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OEUVRES
DE M. VILLEMAIN
DISCOURS ET MÉLANGES LITTERAIRES
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Paris. imprimerie de P.-A. B«CM!M et r. rue Mttarine, 3C
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DISCOURS
MÉLANGES MYTËRAMM
PAR M. yiLLEMAIN
~OUVKLLK KDi'iiO~
Ht-;VCE,~0'ft'!h:l':t:TArm't'K
Liu~es de Modai~ne et de Montesquieu.
Discourssurta la critique.
Études sur Féneton et sur Pascal.
t)isn(H)rs de réception et Rf-por'sesàt'Acadëntie.
Discours d'ouvert)jre des cours d'étoquence.
Rapports sur les concours anuuels.
PARIS
L)BRA!R)E ACADÉMIQUE
DIDIER ET C", HBHA)RES-ËDITEURS
35, QUA! DES AUGUSTINS
1860
Reserve de lous droit5.
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DISCOURS
ET
MÉLANGES LITTÉRAIRES
ÉLOGE
DE MONTAIGNE
Dans tous les siècles où l'esprit humain se perfectionne par la culture des arts, on voit naître des hommes supérieurs, qui reçoivent la lumière et la répandent, et vont plus loin que leurs contemporains, en suivant les mêmes traces. Quelque chose de plus rare, c'est un génie qui ne doive rien à son siècle, ou plutôt qui, malgré son siècle, par la seule force de sa pensée, se place, de lui-même, à côté des écrivains les plus parfaits, nés dans les temps les plus polis tel est Montaigne. Penseur profond, sous le règne du pédantisme, auteur brillant et ingénieux dans une langue informe et grossière, il écrit avec le secours de sa raison et des anciens son ouvrage reste, et fait seul toute la gloire littéraire d'une nation et lorsque, après longues années, sous les auspices de quelques génies subhmes, qui s'élancent à la fois, arrive enfin l'âge du bon goût et du talent, cet ouvrage, longtemps unique, demeure toujours original; et la France, enrichie tout à coup de tant de brillantes merveilles, ne sent pas refroidir
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son admiration pour ces antiques et naïves beautés. Un siècle nouveau succède, aussi fameux que le précédent, plus éclairé peut-être, plus exercé à juger, plus difficile à satisfaire, parce qu'il peut comparer davantage cette seconde épreuve n'est pas moins favorable à la gloire de Montaigne. On l'entend mieux, on l'imite plus hardiment; il sert à rajeunir la littérature, qui commençait à s'épuiser il inspire nos plus illustres écrivains; et ce philosophe du siècle de Charles IX semble fait pour instruire le dix-huitième siècle.
Quel est ce prodigieux mérite qui survit aux variations du langage, aux changements des mœurs? c'est le nature) et la vérité voilà le charme qui ne peut vieillir. La grandeur des idées, l'artifice du style ne suffisent pas pour qu'un écrivain plaise toujours. Et ce n'est pas seulement de siècle en siècle, et a de longs intervalles, que le goût change et que les ouvrages éprouvent des fortunes diverses dans la vie même de l'homme, il est un période où, détrompés de ce monde idéal que les passions formaient autour de nous, ne sachant plus excuser des illusions qui ne se retrouvent plus dans nos cœurs, perdant l'enthousiasme avec la jeunesse, et réduits à ne plus aimer que la raison, nous devenons moins sensibles aux plus éclatantes beautés de l'éloquence et de la poésie. Mais qui pourrait se lasser d'un livre de bonne foy écrit par un homme de génie? Ces épanchements familiers de l'auteur, ces révélations inattendues sur de grands objets et sur des bagatelles, en donnant à ses écrits la forme d'une longue confidence, font disparaître la peine légère que l'on éprouve à lire un ouvrage de morale. On croit converser et comme la conversation est piquante et variée, que souvent nous y venons à notre tour, que celui qui nous instruit a soin Expression de Montaigne.
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de nous répéter, ce m'M< pas icy ma ~o<<Me, c'est MOM étude, nous avoue ses faiblesses, pour nous convaincre des nôtres, et nous corrige sans nous humilier, jamais on ne se lasse de l'entretien.
PREMIERE PARTIE.
L'homme, dès qu'il sut réfléchir, s'étonna de lui-même, et sentit le besoin de se connaître. Les premiers sages furent ceux qui s'occupèrent de cette importante étude. Ils voulurent d'abord pénétrer trop avant; de là tous les rêves de l'antiquité, quand elle espéra lever le voile mystérieux qui cache l'origine et les destinées de l'homme. Ses efforts furent plus heureux dans des recherches moins ambitieuses. Socrate, dit-on, ramena le premier la philosophie sur la terre. Il en fit une science usuelle qui s'appliquait à nos besoins et à nos faiblesses; science d'observation et de raisonnement qui nous prenait tels que nous sommes, pour nous rendre tels que nous devons être, et nous étudiait pour nous corriger. Considérée sous ce point de vue, la morale ne peut se trouver que chez les peuples civilisés; elle suppose des esprits développés par l'exercice de *ta réflexion, et des caractères mis en jeu par les rapports de la vie sociale. Aussi la voyons-nous passer de la Grèce dans Rome, lorsque Rome victorieuse fut devenue savante et polie. Mais, depuis la chute de l'empire romain, cette science, il faut l'avouer, resta longtemps ignorée des peuples de l'Europe. Le pédantisme et la superstition ne sont guère favorables à l'étude rétiéchie que l'esprit humain fait sur lui-même et la scolastique est bien loin de la morale.
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En Italie même, où te génie (les arts fut si précoce, la saine raison tarda longtemps paraître; et, pour la trouver en France, il faudrait aller jusqu'aux belles années de Louis le Grand, si Montaigne n'avait paru dès le seizième siècle. Né d'un père qui admirait la science, sans la juger, sans s'y connaître, et voulait donner a son fils un bien dont il était privé lui-même, il eut, dès le berceau, un précepteur à côté de sa nourrice, et apprit, pour ainsi dire, a bégayer dans la langue latine. Cette première facilité détermina son goût pour la lecture, et le jeta naturcllcmentdanst'étude de l'antiquité, qui présentaitason esprit, avide de savoir, des plaisirs toujours nouveaux, sans le fatiguer par les efforts qu'exige l'intelligence d'un idiome étranger.
Poëtes, orateurs, historiens, philosophes, il dévore tout avec une égale ardeur. Il va de Rome dans la Grèce, qu'il il ne connut jamais aussi bien, parce qu'il ne la connut pas dès l'enfance; mais il trouve dans Amyot un interprète agréable, un guide auquel il aime à se confier. Une imagination vive et curieuse lui fait parcourir mille objets; une disposition particulière de son esprit lui fait observer tout ce qui se rapporte à l'homme, ses lois, ses mœurs, ses coutumes, et l'intéresse non-seulement à l'histoire générale, mais, pour ainsi dire, aux anecdotes de l'espèce humaine. Enfin, parvenu à l'âge mûr, il s'amuse à se rappeler tout ce qu'il a vu, senti, pensé, découvert en soi-même ou dans les autres. Il jette ses idées dans l'ordre, ou plutôt dans le désordre où elles se présentent, tantôt s'élevant aux plus sublimes spéculations de l'ancienne philosophie, tantôt descendant aux plus simples détails de la vie commune, parlant de tout, se mêlant toujours lui-même à ses discours, et faisant de cette espèce d'égoïsme, si insupportable dans les livres ordinaires, le plus grand charme du sien.
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L'ouvrage de Montaigne est un vaste répertoire de souvenirs, et de réflexions nées de ces souvenirs. Son inépuisable mémoire met à sa disposition tout ce que les hommes ont pensé. Son jugement, son goût, son instinct, son caprice même lui fournissent à tout moment des pensées nouvelles. Sur chaque sujet, il commence par dire tout ce qu'il sait, et, ce qui vaut mieux, il finit par dire ce qu'il croit. Cet homme qui, dans la discussion, cite toutes les autorités, écoute tous les partis, accueille toutes les opinions, lorsqu'enfin il vient à décider, ne consulte plus que lui seul, et donne son avis, non comme bon, mais comme sien. Une telle marche est longue, mais elle est agréable, elle est instructive, elle apprend à douter et ce commencement de la sagesse en est quelquefois le dernier terme. Peut-être aussi, cette manière de composer convenait mieux au caractère de Montaigne, ennemi d'un long travail et d'une application soutenue. Il parle beaucoup de morale, de politique, de littérature; il agite à la fois mille questions mais il ne propose jamais un système. Sa réserve tient à sa paresse autant qu'à son jugement. Il lui en coûterait de poser des principes, de tirer des conséquences, et d'établir, à force de raisonnements, la vérité, ou ce que l'on prend pour elle. Cette entreprise lui paraitrait trop laborieuse, et la justesse de son esprit l'avertit que souvent elle ne serait pas moins inutile que téméraire. Il aime mieux se borner à ce qu'il voit au moment où il parle, et semble vouloir n'affirmer qu'une chose à la fois. Ce n'est pas le moyen de faire secte; aussi jamais philosophe n'en fut plus éloigné que Montaigne. Il dit trop naïvement et le pour et le contre. Au moment où vous croyez tenir sa pensée, vous êtes déconcerté par un changement soudain, qu'au reste il ne prévoyait pas lui-même plus que vous. Une pareille incertitude, qui prouve plus de franchise que de faiblesse, n'aurait pas dû, ce semble, exciter la sévère
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indignation de Pascal. Cet inexorable moraliste, si grand par son génie encore au-dessus de ses ouvrages, ne craint pas d'affirmer que Montaigne met toutes choses dans un doute .t: universel et si général, que l'homme, doutant même s'il doute, son incertitude roule sur elle-méme dans un cercle perpétuel et sans repos.
Pascal n'abuse-t-il pas ici de la puissance de son imagination, pour imposer à notre faiblesse par l'énergie de la parole? Quel est ce fantôme d'incrédulité qu'il prend plaisir à élever lui-même, pour l'écraser aisément sous le poids de son invincible éloquence ? Où peut-il donc trouver, dans les aveux d'un philosophe si ingénieux et si modeste, cet incorrigible pyrrhonien, poursuivi par le doute jusque dans son doute même, et changeant de folie, sans pouvoir en guérir? Montaigne n'a jamais douté ni de Dieu ni de la vertu. L'apologie de Raymond de Sébonde renferme la plus éloquente profession de foi sur l'existence de la Divinité et les orateurs sacrés n'ont jamais peint avec plus de force les tourments du vice, et la joie de la bonne conscience. Du reste, Montaigne trouve dans la nature de l'homme de terribles difficultés et d'inconcevables mystcres il regarde en pitié les erreurs de notre raison, la faiblesse et l'incertitude de notre entendement; il affecte un moment de nous ravaler jusqu'aux bêtes, et Pascal l'approuve alors. Ce sublime contempteur des misères de l'homme triomphe de voir 1 la superbe raison /roM.f'e par ses propres armes. Il aimerait, dit-il, de tout son <'œMr ministre d'une si grande vengeance. Pourquoi donc, ô Pascal, défendiez-vous tout à l'heure à un sage de se défier de cette raison que vous-même reconnaissez si faible et si trompeuse? Voulez-vous maintenant le conduire par l'impuissance de penser à la nécessité de croire, et vous i Pensées de Pascal, ch. XI.
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semble-t-il qu'il soit besoin de lui arracher le flambeau de la raison pour le précipiter dans la foi ? Y
La métaphysique de Montaigne se réduit donc à un petit nombre de vérités essentielles, qui demandent peu d'efforts pour être saisies. Sur tout le reste il est dans l'ignorance, et il ne s'en fâche pas. Peut-être seulement a-t-il le tort de rapporter avec trop de complaisance les opinions de ceux qui n'ont pas craint d'expliquer tant de choses qu'ils n'entendaient pas mieux que lui. Mais son incertitude, son !'mcMr«M!<e'' se fait-elle sentir dans les principes de sa morale? A-t-il les mêmes doutes lorsqu'il s'agit de nos devoirs? Comme il siérait mal d'employer l'art des rhéteurs avec un écrivain qui s'en est tant moqué, nous avouerons que, si l'on peut disculper sa philosophie d'un pyrrhonisme absolu, sa morale tient beaucoup de l'école d'Ëpicure. Sans doute il voulait qu'elle fût plus d'usage. Cette philosophie sublime, qui veut changer l'homme au lieu de le régler, en lui présentant pour modèle la perfection désespérante d'une vertu idéale, le dispense trop souvent de la réaliser la leçon ne parait pas faite pour nous l'exemple est pris dans une autre nature; on peut l'admirer, mais chacun trouve en soi le droit de ne pas l'imiter. Si vous voulez qu'on tâche d'atteindre au but, ne le mettez pas hors do la portée commune. Le sage, pour faire monter la foule jusqu'à lui, doit se pencher vers elle. C'est le mouvement naturel de Montaigne. Il vient à nous le premier, en nous montrant les imperfections de son esprit, ses erreurs, ses torts, ses petitesses; mais jamais il n'a rien de bas ni de criminel à nous révéler et ce bonheur ou cette discrétion me parait plus utile pour le lecteur que la franchise trop peu mesurée de Rousseau. J'apprends dans les Expression de Montaigne.
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aveux du premier quelles peuvent être les fautes d'un honnête homme; et si j'apprends à les excuser, en revanche, je m'habitue à ne pas en concevoir d'autres mais je craindrais, en lisant Rousseau, d'arrêter trop longtemps mes regards sur de coupables faiblesses qu'il faut toujours tenir loin de soi, et dont la peinture trop fidèle est plus dangereuse pour le cœur, qu'elle n'est instructive pour la raison.
Montaigne, je l'avoue, ne connaît pas l'art d'anéantir les passions; il réclamerait volontiers, avec La Fontaine, contre cette philosophie rigide qui /<K'< cesser de vivre avant que l'on soit mort. Il aime à vivre, c'est-à-dire, à goûter les plaisirs que permet la nature bien ordonnée. Pour moi, dit-il, j'aime la vie et la cultive, telle qu'il a plu à Dieu nous l'octroyer. Il croit que c'est le parti de la sagesse, et qu'on serait coupable autant que malheureux de se refuser l'usage des biens que nous avons reçus en partage. On fait tort à ce grand et tout-puissant donneur de refuser son don, l'annuler et ~ex~yMrer. Tout bon, il a fait tout bon. Ces maximes peuvent être rejetées par quelques esprits austères, qui ne conçoivent pas de vertu sans combat, et jugent du mérite par l'effort. Elles pourraient être dangereuses pour quelques âmes ardentes et passionnées, que leurs désirs emporteraient trop loin, et qui doivent être retenues, parce qu'elles ne savent pas s'arrêter. Mais Montaigne s'adresse à ceux qui, comme lui, éprouvent plutôt les faiblesses que les fureurs des passions; et c'est le grand nombre. Il est le conseiller qui leur convient. Il ne les enraie pas sur leurs fautes qui lui paraissent une conséquence de leur nature. Il ne s'indigne pas de cette alternative de bien et de mal, qu'il regarde comme une faiblesse dont il trouve l'explication en lui-même. Il ne désespère personne, il n'est mécontent ni de lui ni des autres. Ses principes ne sont jamais
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sévères s'ils pouvaient l'être, ses exemples seraient là pour nous défendre et nous rassurer. Il ne cherche donc pas à nous faire peur du vice; peut-être ne croit-il pas en avoir le droit; mais il s'efforce de nous séduire à la vertu, qu'il appelle qualité plaisante et gaie. Pour dernier terme, il nous propose le plaisir, et c'est au bien qu'il nous conduit.
La morale de Montaigne n'est pas sans doute assez parfaite pour des chrétiens il serait à souhaiter qu'elle servît de guide à tous ceux qui n'ont pas le bonheur de l'être. Elle formera toujours un bon citoyen et un honnête homme. Elle n'est pas fondée sur l'abnégation de soi-même, mais elle a pour premier principe la bienveillance envers les autres, sans distinction de pays, de moeurs,'de croyance religieuse. Elle nous instruit à chérir le gouvernement sous lequel nous vivons, à respecter les lois auxquelles nous sommes soumis, sans mépriser le gouvernement et les lois des autres nations, nous avertissant de ne pas croire que nous ayons seuls le dépôt de la justice et de la vérité. Elle n'est pas héroïque, mais elle n'a rien de faible souvent même elle agrandit, elle transporte notre âme par la peinture des fortes vertus de l'antiquité, par le mépris des choses mortelles, et l'enthousiasme des grandes vérités. Mais bientôt elle nous ramène à la simplicité de la vie commune, nous y fixe par un nouvel attrait, et semble ne nous avoir élevés si haut dans ses théories sublimes, que pour nous réduire avec plus d'avantage à la facile pratique des devoirs habituels et des vertus ordinaires.
Ces divers principes de conduite ne sont jamais, chez Montaigne, énoncés en leçons il a trop de haine pour le ton doctoral; mais c'est le résumé des confidences qu'il laisse échapper en mille endroits. Il nous dit ce qu'il fait, ce qu'il voudrait faire. Il nous peint ce qu'il appelle sa
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vertu, confessant que c'est bien peu de chose, et que tout l'honneur en appartient à la nature plutôt qu'à lui. On a trouvé de l'orgueil dans cette méthode d'un homme qui rappelle tout à soi, et se fait centre de tout elle n'est que raisonnable, et porte sur une vérité tous les hommes se ressemblent au fond. Malgré les différences que met entre eux l'inégalité des talents, des caractères et des conditions, il est, si je puis parler ainsi, un air de famille commun à tous. A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve, dit Pascal, qu'il y a plus d'hommes originaux. N'est-il pas également vrai de dire qu'avec plus d'esprit encore on découvrirait l'homme original, dont tous les hommes ne sont que des nuances et des variétés qui le reproduisent avec diverses altérations, mais ne le dénaturent jamais Voilà ce que Montaigne a voulu trouver, et ce qu'il ne pouvait chercher qu'en lui-même. C'est ainsi qu'il nous jugeait en s'appréciant, et qu'il faisait notre histoire, en nous racontant la sienne. Mais en même temps qu'il étudie dans lui-même le caractère de l'homme, il étudie dans tous les hommes les modifications sans nombre dont ce caractère est susceptible. De là tant de récits sur tous les peuples du monde, sur leurs religions, leurs lois, leurs usages, leurs préjugés; de là cette immense collection d'anecdotes antiques et modernes sur tous sujets et en tous genres; entreprises hardies, sages conseils, exemples de vices ou de vertus, fautes, erreurs, faiblesses, pensées ou paroles remarquables. De là cette foule sans nombre de figures différentes qui passent tour à tour devant nos yeux, depuis les philosophes d'Athènes jusqu'aux sauvages du Canada. Placé au milieu de ce tableau mouvant, Montaigne voit et entend tous les personnages, les confrontant avec luimême, et se persuadant de plus en plus que la coutume décide presque de tout; qu'il n'y a du reste qu'un petit.
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nombre de choses assurées qu'il faut croire, quelques choses probables qu'il faut discuter, beaucoup de choses convenues qu'il faut respecter pour le bien général. Mais si le scepticisme de Montaigne, plus modéré que celui de tant d'autres philosophes, ne touche jamais aux principes conservateurs de l'ordre social, sa raison en a d'autant plus de force pour attaquer les préjugés ridicules ou funestes, dont les contemporains étaient infatués; et d'abord n'oublions pas que le siècle de Montaigne était. encore le temps de l'astrologie, des sorciers, des faux miracles, et de ces guerres de religion, les plus cruelles de toutes; n'oublions pas que les hommes les plus respectables partageaient les erreurs et la crédulité du vulgaire; et qu'enfin, écrivant plusieurs années après l'auteur des Essais, le judicieux de Thou rapportait, et croyait peutêtre toutes les absurdités merveilleuses qui font rire de pitié dans un siècle éclairé. Combien aimerons-nous alors que Montaigne sache trouver la cause de tant d'erreurs dans notre curiosité et dans notre vanité! S'agit-il d'un fait incroyable? Nous disons' comment est-ce que cela se fait? Et nous découvrons une raison; mais se fait-il? eût été mieux dit. Une fois persuadés, nous croyons que 2 c'est ouvrage de charité <Ze~~Ma~e/' les autres, et, pour ce faire, chacun ne craint pas d'ajouter de son invention autant qu'il en voit être nécessaire à «)M conte, pour ~Mppléer à la résistance et au défaut qu'il pense être en la coMC~MoH d'autruy. Et c'est ainsi que les sottises s'accréditent et se perpétuent. Il est des sottises qui ne sont que ridicules; il en est d'affreuses. Montaigne se moque des unes, et combat les autres avec les armes de la raison et de l'humanité. Il plaint ces malheureuses victimes Montaigne.
~M.
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de la superstition de leurs juges et de la leur, qui s'attribuaient un pouvoir sacrilège sur toute la nature, et ne pouvaient échapper aux flammes du bûcher. On a beaucoup parlé des paradoxes de Montaigne. Quelques-uns surtout ont reçu de la plume d'un écrivain éloquent une célébrité nouvelle, qui nous oblige d'en rendre à leur véritable auteur ou la gloire ou le blâme. Personne n'ignore que, dans la fameuse question proposée par l'Académie de Dijon, le philosophe genevois, en se déclarant avec une sorte d'animosité le détracteur des sciences et des arts, en affectant de les accuser en son nom, ne fait cependant que répéter les reproches que l'auteur des Essais avait allégués deux siècles avant lui. J'ajouterai qu'en les répétant, il les exagère, et q~ne, vou lant faire un système de ce qui n'est chez son modèle qu'une opinion hasardée par caprice, comme tant d'autres, il s'éloigne beaucoup plus de la vérité, et tombe dans une plus choquante erreur. Il est permis d'être sévère avec Rousseau la plus rigoureuse censure n'atteindra jamais jusqu'à sa gloire; ses admirateurs même peuvent lui reprocher en général d'outrer les idées qu'il emprunte. Si Montaigne nous dit avec autant de vérité que de bonhomie Nous avons abandonné nature, et lui voulons apprendre sa leçon, elle qui nous menoit ~t heureusement et si s~cMMm~, Rousseau ne craint pas de nous redire Tout est bien sortant des mains de l'auteur des choses tout degénère entre les mains ~e l'homme. C'est ainsi que l'Émile peut souvent paraître une exagération des idées de Montaigne, sur l'éducation de l'enfance et l'art de former les hommes.
Ce n'est pas que, sur plusieurs points de cet intéressant sujet, Rousseau ne mérite notre reconnaissance, pour avoir renouvelé, avec toutes les séductions de son talent, des vérités utiles et trop nég)igécs. La nécessité de diriger
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avec soin les premières années de l'enfance, de prendre ses inclinations dès le berceau, et de les conduire, ou plutôt de les laisser aller au bien, sans gêne et sans effort, la grande importance de l'éducation physique, les exercices du corps tournant au profit de l'âme, l'art de former la raison en l'accoutumant à se faire des idées plutôt que d'en recevoir, l'inutilité des études qui n'occupent que la mémoire, le secret de faire trouver les choses au lieu de les montrer tant d'autres idées qui n'en sont pas moins vraies pour être peu suivies, ont heureusement passé des écrits de Montaigne dans l'ouvrage de Rousseau. Montaigne haïssait le pédantisme mais il aimait la science, quoiqu'il en ait médit quelquefois. Il convient que c'est un grand ornement et un outil de merveilleux service. Cependant ce qu'il exige avant tout dans un gouverneur, c'est le jugement. Je veux, dit-il, qu'il n!<p~M< la tête bien faite que bien pleine. Quand le gouverneur aura formé le jugement de son élève, il peut lui permettre l'étude de toutes les sciences. Notre âme s'élargit d'autant plus qu'elle se remplit. Ce langage n'est pas celui d'un .ennemi des lettres. Et comment Montaigne aurait-il pu se défendre de les aimer! Elles firent l'occupation et le charme de sa vie; elles élevèrent sa raison au-dessus de celle de ses contemporains, qui les étudiaient aussi, mais qui ne savaient pas s'en servir. Elles firent de lui un sage; et, ce qu'il estimait peut-être bien plus, elles en firent un homme heureux.
Telle est l'idée que je me forme de Montaigne, considéré comme philosophe et comme moraliste jamais d'exagération, jamais de système orgueilleusement chimérique; quelquefois des idées incertaines, parce qu'il y a beaucoup d'incertitude dans l'esprit humain toujours une candeur et une bonne foi qui feraient pardonner l'erreur même.
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Quand je me représente ces divers caractères, trop faiblement crayonnés dans un éloge imparfait, et que j'essaie d'embrasser d'une seule vue ce talent si varié, si naturel, cette imagination si vraisemblable et si vive, je suis frappé de plusieurs ressemblances sensibles que j'aperçois entre Montaigne et l'un de nos plus célèbres écrivains, le seul que l'on ne puisse comparer à personne. Je ne sais si je m'abuse je crains qu'un parallèle ne semble toujours un lieu commun, et qu'un rapprochement de Voltaire et de Montaigne ne soit au moins un paradoxe. Mais en écartant les plus brillantes productions de Voltaire, en ne choisissant qu'une seule partie de sa gloire, ses Mélanges de métaphysique et de morale, ne découvre-t-on pas en effet plusieurs rapports remarquables entre deux hommes si différents ? Des deux côtés, je vois une vaste lecture, une immense variété de souvenirs, et cette même mobilité d'imagination qui passe rapidement sur chaque objet, dans l'impatience de les parcourir tous à la fois. Des deux côtés, je suis étonné de tout le chemin que je fais en quelques instants, et du grand nombre d'idées que je trouve en quelques pages. Tous deux se montrent doués d'une raison supérieure. Montaigne, aussi vif, est cependant plus verbeux, plus diffus c'est le tort de son siècle Voltaire, quelquefois moins profond, a toujours plus de justesse et de netteté c'est le mérite du sien. Tous deux ont connu les faiblesses et les inconséquences de l'homme tous deux rient de l'espèce humaine et le rire de Voltaire est plus amer ses railleries plus cruelles. Tous deux cependant respirent l'amour de l'humanité. Celui de Voltaire est plus ardent, plus courageux, plus infatigable. On connaît assez la haine de l'un et de l'autre pour le charlatanisme et l'hypocrisie. Montaigne a mieux su s'arrêter. Voltaire confond trop souvent les objets les plus saints de la véné-
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ration publique avec de vaines superstitions, que l'on doit détruire par le ridicule. Tous deux ont pensé hardiment, et ont exprimé franchement leurs pensées. La franchise de Voltaire est plus maligne, et celle de Montaigne plus naïve; mais tous deux ont oublié trop souvent la décence dans les idées et même dans l'expression; et nous devons leur en faire un reproche car le plus grand tort du génie, c'est de faire rougir la pudeur et d'olfenser la vertu. SECONDE PARTIE.
Si Montaigne n'avait que le mérite assez rare de dire souvent la vérité, il aurait, on peut le croire, comme Charron son imitateur, obtenu plus d'estime que de succès, et plus d'éloges que de lecteurs. Ceux mêmes qui se piquent d'aimer avant tout la raison, veulent encore qu'elle soit assez ornée pour être agréable; et l'on ne cherche pas l'instruction dans un livre où l'on craint de trouver l'ennui. Montaigne plaît, amuse, intéresse par la naïveté, l'énergie, la richesse de son style et les vives images dont il colore sa pensée. Ce charme se fait sentir aux hommes qui n'ont jamais réfléchi sur les secrets de l'art d'écrire, mais il mérite d'être particulièrement analysé par tous ceux qui font leur étude de cet art si difficile, même pour le génif. Je sais que l'on pourrait attribuer une partie du plaisir que donne le style de Montaigne à l'ancienneté de son langage. L'élégant Fénelon lui-même regrettait quelquefois l'idiome de nos pères. Il y trouvait je ne sais quoi de court, de MN! de hardi, de vif et de passionné. On doit avouer en effet que les priviléges, ou plutôt les licences du vieux français, le retranchement des articles, l'usage des inversions, la hardiesse habituelle des tours, le grand nombre
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d'expressions proverbiales que les livres empruntaient à la conversation, l'abondance des termes et la facilité de les employer tous sans blesser la bienséance, tant d'autres libertés que nous avons remplacées par des entraves, favorisaient l'écrivain, et donnaient au style un air d'aisance et d'enjouement qui charme dans les sujets badins, et pourrait offrir un amusant contraste dans les sujets sérieux. Cependant la langue française n'avait encore réussi que dans les joyeusetés folâtres. Ronsard égarait son talent par une imitation maladroite des langues anciennes; et Amyot n'avait pu rendre que par une heureuse naïveté la précision énergique et l'élégance audacieuse de Plutarque. Il nous est donc permis de dire avec Voltaire ce n'est pas le langage de Montaigne, c'est son imagination qu'il faut regretter. Je ne dissimulerai pas cependant que ces expressions d'un autre siècle, ces formes antiques et, pour ainsi dire, ce premier débrouiDement d'une langue, aujourd'hui perfectionnée peut-être jusqu'au point d'être affaiblie, présentent un intérêt de curiosité qui peut inviter à la lecture. Mais l'emploi si naturel, les alliances si hardies, les effets si pittoresques de ces termes surannés ces coupes savantes, ces mots pleins d'idées, ces phrases où, par la force du sens, l'auteur a trouvé l'expression qui ne peut vieillir, et deviné la langue de nos jours, voilà ce que l'on admire dans Montaigne, voilà ce qu'il n'a pas reçu de son idiome encore rude et grossier, mais ce qu'il lui a donné par son génie.
L'imagination est la qualité dominante du style de Montaigne. Cet homme n'a point dc supérieur dans l'art de peindre par la parole. Ce qu'il pense, il le voit; et par la vivacité de ses expressions, il le fait briller à tous les yeux. Telle était la prompte sensibilité de ses organes, et l'activité de son âme. 11 rendait les impressions aussi fortement qu'il les recevait.
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Le philosophe Malebranche, tout ennemi qu'il était de l'imagination, admire celle de Montaigne, et l'admire trop peut-être; il veut qu'elle fasse seule le mérite des Essais, et qu'elle y domine au préjudice de la raison. Nous n'accepterons pas un pareil éloge. Montaigne se sert de l'imagination pour produire au dehors ses sentiments tels qu'ils sont empreints dans son âme. Sa chaleur vient de sa conviction; et ses paroles animées sont nécessaires pour conserver toute sa pensée, et pour exprimer tous les mouvements de son esprit. Quand je vois ces braves formes de s'expliquer si visves et si profondes, je ne dis pas que c'est bien ~e je dis que c'est bien penser Il est vrai que, lorsqu'il s'agit simplement de décrire et de montrer les objets, l'imagination n'a pas besoin du raisonnement; mais elle est toujours dans la dépendance du goût qui lui défend d'outrer la nature, et souvent ne lui permet pas de la peindre tout entière. Dirons-nous que, dans cette partie de l'art d'écrire, l'auteur des Essais soit toujours irréprochable? Non, sans doute; et l'on peut, dans quelques traits échappés à son pinceau trop libre et trop hardi, découvrir quelquefois la marque d'un siècle grossier, dont la barbarie perce jusque dans la sagesse du grand homme qui devait le réformer. Mais que de beautés inimitables couvrent et font disparaître ce petit nombre de fautes! Quelle abondance d'images! quelle vivacité de couleurs! quel cachet d'originalité! Combien l'expression est toujours à lui, lors même qu'il emprunte l'idée Les abeilles pillottent de çà et de là les fleurs; mais elles en /bm< Npn~ m!'<~ ~M! es< <oM< ~My ce M'es< ~M~ <Aym m! font après le miel qui Montaigne. ce n'est plus que ni marjolaine. Voilà tout Montaigne. C'est ainsi que les pensées et les images des auteurs anciens, fondues sans cesse dans ses écrits, sans perdre rien de leur force et de Montaigne.
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leur élévation, y prennent un caractère qui n'appartient qu'à sa plume.
Montaigne, si je puis m'exprimer ainsi, décrit la pensée comme il décrit les objets, par des détails animés qui la rendent sensible aux yeux. Son style est une allégorie toujours vraie, où toutes les abstractions de l'esprit revêtent une forme matérielle, prennent un corps, un visage, et se laissent, en quelque sorte, toucher et manier. S'il veut nous donner une idée de la vertu, il la placera dans une plaine fertile et fleurissnnte, où, qui en sait l'adresse, peut arriver par e~eMrM.MM<e, OM, ~Mt eM M~ ~'ad/'M~e, et peM< Nrrtt'cr p«r Je< roM~e.! </azoH)teM, OM~rayeM~M e< <~oM.ï'~eM~Y<M<M. Il prolongera cette peinture avec la plus étonnante facilité d'expression; et quand il l'aura terminée, pour en augmenter l'effet par le contraste, il nous montrera dans le lointain la chimérique vertu des philosophes sur un rocher à l'écart, parmi des ronces, /ayt~s?Me à e/N!?/er les gens.
Je céderais au plaisir facile de citer beaucoup un écrivain, qu'on aimera toujours mieux entendre que son panégyriste mais à quels traits dois-je m'arrêter de préférence, dans un ouvrage ou tous les chapitres présentent des beautés diversement originales? C'est la manière de Montaigne qu'il faudrait citer. Je choisis une phrase énergique, ou spirituelle, ou gracieuse. Je lis encore, et je rencontre bientôt une nouvelle surprise non moins piquante que la première. Rien n'est semblable, et l'impression n'est pas moins vive. En effet, l'auteur des Essais, dans un travail libre et sans suite, n'écrivant que lorsqu'il se sent animé par sa pensée, son expression ne peut jamais faiblir; et dès qu'il conçoit une idée, son style se prête à toutes les métamorphoses, pour la rendre plus heureusement. Ainsi, toujours renvoyé d'une page à l'autre, incertain où fixer mon admiration, chaque fois que j'ouvre le livre je découvre quelque chose de plus dans l'auteur, et
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je désespère de pouvoir jamais saisir ni peindre un écrivain qui, non moins varié que fécond, se renouvelle même en se répétant. Cependant ces différences sans nombre peuvent être ramenées à un principe, l'imitation des grands écrivains de l'ancienne Rome; et je ne crains pas d'assurer que l'on retrouverait, dans le génie commun de leur langue et dans l'usage divers qu'ils en ont fait, tous les secrets de l'idiome de Montaigne. On sait avec quelle constance il avait étudié ces grands génies, combien il avait vécu dans leur commerce et dans leur intimité. Doit-on s~étonner que son ouvrage porte, pour ainsi dire, leur marque, et paraisse, du moins pour le style, écrit sous leur dictée? Souvent il change, modifie, corrige leurs idées. Son esprit, impatient du joug, avait besoin de penser par lui-même; mais il conserve les richesses de leur langage et les grâces de leur diction. L'heureux instinct qui le guidait lui faisait sentir que, pour donner à ses écrits le caractère de durée qui manquait à sa langue, trop imparfaite pour être déjà fixée, il fallait y transporter, y naturaliser en quelque sorte les beautés d'une autre langue, qui, par sa perfection, fût assurée d'être immortelle ou plutôt, l'habitude d'étudier les chefs-d'œuvre de la langue latine le conduisait à les imiter. Il en prenait à son insu toutes les formes, et se faisait Romain sans le vouloir. Quelquefois, réglant sa marche irrégulière, il semble imiter Cicéron même sa phrase se développe lentement, et se remplit de mots choisis qui se fortifient et se soutiennent l'un l'autre dans un enchaînement harmonieux. Plus souvent, comme Tacite, il gM/oMce profondément la signification des mots, met une idée neuve sous un terme familier, et, dans une diction fortement travaillée, laisse quelque chose d'inculte et de sauvage. Il a le trait énerExpression de Montagne.
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gique, tes sons heurtés, les tournures vives et hasardées de Salluste; l'expression rapide et profonde, la force et l'éclat de Pline l'ancien. Souvent aussi, donnant à sa prose toutes les richesses de la poésie, il s'épanche, il s'abandonne avec l'inépuisable facilité d'Ovide, ou respire la verve et l'âpreté de Lucrèce. Voilà les diverses couleurs qu'il emprunte de toutes parts, pour tracer des tableaux qui ne sont qu'à lui.
Souvent on se forme une idée générale sur la manière d'un écrivain, d'après une qualité particulière qui se fait remarquer dans son style. On cite toujours le naturel et la bonhomie de Montaigne, et sans doute, l'auteur des Essais se montrait bonhomme, lorsqu'il parlait de lui, et qu'il nous disait quel vin il aimait le mieux. Il se servait d'un parler simple et naïf, tel sur le papier qu'àlabouche 1 mais il ne se servait pas moins naturellement du langage le plus fort, le plus précis, et quelquefois même le plus magnifique, lorsqu'il était emporté par le souvenir d'un grand sentiment, d'une action noble et généreuse. N'est-ce pas dans Montaigne que je trouve la peinture de l'homme de cœur qui tombe obstiné en son courage; qui, pour quelque danger de la mort voisine, ne relasche aucun point de son asseurance; qui regarde encore, en rendant l'cime, son ennemi d'une vue ferme et dédaigneuse est battu, non pas de noMs, mais de la fortune; est tue, sans être vaincu?
Et cette phrase aurait-elle paru faible à Démosthéne ? y Il y a des pertes triomphantes à l'envi des victoires et ces quatre Victoires, sœM~ de Salaniine, de Platée, de Mycale, de Sicile, n'osèrent opposer toute leur gloire ensemble (t la gloire de la déconfiture du roi Léonidas et des siens au pas des Thermopyles.
Expression de Montaigne.
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Quelquefois chez Montaigne cette ~randeu~est portée trop loin, et se rapproche un peu de la grandeur souvent outrée de Sénèque et de Lucain. Il aimait ces deux auteurs. Il ne haïssait pas les images hardies jusqu'à l'exagération, les expressions éblouissantes, les coups de pinceau plus énergiques que réguliers. On doit le pardonner à l'extrême vivacité de son imagination. Malgré ce penchant naturel dans ses jugements littéraires, il donne toujours la préférence aux auteurs de l'antiquité qui ont réuni la pureté du goût à l'éclat du talent; Virgile est pour lui le premier des poëtes; et si la philosophie de Cicéron lui paraît trop chargée de longueries d'a~r~, il trouve son éloquence incomparable. Quand il emprunte quelque idée brillante à Lucain ou à Sénèque, jamais il ne l'aflaiblit; mais il sait presque toujours la rendre plus naturelle. Le bon sens tempérait en lui l'imagination, et retenait sa pensée dans de justes bornes, lors même que ses paroles trop vives et trop impétueuses s'élançaient avec une sorte d'irrégularité.
Ce bon sens qui dirige tous ses raisonnements, qui se fait remarquer au milieu de ses saillies, et ne l'abandonne pas même dans ses caprices et dans ses écarts, devait lui présenter en foule ces pensées heureuses et précises, que l'on aime à retenir parce qu'elles trouvent sans cesse leur application, et que l'on peut appeler les proverbes des sages. Dans ce genre, j'oserai dire qu'il a donné les plus heureux modèles d'un style dont La Rochefoucauld passe ordinairement pour le premier inventeur. Nulle part vous ne trouverez un plus grand nombre de sentences d'une brièveté énergique, où les mots suffisent à peine à l'idée qui se montre d'elle-même. Je n'essaierai pas de multiplier les citations. On y verrait avec étonnement cette diction si riche en termes pittoresques, si chargés de circonlocutions ingénieuses, d'expressions redoublées, d'épi-
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thètes accumutées~si féconde en développements oratoires et poétiques, se resserrer tout à coup dans les bornes du plus rigoureux laconisme, et ne plus employer les paroles que pour le besoin de l'intelligence. Cet art d'être court, sans ôter rien à la justesse et à la clarté, semble une des perfections du langage humain c'est au moins un des avantages que les langues obtiennent avec le plus de peine et le plus tard, après avoir été longtemps travaillées en tous sens par d'habiles écrivains.
Il est encore un autre mérite qui semblerait au premier coup d'œit tenir à l'écrivain beaucoup plus qu'à l'idiome, et qui cependant ne se montre guère que dans les langues épurées et polies, dont il devient en quelque sorte le dernier raffinement; c'est l'esprit. Quel sens faut-il attacher a ce mot, ou plutôt en combien de sens divers est-il permis de t'entendre? Qu'est-ce que l'esprit? Voltaire luimême, après en avoir prodigué les exemples, désespère de le définir et d'en indiquer toutes tes formes. Toutefois, il est permis d'avancer que l'esprit, quel qu'il soit, se réduisant presque toujours à une manière de parler délicate, fine, détournée, se produit avec plus d'avantage à mesure que les ressources d'une langue sont plus variées et mieux connues. Au commencement du siècle de Louis XIV, quelques hommes écrivaient avec génie; le reste ne couvrait le manque de génie par aucun agrément; et la sentence de Boileau se trouvait de la plus rigoureuse exactitude Il n'est pas de degré du médiocre au pire.
Dans le siècle suivant, la littérature se rendit plus accessible il fut permis d'être médiocre, sans être méprisable; et la faiblesse ornée avec art put mériter quelque estimeCeux qui ne pouvaient atteindre aux grandes beautés composèrent ingénieusement de petites choses. Ceux qui
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ne trouvaient point de pensées neuves cherchèrent dos expressions henreuses. A défaut de vastes conceptions, il fallut perfectionner les détails. On mit de l'esprit dans le style les écrivains du second ordre en firent leur principal ornement; et les grands écrivains n'en dédaignèrent pas l'usage. Champfort ne brille que par l'esprit qu'il montre dans son style; Montesquieu en laisse beaucoup apercevoir dans le sien.
Mais ce mérite qui, bien éloigné d'être le premier de tous, exige du moins beaucoup d'art et d'étude, il est assez extraordinaire de le trouver au plus haut degré dans Montaigne, placé à une époque presque barbare, et maniant une langue dépourvue de grâce et de souplesse. Comment cet écrivain si naturel et si négligé connaît-il déjà tout le jeu des paroles, ces nuances fines et subtiles, ces rapprochements délicats, ces oppositions piquantes, ces artifices de l'art d'écrire, et, pour ainsi dire, ces ruses de style, auxquelles on a recours lorsque le siècle de l'invention est passé? En les employant quelquefois avec la délicatesse de Fontenelle, ou la malice de Duclos, il ne perd jamais la naïveté qui forme le trait le plus marqué de son caractère et de son talent; et, par un mélange difficile à concevoir, mais très-réel, on trouve souvent en lui la simplicité de l'antique bonne foi et la finesse de l'esprit moderne. Pour expliquer ce problème d'un auteur qui réunit dans sa manière d'écrire celles de plusieurs siècles, il suffit de se souvenir qu'il avait devant les yeux les divers âges de la littérature latine, et les étudiait indifféremment il a dû nous deviner plus d'une fois, en imitant Pline le jeune. Dos phrases vives et coupées, des bons mots, des traits, des épigrammes, convenaient d'ailleurs très-bien dans un style décousu, qui, comme le dit l'auteur lui-même, ne va que par sauts et par gambades. Le désordre est souvent pénible il faut du moins qu'il y ait
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quelque chose d'amusant. Montaigne abuse beaucoup de son lecteur. Ces chapitres qui parlent de tout, excepté de ce que promettait le titre, ces digressions qui s'embarrassent l'une dans l'autre, ces longues parenthèses qui donnent le temps d'oublier l'idée principale, ces exemples qui viennent à la suite des raisonnements et ne s'y rapportent pas, ces idées qui n'ont d'autre liaison que le voisinage des mots, enfin cette manie continuelle de dérouter l'attention du lecteur, pourrait fatiguer; et l'on serait quelquefois tenté de ne plus suivre un écrivain qui ne veut jamais avoir de marche assurée; un trait inattendu nous ramène, un mot plaisant nous pique, nous réveille. Le sujet nous a souvent échappé; mais nous retrouvons toujours l'auteur, et c'est lui que nous aimons.
Je n'ignore pas que c'est un grand ridicule de vouloir attribuer tous les genres de mérite à l'homme dont on fait l'éloge; et je ne m'arrêterais pas sur l'éloquence de Montaigne, dont la réputation peut se passer d'un nouveau titre, si j'avais été moins frappé de quelques morceaux des Essais, où ce grand talent de l'éloquence semble se trahir, à l'insu de l'auteur, par l'audace et la vivacité des mouvements.
Et comment, en effet, la discussion d'une vérité morale intéressante pour l'humanité, le besoin de combattre une erreur honteuse, un préjugé funeste, ne pourraient-ils échauffer l'âme de l'écrivain, l'agrandir, lui communiquer cette force persuasive qui commande aux esprits, et du philosophe éclairé faire un orateur éloquent? Le zèle de la vertu ne serait-il pas aussi puissant que les passions? C'est ainsi que Montaigne me paraît s'élever au-dessus de luimême, lorsqu'il nous exhorte à fortifier notre âme contre la crainte de la mort. Son style devient noble, grave, austère à l'imitation de Lucrèce, il fait paraître la Nature adressant la parole à l'homme; mais le langage qu'il met
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dans sa bouche n'appartient qu'à lui. -Sor~, dit-elle, de ce monde, comme vous y êtes entré; le même passage que vous avez fait de la mort à la vie, sans passion e< sans frayeur, re/s: la vie à la mort. Votre mort est une des pièces de l'ordre de l'univers, une pièce de la vie du monde. Cette élévation se soutient dans tout le discours de la Nature. Il s'y mêle quelques-unes de ces pensées profondes qui forcent l'âme à se replier sur elle-même. Si vous n'aviez la mort, vous me maudiriez sans cesse de vous en avoir privé.
Une pareille éloquence semble appartenir à cette philosophie austère qui ne ménage point l'homme, et le poursuit sans cesse avec l'image de la dure vérité. Ce ton ne peut être habituel chez Montaigne. Il devait porter son caractère dans ses écrits; et ce caractère, qu'il a pris tant de plaisir à nous dépeindre, se compose de faiblesse pour tui-même et d'indulgence pour les autres. Il nous excuse trop aisément, pour nous reprocher avec amertume nos fautes et nos erreurs; et il s'aime trop lui-même, pour s'irriter contre les siennes. M s'aime trop lui-même je n'ai pas craint de faire cet aveu on ne peut en abuser. L'ami de la Boétie ne sera jamais exposé à l'accusation d'égoïsme. Non; l'égoismc, ce sentiment stérile, cette passion avilissante, n'a jamais trouvé place là où régnait la pure amitié. Il n'est pas épuisé par l'habitude de s'aimer seul, ce cœur qui conserve une si grande force d'aimer, et l'épanche avec une intarissable abondance sur l'ami qu'il s'est choisi. 0 la Boétie! que votre nom toujours répété serve à la gloire de votre ami que toujours on pense avec délices à cette union de deux âmes vertueuses qui, s'étant une fois rencontrées, se mêlent, se confondent pour toujours Mais la mort vient briser des liens si forts et si doux le plus à plaindre des deux, celui qui survit, demeure frappé d'une incurable blessure il ne fait plus que <ra~~ languissant
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il n'a plus de goût aux plaisirs. Ils me redoublent, dit-il, le regret de sa perte. Nous e'~tOK.'i à moitié de tout << me semble que je lui dérobe sa part. Deuil sacré de l'amitié, sainte et inviolable fidélité, qui n'a plus pour objet qu'un souvenir! Quelle est l'âme détacl)éc d'elle-même qui se plaît à prolonger son affliction pour honorer la mémoire de l'ami qu'elle a perdu? C'est celle de Montaigne; c'est Montaigne qui se fait une religion de sa douleur, et craint d'être troublé dans ses regrets par un bonheur oit son ami ne peut plus être. On aime à rencontrer dans t'ctoge d'un homme supérieur ces marques d'un caractère sensible et tendre. Elles nous donnent le droit de chérir celui que nous admirons; mais que dis-je' ces deux sentiments, l'admiration et t'amour, se confondent tellement an nom de Montaigne, que l'un disparaît presque dans l'autre. Son idée ne réveille pas en nos âmes ce respect mêlé d'enthousiasme que nous inspirent les génies illustres qui ont fait la gloire des lettres. La distance nous parait moins grande entre nous et lui. Nous sentons qu'il y a dans ses principes, dans sa conduite, quelque chose qui le rapproche de nous. Nous l'aimons comme un ami plein de candeur et de simplicité que nous serions tentés de croire notre égal, si la supériorité de sa raison et la vivacité de son esprit ne se décelaient à chaque instant par des traits ingénieux et soudains, que toute sa bonhomie ne peut cacher à nos yeux.
Sa vie nous offre peu d'événements; elle ne fut point agitée c'est le développement paisible d'un caractère aussi noble que droit. La tendresse filiale, l'amitié, occupèrent ses plus belles années. Il voyagea, n'étant déjà plus jeune, et n'ayant plus besoin d'expérience; mais son âme, nourrie si longtemps des souvenirs du génie antique, retrouva de l'enthousiasme à la vue des ruines de Rome. Malgré son éloignement pour les honneurs et
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les emplois, élu par le suffrage volontaire de ses concitoyens, il avait rempli deux fois les fonctions de premier magistrat dans la ville de Bordeaux. Il croit que son administration n'était pas assez sévère je le crois aussi. Sans doute il était plus fait pour étudier les hommes que pour les gouverner. C'était l'objet où se portait naturellement son esprit. Il s'en occupa toujours dans le calme de la solitude et dans les loisirs de la vie privée. Les fureurs de la guerre civile troublèrent quelquefois son repos et sa modération, comme il arrive toujours, ne put lui servir de sauvegarde. Cependant ces orages mêmes ne détruisirent pas son bonheur.
C'est ainsi qu'il coula ses jours dans le sein des occupations qu'il aimait, libre et tranquille, élevé par sa raison au-dessus de tous les chagrins qui ne venaient point du cœur, attendant la mort sans la craindre, et voulant qu'elle le trouvât occupé à bècher son jardin, et nonchalant d'elle. Les ~.MaM, ce monument impérissable de la plus saine raison et du plus heureux génie, ne furent pour Montaigne qu'un amusement facile, un jeu de son esprit et de sa plume. Heureux l'écrivain qui, rassemblant ses idées comme au hasard, et s'entretenant avec lui-même, sans songer à la postérité, se fait cependant écouter d'elle On lira toujours avec plaisir ce qu'il a produit sans effort.Toutes les inspirations de sa pensée, fixées à jamais par le style, passeront aux siècles à venir. Quel fut son secret? il s'est mis tout entier dans ses ouvrages. II jouira donc mieux que personne de cette immortalité que donnent les lettres, puisqu'en lui seul l'homme ne sera jamais séparé de l'écrivain, et que son caractère ne sera pas moins immortel que son talent.
Montaigne, te croyais-tu destiné à tant de gloire, et n'en serais-tu pas étonné ? Tu ne parlais que de toi, tu ne voulais peindre que toi; cependant tu fus notre his-
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torien. Tu retraças, non les formes incertaines et passagères de la société, mais l'homme tel qu'il est toujours et partout. Tes peintures ne sont pas vieillies après trois siècles et ces copies, si fidèles et si vives, toujours en présence de l'original qui n'a pas changé, conservant toute leur vérité, n'ont rien perdu de leur éclat, et paraissent même embellies par l'épreuve du temps. Ta naïve indulgence, ta franchise et ta bonhomie ont cessé depuis longtemps d'être en usage elles ne cesseront jamais de plaire; et tout le raffinement d'un siècle civilisé ne servira qu'à les rendre plus curieuses et plus piquantes. Tes remarques sur le cœur humain pénètrent trop avant pour devenir jamais inutiles. Malgré tant de nouvelles recherches et de nouveaux écrits, elles seront toujours aussi neuves que profondes. Pardonne-moi d'avoir essayé l'analyse de ton génie, sans autre titre que d'aimer tes ouvrages. Ah la jeunesse n'est pas faite pour apprécier dignement les leçons de l'expérience, et n'a pas le droit de parler du cœur humain qu'elle ne connaît pas. J'ai senti cet obstacle plus d'une fois j'ai voulu briser ma plume, me défiant de mes idées, et craignant de ne pas assez entendre les choses que je prétendais louer. La supériorité de ta raison m'effrayait, ô Montaigne Je désespérais de pouvoir atteindre si haut. Ta simplicité, ton aimable naturel m'ont rendu la confiance et le courage j'ai pensé que toi-même, si tu pouvais supporter un panégyrique, tu ne te plaindrais pas d'y trouver plus de bonne foi que d'éloquence plus de candeur que de talent.
Ce discours a été couronné en 81 par l'Académie française (alors classe de la Langue et de la Littérature française, dans l'Institut).
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DISCOURS
SUR LES AVANTAGES ET LES tNCONVÉNIENTS DE LA CRITIQUE
Lu excédent critique serait UB artiste qui
aurait beaucoup de science et de goût, sans
préjugés et sacs envie.
Vet/MIM.
L'éloge d'un orateur ou d'un poëte l'étude attrayante de ses ouvrages, l'enthousiasme facile qu'inspire son génie, le sentiment continuel d'une admiration toujours profitable à celui qui l'éprouve, voilà sans doute pour tes jeunes élèves de l'art d'écrire une tâche plus heureuse, que ne paraît l'être l'examen d'un droit littéraire, peu connu, mal respecté, dont les abus fréquents amusent t'indifïêrence, et n'irritent que ceux qu'ils menacent: II est si doux de célébrer une gloire qu'on admire et qu'on aime Il est si pénible de parler souvent d'injustice et d'envie Cependant ces idées plus tristes sont à jamais inséparables des souvenirs brillants de gloire et de génie, que nous aimons à retracer. L'envie occupe toujours une place dans l'histoire des écrivains célèbres et l'on ne peut admirer leurs chefs-d'œuvre, sans se souvenir de
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leurs détracteurs. Mais une censure impartiale triomphe des critiques passionnées elle distingue et place les hommes; elle détruit l'imposture des réputations; elle épargne au talent supérieur ces concurrences inégales et ces rivalités factices auxquelles on voudrait toujours le rabaisser; elle répand, elle autorise les leçons du goût; elle prépare des instructions aux successeurs des grands modèles. Ainsi, la critique, dans ses abus ou dans ses avantages, touche de si près a la littérature, qu'elle se confond avec elle; et, lorsqu'on essaie d'en fixer le caractère, d'en rappeler les devoirs, au milieu de cette enceinte, où retentit tant de fois l'éloge des grands écrivains, ne semble-t-i) pas que, par une succession naturelle, on discute la commune des lettres, après avoir célébré les talents divers dont elles ont reçu leur plus belle gloire? Dans ce difficile examen, la bienséance et l'éloignement de toute passion m'interdisent cette amère vivacité qui donne des ennemis et des lecteurs; mais, si je suis modéré jusqu'à la froideur, peut-être j'en aurai plus souvent raison; et c'est un avantage qu'il ne faut pas trop négliger.
Si l'on remontait à l'origine de la critique, peut-être s'étonnerait on que quelques hommes se substituent d'eux-mêmes au public, décident en sa place et en son nom, et raisonnent avec autorité sur les impressions que doit éprouver l'esprit d'autrui mais, comme cette usurpation est ancienne, supposons qu'elle est devenue légitime. Souvent la critique attaque l'homme de talent et vante les mauvais écrivains; souvent, par ses censures ou par ses éloges, elle trompe le goût publie qu'elle devrait avertir; mais une vérité consolante qu'il faut rappeler avant tout, c'est la puissance d'un bon livre, puissance a laquelle on ne peut comparer qu'une seule chose, l'incurable faiblesse d'un mauvais livre; puisqu'il est égale-
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ment impossible ou d'anéantir l'un, ou de faire durer l'autre.
Le nom de critique est un terme d'une vaste étendue, qui renferme des idées très-éloignées l'une de l'autre. Aristote et Zoïle, Féneton et Scudéry, Voltaire et Desfontairies sont des critiques. !l est naturel en effet, que la médiocrité envieuse ait cherché de tout temps à médire des talents et des arts; et que le génie impartial ait senti le besoin de les juger. Ainsi, le plus hardi penseur de l'antiquité, le plus ancien peintre de la nature, Aristote, traça les principes de l'éloquence, censura les fautes des poëtes, et marqua les limites de la raison et du goût, comme il avait fixé les principes et les lois des sociétés. Le consul romain qui ne connaissait, après la gloire du patriotisme, que celle de t'étoqnence et des lettres, écrivit sur les secrets de cet art dont il était le modèle instruisit ses contemporains, et jugea ses rivaux qu'il avait effacés'.
Ces hommes élèvent la critique au niveau de leurs pensées ils font disparaître toutes les différences qui séparent l'art de juger du talent de produire, ou plutôt, par la force involontaire de leur génie, ils portent une espèce de création dans l'examen des beaux-arts ils ont l'air d'inventer ce qu'ils observent. Quintilien s'est approché de ces grands maîtres. A leur exemple il éclaire par la philosophie les principes de l'art oratoire son goût le fait juge des écrivains supérieurs, son style le fait leur rival. Quintilien et Longin semblent animés de cettf émulation leurs éloges sont des luttes contre ceux qu'ib admirent; et leur propre éloquence un hommage de plus pour les grands hommes, qu'ils ne peuvent célébrer 0;'o<or. De oratore.
claris or<t<f~ts.
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qu'en les égalant. Nous ne devons pas perdre de vue cette grande et noble critique; mais elle n'est pas l'objet véritable de ce discours. Il s'agit surtout d'apprécier cette critique inférieure et détaillée qui mêle quelques avantages à beaucoup d'abus, telle enfin que la justice ou la malignité contemporaine l'exerça toujours sur les productions du talent littéraire.
L'imprimerie, cette heureuse découverte des siècles modernes, qui rendit la pensée populaire, et multiplia l'instruction et la sottise, rendit aussi la critique plus indispensable et plus fréquente. D'abord, il devint si aisé de répandre un libelle, que les hommes mécontents et jaloux ne se refusaient plus le plaisir de le composer. Après un siècle écoulé dans l'accroissement prodigieux des livres nouveaux, on eut besoin de choisir et d'équitables censures pouvaient éclairer sur le choix malheureusement les bons ouvrages étaient presque toujours les seuls contre lesquels la critique voulait prémunir les lecteurs. Pendant vingt années on écrivit en Italie pour démontrer que la Jérusalem était un mauvais poëme. Le Tasse vivait. Depuis, la critique n'a plus travaillé que pour le mettre avant ou après l'Arioste. En Espagne les critiques contemporains ont méprisé Cervantes; les critiques modernes l'ont placé tout près de Virgile et d'Homère.
En général, la critique a deux caractères bien différents, selon qu'elle s'exerce sur les vivants ou sur les morts. Son adresse ou son triomphe consistent à savoir blâmer les uns, à savoir louer les autres, à contester les réputations contemporaines, à légitimer les anciennes renommées. Ici le plus spirituellement injuste est aussi le plus habile; là au contraire lc plus adroit panégyriste semble toujours le meilleur critique; l'un désire des fautes, l'autre des beautés; et quelquefois chacun de
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son côté suppose et voit ce qu'il désire. Le public approuve également ces deux méthodes. En effet, c'est un double avantage de se voir autorisé dans ses vieilles admirations, et dispensé d'en adopter de nouvelles. Le sacrifice une fois fait, le consentement une fois donné, on y tient par amour-propre; et par amour-propre aussi, on n'aime pas à recommencer en faveur d'un autre. Je sais bien que cette répugnance n'est que trop justifiée; c'est même un hommage que l'on doit au talent, de ne pas y croire facilement, et de se défier des premières promesses mais à la défiance doit succéder la justice. Quelquefois, il est vrai, cette justice est hors de la portée des critiques. H est une supposition qui ne peut se présenter que dans les commencements d'une grande époque littéraire, celle d'un ouvrage où le génie de l'auteur va plus loin que les lumières de la critique, où il a plus fait qu'elle ne peut juger. En effet, la critique éclairée ne saurait exister que longtemps après les bons ouvrages, qui l'instruisent et la forment elle-même. A l'époque où le premier chef-d'œuvre paraît, elle n'est pas encore préparée ses erreurs viennent de l'ignorance autant que de la passion; mais lorsque les grands écrivains, une fois établis par la force du temps et de la vérité, ont instruit la critique, alors elle puise dans l'étude et l'admiration de ces premiers modèles un art plus réfléchi d'apprécier leurs successeurs. De là cette longue opposition à la renommée de Voltaire; les rigoureuses censures qui accueillirent tous ses ouvrages, et cet éternel procès de sa réputation, qui, jugé depuis longtemps, n'est pas encore fini.
Les sentiments de l'Académie sur le Cid sont le modèle naissant de la saine critique. Il est surtout honorable que des gens de lettres défendent l'écrivain qui les doit effacer, contre le ministre tout-puissant qui les favorise.
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Cependant cet examen trop vanté ne fait-il pas soupçonner qu'à cette époque le goût de l'Académie était encore plus imparfait que le génie de Corneille? Cette critique est impartiale et sincère; mais Corneille avait besoin de former son siècle, avant d'y trouver des juges. Le siècle de Louis XIV vit éclore beaucoup de libelles. Il y avait tant de grands hommes! Boileau parut, et sans long examen, avec de bonnes plaisanteries et de bons vers, il décrédita les mauvais écrivains, qui presque tous se vengèrent en se faisant mauvais critiques. Boileau fut le réformateur de son siècle; il appuya sa doctrine de ses exemples; voilà ce qui fit sa puissance. Son style était encore plus redoutable que ses épigrammes. Il écrasait doublement les poètes médiocres il n'avait pas besoin de compter leurs fautes; il écrivait ses vers. Cependant cette critique impartiale et raisonnée, qui détaille les défauts et rend justice aux beautés, n'était pas encore née. Bayle l'exerça sur l'érudition bien plus que sur le goût, sans amertume et sans passion, avec un esprit supérieur et modéré. Du reste, les hommes de génie n'avaient que le temps d'imaginer et de produire et les talents secondaires, dans le premier étonnement où les jetaient tant de créations nouvelles, savaient à peine les admirer, quand ils ne les enviaient pas. C'est depuis le siècle de Louis XIV que la critique a dû naître, pour ainsi dire, du développement de toutes les autres facultés littéraires comme nous voyons, dans l'étude de la nature, les progrès des différentes sciences en produire quelquefois une nouvelle, qui doit son existence à la perfection des autres. Lorsque la critique est devenue nécessairement un genre de littérature, souvent ceux qui l'exerçaient n'ont pas respecté dans les autres un titre qu'ils portaient euxmêmes. lis semblaient oublier que la justice et la vérité sont la loi commune de tout écrivain, et que celui qui
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écrit sur les livres des autres, au lieu d'en faire lui-même, n'est pas un ennemi naturel des gens de lettres, mais un homme de lettres moins entreprenant ou plus modeste. Cette injuste amertume, cette inimitié sans motif est la cause des plus grands abus de la censure littéraire. Que le critique commence par aimer d'un amour sincère l'étude des beaux-arts que son âme en ressente avec délices les nobles impressions qu'il entre dans l'empire des lettres, non pas comme un proscrit qui veut venger sa honte, mais comme un rival légitime qui mesure sur son talent l'objet de son ambition, et qui veut obtenir une gloire, en jugeant bien celle des autres alors il sera juste; et sa justice accroitra ses lumières. Il sera le vengeur et le panégyriste des écrivains distingues. Il sentira vivement leurs fautes; il en souffrira. Mais, tandis qu'il les blâme avec une austère franchise, son estime éclate dans ses reproches, toujours adoucis par ce respect que le talent inspire à tous ceux qui sont dignes d'en avoir. H se croira chargé des intérêts de tout bon ouvrage qui parait sans la recommandation d'un nom déjà célèbre; à travers les fautes, il suivra curieusement la trace du talent; et, lorsque le talent n'est encore qu'à demi développé, il louera l'espérance. Quelquefois l'enthousiasme même des lettres peut lui inspirer une sorte d'impatience et de dépit à la lecture d'un ennuyeux et ridicule ouvrage; mais l'habitude corrigera bientôt l'amertume de son zèle; il s'apercevra qu'il est inutile d'épuiser tous les traits du sarcasme et de l'insulte contre un pauvre auteur, dont les exemples n'ont pas le droit d'être dangereux.
Un sage l'a dit Il faut avoir de l'dme pour avoir du yo~< Ainsi, l'impartialité, l'amour des lettres pour VauvenarguM.
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elles-mêmes, le désir des succès d'autrui, ce mélange de principes équitables et de sentiments nobles doublera le mérite du critique, et rendra son goût plus lumineux et plus pur. A force d'abuser de sa conscience, on parvient à se fausser l'esprit. Une erreur souvent répétée pénètre insensiblement dans la pensée de son auteur, à la suite de tous les vains sophismes dont il la fortifiait sans la croire lui-même. C'est la punition d'un critique de mauvaise foi; il finit par perdre le bon sens. Cette instabilité d'une opinion sans pudeur ne sait plus où s'arrêter. Tout est variable et faible, quand il n'y a pas d'appui dans le cœur. Tel un juge corrompu se livrant à une indifférence universelle, pour ac donner plus de liberté, laisserait à dessein chaque jour s'émousser en lui l'intelligence du bien et du mal, et jetterait au hasard ses décisions tantôt capricieuses, et tantôt mercenaires. Non, tout ce qu'il y a de pur, de noble et d'élevé dans le plus sublime des beaux-arts, n'est pas fait pour être senti par une âme rampante et avilie; elle n'entend pas ce langage; elle trouve dans sa propre bassesse une incrédulité toute prête contre les sentiments généreux. Les lumières de la science et de l'esprit ne peuvent la conduire jusque-là. Son goût est imparfait; il lui manque le sens moral; et, si le goût n'est que la sensation vive et réfléchie de la beauté, le pouvoir de saisir, dans les objets et dans les passions, les nuances les plus délicates de la vérité et de la convenance; s'il doit juger de tous les rapports du cœur humain si, comme le génie même, il doit avoir ses illusions, ses enthousiasmes, ses théories d'un sublime idéal, combien ce sens moral ne devient-il pas pour lui un guide infaillible et nécessaire! Formé à l'école antique, le goût si pur de Fénelon s'embellissait encore de la pureté de son. âme. Je sais qu'il est un goût acquis par l'étude, la lecture et la comparaison et. je ne
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prétends pas en nier l'empire ni le mérite. C'est ce jugement pur et fin, composé de connaissances et de réflexions, que possédera d'abord le critique il a pour fondement l'étude des anciens, qui sont les maîtres éternels de l'art d'écrire, non pas comme anciens, mais comme grands hommes. Cette étude doit être soutenue et variée par la méditation attentive de nos écrivains, et par l'examen des ressemblances de génie, et des didérences de situation, de moeurs, de lumières, qui les rapprochent ou les éloignent de l'antiquité. Voilà le goût classique; qu'il soit sage, sans être timide, exact, sans être borné; qu'il passe à travers les écoles moins pures de quelques nations étrangères, pour se familiariser avec de nouvelles idées, se fortifier dans ses opinions, ou se guérir de ses scrupules; qu'il essaie, pour ainsi dire, ses principes sur une grande diversité d'objets il en connaîtra mieux la justesse; et, corrigé d'une sorte de pusillanimité sauvage, il ne s'effarouchera pas de ce qui paraît nouveau, étrange, inusité; il en approchera, et saura quelquefois l'admirer. Qui connaît la mesure et la borne des hardiesses du talent? Il est des innovations malheureuses, qui ne sont que le désespoir de l'impuissance; il en est qui, dans leur singularité même, portent un caractère de grandeur. Confrontez-les avec le sentiment intime du goût. Le goût n'exige pas une foi intolérante. Vous éprouverez qu'il adopte de lui-même, dans les combinaisons les plus nouvelles, tout ce qui est fort et vrai, et ne re,jette que le faux, qui presque toujours est la ressource et le déguisement, de la faiblesse. Quelques productions irréguliéres et iufcrmcs ont enlevé les suffrages elles ne plaisent point par la violation des principes, mais en dépit de cette violation et c'est au contraire le triomphe de la nature et du goût, que quelques beautés conformes à cet invariable modèle, répandues
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dans un ouvrage bizarrement mélange, suffisent a son succès, et soient plus fortes que l'alliage qui les altère. Le critique éclairé fera cette distinction il s'empressera d'accorder au talent qui s'égare des louanges iiistriietives. Pourquoi montrerait-il une injuste rigueur? C'est an mauvais goût qu'il appartient d'être partial et passionné le bon goût n'est pas une opinion, une secte; c'est le raffinement de la raison cultivée, la perfection du sens naturel. Le bon goût sentira vivement les beautés naïves et sublimes dont Shal<speare étincelle il n'est pas exclusif. Il est comme la vraie grandeur, qui, sûre d'ellemême, s'abandonne, sans se compromettre.
Je sais que cette pureté, et en même temps cette indépendance de goût supposent une supériorité de connaissances et de lumières qui ne peut exister, sans un talent distingué. Mais je crois aussi que la perfection dii goût, dans l'absence du talent, serait une contradiction et une chimère. Tous les arts sont jugés par de prétendus connaisseurs qui ne peuvent les pratiquer. Il en est ainsi souvent de l'art d'écrire; et nulle part l'abus n'est plus ridicule et plus nuisible. Pour être un excellent critique, il faudrait pouvoir être un bon auteur. Dans un esprit faible et impuissant, le bon goût se rapetisse, se rétrécit, devient craintif et superstitieux, et se proportionne a la mesure de l'homme médiocre qui s'en sert aussi timidement pour juger que pour écrire. Le talent seul peut agrandir l'horizon du goût, lui faire prévoir confusément de nouveaux points de vue, et le disposer d'avance a reeonnaitre des beautés qui n'cxtatent pas encore. Comme le ~thnent cle nos propres forces influe toujours sur nos opinions, leoit~ue sans chaleur et sans imagination sentira faiblement des qualités qui lui sont trop étrangères, ~'ayantque du goût, il n'en aura point assez. C'est ainsi qu'en général les écriv::u~ sn~cs et froids, qui, dans leur marche compassée,
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affectent le goût, en manquent souvent; ils évitent les écarts et les fautes; mais, incapables d'un vrai sublime ou d'une noble simplicité, ils ont recours à des agréments froids et recherchés, qui ne valent pas mieux que des fautes, et sont plus contagieux, parce qu'ils sont moins choquants.
N'êtes-vous pas, me dira-t-on, trop libéral envers le critique ? avec l'amour passionné des lettres, qui selon vous renferme plusieurs vertus, vous lui accordez encore la science, le goût, le talent; c'est-à-dire, je les lui demande. Je veux reporter sur les critiques la sévérité qu'ils exercent, et reculer si fort pour eux le point de perfection, que, par frayeur, ils deviennent plus modestes, et qu'ils respectent aussi la difficulté de leur art. CIcéron se plaignait de ne trouver nulle part le parfait orateur; peut-être no trouverait-on pas davantage le parfait critique, même en cherchant parmi les écrivains célèbres. Le sage et élégant Addison fit servir la critique à son plus noble usage, à la gloire du génie; mais il ne présente aucune vue originale dans l'examen du plus extraordinaire de tous les poëmes; il juge Milton par Aristote et le défaut d'invention se fait sentir jusque dans sa manière d'admirer des idées neuves. L'ingénieux La Motte avait le véritable langage, et, pour ainsi dire, les grâces de la critique. Sa censure est aussi polie que sa diction est élégant 3 il ne lui manquait que d'avoir raison. Mais il se trompa d'abord en attaquant les anciens, et plus encore en défendant ses vers. Personne n'a porté plus loin que Voltaire la netteté du style, mesure ordinaire de la justesse des idées. Personne ne fut favorisé d'un instinct plus délicat, et ne naquit avec plus de goût. Sa raison était mûre dès la jeunesse; et son imagination fut toujours vive. Il avait sur la littérature d'autant plus de lumières et d'idées qu'il ne s'en était pas uniquement occupé, et qu'il pouvait y rapporter
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la variété de ses réflexions et de ses études. Mais son caractère ardent et mobile ne lui permit pas de garder l'invariable impartialité du critique. Quelquefois, en censurant de prétendus rivaux, il parait trop se souvenir d'une insultante comparaison; et sa sévérité est une vengeance. Au reste, il est difficile peut-être de lui reprocher les injustices qu'il laisse échapper, en songeant à celles qui tourmentèrent sa vie. suffit d'un succès pour se faire plusieurs ennemis l'homme qui, dans la confiance de ses talents, aspire à l'universalité des succès, ne semble-t-il pas appeler sur lui toutes les haines de l'innombrable médiocrité, que partout il écrase, sans la voir? Voltaire a soutenu cette lutte par l'ascendant du génie qui l'avait fait naître. Ses détracteurs n'ont obtenu qu'une sorte d'immortalité grotesque, qu'il leur a libéralement distribuée dans ses ouvrages. C'est qu'aucun d'eux n'était digne de le juger. Cette tacite pouvait honorer un véritable critique; mais il aurait fallu commencer par des hommages d'équité trop pénibles. il fallait d'abord proclamer Voltaire le conservateur du goût, le représentant de la poésie française dans son siècle, le créateur d'une prose originale, trois titres qu'un autre homme n'a point réunis. Après ce début, la critique devenait instructive et légitime. A cet écrivain d'un goût si pur, si ami du simple et du vrai, malgré tantd'csprit, on pouvait reprocher une censure quelquefois irréfléchie et injuste de l'antiquité classique, et même de cette autre antiquité qui commence avec le siècle de Louis XIV. Voltaire, grand poëte par le style et la passion, poëte de génie, passant avec un égal bonheur des grâces de la poésie légère à l'énergie de la verve théâtrale, n'avait pas porté dans sa riche élégance assez de précision et d'audace. Enfin, cette prose neuve et sans imitateurs, incomparable dans tous les genres où la familiarité est une grâce, quelquefois éloquente, en sortant du badinage, déro-
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geait trop souvent à la dignité de la morale et de l'histoire. Une critique si modérée aurait aujourd'hui des lecteurs; mais la justice ne produit point de scandale et, pour beaucoup de gens, le scandale est un succès. Frëron l'obtint abondamment pourvu d'idées communes, écrivant facilement d'un style médiocre, il imprima deux cents volumes de critique, dont le but principal est Voltaire. Beaucoup d'écrivains aujourd'hui célèbres y sont injuriés par diversion. Ce n'est pas que ce recueil ne renferme un nombre prodigieux d'éloges; il y paraît successivement une foule de grands hommes, dont personne ne connait les ouvrages. Mais il semble qu'une pareille indulgence, loin d'être une compensation de tant d'injustices, est un double affront fait au talent, et par la rigueur absurde des critiques, et par la ridicule prostitution des louanges. Voltaire rencontra d'autres adversaires. Le besoin de leur répondre a grossi la collection de ses œuvres; on peut leur pardonner; c'est un des services que la critique injuste rend au public. Le gazetier ecclésiastique n'a pas arrêté le succès de l'Esprit des Lois; mais il nous a valu le dernier chef-d'œuvre de Montesquieu, son Apologie, modèle dont Voltaire aurait du quelquefois imiter la raillerie bienséante et l'amertume sagement tempérée. Je m'arrête ici de peur d'être injuste je n'ai désigné que des abus nombreux; ne s'y mêle-t-il aucun avantage? Je l'avoue, un homme passionné peut dire la vérité; un plat écrivain peut dénoncer son semblable. Enfin, la critique même la plus chagrine est obligée de choisir un objet d'admiration, ne fût-ce que par malignité; et quelquefois elle place bien sa préférence, pour se couvrir d'un acte de justice. Quel est le détracteur qui, dans l'exagération de ses reproches, ne révèle pas quelque défaut véritable? S'il faut parler des avantages, lorsqu'ils disparaissent sous de nombreux abus, proclamons l'utilité de la critique. Mais
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avouons cependant que dans les belles époques de notre littérature, elle n'exerça aucune grande et salutaire influence quand elle était sage, elle n'était pas piquante; le public le veut ainsi. En général, on n'aime pas à lire une dissertation sur le méritcd'autrui. Les hommes ont quelque peine à croire qu'un homme de leur siècle, un homme fait comme eux, qu'ils voient, qu'ils entendent, ait un talent supérieur; ils s'ennuieraient à la démonstration d'une si fade vérité. On souffre avec plus de patience de voir des prétentions humiliées, des talents contestés, des hommes d'esprit tournés en ridicule, si jamais ils peuvent t'être. Cependant, je voudrais qu'on essayât une critique absolument impartiale, sans complaisance et sans rigueur. A tout prendre, comme cette critique impartiale serait encore assez méchante, peut-être réussirait-elle c'est une expérience à faire.
Il est un préjugé, c'est que la critique même la plus injuste ne nuit point aux lettres. Qu'importe, dira-t-on, les petites blessures de l'amour-propre humilié si l'auteur a du talent, la persécution doit l'animer; nos plus grands écrivains ont subi cette épreuve; ils en ont profité. Boilcau le disait à Racine. Oui, sans doute, et c'était une noble et ingénieuse consolation à présenter au grand homme découragé, que l'espérance de voir son génie s'accroître par les tourments de sa vie. Mais pourquoi fallait-il alors consoler Racine? Les hommes n'ont-ils rien de mieux que le bh'nuc et l'envie pour animer les progrès du talent? Si quelquefois une âme fière et indignée remonte par l'effort même qui devait l'abaisser, combien de fois le ressentiment pénible de l'injustice n'a-t-il pas jeté dans l'inaction et l'oubli des talents faits pour la gloire Racine lui-même, las de combattre la haine et de peur de l'augmenter encore, n'a-t-il pas arrêté le cours de ses chefs-d'œuvre dans la force de l'imagination et de l'âge, exerçant ainsi, par le
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silence de son génie, la seule vengeance que le grand homme peut tirer de ses injustes contemporains? L'inspiration des succès, voilà ce qui réellement anime le grand écrivain par le besoin toujours croissant de surpasser ses premiers efforts, d'atteindre toute la portée de son talent, que lui seul il connaît; enfin de se justifier à soi-même sa gloire, sur laquelle il est peut-être plus difficile qu'un autre.
On peut le croire, sans faire tort à l'envie, Racine, quand il n'eût pas reçu d'elle de si pénibles encouragements, aurait trouvé dans les conseils de l'amitié, dans les anciens, dans lui-même, des forces et des beautés nouvelles. Mais pourquoi discuter ainsi' Peut-on, sans un regret amer, songer que ces hommes, qui feront éternellement l'honneur et les délices du monde civilisé, que ces aimables enchanteurs, qui, par la passion et l'harmonie, agitent si doucement les âmes, que ces véritables rois de la pensée humaine, qui savent l'éclairer en la charmant, et l'ennoblir en l'éclairant, furent malheureux .par leur gloire et pour nos plaisirs; qu'ils ont jeté des regards inquiets et douloureux sur les chefs-d'œuvre que nous adorons, qu'ils se sont repentis de leur génie, que peut-être ils en ont douté; et qu'ébranlés par les cris de cabales ignorantes et envieuses, ils ont eux-mêmes trempé dans l'injustice de leurs censeurs, et sont morts en se défiant de cette postérité, qui ne manque jamais aux grands hommes? Vainement les accusera-t-on d'une sensibilité excessive c'est une vérité vulgaire, que l'alliance de cette délicatesse trop irritable avec les mouvements et les illusions du génie. Un homme médiocre peut avoir un sot orgueil; mais il est impossible qu'un homme doué de quelque talent n'ait pas l'âme fière, sensible, impatiente du mépris. L'étude des lettres même lui donnerait ce caractère. Et vous, qui l'en blâmez, voyez tous les hommes, quel prix ils attachent
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au maintien de leurs prétentions, surtout quand elles occupent une grande place dans leur vie, et qu'elles leur coûtent de grands e~orts. L'écrivain n'a qu'une prétention, qu'une espérance, qu'une passion, l'estime des autres hommes. Il la poursuit au prix de travaux pénibles, auxquels tous les esprits n'ont pas droit d'atteindre; il la poursuit avec plus d'ardeur que de sagesse; voilà sa force et son excuse et cependant, lorsqu'il est troublé dans la possession de ce droit, et, si vous voulez, de cette erreur, on s'étonne de son indignation et de ses plaintes. Mais quels sont ces hommes si ca)mcs et si patients sur les injures d'autrui, qui tolèrent volontiers la persécution du talent? Quel est ce juge rigoureux, qui ne peut se défendre d'une invincible prévention contre les écrivains de son siècle, qui ne conçoit pas qu'on puisse exagérer la critique, et ne croit pas a l'injustice, parce qu'il ne croit pas au mérite? Ce sera quelque homme d'esprit, qui n'a pu s'élever jusqu'à la médiocrité du talent, et qui cache sa faiblesse et ses regrets sous le faste impitoyable de ses dédains. Ce sera quelque lecteur plus sévère qu'habile, qui se fait dénigrant par politique, et condamne d'abord, de peur d'être exposé a l'embarras de juger; ce sera quelque esprit frivole et tranchant qui blâme au lieu de lire, et ménage il la fois son amour-propre et sa paresse; enfin, ce sera quelque esprit systémalique, qui, depuis une époque fixée, ne lit plus, ne veut plus lire, ne veut plus qu'on écrive, demeure convaincu que la littérature est anéantie sans retour, méprise le présent, tue l'avenir, imagine qu'il est impossible d'avoir encore du talent et du goût, et tire toutes ses preuves de lui-même. Voilà les adversaires que l'homme de lettres rencontre même dans le monde; voilà les fauteurs indiscrets de la critique injuste et passionnée. Mais, loin des échos de la sottise, le bon goût garde en réserve un petit nombre d'esprits éclairés qui se commu-
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niquent et s'entendent, jugent la critique, devinent les intérêts cachés, et ne croient pas plus à l'exagération des reproches qu'à la fureur des louanges.
Cependant, comme c'est la foule qui forme l'opinion du jour, et que c'est la critique qui forme l'opinion de la foule, on avait senti de tout temps l'influence que peuvent obtenir les feuilles publiques. Aussi cette société religieuse, si célèbre par son ambition souple et infatigable, non contente de s'introduire à la Chine, de dominer en Europe, de tenir entre ses mains la foi des peuples et la conscience des rois, pour compléter son singulier empire, avait cru nécessaire de régler le goût, à peu près comme la morale; et, parmi cette variété de talents qu'elle réunissait dans son sein, outre les prédicateurs et les géomètres, les savants et les hommes du monde, les casuistes et les intrigants, elle avait eu soin de se pourvoir de journalistes'. Mais la critique exercée par des hommes de parti ne produit pas une impression durable. Elle sert à l'humiliation du talent, au triomphe passager de la médiocrité; elle ne change pas le goût public. Cette gloire n'a jamais appartenu qu'aux écrivains supérieurs, à Corneille, à Boileau, à Racine, à Molière, quelque temps à Fontenelle, longtemps à Voltaire. Je sais qu'il se présente dans l'histoire des arts une époque qui donne à la critique plus d'importance et d'autorité, c'est l'époque où les talents s'éteignent et deviennent plus rares, où le goût émoussé par la satiété s'égare, se corrompt alors la portion impartiale du public ne peut-elle pas devenir aveugle? n'a-t-elle pas besoin d'être éclairée? On peut en conclure que la critique est une de ces professions qui prospèrent dans les temps malheureux.
Sous la dictature même de Voltaire, le mauvais goût 1 Le Juurn.t! de Trévoux.
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s'était fort répandu. Après l'avoir toléré, tout en le combattant par ses railleries et ses exemples, il avait fini par en être importuné, et par le craindre pour l'avenir. A mesure que cet homme qui avait mis tant d'opinions en mouvement, ouvert tant de routes, et jeté partout un esprit d'inquiétude et d'innovation, s'approchait de son déclin, l'anarchie s'augmenta. La fureur d'écrire entassait d'insipides et barbares productions quelquefois elles surprirent de honteux succès.
Parmi quelques esprits éclairés et délicats qui semblaient terminer la gloire de ce siècle mémorable, et qui ne sont pas tous perdus pour le nôtre, deux hommes, par les circonstances et par le caractère de leurs études, parurent plus particulièrement appelés au rôle d'arbitres du goût et de juges littéraires tous deux disciples de Voltaire s'étaient trompés en le suivant sur la scène tragique ils manquaient de génie. Marmontel jouissait de l'honneur d'avoir fait quelques productions piquantes dans le genre (lui lui coûta sans doute le moins d'efforts. Il avait beaucoup d'esprit mais il en abusa d'abord pour se former des erreurs systématiques, auxquelles il renonçait avec peine. Son goût était plus réfléchi qu'inspiré; et l'on sait que, même pour juger, la méditation est moins sûre que le sentiment naturel. La Harpe, à la fois dénué de hardiesse et de profondeur, se distinguait par la pureté du goût, la sagesse du talent, et s'était heureusement élevé jusqu'à l'éloquence tempérée. Dans la composition originale, il paraissait fixé sans retour au second rang, et ne montrait qu'une seule qualité de l'écrivain supérieur, cette noble élégance, dont il anima l'éloge de Fciieion et les plaintes de Mélame. Ces deux hommes de lettres avaient exci'cé la critique des journaux; et sans éviter l'exagération qui nous en paraît inséparable, leurs feuilles étaient en général consacrées à l'éloge et souvent à l'apologie du
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vrai talent. Marmontel, voulant réunir et augmenter les fragments littéraires qu'il avait donnés à l'Encyclopédie, publia ses Éléments de littérature, et, quelques années après, La Harpe commença son Lycée. L'ouvrage de Marmontel, quoiqu'il renferme les noms et quelquefois la censure de plusieurs contemporains, appartient entièrement à cette haute critique qui n'est que la théorie raisonnée des beaux-arts. La forme de l'ouvrage ôte une grande difficulté et une grande beauté, la liaison, l'ordonnance. Il y a des paradoxes. L'auteur rencontre souvent des idées fausses, parce qu'il cherche trop les idées neuves; mais il présente beaucoup d'instruction, et ses erreurs font penser.
La Harpe était né pour la critique; son talent s'est augmenté dans l'exercice de sa faculté naturelle. Mais a-t-il embrassé le vaste plan qu'il s'était proposé? Jette-t-il un coup d'œil hardi sur l'essence des beaux-arts? A-t-il des vues fines et profondes? La connaissance de l'homme, des moeurs, de l'histoire, lui sert-elle à éclairer l'étude des lettres? Est-il autre chose qu'un élégant démonstrateur de vérités connues ? Non; et cependant il a été et sera longtemps fort utile. H fallait à cette époque un esprit conservateur. La Harpe n'avait pas assez médité les an-' ciens; mais il en parle avec une vérité d'enthousiasme qui se communique, avec une admiration persuasive. Sans avoir la raison supérieure, la philosophie, la méthode de Quintilien, placé comme lui dans des jours de décadence, il a défendu les droits de la langue et du goût. Lorsqu'il reparut dans la tribune littéraire, à la fin des troubles politiques, ses idées justes, ses théories simples et vraies, son style pur, facile, abondant, devaient réussir et plaire, après la longue confusion du bon sens, comme de tout le reste. Presque toujours il commente les principes de Voltaire et s'il en émousse la vivacité piquante, il en con-
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serve la justesse et la clarté. Souvent H me présente l'image de cette critique, a <'a?<< sévère e<Mf.'<~ que Voltaire plaçait à la porte du temple, dont lui-même était le véritable dieu.
La Harpe poursuivait le mauvais goût avec une sorte (le haine; et, comme la passion inspire le talent, il trouvait quelquefois dans sa colère une heureuse énergie; mais sa véritable gloire sera toujours d'avoir proclamé le génie de quelques-uns de nos grands hommes. Je ne sais en effet si dans les lettres, après l'honneur de produire des beautés originales, il est un titre plus noble que de les admirer avec éloquence, d'en expliquer les merveilles, d'en augmenter le sentiment, d'en perpétuer l'imitation. La Harpe, qui n'avait pas assez de force pour recevoir, pour saisir puissamment la première inspiration, s'anime et s'échauffe par le rellet des grandes beautés qu'elle a produites. Cette éloquence, que peut-être il n'eut pas tirée de lui-même, il la trouve en admirant 7~a)iM:CMA' ou Zaïre. On regrette que cet écrivain, qui fut souvent l'interprète du goût, se soit emporté a des censures et même a des accusations violentes jusqu'au ridicule il avait été faible; il fut exagéré. Après La Harpe, on écrivit, encore sous la dictéc des intérêts et des passions. Je ne veux pas désigner les contemporains; ce serait me donner, du moins a leur égard, la mission de critique, et sur un point difficile et dangereux. Je suppose même qu'il y eut des injustices involontaires; mais le critique doit être, comme l'historien, éloigné de toute passion, de tout intérêt, de tout parti. H doit juger les talents bien plus que les opinions. Je sais que la censure des opinions, cfHc de toutes qui touche le plu-, près a la personne, présente un intérêt de malignité presque aussi puiss.uu que la calomnie. Mais les arbitres du goût peuvent-ils envier la charge d'inquisiteurs? C'est un emploi trop délicat, où les méprises sont
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communes et odieuses; l'usage en avait commencé par la censure exagérée du dix-huitième siècle. Toutes les accusations morales accumulées sur cette grande époque tournaient au profit de la critique. L'injustice avait l'air d'un saint zèle; on eût dit que c'était un bienfait public de découvrir ou même d'imaginer des fautes de toute espèce dans ces écrivains supposés si coupables.
Il faut convenir au contraire que la nécessité d'examiner chaque jour le produit de chaque mois réduit souvent le critique à des sujets stériles et ingrats. II est triste et embarrassant d'analyser les idées d'un homme qui n'en a pas. Les critiques usèrent trop vite le riche fonds que leur avait laissé le dix-huitième siècle. La rigueur avec laquelle ils jugeaient les grands hommes de cette époque leur inspirait naturellement pour les contemporains une inexorable sévérité. On aurait eu mauvaise grâce à demander plus de ménagement que n'en obtenaient Montesquieu et Rousseau. Quelques hommes de talent résistèrent à l'injustice quelques autres, pour éviter ou pour combattre la critique, se mirent à l'exercer. On aimait mieux écrire un morceau que d'entreprendre un ouvrage. La littérature passa presque dans les journaux ce mélange n'a pas duré; mais, depuis cette époque, le ton de la critique s'est élevé, et par une influence qui s'est conservée jusqu'à nos jours, le goût et le style ont paru dans ces compositions rapidement écrites, etquelquefois trop promptement oubliées. Je ne sais si quelques critiques ont formé jamais un système réfléchi d'exclusion et de dénigrement universel. Ce serait une faute politique; car enfin les critiques n'existent qu'a l'occasion des auteurs; ils règnent dans une littératurc itHathlie; mais si la littérature était détruite, ils tomberaient avec elle. Cependant il est possible, il serait affligeant que des talents supérieurs aient gardé trop longtemps un silence involontaire, qu'une juste fierté
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leur ait fait craindre d'exposer à d'injurieuses attaques un nom respectable, et qu'ils n'aient pas eu le courage d'augmenter leurs titres, de peur de compromettre leur gloire. Mais enfin, si depuis dix ans le goût s'est épuré, si les saines doctrines sont reconnues, en attendant qu'elles soient pratiquées, la critique n'est pas étrangère à cette réforme des idées littéraires longtemps vagues ou fausses; elle popularise l'instruction; même quand elle juge mal des lettres, elle y fait penser. Elle proteste en général contre les innovations dangereuses sous la plume de quelques hommes elle s'exprime avec une correction élégante, qui n'est pas inutile au maintien de la langue et du goût, dans un siècle où l'homme du monde a peu de temps pour lire, où trop souvent l'homme de lettres n'a que le temps d'écrire.
Que la critique sache toujours unir à la pureté du style l'usage de ces formes polies, qui n'ôtent rien à la vérité des jugements, mais qui la rendent plus tolérable pour l'amour-propre. Il existe un art d'être sévère, sans être offensant. Je sais qu'à la dureté trop commune de la critique on oppose la sensibilité ombrageuse souvent reprochée aux hommes de lettres. Les abus sont partout. Ko3 ouvrages nous touchent de si près, qu'il faut une rare modération pour séparer deux intérêts que le censeur affecte presque toujours de confondre. Cependant il semble qu'une critique sévère et raisonnéc excite rarement des plaintes. On peut être offensé; mais on ne s'irrite pas; c'est le sarcasme, c'est la froide moquerie qui blesse et qui outrage. L'amour-propre consentirait a être blâmé; mais il ne peut souffrir d'être raillé. Le blâme n'exclut pas l'estime; il laisse la consolation de discuter, de contredire. La raillerie est l'expression irrévncuble du dédain. Que la critique évite toujours la hauteur et l'ironie; elle embarrassera beaucoup les amours-propres les plus intraitables;
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elle leur ôtera la cause ou le prétexte de leurs ressentiments. Car enfin l'homme critiqué mal à propos n'est pas insulté;.une remarque fausse mais polie n'est pas un affront. Quel que soit votre dépit intérieur, vous ne pouvez vous plaindre d'une observation sur votre ouvrage, comme d'une plaisanterie contre vous. Personne ne partagerait l'exagération de vos plaintes; et la critique, avec un peu d'habileté, aurait le plaisir d'être injuste, en ayant l'air d'être modérée.
Il est aussi pour l'homme de lettres une sage et noble vengeance, c'est de mépriser l'injustice, de compter sur son talent, et d'en multiplier sans cesse les titres; il y gagnera du temps et de la gloire. Puis-je oublier ici la touchante leçon que présente la vie du grand poëte, dont nous avons vu les derniers feux s'éteindre, et jeter en mourant une si vive lumière? Sa longue carrière, marquée par tant de succès, ne fut pas respectée de l'envie. Quelles opiniâtres censures avaient poursuivi son premier chefd'œuvre! Combien de fois elles se renouvelèrent! Et quand il fallut enfin céder à la renommée, avec quelle obstination artificieuse on s'efforça longtemps de borner le talent de M. Delille par les prodiges même de son art, et d'admirer beaucoup ses vers, pour mieux l'exclure du grand nom de poëte! Mais le poète continua de chanter d'une voix plus forte, plus flexible et plus sonore. Il avait écouté la critique sans colère et sans dédain, il en avait souri et, ce qui n'est pas moins rare, il en avait quelquefois profité. Pendant que la critique examinait sévèrement ses fautes brillantes, sa verve longtemps exempte de vieillesse enfanta des beautés plus fières et plus hardies. On combattit, mais on céda. Le nom de M. Dclille se vit environné de l'admiration des hommes de lettres, ceux dont la justice est toujours la plus prompte et la plus sûre. La critique perdit son amertume et sa rigueur, et se para
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quelquefois d'une grâce ingénieuse, pour célébrer un talent qui bientôt allait finir, dont les beautés s'étaient agrandies, et dont les défauts mêmes, conservés sous les glaces de l'âge, devenaient une singularité incorrigible et piquante.
Ainsi, Messieurs, les hommes supérieurs, lorsqu'ils sont assez sages pour ne pas s'engager dans ces interminables querelles où l'envie s'aigrit encore du poison de la haine, voient enfin tous les contemporains consentir à leur gloire. Les talents qui, dès leur début, éveillent la critique par de grandes beautés, et qui, moins courageux ou moins féconds, ne la font pas taire par une succession rapide d'eflorts et de triomphes, se ressentent plus longtemps d'une première injustice; mais l'envie désarmée par leur repos leur pardonne aussi. La médiocrité sage et laborieuse est ordinairement ménagée; car elle n'effraie pas; comme elle ne doit pas s'avancer loin dans la carrière, on la laisse passer sous la garantie de sa faiblesse. Quelle que soit donc l'injustice de la critique, elle afflige plus les hommes de lettres qu'elle ne peut leur nuire. C'est un abus sans doute que le droit de Damer appartienne à des juges souvent intéressés et inhabiles; mais le danger de cet abus s'est affaibli par son excès même. On a vu tant d'hommes de talent insultés, tant d'écrivains sans mérite pompeusement célébrés, que tes termes ont beaucoup perdu de leur force réelle. La critique contemporaine gardera toujours les abus qui lui sont essentiels, l'exagération et le caprice. Plus il y aura de bons écrivains, moins elle sera puissante; elle ne prescrira jamais contre le vrai talent. Considérée généralement,, elle n'exercera sur le goût qu'une influence incertaine et passagère. Quelques hommes pourront la manier avec supériorité, mais ils auront tort de s'y condamner. Vous sercx plus utile, vous profiterez mieux de vous-même, en
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faisant un assez.bon ouvrage, qu'en critiquant avec esprit tous les mauvais livres qui se font autour de vous. La haute critique qui s'exerce sur la théorie des beaux-arts et sur le génie des écrivains anciens ou étrangers, pourra se perfectionner encore. L'époque où les sources de l'invention commencent à tarir, où la composition originale s'épuise, fut toujours celle où l'on raisonna le plus ingénieusement sur les productions des siècles créateurs. Puisse seulement la critique littéraire ne pas envahir tout le domaine des lettres! Honneur et reconnaissance aux esprits plus hardis, qui, malgré le génie de nos prédécesseurs et la satiété de notre siècle, s'exposent à produire encore, et qui, dans les diverses carrières du talent, perpétuent le difficile mérite de l'invention! Écrivains justement célèbres, qui honorez votre siècle, et vous qui devez l'honorer un jour, attendez-vous à rencontrer sur votre passage la contradiction et l'envie; mais il y a deux réponses qui triomphent de tout le silence et un nouvel ouvrage. Les hommes cèdent toujours à la persévérance du talent. La critique impartiale éclaire et devance l'opinion la critique injuste ne peut l'être toujours, ou du moins elle cesse d'être dangereuse, elle se corrige ou se décrcdite on l'écoute encore; mais on n'y croit plus.
Pour nous, jeunes écrivains, dont les faibles commencements n'inquiètent personne, ne nous flattons pas trop vite de mériter des envieux. Malgré la règle commune, il peut arriver qu'on soit médiocre et sévèrement critiqué. Défions-nous de notre orgueil avant de soupçonner l'injustice d'autrui. L'amour des lettres ressemble à toutes les passions; il aveugle, il égare, il nous fait illusion sur nous-mêmes et sur les autres; il prend l'ardeur de ses vœux pour la mesure de ses forces; il s'indigne d'être arrêté dans son cours, et souvent il a besoin
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de l'être. Le talent est rare, la vanité crédule, la gloire séduisante
Ce discours a remporté le prix d'éloquence, décerné par l'Institut, classe de iai.nnguc et de la Littérature françaises (séance du 21 décembre t8t'i).
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ÉLOGE
DE MONTESQUIEU'.
Le geure humain avait perdu ses titres
Montesquieu tes a retrouvés, et les lui a
rendus.
YoLTA~B.
Si toutes les nations de l'Europe, enfin réunies par l'intérêt de l'humanité et la fatigue de la guerre, voulaient élever un monument de leur réconciliation, et choisir un grand homme dont l'image, consacrée dans ce temple nouveau, parût un symbole de justice et d'alliance, elles ne le chercheraient ni parmi les héros ni parmi les rois qu'elles admirent. Sans doute, on ne pourrait pas introduire dans le sanctuaire de la paix la statue d'un capitaine fameux, quand même on en trouverait un seul qui n'eût jamais entrepris de guerres injustes; on n'y recevrait pas un de ces politiques profonds qui, par leur génie, ont fait la grandeur de leur pays car il ne s'agirait pas alors de la grandeur d'un État, mais du repos de l'Europe; on n'accueillerait pas même l'image révérée des plus grands rois ils ont quelquefois sacrifié l'intérêt de l'humanité à celui de leurs peuples, ou plutôt de leur 1 Cet éloge a remporté le prix d'éloquence décerné par l'Académie française, dans sa séance du 25 août 181 G.
t.
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gloire et c'est à l'humanité qu'on voudrait élever un monument.
Mais si l'Europe avait produit un sage dont la gloire fut un titre pour le genre humain, et dont les honneurs, au lieu de flatter une vanité nationale, paraîtraient un hommage décerné par tous les peuples au génie qui les éclaire, un philosophe assez profond pour n'être pas novateur, qui eût bien mérité de tous les siècles par des ouvrages composés avec tant de prévoyance et de réserve, que, sans avoir pu jamais servir de prétexte aux révolutions, ils pourraient en épurer les résultats, et devenir l'explication et l'apologie la plus éloquente de cette liberté sociale, qu'ils n'ont pas imprudemment réclamée; si ce grand homme avait à la fois recommandé le patriotisme et l'humanité s'il avait flétri le despotisme d'un opprobre aussi durable que la raison humaine; s'il avait montré ce lien de politique qui doit rapprocher tous les peuples, et changer le but de l'ambition, en rendant le commerce et la paix plus profitables que ne l'était autrefois la conquête s'il avait modéré son siècle et devancé le siècle présent; si son ouvrage était le premier dépôt de toutes les idées généreuses, qui ont résisté à tant de crimes commis en leur nom ne serait-ce pas l'image de ce véritable bienfaiteur de l'Europe, ne serait-ce pas l'image de Montesquieu qu'il faudrait aujourd'hui placer dans le temple de la paix, ou dans le sénat des rois qui l'ont jurée?
Avant de considérer Montesquieu sous ce noble aspect, avant d'admirer en lui le publiciste des peuples civilisés, nous devons chercher dans ses premiers ouvrages par quels degrés il s'est élevé si haut. !I sied mal, je ne l'ignore pas, de vouloir diviser en plusieurs parties le génie d'un homme supérieur. Le fond de ce génie, c'est toujours l'originalité, attribut simple et unique sous des
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formes quelquefois très-variées; mais un homme supérieur se livre à des impressions ou à des études diverses qui lui donnent autant de caractères nouveaux. Montesquieu a été tour à tour le peintre le plus exact et le plus piquant modèle de l'esprit du dix-huitième siècle, l'historien et le juge des Romains, l'interprète des lois de tous les peuples; il a suivi son siècle, ses études, et son génie. Les peintures spirituelles et satiriques des Lettres persanes feront pressentir quelques-uns des défauts qu'on reproche à l'Esprit des Lois, mais nous y verrons percer les saillies d'une raison puissante et hardie, qui ne peut se contenir dans les bornes d'un sujet frivole, et franchit d'abord les points les plus élevés des disputes humaines.
Le plus beau triomphe d'un grand écrivain serait de dominer ses contemporains, sans rien emprunter de leurs opinions et de leurs mœurs, et de plaire par la seule force de la raison; mais le désir impatient de la gloire ne permet pas de tenter ce triomphe, peut-être impossible; et les hommes qui doivent obtenir le plus d'autorité sur leur siècle, commencent par lui obéir. Telle est cette influence, que les mêmes génies, transportés à d'autres époques, changeraient le caractère de leurs écrits, et que l'ouvrage le plus original porte la marque du siècle, autant que celle de l'auteur.
Montesquieu, nourri dans l'étude austère des lois, et revêtu d'une grave magistrature, publie, en essayant de cacher son nom, un ouvrage brillant et spirituel, où la hardiesse des opinions n'est interrompue que par les vives peintures de l'amour. Un nouveau siècle a remplacé le siècle de Louis XIV; et le génie de cette époque naissante anime les Lettres persanes vous le retrouverez là plus étincelant que dans les écrits mêmes de Voltaire c'est le siècle des opinions nouvelles, le siècle de l'c~r~.
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L'enmn d'une longue contrainte imposée par un grand monarque, dont la pieté s'attristait dans la vieillesse, et le maDicur, les folies d'un gouvernement corrupteur et d'un prince aimable, tout avait répandu dans la nation un goût de licence et de nouveauté, qui favorisait cette faculté heureuse à laquelle les Français ont donné, sans doute dans leur intérêt, le nom même de l'esprit, quoiqu'elle n'en soit que la partie la plus vive et la plus légère. C'est le caractère, dont brillent, au premier coup d'œi), les Lettres pey.saKe.s. C'est la superficie éblouissante d'un ouvrage quelquefois profond. Portraits satiriques, exagérations ménagées avec un air de vraisemblance, décisions tranchantes appuyées sur des saillies, contrastes inattendus, expressions fines et détournées; langage familier, rapide, et moqueur; toutes les formes de l'esprit s'y montrent, et s'y renouvellent sans cesse. Ce n'est pas l'esprit délicat de Fontenelle, l'esprit élégant de la Motte la raillerie de Montesquieu est sentencieuse et maligne comme celle de la Bruyère; mais elle a plus de force et de hardiesse. Montesquieu se livre à la gaieté de son siècle; il la partage, pour mieux la peindre et le style de son ouvrage est à la fois le trait le plus brillant et le plus vrai du tableau qu'il veut tracer. La Bruyère, se plaignant d'être rciitermé dans un cercle trop étroit, avait esquissé des caractères, parce qu'il n'osait peindre des institutions et des peuples Montesquieu porte plus haut la raillerie. Ses plaisanteries sont la censure d'un gouvernement ou d'une nation. Réunissant ainsi la grandeur des sujets et la frivolité hardie des opinions et du style, il peint encore les Français par sa manière de juger tous les peuples.
L'invention des Lettres persanes était si facile, que \uir A t.t Hn .ic /'i, .i~tc A.
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l'auteur l'avait dérobée sans scrupule, et même sur un écrivain trop ingénieux pour être oublié. Mais, dans ce cadre vulgaire, avec plus d'esprit que Dufrcsny, Montesquieu pouvait jeter de la passion et de l'éloquence; et quc]quefois le génie du législateur se révélait au milieu des témérités du scepticisme et des jeux d'une imagination riante et libre. Le maître de Platon, le précepteur de la sagesse antique, avant de corriger les erreurs des hommes, avait cultivé les arts. Mais la grave antiquité remarqua toujours que les statues des trois Grâces qui sortirent du ciseau de Socratc jeune encore, étaient à demi voilées. Montesquieu n'a point imité cette pudeur. Nous n'oserons pas dire que, préoccupé du soin de retracer les coutumes des peuples, l'auteur des Lettres perMMM se montrait seulement historien et moraliste dans la vive peinture de l'amour oriental ou, s'il en est ainsi, nous avouerons qu'il a porté bien loin l'emploi de cet art ingénieux qui soutient l'intérêt de la fiction par la vérité des mœurs. Mais avec quel charme cette vérité des mœurs no s'unit-elle pas quelquefois sous sa plume à des images chastes et passionnées? Un de ces Parsis proscrits sur leur terre natale retrace, avec l'exemple des grandes injustices de la société corrompue, le tableau de l'amour dans la simplicité des mœurs patriarcales. Le peintre qui reproduit avec tant de force la corruption sans politesse et le grossier despotisme de l'Orient, la corruption spirituelle et raffinée de l'Europe, se plaît à ces images puisées dans les mœurs poétiques de la société primitive.
On peut observer que les plus sérieux philosophes ont cherché dans les rêves de leur imagination le dédommagement des tristes connaissances qu'ils avaient acquises sur la vie humaine comme si, plus on avait étudié ce monde incorrigible, plus on s'élançait vers un autre
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monde, dont toutes les lois et toute l'histoire sont à la disposition d'un cœur vertueux. Après avoir éprouvé les caprices de la démocratie et ceux du despotisme, après avoir vu dans Athènes des hommes libres souillés par la mort d'un juste, Platon s'occupait, tantôt a rêver l'Atlantide, tantôt à préparer les institutions de son impraticable république. Tacite, pour se consoler de la peinture trop fidèle de Rome, embellissait l'histoire d'une peuplade sauvage, et faisait sortir la sagesse et la vertu de ces forêts qui cachaient encore la liberté. MorusctHarrington,dans des jours de fanatisme et de fureur, décrivaient le bonheur d'un État libre et sans factions, où la plus parfaite sécurité s'unirait à la plus parfaite indépendance. Des illusions plus instructives et plus vraisemblables ont inspiré à Montesquieu l'épisode des Troglodyte~, de ce peuple si malheureux, quand il est insociabic, qui passe du crime à la ruine, se renouvelle par les bonnes mœurs, et, trop tôt fatigué de ne devoir sa félicité qu'à lui-même, va chercher dans l'autorité d'un maitre un joug moins pesant que la vertu. Ces trois périodes, admirablement choisies, présentent tout le tableau de l'histoire du monde. Mais ce qui honore la sagesse de Montesquieu, c'est qu'ils renferment le plus bel éloge de la vie sociale. Tandis que Rousseau prononce ana thème contre le premier auteur de la société, tandis que, par amour de l'indépendance, il veut arracher les premières bornes qui, posées autour d'un champ, furent le symbole de la justice naissapt avec la propriété, Montesquieu fonde le bonheur sur la justice, affermissant les droits de chacun, pour l'indépendance de tous. A ses yeux, l'âge de la corruption et du malheur, c'est le moment où l'égoïsme armé se soutève contre les lois, où la violence des individus détruit tes promesses que la société a faites à ses membres. L'âge de la liberté, c'est l'âge de la justice présidant au main-
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tien des intérêts civils, à la sainteté des contrats, à l'équité des échanges, à la perfection de la vie sociale, c'est-àdire au respect de tous les droits consacrés par elle. Les images des vertus privées, les douces peintures d'une condition parée de l'innocence viennent orner le tableau, pour ajouter à cette première leçon, qui place dans la vertu des citoyens la force de l'Etat, une autre leçon trop oubliée; c'est que la morale des familles fait les citoyens, et maintient ou remplace les lois. Vérités naïves, au delà desquelles n'auraient pas dû remonter les hardis investigateurs qui, voulant creuser jusqu'aux racines de l'arbre social, l'ont renversé dans l'abîme qu'ils avaient ouvert
Celte sagesse d'application et de principes que Montesquieu devait porter dans l'histoire des intérêts civils, dans la théorie des lois établies, il l'annonce, il s'y prépare, pour ainsi dire, par d'ingénieuses allégories; et sa politique romanesque est plus raisonnable et plus attentive à la vérité des choses que la politique sérieuse de beaucoup d'écrivains célèbres. On sent que dominé par un esprit juste et observateur, lors même qu'il se livre à des écarts d'imagination, il ne peut oublier la réalité des événements, et des mœurs qu'il a longtemps étudiées. Veut-il, dans l'épisode des Troglodytes, peindre la perfection idéale de la vie humaine il n'essaye pas, comme Rousseau, d'exagérer l'abrutissante liberté de la vie sauvage; il trace le tableau embelli de l'homme en société et ce tableau, malgré l'éclat des couleurs, ressemble à quelques années de bonheur et de vertu que l'on trouverait éparses dans les annales des républiques naissantes; mais, en décrivant cette vertueuse félicité, il la montre prête à finit; et cchaveu est le dernier trait ajouté à la vraisemblance historique.
Essaye-t-il une seconde peinture du bonheur social
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il le fait naître des vertus d'un monarque absolu, fiction qui serait un blasphème, si Marc-Am'èle n'avait pas régné. Montesquieu écrit le roman d'Mfcc et ~<!we'M!'e, où le despotisme légitimé par la vertu, orne des plus puissantes séductions, l'amour et la gloire, se consacre et s'enchaine au bonheur des humains.
Le despotisme! Un législateur a-t-il employé son génie à l'éloge d'une pareille puissance? Etait-ce un caprice de son imagination, un mensonge de sa conscience? Pour lever ces doutes, il faut rappeler ce désespoir involontaire dans lequel sont tombés de grands et nobles génies, qui, mécontents de l'usage que les hommes faisaient de leur liberté, leur ont souhaité des maitrcs, et ont invoqué contre nos erreurs et nos crimes la terrible protection du pouvoir absolu. Ce vœu s'est rencontré dans les cœurs les plus bienfaisants, comme dans ces âmes austères qui, cn jugeant l'humanité, semblaient la haïr. Platon 1, qui s'était si longtemps natté du projet d'une république parfaite, ne savait plus enfin désirer pour l'espèce humaine qu'un bon tyran aidé d'un bon <eyM/o!<eMr. Quelle injure pour le genre humain qu'un pareil vœu ait pu sortir d'une âme vertueuse, en présence de Sparte, à la vue des côtes de la Perse!
Dans cet ouvrage immortel que l'on a calomnié comme sédiLieux, parce que les maux des peuples y sont déplorés, Fénelon admet les monarchies absolues, et se réduit à Cfx'hainer par le charme de la bouté ces rois auxquels il abandonne la puissance illimitée du bien et du mal. Sésostris n'est qu'un despote, modéré par la justice et l'amour de la gloire tdoménée n'est qu'un tyran corigé par le malheur. Croira-t-on, cependant, que l'âme élevée de Fénelon ne conçut rien de préiétahic a l'usage tempéré Voir n la fin (te !of/f, nnjc H.
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du pouvoir absolu? D'autres écrits de sa main* attestent les voeux qu'il formait pour un ordre politique plus conforme à la dignité de l'homme. Mais en attendant la liberté des peuples, il cherchait à mettre dans le cœur du monarque les barrières qui n'étaient pas encore dans la loi. Je ne sais si telle était la pensée de Montesquieu, de cet ardent admirateur des vertus antiques. Peut-être, les yeux attachés sur son siècle et sur la monarchie française, voyant le calme naître du pouvoir absolu, il tolérait cette manière de rendre les hommes heureux; il consentait même à l'embellir, et lui prêtait des prestiges de grandeur, qui manquèrent trop au siècle de Louis XV. Sans doute, lorsque la cause de la liberté est enfin apportée au tribunal des rois, lorsque, pour conduire les générations éclairées, il ne reste plus que les lois, barrière et soutien du pouvoir légitime, ou la force, instrument passager qui sert à toutes les puissances honneur aux esprits étevés qui demandent que les nations soient associées à leur gouvernement, et concourent à leur propre salut! Quel que soit dans l'avenir le succès de ce noble effort, il faut le tenter; car toute autre voie serait impossible ou odieuse. Mais s'il exista jadis pour un ordre politique dans lequel le pouvoir suprême, sans contre-poids et sans résistance, était modéré par l'esprit du siècle et la législation des mœurs, pourquoi les plus grands génies auraient-ils hâte la ruine de ce système, qui n'était point pénible pour l'orgueil, tant qu'il était approuvé par l'opinion? Ceux qui savaient alors mesurer l'étendue des changements une fois commencés ont quelquefois peut-être reculé devant leurs propres espérances.
Souvenons-nous que le dix-huitième siècle fut particulièrement pour la France l'époque la plus paisible et la Voir à la &n de t'c, note C.
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plus heureuse de la civilisation moderne; et nous croirons que la sagesse ne devait pas s'irriter contre un pouvoir absolu qui s'adoucissait par le bonheur public. En recevant les moeurs et l'esprit de son siècle, Montesquieu évita cet injuste dédain pour les institutions nationales, cet enthousiasme de l'esprit novateur, qui présageait, dans l'oisiveté même d'un âge trop heureux, les agitations et les fureurs que renfermait l'avenir. Mais alors même que Montesquieu adoptait et se plaisait à embellir ce gouvernement que bientôt il justifia par des raisonnements, souvent les jeux de son esprit furent contraires aux opinions sur lesquelles ce gouvernement a besoin de s'appuyer. La monarchie de Louis XIV ne pouvait subsister qu'avec les mœurs, les principes, la religion, qui marquèrent le règne de ce prince. Lorsque la corruption et la licence descendirent du trône dans la nation, chaque jour ce pouvoir absolu devint moins juste et moins révère. Le système politique de Lonis XIV était un miracle de nobles illusious, qui pouvaient à peine durer l'espace d'un siècle, ou la vie même d'un homme. Mais surtout on ne devait pas espérer d'en prolonger l'influence au profit du pouvoir, lorsqu'elle n'existait plus au profit des mœurs. Si des écrivains libres et hardis ont prélude p:u' une légère ironie à des attaques plus sérieuses, si la licence des mœurs a conduit a l'avilissement de l'autorité, cette progression était inévitable. En morale, en politique, une chose n'arrive pas précisément parce qu'il s'est rencontré un homme pour l'accomplir; mais il y avait des causes qui la rendaient nécessaire, et devaient la faire sortir de telle ou telle main. M était impossible que le dix-huitième siècle ne vit pas naître des écrivains animes d un esprit d'indépendance et de curiosité, de hardis examinateurs de toutes les opinions, d'éloquents contradicteurs de la puissance, des hommes spirituels et moqueurs, qui jugeraient avec
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plus de liberté que de justice tout ce qu'on avait révéré jusqu'alors'.
La supériorité même des écrivains du grand siècle poussait leurs successeurs dans ces routes nouvelles; car l'ambition de créer égale dans l'écrivain le besoin de variété qui tourmente et séduit le vulgaire des hommes. Il cherche par les saillies du paradoxe les succès que ne lui promet plus la vérité trop simple ou trop connue; il demande à la hardiesse, a la licence, au scandale même, ce que lui refusent la décence et la religion. Si les vérités morales ne sont pas infinies comme les vérités géométriques, on peut concevoir que le génie, dans sa perpétuelle activité, attaquera quelquefois les premières, tandis qu'il augmente incessamment les antres. Semblable au conquérant qui se précipite plutôt que de s'arrêter, quand il est au terme de la venté, il s'élance au delà et il égare les hommes plutôt que de renoncer à les conduire.
Vous qui souffrez avec indignation la chute des anciennes maximes, n'accusez pas uniquement les écrivains célèbres, dont les opinions hardies ont corrigé quelques erreurs et mis tant de vérités en problème. Ces opinions étaient de leur siècle autant que de leur choix; elles tenaient à cette mnbitité générale de la pensée, qui ne permet ni à l'ambition de l'homme supérieur, ni a la curiosité de la foute, de suivre toujours les routes antiques.
Le caractère du dix-huitième siècle, c'est d'avoir mis les idées à la place des croyances mouvement que l'on devait pressentir, et qu'il ne faudrait pas accuser, s'il s'était arrêté devant tes bornes éternelles de la religion et de la morale. L'esprit humain s'emploie d'abord à maintenir les croyances; plus tard son activité le porte à les combattre. Les croyances une fois établies ont besoin de Voir à Un de L'f, note U
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rester immuables et entières. On les altère en les touchant. Les idées sont pour l'homme un essai continue! de sa force, même dans ses erreurs. Les croyances, lorsqu'elles ne sont plus révérées, deviennent importunes par les sacrifices ou les vertus qu'elles commandent. Les idées n'imposent pas d'aussi pressants devoirs; elles éclairent, sans retenir. Rarement elles passent dans les actions, parce qu'elles ne sortent pas de la conscience. Le sophisme les dénature, la violence les falsifie; on les voit céder quelquefois si honteusement et si vite, qu'on s'effraye de la faiblesse morale d'un peuple qui n'aurait que des idées au lieu de vertus.
L'ordre politique se compose aussi de croyances, si l'on peut donner ce nom à toutes les opinions formées par le temps et l'habitude. Le clergé, la noblesse étaient des croyances que Montesquieu, dans sa jeunesse, attaqua par des plaisanteries, et que plus tard il défendit par le raisonnement. Car les grands génies, placés entre le jnouvcmcut de leur siècle et leur raison, reviennent quelquefois sur leurs pas, et s'efforcent de soutenir des institutions dont ils ne conçoivent l'utilité qu'après les avoir euxmêmes ébranlées.
Cet effet presque inévitable de la réflexion et de la maturité explique la diuércnce qui se trouve entre Montesquieu soumis à t'influence de son siècle, et Montesquieu discutant les lois de tous les peuples, entre la frivolité dédaigneuse des Lettres persanes et la sage impartialité de r~.spn< des Lois.
L'influence contemporaine qui se montre dans les opinions de Montesquieu, je la retrouve tout entière dans quelques écrits échappés de sa plume. Les images libres et philosophiques du 7'e CM~c sont un sacrifice au goût d'un siècle sentencieux et poli. On serait quel(mctf.s tenté, plus que lie t'aurait voulu l'auteur, de croire
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à la fiction sous laquelle il annonçait son ouvrage, et d'y reconnaître un de ces élégants sophistes de la Grèce dégé. nérée. Mais quelques traits de génie, auxquels ne peut atteindre la médiocrité la plus ingénieuse, préviennent cette méprise, et décèlent la main du grand peintre. Il ne faut pas le dissimuler, ces grâces affectées, ces subtils raffinements qui déparent quelquefois le style de Montesquieu, sont dictés par un système; car les fautes des grands écrivains sont rarement involontaires. En parcourant quelques théories sur le goût esquissées par Montesquieu, on y retrouve une préférence marquée pour cette finesse délicate, pour ces pensées inattendues, ces contrastes brillants qui éblouissent l'esprit. N'oublions pas une pareille censure, pour la gloire même de Montesquieu car, du milieu de ces petitesses, il s'est élevé à la hauteur du génie antique. )1 semble que ce grand homme, tant qu'il ne traitait pas des sujets dignes de sa pensée, se livrait à l'influence de son siècle; mais, lorsqu'il avait rencontré un sujet égal à ses forces, alors il était libre, il n'appartenait plus qu'à lui, et redevenait simple et naturel, parce qu'il pouvait montrer toute sa grandeur. Dégagé des devoirs de la magistrature, livré tout entier à la méditation, seul exercice qui soit digne d'un homme de génie et qui le fortifie, en le rendant à lui-même, Montesquieu avait visité les plus célèbres nations modernes, et observé leurs mœurs, qui lui expliquaient leurs lois. C'est alors qu'il étend sa pensée sur les peuples anciens, et qu'il s'attache de préférence à l'empire romain, qui, seul ayant absorbé l'univers, pouvait représenter à ses yeux l'antiquité tout entière. Depuis deux mille ans, on lisait l'histoire des Romains; on se racontait les merveilles de leur grandeur. Pent-étis l'esprit de l'homme, encore plus admirateur que curieux, se plaît-il i contempler les résultats incroyables de causes secrètes qu'il ne cherche
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pas à connaître. Le digne historien de la république romaine, Titc-Live, trop frappé de la gloire de sa patrie, avait négligé d'en montrer les ressorts toujours agissants, comme s'il eut craint d'affaiblir le prodige en t'expliquant. Tacite, qui, suivant l'éloge que lui a donné Montesquieu, a~'c;yco'!< tout parce qu'il voyait tout, Tacite n'a pas essaye de voir l'empire romain. Il a borne ses regards à un scul point de cet immense tableau. Il n'a montré que nome avilie. 11 n'a pas même expliqué cet inconcevable esclavage qui vengeait l'univers; et, quoiqu'il ait rendu service au genre humain en augmentant l'horreur de la tyrannie, il a fait un ouvrage au-dessous du génie qu'il montre dans cet ouvrage même.
Un seul écrivain de l'antiquité, un Grec, regardant l'empire romain qui marchait à la conquête du monde d'un pas rapide et régulier, avait averti que ce mouvement était conduit par des ressorts cachés qu'il fallait découvrir. Un homme qui avait porté la force de son génie sur une foule d'études diverses, pour les subordonner à la théologie, et qui semblait, en parcourant toutes les connaissances humaines, les conquérir au profit de la religion, Bossuct examina la grandeur romaine avec cette sagacité et cette hauteur de raison qui le caractérisent; mais, préoccupé d'une pensée dominante, attentif à nue seule action dirigée par la Providence, l'origine et l'accomplissement de la foi chrétienne, il ne regarde les Romains eux-mêmes, il ne les aperçoit dans l'univers que comme les aveugles instruments de cette grande révolution, à laquelle tous les peuples lui paraissent égatemcnt concourir. Cette pensée qui l'autorisait, pour ainsi dire, a ne pas expliquer des effets ordonnés d'avance par une volonté irrésistible et suprême, ne l'a pas empêché d'entrer dans les causes agissantes de la grandeur romaine; et telle est pour un homme de génie l'évidence et la réalité de ces causes,
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que, pouvant tout renvoyer à Dieu dont il interprétait la volonté, Bossuet a cependant. tout expliqué par la force des institutions et le génie des hommes.
Montesquieu adopte le plan tracé par Bossuet, et se charge de le remplir, sans y jeter d'autre intérêt que celui des événements et des caractères. !) y a sans doute plus de grandeur apparente dans la rapide esquisse de Bossnct, qui ne fait des Romains qu'un épisode de l'histoire du monde, Rome se montre plus étonnante dans Montesquieu, qui ne voit qu'cHc au milieu de l'univers. Les deux écrivains expliquent sa grandeur' et sa chute. L'un a saisi quelques traits primitifs avec une force qui lui donne la gloire de l'invention l'autre, en réunissant tous les détails, a découvert des causes invisibles jusqu'à lui; il a rassemblé, comparé, opposé les faits avec cette sagacité laborieuse moins admirable qu'une première vue de génie, mais qui donne des résultats plus certains et plus justes, L'un et l'autre ont porté la concision aussi loin qu'elle peut aller, car, dans un espace très-court, Bossuet a saisi toutes les grandes idées; et Montesquieu n'a oublié aucun fait qui pût donner matière à une pensée. Se hâtant de placer et d'enchaîner une foule de réf)cxions et de souvenirs, il n'a pas un moment pour les affectations du bel esprit et du faux goût et la brièveté le force à la perfection. Bossuet, plus négligé, se contente d'être quelquefois subtime. Montesquieu, qui, dans son système, donne de l'importance a tous les faits, les exprime tous avec soin et son style est aussi achevé que naturel et rapide. Quelle est l'inspiration qui peut ainsi soutenir et régler la force d'un homme de génie? C'est une conviction lentement fortifiée par l'étude; c'est le sentiment de la vérité découverte. Montesquieu a pénétré tout le génie de la république romaine. Quelle connaissance des mœurs et des lois! Les événements se trouvent expliqués par les
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mœurs; et les grands hommes naissent de la constitution de l'État. A t'intérét d'une grandeur toujours croissante, il substitue ce triste contraste de la tyrannie recueillant tous les fruits de la gloire. Une nouvelle progression recommence; celle de l'esclavage précipitant un peuple à sa ruine par tous les degrés de la bassesse. On assiste, avec l'historien, à cette longue expiation de la conquête du monde; et les nations vaincues paraissent trop vengées. Si maintenant l'on veut connaître quelle gravité, quelle force de raison Montesquieu avait puisées dans les anciens, pour retracer ces grands événements, on peut comparer son immortel chef-d'œuvre aux réflexions trop vantées qu'un écrivain brillant et ingénieux du siècle de Louis XIV écrivit sur le même sujet. On sentira davantage à quelle distance Montesquieu a laissé loin de lui tous les efforts de l'art et du bel esprit dont il avait d'abord dérobé toutes les grâces. Dans la GraM~eMy et la DeesdeKce des ~o/Ha/K~, Montesquieu n'a plus l'empreinte de son siècle; c'est un ouvrage dont la postérité ne pourrait deviner l'époque, et où elle ne verrait que le génie du peintre.
Tout entier dominé par ses études, l'auteur a pris le génie antique, pour retracer le plus grand spectacle de l'antiquité. Ce génie est mâle, quelquefois mêlé de rudesse on croit voir une de ces statues retrouvées parmi les ruines, et dont les formes correctes et sévères étonnent la mollesse de notre goût. Telle est la simplicité où Montesquieu s'élève par l'imitation des grands écrivains de Rome. Son âme trouve des expressions courageuses, pour célébrer les résistances et les malheurs de la liberté, les entreprises et les morts héroïques. Il est sublime en partant de vertus que notre faiblesse moderne peut à peine concevoir. 11 devient éloquent à la manière de Brutus. Rien n'est plus étonnant et plus rare que ces créations du génie (lui semblent ainsi transposées d'un siccte a
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l'autre. Montesquieu en a donné plus d'un exemple qui décèle un rapport singulier entre son âme et ces grandes âmes de l'antiquité. Plutarque est la peinture des héros; Tacite dévoile le cœur des tyrans; mais, dans Plutarque ou dans Tacite, est-il une peinture égale à cette révélation du cœur de Sylla, se découvrant lui-même avec une orgueilleuse naïveté? Comme œuvre historique, ce morceau est un incomparable modèle de l'art de pénétrer un caractère, et d'y saisir, à travers la diversité des actions, le principe unique et dominant qui faisait agir. C'est un supplément a la (j?'M(/eMr el à ~s Décadence des Romains. Il s'est trouvé des hommes qui ont exercé tant de puissance sur les autres hommes, que leur caractère habilement tracé complète le tableau de leur siècle. C'était d'abord un heureux trait de vérité de bien saisir et de marquer l'époque où la vie d'un homme pût occuper une si grande place dans l'histoire des Romains. Cette époque est décisive. Montesquieu n'a présenté que Sylla sur la scène; mais Sylla rappelle Marins, et il prédit César. Rome est désormais moins forte que les grands hommes qu'elle produit la liberté est perdue; et l'on découvre dans l'avenir tontes les tyrannies qui naîtront d'un esclavage passager, mais une fois souffert. Que dire de cette éloquence extraordinaire, inusitée, qui tient à l'alliance de l'imagination et de la politique, et prodigue a la (bis les pensées profondes et les saillies d'enthousiasme? éloqucnce qui n'est pas cel!e de Pascal, ni celle de Bossuet, sublime cependant, et tout animée de ces passions républicaines qui sont les plus éloquentes de tontes, p:u'c~ qu'etics mêlent, a la grandeur des sentiments la chaleur d'une faction?
Ces passions se confondent dans Sylla avec la fureur de la domination; et de cet assemblage bizarre se forme ce sanguinaire et mso'c~'i mépris dn genre humain, qui
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respire dans le D/a/o~Me ~<va<e et <7e Sylla. Jamais le dédain n'a été rendu plus éloquent il s'agit, en effet, d'un homme qui a dédaigné et, pour ainsi dire, rejeté la servitude (les Homains. Cette pensée, qui semble la plus haute que l'imagination puisse concevoir, est la première que Montesquieu fasse sortir de la bouche de Sylla; tant il est certain de surpasser encore l'étonnement qu'elle inspire! « Eucrate, dit Sylla, si je ne suis plus en spectacle « à l'univers, c'est la faute des choses humaines qui ont « des bornes, et non pas la mienne. J'aime a remporter « des victoires, a fonder ou détruire des États, a faire des K ligues, a punir un usurpateur mais pour ces minces « détails de gouvernement, où les génies médiocres ont « tant d'avantages, cette lente exécution des lois, cette « discipline d'une milice tranquille, mon âme ne saurait « s'en occuper. )) L'âme de Sylla est déjà tout entière dans ces paroles; et cette âme était plus atroce que grande. Peut-être Montesquieu a-t-il caché t'horreur du nom de Sylla sous le faste imposant de sa grandeur; peut-être a-t-il trop secondé cette fatale et stupide ittusion des hommes, qui leur fait admirer l'audace qui les écrase. Sylla parait plus étonnant par les pensées que lui prête Montesquieu que par ses actions mêmes. Cette éloquence renouvelle, pour ainsi dire, dans les âmes la terreur qu'éprouvèrent les ïtomains devant leur impitoyable dictateur. Comment jadis Sylla, charge de tant. de haines, osa-t-il abandonner l'asile de la tyrannie, et, simple citoyen, descendre sur la place publique qu'il avait inondée de sang? Il vous repondra par un mot « J'ai étonne les hommes. Mais à cote de ce mot si simple et si profond, quelle menaçante peinture de ses victoires, de ses proscriptions! quelle éloquence! quelle vérité terrible! Le problème est expliqué. On conçoit la puissance et l'impunité de Sylla.
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Ce merveilleux talent d'expliquer, de peindre et de renouveler l'antiquité, ne paraîtrait pas tout entier, si l'on oubliait un de ces précieux fragments où l'homme supérieur révèle d'autant mieux sa force, qu'il la renferme et la resserre dans un espace plus borné; et Montesquieu ne serait pas le peintre de l'antiquité le plus énergique et le plus vrai, s'il n'avait point retracé cette philosophie stoïcienne, la plus haute conception de l'esprit humain, et parmi les erreurs populaires du paganisme, la seule et la véritable religion des grandes âmes. Quand on aura lu l'hymne sublime que Cléanthc le stoïcien adressait à la divinité adorée sous tant de noms divers, au créateur qui a tout fait dans le monde, excepté le mal qui sort du e<BM?' du méchant; quand on aura médité dans Platon la résignation du juste condamné; quand on saura par coeur les pensées d'Épictète et le règne de Marc-Aurèle, on devra s'étonner encore du langage retrouvé par Montesquieu dans l'épisode de Lysimaque. Ce spiritualisme altier, ce mépris de la terre, cet orgueil et cette joie de la douleur qui rendait les âmes invincibles, qui les rendait heureuses, toutes les grandeurs morales luttant contre la puissance d'Alexandre devenu cruel, Lysimaque réservé par les dieux pour consoler la terre, quelle leçon historique, quels acteurs, ~t quel intérêt! Quelques pages ont suffi pour tout dire et tout peindre.
Cette admiration des grands caractères, cette haine de la tyrannie, que Montesquieu recueillait dans l'étude des anciens, transportées sur les temps modernes, auraient fait ressortir à nos yeux des âmes élevées auxquelles il n'a manqué que des peintres, et donneraient à notre histoire un caractère de gravité et de morale qu'elle n'a jamais connu. Montesquieu l'avait essayé il n'a pas achevé l'éloge du maréchal de Berwick, qui méritait d'être peint comme les héros de Plutarque. Les fragments de ce travail sont
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une ébauche de Michel-Ange. 1I n'a manqua à Montesquieu que de le finir, pour égaler la Vie d'Agricola. La Vie de Louis XI devait sans doute mieux consacrer encore cette rivalité naturelle de Montesquieu et de Tacite. Le hasard, qui nous en a privés, ne peut rien ôter à la gloire de son auteur; des titres plus nombreux ne l'auraient pas augmentée. Il n'était pas au pouvoir de Montesquieu lui-même de rendre son nom plus immortel, et d'ajouter quelque chose à la renommée de l'Esprit des Lois.
L'Esprit des Lois apparaît au bout de sa carrière comme le terme de notre admiration et de ses efforts; et s'il m'est permis, pour célébrer ce peintre sublime de la Grèce et de Rome, d'emprunter une image à l'antiquité, il semble, en suivant le cours et la variété de ses ouvrages, que nous arrivons au dernier monument de son génie par les mêmes détours qui conduisaient lentement au temple des dieux. Nous avons d'abord traversé ces riants et heureux bocages, qui jadis cachaient la demeure sacrée; plus loin, en étudiant avec Montesquieu les souvenirs de l'histoire, nous avons, pour ainsi dire, rencontré sur notre passage ces statues des grands hommes et des héros qui occupaient la première enceinte des temples antiques, comme étant l'image de ce qu'il y a de plus noble après les dieux; nous touchons enfin au sanctuaire d'où la sagesse révèle ses oracles. Mais ce dernier trait de l'allégone ne convient pas aux vérités simples et naturelles annoncées par le législateur français. Montesquieu s'adresse à la raison des peuples la simplicité et l'universalité, voilà les deux attributs de son ouvrage. Ils indiquent à la fois la supériorité de son génie et les lumières de son siècle. Montesquieu ne se trouvait pas dans l'heureuse conditition de ces anciens législateurs qui donnaient à des peuples incultes et grossiers des institutions toujours suffisantes; il veut apprendre
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à tous les peuples civilisés à respecter et à perfectionner leurs lois; il ne néglige pas même les lois des peuples barbares; il les explique, et quelquefois les défend pour enseigner à toutes les nations une loi plus haute et plus sacrée, la tolérance.
Un grand homme, parmi les talents qu'il développe, est toujours dominé par une faculté particulière que l'on peut appeler l'instinct de son génie. Les lois étaient pour Montesquieu cet objet de préférence, où se portait naturellement sa pensée. Il n'a pas cherché dans cette étude un exercice pour le talent d'écrire. Il l'a choisie parce qu'elle était conforme à toutes les vues de son esprit; il a tenté de l'approfondir, enfin, parce qu'une sorte de prédilection involontaire l'y ramenait sans cesse. C'était l'oeuvre de son choix, c'était la méditation de sa vie; et, malgré les censures de la haine ou de la frivolité, ce fut le plus beau titre de sa gloire. On s'étonne d'abord des immenses souvenirs qui remplissent l'Esprit des Lois; mais il faut admirer bien plus encore ces divisions ingénieusement arbitraires, qui renferment tant de faits et d'idées dans un ordre exact et régulier. Peut-être au premier abord supposerait-on plus de génie dans un homme qui, sans s'arrêter aux lois positives, tracerait, d'après les règles de la justice éternelle, un code imaginaire pour le genre humain mais cette idée, réalisée par un Anglais célèbre est plus extraordinaire que grande. Quoique les lois positives soient quelquefois inconséquentes et bizarres, elles résultent de rapports nécessaires. Leur existence est une preuve de leur utilité relative les lois que conserve un peuple sont les meilleures qu'il puisse avoir; et la pensée de renouveler sur un seul principe toutes les législations de la terre serait aussi fausse qu'impraticable; mais les conBcntham.
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naître et les discuter, choisir et recommander celles qui honorent le plus l'espèce humaine, voilà le travail qui doit occuper un sage, et qui peut épuiser toute la profondeur du plus vaste génie. Alors la connaissance des lois, appuyée sur l'histoire et sur la politique, s'éloigne également de la science du jurisconsulte et des rêves de ~'Ao~Mc de bien. Les pensées qu'elle fournit à un digne interprète entrent insensiblement dans le trésor des idées humaines; et, en modifiant l'esprit d'un peuple, elles produisent de nouveaux rapports qui dans l'avenir produiront des lois, et changeront en nécessités morales les espérances et les projets d'un génie bienfaisant.
Cependant, quel spectacle présente cette revue de l'univers C'est à la fois l'histoire et la morale de la société. Ce sont toutes les nations mortes et vivantes qui passent tour à tour, et donnent le secret de leurs destinées, en montrant les lois qui les faisaient vivre ou les animent encore' et, de même que la sagesse antique croyait avoir deviné les ressorts du monde matériel, en reconnaissant une céleste intelligence partout répandue, partout communiquée, partout agissante, ainsi le monde moral se trouve expliqué tout entier par l'action de la loi, providence des sociétés. Interprète et admirateur de l'instinct social, Montesquieu n'a pas craint d'avouer que l'état de guerre commence pour l'homme avec l'état de société. Mais cette vérité désolante, de laquelle Hobbes avait abusé pour vanter le calme du despotisme, et Rousseau pour célébrer l'indépendance de la vie sauvage, le véritable philosophe en fait naître la nécessité salutaire des lois, qui sont un armistice entre les États, et un traité de paix perpétuel pour les citoyens.
La première loi sera l'existence d'un gouvernement. Yuir ta un de t'~o~o, cote H.
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Le gouvernement le plus convenable à chaque peuple est le plus conforme à la nature; et, comme la durée prouve la convenance, cette maxime si libre est un gage de repos. Le philosophe admet tous les pouvoirs, et conçoit tous les systèmes politiques. L'Esprit des Lois est comme ce temple romain qui donnait l'hospitalité à tous les dieux du monde idolâtre.
Elles seront sans doute retracées avec complaisance, ces belles institutions de la Grèce, où chaque homme se croyait libre, parce qu'il concourait à gouverner les autres mais elles paraîtront nées de tant d'heureux hasards, limitées par tant de conditions, achetées par tant d'efforts et même d'injustices, que l'admiration nous préservera de l'exemple.
Suivant la méthode des anciens législateurs, Montesquieu placera l'éducation à la base de l'édifice social et cette vérité expliquera les républiques anciennes et les monarchies, en montrant d'un côté cette éducation unique et dominante par ses singularités mêmes, qui prenait le citoyen au berceau pour lui imprimer les sentiments et les opinions de toute sa vie; et, d'une part, ces deux éducations contradictoires, où l'homme oublie les principes qu'avait reçus l'enfant, où les idées du monde doivent remplacer les leçons de l'école; première différence dont les suites se conservent partout; qui, donnant aux anciens plus d'indépendance politique, leur imposait plus d'assujettissement personnel, et substituait la gêne des coutumes à celle de l'autorité; comme si les hommes avaient toujours besoin d'obéir, comme si la liberté elle-même n'était qu'une certaine forme d'obéissance. De là naîtra cette vertu' que Montesquieu réserOn a beaucoup attaqué cette vertu que Montesquieu donnait pour attribut aux républiques, t) est manifeste qu'il s'agit moins ici
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vait exclusivement pour les républiques, et que l'on peut définir l'amour de la modération et de l'égalité vertu peu durable par sa perfection même, vertu qui doit être protégée par une foule de lois politiques, morales et domestiques; qui ne peut se développer, si elle n'existe dans la racine des moeurs; qui ne peut animer l'État, si elle ne sort de chaque famille; et qui, formée de deux éléments presque inconciliables, se détruit rapidement, et fait place, soit à la fureur de l'égalité démocratique, soit au despotisme multiplié de l'aristocratie, soit au despotisme simple et terrible d'un chef militaire. Ainsi les lois sont une des causes de l'histoire des peuples, et la forme de chaque gouvernement est la raison des lois. Cette vérité, manifeste à l'égard des lois politiques, se montre dans le caractère et l'application des lois criminelles et civiles; le petit nombre ou la multiplicité des lois, la proportion des peines, la forme des tribunaux, la rigueur légale, ou la liberté des jugements, tout est sous l'influence du principe de chaque gouvernement. Telle est l'influence de ces principes, qu'ils agissent sur les choses les plus immuables, les droits et les crimes des hommes. Les républiques énervent les lois criminelles, parce qu'enfin les coupables sont des hommes libres, et qu'il n'y aurait personne pour leur faire grâce. Les despotes se font législateurs, juges et quelquefois de la vertu morale que d'une vertu politique, dans laquelle il entre cependant plusieurs vertus privées. C'est le principe que Bossuet a reconnu et défini sous un autre nom d'une manière admirable. « Le mot de civilité ne signifiait pas seulement parmi les Grecs la dou-. <f ceur et la déférence mutuelle qui rend les hommes sociables. L'homme civil n'était qu'un bon citoyen qui se regarde toujours « comme membre de l'État, qui se laisse conduire par les lois, et conspire avec elles au bien public, sans rien entreprendre sur « porMnne.
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bourreaux. La monarchie place trois degrés entre le coupable et la peine la précision de la loi, l'indépendance des juges, et la clémence du souverain. Le principe de chaque gouvernement s'altère et se détruit par la perte des lois civiles qui le soutenaient. La république, où la législation est toute morale, périt par la ruine des mœurs les mœurs, par l'agrandissement de l'État. La monarchie, fondée sur l'honneur, se corrompt par la servitude et l'intérêt, les deux plus grands ennemis de l'honneur. Le despotisme n'a d'autre corruption que l'excès de sa puissance. A force d'avoir perfectionné la terreur, principe de son pouvoir, il est détruit par elle.
Quand on a considéré ces trois gouvernements qui se partagent le monde, il faut les voir dans leurs rapports mutuels, la paix, la guerre et la conquête. C'est ici que Montesquieu unit la politique la plus haute à cette justice qui paraît sublime, lorsqu'elle s'applique aux intérêts des peuples avec la même simplicité qu'aux intérêts privés. La guerre et les conquérants, ce funeste et incorrigible désordre des sociétés humaines, passent sous les yeux du législateur, qui comprend que les lois ne furent jamais dans un plus grand péril, et qui veut qu'elles soient assez fortes pour résister à la victoire. Cependant il reconnaît des conquérants qui ont stipulé pour le genre humain. Entendez-le parler d'Alexandre il découvre de nouveaux points de vue dans une grandeur si anciennement admirée par la plus difficile de toutes les épreuves, il décompose la gloire et le génie de son héros, de manière qu'un semblable éloge ajoute quelque chose à l'idée que donne le nom même d'Alexandre.
Ces lois que Montesquieu conserve et fait prévaloir jusqu'au milieu de la conquête, il les suit bientôt dans leur plus noble application, dans celle qui dépend le plus des pays et des peuples, la liberté politique et la liberté
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sociale. La liberté! c'est pour elle qu'écrivait Montesquieu c'est elle qu'il cherchait, sans la nommer toujours. La liberté! mère des lois comme la justice elle-même. La liberté la justice chacune d'elles n'existe qu'en s'unissant à l'autre. Qu'on les sépare, l'une se détruit par ses fureurs, l'autre est dégradée par son esclavage. Mais ce n'est pas en vain que l'observateur impartial a distingué la liberté sous deux formes. Quelquefois le citoyen est plus libre que la constitution ne paraît l'être. Quelquefois la liberté qui n'est pas dans l'ordre politique se retrouve dans les lois civiles, ou même dans les mœurs. Tout en réprimant par cette vérité les plaintes et la hardiesse des novateurs, Montesquieu retrace sans détour la véritable théorie de la liberté politique. Elle tient à la distinction de la puissance législative et de la puissance exécutive distinction qui, même imparfaitement appliquée par les Romains, fonda toute leur grandeur; distinction admirable que, par le plus singulier contraste, on voit sortir avec une perfection nouvelle des ruines de la féodalité, et qui forme chez un peuple moderne le gouvernement le plus libre, le plus fort, et sans doute le plus durable, puisque les vices y trouvent leur emploi, et que la corruption même en fait partie.
L'existence de ces deux pouvoirs ne suppose pas un égal partage de forces. La puissance exécutive concourt à la formation des lois, sans que la puissance législative puisse concourir à leur action; mais aussi la puissance exécutive, ne gardant pour elle que ce qui tient au gouvernement et au droit politique, abandonne l'application du droit civil aux citoyens eux mêmes, parce que le pouvoir judiciaire doit être le pouvoir neutre de la soctété, parce que dans l'État tout doit être dépendant du souverain, excepté la justice.
Par quelle admirable analyse de la constitution anglaise
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Montesquieu n'a-t-il pas étendu et détaillé ces vérités premières ? Mais, lorsque la liberté manque à l'institution politique, il la cherche dans les lois et dans les coutumes, où elle se réfugie quelquefois comme un dieu inconnu, ignoré du peuple qu'il protège. Législateur pour tous les États, Montesquieu montre ce qui serait esclavage dans l'esclavage même, ce qui est liberté dans la monarchie la plus absolue. Sur le degré de liberté se mesure la richesse de l'État. Plus un peuple est libre, plus il peut supporter la grandeur des impôts. Il lui semble que chaque jour il paye la liberté, à mesure qu'il est enrichi par elle' plus un peuple est libre, plus l'impôt doit être égal et indirect, pour ménager à la fois son orgueil et saliberté.
Une puissance qui n'influe pas moins que la liberté sur les lois, ou plutôt qui influe sur la liberté même, c'est le climat. Montesquieu prétend-il assujettir les peuples à une sorte de fatalité, lorsqu'il reconnaît cet ascendant impérieux de la température et du sol Cette hypothèse ne serait-elle pas démentie par l'histoire le ciel de la Grèce n'a pas changé; et l'esclavage rampe sur la terre de la liberté. Il n'y a plus de Romains dans l'Italie; ce n'est pas le ciel qui manque; ce sont les lois et les mœurs. Triste et irrécusable exemple qui, sans détruire l'opinion de Montesquieu, prouve seulement la force des divers principes qu'il avait reconnus, et nous atteste quel concours de faits et d'institutions est nécessaire pour former et pour maintenir un peuple libre. On ne saurait nier, en effet, l'influence particulière du climat sur le plus grand scandale de l'injustice humaine, l'esclavage domes1 Ce que Tacite disait de la servitude des Bretons, B«<aMnM serM<M<<;Mt suam quotidie pascit, on peut l'appliquer aujourd'hui à la liberté des Anglais.
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tique. C'est sous ce rapport que le législateur examine une question qui ne pouvait être étrangère à l'Esprit des Lois, puisque les lois modifiées par les vices de la société qu'elles répriment sont devenues quelquefois la science du juste dans l'injustice même, l'art d'observer un certain droit, une certaine mesure dans la violation même du droit naturel. Cet esclavage, dont Montesquieu s'indignait en le discutant, lui paraît si odieux, qu'il l'impute tout entier au despotisme de l'Orient', et le déclare incompatible avec la constitution d'un État libre, oubliant que toutes les démocraties de la Grèce avaient pris la servitude domestique pour base de l'indépendance sociale. Le caprice d'un sculpteur a fait porter par des esclaves la statue d'un grand roi dont l'Europe accusa l'orgueilleuse prospérité. C'est dans la Grèce, dans Rome, que la statue de la liberté pesait tout entière sur les esclaves courbés et tremblants. Tant il est vrai que rien ne peut être extrême sans être injuste, et que l'excessive liberté, par sa nature même, a besoin, pour être servie, d'un excessif esclavage
De l'influence du climat, Montesquieu voit naître une autre servitude qu'il avait déjà désignée, celle de l'invasion et de la conquête. Ainsi les diverses parties de ce vaste ouvrage se touchent et se mêlent; mais chacune d'elles est traitée avec cette grandeur de vues générales qui éblouit la pensée, et ce choix infini de détails que l'analyse ne peut essayer d'atteindre, science d'observer qui devient une création de pensées, puisque chaque fait 1 <t Dans la démocratie, où tout le monde est égal, et dans l'aristocratie, où les lois doivent faire leurs efforts pour que tout le monde soit aussi égal que la nature du gouvernement peut le permettre, des esclaves sont contre l'esprit de la constitution. Ils ne servent qu'à donner aux citoyens une puissance et un luxe qu'ils ne doivent point avoir. (E~)ft< des Lois, liv. XV, chap. 1.)
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indiqué par l'auteur présente une idée qui forme ellemême partie d'un système de gouvernement, comme tous les gouvernements avec leurs effets et leurs causes entrent dans l'histoire générale des lois. Si dans ce labyrinthe le til se brise quelquefois jamais le flambeau ne s'éteint; le philosophe avance, et se fait jour à travers les obstacles qu'il amasse et les routes qu'il semble confondre, jusqu'au moment où la lumière d'une seule idée vient rétablir l'ordre partout.
Quoique les lois agissent sur les mœurs, elles en dépendent. Ainsi Montesquieu corrige toujours par quelque vérité nouvelle une première pensée qui ne paraissait excessive que parce qu'on la voyait seule. La nature et le climat dominent presque exclusivement les peuples sauvages les peuples civilisés obéissent aux influences morales. La plus invincible de toutes, c'est l'esprit général d'une nation; il n'est au pouvoir de personne de le changer; il agit sur ceux qui voudraient le méconnaître; il fait les lois ou les rend inutiles les lois ne peuvent l'attaquer, parce que ce sont deux puissances d'une nature diverse; il ne peut être modifié que par le temps et l'exemple; il échappe ou résiste à tout le reste. Ce que la morale réprouve n'est pas toujours un vice politique. Il y a des défauts que le législateur doit ménager comme d'heureux accidents de la nature. La vanité, si flexible quand on la flatte la vanité qui s'enchaîne par les concessions qu'elle obtient, la vanité, de toutes les passions la plus irritable et la plus facile à satisfaire, est un excellent ressort pour le gouvernement. L'orgueil varie dans ses effets, suivant qu'il tient au caractère seul, ou qu'il est secondé par la dignité des institutions. Chez l'Espagnol, il est le plus grand ennemi de l'activité sociale, et ne produit qu'une superbe insouciance. Chez l'Anglais, il devient le patriotisme même.
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Cette Angleterre dont Montesquieu avait analysé l'admirable constitution, lui présente un nouvel aspect dans les mœurs de ses habitants, qui sont une partie de leur liberté. De la même main dont il décrit des antiques nations de la Chine, esclaves de leurs manières comme un peuple libre doit l'être de ses lois, liées par leurs usages comme par autant de t)ls innombrables qui les attachent au despotisme, mais qui arrêtent et enveloppent la conquête, il peint les mœurs, les coutumes les passions et les vices particuliers d'un peuple libre, où la liberté est invincible, parce qu'elle est partout; originale et sublime peinture, dans laquelle les faits, paraissant l'inévitable conséquence des principes, sortent de la pensée de l'auteur, autant que de la vérité de l'histoire. Le lien de tous les peuples, c'est le commerce. En multipliant les relations, les besoins et les vices, il exige plus de lois que n'en produit le principe même du gouvernement. Tout à la fois instrument et gage de liberté, il est repoussé ou envahi par le despotisme; il se développe sous l'abri des monarchies; il anime, il soutient les États libres; et, par un contraste bizarre, il fait aujourd'hui sortir de l'intérêt tous les sacrifices que l'antiquité demandait à la vertu. Les révolutions du commerce, qui tiennent à celles du monde, la navigation, qui a civilisé et agrandi l'univers, l'argent, signe de la civilisation et premier ressort des États modernes, voilà les points de vue qui s'ouvrent au législateur. Il semble que son génie, après avoir pénétré dans l'intérieur de chaque État, a besoin d'embrasser à la fois tous les temps et tous les lieux; et dans l'activité du commerce, il voit d'un seul coup d'œil le mouvement du genre humain.
La population décroît et s'augmente dans un rapport nécessaire avec les institutions politiques, de manière que les mœurs paraissent aussi puissantes que la nature
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même sur la durée des peuples. Ce nouveau sujet euferme de grandes questions; le mariage, fondement de la société l'immoralité, destructive comme la guerre. Là se présente un des exemples les plus tristes de l'histoire c'est l'effort impuissant de la législation contre le vice d'un mauvais gouvernement et d'une société corrompue. Malgré les lois, l'empire romain dépeuplé mourait de langueur. Singulière destinée la sublimité contemplative du christianisme vient accomplir l'ouvrage commencé par la corruption. La piété des empereurs abolit les lois prudentes d'Auguste; et la race romaine, à demi détruite, achève de disparaître dans les solitudes de la Thébaïde et dans les monastères de Constantin, comme pour effacer la trace des antiques oppresseurs de la terre, comme pour marquer le triomphe du christianisme par le renouvellement des peuples et le rajeunissement du monde.
Ainsi, le législateur est conduit à examiner cette puissante et suprême influence des religions. En calculant les rapports de chaque croyance avec le génie de chaque pays, l'erreur même lui parait quelquefois plus appropriée à la nature de l'homme; mais également convaincu que la vérité ne peut se montrer sans être bienfaisante, il nous fait voir la religion chrétienne qui, malgré la grandeur de l'empire et le vice du climat, empêche le despotisme de s'établir en Éthiopie, et porte au milieu de r/l/W<~Me les mœM~ de j!'Et<rope et ses lois. Cette religion que, dans la vivacité de sa jeunesse et dans la politique légère de son premier ouvrage, il avait trop peu respectée, partout dans l'Esprit des Lois il la célèbre et la révère. C'est que maintenant il veut construire l'édifice social, et qu'il a besoin d'une colonne pour le soutenir. Sa pensée s'est agrandie comme sa tâche; s'il combat les sophismes d'un incrédule fameux, la calomnie qu'il re-
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pousse avant toutes les autres, c'est l'idée que la religion chrétienne n'est pas propre à former des citoyens. Il croyait au contraire qu'elle était particulièrement la protectrice des monarchies tempérées; il la concevait, il la voulait amie de la liberté comme des lois, n'imaginant pas sans doute que ce qu'il y a de plus noble, de plus grand sur la terre, puisse mal s'accorder avec un présent du ciel. La religion, malgré sa sublime origine, par l'extrémité qui touche aux choses humaines, doit éprouver comme elles des vicissitudes et des retours; mais elle est le premier gage de la civilisation moderne qui, en s'unissant & sa divine existence, partage les promesses de sa durée, et semble échapper à la loi commune de la mortalité des empires.
Ce n'est pas sans un judicieux motif que Montesquieu, en distinguant les lois de tous les pays, avait pris soin aussi de reconnaître et de caractériser toutes les espèces différentes de lois qui régissent une même nation. Telles sont les bornes de la justice, ou plutôt de la prévoyance humaine, que pour devenir injuste et tyrannique, il lui suffit de sortir un moment du cercle rigoureux qu'elle s'était prescrit. Le droit naturel, le droit ecclésiastique, le droit politique, le droit civil, ne peuvent être substitués l'un à l'autre dans l'application, sans troubler la société par ces lois mêmes qui doivent la maintenir idée simple et grande qui prouve que la nature des choses est plus forte encore que les lois, ou plutôt que les lois ne sont fortes qu'autant qu'elles s'y conforment et la reproduisent. Ce principe d'une immense étendue, explique et condamne toutes les hizarreries de quelques législations barbares, prévient les erreurs en indiquant leur source la plus commune, fixe )a limite du pouvoir religieux, et arrête ses usurpations par sa nature même mais, avant tout, il donne une garantie à la société en-
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tière, en ne souffrant pas que le droit politique soit juge des citoyens, et que les intérêts privés puissent jamais craindre une autre puissance que le droit civil avantage qui est au fond ce que la liberté même renferme de meilleur mais aussi ce qu'elle seule peut irrévocablement assurer.
Il restait à fixer les conditions générales et nécessaires de la loi, à montrer ce qu'elle doit être dans la volonté du législateur et dans la forme qu'elle en reçoit; comment elle peut quelquefois tromper la main qui l'écrit, et revenir contre l'intention de son auteur; comment elle doit être changée quand ses motifs n'existent plus; comment les lois diffèrent quelquefois malgré leur ressemblance. Montesquieu n'a prescrit qu'une règle pour la composition des lois; et cette règle renferme tout son ouvrage. L'esprit de modération, dit-il, celui du législateur. En effet, la loi n'est que le supplément de la modération qui manque aux hommes. La loi a tellement besoin d'être impartiale, que le législateur lui-même doit l'être, pour ne pas laisser dans son ouvrage l'empreinte de ses passions.
Ces principes généraux, avec quelle érudition pénétrante Montesquieu ne les a-t-il point appliqués à l'examen d'une partie de cette législation romaine, qui a survécu si longtemps à l'empire qu'elle n'avait pu sauver, et qui servant de passage entre le monde ancien et le monde moderne, a empêché que, dans le naufrage de la civilisation, la justice ne vînt à périr! Avec une érudition plus étonnante encore, il entre dans le chaos de ces lois barbares qui avaient envahi l'Europe, et établi tant d'usages féroces sur les ruines de la sagesse romaine. Comme il le dit lui-même dans son langage allégorique, il voit les lois féodales telles qu'MM chêne immense qui s'élève et domine. Animé d'une incroyable patience, il creuse
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jusqu'à ses profondes racines, qui étaient liées à tous les États de l'Europe; racines longtemps fortes et vivaces, lors même que le fer avait abattu ce vaste ombrage et qu'il ne restait plus qu'un arbre mort et dépouillé. Dans les souvenirs innombrables de ces antiquités nationales, on retrouve l'origine et les révolutions de tout ce qui a péri sans retour, et le premier germe des institutions nouvelles qui régissent et sauveront la France. Ce vaste tableau présente partout les rois défenseurs du peuple, fortinés chaque jour par sa reconnaissance, à mesure qu'ils le délivraient, et substituant enfin l'unité bienfaisante de leur pouvoir à la multitude des tyrannies féodales. Montesquieu a cru devoir à sa patrie d'entrer dans ce labyrinthe de nos mœurs antiques l'admirateur des lois romaines ne pouvait approfondir qu'avec répugnance tant de coutumes confuses et barbares; mais de cet abimc était sortie la France.
Tel est cet immense ouvrage dans lequel Montesquieu a embrassé le monde, en s'occupant surtout de la France, dans lequel il a renfermé les maximes le plus hardies, sans avoir voulu détruire aucune maxime établie car les changements achetés par la destruction ne sont pas un titre à la reconnaissance des hommes. Nous n'avons rien à répondre à ceux qui lui reprochent d'avoir séparé la monarchie du pouvoir absolu. Oui, sans doute, dans cette division célèbre, Montesquieu ménageait une place pour la France; et je lui en rendrai grâces. Je ne croirai pas que l'antique France se soit formée sous le despotisme afin de conserver le droit de le haïr. Oui, sans doute, en faisant de l'honneur le principe de la monarchie, Montesquieu a désigné la France. Notre patrie a pu changer ses lois. Ce qu'un tel changement a produit de juste et de salutaire appartient à Montesquieu car ce grand homme, dans l'apologie même du système ancien, cherchait à consacrer la liberté légale
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qui doit animer le système nouveau quand il célébrait les corps intermédiaires de la monarchie, ce n'étaient pas des priviléges qu'il voulait défendre; il réclamait des barrières. Ces barrières lui paraissaient si désirables, qu'il les acceptait même sous les formes le plus odieuses, et qu'il remerciait l'inquisition en faveur de la résistance qu'elle opposait au despotisme mais l'esprit de son ouvrage invoque et promet pour l'avenir des sauvegardes plus légitimes'. En répandant les idées d'humanité, de tolérance et de modération dans les peines, il a disposé les peuples à recevoir des gouvernements limités par les lois et l'intérêt public.
Dans la variété de son ouvrage, Montesquieu avait séparé les peuples anciens des peuples modernes, en marquant ces différences insurmontables qui devaient prévenir pour nous l'imitation insensée des républiques anciennes; mais par les rapports qu'il reconnaissait entre les peuples modernes, par cet esprit de commerce et d'industrie qu'il donnait pour attribut à l'Europe, il avait préparé le système représentatif', système qui ne devait trouver d'obstacle que dans la tyrannie militaire, et qui triomphera, si la civilisation ne périt pas.
Montesquieu avait aperçu le premier, peut-être, wnc grande vérité.
« La plupart des peuples de l'Europe sont encore gou< vernés par les mœurs, mais si par un long abus de « pouvoir, si, par une grande conquête, le despotisme « s'établissait à un certain point, il n'y aurait pas de mœurs « ni de climats qui tinssent; et dans cette belle partie du « monde, la nature humaine souffrirait, au moins pour un « temps, les insultes qu'on lui fait dans les trois autres. » Voir à la fin de l'~<o~e, note F.
Voir à la fin de l'Éloge, note G.
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Que d'instruction dans ces belles et prévoyantes paroles! Elles rendent justice au siècle de nos aïeux; elles prédisaient ce que nous avons souffert; elles nous apprennent. à user de notre heureuse délivrance. Les mœurs ne gouvernent plus l'Europe, les traditions se sont effacées, les usages ont disparu, l'opinion a tout changé'. Sur les débris de ces mœurs, de ces coutumes dont le retour deviendrait la plus difficile de toutes les innovations, et qui ne seraient plus assez puissantes pour tenir la place des lois, il faut donc élever les lois elles-mêmes.
Cette pensée n'a pas été comprise, lorsqu'on voulait tout détruire; elle avait offensé ceux qui voulaient tout conserver. S'il peut arriver un temps où les esprits plus calmes cherchent à relever l'ordre social, n'écouteront-ils pas celui qui ne fut entendu ni par le préjugé ni par la fureur? Le système monarchique expliqué par Montesquieu a changé de forme, et tontes les idées de ce grand homme, plus fortes qu'une seule de ses opinions, combattent les institutions dont il a défendu l'existence, mais qui ne peuvent renaître. Il reste d'autres lois qui ont aussi l'autorité de son génie, lois qui ne sont pas la propriété d'un seul peuple, et qui, modifiées par les temps et les )icux, serviront désormais de fondement à toute liberté sociale. Oui, sans doute, lorsque Montesquieu traçait avec de si fortes couleurs le tableau d'un peuple libre après tant <)e calamités et de discordes, il instruisait tous les peuples a profiter de leurs révolutions; et il donnait d'avance le remède à des maux qu'il n'avait point préparcs. Dans un ouvrage où sont traités les intérêts du genre humain, on craindrait presque de remarquer ces beautés qui parlent surtout à l'imagination du lecteur et servent à la gloire de l'écrivain. Et cependant, sans compter ce Voir à la fin de i'C~f, note H.
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noble et ravissant plaisir qu'elles donnent à la pensée, on doit avouer qu'elles ont rendu plus intéressant et plus populaire le livre qui renferme tant de sérieuses vérités. !1 faut reconnaître partout le pouvoir de l'éloquence. Vainement l'interprète des lois a-t-il montré que les hommes ne doivent pas se charger des offenses de Dieu, de peur que, devenant cruels par pitié, ils ne soient tentés d'ordonner des supplices infinis, comme celui qu'ils prétendent venger. Quelle que soit la sublimité du raisonnement, l'âme n'est pas entraînée, et la superstition peut lutter encore mais lorsque auprès du bûcher de la jeune Israélite, une voix s'élève, et, s'adressant aux persécuteurs, leur dit avec une naïveté pleine de force <f Vous voulez que nous a soyons chrétiens, et vous ne voulez pas l'être si vous ne « voulez pas être chrétiens, soyez au moins des hommes, a Lorsque cette voix éloquente unit le raisonnement au pathétique, et le sublime à la simplicité, on reste frappé de conviction et de douleur, et l'on sent que jamais plus beau plaidoyer ne fut prononcé en faveur de l'humanité. Montesquieu a compris qu'il avait besoin de reposer les yeux qui suivaient la hauteur et l'immensité de son vol dans les régions d'une politique abstraite. Les points d'appui qu'il présente à son lecteur, c'est Alexandre ou Charlemagne, A ces grands noms, à ces grands sujets, il redevient un moment sublime pour ranimer l'attention épuisée par tant de recherches savantes et de pensées profondes; puis il reprend le style impartial et sévère des lois. Aucun ouvrage ne présente une plus admirable variété; aucun ouvrage n'est plus rempli, plus animé de cette éloquence intérieure, qui ne se révèle point par l'apprêt des mouvements et des figures, mais qui donne aux pensées la vie et l'immortalité. Le seul reproche qu'on puisse faire à l'auteur, c'est d'avoir quelquefois cherché des diversions trop ingénieuses, comme s'il eût douté de
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l'intérêt attaché à la seule grandeur de ses pensées. Faut-il parler de Montesquieu lui-même, lorsque le temps et l'admiration ne peuvent suffire à l'examen de ses écrits? Que dire des grâces de son esprit à ceux qui ont lu ses ouvrages? La simplicité piquante, la malice ingénieuse de sa conversation ne se retrouve-t-elle pas dans la défense qu'il fut obligé d'opposer aux détracteurs de son plus bel ouvrage? Et toutes ses vertus ne sont-elles pas renfermées dans une anecdote touchante, aussi connue que sa gloire? Ce qui reste de lui, après les œuvres de son génie, c'est leur immortelle influence la reconnaître et la proclamer, ce serait moins achever l'éloge de Montesquieu qu'entreprendre le tableau de l'Europe.
Oui, sans doute, ce beau système qui, suivant Montesquieu, fut trouvé dans les bois de la Germanie, appartient à tous les peuples qui sortirent il y a quinze siècles de ces forêts, aujourd'hui changées en royaumes florissants. !1 est un des plus fermes remparts contre la barbarie; il est la sauvegarde de l'Europe. De grands périls semblaient la menacer; on a pu quelquefois être tenté de croire qu'elle touchait à cette époque fatale qui termine les destinées des peuples, et ramène sur la terre de longs intervalles de barbarie, d'où renaît lentement une civilisation nouvelle; mais cette première terreur se dissipe. L'Europe ne ressemble pas à l'empire romain. Les lumières plus grandes sont aussi plus communes l'Europe les a distribuées dans l'univers. Partout sont des colonies qui nous renverraient la civilisation que nous leur avons transmise. L'Amérique est peuplée de nos arts. Nos arts eux-mêmes sont défendus par une invention qui ne leur permet pas de périr une seule découverte a garanti toutes les autres. La corruption peut s'accroître le renouvellement du monde paraît impossible. De quel point de la terre partirait la fausse lumière d'une religion nouvelle? Quelle puissance préten-
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drait nous apporter d'autres idées? Nous pouvons nous égarer; mais qui pourrait nous instruire? Ainsi l'Europe entière suivra la route qu'eue a prise; il surviendra des guerres; il passera des révolutions; tous les malheurs sont possibles, excepté la barbarie. Cependant on cherchera toujours la liberté par les lois. C'est une conquête que les arts et les lumières de l'Europe rendent inévitable, et qui paraît d'autant plus assurée, que chacun de nos malheurs nous en approche davantage. La France y sera conduite par la sagesse de son roi; et l'ouvrage d'un Français, le livre impérissable de Montesquieu, sera compté parmi les monuments qui doivent la promettre et l'affermir.
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NOTES.
NOTE A. Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans la satire les grands sujetslui sont défendus; il tes entame quelquefois, et se détourne ensuite sur de petites choses qu'il relève par la beauté de son génie et de son style. (La Bruyère, ch. Des ouvrages de l'Esprit.)
Si on poussait trop loin cette pensée, si on l'interprétait avec la même rigueur que celle d'un auteur contemporain, on deviendrait injuste envers La Bruyère et le grand siècle où il a vécu. La Bruyère, faisant allusion à ses propres travaux, voulait seulement expliquer par quel motif il bornait aux détails de la vie, et aux ridicules privés un talent d'observer et de peindre, qu'il aurait porté avec avantage sur les plus grands objets de l'ordre social. Louis XIV était monté au trône, après des troubles civils qui agitèrent l'Etat sans jeter dans les esprits aucun principe de liberté, parce qu'ils ne tenaient qu'à des ambitions de cour, à des rivalités de pouvoir. Il se rendit la justice de croire qu'il saurait par lui seul maintenir et élever la royauté. Comme le dit ailleurs La Bruyère, il fut lui-même son principal ministre il reprit le rôle de Richelieu, et se montra seulement moins sévère et plus généreux, parce qu'il n'était pas obligé de régner au nom d'un autre. La conduite des parlements, sous Mazarin, avait été si maladroitement factieuse, qu'un roi jeune, habite, et bientôt victorieux, n'eut pas de peine à réduire au néant ces faibles barrières, et à réunir dans sa main le pouvoir absolu. Deux choses sauvèrent la France du despotisme la magnanimité personnelle du monarque, et cet honneur dont Montesquieu a fait le principe des monarchies honneur qui, nourri dans les heureux succès
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de la guerre, se justluait chaque jour par la gloire du souveratn, rt arrêtait ainsi la puissance arbitraire au nom de ces victoires et do ces triomphes même qui servent ordinairement à l'augmenter. L'honneur fut donc sous Louis XIV le contre-poids du pouvoir. Comme l'Ame généreuse et la noble délicatesse de ce grand roi lui indiquaient toujours d'avance le point où il aurait rencontré cette barrière, il ne la heurta jamais; et il gouverna sans aucune apparence de contradiction et d'obstacle. Toutes les maximes du pouvoir absolu furent reçues et sanctitiées par la religion. Bossuet devint le publiciste du Hècte de Louis XIV, comme il en était le prédicateur et le théologien. La politique de ce grand homme devait être aussi impérieuse que la foi qu'il enseignait. Son ardente imagination se laissait ravir d'enthousiasme pour la splendeur du trône et du monarque; son génie vaste ne pouvait concevoir que dans l'exerciceabsolud'une immense domination quelque chose d'égal à sa force, qu'il prenait involontairement pour mesure de la force d'un roi. Ainsi, tandis que dans une île voisine, de factieux sectaires, par une interprétation perverse des saintes Écritures, établissaient la haine de toute primauté politique et religieuse, et ce qu'ils appelaient l'égalité primitive des hommes, Bossuet puisait également dans les saintes Écritures les maximes d'un pouvoir aussi absolu que les décisions de l'Église et ses leçons mêmes, données au nom de la religion, semblaient agrandir et consacrer les rois qui, ne pouvant être punis que par Dieu, n'étaient avertis que par ses ministres.
On n'a peut-être point assez remarqué l'influence de Bossuet sur l'esprit de son siècle. Cet homme, par ses doctrine, son caractère et son génie, était singulièrement propre à seconder le règne de Louis le Grand. Ce dédain qu'il exprimait pour les vaines disputes des politiques, cette hauteur de raison avec laquelle il abattait les pensées de l'orgueil humain, cette habitude de ne rien voir d'important pour les hommes que la religion, cette autorité menaçante qui écrasait à la fois les opinions théologiques et les raisonnements républicains des protestants, de manière à rendre toujours la liberté complice de l'hérésie, tout, dans Bossuet, devait servir à l'affermissement du pouvoir absolu, et éloigner les esprits de la discussion des intérêts civils. Cette disposition, préparée par beaucoup de circonstances, devint générale, et le siècle le plus rempli de l'esprit
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littéraire de l'antiquité parut en même temps le plus indifïérent pour les maximes de liberté qui, dans l'antiquité, sont inséparables de toute littérature. Le progrès rapide des arts, les créations multipliées du génie présentaient d'ailleurs aux esprits une occupation enivrante et gtorieuse, qui peut-être a besoin d'être exclusive, et qui ne pouvait jamais contrarier un pouvoir absolu, dont l'exercice était mêlé de grandeur et de bonté. L'attention publique ne s'était point tournée vers ces sciences économiques, qui nécessairement conduisent aux idées de liberté, en inspirant l'envie de défendre des intérêts que l'on croit bien connaître. Enfin, cette portion d'indépendance, nécessaire à toute époque florissante, se retrouvait dans les disputes religieuses où se jetèrent les plus grands esprits, et qui partageaient et passionnaient le publie. Les ~.e«t'M provinciales offraient tout l'intérêt, toute la vivacité, toute la hardiesse d'un pamphlet politique. Sans compter l'esprit, il y avait alors plus de malice et de courage à désoler les jésuites, qu'il ne sera jamais possible d'en mettre à poursuivre des ministres. Les jansénistes formaient l'opposition, et la soutenaient par de grands noms, d'excellents écrits, d'illustres amitiés, et beaucoup de faveur populaire. L'indépendance de la pensée, ainsi concentrée, s'exerçait. Je le sais, sur des futilités, de subtiles arguties. Mais l'indépendance tient moins à la grandeur des choses que l'on défend, qu'à la chaleur, à la publicité, à l'obstination avec laquelle il est permis de les défendre. On peut mettre la liberté partout, pourvu qu'on la conserve. Les controverses de Bossuet et de Fénelon, la résistance si longue et si éclatante d'une grande vertu persécutée contre tout l'ascendant du pouvoir souverain, furent encore un heureux exemple d'indépendance. Voilà de ces traits qui distinguent la monarchie du despotisme. L'autorité, inaccessible dans son propre domaine, où l'on n'aurait pas même su l'attaquer, luttait seulement pour des questions frivoles, agrandies par l'opinion mais enfin elle connaissait une résistance. Lorsque la raison et le temps ont fait disparaître ces premiers aliments offerts à l'activité des esprits, on a dù arriver à des questions plus sérieuses, à des intérêts plus réels. On est sorti de la réserve dont se plaignait La Bruyère un homme né chrétien et Français a pu tout examiner et tout combattre. Que cette hardiesse ait produit du mal, elle n'en est pas moins un résultat obligé des circonstances; elle nous a con-
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duits à la nécessité invincible d'un gouvernement constitutionnel; elle a mis une des forces et certainement la plus impérieuse obligation du pouvoir dans cette liberté qui est un de ses périls. NOTE B. Montesquieu a dit que les anciens n'avaient pas une idée bien claire de la monarchie, « parce qu'ils ne connaissaient pas le « gouvernement fondé sur un corps de noblesse, et encore moins le gouvernement fondé sur un corps législatif formé par les repré« sentants d'une nation. Cette seconde assertion est d'une exactitude rigoureuse. On a souvent cité le passage dans lequel Tacite parle de la réunion des trois éléments du pouvoir, comme d'une belle idée, dont la réalité lui paraissait impossible; et M. de Châteaubriand n'a pas craint d'avancer que, « chez les modernes, le système représentatif était au nombre de ces trois ou quatre grandes découvertes qui ont créé un autre univers. » Cependant on se ferait une fausse idée de l'antiquité, si l'on supposait qu'elle n'a connu que la république ou la tyrannie. Aristote, dans ses ouvrages politiques, a parfaitement distingué la royauté de la tyrannie. Il est vrai qu'il établit cette différence plutôt par le caractère des princes et par la force des mœurs, que par des institutions fixes et réglées. L'antiquité, en reconnaissant la monarchie tempérée, et en la décrivant même avec une grande exactitude théorique, n'avait pas réalisé en fait cette distinction de trois principes qui se mêlent et se modilient dans un seul gouvernement. On trouve d'ailleurs dans les écrivains grecs de belles idées sur la nature du pouvoir monarchique. Les philosophes de la Grande-Grèce s'étaient particulièrement occupés de cette question comme Fénelon, ils s'adressaient surtout à l'âme des rois. Ils faisaient de la royauté une sorte de providence terrestre qui devait suppléer à l'imperfection et à l'imprévoyance des hommes. Ces idées étaient prises sur le modèle de la puissance paternelle ennoblie par une bienfaisance plus étendue et par une sorte de vocation divine.
Hume, dans un de ses traités, a réuni toutes les vengeances, tous les meurtres, toutes les proscriptions, tous les supplices qui souillèrent le plus bel âge des républiques de la Grèce, et ce calcul confond l'imagination et fait frémir l'humanité. On conçoit sans peine que des esprits calmes et doux, témoins de tant de crimes pro-
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duits et excusés par les passions de la liberté, aient vu dans la force d'une autorité tutélaire la perfection idéale de la société, et que la philosophie'ait réclamé dans l'antiquité l'ordre et le repos, comme elle demandait parmi nous l'indépendance. D'ailleurs, depuis l'axiome vulgaire de Platon, la philosophie se croyait intéressée au maintien des trônes, dont elle devait hériter tôt ou tard. Stobée nous a conservé des fragments de trois traités sur la monarchie, attribués à des philosophes de l'école italique. Tous ces morceaux respirent la sublimité morale que l'on remarque dans Platon. Je n'en citerai qu'un seul, tiré de Sthenida, pythagoricien. Je le traduis avec une rigoureuse fidélité.
< Un roi doit être un sage à ce prix seulement il sera véné« rable et paraîtra l'émule de Dieu lui-même. L'un est le premier roi, le premier maitre l'autre le devient par naissance et par << imitation. L'un commande partout, l'autre sur la terre; l'un règne et vit toujours, possédant la sagesse en lui-même; l'autre n'a qu'une science passagère. Il imitera surtout Dieu, s'il est « facile, magnanime, satisfait de peu de chose pour lui-même, « tandis qu'il montre à ses sujets une âme paternelle. En effet, t si Dieu est regardé comme le père des dieux, comme le père des « hommes, c'est particulièrement à cause de sa douceur pour tout ce qui respire Mut sa loi, c'est parce que jamais il ne se lasse « et ne néglige son empire; c'est parce qu'il ne lui a pas suffi « d'être le créateur de l'univers, s'il n'était encore le nourricier de « toutes les créatures, le précepteur de toutes les vérités et le < législateur impartial du genre humain. Tel doit paraître le mortel destiné à commander sur la terre et parmi les hommes, le roi. Rien n'est beau sans doute hors de la royauté, et dans « l'anarchie; mais, sans la sagesse et la science, il ne peut exister ni roi ni pouvoir. L'imitateur véritable, le ministre légitime de de Dieu, c'est un sage sur le trône. p
KoTE C. On a voulu faire de Fénelon un politique rêveur et dangereux. J'avoue qu'il m'est impossible de concevoir quelle espèce de danger pouvaient offrir ces belles imaginations de justice, de sagesse et de bonheur qui, dans le Télémaque, s'accordent avec toutes les formes de gouvernement, et se réalisent presque tou-
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jours par les vertus d'un bon roi. Sans doute Fénelon ne partageait pas les idées politiques de Bossuet. Chacun de ces denx grands hommes portait dans ses systèmes l'empreinte de Ion caractère. Fénelon, plein de douceur et d'insinuation, aurait souhaité que l'unité du pouvoir souffrit quelques tempéraments salutaires au peuple. Dans ses Directions pour la conscience d'un roi, ouvrage d'une politique sublime autant que d'une religion éclairée, il dit, en s'adressant au Dauphin < Vous savez qu'autrefois le roi ne prenait jamais rien sur ses peuples par sa seule autorité; c'était le parlement, c'est-à-dire l'assemblée de la nation, qui lui accordait les fonds nécessaires. Qui est-ce qui a changé cet ordre, « sinon l'autorité absolue que les rois ont prise? Plus tard, lorsque les maux de la France firent douter qu'il y eût assez de force dans la main seule de Louis XIV pour sauver l'État, Féneion proposa le retour de ces assemblées dont it avait regretté la perte dana les jours les plus glorieux de la monarchie. Ce ne sont plus ici les spéculations d'un cœur vertueux. Fénelon s'arrête à des idées précises il veut que la nation soit appelée à se défendre elle-même, et pour cela, it n'a point recours à l'ancienne et unique représentation de la noblesse et du clergé. It demande un choix de notables dans les classes industrieuses de la société. Cette politique était sage, était noble Je conçois cependant que l'on admire Louis XIV d'avoir pu s'en passer. Ce roi connut bien alors le principe de la monarchie qu'il avait créée en donnant lui-même l'exemple de l'hérosme, ii ne s'adressa qu'à l'honneur, et il sauva la France. Ces illusions ne sont ni de tous les peuples, ni de tous les temps et elles ne valent pas une sage et forte liberté.
NOTE D. Cette fatalité, qui ne permet pas aux idées humaines de rester à la même place, soit qu'elles doivent avancer ou s'égarer, m'a paru supérieurement exprimée dans un passage que je vais citer. ti est tiré de l'ouvrage de M. de Barante, sur la littérature du dix-huitième siècle; ouvrage plein de bon sens, d'esprit et d'originalité, et qui renferme assez de vues et d'idées pour défrayer une vingtaine de nos discours académiques.
« C'était surtout par la marche des opinions humaines et par les < productions de l'esprit que le dix-huitième siècle avait été remar-
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quable. LM contemporains eux-mêmes s'étaient fort enorgueillis de ce développement de l'esprit humain, et en avaient fait le principal caractère de l'époque où ils vivaient.
Aussi c'est contre les opinions françaises du dix-huitième siècle, et surtout contre les écrits où elles sont déposées, que l'accusation a été portée. Parmi les accusateurs, quelques-uns, se laissant '< emporter par un esprit d'exagération et d'animosité, sont tombés, « ce nous semble, dans une erreur remarquable. Isolant ce dixhuitième siècle de tous les autres siècles, ils le regardent comme une époque maudite, où un génie malfaisant a inspiré aux écrivains des opinions qu'ils ont répandues parmi le peuple. On dirait, à les entendre, que, sans les livres de ces écrivains, tout serait encore au même état que dans le dix-septième siècle, comme si un siècle pouvait transmettre à son successeur l'héritage de l'esprit humain tel qu'il l'a reçu de son devancier. Mais « il n'en est pas ainsi. Les opinions ont une marche nécessaire de « la réunion des hommes en nation de leur communication habi« tuelle naît une certaine progression de sentiments, d'idées, de raisonnements, que rien ne peut suspendre. C'est ce qu'on fi nomme 1< marche de la civilisation; elle amène tantôt des époques paisibles et vertueuses, tantôt criminelles et agitées quel« quefois la gloire, d'autres fois l'opprobre, et suivant que la Pro« vidence nous a jetés dans un temps ou dans un autre, nous < recueillons le bonheur ou le malheur attaché à l'époque où nous < vivons. Nos goûts, nos opinions, nos impressions habituelles en « dépendent en grande partie nulle chose ne peut soustraire la société à cette variation progressive. Dans cette histoire des opi< nions humaines, toutes les circonstances sont enchainccs de manièrc qu'il est impossible de dire laquelle pouvait ne pas résulter « nécessairement de la précédente. »
Je ne crois pas qu'on ait rien écrit de plus instructif et de plus sage sur le dix-huitième siècle, et mieux expliqué la littérature par la connaissance des hommes.
NOTE E. L'essai d'un travail comparatif sur toutes les formes de gouvernements avait été fait avant Montesquieu et le modèle donné avec une supériorité de science, de méthode et de génie qui
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n'a pas été et probablement ne sera pas surpassée c'est l'observation qui aurait dû se trouver dans le Discours, et un des titres de gloire d'Aristote, dont Montesquieu n'est souvent que le plus ingénieux disciple. Deux ouvrages du philosophe grec constataient cette priorité de sa part, dans l'étude de l'homme social, comme dans celle de la nature l'un que nous possédons entier, sauf quelques avaries, n'est qu'un résumé substantiel et profond des principales différences qui résultent des divers états de société, et une recherche des conditions qui peuvent le mieux assurer la durée et le bonheur des États. C'est le traité de la Politique en huit livres, traduit dès le quatorzième siècle en notre langue par un des conseillers du sage roi Charles V, Nicolas Oresme, et retraduit dans la langue politique de nos jours, avec une rare et complète intelligence du sujet et de l'ouvrage, par un professeur éminent, un savant célèbre, M. Barthélemy Saint-Hilaire.
Ce livre qu'il ne faut pas séparer des Morales d'Aristote, et qui s'y rapporte et les achève en bien des points, est dans sa brièveté, sa profondeur de sens et sa sobriété de langage, un des monuments immortels de l'esprit humain, doublement précieux par l'objet et par la forme, en ce que, sans préférence systématique, avec l'étendue impartiale du génie, il applique aux plus grandes œuvres de la pensée active, A savoir la fondation et le maintien des États, la plus grande puissance de la pensée spéculative. L'analogie de cet ouvrage avec celui de Montesquieu est de partir également des institutions existantes, des faits connus, et de classer, d'après ce qui est, ce qui doit être et ce qu'il faut prévoir. Ainsi le degré de liberté dû à l'homme, la mesure de démocratie nécessaire, les rapports de l'indigence et de la richesse se tirent pour l'auteur non d'une perfection abstraite, d'un type idéal de justice et de bonheur, mais du calcul des forces opposées, et de l'étude attentive des rapides décadences ou des durées glorieuses Non sans doute que, dans cet examen, il ne doive apparaître que les règles de probabilité tirées du nombre des exemples remontent elles-mêmes à une règle plus haute, à un principe supérieur et secret qui détermine souverainement la proportion plus ou moins grande de ces exemples. Mais ce que l'auteur cherche, c'est la raison et non la moralité du succès, bien que souvent ces deux choses se confondent, et que la
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première dérive de l'autre cela même Aristote ne le conteste ni ne s'en préoccupe, étant surtout attentif au spectacle des faits, des intérêts et des passions humaines, et cherchant là les principes du droit politique, bien plus que dans aucune idée préconçue de justice ou d'humanité.
Cette méthode tout expérimentale, appliquée à la législation des États, supposait un autre ouvrage qu'avait en effet écrit Aristote, qui s'est perdu dans le naufrage des temps et qui aurait représenté pour nous l'Esprit des Lois de l'antiquité. C'était le recueil expliqué, la classification savante, la description historique des Constitutions et des Gouvernements connus dans le monde antique, depuis l'opulente Carthage jusqu'à la pauvre et petite Ithaque, depuis la royauté absolue des Perses jusqu'à ces royautés tempérées de la Cyrénaïque et des villes de Sicile, ou cette royauté si restreinte de Sparte. Les témoignages ont varié sur le chiffre de cette collection qui comprenait tout ce que le cercle agité de la Grèce avait offert à l'observatcur, et tout ce que lui ouvraient au loin .les victoires d'Alexandre, ce voyageur armé, dont l'ambition de conquérir égalait l'ambition de savoir d'Aristote.
Comme parcelles détachées de ce grand ouvrage, on a retrouvé, <;à et là dans les grammairiens et les polygraphes, mille courtes indications montrant qu'il embrassait des États de toute origine, grecque, phénicienne, italique, barbare, et devait contenir bien des détails qui manquent à l'histoire, telle qu'elle nous est parvenue à travers les destructions du temps, a Par Aristote, disait Cicéron, « nous connaissons les mœurs, les institutions, les disciplines de « presque tous les États, non pas seulement de la Grèce, mais encore du monde barbare; par Théophraste nous en connaissons a aussi les lois. Cet ouvrage de Théophraste, qui était encore d'une manière plus détaillée une sorte d'Esprit des Lois de l'antiquité, a péri aussi complétement que le livre même du maitre, dont il était évidemment une dépendance et une application. Mais le témoignage de Cicéron, la nature de l'ouvrage qu'il désigne et quelques parcelles plus significatives qui s'en sont conservées disent assez quel était le prix de ce travail d'Aristote il n'y aurait pas aujourd'hui, pour la science historique et pour les traditions de l'esprit humain, de découverte plus importante que celle de cette
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compilation de faits analysés et réunis par un ti pénétrant et si laborieux génie et si l'illustre Cuvier donnait à Aristote l'honneur d'avoir inventé la science de l'Anatomie comparée, je ne doute pas que dans l'ordre moral, cet autre ouvrage ne parût, aux yeux mêmes de notre temps, renfermer les bases fondamentales de l'anatomie comparée des États, et qu'on ne s'aperçut que ce jeune univers de la civilisation antique, composé de la Grèce, de la péninsule italique, de quelques contrées de l'Asie, de quelques côtes de l'Afrique, avait déjà conçu, échangé, épuisé toutes les combinaisons politiques par où passe la savante Europe, et que menace de lui ôter un jour la terrible simplification du pouvoir militaire. H n'est pas Jusqu'aux rêveries, aux spéculations de nos jours sur la parfaite égalité des hommes, sur la promiscuité des biens qui ne dussent se rencontrer dans cet ouvrage, non plus sous forme d'utopies conjecturales, comme en avait imaginées Phaléas, et d'autres écrivains cités ailleurs par Aristote, mais sous des applications effectives et plus ou moins durables.
Pour ajouter à nos regrets d'une telle perte, tout fait croire que l'ouvrage d'Aristote avait subsisté jusqu'à la veille de la Ae~MMMnce et de la pleine activité du monde moderne, qu'il se conservait aux derniers jours de l'empire grec, et était même connu depuis longtemps des vainqueurs, moins ignorants que fanatiques, qui précipitèrent la ruine de ce débile empire. Aussi, lorsque dans le siècle dernier, le gouvernement de la France, avec une libéralité digne des exemples de Louis XIV, faisant servir à la science le protectorat politique, envoyait dans le Levant à divers intervalles l'abbé Galland, Fourmont, Sevin, etc., cet objet de recherches fut grandement recommandé aux doctes voyageurs. On le promit, on l'espéra sur quelques indices fort douteux, tels que la mention d'une ancienne bibliothèque des empereurs grecs conservée, dit-on, dans un coin du sérail, et d'après d'autres récits plus ou moins trompeurs, espèce de mtfaye qui amusait la soif érudite de nos chercheurs de manuscrits orientaux ou grecs.
Une conjecture du moins fut conNrmée, c'est que le livre des Républiques (en iM.tTtmt), eût-il irrévocablement péri dans le texte original, devait se retrouver dans une de ces traductions arabes, qu'après Omar et les premières fureurs de l'islamisme, les
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kalifes avaient fort encouragées, de Bagdad à Cordoue et de Samarcande à Fez. On savait que ce travail avait souvent porté sur des œuvres de science et particulièrement sur les écrits d'Aristote si admiré dans l'Orient, où des contes vulgaires, répétés sous la tente, mêlent encore souvent son nom à celui d'Alexandre.
La certitude alla plus loin. Un des explorateurs envoyés dans l'Orient, vers les derniers temps de la monarchie, le docte Villoison, présent à Constantinople en 1785, auprès du plus littéraire des ambassadeurs, le comte Choiseul GonfOer', regrette que son trop court séjour dans cette ville ne lui ait pas permis d'y chercher dans les bibliothèques publiques et particulières un trésor, dont l'existence ne lui parait pas douteuse; et il rappelle, en même temps, ce qu'on peut vérifier ici chaque matin, qu'à la bibliothèque royale se conserve le grand catalogue littéraire et scientifique d'Hadgi-Khaffa, formant, avec la traduction intercalée de Petis de la. Croix, trois volumes in-folio, dans un desquels le critique arabe mentionne la traduction en sa langue de l'ouvrage d'Aristote comprenant, dit-il, l'histoire et la description de cent quatre-vingt-onze états et constitutions politiques.
Si les kalifes ne s'étaient pas inquiétés de cette extrême diversité de gouvernements à présenter à l'esprit des Osmanlis courMs sous leur joug, 11 serait bien digne de l'esprit libre et éclairé des Européens modernes de rechercher à tout prix un tel trésor. HadgiKaffa était, dit-on, un habile littérateur du onzième siècle, dont l'ouvrage devait être répandu dans l'Orient, puisqu'il en existe même à notre bibliothèque deux exemplaires complets, transmis par deux de nos ambassadeurs à Constantinople, Guilleragues et Nointel. La traduction d'Aristote qu'il analyse devait se trouver dans les bibliothèques arabes d'Espagne, dont Yriarte et Casiri ont catalogue tant de curieux débris, bien que la plus grande partie en ait été reportée en Afrique par les Maures expulsés. A part même l'Orient et la Turquie européenne, ce monument peut se conserver à Maroc, à Mequinez, à Fez, où les mosquées avaient autrefois des éco'cs et des bibliothèques. A qui apparticndrait-ii plus qu'à la France de poursuivre une telle recherche par droit de voisinage et Mémoire de i'~eadeMte des hMcrtpf. et Belles-Lettres, t.xMtt.p.M!.
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d'alliance? Y réussir ne serait pas le moindre fruit de la bataille d'Isly. Cette observation, loin d'être irrespectueuse pour la gloire militaire, est si juste qu'un noble général, M. le maréchal Bugeaud, dont l'esprit actif prenait feu sur tout projet d'utilité pratique ou d'oeuvre intelligente, avait vivement accueilli la pensée d'une mission arabe-hellénique dans le Maroc. Un orientaliste, connu par des travaux analogues à la recherche projetée, M. Mac Guckin de Slane, savant traducteur de la Biographie des auteurs arabes de Ibn A~slikan, aurait accepté cette tâche que nul n'eût mieux remplie, et que je m'empressais de lui offrir, selon mon pouvoir officiel d'alors. Quelque scrupule politique fit retarder une visite même littéraire dans le Maroc. Et, dans l'intervalle, bien des choses changèrent le ministre (et c'était la moindre de ces choses) disparut de l'administration avec son plan de découverte plus tard, le gouvernement fut enlevé, selon l'expression arabe, comme une tente posée pour t~< nuit. Et, parmi les malheurs naturels ou accidentels qui suivirent cette catastrophe, deux hommes faits pour rendre à leur pays bien d'autres services que de protéger avec une haute intelligence quelques investigations littéraires, lui furent malheureusement ravis. La France perdit M. le maréchal Bugeaud, l'homme qui par la pleine exécution d'une forte idée de politique et de guerre nous a finalement donné l'Algérie et l'a assujettie de telle sorte que les instabilités mêmes de la Métropole n'aient pas un moment ébranlé la soumission de la Conquête elle le perdit, encore dans toute l'énergie de son activité, au milieu des justes honneurs rendus A ses services, et des justes espérances attachées à son nom. Un autre homme de cœur et de talent, possédant lui-même ces notions érudites que M. le maréchal Bugeaud savait honorer et apprécier, le général Duvivier, devenu à cinquante ans littérateur arabe, comme plusieurs de nos jeunes et intelligents officiers, et s'étant remis aux études grecques avec une ardeur qui lui rendait surtout familiers Polybe, Strabon, Arrien, Procope, etc., avait adopté et pouvait accréditer mieux que personne cette idée de recherches savantes, à diriger au-delà même des possessions de la France en Afrique; il transformait, en me parlant, l'idée que j'avais eue, et y donnait, par divers détails qui m'échappent en ce moment, une importance et une probabilité que je n'avais pas entièrement pres-
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sentiea. Personne, après t84S, ne semblait plus à portée d'émettre en cela un avis décisif. Mais les fatalités de l'anarchie sont encore plus cruelles que les accidents de la nature. Avant même la maladie et la mort de M. le maréchal Bugeaud, le vaillant, le loyal, le savant Duvivier périseait d'une blessure reçue dans les rues de Paris, parmi ces généraux qui tombèrent victimes d'une guerre stérile et barbare. A bien des titres, de grands regrets lui sont dus; et pour ma part, je ne penserai jamais sans tristesse et sans respect, à ce studieux anachorète des camps, que j'ai vu, vivant même à Paris, comme au désert, d'un peu de riz et de dattes, se relevant de dessus sa peau de tigre ou de lion, pour commencer au point du jour son étude des textes grecs sur l'ancienne Afrique comparée à la moderne, animant admirablement la géographie par l'histoire, par la tactique, par les Muvenirs personnels et produisant incessamment des j)7~moires et des Projets écrits avec autant de verve originale que de libre franchise. Que ne lui a-t-il été donné, après douze ans de glorieux services en Algérie, de suivre ici en paix ces belles études, auxquelles il semblait voué sans retour, et dont il ne fut distrait que par le péril public, à la voix de ses frères d'armes, les généraux d'Afrique aujourd'hui bannis de la patrie, qu'ils ont illustrée. On me pardonnera ces paroles. La mémoire du général Duvivier est bien au-dessus de mon faible hommage et je. craindrais de paraitre mêler à de si tristes souvenirs un intérêt littéraire, que bien des gens peut-être trouveront frivole. Mais il n'était pas tel pour ce noble et curieux esprit et je dois redire ici que, connaissant si bien ic caractère et les mœurs des Arabes d'Afrique qu'il avait tant pratiqués, dont il parlait ia langue, dont il avait étudié l'histoire dans les monuments nationaux et byzantins, il croyait à la certitude de découvertes précieuses à faire dans les dépôts des antiques mosquées du Maroc quelquefois même, en s'animant sur cette pensée, il disait, plaisantant à demi, avec sa physionomie grave et mélancolique « La chose me semble si importante, le succès si assuré, « qu'en venté, je crois, je me chargerais de la mission, quoique je connaisse bien les déûances de ces diables d'Orientaux, et malgré le danger d'avoir le cou coupé, comme espion diplomatique déguise en savant. Puis, il ajoutait, qu'au rest9 la chose pourrait s'arranger à l'amiable, sous bonne garantie; et que, puisqu'on avait
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obtenu du sultan de Maroc l'engagement d'excommunier AbdclKader, on pourrait bien en tirer la promené de laisser voir, copier, et même emporter quelques vieux parchemins arabes traduits du grec.
Tout cela est bien loin maintenant; et j'ai bien peu d'autorité pour en parler; mais il ne saurait être malséant de rappeler ces souvenirs, de présenter ces indices à la pensée du public ami des lettres, et des hommes éclairés qui se trouveraient avoir quelque puissance. Le pays de l'illustre Sylvestre de Sacy le pays qui compte dans la même carrière des savants si éminents, des Quatremère, des Reynaud, des CoMMtt: de Perceval, des de Saulcy, des Noel des fef<yet' et de jeunes et brillants élèves de leur science, tels que M. Renan, l'auteur de la belle Notice sur Mahomet, le pays de la science désintéressée, comme des sciences utiles, ne saurait, aujourd'hui qu'il a tant de rapports de commerce et de pouvoir avec la population arabe, regarder indifféremment aucune des occasions d'étude et de découverte érudite que peut donner l'Afrique. Peut-il en exister une plus pure, plus honorable aux yeux de l'Europe, que la chance d'un accroissement à ces trésors du passé à ces monuments de philosophie et de génie que nous a transmis la Grèce, que la France a si souvent interprétés ou égales, et qui sont devenus la richesse commune de tous les peuples civilisés? Tandis qu'un zèle faux ou trompé propose aujourd'hui d'abandonner l'étude des chefsd'œuvre antiques, ne négligeons rien pour en accroître le nombre, et pour recueillir quelqu'un de ces immortels débris encore cachés dans quelque coin du monde. Le plus précieux peut-être, celui qui par la nature toute positive, toute substantielle des notions qu'il doit contenir, pourrait le mieux sortir, sans dommage, d'un intermédiaire arabe et nous rendre le libre et beau génie de la Grèce, à travers les ténèbres de l'oppression musulmane, ce serait le grand recueil politique d'Aristote *Lt n~Te~t. Faisons des vosux pour qu'il nous soit restitué; et n'en désespérons pas, s'ii est bien cherché. C'est par une voie semblable, on le sait, que le moyen âge connut d'abord la philosophie d'Aristote; c'est par là qu'est arrivée à l'Europe savante une partie du traité des Sections coniques d'Apollonius. La langue arabe doit ainsi recéler encore bien d'autres déhris de la science des Grecs, plus faciles à transmettre d'un idiome à
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l'autre que les gracieux chefs-d'tEuvre de leur goût et de leur génie. Une telle poursuite n'est pas moins digne du zèle inventif, de l'ardeur savante des officiers français, que cette recherche des Inscriptions t'omowe~ qui a si honorablement occupé, pour quelques-uns, les loisirs de la conquête dans l'Afrique française. Le public sait vaguement, et on ne peut trop redire, ce qu'ont fait d'admirable sous ce rapport M. le colonel Carbuecia, M. le capitaine d'étatmajor Daumas, si bien suivis par l'activité courageuse, l'érudition. la sagacité d'un jeune et modeste savant, M. Renier. La carte épigraphique de la province romaine d'Afrique sera en partie relevée et il est facile de juger que de lumières précieuses pour l'histoire, que d'indications même utiles à la conquête peuvent sortir d'une semblable étude. Souhaitons qu'elle se poursuive, qu'elle s'étende, qu'elte continue d'être protégée par le pouvoir militaire et civil, encouragée par l'estime publique! Retrouvons, le plus qu'il est possible, en Afrique, la trace du passé, au profit de la possession présente et pour le service comme pour la gloire de l'établissement français élevé sur les ruines romaines. C'est en ce sens qu'à côté des travaux si habilement appliqués à l'investigation des monuments de défense et d'art, des itinéraires antiques, des campements préférés, des inscriptions historiques ou domestiques, de tout le résidu matériel enfin de l'ancienne vie romaine, il serait beau de voir quelquesuns des jeunes arabisants de l'Algérie, tourner leur curiosité à la recherche des débris d'histoire ancienne et de génie grec que renferment certainement encore la langue arabe et la terre d'Afrique. Accroître les connaissances humaines, acquérir quelque lumière nouvelle, ou même quelque occasion pour la science et le génie des arts, c'est souvent le meilleur profit des Conquêtes mêmes durables; c'est presque l'unique produit, le seul dédommagement des Conquêtes passagères. Que reste-t-il de la magnifique expédition d'Egypte, en 1T98, de ces quinze mois de merveilles guerrières, de tant de gloire et de désastres? Il reste le souvenir de l'Institut français du Caire, le monument scientifique commencé au milieu de l'expédition même, achevé pour en perpétuer le souvenir et en célébrer le héros; il reste l'impulsion que donna ce grand exemple, les voies qu'il ouvrit, les découvertes qu'il prépara, et qui se sont accomplies ou se poursuivent de nos jours dans la philologie
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la plus abstruse, et dans les antiquités de l'histoire et de l'art. Déjà consolidée par une possession de plus de vingt ans, sans guerre européenne il est vrai, affermie sur elle-même par la victoire et la colonisation croissante, l'Algérie française, placée si près de sa puissante métropole, semble à l'abri des vicissitudes qui nous enlevèrent si promptement l'Égypte elle n'est pas dans nos mains une proie aussi redoutable et aussi enviée; elle doit, par un système habile d'administration, par une communication réciproque et plus hâtive des deux langues, par l'action plus rapide de nos arts plus perfectionnés, nous être assimilée plus vite qu'elle ne le fut aux Romains, qui cependant réussirent à la posséder en paix plus vaste que nous ne l'avons, pendant plusieurs siècles, et à travers bien des révolutions de pouvoir, dans leur propre empire. Il nous restera donc cette fois de l'Afrique autre chose que la carte de la Conquête, et la description des ruines qu'on n'a pu garder. !1 y a lieu d'espérer que cette terre féconde, qui nous a coûté déjà tant de sacrifices, et qui, pendant la longue paix du Continent européen, a seule formé les généraux de la France, finira par être un surcroit de force et de richesse pour elle.
Mais quoi qu'il arrive, le titre de gloire de cette Conquête, c'est ce qui sera fait, à son occasion, pour le bien et l'honneur de l'humanité, pour la culture des sciences, pour le progrès de quelque noble étude, pour l'application de quelques arts utiles. Que l'érudition, cette source des lettres dans les siècles avancés, que l'érudition, qui a déjà retrouvé tant de traces et utilement marqué tant d'étapes de la conquête romaine en Algérie, ne se lasse pas de défricher l'Afrique Qu'elle y pénètre, s'il est possible, au delà de nos frontières déjà fort étendues Parmi les soins de luxe intellectuel qu'on peut proposer à ses efforts, parmi les problèmes dignes d'elle et les produits précieux que peut amener l'alliance des études arabes aux études d'antiquité, il n'y aurait pas succès plus utile, plus célèbre, plus européen que la découverte de quelqu'un de ces monuments du savoir et du génie antique qui manquent à la science moderne, et qu'elle regrette et ne peut remplacer au milieu de sa richesse.
Redisons donc que des exemplaires arabes du grand ouvrage politique d'Aristote, de l'Esprie des lois de l'antiquité, existent
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quelque part, en Orient, sous ce titre que nous transcrivons en lettres romaines, sans l'entendre dans aucune écriture, Ke<a& SiasM< Almodet, qu'il doit y en avoir au Maroc, qu'il serait beau d'en découvrir un et de le rendre au monde, et qu'en le cherchant, au hasard même de ne pas réussir, d'autres précieuses découvertes peuvent se présenter sur la route.
NoTB F. On peut regretter tci que Montesquieu n'ait pas connu les nouveaux fragments de la République de Cicéron découverts de nos jours il y aurait vu ce qu'il cherchait; il y aurait lu l'éloge et l'analyse de cette savante forme de gouvernement, de ce beau système, que par on de ces contrastes piquants, où se plaît son esprit, il suppose avoir été trouvé dam les &oi~. La royauté, disait le grand consul romain, par la bouche de Scipion, est de beaucoup prëférable aux trois autres formes mais elle est elle-même inférieure < à celle qui se composera da mélange égal des trois meilleurs ordres de gouvernement réunis et tempérés l'un par l'autre. J'aime en effet que dans l'État il existe un principe éminent et royal; qu'une « autre portion de pouvoir soit acquise et donnée à l'influence des grands, et que certaines choses soient réservées au jugement et à la volonté de la multitude. Cette constitution a d'abord un grand caractère d'égalité, condition nécessaire à l'existence de tout peuple a libre elle offre ensuite une grande stabilité. En effet, les premiers éléments dont J'al parlé, lorsqu'ils sont isolés, se dénaturent alsément et tombent dans l'extrême opposé, de manière qu'au roi suc< cède le despote, aux grands l'oligarchie factieuse, au peuple la tourbe et l'anarchie. Souvent ils sont remplacés et comme expulsés < l'un par l'autre. Mais dans cette combinaison de gouvernement qui « les réunit et les confond avec mesure, pareille chose ne saurait < arriver, si ce n'est par grande faute des chefs de l'État; car il n'y «a a point de cause de révolution, là où chacun est assuré dans son « rang, et ne voit pas au-dessous de place libre pour y tomber. ( Traduction de la République de Cicéron, par M. Villemain.) NOTE G. Quelquefois on demande Qu'est-ce que le système représentatif ? La réponse est fort simple le système représentatif entre dans tous les gouvernements qui admettent des assemblées délibé-
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rmtM. Mais l'emploi de ces assemblées peut être plus on moins heureusement ordonne. L'existence de deux assemblées, l'une héréditaire et aristocratique, l'autre élective et populaire, semble, par le raisonnement comme par l'exemple, offrir la meilleure combinaison. Voilà jusqu'à présent le système représentatif dans la perfection de sa forme. !t y a loin sans doute de cette perfection extérieure à la perfection de fait mille causes peuvent t'arrêter l'éloquent auteur des R<~ea'<OM poliliques, M. de Châteaubriand, a prévu et discuté la plupart de ces causes réelles ou possibles. Les événements n'ont rien changé à lavérité de ses observations; et l'admirable vivacité de son langage a donné un nouveau caractère de durée à des idées que )e bon sens seut rendrait éternelles. La vieille monarchie ne vit plus pour nous que dans l'histoire, comme l'oriflamme que l'on voyait encore toute poudreuse dans le trésor de Saint-Denis, sous Henri IV. Le brave Crillon pouvait toucher avec attendrissement et respect ce témoin de notre ancienne valeur; mais il servait c sous la cornette blanche, triomphante aux plaines d'Ivry, et il ne « demandait point qu'on allât prendre au milieu des tombeaux l'étendard des champs de Bouvines..
M. de Chateaubriand avait également reconnu la marche générale de l'Europe vers l'ordre constitutionnel. Dans ce mouvement commun il voyait une nécessité et une garantie pour chaque État. On a depuis voulu affaiblir l'autorité de ces idées, auxquelles un grand écrivain avait prêté la puissance de son éloquence et de son nom. Mais les idées qui sont des principes ne dépendent pas du talent qui les exprime elles existent par elles-mémes elles ont le bon sens pour auteur, et les faits pour témoins. Le progrès des arts utiles à la vie, la facile communication des peuples, le partage plus égal des connaissances et des lumières, l'imprimerie, voilà )es causes qui secondentla liberté iégaie elles ne pouvaient rencontrer d'obstacle que dans le plus horrible néau de ia société, la tyrannie militaire. C'est un bienfait pour l'Europe que ces idées de liberté se trouvent si puissantes à l'époque même où la force des armes a pris partout un prodigieux accroissement. Dans l'état présent des choses, l'Europe n'aura jamais que des gouvernements constitutionnels ou des gouvernements militaires; et comme l'usurpation ne pourrait s'élever que par la turce des armes, elle est essentiellement ennemie de toute
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Constitution et de toute liberté. Ce sont les souverains héréditaires, les souverains légitimes, qui peuvent établir la liberté, surtout dans les grands États, où toute révolution ne saurait arriver que par l'emploi de la force militaire, qui n'enfantera jamais qu'un pouvoir violent comme elle ainsi les maximes de la liberté se confondent avec les Intérêts des rois. Ces maximes ne sont plus, aujourd'hui, la suite de la révolution; elles sont nées de nouveau, pour ainsi dire, de l'horreur du despotisme impérial; elles ont en leur faveur l'exemple de dix ans de domination absolue aussi sont-elles chères à des hommes qui n'ont jamais connu les premières théories de la révolution. NOTE H. En célébrant la loyauté chevaleresque de nos vieux temps, M. de Châteaubriand avait marqué mieux que personne cette puissance des idées nouvelles, cette ruine irréparable des anciennes mœurs, des anciens priviléges. K L'esprit du siècle, dit-il, a pénétré de toutes parts; il est entré dans les têtes, et jusque dans les cœurs de ceux qui s'en croient le moins entachés. M. de Châteaubriand expose partout cette vérité avec une force, un éclat, et quelquefois une expression de regret qui en augmente encore l'évidence. De cette vérité résulte le bienfait de l'ordre constitutionnel, établi par un sage monarque.
H fallait à la France une loi de liberté qui pût satisfaire les idées et les espérances du siècle il fallait une transaction solennelle qui garantit les intérêts nouveaux le roi donna cette Charte, désormais inséparable de la monarchie et formant dans ses principes de liberté civile et politique une base imprescriptible de gouvernement national plus elle sera puissante, plus la monarchie elle-même s'affermira. L'inviolabilité de la loi ajoute encore a celle du trône; et tel est l'avantage de la stabilité, que même appliquée :) des institutions de liberté, elle est utile au pouvoir.
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NOTICE
SUR FÉNELON.
Fénelon, FrançoisdcSaUgnac de Lamothe, d'une famille ancienne et illustre, naquit au château de Féneton en Périgord, le 6 août 1651. Sous les yeux d'un père vertueux, il fit avec autant de succès que de rapidité ses études littéraires et dès l'enfance, nourri de l'antiquité classique, élevé dans la solitude parmi les modèles de la Grèce, son goût noble et délicat parut en même temps que son heureux génie. Appelé à Paris par son oncle, le marquis de Fénelon, pour achever ses études philosophiques et commencer le cours de théologie nécessaire à sa vocation naissante, il soutint, à quinze ans, la même épreuve que Bossuet, et prêcha devant un auditoire moins célèbre à la vérité que celui de l'hôtel de Rambouillet. Cet éclat d'une réputation prématurée alarma le marquis de Fénelon, qui, pour soustraire le brillant jeune homme aux séductions du monde et de t'amour-propre, le fit entrer au séminaire, de Saint-Sulpice. Dans cette retraite, Fénelon se pénétra de l'esprit évangélique, et mérita l'amitié d'un homme vertueux, M. Tronson, supérieur de Saint-Sulpice. Il y reçut les ordres sacrés.
Ce fut alors que sa ferveur religieuse lui inspira le dessein de se consacrer aux missions du Canada. Traversé
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dans ce projet par les craintes de sa famille et la faiblesse de son tempérament, il tourna bientôt ses regards vers les missions du Levant, vers la Grèce, où le profane et le sacré, où saint Paul et Socrate, où l'église de Corinthe, le Parthénon et le Parnasse appelaient son imagination poétique et religieuse. Enchanté par les souvenirs d Athènes, il s'indignait à la pensée que cette patrie des lettres et de la gloire fùt la proie des barbares « Quand verrai-jp, « s'écriait-il, le sang des Perses se mêler à celui des Turcs « dans les champs de Marathon, pour laisser la Grèce « entière à la religion, à la philosophie et aux beaux-arts fi qui la réclament comme leur patrie Ces divers enthousiasmes du jeune apôtre cédèrent cependant à de plus graves considérations. Et Fénelon, détourne de ces missions lointaines, se consacra tout entier à un apostolat qu'il ne croyait pas moins utile, l'instruction des TVoMvelles Catholiques. Les devoirs et les soins de cet emploi, dans lequel il ensevelit son génie pendant dix années, le préparèrent à la composition de son premier ouvrage, le Traité de l'éducation des Filles, chef-d'œuvre de délicatesse et de raison, que n'a point surpassé l'auteur d'Emile et le peintre de Sophie. Cet ouvrage était destiné à la duchesse de Beauvilliers, mère pieuse et sage d'une famille nombreuse. Fénelon, dans la modeste obscurité de son ministère, entretenait déjà avec les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse cette amitié vertueuse, qui résista également à la faveur et à la disgrâce, à la cour et à l'exil. Il avait trouvé dans Bossuet un attachement qui devait être moins durable. Admis à la familiarité de ce grand homme, il étudiait son génie et sa vie. L'exemple de Bossuet, dont la religion toute polémique s'exerçait par des controverses et des conversions, inspira sans doute à Fénelon le Traité du ministère des Pasteurs, ouvrage dans lequel il combat les hérétiques avec plus de modération
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que n'en montrait son illustre modèle. Le sujet, le mérite de cet ouvrage, et le suffrage tout-puissant de Bossuet engagèrent Louis XIV à confier à Fénelon le soin d'une mission nouvelle dans le Poitou. L'uniformité rigoureuse que Louis XIV voulait étendre sur toutes les consciences de son royaume, et la résistance qui naissait de l'oppression, obligeaient souvent le monarque à faire soutenir ses missionnaires par des soldats. Fénelon ne se borna point à rejeter absolument l'odieuse assistance des dragons; il voulut choisir lui-même les collègues ecclésiastiques qui partageraient un ministère de persuasion et de douceur. U convertit sans persécuter, et fit aimer la croyance, dont il était l'apôtre.
L'importance que l'on attachait à de semblables missions attira, plus que jamais, les regards sur Fénelon, qui s'en était heureusement acquitté. Un grand objet était offert à l'ambition et au talent. Le duc deBourgogne, petit-fils de Louis XIV, sortait de la première enfance; et le roi cherchait en quelles mains il confierait ce précieux dépôt'. La vertu, aidée de la faveur de M"' de Maintenon, obtint la préférence. M. de Beauvilliers fut nommé gouverneur; et il choisit et fit agréer au roi Fénelon, pour précepteur du jeune prince. Ces vertueux amis, secondés par les soins de quelques hommes dignes de les imiter, commencèrent la noble tâche d'élever un roi. L'histoire atteste que jamais on ne vit un concours plus parfait de volontés et d'efforts. Fénelon, par la supériorité naturelle de son génie, était l'âme de cette réunion. C'était lui qui, transporté par l'espérance de placer un jour la vertu sur le trône, et voyant le bonheur de la France dans l'éducation de son roi, détruisait avec un art admirable tous les germes dangereux que la nature et que le sentiment prématuré du pouvoir avaient tM9.
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jetés dans ce jeune cœur, et faisait succéder à tous les défauts d'unt, caractère indomptable l'habitude des plus salutaires vertus. Cette éducation, dont il nous reste d'immortels monuments dans quelques écrits de Fénelon, paraissait le chef-d'œuvre du génie qui se consacre au bonheur des hommes.
Fénelon, transporté au milieu de la cour, et ne s'y livrant qu'à demi, se faisait admirer par les grâces d'un esprit brillant et facile, par le charme de la plus noble et de la plus éloquente conversation. Il y avait en lui quelque chose de séduisant et d'inspiré. L'imagination, .le génie lui échappaient de toutes parts et la plus élégante politesse embellissait et faisait pardonner l'ascendant du génie. Cette supériorité personnelle excitait beaucoup plus d'admiration que le petit nombre d'ouvrages sortis de sa plume. C'est sous ce rapport qu'il fut loué à l'époque de sa réception à l'Académie; et, peu de temps après, La Bruyère le peignit encore sous les mêmes traits, reconnaissables pour tous les contemporains. « On sent, dit-il, <t la force et l'ascendant de ce rare esprit, soit qu'il prêche « de génie et sans préparation, soit qu'il prononce un « discours étudié et oratoire, soit qu'il explique ses pen<f sées dans la conversation toujours maître de l'oreille « et du cœur de ceux qui l'écoutent, il ne leur permet « pas d'envier ni tant d'élévation, ni tant de facilité, de « délicatesse, de politesse, »
Cet ascendant de vertu, de grâce et de génie, qui excitait, dans le cœur des amis de Fénelon, une tendresse mêlée d'enthousiasme, et qui avait séduit M" de Maintenon, malgré sa défiance et sa réserve, échoua toujours contre les préventions de Louis XIV. Ce prince estimât sans doute l'homme auquel il confiait l'éducation de son petit-fils; mais il n'eut jamais de goût pour lui. On a cru que l'élocution brillante et facile de Fénelon gênait un
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prince qui ne voulait sentir nulle part une autre prééminence que la sienne. Mais, si l'on jette les yeux sur une lettre où Fénelon, dans l'épanchement de la confiance, avertissait M* de Maintenon que Louis XIV n'avait aucune idée de ses devoirs de roi, on supposera sans peine qu'une opinion aussi dure, dont Fénelon parait trop pénétré pour n'en avoir pas laissé échapper la révélation plus d'une fois, ne dut pas rester complétement ignorée d'un monarque trop accoutumé aux louanges, et qui pouvait s'offenser même d'un jugement moins sévère. L'histoire n'a point partagé l'extrême rigueur de cette opinion sur un prince qui, dans l'exercice d'un pouvoir absolu, il est vrai, porta toujours de la bienséance et de la grandeur, et maintint l'honneur sous le despotisme, son plus grand ennemi. Fénelon avait conservé à la cour le plus irréprochable désintéressement. 11 y passa cinq années dans la place éminente de précepteur du petit-fils du roi, sans demander, sans recevoir aucune grâce. Louis XtV, qui-savait récompenser noblement et avec choix, voulut réparer cet oubli; et il nomma Fénelon à l'archevêché de Cambrai'. Ce moment de faveur et de prospérité était celui où Fénelon devait être frappé d'un coup funeste à son crédit, et qui même aurait mortellement blessé une réputation moins inviolable.
Depuis longtemps, Fénelon, que le mouvement de son âme portait à une dévotion vive et spirituelle, aval!, cru reconnaître une partie de ses principes dans la bouche d'une femme pieuse et folle, mais qui sans doute avait beaucoup de persuasion et de talent, puisqu'elle obtint une influence extraordinaire sur plusieurs esprits supérieurs. Madame Guyon, écrivant et dogmatisant sur la grâce et sur le pur amour, d'abord persécutée et arrêtée, 1 En 1694.
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bientôt admise dans la société particulière du duc de Beauvilliers, accueillie par madame de Maintenon, autorisée à répandre sa doctrine dans Saint-Cyr, puis devenue suspecte à Bossuet, arrêtée de nouveau, interrogée, condamnée, fut le prétexte de la disgrâce de Fénelon. L'inexorable Bossuet n'aimait pas les subtilités mystiques, les raffinements de l'amour divin, dont l'imagination vive et tendre de Fénelon était trop facilement éprise. Bossuet voulut obtenir que le nouvel archevêque de Cambrai condamnât lui-même les erreurs d'une femme, dont il avait été l'ami. Fénelon s'y refusait par conscience et par délicatesse, craignant de compromettre des opinions qui lui étaient chères, voulant ménager une femme malheureuse, qui ne lui paraissait coupable que d'exagération dans l'amour de Dieu. Peut-être enfin, car il était homme, se trouva-t-il choqué de la hauteur théologique de Bossuet, qui le pressait, comme s'il eût voulu le convertir. Fénelon publia ce trop fameux livre des Maximes des Saints, que l'on peut regarder comme une apologie indirecte, ou même comme une rédaction atténuante des principes de madame Guyon. Dans un siècle où une opi.nion religieuse était un événement politique, la première apparition de cet ouvrage excita beaucoup d'étonnement et de murmures. Tous ceux qui pouvaient être secrètement jaloux du rang et du génie de Fénelon, se déclarèrent contre les erreurs de sa théologie. Élevé au-dessus d'un sentiment honteux, mais inflexible, impatient de la contradiction, négligeant les égards et les bienséances mondaines, lorsqu'il croyait la religion compromise, Bossuet dénonça lui-même à Louis XIV, au milieu de sa cour, l'hérésie du nouvel archevêque. Au moment où Fénelon était frappé de ce coup sensible,.l'incendie de son palais de Cambrai, la perte de sa bibliothèque, de ses manuscrits, de ses papiers, mit son âme à une nouvelle épreuve, et ne
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lui arracha d'autres plaintes que ces paroles si touchantes, et si vraies dans sa bouche « il vaut mieux que le feu « ait pris à ma maison qu'à la chaumière d'un pauvre « laboureur. »
Cependant Bossuet, après l'éclat de sa première déclaration, se préparait à poursuivre son rival, et semblait jaloux de lui arracher un désaveu. L'admiratrice, l'amie de Fénelon, madame de Maintenon, s'éloignait de lui avec une inconcevable froideur. Fénelon soumet son livre au jugement du saint-siége. Bossuet avait déjà composé des remarques, où la plus amère et la plus véhémente censure était entourée de toutes les expressions du regret et de l'amitié. Il proposait en même temps une conférence, à laquelle Fénelon se refusa, préférant défendre son livre au tribunal de Rome. Ce fut alors qu'il reçut l'ordre de quitter la cour, et de se retirer dans son diocèse. Cette nouvelle excita dans l'âme du duc de Bourgogne une douleur qui fait l'éloge de l'éducation de ce jeune prince. La cabale avait voulu profiter de la chute de Fénelon, pour renverser le duc de Beauvilliers; il fut sauvé à force de vertu et son dévouement même à la cause d'un ami malheureux intéressa la générosité de Louis XIV. Malgré la volonté manifeste de ce prince, la cour de Rome hésitait à condamner un archevêque aussi illustre que Fénelon. Cette lenteur et cette répugnance, qui honorent le pape Innocent VIII, donnèrent carrière au talent de l'accusateur et de l'accusé; et pendant que les juges balançaient, les écrits des deux adversaires se succédèrent avec une prodigieuse rapidité. La lutte changea d'objet. Après avoir épuisé le dogme, Bossuet se rejeta sur les faits; et la relation du quiétisme, spirituellement et malignement écrite, semblait destinée à porter jusqu'à Fénelon une partie du ridicule inséparable de madame Guyon. L'abbé Bossuet, indigne neveu de Bossuet, étendait encore
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plus loin les inculpations personnelles; et, recueillant les plus odieuses rumeurs, il cherchait à flétrir la pureté de Fénelon. Jamais l'indignation d'une âme vertueuse et calomniée ne se montra plus éloquente. Fénelon, dans une apologie, fit disparaître ces viles accusations; et il fallut de nouvelles lettres de Louis XIV, rédigées par Bossuet, de nouvelles intrigues, et jusqu'à des menaces, pour arracher à la cour de Rome une condamnation, qui même fut adoucie dans la forme et dans les expressions. L'intérêt de cette controverse, si étrangère aux idées de notre siècle, est parfaitement conservé dans l'excellente histoire de Fénelon, par M. de Bausset; et c'est là qu'on trouvera le tableau animé de la cour de Rome et de la cour de France, qui s'intéressent vivement à cette question frivole, agrandie par les opinions du temps et par le prodigieux talent des deux rivaux.
La longue et glorieuse résistance de l'archevêque de Cambrai avait encore aigri les ressentiments de Louis XIV; et l'hésitation du pape à condamner Fénelon rendait sa disgrâce de cour plus irrévocable. Lorsque le bref si longtemps différé, obtenu par tant de discussions et d'intrigues, eut enfin paru, Fénelon se hâta d'y souscrire', et de se condamner lui-mcme par le mandement le plus touchant et le plus simple, dans lequel Bossuet ne manqua point de trouver beaucoup de faste et d'ambiguïté. La soumission modeste de Fénelon, son silence, ses vertus épiscopales, et l'admiration qu'elles inspiraient, ne lui auraient pas sans doute rouvert l'entrée de la cour de Louis XIV; mais un événement inattendu vint irriter plus que jamais le cœur du monarque.
Le l'élémague, composé quelques années auparavant, a l'époque de la faveur de Fénelon, fut publié, quelques En tC08.
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mois après l'affaire du quiétisme, par l'infidélité d'un domestique chargé de transcrire le manuscrit. L'ouvrage, supprimé en France, fut reproduit par les presses de la Hollande, et obtint dans toute l'Europe un succès que la malignité rendait injurieux pour Louis XIV, en y cherchant des allusions aux conquêtes et aux malheurs de son règne. Ce prince, qui avait toujours médiocrement goûte les idées politiques de Fénelon, et le nommait depuis longtemps un bel esprit chimérique, regarda l'auteur de Télémaque comme un détracteur de sa gloire, qui joignait le tort de l'ingratitude aux injustices de la satire. Fénelon mourant protesta de son respect pour la personne et pour les vertus de Louis XIV. Ce témoignage formel, comparé au jugement sévère que Fénelon énonçait dans la lettre dont nous avons déjà parlé, ne permet qu'une seule explication qui ménage sa gloire et la vérité. Cet homme sensible et vertueux, préoccupé des malheurs qui se mêlaient à l'éclat du règne de Louis XIV, transportait involontairement dans un ouvrage d'imagination quelques traits du tableau qu'il avait sous les yeux et qui souvent affligeait son âme. Comment aurait-il pu s'en défendre? Comment parler des peuples et des rois, sans présenter des allusions aux contemporains? Le cercle des calamités et des fautes humaines est plus borné qu'on ne le croit. Il y aura des vices, tant qu'il y aura des hommes, dit Tacite et tant qu'il y aura des vices, l'histoire des temps passés paraîtra la satire du siècle présent.
Le Télémaque offre sans doute quelques réflexions que l'on peut détourner contre Louis XIV; mais c'est une absurde injustice de chercher dans cet ouvrage la censure allégorique et méditée de ce grand roi. Il était même impossible d'avoir mieux combiné tous les détails, pour déconcerter les allusions et pour échapper autant que possible à l'inévitable fatalité des ressemblances. Nous
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croyons que cette précaution généreuse occupait encore Fénelon écrivant pour le bonheur des peuples, et qu'elle lui fit chercher cette conception poétique, ces mœurs primitives, ces sociétés antiques si éloignées du tableau de l'Europe moderne. Pourquoi, d'ailleurs, aurait-il voulu peindre Louis XIV sous les traits de l'imprudent tdoménëe, ou du sacrilège Adraste, plutôt que sous l'image du sage et victorieux Sésostris? Mais non; ces diverses images sont les jeux d'une imagination qui cherche à multiplier d'intéressants contrastes aucune, en particulier, n'est le portrait satirique du grand roi, dont le règne a formé la plus belle époque morale de l'Europe moderne. Fénelon apprit bientôt l'ineffaçable impression que le Télémaque avait faite dans le coeur du roi; il parut se résigner à son éloignement de la cour, qu'il eut quelquefois la faiblesse d'appeler sa disgrâce, comme si le séjour prolongé d'un archevêque au milieu du troupeau qu'il éclaire et qu'il sanctifie, pouvait jamais rappeler une idée d'humiliation et de malheur. Au reste, si Fénelon se ressouvenait quelquefois avec amertume de la cour de Louis XIV, il dut se consoler par le bonheur qu'il répandait autour de lui, dans sa retraite de Cambrai. La sainteté des anciens éveques, la sévérité de la primitive Église, la douceur de la plus indulgente vertu, le charme de la plus séduisante politesse, l'empressement à remplir les devoirs les plus humbles du saint ministère, une infatigable bonté, une inépuisable charité, voilà sous quels traits Fénelon est dépeint par un éloquent et vertueux évëque, qui avait le droit de s'arrêter longtemps sur cette image. Le premier soin de Fénelon était d'instruire les clercs d'un séminaire qu'il avait fondé. Il ne dédaignait pas même de faire le catéchisme aux enfants de son diocèse. Comme les évoques des anciens jours, il montait souvent dans la chaire de son église, et, se livrant à son cœur et à sa foi, il parlait sans prépara-
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tion, et répandait tous les trésors de son facile génie. Une occasion imprévue lui permit de développer avec plus de travail son éloquence naturelle. Le sermon qu'il prononça dans la cathédrale de Lille, pour le sacre de l'archevêque de Cologne, est un des morceaux les plus touchants et les plus parfaits de l'éloquence chrétienne. Les malheurs de la guerre, qui punirent enfin la longue gloire de Louis XIV, avaient amené les troupes ennemies dans le diocèse de Fénelqn ce fut pour le saint évequo l'occasion d'efforts et de sacrifices nouveaux. Sa sagesse, sa fermeté, la noblesse de son langage, inspiraient aux généraux ennemis un respect salutaire aux malheureuses provinces de la Flandre. Eugène était digne d'entendre la voix du grand homme, dont il connaissait le génie.
Parmi tant de soins et de travaux, Fénelon entretenait. une correspondance très-étendue avec les ecclésiastiques qui le consultaient, avec ses amis et ses parents, On y reconnaît toujours ce génie heureux et facile, auquel toutes les idées sages et nobles venaient naturellèment sur tous les sujets. Plusieurs de ses lettres renferment tous les secrets de la science du monde, analysés avec la finesse d'un homme de cour, et exprimés dans le style de La Bruyère, écrivant sans effort. La situation de Cambrai, sur les frontières de la France, attirait auprès de Fénelon beaucoup d'étrangers ils ne l'approchaient, ils ne le quittaient que pénétrés d'une religieuse admiration. Sans parler de Ramsay, qui passa plusieurs années dans le palais de Fénelon, le fameux maréchal Munich et l'infortuné Jacques H! sentirent le charme de son entretien et l'ascendant de sa haute sagesse. C'était le privilége de Fénelon de paraître égal&ment admirable aux yeux d'un prêtre, d'un politique, ou d'un homme de guerre, avantage, à la vérité, plus
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facile à concevoir, à une époque où la religion formait un lien commun qui rapprochait les esprits.
Fénelon, dans les sages conseils qu'il donnait à Jacques !H, montrait sa. haute estime pour la constitution anglaise, si forte à la fois contre le despotisme et contre l'anarchie. Il était exempt de cet étroit patriotisme qui calomnie tout ce qui existe au delà des frontières. Son âme vertueuse avait besoin de s'étendre dans l'univers, et d'y chercher le bonheur des hommes. « J'aime mieux, « disait-il, ma famille que moi-même; j'aime mieux ma « patrie que ma famille mais j'aime encore mieux le « genre humain que ma patrie. » Admirable progression de sentiments et de devoirs Des esprits faux et pervers ont abusé de ce principe; il méritait cependant d'être autorisé par Féneton c'est le Caritas generis humani, échappé de l'âme de Cicéron, mais démenti par les féroces conquêtes des Romains, qui, non moins inconséquents que barbares, jouissaient des blessures et de la mort de leurs gladiateurs sur le même théâtre où ils applaudissaient avec transport ce vers humain plus que patriotique
Homo sum, humani nihil a me alienum puto.
Le christianisme était digne de consacrer par la bouche de Fénelon une maxime que la nature a mise dans le cœur de l'homme. Quand cette vérité triomphera, nous croirons au progrès des lumières. Après tous ces cris patriotiques, qui ne sont trop souvent que les devises de l'égoïsme, les prétextes de l'ambition et les signaux de la guerre, ne criera-t-on jamais en posant les armes et par un voeu qu'il est temps d'accomplir Vive le genre AMmain! L'humanité de Fénelon ne se bornait pas à des spéculations exagérées, à des généralités impraticables,
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qui supposent l'ignorance du détail des affaires humaines. Sa politique n'était pas seulement le rêve d'une âme vertueuse. tl avait vu, il avait jugé la cour et les hommes; il connaissait l'histoire de tous les siècles; il était doué d'une certaine indépendance d'esprit, qui le mettait audessus des préjugés d'état et de nation. C'est dans les divers mémoires qu'il adressait au duc de Beauvilliers, que l'on peut étudier la sagesse de ses vues sur les plus grands intérêts, sur la succession d'Espagne, sur la politique qui convenait à Philippe V, sur les alliés, sur la conduite de la guerre, sur la nécessité de la paix. On doit vivement désirer la publication de ces précieux écrits, qui ne sont connus que par les extraits qu'en a donnés le dernier historien de Fénelon. Cette guerre désastreuse de la succession d'Espagne, en rapprochant le théâtre des combats du séjour de Fénelon, lui donna la joie de voir, après dix ans d'absence, le jeune prince qu'il avait formé, et qui venait commander les dernières troupes de Louis XIV vaincu. L'histoire ne peut dissimuler que l'élève de Fénelon, dans le commandement des armées, fut audessous des espérances de sa jeunesse et de l'opinion de la France. Les lettres de Fénelon au duc de Bourgogne, pendant cette époque décisive, en montrant la franchise sévère, l'ascendant singulier de l'instituteur, feraient ellesmêmes soupçonner que ce jeune prince, instruit, docile, vertueux, avait un génie trop timide. On n'aime pas que l'héritier de Louis XIV ait besoin de recevoir des leçons sur tous les détails de sa conduite. Malgré le respect que méritent même les petitesses de la vertu, on n'aime pas qu'un jeune prince, placé dans un si grand poste de péril, préoccupé de si grands intérêts, s'inquiète et consulte Fénelon, pour savoir si, dans le mouvement de la guerre, il pouvait habiter quelques heures l'enceinte d'un couvent de religieuses. On craint que de pareilles inquiétudes n'aient
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laissé peu de place aux grandes idées, et que l'éducation du Dauphin n'ait, sous quelques rapports, rapetissé son âme, pour mieux la dompter. Fénelon, il est vrai, parle toujours à son élève le langage d'une politique active et éclairée. Mais, lorsqu'il lui reproche le goût de la solitude et de la contemplation, une piété minutieuse, une humilité déplacée, il est difficile de croire que ces défauts, qui semblent si opposés à l'enfance impétueuse du duc de Bourgogne, ne soient pas en partie le résultat de l'éducation *sur une âme qui avait plus d'ardeur que de lumières, et qui, trop vaincue par la religion, convertit toute sa force en douceur et en vertu. Dans les lettres de Fénelon à son vertueux élève, on trouve des jugements sévères sur tous les généraux qui formaient alors l'espoir de la France. On peut remarquer, à cet égard, que Fénelon avait beaucoup de douceur dans le caractère, et beaucoup de domination dans l'esprit. Ses idées étaient absolues et décisives, habitude qui semble tenir à la promptitude et à la force de l'esprit. L'attention continuelle que Fénelon portait aux intérêts politiques de la France ne diminuait en rien son zèle pour les affaires de la religion et de l'Église. Ceux qui honorent particulièrement Fénelon comme philosophe s'étonneront peut-être de le voir entrer dans toutes les discussions ecclésiastiques avec autant d'ardeur que Bossuet lui-même. Mais si Fénelon n'avait pas été, avant tout, ce qu'il devait être par conscience et par état, évoque et théologien, il mériterait moins d'estime il aurait manqué au principal caractère du siècle où il a vécu, le sentiment des bienséances et des devoirs. Lorsque les malheureuses disputes du jansénisme se réveillèrent après une longue interruption, Fénelon écrivit contre des hommes qui n'imitaient pas son respect pour la cour de Rome; et il se trouva bientôt engagé dans une controverse, qui tut, à la vérité,
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plus courte et moins vive que celle du pur amour. Le? courtisans supposèrent à Fénelon, dans cette circonstance, des vues d'ambition et de flatterie. Si Fénelon avait voulu gagner le cœur du roi, il employait à la même époque une voie plus noble, en nourrissant, à ses dépens, t'armée française pendant le désastreux hiver de 1709; mais il ne cherchait pas plus dans cette occasion que dans l'autre à guérir des préventions incurables. Il servait la religion et la patrie. L'année suivante, les mêmes sentiments lui inspiraient la peinture éloquente des maux de la France, et le projet d'associer la nation au gouvernement, la proposition d'une assemblée de notables. Ce mémoire est du plus haut intérêt. Fénelon y juge admirablement la force et la faiblesse du despotisme, la puissance salutaire de la liberté. On a peine à concevoir que cette politique généreuse et prévoyante, qui devançait l'opinion de l'Europe, ait attiré à Fénelon des reproches et des haines jusqu'au milieu de notre siècle. Si c'était à ce titre qu'on a donné le nom de philosophe au plus religieux des évoques, Fénelon ne désavouerait ni ses panégyristes, ni ses accusateurs; et, pour avoir souhaité le bonheur et la liberté des peuples, il ne se croirait pas moins chrétien. Les mémoires que Fénelon adressait au duc de Beauvilliers étaient le vœu d'un sage zélé pour son pays, mais sans autorité pour le servir. Un événement inattendu laissa entrevoir le moment où les conseils de Fénelon pourraient gouverner la France. Le grand Dauphin mourut et le duc de Bourgogne, longtemps opprimé par la médiocrité de son père, se vit tout à coup rapproché du trône, dont il était l'héritier, et du roi, dont il devint le confident et l'appui. Ses vertus, affranchies d'une jalouse tutelle, eurent enfin assez d'espace pour agir; et l'élève de Fénelon se découvrit tout entier. Quelle joie devait éprouver le vertueux instituteur, en voyant son ouvrage
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près d'être justifié par le bonheur de la patrie Alors, plein d'espérance, il écrivait à son élève; qui, suivant l'expression de Saint-Simon, jouissait d'un .avant-règne « Il ne faut pas que tout soit à un seul mais un seul doit '< être à tous pour faire leur bonheur. Il communiquait en même temps à Beauvilliers divers plans d'administration et de gouvernement, qui devaient être proposés au jeune prince. Une des idées à laquelle Fénelon attachait le plus d'importance était la formation d'états provinciaux dans toute la France. Cette institution, qui donne une liberté moins grande et moins noble que la représentation législative, aurait, dans l'origine, épargné bien des maux à la France.
Tandis que Fénelon préparait le règne de son élève, une mort soudaine enleva le jeune héritier du vieux roi, qui demeurait inébranlable parmi toutes les humiliations de sa gloire et tous les désastres de sa famille. Là finirent les espérances de la vertu cependant, Fénelon, malgré sa douleur, n'abandonnait pas le soin de la patrie, même lorsqu'il ne vit plus entre elle et lui le jeune prince qu'il avait élevé pour elle. Inquiet de la France, dont la destinée reposait sur un monarque de soixante-seize ans et sur un enfant au berceau, il aurait voulu prévenir les maux d'une inévitable et longue minorité. Dans plusieurs mémoires confidentiels qu'il écrivit à ce sujet, on reconnait la nouveauté de ses vues politiques et cet esprit de liberté qui, dans son siècle, n'était pas la moindre de ses innovations. Un de ces écrits est employé à discuter les soupçons qui accusaient le duc d'Orléans du crime le plus affreux et d'une ambition impatiente d'en commettre de nouveaux. Quand on a lu ce mémoire, dont l'auteur, sans accueillir toute l'horreur des bruits populaires, juge sévèrement les scandales et les vices du duc d'Orléans, on éprouve quelque surprise de voir Fénelon entretenir
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avec ce prince une correspondance philosophique. Sans doute Fénelon espérait vaincre par la vertu et la vérité une âme abandonnée à tous les vices, mais incapable d'un crime. C'est Platon écrivant à Denys; et la ressemblance est d'autant plus vraie, que, laissant à l'écart la religion révélée, Fénelon s'attache, avant tout, à prouver les principes de la religion naturelle, principes ordinai..rement faibles et mal établis dans un cœur qui a perdu tous les autres, mais auxquels son génie lumineux et simple prête une force qui devait étonner la frivole incrédulité du duc d'Orléans. Une pareille discussion paraîtra, dans notre siècle, beaucoup plus digne de Fénelon que les débats théologiques où la bulle Unigenitus l'engagea sur la fin de sa vie. Mais ce grand homme, fidèle avant tout au caractère épiscopal, ne voyait pas pour lui de tâche plus noble que de combattre les opinions qui troublaient les consciences et l'Église.
La malignité supposa que le zèle de Fénelon était animé par un ancien dépit contre le cardinal de Noailles. Mais, quand la conduite d'un homme vertueux est autorisée par son devoir, il ne faut pas l'expliquer par ses faiblesses. Ce fut à ces discussions abstraites et difficiles que Fénelon consacra les derniers jours d'une vie souffrante et désolée par le deuil. Cet homme, si sensible aux amitiés de la terre, et qui désirait que tous les bons amis s'entendissent pour mourir ensemble, perdit, à de courts intervalles, presque tous ceux qu'il aimait. Pendant qu'affligé de plusieurs pertes successives il écrivait o: Je ne « vis plus que d'amitié, et ce sera l'amitié qui me fera a mourir, » la mort lui enleva le duc de Beauvilliers il mourut lui-même quatre mois après, à.l'âge de soixantequatre ans ( le 7 janvier 1715 ). Une chute légère hâta ce moment qu'il souhaitait; sa mort comme sa vie fut celle d'un grand et vertueux évêque.
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Quoique Fénelon ait beaucoup écrit, il ne parut jamais chercher la gloire d'auteur. Tous ses ouvrages furent inspirés par les devoirs de son état, par ses malheurs ou ceux de la patrie. La plupart échappèrent, à son insu, de ses mains, et ne furent connus qu'après sa mort. On a conservé quelques sermons, premier essai de sa jeunesse. La composition n'y est pas forte et soignée, comme dans les chefs-d'œuvre des grands orateurs'de la chaire mais il y règne un aimable enthousiasme pour la religion et la vertu., une imagination facile et vive, une élégance naturelle, harmonieuse, poétique. Ce sont de brillantes esquisses tracées par un heureux génie, qui fait peu d'efforts. Cependant Fénelon avait beaucoup rétiéchi sur l'art oratoire et sur l'éloquence de la chaire; et ses études, à cet égard, se retrouvent dans trois dialogues à la manière de Platon, remplis de raisonnements empruntés à ce philosophe, et surtout écrits avec une grâce qui semble lui avoir été dérobée. Nous n'avons dans notre langue aucun traité de l'art oratoire qui renferme plus d'idées saines, ingénieuses et neuves, une impartialité plus sévère et plus hardie dans les jugements. Le style en est simple, agréable, varié, éloquent à propos, et mêlé de cet enjouement délicat dont les anciens savent tempérer la sévérité didactique. Cette production appartient à la jeunesse de Fénelon; et l'on y sent partout ce goût exquis de simplicité, cet amour pour le beau simple qui fait le caractère inimitable de ses écrits. La Lettre sur l'Éloquence, écrite vers la fin de sa vie, ne renferme que la même doctrine, appliquée avec plus d'étendue, ornée de développements nouveaux, énoncée partout avec cette autorité douce et persuasive~t'un homme de génie vieillissant qui discute peu, qui se souvient, qui juge aucune lecture plus courte ne présente un choix plus riche et plus heureux de souvenirs et d'exemples. Fénu-
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ton les cite avec éloquence, parce qu'ils sortent de son âme plus que de sa mémoire on voit que l'antiquité lui échappe de toutes parts. Mais, parmi tant de beautés, il revient à celles qui sont les plus douces, les plus naturelles, les plus naïves; et alors, pour exprimer ce qu'il éprouve, il a des paroles d'une grâce inimitable. Cette Lettre à l'Académie, les Dialogues sur fJ~oquence, quelques Lettres à La Motte sur Homère et sur les anciens, placeraient Fénelon au premier rang parmi les critiques, et servent à expliquer la simplicité originale de ses propres écrits, et la composition si antique et si neuve du Télémaque. Fénelon, épris des beautés de Virgile et d'Homère, y cherche ces traits d'une vérité naïve et passionnée, qu'il trouvait surtout dans Homère, et qu'il appelle lui-même cette aimable simplicité du monde MgMsant. Les Grecs lui paraissant plus rapprochés de cette première époque, il les étudie, il les imite de préférence; Homère, Xénophon et Platon lui inspirèrent le Télémaque. On se tromperait de croire que Fénelon n'est redevable à la Grèce que du charme des fictions d'Homère l'idée du beau moral dans l'éducation d'un jeune prince, ces entretiens philosophiques, ces épreuves de courage, de patience, l'humanité dans la guerre, le respect des serments, toutes ces idées bienfaisantes sont empruntée? à la Cyropédie. Dans les théories sur le bonheur du peu' ple, dans le plan d'un État réglé comme une famille, ot reconnait l'imagination et la philosophie de Platon. Mais il est permis de croire que Fénelon, corrigeant les fables d'Homère par la sagesse de Socrate, et formant cet heureux mélange des plus riantes fictions, de la philosophie la plus pure et de la politique la plus humaine, peut balancer, par le charme de cette réunion, la gloire de l'invention qu'il cède à chacun de ses modèles. Sans doute Fénelon a partagé les défauts de ceux qu'il imitait;
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et si les combats du Télémaque ont la grandeur et le feu des combats del'M~e, Mentor parle quelquefois aussi longuement qu'~n héros d'Homère; 'et quelquefois les détails d'une morale un peu commune rappellent les longs entretiens de la Cyropédie. En considérant le Télémaque comme une inspiration des muses grecques, il semble que le génie de Féneton en reçoive une force qui ne lui était pas naturelle. La véhémence de Sophocle s'est conservée tout entière dans les sauvages imprécations de Philoctète. L'amour brûle dans le cœur d'Eucharis, comme dans les vers de Théocrite. Quoique la belle antiquité paraisse avoir été moissonnée tout entière pour composer le Télémaque, il reste à l'auteur quelque gloire d'invention, sans compter ce qu'il y a de créateur dans l'imitation de beautés étrangères, inimitables avant et après Fénelon. Rien n'est plus beau que l'ordonnance du Télémaque; et l'on ne trouve pas moins de grandeur dans l'idée générale, que de goût et de dextérité dans la réunion et dans le contraste des épisodes. Les chastes et modestes amours d'Antiope, introduits à la fin du poëme, corrigent, d'une manière sublime, les emportements de Calypso et l'intérêt de la passion se trouve deux fois reproduit, sous l'image de la fureur et sous celle de la vertu. Mais, comme le Télémaque est surtout un livre de morale politique, ce que l'auteur peint avec le plus de force, c'est l'ambition, cette maladie des rois, qui fait mourir les peuples, l'ambition grande et généreuse dans Sésostris, l'ambition imprudente dans Idoménée, l'ambition tyrannique et misérable dans Pygmalion, l'ambition barbare, hypocrite, impie, dans Adraste. Ce dernier caractère, supérieur au Mézencë de Virgile, est tracé avec une vigueur d'imagination qu'aucune vérité historique ne saurait surpasser. Cette invention des personnages n'est pas moins rare que l'invention générale
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d'un plan. Le caractère le plus heureux, dans cette variété de portraits, c'est celui du jeune Télémaque. Plus développé, plus agissant que le Télémaque de l'Odyssée, il réunit tout ce qui peut surprendre, attacher, instruire dans l'âge des passions, il est sous la garde de la sagesse, qui le laisse souvent faillir, parce que les fautes sont l'éducation des hommes; il a l'orgueil du trône, l'emportement de l'héroïsme, et la candeur de la première jeunesse. Ce mélange de hauteur et de naïveté, de force et de soumission, forme peut-être le caractère le plus touchant et le plus aimable qu'ait inventé la muse épique et, sans doute, un grand maître dans l'art de peindre et de toucher, Rousseau, a senti ce charme prodigieux, lorsqu'il a supposé que Télémaque serait, aux yeux de la pudeur et de l'innocence, le modèle idéal digne d'un premier amour.
De grands critiques ont souvent répété que le héros d'un poëme et d'une tragédie ne doit pas être parfait. Ils ont admiré dans l'Achille d'Homère, dans le Renaud de Tasse, l'intérêt des fautes et des passions, mais ils n'ont pas prévu l'intérêt non moins neuf et plus moral que présenterait un caractère qui, mélangé d'abord de toutes les faiblesses humaines, paraîtrait s'en dégager insensiblement, et se développerait en s'épurant. On blâme dans Grandisson l'uniformité de la sagesse et de la vertu, la monotonie de la perfection. Le caractère de Télémaque offre le charme de la vertu et les vicissitudes de la faiblesse il n'en a pas moins de mouvement, parce qu'il tend à la perfection. Il s'anime et se perfectionne à la fois; et t'intérêt qu'on éprouve est agité comme la lutte des passions, et doux comme le triomphe de la vertu. Sans doute Féneton, dans cette forme donnée au caractère principal, cherchait avant tout l'instruction de son étève mais il créait en même temps une des conccp-
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lions les plus intéressantes et les plus neuves de l'épopée. Pour achever de saisir dans le Télémaque trésor des richesses antiques, la part d'invention qui appartient à l'auteur moderne, il faudrait comparer l'Enfer et l'Élysée de Fénelon, avec les mêmes peintures tracées par Homère et par Virgile. Quelle que soit la sublimité du silence d'Aj! x, quelle que soit la grandeur, la perfection du sixième livre de l'Enéide, on sentirait tout ce que Fénelon a réé de nouveau, ou plutôt tout ce qu'il a puisé dans les ystères chrétiens, par un art admirable, ou par un souvenir involontaire. La plus grande de ces beautés inconnues à l'antiquité, c'est l'invention de douleurs et de joies purement spirituelles, substituées à la peinture faible ou bizarre de maux et de félicités physiques. C'est là que Fénelon est sublime, et saisit mieux que Dante le secours si neuf et si grand du christianisme. Rien n'est plus philosophique et plus terrible que les tortures morales qu'il place dans le cœur des coupables et, pour rendre ces inexprimables douleurs, son style acquiert un degré d'énergie que l'on n'attendrait pas de lui, et que l'on ne trouve dans aucun autre. Mais lorsque, délivré de ces affreuses peintures, il peut reposer sa douce et bienfaisânte imagination sur la demeure des justes, alors on entend des sons que la voix humaine n'a jamais égalés; et quelque chose de céleste s'échappe de son âme, enivrée de la joie qu'elle décrit. Ces idéeslà sont absolument étrangères au génie antique; c'est l'extase de la charité chrétienne c'est une religion toute d'amour, interprétée par l'âme douce et tendre de Fénelon c'est le pur amour donné pour récompense aux justes, dans l'Élysée mythologique. Aussi, lorsque de nos jours un écrivain célèbre a voulu retracer le paradis chrétien, il a dû sentir plus d'une fois qu'il était devancé par l'anachronisme de Fénelon; et malgré les efforts
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d'une riche imagination, et l'emploi plus facile et plus libre des idées chrétiennes, il a été obligé de se rejeter sur des images moins heureuses, et il n'a mérité que le second rang. L'Elysée de Fénelon est une des créations du génie moderne; nulle part la langue française ne paraît plus flexible et plus mélodieuse. Le style de Télémaque a éprouvé beaucoup de critiques; Voltaire en a donné l'exemple avec goût. Il est certain que cette diction si naturelle, si doucement animée, quelquefois si énergique et si hardie, est entremêlée de détails faibles et languissants; mais ils disparaissent .dans l'heureuse facilité du style, l'intérêt du poème conduit le lecteur; et de grandes beautés le raniment et le transportent. Quant à ceux qui s'offensent de quelques mots répétés, de quelques constructions négligées, qu'ils sachent que la beauté du langage n'est pas dans une correction sévère et calculée, mais dans un choix de paroles simples, heureuses, expressives, dans une harmonie libre et variée qui accompagne le style, et le soutient comme l'accent soutient la voix enfin dans une douce chaleur partout répandue, comme l'âme et la vie du discours. Les Aventures <f~<OKOMS respirent ce charme attendrissant, qui n'est donné qu'à quelques hommes, à Virgile, à Racine, à Fénelon. Dans ce morceau de quelques pages on devinerait l'auteur du Télémaque, comme dans le Dialogue d'jB'Mcra<e et de Sylla on reconnaît Montesquieu. H n'appartient qu'aux hommes véritablement supérieurs de pouvoir renfermer ainsi, dans un cadre très-étroit, l'essai de tout leur génie. Après le Télémaque, l'ouvrage le plus important de Fénelon par le sujet et l'étendue, c'est le Traité de l'existence de Dieu. On n'y trouve pas la profondeur et la logique de Clarke. Fénelon procède par l'argument des causes finales, ce qui est très-favorable à l'imagination descrip-
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tive; il répand des trésors d'élégance, il peint la nature, il en égale les richesses et les couleurs par l'éclat de son style; souvent il laisse échapper cette abondance de sentiments tendres et passionnés, langage naturel de son cœur. Quelques endroits sont animés de cette logique lumineuse et pressante, dont il donna tant d'exemples dans ses débats avec Bossuet. Elle se trouve peut-être à un plus haut degré, et plus dégagée d'ornements dans ses Lettres sur la Religion, modèle d'une discussion sincère et convaincante enfin, comme le style, suivant l'expression d'un ancien, est la physionomie de l'âme, tous les ouvrages de Fénelon, marqués d'une telle empreinte, ont quelque chose de rare et de touchant.
Son style a toujours un caractère reconnaissable de simplicité, de grâce et de douceur, soit dans les élans passionnés, dans le langage éloquemment mystique de ses Entretiens affectifs, soit dans la gravité de ses Direc<!OM ~MMr la Conscience d'un Roi, soit dans la prodigieuse fécondité, dans la subtilité, dans la noble élégance de sa théologie polémique. Ce style n'est jamais celui d'un homme qui veut écrire; c'est celui d'un homme possédé de la vérité, qui l'exprime, comme il la sent du fond de son âme. Et quoique dans notre siècle on admire de préférence une composition soignée, où le travail est plus sensible, où les phrases, faites avec plus d'efforts, paraissent enfermer plus de pensées, quoique la diction savante, énergique de Rousseau, paraisse à bien des juges le plus parfait modèle, il est permis de croire que le style de Fénelon, plus rapproché du caractère de notre langue, suppose un génie plus rare et plus heureux.
Fénelon a trouvé un historien digne de lui. M. de Bausset s'est livré aux plus curieuses recherches pour
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écrire la vie d'un évoque, dont il sentait profondément les vertus; et, ce qui est le plus grand des éloges, il a conservé dans la candeur noble et touchante de sa narration quelque chose du goût et du style de Fénelon.
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DE PASCAL,
CO"<a)DBRE
COMME MORALISTE ET COMME ÉCRIVAIS. En parcourant la variété des connaissances humaines, on aperçoit deux grandes divisions de l'intelligence, auxqueucs tout vient se réunir. Dans l'une, l'esprit s'exerce sur la matière dans l'autre, sur hu-méme l'une renferme toute )a science des objets extérieurs, depuis la mécaniqne la plus vulgaire jusqu'à celle des cieux; l'autre n'a pour objet que notre cœur; et ses instruments sont la morale, l'éloquence et la poésie.
Un même génie peut-il rassembler en lui ces deux forces opposées? ou leur séparation est-elle aussi invincible que leur différence est manifeste? Lorsque la science physique était à ses commencements, incomplète et grossière, elle ne pouvait seule suffire à toute l'activité d'une tête puissante et d'ailleurs, elle avait besoin de t'imagination, pour couvrir ses ignorances et ses erreurs. Pythagore, qui porta chez les Grecs la science des nombres, enseignait la morale en vers harmonieux et le divin Platon étayait sur la géométrie sa brillante métaphysique. Mais quand la science eut recueilli dans son domaine des multitudes d'observations et de faits, elle dut se retirer à part et ne
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plus exister qu'en elle-même. Ainsi, par le progrès des connaissances humaines a commencé le divorce des sciencés et des lettres; et notre intelligence agrandie s'est divisée, comme un empire trop vaste se sépare en royaumes indépendants.
On compte les hommes qui voulurent faire exception à cette loi de la faiblesse humaine et ils la confirment encore. S'ils ont embrassé les extrêmes, ils n'ont pu les porter au même point. L'une des deux perfections est toujours prise sur l'autre et ils sont tout ensemble médiocres et sublimes. Un homme s'était présenté pour donner à l'esprit humain deux titres de gloire à la fois mais ses premiers élans ont usé les forces de la nature; et il n'a pas eu le temps de finir. Cependant quel spectacle que les travaux et les essais de cet homme arrêté dans le milieu de sa tâche quels monuments que les jets informes de son génie
On se propose de rassembler ici quelques réflexions sur ceux des ouvrages de Pascal qui sont étrangers aux sciences mathématiques. Pascal écrivait à l'un des plus profonds géomètres de son temps « J'appelle la géométrie « le plus beau métier du monde' mais enfin ce n'est « qu'un métier; et j'ai dit souvent qu'elle est bonne pour < faire l'essai, mais non pas l'emploi de notre force. )) Sans devenir complice de ce dur et peut-être capricieux anathème contre une science si fort admirée de nos jours, il est permis de chercher de préférence la grandeur de l'esprit humain dans ces monuments de haute raison et d'inimitable éloquence, qui parlent à tous les siècles, et transmettent à l'avenir l'homme de génie tout entier. Dans les sciences exactes, la découverte se sépare, pour ainsi dire, de l'inventeur; elle se corrige, s'étend, se perŒuvres de Pascal, V. 11 t.
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iectionne par d'autres mains, et devient un simple chainon dans l'ordre successif des vérités que doit découvrir la patience des siècles; mais l'écrivain qui a gravé par l'éloquence de grandes pensées ou de généreux sentiments, a tout fait en une fois, et demeure lui-même immortel avec son ouvrage.
En réfléchissant à cet instinct prématuré qui tourna dès l'enfance le génie de Pascal vers la géométrie, et lui fit inventer les éléments de la science, qu'il désirait sans la connaître, il serait superflu de chercher si la faculté qu'il manifesta la première était nécessairement en lui la plus naturelle et la plus haute. Tous les talents supposent des germes innés mais une foule de circonstances extérieures et d'impressions étrangères, mille hasards, que l'on ne calcule pas, peuvent déterminer le développement des facultés de l'esprit, dans un ordre qui ne suppose pas la prééminence de l'une sur l'autre. Le père de Pascal voulait occuper son fils à l'étude des lettres; mais il était lui-même géomètre passionné il ne vivait que pour cette science. En la refusant à son fils, it ta lui promettait dans l'avenir, pour prix de ses efforts; il lui annonçait la géométrie comme la science des hommes. On voit tous les jours, par des expériences moins importantes et moins heureuses, que les enfants imitent, au lieu d'obéir, qu'ils répètent les actions et oublient les conseils, que leur curiosité, enfin, cherche surtout ce qu'on lui dérobe. N'est-il pas vraisemblable que, dans une intelligence prodigieusement active et pénétrante comme celle de Pascal, l'ardeur de connaître une chose secrète et défendue servit à exciter encore le talent mathématique ? Une fois développée, cette passion des sciences exactes, l'une des plus puissantes sur les esprits qu'elle possède, retint cet ardent génie par l'attrait des découvertes, la nouveauté des expériences, la certitude des vérités, et consuma de travaux
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excessifs la plus grande portion de cette vie si courte, et sitôt dévorée.
Mais comment, du milieu de ces études arides et desséchantes a pu sortir l'orateur habile et passionné, le créateur du style français? Nos grands écrivains se sont tous produits au dehors, ou par le jet soudain d'une première et unique inspiration, ou par la longue patience d'un même travail. Pascal est écrivain sublime, en quittant ses livres de géométrie. Dans les pages éloquentes qui n'occupèrent que quelques-unes des années peu nombreuses accordées à cet homme extraordinaire, vous n'apercevez ni les commencements ni les degrés du génie le terme est d'abord atteint; la trace des pas est effacée. Peut-être ce singulier phénomène doit-il en partie s'expliquer par l'influence même des études abstraites qu'avait embrassées Pascal, à une époque où ces hautes connaissances, destituées encore de la perfection et de la facilité des méthodes, imposaient à l'esprit l'effort d'une création continuelle. Tout était originalité dans une étude incomplète et renaissante. Une sorte d'enthousiasme et d'imagination élevée s'attachait à tous les essais de la science. On peut songer dès lors combien l'habitude de semblables contemplations devait être plus féconde et plus inspirante que les travaux frivoles auxquels la littérature avait été trop souvent bornée, sous la protection de Richelieu. La langue et le génie français pouvaient-ils être heureusement dénoués par ces écrivains, qui ne cherchaient dans le style que le style même, et faisaient de l'étude des mots une science à part? Pour trouver ce qui fait les hommes éloquents, il faut chercher ce qui élève la pensée. L'antique liberté avait créé l'antique éloquence. L'imitation poétique la fit passer dans les vers de Corneille. Mais nos institutions ne lui laissaient point de place ailleurs que sur le théâtre.
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Quand la pensée ne peut s'occuper des grands intérêts de patrie et de liberté, quand elle est privée, pour ainsi dire, de l'existence publique, il lui reste cependant encore de nobles sources d'inspiration. Ce sont les émotions intimes de l'âme et les hautes vues de la nature. C'est l'amour de la vérité spéculative. Pascal puisait à cette source sublime il en tira son éloquence. Le bon goût, le mépris des faux ornements et de la vaine rhétorique naquirent pour lui de la grandeur des objets, dont il avait occupé son intelligence. L'originalité le suivit de la géométrie dans les lettres il inventa son langage, comme il avait trouvé les principes des sciences, sous une loi éternelle de justesse et de vérité. Peut-être s'il eût reçu de la nature une imagination moins vive, il l'aurait pour jamais éteinte dans la froideur des études abstraites. Mais un esprit tel que le sien, loin de céder à la géométrie, lui enleva cette vigueur de déduction et ces raisonnements irrésistibles, qui devinrent les armes de sa parole. Combien l'esprit de Pascal dut-il encore s'animer dans l'entretien de ces illustres solitaires, qu'il allait surpasser et défendre! Je sais qu'il est facile de refuser son admiration à des vertus qui ne sont plus d'usage, à des talents qui n'ont laissé qu'un souvenir. Aujourd'hui le plus beau titre de Port-Royal est d'avoir été l'école de Racine. On ne lit plus Nicole, Hermant, Sacy. La gloire d'Arnauld, est un problème ses querelles paraissent un ridicule. Cependant les esprits les plus éclairés d'un siècle poli ont étudié avec admiration ces auteurs si dédaignés; et Louis XIV a fait lutter sa politique et sa puissance contre la fermeté de quelques théologiens. Port-Royal avait donc une grandeur réelle, attestée par la persécution, comme par l'enthousiasme.
Au commencement d'une époque où la religion devait briller de toutes les splendeurs des arts et du génie,
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quelques hommes de mœurs graves, d'un esprit libre et élevé, la plupart unis par le sang ou par la plus étroite amitié, forment loin du monde une société tout occupée du travail et de la méditation. Studieux amateurs de l'antiquité, leurs écrits en portent le caractère mâle et fort. Avec plus de raison que d'élégance, ils donnent cependant le premier modèle du bon goût et de la saine littérature. Ils ont connu les affaires et la vie; ils ont admis dans leur sein des hommes battus par les vents des factions. Ces pieux solitaires sont les amis innocents, mais fidèles de l'ambitieux coadjuteur de Paris. Port-Royal a recueilli plus d'un noble débris de la Fronde; et cette indépendance à la fois violente et frivole, qui avait agité l'État, sans savoir le réformer, est venue chercher un asile dans la religion. Là se trouvait presque toute réunie, comme une tribu antique, cette famille Arnauld, étonnante par la variété des talents et l'élévation uniforme des caractères. Si la différence des mœurs permettait ce singulier parallèle, on dirait les Appius de Rome, tous ardents, habiles, opiniâtres. Ils avaient également à soutenir une de ces longues inimitiés qui dans les républiques anciennes faisaient partie de l'héritage des familles. Antoine Arnauld, véhément accusateur des jésuites, dans un procès fameux, avait attiré sur ses nombreux enfants la haine de cette vindicative et puissante société, et leur avait transmis le courage et le talent de la braver. Mais, dira-t-on, qu'importent les cinq propositions inintelligibles de Jansénius et tant de controverses si stériles et si longues ? Ce prompt mépris serait peu philosophique. Les occasions, les formes changent les occupations de l'esprit humain se renouvellent; mais dans tous les temps, et sous des noms divers, il existe un débat entre l'autorité arbitraire et l'indépendance de la pensée, entre ceux qui veulent introduire la soumission absolue
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dans le domaine de l'intelligence, et ceux qui réclament l'exercice naturel et libre de la raison c'est la querelle de Socrate et d'Anytus, des philosophes stoïciens et des empereurs, de. Henri IV et de la ligue, des Hollandais et de Philippe II. Spéculative, religieuse, politique, littéraire, cette controverse se modifie, se transforme, s'agrandit ou s'abaisse au gré de mille hasards, de mille accidents de la civilisation ou des mœurs mais elle subsiste toujours, elle tient à la dignité même de notre nature, à ce noble privilége qui fait que dans l'homme la pensée est le premier, le plus précieux bien qu'on veuille envahir et que l'on puisse défendre.
Dans cette lutte éternelle, les solitaires de Port-Royal, en paraissant ne discuter que des subtilités scolastiques, représentaient la liberté de conscience, l'esprit d'examen, l'amour de la justice et de la vérité. Leurs adversaires plaidaient la cause opposée, celle de la domination aveugle sur les esprits et sur les âmes. Pascal fut indigné du joug que de telles doctrines imposaient à la raison. La hauteur de son génie refusa de plier sous cette insolente usurpation des plus nobles facultés de l'homme vainement réfugié dans le sanctuaire de la conscience et de la foi. Il voyait ses vertueux amis se livrer avec un zèle opiniàtre à des études profondes sur les origines et les monuments de la religion il les voyait résignés, solitaires, humbles d'une véritable humilité, craignant de trouver l'ambition dans le sacerdoce, et préférant la persécution, comme aux premiers jours du christianisme. La société des jésuites, au contraire, était menaçante, accréditée, distribuait la faveur ou la disgrâce, et s'acharnait à poursuivre de calomnies et de lettres d'exil' quelques hommes savants, religieux, irréprochables, qui n'avaient d'autre tort que de ~f'mojtc! de ~'ot'<oyo~ par Fontaine.
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croire à leurs opinions et de garder leur conscience. Cette âme de Pascal noble et pure pouvait-elle rester indilférente devant un tel combat?
Tl s'était d'abord approché de Port-Royal, préoccupé de la philosophie d'Ëpictètc et des incertitudes de Montaigne. La candeur du vertueux Sacy le frappa d'une lumière nouvelle. La vaste érudition, l'esprit infatigable d'Arnauld, la raison insinuante, la finesse judicieuse et la douceur de Nicole, qui semblait le Mélanchton de cette réforme orthodoxe et mitigée, l'éloquence naturelle et l'imagination de Lemaistre, agitèrent en tous sens cette âme violemment éprise de la vérité. Dans ses conversations fécondes avec des esprits dignes de lui, Pascal laissait échapper la supériorité de son intelligence, sur quelque sujet que ce fût; et ces hommes, dont la mémoire était nourrie d'une vaste lecture, croyaient retrouver dans leurs plus précieux souvenirs les pensées que Pascal produisait à l'instant de luimême, comme s'il eût dû porter partout cette espèce de divination que, dès l'enfance, il avait exercée sur la géométrie. Les solitaires étaient surtout grands théologiens mais tout ce qui peut intéresser la pensée humaine faisait le sujet inépuisable de leurs entretiens, philosophie, histoire, antiquité. Arnauld était profond géomètre; et cette netteté~* cette vigueur de logique, cette inflexibilité de déduction que Pascal avait aimée dans la géométrie, semblait le caractère commun du langage, des livres, des doctrines, et, si l'on veut, des erreurs de Port-Royal. Que de liens devaient resserrer cette société naturelle entre de hautes intelligences rapprochées ainsi par l'amour de la méditation et de l'étude quelle fidélité non de parti, mais de conviction, mais de vertu, devait être cimentée par ce noble commerce On conçoit dès lors comment les travaux théologiques des solitaires devinrent la science même de Pascal, et comment les agréments infinis
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de son génie moqueur, à force de raison, se prêtèrent si bien à revêtir de naturel et d'élégance les savantes démonstrations que lui fournissait l'expérience de ses amis.
Ainsi naquirent les Provinciales, par le besoin d'en appeler de la Sorbonne au public, et d'expliquer ces subtiles questions de la grâce qui servaient de prétexte à la persécution d'Arnauld, le plus illustre soutien de Port-Boyal. Ces lettres paraissaient sous un faux nom, presque furtivement; elles défendaient un illustre opprimé elles attaquaient un abus de pouvoir théologique, dans une époque où la religion était le premier soin des esprits elles n'étaient pas une chose frivole elles répondaient à l'un des intérêts les plus réels du temps. La brièveté, la clarté, une élégance inconnue, une plaisanterie mordante et naturelle, des mots que l'on retient, en rendirent le succès populaire. Pascal explique si nettement la question, que par reconnaissance on est obligé de la juger comme lui. J'admirerais moins les Lettres provinciales, si elles n'étaient pas écrites avant Molière. Pascal a deviné la bonne comédie. Il introduit sur la scène plusieurs acteurs, un indifférent qui reçoit toutes les conSdences de la colère et de la passion,'des hommes de parti sincères, de faux hommes de parti plus ardents que les autres, des conciliateurs de bonne foi partout repoussés, des hypocrites partout accueillis. C'est une véritable comédie de moeurs, dont le costume a changé. La scène devient plus plaisante encore, lorsque, réduite à deux personnages, elle nous montre le naïf interprète des casuistes en face d'un disciple apparent, qui, tantôt par d'ingénieuses contradictions, tantôt par une ironique docilité, excite et favorise l'indiscrète vivacité du bon père. Animé par un tel auditeur, le jésuite développe avec une orgueilleuse confiance les maximes de ses
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auteurs, mesure le progrès de son admiration sur celui de leur sottise, et rend vraisemblable par ses louanges ce qui paraîtrait un reproche invraisemblable. Le dialogue des deux interlocuteurs se prolonge beaucoup mais cette forme est si heureuse, si variée dans les détails, elle produit une illusion si naturelle, qu'on ne peut s'en lasser. Platon, combattant les subtilités des rhéteurs, avait donné le modèle de cette excellente satire. Son Euthydème, qui se vante d'enseigner la vertu par une méthode abrégée, ressemble au père jésuite expliquant la f/e~'o~'oM aisée. Mais, il faut l'avouer, pour le ridicule, les casuistes de Pascal valent encore mieux que les sophistes de Platon.
Le sujet des Provinciales n'est donc pas, et il s'en faut de beaucoup, stérile et défavorable, comme on le supposerait volontiers, par admiration pour le génie de l'auteur' non-seulement Pascal a su créer; mais il avait bien choisi. Certes, de tous les égarements de l'esprit, un des plus singuliers, c'est de vouloir justitier le vicE par la vertu, de faire de mauvaises actions avec de bonnes raisons, de fausser sans cesse la morale en protestant qu'on la respecte, et de parvenir, à force de distinctions, jusqu'à trouver dans les lois de Dieu le privilége de nuire méritoirement aux hommes. Rien n'est plus plaisant d'ailleurs que le contraste de la sévérité des personnages et du relâchement des principes; voilà les ressources qui s'curaient à Pascal, et qu'il a développées avec une prodigieuse malice. En attribuant à ses adversaires le dessein formel et prémédité de corrompre la morale, il fait sans doute une supposition exagérée; mais il donne à toutes ses attaques un point d'unité,, d'où elles partent plus vives et mieux soutenues. Peut-on Siècle de Louis XIV, t. Il.
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d'ailleurs atfirmer avec Voltaire que tout le livre porte à faux, parce que jamais société n'a cru établir son autorité, en détruisant la morale ? L'instinct moral est-il tellement invariable et déterminé, qu'on ne puisse le séduire et le dénaturer, à la faveur d'une imposante autorité ï Quel homme n'a jamais hésité sur ses devoirs, et n'a pas quelquefois souhaité le droit d'y manquer sans blâme et sans remords ? Cette faiblesse de nos cœurs explique assez la faveur que peut obtenir une morale complaisante. Plus d'un écrivain célèbre n'a-t-il pas propagé sa philosophie par sa morale, et corrompu, pour réussir? Y
On conçoit, en déplorant ce scandale, que, dans un siècle religieux, mais inégalement éclairé, une société qui aspirait à la domination des consciences, et qui portait son empire dans des pays différents de moeurs, de coutumes, de préjugés nationaux et domestiques, ait assoupli, parambition, la règle morale qu'elle voulait faire adopter à tant d'esprits opposés. Vous êtes tenté de mettre en doute la véracité de Pascal, lorsque vous lisez dans ses lettres telle citation étrange où des prêtres, ministres de douceur et de paix, sanctifient le duel et autorisent l'homicide mais l'auteur de ces maximes n'est pas seulement jésuite il est Espagnol, il est Sicilien, il est de quelque pays où la vengeance restait héréditairement consacrée, où la dévotion, innée dans les mceurs des habitants, pouvait tout obtenir, hormis le sacrifice des passions indigènes et nationales comme elle.
Sans doute les coupables casuistes qui flattaient ces divers préjugés des peuples, avaient altéré le plus beau caractère de la loi chrétienne, la sublime uniformité de sa morale, indépendante des lieux, des temps et des hommes. C'était donc une œuvre juste et salutaire cntrfp isc
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par Pascal, que de combattre hautement de lâches complaisances qui dégradaient la religion, et de diffamer cette jurisprudence bizarre qui avait, pour ainsi dire, introduit dans les sublimes vérités de la morale et de la conscience les subtilités de la chicane et les formes astucieuses de la procédure. Avec quel feu de naturel, quelle impitoyable ironie, quelle gaieté digne de l'ancienne comédie, Pascal n'a-t-il pas rempli cette généreuse mission Les doctrines de la probabilité et de la direction d'intention ne sontelles pas devenues immortelles par le ridicule dont il les a flétries ? Cet art de la plaisanterie que les anciens nommaient une partie de l'éloquence, cet atticisme moqueur et naïf dont se servait Socrate, cette malice instructive et plaisante que Rabelais avait salie du cynisme de ses parroles, cette gaieté intérieure et profonde qui anime Molière et que l'on trouve souvent dans Lesage, enfin cette perfection de l'esprit, qui N'est autre chose qu'une raison supérieure et enjouée, voilà l'ineffaçable mérite des premières Provinciales.
Quand on regarde la vie de Pascal, si bornée dans son cours, si afffigée par la souffrance et par la tristesse inséparable des profondes études, quand on lit ces pensées détachées, qui semblent le produit du malaise d'un esprit sublime, on a d'abord peine à concevoir cette surabondance de gaieté que ce même homme a répandue sur la sécheresse de la scolastique. Le rire est-il donc si voisin de la tristesse dans ces rares intelligences qui regardent d'en haut la nature humaine? On serait tenté de le croire, en lisant Pascal, Shakspeare et Molière. On a dit, pour expliquer cette alliance, que l'habitude d'observer inspirait la tristesse. Ce sentiment tient plutôt à l'élévation même des facultés intellectuelles, parce que de tels esprits sentent plus vivement les bornes et l'impuissance de la pensée, et sont attristés par leur force même, en
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même temps qu'ils rient ou s'indignent de la faiblesse commune.
Pascal avait achevé ses dix premières lettres Arnauld était défendu, vengé. Son apologiste avait porté la guerre dans le camp de ses ennemis; et l'exposition rapide, plaisante, familière des principes erronés de leurs docteurs sur les questions morales, avait égayé le public et frappé la puissante société de la plaie du ridicule. Ce fut alors que la discussion s'agrandit, et que Pascal changea, pour ainsi dire, de génie. Les jésuites, occupés surtout de faire interdire et supprimer les écrits de ce dangereux contradicteur, essayaient cependant de les réfuter; mais avec peu d'art, peu de logique, comme des gens déconcertés par la surprise d'une attaque si hardie. Il faut l'avouer d'ailleurs, la Société n'avait pas alors dans son sein les hommes célèbres qui l'ont illustrée. Bourdaloue n'était point connu, et n'avait pas encore appris sa puissante dialectique dans Pascal lui-même. Les détenseurs de la Société, faibles, maladroits, outrageux et pourtant illisibles, ne servaient qu'à irriter le génie de son terrible adversaire. Ce fut en leur répondant que, sous cette forme de simples lettres, Pascal atteignit sans effort à la plus haute éloquence de la logique et de la colère. Vous avez lu cent fois le passage où Pascal, après avoir décrit avec une admirable énergie la longue et étrange guerre de la violence et de la vérité, deux puissances, dit-il, qui ne peuvent rien l'une sur l'autre, prédit cependant le triomphe de la vérité, parce qu'elle est éternelle et puissante comme Dieu même. Démosthènes, Chrysostome ou Bossuet, inspirés par la tribune, ont-ils rien de plus fort et de plus sublime que ces paroles jetées à la fin d'une lettre polémique 1
Cette grande éloquence est le ton naturel des dernières Provinciales. Tout y est amer, véhément, passionné. Ces
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mêmes questions sur lesquelles Pascal s'était joué d'abord et qu'il avait comme épuisées par la plaisanterie, u les reprend, il les renouvelle par le sérieux et la colère, au point de faire bien regretter à ses ennemis ce style railleur dont ils s'étaient plaints d'abord. Maintenant il ulcère, il déchire les premières blessures de l'amour-propre humilié. Ces odieuses doctrines sur l'homicide, qu'il avait presque ménagées en ne les couvrant que de mépris, il les attaque corps à corps, avec toute la puissance d'une dialectique inexorable, comme un crime contre l'État,'l'Église, la nature et la piété. Sa véhémence semble s'accroître en poursuivant un autre délit trop commun dans tous les temps de divisions et de partis, la calomnie, cet assassinat moral dont ses adversaires avaient fait et un fréquent usage et une naïve apologie, deux choses qui se corrigent l'une l'autre, mais ne se rachètent pas. Dans cette controverse, Pascal semble quelquefois se l'approcher d'une véhémence plus injurieuse que chrétienne. En repoussant la calomnie, il prodigue l'insulte. Son âme généreuse, profondément indignée du malheur de ses amis, ne peut plus modérer ses paroles. Fort de son génie, de son ressentiment, et du mystère qui couvrait encore son nom, il s'écrie, en s'adressant à tous ses adversaires « Vous vous sentez frappés par une main invi« sible; vous essayez en vain de m'attaquer en la personne « de ceux auxquels vous me croyez uni. Je ne vous crains « ni pour moi ni pour aucun autre. Tout le crédit que « vous pouvez avoir est inutile à mon égard. Je n'espère < rien du monde je n'en appréhende rien; je n'en veux « rien. Je n'ai besoin, par la grâce de Dieu, ni du bien « ni de l'autorité de personne. Ainsi, mes Pères, j'échappe <f à toutes vos prises. »
Faut-il s'étonner que, dans cette situation si haute, et la seule qui fût digne de lui, Pascal se soit emporté jus-
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qu'aux mouvements et. a h )iberté violente de la tribune antique? Les occasions, les mœurs ont bien change mais l'éloquence est la même.
S'agit-il de quelque grand intérêt de patriotisme ou de gloire? Non; il s'agit de défendre quelques humbles religieuses accusées d'hérésie. Mais qu'importe le sujet? écoutez l'accent de l'orateur et l'indignation de l'homme de bien « Cruels et lâches persécuteurs, faut-il donc que les cloîtres les plus retirés ne soient pas des asiles contre vos calomnies? etc. Vous retranchez publiquement de l'Église ces vierges saintes, pendant qu'elles prient dans le secret pour vous et pour toute l'Église. Vous calomniez celles qui n'ont point d'oreilles pour vous ouïr, ni de bouche pour vous répondre. » Si Pascal, dans ses lettres, a réuni tous les secrets de l'éloquence la plus énergique et la plus passionnée, quelques-unes de ses pensées nous apprennent que ce talent s'appuyait sur la méditation de toutes les ressources de l'ari, et sur une théorie très-profonde, qu'il inventait à son usage. Il est assez inutile de lire les principes sur le goût écrits par des hommes sans génie. Mais quand un grand écrivain expose quelques idées générales sur l'art de la parole, nécessairement il les approprie à son caractère, aux habitudes de son esprit; il y met quelque chose de lui et cette révélation est plus instructive que les principes mêmes de l'art. Pascal, si profond géomètre, avait conçu, par la supériorité de sa raison, l'usage et les bornes de l'esprit scientifique porté dans les arts. Ce qu'il a écrit sur l'esprit de géométrie et sur l'esprit (te finesse est la plus complète rétutation des paradoxes littéraires que Fontenelle, d'Alembert et Condillac ont publiés dans le siècle suivant. Pascal, dont le génie n'avait point de préjugés, parce qu'il n'avait pas de limites, fixe le caractère des sciences positives et celui des lettres, sans
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être arrêté par la crainte de s'ôter quelque chose à luimême, en bornant le domaine de telle ou telle faculté, et comme sûr de retrouver sa place dans tous les partages de l'esprit humain. Pascal, en effet, réunissait au plus haut degré les deux puissances extrêmes de la pensée, le raisonnement et l'imagination. Sa vie, son caractère, ses ouvrages tiennent à cette alliance; et elle se trouve marquée dans la plus grande œuvre qui ait occupé son génie. Personne, dans le même siècle, n'a reçu peut-être, avec un enthousiasme plus ardent et plus sincère, les vérités du christianisme; mais le raisonnement, soulevé du milieu de son enthousiasme, l'agitait encore par les tourments du doute. Peut-on expliquer autrement cette prévoyance, qui lui montre tant d'objections peu familières à son siècle, et lui inspire la pensée de fortifier, de défendre ce que personne n'attaquait encore? Les illustres contemporains de Pascal, remplis d'une conviction non pas plus pure, mais plus paisible, se bornaient à développer les conséquences d'une religion dont les principes ne rencontraient pas d'adversaires ils élevaient la voûte du temple, sans craindre qu'aucune main fût assez hardie pour en saper les colonnes. Pascal seul, averti du péril par ses propres expériences, méditait un ouvrage où il espérait ne laisser sans réponse aucun des doutes du scepticisme que ce grand génie avait, pour ainsi dire, essayé en tous sens sur lui-même. La main de l'architecte est encore tout entière dans les ruines de ce monument commencé. Mais qui oserait le reconstruire en idée, et calculer l'assemblage de ses parties éparses et informes? Dans les sables de l'Égypte, on découvre de superbes portiques qui ne conduisent plus à un temple que les siècles ont détruit, de vastes débris, des vestiges d'une immense cité, et, sur les chapiteaux renversés, d'antiques peintures, dont les éblouissantes couleurs ne passe-
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l'ont jamais, et qui conservent leur frêle immortalité au milieu de ces antiques destructions telles paraissent quelques pensées de Pascal, restes mutités de son grand ouvrage.
On sait qu'il le commença déjà mortellement atteint de cette douloureuse langueur qui devait sitôt consumer sa vie. N'ayant sur la terre d'autre action que celle de l'intelligence, il la continua jusqu'à ce qu'il eût achevé de moulir. Telle était cependant la violence de ses maux, qu'une autre préoccupation que celle des vérités morales lui devint nécessaire. Plus d'une fois, nous disent les historiens de sa vie, il reprit avec ardeur les plus laborieuses méditations de la géométrie, et s'y plongea tout entier, pour se distraire des douleurs physiques. N'était-ce pas plutôt contre d'autres douleurs qu'il cherchait ce remède ? N'y trouvait-il pas un repos contre l'inquiète activité de son âme trop assaillie de pensées?
Que l'on considère en effet cette intelligence sublime, captive dans un corps misérable, fatiguée par tant de prodigieux efforts, et trouvant sans cesse devant elle tous ces grands problèmes de la destinée humaine, qui ne peuvent se résoudre, comme ceux de la science
« Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce qu'est le « monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance « terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c'est que mon « corps, que mes sens, que mon âme et cette partie « même de moi, qui pense ce que je dis, et qui fait ré< flexion sur tout, et sur elle-même, ne se connaît non « plus que le reste.
Cette terrible ignorance que Pascal retrace avec trop d'énergie pour n'en avoir pas souffert, voilà l'ennemi dont il travaille à secouer le joug plus accablant que la foi. Les mêmes incertitudes avaient agité les philosophes anciens; elles les avaient quelquefois troublés jusqu'au désespoir.
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Ce tourment des plus hautes intelligences avait redoublé dans tous les grands renouvellements de la civilisation, à ce moment où l'homme, après avoir marché longtemps appuyé sur d'antiques croyances, les sent échapper dans une égale impuissance de s'en passer, ou de s'en servir. Ainsi, vers les derniers siècles de l'empire, quand le polythéisme tombait de toutes parts, et que les derniers disciples de Platon tâchaient en vain à se créer une foi, et à refaire un culte par les forces de la raison, le plus éloquent de ces philosophes, Porphyre, nous est représente dans une mélancolie qui va jusqu'au délire, prêt a se donner la mort pour échapper au supplice du doute. Ainsi, chez plusieurs de ces spéculatifs allemands qui ont travaillé sur les ruines amoncelées par un siècle de scepticisme, la folie semble quelquefois naître de la contemplation trop habituelle et trop ardente des grands mystères de l'existence humaine. Le doute creusé en tous sens, et partout stérile, repousse ces esprits curieux vers une sorte de théurgie mystique; comme si croire était un repos nécessaire à l'âme, comme si les illusions de l'enthousiasme étaient le premier bien pour elle après la vérité. Pascal, à qui la supériorité de son génie avait fait parcourir d'avance tout le cercle des inquiétudes que peut éprouver l'esprit humain, dans une civilisation de plusieurs siècles, Pascal,.instruit de tout par le combat que s'étaient livré les puissances de son âme, se jette dans l'asile de la foi chrétienne. Elle seule lui explique l'origine de la vie humaine, la grandeur et la misère de l'homme. Mais que d'enorts inquiets pour arriver à ce repos! « En « regardant, dit'U, tout l'univers aMet, et l'homme sans « lumière abandonné à lui-même, et comme égaré dans « ce recoin de l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il 1 Ptotinus, ira f<<a; Porj9/f!)';t.
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«est venu y faire, ce qu'il deviendra en mourant, j'entre < en effroi comme un homme qu'on aurait porté endormi < dans une ile déserte, et qui s'éveillerait sans connaitre <t où il est. Je vois d'autres personnes, auprès de moi, de < semblable nature. Je leur demande s'ils sont mieux in« struits que moi, et ils me disent que non et sur cela, « ces misérables égarés, ayant regardé autour d'eux, et ayant vu quelques objets plaisants, s'y sont donnés, et < s'y sont attachés. Pour moi, je n'ai pu m'y arrêter, ni a me reposer dans la société de ces personnes semblables « à moi, misérables comme moi, impuissantes comme « moi.
Ne sent-on pas, dans ces paroles, toute la souffrance, tout le travail de ce grand génie, pour trouver la vérité? Peut-on être surpris maintenant de la profondeur de tristesse et d'éloquence qui anime sous sa plume quelques pensées métaphysiques jetées au hasard? Que sont tous les intérêts de la terre, que sont toutes les passions auprès df ce grand intérêt de l'être spirituel se cherchant luimême? Dans une intelligence qui voit tout, le combat contre le doute est le plus grand effort de la pensée humaine. Pascal lui-même y succombe quelquefois il cherche des secours bizarres contre un si grand péril. Vous vous étonnez qu'une fois il mette à croix ou pile l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, et qu'il détermine sa conviction par un calcul de probabilité. Souvenez-vous de Rousseau, plus faible et plus capricieux, faisant dépendre d'une pierre qu'il lance l'espoir de son salut éternel. Il faut reconnaitre ici cette impuissance, et, pour ainsi dire, ce désespoir de la pensée, après de longs efforts pour pénétrer l'incompréhensible. Ce fut le tourment de Pascal, tourment d'autant plus grand, qu'il se proportionnait a son génie. Une religion positive put seule l'affranchir et le soulager. Elle lui rendait quelque sécurité, en le domp-
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tant à force de croyance. Quand on lit que Pascal en était venu à porter sous ses vêtements un symbole formé de paroles mystiques, une espèce d'amulette, on sent que cette puissante intelligence avait reculé jusqu'à ces pratiques superstitteuses, pour fuir de plus loin une effrayante incertitude. C'était là sa terreur. Le précipice imaginaire que, depuis un accident funeste, les sens affaiblis de Pasca. croyaient voir s'entr'ouvrir sous ses pas, n'était qu'une faible image de cet abîme du doute qui épouvantait intérieurement son âme.
Ainsi donc se partagea la vie trop courte de ce grand homme. D'abord il chercha à émanciper la raison humaine, il réclama l'indépendance de la pensée et l'autorité de la conscience; ensuite il se consuma d'eftorts pour élever des digues et des barrières contre l'invasion illimitée du scepticisme. Cet esprit puissant et inflexible embrasse d'une conviction profonde, comme une sauvegarde, les dogmes du christianisme, et leur donne, par sa soumission, le plus grand peut-être des témoignages humains. Mais si la conviction est entière, la démonstration est imparfaite, les preuves ne sont pas réunies, le raisonnement n'est pas achevé; et il reste quelques indices de la lutte qu'avait subie Pascal et quelques marques extraordinaires de sa force, plutôt qu'un monument complet de sa victoire. Quoi qu'il en soit, ces débris sont là pour étonner le pyrrhonisme frivole, pour le mettre en doute de lui-même, et faire longtemps méditer les savants et les sages.
On a dit que Pascal ne parlait pas au cœur; que sa religion avait l'air d'un joug qu'il impose, plutôt que d'une consolation qu'il promet. Vincent de Paul et Fénelon auraieut obtenu sans doute plus de conversions que Pascal. On ne sent pas en lui cette tendresse d'âme, cette affection pour l.'humanitc qui respire dans l'Ëvangilc, et qui fit la
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puissance de la loi nouvelle. Toutefois il intéresse profondément il est si peu déclamateur et si vrai Ses paroles amères contre la nature humaine ne sont pas des invectives ce sont des cris de douleur sur lui-même.On demeure frappé d'une sorte de triste respect, en voyant le mal intérieur de cette sublime intelligence. Sa misanthropie semble une expiation de son génie: il en est lui-même plus humilié qu'enorgueilli. Il n'est pas comme le stoïcien de l'antiquité, un contemplateur impassible de nos misères il les porte toutes en lui < Mais, dit-il, malgré la vue de t toutes ces misères qui'nous touchent, et qui nous tien« nent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne < pouvons réprimer, qui nous élève. » Cet instinct de spiritualisme opposé à notre faiblesse mortelle, ce contraste de grandeur et de néant i emplit seul les chapitres sublimes de Pascal sur la nature de l'homme. Il lui inspire des mouvements d'une incomparable éloquence, et des pensées d'une effrayante urotondeur. On s'étonne de le voir descendre de cette haute métaphysique à des vérités d'observation, surprendre les moindres secrets du cœur, et pénétrer l'homme tout entier d'un vaste et triste regard.
Pascal ne fait pas, comme La Bruyère, des descriptions, des portraits; mais il saisit et exprime d'un trait le principe des actions humaines. Il écrit l'histoire de l'espèce, et non celle de l'individu. Jugeant les choses de la terre avec une liberté et un désintéressement tout philosophique, il'arrive souvent par une route bien opposée au même but que les plus hardis novateurs; mais il ne s'y arrête pas, il voit au delà. Quelquefois il a l'air d'ébranler les principes mêmes de la société, de la propriété, de la justice; mais bientôt il les raffermit par une pensée plus haute. Il est sublime de bon sens autant que de génie. Le style porte en lui l'empreinte de ces deux caractères.
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Nulle part vous ne trouverez plus d'audace et de simplicité, plus de grandeur et de naturel, plus d'enthousiasmo et de familiarité. Un écrivain célèbre a remarqué qu'il est peut-être le seul génie original que le goût n'ait presque jamais le droit de reprendre on le conçoit; mais on n'y songe pas en le Hsaut.
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DISCOURS
PRONONCÉ A L'ACADÉMIE FRANÇAISE
PAR M. VILLEMAIN,
EN ~EMNT PRENDRE SEANCE A LA PLACE DE M. LE COMTE FONTANES (28 JUIN 182'1). ).
MESSIEURS,
Le soin d'honorer la mémoire des membres que vous perdez est toujours, dans la bouche de leurs successeurs, un hommage rendu a la dignité même des lettres. Pour moi, c'est aujourd'hui l'accomplissement d'un devoir personnel et sacré. Au moment où vos indulgents suffrages ont daigné me choisir, il m'a semblé que par une insigne faveur vous m'aviez admis à prononcer devant vous l'éloge public d'un bienfaiteur et d'un ami. Je me suis involontairement rappelé cette coutume romaine qui, lorsque la mort avait enlevé quelque célèbre citoyen, noble patron de la jeunesse, autorisait un de ses clients, uu de ses élèves, à déplorer une telle perte du haut de la tribune, sans autre droit pour y monter que le privilége de la reconnaissance et cette recommandation que laisse après elle une illustre amitié. Je ne puis en effet, Messieurs, me rendre compte à moi-même des faibles titres qui
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m'ont amené jusqu'à vous, je ne puis jeter les yeux sur les premiers degrés de ma carrière, peu longue et peu remplie, sans y retrouver partout la main tutélaire et la généreuse amitié de M. de Fontanes. Elle m'accueillit au sortir des écoles publiques, et m'y replaça bien jeune encore dans les fonctions de l'enseignement elle encouragea mes premiers essais, et les suivit dans l'épreuve de ces concours littéraires, qui m'ont quelquefois attiré vos regards; elle les protégea de son estime; elle me protégea longtemps moi-même elle m'honora toujours. Et lorsque j'espérais jouir d'une si précieuse bienveillance, lorsque, comparant à la frêle durée de la jeunesse cette maturité pleine de force qui semblait promettre beaucoup d'années à M. de Fontanes, je me confiais au temps et a l'avenir pour lui payer toute ma reconnaissance, il nous est enlevé par un coup soudain, et je ne pourrai rien pour lui que célébrer son rare talent et son noble cœur, par un éloge que vos regrets ont prévenu, et dont sa renommée n'a pas besoin.
J'aperçois parmi vous, Messieurs, un des plus honorables et des plus fidèles amis de M. de Fontanes, celui même qui me présentait, il y a dix ans, à sa bienveillance et le sort l'a choisi pour me recevoir aujourd'hui près de sa tombe.
La vie de M. de Fontanes, que les événements jetèrent dans les grands emplois politiques, avait commencé par ce dévouement aux lettres, par ce pur enthousiasme de l'étude, première vocation et dernière préférence des talents faits pour la gloire. Né avec la passion de la poésie, il y fut encouragé, dès l'enfance, par l'exemple d'un frère, qui mourut fort jeune, a l'aurore du talent, et dont il aimait dans ses derniers jours à répéter le nom et les vers.
M. de Fontanes sortait d'une famille protestante; il a
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lui-même rappelé cette origine dans un poème de sa jeunesse à la louange du mémorable édit qui rendait aux protestants les droits de famille et de cité glorieuse réforme, accomplie par le vœu libre et spontané de Louis XVI monument d'une justice qui devançait les lois! Les vers de M. de Fontanes couronnés par l'Académie française étaient dignes d'un si favorable sujet. La philosophie judicieuse et modérée, le respect de la religion, le culte de la gloire et des arts, qui distinguèrent toujours le talent de M. de Fontanes, sont vivement empreints dans cet ouvrage écrit à une époque où la censure amère du passé était facile et populaire. Tout en déplorant la fatale révocation de l'édit de Nantes, qu'il nomme la grande e/reM~ du siècle de la gloire, le jeune poëte ollrait un éloquent hommage à l'ombre auguste de Louis XIV; et en accusant les rigueurs du faux zèle, il célébrait la religion, dont les secours, dit-il dans un beau vers, apportent aux misères humaines
Ce dictame immortel qui fleurit dans les cieux.
Quelques autres essais déjà sortis de la plume de M. de Fontanes avaient tous également annoncé cette prédilection invariable, ce penchant naturel qui le conduisaient vers l'école littéraire du siècle de Louis XIV, et ce talent qui méritait d'en perpétuer la gloire. Ces premiers essais d'un jeune homme ignoré parurent au milieu de toutes les recherches du faux goût, et de toutes les prétentions paradoxales, qui marquèrent les heureux et derniers loisirs du dix-huitième siècle, dans cette société tout à la fois curieuse et fatiguée des lettres, qui avait pour ainsi dire usé l'esprit comme le bonheur, et que ses lumières et sa frivohté, sa raison et ses vices tourmentaient du besoin d'une ionix'nse nouveauté. Dans cette corruption d'Athènes en décadence, M. de Fontunes excita la surprise par la per-
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fection du goût. Ses vers éclatants de pureté semblaient faits sur le modèle des anciens ou de la nature et cette éloquence qui s'est montrée tant de fois égale aux plus nobles sujets et aux plus grands événements, M. de Fontanes en posséda le secret dès qu'il commença d'écrire, et il en répandit toutes les richesses dans son premier ouvrage, dans le discours d'une maturité si précoce et d'une élégance vraiment originale qui précède la traduction de l'J~MN! sur l'homme de Pope.
Ainsi, Messieurs, dans la double carrière de l'éloquence et de la poésie s'annonçait, il y a près de quarante ans, un nouvel écrivain, digne de continuer la succession des grands talents, unissant le goût et l'imagination, la correction et l'éclat, et qui surtout semblait retrouver dans ses écrits la langue du dix-septième siècle, cette langue noble et pure, précise et sonore, que Voltaire avait entendue dans la vieillesse de Louis XIV, et qu'il avait parlée si longtemps, et sur tant de modes divers, à la France trop enchantée par sa voix. Voltaire était descendu dans la tombe, sans avoir d'héritier, et ne laissant après lui d'autre élève que son siècle même; mais la tradition de la licence n'est pas l'héritage du génie; et cet empire des lettres où Voltaire avait régné, qu'il agitait de sa présence, dont il parcourait à la fois tous les points opposés, parut un moment désert et silencieux après sa mort.
Cependant de grandes renommées soutenaient encore le déclin de la poésie française, et l'enrichissaient de beautés hardies ou brillantes, mais sans lui rendre la pureté de ses premiers modèles. M. de Fontanes, inspiré par des muses plus sévères, porta le goût classique jusque dans la poésie descriptive, où l'abus du talent est si voisin de sa richesse. Le Verger, la ~o?-e< de Navarre, l'Essai sur i'Astronomie, semblaient moins une imitation complaisante de la nouvelle école, qu'un heureux exem-
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ple de précision et de pureté qui lui était offert. Que de beautés en effet, Messieurs, dans ces rapides esquisses abrégées par le goût! Quel art de mêler toujours l'homme à la nature, et d'embellir chaque tableau par la vérité des sentiments, plus rare encore que celle des images! Le poëme sur le Jour des ~or~, plein d'une mélancolie religieuse, révéla dans l'âme du jeune poëte une autre source d'inspiration, et fit voir que la sévérité du goût n'exclut pas cette heureuse originalité qui naît toujours d'une émotion profonde. Que de promesses de gloire dans un tel début!
Au milieu de cette douce préoccupation, parmi les amusements du monde et le bonheur de l'étude, M. de Fontanes, animé par sa réputation naissante, et méditant un grand poème, avait à peine touché le terme de la première jeunesse, quand l'approche de nos troubles civils vint saisir tous les esprits, changer et mêler toutes les routes, effacer toutes les traces, et jeter chacun dans les hasards d'une destinée nouvelle. Ces jeux de la littérature et du théâtre, qui faisaient depuis un siècle les principaux événements d'une société paisible, ces académies naguère si puissantes, ces réunions ingénieuses, tous ces travaux d'une civilisation élégante et oisive tombèrent en un moment devant le terrible intérêt d'une révolution commencée.
A la vue de ce grand désastre social, dont le progrès surprit et enveloppa ceux même qui l'avaient préparé, dans ce mouvement rapide qui emportait tant d'esprits imprévoyants, M. de Fontanes se rangea du parti de la royauté tempérée par les lois; et il resta fidèle à la Puissance opprimée, dans ces temps d'orage où le calcul et la peur trouvent plus sûr de la combattre que de la secourir il consacra ses talents à défendre dans une feuille publique la justice inséparable de la liberté, et le trône
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qui les garantissait l'une et l'autre. Associé quelque temps aux Clermont-Tonnerre et aux Lally-TollendaI, il poursuivit cette honorable tâche au milieu des périls et des violences de l'anarchie; et il ne s'éloigna de Paris qu'après avoir été témoin de ces crimes qui ne laissent plus au bon citoyen ni le courage de l'espérance, ni l'utilité du sacrifice.
Mais il avait choisi pour retraite le lieu même qui devait être bientôt le plus affreux théâtre de la proscription et de la guerre civile, cette cité de Lyon, sur laquelle la tyrannie révolutionnaire épuisa son acharnement et la fureur de ses décrets. D'heureux liens de famille avaient fixé M. de Fontanes au milieu des désastres de cette ville, dont les infortunés habitants devinrent ses concitoyens. Après la victoire de la Convention, lorsque les horreurs du siège furent remplacées par les vengeances de la paix, lorsque le nom même de la malheureuse ville fut aboli, et disparut dans la poudre de ses maisons incendiées, Lyon n'existant déjà plus que pour fournir des victimes, une plainte hardie s'éleva du milieu de ses ruines. Trois hommes de l'aspect le plus simple et le plus grossier parurent à la barre de la Convention comme les envoyés de la cité proscrite on redouta moins dans leur bouche l'éloquence du malheur et de l'humanité; on osa les entendre. Un d'eux prend la parole; et, dans son accent rude et vulgaire, le discours qu'il prononce, étonnant mélange de pathétique et de fierté, d'élévation et d'adresse, fait passer impunément sous les yeux de l'assemblée tout le spectacle de ses violences, la saisit d'un trouble involontaire, et l'épouvante elle-même des maux qu'elle a faits on accueille la plainte; on ordonne l'examen un frémissement d'émotion s'est prolongé dans toute la séance. Les uns se rappellent en rougissant le Paysan du Danube reprochant au sénat la barbarie de
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ses préteurs; d'autres cherchent déjà quel est le dangereux écrivain, le conspirateur secret qui a surpris leur pitié, en empruntant l'organe peu suspect de ces envoyés populaires ce dangereux écrivain, Messieurs, ce conspirateur, c'était M. de Fontanes.
Retenu parmi les ruines de Lyon, il avait inspiré les pétitionnaires il avait écrit pour eux ce discours, où son talent le trahissait une nouvelle fuite et de nouveaux dangers furent le prix de cette généreuse imposture aisément découverte. La plainte des Lyonnais et l'émotion de l'assemblée passèrent bientôt; mais t'humanité avait parlé, le crime avait senti sa honte, et le devoir du bon citoyen était rempli. On aime, Messieurs, à s'arrêter sur ce trait d'une honorable vie, et à montrer, par l'exemple d'un homme dévoué à la monarchie, que l'amour de l'ordre n'est pas une faiblesse d'âme, et qu'il se change en intrépidité contre une tyrannie sanguinaire. Puni de ce courage par un arrêt de proscription, M. de Fontanes fut obligé de cacher sa tête, jusqu'au moment où une première lueur de justice et d'humanité vint ranimer la France. Il reparut alors; et comme on cherchait parmi les débris de la société à relever quelque apparence d'ordre public, comme la hache de la barbarie s'était arrêtée, et qu'enfin quelque chose d'honorable pouvait être impuni, M. de Fontanes retrouva dans sa patrie les égards et l'inviolabilité qui sont dus au talent. On le choisit, pour remplir une chaire de littérature, dans les écoles qui venaient de se former. Il fut admis dans l'Institut naissant; et l'éclat de son mérite lui aurait ouvert dès lors une route facile, sous le premier gouvernement qui succédait à l'anarchie de la Terreur. Mais ce gouvernement, tout empreint des vices de son origine, ce Directoire, qui pesait sur la France de tout le poids de sa faiblesse, insultait trop à l'héritage de Louis XIV et
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de Henri IV. M. de Fontanes n'hésita point à le combattre. La Franoe offrait alors un des spectacles les plus curieux dans l'histoire morale des peuples. La lassitude du crime avait amené des lois plus douces. Une sorte de trêve avait suspendu les vengeances civiles dans cet intervalle, l'ordre social essayait de renaître. Les maux s'oubliaient rapidement on se hâtait d'espérer, et de se. confier au sol tremblant de la France. Une joie frivole et tumultueuse s'était emparée des âmes, comme par l'étonnement d'avoir survécu et on célébrait des fêtes sur les ruines. Ainsi dans les campagnes ravagées par le Vésuve, quand le torrent de flamme a détruit les ouvrages et les habitations des hommes, bientôt la sécurité succède au péril, on se réunit, on se rapproche, et on bâtit de nouvelles demeures avec les laves refroidies du volcan.
Mais cette renaissance de la société en France manifestait en même temps, Messieurs, une grande et salutaire vérité, le retour de tous les sentiments généreux par la seule force de la conscience publique, la liberté servant elle-même à flétrir les crimes commis en son nom un pouvoir illégal vaincu par les principes qu'il avait proclamés, et la patrie entière conspirant pour toutes les idées qui rappelaient la monarchie légitime. Une coalition dans les assemblées nationales soutenait cette cause favorisée par le vœu public; de nombreux écrivains la secondaient de leur courage et de leurs talents et la France semblait, à mesure qu'elle était rendue à elle-même, se rapprocher de ses rois et revendiquer a la fois leur pouvoir et sa liberté. M. de Fontanes se distingua parmi les écrivains qui luttaient pour un but si noble avec eux il fit retentir ces mots de religion, de justice et d'humanité, qui sont mortels à toute injuste puissance; avec eux il proclama le respect pour la vraie
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liberté, les droits du malheur, la sainteté des tombeaux', avec eux il encourut la proscription et, quand les déserts de Sinnamari furent la réponse que le Directoire opposait aux députés de la France, quand les ministres de la religion et les organes des lois furent frappés ensemble, M. de Fontanes, proscrit et dépouillé, subit un exil, que partageaient d'illustres citoyens, à côté desquels il a siégé plus tard dans les Conseils et dans l'Académie. Une nouvelle révolution dans nos mobiles destinées rouvrit aux victimes du Directoire le chemin de leur patrie M. de Fontanes se hâta d'y rentrer. Deux ans d'intervalle avaient changé la France. Un pouvoir oppresseur et méprisé s'était évanoui devant l'éclat d'une fortune nouvelle. L'insupportable horreur des derniers temps, la fatigue d'une si longue instabilité, l'ascendant de la force et la dangereuse popularité de la victoire, tout, dans ce moment, livrait la France au bras puissant assez hardi pour la saisir. Il semblait aux yeux éblouis de la foule qu'on allait commencer une époque de réparation et de repos, où la fidélité même ne perdait pas ses espérances. Les proscriptions avaient cessé. Les exilés de toutes les époques revoyaient leur patrie; les bons citoyens étaient tranquilles; les temples étaient rouverts. Plusieurs actes d'une politique habile, quelque bien accompli, beaucoup d'illusions répandues, la dissimulation de Cromwell, et peut-être les promesses de Monk concouraient à séduiro et à calmer la France.
C'est à cette époque mémorable que M. de Fontanes, sur lequel pesait encore une demi-proscription, fut tout à coup tiré de la retraite, pour prononcer dans une solennité publique l'éloge de Washington. Je ne chercherai pas, Messieurs, si, en célébrant la mémoire de ce vainqueur désintéressé, de ce général soumis aux lois, le consul ambitieux qui s'élevait alors en France n'avait pas
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voulu s'envelopper d'une gloire étrangère, et couvrir ses desseins sous un faux enthousiasme pour des vertus modestes qu'il se promettait de ne pas imiter. Quelle que fût cette pensée secrète, la mission de l'orateur était belle; et M. de Fontanes y porta son éloquence et la dignité de son caractère. Tandis que les plus odieux souvenirs étaient encore puissants et armés, il ne craignit pas de les flétrir, en rappelant avec une juste indignation ces pompes barbares et récentes, où l'on prodiguait le mépris à de grandes ruines, et la ca~oMK<e à des tombeaux. Il peignit avec force et simplicité la grande âme de Washington, héros qui fut un sage. tl parla dignement des nouveaux et immortels trophées de la France; mais il ne méconnut aucune autre gloire, ni surtout aucune adversité. Dans ce discours l'éloge même de la puissance devenait un conseil de bien user de la fortune. C'était un nouveau langage, dont la justesse et la dignité semblaient inspirer, et marquer par les expressions mêmes ce retour salutaire à toutes les idées sociales, qui fit d'abord l'espoir et la sécurité de la France.
Une telle influence. Messieurs, ne sera pas contredite dans cette enceinte et parmi les hommes qui savent combien les arts de l'esprit tiennent de près à la paix publique et à la prospérité des empires. De grands troubles civils, en agitant toutes les âmes, en créant des prodiges de crime et d'énergie, en forçant toutes les idées, en passionnant toutes les paroles, menacent la littérature d'une barbarie presque inévitable, surtout lorsqu'ils succèdent à une époque de civilisation avancée et de raffinement littéraire. Des talents peuvent naître et briller encore sur ce terrain sillonné par l'orage mais dans ces premiers moments, la langue se corrompt, le naturel semble vulgaire, la vérité trop faible. Émoussées par les émotions violentes les âmes perdent cette scn-
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sihilité vive et délicate, qui fait le bon goût dans les lettres et le génie n'a plus de règles ni de juges. Dans ce désordre, qui n'est pas l'originalité, quelle reconnaissance ne mérjtent pas les écrivains, dont l'exemple rappelle les esprits vers cette élégance judicieuse et noble, inséparable de la civilisation d'un grand peuple 1
M. de Fontanes dans l'éloge de Washington avait fait entendre une éloquence élevée sans effort, animée sans passions violentes et toujours fidèle aux sentiments généreux, par la double inspiration du goût et de l'honneur à la même époque, il porta ce beau caractère de style dans quelques autres écrits d'une nature moins grave, mais qui servirent surtout à développer cette influence de raison et de justesse, dont le besoin succédait au désordre des lettres et de la société. Quelques morceaux de littérature, pleins de l'admiration des grands modèles et qui semblaient écrits sous leur dictée, furent alors une instructive leçon pour l'art de la critique et le talent des écrivains. Le succès en fut grand et populaire. Tant le goût et la vérité avaient presque le mérite d'une innovation piquante! Ce succès fut bientôt partagé. Les lettres ont eu, depuis vingt ans, une époque nouvelle, dont la gloire est la vôtre, Messieurs. De grands ouvrages ont paru avec l'empreinte éclatante de l'imagination et de l'éloquence. Dans la philosophie morale, dans l'histoire, dans la tragédie, des palmes durables ont été moissonnées. La comédie, qui, grâce à l'un de vous, était restée classique, a mis à profit quelques vices de plus, et s'est élevée souvent jusqu'au naturel. La poésie descriptive a connu la brièveté et Delille n'a pas épuisé les derniers trésors de l'élégance et de l'harmonie. La science des lois et les grands spectacles de la nature ont trouvé d'éloquents interprètes. La critique, en jugeant les autres, s'est instruite ello-mcme, et vous a donné d'ingénieux
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et tiabftes écrivains. Enfin, Messieurs, un goût plus simple, une diction plus vraie ont généralement animé la littérature.
Placé si haut dans le rang des orateurs et des poëtes, M. de Fontanes concourut à cet heureux retour. La sévérité de son goût était d'ailleurs sans intolérance, comme sans jalousie. Enthousiaste du génie littéraire, il aima le talent et le succès des autres. On le vit dès lors s'empresser d'accueillir de grandes réputations naissantes, et mêler à d'ingénieux conseils des éloges donnés avec joie on vit son amitié s'accroître par l'illustration de ses amis, autant que par leurs périls, et jouir avec délices de leur gloire, en les défendant eux-mêmes avec courage. Noble caractère, véritablement formé pour les lettres, et rempli de cette générosité qu'elles inspirent Je ne crains pas, Messieurs, de lui rendre cet hommage, au moment où je vais le montrer à vos yeux, renonçant aux loisirs de l'indépendance littéraire, et jeté dans les engagements du pouvoir et de la politique. Les lettres, qu'il honora, n'auront jamais à le désavouer.
La réputation de M. de Fontanes l'avait fait élire membre du Corps législatif; il fut nommé président de cette assemblée et dès lors il se trouva placé dans une situation éminente et difficile, en présence du pouvoir qui régissait la France, et qui s'avançait d'un pas rapide à l'unité de l'empire et à la suprématie illimitée de la conquête. Est-il besoin de rappeler, ou serait-il possible de taire quel était ce pouvoir ? Que ce soit, Messieurs, un juste hommage à l'époque présente et à la sécurité du trône de caractériser librement, devant un tel auditoire, l'homme extraordinaire tombé de si haut. Telle est la profondeur immense de sa chute, qu'il est déjà sorti du siècle pour entrer dans l'avenir, et qu'exposé du milieu de cette vie à l'impartialité de l'histoire, il encourt l'espèce d'affront
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d'être jugé sans faveur et sans haine par l'univers, quesa gloire désastreuse a si longtemps agité.
Orateur du Corps législatif, M. de Fontanes porta souvent la parole au milieu des triomphes du conquérant son imagination avait été frappée de cette grandeur inattendue, dans l'ordre rapide où elle s'était successivement manifestée sous ses yeux. Des bords du Nil un homme avait reparu, déjà célèbre par de grands succès dans les combats, illustré même par les revers d'une expédition lointaine et merveilleuse, habile à tromper, comme à vaincre, et jetant sur son retour fugitif tout l'éclat d'une heureuse témérité. Sa jeunesse et son audace semblaient lui donner l'avenir. Ce luxe militaire de l'Orient qu'il ramenait avec lui comme un trophée, ces drapeaux déchirés et vainqueurs, ces soldats qui avaient subjugué l'Italie, et triomphé sur le Thabor et au pied des Pyramides, toute cette gloire de la France qu'il appelait sa gloire, répandait autour de son nom un prestige. trop dangereux chez un peuple si confiant et si brave. U avait rencontré, il avait saisi le plus heureux prétexte pour le pouvoir absolu, de longs désordres à réparer. Son ardente activité embrassait tout, pour tout envahir. Génie corrupteur, il avait cependant rétabli les autels; funeste génie, élevé par la guerre, et devant tomber par la guerre, il avait pénétré d'uu coup d'œit l'importance du rôle de législateur. Il s'en était rapidement emparé dans l'intervalle de deux victoires; et dès lors, au bruit des armes, il allait exhausser son despotisme sur les bases de la société qu'il avait raffermies. On n'apercevait encore que le retour de l'ordre et l'espérance de la paix. Les maux de l'ambition, l'onéreuse tyrannie d'une guerre éternelle, le mépris calculé du sang français, l'oppression de tous les droits publics se développèrent plus lentement, comme de fatales conséquences, qu'enfermait l'usurpa-
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tion militaire, mais qu'elle n'avait pas d'abord annoncées.
Et cependant, Messieurs, quatre années s'écoulèrent à peine qu'un grand crime vint souiller cette puissance nouvelle et marquer d'une tache ineffaçable le diadème qu'elle se hâtait de saisir. Ah si de tyranniques entraves n'avaient pas pesé dès lors sur les députés de la France, quelque voix se serait élevée sans doute pour accuser cet odieux attentat L'homme qui avait osé le commettre n'hésita point à solliciter l'approbation d'une assemblée qu'il tenait asservie et cherchant, pour ainsi dire, à étonner dans une insolente publicité l'horreur du crime qu'il aurait voulu se cacher à lui-même, il en fit donner solennellement avis à la chambre, parmi d'autres communications politiques.
En recevant cet étonnant message, M. de Fontanes, sur le seul point où la puissance coupable espérait une réponse, garda un silence sévère, image de la stupeur et de la consternation de la France; mais une de ces fraudes auxquelles la force même s'abaisse, quand elle est injuste, lui oin'it bientôt l'occasion d'un désaveu plus expressif. Dans la publication légale d'un discours qui suivit de près ce funeste événement, on altéra les paroles de l'orateur on lui prêta une expression douteuse, qui pouvait paraitre une lâche excuse. Peut-on oublier quelle fut alors l'ardente réclamation de M. de Fontanes, sa persévérance à faire rétablir les vraies paroles qu'il avait prononcées, et enfin, Messieurs, l'injurieux en'a<N que fut obligée de subir cette orgueilleuse grandeur, devant laquelle s'inclinait et se taisait l'Europe? Non, Messieurs, que par ce récit je prétende louer M. de Fontanes il n'avait satisfait qu'au devoir exact de l'honnête homme mais ce devoir rempli absout noblement beaucoup de louanges données en d'autres temps a l'éclat de la vic-
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toire, aux travaux commencés de la paix, et à l'espérance du bien publie.
Ces louanges mêmes, vous le savez, furent toujours tempérées par de généreux conseils et l'art de l'orateur semblait ennoblir jusqu'aux ménagements, qui servaient à rendre la vérité plus utile, en la rendant plus toléiable au vainqueur. Les étonnante succès d'une fortune qui croissait en prodiges, comme en injustices, les impérieuses défiances d'un pouvoir qui croissait en tyrannie n'altérèrent pas cette dignité de la parole et, lorsque la conquête enveloppait chaque année de nouveaux États, lorsque la fortune de la guerre partageait les trônes aux lieutenants du nouveau César, lorsque l'Europe voyait avec effroi s'avancer sur elle cette dictature, heureusement impossible, puisqu'elle s'est brisée dans la main d'un si hardi capitaine, appuyé sur une si grande nation, alors, Messieurs, M. de Fontancs ramenait avec plus de persuasion et de force les idées de modération et de justice alors, il plaignait les grandeurs déchues, les dynasties dcpoui)Iées et ses éloquentes paroles devenaient, par leur générosité seule, une censure de l'orgueilleux abus de la victoire. Quand, du milieu de ces palais où Louis XIV, vainqueur aussi, avait fait admirer à l'Europe sa magnanime politesse, un homme, trop enivré du succès pour bien sentir la gloire, insultait, dans la reine de Prusse, par d'ignobles calomnies la majesté du trône, de l'infortune et de la beauté, M. de Fontanes, interprète du sentiment public, devant l'orgueil de l'usurpation et de la conquête, releva les images abattues de la royauté malheureuse, et rendit un éclatant honneur à ces droits antiques et sacrés, qui ne dépendent pas d'une journée militaire et ne peuvent être abolis par la victoire.
En gardant ce juste respect aux rois vaincus par nos
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armes, M. de Fontanes, dans plusieurs occasions, ne défendit. pas avec moins de noblesse la dignité du Corps Iégist:)tif, dont chaque triomphe nouveau resserrait aussi les chaines. Je parle de la dignité, Messieurs; car, depuis longtemps, la liberté n'était plus. La jalousie du pouvoir s'augmentant chaque jour, elle en vint jusqu'à contester au Corps législatif le titre qu'il portait, et à déclarer que les députés de la France, sans mission et sans droit, n'occupaient que le quatrième rang dans les conseils du souverain. La réponse de M. de Fontanes est remarquable, Messieurs, et ne sera pas oubliée par l'histoire. Après l'avoir prononcée, il ne garda pas longtemps le privilége de parler au nom des représentants de la nation mais du moins il n'avait pas laissé avilir dans s's mains le faible et dernier simulacre de ces libertés publiques qui, plus tard, ranimées par l'excès de nos malheurs, devaient dans la même assemblée retrouver des voix généreuses, pour avertir le despotisme de ses dernières fautes et commencer le salut de la France.
M. de Fontanes, dont le rare talent inspirait l'estime lors même qu'il pouvait déplaire, avait été appelé à la direction suprême de l'enseignement par un pouvoir qui savait habilement employer des hommes honorables dans l'intérêt de sa grandeur. Je ne serai démenti par personne, en disant, Messieurs, que ce choix parut alors à tous les pères de famille un heureux événement. M. de Fontanes avait une tâche consolante et laborieuse, beaucoup de mal à prévenir, beaucoup de mal à réparer. Que d'ordres rigoureux n'a-t-il pas adoucis quelle autorité salutaire n'a-t-il pas exercée Cette unité despotique quo enlevait les enfants à leurs familles, cet envahissement des esprits par l'éducation, furent heureusement corrigés sous la main prudente et paternelle de M. de Fontanes. L'Université naissante reçut dans ses premières digni-
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tés académiques une réunion d'hommes distingués, dont la plupart, Messieurs, appartenaient à vos rangs. M. de Fontanes ne fit, ou ne désigna que des choix estimables; il en arracha quelques-uns le dernier chef de l'école religieuse, qu'illustra Fénelon, fut appelé dans le conseil de l'Université; il y retrouva le peintre élégant et fidèle de Fénelon, et l'éloquent auteur de l'Essai sur le Divorce. Des noms éminents dans les sciences naturelles et mathématiques, des hommes distingués par la connaissance des lois, des écrivains célèbres y représentaient toutes les parties de l'enseignement.
A la même époque commencèrent, sous l'inspiration de M. de Fontanes, ces cours publics si favorables à la jeunesse, et où les sciences, la philosophie, l'érudition classique se glorifient d'avoir de dignes interprètes et de studieux élèves. De nouvelles chaires furent fondées M. de Fontanes y nomma Delille, et le brillant historien du dixhuitième siècle. Attentif à recueillir les sages traditions des anciennes écoles, il remit aux mains de l'expérience et il surveilla lui-même cette éuote Normale, d'où sont sortis tant de jeunes talents et de maîtres habiles, espoir de l'enseignement public.
Enfin, Messieurs, des hommes qu'une honorable opposition éloignait de toutes les carrières, des talents persécutés ou méconnus trouvèrent dans l'Université ce qu'elle doit toujours offrir, la considération et l'indépendance. De vénérables ecclésiastiques furent protégés, défendus. L'Université devint un tieu. d'asile c'était le mouvement de cœur de M. de Fontanes. Les lettres, le malheur, étaient sacrés pour lui. Il aimait le mérite; l'espérance même du plus faible talent lui était précieuse et si quelque jeune homme n'avait encore en sa faveur que l'amour de l'étude, vous pouvez m'en croire, Messieurs, il lui tendait la main, il lui donnait du courage et de l'appui.
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Mille exemples ont attesté cette généreuse influence et, je ne crains pas de le dire, pendant cinq ans l'administration de M. de Fontanes fut un bienfait public pour la religion, pour la morale, pour les lettres et pour la jeunesse. Renfermé dans ses grandes et paisibles fonctions, M. de Fontanes, sans participer aux événements politiques, vit s'accomplir la révolution qui brisait le joug appesanti de la France, et lui rendait enfin ses rois et sa liberté il partagea le vœu de la patrie. Combien cet esprit éclairé, cette imagination amie des traditions et des souvenirs, devait recevoir avec enthousiasme les fils de Louis XIV et de Henri IV, éprouvés par tant d'infortunes, et rapportant sur le trône toutes les vertus du malheur
Vainement la Providence sembla-t-elle se démentir et permettre au monde de douter de sa justice; vainement le génie de la guerre, tout à coup ranimé, traversa-t-il le sol attristé de la France, pour disparaître, en laissant après lui les longs désastres de son retour d'un moment M. de Fontanes resta fidèle à la cause qu'il avait embrassée. Il vit dans la royauté anermic malgré tant d'orages la sauvegarde de tout ce qu'il aimait, la paix, la morale, les arts. Il avait cessé, dès la première époque de la. restauration, d'occuper â la tète de l'enseignement public cette grande place, à laquelle il manquera longtemps, et où il avait fait le bien que dans les mêmes circonstances aucun autre n'aurait pu faire il n'avait plus l'occasion de parler à la jeunesse ce noble langage toujours si puissant sur elle. Mais dans la chambre des pairs et dans vos séances, il fit plus d'une fois entendre les sentiments qu'il avait dans le cœur, pour la monarchie et pour la France. On n'a point oublié le jour où, recevant parmi vous le défenseur de Louis XVI, il lui décerna ce juste et éloquent éloge, auquel la. postérité pourra seule ajouter quelque chose.
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La raison élevée de M. de Fontanes, non moins que sa loyauté, lui montrait dans l'inviolabilité du trône légitime une condition de l'ordre social en Europe il pensait qu'après les violentes et profondes secousses qui avaient ébranlé tous les États, dans cette vieillesse des sociétés qui se confond avec leurs progrès, à ces époques où le monde inondé de systèmes et de soldats se débat entre deux puissances inégales, la spéculation et la force, il n'y avait de barrière contre les ravages de la force, et de EÙreté pour la civilisation, que dans la reconnaissance d'un droit antérieur, qui servit à fixer, à consacrer les formes nouvelles de l'ordre politique, et fut la sanction de la liberté, comme la source du pouvoir.
Tel est, Messieurs, l'immortel bienfait de la Charte. Tel est l'ouvrage accompli par le roi, par ce monarque fondateur qui paraîtra dans l'avenir tout ensemble l'auguste héritier et le chef nouveau de sa dynastie, juge éclairé des temps et des hommes, dont la haute modération est une supériorité de lumières autant qu'une vertu de cœur, et qui, de cette sphère impartiale où il est placé, jette un regard vigilant sur la France agitée sans péril dans le eercle régulier de la loi. Persécuté par la fortune comme Henri IV, il a montré la majesté dans le malheur, la sagesse dans le pouvoir et l'amitié sur le trône. Protecteur des arts comme Louis XIV, il fait plus que les protéger, il les cultive, il les éclaire; et son règne leur ouvre une époque de paix et d'indépendance où la dignité morale des institutions doit élever le talent, où la tribune doit inspirer les lettres, où l'éloquence doit s'agrandir par la défense du trône et de la liberté publique. Quelle gloire pour un souverain, Messieurs, après des révolutions si funestes et si longues, de préparer ce second avenir d'un grand peuple, de fonder, d'unir à jamais par les libertés et les lois cette société que l'anarchie avait détruite,
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que le despotisme avait rebâtie, et non pas ranimée, et de la transmettre chaque jour plus puissante et plus heureuse à sa dynastie révérée
Nul Français ne ressentit avec plus d'émotion que M. de Fontanes ce retour de la monarchie. Toutes ses opinions politiques, ainsi que son talent, étaient empreintes de l'influence des lettres et se liaient aux souvenirs de leur plus illustre époque. Il aimait la royauté comme l'antique protectrice, comme la noble amie des arts et du génie français. Il aimait son pays comme une terre de gloire, patrie naturelle de tous les talents fertile en guerriers, en grands hommes, donnant à l'Europe sa langue, ses lois et ses mœurs, quelquefois heureuse avec imprudence, malheureuse avec dignité, et, dans toutes les fortunes, puissante par l'illustration de tant de souvenirs, parmi lesquels il retrouvait cette splendeur des lettres qui lui était si chère.
Une injuste censure avait quelquefois accusé M. de Fontanes de négliger sa première gloire, parce qu'on voyait rarement sortir de sa plume des productions toujours désirées et cependant à toutes les époques de sa plus haute fortune, d'heureux vers lui étaient échappés. Cette publicité, qu'il semblait craindre, il l'avait bravée pour défendre le talent d'un illustre ami contre les rigueurs de la critique et l'inimitié du pouvoir; et on avait aussitôt reconnu les accents doux et purs de cette voix qu'on se plaignait de ne plus entendre. Nul talent n'eut en effet un caractère à la fois plus classique et plus personnel à l'auteur. M. de Fontanes avait porté l'élégance jusqu'au point, où elle devient une création littéraire. Un petit nombre d'écrits marqués de cette empreinte heureuse et rare suffisaient à sa renommée. Il intéressait par son style, par cette poésie naturelle avec art, correcte avec nouveauté, qui reproduisait la ressemblance, et nr") pas l'i-
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mitation des modèles. Dans son éloquence, dont les foi mes faciles et pures annonçaient une langue si polie, il avait mêlé quelque citose de poétique et d'élevé, qui rappelait les grands orateurs sacrés du dix-septième siècle. Ses vers, d'un tournoble, harmonieux, concis, se portaient naturellement sur les pensées religieuses; ils en recevaient l'inspiration. Majestueuse et rapide dans l'épïtre où il a célèbre l'éloquence des Livres saints, cette inspiration est attendrissante et naïve dans le poëme de la Chartreuse; une tristesse pleine de douceur et de poésie anime cette espèce d'élégie la mélodie des paroles s'y confond avec l'émotion de l'âme et on croit entendre au loin quelques sons à peine affaiblis de la lyre de Racine.
M. de Fontanes travaillait avec soin ses beaux vers; un goût difficile l'a ramené sur plusieurs ouvrages de sa jeunesse, qu'il a refaits et embellis. Souvent il se plaisait à lutter contre les poëtes de l'antiquité; et ses fragments de traduction sont des chefs-d'œuvre, dont il n'a pas toujours réclamé la gloire. Combien ne devait-on pas espérer que ses loisirs donneraient encore d'heureux fruits pour les lettres! il avait lu dans vos séances des odes, dont l'élévation et l'harmonie rappellent l'école de Rousseau. On savait qu'il avait souvent repris avec ardeur la composition d'un poème sur la Grèce délivrée; sujet d'un favorable augure pour les amis de la gloire et des arts. Plusieurs citants étaient achevés avec cette perfection de détails, qu'il ne séparait pas de l'imagination poétique. Il était plus que jamais préoccupé par la passion de l'étude et-par la verve du talent. Cette impression répandait sur ses entretiens et dans tous les traits de son caractère un charme d'enthousiasme, de naturel et de bonté, qui lui était particulier. On voyait de toutes parts en lui l'homme supérieur et l'excellent homme. On voyait une âme, dont tous les sentiments étaient généreux et rapides
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comme les instincts mêmes du talent. Jamais on ne réunit à plus de vivacité une tolérance plus aimable. Personne ne concevait mieux toutes les opinions désintéressées et sincères. Personne n'appréciait davantage la fidélité à d'autres amitiés que la sienne. Mais surtout quelle grâce et quel feu dans ses discours, lorsqu'il parlait des grands modèles de notre admirable littérature! quel sentiment délicat! quelles ingénieuses applications de leurs beautés! quelle mémoire éloquente
Pardonnez, Messieurs, ce langage; il n'y a pas longtemps que la voix de M. de Fontanes était encore tout animée de cette chaleur et de cet enthousiasme. Même après la première atteinte d'un mal funeste, ses amis l'ont vu libre d'inquiétude, rendu tout entier à la vie, revenant à ses souvenirs de littérature et d'éloquence, et l'âme ardente, attentive, récitant quelques vers de nos grands poëtes, dont son imagination était sans cesse entretenue. Il allait publier un de ses premiers ouvrages qu'il avait revu avec tout l'effort et toute l'expérience du talent, et qui devait soutenir une honorable rivalité. Son imagination était tout occupée de ces heureuses et paisibles idées qu'inspirent les lettres. Hélas! l'ouvrage, qu'il venait d'achever, devait paraître trop tard pour lui-même; et cet heureux retour vers les poétiques inspirations de sa jeunesse avait été son dernier adieu à la vie! Une entière sécurité de quelques heures fut suivie d'un danger sans espérance; et, au milieu des promesses divines de la religion, ses dernières pensées obscurcies des ombres de la mort n'eurent que peu de temps pour s'arrêter sur la douleur de sa respectable épouse, et de sa fille qu'il léguait en mourant à l'auguste intérêt du roi.
Perte cruelle pour l'amitié, pour les lettres, et surtout pour ceux à qui M. de Fontanes accordait cette estime invariable et cette active bonté que rien ne remplace dans
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la vie Puissent du moins les regrets publics s'attacher longtemps à une si honorable mémoire, et récompenser ainsi ce beau caractère dont toutes les vertus étaient des mouvements de cœur, et ce beau talent qu'on doit admirer comme un modèle de goût et d'élévation, ou plutôt qu'il faut pleurer maintenant, puisqu'il était l'expression et la vive image de celui que nous avons perdu, de cette âme si bienveillante, si généreuse, si supérieure à l'envie, et si naturellement passionnée pour tout ce qu'il y a de grand et de bon sur la terre.
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RÉPONSE
AU DISCOURS DE M. DACIER
LB JOUR DE SA RMEPTtOH
A L'ACADÉMIE FRANÇAISE.
Appelé à l'honneur de recevoir dans l'Académie un des plus vénérables représentants de l'érudition littéraire, je n'éprouve ni l'embarras ni le besoin de préparer avec art un de ces é!oges publics et solennels, dont l'usage est un peu ancien parmi nous, et que la vérité même ne sauve pas toujours de la monotonie. Quatre-vingts ans d'une vie honorable et pure, incessamment occupée par l'étude, dévouée tout à la fois à l'amour des lettres, et à l'encouragement, à la gloire de ceux qui les cultivent; voilà ce qui rend inutile envers vous, Monsieur, tout langage flatteur, et ce qui ne permet, dans ma bouche surtout, que l'expression mesurée du respect. Les louanges passagères sont la palme et l'ambition du jeune homme l'estime publique est la couronne du vieillard. Que pourrais-je vous dire, Monsieur, qui valût ce témoignage universel et paisible d'une considération lentement acquise par de nobles travaux, et consacrée sur votre tête par l'épreuve de l'âge et du temps? Votre réputation date déjà d'un autre siècle; et l'auteur du royale d'~MacAor.
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M'.<, le vertueux, le savant, l'ingénieux Barthélemy, frappé de retrouver en vous ce mélange d'érudition et d'urbanité, dont il était lui-même le modèle, vous nommait de ses vœux, il y a plus de trente ans, à cette même place, où les suffrages d'une autre génération vous appellent, aujourd'hui. Ainsi, Monsieur, vous ne pouvez dire, comme un célèbre Romain, d'une humeur un peu chagrine, que l'on est malheureux d'avoir pour juges de ses actions des hommes qui n'étaient pas nés quand on les a faites. Vous éprouvez, au contraire, que les bons écrits, qui sont les actions de l'homme de lettres, ne vieillissent-pas dans la mémoire, et forment une recommandation toujours contemporaine, et des titres toujours présents.
Les vôtres, Monsieur, s'ils ont commencé à une époque déjà bien loin de nous, se sont jusqu'à ce moment même entretenus et renouvelés sans cesse par de rapides et intéressantes productions, où se conserve toujours le précieux caractère qui marqua vos premiers travaux, la connaissance profonde, le sentiment vrai de l'antiquité, surtout de cette antiquité grecque, la mère de tous les arts et la source des plus vives lumières qui aient éclairé l'esprit humain.
Cette heureuse prédilection, ce culte du bon goût qui vous dicta, dès la jeunesse, l'élégante traduction du plus naturel et du plus pur des écrivains attiques, semblait, il y a peu de temps encore, vous inspirer une véritable éloquence, lorsque, rendant hommage à la mémoire de l'un n des plus fervents adorateurs de la Grèce, de M. de Choiseut-Goufuer, vous partagiez l'enthousiasme exprimé dans son ouvrage. Avec quelle force, Monsieur, avec quelle jeunesse de pinceau, pardonnez-moi cette expression, n'avez-vous pas représenté ce digne et ndète amant de tous les beaux souvenirs, parcourant, plein d'une religieuse douleur, le territoire asservi du Péloponèse, re-
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muant tous les débris, interrogeant toutes les ruines, sans négliger la population moderne, qui est elle-même une ruine vivante et glorieuse de la Grèce antique Vous redisiez alors ce vœu de M. de Choiseul, ce vœu du christianisme et de l'humanité pour l'affranchissement de la Grèce vœu sacré que n'ont point affaibli, sans doute, les nouvelles barbaries des oppresseurs et l'héroïsme infortuné de leurs victimes.
Ainsi, Monsieur, le culte des beaux-arts est l'allié naturel de tous les nobles sentiments, de toutes les pensées conformes à la dignité humaine. La perfection même du goût ne fait que développer la générosité du cœur. Éclairer notre raison, c'est élever notre âme. Par combien d'exemples, et sous combien de nuances délicates cette heureuse union* ne se reproduit-elle pas dans la vie de tant de savants illustres, dont vous avez été, depuis quarante ans, le fidèle et ingénieux historien ?
Le recueil de vos éloges, si curieux et si varié, où figurent tour à tour tant de mérites différents, tant de célébrités étrangères et nationales, ce recueil que l'on pourrait nommer justement une histoire dramatique et animée de la littérature savante depuis un demi-siècle, serait aussi l'heureuse démonstration de cette vérité, qui rattache à l'amour des sciences et des lettres l'habitude des plus noblés sentiments; et la vie entière du panégyriste en serait la dernière preuve. L'Académie, Monsieur, par le choix qu'elle fait de vous, a donc voulu tout ensemble rendre honneur à vos utiles travaux, au corps savant qui vous les inspire, et à la mémoire de l'illustre prédécesseur que vous avez loué si dignement, et dont le nom rappelle une autre gloire, qu'il ne nous est pas permis d'oublier.
Pendant plus d'un siècle, chaque solennité semblable à celle qui nous réunit en ce jour ramenait, avec de nou-
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veaux éloges, le puissant nom de Richelieu, de ce ministre ambitieux, mais au profit de l'État, qui, tenant le monarque esclave sur un trône agrandi, releva les étendards de la France à la hauteur où les avait portés l'immortel Henri IV, et, du milieu de toutes les factions et de toutes les faiblesses fit sortir un royaume florissant, belliqueux, paisible, dont la splendeur, pour éclater tout entière, n'attendait plus que Louis XIV. Sans doute l'histoire et la postérité ont fait un choix sévère dans les louanges que la littérature reconnaissante avait prodiguées à Richelieu; et l'Académie a pu sagement interrompre cette tradition d'un panégyrique uniforme, contre lequel la morale et la justice avaient souvent à réclamer. Mais quand l'homme puissant n'est plus loué par cette flatterie héréditaire qui survit quelquefois à la force et semble en aduler le souvenir, il a droit encore d'être jugé; et s'il fut un grand homme, il conserve une immortalité désormais indépendante des exagérations de l'enthousiasme et de la haine. Tel nous apparaît ce cardinal de Richelieu, qui, malgré l'inflexible hauteur de son génie, aima les lettres, en conçut la grandeur, en favorisa l'influence. Que son nom, toujours présent dans l'histoire et dans la politique, retentisse encore parmi nous, aujourd'hui surtout, qu'il semble disparaître de cette enceinte avec son illustre et dernier représentant! 1
Vous venez, Monsieur, de payer un juste hommage à la mémoire de ce noble héritier d'une grande famille, qui, dans une vie consacrée trop peu de temps à la France, fut assez heureux pour rajeunir l'illustration de sa race par de nouveaux titres et de nouveaux services. Vous avez retracé cette gloire, que la destinée cruelle des révolutions le força de chercher longtemps sur une terre étrangère; vous l'avez montré civilisant une contrée barbare, et taisant fleurir les arts et l'industrie de l'Europe dans une
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portion de ce récent et vaste empire, dont le glorieux fondateur était venu jadis honorer dans Paris le.tombeau de Richelieu, et consulter, près de ce monument, le génie des grands hommes et celui de la France. Vous l'avez représenté, dans une carrière plus heureuse, quoique pénible, dévouant ses efforts aux intérêts du trône et de la patrie.
Essaierai-je de toucher après vous ce difficile sujet? Qui peut se croire assez sûr de sa raison et de la justice des autres, pour entreprendre d'apprécier la vie d'un homme d'État, au milieu des intérêts et des passions qu'il eut à gouverner? Mais, par un privilége remarquable, tel est le caractère des plus importantes actions du duc de Richelieu, qu'elles peuvent espérer déjà l'impartialité de l'histoire. Ministre du roi, au milieu des infortunes, et de la détresse que nous avaient léguées l'usurpation et la guerre, M. de Richelieu obtint et mérita l'inappréciable bonheur de concourir puissamment à la libération de la France. Dans ce mot seul est renfermé son éloge, sa défense, sa gloire.
Faut-il craindre de rappeler, Messieurs, les circonstances déplorables d'une épreuve si accablante pour un grand peuple ? Le patriotisme conseille-t-il l'ingratitude et l'oubli Si, par le bienfait du pouvoir légitime, par la force de nos institutions, et, pour ainsi dire, par la vertu de cette heureuse terre de la France, les vestiges de nos désastres ont promptement disparu, en doit-on moins de reconnaissance aux premières et généreuses mains qui luttèrent contre la calamité publique? Nous avons tous présente à la mémoire cette époque, où notre patrie, après un court et terrible orage, ayant de nouveau recouvré son roi et l'espoir de ses institutions, voyait les drapeaux étrangers envahir obstinément nos provinces, et l'Europe camper tout entière en armes autour de la France,
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redoutable encore dans son repos et dans ses revers. Quelle était, Messieurs, la mission de l'homme d'État, qui devait tout ensemble faire pressentir combien il restait de force à la France abattue, et rassurer les couronnes étrangères contre les souvenirs et les inquiétudes d'une telle pensée Quët mélange de modération et de juste fierté, quel éloignement de toute passion, quel mépris de toute vaine crainte était nécessaire pour hâter, pour finir des transactions politiques extraordinaires comme le désastre de la France, et placées par leur nouveauté même hors de tous les calculs et de tous les exemples Autrefois, dans l'Europe, la diplomatie était un art presque régulier, une tactique d'ambition, une science cachée d'envahissement, dont les traditions s'étudiaient, dont les hasards mêmes étaient prévus et fixés d'avance. C'était, s'il est permis de le dire, un jeu plus savant que ruineux, où les pertes se balançaient, où la fortune d'un empire n'était jamais engagée sans réserve, où la tenteur était permise, où la ruse était ordonnée. Les souverains et les peuples demeuraient spectateurs intéressés, mais paisibles, du débat soutenu par quelques habiles négociateurs choisis de part et d'autre, et qui discutaient à loisir la possession de quelques villes enlevées ou défendues par des armées peu nombreuses. Il n'en est plus ainsi, depuis que, par le mouvement terrible dont l'Europe fut ébranlée, il y a trente ans, les rois, les dynasties, les nations tout entières, sont descendues sur le champ de bataille. On a vu les bornes antiques des États tomber sous le niveau de la conquête des peuples ont perdu jusqu'à leurs noms des races de souverains éphémères ont passé; et la victoire, inimitée dans chacune de ses vicissitudes, a parcouru successivement les capitales de tous les empires. Alors les États, soulevés jusque dans leurs fondements, ont eu leurs populations entières pour
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soldats; leurs rois pour généraux et pour ambassadeurs. La guerre avait été le péril de tous les droits et de tous les trônes la paix semblait devenir le rétablissement de la société même et les destinées de l'Europe paraissaient comprises dans l'accomplissement et les conséquences d'un traité.
Sans doute, Messieurs, si la France survécut à ses malheurs, si elle reprit sa dignité si elle effaça l'injure de son territoire, c'est à elle-même, c'est à son roi qu'elle doit en rendre grâce. C'est à son roi surtout qu'elle doit reporter le premier honneur de sa délivrance anticipée et certes, Messieurs, dans un tel bienfait, nous ne voudrions pas accepter un autre bienfaiteur que le fondateur même des libertés nationales, que ce monarque dont l'Europe vénérait les vertus et les droits comme une publique sauvegarde, que ce digne héritier d'Henri tV et de saint Louis, qui, en remontant sur le trône de ses pères, aux acclamations de son peuple, avait, par sa seule présence, raffermi les trônes de tous les rois. Mais M. de Richelieu par son zèle et par ses efforts, n'eût-il que de quelques jours hâté la fin de l'occupation étrangère et du deuil public, tout cœur français lui devrait un hommage; et, sans lui attribuer ici plus de part qu'un seul homme n'avait le droit d'en avoir dans un événement rendu nécessaire par tant de causes, disons qu'au milieu du sénat des rois, il fut un incorruptible témoin, un ardent zélateur, un habile interprète des vœux de la patrie et de la dignité du trône. Là, sans doute, il avait à combattre plus d'un intérêt exigeant, plus d'une crainte spécieuse. Là, siégeait cette puissance circonspecte et persévérante qui, depuis trente ans, s'est agrandie au milieu des fortunes les plus diverses, toujours attentive à profiter de ses succès, et quelquefois même de ses revers. Là, paraissait ce'vaillant héritier de Fré-
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déric, dont les États avaient supporté tout le poids de la conquête, et qui pouvait être armé contre nous du souvenir de ses pertes et de ses malheurs. Près de lui, l'hanite Angleterre était représentée par ce ministre, à qui son génie ardent et laborieux et sa longue pratique des mouvements de l'Europe donnaient tant de crédit sur les conseils des rois, Castlereagh, qu'une mort si cruelle et si récente ne soumet pas encore au jugement de l'histoire. Là, enfin, M. de Richelieu revoyait ce monarque, dont il avait autrefois mérité l'auguste amitié, et secondé les premières vertus dans le soin d'un vaste empire, ce monarque, dont la grande âme servait seule de contre-poids à sa propre puissance et à l'ambition de tous, Alexandre, que la religion et l'humanité voudraient proclamer le pacificateur de l'Orient, comme il fut celui de l'Europe. Sur cet imposant théâtre de la politique moderne, M. de Richelieu était puissant par l'élévation et la pureté de son âme. En lui, l'honnête homme soutenait et agrandissait l'homme d'État. La véracité de sa parole, l'énergie de sa conviction écartaient les ruses subalternes de la politique, et frappaient droit au cœur des souverains dignes de l'entendre. Il réussit il devait réussir; et sa loyauté toute française éprouva, dans le sentiment du bien qu'il faisait à son pays, une de ces joies vertueuses qui se servent de prix à elles-mêmes, et auprès desquelles la gloire n'est qu'une seconde récompense.
Le noble caractère de M. le duc de Richelieu, appliqué au gouvernement intérieur de la France, ne devait pas, ce semble, obtenir une influence moins heureuse. Des études variées, une attention vive et pénétrante, exercée par de longs voyages, par le spectacle des révolutions, et par les épreuves du malheur, avaient étendu son esprit. Son âme, naturellement haute et modérée, était étrangère aux passions communes, et n'admettait que la jus-
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tice et le devoir. Un dévouement inaltérable à la monarchie, une ferme confiance dans ses propres intentions, et cette heureuse sécurité d'une vertu toujours la même, lui inspiraient des pensées calmes et conciliatrices. Il ne se précipitait pas vers le bien; il savait le préparer et l'attendre. Il avait beaucoup de lumières sur les diverses parties du gouvernement, une prompte intelligence de toutes les idées d'ordre, d'industrie, de prospérité sociale. Il souhaitait, il cherchait pour les peuples tout le bonheur, dont les institutions les plus libres ne sont que l'instrument et la garantie. Tant de précieux avantages et des vœux si purs suffisaient-ils pour achever le grand ouvrage du rétablissement du trône légitime, sur la base nouvelle et nécessaire des libertés publiques? Le développement des institutions généreuses que la France doit à son roi, leur application forte et paisible, loyale et populaire, pouvait-elle être le résultat d'un seul effort et d'une seule époque? On jugera plus tard ces questions. Pour les hommes d'État, le tombeau ne commence pas encore l'avenir. Heureux cependant le sage dépositaire du pouvoir, dont il faut estimer les lumières et la vertu, avant même d'avoir eu le temps de vérifier les prévoyances de sa politique Honneur durable à l'homme d'État, qu'aucune opinion ne peut juger même sévèrement, sans lui rendre d'abord une espèce d'hommage, et sans lui accorder quelques-unes des louanges qu'une autre opinion lui refuse
Avouons-le d'ailleurs, Messieurs, s'il est aux yeux de l'histoire une tâche difficile autant que glorieuse, pleine de mécomptes et de périls, c'est le fardeau du ministère dans ces mémorables époques de restauration politique, où la souveraineté légitime reprend et modifie ses droits, où les traditions renaissent et manquent de toutes parts, où le présent même est encore inconnu, où le pouvoir
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enfin nouveau quelle que soit son antique origine, ne va plus comme de lui-même, suivant la pensée de Bossuet, et doit calculer à chaque pas le mouvement des ressorts qu'il vient à peine de créer. Dans le premier essai, ou dans le développement inattendu des libres institutions qu'emhrasse la monarchie, le succès ne suit pas toujours les plus nobles efforts. Des hommes vertueux, des hommes habiles succombèrent à cette épreuve. Clarendon s'exila l'illustre Bolingbroke fut condamné. M. de Richelieu, qu'une situation sans exemple et que l'inviolabilité de son beau caractère mettait à l'abri de ces grands orages de la liberté politique, éprouva cependant toutes les contradictions qu'entraine cette liberté salutaire. Sur un sol incertain et mouvant, il marcha sans défiance et sans intérêt personnel, n'hésitant jamais à s'engager luimême pour ce qu'il croyait la justice. Peut être sa loyauté, vive et sans détour, ne s'armait-elle pas assez contre les chances compliquées d'une forme de gouvernement difiicile et nouvelle. Ces attaques variées, ces rapides évolutions des partis, ces brusques changements dans les amitiés et dans les haines, qui sont les accidents naturels de la guerre politique, et les stratagèmes de la tribune, étonnaient sa vertu. D'ailleurs, Messieurs, dans cette admirable Constitution politique, où les passions mêmes tournent à l'intérêt commun, où l'ambition ennoblie par le combat et la publicité devient le droit légal du talent, pour conserver longtemps le pouvoir, il faut en être jaloux, il faut l'aimer avec passion, et le défendre comme une conquête mais l'âme désintéressée de M. de Richelieu pouvait-elle éprouver ce sentiment exclusif? Un péril de l'État et du trône, l'occasion d'un difficile dévouement, de royales douleurs à consoler, voilà les seuls motifs qui triomphaient de sa modeste indifférence pour les honneurs, et le forçaient d'accepter
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le pouvoir; mais le danger s'éloignait-il, les temps devenaient-ils plus calmes et meilleurs, cette âme généreuse se détachait de la puissance, à mesure qu'elle y voyait un autre intérêt que celui d'un grand devoir et d'un sacrifice. H lui semblait que sa tâche finissait au moment où elle aurait pu flatter l'orgueil et l'ambition.
Je n'essaierai pas de pénétrer plus avant dans le secret de ce noble cœur. Ce droit n'appartenait qu'à l'amitié éloquente qui s'est fait entendre à la Chambre des pairs, avec une si grande autorité de douleur et de talent. Pour nous, il nous suffit de rappeler ce qui frappait tous les yeux, ce qui formait le caractère publie de M. de Richelieu, cette probité imposante et simple, qui dans les plus hautes affaires devient une puissance, ce mépris de la richesse, si naturel en lui qu'il ne semblait pas même une vertu, ce zèle actif pour la France, ce dévouement si pur, si désintéressé pour l'auguste dynastie de nos rois, ce respect religieux pour le roi fondateur de la Charte, cet empressement à montrer que l'immortel auteur de nos libertés en était le sage et constant défenseur, et qu'il les protégeait comme le monument de sa gloire, et l'héritage immuable de son peuple.
Il nous suffit surtout, Messieurs, de rappeler 'ce mouvement de consternation publique, ce deuil profond qui suivit la mort si soudaine de M. de Richelieu, et honora ses funérailles. Dans cette vie de notre siècle, où l'intérêt et l'ambition occupent tant de place, dans nos jours agités et distraits par tant d'événements, parmi tant d'émotions qui passent si vite, ce n'est pas un faible titre d'honneur, que ces témoignages publics d'intérêt sur la perte d'un homme, et ces regrets unanimes autour d'un tombeau. Le pouvoir n'était plus là; il avait cessé même avant la mort; les engagements de la politique n'avaient plus où se prendre il n'y avait plus ni calculs ni espé-
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rances il n'y avait que des souvenirs, de la justice et de la douleur. C'était l'honnête homme que l'on pleurait; c'était l'ami loyal de son prince et de son pays, le Français fidèle, l'homme juste, éclairé, généreux, à qui l'on rendait un tardif mais universel hommage.
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DISCOURS
raononcs s L;UUV.I!.II.TUR.I!.
DU COURS D'ÉLOQUENCE FRANÇAISE. Décembre 1822.
Un empereur, qui, justement célèbre par le savoir et le génie, avait multiplié dans Rome les écoles des rhéteurs, déplorait un jour l'inutilité de ses soins, et la chute de l'éloquence sous son règne. Prince, lui dit un courtisan sincère, fermez toutes les écoles, et laissez parler le sénat.
En effet, Messieurs, privé d'un objet sérieux etnoble, l'art oratoire n'est qu'une vaine étude, une gymnastique impuissante. Renfermé dans l'enceinte des écoles, il se dénature par les efforts mêmes que l'on fait pour le conserver et l'apparente prospérité des études ne sert qu'à perpétuer le triomphe du faux goût, plus incurable que la barbarie, et surtout bien plus contraire au vrai génie de l'éloquence. Il n'en est pas ainsi, lorsque l'institution politique a fait du talent de la parole une des premières distinctions, et quelquefois un des premiers devoirs du citoyen.
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La nécessité, l'occasion inspirent alors les hommes nés pour l'éloquence; et la gravité des intérêts livrés à l'attention publique ne permet pas d'écouter la frivole science des rhéteurs. Les âmes deviennent plus fortes, et les esprits plus sévères; deux dispositions heureuses pour l'éloquence et la liberté légale, salutaire à tant de choses, profite même au bon goût.
En indiquant, Messieurs, ce principe moral de l'art oratoire, je ne prétends pas ramener vos regards et votre préférence sur les grands génies enfantés du milieu des orages de la liberté grecque ou romaine. L'éloquence française est ici notre première étude. Les mœurs, les habitudes, les passions françaises, le génie national sous ses formes diverses sont pour nous l'origine et l'explication de cette éloquence.
L'éloquence de la chaire, médiocrément cultivée chez les autres nations modernes, mais que l'Église de France avait, pour ainsi dire, substituée à la puissante tribune de l'antiquité, est peut-être le plus beau titre de notre supériorité littéraire; ou du moins, par un contraste assez bizarre, elle partage cette gloire avec notre théâtre. Mais le génie de l'éloquence appartient à cette élite de grands écrivains, qui, citez une nation ingénieuse, passionnée, mobile, ont tour à tour agité et dominé les esprits. Combien sera-t-elle instructive et brillante cette revue de talents si variés En la commençant aux premières époques de notre langue, nous ne l'étendrons pas d'abord au delà <Iu dix-septième siècle. Plus tard, nous examinerons ce que fut l'éloquence dans le siècle suivant. Enfin, nous chercherons ce qu'elle peut devenir encore. Car ces modèles, que nous allons réunir, appeler de toutes parts, ne sont pas là, Messieurs, pour vous désespérer. Ils ont, il est vrai, parcouru les genres les plus divers. Ils ont, en apparence, tari les sources de l'originalité ils ont partout
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brute la moisson et le sol. Mais étudiez profondément leur génie méditez leurs ouvrages remuez les cendres qu'Us ont laissées, il en sortira des richesses nouvelles. Que tons ces heureux génies, que tous ces immortels écrivains prennent donc à vos yeux un nouveau caractère, en vous offrant à la fois et ce qu'ils ont fait, et ce qu'ils peuvent vous inspirer
L'éloquence qui s'échappe d'une âme vivement ému& peut se manifester dans l'idiome le plus imparfait. Des signes mêmes et des mouvements muets peuvent être éloquents, et produire l'impression souveraine de l'éloquence. Cependant, Messieurs, l'art de la parole, le talent oratoire, n'existe que dans une langue perfectionnée. Chez nu peuple neuf et grossier, où la société inculte n'a point encore poli le langage, un homme doué d'une âme forte et d'une imagination irritable, pourra trouver des pensées si hautes, que l'idiome, dont il fait usage, paraîtra s'élever avec elles; mais cet homme ne sera point un orateur. Sans doute les langues ne sont que les instruments de la pensée, mais, par cette destination même, elles ont besoin de devenir des instruments souples et réguliers, pour bien rendre sous la main qui les presse. Sont-elles encore rudes, licencieuses et bouffonnes, elles détruiront le pathétique, elles glaceront le sentiment il n'y aura pas d'éloquence. Et qu'on ne voie pas ici la puissance des mots exclusivement reconnue. Cette puissance est celle des choses mêmes, celle des moeurs, et de l'esprit général, dont la langue n'est que l'expression. Dans l'âpreté, la licence ou la trivialité d'un idiome, c'est la barbarie même de la nation, l'engourdissement de ses organes, son insensibilité morale qui se manifestent, et qui résistent à la naissance des arts.
Nous n'essaierons pas, Messieurs, de rechercher la langue française dans la confusion de ses origines. Mais
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attendant l'époque où, par le progrès des moeurs, elle est devenue capable d'éloquence, nous étudierons, avec un soin curieux, les premiers écrivains qui développèrent ses richesses natives.
Vous le savez, Messieurs, l'éloquence est loin d'appartenir exclusivement aux ouvrages qui la promettent par le sujet et par le titre. Peut-être même, dans un siècle où ra grossièreté du goût égalait l'érudition, était-il naturel que l'éloquence manquât surtout dans les ouvrages laborieusement composés à l'imitation des anciens, tandis qu'elle pouvait çà et là se produire dans les libres imaginations d'un esprit sans goût et sans loi. N'a-t-il pas, plus d'une fois, mérité le nom d'éloquent, cet écrivain capricieux et brillant, qui raillait avec tant de gaieté le jargon oratoire de son siècle ce Montaigne, philosophe dans ses opinions, et toujours passionné dans son langage ? Le style inégal des Essais nous donnera ces vives images, ces mouvements soudains, ces paroles de poëte qui doivent colorer le style de l'orateur. Tandis qu'à la même époque tous les orateurs en titre étaient froids et ridicules sous leur pompe apprêtée, Montaigne était éloquent, parce qu'il était vrai. En effet, l'éloquence, pratiquée comme art, exige autant de goût que d'imagination et de chaleur. Il faut une incroyable perfection de raison pour adopter des passions étrangères, se les approprier par l'illusion oratoire et les exprimer sans effort et sans faiblesse. C'est le chef-d'œuvre des hommes de génie, dans le siècle du bon goût. Mais, lorsque les sentiments jaillissent à flots pressés du fond de l'âme, lorsque Montaigne pleure la Boëtie, parce qu'il est inconsolable de l'avoir perdu, il faut bien que son langage soit vif, naturel, pénétrant comme sa douleur.
N'éprouverez-vous pas quelque intérêt, Messieurs, à voir tigurer parmi les premiers modèles de l'éloquence
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française ce la Boëtie, dont les regrets de Montaigne donnent une idée si touchante et si haute Le Traité de la servitude volontaire, qu'il écrivit à vingt ans, étincelle do pensées fortes, d'images hardies,.et semble un manuscrit antique trouvé dans les ruines de Rome, sous la statue brisée du plus jeune des Gracques.
Ainsi, Messieurs, nous verrons par les inspirations de Montaigne et de son ami, la langue française s'élever à la hauteur de l'éloquence, en même temps que, par les traductions d'Amyot, elle devenait pins abondante et plus périodique. Charron, imitateur de Montaigne, remplaçant par la méthode et la correction ce qui lui manquait de verve et d'originalité, donnera aux vérités éternelles de la conscience cette simplicité qui est éloquente, lorsque les idées sont trop grandes pour être ornées, et cette force d'expression qu'une âme vertueuse trouve toujours en parlant de ses devoirs. Amyot, Montaigne, la Boëtie, Charron passeront sous vos yeux à la fois comme premiers créateurs de la prose française, et comme moralistes éloquents. Je ne vous donnerais pas, Messieurs, une idée véritable des richesses de notre éloquence, si je n'ouvrais pas à vos yeux ces sources antiques dans lesquelles peut se rajeunir notre langue vieillissante. C'est là que puisait Rousseau, qui, deux siècles plus tard, sut porter dans la morale l'intérêt et la chaleur des passions.. Dans l'antiquité, les orateurs ont précédé les philosophes et Périclès parut avant Platon. Indépendamment des hasards de la nature qui dérange quelquefois les systèmes, en créant, hors de propos, un homme de génie, il semble, en effet, que l'éloquence des passions doive naître avant le talent sublime et réfléchi d'un philosophe éloquent.
Mais l'éloquence, qui domine quelquefois si puissamment les États, est soumise à l'influence des gouverne-
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mcnts; et on pourrait, en suivant ses vicissitudes, retrouver toute l'histoire morale et politique des peuples. Sous le despotisme, il n'y a pas de place pour l'éloquence, non plus que pour la gloire. Les révolutions deviennent son théâtre et son écueil elle y brille, pour mourir frappée par le glaive; et les têtes des orateurs sont attachées à la tribune sanglante. Elle s'affaiblit et s'énerve dans la paix des monarchies heureuses, qui redoutent l'agitation de peur du changement. Les républiques mêmes, que l'on croit le domaine de l'éloquence, ne sont pas toujours faites pour elle. L'éloquence ne s'élèvera pas dans ces démocraties économes et modestes, où la liberté n'est pas un effort d'héroïsme, une conquête de l'enthousiasme, mais un avantage du sol, et, pour ainsi dire, un présent de la pauvreté la Suisse n'a jamais eu d'orateurs. L'éloquence ne s'élèvera pas dans ces républiques factieuses, où les citoyens aiment encore plus la vengeance que la liberté, où la force décide incessamment, et signale ses victoires successives par l'exil et par la mort Florence n'a jamais eu d'orateurs. L'éloquence ne montrera point son génie dans ces républiques industrieuses et commerçantes, où la liberté même n'est estimée que comme un instrument de richesse, où le patriotisme n'est qu'un calcul d'intérêt, où les plus grands sacrifices sont des spéculations plutôt que des vertus on n'a jamais vanté les orateurs de Cartilage; on ne connaît pas les orateurs de la Hollande. L'éloquence n'osera pas naître dans ces aristocraties ombrageuses, où l'activité du despotisme est rendue plus terrible par le nombre de ceux qui l'exercent, où des républicains tyranniques redoutent d'autant plus la liberté, qu'ils lui doivent leur puissance et règnent en son nom à Venise on ne parlait pas.
L'éloquence a tout à la fois besoin de la violence des passions, et de l'autorité toute-puissante des lois. Mais
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cet état est une espèce de prodige difficile et peu durable. Ainsi, dans Athènes, dans Rome, l'éloquence n'eut que de courts intervalles de gloire, au moment même où la liberté allait périr par la guerre civile,et par la conquête. Étrange fatalité des institutions et du génie de l'homme quand l'éloquence s'élève au milieu des institutions faites pour elle, trop souvent elle assiste à leur ruine, et meurt sur leurs débris; elle meurt avec Démosthènes, Antoine et Cicéron. Quand l'éloquence élève une tête hardie, au milieu des institutions qui la repoussent, elle est plus forte pour détruire, qu'elle ne l'avait été pour sauver; mais elle meurt encore sur les ruines qu'elle a faites. Ainsi, Rienzi, qui, dans la Rome pontificale, prétendait retrouver la Rome des Scipions Rienzi, dont l'antiquité eût fait un grand homme, mais qui, laissé seul à luimême entre les débris du Colisé et les inscriptions effacées des tombeaux entrouverts, redemandait la tribune des Gracques, et promettait de créer des Romains; Rienzi, avec son audace et son génie, ne semblait qu'un séditieux, et mourait oublié.
Vous remarquerez, Messieurs, qu'en s'interdisant l'éloquence politique, les peuples modernes avaient dû rendre plus tardive et reporter à une époque de civilisation plus éloignée la naissance de toute espèce d'éloquence. La grandeur des intérêts politiques éveille les imaginations, et produit des orateurs. Si l'éloquence avait été, parmi nous, un ressort de l'État, on l'aurait cherchée, dès qu'il y aurait eu des ambitieux; on y serait parvenu, dès qu'il y -aurait eu des hommes de talent. Mais l'éloquence, cultivée comme un ornement de l'esprit, a dû attendre, pour se développer avec avantage, l'époque de perfection et de maturité commune à tous les arts.
Sans doute, Messieurs, ce ne sont pas les troubles civils qui ont manqué à la France pour le développement de
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l'éloquence; mais ces troubles n'enfantèrent longtemps que des crimes, sans laisser place au génie. H n'y avait pas d'éloquence qui eût arraché la Saint-Barthélemy du cœur de Médicis. Et l'Hôpital, qui seul aurait osé défendre l'humanité devant Charles IX, avait enseveli dans la retraite son courage et sa voix. Irez-vous chercher l'éloquence parmi les frénésies scolastiques et féroces de la Ligue ?
Cependant à l'époque où fut agité ce grand procès, d'où dépendait le bonheur d'un peuple, et tandis que Henri IV plaidait sa cause par des bienfaits et des victoires, un livre singulier, mêlé de bouffonnerie et d'éloquence, vint jeter sur les factieux un ridicule salutaire. La satire Ménippée n'eut-elle d'autre mérite que d'avoir servi la cause d'Henri IV, il faudrait lui donner une place honorable parmi les vieux monuments de notre éloquence politique. Mais cet ouvrage, dégagé de l'enflure oratoire qui surcharge les écrits du même temps, est remarquable par une naïveté pleine de force et de sens. L'ironie, cette arme puissante des orateurs antiques, l'ironie, à laquelle Cicéron consacre un livre entier de ses immortels Traités, s'y fait partout sentir, et n'exclut ni la vigueur de la logique, ni les éclats d'une indignation généreuse. Henri IV prenait lui-même quelquefois la plume, pour soutenir ses droits contestés par le fanatisme et la haine. Ce prince avait l'éloquence de l'âme et lorsque, aidé de Sully et de Mornay, il s'adressait à ce peuple égaré, qu'il aurait voulu ramener par d'autres arguments que la victoire, les maux de la France désolée, l'impatience de Ja rendre heureuse, la douleur d'être forcé de la conquérir, s'exprimaient par des mouvements pleins de grandeur et de feu. Quand vous lisez dans un de ses manifestes aux soldats de la Ligue « Pour moi, prince français, « même en vous combattant, je vous aime tous, et je me
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« sens affaiblir et périr en votre sang ne recoantussezvous pas là la voix et le cœur d'Henri IV? 1
Ainsi, Messieurs, le seizième siècle, rapidement parcouru, nous montrera les origines et les sources primitives de la langue oratoire, la barbarie de la chaire et du barreau, l'éloquence politique naissant pour appuyer le trône du grand et bon roi. Dans cette époque, nous cherchons plutôt à découvrir les lueurs éparses du génie, qu'à distinguer les genres oratoires. Le dix-septième siècle va s'ouvrir; et le cardinal de Richelieu le prépare. C'est alors que dans les monuments de l'éloquence française nous chercherons l'imitation et le goût de l'antiquité. Richelieu, toujours dominateur et souvent despote, voulut que l'éloquence, comme les autres arts, servît à la décoration de la puissance; il lui assigna, pour apanage, le soin minutieux de la langue, et l'étude de ce style pompeux qui s'exerce sur de vaines louanges. Ainsi, ce genre oratoire que l'antiquité estimait peu, et que Rome ne connut que dans sa décadence, sert de prélude à la plus belle époque de notre gloire littéraire. Nous ne serons pas ingrats envers ces premiers artisans de la langue, ces ouvriers de la parole, comme ils s'appelaient euxmêmes, qui, par un travail sans gloire, polissant la rudesse des sons, et réglant l'incorrection des phrases, préparèrent aux grands écrivains une langue digne d'interpréter leurs pensées, et ne leur laissèrent d'autre tâche que d'avoir du génie. Parmi ces hommes nous en distinguerons un seul qui, trop estimé de son siècle, trop dédaigné du nôtre, hâta, plus que personne, les progrès de la langue française, et employa si heureusement tous les artifices du style oratoire qu'il parut avoir le génie de l'éloquence. Lorsque, fatigué de l'incorrection et de la dureté des écrivains du seizième siècle, on arrive à Balzac, et que l'on remarque la pompe majestueuse et savante de
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ses périodes, on explique, on justifie l'admiration de son siècle. Telle est la puissance de l'harmonie sur les organes des hommes, que même déplacée elle les subjugue et les enchante. Cependant le talent de Balzac a disparu dans la perfection même de la langue. L'heureuse combinaison des tours et la noblesse des termes sont entrées dans le trésor de la prose oratoire l'exagération emphatique, le faux goût, la recherche sont demeurés sur le compte de Balzac; et l'on n'a plus compris la gloire de cet écrivain, parce que ses fautes seules lui restaient, tandis que ses qualités heureuses étaient devenues la propriété commune de la langue qu'il avait embellie. Cependant, Messieurs, Balzac que nous abandonnerions sans peine, si nous ne pouvions reconnaître en lui que le premier inventeur d'une éloquence sophistique, nous intéressera par un plus heureux emploi de son talent. Convaincus que si la haute éloquence a besoin, pour se produire, d'une langue perfectionnée, la perfection du langage ne mérite ce nom que lorsqu'elle est mise en usage pour graver des pensées profondes et de généreux sentiments, nous rechercherons ce double mérite qui caractérise l'éloquence morale, dans quelques écrits de Balzac, surtout dans l'Aristippe et le Socrate chrétien. Le tort de Balzac, ce qui gênait l'essor de son génie, ce qui falsifiait son éloquence, c'était de n'être qu'un homme de lettres, un écrivain. Les anciens orateurs discutaient les plus hautes questions de la politique avec cette simplicité qui naît de l'habitude; ils ne se montraient pas emphatiques, en parlant des plus grandes choses, parce qu'ils vivaient au milieu d'elles, et les connaissaient assez, pour n'avoir pas besoin de les exagérer. La science de l'homme d'État servait au talent de l'orateur, et bannissait ce faste oratoire, cette recherche de langage qui détruit la force et la vérité de l'éloquence.
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Un homme que l'on peut compter parmi les plus singuliers esprits de la France, et que l'on placerait parmi les plus grands, si toutes ses qualités heureuses et brillantes s'étaient appuyées sur une certaine solidité de raison, partie indispensable du vrai génie; un homme qui, possédé d'enthousiasme pour l'antiquité, l'avait étudiée, non pas en rhéteur, mais en politique, pour y chercher des encouragements à l'ambition et des exemples de succès un homme qui, sous la sainteté du caractère épiscopal, joignait i'audace de Gracchus et les caprices d'un 'héros de roman, le cardinal de Retz, orateur de la Fronde, consacrant l'éloquence à des intérêts présents et populaires, lui donna cette vive originalité, cette vigueur de naturel, ces formes rapides et familières auxquelles n'auraient jamais atteint les orateurs académiques et les clients de Richelieu. Sans parler de l'histoire de la Conjuration de Fiesque, qui, composée par un jeune homme de dixsept ans, paraît à cet âge un étonnant début d'éloquence, vous serez étonnés, Messieurs, de toutes les ressources d'esprit qui remplissent les diatribes aujourd'hui peu connues dont le cardinal de Retz poursuivait Mazarin et, à travers des formes quelquefois bizarres, vous reconnaîtrez le vrai génie de l'éloquence séditieuse, qui mêle la raillerie, le raisonnement et la colère, et surtout sait avilir par le ridicule celui qu'elle veut écraser sous la haine.
Balzac avait mis dans la langue française la correction, la noblesse et l'harmonie. Retz y jeta la verve et le mouvement de son imagination impétueuse. Il n'y a pas encore de grands orateurs; mais, si je puis parler ainsi, la langue est préparée pour les recevoir; et la France saura les entendre. Qu'il s'élève des hommes de génie, qu'ils choisissent le sujet qui parle le plus hautement au cœur de leurs contemporains, et vous verrez se renouveler les
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prodiges et la puissance de la tribune antique. L'éloquence, qui maîtrise le cœur de l'homme, lui est réciproquement soumise. Pour montrer toute sa force, pour atteindre son plus haut point de sublime, elle doit s'exercer sur l'intérêt général, sur l'affection la plus vive du peuple qui l'écoute. Dans l'antiquité, le plus grand intérêt, la plus puissante affection, c'était la liberté; dans le dix-septième siècle, ce fut la religion. C'était en touchant cette partie sensible et féconde du cœur humain, que l'éloquence pouvait élever une tribune à côté de celle de Démosthènes. L'éloquence religieuse, voilà l'immortelle couronne du siècle de Louis XIV. La langue était assez épurée pour n'avoir plus besoin que de hautes pensées. Les poëtes, ces devanciers ordinaires des orateurs, étaient déjà venus; Malherbe avait enseigné l'harmonie; et Corneille élevait les âmes, en leur montrant le sublime, qui semblait disparu du monde depuis qu'il n'y avait plus de Romains. Pour créer des orateurs, il ne fallait qu'un grand intérêt social, une grande passion ce grand intérêt fut Dieu, la révélation et l'éternité; et comme il n'y avait jamais eu de pareilles questions agitées dans la tribune antique, jamais on n'avait entendu si haute éloquence. Les philosophes de la Grèce énoncèrent, dans l'enceinte de leurs écoles, quelques grandes vérités morales; et Platon avait eu de sublimes pressentiments sur les destinées humaines. Mais ces idées, mêlées d'erreurs et enveloppées de ténèbres, divulguées à voix basse depuis la mort de Socrate, ne s'adressaient pas à la foule du peuple; et, dans ces gouvernements si favorables en apparence à la dignité de l'homme, on ne faisait rien pour lui apprendre ses devoirs et ses immortelles espérances. Le christianisme élevait une tribune, où les plus sublimes vérités étaient annoncées hautement pour tout le monde, où les plus pures leçons de la morale étaient rendues fa-
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milières à la multitude ignorante; tribune formidable, devant laquelle s'étaient humiliés les empereurs souillés du sang des peuples; tribune pacifique et tutélaire qui, plus d'une fois, donna refuge à ses mortels ennemis; tribune où furent longtemps défendus des intérêts partout abandonnés, et qui, seule, plaide éternellement la cause du pauvre contre le riche, du faible contre l'oppresseur, et de l'homme contre lui-même.
Là, tout s'ennoblit et se divinise; l'orateur, maître des esprits qu'il élève et qu'il consterne tour à tour, peut leur montrer quelque chose de plus grand que la gloire, et de plus effrayant que la mort; il peut faire descendre du haut des cieux une.éternelle espérance sur ces tombeaux, où Périctès n'apportait que des regrets et des larmes. Si, comme l'orateur romain, il célèbre les guerriers de la légion de Mars, tombés au champ de bataille, il donne à leurs âmes cette immortalité que Cicéron n'osait promettre qu'à leur souvenir; il charge Dieu lui-même d'acquitter la reconnaissance de la patrie. Veut-il se renfermer dans la prédication évangétique cette science de la morale, cette expérience de l'homme, ces secrets des passions, étude éternelle des philosophes et des orateurs anciens, doivent être dans sa main. C'est lui, plus encore que l'orateur de l'antiquité, qui doit connaître tous les détours du cœur humain, toutes les vicissitudes des émotions, toutes les parties sensibles de l'âme, non pour exciter ces affections violentes, ces animosités populaires, ces grands incendies des passions, ces feux de vengeance et de haine où triomphait l'antique éloquence, mais pour apaiser, pour adoucir, pour purifier les âmes. Armé contre toutes les passions, sans avoir le droit d'en appeler aucune à son secours, il est obligé de créer une passion nouvelle, s'il est permis de profaner par ce nom le sentiment profond et sublime qui, seul, peut tout vaincre et tout rem-
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placer dans les cœurs, l'enthousiasme religieux qui doit donner à son accent, à ses pensées, à ses paroles, plutôt l'inspiration d'un prophète que le mouvement d'un orateur.
A cette image de l'éloquence apostolique n'avez-vous pas reconnu Bossuet ? Grand homme, ta gloire vaincra toujours la monotonie d'un éloge tant de fois entendu. Le privilége du sublime te fut donné; et rien n'est inépuisable comme l'admiration que le sublime inspire. Soit que tu racontes les renversements des Ëtats, et que tu pénètres dans les causes profondes des révolutions, soit que tu verses des pleurs sur une jeune femme mourante au milieu des pompes et des dangers de la cour, soit que ton âme s'élance avec celle de Condé et partage l'ardeur qu'elle décrit; soit que, dans l'impétueuse richesse de tes sermons à demi préparés tu saisisses, tu entraines toutes les vérités de la morale et de la religion, partout tu agrandis la parole humaine, tu surpasses l'orateur antique; tu ne lui ressembles pas. Réunissant une imagination plus hardie, un enthousiasme plus élevé, une fécondité plus originale, une vocation plus haute, tu sembles ajouter l'éclat de ton génie à la majesté du culte public, et consacrer encore la religion elle-même. Grand homme, peuton parler d'éloquence, sans commencer et sans finir par ton nom? Orateur invincible, écrivain inimitable, que ton image brille dans cette enceinte, pour être l'inspiration toujours présente de notre enseignement et de nos auditeurs
Aussitôt qae Bossuet a paru, l'éloquence semble se communiquer et se répandre; et, quoiqu'il garde seul la prééminence du sublime, de grands orateurs naissent à son exemple. Ceux même qui, jusque-là, demeuraient dans les ténèbres du mauvais goût, atteints de cette vive lumière, essaient d'en réfléchir l'éclat. Ainsi, lorsque les
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tribus captives revinrent à Jérusalem, à peine le feu sacré, qui paraissait éteint et couvert d'une sombre vapeur, eut-il été tiré de son asile, et placé sous les rayons du soleil naissant, qu'il s'alluma soudain, et jeta partout des flammes éclatantes. Telle est l'influence d'un grand homme il anime le génie de ceux qu'il éclaire. Mascaron, dont le talent était d'abord étouffé par l'affectation et la barbarie, lorsqu'il eut entendu Bossuet, se jeta dans les routes de la haute éloquence ouvertes devant lui. Fléchier y marcha d'un pas sûr et, pour ainsi dire, mesuré. Près de lui paraît Larue, inégal et négligé. Mais comme il a quelquefois approché de Bossuet, on est forcé de croire qu'il avait du génie.
Pendant que le plus sublime des orateurs, en agitant fortement les imaginations, réveillait ou faisait naître les talents, les fortes et profondes études de Port-Royal préparaient à l'orateur cette vigueur de science et de logique qui soutient et nourrit l'éloquence. Ne vous êtes-vous pas demandé quelquefois, Messieurs, comment cet Arnauld, pour lequel les plus beaux génies du dix-septième siècle avaient réservé le nom de grand, n'a laissé que des ouvrages sans lecteurs? Si nous en croyons son siècle, il avait toutes les qualités qui dominent les esprits, et même, s'il eût été moins vertueux, toutes celles qui peuvent former un redoutable sectaire un talent fécond et universel, une persévérance inflexible comme sa conviction, une éloquence énergique, dont les négligences et les longueurs disparaissaient pour les contemporains dans l'intérêt même des sujets et dans la chaleur des discussions; enfin, la promptitude de génie, l'ardeur et la fermeté de Luther, mais une âme plus pure, plus désintéressée, des projets moins hardis, et surtout un autre siècle. Grand homme de son vivant, il n'est plus estimé que sur la foi de son siècle, parce que, dans la foule de ses composi-
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tiens précipitées, il a négligé cet immortel talent d'écrire, qui produit l'intérêt par l'élégance, et met dans un ouvrage l'impérissable empreinte de l'imagination et du goût. Arnauld n'est plus un orateur pour la postérité, parce qu'il ne fut jamais un grand écrivain. Elle ne passera pas ainsi, elle ne perdra pas son intérêt et sa chaleur, l'éloquence de ce Pascal qui, dans quelques lettres polémiques, trouva l'art du ridicule avant Molière, et ressuscita la véhémence de Démosthènes. Je conçois sans peine que la diction de Pascal n'ait pas vieilli elle devait former notre langue. Cette plaisanterie a quelque chose de vif et de naturel, qui conserve à l'expression une éternelle nouveauté. Dans ce style rapide et moqueur, le besoin d'être concis, pour être toujours piquant, a banni les phrases longues ou faibles, et saisi les vraies tournures, les tournures durables, celles qui sont à la fois les plus expressives et les plus courtes.
Mais cette continuelle invention de style devient plus admirable lorsque, remplaçant la raillerie par l'invective, Pascal s'abandonne à la, haute éloquence. Il a laissé l'ironie, qui n'est plus assez forte pour lui. Animé par la présence de ses adversaires, il frappe sans ménagement et sans détour; puis il s'arrête, il retient ses mouvements, il se replie sur sa dialectique invincible; mais sa modération est cent fois plus accablante encore que sa colère. Qu'un homme sensible à l'éloquence et accoutumé au génie de Démosthènes relise la quatorzième Provinciale, la fameuse lettre sur l'homicide. Pascal enferme d'abord ses adversaires entre la religion corrompue et l'humanité outragée alors il avance contre eux par une progression lente et inévitable, descendant toujours des plus hauts principes, s'appuyant sur toutes les autorités sacrées, et portant le scrupule de la plus rigoureuse logique dans la démonstration des plus manifestes vérités. Il emploie,
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pour ainsi dire, à la défaite de ses ennemis, une surabondance de force et l'on voit qu'il les retient si longtemps sous le glaive de son éloquence, moins pour les réfuter que pour les punir. Chaque fois qu'il achève un argument, la cause est gagnée; mais il recommence, pour traîner ses adversaires vaincus à travers toutes les humiliations de leur erreur.
Cette puissance de dialectique, appliquée aux discussions religieuses, devint une des armes de la chaire chrétienne. Bossuet, dans la foule de ses sermons, rapidement conçus, se livrant à l'ardeur de son imagination et de sa foi, avait commandé la conviction par l'enthousiasme. Bourdaloue fit de l'éloquence évangélique un art profond et régulier. C'est l'athlète de la raison combattant pour la foi. Dans l'ordonnance de ses preuves, dans le choix des développements, dans l'inépuisable fécondité de sa logique, il a retrouvé ce génie de l'invention qui formait la faculté dominante de l'orateur politique ou judiciaire, faculté peut-être plus rare que cettq imagination de style, qui se rencontre quelquefois avec l'impuissance de saisir et d'enchaîner les parties diverses d'un ensemble unique. N'y aurait-il pas, Messieurs, une apparente singularité à éprouver, sur un sermon de Bourdaloue, la justesse des règles que Cicéron établissait pour l'ordonnance et la progression d'une attaque judiciaire? Mon, sans doute, ce ne sont pas deux genres inconnus l'un à l'autre, que j'aurai bizarrement confondus; c'est l'unité de la logique qui se manifestera dans la diversité de ses applications; et quand vous verrez Bourdaloue traiter trois fois un même sujet, et trois fois inventer une nouvelle combinaison de raisonnements et de preuves, vous reconnaîtrez le vrai génie de l'orateur. Mais en admirant cet art prodigieux, peut-être nous nous demanderons si la perfection de l'orateur évMigélique doit être de surpasser en vigueur de rai-
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sonnements les logiciens de l'antiquité. Nous chercherons par d'instructives comparaisons à nous éclairer sur le véritable génie de l'éloquence sacrée nous interrogerons cette autre antiquité qui commence au milieu de l'avilissement de la Grèce et de Rome, l'antiquité chrétienne qui, par un prodige inouï dans l'histoire de l'esprit humain, relève les arts, tandis que la décadence des empires suivait son cours, comme pour montrer que la grandeur toute morale du christianisme ne devait rien à la fortune. Accoutumés à chercher les chefs-d'œuvre de génie dans des époques de gloire et de prospérité, nous serons étonnés de voir Chrysostome et Grégoire de Nazianze, au milieu de l'invasion des Barbares. Mais ces hommes, nés dans des temps malheureux qu'ils surmontaient par leur religion et leur génie, nous paraîtront dignes de donner des leçons d'éloquence au siècle de Bossuet et de Louis XIV, au siècle le plus savant et le plus poli de l'Europe moderne. Sans doute ils n'ont pas su toujours se séparer de leurs contemporains; quelquefois même ils ont parlé dans le style bizarre de leur siècle, pour s'en faire mieux entendre. Mais que d'inspirations oratoires n'ont-ils pas trouvées dans la grandeur de leur mission! Plus rapprochés de la naissance du christianisme, ils semblent encore porter sur le front la langue de feu des apôtres. N'étant pas, comme nos grands orateurs sacrés, dans une possessibn paisible de quinze siècles, ils ont toute l'activité d'une lutte journalière et tout l'enthousiasme d'une récente victoire on entend leurs cris de triomphe et de joie. Il ne leur suffit pas de terrasser ces passions qui, suivant Bossuet, feraient de nos cœurs un temple d'idoles. Les temples mêmes et les idoles sont debout Julien les protége de sa puissance et de ses écrits. La philosophie se soulève en faveur des fables antiques. Le peuple, rendu plus opiniâtre par ses malheurs, redemande ses dieux.
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Les orateurs sacrés sont partout; ils résistent à Galérius, ils répondent à Symmaque; ils pleurent sur Théodose et sur Valentinien; ils justifient le christianisme devant les nations qui l'accusent; ils demandent a Genseric d'épargner le genre humain. Dans le débordement des plus effroyables calamités, dans la désolation de l'empire, ils paraissent au milieu des hommes, pour leur défendre de désespérer; et ils entreprennent de consoler l'univers, qu'ils veulent conquérir.
Voilà les intérêts qui donnent aux Pères de l'Église une grandeur, un naturel, un enthousiasme, que Fénelon regrettait de ne pas trouver dans la logique éloquente de nos prédicateurs modernes. Sans doute ces intérêts ne sauraient être suppléés. Mais Fénelon lui-même a montré qu'une imagination vive et touchante pouvait répandre encore sur la chaire évangélique quelque chose de cette inspiration primitive. Son admirable sermon sur les missions, rapproché de la doctrine qu'il expose dans ses Dia/o~t<e<<' sur l'éloquence, et comparé aux grands exemples des Pères de l'Église, pourra nous apprendre ce qui manque au génie de Bourdaloue. Massillon terminera ce parallèle et, puisque nous essayons d'examiner les chefsd'œuvre de la chaire sous un point de vue profane, nous appliquerons à ce grand orateur les préceptes de l'antiquité sur l'élocution et sur le pathétique. Ainsi, Messieurs, tout l'art des anciens rhéteurs se trouvera justifié par des applications qu'ils n'avaient pas eux-mêmes prévues. Le style, le choix, la vivacité des images, l'enchaîment facile des périodes, le charme varié de l'harmonie, tout ce que Cicéron demandait à l'orateur, est réalisé par Massillon. Dans la diversité des deux langues, c'est le style de Cicéron lui-même. Les affections douces, les mouvements persuasifs viennent animer cette régularité de langage; et la lumière orientale des prophètes y ré-
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pand une teinte d'originalité, sagement adoucte par la perfection de l'élégance et du goût.
Pendant que Louis XIV et sa cour entendent cette mélodie religieuse, qui parle si doucement aux âmes attendries pendant que l'orateur évangélique, jaloux de plaire pour mieux émouvoir, unit à la sainteté des maximes la pompe élégante du langage et quelquefois la délicatesse des louanges, quelle voix rude et menaçante s'élève loin du trône, et mêle à la parole de l'Évangile les imprécations de la haine? Ce sont les prêtres d'une religion injustement exilée. On a trompé la foi d'un grand monarque on a chassé les pasteurs, et les troupeaux ont suivi. Déplorable erreur de la politique! les ministres persécutés sont partis, errants comme des apôtres; ils ont secoué la poussière de leurs pieds, et sont montés, pleins de colère, dans les chaires des ennemis de la France. Entendezvous Saurin, qui réclame contre Louis XIV, qui blasphème contre sa patrie, et prophétise des victoires aux soldats de Guillaume H!? La pureté de l'accent français s'est altérée sur la terre de l'exil; les sentiments français ont cédé bien plus encore à l'indignation du malheur il reste une éloquence altière et négligée, qui ne parle plus aux passions d'un siècle, où les lois et les moeurs ont à jamais proclamé la tolérance.
Quoique l'éloquence religieuse soit la grande éloquence du dix-septième siècle, quoiqu'elle y ait occupé la place que la tribune politique tenait dans l'antiquité, quelques autres productions du génie oratoire ont marqué cette époque. Les parlements, qui gardèrent longtemps, avec une courageuse intégrité, le dépôt imparfait des libertés publiques, firent plus d'une fois entendre de nobles accents. L'éloquence judiciaire fut elle-même honorée par un beau monument, les Mémoires de Pélisson pour un ami malheureux.
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Enfin, pour dernier trait de cette illustre époque, si la puissance oratoire ne s'est montrée avec toute sa grandeur que dans la chaire évangélique, l'éloquence est dans tous les ouvrages célèbres du dix-septième siècle elle a mis sa véhémence et sa rapidité dans l'immortel Discours de Bossuet sur l'histoire; elle s'unit à la muse d'Homère pour inspirer le Télémaque; elle anime la morale de Nicole, qu'admirait Sévigné; elle donne a Sévigné de vives peintures et de soudains mouvements de l'âme; elle éclate dans la Bruyère par l'audace des figures et du langage: elle inspire à Pascal ces étonnantes pensées où le génie paraît grand de tous les secours qu'il dédaigne, où le sublime est plus simple qu'ailleurs, et semble le langage naturel d'une raison si puissante, qu'elle ne pouvait pas s'exprimer autrement.
Que de réftexions, Messieurs, ne vous offrira pas cette revue peu nombreuse d'écrivains si grands et si divers dans leur génie Quelles inspirations avaient-ils empruntées à l'antiquité? Que recevaient-ils de leur siècle? Comment et avec quelle bonne foi leurs études étaientelles modifiées par l'esprit de leur temps ? Quel était pour eux le terme de l'imitation, le commencement de l'originalité ? Comment sont-ils souvent des Grecs et des Romains par l'éloquence, par le style, et donnent-ils, en même temps, l'expression la plus fidèle d'une grande époque de la société moderne ? Questions intéressantes, Messieurs, heureuses et paisibles recherches où l'imagination se plaît, et qui, ramenant sous nos yeux les plus beaux modèles de l'antiquité, nous feront jouir de tous les trésors de l'esprit humain, en étudiant l'éloquence française. N'agréez-vous pas, Messieurs, cette étude qui déjà vous est familière, et que nous recommencerons ensemble ? 9
Quctte passion plus salutaire que l'amour des lettres
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quel meilleur emploi des loisirs de la jeunesse et dans des temps encore agités, quelle préoccupation plus conciliatrice et plus douce Les lettres sont comme toutes les choses grandes et pures, comme la justice, comme la vertu elles ont le privilége d'élever l'âme tout ensemble et de la calmer. Elles inspirent à la fois l'enthousiasme et la paix.
Venez donc, Messieurs, dans cette enceinte, pour écouter, non pas la voix d'un rhéteur, mais celle des grands génies qui nous serviront de maîtres. Au lieu de vous contenter d'une froide et solitaire lecture, venez dans cette réunion écouter ces voix immortelles qui paraîtront plus sonores et plus vivantes, à mesure que l'admiration de chacun s'augmentera de celle de tous.
Nourrissez maintenant vos âmes de ces grandes pensées, de ces souvenirs ineffaçables, de ces émotions d'éloquence et de génie, belle passion de la jeunesse, qui, dans un âge plus avancé, dans une vie plus sérieuse, se retrouvent au fond de l'homme et donnent au talent développé la vigueur et la grâce. Cette éloquence, que l'occasion fait naître, mais que l'étude a préparée, est devenue l'un des ressorts de notre institution politique. Elle peut conduire aux premiers honneurs du pouvoir et de la tribune. Chaque jour plus nécessaire, elle sera l'instrument de l'ambition, de la gloire et du bien public; elle est attachée à notre liberté même. Ce monarque, héritier de Louis XIV, et, comme lui, protecteur des lettres, mais surtout ami des lumières et des lois, en donnant à notre siècle un nouvel ordre politique, a fait bien plus que d'honorer l'éloquence il a ouvert pour elle la plus noble carrière dans l'avenir; et, se confiant au patriotisme du soin de perpétuer les talents, il a préparé des occasions pour le génie français dans les garanties même qu'il a données aux droits de la France.
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DISCOURS
"WI'o'O!('.R a L'ovnaTUU
DU COURS D'ÉLOQUENCE FRANÇAISE
DR 1824.
MESSIEURS,
Au moment de reprendre avec vous ces libres entretiens sur la littérature et l'éloquence, où votre goût éclairé corrige et supplée mes paroles, j'ai besoin de vous onhr, dans un ordre plus régulier, avec des expressions plus précises, les premières vues et les divisions générales du sujet qui doit nous occuper. Ce sujet, Messieurs, est grand, quoique vulgaire et traité tant de fois. C'est l'histoire morale d'une époque fameuse, dont le génie domina longtemps l'Europe, et qui nous a laissé des monuments aussi durables que le monde civilisé. C'est le tableau de la France embellie de toute la splendeur des arts, élevée au plus haut point de gloire dans les lettres et dans les armes, fière sans être libre, et faisant servir à l'illustration d'un grand roi cette surabondance de rares talents, dont elle fut enrichie sous son empire. Louis XIV a donné son nom au dix-septième siècle; et la postérité, flatteuse
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ou reconnaissante, comme les contemporains, a maintenu cette suzeraineté de la puissance sur le génie. Tel est, Messieurs, le premier caractère de l'époque célèbre que nous avons réservée, comme le digne objet d'une étude à part et sans mélange. Mais d'abord, afin de mieux entendre les grands génies de cet âge mémorable, essayons de rendre à Louis XIV la place qu'il occupa dans l'imagination de ses peuples et des peuples rivaux. L'histoire des mœurs explique celle des lettres. Les événements, la gloire, les illusions, les croyances d'un siècle sont le seul commentaire vivant et perpétuel des chefs-d'œuvre qu'il a vu naître.
Nous avons pu le remarquer, de nos jours les élèves des arts, les disciples de la statuaire et de la peinture ne croyaient faire qu'une étude insuffisante des monuments du ciseau antique ou de la palette de Raphaël, lorsqu'ils les voyaient réunis dans nos murs, où cependant la victoire les avait amenés il manquait à ces trésors la lumière de l'horizon romain. Il leur manquait les lieux, les souvenirs, le contraste des ruines. En possédant les ouvrages, il fallait encore chercher l'inspiration sous le ciel d'où jadis elle était descendue. Ainsi, Messieurs, pour connaître la grande école littéraire du dix-septième siècle, pour la sentir, et non la copier, il ne faut pas en regarder les formes et les couleurs séparées de la vie contemporaine qu'elles imitaient; il faut voyager par nos souvenirs dans cette France d'autrefois; il faut reconstruire en idée l'imposant édifice social, où se plaçaient tant de chefs-d'œuvre, revoir les pompes, les prospérités, les ruines de cette immortelle époque, et respirer l'atmosphère de gloire et d'enthousiasme qui se répandait autour d'un roi conquérant, éclairé, magnanime, dont les courtisans même étaient souvent de grands hommes.
Veuillez donc, Messieurs, embrasser par la pensée cette
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période historique, qui s'étend depuis la mort de Mazarin jusqu'à celle de Louis XIV. Réunissez dans cet espace tant d'actions glorieuses, tant de succès mémorables, des États envahis, des provinces conquises et gardées, des flottes victorieuses, de grands monuments fondés, et, malgré de funestes revers, un descendant de Louis XIV placé sur un trône étranger. Voyez cette foule de généraux habiles, d'hommes d'État, d'hommes de génie, qui se succèdent sans interruption, pendant un demi-siècle, pour ne manquer jamais au choix du souverain. Condé avait défendu l'enfance de Louis XIV Villars et Vendôme soutiennent sa vieillesse; Bossuet et Fénelon élèvent ses fils et les enfants de ses fils. Pendant une longue prospérité, il est grand de la gloire de ses sujets; et, quand la fortune l'abandonne, quand ses appuis se brisent, quand sa race est près de s'éteindre, il montre une âme héroïque, porte avec fermeté le poids de l'empire et des revers, et meurt le dernier des hommes illustres de son règne, comme pour annoncer que le grand siècle était achevé. Certes, Messieurs, ce tableau n'est pas sans ombres; cette gloire ne fut pas sans mélange et sans erreurs. Louis XIV a recueilli plus qu'il n'a fait peut-être. Le génie de notre nation fermentait depuis plusieurs siècles, au milieu des restes de la barbarie et du chaos de la guerre civile. Il était mûr pour enfanter de grandes choses et toutes les forces du courage, de l'intelligence et du talent semblaient, par un mystérieux accord, éclater à la fois. Mais cette active fécondité de la nature fut réglée, pour ainsi dire, par la fortune et les regards d'un homme. L'ordre et la majesté se montrèrent en même temps que la vigueur et la richesse; et le souverain parut avoir créé toutes les grandeurs qu'il mettait à leur place. L'enthousiasme s'accrut par cette illusion; et l'idolâtrie des cours devint, pour la première fois, l'inspiration du génie.
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Qu'elles sont brillantes, en effet, ces vingt premières années du gouvernement de Louis XIV! Un roi plein d'ardeur et d'espérance saisit lui-même ce sceptre qui, depuis Henri le Grand, n'avait été soutenu que par des favoris et des ministres. Son âme, que l'on croyait subjuguée par la mollesse et les plaisirs, se déploie, s'affermit et s'éclaire, à mesure qu'il a besoin de régner. H se montre vaillant, laborieux, ami de la justice et de la gloire quelque chose de généreux se mêle aux premiers calculs de sa politique. Il envoie des Français défendre la chrétienté contre les Turcs, en Allemagne, et dans l'ile de Crète; il est protecteur, avant d'être conquérant; et, lorsque l'ambition l'entraîne à la guerre, ses armes heureuses et rapides paraissent justes à la France éblouie. La pompe des fêtes se mêle aux travaux de la guerre, les jeux du carrousel aux assauts de Valenciennes et de Lille. Cette altière noblesse, qui fournissait des chefs aux factions, et que Richelieu ne savait dompter que par les échafauds, est séduite par les paroles de Louis, et récompensée par les périls qu'il lui accorde à ses côtés. La Flandre est conquise; l'Océan et la Méditerranée sont réunis; de vastes ports sont creusés; une enceinte de forteresses environne la France; les colonnades du Louvre s'élèvent; les jardins de Versailles se dessinent; l'industrie des Pays-Bas et de la Hollande se voit surpassée par les ateliers nouveaux de la France; une émulation de travail, d'éclat, de grandeur, est partout répandue; un langage sublime et nouveau célèbre toutes ces merveilles, et les agrandit pour l'avenir. Les épitres de Boileau sont datées des conquêtes de Louis XIV; Racine porte sur la scène les faiblesses et l'élégance de la cour; Molière doit à la puissance du trône la liberté de son génie; La Fontaine lui-même s'aperçoit des grandes actions du jeune roi, et devient flatteur pour le louer.
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Mais un ordre social, où tout semblait animé par un homme et fait pour sa gloire, pouvait-il assez inspirer l'éloquence, cette altière élève des révolutions et de la liberté ? C'est là, Messieurs, que nous apparaît le trait distinctif du siècle de Louis XIV, l'esprit religieux, non ce faux zèle, cette pieuse imposture, dont Molière, protégé par Louis XIV, vengeait la société; mais un esprit grave et sincère, nourri par la méditation et l'étude, illustré souvent par de touchants sacrifices, puissant même au milieu des faiblesses et des vices, et porté dans quelques âmes jusqu'à la vertu la plus sublime. Là, comme on l'a dit souvent, s'était réfugiée la liberté, soit que, par la véhémence d'Arnauld et l'immortel génie de Pascal, elle combattit d'astucieux ennemis, soit que, revêtue d'un sacré caractère, elle humiliât et instruisit l'orgueil du pouvoir absolu. Tous les esprits étaient occupés de ces débats, attentifs à ces leçons. La magistrature avait perdu la grande autorité qu'elle eut dans le seizième siècle réduite au soin de la justice, elle n'opposait plus de résistance, ni même de plainte; elle était encore un exemple de probité antique; elle n'était plus la sauvegarde des libertés que ses pères avaient défendues et Lamoignon avait le profond savoir, et la vertu, mais non le patriotisme d'un L'Hôpital et d'un Molé. C'était donc à la religion qu'il appartenait de faire entendre son langage; et elle devenait le plus magnifique ornement de ce règne, dont elle était la seule barrière. Toutes les grandeurs du siècle se pressaient humblement autour d'elle. Respectée dans les coeurs, avant même d'être victorieuse par la parole, elle avait ses racines dans les mœurs publiques. Louis XIV, la première fois qu'il entendit Bossuet, jeune encore, fit écrire au père de l'éloquent apôtre, pour le féliciter d'avoir un tel fils; il avait compris que l'orateur de son siècle était né. Cette voix devint la consécration
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la plus imposante de toutes les grandes solennités de la mort elle s'anima dans ses superbes mépris pour le monde, par le spectacle même d'une cour éclatante et voluptueuse. Dans les palais de Versailles, au milieu des fêtes triomphales de Louis XIV, ces accents de la muse hébraïque, ces graves enseignements de la religion retentissaient avec plus de teneur et lorsqu'une reine mal..heureuse, une princesse parée de jeunesse et de beauté, un héros longtemps vainqueur, un ministre vieilli dans l'égoïsme du pouvoir, avaient cessé de vivre, ce mélange de splendeur et de néant, cette magnificence si triste, cette pompe si vaine, consternaient les âmes, avant même que l'orateur eût parlé.
Mais si le règne de Louis XIV favorisait particulièrement ce genre d'éloquence, son goût juste et noble., son amour naturel du grand et du beau, ne devaient pas exercer moins d'influence sur toutes les formes que prit alors le génie littéraire. Ce génie devint grave, élégant et poli. Tout, dans les inventions de l'art, fut modelé sur les exemples de point d'honneur chevaleresque, de dignité sévère, de bienséance pompeuse, qui brillaient autour du souverain; et, dans les sujets empruntés à l'histoire, la vérité des peintures souffrit souvent de cette préoccupation involontaire de l'écrivain et du poëte. Racine, élève des Grecs, réfléchit dans l'éclat de ses vers l'élégance de son siècle, encore plus que la simplicité du théâtre d'Athènes. Fénelon se souvint des triomphes- du jeune roi, en retraçant la gloire et les fautes de Sésostris. Aussi rien ne fut plus original, plus sincère, plus marqué d'un cachet nouveau que cette littérature imitée et quelquefois transcrite de l'antiquité. La liberté du pinceau se retrouva jusque dans les copies qui semblaient le plus fidèles et La Fontaine fut le plus original des poètes, en croyant, imiter Phèdre.
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C'est le second caractère qui nous frappe dans le dixseptième siècle; l'imitation y fut indépendante et créatrice. On a dit souvent de nos jours que le siècle de Louis XIV manqua d'une littérature indigène et nationale; qu'il oublia les traditions des vieux âges modernes, pour copier des modèles antiques qu'il ne fut pas la production naïve et spontanée de notre sol et de notre climat; qu'il nous laisse beaucoup à faire et presque tout à recommencer.
Ces théories ingénieuses et encourageantes sont, je le crains, démenties par l'histoire de l'esprit humain dans tous les âges, et par t'étude du siècle qui nous occupe. Toutes les nations, dans les premiers essais d'une enfance rude et sauvage, ont marqué leurs mœurs, leurs passions, leurs habitudes, par quelques chants grossiers, que la curiosité d'un siècle savant peut, longtemps après, recueillir avec enthousiasme, et commenter par des paradoxes. Mais la perfection dans les ouvrages de l'esprit, une imagination sage et forte, une éloquence majestueuse et naturelle, l'alliance du goût et du génie, ne se trouvent qu'après de longs efforts et des essais divers. L'imitation n'est souvent qu'une voie plus rapide pour parcourir ces degrés, auxquels l'esprit humain est assujetti. Ainsi les Romains, recueillant le génie des Grecs, atteignirent tout à coup dans les arts une grandeur égale à celle de leur empire; ainsi la nouvelle Italie ralluma, dès la fin du treizième siècle, cette flamme éteinte ainsi la France passa, dans quelques années, de la rudesse et de la barbarie à cette magnificence gracieuse et naturelle qui distingue les heureux génies du dix-septième siècle. Nous sommes venus tard dans l'univers. Nous ne pouvons secouer le souvenir des âges qui nous ont précédés; mais, parmi ces âges, les uns furent brillants d'imagination et d'enthousiasme les autres, incultes et grossiers.
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Croyez-vous qu'aujourd'hui cette littérature, qui cherche ses inspirations dans les ruines et les hasards de la barbarie, soit plus naïve et plus vraie que celle qui s'animait à la lumière des chefs-d'œuvre antiques ? On n'échappe pas à la loi de l'imitation, en choisissant par caprice l'objet qu'on imite. La barbarie elle-même est un modèle. Que l'artiste contemple l'Apollon du Belvédère, ou les dieux informes de l'Inde, il reçoit une impression qui lui est étrangère; il modifie sa pensée par ses regards; il devient imitateur. Mais l'imitation des chefs-d'œuvre a cet avantage, d'élever nôtre esprit vers ce type idéal de grâce et de beauté, qui est la vérité dans les arts. L'imitation, ou plutôt l'émulation des chefs-d'œuvre est un libre travail de la pensée; elle se confond avec l'image éternelle du grand et du beau elle n'est vraie qu'en devenant une création nouvelle; et l'on peut dire, en ce sens, qu'elle disparaît et s'efface dans sa perfection même. Mais imiter la barbarie n'est qu'un effort matériel, dont la préméditation seule détruit la vérité.
Les grands écrivains du siècle de Louis XIV avaient reçu du siècle précédent l'exemple d'étudier l'antiquité; mais l'enthousiasme délicat du goût remplaça pour eux l'idolâtriede l'érudition. Elevés au milieu d'une civilisation qui s'épurait et s'ennoblissait chaque jour, ils ne se réfugiaient plus tout entiers dans les souvenirs et dans l'idiome des Romains, comme avaient fait autrefois quelques hommes supérieurs lassés de la barbarie de leurs contemporains ils étaient, au contraire, tout modernes par la pensée, tout animés des opinions, des idées de leur temps; seulement leur imagination s'était enrichie des couleurs d'une autre époque, d'une civilisation, d'un culte, d'une vie différente des temps modernes. Ils rapportaient de ce commerce avec les Hébreux, les Grecs, les Romains, quelque chose d'étranger, une grâce libre
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et fière qui se mêlait à l'originalité native de l'esprit français. Les diverses couleurs des différents âges de l'antiquité dominaient en eux, suivant l'inclination particulière du génie de chacun. Racine et Fénelon respiraient l'élégante pureté, la douce mélodie des plus beaux temps d'Athènes; ils choisissaient même parmi les Grecs; ils avaient le goût et l'âme de Virgile. Bossuet, d'un génie plus vaste et plus hardi, confondait la mate simplicité d'Homère, la sublime ardeur des prophètes hébreux, et l'imagination véhémente de ces orateurs chrétiens du quatrième siècle, dont la voix avait retenti au milieu de la chute des empires et dans le tumulte des sociétés mourantes. Massillon était inspiré par l'élégance et la majesté de la diction romaine dans le siècle d'Auguste. Fléchier imitait l'art savant des rhéteurs antiques. La Bruyère empruntait quelque chose à l'esprit de Sénèque. M" de Sévigné étudiait Tacite; et cette main délicate et légère, qui savait décrire avec des expressions si vives et si durables les scandales passagers de la cour, saisissait les crayons de l'éloquence et de l'histoire pour honorer la vertu de Turenne. Quelquefois une idée perdue dans l'antiquité devenait le fondement d'un monument immortel. Bossuet avait entrevu dans saint Augustin et dans Paul Orose le plan, la suite, la vaste ordonnance de son Histoire universelle; et maître d'une grande idée indiquée par un siècle barbare, il la déployait à tous les yeux, avec la majesté d'une éloquence pure et sublime. Mêlant ainsi les lueurs hardies d'une civilisation irrégulière et la pompe d'une société polie, il était à la fois Démosthènes, Chrysostome, Tertullien, ou plutôt il était lui-même et des sources fécondes où puisait son génie, rassemblant les eaux du ciel et les torrents de la montagne, il faisait jaillir un fleuve qui ne partait que son nom.
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Vive expression des mœurs modernes, et reproduction originale de l'antiquité dans ses âges divers, voilà donc, Messieurs, les deux caractères distinctifs et dominants que nous présente le génie du dix-septième siècle, et que nous ferons surtout ressortir. L'empreinte éclatante que Louis XIV a laissée sur cette époque fera pour nous partie de la vérité nationale, telle que la France la sentit alors. Cette bonne foi d'un peuple avec lui-même, cette conscience naïve de ses travaux, de sa gloire, qui formait alors le patriotisme de la France, nous expliquera l'inuucnce que sa littérature, ses arts, sa civilisation obtint sur les autres peuples, et l'admiration qu'elle inspira même à ses ennemis. C'est dans les écrits presque contemporains que nous devons en chercher la trace et l'aveu, pour compléter la rapide image de cette grande époque un poëte anglais, un zélateur ardent des institutions et de la gloire de son pays, le célèbre Thompson, au milieu d'un poëme à la liberté, n'a pu se défendre de consacrer un magnifique hommage à Louis XIV, dont il maudissait d'ailleurs les conquêtes, au nom de l'humanité, et surtout au nom de l'Angleterre. Permettez-moi de citer ce témoignage poétique, et pourtant sérieux et sincère. Si la voix du poëte n'est pas trop affaiblie dans une prose timide, vous aimerez ce langage d'un étranger, d'un ennemi, qui, dans sa jalouse admiration, parlait comme l'Europe.
<[ Voyez-vous, dit-il, ce monarque qui, séduit par « l'enivrement du pouvoir et par son orgueil, rêva sans « succès une domination illimitée? Pendant que ses ar« mées appelaient toute l'Europe sur le champ de ba« taille, pendant qu'il prodiguait tant de trésors et de « sang, alors même, comme dans les loisirs fortunés de « la paix, que de monuments publics, que de créations < nouvelles ont embelli sou royaume! quelle science a
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« brillé de toute part! quel foyer de génie s'est allumé! « Ce n'est pas à moi de peindre ces vastes horizons ou« verts sur de belles contrées, ces routes brillantes de « lumière, ces écluses qui repoussent les flots, cet im« mense canal qui traverse les montagnes et réunit les « mers, ce dôme qui retentit de la douce voix de l'en« fance sauvée du besoin et des mains homicides de la « honte; et cet autre palais où la valeur tranquille compte « ses nobles cicatrices; cette terre, enfin, où l'élégance « sociale aime à s'arrêter, libre des mœurs farouches du « moyen âge, et de la fureur gothique et sanguinaire « du duel cette ville embellie, qui voit par degrés l'ordre « le plus parfait régner dans ses murs avec la magni« ficence la grâce et la joie décente.
« Que les bardes français racontent comment les arts « honorés, et la science bénie par une despotique faveur « fleurirent avec tant d'éclaté loin de la liberté, leur mère; « comment Boileau rétablit le goût antique comment la « grande âme des Romains, par les accents de Corneille, « fit trembler le théâtre comment, dans la bouche de « Racine, la voix plus puissante, quoique plus douce, « de la Grèce fidèle à la nature exprima tous les secrets « du cœur comment le théâtre de Molière, chaste et « régulier, embelli d'un spirituel bon sens et d'une gaieté « native, fut la vie elle-même; comment, élevé à de pu« blics honneurs, le savoir se répandit dans de brillants « lycées l'émulation s'anima pour la gloire plus que « pour de faibles récompenses; et comment la langue « des Français obtint ce que leurs armes n'avaient pu « conquérir!
« Qu'ils montrent la peinture venant de Rome avec le « Poussin! qu'ils disent que le plus majestueux des arts, 1 Voir à la fin du Discours, note A.
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« la sculpture, fille de la Grèce, jeta sur les climats du « Nord un regard favorable, et fit naître Girardon! qu'ils « célèbrent cette prodigue magnificence qui fécondait « les déserts, ces palais soudainement élevés, ces fona taines jaillissant parmi d'arides ombrages, ces forêts « transformées en jardins majestueux, cet art délicat, a qui, tressant avec une laine soyeuse des fleurs, des < feuillages, serpente sur les murs embellis du palais, « et, par l'éclat des tissus, égale les merveilles du pin« ceau.
« 0 Louis! ces lauriers qu'a fait croître la rosée de tes « bienfaits ceindront ta tête, dans l'avenir, d'une verte e couronne, tandis que les vains honneurs d'une injuste « guerre seront détestés et perdus dans l'oubli. Ce règne, si bien loué par l'admiration et même par les reproches du poëte anglais, devint le modèle et l'envie de l'Europe. Notre sujet nous entraînera donc naturellement à suivre, chez les nations les plus célèbres du dixseptième siècle, l'influence du génie de la France dans les productions de leurs arts. L'Angleterre, si jalouse de son originalité, qui lui semble une partie de son patriotisme, éprouva deux fois cet ascendant du siècle de Louis XIV. La littérature du règne de Charles II fut souvent la copie servile et incorrecte tout ensemble de nos grands écrivains de même que la cour licencieuse et imprudente du monarque anglais imitait, par une frivole corruption, les plaisirs et la noble urbanité de la cour de France. Le règne de la reine Anne, au contraire, le siècle des Pope, des Addison, des Congrève, des Tillotson, des Swift, fera briller à nos yeux un beau reflet de cette lumière qui avait éclairé nos grands écrivains. Nous retrouverons en eux cette école classique de l'antiquité et de la France, marquée d'un caractère d'orignalité nationale, mais fidèle aux grandes lois du naturel et de la raison.
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La Belgique et la Hollande, à cette même époque, avaient reçu, non-seulement les arts de la France, mais des milliers de Français frappés par d'injustes lois et qui se vengeaient, en s'exilant. Ils répandirent au loin notre idiome; et quelques-uns, par leurs écrits, n'étaient pas indigues de la gloire de ce beau règne, que trop souvent ils outragèrent. L'Allemagne, si savante dans son originalité, si respectable et si sincère dans ses efforts, l'Allemagne qui, de nos jours, fait encore dans les arts de si profondes études pour devenir naïve, imitait exclusivement la littérature française, mais sans être inspirée par cet exemple elle avait besoin, pour son réveil, d'être touchée par la puissante imagination de Shakspeare. Toutefois, l'homme de génie qu'elle avait alors produit, Leibnitz, était en communication de hautes pensées avec Bossuet; et sa métaphysique se rapprochait des grandes vues de Descartes et de Mallebranche.
L'Italie, toujours ingénieuse, mais n'ayant ni philosophie, ni liberté, ni gloire, et n'éprouvant plus cette hardiesse d'enthousiasme que la renaissance des arts avait excitée dans le seizième siècle, tenait les yeux fixés sur la France. Ses académies avaient retenti des panégyriques de Louis XIV; et, plus tard, son harmonieux Métastase efféminait l'élégance de Racine. L'Espagne, que l'avénement d'un fils de Louis XI V avait un peu soulagée des fers de l'inquisition, languissait sans émulation et sans génie, se défiant des arts et des conseils de la France. Toutefois, 1 Le marquis de Zampiéri remit à Louis XIV un volume qui renfermait les panégyriques du roi de France, prononcés dans douze villes d'Italie. Les hommages de ce genre furent innombrables, et ils attestaient un sentiment général d'admiration qu'avaient excité les grandes actions de ce prince et la splendeur littéraire de son règne.
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son plus célèbre écrivain à cette époque, Feyjoo, étatt formé par la raison éloquente du dix-septième siècle. Que si maintenant, Messieurs, nous recherchons les eflets de cette influence dans notre propre pays, nous la retrouvons partout visible et salutaire. Les plus grands esprits du dix-huitième siècle, au milieu du changement des mœurs et du progrès de la société, se sont rapprochés de ces types éclatants et vrais que leur avait transmis le siècle précédent. Cette empreinte est marquée dans Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Buffon; elle se mêle à leur originalité, et caractérise une branche nouvelle de cette famille de grands génies-; ils ont leurs traits distincts et leur libre physionomie; ils ont leurs erreurs, leurs fautes; un d'eux surtout a trop souvent reproduit et augmenté la corruption de son siècle; un autre l'a trop souvent égaré par des chimères; mais ils tiennent par plus d'une ressemblance, à ces grands hommes dont ils sont la postérité. Buffon et Montesquieu conservent une gloire, non pas plus grande, mais plus irréprochable.
Ainsi, Messieurs, l'éloquence s'élevait à des beautés originales, toutes les fois qu'un homme supérieur lui trouvait un nouveau domaine. En ef)et, le seul obstacle à cette décadence qui menace une littérature enrichie par des chefs-d'œuvre, c'est de maintenir la pureté des formes primitives, et d'inventer nue nouvelle occasion de les placer heureusement; c'est de garder la tradition du goût dans le style, et de porter toute l'innovation sur le choix du sujet et des pensées principales; c'est de mépriser cette imagination étroite qui ne travaiHe que sur des mots, falsifie les pensées, pour en varier l'expression, et singularise les choses communes, afin de les rajeunir; c'est, enfin, d'encourager cette imagination inventive que la science édaire, que le sentiment inspire, et qui, par-
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courant d'un vaste regard le monde politique et moral, aperçoit toujours quelque place à remplir, quelque monument à élever. L'écrivain qui répète ce qu'on a dit est condamné au mauvais goût par quel autre artifice déguiserait-il son impuissance? H n'y a que les vues neuves qui rajeunissent le style, sans blesser le goût. Un sujet neuf n'est pas un sujet bizarre. Une vérité simple et féconde, négligée par les premiers génies d'une littérature, un point de vue nue le progrès de la civilisation a changé, une réunion d'idées, dont l'enchatnement ne se fait sentir que depuis qu'elles ont été successivement exprimées, quelquefois un détail des mœurs oublié par sa naïveté même, quelquefois aussi les grandes découvertes que l'esprit humain a faites dans les sciences les plus étrangères à l'éloquence voilà les trésors qui suffisent au talent, et qu'il sait découvrir, par l'instinct même qui lui apprend à les approprier à son usage. Alors la nouveauté des choses qu'il aperçoit, ou des rapports qu'il établit, lui permet je ne sais quelle nouveauté d'éloquence qui sort du sujet même, et qui, n'étant pas un effort du style, mais un besoin de la pensée, enrichit la langue, sans la corrompre, et multiplie non pas les principes, mais les applications du goût.
Jamais le monde moral n'offrit un plus grand spectacle que de nos jours. On ne vit en aucun temps de plus grands appareils de puissance et de force matérielle; et jamais les opinions, les idées ne commandèrent avec tant d'empire. D'un bout de l'Europe à l'autre, les hommes sont travaillés du besoin de se refaire des principes, pour retrouver des appuis, et les erreurs du paradoxe, épuisées comme celles du préjugé, rejettent les esprits vers des vérités insurmontables, puisqu'elles ont survécu à tous les excès et à toutes les tyrannies. En même temps sont tombées les barrières qui séparaient les nations; et
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les idées de chaque peuple agissent sur tous les autres. Dans cette communauté, et il faut le dire, dans cette instabilité d'opinions, quel vaste champ serait ouvert à la raison éloquente qui ferait le discernement de toutes les idées que deux siècles ont jetées dans le monde, qui n'éviterait aucune lumière, ne craindrait aucune vérité; mais qui, sachant que jamais vérité ne s'est introduite sans un cortége d'erreurs, mettrait son étude à faire un choix, et à poser des bornes au milieu de cet immense et incertain héritage de l'intelligence européenne, pendant qu'elle est encore la dominatrice du monde! Dans cette Europe moderne, où tant de nations éclairées à la fois se sont renvoyé la lumière, l'âge de civilisation de chaque peuple a, pour ainsi dire, duré plusieurs siècles et passé par l'épreuve de plusieurs décadences. Beaucoup de vérités morales, ayant été combattues, ont besoin d'être raffermies beaucoup de vérités sociales, ayant été poussées à l'excès, ont besoin d'être éclaircies, et défendues contre l'abus qui les a profanées et qu'on leur impute à elles-mêmes.
Voilà la tâche d'un moraliste éloquent; ce n'est pas de recréer l'entendement humain, suivant l'expression fastueuse d'un philosophe c'est de le suivre, et de dominer les lumières générales par la justesse des vues, véritable et dernière supériorité, lorsque tout le monde est éclairé.
Elles sont loin sans doute les mœurs profondément religieuses qui, dans le dix-septième siècle, avaient porté si haut la prédication évangélique, qui donnaient tant d'autorité à l'enthousiasme, et favorisaient une éloquence particulière au génie moderne, et surtout à celui de la France. Mais ne voit-on pas combien cette tiédeur de scepticisme, qui fatigue aujourd'hui les âmes, pourrait exciter de pathétique et d'éloquence, et quelles sources
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vives et fécondes jailliraient du rocher frappé par une main puissante? Y
Ce ne serait plus ce raisonnement impérieux, cette confiante et sublime ardeur de Bossuet. Renouvelée par le changement universel, l'éloquence apostolique aurait un nouveau langage, de nouvelles preuves, une autre victoire. Et combien l'entière abolition de l'intolérance, combien cette fraternité chrétienne, qui domine par-dessus les rivalités des sectes, et n'oublie que la Grèce, n'offriraient-elles pas de vues grandes et nouvelles? Sans rien perdre de sa sainte rigueur, la chaire chrétienne étendrait à la fois le cercle de ses idées et celui de son empire; toujours conciliatrice et bienfaisante, elle serait plus évangélique et plus persuasive que jamais. Ce ne sont pas ici des conjectures étrangères à l'histoire de l'éloquence. Il importe de montrer que la carrière est encore ouverte; que l'éloquence, si longtemps cultivée par l'heureux génie de la France, n'est pas menacée de cette stérilité malheureuse, et de ce faux goût impuissant, que suit bientôt la barbarie.
La littérature des sophistes et des rhéteurs a toujours 'appartenu à des époques d'esclavage et d'abaissement moral. Il est dans la nature de l'éloquence d'exister par la grandeur des sujets dont elle s'occupe. Que de nouvelles mœurs politiques ouvrent un horizon d'idées nouvelles l'éloquence n'a plus besoin de dénaturer les choses, pour les rajeunir. La nouveauté du sujet lui rend la simplicité, et la simplicité lui rend la grandeur. Qu'un esprit de justice et de loyauté se répande; que des intérêts sacrés soient défendus; la force, la vérité du langage viendra d'elle-même, pour exprimer une noble conviction, pour soutenir une noble cause.
Ainsi, Messieurs, tout ce qu'il y a de grand et de noble, la philosophie, les lettres, les arts se lient natu-
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rellement aux libres institutions que possède la France; elles sont pour notre patrie ce grand et paisible renouvellementdont un peuple a besoin, après de longs orages. Dans un discours tout rempli du pompeux souvenir de Louis XIV, nous n'hésitons pas à proclamer cette idée, et la reconnaissance qu'elle inspire pour les sages et bienfaisants héritiers du grand Roi. Il n'est aucune renommée qui fasse pâtir ta gloire de ces princes équitables et protecteurs des libertés de leurs sujets. Quand la postérité lira les prodigieuses révolutions de notre âge, quand elle verra le génie de l'usurpation et de la guerre ébranlant tous les trônes de l'Europe, changeant et donnant les États, et brisé lui-même par la force, unique loi qu'il ait voulu reconnaitre; quand elle verra le triomphe du droit légitime consacré par l'établissement inviolable d'une Charte de liberté, elle admirera, non pas les conquêtes infructueuses du glaive, mais les bienfaits durables de la justice et de la paix.
Rendons hommage, Messieurs, an souverain qui a marqué son heureux avènement par le retour de la plus vitale des libertés publiques, et réconcilié toutes les opinions par l'enthousiasme commun qu'il leur inspire. En affermissant le pacte social, il partage la gloire inappréciable de son auguste fondateur; il ouvre, avec lui, cette ère nouvelle de la France. Monarque aimable et véut'ré, sa religion est le sceau de sa parole; il tient de Henri IV ces grâces du cœur auxquelles on n'échappe pas; il a reçu de Louis XIV l'amour éclairé des arts, la noblesse du langage, et cette dignité qui frappe de respect, et qui pourtant séduit. Sa haute faveur accueille et ranime nos savants; sa justice, et nous lui en rendons grâce, les suit et les protège sur la terre étrangère; son Yuir à la fin du Discours, note B.
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humanité vigilante et populaire visite les retraites de la souffrance, comme Louis XIV dotait les hospices de la gloire ses paroles semblent un bienfait public, parce qu'elles sont toujours l'expression de cette âme française et royale, qui veut régner par les lois, qui met sa grandeur à les respecter, et mesure son pouvoir sur tes espérances et les institutions de son peuple.
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NOTES.
NOTE A. On trouve dans plusieurs écrivains delà même nation, )a même époque, grand nombre de témoignages semblables, et non moins expressifs. Ils prouvent combien ces critiques anglais de nos jours, qui parlent quelquefois de nos chefs-d'CMvre avec une si risible injustice, s'éteignent des traditions Oe la bonne Mtterature dans leur pays, comme dans le nôtre. Pope, que lord Byron trouve si supérieur à tous les poètes de l'Angleterre actuelle, pensait, à cet égard, comme Thompson. Voici, du reste, quelques-uns des beaux vers que nous avons essayé de traduire, et qui méritent bien d'être lus dans l'original. Suivant la fiction du poète, c'est la Liberté ellemême qui parle et retrace les merveilles du règn~de Louis. 'Tis not for me te peint diffusive shot
O'er fair extents of tand. the shining road,
The flood compelling arch, the long canal
Thro' mountainB piercing, and uniting seas,
The dôme resounding sweet with infant jcy,
From famine saved, or cruel-handed shame,
And that where valeur counts his noble seors j i
The land, where social pleasure loves to dwell,
Of the fierre demon j;ot))ic duel frMd i
Thé t~rbid city ciear'd and by durées
Into sure ptace thé best police refin'd
Magnificence, and grâce, and décent joy.
Let Gallie bards record how hononr'd arts
And science, by despotic bonnty bless'd~
At distance Bonr!s)t'd from my parent eye i
Rcstoring ancient taste how Boileau rose;
How tbe big Hon)an soul shook, in Corneille,
The trembling stage; in eicgant Hacine
How the more powerful, tho' more humhie voice
Of nature-painting CrcMt resistless breathed,
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The ~he!e awaken'd hearth how MOiere's scène
Chastis'd and regular, with well judg'd wit
Not scatter'd wild, and Native humour grac'd,
Was life itself; te public honours rais'd,
How learning in warm seminaries spread,
And more for g)ory than the amaii reward,
How émulation stroYC how their pure tondue
Almoat ebtain'd what was deni'd their arms
NOTE B. Ces paroles ont été entendues dans un sens bien naturel, et que certes nous ne voulons pas affaiblir. Et pour qui donc y auraitil de l'intérêt dans nos écoles, si ce n'était pour le jeune savant qui tes a charmées tant de fois? Ceux qu'une circonstance particutière a fait assister aux premiers essais, comme aux derniers triomphes de son rare talent, ceux qui l'ont connu, avant qu'il fût cëtèbre, ont sans doute le droit de rappeler en ce moment quelques faits oubliés, ou déûguTës par des calomnies qui coûtent aujourd'hui la liberté à M. Cousin, et prolongent les inquiétudes de ses amis.
Des feuilles étrangères le représentent comme un apôtre d'athéisme et de sédition. Nous l'avons vu pour la première fois dans un de ces cours de l'École Normale où le maitre, les ëièves, tout le monde était fort jeune et fort sincère ce qui caractérisait dès lors M. Cousin, ce qui distinguait son esprit, c'était un sentiment religieux plein d'élévation et de pureté, c'était le goût des études austères et l'amour des vérités morales. Ii y a du Platon dans ce jeune homme, disait alors un illustre appréciateur du talent, qui venait de lire une des premières pages qu'ait écrites M. Cousin.
Préoccupé de ces nobles contemplations, le jeune philosophe ne resta point cependant étranger à tout intérêt politique. Au 20 mars, à l'approche du despotisme reparaissant sous les traits de Bonaparte, M. Cousin s'engagea comme volontaire royal, et partit avec des amis excités par son exemple. Sans doute on ne verra pas dans ce courage le germe d'une énergie séditieuse. Quoi qu'il en soit, après une courte disgrâce, M. Cousin, en 1815, fut choisi pour suppléer, dans la chaire de l'histoire de la philosophie, un homme qu'il paraissait presque impossible de remplacer. Ce fut alors qu'il déploya ce rare talent, cette puissance de parole que sa jeunesse et le sujet eévere de ses leçons rendaient plus étonnante. On a )oué souvent,
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et trop peu loué son é!ot)ucnt'c, )c métan~e de candeur et d'imagination, le feu de conviction intérieure qui animait ses paroles. Mais ce qu'il faut remarquer, c'est que la philosophie énoncée dans ses leçons était avant tout spiritualiste et murale c'est qu'il était le plus fervent disciple de deux philosophes religieux, de Leibnitz et de Descartes c'est qu'il concourait avec autant de zèle que de succès au mouvement salutaire contre cette philosophie de la sensation, à laquelle le dix-huitième siècle avait beaucoup trop accordé. M. Cousin, par son langage comme par ses doctrines, était l'orateur du spiritualisme et lui-même, en quelque sorte, il en offrait l'image par cette chaleur d'âme, cette vie de la pensée qui brillait en lui, au milieu des langueurs d'une existence frêle et douloureuse. A cet éclat de talent, M. Cousin joignait les études philologiques; ce fut même pour lui le motif d'un voyage à Venise et en Allemagne. On dut alors à ses travaux, favorisés par le gouvernement, les premiers volumes d'une savante édition de Proclus.
En recueillant les bruits singuliers rapportés par quelques feuilles étrangères, on ne sait s'il ne faut pas faire remonter à cette époque les premières défiances excitées contre M. Cousin. Mais, quand on l'a vu revenir d'Allemagne avec des coHa<icM de manuscrits, et des scolies soigneusement rassemblées, quand on l'a vu publier en deux années le travail épineux d'une édition grecque hérissée de métaphysique, on a peine à retrouver en lui les $Uures d'un conspiMteur.
L'intérêt t'accroît encore, Bi l'on tonge que M. Cousin, enlevé subitement sur un territoire étranger, par une autre puissance étrangère, pendant qu'il voyageait sou: la protection de la France, est exposé au retour d'un mal, qui souvent a fait craindre pour sa vie. 11 laisse en France des amis honorables et nombreux, une mère âgée, qui n'a d'autre fortune qu'un tel uts. U laisse des travaux interrompus qu'il devait bientôt reprendre, cette belle traduction de Platon, monument de ses nobles études et de ses préférences philosophiques. Que si, comme on le suppose, sa détention se prolonge par uu refus de répondre, en sa qualité de sujet français, cette conduite ne peut lui faire tort auprès des cœurs généreux. On voit que, loin de la France, sous la garde d'un gendarme étranger, il a le sentiment de cette dignité que le nom seul de nos rois, et la pensée
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de leur protection, doit inspirer à tout Français. Tous les hommes éclairés, tous les amis du trône et des lois espèrent qu'une intervention provoquée par une auguste influence, et noblement exercée, ne peut rester inutile pour la liberté de notre célèbre compatriote. Le prince qui vainquit l'Espagne par la modération, comme par les armes, le plus fidèle sujet et te plus noble confident du roi de France, est une puissante protection pour le malheur et pour le talent. L'intérêt public, exprimé de toutes parts, est une éloquente plaidoirie pour l'innocence. Ce n'est pas une opinion qui réclame M. Cousin; c'est l'honneur du trône, c'est la conscience publique. Le roi de Prusse entendra ce langage; il ne s'étonnera pas de le retrouver dans la bouche des hommes les plus amis de l'ordre. Sa Majesté se souviendra peut-être d'un jeune homme qu'en t8t4, dans une solennité littéraire, elle accueillit avec la plus bienveillante faveur, et qu'elle daigna présenter elle-même aux princes ses fUs. Elie se souviendra peut-être d'une voix qui, faisant allusion aux récentes adversités qu'avait éprouvées la maison de Brandebourg, fit entendre ces paroles, ratifiées par d'unanimes suffrages Le vaillant héritier de Frédéric a montré que les chances de la guerre ne font pas tomber du trône un véritable roi; qu'il se relève tou« jours noblement soutenu sur les bras de son peuple, et demeure invincible parce qu'il est aimé. C'est la même voix qui s'élève aujourd'hui pour M. Cousin.
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DISCOURS
PRONONCÉ
A LA RÉCEPTION DE M. FOURIER. Jamais on n'a mieux compris que de nos jours combien tous les talents doivent s'entr'aider et s'unir, pour le progrès des connaissances et l'honneur de l'esprit humain. Le discours même que nous venons d'entendre atteste, par un heureux exemple, ce secours mutuel que se donnent tous les travaux de la pensée et cette alliance intime qui les rapproche. Le savant profond s'est montre, sans nous surprendre, habile orateur; et l'éloge d'un brillant imitateur de Swift vient d'être tracé, d'une main sûre et légère, par un des héritiers de Newton..
Ne vous étonnez donc pas, Monsieur, que nos suffrages soient allés vous demander à cette illustre compagnie qui vous a choisi pour l'un de ses organes nous lui rendions, en partie, un hommage qui pouvait, tout entier, s'adresser à vous nous honorons en elle cette élite de talents, à la fois utiles et glorieux, qui, dans la confusion même des troubles civils, ont toujours sauvé la science, l'ont f.tit servir à la défense et à la grandeur du pays, éclairent le commerce, perfectionnent les arts, et sont encore la pre-
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mière société savante du monde, après avoir perdu et Lagrange et Laplace.
Plus contesté par l'injustice, le bienfait des lettres se montre surtout dans ces écrivains d'un esprit libre et sage qui se servent du talent, pour éclaircir et pour rendre populaires les vérités sociales.
Voilà, Monsieur, le caractère que vous avez remarqué dans les ouvrages de M. Lemontey. Ce peintre original, et quelquefois satirique, écrivait surtout pour être utile aux hommes. C'est la pensée qui se cache à demi sous les formes spirituelles ou capricieuses, dont il amuse ses lecteurs.
Nourri d'études variées, avocat et publiciste, un des travaux de sa jeunesse avait été consacré à la défense des protestants opprimés encore par les lois. H resta fidèle à ce noble engagement; il soutint toujours les idées de réforme sociale et d'humanité, l'abolition de l'esclavage, la tolérance religieuse, la liberté civile, l'enseignement populaire, tous ces principes, enfin, que le génie, d'abord, hasarde dans les livres, et que le temps introduit lentement dans les lois.
Plus fait pour la méditation et l'étude que pour les orages de la vie publique, M. Lemontey, cependant, ne se montra pas sans distinction dans cette assemblée législative qui, pressée entre toutes les théories et toutes les violences, disparaît elle-même et s'efface devant la grandeur de ce qui la précède, et la terreur de ce qui la suit. Vous avez rappelé, Monsieur, dans quelle déplorable épreuve il donna des marques d'une pitié devenue courageuse. Sa modération ne le fut pas moins. Éclairé par un esprit droit, il lutta pour les principes invariables de la justice, contre les excès de la force et les décrets de l'anarchie et quand la raison fut trop faible, il se retira, sans la trahir.
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Lorsque des temps plus calmes invitèrent les esprits à la culture des lettres, M. Lemontey tourna ses regards vers l'histoire, pour y étudier les causes du spectacle qu'il avait vu. Éloigné des affaires, il occupait seulement une de ces places de censeur des théâtres que l'on peut remplir avec prudence, et que l'on perd quelquefois avec noblesse. Mais son active sagacité et ses curieuses recherches découvraient dans l'histoire ce que la pratique même des affaires n'enseigne pas toujours.
Tel est surtout le mérite des piquants mémoires qu'il avait préparés sur le dix-huitième siècle. Après d'éloquents écrits, son ouvrage semblerait encore instructif et nouveau.
En partageant votre vœu, ponr que les lettres et la France ne soient pas privées d'un si précieux travail, on doit regretter que M. Lemontey ne l'ait pas fait paraître lui-même. La vérité mérite bien que l'on s'engage un peu pour elle et qu'on la dise de son vivant. Il ne faut pas imiter ces Romains, dont parte Tacite, qui n'avouaient leur pensée que par testament.
On ne connaît encore de l'important ouvrage de M. Lemontey que la préface, c'estrà-dire l'essai sur la monarchie de Louis XIV. Dans le siècle dernier, le vénérable abbé de Saint-Pierre avait été banni de l'Académie pour quelques jugements un peu libres sur le gouvernement du grand roi. De nos jours, tout le monde compta parmi les titres académiques de M. Lemontey un ouvrage, où ce règne immortel est décrit avec une sévérité quelquefois trop amère. Tels sont les priviléges que l'histoire acquiert en vieillissant. Cette rigoureuse analyse de la gloire, cette critique en détail d'une domination si brillante plaisent à l'esprit par un contraste qui n'est pas quelquefois sans ad'ectation et sans injustice.
Du reste, comme vous le remarquez, Monsieur, l'ingé-
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nieux historien ne détruit pas l'admiration pour un grand monarque; mais il l'éclaire; et quelquefois il la déplace. Il inspire l'amour des lois et des institutions, en montrant dans les fautes d'un prince onéreux le malheur d'un gouvernement sans limites, et, pour ainsi dire, la fatalité du pouvoir absolu.
On peut se plaindre seulement que l'auteur n'ait pas marqué davantage cette grande influence des lettres tant favorisée par Louis XIV, et qui doit plus que jamais consacrer sa mémoire. Il n'a pas dit assez, il n'a pas décrit avec les détails qui lui sont familiers les efforts continuels de Louis XIV et de Colbert pour hâter le succès de l'intelligence, pour appeler les talents étrangers, pour animer les talents français, pour préparer des secours à toutes les études, des inspirations à tous les génies.
Sous Louis XIV, l'émulation et quelquefois la liberté descend du trône. L'estime du monarque excite et récompense toutes les nobles ambitions; il aime la gloire de ses sujets; il protège les hardiesses de Molière, comme il honore la fidèle indépendance de Pélisson il semble convaincu qu'en élevant l'esprit de la nation, il ennoblit encore la royauté même.
L'éclat oratoire et poétique du dix-huitième siècle frappe surtout nos regards; mais nous ne devons pas oublier que le zèle de Louis XIV s'étendit également sur toutes les connaissances, que par de précieux dépôts et d'immortels monuments, il encouragea les sciences positives, que le temps perfectionne, et qui grandissent avec les nations. Dans le progrès même de l'esprit moderne, il faut donc reconnaître le premier mouvement qui fut donné par cette main puissante. Vous l'avez fait tout à l'heure, Monsieur, avec l'autorité du savoir et du talent; vous l'avez fait, vous, dont le nom est inscrit dans les fastes d'une autre grande époque, et dont la jeunesse prit
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part aux entreprises et aux travaux de ces années historiques, auxquelles nous touchons encore.
Vous étiez de cette expédition d'Égypte, brillant épisode de gloire, qui jette utte sorte de merveilleux sur les annales trop sanglantes de notre âge. On vous distinguait dans cette colonie savante qui vint s'embarquer à Toulon, sur une flotte de guerre, pour des périls inconnus. Vous quittiez une des chaires de t'Écote polytechnique, alors naissante, si célèbre depuis, et qui soutient maintenant sa renommée, sous la protection d'un prince, appui du trône et cher à la patrie. Votre âme et celles de vos généreux compagnons n'étaient ouvertes qu'à l'enthousiasme de la science; mais dans le mouvement du monde, la science alors devenait aventureuse comme la guerre; et, tandis que le jeune vainqueur d'Italie, naviguant vers l'Égypte, dévorait en espérance la conquête de tout l'Orient, sur le même vaisseau, de jeunes ambitieux d'une autre espèce rêvaient mille découvertes et la conquête de mille vérités nouvelles.
Moments rapides d'ivresse et de bonheur! sublimes émotions que devaient suivre tant de souffrances Faut-il en retracer l'image Peut-on, Monsieur, parler après vous de cette Égypte, où tous les grands dominateurs des nations, Alexandre, César, Bonaparte, ont voulu passer tour à tour, comme par un instinct de gloire, qui leur disait que cette contrée fameuse donnerait à leurs exploits quelque chose de l'éternité de ses monuments? Y Journées des Pyramides et du mont Thabor, bataille d'Hé)iopotis,etvous, Kléber, Desaix, vainqueurs désintéressés, grands capitaines qui ne souhaitiez pas d'être dictateurs, vos noms ne s'effaceront jamais dans le souvenir d'un peuple ami de la gloire et fait pour elle! Mais, parmi ces trophées de la vertu militaire, combien fut belle l'activité des sciences! combien leur génie pa-
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rut-il secourable Après la soumission d'Alexandrie et du Caire, ce furent les sciences qui, par des procédés habiles et d'heureuses inventions, luttèrent contre les dangers d'un climat nouveau, les innombrables besoins d'une armée exilée dans sa conquête, et tous les obstacles réunis de la barbarie et de la guerre.
Les Berthollet, les Monge, les Conté les Malus, et d'autres que nous possédons encore, faisaient servir les connaissances les plus hautes à tous les arts utiles à la vie. On apprenait aux habitants à mieux distribuer le cours du Nil et à moudre plus rapidement le blé des moissons qu'il fait éclore. La capitale des Mameloucks recevait, comme par enchantement, les ingénieuses machines et les industries de l'Europe. A côté d'une poudrière et d'une fabrique d'armes s'élevait une imprimerie, comme si la civilisation, conduite par la guerre, eût voulu attaquer de toutes parts la barbarie musulmane.
Sans indiquer votre utile concours à tous ces travaux, il suffit, Monsieur, de rappeler que vous fûtes alors, par le choix de vos collègues, nommé secrétaire de l'Institut d'Égypte, de cette création célèbre qui marque si bien le génie français, son amour des arts et sa confiance dans l'avenir. Vous y lisiez de savants mémoires, comme un poëte encore aujourd'hui votre collègue, y récita plus d'une fois de beaux vers inspirés par la muse du Tasse et le ciel d'Orient.
Des soins politiques se mêlaient à vos études; une rapide intelligence de la langue arabe, l'art de communiquer avec les hommes, et cette urbanité, dont l'influence est sentie même des barbares, vous fit choisir pour être le commissaire de l'armée française auprès d'un divan Voir à la fin du Discours, note A.
M. Parseval-Grandmaison.
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formé des principaux Ulémasde la ville du Caire. Pendant l'expédition de Syrie et l'absence du chef suprême, votre pouvoir s'accrut encore; et le secrétaire d'une Académie des sciences se trouva presque le gouverneur d'une moitié de l'Égypte singularité qui ne devait pas surprendre, dans une époque où l'ambitieuse politique du conquérant inscrivait en tête de ses proclamations et de ses lettres < Membre de l'Institut et général de l'armée française en < Orient.
Plus tard, on vous confia dans l'Egypte l'administration de la justice, ce bien que tous les peuples comprennent, lors même qu'ils en eont privés; et ces Orientaux si malheureux éprouvèrent, au milieu de la guerre, le bienfait des lois. On venait du fond des Oasis de Libye demander justice au Caire, occupé par les Français. Avant cette époque, vous aviez déjà pris part à ces nobles excursions que le zèle de la science tenta dans la haute Égypte, vers les ruines magnifiques de Thehes; et vous fûtes le témoin ou l'auxiliaire de tant de découvertes conquises, pour ainsi dire, sur l'ennemi, dans ces courses périlleuses, où le géomètre, l'artiste, l'élève de Buffon calculaient les grandeurs, dessinaient les monuments, observaient la nature, à la faveur d'une victoire, ou dans l'intervalle de deux combats.
Associé à tant de savants illustres, dont plusieurs furent martyrs de la science, vous avez, en remontant le cours du Nil, visité l'ile mystérieuse d'Éléphantine, et recueilli, sur le lieu même, les impressions si vives, dont vous avez plus tard animé vos récits.
On doit regretter que vous ne les ayez pas réunies toutes dans un ouvrage complet et détaillé. Cette gloire n'appartenait à personne mieux qu'à vous, dont l'éloquence noble et simple servit d'interprète aux sentiments de vos concitoyens en Egypte. Dans les grandes douleurs qui
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frappèrent plus d'une fois cette vaillante armée, dans les pertes trop cruelles qu'elle eut à déplorer, c'était vous en effet, Monsieur, dont elle empruntait le secours. Que ne puis-je, en quelques mots, ressusciter ces grandes scènes qu'anima votre voix! L'armée française, abandonnée de son premier général et décimée par tant de victoires, avait capitulé par la main de Kléber; elle cédait toutes ses conquêtes, depuis les ports de la mer Rouge jusqu'à Damiette, antique rançon d'un roi de France; elle se retirait du Caire, et ne stipulait que son passage libre, pour revenir en Europe. Mais cette promesse est tout à coup violée, et la captivité seule est offerte aux français. Par une trahison calculée on leur ferme la mer, tandis qu'une grande armée musulmane, envahissant tout le pays qu'ils ont rendu, ne leur laisse plus d'asile que les sables du désert.
Forcé de combattre alors, Kléber, ramassant tous ses soldats, jusqu'aux vétérans mutilés, disperse les hordes nombreuses du grand vizir, le fait fuir par delà le Saïd, et du champ de bataille où il a vaincu, recommence en quelques jours la conquête de toute l'Égypte, dont il avait trop vite consenti l'abandon; mais il meurt assassiné, au comble de la gloire.
Tous les Français vainqueurs, et délaissés par sa mort, conduisirent au lieu funèbre les restes inanimés du héros. A leur suite s'avançaient les chrétiens d'Égypte et de Syrie, les évêques, les prêtres et la légion grecque pleurant un libérateur les musulmans même honoraient en lui cette clémence inconnue dans l'Orient. Alors, du haut d'un bastion, naguère enlevé par nos armes, ayant près de vous la ville du Caire, a demi sauvée des flammes, et sous vos yeux cette héroïque armée, qui serrait autour de vous ses rangs trop peu nombreux, votre voix céiébra dignement le vainqueur de Macstricht et d'Héliopolis. l'uis-
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saut. panégyrique! grande et noble éloquence, qui redoublait au cœur des Français le courage de vaincre et, sur cette terre lointaine et barbare, leur faisait sentir encore la patrie!
Quand votre bouche, en attestant les regrets des soldats, fit entendre ces mots « Je vous prends à témoin, a intrépide cavalerie, qui accourûtes, pour le sauver, sur <t les hauteursdeCoraïm, t'armée entière se troubla, en agitant ses étendards; et vous demeurâtes longtemps interrompu par le bruit des armes et le frémissement de tant de soldats en pleurs.
Deux mois après cette triste solennité, on apprit au Caire le destin du généreux Desaix, qui, récemment parti d'Égypte, avait déjà trouvé la mort et donné la victoire dans les plaines d'ttatie Orateur de l'armée d'Orient, votre voix célébra la mémoire de Desaix, au même lieu où vous aviez honoré les restes de Kléber. Des bords du Nil au champs de Marengo, les armées de la France se communiquaient leur deuit et leur gloire.
Vos discours, alors si puissants sur les âmes, n'ont rien perdu après tant d'années et lorsque, de nos jours, une noble pensée du roi, fondateur de la Charte, fit élever un tombeau à Ktéber, dans sa ville natale, on ne trouva pas de plus belle consécration pour cette fête funèbre, que de répéter vos paroles au pied du monument.
Retenu en Égypte jusqu'au terme de l'expédition, éloquent témoin des derniers malheurs de t'armée, vous revites enfin la France, avec le petit nombre de savants et de guerriers échappés à cette dévorante épreuve. D'une conquête si hardie, de tant de combats et de gloire, il ne restait que les travaux de la science, la carte du pays, la copie des monuments. On voulut au moins ne laisser Voir à la fin du Discours, note B.
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perdre aucun de ces signes précieux de notre passage en Egypte.
Les hommes distingués auxquels ce soin était commis vous désignèrent, par un suffrage unanime, pour tracer le frontispice du temple, qu'ils élevaient à la gloire des sciences et de la patrie. De là ce discours sur l'Égypte, exposition éloquente et rapide, ou sont réunis à grands traits les événements de l'histoire, les observations de la science, les vues de la politique. Vous invoquez à la fois l'autorité des âges et les spéculations du génie. Vous montrez saint Louis, âme sublime dans un siècle barbare, qui devançant la civilisation par l'enthousiasme, aspire à la conquête de l'Égypte, et remplit tout l'Orient de la gloire de ses infortunes et de la nouveauté de son héroïsme. Vous montrez, dans le siècle des arts, le grand Leibnitz proposant l'Égypte à Louis XIV, et traçant pour ce prince le plan de l'invasion que le courage français accomplit dans notre ère nouvelle.
Éclairé par cette glorieuse expérience, vous jetez de grandes lumières sur les entreprises, que pourrait essayer l'Europe, pour humaniser l'Orient. Là se trouvent quelques-unes de ces hautes idées auxquelles vous avez donné tout à l'heure une élévation et une énergie nouvelle. On aime à voir ainsi la supériorité de la raison venir à l'appui des espérances généreuses, et le savoir justifier l'enthousiasme.
Oh si le génie de l'Europe pouvait enfin pénétrer dans ces beaux climats de l'Orient, non pour opprimer, mais pour secourir; comme elles se relèveraient ces races déchues, mais chrétiennes, Oasis vivantes au milieu du désert de la tyrannie turque, peuplades infortunées que depuis tant de siècles l'Évangile réserve et prépare au bienfait de la civilisation et de la liberté! Ce sont là, peutêtre, les conquêtes et les colonies laissées à notre âge. Le
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monde est parcouru. Il n'y a plus de nouveau continent à découvrir; mais il y a près de nous des contrées, mortes par la barbarie, à faire renaître par le commerce, la justice et les arts; c'est là que l'Europe doit s'indemniser d'avoir perdu l'Amérique.
Je m'attache, Monsieur, à ce caractère élevé, à ces grandes vues que tout le monde peut reconnaître dans vos ouvrages. Une autre partie de votre gloire m'échappe; mais vos juges naturels ont placé vos théories dans le rang de celles qui joignent la nouveauté de l'analyse à la grandeur des résultats. En portant l'application des lois mathématiques sur un nouvel ordre de phénomènes, vous avez, disent les savants, ajouté à la science; et nous éprouvons tous que votre esprit lui prête la plus lumineuse clarté.
Depuis votre retour en France, ces hautes méditations furent souvent mêlées pour vous au soin des affaires et à l'embarras des devoirs publics. Préfet de Grenoble, pendant quatorze années, votre administration active et sage ne parut pas souffrir des distractions solitaires de la science; et elle en profita même quelquefois. De grands travaux publics achevés par vous, des marais desséchés, des terres rendues à la culture, la richesse et la salubrité du pays s'augmentant à la fois, ce sont là des titres, Monsieur, qui feront longtemps honorer votre nom dans les industrieux cantons de l'Isère.
Aussi, dans des temps difficiles, les plus honorables témoignages vous furent décernés par toutes les opinions. En vous, l'homme sage et bienveillant, le magistrat intègre et modéré obtenait autant d'estime que le savant illustre mérite d'admiration.
Continuez, Monsieur, dans la retraite, à cultiver ces liantes sciences qui font votre gloire, sans négliger les lettres que vous aimez, et dont vous avez aussi le génie.
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Vous les servez, vous les honorez également par ces beaux éloges académiques, où, plus simple que Fontenelle, vous n'avez pas moins de grâce et de finesse. Rappellerai-je votre éloge d'HerschelI, monument d'une éloquence inspirée par ces grandes découvertes qui sont le sublime de la science? Si, comme vous le dites, en parlant de cet illustre étranger, il n'a été donné à aucun homme de faire connaitre auxautres un aussi grand nombre d'astres nouveaux, jamais ce magnifique présent du génie n'aura été plus dignement célébré. Vos regards savants pénètrent jusqu'aux limites de notre système planétaire, au delà duquel il découvrit une autre création, une autre science, et tout un infini de nouveaux univers; et redescendant de ces spéculations célestes, pour vous arrêter à peindre l'âme irréprochable, les jours paisibles et la douce famille d'Herschell,'vous nous faites dire que la vertu vaut le génie, dans ce qu'il a de plus grand, et qu'une vie pure n'est pas moins belle à contempler que la splendeur des cieux. La même philosophie anime vos éloges du célèbre Delambre et de Bréguet, qui fut un grand artiste et un sage. Continuez, Monsieur, ces nobles travaux; notre siècle est fait pour vous entendre.
Une sage indépendance élève les esprits; l'émulation est dans la société, la vertu sur le trône. Un prince, dont les inspirations naturelles sont toujours confiantes et généreuses, a marqué les premiers temps de son règne par l'affermissement de ce droit d'écrire, et de publier ce qu'on pense, bienfait irrévocable de deux monarques, institution royale et populaire que personne ne pourra désormais arracher à la France! Ainsi puissent les sciences et les lettres longtemps fleurir par la plus belle des protections, la liberté publique!
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NOTES,
NOTE A. On aurait pu facilement étendre cette liste. Beaucoup d'hommes associés à l'expédition d'Egypte sont encore aujourd'hui l'honneurdes sciences. Il suffitd'indiquer MM. Geoffroy Saint-Hilaire, Girard, Cordier, Savigny, Jomard. Un administrateur éclairé, M. de Chabrol, servait en Egypte comme ingénieur. Les Desgenettes, les Dubois, les Larrey commencèrent là leur grande réputation. Des omciers supérieurs et des généraux, les Caffarelll, les Andrëossy, cultivaient les sciences, et inétalent leurs observations à celles des savants les plus célèbres. Sous ce rapport, rien n'est plus curieux que la collection des Mémoires de l'Institut d'Égypte, imprimf.s au Caire. Mais parmi tous les savants coopérateurs de l'expédition d'Égypte, il en est un que la reconnaissance de l'armée avait particulièrement distingue c'est Conte, génie inventeur qui trouvait, par son industrie merveilleuse, autant d'expédients et de ressources, que l'armée éprouvait de besoins.
Dans les premiers jouM de l'expédition, les soldats regardaient avec un peu de dérision ce cortége de savants dont ils étaient accompagnés. Dans leurs plaisanteries militaires, ils donnaient même un nom si respectable à cet animal utile et dédaigné dont il est fait grand usage en Egypte. Chaque soldat appelait son âne un savant. Mais bientôt ils revinrent de ce grossier dédain, et comprirent les grands égards que leur général avait pour de si précieux auxiliaires. Conté n'avait d'autre titre que chef des aérostiers mais ses services furent immenses, et s'appliquaient à tout.
Cet homme, privé d'unceii qu'il.avait perdu dans une expérience chimique, était, au milieu de l'Egypte redevenue barbare, un véritable Hermès Trismégiste, qui semblait créer tous les arts. Dès le commencement de l'expédition, si l'on avait cru son avis, il eùt, par l'étabiissemcnt d'une iigne de télégraphes, prévenu la surprise et le désastre de la flotte française dans la rade d'Aboukir; mais il sauva du moins Alexandrie.
Bientôt après, il établit des ateliers au Caire. La révolte de cette ville ayant fait tomber aux mains des Turcs tous les instruments que
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l'on avait apportés d'Europe, il en fabriqua de nouveaux, et fit à la fois les outils et les ouvrages de presque tous les métiers. Il établit des moulins, des fonderies, des fabriques d'acier et de toile. Dans ses ateliers, pour ainsi dire encyclopédiques, il faisait fabriquer des canons, des sabres, des instruments de chirurgie et de mathématiques, des lunettes, des loupes, des crayons, des trompettes, tout ce qui servait ennn et aux besoins du soldat et aux recherches du savant. )I employait des naturels du pays à tous ces travaux. )i perperfectionnait quelques grossières industries en usage chez eux, tt leur apprenait à mieux faire le pain, en même temps qu'il les frappait d'admiration par le spectacle magique des aérostats. Après la bataille d'Héliopolis, quand l'Égypte, bloquée par les Anglais, se trouva privée de tout commerce, il fabriqua des draps pour habiller les troupes et les habitants.
Mille recherches curieuses sur l'état du pays se mêlaient à tant de travaux. La droiture et les nobles qualités de cet homme si rare augmentaient encore l'admiration qu'il inspirait et les regrets qui suivirent sa perte. Conté mourut le 6 décembre t805, quatre ans après son retour d'Égypte.
NOTE B. Par une fatalité singulière, Desaix fut tué à Marengo le même jour et presqu'à la même heure où Kiéber était assassiné sur la terrasse de la maison qu'il occupait au Caire. Ce fut le 14 juin i 600. Ces deux grands capitaines appartiennent à cette première école de généraux français'qui, nés de la révolution, gardèrent dans les camps l'esprit de liberté. A la tête de tous, il faut nommer le général Hoche, si grand sur le champ de bataille, si généreux même dans la guerre civile, proscrit plos d'une fois par les chefs de la révolution, et se vengeant de chaque persécution par d'immortelles victoires. Là se place aussi le jeune et intrépide Marceau, que Ktéber aima d'une vive amitié, et dont ii dessina le monument funèbre. Le caractère commun de ces hommes n'était pas seulement le mépris du danger et l'instinct de la guerre, c'était surtout une sorte d'élévation humaine et patriotique, un amour de )a France pour elle-méme, un enthousiasme de liberté sans fureur politique, un désintéressement admirable et qui dédaignait à la fois le pouvoir et la richesse. L'histoire de ces grands capitaines morts trop tôt est signalée par une foule de traits qui feraient honneur aux vies de Plutarque.
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Moins fier, moins indépendant peut-être, Desaix vient se placer à leurs côtés par ses héroïques et modestes vertus. Rien de plus beau que la rivalité de KJéber et de Desaix dans la campagne d'Egypte, et ces deux hommes attirent également les regards par des quahtée différentes. Sorti d'une condition pauvre, presque sans éducation, Kiéber, avec sa haute stature et son air martial, était un soldat parvenu, mais un soldat plein de génie. Se* manières ouvertes et franches gardaient quelque chose d'an peu rude. Ses paroles énergiques enlevaient le cŒur de ses compagnons d'armes, dont il était adoré. Dans ie peu de temps qui suivit la victoire d'Héttopotis, jusqu'à sa mort, il montra des talents pour gouverner, conmM pour vaincre. Plus lier qu'ambitieux, sa loyauté n'aimait pas le g<nie profond et dissimulé de Bonaparte; et s'il eût vécu, peut-être eût-il été le plus redoutable adversaire du premier consul.
Desaix avait, au contraire, un génie cultivé par ta réflexion et l'étude. Savant lui-même, il partageait les travaux de l'Institut d'Égypte. Par sa générosité, son abord affable, son amour des arts, il semblait un nouveau Germanicus envoyé dans l'Orient. Au-des-
sus de la jalousie, comme de l'ambition, admirait Bonaparte, et ne s'en défiait pas. Celui-ci, frappé d'une sorte de respect pour la modeste grandeur de Desaix, lui avait con&é la partie la plus importante de l'expédition, le soin de soumettre la haute Egypte. Desaix atteignit les Mamelouks, les vainquit, et fit respirer sous sa conquête les malheureux habitants du SaM. Les chrétiens d'Egypte le chérissaient; les musulmans ne l'appelaient que le sultan juste. !t quitta l'Égypte, au moment où il croyait la guerre terminée, avant la rupture des conventions et la victoire d'Héliopolis. Si Desaix, resté en Egypte, eût survécu à Kléber, on ne peut douter que son génie n'eût longtemps maintenu l'armée française en Orient. Nul homme n'était mieux fait, par son habileté et par ses vertus, pour pacifier un pays vaincu, et civiliser des barbares. Son esprit éclairé avait fortement saisi tous les grands avantages de politique et de commerce que pouvait offrir l'établissement des Français en Egypte. Mais la destinée l'appelait ailleurs et on ne peuf s'empêcher de remarquer ici avec quelle rapidité tous les obstacles s'aplanissaient devant Bonaparte, par la mort prématurée de ces grands capitaines qu'avaient enfantés les guerres de la république.
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RÉPONSE
DE M. VILLEMAIN
AU
DISCOURS DE M. ARNAULT,
PRONONCÉ DANS LA SÉANCE DU 24 DÉCEMBRE 1829. MONSIEUR,
Vos amis se rappellent encore le jour, déjà bien éteigne, où, victime des troubles publics, banni de l'Institut et de la France, au moment de partir, vous traciez à la hâte quelques vers pleins d'émotion, sans amertume. C'était une touchante allégorie sur vous-même; c'étaient tout à la fois les incertitudes et la résignation d'un exilé De ta tige détachée,
Pauvre feuille desséchée,
Où vas-tu? Je n'en sais rien.
L'orage a frappé le chêne
Qui seul était mon soutien.
De son inconstante haleine,
Le zéphyr ou l'aquilon,
Depuis ce jour, me promène
De la forêt à la plaine,
De la montagne au vallon.
Je vais où le vent me mène,
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Sans me plaindre ou m'effrayer
Je vais où va toute chose,
Où va la feuille de rose
Et la feuille de laurier.
Jamais vous n'aviez été plus heureusement poëte, et mieux inspiré que Je jour même l'Académie vous perdait. Le talent est inamovible, et peut se passer des distinctions littéraires, qui ne sauraient se passer du talent. Reprenez aujourd'hui. Monsieur, par d'unanimes suffrages, une place que l'élection libre vous avait autrefois donnée, et qui dès lors semblait devoir ne vous manquer jamais.
Au prix d'une bien pénible épreuve, vous aurez vu les travaux de votre honorable carrière appréciés deux fois, à des époques diverses, et presque par des générations différentes. Que de vicissitudes dans la fortune et dans la gloire ont rempli ce siècle de trente ans Que de changements ont passé sur la littérature et les arts Que de révolutions dans les idées Que de renommées ont brillé et disparu Celle de l'écrivain original que vous remplacez ne sera pas emportée par ce mouvement rapide. Picard avait retracé les formes éphémères et, pour ainsi dire, les anecdotes accidentelles de la société; mais, dans un sujet temporaire, il mit un talent durable. Notre scène comique avait produit un grand homme, que Boileau nommait le plus rare génie de son siècle, et dont la gloire, même dans le nôtre, n'est mise en doute par personne. Après lui se succédèrent en France plusieurs talents comiques, spirituels, délicats. Mais cette création d'après nature, cette verve d'invention, cette gaieté philosophique et familière, elle n'était plus. On en retrouvait seulement quelques traits exquis dans les romans et les comédies de Le Sage. A la suite de nos troubles civils, lorsque la société commox':))) a se rétabiir assez confu-
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sément, quelques jeunes gens s'emparèrent du théâtre comique; l'un facile et gracieux; un autre nerveux et dramatique; un autre qui rappelait par son style le goût et l'élégante pureté de Térence. Picard eut pour lui l'invention, l'activité comique, le succès continuel et populaire. Comédien et poète, comme Shakspeare et Molière, il renouvela l'exemple de cette puissance théâtrale qui enchante doublement le public, et lui fait aimer dans l'auteur l'homme que chaque soir il voit et il applaudit. Dans la mobilité de cette époque, dans ces subites transformations du gouvernement et des mœurs, il copiait la société, à mesure qu'elle posait devant lui. Ses pièces ne sont pas seulement l'histoire, mâis le journal du temps.
Le mérite suprême de Picard, ce qui permet de prononcer son nom, à demi-voix, après le grand nom de Molière, c'est le naturel, don précieux, rare, inimitable, que l'on cherche, que l'on redemande, et qui, le jour où nous le retrouverons comme le possédait Picard, sera la plus heureuse innovation que l'on ait vue depuis longtemps. Picard ne le cherchait pas c'était sa langue sentiment, idées, expressions, tout lui échappait ainsi, sans qu'il le voulût. On ne remarque pas si son dialogue est spirituel; il est mieux il vous fait oublier l'auteur et entendre le personnage avec son parler, son accent, sa voix. L'expression la plus simple lui va si bien, qu'il semble toujours un peu gêné dans les vers. Disons vrai, comme lui c'est surtout en prose qu'il est excellent poète comique.
Picard devait cette vérité de style à son instinct d'observateur il avait lu dans la vie humaine, plus que dans les livres. S'il empruntait parfois aux moralistes quelque vue ancienne sur le cœur humain, il la rajeunissait par la perspective dramatique. Un jour, un vers d'Horace lui
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donna toute une comédie charmante et nouvelle sur la plus vieille des vérités. Jusque-là on avait coutume au théâtre de maintenir les caractères; c'était la règle. Il imagina de les bouleverser tous, sous le vent de la fortune; et il tira de cette inconstance même la leçon et l'effet dramatique il fit les Marionnettes, puis les Ricochets. Car souvent une idée heureuse lui servait deux fois. Un passage de La Bruyère lui inspira la Petite Ville; et, comme son modèle, il avait deviné si juste dans les détails, qu'il fut accusé de satires personnelles par plusieurs petites villes à la fois.
Dans des temps si fertiles en résolutions, -Picard ne put cependant s'élever jusqu'à la comédie potttiquc la libcrtc manquait toujours au talent. Mais, avec l'énergie d'un honnête homme, il donna plus d'une fois à la comédie morale cette austère franchise qui ne s'arrête pas aux ridicules, et touche à des vices profonds <!t sérieux. Les tentations frénétiques de la cupidité, l'agiotage spéculant sur l'instabilité sociale, les calculs de la friponnerie cachant et proparant une banqueroute sous la magnilicence d'une fête, trouvèrent en lui un accusateur qui devançait le magistrat; et, en attendant que la justice eût l'appui de la loi, il lui donna celui du talent et de l'opinion, nouveau ressort des États, puissance insaisissable, qui, formée par de libres discussions, devient, dans nos sociétés modernes, la première sauvegarde des droits publics et l'incorruptible mandataire de la vérité. Après avoir rappelé le caractère moral des écrits de Picard, je ne dirai plus rien de son talent. Pour le juger dignement, pour apprécier cet art ingénieux et savant du poète comique, il faudrait que celui de nos collègues qui nous est rendu en même temps que vous, Monsieur, vous eut précédé, et que le brillant auteur des Deux Gen~re.~ assisacette place, se fût partagéavecvousi'élogedc Picard.
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Seul, Monsieur, vous l'avez loué avec l'expérience du théâtre et la supériorité d'un goût exercé. D'ailleurs les succès de Picard et son heureux génie ne sont contestés par personne. Il n'y a point de théories diverses et de systèmes exclusifs sur la comédie, sans doute parce que l'on est indulgent pour ceux qui nous amusent. Peut-être aussi, la comédie étant par elle-même quelque chose de plus vrai que l'idéal tragique, il a été plus facile de s'accorder sur la forme, ou plutôt de les admettre toutes. Ce n'a plus été une question de principes, mais de succès; et le poëte comique applaudi des spectateurs a toujours été suffisamment classique pour eux. Là surtout, le théâtre change, comme les mœurs qu'il exprimé et le tableau est variable, pour être fidèle.
Les altérations que le temps fait subir à l'idéal tragique, les rapports délicats entre la vérité simple et la poésie sont plus difficiles à marquer et à saisir. Heureux les talents qui plaisent à plusieurs époques L'homme de goût et la foule admireront toujours le génie qui éclate dans le drame majestueux et passionné de nos grands poëtes. Si quelque chose de plus libre, répandu dans les esprits, demande aujourd'hui des beautés nouvelles,.la gloire de ces illustres devanciers n'en souffre pas. Innover habilement, ce serait encore suivre leur exemple. Tout grand artiste est novateur le seul point, c'est d'innover par la création, et non par les systèmes.
Vous avez, Monsieur, dans vos ouvrages, tenté plus d'une fois, avec succès, et le dernier degré de la terreur tragique, et l'extrême simplicité, trop rare sur notre théâtre. La mâle énergie de votre ~ay<K~ charma jadis le public et la cour de la Monarchie vieillissante. Les imaginations, ébranlées par Ducis, virent avec effroi le sombre dénoûment de vos Vénitiens; et votre tragédie de Guillaume de IVassau, écrite dans la solitude et l'exil,
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sans ornements, sans pompe théâtrale, est empreinte de naturel, par le caractère même des vertus qu'elle retrace. Dans CermctMtCM~, vous avez tenté avec hardiesse un de ces grands sujets de l'histoire romaine, que t'étoquence de Tacite avait d'avance élevés jusqu'à ta poésie, et où ce grand modèle soutient etdéses'pèret'jmitate~ Après avoir parcouru la diŒct~ earnere frtM~Ée par les maîtres immortels de notre scëae tragique~ ~ous avez essayé, Monsieur, cette de tOute~ ïas&rmes acétiques, où des souvenirs inimitaMes dôî~eat le plus iatimider le latent vous avez fait des fables. tMm& te pays de La Fontaine, avait-on le droit de faire encore des fables? Votre exemple en est la preuve. Vous av~z trouvé 'a cueillir dans ce champ moissonné. L&, où nulle comparaison n'est possible, une part d'originalité vous est acquise. Vos fables ont un caractère à vous. Elles sont, j'en conviens, quelque peu satiriques. En les lisant, on ne s'écriera pas à chaque page Le 6omAoMme mais on dira toujours l'honnête homme, dont l'âme est généreuse et droite, lors même que son esprit se blesse et s'irrite La fable eut, de tout temps; ses hardiesses, et chercnaJ'atlégorie pour voiler t'épigramme. Les nôtres, écrites à des époques bien diverses, dans le bonheur et dans t* adversité, ont, avec un trait commun de malice; des nuances varices par l'imagination et le sentiment. L'invention en est souvent heureuse, le style rapide. Elles vous donnent une place là, où il semble que personne ne pouvait plus en obtenir.
Le même tour d'esprit, la même raison piquante se re'trouvent dans vos mélanges de littérature. Ce sont d'ingénieux essais qui ont occupé pour vous l'intervalle de plus sérieux travaux. Car vous avez entrepris la tâche difficile d'écrire l'histoire, et même l'histoire contemporaine. Ici, Monsieur, les souvenirs de votre vie se mêlent
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à ceux de votre talent et je n'essaierai ni de les taire, ni de les éluder. Quels contrastes, que d'événéments prodigieux entre l'époque où, jeune et poëte, vous suiviez à Malte le vainqueur d'Italie partant pour la conquête d'Égypte, et celle où l'ancien dominateur de l'Europe, mourant captif à Sainte-Hélène, vous léguait un don testamentaire trop fort pour sa succession appauvrie, et inscrivait votre nom sur une page funèbre qui doit la conserver à jamais.
Avant le dernier moment de ce grand drame historique, dont les scènes furent dispersées sur tant de points du monde, votre imagination fortement émue avait essayé de les réunir dans un récit complet et détaillé. Depuis votre retour en France, voua aviez commencé et presque achevé ~'histoire de celui qui survivait encore à sa grandeur et à sa chute. Peut-être, dans cet,ouvrage, riche de souvenirs et de tableaux, aitez-vpus été quelquefois l'historiographe du conquérant vaincu; peut-être avez-vous flatté sa défaite, comme d'autres ont flatté ses triomphes. M~tis le souvenir de tant de gloire, même embelli par le talent, ne peut désormais donner ni crainte ni regret à personne. Chaque jour la vérité se dégage des partialités contemporaines, et se réfléchit avec plus d'éclat dans le lointain lumineux de l'histoire. Un nouveau monde social a commencé. La guerre, détournée de l'Occident, pèse sur les extrémités barbares de l'Europe orientale. La France ne gouverne plus les nations par ses décrets et par ses armes; mais elle leur offre encore un grand spectacle dans le laborieux progrès de ses libertés combattues. Jouissons cependant du bonheur de vivre et de penser sous de sages institutions, plus fortes que les passions qui voudraient les détruire ou les altérer.
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RÉPONSE
AU DISCOURS DE RÉCEPTION DE M. SCRIBE, SUCCÉDANT A M. ABNAULT.
MONSIEUR,
Votre discours a réussi comme une de vos comédies; et vous venez de retrouver ici les applaudissements qui suivent votre nom sur tous les théâtres de la France et de l'Europe. L'Académie l'avait prévu elle était sure, en vous nommant, d'être juste et populaire. Dans tout genre de littérature, toute célébrité durable est un grand titre académique et il n'est donné à personne d'amuser impu'nément le public pendant vingt ans de suite.
Vainement, Monsieur, par une tradition de modestie, vous opposeriez à ce long succès la forme un peu frivole de vos ouvrages. En général, ce qui compte le plus dans les productions du goût, ce n'est pas le sujet ou le cadre, mais le talent. Il y a telle chanson qui vaut mieux qu'un poëme épique.
L'académicien célèbre que vous remplacez aujourd'hui, et que vous avez si bien caractérisé, après avoir entrepris avec ardeur, et souvent avec force, la grande œuvre de la tragédie, a marqué surtout sa verve originale par des épi-
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grammes qu'il appelait des fables. Ce n'est pas lui homme d'esprit autant que de talent, qui méconnaîtrait tout ce qu'il y a de création littéraire dans le genre de comédie dont vous renouvelez sans cesse les intentions ou la forme. Il ne vous reprocherait pas même vos divers et ingénieux collaborateurs à beaucoup de jolis ouvrages que vous n'avez pas faits seul, mais qui n'auraient pas été faits sans vous. M. Arnault savait que le goût qui perfectionne et qui choisit estun côté de l'invention, et qu'une idée appartient pour moitié à celui qui la fait valoir tout son prix. Il accepterait donc volontiers pour lui-même le collaborateur impérial que vous venez de lui donner, et dont vous. avez peint en deux mots la courte et terrible poétique.
Le cinquième acte des Vénitiens est le seul ouvrage qu'ils aient fait en commun. Si cette société ne fut pas plus active, la faute n'en est pas au général Bonaparte, qui, dans le premier feu de la jeunesse et de la gloire, entre l'Italie vaincue, la France à maîtriser, l'Égypte à conquérir, occupé de tout, rêvant tout à la fois, débordait d'inventions et d'idées, en attendant l'empire. M. Arnault s'était attaché à sa fortune depuis 1'.Italie, et depuis la tragédie d'Oscar, qu'il avait envoyée à l'héroïque admirateur d'Ossian.
Bientôt il fut de la grande expédition; il fut de ceux qui partaient avec César pour Alexandrie. Durant les premières lenteurs de la traversée, sur ce vaisseau amiral /eK~ qui portait tant de renommées scientifiques et militaires, il était là dans de continuels entretiens avec le général. On parlait guerre, beaux-arts, liberté, conquête du monde, littérature, tragédie. Bonaparte revenait souvent à ce dernier sujet, sur lequel il avait toute une théorie. La politique, les intérêts d'État lui semblaient seuls KM~ere tragique, disait-il, et tout ce qui n'était qu'amour,
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combats de cœur, jusqu'à Zaïre inclusivement, il le renvoyait à la comédie. M. Arnault résistait à ces innovations et comme un jour, après un long débat, le général lui disait <! Il n'importe je veux que nous fassions une < tragédie ensemble. Volontiers, lui répondit M. Ar« nau)t, quand nous aurons fait ensemble un plan de campagne.
Maigre cette familiarité, que tant d'autres auraient enviée, et malgré sa confiance en l'étoile du conquérant, M. Arnault n'acheva pas le voyage. Un devoir d'amitié le retint à Malte, au début de la conquête. Mais il était au premier rang de ceux qui appelaient le retour d'Égypte, et y préparaient l'opinion. Près de Bonaparte, au 18 brumaire, il était un des plus zélés complices de ce coup d'État militaire, qui devint la fondation d'un empire; it l'était, sans calcul personnel. Homme de lettres avant tout, un peu insouciant et fier, M. Arnault ne poussa pas plus loin sa fortune et la faveur du maître. Il s'arrêtait à Malte; et plus tard, loin de la politique et de la cour impériale, il acceptait de modestes et graves fonctions, où son influence, je dois m'en souvenir, fut toujours juste et bienveillante.
Les lettres occupaient tout son loisir. Auteur tragique de l'école de Ducis, il a, dans ses ouvrages, mêlé aux anciennes formes un nouveau degré de terreur, et quelquefois de simplicité. Admirateur passionné de Napoléon, il ne fut pas le chantre de son règne. Ces grands dominateurs qui ébranlent si fortement l'imagination des peuples n'éveillent celle du poète que longtemps après eux. Doué d'un esprit piquant et satirique, plus fait pour les allusions malignes de l'apologue que pour les pompes du panégyrique, M. Arnault n'a beaucoup loué Napoléon qu'après sa chute, et dans le style sérieux de l'histoire. Sa partialité alors était l'enthousiasme pour le génie et pour
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le malheur; et elle lui a inspiré plus d'une page éloquente. Il avait payé de l'exil le droit de les écrire. Homme de lettres paisible, fort ennemi de toute révolution sociale, il avait été emporté dans les chances d'une révolution de dynastie.
C'est par là qu'il a pu cesser quelque temps d'appartenir à cette Académie, où sa place était si justement marquée, et où tant de voeux le rappelaient. Il y rentra, même sous le pouvoir qui avait eu le tort de l'en bannir. Il y entendit, pour la seconde fois, rétoge des travaux qui avaient honoré sa vie, et du talent dont nulle révolution n'avait pu le destituer. On lui redit les vers charmants qui ont daté, pour l'avenir, le premier jour de son trop long exil et il recueillit, dans les suffrages et l'émotion du public, la plus douce récompense d'un noble caractère. A ce titre, non moins que pour sa renommée, M. Arnault fut appelé à la mission de confiance que la perte d'un homme si spirituel et si respectable que M. Andrieux laissait vacante parmi nous, et qui impose surtout pour devoir d'aimer les lettres, d'en défendre au besoin la dignité, et d'être toujours fidèle aux sentiments qu'elles inspirent et qu'elles commandent.
Combien devons-nous regretter qu'une fin soudaine ait abrégé cette vie encore dans toute sa force, et ait enlevé M. Arnault à ses travaux interrompus! Les Mémoires qu'il écrivait, avec une verve piquante et négligée, sont un monument curieux de sa vieillesse, qui peut défier avec avantage cette critique si souvent ingrate et dure pour les derniers ouvrages de l'artiste et du poëte. Spectateur intelligent et sans ambition, mêlé aux événements du siècle et n'en profitant pas, M. Arnault avait vu beaucoup de choses, et les avait jugées avec cette droiture de conscience qui donne de nouvelles lumières à l'esprit. Ni l'intérêt ni les engagements politiques ne préva-
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laient sur la véracité de ses souvenirs et sur son instinct moral; et il est telle infortune de l'ancienne Royauté qui, nulle part, n'a été dépeinte et déplorée avec une sympathie plus touchante que dans les pages de M. Arnault, banni de France, en 1815. C'est qu'il avait surtout de la justice dans le cœur. Par là, ses écrits, empreints parfois de passion contemporaine, respirent toujours une sincérité qu'on estime.
Vous avez senti et dignement loué ce mérite de votre prédécesseur, vous, Monsieur, dont la carrière, toujours heureuse et facile, a été si différente de la sienne. Vous savez ce qu'on doit de respect aux muses sévères, aux pénibles études, aux succès laborieux et contestés. Vous le savez par ouï-dire; pour vous, les lettres ne furent dès la jeunesse qu'amusement, célébrité, fortune. C'est une destinée bien rare, de dangereux exemple peut-être, mais que votre talent justifie, et que votre caractère fait aimer en vous.
Ne craignez pas, Monsieur, que je veuille vous louer longuement de cette destinée; mais permettez-moi d'en chercher la cause dans une question plus générale que vous vous êtes proposée tout à l'heure, et que vous avez décidée avec plus d'esprit et de succès que de vérité. Le secret de votre longue prospérité théâtrale, c'est, je crois, d'avoir heureusement saisi l'esprit de notre siècle, et fait te genre de comédie dont il s'acconnnode le mieux et qui lui ressemble le plus, une comédie vive, dégagée, pressée, non pas un grand tableau d'art, qu'on aurait peu le loisir d'étudier, mais une suite de portraits expressifs qui amusent, qui passent, et dont pourtant on se souvient. Loin donc de partager l'opinion que vous venez de soutenir, loin de croire, comme vous, que le théâtre est par état en opposition avec les mœurs, qu'il est le contre-pied de la société, et que, pour plaire au public, il ne doit pas du
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tout lui ressembler, je m'en tiens, je l'avoue, à l'ancienne opinion; et je chargerai vos comédies de réfuter en partie votre discours.
La comédie, sans doute, n'est pas à elle seule toute l'histoire d'un peuple mais elle explique, elle supplée cette histoire; elle ne dit rien des événements politiques, depuis Aristophane du moins, ou, si vous voulez, depuis Bertrand et Raton mais elle est un témoin de l'esprit et des mœurs publiques, qui souvent ont donné naissance à ces événements. Sans nommer personne, elle écrit les mémoires de tout le monde. Connaitriez-vous parfaitement le siècle de Louis XIV sans Molière? Sauriez-vous aussi bien ce qu'étaient la cour, la ville et ya~M/e surtout? Il n'est aucune pièce de Molière, jusqu'au drame fabuleux de Don JtMM, qui ne vous montre quelque côté curieux de l'esprit humain dans le dix-septième siècle, qui ne vous fasse sentir le mouvement des mœurs, et deviner le travail même des opinions, sous le calme apparent de cette grande et majestueuse époque.
Et plus tard, Monsieur, ce théâtre subtil et maniéré de Dorat, de la Noue, ou même de Marivaux, que vous confondez trop avec eux, êtes-vous bien sûr qu'il soit si fort en contraste avec le temps auquel il appartient? Le dixhuitième siècle, ~t rempli de présent et ~'û~eM~, pour emprunter vos expressions, n'avait-il pas, dans l'oisiveté de ses classes élevées, dans l'abus de l'esprit, dans la mollesse raffinée des mœurs, quelque ressemblance avec le drame prétentieux qu'il applaudissait? et ne peut-on pas même trouver, à cet égard, que plusieurs comédies de ce temps, qui sont de faibles ouvrages, sont pourtant de tldèles peintures, et que, peu estimées du critique, elles ne sont pas indignes d'un regard de l'historien? Quant aux bonnes comédies de la même époque, elles en disent encore plus; elles en disent trop; et le ~an'aye de Figaro,
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par exemple, est un renseignement incomparable, pour l'histoire de la fin d'une Monarchie.
J'hésite, Monsieur, à vous suivre plus loin, et à me jeter avec vous, à propos de comédie, dans les annales de notre révolution. Mais, à cette époque même, l'emphase sentimentale, le culte de la vieillesse, de la vertu, de l'enfance, qu'étalait le théâtre, au milieu des fureurs politiques, n'était-ce pas encore un trait de mœurs? Ne peut-on pas y voir le même mensonge social qui se retrouvait dans des discours de tribune et des programmes de fêtes, et qui mêlait un jargon d'humanité à des actes terribles? C'étaient la prédication et les antiennes des ligueurs du temps.
Il me semble donc, Monsieur, que, bon ou mauvais, naturel ou recherché, le théâtre est toujours, 'comme on l'a dit et jadis prouvé spirituellement, un témoin précieux pour l'histoire des opinions et des mœurs.
Dans les mœurs sont compris les préjugés, les souvenirs, les regrets d'un peuple. C'est pour cela qu'il va chercher parfois sur la scène des images qui ne sont pas l'expression immédiate de son état présent, mais qui lui rappellent ce qu'il souhaite, ou ce qu'il a perdu. Ainsi, pour prendre vos exemples, si, pendant les années pacifiques de la Restauration, vos colonels en retraite, vos vieux et braves soldats, vos guerriers, vos lauriers, pardon, Monsieur, avaient tant de faveur, ce n'est pas que ce tableau fût en contraste avec l'esprit du temps; c'est qu'au contraire il le flattait, en caressant un dépit national et un politique clairvoyant aurait pu démêler, à ces spectacles si applaudis de la foule, une passion profonde, populaire, que quinze ans n'avaient pas éteinte, et qu'un jour fit éclater.
On trouve donc, Monsieur, dans votre propre théâtre, cette vérité contemporaine que vous refusiez tout à
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l'heure à la comédie, pour l'attribuer exclusivement à la chanson; et vous voilà vous-même plus historien que vous ne voulez. Au reste, Monsieur, dans cette question, vous avez pris vos sûretés; vous avez mêlé la chanson et la comédie, et vous serez applaudi de tous côtés, quelque parti que l'on prenne sur votre théorie littéraire. J'avouerai même que cette théorie devient très-spécieuse dans les derniers exemples que vous citez. Près de nous, au moment presque où nous parlons, on n'apercevait plus le même rapport, la même intelligence entre le théâtre et le public; ou plutôt l'un des deux semblait vouloir être le corrupteur de l'autre. N'y avait-il pas, toutefois, dans le contre-coup d'un grand changement social, dans le battement stérile des imaginations émues, quelque chose qui explique et qui faisait naitreun besoin d'émotions fortes, en contraste avec des habitudes paisibles, besoin souvent mal satisfait au théâtre, et qu'on aurait vu s'émousser de lui-même par l'ennui du public, à défaut de censure? Vous en jugerez mieux que personne, vous, Monsieur, que l'épidémie de l'exagération et du faux n'avait pas gagné, et qui saviez, même en pleme liberté, être piquant par la raison, et vous passer du scandale pour l'effet dramatique.
])e longs succès vous avaient appris cet art difficile dont vous vous êtes bien rarement écarté, dans tant de pièces échappées si vite. Boileau disait avec un peu d'aristocratie poétique
Il faut, même en chanson, du bon sens et de l'art. Ce conseil, qui paraîtra dédaigneux et superflu de notre temps peut-être, ne s'en applique pas moins avec justice à. toutes les variantes de la chanson sur nos théâtres. Jamais la frivolité du genre, la liberté du cadre, la folie de l'auteur n'excluent ces deux vieilles conditions que
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demandait Boileau, du bon sens et de l'art; et elles viendraient, par circonstance ou par système, à manquer dans les grands ouvrages, qu'il faudrait encore les réclamer pour le vaudeville et l'opéra-comique.
C'est ainsi que, dans le siècle dernier, un homme dont le talent s'était formé sans culture, Sédainc, à force de rénexion et d'art, se fit une place nouvelle sur notre théâtre, et y laissa des ouvrages que les vôtres mêmes n'ont point fait oublier. Vous, Monsieur, préparé de bonne heure par l'étude des lettres, vous eûtes moins d'efforts à faire et d'obstacles à vaincre. A cette part d'originalité, sans laquelle nul écrivain ne saisit fortement le public, vous aviez joint le goût des bons modèles; et vos premiers ouvrages, qui semblaient improvisés dans l'insouciante gaieté de la jeunesse, étaient toutefois calculés habilement et écrits avec autant de soin que de vivacité. Mais vous renfermiez d'abord ce talent dans des cadres étroits et légers. Les caractères naturels, les conceptions premières vous semblaient en)evés par les maîtres de la scène. En jetant un coup d'œil observateur sur notre société, vous n'y trouviez plus ces différences marquées, ces luttes de rangs, ces originaHtés de classes et de personnes, si favorables à l'action de la haute comédie; et, malgré d'heureux exemples vous hésitiez à tenter cette belle forme de i'art.
Les succès faciles et prompts vous séduisaient davantage. Au lieu de concentrer la force comique sur quoique sujet d'intrigue et de ;nœurs longtemps médité, vous avez éparpi))é la comédie dans une fouie de brillantes esquisses, et reproduit l'ingénieuse fécondité de ces poètes espagnols, dont les ouvrages et les succès se comptaient par centaines.
Au milieu d'une société placée tout entière sur le même niveau, mais mobile et agitée, vous avez mis en
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scène les opinions, les fantaisies, )<'s modes, a mesure qu'elles posaient devant vous. Quand h vérité du jour ou du moment devenait difficile à aborder en face, vous l'avez quelquefois adroitement tournée, et vous avez dû prendre les nuances au lieu de grands traits, sachant faire applaudir même ce que vous ne disiez pas. Quelquesunes des petites pièces de Molière ne sont guère moins goûtées des connaisseursque ses chefs-d'œuvre. Vous avez su être original, en les imitant; et quelquefois le souvenir ou la contre-partie d'une idée de ce grand poëte vous a fourni toute une pièce nouvelle.
Mais c'est dans notre temps surtout, dans l'horizon de Paris, sa vie d'affaires et de plaisirs, sa banque, son commerce, sa littérature, c'est autour de vous, c'est aujourd'hui, c'est hier que vous avez saisi vos modèles et reçu vos inspirations. Votre théâtre s'est rapproché de ces proverbes de salon, où la société se peint d'autant mieux qu'elle les fait elle-même, et qu'elle y met son langage. Mais en écrivant ainsi sous la dictée du public, en lui rendant ce qu'il vous donnait, que de vues heureuses et fines, que d'intentions comiques, quel vif et piquant dialogue marquaient votre part dans ce travail commun! C'est par là, Monsieur, que vos pièces, transplantées, ont amusé toute la France, et que, passant à l'étranger, traduites, mêlées, allongées, selon le goût des peuples, elles ont défrayé les théâtres du Nord et du Midi. Partout on a ri, partout on s'est attaché à vos ouvrages; ce qui prouve que le costume et l'à-propos ne sont pas tout dans ces pièces si parisiennes, et qu'elles ont un grand fonds d'esprit vrai et de gaieté cosmopolite.
Je me souviens qu'un critique célèbre d'Allemagne, un peu sévère pour nos poëtes classiques, et conduit au paradoxe peut-être, à force de savoir et d'esprit, préférait, en propres termes, le 6'o~!C!<eMr au Misanthrope. Vous
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n'êtes pas de cet avis, Monsieur, j'en suis sur. Mais l'illusion même que votre piquant théâtre a pu faire à de tels juges est encore un éloge et cette illusion serait impossible, s'il n'y avait pas quelque chose de bien spirituel et de bien vivace dans ces scènes légères que l'on joue, et que même on commente, chez l'étranger.
Sans vous louer autant, je puis remarquer l'art ingénieux et délicat de vos principaux ouvrages, le mouvement toujours vif et libre du drame, la vérité des impressions, lors même que le langage est parfois trop paré ou trop éphémère, l'habileté de l'auteur à suivre et à retourner en tous sens une donnée dramatique, la manière heureuse dont le dialogue a tour à tour de la grâce, de la simplicité, de l'émotion, et de l'esprit toujours. Quel intervalle et quelle variété du Diplomate à Valérie, de l'Intérieur d'un bureau à Michel et Christine! Quclle diversité, et parfois quelle ingénieuse morale dans vos nombreuses pièces sur un sujet un peu profané par l'ancien théâtre, le mariage! Une d'elles, le Mariage d'argent, est enfin la comédie complète, en cinq actes, sans couplets, sans collaborateurs, se soutenant par le nœud dramatique, l'unité des caractères, la vérité du dialogue et la vivacité de la leçon. L'absence des vers ne nuit pas plus à cet ouvrage qu'aux excellentes comédies de Le Sage ou de Picard.
Il ne faut pas demander, Monsieur, pourquoi vous n'avez pas renouvelé plus souvent cet essai de la grande comédie de moeurs qui vous avait si bien réussi ni le talent ni les ridicules n'auraient manqué. Bientôt même la carrière s'élargit, au milieu de nos vicissitudes sociales; et il vous fut possible de tenter la comédie politique, cette dernière licence de l'art théntrat, cette liberté de la presse de la vieille Athènes, qui ne vaut pas la nôtre. Dans la foule de vos succès, on doit distinguer Bertrand
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et Raton, par le genre nouveau de l'ouvrage, autant que par la vérité piquante des détails. La pièce, en eHe-même, avait un mérite de circonstance, applaudi d'un public pour qui l'ordre était populaire c'était de se moquer de l'émeute et de montrer quelle agitation artificielle et quels faibles instruments trouMent parfois les États. Mais la morale de la pièce serait fausse, ou plutôt votre pensée mal comprise, si on en concluait que les grandes catastrophes sociales sont toujours amenées ainsi, et que les peuples s'émeuvent, comme on agite un carrefour. Il n'en est rien, vous le savez. Les révolutions, qui ne sont pas des complots, ont une cause plus élevée, plus sérieuse et la volonté nationale, qui les accomplit et les maintient, ne dépend ni du hasard ni d'une intrigue. Au reste, Monsieur, cette arène de la comédie politique, où vous avez fait quelques pas s'est refermée bien vite, et vous y avez peu de regret. Votre talent ingénieux et flexible n'a pas besoin des passions de parti, pourexciter l'intérêt et captiver la vogue.
Le public a beaucoup à vous demander encore. Soit que votre talent cherche des succès plus rares, ou qu'il ne se lasse pas de renouveler les mêmes, l'Académie se félicitera de son choix; car l'honneur et la vie d'un corps littéraire, c'est d'attirer à soi tous les genres de renommée qui se partagent le suffrage public. Ce sont autant de formes variées qui doivent représenter la culture des arts chez une nation.
Tous ne peuvent venir à la fois, ni apporter la même part. A côté des talents hardis, originaux, se placent les grandes études et le goût sévère. A côté des hommes qui cultivent les lettres pour elles-mêmes, il y a ceux qui les font servir aux rapides et bruyants succès de la tribune, du barreau, du théâtre. Ces genres si divers se touchent et se réunissent. Ce mélange même est le caractère de
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l'Académie. Chacune de nos pertes, comme chacun de nos choix, nous en avertit. Naguère nous a été enlevé un orateur, dont la parole grave, élevée, morale, après avoir longtemps retenti dans les assemblées de la nation, se faisait écouter, avec un charme instructif, au milieu de nos paisibles séances, homme de bien et d'é)oquence, qui fut respecté dans la retraite, et même dans le pouvoir. Qui nous rendra M. Lainé!
Que nos regrets du moins lui soient offerts et qu'on nous pardonne d'avoir saisi cette première occasion publique d'honorer sa mémoire, et de rendre un hommage impartial à sa tombe si récente et si modeste.
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RAPPORT
SUR
LES CONCOURS DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE EN 1836.
L'Académie décerne enfin le prix annoncé dès 1831, pour le meilleur Discours sur le courage civil. Elle se console aisément du retard, en pensant que si les paroles se sont fait attendre, les actes, ce qui vaut mieux, n'ont pas manqué, et qu'à défaut d'un bon éloge du courage civil, la France en a, depuis cinq ans, donné beaucoup d'exemples. Mais ces temps de crise et de lutte, qui font ressortir des vertus qu'ils rendent nécessaires, ne sont pas favorables pour en disserter paisiblement; et l'Académie, en proposant un tel sujet, avait anticipé d'un peu loin sur l'époque de calme et de loisir, où les esprits pourraient s'en occuper.
Elle ne regrette pas cependant d'avoir otlert ce texte. à la réflexion. Les lettres sont la philosophie de la politique. Elles doivent nous distraire de ses passions, et épurer ses principes. Mais cette œuvre, qui plaît à la conscience, est fort délicate pour le goût. En touchant certaines vérités sociales, à la fois mal comprises et très-
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rebattues, on est exposé à la facilité du lieu comnjun et il fallait aux jeunes concurrents beaucoup d'esprit et de talent, seulement pour n'être pas déclamateurs. Ce mérite a frappé l'Académie dans quelques-uns des nombreux ouvrages envoyés au concours. Dans le n° 34, portant pour épigraphe cette pensée traduite de Cicéron Le vrai courage, c'est l'énergie combattant pour l'équité, elle a remarqué des exemples bien choisis et sentis avec âme, surtout l'exemple de Ma)esherbes, cet, invariable apôtre de la liberté, mort martyr de la royauté malheureuse Mateshcrbes, qui parcourut tous les degrés du courage civil, dans l'opposition, dans le ministère, dans la retraite et sur l'échafaud. L'auteur l'a dignement loué. Un autre discours plus méthodique et plus nerveux, le n° 29, s'est encore approché davantage de notre temps. On y touche aux passions de la veille et du jour; on y agite des noms qui appartiennent à la polémique, plutôt qu'à l'histoire. U a paru aussi que l'écrivain, malgré la précision habituelle de ses pensées et de son style, montrait quelque indécision de principes; que, dans l'affectation d'un scepticisme un peu chagrin, il ne distinguait pas assez le courage civil de la passion politique, ou plutôt qu'il avait fait quelquefois du courage civil une des formes de l'esprit de faction, au lieu d'y voir la vertu qui modère et surmonte les factions mêmes.
L'Académie mentionne honorablement ces deux discours.
D'autres mérites, et surtout une grande pureté de sentiment moral, une candeur qui n'est pas sans éloquence, <uit désigné pour le prix le n° 37, inscrit sous ces mots de M. Dupin Z.'7/6p!'<f~ est parmi nous 1 modèle le plus ~w/~7 du courage civil. L'auteur est M. Prosper Faugère. t'ouvrage a )a forme d'nn dialogue, où parait surtout le chanccuer de l'Hôpital.
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Peutrêtre verra-t-on dans ce cadre, et surtout dans cette date, un moyen d'échapper à plusieurs difficultés du sujet, et de rejeter la leçon dans un lointain plus commode pour l'auteur ou pour les juges.
Déjà, dans une autre année, un des concurrents avait traité la même question, en prenant pour interlocuteurs Cicéron et Brutus. C'était aussi remonter trop loin, et renoncer à la plus belle moitié du sujet, le monde moderne et chrétien, notre magistrature et nos communes. Le jeune auteur qui s'arrête au chancelier de l'Hôpital garde une plus belle part. Il trouve, parmi les fortes vertus d'un siècle orageux, d'éclatants modèles du courage civil, dans le guerrier, le ministre, le magistrat, le prêtre; il a toutes nos passions politiques, sous la forme religieuse, et jusqu'à la république sous le nom d'hérésie. Il a la liberté à reconnaitre et à défendre sous le nom de tolérance et s'il s'est privé de grands exemples plus récents, il y gagne, en revanche, cette impartialité d'éloges et de blâme, que le temps seul peut donner.
L'auteur, du reste, en appuyant sa fiction sur quelques circonstances historiques peu connues et bien choisies, a placé avec art le chancelier de l'Hôpital en face de Montaigne, l'homme de bien actif, le philosophe militant, près du rêveur paisible et alentour, il a réuni, par de précieux détails, quelques noms oubliés qui méritent la gloire, et quelques vertus s'ignorant elles-mêmes, qui s'animent à la voix des deux sages.
Il a particulièrement fait sentir que le courage civil appartient à toutes les conditions comme à tous les temps que ce n'est pas un ornement des grands jours, mais une vertu de pratique et d'usage, qui trouve partout sa place, et à laquelle chacun peut prétendre, depuis le juge de village jusqu'au roi car le devoir est à la portée de tous. En couronnant cet ouvrage, plus moral que politique,
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et politique par cela même, l'Académie est fidèle à l'esprit qui la dirige dans les nombreux concours dont elle est juge. Elle n'élève pas une tribune de plus au milieu de celles qu'a établies la loi; mais elle admet, elle appelle, sous le point de vue philosophique, toutes les questions, toutes Jes idées qui sont l'entretien d'une société libre. La morale des nations, en effet, se compose en grande partie du degré de liberté dont elles jouissent. On ne s'étonnera donc pas que l'Académie, chargée par la munificence d'un généreux citoyen de distribuer des prix pour les ouvrages les plus utiles aux tHceM~, étende insensiblement le cercle de cette expression, et y comprenne tous les nobles produits de la pensée. Dans notre civilisation, les idées d'un peuple, sous leurs formes les plus diverses, sa philosophie et ses romans, ont une grande influence sur ses mœurs. Sa littérature est son enseignement de chaque jour, enseignement corrupteur ou salutaire, suivant qu'il flattera l'imagination par les sens, ou qu'il fortifiera l'âme par la réflexion. Dans l'instabilité des esprits, tout ouvrage sérieux qui se fait lire, tout travail instructif et sévère qui apprend à juger, ou seulement à réfléchir sur les vérités sociales, est utile aux mœurs publiques, et réalise, sans l'exagérer, la pensée du fondateur de ces prix.
Sous ce rapport, Messieurs, l'Académie, après un long examen, n'a point hésité à réserver, pour le grand prix Montyon, un travail en apparence tout critique, une étude de législation et d'histoire, étrangère à notre pays, le livre de la ~g'~oc/'M~e c~ .4rnériyue, par M. de Tocqueville.
L'Académie éprouvait sans doute une juste satisfaction à rencontrer, pour objet d'un de ses prix annuels, un ouvrage supérieur et déjà célèbre. Mais ce motif n'aurait pas entraîné sa préférence, si l'ouvrage n'eût paru d'ail-
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leurs atteindre le but moral qu'elle se .propose. Elle n'a donc pas considéré si toutes les idées particulières que renferme ce livre, plein d'idées, étaient également utiles aux moeurs et applicables pour nous, mais si ce livre faisait penser, et inspirait de généreux sentiments. Elle y a reconnu ce trait distinctif; et, sans l'adopter dans toutes ses parties, elle le couronne pour l'utitité et la beauté du travail.
Là se trouvent en effet réunies la grandeur du sujet, la nouveauté des recherches, l'élévation des vues. A quelque point qu'on se place, le gouvernement et la société des États-Unis d'Amérique sont un problème curieux ou inquiétant pour l'Europe. Discuter ce problème, analyser ce monde nouveau, montrer ses analogies avec le nôtre et ses insurmontables différences, voir transplantées dans leur lieu d'épreuve le plus favorable, et développées à un haut degré de croissance quelques-unes des théories qui agitent l'Europe, et juger ainsi ce qui, au milieu même d'une nature faite exprès pour elles, manque à leur succès, ou en borne la durée, et les rend impossibles ailleurs, voilà sans doute une des plus graves instructions que puisse donner le publiciste ami de l'humanité; et tels sont les résultats involontaires ou cherchés du travail de M. de Tocqueville.
Nous n'irons pas le comparer prématurément à un de ces ouvrages, fruits incontestables du génie consacré par le temps. Mais le jeune écrivain, formé à l'école de Montesquieu, dont il imite ou reproduit plusieurs caractères, a transporté la même méthode sur des faits nouveaux, et tiré de cette seconde expérience une part personnelle de vues originales. Montesquieu avait dit « Le ciel n'est pas plus éloigné de la terre que l'esprit de liberté ne l'est de l'esprit d'extrême égalité. Mais rien, avant le nouveau publiciste ne donnait l'idée de cette extrême égalité
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américaine, qu'il a si vivement dépeinte et si habilement expliquée. En montrant à quelles conditions elle se maintient, de quels secours contradictoires elle a besoin, depuis le zèle religieux jusqu'à l'esclavage, il indique assez combien, avec quelques éléments de moins, la même disposition démocratique peut favoriser l'excès du pouvoir, encore plus que celui de la liberté. Et la leçon qu'il en tire, et qui, cette fois, s'adresse à l'Europe, c'est que le progrès des lumières et des lois doit suivre l'égalité croissante des hommes, et qu'ainsi, apprenant à se régler ellemême, à mesure qu'elle s'élève, la même force populaire peut se plier utilement à des formes diverses de pouvoir, et maintenir en Europe la stabilité monarchique par la liberté des institutions et l'intérêt national.
Mais, à part ces considérations toutes politiques, ce qui fait la beauté et souvent même la profondeur de l'ouvrage, c'est le sentiment moral et religieux dont l'auteur est préoccupé, et qu'il retrouve partout. Ainsi, ces analyses des institutions américaines, ces recherches sur le génie de la démocratie pénètrent plus avant même que la question de gouvernement. Elles touchent au fond même de la nature humaine, et à la grande contradiction sociale de notre siècle, au divorce de l'esprit religieux et de l'esprit de liberté.
Fort des exemples qu'il a devant les yeux, M. de Tocqueville montre que ces deux esprits, loin de se repousser et de se combattre, se servent l'un à l'autre de correctif et d'appui, et que, dans l'Amérique en particulier, c'est au prix de tant d'habitudes religieuses que tant de liberté peut être supportée. Belle leçon, que cette nécessité, pour l'homme, de compenser en contrainte morale sur luimême ce qu'il gagne en indépendance illimitée Et toutefois, même avec ce contre-poids, l'auteur ne se dissimule pas ce qui manque à ces Institutions qu'il
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admire, et dont il détourne l'Europe, plutôt qu'il ne l'en menace. Depuis cet ouvrage, encore si récent, on a vu, dans les États-Unis d'Amérique, le maintien de l'esclavage protégé par l'impunité du meurtre, et par une sorte de tribunal weymique, démocratiquement organisé on a vu, sur cette terre de tolérance religieuse, des églises chrétiennes incendiées, afin que la foi à l'esclavage ne fût pas ébranlée, et pour préserver les noirs et les blancs de la contagion de l'Évangile. On lisait partout, il y a peu de jours encore, que, dans une des villes de l'Union, un homme de couleur ayant blessé un magistrat, le peuple, indigné du crime, s'est saisi du coupable, pour le punir au delà des lois, et qu'il l'a brûlé à petit feu sur la place publique, comme faisaient, au même lieu, mais barbare alors et couvert de forêts, les cannibales extirpés par les colons civilisés d'Amérique.
M. de Tocqueville n'a pas raconté ces faits, plus nouveaux que son ouvrage; mais il les a prévus, en montrant, avec une admirable sagacité, ce qu'il y a de faiblesse dans le gouvernement fédéral, et tout ce que l'extrême démocratie renferme de tyrannie. Un des beaux caractères de son livre, c'est d'être une protestation contre toute iniquité sociale, de quelque nom qu'elle s'autorise, et, dans la vive peinture de la souveraineté du peuple en action, d'avoir mis partout au-dessus d'elle la souveraineté de la justice et de la raison. La philosophie antique avait dit quelques vérités semblables à la démocratie d'Athènes, qui ne se formait pas d'une populace grossière, comme le suppose quelque part M. de Tocqueville, mais qui n'en était pas moins soumise aux passions de la foule, toute démocratie d'élite qu'elle était. Le publiciste moderne combat ces mêmes passions dans le peuple américain. Habile appréciateur des grands principes de la presse libre et du jury, il regrette de les voir parfois envahis,
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en Amérique, par ces courants uniformes d'opinion, qu'il appelle le despotisme intellectuel de la majorité; et par là il indique assez combien une nature de gouvernement plus concentrée, moins populaire, pourrait profiter à ces mêmes principes, et leur donner de force, en y trouvant appui.
Tel est le livre de M. de Tocqueville. Le talent, la raison, la hauteur des vues, la ferme simplicité du style, un éloquent àmour du bien caractérisent cet ouvrage, et ne laissent pas à l'Académie l'espérance d'en couronner souvent de semblables.
Mais ces prix s'appliquent avec moins d'éclat et non moins de convenance à des ouvrages qui n'offrent qu'un caractère d'utilité pratique et de bienfaisance sociale. Le K'ie même ne peut être trop encouragé dans cette noble voie; et, chaque année, il peut offrir des résultats. M. Marquet-VasaeIot a été distingué, à ce titre, par l'Académie, pour son Examen des diverses théories pénitentiaires, livre critique et complet, qui montre partout, avec le zèle de l'homme de bien, l'expérience et les utopies pratiques de l'administrateur habile l'Académie lui décerne une médaille de 3,000 francs.
Une grande question, ou plutôt un fait sur lequel il n'y a pins de question, l'esclavage, étudié en Amérique par M. de Bcaumont, ami de M. de Tocqueville, a inspiré un ouvrage où la vérité, vivement sentie, n'aurait eu besoin que d'une forme plus sérieuse ou plus simple. L'Académie décerne à l'auteur de Marie ou l'Esclavage une médaille de 3,000 francs.
Un récit intéressant de M. Poujoulat, peintre ingénieux et expressif des mœurs de l'Orient -moderne, a fixé l'attention de l'Académie. Une médaille de 1,500 francs est décernée à l'auteur de la Bédouine.
Deux écrivains utiles, animés du même zèle, M. Mont-
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falcon et M. Émile Bères, l'un par le Code moral des OM~r/f/'x, l'autre par un ouvrage sur les c~a~xe~ ouvrières, ont prouvé combien la précision des connaissances éclaire la philanthropie, et peut la rendre instructive pour la politique. L'Académie leur accorde, à chacun, une médaille de 1,500 francs, et s'attend à retrouver leurs noms et leurs précieux travaux dans d'autres concours. La sévérité du jugement public, Messieurs, ne croira pas ces récompenses trop multipliées, si elle songe à la munificence du fondateur qui les a préparées, et si elle réfléchit en même temps que, par l'état de notre société, la culture des lettres pour elles-mêmes, les longues études, les recherches savantes, trouvent peu de secours et de loisirs. Les lettres, il est vrai, conduisent à tout, mais souvent à condition de les quitter; c'est un chemin plutôt qu'un but. Et cependant, ne méritent-elles pas d'être, pour elles-mêmes et pour les services qu'elles peuvent rendre, le dernier terme des plus nobles ambitions 1
N'est-il pas désirable dès lors qu'il y ait quelque part des récompenses publiques, des moyens de libre loisir et de travail indépendant, déposés pour le talent qui voudra les mériter? Et ne devons-nous pas regretter que ces prix annuels ne soient pas plus nombreux et plus riches? Le devoir des Académies sera seulement de les distribuer avec une sévère équité, et parfois de s'en servir pour susciter de nouvelles études, ou diriger à propos de nouveaux efforts.
C'est dans cette pensée que, sur une part restée libre de la fondation Montyon, l'Académie a proposé un prix de 3,000 francs, pour une question qui embrasse quelques points importants de notre histoire littéraire, et d'où peuvent sortir d'utiles conseils « Examiner quelle a été, « sur la littérature française, au commencement du dix-
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« septième siècle, l'influence de la littérature espagnole, « et, en général, rechercher par quel art et par quelles « heureuses circonstances notre littérature, à diverses « époques, a profité du commerce des littératures étran« gères, en maintenant son caractère original. » Une autre somme de 6,000 francs est destinée à récompenser les meilleures traductions d'ouvrages de morale qui seraient publiées d'ici au le''janvier 1839. En même temps, Messieurs, l'Académie, attentive à maintenir ce prix d'éloquence qui fut ambitionné par des hommes illustres du dernier siècle, désire le rendre inséparable de quelque étude approfondie, afin que l'ardeur sérieuse du travail mette dans nos Concours cette gravité de paroles, qui vient ailleurs de la passion et de la réalité. Elle ne craint pas, dans ce but, de revenir encore à cette forme des Éloges, dont le talent a parfois abusé, mais à laquelle il est facile de rendre un caractère historique et vrai. Elle a choisi un nom plutôt respecté que célèbre, celui de Gerson, chancelier de l'Université de Paris, personnage qui eut grande autorité sur son siècle, et n'est pas indigne d'être étudié par le nôtre. Placé dans une époque décisive pour l'esprit humain, entre la fin du moyen âge et l'essor de la renaissance, philosophe succédant aux scolastiques, réformateur orthodoxe de l'Église', lui refusant le droit du glaive et lui conseillant la science et la vertu 3, intrépide contradicteur des Puissances injustes et des préjugés funestes se Protestatio super ~o<«Ht ~ce~MMB, Gcrsonii opera, edit Antwerpi:c, 1706, t. M, p. 2.
De potestate ecclesiaslica, t. H, p. 225.
3 So'mo de vita ciericoj*uni.,t. U, p. 576.–T)'ac<o'<M~ desimonia, de 7'e~f'r<tt!<M, de Co'Ma~M. Ibid., p. 645, 634, 6n. De origine ~Mt'M et legum, t. 11, p. 256. De en'o)'!&M~ cérca ar<<'Mm<cm)t,t.t, p. 2t0.–lbid., p. 203, 208 et 220.
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servant de l'opinion du temps, c'est-à-dire, de l'opinion religieuse, pour flétrir, devant le peuple et dans les Conciles, la doctrine tour à tour impie ou fanatique de l'as- sassinat politique tantôt ambassadeur du roi de France, tantôt pauvre pèlerin cachant le reste de sa vie dans une école de faubourg, où il apprend à lire aux petits enfants du peuple, et leur répète en mourant Priez pour l'âme du pauvre Gerson; voilà l'homme, dont une biographie savante et caractérisée retrouverait les vertus, le génie, l'influence, et ferait partout connaître et applaudir le nom.
L'Académie met cet éloge au concours, pour la date du 15 mai 1838.
Le sujet du prix de poésie, pour l'an prochain, à la même date, sera l'Arc de Triomphe.
Enfin, Messieurs, l'Académie, sans se décourager, proroge jusqu'au 1~ janvier 1839, le prix de 10,000 francs qu'elle avait proposé pour la meilleure tragédie en cinq actes et en vers, ou pour la meilleure comédie également en cinq actes et en vers, qui sera morale et applaudie. Dc~a'ce~o:A'<wocc~M, t. H, p. 330, 338. Proposifio /'«C<Ct in Concilio constantiensi, ad condemnationem COMcHMMnMM .foaMHM. !bid., p. 3)9 et 386.
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RAPPORT
DE M. VILLEMAIN,
fiECRBT·IpE P8RPE711EI, pe r/j.C-~DÉM11!: FR1NÇ·IfiB~
SUR LES. CONCOURS DE L'ANNÉE 1838. MESSIEURS,
Dépositaire de deux grands prix, l'un pour la littérature consacrée à la morale, l'autre pour la vertu manifestée par des actes, l'Académie n'éprouve guère d'embarras que sur la destination du premier de ces prix. Les traits de dévouement et de courage ne manquent jamais dans une grande nation c'est l'honneur, c'est le droit de l'humanité. Les bons livres, inférieurs aux bonnes actions, sont plus rares; et on ne saurait en espérer tous les ans. L'Académie ne rencontrera pas souvent un ouvrage qui réponde tout à fait à la pensée du fondateur et à la sienne, un ouvrage où la vérité soit éloquente et populaire, qui saisisse fortement les âmes, et les entraîne vers un noble but, ou qui élève la raison publique, en la corrigeant de quelque préjugé funeste. De tels ouvrages se comptent à longs inter\ aHcs mais, toutes les fois (me le bien aura été tenté, aura été voulu par l'écrivain, toutes les fois que
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son zèle a pour inspiration l'intérêt moral de l'homme et de la société, ses efforts méritent estime et faveur et on doit quelquefois à de semblables écrite la même récompense qu'aux actions vertueuses.
L'Académie, cette année. Messieurs, ne décerne pas le grand prix légué par M. de Montyon mais elle a remarqué plusieurs ouvrages, dignes de mentions et de médailles.
Le premier de ces ouvrages, qui reçoit une médaille de 4,000 francs, l'essai sur la Démocratie nouvelle, de M. Edouard Alletz, semble, par le titre et par l'honorable analogie de quelques principes, rappeler le beau travail de M. de Tocqueville, déjà couronné par le public et par l'Académie. Mais l'imitation est quelquefois un obstacle plutôt qu'un secours; et ici le nouvel auteur essayait, à quelques égards, une tâche plus difficile que celle de son éloquent devancier; car il veut nous instruire, non de l'Amérique, mais de la France. JI n'a pas, pour nous intéresser, le tableau d'un autre monde, et le curieux contraste de moeurs étrangères. C'est notre état social, nos propres idées, nous-mêmes qu'il entreprend d'analyer à nos yeux. Il se fait notre interprète dans notre pays même, et notre traducteur dans notre propre langue. Quelles que soient la candeur et la sagacité qu'on apporte à une œuvre semblable, on doit y rencontrer bien des contradicteurs. État politique, état moral, lois, enseignement public, littérature, société, famille, M. Alletz a tout jugé, ou du moins parlé de tout. Il décrit ce qui change encore; il approuve ce qui n'est pas achevé il blâme quelquefois ce qu'il ne connaît pas assez car qui peut tout connaître? Il substitue souvent à la réalité les illusions d'un coeur honnête. Mais il a deux mérites incontestables en politique, il aime sincèrement les institutions de son pays, et ne se propose d'autre utopie que
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leur affermissement et leur progrès; en moiale, il est sévère sans amertume, et vrai sans satire. On ne peut pas toujours partager ses vues on l'estimera d'avoir offert à la France ce portrait d'elle-même, bienveillant, mais non Halte, souvent inexact, mais sincère. On en détachera çà et là quelques vérités toujours utiles à redire sur les droits du jury, sur l'action indispensable de la presse et le bienfait de la publicité. On lui saura gré de n'avoir jamais séparé la morale de la religion et de la liberté, c'est-à-dire de la sanction qui la couronne, et de l'épreuve qui l'ennoblit encore.
Ces motifs ont déterminé l'Académie à distinguer honorablement un ouvrage dont la lecture !;e peut exciter dans les âmes que l'émulation du bien, et le sentiment des devoirs privés et publics.
Les livres qui entretiennent de telles pensées sont le meilleur correctif de cette licence d'imagination que M. Alletz reproche à notre temps, et qu'il explique par le scepticisme et l'amour-propre, en la nommant assez bien MHe terrible manière de faire du bruit.
Opposer à cet abus du talent un talent égal, consacré par'un plus noble usage, serait un difficile effort; mais quelquefois les faits eux-mêmes viennent aider et élever l'écrivain.
H est des souvenirs historiques, des événements, des personnages qu'il suffit de reproduire, ou plutôt de dévoiler fidèlement à nos yeux, pour porter dans les âmes une impression de grandeur morale et une salutaire admiration de la vertu.
A ce titre, un livre d'histoire, et d'histoire contemporaine, a particulièrement occupé les débats de l'Académie; c'est la vie d'un pontife~ du pape Pie VU et l'Académie n'a cru méconnaître en cela aucune des traditions de philosophie et de liberté qui lui sont chères. Il lui a paru
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qu'un des spectacles à jamais mémorables qu'avait offerts notre siècle, plus riche peut-être en grands événements qu'en grands caractères, c'était la lutte opiniâtre du pontife de Rome contre le dominateur de l'Europe. Il ne s'agissait plus, en effet, des ambitieuses prétentions du Pouvoir spirituel sur les empires de la terre; il ne s'agissait plus même de la suprématie pontificale tout entière, mais de la liberté religieuse. C'était la lutte de la conscience contre la force doublée de génie. C'était, sous une forme sacrée, le dernier combat que l'intelligence rendait contre une puissance matérielle, sans contre-poids et sans barrière, qui ne renversait ou ne transférait les trônes, que pour mieux asservir toutes les pensées et toutes les volontés.
L'homme qui ne céda pas à cette prodigieuse puissance, ou qui du moins ne lui céda que dans des bornes étroites, et pour lui résister ensuite avec une inflexible douceur, le vieillard qui, sans soldats, sans défense, sans océan et sans déserts entre la France et lui, osa dire non à l'empereur et opposa les bulles de l'Église au Conquérant qui avait brisé les Constitutions des peuples, est un des plus beaux caractères qu'on puisse présenter en exemple à l'humanité, pour nourrir en elle le sentiment de sa propre grandeur et de sa liberté morale.
Ce caractère paraît et se soutient dans toute la vie de Pie VII, modéré, timide, indulgent, mais invincible dans sa patience. Pie VII est venu sacrer dans Paris l'illustre et heureux guerrier qui avait honoré les restes mortels du dernier pontife, épargné l'Italie conquise, pacifié la France victorieuse, rétabli l'ordre et la religion. Cédant à la victoire, comme à une volonté visible de Meu, il est venu couronner empereur ce nouveau Charlemagne, plus extraordinaire que le premier, puisqu'il était sans aïeux. Mais le pontife romain s'arrête là, quoique déjà l'ambi-
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tion du Conquérant demande davantage. Ce consécrateur appelé avec tant de pompe, Napoléon voudrait en faire seulement le premier évêque de son empire. Il lui plairait de prendre Rome pour lui-même, et de donner l'église Notre-Dame au pape.
A peine les caresses et les fêtes du couronnement ontelles cessé, qu'on murmure tout bas ce projet, et qu'on en obsède le pontife, en différant à dessein son départ. Tout a été prévu, répond alors Pie VU. Avant de quitter notre ville de Rome, nous avons signé une abdication régulière, valable à l'instant même où nous serions retenu captif elle est hors de votre pouvoir, confiée à un dépositaire prêt à la publier; et quand on nous aura signifié ce qu'on médite contre nous, il ne vous restera plus dans les mains qu'un misérable moine, qui s'appellera Barnabé Chiaramonti. »
Devant cette sublime humilité, l'empereur n'insista pas et le pontife retourna libre à Rome. Mais son inquiet et puissant néophyte ne l'y laissera point en paix. Cette seconde lutte va durer quatre années, jusqu'au moment que, vainqueur sur de nouveaux champs de bataillo, roi d'Italie, dictateur de l'Allemagne, Napoléon, par un décret, réunit Rome à la France, et fait enlever le pape, par quelques soldats, le soir même du jour où, plus noblement occupé, il gagnait lui-même la bataille de Wagram.
Là s'achève le grand tableau de la vie de Pie VII, par sa constance, non plus contre le pouvoir et la séduction, mais contre le malheur, par sa fermeté dans l'isolement et la prison, par sa confiance inaltérable, quand tout l'abandonne sur la terre, quand ses cardinaux même passent du côté de César, et qu'il n'a plus d'autre défenseur avoué devant le conquérant, qu'un modeste conseiller de l'Université, l'abbé Émery, et un membre de
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l'Institut, le grand artiste Canova. Maintenant, traîné captif de Rome à Alexandrie, à Grenoble ,'à Savone, à Fontainebleau, Pie VII va noblement rétracter sa menace de 1805. Le péril est devenu trop grand, l'adversaire trop redoutable, pour qu'il veuille le combattre, en abdiquant. Trop d'âmes ont faibli, pour que Pie VII veuille exposer son Église à la chance d'une succession. Il reste souverain pontife en prison; il cède même sur quelques points; et il n'en maintient qu'avec plus d'empire, par ses protestations et ses réserves, l'invincible résistance à laquelle va céder enfin Napoléon, vaincu par la force qu'il avait malheureusement prise pour seul arbitre. Et cependant, Messieurs, ces deux puissances ennemies ne se haïssaient pas. Pic VII avait aimé, et il aimait encore l'éclat et le génie de cet incomparable jeune homme, qu'il avait vu commencer en Italie sa carrière de vainqueur de l'Europe. Bien plus, le pape respectait ce qu'il avait jadis consacré lui-même, cette impériale légitimité de la gloire que Napoléon portait en soi seul, qu'il n'a transmise à personne de sa race, et qui s'est retirée tout entière avec lui.
Napoléon, à son tour (car l'affection se mêle parfois au calcul politique), Napoléon, soit par vieille sympathie du conquérant pour le prêtre, soit par un élan naturel d'imagination italienne et religieuse, aimait le pape qu'il a persécuté. Jamais, dans son plus grand pouvoir, et dans son impatience contre cette volonté calme non moins forte que la sienne, il ne lui échappa d'expression dédaigneuse ou violente sur Pie VII. Dans l'orageux passage de son triomphe des Cent Jours, il lui adressa de nobles voeux, et le demanda pour médiateur. A Sainte-Hélène, malade et mourant, il se souvenait encore de lui; et il le trouva fidèle, comme un secours qui ne vient pas de la terre. Rome demeura l'asile de la famille proscrite du grand
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homme déchu. Pie VII lui-même, près du terme de ses longs jours, proféra des paroles de douleur et de paix sur la fin cruelle de Napoléon, sur cette expiation prématurée de tant de gloire et ces deux âmes ont pu se trouver ensemble devant Dieu.
Certes, Messieurs, il n'est pas, dans les annales de nos jours, d'épisode plus instructif et plus moral. L'historien qui a choisi ce sujet, M. Artaud, en avait conçu la grandeur et il a recueilli toutes les notions eriginales qui peuvent la mettre en lumière. S'il n'est pas toujours impartial (et il faut l'être, même à l'égard de la force, surtout quand elle n'est plus), s'il a le tort d'être quelquefois moins gallican que Bossuet, et plus romain que Pie VII, son livre n'en oiïre pas moins une touchante lecture, animée sans cesse par les paroles et par la douce et noble physionomie du vertueux pontife.
L'esprit religieux et moral porté dans l'histoire, d'autres écrivains l'appliquent à l'étude même des maux et des besoins actuels de la société et c'est une des intentions que voulait surtout favoriser le fondateur de nos prix. Chaque année, l'Académie reçoit et juge des ouvrages où la philanthropie se mêle à la statistique, pour proposer d'importantes réformes. Ces ouvrages, ne fussent-ils que des essais ou des recueils d'expériences, méritent l'encouragement public.
Dans un temps où la législature, après avoir adouci les peines portées par la loi, doit s'occuper encore de ceux qui les subissent, l'Académie a distingué avec intérêt l'ouvrage de M. Marquet-Vasselot, d'un homme préposé depuis longtemps à la surveillance d'un vaste établissement de détention, dont il semble avoir fait une école pénitentiaire. Son livre, l'Ecole des condamnés, nous offre les conférences mêmes du directeur de la prison avec ceux qu'il garde, et qu'il tàche de guérir. On éprouve
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un sentiment de respect, en voyant une vie si complétement dévouée à des devoirs si tristes; et, d'après ks témoignages les plus certains, on ne peut que bénir un travail qui a porté des fruits salutaires dans le séjour du crime, et qui a été récompensé par le bien qu'il a produit, avant de l'être trop faiblement par des médailles et des éloges.
L'Académie devait remarquer également, cette année, le travail de MM. Terme et Monfalcon, sur une question que l'éloquence d'un poète illustre a portée récemment à la tribune nationale. Les Enfants trouvés, cette déplorable imperfection de nos sociétés modernes, qui a remplacé une barbarie atroce des sociétés antiques, ont inspiré de savantes recherches et des projets de réforme a deux hommes appelés par leurs fonctions à s'occuper de ce devoir public, dans une grande ville du royaume. Leurs vues, précises et sévères, ne s'accordent pas toujours avec celles qui s'oftrent à la première inspiration du talent et du zèle et cependant leur charité, plutôt éclairée que rigide, est tendre au malheureux, indulgente pour la faiblesse. En montrant, dans une belle introduction, ce que le christianisme a fait pour humaniser la société, ils indiquent tout ce que la civilisation peut faire encore pour éclairer l'emploi et perfectionner les bienfaits de la charité même. Cet ouvrage mérite d'être lu partout; mais la justice qu'il obtient ici sera doublement sentie dans la ville de Lyon, où on connaît nonseulement le livre de MM. Terme et Monhicon, mais les vertus qui leur ont servi, pour ainsi dire, à le composer, leur zèle assidu près des malheureux, et leur infatigable activité d'administrateur et de médecin dans la direction de deux grands établissements de charité.
A côté de ces graves travaux sur ces questions d'économie sociale, l'Académie n'a pas craint d'accueillir des
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écrits moins sérieux, qui s'adressent au cceur par l'imagination. Pour agir utilement sur les mœurs, il faut plaire; et surtout il faut être lu. L'Académie d'ailleurs n'écarte pas les femmes de ses concours; et c'est d'elles qu'on peut attendre, avec les délicatesses de la science du monde, ce charme heureux qui donne tant de puissance aux leçons de la morale, et répand sur le devoir même et sur le sacrifice l'attrait de la passion.
Un roman, Emmerik de Mauroger, a paru mériter une distinction qu'avait prévenue le suffrage public. L'auteur, Mme de Cubières, a voulu et a su corriger le dangereux exemple si éloquemment donné par Rousseau. Elle n'a pas joint, comme dans les caractères de Julie et de Saint-Preux, la faute et la vertu, la séduction et la probité. Elle n'attache l'intérêt et l'estime qu'à la probité véritable, qui respecte l'innocence d'une autre, comme son propre honneur. On n'analyse pas un roman, surtout quand il a réussi; mais l'intention sérieuse et pure d'Emmerik de Mauroger en explique le succès, que le talent seul d'écrire n'aurait pas obtenu.
Il ne faut pas seulement d'ingénieuses lectures pour les gens du monde; il faut des lectures salutaires et faciles pour la classe la plus nombreuse, qu'on appelle au bienfait de la première instruction. Une simple nouvelle, une leçon de probité populaire, contée par Mme Swanton Belloc avec un naturel exquis, a vivement intéressé, et fait souhaiter à l'Académie que ce même talent expressif et animé, qui a si heureusement traduit la belle poésie des Anglais, imite et surpasse quelques-uns de leurs ouvrages de morale usuelle et domestique. L'imagination est nécessaire pour gagner les âmes jeunes et simples; et c'est un noble emploi que de la consacrer à l'enseignement moral, et je dirai presque au plaisir du pauvre.
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L'Académie décerne une médaille de 3,000 francs à chacun des ouvrages que nous venons de nommer, et une médaille de 2,000 francs à l'auteur de Pierre et PMr"rette et du recueil de la Ruche.
Messieurs, une grande variété est admise dans la forme et l'objet des ouvrages que l'Académie accueille, sans les avoir appelés. Le cercle est plus étroit pour ceux dont elle-même propose le sujet. Elle s'y montre plus sévère; elle en est plus directement responsable; deux idées la préoccupent alors exciter les graves et fortes études, maintenir la pureté de la langue et du goût. Quelquefois, elle proposera un texte ou un nom qui exige de longs travaux sur des monuments peu connus, et ne permet le talent qu'au prix d'une laborieuse recherche de la vérité. Quelquefois elle ne fera que recommander l'étude facile et la délicate analyse de quelqu'un de ces modèles de naturel et d'éloquence, qui sont si près et si loin de nous. L'Académie propose pour son prochain concours l'éloge de M" de Sévigné et elle décerne aujourd'hui le prix de l'éloge du chancelier Gerson, d'un docteur du moyen âge, qui fut un grand homme dans la vie contemplative, et dans l'action, mais dont il fallait déterrer la statue, pour vous la montrer.
Cette pénible tâche n'a pas été stérile. L'Académie a fait travailler et penser quelques hommes de talent. Parmi les ouvrages assez nombreux qu'elle a reçus, trois discours différents de forme et inégaux pour l'importance, ont dû fixer son examen.
Le numéro 6, qui porte cette épigraphe Fert~~ DeM.~ annonce une étude sérieuse du sujet, et une imagination faite pour le comprendre et l'aimer. Nulle part, la vive empreinte de tendresse mystique qui se mêlait à la raison sévère et courageuse du chancelier n'a été mieux saisie. L'auteur, pénétré des écrits dé Gerson, a su re-
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trouver partout ses actions dans ses maximes. Par là, il a montré d'une manière ingénieuse et neuve que cet homme, à la vie simple, mais éclatante, qui avait été magistrat, ambassadeur, qui avait lutté contre les factions sur la place publique et dans les Conciles, qui avait arraché l'abdication de deux papes dans l'intérêt de l'Église, proposé avec hardiesse de sages réformes, et tout bravé pour la vérité, était aussi, était nécessairement le pieux solitaire, l'admirable anonyme qui écrivit l'Imitation de Jésus-Christ, et que tant de paix et de douceur était sorti du milieu de tant d'orages.
Ce discours, curieux par les détails et souvent vrai par l'émotion, est malheureusement incomplet ou subtil dans quelques parties. L'Académie, en réservant à l'auteur, M. Fouinet, la mention la plus honorable, a regretté qu'un latent si digne d'estime n'ait pas porté plus de méthode dans la composition, et plus de simplicité correcte dans le langage.
Ce mérite a frappé dans le numéro 5, ayant pour épigraphe ces paroles de Gerson à tui-mëme Homo eoM<eMp~<<M~ simul et activus. La division facile qu'elles expriment a guidé l'auteur. Le sujet, dans cet ouvrage, est traité avec plus de justesse que de force, plus de clarté que d'éclat, sans être assez approfondi, mais sans être exagéré. A une époque où la prétention et l'effort gâtent quelquefois le talent, un ordre d'idées naturel et judicieux, un langage vrai dans sa modeste élégance, surtout une candeur d'expression qui supplée parfois à la science, et se fait reconnaître plus vite, ont séduit des suffrages même sévères. Ce discours oni'c, dans des proportions qui ne ;ont pas sans art, une attachante variété de récits, de réflexions, d'analyses; et, lu tout entier, il occupe l'esprit sans fatigue. L'Académie l'a jugé digne d'un prix. Un autre ouvrage en mêmc temps commandait de plus
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haut l'attention. Je parle du numéro 7, qui a pour épigraphe cette phrase d'un philosophe célèbre C'est toujours la mauvaise philosophie et la mauvaise ~~o~e qui se querellent. Ce discours, dans un cadre étendu, embrasse le sujet entier, dont il n'éclaire pas également toutes les parties. On y sent du savoir, de l'âme et du tale.nt; on y voudait une marche plus rapide et parfois un goût plus sûr. Nulle part, cependant, Gerson n'a été mieux compris et mieux peint. Dans quelques considérations sur la science particulière qui fut l'exercice et la forme de la pensée du Chancelier, parce que cette science représentait alors l'activité même de l'esprit humain, on reconnaît l'intelligence philosophique et ferme du panégyriste. L'attrait qu'il paraît éprouver pour les méditations mystiques de Gerson lui sert à mieux pénétrer l'histoire de cette époque, ou la contemplation préparait l'enfantement de tant de grandes choses; où, par exemple, un autre théologien, le maître et l'ami de Gerson, Pierre d'Ailly, écrivait un traité de cosmographie religieuse, qui, suivant une remarque récente de l'illustre Humboldt', fut la lecture assidue et l'inspiration la plus efficace de Christophe Colomb cherchant t'Amérique. Tant, à ces époques de renouvellement, l'enthousiasme a servi la science et élevé la raison
Avoir saisi et marqué cette influence n'est pas un mérite vulgaire. L'Académie a toutefois hésité entre cet ouvrage et le précédent; et voulant récompenser des qualités diverses, elle partage le prix. Un ministre du roi, directeur actuel de l'Académie, a prié S. M. de doubler le prix partagé.
L'auteur du numéro 7 est M. Prosper Faugère, déjà M. Cousin.
Histoire de la y~rcp/tte du nouveau continent, t. III et IV.
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nommé dans un concours, et qui a de beaucoup surpassè son premier succès. L'auteur du numéro 5 est M. Dupré Lasale, jeune homme de vingt-deux ans, qui doit attendre beaucoup encore du travail et du temps.
Avec deux candidats couronnés, et une vaste question traitée par eux, il ne sera possible de lire que des fragments de chaque ouvrage. C'est une épreuve insuffisante, défavorable, à laquelle l'assemblée suppléera par sa bienveillance.
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RAPPORT
SUR
LES CONCOURS DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE znt840.
MESSIEURS,
Le deuil tout récent, le deuil d'hier qui, pour l'Académie et l'Institut tout entier, attriste cette séance, n'a pas été pour nous un motif de la différer. Le nom de celui que nous avons perdu était trop populaire par l'estime, pour que nous n'ayons pas eu l'assurance que la sympathie publique s'unirait à notre douleur, et que, dans l'émotion de cette assemblée, M. Lemercier recevrait ce grave et dernier témoignage qu'emporte avec lui l'homme de talent universellement respecté pour la dignité de sa vie et la noble fierté de son âme. Une telle impression, dans un tel auditoire, est un exemple dont nous n'avons pas dû priver la jeunesse littéraire. C'est de beaucoup la plus belle couronne qu'on puisse décerner dans cette enceinte.
Un intérêt nouveau devait aujourd'hui s'attacher à la séance annuelle de l'Académie. Pour la première fois, nous avons à décerner la plus grande récompense qui, de nos jours, ait été consacrée à l'encouragement du talent
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et des sérieux travaux. Ce que faisait Louis XIV, quand, par des bienfaits publics, il assurait indépendance et loisir aux hommes dont l'esprit pouvait honorer son règne, un simple citoyen, un jeune homme sans pouvoir et sans expérience l'a noblement essayé.
Mourant isolé, loin de sa patrie, obscur, sous un nom qui s'était distingué dans les guerres de la république et de l'empire, il n'a songé qu'à la gloire de la France et à ceux qui pourraient la servir et la célébrer; il leur a légué sa fortune, pour prix des savantes recherches et des éloquents travaux qu'ils entreprendraient sur notre histoire.
Gardienne d'une moitié de cette Dotation, l'Académie française n'a cru devoir en disposer, qu'après une longue attente et un scrupuleux examen. Trente-trois ouvrages historiques, quelques-uns portant des noms célèbres et respectés, ont occupé ses Commissions et ses séances. Je n'ai point a nommer ici les auteurs des livres écartés, après cette épreuve; l'Académie ne doit compte que de son choix; et si ce choix est en lui-même justifié par )'éc!at et la pureté du talent, il fera deviner assez les critiques littéraires, que nous n'exprimerons pas sur d'autres ouvrages. Il a paru à l'Académie que, pour répondre à la pensée du prix, dont elle était dispensatrice, elle avait dû prononcer plus d'une exclusion qui ri'était pas un blâme, et refuser la couronne à des écrits remarquables d'ailleurs. Ce qu'on lui demandait de désigner, en effet, ce n'était pas quelque travail trop vaste dans l'ensemble pour être soigné dans toutes les parties, quelque monument immense et incomplet, précieux pour les recherches, insuffisant pour l'art; ce n'était pas non plus quelque ouvrage brillant, mais inégal, marqué plutôt par la hardiesse des vues et les vives fantaisies du langage, que par l'irréprochable maturité du talent histo-
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rique. Sans méconnaître en rien l'imagination et la science, l'Académie devait surtout se montrer fidèle aux principes de ce goût simple et sévère qui, partout désirable, est doublement nécessaire dans l'histoire, où il semble faire partie de la vérité même.
On a dit que l'histoire sans cesse renouvelée par le temps, changeante et inépuisable comme lui, était le genre de littérature qui convient le mieux aux civilisations avancées, et peut le plus échapper à la décadence des langues et du goût. Mais les qualités essentielles au récit, cette clarté parfaite, cet ordre judicieux, cette imagination sobre et tempérée, cette sensibilité contenue que la forme historique commande, elle ne vous les donne pas; et ce n'est qu'à force de réflexions, de comparaisons et d'études, que vous pouvez lentement les acquérir, ou plutôt les développer en vous. Indiquer cette route au talent, lui rappeler que la nouveauté et l'étendue des recherches no sont pas tout dans l'histoire, qu'elle veut en outre un grand art-de composition et de style, art d'autant plus élevé qu'il n'a pas de forme précise, et qu'il doit être, en quelque sorte, inventé pour chaque sujet et à chaque époque, c'est là, sans doute, un conseil utile; et c'est ainsi que l'Académie a conçu l'objet et le caractère du Prix mémorable qu'elle décerne.
Le nouveau travail d'un homme justement célèbre à d'autres titres, nous a paru sous deux formes différentes ofirir dans un. haut degré ce mérite de la composition et du style, que l'Académie avait à reconnaître et à couronner. Quelques considérations sur notre histoire, quelques récits empruntés à nos vieux temps, voilà tout cet ouvrage. Une heureuse diversité de sujets et de manières en augmente l'effet par le contraste. Vous ouvrez un livre de Légendes ~e'OMH~MMM, dont la naïve et pure ex-
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pression vous charmera; et ce que vous rencontrez d'abord, c'est une histoire toute intellectuelle de systèmes et d'idées, c'est la discussion des origines françaises telles que chaque siècle les a supposées, et telles que le nouvel historien les démontre, avant de les décrire. Le savant et le publiciste peuvent s'attacher à ces premières pages dans lesquelles sont résolus, avec une profondeur toujours méthodique et sensée, quelques problèmes où s'est parfois trompé Montesquieu, et qui ont fait travailler tant d'esprits élevés, depuis notre ancien secrétaire l'abbé Dubos, jusqu'au paradoxal et éloquent Montlosier. M. Augustin Thierry, dans cette œuvre de haute critique, donne une double leçon il dissipe l'erreur, et il montre comment elle s'est formée; il rétablit la vérité des temps anciens; et il explique le faux point de vue des temps intermédiaires, nous avertissant ainsi que chaque siècle met beaucoup du sien dans le passé qu'il étudie, et qu'en redressant tout le monde, il faut nous défier un peu de nous-mêmes. Il y a cependant une perspective qui est la vraie; et si quelqu'un peut s'y placer par le constant effort de la science et de l'imagination réunies, si, comme nous le croyons, il n'est rien en histoire d'impénétrable à cette seconde vue que la méditation porte en soi, il appartenait à M. Augustin Thierry d'éclaircir l'obscurité de nos origines nationales, d'en fixer les éléments certains, d'arriver à la conviction, sans être partial, et d'avoir raison avec nouveauté.
La rectification systématique de quelques noms propres est ici secondaire si parfois elle a pu sembler contestable, l'intérêt et la lumière que l'auteur a jetés sur les premiers temps de notre histoire n'en subsistent pas moins. Les nouvelles Considérations de M. Thierry ont fait pour les origines de la nation ce que ses Lettres sur l'histoire de France avaient fait pour les origines des
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Communes. Que si vous ajoutez au mérite de la méthode et de la sagacité ce choix heureux d'idées accessoires qui développe et confirme une première vue, cette expression juste et forte qui met la vérité en relief et laisse un long souvenir, vous ne serez pas étonné que cette partie de l'ouvrage de M. Augustin Thierry ait paru, dans l'opinion de juges sévères, mériter à elle seule la plus haute distinction.
Mais l'art savant de l'auteur s'était ménagé un autre succès plus populaire, par les beaux et touchants récits qui forment une moitié de son livre. Là, ce n'est plus la pénétrante analyse du passé; c'est le passé même qui revit par une admirable intelligence des mœurs barbares, et cette connaissance du cœur humain qui retrouve sous tous les costumes le pathétique et le naturel. On dira que ces récits étaient dans les chroniqueurs du temps. Ils y étaient, sans doute, informes, épars, inaperçus; mais le talent qui les remet au jour, la préoccupation érudite et naïve qui nous les rend comme d'anciens épisodes, inséparables de notre histoire, l'émotion et la simplicité du langage, tout cela est l'œuvre de l'écrivain moderne, la création de son savoir et de son art. L'Académie, en se séparant de tout souvenir, de toute séduction, même la plus légitime, celle d'une juste célébrité, a donc pensé, Messieurs, que le prix fondé par le baron Gobert était dû au dernier ouvrage de M. Augustin Thierry.
Et maintenant que ce prix est proclamé, si la France littéraire se reporte aux premiers temps de la vocation historique, dont il est la couronne, si elle regarde cette carrière laborieuse, éclatante, dévouée, si elle compte les monuments qui l'ont déjà marquée, et surtout cette Histoire de la conquête de l'Angleterre par les Normands, titre immortel pour l'historien et pour notre pays, n'ap-
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prouvera-t-on pas l'Académie d'avoir, en se montrant équitable pour un récent et bel ouvrage, honoré tous les travaux d'une vie entière et d'un rare talent? Et n'est-il pas de bon exemple aussi, Messieurs, que, dans notre époque de prétentions si actives, une récompense si éclatante s'adresse au mérite seul, sans faveur, sans appui, et qu'elle aille le chercher dans la retraite, où il est incessamment retenu par la souffrance, la privation de la vue, et cette grande consolation de l'étude, dont le suffrage public peut seul doubler le prix, en y ajoutant la gloire?
Une seconde récompense était réservée à l'ouvrage qui aurait le plus approché du premier rang; l'Académie la décerne à l'Z~otre de Louis J~7// par M. Bazin. Ce sujet, qui embrasse le gouvernement et la vie du cardinal de Richelieu, avait été déjà de nos jours habilement traité. Mais l'histoire est toujours à faire; et tout esprit distingué, en s'aidant lui-même du progrès d'idées qu'il adopte ou qu'il combat, découvre dans les événements racontés par d'autres des leçons et des vues nouvelles. Sans avoir épuisé la double tâche qu'il s'était proposée, la peinture d'une époque historique et d'un grand homme, M. Bazin a fait un ouvrage instructif et piquant. Si quelques événements n'offrent pas dans ses récits le pathétique terrible, auquel s'attendait l'imagination du lecteur, on n'en doit pas moins apprécier la finesse impartiale de son esprit. 11 explique plus qu'il ne peint; mais une pénétration ingénieuse éclaire tous ses récits et dans l'art si difficile de l'histoire, l'étendue et la précision des recherches, l'intelligence exacte des grandes choses et le talent d'écrire soutenu dans un long ouvrage, sont des qualités rares, dignes d'un succès durable.
Ce vif intérêt accordé de nos jours aux études historiques paraîtra, sans doute, avoir influé sur le choix de
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l'Académie dans le jugement d'un autre prix, dont la générosité d'un autre fondateur nous a fait dépositaires. Chargée de couronner un ouvrage utile aux mœurs, l'Académie a unanimement désigné le beau travail de M. de Beaumont, l'Irlande sociale, politique et religieuse. Il lui a paru, en effet, que jamais démonstration plus convaincante et plus utile n'avait été donnée à la plus haute morale, à celle qui commande aux nations l'humanité, la justice, le respect de la conscience et du droit. Il lui a paru également que jamais plus bel exemple n'avait été donné de la dignité humaine, et de la puissance irrésistible que la conviction peut exercer contre la force. La première de ces leçons est dans la longue série d'embarras et de périls qu'une puissante et habile nation s'était suscités à elle-même, par cela seul qu'elle avait été injuste, et voulait continuer de l'être. La seconde leçon morale, ou plutôt le grand spectacle dignement retracé par M. de Beaumont, c'est la persévérance, qui, faisant grandir le peuple irlandais au milieu d'une oppression inouïe, a enfin amené pour lui la paix religieuse et l'égalité civile et législative, en le rendant le libre et affectionné sujet de cet empire, dont il était, depuis tant d'années, l'indomptable et malheureux esclave. Le publiciste qui, de bonne heure, épris de cette noble cause, est allé sur les lieux mêmes l'étudier, s'unir à elle, est en même temps celui qui donne à l'Irlande des conseils de modération pour que la victoire exclusive d'un culte ne se substitue pas à celle d'un autre, et que le mouvement démocratique qui précédait l'émancipation, et qui la suit encore, se modère et s'arrête à propos. Quelles que soient les objections qu'on peut opposer parfois aux vues présentées par l'auteur, il est impossible de ne pas honorer son amour du bien, sa politique constamment généreuse, son intérêt si attentif et si tendre
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à la destinée du peuple dont il a peint la délivrance, et dont il poursuit le bonheur, comme la solution du problème qu'il s'était posé. Nobles études d'un esprit actif et pénétrant, spéculations élevées, sans cesser d'être éclairées par les faits et soumises à l'expérience En Irlande on ne voulait pas croire, tout récemment, que ce livre, où l'Irlande est peinte d'une manière si touchante et si vraie, fut l'ouvrage d'un étranger; M. de Beaumont avait prouvé par un exemple de plus que le génie commumcatif de la France sait tout comprendre et tout exprimer, et que, par l'étude et la sympathie populaire, il n'est étranger nulle part. Nous devons lui en savoir gré; et l'Académie lui décerne le grand prix Montyon. Après les ouvrages où le talent sert à recommander avec éclat, et à renouveler avec autorité quelque grande vérité morale, il n'est rien de plus digne de ces prix que les recherches judicieuses, les études approfondies et pratiques sur quelques-unes des misères humaines, et sur quelques-uns des remèdes qu'y peuvent apporter la rctigion, les mœurs et le travail. Là, comme ailleurs, sans doute, les livres ne font pas tout; et il y a parfois un luxe de paroles bien stérile, auprès des œuvres. Cependant de nos jours, et dans notre civilisation complexe, le bien même ne se fait pas sans la science. Deux ouvrages, sous ce rapport, ont particulièrement fixé l'attention de l'Académie. L'un, dont l'auteur est M. de la Farelle, ancien magistrat, indique, par le titre seul, une pensée utile et nouvette du Progrès social au profit des classes po~Mluires non indigentes. C'est une réponse à beaucoup de déclamations et de systèmes c'est le travail d'un esprit vraiment spéculatif, qui hait la violence, et qui voudrait voir le bien-être et la lumière s'étendre paisiblement à tous les rangs d'une société libre et gouvernée. De studieux voyages, des connaissances précises en statistique
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et en économie, l'enthousiasme du bien; sans illusion, la conviction, sans esprit sectaire, donnent du prix à cet ouvrage. L'auteur y combat parfois une opinion qui s'annonçait de nos jours comme une religion, et qui l'était si peu qu'elle a disparu, en moins de dix années. Mais il ne méconnaît pas les circonstances sociales auxquelles cette opinion avait dû naissance les analysant avec justesse, il en trouve le correctif en elles-mêmes et, de l'esprit d'égalité, de l'émulation pour le bien-être, de cette amélioration matérielle qui accroît et multiplie le travail, de cette amélioration morale qui seule donne du prix et de la dignité au bien-être, il fait sortir, avec le progrès des individus, la stabilité du pouvoir.
Dans cette utopie, souvent appuyée sur des chiffres il reste beaucoup à faire, sans doute; et tout n'est pas également démontré; mais on ne peut qu'honorer ce sage et généreux publiciste des classes populaires, qui, parcourant sans cesse les lieux où elles s'instruisent, où elles souffrent, où elles travaillent, recherche tout ce qui peut les éclairer, sans exalter leur orgueil, et veut améliorer à la fois leurs sentiments et leur état social. Rien de plus essentiel à cet égard que l'instruction primaire partout répandue et sagement graduée, telle que la conçoivent les pouvoirs de l'État, et telle que récemment un vote législatif vient de l'encourager avec une prodigalité judicieuse. Les bons ouvrages sur ce sujet, ceux qui sont le fruit du dévouement et de l'expérience, ne sauraient obtenir trop de faveur. C'est en ce sens que l'Académie a placé près du savant Traité de M. de la Farelle un simple Manuel de l'instruction primaire, le livre de M'" Sauvan, ce livre écrit avec simplicité par une personne d'un esprit distingué, après trente ans de travaux et de vertus. L'Académie décerne à chacun de ces deux ouvrages une médaille de 3,000 francs.
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Un ouvrage également tié à l'instruction primaire, et qui la suit dans la famille, pour la mettre toujours en rapport avec l'intérêt de l'État, le Cours de morale sociale par M. Dinocourt, reçoit de l'Académie une médaille de 2,000 francs, comme premier encouragement à d'utiles travaux. D'autres médailles semblables sont partagées entre des ouvrages où l'Académie a reconnu, sous des formes très-diverses, la même empreinte d'utilité morale.
Dans la Philosophie sociale de M. Hello, le sentiment et la tradition des vertus de l'ancienne magistrature se produisant avec forée et gravité, dans les Mélanges littéraires de M. Gérusez, l'érudition choisie, l'élégance du style, la pureté des sentiments et du goût ont obtenu les suiïrages de l'Académie; et elle a cru devoir signaler ce mérite indépendamment des autres éloges que peuvent attirer à ces deux ouvrages la science du jurisconsulte et le talent du critique.
L'Histoire de France, élégamment abrégée par M. Mennechet, et contenue dans les limites d'un récit intéressant et moral, a paru digne de la même distinction. Enfin l'Académie, pour être juste, a voulu récompenser le talent qu'une jeune personne, travaillant pour un pieux devoir, a trouvé dans la pureté du sentiment filial qui la force d'écrire. Elle décerne à M'" Crombach une médaille de 1,500 francs.
Sans prétendre être plus sévère sur le goût que sur la morale l'Académie ne décernera pas cette année le prix qu'elle avait proposé depuis trois ans pour une question de littérature et d'érudition moderne, l'influence du génie espagnol sur les lettres françaises au co?/:meMeeNMK< du dix-septième siècle. Un seul ouvrage remarquable lui était parvenu sur ce sujet; et cet ouvrage, très-ingénieux dans quelques parties, était d'ailleurs incomplet et n'appréciait
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pas la part d'originalité personnelle et nationale qui s'est maintenue sous cette imitation.
L'Académie attend de nouveaux candidats à ce savant concours.
Elle décerne aujourd'hui le prix qu'elle avait proposé pour un sujet tout français, l'éloge de M* de Sévigné; et elle s'est félicitée que ce nom ait appelé un talent digne de le célébrer. La femme qui fut un grand écrivain dans le siècle de Bossuet, sans écrire autre chose que des lettres à sa fille, méritait d'être louée de nos jours par une autre, femme, par celle qui, dans des poésies célèbres, échappées de sa pure et. modeste retraite, a donné tant de charmes à l'expression des sentiments de famille, et n'a jamais séparé l'imagination et la vertu. L'Académie couronne l'éloge de M* de Sévigné par M"" Tastu. La cour de Louis XIV et la terre des Rochers, la vie de M* de Sévigné, ses conversations, ses lectures, sa tendresse, revivent dans cet éloge, souvent avec son propre langage heureusement rappelé, avec d'élégantes et simples paroles, un esprit qui ne coûte rien au naturel, une grâce digne du sujet et qui lui ressemble. Le discours même qu'on va lire me dispense d'en parler davantage, et fera paraître ce que j'ai dit bien faible. Ajoutons seulement un mot, c'est que le discours qui vient après, l'accessit auquel l'Académie a voulu décerner une médaille, est un travail très-distingué, parfois trop savant, mais toujours spirituel, et même éloquent lorsque l'orateur peut se montrer sérieux à son aise, comme, par exemple, dans une belle description de Port-Royal, dont M" de Sévigné aurait su gré à son jeune et austère panégyriste l'auteur de cet ouvrage est M. Caboche, professeur de l'Université, dont le nom sera bientôt honorablement connu dans les lettres. Enfin, après ce discours, vient encore l'ouvrage élégant d'une autre femme, à laquelle
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le siècle et le génie de M" de Sévigné ont inspira de fines réflexions et d'ingénieuses peintures.
Un si heureux retour vers les modèles du dix-septième siècle invite l'Académie à chercher encore dans cette grande époque les sujets de ses concours; elle propose aujourd'hui l'éloge de Pascal, de ce grand et multiple génie, qui, disant lui-même avec un modeste orgueil, que la géométrie devait être l'essai et non l'emploi de notre force, indiquait assez que, pour analyser les puissances de sa pensée, il faudra surtout faire ressortir son caractère de profond moraliste et d'écrivain sublime.
Pour sujet de prix de poésie, l'Académie propose un des grands spectacles qui frappent aujourd'hui nos yeux, l'Influence de la civilisation chrétienne en Orient et elle se platt à penser, qu'en célébrant cette influence, on rencontrera partout, depuis les bords du Nil et les plaines de la Morée jusqu'aux gorges de l'Atlas, les souvenirs anciens et récents de la valeur et de l'humanité française.
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RAPPORT
SUR
LES CONCOURS DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE ENtStl.
MESSIEURS,
Lorsque l'Académie française décernait, il y a un an, pour la première fois, la dotation littéraire destinée par un ingénieux citoyen à récompenser de grandes études sur notre histoire, elle s'attendait bien, en proclamant M. Augustin Thierry, qu'une palme si justement acquise ne serait pas transférée de longtemps à un autre nom et à d'autres ouvrages. Cette première épreuve avait eu presque le caractère d'un Concours décennal. Le prix était annoncé depuis la mort déjà éloignée du jeune fondateur. Un grand nombre d'écrits historiques, quelquesuns très-remarquables, avaient paru dans l'intervalle. L'examen avait été laborieux; le choix pouvait sembler difficile. Mais aujourd'hui nul doute n'a pu s'élever. Le court espace de temps écoulé. depuis notre dernière séance annuelle n'a point produit d'ouvrage à comparer soit aux C<MMtd~'a~o?M sur l'Histoire de France, soit au
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tableau correct et ingénieux du siècle de Louis XIII. La proportion entre ces deux ouvrages n'est pas changée, sans doute, mais le livre de M. Bazin conserve, avec autant de justice que celui de M. Thierry, la distinction qu'il avait obtenue, et qu'on ne pourra lui ravir sans beaucoup de savoir et de talent.
Les prix des Académies ne font pas naître les grandes vocations littéraires; mais ils peuvent les aider, les servir et, dans notre société nouvelle, si distraite de la spéculation studieuse par les affaires, et si économe pour les lettres, combien n'est-il pas précieux que, sur une route pénible, quelques appuis soient offerts au talent isolé
!I y faut sans doute une condition; c'est que la destination de ce talent soit utile; c'est que sa pensée soit pure et son but honorable. Assez d'efforts ont été tentés de nos jours contre les vérités sociales, pour que la défense de ces vérités ne semble à personne un lieu commun, mais une lutte courageuse et nécessaire. La morale, même la plus simple, le bon sens le plus vulgaire attaqués par des sophismes corrupteurs, grandissent en résistant. Comme il n'est rien d'évident qu'on n'ait contesté, il n'est rien de salutaire et de vrai qu'il ne faille soutenir.
C'est à ce point de vue, Messieurs, que deux ouvrages très-différents par le sujet, le caractère, la forme, ont également intéressé l'Académie, et lui ont paru dignes de partager le prix fondé par un philosophe bienfaisant du dernier siècle. L'un de ces ouvrages, en effet, rappelle énergiquement les esprits à la modération et au bon sens, en leur montrant la fausseté de quelques théories sociales annoncées de nos jours, au nom du perfectionnement indéfini et de la complète égalité. L'autre ouvrage, moins savant en apparence, attire doucement les
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âmes à la religion, par la peinture d'une belle vie consacrée tout entière au service de l'humanité, dans un laborieux épiscopat. Les Réformateurs eoM<eMpoMH'K~ par M. Louis Reybaud, la Vie de M. de Cheverus, archevêque de Bordeaux, par un prêtre qui ne s'était pas nommé, tels sont les deux ouvrages, dont nous avons à marquer les mérites, les différences, et peut-être le secret rapport.
Un esprit ferme et juste, un écrivain habile a jeté les yeux sur un des incidents moraux qu'on avait vus se produire en Europe, à la suite de nos grandes commotions politiques; il regarde ces expériences isolées, ces tentatives individuelles de réforme sociale qui ont succédé aux mouvements tumultueux des peuples, et ont voulu tantôt nier tous les cultes, tantôt prendre la forme d'un culte, et simuler l'enthousiasme d'une religion nouvelle. Pour mieux apprécier ces entreprises contemporaines, il parcourt d'abord les utopies sociales que des esprits élevés ou rêveurs avaient conçues dans tous les siècles, et en présence de toutes les formes de société il remonte jusqu'à Platon, avant de descendre à la nouvelle Atlantide cherchée de nos jours et il passe, pour y arriver, par les systèmes de Thomas Morus, de Bacon, ~e Fénelon, des intelligences les plus fortes, des génies les plus purs. Mais, si cette revue rapide des espérances du passé atteste le principe tout à la fois de progrès et d'illusion que l'homme porte en soi, la justice rendue à ces nobles précurseurs du perfectionnement social n'empêche pas le nouvel observateur de juger sévèrement ce qu'il y avait de vain dans leurs espérances, ce qu'il y a de vain et de coupable dans des théories plus récentes.
Il est des illusions paisibles qui charmaient quelques imaginations, sans agiter le monde; il en est de menaçantes qui ne tromperaient aujourd'hui la société que
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pour la corrompre, la posséder violemment et la détruire. C'est là ce que l'historien des nouvèaux Réformateurs a voulu combattre, sans prévention injuste, sans animosité personnelle, mais avec une logique inexorable pour les faux principes. Ce qu'il repousse, ce qu'il attaque comme une stérile et dangereuse chimère, c'est l'excès d'indépendance dans l'ordre moral, l'excès d'égalité dans l'ordre civil: il montre qu'à ce prix, ni la famille, ni l'État n'existeraient, et que les tentatives pour y substituer la communauté sans abnégation religieuse, et dans la seule vue de l'intérêt personnel, sont contradictoires avec ellesmêmes, et n'aboutissent qu'au désordre et au néant. C'est dans l'ouvrage de M. Reybaud qu'on trouvera l'histoire impartiale et piquante de ces plans de sociétés et de religion nouvelle, que nous avons vus passer près de nous, comme un spectacle; c'est aussi là qu'il faut lire la vie plus sérieuse d'un réformateur étranger, auquel n'a manqué ni la force d'esprit, ni la ténacité d'espérance, ni la foi en lui-même, et qui, depuis longues années, multiplie, dans l'ancien et dans le nouveau monde, ses efforts toujours impuissants pour établir une éducation sans culte, une société sans famille et sans propriété, un peuple sans gouvernement. L'orgueil, un orgueil illimité est le droit divin de ces nouveaux apôtres, comme l'humilité était la vertu des premiers chrétiens et cependant les premiers chrétiens ont transformé le monde; et le réformateur moderne, M. Owen, lui qui se proclame le ~<~o?'t de /'MHtvers, n'a pu, dans la contrée le mieux choisie de la libre Amérique, loin de tout obstacle et de tout préjugé, fonder son système sociétaire, et bâtir une ville sous le beau'nom de Nouvelle- Harmonie, sans voir aussitôt toutes les passions déchaînées faire de sa création un chaos, d'où luimême s'est enfui des premiers.
Sur un autre point des vastes Etats d'Amérique, dans
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une de ces grandes villes démocratiques et commerçantes où l'activité du travail et l'amour du gain ont transporté tous les arts de l'Europe, se préparait un autre missionnaire, dévoué plus utilement au bonheur des hommes. Jeté hors de son pays en 1793, un jeune prêtre français avait trouvé à Boston, au milieu du libre concours de toutes les sectes chrétiennes, une Église catholique, faible et peu nombreuse. Bientôt il l'accroît, il la ranime par l'ardeur de son zèle et sa vertu persuasive. !1 est à la fois le plus fervent, et le plus tolérant des hommes. Simple et modeste dans ses manières, spirituel, brillant, gracieux par la parole, il charme les protestants américains, en leur préchant l'Évangile dans la langue de leurs pères. Cet apostolat dans une ville ne suffit pas à sa charité. Aux confins des six États nommés autrefois la NouvelleAngleterre, au delà du Connecticut, erraient encore des tribus sauvages, du nombre de celles que l'implacable progrès de la civilisation américaine fait successivement disparaître de la face du globe. Le jeune prêtre les regarde comme dévolues à sa mission catholique de Boston. S'aidant du jargon d'une vieille esclave sauvage qui parlait un peu l'anglais, il apprend la langue de ces peuplades; puis, seul, comme le missionnaire dont M. de Chateaubriand a tracé l'immortelle peinture, avec son bâton et son bréviaire, il s'enfonce dans la profondeur des bois, et va chercher des âmes à sauver, des hommes à convertir et à humaniser. Dans cetté poursuite, il a le bonheur de retrouver quelques restes d'une ancienne mission chrétienne il les rassemble, il les vivifie de nouveau par l'ardeur d'une charité dont le souvenir ne s'effacera plus dans le cœur oublieux du sauvage. Vivant sous les huttes de ces pauvres tribus, traversant les fleuves dans leurs frêles pirogues, les sauvant, par ses prières et son autorité, de la contagion des marchands qui leur apportaient les li.
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queurs enflammées de l'Europe, il passa là plusieurs mois à instruire, à consoler, à guérir; et, dans la suite, il revint souvent visiter son diocèse du désert. Mais il lui fallut alors le quitter, pour retourner à Boston; une épidémie de fièvre jaune l'y rappelait il accourt, et, dans le trouble général, quand les affections de famille, quand le zèle religieux même reculait effrayé, il est partout l'assistant des abandonnés et le consolateur des mourants. Que pouvait un titre pour tant de vertus? Rome cependant, qui voyait alors, c'était en 1798, le culte catholique menacé dans une partie de l'Europe, apprit avec une vive joie les miracles de charité qu'un prêtre français exilé suscitait en Amérique; et elle se hâta de les honorer, en le nommant évoque de Boston. Ce titre, sans pouvoir, sans crédit temporel, au milieu d'une ville étrangère et dissidente, devint pour M. de Cheverus, comme pour un évoque de l'Église primitive,'un instrument de charité universelle, un signe public de conciliation et de paix, au milieu de la division des sectes, envenimée par la division des partis. Dans la rudesse souvent si injurieuse de la liberté américaine, son nom, toujours béni par le pauvre, n'était jamais prononcé qu'avec respect; son secours était partout invoqué; ses dons semblaient inépuisables, tout pauvre qu'il était; sa voix faisait partout élever des églises êt des écoles. L'âpreté du zèle sectaire tombait devant sa douceur; et souvent les pasteurs des dinércnts cultes le priaient de prêcher dans leurs temples, comme si sa parole, vraiment apostolique, fût venue rendre aux chrétiens leur unité première.
C'est ainsi qu'il fut occupé près de trente ans en Amérique, étendant son influence et sa vertu depuis Boston jusqu'à Baltimore.
L'Europe avait bien changé dans cet intervalle; elle avait été bouleversée et reconstruite. Les républiques, les
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empires avaient passé; une restauration était debout pour la seconde fois. Parmi les préoccupations souvent aveugles de ce pouvoir entouré d'obstacles, il lui vint la sage idée de rappeler en France le pieux et tolérant évoque de Boston, et de lui confier un siège épiscopal. Cette simplicité tout apostolique, cette longue habitude des mœurs d'un État libre, cette indulgence d'un esprit aimable et supérieur, cette piété qui se marquait toujours par les œuvres, tous ces traits du caractère de M. de Cheverus lui gagnèrent les cœurs à Montauban, comme à Boston. La division des sectes, qu'une fausse politique avait ranimée, céda sans peine au saint évêque, qui venait, en 1825, apporter, dans une de nos villes du Midi, la tolérance américaine, avec l'effusion d'âme etla douceur deFéneIon. Bientôt vint s'offrir à lui une de ces occasions déplorables où la charité, où le dévouement ont besoin d'être immenses comme le malheur. Une inondation désola le département du Tarn; et, sans entraîner autant de maux que les ravages du Rhône, il y a quelques mois, elle irappu. des villages entiers de misère et de désespoir. Donnant alors un exemple qui s'est récemment renouvelé, M. de Cheverus se mêle partout au péril, encourage les travailleurs, assiste les victimes, recueille et nourrit dans sa propre demeure plus de trois cents personnes, pendant que ses démarches actives et sa charité impérieuse obtenaient des secours de toutes parts pour réparer les pertes de deux faubourgs inondés.
M. de Cheverus est appelé du siège épiscopal de Montauban à l'archevêché de Bordeaux; les dignités de l'État lui sont prodiguées sa modération, son humilité, sa tolérance, sa popularité même, n'en éprouvèrent pas la plus légère atteinte. Dans des jours de réaction politique et de défiance, il restait pour tout le monde bienveillant et respecté.
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L'épreuve même d'une révolution soudaine ne troubla ni cette vertu si sûre d'elle-même, ni cette autorité si douce exercée sur les âmes. Plaignant le malheur, mais jugeant les fautes, inaccessible aux passions de parti, et préférant à tout la religion et la France, M. de Cheverus seconda de sa libre et fidèle adhésion le pouvoir tutélaire qui s'élevait par le vœu public. Son cœur d'ancien émigré était attristé; il n'en fut que plus tendre et plus secourable à tous. Sa maison épiscopale était appauvrie; il reboubla de simplicité pour lui-même, et de charité pour le malheur. On le vit plus souvent à pied dans les rues pour aller visiter les pauvres, et faire parfois le catéchisme dans les écoles d'enseignement mutuel. Quand le fléau du choléra s'étendit, et que, dans le trouble public, on se préparait partout à le combattre, M. de Cheverus fit aussitôt de son palais un hospice; et il n'en sortit que pour aller chaque jour visiter, dans les dépôts publics, les malheureux frappés de contagion, ou pour monter en chaire et prêcher contre ces bruits funestes d'empoisonnement qui troublaient l'imagination du peuple, et ajoutaient la sédition au fléau. Le mal dura peu; et le peuple de Bordeaux puisa dans cette prompte délivrance plus de dévouement encore à son saint archevêque. Pour lui, son âme vive et pure, en jouissant avec délices des témoignages de l'affection publique, n'en tirait aucun orgueil; et il poursuivait seulement avec plus d'ardeur sa tâche de chaque jour, infatigable dans les moindres devoirs, comme il était admirable dans les plus grands.
Une vertu si constante et si approuvée ne pouvait échapper à l'attention du Roi. Sa Majesté, dès qu'elle en eut l'occasion, désigna M. de Cheverus pour la pourpre romaine. Toutes les opinions applaudirent avec une égale faveur et jamais, de nos jours, élection ne fut plus populaire que cette promotion d'un cardinal. C'est qu'il y a
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dans la bonté du cœur unie à la pureté religieuse un charme et un ascendant que nulle prévention ne peut méconnaître; c'est qu'aimer les hommes, et leur faire du bien au nom de Dieu, sera toujours un grand titre dans le monde. Ce fut la puissance de M. de Cheverus, et le secret de sa vie heureuse et honorée.
Cette vie approchait du terme, sans se démentir un moment. Lorsqu'il rentra dans Bordeaux, avec sa dignité nouvelle de cardinal, un sinistre de mer venait tout récemment d'engloutir quatre-vingts pauvres pêcheurs sortis du port de la Teste. M. de Cheverus, au milieu des acclamations de la foule qui se pressait sur son passage, n'a d'attention et de cœur que pour le désastre qu'il vient d'apprendre. Il tourne en pitié et en aumônes tout l'enthousiasme qu'on a pour lui. Les malheureux qui avaient péri laissaient sans ressources leurs veuves, leurs vieux parents et cent soixante et un petits orphelins; c'est là ce qui trouble, ce qui fait pleurer l'archevêque. Il envoie aussitôt, pour porter des secours aux familles désolées, un de ses dignes élèves, celui qui sera plus tard le charitable et courageux évoque d'Alger. tl reste à Bordeaux, afin de multiplier les quêtes, et de les prêcher lui-même; il célèbre dans sa cathédrale un service solennel pour les pauvres noyés, comme pour des grands de la terre. Des dons passagers ne suffisent pas; dans son ingénieuse charité, il forme au profit des orphelins de la Teste, une association durable de tous les enfants de familles aisées de la ville, ayant à leur tête quelques riches orphelins. Par les soins des jeunes protecteurs, une école est établie dans Bordeaux pour leurs pauvres pupilles; et l'archevêque soulage ainsi les uns, en apprenant aux autres l'exercice éclairé de la bienfaisance et de la vertu. Ainsi se succédaient incessamment ses bonnes œuvres et ses édifiantes paroles. Fatigué de longs efforts, malade
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et déjà frappé d'un funeste avant-coureur, M. de Chcvcrus continua sans interruption de travailler à sa tâche épiscopale, partout inspirant le bien, ou le faisant lui-même; et il ne se reposa que pour mourir, en laissant comme un dernier bienfait l'exemple même de ses derniers moments.
Quels hommages solennels aurait mérités M. de Cheverus quel prix de vertu serait digne de chacune de ses belles actions! ce prix qu'on n'eût pas osé lui offrir, nous le décernons de loin à sa mémoire, en couronnant son modeste historien.
D'autres livres remarquables ont frappé vivement l'attention de l'Académie, sans qu'elle ait cru pouvoir les comprendre dans le concours, ou les associer aux prix. Tantôt c'est le caractère du sujet qui lui a paru résister au choix qu'elle aurait voulu faire; tantôt c'est le but même de l'ouvrage qui lui a semblé n'admettre d'autre récompense qu'une mention publique. C'est ainsi qu'en appréciant les laborieuses recherches et les brillants récits consacrés à l'Espagne par M. Rossew Saint-Hilaire, l'Académie a regretté de n'avoir pas, pour les études d'histoire étrangère, un prix spécial à décerner, comme pour les travaux sur notre histoire nationale. C'est ainsi qu'un écrit rapide et excellent de M. Charles Dupin, adressé, sous le titre de Bien-être et concorde, aux classes laborieuses qui souvent ont entendu la voix de l'auteur, n'a paru à l'Académie qu'une suite de ses leçons du Conservatoire, placées en dehors de toute autre récompense parleur succès même. Le Cours de Morale que M. Rendu a composé pour l'instruction de la jeunesse, avec la pieuse tendresse d'un père et l'expérience d'un maitre habile, devait également recevoir une mention à part et les Mé/aK<yrs littéraires de M. Patin, en replaçant sous les yeux de l'Académie plus d'un remarquable discours déjà cou-
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ronné par elle, lui rappelaient combien d'estime est duc à cette érudition choisie, à cette raison piquante, à ce goût ingénieux et pur.
Après des éloges trop faiblement exprimés, mais si justes, l'Académie réserve, pour quelques ouvrages utiles, des médailles d'encouragement et d'honneur. Le nombre même de ces ouvrages témoigne du vif intérêt qui s'attache aujourd'hui à l'éducation morale de l'enfance. Tous ceux que l'Académie a distingués sont écrits par des femmes; et, dans celui qu'elle place le premier, le Livre de l'enfance chrétienne, par madame de Flavigny, on reconnaît à chaque page, avec les grâces de l'esprit le plus délicat, la vigilance inquiète et l'attention passionnée d'une mère. Dans ce livre sérieux et charmant, la leçon est un entretien intime; le langage élégant et noble décèle les plus heureuses traditions du bon goût, en même temps qu'il est approprié à la raison du premier âge, par sa simplicité, et intéressant pour tous les âges, par les sentiments vifs et purs qu'il exprime.
D'autres essais moraux, sous une forme romanesque, Marianne Aubry, par mademoiselle Julie Gouraud, Bernard ou le Gagne-Petit, par mademoiselle Ulliac de Trémadeure, Julien, par madame Fanny Richomme, la Jeune Aveugle, par madame Taunay, ont oflert à l'Académie ce même caractère de vérités utiles, mises en scène dans un récit touchant et naturel. Un sentiment toujours pur et parfois un honorable besoin de travail a dirigé le talent dans ces ouvrages nous devons d'autant plus l'accueillir. Si la culture des lettres honore dans la prospérité, il est juste aussi qu'elle soit un appui dans une fortune moins heureuse, et qu'elle la soutienne, en la rendant respectable.
L'Académie décerne également une médaille au dernier écrit qu'a publié M. Azaïs, sur les idées bienveillantes
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et conciliatrices, distinctes de ses systèmes, et qui ont animé sa vie entière.
En honorant tous les travaux qui portent un caractère d'utilité morale, l'Académie, quand elle le peut, tâche que ces travaux se confondent avec les fortes études, et servent à reporter l'attention pubuquo vers les grands modèles de la.science et de Fart. C'est dans cette pensée qu'eUe a demanda et plusieurs fois couronné des traductions. trois ouvrages, cette année, ont, à ce titre, fixé son choix, par t'importance,, ht grandeur des originaux, et le talent des traducteurs.
L'un est un des monuments les plus élevés et les moins accessibles de l'antiquité, la Métaphysique <~f:'s<o~, que nulle traduction n'avait fait encore passer dans notre langue, et dont que!qùes parties seulement avaient été, de nos jours, dans une savante Académie et sous la plume d'un maitre iHustre l'objet d'une étude aussi neuve que profonde. En profitant des vues rapides et lumineuses que M. Cousin avait jetées sur l'ouvrage entier, deux jeunes hehénistes ont intrépidement abordé cette vaste tâche, et porté, autant qu'il était possible, la clarté française dans les obscurités ou plutôt dans les profondeurs de ce grand esprit d'Aristote, dont les versions latines du moyen âge avaient souvent obscurci la lumière. Une introduction méthodique et substantielle précède ce travail, en prépare l'intelligence, et en augmente le prix. H ne nous appartient pas de le discuter ici; mais il nous est doux d'en reporter l'honneur à deux élèves d'une école cétèbre, qui a beaucoup fait déjà pour la gloire des lettres, des sciences et de l'enseignement en France. L'Académie couronne ~a traduction de la Métaphysique d'Aristote, par Rapport de M. Cousin à l'Académie des sciences morales et politiques, sur le concours de 1835.
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MM. Alexis Pierron et Charles Zévort, anciens élèves de l'École normale.
Avec cette variété qui appartient au domaine des lettres, nous passons tout d'un coup d'Aristote à Klopstock, et même à saint Augustin. Le poême de K!ops)oek, s'il n'est pas la plus attachante des épopées, est ea'tfuaement la plus pure et la p~s MHi~ dajM Vprftre tooral. Hormis quelques pages assez nd~îam~t OMtÉes par le vertueux philosophe Turgot, rien jusqu'ici dans notre langue, n'avait reproduit chaste douceuf <tt ~gravité mélodieuse du poète allemand, tl a paru. <t<9Mieurs, qu'une élégante et complétaVersion de !a J~ttM~e était un bon livre moral & couronner ~et noue décernons une médaille d'honneur de %,000frane~ Fauteur de ce beau travail, à madame la baronne de Carlowitz, naturalisée depuis longtemps en France par m malheurs et par le talent d'écrire.
Le plus original et le plus touchant ouvrage d'un Père de l'Église, le monument intermédiaire entre l'antiquité et les âges modernes, où, près du paganisme mourant et de la foi chrétienne qui grandit, on voit apparaître le malaise et la mélancolie des civilisations avancées, les Confessions de saint Augustin sont faites pour intéresser notre siècle, encore plus qu'elles n'édifiaient le siècle de Louis XIV. Bien des lecteurs sont aujourd'hui préparés aux Confessions de saint Augustin par celles de Rousseau et par les agitations éloquentes de René. Ils ne pourront les étudier, sans admirer beaucoup le grand évêque d'Hippone, qui, des mêmes inquiétudes rêveuses, fit sortir une vie si active et si utile au monde. Une traduction fidèle et animée de cet ouvrage est un livre qui nous manquait. PortRoyal lui-même avait altéré, par respect, le naturel passionné d'Augustin. M. Moreau, moins scrupuleux, a été plus vrai; et l'Académie, en décernant à sa traduction
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une médaille d'honneur, l'encourage à d'autres travaux, où le talent s'unisse à la pureté du goût.
L'Académie décernera de nouveau des prix semblables dans le prochain concours et à côté de l'éloge de Pascal, difficile sujet proposé, dès l'année dernière, à la demande de notre illustre et regretté collègue, M. Lemercier, elle espère avoir à couronner quelque bonne et forte étude sur un monument de l'antiquité philosophique ou chrétienne.
Aujourd'hui, Messieurs, il nous reste à proclamer celui de tous les prix académiques qui rencontre souvent le plus de contradictions et de doutes, et qui cependant a été le début heureux de plus d'un talent célèbre, le prix de poésie. L'Académie avait proposé l'Influence de la civilisation chrétienne en Orient, sujet prématuré peut-être, mais dont il est facile d'entrevoir les principaux aspects et la grandeur. Nous ne mêlerons pas aux pensées qu'il fait naître de minutieux détails d'analyse. Deux pièces de vers ont occupé l'attention de l'Académie. Dans l'une, l'auteur, bornant, pour ainsi dire, l'étendue encore incertaine du sujet, a pris pour symbole de l'influcnce chrétienne en Orient le monument que, par une patriotique et royale pensée, Louis-Philippe a fait élever à saint Louis sur le sol de Carthage, en vue des vastes possessions que le drapeau français a conquises et conserve en Afrique. De nobles sentiments et de beaux vers recommandent cette ode de M. Bignan. L'Académie, en accordant beaucoup d'éloges à l'art brillant et pur qu'on remarque dans cet ouvrage, a préféré cependant un autre poëme, dont le cadre est plus vaste, les formes plus hardies et plus libres. L'auteur, M. Alfred des Essarts, prodigue les grands souvenirs et les images; il sent avec chaleur, il peint avec force. Mais je ne veux pas trop louer des vers que l'auteur va lire il sera lui-même son meilleur inter-
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prête. Sa voix, forte d'émotion et de jeunesse, n'a pas besoin d'autre appui que de cette faveur aimabte et juste, qui, dans une telle assemblée, s'attache au premier succès, et pour ainsi dire à l'avénement public d'un nouveau talent.
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RAPPORT
SUR
LES CONCOURS DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE BN1M9.
MESStECRS,
Parmi les distinctions, bien nombreuses peut-être, que l'Académie décerne dans ses concours annuels, il en est une qui, une fois accordée, devait être longtemps inamovible. La grande supériorité se retrouve rarement; et quand l'Académie fit choix des Considérations et des Récits de M. Thierry sur l'histoire de France, pour y attacher l'espèce de majorat littéraire, dont l'investiture lui a été conGée par un généreux fondateur, elle pouvait s'attendre, comme le public, à la longue durée de cette première et si juste destination. L'ouvrage de M. Bazin sur l'époque de Louis .Ï777 n'était pas non plus facile à remplacer, dans le rang qu'il avait obtenu. D'ailleurs, Messieurs, les deux écrivains ne se sont pas reposés sur leur succès. L'illustre auteur de la Conquête de l'Angleterre, des Lettres sur les communes et des Récits mérovingiens a continué les savantes esquisses qu'il avait publiées sous cette dernière forme; et, dans un nouveau fragment sur Frédégonde et Chilpérik, il a peint les
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mœurs barbares de la monarchie franke, avec ce coloris éclatant et vigoureux que donne l'imagination échauffée par l'étude et par l'amour du vrai.
L'historien de Louis .Ï7// a également poursuivi sa tâche encouragée par vous. Il a tracé le Tableau de la <K<Kor!~ de Louis XIV; et malgré la rivalité fort redoutable des mémoires contemporains, ne voyant dans ces mémoires que des plaidoyers qui rendaient d'autant plus nécessaire le jugement de l'histoire, il a su donner à ce jugement une impartialité non moins piquante et plus variée que la passion.
Il nous a donc semblé, Messieurs, que les dotations académiques fondées par le baron Gobert demeuraient plus que jamais acquises au grand peintre d'histoire et à t'ingénieux écrivain qui les avaient méritées, il y a deux ans, par des travaux qu'aujourd'hui môme ils viennent de fortifier et d'étendre.
A côté de ces prix maintenus si justement, !e choix de l'Académie pour l'ouvrage le plus utile aux mœurs s'est partagé entre des écrits de forme très-diverse, une Histoire de la ville de Jérusalem, un Livre d'éducation. L'Académie, sans doute, a jugé que les grandes traditions religieuses étaient la plus puissante leçon morale; et il lui a paru que l'histoire de cette Rome du monde oriental, toute pleine des monuments du christianisme, premier berceau de sa foi et but de ses croisades, offrait le sujet de méditations le plus instructif et le plus élevé. Des hommes de génie, de grands poëtes ont, de nos jours, visité cette terre antique, pour surprendre, à la source qui jaillit du Carmel, l'inspiration que Bossuet et Racine recevaient de la prière et des livres saints. La politique, le commerce et même le prosélytisme de l'Europe tendent de plus en plus à se rapprocher de Jérusalem; et une grande place lui est réservée dans la future trans-
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formation de l'Orient. A ces points de vue divers, une description de Jérusalem, commencée en présence des lieux mêmes, continuée par l'étude, mêlant les recherches à l'émotion, devait intéresser notre temps. L'auteur fut le compagnon de voyage et l'ami de notre regretté collègue M. Michaud et il a comme lui le don de sentir et de peindre. L'Académie partage inégalement le prix Montyon entre l'historien de Jérusalem, M. Poujoulat, et une personne encore inconnue dans les lettres, qui a publié un livre sur l'Éducation pratique desfemmes. Ici, la tâche de l'auteur était difficile. Depuis Fénelon écrivant avec la sublime douceur de son âme et de sa foi, depuis Rousseau donnant à des préceptes l'intérêt de la passion et du roman, des femmes supérieures, M°" de Rémusat, M°" Guizot, M°" Necker de Saussure avaient traité pour notre siècle ce sujet, où l'innovation est si difficile, où le paradoxe est si dangereux. Leurs ouvrages élevés et délicats ont été lus par les philosophes et par les femmes. Il s'agit ici d'une œuvre plus modeste, de réunir d'utiles conseils pour les institutrices et pour les enfants, et de renfermer quelques vues nettes et quelques principes éprouvés dans un livre simple et d'une étude facile. C'est ce mérite que l'Académie a voulu reconnaître, et qu'elle couronne dans l'ouvrage judicieux et pur de M"* Lajellais.
Cherchant, du reste, dans les récompenses dont elle dispose un encouragement pour le travail, un supplément à ce que l'État ne peut faire, elle a réservé une autre médaille pour M. Pauthier, jeune savant plein d'ardeur, qui, dans une traduction collective des Livres antiques de l'Orient, a rassemblé comme en un foyer les vérités éparses de la morale primitive.
Enfin, l'Académie a consacré une de ses médailles à honorer les recherches de M. Onésime Leroy, sur le plus
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touchant ouvrage que la morale chrétienne ait inspiré, l'7M!'<(t<oM de Jésus-Christ, cette suite de l'Évangile, composée par Gerson dans le bannissement et le malheur, et mise en vers quelquefois sublimes par Corneille vieillissant et méconnu.
L'étude approfondie, et pour cela même la traduction fidèle et expressive des monuments étrangers est un travail que l'Académie a particulièrement recommandé elle ne le borne pas aux grands génies de l'antiquité et des littératures modernes; elle y comprend tous les temps et toutes les œuvres remarquables de l'esprit humain. Le moyen âge, avec ses souvenirs mêlés et ses pressentiments créateurs, n'en pouvait être exclu. Il y a telle vérité qui reçut, à cette époque, une évidence, dont l'éclat ressort des ténèbres mêmes qui l'entouraient; il y a telle grande âme qui parut alors d'autant plus digne d'admiration qu'elle s'élevait seule et d'elle-même. Qu'un écrivain du douzième siècle ait été le précurseur et le maître de Descartes, dans la démonstration spiritualiste de l'existence et des attributs nécessaires de Dieu, qu'il y ait appliqué une forme de raisonnement admirée et presque enviée par Leibnitz, c'est un fait précieux dans l'histoire des lettres. Mais le travail même de ce philosophe du moyen âge, qui fut un saint archevêque, les deux traités d'Anselme de Cantorbéry, le Monologium et le Proslf)gium, ne méritaient-ils pas d'être éclaircis par la science moderne, et mis sous nos yeux dans une version intelligente, qui rendit avec clarté le langage de ces temps, où la pensée philosophique était souvent aussi subtile et aussi raffinée que la vie commune était rude et barbare? C'est là, Messieurs, la tâche qu'un homme de talent, nourri dans les lettres et l'histoire, s'est proposée. L'Académie décerne à M. Bouchitté la première médaille du prix de traduction.
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D'autres travaux de même ordre ont partagé les suffrages de l'Académie, qui, dans ses choix fort divers, n'est attentive qu'à un seul principe, l'encouragement des sérieuses études. A ce titre, une reproduction élégante de la belle histoire de Schiller, la Guerre de trente ans, une version moins ornée que savante du Timée de Platon, une traduction énergique et souvent très-heureuse des tragédies d'Eschyle, ont, aux yeux de l'Académie, mérité des médailles qu'elle aurait voulu rendre plus riches, et que confirmera le suffrage public. Le nom étranger du traducteur de Schiller, le nom de M" de Carlowitz, déjà lié à la gloire de Klopstock, mérite faveur par le talent qu'elle montre dans notre langue adoptée par elle, pour y transporter avec goût les beautés des langues du Nord. Le traducteur du Timée, M. Martin, est un jeune et habile érudit, dont le zèle opiniâtre cherche les difficultés sur lesquelles ont hésité les maîtres, et qui réunit à la fois beaucoup de candeur et de sagacité. M. Pierron, déjà signalé dans un autre concours par un difficile essai sur la Métaphysique d'Aristote, a prodigué, dans une lutte non moins pénible contre le poëte Eschyle, un éclat naturel d'expression, une abondance de tours vifs et corrects, où l'Académie a dû reconnaître le talent d'un écrivain.
M. Bouchitté, M. Henri Martin, M. Pierron appartiennent tous trois à l'enseignement public; je le dis avec orgueil. Les ouvrages que nous venons de nommer sont la distraction qu'ils mêlent aux devoirs de leur laborieuse et noble profession; et dans ces ouvrages, qui n'attestent pas moins l'élévation des sentiments que l'austère gravité des études, il nous est doux de voir et de montrer comment les professeurs de l'Université de France emploient leurs loisirs.
A côté de ces libres résultats d'une sérieuse étude,
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l'Académie se félicite d'avoir, par la proposition d'un sujet spécial d'histoire littéraire, excité d'utile~ recherches et donné naissance à deux bons écrits. Quelle a été sur la littérature française, au commencement du dixseptième siècle, l'influence de la littérature espagnole? Telle était la question assez nouvelle que l'Académie avait indiquée, en y joignant même une question plus générale sur la manière dont notre littérature, à diverses époques, a profité du commerce des autres nations, sans perdre en rien son caractère original. La réponse a tardé quelque temps, et le prix a été d'abord ajourné. Pouvaiton, en effet, saisir la part d'influence que la littérature espagnole avait eue sur notre dix-septième siècle, sans étudier toute cette littérature dans son origine, dans ses progrès, dans l'histoire sociale et politique du peuple espagnol? pouvait-on montrer sur quel point le génie français a été temporairement modifié par un autre plus grave et moins exact peut-être, sans analyser avec soin les traits originels de notre littérature, et les insurmontables différences qu'elle devait heureusement garder? pouvaiton, enfin, étudier ce vaste sujet qui renferme, à quelques égards, l'histoire comparée de deux langues et de deux peuples, sans toucher à la théorie des arts, à ces questions du naturel et du goût, de la vérité vulgaire et de la vérité poétique, qu'on a si fort débattues de nos jours? Érudition curieuse et jugement délicat, étude détaillée des livres et intelligence des siècles, vive sensibilité littéraire et connaissance approfondie de l'histoire et des mœurs, imagination et philosophie, voilà bien des qualités que le sujet proposé réclamait, en quelque sorte, pour être dignement traité. Les travaux à consulter sur cette question, les modèles de critique à suivre étaient rares, et parfois trompeurs par leur éclat même. Le hardi et brillant Schlegel, dans son Cours de /)OM<e t~MM-
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tique, le studieux Sismondi dans son Histoire littéraire de l'Europe méridionale, lord Holland dans ses Essais sur Guillen de Castro et Lope de Vega, avaient un peu exagéré la partialité pour l'Espagne, ce côté du Midi moins classique et moins romain que l'Italie, et dans lequel ils croyaient pouvoir saluer avec reconnaissance une hâtive aurore, une révélation anticipée de l'école nommée plus tard romantique.
Aujourd'hui, dans la question proposée, il ne s'agissait plus de lever un drapeau novateur, de plaider vivement pour une cause douteuse, d'évoquer Caldéron contre Racine, mais d'exposer un fait important dans l'histoire de notre littérature, et pour cela, de pénétrer et de faire comprendre toute une littérature étrangère non moins féconde qu'inexplorée, et qui fut longtemps aussi puissante sur l'Europe que le peuple, dont elle était la forte et vive expression.
C'est là, Messieurs, la tâche qui nous semble réalisée dans un ouvrage inscrit sous le n° 1, et portant pour épigraphe cette phrase de Quintilien L'imitation des choses excellentes en fait trouver de semblables. x L'auteur, intéressant et méthodique, trace un cadre étendu, et le remplit avec soin. De l'origine commune de deux grands idiomes, diversement modifiés par le climat et le génie national, il descend à leurs afunités secrètes, à leurs développements successifs et distincts, à leurs rapprochements, à leurs séparations; il les suit dans leurs nombreux détours, parmi tous leurs affluents étrangers et de leur confusion apparente il dégage et fait sortir le cours limpide et pur du génie français.
L'Espagne qui, de bonne heure, eut la gloire populaire du Cid, mais qui n'eut pas de Dante, l'Espagne, plus tardive que l'Italie, en reçut une influence littéraire doublement réticchie sur la France. Mais l'Espagne ne fut jamais
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italienne; et, de même qu'elle avait'apporté jadis dans la Home des empereurs son originalité indépendante, sa forme d'imagination et de goût, ses Lucain, ses Sénèque, ses Florus, ainsi, dès le moyen âge, elle montra son tour particulier de génie méridional, sa gravité, sa pompe, et cette ardeur plus orientale, qu'enflammait encore le belliqueux contact et le mélange d'une population et d'un culte apportés d'Afrique et d'Asie. La gloire enfin, cette grande dominatrice des hommes, vint donner à la langue, au génie, aux idées de l'Espagne, un ascendant momentané, mais immense, sur les autres nations de l'Europe; et nous ne doutons pas que la France, qui en reçut l'impression, ne l'eût ressentie bien davantage, n'en eût souffert peut-être, si une Providence, gardienne de l'équilibre des peuples, n'eût alors suscité le prince qui, par le bon sens, le courage et l'esprit, faisait le mieux éclater en lui le caractère de sa nation, cet Henri IV, le représentant français du Midi vif, brillant et gai, contre le Midi sombre et dur de l'inquisition et de Philippe Il.
Cette résistance naturelle de l'esprit français à l'esprit espagnol n'a pas assez frappé peut-être l'auteur de l'ouvrage, que couronne l'Académie. Mais quelle instructive variété dans son travail! quelle nette et.vive peinture du seizième siècle espagnol, de ses grands écrivains, parmi lesquels on regrette seulement de ne pas voir cités ou assez loués Christophe Colomb et Cortès, si éloquents dans leurs journaux de voyage et dans leurs lettres, et sainte Thérèse, si sublime dans ses mystiques ouvrages Notre habile critique s'est attaché surtout aux lettrés de profession, indiquant avec justesse et étendue les écoles diverses, les révolutions du goût, les variations de la langue et de l'art, sans négliger toutefois quelques esprits originaux qui mêlèrent le talent d'écrire à l'action, l'élégant Garcilaso de. la Vega, guerrier redouté de l'Italie; Hur-
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tado de Mendoza, génie triste et fier, qui a composé, dans sa jeunesse, le meilleur modèle du roman bouffon, Hurtado de Mendoza, l'implacable gouverneur de Sienne, tyran qui écrit l'histoire comme Tacite enfin l'aventurier, le soldat espagnol dans le nouveau monde, Alonzo de Ercilla, poëte nerveux et simple, auquel, pour approcher de la palme épique, il n'a manqué peut-être qu'un sujet plus connu et des malheurs plus célèbres. Mais ce n'est pas à ces hommes puissants, presque ignorés hors de l'Espagne, qu'il fut donné d'agir sur l'esprit français. Deux influences seulement nous arrivèrent d'Espagne, l'une subtile et tout artificielle, l'autre bruyante et populaire; l'une tenant au travail du style, aux combinaisons du langage, l'autre à la puissance facile de l'invention et de la fantaisie; l'une gâtant ou façonnant quelques esprits ingénieux, Balzac, Voiture, et le père Bouhours, l'autre éveillant la poésie de Corneille, et la portant de ~f~jtMtpt'fm Ctd et à Polyeucte, au delà desquels l'esprit humain ne s'élève pas.
C'est surtout, Messieurs, cette richesse d'invention, ce torrent inépuisable du drame espagnol que les auteurs des mémoires envoyés à l'Académie se sont plu à décrire, depuis la comédie de la Célestine, qui courut toute l'Europe, jusqu'à ces drames sacrés de Caldéron, comparés par un savant moderne aux plus sublimes accents de la tragédie grecque~ Peut-être l'auteur du n° 1 aurait-il dû rappeler que cette veine puissante du théâtre espagnol avait agi même sur le théâtre anglais, qu'on a cru si spontanément original. Le mariage de Philippe H avec la reine Marie, cet empiétement peu durable de l'Espagne sur l'Angleterre, fut cependant la date et l'occasion d'un rapprochement intellectuel entre les deux peuples. Pareille influence ne s'exerça pas sur la France pendant le seizième siècle; et ce n'est qu'au moment où l'Espagne dé-
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clinait dé sa grandeur, où Richelieu abaissait, partout la maison d'Autriche, que la France accueillit, par curiosité, et comme une mode de cour, les inventions poétiques de cette nation, dont elle avait gêné les desseins et adopté l'alliance. L'esprit français connut dès lors et goûta vivement la raison, l'éloquence et l'incomparable plaisanterie de Cervantes; mais il n'emprunta d'abord au drame espagnol qu'une irrégularité sans force, un chaos, au lieu d'une création. Ce fut seulement par un retour puissant sur lui-même, et en se rapprochant des règles plus sévères qui lui sont naturelles, que plus tard, dans le Cid, dans Wenceslas, dans le Festin de Pierre, dans Héraclius, il enleva quelques-unes des beautés neuves de la scène espagnole. De là cette grande leçon, qu'un peuple ne profite bien des pensées d'un antre qu'en restant lui-même, et sous la condition de créer beaucoup plus qu'il n'imite. Cette heureuse loi de nos deux grands siècles littéraires est habilement appréciée par l'écrivain, qui nous montre une connaissance si étendue de la littérature espagnole; et je regrette seulement que parmi lés assimilations de l'esprit étranger avec le nôtre, il n'ait pas assez marqué ce qu'emprunte au naturel exquis de Cervantes et à la moquerie de Quevedo l'originalité comique de Lesage. Mais comment tout dire dans un vaste sujet? C'est beaucoup d'avoir, comme l'auteur couronné, M. Puibusque, fait sur une question difficile un ouvrage presque complet, quelquefois trop développé, et toujours instructif pour ses juges et pour le public.
Une grande part de ce même mérite pourrait être réclamée pour l'ouvrage inscrit sous le n° 3, et dont l'auteur, M. Viguier, reçoit de l'Académie une mention d'honneur. Moins étendu tout à la fois et moins régulier que le précédent, mais semé de passages remarquables sur la philosophie des langues, sur l'antiquité, sur les principaux
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caractères de la littérature du dix-septième siècle, respirant à toutes les pages le goût des sentiments élevés, ce discours semble un titre de plus pour le corps enseignant, dont M. Viguier est un des représentants les plus honorables et les plus instruits. Son ouvrage réuni à celui de son heureux concurrent forme une belle étude sur l'Espagne en elle-même, et dans ses rapports avec la France, jusqu'à l'heure mémorable où, sous une plus haute influence, le génie français, émancipé par Descartes, devenait, avec Pascal, si original et si pur.
S'arrêter à ce nom de Pascal, analyser non pas une époque, une littérature, mais un homme en qui s'est montrée toute la force de l'esprit humain, c'était un travail que l'Académie devait proposer aux intelligences sérieuses de nos jours. L'éloge de Pascal par Condorcet marque bien la prodigieuse révolution des idées, à cent ans d'intervalle mais il ne fait pas connaître le profond génie qui prévoyait en partie une telle révolution, et qui la contrepesait d'avance par ses pensées religieuses, en même temps qu'il y travaillait par ses découvertes et ses hardiesses involontaires. Quelle méditation plus grave que d'étudier impartialement cet homme tout entier, de chercher dans sa puissance scientifique une des conditions mêmes de l'esprit français, cette loi de justesse éclatante et de précision sévère qui domine pour nous l'art de penser et d'écrire! Quel objet plus digne de la philosophie de notre temps, que de s'attacher à bien comprendre à la fois la grandeur des travaux de Pascal, et la passion qui les inspirait! Quel spectacle plus touchant et plus tragique, dans l'ordre de la réflexion, que de contempler cette sublime intelligence aux prises avec les douleurs physiques, et avec le tourment moral d'une conviction tour à tour ébranlée ou menaçante! Quelles plus grandes luttes à étaler aux regards de l'homme que les deux luttes qui con-
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sumèrent la force, et auxquelles ne suffit pas la vie sitôt dévorée de Pascal la lutte pour le libre examen, pour le droit de penser, pour le droit d'inventer dans la science, de juger dans la morale, de protester même dans la foi; puis la lutte plus longue et plus rude encore pour le maintien de la règle et de la vérité contre l'invasion illimitée du scepticisme, et contre cette extrême indépendance qui n'est que la puissance de nier et de détruire! Et si l'on cherche encore Pascal dans les amis qui l'entouraient, quel intérêt plus historique et plus durable que la peinture de ces fortes mœurs et de ces grands caractères, sur lesquels notre curiosité se reporte maintenant avec plaisir, et que d'ingénieux et récents travaux ont rapprochés de nous, par l'imagination du moins! Enfin, quel souvenir plus instructif aujourd'hui même, et quelle polémique plus intelligible pour notre temps, que la résistance passionnée de tant d'hommes éclairés et vertueux dont Pascal était l'âme et la voix, contre cette société remuante et impérieuse, que l'esprit de gouvernement et l'esprit de liberté repoussent avec une égale méfiance Quelle puissante variété dans un homme! quel intérêt général dans une seule cause! et combien de grandes questions dans un seul sujet! Aussi, Messieurs, ce sujet a-t-il suscité de remarquables efforts. Rarement semblables recherches, rarement si graves et si nobles essais furent envoyés à l'Académie. C'est une satisfaction pour nous d'avoir proposé cette épreuve, qui a rencontré des esprits dignes d'elle. Parmi les ouvrages réservés, deux discours ont fait hésiter l'Académie. Elle partage entre eux le prix qui vient d'être augmenté par un ordre du roi. Très-divers par l'étendue, la forme, les détails, mais se rapprochant sur deux points.J'élévation morale et le talent, ces discours sont un signe éclatant du progrès de la philosophie spiritualiste et de l'histoire impartiale.
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Parlons d'abord du discours inscrit sous le n° 13, avec ce.Me épigraphe de saint Pau! < Oportet A<prMM esse. » C'est le traçai! vigoureux d'uit esprit libre, nourri de réfléxion et de solitude, qui lui-même a vivement saisi les sciences mathématiques, première oTt~inahtÉ de Pascal, et qui, par cela même peut-être, ne Fadmire pas assez sous ce rapport, trompé qu'il ?1 par la facilité des méthodes actueltes. Mais cet esprit de mathématicien moderne s'est, en même temps, plié atM plus fortes études de langues et de philosophie anciennes, de littérature comparée~ et même de scotastique. L'ordre de son discours n'est pas assez marqué; on pourrait y retrancher, sans l'affaiblir mais l'ouvrage est savant, impartial, et parfois éloquent. L'auteur aime avec passion les choses dont il parle, la pensée libre, la religion austère, les profondes études, et la poursuite indéfinie des problèmes de l'existence humaine. En expliquant la question de la grâce et du libre arbitre, de manière à donner théoriquement raison sur ce point aux adversaires de Pascal, il ne fait que mieux attester leurs erreurs sur tout le reste, et la pureté comme le génie de leur puissant vainqueur. Sectaire des vertus de Port-Royal, mais juge indépendant des passions qui s'y mêlent, il décrit, il célèbre cet irréparable asile de la science et de la foi avec une chaleur d'enthousiasme, une vérité de talent que je n'ai pas besoin de louer, quand tout à l'heure vous allez l'applaudir. Interprète habile de l'art profond et passionné qui règne dans les Provinciales, et qui en a fait les Philippiques de la conscience et de la raison, il ressuscite pour nous ces débats éteints, et leur rend la grandeur pleine d'anxiété qu'ils avaient pour les jésuites et pour Arnauld lui-même. Moins fort et moins précis dans l'analyse de ce que Pascal n'a pas achevé, inexact, suivant nous, dans le parallèle qu'il établit entre le doute expérimental de Descartes et
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les agitations violentes de l'auteur des .Pen~e~ injuste quand il suppose que le premier de ces deux grands hommes n'a pas été eomp!~s par l'autre, M. Demoulin, c'est le nom de Fauter & &" 13, n'en exprime pas moins avec énergie des eoasKÏéfatiom remarquables sur'Ia grandeur de l'ouvrage que pctifsuivait Pascal mourant, et sur la beauté des débris mutités qui nous en restent. Il semble toutefois que ce spectacle mélancolique de ruine et de grandeur ait mieux inspiré, c'est-à-dire, ait touché davantage l'auteur d'un autre discours inscrit sous le n° 24, et ayant pour épigraphe quelques simples paroles de la soeur de Pascal. Ce choix même peut indiquer le caractère plus attendrissant et plus intime de ce second ouvrage. Il y a moins de science, moins de lecture, moins de force; mais on sent une âme qui, émue d'un respectueux effroi devant celle de Pascal, a cherché, a souffert avec elle, et qui s'en approche par cette égalité d'une pure et humble douleur. Le jeune homme qui a écrit ces pages, remplies d'une tristesse naturelle et sans effort, est M. Faugère, déjà couronné par l'At-adémie pour un beau travail sur Gerson. Il a fait plus cette fois, il est entré dans cette étude du cœur, où est la vie de la parole humaine. Peut-être s'est-il exagéré le doute qu'il déplore dans Pascal, et n'a-t-il pas assez vu le repos après le combat. Mais cette prévention même, naïvement sentie par lui, répand sur ses paroles plus de pathétique et d'éloquence. En voyant à quel point les Pensées de Pascal, ces fragments de méditations épars entre quelques chapitres achevés, agitent une intelligence vive et généreuse, on regrette d'autant plus l'infidélité dont Pascal fut l'objet, et qui couvre encore un coin de son génie; on regrette que les panégyristes de ce grand homme n'aient pu connaître les recherches toutes' récentes qui, dans le manuscrit original mutilé par de timides éditeurs, ont
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découvert de la main tremblante de Pascal mille traits primitifs d'une incomparable énergie, devant lesquels souvent pâlit et s'efface le texte vulgairement admire jusqu'ici. Ce travail de restitution et d'exactitude, qu'un penseur éloquent vient de communiquer à l'Académie, est un autre éloge consacré à la gloire de Pascal, et qui nous rendra du moins sa ruine tout entière.
Pour être justes, nous avons encore à citer deux discours remarqués dans la foule de ceux qu'avait reçus l'Académie. L'un, le n" 28, portant pour inscription une pensée de Pascal, est l'ouvrage trop rapide et trop court d'un homme de talent, et d'un esprit sévère qui s'élèvera par l'étude; l'autre, le n" 31, que l'Académie a préféré pour la première mention, est l'ouvrage élégant et délicat d'une femme. Nulle part, la vie de Pascal n'a été pénétrée d'une vue plus perçante et plus prompte; nulle part, le côté fin et spirituel des Provinciales n'a été mieux saisi et plus vivement apprécié. Mais ce travail brillant est incomplet, et n'embrasse pas la sombre et vaste profondeur des Pensées de Pascal. « Herminie, raconte le poëte, n'a pas craint l'appareil de la guerre, et s'est armée, comme pour le combat; mais, effrayée à l'aspect de la solitude et de la nuit, elle se détourne et s'arrête. s Nous avons indiqué les talents divers qui sont entrés dans le concours votre suffrage va les juger et les couronner.
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RAPPORT
SUR
LES CONCOURS DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE EN1M7.
L'Académie, en couronnant, l'année dernière, le beau livre de la Démocratie en Amérique, exprimait la crainte de ne pouvoir de longtemps décerner avec autant de justice et d'éclat ces prix annuels, établis par la munificence d'un sage, et qu'il faut rehausser encore par le mérite de ceux qui les obtiennent. Ce langage était vrai. Toutefois, si l'importance du sujet, l'élévation des vues, le talent, et cette pureté d'âme qui embellit le talent, plaçaient dans un rang à part l'ouvrage de M. de Tocqueville, on peut supposer sans peine des travaux moins éminents, moins rares, mais dont l'utilité morale frapperait davantage tous les esprits, et paraîtrait plus exactement remplir la pensée du fondateur de ce concours. Ce seront surtout les ouvrages qui s'adressent à un mal présent de la société, pour le consoler ou pour le guédr, les ouvrages qui proposent quelque réforme praticable, quelque bien à faire aux hommes, quelque manière de se rendre soi-même meilleur, en les rendant plus heureux.
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A ce titre, l'attention de l'Académie a du se porter, cette année, sur un ouvrage récent, consacré à une classe de malheureux que la nature elle-même a faite au milieu de la société, et dont la charité ne peut qu'adoucir le sort, sans le changer jamais, les Aveugles-nés. Attaché, depuis vingt ans, à l'instruction de quelques-uns d'entre eux, dans un établissement public, l'auteur de ce livre, M. Dufau, a étendu son intérêt sur tous. Il a calculé leur nombre en France, et l'insuffisance des asiles qui leur sont ouverts. Assidu témoin de leurs inclinations, de leurs études, de leurs progrès, il a décomposé le travail de leur intelligence, et, dans l'absence même de l'organe qui leur manque, il a vu briller d'une plus vive lumière l'action libre et intérieure de la pensée.
Un écrivain célèbre avait dit, dans le dernier siècle, que la morale dépend tout entière des sens, qu'elle change avec l'organisation physique, et qu'un aveugle-né, par exemple, est naturellement c~t~, parce qu'il ne voit pas le sang couler. Le nouvel observateur, en repoussant cette étrange théorie, défend et tes droits de l'infortune et la dignité même de la nature humaine.
Si l'âme, tout ensemble noble, captive et maitresse impérieuse du corps, ne peut se passer de tous les sens à la fois pour agir au dehors, du moins elle peut les remplacer l'un par l'autre, leur apprendre à faire ce qui n'est pas leur ouvrage naturel, et montre d'autant mieux, par l'instrument imparfait qui exécute, la sublime essence qui dirige, à peu près comme la supériorité d'un grand chef apparaît dans la médiocrité même des serviteurs qu'il emploie, et qui suffisent à son génie.
Ainsi l'aveugle voit les objets par le toucher, mesure l'espace par le son, comprend la lumière par la pensée. Tel fut ce célèbre mathématicien, aveugle de naissance, Saunderson, qui, dans des leçons publiques, expliquait
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l'optique de Newton, comme Arago la comptéterait, et du fond de ses ténèbres analysait la lumière devant ceux qui la voyaient pour lui.
La. première partie de r~a< st~f ~M Aveugles de M. Dufau, peut devenir une leçon de spiritualisme, d'autant plus persuasive qu'elle n'est pas cherchée, qu'elle est involontaire, et qu'elle sort de l'observation même. Bientôt, à ces principes qu'on peut tirer de son ouvrage, viennent se réunir en foule les expériences ingénieuses et les conseils d'utilité pratique. La véritable nouveauté de ce livre, c'est que l'auteur, eti perfectionnant l'éducation spéciale des aveugles-nés c'est-à-dire l'art de substituer un sens à l'autre, veut en même temps leur donner, dans une proportion habile, l'éducation commune, de telle sorte que ces hommes soient rendus & la société, en même temps qu'ils sont secourus par elle, et que, dans les sciences, dans les arts, tes métiers, ils puissent devenir tous laborieux et utiles, comme quelques-uns ont été grands et sublimes. Voilà ce que l'auteur expose tour à tour par des inductions et par des exemples. Ici, l'aveugle instruit est professeur plus attentif; là, par la subtilité d'un toucher plus infatigable et plus délicat que la vue, il fabrique des ouvrages d'horlogerie. Ce sont des prodiges, dites-vous. Oui, sans doute; mais, sur un nombre annuel de quarante mille aveugles-nés, qu'a supputé l'auteur, il y a place pour les exceptions et les prodiges. Et il est beaucoup d'autres industries plus simples que tous pourraient apprendre, et qui leur permettraient plus tard de vivre de leur travail dans la société qui seulement les aurait élevés.
Pour atteindre ce but, l'auteur propose de multiplier dans les départements, et d'après un système sagement gradué, les institutions d'aveugles-nés, qui n'existent encore que dans deux villes du royaume. Aux détails
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précis qu'il donne, aux résultats qu'il annonce, on reconnaît, non pas les rêves d'un homme de bien, mais fexpérience d'un maitre habile et les plans praticables d'un bon citoyen, qui, en demandant quelques sacrifices, nouveaux à l'État, lui montre, à côté de l'utilité morale, ~a première de toutes, un profit de travail et de temps. Je ne sais cependant, Messieurs, si les vues de l'auteur ne seront pas lentes et difficiles à réaliser. Mais qu'il est beau d'entrer dans cette voie, et de continuer ainsi l'œuvre de Valentin Haùy, ce premier instituteur des aveugles, qui rappelle un nom cher à l'Institut Qu'il est beau de projeter le bien, lorsqu'on ne peut l'accomplir encore 1 Il y a quatre siècles, en France, à Paris, devant la cour, la destination qu'on donnait aux aveugles, c'était d'en mettre quelques-uns aux prises, couverts de fer et armés de longs bâtons, pour égayer les spectateurs par la maladresse des coups qu'ils se portaient. De cette barbarie on est venu aux inventions, aux soins, aux délicatesses ingénieuses de la charité moderne et maintenant un esprit judicieusement inventif propose, pour cette classe d'hommes, nombreuse parmi les pauvres, un système complet d'asile, d'enseignement et d'avenir social. Le public y prend intérêt; les académies en parlent; et l'État ne peut manquer d'être attentif au nouveau bienfait qu'on réclame de lui.
En décernant à M. Dufau, à l'auteur de l'Essai sur l'état physique, moral et intellectuel des Aveugles-nés, un prix de 6,000 francs, l'Académie ne prétend pas payer son zèle, mais signaler de nouveau son nom et son projet. La vraie récompense de ce généreux citoyen commencera le jour qu'une de nos villes industrieuses et riches aura fondé, d'après ses conseils, un établissement de plus pour les infortunés dont il a si bien plaidé la cause. Du malheur irréprochable, qu'il est si juste de secou-
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rir, la bienfaisance éclairée de notre siècle a porté ses regards sur le vice et même sur le crime. On sait ce que la législation a déjà fait pour adoucir les peines, et écarter les flétrissures ineffaçables. L'administration publique, sous la même influence, s'occupe chaque jour de réformes utiles, soit pour préparer l'amélioration morale des condamnés, soit pour épargner à la foule le spectacle de leur impudence. La pensée des écrivains a dû se porter sur quelques points des mêmes questions.
L'Académie ne pouvait oublier la tentative d'un poète ingénieux et facile, pour donner à un problème assez triste la forme et l'intérêt d'une œuvre dramatique. Le Libéré de M. de La Ville de Mirmont a été remarqué par elle. L'auteur, sous ce titre, a voulu peindre l'hostilité sociale qui suit le condamné après sa détention, et qui s'attache peut-être moins à la faute qu'il a commise qu'au lieu d'expiation d'où il sort. Sans doute, en lisant l'ouvrage de M. de La Ville, quelques incertitudes se présentent sur la vérité de la leçon. Il s'agit d'un orphelin, condamné dès l'enfance, pour un vol d'aliment, à dix années de prison, et qui, devenu, dans sa captivité, un modèle de vertu, plein d'honneur, de savoir et d'industrie, n'en reste pas moins, lorsqu'il rentre dans la société, sous une insurmontable disgrâce, est chassé de partout, exclu de tout travail, et revient, après dix ans, commettre un vol à la porte de sa prison, pour obtenir la faveur de s'y réfugier. La supposition est-elle assez vraisemblable? 1 et le poëte, qui sans doute ne veut pas détruire tout à fait le préjugé social, mais seulement l'avertir, et qui conseille non l'indiflërence sur le passé, mais le discernement, n'a-t-il pas choisi un exemple auquel le préjugé lui-même aurait cédé ? ?'
Quot qu'il en soit, l'effort de M. de La Ville pour attirer l'intérêt public sur un grave problème, la pureté des
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sentiments qu'il exprime, et le pathétique touchant de quelques scènes ont frappé l'Académie.
Dans notre existence moderne, surchargée de travail et avide de distractions, les romans, il faut l'avouer, sontde puissants précepteurs pour le bien et pour le mal. C'est la seule lecture de tous ceux qui n'ont pas le temps de lire. Leurs fictions agitent les âmes; leur philosophie impose; leurs passions font des imitateurs; on les cite à la tribune; et la vie réelle les copie quelquefois. La société devra donc reconnaissance aux hommes de talent qui font servir cette voie de communication rapide et populaire à l'encouragement de nobles penchants, à la culture de l'âme, ou même à de purs et gracieux délassements de l'esprit.
Le même ordre d'idées, sous un aspect différent, a valu le suffrage de l'Académie à l'ouvrage intitulé Allan, le jeune Déporté. L'auteur, M. Ernest Fouinet, homme savant et occupé de profondes études, a pris une forme de composition romanesque pour atteindre un but sérieux. Son livre n'est pas sans quelques défauts; mais sa morale, belle et persuasive, entremêlée d'aventures attachantes, peut occuper utilement l'imagination oisive du jeune lecteur des grandes villes. Les tentations du vice, ses souffrances et son repentir y sont peints avec force et surtout avec une pureté sévère. Quelques traits de ce tableau ne semblent pas indignes du Vicaire de ~<Ae/!eM, le meilleur des livres de morale amusants qu'on ait jamais faits.
Un autre ouvrage, un roman à demi psychologique, à demi mondain, Picciola, l'histoire d'une fleur et d'un prisonnier, pour principaux personnages, a paru présenter un intérêt moral.
Il y a bien des siècles, un écrivain fort grave, presque un Père de l'Église, disait aux athées de son tempa
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<[ Une fleur, non pas de la prairie, mais du buisson, ne « suffit-elle pas pour vous montrer un sublime artisan « dans le Créateur'? » M. de Saintine a-t-il emprunté à Tertullien cette pensée, sujet de sa fiction? ou plutôt ne l'a-t-il pas trouvée dans l'étude chérie de la botanique, dont il s'occupe comme des lettres? M suppose un homme comblé de tous les biens de l'esprit et de la fortune, mais devenu sceptique par l'abus du raisonnement et la satiété du bonheur des sens. Ce bonheur cesse. Prisonnier d'État tout à coup, l'homme incrédule à Dieu et aux affections de la vie est averti de la Providence par l'aspect d'une petite fleur qui croit entre les pavés de la sombre cour de son cachot. Il s'y attache comme à la compagne de sa solitude; il l'a contemple, il l'aime; ce faible ouvrage de la nature le ramène insensiblement vers le Dieu qu'il a méconnu, et, en attirant sur lui, dans sa prison même, d'autres regards humains, le conduit vers une affection plus réelle et plus douce, à laquelle il doit bientôt la liberté et le bonheur de l'Ame. Cette fiction, placée sous la date de Marengo et de l'Empire, contraste un peu avec la fierté politique et guerrière d'une telle époque. Mais cela même n'est pas sans quelque charme. On croit lire parfois un de ces poëtes mystiques de l'Orient, qui, dans les jardins délicieux de Schiraz, chantaient les amours du rossignol et de la rose, et d'une image gracieuse faisaient sortir un élan vers le ciel. La raison et le goût sévère ont bien quelque chose à dire. Mais le roman de M. de Saintine a deux mérites assez rares, même de nos jours l'imagination y est pure et la sensibilité vraie.
Les trois ouvrages si divers que je viens de rappeler, Unus, opinor, de sepibus flosculus, non dico de pratis, non Mrd!dmn artificem pronunciabit tibi CreatoremP P TERTULL.
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ont paru à l'Académie mériter une distinction semblable elle décerne chacun des auteurs une médaille de 3,000 francs.
Loin d'être embarrassée, comme on l'a dit, pour répartir le dépôt qui lui est confié, l'Académie regrette quelquefois que ce dépôt ne soit pas plus riche encore elle voudrait en faire un supplément à ces récompenses littéraires, que, dans l'ancienne société, le talent rencontrait sous tant de formes, quelquefois sous des abus, et qui, de nos jours, sont plus disputées et plus rares. Elle voudrait y voir, non-seulement un prix passager, mais un appui durable pour ceux qui parcourent la carrière des lettres. Elle ne peut encore, sur les bienfaits de M. Montyon, acquitter que faiblement cette noble dette elle l'essaiera du moins.
Parmi les ouvrages philosophiques dont elle s'est occupée cette année, avec le regret de ne point admettre le plus éminent de tous, elle a distingué un dernier écrit qui rappelle une vie entière, une vie contemplative et pure, celle d'un écrivain recommandable par son talent et sa persévérance dans un même système, M. Azaïs. Il y a trente ans, lorsque le génie des conquêtes, du haut de la France impériale, pesait sur l'Europe, M. Azaïs était déjà célèbre; et devant la grandeur démesurée d'un homme, devant les trônes menacés ou tombant, il faisait écouter son innocente théorie des Compensations. Depuis, la face du monde a changé, plusieurs fois changé; et M. Azais, à travers toutes les fortunes, continuait de reproduire son explication universelle. La science en avait condamné sans retour quelques parties, et lui refusait le droit de recommencer Newton, dont l'ceuvre ne peut être égalée, puisqu'il n'y a qu'un système du monde. Mais la morale approuvait ses vues consolantes, ses douces illusions et les vérités qui s'y mèlfnt. L'âge,
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et peut-être le malheur, ont encore ajouté au caractère touchant de cette philosophie, et rendu respectable l'ingénieux auteur.
L'Académie décerne à M. Azaïs, auteur de la Physiologie du bien et du mal, etc., une médaille de 5,000 francs. Le talent de M. Azais, ses vastes espérances pour l'humanité, son ambition modeste pour lui-même, attachent à son nom beaucoup de lecteurs que ses écrits n'ont, pas convaincus. J'ai vu, quand il parlait, M. Cuvier applaudir parfois en souriant, et l'homme de génie exact et sévère s'intéresser avec une anectueuse estime à l'éloquent démonstrateur de conjectures douteuses, mais de nobles sctt~ents. Que n'est-il donné à l'Académie de réaliser tout à fait cette illustre recommandation, et d'assurer le repos et l'aisance aux dernières années d'une vie laborieuse et toujours désintéressée!
Ce vœu, qu'a plus d'une fois formé l'Académie, de pouvoir, dans quelques rares circonstances, aider efficacement les lettres, honorer les travaux d'un vieillard, doter pour l'avenir l'indépendance d'un jeune et grand talent, vous le savez, Messieurs, la générosité d'un émule de M. de Montyon nous met à portée de le voir bientôt accompli; et je dois l'annoncer aujourd'hui, non pas aux candidats, car ils n'auront nulle démarche à faire, nul ouvrage à envoyer, mais au public, dont le jugement doit précéder le nôtre, pour que le nôtre soit bon. A partir du 22 mars 1839, l'Académie s'occupera de désigner le morceau éloquent d'histoire le plus digne à ses yeux de la dotation fondée par le baron Gobert, et annuellement affectée au même ouvrage, tant qu'il ne s'en présentera pas un meilleur. Elle décernera également le second prix annuel fondé par le testateur, en rattachant à ce double concours les écrits historiques publiés depuis t834, première date de ce bienfait singulier dans l'his-
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toire des lettres, et qui sera célèbre un jour, s'il inspire un beau travail.
Après tous ces concours, il reste à vous parler de celui qui n'est pas le moins difficile, le concours de poésie. Le sujet annoncé était l'Arc de ynomp~e, ce monument si longtemps interrompu de nos victoires, à bon droit achevé par le règne nouveau, qui les a toutes adoptées et reconnues. Tant de souvenirs devaient inspirer le talent s'ils ne l'accablaient pas; mais il y avait à craindre l'uniformité des grandes images, la monotonie de la gloire.
Dans cet amas de célébrités guerrières, entre les noms de trois cent quatre-vingt-quatre généraux inscrits sur ce portique du triomphe et de la mort (et tous n'y sont pas), l'admiration hésite épouvantée. Elle ne sait à quoi se prendre. Dira-t-elle les grandes guerres et les capitaines héroïques de notre révolution, Hoche, Marceau, Ktéber, ou celui qui écrasa toutes les renommées en les couronnant de la sienne? Ah! que l'imagination, dans un tel sujet, s'attache surtout à la France; qu'elle ne redoute aucun des grands souvenirs de la France; que la France soit son unité poétique C'est la France qui a souffert, qui a vaincu, qui a grandi, et qui debout regarde les tombeaux de ceux qui l'ont servie et de ceux qui ont dominé sur elle.
Cette pensée de patriotisme et de civilisation qui s'offrait d'ette-meme a été peut-être trop négligée. La plupart des jeunes talents qu'avait attirés le concours ont faiblement répété ce que le nom de l'Empereur a déjà fait dire à des voix si fortes. Us se sont éblouis euxmêmes en réfléchissant des images éclatantes, mais connues.
Toutefois, l'Académie ne se plaint pas de cet essai. D'éloquentes inspirations, de belles promci. de talent
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s'y rencontrent. Le concours était achevé avant la pompe nationale et touchante qui a dignement inauguré l'arc de triomphe par l'entrée civique et paternelle du roi, sous les auspices d'une amnistie désirée. Nos jeunes poêles, sans allusion au présent, ont respiré surtout l'atmosphère du passé. Ils ont tâché de revivre sous ce ciel de gloire et d'airain. Une jeune fille même n'a pas eu peur de ces rudes souvenirs, et s'est essayée à en redire les bruits éclatants. Vous croire:? sans peine que la force lui a quelque peu manqué. On reconnait Hermmie qui chancelle et qui tremble sous la pesante armure. D'heureux traits de sentiment et d'élégance ont frappé du moins l'Académie dans l'ode guerrière de M"* Élisa Moreau. L'auteur peut cultiver ce goût des vers qui a tant de grâce dans une femme, et qui, de nos jours, en a si glorieusement inspiré quelques-unes. A seize ans elle a déjà du poëte l'accent pur et l'har'monie.
Moi, triste et frêle jeune fille,
Au son de voix plaintif et lent,
Oiseau caché dans la charmille,
Et qui ne chante qu'en tremblant;
Si j'avais la voix prophétique,
Au timbre vibrant et magique,
Qu'on écoute en joignant les mains,
Comme autrefois la Pythonisse,
Sur le trépied du sacrifice,
Ouvrait l'avenir aux humains,
Je dirais « Le ciel de la France,
Semé d'astres éblouissants,
Rayonne comme l'espérance
Sur un visage de seize ans.
Je dirais c D'une ère nouvelle
L'aube M lève calme et belle;
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Sur les flots d'un lac argenté
Le vaisseau de l'État s'avance,
Laissant flotter sa voile immense
Au souffie de la liberté! a
Une autre pièce placée plus haut a été jetée dans le concours par un homme de lettres très-connu, et que distingue l'élévation du talent critique. Habitué à l'étude comparée des littératures, il a conçu le sujet sous la forme d'un symbole où Babylone et l'Egypte sont poétiquement évoquées devant la France nouvelle, qui les écoute et leur répond. A cette fiction, qui peut surprendre plutôt que plaire, l'ingénieux auteur a mêlé de beaux vers et une sorte d'imagination orientale. Voici quelques traits de son fabuleux dialogue
BABYLONE.
Ma sœur, sais-tu quelle est cette jeune guerrière
Qui prétend marcher sur nos pas?
Dans mon vieil Orient quand j'ai clos ma paupière, Ce me semble, elle n'était pas.
L'ÉGYPTE.
Sous la forme d'un aigle, aigle aux ailes rapides,
Qui réveilla d'un cri le tombeau de Memnon,
Je la vis s'élancer au front des pyramides,
Et j'appris quel était son nom.
LA FRANCE NOUVELLE.
Je suis la France nouvelle;
La vieille France, avant de descendre au tombeau,
Eut comme vous ses jours d'une gloire éternelle:
Puis ma mère mourut; et je porte comme elle
Dans une main un glaive, et dans l'autre un flambeau. D'autres pièces, les nos 6, 12, 39 et 18 se sont fait remarquer par des traits de talent mêlés aux erreurs de goût. Le n" 33 a plus longtemps Sxé l'attention de l'Académie et partagé les suffrages. Malgré trop de diflusion
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peut-être, on y reconnaissait l'art habile et l'éclat élégant d'un écrivain qui s'est initié à tous les artifices de l'expression poétique. Cette pièce, qui a le plus approché du prix, sera sans doute publiée et nous craindrions d'en affaiblir l'effet en ne la citant que par fragments. L'auteur est M. Bignan, souvent couronné dans ces concours, et estimé dans les lettres à plus d'un titre.
Le prix enfin a été remporté par un émule moins exercé, mais dont quelques inspirations ont frappé davantage. Un plan poétique et simple, de la force et même du naturel, quelque chose de nerveux et d'agile qui semble marquer l'élan du jeune athlète fait pour vaincre, un sentiment vrai sous la parure des vers, voilà ce qui, malgré les fautes, a fixé nos suffrages.
L'auteur est M. Boulay-Paty. Plein d'ardeur et d'inexpérience, il mérite cette faveur qui anime le talent, et que le talent justifie. 11 va lire lui-même son ouvrage. Vous l'accueillerez pour lui donner la force d'être mieux entcudu, car il n'a besoin que de l'être.
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RAPPORT
SUR
LES CONCOURS DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE M tMt.
MESStEtJRS,
L'Académie française, dans les prix nombreux dont elle est dépositaire, ne voit pas seulement une récompense pour le talent, mais une influence qui peut en diriger l'usage au profit des études sérieuses et des utiles travaux. Tel sera, nous l'espérons, le bienfait de la fondation laissée depuis plusieurs années par le baron Gobert, et réservée par l'Académie jusqu'en 1840, comme une sorte de prix décennal pour l'histoire de France. Tel doit être aussi, dans d'autres proportions, le caractère de ces prix annuels fondés par un sage, aux yeux duquel le progrès moral était la première destination des lettres, et l'instruction du peuple la plus noble dette de l'État.
L'Académie accueillera les ouvrages qui touchent à ce but par les voies les plus diverses, une histoire des systèmes philosophiques et un traité d'éducation pratique, un livre de fine observation, de spiritualisme élevé, et un manuel populaire.
En effet, si, dans les sciences mathématiques, certaines
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vérités spéculatives, qui ne semblaient d'abord qu'une pure curiosité de l'esprit, se transforment tôt ou tard en applications puissante:, et deviennent utiles de toutes les utilités inconnues que renfermait leur principe, on peut dire aussi qu'il n'est pas en philosophie une vérité fondamentale, quelque abstraite qu'elle soit; qui ne descende insensiblement dans l'usage, et dont le contre-coup n'agisse sur le sort des hommes. Discuter les anciens systèmes de philosophie, dans ce qu'ils ont de pur et de fécond pour les moeurs, dans ce qu'ils ont de faux, et par conséquent de dangereux, chercher le fondement de la certitude morale, c'est-à-dire, la loi de l'être intelligent, montrer que le doute absolu est une impuissance universelle, et que la force de l'âme est dans sa conviction, c'est là, pour les jeunes esprits, un noble travail, et pour tous, une instruction salutaire.
A ce titre, deux volumes d'études philosophiqnes, par M. Mallet, ont nxé l'attention de l'Académie. En y blâmant quelques jugements trop exclusifs, trop sévères, tels qu'ils échappent à la jeunesse, on estimera l'esprit généreux qui se mêle dans cet ouvrage à la précision des analyses et aux recherches savantes sur la philosophie grecque. M. Mallet appartient à l'enseignement public: les principes de son livre attestent qu'il connaît t<HM les devoirs de sa mission son talent, qu'il le~ remplit aveu succès et avec autorité.
Un autre membre du corps enseignant a offert aux suffrages de l'Académie un travail étendu, sur le sujet depuis longtemps esquissé dans un livre bien court qui semblait avoir tout dit l'Éducation des ~M, par Fénelon. Sous le titre de CoMMt~ aux M~e~ M< Théry a repris, a développé, a traduit pour notre siècle quelqueMmes des vérités admirablement touchées paf rarcheveque de Cambrai. Cette expérience de la fim))B~ MMt Mt~~té du père, à
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laquelle Fénelon suppléait à force d'âme et de génie, inspire souvent M. Théry, et peut rendre ses conseils utiles, même après ceux d'un si grand maître. Il suffira de le lire avec choix; et lui-même jugera, sans doute, qu'il ne peut trop soigneusement revoir les détails d'un livre tel que le sien, où la plus saine instruction doit avoir pour seul ornement la clarté, la justesse et la simplicité. Mais l'Académie a voulu, dès à présent, honorer cet ouvrage, parce que les principes en sont purs, et que, s'il peut gagner pour le goût, il est irréprochable pour la raison et la morale. Toutefois, Messieurs, en appréciant le but et le talent de MM. Mallet et Théry, ce n'est pas à l'art habile des deux écrivains que l'Académie a réservé la première place dans ce concours. Deux médailles leur sont décernées. Mais pour le prix, un livre moins savant a été préféré, un livre de noble instinct et de réflexions solitaires, plutôt que de recherches et d'études, l'ouvrage d'une mère écrivant sur la vie des femmes, dont elle a modestement suivi tous les degrés, et dont elle a vu de près la plus brillante exception, et la gloire la plus rare, sinon la plus heureuse, dans le génie de madame de Staël, sa compatriote, sa parente et son amie.
Necker, Staël ces noms que les discordes politiques, et même les dissentiments littéraires ont livrés si souvent aux contradictions de l'envie, ces noms qui rappellent talent, esprit, liberté, restent naturalisés en France; et l'Académie croit répondre à la pensée du prix fondé pour le Français auteur de l'ouvrage le plus utile aux MœMrs, en envoyant, cette année, sa couronne à madame Necker de Saussure, à Genève.
L'ouvrage de madame Necker est, en effet, une des plus saines lectures qu'on puisse faire. L'esprit de ce livre est à la fois sévère et délicat. On sent, au fond des paroles, une foi sérieuse, la gravité du caractère et celle des habi-
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tudes. Mais l'austérité n'est que dans les principes; la persuasion est dans le langage. Nulle part la vie entière de la femme n'a été plus finement expliquée, et décrite avec une sagacité plus attentive et plus tendre nulle part elle n'a été ramenée à une vocation plus haute, sans paradoxes, sans projets ambitieux de transformation sociale, mais par la profonde intelligence de ce qui est conforme à la nature et à la société.
Pourquoi un si bon ouvrage est-il inégal? Pourquoi ces pages où l'on rencontre des touches si vives et dignes de La Bruyère, ne sont-elles pas exemptes d'incorrection et de langueur Le livre eût fait plus de bien encore il serait lu davantage et avec plus d'attrait; il répandrait plus facilement ces trésors de sages pensées et de généreuses émotions qu'il renferme, et qui ne peuvent s'en échapper vers une âme, sans la rendre meilleure ou plus ferme dans le bien.
Quelques parties du livre de madame Necker auront cette puissance immédiate et salutaire; ce sont celles où l'auteur, qui est toujours de son siècle, sans être du monde, cherche à définir l'éducation, les soins, la tâche qui conviennent le mieux aux femmes dans notre époque. Tout ce qu'elle dit à cet égard d'ingénieux, de vrai, de touchant, la jette elle-même dans une sorte d'enthousiasme gracieux et pur, qui lui montre les femmes de notre siècle ranimant, si elles le veulent, par l'active charité, la flamme de l'amour céleste, et retrouvant par elle, dans nos jours peu chevaleresques, plus d'empire et de bonheur qu'elles n'en eurent jamais, dans ce moyen âge renommé pour l'éclat et les hommages dont il les avait entourées. De ce perfectionnement social promis à notre temps, de ces devoirs sérieux et domestiques, qui doivent remplacer dans tous les rangs l'exquise politesse de mœurs réservée jadis à un seul, l'attention se porte naturellement
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sur le sort des classes pauvres de la nation. Leur assurer plus de bien-être et de lumières, et faire en sorte que, dans cette société égale et libre où beaucoup peuvent s'élever, sauf à tomber vite, nul ne soit condamné sans recours à l'ignorance et à la misère, tel est le problème de nos jours, telle est l'œuvre de politique et d'humanité qui doit se poursuivre sous toutes les formes. Inspirer, par la religion et les moeurs, le goût du travail, faire servir l'instruction au bon sens, et le bon sens au bonheur de soi-même et des autres, voilà ce qui peut naître de ce vaste enseignement populaire si rapidement propagé sur toute la France, et qui ne l'est pas encore assez. Mais il faut des livres pour tant de lecteurs nouveaux qui se préparent chaque jour, des livres faits pour eux, appropriés à leur usage, et qui rendent chacun plus habile dans son état, au lieu de l'en dégoûter. La composition de tels ouvrages n'a paru au-dessous d'aucun grand talent, depuis Franklin jusqu'au docteur Chalmers, et à l'orateur anglais lord Brougham. Dans notre pays même, et près de nous, parmi tant de beaux vers échappés à la voix sublime et tendre d'un poëte célébre, d'un orateur aussi, je n'en réciterais pas de plus admirés et de plus durables que la prière des petits enfants, improvisée par M. de Lamartine pour une école de village.
On ne peut trop souhaiter que les esprits les plus élevés, qui sont presque toujours les esprits les plus justes, ne dédaignent pas cette gloire d'écrire pour l'instruction du peuple. Les vérités de la morale, les principes utiles à la société, et jusqu'à ces notions politiques, souvent perverties et ensanglantées par des passions aveugles, peuvent être amenées, pour tout le monde, à une évidence simple et persuasive. On ne saurait trop encourager de semblables essais.
L'Académie a distingué sous ce rapport un petit écrit
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intitulé Jean le Rond à ses amis les OMt'r!'ers, écrit plein d'excellents conseils, et qui a eu le grand mérite de ne pas ennuyer ceux auxquels il s'adresse, et d'être lu par eux. Elle décerne à ce travail utile une médaille de 1,500 fr.; mais elle rappelle qu'il n'y aurait pas de récompense au-dessus de la valeur d'un livre instructif en peu de mots, sévère pour la morale, attachant par la forme, d'un livre judicieux et vrai, qui deviendrait populaire, et qui serait la plus haute instruction des enfants, et le délassement des travailleurs.
En attendant un semblable livre, l'Académie avait proposé des prix particuliers pour les meilleures traductions d'ouvrages de morale. Elle n'excluait de ce. concours ni l'antiquité ni la science; car elle y cherchait un retour vers la haute et sévère littérature.
A ce titre, deux travaux ont mérité son attention; l'un est la reproduction d'un livre antique et mal connu, les Entretiens d'Épictète, recueillis par le philosophe Arrien, son disciple. Ce livre, qu'on peut lire comme une sorte d'introduction profane à l'Évangile, est le monument immortel des efforts que faisait l'esprit humain pour se revendiquer lui-même, et remonter des corruptions de l'empire à la justice et à la vérité. On ne saurait y jeter les yeux sans aimer mieux son temps et son pays, et sans remercier la Providence du progrès des sociétés modernes. Le livre d'Épictète montre l'élévation solitaire d'une âme dans l'abaissement universel; mais ses vœux les plus hardis sont aujourd'hui des vérités vulgaires.
Ce grand et heureux changement est dû à la religion, aux lettres, aux sciences, à cette triple puissance qui a civilisé l'Europe, et qui transformera l'univers. Aussi, Messieurs, dans nos jours d'études sévères et positives, de graves esprits, en cultivant avec profondeur les sciences mathématiques et naturelles, n'en remontent pas moins
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au sentiment religieux, comme à une partie essentielle du développement humain. De constants efforts sont dirigés vers ce but, dans les États de l'Allemagne, en Angleterre et dans l'Amérique du Nord, c'est-à-dire, dans les pays où la pensée est le plus spéculative, et dans ceux où elle est le plus libre.
Il y a quelques années, la Société royale de Londres, ce grand foyer des sciences mathématiques et naturelles, reçut par testament un legs de 200,000 fr., pour un ou plusieurs auteurs qui démontreraient la puissance, la sagesse et la bonté de Dieu par les œuvres de la création. Le président de la Société royale désigna lui-même, parmi les physiciens, les naturalistes, les géologues de l'Angleterre, huit hommes célèbres qui acceptèrent cette mission d'élever les derniers résultats de la science à la hauteur d'une démonstration nouvelle de la Providence. Ce noble appel donna naissance à un livre du docteur Buckland, le panégyriste, le continuateur, et presque le rival de notre illustre Cuvièr.
Il y avait des milliers d'années que la philosophie prouvait, par le spectacle du monde extérieur, l'existence d'une cause intelligente et suprême. Mais ces preuves avaient vieilli devant la science moderne et parfois aussi, des difficultés nouvelles étaient sorties de cette science même. Par une contradiction singulière, à mesure que la création dévoilée s'agrandissait à nos yeux, la foi au Créateur s'était ébranlée dans quelques âmes. Chaque progrès dans l'histoire immémoriale du globe, chaque pas nouveau dans les profondeurs du monde fossile, avait suscité quelque doute. La tâche du docteur Buckland a été de tirer la preuve d'où était venu le doute, de porter la démonstration religieuse aussi loin qu'était allée l'observation, d'atteindre hardiment les dernières limites de la science, de les dépasser encore, et de retrouver dans cette
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succession d'ébauches ensevelies qui semblaient le jeu fortuit de la matière, la main et le calcul de Dieu, aussi visiblement empreints que sur le disque du soleil et dans le spectacle éclatant de l'univers.
Minéralogiste, physicien, géomètre, anatomiste, et, de plus, comme quelques savants français que je vois ici, homme éloquent, le docteur Buckland a suffi à la grandeur de son sujet. Une vive curiosité, un salutaire enthousiasme ont accueilli son ouvrage en Angleterre. Un jeune savant, M. le professeur Doyère, vient de le traduire, en consultant, pour quelques parties de ce travail, deux membres célèbres de l'Institut; et cette reproduction d'un monument élevé par la science à la morale et à la vérité devait fixer nos suffrages.
L'Académie décerne à M. Thurot, traducteur d'Épictète, une médaille de 3,000 fr. En décernant un prix égal au traducteur du traité de la Géologie et la Minéralogie, dans leurs rapports avec la théologie naturelle, elle l'invite à entreprendre encore des travaux semblables. L'Académie, en effet, propose, de nouveau, par un emploi autorisé de la dotation littéraire de M. de Montyon, un ou plusieurs prix pour les meilleures traductions d'ouvrages de philosophie morale qui seraient publiés d'ici au 1°'' janvier 1841. Elle n'indique aucun choix; mais elle estime que plus d'un beau monument de l'antiquité et plus d'une production célèbre des littératures contemporaines s'offriront à la pensée des hommes studieux, que tenterait cette gloire utile et modeste. Elle y voit l'avantage d'attirer le talent, au moins à son début, vers les grands modèles des âges classiques et vers les productions les plus durables de l'âge actuel.
Par ce même attachement aux traditions littéraires, En tibi norma poli, et divœ libramina molis,
Computus atque Dei. HALLEY cannen.
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qu'on lui reproche, et dont elle s'honore, l'Académie propose, pour sujet de son ancien prix d'éloquence à décerner enl8-<0,) l'éloge, ou si l'on veut, la notice historique de madame de Sévigné, c'est-à-dire, l'analyse et la peinture de ce que l'esprit naturel, l'imagination et le goût ont inspiré de plus original et de plus délicat dans le siècle de la politesse et des lettres. Là reparaîtront tous ces souvenirs, dont l'esprit de nos temps modernes s'écarte quelquefois avec raison, mais qu'il ne peut ni négliger ni méconnaître. Ces souvenirs, Messieurs, nous aimons à les réunir aux illustrations plus récentes de la patrie et au génie nouveau de ses institutions. C'est dans cette pensée que l'Académie avait proposé pour sujet aux candidats du prix de poésie le Musée de Versailles.
Ce concours, dont il me reste à vous parler, a produit beaucoup de pièces de vers, descriptives et lyriques. L'Académie en a surtout distingué quatre, où le talent se montre à degrés inégaux, mais marqués. Ce n'est pas, Messieurs, qu'ailleurs même il ne se rencontre des vers heureux, des traits expressifs, et quelque chose des nobles f;entiments que fait naître la pensée royale et vraiment patriotique du nouveau Versailles. Mais l'art et la force manquent souvent; et il en est de beaucoup de ces pièces de poésie comme de quelques tableaux du musée qu'elles célèbrent elles ajoutent au nombre, sans ajouter à l'éclat du Concours.
Toutefois, Messieurs, en songeant à la difficulté d'un sujet si vaste, et rebattu par l'admiration publique, on peut avoir de justes éloges à décerner, avant même d'arriver à la pièce préférée par l'Académie. L'ouvrage n" 3 qui, sous cette épigraphe,
« Athène existe encore, et Rome n'est pas morte, » a seulement disputé l'honneur d'une mention, respire le
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plus noble enthousiasme pour nos grands génies littéraires, que l'auteur nomme de préférence parmi les autres héros du musée national. On peut y soupçonner la main d'une femme, à quelques traits purs et délicats sur Jeanne d'Arc, dont la statue rappelle au poëte un autre souvenir, au plutôt un deuil tout récent, celui de la princesse, pleurée sans flatterie, qui près du trône fut mieux que la protectrice des arts, qui les cultiva d'instinct et par étude, et qui, jeune fille avec un eceur de reine, consacra son ciseau à reproduire, sous des.traits d'une douceur héroïque, le plus saint modèle de la pureté virginale et du dévouement à la patrie.
La même allusion touchante se retrouve dans plusieurs pièces du concours, comme si elle appartenait à une pensée commune du pays, autant qu'à l'inspiration du poète.
Une ode sous le n° 11 a mérité, pour d'autres beautés de détail, une mention particulière. L'auteur, M. Masselin, qui a pris pour épigraphe deux vers de Virgile, paraît avoir étudié dans les grands maîtres la correction et l'élégance.
La pièce qui a le plus approché du prix, enfin, et qui a fait hésiter les juges, est évidemment l'ouvrage d'un homme de talent, que des études sévères ont conduit ou ramené à la pureté classique, sans que son imagination en ait moins d'éclat et de liberté. La fiction de ses vers, qui me rend peut-être partial pour lui, n'est autre que le récit supposé d'un des élèves de nos colléges accueillis et conduits dans les galeries de Versailles par le Roi, qui leur a donné ses fils pour camarades et pour rivaux d'études. Le poëte, un peu trop habile pour un écolier, décrit avec talent et les siècles qui ne sont plus, et le siècle qui commence et il ne manque ni de grâce ni de force, soit qu'il rêve les fûtes enchantées et la cour pompeuse de l'antique
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Versailles, soit qu'il montre les héros parvenus dans nos guerres de la révolution
Ces soldats inspirés, dont la race est en France.
L'Académie, en appréciant cet ouvrage qui honore le talent de M. ~rnest Fouinet, a réservé le prix pour une composition lyrique, dont le mouvement heureux et le tour poétique ont entraîné ses suffrages. L'auteur, madame Louise Colet-Revoil, a pris pour devise un des vers de son poème
« Versailles, c'est le Panthéon. »
Et elle n'est pas restée trop au-dessous de l'enthousiasme qui lui fait jeter ce cri d'apothéose.
Je n'ai pas à louer ce que le public va juger. L'auteur ne lira pas elle-même son ouvrage, comme le fit avec tant de succès, il y a deux ans, le lauréat de l'Arc de Triomphe. La règle de l'Académie est inflexible et elle ne permet, dans cette enceinte, que la séduction du talent et l'ascendant gracieux des beaux vers.
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RAPPORT
SUR
LES CONCOURS DE L'ANNÉE 1843.
MESSIEURS,
Les prix fondés par un philosophe bienfaisant du dernier siècle pour l'encouragement des bons livres, des livres utiles au progrès moral, devaient recevoir de nos jours une application de plus en plus immédiate, et se lier à tous les efforts, que fait maintenant l'État pour l'instruction et le bien être du grand nombre. De même que cette Académie, uniquement destinée dans l'origine à rehausser l'éclat des arts de l'esprit, se p)ait aussi à la mission nouvelle de rechercher et d'honorer publiquement les plus humbles vertus; ainsi, et dans la même vue elle décerne volontiers les récompenses du talent aux ouvrages solides et purs qui peuvent le mieux préparer de zélés instituteurs et de salutaires leçons pour les écoles du peuple. Et en cela, sans doute, elle ne croit pas déroger. Il lui semble, au contraire, qu'elle embrasse un des soins les plus graves de l'avenir, et qu'elle contribue pour sa part à un des plus nobles résultats du règne et du temps actuels.
En effet, lorsque, dans cette France où les premiers
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rangs de la société polie avaient longtemps jeté tant d'éclat, et où le génie des lettres brillait sans cesse à t horizon, deux hommes d'une infatigable et modeste vertu, l'abbé de La Salle et le chevalier Paulet, furent touchés profondément de l'ignorance misérable des enfants du peuple, et qu'alors l'un d'eux fonda les écoles des frères, et que l'autre après lui multiplia par l'enseignement mutuel le bienfait des écoles laïques, ils étaient loin d'espérer que cette œuvre tardive s'accroîtrait si rapidement, et que, dans le siècle suivant, chaque commune de France aurait son é~~ à côté de son église. L'opinion même du monde savant était partagée sur cette question. Le paradoxe anti-social vantait la rude ignorance des classes les plus pauvres; le préjugé politique croyait cette ignorance nécessaire, et ne concevait pas qu'elle fût jamais remplacée par une instruction élémentaire universellement répandue.
Cette transformation, jugée suspecte, inutile, impossible, s'est réalisée cependant; et, ce qui doit augmenter l'étonnement et l'espérance, elle a cheminé assez vite, quoique souvent interrompue, traversée, ralentie par les événements et les passions. L'homme illustre, assis aujourd'hui parmi nous, qui a tant honoré la tribune nationale et l'enseignement publie, disait, il y a plus de vingt ans, dans cette même enceinte, que '( la raison « étendant incessamment son empire, avait enfin relevé « l'instruction primaire de l'abaissement, où elle languis« sait oubliée. et qu'un jour, en France, il serait donné « à tous de lire la parole de Dieu et la loi du pays. » Bien des obstacles alors rendaient douteuse et lointaine l'exécution d'un tel vœu. Celui qui le formait cependant, et qui avait à le protéger de son intègre et puissante éloquence, le voit maintenant presque accompli. Dix années seulement, les dix dernières où cette grande œuvre a été
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suivie sans entrave et sans relâche, ont suffi pour la mener si loin et pour créer ou vivifier tant d'asiles do l'enfance, tant d'écoles diversement élémentaires, ou.vertes au premier âge, à l'adolescence des jeunes apprentis et même au zèle laborieux des adultes. Mais le moment où cette tâche parait si avancée est celui-là à même où il faut redoubler d'attention et d'elfort, non pas seulement pour hâter le terme de l'entreprise entière, mais pour en affermir, pour en épurer tous les effets, et justifier pleinement la belle prophétie que vous avez applaudie tout à l'heure.
Telle est la pensée qui a dicté l'ouvrage que l'Académie place le premier dans le concours actuel l'Essai de Wilm sur ~'e~MC~MM du peuple. Le titre indique l'intention du livre. Ce qui préoccupe M. Wilm, ce n'est pas l'instruction matérielle, technique, qui n'est qu'un instrument, c'est l'éducation morale, telle que toute créature humaine la mérite et peut la recevoir dans toute condition. L'école n'est pas un atelier de lecture et d'écriture c'est le lieu où ces premiers procédés du savoir doivent servir à fixer l'intelligence, à la rendre attentive, docile, pour qu'elle soit plus facilement religieuse et morale, et par là capable de tout bien. A ce point de vue, sans négliger aucun détail pratique, et sans sortir du sujet qu'il agrandit, l'auteur a dû naturellement élever son langage. Pour lui, l'école primaire contient plusieurs degrés d'éducation également essentiels, depuis les exercices qui fortifient et domptent le corps, jusqu'à cette culture délicate qui développe dans l'âme le sentiment du beau. Peut-être ses distinctions à cet égard ne sont-elles pas assez simples, ni ses expressions assez familières; mais qu'importe, si sa théorie en elle-même n'est pas moins applicable que généreuse ? Y Dans cette éducation tour à tour logique, religieuse,
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intellectuelle, sociale et même esthétique comme la nomme l'auteur, ce que verront les appréciateurs équitables, c'est la grande part faite aux devoirs moraux, c'est la scrupuleuse attention à n'instruire que pour rendre meilleur, c'est la gravité passionnée de l'homme de bien, qui craindrait de rabaisser par l'humilité des paroles ce qui lui paraît grand, même dans une école de village, et ce qu'il perfectionne avec une sagacité pleine d'ardeur, précisément parce qu'il le croit grand. Aussi, chaque point du cadre que l'auteur parcourt, il le remplit de notions précises, d'idées utiles, de purs et religieux conseils. Sous des termes nouveaux, et avec une inévitable infériorité, c'est au fond la méthode de saint Augustin, de Gerson et de Fénelon, celle qu'ils proposaient d'employer avec les esprits les plus simples pour les conduire à Dieu par la contemplation de la nature, et à la vertu par la pensée de Dieu. Ce que leur génie faisait avec tant de grâce, l'auteur le prescrit judicieusement pour les écoles populaires; non qu'il veuille porter trop haut l'enseignement de ces écoles, et nourrir la vanité des élèves par un savoir superficiel: « Cela est loin de notre pensée, dit-il; nous voulons que « l'on cultive leur raison dans l'intérêt même de leur foi a et de leur bonheur. e C'est vers ce but qu'il tend et qu'il dirige les autres. A ses yeux, les notions que l'enseignement élémentaire peut emprunter aux progrès continus des sciences naturelles doivent surtout servir à la démonstration de la divine Providence, en même temps qu'elles préparent pour les enfants du peuple de nouveaux moyens de travail et d'industrie. Dans cette pensée, l'auteur indique et appelle de ses voeux la composition bien désirable en effet d'un livre de lecture consacré à cette philosophie sensible et populaire dont parlait Fénelon. et où les merveilles du monde physique,
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RAPPORT SUR LES CONCOURS DE 1843. 369
exposées avec l'exactitude de la science, seraient partout liées aux vérités religieuses et morales. C'est l'oeuvre que le vertueux Duguet avait essayée dans le dix-septième siècle, qu'un savant ecclésiastique du siècle suivant reproduisit avec étendue dans ses dialogues sur le Spectacle de la nature, et que bientôt après, sous le titre d'Études et d'Harmonies de la nature, une imagination paradoxale et charmante vint rajeunir avec tant d'éclat pour les rêveurs et les gens du monde.
C'est un ouvrage analogue, mais plus vraiment instructif et plus court, que M. Wilm demande, non plus pour distraire la mélancolie des oisifs et des heureux, mais pour éclairer l'activité du pauvre en élevant son âme, et pour lui rendre sa vie laborieuse plus douce et plus digne, tout à la fois par la résignation et par l'intelligence. Cet ouvrage, qui manque aux écoles et pour ainsi dire à la civilisation du peuple, est difficile à faire dans une juste proportion de savoir et de simplicité. Celui qui en a si bien senti le besoin et indiqué le plan devrait oser l'entreprendre.
A la partie dogmatique et morale du livre de M. Wilm succèdent des considérations non moins importantes sur ce qui reste à faire pour améliorer le sort des instituteurs, et les rendre de plus en plus dignes de leur mission. Il y a là des vues utiles, déjà présentées par d'autres, et qui devront être bientôt discutées ailleurs; il y a surtout ce zèle éclairé du bien, cette sollicitude ingénieuse que l'Académie se plait à honorer, et qui touche ici à tant d'intérêts et de questions déticfUes renfermées dans ce vaste sujet de l'éducation populaire.
Une seule de ces questions, prise à part et habilement étudiée, a fait naître un autre travail que l'Académie couronne après celui de M. Wilm et qui n'est pas inspiré par des intentions moins pures. C'est une suite
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de sages conseils aux instituteurs, et comme un texte prépare pour les Con/e'reKCM annuelles qu'ils sont invités a former entre eux. L'auteur s'occupe surtout du progrès moral des écoles, et pour cela ce qui lui importe, c'est de fortifier dans les maîtres ce point d'honneur de profession cette solidarité des consciences qui fait d'un devoir partagé et surveillé par plusieurs une obligation plus forte pour chacun. De touchants souvenirs, retracés avec naturel, une morale sévère et affectueuse, un accent sincère de religion et de charité rendront cette lecture non moins attachante qu'instructive. L'auteur, M. Salmon, est un magistrat. L'esprit élevé de ses fonctions se marque par le choix même du sujet qu'il traite, et le vif et scrupuleux intérêt qu'il y porte. La magistrature est la protectrice et l'amie de l'enseignement public; dans l'étude qu'elle fait de la société, elle voit les secours et les remèdes qu'on doit attendre du progrès de l'instruction, et l'encouragement éclairé dont cette instruction aura longtemps besoin.
Au dessous de ces deux prix, mais dans le même ordre d'application morale, l'Académie a remarqué et honoré d'une récompense une histoire de Gerson, écrite par un homme de savoir et de goût, M. Fouinct, qui seulement a eu le tort de croire que des ornentents romanesques pouvaient embellir la réalité d'une semblable vie.
Un autre essai, écrit avec jugement et naturel par mademoiselle Anaïs Martin, pour l'instruction des jeunes personnes, a paru mériter une récompense égale. Mais, pendant que j'épuise ainsi cette série d'ouvrages dirigés vers un but d'enseignement, l'Académie plaçait avec justice, beaucoup plus haut dans son suffrage, quelques essais où la pureté du sentiment moral reçoit la vive empreinte du talent poétique. A ce titre, elle a ré-
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servé pour un prix les Glanes de mademoiselle Louise Bcrtin, touchantes rêveries d'une~me née pour les arts, et qui en recueille les consolations solitaires, comme eUe en peut quelquefois déployer l'éclat et la puissance. L'auteur, le titre de ces vers l'indique assez, croit venir après d'autres, après de riches et hardis moissonneurs, dans le champ de l'imagination moderne. Oui, sans doute! Ce que nous saluâmes avec transport, il y a vingt ans, cette élégie de la religion et de l'amour, qui, dans notre siècle d'âpreté politique, trouvait des accents d'une élévation si calme et d'une si ravissante douceur, et plus tard, cette voix éclatante de l'ode qui, si jeune, a fait vibrer sur ses tons sonores toutes les impressions de la famille-et de la patrie, de la retraite et de la gloire, ne pouvaient être entendues si longtemps près de nous, sans éveiller la poésie dans quelques âmes, sans avertir quelques talents qui s'ignoraient, sans exciter et sans tromper beaucoup d'espérances. Les Glanes ne seront point placées parmi ces illusions que l'enthousiasme d'une école se fait à lui-même; une verve durable les anime, parce qu'une réflexion profonde et personnelle les a fait naitre; le langage en est énergique, élevé, rapide, parce qu'il vient de l'âme; et l'imitation a disparu dans la vérité de l'émotion et du talent.
Avec moins de force et de pensées, les poésies de madame Félicie d'Ayzac, Da)M de la maison royale de -SotHt-CeKM, ont vivement intéressé par la pieuse candeur et la mélodie du langage. Dans ces vers constamment naturels, d'une expression touchante et réservée, l'irréprochable délicatesse du goût est donnée par l'austère pureté des impressions et des images; et l'auteur, justifiant le titre qu'elle a dû prendre en tête de son livre, n'a pas un sentiment, pas une parole qui n'y réponde, et qui ne semble inspirée par cet asile de la reli-
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gion, de la pudeur et de la gloire, dont elle est une des gardiennes.
L'Académie, en décernant à ce recueil une première médaille, se plaît surtout à honorer la vocation si pure d'un talent heurenx. Elle regrette de n'avoir pu couronner, dans une autre femme, l'éclat et l'élévation de l'esprit employés non plus sous la forme poétique, mais avec toute la gravité de la dialectique oratoire. On lui avait présenté un travail étendu sur un grave sujet, sur le perfectionnement principal de la société civile dans les âges modernes, le Mariage au point de vue chrétien. Une éloquence réelle, beaucoup d'idées et une grande noblesse d'âme, voilà ce qui ne pouvait être méconnu dans cet ouvrage. Mais, d'autre part, il était facile d'y relever, dans la méthode et dans le style, des fautes de précipitation et d'inexpérience. La sincérité à la fois sévère et naïve, qui partout anime l'auteur, donnait prise à plus d'une objection contre sa prudence; enfin, le caractère de controverse, qui se mêle sous sa plume à l'exposition des principes généraux de la morale chrétienne, semblait en altérer parfois, non pas la pureté, mais la douceur. L'Académie, tout en honorant l'auteur d'une médaille à part, a pensé que l'ouvrage ne devait pas être maintenu dans le concours, et lui a refusé le succès qu'avec une modération plus persuasive un talent si rare n'aurait pu manquer d'obtenir.
Malgré cette restriction, qu'elle s'est imposée à ellemême, l'Académie a continué d'étendre l'appel généreux de M. de Montyon des ouvrages de forme et de destination très-diverses, et rapprochés seulement par ce caractère d'utilité qui vient souvent plutôt de l'auteur que du sujet. A ce titre, un livre d'histoiré lui a paru digne d'un encouragement spécial c'est le Tableau po/t~Ke, religieux et h'~erctM'e~M midi de la Z'ramce, depuis les temps les plus reculés. De belles citations et d'heureux souvenirs,
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empruntés à l'archéologie chrétienne et à cette poésie provençale, court et brillant prélude de la civilisation moderne, jettent un intérêt particulier sur cet ouvrage où l'érudition n'est pas toujours assez précise. L'auteur, M. Mary-Lafon, se sert avec goût du moyen âge; il n'en abuse pas; et lorsqu'il approche de la lumière des temps modernes, il peint avec chaleur et vérité le progrès de ces belles provinces du Midi, et leur rapide union à la patrie trançaise. L'Académie, sans prétendre déterminer le rang de ce livre parmi les travaux historiques de notre temps, décerne une récompense aux sentiments généreux qui l'ont dicté.
Cette dernière pensée nous conduit naturellement, Messieurs, au prix spécial et depuis longtemps inamovible, dont un noble fondateur a fait l'Académie dépositaire. Ce prix, destiné à l'auteur du morceau le plus éloquent sur notre histoire, lui est maintenu chaque année, tant qu'un nouvel ouvrage jugé supérieur ne vient pas le déposséder de sa première couronne. L'Académie, après un mûr examen, n'a pas trouvé matière à changer la décision qu'elle a déjà trois fois renouvelée. Elle ne saurait encore transférer ailleurs la récompense attribuée, après vingtcinq ans de travaux et quinze ans d'approbation publique, au peintre éloquent de la Conquête d'Angleterre par les Normands, à l'auteur savant et profond des Considérations sur l'Histoire de France elle souhaite seulement que cet esprit toujours brillant et laborieux, que ce talent toujours plus fort que les souffrances du corps achève ce grand travail qu'il a déjà poussé si loin sur l'Histoire des Communes et du Tiers état français, et que M. Augustin Thierry complète ainsi ses droits non-seulement à l'estime, mais à la reconnaissance du pays. L'Académie n'a pas pensé non plus que les ingénieuses recherches, les narrations précises et piquantes de M. Bazin sur l'époque de
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Louis XIII aient mérité de céder la place à des travaux plus récents; et elle maintient cette seconde couronne, comme la première.
Après ces mentions si diverses, et ces prix d'importance inégale, nous arrivons enfin, Messieurs, à l'ancienne institution, aux prix originel de l'Académie, à ce prix de poésie, qui, fondé vers 1660, par Pelisson, traversa sans bruit le grand siècle de la poésie française, qui plus tard tenta l'émulation de Voltaire au commencement et à la fin de sa longue vie poétique, et que de nos jours ont disputé parfois avec éclat quelques-uns des juges qui le décernent aujourd'hui.
L'Académie avait proposé pour sujet le monument que la ville de Paris vient d'élever à Molière avec une sage munificence qui fait de cet hommage une œuvre d'utilité publique et populaire. Ce sujet, sous la main du talent, c'était Molière tout entier, dans sa vie et dans son art, le grand poëte, le grand philosophe, je dirai presque !c grand honnête homme, puisqu'il s'est représenté lui-même dans le ~MŒ~rope; c'était cet incomparable Molière non moins infaillible dans ses jugements que vigoureux dans ses peintures, ne calomniant pas la vertu comme Aristophane, mais sachant, comme Platon et comme Pasca), poursuivre d'une immortelle raillerie les sophistes corrupteurs, et osant donner, au dix-septième siècle, dans une comédie profonde, la suite et comme le cinquième acte du Gorgias ou des Provinciales.
L'admiration d'un tel génie, le contraste de ses souffrances et de sa gloire, sa lutte avec les vices de son siècle, son intelligence avec Louis XIV, tant de grandeurs et d'idées que ce siècle et ce roi nous rappellent, c'était là de quoi sans doute attirer et inspirer le talent. Aussi ce concours a-t-il offert plusieurs essais remarquables par le tour heureux des vers, la fermeté du goùt et du style, les
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vues ingénieuses, et même l'intérêt animé, le pathétique des sentiments et des images.
A ce dernier titre surtout, l'Académie a jugé digne du prix un poëme qui porte pour épigraphe quelques mots de La Fontaine, et qui, dès l'abord, nous place près du lit de Molière expirant, pour reprendre ensuite à traits rapides son humble naissance, sa jeunesse agitée, les épreuves de son âme et les créations de son génie. L'auteur est madame Louise Colet. Dans cet ouvrage, où la forme des vers change plusieurs fois selon le mouvement du récit, une expression élégante et souvent de nobles pensées rendues avec force ont décidé le suffrage des juges. Deux autres pièces, par une exception très-rare, ont paru à l'Académie mériter, non pas seulement des mentions, mais des médailles. L'une, de M. Alfred des Essarts, portant la devise poétique d'Horace, Monumentum œe pereMM!'tM, exprime dans un style nerveux une vive et spirituelle admiration pour Molière, et semble vouloir lui emprunter plus d'un trait de satire, malignement détourné sur notre siècle. C'est aussi, à quelques égards, l'artince d'une JP~~e à Molière, où M. Bignan, couronné tant de fois par l'Académie, résume dans des vers énergiques et purs les titres de gloire du grand poète comique, et le fait parler lui-même sans trop d'invraisemblance. Deux pièces encore, les numéros 58 et 41, ont obtenu de l'Académie deux mentions publiques, et pourraient offrir à la critique quelques intéressants détails ou d'éloge ou de blâme mais il est temps de laisser parler la poésie, et de vous occuper seulement de Molière.
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RAPPORT
SUR
LES CONCOURS DE L'ANNÉE 1844.
MESSIEURS,
Malgré l'attente et la curiosité plus que littéraire qui s'attachent à un des sujets de prix annoncés pour cette séance, nous devons vous indiquer d'abord les résultats de nos autres concours annuels. Deux fondations dignes de notre temps, deux encouragements destinés, l'un au talent historique, l'autre à l'enseignement moral, sont confiés à l'Académie elle en doit compte au public; et, soit qu'elle maintienne une sorte de dotation permanente en faveur du même ouvrage et du même homme, soit qu'elle ait à signaler par ses récompenses quelque production supérieure et récente, il lui est imposé de justifier sa décision devant vous.
Cette fois encore, après un mur examen, l'Académie renouvelle à M. Thierry, au peintre célèbre de la conquête e des Normands, à l'auteur savant et expressif des Considérs<OHs et des Récils sur l'histoire de France, la couronne qu'elle tu! décernait il y a cinq ans. Sans qu'il soit besoin d'entrer ici dans un détail critique, dans une analyse com-
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parative, et de nommer des ouvrages pour les déclarer inférieurs à ceux qui sont en possession du prix, on concevra facilement, par la nature même de ce prix, la persistance de nos suffrages. Ce n'est pas, en effet, ainsi l'a recommandé le testateur, un prix des recherches érudites, mais de talent et d'art, une palme pour l'éloquence simple et sévère, telle que la veut l'histoire. Or, dans les temps même les plus cultivés, cette perfection heureuse de l'art se rencontre rarement; et tandis que des travaux d'investigation remarquables par la science et la sagacité se succèdent et souvent se modifient l'un l'autre, l'oeuvre de l'historien éloquent, comme celle du poëte, demeure intacte et longtemps sans rivale.
Que M. Thierry conserve donc la distinction, je voudrais dire nationale, qu'une prévoyance généreuse semble avoir préparée pour lui. Comme ce Romain dont parle Pline, il a payé de la perte de la vue l'honneur insigne acquis par ses efforts' et ni cet honneur qui permettait le repos, ni la souffrance qui décourage le talent, n'ont diminué son ardeur pour de nouvelles études qu'il rapporte tout entières à notre pays. Sous sa direction habile, déjà se coordonne le recueil des documents relatifs à l'histoire du tiers état en France, vaste et dernier aspect de nos annales naturellement réservé pour l'époque où le tiers état serait devenu la France. L'Académie a pu lire et juger la première partie du discours élevé, méthodique, plein d'idées générales et cependant précises, qui doit ouvrir ce recueil, en éclairer d'avance toutes les parties, en marquer les détours et le terme. Puisse l'auteur trouver aujourd'hui dans l'unique consolation permise à son isolement, dans les marques continues de la faveur publique, la force de reprendre sa tâche et de travailler encore long~fn~KMm, sed pro ocM/M <fa<M))t. Plinc, liv. VU.
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temps pour la France, qui s'intéresse à lui, parce qu'elle s'honore de son nom!
A tous les degrés, Messieurs, les prix de l'Académie sont un engagement comme une récompense. L'homme de goût et de talent nommé après M. Thierry l'a compris ainsi. Il a fortifié, par de courts mais excellents morceaux d'histoire, la réputation durable que lui méritait son tableau du règne de Louis XIII. Jeune encore, et maitre de ses loisirs, M. Bazin peut entreprendre de plus grands travaux; mais ceux qu'il a déjà consacrés à une de nos époques historiques gardent, au jugement de l'Académie, la place qu'elle leur avait décernée; et le second prix, institué par le baron Gobert, est encore cette année inamovible comme le premier.
L'Académie cependant se félicite lorsqu'elle peut étendre le cercle de ses choix et attirer dans l'arène de ses concours quelque mérite nouveau ou trop peu célébré jusque-là. Il est également précieux pour elle, soit de révéler par le succès un talent ignoré, soit d'être l'interprète, même tardive, de l'estime publique envers des travaux lointains et presque étrangers. C'est ainsi qu'elle a renfermé dans notre littérature, et couronné comme utile aux mœurs, l'ouvrage de madame Necker-Saussure, de Genève; c'est ainsi qu'aujourd'hui elle décerne le grand prix Montyon au récent écrit d'un religieux de Fribourg, qui, longtemps occupé de l'éducation de l'enfance, vient de réunir les résultats de son expérience et de ses vues dans un livre qu'il a modestement intitulé De l'Enseignement r<M' de la langue maternelle. A la vérité, Messieurs, ce moine franciscain de Fribourg est le père Cirard, déjà connu en Allemagne et en France par un petit nombre d'écrits originaux dans les deux langues, et par l'admirable école qu'il avait formée dans sa ville natale, où la philosophie, la piété. )a mode même venaient.
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il y a vingt-cinq ans, le visiter de tous lespoints de l'Europe. Esprit supérieur, et naïf ami de l'enfance, passant tour à tour de l'enseignement primaire à une chaire de philosophie, unissant à la religion la plus fervente la charité la plus égale, homme de Dieu et de notre siècle, auquel il n'a manqué dans sa longue carrière aucune épreuve, pas même celle des persécutions jalouses que son humilité devait écarter et prévenir, le père Girard n'est réellement pas un étranger pour nous. Son ancienne école de Fribourg était avant tout une école française. Il y a quelques années, il reçut du roi la croix d'honneur, sur l'heureuse initiative d'un de nos confrères, alors ministre de l'instruction publique; le livre qu'il vient de publier est écrit dans notre langue avec cette netteté, cette abondance, ce tour vif et simple auquel nous croirons toujours reconnaître un talent indigène, et enfin, quoique naturalisé Suisse, l'auteur de ce livre, le père Girard, est Français d'origine.
Quant à l'ouvrage même, il présente et il résout une question pleine d'intérêt, surtout pour un pays qui, comme le nôtre, a noblement entrepris de généraliser l'instruction primaire, et de la rendre accessible et utile à tous. Un tel principe, en effet, une fois posé, dans quelle mesure et par quelle voie peut-il le mieux se réaliser? Là où la durée de l'enseignement doit être courte et son objet borné, il importe avant tout de bien choisir la méthode; car de ce choix dépendra l'éducation même. Cette méthode est-elle purement technique, a-t-elle pour but exclusif la lecture, l'écriture, les règles de la grammaire et du calcul, l'enfant du peuple sera peu instruit et ne sera point élevé. Une tâche difficile charge sa mémoire sans développer son âme. Un procédé nouveau est mis à sa disposition; un atelier de plus lui est ouvert, pour ainsi dire mais la trace de cette instruction
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sera peu profonde, se perdra même quelquefois par défaut d'application et d'exercice; et elle n'aura point agi sur l'être moral trop souvent absorbé dans la suite par l'assiduité monotone ou la fatigue excessive des travaux du corps. La seule, la véritable école populaire est donc celle où tous les éléments d'étude servent à la culture de l'âme, et où l'enfant s'améliore par les choses qu'il apprend et par la manière dont il les apprend. Cette idée simple et les conséquences qu'elle entraine dans la pratique, le vertueux instituteur de Fribourg les avait saisies dès le premier âge dans l'exemple de sa propre mère et dans les soins qu'elle donnait à une famille de quinze enfants. Il fut dès lors frappé, nous dit-il, de ce qu'il a depuis ingénieusement appelé la méthode maternelle, en voyant comment la parole est mise sur les lèvres de l'enfant, et comment les pensées et les mots lui arrivent par une leçon instinctive où la mère, en lui nommant les objets sensibles, éveille en lui les idées morales, et lui parle déjà du Dieu qui a fait tout ce qu'elle lui montre. LoNgtcmps après, lorsqu'il fut instruit dans les sciences, et dévoué par la vie religieuse au service de l'humanité, le père Girard se souvint de ces leçons domestiques il se demanda si ce mode d'enseignement donné par la nature ne devait pas être constamment suivi; et il demeura convaincu que l'étude du langage, qui n'est autre que celle de la pensée même, pouvait devenir le plus complet instrument d'éducation, comme elle en était le premier.
A la même époque, en Suisse également, un autre instituteur célèbre, Pestalozzi exagérant une idée de Locke, voyait dans les mathématiques le fond de toute instruction, et prétendait se servir de cette science comme de la forme la plus heureuse et la plus sûre pour développer et diriger l'esprit de l'enfance. Le père Girard,
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qui estimait les innovations ingénieuses et le zèle créateur de Pestalozzi, lui faisait cependant un jour quelques objections sur le principe dominant de sa méthode. « Je « veux, répondait Pestalozzi dans son ardeur d'exacti« tude, que mes enfants ne croient rien que ce qui « pourra leur être démontré comme deux et deux font « quatre. En ce cas, reprit doucement le vrai philo« sophe, si j'avais trente fils, je ne vous en confierais « pas un, car il vous serait impossibie de lui démontrer, « comme deux et deux font quatre, que je suis son père, et qu'il doit m'aimer. Pestalozzi, qui avait emprunté de Rousseau, et appliquait heureusement quelques vues utiles sur l'éducation physique de l'enfance, mais qui comprenait aussi toute la force du principe moral, ne discuta pas longtemps, et convint qu'il fallait admettre à l'égal des réalités mathématiques les vérités prouvées par la conscience et sensibles au cœur.
Mais, sur d'autres points, le contradicteur de Pestalozzi avait à combattre une autorité plus grave dont la séduction éloquente, affaiblie pour nous, dominait encore beaucoup d'imaginations candides ou systématiques de Suisse et d'Allemagne. Même après 1789, et l'expérience formidable qui, dans les années suivantes, avait mis en action certaines idées de Rousseau, ces idées n'avaient pas perdu leur empire. Le paradoxe célèbre développé dans Émile, cette opinion au moins étrange, qui, par respect pour la sublime notion de la Divinité, voudrait en préserver l'enfance, la lui cacher, la lui refuser, de peur qu'elle ne la reçût' trop aveuglément, cette théorie contraire à la philosophie comme à la nature, et si hautement démentie par nos lois actuelles, avait gardé des partisans spéculatifs, même dans les pays où le culte public n'avait matériellement souffert aucune atteinte. On connaît les écoles sans culte un moment essayées en
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Angleterre par le réformateur Owen. Quelques tentatives d'éducation solitaire furent faites ailleurs dans le même système. On a pu lire, il y a quelques années, le récit ou plutôt la confession psychologique d'un écrivain d'un philosophe allemand, que son père avait soumis à l'épreuve conseillée par l'auteur d'jE'MtVc. Resté seul, par la perte d'une femme tendrement aimée, ce père, homme savant et contemplatif, avait conduit dans une campagne écartée son fils en bas âge; et là, ne lui laissant de communication avec personne, il avait cultivé l'intelligence de l'enfant par le spectacle des objets naturels placés près de lui et par l'étude des langues, presque sans livres, et en le séquestrant avec soin de toute idée de Dieu. L'enfant avait atteint sa dixième année sans avoir lu ni entendu prononcer ce grand nom. Mais alors son esprit trouva ce qu'on lui refusait. Le soleil, qu'il voyait se lever chaque matin, lui parut le bienfaiteur touL-puissant dont il sentait le besoin. Bientôt il prit l'habitude d'aller dès l'aurore au jardin rendre hommage à ce dieu qu'il s'était fait. Son père le surprit un jour, et lui montra son erreur en lui apprenant que toutes les étoiles fixes sont autant de soleils répandus dans l'espace. Mais tel fut alors le mécompte et la tristesse de l'enfant privé de son culte, que le père, vaincu, finit par lui avouer qu'il existait un Dieu, créateur du ciel et de la terre.
Le père Girard, Messieurs, avait devancé dès longtemps cette réfutation expérimentale de la méthode do Rousseau. Dès 1789, dans un plan d'éducation qu'il proposait au gouvernement fédéral de la Suisse, il développait son principe d'enseignement, qui consiste à lier toujours à tout travail de la mémoire et du raisonnement, 1 M. Santenis.
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unc leçon religieuse et morale, un sentiment de l'âmc. Mais il n'eut occasion d'appliquer ce principe à l'enseignement primaire qu'en 1804, après les orages que le contre-coup de notre révolution avait fait passer sur la Suisse, et lorsque les autels venaient d'être relevés en France par l'instinct social d'un grand homme. L'école de Fribourg, qu'il fut appelé à diriger alors, réalisa bientôt le modèle d'une instruction élémentaire, en partie mutuelle, qui, donnant à tous les enfants un caractère commun de rectitude et de pureté, s'élevait avec les dispositions de quelques-uns d'entre eux, et les conduisait jusqu'où les portait leur esprit. Cette métliode, essayée, reprise, perfectionnée pendant une épreuve de dix-neuf ans, est-elle tout entière dans le livre que l'Académie couronne aujourd'hui? Non, sans doute. Le détail, les applications manquent; mais on discerne les principes lumineux du maître, on entend sa voix persuasive, son accent du cœur, qui rappelle quelque chose de Fénelon ou de Rollin, avec une sorte de liberté moderne et de judicieuse hardiesse. Ce que le père Cirard veut former surtout, c'est la justesse d'esprit et la droiture de cœur. Ce qui s'appelle ordinairement du nom d'instruction, la lecture, la grammaire, l'analyse du langage, n'est pour lui qu'une forme, un cadre où il prétend renfermer une à une les principales vérités de la conscience et de la foi de sorte que l'enseignement élémentaire qu'il donne comprenne toute une éducation religieuse et morale. La règle est posée; il reste à voir, dans la suite de l'ouvrage, par quel art ingénieux et sans effort le maître pourra lier et ramener toujours les déductions souvent arides de l'enseignement élémentaire à quelque vérité religieuse, à quelque sentiment du cœur. Que le vertueux vieillard, qui a conçu et pratiqué ce système salutaire d'études, et qui vient
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d'en tracer l'introduction d'une main si ferme encore, achève de rassembler ses souvenirs, ou plutôt de les publier' Il n'est pas d'écrit qui mérite mieux d'être offert à la France, et qui, en répondant à la constitution généreuse de l'enseignement primaire dans notre pays, puisse donner à cet énseignement de plus sages et de plus utiles conseils.
Après cet ouvrage si digne du prix Montyon par le bien qu'il rappelle et par celui qu'il peut inspirer, l'Académie partage des récompenses inégales entre plusieurs écrits de forme très-diverse un recueil de fables de M. Halévy, où la leçon morale a reçu souvent de la fiction et des vers un tour agréable et piquant; un tableau de moeurs parisiennes, dessiné avec facilité et avec choix par M. Vander-Burch; un livre de purs et judicieux conseils offert aux ouvriers par M. Égron, et récompensé d'un prix plus élevé que les deux autres ouvrages, comme pouvant faire plus de bien. Nous n'avons pas à discuter ces livres, dont le premier éloge est dans le but qu'ils se proposent. Il nous reste à vous parler du travail que l'Académie avait elle-même présenté à l'émulation des jeunes écrivains ou des hommes de goût et d'expérience que pouvait tenter un sujet difficile.
e A toi, Voltaire, disait un poëte anglais du dernier < siècle, à toi de plonger dans l'abîme des âges et d'élever les exploits des héros; à toi le drame, le drame a renouvelé; à toi la muse épique, l'histoire et la poésie. » Ces vers de Thompson, ce libre hommage d'un contemporain étranger, ne s'adressaient qu'à Voltaire au milieu de sa course, et ne célébraient qu'une moitié de son prestige et de sa puissance. Il restait encore, cachée dans l'avenir, cette lutte de quarante ans, diverse, infatigable, mêlée de génie et d'erreurs, amenant, par l'indépendance des esprits et la contradiction des idées avec les
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institutions, une révolution sans limites, d'où devait sortir, à travers les interruptions et les retours, un nouvel ordre social fondé sur la tolérance religieuse, sur l'égalité civile et enfin sur la liberté politique régulièrement affermie, la liberté politique, ce but et cette récompense du progrès des peuples civilisés.
A ce point de vue qui frappe aujourd'hui tous les regards, l'écrivain célèbre, le grand artiste disparaît devant le novateur; ou plutôt son art, son talent, son génie ne semblent plus que des instruments qui servaient un besoin de son temps, et une pensée principale par laquelle il était emporté lui-même. Mais lorsque telle a été la mission toute polémique d'un homme de lettres, lorsque, au lieu de charmer et d'élever doucement les âmes, il les a troublées par le doute ironique et irritées par la passion, le jugement impartial de la postérité commencera bien tard pour lui. Sa mémoire aura des ennemis, comme il en avait lui-même; et surtout si, dans les écarts de son imagination et l'ardeur de ses controverses, sous l'influence tour à tour augmentée et subie par lui des mœurs de son temps, il a eu le tort de blesser quelques-uns de ces sentiments profonds qui sont la vie morale de l'homme et auxquels la liberté même le ramène, sa gloire, quelque grande qu'elle soit, en souffrira toujours et il n'obtiendra pas cet éloge complet et paisible que l'humanité décerne à quelques bienfaiteurs irréprochables qu'elle respecte, autant qu'elle les admire. Parfois, dans la vicissitude des opinions et la réaction des partis et des souvenirs, sa célébrité toujours présente semblera se ranimer avec plus d'éclat encore par une sorte de précaution ou de représaille mais, par cela même, son éloge le plus ingénieux et le plus calme aura toujours quelque chose de militant et de contesté, comme toute sa carrière. Ce n'est pas cependant d'après cette
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senle considération que l'Académie, s'écartant de la forme ordinaire de ses programmes, a demandé un Discours sur Voltaire. Elle voulait aussi, en appelant la libre discussion, limiter le sujet. Peut-être un jugement définitif sur Voltaire ne saurait être séparé d'un examen de toute la littérature du dix-huitième siècle, ni l'examen de cette littérature de l'histoire du temps dont elle était, pour ainsi dire, la puissance publique, dans le déclin de tout le reste. Cela nous ramènerait à la grande question traitée dans cette enceinte, il y a trente ans. Sans la recommencer aujourd'hui, il fallait du moins sortir des formes et du cadre restreint d'un éloge. Le dernier siècle, dans l'ardeur du combat, était disciple des idées de Voltaire et de Rousseau; le nôtre en est juge. Ce changement de point de vue sans doute ne doit pas inspirer une ingrate sévérité envers ceux qui, même en abusant quelquefois de la liberté de la pensée, fondèrent le droit de s'en servir. Mais cette liberté que nous leur devons en grande partie, il nous sied bien de la conserver tout entière à leur égard, et d'apprécier impartialement leurs fautes comme leur génie.
Cette disposition, qui est celle de notre époque, a généralement marqué les ouvrages envoyés à l'Académie. Le jugement s'y montre libre, sans exagération et sans faiblesse. Dans un seul de ses discours, écrit d'ailleurs avec savoir et verve, la censure, constamment amère, se rapproche des hyperboles outrageuses qu'un spirituel écrivain, l'auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, prodiguait à Voltaire, au dix-huitième siècle, aux parlements, à Bossuet lui-même, et généralement à toutes les innovations postérieures à Grégoire VII. Une telle violence n'est pas un jugement. Le premier prosateur du dix-neuvième siècle, dans l'ordre du temps et du génie, le peintre immortel des bienfaits du christianisme sur le
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monde, M. de Chateaubriand avait su répartir à Voltaire le blâme et l'éloge, le regret et l'admiration, avec une impartialité bien autrement habile et puissante. Cette modération était l'exemple à suivre. Mais il faut qu'elle sorte d'un vif sentiment et d'une étude profonde, qu'elle ne soit pas un calcul, mais une vérité.
Parmi les trois discours qu'a distingués l'Académie, il en est un où ce mérite est d'autant mieux atteint, que l'auteur, esprit grave et sévère, se tient dans une sorte d'abstraction élevée, et regarde plutôt les lois générales de l'humanité que les hommes qui les exécutent et les faits qui les expriment. Ce discours, qui porte pour épigraphe, Deposuit potentes et exaltavit humiles, et qui décrit avec énergie un côté du sujet, n'a point paru en saisir également toutes les parties. Peut-être aussi la pensée forte mais un peu tendue de l'auteur n'a-t-elle pas assez de rapport avec cette pensée si prompte, si natuelle, si brillante dans sa justesse, qu'il fallait partout suivre et juger. L'Académie, en estimant ce travail d'un homme de talent, n'a cru devoir lui accorder que la première mention. Une seconde mention est réservée à un esprit évidemment moins mûri par l'étude. Le discours n° 13, portant pour inscription,
J'ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin, est remarquable par des connaissances assez variées, une vive intelligence de quelques parties du sujet, une expression souvent heureuse, quand l'auteur pense d'après lui-même. Ce jeune auteur, M. Henri Baudrillart, peut s'honorer d'avoir été nommé dans un tel concours. L'Académie a jugé que le sujet, qui nulle part n'était traité tout entier, avait du moins reçu sa forme la plus ingénieuse, son expression la plus piquante dans le discours inscrit n° 10, sous cette épigraphe De omni re.
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Cette déclaration d'universalité, cette promesse de parler de tout, qui passe du sujet au panégyriste, est sans doute un écueil; elle exige une rapidité qu'on peut croire superficielle, et qui te sera quelquefois; elle entraine des jugements trop nombreux et trop concis pour ne pas donner prise à plus d'une objection; elle ne permet pas d'insister assez sur des restrictions nécessaires elle abrége, en généralisant trop réloge, comme le reste. Ces difficultés n'ont point échappé sans doute à l'homme de talent, dont l'Académie couronne le spirituel et élégant travail. Il les a vaincues sur quelques points, éludées sur d'antres. Il analyse plus qu'il ne juge mais nulle part le rôle de Voltaire dans le dix-huitième siècle, sa tactique de succès et de parti, sa politique de conquérant des esprits n'avait été si vivement décrite, avec tant de nerf et de sagacité. La lecture publique louera mieux que je ne saurais le faire cet ouvrage, où M. Harel montre un goût et un art qui auraient dû depuis longtemps signaler son nom dans les lettres, retard injuste et pénible dont vos suffrages voudront le dédommager aujourd'hui.
Avant cette lecture du Discours sur Voltaire, je dois cependant annoncer le nouveau prix d'éloquence proposé par l'Académie; c'est l'éloge de Turgot, de l'homme qui par la raison et la droiture s'éleva presque au génie, qui porta dans le pouvoir les vues d'un sage et le cœur d'un citoyen, qui fut le ministre hardi et fidèle de Louis XVt, le digne ami de Malesherbes, et un des plus édah'és précurseurs de nos institutions et de nos lois.
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RAPPORT
SUR
LES CONCOURS DE L'ANNÉE 1845.
MESSIEURS,
L'Académie avait proposé, pour sujet du prix de poésie, une des merveilles de l'industrie moderne, cette vitesse accélérée que Leibnitz prévoyait il y a cent ans, lorsque, se complaisant à la pensée des inventions possibles, il promettait que quelque jour un chariot de forme nouvelle franchirait en douze heures le chemin de Hambourg a la frontière de Hanovre. La prédiction est accomplie La distance s'est abrégée, et le temps s'est accru pour l'homme. Célébrer cette découverte, la peindre, en marquer l'influence, ce n'est pas une œuvre étrangère au talent poétique. La science, dans ses applications populaires, est aujourd'hui et sera dans l'avenir une des sources de l'imagination mais cette source est plus féconde que facilement accessible. Une exactitude un peu technique, un enthousiasme déclamatoire sont d'abord a craindre.
L'Académie a reconnu ces défauts dans quelques pièces estimables d'ailleurs; et elle ajourne le prix auquel deux 33.
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ouvrages réservés lui avaient paru dignes de prétendre. Le premier de ces ouvrages, sous la forme d'un dialogue inégalement soutenu entre un vieillard et un jeune homme, entre la prudence immobile et l'ardeur d'entreprendre, renferme de nobles pensées et des traits heureux qui gagneront à se dégager de quelques longueurs. Une autre pièce, le n" 43, annonce un goût de facile élégance qui s'enhardira par le travail. D'autres pièces encore pourraient être honorablement citées. L'Académie les retrouvera corrigées et meilleures dans le concours qu'elle maintient pour une nouvelle année.
Sachant bien que des prix sont peu de chose pour susciter la poésie, ce qu'elle demande surtout dans les premiers essais qu'elle encourage, c'est la pureté de la langue et du style, mérite modeste qu'on n'est pas sûr de remplacer quand on le néglige. Elle accueille en même temps toute tentative de nouveauté ou hardie ou sage; car l'esprit d'innovation peut prendre également ces deux formes; et, dans une littérature riche de chefs-d'œuvre et travaillée par des systèmes divers, un effort de retour vers la simplicité n'est pas le moins heureux progrès que puisse rechercher le talent.
C'est à ce point de vue que l'Académie dispose enfin du prix qu'elle avait institué depuis longtemps pour la pièce de théâtre qui réunirait le mieux à l'effet dramatique l'intérêt moral. Son suffrage s'est fixé sur une tragédie qui n'a point été mêlée aux luttes orageuses de la scène il y a quelques années, et dont le succès paisible est intervenu à une époque de lassitude et d'armistice entre les théories qui s'étaient disputé le théâtre.
Le sujet de cette tragédie est un des plus vulgairement célèbres dans l'histoire, celui qui sert de date à la liberté romaine, et qui, rappelé sans cesse par les idées de vertu domestique et de grandeur nationale, a fourni à saint
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Augustin une méditation contre le suicide, à Leibnitz le texte d'une belle conjecture métaphysique sur la liberté humaine, la liaison des effets et des causes, et la subordination du mal au bien dans l'ordre général du monde, enfin à Shakspeare le premier essai de son génie, avant qu'il eût été touché et saisi par le drame.
Ce sujet, cependant, si dramatique dans l'histoire, avait jusqu'à présent manqué au théâtre. Nulle tentative, digne de mémoire du moins, n'avait porté sur la scène cette tragédie naturelle de la mort de Lucrèce, qui a pour exposition la paix de la famille en contrasté avec le trouble de l'État, pour noeud la passion et le caprice poussant au crime, pour dénoûment la vertu s'immolant elle-même, par une erreur coupable, au regret de sa pureté innocemment perdue, enfin pour sanction morale une révolution. Un seul homme éloquent, mais étranger à la poésie, Rousseau, avait, dans les laborieuses ébauches de sa jeunesse, écrit en prose cinq actes assez languissants sur ce grand souvenir que l'art abandonnait comme trop connu pour être rappelé. L'imitation de l'antiquité, d'ailleurs, était devenue moins fréquente, et la curiosité du public, fatiguée des Grecs et des Romains, demandait d'autres noms, de plus récents souvenirs, et la nouveauté dans le choix des sujets comme dans les formes de l'art. Cet abandon de l'antiquité toutefois n'était pas absolu. Ce qui avait surtout lassé le public, c'était la pompe, la solennité trop uniforme que la tragédie moderne avait attachée souvent aux sujets antiques. Reprendre quelques-uns de ses sujets, non comme nobles, mais comme simples, les reproduire avec une grande fidélité de mœurs et de détails originaux, y placer des physionomies plus expressives que régulières, et au lieu de masques sonores, des voix naturelles et accentuées, faire enfin la tragédie prosaïque et vraie de l'antiquité, voilà ce qui, de nos jours, devait tenter l'ima-
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gination de plus d'un poëte et inspirer un nouveau genre d'imitation. Les écueils de ce genre sont, d'après sa nature même, l'excès de licence où il peut tomber, l'excès d'énergie qu'il peut affecter.
L'Académie a pensé que le drame qu'elle couronne, sans échapper tout à fait à. ces reproches, offrait, à plusieurs égards, l'application heureuse d'une nouveauté difficile. Le poète a voulu peindre la vie romaine dans la rudesse de ses premiers âges, la pureté du foyer domestique, les rites pieux dont il était entouré, l'alliance et la sauvegarde commune des devoirs privés et des vertus publiques. En même temps il a hasardé sur la scène tragique un caractère dont le ridicule est apparent, l'héroïsme lointain et caché. Ce caractère se dévoile lentement, mis en présence tantôt de la vertueuse Lucrèce, à laquelle Brutus se confie comme par pressentiment, tantôt de la coupable Tullie, qu'il déconcerte et qu'il accable, même en ne lui opposant que la faiblesse d'une raison à demi égarée tant le trouble de l'intelligence, son innrmité, son délire est encore supérieur à cette froide folie de l'âme qu'on appelle le vice! Enfin Brutus parait tout entier au moment où un malheur domestique peut devenir l'affranchissement national; et cette péripétie donnée par l'histoire, mais éloquemment exprimée par le poëte, fait succéder au ton familier du drame le pathétique et la grandeur de la tragédie. Cette variété, ce mélange de tons laisse place sans doute à de graves défauts. Ami du simple et du nature), faisant effort pour y ramener sa pensée, l'auteur de la nouvelle tragédie prend quelquefois le soin minutieux des détails pour la peinture des caractères et des mœurs. Quelquefois même, à la reproduction exacte des usages antiques, il joint un anachronisme de sentiments et d'idées que ce contraste rend d'autant plus visible. Enfin son langage animé, expressif, est trop souvent
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travaillé avec incorrection, et négligé, sans être facile. Ce n'est donc pas la pureté classique, l'élégance continue qui fait le caractère de cet ouvrage remarquable. Il plaît, quoique inégal l'auteur s'écarte fréquemment du vrai qu'il veut rétablir dans l'art; mais là où il le rencontre, il le rend avec une verve heureuse qu'on ne peut oublier, une expression vive et contenue qui convient beaucoup au théâtre, parce qu'elle frappe l'esprit sans l'éblouir et sans lui paraître ou trop brillante ou trop inusitée. Servant à marquer d'une grave empreinte la vérité historique et la leçon morale, ce style est assez poétique pour un tel sujet, et peut s'approprier heureusement à~ d'autres traditions romaines. On y sent l'imitation de Corneille, mais sans affectation, sans effort, par la préférence instinctive d'un esprit plus nerveux que cultivé. Que l'auteur mûrisse son talent à la sévère école des historiens anciens Qu'en cherchant la nouveauté, il sache qu'elle sort moins encore de l'heureux choix que de la puissante méditation d'un sujet! Et notre théâtre, agité depuis quinze ans par tant d'essais hardis, s'honorera d'un poëte de plus, et verra se détacher du drame classique une forme moyenne et populaire dont la fidélité plairait au goût de notre siècle, habile à trouver dans l'étude plus attentive du passé une source d'idées nouvelles.
L'Académie, en délibérant sur le prix qu'elle décerne aujourd'hui, a dû comparer et apprécier plusieurs ouvrages dramatiques plus ou moins rapprochés du double but indiqué par elle. Elle ne les nomme pas, pour s'abstenir d'un mélange de critique et d'éloge qui satisfait rarement, et qui n'est pas aujourd'hui nécessaire. Un drame tragique cependant, Don -Se'&asMeH de Portugal par M. Paul Foucher, a paru demander une mention publique, et comme un gage de l'intérêt qui s'attacherait à des fragments d'épopée chrétienne portée au théâtre par
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une imagination studieuse et vive. Offrant de grandes inégalités, mais relevé par de fortes intentions et quelques scènes heureuses, ce drame est moins une œuvre complète qu'une espérance. Il montre une voie nouvelle, celle de l'exaltation poétique s'unissant au drame familier dans un sujet moderne.
Cette alliance serait belle à réaliser, et on peut distinguer avec honneur un essai qui tend vers ce modèle par la peinture de l'héroïsme chrétien se mêlant à l'esprit aventureux du seizième siècle, et par une rêverie de poéte mélancolique jetée au milieu de traits d'histoire bien étudiés et vivement rendus. L'Académie, convaincue de l'influence exercée par le théâtre, propose encore un grand prix pour l'oeuvre dramatique qui réunirait le mieux à l'effet moral l'ascendant d'un succès populaire; et elle attendra, s'il le faut, plusieurs années que ce programme rempli lui permette de faire un choix adopté par le publie lui surtout appartient d'encourager la poésie. Des travaux plus sévères, les uns brillant encore d'imagination, les autres seulement utiles, trouvent dans les récompenses que décerne l'Académie un appui qu'on ne saurait rendre trop fréquent.
L'Académie conserve à M. Augustin Thierry le grand prix d'histoire si noblement mérité par l'important travail' qu'elle couronna pour la première fois, il y a six Une concurrence inattendue et sortie du passé a fait briller encore les qualités éminentes de l'ouvrage, qui a servi de titre spécial au jugement de l'Académie couronnant M. Thierry. Un grand travail qu'avait encouragé Malesherbes, et que le plus rare mélange d'érudition et de sagacité inspira dans la longue solitude d'un château de Bretague à une personne d'un esprit original, a été récemment publié, sur le manuscrit complet laissé par elle. Ce livre de M"° Lezardieros, par le caractère même des assertions souvent paradoxales, quoique tirées de recherches vastes et précises, par la mé-
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ans. Elle maintient également la distinction décernée à M. Bazin, comme auteur de l'ouvrage d'histoire qui a le plus approché du prix. En se conformant ainsi au vœu tiHéraI du testateur, elle se félicite qu'une fondation, donl il faudra modifier quelque jour le caractère trop exclusif, se soit appliquée dès l'origine à des travaux si dignes d'une exception, et que le jugement nouveau qui proroge en leur faveur les récompenses obtenues, soit encore cette année une justice comparative bien plus qu'un privilége. L'Académie n'a pas cependant méconnu les mérites de quelques-uns des travaux d'histoire qu'elle n'a pu préférer aux deux ouvrages déjà couronnés elle croit que le mouvement qui jette d'heureux talents dans cette carrière d'études, mérite trop d'être secondé, pour qu'elle ne cherche pas à multiplier les succès et à varier les noms qui les obtiennent. Le prix, jusqu'à présent inamovible, qu'a fondé le baron Gobert, peut s'accroitre de quelque partie d'une autre libéralité, et cette dotation du talent historique se diviser, pour offrir des récompenses nouvelles et temporaires. Déjà l'Académie a pris cette voie, en plaçant plus d'un livre d'histoire au nombre des ouvrages d'utilité morale. On ne peut séparer, en effet, de ce qui épure le cœur, ce qui dirige et affermit la raison. La vérité seule est un progrès; et la vérité morale est le premier de tous. Un écrit, où les rapports de la religion et de l'Etat sont exposés avec justesse, savoir et modération, a paru à l'Académie un sérieux ouvrage de morale. thode trop sévère de la composition et la gravité uniforme du style, atteste d'autant mieux tout ce qu'il y a de haute intelligence historique dans les Considérations de M. Thierry, et en mcme temps l'art délicat et profond qui, dans les Récits m~oM'myw). anime la science par l'imagination, et fait des deux ouvrages rouais, un ensemble plein d'instruction et de charme. On étudiera trLs-utiiement l'ouvrage de M""LeMrdieres, on relira toujours celui de M. Thierry.
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Laissant de côté la polémique contemporaine, elle a vu le fond même du débat, la part inaliénable de la conscience et de la foi, la part imprescriptible du pouvoir civil, qui est aussi un pouvoir spirituel, c'est-à-dire s'appuyant sur les forces morales de la société. Retracer impartialement ce qui a été fait par ce pouvoir, moins pour son extension que pour sa défense, indiquer les sauvegardes et les barrières qu'il a laissées ou retirées au culte, chercher l'intérêt qu'il peut avoir à la liberté d'une Église particulière, et comment il peut s'accommoder aussi de la primauté extérieure d'une Église universelle, c'était là un grave sujet que les jurisconsultes français du seizième siècle avaient traité avec une hardiesse instructive, dont le grand publiciste religieux du dix-septième siècle, Bossuet, n'a pas répudié l'héritage.
L'ouvrage remarqué par l'Académie ne contient qu'une rapide esquisse des faits et des principes, jusqu'à cette grande œuvre du concordat qui, en demandant à Rome de réinstituer une Église de France, lui rendait en principe plus de pouvoir que la révolution ne lui en avait ôté. Là reparut avec le droit la discussion, et bientôt les théories extrêmes à l'appui du pouvoir religieux nouvellement rétabli, près duquel vint se replacer une royauté antique, restaurée comme lui. Mais cette royauté du passé, malgré les changements qu'elle avait essayés sur elle même, tomba et disparut, tandis que la religion, qui, ne changeant pas, unit le passé à l'avenir, trouva dans le développement même de la liberté publique, dans les doctrines que cette liberté proclame et le zèle qu'elle favorise, un accroissement d'indépendance et d'ascendant moral. La question que Bossuet avait décidée pour Louis XIV s'est posée de nouveau. Mais si Louis XIV disait « L'État c'est moi x l'État lui-même aujourd'hui ne dit pas « Je suis souverain absolu. )) Son pouvoir a pour contre-poids
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ses propres maximes et la liberté de chacun. De là des prétentions renaissantes et excessives, auxquelles le défenseur du pouvoir civil oppose les traditions de l'histoire, les souvenirs de la magistrature, le texte des lois, et ce principe du bon sens que le culte de la Majorité des citoyens ne saurait être, dans son action extérieure, plus illimité que ne l'était autrefois un culte unique et exclusif. Concilier le respect de la loi et celui de la conscience, placer <a religion dans l'ordre social et non pas au-dessus, tel est le problème actuel et c'est par là que l'ouvrage de M. Filon, simple, méthodique, sans exagération et sans faiblesse, mérite la distinction qu'il obtient. Le mouvement qui porte aujourd'hui les esprits vers les questions religieuses, sous toutes les formes, n'est pas moins attesté par un autre ouvrage admis dans ce Concours. En même temps que Bossuet, défendu contre un zèle plus exigeant que le sien, est invoqué à l'appui du Pouvoir civil, saint Augustin, le maitre chéri de Bossuet, est cité de toutes parts et curieusement étudié. On retrace sa vie, on analyse ses opinions et son génie, non plus pour l'instruction du cénobite ou l'inspiration du poète, mais pour bien des lecteurs, depuis Paris jusqu'à Alger. Le dixseptième siècle avait cherché dans Augustin des autorités conformes à la foi, des arguments de controverse théologique. Le dix-huitième siècle lui aurait demandé, s'il l'avait lu, de vives peintures et de libres confidences. Le nôtre recueillera volontiers dans ses écrits deux grandes choses, la philosophie du christianisme, telle que la conçoit un heureux génie longtemps éprouvé par le noviciat de l'erreur et le travail du doute, la civilisation chrétienne telle que les mœurs adoucies du culte nouveau, la science et la charité de ses nombreux évoques, la diffusion de ses écoles, la propageaient dans cette Afrique, où la dureté et la licence romaines avaient seules modifié
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d'abord les rites sanguinaires de Carthagc et la barbarie de ses sujets dispersés. Écrire maintenant une vie d'Augustin, après avoir parcouru la province de Bono, vu de près les peuplades indigènes, étudié les inscriptions et les ruines, c'est traiter un sujet devenu national pour nous, c'est travailler sur les antiquités de l'Afrique française, qui ne sera pas moindre que l'Afrique romaine, et n'aura pas à subir, comme elle, une invasion des Vandales.
Le sujet que s'est proposé M. Poujoulat nous a donc paru favorable, plus rapproché de nous qu'il ne l'était autrefois, et encore nouveau par les détails, mêlant l'histoire générale à la biographie, et l'intérêt des lettres à toutes deux, offrant la leçon morale d'un grand caractère qui se dévoue et d'une société en décadence, qui se relève et s'améliore par les vertus d'un homme. Dans Augustin, c'était l'homme privé surtout qu'on connaissait et qu'on aimait. Ses Confessions étaient en grande partie sa renommée. Eh bien, sa vie publique, sa vie de prêtre, de réformateur de la discipline, de tuteur des faibles, de conseiller des puissants, de pacificateur entre les sectes, de chrétien aimant tous les hommes, et de Romain mourant pour son pays, et inspirant, jusqu'à sa. dernière heure, la résistance d'Hippone assiégée, cette vie toute en exemples a bien plus de grandeur que les séductions et les repentirs de sa jeunesse n'ont d'intérêt romanesque et de mélancolie. Même pour le monde profane, le saint surpasse de beaucoup le pécheur c'est que, dans son nouveau caractère, dans son caractère de converti et d'évêque, avec l'ardente activité du prosélytisme devenu sa passion dernière, Augustin a gardé des traces nombreuses de sa première disposition spéculative e) tendre. Sa chcuité est c:icorcdc l'amour; sa foi orthodoxe nue ntcditat~n va~tc et libre, quoique soumise. Sa ~)'~c
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conserve l'empreinte aimable qui s'attachait à ses erreurs et sa vie épiscopale, sa vie de sacrifices et de controverses, d'humble abnégation de soi-même et d'autorité impérieuse au nom du dogme, respire encore un charme d'imagination philosophique et d'indulgence, que lui ont laissé ses études et ses souvenirs. C'est ainsi que, rigoureux dans sa doctrine théologique et dans ses prévoyances de la justice divine, il demande ici-bas l'adoucissement des lois humaines et la réforme pénitentiaire du coupable, au lieu d'une punition irréparable. C'est ainsi que, menacé dans sa vie et dans celle de ses prêtres, il n'oppose aux idolâtres furieux, aux dissidents armés, que les conseils de la persuasion et l'amnistie qu'il réclame pour eux. C'est ainsi que, génie brillant, paré de tout le luxe des lettres, il abaisse, il humilie sa parole, pour la faire servir à l'instruction des esprits les plus grossiers, et toucher leur barbarie par sa bonté, encore plus que par son éloquence.
Les prédications, les traités, les lettres d'un tel homme étaient des actions, et des actions puissantes, au milieu de cette société divisée qui cherchait la vérité, la justice et un peu de bonheur. L'historien devait donc suivre Augustin dans la variété de ses écrits, et souvent le traduire. Ces fragments, qui se succèdent, comme autant de discours directs et d'aveux personnels, viennent soutenir et animer le récit. Le grand évoque s'y peint tout entier; et avec soi, il fait connaître son temps et son pays. Tantôt, dans un sermon précité à Carthage, il ajoute à ses Confessions l'aveu que lui inspire le lieu témoin de ses faiblesses tantôt, dans ses discussions contre les Manichéens, il repasse, avec une instructive pénitence, le long circuit d'erreurs qu'il avait lui-même parcouru tantôt, dans ses traités de morale et d'éloquence, il peint et les mœurs de l'Église et la puissance de la parole apostolique, et letra
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vail intérieur d'une société qui, après un intervalle de barbarie, sera le commencement d'un monde nouveau. Et ce n'est pas seulement l'Afrique moderne qui revit dans Augustin; ses voyages, ses amitiés, les inquiétudes de sa foi le font communiquer sans cesse avec l'Italie, l'Espagne, la Gaule, la Judée sa charité s'intéresse à tous les maux; son autorité surveille toutes les erreurs. Il a dans le monde chrétien des correspondants dignes de lui, saint Jérôme à Bethléem, saint Paulin à Nole; il a des disciples partout; il recueille des fugitifs de tous les coins du monde; il préside, il dirige les conciles d'Afrique, et les soumet à celui de Rome même saccagée par Alaric. !1 est, par son âme et par son génie, le plus grand lien de l'unité chrétienne au cinquième siècle, et le promoteur de cette unité dans l'avenir. Né dans un siècle de décadence, et lui-même mélange singulier du rhéteur et de l'apôtre, il aura la gloire d'inspirer les plus grands hommes d'un siècle éclairé, et de contribuer à la philosophie de Descartes, à l'éloquence de Bossuet. Le tableau de cette vie forte et bienfaisante, dont les travaux étaient de grandes choses, et les repos même de bonnes oeuvres, ne peut lasser un siècle comme le nôtre. L'admiration de l'historien est peut-être, nom pas trop vive, mais trop générale et trop arrêtée d'avance. Elle semble un article de foi, plutôt qu'une libre conviction de l'étude. Quelques-unes des digressions qui s'y mêlent peuvent être contestées. Enfin, si l'auteur fait connaître heureusement, par de fidèles extraits d'Augustin, la société chrétienne d'alors, il est loin de peindre avec la même exactitude ce qui restait encore de l'ancien monde et de la vie romaine. Mais l'ouvrage entier instruit et attache; on y entend comme l'écho des premiers siècles du christianisme, au milieu des bruits de notre temps. En nous faisant assister aux conciles, aux conférences, à la
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vie théologique de ces anciennes cités, il nous montre ce que le génie moderne, armé de la religion et des arts, pourra faire de ce pays arraché à la barbarie par la guerre.
L'Académie décerne aux deux ouvrages que nous venons de caractériser trop faiblement ses deux premières médailles.
D'autres livres offrant soit un mérite général de moralité, soit un objet spécial d'instruction, se sont recommandés à ses suffrages. Un recueil d'observations et de conseils, sous le titre de Morale militaire, a frappé par la fermeté judicieuse du sens et la simplicité du langage. Que le titre paraisse un cadre plus ou moins exact, il n'importe; ce que renferme le livre est utile et vrai. Sous une forme très-différente, dans un style ingénieux et pur, l'auteur de Fables nouvelles, M. Lachambeaudie, a mis en action d'excellentes maximes et retracé quelques piquantes peintures de moeurs. Une médaille de 2,000 fr. est décernée à chacun de ces deux ouvrages. Un travail inspiré par la plus respectable sollicitude, le résultat des recherches de M"" Mallet sur les prisons des femmes, réclamait la plus scrupuleuse attention. L'auteur, uniquement préoccupé de la vérité à dire et du bien à faire, a revu soigneusement son ouvrage, pour n'y laisser dans le langage que cette exacte modération qui seule est utile, parce qu'elle persuade. L'expérience même de l'administrateur peut profiter de cet ouvrage le zèle de l'humanité s'en aidera; et tout esprit éclairé doit y apprendre quelque chose.
Deux autres essais d'une forme très-simple, quoique le dernier soit un roman, ont intéressé par le but moral l'un par M" Saunders, sous le titre de Direction maternelle de la jeune fille, décrit avec une vérité pleine d'émotion le bienfait d'une influence que la nature in-
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dique elle-même et que Dieu bénit. Montjouy, de M"' Boyeldieu d'Auvigny, épisode détache du long récit des misères sociales, présente l'histoire d'un enfant qui, ma)~)é l'abandon de ses premières années, remonte du malheur et des délits, qu'amène le vice, à une activité utile et à un rang honorable dans la société. Les prix décernés à ces deux ouvrages sont, pour les femmes, dont le cœur les a dictés, un gage de la bonne action qu'elles ont faite.
A côté de ces essais inspirés à des âmes pures et bienveULntes par la vue présente du malheur, et aussi par l'habitude de le secourir et par la science acquise de la Charité, l'Académie avait encouragé des études plus exclusivement littéraires sur quelques monuments célèbres des sciences morales. Deux traductions remarquables répondent à cet appel. L'une fait passer dans notre langue l'ouvrage de Herder sur la poésie sacrée. Ce livre, qui plaît et attire d'abord par une heureuse imitation du dialogue platonique, mais qui attache surtout par l'alliance éclatante et rare de l'enthousiasme et de l'érudition, est un livre éloquent quoique diffus, plein de passion et d'idées, et, dans la forme de sa critique, offrant un tour d'imagination heureusement assorti aux beautés orientales, qu'il traduit et qu'il commente. L'original allemand perd sans doute, dans la version française, un grand charme, l'éclat des fragments versifiés que Herder avait écrits, sous l'inspiration des prophètes hébreux. Mais il reste l'accent de son admiration fidèlement répétée. L'autre ouvrage qui a tenté le zèle d'un traducteur habile, est un des derniers beaux monuments du génie antique, et l'expression la plus touchante de ce stoïcisme romain qui fut, sous l'empire, la religion des âmes élevées. C'est le recueil des pensées de Marc-Aurèle, le livre de luimême à lui-même, comme il le dit. Dépôt de maximes
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et de souvenirs tantôt gravés avec une force originale, tantôt jetés avec une négligence elliptique, examen de conscience d'un empereur et d'un sage, journal rapide des méditations d'une grande âme au milieu des accidents de la guerre et des difficultés du pouvoir absolu, ce recueil unique ne saurait être trop lu; car il a des conseils et des exemples pour toutes les conditions de la vie, et du courage contre tous les malheurs. Mis autrefois en français sous l'inspiration de la reine Christine, plus tard traduit par le savant Dacier, il vient d'être rendu avec une exactitude plus expressive par un jeune professeur, M. Pierron, déjà distingué dans un de nos concours annuels. L'Académie décerne une médaille de 1,500 fr. au traducteur de Marc-Aurèle, comme à celui de Herder.
Un autre travail, appliqué par M. Hinard avec autant de savoir que de goût à un des monuments les plus curieux du moyen âge, obtient aussi une médaille de l'Académie. C'est la traduction complète du Romancero espagnol, de cette vive image d'un peuple qui fut grand par la foi et le courage, avant de l'être par l'esprit de découverte et de conquête. Le recueil de ces vieux chants populaires, depuis le onzième siècle jusqu'au quinzième, est une des plus belles Chroniques de nos nations modernes, naïve histoire de religion, de chevalerie et d'amour, poésie sans fiction comme elle est sans grand poëte mais par cela même incontestable et éloquent témoignage des moeurs et des sentiments de tout un peuple dont la destinée, plusieurs fois glorieuse, se renouvelle aujourd'hui, sous les yeux et avec la puissante amitié de la France.
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TABLE
DM
MATtEIŒS CONTENUES DÂKS CE VOLUME.
Pagel
Éloge de Montaigne. 1 Discours sur les avantages et les inconvénients de la critique. 29 Éloge de Montesquieu. 55 Notice BurFéneIon. 113 De Pascal, considéré comme écrivain et comme moraliste.. 138 Discours prononcé à l'Académie française par M. Villemain, en venant prendre séance à la place de M. le comte de Fontanes(28 juin 1821). 160 Réponse au discours de M. Dacier le jour de sa réception à l'Académie française. 183 Discours prononcé à l'ouverture du cours d'éloquence francaise(décembrel822). 195 Discours prononcé à l'ouverture du cours d'éloquence française de 1824. 211 Discours prononcé à la réception de M. Fourier. 240 Réponse de M. Villemain au discours de M. Arnault. 255 Réponse au discours de réception de M. Scribe, succédant à M.Arnau)t. 262 Rapport sur les concours de l'Académie française en 1836.. 275 5 Rapport sur les concours de l'année 1S37. 341 Rapport sur les concours de l'année 1838. 28G Rapport sur les concuurs de l'année 1839. 354 Rapport sur les concours de l'année 1840. 2UU Rapport sur les concours de l'année 1841. 3)) 1 Rapport sur les concours de l'année 1842. 32C Rapport sur les concours de l'année 1843. 3C5 Rapport sur les concours de l'année 1844. :HG Rapport sur les concours de l'année 1845. 389 Paris imprimerie t'A. Bommtm ei C'. rue MM<niue, 3u. 4
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MIGNET.
'~s~Mttt* et Mfwttee* historiques et Htteraires.2v.in-8. M €!aMHftM,atimt, son abdication, Bon séjour et sa mort au monaataredeTuste.lvoI.in-S. 6 Histoire de Marie Ntastrt. Nouvelle édition, revue et corrigée. 3 vol. in-8 orné d'un joli portrait. M Amtetmefetezeti'MMppe M. Nouv.edit.lvol. in-8. < SALVANDY.
aM<<«ite d. fot~estmOhtMeaM, et du royaume de Pologne. Nouvelle édition, revue et augmentée. 2 vol. jn-8. M –M ttimtoovRAat.~vol.in-12. 7 stww jM<m«, on l'Espagne, histoire contemporaine. Nouvelle édition entièrement revue. 9 vol. in-8. M* < La <teTet)ttt<m<e MM et le parti révolutionnaire, on Vingt moil et leurerésultata. 1 vol. in-8. 6 ALBERT DE BROGLIE.
t~ttfMte et t'BBaptfre romain an iv* siècle. RÈONB Dit CONSTANTIN. tvolin-S. lit w MONTALEMBERT (CH. DE).
De t'ATemir portique de rAmsftetetrfe, 5* édition, revue et augmentée. 1 vol. in-12 S AMËDÉETHtEftRY.
m<twtfe t'AttHm et de sea successeurs en Europe, suivie des L~end*' et rr<tdt«<Mt<, etc. ? vol. in-8. 14 » Hitteife <e*Camte<<, depuie teo temps les plus reculés jusqu'à
la domination romaine. Nouvelle édition, revue et corrigée f
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CARNÉ (L. DE).
Ztms)~ «f a'NHtttxtfe da ))fomvefttemt)tt fepft<te<t<~tf en Franée, de 1789 à 184)!. Ouvrage couronné par lAcad4mie. avol. in-8. 14 » Lev fem~attetar* de t**mttt mstM<nsaHe en France. Etudeo historiques. Nouvelle édition, revue et conaidéraMement au~mentée.2vot.in~t.l4* » P. CLÉMENT.
f ~)r<Mttt)t Mtto)rt<mM, etc. 1 vol. in~ t –MttthtB oovjtAGB. 1 vol. in-13. 3 M DELÉCLUZE.
t~ttt* )t<tvi<), Ion école et son temps. t vol. in-8. 7 x –LB)t~MBOCvtH6B.lTo!.in-13. 8 M C. PAGANEL.
saHa'tetfe de OtetMMatfbet, ou Turks et Chrétiens au xv*t!tcte, 1 vol. in-& 7 –M x~u ouv<tA9t. 1 vol.in-19. S M
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