrit-il à ce frère qu'il aimait tant. Le corps, « l'esprit, tout était malade, et cet état avait occasionné un « grand désordre qui avait attaqué le principe de la vie. « Je me suis réfugié dans la méditation, de la méditation « dans la prière. Dimanche, je communierai comme un « vrai chrétien. Cette conversion t'étonnera peut-être, et « tu verras en moi une grande transformation. » La transformation est la même que celle qui fait d'un bon officier un grand homme de. guerre. Il suffit de bien engager la bataille et de la gagner. On est un autre homme quand on a fait sa confession générale, comme on est un autre militaire quand on a gagné la bataille de l'Aima. Mais ces deux opérations sont toujours et tout à la fois le résultat d'un long travail de l'homme et d'une grande grâce de Dieu.
Ainsi, au commencement de la campagne, la grâce de Dieu trouva prêt le noble cœur du général Ney, duc d'El- chingen. C'était un homme du monde, remarquable par l'élévation de son'esprit, la vigueur de son caractère et son exquise politesse. Il était plein de vie et de force, et tout en observant grandement et noblement les convenances envers la religion, il ne remplissait pas ses devoirs religieux. Cependant il n'avait pas voulu que l'aumônier attaché à sa brigade s'éloignât, quoique appelé à Constantinople par le Maréchal. — Nous avons le choléra, disait-il, nous île pouvons pas rester ici sans prêtre. Quelques jours après, il était atteint. Il demande l'aumônier, et lui tendant la main, en présence de tout son état-major, il lui dit : « Je tiens à ce « que l'on sache que c'est moi qui vous ai fait appeler. J'ai « eu le tort de vivre dans l'éloignement des pratiques re- « ligieuses. J'ai une femme qui est un ange, et je veux « mourir en bon chrétien. » Après avoir reçu l'absolution, il croisa ses deux mains sur sa poitrine, offrit à Dieu le sa-
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crifice de sa vie et lui adressa la prière la plus touchante pour sa femme et ses enfants. Voilà comme ces cœurs déjà chrétiens mûrissent au soleil de la mort. Le lendemain, le général Carbuccia donnait le même exemple, et nos soldats plantaient de grandes croix sur les tombeaux de ces deux vaillants hommes. Morts, ils faisaient triompher au milieu des Turcs le signe sacré de Jésus-Christ.
Ecoutons le prêtre qui se trouvait là. En nous montrant le spectacle dont il fut témoin, il nous peindra son propre rôle. Il y avait 10,000 hommes campés autour de Galli- poli. Le choléra abattit d'abord tous ceux qui auraient pu mettre obstacle à ses ravages. Deux généraux sur quatre, sept officiers de santé, trois officiers comptables, dix-sept infirmiers, le chef pharmacien et ses aides moururent les premiers :
J'étais seul parmi les malades, écrit le P. Gloriot. Pour les confesser, j'étais obligé de me tenir à genoux auprès d'eux. Là, j'ai compris que pour sauver les âmes avec Jésus-Christ, il faut être prêt à subir avec lui la double agonie du corps et de l'âme. Ma plus grande épreuve, c'est mon isolement ; je suis resté six semaines sans pouvoir me confesser, et, en voyant tout succomber autour de moi, je n'avais pas même l'espoir d'être assisté par un frère à mes derniers moments. Dieu, évidemment, me conservait pour que je pusse administrer les secours de la religion à tant d'âmes bien préparées ; car si l'épreuve a été grande, grande aussi a été la consolation.
Toutes les fois que j'entrais dans ces lieux désolés, je m'entendais appeler de toutes parts : « Venez à moi ! hâtez-vous de me réconcilier avec Dieu, car je n'ai plus que quelques instants à vivre! » D'autres me serraient affectueusement la main et me disaient : « Que nous « sommes heureux de vous avoir au milieu de nous ! Si vous n'étiez « pas là, qui nous consolerait dans nos derniers moments ?» — Plusieurs me donnaient l'adresse de leurs familles, en me priant d'écrire à leurs parents qu'ils étaient morts en bons chrétiens. J'en ai vu qui recueillaient le peu de forces qui leur restait pour chercher au fond de leurs poches quelques pièces de monnaie, qu'ils me remettaient en me chargeant de faire prier Dieu pour eux après leur mort... Les senti-
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ments de toi se ranimaient dans tous les cœurs. Les officiers étaient les premiers à recourir à mon ministère, et ils venaient me trouver à toutes les heures du jour et de la nuit. Quelquefois j'entendais leur confession en me rendant d'un hôpital à l'autre ; d'autres fois je les rencontrais, m'attendant sur les escaliers intérieurs de l'hôpital. Je m'appuyais sur les mêmes escaliers; ils se mettaient à genoux à mes côtés et recevaient le pardon de leurs fautes. Quand ils m'apercevaient dans les rues, ils descendaient de cheval, me remerciaient affectueusement et ajoutaient presque toujours : « Surtout, si je suis atteint, ne manquez « pas de vous rendre au premier appel. » Tous les soirs, nous avions une cérémonie religieuse pour l'enterrement des officiers. Un jour que j'avais sous les yeux sept ou huit bières et autour de moi l'état-major de tous les régiments, je demandai la permission de dire quelques mots. Debout sur une tombe, je parlai pendant une heure. Jamais je n'avais contemplé de spectacle plus émouvant : je voyais de grosses larmes couler de tous les yeux.
Peu de jours avant de succomber lui-même à ces fatigues extraordinaires, qui durèrent presque sans interruption durant dix-huit mois, le P. Gloriot écrivait encore :
Les dispositions de l'armée sont parfaites. Je voudrais pouvoir publier bien haut et faire connaître à la France ce qu'elle ignore peut-être, c'est-à-dire que l'armée a su garder, bien mieux que toute autre classe de la société française, les traditions religieuses. Il est évident pour tout le monde que le prêtre est aimé, respecté, parfaitement vu de tous, des officiers comme des soldats. Je n'ose pas dire que tous les cœurs sont convertis, mais les esprits sont réconciliés avec la religion.
Cherchant à s'expliquer ces dispositions, plus inattendues que surprenantes, il les attribuait aux exemples donnés d'en haut, à la bienveillance de l'Empereur pour les aumôniers, surtout à une grâce providentielle et du moment. Grâce, sans doute, attirée par les prières des familles chrétiennes et secondée par la double influence des vertus domestiques: J'ai une femme qui est un ange, je veux mourir en chrétien. Que de mystères de bénédiction et de miséricorde sont illuminés de ce seul mot ! Ajoutons que Dieu,
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qui aime ses serviteurs et qui souvent se plaît à les combler visiblement du fruit de leurs travaux, a dù faire beaucoup pour la consolation de ces hommes apostoliques, le P. Gloriot, l'abbé Ferrary, l'abbé de Geslin, l'abbé Rupert et d'autres encore. D'un cœur magnanime, ils ont offert leur vie, ils l'ont donnée en priant Dieu de féconder leur sacrifice. Comment cette prédication en actes n'aurait-elle pas réussi sur des cœurs faits pour la comprendre? A ne considérer que la bravoure, il n'y a point de honte assurément pour des braves à se déclarer soldats du Dieu des armées, quand on voit ceux qui le servent plus spécialement se signaler par tant d'amour pour le devoir. Le P. Gloriot restait seul, sans secours pour lui-même, contre l'ennemi invisible qui répandait la mort à Gallipoli; le P. Parabère, à l'Aima, administrait les blessés sous le feu des Russes, et plus tard passait la nuit couché à côté du cadavre d'un cholérique, pour persuader aux soldats que le choléra n'est pas contagieux ; l'abbé Ferrary allait et revenait sans cesse pour accompagner les blessés qu'on évacuait des ambulances de la Crimée sur les hôpitaux de Constan- tinople, et méritait le beau surnom d'apôtre des cholériques ; l'abbé Lepavec, se rendant en France pour sa santé, relâchait à Athènes, y trouvait le choléra dans notre hôpital, et s'arrêtait là pour remplacer le prêtre qui venait de mourir; l'abbé Rupert, pressé de prendre un repos qu'il sentait lui- même indispensable, restait néanmoins et mourait à son poste ; le P. de Damas, à peine rétabli, revenait au lieu d'où il avait été emporté mourant. Bref, pour tout dire en une parole, plus de la moitié sont morts à l'heure qu'il est ; et ce qui serait surprenant, ce serail que Dieu n'eût pas amplement et magnifiquement récompensé de si beaux et si purs efforts.
Mais que dire des Sœurs de charité? Ce spectacle n'avait pas encore été donné au monde. La peste décime nos ré-
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giments : voilà qu'une légion de vierges accourt au premier appel et se partage ce vaste champ de mort. C'est souvent la guérison, c'est toujours l'espérance, la consolation et la miséricorde qui viennent sourire au milieu de tant de misères. Les Sœurs se sont dévouées comme les prêtres, avec le même courage, avec la même abnégation, ajoutant à l'intrépidité de leur zèle cette allégresse de l'amour, cette grâce de 1' innocence, cette compassion, ce charme inénarrable qui est quelque chose de plus que la femme et que la chrétienne, qui est la fille de Saint-Vincent. Toutes les lettres de Crimée et de Constantinople parlent des Soeurs : à leur égard, un accent de tendresse et de vénération vibre jusque dans les rapports officiels, et l'on sait quel hommage leur ont rendu nos alliés et nos ennemis. A Athènes, lorsque le choléra eut quitté la garnison française du Pirée, il se répandit dans la population grecque. Les Sœurs n'écoutèrent pas autre chose que la charité, et comme elles s'étaient dévouées à leurs compatriotes catholiques, elles se dévouèrent à ces schismatiques étrangers. Le ministère grec et la commune d'Athènes leur adressèrent des remercîments que le Moniteur français fit connaître avec un légitime orgueil. Cette circonstance était sans doute ignorée des révérends pasteurs qui, prêchant dernièrement à Genève devant un auditoire calviniste, osèrent dire qu'en France, dans une localité qu'ils ne désignaient pas, les Sœurs avaient refusé leurs secours à des malades protestants : Sepulcrum patens est guttur eo- î,um ! L'affection réciproque des Sœurs et des soldats se manifeste avec une douceur inexprimable. Le livre que nous analysons en renferme des traits nombreux et charmants. Lorsqu'une Sœur meurt, ce sont les soldats qui portent sa bière, se relayant pour que chaque corps, et, s'il se peut, chaque compagnie ait l'honneur de ce précieux fardeau. Ils sollicitent la faveur de l'inhumer dans leur cimetière. Ailleurs, c'est la Sœur elle-même qui demande
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d'être enterrée parmi les soldats. — «Venez souvent, ma « Sœur, disait un soldat malade ; toutes les fois que vous « entrez dans la salle, il me semble voir la France et ma « mère. » Quoique Dieu protège les Soeurs au delà de ce que l'on osait espérer, un grand nombre ont déjà trouvé la mort. Nous lisons dans une lettre de Constantinople que, depuis un mois seulement, neuf ont été victimes du typhus; plus de quarante étaient atteintes. Elles ont demandé du renfort par le télégraphe électrique; elles en auront, et il y aura émulation pour partir. Dans l'encombrement des hôpitaux, les aumôniers décimés sont à bout de forces. Chacun d'eux, en moyenne, a douze cents malades. S'ils n'étaient pas secondés par les admirables Sœurs, ajoutent nos correspondants, les trois quarts des malades mourraient sans sacrements ; mais les Sœurs les avertissent ; elles ont tout préparé, et l'on suffit à peu près à ce travail formidable, quitte à tomber après le combat. Quant aux Sœurs, elles n'ont que deux pensées, qui se manifestent tour à tour dans le délire de la fièvre : ou leurs chers malades, ou la crainte de voir ajourner leur récompense et d'être rejetées dans la vie. Saint Vincent de Paul disait à ceux qui craignaient la mort : Assistez les pauvres, vous mourrez doucement. Les Sœurs, presque sans exception, éprouvent les effets de cette promesse de leur bienheureux Père. Elles meurent tranquilles et contentes, souvent même favorisées de visions célestes, tendant leurs mains, qui ont touché tant de plaies et adouci tant de maux, vers quelque apparition divine qui leur sourit.
La grâce de Dieu, l'abondance des prières, le dévouement des âmes saintes, la charité, cet amour qui est fort comme la mort, tels sont donc les principes du mouvement religieux qui s'est fait dans notre armée. Le sentiment du péril, qui jadis ne produisait rien de semblable, a beaucoup fait sans doute, mais n'a pas tout fait. S'il a disposé beaucoup
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d'âmes, beaucoup aussi étaient déjà toutes préparées. Parmi les généraux et les officiers supérieurs qui ont donné les plus beaux exemples et que la mort a pris dans une haute renommée de vertu privée et de capacité militaire, la plupart étaient de fervents chrétiens. Saint-Arnaud, Pontevès, Saint-Pol, Brunet, Mayran, Lourmel, Brancion, Javel, Da- gon de la Conterie, Elie de Jourdan, Hardy, Chassaigne et tant d'autres, en quittant le sol de la France, avaient offert leurs jours à la patrie et à Dieu. Le nom de chacun de ces hommes éveille le souvenir de quelque trait sublime. Tous furent pleurés et glorifiés par leurs compagnons d'armes. On se souvient du noble langage que le général Canrobert fit entendre sur la tombe de Bizot; le maréchal Pelissier, sur la tombe de Chassaigne, ne put retenir ses larmes. Brancion disait en présence de ses soldats : « Je suis exposé à être tué « à tout moment, et je me suis mis en mesure de paraître « devant mon Créateur. Je suis prêt. » Une lettre écrite à la hâte, le 8 juin, àhuit heures du matin, se termine par ces mots : Je meurs dans la foi catholique, apostolique et romaine, heureux de donner mon sanq pour ma patrie. Nous remplirions de longues pages des seuls noms de ces héros chrétiens. Toutes les fois qu'un de nos officiers s'est signalé par un trait heroïque, toutes les fois qu'un cri de douleur plus poignant s'est élevé du sein de l'armée en voyant tomber un de ceux que leur mérite avait déjà mis en vue ou devait appeler bientôt aux premiers rangs, on a parlé de ses sentiments religieux. Il n'y a presque point d'exception. Ceux mêmes qui avaient négligé leurs devoirs envers Dieu voulaient au moins se baptiser dans leur sang. « Ecrivez à mon père que je meurs en soldat et en chrétien, » s'écriait Ferdinand Lefaivre. C'était et c'est encore le mot de l'armée. Il y en a mille exemples dans le livre que nous avons sous les yeux, et la plupart arrachent des larmes d'admiration.
Ces exemples n'ont pas été donnés seulement par les offi-
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ciers. Le P. de Damas venait d'absoudre un jeune soldat mortellement blessé au premier assaut de Malakoff. Ce pauvre enfant avait enfermé dans son porte-monnaie un testament ainsi conçu :
17 juin 1855. — Demain je vais au feu. Si je succombe sur le champ de bataille, que Dieu veuille avoir mon âme. Quant à mon argent, cinq francs seront donnés à ma compagnie, et le reste servira à faire dire des messes pour le repos de mon âme.
Sur l'adresse du billet, il y avait :
Si tu es Français, toi qui as trouvé ce porte-monnaie, je suis sûr que tu rempliras mes intentions. Si tu ne l'es pas, ne sois pas pire qu'une bête féroce, et montre-toi Français pour ce jour-là, en remplissant les dernières intentions d'un soldat mourant pour son pays.
C'est le testament même du colonel de Brancion. Un autre de ces héroïques enfants sut mourir aussi grand que Bayard. C'était un Breton des Côtes-du-Nord, le caporal Jean Corbie, vaillant soldat, et qui avait été sans reproches comme sans peur. On l'emportait à l'ambulance ; mais, chemin faisant, il se sentit mourir. Alors il fait signe à ses camarades de le poser à terre ; puis, rassemblant ses forces, il leur dit : Mettez-moi à genoux. Dans cette humble posture, il fait une courte prière, et tandis qu'on le replace sur le brancard, il dit encore : Maintenant, je puis mourir ; et il meurt. « J'aurais cru, » ajoute son capitaine, « manquer « à mon devoir, comme homme et comme officier français, « en laissant ignorer ces détails. » Citons encore un trait, qui n'est pas dans le livre et que nous venons d'apprendre :
La résignation et la foi de nos soldats, nous écrit-on de Constantinople, sont plus admirables que jamais. Us font face à la maladie comme ils feraient face au canon, et, s'il était possible de leur trouver quelque part un courage plus grand que celui du champ de bataille, ce serait celui qu'ils déploient dans ces terribles hôpitaux. La vertu chrétienne
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y éclate par un abandon à la volonté de Dieu qui rappelle la vie des saints. Voici ce que vient de me dire la Supérieure des Sœurs. Ce matin même, une Sœur soignait un scorbutique arrivant de Crimée, et cherchait à le désaltérer en humectant ses lèvres enflées d'un peu de jus d'orange. Il la repoussa doucement : Laissez-moi, lui dit-il, ma Sœur, je ne veux que mon Dieu. Donnez-moi le ciel, donnez-moi mon Dieu ; je ne veux que lui.
Ces hautes aspirations, ces paroles tout à fait saintes et qui révèlent une âme arrivée à la perfection chrétienne, sont loin, grâce à Dieu, d'être rares. Elles tombent avec plénitude et tranquillité des cœurs depuis longtemps chrétiens; elles jaillissent de ceux qui ont le plus longtemps résisté. Le P. G-Ioriot raconte qu'un capitaine du génie, qui d'abord avait presque refusé de se confesser, voulut, lorsqu'en- fin il se fut décidé, renouveler sa confession et prononcer tout haut son acte de contrition. Comme le Père l'engageait à baisser la voix : « Laissez-moi faire, répondit-il, mes « scandales ont été publics, il faut que ma réparation soit « publique. » Ses discours firent pleurer tous les officiers qui se trouvaient dans la salle, jusqu'au moment où il expira doucement, les lèvres sur le crucifix. Ainsi mourut le lieutenant-colonel Coué, admiré de tous par son étonnante énergie et ses vertus guerrières. Amputé du bras droit, il tenait sans cesse le crucifix dans sa main gauche ou sur sa poitrine. En le contemplant, il pouvait, sans se laisser abattre, penser à sa femme et à ses enfants. « Ses derniers moments, dit le P. Gloriot, ont été marqués par des grâces extraordinaires. » Un de ses amis, M. de Cornulier, l'un des plus jeunes chefs de bataillon, lui avait envoyé de l'eau de la Salette. Ce commandant fut tué sur le parapet des Russes, pendant que tourné vers ses soldats, il leur criait : En avant ! On put retrouver son corps.
Il avait un air de sérénité ineffable et paraissait dormir ; le bras droit était encore tendu, comme lorsqu'il avait brandi son sabre, et le
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bras gauche encore à moitié plié, dans la même position qu'en montrant les Russes. Il est mort au moment de son triomphe. Ses officiers, blessés à côté de lui, disaient : Il a été géant. Les soldats se le montraient dans la tranchée, voyant, sans même daigner tourner la tête, les bombes et les obus éclater à côté de lui. C'était un de ces hommes rares, dont le sang-froid augmente avec le danger. Un colonel avait dit, il y a quelques mois : Si Cornulier n'est pas tué ici, il marquera en France. Pour ma part, je ne peux pas me faire à l'idée qu'il n'existe plus.
Tel était ce chef de bataillon qui recommandait à ses amis de mettre leur espérance en la Sainte Vierge, pour la vie et pour la mort. Nous trouvons dans le recueil la lettre d'un autre officier, qui envoyait à un amputé l'Imitation de Jésus-Christ. La lettre est digne du livre, et l'ascète n'a pas mieux parlé que le soldat, ni pénétré plus avant et plus saintement dans le mystère de la douleur :
Si je ne considérais ce qui vous arrive qu'au point de vue du monde, je ne pourrais cesser de le déplorer ; mais votre exemple même m'élève à des pensées plus hautes ; en vous sachant si soumis à la volonté divine, je ne songe plus qu'à la divine parole : Bienheureux ceux qui souffrent, car ils seront consolés ; je ne puis douter que le Seigneur de toute bonté. qui a mis en vous tant de force pour supporter la douleur, n'ait répandu dans l'intime de votre cœur mille consolations ineffables et cette indicible espérance d'une bienheureuse immortalité.
Tout, dans la religion, nous montre la souffrance comme un acte nécessaire au chrétien et comme la source des grâces les plus abondantes ; c'est la douleur qui éprouve, qui expie. La douleur est le caractère de l'âme fidèle. C'est elle qui la rend l'image la plus frappante du Christ, l'homme de douleur.
Ces paroles sont datées, non pas d'un cloître, mais d'un camp ; du camp de Traktir, le 22 octobre 1855 ; et encore une fois, c'est un soldat qui écrit à un soldat.
Un autre, un jeune capitaine du génie, M. A. de la Bois- sière, s'attendant à mourir, écrit à ses parents pour les consoler. Il leur adresse des paroles où respire déjà la sérénité
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de l'autre vie, et qui nous semblent résumer admirablement toutes les pensées de ces âmes élevées, agrandies, sanctifiées par la majesté du sacrifice.
1er mai 1855.
Pourquoi tant s'attrister ? N'y a-t-il pas pour tous les hommes une consolation contre toutes les douleurs ? Cette consolation, grâces vous en soient rendues, mes bons parents, je la possède. PermeLtez- moi de vous la rappeler. Je n'ai pas oublié les préceptes divins de la religion chrétienne, et, si je meurs, je mourrai en remerciant Dieu et la France d'être né chrétien et Français.
Prenez donc les choses d'un point de vue un peu élevé. Le corps de votre fils, qui restera en Crimée avec tant d'autres victimes de la guerre, ce corps n'est qu'une bien petite partie de son être. Il est aussi bien dans cette Crimée que dans le cimetière de B... Mon âme vivra, et un jour, dans un temps qui n'est pas éloigné, elle retrouvera les vôtres dans le séjour des bienheureux. Ce que je dis est vrai..., est certain..., j'en ai la conviction la plus absolue.
Négligeons donc cette dépouille mortelle, qui n'est qu'un point dans l'immensité, qui n'est rien. Ne pleurons pas trop... Quelques jours de plus ou de moins dans la vie, que sont-ils dans l'éternité ? moins qu'une goutte d'eau dans l'Océan.
Cette vie, je la sacrifie volontiers à mon pays, à la cause de l'humanité et de la civilisation. J'ai vingt-cinq ans. J'ai vécu plus de la moitié de ce que vivent la plupart de ceux qui fournissent une carrière complète. Faut-il donc se désoler pour vingt-cinq ans d'une existence dans laquelle j'aurais eu certainement plus de chagrins que déplaisirs; faut-il regretter vingt-cinq ans de misères, quand la mort me donne une éternité heureuse, j'ose l'espérer, car j'ai toujours été honnête homme et chrétien ?
.... Vous direz avec une conviction profonde : Nous avons perdu notre fils !... que la volonté de ieu soit faite ! mais il est mort pour son pays ; il est mort en faisant son devoir, mort en chrétien..., c'està-dire son corps seul a péri, et nous le reverrons avant peu dans le séjour des bienheureux.
La matière périt tôt ou tard ! la fortune, les positions brillantes, la gloire, le succès, tout cela disparaît en peu de jours. L'âme seule subsiste..., et l'âme de l'homme de bien subsiste heureuse. '
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Au revoir donc, ô mon père vénéré ! toi qui es devenu le modèle des vertus civiles, après avoir été le modèle des vertus militaires.
Au revoir donc, ô ma mère chérie ! Puissent ces quelques mots consoler un peu ton cœur de mère et de chrétienne !
Adrien-P. DE LA B.
Et il ajoute, après avoir relu sa lettre, ces mots où toute la tendresse du fils éclate au milieu de la force du chrétien : J'ai toujours regretté pour vous d'être fils unique !
Par ces traits choisis entre mille, on sait maintenant ce que renferme cet humble petit livre, et l'on voit qu'il est bien un des meilleurs livres de piété qui aient paru depuis longtemps. On voit aussi qu'il a bien été écrit par l'armée française ; ajoutons qu'elle seule pouvait l'écrire. Non, tant de nobles choses à la fois ne sauraient se rencontrer ailleurs ! Dieu, dans le siècle où nous sommes, n'a répandu nulle part avec la même abondance les germes qui donnent sans relâche, depuis deux ans, tous ces fruits de bénédiction.
En terminant cette pâle esquisse d'un spectacle splendide, levons un coin du voile qui cache le cœur des mères. Là sont les immolations terribles, les glaives qui restent dans la plaie; là sont aussi les consolations ineffables que Dieu verse sur toutes les blessures reçues par le saint amour du devoir. Et comme nous retrouvons les sentiments des martyrs dans ces hommes qui acceptent avec joie de mourir pour la cause publique, ainsi, toutes les fois qu'une mère chrétienne a rompu le silence, nous avons reconnu'ces véritables filles de l'Eglise qui, sans se targuer d'un héroïsme barbare, savent cependant aimer avant et plus que tout l'âme de leurs enfants. Une de ces mères, annonçant le départ de son fils unique, écrivait au P. de Damas :
Je pleure, et cependant je suis heureuse. J'ai toujours désiré que mon fils fût un bon serviteur de son pays et de son Dieu. En France, il
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se perdait dans l'oisiveté et dans la débauche. En Crimée, les souffrances et la présence continuelle de la mort le ramèneront sans doute à des sentiments meilleurs, et ses forces et son temps seront consacrés à l'exercice de nobles devoirs. Qu'est-ce que sa mère peut désirer de plus? Il succombera peut-être dans la lutte; mais son bonheur éternel sera assuré. Alors je me couvrirai, en pleurant, de mes habits de deuil, que je ne quitterai plus ; et, pauvre veuve, séparée de mon fils, je consacrerai ma vie aux bonnes œuvres, pour obtenir de Dieu qu'il me réunisse éternellement à ceux que j'aime.
Stabat !
Nous finissons. Il est inutile de revenir sur ces fàcheux et inconvenants écrits dont nous avons parlé en commençant, où nos dignes soldats paraissent affublés d'oripaux, se < livrant à des divertissements ridicules, sans autre souci que de battre l'ennemi et de faire bonne chère. Non, en vérité ! Ils ne sont ni plaisants, ni mélancoliques. Ils vont vaillamment au devant de la mort, ils l'attendent tranquillement ; ils exposent leur vie autant qu'on le demande ; ils souffrent sans murmure dans les ambulances et dans les hôpitaux, s'assistant entre eux du mieux qu'ils peuvent avec une charité touchante ; mais ils ne se donnent pas la comédie, ils n'oublient ni leur famille ni leur Dieu, ni les croix qu'ils ont plantées sur les tombes de leurs camarades.
Aussi doux que pleins de courage, sérieux dans leur œuvre terrible, calmes dans leur sacrifice presque assuré, charitables même à l'ennemi, les voilà tels qu'ils sont, ces hommes de cœur que l'impossible n'a point découragés, que les souffrances n'ont point arrêtés, que la peste et la mitraille, que le soleil et la glace n'ont point vaincus. Les voilà, ceux qui, se souvenant tendrement de leur mères, de leurs enfants, de leurs femmes, se souvenant de toutes leurs affections, se souviennent mieux encore de leurs devoirs ! Ils reviendront fatigués, blessés, décimés et modestes, sans même couvrir d'un voile leur drapeau vainqueur, en mémoire de tant de compagnons tombés pour l'élever au-
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dessus de tous les autres drapeaux. Oh! fils de la France, nos enfants, nos frères, bons soldats et bons chrétiens, le meilleur de notre sang ; que de vertus, que de gloire, que d'espérance à l'ombre de vos armes !
XV
LA PAIX.
13 mars 1856.
La paix a été annoncée hier. Quand le canon en a donné la nouvelle, toute la population était dans les rues et sur les promenades, jouissant d'une magnifique journée de printemps. Paris offre un spectacle incomparable par ces jours de dimanche où le soleil sourit. Ces grandes lignes de palais et de maisons superbes, ces équipages sans nombre, cette foule paisible et parée, ces joyeux enfants, tout peint la force et la prospérité d'un peuple aimé- de Dieu. C'était le spectacle de Paris hier, pendant que le soleil faisait épanouir les bourgeons, et que le canon faisait épanouir les cœurs.
On voyait aussi la brutalité de l'ingratitude humaine. A travers cette foule heureuse et libre, passaient des hommes en habit de travail, chargés de poussière, tachés de plâtre, déguenillés, couverts de boue, attelés comme des bêtes de somme à d'ignobles chariots, traînant des pierres pour le compte de quelques philosophes dont le canon de Crimée n'a pas troublé les entrailles, et dont le canon de Paris fait monter les rentes. Que doivent-ils à la Providence ces philosophes heureux ? Deux cent mille hommes sont morts
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pour leur acheter la paix; mais eux, ils ont payé l'impôt, et ils illumineront ce soir. Ils ne doivent rien à Dieu ni aux hommes, et ils font travailler à leur maison le dimanche. Si les ouvriers sont las, les ouvriers auront le lundi!
En vérité, pourtant, Dieu ne s'est pas montré dur envers la France, et personne n'a sujet de l'accuser de rigueur. Cette quinzaine de Pâques, durant laquelle la civilisation a fourni son contingent accoutumé de profanations et de blasphèmes, pourra être comptée dans l'histoire parmi ces époques où la Providence semble prendre à tâche d'amonceler ses faveurs sur les individus et sur les nations. Le dimanche des Rameaux, le canon a annoncé la naissance du Prince impérial : c'est un gage de durée dans le Gouvernement, c'est-à-dire le bienfait le plus nécessaire aux pays attaqués par l'esprit de révolution. Le dimanche de Quasimodo, à la fin de la sainte quinzaine, un nouveau décret de Dieu fait entendre au monde la parole du Christ ressuscité : Pax vobis ! Une paix difficile est conclue après une guerre glorieuse, et le beau rameau de la paix s'unit aux palmes guerrières pour ombrager le berceau impérial. Notre armée va rentrer. Cet enfant né sous de si heureux auspices semble venir pour nous rendre nos propres enfants.
Quelle que soit notre part de sacrifices dans la paix, quelles que soient les difficultés inséparables de tout arrangement réglé par les hommes, dans ce monde où Dieu seul peut arranger tout, Dieu nous fait en ce moment des grâces immenses. Elles étaient annoncées, nous dirions presque promises. Des traditions anciennes, des paroles sorties de la bouche des saints; avaient assuré que la définition du dogme de l'Immaculée-Conceplion serait suivie d'une ère de paix pour les peuples. Nous le possédons, ce don de joyeux avènement tombé des mains de la Reine des anges. Cette ère de repos commence aujourd'hui ; le printemps nous l'apporte avec le soleil et les fleurs, et il semble aussi
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que le sein appauvri de la terre se veuille gonfler d'une sève plus abondante.
Fasse Marie, et Dieu veuille que l'ingratitude des hommes ne tourne pas contre nous toutes ces bénédictions ! Pour nous, chrétiens, la France, si abaissée et si malheureuse il y a quelques années, reçoit d'En-Haut le prix et la récompense des secours qu'elle a donnés au Vicaire de Jésus- Christ. Dieu paie aux nations., en roi et en père, tout ce qu'elles font pour son Eglise. La France, dans sa détresse de 1848, n'a pas cependant permis que le Souverain Pontife, chassé par une bande infâme, restât sans appui dans l'exil. Meilleure que ses doctrines, au fond de cet abîme de misère où elle était tombée, elle a, comme par instinct, mis la main sur l'épée de Clovis et de Charlemagne ; elle a délivré Rome et rétabli le Pape. Cette année-là, nous avions vu Paris illuminé la nuit comme une chambre ardente, pleine de cadavres entassés en un jour par la guerre civile. L'avenir faisait peur aux plus hardis, alarmait jusqu'aux plus pervers. Maintenant Paris s'illumine pour des fêtes, pour des victoires, pour une paix triomphale.
Mais la prospérité a aussi ses périls, et le plus grand de tous est l'ingratitude envers Dieu. Fasse donc cette Providence divine, si miséricordieuse et si généreuse pour nous, que nous ne l'oubliions pas dans les jours heureux qu'elle nous accorde, que nous ne l'insultions pas par notre orgueil, que nous ne tournions pas contre elle ses propres bienfaits ! Qu'elle daigne nous arrêter dans l'ivresse du triomphe et sur la pente rapide des jouissances matérielles ! Que la main sage et vaillante qui a su comprimer la Révolution et conduire la guerre soit également prudente et vaillante en face des dangers de la paix, et qu'elle ne livre pas la vérité sainte aux morsures des impies !
« Leurs fils s'élèvent autour d'eux comme des plantations nouvelles, brillantes de forces et de jeunesse;
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« Leurs filles, pleines d'élégance et de beauté, sont parées comme des autels ;
« Leurs greniers sont pleins, leurs troupeaux se multiplient et s'engraissent;
« Leurs enclos sont bien tenus, et il n'y a ni brèche à leurs murailles, ni séditions dans leurs cités ;
« Et ils disent : Heureux le peuple qui a toutes ces choses ! Mais nous, nous disons : Heureux le peuple qui craint et qui sert le Seigneur Dieu! » (Ps. CXLIII.)
Le saint qui chantait ainsi était un grand roi.
XVI
LE PROTOCOLE DU 8 AVRIL.
Le 8 avril, le Congrès de Paris tint une séance dont le protocole, rendu public, inquiéta les esprits qui n'inclinent pas vers la Révolution, et particulièrement les catholiques. On s'alarma du langage des plénipotentiaires anglais sur le Gouvernement pontifical, plus encore de la patience avec laquelle la France et l'Autriche l'avaient écouté. Ces inquiétudes inspirèrent un article que nous reproduisons ici comme expression des vrais sentiments de l' Univers dans les questions politiques qui intéressent la religion. Il servira de réponse aux imputations postérieures de M. de Falloux sur les silences complaisants de la presse religieuse. On nous permettra de faire remarquer que cet article n'a pas suivi, mais qu'il a précédé de deux ou trois semaines ces imputations si blessantes. M. de Falloux n'en a tenu aucun compte ; son siège était fait.
M. de Montalembert a publié sur le même sujet un travail à la fois solide et éclatant, digne d'être compté parmi les services qu'il a eu le bonheur de rendre à la cause du Saint-Siége.
2 mai 1856.
Nous avons le protocole de la. séance du 8 avril, dans laquelle le Congrès s'est occupé, ou pour mieux dire a été
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occupé de la situation de plusieurs États italiens. On sait avec quelle joie le Siècle et d'autres journaux de la même couleur, en France et à l'étranger, ont annoncé cette pièce importante, avant qu'elle fût devenue publique. Ils étaient mieux informés que nous ne le pouvions croire, et ils ont, en effet, sujet de s'applaudir beaucoup plus que nous ne l'aurions désiré. Contre les intentions des puissances, le protocole peut devenir une arme aux mains des révolutionnaires romains et napolitains.
Ce n'est pas M. le comte de Cavour, comme on le disait et comme il paraissait vraisemblable, qui a introduit la question dans le Congrès. Elle a été posée, ce qu'il y a de plus grave, par le Ministre de France.
Exprimant le désir de terminer les opérations du Congrès par une sorte de revue des causes de complication qui restent en Europe, M. le comte Walewski a demandé aux plénipotentiaires s'ils ne trouveraient pas bon d'échanger leurs idées à cet égard, dans le but d'élucider certaines questions, de poser certains principes, exprimer des intentions qui assureraient le repos du monde en dissipant les nuages que l'on voit encore poindre à l'horizon politique.
C'était ouvrir une grande carrière. S'il s'agit du repos du monde, il y a bien des nuages à l'horizon. Il y a, en premier lieu, la Révolution dans une grande partie de l'Europe, et même encore en France, quoiqu'elle soit vaincue. Il y a l'Espagne, la Suisse, le Piémont, où la Révolution triomphe et se joue des droits, de la fortune, de la liberté, quelquefois de la vie des citoyens. Il y a l'Angleterre, où les états-majors et les directoires de la Révolution trouvent un asile, et où elle peut, comme en Belgique, établir ses manufactures de pamphlets, ses fabriques d'armes de guerre. Si l'on veut aller plus loin que l'Europe, il y a l'Inde anglaise, où des millions d'hommes, des nations entières sont condamnés au joug le plus abrutissant, où la perception
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de l'impôt se fait par la torture. Il y a enfin l'extrême Orient, où l'antique barbarie, incapable de résister à l'accord des puissances européennes, se déploie comme si le Christ n'avait jamais paru dans le monde, et où pourtant l'Evangile entrerait vainqueur, si un acte de sérieuse protection était fait en faveur des âmes courageuses qui s'offrent à le répandre dans cette profonde nuit.
L'intention de M. le comte Walewski n'était pas de porter si loin les vues du Congrès. Après avoir dit un mot de l'occupation de la Grèce, il s'est borné à trois points : l'occupation des États-Romains, la situation intérieure du royaume des Deux-Siciles, et la dangereuse liberté de la presse révolutionnaire en Belgique. L'énoncé de ces trois points à paru surprendre quelques-uns de ces illustres auditeurs. Tous n'ont pas été d'accord sur l'opportunité et sur l'efficacité de ses propositions.
A l'égard de l'occupation des Etats-Romains, nous sommes heureux de reconnaître que M. le comte Walewski n'a pas dit une parole qui pût blesser le respect dû au Souverain Pontife, ni rendre douloureuse et gênante la position du Légat qui viendra représenter en France l'auguste parrain du Prince impérial. Il s'est borné à appeler de ses vœux le moment où la France pourra retirer ses troupes sans compromettre la tranquillité intérieure du pays et l'autorité du Gouvernement pontifical. Mais cette déclaration, qui n'était point indispensable et qui laisse les choses in statu quo, a malheureusement attiré les observations du plénipotentiaire anglais, et celui-ci s'est empressé de faire connaître à quelles conditions la tranquillité peut se rétablir dans le domaine de saint Pierre. Il faudrait, selon lui, « recommander la sécularisation du Gouvernement et « l'organisation d'un système administratif en harmonie « avec l'esprit du siècle, et ayant pour but le bonheur du « peuple. Si cette réforme présentait trop de difficultés à
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« Home même, elle pourrait s'accomplir facilement dans « les Légations. Bologne est en état de siége depuis huit « ans, et les campagnes sont tourmentées par le bri- « gandage. On peut espérer qu'en constituant dans cette « partie des Etats-Romains un régime administratif et ju- « diciaire, à la fois laïque et séparé, et qu'en y organisant « une force armée nationale, la sécurité et la confiance s'y « rétabliraient rapidement. » Tout simplement, comme on voit, lord Clarendon propose de détrôner le Saint-Père.
Il est trop naturel qu'un ministre anglais parle ainsi. C'est le langage ordinaire de l'Angleterre, à la fois révolutionnaire et protestante ; et c'est le rôle funeste (lue cette puissance ne cesse de jouer en Italie. Il était facile de répondre à lord Clarendon. Tout le monde sait que le Gouvernement pontifical est sécularisé jusqu'aux limites du possible et autant que le permettent ses conditions particulières d'existence. Tout le monde sait que ce gouvernement s'est toujours préoccupé de l'intérêt et du bonheur de ses peuples, et que l'Angleterre pourrait, aujourd'hui encore, prendre de lui, à cet égard, d'utiles leçons. Beaucoup de voyageurs malveillants pour l'Eglise ont rendu compte de l'état de la Romagne, et beaucoup de voyageurs très-bienveillants pour le protestantisme ont rendu compte de l'état de l'Irlande. Que l'on compare ces relations et que l'on juge. Si le brigandage tourmente les Légations, il y a moins de brigandages pourtant dans tout l'Etat romain que dans la seule ville de Londres ; pour y mettre un terme, il suffirait d'un justicier, qui en viendrait à bout sans recourir aux moyens que la libre Angleterre emploie dans l'Inde pour faire rentrer l'impôt.
Ces observations si simples, personne ne les a faites. Ni la France, ni l'Autriche, les deux grandes nations catholiques du Congrès, n'ont répondu un mot aux attaques de l'Angleterre protestante contre l'autorité temporelle du Vi-
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caire de Jésus-Christ. Nous n'avons pas besoin d'insister sur ce qu'il y a là de douloureux pour les catholiques ; et l'on comprend de reste l'avantage qu'en tirera le parti révolutionnaire des États-Romains. Ce n'est pas le moyen d'arriver à ce jour désiré où le Gouvernement pontifical n'aura plus besoin d'un appui anormal, mais d'ailleurs aussi nécessaire à l'Europe qu'à lui-même ; car la révolution ne sera jamais à Rome sans être partout. Il y avait, selon nous, un moyen bien plus simple et plus impartial d'obtenir le résultat indiqué. C'était de déclarer simplement et fortement la résolution de soutenir le Saint-Siége contre toute sédition au dedans, contre toute agression du dehors ; de le donner à garder non pas même à l'épée de la France, mais à son ombre.
A l'égard des Deux-Siciles, M. le comte Walewski a été très-explicite. Ce serait, a-t-il dit, rendre un service signalé au Gouvernement des Deux-Siciles que de l'éclairer sur la fausse voie dans laquelle il est engagé et de lui recommander des actes de clémence. Lord Clarendon s'est avancé davantage. Il a dit qu'il fallait faire parvenir au Roi de Naples « le vœu du Congrès pour l'amélioration de son système « de gouvernement, vœu qui ne saurait rester stérile, et « lui demander une amnistie en faveur des personnes qui « ont été condamnées, ou qui sont détenues, sans jugement, « pour délits politiques. »
On comprend que des gouvernements amis interviennent, même sans en être priés, auprès d'un souverain indépendant et lui donnent les conseils qu'ils jugent nécessaires. Mais ici, c'est bien autre chose : on traduit le Roi de Naples à la barre de l'opinion européenne ; et, lui absent, on le blâme, on le juge, on lui impose des actes de clémence qui légitiment en quelque sorte la sédilion s'il les refuse, et dont il perd tout le mérite s'il les accorde. Le Cabinet napolitain, a dit M. le comte Walewski, ne saurait mettre en doute les
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motifs qui auront dicté l'intervention du Congrès. Si le Gouvernement napolitain ne se trompe pas sur les motifs de la France , ses ennemis ne se tromperont pas non plus sur ceux de l'Angleterre. M. le baron de Manteuffel, plénipotentiaire de la Prusse, a fait une remarque dont le bon sens frappera tout le monde : « On aurait dû se de- « mander si des avis de la nature de ceux qui ont été pro- « posés ne susciteraient pas dans le pays un esprit d'opposi- « tion et des mouvements révolutionnaires, au lieu de ré- « pondre aux idées qu'on aurait eu envie de réaliser dans « une intention certainement bienveillante. » Nous craignons que cette sage parole ne soit une prophétie.
Assurément S. M. le Roi de Naples surprendrait beaucoup les autres gouvernements de l'Europe qui ont des difficultés intérieures, des exilés, des condamnés politiques, s'il leur adressait des conseils analogues à ceux qui lui sont intimés. Il est souverain, il est indépendant ; pourquoi n'a-t-il pas le même droit? Il n'a pas la même force ! Mais si, ne consultant pas sa faiblesse et se réfugiant dans l'honneur de sa couronne, il répondait hautement qu'il ne reçoit pas des avertissements donnés de cette façon, dût-il y succomber, il succomberait plus grand que ceux qui l'auraient écrasé.
Cette pression sur les faibles, au mépris du droit, est toujours un tort et toujours une grande faute. Si un roi est justiciable d'un congrès, pourvu que ce soit le congrès des forts ; si on peut le juger, même sans l'entendre, casser les arrêts de ses tribunaux, lui imposer des actes de clémence, il n'est plus roi, il n'est plus juge, il n'est plus clément, il n'y a plus de monarchie ; et cela va loin. Nous ne sommes pas de ceux qui prétendent que les rois ne peuvent avoir aucun juge ici-bas ; mais nous disons qu'ils ne doivent être jugés que suivant les formes de la justice ; et toute la société y est intéressée encore plus qu'eux-mêmes.
Les réclamations de M. le comte Walewski au sujet de la
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presse révolutionnaire de Belgique ont trouvé dans le Congrès un accueil plus général que ses autres propositions. Seulement, l'Angleterre a ici, autant qu'elle le pouvait, refusé son adhésion. Lord Clarendon a dit que les plénipotentiaires anglais, « représentants d'un pays où une presse « libre et indépendante est, pour ainsi dire, une des insti- « tutions fondamentales, ils ne sauraient s'associer à des « mesures de coërcition contre la presse d'un autre Etat. » L'Angleterre n'a rien à faire là où le régime représentatif est déjà installé. Le brigandage qui prêche la révolte et le meurtre contre les souverains, n'est pas un de ces dangers qui l'engagent à faire tomber sur un pays le poids de ses conseils en faveur de l'humanité! Si la Belgique avait été représentée dans le Congrès, elle n'aurait pas manqué sans doute de faire observer, en présence de M. le comte de Ca- vour, que la presse piémontaise, même officielle ou protégée, remplit en Italie, à l'égard du Roi de Naples, du Souverain Pontife et des autres princes, le même office exactement que la presse belge à l'égard de l'Empereur des Français, et que même elle n'épargne pas toujours ce dernier.
Tel est, en résumé, ce protocole du 8 avril, dont la pensée peut avoir été excellente, mais dont on peut douter que le résultat soit bon. Il est de nature à exciter des inquiétudes et des alarmes que nous ne voulons pas dissimuler, et qui seraient bien vives si nous n'espérions pas dans la haute sagesse qui en entendra l'expression.
Au début de la guerre, un des ministres de l'Empereur exprimait heureusement la pensée de la France, en disant qu'elle voulait vaincre la Révolution sans le secours de la Russie, et la Russie sans le secours de la Révolution. Ce noble programme a été noblement rempli; il a élevé la France à un rang où elle n'a plus d'égale. La reconnaissance de la partie la plus saine de l'Europe salue l'homme à qui ce succès est principalement dù, et qui l'a obtenu par
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des merveilles de prudence, de promptitude, de fermeté, de modération. Tout le monde sent que cet homme providentiel peut, et tout le monde espère qu'il veut maintenir et consolider son ouvrage, et c'est là ce qui, malgré tous les regrets, malgré toutes les défaites, malgré toutes les hostilités, lui constitue une force réelle dans tous les esprits où la passion ne domine pas aveuglément. Il est depuis cinq ans le frein de la Révolution ; nulle autre main en Europe n'a la même puissance, et ceux mêmes qui en voudraient une autre le reconnaissent ou se l'avouent. Cette situation incomparable est trop belle, elle promet un trop glorieux avenir, elle impose trop de devoirs envers le monde pour être abdiquée au profit de la Révolution elle-même, et à son profit uniquement : car la Révolution ne fait point d'amnistie : elle hait à jamais ceux qu'elle a une fois redoutés.
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HISTOIRE DU PARTI CATHOLIQUE.
RÉPONSE A M. LE COMTE DE FALLOUX t.
Juin 1856.
I. — Prétention mal fondée de M. de Falloux.—II manque d'exactitude et d'équité. — Pourquoi nous faisons à notre tour l'histoire du parti catholique.
M. de Falloux prétend avoir écrit en témoin l'histoire du parti catholique. Témoin, il manque de mémoire; historien, il manque de documents ; écrivain, il n'est maître ni de sa matière ni de son esprit. Au lieu d'une histoire du parti catholique, il a fait un pamphlet contre les rédacteurs de l' Univers. Des griefs ramassés et disposés avec un art fragile, des inexactitudes surprenantes, un emportement qui refuse à ses adversaires toute espèce de titres à toute espèce d'égards, et qui ne leur concède pas même le mérite léger des bonnes intentions, tel est le caractère de cet ouvrage.
Ce n'est pas un dissentiment qui s'explique, c'est un ressentiment qui se déclare. On y sent l'animosité qui veut blesser, et qui perd de vue tout le reste.
1 Le parti catholique, ce qu'il et été, ce qu'il est devenu, par M. le comte de Falloux, in 8°, chez Bray.
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Le désintéressement même devient un crime. Là où paraît le dévouement, M. de Falloux ne veut voir que le naturel conseil de r orgueil. « En apparence, dit-il, on semble « dégagé de toute convoitise ; en réalité, on dédaigne ce « qui annule et ce qui ennuie, on préfère ce qui fait l'a- « musement et la renommée. » L'amusement de rédiger l' Univers ! Il ajoute: « Soyons juste ; il n'y a pas de pro- « portion entre les modestes satisfactions d'une profession « quelque honorable qu'elle soit, et les âpres jouissances « d'un écrivain qui a su rallier et dompter un public. » Si M. de Falloux les avait goûtées, ces âpres jouissances, la paix des académies lui semblerait moins fade.
Il explique avec la même sagacité l'indépendance. Les rédacteurs de l' Univers sont désintéressés, soit ; mais ils sont serviles. Pourquoi serviles? Parce que l' Univers n'a point reçu d'avertissement. D'autres journaux ont évité l'avertissement par une prudence légitime ; l'Univers n'a pu échapper que par servilité. Ainsi la prévention tourne tout, l'inimitié blâme tout. Il s'agit moins de contester les doctrines que de rabaisser les caractères. La déférence s'interprète en lâcheté, la fermeté en rébellion. L'Univers fait des personnalités lorsqu'il nomme ses adversaires ; il les trahit lorsqu'il ne les nomme pas. Son style, comme ses pensées, est toujours répréhensible : « Tantôt mystique, tantôt vol- « tairien, ce style un jour épuise la moquerie, le lendemain « s'égare en contemplations extatiques, s'efforçant de ravir « par le fanatisme les esprits que fatiguerait une constante « et monotone ironie. »
On déploie un art étonnant pour gâter ce qui vient le plus directement du cœur chrétien, de bono thesauro, dans les meilleurs désirs de faire goûter la vérité. Enumérant les forces du bien, Y Univers les indique comme des moyens fournis de Dieu pour tirer la société de ses périls : au service de l'ordre matériel, une armée florissante ; au service
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de l'ordre moral, l'armée de la charité, forte de quarante mille prêtres et de cinquante mille religieuses, instrument divin contre toutes les misères, capable, si l'on sait seulement n'y pas mettre obstacle, de résoudre, à force de bienfaits, les plus redoutables problèmes de ce temps. M. de Falloux veut croire que l' Univers offre l' armée de la charité au despotisme, et il prend là-dessus des élans oratoires : « Vous avez écrit ce qu'aucune bouche gallicane n'aurait « osé proférer. Vous avez dit à un souverain qu'il avait « pour sa cause deux armées, l'une de quatre cent mille « soldats, l'autre de quarante mille prêtres!... » Eh oui, pour sa cause, si sa cause est, comme elle doit l'être, celle de la société chrétienne.
Cette soif de dénigrement va s'abreuver dans la polémique révolutionnaire. Le Siècle, à propos de quelques vérités sur Buffon, crie que l' Univers insulte toutes les gloires nationales. M. de Falloux ramasse cela. Il atteste que les rédacteurs de l' Univers « persifflent et bafouent, « sans distinction et à peu près sans exception, tout ce qui « avait fait jusqu'ici l'honneur ou l'ornement de l'esprit « humain. » Le Siècle n'avait vengé que Buffon ; M. de Falloux étend sa main protectrice sur l' Encyclopédie , sur Mirabeau. Quand on est catholique, gentilhomme et royaliste, il faut avoir envie d'incriminer les gens pour les reprendre de ne pas épargner le dix-huitième siècle, de ne pas ménager Y Encyclopédie, de ne pas honorer Mirabeau ! Ne disons plus qu'il n'est resté de Mirabeau ni une belle page ni un bel exemple ; respectons Mirabeau ; c'est « 1'0rateur formidable de la révolution française': » bien formidable, puisqu'il vous fait encore trembler!
1 On nous communique un périrait, de Mirabeau, tracé par M. de Falloux dans son Histoire de Louis XVI :
« Exclu par Ig noblesse, il provoque la confusion des classes ; impa-
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Enfin M. de Falloux, prenant au sérieux les plus criants mensonges de la presse révolutionnaire, assure que l'Univers fournit à l'impiété de légitimes occasions de calomnier l'Eglise, donne à la religion un air despotique, etc. L'auteur de la Vie de saint Pie V devrait plus qu'un autre dédaigner les arguments de cette nature, lui qui vient de passer par les mains du Siècle, et qui a vu ce qu'elles savent tirer des livres les plus innocents.
Ses écrits sont en petit nombre. Dans ce peu, fait à loisir, le Siècle a trouvé de quoi indigner tous les estaminets de France. Si nous accusions M. de Falloux d'avoir nui à la religion en écrivant la vie d'un pape inquisiteur, et en dOllnant prétexte au Siècle de hurler contre les saints 'et contre la Papauté, que dirait-il? Il dirait qu'au lieu de certifier les falsifications et d'appuyer les clameurs du Siècle , r Univers devrait en démontrer l'absurdité et l'injustice, défendre un catholique odieusement diffamé, le venger, venger en même temps la vérité que ce catholique a voulu servir. C'est en effet ce qu'il faudrait faire ; et là-dessus M. de Falloux peut juger ce qu'il a fait.
Nous avons dû signaler ces misères à cause de l'importance qui leur est donnée. Relevons le débat ; allons au fond de la querelle et de la situation.
Nous disons la querelle et la situation. Il faut distinguer ces deux choses.
tient du joug domestique, il brise dans la loi les liens de la famille ; étranger à toute notion religieuse, il mutile et dépouille l'Eglise.
« Le mouvement qui prenait cet homme pour chef cessait d'être la révision équitable, la combinaison nécessaire de vieilles lois et de nouvelles mœurs. Ce mouvement devenait une révolution, et ceite révolution, modelée sur un pareil type, devait recéler, comme cet homme, un ressentiment derrière chaque idée, une passion derrière chaque parole. Ennemi de toutes les faiblesses de la cour, mais ami de tous les vices de l'humanité, Mirabeau devait remplacer d'incontestables abus par d'incalculables désordres. »
L'Univers a été moins éloquent, mais non pas plus sévère.
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On accuse l' Univers d'avoir divisé le parti catholique dans le but d'y exercer la dictature; — d'avoir exercé cette dictature dans le but de transformer le parti catholique en parti politique ; — d'avoir réalisé tous ces mauvais desseins, et d'être ainsi devenu l'un des plus grands périls de la religion. Voilà la querelle. Outre les satisfactions personnelles que M. de Falloux peut s'y procurer, elle a pour objet de déguiser la situation.
La situation est tout simplement le refus de l'Univers de s'engager dans la Fusion, parti actuel de M. de Falloux et de quelques-uns de nos anciens amis.
Nous démontrerons que M. de Falloux s'est déjà donné la plupart des torts qu'il nous reproche, et marche précisément au but où il prétend que nous avons visé et que nous sommes parvenus. Autant qu'il l'a pu, aidant les circonstances, les mettant à profit, il a été le dissolvant du parti catholique, dans l'espoir d'en ramasser les débris. Il cherche aujourd'hui l'honneur souvent rêvé de ruiner le journal où vit et parle encore l'esprit qui l'animait.
Nous sommes plus forts qu'il ne croit, et le secret de cette force lui sera révélé par l'histoire même qu'il s'est flatté d'écrire.
Nous ferons donc aussi l'histoire du parti catholique, qui est la nôtre. Nous la ferons sans abuser du droit de représailles, sans déguiser ce droit qui doit être connu. Un journal est une personne : il a sa vie, son action, son caractère, son honneur ; il a droit aux mêmes égards qu'un autre individu. Le personnage que l'on nomme l' Univers, laissant la gloire aux grands talents et aux grands services, réclame pour lui la considération que méritent la bonne volonté persévérante et le désintéressement. On lui refuse cette part légitime ; il la prendra..
Les chrétiens, à l'exemple de l'Eglise, dit avec raison M. de Falloux, doivent s'interdire ces paroles que la passion
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pousse souvent sur les lèvres humaines: Il est trop tard. Tout ou rien. Ici pourtant cette alternative est légitime et nécessaire. Réveiller après six ans les vieux griefs d'une querelle finie, c'est trop tard; mais puisque enfin on le fait, alors, tout ou rien. Il fallait tout dire. N'ayant pas tout dit, il faut se résigner à tout entendre.
Après avoir parlé trop tard, M. de Falloux a pris trop tôt la résolution de se taire. Il annonce l'intention de clore la polémique ; c'est-à-dire, de ne tenir aucun compte de nos réponses et de ne retirer aucune de ses assertions. Cela le regarde. Si son calcul est de ne répondre à rien, le nôtre est de répondre à tout, et de mettre sous les yeux du public des éclaircissements complets.
Il. —Formation du parti catholique.—Premiers adversaires.—Labeurs des premières années. — Austérité de la vocation du journaliste chrétien.—Le parti catholique n'était pas un parti libéral et ne passait point pour tel.
Le parti catholique est né de la nécessité d'obtenir la li- ; berté d'enseignement. La lutte, interrompue durant quelques années, recommença vers 1843. Les forces, de notre côté, n'étaient pas considérables. Nous avions dans les Chambres M. de Montalembert ; c'était beaucoup, mais c'était tout : dans la presse, l'Univers, avec douze cents abonnés : fort peu d'amis dans le monde religieux, point du tout dans le monde politique. Voilà les débuts.
Ce n'était pas M. de Montalembert qui avait appelé à la rédaction de l' Univers les écrivains qui la composaient alors. Ces écrivains ne lui devaient rien, qu'un tribut d'admiration très-amplement payé. Déjà son éloquence, sa foi, son ardeur catholique le plaçaient bien haut, mais nulle part plus haut que dans nos cœurs.
H ne dirigeait pas le journal, et n'y exerçait pas une ac-
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tion nécessairement prépondérante. On se divisait parfois sur les questions de détail, mais on avait, même en politique, une conduite générale bien arrêtée : l'absence de toute hostilité systématique contre le Pouvoir. On admettait 1830 avec sa charte, son roi, sa dynastie, et l'on se bornait à tâcher d'en tirer parti pour la liberté de l'Eglise. La résolution était formelle de n'aller ni à droite ni à gauche, de ne faire aucun pacte avec le parti légitimiste, aucune alliance avec aucune nuance du parti révolutionnaire. On ne tendait pas plus à la réforme électorale qu'au rétablissement de la branche aînée ; on ne persifflait pas la Cour. L'objet même du journal était la suppression du monopole universitaire, et la liberté de l'Eglise.
Sur les questions religieuses, accord parfait : l'amour de l'Eglise sans réserve ; les doctrines romaines sans mystère, la conviction absolue que le successeur de saint Pierre est le vicaire de Jésus-Christ, que sa parole est infaillible, que ses décrets sont irréformables, et qu'il a dans l'Eglise et dans le monde tous les droits qu'il s'attribue.
De là, contre nous, dès ces commencements, diverses hostilités qu'il faut constater à leur source. Hostilité des légitimistes, plus ou moins gallicans, plus alors qu'aujourd'hui ; hostilité des gallicans, plus ou moins légitimistes : hostilité des révolutionnaires, universitaires sans exception ; hostilité des universitaires, immanquablement révolutionnaires à quelque degré.
Les journaux légitimistes regardaient la formation du parti catholique comme un malheur, et en parlaient comme d'une absurdité. Ils disaient qu'on ne pouvait être catholique sans être royaliste à leur façon. Nous disions que leur royalisme gallican et parfois voltairien était le plus mauvais suc révolutionnaire. Les habiles faisaient courir le bruit que l' Univers recevait une subvention de madame Adélaïde, sœur de Louis-Philippe.
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M. de Montalembert n'était pas ménagé. Il donnait à la majorité sincèrement et profondément religieuse du parti légitimiste le mauvais exemple de faire autre chose qu'une stérile opposition ; il indiquait au Gouvernement de Louis- Philippe l'unique moyen de se rattacher le clergé. Dans la forme, il avait le tort d'attaquer parfois le parti lui-même et son principe, et de louer en thèse ce qu'il fallait se COlltenter d'accepter. C'était souvent l'occasion d'un désaccord entre nous. Nous pensions qu'il suffisait de demander aux légitimistes l'abandon des préjugés gallicans et le concours dans les questions qui intéressaient la liberté de l'Eglise. Si les journaux du parti avaient suivi cette ligne, jamais nous n'aurions eu de ce côté la moindre querelle.
Les révolutionnaires et les universitaires, même philip- pistes, nous reprochaient d'être légitimistes, ultramontains, jésuites, rétrogrades, etc. Ils s'élevaient violemment contre la violence de notre langage. Ils n'en disaient guère moins de l'illustre évêque de Chartres, Monseigneur Clauzel de Montais, qui nous adressait ses fortes lettres sur la philosophie de M. Cousin. Pendant longtemps le style furieux et furibond du vénérable Evêque fut aussi célèbre que le style grossier de l' Univers. Sans se piquer d'une mesure académique, l' Univers n'a jamais été aussi violent que ses adversaires, jamais surtout aussi injuste, ne refusant jamais d'accueillir leurs explications. Mais comme ses adversaires ont toujours été des adversaires de doctrine, c'est-à-dire, par là même, inférieurs à lui, ils se sont jetés sur ce reproche de violence. Légitimistes, révolutionnaires, universitaires, gallicans, philosophes, littérateurs, touchés en passant du bout de la plume, l'ont répété avec tant de suite et d'ensemble que c'est une réputation faite. L'Univers ne peut plus dire qu'il pleut ou qu'il fait beau temps sans révolter tout le monde par sa violence,
A travers ces hostilités, le journal voyait augmenter peu
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à peu le nombre de ses lecteurs. Des difficultés plus graves et moins naturelles, des blessures intérieures, des périls véritables ne l'abattirent point.
Les hommes, jeunes alors, qui, n'ayant pas autre chose à donner, engageaient ainsi leur avenir, ne se rappelleront jamais ces laborieuses années sans éprouver un sentiment profond de confiance. Pressés d'une pauvreté redoutable, dans un isolement dont ils s'étonnaient, diffamés, insultés, quelquefois presque condamnés, ils persévéraient, assistés au jour le jour par l'aumône, n'étant jamais sûrs de tenir encore un mois ; mais fiers de leur cause, heureux de leur dévouement, ravis, au milieu de cette indigence et de cette faiblese, d'expérimenter comme la vérité est forte et de voir le pain quotidien leur arriver, aussi bien que l'épreuve, de la manière la plus imprévue.
C'est ainsi que l'on fit l' Univers, à travers des embarras et des délaissements où les « chefs du parti catholique » furent loin de prendre tous ni toujours une part secourable. Au contraire, ils mirent la main à des fondations rivales qui succombèrent malgré leur patronage, nous ne savons en vérité pourquoi, sinon que l' Univers était dans la véritable voie de l'opinion catholique, et que ces œuvres plus récentes y marchaient moins. Pourquoi, en 1843, Y Union, si secourue du grand crédit de M. l'abbé Dupanloup, a-t-elle succombé ? Elle était légitimiste. Pourquoi, en 1846, l' Alliance, si favorisée de M. de Montalembert, a-t-elle disparu? Elle était libérale. Pourquoi Y Anîi de la Religion, avec d'autres appuis, continua-t-il de décroître? Il était gallican. Pourquoi le Correspondant, malgré la plume et la science de M. Lenormant, n'a-t-il qu'une existence artificielle ? On lui sait mauvais gré, sans doute, de l'abondance de ses vertus. L' Univeî,s, plein de faiblesse et d'inexpérience, à résisté aux contradictions du dehors et à ses propres défauts. La ligne catholique était là.
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Dans cette œuvre, les « âpres jouissances de l'écrivain » ont été une faible compensation des angoisses et des amertumes qu'elle a coùtées. D'abord, il n'y a pas de jouissances à'écrivain pour un journaliste. Quand par hasard le journaliste est écrivain, les exigences de sa profession lui enlèvent premièrement le plaisir d'écrire. Il n'en connaît que la fatigue et souvent le dégoût. Toujours pressé, il ne peut donner à sa pensée ni le développement qu'elle comporte ni la forme qu'il rêve ; il a perpétuellement l'ennui de l'abandonner à l'état d'ébauche, pour se livrer au même travail hâté sur un autre sujet. Imaginez un peintre condamné à ne manier jamais que le lourd crayon du lithographe. Le journaliste catholique perd comme les autres la jouissance d'écrire et ne la remplace ni par les attentes de la fortune, ni par les joies d'ailleurs médiocres de la domination, ni par les satisfactions de la lutte. La fortune : il est laïque, il n'a rien à prétendre dans l'Église., et l'Église ne peut rien pour lui, que lui donner les sacrements et bénir son cercueil ; il est catholique, il n'a rien à attendre de l'Etat et peu de chose à espérer du public. La domination : sur qui dominer? Il y a un pape, il y a des évêques, peu disposés à méconnaître les devoirs qui leur ordonneraient de briser cette sorte de puissance, si elle venait à s'établir. Ce ne sont pas ses opinions que le catholique peut faire triompher, c'est la vérité catholique. Enfin, pour peu qu'on lui suppose de religion, il n'a pas même les satisfactions de la lutte. Il lutte par devoir, et non par plaisir. Quand c'est contre des frères, la victoire est encore une défaite. Ailleurs, il a en présence des ennemis à peu près inconvertissables, qui attaquent ce qu'il a de plus cher. Il lutte comme on lutte contre l'incendie et contre l'inondation. Il défend la vérité, il défend les autels, il défend l'Église : malheur à lui s'il ne les défendait pas ! Mais le bonheur qu'il y peut trouver, c'est le bonheur d'un fils qui défend sa mère injuriée et frappée,
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qui travaille à délivrer sa mère captive, qui parle et qui écrit pour justifier sa mère calomniée. Douleurs incomparables ! Car l'homme ne pouvant rien aimer en ce monde autant que l'Eglise, qui est Dieu visible et la source de toute justice et de toute bonLé, il n'y a rien qui blesse autant son cœur que les maux de l'Eglise et les injures sauvages et les iniquités ingrates dont elle est l'objet. Comptera-t-on pour rien l'horreur de se sentir impuissant à contenir ces perfidies, ces imbécillités et ces bassesses qui se conjurent perpétuellement co itre l'épouse de Jésus-Christ?
De tels sentiments, sans lesquels il ne serait pas possible de faire longtemps un journal catholique, laissent peu de place aux joies que M. de Falloux s'est donné la peine de décrire pour renverser le préjugé qui nous fait honneur de quelque désintéressement. Les rédacteurs de l' Univers goûtent médiocrement «l'ivresse de voir chaque jour leurs affec- « tions et leurs haines atteindre aux extrémités du globe ; « de citer à leur barre les couronnes et les républiques . de « flatter et d'intimider, de caresser et de châtier, d'élever « et de démolir. » Ces hyperboles fatiguées peignent mal les fleurs de leur existence. Ils ont reçu de l'ext?'bnité du globe, de partout où il existe des révolutionnaires, des protestants ou des schismatiques, beaucoup d'injures, traduites du français par des gens pleins de zèle qui n'ont pas traduit leurs réponses Les républiques et les couronnes citées à la barre de Y Univers n'ont point 'couiparu ; et ni le Piémont, ni les cantons suisses, ni les Etats-Unis, ni la Russie, ni le grand-duché de Bade, pays où l'on persécute l'Eglise, n'ont besoin que M. de Falloux prenne leur défense contre les arrêts dont nous les avons frappés. Nos caresses n'ont rien gâté, nos châtiments n'ont tué personne. Nous avons
1 Les actes de Monseigneur Dupanloup évêque d'Orléans, et de Monseigneur Sihour archevêque de Paris, ont été traduits dans toutes les langues.
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contribué il édifier quelques réputations: elles sont prospères, nous n'aspirons aucunement à les démolir, et puissent-elles ne pas se démolir elles-mêmes !
M. de Falloux nous attribue des sentiments trop bas. Nos joies valaient mieux. Entendre un discours de M. de Mon- talembert et en triompher plus que lui; publier ces éloquentes conférences du P. Lacordaire, qui nous semblaient autant de victoires sur l'esprit d'irréligion ; applaudir aux livres, aux écrits trop rares qui combattaient généreusement le mal; imposer quelquefois silence à la calomnie ; annoncer un nouveau triomphe de la liturgie romaine ; et enfin, et surtout faire retentir ces belles lettres pastorales de nos évêques qui donnaient une sanction et une force invincible à la cause de la liberté d'enseignement, c'était l'heureuse compensation de toutes nos angoisses, et l'ample, mais unique récompense de nos travaux.
On grandissait. En dehors de tous nos engagements politiques, un parti s'était véritablement formé pour servir les intérêts religieux. De ce terrain essentiellement neutre, nous tendions la main à tout le monde, mais nous n'en sortions jamais. Nos anciens amis parlent aujourd'hui du parti catholique comme d'une sorte de parti libéral, et ils attribuent de très-grandes conséquences à ce prétendu libéralisme. Ils s'abusent. Nous ne nous donnions point pour libéraux, nous n'étions point comptés pour tels. Avec une ardeur et un ensemble dont il n'y a plus d'exemple aujourd'hui, le parti catholique était dénoncé tous les jours comme le parti des ténèbres et de l'absolutisme. L'Université avait la parole partout, écrivait partout, siégeait partout, et partout donnait carrière à sa fureur. On se récriait contre l'audace, contre l'insolence de l'épiscopat, contre ces doctrines d'obscurcissement qui osaient bien s'attaquer à l' esprit moderne. Cela était général. A-t-on oublié les prédications du collège de France, les livres des Géniti et des Libri ?
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Est-ce que les catholiques déférés au jury ne furent pas tous condamnés 1 ? Les hommes d'Etat les plus froids prenaient parti dans cette croisade à rebours. M. le duc de Broglie présentait un rapport sur la loi d'enseignement, où les réclamations unanimes de l'épiscopat n'étaient indiquées que par une allusion voisine de l'inconvenance ; M. Cousin, nous l'avons entendu, exprimait, en pleine tribune, la crainte d'être empoisonné par les Jésuites ; M. Thiers inspirait le Constitutionnel et acceptait le concours de M. Sue. Comment cette diffamation de plusieurs années a-t-elle pu faire à l'Eglise un renom de libéralisme capable de la couvrir en 1848, dans le moment même où M. de Montalem- bert, toujours fort peu populaire, venait, par son discours sur le Sonderbund, d'atteindre le maximum de l'impopularité ? De deux choses l'une : ou ce renom n'existait pas, et l'Eglise n'en avait nul besoin pour apparaître, au milieu de la catastrophe, ce qu'elle est en réalité, la base de l'ordre social ; ou les déclamations dl.' Li presse et de la tribune expiraient devant le bon sens des peuples, qui, plus près de l'Eglise, voient ses œuvres et ne croient pas ses ennemis. Encore une fois, de quel poids pouvait être le libéralisme catholique devant cette Révolution, à qui ne suffisait ni le libéralisme de Louis-Philippe, ni celui de M. Thiers, ni celui de M. Odilon Barrot, et qui allait demander bien au-delà du libéralisme de M. de Lamartine? Et l'on veut sérieusement nous faire croire que cette même Révolution, retrouvant ses forces, s'accommoderait du libéralisme de M. de Falloux !
Au surplus, la guerre ne nous nuisait point, quoique les appréhensions fussent aussi nombreuses et les conseils timides aussi abondants qu'aujourd'hui. Toutes les forces
i M, l'abbé Combalot, M. Louis Veuillol et M. Barrier, gérant de l'Unioers, à Paris ; M. l'al)l)é Souchet, chanoine de Saint-Bricuc, à Caen.
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s'étaient bien accrues. On avait fondé dans les départements un certain nombre de journaux. La plupart des feuilles légitimistes, principalement la Quotidienne, grâce à son excellent et respectable rédacteur, M. Laurentie, soutenaient assez chaleureusement la grande thèse catholique. Le péti- tionnement était organisé et se développait sous l'intelligente direction de M. de Bonneuil. Un comité pour la liberté d'enseignement, création heureuse de M. de Monta- lembert, qui le présidait, rendait de grands services, dont il faut surtout remercier la fermeté de son président et l'activité dévouée de son secrétaire, M. Henry de Riancey, alors attaché à la rédaction de l'Univers. Les publications de ce comité ne comptèrent jamais plus de six cents sous- cripteurs, mais il avait la publicité du journal.
Avec ces moyens, on commençait à exercer une certaine influence sur les élections. En matière de choix électoraux, le comité et l' Univers professaient largement, trop largement peut-être, ce que l'on a depuis appelé le scepticisme politique. Ils pressaient les catholiques d'accorder leurs suffrages, sans distinction de parti, aux candidats qui voudraient s'engager pour la liberté d'enseignement, en préférant toujours ceux qui s'engageraient davantage. Ce fut ainsi qu'aux dernières élections du gouvernement de Juillet, les catholiques votèrent à Paris pour un des chefs du protestantisme, contre un catholique, candidat du Ministère, qui ne voulait rien leur promettre. Cette route était scabreuse. La Révolution nous en tira.
Nous passons à dessein sous silence quelques épisodes intérieurs qui constatèrent trop souvent la mutuelle indépendance des œuvres et des personnes jusque dans le petit groupe où l'action était en quelque sorte concentrée. Nous tâchâmes que l'harmonie des efforts n'en souffrit point. On pourrait lire toute la collection de Y Univers sans trouver une trace de ces dissentiments, exprimés ailleurs d'une fa-
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çon irritante. En général, nous croyons n'avoir pas manqué de patience, ni même d'humilité.
IlL-M. de Falloux, simple allié du parti catholique.—Révolution de Février. — Attitude de M. de Falloux; il propose de dissoudre le parti catholique. — Accord de M. de Montalembert et de l'Univers.
Le souffle prochain de la Révolution jetait parmi nous de germes de division plus sérieux. Il y avait de l'incertitude dans un certain nombre d'esprits. Les uns espéraient encore au système parlementaire, les autres étaient désabusés; les uns voulaient résister, les autres céder aux influences révolutionnaires : suivant ceux-ci, le moment était venu d'abandonner la cause compromise et compromettante des Jésuites ; suivant ceux-là, cette cause étant toujours celle de la justice et celle de la liberté, il fallait d'autant plus la défendre qu'elle était plus méconnue. C'était l'avis de M. de Montalembert : il le soutenait avec une énergie de cœur égale à son éloquence. Séparés de lui en ce moment sur un détail de si peu d'importance que nous en avons perdu le souvenir, nous étions bien résolus de le suivre dans cette généreuse voie. D'autres questions, très-graves, soulevées par la situation de l'Italie et de la Suisse, étaient aussi diversement appréciées. Personnellement, nous pensions sur tous ces points comme M. de Montalembert; mais nous trouvions plus près de nous, dans l' Univers même, des opinions différentes, dignes de notre respect, qui, sans pouvoir nous convaincre, nous paralysaient en partie.
Durant cette première période, M. de Falloux ne remplit aucun rôle, n'exerça aucune action. Député nouveau, il avait paru plus pressé de se montrer que de s'engager, membre du Comité catholique, mais peu assidu aux séances, il
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entretenait avec Y Univers des relations bienveillantes sans intimité. Il était l'un de nos alliés légitimistes les plus importants, et non pas précisément un des nôtres. Le 24 février, il quitta Paris et se rendit à Angers, où l'appelait sa situation. Il y paria des assemblées qui venaient d'expirer, avec plus de mépris que nous n'en avions nous-mêmes ; du peuple de Paris et de la Révolution avec plus d'enthousiasme que nous n'en pouvions éprouver. Dans ces moments-là, peu d'hommes se rencontrent sans péché, et ceux qui plus tard tirèrent avantage de s'être tus, peuvent mettre au compte de leur fierté ce qui ne fut qu'un effet de leur prudence. M. de Falloux se servit de la langue du temps. Il lui échappa des paroles qui feraient sourire aujourd'hui. Ceci soit dit pour lui rappeler qu'il n'a pas plus qu'un autre le droit de ne rien passer aux circonstances de l'improvisation. Quoique dans un pays profondément religieux, il laissa de côté son petit laurier catholique. Ses amis, relevant ses services comme député, appuyèrent sur le rôle qu'il avait rempli dans la question de la réforme postale.
Signalons un point plus important, et qui éclaire sa conduite ultérieure.
Au mois d'avril, lorsque la première émotion avait eu tout le temps de faire place à une direction réfléchie, l'Union de r Ouest publia un article contre l'Univers, où il était dé - montré ex professo que le parti catholique n'avait plus raison d'être : « Y a-t-il lieu de maintenir désormais, oui ou « non, la position, la stratégie, l' organisation de ce qu'on « appelait récemment le parti catholique? Après mûre ré- « flexion et un certain effort personnel, nous nous pronon- « çons pour la négative. Nous le répétons tous les jours : « Il n'y a plus de partis. Eh bien ! nous ne sous-entendons « pas une exception pour le parti catholique i. » L'article
1 [ilioll de l'Ouest. 8 a\ r;¡ 1848.
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fut attribué à M. de Falloux. Peu de jours auparavant, dans le cercle catholique d'Angers, il avait soutenu la même thèse avec tant de succès, que cette association s'était immédiatement dissoute et n'a jamais pu se reformer depuis.
Une lettre particulière nous parvenait en même temps que l'Union de l'Ouest, nous priant de ne rien contester, pour ne point déranger des combinaisons électorales qui devaient assurer l'élection des chefs du parti catholique dans l'Anjou. Cette stratégie nous édifiait médiocrement. En présence du Gouvernement provisoire, nos pensées ne nous persuadaient nullement que le parti catholique dût cesser d'exister.
A Paris, la révolution avait eu parmi nous le double résultat de dissiper les brouilles et de confirmer les dissentiments.
La scission se manifesta par la création de l'È1'e nouvelle. Le rédacteur en chef de l' Univers, M. le comte de Coux, entra dans ce nouveau journal fondé par le R. P. Lacordaire, M. l'abbé Maret et M. Ozanam, pour donner aux catholiques un organe qui déplût moins à la révolution i. M. Louis Veuillot et quelques-uns de ses collaborateurs, qui allaient se retirer de la rédaction de l' Univers, y restèrent; M. du Lac y revint. Une pure raison d'économie obligea l'administration à se priver du concours de MM. Henry et Charles de Rian- cey. Bientôt après, sous la direction de l'abbé Dupanloup, ils reparurent dans l' An2i de la Religion avec un talent que nous avions apprécié. M. de Falloux dit que l'esprit ambitieux qui règne à l' Univers en a successivement éliminé depuis quelques années quiconque aurait pu lui faire ombrage. Il n'y a eu aucune élimination. Le personnel de la rédaction est le même aujourd'hui qu'il était au mois d'a-
1 Le R P. Lacordaire el notre honorable ci excellent ami, lU. le comte de Coux, trouvèrent bientôt que YÈre nouvelle avait des tendances trop démocratiques el se retirèrent promptement. v
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vril 1848, mais fortifié par quelques hommes que nos adversaires s'honoreraient de compter dans leurs rangs.
M. de Montalembert nous permettra de rappeler une circonstance qui l'honore. Nous avons dit qu'au moment de la Révolution il était brouillé avec l' Univers. Le soir du 24 février, au nombre de trois ou quatre, nous délibérions sur le langage à tenir, lorsque nous vîmes, avec plus de joie que de surprise, arriver M. de Montalembert. Ce fut le seul capitaine qui parut ce soir-là dans notre pauvre petit corps de garde. Avant d'avoir dit un mot de la situation, nous nous sentîmes d'accord. Lui présent et consulté, nous écrivîmes le court programme de la ligne que nous voulions suivre. Ce programme était sincère ; on le trouva sans témérité et sans bassesse. Bientôt après, en lisant les mandements de nos évêques, nous eûmes la consolation de voir que nous n'avions pas été mal inspirés.
Pas plus dans cet article que dans ceux qui suivirent, nous ne fîmes abandon ni de la stratégie très-connue et très- loyale, ni du but, ni du nom du parti catholique ; et si l'organisation n'en fut pas maintenue intégralement, ce ne fut ni -notre désir ni notre faute.
IV.— L'Ère nouvelle, organe de l'esprit i)iocleriie. Opinion générale du parti catholique.—M. de Falloux et l'esprit de transaction.—Découragement de M. de Monta^embert.— M. de Falloux devient ministre.
A partir du 24 février jusqu'à la discussion de la loi d'enseignement, c'est-à-dire à travers toutes les grandes questions de principes et de conduite qui se présentèrent pendant dix-huit mois, nous marchâmes, d'accord avec M. deiMon- talembert. Il parlait et stipulait pour nous, et il peut dire si nous laissâmes paraître la moindre envie de jouer un rôle à part. Avant le 10 décembre, Louis-Napoléon, candidat à la
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présidence de la République, écoutait volontiers tous les hommes qui possédaient une voix ou une plume. On proposa au rédacteur en chef de l' Univers une entrevue avec ce personnage qui tenait déjà une si grande place. Le journaliste répondit que M. de Montalembert était le chef du parti catholique, que par lui on pouvait savoir tout ce que pensaient, tout ce que voulaient, tout ce que désiraient ses amis, et qu'il avait plus de titres et plus de capacité que personne pour parler en leur nom.
L'Ère nouvelle tendait la main aux républicains purs, plaidait pour l'alliance du catholicisme et de la démocratie, soutenait la candidature de M. le général Cavaignac et nous menaçait, au nom de « l'esprit moderne » représenté par la démocratie, de tous les maux que le Correspondant nous annonce aujourd'hui, si nous ne prenons pas la cause de « l'esprit moderne » représenté par le système parlementaire. M. de Montalembert combattait l'Ere nouvelle dans l'Univers et dans l'Ami de la Religion, porté en peu de temps par M. l'abbé Dupanloup à un degré de prospérité où il n'a pu se maintenir. Pour la première et unique fois, une grande confraternité régnait entre les deux journaux. Il y avait sans doute des nuances. Il y en a partout où l'obéissance passive n'est pas due et ne saurait être exigée ; mais, en somme, le parti catholique, englobé et peut-être un peu disséminé dans le parti de l'ordre, était tout entier anti-démocrate. Les lamentations de l'Ere nouvelle nous touchaient tout aussi peu que les rugissements de la presse rouge. On bravait ces menaces forcenées et ces prévisions sinistres. Le plus grand péril apparaissait dans les doctrines avec lesquelles l'Ere nouvelle proposait un pacte impossible. On était pour l'établissement d'un pouvoir fort et héréditaire. Sur le moment, sur le choix, on s'entendait moins. Pour ngus, nous attendions tout de Dieu. Mit te quem mis- surus es.
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Nos rapports avec M. de Falloux étaient les mêmes à peu près qu'avant la Révolution. Très-distingué déjà dans le parti de l'ordre, ayant montré de la tactique, du talent, du courage, ses sentiments religieux le signalaient davantage encore à notre affection. Néanmoins il continuait d'ap.:- partenir à un drapeau qui n'était ni celui de M. de Montalembert, ni le nôtre; et s'il prétend avoir été l'un des chefs du parti catholique, c'est un titre que nous ne lui avons'jamais reconnu. Sans contester ses qualités, il en avait, selon nous, qui ne convenaient pas à ce rôle, entre autres un goût de conciliation qui nous semblait devoir dégénérer trop vite en esprit de transaction.
Ce jugement n'était pas fondé uniquement sur des impressions personnelles.
Dans la discussion de la Constitution, à l'occasion de l'enseignement, M. de Montalembert avait prononcé un dis- cours qui fut l'une des rares thèses vraiment sociales que la Constituante ait entendues. Ce discours ne plut pas au parti de l'ordre ; quelqués catholiques le trouvèrent imprudent, et enfin, le lendemain, avec beaucoup de dextérité, M. de Falloux parut à la tribune pour le défaire et le défit. L'abnégation de M. de Montalembert nous empêcha de protester. Mais dès lors un doute profond se forma dans notre esprit, sur cette sagesse qui doutait de la force de la vérité. Nous vîmes en M. de Falloux un politique qui ne serait jamais notre homme, quand même M. de Montalembert aurait la volonté de se le substituer; et tel était, en effet, le dessein ou la tendance de l'illustre orateur.
Il avait sondé à fond l'Assemblée ; il la voyait froide ou inintelligente dans les questions mères et capitales. Ne se sentant pas assez de vocation pour les longues tactiques, éprouvant peut-être de la répugnance aux concessions que l'on disait nécessaires, il subissait l'atteinte du découragement. Il se demandait s'il avait véritablement quelque choses
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à faire, avec sa vérité catholique dont on ne voulait pas, au milieu de ces navettes qui couraient en tous sens pour arriver par des compromis fallacieux à des combinaisons éphémères. Le silence et l'étude le tentaient; il songeait à son histoire interrompue de saint Bernard. Ceux qui l'ont approché en ces heures de trouble pourront avoir à se plaindre de lui ; mais, quoi qu'il fasse, ils ne lui retireront jamais leur cœur. Ils ont vu dans le sien de trop nobles combats ; ils y ont trop admiré la volonté de prendre le parti le plus généreux et de s'effacer lui-même au profit de sa cause.
Pour nous, qui n'avions ni à monter ni à descendre, et que le bonheur de cette obscurité mettait à l'abri de tout calcul avec les vaines malveillances du monde, nous disions à M. de Montalembert qu'il ne pouvait pas, en conscience, se retirer; que sa retraite nous laisserait sans parole publique, sans défense contre l'esprit d'accommodement. Nous ajoutions que M. de Falloux ne serait jamais le chef du parti catholique, par deux raisons : la première, parce qu'il ne saurait marcher dans notre voie ; la seconde, parce que nous ne saurions le suivre dans la sienne. Le chef du parti catholique ne pouvait pas appartenir premièrement à un autre parti, et poursuivre un autre dessein que la pleine et entière liberté de l'Eglise. Il lui fallait moins de dextérité que de fermeté, et, au besoin, de généreuse imprudence ; et non pas seulement le détachement vulgaire des positions officielles, mais le détachement des louanges, des relations et même des amitiés, et même de tout succès qui s'offrirait aux dépens des principes. Enfin, les catholiques ayant à combattre dans tous les partis des préjugés, des erreurs, des pentes dangereuses, mais trouvant aussi partout des esprits disposés à s'élever plus haut, devaient éviter également tout engagement définitif d'alliance ou d'inimitié, de telle sorte que nul ne les vît pour soi ou contre soi que
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suivant ses propres dispositions pour l'Eglise ; invariablement adversaires, neutres ou amis d'après cette règle unique.
M. de Montalembert ne se retira pas; mais, craignant à la fois de repousser les idées de transaction et de les introduire, il se mit, par le fait, à la suite de M. de Falloux.
Cette sorte d'abdication, connue quoique non déclarée, faisait à M. de Falloux une de ces positions de frontière dont les tacticiens apprécient l'utilité. Il représentait suffisamment les légitimistes et les catholiques. Le Président de la République, voulant satisfaire toutes les nuances du parti de l'ordre, offrit à M. de Falloux le portefeuille de l'Instruction publique et des cultes. M. Tliiers avait indiqué ce choix au Président; ce fut aussi lui qui pressa M. de Falloux d'accepter.
M. de Falloux s'étonna, dit-il, de la proposition qu'il recevait. Notre surprise fut moindre et sans allégresse. Le Ministère de l'Instruction publique était encore le ministère de l'Université. Il nous semblait que dans cette forteresse du monopole, un des nôtres n'aurait dù entrer que par la brèche et pour la démanteler à jamais. On nous ouvrait la poterne de secours... Cependant M. de Montalembert le trouvait bon, et cet acquiescement, joint au mérite d'ailleurs incontestable du nouveau ministre, devait suffire.
Toutefois, dans un très-petit conseil d'amis catholiques que M. de Falloux avait rassemblés pour prendre un dernier et décisif avis, le rédacteur en chef de l' Univers ne céla point entièrement ses incertitudes. Des opinions plus tranchées et à tous égards d'un plus grand poids prévalurent. Le portefeuille fut accepté. La veille ou le même jour, un petit conseil d'amis légitimistes avait eu le même résultat.
Jusqu'ici, on le voit, l'Univers n'avait pas fait de grands efforts, ni pris des dispositions bien habiles pour saisir la dictature.
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V—M. de Falloux ministre.—Commission pour préparer un projet de loi sur l'enseignement. — Travaux de cette commission.—Présentation du projet. — Entretien du ministre et du rédacteur en chef de l'Univers. — Dernière séance du Comité catholique,
Comme ministre des cultes, M. de Falloux différa peu de ses prédécesseurs et de ses successeurs. Il proposa d'excellents choix d'évêques. On vit entrer successivement dans les rangs de l'Episcopat M. l'abbé Foulquier pour Mende, M. l'abbé de Salinis pour Amiens, M. l'abbé Dupanloup pour Orléans, M. l'abbé Pie pour Poitiers, M. l'abbé de Brézé pour Moulins; hommes de foi, de doctrine et de talent. D'un autre côté, le Ministre négligea de surveiller ses bureaux ; il ne diminua pas les entraves et les vexations dont les commis des cultes se sont étudiés de longue date à entourer l'action épiscopale. Des prescriptions gênantes et injurieuses, qu'un simple arrêté ministériel pouvait abolir, sont restées en vigueur; le nombre s'en est même accru. Sans doute on abusa de l'inexpérience du Ministre, et il comptait avoir plus de temps. Peut-être aussi que, tout occupé de sa grande affaire de conciliation avec l'Université, il voulut éviter de se compromettre comme ministre des cultes. Enfin, son passage fut rapide, et l'administration ecclésiastique n'eut pas lieu de s'en féliciter plus que tout autre.
Dans les affaires politiques, signalées par de graves ineidents religieux, sa conduite ne se. distingua pas essentiellement de celle du cabinet dont il faisait partie. En un mot, il parut n'être ministre que pour la question de l'enseignement. Là il eut son action distincte et mémorable.
Aussitôt arrivé, il institua une commission pour préparer
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la loi. Il relève l'impartialité de ce premier acte : « Au- « cune couleur politique, dit-il, n'avait été exclue ni pré- « férée pour une œuvre qui n'en devait pas porter la « moindre trace. » L'œuvre était essentiellement politique et la Commission aussi. Toutes les nuances de l'opinion en matière d'enseignement, même des nuances jusque-là quasiimperceptibles, y étaient représentées, mais avec un choix exquis pour assurer la majorité à la conciliation telle que la voulait le Ministre. A côté de quelques personnes dont l'aptitude n'avait pas encore été soupçonnée, brillaient les puissances du corps enseignant, M. Cousin, M. Saint-Marc Gi- rardin, M. Dubois. La part des catholiques était belle : M. de Montalembert d'abord, ensuite M. l'abbé Dupanloup et M. l'abbé Sibour ; puis MM. de Corcelles, de Riancey, de Melun, Fresneau, de Montreuil, Cochin ; M. Laurentie, rédacteur en chef de Y <7moM, M. Roux-Lavergne, représentant du peuple, et notre collaborateur t. Néanmoins, entre tous ces hommes si respectables, peut-être n'en était-il pas trois qui représentassent encore l'ancien esprit du parti catholique, tel qu'il s'était manifesté une dernière fois à la tribune dans le discours de M. de Montalembert sur la Constitution. Nous remarquâmes avec peine l'absence de deux noms, qui devaient être préférés à tant d'autres : celui de M. Charles Lenormant, homme spécial, l'un des blessés dp,
1 H. de Falloux, qui a beaucoup de ces petites habiletés, ajoute au n011l de M. Roux-Lavergne la qualité de rédacteur actif el uotidien de l" Univers. comme si M. Roux-Layergne avait été choisi à ce titre, et pour re- présenter le journal dans la Commission. Notre ancien et très-cher ami M Roux-Lavergne, professeur à la Faculté de Rennes, était rédartc/il" quotidien de l'Univers depuis quatre jours, lorsque le Moniteur nous fit connaître la composition de la Commission. Nous ne l'avions nullement désigné ni proposé au Ministre ; nous crûmes, et nous croyons encore, qu'il avait été choisi comme représentant du peuple et comme l'un des rares membres de l'Université qui soutenaient la cause de la liberté d'cnseigncmenl.
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la cause, et surtout celui de l'illustre Evêque de Langres, Monseigneur Parisis, dont l'infatigable talent avait jeté un si précieux éclat sur nos luttes et décidé nos meilleurs succès. Pourquoi ce grand évêque était-il exclu de' la Commission? Pourquoi aucun de nos évêques n'y avait-il été appelé, lorsque l'on y ramassait toute la prélature universitaire?
En l'absence du Ministre, M. Thiers présidait. Mobile sur des erreurs enracinées, cet homme d'Etat, qui est surtout un homme d'esprit, se sentait à cette époque de la bienveillance pour la religion. Il l'élevait au rang de sœur immortelle de l'immortelle philosophie. Au fond, la catastrophe de 1848 l'avait profondément humilié, et le socialisme, devant lequel il se sentait impuissant, lui faisait peur. Il voulait combattre le socialisme en bas par la religion, et pour que la religion cependant ne devînt pas prépondérante, la contre-peser en haut par la philosophie. Dans ce dessein, il aurait volontiers donné le peuple à l'Eglise, mais il voulait garder la bourgeoisie à l'Université.
M. de Falloux admire extrêmement le langage que tinrent M. Thiers et M. Cousin dans le sein de la Commission, et il exprime chaudement sa reconnaissance pour le concours qu'il obtint d'eux. « Assailli en sens contraire par les lumières de son grand esprit » (compliment bizarre), M. Cousin « soudait les plaies de la société moderne avec une grande fécondité d'aperçus et d'éloquence ; » seulement, il voulait guérir ces plaies par le moyen de la philosophie éclectique et du monopole universitaire. En dehors de la Commission, M. Cousin « faisait cause commune avec M. Thiers pour la défense du christianisme et du SaintSiège. Heureux moment, qui offrait à ces deux savants politiques une favorable occasion d'embrasser enfin la vérité ! Ils n'en profitèrent pas. Personne ne peut reprocher à M. de Falloux de rendre justice à leur sage attitude et de s'applau-
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dir, aujourd'hui encore, d'avoir conquis leurs bonnes grâces. L'un a été son patron à la Constituante, en 1849, l'autre à l'Académie, en 1856. Qu'il soit reconnaissant, rien de mieux. Mais il passe la mesure lorsqu'il accuse de révoltant oubli les catholiques qui ne s'associent pas à la chaleur de sa gratitude. M. Cousin et M. T hier s, toujours bons pour M. de Falloux, n'en sont pas restés aux belles paroles de 1849. Ils ont écrit l'un et l'autre des livres dont le christianisme et le Saint-Siége ne peuvent se féliciter. Les fidèles qui ont lu la Lettre pastorale de Monseigneur l'Evêque de Poitiers sur les doctrines philosophiques de M. Cousin, ne trouveront pas que l'éloquent évêque se soit rendu coupable d'un révoltant oubli; ceux qui connaissent le dernier volume de" M. Thiers, n'admettront jamais que les ineffaçables obligations contractées envers le vice-président de la Commission pour la loi de l'enseignement, les obligent à ne point blâmer le frivole historien de l'Empire, encore tout plein de l'esprit du dix-huitième siècle. Si nous devons quelque chose à M. Cousin et à M. Thiers, nous devons aussi quelque chose à Jésus-Christ et à son Eglise ; et c'est ce qu'un catholique devrait ne pas oublier, même dans la première joie d'être académicien.
L' Univers ne critiqua point la composition de la Commission, ne s'occupa point de ses travaux, ne chercha point à en pénétrer le secret. Nous étions d'ailleurs éloignés de toute hostilité et on ne l'ignorait pas. M. l'abbé Dupanloup, ayant été nommé évêque d'Orléans sur ces entrefaites, fit au rédacteur en chef de l' Univeî,s, devenu son diocésain, l'honneur de l'appeler comme témoin pour ses informations. Ainsi, il n'y avait ni reproches, ni antagonisme, ni, à proprement parler, dissentiment.
Le projet de loi parut. M. de Falloux dit que l' Univers l'attaqua aussitôt et avec véhémence. Ni aussitôt, ni avec véhémence. L'infidélité des souvenirs de M. de Falloux nous
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étonne d'autant plus qu'il, rappelle en même temps des circonstances propres à les raviver :
« Aucune sollicitation, dit-il, quelque affectueuse qu'elle « fût, aucune séparation, quelque douloureuse qu'elle dût « être, n'eut le pouvoir d'éclairer ou de fléchir l' Uîiivei,s. « En vain on essaya de lui soumettre les symptômes évite dents du retour vers le catholicisme ; en vain on le conte jura de ne pas entraver par des contradictions de détail « l'ensemble d'un mouvement réparateur ; en vain on lui « rappela que les tempéraments et de la prudence consolite dent plus de victoires que les emportements n'en font « gagner. Toutes les instances furent inutiles. »
Il y a de la littérature dans cette manière de nous peindre, opposant à la raison et à l'amitié l'entêtement d'une volonté sourde, qui sera tout à l'heure la passion de dominer. Notre résistance raisonna davantage et n'eut point le caractère dramatique qu'on lui attribue. Voici tout ce qui se passa.
Le Ministre, sachant que le journal combattrait le projet de loi, se rendit chez le rédacteur en chef ; et là, dans un long entretien, fort calme de part et d'autre, chacun plaida sa cause. Les raisons du Ministre furent celles que l'on nous fait lire aujourd'hui : la situation, l'esprit du temps, la nécessité d'en finir, l'impossibilité d'obtenir des conditions meilleures. Le rédacteur en chef opposa des arguments que le journal a plus tard développés : — On donnait aux catholiques autre chose que ce qu'ils avaient demandé. Ils avaient demandé la liberté, on leur faisait simplement une petite part dans le monopole. — Cette situation otfrirait de grands périls, si plus tard, comme on pouvait le redouter, l'Université, en ce moment jugée par ses fruits, ressaisissait son influence.—Toute pensée de transaction étant un germe de division, cette loi, rejetée ou adoptée, aurait pour effet certain de briser prématurément le parti catholique. — Mieux vaudrait continuer le combat que le finir ainsi. —
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Dans tous les cas, en admettant même le principe du projet, de graves améliorations étaient nécessaires ; il fallait combattre pour les obtenir.
Le Ministre demandait, comme le dit aujourd'hui M. de Falloux, si l'on avait pu raisonnablement espérer de substituer le clergé à l'Université, et de faire soudainement apparaître une soutane partout où il y avait un frac. Il appuyait sur la chimère, sur la témérité d'une pareille entreprise. On lui répondait qu'il s'était agi parmi nous d'obtenir la liberté d'enseignement, la libre et loyale concurrence, et non pas le monopole.
Il insistait sur une autre pensée : la crainte d'un double échec pour les futures maisons religieuses d'éducation, si la loi permettait d'en multiplier trop aisément le nombre. — Ou l'antipathie des parents, disait-il, empêchera qu'elles se remplissent, ou l'incapacité des maîtres, inévitable dans ces commencements hâtés, les fera décrier et les videra promp- tement. Il doutait qu'il y eût en France assez de parents catholiques pour peupler les collèges catholiques ; et, d'un autre côté, sans remarquer la contradiction, il demandait où l'on trouverait assez de professeurs pour gouverner ces collèges qui manqueraient d'écoliers. — L'interlocuteur du Ministre répondait que les partisans de la liberté d'enseignement s'étaient toujours sentis forts du vœu des familles, dont tout ce qui se passait démontrait la puissance. Que s'il y avait des catholiques assez ignorants de la responsabilité paternelle pour refuser leurs enfants aux collèges religieux, les incrédules y enverraient les leurs. Que dans toute chose on doit subir la difficulté des commencements, et que le moyen de former un clergé enseignant n'était pas de lui épargner plus longtemps les périls de l'expérience.
Une dernière appréhension semblait travailler l'esprit du Ministre et le portait à s'applaudir d'avoir laissé l'Eglise sous la main de l'Université : il craignait que l'éducation
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donnée par les ecclésiastiques ne répondît pas aux exigences de l'esprit moderne. Ce sentiment reparaît dans son écrit :
« Il ne suffit pas pour sauver une nation que l'éducation « des familles d'élite soit irréprochable au point de vue re- « ligieux, il faut aussi que dans tout ce qui est légitime, « l'éducation se mette en rapport avec le milieu social qui « attend l'homme au sortir de la jeunesse. Gardons-nous « qu'il ait jamais à rougir de ses maîtres, qu'il soit tenté de « leur imputer jamais son infériorité dans le barreau, dans « l'armée, dans quelque carrière que ce soit. Elever des « jeunes gens au dix-neuvième siècle, comme s ils devaient, « en franchissant le seuil de l'école, entrer dans la société « de Grégoire VII ou de saint Louis, serait aussi puéril « que d'élever à Saint-Cyr nos jeunes officiers dans le ma- « niement du bélier et de la catapulte, en leur cachant « l'usage de la poudre c't canon. »
Le rédacteur de l' Univers croyait entendre un de ces traits brillants dont se pare la raison de M. Thiers. Sans juger la théorie d'éducation qui s'appuyait de pareils arguments, il faisait observer qu'on ne pouvait pas accuser le clergé et les évêques d'ignorer complètement les conditions actuelles de la société. — Vous et moi, disait-il au Ministre, nous savons, comme tous les catholiques, que le clergé est bien de ce temps, en connaît les besoins, en partage les tendances légitimes. Il est peuple des pieds à la tête, et presque exclusivement séculier : il ne vit pas dans les cloîtres ; il lit les journaux, les livres ; il est mêlé à tout le mouvement de la vie publique. Ces fils de soldats, de paysans, de bourgeois, n'aspirent guère au rétablissement de la féodalité. Ils professent depuis longtemps, vous le savez, les opinions de M. de Montalembert sur les changements de dynastie. Hier, ils votaient en masse, avec leurs paroisses, pour Louis-Napoléon. L'Eglise libre, la France gouvernée, voilà
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leur politique. Où trouverait-on là des professeurs pour élever les enfants du dix-neuvième siècle comme s'ils devaient entrer dans la société de saint -Grégoire VII ou de saint Louis ?
Tel fut cet entretien. Malgré l'identité des désirs, les points de vue étaient trop différents pour que l'on pùt se mettre d'accord.
Le Ministre, cependant, ne perdit pas sa peine. Il désirait qu'au moins le projet de loi ne fût pas discuté dans l'Univers avant l'élection de la commission législative qui devait en préparer la discussion publique. C'était abandonner toute influence sur le choix des commissaires : mais il ne s'agissait pas pour nous de faire de la tactique, et nous promîmes d'attendre, assez affligés de ne pouvoir concéder davantage.
Nous attendîmes huit ou dix jours, la question étant ouverte et déjà discutée, avant de dire le premier mot. Ce premier mot n'eut rien de véhément 1. M. de Falloux aura confondu le Correspondant et l' Univers. Le Correspondant fut en effet assez vif, suivant l'usage de M. Lenormant, qui jamais n'y va de main morte, mais qui jamais ne s'en aperçoit, tout occupé de réclamer contre les promptitudes d'autrui.
Avant la discussion législative, on indiqua une séance solennelle du Comité catholique, béjà bien disloqué, hélas ! Cette séance, la plus nombreuse que nous eussions vue, fut aussi la dernière. M. de Montalembert y parla d'un ton animé, pressant ou plutôt gourmandant ceux qui faisaient opposition au projet. M. de Falloux reproduisit, avec l'agrément ordinaire de sa parole, des arguments déjà connus. M. Lenormant et Monseigneur l'Evêque de Langres soutinrent la thèse de l'ancien parti catholique. La majorité sem-
1 Voyez, toni. IV, la polémique sur le projet.
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blait se dessiner en faveur du Ministre ; mais elle n'avait rien à voter et surtout rien à prescrire. On se sépara sous une impression de tristesse. Nous sentîmes que cette séparation serait longue. Le motif en était trop sérieux pour ne pas ajouter beaucoup au chagrin qu'elle nous eût toujours laissé. Deux choses nous consolaient : la conviction d'accomplir utilement un devoir, et la résolution très-arrêtée de ne pas blesser nos amis dans les débats qui allaient s'ouvrir. Nous n'accusions les intentions de personne, et nous étions bien plus disposés à plaindre M. de Montalembert qu'à le blâmer, persuadés que cette loi ne lui plaisait guère plus qu'à nous-mêmes.
VI.-Discussion du projet de loi.-Irritation de M. de Montaientbert.—Conduite de Y univers après le vote de la loi.
Suivant M. de Falloux, la polémique de l' Univers contre les défenseurs du projet, sans excepter M. de Montalembert, fut telle que l'amitié ne pouvait survivre, [ci encore la mémoire de M. de Falloux est en défaut. Nous ne ménageâmes pas seulement M. de Montalembert, qui n'a jamais été et qui ne sera jamais maltraité de nous, quoiqu'il fasse; nous ménageâmes M. de Falloux lui-même, le défendant comme ministre et comme catholique contre les attaques des feuilles révolutionnaires, tout en trouvant quelquefois, sans le dire, qu'il ne savait pas assez mériter leur courroux.
Il est vrai qu'à travers ces ménagements nous disions à nos adversaires qu'ils avaient tort. C'est l'inconvénient nécessaire de la discussion. Cependant, avec quel soin nous savions écarter tout ce qui pouvait blesser l'homme et l'ami ! M. de Falloux écrit que « M. de Montalembert était traduit « chaque matin devant les catholiques comme s'il eût dé-
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« serté les .opinions de sa vie entière, privé la cause du « fruit de ses services, anéanti les dernières espérances de « la religion et de la liberté. » Pures emphases. Ce rôle, le Correspondant le prend envers nous, nous ne le prîmes point envers M. de Montalembert. Nous n'avons pas une seule fois, quelles que fassent les provocations, cherché dans les anciens discours de M. de Montalembert un seul mot qui pùt le mettre en contradiction avec lui-même.
Cette réserve ne l'adoucissait pas. 11 supportait difficilement de n'être point suivi; il en parlait avec amertume, prétendant que Y Univers détruisait le travail de sa vie et dissolvait le parti catholique. Nous avions au contraire la confiance de maintenir le parti catholique ; et le maintenir, c'était lui en garder la direction. Ses arguments pour la loi et contre nous n'étaient point ignorés de nos lecteurs. On sait combien nous méprisons cette basse adresse qui consiste à supprimer ou à falsifier les opinions que l'on combat. Les documents, les rapports, les principaux discours et articles en faveur du projet, ont été publiés dans l'Univers avec plus d'étendue que dans les journaux mêmes qui lui donnaient leur appui.
Une autre chose que M. de Falloux paraît avoir oubliée, c'est que nous n'étions pas ses seuls adversaires. La politique entra dans son succès pour une part plus grande que l'adhésion des catholiques. Sa force se trouvait toute dans l'Assemblée. Là même, des catholiques le combattirent1, de solennelles incertitudes se manifestèrent. Pour tout le monde Monseigneur Parisis représentait l'Episcopat. Cet éminent évêque est compté par M. de Falloux au nombre des partisans de la transaction ; cependant il ne l'a pas voulu voter. Il en repoussait le principe, où il voyait la domination de l'Etat sur l'Eglise en matière d'enseignement. Sans nier
1 Entre autres M. J'abbé de CaZall's.
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que le projet amélioré ne pût alléger la situation et donner quelques facilités pour le bien, ce qui suffit aux combinaisons éphémères de la politique, il ne voulut pas sanctionner la chaîne parce qu'on l'écartait ; et, dans la neutralité inquiète où il crut devoir se renfermer, il ne condamna ni ne désapprouva une résistance décidée. Les évêques gardèrent en général cette attitude. Le projet n'eut de soutien actif et déclaré dans l'Episcopat que Monseigneur l'Evêque nommé d'Orléans. Plusieurs autorisèrent publiquement notre opposition.
Le projet reçut quelques améliorations, auxquelles nous croyons que cette opposition ne nuisit point, et fut voté.
« L'Univers, dit M. de Falloux, continua près de l'Epis- « copat la campagne qu'il venait de perdre devant l'Assem- « blée. Il entreprit de l' entraîner au refus de la part d'at- « tributions que lui conférait et lui demandait la nouvelle « loi. Il publia des remontrances à Monseigneur l'Evêque « de Langres, dont l'une était signée un prêtre, et provo- « qua une protestation d'un certain nombre d'ecclésiasti- « ques du diocèse de Langres. Il plaida vivement la même « thèse à Rome. Mais bientôt Rome parla, et une commu- « nication du Souverain Pontife au Nonce mit fin à ses « dernières tentatives. »
Ce récit est trop arrangé. Après le vote, la loi ne nous parut pas beaucoup meilleure : mais elle était faite, nous aurions volontiers cessé le combat. C'était trop peu pour les partisans de cette œuvre douteuse.
Ils exigeaient une admiration sans réserve, et ils provoquèrent ainsi une polémique où nous leur demandions de ne pas s'engager, la question étant désormais au jugement des Evêques. Nous n'essayâmes point d'entraîner l'Episcopat, expression aussi injuste qu'inconvenante. Nous ne plaidâmes aucune thèse à Rome. Ces hautes pratiques conviennent à l'assurance des hommes d'Etat ; elles siéraient mal à
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de pauvres journalistes, déjà bien assez occupés de leur besogne quotidienne. Nous avons tout à la fois plus d'humilité et plus de fierté que M. de Falloux ne nous en attribue. Ayant dit tout haut ce qu'il nous a paru légitime de dire, nous évitons de donner des conseils à ceux de qui nous attendons des ordres, et nous nous abstenons d'offrir toutes les explications qu'on ne nous demande pas. Il faut qu'un journal catholique puisse être jugé non sur ses plaidoyers, mais sur ses œuvres. Dieu nous préserve de chercher à influer par des arguments sans contrôle public., sur des décisions que doit dicter une sagesse si supérieure à nos faibles vues 1
Notre adversaire s'emporte jusqu'à dire que l' Univers « tend en France à peser sur l'Episcopat comme organe de « Rome; et à peser à Rome comme organe de l'Episcopat. » Il n'explique pas, lui qui explique tout, comment il se fait que Rome et l'Episcopat tolèrent une pareille tendance, ou ne l'aient point aperçue, quoique souvent dénoncée. Il n'explique pas davantage comment des cœurs catholiques peuvent s'abandonner au délire d'une si orgueilleuse prétention. Sa modération le porte quelque part à reconnaître que nous avons parfois des moments lucides. S'il pouvait nous reconnaître aussi des moments chrétiens, il effacerait cette phrase, et ce serait un acte de respect envers l'Eglise, un acte de justice envers nous. Qu'il sache bien que nous n'avons jamais dit, jamais écrit, jamais fait écrire à Rome qu'une seule chose : savoir, que nous ne demandons rien, que nous ne conseillons rien, que nous ne refusons rien ; étant résolus comme écrivains d'obéir purement et simplement ; prêts à lutter j usqu'à la fin, prêts à disparaître au premier signe et sans achever la polémique commencée.
L'instruction envoyée au cardinal Fornari, de pieuse et vaillante mémoire, en réponse à des consultations autrement importantes que n'eussent été les nôtres, autorisait les
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évêques à entrer dans les conseils établis par la nouvelle loi. Le fait de cette autorisation dit assez quels doutes l'œuvre de M. de Falloux inspirait à l'Episcopat.
Notre opposition finit immédiatement et avec une sincérité dont on aurait pu nous tenir plus de compte. Un journal religieux qui se publiait alors à Paris, le Moniteur catholique 1, voulut, même après la lettre du Nonce, poursuivre le combat. L'Univers lui fit observer que la cause était finie, et que les enfants de l'Eglise n'avaient plus à critiquer la loi, mais à se mettre d'accord pour en tirer tout le bien possible. Le Moniteur catholique cessa de paraître. Seul mort enterré sur ce champ de bataille ; mais, hélas ! non pas seul blessé !
Nous cherchons à comprendre comment le ressentiment, que n'éprouvaient point les vaincus, resta si profond dans l'âme du vainqueur. Cette rancune, après six ans, n'est pas naturelle. Quand même nous aurions eu le plus grand tort de contester la transaction de 1850, nous avons été vaincus, nous avons rendu les armes, c'est une affaire terminée. Il est impossible que M. de Falloux, homme de négociations, d'accommodements, de raccommodements et de fusion, légitimiste agréable à M. Thiers, catholique agréable à M. Cousin, écrivain religieux agréable à l'Académie, ami de M. de Montalembert sans avoir rompu avec M. de Persigny ; il est impossible qu'un esprit de ce liant et de cette imperméabilité, et qui professe l'amour de la libre discussion, ne puisse pas nous pardonner, après six ans, de lui avoir disputé une victoire. Il est, sinon également impossible, du moins difficile que ce même homme, assidu à prendre des notes et à garder tous les petits papiers, soit tombé involontairement dans les erreurs de fait et d'appré-
1 Le Moniteur catholîquo était sous l'influence de Monseigneur Sibour, archevêque de Paris,
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ciation que nous avons le regret de signaler. Il n'a donc voulu, ni, comme on pourrait le croire, se venger, ni, comme il le prétend, écrire une page d'histoire. Il a un autre but.
Nous n'achèverons pas ce travail sans l'avoir pénétré.
VII.—Réconciliation de M. de Montalembert et de l'Univers.-Djssentiment politique avec M. de Falloux.—Le Deux Décembre.-Etran.ges inexactitudes de M. de Falloux.
Si le parti catholique se trouva, des 1849, non pas dissous (il est, grâce à Dieu, indissoluble), mais déformé, disjoint, éparpillé et d'une certaine manière amoindri, M. de Falloux, après les évènements, y a contribué plus que personne. Nous ne dirons pas qu'il l'a fait avec pleine conscience de l'opération ; cela est au jugement de Dieu, qui pourra nous imputer à justice quelques-unes de nos fautes. Cependant, il faut se souvenir de l'opinion générale du parti légitimiste, et de l'opinion particulière exprimée à Angers, au mois d'avril 1849, par le royaliste de la veille qui devait être neuf mois plus tard ministre de Louis-Napoléon. M. de Falloux pensait déjà qu'il fallait ou supprimer ou transformer le parti catholique : le germe de la transaction s'était clairement accusé dans l'esprit qui devait la produire.
Lors donc que le parti catholique, par la présentation de la loi d'enseignement, se trouva divisé contre lui-même, et par le vote de cette loi resta comme désœuvré, M. de Falloux ne put pas être bien fâché de ce double résultat. Nous croyons qu'en ce moment il se sentit assez disposé à nous remettre nos crimes. Il nous les remit en effet; du moins nous pûmes le croire. Une réconciliation, cette réconcilia-
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tion que notre attitude dans la discussion aurait rendue impossible, s'opéra pleinement et ;promptement, non seulement avec M. de Montalembert, ce que l'écrit de M. de Falloux ne laisse guère soupçonner ; mais encore, ce qui paraîtra plus étrange, avec M. de Falloux lui-même.
Nous sommes portés à croire qu'en nous réconciliant avec M. de Montalembert, nous dérangeâmes un peu, sans le savoir et sans y prétendre, quelques-unes des perspectives de l'ancien Ministre. Il y a entre M. de Montalembert et l' Univers des affinités vivaces, peut-être indestructibles, qui ne tardent guère, lorsqu'elles se joignent, à construire un pont sur tous les courants de contradiction qui peuvent les séparer. L'accord de l'orateur et du journal catholique redevint bientôt un souci pour la politique légitimiste pure. L'orateur, charmé principalement de l'attitude du Gouvernement dans les questions religieuses, manifestait des tendances bonapartistes; le journal, par les mêmes raisons, était très-pré- sidentiel, on nous permettra d'employer le mot du temps. Dans les discussions de jour en jour plus animées qui dissolvaient la majorité conservatrice, M. de Montalembert était du côté du Prince; l' Univers, réservant l'avenir, était du côté du Président ; M. de Falloux était du côté de l'Assemblée, où s'ébauchait péniblement la fusion des anciens légitimistes et des anciens philippistes, sous le nom commun de parlementaires. En refusant aux rédacteurs de Y Univers le droit d'avoir leur opinion politique distincte, en admettant qu'ils dussent en cette matière laïque obéir à leurs chefs laïcs, comme en matière religieuse à leurs chefs religieux, nul ne peut servir deux maîtres. Qui devait commander, de M. de Montalembert ou de M. de Falloux ? M. de Montalembert avait au moins des droits d'ancienneté, et en outre, pour le moment, des doctrines plus' mo- narchiques.
Au milieu de sinistres rumeurs, à travers des convulsions
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misérables où le parlementarisme achevait de donner sa mesure, on arrivait à 1852. M. de Montalembert disait : Bonaparte; M. de Falloux disait : Changarnier; Y Univers entre eux d'eux, plus près du premier, disait : Réélection du Président. Car l' Univers n'est pas impérialiste de la veille. Tout en souhaitant que la force, si la force devait dénouer la situation, partît de l'Élysée, et non de la Chambre ou de la rue, nous aurions préféré une solution constitutionnelle.
Vers cette époque, le rédacteur en chef de l' Univers, accompagné d'un de ses collaboteurs, rendit à M. de Falloux sa visite de 1849. Après déjeuner, on parla de la situation. Comme en 1849, les avis se trouvèrent bien différents; mais cette fois les vues de M. de Falloux n'étaient plus du tout celles de M. de Montalembert. Il exposait des préventions exagérées, une confiance précipitée, des desseins téméraires. Comme en 1849, on lui fit des objections qu'il ne put vaincre. Comme en 1849, il se rabattit à réclamer la neutralité du journal. En présence des évènements, la neutralité, telle qu'il la désirait, n'était guère possible ; il ne l'obtint pas. On se quitta néanmoins sans rupture, et, à ce qu'il semblait, plutôt encore amis que divisés. Bientôt après le coup d'État eut lieu. Il mit M. de Falloux en cellule au quai d'Orsay, et M. de Montalembert dans la Commission consultative; Y Univers resta chez soi.
M. de Montalembert vint au bureau du journal le matin du 2 décembre, comme il était venu le soir du 24 février, mais non pas avec angoisse ni pour conseiller la résistance; bien au contraire ! Dans la maison voisine, au premier étage de la Mairie du dixième arrondissement, quatre hommes et un caporal, l'arme au bras, assistaient au dernier soupir de l'Assemblée nationale législative, et fermaient la petite fenêtre, le vasistas donnant sur la rue, par où M. Berryer venait de haranguer une foule insensible.
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Comment M. de Falloux, qui a vu la séance du 24 février et la séance du 2 décembre, peut-il croire au régime parlementaire? M. de Montalembert, en ce moment-là, n'y croyait guère et le regrettait peu. Ce fut dans le cabinet du rédacteur en chef, alors absent de Paris, sur son bureau, avec sa plume, qu'il écrivit à plusieurs catholiques des départements, pour les presser d'adhérer au coup d'Etat. M. de Falloux n'a guère pu ignorer ces détails ; M. de Montalembert n'a pu les oublier, et il a dû lire en épreuves le travail de M. de Falloux. Par quel mauvais conseil d'inimitié, par quel besoin de nous décrier, ces deux hommes considérables ont-ils pu s'accorder, l'un pour dire, l'autre pour laisser croire que l' Univers s'était affranchi de l'influence de M. de Montalembert depuis 1849, et que le 2 décembre il marchait seul ? Nous ne marchions pas seuls ; nous suivions M. de Montalembert, qui tenait la,tête d'assez loin.
En l'absence du rédacteur en chef, ses collaborateurs s'étaient refusés à engager le journal aussi vivement que le chef du parti catholique l'aurait désiré. Le succès du coup d'Etat paraissait si assuré, que l'on pouvait éviter de se prononcer contre le groupe déconcerté de ses adversaires. Le lendemain, la résistance s'organisait; le 4, il y avait des coups de fusil. Le moment était venu de prendre parti; nous nous prononçâmes pour le Gouvernement, dont la cause était celle de l'ordre social.
« Il faut, disions-nous, le soutenir, aujourd'hui que la K lutte est engagée, pour avoir le droit de le conseiller plus « tard.
« Plus encore aujourd'hui qu'avant le 2 décembre, nous « disons aux hommes d'ordre : Le Président de la Répu- (c blique est votre général ; ne vous séparez pas de lui, ne « désertez pas. Si vous ne triomphez pas avec lui, vous se- « rez vaincus avec lui, et irréparablement vaincus.
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« Ralliez-vous aujourd'hui ; demain il sera trop tard, ou « pour votre salut, ou pour votre honneur i ! »
Cette déclaration fut approuvée de M. de Montalem- bert.
Cependant, quoique très-décidé et jugeant sainement et courageusement la situation, M. de Montalembert n'était pas tout à fait au-dessus d'un certain effroi de l'opinion, qui travaille volontiers les hommes de tribune. Il craignait les reproches de quelques illustres parlementaires, ses amis et ses antagonistes d'autrefois. Déjà il les entendait déclamer contre la salutaire initiative qui, du même coup, les remettait dans la foule et sauvait le pays. Bientôt il brava cette impression. Sur le moment, elle le tenait assez fort, et il demandait à être poussé. On le poussa.
Triste condition du journaliste, souvent accusé d'imprudence, de témérité, de violence, et même de qualités pires, uniquement pour avoir paru pousser, lorsqu'en réalité on le tirait! En cette rencontre pourtant il ne fallut pas tirer beaucoup. La défaite simultanée des insolents qui menaçaient de mettre à sac la société et des incapables qui la livraient, le remplacement subit d'une anarchie inextricable par un Pouvoir dont toutes les intentions s'annonçaient excellentes, c'était assez pour pousser de bon cœur.
Nous sommes certains d'avoir répondu aux vœux de l'immense'majorité de nos amis, comme au désir de M. de Montalembert ; et jamais on ne nous persuadera que, dans cette occasion, M. de Falloux lui-même nous ait sincèrement désapprouvés. On lui attribuait ce mot spirituel et vraisemblable : Je fais mon possible pour 'paraître résigné ; ait fond, je suis satisfait. C'est le résumé de sa conduite. Sans prendre la parole, il permettait à quelques amis de faire connaître ses sentiments, lesquels étaient d'engager
1 Univers, 5 décembre 1831,
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les légitimistes ci ne pas s'abstenir de voter et à ne pas se ' prononcer pour la négative dans l'appel qui allait être fait au pays.
Quant à: M. de Montalembert, il réprimandait vertement ceux qui parlaient de s'abstenir. A son tour, il poussait. Voici ce qu'il écrivait le 12 décembre :
« Je sais que de grands politiques, fort peu scrupuleux « d'ailleurs, après nous avoir menés où nous sommes, après « nous avoir condamnés à la perte de toutes nos libertés « par l'abus qu'ils en ont fait ou laissé faire, prêchent au- « jourd'hui qu'il faut faire le vide autour du Pouvoir. Je « m'incline devant le scrupule, je proteste contre la tacti- « que. Je n'en connais pas de plus immorale ni de plus ma- « ladroite. Je défie qui que ce soit de la justifier "aux yeux « de la conscience et de Vhistoire 1. »
C'est M. le comte Molé qui avait parlé de faire le vide ; et les grands politiques dont il est question sont devenus les chefs de la fusion.
L'Univers était beaucoup moins entraînant. Il avait dit, dès le 8 décembre :
« Maintenant que la cause est décidée et que toute la « France accepte ce qui vient d'être fait, nous rentrons « dans le rôle que la situation nous impose. Il ne surgi- « rait en ce moment de la polémique des journaux aucune « lumière dont le Gouvernement pût tirer bon parti : ce « qu'il a besoin de savoir, il le saura bien mieux par les « hommes qu'il appelle dans ses conseils, au nombre des- « quels nous voyons avec un très-grand plaisir le plus « éminent défenseur de la cause catholique et quelques au- « très de nos amis. Mais notre mission à nous est toute spé- « ciale. Nous ne sommes ni vainqueurs, ni vaincus, ni « mécontents. Nous n'avons rien à dire lorsque rien de ce
1 Univers, 14 décembre. Lettre au rédacteur. >
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« que nous aimons par-dessus tout n'est attaqué ni menacé. « Nous regardons passer les événements. Jamais ils n'of- « frirent à l'intelligence chrétienne de plus grandes et plus « consolantes leçons. »
C'est peut-être là ce que M. de Falloux appelle « se perdre en contemplations extatiques ; » mais nous ne savons pas comment nous aurions pu nous renfermer plus strictement dans la ligne du parti catholique, ou nous effacer plus modestement devant l'homme éminent qui le représentait.
Ajoutons que les véritables chefs du parti catholique, les évêques, avaient parlé, et qu'encore une fois leurs sentiments, publiquement manifestés, apportaient à notre conduite la séule approbation dont nous pensions avoir besoin. Les évêques ne nous donnent pas de direction ; mais ils élèvent la voix dans toutes les circonstances importantes, et leurs instructions, fidèlement publiées par nous, deviennent une règle d'où l'on ne prouvera pas que nous nous soyons jamais écartés. Nos illustres adversaires n'ont pas ici de plus grands privilèges que les nôtres ; ils pourraient éprouver quelque embarras s'ils voulaient établir qu'ils les ont moins outrepassés.
Jusqu'au 2 décembre 1851 et même jusqu'aux premiers mois de 1852, l'union, que M. de Falloux représente comme irréparablement brisée dès 1849, et brisée par nous, fut donc au contraire entière et parfaite. On a entendu le langage de M. de Montalembert, le nôtre, celui de M. de Falloux lui-même ; on se souvient des mandements des évêques et de leur attitude lorsqu'ils eurent occasion de paraître devant le Chef de l'Etat. Voici en quels termes M. de Falloux analyse cette situation et rappelle ses souvenirs. C'est à nous qu'il s'adresse :
« La transformation des institutions, en 1851, trouvait « et devait laisser l'Eglise dans son auguste neutralité.
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« C'est vous (l'Univers) qui avez essayé de l'en faire sortir; « c'est vous qui, tous les jours, élevez la voix pour insulter « les droits et les garanties que vous aviez invoqués, les « hommes que vous aviez eus pour compagnons ou pour « chefs. Vous l'avez fait sans relâche et sans retenue, pen« dant même que l'exil ( M. de Falloux croit qu'il a été « exilé !) et le silence universel vous assuraient les iinmu- « nités du monologue. »
Que ceux qui nous plaindraient d'être en butte à de pareilles violences plaignent d'abord M. de Falloux! Elles le font descendre d'une position où il ne remontera pas.
Et vous, comte de Montalembert, vous écoutez, vous approuvez ; et parce que ce langage injurieux et injuste ne s'adresse qu'à nous, vous ne voyez pas qu'il ne s'applique qu'à vous ! A l'époque dont on parle, nous étions avec nos chefs et avec nos compagnons, avec nos évêques et avec vous ; nous n'avions point d'amis en exil ; nous disions que nous n'étions ni vainqueurs, ni vaincus, ni mécontents ; et en applaudissant à la transformation des institutions, nous gardions, nous, un compatissant silence sur « les « grands politiques, fort peu scrupuleux d'ailleurs, qui, « après avoir perdu toutes nos libertés par l'abus qu'ils en « avaient fait ou laissé faire, prêchaient la doctrine ma« ladroite et immorale de l'abstention ! »
VIII.—Question des classiques, très-inexactement présentée par M. de Falloux. — Difficultés naturelles entre l'homme politique et le journaliste.
Nous suivions nos chefs, non-seulement dans la grande question de conduite du moment, mais encore dans les questions secondaires qui pouvaient s'élever parmi nous.
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Il plaît à M. de Falloux, par une de ces habiletés subalternes auxquelles il se confie trop, de rappeler le débat sur les classiques comme un nouveau sujet de querelle suscité par l' Uiiiveî,s, aussitôt après le vote de la loi du 15 mars 1850 :
« L' Univers se mit en quête d'un autre théâtre ; il cher- « cha le terrain qui s'éloignait le moins possible de celui « qu'il venait de perdre...
« L'Univers, une fois livré à lui-même, porta là comme « ailleurs son despotisme tyrannique. Il se mit à établir que « l'enseignement religieux pouvait et devait être l'unique « souci de la société. Selon lui, la religion était désinté- ix ressée de tout le reste. Qu'importaient aux catholiques « les principes qui, après elle, contribuent le plus efficace- « ment à la paix, à l'ordre, à la prospérité des peuples? « Qu'importait une juste ou une fausse direction de la po- « litique nationale? Tout cela était ou devait être indiffé- « rent. On était bien près de subordonner et même de trahir « l'Eglise, quand on gardait une opinion arrêtée sur les «. évènements qui agitent ou compromettent le pays dans « lequel Dieu nous ordonne de vivre...
« Envers Y Eglise elle-même les prétendus anti-païens ne « reculèrent devant aucune irrévérence : ils incriminèrent « hardiment trois siècles de son enseignement universel. « On ne fit grâce ni aux corporations les plus austères, ni « aux docteurs les plus illustres... »
Ces pâles enflures réfutent médiocrement la thèse que nous avons soutenue au sujet des c'assiques, et nous font croire tout simplement que M. de Falloux ne s'en est point occupé. Mais il a le devoir d'ètre exact dans l'exposé des faits. Or, la discussion des classiques n'a été soulevée qu'en 1852, près de deux ans après le vote de la loi Falloux, à la suite d'une publication de M. l'abbé Gaume, encouragée hautement par Son Eminence le cardinal Gousset. Déjà le pénétrant esprit de Monseigneur Parisis avait si-
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gnalé la nécessité de réformer l'enseignement littéraire des collèges. M. de Montalembert était avec nous, et si bien avec nous que nous eûmes le crédit de lui faire adoucir une lettre d'adhésion à M. l'abbé Gaume, où r Univers, livré à lui-même, trouvait que les anciennes congrégations enseignantes étaient trop sévèrement traitées. Cette lettre a depuis été publiée intégralement, mais l' Uiiivers dans son « despotisme tyrannique, » ne l'imprima que corrigée. On lui sut peu de gré alors de sa modération ; il en retire aujourd'hui peu de fruit. M. de Falloux doit savoir tout cela, et s'il l'ignore, il a tort d'écrire l'histoire. Il doit savoir aussi que, plusieurs prélats étant intervenus dans un sens contraire, l' Univers fit un sacrifice à la paix, et, sans retirer son opinion, s'imposa le silence. Depuis, le Saint-Siège ayant, non pas clos le débat et exigé des engagements, comme le dit M. de Falloux, mais donné une règle, l' Univers, se conformant à cette règle, a continué de soutenir une doctrine que rien ne l'oblige d'abandonner.
Ce ne fut point là d'ailleurs une cause de division. On comprendra sans peine que des chefs qui ne permettraient point à leurs soldats (surtout à des soldats sans solde) de penser autrement qu'eux en pareille matière, perdraient vite, et par leur faute uniquement, toute espèce de droit à l'obéissance. Quelque idée que se fasse M. de Falloux de la condition de journaliste, le journaliste n'est pas absolument un manoeuvre ; on ne le fait pas parler ou se taire absolument comme on l'exige. Pour notre compte, nous ne l'entendons pas ainsi. En matière de littérature ou sur des points plus importants, par exemple en ce qui regarde les personnes, les goûts particuliers, les affections ou les convenances individuelles, nous n'avons jamais admis que les sentiments ou les commodités des chefs dussent être la règle de notre attitude. Si les chefs avaient quelque motif privé de ménager un philosophe, un écrivain, un orateur,
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nous ne verrions là aucune obligation décisive de ménager nous-mêmes la philosophie de ce philosophe, le livre de cet écrivain, le discours de cet orateur. Notre principe à nous, comme serviteurs publics de la vérité religieuse, est de n'avoir ni amis, ni ennemis, c'est-à-dire de ne tenir dans notre œuvre aucun compte de nos sentiments particuliers : de ne pas refuser la justice et l'éloge à un adversaire personnel qui fait bien, de ne pas nous interdire la critique ou même la censure envers un ami personnel qui se trompe ou qui fait mal. La loi que nous nous imposons, nous avons dû quelquefois l'imposer. C'est une source de désagréments dans le commerce de l'homme politique et du journaliste. L'homme politique peut demander au journaliste soit des complaisances, soit des rigueurs dont il ne voudrait pas lui- même porter la responsabilité. De telles misères peuvent rendre le ménage orageux ; elles ne déterminent pas le divorce, surtout entre chrétiens.
Comment donc le divorce s'est-il accompli? Ce point est délicat à traiter. Essayons d'y toucher sans nous donner trop raison.
IX. —M. de Montalembert se sépare du Gouvernement. — Raisons de l' Univers pour ne pas le suivre dans cette nouvelle voie.
Deux mois environ après le coup d'Etat, M. de Montalem- bert parut moins ferme dans l'approbation qu'il lui avait donnée. Nous suivions avec inquiétude les progrès de ce mécontentement, et nous tâchions de le combattre. Les causes en étaient en partie politiques, et en partie personnelles. Les causes politiques nous paraissaient moins importantes qu'à lui ; nous trouvions que les causes personnelles, quoique fondées, ne devaient point influer sur sa conduite politique.
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Du reste, la thèse n'était nullement alors de ménager à l'Eglise une chance d'excuse, une sorte d'alibi au tribunal des révolutions futures en se tenant à l'écart du Gouvernement. On ne regrettait pas encore les libertés parlementaires et on lie se rattachait point à la doctrine de l'abstention. On reprochait plutôt au Pouvoir de ne pas rechercher assez le concours des catholiques.
A notre avis, il n'importait pas beaucoup que les catholiques fussent au Pouvoir, s'ils avaient d'ailleurs la chance d'y faire pénétrer une partie de leurs idées, de manière que les besoins de l'Eglise obtinssent graduellement satisfaction. La position d'amis désintéressés, ne pouvant pas même être accusés de stipulations individuelles, nous paraissait plus désirable qu'une action directe, officielle et prépondérante, contre laquelle se soulèverait probablement une de ces frénésies d'opinion qui feront longtemps en France reculer tous les gouvernements. Nous pensions qu'un catholique notoire, engagé avec éclat dans les luttes antérieures, s'il arrivait à une position active, se briserait sur un double écueil, accusé en même temps de trop faire et de faire trop peu. Nous demandions s'il n'y aurait pas à la fois plus d'avantage et plus de grandeur à conseiller, à soutenir, à presser, qu'à ébaucher en tâtonnant des transactions. Quelle importance ne paraîtrait pas avoir la disgrâce, quels périls n'aurait pas la réaction, si, après avoir paru un instant au Pouvoir pour signer des compromis, il en fallait descendre, ou plutôt tomber? Ceux qui ont posé une doctrine et vaillamment combattu pour elle, ne doivent pas s'attendre à l'appliquer. C'est la besogne des disciples, parce qu'ils excitent chez les vaincus moins de répugnance et ne sont pas liés envers les vainqueurs par d'aussi grands engagements. Les transactions des disciples ne lient pas la doctrine. Ils lui font faire un pas, d'autres viennent et la mènent plus loin. A l'heure de son triomphe complet, ses premiers apô-
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tres sont morts. Ainsi le veut la force des choses, plus encore que l'ingratitude naturelle aux hommes, contre laquelle il est inutile de s'irriter, car les hommes n'en seront que plus ingrats. Si notre cause avance, si le bien que nous avons voulu faire se fait, qu'importe que l'on nous mette à l'écart? On nous y met, restons-y ; nos idées peut-être y seront d'autant moins. Le monde dira que nous sommes joués ; quelques habiles se riront de nous. Le grand malheur ! C'est une de nos fonctions en ce monde d'être joués. Mais nous forcerons l'estime de ceux qui nous verront tels que nous sommes, attachés, non à la fortune, mais au bien que cette fortune leur permet d'accomplir, et que nous ne cessons de leur conseiller dans un intérêt qui est aussi le leur. Qu'ils nous trouvent amis, tant qu'ils ne seront pas ennemis de ce que nous aimons plus que tout et plus que nous- mêmes. Ainsi, nous les prendrons par leurs instincts les plus nobles , ainsi, nous conserverons la paix avec eux et l'union entre nous. — Que faire d'ailleurs? De l'opposition? Mais quelle opposition? Sous Louis-Philippe, notre opposition a été bien légitime, bien modérée, et pourtant quelques-uns d'entre nous ont craint, depuis, de l'avoir parfois poussée trop loin. Nous devons avoir du scrupule à tendre la main aux partis politiques, à seconder des vues toujours trop différentes des nôtres. — Et puis les conditions de l'opposition ne sont plus ce qu elles étaient. Une opposition sérieuse, pour des catholiques, il n'y a pas de sujet ; une opposition mesquine serait sans dignité. Ou le pouvoir répondra à nos coups d'épingle par des coups de massue, ou il les dédaignera. Dans le premier cas, nous serons écrasés : dans le second, nous serons amnistiés. Être éerasé pour une pointe, est ridicule; être pardonné, amnistié, toléré, tenir uniquement du mépris de la force le droit de la taquiner un peu, est honteux. Laissons ces vaines ressources et ces puérils contentements; ne faisons/?/ lq gueTre, ni la cour. Si nous
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devons être un jour frappés, que ce soit comme catholiques, et que personne ne puisse s'y méprendre. Nous n'aurons pas besoin d'être frappés deux fois ! On saura que la cause catholique entre dans une phase nouvelle. Nous aviserons alors. Dieu, que nous n'aurons pas abandouné, ne nous abandonnera pas. D'ici là, libres d'engagements et de passions contre tous les ennemis de la vérité, continuons le combat pour la vérité.
Cette ligne, la seule que notre conscience nous indiquât clairement, nous semblait être celle de l'Episcopat. Donozo Cortès l'appuyait de l'autorité de sa raison, si haute et si désintéressée. Nos amis, sauf un petit groupe parlementaire mis en désarroi par le 2 décembre, y étaient déjà entrés.
M. de Montalembert en prit une autre.
Toutefois, son vif esprit, assailli en ce moment, comme l'est habituellement celui de M. Cousin, « par des lumières en sens contraire, » ne se retourna pas immédiatement vers les principes de 89. Nous trouvons dans l' Univers, à la date du 11 février, un compte-rendu de son discours de réception à l'Académie. Il y est loué avec cette effusion de cœur qui nous était ordinaire quand nous parlions de lui, et qu'il aurait dù, ce nous semble, moins oublier. L'accord, déjà menacé sur la question de conduite, est encore parfait sur la question de doctrine. Nous faisons remarquer « de quelle main maîtresse M. de Montalembert à châtié l'immortel 89 « et la grande Constituante, et flagellé la sainte égalité. » Plus d'un passage de ce discours — le chant du cygne! — est une déclaration de guerre à la Révolution. La censure académique y avait voulu mettre les ciseaux. M. de Montalembert tint bon et fit tout passer. En ce moment, l'Académie était à ses yeux la dernière forteresse du faux libéralisme et de la fausse religion. Ses petits traités publiés en 1848, sur la demande du général Cavaignac, donnaient,
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disait-il, l'exacte mesure de sa force morale, et, avec les petits livres de la rue de Poitiers, témoignaient de l'impuissance conjurée de la philosophie académique et du parlementarisme. Entrant là, plus en victorieux qu'en allié, il voulait se montrer du premier coup dans la vérité et dans l'honneur de son rôle, catholique et contre-révolutionnaire.
C'était précisément la position où nous prétendions rester, et que nous croyons avoir gardée. Nous eûmes occasion de le dire, lorsque la presse reçut sa législation actuelle :
« Nous ne consentirons pas plus à dépendre de l'opi- « nion que du Pouvoir. Nous sommes ce que nous avons « été, nous resterons ce que nous sommes, les enfants et « les serviteurs de l'Eglise, acceptant ce qu'elle accepte, « honorant ce qu'elle honore, ennemis de tous ses ennemis. « Dans cette ligne si droite, nous rencontrerons non-seu- « lement, ce qui est naturel, des adversaires, mais encore « des calomniateurs. On cherchera, on trouvera même, on « l'a déjà fait, quels intérêts personnels nous dirigent ; « mais comme en dépit de ces belles découvertes, il ne dé- « pend que de nous, et de nous seuls, de donner un fonds « à la calomnie, nous sommes tranquilles. »
X.—Nouvelles hostilités du parti contre l'Univers.
Ces derniers mots étaient une allusion aux attaques plus que malveillantes dont nous poursuivaient les journaux légitimistes de province.
Nos lecteurs savent que nous n'avons jamais perdu beaucoup de temps contre cette sorte d'adversaires, ou plutôt d'ennemis. La plupart sont de bonne foi, mais d'une grande simplicité : difficilement on leur fait entendre raison ; d'autres n'ont ni simplicité ni bonne foi, et ce serait peine perdu1
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de leur offrir des raisons qu ils ne cherchent pas. Ils nous reprochent de n'être point légitimistes. Assurément nous ne le sommes point et nous n'avons jamais prétendu l'être à leur façon ! En même temps qu'ils nous imputent ce fait comme un crime, ils suivent M. de Montalembert, qui rejette avec dédain leur unique dogme, l'inamissibilité des couronnes, et qui par tous les engagements de sa vie est encore moins légitimiste que nous. D'un autre côté, ils se laissent infa- tuer de 89 jusqu'à perdre toute doctrine monarchique.
A l'époque dont nous parlons, leur irritation contre nous avait pour cause mal dissimulée le succès universel du 2 décembre et les conséquences visibles qu'il annonçait : conséquences que nous ne réclamions point, mais contre lesquelles nous n'avions rien à dire et rien à faire.
Tout se préparait pour un avènement plus durable que n'avait été celui de la République. Cette éventualité ébranlait dans le parti légitimiste beaucoup d'esprits sérieux : ils se demandaient s'ils devaient enfin toujours se tenir à l'écart de toute vie politique, ou se réduire à l'état de minorité de plus en plus imperceptible, ayant pour unique rôle de fronder mesquinement l'autorité au profit de l'anarchie.
Témoins de ces incertitudes, désolés de voir se perdre une des meilleures forces de la société, nous engagions les légitimistes à ne pas recommencer ce qu'ils avaient fait sous Louis-Philippe, à ne pas se rendre inutiles, à ne pas éloigner d'eux un pouvoir qui ne demandait qu'à leur faire une place digne d'eux. Nous les exhortions à se mettre partout au service, non de la cour, mais du pays; car autrement l'influence qui s'acquiert par l'exercice des charges publiques reviendrait à d'autres, qui en useraient contre eux et qui ne la perdraient plus. C'est ainsi, disions-nous, que les révolutions politiques deviennent des révolutions sociales et sont irréparables, Prenez donc votre part, ou vous serez dépossédés à jamais,
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Ces conseils devaient naturellement déplaire aux journalistes du parti légitimiste. Ils nous disaient des injures; c'était à peu près tout ce qu'ils pouvaient faire. Et comme d'ailleurs leur allure était un peu gênée par la condition nouvelle de la presse, ils nous injuriaient d'autant plus, n'ayant rien à craindre de nous. Depuis 1851, en religion et en politique, du côté des légitimistes, du côté des parlementaires, du côte des révolutionnaires, nous avons souvent payé pour d'autres ; et l'on a déchargé sur nous bien des colères qu'il n'était pas permis de porter plus loin.
Observons que ces conseils si mal reçus étaient exactement ceux que donne aujourd'hui la fusion, sauf qu'elle y ajoute celui d'accepter aussi la Révolution en principe. Les légitimistes fusionnés admettent la possibilité de s'unir dans le maniement des affaires à tous le débris des serviteurs de la monarchie de Juillet, lesquels n'abandonneront certainement aucune de leurs anciennes idées ni probablement de leurs anciennes antipathies, lorsque, comme ils l'espèrent, la fortune leur reviendra. Or, leurs idées et leurs antipathies constituent ce que l'on appelle la Révolution. A notre avis, mieux vaudrait discipliner la Révolution sans eux ou contre eux aujourd'hui, que de la servir demain avec eux. Présent, avenir, honneur, principes, tout en serait moins compromis.
Si les raisons que nous avons sincèrement produites ont pu décider quelques légitimistes à entrer dans les conseils du pays, à exercer les magistratures populaires, à donner à leurs enfants des carrières utiles et laborieuses, à se mettre en mesure de faire tout le bien et de remplir tous les devoirs que la société et la religion assignent aux premiers d'une nation, et à se garer par là même des compromis fallacieux et stériles où les artisans politiques voudraient les engager, nous croyons leur avoir rendu un service véritable. Ce sentiment compense bien le déplaisir léger que nous,
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avons pu éprouver en lisant les diffamations de leurs journaux.
M. de Falloux ne paraissait point dans cette guerre, diri- rigée autant contre M. de Montalembert que contre l'Univers. Après quelques mouvements plus ou moins mystérieux, où l'on soupçonna la tentation de se rallier au nouvel ordre de choses, il prenait le parti de se consacrer aux belles expériences agricoles où il a trouvé les palmes de Poissy. Heureux les hommes qui, tout en s'occupant de politique, ont de pareils moyens de s'éviter des ennemis et des censeurs ! Ils peuvent à loisir pointer les fautes des combattants restés sur la brèche et condamnés à payer de leur personne tous les jours.
XI. — Influence de l'Académie sur M. de Montai embert. Il nous fait la guerre. — Reprise de la querelle des classiques. — Les Intérêts catholiques au dix-neuvième siècle.
Les sentiments de M. de Montalembert deviennent promp- tement publics. Il n'est pas homme à en mûrir l'expression durant des mois et des années; et pour l'ordinaire, ceux qu'ils intéressent les connaissent avant que tout le monde en soit informé. Nous sûmes bientôt qu'il était repris de l'esprit parlementaire et qu'il se séparait de nous. Notre éton- nement n'égala pas notre chagrin. Nous avions pu prévoir cette rupture au revirement et à la marche de ses pensées. L'Académie n'y contribua pas médiocrement. Il y là plusieurs sirènes dont l'influence est redoutable sur certains esprits. M. de Montalembert, si supérieur à la plupart de ces fameux personnages, a été leur écolier et les regarde toujours comme ses maîtres. Leur habileté l'enlace, leur renommée lui impose; il leur voit toujours des mines d'oracles; il craint
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leurs épigrammes et se laisse gagner à leurs cajoleries. Près d'eux, il se retrouve, moins la tribune et moins le public, dans cette Chambre des Pairs où M. Villemain le réfutait en le traitant de jeune homme et en le taxant de frivolité. Mais comme il est néanmoins, ainsi qu'il en fut loué par M. Guizot, « homme de guerre dans la vie civile, » ne pouvant plus guerroyer ses anciens adversaires toujours trop admirés, il commença de guerroyer ses anciens amis. M. de Montalembert, outre sa parole retentissante, outre sa plume d'écrivain si prompte et si acérée, possède une arme permanente contre laquelle la défense est difficile, et dont il a souvent le tort de ne pas calculer la portée : c'est sa correspondance, d'une activité et d'une étendue peu communes. Les catholiques de France, d'Allemagne, d'Italie, d'Angleterre, d'Amérique, de partout, reçurent des lettres contre les écrivains fanatiques et serviles qui applaudissaient à la destruction de toutes les libertés. Plusieurs de ces lettres, rarement écrites pour la stricte intimité, sont venues jusqu'à nous. Nous y reconnûmes un procédé et une faiblesse que nous étions de longue date accoutumés à pardonner, et nous n'en parlâmes point; attendant, sans le désirer et sans le craindre, que quelqu'une arrivât à la publicité non des journaux étrangers, mais des journaux français. Il en tomba une dans le Siècle. C'est la seule à laquelle Y Univers ait répondu. Avant celle-là, nous en avions lu vingt; depuis celle-là nous en connaissons d'autres. Si M. de Montalembert veut nous écouter, il prendra garde à cette facilité épistolaire. Ses autographes ont trop de prix pour n'être pas gardés. On les recueillera, on les imprimera, et ils ne prouveront pas sa solidité.
Il y eut en ce moment une chaude recrudescence de la querelle des classiques, assoupie après avoir été pacifiquement débattue quelques mois auparavant. Nous avions à répondre en même temps à plusieurs adversaires, et aucun
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ne se piquait de mansuétude. Ce fut alors qu'une circulaire de Monseigneur l'Evêque d'Orléans, célébrée dans divers journaux, entre autres dans l' Ami de la Religion et dans le Journal des Debats, comme un coup mortel pour les partisans de la réforme, provoqua de notre part des observations qui furent promptement et durement reprimées. D'autres ont depuis commis la même faute au profit de l'opinion contraire, et n'ont pas rencontré la même rigueur. La discussion se termina sans qu'aucune liberté y reçût le moindre dommage, sauf la nôtre.
Snivant M. de Falloux, nous aurions soulevé la question des classiques pour retrouver un terrain et reconquérir un public après notre défaite sur la question de l'enseignement. Suivant nous, nos adversaires politiques exploitèrent très-habilement les préjugés classiques, pour nous créer des ennemis dans les rangs mêmes où notre politique ne trouvait que des modèles et des approbateurs. Un sentiment de respect nous fit battre en retraite. Rendons hommage à la tactique de nos adversaires : ils sentirent avant nous que cette retraite nous sauvait, et ils ne négligèrent aucune provocation pour nous ramener dans leurs embuscades. Nous regrettons de raconter tant de petites choses ; mais ces petites choses sont le fond des choses.
L'affaire des classiques venait de finir, lorsque M. de Montalembert publia son écrit : Des intérêts catholiques au dix-neuvième siècle. C'était une agression directe et qui nous parut vive. Aujourd'hui-elle nous semblerait modérée.
Nous répondîmes à M. de Montalembert longuement, sérieusement, tirant les raisons de notre conduite, de toutes les réflexions, de toutes les observations que nous avions faites, comme lui et d'accord avec lui, durant les années de Louis-Philippe et de la République. Nous ne voyons pas qu'on ait renversé depuis lors aucune de ces raisons-
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là, ni que les raisons contraires aient prévalu dans l'opinion générale des catholiques. Assurément, le crédit de M. de Montalembert ne s'est guère accru par cet écrit, et il n'en résultera aucune diminution dans le nombre des lecieurs et des amis de Y Univeî,s. Si l'on manifesta beaucoup de regrets de voir éclater la division entre un homme et une œuvre qui auraient dù toujours marcher ensemble, personne ne nous pressa de rétablir l'accord en sacrifiant notre opinion.
Un savant prélat, Monseigneur l'Evèque d'Annecy, dont M. de Montalembert avait invoqué l'autorité, lui écrivit une longue et forte lettre, publiée par les Annales catholiques de Ge/zeue : il y exprima les mêmes pensées que nous et justifia complètement notre manière de voir.
Au surplus, le journal allait se trouver en mesure d'appeler une lumière décisive sur ses doctrines et sur ses travaux.
XII.-Plusieurs évoques blâment l'Univers : la cause est soumise au jugement du Saint-Père.—Lettre du rédacteur en chef de l'Univers au secrétaire de S. Sainteté. — Réponse. — Encyclique du 21 mars.
Au commencement de février 1853, le rédacteur en chef de l'Univers se trouvait à Rome. Aucun dessein, aucun besoin de traiter les affaires du journal ne l'y avait amené. Un deuil récent et profond l'accablait. Il venait prier.
En ce moment, un orage imprévu éclatait sur le journal. L'œuvre, dans son ensemble, était blâmée et condamnée, non plus par des adversaires laïques, mais par de vénérables évêques contre lesquels les rédacteurs ne voulaient pas même songer à se défendre. Un débat devant le public répugnait à leurs sentiments ; leur foi l'eut trouvé presque
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coupable. Si de pareilles luttes pouvaient n'être pas illégitimes, ils s'applaudissaient d'avoir contribué à former l'opinion qui n'y verrait qu'un scandale. Ils ne s'étaient pas faits journalistes pour se justifier ou se débattre contre les évêques. Toute chute et toute humiliation leur semblait préférable. Ils comptaient que leur soumission les relèverait assez, et qu'après tout, quand le monde s'y tromperait, Dieu ne s'y tromperait pas.
Cependant, d'un autre côté, ils avaient aussi peu la possibilité d'abandonner leur œuvre que la volonté de la défendre. Elle n'était pas condamnée unanimement, ni même par le nombre. Des voix imposantes et respectées s'élevaient en sa faveur *, leur commandant de la maintenir. Quel parti prendre? Nous aurions pu néanmoins, fatigués de tant de contradictions, décliner absolument ce dernier combat et, abandonnant notre cause, ne pas la porter au tribunal du juge en dernier ressort ; mais elle y venait, pour ainsi dire toute seule, sans participation de notre volonté. Le Rédacteur en chef de l'Univers, se trouvant, à Rome, pouvait-il ne pas demander si le journal devait continuer ou cesser . de vivre ?
Notre conscience posa ce doute avec la même sincérité et avec la même volonté d'obéir que si elle l'eût posé à Dieu.
Quoique le juge n'eût à prononcer sur aucune question particulière, il considérerait évidemment toutes les questions, et sa réponse répondrait à tout.
On nous permettra d'ajouter qu'aucun éclaircissement ne manquait. Il y avait des avocats et des accusateurs; il y avait aussi des témoins, entre autres l'éminent cardinal Fornari, revenu depuis peu de sa glorieuse nonciature, et qui connaissait par une expérience de dix ans les person-
1 Cinq évêques avaient fait des manifestations publiques contre l'Univers. Un plus grand nombre avaient parlé publiquement pour lui.
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nes, les choses et la situation. Rien donc n'était ignoré, rien n'était dissimulé, ni ne pouvait l'ètre. — L' Univers avait-il erré dans la doctrine ? — Ses rédacteurs avaient-ils abusé de la liberté que l'Eglise accorde aux simples fidèles dans la manifestation de leurs pensées ? — L'existence du journal constituait-elle un danger pour la religion ? Ces divers points, dans lesquels se résument toutes les accusations portées contre nous, devaient être implicitement résolus par la décision à intervenir.
Pour montrer que nous ne disons rien de trop, nous reproduisons la lettre que le rédacteur en chef de l' Univers écrivit au bon et savant secrétaire de S. Sainteté, Monseigneur Fioramonti. On comprend qu'une telle démarche ne fut point faite sans conseil et sans autorisation.
Rome, 3 mars 1853.
Monseigneur,
Depuis douze ans. je suis rédacteur en chef du journal l'Univers, qui se publie à Paris pour défendre les doctrines et le pouvoir de la sainte Eglise romaine contre la presse irréligieuse.
Cette œuvre a coûté beaucoup de peines et de sacrifices. J'y ai mis tout le zèle, tout le dévouement et toute la prudence dont je suis capable. Néanmoins, elle a rencontré de cruelles contradictions, non- seulement, comme il était naturel, de la part des impies, mais encore delà part d'un certain nombre de catholiques. Ils n'en ont vu que les défauts presque inévitables. Ils ont dit que l'Univers faisait des ennemis à la religion par la manière dont il la défendait, qu'il empiétait sur les droits sacrés de l'Episcopat, et qu'il aspirait à conduire l'Eglise. Enfin, ils ont montré de telles exigences et publié contre nous de si amers reproches, qu'il me paraîtrait impossible de continuer l'œuvre dans de pareilles conditions. J'y aurais renoncé depuis longtemps, si d'un autre côté mes propres réflexions et celles d'un grand nombre de prélats, de prêtres vénérables et d'illustres fidèles, avec qui je suis en relation dans toute l'Eglise, ne m'avaient fortement persuadé que ce journal est utile et rend à la religion de véritables services. Inquiet ce-
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pendant de ces contradictions incessantes, j'ai résolu, puisque je me trouve à Rome, d'implorer du Saint-Père une parole qui pût éclairer et tranquilliser ma conscience, celle de mes collaborateurs et celle de mes lecteurs.
C'est pourquoi je viens, Monseigneur, vous prier de dire au Saint- Père que je suis à ses pieds avec les sentiments d'une soumission entière et sans réserve, et que je me permets de lui demander si je dois continuer, ou modifier, ou suspendre l'œuvre que j'ai entreprise et poursuivie jusqu'à ce moment avec une si ferme et si sincère intention de bien faire.
La parole du Souverain Pontife, s'il daigne en prononcer une, sera ma loi. Quoiqu'il ordonne, j'obéirai immédiatement et avec allégresse. Ou je continuerai mes travaux en dépit de tous les obstacles, ou e les suspendrai sans le moindre murmure. Je serai convaincu que Dieu, exauçant ma prière, aura parlé par la bouche de Celui qu'il a institué pour régir son Eglise it jamais. Je garantis la même obéissance de la part de mes collaborateurs, qui ne font qu'un avec moi dans les sentiments que j'ai le bonheur d'exprimer ici.
Il en sera de même si le Saint-Père exige de nous une modification quelconque dans les opinions que nous avons soutenues et dans le caractère de notre polémique. Nous pouvons tout promettre, sauf d'être parfaits et de contenter ceux qui nous demanderaient plutôt de seconder leurs vues particulières que d'être fidèles à la vérité. En protestant qu'ils ont manqué envers nous de justice ou d'indulgence, nous nous efforcerons néanmoins de ne pas fournir de prétexte à leurs accusations.
La plus grave et la moins fondée de ces accusations est d'avoir manqué de respect envers l'Episcopat. On l'a répétée souvent sans pouvoir jamais alléguer, depuis vingt ans que le journal existe, autre chose qu'une phrase mal interprétée, et l'on oublie des milliers d'articles que nous avons écrits sous l'inspiration de notre foi et de notre cœur pour défendre et honorer nos évêques, dont l'autorité n'a pas en France de plus fermes champions que nous. Nous savons que les évêques sont établis de Dieu pour gouverner les fidèles sous la direction du Pasteur suprême, et que tout évêquc qui est en communion avec Pierre a droit, par cela même, à tout le respect des vrais serviteurs de Jésus- Christ.
Je suis, etc.
Louis Yeuillot.
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La supplique du rédacteur de l' Univers fut publiée avec la réponse de Monseigneur Fioramonti. M. de Falloux, accordant trop peu d'importance à cet épisode de notre histoire, ne dit rien de la lettre que l'on vient de lire et ne donne qu'un fragment choisi de la réponse qu'elle obtint. Nous reproduisons cette réponse tout entière. Nos lecteurs nous permettront d'invoquer ici leur sérieuse attention. Ce qu'ils vont entendre a été mûrement pesé, et la traduction n'exagère rien :
Rome, le 9 mars 1853.
Votre lettre, en date du 5 des nones de ce mois de mars, ne m'a pas causé peu'de préoccupation et de peine ; et sachant comment depuis longtemps vous travaillez de toutes vos forces et de toute votre ardeur pour la cause de l'Eglise, je voudrais en cette circonstance relever et raffermir votre courage par la parole du Souverain Pontife. La réputation que vous ont faite la distinction de votre talent et la sincérité de votre dévouement envers le Siège apostolique m'y portant d'ailleurs, j'ai résolu de répondre à votre lettre et de vous faire connaître sans arrière-pensée mon jugement, quel qu'il puisse être, sur votre journal. E d'abord, tout le monde l'avoue ici et le reconnaît : c'est une résolution inspirée par la piété que celle que vous avez prise d'écrire un journal religieux, afin de soutenir et de défendre courageusement la vérité catholique et le Siége apostolique. Mais ce qui mérite assurément une louange particulière, c'est que dans ce journal vous n'avez jamais rien mis au-dessus de la doctrine catholique, vous appliquant en même temps à donner sur les autres la prééminence aux institutions et aux statuts de l'Eglise romaine, à les défendre et à les soutenir de grand cœur et avec résolution. De là vient que votre journal, à raison des matières qui sont l'objet de vos travaux, excite ici, comme en France et dans les autres contrées étrangères, un grand intérêt, et qu'on le regarde comme très-propre à traiter les choses qui doivent l'ètre dans le temps présent. Cependant les personnes qui tiennent fortement à certains principes, à certains usages, à certaines coutumes, ne portent pas du tout sur votre journal le même jugement. Comme ils ne peuvent pas rejeter ouvertement ses doctrines, ils cherchent depuis bierf longtemps ce qu'ils pourraient reprocher au rédacteur, et s'ils n'au-
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raient pas autre chose à reprendre que la vivacité de son langage eL sa manière de s'exprimer. Les rédacteurs d'autres feuilles, bien qu'elles soient religieuses, se montrent également prêts et ardents à attaquer votre journal selon l'occasion et avec violence. Il en résulte qu'ils font pénétrer peu à peu la défiance dans les âmes qu'altère surtout en ce temps l'amour de la pure doctrine, et qu'ils retardent ainsi d'une manière déplorable le mouvement qui les entraîne par une impulsion chaque jour plus forte dans l'obéissance et l'amour du Saint-Siège. (Ici commence la citation de M. de Falloux.) C'est pourquoi il serait bon non-seulement pour vous-même, mais encore' pour l'utilité de l'Eglise, que, tout en prenant en main la cause de la vérité et la défense des statuts et décrets du Siége apostolique, vous examiniez d'abord avec grand soin toutes choses, et que surtout, dans les questions où il est licite de soutenir l'une et l'autre opinion, vous évitiez constamment d'imprimer au nom des hommes distingués la plus légère flétrissure. Et en effet, tout journal religieux, s'imposant l'obligation de défendre la cause de Dieu et de l'Eglise et le souverain pouvoir du Siége apostolique, doit être fait de telle sorte que rien de contraire à la modération, rien de contraire à la douceur n'y vienne choquer le lecteur. C'est le vrai moyen d'attirer sa bienveillance et de lui persuader plus aisément combien cette cause l'emporte sur toutes les autres et quelle est l'excellence du Siége apostolique. (Ici finit la citation de M. de Falloux.) Mais quoique les ressentiments et les divisions qui se sont fait jour paraissent avoir atteint un certain degré de gravité et soient maintenant un obstacle à votre journal religieux, je ne parviendrai jamais à me persuader, très-honorable Monsieur, que cela puisse être durable. Loin de là, j'ai la confiance que ceux qui, pour le moment,vous sont contraires, seront bientôt unanimes à louer le talent et le zèle avec lequel vous ne cessez de soutenir la religion et le Siége apostolique.
Tels sont; je le sais, les jugements d'un grand nombre d'hommes éminents et qui n'ont pas une médiocre estime pour la partie religieuse de votre journal. Quant à sa partie politique, c'est à dessein que je n'en parle pas.
DOMINIQUE FIORAMONTI,
Secrétaire de N. S. P. le Pape pour les lettres latines.
Ainsi, en nous donnant des conseils qu'il n'adressait pas moins aux autres journaux religieux, le secrétaire de S. Sainteté daignait louer spécialement et positivement
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notre œuvre. Lorsque nous offrions de la supprimer, il nous répondait de la maintenir, exprimant la confiance que ceux mêmes qui la blâmaient ne tarderaient pas à la traiter plus favorablement.
L'éloge répété d'avoir pris en main la cause de la vérité et du Saint-Siége, faisait tomber le reproche si souvent formulé de toucher aux questions irritantes, n'y ayant point de questions plus irritantes entre les enfants de l'Eglise et ses ennemis que ces points, ou historiques ou dogmatiques, sur lesquels l'esprit d'erreur a rassemblé tant de mensonges et cultive tant de préventions.
Une partie du mal que ces préventions peuvent produire était attribuée à la violence des attaques dirigées contre l'Univers par a: autres journaux religieux : « Ils « répandent la défiance, et ils retardent ainsi d'une ma- « nière déplorable le mouvement qui entraîne les âmes. »
On approuvait d'une manière particulière le soin de ne rien mettre au-dessus de la doctrine catholique.
Quant à la ligne politique, le silence calculé de la réponse nous laissait au moins toute liberté.
Assurément, les amis et les rédacteurs de l' Univers ne pouvaient rien désirer de plus.
Le 21 mars, la parole pontificale elle-même se fit entendre, d'une manière plus générale, mais non moins claire. En plaçant la presse religieuse sous la paternelle surveillance des évêques, le Saint Père la mettait en même temps au rang de leurs plus chères sollicitudes :
« Nous ne pouvons nous empêcher de rappeler ici les « conseils par lesquels, il y a quatre ans, nous excitions « ardemment les évêques de tout l'univers catholique à « ne rien négliger pour engager les hommes remarquables « par le talent et la saine doctrine à publier des écrits « propres à éclairer les esprits et à dissiper les ténèbres des erreurs en vogue. C'est pourquoi, en vous efforçant d'é-
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« loigner des fidèles commis il votre sollicitude le poison « mortel des mauvais livres et des mauvais journaux, « veuillez aussi, nous vous le demandons avec instance, « poursuivre de toute votre bienveillance et de toute votre « prédilection les hommes qui, animés de l'esprit catho- « lique et versés dans les lettres et dans les sciences, con« sacrent leurs veilles à écrire et à publier des livres et « des journaux pour que la doctrine catholique soit pro- « pagée et défendue, pour que les droits dignes de toute « vénération de ce Saint-Siège et ses actes aient toute leur « force, pour que les opinions et les sentiments contraires « à ce Saint-Siège et à son autorité disparaissent, pour que « l'obscurité des erreurs soit chassée et que les intelli- « gences soient inondées de la douce lumière de la vérité. « Votre charité et votre sollicitude épiscopale devront donc « exciter l'ardeur de ces écrivains catholiques animés d'un « bon esprit, afin qu'ils continuent à défendre la cause de « la vérité catholique avec un soin attentif et avec savoir. « Que si dans leurs écrits il leur arrive de manquer en « quelque chose, vous devez les avertir avec des paroles « paternelles et avec prudence »
C'est en ces termes que la cause générale de la presse catholique et de la polémique religieuse fut jugée par sou juge suprême ; et cette cause, dans la circonstance, était la cause particulière du journal l' Univers. * »
Nous signalerons encore ici une coïncidence qui a passé trop inaperçue. Au moment même où le Saint-Siège préparait l'Encyclique, il examinait et approuvait les actes du concile provincial de Rheims, célébré à Amiens. Le concile n'avait pas dédaigné de s'occuper de la presse religieuse. Réfutant les reproches qu'on lui adresse, excusant ses fautes
1 Lettre encyclique de S. S. le Pape Pie IX aux cardinaux, archevêques et évoques de France, 21 mars 1853.
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inévitables et montrant l'utilité de ses services, il donnait aux écrivains qui exercent aujourd'hui cette pénible carrière des éloges dont nous ne pensons pas que les rédacteurs de l'Univers aient été exclus 1.
On a entrepris, depuis, de tourner contre l' Univers et l'Encyclique du Souverain Pontife et la lettre de Monseigneur Fioramonti. Cette manœuvre peu respectueuse a obtenu quelque succès. Le passage de la lettre de Monseigneur Fioramonti, cité par M. de Falloux, est maintenant le seul qui soit connu de nos adversaires, et il passe purement et simplement pour une admonition à laquelle, bien entendu, nous avons eu grand soin de ne pas nous rendre. Lorsque l'on nous prodigue les accusations les moins mesurées, nous accordant au plus quelques moments lucides, ce passage sert à prouver que nous sommes violents, injurieux, que nous tenons mal les engagements que Rome exigea de nous. Par la même industrie, l'Encyclique devient une sorte de condamnation, après laquelle r Univers n'a pu vivre que par un prodige d'audace ; ou bien elle est considérée comme n'existant pas. On relève des reproches qu'elle a mis à néant. Quand le Souverain Pontife a demandé aux évêques avec instance d'encourager les écrivains catholiques et de les exciter à défendre la vérité, on déclare que la polémique religieuse est funeste pour peu que les incrédules ne la tolèrent pas, et le Correspondant proclame que Dieu est assez puissant pour se défendre lui-même !
1 Verum quando laborum, quibus insudant, summa laudabilis esse pernoscitur, non ultra modum oftendendum est quibusdam supervenicnlibus maculis, quas aut fudit incuria calami velociter scribentium, aut nimius ardor parum cavit; de quibus benigne admonendos potius- quam dure increpandos esse seslimamus. Cseterum, inter eos conspi- cuam veritatis defendendae cupiditatem, propriae utilitatis oblivionem, in adversis palientiam, in prosperis modestiam, nec non aliquando in- genii splendorem , merilis laudibus libenter decoramus. CAP. xv. De Scriptoriltua catholicis.
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Sur le premier moment, néanmoins, personne ne s'y trompa. Un acte de charité à jamais illustre, répondant immédiatement au désir du Saint-Siège, retira la sentence qui avait atteint l'Univers, et, si nous pouvons nous exprimer ainsi, nous rouvrit la maison paternelle, où nous apportâmes la promesse sincère de travailler à corriger dans notre œuvre ce qui avait besoin d'être corrigé. M. de Falloux peut prétendre que nous avons mal rempli cette promesse : pour le fonds, il n'est pas juge ; pour la forme, ses avis ont perdu toute espèce de poids.
XIII. — Attaques fréquentes du Correspondant ; rares réponses de l' Univers. — Caractère que doit avoir la polémique. — M. de Falloux a-t-il été opprimé par l' Univers.
Rome, dit M. de Falloux, n'obtint pas un rapprochement véritable. S'il veut parler de l' Univers et du Correspondant , il dit trop vrai ! A qui la faute ?
Pour nous, nous n'avions ni le besoin ni le désir de sortir de la position qui nous était faite. En politique, en littérature, en philosophie, nous restions dans nos thèses, avec l'unique devoir de garder la justice et la modération. Il nous semblait qu'on avait envers nous au moins le conseil de nous prendre là ; que tout le passé devait être au moins oublié ; et que, pour nous accuser de nouveau, il fallait attendre que nous eussions failli. Sans nous proposer d'observer un éternel silence sur les idées et les opinions qui pourraient nous paraître contestables, sans abdiquer le droit de défendre les nôtres lorsqu'on les contesterait, nous étions bien résolus d'y regarder deux fois avant d'entrer dans les discussions les plus légitimes. Le Correspondant se mit plus à l'aise. Il ne nous donna pas même un mois de répit. Le 25 avril, quinze jours après la publication de l'Encyclique,
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il contenait un article de M. Lenormant contre l' Univers. Tous les points sur lesquels avaient porté les derniers débats y étaient repris, non sans amertume. Notre surprise s'exprima doucement, et pour laisser à des sentiments plus fraternels le temps de s'éveiller, nous renonçâmes à nous défendre.
Inutile condescendance ! dans la livraison suivante, pas plus tard, M. Foisset vint à la rescousse, se plaçant pour nous combattre, à un point de vue que la lettre de Monseigneur Fioramonti, l'Encyclique du Saint Père et le concile d'Amiens n'avaient pas su découvrir.
Il était très-épouvanté d'une réaction anti-religieuse qu'il voyait poindre, disait-il, et à laquelle il lui semblait impossible d'assigner une autre cause que les intempérances de discussion et la ligne politique de l' Univers. Par ses intempérances de discussion, l'Univers irritait le Siècle et l' Indépendance belge: par sa ligne politique, il éloignait de la religion « beaucoup de belles intelligences » que la vérité catholique séduisait, mais auxquelles les principes absolutistes faisaient peur.
C'est le thème invariable du Correspondant, depuis M. Albert de Broglie jusqu'à M. de Falloux.
Nous essayâmes de tranquilliser M. Foisset. Nos observations furent inutiles, comme l'avait été un mois auparavant notre silence. Le Correspondant poussa de plus belle sa pointe, d'autant plus aiguë lorsqu'il affectait de la dissimuler sous des allusions d'ailleurs fort transparentes pour le public et pour nous.
Et cela n'a point cessé. A partir de ce moment, le Correspondant devint un cénacle d'âmes souffrantes, d'où s'éleva un gémissement éternel sur les périls que l'Univers fait courir à la religion, à la liberté, à l'esprit humain, aux belles-lettres, à tout ce qui est beau et bon dans le monde, Nous finîmes par ne plus prendre garde à cette manie.
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Au milieu de tant de chagrins dont l' Univers était la cause, le Correspondant se mourait, mais pour renaître ; et, comme nous en avertissait un Prospectus répandu à profusion, pour renaître avec une hostilité contre nous non pas plus radicale, mais plus vigoureuse et mieux armée. Nous crûmes alors utile de lui donner un conseil. Il nons semblait que le Correspondant n'avait pas, jusqu'ici, rempli le but d'une revue catholique, n'ayant jamais fait la guerre qu'à ses amis ; et que c'était pour cela que son histoire se composait presque exclusivement de prospectus et d'appels de fonds. Nous lui montrions un succès assuré dans une voie à tous égards plus digne. Un journal, disions-nous, est essentiellement une machine de guerre. Si vous ne faites pas la guerre aux ennemis, vous la ferez aux amis. La guerre civile n'est pas ce que les catholiques vous demandent, et vous y périrez encore une fois.
Cet avertissement n'eut aucun succès. On se récria beaucoup sur la définition du journal. Une machine de guerre! Point du tout ! On voulait au contraire faire une machine d'amour ; on voulait être tout harmonie, tout lait et tout miel. Depuis ce temps, depuis huit mois, on a publié des articles de M. Foisset contre l' Univers, des articles de M. de Broglie contre l' Uîîivers, des articles de M. de Montalem- bert et du R. P. Lacordaire où l' Univers est attaqué ; et nous voici aux articles de M. de Falloux qui sont un pamphlet contre l' Univers. La machine de guerre a été portée jusqu'à ce point de perfection qui viole le droit des gens.
Encore n'est-ce là que la guerre officielle et régulière. On ne néglige pas d'en faire une autre. On a une douzaine de journaux dans les provinces et quelques correspondants au compte des journaux étrangers, qui tous les jours à peu près apportent leur appoint d'injures et souvent de vilenies à ces grands coups frappés du haut de la renommée. On a, de plus, l'assistance des frères de la fusion. M. Saint-
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Marc Girardin applaudit à M. de Falloux dans le Journal des Débats, où il vient de tracer le panégyrique le plus complet de Voltaire. Le Journal des Débats a trouvé un catholique qui comprend comme lui la manière de servir l'Eglise !
Est-ce que l'on peut, est-ce que l'on oserait nous reprocher et de pareilles pratiques, et de semblables alliés? Avons-nous jamais donné de tels exemples? Avons nous abusé ou seulement usé des mille ressources qui sont à la disposition d'un journal quotidien pour intimider, décrier, diffamer ses contradicteurs? Le Correspondant le croit sans doute ; mais c'est le contraire qui est la vérité. Nous venons de feuilleter la collection de Y Univers depuis 1849, discussion par discussion, jour par jour: dans tous nos débats avec des catholiques, jamais nous n'avons prononcé le premier mot, jamais nous n'avons dit le dernier. Nos prétendues attaques sont invariablement des réponses.
Oui, nous parlons franchement, appelant par son nom l'antagoniste vers qui nous allons à visage découvert. C'est la première condition d'une polémique honorable. Il faut que le public sache à qui l'on parle ; il faut que celui à qui l'on parle sache ce qu'on lui dit. Les gens que l'on nomme, on les combat ; ceux que l'on désigne, on risque de les calomnier, ou de créer à leur défense des difficultés peu généreuses et même déloyales. Mais l'esprit d'agression et d'acharnement, la petitesse de taquiner, d'insinuer, de dénigrer, il nous semble franchement que cette ressource ne nous est point nécessaire. Si nous en avions fait usage, nous ne verrions pas autour de nous, après quinze ans de lutte, tant de vénérables protecteurs et tant de loyaux amis.
De même que le Siècle nous accuse de méconnaître toutes les gloires de la patrie, on prend le train, en lui empruntant cela, d'affirmer encore que tous les catholiques les plus éminents sont au nombre de nos persécutés et de nos vie-
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times. M. de Falloux nous montre appliqués à détruire M. de Montalembert, et il se plaint, pour son propre compte, de nos épigrammes, émoussées sur son silence.
Quant à M. de Montalembert, si nous l'avons poursuivi de quelque façon, c'est d'une sympathie qu'il doit s'étonner de n'avoir pu décourager. M. de Montalembert n'a pas plus à se plaindre de nous personnellement, que nous n'avons personnellement à nous louer de lui, et ce n'est pas peu dire !
Nous ne croyons nullement devoir à M. de Falloux et à quelques autres ce qu'il nous a plu de payer à M. de Montalembert. Nous ne leur reconnaissons ni antériorité, ni primauté, ni qualités qui nous obligent à leur passer plus- que la mesure ordinaire; mais nous sommes tout à fait au- dessus du vain plaisir de les irriter. M. de Falloux, en particulier, à complètement tort de nous supposer le dessein de l'opprimer. Sur la scène politique, il nous a trouvés bienveillants et amis jusque dans le combat. Nous soutenions le Ministre des Cultes en contestant les vues du Ministre de l'Instruction publique ; nous défendions le catholique en nous séparant de l'homme de parti. S'il ne sait pas supporter une contradiction, c'est sa faute. Lorsqu'il parut se renfermer dans la retraite, nous avons respecté son repos, constaté ses efforts, enregistré ses succès. Où nous a-t-il trouvés sur son chemin? Et pourquoi Faurions-nous traversé ? Que nous importait qu'il eût la fantaisie de faire couronner ses bestiaux et de couronner lui-même des gens de lettres? Ces deux ambitions nous paraissaient également légitimes. Nous sommes très-sincèrement du petit nombre de ceux qui reconnaissaient à M. de Falloux des titres académiques véritables, étant d'avis et l'ayant dit hautement, que l'Académie ne doit pas être composée exclusivement d'écrivains.
Partout, toujours, notre conduite envers nos adversaires catholiques a été plus large et plus mesurée que la leur en-
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vers nous. Jamais nous n'avons recherché ni accepté contre eux le concours ou les arguments de nos communs ennemis; jamais nous n'avons parlé d'eux comme le Siècle en parlerait; nous n'avons pas tenu registre et gardé rancune des moindres épigrammes. Notre discussion est restée en dehors des personnes, dans la région des idées; il a fallu qu'on eût la malheureuse inspiration de nous accuser au moyen d'un prétendu exposé des faits, pour nous résoudre à rappeler les faits.
M. de Falloux s'est flatté d'établir que le parti catholique, dissous par notre action, avait dégénéré par notre faute en un journalisme « violent et mesquin, » uniquement inspiré de nous ne savons quels bas sentiments. Sa conviction à cet égard est si assurée, qu'il apporte « un témoignage , dit-il, plutôt qu'une argumentation. » Et il dépose comme sous la foi du serment : « J'affirme que j'ai fait, pour me recueil- « lir et pour m'éclairer, tous les efforts de la conscience et de « la bonne foi. » Cependant la narration de M. de Falloux est remarquable par les omissions et les inexactitudes ; si nous voulions en examiner tous les détails, aucun ne résisterait. Les textes mêmes qu'il cite ne sont pas textuels. Tout est arrangé et trié comme le passage pris dans la lettre de Monseigneur Fioramonti. C'est le mot, ce n'est plus le sens.
XIV. — Résumé sur les polémiques et la ligne politique de l'Univers.
Résumons les faits après les avoir restitués.
Le premier dissolvant du parti catholique a été la loi de l'enseignement, conçue et proposée par M. de Falloux; le second, le coup d'État du 2 decembre et le dépit de M. de Montalembert ; le troisième, l'influence de l'esprit acadé-
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mique sur quelques-uns de nos amis. Dans tout Univers n'est pour rien; il a, au contraire, perpétuellement tendu à maintenir le même esprit à travers les circonstances qui venaient modifier les situations et partager les volontés.
Après le vote de la loi d'enseignement, la concorde s'était rétablie dans un généreux dessein de tirer de cette loi le meilleur parti possible. Après le' 2 décembre, il n'y eut d'abord qu'un dissentiment sur la question de conduite. L'esprit académique nous a été plus nuisible. Il a fait naître le goût des alliances et des accommodements oii les principes sont engagés. Quand on s'est mis dans nos rangs à glorifier la plupart des dogmes et des inventions révolutionnaires, il est devenu impossible de s'entendre; l'éternel débat entre les hommes de doctrine et les hommes d'affaires a (lÙ éclater. L'Univers, repoussant ces arrangements inattendus, est devenu odieux à ceux qui prétendaient les conclure.
Voilà ce qui a dissous le parti catholique, ou plutôt le petit état-major laïque que l'on était accoutumé de voir à la tête de ce parti, rangé derrière M. de Montalembert. Tout le monde y a travaillé plus que nous, et M. de Falloux plus que personne, malgré nous et contre nous.
11 nous impute d'avoir pris la dictature. C'est un beau crime, et peu de gens l'ayant commis ont sujet d'en rougir! La dictature a toujours de son côté des forces légitimes, dont les principales lui sont fournies par le bon sens. Lorsqu'on accuse un homme d'avoir pris la dictature, on s'accuse soi-même de l'avoir laissé faire; et le dictateur est déjà justifié. Pour nous, modestement, nous nous sommes bornés à ne point suivre notre capitaine, qui voulait changer l'assiette et les couleurs du camp. M. de Montalembert parti, qui pouvait prétendre à le remplacer? Nous étudions la liste des rédacteurs, des patrons et des alliés du Correspondant. Ces honorables personnages sont loin de s'entendre entre eux aussi parfaitement qu'ils s'entendent contre nous.
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Si nous formions le projet de les contenter, l'un nous voudrait plus légitimistes, l'autre plus démocrates, l'autre plus constitutionnels et parlementaires. C'est trop de besogne. Les journalistes de la fusion n'entreprennent pas tant : ils ont chacun leur couleur plus ou moins adoucie, et chacun leur chef plus ou moins tempéré ; ils ne se chargent pas de porter à la fois toutes les couleurs et d'obéir à tous les généraux. Nous n'avons ni cherché ni pris la dictature; nous avons refusé d'obéir au caprice, de transiger avec la politique et de cesser d'être ce que nous étions. Lorsque ceux qui sont sortis voudront rentrer, la porte est ouverte et leur place vide les attend.
Quant à notre marche depuis que nous sommes livrés à 710us-nîé,nïes : en premier lieu, nous avons toujours été livrés à nous-mêmes, comme aujourd'hui; en second lieu, quand nous agissions d'accord parfait avec nos contradicteurs actuels, nous n'avions pas d'autres principes qu'aujourd'hui ; et comme nous étions plus jeunes, nous donnions à ces principes une expression plus vive. Les célèbres violences de l'Univers peuvent s'honorer de la coaiplicité de plusieurs académiciens.
Le vieux reproche d'avoir irrité les incrédules équivaut d'ailleurs au reproche de les avoir combattus. C'est nous reprocher de faire un journal catholique et d'être toujours sur la brèche. Nous y sommes depuis quinze ans, repoussant tous les sophismes qui attaquent la vérité, démasquant tous les faux intérêts qui se conjurent contre elle. N'ayant jamais sacrifié aucune vérité à aucune alliance suspecte, nous n'avons eu d'auxiliaire assuré nulle part, nous avons rencontré des adversaires partout. Comment ferions-nous pour ne pas irriter des écrivains que rien n'engage à la modération, à qui rien n'impose la justice, et qui nous trouvent sans cesse devant eux? Toute parole de foi irrite l'incrédulité. M. de Montalfcmbert a été traité de furieux, M. de
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Falloux d'inquisiteur ; les mandements de nos évêques excitent la colère du Siècle et l'ironie du Journal des Débats. A moins de se taire, quel moyen de ne pas irriter des gens que nous offensons en faisant le signe de la croix ? Faut-il se taire? L'Encyclique du 21 mars a tranché cette question, et l'Encyclique n'a rien fait de nouveau. Le grand pape Clément XIII écrivait aux docteurs de l'Université de Cologne, qui avaient attaqué le livre de Fébronius: « C'est le propre « des chrétiens généreux de se jeter sur-le-champ dans la « mêlée et de repousser avec vigueur les attaques des en- « nemis de l'Eglise. Nous vous en aimons davantage, et « nous vous en remercions 1. » Et il disait du système de Fébronius, qui proposait des accommodements afin d'attirer les hétérodoxes à l'unité : « Singulière condescendance, en « vertu de laquelle ce ne sont pas les hérétiques qui se con- « vertissent, mais les catholiques qui sont pervertis 2. »
Notre constante attitude en matière religieuse explique notre attitude en politique. Sous Louis-Philippe, nous acceptions et nous respections le Gouvernement: nous ne cherchions ni à le renverser, ni à le modifier. Nous avions assez de discours, assez de journaux, assez d'électeurs, assez de gardes nationaux, assez de toutes les libertés : nous réclamions uniquement l'extension de la liberté catholique. Sous la République, de même. Sans déguiser nos vœux pour la Monarchie, nous ne demandions pas qu'on y revînt par des moyens violents ; et jusqu'au 2 décembre nous opinions pour la prorogation de la Présidence. Après le 2 décembre, nous ne fîmes pas un vœu pour l'Empire. Sous l'Empire, nous ne faisons pas un vœu pour autre chose. Nous nous en tenons à cette parole de courtisan, que nous écrivions en pleine dictature : « Que le Prince se souvienne
Bullar, tom. Ill.
2 Lettre à l'Archevêque de Maycnce.
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« de la confiance que le pays a mise en lui, non le pays qui « jalouse et discute son pouvoir, mais Je pays qui demande « au pouvoir la justice, la force et la paix. Le prince peut « beaucoup pour le mal comme pour le bien; mais Dieu ne « soutient longtemps que ce qui est juste,, et la France n'a « longtemps d'estime que pour ce qui est grand i. »
Nous demandons à l'Empire ce que nous demandions à la monarchie parlementaire, ce que nous demandions à la République le 24 février, le 10 décembre, le 2 décembre: d'être catholique. C'est-à-dire de respecter, de protéger, d'étendre les droits de l'Eglise, véritables droits de l'homme, bases divines de toute vraie et bonne liberté.
Nous disons qu'il ne saurait y avoir de despotisme là où l'Eglise est libre, ni de liberté là où l'Eglise est asservie. Nous croyons que quiconque n'aime pas la liberté de l'Eglise, n'aime pas la liberté ; que quiconque n'est pas prêt à tous les sacrifices pour défendre la liberté de l'Eglise, est mauvais défenseur de toute autre liberté. Quand une société a perdu cet amour, qui est le sens profond de la dignité humaine, nous croyons que cette société mùrit pour la servitude.Heureuse si Dieu lui envoie un maître meilleur qu'elle- même, et qui, plus sage et plus libéral, maintienne l'Eglise dans une liberté que la liberté politique ne lui donnerait pas, ou chercherait à lui ravir !
Il y avait en France, le 23 février 1848, deux tribunes en pleine activité. Une émeute se forme, quelques douzaines de séditieux entourent la tribune élective, et; s'en étant rendus maîtres,en voient un commissionnaire avec un chiffon de papier à l'autre tribune, pour lui ordonner de se taire. Le commissionnaire part, la terreur va plus vite : quand il arrive, l'autre tribune avait disparu. Ceci s'est passé au grand jour, dans une ville de douze cent mille âmes. La
1 Univers, 14 mars 1852.
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tribune se relève plus florissante, souveraine, appuyée sur le suffrage universel. Après trois ans, même intimation et même obéissance, avec un allégement général. On envoie aux journaux : on signifie aux uns qu'ils n'existent plus, aux autres qu'ils ne parleront plus : les uns disparaissent, les autres font silence. En trois ans on avait touché à tout, à l'armée, à la magistrature, à la garde nationale, même aux pensions. Point de martyrs ! Si parmi ces commotions il s'était élevé un pouvoir qui eût ordonné de fermer les églises et d'abattre les croix, alors, immédiatement, il aurait fallu élargir les prisons et installer les échafauds. Là où se dresse encore ce rempart invincible de la conscience chrétienne, là vit encore la liberté.
Comme le vent de la mer flétrit ce qu'il atteint, l'esprit de révolution souffle sur le monde, détruisant toute liberté. Que fait l'habitant des bords de la mer pour abriter ses- moissons ? Il sème des arbres qui résistent au vent. Lorsque ces arbres ont atteint leur croissance, l'homme a conquis, et bien loin par delà, toute la terre où s'allonge leur ombre. L'arbre précieux qui résiste au vent des révolutions et à l'ombre duquel la liberté s'enracine, c'est l'arbre de la Croix.
Est-ce à dire que nous refusons toute autre liberté et toute autre garantie de liberté ? Nous avons mille fois protesté contre cette imputation absurde. Puisque, à nos yeux, l'un des avantages de la liberté chrétienne est d'être LL source de la liberté civile, c'est sans doute que nous aimons la liberté. Ce que l'on aime, on veut le garder ; ce que l'on veut garder, on ne saurait le trouver trop garanti. Mais ces autres garanties, où sont-elles? Où seront-elles surtout, si dans les redoutables convulsions de la politique moderne, la liberté de l'Eglise vient à périr ? La simple liberté de l'Eglise constitue, sous la règle de Dieu, la liberté de l'étude, la liberté des vocations, la liberté de la parole ; elle
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assure aux peuples la magistrature la plus paternelle, la plus populaire et la plus inamovible qu'il soit possible de concevoir. Séparer l'Eglise de la force régulière qui la protège et qu'elle adoucit, pour l'associer aux fortunes d'une philosophie et d'une politique qui furent toujours empressées de la trahir, ce serait compromettre à la fois l'Eglise et • la liberté.
Nous associons, dit-on, l'Eglise à une cause humaine ; et cet argument revient sans cesse. Nous le trouvons inconvenant et frivole. Les catholiques savent que l'Eglise ne charge personne de contracter pour elle avec les causes humaines. Elle a une règle envers les gouvernements : elle les respecte, même lorsqu'ils ne lui rendent pas tout ce qui lui est dù ; elle commande aux fidèles de leur obéir en ce qui ne lèse point les droits de Dieu. Hors de là, elle laisse aux opinions une latitude qui ne l'engage jamais. Nous suivons en politique une ligne qui nous paraît sage et qui est certainement orthodoxe. Si nous avons tort, nos adversaires ont le même tort, font la même faute, la font plus grande. Séparant l'Eglise de la cause d'aujourd'hui, ils l'attacheraient à ce qu'ils supposent être la cause de demain. Leur fusion, leur parlementarisme, n'est-ce donc pas une cause humaine ? Elle a un drapeau, un visage, un nombre limité d'adhérents, un nombre plus considérable d'adversaires ; c'est un parti, et même, un petit parti, et, en outre un parti, tout petit qu'il est, divisé et subdivisé. Quel patronage pour l'Eglise ! Quelle séduction pour les peuples ! Voilà bien, certes, la cause humaine dans toute sa faiblesse, avec ses périls immédiats, ses ennemis puissants, ses éventualités obscures.
Soit au point de vue religieux, soit au point de vue politique, la cause du Gouvernement établi, présente d'autres caractères. Chrétiennement, c'est la cause qu'il faut respecter : Reddite quæ sunt Cœsaris, Cœsari. Quand Notre-Sei-
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gneur disait cette parole, César était précisément un pouvoir nouveau. Politiquement, c'est la cause de la stabilité, principale condition de toute amélioration générale dans les pays chrétiens; c'est la cause de la paix civile, la cause des multitudes qui travaillent et qui vivent sous la protection du Pouvoir que Dieu leur a préposé : Non est enirn potestas jiisi a Deo. En France, c'est la cause dont le Saint Père a accepté les secours, salué les commencements, béni les espérances. Pie IX étend sa main sur le berceau où Dieu a mis pour cette cause une si grande promesse d'avenir. Hier, rassemblés dans la cathédrale de Paris, nos évêques enrichissaient de leurs bénédictions la destinée du filleul de Pie IX. Ce Cardinal-Légat, ces cent évêques, voilà la tête et les véritables chefs du parti catholique. Que font-ils? Ils se rappellent des religieuses paroles prononcées quelques jours auparavant f; ils rendent grâces, ils prient, ils demandent à Dieu de verser dans les conseils du Père et sur le berceau de l'Enfant les inspirations et les dons qui affermissent les causes triomphantes. Leur reprocherez-vous d'associer la cause de l'Eglise à une cause humaine? Considérez plutôt ce que vous êtes et ce que vous pesez à côté d'eux !
Ce baptême, ce parrain, ces témoins, cette pompe sainte dont le peuple est ému, ces paroles impériales que le monde entend et qui sont des actes de foi, excitent une mauvaise humeur prompte à se décharger sur nous. On ne dira pas que la Providence se trompe, que le Pape et les évêques compromettent l'Eglise : la foi y répugnerait, la prudence s'y oppose; mais on écrit que Y univers « amasse contre l'E- « glise toutes les haines qui feront irruption dans la société ! » Passion humaine ! faiblesse humaine ! misère humaine !
Pour colorer l'invraisemblance, on ajoute que nous pré-
1 Discours de l'Empereur en réponse au Cardinal-Légat.
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conisons le despotisme, que nous sommes plus impérialistes que l'Empire, que nous haïssons toute liberté, — et que le monde, écoutant avec stupeur nos doctrines, s'enflamme d'une violente haine contre l'Eglise. Car le monde ne s'occupe ni du Pape, ni des évêques, ni du Correspondant, et n'a d'oreilles que pour l'Univers ! Un rédacteur de l'Univers prend la plume, jette quelques lignes sur le papier, voilà le monde en rumeur :
De Paris au Pérou, du Japon jusqu'à Rome,
tout être pensant demeure convaincu que l'Eglise, gouvernée par l' Univers, va poser l'éteignoir sur l'esprit humain. De là, dans le monde entier, contre les catholiques, ces persécutions dont le Correspondant, hélas ! toujours en vain, a si souvent dévoilé la cause. La preuve, on ne la tire pas de nos paroles, mais des interprétations de la presse révolutionnaire. Nous avons cent fois signalé cette habileté malséante. Nos dénégations sont enregistrées comme un acte d'audace, et l'on continue. Il importe aux avocats du parlementarisme que nous soyons les avocats de la tyrannie, et tels qu'il plaît au Siècle de nous montrer i Une fois de plus, nous protestons qu'on se trompe.
Nous sommes partisans résolus de l'autorité en politique comme en religion, mais limitée en politique par les droits de la religion. Nous acceptons de 89 tout ce que les catholiques peuvent accepter; nous en rejetons toutes les applications révolutionnaires et anti-chrétiennes. Nous avons lu dans un écrit de M. de Montalembert qu'il s'accommoderait de dix ans, de vingt ans de dictature, avec le régime parlementaire au bout. Nous dans les moments les plus périlleux, nous nous sommes bornés à désirer le pouvoir monarchique héréditaire suivant les conditions fondamentales du sacre des rois de France, avec la plus grande liberté de l'Eglise immédiatement et toujours. Telles sont nos formules.
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Ceux qui voudront nous en attribuer d'autres ne trouveront jamais que les falsifications du Siècle ou leurs propres inventions.
XV. — Insinuations de M. de Falloux contre le caractère personnel du rédacteur de l'Univers.
Enfin, et nous n'en rougissons pas seulement pour nous, après tous ces faits erronés, quoique racontés la main sur la conscience ; après ces allégations tantôt malveillantes, tantôt frivoles, déplorablement appuyées de preuves fabuleuses ; après ces étranges écarts et ces messéances de langage où trop de rancune se trahit , M. de Falloux va plus loin, et nous force à le reprendre d'une façon plus sévère. Il faut maintenant lui demander compte d'une injure, la seule peut-être à laquelle nos autres adversaires ne nous aient pas accoutumés, sauf ceux que l'on ne daigne pas lire jusqu'au bout, et auxquels on ne daigne pas répondre lorsqu'on les a lus. Nous citons :
Le journalisme religieux a d'autres alliés que l'ancien parti catholique, et d'impérieux sans doute, car les conditions de l'alliance deviennent de plus en plus visibles. Elles éclatent dans ce qu'il dit, elles percent dans ce qu'il tait. Son langage étonne souvent ; mais en de graves circonstances, son silence étonne davantage. Les torts de certains côtés sont signalés par une sentinelle vigilante, mais les manœuvres en sens opposé ne rencontrent qu'une sentinelle endormie...
Ne dites donc plus que vous ne pouvez contenir les ardeurs de votre zèle, que, le dépensant contre tout venant, vous frappez indifféremment amis et ennemis. Ce rôle n'échapperait pas à de justes critiques ; mais il n'est pas le vôtre. Vous avez vos jours de violence et vos jours de souplesse, vos rigueurs excessives et vos complaisances calculées. Que vos antécédents vous laissent le droit d'agir ainsi, cela est douteux *, en tout cas vous n'avez pas celui de le nier et de faire peser sur vos amis seulement la responsabilité de la condescendance
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et des ménagements en vue du bien. Nos alliances ont été répudiées par vous: avouez du moins que c'est pour en contracter de nouvelles, et souffrez qu'on juge et qu'on précise la portée de votre choix. L'ancien parti catholique avait fait alliance avec la liberté. L' Univers lui a brusquement substitué le culte du despotisme...
Ces insinuations, répandues dans tout le travail de M. de Falloux, en sont l'esprit même. On peut, sans les creuser longtemps, trouver ce qu'elles renferment. Un passage brusque (tous les mots sont choisis) du service de la liberté au culte du despotisme ; une alliance impérieuse, dont les conditions deviennent de plus en plus visibles; des silences étonnants, surtout dans les circonstances graves ; des jours de sommeil profond, des jours de souplesse, des complaisances calculées, et tout le reste, quand il y a d'un côté un gouvernement et de l'autre un journal, c'est ce que l'on appelle un marché. Si M. de Falloux ne l'a point voulu dire, il ne s'est pas exprimé avec sa dextérité ordinaire, car c'est là ce que l'on comprend. Si telle est bien sa pensée, et si sa flèche porte le suc dont il l'a trempée au but qu'il voulait atteindre, nous admirons son habileté, mais elle est d'un ordre chétif. Tout franchement, il nous permettra de lui dire que l'ironie et les sous-entendus, en pareille matière, sentent trop l'Académie, et ne sont ni d'un gentilhomme ni d'un chrétien.
Ou M. de Falloux est sûr de ce qu'il avance : alors qu'il parle en gentilhomme, hautement, hardiment ; qu'il publie les conditions de l'alliance impérieuse à laquelle s'est soumis le journalisme religieux. — Ou M. de Falloux n'a qu'un soupçon, une malheureuse et folle inspiration de haine : alors, ne pouvant écarter le soupçon ni commander à la haine, qu'il éclaircisse ses doutes et qu'il se taise en chrétien, jusqu'au moment de regretter dans son cœur les mauvaises pensées qu'il a conçues contre l'honneur d'autrui.
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E t si M. de Falloux n'a ni certitude ni soupçon, si ce trait n est qu'un des moyens de sa polémique, il en joue bien ; mais c'est une arme prohibée !
Quoi ! il proteste qu'il apporte un témoignage ; il affirme qu'il est sans passion, qu'il a fait pour s'éclairer tous les efforts de la conscience et de la bonne foi: et il avait ce propos à glisser ! et il se hâte de réimprimer son témoignage et de le répandre, avant de savoir ce que l'on répondra sur un pareil coup ! Les « efforts » de sa conscience et de sa bonne foi paraissent ici quelque chose de léger !
Répondons pourtant. C'est un devoir de ne pas passer à M. de Falloux ce que l'on passerait à M. de Mirecourti.
Eh bien! il est vrai, depuis le 2 décembre 1851, nous avons conclu un marché avec le Gouvernement ; un marché sans débats et sans écritures, mais dont les conditions tacites nous ont paru très-acceptables. Il a été convenu que le Gouvernement gouvernerait, administrerait, ferait la paix, ferait la guerre, maintiendrait la propriété, la famille, la religion, protégerait l'ordre public, surveillerait les journaux, etc., et que, de notre côté, nous paierions l'impôt, nous obéirions aux lois, et, si la chose nous plaisait, à nos risques et périls, nous dirions notre avis sur les évènements et sur les opinions de ce monde, même sur l'Académie, même sur les philosophes, même sur les journaux, et même sur le Gouvernement.
Un an après, non par la volonté du journal l'Univers, mais par le vote de huit millions de Français, il a été ajouté à ces premières conditions que le Gouvernement, qui était une république, deviendrait une monarchie héréditaire. Nous n'avions pas d'objection contre cette clause, et nous l'avons acceptée d'un cœur pacifique, sans qu'aucune
1 Auteur d'une biographie calomnieuse du rédacteur en chef de l'Uni ver s. Voyez 2, série, tom. II.
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protestation de M. de Falloux nous en ait fait connaître le danger.
Depuis lors, nous avons suivi notre chemin, payant l'impôt et disant notre avis, avec prudence sans doute, mais sans nous trouver trop gênés. Tout ne nous a pas déplu. 11 nous a semblé que la France ne faisait pas mauvaise figure dans le monde et portait d'assez bonne grâce son manteau semé d'abeilles. Que nos antécédents nous laissassent le droit d'agir ainsi, c'est-à-dire d'être justes, cela ri est pas douteux ! Fidèles à ces mêmes antécédents, nous croyons n'avoir déserté en aucun cas la cause de l'Eglise, ni en France, où l'Eglise est libre ; ni dans les pays parlementaires alliés de la France, où malheureusement l'Eglise est persécutée. C'est l' Univers qui a fait lire les réclamations des évêques du Piémont et de l'Espagne, et les nobles adhésions données de toutes parts à la glorieuse fermeté du saint archevêque de Fribourg. C'est l' Univers qui a protesté contre la licence donnée aux journaux d'insulter l'autorité et la parole des évêques. L' Univers a même défendu la loi-Falloux, lorsqu'on y a touché d'une manière inquiétante, lorsqu'on a voulu en faire des applications et en tirer des conséquences qu'elle a l'inconvénient de trop faciliter. M. de Falloux paraît ignorer ce détail. Il se sera trouvé, dans ces moments-là, plus occupé de ses candidatures que des affaires de la religion, et il n'aura rien su de nos efforts, d'ailleurs peu secondés par la presse fusionniste. Nous les avons faits pourtant, et nous continuerons. Nous pensons aussi n'avoir pas abandonné les droits du Saint-Siège. Quelles sont donc ces circonstances graves où notre silence a pu étonner ? M. de Falloux se borne à les énoncer ; il aurait dû les faire connaître. Mais lui-même, que n'a-t-il parlé, lorsque nous donnions le scandale de nous taire ? Les feuilles fusionnistes ont-elles aussi leurs jours de souplesse et de complaisances calculées ? Pour ces jours-là, si
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l'intérêt de la religion est,. en cause, nous mettons l' Univers à la disposition de M. de Falloux. Qu'il nous écrive, qu'il dénonce au public catholique, dans nos propres colonnes, et le péril de l'Eglise, et la lâcheté qui nous ferme la bouche. Ainsi, il déjouera notre alliance avec le Gouvernement, et par la même occasion il montrera son zèle. Veut-il faire ce marché ?
C'est tout ce que nous savons de l'origine, des clauses et de l'exécution du traité intervenu entre le journalisme religieux et les alliés impérieux qu'on lui attribue. Si M. de Falloux en sait davantage, nous lui donnons permission de tout mettre au jour et de parler français. « Quand de pareils débats sont entamés, dit-il, ils ne se justifient qu'en s'épuisant. » Qu'il épuise donc le débat ! A-t-il un document, a-t-il un témoin qui dépose contre nous d'une pensée, d'un mouvement d'intérêt personnel, d'une tendance quelconque à tirer de la cause que nous servons un profit privé quelconque ? Qu'il produise ce document, qu'il amène ce témoin. S'il n'a que sa parole, nous donnons la nôtre, et nous en restons là.
XVI. — Le fusionisme.
Mais, examinons à notre tour les conditions de l'alliance contractée par quelques débris de l'ancien parti catholique - avec ce qu'ils appellent la liberté. D'abord cette liberté n'est plus la même. Notre liberté, à nous, c'était essentiellement la liberté de l'Eglise. Nous usions du droit commun pour faire entrer dans le droit commun la religion catholique, que tous les libéraux, sectateurs de 89, voulaient en exclure. La liberté de ce temps-là était représentée ou promise par la Charte, La liberté d'aujourd'hui, que nos an-
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ciens amis embrassent, est représentée par l'Académie et par le Journal des Débats ; c'est bien différent. Elle a pour interprètes et pour pontifes M. Cousin, M. Thiers, M. Vil- lemain, tous ceux que nous trouvions jadis au premier rang de nos adversaires ; c'est bien inquiétant. S'ils sont convertis, tant mieux. Les preuves se font attendre.
L'alliance proposée ou conclue avec eux se distingue de celle que l'on nous reproche par deux caractères frappants. Les conditions morales en sont plus onéreuses, les conditions matérielles en sont plus douces.
Moralement il faut vivre en paix avec les philosophes et les éclectiques de l'Académie ; avec les universitaires et les semi-révolutionnaires du Journal des Débats. En paix , c'est-à-dire les laisser parler et les laisser faire; ne combattre, que de manière à les flatter, leurs idées sur le christianisme; en avoir soi-même qui méritent parfois leurs éloges ; bref, ne pas se tenir trop loin de cette condescendance « en vertu de laquelle ce ne sont pas les hérétiques « qui se convertissent, mais les catholiques qui sont perver- « tis. » Il faut entendre comme ils les entendent les principes de 89, ce qui conduit à les appliquer comme ils les appliquent. Leur orthodoxie ne biaise pas là-dessus. M. de Falloux nous trouve en contradiction avec nous-mêmes, parce que nous sommes favorables à un gouvernement qui admet les principes de 89. Si le Gouvernement les admet, il y fait des retouches qui nous consolent ; il nous permet de les combattre. Les alliés de M. de Falloux ne sont pas si tolérants! Tout au plus est-il autorisé à se tirer de peine par une belle distinction entre principes et conquêtes. Principes ou conquêtes, cela leur est bien égal ! l'un suit l'autre : les principes servent aux conquêtes, les conquêtes sont érigées en principes. M. de Falloux y passe, mais saint Pie V et Louis XVI n'y passent pas. Autre clause : il faut prendre à l'égard du Gouvernement une certaine attitude d'hostilité,
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peu compromettante pour l'individu, mais qui, devenant générale, ne laisserait pas de compromettre beaucoup l'Eglise. Il faut, enfin, s'associer aux injustices de la passion politique, se séparer de tout ce qui s'y refuse, s'isoler dans les étroites voies de l'esprit de parti. Ce sont là les conditions de l'alliance, conditions de plus en plus visibles, de plus en plus onéreuses, de plus en plus acceptées.
Pour les conditions matérielles, elles sont charmantes. On est loué, célébré, poussé, tiré ; on monte. De tout ce que l'on peut avoir de mérite, rien n'est perdu. On est reproduit dans les journaux légitimistes et orléanistes, congratulé dans le Journal des Débats ; l'encens fume partout dans les feuilles de province ; on est de l'Académie, et, s'il plaît à Dieu, l'on sera d'autre chose.
Etre de l'Académie, grand honneur ! M. de Falloux a trop d'esprit et il est trop modeste pour ne pas reconnaître que son alliance avec la liberté lui vaut cela. Notre alliance avec le despotisme ne nous vaut absolument qu'une récolte quotidienne d'injures à laquelle il pouvait se dispenser d'ajouter sa bottelée. Pour jouir des gloires du fauteuil, il a dépensé déjà beaucoup de révérences ; il ira en porter une encore au chef de l'Etat. C'est plus que nous n'avons fait, plus que nos loisirs ne nous permettront jamais de faire. Nous jouissons des mépris que nous attirent nos jours de souplesse, sans avoir jusqu'à présent déposé une carte à aucune des portes de la faveur, et sans nous être inclinés sous les mains qui donnent autre chose que des bénédictions. Nous aurions cru que M. de Falloux n'ignorait pas à ce point notre tempérament, notre situation et nos habitudes. Nous aimons à croire que désormais il s'informera mieux et s'aventurera moins. Un homme de sa sorte doit veiller à ne pas s'attirer les observations qu'il nous condamne à lui infliger en ce moment. Il comprendra qu'ayant retiré de quinze années de luttes, pour tout gain, la pauvreté, et ne
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prétendant à aucune autre gloire,nous empêchions le public de s'égarer sur notre compte en des suppositions que les efforts de sa conscience éloigneraient trop de la vérité.
XVII. — Conclusion.
Concluons.
M. de Falloux nous fait, avec un surcroît d'imputations malveillantes, la guerre que nous ont faite tour à tour, depuis 1852, ceux de nos amis et compagnons qui, laissant l'ancienne voie du parti catholique, où nous croyons être restés, ont pris et repris le drapeau et l'allure des partis politiques.
Tous ont le même but immédiat.
Ils veulent que le parti catholique se reforme en ordre de bataille pour un combat injuste et impossible sur le terrain politique ; et se dissolve et s'annule dans une alliance incompréhensible et impossible sur le terrain des idées.
Les catholiques, d'après ce système, devraient s'opposer à qui ne leur veut pas de mal, et se lier à qui ne leur veut pas de bien.
Ils se tiendraient dans une hostilité au moins stérile et frivole à l'égard d'un gouvernement qui fait profession de foi à la divinité de Jésus-Christ et qui reconnaît plus haut et plus largement qu'on ne l'a fait depuis longtemps les droits de l'Eglise ; — il iraient former nous ne savons quel pacte avec de vieux politiques et de vieux sophistes qui ne parlent que pour se séparer de l'Eglise et de Jésus-Christ.
Et ils feraient ce coup de haute tactique pour procurer à la religion les avantages du régime parlementaire, lorsque le régime parlementaire aura été restauré par le génie et les forces combinées de la fusion !
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Nous savons ce que c'est que le régime parlementaire. Mais qu'est-ce que la fusion ? c'est ce que l'on ignore. Où réside la fusion? c'est ce que l'on ne sait plus. Pendant que M. de Falloux travaillait à nous démontrer l'excellence métaphysique de la fusion, l'un des éléments nécessaires de cette composition précieuse se déclarait infusible ; la fusion devenait physiquement impraticable, et l'on éteignait les fourneaux.
Eh bien ! tout cela est trop incertain, trop compliqué pour nous, et nous trouvons que les catholiques ont autre chose et mieux à faire.
Ce qu'ils ont à faire, suivant nous, c'est de garder la paix, là où règne la paix ; c'est de soutenir la lutte, là où l'agression n'a pas cessé.
Ainsi agirons-nous pour notre compte, aussi longtemps que nous le pourrons, et avec la même sincérité qui nous a valu jusqu'à ce jour plus de sympathies encore que d'inimitiés.
Avant les arrangements à conclure, il y a les principes à maintenir. Nous pourrons nous accorder un jour avec les parlementaires sur les principes de 89, mais l'arrangement ne sera bon et durable que quand les parlementaires s'accorderont avec nous sur les articles de foi. Jusque-là, de quelle utilité et de quelle valeur seraient tous nos pactes? Ils nous mettraient en bons rapports personnels avec quelques gens d'esprit, qui plaindraient l'Eglise de n'avoir pas l'intelligence aussi ouverte que la nôtre. Eh! mon Dieu, nous n'y gagnerions rien, l'Eglise n'y gagnerait rien, et ces gens d'esprit eux-mêmes y perdraient beaucoup. Montrons leur plutôt une intelligence immuable dans les bornes de la croyance. Aucun autre spectacle n'est capable de faire fléchir leur orgueil ; il n'y a pas d'autre école où ils puissent apprendre ce que c'est que la liberté. Tel est le but, tel a été le passé, tel doit être l'avenir du parti catholique.
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I
RÉPONSE A M. DE MONTALEMBERT1.
18 septembre 1856.
M. de Montalembert a écrit la lettre suivante au rédacteur en chef de la Revue de Paris.
A M, LOUIS ULBACH.
Besançon, le 7 septembre 18o6.
Monsieur le Rédacteur,
Je viens seulement d'avoir connaissance de la Revue de Paris du 15 août 1856, qui contient un article intitulé: Le parti catholique et ses variations. Yous y citez (p. 183) un passage de l'écrit, récent de M. Veuillot contre M. de Falloux, contenant un prétendu récit de ma
1 L'écrit de M. de Falloux et la réponse de r Univers donnèrent lieu à une polémique assez vive que vint bientôt compliquer la publication du pamphlet anonyme intitulé l'Univers jugé par lui-même, On trouvera la partie intéressante de cette polémique dans la seconde série des Jlélange,«, tome III, à l'article du Pamphlet. Nous reproduisons ici deux répliques seulement : la première à M. de Montalembert, qui eut la faiblesse de prendre garde à l'opinion émise sur notre querelle par un recueil et par un écrivain également indignes de son attention et de la nôtre; la seconde à M. de Falloux, qui maintint les assertions dans une seconde édition de son écrit.
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conduite lors du coup d'Etat du 2 décembre 1851. Vous ajoutez que ce récit n'a pas été démenti et que par conséquent il est authentique.
Un homme public, souvent obligé de critiquer les adversaires de ses idées et de ses convictions, doit savoir à son tour supporter la critique, même quand elle est grossière ou perfide. C'est pourquoi je n'ai jamais opposé que le silence aux attaques dirigées contre moi, tant par les écrivains démocrates que par les rédacteurs de l'Univers. Mais tout homme loyal et sensé doit comprendre que le silence gardé devant l'injure ne peut pas servir de garantie au mensonge, et qu'il serait souverainement injuste d'en conclure que l'on admet tout ce que l'on ne conteste pas.
Telle est cependant, Monsieur, la conclusion que vous tirez, en admettant que le récit de M. Veuillot est authentique, parce qu'il n'a pas été démenti. Vous m'obligez donc à déclarer que tout est controuvé dans le fragment que vous avez cité de M. Veuillot sur moi, comme aussi dans la plupart des nombreux passages de son récent écrit où il est question de moi.
Dans cet écrit, au lieu de se borner à attaquer, comme il en avait le droit, mes discours ou mes actes publics, il s'est permis d'afficher une sorte d'étude intime sur les impressions et les intentions qu'il m'attribue. Puisque, seul entre tous les organes de la presse parisienne, vous avez jugé à propos de lui prêter le secours de votre publicité, trouvez bon que j'en use à mon tour pour opposer un démenti pur et simple à tout ce que M. Veuillot a, cru pouvoir avancer sur mon compte comme sur celui de mon ami, M. de Falloux. Je ne saurais entrer dans une discussion de détail avec un adversaire aussi habile que violent, passé maître dans la stratégie de l'invective, parlant tous les jours, et aidé de vingt subalternes qui se relaient pour achever ses victimes. Je me borne à déclarer que ma mémoire; ma conscience et mon honneur protestent à l'envi contre tout ce qu'il a dit. J'affirme, en outre, qu'il m'a audacieusement calomnié en osant prétendre que c'est moi qui, en 1852, ai voulu changer l'assiette et les couleurs du camp des catholiques. (Univers du 3 juillet.)
Vos préférences pour notre antagoniste sont manifestes. Elles s'expliquent par le sentiment qui vous fait reconnaître (p. 188) qu'un pareil adversaire vous assure la victoire. Mais permettez-moi d'ajouter que vos opinions, pas plus que les miennes, ne doivent chercher un refuge dans cette tactique habituelle à l' Uiiivers, faite pour révolter tous les gens d'honneur, et qui consiste à transporter toutes les ques-
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tions, et surtout les questions religieuses, sur un terrain politique où il peut seul user impunément de la liberté de la parole. Si la discussion était libre, je ne vous épargnerais pas l'expression de la surprise que j'éprouve en vous voyant si préoccupé de la conscience de ceux qui ont admis la révolution de 1851, vous qui applaudissez tous les jours à la révolution de 1848, laquelle avait, elle aussi, ce me semble, déchiré une constitution et dispersé par la force une assemblée souveraine. Mais le temps n'est pas encore venu où d'autres que les apologistes du Gouvernement actuel puissent discuter le coup d'Etat du 2 décembre. Quand il viendra, croyez bien, Monsieur, que je ne serai nullement embarrassé de rendre compte de ma conduite avant, pendant et après cet événement. Veuillez, en attendant, insérer cette lettre dans votre prochaine livraison, et agréez l'assurance de là parfaite considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être votre très-humble et trés- obéissant serviteur.
Ch. DE MONTALEMBERT.
Je plains M. de Montalembert et du choix de ses correspondants et du ton de ses correspondances. Je regrette amèrement qu'il ait enfin fermé la voie de retour que j'ai si obstinément voulu tenir ouverte entre lui et les plus fidèles compagnons de ses meilleurs combats. Ses emportements ne méritent que le silence, et n'obtiendront de ma part rien de plus. Je ne consens pas à plaider ma cause devant M. Ulbach. J'attendrai que M. de Montalembert vienne ici, eomme je l'y ai souvent invité, produire des griefs sérieux et formuler autre chose que des démentis oratoires é Je souhaite qu'il ne le fasse point. Quand il le voudra faire, je suis prêt. Pour aujourd'hui, je me contente d'opposer à ses démentis formels, qui ne touchent à rien et qui ne démentent rien, une affirmation formelle de tout ce que j'ai avancé et expliqué dans ma réponse à M. de Falloux.
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II
RÉPONSE A M. DE FALLOUX.
17 novembre 1836.
M. de Falloux publie une seconde édition de son écrit sur le parti catholique. Il y a mis une préface qui a paru dans le Correspondant et que nous repoduisons, quoique le Correspondant n'ait rien cité de nos réponses à M. de Falloux :
J'ai volontairement retardé la publication de cette seconde édition ; je désirais qu'elle ne s'adressât qu'à des esprits de sang-froid. Cet apaisement n'est pas encore venu, et en attendant, on tire vanité de ma réserve; on en argumente directement contre ma cause. Je dois donc, en face de répliques multipliées et volumineuses, maintenir mon travail sous les yeux du public. Je le fais sans rien aggraver, sans rien retrancher; j'ajoute seulement quelques notes relatives aux allégations que je ne puis accepter.
Les injustices n'ont point dépassé mon attente, elles n'ont pas troublé ma conviction : je m'étais armé d'avance du patient courage que doit opposer toute œuvre de la conscience à toute œuvre de l'illusion et de la passion.
Je pensai3 qu'une protestation était nécessaire et devait être explicite ; je pensais que la contradiction qui en naîtrait, quelle qu'elle fût, serait moins nuisible à la vérité, à l'honneur, qu'une solidarité trompeuse et trop longtemps subie. Ce que je pensais alors, je le pense aujourd'hui ; j'oserai même dire que je le pense encore davantage.
Je n'ai jamais tenté, pas plus que mes amis, d'empiéter sur le domaine de la théologie : nous nous sommes tenus sur le terrain où nous avons droit de témoignage et liberté de discussion, sur le terrain laïque : nous y demeurons.
La réponse qui m'a été adressée n'est qu'un long artifice; elle élude
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ItJS questions ou dénature les faits, elle ne cesse de faire intervenir les préoccupations politiques là ou j'invoque uniquement l'intérêt religieux. En me reprochant d'identifier la religion à des vues et à des combinaisons humaines, mes adversaires trahissent leur propre effort et pratiquent en réalité précisément ce dont ils m'accusent.
Nous disions autrefois : il faut défendre l'Eglise et la Société sous tous les gouvernements. On ne se contente plus de cela désormais; on semble garder la même formule, mais on y introduit une grave modification: à la Société on substitue le Gouvernement. Cette substitution accomplie, on va plus loin ! on prétend imposer, tantôt une forme de gouvernement exclusive, tantôt un engagement gratuit et spontané envers tous les gouvernements futurs. Ces théories nouvelles, humiliantes pour le catholique, inadmissibles pour le citoyen, présentées en termes naïvement cyniques, soulèvent d'énergiques réprobations; on s'en étonne, et l'on se croit en mesure de les braver.
Une chose sépare les hommes plus profondément encore que de n'avoir pas la même manière devoir, c'est de n'avoir pas la même manière de sentir, et c'est là l'abîme qui de jour en jour se creuse entre nos adversaires et nous.
Puissent du moins ceux qui méconnaissent ou repoussent en ce moment des avertissements désintéressés, ne pas comprendre trop tard la leçon plus sévère des événements !
C'est toujours le même procédé. Avancer des faits inexacts, hasarder des insinuations outrageantes ; puis, quand la réponse arrive, prétendre que les redressements les plus positifs ne sont qu'un long artifice, et se renfermer dans un noble silence.
Nous avons lu avec curiosité les notes relatives à celles de nos allégations que M. de Falloux prétend ne pouvoir accepter. Il y en a quatre en tout, remplissant une douzaine de très-petits feuillets. L' Ami de la Religion les trouve « piquantes. »
Dans la première, M. de Falloux s'excuse de n'avoir donné qu'un passage arrangé de l'importante lettre de Monseigneur Fioramonti au rédacteur en chef de l' Univers, par cette raison « qu'il n'a cité aucun document in extenso. » Il
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ajoute qu'il s'en tient à cet extrait, pour ne pas abuser de ses avantages !
Dans la seconde, M. de Falloux triomphe un peu plus au long : 10 Parce que nous n'avons pas prouvé qu'il eût transigé sur les dogmes. Si nous l'avions accusé de cela nous l'aurions prouvé, 2° Parce qu'après avoir signalé le sentiment d'animosité dont son écrit est plein, nous disions que la réconciliation s'opéra entre les partisans et les adversaires de la loi d'enseignement. Il avoue la réconciliation, que son écrit n'aurait pas laissé supposer ; et il prétend que le fait de cette réconciliation, qu'il avait oubliée, ne permet plus de l'accuser de ressentiment personnel. La conséquence est trop tirée. Il y a des cœurs où le ressentiment est de meilleure trempe que la réconciliation. La réconciliation faite, le ressentiment en ronge les moindres vestiges et n'en est que plus florissant. 3° M. de Falloux déclare qu'on se trompe fort en attribuant son ressentiment au refus que Y Univers a fait d'entrer dans la fusion, attendu d'une part que personne n'a proposé à l' Univers de se faire fusionniste ; d'une autre part, que r Univers est lui-même l'un des inventeurs de la fusion, et l'a le premier proposée dans la presse, en 1850. C'est ce que l' Ami de la Religion trouve « piquant. »
Il est très-certain qu'aucun négociateur ne s'est présenté à Y Univers pour lui recommander les affaires de la fusion. Cette cause n'a été plaidée auprès de lui que par les journaux fusionnistes. Cela ne prouve nullement qu'il ne l'ait point combattue.
Il est très-certain aussi que l'Univers recommandait la fusion en 1850. C'est en quoi il plaisait moins alors à M. de Montalembert qu'à M. de Falloux. Mais la fusion de 1850 n'était pas la même que celle de 1856, à laquelle M. de Falloux a consacré sans succès les ressources de son esprit conciliant.
Êl1 1850 le trône était vacant et toute la république hon-
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nête et modérée cherchait un roi. Nous disions, comme M. de Falloux le rapporte : « La famille des Bourbons, la pre« mière de la France et du monde, n'est pas dans l'ordre; « il faut quelle y rentre. Il faut que toute division soit « bannie de son sein, que toute contestation cesse. Voilà « l'exemple que les Bourbons doivent au monde, le devoir « qu'ils ont à remplir, la seule politique dont ils puissent « attendre des résultats qui ne fassent pas gémir la justice « et qui n'ensanglantent pas l'humanité. » Nous ne reconnaissions à ceux des Bourbons qui n'étaient pas dans l'ordre, ni conditions à faire, ni cocarde à retenir. M. de Falloux a déjà un procès à vider devant M. le comte de Cham- bord. S'il veut y porter encore celui-ci et proposer au chef de la maison de Bourbon de prononcer entre notre fusion et la sienne, nous acceptons le jugement.
Dans sa préface, M. de Falloux se vante à deux lignes de distance de se tenir exclusivement sur le terrain laïque et de se préoccuper exclusivement des intérêts religieux, ce qui se comprend assez mal. Dans cette seconde note, il nous reproche d'avoir voulu l'entraîner sur le terrain politique, où il n'est pas libre, dit-il, tandis que nous y manœuvrons fort à l'aise. Nous l'avons suivi sur le terrain où il s'est lui-même placé, et où il est aussi libre que nous. Le personnage qui a pu mettre en discussion publique la question de savoir quelle cocarde devrait porter la maison de Bourbon, redevenue maison régnante, n'est pas aussi habile qu'il croit lorsqu'il prend ces petits airs d'opprimé. Ces manières conviennent aux journalistes qui voudraient qu'on leur supposât des idées. M. de Falloux peut, comme tout autre; faire connaître ses pensées, et il les fait connaître. Parce que les nôtres n'ont rien d'hostile à l'ordre actuel, ce n'est pas une raison pour que nous ne les disions pas. Et nous trouvons aussi honorable de repousser la fusion des principes en 1856 qu'il pouvait l'être de proposer la fusion des personnes en 1850
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La troisième note concerne la loi d'enseignement : « Je « n'entrerai pas, dit M. de Falloux, dans le dédale où s'est « égaré M. Veuillot. C'est de l'histoire contemporaine; « chacun y peut rectifier aisément les erreurs commises. » Nous prenons ceci pour un aveu des rectifications que nous avons faites aux erreurs commises par M. de Falloux, touchant la part de l' Univers dans la discussion de cette loi. Nous en aurions pu rectifier davantage.
La quatrième note constate que M. de Falloux s'était armé trop adroitement contre l'Univers de quelques lignes sur Henri IV, publiées dans la première édition des Libres- Penseurs, et retirées des éditions subséquentes. De toutes les citations faites par M. de Falloux, c'était la moins inexacte. Les autres, qu'il a conservées, sont la plupart conçues dans le système des auteurs de Y Univers jugé par lui-même, et on les croirait quelquefois empruntées au manuscrit de cet ouvrage {. Nous n'avons pas daigné relever cette catégorie d'erreurs.
Telles sont les notes de M. de Falloux en réponse à nos allégations et en confirmation des siennes. La surprenante frivolité de ces notes est un artifice. L'illustre artisan se tire ainsi du double embarras de répondre et de ne répondre point ; il parvient à ne rien désavouer, à ne rien affirmer, à ne pas rester muet et à garder le silence. On peut croire, ou qu'il maintient ces insinuations si blessantes contre l'honneur de l' Univers , dont nous avons dit par trois fois qu'elles n'étaient ni d'un gentilhomme ni d'un chrétien, ou qu'il accepte tacitement le redressement qu'il a reçu.
Tout cela est parlementail'e, et ne manque pas d'une certaine industrie ; mais, en vérité, M. de Falloux a bien raison de remarquer que nous n'avons pas la même manière de sentir !
1 Voy. l'histoire de ce pamphlet, 2" série des Mélanges, tom. M.
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Maintenant, M. de Falloux en appelle à l'avenir, comme dans une autre affaire il en a appelé à M. le comte de Cham- bord. Il aime les jugements à long terme et à huis clos.
L'avenir ramassera ou ne ramassera pas cette cause. Le public d'aujourd'hui a porté son verdict, et nous croyons le connaître. Notons-le pour faire comprendre à notre adversaire les inconvénients de sa « manière de sentir » et pour servir de moralité à ce long débat, maintenant terminé.
M. de Falloux s'est ruiné auprès des catholiques par l'injustice violente de son agression contre X UîziL,eî,s, où il n'a été trouvé exact sur aucun point.
Il s'est ruiné auprès des légitimistes par ses subtilités et ses facilités dans l'affaire de la cocarde.
Il s'est ruiné auprès des fusionnistes, parce qu'il n'a réussi ni pour la cocarde ni contre l' Univers.
Nous lui souhaitons de ne pas se ruiner auprès des académiciens par l'éloge périlleux de feu M. le comte Molé. Il a certainement bien de l'esprit ; mais il a aussi bien du monde à contenter.
La force de M. de Falloux n'est ni la vigueur du talent
ni celle de ses principes ; toute cette force étaij^^s/^r^N grand bonheur d'attitude. Il n'a plus celte attiwdè-là. - -vs
l'lN L'U SIXIÈME ET DERiNlER VOLUME
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TABLE DES MATIÈRES.
Pages, D'une certaine sagesse 1 Réforme de l'enseignement classique 13 L'Empire 35 Des intérêts catholiques au dix-neuvième siècle, par M. le comte de Montalembert 40 Sur un livre de Bossuet intitulé : Politique tirée de l'Ecriture
Sainte 62 De l'alliance de l'Eglise avec la Monarchie. 75 Reproches des catholiques parlementaires 117 Les historiens modernes 144 La liberté-mère 163 Les barbistes 178 Albéric de Blanche-Raffin 192 Monseigneur Dupanloup à l'Académie 201 Sur l'éloquence chrétienne.... *. 219 Un couronnement mixte 223 La princesse Zénaïde Bonaparte 236 Le Siècle dénoncé 239 Les alliés du Siècle dans la presse religieuse 249 De la liberté de discussion 258 Le siècle de Marie 282 Sur M. Béranger 293 A qui sont les gloires de la France ......... 6 à 331 Une imitation de l'antique *.... 346 De la modération 360 D'un écrit du R. P. Lacordaire 374 Rôle de la presse religieuse * 385 De 1 polémique religieuse 395 L'esprit moderne 418 La guerre d'Orient 43 1 1 — Menaces de l'avenir 431 II — Les deux empereurs 445 III — Chute de Sébastopol i i.. i... 432
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Pttget, IV — Le maréchal Saint-Arnaud 457 V — La guerre 460 VI — Prêtre et soldat - 466 VII — Mort de l'Empereur de Russie 473 VIII - Le général Canrobert 477 IX — Le général Vergë 479 X — Le sergent Guerrier de Dumast. 482 XI — Ferdinand Lefaivre.., 484 XII — Rentrée de la garde impériale 492 XIII — L'abbé Rupert 498 XIV — La croix et l'épée 505 XV — La paix 523 XVI — Le protocole du 8 avril 526 Histoire du parti catholique. 534 I — Réponse à M. de Montalembert 621 II — Réponse à M. de Falloux .... 624
FIN DE LA TABLE.