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« Chaque publication de ces volumes de critique est une manière pour moi de liquider en
quelque sorte le passé, de mettre ordre à mes affaires littéraires. » C’est ce que je
disais dans une dernière édition de ces portraits, et j’ai tâché de m’en souvenir ici.
Bien que ce ne soit qu’une édition nouvelle à laquelle un choix sévère a présidé, j’ai
fait en sorte qu’elle parût à certains égards véritablement augmentée. En parlant ainsi,
j’entends bien n’en pas séparer le volume intitulé : Portraits de Femmes, qu’on a jugé
plus commode d’isoler et d’assortir en une même suite, mais qui fait partie intégrante de
ce que j’appelle ma présente liquidation. Les portraits des morts seuls ont trouvé place
dans ces volumes ; ç’a été un moyen de rendre la ressemblance de plus en plus fidèle. J’ai
ajouté çà et là bien des petites notes et corrigé quelques erreurs. C’est à quoi les
réimpressions surtout sont bonnes ; les auteurs en devraient mieux profiter qu’ils ne
font. L’histoire littéraire prête tant aux inadvertances par les particularités dont elle
abonde ! Le docteur Boileau, frère du satirique, a écrit en latin un petit traité sur les
bévues des auteurs illustres ; et, en les relevant, on assure qu’il en a commis à son
tour. J’ai fait de plus en plus mon possible pour éviter de trop grossir cette liste
fatale, où les grands noms qui y figurent ne peuvent servir d’excuse qu’à eux-mêmes.
« L’histoire littéraire est une mer sans rivage, » avait coutume de dire M. Daunou, qui en
parlait en vieux nocher ; elle a par conséquent ses écueils, ses ennuis. Mais il faut vite
ajouter qu’au milieu même des soins infinis et minutieux qu’elle suppose, elle porte avec
elle sa douceur et sa récompense.
Depuis plus d’un siècle que Boileau est mort, de longues et continuelles querelles se
sont élevées à son sujet. Tandis que la postérité acceptait, avec des acclamations
unanimes, la gloire des Corneille, des Molière, des Racine, des La Fontaine, on discutait
sans cesse, on revisait avec une singulière rigueur les titres de Boileau au génie
poétique ; et il n’a guère tenu à Fontenelle, à d’Alembert, à Helvétius, à Condillac, à
Marmontel, et par instants à Voltaire lui-même, que cette grande renommée classique ne fût
entamée. On sait le motif de presque toutes les hostilités et les antipathies d’alors :
c’est que Boileau n’était pas sensible ; on invoquait là-dessus certaine
anecdote, plus que suspecte, insérée à l’Année littéraire, et reproduite
par Helvétius ; et comme au dix-huitième siècle le sentiment se mêlait à
tout, à une description de Saint-Lambert, à un conte de Crébillon fils, ou à l’histoire
philosophique des Deux-Indes, les belles dames, les philosophes et les géomètres avaient
pris Boileau en grande aversionl’Esprit des Journaux
(mars 1785, page 243) le passage suivant d’un article sur l’Épître en
vers, adressé de Montpellier aux rédacteurs du journal ; ce passage, à mon sens,
par son incidence même et son hasard tout naturel, exprime mieux l’état de l’opinion
courante que ne le ferait un jugement formel : « Boileau, est-il dit, qui vint ensuite
(après Regnier), mit dans ce qu’il écrivit en ce genre la raison en vers
harmonieux et pleins d’images : c’est du plus célèbre poëte de ce siècle que nous
avons emprunté ce jugement sur les Épîtres de Boileau, parce qu’une infinité de
personnes dont l’autorité n’est point à mépriser, affectant aujourd’hui d’en juger plus
défavorablement, nous avons craint, en nous élevant contre leur opinion, de mettre nos
erreurs à la place des leurs. » Que de précautions pour oser louer !Poète du bon sens, le législateur de notre Parnasse garda son rang suprême. Le mot de Voltaire, Ne disons pas de mal de Nicolas, cela porte malheur, fit fortune et passa
en proverbe ; les idées positives du xviiie siècle et la philosophie condillacienne, en
triomphant, semblèrent marquer d’un sceau plus durable la renommée du plus sensé, du plus
logique et du plus correct des poëtes. Mais ce fut surtout lorsqu’une école nouvelle
s’éleva en littérature, lorsque certains esprits, bien peu nombreux d’abord, commencèrent
de mettre en avant des théories inusitées et les appliquèrent dans des œuvres, ce fut
alors qu’en haine des innovations on revint de toutes parts à Boileau comme à un ancêtre
illustre et qu’on se rallia à son nom dans chaque mêlée. Les académies proposèrent à
l’envi son éloge : les éditions de ses œuvres se multiplièrent ; des commentateurs
distingués, MM. Viollet-le-Duc, Amar, de Saint-Surin, l’environnèrent des assortiments de
leur goût et de leur érudition ; M. Daunou en particulier, ce vénérable représentant de la
littérature et de la philosophie du xviiie siècle, rangea autour de Boileau, avec une
sorte de piété, tous les faits, tous les jugements, toutes les apologies qui se rattachent
à cette grande cause littéraire et philosophique. Mais, cette fois, le concert de si
dignes efforts n’a pas suffisamment protégé Boileau contre ces idées nouvelles, d’abord
obscures et décriées, mais croissant et grandissant sous les clameurs. Ce ne sont plus en
effet, comme au Xxviiie siècle, de piquantes épigrammes et des personnalités moqueuses ;
c’est une forte et sérieuse attaque contre les principes et le fond même de la poétique de
Boileau ; c’est un examen tout littéraire de ses inventions et de son style, un
interrogatoire sévère sur les qualités de poëte qui étaient ou n’étaient pas en lui. Les
épigrammes même ne sont plus ici de saison ; on en a tant fait contre lui en ces derniers
temps, qu’il devient presque de mauvais goût de les répéter. Nous n’aurons pas de peine à
nous les interdire dans le petit nombre de pages que nous allons lui consacrer. Nous ne
chercherons pas non plus à instruire un procès régulier et à prononcer des conclusions
définitives. Ce sera assez pour nous de causer librement de Boileau avec nos lecteurs, de
l’étudier dans son intimité, de l’envisager en détail selon notre point de vue et les
idées de notre siècle, passant tour à tour de l’homme à l’auteur, du bourgeois d’Auteuil
au poëte de Louis le Grand, n’éludant pas à la rencontre les graves questions d’art et de
style, les éclaircissant peut-être quelquefois sans prétendre jamais les résoudre. Il est
bon, à chaque époque littéraire nouvelle, de repasser en son esprit et de revivifier les
idées qui sont représentées par certains noms devenus sacramentels, dût-on n’y rien
changer, à peu près comme à chaque nouveau règne on refrappe monnaie et on rajeunit
l’effigie sans altérer le poids.
De nos jours, une haute et philosophique méthode s’est introduite dans toutes les
branches de l’histoire. Quand il s’agit de juger la vie, les actions, les écrits d’un
homme célèbre, on commence par bien examiner et décrire l’époque qui précéda sa venue, la
société qui le reçut dans son sein, le mouvement général imprimé aux esprits ; on
reconnaît et l’on dispose, par avance, la grande scène où le personnage doit jouer son
rôle ; du moment qu’il intervient, tous les développements de sa force, tous les
obstacles, tous les contrecoups sont prévus, expliqués, justifiés ; et de ce spectacle
harmonieux il résulte par degrés, dans l’âme du lecteur, une satisfaction pacifique où se
repose l’intelligence. Cette méthode ne triomphe jamais avec une évidence plus entière et
plus éclatante que lorsqu’elle ressuscite les hommes d’état, les conquérants, les
théologiens, les philosophes ; mais quand elle s’applique aux poètes et aux artistes, qui
sont souvent des gens de retraite et de solitude, les exceptions deviennent plus
fréquentes et il est besoin de prendre garde. Tandis que dans les ordres d’idées
différents, en politique, en religion, en philosophie, chaque homme, chaque œuvre tient
son rang, et que tout fait bruit et nombre, le médiocre à côté du passable, et le passable
à côté de l’excellent, dans l’art il n’y a que l’excellent qui compte ; et notez que
l’excellent ici peut toujours être une exception, un jeu de la nature, un caprice du ciel,
un don de Dieu. Vous aurez fait de beaux et légitimes raisonnements sur les races ou les
époques prosaïques ; mais il plaira à Dieu que Pindare sorte un jour de Béotie, ou qu’un
autre jour André Chénier naisse et meure au xviiie siècle.
Sans doute ces aptitudes singulières, ces facultés merveilleuses reçues en naissant se coordonnent toujours tôt ou
tard avec le siècle dans lequel elles sont jetées et en subissent dès inflexions durables.
Mais pourtant ici l’initiative humaine est en première ligne et moins sujette aux causes
générales ; l’énergie individuelle modifie, et, pour ainsi dire, s’assimile les choses ;
et d’ailleurs, ne suffit-il pas à l’artiste, pour accomplir sa destinée, de se créer un
asile obscur dans ce grand mouvement d’alentour, de trouver quelque part un coin oublié,
où il puisse en paix tisser sa toile ou faire son miel ? Il me semble donc que lorsqu’on
parle d’un artiste et d’un poëte, surtout d’un poëte qui ne représente pas toute une
époque, il est mieux de ne pas compliquer dès l’abord son histoire d’un trop vaste
appareil philosophique, de s’en tenir, en commençant, au caractère privé, aux liaisons
domestiques, et de suivre l’individu de près dans sa destinée intérieure, sauf ensuite,
quand on le connaîtra bien, à le traduire au grand jour, et à le confronter avec son
siècle. C’est ce que nous ferons simplement pour Boileau.
Fils d’un père greffier, né d’aïeux avocats (1636), comme il le dit
lui-même dans sa dixième épître, Boileau passa son enfance et sa première jeunesse rue de
Harlay (ou peut-être rue de Jérusalem), dans une maison du temps d’Henri IV, et eut à
loisir sous les yeux le spectacle de la vie bourgeoise et de la vie de palais. Il perdit
sa mère en bas âge ; la famille était nombreuse et son père très-occupé ; le jeune enfant
se trouva livré à lui-même, logé dans une guérite au grenier. Sa santé en souffrit, son
talent d’observation dut y gagner ; il remarquait tout, maladif et taciturne ; et comme il
n’avait pas la tournure d’esprit rêveuse et que son jeune âge n’était pas environné de
tendresse, il s’accoutuma de bonne heure à voir les choses avec sens, sévérité et
brusquerie mordante. On le mit bientôt au collège, où il achevait sa quatrième, lorsqu’il
fut attaqué de la pierre ; il fallut le tailler, et l’opération faite en apparence avec
succès lui laissa cependant pour le reste de sa vie une très-grande incommodité. Au
collège, Boileau lisait, outre les auteurs classiques, beaucoup de poëmes modernes, de
romans, et, bien qu’il composât lui-même, selon l’usage des rhétoriciens, d’assez
mauvaises tragédies, son goût et son talent pour les vers étaient déjà reconnus de ses
maîtres. En sortant de philosophie, il fut mis au droit ; son père mort, il continua de
demeurer chez son frère Jérôme qui avait hérité de la charge de greffier, se fit recevoir
avocat, et bientôt, las de la chicane, il s’essaya à la théologie sans plus de goût ni de
succès. Il n’y obtint qu’un bénéfice de 800 livres qu’il résigna après quelques années de
jouissance, au profit, dit-on, de la demoiselle Marie Poncher de Bretouville qu’il avait
aimée et qui se faisait religieuse. A part cet attachement, qu’on a même révoqué en doute,
il ne semble pas que la jeunesse de Despréaux ait été fort passionnée, et lui-même
convient qu’il est très-peu voluptueux. Ce petit nombre de faits connus
sur les vingt-quatre premières années de sa vie nous mènent jusqu’en 1660, époque où il
débute dans le monde littéraire par la publication de ses premières satires.
Les circonstances extérieures étant données, l’état politique et social étant connu, on
conçoit quelle dut être sur une nature comme celle de Boileau l’influence de cette
première éducation, de ces habitudes domestiques et de tout cet intérieur. Rien de tendre,
rien de maternel autour de cette enfance infirme et stérile ; rien pour elle de bien
inspirant ni de bien sympathique dans toutes ces conversations de chicane auprès du
fauteuil du vieux greffier, rien qui touche, qui enlève et fasse qu’on s’écrie avec
Ducis : « Oh ! que toutes ces pauvres maisons bourgeoises rient à mon cœur ! » Sans doute
à une époque d’analyse et de retour sur soi-même, une âme d’enfant rêveur eût tiré parti
de cette gêne et de ce refoulement ; mais il n’y fallait pas songer alors, et d’ailleurs
l’âme de Boileau n’y eût jamais été propre. Il y avait bien, il est vrai, la ressource de
la moquerie et du grotesque ; déjà Villon et Regnier avaient fait jaillir une abondante
poésie de ces mœurs bourgeoises, de cette vie de cité et de basoche ; mais Boileau avait
une retenue dans sa moquerie, une sobriété dans son sourire, qui lui interdisait les
débauches d’esprit de ses devanciers. Et puis les mœurs avaient perdu en saillie depuis
que la régularité d’Henri IV avait passé dessus : Louis XIV allait imposer le décorum.
Quant à l’effet hautement poétique et religieux des monuments d’alentour sur une jeune vie
commencée entre Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, comment y penser en ce temps-là ? Le
sens du moyen-âge était complètement perdu ; l’âme seule d’un Milton pouvait en retrouver
quelque chose, et Boileau ne voyait guère dans une cathédrale que de gras chanoines et un
lutrin. Aussi que sort-il tout à coup, et pour premier essai, de cette verve de
vingt-quatre ans, de cette existence de poëte si longtemps misérable et comprimée ? Ce
n’est ni la pieuse et sublime mélancolie du Penseroso s’égarant de nuit,
tout en larmes, sous les cloîtres gothiques et les arceaux solitaires ; ni une charge
vigoureuse dans le ton de Regnier sur les orgies nocturnes, les allées obscures et les
escaliers en limaçon de la Cité ; ni une douce et onctueuse poésie de famille et de coin
du feu, comme en ont su faire La Fontaine et Ducis ; c’est Damon, ce grand
auteur, qui fait ses adieux à la ville, d’après Juvénal ; c’est une autre satire
sur les embarras des rues de Paris ; c’est encore une raillerie fine et saine des mauvais
rimeurs qui fourmillaient alors et avaient usurpé une grande réputation à la ville et à la
cour. Le frère de Gilles Boileau débutait, comme son caustique aîné, par prendre à partie
les Cotin et les Ménage. Pour verve unique, il avait la haine des sots
livres.
Nous venons de dire que le sens du moyen-âge était déjà perdu depuis longtemps ; il
n’avait pas survécu en France au XVIe siècle ; l’invasion grecque et romaine de la
Renaissance l’avait étouffé. Toutefois, en attendant que cette grande et longue décadence
du moyen-âge fût menée à terme, ce qui n’arriva qu’à la fin du XVIIIe siècle, en attendant
que l’ère véritablement moderne commençât pour la société et pour l’art en particulier, la
France, à peine reposée des agitations de la Ligue et de la Fronde, se créait lentement
une littérature, une poésie, tardive sans doute et quelque peu artificielle, mais d’un
mélange habilement fondu, originale dans son imitation, et belle encore au déclin de la
société dont elle décorait la ruine. Le drame mis à part, on peut considérer Malherbe et
Boileau comme les auteurs officiels et en titre du mouvement poétique qui se produisit
durant les deux derniers siècles, aux sommités et à la surface de la société française.
Ils se distinguent tous les deux par une forte dose d’esprit critique et par une
opposition sans pitié contre leurs devanciers immédiats. Malherbe est inexorable pour
Ronsard, Des Portes et leurs disciples, comme Boileau le fut pour Colletet, Ménage,
Chapelain, Benserade, Scudery. Cette rigueur, surtout celle de Boileau, peut souvent
s’appeler du nom d’équité ; pourtant, même quand ils ont raison, Malherbe et Boileau ne
l’ont jamais qu’à la manière un peu vulgaire du bon sens, c’est-à-dire sans portée, sans
principes, avec des vues incomplètes, insuffisantes. Ce sont des médecins empiriques ; ils
s’attaquent à des vices réels, mais extérieurs, à des symptômes d’une poésie déjà
corrompue au fond ; et, pour la régénérer, ils ne remontent pas au cœur du mal. Parce que
Ronsard et Des Portes, Scudery et Chapelain leur paraissent détestables, ils en concluent
qu’il n’y a de vrai goût, de poésie véritable, que chez les anciens ; ils négligent, ils
ignorent, ils suppriment tout net les grands rénovateurs de l’art au moyen-âge ; ils en
jugent à l’aveugle par quelques pointes de Pétrarque, par quelques concetti du Tasse
auxquels s’étaient attachés les beaux esprits du temps d’Henri III et de Louis XIII. Et
lorsque dans leurs idées de réforme, ils ont décidé de revenir à l’antiquité grecque et
romaine, toujours fidèles à cette logique incomplète du bon sens qui n’ose pousser au bout
des choses, ils se tiennent aux Romains de préférence aux Grecs ; et le siècle d’Auguste
leur présente au premier aspect le type absolu du beau. Au reste, ces incertitudes et ces
inconséquences étaient inévitables en un siècle épisodique, sous un règne en quelque sorte
accidentel, et qui ne plongeait profondément ni dans le passé ni dans l’avenir. Alors les
arts, au lieu de vivre et de cohabiter au sein de la même sphère et d’être ramenés sans
cesse au centre commun de leurs rayons, se tenaient isolés chacun à son extrémité et
n’agissaient qu’à la surface. Perrault, Mansart, Lulli, Le Brun, Boileau, Vauban, bien
qu’ils eussent entre eux, dans la manière et le procédé, des traits généraux de
ressemblance, ne s’entendaient nullement et ne sympathisaient pas, emprisonnés qu’ils
étaient dans le technique et le métier. Aux époques vraiment palingénésiques, c’est tout le contraire ; Phidias qu’Homère inspire suppléerait
Sophocle avec son ciseau ; Orcagna commente Pétrarque ou Dante avec son crayon ;
Chateaubriand comprend Bonaparte. Revenons à Boileau. Il eût été trop dur d’appliquer à
lui seul des observations qui tombent sur tout son siècle, mais auxquelles il a
nécessairement grande part en qualité de poëte critique et de législateur littéraire.
C’est là en effet le rôle et la position que prend Boileau par ses premiers essais. Dès
1664, c’est-à-dire à l’âge de vingt-huit ans, nous le voyons intimement lié avec tout ce
que la littérature du temps a de plus illustre, avec La Fontaine et Molière déjà célèbres,
avec Racine dont il devient le guide et le conseiller. Les dîners de la rue du
Vieux-Colombier s’arrangent pour chaque semaine, et Boileau y tient le dé de la critique.
Il fréquente les meilleures compagnies, celles de M. de La Rochefoucauld, de mesdames de
La Fayette et de Sévigné, connaît les Lamoignon, les Vivonne, les Pomponne, et partout ses
décisions en matière de goût font loi. Présenté à la cour en 1669, il est nommé
historiographe en 1677 ; à cette époque, par la publication de presque toutes ses satires
et ses épîtres, de son Art poétique et des quatre premiers chants du Lutrin, il avait atteint le plus haut degré de sa réputation.
Boileau avait quarante-un ans, lorsqu’il fut nommé historiographe ; on peut dire que sa
carrière littéraire se termine à cet âge. En effet, durant les quinze années qui suivent,
jusqu’en 1693, il ne publia que les deux derniers chants du Lutrin ; et
jusqu’à la fin de sa vie (1711), c’est-à-dire pendant dix-huit autres années, il ne fit
plus que la satire sur les Femmes, l’Ode à Namur, les épîtres à ses Vers, à Antoine, et sur l’Amour de Dieu, les satires sur l’Homme et sur l’Équivoque. Cherchons dans la vie privée de
Boileau l’explication de ces irrégularités, et tirons-en quelques conséquences sur la
qualité de son talent.
Pendant le temps de sa renommée croissante, Boileau avait continué de loger chez son
frère le greffier Jérôme. Cet intérieur devait être assez peu agréable au poëte, car la
femme de Jérôme était, à ce qu’il paraît, grondeuse et revêche. Mais les distractions du
monde ne permettaient guère alors à Boileau de se ressentir des chicanes domestiques qui
troublaient le ménage de son frère. En 1679, à la mort de Jérôme, il logea quelques années
chez son neveu Dongois, aussi greffier ; mais bientôt, après avoir fait en carrosse les
campagnes de Flandre et d’Alsace, il put acheter avec les libéralités du roi une petite
maison à Auteuil, et on l’y trouve installé dès 1687. Sa santé d’ailleurs, toujours si
délicate, s’était dérangée de nouveau ; il éprouvait une extinction de voix et une surdité
qui lui interdisaient le monde et la cour. C’est en suivant Boileau dans sa solitude
d’Auteuil qu’on apprend à le mieux connaître ; c’est en remarquant ce qu’il fit ou ne fit
pas alors, durant près de trente ans, livré à lui-même, faible de corps, mais sain
d’esprit, au milieu d’une campagne riante, qu’on peut juger avec plus de vérité et de
certitude ses productions antérieures et assigner les limites de ses facultés. Eh bien !
le dirons-nous ? chose étrange, inouïe ! pendant ce long séjour aux champs, en proie aux
infirmités du corps qui, laissant l’âme entière, la disposent à la tristesse et à la
rêverie, pas un mot de conversation, pas une ligne de correspondance, pas un vers qui
trahisse chez Boileau une émotion tendre, un sentiment naïf et vrai de la nature et de la
campagne Afin d’êtnre juste, il ne faut pourtant pas
oublier que quelques années auparavant (1677), dans l’Épître à M. de Lamoignon, le
poëte avait fait une description charmante de la campagne d’Hautile près La
Roche-Guyon, où il était allé passer l’été chez son neveu Dongois. Il y peignait, en
homme qui en sait jouir, les fraîches délices des champs, les divers détails du
Et de noyers souvent du passant
insultés. Mais ces accidents champêtres, et toujours et avant tout
ingénieux, sont rares chez Boileau, et ils le devinrent de plus en plus avec
l’Age.—Puisque nous en sommes à ce détail, ne laissons pas de remarquer encore que la
fontaine
paysage ; c’est là qu’il est question de gaules non
plantés,Polycrècne, dont il est question dans la même épître et qui
arrose la vallée de Saint-Chéron, près de Bàville, fontaine chantée en latin par tous
les doctes et les beaux-esprits du temps, Rapin, Huet, etc., est restée connue dans le
pays sous le nom de fontaine de Boileau. Le beau bouquet d’arbres
qui en couronnait le bassin a été abattu il y a peu d’années. Était-ce un présage ?
(Voir ci-après l’épître en vers sur ce sujet.)
Non, il n’est pas indispensable, pour provoquer en nous cette vive et profonde
intelligence des choses naturelles, de s’en aller bien loin, au delà des mers, parcourant
les contrées aimées du soleil et la patrie des citronniers, se balançant tout le soir dans
une gondole, à Venise ou à Baïa, aux pieds d’une Elvire ou d’une Guiccioli. Non, bien
moins suffit : voyez Horace, comme il s’accommode, pour rêver, d’un petit champ, d’une
petite source d’eau vive, et d’un peu de bois au-dessus, et paulùm sylvae
super his foret ; voyez La Fontaine, comme il aime s’asseoir et s’oublier de
longues heures sous un chêne ; comme il entend à merveille les bois, les eaux, les prés,
les garennes et les lapins broutant le thym et la rosée, les fermes avec leurs fumées,
leurs colombiers et leurs basses-cours. Et le bon Ducis, qui demeura lui-même à Auteuil,
comme il aime aussi et comme il peint les petits fonds riants et les revers de coteaux !
« J’ai fait une lieue ce matin, écrit-il à l’un de ses amis, dans les plaines de bruyères,
et quelquefois entre des buissons qui sont couverts de fleurs et qui chantent. » Rien de
tout cela chez Boileau. Que fait-il donc à Auteuil ? Il y soigne sa santé, il y traite ses
amis Rapin, Bourdaloue, Bouhonrs ; il y joue aux quilles ; il y cause, après boire,
nouvelles de cour, Académie, abbé Cotin, Charpentier ou Perrault, comme Nicole causait
théologie sous les admirables ombrages de Port-Royal ; il écrit à Racine de vouloir bien
le rappeler au souvenir du roi et de madame de Maintenon ; il lui annonce qu’il compose
une ode, qu’il y hasarde des choses fort neuves, jusqu’à parler de la plume
blanche que le roi a sur son chapeau ; les jours de verve, il rêve et récite aux
échos de ses bois cette terrible Ode sur la prise de Namùr. Ce qu’il fait de mieux, c’est
assurément une ingénieuse épître à Antoine : encore ce bon jardinier y
est-il transformé en gouverneur du jardin ; il ne plante pas, mais dirige l’if et le chèvre-feuil, et exerce sur les espaliers l’art de
la Quintinie ; il y avait même à Auteuil du Versailles. Cependant Boileau vieillit,
ses infirmités augmentent, ses amis meurent : La Fontaine et Racine lui sont enlevés.
Disons, à la louange de l’homme bon, dont en ce moment nous jugeons le talent avec une
attention sévère, disons qu’il fut sensible à l’amitié plus qu’à toute autre affection.
Dans une lettre, datée de 1695 et adressée à M. de Maucroix au sujet de la mort de La
Fontaine, on lit ce passage, le seul touchant peut-être que présente la correspondance de
Boileau : « Il me semble, monsieur, que voilà une longue lettre. Mais quoi ? le loisir que
je me suis trouvé aujourd’hui à Auteuil m’a comme transporté à Reims, où je me suis
imaginé que je vous entretenois dans votre jardin, et que je vous revoyois encore comme
autrefois, avec tous ces chers amis que nous avons perdus, et qui ont disparu velut
somnium surgentis. » Aux infirmités de l’âge se joignirent encore un procès désagréable à
soutenir, et le sentiment des malheurs publics. Boileau, depuis la mort de Racine, ne
remit pas les pieds à Versailles ; il jugeait tristement les choses et les hommes ; et
même, en matière de goût, la décadence lui paraissait si rapide, qu’il allait jusqu’à
regretter le temps des Bonnecorse et des Pradon. Ce qu’on a peine à concevoir, c’est qu’il
vendit sur ses derniers jours sa maison d’Auteuil et qu’il vint mourir, en 1711, au
cloître Notre-Dame, chez le chanoine Lenoir, son confesseur. Le principal motif fut la
piété sans doute, comme le dit le Nécrologe de Port-Royal ; mais l’économie y entra aussi
pour quelque chose, car il ne haïssait pas l’argentRécréations littéraires.
On doit maintenant, ce nous semble, comprendre notre opinion sur Boileau. Ce n’est pas du
tout un poëte, si l’on réserve ce titre aux êtres fortement doués d’imagination et d’âme :
son Lutrin toutefois nous révèle un talent capable d’invention, et
surtout des beautés pittoresques de détail. Boileau, selon nous, est un esprit sensé et
fin, poli et mordant, peu fécond ; d’une agréable brusquerie ; religieux observateur du
vrai goût ; bon écrivain en vers ; d’une correction savante, d’un enjouement ingénieux ;
l’oracle de la cour et des lettrés d’alors ; tel qu’il fallait pour plaire à la fois à
Patru et à M. de Bussy, à M. Daguesseau et à madame de Sévigné, à M. Arnauld et à madame
de Maintenon, pour imposer aux jeunes courtisans, pour agréer aux vieux, pour être estimé
de tous honnête homme et d’un mérite solide. C’est le poète-auteur,
sachant converser et vivrePrincesse de Clèves
(1807).—Le fait est que Boileau, de bonne heure en possession du sceptre, passa la
très-grande moitié de sa vie à converser et à tenir tête à tout venant : « Il est
heureux comme un roi (écrivait Racine, 1698), dans sa solitude ou plutôt son hôtellerie
d’Auteuil. Je l’appelle ainsi, parce qu’il n’y a point de jour où il n’y ait quelque
nouvel écot, et souvent deux ou trois qui ne se connoissent pas trop les uns les autres.
Il est heureux de s’accommoder ainsi de tout le monde ; pour moi, j’aurois cent fois
vendu la maison. » Ce qui pourtant explique qu’à la fin Boileau, devenu morose, l’ait
vendue.la haine d’un sot livre, lui faisait bénir son
siècle après Phèdre.
Il réforma les vers, mais comme Colbert les finances, comme Pussort le code, avec des
idées de détail. Brossette le comparait à M. Domat qui restaura la raison dans la
jurisprudence. Racine lui écrivait du camp près de Namur : « La vérité est que notre
tranchée est quelque chose de prodigieux, embrassant à la fois plusieurs montagnes et
plusieurs vallées avec une infinité de tours et de retours, autant presque qu’il y a de
rues à Paris. » Boileau répondait d’Auteuil, en parlant de la Satire des Femmes qui
l’occupait alors : « C’est un ouvrage qui me tue par la multitude des transitions, qui
sont, à mon sens, le plus difficile chef-d’œuvre de la poésie. » Boileau faisait le vers
à la Vauban ; les transitions valent les circonvallations ; la grande guerre n’était pas
encore inventée. Son Épître sur le passage du Rhin est tout à fait un tableau de Van der
Meulen. On a appelé Boileau le janséniste de notre poésie ; janséniste
est un peu fort, gallican serait plus vrai. En effet, la théorie
poétique de Boileau ressemble souvent à la théorie religieuse des évêques de 1682 ; sage
en application, peu conséquente aux principes. C’est surtout dans la querelle des anciens
et des modernes et dans la polémique avec Perrault, que se trahit cette infirmité propre à
la logique du sens commun. Perrault avait reproché à Homère une multitude de mots bas, et
les mots bas, selon Longin et Boileau, sont autant de
marques honteuses qui flétrissent l’expression. Jaloux de défendre Homère, Boileau,
au lieu d’accueillir bravement la critique de Perrault et d’en décorer son poëte à titre
d’éloge, au lieu d’oser admettre que la cour d’Agamemnon n’était pas tenue à la même
étiquette de langage que celle de Louis le Grand, Boileau se rejette sur ce que Longin,
qui reproche des termes bas à plusieurs auteurs et à Hérodote en particulier, ne parle pas
d’Homère : preuve évidente que les œuvres de ce poëte ne renferment point un seul terme
bas, et que toutes ses expressions sont nobles. Mais voilà que, dans un petit traité,
Denis d’Halicarnasse, pour montrer que la beauté du style consiste principalement dans
l’arrangement des mots, a cité l’endroit de l’Odyssée où, à l’arrivée de Télémaque, les
chiens d’Eumée n’aboient pas et remuent la queue ; sur quoi le rhéteur ajoute que c’est
bien ici l’arrangement et non le choix des mots qui fait l’agrément ; car, dit-il, la
plupart des mots employés sont très-vils et très-bas.
Racine lit, un jour, cette observation de Denis d’Halicarnasse, et vite il la communique à
Boileau qui niait les termes prétendus vils et bas, reprochés par Perrault à Homère :
« J’ai fait réflexion, lui écrit Racine, qu’au lieu de dire que le mot d’âne est en grec
un mot très-noble, vous pourriez vous contenter de dire que c’est un mot qui n’a rien de
bas, et qui est comme celui de cerf, de cheval, de brebis, etc. Ce très-noble me paraît un peu trop fort. » C’est là qu’en étaient ces grands hommes
en fait de théorie et de critique littéraire. Un autre jour, il y eut devant Louis XIV une
vive discussion à propos de l’expression rebrousser chemin, que le roi
désapprouvait comme basse, et que condamnaient à l’envi tous les courtisans, et Racine le
premier. Boileau seul, conseillé de son bon sens, osa défendre l’expression ; mais il la
défendit bien moins comme nette et franche en elle-même que comme reçue dans le style
noble et poli, depuis que Vaugelas et d’Ablancourt l’avaient employée.
Si de la théorie poétique de Boileau nous passons à l’application qu’il en fait en
écrivant, il ne nous faudra, pour le juger, que pousser sur ce point l’idée générale tant
de fois énoncée dans cet article. Le style de Boileau, en effet, est sensé, soutenu,
élégant et grave ; mais cette gravité va quelquefois jusqu’à la pesanteur, cette élégance
jusqu’à la fatigue, ce bon sens jusqu’à la vulgarité. Boileau, l’un des premiers et plus
instamment que tout autre, introduisit dans les vers la manie des périphrases, dont nous
avons vu sous Delille le grotesque triomphe ; car quel misérable progrès de versification,
comme dit M. Émile Deschamps, qu’un logogriphe en huit alexandrins, dont le mot est chiendent ou carotte ? « Je me souviens, écrit Boileau à
M. de Maucroix, que M. de La Fontaine m’a dit plus d’une fois que les deux vers de mes
ouvrages qu’il estimait davantage, c’étaient ceux où je loue le roi d’avoir établi la
manufacture des points de France à la place des points de Venise. Les voici : c’est dans
la première épître à Sa Majesté :
Et nos voisins frustrés de ces tributs serviles Que payoit à leur art le luxe de nos villes.
Assurément, La Fontaine était bien humble de préférer ces vers laborieusement élégants de Boileau à tous les autres ; à ce prix, les siens propres, si francs et si naïfs d’expression, n’eussent guère rien valu. « Croiriez-vous, dit encore Boileau dans la même lettre en parlant de sa dixième Épître, croiriez-vous qu’un des endroits où tous ceux à qui je l’ai récitée se récrient le plus, c’est un endroit qui ne dit autre chose sinon qu’aujourd’hui que j’ai cinquante-sept ans, je ne dois plus prétendre à l’approbation publique ? cela est dit en quatre vers, que je veux bien vous écrire ici, afin que vous me mandiez si vous les approuvez :
Mais aujourd’hui qu’enfin la vieillesse venue, Sous mes faux cheveux blonds déjà toute chenue, A jeté sur ma tête avec ses doigts pesants Onze lustres complets surchargés de deux ans.
« Il me semble que la perruque est assez heureusement frondée dans ces vers. » Cela
rappelle cette autre hardiesse avec laquelle dans l’Ode à Namur, Boileau parle de la plume blanche que le roi a sur son chapeauBolœana, d’avoir le premier parlé en vers de notre
artillerie, et son dernier commentateur prend une peine fort inutile en rappelant
plusieurs vers d’anciens poëtes pour prouver le contraire. La gloire d’avoir parlé le
premier du fusil et du canon n’est pas grande. Il se vantoit d’en avoir le premier parlé
poétiquement, et par de nobles périphrases. » (Racine fils, Mémoires
sur la vie de son père.)
A ses jeux innocents enfant associé,
et
Rompit de ses beaux jours le fil trop délié,
et
Fut le premier démon qui m’inspira des vers.
« C’est à vous à en juger. » Nous estimons ces vers fort bons sans doute, mais non pas si merveilleux que Boileau semble le croire. Dans une lettre à Brossette, on lit encore ce curieux passage : « L’autre objection que vous me faites est sur ce vers de ma Poétique :
De Styx et d’Achéron peindre les noirs torrents.
Vous croyez que
Du Styx, de l’Achéron peindre les noirs torrents,
seroit mieux. Permettez-moi de vous dire que vous avez en cela l’oreille un peu
prosaïque, et qu’un homme vraiment poëte ne me fera jamais cette difficulté, parce que de Styx et d’Achéron est beaucoup plus soutenu que du Styx,
de l’Achéron. Sur les bords fameux de Seine et de Loire seroit bien plus noble dans
un vers, que sur les bords fameux de la Seine et de la Loire. Mais ces
agréments sont des mystères qu’Apollon n’enseigne qu’à ceux qui sont véritablement initiés
dans son art. » La remarque est juste, mais l’expression est bien forte. Où en
serions-nous, bon Dieu ! si en ces sortes de choses gisait la poésie avec tous ses mystères ? Chez Boileau, cette timidité du bon sens, déjà signalée, fait
que la métaphore est bien souvent douteuse, incohérente, trop tôt arrêtée et tarie, non
pas hardiment logique, tout d’une venue et comme à pleins bords.
Le François, né malin, forma le vaudeville, Agréable indiscret, qui, conduit parle chant, Passe de bouche en bouche et s’accroît en marchant.
Qu’est-ce, je le demande, qu’un indiscret qui passe de
bouche en bouche et s’accroît en marchant ? Ailleurs Boileau
dira :
Inventez des ressorts qui puissent m’attacher,
comme si l’on attachait avec des ressorts ; des ressorts poussent, mettent en jeu, mais n’attachent pas.
Il appellera Alexandre ce fougueux l’Angeli, comme si l’Angeli, fou de
roi, était réellement un fou privé de raison ; il fera monter la trop courte
beauté sur des patins, comme si une beauté pouvait être longue ou courte. Encore un coup, chez Boileau la
métaphore évidemment ne surgit presque jamais une, entière, indivisible et tout armée : il
la compose, il l’achève à plusieurs reprises ; il la fabrique avec labeur, et l’on
aperçoit la trace des souduresHist. de l’Acad. des Inscript.), M. de Boze a dit très-judicieusement :
« Nous croyons qu’il est inutile de vouloir donner au public une idée plus particulière
des Satires de M. Despréaux. Qu’ajouterions-nous à l’idée qu’il en a déjà ? Devenues
l’appui ou la ressource de la plupart des conversations, combien de maximes, de
proverbes ou de bons mots ont-elles fait naître dans notre langue ! et de la nôtre,
combien en ont-elles fait passer dans celle des étrangers ! Il y a peu de livres qui
aient plus agréablement exercé la mémoire des hommes, et il n’y en a certainement point
qu’il fût aujourd’hui plus aisé de restituer, si toutes les copies et toutes les
éditions en étoient perdues. »
Que si maintenant on nous oppose qu’il n’était pas besoin de tant de détours pour énoncer sur Boileau une opinion si peu neuve et que bien des gens partagent au fond, nous rappellerons qu’en tout ceci nous n’avons prétendu rien inventer ; que nous avons seulement voulu rafraîchir en notre esprit les idées que le nom de Boileau réveille, remettre ce célèbre personnage en place, dans son siècle, avec ses mérites et ses imperfections, et revoir sans préjugés, de près à la fois et à distance, le correct, l’élégant, l’ingénieux rédacteur d’un code poétique abrogé.
Comme correctif à cet article critique, on demande la permission d’insérer ici la pièce
de vers suivante, qui est postérieure de près de quinze ans. A ceux qui l’accuseraient
encore d’avoir jeté la pierre aux statues de Racine et de Boileau, l’auteur, pour toute
réponse, a droit maintenant de faire remarquer qu’en écrivant les Larmes de
Racine et la Fontaine de Boileau, il a témoigné,
très-incomplètement sans doute, de son admiration sincère pour ces deux poëtes, mais
qu’en cela même il a donné bien autant de gages peut-être que ne l’ont fait certains de
ses accusateurs.
ÉPÎTRE À MADAME LA COMTESSE MOLÉ. Dans les jours d’autrefois qui n’a chanté Bâville ? Quand septembre apparu délivrait de la ville Le grave Parlement assis depuis dix mois, Bâville se peuplait des hôtes de son choix, Et, pour mieux animer son illustre retraite, Lamoignon conviait et savant et poëte. Guy Patin accourait, et d’un éclat soudain Faisait rire l’écho jusqu’au bout du jardin, Soit que, du vieux Sénat l’âme tout occupée, Il poignardât César en proclamant Pompée, Soit que de l’antimoine il contât quelque tour. Huet, d’un ton discret et plus fait à la cour, Sans zèle et passion causait de toute chose, Des enfants de Japhet, ou même d’une rose. Déjà plein du sujet qu’il allait méditant, Rapin Auteur du poème latin des vantait le parc et célébrait l’étang.Jardins: voir au livre III un morceau sur Bâville, et deux odes latines du même. Voir aussi Huet,Poésieslatines etMémoires.Mais voici Despréaux, amenant sur ses traces L’agrément sérieux, l’à-propos et les grâces. O toi dont, un seul jour, j’osai nier la loi, Veux-tu bien, Despréaux, que je parle de toi, Que j’en parle avec goût, avec respect suprême, Et comme t’ayant vu dans ce cadre qui t’aime ! Fier de suivre à mon tour des hôtes dont le nom N’a rien qui cède en gloire au nom de Lamoignon, J’ai visité les lieux, et la tour, et l’allée Où des fâcheux ta muse épiait la volée ; Le berceau plus couvert qui recueillait tes pas ; La fontaine surtout, chère au vallon d’en bas, La fontaine en tes vers Polycrèneépanchée,Que le vieux villageois nomme aussi la RachéeUne ,rachée: on appelle ainsi les rejetons nés de la racine après qu’on a coupé le tronc. Les ormes qui ombrageaient autrefois la fontaine avaient probablement été coupés pour repousser enrachée: de là le nom.Mais que plus volontiers, pour ennoblir son eau, Chacun salue encor Fontaine de Boileau.Par un des beaux matins des premiers jours d’automne, Le long de ces coteaux qu’un bois léger couronne, Nous allions, repassant par ton même chemin Et le reconnaissant, ton Épître à la main. Moi, comme un converti, plus dévot à ta gloire. Épris du flot sacré, je me disais d’y boire : Mais, hélas ! ce jour-là, les simples gens du lieu Avaient fait un lavoir de la source du dieu, Et de femmes, d’enfants, tout un cercle à la ronde Occupaient la naïade et m’en altéraient l’onde. Mes guides cependant, d’une commune voix, Regrettaient le bouquet des ormes d’autrefois, Hautes cimes longtemps à l’entour respectées, Qu’un dernier possesseur à terre avait jetées. Malheur à qui, docile au cupide intérêt, Déshonore le front d’une antique forêt, Ou dépouille à plaisir la colline prochaine ! Trois fois malheur, si c’est au bord d’une fontaine ! Était-ce donc présage, ô noble Despréaux, Que la hache tombant sur ces arbres si beaux Et ravageant l’ombrage où s’égaya ta muse ? Est-ce que des talents aussi la gloire s’use, Et que, reverdissant en plus d’une saison, On finit, à son tour, par joncher le gazon, Par tomber de vieillesse, ou de chute plus rude, Sous les coups des neveux dans leur ingratitude ? Ceux surtout dont le lot, moins fait pour l’avenir. Fut d’enseigner leur siècle et de le maintenir, De lui marquer du doigt la limite tracée, De lui dire où le goût modérait la pensée, Où s’arrêtait à point l’art dans le naturel, Et la dose de sens, d’agrément et de sel, Ces talents-là, si vrais, pourtant plus que les autres Sont sujets aux rebuts des temps comme les nôtres, Bruyants, émancipés, prompts aux neuves douceurs, Grands écoliers riant de leurs vieux professeurs. Si le même conseil préside aux beaux ouvrages, La forme du talent varie avec les âges, Et c’est un nouvel art que dans le goût présent D’offrir l’éternel fond antique et renaissant. Tu l’aurais su, Boileau ! Toi dont la ferme idée Fut toujours de justesse et d’à-propos guidée, Qui d’abord épuras le beau règne où tu vins, Comment aurais-tu fait dans nos jours incertains ? J’aime ces questions, cette vue inquiète, Audace du critique et presque du poëte. Prudent roi des rimeurs, il t’aurait bien fallu Sortir chez nous du cercle où ta raison s’est plu. Tout poëte aujourd’hui vise au parlementaire ; Après qu’il a chanté, nul ne saura se taire : Il parlera sur tout, sur vingt sujets au choix ; Son gosier le chatouille et veut lancer sa voix. Il faudrait bien les suivre, ô Boileau, pour leur dire Qu’ils égarent le souffle où leur doux chant s’inspire, Et qui diffère tant, même en plein carrefour, Du son rauque et menteur des trompettes du jour. Dans l’époque, à la fois magnifique et décente, Qui comprit et qu’aida ta parole puissante, Le vrai goût dominant, sur quelques points borné, Chassait du moins le faux autre part confiné ; Celui-ci hors du centre usait ses représailles ; Il n’aurait affronté Chantilly ni Versailles, Et, s’il l’avait osé, son impudent essor Se fût brisé du coup sur le balustre d’or. Pour nous, c’est autrement : par un confus mélange Le bien s’allie au faux, et le tribun à l’ange. Les Pradons seuls d’alors visaient au Scudery : Lequel de nos meilleurs peut s’en croire à l’abri ? Tous cadres sont rompus ; plus d’obstacle qui compte ; L’esprit descend, dit-on :—la sottise remonte ; Tel même qu’on admire en a sa goutte au front, Tel autre en a sa douche, et l’autre nage au fond. Comment tout démêler, tout dénoncer, tout suivre, Aller droit à l’auteur sous le masque du livre, Dire la clef secrète, et, sans rien diffamer, Piquer pourtant le vice et bien haut le nommer ? Voilà, cher Despréaux, voilà sur toute chose Ce qu’en songeant à toi souvent je me propose, Et j’en espère un peu mes doutes éclaircis En m’asseyant moi-même aux bords où tu t’assis. Sous ces noms de Cotins que ta malice fronde, J’aime à te voir d’ici parlant de notre monde A quelque Lamoignon qui garde encor ta loi : Qu’auriez-vous dit de nous, Royer-Collard et toi ? Mais aujourd’hui laissons tout sujet de satire ; A Bâville aussi bien on t’en eût vu sourire, Et tu tâchais plutôt d’en détourner le cours, Avide d’ennoblir tes tranquilles discours, De chercher, tu l’as dit, sous quelque frais ombrage, Comme en un Tusculum, les entretiens du sage, Un concert de vertu, d’éloquence et d’honneur, Et quel vrai but conduit l’honnête homme au bonheur. Ainsi donc, ce jour-là, venant de ta fontaine, Nous suivions au retour les coteaux et la plaine, Nous foulions lentement ces doux prés arrosés, Nous perdions le sentier dans les endroits boisés, Puis sa trace fuyait sous l’herbe épaisse et vive : Est-ce bien ce côté ? n’est-ce pas l’autre rive ? A trop presser son doute, on se trompe souvent ; Le plus simple est d’aller. Ce moulin par devant Nous barre le chemin ; un vieux pont nous invite, Et sa planche en ployant nous dit de passer vite : On s’effraie et l’on passe, on rit de ses terreurs ; Ce ruisseau sinueux a d’aimables erreurs. Et riant, conversant de rien, de toute chose, Retenant la pensée au calme qui repose, On voyait le soleil vers le couchant rougir, Des saules non plantésles ombres s’élargir,Et sous les longs rayons de cette heure plus sûre S’éclairer les vergers en salles de verdure, Jusqu’à ce que, tournant par un dernier coteau, Nous eûmes retrouvé la route du château, Où d’abord, en entrant, la pelouse apparue Nous offrit du plus loin une enfant accourue Mademoiselle de Champlâtreux, depuis duchesse d’Ayen. ,Jeune fille demain en sa tendre saison, Orgueil et cher appui de l’antique maison, Fleur de tout un passé majestueux et grave, Rejeton précieux où plus d’un nom se grave, Qui refait l’espérance et les fraîches couleurs, Qui sait les souvenirs et non pas les douleurs, Et dont, chaque matin, l’heureuse et blonde tête, Après les jours chargés de gloire et de tempête, Porte légèrement tout ce poids des aïeux, Et court sur le gazon, le vent dans ses cheveux. Au château du Marais, ce
22 août 1843 .
Pour compléter enfin la série de mes rétractations ou retouches sur Despréaux, je me permettrai d’indiquer ce que j’en ai dit au tome VI
des Causeries du Lundi et qui a été reproduit en tête d’une édition même
de Boileau ; et puis encore le chapitre à lui consacré au tome V de Port-Royal. Êtes-vous content ? et pour le coup en est-ce assez ?
En fait de critique et d’histoire littéraire, il n’est point, ce me semble, de lecture
plus récréante, plus délectable, et à la fois plus féconde en enseignements de toute
espèce, que les biographies bien faites des grands hommes : non pas ces biographies minces
et sèches, ces notices exiguës et précieuses, où l’écrivain a la pensée de briller, et
dont chaque paragraphe est effilé en épigramme ; mais de larges, copieuses, et parfois
même diffuses histoires de l’homme et de ses œuvres : entrer en son auteur, s’y
installer, le produire sous ses aspects divers ; le faire vivre, se mouvoir et parler,
comme il a dû faire ; le suivre en son intérieur et dans ses mœurs domestiques aussi
avant que l’on peut ; le rattacher par tous les côtés à cette terre, à cette existence
réelle, à ces habitudes de chaque jour, dont les grands hommes ne dépendent pas moins que
nous autres, fond véritable sur lequel ils ont pied, d’où ils partent pour s’élever
quelque temps, et où ils retombent sans cesse. Les Allemands et les Anglais, avec leur
caractère complexe d’analyse et de poésie, s’entendent et se plaisent fort à ces
excellents livres. Walter Scott déclare, pour son compte, qu’il ne sait point de plus
intéressant ouvrage en toute la littérature anglaise que l’histoire du docteur Johnson par
Boswell. En France, nous commençons aussi à estimer et à réclamer ces sortes d’études. De
nos jours, les grands hommes dans les lettres, quand bien même, par leurs mémoires ou
leurs confessions poétiques, ils seraient moins empressés d’aller au-devant des
révélations personnelles, pourraient encore mourir, fort certains de ne point manquer
après eux de démonstrateurs, d’analystes et de biographes. Il n’en a pas été toujours
ainsi ; et lorsque nous venons à nous enquérir de la vie, surtout de l’enfance et des
débuts de nos grands écrivains et poëtes du dix-septième siècle, c’est à grand’peine que
nous découvrons quelques traditions peu authentiques, quelques anecdotes douteuses,
dispersées dans les Ana. La littérature et la poésie d’alors étaient peu
personnelles ; les auteurs n’entretenaient guère le public de leurs propres sentiments ni
de leurs propres affaires ; les biographes s’étaient imaginé, je ne sais pourquoi, que
l’histoire d’un écrivain était tout entière dans ses écrits, et leur critique
superficielle ne poussait pas jusqu’à l’homme au fond du poëte. D’ailleurs, comme en ce
temps les réputations étaient lentes à se faire, et qu’on n’arrivait que tard à la
célébrité, ce n’était que bien plus tard encore, et dans la vieillesse du grand homme, que
quelque admirateur empressé de son génie, un Brossette, un Monchesnay, s’avisait de penser
à sa biographie ; ou encore cet historien était quelque parent pieux et dévoué, mais trop
jeune pour avoir bien connu la jeunesse de son auteur, comme Fontenelle pour Corneille, et
Louis Racine pour son père. De là, dans l’histoire de Corneille par son neveu, dans celle
de Racine par son fils, mille ignorances, mille inexactitudes qui sautent aux yeux, et en
particulier une légèreté courante sur les premières années littéraires, qui sont pourtant
les plus décisives.
Lorsqu’on ne commence à connaître un grand homme que dans le fort de sa gloire, on ne
s’imagine pas qu’il ait jamais pu s’en passer, et la chose nous paraît si simple, que
souvent on ne s’inquiète pas le moins du monde de s’expliquer comment cela est advenu ; de
même que, lorsqu’on le connaît dès l’abord et avant son éclat, on ne soupçonne pas
d’ordinaire ce qu’il devra être un jour : on vit auprès de lui sans songer à le regarder,
et l’on néglige sur son compte ce qu’il importerait le plus d’en savoir. Les grands hommes
eux-mêmes contribuent souvent à fortifier cette double illusion par leur façon d’agir :
jeunes, inconnus, obscurs, ils s’effacent, se taisent, éludent l’attention et n’affectent
aucun rang, parce qu’ils n’en veulent qu’un, et que, pour y mettre la main, le temps n’est
pas mûr encore ; plus tard, salués de tous et glorieux, ils rejettent dans l’ombre leurs
commencements, d’ordinaire rudes et amers ; ils ne racontent pas volontiers leur propre
formation, pas plus que le Nil n’étale ses sources. Or, cependant, le point essentiel dans
une vie de grand écrivain, de grand poëte, est celui-ci : saisir, embrasser et analyser
tout l’homme au moment où, par un concours plus ou moins lent ou facile, son génie, son
éducation et les circonstances se sont accordés de telle sorte, qu’il ait enfanté son
premier chef-d’œuvre. Si vous comprenez le poëte à ce moment critique, si vous dénouez ce
nœud auquel tout en lui se liera désormais, si vous trouvez, pour ainsi dire, la clef de
cet anneau mystérieux, moitié de fer, moitié de diamant, qui rattache sa seconde
existence, radieuse, éblouissante et solennelle, à son existence première, obscure,
refoulée, solitaire, et dont plus d’une fois il voudrait dévorer la mémoire, alors on peut
dire de vous que vous possédez à fond et que vous savez votre poëte ; vous avez franchi
avec lui les régions ténébreuses, comme Dante avec Virgile ; vous êtes dignes de
l’accompagner sans fatigue et comme de plain-pied à travers ses autres merveilles. De René au dernier ouvrage de M. de Chateaubriand, des premières Méditations à tout ce que pourra créer jamais M. de Lamartine, d’Andromaque à Athalie, du Cid à Nicomède, l’initiation est facile : on tient à la main le fil conducteur, il ne
s’agit plus que de le dérouler. C’est un beau moment pour le critique comme pour le poëte
que celui où l’un et l’autre peuvent, chacun dans un juste sens, s’écrier avec cet
ancien : Je l’ai trouvé ! Le poëte trouve la région où son génie peut
vivre et se déployer désormais ; le critique trouve l’instinct et la loi de ce génie. Si
le statuaire, qui est aussi à sa façon un magnifique biographe, et qui fixe en marbre aux
yeux l’idée du poëte, pouvait toujours choisir l’instant où le poëte se ressemble le plus
à lui-même, nul doute qu’il ne le saisît au jour et à l’heure où le premier rayon de
gloire vient illuminer ce front puissant et sombre. A cette époque unique dans la vie, le
génie, qui, depuis quelque temps adulte et viril, habitait avec inquiétude, avec
tristesse, en sa conscience, et qui avait peine à s’empêcher d’éclater, est tout d’un coup
tiré de lui-même au bruit des acclamations, et s’épanouit à l’aurore d’un triomphe. Avec
les années, il deviendra peut-être plus calme, plus reposé, plus mûr ; mais aussi il
perdra en naïveté d’expression, et se fera un voile qu’on devra percer pour arriver à
lui : la fraîcheur du sentiment intime se sera effacée de son front ; l’âme prendra garde
de s’y trahir : une contenance plus étudiée ou du moins plus machinale aura remplacé la
première attitude si libre et si vive. Or, ce que le statuaire ferait s’il le pouvait, le
critique biographe, qui a sous la main toute la vie et tous les instants de son auteur,
doit à plus forte raison le faire ; il doit réaliser par son analyse sagace et pénétrante
ce que l’artiste figurerait divinement sous forme de symbole. La statue une fois debout,
le type une fois découvert et exprimé, il n’aura plus qu’à le reproduire avec de légères
modifications dans les développements successifs de la vie du poëte, comme en une série de
bas-reliefs. Je ne sais si toute cette théorie, mi-partie poétique et mi-partie critique,
est fort claire ; mais je la crois fort vraie, et tant que les biographes des grands
poëtes ne l’auront pas présente à l’esprit, ils feront des livres utiles, exacts,
estimables sans doute, mais non des œuvres de haute critique et d’art ; ils rassembleront
des anecdotes, détermineront des dates, exposeront des querelles littéraires : ce sera
l’affaire du lecteur d’en faire jaillir le sens et d’y souffler la vie ; ils seront des
chroniqueurs, non des statuaires ; ils tiendront les registres du temple, et ne seront pas
les prêtres du dieu.
Cela posé, nous nous garderons d’en faire une sévère application à l’ouvrage plein de
recherches et de faits que vient de publier M. Taschereau sur Pierre CorneilleHistoire de la Vie
et des Ouvrages de Pierre Corneille, par M. Jules Taschereau.vivantes en un mot, de Corneille et de Molière, restent à faire ; mais à M.
Taschereau appartient l’honneur solide d’en avoir, avec une scrupuleuse érudition, amassé,
préparé, numéroté en quelque sorte, les matériaux longtemps épars. Pour nous, dans le
petit nombre d’idées que nous essaierons d’avancer sur Corneille, nous confessons devoir
beaucoup au travail de son biographe ; c’est bien souvent la lecture de son livre qui nous
les a suggérées.
L’état général de la littérature au moment où un nouvel auteur y débute, l’éducation
particulière qu’a reçue cet auteur, et le génie propre que lui a départi la nature, voilà
trois influences qu’il importe de démêler dans son premier chef-d’œuvre pour faire à
chacune sa part, et déterminer nettement ce qui revient de droit au pur génie. Or, quand
Corneille, né en 1606, parvint à l’âge où la poésie et le théâtre durent commencer à
l’occuper, vers 1624, à voir les choses en gros, d’un peu loin, et comme il les vit
d’abord du fond de sa province, trois grands noms de poëtes, aujourd’hui fort inégalement
célèbres, lui apparurent avant tous les autres, savoir : Ronsard, Malherbe et Théophile.
Ronsard, mort depuis longtemps, mais encore en possession d’une renommée immense, et
représentant la poésie du siècle expiré ; Malherbe vivant, mais déjà vieux, ouvrant la
poésie du nouveau siècle, et placé à côté de Ronsard par ceux qui ne regardaient pas de si
près aux détails des querelles littéraires ; Théophile enfin, jeune, aventureux, ardent,
et par l’éclat de ses débuts semblant promettre d’égaler ses devanciers dans un prochain
avenir. Quant au théâtre, il était occupé depuis vingt ans par un seul homme, Alexandre
Hardy, auteur de troupe, qui ne signait même pas ses pièces sur l’affiche, tant il était
notoirement le poëte dramatique par excellence. Sa dictature allait
cesser, il est vrai ; Théophile, par sa tragédie de Pyrame et Thisbé, y
avait déjà porté coup ; Mairet, Rotrou, Scudery, étaient près d’arriver à la scène. Mais
toutes ces réputations à peine naissantes, qui faisaient l’entretien précieux des ruelles
à la mode, cette foule de beaux esprits de second et de troisième ordre, qui fourmillaient
autour de Malherbe, au-dessous de Maynard et de Racan, étaient perdus pour le jeune
Corneille, qui vivait à Rouen, et de là n’entendait que les grands éclats de la rumeur
publique. Ronsard, Malherbe, Théophile et Hardy, composaient donc à peu près sa
littérature moderne. Élevé d’ailleurs au collège des jésuites, il y avait puisé une
connaissance suffisante de l’antiquité ; mais les études du barreau, auquel on le
destinait, et qui le menèrent jusqu’à sa vingt et unième année, en 1627, durent retarder
le développement de ses goûts poétiques. Pourtant il devint amoureux ; et, sans admettre
ici l’anecdote invraisemblable racontée par Fontenelle, et surtout sa conclusion
spirituellement ridicule, que c’est à cet amour qu’on doit le grand Corneille, il est
certain, de l’aveu même de notre auteur, que cette première passion lui donna l’éveil et
lui apprit à rimer. Il ne nous semble même pas impossible que quelque circonstance
particulière de son aventure l’ait excité à composer Mélite, quoiqu’on
ait peine à voir quel rôle il y pourrait jouer. L’objet de sa passion était, à ce qu’on
rapporte, une demoiselle de Rouen, qui devint madame Du Pont en épousant un maître des
comptes de cette ville. Parfaitement belle et spirituelle, connue de Corneille depuis
l’enfance, il ne paraît pas qu’elle ait jamais répondu à son amour respectueux autrement
que par une indulgente amitié. Elle recevait ses vers, lui en demandait quelquefois ; mais
le génie croissant du poëte se contenait mal dans les madrigaux, les sonnets et les pièces
galantes par lesquels il avait commencé. Il s’y trouvait en prison, et
sentait que pour produire il avait besoin de la clef des champs. Cent vers
lui coûtaient moins, disait-il, que deux mots de chanson. Le
théâtre le tentait ; les conseils de sa dame contribuèrent sans doute à l’y encourager. Il
fit Mélite, qu’il envoya au vieux dramaturge Hardy. Celui-ci la trouva
une assez jolie farce, et le jeune avocat de vingt-trois ans partit de
Rouen pour Paris, en 1629, pour assister au succès de sa pièce.
Le fait principal de ces premières années de la vie de Corneille est sans contredit sa
passion, et le caractère original de l’homme s’y révèle déjà. Simple, candide, embarrassé
et timide en paroles ; assez gauche, mais fort sincère et respectueux en amour, Corneille
adore une femme auprès de laquelle il échoue, et qui, après lui avoir donné quelque
espoir, en épouse un autre. Il nous parle lui-même d’un malheur qui a rompu le cours de
leurs affections ; mais le mauvais succès ne l’aigrit pas contre sa belle
inhumaine, comme il l’appelle :
Je me trouve toujours en état de l’aimer ; Je me sens tout ému quand je l’entends nommer ; . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et, toute mon amour en elle consommée, Je ne vois rien d’aimable après l’avoir aimée. Aussi n’aimé-je rien ; et nul objet vainqueur N’a possédé depuis ma veine ni mon cœur.
Ce n’est que quinze ans après, que ce triste et doux souvenir, gardien de sa jeunesse,
s’affaiblit assez chez lui pour lui permettre d’épouser une autre femme ; et alors il
commence une vie bourgeoise et de ménage, dont nul écart ne le distraira au milieu des
licences du monde comique auquel il se trouve forcément mêlé. Je ne sais si je m’abuse,
mais je crois déjà voir en cette nature sensible, résignée et sobre, une naïveté
attendrissante qui me rappelle le bon Ducis et ses amours, une vertueuse gaucherie pleine
de droiture et de candeur comme je l’aime dans le vicaire de Wakefield ; et je me plais
d’autant plus à y voir ou, si l’on veut, à y rêver tout cela, que j’aperçois le génie
là-dessous, et qu’il s’agit du grand Corneille On ne s’avise
guère d’aller chercher dans les poésies diverses de Corneille les stances suivantes
que M. Lebrun, l’auteur de Que dites-vous de ce ton ? comme il est héroïque encore ! Malherbe seul et Corneille
peuvent s’en permettre un pareil. Don Diègue, s’il avait affaire à une coquette, ne
parlerait pas autrement.Marie Stuart, sait réciter et faire
valoir à merveille. On y surprend le vieux Corneille, un peu amoureux, mais encore
plus glorieux et grondeur :
Depuis 1620, époque où Corneille vint pour la première fois à Paris, jusqu’en 1636, où il
fit représenter le Cid, il acheva réellement son éducation littéraire,
qui n’avait été qu’ébauchée en province. Il se mit en relation avec les beaux esprits et
les poëtes du temps, surtout avec ceux de son âge, Mairet, Scudery, Rotrou : il apprit ce
qu’il avait ignoré jusque-là, que Ronsard était un peu passé de mode, et que Malherbe,
mort depuis un an, l’avait détrôné dans l’opinion ; que Théophile, mort aussi, ne laissait
qu’une mémoire équivoque et avait déçu les espérances, que le théâtre s’ennoblissait et
s’épurait par les soins du cardinal-duc ; que Hardy n’en était plus à beaucoup près
l’unique soutien, et qu’à son grand déplaisir une troupe de jeunes rivaux le jugeaient
assez lestement et se disputaient son héritage. Corneille apprit surtout qu’il y avait des
règles dont il ne s’était pas douté à Rouen, et qui agitaient vivement les cervelles à
Paris : de rester durant les cinq actes au même lieu ou d’en sortir, d’être ou de n’être
pas dans les vingt-quatre heures, etc. Les savants et les réguliers faisaient à ce sujet
la guerre aux déréglés et aux ignorants. Mairet tenait pour ; Claveret se déclarait
contre : Rotrou s’en souciait peu ; Scudery en discourait emphatiquement. Dans les
diverses pièces qu’il composa en cet espace de cinq années, Corneille s’attacha à
connaître à fond les habitudes du théâtre et à consulter le goût du public ; nous
n’essaierons pas de le suivre dans ces tâtonnements. Il fut vite agréé de la ville et de
la cour ; le cardinal le remarqua et se l’attacha comme un des cinq auteurs ; ses
camarades le chérissaient et l’exaltaient à l’envi. Mais il contracta en particulier avec
Rotrou une de ces amitiés si rares dans les lettres, et que nul esprit de rivalité ne put
jamais refroidir. Moins âgé que Corneille, Rotrou l’avait pourtant précédé au théâtre, et,
au début, l’avait aidé de quelques conseils. Corneille s’en montra reconnaissant au point
de donner à son jeune ami le nom touchant de père ; et certes s’il nous
fallait indiquer, dans cette période de sa vie, le trait le plus caractéristique de son
génie et de son âme, nous dirions que ce fut cette amitié tendrement filiale pour
l’honnête Rotrou, comme, dans la période précédente, ç’avait été son pur et respectueux
amour pour la femme dont nous avons parlé. Il y avait là-dedans, selon nous, plus de
présage de grandeur sublime que dans Mélite, Clitandre, la Veuve, la Galerie
du Palais, la Suivante, la Place Royale, l’Illusion, et pour le moins autant que
dans Médée.
Cependant Corneille faisait de fréquentes excursions à Rouen. Dans l’un de ces voyages,
il visita un M. de Châlons, ancien secrétaire des commandements de la reine-mère, qui s’y
était retiré dans sa vieillesse : « Monsieur, lui dit le vieillard après les premières
félicitations, le genre de comique que vous embrassez ne peut vous procurer qu’une gloire
passagère. Vous trouverez dans les Espagnols des sujets qui, traités dans notre goût par
des mains comme les vôtres, produiraient de grands effets. Apprenez leur langue, elle est
aisée ; je m’offre de vous montrer ce que j’en sais, et, jusqu’à ce que vous soyez en état
de lire par vous-même, de vous traduire quelques endroits de Guillen de Castro. » Ce fut
une bonne fortune pour Corneille que cette rencontre ; et dès qu’il eut mis le pied sur
cette noble poésie d’Espagne, il s’y sentit à l’aise comme en une patrie. Génie loyal,
plein d’honneur et de moralité, marchant la tête haute, il devait se prendre d’une
affection soudaine et profonde pour les héros chevaleresques de cette brave nation. Son
impétueuse chaleur de cœur, sa sincérité d’enfant, son dévouement inviolable en amitié,
sa mélancolique résignation en amour, sa religion du devoir, son caractère tout en dehors,
naïvement grave et sentencieux, beau de fierté et de prud’homie, tout le disposait
fortement au genre espagnol ; il l’embrassa avec ferveur, l’accommoda, sans trop s’en
rendre compte, au goût de sa nation et de son siècle, et s’y créa une originalité unique
au milieu de toutes les imitations banales qu’on en faisait autour de lui. Ici, plus de
tâtonnements ni de marche lentement progressive, comme dans ses précédentes comédies.
Aveugle et rapide en son instinct, il porte du premier coup la main au sublime, au
glorieux, au pathétique, comme à des choses familières, et les produit en un langage
superbe et simple que tout le monde comprend, et qui n’appartient qu’à luiCid est tout pris à
l’espagnol. M. Fauriel, dans une leçon, comparant les deux Cids,
remarquait, comme différence, l’abrégé fréquent, rapide, que Corneille avait fait des
scènes plus développées de l’original : « Chez Corneille, ajoutait-il, on dirait que
tous les personnages travaillent à l’heure, tant ils sont pressés de
faire le plus de choses dans le moins de temps ! » Corneille sentait son public
français.Cid,
notre théâtre est véritablement fondé ; la France possède tout entier le grand Corneille ;
et le poëte triomphant, qui, à l’exemple de ses héros, parle hautement de lui-même comme
il en pense, a droit de s’écrier, sans peur de démenti, aux applaudissements de ses
admirateurs et au désespoir de ses envieux :
Je sais ce que je vaux, et crois ce qu’on m’en dit. Pour me faire admirer je ne fais point de ligue ; J’ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue ; Et mon ambition, pour faire un peu de bruit, Ne les va point quêter de réduit en réduit. Mon travail, sans appui, monte sur le théâtre ; Chacun en liberté l’y blâme ou l’idolâtre. Là, sans que mes amis prêchent leurs sentiments, J’arrache quelquefois des applaudissements ; Là, content du succès que le mérite donne, Par d’illustres avis je n’éblouis personne. Je satisfais ensemble et peuple et courtisans, Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans ; Par leur seule beauté ma plume est estimée ; Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée, Et pense toutefois n’avoir point de rival A qui je fasse tort en le traitant d’égal . Il sent bien qu’il va un peu loin et s’en excuse :
Nous nous aimons un peu, c’est notre faible à tous. Le prix que nous valons, qui le sait mieux que nous ? Ceci devient malin ; on croirait que c’est du La Fontaine.
L’éclatant succès du Cid et l’orgueil bien légitime qu’en ressentit et
qu’en témoigna Corneille soulevèrent contre lui tous ses rivaux de la veille et tous les
auteurs de tragédies, depuis Claveret jusqu’à Richelieu. Nous n’insisterons pas ici sur
les détails de cette querelle, qui est un des endroits les mieux éclaircis de notre
histoire littéraire. L’effet que produisit sur le poëte ce déchaînement de la critique fut
tel qu’on peut le conclure d’après le caractère de son talent et de son esprit. Corneille,
avons-nous dit, était un génie pur, instinctif, aveugle, de propre et libre mouvement, et
presque dénué des qualités moyennes qui accompagnent et secondent si efficacement dans le
poëte le don supérieur et divin. Il n’était ni adroit, ni habile aux détails, avait le
jugement peu délicat, le goût peu sûr, le tact assez obtus, et se rendait mal compte de
ses procédés d’artiste ; il se piquait pourtant d’y entendre finesse, et de ne pas tout
dire. Entre son génie et son bon sens, il n’y avait rien ou à peu près, et ce bon sens,
qui ne manquait ni de subtilité ni de dialectique, devait faire mille efforts, surtout
s’il y était provoqué, pour se guinder jusqu’à ce génie, pour l’embrasser, le comprendre
et le régenter. Si Corneille était venu plus tôt, avant l’Académie et Richelieu, à la
place d’Alexandre Hardy par exemple, sans doute il n’eût été exempt ni de chutes, ni
d’écarts, ni de méprises ; peut-être même trouverait-on chez lui bien d’autres énormités
que celles dont notre goût se révolte en quelques-uns de ses plus mauvais passages ; mais
du moins ses chutes alors eussent été uniquement selon la nature et la pente de son
génie ; et quand il se serait relevé, quand il aurait entrevu le beau, le grand, le
sublime, et s’y serait précipité comme en sa région propre, il n’y eût pas traîné après
lui le bagage des règles, mille scrupules lourds et puérils, mille petits empêchements à
un plus large et vaste essor. La querelle du Cid, en l’arrêtant dès son
premier pas, en le forçant de revenir sur lui-même et de confronter son œuvre avec les
règles, lui dérangea pour l’avenir cette croissance prolongée et pleine de hasards, cette
sorte de végétation sourde et puissante à laquelle la nature semblait l’avoir destiné. Il
s’effaroucha, il s’indigna d’abord des chicanes de la critique ; mais il réfléchit
beaucoup intérieurement aux règles et préceptes qu’on lui imposait, et il finit par s’y
accommoder et par y croire. Les dégoûts qui suivirent pour lui le triomphe du Cid le ramenèrent à Rouen dans sa famille, d’où il ne sortit de nouveau qu’en
1639, Horace et Cinna en main. Quitter l’Espagne dès
l’instant qu’il y avait mis pied, ne pas pousser plus loin cette glorieuse victoire du Cid, et renoncer de gaieté de cœur à tant de héros magnanimes qui lui
tendaient les bras, mais tourner à côté et s’attaquer à une Rome
castillane, sur la foi de Lucain et de Sénèque, ces Espagnols, bourgeois sous
Néron, c’était pour Corneille ne pas profiter de tous ses avantages et mal interpréter la
voix de son génie au moment où elle venait de parler si clairement. Mais alors la mode ne
portait pas moins les esprits vers Rome antique que vers l’Espagne. Outre les galanteries
amoureuses et les beaux sentiments de rigueur qu’on prêtait à ces vieux républicains, on
avait une occasion, en les produisant sur la scène, d’appliquer les maximes d’état et tout
ce jargon politique et diplomatique qu’on retrouve dans Balzac ; Gabriel Naudé, et auquel
Richelieu avait donné cours. Corneille se laissa probablement séduire à ces raisons du
moment ; l’essentiel, c’est que de son erreur même il sortit des chefs-d’œuvre. Nous ne
le suivrons pas dans les divers succès qui marquèrent sa carrière durant ses quinze plus
belles années. Polyeucte, Pompée, le Menteur, Rodogune, Héraclius, Don
Sanche et Nicomède en sont les signes durables. Il rentra dans
l’imitation espagnole par le Menteur, comédie dont il faut admirer bien
moins le comique (Corneille n’y entendait rien) que l’imbroglio, le
mouvement et la fantaisie ; il rentra encore dans le génie castillan par Héraclius, surtout par Nicomède et Don Sanche,
ces deux admirables créations, uniques sur notre théâtre, et qui, venues en pleine Fronde,
et par leur singulier mélange d’héroïsme romanesque et d’ironie familière, soulevaient
mille allusions malignes ou généreuses, et arrachaient d’universels applaudissements. Ce
fut pourtant peu après ces triomphes, qu’en 1653, affligé du mauvais succès de Pertharite, et touché peut-être de sentiments et de remords chrétiens,
Corneille résolut de renoncer au théâtre. Il avait quarante-sept ans ; il venait de
traduire en vers les premiers chapitres de l’Imitation de Jésus-Christ,
et voulait consacrer désormais son reste de verve à des sujets pieux.
Corneille s’était marié dès 1640 ; et, malgré ses fréquents voyages à Paris, il vivait
habituellement à Rouen en famille. Son frère Thomas et lui avaient épousé les deux sœurs,
et logeaient dans deux maisons contiguës. Tous deux soignaient leur mère veuve. Pierre
avait six enfants ; et comme alors les pièces de théâtre rapportaient plus aux comédiens
qu’aux auteurs, et que d’ailleurs il n’était pas sur les lieux pour surveiller ses
intérêts, il gagnait à peine de quoi soutenir sa nombreuse famille. Sa nomination à
l’Académie française n’est que de 1647. Il avait promis, avant d’être nommé, de s’arranger
de manière à passer à Paris la plus grande partie de l’année ; mais il ne paraît pas qu’il
l’ait fait. Il ne vint s’établir dans la capitale qu’en 1662, et jusque-là il ne retira
guère les avantages que procure aux académiciens l’assiduité aux séances. Les mœurs
littéraires du temps ne ressemblaient pas aux nôtres : les auteurs ne se faisaient aucun
scrupule d’implorer et de recevoir les libéralités des princes et seigneurs. Corneille, en
tête d’Horace, dit qu’il a l’honneur d’être à Son
Éminence ; c’est ainsi que M. de Ballesdens de l’Académie avait l’honneur d’être à M. le Chancelier ; c’est ainsi qu’Attale dit à la reine
Laodice, en parlant de Nicomède qu’il ne connaît pas : Cet homme est-il à
vous ? Les gentilshommes alors se vantaient d’être les domestiques d’un prince ou d’un seigneur. Tout ceci nous mène à expliquer et à
excuser dans notre illustre poëte ces singulières dédicaces à Richelieu, à Montauron, à
Mazarin, à Fouquet, qui ont si mal à propos scandalisé Voltaire, et que M. Taschereau a
réduites fort judicieusement à leur véritable valeur. Vers la même époque, en Angleterre,
les auteurs n’étaient pas en condition meilleure et on trouve là-dessus de curieux détails
dans les Vies des poëtes par Johnson et les Mémoires de Samuel Pepys.
Dans la correspondance de Malherbe avec Peiresc, il n’est presque pas une seule lettre où
le célèbre lyrique ne se plaigne de recevoir du roi Henri plus de compliments que d’écus.
Ces mœurs subsistaient encore du temps de Corneille ; et quand même elles auraient
commencé à passer d’usage, sa pauvreté et ses charges de famille l’eussent empêché de s’en
affranchir. Sans doute il en souffrait par moments, et il déplore lui-même quelque part
ce je ne sais quoi d’abaissement secret, auquel un noble cœur a peine
à descendre ; mais, chez lui, la nécessité était plus forte que les délicatesses.
Disons-le encore : Corneille, hors de son sublime et de son pathétique, avait peu
d’adresse et de tact. Il portait dans les relations de la vie quelque chose de gauche et
de provincial ; son discours de réception à l’Académie, par exemple, est un chef-d’œuvre
de mauvais goût, de plate louange et d’emphase commune. Eh bien ! il faut juger de la
sorte sa dédicace à Montauron, la plus attaquée de toutes, et ridicule même lorsqu’elle
parut. Le bon Corneille y manqua de mesure et de convenance ; il insista lourdement là où
il devait glisser ; lui, pareil au fond à ses héros, entier par l’âme, mais brisé par le
sort, il se baissa trop cette fois pour saluer, et frappa la terre de son noble front.
Qu’y faire ? Il y avait en lui, mêlée à l’inflexible nature du vieil Horace, quelque partie de la nature débonnaire de Pertharite et
de Prusias ; lui aussi, il se fût écrié en certains moments, et sans
songer à la plaisanterie :
Ah ! ne me brouillez pas avec le Cardinal!
On peut en sourire, on doit l’en plaindre ; ce serait injure que de l’en blâmer.
Corneille s’était imaginé, en 1653, qu’il renonçait à la scène. Pure illusion ! Cette retraite, si elle avait été possible, aurait sans doute mieux valu pour son repos, et peut-être aussi pour sa gloire ; mais il n’avait pas un de ces tempéraments poétiques qui s’imposent à volonté une continence de quinze ans, comme fit plus tard Racine. Il suffit donc d’un encouragement et d’une libéralité de Fouquet, pour le rentraîner sur la scène où il demeura vingt années encore, jusqu’en 1674, déclinant de jour en jour au milieu de mécomptes sans nombre et de cruelles amertumes. Avant de dire un mot de sa vieillesse et de sa fin, nous nous arrêterons pour résumer les principaux traits de son génie et de son œuvre.
La forme dramatique de Corneille n’a point la liberté de fantaisie que se sont donnée
Lope de Vega et Shakspeare, ni la sévérité exactement régulière à laquelle Racine s’est
assujetti. S’il avait osé, s’il était venu avant d’Aubignac, Mairet, Chapelain, il se
serait, je pense, fort peu soucié de graduer et d’étager ses actes, de lier ses scènes, de
concentrer ses effets sur un même point de l’espace et de la durée ; il aurait procédé au
hasard, brouillant et débrouillant les fils de son intrigue, changeant de lieu selon sa
commodité, s’attardant en chemin, et poussant devant lui ses personnages pêle-mêle
jusqu’au mariage ou à la mort. Au milieu de cette confusion se seraient détachées çà et là
de belles scènes, d’admirables groupes ; car Corneille entend fort bien le groupe, et, aux
moments essentiels, pose fort dramatiquement ses personnages. Il les balance l’un par
l’autre, les dessine vigoureusement par une parole mâle et brève, les contraste par des
reparties tranchées, et présente à l’œil du spectateur des masses d’une savante
structure. Mais il n’avait pas le génie assez artiste pour étendre au drame entier cette
configuration concentrique qu’il a réalisée par places ; et, d’autre part, sa fantaisie
n’était pas assez libre et alerte pour se créer une forme mouvante, diffuse, ondoyante et
multiple, mais non moins réelle, non moins belle que l’autre, et comme nous l’admirons
dans quelques pièces de Shakspeare, comme les Schlegel l’admirent dans Calderon. Ajoutez à
ces imperfections naturelles l’influence d’une poétique superficielle et méticuleuse, dont
Corneille s’inquiétait outre mesure, et vous aurez le secret de tout ce qu’il y a de
louche, d’indécis et d’incomplètement calculé dans l’ordonnance de ses tragédies. Ses Discours et ses Examens nous donnent sur ce sujet mille
détails, où se révèlent les coins les plus cachés de l’esprit du grand Corneille. On y
voit combien l’impitoyable unité de lieu le tracasse, combien il lui dirait de grand
cœur : Oh ! que vous me gênez ! et avec quel soin il cherche à la
réconcilier avec la bienséance. Il n’y parvient pas toujours. Pauline vient jusque dans une antichambre pour trouver Sévère dont elle devrait
attendre la visite dans son cabinet. Pompée semble s’écarter un peu de la prudence
d’un général d’armée, lorsque, sur la foi de Sertorius, il vient conférer avec lui
jusqu’au sein d’une ville où celui-ci est le maître ; mais il était
impossible de garder l’unité de lieu sans lui faire faire cette échappée. Quand il
y avait pourtant nécessité absolue que l’action se passât en deux lieux différents, voici
l’expédient qu’imaginait Corneille pour éluder la règle : « C’étoit que ces deux lieux
n’eussent point besoin de diverses décorations, et qu’aucun des deux ne fût jamais nommé,
mais seulement le lieu général où tous les deux sont compris, comme Paris, Rome ; Lyon,
Constantinople, etc. Cela aideroit à tromper l’auditeur qui, ne voyant rien qui lui
marquât la diversité des lieux, ne s’en apercevroit pas, à moins d’une réflexion
malicieuse et critique, dont il y a peu qui soient capables, la plupart s’attachant avec
chaleur à l’action qu’ils voient représenter. » Il se félicite presque comme un enfant de
la complexité d’Héraclius, et que ce poëme soit si
embarrassé qu’il demande une merveilleuse attention. Ce qu’il nous fait surtout
remarquer dans Othon, c’est qu’on n’a point encore vu de pièce où il se
propose tant de mariages pour n’en conclure aucun.
Les personnages de Corneille sont grands, généreux, vaillants, tout en dehors, hauts de
tête et nobles de cœur. Nourris la plupart dans une discipline austère, ils ont sans
cesse à la bouche des maximes auxquelles ils rangent leur vie ; et comme ils ne s’en
écartent jamais, on n’a pas de peine à les saisir ; un coup d’œil suffit : ce qui est
presque le contraire des personnages de Shakspeare et des caractères humains en cette vie.
La moralité de ses héros est sans tache : comme pères, comme amants, comme amis ou
ennemis, on les admire et on les honore ; aux endroits pathétiques, ils ont des accents
sublimes qui enlèvent et font pleurer ; mais ses rivaux et ses maris ont quelquefois une
teinte de ridicule : ainsi don Sanche dans le Cid, ainsi Prusias et
Pertharite. Ses tyrans et ses marâtres sont tout d’une pièce comme ses héros, méchants
d’un bout à l’autre ; et encore, à l’aspect d’une belle action, il leur arrive quelquefois
de faire volte-face, de se retourner subitement à la vertu : tels Grimoald et Arsinoé. Les
hommes de Corneille ont l’esprit formaliste et pointilleux : ils se querellent sur
l’étiquette ; ils raisonnent longuement et ergotent à haute voix avec eux-mêmes jusque
dans leur passion. Il y a du Normand. Auguste, Pompée et autres ont dû étudier la
dialectique à Salamanque, et lire Aristote d’après les Arabes. Ses héroïnes, ses adorables furies, se ressemblent presque toutes : leur amour est subtil,
combiné, alambiqué, et sort plus de la tête que du cœur. On sent que Corneille
connaissait peu les femmes. Il a pourtant réussi à exprimer dans Chimène et dans Pauline
cette vertueuse puissance de sacrifice, que lui-même avait pratiquée en sa jeunesse. Chose
singulière ! depuis sa rentrée au théâtre en 1659, et dans les pièces nombreuses de sa
décadence, Attila, Bérénice, Pulchérie, Suréna, Corneille eut la manie
de mêler l’amour à tout, comme La Fontaine Platon. Il semblait que les succès de Quinault
et de Racine l’entraînassent sur ce terrain, et qu’il voulût en remontrer à ces doucereux, comme il les appelait. Il avait fini par se figurer qu’il avait
été en son temps bien autrement galant et amoureux que ces jeunes perruques blondes, et il
ne parlait d’autrefois qu’en hochant la tête comme un vieux berger.
Le style de Corneille est le mérite par où il excelle à mon gré. Voltaire, dans son
commentaire, a montré sur ce point comme sur d’autres une souveraine injustice et une
assez grande ignorance des vraies origines de notre langue. Il reproche à tout moment à
son auteur de n’avoir ni grâce, ni élégance, ni clarté : il mesure, plume en main, la
hauteur des métaphores, et quand elles dépassent, il les trouve gigantesques. Il retourne
et déguise en prose ces phrases altières et sonores qui vont si bien à l’allure des héros,
et il se demande si c’est là écrire et parler français. Il appelle
grossièrement solécisme ce qu’il devrait qualifier d’idiotisme, et qui manque si complètement à la langue étroite, symétrique,
écourtée, et à la française, du xviiie siècle. On se souvient des
magnifiques vers de l’Épître à Ariste, dans lesquels Corneille se
glorifie lui-même après le triomphe du Cid :
Je sais ce que je vaux, et crois ce qu’on m’en dit.
Voltaire a osé dire de cette belle épître : « Elle paraît écrite entièrement dans le style de Régnier, sans grâce, sans finesse, sans élégance, sans imagination ; mais on y voit de la facilité et de la naïveté. » Prusias, en parlant de son fils Nicomède que les victoires ont exalté, s’écrie :
Il ne veut plus dépendre, et croit que ses conquêtes Au-dessus de son bras ne laissent point de têtes.
Voltaire met en note : « Des têtes au-dessus des bras, il n’était plus
permis d’écrire ainsi en 1657. » Il serait certes piquant de lire quelques pages de
Saint-Simon qu’aurait commentées Voltaire. Pour nous, le style de Corneille nous semble
avec ses négligences une des plus grandes manières du siècle qui eut Molière et Bossuet.
La touche du poëte est rude, sévère et vigoureuse. Je le comparerais volontiers à un
statuaire qui, travaillant sur l’argile pour y exprimer d’héroïques portraits, n’emploie
d’autre instrument que le pouce, et qui, pétrissant ainsi son œuvre, lui donne un suprême
caractère de vie avec mille accidents heurtés qui l’accompagnent et l’achèvent ; mais cela
est incorrect, cela n’est pas lisse ni propre, comme on dit. Il y a peu
de peinture et de couleur dans le style de Corneille ; il est chaud plutôt qu’éclatant ;
il tourne volontiers à l’abstrait, et l’imagination y cède à la pensée et au raisonnement.
Il doit plaire surtout aux hommes d’état, aux géomètres, aux militaires, à ceux qui
goûtent les styles de Démosthène, de Pascal et de César.
En somme, Corneille, génie pur, incomplet, avec ses hautes parties et ses défauts, me fait l’effet de ces grands arbres, nus, rugueux, tristes et monotones par le tronc, et garnis de rameaux et de sombre verdure seulement à leur sommet. Ils sont forts, puissants, gigantesques, peu touffus ; une sève abondante y monte : mais n’en attendez ni abri, ni ombrage, ni fleurs. Ils feuillissent tard, se dépouillent tôt, et vivent longtemps à demi dépouillés. Même après que leur front chauve a livré ses feuilles au vent d’automne, leur nature vivace jette encore par endroits des rameaux perdus et de vertes poussées. Quand ils vont mourir, ils ressemblent par leurs craquements et leurs gémissements à ce tronc chargé d’armures, auquel Lucain a comparé le grand Pompée.
Telle fut la vieillesse du grand Corneille, une de ces vieillesses ruineuses, sillonnées
et chenues, qui tombent pièce à pièce et dont le cœur est long à mourir. Il avait mis
toute sa vie et toute son âme au théâtre. Hors de là il valait peu : brusque, lourd,
taciturne et mélancolique, son grand front ridé ne s’illuminait, son œil terne et voilé
n’étincelait, sa voix sèche et sans grâce ne prenait de l’accent, que lorsqu’il parlait du
théâtre, et surtout du sien. Il ne savait pas causer, tenait mal son rang dans le monde,
et ne voyait guère MM. de La Rochefoucauld et de Retz, et madame de Sévigné que pour leur
lire ses pièces. Il devint de plus en plus chagrin et morose avec les ans. Les succès de
ses jeunes rivaux l’importunaient ; il s’en montrait affligé et noblement jaloux, comme un
taureau vaincu ou un vieil athlète. Quand Racine eut parodié par la bouche de l’Intimé ce vers du Cid :
Ses rides sur son front ont gravé ses exploits,
Corneille, qui n’entendait pas raillerie, s’écria naïvement : « Ne tient-il donc qu’à un
jeune homme de venir ainsi tourner en ridicule les vers des gens ? » Une fois il s’adresse
à Louis XIV qui a fait représenter à Versailles Sertorius, Œdipe et Rodogune ; il implore la même faveur pour Othon, Pulchérie,
Suréna, et croit qu’un seul regard du maître les tirerait du tombeau ; il se
compare au vieux Sophocle accusé de démence et lisant œdipe pour
réponse ; puis il ajoute :
Je n’irai pas si loin, et si mes quinze lustres Font encor quelque peine aux modernes illustres, S’il en est de fâcheux jusqu’à s’en chagriner, Je n’aurai pas longtemps à les importuner. Quoi que je m’en promette, ils n’en ont rien à craindre : C’est le dernier éclat d’un feu prêt à s’éteindre ; Sur le point d’expirer, il tâche d’éblouir, Et ne frappe les yeux que pour s’évanouir.
Une autre fois, il disait à Chevreau : « J’ai pris congé du théâtre, et ma poésie s’en
est allée avec mes dents. » Corneille avait perdu deux de ses enfants, deux fils, et sa
pauvreté avait peine à produire les autres. Un retard dans le payement de sa pension le
laissa presque en détresse à son lit de mort : on sait la noble conduite de Boileau. Le
grand vieillard expira dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1684, rue d’Argenteuil,
où il logeait. Charlotte Corday était arrière-petite-fille d’une des filles de Pierre
CorneillePolyeucte, mon Port-Royal, tome
I, liv. I, chap. VI.
Dans ces rapides essais, par lesquels nous tâchons de ramener l’attention de nos lecteurs
et la nôtre à des souvenirs pacifiques de littérature et de poésie, nous ne nous sommes
nullement imposé la loi, comme certaines gens peu charitables ou mal instruits voudraient
le faire croire, de mettre en avant à toute force des idées soi-disant nouvelles, de
contrarier sans relâche les opinions reçues, de réformer, de casser les jugements
consacrés, d’exhumer coup sur coup des réputations et d’en démolir. En supposant qu’un tel
rôle convînt jamais à quelqu’un, qui serions-nous, bon Dieu ! pour l’entreprendre ? Le
nôtre est plus simple : nous avons quelques principes d’art et de critique littéraire, que
nous essayons d’appliquer, sans violence toutefois et à l’amiable, aux auteurs illustres
des deux siècles précédents. D’ailleurs, l’impression qu’une dernière et plus fraîche
lecture a laissée en nous, impression pure, franche, aussi prompte et naïve que possible,
voilà surtout ce qui décide du ton et de la couleur de notre causerie ; voilà ce qui nous
a poussé à la sévérité contre Jean-Baptiste, à l’estime pour Boileau, à l’admiration pour
madame de Sévigné, Mathurin Régnier et d’autres encore ; aujourd’hui, c’est le tour de La
FontaineJ.-B. Rousseau et de Régnier avaient précédé en date celui de La Fontaine.
Quant à l’article sur madame de Sévigné, il appartient de droit à
celui de nos volumes qui, dans la présente collection, est particulièrement consacré aux
femmes ; il en fait le début.
Et puis, si La Harpe et Chamfort ont loué La Fontaine avec une ingénieuse sagacité, ils
l’ont beaucoup trop détaché de son siècle, qui était bien moins connu d’eux que de nous.
Le xviiie siècle, en effet, n’a su naturellement de l’époque de Louis XIV que la partie
qui s’est continuée et qui a prévalu sous Louis XV. Il en a ignoré ou dédaigné tout un
autre côté, par lequel le dernier règne regardait les précédents, côté qui certes n’est
pas le moins original, et que Saint-Simon nous dévoile aujourd’hui. Aussi ces admirables
Mémoires, qui jusqu’ici ont été envisagés surtout comme ruinant le prestige glorieux et la
grandeur factice de Louis XIV, nous semblent-ils bien plutôt restituer à cette mémorable
époque un caractère de grandeur et de puissance qu’on ne soupçonnait pas, et devoir la
réhabiliter hautement dans l’opinion, par les endroits mêmes qui détruisent les préjugés
d’une admiration superficielle. Il en sera, selon nous, des variations de nos jugements
sur le siècle de Louis XIV, comme il en a été de nos diverses façons de voir touchant les
choses de la Grèce et du moyen âge. D’abord, par exemple, on étudiait peu ou du moins on
entendait mal le théâtre grec ; on l’admirait pour des qualités qu’il n’avait pas ; puis,
quand, y jetant un coup d’œil rapide, on s’est aperçu que ces qualités qu’on estimait
indispensables manquaient souvent, on l’a traité assez à la légère : témoin Voltaire et La
Harpe. Enfin, en l’étudiant mieux, comme a fait M. Villemain, on est revenu à l’admirer
précisément pour n’avoir pas ces qualités de fausse noblesse et de continuelle dignité
qu’on avait cru y voir d’abord, et que plus tard on avait été désappointé de n’y pas
trouver. C’est aussi la marche qu’ont suivie les opinions sur le moyen âge, la chevalerie
et le gothique. A l’âge d’or de fantaisie et d’opéra rêvé par La Curne
de Sainte-Palaye et Tressanbonhomme et fablier outre mesure. Il leur était bien plus facile de s’expliquer Racine
et Boileau, qui appartiennent à la partie régulière et apparente de l’époque, et en sont
la plus pure expression Littéraire.
Il y a des hommes qui, tout en suivant le mouvement général de leur siècle, n’en
conservent pas moins une individualité profonde et indélébile : Molière en est le plus
éclatant exemple. Il en est d’autres qui, sans aller dans le sens de ce mouvement général,
et en montrant par conséquent une certaine originalité propre, en ont moins pourtant
qu’ils ne paraissent, bien qu’il puisse leur en rester beaucoup. Il entre dans la manière
qui les distingue de leurs contemporains une grande part d’imitation de l’âge précédent ;
et, dans ce frappant contraste qu’ils nous offrent avec ce qui les entoure, il faut savoir
reconnaître et rabattre ce qui revient de droit à leurs devanciers. C’est parmi les hommes
de cet ordre que nous rangeons La Fontaine : nous l’avons déjà dit ailleursGlobe, 15
septembre 1827, on cette idée sur La Fontaine est développée. J’en ai aussi parlé en ce
sens dans le Tableau de la Poésie française au xvi e siècle.
Né, en 1621, à Château-Thierry en Champagne, il reçut une éducation fort négligée, et donna de bonne heure des preuves de son extrême facilité à se laisser aller dans la vie et à obéir aux impressions du moment. Un chanoine de Soissons lui ayant prêté un jour quelques livres de piété, le jeune La Fontaine se crut du penchant pour l’état ecclésiastique, et entra au séminaire. Il ne tarda pas à en sortir ; et son père, en le mariant, lui transmit sa charge de maître des eaux et forêts. Mais La Fontaine, avec son caractère naturel d’oubliance et de paresse, s’accoutuma insensiblement à vivre comme s’il n’avait eu ni charge ni femme. Il n’était pourtant pas encore poète, ou du moins il ignorait qu’il le fût. Le hasard le mit sur la voie. Un officier qui se trouvait en quartier d’hiver à Château-Thierry lut un jour devant lui l’ode de Malherbe dont le sujet est un des attentats sur la personne de Henri IV :
Que direz-vous, races futures, etc.,
et La Fontaine, dès ce moment, se crut appelé à composer des odes : il en fit, dit-on,
plusieurs, et de mauvaises ; mais un de ses parents, nommé Pintrel, et son camarade de
collège, Maucroix, le détournèrent de ce genre et l’engagèrent à étudier les anciens.
C’est aussi vers ce temps qu’il dut se mettre à la lecture de Rabelais, de Marot, et des
poëtes du XVIe siècle, véritable fonds d’une bibliothèque de province à cette époque. Il
publia, en 1654, une traduction en vers de l’Eunuque de Térence ; et
l’un des parents de sa femme, Jannart, ami et substitut de Fouquet, emmena le poëte à
Paris pour le présenter au surintendant.
Ce voyage et cette présentation décidèrent du sort de La Fontaine. Fouquet le prit en
amitié, se l’attacha, et lui fit une pension de mille francs, à condition qu’il en
acquitterait chaque quartier par une pièce de vers, ballade ou madrigal, dizain ou sixain.
Ces petites pièces, avec le Songe de Vaux, sont les premières
productions originales que nous ayons de La Fontaine : elles se rapportent tout à fait au
goût d’alors, à celui de Saint-Évremond et de Benserade, au marotisme de Sarasin et de
Voiture, et le je ne sais quoi de mollesse et de rêverie voluptueuse qui
n’appartient qu’à notre délicieux auteur, y perce bien déjà, mais y est encore trop chargé
de fadeurs et de bel esprit. Le poëte de Fouquet fut accueilli, dès son début, comme un
des ornements les plus délicats de cette société polie et galante de Saint-Mandé et de
Vaux. Il était fort aimable dans le monde, quoi qu’on en ait dit, et particulièrement dans
un monde privé ; sa conversation, abandonnée et naïve, s’assaisonnait au besoin de finesse
malicieuse, et ses distractions savaient fort bien s’arrêter à temps pour n’être qu’un
charme de plus : il était certainement moins bonhomme en société que le
grand Corneille. Les femmes, le rien-faire et le sommeil se partageaient tour à tour ses
hommages et ses vœux. Il en convenait agréablement ; il s’en vantait même parfois, et
causait volontiers de lui-même et de ses goûts avec les autres sans jamais les lasser, et
en les faisant seulement sourire. L’intimité surtout avait mille grâces avec lui : il y
portait un tour affectueux et de bon ton familier ; il s’y livrait en homme qui oublie
tout le reste, et en prenait au sérieux ou en déroulait avec badinage les moindres
caprices. Son goût déclaré pour le beau sexe ne rendait son commerce dangereux aux femmes
que lorsqu’elles le voulaient bien. La Fontaine, en effet, comme Regnier son prédécesseur,
aimait avant tout les amours faciles et de peu de défense. Tandis qu’il
adressait à genoux, aux Iris, aux Climènes et aux
déesses, de respectueux soupirs, et qu’il pratiquait de son mieux ce qu’il avait cru lire
dans Platon, il cherchait ailleurs et plus bas des plaisirs moins mystiques qui l’aidaient
à prendre son martyre en patience. Parmi ses bonnes fortunes à son arrivée dans la
capitale, on cite la célèbre Claudine, troisième femme de Guillaume Colletet, et d’abord
sa servante ; Colletet épousait toujours ses servantes. Notre poëte visitait souvent le
bon vieux rimeur en sa maison du faubourg Saint-Marceau, et courtisait Claudine tout en
devisant, à souper, des auteurs du xvie siècle avec le mari, qui put lui donner là-dessus
d’utiles conseils et lui révéler des richesses dont il profita. Pendant les six premières
années de son séjour à Paris, et jusqu’à la chute de Fouquet, La Fontaine produisit peu ;
il s’abandonna tout entier au bonheur de cette vie d’enchantement et de fête, aux délices
d’une société choisie qui goûtait son commerce ingénieux et appréciait ses galantes
bagatelles ; mais ce songe s’évanouit par la captivité de l’enchanteur. Sur ces
entrefaites, la duchesse de Bouillon, nièce de Mazarin, ayant demandé au poëte des contes
en vers, il s’empressa de la satisfaire, et le premier recueil des Contes parut en 1664 :
La Fontaine avait quarante-trois ans. On a cherché à expliquer un début si tardif dans un
génie si facile, et certains critiques sont allés jusqu’à attribuer ce long silence à des
études secrètes, à une éducation laborieuse et prolongée. En vérité,
bien que La Fontaine n’ait pas cessé d’essayer et de cultiver à ses moments de loisir son
talent, depuis le jour où l’ode de Malherbe le lui révéla, j’aime beaucoup mieux croire à
sa paresse, à son sommeil, à ses distractions, à tout ce qu’on voudra de naïf et
d’oublieux en lui, qu’admettre cet ennuyeux noviciat auquel il se serait condamné. Génie
instinctif, insouciant, volage et toujours livré au courant des circonstances, on n’a qu’à
rapprocher quelques traits de sa vie pour le connaître et le comprendre. Au sortir du
collège, un chanoine de Soissons lui prête des livres pieux, et le voilà au séminaire ; un
officier lui lit une ode de Malherbe, et le voilà poëte ; Pintrel et Maucroix lui
conseillent l’antiquité, et le voilà qui rêve Quintilien et raffole de Platon en attendant
Baruch. Fouquet lui commande dizains et ballades, il en fait ; madame de Bouillon, des
contes, et il est conteur ; un autre jour ce seront des fables pour monseigneur le
Dauphin, un poëme du Quinquina pour madame de Bouillon encore, un opéra
de Daphné pour Lulli, la Captivité de saint Malc à la
requête de MM. de Port-Royal ; ou bien ce seront des lettres, de longues lettres négligées
et fleuries, mêlées de vers et de prose, à sa femme, à M. de Maucroix, à Saint-Évremond,
aux Conti, aux Vendôme, à tous ceux enfin qui lui en demanderont. La Fontaine dépensait
son génie, comme son temps, comme sa fortune, sans savoir comment, et au service de tous.
Si jusqu’à l’âge de quarante ans il en parut moins prodigue que plus tard, c’est que les
occasions lui manquaient en province, et que sa paresse avait besoin d’être surmontée par
une douce violence. Une fois d’ailleurs qu’il eut rencontré le genre qui lui convenait le
mieux, celui du conte et de la fable, il était tout
simple qu’il s’y adonnât avec une sorte d’effusion, et qu’il y revînt de lui-même à
plusieurs reprises, par penchant comme par habitude. La Fontaine, il est vrai, se
méprenait un peu sur lui-même ; il se piquait de beaucoup de correction et de labeur, et
sa poétique qu’il tenait en gros de Maucroix, et que Boileau et Racine lui achevèrent,
s’accordait assez mal avec la tournure de ses œuvres. Mais cette légère inconséquence,
qui lui est commune avec d’autres grands esprits naïfs de son temps, n’a pas lieu
d’étonner chez lui, et elle confirme bien plus qu’elle ne contrarie notre opinion sur la
nature facile et accommodante de son génie. Un célèbre poëte de nos jours, qu’on a souvent
comparé à La Fontaine pour sa bonhomie aiguisée de malice, et qui a, comme lui, la gloire
d’être créateur inimitable dans un genre qu’on croyait usé, le même poëte populaire qui,
dans ce moment d’émotion politique, est rendu, après une trop longue captivité, a ses amis
et à la France, Béranger, n’a commencé aussi que vers quarante ans à concevoir et à
composer ses immortelles chansons. Mais, pour lui, les causes du retard nous semblent
différentes, et les jours du silence ont été tout autrement employés. Jeté jeune et sans
éducation régulière au milieu d’une littérature compassée et d’une poésie sans âme, il a
dû hésiter longtemps, s’essayer en secret, se décourager maintes fois et se reprendre,
tenter du nouveau dans bien des voies, et, en un mot, brûler bien des vers avant d’entrer
en plein dans le genre unique que les circonstances ouvrirent à son cœur de citoyen.
Béranger, comme tous les grands poëtes de ce temps, même les plus instinctifs, a su
parfaitement ce qu’il faisait et pourquoi il le faisait : un art délicat et savant se
cache sous ses rêveries les plus épicuriennes, sous ses inspirations les plus ferventes ;
honneur en soit à lui ! mais cela n’était ni du temps ni du génie de La Fontaine.
Ce qu’est La Fontaine dans le conte, tout le monde le sait ; ce qu’il
est dans la fable, on le sait aussi, on le sent ; mais il est moins aisé
de s’en rendre compte. Des auteurs d’esprit s’y sont trompés ; ils ont mis en action,
selon le précepte, des animaux, des arbres, des hommes, ont caché un sens fin, une morale
saine sous ces petits drames, et se sont étonnés ensuite d’être jugés si inférieurs à leur
illustre devancier : c’est que La Fontaine entendait autrement la fable. J’excepte les
premiers livres, dans lesquels il montre plus de timidité, se tient davantage à son petit
récit, et n’est pas encore tout à fait à l’aise dans cette forme qui s’adaptait moins
immédiatement à son esprit que l’élégie ou le conte. Lorsque le second recueil parut,
contenant cinq livres, depuis le sixième jusqu’au onzième inclusivement, les contemporains
se récrièrent comme ils font toujours, et le mirent fort au-dessous du premier. C’est
pourtant dans ce recueil que se trouve au complet la fable, telle que l’a inventée La
Fontaine. Il avait fini évidemment par y voir surtout un cadre commode à pensées, à
sentiments, à causerie ; le petit drame qui en fait le fond n’y est plus toujours
l’essentiel comme auparavant ; la moralité de quatrain y vient au bout par un reste
d’habitude ; mais la fable, plus libre en son cours, tourne et dérive, tantôt à l’élégie
et à l’idylle, tantôt à l’épître et au conte : c’est une anecdote, une conversation, une
lecture, élevées à la poésie, un mélange d’aveux charmants, de douce philosophie et de
plainte rêveuse. La Fontaine est notre seul grand poëte personnel et rêveur avant André
Chénier. Il se met volontiers dans ses vers, et nous entretient de lui, de son âme, de ses
caprices et de ses faiblesses. Son accent respire d’ordinaire la malice, la gaieté, et le
conteur grivois nous rit du coin de l’œil, en branlant la tête. Mais souvent aussi il a
des tons qui viennent du cœur et une tendresse mélancolique qui le rapproche des poëtes
de notre âge. Ceux du xvie siècle avaient bien eu déjà quelque avant-goût de rêverie ;
mais elle manquait chez eux d’inspiration individuelle, et ressemblait trop à un
lieu-commun uniforme, d’après Pétrarque et Bembe. La Fontaine lui rendit un caractère
primitif d’expression vive et discrète ; il la débarrassa de tout ce qu’elle pouvait avoir
contracté de banal ou de sensuel ; Platon, par ce côté, lui fut bon à quelque chose comme
il l’avait été à Pétrarque ; et quand le poëte s’écrie dans une de ses fables
délicieuses :
Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ? Ai-je passé le temps d’aimer ?
ce mot charme, ainsi employé en un sens indéfini et tout métaphysique,
marque en poésie française un progrès nouveau qu’ont relevé et poursuivi plus tard André
Chénier et ses successeurs. Ami de la retraite, de la solitude, et peintre des champs, La
Fontaine a encore sur ses devanciers du xvie siècle l’avantage d’avoir donné à ses tableaux des couleurs fidèles qui sentent, pour ainsi dire, le pays et le terroir. Ces
plaines immenses de blés où se promène de grand matin le maître, et où l’allouette cache
son nid ; ces bruyères et ces buissons où fourmille tout un petit monde ; ces jolies
garennes, dont les hôtes étourdis font la cour à l’aurore dans la rosée et parfument de
thym leur banquet, c’est la Beauce, la Sologne, la Champagne, la Picardie ; j’en reconnais
les fermes avec leurs mares, avec les basses-cours et les colombiers ; La Fontaine avait
bien observé ces pays, sinon en maître des eaux-et-forêts, du moins en poëte ; il y était
né, il y avait vécu longtemps, et, même après qu’il se fut fixé dans la capitale, il
retournait chaque année vers l’automne à Château-Thierry, pour y visiter son bien et le
vendre en détail ; car Jean, comme on sait, mangeait le
fonds avec le revenu.
Lorsque tout le bien de La Fontaine fut dissipé et que la mort soudaine de Madame l’eut
privé de la charge de gentilhomme qu’il remplissait auprès d’elle, madame de La Sablière
le recueillit dans sa maison et l’y soigna pendant plus de vingt ans. Abandonné dans ses
mœurs, perdu de fortune, n’ayant plus ni feu, ni lieu, ce fut pour lui et pour son talent
une inestimable ressource que de se trouver maintenu, sous les auspices d’une femme
aimable, au sein d’une société spirituelle et de bon goût, avec toutes les douceurs de
l’aisance. Il sentit vivement le prix de ce bienfait ; et cette inviolable amitié,
familière à la fois et respectueuse, que la mort seule put rompre, est un des sentiments
naturels qu’il réussit le mieux à exprimer. Aux pieds de madame de La Sablière et des
autres femmes distinguées qu’il célébrait en les respectant, sa muse, parfois souillée,
reprenait une sorte de pureté et de fraîcheur, que ses goûts un peu vulgaires, et de moins
en moins scrupuleux avec l’âge, ne tendaient que trop à affaiblir. Sa vie, ainsi ordonnée
dans son désordre, devint double, et il en fit deux parts : l’une, élégante, animée,
spirituelle, au grand jour, bercée entre les jeux de la poésie, et les illusions du
cœur ; l’autre, obscure et honteuse, il faut le dire, et livrée à ces égarements
prolongés des sens que la jeunesse embellit du nom de volupté, mais qui sont comme un vice
au front du vieillard. Madame de La Sablière elle-même, qui reprenait La Fontaine, n’avait
pas été toujours exempte de passions humaines et de faiblesses selon le monde ; mais
lorsque l’infidélité du marquis de La Fare lui eut laissé le cœur libre et vide, elle
sentit que nul autre que Dieu ne pouvait désormais le remplir, et elle consacra ses
dernières années aux pratiques les plus actives de la charité chrétienne. Cette
conversion, aussi sincère qu’éclatante, eut lieu en 1683. La Fontaine en fut touché comme
d’un exemple à suivre ; sa fragilité et d’autres liaisons qu’il contracta vers cette
époque le détournèrent, et ce ne fut que dix ans après, quand la mort de madame de La
Sablière lui eut donné un second et solennel avertissement, que cette bonne pensée germa
en lui pour n’en plus sortir. Mais, dès 1684, nous avons de lui un admirable Discours en vers, qu’il lut le jour de sa réception à l’Académie française, et
dans lequel, s’adressant à sa bienfaitrice, il lui expose avec candeur l’état de son
âme :
Des solides plaisirs je n’ai suivi que l’ombre, J’ai toujours abusé du plus cher de nos biens : Les pensers amusants, les vagues entretiens, Vains enfants du loisir, délices chimériques, Les romans et le jeu, peste des républiques, Par qui sont dévoyés les esprits les plus droits, Ridicule fureur qui se moque des lois, Cent autres passions des sages condamnées, Ont pris comme à l’envi la fleur de mes années. L’usage des vrais biens réparerait ces maux ; Je le sais, et je cours encore à des biens faux. . . . . . . . . . . . . Si faut-il qu’à la fin de tels pensers nous quittent ; Je ne vois plus d’instants qui ne m’en sollicitent : Je recule, et peut-être attendrai-je trop tard ; Car qui sait les moments prescrits à son départ ? Quels qu’ils soient, ils sont courts...
C’est, on le voit, une confession grave, ingénue, où l’onction religieuse et une haute
moralité n’empêchent pas un reste de coup d’œil amoureux vers ces chimériques délices dont on est mal détaché. Et puis une simplicité d’exagération
s’y mêle : les romans et le jeu qui ont égaré le pécheur sont la peste des
républiques, une fureur qui se moque des lois. Et plus loin :
Que me servent ces vers avec soin composés ? N’en attends-je autre fruit que de les voir prisés ? C’est peu que leurs conseils, si je ne sais les suivre, Et qu’au moins vers ma fin je ne commence à vivre ; Car je n’ai pas vécu, j’ai servi deux tyrans : Un vain bruit et l’amour ont partagé mes ans. Qu’est-ce que vivre, Iris ? vous pouvez nous l’apprendre ; Votre réponse est prête, il me semble l’entendre : C’est jouir des vrais biens avec tranquillité, Faire usage du temps et de l’oisiveté, S’acquitter des honneurs dus à l’Être suprême, Renoncer aux Phyllis en faveur de soi-même, Bannir le fol amour et les vœux impuissants, Comme Hydres dans nos cœurs sans cesse renaissants.
Sincère, éloquente, sublime poésie, d’un tour singulier, où la vertu trouve moyen de
s’accommoder avec l’oisiveté, où les Phyllis se placent à côté de l’Être
suprême, et qui fait naître un sourire dans une larme ? Que La Fontaine n’a-t-il connu le Dieu des bonnes gens ? il lui en aurait moins coûté pour se
convertir.
Au premier abord, et à ne juger que par les œuvres, l’art et le travail paraissent tenir
peu de place chez La Fontaine, et si l’attention de la critique n’avait été éveillée sur
ce point par quelques mots de ses préfaces et par quelques témoignages contemporains, on
n’eût jamais songé probablement à en faire l’objet d’une question. Mais le poëte confesse, en tête de Psyché, que la prose
lui coûte autant que les vers. Dans une de ses dernières fables au duc de
Bourgogne, il se plaint de fabriquer à force de temps des vers moins
sensés que la prose du jeune prince. Ses manuscrits présentent beaucoup de ratures et de
changements ; les mêmes morceaux y sont recopiés plusieurs fois, et souvent avec des
corrections heureuses. Par exemple, on a retrouvé, tout entière de sa main, une première
ébauche de la fable intitulée le Renard, les Mouches et le Hérisson ;
et, en la comparant à celle qu’il a fait imprimer, on voit que les deux versions n’ont de
commun que deux vers. Il est même plaisant de voir quel soin religieux il apporte aux
errata : « Il s’est glissé, dit-il en tête de son second recueil, quelques fautes dans
l’impression. J’en ai fait faire un errata ; mais ce sont de légers remèdes pour un défaut
considérable. Si on veut avoir quelque plaisir de la lecture de cet ouvrage, il faut que
chacun fasse corriger ces fautes à la main dans son exemplaire, ainsi qu’elles sont
marquées par chaque errata, aussi bien pour les deux premières parties que pour les
dernières. » Que conclure de toutes ces preuves ? Que La Fontaine était de l’école de
Boileau et de Racine en poésie ; qu’il suivait les mêmes procédés de composition
studieuse, et qu’il faisait difficilement ses vers faciles ? pas le moins du monde : La
Fontaine me l’affirmerait en face, que je le renverrais à Baruch, et que je ne le croirais
pas. Mais il avait, comme tout poëte, ses secrets, ses finesses, sa correction relative ;
il s’en souciait peu ou point dans ses lettres en vers ; peu encore, mais davantage, dans
ses contes ; il y visait tout à fait dans ses fables. Sa paresse lui grossissait la peine,
et il aimait à s’en plaindre par manie. La Fontaine lisait beaucoup, non-seulement les
modernes Italiens et Gaulois, mais les anciens, dans les textes ou en traduction : il s’en
glorifie à tout propos :
Térence est dans mes mains, je m’instruis dans Horace ; Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse ; Je le dis aux rochers, etc... Je chéris l’Arioste et j’estime le Tasse ; Plein de Machiavel, entêté de Bocace, J’en parle si souvent qu’on en est étourdi ; J’en lis qui sont du nord et qui sont du midi.
Fera-t-on de lui un savant ? Son érudition a pour cela de trop singulières méprises, et se permet des confusions trop charmantes. Il a écrit dans sa Vie d’Ésope : « Comme Planudes vivoit dans un siècle où la mémoire des choses arrivées à Ésope ne devoit pas être encore éteinte, j’ai cru qu’il savoit par tradition ce qu’il a laissé. » En écrivant ceci, il oubliait que dix-neuf siècles s’étaient écoulés entre le Phrygien et celui qu’on lui donne pour biographe, et que le moine grec ne vivait guère plus de deux siècles avant le règne de Louis-le-Grand. Dans une épître à Huet en faveur des anciens contre les modernes, et à l’honneur de Quintilien en particulier, il en revient à Platon, son thème favori, et déclare qu’on ne pourrait trouver entre les sages modernes un seul approchant de ce grand philosophe, tandis que
La Grèce en fourmillait dans son moindre canton.
Il attribue la décadence de l’ode en France à une cause qu’on n’imaginerait jamais :
... l’ode, qui baisse un peu, Veut de la patience, et nos gens ont du feu.
D’ailleurs, en cette remarquable épître, il proteste contre l’imitation servile des anciens, et cherche à exposer de quelle nature est la sienne. Nous conseillons aux curieux de comparer ce passage avec la fin de la deuxième épître d’André Chénier ; l’idée au fond est la même, mais on verra, en comparant l’une et l’autre expression, toute la différence profonde qui sépare un poëte artiste comme Chénier, d’avec un poëte d’instinct comme La Fontaine.
Ce qui est vrai jusqu’ici de presque tous nos poëtes, excepté Molière et peut-être Corneille, ce qui est vrai de Marot, de Ronsard, de Régnier, de Malherbe, de Boileau, de Racine et d’André Chénier, l’est aussi de La Fontaine : lorsqu’on a parcouru ses divers mérites, il faut ajouter que c’est encore par le style qu’il vaut le mieux. Chez Molière au contraire, chez Dante, Shakspeare et Milton, le style égale l’invention sans doute, mais ne la dépasse pas ; la manière de dire y réfléchit le fond, sans l’éclipser. Quant à la façon de La Fontaine, elle est trop connue et trop bien analysée ailleurs pour que j’essaye d’y revenir. Qu’il me suffise de faire remarquer qu’il y entre une proportion assez grande de fadeurs galantes et de faux goût pastoral, que nous blâmerions dans Saint-Évremond et Voiture, mais que nous aimons ici. C’est qu’en effet ces fadeurs et ce faux goût n’en sont plus, du moment qu’ils ont passé sous cette plume enchanteresse, et qu’ils se sont rajeunis de tout le charme d’alentour. La Fontaine manque un peu de souffle et de suite dans ses compositions ; il a, chemin faisant, des distractions fréquentes qui font fuir son style et dévier sa pensée ; ses vers délicieux, en découlant comme un ruisseau, sommeillent parfois, ou s’égarent et ne se tiennent plus ; mais cela même constitue une manière, et il en est de cette manière comme de toutes celles des hommes de génie : ce qui autre part serait indifférent ou mauvais, y devient un trait de caractère ou une grâce piquante.
La conversion de madame de La Sablière, que La Fontaine n’eut pas le courage d’imiter,
avait laissé notre poëte assez désœuvré et solitaire. Il continuait de loger chez cette
dame ; mais elle ne réunissait plus la même compagnie qu’autrefois, et elle s’absentait
fréquemment pour visiter des pauvres ou des malades. C’est alors surtout qu’il se livra,
pour se désennuyer, à la société du prince de Conti et de MM. de Vendôme dont on sait les
mœurs, et que, sans rien perdre au fond du côté de l’esprit, il exposa aux regards de
tous une vieillesse cynique et dissolue, mal déguisée sous les roses d’Anacréon. Maucroix,
Racine et ses vrais amis s’affligeaient de ces déréglements sans excuse ; l’austère
Boileau avait cessé de le voir. Saint-Évremond, qui cherchait à l’attirer en Angleterre
auprès de la duchesse de Mazarin, reçut de la courtisane Ninon une lettre où elle lui
disait : « J’ai su que vous souhaitiez La Fontaine en Angleterre ; on n’en jouit guère à
Paris ; sa tête est bien affoiblie. C’est le destin des poëtes : le Tasse et Lucrèce l’ont
éprouvé. Je doute qu’il y ait du philtre amoureux pour La Fontaine, il n’a guère aimé de
femmes qui en eussent pu faire la dépense. » La tête de La Fontaine ne baissait pas comme
le croyait Ninon ; mais ce qu’elle dit du philtre amoureux et des sales amours n’est que
trop vrai : il touchait souvent de l’abbé de Chaulieu des gratifications dont il faisait
un singulier et triste usage. Par bonheur, une jeune femme riche et belle, madame
d’Hervart, s’attacha au poëte, lui offrit l’attrait de sa maison, et devint pour lui, à
force de soins et de prévenances, une autre La Sablière. A la mort de cette dame, elle
recueillit le vieillard, et l’environna d’amitié jusqu’au dernier moment. C’est chez elle
que l’auteur de Joconde, touché enfin de repentir, revêtit le cilice qui
ne le quitta plus. Les détails de cette pénitence sont touchants ; La Fontaine la consacra
publiquement par une traduction du Dies irae, qu’il lut à l’Académie, et
il avait formé le dessein de paraphraser les Psaumes avant de mourir. Mais, à part le
refroidissement de la maladie et de l’âge, on peut douter que cette tâche, tant de fois
essayée par des poëtes repentants, eût été possible à La Fontaine ou même à tout autre
d’alors. A cette époque de croyances régnantes et traditionnelles, c’étaient les sens
d’ordinaire, et non la raison, qui égaraient ; on avait été libertin, on se faisait
dévot ; on n’avait point passé par l’orgueil philosophique ni par l’impiété sèche ; on ne
s’était pas attardé longuement dans les régions du doute ; on ne s’était pas senti maintes
fois défaillir à la poursuite de la vérité. Les sens charmaient l’âme pour eux-mêmes, et
non comme une distraction étourdissante et fougueuse, non par ennui et désespoir. Puis,
quand on avait épuisé les désordres, les erreurs, et qu’on revenait à la vérité suprême,
on trouvait un asile tout préparé, un confessionnal, un oratoire, un cilice qui matait la
chair ; et l’on n’était pas, comme de nos jours, poursuivi encore, jusqu’au sein d’une foi
vaguement renaissante, par des doutes effrayants, d’éternelles obscurités et un abîme sans
cesse ouvert :—je me trompe ; il y eut un homme alors qui éprouva tout cela, et il manqua
en devenir fou : cet homme, c’était Pascal.
J’écrivais ceci la même année, la même saison où je composais le recueil de Poésies,
les Consolations, c’est-à-dire dans une veine prononcée de
sensibilité religieuse. Depuis j’ai encore écrit sur La Fontaine quelques pages qui se
trouvent au tome VII des Causeries du Lundi, et j’ai essayé d’y
répondre aux dédains que M. de Lamartine avait prodigués à ce charmant poëte. Au reste,
si La Fontaine, dans ces dernières années, a été bien légèrement traité par un grand
poëte qui s’est lui-même jugé par là, il a été étudié, approfondi par de savants
critiques, et si approfondi même qu’il est sorti d’entre leurs mains comme transformé.
J’en reviens volontiers et je m’en tiens sur lui à ce jugement de La Bruyère dans son
Discours de réception à l’Académie : « Un autre, plus égal que Marot et plus poëte que
Voiture, a le jeu, le tour et la naïveté de tous les deux ; il instruit en badinant,
persuade aux hommes la vertu par l’organe des bêtes, élève les petits sujets jusqu’au
sublime : homme unique dans son genre d’écrire, toujours original, soit qu’il invente,
soit qu’il traduise ; qui a été au delà de ses modèles, modèle lui-même difficile à
imiter. » —Voir aussi le joli thème latin de Fénelon à l’usage du duc de Bourgogne sur
la mort de La Fontaine, in Fontani mortem. Tout y est indiqué, même le
molle atque facetum, qui n’est autre que notre chère rêverie.
Les grands poëtes, les poëtes de génie, indépendamment des genres, et sans faire
acception de leur nature lyrique, épique ou dramatique, peuvent se rapporter à deux
familles glorieuses qui, depuis bien des siècles, s’entremêlent et se détrônent tour à
tour, se disputent la prééminence en renommée, et entre lesquelles, selon les temps,
l’admiration des hommes s’est inégalement répartie. Les poëtes primitifs, fondateurs,
originaux sans mélange, nés d’eux-mêmes et fils de leurs œuvres, Homère, Pindare,
Eschyle, Dante et Shakspeare, sont quelquefois sacrifiés, préférés le plus souvent,
toujours opposés aux génies studieux, polis, dociles, essentiellement éducables et
perfectibles, des époques moyennes. Horace, Virgile, le Tasse, sont les chefs les plus
brillants de cette famille secondaire, réputée, et avec raison, inférieure à son aînée,
mais d’ordinaire mieux comprise de tous, plus accessible et plus chérie. Parmi nous,
Corneille et Molière s’en détachent par plus d’un côté ; Boileau et Racine y
appartiennent tout à fait et la décorent, surtout Racine, le plus merveilleux, le plus
accompli en ce genre, le plus vénéré de nos poëtes. C’est le propre des écrivains de cet
ordre d’avoir pour eux la presque unanimité des suffrages, tandis que leurs illustres
adversaires qui, plus hauts qu’eux en mérite, les dominent même en gloire, sont à chaque
siècle remis en question par une certaine classe de critiques. Cette différence de
renommée est une conséquence nécessaire de celle des talents. Les uns véritablement
prédestinés et divins, naissent avec leur lot, ne s’occupent guère à le grossir grain à
grain en cette vie, mais le dispensent avec profusion et comme à pleines mains en leurs
œuvres ; car leur trésor est inépuisable au dedans. Ils font, sans trop s’inquiéter ni
se rendre compte de leurs moyens de faire ; ils ne se replient pas à chaque heure de
veille sur eux-mêmes ; ils ne retournent pas la tête en arrière à chaque instant pour
mesurer la route qu’ils ont parcourue et calculer celle qui leur reste ; mais ils
marchent à grandes journées sans se lasser ni se contenter jamais. Des changement
secrets s’accomplissent en eux, au sein de leur génie, et quelquefois le transforment ;
ils subissent ces changements comme des lois, sans s’y mêler, sans y aider
artificiellement, pas plus que l’homme ne hâte le temps où ses cheveux blanchissent,
l’oiseau la mue de son plumage, ou l’arbre les changements de couleur de ses feuilles
aux diverses saisons ; et, procédant ainsi d’après de grandes lois intérieures et une
puissante donnée originelle, ils arrivent à laisser trace de leur force en des œuvres
sublimes, monumentales, d’un ordre réel et stable sous une irrégularité apparente comme
dans la nature, d’ailleurs entrecoupées d’accidents, hérissées de cimes, creusées de
profondeurs : voilà pour les uns. Les autres ont besoin de naître en des circonstances
propices, d’être cultivés par l’éducation et de mûrir au soleil ; ils se développent
lentement, sciemment, se fécondent par l’étude et s’accouchent eux-mêmes avec art. Ils
montent par degrés, parcourent les intervalles et ne s’élancent pas au but du premier
bond ; leur génie grandit avec le temps et s’édifie comme un palais auquel on ajouterait
chaque année une assise ; ils ont de longues heures de réflexion et de silence durant
lesquelles ils s’arrêtent pour réviser leur plan et délibérer : aussi l’édifice, si
jamais il se termine, est-il d’une conception savante, noble, lucide, admirable, d’une
harmonie qui d’abord saisit l’œil, et d’une exécution achevée. Pour le comprendre,
l’esprit du spectateur découvre sans peine et monte avec une sorte d’orgueil paisible
l’échelle d’idées par laquelle a passé le génie de l’artiste. Or, suivant une remarque
très-fine et très-juste du Père Tournemire, on n’admire jamais dans un auteur que les
qualités dont on a le germe et la racine en soi. D’où il suit que, dans les ouvrages des
esprits supérieurs, il est un degré relatif où chaque esprit inférieur s’élève, mais
qu’il ne franchit pas, et d’où il juge l’ensemble comme il peut. C’est presque comme
pour les familles de plantes étagées sur les Cordillères, et qui ne dépassent jamais une
certaine hauteur, ou plutôt c’est comme pour les familles d’oiseaux dont l’essor dans
l’air est fixé à une certaine limite. Que si maintenant, à la hauteur relative où telle
famille d’esprits peut s’élever dans l’intelligence d’un poëme, il ne se rencontre pas
une qualité correspondante qui soit comme une pierre où mettre le pied, comme une
plate-forme d’où l’on contemple tout le paysage, s’il y a là un roc à pic, un torrent,
un abîme, qu’adviendra-t-il alors ? Les esprits qui n’auront trouvé où poser leur vol
s’en reviendront comme la colombe de l’arche, sans même rapporter le rameau
d’olivier. — Je suis à Versailles, du côté du jardin, et je monte le grand escalier ;
l’haleine me manque au milieu et je m’arrête ; mais du moins je vois de là en face de
moi la ligne du château, ses ailes, et j’en apprécie déjà la régularité, tandis que si
je gravis sur les bords du Rhin quelque sentier tournant qui grimpe à un donjon
gothique, et que je m’arrête d’épuisement à mi-côte, il pourra se faire qu’un mouvement
de terrain, un arbre, un buisson, me dérobe la vue tout entièreà
pic, ne prêtent pas pied à divers degrés aux esprits inférieurs, ils en portent
un peu la peine, et ne distinguent pas eux-mêmes les différences d’élévation entre ces
esprits estimables, qu’ils voient d’en haut tous confondus dans la plaine au même
niveau de terre.
Ses murs, dont le sommet se dérobe à la vue, Sur la cime d’un roc s’allongent dans la nue, Et, présentant de loin leur objet ennuyeux, Du passant qui les fuit semblent suivre les yeux.
Mais nous laisserons pour aujourd’hui la tour de Montlhéry et l’œuvre de Shakspeare, et nous essaierons de monter, après tant d’autres adorateurs, quelques-uns des degrés, glissants désormais à force d’être usés, qui mènent au temple en marbre de Racine.
Racine, né en 1639, à la Ferté-Milon, fut orphelin dès l’âge le plus tendre. Sa mère,
fille d’un procureur du roi des eaux-et-forêts à Villers-Cotterets, et son père,
contrôleur du grenier à sel de la Ferté-Milon, moururent à peu d’intervalle de temps
l’un de l’autre. Âgé de quatre ans, il fut confié aux soins de son grand-père maternel,
qui le mit très-jeune au collège à Beauvais ; et après la mort du vieillard, il passa à
Port-Royal-des-Champs, où sa grand’mère et une de ses tantes s’étaient retirées. C’est
de là que datent les premiers détails intéressants qui nous aient été transmis sur
l’enfance du poëte. L’illustre solitaire Antoine Le Maître l’avait pris en amitié
singulière, et l’on voit par une lettre qui s’est conservée, et qu’il lui écrivait dans
une des persécutions, combien il lui recommande d’être docile et de bien soigner, durant
son absence, ses onze volumes de saint Chrysostome. Le Un Grec
érudit de nos amis, M. Piccolos, dans les notes d’une traduction de il ne faisait sans doute que se souvenir de son cher roman et
du passage où Hydaspe, sur le point d’immoler sa fille et de la placer sur le bûcher
ou petit Racine en
vint rapidement à lire tous les auteurs grecs dans le texte ; il en faisait des
extraits, les annotait de sa main, les apprenait par cœur. C’était tour à tour
Plutarque, le Banquet de Platon, saint Basile, Pindare, ou, aux heures
perdues, Théagène et CharicléePaul et Virginie en grec moderne (Firmin Didot, 1841), a cru pouvoir
signaler avec précision quelques traces, encore inaperçues, du roman de Théagène et Chariclée, dans l’œuvre de Racine. Ainsi, quand Racine a risqué
le vers fameux,foyer, se sent lui-même au cœur un foyer de
chagrin plus cuisant : je traduis à peu près ; les curieux peuvent chercher le
passage : Racine, enfant, avait retenu ce jeu de mots comme une beauté, et il n’a eu
garde de l’omettre dans Andromaque. Héliodore est le premier
coupable ; il aurait, au reste, racheté de beaucoup son crime, s’il était vrai,
comme M. Piccolos le croit (page 343), qu’il eût fourni à Racine le germe d’une des
plus belles scènes, dans Andromaque également. M. Ampère, dans un
article sur Amyot, avait déjà cru saisir des analogies de ce genre. Mais je m’en
tiens au brûlé de plus de feux : c’est une fort jolie
trouvaille.23. Il
décelait déjà sa nature discrète, innocente et rêveuse, par de longues promenades, un
livre à la main (et qu’il ne lisait pas toujours), dans ces belles solitudes dont il
ressentait les douceurs jusqu’aux larmes. Son talent naissant s’exerçait dès lors à
traduire en vers français les hymnes touchantes du Bréviaire, qu’il a retravaillées
depuis ; mais il se complaisait surtout à célébrer Port-Royal, le paysage, l’étang, les
jardins et les prairies. Ces productions de jeunesse que nous possédons attestent un
sentiment vrai sous l’inexpérience extrême et la faiblesse de l’expression et de la
couleur ; avec un peu d’attention, on y démêle en quelques endroits comme un écho
lointain, comme un prélude confus des chœurs mélodieux d’Esther :
Je vois ce cloître vénérable, Ces beaux lieux du Ciel bien aimés, Qui de cent temples animés Cachent la richesse adorable. C’est dans ce chaste paradis Que règne, en un trône de lis, La Virginité sainte ; C’est là que mille anges mortels D’une éternelle plainte Gémissent au pied des autels. Sacrés palais de l’innocence, Astres vivants, chœurs glorieux, Qui faites voir de nouveaux cieux Dans ces demeures du silence, Non, ma plume n’entreprend pas De tracer ici vos combats, Vos jeûnes et vos veilles ; Il faut, pour en bien révérer Les augustes merveilles, Et les taire et les adorer.
Il quitta Port-Royal après trois ans de séjour, et vint faire sa logique au collège
d’Harcourt à Paris. Les impressions pieuses et sévères qu’il avait reçues de ses
premiers maîtres s’affaiblirent par degrés dans le monde nouveau où il se trouva
entraîné. Ses liaisons avec des jeunes gens aimables et dissipés, avec l’abbé Le
Vasseur, avec La Fontaine qu’il connut dès ce temps-là, le mirent plus que jamais en
goût de poésie, de romans et de théâtre. Il faisait des sonnets galants en se cachant de
Port-Royal et des jansénistes, qui lui envoyaient lettres sur lettres, avec menaces
d’anathème. On le voit, dès 1660, en relation avec les comédiens du Marais au sujet
d’une pièce que nous ne connaissons pas. Son ode aux Nymphes de la
Seine pour le mariage du roi était remise à Chapelain, qui la recevait avec la plus grande bonté du monde, et, tout malade qu’il
était, la retenait trois jours, y faisant des remarques par écrit : la plus
considérable de ces remarques portait sur les Tritons, qui n’ont
jamais logé dans les fleuves, mais seulement dans la mer. Cette pièce valut à Racine la
protection de Chapelain et une gratification de Colbert. Son cousin Vitart, intendant du
château de Chevreuse, l’y envoya une fois pour surveiller en sa place les ouvriers
maçons, vitriers, menuisiers. Le poëte est déjà tellement habitué au tracas de Paris,
qu’il se considère à Chevreuse comme en exil ; il y date ses lettres de Babylone ; il raconte qu’il va au cabaret deux ou trois fois le jour, payant à
chacun son pourboire, et qu’une dame l’a pris pour un sergent ; puis il ajoute : « Je
lis des vers, je tâche d’en faire ; je lis les aventures de l’Arioste, et je ne suis pas
moi-même sans aventures. » Tous ses amis de Port-Royal, sa tante, ses maîtres, le voyant
ainsi en pleine voie de perdition, s’entendirent pour l’en tirer. On lui représenta
vivement la nécessité d’un état, et on le décida à partir pour Uzès en Languedoc, chez
un de ses oncles maternels, chanoine régulier de Sainte-Geneviève, avec espérance d’un
bénéfice. Le voilà donc pendant tout l’hiver de 1661, le printemps et l’été de 1662, à
Uzès ; tout en noir de la tête aux pieds ; lisant saint Thomas pour complaire au bon
chanoine, et l’Arioste ou Euripide pour se consoler ; fort caressé de tous les maîtres
d’école et de tous les curés des environs, à cause de son oncle, et consulté par tous
les poëtes et les amoureux de province sur leurs vers, à cause de sa petite renommée
parisienne et de son ode célèbre sur la Paix ; d’ailleurs sortant peu,
s’ennuyant beaucoup dans une ville dont tous les habitants lui semblaient durs et
intéressés comme des baillis ; se comparant à Ovide au bord du
Pont-Euxin, et ne craignant rien tant que d’altérer et de corrompre dans le patois du
Midi cet excellent et vrai français, cette pure fleur de froment dont on se nourrit
devers la Ferté-Milon, Château-Thierry et Reims. La nature elle-même ne le séduit que
médiocrement : « Si le pays de soi avoit un peu de délicatesse, et que les rochers y
fussent un peu moins fréquents, on le prendroit pour un vrai
pays de Cythère ;
» mais ces rochers l’importunent ; la chaleur l’étouffe, et les cigales lui gâtent
les rossignols. Il trouve les passions du Midi violentes et portées à l’excès ; pour
lui, sensible et tempéré, il vit de réflexion et de silence ; il garde la chambre et lit
beaucoup, sans même éprouver le besoin de composer. Ses lettres à l’abbé Le Vasseur sont
froides, fines, correctes, fleuries, mythologiques et légèrement railleuses ; le
bel-esprit sentimental et tendre qui s’épanouira dans Bérénice y perce
de toutes parts ; ce ne sont que citations italiennes et qu’allusions galantes ; pas une
crudité comme il en échappe entre jeunes gens, pas un détail ignoble, et l’élégance la
plus exquise jusque dans la plus étroite familiarité. Les femmes de ce pays l’avaient
ébloui d’abord, et, peu de jours après son arrivée, il écrivait à La Fontaine ces
phrases qui donnent à penser : « Toutes les femmes y sont éclatantes, et s’y ajustent
d’une façon qui est la plus naturelle du monde ; et pour ce qui est de leur
personne,
Color verus, corpus solidum et succi plenum ;
mais comme c’est la première chose dont on m’a dit de me donner garde, je ne veux pas
en parler davantage ; aussi bien ce seroit profaner la maison d’un bénéficier comme
celle où je suis, que d’y faire de longs discours sur cette matière : Domus
mea, domus orationis. C’est pourquoi vous devez vous attendre que je ne vous en
parlerai plus du tout. On m’a dit : Soyez aveugle. Si je ne puis l’être tout-à-fait, il
faut du moins que je sois muet ; car, voyez-vous, il faut être régulier avec les
réguliers, comme j’ai été loup avec vous et avec les autres loups vos compères. » Mais
ses habitudes naturellement chastes et réservées prévalurent, quand il ne fut plus
entraîné par des compagnons de plaisir ; et quelques mois après, il répondait fort
sérieusement à une insinuation railleuse de l’abbé Le Vasseur que, Dieu merci, sa
liberté était sauve encore, et que, s’il quittait le pays, il remporterait son cœur
aussi sain et aussi entier qu’il l’avait apporté ; et là-dessus il raconte un danger
récent auquel sa faiblesse a heureusement échappé. Ce passage est assez peu connu, et
jette assez de jour dans l’âme de Racine, pour devoir être cité tout au long : « Il y a
ici une demoiselle fort bien faite et d’une taille fort avantageuse. Je ne l’avois
jamais vue qu’à cinq ou six pas, et je l’avois toujours trouvée fort belle ; son teint
me paroissoit vif et éclatant ; les yeux, grands et d’un beau noir, la gorge et le reste
de ce qui se découvre assez librement dans ce pays, fort blanc. J’en avois toujours
quelque idée assez tendre et assez approchante d’une inclination ; mais je ne la voyois
qu’à l’église : car, comme je vous ai mandé, je suis assez solitaire, et plus que mon
cousin ne me l’avoit recommandé. Enfin je voulus voir si je n’étois point trompé dans
l’idée que j’avois d’elle, et j’en trouvai une occasion fort honnête. Je m’approchai
d’elle, et lui parlai. Ce que je vous dis là m’est arrivé il n’y a pas un mois, et je
n’avois d’autre dessein que de voir quelle réponse elle me feroit. Je lui parlai donc
indifféremment ; mais sitôt que j’ouvris la bouche et que je l’envisageai, je pensai
demeurer interdit. Je trouvai sur son visage de certaines bigarrures, comme si elle eût
relevé de maladie ; et cela me fit bien changer mes idées. Néanmoins je ne demeurai pas,
et elle me répondit d’un air fort doux et fort obligeant ; et, pour vous dire la vérité,
il faut que je l’aie prise dans quelque mauvais jour, car elle passe pour fort belle
dans la ville, et je connois beaucoup de jeunes gens qui soupirent pour elle du fond de
leur cœur. Elle passe même pour une des plus sages et des plus enjouées. Enfin je fus
bien aise de cette rencontre, qui servit du moins à me délivrer de quelque commencement
d’inquiétude ; car je m’étudie maintenant à vivre un peu plus raisonnablement, et à ne
me pas laisser emporter à toutes sortes d’objets. Je commence mon noviciat... » Racine
avait alors vingt-trois ans. La naïveté d’impressions et l’enfance de cœur qui éclatent
dans son récit marquent le point de départ d’où il s’avança graduellement, à force
d’expérience et d’étude, jusqu’aux dernières profondeurs de la même passion dans Phèdre. Cependant son noviciat ne s’acheva pas : il s’ennuya d’attendre
un bénéfice qu’on lui promettait toujours ; et, laissant là les chanoines et la
province, il revint à Paris, où son ode de la Renommée aux Muses lui
valut une nouvelle gratification, son entrée à la cour, et d’être connu de Despréaux et
de Molière. La Thébaïde suivit de près. Jusque-là, Racine n’avait
trouvé sur sa route que des protecteurs et des amis ; son premier succès dramatique
éveilla l’envie, et, dès ce moment, sa carrière fut semée d’embarras et de dégoûts, dont
sa sensibilité irritable faillit plus d’une fois s’aigrir ou se décourager. La tragédie
d’Alexandre le brouilla avec Molière et avec Corneille ; avec
Molière, parce qu’il lui retira l’ouvrage pour le donner à l’Hôtel de Bourgogne ; avec
Corneille, parce que l’illustre vieillard déclara au jeune homme, après avoir entendu sa
pièce, qu’elle annonçait un grand talent pour la poésie en général, mais non pour le
théâtre. Aux représentations les partisans de Corneille tâchèrent d’entraver le succès.
Les uns disaient que Taxile n’était point assez honnête homme ; les autres, qu’il ne
méritait point sa perte ; les uns, qu’Alexandre n’était point assez amoureux ; les
autres, qu’il ne venait sur la scène que pour parler d’amour. Lorsque parut Andromaque, on reprocha à Pyrrhus un reste de férocité ; on l’aurait voulu plus
poli, plus galant, plus achevé. C’était une conséquence du système de Corneille, qui
faisait ses héros tout d’une pièce, bons ou mauvais de pied en cap ; à quoi Racine
répondait fort judicieusement : « Aristote, bien éloigné de nous demander des héros
parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c’est-à-dire ceux dont le
malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons ni tout à fait
méchants. Il ne veut pas qu’ils soient extrêmement bons, parce que la punition d’un
homme de bien exciteroit plus l’indignation que la pitié du spectateur, ni qu’ils soient
méchants avec excès, parce qu’on n’a point pitié d’un scélérat. Il faut donc qu’ils
aient une bonté médiocre, c’est-à-dire une vertu capable de faiblesse, et qu’ils tombent
dans le malheur par quelque faute qui les fasse plaindre sans les faire détester. »
J’insiste sur ce point, parce que la grande innovation de Racine et sa plus
incontestable originalité dramatique consistent précisément dans cette réduction des
personnages héroïques à des proportions plus humaines, plus naturelles, et dans cette
analyse délicate des plus secrètes nuances du sentiment et de la passion. Ce qui
distingue Racine, avant tout, dans la composition du style comme dans celle du drame,
c’est la suite logique, la liaison ininterrompue des idées et des sentiments ; c’est que
chez lui tout est rempli sans vide et motivé sans réplique, et que jamais il n’y a lieu
d’être surpris de ces changements brusques, de ces retours sans intermédiaire, de ces
volte-faces subites, dont Corneille a fait souvent abus dans le jeu
de ses caractères et dans la marche de ses drames. Nous sommes pourtant loin de
reconnaître que, même en ceci, tout l’avantage au théâtre soit du côté de Racine ; mais,
lorsqu’il parut, toute la nouveauté était pour lui, et la nouveauté la mieux accommodée
au goût d’une cour où se mêlaient tant de faiblesses, où rien ne brillait qu’en nuances,
et dont, pour tout dire, la chronique amoureuse, ouverte par une La Vallière, devait se
clore par une Maintenon. Il resterait toujours à savoir si ce procédé attentif et
curieux, employé à l’exclusion de tout autre, est dramatique dans le sens absolu du
mot ; et pour notre part nous ne le croyons pas : mais il suffisait, convenons-en, à la
société d’alors, qui, dans son oisiveté polie, ne réclamait pas un drame plus agité,
plus orageux, plus transportant, pour parler comme madame de Sévigné,
et qui s’en tenait volontiers à Bérénice, en attendant Phèdre, le chef-d’œuvre du genre. Cette pièce de Bérénice fut
commandée à Racine par Madame, duchesse d’Orléans, qui soutenait à la cour les nouveaux
poëtes, et qui joua cette fois à Corneille le mauvais tour de le mettre aux prises, en
champ-clos, avec son jeune rival. D’un autre côté, Boileau, ami fidèle et sincère,
défendait Racine contre la cohue des auteurs, le relevait de ses découragements
passagers, et l’excitait, à force de sévérité, à des progrès sans relâche. Ce contrôle
journalier de Boileau eût été funeste assurément à un auteur de libre génie, de verve
impétueuse ou de grâce nonchalante, à Molière, à La Fontaine, par exemple ; il ne put
être que profitable à Racine, qui, avant de connaître Boileau, et sauf quelques pointes
à l’italienne, suivait déjà cette voie de correction et d’élégance continue, où celui-ci
le maintint et l’affermit. Je crois donc que Boileau avait raison lorsqu’il se
glorifiait d’avoir appris à Racine à faire difficilement des vers
faciles ; mais il allait un peu loin, si, comme on l’assure, il lui donnait pour
précepte de faire ordinairement le second vers avant le premier.
Depuis Andromaque, qui parut en 1667, jusqu’à Phèdre, dont le triomphe est de 1677, dix années s’écoulèrent ; on sait comment
Racine les remplit. Animé par la jeunesse et l’amour de la gloire, aiguillonné à la fois
par ses admirateurs et ses envieux, il se livra tout entier au développement de son
génie. Il rompit directement avec Port-Royal ; et, à propos d’une attaque de Nicole
contre les auteurs de théâtre, il lança une lettre piquante qui fit scandale et lui
attira des représailles. A force d’attendre et de solliciter, il avait enfin obtenu un
bénéfice, et le privilège de la première édition d’Andromaque est
accordé au sieur Racine, prieur de l’Épinai. Un régulier lui disputa ce prieuré ; un
procès s’ensuivit, auquel personne n’entendit rien ; et Racine ennuyé se désista, en se
vengeant des juges par la comédie des Plaideurs qu’on dirait écrite
par Molière, admirable farce dont la manière décèle un coin inaperçu du poëte, et fait
ressouvenir qu’il lisait Rabelais, Marot, même Scarron, et tenait sa place au cabaret
entre Chapelle et La Fontaine. Cette vie si pleine, où, sur un grand fonds d’étude,
s’ajoutaient les tracas littéraires, les visites à la cour, l’Académie à partir de 1673,
et peut-être aussi, comme on l’en a soupçonné, quelques tendres faiblesses au théâtre,
cette confusion de dégoûts, de plaisirs et de gloire, retint Racine jusqu’à l’âge de
trente-huit ans, c’est-à-dire jusqu’en 1677, époque où il s’en dégagea pour se marier
chrétiennement et se convertir.
Sans doute ses deux dernières pièces, Iphigénie et Phèdre, avaient excité contre l’auteur un redoublement d’orage : tous les
auteurs siffles, les jansénistes pamphlétaires, les grands seigneurs surannés et les
débris des précieuses, Boyer, Leclerc, Coras, Perrin, Pradon, j’allais
dire Fontenelle, Barbier-d’Aucourt, surtout dans le cas présent le duc de Nevers, madame
Des Houlières et l’Hôtel de Bouillon, s’étaient ameutés sans pudeur, et les indignes
manœuvres de cette cabale avaient pu inquiéter le poëte : mais enfin ses pièces avaient
triomphé ; le public s’y portait et y applaudissait avec larmes ; Boileau, qui ne
flattait jamais, même en amitié, décernait au vainqueur une magnifique épître, et bénissait et proclamait fortuné le siècle qui voyait
naître, ces pompeuses merveilles. C’était donc moins que jamais pour
Racine le moment de quitter la scène où retentissait son nom ; il y avait lieu pour lui
à l’enivrement, bien plus qu’au désappointement littéraire : aussi sa résolution
fut-elle tout-à-fait pure de ces bouderies mesquines auxquelles on a essayé de la
rapporter. Depuis quelque temps, et le premier feu de l’âge, la première ferveur de
l’esprit et des sens étant dissipée, le souvenir de son enfance, de ses maîtres, de sa
tante religieuse à Port-Royal, avait ressaisi le cœur de Racine ; et la comparaison
involontaire qui s’établissait en lui entre sa paisible satisfaction d’autrefois et sa
gloire présente, si amère et si troublée, ne pouvait que le ramener au regret d’une vie
régulière. Cette pensée secrète qui le travaillait perce déjà dans la préface de Phèdre, et dut le soutenir, plus qu’on ne croit, dans l’analyse profonde
qu’il fit de cette douleur vertueuse d’une âme qui maudit le mal et
s’y livre. Son propre cœur lui expliquait celui de Phèdre ; et si
l’on suppose, comme il est assez vraisemblable, que ce qui le retenait malgré lui au
théâtre était quelque attache amoureuse dont il avait peine à se dépouiller, la
ressemblance devient plus intime et peut aider à faire comprendre tout ce qu’il a mis en
cette circonstance de déchirant, de réellement senti et de plus particulier qu’à
l’ordinaire dans les combats de cette passion. Quoi qu’il en soit, le but moral de Phèdre est hors de doute ; le grand Arnauld ne put s’empêcher lui-même
de le reconnaître, et ainsi fut presque vérifié le mot de l’auteur « qui espéroit, au
moyen de cette pièce, réconcilier la tragédie avec quantité de personnes célèbres par
leur piété et par leur doctrine. » Toutefois, en s’enfonçant davantage dans ses
réflexions de réforme, Racine jugea qu’il était plus prudent et plus conséquent de
renoncer au théâtre, et il en sortit avec courage, mais sans trop d’efforts. Il se
maria, se réconcilia avec Port-Royal, se prépara, dans la vie domestique, à ses devoirs
de père ; et, comme le roi le nomma à cette époque historiographe ainsi que Boileau, il
ne négligea pas non plus ses devoirs d’historien : à cet effet, il commença par faire un
espèce d’extrait du traité de Lucien sur la Manière d’écrire
l’histoire, et s’appliqua à la lecture de Mézerai, de Vittorio Siri et
autres.
D’après le peu qu’on vient de lire sur le caractère, les mœurs et les habitudes
d’esprit de Racine, il serait déjà aisé de présumer les qualités et les défauts
essentiels de son œuvre, de prévoir ce qu’il a pu atteindre, et en même temps ce qui a
dû lui manquer. Un grand art de combinaison, un calcul exact d’agencement, une
construction lente et successive, plutôt que cette force de conception, simple et
féconde, qui agit simultanément et comme par voie de cristallisation autour de plusieurs
centres dans les cerveaux naturellement dramatiques ; de la présence d’esprit dans les
moindres détails ; une singulière adresse à ne dévider qu’un seul fil à la fois ; de
l’habileté pour élaguer plutôt que la puissance pour étreindre ; une science ingénieuse
d’introduire et d’éconduire ses personnages ; parfois la situation capitale éludée, soit
par un récit pompeux, soit par l’absence motivée du témoin le plus embarrassant ; et de
même dans les caractères, rien de divergent ni d’excentrique ; les parties accessoires,
les antécédents peu commodes supprimés ; et pourtant rien de trop nu ni de trop
monotone, mais deux ou trois nuances assorties sur un fond simple ; — puis, au milieu de
tout cela, une passion qu’on n’a pas vue naître, dont le flot arrive déjà gonflé,
mollement écumeux, et qui vous entraîne comme le courant blanchi d’une belle eau : voilà
le drame de Racine. Et si l’on descendait à son style et à l’harmonie de sa
versification, on y suivrait des beautés du même ordre restreintes aux mêmes limites, et
des variations de ton mélodieuses sans doute, mais dans l’échelle d’une seule octave.
Quelques remarques, à propos de Britannicus, préciseront notre pensée
et la justifieront si, dans ces termes généraux, elle semblait un peu téméraire. Il
s’agit du premier crime de Néron, de celui par lequel il échappe d’abord à l’autorité de
sa mère et de ses gouverneurs. Dans Tacite, Britannicus est un jeune homme de quatorze à
quinze ans, doux, spirituel et triste. Un jour, au milieu d’un festin, Néron ivre, pour
le rendre ridicule, le força de chanter ; Britannicus se mit à chanter une chanson, dans
laquelle il était fait allusion à sa propre destinée si précaire et à l’héritage
paternel dont on l’avait dépouillé ; et, au lieu de rire et de se moquer, les convives
émus, moins dissimulés qu’à l’ordinaire, parce qu’ils étaient ivres, avaient marqué
hautement leur compassion. Pour Néron, tout pur de sang qu’il est encore, son naturel
féroce gronde depuis longtemps en son âme et n’épie que l’occasion de se déchaîner ; il
a déjà essayé d’un poison lent contre Britannicus. La débauche l’a saisi : il est
soupçonné d’avoir souillé l’adolescence de sa future victime ; il néglige son épouse
Octavie pour la courtisane Acté. Sénèque a prêté son ministère à cette honteuse
intrigue ; Agrippine s’est révoltée d’abord, puis a fini par embrasser son fils et par
lui offrir sa maison pour les rendez-vous. Agrippine, mère, petite-fille, sœur, nièce
et veuve d’empereurs, homicide, incestueuse, prostituée à des affranchis, n’a d’autre
crainte que de voir son fils lui échapper avec le pouvoir. Telle est la situation
d’esprit des trois personnages principaux au moment où Racine commence sa pièce.
Qu’a-t-il fait ? Il est allé d’abord au plus simple, il a trié ses acteurs ; Burrhus l’a
dispensé de Sénèque, et Narcisse de Pallas. Othon et Sénécion, jeunes
voluptueux qui perdent le prince, sont à peine nommés dans un endroit. Il
rapporte dans sa préface un mot sanglant de Tacite sur Agrippine : Quae,
cunctis malae dominationis cupidinibus flagrans, habebat in partibus Pallantem,
et il ajoute : « Je ne dis que ce mot d’Agrippine, car il y auroit trop de choses à en
dire. C’est elle que je me suis surtout efforcé de bien exprimer, et ma tragédie n’est
pas moins la disgrâce d’Agrippine que la mort de Britannicus. » Et malgré ce dessein
formel de l’auteur, le caractère d’Agrippine n’est exprimé qu’imparfaitement : comme il
fallait intéresser à sa disgrâce, ses plus odieux vices sont rejetés dans l’ombre ; elle
devient un personnage peu réel, vague, inexpliqué, une manière de mère tendre et
jalouse ; il n’est plus guère question de ses adultères et de ses meurtres qu’en
allusion, à l’usage de ceux qui ont lu l’histoire dans Tacite. Enfin, à la place d’Acté,
intervient la romanesque Junie. Néron amoureux n’est plus que le rival passionné de
Britannicus, et les côtés hideux du tigre disparaissent, ou sont touchés délicatement à
la rencontre. Que dire du dénouement ? de Junie réfugiée aux Vestales, et placée sous la
protection du peuple, comme si le peuple protégeait quelqu’un sous Néron ? Mais ce qu’on
a droit surtout de reprocher à Racine, c’est d’avoir soustrait aux yeux la scène du
festin. Britannicus est à table, on lui verse à boire ; quelqu’un de ses domestiques
goûte le breuvage, comme c’est la coutume, tant on est en garde contre un crime : mais
Néron a tout prévu ; le breuvage s’est trouvé trop chaud, il faut y verser de l’eau
froide pour le rafraîchir, et c’est cette eau froide qu’on a eu le soin d’empoisonner.
L’effet est soudain ; ce poison tue sur l’heure, et Locuste a été chargée de le préparer
tel, sous la menace du supplice. Soit dédain pour ces circonstances, soit difficulté de
les exprimer en vers, Racine les a négligées dans le récit de Burrhus : il se borne à
rendre l’effet moral de l’empoisonnement sur les spectateurs, et il y réussit ; mais on
doit avouer que même sur ce point il a rabattu de la brièveté incisive, de la concision
éclatante de Tacite. Trop souvent, lorsqu’il traduit Tacite comme lorsqu’il traduit la
Bible, Racine se fraie une route entre les qualités extrêmes des originaux, et garde
prudemment le milieu de la chaussée, sans approcher des bords d’où l’on voit le
précipice. Nous préciserons tout-à-l’heure le fait pour ce qui concerne la Bible ; nous
n’en citerons qu’un exemple relativement à Tacite. Agrippine, dans sa belle invective
contre Néron, s’écrie que d’un côté l’on entendra la fille de
Germanicus, et de l’autre le fils d’Aenobarbus.
Appuyé de Sénèque et du tribun Burrhus, Qui, tous deux de l’exil rappelés par moi-même, Partagent à mes yeux l’autorité suprême.
Or Tacite dit : Audiretur hinc Germanici filia, inde debilis rursus
Burrhus et exsul Seneca, trunca scilicet manu et professoria lingua, generis humani
regimen expostulantes. Racine a évidemment reculé devant l’énergique insulte de
maître d’école adressée à Sénèque et celle de manchot et de mutilé adressée à Burrhus, et son Agrippine
n’accuse pas ces pédagogues de vouloir régenter le monde. En général,
tous les défauts du style de Racine proviennent de cette pudeur de goût qu’on a trop
exaltée en lui, et qui parfois le laisse en deçà du bien, en deçà du mieux.
Britannicus, Phèdre, Athalie, tragédie romaine, grecque et biblique,
ce sont là les trois grands titres dramatiques de Racine et sous lesquels viennent se
ranger ses autres chefs-d’œuvre. Nous nous sommes déjà expliqué sur notre admiration
pour Phèdre ; pourtant, on ne peut se le dissimuler aujourd’hui, cette
pièce est encore moins dans les mœurs grecques que Britannicus dans
les mœurs romaines. Hippolyte amoureux ressemble encore moins à l’Hippolyte chasseur,
favori de Diane, que Néron amoureux au Néron de Tacite ; Phèdre reine mère et régente
pour son fils, à la mort supposée de son époux, compense amplement Junie protégée par le
peuple et mise aux Vestales. Euripide lui-même laisse beaucoup sans doute à désirer pour
la vérité ; il a déjà perdu le sens supérieur des traditions mythologiques que
possédaient si profondément Eschyle et Sophocle ; mais du moins chez lui on embrasse
tout un ordre de choses ; le paysage, la religion, les rites, les souvenirs de famille,
constituent un fond de réalité qui fixe et repose l’esprit. Chez Racine tout ce qui
n’est pas Phèdre et sa passion échappe et fuit : la triste Aricie, les Pallantides, les
aventures diverses de Thésée, laissent à peine trace dans notre mémoire. A y regarder de
près, ce sont, entre les traditions contradictoires, des efforts de conciliation
ingénieux, mais peu faits pour éclairer : Racine admet d’une part la version de
Plutarque, qui suppose que Thésée, au lieu de descendre aux enfers, avait été simplement
retenu prisonnier par un roi d’Épire dont il avait voulu ravir la femme pour son ami
Pirithoüs, et d’autre part il fait dire à Phèdre, sur la foi de la rumeur
fabuleuse :
Jel’aime, non point tel que l’ont vu les Enfers...
Dans Euripide, Vénus apparaît en personne et se venge ; dans Racine, Vénus
tout entière à sa proie attachée n’est qu’une admirable métaphore. Racine a
quelquefois laissé à Euripide des détails de couleur qui eussent été aussi des traits de
passion :
Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts ! Quand pourrai-je, au travers d’une noble poussière, Suivre de l’œil un char fuyant dans la carrière ?
dit la Phèdre de Racine. Dans Euripide, ce mouvement est beaucoup plus prolongé : Phèdre voudrait d’abord se désaltérer à l’eau pure des fontaines et s’étendre à l’ombre des peupliers ; puis elle s’écrie qu’on la conduise sur la montagne, dans les forêts de pins, où les chiens chassent le cerf, et qu’elle veut lancer le dard thessalien ; enfin elle désire l’arène sacrée de Limna, où s’exercent les coursiers rapides : et la nourrice qui, à chaque souhait, l’a interrompue, lui dit enfin : « Quelle est donc cette nouvelle fantaisie ? Vous étiez tout-à-l’heure sur la montagne, à la poursuite des cerfs, et maintenant vous voilà éprise du gymnase et des exercices des chevaux ! Il faut envoyer consulter l’oracle... » Au troisième acte, au moment où Thésée, qu’on croyait mort, arrive, et quand Phèdre, œnone et Hippolyte sont en présence, Phèdre ne trouve rien de mieux que de s’enfuir en s’écriant :
Je ne dois désormais songer qu’à me cacher ;
c’est imiter l’art ingénieux de Timanthe, qui, à l’instant solennel, voila la tête d’Agamemnon.
Tout ceci nous conduirait, si nous l’osions, à conclure avec Corneille que Racine avait
un bien plus grand talent pour la poésie en général que pour le théâtre en particulier,
et à soupçonner que, s’il fut dramatique en son temps, c’est que son temps n’était qu’à
cette mesure de dramatique ; mais que probablement, s’il avait vécu de nos jours, son
génie se serait de préférence ouvert une autre voie. La vie de retraite, de ménage et
d’étude, qu’il mena pendant les douze années de sa maturité la plus entière, semblerait
confirmer notre conjecture. Corneille aussi essaya pendant quelques années de renoncer
au théâtre ; mais, quoique déjà sur le déclin, il n’y put tenir, et rentra bientôt dans
l’arène. Rien de cette impatience ni de cette difficulté à se contenir ne paraît avoir
troublé le long silence de Racine. Il écrivait l’histoire de Port-Royal, celle des
campagnes du roi, prononçait deux ou trois discours d’académie, et s’exerçait à traduire
quelques hymnes d’église. Madame de Maintenon le tira de son inaction vers 1688, en lui
demandant une pièce pour Saint-Cyr : de là le réveil en sursaut de Racine, à l’âge de
quarante-huit ans ; une nouvelle et immense carrière parcourue en deux pas : Esther pour son coup d’essai, Athalie pour son coup de
maître. Ces deux ouvrages si soudains, si imprévus, si différents des autres, ne
démentent-ils pas notre opinion sur Racine ? n’échappent-ils pas aux critiques générales
que nous avons hasardées sur son œuvre ?
Racine, dans les sujets hébreux, est bien autrement à son aise que dans les sujets
grecs et romains. Nourri des livres sacrés, partageant les croyances du peuple de Dieu,
il se tient strictement au récit de l’Écriture, ne se croit pas obligé de mêler
l’autorité d’Aristote à l’action, ni surtout de placer au cœur de son drame une
intrigue amoureuse (et l’amour est de toutes les choses humaines celle qui, s’appuyant
sur une base éternelle, varie le plus dans ses formes selon les temps, et par conséquent
induit le plus en erreur le poëte). Toutefois, malgré la parenté des religions et la
communauté de certaines croyances, il y a dans le judaïsme un élément à part, intime,
primitif, oriental, qu’il importe de saisir et de mettre en saillie, sous peine d’être
pâle et infidèle, même avec un air d’exactitude : et cet élément radical, si bien
compris de Bossuet dans sa Politique sacrée, de M. de Maistre en tous
ses écrits, et du peintre anglais Martin dans son art, n’était guère accessible au poëte
doux et tendre qui ne voyait l’ancien Testament qu’à travers le nouveau, et n’avait pour
guide vers Samuel que saint Paul. Commençons par l’architecture du temple dans Athalie : chez les Hébreux, tout était figure, symbole, et l’importance
des formes se rattachait à l’esprit de la loi. Mais d’abord je cherche vainement dans
Racine ce temple merveilleux bâti par Salomon, tout en marbre, en cèdre, revêtu de lames
d’or, reluisant de chérubins et de palmes ; je suis dans le vestibule, et je ne vois pas
les deux fameuses colonnes de bronze de dix-huit coudées de haut, qui se nomment, l’une
Jachin, l’autre Booz ; je ne vois ni la mer
d’airain, ni les douze bœufs d’airain, ni les lions ; je ne devine pas dans le
tabernacle ces chérubins de bois d’olivier, hauts de dix coudées, qui enveloppent
l’arche de leurs ailes. La scène se passe sous un péristyle grec un peu nu, et je me
sens déjà moins disposé à admettre le sacrifice de sang et
l’immolation par le couteau sacré, que si le poëte m’avait transporté dans ce temple
colossal où Salomon, le premier jour, égorgea pour hosties pacifiques vingt-deux mille
bœufs et cent vingt mille brebis. Des reproches analogues peuvent s’adresser aux
caractères et aux discours des personnages. L’idolâtrie monstrueuse de Tyr et de Sidon
devait être opposée au culte de Jéhovah dans la personne de Mathan, qui, sans cela,
n’est qu’un mauvais prêtre, débitant d’abstraites maximes ; j’aurais voulu entrevoir,
grâce à lui, ces temples impurs de Baal,
. . . . . Où siégeaient, sur de riches carreaux, Cent idoles de jaspe aux têtes de taureaux ; . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Où, sans lever jamais leurs têtes colossales, Veillaient, assis en cercle et se regardant tous, Des dieux d’airain posant leurs mains sur leurs genoux.
Le grand prêtre est beau, noble et terrible ; mais on le conçoit plus terrible encore et plus inexorable, pour être le ministre d’un Dieu de colère. Quand il arme les lévites, et qu’il leur rappelle que leurs ancêtres, à la voix de Moïse, ont autrefois massacré leurs frères (« Voici ce que dit le Seigneur, Dieu d’Israël : « Que chaque homme place son glaive sur sa cuisse, et que chacun tue son frère, son ami, et celui qui lui est le plus proche. » Les enfants de Lévi firent ce que Moïse avait ordonné. »), il délaie ce verset en périphrases évasives :
Ne descendez-vous pas de ces fameux lévites Qui, lorsqu’au dieu du Nil le volage Israël Rendit dans le désert un culte criminel, De leurs plus chers parents saintement homicides, Consacrèrent leurs mains dans le sang des perfides, Et par ce noble exploit vous acquirent l’honneur D’être seuls employés aux autels du Seigneur ?
En somme, Athalie est une œuvre imposante d’ensemble, et par
beaucoup d’endroits magnifique, mais non pas si complète ni si désespérante qu’on a bien
voulu croire. Racine n’y a pas pénétré l’essence même de la poésie hébraïque
orientalepoésie, c’est possible;
mais de la religion, certes, il en avait pénétré l’essence. J’aurais
plus d’un point à modifier aujourd’hui dans mon premier jugement; il a commencé à me
paraître moins juste, quand des continuateurs exagérés me l’ont rendu comme dans un
miroir grossissant. Je reprendrai le Racine chrétien au complet dans mon ouvrage sur
Port-Royal; en attendant, je me borne à en tirer les remarques que voici: « Quelle
erreur nous avons soutenue autrefois ! Il nous paraissait qu’Athalie
aurait été plus belle, s’il y avait eu les grandes statues dans le vestibule, le
bassin d’airain, etc. Cela, au contraire, présenté disproportionnément, nous eût caché
le vrai sujet, le Dieu un et spirituel, invisible et qui remplit tout. — Peu de décors
dans Racine; et il a raison au fond : l’unité du Dieu invisible en ressort mieux.
Lorsque Pompée, usant du droit de conquête, entra dans le Saint des Saints, il observa
avec étonnement, dit Tacite, qu’il n’y avait aucune image et que le sanctuaire était
vide. C’était un dicton populaire, en parlant des Juifs, que « Nil
praeter nubes et cœli numen adorant. »
Osias n’était plus ; Dieu m’apparut : je vis Adonaï vêtu de gloire et d’épouvante ; Les bords éblouissants de sa robe flottante Remplissaient le sacré parvis. Des séraphins debout sur des marches d’ivoire Se voilaient devant lui de six ailes de feux ; Volant de l’un à l’autre, ils se disaient entre eux : Saint, Saint, Saint, le Seigneur, le Dieu, le roi des dieux ! Toute la terre est pleine de sa gloire !
Il ne dirait pas dans ses chœurs, quand il fait parler l’impie voluptueux :
Ainsi qu’on choisit une rose Dans les guirlandes de Sarons, Choisissez une vierge éclose Parmi les lis de vos vallons : Enivrez-vous de son haleine, Écartez ses tresses d’ébène, Goûtez les fruits de sa beauté. Vivez, aimez, c’est la sagesse : Hors le plaisir et la tendresse, Tout est mensonge et vanité.
Il ne dirait pas davantage :
O tombeau ! vous êtes mon père ; Et je dis aux vers de la terre : Vous êtes ma mère et mes sœurs.
L’avouerai-je ? Esther, avec ses douceurs charmantes et ses aimables
peintures, Esther, moins dramatique qu’Athalie, et
qui vise moins haut, me semble plus complète en soi, et ne laisser rien à désirer. Il
est vrai que ce gracieux épisode de la Bible s’encadre entre deux événements étranges,
dont Racine se garde de dire un seul mot, à savoir le somptueux festin d’Assuérus, qui
dura cent quatre-vingts jours, et le massacre que firent les Juifs de leurs ennemis, et
qui dura deux jours entiers, sur la prière formelle de la Juive Esther. A cela près, ou
plutôt même à cause de l’omission, ce délicieux poëme, si parfait d’ensemble, si rempli
de pudeur, de soupirs et d’onction pieuse, me semble le fruit le plus naturel qu’ait
porté le génie de Racine. C’est l’épanchement le plus pur, la plainte la plus
enchanteresse de cette âme tendre qui ne savait assister à la prise d’habit d’une novice
sans se noyer dans les larmes, et dont madame de Maintenon écrivait : « Racine, qui veut
pleurer, viendra à la profession de la sœur Lalie. » Vers ce même temps, il composa
pour Saint-Cyr quatre cantiques spirituels qui sont au nombre de ses plus beaux
ouvrages. Il y en a deux d’après saint Paul que Racine traite comme il a déjà fait
Tacite et la Bible, c’est-à-dire en l’enveloppant de suavité et de nombre, mais en
l’affaiblissant quelquefois. Il est à regretter qu’il n’ait pas poussé plus loin cette
espèce de composition religieuse, et que, dans les huit dernières années qui suivirent
Athalie, il n’ait pas fini par jeter avec originalité quelques-uns
des sentiments personnels, tendres, passionnés, fervents, que recelait son cœur.
Certains passages des lettres à son fils aîné, alors attaché à l’ambassade de Hollande,
font rêver une poésie intérieure et pénétrante qu’il n’a épanchée nulle part, dont il a
contenu en lui, durant des années, les délices incessamment prêtes à déborder, ou qu’il
a seulement répandue dans la prière, aux pieds de Dieu, avec les larmes dont il était
plein. La poésie alors, qui faisait partie de la littérature, se
distinguait tellement de la vie que rien ne ramenait de l’une à
l’autre, que l’idée même ne venait pas de les joindre, et qu’une fois consacré aux soins
domestiques, aux sentiments de père, aux devoirs de paroissien, on avait élevé une
muraille infranchissable entre les Muses et soi. Au reste, comme nul
sentiment profond n’est stérile en nous, il arrivait que cette poésie rentrée et sans issue était dans la vie comme un parfum secret qui se mêlait aux
moindres actions, aux moindres paroles, y transpirait par une voie insensible, et leur
communiquait une bonne odeur de mérite et de vertu : c’est le cas de Racine, c’est
l’effet que nous cause aujourd’hui la lecture de ses lettres à son fils, déjà homme et
lancé dans le monde, lettres simples et paternelles, écrites au coin du feu, à côté de
la mère, au milieu des six autres enfants, empreintes à chaque ligne d’une tendresse
grave et d’une douceur austère, et où les réprimandes sur le style, les conseils
d’éviter les répétitions de mots et les locutions de la
Gazette de Hollande, se mêlent naïvement aux préceptes de conduite et aux
avertissements chrétiens : « Vous avez eu quelque raison d’attribuer l’heureux succès de
votre voyage, par un si mauvais temps, aux prières qu’on a faites pour vous. Je compte
les miennes pour rien ; mais votre mère et vos petites sœurs prioient tous les jours
Dieu qu’il vous préservât de tout accident, et on faisoit la même chose à Port-Royal. »
Et plus bas : « M. de Torcy m’a appris que vous étiez dans la Gazette de
Hollande : si je l’avois su, je l’aurois fait acheter pour la lire à vos petites
sœurs, qui vous croiroient devenu un homme de conséquence. » On voit que madame Racine
songeait toujours à son fils absent, et que, chaque fois qu’on servait quelque chose
d’un peu bon sur la table, elle ne pouvait s’empêcher de dire :
« Racine en auroit volontiers mangé. » Un ami qui revenait de Hollande, M. de Bonnac,
apporta à la famille des nouvelles du fils chéri ; on l’accabla de questions, et ses
réponses furent toutes satisfaisantes : « Mais je n’ai osé, écrit l’excellent père, lui
demander si vous pensiez un peu au bon Dieu, et j’ai eu peur que la réponse ne fût pas
telle que je l’aurois souhaitée. » L’événement domestique le plus important des
dernières années de Racine est la profession que fit à Melun sa fille cadette, âgée de
dix-huit ans ; il parle à son fils de la cérémonie, et en raconte les détails à sa
vieille tante, qui vivait toujours à Port-Royal dont elle était abbessesangloter
pendant tout l’office : ainsi, de ce cœur brisé, des trésors d’amour, des effusions
inexprimables s’échappaient par ces sanglots ; c’était comme l’huile versée du vase de
Marie. Fénelon lui écrivit exprès pour le consoler. Avec cette facilité excessive aux
émotions, et cette sensibilité plus vive, plus inquiète de jour en jour, on explique
l’effet mortel que causa à Racine le mot de Louis XIV, et ce dernier coup qui le tua ;
mais il était auparavant, et depuis longtemps, malade du mal de poésie : seulement, vers
la fin, cette prédisposition inconnue avait dégénéré en une sorte d’hydropisie lente qui
dissolvait ses humeurs et le livrait sans ressort au moindre choc. Il mourut en 1699
dans sa soixantième année, vénéré et pleuré de tous, comblé de gloire, mais laissant, il
faut le dire, une postérité littéraire peu virile, et bien intentionnée plutôt que
capable : ce furent les Rollin, les d’Olivet en critique, les Duché et les Campistron au
théâtre, les Jean-Baptiste et les Racine fils dans l’ode et dans le poëme. Depuis ce
temps jusqu’au nôtre, et à travers toutes les variations de goût, la renommée de Racine
a subsisté sans atteinte et a constamment reçu des hommages unanimes, justes au fond et
mérités en tant qu’hommages, bien que parfois très-peu intelligents dans les motifs. Des
critiques sans portée ont abusé du droit de le citer pour modèle, et l’ont trop souvent
proposé à l’imitation par ses qualités les plus inférieures ; mais, pour qui sait le
comprendre, il a suffisamment, dans son œuvre et dans sa vie, de quoi se faire à jamais
admirer comme grand poëte et chérir comme ami de cœur.
Racine fut dramatique sans doute, mais il le fut dans un genre qui l’était peu. En
d’autres temps, en des temps comme les nôtres, où les proportions du drame doivent être
si différentes de ce qu’elles étaient alors, qu’aurait-il fait ? Eût-il également tenté
le théâtre ? Son génie, naturellement recueilli et paisible, eût-il suffi à cette
intensité d’action que réclame notre curiosité blasée, à cette vérité réelle dans les
mœurs et dans les caractères qui devient indispensable après une époque de grande
révolution, à cette philosophie supérieure qui donne à tout cela un sens, et fait de
l’action autre chose qu’un imbroglio, de la couleur historique autre
chose qu’un badigeonnage ? Eût-il été de force et d’humeur à mener
toutes ces parties de front, à les maintenir en présence et en harmonie, à les unir, à
les enchaîner sous une forme indissoluble et vivante ; à les fondre l’une dans l’autre
au feu des passions ? N’eût-il pas trouvé plus simple et plus conforme à sa nature de
retirer tout d’abord la passion du milieu de ces embarras étrangers dans lesquels elle
aurait pu se perdre comme dans le sable, en s’y versant ; de la faire rentrer en son lit
pour n’en plus sortir, et de suivre solitaire le cours harmonieux de cette grande et
belle élégie, dont Esther et Bérénice sont les plus
limpides, les plus transparents réservoirs ? C’est là une délicate question, sur
laquelle on ne peut exprimer que des conjectures : j’ai hasardé la mienne ; elle n’a
rien d’irrévérent pour le génie de Racine. M. Étienne, dans son discours de réception à
l’Académie, déclare qu’il admire Molière bien plus comme philosophe que comme poëte. Je
ne suis pas sur ce point de l’avis de M. Étienne, et dans Molière la qualité de poëte ne
me paraît inférieure à aucune autre ; mais je me garderai bien d’accuser le spirituel
auteur des Deux Gendres de vouloir renverser l’autel du plus grand
maître de notre scène. Or, est-ce davantage vouloir renverser Racine que de déclarer
qu’on préfère chez lui la poésie pure au drame, et qu’on est tenté de le rapporter à la
famille des génies lyriques, des chantres élégiaques et pieux, dont la mission ici-bas
est de célébrer l’amour (en prenant amour dans le
même sens que Dante et Platon) ?
Indépendamment de l’examen direct des œuvres, ce qui nous a surtout confirmé dans
notre opinion, c’est le silence de Racine et la disposition d’esprit qu’il marqua durant
les longues années de sa retraite. Les facultés innées qu’on a exercées beaucoup et
qu’on arrête brusquement au milieu de la carrière, après les premiers instants donnés au
délassement et au repos, se réveillent et recommencent à désirer le genre de mouvement
qui leur est propre. D’abord il n’en vient à l’âme qu’une plainte sourde, lointaine,
étouffée, qui n’indique pas son objet et nous livre à tout le vague de l’ennui. Bientôt l’inquiétude se décide ; la faculté sans aliment s’affame, pour ainsi dire ; elle crie au dedans de nous : c’est comme un coursier
généreux qui hennit dans l’étable et demande l’arène ; on n’y peut tenir, et tous les
projets de retraite sont oubliés. Qu’on se figure, par exemple, à la place de Racine, au
sein du même loisir, quelqu’un de ces génies incontestablement dramatiques, Shakspeare,
Molière, Beaumarchais, Scott. Oh ! les premiers mois d’inaction passés, comme le cerveau
du poète va fermenter et se remplir ! comme chaque idée, chaque sentiment va revêtir à
ses yeux un masque, un personnage, et marcher à ses côtés ! que de générations
spontanées vont éclore de toutes parts et lever la tête sur cette eau dormante ! que
d’êtres inachevés, flottants, passeront dans ses rêves et lui feront signe de venir !
que de voix plaintives lui parleront comme à Tancrède dans la forêt enchantée ! La reine
Mab descendra en char et se posera sur ce front endormi. Soudain Ariel ou Puck, Scapin
ou Dorine, Chérubin ou Fenella, merveilleux lutins, messagers malicieux et empressés,
s’agiteront autour du maître, le tirailleront de mille côtés pour qu’il prenne garde à
leurs êtres chéris, à leurs amants séparés, à leurs princesses malheureuses ; ils les
évoqueront devant lui, comme dans l’Élysée antique le devin Tirésias, ou plutôt le vieil
Anchise, évoquait les âmes des héros qui n’avaient pas vécu ; ils les feront passer par
groupes, ombres fugitives, rieuses ou éplorées, demandant la vie, et, dans les limbes
inexplicables de la pensée, attendant la lumière du jour. Diana Vernon à cheval,
franchissant les barrières et se perdant dans le taillis ; Juliette au balcon tendant
les bras à Roméo ; l’ingénue Agnès à son balcon aussi, et rendant à son amant salut pour
salut du matin au soir ; la moqueuse Suzanne et la belle comtesse habillant le page ;
que sais-je ? toutes ces ravissantes figures, toutes ces apparitions enchantées
souriront au poëte et l’appelleront à elles du sein de leur nuage. Il n’y résistera pas
longtemps, et se relancera, tête baissée, dans ce monde qui tourbillonne autour de lui.
Chacun reviendra à ses goûts et à sa nature. Beaumarchais, comme un joueur excité par
l’abstinence, tentera de nouveau avec fureur les chances et la folie des intrigues.
Scott, plus insouciant peut-être, et comme un voyageur simplement curieux qui a déjà vu
beaucoup de siècles et de pays, mais qui n’est pas las encore, se remettra en marche au
risque de repasser, chemin faisant, par les mêmes aventures. Molière, penseur profond,
triste au dedans, ayant hâte de sortir de lui-même et d’échapper à ses peines secrètes,
sera cette fois d’un comique plus grave ou plus fou qu’à l’ordinaire. Shakspeare
redoublera de grâce, de fantaisie ou d’effroi. Le grand Corneille enfin (car il est de
cette famille), Corneille couvert de cicatrices, épuisé, mais infatigable et sans
relâche comme ses héros, pareil à ce valeureux comte de Fuentès dont parle Bossuet, et
qui combattit à Rocroi jusqu’au dernier soupir, Corneille ramènera obstinément au combat
ses vieilles bandes espagnoles et ses drapeaux déchirés.
Voilà les poëtes dramatiques. Dirai-je que Racine ne leur ressembla jamais dans sa
retraite ; qu’il ne vit plus rien de ce qu’il avait quitté ; qu’il n’eut point, à ses
heures de rêverie, des apparitions charmantes qui remuaient, comme autrefois, son
cœur ? Ce serait faire injure à son génie. Mais ces créations mêmes vers lesquelles un
doux penchant dut le rentraîner d’abord, ces Monime, ces Phèdre, ces Bérénice au long
voile, ces nobles amantes solitaires qu’il revoyait, à la nuit tombante, sous les traits
de la Champmeslé, et qui s’enfuyaient, comme Didon, dans les bocages, qu’étaient-elles,
je le demande ? Où voulaient-elles le ramener ? Différaient-elles beaucoup de l’Élégie à la voix gémissante ;
Au ris mêlé de pleurs, aux longs cheveux épars, Belle, levant au ciel ses humides regards ?
Et quand il se fut tout à fait réfugié dans l’amour divin, ces formes attrayantes d’un
amour profane continuèrent-elles longtemps à repasser dans ses songes ? Pour moi, je ne
le crois point. Il fut prompt à les dissiper et à les oublier : ses affections bientôt
allèrent toutes ailleurs ; il ne pensait qu’à Port-Royal, alors persécuté, et se
complaisait délicieusement dans ses souvenirs d’enfance : « En effet, dit-il, il n’y
avoit point de maison religieuse qui fût en meilleure odeur que Port-Royal. Tout ce
qu’on en voyoit au dehors inspiroit de la piété ; on admiroit la manière grave et
touchante dont les louanges de Dieu y étoient chantées, la simplicité et en même temps
la propreté de leur église, la modestie des domestiques, la solitude des parloirs, le
peu d’empressement des religieuses à y soutenir la conversation, leur peu de curiosité
pour savoir les choses du monde et même les affaires de leurs proches ; en un mot, une
entière indifférence pour tout ce qui ne regardoit point Dieu. Mais combien les
personnes qui connoissoient l’intérieur de ce monastère y trouvoient-elles de nouveaux
sujets d’édification ! Quelle paix ! quel silence ! quelle charité ! quel amour pour la
pauvreté et pour la mortification ! Un travail sans relâche, une prière continuelle,
point d’ambition que pour les emplois les plus vils et les plus humiliants, aucune
impatience dans les sœurs, nulle bizarrerie dans les mères, l’obéissance toujours
prompte et le commandement toujours raisonnable. » Et vers le même temps il écrivait à
son fils : « M. de Rost m’a appris que la Champmeslé étoit à l’extrémité, de quoi il me
paroît très-affligé ; mais ce qui est le plus affligeant, c’est de quoi il ne se soucie
guère apparemment, je veux dire l’obstination avec laquelle cette pauvre malheureuse
refuse de renoncer à la comédie, ayant déclaré, à ce qu’on m’a dit, qu’elle trouvoit
très-glorieux pour elle de mourir comédienne. Il faut espérer que, quand elle verra la
mort de plus près, elle changera de langage comme font d’ordinaire la plupart de ces
gens qui font tant les fiers quand ils se portent bien. Ce fut madame de Caylus qui
m’apprit hier cette particularité dont elle étoit effrayée, et qu’elle a sue, comme je
crois, de M. le curé de Saint-Sulpice. » Et dans une autre lettre : « Le pauvre M. Boyer
est mort fort chrétiennement ; sur quoi je vous dirai, en passant, que je dois
réparation à la mémoire de la Champmeslé, qui mourut avec d’assez bons sentiments, après
avoir renoncé à la comédie, très-repentante de sa vie passée, mais surtout fort affligée
de mourir : du moins M. Despréaux me l’a dit ainsi, l’ayant appris du curé d’Auteuil,
qui l’assista à la mort ; car elle est morte à Auteuil, dans la maison d’un maître à
danser, où elle étoit venue prendre l’air. » On a besoin de croire, pour excuser ce ton
de sécheresse, que Racine voulait faire indirectement la leçon à son fils, et condamner
ses propres erreurs dans la personne de celle qui en avait été l’objet. Mais, même en
tenant compte de l’intention, on peut conclure hardiment, après avoir lu et comparé ces
passages, que les sentiments du poëte ne prenaient plus la forme dramatique, et que la
figure de la Champmeslé lui était depuis longtemps sortie de la mémoire. Port-Royal
avait toute son âme ; il y puisait le calme, il y rapportait ses prières ; il était
plein des gémissements de cette maison affligée, quand il fit entendre, pour l’heureuse
maison de Saint-Cyr, la mélodie touchante des chœurs d’Esther
LES LARMES DE RACINE. Racine, qui veut pleurer, viendra à la profession de la sœur Lalie. (Madame de Maintenon.) Jean Racine, le grand poëte, Le poëte aimant et pieux, Après que sa lyre muette Se fut voilée à tous les yeux, Renonçant à la gloire humaine, S’il sentait en son âme pleine Le flot contenu murmurer, Ne savait que fondre en prière, Pencher l’urne dans la poussière Aux pieds du Seigneur, et pleurer. Comme un cœur pur de jeune fille Qui coule et déborde en secret, A chaque peine de famille, Au moindre bonheur, il pleurait ; A voir pleurer sa fille aînée ; A voir sa table couronnée D’enfants, et lui-même au déclin ; A sentir les inquiétudes De père, tout causant d’études, Les soirs d’hiver, avec Rollin ; Ou si dans la sainte patrie, Berceau de ses rêves touchants, Il s’égarait par la prairie Au fond de Port-Royal-des-Champs ; S’il revoyait du cloître austère Les longs murs, l’étang solitaire, Il pleurait comme un exilé ; Pour lui, pleurer avait des charmes. Le jour que mourait dans les larmes Ou La Fontaine ou Champmeslé Il est permis de supposer, malgré ce qu’on a vu plus haut, que le poëte donna secrètement à la Champmeslé quelques larmes et quelques prières. .Surtout ces pleurs avec délices En ruisseaux d’amour s’écoulaient, Chaque fois que sous des cilices Des fronts de seize ans se voilaient ; Chaque fois que des jeunes filles, Le jour de leurs vœux, sous les grilles S’en allaient aux yeux des parents, Et foulant leurs bouquets de fête, Livrant les cheveux de leur tête, Épanchaient leur âme à torrents. Lui-même il dut payer sa dette ; Au temple il porta son agneau ; Dieu marquant sa fille cadette, La dota du mystique anneau. Au pied de l’autel avancée, La douce et blanche fiancée Attendait le divin Époux ; Mais, sans voir la cérémonie, Parmi l’encens et l’harmonie Sanglotait le père à genoux Lope de Vega eut aussi une fille, et la plus chérie, qui se fit religieuse ; il composa sur cette prise de voile une pièce de vers fort touchante, où il décrit avec beaucoup d’exaltation les alternatives de ses émotions de père et de ses joies comme chrétien (Fauriel ; .Vie de Lope de Vega). Mais Racine ne put que pleurer.Sanglots, soupirs, pleurs de tendresse, Pareils à ceux qu’en sa ferveur Madeleine la pécheresse Répandit aux pieds du Sauveur ; Pareils aux flots de parfum rare Qu’en pleurant la sœur de Lazare De ses longs cheveux essuya ; Pleurs abondants comme les vôtres, O le plus tendre des apôtres, Avant le jour d’Alleluia ! Prière confuse et muette, Effusion de saints désirs, Quel luth se fera l’interprète De ces sanglots, de ces soupirs ? Qui démêlera le mystère De ce cœur qui ne peut se taire, Et qui pourtant n’a point de voix ? Qui dira le sens des murmures Qu’éveille à travers les ramures Le vent d’automne dans les bois ? C’était une offrande avec plainte, Comme Abraham en sut offrir ; C’était une dernière étreinte Pour l’enfant qu’on a vu nourrir ; C’était un retour sur lui-même, Pécheur relevé d’anathème, Et sur les erreurs du passé ; Un cri vers le Juge sublime, Pour qu’en faveur de la victime Tout le reste fût effacé. C’était un rêve d’innocence, Et qui le faisait sangloter, De penser que, dès son enfance, Il aurait pu ne pas quitter Port-Royal et son doux rivage, Son vallon calme dans l’orage, Refuge propice aux devoirs ; Ses châtaigniers aux larges ombres, Au dedans les corridors sombres, La solitude des parloirs. Oh ! si, les yeux mouillés encore, Ressaisissant son luth dormant, Il n’a pas dit, à voix sonore, Ce qu’il sentait en ce moment ; S’il n’a pas raconté, poëte, Son âme pudique et discrète, Son holocauste et ses combats, Le Maître qui tient la balance N’a compris que mieux son silence : O mortels, ne le blâmez pas ! Celui qu’invoquent nos prières Ne fait pas descendre les pleurs Pour étinceler aux paupières, Ainsi que la rosée aux fleurs ; Il ne fait pas sous son haleine Palpiter la poitrine humaine, Pour en tirer d’aimables sons ; Mais sa rosée est fécondante ; Mais son haleine, immense, ardente, Travaille à fondre nos glaçons. Qu’importent ces chants qu’on exhale, Ces harpes autour du saint lieu ; Que notre voix soit la cymbale Marchant devant l’arche de Dieu ; Si l’âme, trop tôt consolée, Comme une veuve non voilée Dissipe ce qu’il faut sentir ; Si le coupable prend le change, Et tout ce qu’il paye en louange, S’il le retranche au repentir ?
Les derniers sentiments exprimés dans cette pièce ne furent point étrangers à l’âme de
Racine. Dans un très-beau cantique sur la Charité, imité de saint
Paul, il dit lui-même, en des termes assez semblables, et dont notre ami paraît s’être
souvenu :
En vain je parlerais le langage des Anges, En vain, mon Dieu, de tes louanges Je remplirois tout l’univers : Sans amour ma gloire n’égale Que la gloire de la cymbale, Qui d’un vain bruit frappe les airs.
Si maintenant l’on m’objecte que cette théorie conjecturale serait admissible peut-être
si Racine n’avait pas fait Athalie, mais qu’Athalie
seule répond victorieusement à tout et révèle dans le poëte un génie essentiellement
dramatique, je répliquerai à mon tour qu’en admirant beaucoup Athalie,
je ne lui reconnais point tant de portée ; que la quantité d’élévation, d’énergie et de
sublime qui s’y trouve ne me paraît pas du tout dépasser ce qu’il en faut pour réussir
dans le haut lyrique, dans la grande poésie religieuse, dans l’hymne, et qu’à mon gré
cette magnifique tragédie atteste seulement chez Racine des qualités fortes et
puissantes qui couronnaient dignement sa tendresse habituelle.
L’examen un peu approfondi du style de Racine nous ramènera involontairement aux mêmes
conclusions sur la nature et la vocation de son talent. Qu’est-ce, en effet, qu’un style
dramatique ? C’est quelque chose de simple, de familier, de vif, d’entrecoupé, qui se
déploie et se brise, qui monte et redescend, qui change sans effort en passant d’un
personnage à l’autre, et varie dans le même personnage selon les moments de la passion.
On se rencontre, on cause, on plaisante ; puis l’ironie s’aiguise, puis la colère se
gonfle, et voilà que le dialogue ressemble à la lutte étincelante de deux serpents
entrelacés. Les gestes, les inflexions de voix et les sinuosités du discours sont en
parfaite harmonie ; les hasards naturels, les particularités journalières d’une
conversation qui s’anime, se reproduisent en leur lieu. Auguste est assis avec Cinna
dans son cabinet et lui parle longuement ; chaque fois que Cinna veut l’interrompre,
l’empereur l’apaise d’autorité, étend la main, ralentit sa parole, le fait rasseoir et
continue. Le jeu de Talma, c’était tout le style dramatique mis en dehors et traduit aux
yeux.—Les personnages du drame, vivant de la vie réelle comme tout le monde, doivent en
rappeler à chaque instant les détails et les habitudes. Hier, aujourd’hui,
demain, sont des mots très-significatifs pour eux. Les plus chers souvenirs dont
se nourrit leur passion favorite leur apparaissent au complet avec une singulière
vivacité dans les moindres circonstances. Il leur échappe souvent de dire : Tel jour, à telle heure, en tel endroit. L’amour dont une âme est pleine, et qui
cherche un langage, s’empare de tout ce qui l’entoure, en tire des images, des
comparaisons sans nombre, en fait jaillir des sources imprévues de tendresse. Juliette,
au balcon, croit entendre le chant de l’alouette, et presse son jeune époux de partir ;
mais Roméo veut que ce soit le rossignol qu’on entend, afin de rester encore.
La douleur est superstitieuse ; l’âme, en ses moments extrêmes, a de singuliers
retours ; elle semble, avant de quitter cette vie, s’y rattacher à plaisir par les fils
les plus déliés et les plus fragiles. Desdemona, émue du vague pressentiment de sa fin,
revient toujours, sans savoir pourquoi, à une chanson de Saule que lui
chantait dans son enfance une vieille esclave qu’avait sa mère. C’est ainsi que le
lyrique même, grâce aux détails naïfs qui le retiennent et le fixent dans la réalité, ne
fait pas hors-d’œuvre, et concourt directement à l’effet dramatique.
Le pittoresque épique, le descriptif pompeux sied mal au style du drame ; mais sans se mettre exprès à décrire, sans étaler sa toile pour peindre, il est tel mot de pure causerie qui, jeté comme au hasard, va nous donner la couleur des lieux et préciser d’avance le théâtre où se déploiera la passion. Duncan arrive avec sa suite au château de Macbeth ; il en trouve le site agréable, et Banco lui fait remarquer qu’il y a des nids de martinets à chaque frise et à chaque créneau : preuve, dit-il, que l’air est salubre en cet endroit. Shakspeare abonde en traits pareils ; les tragiques grecs en offriraient également. Racine n’en a jamais.
Le style de Racine se présente, dès l’abord, sous une teinte assez uniforme d’élégance
et de poésie ; rien ne s’y détache particulièrement. Le procédé en est d’ordinaire
analytique et abstrait ; chaque personnage principal, au lieu de répandre sa passion au
dehors en ne faisant qu’un avec elle, regarde le plus souvent cette passion au dedans de
lui-même, et la raconte par ses paroles telle qu’il la voit au sein de ce monde
intérieur, au sein de ce moi, comme disent les philosophes : de là une
manière générale d’exposition et de récit qui suppose toujours dans chaque héros ou
chaque héroïne un certain loisir pour s’examiner préalablement ; de là encore tout un
ordre d’images délicates, et un tendre coloris de demi-jour, emprunté à une savante
métaphysique du cœur ; mais peu ou point de réalité, et aucun de ces détails qui nous
ramènent à l’aspect humain de cette vie. La poésie de Racine élude les détails, les
dédaigne, et quand elle voudrait y atteindre, elle semble impuissante à les saisir. Il y
a dans Bajazet un passage, entre autres, fort admiré de Voltaire :
Acomat explique à Osmin comment, malgré les défenses rigoureuses du sérail, Roxane et
Bajazet ont pu se voir et s’aimer :
Peut-être il te souvient qu’un récit peu fidèle De la more d’Amurat fit courir la nouvelle. La sultane, à ce bruit feignant de s’effrayer, Par des cris douloureux eut soin de l’appuyer. Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent ; De l’heureux Bajazet les gardes se troublèrent : Et les dons achevant d’ébranler leur devoir, Leurs captifs dans ce trouble osèrent s’entrevoir.
Au lieu d’une explication nette et circonstanciée de la rencontre, comme tout cela est
touché avec précaution ! comme le mot propre est habilement évincé ! les
esclaves tremblèrent ! les gardes se troublèrent ! Que d’efforts en pure perte !
que d’élégances déplacées dans la bouche sévère du grand-vizir ! —Monime a voulu
s’étrangler avec son bandeau, ou, comme dit Racine, faire un affreux lien
d’un sacré diadème ; elle apostrophe ce diadème en vers enchanteurs que je me
garderai bien de blâmer. Je noterai seulement que, dans la colère et le mépris dont elle
accable ce fatal tissu, elle ne l’ose nommer qu’en termes généraux et
avec d’exquises injures. Il résulte de cette perpétuelle nécessité de noblesse et
d’élégance que s’impose le poëte, que lorsqu’il en vient à quelques-unes de ces parties
de transition qu’il est impossible de relever et d’ennoblir, son vers inévitablement
déroge, et peut alors sembler prosaïque par comparaison avec le ton de l’ensemble.
Chamfort s’est amusé à noter dans Esther le petit nombre de vers qu’il
croit entachés de prosaïsme. Au reste, Racine a tellement pris garde à ce genre de
reproche, qu’au risque de violer les convenances dramatiques, il a su prêter des paroles
pompeuses ou fleuries à ses personnages les plus subalternes comme à ses héros les plus
achevés. Il traite ses confidentes sur le même pied que ses reines ; Arcas s’exprime
tout aussi majestueusement qu’Agamemnon. M. Villemain a déjà remarqué que, dans
Euripide, le vieillard qui tient la place d’Arcas n’a qu’un langage simple, non figuré,
conforme à sa condition d’esclave : « Pourquoi donc sortir de votre tente, ô roi
Agamemnon, lorsque autour de nous tout est assoupi dans un calme profond, lorsqu’on n’a
point encore relevé la sentinelle qui veille sur les retranchements ? » Et c’est
Agamemnon qui dit : « Hélas ! on n’entend ni le chant des oiseaux, ni le bruit de la
mer ; le silence règne sur l’Euripe. » Dans Racine au contraire, Arcas prend les devants
en poésie, et il est le premier à s’écrier :
Mais tout dort, et l’armée, et les vents, et Neptune.
Chez Euripide, le vieillard a vu Agamemnon dans tout le désordre d’une nuit de
douleur ; il l’a vu allumer un flambeau, écrire une lettre et l’effacer, y imprimer le
cachet et le rompre, jeter à terre ses tablettes et verser un torrent de larmes. Racine
fils avoue avec candeur qu’on peut regretter dans l’Iphigénie française cette vive
peinture de l’Agamemnon grec ; mais Euripide n’avait pas craint d’entrer dans
l’intérieur de la tente du héros, et de nommer certaines choses de la vie par leur
nom
Le procédé continu d’analyse dont Racine fait usage, l’élégance merveilleuse dont il
revêt ses pensées, l’allure un peu solennelle et arrondie de sa phrase, la mélodie
cadencée de ses vers, tout contribue à rendre son style tout à fait distinct de la
plupart des styles franchement et purement dramatiques. Talma, qui, dans ses dernières
années, en était venu à donner à ses rôles, surtout à ceux que lui fournissait
Corneille, une simplicité d’action, une familiarité saisissante et sublime, l’aurait
vainement essayé pour les héros de Racine ; il eût même été coupable de briser la
déclamation soutenue de leur discours, et de ramener à la causerie ce beau vers un peu
chanté. Est-ce à dire pourtant que le caractère dramatique manque entièrement à cette
manière de faire parler des personnages ? Loin de notre pensée un tel blasphème ! Le
style de Racine convient à ravir au genre de drame qu’il exprime, et nous offre un
composé parfait des mêmes qualités heureuses. Tout s’y tient avec art, rien n’y jure et
ne sort du ton ; dans cet idéal complet de délicatesse et de grâce, Monime, en vérité,
aurait bien tort de parler autrement. C’est une conversation douce et choisie, d’un
charme croissant, une confidence pénétrante et pleine d’émotion, comme on se figure
qu’en pouvait suggérer au poëte le commerce paisible de cette société où une femme
écrivait la Princesse de Clèves ; c’est un sentiment intime, unique,
expansif, qui se mêle à tout, s’insinue partout, qu’on retrouve dans chaque soupir, dans
chaque larme, et qu’on respire avec l’air. Si l’on passe brusquement des tableaux de
Rubens à ceux de M. Ingres, comme on a l’œil rempli de l’éclatante variété pittoresque
du grand maître flamand, on ne voit d’abord dans l’artiste français qu’un ton assez
uniforme, une teinte diffuse de pâle et douce lumière. Mais qu’on approche de plus près
et qu’on observe avec soin : mille nuances fines vont éclore sous le regard ; mille
intentions savantes vont sortir de ce tissu profond et serré ; on ne peut plus en
détacher ses yeux. C’est le cas de Racine lorsqu’on vient à lui en quittant Molière ou
Shakspeare : il demande alors plus que jamais à être regardé de très-près et longtemps ;
ainsi seulement on surprendra les secrets de sa manière : ainsi, dans l’atmosphère du
sentiment principal qui fait le fond de chaque tragédie, on verra se dessiner et se
mouvoir les divers caractères avec leurs traits personnels ; ainsi, les différences
d’accentuation, fugitives et ténues, deviendront saisissables, et prêteront une sorte de
vérité relative au langage de chacun ; on saura avec précision jusqu’à quel point Racine
est dramatique, et dans quel sens il ne l’est pas.
Racine a fait les Plaideurs ; et, dans cette admirable farce, il a
tellement atteint du premier coup le vrai style de la comédie, qu’on peut s’étonner
qu’il s’en soit tenu à cet essai. Comment n’a-t-il pas deviné, se dit involontairement
la critique questionneuse de nos jours, que l’emploi de ce style sincèrement dramatique,
qu’il venait de dérober à Molière, n’était pas limité à la comédie ; que la passion la
plus sérieuse pouvait s’en servir et l’élever jusqu’à elle ? Comment ne s’est-il pas
rappelé que le style de Corneille, en bien des endroits pathétiques, ne diffère pas
essentiellement de celui de Molière ? il ne s’agissait que d’achever la fusion ;
l’œuvre de réforme dramatique qui se poursuit maintenant sous nos yeux eût été dès lors
accomplie.—C’est que, sans doute, dans la tragédie telle qu’il la concevait, Racine
n’avait nullement besoin de ce franc et libre langage ; c’est que les
Plaideurs ne furent jamais qu’une débauche de table, un accident de cabaret dans
sa vie littéraire ; c’est que d’invincibles préjugés s’opposent toujours à ces fusions
si simples que combine à son aise la critique après deux siècles. Du temps de Racine,
Fénelon, son ami, son admirateur, et qui semble un de ses parents les plus proches par
le génie, écrivait de Molière : « En pensant bien, il parle souvent mal. Il se sert des
phrases les plus forcées et les moins naturelles. Térence dit en quatre mots, avec la
plus élégante simplicité, ce que celui-ci ne dit qu’avec une multitude de métaphores qui
approchent du galimatias. J’aime bien mieux sa prose que ses vers. Par exemple, l’Avare est moins mal écrit que les pièces qui sont en vers : il est vrai
que la versification françoise l’a gêné ; il est vrai même qu’il a mieux réussi pour les
vers dans l’Amphitryon, où il a pris la liberté de faire des vers
irréguliers. Mais en général il me paroît, jusque dans sa prose, ne parler point assez
simplement pour exprimer toutes les passions. » Il faut se souvenir que l’auteur de cet
étrange jugement avait la manière d’écrire la plus antipathique à Molière qui se puisse
imaginer. Il était doux, fleuri, agréablement subtil, épris des antiques chimères, doué
des signes gracieux de l’avenir ; et sa prose, encor qu’un peu
traînante, ne ressemblait pas mal à ces beaux vieillards divins dont il nous
parle souvent, à longue barbe plus blanche que la neige, et qui, soutenus d’un bâton
d’ivoire, s’acheminaient lentement au milieu des bocages vers un temple du plus pur
marbre de Paros. Quoi qu’il en soit, il énonçait à coup sûr, dans cette lettre à
l’Académie, l’opinion de plus d’un esprit délicat, de plus d’un académicien de son
temps, et Racine lui-même se serait probablement entendu avec lui pour critiquer sur
beaucoup de points la diction de Molière.
La sienne est scrupuleuse, irréprochable, et tout l’éloge qu’on a coutume de faire du
style de Racine en général doit s’appliquer sans réserve à sa diction. Nul n’a su mieux
que lui la valeur des mots, le pouvoir de leur position et de leurs alliances, l’art des
transitions, ce chef-d’œuvre le plus difficile de la poésie, comme
lui disait Boileau ; on peut voir là-dessus leur correspondance. En se tenant à un
vocabulaire un peu restreint, Racine a multiplié les combinaisons et les ressources. On
remarquera que dans ses tours il conserve par moments des traces légères d’une langue
antérieure à la sienne, et je trouve pour mon compte un charme infini à ces idiotismes
trop peu nombreux qui lui ont valu d’être souligné quelquefois par les critiques du
dernier siècle.
En somme, et ceci soit dit pour dernier mot, il y aurait injustice, ce me semble, à
traiter Racine autrement que tous les vrais poëtes de génie, à lui demander ce qu’il n’a
pas, à ne pas le prendre pour ce qu’il est, à ne pas accepter, en le jugeant, les
conditions de sa nature. Son style est complet en soi, aussi complet que son drame
lui-même ; ce style est le produit d’une organisation rare et flexible, modifiée par une
éducation continuelle et par une multitude de circonstances sociales qui ont pour jamais
disparu ; il est, autant qu’aucun autre, et à force de finesse, sinon avec beaucoup de
saillie, marqué au coin d’une individualité distincte, et nous retrace presque partout
le profil noble, tendre et mélancolique de l’homme avec la date du temps. D’où il
résulte aussi que vouloir ériger ce style en style-modèle, le
professer à tout propos et en toute occurrence, y rapporter toutes les autres manières
comme à un type invariable, c’est bien peu le comprendre et l’admirer bien
superficiellement, c’est le renfermer tout entier dans ses qualités de grammaire et de
diction. Nous croyons faire preuve d’un respect mieux entendu en déclarant le style de
Racine, comme celui de La Fontaine et de Bossuet, digne sans doute d’une éternelle
étude, mais impossible, mais inutile à imiter, et surtout d’une forme peu applicable au
drame nouveau, précisément parce qu’il nous paraît si bien approprié à un genre de
tragédie qui n’est plus.
Il y avait quelque hardiesse à revenir de nos jours à Bérénice, et
cette hardiesse pourtant, à la bien prendre, était de celles qui doivent réussir. On peut
considérer même que le moment présent et propice était tout trouvé. Le goût a des flux et
des reflux bizarres ; ce sont des courants qu’il faut suivre et qu’il ne faut pas craindre
d’épuiser. Après Moscow et la retraite de Russie, disait le spirituel M. de Stendhal, Iphigénie en Aulide devait sembler une bien moins bonne tragédie et un peu
tiède ; il voulait dire qu’après les grandes scènes et les émotions terribles de nos
révolutions et de nos guerres, il y avait urgence d’introduire sur le théâtre un peu plus
de mouvement et d’intérêt présent. Mais aujourd’hui, après tant de bouleversements qui ont
eu lieu sur la scène, et de telles tentatives aventureuses dont on paraît un peu lassé,
Iphigénie redevient de mise, elle reprend à son tour toute sa vivacité
et son coloris charmant. On en a tant vu, qu’un peu de langueur même repose, rafraîchit et
fait l’effet plutôt de ranimer. Après les drames compliqués qui ont mis en œuvre tant de
machines, l’extrême simplicité retrouve des chances de plaire ; après la Tour
de Nesle et les Mystères de Paris (je les range parmi les drames
à machines), c’est bien le moins qu’on essaie d’Ariane et de Bérénice.
Au milieu de l’ensemble si magnifique et si harmonieux de l’œuvre de Racine, Bérénice a droit de compter pour beaucoup. Certes, nous n’irons pas
l’élever au nombre de ses chefs-d’œuvre : on sait l’ordre et la suite où ceux-ci viennent
se ranger. Un homme de talent qui a particulièrement étudié Racine, et qui s’y connaît à
fond en matière dramatique, classait ainsi, l’autre jour, devant moi, les tragédies du
grand poëte : Athalie, Iphigénie, Andromaque, Phèdre et Britannicus. Je crois même qu’à titre de pièce achevée et accomplie, de tragédie
parfaite offrant le groupe dans toute sa beauté, il mettait Iphigénie
au-dessus des autres, et la qualifiait le chef-d’œuvre de l’art sur notre théâtre. Mais,
quoi qu’il en soit, la hauteur d’Athalie compense et emporte tout. Bérénice ne saurait se citer auprès de ces cinq productions hors de pair ;
elle ne soutiendrait même pas le parallèle avec les autres pièces relativement
secondaires, telles que Mithridate et Bajazet, et
pourtant elle a sa grâce bien particulière, son cachet racinien. Je distinguerai dans les
ouvrages de tout grand auteur ceux qu’il a faits selon son goût propre et son faible, et
ceux dans lesquels le travail et l’effort l’ont porté à un idéal supérieur. Bérénice, bien que commandée par Madame, me semble tout à fait dans le goût secret
et selon la pente naturelle de Racine ; c’est du Racine pur, un peu faible si l’on veut,
du Racine qui s’abandonne, qui oublie Boileau, qui pense surtout à la Champmeslé, et
compose une musique pour cette douce voix. On raconte que Boileau, apprenant que Racine
s’était engagé à traiter ce sujet sur la demande de la duchesse d’Orléans, s’écria : « Si
je m’y étais trouvé, je l’aurais bien empêché de donner sa parole. » Mais on assure aussi
que Racine aimait mieux cette pièce que ses autres tragédies, qu’il avait pour elle cette
prédilection que Corneille portait à son Attila. Je n’admets qu’à demi
la similitude, mais je crois volontiers à la prédilection. Cela devait être. Bérénice, chez lui, c’est la veine secrète, la veine du milieu.
On a quelquefois regretté que Racine n’eût pas fait d’élégies ; mais qu’est-ce donc dans ses pièces que ces rôles délicats, parfois un peu pâles comme Aricie, bien souvent passionnés et enchanteurs, Atalide, Monime, et surtout Bérénice ?
Bérénice peut être dite une charmante et mélodieuse faiblesse dans
l’œuvre de Racine, comme la Champmeslé le fut dans sa vie.
Il ne faudrait pas que de telles faiblesses, si gracieuses qu’elles semblent par
exception, revinssent trop souvent ; elles affecteraient l’œuvre entière d’une teinte
trop particulière et qui aurait sa monotonie, sa fadeur. Le talent a ses inclinations
qu’il doit consulter, qu’il doit suivre, qu’il doit diriger et aussi réprimer mainte fois.
Dans l’ordre poétique comme dans l’ordre moral, la grandeur est au prix de l’effort, de la
lutte et de la constance ; l’idéal habite les hauts sommets. On oublie trop de nos jours
ce devoir imposé au talent ; sous prétexte de lyrisme, chacun
s’abandonne à sa pente, et l’on n’atteint pas à l’œuvre dernière dont on eût été capable.
Aux époques tout à fait saines et excellentes, les choses ne se pratiquent pas ainsi. Ce
n’est pas contrarier son talent et aller contre Minerve que de se resserrer, de se
restreindre sur quelques points, de viser à s’élever et à s’agrandir sur certains autres.
Dans le beau siècle dont nous parlons, ce devoir rigoureux, cet avertissement attentif et
salutaire se personnifiait dans une figure vivante, et s’appelait Boileau. Il est bon que
la conscience intérieure que chaque talent porte naturellement en soi prenne ainsi forme
au dehors et se représente à temps dans la personne d’un ami, d’un juge assidu qu’on
respecte ; il n’y a plus moyen de l’oublier ni de l’éluder. Molière, le grand comique,
était sujet à se répandre et à se distraire dans les délicieuses mais surabondantes
bouffonneries des Dandin, des Scapin, des Sganarelle ; il aurait pu s’y attarder trop
longtemps et ne pas tenter son plus admirable effort. Despréaux, c’est-à-dire la
conscience littéraire, éleva la voix, et l’on eut à son moment le
Misanthrope. Ainsi de La Fontaine, qu’il fallut tirer de ses dizains et de ses
contes où il se complaisait si aisément, pour l’appliquer à ses fables et lui faire porter
ses plus beaux fruits. Ainsi de Racine lui-même qui, au sortir des douceurs premières,
s’élevait à Burrhus et aspirait à Phèdre. Il retomba cette fois, il fit
Bérénice sans Boileau, comme il s’était caché, enfant, de ses maîtres
pour lire le roman d’Héliodore.
Mais ce n’est là qu’une raison de plus pour nous de surprendre la fibre à nu et de
pénétrer en ce point le plus reculé du cœur. Une personne, un talent, ne sont pas bien
connus à fond, tant qu’on n’a pas touché ce point-là. De même qu’on dit qu’il faut passer
tout un été à Naples et un hiver à Saint-Pétersbourg, de même, quand on aborde Racine, il
faut aller franchement jusqu’à Bérénice.
La pièce se donna pour la première fois sur le théâtre de l’hôtel de Bourgogne, le 21
novembre 1670 ; elle eut d’abord plus de trente représentations, un succès de larmes, des
brochures critiques pour et contre, des parodies bouffonnes au Théâtre-Italien, enfin tout
ce qui constitue les honneurs de la vogue. On lit partout l’anecdote de son origine,
l’ordre de Madame, ce duel poétique et galant de Racine et de Corneille, la défaite de ce
dernier. Mais indépendamment des circonstances particulières qui favorisèrent le premier
succès, et sur lesquelles nous reviendrons, il faut reconnaître que Racine a su tirer d’un
sujet si simple une pièce d’un intérêt durable, puisque toutes les fois, dit Voltaire,
qu’il s’est rencontré un acteur et une actrice dignes de ces rôles de Titus et de
Bérénice, le public a retrouvé les applaudissements et les larmes. Du moins cela se passa
ainsi jusqu’aux années de Voltaire. En août 1724, la reprise de Bérénice
à la Comédie-Française fut extrêmement goûtée. Mademoiselle Le Couvreur, Quinault l’aîné
et Quinault Du Fresne, jouaient les trois rôles qu’avaient autrefois remplis mademoiselle
de Champmeslé, Floridor, et le mari de la Champmeslé. Les mêmes acteurs redonnèrent moins
heureusement la pièce en 1728. Mais surtout la tradition a conservé un vif souvenir du
triomphe de mademoiselle Gaussin en novembre 1752 : telle fut sa magie d’expression dans
le personnage de cette reine attendrissante, que le factionnaire même, placé sur la scène,
laissa, dit-on, tomber son arme et pleuraCours de Littérature où il juge
l’œuvre, se plaît à rappeler le nom de Gaussin comme inséparable de celui de
Bérénice.Bérénice reparut encore trois fois en décembre 1782
et janvier 1783 ; ce fut son dernier soupir au xviiie siècleL’Année littéraire (1783, tome I, page 137) constate un certain
succès et en parle comme nous le ferions nous-même, en l’opposant aux succès plus
bruyants du jour. Il put encore y avoir, quelques années après, un retour de Bérénice par mademoiselle Desgarcins. J’en entends parler, mais sans
pouvoir saisir l’instant.Bérénice
n’a point fait pleurer à cette représentation, mais qu’elle a fait bâiller ; toutes les
dissertations littéraires ne sauraient détruire un fait aussi notoire. » Talma pourtant
goûtait ce rôle d’Antiochus ou celui de Titus, tel qu’il le concevait, et il en disait,
ainsi que de Nicomède, que c’étaient de ces rôles à jouer deux fois par an, donnant à
entendre par là que ce ton modéré, et assez loin du haut tragique, détend et reposedivorce ; on y
aurait vu trop d’allusions.Bérénice avec
d’Alembert, et que la pièce leur fit à tous deux un plaisir auquel ils
s’attendaient peu. Il y a eu de cette agréable surprise pour plus d’un spectateur
d’aujourd’hui ; à la lecture, on n’y voit guère qu’une ravissante élégie ; à la
représentation, quelques-unes des qualités dramatiques se retrouvent, et l’intérêt, sans
aller jamais au comble, ne languit pas.
Érudits comme nous le sommes devenus et occupés de la couleur historique, il y a pour
nous, dans la représentation actuelle de Bérénice, un intérêt d’étude et
de souvenir. Voilà donc une de ces pièces qui charmaient et enlevaient la jeune cour de
Louis XIV à son heure la plus brillante, et l’on s’en demande les raisons, et, tout en
jouissant du charme quelque peu amolli des vers, on se reporte aux allusions d’autrefois.
Elles étaient nombreuses dans Bérénice, elles s’y croisaient en mille
reflets, et il y a plaisir à croire les deviner encore. Voltaire, avec son tact rapide, a
très-bien indiqué la plus essentielle et la plus voisine de l’inspiration première.
« Henriette d’Angleterre, belle-sœur de Louis XIV, dit-il, voulut que Racine et Corneille
fissent chacun une tragédie des adieux de Titus et de Bérénice. Elle crut qu’une victoire
obtenue sur l’amour le plus vrai et le plus tendre ennoblissait le sujet, et en cela elle
ne se trompait pas ; mais elle avait encore un intérêt secret à voir cette victoire
représentée sur le théâtre : elle se ressouvenait des sentiments qu’elle avait eus
longtemps pour Louis XIV et du goût vif de ce prince pour elle. Le danger de cette
passion, la crainte de mettre le trouble dans la famille royale, les noms de beau-frère et
de belle-sœur mirent un frein à leurs désirs ; mais il resta toujours dans leurs cœurs
une inclination secrète, toujours chère à l’un et à l’autre. Ce sont ces sentiments
qu’elle voulut voir développés sur la scène autant pour sa consolation que pour son
amusement. » On sait en effet, par l’intéressante histoire qu’a tracée d’elle madame de La
Fayette, combien Madame et son royal beau-frère s’étaient aimés dans cette nuance aimable
qui laisse la limite confuse et qui prête surtout au rêve, à la poésie. L’adorable
princesse qui put dire à son lit de mort à Monsieur : Je ne vous ai jamais
manqué, aimait pourtant à se jouer dans les mille trames gracieuses qui se
compliquaient autour d’elle, et à s’enchanter du récit de ce qu’elle inspirait. Racine, un
peu plus que Corneille sans doute, dut pénétrer dans ses arrière-pensées ; il est permis
pourtant de croire que ce que nous savons aujourd’hui assez au net par les révélations
posthumes était beaucoup plus recouvert dans le moment même, et qu’en acceptant le sujet
d’une si belle main, le poëte ne sut pas au juste combien l’intention tenait au cœur. Ses
allusions, à lui, paraissent s’être plutôt reportées au souvenir déjà éloigné de Marie de
Mancini, laquelle, dix années auparavant, avait pu dire au jeune roi à la veille de la
rupture : Ah ! Sire, vous êtes roi ; vous pleurez ! et je pars !
Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez ! ............................................. ...........Vous m’aimez, vous me le soutenez : Et cependant je pars ! et vous me l’ordonnez !
Il y avait dans le rapport général des situations, dans une rupture également motivée sur
les devoirs souverains et sur l’inviolable majesté du rang, assez de points de
ressemblance pour captiver à l’antique histoire une cour si spirituelle, si empressée, et
avant tout idolâtre de son roi. Mais d’autres lueurs, d’autres reflets rapides et non pas
les moins touchants, venaient en quelque sorte se jouer à la traverse. Lorsqu’en effet on
représenta, en novembre 1670, la pièce désirée et inspirée par Madame, cette princesse si
chère à tous n’existait plus depuis quelques mois ; Madame était morte !
Or qu’on veuille songer à tout ce qu’ajoutait son souvenir à l’œuvre où sa pensée était
entrée pour une si grande part. Les sentiments discrets qu’elle avait nourris circulaient
déjà plus librement, trahis par la mort ; ils s’échappaient comme en vagues éclairs sur
cette trame si fine ; son âme aimable y respirait ; les allusions devenaient, pour ainsi
dire, à double fond. Tendresse, délicatesse et sacrifice, on n’en perdait rien, on
saisissait tout, on pressentait vite, en ce monde et sous ce règne de La Vallière.
C’est ainsi qu’il convient de revoir les œuvres en leur lieu pour les apprécier. Je
relisais l’autre jour la brochure de M. Guillaume de Schlegel, dans laquelle il compare la
Phèdre de Racine et celle d’Euripide ; il y exprime admirablement le
genre de beauté de celle-ci, ce caractère chaste et sacré de l’Hippolyte, qu’il assimile
avec grandeur au Méléagre et à l’Apollon antiques. Mais cette intelligence attentive,
cette élévation pénétrante qui s’applique si bien à démontrer, à reconstituer à nos yeux
les chefs-d’œuvre de la Grèce, l’éloquent critique ne daigne pas en faire usage à notre
égard, et il nous en laisse le soin sous prétexte d’incompétence, mais en réalité comme
l’estimant un peu au-dessous de sa sphère. D’autres que lui, d’éminents et ingénieux
critiques que chacun sait, ont à leur tour repris la tâche et réparé la brèche avec
honneur. Sans doute la tragédie française, si l’on excepte Polyeucte et
Athalie, n’est pas exactement du même ordre que l’antique ; celle-ci
égale la beauté et l’austérité de la statuaire ; elle nous apparaît debout après des
siècles, et à travers toutes les mutilations, dans une attitude unique, immortelle. Notre
tragédie, à nous, est, si j’ose ainsi dire, d’un cran plus bas ; elle
s’attaque particulièrement au cœur et à ses sentiments délicats et déliés jusqu’au sein
de la passion ; elle s’encadre avec la société, non plus avec le temple ; elle vit à
l’infini sur des luttes, sur des scrupules intérieurs nés du christianisme ou de la
chevalerie, et dès longtemps élaborés par une élite polie et galante. Mais là aussi se
retrouvent la vérité, l’élévation, un genre de beauté ; seulement il s’agit presque d’un
art différent. Ce n’est plus au groupe de la statuaire antique et à cette première
grandeur qu’on a affaire ; ce sont plutôt des tableaux finis qu’il s’agit, même à
distance, de voir dans leur cadre et dans leur jour. Un homme qui sent l’antiquité non
moins que M. de Schlegel, et par les parties également augustes, M. Quatremère de Quincy,
a fait comprendre à merveille que les statues, les objets d’art de la Grèce, rangés et
classés dans nos musées, n’avaient ni tout leur prix ni leur vrai sens ; que, voués avant
tout à une destination publique et le plus souvent sacrée, c’était dans cet encadrement
primitif qu’il fallait les replacer en idée et les concevoir. Pourquoi l’intelligence
critique ne consentirait-elle pas au même effort équitable pour apprécier convenablement
des œuvres moins hautes sans doute, plus délicates souvent, sociales au plus haut degré,
et qu’il suffit de reculer légèrement dans un passé encore peu lointain, pour y ressaisir
toutes les justesses et toutes les grâces ? Si jamais pièce réclama à bon droit chez le
spectateur ce jeu quelque peu complaisant de l’imagination et du souvenir, c’est à coup
sûr Bérénice ; mais cette complaisance n’exige pas un effort bien
pénible, et l’on n’a pas trop à se plaindre, après tout, d’être simplement obligé, pour
subir le charme, de se ressouvenir de Madame, de ces belles années d’un grand règne, des
nuits enflammées et des festons où les chiffres
mystérieux s’entrelaçaient. Quel moment en effet dans une société que celui où des
sentiments si nobles, si délicats, disons même si subtils, et qui courraient presque
risque de nous échapper aujourd’hui, étaient saisis unanimement par un cercle avide qu’ils
occupaient aussitôt et passionnaient ! Bérénice est de ces œuvres qui
honorent bien moins un poëte qu’une époque.
Mme de La Fayette, qui était de ce cercle, et au premier rang, a écrit d’Esther, cette autre tragédie commandée bien plus tard, cette autre Juive aimable
et qui correspond dans l’ordre religieux à sa première sœur, que c’était une comédie de couvent. J’accepte le mot sans défaveur, et je dirai à mon tour de Bérénice que c’est moins une tragédie qu’une comédie de cœur, une
comédie-roman, contemporaine de Zayde, et qui allait donner le ton à la Princesse de Clèves.
Dans l’exquise préface qu’il a mise à sa pièce, Racine rapproche son héroïne de Didon et voit de la ressemblance entre elles, sauf le poignard et le bûcher. Mais Bérénice ne me fait pas tout à fait l’impression de Didon ; la nuance est plus douce, on sent dès l’abord, et malgré toutes les menaces, qu’elle ne se tuera pas ; elle languira, elle pâlira dans l’absence, elle s’en ira lentement mourir de son ennui. L’Ariane de Thomas Corneille me rend bien plus le désespoir de Didon. Bérénice, qui est si peu Juive, est déjà chrétienne, c’est-à-dire résignée : elle retournera en sa Palestine, et y rencontrera peut-être quelque disciple des apôtres qui lui indiquera le chemin de la Croix.
Bérénice entre en scène comme aurait fait La Vallière, si elle eût osé ; elle entre le cœur tout plein de son amour, empressée de se dérober à la foule des courtisans, ne pensant qu’à l’objet aimé, n’aimant en lui que lui-même. Elle a besoin d’en parler à quelqu’un, d’épancher sa reconnaissance, de répéter en cent façons dans ses discours ce nom adoré de Titus en y mariant le sien. Pourtant, dès qu’Antiochus s’est enhardi à parler pour son propre compte, elle sait l’arrêter d’une parole vibrante et fière : on sort du ton de l’élégie ; la note tragique se fait sentir.
Je ne sais à quel ton au juste appartiennent, dans l’ordre des genres, tant de vers faciles, tendres, naturels et amoureux, mais qui sont le soupir et la plainte de tous les cœurs bien touchés :
Voyez-moi plus souvent, et ne me donnez rien !
Antiochus est parfait, il l’est trop avec sa faculté de soumission et de silence ; on serait tenté de sourire à l’entendre tout d’abord s’exhaler :
... Je me suis tu cinq ans, Madame, et vais encor me taire plus longtemps.
Pourtant il échappe aux inconvénients de sa position par sa noblesse et sa délicatesse
constante ; tout roi de Comagène qu’il est, il ne tombe jamais dans le
ridicule de ce roi de Naxe, le pis-aller d’Ariane. J’entends remarquer
qu’il remplit exactement le même rôle que Ralph dans Indiana. Après
tout, en cette pièce qu’on a appelée une élégie à trois personnages, Antiochus tient son
rang. Un seul vers, infini de rêverie et de tristesse, suffirait à sa gloire :
Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !
Mais les allusions perpétuelles, au temps de la représentation première, et tous les
genres d’intérêt venaient aboutir à ce personnage impérial de Titus et converger à son
front comme les rayons du diadème. C’est par lui et par sa lutte sérieuse que le poëte
remettait son œuvre sur le pied tragique, et prétendait corriger ce que le reste de la
pièce pouvait avoir de trop amollissant : « Ce n’est point une nécessité, disait-il en
répondant aux chicanes des critiques d’alors, qu’il y ait du sang et des morts dans une
tragédie : il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que
les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse
qui fait tout le plaisir de la tragédie. » Geoffroy, qui cite ce passage dans son
feuilleton sur Bérénice, s’en fait une arme contre ceux qu’il appelle
les voltairiens en tragédie, et qu’il représente comme altérés de sang
et et de carnage dramatique. Hélas ! ce sont les voltairiens aujourd’hui (s’il en était
encore dans ce sens-là) qui se rangeraient du côté de Geoffroy et que nous aurions peine à
en distinguer. Titus donc exprime en lui le caractère tragique, en ce sens qu’il soutient
une lutte généreuse, qu’il sort du penchant tout naturel et vulgaire ; qu’il a le haut
sentiment de la dignité souveraine et de ce qu’on doit à ce rang de maître des humains. Au
fond il n’a jamais hésité, pas plus qu’un héros n’hésite en toute question de délicatesse
suprême et d’honneur. On est déchiré, on se détourne, on pleure, mais on marche toujours.
Il est vrai qu’on peut, au premier abord, opposer que ce Titus, non plus qu’Énée de qui il
tient, n’est assez passionnément amoureux ; que, s’il l’était davantage, il céderait
peut-être. Mais non : Racine, revenant ici, dans le dernier acte, à l’inspiration
supérieure et majestueuse de la tragédie, a rendu énergiquement cette stabilité héroïque
de l’âme à travers tous les orages, et n’a voulu laisser aucun doute sur ce qui demeure
impossible :
En quelque extrémité que vous m’ayez réduit, Ma gloire inexorable à toute heure me suit ; Sans cesse elle présente à mon âme étonnée L’empire incompatible avec notre hyménée, Me dit qu’après l’éclat et les pas que j’ai faits, Je dois vous épouser encor moins que jamais. Oui, madame, et je dois moins encore vous dire Que je suis prêt pour vous d’abandonner l’empire, De vous suivre et d’aller, trop content de mes fers, Soupirer avec vous au bout de l’univers. Vous-même rougiriez de ma lâche conduite...
Voilà le langage d’une grande âme à celle qui peut l’entendre. Ainsi c’est l’amour même,
dans sa religieuse délicatesse, qui s’oppose au bonheur de l’amour. Jean-Jacques n’a pas
craint de soutenir que Titus serait plus intéressant s’il sacrifiait l’empire à l’amour,
et s’il allait vivre avec Bérénice dans quelque coin du monde, après avoir pris congé des
Romains : une chaumière et son cœur ! Geoffroy remarque avec raison que
Titus serait sifflé, s’il agissait ainsi au théâtre, « et Rousseau, ajoute-t-il, mérite de
l’être pour avoir consigné cette opinion dans un livre de philosophie. » Tout se tient en
morale : c’est pour n’avoir pas senti cette délicatesse particulière, cette religion de
dignité et d’honneur qui enchaîne Titus, que Jean-Jacques a gâté certaines de ses plus
belles pages par je ne sais quoi de choquant et de vulgaire qui se retrouve dans sa vie,
et que l’amant de madame de Warens, le mari de Thérèse, n’a pas résisté à nous retracer
complaisamment des situations dignes d’oubli.
Il faut qu’il y ait beaucoup de science dans la contexture de Bérénice
pour qu’une action aussi simple puisse suffire à cinq actes, et qu’on ne s’aperçoive du
peu d’incidents qu’à la réflexion. Chaque acte est, à peu de chose près, le même qui
recommence ; un des amoureux, dès qu’il est trop en peine, fait chercher l’autre :
A-t-on vu de ma part le roi de Comagène ?
Quand un plus long discours hâterait trop l’action, on s’arrête, on sort sans s’expliquer, dans un trouble involontaire :
Quoi ? me quitter sitôt ! et ne me dire rien ! . . . . . . . . . . . . Qu’ai-je fait ? que veut-il ? et que dit ce silence ?
Ce qui est d’un art infini, c’est que ces petits ressorts qui font aller la pièce et en
établissent l’économie concordent parfaitement et se confondent avec les plus secrets
ressorts de l’âme dans de pareilles situations. L’utilité ne se distingue pas de la vérité
même. De loin il est difficile d’apercevoir dans Bérénice cette sorte
d’architecture tragique qui fait que telle scène se dessine hautement et se détache au
regard. La grande scène voulue au troisième acte ne produit point ici de péripétie
proprement dite, car nous savons tout dès le second acte, et il n’eût tenu qu’à Bérénice
de le comprendre comme nous. J’ai vu deux fois la pièce, et, à ne consulter que mon
souvenir, sans recourir au volume, il m’est presque impossible de distinguer nettement un
acte de l’autre par quelque scène bien tranchée. S’il fallait exprimer l’ordre de
structure employé ici, je dirais que c’est simplement une longue galerie en cinq
appartements ou compartiments, et le tout revêtu de peintures et de tapisseries si
attrayantes au regard, qu’on passe insensiblement de l’une à l’autre sans trop se rendre
compte du chemin. Cette nature d’intérêt, ce me semble, doit suffire ; on ne sent jamais
d’intervalle ni de pause. Racine a eu droit de rappeler en sa préface que la véritable
invention consiste à faire quelque chose de rien ; ici ce rien, c’est
tout simplement le cœur humain, dont il a traduit les moindres mouvements et développé
les alternatives inépuisables. La lutte du cœur plutôt que celle des faits, tel est en
général le champ de la tragédie française en son beau moment, et voilà pourquoi elle fait
surtout l’éloge, à mon sens, du goût de la société qui savait s’y plaire.
L’idée de reprendre Bérénice devait venir du moment que mademoiselle
Rachel était là ; et qu’à défaut de rôles modernes, elle continuait à nous rendre tant de
ces douces émotions d’une scène qui élève et ennoblit. Si redonner de la nouveauté à
Racine était une conquête, il ne fallait pas craindre d’aller jusqu’au bout, et, après
avoir fait son entrée dans ces grands rôles qui sont comme les capitales de l’empire, il y
avait à se loger encore plus au cœur : Bérénice, quand il s’agit de
Racine, c’est comme la maison de plaisance favorite du maître. Mademoiselle Rachel a
complètement réussi. Les difficultés du rôle étaient réelles : Bérénice est un personnage
tendre ; le plus racinien possible, le plus opposé aux héroïnes et aux adorables furies de Corneille ; c’est une élégie ; Mademoiselle Gaussin y avait
surtout triomphé à l’aide d’une mélodie perpétuelle et de cette musique ; de ces larmes dans la voix, dont l’expression a d’abord été trouvée pour elle par
La Harpe lui-même. Après Ariane, après Phèdre,
mademoiselle Rachel nous avait accoutumés à tout attendre, et à ne pas élever d’avance les
objections. Ce qui me frappe en elle, si j’osais me permettre de la juger d’un mot, ce
n’est pas seulement qu’elle soit une grande actrice, c’est combien elle est une personne
distinguée. Le monde tout d’abord ne s’y est pas mépris, et il l’a surtout adoptée à ce
titre de distinction d’esprit et d’intelligence. Elle est née telle. Ce caractère se
retrouve à chaque instant dans ses rôles ; elle les choisit, elle les compose, elle les
proportionne à son usage, à ses moyens physiques. Avec tous les dons qu’elle a reçus, si
sur quelque point il pouvait y avoir défaut, l’intelligence supérieure intervient à temps
et achève. Ainsi a-t-elle fait pour Bérénice. Un organe pur, encore vibrant et à la fois
attendri, un naturel, une beauté continue de diction, une décence tout antique de pose, de
gestes, de draperies, ce goût suprême et discret qui ne cesse d’accompagner certains
fronts vraiment nés pour le diadème, ce sont là les traits charmants sous lesquels
Bérénice nous est apparue ; et lorsqu’au dernier acte, pendant le grand discours de Titus,
elle reste appuyée sur le bras du fauteuil, la tête comme abîmée de douleur, puis lorsqu’à
la fin elle se relève lentement, au débat des deux princes, et prend, elle aussi, sa
résolution magnanime, la majesté tragique se retrouve alors, se déclare autant qu’il sied
et comme l’a entendu le poëte ; l’idéal de la situation est devant nous.—Beauvallet, on
lui doit cette justice, a fort bien rendu le rôle de Titus ; de son organe accentué, trop
accentué, on le sait, il a du moins marqué le coin essentiel du rôle, et maintenu le côté
toujours présent de la dignité impériale. Quant à l’Antiochus, il est suffisant.—Ainsi,
pour conclure, nous devons à mademoiselle Rachel non-seulement le plaisir, mais aussi
l’honneur d’avoir goûté Bérénice, et il ne tient qu’à nous, grâce à
elle, de nous donner pour plus amateurs de la belle et classique poésie en 1844 qu’on ne
l’était en 1807. Nous en demandons bien pardon aux voltairiens de ce temps-là.
Pour compléter ces jugements sur Racine, on peut chercher ce que j’en ai dit plus tard
dans une étude reprise à fond et développée, au tome V de Port-Royal
(liv. VI, chap. X et XI). Il y a moins de désaccord qu’on ne le supposerait, entre les
vues de la jeunesse et celles de la maturité.
Louis XIV vieillissait au milieu de toutes sortes de disgrâces et survivait à ce qu’on a
bien voulu appeler son siècle. Les grands écrivains comme les grands
généraux avaient presque tous disparu. On perdait des batailles en Flandre ; on donnait
droit de préséance aux bâtards légitimés sur les ducs ; on applaudissait Campistron. C’est
précisément alors, si l’on en croit un bruit assez généralement répandu depuis une
centaine d’années, que commença de briller un poëte illustre, notre grand
lyrique, comme disent encore quelques-uns. Né en 1669 ou 70 à Paris, d’un père
cordonnier, qu’il renia plus tard, ou qu’au moins il aurait certainement troqué
très-volontiers contre un autre, Jean-Baptiste Rousseau se sentit de bonne heure l’envie
de sortir d’une si basse condition. On ne sait trop comment se passèrent ses premières
années ; il s’est bien gardé d’en parler jamais, et il paraît s’être expressément
interdit, comme une honte, tout souvenir d’enfance ; c’était mal imiter Horace pour le
début. Rousseau se destinait pourtant à la poésie lyrique. Il connut Boileau, alors vieux
et chagrin, et reçut de lui des conseils et des traditions. Il s’insinua auprès de grands
seigneurs qui le protégèrent, le baron de Breteuil, Bonrepeaux, Chamillart, Tallard, et
fut même attaché à ce dernier dans l’ambassade d’Angleterre. Il avait vu à Londres
Saint-Évremond ; à Paris, il était des familiers du Temple, des habitués
du café Laurens ; il s’essayait au théâtre par de froides comédies ; il
paraphrasait les psaumes que le maréchal de Noailles lui commandait pour la cour, et
composait pour la ville d’obscènes épigrammes, qu’il appelait les Gloria
Patri de ses psaumes. Son existence littéraire, comme on voit, ne laissait pas de
devenir considérable : il était membre de l’Académie des Inscriptions ; l’opinion le
désignait pour l’Académie française, comme héritier présomptif de Boileau. En un mot, tout
annonçait à J.-B. Rousseau qu’il allait, durant quelques années, tenir un des premiers
rangs, le premier rang peut-être !... dans les cercles littéraires, entre La Motte,
Crébillon, La Fosse, Duché, La Grange-Chancel, Saurin, de l’Académie des Sciences, et
autres. Tout cela se passait vers 1710.
Mais, comme nous l’avons déjà indiqué, et comme il le dit lui-même avec une élégance
parfaite, il s’était accoquiné à la hantise du café Laurens ; c’était
rue Dauphine, non loin du Théâtre-Français, qui de la rue Guénégaud avait passé dans celle
des Fossés-Saint-Germain-des-Prés. Les établissements de l’espèce des cafés ne dataient guère que de ces années-là, et remplaçaient avantageusement pour
les auteurs et gens de lettres le cabaret, où s’étaient encore enivrés sans vergogne
Chapelle et Boileau. Le café n’avait pas passé de mode, malgré la prédiction de madame de
Sévigné ; bien au contraire, il devait exercer une assez grande influence sur le xviiie
siècle, sur cette époque si vive et si hardie, nerveuse, irritable, toute de saillies, de
conversations, de verve artificielle, d’enthousiasme après quatre heures du soir ; j’en
prends à témoin Voltaire et son amour du Moka. Ce café de la veuve Laurens était donc une espèce de café Procope du temps ; on y
politiquait ; on y jugeait la pièce nouvelle ; on s’y récitait à l’oreille l’épigramme de
Gacon sur l’Athénaïs de La Grange-Chancel, le huitain de La Grange en
réponse aux critiques de M. Le Noble ; on y comparait la musique de Lulli et celle de
Campra. Or, Rousseau, après quelques essais lyriques peu goûtés, avait donné en 1696, au
Théâtre-Français, la comédie du Flatteur, qui n’avait eu qu’un
demi-succès, et en 1700, le Capricieux, qui réussit encore moins. Il
s’en prit de sa disgrâce aux habitués du café et les chansonna dans de grossiers couplets
à rimes riches, ce qui le fit aussitôt reconnaître. On peut juger du scandale. Rousseau se
désaccoquina du café et désavoua les couplets dans le monde ; mais on
en parlait toujours ; de temps à autre de nouveaux couplets clandestins se retrouvaient
sur les tables, sous les portes ; cette petite guerre dura dix ans et ouvrit le siècle.
Enfin, en 1710, quelques derniers couplets, si infâmes qu’on doit les croire fabriqués à
dessein par les ennemis de Rousseau, mirent le comble à l’indignation. Rousseau, non
content de s’en laver, les imputa à Saurin ; de là procès en diffamation et en calomnie,
arrêt du Parlement en 1712, et bannissement de Rousseau à perpétuité hors du royaume.
Jean-Baptiste avait quarante-deux ans ; quelque long que fût alors le noviciat des poëtes, son éducation lyrique devait être achevée. Il avait déjà composé quelques odes, et sa haine contre La Motte, qui en composait aussi, n’avait pas peu contribué, sans doute, à déterminer sa vocation laborieuse et tardive. Qu’est-ce donc qu’un poëte lyrique ? Avec sa nature d’esprit et ses habitudes, Rousseau pouvait-il prétendre à l’être ? pouvait-il s’en rencontrer un, vers 1710 ?
Un poëte lyrique, c’est une âme à nu qui passe et chante au milieu du monde ; et selon
les temps, et les souffles divers, et les divers tons où elle est montée, cette âme peut
rendre bien des espèces de sons. Tantôt, flottant entre un passé gigantesque et un
éblouissant avenir, égarée comme une harpe sous la main de Dieu, l’âme du prophète
exhalera les gémissements d’une époque qui finit, d’une loi qui s’éteint, et saluera avec
amour la venue triomphale d’une loi meilleure et le char vivant d’Emmanuel ; tantôt, à des
époques moins hautes, mais belles encore et plus purement humaines, quand les rois sont
héros ou fils de héros, quand les demi-dieux ne sont morts que d’hier, quand la force et
la vertu ne sont toujours qu’une même chose, et que le plus adroit à la lutte, le plus
rapide à la course, est aussi le plus pieux, le plus sage et le plus vaillant, le chantre
lyrique, véritable prêtre comme le statuaire, décernera au milieu d’une solennelle
harmonie les louanges des vainqueurs ; il dira les noms des coursiers et s’ils sont de
race généreuse ; il parlera des aïeux et des fondateurs de villes, et réclamera les
couronnes, les coupes ciselées et les trépieds d’or. Il sera lyrique aussi, bien qu’avec
moins de grandeur et de gloire, celui qui, vivant dans les loisirs de l’abondance et à la
cour des tyrans, chantera les délices gracieuses de la vie et les pensées tristes qui
viendront parfois l’effleurer dans les plaisirs. Et à toutes les époques de trouble et de
renouvellement, quiconque, témoin des orages politiques, en saisira par quelque côté le
sens profond, la loi sublime, et répondra à chaque accident aveugle par un écho
intelligent et sonore ; ou quiconque, en ces jours de révolution et d’ébranlement, se
recueillera en lui-même et s’y fera un monde à part, un monde poétique de sentiments et
d’idées, d’ailleurs anarchique ou harmonieux, funeste ou serein, de consolation ou de
désespoir, ciel, chaos ou enfer ; ceux-là encore seront lyriques, et prendront place entre
le petit nombre dont se souvient l’humanité et dont elle adore les noms. Nous voilà bien
loin de Jean-Baptiste ; il n’a rien été de tout cela. Fils honteux de son père, sans
enfance, vain, malicieux, clandestin, obscène en propos, de vie équivoque, ballotté des
cafés aux antichambres, il eût été bon peut-être à donner quelques jolies chansons au Temple, s’il avait eu plus de sensibilité, de naturel et de mollesse. On
lui a fait honneur, et Chaulieu l’a félicité agréablement, d’avoir refusé une place dans
les Fermes, que lui offrait le ministre Chamillart ; mais ce refus nous semble moins tenir
à des principes d’honorable indépendance, qu’au goût qu’avait Rousseau pour la vie de
Paris et les tripots littéraires. Sans dire positivement qu’il fût un malhonnête homme,
sans trancher ici la question restée indécise des derniers couplets, on peut affirmer que
ce fut un cœur bas, un caractère louche, tracassier, né pour la domesticité des grands
seigneurs ; avec cela, nul génie, peu d’esprit, tout en métier. Quand il eut quitté la
France en 1712, et durant les trente années dignes de pitié qui
succédèrent aux trente années dignes d’envie, Rousseau, successivement
protégé du comte du Luc, du prince Eugène, du duc d’Aremberg, dut travailler sur lui-même
pour mériter ces faveurs dont il vivait et rétablir sa réputation compromise. Dans
l’insignifiante correspondance qu’il entretenait avec d’Olivet, Brossette, Des Fontaines
et M. Boutet, on remarque un grand étalage de principes religieux, moraux, et un caractère
anti-philosophique très-prononcé. En supposant cette conversion sincère, on s’étonne que
Rousseau n’ait pas plus tiré parti pour sa poésie de cette nature de sentiments ; c’était
peut-être en effet la seule corde lyrique qui fût capable de vibrer en ces temps-là. Les
événements extérieurs dégoûtaient par leur petitesse et leur pauvreté ; la guerre se
faisait misérablement et même sans l’éclat des désastres ; les querelles religieuses
étaient sottes, criardes, sans éloquence, quoique persécutrices ; les mœurs, infâmes et
platement hideuses : c’était une société et un trône sourdement en proie aux vers et à la
pourriture. Ce qu’il y avait de plus clair, c’est que l’ordre ancien dépérissait, que la
religion était en péril, et qu’on se précipitait dans un avenir mauvais et fatal. Voilà ce
que sentaient et disaient du moins les partisans et les débris du dernier règne, M.
Daguesseau et Racine fils par exemple. Or, sans faire d’hypothèse gratuite, sans demander
aux hommes plus que leur siècle ne comporte, on conçoit, ce me semble, dans cette
atmosphère de souvenirs et d’affections, une âme tendre, chaste, austère, effrayée de la
contagion croissante et du débordement philosophique, fidèle au culte de la monarchie de
Louis XIV, assez éclairée pour dégager la religion du jansénisme, et cette âme, alarmée,
avant l’orage, de pressentiments douloureux, et gémissant avec une douceur triste ;
quelque chose en un mot comme Louis Racine, d’aussi honnête, et de plus fort en talent et
en lumières. Rousseau manqua à cette mission, dont il n’était pas digne. Il avait reçu
comme une lettre morte les traditions du règne qui finissait ; il s’y attacha
obstinément ; ses antipathies littéraires et sa jalousie contre les talents rivaux l’y
repoussèrent chaque jour de plus en plus ; il tint pour le dernier siècle, parce que le
petit Arouet était du nouveau. Dans les poésies à la mode, il était
bien plus choqué des mauvaises rimes que du mauvais goût et des mauvais principes. De la
sorte, chez lui, nul sentiment vrai du passé non plus que du présent ; son esprit était le
plus terne des miroirs ; rien ne s’y peignait, il ne réfléchit rien ; sans originalité,
sans vue intime ou même finement superficielle, sans vivacité de souvenirs, aussi loin des
chœurs d’Esther que des vers datés de Philisbourg, tenant tout juste au
siècle de Louis XIV par l’Ode sur Namur, ce fut le moins lyrique de tous
les hommes à la moins lyrique de toutes les époques.
Avec un auteur aussi peu naïf que Jean-Baptiste, chez qui tout vient de labeur et rien
d’inspiration, il n’est pas inutile de rechercher, avant l’examen des œuvres, quelles
furent les idées d’après lesquelles il se dirigea, et de constater sa critique et sa
poétique. Deux mots suffiront. Le bon Brossette, ce personnage excellent mais banal, un
des dévots empressés de feu Despréaux, espèce de courtier littéraire, qui caressait les
illustres pour recevoir des exemplaires de leur part et faire collection de leurs lettres,
s’était lourdement avisé, en écrivant à Rousseau, de lui signaler, comme une découverte,
dans l’Ode à la Fortune, un passage qui semblait imité de Lucrèce.
Là-dessus Rousseau lui répondit : « Il est vrai, monsieur, et vous l’avez bien remarqué,
que j’ai eu en vue le passage de Lucrèce, quò magis in dubiis, etc.,
dans la strophe que vous me citez de mon Ode à la Fortune ; et je vous
avoue, puisque vous approuvez la manière dont je me suis approprié la pensée de cet
ancien, que je m’en sais meilleur gré que si j’en étois l’auteur, par la raison que c’est
l’expression seule qui fait le poëte, et non la pensée, qui appartient au philosophe et à
l’orateur, comme à lui. » L’aveu est formel ; on conçoit maintenant que Saurin ait dit
qu’il ne regardait Rousseau que comme le premier entre les plagiaires.
Les jugements et les lectures de Rousseau répondaient à une aussi forte poétique ; c’est
de finesse surtout qu’il manque. Il aime et admire Regnier, mais il le range après
Malherbe, et trouve qu’il ne lui a manqué que le bonheur de naître sous le
règne de Louis le Grand. Il appelle Gresset un génie supérieur,
et ne le chicane que sur ses rimes : Des Fontaines se croit obligé de l’avertir que c’est
aller un peu trop loin. Il ne voit rien de plus élevé ni de plus rempli de
fureur et de sublime que les vers de Duché, ce qui ne l’empêche pas d’écrire à
propos de M. de Monchesnay : « Je ne connois que lui (M. de
Monchesnay !) présentement (1716), qui sache faire des vers marqués au bon coin. »
Au même moment, il traite l’auteur du Diable boiteux comme un faquin du
plus bas étage : « L’auteur, écrit-il, ne pouvoit mieux faire que s’associer avec des
danseurs de corde : son génie est dans sa véritable sphère. » Réfugié à Bruxelles en 1724,
il prie son ami l’abbé d’Olivet de lui envoyer un paquet de tragédies ; en voici la
liste : elle serait plus complète et plus piquante, si Rotrou ne s’y trouvait pas :
Venceslas, de Rotrou ;Cléopâtre, de La Chapelle ;Géta, de Péchantré ;Andronic, Tiridate, de Campistron ;Polyxène, Manlius, Thésée, de La Fosse ;Absalon, de Duché.
Je me suis trompé en disant que Rousseau ne s’inquiétait jamais de l’idée ; il a fait une
ode sur les Divinités poétiques, dans laquelle est exposé en style
barbare un système d’allégorisation qui ne va à rien moins qu’à mettre Bellone pour la
guerre, Tisiphone pour la peur. Le plus plaisant, c’est que pour cette démonstration esthétique, comme on dirait aujourd’hui, il s’est imaginé de recourir à
l’ombre d’Alcée :
Je la vois ; c’est l’Ombre d’Alcée Qui me la découvre à l’instant, Et qui déjà, d’un œil content, Dévoile à ma vue empressée Ces déités d’adoption, Synonymes de la pensée, Symboles de l’abstraction.
Alcée se met donc à chanter en ces termes :
Des sociétés temporelles Le premier lien est la voix, Qu’en divers sons l’homme, à son choix, Modifie et fléchit pour elles ; Signes communs et naturels, Où les âmes incorporelles Se tracent aux sens corporels.
Rousseau avait probablement attrapé ces lambeaux de métaphysique, sinon dans le commerce
d’Alcée, du moins dans les livres ou les conversations de son ami M. de Crousaz. Il y
tenait au reste beaucoup plus qu’on ne croirait. Ses odes en sont chamarrées ; et ses allégories, qu’il estimait autant et plus que ses odes, nous offrent comme
la mise en œuvre et le résultat direct du système.
Attaquons-nous maintenant, sans plus tarder, aux œuvres de Jean-Baptiste : nous
laisserons de côté son théâtre, et puisque nous avons nommé ses allégories, nous les frapperons tout d’abord. Le fantastique au XVIIIe siècle, en
France, avait dégénéré dans tous les arts. De brillant, de gracieux, de grotesque ou de
terrible qu’il était au Moyen-Age et à la Renaissance, il était devenu froid, lourd et
superficiel ; on le tourmentait comme une énigme, parce qu’on ne l’entendait plus à
demi-mot. Le fantastique en effet n’est autre chose qu’une folle réminiscence, une
charmante étourderie, un caprice étincelant, quelquefois un effroyable éclair sur un front
serein ; c’est un jeu à la surface dont l’invisible ressort gît au plus profond de l’âme
de la Muse. Que les faciles et soudains mouvements de cette âme se ralentissent et se
perdent ; que ce jeu de physionomie devienne calculé et de pure convenance ; qu’on sourie,
qu’on éclate, qu’on grimace, qu’on fasse la folle à tout propos, et voilà la Muse devenue
une femme à la mode, sotte, minaudière, insupportable ; c’est à peu près ce qui arriva de
l’art au XVIIIe siècle. Le fantastique surtout, cette portion la plus délicate et la plus
insaisissable, y fut méconnu et défiguré. On eut les Amours de Boucher ; on eut des oves et des volutes, au lieu d’acanthes et d’arabesques
de toutes formes : on eut les Bijoux indiscrets, les métamorphoses de
la Pucelle, l’Écumoir, le Sopha, et ces contes de Voisenon où des
hommes et des femmes sont changés en anneaux ou en baignoires. Cazotte seul, par son
esprit, rappela un peu la grâce frivole d’Hamilton ; mais on n’était pas moins éloigné
alors de l’Arioste, de Rabelais et de Jean Goujon, que de Michel-Ange. On peut rendre
encore cette justice à J.-B. Rousseau, qu’à la moins fantastique de toutes les époques, il
a été le moins fantastique de tous les hommes. Ses allégories sont jugées tout d’une
voix : baroques, métaphysiques, sophistiquées, sèches, inextricables, nul défaut n’y
manque. Nous renvoyons à Torticolis, à la Grotte de
Merlin, au Masque de Laverne, à Morosophie ;
lise et comprenne qui pourra ! Le style est d’un langage marotique hérissé de grec, et
qu’on croirait forgé à l’enclume de Chapelain ; on ne sait pas où les prendre, et j’en
dirais volontiers, comme Saint-Simon de M. Pussort, que c’est un fagot
d’épines.
Mais les odes, mais les cantates, voilà les vrais titres, les titres immortels de Rousseau à la gloire ! Patience, nous y arrivons.—Les odes sont, ou sacrées, ou politiques, ou personnelles. Quand on a lu la Bible, quand on a comparé au texte des prophètes les paraphrases de Jean-Baptiste, on s’étonne peu qu’en taillant dans ce sublime éternel, il en ait quelquefois détaché en lambeaux du grave et du noble ; et l’on admire bien plutôt qu’il ait si souvent affaibli, méconnu, remplacé les beautés suprêmes qu’il avait sous la main. A prendre en effet la plus renommée de ses imitations, celle du Cantique d’Ézéchias, qu’y voit-on ? Ici, la critique de détail est indispensable, et j’en demande pardon au lecteur. Rousseau dit :
J’ai vu mes tristes journées Décliner vers leur penchant ; Au midi de mes années Je touchois à mon couchant. La Mort déployant ses ailes Couvroit d’ombres éternelles La clarté dont je jouis, Et dans cette nuit funeste Je cherchois en vain le reste De mes jours évanouis. Grand Dieu, votre main réclame Les dons que j’en ai reçus ; Elle vient couper la trame Des jours qu’elle m’a tissus : Mon dernier soleil se lève, Et votre souffle m’enlève De la terre des vivants, Comme la feuille séchée, Qui, de sa tige arrachée, Devient le jouet des vents.
Les quatre premiers vers de la première strophe sont bien, et les six derniers passables
grâce à l’harmonie, quoiqu’un peu vides et chargés de mots ; mais il fallait tenir compte
du verset si touchant d’Isaïe : « Hélas ! ai-je dit, je ne verrai donc plus le Seigneur,
le Seigneur dans le séjour des vivants ! Je ne verrai plus les mortels qui habitent avec
moi la terre ! » Ne plus voir les autres hommes, ses frères en douleurs, voilà ce qui
afflige surtout le mourant. La seconde strophe est faible et commune, excepté les trois
vers du milieu ; à la place de cette trame usée qu’on voit partout, il y
a dans le texte : « Le tissu de ma vie a été tranché comme la trame du tisserand. » Qu’est
devenu ce tisserand auquel est comparé le Seigneur ? Au lieu de la feuille
séchée, le texte donne : « Mon pèlerinage est fini ; il a été emporté comme la
tente du pasteur. » Qu’est devenue cette tente du désert, disparue du soir au matin, et si
pareille à la vie ? Et plus loin :
Comme un lion plein de rage Le mal a brisé mes os ; Le tombeau m’ouvre un passage Dans ses lugubres cachots. Victime foible et tremblante, A cette image sanglante Je soupire nuit et jour, Et, dans ma crainte mortelle, Je suis comme l’hirondelle Sous la griffe du vautour.
Les deux derniers vers ne seraient pas mauvais, si on ne lisait dans le texte : « Je criais vers vous comme les petits de l’hirondelle, et je gémissais comme la colombe. » On voit que Rousseau a précisément laissé de côté ce qu’il y a de plus neuf et de plus marqué dans l’original. Et pourtant il aurait dû, ce semble, comprendre la force de ce cantique si rempli d’une pieuse tristesse, l’homme malheureux, et peut-être coupable, que Dieu avait frappé à son midi, et qui avait besoin de retrouver le reste de ses jours pour se repentir et pleurer. De notre temps, auprès de nous, un grand poëte s’est inspiré aussi du Cantique d’Ézéchias ; lui aussi il a demandé grâce sous la verge de Dieu, et s’est écrié en gémissant :
Tous les jours sont à toi : que t’importe leur nombre ? Tu dis : le temps se hâte, ou revient sur ses pas. Eh ! n’es-tu pas Celui qui fis reculer l’ombre Sur le cadran rempli d’un roi que tu sauvas ?
Voilà comment on égale les prophètes sans les paraphraser ; qu’on relise la quatorzième
des secondes Méditations ; qu’on relise en même temps dans les premières le dithyrambe intitulé Poésie sacrée, et qu’on
le compare avec l’Épode du premier livre de Jean-Baptiste.
L’ode politique n’a aucun caractère dans Rousseau : il en partage la faute avec les
événements et les hommes qu’il célèbre. La naissance du duc de Bretagne, la mort du prince
de Conti, la guerre civile des Suisses en 1712, l’armement des Turcs contre Venise en
1715 Il est juste pourtant de noter, dans l’ode aux
princes chrétiens au sujet de cet armement, un écho retentissant et harmonieux des
Croisades :
Peuples, dont la douleur aux larmes obstinée, De ce prince chéri déplore le trépas, Approchez, et voyez quelle est la destinée Des grandeurs d’ici-bas.
De nos jours, si féconds en grands événements et en grands hommes, il en est advenu tout
autrement. De simples naissances, de simples morts de princes et de rois ont été
d’éclatantes leçons, de merveilleux compléments de fortune, des chutes ou des
résurrections d’antiques dynasties, de magnifiques symboles des destinées sociales. De
telles choses ont suscité le poëte qui les devait célébrer ; l’ode politique a été
véritablement fondée en France ; les Funérailles de Louis XVIII en sont
le chef-d’œuvre.
Rousseau ne s’est pas contenté de mettre du pindarisme extérieur et de l’enthousiasme à
froid dans ses odes politiques, pour tâcher d’en réchauffer les sujets : il a porté ces
habitudes d’écolier jusque dans les pièces les plus personnelles et, pour ainsi dire, les
plus domestiques. Le comte du Luc, son patron, tombe malade ; Rousseau en est touché ; il
veut le lui dire et lui souhaiter une prompte convalescence, rien de mieux ; c’était
matière à des vers sentis et touchants ; mais Rousseau aime bien mieux déterrer dans
Pindare une ode à Hiéron, roi de Syracuse, qui, vainqueur aux jeux Pythiques par son
coursier Phérénicus, n’a pu recevoir le prix en personne pour cause de maladie. Là les
digressions mythologiques sur Chiron, Esculape, sont longues, naturelles et à leur place.
Rousseau calque le dessein de la pièce et tâche d’en reproduire le mouvement. Dès le
début, il voudrait nous faire croire qu’il est en lutte avec le génie comme avec Protée ;
mais tout cet attirail convenu de regard furieux, de ministre terrible, de souffle invincible, de tête
échevelée, de sainte manie, d’assaut
victorieux, de joug impérieux, ne trompe pas le lecteur, et le
soi-disant inspiré ressemble trop à ces faux braves qui, après s’être frotté le visage et
ébouriffé la perruque, se prétendent échappés avec honneur d’une rencontre périlleuse.
Puis vient la comparaison avec Orphée et la prière aux trois sœurs filandières pour le
comte du Luc ; on y trouve quelques strophes assez touchantes, que La Harpe, d’ordinaire
peu favorable à Jean-Baptiste, mais attendri cette fois comme Pluton, a jugées tout à fait
dignes d’Orphée. Par malheur, ce qui glace aussitôt, c’est que le
moderne Orphée nous raconte que
... jamais sous les yeux de l’auguste Cybèle La terre ne fit naître un plus parfait modèle Entre les dieux mortels
que le comte du Luc. Une jolie comparaison du poëte avec l’abeille, vers la fin de la
pièce, est empruntée et affaiblie d’Horace. Quant à l’harmonie tant vantée de ce simulacre
d’ode, elle n’est que celle du mètre que Rousseau emploie, qu’il n’a pas inventé, et dont
il ne tire jamais tout le parti possible. Rousseau n’invente rien : il s’en tient aux
strophes de Malherbe ; il n’a pas le génie de construction rythmique. S’il rime avec soin,
c’est presque toujours aux dépens du sens et de la précision ; la rime ne lui donne jamais
l’image, comme il arrive aux vrais poëtes ; mais elle l’induit en dépense d’épithètes et
de périphrases. Félicitons-le pourtant d’avoir, avec Piron, La Faye, et quelques autres,
protesté contre les déplorables violations de forme prêchées par La Motte et autorisées
par VoltaireFaute d’idée, il allait faire une ode !
Les cantates de Rousseau jouissent encore d’une certaine réputation ; celle de Circé, en particulier, passe pour un beau morceau de poésie musicale. Elle
nous paraît, à nous, exactement comparable pour l’harmonie à un chœur médiocre de libretto. Nul rhythme, nulle science même dans ces petits vers si
célèbres, et où fourmillent les banalités de redoutable, formidable,
effroyable, de terreur, fureur et horreur. Le
caractère de la magicienne est aussi celui d’une Circé ou d’une Médée d’opéra ; elle ne ressemble pas même à Calypso, et ne sort pas des
fadaises et des frénésies dont Quinault a donné recette. Jean-Baptiste avait probablement
oublié de relire le dixième livre de l’Odyssée, ou même, s’il l’avait
relu, il y aurait saisi peu de chose ; car il manquait du sentiment des époques et des
poésies, et s’il mêlait sans scrupule Orphée et Protée avec le comte de Luc, Flore et
Cérès avec le comte de Zinzindorf, il n’hésitait pas non plus à madrigaliser l’antiquité,
et à marier Danchet et Homère. Depuis qu’on a le Mendiant et l’Aveugle d’André Chénier, on comprend ce que pourrait être une Circé, et il n’est plus permis de citer celle de Jean-Baptiste que comme
un essai sans valeur.
Pour écrire avec génie, il faut penser avec génie ; pour bien écrire, il suffit d’une
certaine dose de sens, d’imagination et de goût. Boileau en est la preuve : il imite, il
traduit, il arrange à chaque instant les idées et les expressions des anciens ; mais tous
ces larcins divers sont artistement reçus et disposés sur un fond commun qui lui est
propre : son style a une couleur, une texture ; Boileau est bon écrivain en vers. Le style
de Rousseau, au contraire, ne se tient nullement et ne forme pas une seule et même trame.
Cette strophe commence avec éclat, puis finit en détonnant ; cette métaphore qui
promettait avorte ; cette image est brillante, mais jure au milieu de son entourage terne,
comme de l’argent plaqué sur de l’étain. C’est que ce brillant et ce beau appartiennent
tantôt à Platon, tantôt à Pindare, tantôt même à Boileau et à Racine : Rousseau s’en est
emparé comme un rhétoricien fait d’une bonne expression qu’il place à toute force dans le
prochain discours. Ce qui est bien de lui, c’est le prosaïque, le commun, la déclamation à
vide, ou encore le mauvais goût, comme les livrées de Vertumne et les
haleines qui fondent l’écorce des eaux. A vrai dire, le style de
Rousseau n’existe pas.
Notre opinion sur Jean-Baptiste est dure, mais sincère ; nous la préciserons davantage
encore. Si, en juin 1829, un jeune homme de vingt ans, inconnu, nous arrivait un matin
d’Auxerre ou de Rouen avec un manuscrit contenant le Cantique
d’Ézéchias, l’Ode au comte du Luc et la Cantate de
Circé, ou l’équivalent, après avoir jeté un coup d’œil sur les trois
chefs-d’œuvre, on lui dirait, ce me semble, ou du moins on penserait à part soi : « Ce
jeune homme n’est pas dénué d’habitude pour les vers ; il a déjà dû en brûler beaucoup ;
il sent assez bien l’harmonie de détail, mais sa strophe est pesante et son vers
symétrique. Son style a de la gravité, quelque noblesse, mais peu d’images, peu de
consistance, nulle originalité ; il y a de beaux traits, mais ils sont pris. Le pire,
c’est que l’auteur manque d’idées et qu’il se traîne pour en ramasser de toutes parts. Il
a besoin de travailler beaucoup, car, le génie n’y étant pas, il ne fera passablement qu’à
force d’étude. » Et là-dessus, tout haut on l’encouragerait fort, et tout bas on n’en
espérerait rien.
Que restera-t-il donc de J.-B. Rousseau ? Il a aiguisé une trentaine d’épigrammes en
style marotique, assez obscènes et laborieusement naïves ; c’est à peu près ce qui reste
aussi de Mellin de Saint-GelaisTableau de la Poésie française au
XVI e siècle, 1843, page 37.)
Mêlé toute sa vie aux querelles littéraires, salué, comme Crébillon, du nom de grand par Des Fontaines, Le Franc et la faction anti-voltairienne,
Rousseau avait perdu sa réputation à mesure que la gloire de son rival s’était affermie et
que les principes philosophiques avaient triomphé ; il avait été même assez sévèrement
apprécié par la Harpe et Le Brun. Mais, depuis qu’au commencement de ce siècle d’ardents
et généreux athlètes ont rouvert l’arène lyrique et l’ont remplie de luttes encore
inouïes, cet instinct bas et envieux, qui est de toutes les époques, a ramené Rousseau en
avant sur la scène littéraire, comme adversaire de nos jeunes contemporains : on a redoré
sa vieille gloire et recousu son drapeau. Gacon, de nos jours, se fût réconcilié avec lui,
et l’eût appelé notre grand lyrique. C’est cette tactique peu digne,
quoique éternelle, qui a provoqué dans cet article notre sévérité franche et sans réserve.
Si nous avions trouvé le nom de Jean-Baptiste sommeillant dans un demi-jour paisible, nous
nous serions gardé d’y porter si rudement la main ; ses malheurs seuls nous eussent
désarmé tout d’abord, et nous l’eussions laissé sans trouble à son rang, non loin de
Piron, de Gresset et de tant d’autres, qui certes le valaient bien.
Cet article, dont le ton n’est pas celui des précédents ni des suivants, et dont
l’auteur aujourd’hui désavoue entièrement l’amertume blessante, a été reproduit ici
comme pamphlet propre à donner idée du paroxysme littéraire de 1829. Ajoutons seulement
que, sans trop modifier le fond de notre jugement sur les odes, qui n’est guère après
tout que celui qu’a porté Vauvenargues (Je ne sais si Rousseau a surpassé
Horace et Pindare dans ses odes : s’il les a surpassés, j’en conclus que l’ode est un
mauvais genre, etc., etc.), il nous semble injuste et dur, en y réfléchissant,
de ne pas prendre en considération ces trente dernières années de sa vie, où Rousseau
montra jusqu’au bout de la constance et une honorable fermeté à ne pas vouloir rentrer
dans sa patrie par grâce, sans jugement et réhabilitation. Quels qu’aient été sa
conduite secrète, ses nouveaux tracas à l’étranger, sa brouille avec le prince Eugène,
etc., etc., il demeura digne à l’article du bannissement. Sa correspondance durant ce
temps d’exil avec Rollin, Racine fils, Brossette, M. de Chauvelin et le baron de
Breteuil, a des parties qui recommandent son goût et qui tendent à relever son
caractère. Quelques-uns de ses vers religieux (en les supposant écrits depuis cette date
fatale) semblent même s’inspirer du sentiment énergique qu’il a de sa propre innocence :
« Mais de ces langues diffamantes Dieu saura venger l’innocent,
etc., » et plusieurs semblables endroits. Il est fâcheux que, non content de protester
pour lui, il ait persisté à incriminer les autres, comme Rollin le lui fit sentir un
jour (voir l’Éloge de Rollin par de Boze). A le juger impartialement,
on conçoit que l’abbé d’Olivet et d’autres contemporains de mérite, sous l’influence et
l’illusion de l’amitié, aient pu dire, en parlant de lui, l’illustre
malheureux. On doit désirer (sans toutefois en être bien certain) qu’ils aient
plus raison que Lenglet-Dufresnoy dans ses Pièces curieuses sur
Rousseau.—Contradiction des jugements humains, même chez les plus compétents ! la
première fois que j’eus l’honneur d’être présenté à M. de Chateaubriand, il me reprit
tout d’abord sur cet article ; la première fois que j’eus l’honneur de voir M.
Royer-Collard, tout d’abord il m’en félicita.
Vers l’époque où J.-B. Rousseau banni adressait à ses protecteurs des odes composées au jour le jour, sans unité d’inspiration, et que n’animait ni l’esprit du siècle nouveau ni celui du siècle passé, en 1729, à l’hôtel de Conti, naissait d’un des serviteurs du prince un poëte qui devait bientôt consacrer aux idées d’avenir, à la philosophie, à la liberté, à la nature, une lyre incomplète, mais neuve et sonore, et que le temps ne brisera pas. C’est une remarque à faire qu’aux approches des grandes crises politiques et au milieu des sociétés en dissolution, sont souvent jetées d’avance, et comme par une ébauche anticipée, quelques âmes douées vivement des trois ou quatre idées qui ne tarderont pas à se dégager et qui prévaudront dans l’ordre nouveau. Mais en même temps, chez ces individus de nature fortement originale, ces idées précoces restent fixes, abstraites, isolées, déclamatoires. Si c’est dans l’art qu’elles se produisent et s’expriment, la forme en sera nue, sèche et aride, comme tout ce qui vient avant la saison. Ces hommes auront grand mépris de leur siècle, de sa mesquinerie, de sa corruption, de son mauvais goût. Ils aspireront à quelque chose de mieux, au simple, au grand, au vrai, et se dessécheront et s’aigriront à l’attendre ; ils voudront le tirer d’eux-mêmes ; ils le demanderont à l’avenir, au passé, et se feront antiques pour se rajeunir ; puis les choses iront toujours, les temps s’accompliront, la société mûrira, et lorsque éclatera la crise, elle les trouvera déjà vieux, usés, presque en cendres ; elle en tirera des étincelles, et achèvera de les dévorer. Ils auront été malheureux, âcres, moroses, peut-être violents et coupables. Il faudra les plaindre, et tenir compte, en les jugeant, de la nature des temps et de la leur. Ce sont des espèces de victimes publiques, des Prométhées dont le foie est rongé par une fatalité intestine ; tout l’enfantement de la société retentit en eux, et les déchire ; ils souffrent et meurent du mal dont l’humanité, qui ne meurt pas, guérit, et dont elle sort régénérée. Tels furent, ce me semble, au dernier siècle, Alfieri en Italie, et Le Brun en France.
Né dans un rang inférieur, sans fortune et à la charge d’un grand seigneur, Le Brun dut
se plier jeune aux nécessités de sa condition. Il mérita vite la faveur du prince de Conti
par des éloges entremêlés de conseils et de maximes philosophiques. A la fois secrétaire
des commandements et poëte lyrique, il releva le mieux qu’il put la dépendance de sa vie
par l’audace de sa pensée, et il s’habitua de bonne heure à garder pour l’ode, ou même
pour l’épigramme, cette verdeur franche et souvent acerbe qui ne pouvait se faire jour
ailleurs. Aussi, plus tard, bien qu’il conservât au fond l’indépendance intérieure qu’il
avait annoncée dès ses premières années, on le voit toujours au service de quelqu’un. Ses
habitudes de domesticité trouvent moyen de se concilier avec sa nature énergique. Au
prince de Conti succèdent le comte de Vaudreuil et M. de Calonne, puis Robespierre, puis
Bonaparte ; et pourtant, au milieu de ces servitudes diverses, Le Brun demeure ce qu’il a
été tout d’abord, méprisant les bassesses du temps, vivant d’avenir, effréné
de gloire, plein de sa mission de poëte, croyant en son génie, rachetant une action
plate par une belle ode, ou se vengeant d’une ode contre son cœur par une épigramme
sanglante. Sa vie littéraire présente aussi la même continuité de principes, avec beaucoup
de taches et de mauvais endroits. Élève de Louis Racine, qui lui avait légué le culte du
grand siècle et celui de l’antiquité, nourri dans l’admiration de Pindare et, pour ainsi
dire, dans la religion lyrique, il était simple que Le Brun s’accommodât peu des mœurs et
des goûts frivoles qui l’environnaient ; qu’il se séparât de la cohue moqueuse et
raisonneuse des beaux-esprits à la mode ; qu’il enveloppât dans une égale aversion
Saint-Lambert et d’Alembert, Linguet et La Harpe, Rulhière et Dorat, Lemierre et
Colardeau, et que, forcé de vivre des bienfaits d’un prince, il se passât du moins d’un
patron littéraire. Certes il y avait, pour un poëte comme Le Brun, un beau rôle à remplir
au xviiie siècle. Lui-même en a compris toute la noblesse ; il y a constamment visé, et en
a plus d’une fois dessiné les principaux traits. C’eût été d’abord de vivre à part, loin
des coteries et des salons patentés, dans le silence du cabinet ou des champs ; de
travailler là, peu soucieux des succès du jour, pour soi, pour quelques amis de cœur et
pour une postérité indéfinie ; c’eût été d’ignorer les tracasseries et les petites guerres
jalouses qui fourmillaient aux pieds de trois ou quatre grands hommes, d’admirer
sincèrement, et à leur prix, Montesquieu, Buffon, Jean-Jacques et Voltaire, sans épouser
leurs arrière-pensées ni les antipathies de leurs sectateurs ; et puis, d’accepter le
bien, de quelque part qu’il vînt, de garder ses amis, dans quelques rangs qu’ils fussent,
et s’appelassent-ils Clément, Marmontel ou Palissot. Voilà ce que concevait Le Brun, et ce
qu’il se proposait en certains moments ; mais il fut loin d’y atteindre. Caustique et
irascible, il se montra souvent injuste par vengeance ou mauvaise humeur. Au lieu de
négliger simplement les salons littéraires et philosophiques, pour vaquer avec plus de
liberté à son génie et à sa gloire, il les attaqua en toute occasion, sans mesure et en
masse. Il se délectait à la satire, et décochait ses traits à Gilbert ou à Beaumarchais
aussi volontiers qu’à La Harpe lui-même. Une fois, par sa Wasprie, il
compromit étrangement sa chasteté lyrique, en se prenant au collet avec Fréron.
Reconnaissons pourtant que sa conduite ne fut souvent ni sans dignité ni sans courage. La
noble façon dont il adressa mademoiselle Corneille à Voltaire, la respectueuse
indépendance qu’il maintint en face de ce monarque du siècle, le soin qu’il mit toujours à
se distinguer de ses plats courtisans, l’amitié pour Buffon, qu’il professait devant lui,
ce sont là des traits qui honorent une vie d’homme de lettres. Le Brun aimait les grandes
existences à part : celle de Buffon dut le séduire, et c’était encore un idéal qu’il eût
probablement aimé à réaliser pour lui-même. Peut-être, si la fortune lui eût permis d’y
arriver, s’il eût pu se fonder ainsi, loin d’un monde où il se sentait déplacé, une vie
grande, simple, auguste ; s’il avait eu sa tour solitaire au milieu de son parc, ses
vastes et majestueuses allées, pour y déclamer en paix et y raturer à loisir son poëme de
la Nature ; si rien autour de lui n’avait froissé son âme hautaine et
irritable, peut-être toutes ces boutades de conduite, toutes ces sorties colériques
d’amour-propre eussent-elles complètement disparu : l’on n’eût pu lui reprocher, comme à
Buffon, que beaucoup de morgue et une excessive plénitude de lui-même. Mais Le Brun fut
longtemps aux prises avec la gêne et les chagrins domestiques. Son procès avec sa femme
que le prince de Conti lui avait séduiteNémésis, où il
trouve moyen de flétrir d’un seul coup sa mère, sa sœur et sa femme ! Une telle élégie est unique dans son
genre.
Le talent lyrique de Le Brun est grand, quelquefois immense, presque partout incomplet.
Quelques hautes pensées, qui n’ont jamais quitté le poëte depuis son enfance jusqu’à sa
mort, dominent toutes ses belles odes, s’y reproduisent sans cesse, et, à travers la
diversité des circonstances où il les composa, leur impriment un caractère marquant
d’unité. Patriotisme, adoration de la nature, liberté républicaine, royauté du génie,
telles sont les sources fécondes et retentissantes auxquelles Le Brun d’ordinaire
s’abreuve. De bonne heure, et comme par un instinct de sa mission future, il s’est pénétré
du rôle de Tyrtée, et il gourmande déjà nos défaites sous Contades, Soubise et Clermont,
comme plus tard il célébrera le naufrage victorieux du Vengeur et Marengo. Au sortir des boudoirs, des toilettes et de tous ces bosquets
de Cythère et d’Amathonte, dont il s’est tant moqué, mais dont il aurait dû se garder
davantage, il se réfugie au sein de la nature, comme en un temple majestueux où il respire
et se déploie plus à l’aise ; il la voit peu et sait peu la retracer sous les couleurs
aimables et fraîches dont elle se peint autour de lui ; il préfère la contempler face à
face dans ses soleils, ses volcans, ses tremblements de terre, ses comètes échevelées, et
plonge avec Buffon à travers les déserts des temps. Quant à la liberté, elle eut toujours
ses vœux, soit que dans les salons de l’hôtel de Conti, sous Louis XV, il s’écrie avec
une douleur de citoyen :
Les Anténors vendent l’empire, Thaïs l’achète d’un sourire ; L’or paie, absout les attentats. Partout, à la cour, à l’armée, Règne un dédain de renommée Qui fait la chute des États ;
soit qu’il prélude à ses hymnes républicains dans les soirées du ministère Calonne ; soit
même qu’en des temps horribles, auxquels ses chants furent trop mêlés Il y a de vilains vers de lui sur Marie-Antoinette ; on ne les a pas
compris dans ses œuvres. Ils parurent en brochure vers l’an III ; on y lit : Les suivants, pires encore, sont trop atroces pour que je les transcrive. Le jour où
le roi lui avait accordé une pension, il avait pourtant fait un quatrain de
remercîment qui finissait ainsi : Une strophe de lui préluda à la violation des tombes de Saint-Denis et sembla
directement la provoquer. Tandis que Le Brun écrivait ces horreurs en 93, David ne craignait pas de peindre
Marat. Ces
Rois de la lyre et du savant pinceau, qu’avait chantés
André Chénier, étaient tous deux apostats de cette amitié sainte.
Prends les ailes de la colombe, Prends, disais-je à mon âme, et fuis dans les déserts De religion à proprement parler, et de rien qui y ressemble, Le Brun en avait même moins qu’il ne convenait à son temps. Il était là-dessus aussi sec et net que Volney. On lit en marge d’une édition de La Fontaine annotée par lui, à propos du poëme de la .Captivité de saint Malc: « Ce petit poëme,quoique le sujet en soit pieux, est rempli d’intérêt, de vers heureux et de beautés neuves. »
Enfin, toutes les fois qu’il veut décrire l’enthousiasme lyrique et marquer les traits du vrai génie, Le Brun abonde en images éblouissantes et sublimes. Si Corneille en personne se fût adressé à Voltaire, il n’eût pas, certes, plus dignement parlé que Le Brun ne l’a fait en son nom. Il faut voir encore comme en toute occasion le poëte a conscience de lui-même, comme il a foi en sa gloire, et avec quelle sécurité sincère, du milieu de la tourbe qui l’importune, il se fonde sur la justice des âges :
Ceux dont le présent est l’idole Ne laissent point de souvenir ; Dans un succès vain et frivole Ils ont usé leur avenir. Amants des roses passagères, Ils ont les grâces mensongères Et le sort des rapides fleurs. Leur plus long règne est d’une aurore ; Mais le temps rajeunit encore L’antique laurier des neuf Sœurs.
Après cet hommage rendu au talent de Le Brun, il nous sera permis d’insister sur ses
défauts. Le principal, le plus grave selon nous, celui qui gâte jusqu’à ses plus belles
pages, est un défaut tout systématique et calculé. Il avait beaucoup médité sur la langue
poétique, et pensait qu’elle devait être radicalement distincte de la prose. En cela, il
avait fort raison, et le procédé si vanté de Voltaire, d’écrire les vers sous forme de
prose pour juger s’ils sont bons, ne mène qu’à faire des vers prosaïques, comme le sont,
au reste, trop souvent ceux de Voltaire. Mais, à force de méditer sur les prérogatives de
la poésie, Le Brun en était venu à envisager les hardiesses comme une
qualité à part, indépendante du mouvement des idées et de la marche du style, une sorte de
beauté mystique touchant à l’essence même de l’ode ; de là, chez lui, un souci perpétuel
des hardiesses, un accouplement forcé des termes les plus disparates, un
placage extérieur de métaphores ; de là, surtout vers la fin, un abus intolérable de la
Majuscule, une minutieuse personnification de tous les substantifs, qui reporte
involontairement le lecteur au culte de la déesse Raison et à ces temps d’apothéose pour
toutes les vertus et pour tous les vices. C’est ce qui a fait dire à un poëte de nos jours
singulièrement spirituel, que Le Brun était
Fougueux comme Pindare... et plus mythologique . En fait de mythologie, rien n’égale chez Le Brun la strophe suivante, tirée de l’ode sur
le triomphe de nos Paysages, et que Charles Nodier aime à citer avec sourire :La colline qui vers le pôle Borne nos fertiles marais, Occupe les enfants d’Éole A broyer les dons de Cérès. Vanvres que chérit Galatée Sait du lait d’Io, d’Amalthée Épaissir les flots écumeux ; Et Sèvres, d’une pure argile, Compose l’albâtre fragile Où Moka nous verse ses feux. Tout cela pour dire : Au nord de Paris, Montmartre et ses
moulins à vent ;de l’autre côté, Vanvres, sonbeurreetses fromages ;et laporcelainede Sèvres ! « Je ne crois pas, écrivait Ginguené au rédacteur du journalle Modérateur(22 janvier 1790), que nous ayons beaucoup de vers à mettre au-dessus de cette strophe. » Et Andrieux, l’Aristarque, n’en disconvenait pas ; il avouait que si tout avait été aussi beau, il aurait fallu rendre les armes. Aujourd’hui il n’est pas un écolier qui n’en rie. On rencontre dans le goût, aux diverses époques, de ces veines bizarres.
A part ce défaut, qui chez Le Brun avait dégénéré en une espèce de tic, son style, son
procédé et sa manière le rapprochent beaucoup d’Alfieri et du peintre David, auxquels il
ne nous paraît nullement inférieur. C’est également quelque chose de fort, de noble, de
nu, de roide, de sec et de décharné, de grec et d’académique, un retour laborieux vers le
simple et le vrai. D’un côté comme de l’autre, c’est avant tout une protestation contre le
mauvais goût régnant, une gageure d’échapper aux fades pastorales et aux opéras
langoureux, aux Amours de Boucher et aux abbés de Watteau, aux descriptions de
Saint-Lambert et aux vers musqués de Bernis. L’accent déclamatoire perce à tout moment
dans le talent de Le Brun, lors même que ce talent s’abandonne le plus à sa pente. Ses
odes républicaines, excepté celle du Vengeur, semblent à bon droit
communes, sèches et glapissantes ; elles ne lui furent peut-être pas pour cela moins
énergiquement inspirées par les circonstances. C’est qu’avec beaucoup d’imagination il est
naturellement peu coloriste, et qu’il a besoin, pour arriver à une expression vivante,
d’évoquer, comme par un soubresaut galvanique, les êtres de l’ancienne mythologie. Son
pinceau maigre, quoique étincelant, joue d’ordinaire sur un fond abstrait ; il ne prend
guère de splendeur large que lorsque le poëte songe à Buffon et retrace d’après lui la
nature. Mais un mauvais exemple que Buffon donna à Le Brun, ce fut cette habitude de
retoucher et de corriger à satiété, que l’illustre auteur des Époques
possédait à un haut degré, en vertu de cette patience qu’il appelait génie. On rapporte
qu’il recopia ses Époques jusqu’à dix-huit fois. Le Brun faisait ainsi
de ses odes. Il passa une moitié de sa vie à les remanier la plume en main, à en trier les
brouillons, à les remettre au net et à en préparer une édition qui ne vint pas. Une note,
placée en tête de la première publication du Vengeur, nous avertit,
comme motif d’excuse ou cas singulier, que le poëte a composé cette ode, de soixante-dix
vers environ, en très-peu de jours et presque d’un seul jet. Si Le Brun
avait eu plus de temps, il aurait peut-être trouvé moyen de la gâter.
En se déclarant contre le mauvais goût du temps par ses épigrammes et par ses œuvres, Le
Brun ne sut pas assez en rester pur lui-même. Sans aucune sensibilité, sans aucune
disposition rêveuse et tendre, il aimait ardemment les femmes, probablement à la manière
de Buffon, quoiqu’en seigneur moins suzerain et avec plus de galanterie. De là mille
billets en vers à propos de rien, et, pêle-mêle avec ses odes, une prodigieuse quantité
d’Eglés, de Zirphés, de Delphires,
de Céphises, de Zélis, et de Zelmis.
Tantôt c’est un persiflage doux et honnête à une jeune coquette très-aimable
et très-vaine qui m’appelait son berger dans ses lettres, et qui prétendait à tous les
talents et à tous les cœurs ; tantôt ce sont des vers fugitifs sur ce
que M. de Voltaire, bienfaiteur de mesdemoiselles Corneille et de Varicour, les a
mariées toutes deux, après les avoir célébrées dans ses vers. Enfin, vers le temps
d’Arcole et de Rivoli, il soutint, comme personne ne l’ignore, sa fameuse querelle avec
Legouvé, sur la question de savoir si l’encre sied ou ne sied pas aux doigts
de rose.
Nous dirons un mot des élégies de Le Brun, parce que c’est pour nous une occasion de parler d’André Chénier, dont le nom est sur nos lèvres depuis le commencement de cet article, et auquel nous aspirons, comme à une source vive et fraîche dans la brûlante aridité du désert. En 1763, Le Brun, âgé de trente-quatre ans, adressait à l’Académie de La Rochelle un discours sur Tibulle, où on lit ce passage : « Peut-être qu’au moment où j’écris, tel auteur, vraiment animé du désir de la gloire et dédaignant de se prêter à des succès frivoles, compose dans le silence de son cabinet un de ces ouvrages qui deviennent immortels, parce qu’ils ne sont pas assez ridiculement jolis pour faire le charme des toilettes et des alcôves, et dont tout l’avenir parlera, parce que les grands du jour n’en diront rien à leurs petits soupers. » André Chénier fut cet homme ; il était né en 1762, un an précisément avant la prédiction de Le Brun. Vingt ans plus tard, on trouve les deux poëtes unis entre eux par l’amitié et même par les goûts, malgré la différence des âges. Les détails de cette société charmante, où vivaient ensemble, vers 1782, Lebrun, Chénier, le marquis de Brazais, le chevalier de Pange, MM. de Trudaine, cette vie de campagne, aux environs de Paris, avec des excursions fréquentes d’où l’on rapportait matière aux élégies du matin et aux confidences du soir, tout cela est resté couvert d’un voile mystérieux, grâce à l’insouciance et à la discrétion des éditeurs. On devine pourtant et l’on rêve à plaisir ce petit monde heureux, d’après quelques épîtres réciproques et quelques vers épars :
Abel, mon jeune Abel, et Trudaine et son frère, Ces vieilles amitiés de l’enfance première, Quand tous quatre muets, sous un maître inhumain, Jadis au châtiment nous présentions la main ; Et mon frère, et Le Brun, les Muses elles-mêmes ; De Pange fugitif de ces neuf Sœurs qu’il aime : Voilà le cercle entier qui, le soir quelquefois, A des vers, non sans peine obtenus de ma voix, Prête une oreille amie et cependant sévère.
Le Brun dut aimer dès l’abord, chez le jeune André, un sentiment exquis et profond de
l’antique, une âme modeste, candide, indépendante, faite pour l’étude et la retraite ; il
n’avait vu en Gilbert que le corbeau du Pinde, il en vit dans Chénier le
cygne. Un goût vif des plaisirs les unissait encore. Les amours de Le Brun avec la femme
qu’il a célébrée sous le nom d’Adélaïde se rapportent précisément au temps dont nous
parlons. Chénier, dans une délicieuse épître, dit à sa Muse qu’il envoie au logis de son
ami :
... Là, ta course fidèle Le trouvera peut-être aux genoux d’une belle ; S’il est ainsi, respecte un moment précieux ; Sinon, tu peux entrer...
Et il ajoute sur lui-même :
Les ruisseaux et les bois, et Vénus, et l’étude, Adoucissent un peu ma triste solitude.
Tous deux ont chanté leurs plaisirs et leurs peines d’amour en des élégies qui sont, à
coup sûr, les plus remarquables du temps Au livre second des
odes de Le Brun, la quinzième Et les derniers vers de l’ode indiquent qu’elle fut composée au moment d’une rupture
ou menace de rupture entre les Turcs et les Russes (1787 probablement).A un jeune Ami s’adresse évidemment à
André :
xviie siècle avait défigurée en
l’adoptant, et dont le jargon courait les ruelles, il la recompose, il la rajeunit avec un
art admirable ; il la fond merveilleusement dans la couleur de ses tableaux, dans ses
analyses de cœur, et autant qu’il le faut seulement pour élever les mœurs d’alors à la
poésie et à l’idéal. Mais, par malheur, cette vie de loisir et de jeunesse dura peu. La
Révolution, qui brisa tant de liens, dispersa tout d’abord la petite société choisie que
nous aurions voulu peindre, et Le Brun, qui partageait les opinions ardentes de
Marie-Joseph, se trouva emporté bien loin du sage André. On souffre à penser quel
refroidissement, sans doute même quelle aigreur, dut succéder à l’amitié fraternelle des
premiers temps. Ici tout renseignement nous manque. Mais Le Brun, qui survécut treize
années à son jeune ami, n’en a parlé depuis en aucun endroit ; il n’a pas daigné consacrer
un seul vers à sa mémoire, tandis que chaque jour, à chaque heure, il aurait dû s’écrier
avec larmes : « J’ai connu un poëte, et il est mort, et vous l’avez laissé tuer, et vous
l’oubliez ! » Il est à craindre pour Le Brun que les dissentiments politiques n’aient
aigri son cœur, et que l’échafaud d’André ne soit venu ayant la réconciliation. Pour moi,
j’ai peine à croire qu’il ne fût pas au nombre de ceux dont l’infortuné poëte a dit avec
un reproche mêlé de tendresse :
Que pouvaient mes amis ? Oui, de leur voix chérie Un mot à travers ces barreaux Eût versé quelque baume en mon âme flétrie ; De l’or peut-être à mes bourreaux... Mais tout est précipice. Ils ont eu droit de vivre. Vivez, amis ; vivez contents. En dépit de Bavus soyez lents à me suivre. Peut-être en de plus heureux temps J’ai moi-même, à l’aspect des pleurs de l’infortune, Détourné mes regards distraits ; A mon tour aujourd’hui mon malheur importune : Vivez, amis, vivez en paix . Il serait dur, mais pas trop invraisemblable, de conjecturer qu’en écrivant les vers suivants (voir l’édition d’Eugène Renduel), Chénier a pu songer au jour où il se sentit déçu et blessé dans son admiration première pour Le Brun :
Ah ! j’atteste les Cieux que j’ai voulu le croire, J’ai voulu démentir et mes yeux et l’histoire ; Mais non : il n’est pas vrai que les cœurs excellents Soient les seuls en effet où germent les talents. Un mortel peut toucher une lyre sublime, Et n’avoir qu’un cœur faible, étroit, pusillanime, Inhabile aux vertus qu’il sait si bien chanter, Ne les imiter point et les faire imiter, etc., etc.
Quoi qu’il en soit, la gloire de Le Brun, dans l’avenir, ne sera pas séparée de celle d’André Chénier. On se souviendra qu’il l’aima longtemps, qu’il le prédit, qu’il le goûta en un siècle de peu de poésie, et qu’il sentit du premier coup que ce jeune homme faisait ce que lui-même aurait voulu faire. On lui tiendra compte de ses efforts, de ses veilles, de sa poursuite infatigable de la gloire, de la tradition lyrique qu’il soutint avec éclat, de cette flamme intérieure enfin, qui ne lui échappait que par accès, et qui minait sa vie. On verra en lui un de ces hommes d’essai que la nature lance un peu au hasard, un des précurseurs aventureux du siècle dont a déjà resplendi l’aurore.
(Voir encore sur Le Brun un article essentiel dans le tome V des Causeries
du Lundi)
Hâtons-nous de le dire, ce n’est pas ici un rapprochement à antithèses, un parallèle
académique que nous prétendons faire. En accouplant deux hommes si éloignés par le temps
où ils ont vécu, si différents par le genre et la nature de leurs œuvres, nous ne nous
soucions pas de tirer quelques étincelles plus ou moins vives, de faire jouer à l’œil
quelques reflets de surface plus ou moins capricieux. C’est une vue essentiellement
logique qui nous mène à joindre ces noms, et parce que, des deux idées poétiques dont ils
sont les types admirables, l’une, sitôt qu’on l’approfondit, appelle l’autre et en est le
complément. Une voix pure, mélodieuse et savante, un front noble et triste, le génie
rayonnant de jeunesse, et, parfois, l’œil voilé de pleurs ; la volupté dans toute sa
fraîcheur et sa décence ; la nature dans ses fontaines et ses ombrages ; une flûte de
buis, un archet d’or, une lyre d’ivoire ; le beau pur, en un mot, voilà André Chénier. Une
conversation brusque, franche et à saillies ; nulle préoccupation d’art, nul quant-à-soi ; une bouche de satyre aimant encore mieux rire que mordre ; de la
rondeur, du bon sens ; une malice exquise, par instants une amère éloquence ; des récits
enfumés de cuisine, de taverne et de mauvais lieux ; aux mains, en guise de lyre,
quelque instrument bouffon, mais non criard ; en un mot, du laid et du grotesque à foison,
c’est ainsi qu’on peut se figurer en gros Mathurin Regnier. Placé à l’entrée de nos deux
principaux siècles littéraires, il leur tourne le dos et regarde le seizième ; il y tend
la main aux aïeux gaulois, à Montaigne, à Ronsard, à Rabelais, de même qu’André Chénier,
jeté à l’issue de ces deux mêmes siècles classiques, tend déjà les bras au nôtre, et
semble le frère aîné des poètes nouveaux. Depuis 1613, année où Regnier mourut, jusqu’en
1782, année ou commencèrent les premiers chants d’André Chénier, je ne vois, en exceptant
les dramatiques, de poëte parent de ces deux grands hommes que La Fontaine, qui en est
comme un mélange agréablement tempéré. Rien donc de plus piquant et de plus instructif que
d’étudier dans leurs rapports ces deux figures originales, à physionomie presque
contraire, qui se tiennent debout en sens inverse, chacune à un isthme de notre
littérature centrale, et, comblant l’espace et la durée qui les séparent, de les adosser
l’une à l’autre, de les joindre ensemble par la pensée, comme le Janus de notre poésie. Ce
n’est pas d’ailleurs en différences et en contrastes que se passera toute cette
comparaison : Regnier et Chénier ont cela de commun qu’ils sont un peu en dehors de leurs
époques chronologiques, le premier plus en arrière, le second plus en avant, et qu’ils
échappent par indépendance aux règles artificielles qu’on subit autour d’eux. Le caractère
de leur style et l’allure de leurs vers sont les mêmes, et abondent en qualités
pareilles ; Chénier a retrouvé par instinct et étude ce que Regnier faisait de tradition
et sans dessein ; ils sont uniques en ce mérite, et notre jeune école chercherait
vainement deux maîtres plus consommés dans l’art d’écrire en vers.
Mathurin était né à Chartres, en Beauce, André, à Byzance, en Grèce ; tous deux se montrèrent poètes dès l’enfance. Tonsuré de bonne heure, élevé dans le jeu de paume et le tripot de son père qui aimait la table et le plaisir, Regnier dut au célèbre abbé de Tiron, son oncle, les premiers préceptes de versification, et, dès qu’il fut en âge, quelques bénéfices qui ne l’enrichirent pas. Puis il fut attaché en qualité de chapelain à l’ambassade de Rome, ne s’y amusa que médiocrement ; mais, comme Rabelais avait fait, il y attaqua de préférence les choses par le côté de la raillerie. A son retour, il reprit, plus que jamais, son train de vie qu’il n’avait guère interrompu en terre papale, et mourut de débauche avant quarante ans. Né d’un savant ingénieux et d’une Grecque brillante, André quitta très-jeune Byzance, sa patrie ; mais il y rêva souvent dans les délicieuses vallées du Languedoc, où il fut élevé ; et lorsque plus tard, entré au collège de Navarre, il apprit la plus belle des langues, il semblait, comme a dit M. Villemain, se souvenir des jeux de son enfance et des chants de sa mère. Sous-lieutenant dans Angoumois, puis attaché à l’ambassade de Londres, il regretta amèrement sa chère indépendance, et n’eut pas de repos qu’il ne l’eût reconquise. Après plusieurs voyages, retiré aux environs de Paris, il commençait une vie heureuse dans laquelle l’étude et l’amitié empiétaient de plus en plus sur les plaisirs, quand la Révolution éclata. Il s’y lança avec candeur, s’y arrêta à propos, y fit la part équitable au peuple et au prince, et mourut sur l’échafaud en citoyen, se frappant le front en poëte. L’excellent Regnier, né et grandi pendant les guerres civiles, s’était endormi en bon bourgeois et en joyeux compagnon au sein de l’ordre rétabli par Henri IV.
Prenant successivement les quatre ou cinq grandes idées auxquelles d’ordinaire puisent
les poëtes, Dieu, la nature, le génie, l’art, l’amour, la vie proprement dite, nous
verrons comme elles se sont révélées aux deux hommes que nous étudions en ce moment, et
sous quelle face ils ont tenté de les reproduire. Et d’abord, à commencer par Dieu, ab Jove principium, nous trouvons, et avec regret, que cette magnifique et
féconde idée est trop absente de leur poésie, et qu’elle la laisse déserte du côté du
ciel. Chez eux, elle n’apparaît même pas pour être contestée ; ils n’y pensent jamais, et
s’en passent, voilà tout. Ils n’ont assez longtemps vécu, ni l’un ni l’autre, pour
arriver, au sortir des plaisirs, à cette philosophie supérieure qui relève et console. La
corde de Lamartine ne vibrait pas en eux. Épicuriens et sensuels, ils me font l’effet,
Regnier, d’un abbé romain, Chénier, d’un Grec d’autrefois. Chénier était un païen aimable,
croyant à Palès, à Vénus, aux MusesTarentine y appartient exactement, et je ne cessais de l’y voir
en figure.—La poésie d’André Chénier est l’accompagnement sur la flûte et sur la lyre de
tout cet art de marbre retrouvé. »
Aujourd’hui qu’au tombeau je suis prêt à descendre, Mes amis, dans vos mains je dépose ma cendre. Je ne veux point, couvert d’un funèbre linceuil,Que les pontifes saints autour de mon cercueil, Appelés aux accents de l’airain lent et sombre, De leur chant lamentable accompagnent mon ombre, Et sous des murs sacrés aillent ensevelir Ma vie et ma dépouille, et tout mon souvenir.
Il aime la nature, il l’adore, et non-seulement dans ses variétés riantes, dans ses
sentiers et ses buissons, mais dans sa majesté éternelle et sublime, aux Alpes, au Rhône,
aux grèves de l’Océan. Pourtant l’émotion religieuse que ces grands spectacles excitent en
son âme ne la fait jamais se fondre en prière sous le poids de l’infini.
C’est une émotion religieuse et philosophique à la fois, comme Lucrèce et Buffon pouvaient
en avoir, comme son ami Le Brun était capable d’en ressentir. Ce qu’il admire le plus au
ciel, c’est tout ce qu’une physique savante lui en a dévoilé ; ce sont les
mondes roulant dans les fleuves d’éther, les astres et leurs poids, leurs formes, leurs
distances :
Je voyage avec eux dans leurs cercles immenses ; Comme eux, astre, soudain je m’entoure de feux. Dans l’éternel concert je me place avec eux ; En moi leurs doubles lois agissent et respirent ; Je sens tendre vers eux mon globe qu’ils attirent : Sur moi qui les attire ils pèsent à leur tour.
On dirait, chose singulière ! que l’esprit du poète se condense et se matérialise à
mesure qu’il s’agrandit et s’élève. Il ne lui arrive jamais, aux heures de rêverie, de
voir, dans les étoiles, des fleurs divines qui jonchent les parvis du saint
lieu, des âmes heureuses qui respirent un air plus pur, et qui parlent, durant les
nuits, un mystérieux langage aux âmes humaines. Je lis, à ce propos, dans un ouvrage
inédit, le passage suivant, qui revient à ma pensée et la complète :
« Lamartine, assure-t-on, aime peu et n’estime guère André Chénier : cela se conçoit.
André Chénier, s’il vivait, devrait comprendre bien mieux Lamartine qu’il n’est compris de
lui. La poésie d’André Chénier n’a point de religion ni de mysticisme ; c’est, en quelque
sorte, le paysage dont Lamartine a fait le ciel, paysage d’une infinie variété et d’une
immortelle jeunesse, avec ses forêts verdoyantes, ses blés, ses vignes, ses monts, ses
prairies et ses fleuves ; mais le ciel est au-dessus, avec son azur qui change à chaque
heure du jour, avec ses horizons indécis, ses ondoyantes lueurs du matin et
du soir, et la nuit, avec ses fleurs d’or, dont le lis est
jaloux. Il est vrai que du milieu du paysage, tout en s’y promenant ou couché à la
renverse sur le gazon, on jouit du ciel et de ses merveilleuses beautés, tandis que l’œil
humain, du haut des nuages, l’œil d’Élie sur son char, ne verrait en bas la terre que
comme une masse un peu confuse. Il est vrai encore que le paysage réfléchit le ciel dans
ses eaux, dans la goutte de rosée, aussi bien que dans le lac immense, tandis que le dôme
du ciel ne réfléchit pas les images projetées de la terre. Mais, après tout, le ciel est
toujours le ciel, et rien n’en peut abaisser la hauteur. » Ajoutez, pour être juste, que
le ciel qu’on voit du milieu du paysage d’André Chénier, ou qui s’y réfléchit, est un ciel
pur, serein, étoilé, mais physique, et que la terre aperçue par le poète sacré, de dessus
son char de feu, toute confuse qu’elle paraît, est déjà une terre plus que terrestre pour
ainsi dire, harmonieuse, ondoyante, baignée de vapeurs, et idéalisée par la distance.
Au premier abord, Regnier semble encore moins religieux que Chénier. Sa profession ecclésiastique donne aux écarts de sa conduite un caractère plus sérieux, et en apparence plus significatif. On peut se demander si son libertinage ne s’appuyait pas d’une impiété systématique, et s’il n’avait pas appris de quelque abbé romain l’athéisme, assez en vogue en Italie vers ce temps-là. De plus, Regnier, qui avait vu dans ses voyages de grands spectacles naturels, ne paraît guère s’en être ému. La campagne, le silence, la solitude et tout ce qui ramène plus aisément l’âme à elle-même et à Dieu, font place, en ses vers, au fracas des rues de Paris, à l’odeur des tavernes et des cuisines, aux allées infectes des plus misérables taudis. Pourtant Regnier, tout épicurien et débauché qu’on le connaît, est revenu, vers la fin et par accès, à des sentiments pieux et à des repentirs pleins de larmes. Quelques sonnets, un fragment de poème sacré et des stances en font témoignage. Il est vrai que c’est par ses douleurs physiques et par les aiguillons de ses maux qu’il semble surtout amené à la contrition morale. Regnier, dans le cours de sa vie, n’eut qu’une grande et seule affaire : ce fut d’aimer les femmes, toutes et sans choix. Ses aveux là-dessus ne laissent rien à désirer :
Or moy qui suis tout flame et de nuict et de jour, Qui n’haleine que feu, ne respire qu’amour, Je me laisse emporter à mes flames communes, Et cours souz divers vents de diverses fortunes. Ravy de tous objects, j’ayme si vivement Que je n’ay pour l’amour ny choix ny jugement. De toute eslection mon ame est despourveue, Et nul object certain ne limite ma veue. Toute femme m’agrée...
Ennemi déclaré de ce qu’il appelle l’honneur, c’est-à-dire de la
délicatesse, préférant comme d’Aubigné l’estre au parestre, il se contente d’un amour facile et de peu de
défense :
Aymer en trop haut lieu une dame hautaine, C’est aymer en souci le travail et la peine, C’est nourrir son amour de respect et de soin.
La Fontaine était du même avis quand il préférait ingénument les Jeannetons aux Climènes. Regnier pense que le même feu qui anime
le grand poëte échauffe aussi l’ardeur amoureuse, et il ne serait nullement fâché que,
chez lui, la poésie laissât tout à l’amour. On dirait qu’il ne fait des vers qu’à son
corps défendant ; sa verve l’importune, et il ne cède au génie qu’à la dernière extrémité.
Si c’était en hiver du moins, en décembre, au coin du feu, que ce maudit génie vînt le
lutiner ! on n’a rien de mieux à faire alors que de lui donner audience :
Mais aux jours les plus beaux de la saison nouvelle, Que Zéphire en ses rets surprend Flore la belle, Que dans l’air les oiseaux, les poissons en la mer, Se plaignent doucement du mal qui vient d’aymer, Ou bien lorsque Cérès de fourment se couronne, Ou que Bacchus soupire amoureux de Pomone, Ou lorsque le safran, la dernière des fleurs, Dore le Scorpion de ses belles couleurs ; C’est alors que la verve insolemment m’outrage, Que la raison forcée obéit à la rage. Et que, sans nul respect des hommes ou du lieu, Il faut que j’obéisse aux fureurs de ce dieu.
Oh ! qu’il aimerait bien mieux, en honnête compagnon qu’il est,
S’égayer au repos que la campagne donne, Et, sans parler curé, doyen, chantre ou Sorbonne, D’un bon mot fait rire, en si belle saison, Vous, vos chiens et vos chats, et toute la maison !
On le voit, l’art, à le prendre isolément, tenait peu de place dans les idées de
Regnier ; il le pratiquait pourtant, et si quelque grammairien chicaneur le poussait sur
ce terrain, il savait s’y défendre en maître, témoin sa belle satire neuvième contre
Malherbe et les puristes. Il y flétrit avec une colère étincelante de poésie ces
réformateurs mesquins, ces regratteurs de mots, qui prisent un style
plutôt pour ce qui lui manque que pour ce qu’il a, et, leur opposant le portrait d’un
génie véritable qui ne doit ses grâces qu’à la nature, il se peint tout entier dans ce
vers d’inspiration :
Les nonchalances sont ses plus grands artifices.
Déjà il avait dit :
La verve quelquefois s’égaye en la licence.
Mais là où Regnier surtout excelle, c’est dans la connaissance de la vie, dans
l’expression des mœurs et des personnages, dans la peinture des intérieurs ; ses satires
sont une galerie d’admirables portraits flamands. Son poëte, son pédant, son fat, son
docteur, ont trop de saillie pour s’oublier jamais, une fois connus. Sa fameuse Macette, qui est la petite-fille de Patelin et l’aïeule
de Tartufe, montre jusqu’où le génie de Regnier eût pu atteindre sans sa
fin prématurée. Dans ce chef-d’œuvre, une ironie amère, une vertueuse indignation, les
plus hautes qualités de poésie, ressortent du cadre étroit et des circonstances les plus
minutieusement décrites de la vie réelle. Et comme si l’aspect de l’hypocrisie libertine
avait rendu Regnier à de plus chastes délicatesses d’amour, il nous y parle, en vers
dignes de Chénier, de
... la belle en qui j’ai la pensée D’un doux imaginer si doucement blessée, Qu’aymants et bien aymés, en nos doux passe-temps, Nous rendons en amour jaloux les plus contents.
Regnier avait le cœur honnête et bien placé ; à part ce que Chénier appelle les douces faiblesses, il ne composait pas avec les vices. Indépendant de
caractère et de parler franc, il vécut à la cour et avec les grands seigneurs, sans ramper
ni flatter.
André de Chénier aima les femmes non moins vivement que Regnier, et d’un amour non moins
sensuel, mais avec des différences qui tiennent à son siècle et à sa nature. Ce sont des
Phrynés sans doute, du moins pour la plupart, mais galantes et de haut ton ; non plus des
Alizons ou des Jeannes vulgaires en de fétides
réduits. Il nous introduit au boudoir de Glycère ; et la belle Amélie, et Rose à la danse
nonchalante, et Julie au rire étincelant, arrivent à la fête ; l’orgie est complète et
durera jusqu’au matin. O Dieu ! si Camille le savait ! Qu’est-ce donc que cette Camille si
sévère ? Mais, dans l’une des nuits précédentes, son amant ne l’a-t-il pas surprise
elle-même aux bras d’un rival ? Telles sont les femmes d’André Chénier, des Ioniennes de
Milet, de belles courtisanes grecques, et rien de plus. Il le sentait bien, et ne se
livrait à elles que par instants, pour revenir ensuite avec plus d’ardeur à l’étude, à la
poésie, à l’amitié. « Choqué, dit-il quelque part dans une prose énergique trop peu
connueÉdit. de M.
Robert.)les causes et les effets de la
perfection et de la décadence des lettres, j’ai cru qu’il serait bien de resserrer
en un livre simple et persuasif ce que nombre d’années m’ont fait mûrir de réflexions sur
ces matières. » André Chénier nous a dit le secret de son âme : sa vie ne fut pas une vie
de plaisir, mais d’art, et tendait à se purifier de plus en plus. Il avait bien pu, dans
un moment d’amoureuse ivresse et de découragement moral, écrire à de Pange :
Sans les dons de Vénus quelle serait la vie ? Dès l’instant où Vénus me doit être ravie, Que je meure ! Sans elle ici-bas rien n’est doux Ces vers et toute la fin de l’élégie XXXIII sont une imitation et une traduction des fragments divers qui nous restent de l’élégiaque Mimnerme : Chénier les a enchâssés dans une sorte de trame. .
Mais bientôt il pensait sérieusement au temps prochain où fuiraient loin de lui les jours couronnés de rose ; il rêvait, aux bords de la Marne, quelque
retraite indépendante et pure, quelque saint loisir, où les beaux-arts,
la poésie, la peinture (car il peignait volontiers), le consoleraient des voluptés
perdues, et où l’entoureraient un petit nombre d’amis de son choix. André Chénier avait
beaucoup réfléchi sur l’amitié et y portait des idées sages, des principes sûrs,
applicables en tous les temps de dissidences littéraires : « J’ai évité, dit-il, de me
lier avec quantité de gens de bien et de mérite, dont il est honorable d’être l’ami et
utile d’être l’auditeur, mais que d’autres circonstances ou d’autres idées ont fait agir
et penser autrement que moi. L’amitié et la conversation familière exigent au moins une
conformité de principes : sans cela, les disputes interminables dégénèrent en querelles,
et produisent l’aigreur et l’antipathie. De plus, prévoir que mes amis auraient lu avec
déplaisir ce que j’ai toujours eu dessein d’écrire m’eût été amer... »
Suivant André Chénier, l’art ne fait que des vers, le cœur seul est
poète ; mais cette pensée si vraie ne le détournait pas, aux heures de calme et de
paresse, d’amasser par des études exquises l’or et la soie qui devaient
passer en ses vers. Lui-même nous a dévoilé tous les ingénieux secrets
de sa manière dans son poème de l’Invention, et dans la seconde de ses
épîtres, qui est, à la bien prendre, une admirable satire. L’analyse la plus fine, les
préceptes de composition les plus intimes, s’y transforment sous ses doigts, s’y
couronnent de grâce, y reluisent d’images, et s’y modulent comme un chant. Sur ce terrain
critique et didactique, il laisse bien loin derrière lui Boileau et le prosaïsme ordinaire
de ses axiomes. Nous n’insisterons ici que sur un point. Chénier se rattache de préférence
aux Grecs, de même que Regnier aux Latins et aux satiriques italiens modernes. Or chez les
Grecs, on le sait, la division des genres existait, bien qu’avec moins de rigueur qu’on ne
l’a voulu établir depuis :
La nature dicta vingt genres opposés, D’un fil léger entre eux, chez les Grecs, divisés. Nul genre, s’échappant de ses bornes prescrites, N’aurait osé d’un autre envahir les limites ; Et Pindare à sa lyre, en un couplet bouffon, N’aurait point de Marot associé le ton.
Chénier tenait donc pour la division des genres et pour l’intégrité de leurs limites ; il
trouvait dans Shakspeare de belles scènes, non pas une belle pièce. Il ne croyait point,
par exemple, qu’on pût, dans une même élégie, débuter dans le ton de Regnier, monter par
degrés, passer par nuances à l’accent de la douleur plaintive ou de la méditation amère,
pour se reprendre ensuite à la vie réelle et aux choses d’alentour. Son talent, il est
vrai, ne réclamait pas d’ordinaire, dans la durée d’une même rêverie, plus d’une corde et
plus d’un ton. Ses émotions rapides, qui toutes sont diverses, et toutes furent vraies un
moment, rident tour à tour la surface de son âme, mais sans la bouleverser, sans lancer
les vagues au ciel et montrer à nu le sable du fond. Il compare sa muse jeune et légère à
l’harmonieuse cigale, amante des buissons, qui,
De rameaux en rameaux tour à tour reposée, D’un peu de fleur nourrie et d’un peu de rosée, S’égaie...
et s’il est triste, si sa main imprudente a tari son trésor, si sa
maîtresse lui a fermé, ce soir-là, le seuil inexorable, une visite
d’ami, un sourire de blanche voisine, un livre entr’ouvert, un rien le
distrait, l’arrache à sa peine, et, comme il l’a dit avec une légèreté négligente :
On pleure ; mais bientôt la tristesse s’envole.
Oh ! quand viendront les jours de massacre, d’ingratitude et de délaissement, qu’il n’en
sera plus ainsi ! Comme la douleur alors percera avant dans son âme et en armera toutes
les puissances ! Comme son ïambe vengeur nous montrera d’un vers à l’autre les enfants, les vierges aux belles couleurs qui venaient de parer et de baiser
l’agneau, le mangeant s’il est tendre, et passera des fleurs et des
rubans de la fête aux crocs sanglants du charnier populaire ! Comme
alors surtout il aurait besoin de lie et de fange pour y pétrir tous ces
bourreaux barbouilleurs de lois ! Mais, avant cette formidable
époqueJournal de Paris de 90 et 91 ; sa signature s’y
retrouve fréquemment, et d’ailleurs sa marque est assez sensible.—Relire aussi comme
témoignage de ses pensées intimes et combattues, vers le même temps, l’admirable ode :
O Versailles, ô bois, ô portiques ! etc., etc.attaché n’avaient rien de bien
actif et que le premier secrétaire faisait tout, il s’abstint d’abord de toucher ses
appointements, et qu’il fallut qu’un jour M. de La Luzerne trouvât cela mauvais et le
dît un peu haut pour l’y décider.Covent-Garden, dans Hood’s tavern, comme il
était de trop bonne heure pour se présenter en aucune société, il se mit, au milieu du
fracas, à écrire, dans une prose forte et simple, tout ce qui se passait en son âme :
qu’il s’ennuyait, qu’il souffrait, et d’une souffrance pleine d’amertume et
d’humiliation ; que la solitude, si chère aux malheureux, est pour eux un grand mal encore
plus qu’un grand plaisir ; car ils s’y exaspèrent, ils y ruminent leur
fiel, ou, s’ils finissent par se résigner, c’est découragement et faiblesse, c’est
impuissance d’en appeler des injustes institutions humaines à la sainte
nature primitive ; c’est, en un mot, à la façon des morts qui
s’accoutument à porter la pierre de leur tombe, parce qu’ils ne peuvent la
soulever ;— que cette fatale résignation rend dur, farouche, sourd aux consolations
des amis, et qu’il prie le Ciel de l’en préserver. Puis il en vient aux ridicules et aux
politesses hautaines de la noble société qui daigne l’admettre, à la
dureté de ces grands pour leurs inférieurs, à leur excessif attendrissement pour leurs
pareils ; il raille en eux cette sensibilité distinctive que Gilbert
avait déjà flétrie, et il termine en ces mots cette confidence de lui-même à lui-même :
« Allons, voilà une heure et demie de tuée ; je m’en vais. Je ne sais plus ce que j’ai
écrit, mais je ne l’ai écrit que pour moi. Il n’y a ni apprêt ni élégance. Cela ne sera vu
que de moi, et je suis sûr que j’aurai un jour quelque plaisir à relire ce morceau de ma
triste et pensive jeunesse. » Oui, certes, Chénier relut plus d’une fois ces pages
touchantes, et lui qui refeuilletait sans cesse et son âme et sa vie, il
dut, à des heures plus heureuses, se reporter avec larmes aux ennuis passés de son exil.
Or j’ai soigneusement recherché dans ses œuvres les traces de ces premières et profondes
souffrances ; je n’y ai trouvé d’abord que dix vers datés également de Londres, et du même
temps que le morceau de prose ; puis, en regardant de plus près, l’idylle intitulée Liberté m’est revenue à la pensée, et j’ai compris que ce berger aux noirs
cheveux épars, à l’œil farouche sous d’épais sourcils, qui traîne après lui, dans les
âpres sentiers et aux bords des torrents pierreux, ses brebis maigres et affamées ; qui
brise sa flûte, abhorre les chants, les danses et les sacrifices ; qui repousse la plainte
du blond chevrier et maudit toute consolation, parce qu’il est esclave ; j’ai compris que
ce berger-là n’était autre que la poétique et idéale personnification du souvenir de
Londres, et de l’espèce de servitude qu’y avait subie André ; et je me suis demandé alors,
tout en admirant du profond de mon cœur cette idylle énergique et sublime, s’il n’eût pas
encore mieux valu que le poète se fût mis franchement en scène ; qu’il eût osé en vers ce
qui ne l’avait pas effrayé dans sa prose naïve ; qu’il se fût montré à nous dans cette
taverne enfumée, entouré de mangeurs et d’indifférents, accoudé sur sa table, et
rêvant, —rêvant à la patrie absente, aux parents, aux amis, aux amantes, à ce qu’il y a de
plus jeune et de plus frais dans les sentiments humains ; rêvant aux maux de la solitude,
à l’aigreur qu’elle engendre, à l’abattement où elle nous prosterne, à toute cette haute
métaphysique de la souffrance ;—pourquoi non ? —puis, revenu à terre et rentré dans la vie
réelle, qu’il eût buriné en traits d’une empreinte ineffaçable ces grands qui l’écrasaient
et croyaient l’honorer de leurs insolentes faveurs ; et, cela fait, l’heure de sortir
arrivée, qu’il eût fini par son coup d’œil d’espoir vers l’avenir, et son forsan et hœc olim ? Ou, s’il lui déplaisait de remanier en vers ce qui était
jeté en prose, il avait en son souvenir dix autres journées plus ou moins pareilles à
celle-là, dix autres scènes du même genre qu’il pouvait choisir et retracer
Les styles d’André Chénier et de Regnier, avons-nous déjà dit, sont un parfait modèle de ce que notre langue permet au génie s’exprimant en vers, et ici nous n’avons plus besoin de séparer nos éloges. Chez l’un comme chez l’autre, même procédé chaud, vigoureux et libre ; même luxe et même aisance de pensée, qui pousse en tous sens et se développe en pleine végétation, avec tous ses embranchements de relatifs et d’incidences entre-croisées ou pendantes ; même profusion d’irrégularités heureuses et familières, d’idiotismes qui sentent leur fruit, grâces et ornements inexplicables qu’ont sottement émondés les grammairiens, les rhéteurs et les analystes ; même promptitude et sagacité de coup d’œil à suivre l’idée courante sous la transparence des images, et à ne pas la laisser fuir, dans son court trajet de telle figure à telle autre ; même art prodigieux enfin à mener à extrémité une métaphore, à la pousser de tranchée en tranchée, et à la forcer de rendre, sans capitulation, tout ce qu’elle contient ; à la prendre à l’état de filet d’eau, à l’épandre, à la chasser devant soi, à la grossir de toutes les affluences d’alentour, jusqu’à ce qu’elle s’enfle et roule comme un grand fleuve. Quant à la forme, à l’allure du vers dans Regnier et dans Chénier, elle nous semble, à peu de chose près, la meilleure possible, à savoir, curieuse sans recherche et facile sans relâchement, tour à tour oublieuse et attentive, et tempérant les agréments sévères par les grâces négligeantes. Sur ce point, ils sont l’un et l’autre bien supérieurs à La Fontaine, chez qui la forme rythmique manque presque entièrement et qui n’a pour charme, de ce côté-là, que sa négligence.
Que si l’on nous demande maintenant ce que nous prétendons conclure de ce long parallèle
que nous aurions pu prolonger encore ; lequel d’André Chénier ou de Regnier nous
préférons, lequel mérite la palme, à notre gré ; nous laisserons au lecteur le soin de
décider ces questions et autres pareilles, si bon lui semble. Voici seulement une
réflexion pratique qui découle naturellement de ce qui précède, et que nous lui
soumettons : Regnier clôt une époque ; Chénier en ouvre une autre. Regnier résume en lui
bon nombre de nos trouvères, Villon, Marot, Rabelais ; il y a dans son génie toute une
partie d’épaisse gaieté et de bouffonnerie joviale, qui tient aux mœurs de ces temps, et
qui ne saurait être reproduite de nos jours. Chénier est le révélateur d’une poésie
d’avenir, et il apporte au monde une lyre nouvelle ; mais il y a chez lui des cordes qui
manquent encore, et que ses successeurs ont ajoutées ou ajouteront. Tous deux, complets en
eux-mêmes et en leur lieu, nous laissent aujourd’hui quelque chose à désirer. Or il arrive
que chacun d’eux possède précisément une des principales qualités qu’on regrette chez
l’autre : celui-ci, la tournure d’esprit rêveuse et les extases
choisies ; celui-là, le sentiment profond et l’expression vivante de la réalité :
comparés avec intelligence, rapprochés avec art, ils tendent ainsi à se compléter
réciproquement. Sans doute, s’il fallait se décider entre leurs deux points de vue pris à
part, et opter pour l’un à l’exclusion de l’autre, le type d’André Chénier pur se
concevrait encore mieux maintenant que le type pur de Regnier ; il est même tel esprit
noble et délicat auquel tout accommodement, fût-il le mieux ménagé, entre les deux genres,
répugnerait comme une mésalliance, et qui aurait difficilement bonne grâce à le tenter.
Pourtant, et sans vouloir ériger notre opinion en précepte, il nous semble que comme en ce
bas monde, même pour les rêveries les plus idéales, les plus fraîches et les plus dorées,
toujours le point de départ est sur terre, comme, quoi qu’on fasse et où qu’on aille, la
vie réelle est toujours là, avec ses entraves et ses misères, qui nous enveloppe, nous
importune, nous excite à mieux, nous ramène à elle, ou nous refoule ailleurs, il est bon
de ne pas l’omettre tout à fait, et de lui donner quelque trace en nos œuvres comme elle
a trace en nos âmes. Il nous semble, en un mot, et pour revenir à l’objet de cet article,
que la touche de Regnier, par exemple, ne serait point, en beaucoup de cas, inutile pour
accompagner, encadrer et faire saillir certaines analyses de cœurs ou certains poèmes de
sentiment, à la manière d’André Chénier.
Dans le morceau suivant et en mainte autre occasion j’ai été ramené à m’occuper de
Chénier : j’avais déjà parlé de Regnier dans le Tableau de la Poésie
française au xvie siècle ; j’en ai reparlé, non sans complaisance et après une
nouvelle lecture, dans l’
Voilà tout à l’heure vingt ans que la première édition d’André Chénier a paru ; depuis ce
temps, il semble que tout a été dit sur lui ; sa réputation est faite ; ses œuvres, lues
et relues, n’ont pas seulement charmé, elles ont servi de base à des théories plus ou
moins ingénieuses ou subtiles, qui elles-mêmes ont déjà subi leur épreuve, qui ont
triomphé par un côté vrai et ont été rabattues aux endroits contestables. En fait de
raisonnement et d’esthétique, nous ne recommencerions donc pas à parler
de lui, à ajouter à ce que nous avons dit ailleurs, à ce que d’autres ont dit mieux que
nous. Mais il se trouve qu’une circonstance favorable nous met à même d’introduire sur son
compte la seule nouveauté possible, c’est-à-dire quelque chose de positif.
L’obligeante complaisance et la confiance de son neveu, M. Gabriel de Chénier, nous ont
permis de rechercher et de transcrire ce qui nous a paru convenable dans le précieux
résidu de manuscrits qu’il possède ; c’est à lui donc que nous devons d’avoir pénétré à
fond dans le cabinet de travail d’André, d’être entré dans cet atelier du
fondeur dont il nous parle, d’avoir exploré les ébauches du peintre, et d’en
pouvoir sauver quelques pages de plus, moins inachevées qu’il n’avait semblé jusqu’ici ;
heureux d’apporter à notre tour aujourd’hui un nouveau petit affluent à cette pure
gloire !
Et d’abord rendons, réservons au premier éditeur l’honneur et la reconnaissance qui lui sont dus. M. de Latouche, dans son édition de 1819, a fait des manuscrits tout l’usage qui était possible et désirable alors ; en choisissant, en élaguant avec goût, en étant sobre surtout de fragments et d’ébauches, il a agi dans l’intérêt du poète et comme dans son intention, il a servi sa gloire. Depuis lors, dans l’édition de 1833, il a été jugé possible d’introduire de nouvelles petites pièces, de simples restes qui avaient été négligés d’abord : c’est ce genre de travail que nous venons poursuivre, sans croire encore l’épuiser. Il en est un peu avec les manuscrits d’André Chénier comme avec le panier de cerises de madame de Sévigné : on prend d’abord les plus belles, puis les meilleures restantes, puis les meilleures encore, puis toutes.
La partie la plus riche et la plus originale des manuscrits porte sur les poèmes
inachevés : Suzanne, Hermès, l’Amérique. On a publié dans l’édition de
1833 les morceaux en vers et les canevas en prose du poème de Suzanne.
Je m’attacherai ici particulièrement au poème d’Hermès, le plus
philosophique de ceux que méditait André, et celui par lequel il se rattache le plus
directement à l’idée de son siècle.
André, par l’ensemble de ses poésies connues, nous apparaît, avant 89, comme le poète
surtout de l’art pur et des plaisirs, comme l’homme de la Grèce antique et de l’élégie. Il
semblerait qu’avant ce moment d’explosion publique et de danger où il se jeta si
généreusement à la lutte, il vécût un peu en dehors des idées, des prédications favorites
de son temps, et que, tout en les partageant peut-être pour les résultats et les
habitudes, il ne s’en occupât point avec ardeur et préméditation. Ce serait pourtant se
tromper beaucoup que de le juger un artiste si désintéressé ; et l’Hermès nous le montre aussi pleinement et aussi chaudement de son siècle, à sa
manière, que pouvaient l’être Haynal ou Diderot.
La doctrine du xviiie siècle était, au fond, le matérialisme, ou le panthéisme, ou encore
le naturalisme, comme on voudra l’appeler ; elle a eu ses philosophes, et même ses poëtes
en prose, Boulanger, Buffon ; elle devait provoquer son Lucrèce. Cela est si vrai, et
c’était tellement le mouvement et la pente d’alors de solliciter un tel poète, que, vers
1780 et dans les années qui suivent, nous trouvons trois talents occupés du même sujet et
visant chacun à la gloire difficile d’un poëme sur la nature des choses. Le Brun tentait
l’œuvre d’après Buffon ; Fontanes, dans sa première jeunesse, s’y essayait sérieusement,
comme l’attestent deux fragments, dont l’un surtout (tome I de ses >OEuvres, p. 381) est
d’une réelle beauté. André Chénier s’y poussa plus avant qu’aucun, et, par la vigueur des
idées comme par celle du pinceau, il était bien digne de produire un vrai poëme didactique
dans le grand sens.
Mais la Révolution vint ; dix années, fin de l’époque, s’écoulèrent brusquement avec ce
qu’elles promettaient, et abîmèrent les projets ou les hommes ; les trois Hermès manquèrent : la poésie du xviiie siècle n’eut pas son Buffon. Delille ne fit que rimer gentiment les trois Règnes.
Toutes les notes et tous les papiers d’André Chénier, relatifs à son Hermès, sont marqués en marge d’un delta ; un chiffre, ou l’une des trois
premières lettres de l’alphabet grec, indique celui des trois chants auquel se rapporte la
note ou le fragment. Le poëme devait avoir trois chants, à ce qu’il semble : le premier
sur l’origine de la terre, la formation des animaux, de l’homme ; le second sur l’homme en
particulier, le mécanisme de ses sens et de son intelligence, ses erreurs depuis l’état
sauvage jusqu’à la naissance des sociétés, l’origine des religions ; le troisième sur la
société politique, la constitution de la morale et l’invention des sciences. Le tout
devait se clore par un exposé du système du monde selon la science la plus avancée.
Voici quelques notes qui se rapportent au projet du premier chant et le caractérisent :
« Il faut magnifiquement représenter la terre sous l’emblème métaphorique d’un grand animal qui vit, se meut et est sujet à des changements, des révolutions, des fièvres, des dérangements dans la circulation de son sang. »
« Il faut finir le chant Ier par une magnifique description de toutes les espèces
animales et végétales naissant ; et, au printemps, la terre prœgnans ;
et, dans les chaleurs de l’été, toutes les espèces animales et végétales se livrant aux
feux de l’amour et transmettant à leur postérité les semences de vie confiées à leurs
entrailles. »
Ce magnifique et fécond printemps, alors, dit-il,
Que la terre est nubile et brûle d’être mère,
devait être imité de celui de Virgile au livre II des Géorgiques : Tum Pater
omnipotens, etc., etc., quand Jupiter
De sa puissante épouse emplit les vastes flancs.
Ces notes d’André sont toutes semées ainsi de beaux vers tout faits, qui attendent leur place.
C’est là, sans doute, qu’il se proposait de peindre « toutes les espèces à qui la nature
ou les plaisirs (per Veneris res) ont ouvert les portes de la vie. »
« Traduire quelque part, se dit-il, le magnum crescendi immissis certamen
habenis. »
Il revient, en plus d’un endroit, sur ce système naturel des atomes, ou, comme il les
appelle, des organes secrets vivants, dont l’infinité constitue
L’Océan éternel où bouillonne la vie.
« Ces atomes de vie, ces semences premières, sont toujours en égale quantité sur la terre et toujours en mouvement. Ils passent de corps en corps, s’alambiquent, s’élaborent, se travaillent, fermentent, se subtilisent dans leur rapport avec le vase où ils sont actuellement contenus. Ils entrent dans un végétal : ils en sont la sève, la force, les sucs nourriciers. Ce végétal est mangé par quelque animal ; alors ils se transforment en sang et en cette substance qui produira un autre animal et qui fait vivre les espèces... Ou, dans un chêne, ce qu’il y a de plus subtil se rassemble dans le gland.
« Quand la terre forma les espèces animales, plusieurs périrent par plusieurs causes à
développer. Alors d’autres corps organisés (car les organes vivants
secrets meuvent les végétaux, minérauxanimaux qu’il a voulu dire ; mais je copie.
Qu’une élégie à Camille ou l’ode à la Jeune Captive soient plus
flatteuses que ces plans de poésie physique, je le crois bien ; mais il ne faut pas moins
en reconnaître et en constater la profondeur, la portée poétique aussi. En retournant à
Empédocle, André est de plus ici le contemporain et comme le disciple de Lamarck et de
Cabanis
Il ne l’est pas moins de Boulanger et de tout son siècle par l’explication qu’il tente de
l’origine des religions, au second chant. Il n’en distingue pas même le nom de celui de la
superstition pure, et ce qui se rapporte à cette partie du poème, dans ses papiers, est
volontiers marqué en marge du mot flétrissant ([Greek : deisidaimonia] ). Ici l’on a peu à
regretter qu’André n’ait pas mené plus loin ses projets ; il n’aurait en rien échappé,
malgré toute sa nouveauté de style, au lieu commun d’alentour, et il aurait reproduit,
sans trop de variante, le fond de d’Holbach ou de l’Essai sur les
Préjugés :
« Tout accident naturel dont la cause était inconnue, un ouragan, une inondation, une éruption de volcan, étaient regardés comme une vengeance céleste...
« L’homme égaré de la voie, effrayé de quelques phénomènes terribles, se jeta dans toutes les superstitions, le feu, les démons... Ainsi le voyageur, dans les terreurs de la nuit, regarde et voit dans les nuages des centaures, des lions, des dragons, et mille autres formes fantastiques. Les superstitions prirent la teinture de l’esprit des peuples, c’est-à-dire des climats. Rapide multitude d’exemples. Mais l’imitation et l’autorité changent le caractère. De là souvent un peuple qui aime à rire ne voit que diable et qu’enfer. »
Il se réservait pourtant de grands et sombres tableaux à retracer : « Lorsqu’il sera question des sacrifices humains, ne pas oublier ce que partout on a appelé les jugements de Dieu, les fers rouges, l’eau bouillante, les combats particuliers. Que d’hommes dans tous les pays ont été immolés pour un éclat de tonnerre ou telle autre cause !...
Partout sur des autels j’entends mugir Apis, Bêler le dieu d’Ammon, aboyer Anubis. »
Mais voici le génie d’expression qui se retrouve : « Des opinions puissantes, un vaste échafaudage politique ou religieux, ont souvent été produits par une idée sans fondement, une rêverie, un vain fantôme,
Comme on feint qu’au printemps, d’amoureux aiguillons La cavale agitée erre dans les vallons, Et, n’ayant d’autre époux que l’air qu’elle respire, Devient épouse et mère au souffle du Zéphire. »
J’abrège les indications sur cette portion de son sujet qu’il aurait aimé à étendre plus qu’il ne convient à nos directions d’idées et à nos désirs d’aujourd’hui ; on a peine pourtant, du moment qu’on le peut, à ne pas vouloir pénétrer familièrement dans sa secrète pensée :
« La plupart des fables furent sans doute des emblèmes et des apologues des sages (expliquer cela comme Lucrèce au livre III). C’est ainsi que l’on fit tels et tels dogmes, tels et tels dieux... mystères... initiations. Le peuple prit au propre ce qui était dit au figuré. C’est ici qu’il faut traduire une belle comparaison du poëte Lucile, conservée par Lactance (Inst. div., liv. I, ch. xxii) :
Ut pueri infantes credunt signa omnia ahena Vivere et esse homines, sic istic ( pouristi) omnia fictaVera putant Comme les enfants prennent les statues d’airain au sérieux et croient que ce sont des hommes vivants, ainsi les superstitieux prennent pour vérités toutes les chimères. ...
Sur quoi le bon Lactance, qui ne pensait pas se faire son procès à lui-même, ajoute avec
beaucoup de sens, que les enfants sont plus excusables que les hommes faits : Illi enim simulacra homines putant esse, hi Deos
Ce second chant devait renfermer, du ton lugubre d’un Pline l’Ancien, le tableau des premières misères, des égarements et des anarchies de l’humanité commençante. Les déluges, qu’il s’était d’abord proposé de mettre dans le premier chant, auraient sans doute mieux trouvé leur cadre dans celui-ci :
« Peindre les différents déluges qui détruisirent tout... La mer Caspienne, lac Aral et mer Noire réunis... l’éruption par l’Hellespont... Les hommes se sauvèrent au sommet des montagnes :
Et velus inventa est in montibus anchora summis. (
Ovide, Mét., liv. XV.)
La ville d’Ancyre fut fondée sur une montagne où l’on trouva une
ancre. » Il voulait peindre les autels de pierre, alors posés au bord de la mer, et qui se
trouvent aujourd’hui au-dessus de son niveau, les membres des grands animaux primitifs
errant au gré des ondes, et leurs os, déposés en amas immenses sur les côtes des
continents. Il ne voyait dans les pagodes souterraines, d’après le voyageur Sonnerat, que
les habitacles des Septentrionaux qui arrivaient dans le midi et fuyaient, sous terre, les
fureurs du soleil. Il eût expliqué, par quelque chose d’analogue peut-être, la base impie
de la religion des Éthiopiens et le vœu présumé de son fondateur :
Il croit (aveugle erreur !) que de l’ingratitude Un peuple tout entier peut se faire une étude, L’établir pour son culte, et de Dieux bienfaisants Blasphémer de concert les augustes présents.
A ces époques de tâtonnements et de délires, avant la vraie civilisation trouvée, que de vies humaines en pure perte dépensées ! « Que de générations, l’une sur l’autre entassées, dont l’amas
Sur les temps écoulés invisible et flottant A tracé dans celle onde un sillon d’un instant ! »
Mais le poëte veut sortir de ces ténèbres, il en veut tirer l’humanité. Et ici se serait placée probablement son étude de l’homme, l’analyse des sens et des passions, la connaissance approfondie de notre être, tout le parti enfin qu’en pourront tirer bientôt les habiles et les sages. Dans l’explication du mécanisme de l’esprit humain, gît l’esprit des lois.
André, pour l’analyse des sens, rivalisant avec le livre IV de Lucrèce, eût été le disciple exact de Locke, de Condillac et de Bonnet : ses notes, à cet égard, ne laissent aucun doute. Il eût insisté sur les langues, sur les mots : « rapides Protées, dit-il, ils revêtent la teinture de tous nos sentiments. Ils dissèquent et étalent toutes les moindres de nos pensées, comme un prisme fait les couleurs. »
Mais les beautés d’idées ici se multiplient ; le moraliste profond se déclare et se termine souvent en poëte :
« Les mêmes passions générales forment la constitution générale des hommes. Mais les passions, modifiées par la constitution particulière des individus, et prenant le cours que leur indique une éducation vicieuse ou autre, produisent le crime ou la vertu, la lumière ou la nuit. Ce sont mêmes plantes qui nourrissent l’abeille ou la vipère ; dans l’une elles font du miel, dans l’autre du poison. Un vase corrompu aigrit la plus douce liqueur. »
« L’étude du cœur de l’homme est notre plus digne étude :
Assis au centre obscur de cette forêt sombre Qui fuit et se partage en des routes sans nombre, Chacune autour de nous s’ouvre : et de toute part Nous y pouvons au loin plonger un long regard. »
Belle image que celle du philosophe ainsi dans l’ombre, au carrefour du labyrinthe, comprenant tout, immobile ! Mais le poète n’est pas immobile longtemps :
« En poursuivant dans toutes les actions humaines les causes que j’y ai assignées, souvent je perds le fil, mais je le retrouve :
Ainsi dans les sentiers d’une forêt naissante, A grands cris élancée, une meute pressante, Aux vestiges connus dans les zéphyrs errants, D’un agile chevreuil suit les pas odorants. L’animal, pour tromper leur course suspendue, Bondit, s’écarte, fuit, et la trace est perdue. Furieux, de ses pas cachés dans ces déserts Leur narine inquiète interroge les airs, Par qui bientôt frappés de sa trace nouvelle, Ils volent à grands cris sur sa route fidèle. »
La pensée suivante, pour le ton, fait songer à Pascal ; la brusquerie du début nous représente assez bien André en personne, causant :
« L’homme juge toujours les choses par les rapports qu’elles ont avec lui. C’est bête. Le jeune homme se perd dans un tas de projets comme s’il devait vivre mille ans. Le vieillard qui a usé la vie est inquiet et triste. Son importune envie ne voudrait pas que la jeunesse l’usât à son tour. Il crie : Tout est vanité ! — Oui, tout est vain sans doute, et cette manie, cette inquiétude, cette fausse philosophie, venue malgré toi lorsque tu ne peux plus remuer, est plus vaine encore que tout le reste. »
« La terre est éternellement en mouvement. Chaque chose naît, meurt et se dissout. Cette particule de terre a été du fumier, elle devient un trône, et, qui plus est, un roi. Le monde est une branloire perpétuelle, dit Montaigne (à cette occasion, les conquérants, les bouleversements successifs des invasions, des conquêtes, d’ici, de là...). Les hommes ne font attention à ce roulis perpétuel que quand ils en sont les victimes : il est pourtant toujours. L’homme ne juge les choses que dans le rapport qu’elles ont avec lui. Affecté d’une telle manière, il appelle un accident un bien ; affecté de telle autre manière, il l’appellera un mal. La chose est pourtant la même, et rien n’a changé que lui.
Et si le bien existe, il doit seul exister ! »
Je livre ces pensées hardies à la méditation et à la sentence de chacun, sans commentaire. André Chénier rentrerait ici dans le système de l’optimisme de Pope, s’il faisait intervenir Dieu ; mais comme il s’en abstient absolument, il faut convenir que cette morale va plutôt à l’éthique de Spinosa, de même que sa physiologie corpusculaire allait à la philosophie zoologique de Lamarck.
Le poëte se proposait de clore le morceau des sens par le développement de cette idée : « Si quelques individus, quelques générations, quelques peuples, donnent dans un vice ou dans une erreur, cela n’empêche que l’âme et le jugement du genre humain tout entier ne soient portés à la vertu et à la vérité, comme le bois d’un arc, quoique courbé et plié un moment, n’en a pas moins un désir invincible d’être droit et ne s’en redresse pas moins dès qu’il le peut. Pourtant, quand une longue habitude l’a tenu courbé, il ne se redresse plus ; cela fournit un autre emblème :
. . . . Trahitur pars longa catenae ( Perse)Satire V : l’image, dans Perse, est celle du chien qui, après de violents efforts, arrache sa chaîne, mais en tire un long bout après lui. .. . . . . . . . Et traîne Encore après ses pas la moitié de sa chaîne. »
Le troisième chant devait embrasser la politique et la religion utile qui en dépend, la
constitution des sociétés, la civilisation enfin, sous l’influence des illustres sages,
des Orphée, des Numa, auxquels le poëte assimilait Moïse. Les fragments, déjà imprimés, de
l’Hermès, se rapportent plus particulièrement à ce chant final : aussi
je n’ai que peu à en dire.
« Chaque individu dans l’état sauvage, écrit Chénier, est un tout indépendant ; dans l’état de société, il est partie du tout ; il vit de la vie commune. Ainsi, dans le chaos des poëtes chaque germe, chaque élément est seul et n’obéit qu’à son poids ; mais quand tout cela est arrangé, chacun est un tout à part, et en même temps une partie du grand tout. Chaque monde roule sur lui-même et roule aussi autour du centre. Tous ont leurs lois à part, et toutes ces lois diverses tendent à une loi commune et forment l’univers...
Mais ces soleils assis dans leur centre brûlant, Et chacun roi d’un monde autour de lui roulant, Ne gardent point eux-même une immobile place : Chacun avec son monde emporté dans l’espace, Ils cheminent eux-même : un invincible poids Les courbe sous le joug d’infatigables lois, Dont le pouvoir sacré, nécessaire, inflexible, Leur fait poursuivre à tous un centre irrésistible. »
C’était une bien grande idée à André que de consacrer ainsi ce troisième chant à la description de l’ordre dans la société d’abord, puis à l’exposé de l’ordre dans le système du monde, qui devenait l’idéal réfléchissant et suprême.
Il établit volontiers ses comparaisons d’un ordre à l’autre : « On peut comparer, se dit-il, les âges instruits et savants, qui éclairent ceux qui viennent après, à la queue étincelante des comètes. »
Il se promettait encore de « comparer les premiers hommes civilisés, qui vont civiliser
leurs frères sauvages, aux éléphants privés qu’on envoie apprivoiser les farouches ; et
par quels moyens ces derniers. » — Hasard charmant ! l’auteur du Génie du
Christianisme, celui même à qui l’on a dû de connaître d’abord l’étoile poétique
d’André et la Jeune Captivela Jeune Captive avait été déjà publiée
dans la Décade le 20 nivôse an III, moins de six mois après la mort du
poëte ; mais elle y était restée comme enfouie.
Le poëte, pour compléter ses tableaux, aurait parlé prophétiquement de la découverte du Nouveau-Monde : « O Destins, hâtez-vous d’amener ce grand jour qui... qui... ; mais non, Destins, éloignez ce jour funeste, et, s’il se peut, qu’il n’arrive jamais ! » Et il aurait flétri les horreurs qui suivirent la conquête. Il n’aurait pas moins présagé Gama et triomphé avec lui des périls amoncelés que lui opposa en vain
Des derniers Africains le Cap noir des Tempêtes !
On a l’épilogue de l’Hermès presque achevé : toute la pensée
philosophique d’André s’y résume et s’y exhale avec ferveur :
O mon fils, mon Hermès, ma plus belle espérance ;O fruit des longs travaux de ma persévérance, Toi, l’objet le plus cher des veilles de dix ans, Qui m’as coûté des soins et si doux et si lents ; Confident de ma joie et remède à mes peines ; Sur les lointaines mers, sur les terres lointaines, Compagnon bien-aimé de mes pas incertains, O mon fils, aujourd’hui quels seront tes destins ? Une mère longtemps se cache ses alarmes ; Elle-même à son fils veut attacher ses armes : Mais quand il faut partir, ses bras, ses faibles bras Ne peuvent sans terreur l’envoyer aux combats. Dans la France, pour toi, que faut-il que j’espère ? Jadis, enfant chéri, dans la maison d’un père Qui te regardait naître et grandir sous ses yeux, Tu pouvais sans péril, disciple curieux, Sur tout ce qui frappait ton enfance attentive Donner un libre essor à ta langue naïve. Plus de père aujourd’hui ! Le mensonge est puissant, Il règne : dans ses mains luit un fer menaçant. De la vérité sainte il déteste l’approche ; Il craint que son regard ne lui fasse un reproche, Que ses traits, sa candeur, sa voix, son souvenir, Tout mensonge qu’il est, ne le fasse pâlir. Mais la vérité seule est une, est éternelle ; Le mensonge varie, et l’homme trop fidèle Change avec lui : pour lui les humains sont constants, Et roulent de mensonge en mensonge flottants...
Ici, il y a lacune ; le canevas en prose y supplée : « Mais quand le temps aura précipité dans l’abîme ce qui est aujourd’hui sur le faîte, et que plusieurs siècles se seront écoulés l’un sur l’autre dans l’oubli, avec tout l’attirail des préjugés qui appartiennent à chacun d’eux, pour faire place à des siècles nouveaux et à des erreurs nouvelles...
Le français ne sera dans ce monde nouveau Qu’une écriture antique et non plus un langage ; Oh ! si tu vis encore, alors peut-être un sage, Près d’une lampe assis, dans l’étude plongé, Te retrouvant poudreux, obscur, demi rongé, Voudra creuser le sens de tes lignes pensantes : Il verra si du moins tes feuilles innocentes Méritaient ces rumeurs, ces tempêtes, ces cris Qui vont sur toi, sans doute, éclater dans Paris ;...
alors, peut-être... on verra si... et si, en écrivant, j’ai connu d’autre passion
Que l’amour des humains et de la vérité ! »
Ce vers final, qui est toute la devise, un peu fastueuse, de la philosophie du xviiie
siècle, exprime aussi l’entière inspiration de l’Hermès. En somme, on y
découvre André sous un jour assez nouveau, ce me semble, et à un degré de passion
philosophique et de prosélytisme sérieux auquel rien n’avait dû faire croire, de sa part,
jusqu’ici. Mais j’ai hâte d’en revenir à de plus riantes ébauches, et de m’ébattre avec
lui, avec le lecteur, comme par le passé, dans sa renommée gracieuse.
Les petits dossiers restants, qui comprennent des plans et des esquisses d’idylles ou
d’élégies, pourraient fournir matière à un triage complet ; j’y ai glané rapidement, mais
non sans fruit. Ce qu’on y gagne surtout, c’est de ne conserver aucun doute sur la manière
de travailler d’André ; c’est d’assister à la suite de ses projets, de ses lectures, et de
saisir les moindres fils de la riche trame qu’en tous sens il préparait. Il voulait
introduire le génie antique, le génie grec, dans la poésie française, sur des idées ou des
sentiments modernes : tel fut son vœu constant, son but réfléchi ; tout l’atteste. Je veux qu’on imite les anciens, a-t-il écrit en tête d’un petit fragment
du poème d’Oppien sur la ChasseRevue de Paris), a rapproché
exactement la tentative de Chénier de l’œuvre d’Horace chez les Latins.Analecta de Brunck, qui avaient paru en 1776, et qui contiennent toute la
fleur grecque en ce qu’elle a d’exquis, de simple, même de mignard ou de sauvage,
devinrent la lecture la plus habituelle d’André ; c’était son livre de chevet et son
bréviaire. C’est de là qu’il a tiré sa jolie épigramme traduite d’Évenus de Paros :
Fille de Pandion, ô jeune Athénienne, etc. Édition de 1833, tome II, page 344. ;
et cette autre épigramme d’Anyté :
O Sauterelle, à toi, rossignol des fougères, etc. , Ibid., page 344.
qu’il imite en même temps d’Argentarius. La petite épitaphe qui commence par ce vers :
Bergers, vous dont ici la chèvre vagabonde, etc. , Ibid., page 327.
est traduite (ce qu’on n’a pas dit) de Léonidas de Tarente. En comparant et en suivant de
près ce qu’il rend avec fidélité, ce qu’il élude, ce qu’il rachète, on voit combien il
était pénétré de ces grâces. Ses papiers sont couverts de projets d’imitations semblables.
En lisant une épigramme de Platon sur Pan qui joue de la flûte, il en remarque le dernier
vers où il est question des Nymphes hydriades ; je ne connaissais pas
encore ces nymphes, se dit-il ; et on sent qu’il se propose de ne pas s’en tenir là avec
elles. Il copie de sa main une épigramme de Myro la Byzantine qu’il trouve charmante,
adressée aux Nymphes hamadryades par un certain Cléonyme qui leur dédie
des statues dans un lieu planté de pins. Ainsi il va quêtant partout son butin choisi.
Tantôt, ce sont deux vers d’une petite idylle de Méléagre sur le printemps :
L’alcyon sur les mers, près des toits l’hirondelle, Le cygne au bord du lac, sous le bois Philomèle ;
tantôt, c’est un seul vers de Bion (Épithalame d’Achille et de Déidamie) :
Et les baisers secrets et les lits clandestins ;
il les traduit exactement et se promet bien de les enchâsser quelque part un jourcomme des faons nouvellement allaités,
... Lacte mero mentes perculsa novellas ;
et les vents, frémissant autour d’elles, agitent sur leurs poitrines leurs
tuniques élégantes. Il voulait imiter l’idylle de Théocrite dans laquelle la
courtisane Eunica se raille des hommages d’un pâtre ; chez André, c’eût été une
contre-partie probablement ; on aurait vu une fille des champs raillant un beau de la ville, et lui disant : Allez, vous préférez
Aux belles de nos champs vos belles citadines.
La troisième élégie du livre IV de Tibulle, dans laquelle le poète suppose Sulpice éplorée, s’adressant à son amant Cérinthe et le rappelant de la chasse, tentait aussi André et il en devait mettre une imitation dans la bouche d’une femme. Mais voici quelques projets plus esquissés sur lesquels nous l’entendrons lui-même :
« Il ne sera pas impossible de parler quelque part de ces mendiants charlatans qui demandaient pour la Mère des Dieux, et aussi de ceux qui, à Rhodes, mendiaient pour la corneille et pour l’hirondelle ; et traduire les deux jolies chansons qu’ils disaient en demandant cette aumône et qu’Athénée a conservées. »
Il était si en quête de ces gracieuses chansons, de ces noëls de
l’antiquité, qu’il en allait chercher d’analogues jusque dans la poésie chinoise, à peine
connue de son temps ; il regrette qu’un missionnaire habile n’ait pas traduit en entier le
Chi-King, le livre des vers, ou du moins ce qui en reste. Deux pièces,
citées dans le treizième volume de la grande Histoire de la Chine qui venait de paraître,
l’avaient surtout charmé. Dans une ode sur l’amitié fraternelle, il relève les paroles
suivantes : « Un frère pleure son frère avec des larmes véritables. Son cadavre fût-il
suspendu sur un abîme à la pointe d’un rocher ou enfoncé dans l’eau infecte d’un gouffre,
il lui procurera un tombeau. »
« Voici, ajoute-t-il, une chanson écrite sous le règne d’Yao, 2, 350 ans avant
Jésus-Christ. C’est une de ces petites chansons que les Grecs appellent scholies : Quand le soleil commence sa course, je me mets au travail ; et quand il
descend sous l’horizon, je me laisse tomber dans les bras du sommeil. Je bois l’eau de mon
puits, je me nourris des fruits de mon champ. Qu’ai-je à gagner ou à perdre à la puissance
de l’Empereur ? »
Et il se promet bien de la traduire dans ses Bucoliques. Ainsi tout lui
servait à ses fins ingénieuses ; il extrayait de partout la Grèce.
Est-ce un emprunt, est-ce une idée originale que ces lignes riantes que je trouve parmi les autres et sans plus d’indication ? « O ver luisant lumineux, ... petite étoile terrestre, ... ne te retire point encore.... prête-moi la clarté de ta lampe pour aller trouver ma mie qui m’attend dans le bois ! »
Pindare, cité par Plutarque au Traité de l’Adresse et de l’Instinct des
Animaux, s’est comparé aux dauphins qui sont sensibles à la musique ; André voulait
encadrer l’image ainsi : « On peut faire un petit quadro d’un jeune
enfant assis sur le bord de la mer, sous un joli paysage. Il jouera sur deux flûtes :
Deux flûtes sur sa bouche, aux antres, aux Naïades, Aux Faunes, aux Sylvains, aux belles Oréades, Répètent des amours. . . . . . . . . . . . .
Et les dauphins accourent vers lui. » En attendant, il avait traduit, ou plutôt développé, les vers de Pindare :
Comme, aux jours de l’été, quand d’un ciel calme et pur Sur la vague aplanie étincelle l’azur, Le dauphin sur les flots sort et bondit et nage, S’empressant d’accourir vers l’aimable rivage Où, sous des doigts légers, une flûte aux doux sons Vient égayer les mers de ses vives chansons ; Ainsi. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
André, dans ses notes, emploie, à diverses reprises, cette expression : j’en
pourrai faire un QUADRO ; cela paraît vouloir dire un petit tableau peint ; car il
était peintre aussi, comme il nous l’a appris dans une élégie :
Tantôt de mon pinceau les timides essais Avec d’autres couleurs cherchent d’autres succès.
Et quel plus charmant motif de tableau que cet enfant nu, sous l’ombrage, au bord d’une
mer étincelante, et les dauphins arrivant aux sons de sa double flûte divine ! En
l’indiquant, j’y vois comme un défi que quelqu’un de nos jeunes peintres relèveraQuadro que métaphoriquement et par allusion à son petit
cadre poétique.
Ailleurs, ce n’est plus le gracieux enfant, c’est Andromède exposée au bord des flots,
qui appelle la muse d’André : il cite et transcrit les admirables vers de Manilius à ce
sujet, au Ve livre des Astronomiques ; ce supplice d’où la grâce et la
pudeur n’ont pas disparu, ce charmant visage confus, allant chercher une blanche épaule
qui le dérobe :
Supplicia ipsa decent ; nivea cervice reclinis Molliter ipsa suae custos est sola figurae. Defluxere sinus humeris, fugitque lacertos Vestis, et effusi scopulis lusere capilli. Te circum alcyones pennis planxere volantes, etc.
André remarque que c’est en racontant l’histoire d’Andromède à la troisième personne que
le poëte lui adresse brusquement ces vers : Te circum, etc., sans la
nommer en aucune façon. « C’est tout cela, ajoute-t-il, qu’il faut imiter. Le traducteur
met les alcyons volants autour de vous, infortunée Princesse. Cela ôte
de la grâce. » Je ne crois pas abuser du lecteur en l’initiant ainsi à la rhétorique
secrète d’Andrécum Pleiadibus, occidisti. Il faut la traduire et rendre
l’opposition de paroles... la mer t’a reçu avec elles (les Pléiades). »
Nina, ou la Folle par amour, ce touchant drame de Marsollier, fut
représentée, pour la première fois, en 1786 ; André Chénier put y assister ; il dut être
ému aux tendres sons de la romance de Dalayrac :
Quand le bien-aimé reviendra Près de sa languissante amie, etc.
Ceci n’est qu’une conjecture, mais que semble confirmer et justifier le canevas suivant qui n’est autre que le sujet de Nina, transporté en Grèce, et où se retrouve jusqu’à l’écho des rimes de la romance :
« La jeune fille qu’on appelait la Belle de Scio... Son amant mourut...
elle devint folle... Elle courait les montagnes (la peindre d’une manière antique).—(J’en
pourrai, un jour, faire un tableau, un quadro)... et, longtemps après
elle, on chantait cette chanson faite par elle dans sa folie :
Ne reviendra-t-il pas ? Il reviendra sans doute. Non, il est sous la tombe : il attend, il écoute. Va, Belle de Scio, meurs ! il te tend les bras ; Va trouver ton amant : il ne reviendra pas ! »
Et, comme André était comme
La Fontaine, qui disait: Il lisait tout. M. Piscatori père, qui l’a connu avant la
Révolution, m’a raconté qu’un jour, particulièrement, il l’avait entendu causer avec
feu et se développer sur Rabelais. Ce qu’il en disait a laissé dans l’esprit de M.
Piscatori une impression singulière de nouveauté et d’éloquence. Cette étude qu’il
avait faite de Rabelais me justifierait, s’il en était besoin, de l’avoir autrefois
rapproché longuement de Regnier.post-scriptum, il indique en anglais la chanson du quatrième
acte d’Hamlet que chante Ophélia dans sa folie : avide et pure abeille,
il se réserve de pétrir tout cela ensemble
Fidèle à l’antique, il ne l’était pas moins à la nature ; si, en imitant les anciens, il a l’air souvent d’avoir senti avant eux, souvent, lorsqu’il n’a l’air que de les imiter, il a réellement observé lui-même. On sait le joli fragment :
Fille du vieux pasteur, qui, d’une main agile, Le soir remplis de lait trente vases d’argile. Crains la génisse pourpre, au farouche regard...
Eh bien ! au bas de ces huit vers bucoliques, on lit sur le manuscrit : vu et fait à Catillon près Forges le 4 août 1792 et écrit à Gournay le lendemain.
Ainsi le poète se rafraîchissait aux images de la nature, à la veille du 10 aoûtla Liberté, entre le chevrier et le
berger, on lit sur le manuscrit : Commencée le vendredi au soir 10, et
finie le dimanche au soir 12 mars 1787. La pièce a un peu plus de cent cinquante
vers. On a là une juste mesure de la verve d’exécution d’André : elle tient le milieu,
pour la rapidité, entre la lenteur un peu avare des poëtes sous Louis XIV et le train de
Mazeppa d’aujourd’hui.
Deux fragments d’idylles, publiés dans l’édition de 1833, se peuvent compléter heureusement, à l’aide de quelques lignes de prose qu’on avait négligées ; je les rétablis ici dans leur ensemble.
Deux belles s’étaient baisées.... Le poëte berger, témoin jaloux de leurs caresses, chante ainsi : « Que les deux beaux oiseaux, les colombes fidèles, Se baisent. Pour s’aimer les Dieux les firent belles. Sous leur tête mobile, un cou blanc, délicat, Se plie, et de la neige effacerait l’éclat. Leur voix est pure et tendre, et leur âme innocente, Leurs yeux doux et sereins, leur bouche caressante. L’une a dit à sa sœur : — Ma sœur... (Ma sœur, en un tel lieu croissent l’orge et le millet...) L’autour et l’oiseleur, ennemis de nos jours, De ce réduit peut-être ignorent les détours ; Viens... (Je te choisirai moi-même les graines que tu aimes, et mon bec s’entrelacera dans le tien.) … L’autre a dit à sa sœur : Ma sœur, une fontaine Coule dans ce bosquet... (L’oie ni le canard n’en ont jamais souillé les eaux, ni leurs cris... Viens, nous y trouverons une boisson pure, et nous y baignerons notre tête et nos ailes, et mon bec ira polir ton plumage. — Elles vont, elles se promènent en roucoulant au bord de l’eau ; elles boivent, se baignent, mangent ; puis, sur un rameau, leurs becs s’entrelacent : elles se polissent leur plumage l’une à l’autre). Le voyageur, passant en ces fraîches campagnes, Dit Ce voyageur est-il le même que le berger du commencement ? ou entre-t-il comme personnage dans la chanson du berger ? Je le croirais plutôt, mais ce n’est pas bien clair. : O les beaux oiseaux ! ô les belles compagnes !Il s’arrêta longtemps à contempler leurs jeux ; Puis, reprenant sa route et les suivant des yeux, Dit : Baisez, baisez-vous, colombes innocentes, Vos cœurs sont doux et purs, et vos voix caressantes ; Sous votre aimable tête, un cou blanc, délicat, Se plie, et de la neige effacerait l’éclat. »
L’édition de 1833 (tome II, page 339) donne également cette épitaphe d’un amant ou d’un époux, que je reproduis, en y ajoutant les lignes de prose qui éclairent le dessein du poëte :
Mes mânes à Clytie.—Adieu, Clytie, adieu. Est-ce toi dont les pas ont visité ce lieu ? Parle, est-ce toi, Clytie, ou dois-je attendre encore ? Ah ! si tu ne viens pas seule ici, chaque aurore, Rêver au peu de jours où j’ai vécu pour toi, Voir cette ombre qui t’aime et parler avec moi, D’Élysée à mon cœur la paix devient amère, Et la terre à mes os ne sera plus légère. Chaque fois qu’en ces lieux un air frais du matin Vient caresser ta bouche et voler sur ton sein, Pleure, pleure, c’est moi ; pleure, fille adorée ; C’est mon âme qui fuit sa demeure sacrée, Et sur ta bouche encore aime à se reposer. Pleure, ouvre-lui tes bras et rends-lui son baiser.
Entre autres manières dont cela peut être placé, écrit Chénier, en voici une : Un voyageur, en passant sur un chemin, entend des pleurs et des gémissements. Il s’avance, il voit au bord d’un ruisseau une jeune femme échevelée, tout en pleurs, assise sur un tombeau, une main appuyée sur la pierre, l’autre sur ses yeux. Elle s’enfuit à l’approche du voyageur qui lit sur la tombe cette épitaphe. Alors il prend des fleurs et de jeunes rameaux, et les répand sur cette tombe en disant : O jeune infortunée... (quelque chose de tendre et d’antique) ; puis il remonte à cheval, et s’en va la tête penchée et mélancoliquement, il s’en va
Pensant à son épouse et craignant de mourir.
Ce pourrait être le voyageur qui conte lui-même à sa famille ce qu’il a vu le matin.)
Mais c’est assez de fragments : donnons une pièce inédite entière, une perle retrouvée,
la jeune Locrienne, vrai pendant de la jeune
Tarentine. A son brusque début, on l’a pu prendre pour un fragment, et c’est ce qui
l’aura fait négliger ; mais André aime ces entrées en matière imprévues, dramatiques ;
c’est la jeune Locrienne qui achève de chanter :
« Fuis, ne me livre point. Pars avant son retour ; Lève-toi ; pars, adieu ; qu’il n’entre, et que ta vue Ne cause un grand malheur, et je serais perdue ! Tiens, regarde, adieu, pars : ne vois-tu pas le jour ? » Nous aimions sa naïve et riante folie. Quand soudain, se levant, un sage d’Italie, Maigre, pâle, pensif, qui n’avait point parlé, Pieds nus, la barbe noire, un sectateur zélé Du muet de Samos qu’admire Métaponte, Dit : « Locriens perdus, n’avez-vous pas de honte ? Des mœurs saintes jadis furent votre trésor. Vos vierges, aujourd’hui riches de pourpre et d’or, Ouvrent leur jeune bouche à des chants adultères. Hélas ! qu’avez-vous fait des maximes austères De ce berger sacré que Minerve autrefois Daignait former en songe à vous donner des lois ? » Disant ces mots, il sort... Elle était interdite ; Son œil noir s’est mouillé d’une larme subite ; Nous l’avons consolée, et ses ris ingénus, Ses chansons, sa gaieté, sont bientôt revenus. Un jeune Thurien , aussi beau qu’elle est belle Thurii, colonie grecque fondée aux environs de Sybaris, dans le golfe de Tarente, par les Athéniens.(Son nom m’est inconnu), sortit presque avec elle : Je crois qu’il la suivit et lui fit oublier Le grave Pythagore et son grave écolier.
Parmi les ïambes inédits, j’en trouve un dont le début rappelle, pour la forme, celui de la gracieuse élégie ; c’est un brusque reproche que le poëte se suppose adressé par la bouche de ses adversaires, et auquel il répond soudain en l’interrompant :
« Sa langue est un fer chaud ; dans ses veines brûlées Serpentent des fleuves de fiel. » J’ai douze ans, en secret, dans les doctes vallées, Cueilli le poétique miel : Je veux un jour ouvrir ma ruche tout entière ; Dans tous mes vers on pourra voir Si ma muse naquit haineuse et meurtrière. Frustré d’un amoureux espoir, Archiloque aux fureurs du belliqueux ïambe Immole un beau-père menteur ; Moi, ce n’est point au col d’un perfide Lycambe Que j’apprête un lacet vengeur. Ma foudre n’a jamais tonné pour mes injures. La patrie allume ma voix ; La paix seule aguerrit mes pieuses morsures, Et mes fureurs servent les lois. Contre les noirs Pythons et les Hydres fangeuses, Le feu, le fer, arment mes mains ; Extirper sans pitié ces bêtes vénéneuses, C’est donner la vie aux humains.
Sur un petit feuillet, à travers une quantité d’abréviations et de mots grecs substitués aux mots français correspondants, mais que la rime rend possibles à retrouver, on arrive à lire cet autre ïambe écrit pendant les fêtes théâtrales de la Révolution après le 10 août ; l’excès des précautions indique déjà l’approche de la Terreur :
Un vulgaire assassin va chercher les ténèbres, Il nie, il jure sur l’autel ; Mais, nous, grands, libres, fiers, à nos exploits funèbres, A nos turpitudes célèbres, Nous voulons attacher un éclat immortel. De l’oubli taciturne et de son onde noire Nous savons détourner le cours. Nous appelons sur nous l’éternelle mémoire ; Nos forfaits, notre unique histoire, Parent de nos cités les brillants carrefours. O gardes de Louis, sous les voûtes royales Par nos ménades déchirés, Vos têtes sur un fer ont, pour nos bacchanales, Orné nos portes triomphales, Et ces bronzes hideux, nos monuments sacrés. Tout ce peuple hébété que nul remords ne touche, Cruel même dans son repos, Vient sourire aux succès de sa rage farouche, Et, la soif encore à la bouche, Ruminer tout le sang dont il a bu les flots. Arts dignes de nos yeux ! pompe et magnificence Dignes de notre liberté, Dignes des vils tyrans qui dévorent la France, Dignes de l’atroce démence Du stupide David qu’autrefois j’ai chanté !
Depuis l’aimable enfant au bord des mers, qui joue de la double flûte aux dauphins accourus, nous avons touché tous les tons. C’est peut-être au lendemain même de ce dernier ïambe rutilant, que le poëte, en quelque secret voyage à Versailles, adressait cette ode heureuse à Fanny :
Mai de moins de roses, l’automne De moins de pampres se couronne, Moins d’épis flottent en moissons, Que sur mes lèvres, sur ma lyre, Fanny, tes regards, ton sourire, Ne font éclore de chansons. Les secrets pensers de mon âme Sortent en paroles de flamme, A ton nom doucement émus : Ainsi la nacre industrieuse Jette sa perle précieuse, Honneur des sultanes d’Ormuz. Ainsi, sur son mûrier fertile, Le ver du Cathay mêle et file Sa trame étincelante d’or. Viens, mes Muses pour ta parure De leur soie immortelle et pure Versent un plus riche trésor. Les perles de la poésie Forment, sous leurs doigts d’ambroisie, D’un collier le brillant contour. Viens, Fanny : que ma main suspende Sur ton sein cette noble offrande...
La pièce reste ici interrompue ; pourtant je m’imagine qu’il n’y manque qu’un seul vers,
et possible à deviner ; je me figure qu’à cet appel flatteur et tendre, au son de cette
voix qui lui dit Viens, Fanny s’est approchée en effet, que la main du
poëte va poser sur son sein nu le collier de poésie, mais que tout d’un coup les regards
se troublent, se confondent, que la poésie s’oublie, et que le poëte comblé s’écrie, ou
plutôt murmure en finissant :
Tes bras sont le collier d’amour ! Ou peut-être plus simplement:
Ton sein est le trône d’amour !
Il résulte, pour moi, de cette quantité d’indications et de glanures que je suis bien
loin d’épuiser, il doit résulter pour tous, ce me semble, que, maintenant que la gloire de
Chénier est établie et permet, sur son compte, d’oser tout désirer, il y a lieu
véritablement à une édition plus complète et définitive de ses œuvres, où l’on
profiterait des travaux antérieurs en y ajoutant beaucoup. J’ai souvent pensé à cet idéal d’édition pour ce charmant poëte, qu’on appellera, si l’on veut, le
classique de la décadence, mais qui est, certes, notre plus grand classique en vers depuis
Racine et Boileau. Puisque je suis aujourd’hui dans les esquisses et les projets d’idylle
et d’élégie, je veux esquisser aussi ce projet d’édition qui est parfois mon idylle. En
tête donc se verrait, pour la première fois, le portrait d’André d’après le précieux
tableau que possède M. de Cailleux, et qu’il vient, dit-on, de faire graver, pour en
assurer l’image unique aux amis du poëte. Puis on recueillerait les divers morceaux et les
témoignages intéressants sur André, à commencer par les courtes, mais consacrantes
paroles, dans lesquelles l’auteur du Génie du Christianisme l’a tout
d’abord révélé à la France, comme dans
l’auréole de l’échafaud. Viendrait alors la notice que M. de Latouche a mise dans
l’édition de 1819, et d’autres morceaux écrits depuis, dans lesquels ce serait une gloire
pour nous que d’entrer pour une part, mais où surtout il ne faudrait pas omettre quelques
pages de M. Brizeux, insérées autrefois au Globe sur le portrait, une
lettre de M. de Latour sur une édition de Malherbe annotée en marge par André (Revue de Paris 1834), le jugement porté ici même (Revue des
Deux Mondes) par M. Planche, et enfin quelques pages, s’il se peut, détachées du
poétique épisode de Stello par M. de Vigny. On traiterait, en un mot,
André comme un ancien, sur lequel on ne sait que peu, et aux œuvres de
qui on rattache pieusement et curieusement tous les jugements, les indices et témoignages.
Il y aurait à compléter peut-être, sur plusieurs points, les renseignements
biographiques ; quelques personnes qui ont connu André vivent encore ; son neveu, M.
Gabriel de Chénier, à qui déjà nous devons tant pour ce travail, a conservé des traditions
de famille bien précises. Une note qu’il me communique m’apprend quelques particularités
de plus sur la mère des Chénier, cette spirituelle et belle Grecque, qui marqua à jamais
aux mers de Byzance l’étoile d’André. Elle s’appelait Santi-L’homaka ; elle était propre
sœur (chose piquante !) de la grand’mère de M. Thiers. Il se trouve ainsi qu’André
Chénier est oncle, à la mode de Bretagne, de M. Thiers par les femmes, et on y verra, si
l’on veut, après coup, un pronostic. André a pris de la Grèce le côté poétique, idéal,
rêveur, le culte chaste de la muse au sein des doctes vallées : mais n’y aurait-il rien,
dans celui que nous connaissons, de la vivacité, des hardiesses et des ressources quelque
peu versatiles d’un de ces hommes d’État qui parurent vers la fin de la guerre du
Péloponèse, et, pour tout dire en bon langage, n’est-ce donc pas quelqu’un des plus
spirituels princes de la parole athénienne ?
Mais je reviens à mon idylle, à mon édition oisive. Il serait bon d’y joindre un petit
précis contenant, en deux pages, l’histoire des manuscrits. C’est un point à fixer
(prenez-y garde), et qui devient presque douteux à l’égard d’André, comme s’il était
véritablement un ancien. Il s’est accrédité, parmi quelques admirateurs du poëte, un
bruit, que l’édition de 1833 semble avoir consacré ; on a parlé de trois portefeuilles,
dans lesquels il aurait classé ses diverses œuvres par ordre de progrès et d’achèvement :
les deux premiers de ces portefeuilles se seraient perdus, et nous ne posséderions que le
dernier, le plus misérable, duquel pourtant on aurait tiré toutes ces belles choses. J’ai
toujours eu peine à me figurer cela. L’examen des manuscrits restants m’a rendu cette
supposition de plus en plus difficile à concevoir. Je trouve, en effet, sans sortir du
résidu que nous possédons, les diverses manières des trois prétendus portefeuilles : par
exemple, l’idylle intitulée la Liberté s’y trouve d’abord dans un simple
canevas de prose, puis en vers, avec la date précise du jour et de l’heure où elle fut
commencée et achevée. La préface que le poëte aurait esquissée pour le portefeuille perdu,
et qui a été introduite pour la première fois dans l’édition de 1833 (tome I, page 23),
prouverait au plus un projet de choix et de copie au net, comme en méditent tous les
auteurs. Bref, je me borne à dire, sur les trois portefeuilles, que je
ne les ai jamais bien conçus ; qu’aujourd’hui que j’ai vu l’unique, c’est moins que jamais
mon impression de croire aux autres, et que j’ai en cela pour garant l’opinion formelle de
M. G. de Chénier, dépositaire des traditions de famille, et témoin des premiers
dépouillements. Je tiens de lui une note détaillée sur ce point ; mais je ne pose que
l’essentiel, très-peu jaloux de contredire. André Chénier voulait ressusciter la Grèce ;
pourtant il ne faudrait pas autour de lui, comme autour d’un manuscrit grec retrouvé au
xvie siècle, venir allumer, entre amis, des guerres de commentateurs : ce serait pousser
trop loin la Renaissance
Voilà pour les préliminaires ; mais le principal, ce qui devrait former le corps même de l’édition désirée, ce qui, par la difficulté d’exécution, la fera, je le crains, longtemps attendre, je veux dire le commentaire courant qui y serait nécessaire, l’indication complète des diverses et multiples imitations, qui donc l’exécutera ? L’érudition, le goût d’un Boissonade, n’y seraient pas de trop, et de plus il y aurait besoin, pour animer et dorer la scholie, de tout ce jeune amour moderne que nous avons porté à André. On ne se figure pas jusqu’où André a poussé l’imitation, l’a compliquée, l’a condensée ; il a dit dans une belle épître :
Un juge sourcilleux, épiant mes ouvrages, Tout à coup, à grands cris, dénonce vingt passages Traduits de tel auteur qu’il nomme ; et, les trouvant, Il s’admire et se plaît de se voir si savant. Que ne vient-il vers moi ? Je lui ferai connaître Mille de mes larcins qu’il ignore peut-être. Mon doigt sur mon manteau lui dévoile à l’instant La couture invisible et qui va serpentant, Pour joindre à mon étoffe une pourpre étrangère...
Eh bien ! en consultant les manuscrits, nous avons été vers lui, et
lui-même nous a étonné par la quantité de ces industrieuses coutures qu’il nous a révélées
çà et là : junctura callidus acri. Quand il n’a l’air que de traduire un
morceau d’Euripide sur Médée :
Au sang de ses enfants, de vengeance égarée, Une mère plongea sa main dénaturée, etc.,
il se souvient d’Ennius, de Phèdre, qui ont imité ce morceau ; il se souvient des vers de
Virgile (églogue VIII), qu’il a, dit-il, autrefois traduits étant au collège. A tout
moment, chez lui, on rencontre ainsi de ces réminiscences à triple fond, de ces imitations
à triple Je trouve ces quatre beaux vers inédits sur
Bacchus : J’en joindrai quelques autres sans suite, et dans le gracieux hasard de l’atelier
qu’ils encombrent et qu’ils décorent : et celui-ci, tout d’un coup satirique, aiguisé d’Horace, à l’adresse prochaine de
quelque sot,suture. Son Bacchus, Viens, ô divin Bacchus, ô
jeune Thyonée ! est un composé du Bacchus des Métamorphoses, de
celui des Noces de Thétis et de Pélée ; le Silène de Virgile s’y ajoute
à la fin
Mais si Plutus revient, de sa source dorée, Conduire dans mes mains quelque veine égarée, A mes signes, du fond de son appartement, Si ma blanche voisine a souri mollement...,
je croyais n’avoir affaire qu’à Horace :
Nunc et latentis proditor intimo Gratus puellae risus ab angulo ;
et c’est à Perse qu’on est plus directement redevable :
... Visa est si forte pecunia, sive Candida vicini subrisit molle puella, Cor tibi rite salit. . . . . . . . . . .
On a quelquefois trouvé bien hardi ce vers du Mendiant :
Le toit s’égaie et rit de mille odeurs divines ;
il est traduit des Noces de Thétis et de Pélée :
Queis permulsa domus jucundo risit odore.
On est tenté de croire qu’André avait devant lui, sur sa table, ce poëme entr’ouvert de Catulle, quand il renouvelait dans la même forme le poëme mythologique. Puis, deux vers plus loin à peine, ce n’est plus Catulle ; on est en plein Lucrèce :
Sur leurs bases d’argent, des formes animées Élèvent dans leurs mains des torches enflammées... Si non aurea sunt juvenum simulacra per aedes Lampedas igniferas manibus retinentia dextris.
Mais ce Lucrèce n’est lui-même ici qu’un écho, un reflet magnifique d’Homère (Odyssée, liv. VII, vers 100). André les avait tous présents à la
fois.—Jusque dans les endroits où l’imitation semble le mieux couverte, on arrive à
soupçonner le larcin de Prométhée. L’humble Phèdre a dit :
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Decipit Fons prima multos : rara mens intelligit Quod interiorecondidit curaangulo ;
et Chénier :
. . . . . . L’inventeur est celui... Qui, fouillantdes objets les plussombres retraites,Étale et fait briller leurs richesses secrètes.
N’est-ce là qu’une rencontre ? N’est-ce pas une heureuse traduction du prosaïque interior angulus, et fouillant pour intelligit ? —On a un échantillon de ce qu’il faudrait faire sur tous les
points.
Au sein de cette future édition difficile, mais possible, d’André Chénier, on trouverait moyen de retoucher avec nouveauté les profils un peu évanouis de tant de poëtes antiques ; on ferait passer devant soi toutes les fines questions de la poétique française ; on les agiterait à loisir. Il y aurait là, peut-être, une gloire de commentateur à saisir encore ; on ferait son œuvre et son nom, à bord d’un autre, à bord d’un charmant navire d’ivoire. J’indique, je sens cela, et je passe. Apercevoir, deviner une fleur ou un fruit derrière la haie qu’on ne franchira pas, c’est là le train de la vie.
Ai-je trop présumé pourtant, en un moment de grandes querelles politiques et de
formidables assauts, à ce qu’on assureCoalition, dans laquelle les gagnants de Juillet,
sous prétexte qu’on n’avait pas le vrai gouvernement parlementaire, s’étaient mis à
assiéger le ministère et à le vouloir renverser coûte que coûte, comme si la dynastie
était assez fondée et de force à résister au contre-coup.
La Révolution de Juillet a mis en lumière peu d’hommes nouveaux, elle a dévoré peu d’hommes anciens ; elle a été si prompte, si spontanée, si confuse, si populaire, elle a été si exclusivement l’œuvre des masses, l’exploit de la jeunesse, qu’elle n’a guère donné aux personnages déjà connus le temps d’y assister et d’y coopérer, sinon vers les dernières heures, et qu’elle ne s’est pas donné à elle-même le temps de produire ses propres personnages. Tout ce qui avait déjà un nom s’y est rallié un peu tard ; tout ce qui n’avait pas encore de nom a dû s’en retirer trop tôt. Consultez les listes des héroïques victimes ; pas une illustration, ni dans la science, ni dans les lettres, ni dans les armes, pas une gloire antérieure ; c’était bien du pur et vrai peuple, c’étaient bien de vrais jeunes hommes ; tous ces nobles martyrs sont et resteront obscurs. Le nom de Farcy est peut-être le seul qui frappe et arrête, et encore combien ce nom sonnait peu haut dans la renommée ! comme il disparaissait timidement dans le bruit et l’éclat de tant de noms contemporains ! comme il avait besoin de travaux et d’années pour signifier aux yeux du public ce que l’amitié y lisait déjà avec confiance ! Mais la mort, et une telle mort, a plus fait pour l’honneur de Farcy qu’une vie plus longue n’aurait pu faire, et elle n’a interrompu la destinée de notre ami que pour la couronner.
Nous publions les vers de Farcy, et pourtant, nous le croyons, sa vocation était ailleurs : son goût, ses études, son talent original, les conseils de ses amis les plus influents, le portaient vers la philosophie ; il semblait né pour soutenir et continuer avec indépendance le mouvement spiritualiste émané de l’École normale. Il n’avait traversé la poésie qu’en courant, dans ses voyages, par aventure de jeunesse, et comme on traverse certains pays et certaines passions. Au moment où les forces de son esprit plus rassis et plus mûr se rassemblaient sur l’objet auquel il était éminemment propre et qui allait devenir l’étude de sa vie, la Providence nous l’enleva. Ces vers donc, ces rêves inachevés, ces soupirs exhalés çà et là dans la solitude, le long des grandes routes, au sein des îles d’Italie, au milieu des nuits de l’Atlantique ; ces vagues plaintes de première jeunesse, qui, s’il avait vécu, auraient à jamais sommeillé dans son portefeuille avec quelque fleur séchée, quelque billet dont l’encre a jauni, quelques-uns de ces mystères qu’on n’oublie pas et qu’on ne dit pas ; ces essais un peu pâles et indécis où sont pourtant épars tous les traits de son âme, nous les publions comme ce qui reste d’un homme jeune, mort au début, frappé à la poitrine eu un moment immortel, et qui, cher de tout temps à tous ceux qui l’ont connu, ne saurait désormais demeurer indifférent à la patrie.
Jean-George Farcy naquit à Paris le 20 novembre 1800, d’une extraction honnête, mais fort obscure. Enfant unique, il avait quinze mois lorsqu’il perdit son père et sa mère ; sa grand’mère le recueillit et le fit élever. On le mit de bonne heure en pension chez M. Gandon, dans le faubourg Saint-Jacques ; il y commença ses études, et lorsqu’il fut assez avancé, il les poursuivit au collège de Louis-le-Grand, dont l’institution de M. Gandon fréquentait les cours. En 1819, ses études terminées, il entra à l’École normale, et il en sortait lorsque l’ordonnance du ministre Corbière brisa l’institution en 1822.
Durant ces vingt-deux années, comment s’était passée la vie de l’orphelin Farcy ? La portion extérieure en est fort claire et fort simple ; il étudia beaucoup, se distingua dans ses classes, se concilia l’amitié de ses condisciples et de ses maîtres ; il allait deux fois le jour au collège ; il sortait probablement tous les dimanches ou toutes les quinzaines pour passer la journée chez sa grand’mère. Voilà ce qu’il fit régulièrement durant toutes ces belles et fécondes années ; mais ce qu’il sentait là-dessous, ce qu’il souffrait, ce qu’il désirait secrètement ; mais l’aspect sous lequel il entrevoyait le monde, la nature, la société ; mais ces tourbillons de sentiments que la puberté excitée et comprimée éveille avec elle ; mais son jeune espoir, ses vastes pensées de voyages, d’ambition, d’amour ; mais son vœu le plus intime, son point sensible et caché, son côté pudique ; mais son roman, mais son cœur, qui nous le dira ?
Une grande timidité, beaucoup de réserve, une sorte de sauvagerie ; une douceur
habituelle qu’interrompait parfois quelque chose de nerveux, de pétulant, de fugitif ; le
commerce très-agréable et assez prompt, l’intimité très-difficile et jamais absolue ; une
répugnance marquée à vous entretenir de lui-même, de sa propre vie, de ses propres
sensations, à remonter en causant et à se complaire familièrement dans ses souvenirs,
comme si, lui, il n’avait pas de souvenirs, comme s’il n’avait jamais été apprivoisé au
sein de la famille, comme s’il n’y avait rien eu d’aimé et de choyé, de doré et de fleuri
dans son enfance ; une ardeur inquiète, déjà fatiguée, se manifestant par du mouvement
plutôt que par des rayons ; l’instinct voyageur à un haut degré ; l’humeur libre, franche,
indépendante, élancée, un peu fauve, comme qui dirait d’un chamois ou d’un oiseauVallée-aux-Loups).
Ce trait est saisi d’après nature, il peint tout Farcy au physique et résume les plus
minutieuses descriptions qu’on pourrait faire de lui: Écossais de physionomie et aussi
de philosophie, c’est juste cela.
L’École normale dissoute, Farcy se logea dans la rue d’Enfer, près de son maître et de
son ami M. Victor Cousin, et se disposa à poursuivre les études philosophiques vers
lesquelles il se sentait appelé. Mais le régime déplorable qui asservissait l’instruction
publique ne laissait aux jeunes hommes libéraux et indépendants aucun espoir prochain de
trouver place, même aux rangs les plus modestes. Une éducation particulière chez une noble
dame russe se présenta, avec tous les avantages apparents qui peuvent dorer ces sortes de
chaînes ; Farcy accepta. Il avait beaucoup désiré connaître le monde, le voir de près dans
son éclat, dans les séductions de son opulence, respirer les parfums des robes de femmes,
ouïr les musiques des concerts, s’ébattre sous l’ombrage des parcs ; il vit, il eut tout
cela, mais non en spectateur libre et oisif, non sur ce pied complet d’égalité qu’il
aurait voulu, et il en souffrait amèrement. C’était là une arrière-pensée poignante que
toute l’amabilité délicate et ingénieuse de la mère
Ce fut un an environ avant de quitter ses fonctions de précepteur (1825) qu’il publia une
traduction du troisième volume des Éléments de la Philosophie de l’Esprit
humain, par Dugald Stewart. Ce travail, entrepris d’après les conseils de M.
Cousin, était précédé d’une introduction dans laquelle Farcy éclaircissait avec sagacité
et exposait avec précision divers points délicats de psychologie. Il donna aussi quelques
articles littéraires au Globe dans les premiers temps de sa
fondation.
Enfin, vers septembre 1826, voilà Farcy libre, maître de lui-même ; il a de quoi se
suffire durant quelques années, il part ; tout froissé encore du contact de la société,
c’est la nature qu’il cherche, c’est la terre que tout poëte, que tout savant, que tout
chrétien, que tout amant désire : c’est l’Italie. Il part seul ; lui, il n’a d’autre but
que de voir et de sentir, de s’inonder de lumière, de se repaître de la couleur des lieux,
de l’aspect général des villes et des campagnes, de se pénétrer de ce ciel si calme et si
profond, de contempler avec une âme harmonieuse tout ce qui vit, nature et hommes. Hors de
là, peu de choses l’intéressent ; l’antiquité ne l’occupe guère, la société moderne ne
l’attire pas. Il se laisse et il se sent vivre. A Rome, son impression fut particulière.
Ce qu’il en aima seulement, ce fut ce sublime silence de mort quand on en approche ; ce
furent ces vastes plaines désolées où plus rien ne se laboure ni ne se moissonne jamais,
ces vieux murs de brique, ces ruines au dedans et au dehors ; ce soleil d’aplomb sur des
routes poudreuses, ces villas sévères et mélancoliques dans la noirceur de leurs pins et
de leurs cyprès. La Rome moderne ne remplit pas son attente ; son goût simple et pur
repoussait les colifichets : « Décidément, écrivait-il, je ne suis pas fort émerveillé de
Saint-Pierre, ni du pape, ni des cardinaux, ni des cérémonies de la Semaine sainte, celle
de la bénédiction de Pâques exceptée. » De plus, il ne trouvait pas là assez d’agréable
mêlé à l’imposant antique pour qu’on en pût faire un séjour de prédilection. Mais Naples,
Naples, à la bonne heure ! Non pas la ville même, trop souvent les chaleurs y accablent,
et les gens y révoltent : « Quel peuple abandonné dans ses allures, dans ses paroles, dans
ses mœurs ! Il y a là une atmosphère de volupté grossière qui relâcherait les cœurs les
plus forts. Ceux qui viennent en Italie pour refaire leur santé doivent porter leurs
projets de sagesse ailleurs a dit Stace de Naples : la dernière partie du
vers se vérifie à Naples, mais il n’y a plus trace de ce qu’indique la première. Le
miscet règne ; c’est l’honos qui n’est pas
resté.Martyrs ! Ischia, qu’a chantée Lamartine, fut encore
le lieu qu’il préféra entre tous ces lieux. Il s’y établit, et y passa la saison des
chaleurs. La solitude, la poésie, l’amitié, un peu d’amour sans doute, y remplirent ses
loisirs. M. Colin, jeune peintre français, d’un caractère aimable et facile, d’un talent
bien vif et bien franc, se trouvait à Ischia en même temps que Farcy ; tous deux se
convinrent et s’aimèrent. Chaque matin, l’un allait à ses croquis, l’autre à ses rêves, et
ils se retrouvaient le soir. Farcy restait une bonne partie du jour dans un bois
d’orangers, relisant Pétrarque, André Chénier, Byron ; songeant à la beauté de quelque
jeune fille qu’il avait vue chez son hôtesse ; se redisant, dans une position assez
semblable, quelqu’une de ces strophes chéries, qui réalisent à la fois l’idéal comme
poésie mélodieuse et comme souvenir de bonheur :
Combien de fois, près du rivage Où Nisida dort sur les mers, La beauté crédule ou volage Accourut à nos doux concerts ! Combien de fois la barque errante Berça sur l’onde transparente Deux couples par l’amour conduits, Tandis qu’une déesse amie Jetait sur la vague endormie Le voile parfumé des nuits !
En passant à Florence, Farcy avait vu Lamartine ; n’ayant pas de lettre d’introduction
auprès de son illustre compatriote, il composa des vers et les lui adressa ; il eut soin
d’y joindre un petit billet qu’il fit le plus cavalier possible, comme
il l’écrivit depuis à M. Viguier, de peur que le grand poëte ne crût voir arriver un
rimeur bien pédant, bien humble et bien vain. L’accueil de Lamartine et son jugement
favorable encouragèrent Farcy à continuer ses essais poétiques. Il composa donc plusieurs
pièces de vers durant son séjour à Ischia ; il les envoyait en France à son excellent ami
M. Viguier, qu’il avait eu pour maître à l’École normale, réclamant de lui un avis
sincère, de bonnes et franches critiques, et, comme il disait, des critiques
antiques avec le mot propre sans périphrase. Pour exprimer toute notre pensée, ces
vers de Farcy nous semblent une haute preuve de talent, comme étant le produit d’une
puissante et riche faculté très-fatiguée, et en quelque sorte épuisée avant la
production : on y trouve peu d’éclat et de fraîcheur ; son harmonie ne s’exhale pas, son
style ne rayonne pas ; mais le sentiment qui l’inspire est profond, continu, élevé ; la
faculté philosophique s’y manifeste avec largeur et mouvement. L’impression qui résulte de
ces vers, quand on les a lus ou entendus, est celle d’un stoïcisme triste et résigné qui
traverse noblement la vie en contenant une larme. Nous signalons surtout au lecteur la
pièce adressée à un ami victime de l’amour ; elle est sublime de gravité tendre et
d’accent à la fois viril et ému. Dans la pièce à madame O’R...., alors enceinte, on
remarquera une strophe qui ferait honneur à Lamartine lui-même : c’est celle où le poëte,
s’adressant à l’enfant qui ne vit encore que pour sa mère, s’écrie :
Tu seras beau ; les Dieux, dans leur magnificence, N’ont pas en vain sur toi, dès avant ta naissance, Épuisé les faveurs d’un climat enchanté ; Comme au sein de l’artiste une sublime image, N’es-tu pas né parmi les œuvres du vieil âge ? N’es-tu pas fils de la beauté ?
Ce que nous disons avec impartialité des vers de Farcy, il le sentit lui-même de bonne
heure et mieux que personne ; il aimait vivement la poésie, mais il savait surtout qu’on
doit ou y exceller ou s’en abstenir : « Je ne voudrais pas, écrivait-il à M. Viguier, que
mes vers fussent de ceux dont on dit : Mais cela n’est pas mal en
vérité ! et qu’on laisse là pour passer à autre chose. » Sans donc renoncer, dès le
début, à cette chère et consolante poésie, il ne s’empressa aucunement de s’y livrer tout
entier. D’autres idées le prirent à cette époque : il avait dû aller en Grèce avec son ami
Colin ; mais ce dernier ayant été obligé par des raisons privées de retourner en France,
Farcy ajourna son projet. Ses économies d’ailleurs tiraient à leur fin. L’ambition de
faire fortune, pour contenter ensuite ses goûts de voyage, le préoccupa au point de
l’engager dans une entreprise fort incertaine et fort coûteuse avec un homme qui le leurra
de promesses et finalement l’abusaTablettes universelles en 1823 et qui fonda ensuite
le journal le Temps.
« J’ai quitté Londres le lundi 2 juin 1828 ; le navire George et Mary,
sur lequel j’avais arrêté mon passage, était parti le dimanche matin ; il m’a fallu le
joindre à Gravesend : c’est de là que j’ai adressé mes derniers adieux à mes amis de
France. J’ai encore éprouvé une fois combien les émotions, dans ce qu’on appelle les
occasions solennelles, sont rares pour moi ; à moins que ce ne soient pas là mes occasions
solennelles. J’ai quitté l’Angleterre pour l’Amérique, avec autant d’indifférence que si
je faisais mon premier pas pour une promenade d’un mille : il en a été de même de la
France, mais il n’en a pas été de même de l’Italie : c’est là que j’ai joui pour la
première fois de mon indépendance, c’est là que j’ai été le plus puissant de corps et
d’esprit. Et cependant que j’y ai mal employé de temps et de forces ! Ai-je mérité ma
liberté ? — Quand je pense que je n’avais déjà plus alors que des réminiscences
d’enthousiasme, que je regrettais la vivacité et la fraîcheur de mes sensations et de mes
pensées d’autrefois ! Était-ce seulement que les enfants s’amusent de tout, et que j’étais
devenu plus sévère avec moi-même ? — Mais la pureté d’âme, mais les croyances encore
naïves, mais les rêves qui embrassent tout, parce qu’ils ne reposent sur rien, c’en était
déjà fait pour moi. Je ne voyais qu’un présent dont il fallait jouir, et jouir seul, parce
que je n’avais ni richesses, ni bonheur à faire partager à personne, parce que l’avenir ne
m’offrait que des jouissances déjà usées avec des moyens plus restreints ; et ne pas
croître dans la vie, c’est déchoir. — Et cependant, du moins, tout ce que je voyais alors
agissait sur moi pour me ranimer ; tout me faisait fête dans la nature ; c’était vraiment
un concert de la terre, des cieux, de la mer, des forêts et des hommes ; c’était une
harmonie ineffable, qui me pénétrait, que je méditais et que je respirais à loisir ; et
quand je croyais y avoir dignement mêlé ma voix à mon tour, par un travail et par un
succès égal à mes forces et au ton du chœur qui m’environnait, j’étais heureux ; — oui,
j’étais heureux, quoique seul ; heureux par la nature et avec Dieu. Et j’ai pu être assez
faible pour livrer plus de la moitié de ce temps aux autres, pour ne pas m’établir
définitivement dans cette félicité. La peur de quelque dépense m’a retenu, et la vanité,
et pis encore, m’ont emporté plus d’argent qu’il n’en eût fallu pour jouir en roi de ce
que j’avais sous les yeux. — La société ?... — moi qui ne vaux rien que seul et inconnu, moi
qui n’aime et n’aimerai peut-être plus jamais rien que la solitude et le
sombre plaisir d’un cœur mélancolique. — Mais il faudrait des événements et des
sentiments pour appuyer cela ; il faudrait au moins des études sérieuses pour me rendre
témoignage à moi-même. Un goût vague ne se suffit pas à lui seul, et c’est pourquoi il est
si aisé au premier venu de me faire abandonner ce qui tout a l’heure me semblait ma vie.
J’en demeure bien marqué assez profondément au fond de mon âme, et il me reste toujours
une part qu’on ne peut ni corrompre ni m’enlever. Est-ce par là que j’échapperai, ou ce
secret parfum lui-même s’évaporera-t-il ? »
Cette longue traversée, le manque absolu de livres et de conversation, son ignorance de l’astronomie qui lui fermait l’étude du ciel, tout contribuait à développer démesurément chez lui son habitude de rêverie sans objet et sans résultat.
« 29 juillet. — Encore dix jours au plus, j’espère, et nous serons à Rio.
Je me promets beaucoup de plaisir et de vraies jouissances au milieu de cette nature
grande et nouvelle. De jour en jour je me fortifie dans l’habitude de la contemplation
solitaire. Je puis maintenant passer la moitié d’une belle nuit, seul, à rêver en me
promenant, sans songer que la nuit est le temps du retour à la chambre et du repos, sans
me sentir appesanti par l’exemple de tout ce qui m’entoure. C’est là un progrès dont je me
félicite. Je crois que l’âge, en m’ôtant de plus en plus le besoin de sommeil, augmentera
cette disposition. Il me semble que c’est une des plus favorables à qui veut occuper son
esprit. La pensée arrive alors, non plus seulement comme vérité, mais comme sentiment. Il
y a un calme, une douceur, une tristesse dans tout ce qui vous environne, qui pénètre par
tous les sens ; et cette douceur, cette tristesse tombent vraiment goutte à goutte sur le
cœur, comme la fraîcheur du soir. Je ne connais rien qui doive être plus doux que de se
promener à cette heure-là avec une femme aimée. » Pauvre Farcy ! voilà que tout à la fin,
sans y songer, il donne un démenti à son projet contemplatif, et qu’avec un seul être de
plus, avec une compagne telle qu’il s’en glisse inévitablement dans les plus doux vœux du
cœur, il peuple tout d’un coup sa solitude. C’est qu’en effet il ne lui a manqué d’abord
qu’une femme aimée, pour entrer en pleine possession de la vie et pour s’apprivoiser parmi
les hommes.
« 29 novembre, Rio-Janeiro. — Que n’ai-je écouté ma répugnance à
m’engager avec une personne dont je connaissais les fautes antérieures, et qui, du côté du
caractère, me semblait plus habile qu’estimable ! Mais l’amour de m’enrichir m’a séduit.
En voyant ses relations rétablies sur le pied de l’amitié et de la confiance avec les gens
les plus distingués, j’ai cru qu’il y aurait de ma part du pédantisme et de la pruderie à
être plus difficile que tout le monde. J’ai craint que ce ne fût que l’ennui de me
déranger qui me déconseillât cette démarche. Je me suis dit qu’il fallait s’habituer à
vivre avec tous les caractères et tous les principes ; qu’il serait fort utile pour moi de
voir agir un homme d’affaires raisonnant sa conduite et marchant adroitement au succès.
J’ai résisté à mes penchants, qui me portaient à la vie solitaire et contemplative. J’ai
ployé mon caractère impatient jusqu’à condescendre aux désirs souvent capricieux d’un
homme que j’estimais au-dessous de moi en tout, excepté dans un talent équivoque de faire
fortune. Si je m’étais décidé à quelque dépense, j’avais la Grèce sous les yeux, où je
vivais avec Molière (le philhellène), avec qui j’aimerais mieux une
mauvaise tente qu’un palais avec l’autre. Eh bien ! cet argent que je me suis refusé d’une
part, je l’ai dépensé de l’autre inutilement, ennuyeusement, à voyager et à attendre. J’ai
sacrifié tous mes goûts, l’espoir assez voisin de quelque réputation par mes vers, et, par
là encore, d’un bon accueil à mon retour en France. En ce faisant, j’ai cru accomplir un
grand acte de sagesse, me préparer de grands éloges de la part de la prudence humaine, et,
l’événement arrivé, il se trouve que je n’ai fait qu’une grosse sottise... Enfin me voilà
à deux mille lieues de mon pays, sans ressources, sans occupation, forcé de recourir à la
pitié des autres, en leur présentant pour titre à leur confiance une histoire qui
ressemble à un roman très-invraisemblable ; — et, pour terminer peut-être ma peine et cette
plate comédie, un duel qui m’arrive pour demain avec un mauvais sujet, reconnu tel de tout
le monde, qui m’a insulté grossièrement en public, sans que je lui en eusse donné le
moindre motif ; — convaincu que le duel, et surtout avec un tel être, est une absurdité, et
ne pouvant m’y soustraire ; — ne sachant, si je suis blessé, où trouver mille reis pour me
faire traiter, ayant ainsi en perspective la misère extrême, et peut-être la mort ou
l’hôpital ; — et cependant, content et aimé des Dieux.—Je dois avouer
pourtant que je ne sais comment ils (les Dieux) prendront cette dernière
folie. Je ne sais, oui, c’est le seul mot que je puisse dire ; et, en
vérité, je l’ai souvent cherché de bonne foi et de sang-froid ; d’où je conclus qu’il n’y
a pas au fond tant de mal dans cette démarche que beaucoup le disent, puisqu’il n’est pas
clair comme le jour qu’elle est criminelle, comme de tuer par trahison, de voler, de
calomnier, et même d’être adultère (quoique la chose soit aussi quelque peu difficile à
débrouiller en certains cas). Je conclus donc que, pour un cœur droit qui se présentera
devant eux avec cette ignorance pour excuse, ils se serviront de l’axiome de nos juges de
la justice humaine : Dans le doute, il faut incliner vers le parti le plus
doux ; transportant ici le doute, comme il convient à des Dieux, de l’esprit des
juges à celui de l’accusé. »
L’affaire du duel terminée (et elle le fut à l’honneur de Farcy), l’embarras d’argent restait toujours ; il parvint à en sortir, grâce à l’obligeance cordiale de MM. Polydore de La Rochefoucauld et Pontois, qui allèrent au-devant de sa pudeur. Farcy leur en garda à tous deux une profonde reconnaissance que nous sommes heureux de consigner ici.
De retour en France, Farcy était désormais un homme achevé : il avait l’expérience du monde, il avait connu la misère, il avait visité et senti la nature ; les illusions ne le tentaient plus ; son caractère était mûr par tous les points ; et la conscience qu’il eut d’abord de cette dernière métamorphose de son être lui donnait une sorte d’aisance au dehors dont il était fier en secret : « Voici l’âge, se disait-il, où tout devient sérieux, où ma personne ne s’efface plus devant les autres, où mes paroles sont écoutées, où l’on compte avec moi en toutes manières, où mes pensées et mes sentiments ne sont plus seulement des rêves de jeune homme auxquels on s’intéresse si on en a le temps, et qu’on néglige sans façon dès que la vie sérieuse recommence. Et pour moi même, tout prend dans mes rapports avec les autres un caractère plus positif ; sans entrer dans les affaires, je ne me défie plus de mes idées ou de mes sentiments, je ne les renferme plus en moi ; je dis aux uns que je les désapprouve, aux autres que je les aime ; toutes mes questions demandent une réponse ; mes actions, au lieu de se perdre dans le vague, ont un but ; je veux influer sur les autres, etc. »
En même temps que cette défiance excessive de lui-même faisait place à une noble aisance, l’âpreté tranchante dans les jugements et les opinions, qui s’accorde si bien avec l’isolement et la timidité, cédait chez lui à une vue des choses plus calme, plus étendue et plus bienveillante. Les élans généreux ne lui manquaient jamais ; il était toujours capable de vertueuses colères ; mais sa sagesse désespérait moins promptement des hommes ; elle entendait davantage les tempéraments et entrait plus avant dans les raisons. Souvent, quand M. Viguier, ce sage optimiste par excellence, cherchait, dans ses causeries abandonnées, à lui épancher quelque chose de son impartialité intelligente, il lui arrivait de rencontrer à l’improviste dans l’âme de Farcy je ne sais quel endroit sensible, pétulant, récalcitrant, par où cette nature, douce et sauvage tout ensemble, lui échappait ; c’était comme un coup de jarret qui emportait le cerf dans les bois. Cette facilité à s’emporter et à s’effaroucher disparaissait de jour en jour chez Farcy. Il en était venu à tout considérer et à tout comprendre. Je le comparerais, pour la sagesse prématurée, à Vauvenargues, et plusieurs de ses pensées morales semblent écrites en prose par André Chénier :
« Le jeune homme est enthousiaste dans ses idées, âpre dans ses jugements, passionné dans ses sentiments, audacieux et timide dans ses actions.
« Il n’a pas encore de position ni d’engagements dans le monde ; ses actions et ses paroles sont sans conséquence.
« Il n’a pas encore d’idées arrêtées ; il cherche à connaître et vit avec les livres plus qu’avec les hommes ; il ramène tout, par désir d’unité, par élan de pensée, par ignorance, au point de vue le plus simple et le plus abstrait ; il raisonne au lieu d’observer, il est logicien intraitable ; le droit non-seulement domine, mais opprime le fait.
« Plus tard on apprend que toute doctrine a sa raison, tout intérêt son droit, toute action son explication et presque son excuse.
« On s’établit dans la vie ; on est las de ce qu’il y a de roide et de contemplatif dans les premières années de la jeunesse ; on est un peu plus avant dans le secret des Dieux ; on sent qu’on a à vivre pour soi, pour son bien-être, son plaisir, pour le développement de toutes ses facultés, et non-seulement pour réaliser un type abstrait et simple ; on vit de tout son corps et de toute son âme, avec des hommes, et non seul avec des idées. Le sentiment de la vie, de l’effort contraire, de l’action et de la réaction, remplace la conception de l’idée abstraite et subtile, et morte pour ainsi dire, puisqu’elle n’est pas incarnée dans le monde... On va, on sent avec la foule ; on a failli parce qu’on a vécu, et l’on se prend d’indulgence pour les fautes des autres. Toutes nos erreurs nous sont connues ; l’âpreté de nos jugements d’autrefois nous revient à l’esprit avec honte ; on laisse désormais pour le monde le temps faire ce qu’il a fait pour nous, c’est-à-dire éclairer les esprits, modérer les passions. »
Il n’était pas temps encore pour Farcy de rentrer dans l’Université ; le ministère de M.
de Vatimesnil ne lui avait donné qu’un court espoir. Il accepta donc un enseignement de
philosophie dans l’institution de M. Morin, à Fontenay-aux-Roses ; il s’y rendait deux
fois par semaine, et le reste du temps il vivait à Paris, jouissant de ses anciens amis et
des nouveaux qu’il s’était faits. Le monde politique et littéraire était alors divisé en
partis, en écoles, en salons, en coteries. Farcy regarda tout et n’épousa rien
inconsidérément. Dans les arts et la poésie, il recherchait le beau, le passionné, le
sincère, et faisait la plus grande part à ce qui venait de l’âme et à ce qui allait à
l’âme. En politique, il adoptait les idées généreuses, propices à la cause des peuples, et
embrassait avec foi les conséquences du dogme de la perfectibilité humaine. Quant aux
individus célèbres, représentants des opinions qu’il partageait, auteurs des écrits dont
il se nourrissait dans la solitude, il les aimait, il les révérait sans doute, mais il ne
relevait d’aucun, et, homme comme eux, il savait se conserver en leur présence une liberté
digne et ingénue, aussi éloignée de la révolte que de la flatterie. Parmi le petit nombre
d’articles qu’il inséra vers cette époque au Globe, le morceau sur
Benjamin Constant est bien propre à faire apprécier l’étendue de ses idées politiques et
la mesure de son indépendance personnelle.
Il n’y avait plus qu’un point secret sur lequel Farcy se sentait inexpérimenté encore, et faible, et presque enfant, c’était l’amour ; cet amour que, durant les tièdes nuits étoilées du tropique, il avait soupçonné devoir être si doux ; cet amour dont il n’avait guère eu en Italie que les délices sensuelles, et dont son âme, qui avait tout anticipé, regrettait amèrement la puissance tarie et les jeunes trésors. Il écrivait dans une note :
« Je rends grâces à Dieu ;
« De ce qu’il m’a fait homme et non point femme ;
« De ce qu’il m’a fait Français ;
« De ce qu’il m’a fait plutôt spirituel et spiritualiste que le contraire, plutôt bon que méchant, plutôt fort que faible de caractère.
« Je me plains du sort,
« Qui ne m’a donné ni génie, ni richesse, ni naissance.
« Je me plains de moi-même,
« Qui ai dissipé mon temps, affaibli mes forces, rejeté ma pudeur naturelle, tué en moi la foi et l’amour. »
Non, Farcy, ton regret même l’atteste, non, tu n’avais pas rejeté ta pudeur naturelle ; non, tu n’avais pas tué l’amour dans ton âme ! Mais chez toi la pudeur de l’adolescence, qui avait trop aisément cédé par le côté sensuel, s’était comme infiltrée et développée outre mesure dans l’esprit, et, au lieu de la mâle assurance virile qui charme et qui subjugue, au lieu de ces rapides étincelles du regard,
Qui d’un désir craintif font rougir la beauté
Lamartine. ,
elle s’était changée avec l’âge en défiance de toi-même, en répugnance à oser, en promptitude à se décourager et à se troubler devant la beauté superbe. Non, tu n’avais pas tué l’amour dans ton cœur ; tu en étais plutôt resté au premier, au timide et novice amour ; mais sans la fraîcheur naïve, sans l’ignorance adorable, sans les torrents, sans le mystère ; avec la disproportion de tes autres facultés qui avaient mûri ou vieilli ; de ta raison qui te disait que rien ne dure ; de ta sagacité judicieuse qui te représentait les inconvénients, les difficultés et les suites ; de tes sens fatigués qui n’environnaient plus, comme à dix-neuf ans, l’être unique de la vapeur d’une émanation lumineuse et odorante ; ce n’était pas l’amour, c’était l’harmonie de tes facultés et de leur développement que tu avais brisée dans ton être ! Ton malheur est celui de bien des hommes de notre âge.
Farcy se disait pourtant que cette disproportion entre ce qu’il savait en idées et ce
qu’il avait éprouvé en sentiments devait cesser dans son âme, et qu’il était temps enfin
d’avoir une passion, un amour. La tête, chez lui, sollicitait le cœur ; et il se portait
en secret un défi, il se faisait une gageure d’aimer. Il vit beaucoup, à cette époque, une
femme connue par ses ouvrages, par l’agrément de son commerce et sa beauté
Thérèse, que les Dieux firent en vain si belle, Vous que vos seuls dédains ont su trouver fidèle, Dont l’esprit s’éblouit à ses seules lueurs, Qui des combats du cœur n’aimez que la victoire, Et qui rêvez d’amour comme on rêve de gloire, L’œil fier et non voilé de pleurs ; Vous qu’en secret jamais un nom ne vient distraire, Qui n’aimez qu’à compter, comme une reine altière, La foule des vassaux s’empressant sur vos pas ; Vous à qui leurs cent voix sont douces à comprendre, Mais qui n’eûtes jamais une âme pour entendre Des vœux qu’on murmure plus bas ; Thérèse, pour longtemps adieu !.....
La suite manque, mais l’idée de la pièce avait d’abord été crayonnée en prose. Les vers y auraient peu ajouté, je pense, pour l’éclat et le mouvement ; ils auraient retranché peut-être à la fermeté et à la concision.
« Thérèse, que la nature fit belle en vain, plus ravie de dominer que d’aimer ; pour qui la beauté n’est qu’une puissance, comme le courage et le génie ;
« Thérèse, qui vous amusez aux lueurs de votre esprit ; qui rêvez d’amour comme un autre de combats et de gloire, l’œil fier et jamais humide ;
« Thérèse, dont le regard, dans le cercle qui vous entoure de ses hommages, ne cherche personne ; que nul penser secret ne vient distraire, que nul espoir n’excite, que nul regret n’abat ;
« Thérèse, pour longtemps adieu ! car j’espérerais en vain auprès de vous de ce que votre cœur ne saurait me donner, et je ne veux pas de ce qu’il m’offre ;
« Car, où mon amour est dédaigné, mon orgueil n’accepte pas d’autre place ; je ne veux pas flatter votre orgueil par mes ardeurs comme par mes respects.
« Mon âge n’est point fait à ces empressements paisibles, à ce partage si nombreux ; je sais mal, auprès de la beauté, séparer l’amitié de l’amour ; j’irai chercher ailleurs ce que je chercherais vainement auprès de vous.
« Une âme plus faible ou plus tendre accueillera peut-être celui que d’autres ont dédaigné ; d’autres discours rempliront mes souvenirs ; une autre image charmera mes tristesses rêveuses, et je ne verrai plus vos lèvres dédaigneuses et vos yeux qui ne regardent pas.
« Adieu jusqu’en des temps et des pays lointains ; jusqu’aux lieux où la nature accueillera l’automne de ma vie, jusqu’aux temps où mon cœur sera paisible, où mes yeux seront distraits auprès de vous ! Adieu jusques à nos vieux jours ! »
Il sourirait à notre fantaisie de croire que la scène suivante se rapporte à quelque circonstance fugitive de la liaison dont elle aurait marqué le plus vif et le plus aimable moment. Quoi qu’il en soit, le tableau que Farcy a tracé de souvenir est un chef-d’œuvre de délicatesse, d’attendrissement gracieux, de naturel choisi, d’art simple et vraiment attique : Platon ou Bernardin de Saint-Pierre n’auraient pas conté autrement.
« 19 juin. — Hélène se tut, mais ses joues se couvrirent de rougeur ;
elle lança sur Ghérard un regard plein de dédain, tandis que ses lèvres se contractaient,
agitées par la colère. Elle retomba sur le divan, à demi assise, à demi couchée, appuyant
sa tête sur une main, tandis que l’autre était fort occupée à ramener les plis de sa
robe.—Ghérard jeta les yeux sur elle ; à l’instant toute sa colère se changea en
confusion. Il vint à quelques pas d’elle, s’appuyant sur la cheminée, ému et inquiet.
Après un moment de silence : « Hélène, lui dit-il d’une voix troublée, je vous ai
affligée, et pourtant je vous jure... » — « Moi, monsieur ? non, vous ne m’avez point
affligée ; vos offenses n’ont pas ce pouvoir sur moi. » — « Hélène, eh bien ! oui, j’ai eu
tort de parler ainsi, je l’avoue ; mais pardonnez-moi... » — « Vous pardonner !... Je n’ai
pour vous ni ressentiment ni pardon, et j’ai déjà oublié vos paroles. »
« Ghérard s’approcha vivement d’elle : — « Hélène, lui dit-il en cherchant à s’emparer de sa main : pour un mot dont je me repens... » — « Laissez-moi, lui dit-elle en retirant sa main : faudra-t-il que je m’enfuie, et ne vous suffit-il pas d’une injure ? »
« Ghérard s’en revint tristement à la cheminée, cachant son front dans ses mains, puis tout à coup se retourna, les yeux humides de larmes ; il se jeta à ses pieds, et ses mains s’avançaient vers elle, de sorte qu’il la serrait presque dans ses bras.
« Oui, s’écria-t-il, je vous ai offensée, je le sais bien ; oui, je suis rude, grossier ; mais je vous aime, Hélène ; oh ! cela, je vous défie d’en douter. Et si vous n’avez pas pitié de moi, vous qui êtes si bonne, Hélène, qui réconciliez ceux qui se haïssent... » Et voyant qu’elle se défendait faiblement : « Dites que vous me pardonnez ! Faites-moi des reproches, punissez-moi, châtiez-moi, j’ai tout mérité. Oui, vous devez me châtier comme un enfant grossier. Hélène, dit-il en osant poser son visage sur ses genoux, si vous me frappez, alors je croirai qu’après m’avoir puni, vous me pardonnez. »
« Ghérard était beau ; une de ses joues s’appuyait sur les genoux d’Hélène, tandis que l’autre s’offrait ainsi à la peine. Il était là, tombé à ses pieds avec grâce, et elle ne se sentit pas la force de l’obliger à s’éloigner. Elle leva la main et l’abaissa vers son visage ; puis sa tête s’abaissa elle-même avec sa main : elle sourit doucement en le voyant ainsi penché sans être vue de lui. Et sans le vouloir, et en se laissant aller à son cœur et à sa pensée, qui achevaient le tableau commencé devant ses yeux, sur le visage de Ghérard, au lieu de sa main, elle posa ses lèvres.
« Elle se leva au même instant, effrayée de ce qu’elle avait fait, et cherchant à se dégager des bras de Ghérard qui l’avaient enlacée. Le cœur de Ghérard nageait dans la joie, et ses yeux rayonnants allaient chercher les yeux d’Hélène sous leurs paupières abaissées. « Oh ! ma belle amie, lui dit-il en la retenant, comme un bon chrétien, j’aurais baisé la main qui m’eût frappé ; voudriez-vous m’empêcher d’achever ma pénitence ? » Et plus hardi à mesure qu’elle était plus confuse, il la serra dans ses bras, et il rendit à ses lèvres qui fuyaient les siennes, le baiser qu’il en avait reçu.
« Elle alla s’asseoir à quelques pas de lui, et l’heureux Ghérard, pour dissiper le trouble qu’il avait causé, commença à l’entretenir de ses projets pour le lendemain, auxquels il voulait l’associer.—« Ghérard, lui dit-elle après un long silence, ces folies d’aujourd’hui, oubliez-les, je vous en prie, et n’abusez pas d’un moment... » —« Ah ! dit Ghérard, que le Ciel me punisse si jamais je l’oublie ! Mais vous, oh ! promettez-moi que cet instant passé, vous ne vous en souviendrez pas pour me faire expier à force de froideur et de réserve un bonheur si grand. Et moi, ma belle amie, vous m’avez mis à une école trop sévère pour que je ne tremble pas de paraître fier d’une faveur. »
« Eh bien ! je vous le promets, dit-elle en souriant ; soyez donc sage. » Et Ghérard le lui jura, en baisant sa main qu’il pressa sur son cœur. »
Durant les deux derniers mois de sa vie, Farcy avait loué une petite maison dans le charmant vallon d’Aulnay, près de Fontenay-aux-Roses où l’appelaient ses occupations. Cette convenance, la douceur du lieu, le voisinage des bois, l’amitié de quelques habitants du vallon, peut-être aussi le souvenir des noms célèbres qui ont passé là, les parfums poétiques que les camélias de Chateaubriand ont laissés alentour, tout lui faisait d’Aulnay un séjour de bonne, de simple et délicieuse vie. Il réalisait pour son compte le vœu qu’un poëte de ses amis avait laissé échapper autrefois en parcourant ce joli paysage :
Que ce vallon est frais, et que j’y voudrais vivre ! Le matin, loin du bruit, quel bonheur d’y poursuivre Mon doux penser d’hier qui, de mes doigts tressé, Tiendrait mon lendemain à la veille enlacé ! Là, mille fleurs sans nom, délices de l’abeille ; Là, des prés tout remplis de fraise et de groseille ; Des bouquets de cerise aux bras des cerisiers ; Des gazons pour tapis, pour buissons des rosiers ; Des châtaigniers en rond sous le coteau des aulnes ; Les sentiers du coteau mêlant leurs sables jaunes Au vert doux et touffu des endroits non frayés, Et grimpant au sommet le long des flancs rayés ; Aux plaines d’alentour, dans des foins, de vieux saules Plus qu’à demi noyés, et cachant leurs épaules Dans leurs cheveux pendants, comme on voit des nageurs ; De petits horizons nuancés de rougeurs ; De petits fonds riants, deux ou trois blancs villages Entrevus d’assez loin à travers des feuillages ; Oh ! que j’y voudrais vivre, au moins vivre un printemps, Loin de Paris, du bruit des propos inconstants, Vivre sans souvenir !.........
Dans cette retraite heureuse et variée, l’âme de Farcy s’ennoblissait de jour en jour ;
son esprit s’élevait, loin des fumées des sens, aux plus hautes et aux plus sereines
pensées. La politique active et quotidienne ne l’occupait que médiocrement, et sans doute,
la veille des Ordonnances, il en était encore à ses méditations métaphysiques et morales,
ou à quelque lecture, comme celle des Harmonies, dans laquelle il se
plongeait avec enivrement. Nous extrayons religieusement ici les dernières pensées écrites
sur son journal ; elles sont empreintes d’un instinct inexplicable et d’un pressentiment
sublime :
« Chacun de nous est un artiste qui a été chargé de sculpter lui-même sa statue pour son tombeau, et chacun de nos actes est un des traits dont se forme notre image. C’est à la nature à décider si ce sera la statue d’un adolescent, d’un homme mûr ou d’un vieillard. Pour nous, tâchons seulement qu’elle soit belle et digne d’arrêter les regards. Du reste, pourvu que les formes en soient nobles et pures, il importe peu que ce soit Apollon ou Hercule, la Diane chasseresse ou la Vénus de Praxitèle. »
« Voyageur, annonce à Sparte que nous sommes morts ici pour obéir à ses saints commandements. »
« Ils moururent irréprochables dans la guerre comme dans l’amitiéÉmile.
« Ici reposent les cendres de don Juan Diaz Porlier, général des armées espagnoles, qui a été heureux dans ce qu’il a entrepris contre les ennemis de son pays, mais qui est mort victime des dissensions civiles. »
Peut-être, après tout, ces nobles épitaphes de héros ne lui revinrent-elles à l’esprit
que le mardi, dans l’intervalle des Ordonnances à l’insurrection, et comme un écho naturel
des héroïques battements de son cœur. Le mercredi, vers les deux heures après midi, à la
nouvelle du combat, il arrivait à Paris, rue d’Enfer, chez son ami Colin, qui se trouvait
alors en Angleterre. Il alla droit à une panoplie d’armes rares suspendue dans le cabinet
de son ami, et il se munit d’un sabre, d’un fusil et de pistolets. Madame Colin essayait
de le retenir et lui recommandait la prudence : « Eh ! qui se dévouera, madame, lui
répondit-il, si nous, qui n’avons ni femme ni enfants, nous ne bougeons pas ? » Et il
sortit pour parcourir la ville. L’aspect du mouvement lui parut d’abord plus incertain
qu’il n’aurait souhaité ; il vit quelques amis : les conjectures étaient contradictoires.
Il courut au bureau du Globe, et de là à la maison de santé de M. Pinel,
à Chaillot, où M. Dubois, rédacteur en chef du journal, était détenu. Les troupes royales
occupaient les Champs-Élysées, et il lui fallut passer la nuit dans l’appartement de M.
Dubois. Son idée fixe, sa crainte était le manque de direction ; il cherchait les chefs du
mouvement, des noms signalés, et il n’en trouvait pas. Il revint le jeudi de grand matin à
la ville, par le faubourg et la rue Saint-Honoré, de compagnie avec M. Magnin ; chemin
faisant, la vue de quelques cadavres lui remit la colère au cœur et aussi l’espoir.
Arrivé à la rue Dauphine, il se sépara de M. Magnin en disant : « Pour moi, je vais
reprendre mon fusil que j’ai laissé ici près, et me battre. » Il revit pourtant dans la
matinée M. Cousin, qui voulut le retenir à la mairie du onzième arrondissement, et M.
Géruzez, auquel il dit cette parole d’une magnanime équité : « Voici des événements dont,
plus que personne, nous profiterons ; c’est donc à nous d’y prendre part et d’y aiderIliade, XII) : « O Glaucus, pourquoi sommes-nous entre tous honorés en Lycie et
par le siége, et par les mets et les coupes d’honneur ? pourquoi tous nous
considèrent-ils comme des dieux, et à quel titre, aux rives du Xanthe, possédons-nous
notre grand domaine, riche en vergers et en terres fécondes ? C’est pour cela
qu’aujourd’hui il nous faut faire tête au premier rang des Lyciens, et nous lancer au
feu de la mêlée, afin qu’au moins chacun des nôtres dise, etc., etc... » Pour Farcy les
avantages à conquérir avaient certes moins de splendeur, et le grand domaine, c’eût été une chaire. Mais plus le prix reste bourgeois, et plus est
noble l’héroïsme, ou, pour l’appeler par son vrai nom, plus est pur le sentiment du
devoir.
Le corps fut transporté et inhumé au Père-Lachaise, dans la partie du cimetière où reposent les morts de Juillet. Plusieurs personnes, et entre autres M. Guigniaut, prononcèrent de touchants adieux.
Les amis de Farcy n’ont pas été infidèles au culte de la noble victime ; ils lui ont
élevé un monument funéraire qui devra être replacé au véritable endroit de sa chute. M.
Colin a vivement reproduit ses traits sur la toile. M. Cousin lui a dédié sa traduction
des Deux poëtes généreux et délicats, dont l’un avait
connu Farcy et dont l’autre l’avait vu seulement, MM. Antony Deschamps et Brizeux, ont
consacré à sa mémoire des vers que nous n’avons garde d’omettre dans cette liste
d’hommages funèbres. Voici ceux de M. Deschamps : Que ne suis-je couché dans un tombeau profond, M. Brizeux a dit :Lois de Platon, se souvenant que Farcy était mort en combattant pour
les lois. Et nous, nous publions ses vers, comme on expose de pieuses
reliques
Percé comme Farcy d’une balle
de plomb,
Lui dont l’âme était pure, et si pure la vie,
Sans troubles ni
remords également suivie !
Lui qui, lorsque j’étais dans l’île
Procida,
Sur le bord de la mer un matin m’aborda,
Me parla de
Paris, de nos amis de France,
De Rome qu’il quittait, puis de quelque
souffrance...
Et s’asseyant au seuil d’une blanche maison,
Lut dans André
Chénier : O Sminthée Apollon !
Et quand il eut fini cette belle lecture,
Ému par le climat et la douce
nature,
Se leva brusquement, et me tendant la main,
Grimpa, comme un
chevreau, sur le coteau voisin.
Mais s’il nous est permis de parler un moment en notre propre nom, disons-le avec
sincérité, le sentiment que nous inspire la mémoire de Farcy n’est pas celui d’un regret
vulgaire ; en songeant à la mort de notre ami, nous serions tenté plutôt de l’envier. Que
ferait-il aujourd’hui, s’il vivait ? que penserait-il ? que sentirait-il ? Ah ! certes, il
serait encore le même, loyal, solitaire, indépendant, ne jurant par aucun parti,
s’engouant peu pour tel ou tel personnage ; au lieu de professer la philosophie chez M.
Morin, il la professerait dans un collège royal ; rien d’ailleurs ne serait changé à sa
vie modeste, ni à ses pensées ; il n’aurait que quelques illusions de moins, et ce
désappointement pénible que le régime héritier de la Révolution de Juillet fait éprouver à
toutes les âmes amoureuses d’idées et d’honneurHercules furens (édit. de Boissonade, v.
648).
NOTE.—Bien des années après avoir écrit cette Notice, j’ai reçu de M. Géruzez, héritier
des papiers de Farcy, la communication d’une note qui me concernait moi-même, et qui m’a
montré que Farcy avait bien voulu s’occuper de mes essais poétiques d’alors : il y juge
Joseph Delorme et les Consolation, d’une manière
psychologique et morale qui est à lui. Ce jugement est assez favorable pour que je m’en
honore, et il est à la fois assez sévère pour que j’ose le reproduire ici :
« Dans le premier ouvrage (dans
Joseph Delorme), dit-il, c’était une âme flétrie par des études trop positives et par les habitudes des sens qui emportent un jeune homme timide, pauvre, et en même temps délicat et instruit ; car ces hommes ne pouvant se plaire à une liaison continuée où on ne leur rapporte en échange qu’un esprit vulgaire et une âme façonnée à l’image de cet esprit, ennuyés et ennuyeux auprès de telles femmes, et d’ailleurs ne pouvant plaire plus haut ni par leur audace ni par des talents encore cachés, cherchent le plaisir d’une heure qui amène le dégoût de soi-même. Ils ressemblent à ces femmes bien élevées et sans richesses, qui ne peuvent souffrir un époux vulgaire, et à qui une union mieux assortie est interdite par la fortune.« Il y a une audace et un abandon dans la confidence des mouvements d’un pareil cœur, bien rares en notre pays et qui annoncent le poëte.
« Aujourd’hui (dans
les Consolations) il sort de sa débauche et de son ennui ; son talent mieux connu, une vie littéraire qui ressemble à un combat, lui ont donné de l’importance et l’ont sauvé de l’affaissement. Son âme honnête et pure a ressenti cette renaissance avec tendresse, avec reconnaissance. Il s’est tourné vers Dieu d’où vient la paix et la joie.« Il n’est pas sorti de son abattement par une violente secousse : c’est un esprit trop analytique, trop réfléchi, trop habitué à user ses impressions en les commentant, à se dédaigner lui-même en s’examinant beaucoup ; il n’a rien en lui pour être épris éperdument et pousser sa passion avec emportement et audace ; plus tard peut-être : aujourd’hui il cherche, il attend et se défie.
« Mais son cœur lui échappe et s’attache à une fausse image de l’amour. L’étude, la méditation religieuse, l’amitié l’occupent si elles ne le remplissent pas, et détournent ses affections. La pensée de l’art noblement conçu le soutient et donne à ses travaux une dignité que n’avaient pas ses premiers essais, simples épanchements de son âme et de sa vie habituelle.—Il comprend tout, aspire à tout, et n’est maître de rien ni de lui-même. Sa poésie a une ingénuité de sentiments et d’émotions qui s’attachent à des objets pour lesquels le grand nombre n’a guère de sympathie, et où il y a plutôt travers d’esprit ou habitudes bizarres de jeune homme pauvre et souffreteux, qu’attachement naturel et poétique. La misère domestique vient gémir dans ses vers à côté des élans d’une noble âme et causer ce contraste pénible qu’on retrouve dans certaines scènes de Shakspeare (
Lear, etc), qui excite notre pitié, mais non pas une émotion plus sublime.« Ces goûts changeront ; cette sincérité s’altérera ; le poëte se révélera avec plus de pudeur, il nous montrera les blessures de son âme, les pleurs de ses yeux, mais non plus les flétrissures livides de ses membres, les égarements obscurs de ses sens, les haillons de son indigence morale. Le libertinage est poétique quand c’est un emportement du principe passionné en nous, quand c’est philosophie audacieuse, mais non quand il n’est qu’un égarement furtif, une confession honteuse. Cet état convient mieux au pécheur qui va se régénérer ; il va plus mal au poëte qui doit toujours marcher simple et le front levé ; à qui il faut l’enthousiasme ou les amertumes profondes de la passion.
« L’auteur prend encore tous ses plaisirs dans la vie solitaire, mais il y est ramené par l’ennui de ce qui l’entoure, et aussi effrayé par l’immensité où il se plonge en sortant de lui-même. En rentrant dans sa maison, il se sent plus à l’aise, il sent plus vivement par le contraste ; il chérit son étroit horizon où il est à l’abri de ce qui le gêne, où son esprit n’est pas vaguement égaré par une trop vaste perspective. Mais si la foule lui est insupportable, le vaste espace l’accable encore, ce qui est moins poétique. Il n’a pas pris assez de fierté et d’étendue pour dominer toute cette nature, pour l’écouter, la comprendre, la traduire dans ses grands spectacles. Sa poésie par là est étroite, chétive, étouffée : on n’y voit pas un miroir large et pur de la nature dans sa grandeur, la force et la plénitude de sa vie : ses tableaux manquent d’air et de lointains fuyants.
« Il s’efforce d’aimer et de croire, parce que c’est là-dedans qu’est le poëte : mais sa marche vers ce sentiment est critique et logique, si je puis ainsi dire. Il va de l’amitié à l’amour comme il a été de l’incrédulité à l’élan vers Dieu.
« Cette amitié n’est ni morale ni poétique... »
Ici s’arrête la note inachevée. Si jamais le troisième Recueil qui fait suite
immédiatement aux Consolations et à Joseph Delorme,
et qui n’est que le développement critique et poétique des mêmes sentiments dans une
application plus précise, vient à paraître (ce qui ne saurait avoir lieu de longtemps),
il me semble, autant qu’on peut prononcer sur soi-même, que le jugement de Farcy se
trouvera en bien des points confirmé.
J’ai toujours aimé les correspondances, les conversations, les pensées, tous les détails
du caractère, des mœurs, de la biographie, en un mot, des grands écrivains ; surtout
quand cette biographie comparée n’existe pas déjà rédigée par un autre, et qu’on a pour
son propre compte à la construire, à la composer. On s’enferme pendant une quinzaine de
jours avec les écrits d’un mort célèbre, poëte ou philosophe ; on l’étudie, on le
retourne, on l’interroge à loisir ; on le fait poser devant soi ; c’est presque comme si
l’on passait quinze jours à la campagne à faire le portrait ou le buste de Byron, de
Scott, de Gœthe ; seulement on est plus à l’aise avec son modèle, et le tête-à-tête, en
même temps qu’il exige un peu plus d’attention, comporte beaucoup plus de familiarité.
Chaque trait s’ajoute à son tour, et prend place de lui-même dans cette physionomie qu’on
essaye de reproduire ; c’est comme chaque étoile qui apparaît successivement sous le
regard et vient luire à son point dans la trame d’une belle nuit. Au type vague, abstrait,
général, qu’une première vue avait embrassé, se mêle et s’incorpore par degrés une réalité
individuelle, précise, de plus en plus accentuée et vivement scintillante ; on sent
naître, on voit venir la ressemblance ; et le jour, le moment où l’on a saisi le tic
familier, le sourire révélateur, la gerçure indéfinissable, la ride intime et douloureuse
qui se cache en vain sous les cheveux déjà clair-semés, — à ce moment l’analyse disparaît
dans la création, le portrait parle et vit, on a trouvé l’homme. Il y a plaisir en tout
temps à ces sortes d’études secrètes, et il y aura toujours place pour les productions
qu’un sentiment vif et pur en saura tirer. Toujours, nous le croyons, le goût et l’art
donneront de l’à-propos et quelque durée aux œuvres les plus courtes, et les plus
individuelles, si, en exprimant une portion même restreinte de la nature et de la vie,
elles sont marquées de ce sceau unique de diamant, dont l’empreinte se reconnaît tout
d’abord, qui se transmet inaltérable et imperfectible à travers les siècles, et qu’on
essayerait vainement d’expliquer ou de contrefaire. Les révolutions passent sur les
peuples, et font tomber les rois comme des têtes de pavots ; les sciences s’agrandissent
et accumulent ; les philosophies s’épuisent ; et cependant la moindre perle, autrefois
éclose du cerveau de l’homme, si le temps et les barbares ne l’ont pas perdue en chemin,
brille encore aussi pure aujourd’hui qu’à l’heure de sa naissance. On peut découvrir
demain toute l’Égypte et toute l’Inde, lire au cœur des religions antiques, en tenter de
nouvelles, l’ode d’Horace à Lycoris n’en sera, ni plus ni moins, une de ces perles dont
nous parlons. La science, les philosophies, les religions sont là, à côté, avec leurs
profondeurs et leurs gouffres souvent insondables ; qu’importe ? elle, la perle limpide et
une fois née, se voit fixe au haut de son rocher, sur le rivage, dominant cet océan qui
remue et varie sans cesse ; plus humide, plus cristalline, plus radieuse au soleil après
chaque tempête. Ceci ne veut pas dire au moins que la perle et l’océan d’où elle est
sortie un jour ne soient pas liés par beaucoup de rapports profonds et mystérieux, ou, en
d’autres termes, que l’art soit du tout indépendant de la philosophie, de la science et
des révolutions d’alentour. Oh ! pour cela, non ; chaque océan donne ses perles, chaque
climat les mûrit diversement et les colore ; les coquillages du golfe Persique ne sont pas
ceux de l’Islande. Seulement l’art, dans la force de génération qui lui est propre, a
quelque chose de fixe, d’accompli, de définitif, qui crée à un moment donné et dont le
produit ne meurt plus ; qui ne varie pas avec les niveaux ; qui n’expire ni ne grossit
avec les vagues ; qui ne se mesure ni au poids ni à la brasse, et qui, au sein des
courants les plus mobiles, organise une certaine quantité de touts, grands et petits, dont
les plus choisis et les mieux venus, une fois extraits de la masse flottante, n’y peuvent
jamais rentrer. C’est ce qui doit consoler et soutenir les artistes jetés en des jours
d’orages. Partout il y a moyen pour eux de produire quelque chose ; peu ou beaucoup,
l’essentiel est que ce quelque chose soit le mieux, et porte en soi,
précieusement gravée à l’un des coins, la marque éternelle. Voilà ce que nous avions
besoin de nous dire avant de nous remettre, nous, critique littéraire, à l’étude curieuse
de l’art, et à l’examen attentif des grands individus du passé ; il nous a semblé que,
malgré ce qui a éclaté dans le monde et ce qui s’y remue encore, un portrait de Regnier,
de Boileau, de La Fontaine, d’André Chénier, de l’un de ces hommes dont les pareils
restent de tout temps fort rares, ne serait pas plus une puérilité aujourd’hui qu’il y a
un an ; et en nous prenant cette fois à Diderot philosophe et artiste, en le suivant de
près dans son intimité attrayante, en le voyant dire, en l’écoutant penser aux heures les
plus familières, nous y avons gagné du moins, outre la connaissance d’un grand homme de
plus, d’oublier pendant quelques jours l’affligeant spectacle de la société environnante,
tant de misère et de turbulence dans les masses, un si vague effroi, un si dévorant
égoïsme dans les classes élevées, les gouvernements sans idées ni grandeur, des nations
héroïques qu’on immole, le sentiment de patrie qui se perd et que rien de plus large ne
remplace, la religion retombée dans l’arène d’où elle a le monde à reconquérir, et
l’avenir de plus en plus nébuleux, recélant un rivage qui n’apparaît pas encore.
Il n’en était pas tout à fait ainsi du temps de Diderot. L’œuvre de destruction
commençait alors à s’entamer au vif dans la théorie philosophique et politique ; la tâche,
malgré les difficultés du moment, semblait fort simple ; les obstacles étaient bien
tranchés, et l’on se portait à l’assaut avec un concert admirable et des espérances à la
fois prochaines et infinies. Diderot, si diversement jugé, est de tous les hommes du
xviiie siècle celui dont la personne résume le plus complétement l’insurrection
philosophique avec ses caractères les plus larges et les plus contrastés. Il s’occupa peu
de politique, et la laissa à Montesquieu, à Jean-Jacques et à Raynal ; mais en philosophie
il fut en quelque sorte l’âme et l’organe du siècle, le théoricien dirigeant par
excellence. Jean-Jacques était spiritualiste, et par moments une espèce de calviniste
socinien : il niait les arts, les sciences, l’industrie, la perfectibilité, et par toutes
ces faces heurtait son siècle plutôt qu’il ne le réfléchissait. Il faisait, à plusieurs
égards, exception dans cette société libertine, matérialiste et éblouie de ses propres
lumières. D’Alembert était prudent, circonspect, sobre et frugal de doctrine, faible et
timide de caractère, sceptique en tout ce qui sortait de la géométrie ; ayant deux
paroles, une pour le public, l’autre dans le privé, philosophe de l’école de Fontenelle ;
et le xviiie siècle avait l’audace au front, l’indiscrétion sur les lèvres, la foi dans
l’incrédulité, le débordement des discours, et lâchait la vérité et l’erreur à pleines
mains. Buffon ne manquait pas de foi en lui-même et en ses idées, mais il ne les
prodiguait pas ; il les élaborait à part, et ne les émettait que par intervalles, sous une
forme pompeuse dont la magnificence était à ses yeux le mérite triomphant. Or, le xviiie siècle passe avec raison pour avoir été prodigue d’idées, familier et prompt, tout à tous,
ne haïssant pas le déshabillé ; et quand il s’était trop échauffé en causant de verve, en
dissertant dans le salon pour ou contre Dieu, ma foi ! il ne se faisait pas faute alors,
le bon siècle, d’ôter sa perruque, comme l’abbé Galiani, et de la suspendre au dos d’un
fauteuil. Condillac, si vanté depuis sa mort pour ses subtiles et ingénieuses analyses, ne
vécut pas au cœur de son époque, et n’en représente aucunement la plénitude, le mouvement
et l’ardeur. Il était cité avec considération par quelques hommes célèbres ; d’autres
l’estimaient d’assez mince étoffe. En somme, on s’occupait peu de lui ; il n’avait guère
d’influence. Il mourut dans l’isolement, atteint d’une sorte de marasme causé par l’oubli.
Juger la philosophie du xviiie siècle d’après Condillac, c’est se décider d’avance à la
voir tout entière dans une psychologie pauvre et étriquée. Quelque état qu’on en fasse,
elle était plus forte que cela. Cabanis et M. de Tracy, qui ont beaucoup insisté, comme
par précaution oratoire, sur leur filiation avec Condillac, se rattachent bien plus
directement, pour les solutions métaphysiques d’origine et de fin, de substance et de
cause, pour les solutions physiologiques d’organisation et de sensibilité, à Condorcet, à
d’Holbach, à Diderot ; et Condillac est précisément muet sur ces énigmes, autour
desquelles la curiosité de son siècle se consuma. Quant à Voltaire, meneur infatigable,
d’une aptitude d’action si merveilleuse, et philosophe pratique en ce sens, il s’inquiéta
peu de construire ou même d’embrasser toute la théorie métaphysique d’alors ; il se tenait
au plus clair, il courait au plus pressé, il visait au plus droit, ne perdant aucun de ses
coups, harcelant de loin les hommes et les dieux, comme un Parthe, sous ses flèches
sifflantes. Dans son impitoyable verve de bon sens, il alla même jusqu’à railler à la
légère les travaux de son époque à l’aide desquels la chimie et la physiologie cherchaient
à éclairer les mystères de l’organisation. Après la Théodicée de Leibnitz, les anguilles
de Needham lui paraissaient une des plus drôles imaginations qu’on pût avoir. La faculté
philosophique du siècle avait donc besoin, pour s’individualiser en un génie, d’une tête à
conception plus patiente et plus sérieuse que Voltaire, d’un cerveau moins étroit et moins
effilé que Condillac ; il lui fallait plus d’abondance, de source vive et d’élévation
solide que dans Buffon, plus d’ampleur et de décision fervente que chez d’Alembert, une
sympathie enthousiaste pour les sciences, l’industrie et les arts, que Rousseau n’avait
pas. Diderot fut cet homme ; Diderot, riche et fertile nature, ouverte à tous les germes,
et les fécondant en son sein, les transformant presque au hasard par une force spontanée
et confuse ; moule vaste et bouillonnant où tout se fond, où tout se broie, où tout
fermente ; capacité la plus encyclopédique qui fût alors, mais capacité active, dévorante
à la fois et vivifiante, animant, embrasant tout ce qui y tombe, et le renvoyant au dehors
dans des torrents de flamme et aussi de fumée ; Diderot, passant d’une machine à bas qu’il
démonte et décrit, aux creusets de d’Holbach et de Rouelle, aux considérations de Bordeu ;
disséquant, s’il le veut, l’homme et ses sens aussi dextrement que Condillac, dédoublant
le fil de cheveu le plus ténu sans qu’il se brise, puis tout d’un coup rentrant au sein de
l’être, de l’espace, de la nature, et taillant en plein dans la grande géométrie
métaphysique quelques larges lambeaux, quelques pages sublimes et lumineuses que
Malebranche ou Leibnitz auraient pu signer avec orgueil s’ils n’eussent été chrétiensChrétiens ? cela est plus vrai de Malebranche
que de Leibnitz. fiat lux, une idée
régulatrice, un Dieumais sans aucun principe dominant,
sans maître et sans Dieu.
Tel devait être, au xviiie siècle, l’homme fait pour présider à l’atelier philosophique,
le chef du camp indiscipliné des penseurs, celui qui avait puissance pour les organiser en
volontaires, les rallier librement, les exalter, par son entrain chaleureux, dans la
conspiration contre l’ordre encore subsistant. Entre Voltaire, Buffon, Rousseau et
d’Holbach, entre les chimistes et les beaux-esprits, entre les géomètres, les mécaniciens
et les littérateurs, entre ces derniers et les artistes, sculpteurs ou peintres, entre les
défenseurs du goût ancien et les novateurs comme Sedaine, Diderot fut un lien. C’était lui
qui les comprenait le mieux tous ensemble et chacun isolément, qui les appréciait de
meilleure grâce, et les portait le plus complaisamment dans son cœur ; qui, avec le moins
de personnalité et de quant-à-soi, se transportait le plus volontiers de
l’un à l’autre. Il était donc bien propre à être le centre mobile, le pivot du
tourbillon ; à mener la ligue à l’attaque avec concert, inspiration et quelque chose de
tumultueux et de grandiose dans l’allure. La tête haute et un peu chauve, le front vaste,
les tempes découvertes, l’œil en feu ou humide d’une grosse larme, le cou nu et, comme il
l’a dit, débraillé, le dos bon et rond, les bras tendus vers l’avenir ;
mélange de grandeur et de trivialité, d’emphase et de naturel, d’emportement fougueux et
d’humaine sympathie ; tel qu’il était, et non tel que l’avaient gâté Falconet et Vanloo,
je me le figure dans le mouvement théorique du siècle, précédant dignement ces hommes
d’action qui ont avec lui un air de famille, ces chefs d’un ascendant sans morgue, d’un
héroïsme souillé d’impur, glorieux malgré leurs vices, gigantesques dans la mêlée, au fond
meilleurs que leur vie : Mirabeau, Danton, Kléber.
Denis Diderot était né à Langres, en octobre 1713, d’un père coutelier. Depuis deux cents
ans cette profession se transmettait par héritage dans la famille avec les humbles vertus,
la piété, le sens et l’honneur des vieux temps. Le jeune Denis, l’aîné des enfants, fut
d’abord destiné à l’état ecclésiastique, pour succéder à un oncle chanoine. On le mit de
bonne heure aux Jésuites de la ville, et il y fit de rapides progrès. Ces premières
années, cette vie de famille et d’enfance, qu’il aimait à se rappeler et qu’il a consacrée
en plusieurs endroits de ses écrits, laissèrent dans sa sensibilité de profondes
empreintes. En 1760, au Grandval, chez le baron d’Holbach, partagé entre la société la
plus séduisante et les travaux de philosophie ancienne qu’il rédigeait pour
l’Encyclopédie, ces circonstances d’autrefois lui revenaient à l’esprit avec larmes ; il
remontait par la rêverie le cours de sa triste et tortueuse compatriote,
la Marne, qu’il retrouvait là, sous ses yeux, au pied des coteaux de Chenevières et de
Champigny ; son cœur nageait dans les souvenirs, et il écrivait à son amie, mademoiselle
Voland : « Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut, il y a plus de trente ans, et
je m’en souviens comme d’hier, lorsque mon père me vit arriver du collège, les bras
chargés des prix que j’avais remportés, et les épaules chargées des couronnes qu’on
m’avait décernées, et qui, trop larges pour mon front, avaient laissé passer ma tête. Du
plus loin qu’il m’aperçut, il laissa son ouvrage, il s’avança sur sa porte et se mit à
pleurer. C’est une belle chose qu’un homme de bien et sévère, qui pleure ! » Madame de
Vandeul, fille unique et si chérie de Diderot, nous a laissé quelques anecdotes sur
l’enfance de son père, que nous ne répéterons pas, et qui toutes attestent la vivacité
d’impressions, la pétulance, la bonté facile de cette jeune et précoce nature. Diderot a
cela de particulier entre les grands hommes du xviiie siècle, d’avoir eu une famille, une famille tout à fait bourgeoise, de l’avoir aimée tendrement, de s’y
être rattaché toujours avec effusion, cordialité et bonheur. Philosophe à la mode et
personnage célèbre, il eut toujours son bon père le forgeron, comme il
disait, son frère l’abbé, sa sœur la ménagère, sa chère petite fille Angélique ; il
parlait d’eux tous délicieusement ; il ne fut satisfait que lorsqu’il eut envoyé à Langres
son ami Grimm embrasser son vieux père. Je n’ai guère vu trace de rien de pareil chez
Jean-Jacques, d’Alembert (et pour cause), le comte de Buffon, ou ce même M. de Grimm, ou
M. Arouet de Voltaire.
Les jésuites cherchèrent à s’attacher Diderot ; il eut une veine d’ardente dévotion ; on
le tonsura vers douze ans, et on essaya même un jour de l’enlever de Langres pour disposer
de lui plus à l’aise. Ce petit événement décida son père à l’amener à Paris, où il le
plaça au collège d’Harcourt. Le jeune Diderot s’y montra bon écolier et surtout excellent
camarade. On rapporte que l’abbé de Bernis et lui dînèrent plus d’une fois alors au
cabaret à six sous par têteAddition à la Lettre sur les Sourds et Muets, déclare qu’il n’a jamais eu l’honneur de voir M. l’abbé de Bernis ; mais ceci n’est
qu’une feinte. Diderot n’était pas censé auteur de la lettre ; et nous devons dire, en
biographe scrupuleux, que l’anecdote des joyeux dîners à six sous par tête entre le
philosophe adolescent et le futur cardinal ne nous semble pas pour cela moins
authentique.le Neveu de Hameau, la redingote de peluche grise
avec laquelle il se promenait au Luxembourg en été, dans l’allée des
Soupirs, et de le voir trottant, au sortir de là, sur le pavé de Paris, en manchettes déchirées et en bas de laine noire recousus par derrière avec du
fil blanc. Lui qui regretta plus tard si éloquemment sa vieille robe
de chambre, combien davantage ne dut-il pas regretter cette redingote de peluche
qui lui eût retracé toute sa vie de jeunesse, de misère et d’épreuves ! Comme il l’aurait
fièrement suspendue dans son cabinet décoré d’un luxe récent ! Comme il se serait écrié à
plus juste titre, en voyant cette relique, telle qu’il les aimait : « Elle me rappelle mon
premier état, et l’orgueil s’arrête à l’entrée de mon cœur. Non, mon ami, non, je ne suis
point corrompu. Ma porte s’ouvre toujours au besoin qui s’adresse à moi, il me trouve la
même affabilité ; je l’écoute, je le conseille, je le plains. Mon âme ne s’est point
endurcie, ma tête ne s’est point relevée ; mon dos est bon et rond comme ci-devant. C’est
le même ton de franchise, c’est la même sensibilité ; mon luxe est de fraîche date, et le
poison n’a point encore Agi. » Et que n’eût-il pas ajouté, si l’éternelle redingote de
peluche s’était trouvée précisément la même qu’il portait ce jour de mardi gras où, tombé
au plus bas de la détresse, épuisé de marche, défaillant d’inanition, secouru par la pitié
d’une femme d’auberge, il jura, tant qu’il aurait un sou vaillant, de ne jamais refuser un
pauvre, et de tout donner plutôt que d’exposer son semblable à une journée de pareilles
tortures ?
Ses mœurs, au milieu de cette vie incertaine, n’étaient pas ce qu’on pourrait imaginer ;
on voit, par un aveu qu’il fait à mademoiselle Voland (t. II, p. 108), l’aversion qu’il
conçut de bonne heure pour les faciles et dangereux plaisirs. Ce jeune homme, abandonné,
nécessiteux, ardent, dont la plume acquit par la suite un renom d’impureté ; qui, selon
son propre témoignage, possédait assez bien son Pétrone, et des petits madrigaux infâmes
de Catulle pouvait réciter les trois quarts sans honte ; ce jeune homme échappa à la
corruption du vice, et, dans l’âge le plus furieux, parvint à sauver les trésors de ses
sens et les illusions de son cœur. Il dut ce bienfait à l’amour. La jeune fille qu’il
aima était une demoiselle déchue, une ouvrière pauvre, vivant honnêtement avec sa mère du
travail de ses mains. Diderot la connut comme voisine, la désira éperdument, se fit agréer
d’elle, et l’épousa malgré les remontrances économiques de la mère ; seulement il
contracta ce mariage en secret, pour éviter l’opposition de sa propre famille, que
trompaient sur son compte de faux rapports. Jean-Jacques, dans ses Confessions, a jugé fort dédaigneusement l’Annette de Diderot, à laquelle il
préfère de beaucoup sa Thérèse. Sans nous prononcer entre ces deux compagnes de grands
hommes, il paraît en effet que, bonne femme au fond, madame Diderot était d’un caractère
tracassier, d’un esprit commun, d’une éducation vulgaire, incapable de comprendre son mari
et de suffire à ses affections. Tous ces fâcheux inconvénients, que le temps développa,
disparurent alors dans l’éclat de sa beauté. Diderot eut d’elle jusqu’à quatre enfants,
dont un seul, une fille, survécut. Après une de ses premières couches, il expédia la mère
et sans doute aussi le nourrisson à Langres, près de sa famille, pour forcer la
réconciliation. Ce moyen pathétique réussit, et toutes les préventions qui avaient duré
des années s’évanouirent en vingt-quatre heures. Cependant, accablé de nouvelles charges,
livré à des travaux pénibles, traduisant, aux gages des libraires, quelques ouvrages
anglais, une Histoire de la Grèce, un Dictionnaire de
Médecine, et méditant déjà l’Encyclopédie, Diderot se désenchanta bien promptement
de cette femme, pour laquelle il avait si pesamment grevé son avenir. Madame de Puisieux
(autre erreur) durant dix années, mademoiselle Voland, la seule digne de son choix, durant
toute la seconde moitié de sa vie, quelques femmes telles que madame de Prunevaux plus
passagèrement, l’engagèrent dans des liaisons étroites qui devinrent comme le tissu même
de son existence intérieure. Madame de Puisieux fut la première : coquette et aux
expédients, elle ajouta aux embarras de Diderot, et c’est pour elle qu’il traduisit l’Essai sur le Mérite et la Vertu, qu’il fit les Pensées
philosophiques, l’Interprétation de la Nature, la Lettre sur les Aveugles, et les Bijoux indiscrets, offrande
mieux assortie et moins sévère. Madame Diderot, négligée par son mari, se resserra dans
ses goûts peu élevés ; elle eut son petit monde, ses petits entours, et Diderot ne se
rattacha plus tard à son domestique que par l’éducation de sa fille. On comprendra,
d’après de telles circonstances, comment celui des philosophes du siècle qui sentit et
pratiqua le mieux la moralité de la famille, qui cultiva le plus pieusement les relations
de père, de fils, de frère, eut en même temps une si fragile idée de la sainteté du
mariage, qui est pourtant le nœud de tout le reste ; on saisira aisément sous quelle
inspiration personnelle il fit dire à l’O-taïtien dans le Supplément au
Voyage de Bougainville : « Rien te paraît-il plus insensé qu’un précepte qui
proscrit le changement qui est en nous, qui commande une constance qui n’y peut être, et
qui viole la liberté du mâle et de la femelle en les enchaînant pour jamais l’un à
l’autre ; qu’une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un même
individu ; qu’un serment d’immutabilité de deux êtres de chair à la face d’un ciel qui
n’est pas un instant le même, sous des antres qui menacent ruine, au bas d’une roche qui
tombe en poudre, au pied d’un arbre qui se gerce, sur une pierre qui s’ébranle ? » Ce fut
une singulière destinée de Diderot, et bien explicable d’ailleurs par son exaltation naïve
et contagieuse, d’avoir éprouvé ou inspiré dans sa vie des sentiments si disproportionnés
avec le mérite véritable des personnes. Son premier, son plus violent amour, l’enchaîna
pour jamais à une femme qui n’avait aucune convenance réelle avec lui. Sa plus violente
amitié, qui fut aussi passionnée qu’un amour, eut pour objet Grimm, bel esprit fin,
piquant, agréable, mais cœur égoïste et sec
Tout homme doué de grandes facultés, et venu en des temps où elles peuvent se faire jour,
est comptable, par-devant son siècle et l’humanité, d’une œuvre en rapport avec les
besoins généraux de l’époque et qui aide à la marche du progrès. Quels que soient ses
goûts particuliers, ses caprices, son humeur de paresse ou ses fantaisies de
hors-d’œuvre, il doit à la société un monument public, sous peine de rejeter sa mission
et de gaspiller sa destinée. Montesquieu par l’ C’est une rétractation partielle, une rectification de ce que
j’avais écrit précédemment dans un article du « Il y a dans « Ou plutôt ce monument existe, mais par fragments ; et, comme un
esprit unique et substantiel est empreint en tous ces fragments épars, le lecteur
attentif, qui lit Diderot comme il convient, avec sympathie, amour et admiration,
recompose aisément ce qui est jeté dans un désordre apparent, reconstruit ce qui est
inachevé, et finit par embrasser d’un coup d’œil l’œuvre du grand homme, par saisir
tous les traits de cette figure forte, bienveillante et hardie, colorée par le
sourire, abstraite par le front, aux vastes tempes, au cœur chaud, la plus allemande
de toutes nos têtes, et dans laquelle il entre du Gœthe, du Kant et du Schiller tout
ensemble. »Esprit des Lois, Rousseau
par l’Émile et la Contrat social, Buffon par l’Histoire naturelle, Voltaire par tout l’ensemble de ses travaux, ont rendu
témoignage à cette loi sainte du génie, en vertu de laquelle il se consacre à l’avancement
des hommes ; Diderot, quoi qu’on en ait dit légèrement, n’y a pas non plus manquéGlobe, dont je
reproduis ici le début :Werther un passage qui
m’a toujours frappé par son admirable justesse : Werther compare l’homme de génie qui
passe au milieu de son siècle, à un fleuve abondant, rapide, aux crues inégales, aux
ondes parfois débordées ; sur chaque rive se trouvent d’honnêtes propriétaires, gens
de prudence et de bon sens, qui, soigneux de leurs jardins potagers ou de leurs
plates-bandes de tulipes, craignent toujours que le fleuve ne déborde au temps des
grandes eaux et ne détruise leur petit bien-être ; ils s’entendent donc pour lui
pratiquer des saignées à droite et à gauche, pour lui creuser des fossés, des
rigoles ; et les plus habiles profitent même de ces eaux détournées pour arroser leur
héritage, et s’en font des viviers et des étangs à leur fantaisie. Cette sorte de
conjuration instinctive et intéressée de tous les hommes de bon sens et d’esprit
contre l’homme d’un génie supérieur n’apparaît peut-être dans aucun cas particulier
avec plus d’évidence que dans les relations de Diderot avec ses contemporains. On
était dans un siècle d’analyse et de destruction, on s’inquiétait bien moins d’opposer
aux idées en décadence des systèmes complets, réfléchis, désintéressés, dans lesquels
les idées nouvelles de philosophie, de religion, de morale et de politique
s’édifiassent selon l’ordre le plus général et le plus vrai, que de combattre et de
renverser ce dont on ne voulait plus, ce à quoi on ne croyait plus, et ce qui pourtant
subsistait toujours. En vain les grands esprits de l’époque, Montesquieu, Buffon,
Rousseau, tentèrent de s’élever à de hautes théories morales ou scientifiques ; ou
bien ils s’égaraient dans de pleines chimères, dans des utopies de rêveurs sublimes ;
ou bien, infidèles à leur dessein, ils retombaient malgré eux, à tout moment, sous
l’empire du fait, et le discutaient, le battaient en brèche, au lieu de rien
construire. Voltaire seul comprit ce qui était et ce qui convenait, voulut tout ce
qu’il fit et fit tout ce qu’il voulut. Il n’en fut pas ainsi de Diderot, qui, n’ayant
pas cette tournure d’esprit critique, et ne pouvant prendre sur lui de s’isoler comme
Buffon et Rousseau, demeura presque toute sa vie dans une position fausse, dans une
distraction permanente, et dispersa ses immenses facultés sous toutes les formes et
par tous les pores. Assez semblable au fleuve dont parle Werther, le courant
principal, si profond, si abondant en lui-même, disparut presque au milieu de toutes
les saignées et de tous les canaux par lesquels on le détourna. La gêne et le besoin,
une singulière facilité de caractère, une excessive prodigalité de vie et de
conversation, la camaraderie encyclopédique et philosophique, tout cela soutira
continuellement le plus métaphysicien et le plus artiste des génies de cette époque.
Grimm, dans sa Correspondance littéraire, d’Holbach dans ses
prédications d’athéisme, Raynal dans son Histoire des deux Indes,
détournèrent à leur profit plus d’une féconde artère de ce grand fleuve dont ils
étaient riverains. Diderot, bon qu’il était par nature, prodigue parce qu’il se
sentait opulent, tout à tous, se laissait aller à cette façon de vivre ; content de
produire des idées, et se souciant peu de leur usage, il se livrait à son penchant
intellectuel et ne tarissait pas. Sa vie se passa de la sorte, à penser d’abord, à
penser surtout et toujours, puis à parler de ses pensées, à les écrire à ses amis, à
ses maîtresses ; à les jeter dans des articles de journal, dans des articles
d’encyclopédie, dans des romans imparfaits, dans des notes, dans des mémoires sur des
points spéciaux ; lui, le génie le plus synthétique de son siècle, il ne laissa pas de
monument.petits-papiers, comme il les appelait,
c’est-à-dire les petits chefs-d’œuvre, le morceau sur les femmes, la
Religieuse, madame de La Pommeraie, mademoiselle La Chaux, madame de La Carlière,
les héritiers du curé de Thivet ;—ce que nous tenons ici à lui maintenir, c’est son titre
social, sa pièce monumentale, l’Encyclopédie ! Ce ne devait être à l’origine qu’une
traduction revue et augmentée du Dictionnaire anglais de Chalmers, une spéculation de
librairie. Diderot féconda l’idée première et conçut hardiment un répertoire universel de
la connaissance humaine à son époque. Il mit vingt-cinq ans à l’exécuter. Il fut à
l’intérieur la pierre angulaire et vivante de cette construction collective, et aussi le
point de mire de toutes les persécutions, de toutes les menaces du dehors. D’Alembert, qui
s’y était attaché surtout par convenance d’intérêt, et dont la Préface ingénieuse a
beaucoup trop assumé, pour ceux qui ne lisent que les préfaces, la gloire éminente de
l’ensemble, déserta au beau milieu de l’entreprise, laissant Diderot se débattre contre
l’acharnement des dévots, la pusillanimité des libraires, et sous un énorme surcroît de
rédaction. Grâce à sa prodigieuse verve de travail, à l’universalité de ses connaissances,
à cette facilité multiple acquise de bonne heure dans la détresse, grâce surtout à ce
talent moral de rallier autour de lui, d’inspirer et d’exciter ses travailleurs, il
termina cet édifice audacieux, d’une masse à la fois menaçante et régulière : si l’on
cherche le nom de l’architecte, c’est le sien qu’il faut y lire. Diderot savait mieux que
personne les défauts de son œuvre ; il se les exagérait même, eut égard au temps, et se
croyant né pour les arts, pour la géométrie, pour le théâtre, il déplorait mainte fois sa
vie engagée et perdue dans une affaire d’un profit si mince et d’une gloire si mêlée.
Qu’il fût admirablement organisé pour la géométrie et les arts, je ne le nie pas ; mais
certes, les choses étant ce qu’elles étaient alors, une grande révolution, comme il l’a
lui-même remarquéInterprétation de la
Nature.xviiie siècle étant faussement détournés de leur but supérieur et
rabaissés à servir de porte-voix philosophique ou d’arme pour le combat ; au milieu de
telles conditions générales, il était difficile à Diderot de faire un plus utile, un plus
digne et mémorable emploi de sa faculté puissante qu’en la vouant à l’Encyclopédie. Il
servit et précipita, par cette œuvre civilisatrice, la révolution qu’il avait signalée
dans les sciences. Je sais d’ailleurs quels reproches sévères et réversibles sur tout le
siècle doivent tempérer ces éloges, et j’y souscris entièrement ; mais l’esprit
antireligieux qui présida à l’Encyclopédie et à toute la philosophie d’alors ne saurait
être exclusivement jugé de notre point de vue d’aujourd’hui, sans presque autant
d’injustice qu’on a droit de lui en reprocher. Le mot d’ordre, le cri de guerre, Écrasons l’infâme ! tout décisif et inexorable qu’il semble, demande
lui-même à être analysé et interprété. Avant de reprocher à la philosophie de n’avoir pas
compris le vrai et durable christianisme, l’intime et réelle doctrine catholique, il
convient de se souvenir que le dépôt en était alors confié, d’une part aux jésuites
intrigants et mondains, de l’autre aux jansénistes farouches et sombres ; que ceux-ci,
retranchés dans les parlements, pratiquaient dès ici-bas leur fatale et lugubre doctrine
sur la grâce, moyennant leurs bourreaux, leur question, leurs tortures, et qu’ils
réalisaient pour les hérétiques, dans les culs de basse-fosse des cachots, l’abîme
effrayant de Pascal. C’était là l’infâme qui, tous les jours, calomniait
auprès des philosophes le christianisme dont elle usurpait le nom ; l’infâme en vérité, que la philosophie est parvenue à écraser dans
la lutte, en s’abîmant sous une ruine commune. Diderot, dès ses premières Pensées philosophiques, paraît surtout choqué de cet aspect tyrannique et
capricieusement farouche, que la doctrine de Nicole, d’Arnauld et de Pascal prête au Dieu
chrétien ; et c’est au nom de l’humanité méconnue et d’une sainte commisération pour ses
semblables qu’il aborde la critique audacieuse où sa fougue ne lui permit plus de
s’arrêter. Ainsi de la plupart des novateurs incrédules : au point de départ, une même
protestation généreuse les unit. L’Encyclopédie ne fut donc pas un monument pacifique, une
tour silencieuse de cloître avec des savants et des penseurs de toute espèce distribués à
chaque étage. Elle ne fut pas une pyramide de granit à base immobile ; elle n’eut rien de
ces harmonieuses et pures constructions de l’art, qui montent avec lenteur à travers des
siècles fervents vers un Dieu adoré et béni. On l’a comparée à l’impie Babel ; j’y verrais
plutôt une de ces tours de guerre, de ces machines de siége, mais énormes, gigantesques,
merveilleuses, comme en décrit Polybe, comme en imagine le Tasse. L’arbre pacifique de
Bacon y est façonné en catapulte menaçante. Il y a des parties ruineuses, inégales,
beaucoup de plâtras, des fragments cimentés et indestructibles. Les fondations ne plongent
pas en terre : l’édifice roule, il est mouvant, il tombera ; mais qu’importe ? pour
appliquer ici un mot éloquent de Diderot lui-même, « la statue de l’architecte restera
debout au milieu des ruines, et la pierre qui se détachera de la montagne ne la brisera
point, parce que les pieds n’en sont pas d’argile. »
L’athéisme de Diderot, bien qu’il l’affichât par moments avec une déplorable jactance, et
que ses adversaires l’aient trop cruellement pris au mot, se réduit le plus souvent à la
négation d’un Dieu méchant et vengeur, d’un Dieu fait à l’image des bourreaux de Calas et
de La Barre. Diderot est revenu fréquemment sur cette idée, et l’a présentée sous les
formes bienveillantes du scepticisme le moins arrogant. Tantôt, comme dans l’entretien
avec la maréchale de Broglie, c’est un jeune Mexicain qui, las de son travail, se promène
un jour au bord du grand Océan ; il voit une planche qui d’un bout trempe dans l’eau et de
l’autre pose sur le rivage ; il s’y couche, et, bercé par la vague, rasant du regard
l’espace infini, les contes de sa vieille grand’mère sur je ne sais quelle contrée située
au delà et peuplée d’habitants merveilleux lui repassent en idée comme de folles
chimères ; il n’y peut croire, et cependant le sommeil vient avec le balancement et la
rêverie, la planche se détache du rivage, le vent s’accroît, et voilà le jeune raisonneur
embarqué. Il ne se réveille qu’en pleine eau. Un doute s’élève alors dans son esprit :
s’il s’était trompé en ne croyant pas ! si sa grand’mère avait eu raison ! Eh bien !
ajoute Diderot, elle a eu raison ; il vogue, il touche à la plage inconnue. Le vieillard,
maître du pays, est là qui le reçoit à l’arrivée. Un petit soufflet sur la joue, une
oreille un peu pincée avec sourire, sera-ce toute la peine de l’incrédule ? ou bien ce
vieillard ira-t-il prendre le jeune insensé par les cheveux et se complaire à le traîner
durant une éternité sur le rivageEssais de Nicole: « ... En considérant avec effroi ces démarches
téméraires et vagabondes de la plupart des hommes, qui les mènent à la mort éternelle,
je m’imagine de voir une île épouvantable, entourée de précipices escarpés qu’un nuage
épais empêche de voir, et environnée d’un torrent de feu qui reçoit tous ceux qui
tombent du haut de ces précipices. Tous les chemins et tous les sentiers se terminent à
ces précipices, à l’exception d’un seul, mais très-étroit et très-difficile à
reconnoître, qui aboutit à un pont par lequel on évite le torrent de feu et l’on arrive
à un lieu de sûreté et de lumière... Il y a dans cette île un nombre infini d’hommes à
qui l’on commande de marcher incessamment. Un vent impétueux les presse et ne leur
permet pas de retarder. On les avertit seulement que tous les chemins n’ont pour fin que
le précipice; qu’il n’y en a qu’un seul où ils se puissent sauver, et que cet unique
chemin est très-difficile à remarquer. Mais, nonobstant ces avertissements, ces
misérables, sans songer à chercher le sentier heureux, sans s’en informer, et comme
s’ils le connoissoient parfaitement, se mettent hardiment en chemin. Ils ne s’occupent
que du soin de leur équipage, du désir de commander aux compagnons de ce malheureux
voyage, et de la recherche de quelque divertissement qu’ils peuvent prendre en passant.
Ainsi ils arrivent insensiblement vers le bord du précipice, d’où ils sont emportés dans
ce torrent de feu qui les engloutit pour jamais. Il y en a seulement un très-petit
nombre de sages qui cherchent avec soin ce sentier, et qui, l’ayant découvert, y
marchent avec grande circonspection, et, trouvant ainsi le moyen de passer le torrent,
arrivent enfin à un lieu de sûreté et de repos. » L’image de Nicole n’est pas
consolante ; au chapitre V du traité de la Crainte de Dieu, on peut
chercher une autre scène de carnage spirituel, dans laquelle n’éclate
pas moins ce qu’on a droit d’appeler le terrorisme de la Grâce : on
conçoit que Diderot ait trouvé ces doctrines funestes à l’humanité, et qu’il ait voulu
faire à son tour, sous image d’île et d’océan, une contre-partie au tableau de
Nicole.—Il y a aussi dans Pascal une comparaison du monde avec une île déserte, et les
hommes y sont également de misérables égarés.
Diderot a exposé ses idées sur la substance, la cause et l’origine des choses dans l’Interprétation de la Nature, sous le couvert de Baumann, qui n’est autre
que Maupertuis, et plus nettement encore dans l’Entretien avec
d’Alembert et le Rêve singulier qu’il prête à ce philosophe. Il
nous suffira de dire que son matérialisme n’est pas un mécanisme géométrique et aride,
mais un vitalisme confus, fécond et puissant, une fermentation spontanée, incessante,
évolutive, où, jusque dans le moindre atome, la sensibilité latente ou dégagée subsiste
toujours présente. C’était l’opinion de Bordeu et des physiologistes, la même que Cabanis
a depuis si éloquemment exprimée. A la manière dont Diderot sentait la nature extérieure,
la nature pour ainsi dire naturelle, celle que les expériences des
savants n’ont pas encore torturée et falsifiée, les bois, les eaux, la douceur des champs,
l’harmonie du ciel et les impressions qui en arrivent au cœur, il devait être
profondément religieux par organisation, car nul n’était plus sympathique et plus ouvert à
la vie universelle. Seulement, cette vie de la nature et des êtres, il la laissait
volontiers obscure, flottante et en quelque sorte diffuse hors de lui, recelée au sein des
germes, circulant dans les courants de l’air, ondoyant sur les cimes des forêts,
s’exhalant avec les bouffées des brises ; il ne la rassemblait pas vers un centre, il ne
l’idéalisait pas dans l’exemplaire radieux d’une Providence ordonnatrice et vigilante.
Pourtant, dans un ouvrage qu’il composa durant sa vieillesse et peu d’années avant de
mourir, l’Essai sur la Vie de Sénèque, il s’est plu à traduire le
passage suivant d’une lettre à Lucilius, qui le transporte d’admiration : « S’il s’offre à
vos regards une vaste forêt, peuplée d’arbres antiques, dont les cimes montent aux nues et
dont les rameaux entrelacés vous dérobent l’aspect du ciel, cette hauteur démesurée, ce
silence profond, ces masses d’ombre que la distance épaissit et rend continues, tant de
signes ne vous intiment-ils pas la présence d’un Dieu ? » C’est Diderot
qui souligne le mot intimer. Je suis heureux de trouver dans le même
ouvrage un jugement sur La Mettrie, qui marque chez Diderot un peu d’oubli peut-être de
ses propres excès cyniques et philosophiques, mais aussi un dégoût amer, un désaveu formel
du matérialisme immoral et corrupteur. J’aime qu’il reproche à La Mettrie de n’avoir pas
les premières idées des vrais fondements de la morale, « de cet arbre
immense dont la tête touche aux cieux, et dont les racines pénètrent jusqu’aux enfers, où
tout est lié, où la pudeur, la décence, la politesse, les vertus les plus légères, s’il en
est de telles, sont attachées comme la feuille au rameau, qu’on déshonore en l’en
dépouillant. » Ceci me rappelle une querelle qu’il eut un jour sur la vertu avec Helvétius
et Saurin ; il en fait à mademoiselle Voland un récit charmant, qui est un miroir en
raccourci de l’inconséquence du siècle. Ces messieurs niaient le sens moral inné, le motif
essentiel et désintéressé de la vertu, pour lequel plaidait Diderot. « Le plaisant,
ajoute-t-il, c’est que, la dispute à peine terminée, ces honnêtes gens se mirent, sans
s’en apercevoir, à dire les choses les plus fortes en faveur du sentiment qu’ils venaient
de combattre, et à faire eux-mêmes la réfutation de leur opinion. Mais Socrate, à ma
place, la leur aurait arrachée. » Il dit en un endroit au sujet de Grimm : « La sévérité
des principes de notre ami se perd ; il distingue deux morales, une à l’usage des
souverains. » Toutes ces idées excellentes sur la vertu, la morale et la nature, lui
revinrent sans doute plus fortes que jamais dans le recueillement et l’espèce de solitude
qu’il tâcha de se procurer durant les années souffrantes de sa vieillesse. Plusieurs de
ses amis étaient morts, les autres dispersés ; mademoiselle Voland et Grimm lui manquaient
souvent. Aux conversations désormais fatigantes, il préférait la robe de chambre et sa
bibliothèque du cinquième sous les tuiles, au coin de la rue Taranne et de celle de
Saint-Benoît ; il lisait toujours, méditait beaucoup et soignait avec délices l’éducation
de sa fille. Sa vie bienfaisante, pleine de bons conseils et de bonnes œuvres, dut lui
être d’un grand apaisement intérieur ; et toutefois peut-être, à de certains moments, il
lui arrivait de se redire cette parole de son vieux père : « Mon fils, mon fils, c’est un
bon oreiller que celui de la raison ; mais je trouve que ma tête repose plus doucement
encore sur celui de la religion et des lois. » — Il mourut en juillet 1784visite qu’il
avait faite au philosophe, récit piquant, un peu burlesque, où les qualités naïves de
l’original sont prises en caricature. Diderot s’en montra très-mécontent. Garat
présageait par ce trait son talent de plume, mais aussi sa légèreté morale. Cette visite chez Diderot, qu’on peut lire recueillie par M. Auguis dans ses
Révélations indiscrètes du XVIII e siècle, est peut-être le premier
exemple en notre littérature du style
Comme artiste et critique, Diderot fut éminent. Sans doute sa théorie du drame n’a guère
de valeur que comme démenti donné au convenu, au faux goût, à l’éternelle mythologie de
l’époque, comme rappel à la vérité des mœurs, à la réalité des sentiments, à
l’observation de la nature ; il échoua dès qu’il voulut pratiquer. Sans doute l’idée de
morale le préoccupa outre mesure ; il y subordonna le reste, et en général, dans toute son
esthétique, il méconnut les limites, les ressources propres et la circonscription des
beaux-arts ; il concevait trop le drame en moraliste, la statuaire et la peinture en
littérateur ; le style essentiel, l’exécution mystérieuse, la touche sacrée, ce je ne sais
quoi d’accompli, d’achevé, qui est à la fois l’indispensable, ce sine qua
non de confection dans chaque œuvre d’art pour qu’elle parvienne à l’adresse de la
postérité, —sans doute ce coin précieux lui a échappé souvent ; il a tâtonné alentour, et
n’y a pas toujours posé le doigt avec justesse ; Falconnet et Sedaine lui ont causé de ces
éblouissements d’enthousiasme que nous ne pouvons lui passer que pour Térence, pour
Richardson et pour Greuze : voilà les défauts. Mais aussi que de verve, que de raison dans
les détails ! quelle chaude poursuite du vrai, du bon, de ce qui sort du cœur ! quel
exemplaire sentiment de l’antique dans ce siècle irrévérent ! quelle critique pénétrante,
honnête, amoureuse, jusqu’alors inconnue ! comme elle épouse son auteur dès qu’elle y
prend goût ! comme elle le suit, l’enveloppe, le développe, le choie et l’adore ! Et, tout
optimiste qu’elle est et un peu sujette à l’engouement, ne la croyez pas dupe toujours.
Demandez plutôt à l’auteur des Saisons, à M. de Saint-Lambert, qui, entre les gens de lettres, est une des peaux les plus sensibles (nous
dirions aujourd’hui un des épidermes) ; à M. de La Harpe, qui a du nombre, de l’éloquence, du style, de la raison, de la sagesse, mais rien qui
lui batte au-dessous de la mamelle gauche,
............... Quod laeva in parte mamillae Nil salit Arcadico juveni...............
JUV.
Demandez à l’abbé Raynal, qui serait sur la ligne de M. de La Harpe, s’il
avait un peu moins d’abondance et un peu plus de goût ; au digne, au sage et
honnête Thomas enfin, qui, à l’opposé du même M. de La Harpe, met tout en
montagnes, comme l’autre met tout en plaines, et qui, en écrivant sur
les femmes, a trouvé moyen de composer un si bon, un si estimable
livre, mais un livre qui n’a pas de sexe.
En prononçant le nom de femmes, nous avons touché la source la plus abondante et la plus
vive du talent de Diderot comme artiste. Ses meilleurs morceaux, les plus délicieux
d’entre ses petits papiers, sont certainement ceux où il les met en
scène, où il raconte les abandons, les perfidies, les ruses dont elles sont complices ou
victimes, leur puissance d’amour, de vengeance, de sacrifice ; où il peint quelque coin du
monde, quelque intérieur auquel elles ont été mêlées. Les moindres récits courent alors
sous sa plume, rapides, entraînants, simples, loin d’aucun système, empreints, sans
affectation, des circonstances les plus familières, et comme venant d’un homme qui a de
bonne heure vécu de la vie de tous les jours, et qui a senti l’âme et la poésie dessous.
De telles scènes, de tels portraits ne s’analysent pas. Omettant les choses plus connues,
je recommande à ceux qui ne l’ont pas lue encore la Correspondance de Diderot avec
mademoiselle Jodin, jeune actrice dont il connaissait la famille, et dont il essaya de
diriger la conduite et le talent par des conseils aussi attentifs que désintéressés. C’est
un admirable petit cours de morale pratique, sensée et indulgente ; c’est de la raison, de
la décence, de l’honnêteté, je dirais presque de la vertu, à la portée d’une jolie
actrice, bonne et franche personne, mais mobile, turbulente, amoureuse. A la place de
Diderot, Horace (je le suppose assez goutteux déjà pour être sage), Horace lui-même
n’aurait pas donné d’autres préceptes, des conseils mieux pris dans le réel, dans le
possible, dans l’humanité ; et certes il ne les eût pas assaisonnés de maximes plus
saines, d’indications plus fines sur l’art du comédien. Ces Lettres à mademoiselle Jodin,
publiées pour la première fois en 1821, présageaient dignement celles à mademoiselle
Voland, que nous possédons enfin aujourd’hui. Ici Diderot se révèle et s’épanche tout
entier. Ses goûts, ses mœurs, la tournure secrète de ses idées et de ses désirs ; ce
qu’il était dans la maturité de l’âge et de la pensée ; sa sensibilité intarissable au
sein des plus arides occupations et sous les paquets d’épreuves de l’Encyclopédie ; ses affectueux retours vers les temps d’autrefois, son amour de la
ville natale, de la maison paternelle et des vordes sauvages où
s’ébattait son enfance ; son vœu de retraite solitaire, de campagne avec peu d’amis,
d’oisiveté entremêlée d’émotions et de lectures ; et puis, au milieu de cette société
charmante, à laquelle il se laisse aller tout en la jugeant, les figures sans nombre,
gracieuses ou grimaçantes, les épisodes tendres ou bouffons qui ressortent et se croisent
dans ses récits ; madame d’Épinay, les boucles de cheveux pendantes, un cordon bleu au
front, langoureuse en face de Grimm ; madame d’Aine en camisole, aux prises avec M. Le
Roy ; le baron d’Holbach, au ton moqueur et discordant, près de sa moitié au fin sourire ;
l’abbé Galiani, trésor dans les jours pluvieux, meuble si indispensable
que tout le monde voudrait en avoir un à la campagne, si on en faisait chez
les tabletiers ; l’incomparable portrait d’Uranie, de cette belle
et auguste madame Legendre, la plus vertueuse des coquettes, la plus désespérante des
femmes qui disent : Je vous aime ;—un franc parler sur les personnages célèbres ;
Voltaire, ce méchant et extraordinaire enfant des Délices, qui a beau
critiquer, railler, se démener, et qui verra toujours au-dessus de lui une
douzaine d’hommes de la nation, qui, sans s’élever sur la pointe du pied, le passeront
de la tête, car il n’est que le second dans tous les genres ; Rousseau, cet être
incohérent, excessif, tournant perpétuellement autour d’une capucinière où il
se fourrera un beau matin, et sans cesse ballotté de l’athéisme au baptême des
cloches ;—c’en est assez, je crois, pour indiquer que Diderot, homme, moraliste,
peintre et critique, se montre à nu dans cette Correspondance, si heureusement conservée,
si à propos offerte à l’admiration empressée de nos contemporains. Plus efficacement que
nos paroles, elle ravivera, elle achèvera dans leur mémoire une image déjà vieillie, mais
toujours présente. Nous y renvoyons bien vite les lecteurs qui trouveraient que nous n’en
avons pas dit assez ou que nous en avons trop ditle Globe,
20 septembre et 5 octobre 1830.Revue de Paris).
J’ai refait plus tard une esquisse de Diderot qui se trouve au tome VII des Causeries du Lundi.
On a comparé souvent l’impression mélancolique que produisent sur nous les bibliothèques, où sont entassés les travaux de tant de générations défuntes, à l’effet d’un cimetière peuplé de tombes. Cela ne nous a jamais semblé plus vrai que lorsqu’on y entre, non avec une curiosité vague ou un labeur trop empressé, mais guidé par une intention particulière d’honorer quelque nom choisi, et par un acte de piété studieuse à accomplir envers une mémoire. Si pourtant l’objet de notre étude ce jour-là, et en quelque sorte de notre dévotion, est un de ces morts fameux et si rares dont la parole remplit les temps, l’effet ne saurait être ce que nous disons ; l’autel alors nous apparaît trop lumineux ; il s’en échappe incessamment un puissant éclat qui chasse bien loin la langueur des regrets et ne rappelle que des idées de durée et de vie. La médiocrité, non plus, n’est guère propre à faire naître en nous un sentiment d’espèce si délicate ; l’impression qu’elle cause n’a rien que de stérile, et ressemble à de la fatigue ou à de la pitié. Mais ce qui nous donne à songer plus particulièrement et ce qui suggère à notre esprit mille pensées d’une morale pénétrante, c’est quand il s’agit d’un de ces hommes en partie célèbres et en partie oubliés, dans la mémoire desquels, pour ainsi dire, la lumière et l’ombre se joignent ; dont quelque production toujours debout reçoit encore un vif rayon qui semble mieux éclairer la poussière et l’obscurité de tout le reste ; c’est quand nous touchons à l’une de ces renommées recommandables et jadis brillantes, comme il s’en est vu beaucoup sur la terre, belles aujourd’hui, dans leur silence, de la beauté d’un cloître qui tombe, et à demi couchées, désertes et en ruine. Or, à part un très-petit nombre de noms grandioses et fortunés qui, par l’à-propos de leur venue, l’étoile constante de leurs destins, et aussi l’immensité des choses humaines et divines qu’ils ont les premiers reproduites glorieusement, conservent ce privilège éternel de ne pas vieillir, ce sort un peu sombre, mais fatal, est commun à tout ce qui porte dans l’ordre des lettres le titre de talent et même celui de génie. Les admirations contemporaines les plus unanimes et les mieux méritées ne peuvent rien contre ; la résignation la plus humble, comme la plus opiniâtre résistance, ne hâte ni ne retarde ce moment inévitable, où le grand poëte, le grand écrivain, entre dans la postérité, c’est-à-dire où les générations dont il fut le charme et l’âme, cédant la scène à d’autres, lui-même il passe de la bouche ardente et confuse des hommes à l’indifférence, non pas ingrate, mais respectueuse, qui, le plus souvent, est la dernière consécration des monuments accomplis. Sans doute quelques pèlerins du génie, comme Byron les appelle, viennent encore et jusqu’à la fin se succéderont alentour ; mais la société en masse s’est portée ailleurs et fréquente d’autres lieux. Une bien forte part de la gloire de Walter Scott et de Chateaubriand plonge déjà dans l’ombre. Ce sentiment qui, ainsi que nous le disons, n’est pas sans tristesse, soit qu’on l’éprouve pour soi-même, soit qu’on l’applique à d’autres, nous devons tâcher du moins qu’il nous laisse sans amertume. Il n’a rien, à le bien prendre, qui soit capable d’irriter ou de décourager ; c’est un des mille côtés de la loi universelle. Ne nous y appesantissons jamais que pour combattre en nous l’amour du bruit, l’exagération de notre importance, l’enivrement de nos œuvres. Prémunis par là contre bien des agitations insensées, sachons nous tenir à un calme grave, à une habitude réfléchie et naturelle, qui nous fasse tout goûter selon la mesure, nous permette une justice clairvoyante, dégagée des préoccupations superbes, et, en sauvant nos productions sincères des changeantes saillies du jour et des jargons bigarrés qui passent, nous établisse dans la situation intime la meilleure pour y épancher le plus de ces vérités réelles, de ces beautés simples, de ces sentiments humains bien ménagés, dont, sous des formes plus ou moins neuves et durables, les âges futurs verront se confirmer à chaque épreuve l’éternelle jeunesse.
Cette réflexion nous a été inspirée au sujet de l’abbé Prévost, et nous croyons que c’est
une de celles qui, de nos jours, lui viendraient le plus naturellement à lui-même, s’il
pouvait se contempler dans le passé. Non pas que, durant le cours de sa longue et
laborieuse carrière, il ait jamais positivement obtenu ce quelque chose qui, à un moment
déterminé, éclate de la plénitude d’un disque éblouissant, et qu’on appelle la gloire ;
plutôt que la gloire, il eut de la célébrité diffuse, et posséda les honneurs du talent,
sans monter jusqu’au génie. Ce fut pourtant, si l’on parle un instant avec lui la langue
vaguement complaisante de Louis XIV, ce fut, à tout prendre, un heureux et facile génie,
d’un savoir étendu et lucide, d’une vaste mémoire, inépuisable en œuvres, également
propre aux histoires sérieuses et aux amusantes, renommé pour les grâces du style et la
vivacité des peintures, et dont les productions, à peine écloses, faisaient, disait-on
alors, les délices des cœurs sensibles et des belles imaginations. Ses
romans, en effet, avaient un cours prodigieux ; on les contrefaisait de toutes parts ;
quelquefois on les continuait sous son nom, ce qui est arrivé pour le Cléveland ; les libraires demandaient du l’abbé Prévost, comme
précédemment du Saint-Évremond ; lui-même, il ne les laissait guère en souffrance, et ses
œuvres, y compris le Pour et Contre et l’Histoire générale
des Voyages, vont beaucoup au delà de cent volumes. De tous ces estimables travaux,
parmi lesquels on compte une bonne part de créations, que reste-t-il dont on se souvienne
et qu’on relise ? Si dans notre jeunesse nous nous sommes trouvés à portée de quelque
ancienne bibliothèque de famille, nous avons pu lire Cléveland, le Doyen de
Killerine, les Mémoires d’un Homme de qualité, que nous
recommandaient nos oncles ou nos pères ; mais, à part une occasion de ce genre, on les
estime sur parole, on ne les lit pas. Que si par hasard on les ouvre, on ne va presque
jamais jusqu’à la fin, pas plus que pour l’Astrée ou pour Clélie ; la manière en est déjà trop loin de notre goût, et rebute par son
développement, au lieu de prendre ; il n’y a que Manon Lescaut qui
réussisse toujours dans son accorte négligence, et dont la fraîcheur sans fard soit
immortelle. Ce petit chef-d’œuvre échappé en un jour de bonheur à l’abbé Prévost, et sans
plus de peine assurément que les innombrables épisodes, à demi réels, à demi inventés,
dont il a semé ses écrits, soutient à jamais son nom au-dessus du flux des années, et le
classe de pair, en lieu sûr, à côté de l’élite des écrivains et des inventeurs. Heureux
ceux qui, comme lui, ont eu un jour, une semaine, un mois dans leur vie, où à la fois leur
cœur s’est trouvé plus abondant, leur timbre plus pur, leur regard doué de plus de
transparence et de clarté, leur génie plus familier et plus présent ; où un fruit rapide
leur est né et a mûri sous cette harmonieuse conjonction de tous les astres intérieurs ;
où, en un mot, par une œuvre de dimension quelconque, mais complète, ils se sont élevés
d’un jet à l’idéal d’eux-mêmes ! Bernardin de Saint-Pierre dans Paul et
Virginie, Benjamin Constant par son Adolphe, ont eu cette bonne
fortune, qu’on mérite toujours si on l’obtient, de s’offrir, sous une enveloppe de résumé
admirable, au regard sommaire de l’avenir. On commence à croire que, sans cette tour
solitaire de René, qui s’en détache et monte dans la nue, l’édifice entier de
Chateaubriand se discernerait confusément à distance
Mais si la postérité s’en tient, dans l’essor de son coup d’œil, à cette brève
compréhension d’un homme, à ce relevé rapide d’une œuvre, il y a, jusque dans son sein,
des curiosités plus scrupuleuses et plus patientes qui éprouvent le besoin d’insister
davantage, de revenir à la connaissance des portions disparues, et de retrouver épars dans
l’ensemble, plus mélangés sans doute mais aussi plus étalés, la plupart des mérites dont
la pièce principale se compose. On veut suivre dans la continuité de son tissu, on veut
toucher de la main, en quelque sorte, l’étoffe et la qualité de ce génie dont on a déjà vu
le plus brillant échantillon, mais un échantillon, après tout, qui tient étroitement au
reste, et n’en est d’ordinaire qu’un accident mieux venu. C’est ce que nous tâchons de
faire aujourd’hui pour l’abbé Prévost. Un attrait tout particulier, dès qu’on l’a entrevu,
invite à s’informer de lui et à désirer de l’approfondir. Sa physionomie ouverte et bonne,
la politesse décente de son langage, laissent transpirer à son insu une sensibilité
intérieure profondément tendre, et, sous la généralité de sa morale et la multiplicité de
ses récits, il est aisé de saisir les traces personnelles d’une expérience bien
douloureuse. Sa vie, en effet, fut pour lui le premier de ses romans et comme la matière
de tous les autres. Il naquit, sur la fin du xviie siècle, en avril 1697, à Hesdin dans
l’Artois, d’une honnête famille et même noble ; son père était procureur du roi au
bailliage. Le jeune Prévost fit ses premières études chez les jésuites de sa ville natale,
et plus tard alla doubler sa rhétorique au collège d’Harcourt, à Paris. On le soigna fort
à cause des rares talents qu’il produisit de bonne heure, et les jésuites l’avaient déjà
entraîné au noviciat lorsqu’un jour (il avait seize ans), les idées de monde l’ayant
assailli, il quitta tout pour s’engager en qualité de simple volontaire. La dernière
guerre de Louis XIV tirait à sa fin ; les emplois à l’armée étaient devenus très-rares ;
mais il avait l’espérance, commune à une infinité de jeunes gens, d’être avancé aux
premières occasions ; et, comme lui-même il l’a dit par la suite en réponse à ceux qui
calomniaient cette partie de sa vie, « il n’étoit pas si disgracié du côté de la naissance
et de la fortune qu’il ne pût espérer de faire heureusement son chemin. » Las pourtant
d’attendre, et la guerre d’ailleurs finissant, il retourna à La Flèche chez les pères
jésuites, qui le reçurent avec toutes sortes de caresses ; il en fut séduit au point de
s’engager presque définitivement dans l’Ordre ; il composa, en l’honneur de saint François
Xavier, une ode qui ne s’est pas conservée. Mais une nouvelle inconstance le saisit, et,
sortant encore une fois de la retraite, il reprit le métier des armes avec
plus du distinction, dit-il, et d’agrément, avec quelque grade
par conséquent, lieutenance ou autre. Les détails manquent sur cette époque critique de sa
viePensées de l’abbé Prévost en 1764, et qui lui-même s’en était tenu aux
explications insérées dans le nombre 47 du Pour et Contre.—On a
imprimé dans je ne sais quel livre d’Ana, que Prévost étant tombé
amoureux d’une dame, à Hesdin probablement, son père, qui voyait cette intrigue de
mauvais œil, alla un soir à la porte de la dame pour morigéner son fils au passage, et
que celui-ci, dans la rapidité du mouvement qu’il fit pour s’échapper, heurta si
violemment son père que le vieillard mourut des suites du coup. Si ce n’est pas là une
calomnie atroce, c’est un conte, et Prévost a bien assez de catastrophes dans sa vie
sans celle-là. (Voir dans la Décade philosophique du 20 thermidor an
XI une lettre de M. L. Prévost d’Exiles, qui dément et réfute péremptoirement cette
anecdote sur son grand-oncle).Cléveland trente-cinq ou trente-six. La malheureuse fin d’un
engagement trop tendre me conduisit enfin au tombeau : c’est le nom que
je donne à l’Ordre respectable où j’allai m’ensevelir, et où je demeurai quelque temps si
bien mort, que mes parents et mes amis ignorèrent ce que j’étois devenu. » Cet Ordre
respectable dont il parle, et dans lequel il entra à l’âge de vingt-quatre ans environ,
est celui des Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur ; il y resta cinq ou six ans
dans les pratiques religieuses et dans l’assiduité de l’étude ; nous le verrons plus tard
en sortir. Ainsi cette âme passionnée, et par trop maniable aux impressions successives,
ne pouvait se fixer à rien ; elle était du nombre de ces natures déliées qu’on traverse et
qu’on ébranle aisément sans les tenir ; elle avait puisé dans l’ingénuité de son propre
fonds et avait développé en elle, par l’excellente éducation qu’elle avait reçue, mille
sentiments honnêtes, délicats et pieux, capables, ce semble, à volonté, de l’honorer parmi
les hommes ou de la sanctifier dans la retraite, et elle ne savait se résoudre ni à l’un
ni à l’autre de ces partis ; elle en essayait continuellement tour à tour ; la fragilité
se perpétuait sous les remords ; le monde, ses plaisirs, la variété de ses événements, de
ses peintures, la tendresse de ses liaisons, devenaient, au bout de quelques mois
d’absence, des tentations irrésistibles pour ce cœur trop tôt sevré, et, d’une autre
part, aucun de ces biens ne parvenait à le remplir au moment de la jouissance. Le repentir
alors et une sorte d’irritation croissante contre un ennemi toujours victorieux le
rejetaient au premier choc dans des partis extrêmes dont l’austérité ne tardait pas à
mollir ; et, après une lutte nouvelle, en un sens contraire au précédent, il retombait
encore de la cellule dans les aventures. On a conservé de lui le fragment d’une lettre
écrite à l’un de ses frères au commencement de son entrée chez les bénédictins ; elle se
rapporte au temps de son séjour à Saint-Ouen, vers 1721. Il y touche cet état moral de son
âme en traits ingénus et suaves qui marquent assez qu’il n’est pas guéri : « Je connois la
foiblesse de mon cœur, et je sens de quelle importance il est pour son repos de ne point
m’appliquer à des sciences stériles qui le laisseraient dans la sécheresse et dans la
langueur ; il faut, si je veux être heureux dans la religion, que je conserve dans toute
sa force l’impression de grâce qui m’y a amené ; il faut que je veille sans cesse à
éloigner tout ce qui pourroit l’affoiblir. Je n’aperçois que trop tous les jours de quoi
je redeviendrois capable, si je perdois un moment de vue la grande règle, ou même si je
regardois avec la moindre complaisance certaines images qui ne se présentent que trop
souvent à mon esprit, et qui n’auroient encore que trop de force pour me séduire,
quoiqu’elles soient à demi effacées. Qu’on a de peine, mon cher frère, à reprendre un peu
de vigueur quand on s’est fait une habitude de sa foiblesse ; et qu’il en coûte à
combattre pour la victoire, quand on a trouvé longtemps de la douceur à se laisser
vaincre ! »
L’idéal de l’abbé Prévost, son rêve dès sa jeunesse, le modèle de félicité vertueuse
qu’il se proposait et qu’ajournèrent longtemps pour lui des erreurs trop vives, c’était un
mélange d’étude et de monde, de religion et d’honnête plaisir, dont il s’est plu en
beaucoup d’occasions à flatter le tableau. Une fois engagé dans des liens indissolubles,
il tâcha que toute image trop émouvante et trop propice aux désirs fût soigneusement
bannie de ce plan un peu chimérique, où le devoir était la mesure de la volupté. On aime à
s’étendre avec lui, en plus d’un endroit des Mémoires d’un Homme de
qualité et de Cléveland, sur ces promenades méditatives, ces
saintes lectures dans la solitude, au milieu des bois et des fontaines, une abbaye
toujours dans le fond ; sur ces conversations morales entre amis, qu’Horace
et Boileau ont marquées, nous dit-il, comme un des plus beaux traits
dont ils composent la vie heureuse. Son christianisme est doux et tempéré, on le
voit ; accommodant, mais pur ; c’est un christianisme formel qui ordonne à la
fois la pratique de la morale et la croyance des mystères, d’ailleurs nullement
farouche, fondé sur la Grâce et sur l’amour, fleuri d’atticisme, ayant passé par le
noviciat des jésuites et s’en étant dégagé avec candeur, bien qu’avec un souvenir toujours
reconnaissant. Gresset, dans plusieurs morceaux de ses épîtres, nous en donnerait quelque
idée que Prévost certainement ne désavouerait pas :
Blandus honos, hilarisque tamen cum pondère virtus.
Boileau, plus sévère et aussi humain, Boileau, que je me reproche de n’avoir pas assez
loué autrefois sur ce point non plus que sur quelques autres, a été inspiré de cet esprit
de piété solide dans son Épître à l’abbé Renaudot. L’admirable caractère de Tiberge, dans
Manon Lescaut, en offre en action toutes les lumières et toutes les
vertus réunies. Du milieu des bouleversements de sa jeunesse et des nécessités matérielles
qui en furent la suite, Prévost tendit d’un effort constant à cette sagesse pleine
d’humilité, et il mérita d’en cueillir les fruits dès l’âge mûr. Il conserva toute sa vie
un tendre penchant pour ses premiers maîtres, et les impressions qu’il avait reçues d’eux
ne le quitteront jamais. Il est possible, à la rigueur, que la philosophie, alors
commençante, l’ait séduit un moment dans l’intervalle de sa sortie de La Flèche à son
entrée chez les bénédictins, et que le personnage de Cléveland représente quelques
souvenirs personnels de cette époque. Mais au fond c’était une nature soumise, non
raisonneuse, altérée des sources supérieures, encline à la spiritualité, largement crédule
à l’invisible ; une intelligence de la famille de Malebranche en métaphysique ; une de ces
âmes qui, ainsi qu’il l’a dit de sa Cécile, se portent d’une ardeur étonnante
de sentiments vers un objet qui leur est incertain pour elles-mêmes ; qui aspirent au
bonheur d’aimer sans bornes et sans mesure, et s’en croient empêchées par les ténèbres des sens et le poids de la chair. Il obéit à un élan de cette
voix mystique en entrant chez les bénédictins : seulement il compta trop sur ses forces,
ou peut-être, parce qu’il s’en défiait beaucoup, il se hâta de s’interdire solennellement
toute récidive de défaillance. Le sacrifice une fois consommé, la conscience lucide lui
revint : « Je reconnus, dit-il, que ce cœur si vif étoit encore brûlant sous la cendre.
La perte de ma liberté m’affligea jusqu’aux larmes. Il étoit trop tard. Je cherchai ma
consolation durant cinq ou six ans, dans les charmes de l’étude ; mes livres étoient mes
amis fidèles, mais ils étoient morts comme moi ! »
L’étude en effet, qui, suivant sa propre expression, a des douceurs, mais mélancoliques
et toujours uniformes ; ce genre d’étude surtout, héritage démembré des Mabillon, austère,
interminable, monotone comme une pénitence, sans mélange d’invention et de grâces, pouvait
suffire uniquement à la vie d’un dom Martenne, non à celle de dom Prévost. Il y était
propre toutefois, mais il l’était aussi à trop d’autres matières plus attrayantes. On
l’occupa successivement dans les diverses maisons de l’Ordre à Saint-Ouen de Rouen, où il
eut une polémique à son avantage avec un jésuite appelé Le Brun ; à l’abbaye du Bec, où,
tout en approfondissant la théologie, il fit connaissance d’un grand seigneur retiré de la
cour qui lui donna peut-être la pensée de son premier roman ; à Saint-Germer, où il
professa les humanités ; à Évreux et aux Blancs-Manteaux de Paris, où il prêcha avec une
vogue merveilleuse ; enfin à Saint-Germain-des-Prés, espèce de capitale de l’Ordre, où on
l’appliqua en dernier lieu au Gallia Christiana, dont un volume presque
entier, dit-on, est de lui. Il commença dès lors, selon toute apparence, à rédiger les Mémoires d’un Homme de qualité, et en même temps, par la multitude
d’histoires intéressantes qu’il contait à ravir, il faisait le charme des veillées du
cloître. Un léger mécontentement, qui n’était qu’un prétexte, mais en réalité ses idées,
dont le cours le détournait plus que jamais ailleurs, l’engagèrent à solliciter de Rome sa
translation dans une branche moins rigide de l’Ordre ; ce fut pour Cluny qu’il s’arrêta.
Il obtint sa demande ; le bref devait être fulminé par l’évêque d’Amiens à un jour
marqué ; Prévost y comptait, et de grand matin il s’échappa du couvent, en laissant pour
les supérieurs des lettres où il exposait ses motifs. Par l’effet d’une intrigue qu’il
avait ignorée jusqu’au dernier moment, le bref ne fut pas fulminé, et sa position de
déserteur devint tellement fausse qu’il n’y vit d’autre issue qu’une fuite en Hollande. Le
général de la congrégation tenta bien une démarche amicale pour lui rouvrir les portes ;
mais Prévost, déjà parti, n’en fut pas informé. Ce grand pas une fois fait, il dut en
accepter toutes les conséquences. Riche de savoir, rompu à l’étude, propre aux langues,
regorgeant, en quelque sorte, de souvenirs et d’aventures éprouvées ou recueillies qui
s’étaient amassées en lui dans le silence, il saisit sa plume facile et courante pour ne
la plus abandonner ; et par ses romans, ses compilations, ses traductions, ses journaux,
ses histoires, il s’ouvrit rapidement une large place dans le monde littéraire. Sa fuite
est de 1727 ou 1728 environ ; il avait trente et un ans, et demeura ainsi hors de France
au moins six années, tant en Hollande qu’en Angleterre. Dès les premiers temps de son
exil, nous voyons paraître de lui les Mémoires d’un Homme de qualité, un
volume traduit de l’Histoire universelle du président de Thou, une Histoire métallique du royaume des Pays-Bas, également traduite. Cléveland vint ensuite, puis Manon, et le
Pour et Contre, dont la publication commencée en 1733 ne finit qu’en 1740. Prévost
était déjà rentré en France lorsqu’il publia le Doyen de Killerine, en
1735. Comme ceci n’est pas un inventaire exact, ni même un jugement général des nombreux
écrits de notre auteur, nous ne nous arrêterons qu’à ceux qui nous aideront à le
peindre.
Les Mémoires d’un Homme de qualité nous semblent sans contredit, et Manon à part, Manon qui n’en est du reste qu’un charmant
épisode par post-scriptum, — nous semblent le plus naturel, le plus franc, le mieux
conservé des romans de l’abbé Prévost, celui où, ne s’étant pas encore blasé sur le
romanesque et l’imaginaire, il se tient davantage à ce qu’il a senti en lui ou observé
alentour. Tandis que, dans ses romans postérieurs, il se perd en des espaces de lieu
considérables et se prend à des personnages d’outre-mer, qu’il affuble de caractères
hybrides et dont la vraisemblance, contestable dès lors, ne supporte pas un coup d’œil
aujourd’hui, dans ces Mémoires au contraire il nous retrace en perfection, et sans y
songer, les manières et les sentiments de la bonne société vers la fin du règne de Louis
XIV. Le côté satirique que préfère Le Sage manque ici tout à fait ; la grossièreté et la
licence, qui se faisaient jour à tout instant sous ces beaux dehors, n’y ont aucune place.
J’omets toujours Manon et son Paris du temps du Système, son Paris de vice et de boue, où toutes les ordures sont entassées,
quoique d’occasion seulement, remarquez-le bien, quoique jetées là sans dessein de les
faire ressortir, et d’un bout à l’autre éclairées d’un même reflet sentimental. Mais le
monde habituel de Prévost, c’est le monde honnête et poli, vu d’un peu loin par un homme
qui, après l’avoir certainement pratiqué, l’a regretté beaucoup du fond de la province et
des cloîtres ; c’est le monde délicat, galant et plein d’honneur, tel que Louis XIV aurait
voulu le fixer, comme Boileau et Racine nous en ont décoré l’idéal, qui est à portée de la
cour, mais qui s’en abstient souvent ; où Montausier a passé, où la Régence n’est point
parvenue. Prévost tourne en plein ses récits au noble, au sérieux, au pathétique, et
s’enchante aisément. Son roman, — oui, son roman, nonobstant la fille de joie et l’escroc
que vous en connaissez, procède en ligne assez directe de l’Astrée, de
la Clélie et de ceux de madame de La Fayette. De composition et d’art
dans le cours de son premier ouvrage, non plus que dans les suivants, il n’y en a pas
l’ombre ; le marquis raconte ce qui lui est arrivé, à lui, et ce que d’autres lui ont
raconté d’eux-mêmes ; tout cela se mêle et se continue à l’aventure ; nulle proportion de
plans ; une lumière volontiers égale ; un style délicieux, rapide, distribué au hasard,
quoique avec un instinct de goût inaperçu ; enjambant les routes, les intervalles, les
préambules, tout ce que nous décririons aujourd’hui ; voyageant par les paysages en
carrosse bien roulant et les glaces levées ; sautant, si l’on est à bord d’un vaisseau,
sur une infinité de cordages et d’instruments de mer, sans désirer ni
savoir en nommer un seul, et, dans son ignorance extraordinaire, s’épanouissant mille fois
sur quelques scènes de cœur, renouvelées à profusion, et dont les plus touchantes ne sont
pas même encadrées. L’ouvrage se partage nettement en deux parts : l’auteur, voyant que la
première avait réussi, y rattacha l’autre. Dans cette première, qui est la plus courte,
après avoir moralisé au début sur les grandes passions, les avoir distinguées de la pure
concupiscence, et s’être efforcé d’y saisir un dessein particulier de la Providence pour
des fins inconnues, le marquis raconte les malheurs de son père, les siens propres, ses
voyages en Angleterre, en Allemagne, sa captivité en TurquieMémoires d’un Homme de qualité retiré du
monde. Il ne vaut pas grand’chose ; cependant on en lit 190 pages en fondant en
larmes. » Ce n’est que de la première partie des Mémoires d’un Homme de
qualité que peut parler mademoiselle Aïssé ; 190 pages qu’on lit en fondant en
larmes, n’est-ce donc rien ?la gloire de cet aimable marquis ; ce qu’il lui
recommande et lui permet de lecture, le Télémaque, la Princesse de
Clèves ; pourquoi il lui défend la langue espagnole ; son soin que chez un homme de
cette qualité, destiné aux grandes affaires du monde, l’étude ne devienne pas une passion comme chez un suppôt d’université ; les éclaircissements qu’il lui
donne sur les inclinations des sexes et les bizarreries du cœur, tous ces détails ont
dans le roman une saveur inexprimable qui, pour le sentiment des mœurs et du ton d’alors,
fait plus, et à moins de frais, que ne pourraient nos flots de couleur locale. L’amour du
marquis pour dona Diana, l’assassinat de cette beauté et surtout le mariage au lit de
mort, sont d’un intérêt qui, dans l’ordre romanesque, répond assez à celui de Bérénice en tragédie. Après le voyage d’Espagne et de Portugal, et durant la
traversée pour la Hollande, M. de Renoncour rencontre inopinément dans le vaisseau ses
deux neveux, les fils d’Amulem, frère de Sélima ; et cette gracieuse turquerie, jetée au travers de nos gentilshommes français, ne cause qu’autant de
surprise qu’il convient. Arrivé à terre, le digne gouverneur rejoint son beau-frère
lui-même, et les voilà se racontant leurs destinées mutuelles depuis la séparation. Il y
est parlé, entre autres particularités, d’une certaine Oscine, à qui Amulem a offert, sans
qu’elle ait accepté, d’être, en l’épousant, une des plus heureuses personnes
de l’AsieCléopâtre de La Calprenède d’une grande dame que Tiridate sauve à la nage, au
moment où elle se noyait près du rivage d’Alexandrie, et qui se trouve être une des plus importantes personnes de la terre.Avez-vous oublié ce qu’il est né ? son recours en
désespoir de cause au père du marquis, au noble duc, qui reçoit l’affaire comme si elle
lui semblait par trop impossible, et l’effleure avec une légèreté de grand ton qui serait
à nos yeux le suprême de l’impertinence ; ces traits-là, que l’âge a rendus piquants, ne
coûtaient rien à l’abbé Prévost, et n’empruntaient aucune intention de malice sous sa
plume indulgente. Il en faut dire autant de l’inclination du vieux marquis pour la belle
milady R... Prévost n’a voulu que rendre son héros perplexe et intéressant : le comique
s’y est glissé à son insu, mais un comique délicat à saisir, tempéré d’aménité, que le
respect domine, que l’attendrissement fait taire, et comme il s’en mêle dans Goldsmith au
personnage excellent de Primerose.
J’aime beaucoup moins le Cléveland que les Mémoires d’un
Homme de qualité : dans le temps on avait peut-être un autre avis ; aujourd’hui les
invraisemblances et les chimères en rendent la lecture presque aussi fade que celle d’Amadis. Nous ne pouvons revenir à cette géographie fabuleuse, à cette
nature de Pyrame et Thisbé, vaguement remplie de rochers, de grottes et
de sauvages. Ce qui reste beau, ce sont les raisonnements philosophiques d’une haute
mélancolie que se font en plusieurs endroits Cléveland et le comte de Clarendon. L’examen
à peu près psychologique, auquel s’applique le héros au début du livre sixième, nous
montre la droiture lumineuse, l’élévation sereine des idées, compatibles avec les
conséquences pratiques les plus arides et les plus amères. L’impuissance de la philosophie
solitaire en face des maux réels y est vivement mise à nu, et la tentative de suicide par
où finit Cléveland exprime pour nous et conclut visiblement cette moralité plus profonde,
j’ose l’assurer, qu’elle n’a dû alors le sembler à son auteur. Quant au Doyen
de Killerine, le dernier en date des trois grands romans de Prévost, c’est une
lecture qui, bien qu’elle languisse parfois et se prolonge sans discrétion, reste en somme
infiniment agréable, si l’on y met un peu de complaisance. Ce bon doyen de Killerine,
passablement ridicule à la manière d’Abraham Adams, avec ses deux bosses, ses jambes
crochues et sa verrue au front, tuteur cordial et embarrassé de ses frères et de sa jolie
sœur, me fait l’effet d’une poule qui, par mégarde, a couvé de petits canards ; il est
sans cesse occupé d’aller de Dublin à Paris pour ramener l’un ou l’autre qui s’écarte et
se lance sur le grand étang du monde. Ce genre de vie, auquel il est si peu propre,
l’engage au milieu des situations les plus amusantes pour nous, sinon pour lui, comme dans
cette scène de boudoir où la coquette essaye de le séduire, ou bien lorsque, remplissant
un rôle de femme dans un rendez-vous de nuit, il reçoit, à son corps défendant, les
baisers passionnés de l’amant qui n’y voit goutte. L’abbé Desfontaines, dans ses Observations sur les Écrits modernes, parmi de justes critiques du plan et
des invraisemblances de cet ouvrage, s’est montré de trop sévère humeur contre l’excellent
doyen, en le traitant de personnage plat et d’homme aussi insupportable au lecteur qu’à sa
famille. Pour sa famille, je ne répondrais pas qu’il l’amusât constamment ; mais nous qui
ne sommes pas amoureux, le moyen de lui en vouloir quand il nous dit : « Je lui prouvai
par un raisonnement sans réplique que ce qu’il nommoit amour invincible, constance
inviolable, fidélité nécessaire, étoient autant de chimères que la religion et l’ordre
même de la nature ne connoissoient pas dans un sens si badin ? » Malgré les démonstrations
du doyen, les passions de tous ces jolis couples allaient toujours et se compliquaient
follement ; l’aimable Rose, dans sa logique de cœur, ne soutenait pas moins à son frère
Patrice qu’en dépit du sort qui le séparait de son amante, ils étaient, lui et elle,
dignes d’envie, et que des peines causées par la fidélité et la tendresse
méritaient le nom du plus charmant bonheur. Au reste, le Doyen de
Killerine est peut-être de tous les romans de Prévost celui où se décèle le mieux
sa manière de faire un livre. Il ne compose pas avec une idée ni suivant un but ; il se
laisse porter à des événements qui s’entremêlent selon l’occurrence, et aux divers
sentiments qui, là-dessus, serpentent comme les rivières aux contours des vallées. Chez
lui, le plan des surfaces décide tout ; un flot pousse l’autre ; le phénomène domine ;
rien n’est conçu par masse, rien n’est assis ni organisé.
Le Pour et Contre, « ouvrage périodique d’un goût nouveau, dans lequel
on s’explique librement sur ce qui peut intéresser la curiosité du public en matière de
sciences, d’arts, de livres, etc., etc., sans prendre aucun parti et sans offenser
personne, » demeura consciencieusement fidèle à son titre. Il ressemble pour la forme aux
journaux anglais d’Addison, de Steele, de Johnson, avec moins de fini et de soigné, mais
bien du sens, de l’instruction solide et de la candeur. Quelques numéros du plagiaire
Desfontaines et de Lefebvre-de-Saint-Marc, continuateur de Prévost, ne doivent pas être
mis sur son compte. La littérature anglaise y est jugée fort au long dans la personne des
plus célèbres écrivains ; on y lit des notices détaillées sur Roscommon, Rochester,
Dennys, Wicherley, Savage ; des analyses intelligentes et copieuses de Shakspeare ; une
traduction du Marc-Antoine de Dryden, et d’une comédie de Steele.
Prévost avait étudié sur les lieux, et admirait sans réserve l’Angleterre, ses mœurs, sa
politique, ses femmes et son théâtre. Les ouvrages, alors récents, de Le Sage, de madame
de Tencin, de Crébillon fils, de Marivaux, sont critiqués par leur rival, à mesure qu’ils
paraissent, avec une sûreté de goût qui repose toujours sur un fonds de bienveillance ; on
sent quelle préférence secrète il accordait aux anciens, à D’Urfé, même à mademoiselle de
Scudéry, et quel regret il nourrissait de ces romans étendus, de ces composés
enchanteurs ; mais il n’y a trace nulle part de susceptibilité littéraire ni de
jalousie de métier. Il ne craint pas même à l’occasion (générosité que l’on aura peine à
croire) de citer avantageusement, par leur nom, les journaux ses confrères, le Mercure de France et le Verdun. En retour, quand Prévost a eu
à parler de lui-même et de ses propres livres, il l’a fait de bonne grâce, et ne s’est pas
chicané sur les éloges. Je trouve, dans le nombre 36, tome III, un compte rendu de Manon Lescaut qui se termine ainsi : « .... Quel art n’a-t-il pas fallu
pour intéresser le lecteur et lui inspirer de la compassion par rapport aux funestes
disgrâces qui arrivent à cette fille corrompue !... Au reste, le caractère de Tiberge,
ami du chevalier, est admirable... Je ne dis rien du style de cet ouvrage ; il n’y a ni
jargon, ni affectation, ni réflexions sophistiques ; c’est la nature même qui écrit. Qu’un
auteur empesé et fardé paroît fade en comparaison ! Celui-ci ne court point après l’esprit
ou plutôt après ce qu’on appelle ainsi. Ce n’est point un style laconiquement constipé,
mais un style coulant, plein et expressif. Ce n’est partout que peintures et sentiments,
mais des peintures vraies et des sentiments naturelsnombre une circonstance qui semblerait
indiquer une autre plume que la sienne. C’est qu’on y parle, deux pages plus loin, de la
Bibliothèque des Romans de Gordon de Percel (Lenglet-Dufresnoy), en
des termes qui ne s’accordent pas tout à fait avec ceux du nombre 47. Or le nombre 47,
consacré à une défense personnelle, est bien expressément de Prévost. Mais on doit
croire que Prévost, alors en Angleterre, ne parla la première fois de la Bibliothèque des Romans que d’après quelques renseignements et sans l’avoir lue.
D’ailleurs, outre la physionomie de l’éloge, qui ne dément pas la paternité présumée, ce
numéro où il est question de Manon Lescaut fait partie d’une série
dont Prévost s’est avoué le rédacteur. Walter Scott, de nos jours, n’a-t-il pas écrit
ainsi, sans plus de façon, des articles d’éloges sur ses propres romans ?Journal de
Trévoux au sujet d’un article sur Ramsay, il répliqua si décemment que les jésuites
sentirent leur tort et désavouèrent cette première sortie. Il releva avec plus de verdeur
les calomnies de l’abbé Lenglet-Dufresnoy ; mais sa justification morale l’exigeait, et on
doit à cette nécessité heureuse quelques-unes des explications dont nous avons fait usage
sur les événements de sa vie. Ce que nous n’avons pas mentionné encore et ce qui résulte,
quoique plus vaguement, du même passage, c’est que, depuis son séjour en Hollande, Prévost
n’avait pas été guéri de cette inclination à la tendresse d’où tant de souffrances lui
étaient venues. Sa figure, dit-on, et ses agréments avaient touché une demoiselle
protestante d’une haute naissance, qui voulait l’épouser. Pour se soustraire
à cette passion indiscrète, ajoute son biographe de 1764, Prévost passa en
Angleterre ; mais comme il emmena avec lui la demoiselle amoureuse, on a droit de
conjecturer qu’il ne se défendait qu’à demi contre une si furieuse passion. Lenglet
l’avait brutalement accusé de s’être laissé enlever par une belle : Prévost répondit que
de tels enlèvements n’allaient qu’aux Médor et aux Renaud, et il exposa en manière de réfutation le portrait suivant, tracé de lui
par lui-même : « Ce Médor, si chéri des belles, est un homme de
trente-sept à trente-huit ans, qui porte sur son visage et dans son humeur les traces de
ses anciens chagrins ; qui passe quelquefois des semaines entières dans son cabinet, et
qui emploie tous les jours sept ou huit heures à l’étude ; qui cherche rarement les
occasions de se réjouir ; qui résiste même à celles qui lui sont offertes, et qui préfère
une heure d’entretien avec un ami de bon sens à tout ce qu’on appelle plaisirs du monde et passe-temps agréables : civil d’ailleurs, par l’effet d’une
excellente éducation, mais peu galant ; d’une humeur douce, mais mélancolique ; sobre
enfin et réglé dans sa conduite. Je me suis peint fidèlement, sans examiner si ce portrait
flatte mon amour-propre ou s’il le blesse. »
Le Pour et Contre nous offre aussi une foule d’anecdotes du jour, de
faits singuliers, véritables ébauches et matériaux de romans ; l’histoire de dona Maria et
la vie du duc de Riperda sont les plus remarquables. Un savant Anglais, M. Hooker, s’était
plu, dans un journal de son pays, à développer une comparaison ingénieuse de l’antique
retraite de Cassiodore avec l’Arcadie de Philippe Sydney et le pays de
Forez au temps de Céladon. Cassiodore déjà vieux, comme on sait, et dégoûté de la cour par
la disgrâce de Boëce, se retira au monastère de Viviers, qu’il avait bâti dans une de ses
terres, et s’y livra avec ses religieux à l’étude des anciens manuscrits, surtout à celle
des saintes Lettres, à la culture de la terre et à l’exercice de la piété. Prévost s’étend
avec complaisance sur les douceurs de cette vie commune et diverse ; c’est évidemment son
idéal qu’il retrouve dans ce monastère de Cassiodore ; c’est son Saint-Germain-des-Prés,
son La Flèche, mais avec bien autrement de soleil, d’aisance et d’agréments. Et quant à la
ressemblance avec l’Arcadie et le pays de Céladon, que l’écrivain
anglais signale avec quelque malice, lui, il ne s’en effarouche aucunement, car il est
persuadé, dit-il, « que dans l’Arcadie et dans le pays de Forez, avec
des principes de justice et de charité, tels que la fiction les y représente, et des
mœurs aussi pures qu’on les suppose aux habitants, il ne leur manquoit que les idées de
religion plus justes pour en faire des gens très-agréables au CielAstrée, et qui d’ailleurs
fait un parfait pendant à l’idéal de Prévost d’après Cassiodore, par un couvent de
carmélites qu’elle exige dans le voisinage.
Après six années d’exil environ, Prévost eut la permission de rentrer en France sous
l’habit ecclésiastique séculier. Le cardinal de Bissy qui l’avait connu à Saint-Germain,
et le prince de Conti, le protégèrent efficacement ; ce dernier le nomma son aumônier.
Ainsi rétabli dans la vie paisible, et désormais au-dessus du besoin, Prévost, jeune
encore, partagea son temps entre la composition de nombreux ouvrages et les soins de la
société brillante où il se délassait. Le travail d’écrire lui était devenu si familier que
ce n’en était plus un pour lui : il pouvait à la fois laisser courir sa plume et suivre
une conversation. Nous devons dire que les écrits volumineux dont est remplie la dernière
moitié de sa carrière se ressentent de cette facilité extrême dégénérée en habitude. Que
ce soit une compilation, un roman, une traduction de Richardson, de Hume ou de Cicéron
qu’il entreprenne ; que ce soit une Histoire de Guillaume-le-Conquérant
ou une Histoire des Voyages, c’est le même style agréable, mais
fluidement monotone, qui court toujours et trop vite pour se teindre de la variété des
sujets. Toute différence s’efface, toute inégalité se nivelle, tout relief se polit et se
fond dans cette veine rapide d’une invariable élégance. Nous ne signalerons, entre les
productions dernières de sa prolixité, que l’Histoire d’une Grecque
moderne, joli roman dont l’idée est aussi délicate qu’indéterminée. Une jeune
Grecque d’abord vouée au sérail, puis rachetée par un seigneur français qui en voulait
faire sa maîtresse, résistant à l’amour de son libérateur, et n’étant peut-être pas aussi
insensible pour d’autres que pour lui ; ce peut-être surtout,
adroitement ménagé, que rien ne tranche, que la démonstration environne, effleure à tout
moment et ne parvient jamais à saisir ; il y avait là matière à une œuvre charmante et
subtile dans le goût de Crébillon fils : celle de Prévost, quoique gracieuse, est un peu
trop exécutée au hasardHistoire générale des VoyagesCléveland que sous la
condition expresse que Cléveland se ferait catholique au dernier volume.Confessions (partie II, livre VIII), et avec un
sentiment de regret pour les moments heureux passés dans une société choisie. Énumérant
les amis distingués que s’était faits l’excellent Mussard : « A leur tête, dit-il, je
mets l’abbé Prévost, homme très-aimable et très-simple, dont le cœur vivifiait ses
écrits dignes de l’immortalité, et qui n’avait rien dans la société du coloris qu’il
donnait à ses ouvrages. » Il est permis de croire que l’abbé Prévost avait eu autrefois
ce coloris de conversation, mais qu’il l’avait un peu perdu en
vieillissant.
Trois ouvrages qui m’occuperont le reste de mes jours dans ma retraite :
1° L’un de raisonnement :— la Religion prouvée par ce qu’il y a de plus certain dans les connaissances humaines ; méthode historique et philosophique qui entraîne la ruine des objections ;
2° L’autre historique :— histoire de la conduite de Dieu pour le soutien de la foi depuis l’origine du Christianisme ;
3° Le troisième de morale :— l’esprit de la Religion dans l’ordre de la société.
Ainsi se termina, par une catastrophe digne du Cléveland, cette vie
romanesque et agitée. Prévost appartient en littérature à la génération pâlissante, mais
noble encore, qui suivit immédiatement et acheva l’époque de Louis XIV. C’est un écrivain
du xviie siècle dans le xviiie, un l’abbé Fleury dans le roman ; c’est
le contemporain de Le Sage, de Racine fils, de madame de Lambert, du chancelier
Daguesseau ; celui de Desfontaines et de Lenglet-Dufresnoy en critique. De peintres et de
sculpteurs, cette génération n’en compte guère et ne s’en inquiète pas ; pour tout
musicien, elle a le mélodieux Rameau. Du fond de ce déclin paisible, Prévost se détache
plus vivement qu’aucun autre. Antérieur par sa manière au règne de l’analyse et de la
philosophie, il ne copie pourtant pas, en l’affaiblissant, quelque genre illustré par un
formidable prédécesseur ; son genre est une invention aussi originale que naturelle, et
dans cet entre-deux des groupes imposants de l’un et de l’autre siècle, la gloire qu’il se
développe ne rappelle que lui. Il ressuscite avec ampleur, après Louis XIV, après cette
précieuse élaboration de goût et de sentiments, ce que d’Urfé et mademoiselle de Scudery
avaient prématurément déployé ; et bien que chez lui il se mêle encore trop de convention,
de fadeur et de chimère, il atteint souvent et fait pénétrer aux routes secrètes de la
vraie nature humaine ; il tient dans la série des peintres du cœur et des moralistes
aimables une place d’où il ne pourrait disparaître sans qu’on aperçût un grand vide.
Pour compléter cet article, il faut y joindre celui qui a pour titre : L’Abbé Prévost et les Bénédictins, dans les Derniers
Portraits ; et, dans le tome IX des Causeries du Lundi, celle
qui a pour titre : Le Buste de l’abbé Prévost.
M. Andrieux vient de mourir, l’un des derniers et des plus dignes d’une génération
littéraire qui eut bien son prix et sa gloire. Né à Strasbourg en 1759, il fut toujours
aussi pur et aussi attique de langue que s’il était né à Reims, à Château-Thierry ou à
deux pas de la Sainte-Chapelle. Ayant achevé ses études et son droit à Paris avant la
Révolution, il s’essaya, durant ses instants de loisir, à composer pour le théâtre. Ami de
Collin-d’Harleville et de Picard, avec moins de sensibilité coulante et facile que le
premier, avec bien moins de saillie et de jet naturel que le second, mais plus sagace, emunctae naris, plus nourri de l’antiquité, avec plus de critique enfin et
de goût que tous deux, il préluda par Anaximandre, bluette grecque, de
ce grec un peu dix-huitième siècle, qu’Anacharsis
avait mis à la mode ; en 1787, il prit tout à fait rang par les Étourdis, le plus aimable et le plus vif de ses ouvrages dramatiquesÉtourdis ; il y laissa presque tout son aiguillon.
J’ai besoin du censeur implacable, endurci, Qui tourmentait Collin et me tourmente aussi ; C’est à toi de régler ma fougue impétueuse, De contenir mes bonds sous une bride heureuse, Et de voir sans péril, asservi sous ta loi, Mon génie, encor vert, galoper devant toi. Non, non, tu n’iras point, craintif et trop rigide, Imposer à ma muse une marche timide. Tu veux que ton ami, grand, mais sans se hausser, Sachant marcher son pas, sache aussi s’élancer. Loin de nous le mesquin, l’étroit et le servile ! Ainsi, comme à Collin, tu pourras m’être utile.
C’était en général à la diction que se bornait cette surveillance de l’aimable et fin
aristarque ; on n’abordait pas dans ce temps les questions plus élevées et plus
fondamentales de l’art, comme on dit ; quelques maximes générales,
quelques préceptes de tradition suffisaient ; mais on savait alors en diction, en fait de
vrai et légitime langage, mille particularités et nuances qui vont se perdant et
s’oubliant chaque jour dans une confusion, inévitable peut-être, mais certainement
fâcheuse. M. Andrieux était maître consommé pour l’appréciation de ces nuances, pour le
discernement et la pratique de cette synonymie française la plus exquise. C’est ce qui
fait que, bien que très-court et très-mince de fond, son joli conte du Meunier de Sans-Souci demeure un chef-d’œuvre, un pendant au Roi
d’Yvetot de Béranger, un brin de thym à côté du brin de serpolet. On voit dans une
pièce fugitive à son ami Deschamps, auteur de la Revanche forcée, quelle
différence essentielle l’habile connaisseur établit entre Grécourt et Chaulieu, et même
entre Bernis et Grécourt. Si ces distinctions, que nous sentons à peine aujourd’hui, nous
faisaient sourire, comme microscopiques et insignifiantes, ne nous en vantons pas trop !
Les à-peu-près, dont on ne se rend plus compte, sont un symptôme
invariable de décadence en littérature. Je crois bien qu’on s’occupe d’idées plus larges,
de théories plus radicales et plus absolues ; mais il en est peut-être à ce sujet des
littératures qui se décomposent, comme des corps organiques en dissolution, lesquels
donnent alors accès en eux par tous les pores aux éléments généraux, l’air, la lumière, la
chaleur : ces corps humains et vivants étaient mieux portants, à coup sûr, quand ils
avaient assez de loisir et de discernement pour songer surtout à la décence de la
démarche, aux parfums des cheveux, aux nuances du teint et à la beauté des ongles.
Dans les changements proposés pour Polyeucte et Nicomêde, et où il ne s’agit que de quelques retouches de vers et de mots, M.
Andrieux se montre comme aux pieds du grand Corneille et lui demandant la permission
d’ôter, en soufflant, quelques grains de poussière à son beau cothurne. Cette image
piquante nous offre le critique respectueux et minutieux dans ses proportions vraies, et
le doux air d’espièglerie qui s’y mêle n’y messied pas.
M. Andrieux avait donc reçu en naissant un grain de notre sel attique, une goutte de miel
de notre Hymette, et il les a mis sobrement à profit, il les a sagement ménagés jusqu’au
bout. Il était érudit, studieux avec friandise, intimement versé dans Horace, dont il
donnait d’agréables et familières traductions, sachant tant soit peu le grec, et par
conséquent beaucoup mieux que les gens de lettres ne le savaient de son temps : car de son
temps les gens de lettres ne le savaient pas du tout, et, quelques années plus tard, la
génération littéraire suivante, dite littérature de l’Empire, et dont
était M. de Jouy, sut à peine le latin. M. Andrieux, qui n’eut jamais rien de commun avec
l’Allemagne que d’être né dans la capitale alsacienne, et qui faisait fi de tout ce qui
était germanique, avait moins de répugnance pour la littérature anglaise, et il la
posséda, comme avait fait Suard, par le côté d’Addison, de Pope, de Goldsmith, et des
moralistes ou poëtes du siècle de la reine Anne.
À partir de 1814, M. Andrieux professa au collège de France, comme, depuis plusieurs
années déjà, il professait à l’intérieur de l’École Polytechnique, et ses cours publics,
fort suivis et fort aimés de la jeunesse, devinrent son occupation favorite, son bonheur
et toute sa vie. Nous serions peu à même d’en parler au long, les ayant trop inégalement
entendus, et rien d’ailleurs n’en ayant été imprimé jusqu’ici. Mais ce qu’on peut dire
sans crainte d’erreur, c’est que M. Andrieux y déploya dans un cadre plus général les
qualités précieuses de critique, de finesse délicate, de malice inoffensive et ingénieuse,
qu’attestaient ses œuvres trop rares, et dont ses amis particuliers avaient joui.
Sincèrement bonhomme, quoiqu’il affectât un peu cette ressemblance avec La Fontaine,
fertile en anecdotes choisies et bien dites, causeur toujours écouté
Dans le professeur on retrouvait encore le conteur, l’auteur comique ; il avait du bon comédien ; il lisait en perfection, avec un art infini, il jouait et dialoguait ses lectures. Avec son filet de voix, avec une mimique qui n’était qu’à lui, il tenait son auditoire en suspens, il excellait à mettre en scène et comme en action de petits préceptes, de jolis riens qui ne s’imprimeraient pas.
Dans les querelles littéraires qui s’étaient élevées durant les dernières années, l’opinion de M. Andrieux ne pouvait être douteuse ; cette opinion lui était dictée par ses antécédents, ses souvenirs, la nature de son goût, les qualités qu’il avait, et aussi par l’absence de celles qu’il n’avait pas ; mais sa bienveillance naturelle ne s’altérait jamais, même en s’aiguisant de malice ; il embrassait peu les innovations, il raillait de sa vois fine les novateurs, mais comme il aurait raillé M. Poinsinet, en homme de grâce et d’urbanité ; point de gros mot ni de tonnerre.
M. Andrieux est resté fidèle, toute sa vie, aux doctrines philosophiques et politiques de
sa jeunesse. Il mêlait volontiers à son enseignement des préceptes évangéliques qui
rappelaient la manière morale de Bernardin de Saint-Pierre : il prêchait l’amour des
hommes et l’indulgence, comme il convenait à l’ami de Collin l’optimiste, du bon Ducis, et
au peintre d’Helvétius. Politiquement, M. Andrieux a fait preuve d’une constante fermeté
qui ne s’est jamais démentie, soit au fort de la Révolution où il se maintint par d’excès,
soit au sein du Tribunal où il lutta contre l’usurpation despotique et mérita d’être
éliminé, soit enfin durant le cours entier de la Restauration ; sa délicatesse un peu
frêle et son aménité extrême furent toujours exemptes de transactions et de faiblesse sur
ce chapitre du patriotisme et des principes de 89interea patitar
justus : la pauvre nation, victime innocente, est livrée, comme Prométhée, au bec
éternel des vautours. » Ces phrases contrarient en un point ce qu’a dit M. Thiers dans
le discours, si judicieux d’ailleurs, qu’il prononça à l’Académie française, en venant y
succéder à l’aimable auteur des Étourdis : « M. Andrieux est mort,
content de laisser ses deux filles unies à deux hommes d’esprit et de bien, content de
sa médiocre fortune, de sa grande considération, content de son siècle, content de voir
la Révolution française triomphante sans désordres et sans excès. » M. Andrieux, à tort
ou à raison, était moins optimiste que son spirituel panégyriste ne l’a cru.goût.
Il y a une génération qui, née tout à la fin du dernier siècle, encore enfant ou trop
jeune sous l’Empire, s’est émancipée et a pris la robe virile au milieu des orages de 1814
et 1815. Cette génération dont l’âge actuel est environ quarante ans, et dont la presque
totalité lutta, sous la Restauration, contre l’ancien régime politique et religieux,
occupe aujourd’hui les affaires, les Chambres, les Académies, les sommités du pouvoir ou
de la science. La Révolution de 1830, à laquelle cette génération avait tant poussé par sa
lutte des quinze années, s’est faite en grande partie pour elle, et a été le signal de son
avénement. Le gros de la génération dont il s’agit constituait, par un mélange d’idées
voltairiennes, bonapartistes et semi-républicaines, ce qu’on appelait le libéralisme. Mais
il y avait une élite qui, sortant de ce niveau de bon sens, de préjugés et de passions,
s’inquiétait du fond des choses et du terme, aspirait à fonder, à achever avec quelque
élément nouveau ce que nos pères n’avaient pu qu’entreprendre avec l’inexpérience des
commencements. Dans l’appréciation philosophique de l’homme, dans la vue des temps et de
l’histoire, cette jeune élite éclairée se croyait, non sans apparence de raison,
supérieure à ses adversaires d’abord, et aussi à ses pères qui avaient défailli ou
s’étaient rétrécis et aigris à la tâche. Le plus philosophe et le plus réfléchi de tous,
dans une de ces pages merveilleuses qui s’échappent brillamment du sein prophétique de la
jeunesse et qui sont comme un programme idéal qu’on ne remplit jamais, — le plus calme, le
plus lumineux esprit de cette élite écrivait en 1823le Globe.
Dans le morceau (Comment les Dogmes finissent) dont nous pourrions
citer bien d’autres passages, dans ce manifeste le plus explicite et le plus général
assurément qui ait formulé les espérances de la jeune élite persécutée, M. Jouffroy
envisageait le dogme religieux, ce semble, encore plus que le dogme politique ; il
annonçait en termes expressifs la religion philosophique prochaine, et avec une ferveur
d’accent qui ne s’est plus retrouvée que dans la tentative néo-chrétienne du
saint-simonisme. Vers ce même temps de 1823, de mémorables travaux historiques, appliqués
soit au Moyen-Age par M. Thierry, soit à l’époque moderne par M. Thiers, marquaient et
justifiaient en plusieurs points ces prétentions de la génération nouvelle, qui visait à
expliquer et à dominer le passé, et qui comptait faire l’avenir. Le
Globe, fondé en 1824, vint opérer une sorte de révolution dans la critique, et, par
son vif et chaleureux éclectisme, réalisa une certaine unité entre des travaux et des
hommes qui ne se seraient pas rapprochés sans cela. Sur la masse constitutionnelle et
libérale, fonds estimable mais assez peu éclairé de l’Opposition, il s’organisa donc une
élite nombreuse et variée, une brillante école à plusieurs nuances ; philosophie,
histoire, critique, essai d’art nouveau, chaque partie de l’étude et de la pensée avait
ses hommes. Je n’indique qu’à peine l’art, parce que, bien que sorti d’un mouvement
parallèle, il appartient à une génération un peu plus récente, et, à d’autres égards, trop
différente de celle que nous voulons ici caractériser. Quoi qu’il en soit, vers la fin de
la Restauration, et grâce aux travaux et aux luttes enhardies de cette jeunesse déjà en
pleine virilité, le spectacle de la société française était mouvant et beau : les
espérances accrues s’étaient à la fois précisées davantage ; elles avaient perdu peut-être
quelque chose de ce premier mysticisme plus grandiose et plus sombre qu’elles devaient, en
1823, à l’exaltation solitaire et aux persécutions ; mais l’avenir restait bien assez
menaçant et chargé d’augures pour qu’il y eût place encore à de vastes projets, à
d’héroïques pressentiments. On allait à une révolution, on se le disait ; on gravissait
une colline inégale, sans voir au juste où était le sommet, mais il ne pouvait être loin.
Du haut de ce sommet, et tout obstacle franchi, que découvrirait-on ? C’était là
l’inquiétude et aussi l’encouragement de la plupart ; car, à coup sûr, ce qu’on verrait
alors, même au prix des périls, serait grand et consolant. On accomplirait la dernière
moitié de la tâche, on appliquerait la vérité et la justice, on rajeunirait le monde. Les
pères avaient dû mourir dans le désert, on serait la génération qui touche au but et qui
arrive. Tandis qu’on se flattait de la sorte tout en cheminant, le dernier sommet, qu’on
n’attendait pourtant pas de sitôt, a surgi au détour d’un sentier ; l’ennemi l’occupait en
armes, il fallut l’escalader, ce qu’on fit au pas de course et avant toute réflexion. Or,
ce rideau de terrain n’étant plus là pour borner la vue, lorsque l’étonnement et le
tumulte de la victoire furent calmés, quand la poussière tomba peu à peu et que le soleil
qu’on avait d’abord devant soi eut cessé de remplir les regards, qu’aperçut-on enfin ? Une
espèce de plaine, une plaine qui recommençait, plus longue qu’avant la dernière colline,
et déjà fangeuse. La masse libérale s’y rua pesamment comme dans une Lombardie féconde ;
l’élite fut débordée, déconcertée, éparse. Plusieurs qu’on réputait des meilleurs firent
comme la masse, et prétendirent qu’elle faisait bien. Il devint clair, à ceux qui avaient
espéré mieux, que ce ne serait pas cette génération si pleine de promesses et tant flattée
par elle-même, qui arriverait.
Et non-seulement elle n’arrivera pas à ce grand but social qu’elle présageait et qu’elle parut longtemps mériter d’atteindre ; mais on reconnaît même que la plupart, détournés ou découragés depuis lors, ne donneront pas tout ce qu’ils pourraient du moins d’œuvres individuelles et de monuments de leur esprit. On les voit ingénieux, distingués, remarquables ; mais aucun jusqu’ici qui semble devoir sortir de ligne et grandir à distance, comme certains de nos pères, auteurs du premier mouvement : aucun dont le nom menace d’absorber les autres et puisse devenir le signe représentatif, par excellence, de sa génération : soit que, dans ces partages des grandes renommées aux dépens des moyennes, il se glisse toujours trop de mensonge et d’oubli de la réalité pour que les contemporains très-rapprochés s’y prêtent ; soit qu’en effet parmi ces natures si diversement douées il n’y ait pas, à proprement parler, un génie supérieur ; soit qu’il y ait dans les circonstances et dans l’atmosphère de cette période du siècle quelque chose qui intercepte et atténue ce qui, en d’autres temps, eût été du vrai génie.
Cependant, si de plus près, et sans se borner aux résultats extérieurs qui ne
reproduisent souvent l’individu qu’infidèlement, on examine et l’on étudie en eux-mêmes
les esprits distingués Le mot « Pourquoi ne dirait-on pas un homme distingué,
qui revient fréquemment dans cet article et qui s’applique si bien à la génération
qu’on y représente, a commencé d’être pris dans le sens où on l’emploie aujourd’hui, à
partir de la fin du XVIIe siècle. On lit dans une lettre de Ninon vieillie au vieux
Saint-Évremond : « S’il (votre recommandé) est amoureux du mérite
qu’on appelle ici distingué, peut-être que votre souhait sera
rempli ; car tous les jours on me veut consoler de mes pertes par ce beau mot. » Il
paraît toutefois que ce mot distingué pris absolument, et sans être
déterminé par rien, ne fit alors qu’une courte fortune, et il n’était pas encore
pleinement autorisé à la fin du xviiie siècle. Je trouve dans l’Esprit
des Journaux, mars 1788, page 232 et suiv., une lettre là-dessus, tirée du Journal de Paris : Lettre d’un Gentilhomme flamand à mademoiselle Émilie
d’Ursel, âgée de cinq ans. Dans des observations qui suivent, on répond fort
bien à ce gentilhomme flamand, un peu puriste, que, s’il est bon de
bannir de la conversation et des écrits ces mots aventuriers dont
parle La Bruyère, qui font fortune quelque temps, il ne faut pas exclure les
expressions que le besoin introduit ; et à propos de distingué tout
court qui choquait alors beaucoup de gens et que beaucoup d’autres se permettaient, on
le justifie par d’assez bonnes raisons : « On parle d’un peintre et on dit que c’est
un homme distingué : on sait bien que ce doit être par ses
tableaux ; pourquoi sera-t-on obligé de l’ajouter ? Si je dis que M. l’abbé Delille
est un homme de lettres distingué, est-il quelque Français qui
s’avise de me demander par quoi ?distingué, absolument, comme on dit un homme supérieur ? car ce dernier indique une relation même plus immédiate. Dans
toutes les langues, et surtout dans les plus belles, les mots qui n’ont été employés
d’abord qu’avec des régimes s’en séparent ensuite et conservent un sens très-précis,
très-clair, même en restant tout seuls. » —Nous recommandons humblement cette note au
Dictionnaire de l’Académie française.l’étendue, il faut croire que, sur la
montagne du Jura où il est né, un air plus vif, un ciel plus vaste et plus clair, ont de
bonne heure reculé l’horizon et fait un spectacle spacieux dans son âme comme dans sa
Prunelle.
L’intelligence à un degré excellent, l’intelligence en ce qu’elle a de large, de profond
et de recueilli, de parfaitement net et clarifié, voilà donc l’attribut le plus apparent
de M. Jouffroy, et qui se déclare à la première observation, soit qu’on juge le philosophe
sur ses pages lentes et pleines, soit qu’on assiste au développement continu et régulier
de sa parole. Je comparerais cette intelligence à un miroir presque plan, très-légèrement
concave, qui a la faculté de s’égaler aux objets devant lesquels il est placé, et même de
les dépasser en tous sens, mais sans en fausser les rapports. Ce n’est pas de ces miroirs
à facettes qui tournent et brillent volontiers, ne représentant en saillie qu’une étroite
portion de l’objet à la fois ; ce n’est pas de ces miroirs ardents, trop concentriques,
d’où naît bientôt la flamme. Car il y a aussi des intelligences trop vives, trop
impatientes en présence de l’objet. Elles ne se tiennent pas aisément à le réfléchir,
elles l’absorbent ou vont au-devant, elles font irruption au travers et y laissent
d’éclatants sillons. M. Cousin, quand il n’y prend pas garde, est sujet à cette manière.
Chez lui, l’acies, le celeritas ingenii l’emporte ; il
pressent, il devine, il recompose. Il y a plus de longanimité dans le seul emploi de
l’intelligence ; il ne faut nul ennui des préliminaires et d’un appareil qui, quelquefois
aussi, semble bien lent.
A l’égard des objets de l’intelligence, on peut se comporter de deux manières. Tout
esprit est plus ou moins armé, en présence des idées, du bouclier ou miroir de la
réflexion, et du glaive de l’invention, de l’action pénétrante et remuante : réfléchir et
oser. Le génie consiste dans l’alliance proportionnée des deux moyens, avec la
prédominance d’oser. M. Jouffroy, disons-nous, a surtout le miroir ; dans sa première
période, il se servait aussi du glaive qui simplifie, débarrasse et ouvre des combinaisons
nouvelles ; il s’en servait avec mille éclairs, quand il tranchait cette périlleuse
question, Comment les Dogmes finissent. Mais depuis lors, et par une loi
naturelle aux esprits, laquelle a reçu chez lui une application plus prompte, c’est dans
le miroir, dans l’intelligence et l’exposition des choses, qu’il s’est par degrés replié
et qu’il se déploie aujourd’hui de préférence. Le miroir en son sein est devenu plus
large, plus net et plus reposé que jamais, d’une sérénité admirable, bien qu’un peu
glacée, un beau lac de Nantua dans ses montagnes.
Mais tout lac, en reflétant les objets, les décolore et leur imprime une sorte d’humide frisson conforme à son onde, au lieu de la chaleur naturelle et de la vie. Il y a ainsi à dire que l’intelligence exclusivement étalée décolore le monde, en refroidit le tableau et est trop sujette à le réfléchir par les aspects analogues à elle-même, par les pures abstractions et idées qui s’en détachent comme des ombres.
Il y a à dire que l’intelligence, si fidèle qu’elle soit, ne donne pas tout, que son miroir le plus étendu ne représente pas suffisamment certains points de la réalité, même dans la sphère de l’esprit. Le tranchant, par exemple, et la pointe de ce glaive de volonté et de pensée pénétrante dont nous avons parlé, se réfléchissent assez peu et tiennent dans l’intelligence contemplative moins de place qu’ils n’ont réellement de valeur et d’effet dans le progrès commun. Il faut avoir agi beaucoup par les idées et continuer d’agir et de pousser le glaive devant soi, pour sentir combien ce qui tient si peu de place à distance a pourtant de poids et d’effet dans la mêlée, Or, M. Jouffroy, dans ses lucides et placides représentations d’intelligence, en est venu souvent à ne pas tenir compte de l’action, de l’impulsion communiquée aux hommes par les hommes, à ne croire que médiocrement à l’efficacité d’un génie individuel vivement employé. L’énergie des forces initiales l’atteint peu. Il est trop question avec lui, au point de vue où il se place, de se croiser les bras et de regarder, —avec lui qui, à l’heure la plus ardente de sa jeunesse, peignant la noble élite dont il faisait partie, écrivait : « L’espérance des nouveaux jours est en eux ; ils en sont les apôtres prédestinés, et c’est dans leurs mains qu’est le salut du monde... Ils ont foi à la vérité et à la vertu, ou plutôt, par une providence conservatrice qu’on appelle aussi la force des choses, ces deux images impérissables de la Divinité, sans lesquelles le monde ne saurait aller longtemps, se sont emparées de leurs cœurs pour revivre par eux et pour rajeunir l’humanité. »
Et c’est ici, peut-être, que s’explique un coin de l’énigme que nous nous posions plus haut, au sujet de ces intelligences si supérieures à leur action et à leur œuvre. Quand nous avons dit qu’il y a dans l’atmosphère de cette période du siècle quelque chose qui coupe et atténue des talents, capables en d’autres époques de monter au génie, et quand M. Jouffroy a dit qu’il y a dans l’air qu’on respire quelque chose qui procure aux esprits l’étendue, ce n’est, je le crains, qu’un même fait diversement exprimé ; car cette étendue si précoce, cette intelligence ouverte et traversée, qui se laisse, faire et accueille tour à tour ou à la fois toutes choses, est l’inverse de la concentration nécessaire au génie, qui, si élargi qu’il soit, tient toujours de l’allure du glaive.
Mais voilà que nous sommes déjà en plein à peindre l’homme, et nous n’avons pas encore
donné l’idée de sa philosophie, de son rôle dans la science, de la méthode qu’il y
apporte, et des résultats dont il peut l’avoir enrichie. C’est que nous ne toucherons qu’à
peine ces endroits réguliers sur lesquels notre incompétence est grande ; d’autres les
traiteront ou les ont assez traités. M. Leroux, dans un bien remarquable articleRevue encyclopédique.Revue du Progrès social.
M. Théodore Jouffroy est né en 1796, au hameau des Pontets près de Mouthe, sur les
hauteurs du Jura, d’une famille ancienne et patriarcale de cultivateurs. Son grand-père,
qui vécut tard, et dont la jeunesse s’était passée en quelque charge de l’ancien régime,
avait conservé beaucoup de solennité, une grandeur polie et presque seigneuriale dans les
manières. La famille était si unie, que les biens de l’oncle et du père de M. Jouffroy
restèrent indivis, malgré l’absence de l’oncle qui était commerçant,
jusqu’à la mort du père. Il fit ses premières études à Lons-le-Saulnier, sous un autre
vieil oncle prêtre ; de là il partit pour Dijon, où il suivit le collège sans y être
renfermé, lisant beaucoup à part des cours, et se formant avec indépendance. Il avait un
goût marqué pour les comédies, et essaya même d’en composer. Reçu élève de l’École Normale
par l’inspecteur-général, M. Roger, qui fut frappé de son savoir ; il vint à Paris en
1813. Sa haute taille, ses manières simples et franches, une sorte de rudesse âpre qu’il
n’avait pas dépouillée, tout en lui accusait ce type vierge d’un enfant des montagnes, et
qui était fier d’en être ; ses camarades lui donnèrent le sobriquet de Sicambre. Ses premiers essais à l’École attestaient une lecture immense, et
particulièrement des études historiques très-nourries. Un grand mouvement d’émulation
animait alors l’intérieur de l’École ; les élèves provinciaux, entrés l’année précédente,
MM. Dubois, Albrand aîné, Cayx, etc., s’étaient mis en devoir de lutter avec les élèves
parisiens, jusque-là en possession des premiers rangs. MM. Jouffroy, Damiron, Bautain,
Albrand jeune, qui survinrent en 1813, achevèrent de constituer en bon pied les
provinciaux. Cette première année se passa pour eux à des exercices historiques et
littéraires ; il fallait la révolution de 1814 pour qu’une spécialité philosophique pût
être créée au sein de l’École par M. Cousin. MM. La Romiguière et Boyer-Collard n’avaient
professé qu’à la Faculté des Lettres, mais aucun enseignement philosophique approprié ne
s’adressait aux élèves ; M. Cousin eut, en 1814, l’honneur de le fonder, et MM. Jouffroy,
Damiron et Bautain furent ses premiers disciples.
Je me suis demandé souvent si M. Jouffroy avait bien rencontré sa vocation la plus
satisfaisante en s’adonnant à la philosophie ; je me le suis demandé toutes les fois que
j’ai lu des pages historiques ou descriptives où sa plume excelle, toutes les fois que je
l’ai entendu traiter de l’Art et du Beau avec une délicatesse si sentie et une expansion
qui semble augmentée par l’absence, ripae ulterioris amore, ou enfin
lorsqu’en certains jours tristes, au milieu des matières qu’il déduit avec une lucidité
constante, j’ai cru saisir l’ennui de l’âme sous cette logique, et un regret profond dans
son regard d’exilé. Mais non ; si M. Jouffroy ne trouve pas dans la seule philosophie
l’emploi de toutes ses facultés cachées, si quelques portions pittoresques ou passionnées
restent chez lui en souffrance, il n’est pas moins fait évidemment pour cette réflexion
vaste et éclaircie. Son tort, si nous osons percer au dedans, est, selon nous, d’avoir
trop combattu le génie actif qui s’y mêlait à l’origine, d’avoir effacé l’imagination
platonique qui prêtait sa couleur aux objets et baignait à son gré les horizons. Un rude
sacrifice s’est accompli en lui ; il a fait pour le bien, il a pris sa science au sérieux
et a voulu que rien de téméraire et de hasardé n’y restât. La réserve a empiété de jour en
jour sur l’audace. En proie durant quinze années à cet inquiétant problème de la destinée
humaine, il a voulu mettre ordre à ses doutes, à ses conjectures, et au petit nombre des
certitudes ; il s’y est calmé, mais il s’y est refroidi. Sa raison est demeurée
victorieuse, mais quelque chose en lui a regretté la flamme, et son regard paraît
souffrant. Nous disons qu’il a eu tort pour sa gloire, mais c’est un rare mérite moral que
de faire ainsi ; toute sagesse ici-bas est plus ou moins une contrition.
Le retour de l’île d’Elbe jeta M. Jouffroy et ses amis dans les rangs des volontaires
royaux à la suite de M. Cousin, ce qui signifie tout simplement que ces jeunes philosophes
n’étaient pas bonapartistes, et qu’ils acceptaient la Restauration comme plus favorable à
la pensée que l’Empire. Dans un article de M. Jouffroy sur les Lettres de Jacopo Ortis,
inséré au Courrier Français en 1819, je trouve exprimé à nu, et avec une
fermeté de style à la Salluste, ce sentiment d’opposition aux conquêtes et à la force
militaire : « Un peuple ne doit tirer l’épée que pour défendre ou conquérir son
indépendance. S’il attaque ses voisins pour les soumettre à son pouvoir, il se déshonore ;
s’il envahit leur territoire sous le prétexte d’y fonder la liberté, on le trompe ou il se
trompe lui-même. Violer tous les droits d’une nation pour les rétablir, est à la fois
l’inconséquence la plus étrange et l’action la plus injuste.
« L’amour de la liberté commença la Révolution française ; l’Europe, désavouant la politique de ses rois, nous accordait son estime et son admiration. Mais bientôt les applaudissements cessèrent. La justice avait été foulée aux pieds par les factions ; la liberté devait périr avec elle : aussi ne la revit-on plus. Le nom seul subsista quelques années, pour accréditer auprès du peuple des chefs ambitieux et servir d’instrument à l’établissement du despotisme.
« Le mal passa dans les camps. La fin de la guerre fut corrompue, et l’héroïsme de nos soldats prostitué. L’épée française devait être plantée sur la frontière délivrée, pour avertir l’Europe de notre justice. On la promena en Allemagne, en Hollande, en Suisse, en Italie. Elle fit partout de funestes miracles : on vit bien qu’elle pouvait tout, mais on ne vit pas ce qu’elle saurait respecter. »
Ce que M. Jouffroy exprimait si énergiquement en 1819, il ne le sentait pas moins
vivement en 1815, sous le coup d’une première invasion et à la menace d’une seconde. Ses
craintes réalisées, et dans toute l’amertume du rôle de vaincu, il reprit avec ses amis
les études philosophiques ; un sentiment exalté de justice et de devoir dominait ce jeune
groupe ; ils étaient dans leur période stoïque, dans cette période de Fichte, par où
passent d’abord toutes les âmes vertueuses. M. Jouffroy gagna le doctorat avec deux thèses
remarquables, l’une sur le Beau et le Sublime, et l’autre sur la Causalité. A partir de 1816, il devint maître de conférences à l’École,
et fut en même temps attaché au collège Bourbon jusqu’en 1822, époque où M. Corbière, qui
avait brisé l’École, le destitua aussi de ses fonctions au collège. M. Jouffroy, au sortir
de l’École, entretenait une correspondance active d’idées et d’épanchements avec ses amis
dispersés en province, avec MM. Damiron et Dubois particulièrement, qu’on avait envoyés à
Falaise, et ensuite avec ce dernier, à Limoges. C’étaient souvent des saillies
d’imagination philosophique, non pas sur un tel point spécial et borné, mais sur
l’ensemble des choses et leur harmonie, sur la destinée future, le rôle des planètes dans
l’ascension des âmes, et l’espérance de rejoindre en ces Élysées supérieurs les devanciers
illustres qu’on aura le plus aimés, Platon ou Montaigne. On surprend là tout à nu l’homme
qui plus tard, et déjà tempéré par la méthode, n’a pu s’empêcher de lancer ses ingénieux
et hardis paradoxes sur le Sommeil, et qui consacre plusieurs leçons de
son cours à la question de la vie antérieure. C’étaient encore, dans
cette correspondance, des retours de désir vers le pays natal, vers la montagne d’où il
tirait sa source, et le besoin de peindre à ses amis qui les ignoraient, ces grands
tableaux naturels dont il était sevré : « Qui vous dira la fraîcheur de nos fontaines, la
modeste rougeur de nos fraises ? qui vous dira les murmures et les balancements de nos
sapins, le vêtement de brouillard que chaque matin ils prennent, et la funèbre obscurité
de leurs ombres ? et l’hiver, dans la tempête, les tourbillons de neige soulevés, les
chemins disparus sous de nouvelles montagnes, l’aigle et le corbeau qui planent au plus
haut de l’air, les loups sans asile, hurlant de faim et de froid, tandis que les familles
s’assemblent au bruit des toits ébranlés, et prient Dieu pour le voyageur ? O mon pays que
je regrette, quand vous reverrai-je ? »
En 1820, ayant perdu son père, il revit ce Jura tant désiré, et toute sa chère Helvétie.
Il fit ce voyage avec M. Dubois, qui, placé alors à Besançon, et lui-même atteint de
cruelles douleurs et pertes domestiques, y cherchait un allégement dans l’entretien de
l’amitié et dans les impressions pacifiantes d’une majestueuse nature. M. Dubois a écrit
et a bien voulu nous lire un récit de cette époque de sa vie où son âme et celle de M.
Jouffroy se confondirent si étroitement. Un tel morceau, puissant de chaleur et minutieux
de souvenirs, où revivent à côté des circonstances individuelles les émotions religieuses
et politiques d’alors, serait la révélation biographique la plus directe, tant sur les
deux amis que sur toute la génération d’élite à laquelle ils appartiennent. Mais il faut
se borner à une pâle idée. Après avoir reconnu et salué le toit patriarcal, le bois de
sapins en face, à gauche, qui projette en montant ses funèbres ombres,
avoir foulé la mousse épaisse, les humides lisières où sont les fraises, et s’être assis
derrière le rucher d’abeilles, dont le miel avait enduit dès le berceau une lèvre
éloquente, il s’agissait pour les deux amis de se donner le spectacle des Alpes ; pour M.
Jouffroy, de les revoir et de les montrer ; pour M. Dubois, de les découvrir ; — car c’était
tout au plus si ce dernier les avait, en venant, aperçues de loin à l’horizon dans la
brume, et comme un ruban d’argent. M. Jouffroy conduisit donc son ami un matin, dès avant
le lever du soleil, à travers les vallées et les prairies, jusqu’à la pente de la Dôle
qu’ils gravirent. La Dôle est le point culminant du Jura, et où le Doubs prend sa source.
En montant par un certain versant et par des sentiers bien choisis, on arrive au plus haut
sans rien découvrir, et, au dernier pas exactement qui vous porte au plateau du sommet,
tout se déclare. C’est ce qui eut lieu pour M. Dubois, à qui son guide habile ménageait la
surprise : « Toutes les Alpes, comme il le dit, jaillirent devant lui d’un seul jet ! »
L’amphithéâtre glorieux encadrant le pays de Vaud, le miroir du Léman, dans un coin la
Savoie rabaissée au pied du Mont-Blanc sublime ; cet ensemble solennel que la plume, quand
l’œil n’a pas vu, n’a pas le droit de décrire ; la vapeur et les rayons du matin s’y
jouant et luttant en mille manières, voilà ce qui l’assaillit d’abord et le stupéfia. M.
Jouffroy, plus familier à l’admiration de ces lieux, en jouissait tout en jouissant de
l’immobile extase de l’ami qu’il avait guidé ; il reportait son regard avec sourire tantôt
sur le spectacle éclatant, et tantôt sur le visage ébloui ; il était comme satisfait de sa
lente démonstration si magnifiquement couronnée, il était satisfait de sa montagne. A
quelques pas en avant, un pâtre debout, les bras croisés et appuyé sur son bâton, semblait
aussi absorbé dans la grandeur des choses ; le philosophe en fut vivement frappé, et dit :
« Il y a en cette âme que voilà toutes les mêmes impressions que dans les nôtres. » — Les
images nombreuses et si belles dans la bouche de M. Jouffroy, où le pâtre intervient
souvent, datent de cette rencontre ; c’est ce qui lui a fait dire dans son émouvant
discours sur la Destinée humaine : « Le pâtre rêve comme nous à cette
infinie création dont il n’est qu’un fragment ; il se sent comme nous perdu dans cette
chaîne d’êtres dont les extrémités lui échappent ; entre lui et les animaux qu’il garde,
il lui arrive aussi de chercher le rapport ; il lui arrive de se demander si, de même
qu’il est supérieur à eux, il n’y aurait pas d’autres êtres supérieurs à lui..., et de son
propre droit, de l’autorité de son intelligence qu’on qualifie d’infirme et de bornée, il
a l’audace de poser au Créateur cette haute et mélancolique question : Pourquoi m’as-tu
fait ? et que signifie le rôle que je joue ici-bas ? » Dans ses leçons sur le
Beau, qui par malheur n’ont été nulle part recueillies, M. Jouffroy disait
fréquemment d’une voix pénétrée : « Tout parle, tout vit dans la nature ; la pierre
elle-même, le minéral le plus informe vit d’une vie sourde, et nous parle un langage
mystérieux ; et ce langage, le pâtre, dans sa solitude, l’entend, l’écoute, le sait autant
et plus que le savant et le philosophe, autant que le poëte ! »
Lorsque les amis voulurent redescendre du sommet, M. Jouffroy s’étant adressé au pâtre
pour le choix d’un certain sentier, le pâtre, sans sortir de son silence, fit signe du
bâton et rentra dans son immobilité. Avant de savoir que M. Jouffroy avait eu cette
matinée culminante sur la Dôle, qu’il avait remarqué ce pâtre sur ce plateau, et que sa
contemplation avait trouvé à une heure déterminée de sa jeunesse une forme de tableau si
en rapport et si harmonieuse, je me l’étais souvent figuré, en effet, sur un plateau élevé
des montagnes, avec moins de soleil, il est vrai, avec un horizon moins meublé de réalités
et d’images, bien qu’avec autant d’air dans les cieux. A propos de son cours sur la Destinée humaine, où il semblait n’indiquer qu’à peine aux jeunes âmes
inquiètes un sentier religieux qu’on aurait voulu alors lui entendre nommer, on disait
dans un article du Globe de décembre 1830 : « Comme un pasteur
solitaire, mélancoliquement amoureux du désert et de la nuit, il demeure immobile et
debout sur son tertre sans verdure ; mais du geste et de la voix il pousse le troupeau qui
se presse à ses pieds et qui a besoin d’abri, il le pousse à tout hasard au bercail, du
seul côté où il peut y en avoir un. »
Le propre de M. Jouffroy, c’est bien de tout voir de la montagne ; s’il envisage l’histoire, s’il décrit géographiquement les lieux, c’est par masses et formes générales, sans scrupule des détails, et avec une sorte de vérité ou d’illusion toujours majestueuse. « Les événements, a-t-il dit quelque part, sont si absolument déterminés par les idées, et les idées se succèdent et s’enchaînent d’une manière si fatale, que la seule chose dont le philosophe puisse être tenté, c’est de se croiser les bras et de regarder s’accomplir des révolutions auxquelles les hommes peuvent si peu. » Voilà tout entier dans cet aveu notre philosophe-pasteur : voir, regarder, assister, comprendre, expliquer. Aussi cette promenade sur la Dôle est-elle une merveilleuse figure de la destinée de M. Jouffroy. Chacun, en se souvenant bien, chacun a eu de la sorte son Sinaï dans sa jeunesse, sa mystérieuse montagne où la destinée s’est comme offerte aux yeux, mieux éclairée seulement qu’elle ne le sera jamais depuis. Nul ne le sait que nous ; et ce que le monde admire ensuite de nos œuvres, n’est guère que le reflet affaibli et l’ombre d’un sublime moment envolé.
Dans cette ascension de la Dôle, j’ai oublié, pour compléter la scène, de dire qu’outre les deux amis et le pâtre, il y avait là un vieux capitaine de leur connaissance, redevenu campagnard, révolutionnaire de vieille souche et grand lecteur de Voltaire. Comme il redescendait le premier dans le sentier indiqué, et qu’il voyait les deux amis avoir peine à se détacher du sommet et se retourner encore, il les gourmandait de leur lenteur, en criant : « Quand on a vu, on a vu ! » Ce capitaine voltairien, près du pâtre, dut paraître au philosophe le bon sens goguenard et prosaïque, à côté du bon sens naïf et profond.
Quelquefois, à travers leurs courses de la journée, il arrivait aux deux amis de passer à
diverses reprises la frontière ; ils se sentaient plus libres alors, soulagés du poids que
le régime de ce temps imposait aux nobles âmes, et ils entonnaient de concert la Marseillaise, comme un défi et une espérance. Le soir, quand ils trouvaient des
feux presque éteints, qu’avaient allumés les bergers, ils s’asseyaient auprès, et M.
Jouffroy, en y apportant des branches pour les ranimer, se rappelait les irruptions des
Barbares, lesquels, comme des brassées de bois vert, la Providence avait jetés de temps à
autre dans le foyer expirant des civilisations. Nul, s’il l’avait voulu, n’aurait eu plus
que lui, au service de sa pensée, de ces grandes images agrestes et naturelles.
En 1821, de retour à Paris, MM. Jouffroy et Dubois exercèrent l’un sur l’autre une
influence continue fort vive : M. Jouffroy initiait philosophiquement son ami qui n’avait
pas, jusque-là, secoué tout à fait l’autorité en matière religieuse ; M. Dubois
entrecoupait par ses élans politiques ce qu’aurait eu de trop métaphysique et spéculatif
le cours d’idées du philosophe. Leur santé à tous deux s’était fort altérée. M. Jouffroy
acquit dès lors cette constitution plus nerveuse et cette délicatesse fine de complexion,
si d’accord avec son âme, mais que quelque chose de plus robuste avait dissimulée. M.
Cousin s’était engagé dans le carbonarisme et y poussait avec prosélytisme ; après quelque
hésitation, les deux amis y entrèrent, mais par M. Augustin Thierry, dans une vente dont
faisaient partie MM. Scheffer, Bertrand, Roulin, Leroux, Guinard, etc. ; ils ne manquèrent
à aucune des démonstrations civiques qui eurent lieu au convoi de Lallemand et à celui de
Camille Jordan. En 1822, M. Jouffroy fut destitué ; M. Dubois l’était déjà. En 1823, notre
philosophe écrivait dans la solitude cet article, Comment les Dogmes
finissent, où éclatent la vertu et la foi frémissantes sous la persécution, où
retentit dans le langage de la philosophie comme un écho sacré des catacombes. M. Jouffroy
ne s’est jamais élevé à une plus grande hauteur d’audace que dans cette inspiration
refoulée ; depuis il s’est épanché, étendu, élargi, en descendant à la manière des
fleuves, dont le flot peut s’accroître, mais ne regagne plus le niveau de la source. — En
septembre 1824, le Globe fut fondé.
Il semble aujourd’hui, à ouïr certaines gens, que le Globe n’eût pour
but que de faire arriver plus commodément au pouvoir messieurs les doctrinaires grands et
petits, après avoir passé six longues années à s’encenser les uns les autres. Peu de mots
remettront à leur place ces ignorances et ces injures. M. Dubois, destitué, traduisait la
Chronique de Flodoard pour la collection de M. Guizot, écrivait quelques articles aux Tablettes universelles, qui trop tôt manquèrent, se dévorait enfin dans
l’intimité d’hommes fervents, étouffés comme lui, et dans les conversations brûlantes de
chaque jour. M. Leroux, qui, après d’excellentes études faites à Rennes au même collège
que M. Dubois, et avant de prendre rang comme une des natures de penseur les plus
puissantes et les plus ubéreuses d’aujourd’hui, était simplement ouvrier typographe, M.
Leroux avait imaginé, avec M. Lachevardière, imprimeur, d’entreprendre un journal utile,
composé d’extraits de littérature étrangère, d’analyses des principaux voyages et de faits
curieux et instructifs rassemblés avec choix. Il communiqua son cadre d’essai à M. Dubois,
qui jugea que, dans cette simple idée de magasin à l’anglaise, il n’y avait pas assez de
chance d’action ; qu’il fallait y implanter une portion de doctrine, y introduire les
questions de liberté littéraire, se poser contre la littérature impériale, et, sans songer
à la politique puisqu’on était en pleine Censure, fonder du moins une critique nouvelle et
philosophique. Des deux idées combinées de MM. Leroux et Dubois, naquit le
Globe ; mais celle de M. Dubois, bien que venue à l’occasion de l’autre, était
évidemment l’idée active, saillante et nécessaire ; aussi imprima-t-il au Globe le caractère de sa propre physionomie. M. Leroux y maintint toutefois sur le
second plan l’exécution de son projet ; et toute cette matière de voyages, de faits
étrangers, de particularités scientifiques, qui occupa longtemps les premières pages du
Globe avant l’invasion de la politique quotidienne, était ménagée par
lui. Sous le rapport des doctrines et de l’influence morale, M. Leroux ne se fit
d’ailleurs au Globe, jusqu’en 1830, qu’une position bien inférieure à
ses rares mérites et à sa portée d’esprit ; par modestie, par fierté, cachant des
convictions entières sous une bonhomie qu’on aurait dû forcer, il s’effaça trop ; quatre
ou cinq morceaux de fonds qu’il se décida à y écrire frappèrent beaucoup, mais ne l’y
assirent pas au rang qu’il aurait fallu. Il dirigeait le matériel du journal, mais en fait
d’idées il y passa toujours plus ou moins pour un rêveur. Ses opinions, afin de prévaloir,
avaient besoin d’arriver par M. Duboisdistingué, nous l’abandonnons révélateur et prophète. Mais nous irions jusqu’à
regretter de l’avoir connu et loué, quand nous le voyons provoquer l’outrage, à propos
de Jouffroy mort, contre les amis les plus chers et les plus consciencieux de cet homme
excellent, quand nous le voyons déverser l’amertume sur l’irréprochable et intègre M.
Damiron ; et tout cela parce que M. Leroux veut faire de Jouffroy son précurseur comme il a fait de M. Cousin son Antechrist. — Qu’il
nous suffise de répéter ici que, nonobstant toutes les variations subséquentes, cet
historique du Globe reste d’une parfaite exactitude.
M. Dubois s’était donc mis à l’œuvre en septembre 1824, secondé de M. Leroux, et
moyennant les avances financières de M. Lachevardière. MM. Jouffroy et Damiron, ses amis
intimes, ne pouvaient lui manquer. M. Trognon travailla aussi dès les premiers numéros.
Comme il y avait exposition de peinture au début, M. Thiers se chargea d’en rendre
compte ; sauf ce coup de main du commencement, il ne donna rien depuis au journal. M.
Mérimée donna quelque chose d’abord, mais ne continua pas sa collaboration. Quelques
jeunes gens, élèves distingués de MM. Jouffroy et Damiron, entrèrent de bonne heure, parmi
lesquels MM. Vitet et Duchâtel, qui n’étaient pas plus des doctrinaires alors que M.
Thiers. Ils connaissaient les doctrinaires sans doute, ils étaient liés, ainsi que leurs
maîtres, avec M. Guizot, avec M. de Broglie, peut-être de loin avec M. Royer-Collard ;
personne dans cette réunion commençante n’en était aux préjugés brutaux et aux
déclamations ineptes du Constitutionnel ; mais par M. Dubois, âme du
journal, un vif sentiment révolutionnaire et girondin se tenait en garde ; et, dès que la
Censure fut levée, cette pointe généreuse perça en toute occasion. M. de Rémusat, le plus
doctrinaire assurément des rédacteurs du Globe par la subtilité de son
esprit, par ses habitudes et ses liens de société, ne toucha longtemps que des sujets de
pure littérature et de poésie ; ce qu’il faisait avec une souplesse bien élégante. M.
Duvergier de Hauranne n’avait pas à un moindre degré la préoccupation littéraire, et son
zèle spirituel s’attaquait, dans l’intervalle de ses voyages d’Italie et d’Irlande, à des
points délicats de la controverse romantique. Ce n’est guère à M. Magnin toujours net et
progressif, ou à M. Ampère survenu plus tard et adonné aux excursions studieuses, qu’on
imputera un rôle dans la prétendue ligue. Le Globe n’a pas été fondé et
n’a pas grandi sous le patronage des doctrinaires, c’est-à-dire des trois ou quatre hommes
éminents à qui s’adressait alors ce nom. La bourse de M. Lachevardière, l’idée de M.
Leroux, l’impulsion de M. Dubois, voilà les données primitives ; des jeunes gens pauvres,
des talents encore obscurs, des proscrits de l’Université, ce furent les vrais
fondateurs ; la génération des salons qui s’y joignit ensuite n’étouffa jamais
l’autre.
Le public, qui aime à faire le moins de frais possible en renommée, et qui est dur à
accepter des noms nouveaux, voyant le Globe surgir, tenta d’en expliquer
le succès, et presque le talent, par l’influence invisible et suprême de quelques
personnages souvent cités. Ces personnages étaient sans doute bienveillants au Globe, mais cette bienveillance, tempérée de blâme fréquent ou même
d’épigrammes légères, ne justifiait pas l’honneur qu’on leur en faisait. Financièrement,
lorsqu’en 1828, le Globe devenant tout à fait politique, M.
Lachevardière retira ses capitaux, M. Guizot, seul parmi les doctrinaires d’alors, prit
une action. M. de Broglie aida au cautionnement ; mais c’était un simple placement de
fonds sans enjeu. Du reste, occupés de leurs propres travaux, ces messieurs n’ont jamais
contribué de leur plume à l’illustration du journal ; une seule fois, s’il m’en souvient,
M. Guizot écrivit une colonne officieuse sur un tableau de M. Gérard ; peut-être a-t-il
récidivé pour quelque autre cas analogue, mais c’est tout. M. de Barante n’a fait qu’un
seul article ; M. de Broglie n’y a jamais écrit. Les prétendus patrons hantaient si peu ce
lieu-là, qu’il a été possible à l’un des rédacteurs assidus de n’avoir pas, une seule fois
durant les six ans, l’honneur d’y rencontrer leur visage. La verdeur de certains articles
allait, de temps à autre, éveiller leur sévérité et raviver les nuances. M. Royer-Collard
réprouva hautement l’article pour lequel M. Dubois fut mis en cause et condamné, quelques
mois avant juillet 1830. M. Cousin lui-même, bien que plus rapproché du journal par son
âge et par ses amis, s’en séparait crûment dans la conversation ; il ne répondait pas de
ses disciples, il censurait leur marche, et savait marquer plus d’un défaut avec quelque
trait de cette verve incomparable qu’on lui pardonne toujours, et que le
Globe ne lui paya jamais qu’en respects.
Si l’on examine enfin l’allure et le langage du Globe depuis qu’il
devint expressément politique, c’est-à-dire sous les ministères Martignac et Polignac, on
y trouve une hardiesse, une fermeté de ton qu’aucun organe de l’opposition d’alors n’a
surpassées. Le ministère Martignac y fut attaqué de bonne heure avec une exigence dont MM.
de Rémusat, Duchâtel et Duvergier de Hauranne ont quelque droit aujourd’hui de s’étonner.
La question des Jésuites et de la liberté absolue d’enseignement prêta jusqu’au bout, sous
la plume de M. Dubois, à une controverse, excentrique si l’on veut, et par trop
chevaleresque pour le moment, mais du moins aussi peu doctrinaire que possible. M. de
Rémusat, qui traita presque seul la politique des derniers mois avant Juillet, durant la
prison de M. Dubois, ne détourna pas un seul instant le journal de la ligne extrême où il
était lancé ; vers cette fin de la lutte, toutes les pensées n’en faisaient qu’une pour la
délivrance, il semblait même qu’il y eût dans cette rédaction du Globe
des vues et des ressources d’avenir plus vastes qu’ailleurs. Quand M. Thiers, au début du
National, développait sa théorie constitutionnelle, et venait
professer Delorme comme résumé de son Histoire de la Révolution, ces articles ingénieux
étaient regardés comme de purs jeux de forme et des fictions un peu vaines au prix de la
grande question populaire et sociale ; et ce n’était pas M. Dubois seulement qui jugeait
ainsi, c’était M. Duchâtel ou tout autre. S’il y avait alors dissidence marquée, division
au Globe en quelque matière, cette dissidence portait, le dirai-je ? sur
la question dite romantique. L’école romantique des poëtes ne put jamais faire irruption
au Globe, et le gagner comme organe à elle ; mais elle y avait des
alliés et des intelligences. M. Leroux, M. Magnin, et celui qui écrit ces lignes,
penchaient plus ou moins du côté novateur en poésie ; MM. Dubois, Duvergier, de Rémusat,
et l’ensemble de la rédaction, étaient en méfiance, quoique généralement bienveillants.
Tous ces petits mouvements intérieurs se dessinèrent avec feu à l’occasion du drame de Hernani, qui eut pour résultat d’augmenter la bienveillance. Mais, hélas !
rapprochement littéraire, union politique, tout cela manqua bientôt.
Au Globe, M. Jouffroy tint une grande place ; il était le philosophe
généralisateur, le dogmatique par excellence, de même que M. Damiron était le psychologue
analyste et sagace, de même que M. Dubois était le politique ému et acéré, le critique
chaleureux. Indépendamment des articles recueillis dans le volume des Mélanges, M. Jouffroy en a écrit plusieurs sur des sujets d’histoire ou de
géographie, et y a porté sa large manière. Il cherchait à tirer des antécédents
historiques, des conditions géographiques et de l’esprit religieux des peuples, la loi de
leur mouvement et de leur destinée. Les résultats les plus généraux de ses méditations à
ce sujet sont consignés dans deux leçons d’un cours particulier professé par lui en 1826
(de l’État actuel de l’Humanité). Il ne s’y interdisait pas, comme il
l’a trop fait depuis, l’impulsion active et stimulante, l’appel à l’énergie morale d’un
chacun ; il n’y imposait pas, comme dans ses articles sur mistress Trolloppe, le calme et
le quiétisme brahmanique aux assistants éclairés, sous peine de déchéance aveugle et de
fatuité. Au contraire, il y marquait l’initiative à la civilisation chrétienne, et le
devoir d’agir à chacun de ses membres ; il y disait avec plainte : « Comment aurions-nous
des hommes politiques, des hommes d’État, quand les questions dont la solution réfléchie
peut seule les former ne sont pas même poses, pas même soupçonnées de ceux qui sont assis
au gouvernail ; quand, au lieu de regarder à l’horizon, ils regardent à leurs pieds ;
quand, au lieu d’étudier l’avenir du monde, et dans cet avenir celui de l’Europe, et dans
celui de l’Europe la mission de leur pays, ils ne s’inquiètent, ils ne s’occupent que des
détails du ménage national ?... Nous ne concevons pas que tant de gens de conscience se
jettent dans les affaires politiques, et poussent le char de notre fortune dans un sens ou
clans un autre, avant d’avoir songé à se poser ces grandes questions.... Je sais que la
marche de l’humanité est tracée, et que Dieu n’a pas laissé son avenir aux chances des
faiblesses et des caprices de quelques hommes : mais ce que nous ne pouvons empêcher ni
faire, nous pouvons du moins le retarder ou le précipiter par notre mauvaise ou bonne
conduite. Dans les larges cadres de la destinée que la Providence a faite au monde, il y a
place pour la vertu et la folie des hommes, pour le dévouement des héros et l’égoïsme des
lâches. »
C’était dans sa chambre de la rue du Four-Saint-Honoré, à l’ouverture d’un des cours
particuliers auxquels le confinait l’interdiction universitaire, que M. Jouffroy
s’exprimait ainsi. Ces cours privés étaient fort recherchés ; quelques esprits déjà mûrs,
des camarades du maître, des médecins depuis célèbres, une élite studieuse des salons,
plusieurs représentants de la jeune et future pairie, composaient l’auditoire ordinaire,
peu nombreux d’ailleurs, car l’appartement était petit, et une réunion plus apparente
serait aisément devenue suspecte avant 1828. On se rendait, une fois par semaine
seulement, à ces prédications de la philosophie ; on y arrivait comme avec ferveur et
discrétion ; il semblait qu’on y vînt puiser à une science nouvelle et défendue, qu’on y
anticipât quelque chose de la foi épurée de l’avenir. Quand les quinze ou vingt auditeurs
s’étaient rassemblés lentement, que la clef avait été retirée de la porte extérieure, et
que les derniers coups de sonnette avaient cessé, le professeur, debout, appuyé à la
cheminée, commençait presque à voix basse, et après un long silence. La figure, la
personne même de M. Jouffroy est une de celles qui frappent le plus au premier aspect, par
je ne sais quoi de mélancolique, de réservé, qui fait naître l’idée involontaire d’un
mystérieux et noble inconnu. Il commençait donc à parler ; il parlait du Beau, ou du Bien
moral, ou de l’immortalité de l’âme ; ces jours-là, son teint plus affaibli, sa joue
légèrement creusée, le bleu plus profond de son regard, ajoutaient dans les esprits aux
réminiscences idéales du Phédon. Son accent, après la première moitié
assez monotone, s’élevait et s’animait ; l’espace entre ses paroles diminuait ou se
remplissait de rayons. Son éloquence déployée prolongeait l’heure et ne pouvait se
résoudre à finir. Le jour qui baissait agrandissait la scène ; on ne sortait que croyant
et pénétré, et en se félicitant des germes reçus. Depuis qu’il professe en public, M.
Jouffroy a justifié ce qu’on attendait de lui ; mais pour ceux qui l’ont entendu dans
l’enseignement privé, rien n’a rendu ni ne rendra le charme et l’ascendant d’alorsO
vous qui lorsque seul, etc., etc. ; et l’autre qui a pour titre : Le
Soir de la Jeunesse. Nous ne croyons pas nous tromper en disant que cette
dernière pièce a été également inspirée par lui. — Dans une dernière édition de Joseph Delorme (1861), on peut lire (page 299) une lettre de Jouffroy
adressée à l’auteur ; il s’était en partie reconnu.
M. Jouffroy en était, en ces années-là, à cette période heureuse où luit l’étoile de la
jeunesse, à la période de nouveauté et d’invention ; il se sentait, à l’égard de chaque
vérité successive, dans la fraîcheur d’un premier amour ; depuis, il se répète, il se
souvient, il développe. Le malheur a voulu qu’avec sa facilité de parler et son indolence
d’écrire, il ait improvisé ses leçons les plus neuves, et qu’elles n’aient nulle part été
fixées dans leur verve délicate et leur vivacité naissante. M. Jouffroy se détermine
malaisément à écrire, bien qu’une fois à l’œuvre sa plume jouisse de tant d’abondance. Il
n’a publié d’original que la préface en tête des Esquisses morales de
Stewart, et ses articles, la plupart recueillis dans les Mélanges :
l’introduction promise des œuvres de Reid n’a pas paru. Philosophe et démonstrateur
éloquent encore plus qu’écrivain, la forme, qui a tant d’attrait pour l’artiste, convie
peu M. Jouffroy ; il souffre évidemment et retarde le plus possible de s’y emprisonner ;
il la déborde toujours. La lutte étroite, la joute de la pensée et du style ne lui va pas.
Il ne s’applique point à la fermeté de Pascal ; sa forme, à lui, quand il lui en faut une,
est belle et ample, mais lâchée, comme on dit.
Saint Jérôme appelle quelque part saint Hilaire, évêque de Poitiers, le
Rhône de l’éloquence gauloise. M. Jouffroy serait bien plutôt une Loire épanouie
qu’un Rhône impétueux, comme elle lent, large, inégalement profond, noyant démesurément
ses rives.
M. Jouffroy, entré à la Chambre depuis deux ans, a montré peu d’inclination pour la
politique, et s’est à peine efforcé d’y réussir. On le conçoit ; dans ses habitudes de
pensée et de parole, il a besoin d’espace et de temps pour se dérouler, et de silence en
face de lui. Il avait contre son début, dans cette assemblée assez vulgaire, d’être
suspect de métaphysique dès le moindre préambule. Et pourtant la parole, hardiment prise
en deux ou trois occasions, eût vaincu ce préjugé ; M. Jouffroy aurait eu beau jeu à
entamer la question européenne selon ses idées de tout temps, à tracer le rôle obligé de
la France, et à flétrir pour le coup la politique de ménage à laquelle
on l’assujettit : il n’en a rien fait, soit que l’humeur contemplative ait prédominé et
l’ait découragé de l’effort individuel, soit que, voyant une Chambre si ouverte à
entendre, il ait souri sur son banc avec dédain
Car, malgré tout le progrès de la disposition contemplative, il y a en M. Jouffroy le côté dédaigneux, ironique, l’ancien côté actif refoulé, qui se fait sentir amèrement par retours, et qui tranche, comme un éclair, sur un grand fonds de calme et d’ennui. Il y a le vieil homme, qui fut sévère au passé, hostile aux révélations, l’adversaire railleur du baron d’Eckstein, le philosophe qui ignore et supprime ce qui le gêne, comme Malebranche supprimait l’histoire. Il y a l’aristocratie du penseur et du montagnard, froideur et hauteur, le premier mouvement susceptible et chatouilleux, la lèvre qui s’amincit et se pince, une rougeur rapide à une joue qui soudain pâlit.
Mais il y a tout aussitôt et très-habituellement le côté bon, plébéien, condescendant, explicatif et affectueux, qui s’accommode aux intelligences, qui, au sortir d’un paradoxe presque outrageux, vous démontre au long des clartés et sait y démêler de nouvelles finesses ; une disposition humaine et morale, une bienveillance qui prend intérêt, qui ne se dégoûte ni ne s’émousse plus. L’idée de devoir préside à cette noble partie de l’âme que nous peignons ; si le premier mouvement s’échappe quelquefois, la seconde pensée répare toujours.
Outre les travaux et écrits ultérieurs qu’on a droit d’espérer de M. Jouffroy, il est une
œuvre qu’avant de finir nous ne pouvons nous empêcher de lui demander, parce qu’il nous y
semble admirablement propre, bien que ce soit hors de sa ligne apparente. On a reproché à
quelques endroits de sa psychologie de tenir du roman ; nous sommes persuadé qu’un roman
de lui, un vrai roman, serait un trésor de psychologie profonde. Qu’il s’y dispose de
longue main, qu’il termine par là un jour ! il s’y fondera à côté de la science une gloire
plus durable ; Pétrarque doit la sienne à ses vers vulgaires, qui seuls ont vécu. Un roman
de M. Jouffroy (et nous savons qu’il en a déjà projeté), ce serait un lieu sûr pour toute
sa psychologie réelle, qui consiste, selon nous, en observations détachées plutôt qu’en
système ; ce serait un refuge brillant pour toutes les facultés poétiques de sa nature qui
n’ont pas donné. Je la vois d’ici d’avance, cette histoire du cœur, ce Woldemar non subtil, bien supérieur à l’autre de Jacobi. L’exposition serait
lente, spacieuse, aérée, comme celles de l’Américain dont l’auteur a tant aimé la prairie
et les mers
M. Jouffroy, que nous tâchions ainsi de peindre avec un soin et des couleurs où se
mêlait l’affection, est mort le 1er mars 1842, laissant à tous d’amers regrets. Son ami
M. Damiron publia de lui, peu après, un volume posthume de Nouveaux
Mélanges philosophiques ; la haine et l’esprit de parti s’en emparèrent. Les
funérailles de l’honnête homme et du sage furent célébrées par des querelles furieuses ;
l’infamie des insultes particulières aux gazettes ecclésiastiques n’y manqua pas. Un
penseur mélancolique a dit : « Tenons-nous bien, ne mourons pas ; car, sitôt morts,
notre cercueil, pour peu qu’il en vaille la peine, servira de marchepied à quelqu’un
pour se faire voir et pérorer. Trop heureux si, derrière notre pierre, le lâche et le
méchant ne s’abritent pas pour lancer leurs flèches, comme Pâris caché derrière le
tombeau d’Ilus ! »
Le vrai savant, l’inventeur, dans les lois de l’univers et dans les
choses naturelles, en venant au monde est doué d’une organisation particulière comme le
poëte, le musicien. Sa qualité dominante, en apparence moins spéciale, parce qu’elle
appartient plus ou moins à tous les hommes et surtout à un certain âge de la vie où le
besoin d’apprendre et de découvrir nous possède, lui est propre par le degré d’intensité,
de sagacité, d’étendue. Chercher la cause et la raison des choses, trouver leurs lois, le
tente, et là où d’autres passent avec indifférence ou se laissent bercer dans la
contemplation par le sentiment, il est poussé à voir au delà et il pénètre. Noble faculté
qui, à ce degré de développement, appelle et subordonne à elle toutes les passions de
l’être et ses autres puissances ! On en a eu, à la fin du xviiie siècle et au commencement
du nôtre, de grands et sublimes exemples ; Lagrange, Laplace, Cuvier et tant d’autres à
des rangs voisins, ont excellé dans cette faculté de trouver les rapports élevés et
difficiles des choses cachées, de les poursuivre profondément, de les coordonner, de les
rendre. Ils ont à l’envi reculé les bornes du connu et repoussé la limite humaine. Je
m’imagine pourtant que nulle part peut-être cette faculté de l’intelligence avide, cet
appétit du savoir et de la découverte, et tout ce qu’il entraîne, n’a été plus en saillie,
plus à nu et dans un exemple mieux démontrable que chez M. Ampère qu’il est permis de
nommer tout à côté d’eux, tant pour la portée de toutes les idées que pour la grandeur
particulière d’un résultat. Chez ces autres hommes éminents que j’ai cités, une volonté
froide et supérieure dirigeait la recherche, l’arrêtait à temps, l’appesantissait sur des
points médités, et, comme il arrivait trop souvent, la suspendait pour se détourner à des
emplois moindres. Chez M. Ampère, l’idée même était maîtresse. Sa brusque invasion, son
accroissement irrésistible, le besoin de la saisir, de la presser dans tous ses
enchaînements, de l’approfondir en tous ses points, entraînaient ce cerveau puissant
auquel la volonté ne mettait plus aucun frein. Son exemple, c’est le triomphe, le
surcroît, si l’on veut, et l’indiscrétion de l’idée savante ; et tout se confisque alors
en elle et s’y coordonne ou s’y confond. L’imagination, l’art ingénieux et compliqué, la
ruse des moyens, l’ardeur même de cœur, y passent et l’augmentent. Quand une idée possède
cet esprit inventeur, il n’entend plus à rien autre chose, et il va au bout dans tous les
sens de cette idée comme après une proie, ou plutôt elle va au bout en lui, se conduisant
elle-même, et c’est lui qui est la proie. Si M. Ampère avait eu plus de cette volonté
suivie, de ce caractère régulier, et, on peut le dire, plus ou moins ironique, positif et
sec, dont étaient munis les hommes que nous avons nommés, il ne nous donnerait pas un tel
spectacle, et, en lui reconnaissant plus de conduite d’esprit et d’ordonnance, nous ne
verrions pas en lui le savant en quête, le chercheur de causes aussi à nu.
Il est résulté aussi de cela qu’à côté de sa pensée si grande et de sa science irrassasiable, il y a, grâce à cette vocation imposée, à cette direction impérieuse qu’il subit et ne se donne pas, il y a tous les instincts primitifs et les passions de cœur conservées, la sensibilité que s’était de bonne heure trop retranchée la froideur des autres, restée chez lui entière, les croyances morales toujours émues, la naïveté, et de plus en plus jusqu’au bout, à travers les fortes spéculations, une inexpérience craintive, une enfance, qui ne semblent point de notre temps, et toutes sortes de contrastes.
Les contrastes qui frappent chez Laplace, Lagrange, Monge et Cuvier, ce sont, par
exemple, leurs prétentions ou leurs qualités d’hommes d’État, d’hommes politiques
influents, ce sont les titres et les dignités dont ils recouvrent et quelquefois affublent
leur vrai génie. Voilà, si je ne me trompe, des distractions aussi et
des absences de ce génie, et, qui pis est, volontaires. Chez M. Ampère,
les contrastes sont sans doute d’un autre ordre ; mais ce qu’il suffit d’abord de dire,
c’est qu’ici la vanité du moins n’a aucune part, et que si des faiblesses également y
paraissent, elles restent plus naïves et comme touchantes, laissant subsister l’entière
vénération dans le sourire.
Deux parts sont à faire dans l’histoire des savants : le côté sévère, proprement
historique, qui comprend leurs découvertes positives et ce qu’ils ont ajouté d’essentiel
au monument de la connaissance humaine, et puis leur esprit en lui-même et l’anecdote de
leur vie. La solide part de la vie scientifique de M. Ampère étant retracée ci-après par
un juge bien compétent, M. LittréRevue des Deux Mondes.
André-Marie Ampère naquit à Lyon le 20 janvier 1775. Son père, négociant retiré, homme
assez instruit, l’éleva lui-même au village de Polémieux
Vers ce temps, à défaut de l’emploi des infiniment petits, l’enfant avait de lui-même cherché, m’a-t-on dit, une solution du problème des tangentes par une méthode qui se rapprochait de celle qu’on appelle méthode des limites. Je renvoie le propos, dans ses termes mêmes, aux géomètres.
Les soins de M. Daburon tirèrent le jeune émule de Pascal de son embarras, et
l’introduisirent dans la haute analyse. En même temps un ami de M. Daburon, qui s’occupait
avec succès de botanique, lui en inspirait le goût, et le guidait pour les premières
connaissances. Le monde naturel, visible, si vivant et si riche en ces belles contrées,
s’ouvrait à lui dans ses secrets, comme le monde de l’espace et des nombres. Il lisait
aussi beaucoup toutes sortes de livres, particulièrement l’Encyclopédie, d’un bout à
l’autre. Rien n’échappait à sa curiosité d’intelligence ; et une fois qu’il avait conçu,
rien ne sortait plus de sa mémoire. Il savait donc et il sut toujours, entre autres
choses, tout ce que l’Encyclopédie contenait, y compris le blason. Ainsi son jeune esprit
préludait à cette universalité de connaissances qu’il embrassa jusqu’à la fin. S’il débuta
par savoir au complet l’Encyclopédie du XVIIIe siècle, il resta encyclopédique toute sa
vie. Nous le verrons, en 1804, combiner une refonte générale des connaissances humaines ;
et ses derniers travaux sont un plan d’encyclopédie nouvelle.
Il apprit tout de lui-même, avons-nous dit, et sa pensée y gagna en vigueur et en originalité ; il apprit tout à son heure et à sa fantaisie, et il n’y prit aucune habitude de discipline.
Fit-il des vers dès ce temps-là, ou n’est-ce qu’un peu plus tard ? Quoi qu’il en soit,
les mathématiques, jusqu’en 93, l’occupèrent surtout. A dix-huit ans, il étudiait la Mécanique analytique de Lagrange, dont il avait refait presque tous les
calculs ; et il a répété souvent qu’il savait alors autant de mathématiques qu’il en a
jamais su.
La Révolution de 89, en éclatant, avait retenti jusqu’à l’âme du studieux mais impétueux
jeune homme, et il en avait accepté l’augure avec transport. Il y avait, se plaisait-il à
dire quelquefois, trois événements qui avaient eu un grand empire, un empire décisif sur
sa vie : l’un était la lecture de l’Éloge de Descartes par Thomas, lecture à laquelle il
devait son premier sentiment d’enthousiasme pour les sciences physiques et philosophiques.
Le second événement était sa première communion qui détermina en lui le sentiment
religieux et catholique, parfois obscurci depuis, mais ineffaçable. Enfin il comptait pour
le troisième de ces événements décisifs la prise de la Bastille, qui avait développé et
exalté d’abord son sentiment libéral. Ce sentiment, bien modifié ensuite, et par son
premier mariage dans une famille royaliste et dévote, et plus tard par ses retours
sincères à la soumission religieuse et ses ménagements forcés sous la Restauration, s’est
pourtant maintenu chez lui, on peut l’affirmer, dans son principe et dans son essence. M.
Ampère, par sa foi et son espoir constant en la pensée humaine, en la science et en ses
conquêtes, est resté vraiment de 89. Si son caractère intimidé se déconcertait et faisait
faute, son intelligence gardait son audace. Il eut foi, toujours et de plus en plus, et
avec cœur, à la civilisation, à ses bienfaits, à la science infatigable en marche vers
les dernières limites, s’il en est, des progrès de l’esprit
humainEssai sur la
Philosophie des Sciences.libéral que le premier éclat de tonnerre de 89
avait Enflammé.
D’illustres savants, que j’ai nommés déjà, et dont on a relevé fréquemment les sécheresses morales, conservèrent aussi jusqu’au bout, et malgré beaucoup d’autres côtés moins libéraux, le goût, l’amour des sciences et de leurs progrès ; mais, notons-le, c’était celui des sciences purement mathématiques, physiques et naturelles. M. Ampère, différent d’eux et plus libéral en ceci, n’omettait jamais, dans son zèle de savant, la pensée morale et civilisatrice, et, en ayant espoir aux résultats, il croyait surtout et toujours à l’âme de la science.
En même temps que, déjà jeune homme, les livres, les idées et les événements l’occupaient ainsi, les affections morales ne cessaient pas d’être toutes-puissantes sur son cœur. Toute sa vie il sentit le besoin de l’amitié, d’une communication expansive, active, et de chaque instant : il lui fallait verser sa pensée et en trouver l’écho autour de lui. De ses deux sœurs, il perdit l’aînée, qui avait eu beaucoup d’action sur son enfance ; il parle d’elle avec sensibilité dans des vers composés longtemps après. Ce fut une grande douleur. Mais la calamité de novembre 93 surpassa tout. Son père était juge de paix à Lyon avant le siége, et pendant le siége il avait continué de l’être, tandis que la femme et les enfants étaient restés à la campagne. Après la prise de la ville, on lui fit un crime d’avoir conservé ses fonctions ; on le traduisit au tribunal révolutionnaire et on le guillotina. J’ai sous les yeux la lettre touchante, et vraiment sublime de simplicité, dans laquelle il fait ses derniers adieux à sa femme. Ce serait une pièce de plus à ajouter à toutes celles qui attestent la sensibilité courageuse et l’élévation pure de l’âme humaine en ces extrémités. Je cite quelques passages religieusement, et sans y altérer un mot :
J’ai reçu, mon cher ange, ton billet consolateur ; il a versé un baume vivifiant sur les plaies morales que fait à mon âme le regret d’être méconnu par mes concitoyens, qui m’interdisent, par la plus cruelle séparation, une patrie que j’ai tant chérie et dont j’ai tant à cœur la prospérité. Je désire que ma mort soit le sceau d’une réconciliation générale entre tous nos frères. Je la pardonne à ceux qui s’en réjouissent, à ceux qui l’ont provoquée, et à ceux qui l’ont ordonnée. J’ai lieu de croire que la vengeance nationale, dont je suis une des plus innocentes victimes, ne s’étendra pas sur le peu de biens qui nous suffisait, grâce à la sage économie et à notre frugalité, qui fut ta vertu favorite.... Après ma confiance en l’Éternel, dans le sein duquel j’espère que ce qui restera de moi sera porté, ma plus douce consolation est que tu chériras ma mémoire autant que tu m’as été chère. Ce retour m’est dû. Si du séjour de l’Éternité, où notre chère fille m’a précédé, il m’était donné de m’occuper des choses d’ici-bas, tu seras, ainsi que mes chers enfants, l’objet de mes soins et de ma complaisance. Puissent-ils jouir d’un meilleur sort que leur père et avoir toujours devant les yeux la crainte de Dieu, cette crainte salutaire qui opère en nos cœurs l’innocence et la justice, malgré la fragilité de notre nature !... Ne parle pas à ma Joséphine du malheur de son père, fais en sorte qu’elle l’ignore ;
quant à mon fils, il n’y a rien que je n’attende de lui. Tant que tu les posséderas et qu’ils te posséderont, embrassez-vous en mémoire de moi : je vous laisse à tous mon cœur.
Suivent quelques soins d’économie domestique, quelques avis de restitutions de dettes,
minutieux scrupules d’antique probité ; le tout signé en ces mots : J.-J.
Ampère, époux, père, ami, et citoyen toujours fidèle. Ainsi mourut, avec
résignation, avec grandeur, et s’exprimant presque comme Jean-Jacques eût pu faire, cet
homme simple, ce négociant retiré, ce juge de paix de Lyon. Il mourut comme tant de
Constituants illustres, comme tant de Girondins, fils de 89 et de 91, enfants de la
Révolution, dévorés par elle, mais pieux jusqu’au bout, et ne la maudissant pas !
Parmi ses notes dernières et ses instructions d’économie à sa femme, je trouve encore ces lignes expressives, qui se rapportent à ce fils de qui il attendait tout : « Il s’en faut beaucoup, ma chère amie, que je te laisse riche, et même une aisance ordinaire ; tu ne peux l’imputer à ma mauvaise conduite ni à aucune dissipation. Ma plus grande dépense a été l’achat des livres et des instruments de géométrie dont notre fils ne pouvait se passer pour son instruction ; mais cette dépense même était une sage économie, puisqu’il n’a jamais eu d’autre maître que lui-même. »
Cette mort fut un coup affreux pour le jeune homme, et sa douleur ou plutôt sa stupeur
suspendit et opprima pendant quelque temps toutes ses facultés. Il était tombé dans une
espèce d’idiotisme, et passait sa journée à faire de petits tas de sable, sans que plus
rien de savant s’y traçât. Il ne sortit de son état morne que par la botanique, cette
science innocente dont le charme le reprit. Les Lettres de Jean-Jacques sur ce sujet lui
tombèrent un jour sous la main, et le remirent sur la trace d’un goût déjà ancien. Ce fut
bientôt un enthousiasme, un entraînement sans bornes ; car rien ne s’ébranlait à demi dans
cet esprit aux pentes rapides. Vers ce même temps, par une coïncidence heureuse, un Corpus pœtarum latinorum, ouvert au hasard, lui offrit quelques vers
d’Horace dont l’harmonie, dans sa douleur, le transporta, et lui révéla la muse latine.
C’était l’ode à Licinius et cette strophe :
Saepius ventis agitatur ingens Pinus, et celsae graviore casu Decidunt turres, feriuntque summos Fulmina montes.
Il se remit dès lors au latin, qu’il savait peu ; il se prit aux poëtes les plus difficiles, qu’il embrassa vivement. Ce goût, cette science des poëtes se mêla passionnément à sa botanique, et devint comme un chant perpétuel avec lequel il accompagnait ses courses vagabondes. Il errait tout le jour par les bois et les campagnes, herborisant, récitant aux vents des vers latins dont il s’enchantait, véritable magie qui endormait ses douleurs. Au retour, le savant reparaissait, et il rangeait les plantes cueillies avec leurs racines, il les replantait dans un petit jardin, observant l’ordre des familles naturelles. Ces années de 94 à 97 furent toutes poétiques, comme celles qui avaient précédé avaient été principalement adonnées à la géométrie et aux mathématiques. Nous le verrons bientôt revenir à ces dernières sciences, y joignant physique et chimie ; puis passer presque exclusivement, pour de longues années, à l’idéologie, à la métaphysique, jusqu’à ce que la physique, en 1820, le ressaisisse tout d’un coup et pour sa gloire : singulière alternance de facultés et de produits dans cette intelligence féconde, qui s’enrichit et se bouleverse, se retrouve et s’accroît incessamment.
Celui qui, à dix-huit ans, avait lu la Mécanique analytique de
Lagrange, récitait donc à vingt ans les poëtes, se berçait du rhythme latin, y mêlait
l’idiome toscan, et s’essayait même à composer des vers dans cette dernière langue. Il
entamait aussi le grec. Il y a une description célèbre du cheval chez Homère, Virgile et
le Tasse
Le sentiment de la nature vivante et champêtre lui créait en ces moments toute une nouvelle existence dont il s’enivrait. Circonstance piquante et qui est bien de lui ! cette nature qu’il aimait et qu’il parcourait en tous sens alors avec ravissement, comme un jardin de sa jeunesse, il ne la voyait pourtant et ne l’admirait que sous un voile qui fut levé seulement plus tard. Il était myope, et il vint jusqu’à un certain âge sans porter de lunettes ni se douter de la différence. C’est un jour, dans l’île Barbe, que, M. Ballanche lui ayant mis des lunettes sans trop de dessein, un cri d’admiration lui échappa comme à une seconde vue tout d’un coup révélée : il contemplait pour la première fois la nature dans ses couleurs distinctes et ses horizons, comme il est donné à la prunelle humaine.
Cette époque de sentiment et de poésie fut complète pour le jeune Ampère. Nous en avons
sous les yeux des preuves sans nombre dans les papiers de tous genres amassés devant nous
et qui nous sont confiés, trésor d’un fils. Il écrivit beaucoup de vers français et
ébaucha une multitude de poëmes, tragédies, comédies, sans compter les chansons,
madrigaux, charades, etc. Je trouve des scènes écrites d’une tragédie d’Agis, des fragments, des projets d’une tragédie de Conradin,
d’une Iphigénie en Tauride..., d’une autre pièce où paraissaient Carbon
et Sylla, d’une autre où figuraient Vespasien et Titus ; un morceau d’un poëme moral sur
la vie ; des vers qui célèbrent l’Assemblée constituante ; une ébauche de poëme sur les
sciences naturelles ; un commencement assez long d’une grande épopée intitulée l’Américide, dont le héros était Christophe Colomb. Chacun de ces
commencements, d’ordinaire, forme deux ou trois feuillets de sa grosse écriture d’écolier,
de cette écriture qui avait comme peur sans cesse de ne pas être assez lisible ; et la
tirade s’arrête brusquement, coupée le plus souvent par des x et y, par la formule générale pour former immédiatement toutes
les puissances d’un polynôme quelconque : je ne fais que copier. Vers ce temps, il
construisait aussi une espèce de langue philosophique dans laquelle il fit des vers ; mais
on a là-dessus trop peu de données pour en parler. Ce qu’il faut seulement conclure de cet
amas de vers et de prose où manque, non pas la facilité, mais l’art, ce que prouve cette
littérature poétique, blasonnée d’algèbre, c’est l’étonnante variété, l’exubérance et
inquiétude en tous sens de ce cerveau de vingt et un ans, dont la direction définitive
n’était pas trouvée. Le soulèvement s’essayait sur tous les points et ne se faisait jour
sur aucun. Mais un sentiment supérieur, le sentiment le plus cher et le plus universel de
la jeunesse, manquait encore, et le cœur allait éclater.
Je trouve sur une feuille, dès longtemps jaunie, ces lignes tracées. En les transcrivant, je ne me permets point d’en altérer un seul mot, non plus que pour toutes les citations qui suivront. Le jeune homme disait :
Parvenu à l’âge où les lois me rendaient maître de moi-même, mon cœur soupirait tout bas de l’être encore. Libre et insensible jusqu’à cet âge, il s’ennuyait de son oisiveté. Élevé dans une solitude presque entière, l’étude et la lecture, qui avaient fait si longtemps mes plus chères délices, me laissaient tomber dans une apathie que je n’avais jamais ressentie, et le cri de la nature répandait dans mon âme une inquiétude vague et insupportable. Un jour que je me promenais après le coucher du soleil, le long d’un ruisseau solitaire...
Le fragment s’arrête brusquement ici. Que vit-il le long de ce ruisseau ? Un autre cahier
complet de souvenirs ne nous laisse point en doute, et sous le titre : Amorum, contient, jour par jour, toute une histoire naïve de ses sentiments, de
son amour, de son mariage, et va jusqu’à la mort de l’objet aimé. Qui le croirait ? ou
plutôt, en y réfléchissant, pourquoi n’en serait-il pas ainsi ? ce savant que nous avons
vu chargé de pensées et de rides, et qui semblait n’avoir dû vivre que dans le monde des
nombres, il a été un énergique adolescent : la jeunesse aussi l’a touché, en passant, de
son auréole ; il a aimé, il a pu plaire ; et tout cela, avec les ans, s’était recouvert,
s’était oublié ; il se serait peut-être étonné comme nous, s’il avait retrouvé, en
cherchant quelque mémoire de géométrie, ce journal de son cœur, ce cahier d’Amorum enseveli.
Jeunesse des hommes simples et purs, jeunesse du vicaire Primerose et du pasteur Walter, revenez à notre mémoire pour faire accompagnement naturel et pour sourire avec nous à cette autre jeunesse ! Si Euler ou Haller ont aimé, s’ils avaient écrit dans un registre leurs journées d’alors, n’auraient-ils pas souvent dit ainsi ?
Dimanche, 10 avril (96).—Je l’ai vue pour la première fois. Samedi, 20 août.—Je suis allé chez elle, et on m’y a prêté les Novelle moralide Soave.... Samedi, 3 septembre.—M. Couppier étant parti la veille, je suis allé rendre les Novelle morali ;on m’a donné à choisir dans la bibliothèque ; j’ai pris madame Des Houlières, je suis resté un moment seul avec elle.Dimanche, 4.—J’ai accompagné les deux sœurs après la messe, et j’ai rapporté le premier tome de Bernardin ; elle me dit qu’elle serait seule, sa mère et sa sœur partant le mercredi. ... Vendredi, 16.—Je fus rendre le second volume de Bernardin. Je fis la conversation avec elle et Génie. Je promis des comédies pour le lendemain. Samedi, 17.—Je les portai, et je commençai à ouvrir mon cœur. Dimanche, 18.—Je la vis jouer aux dames après la messe. Lundi, 19.—J’achevai de m’expliquer, j’en rapportai de faibles espérances et la défense d’y retourner avant le retour de sa mère. Samedi, 24.—Je fus rendre le troisième volume de Bernardin avec madame Des Houlières ; je rapportai le quatrième et la Dunciade, et le parapluie.Lundi, 26.—Je fus rendre la Dunciadeet le parapluie ; je la trouvai dans le jardin sans oser lui parler.Vendredi, 30.—Je portai la quatrième volume de Bernardin et Racine ; je m’ouvris à la mère, que je trouvai dans la salle à mesurer de la toile.
Remarquez, voilà le mot dit à la mère, treize jours après le premier aveu à la fille : marche régulière des amours antiques et vertueuses !
Je continue en choisissant :
Samedi, 12 novembre.—Madame Carron ( la mère) étant sortie, je parlai un peu à Julie qui me rembourra bien et sortit. Élise (la sœur) me dit de passer l’hiver sans plus parler.Mercredi, 16.—La mère me dit qu’il y avait longtemps qu’on ne m’avait vu. Elle sortit un moment avec Julie, et je remerciai Élise qui me parla froidement. Avant de sortir, Julie m’apporta avec grâce les Lettres provinciales.... Vendredi, 9 décembre à dix heures du matin.—Elle m’ouvrit la porte en bonnet de nuit et me parla un moment tête à tête dans la cuisine ; j’entrai ensuite chez madame Carron, on parla de Richelieu. Je revins à Polémieux l’après-dîner.
Je ne multiplierai pas ces citations : tout le journal est ainsi. Madame Des Houlières et
madame de Sévigné, et Richelieu, on vient de le voir, s’y mêlent
agréablement ; les chansons galantes vont leur train : la trigonométrie n’est pas oubliée.
On s’amuse à mesurer la hauteur du clocher de Saint-Germain (du Mont-d’Or), lieu de
résidence de l’amie. Une éclipse a lieu en ce temps-là, on l’observe. Au retour,
l’astronome amoureux lira une élégie très-passionnée de Saint-Lambert
(Je ne sentais auprès des belles, etc., etc.), ou bien il traduira en
vers un chœur de l’Aminte. Une autre fois, il prête son étui de
mathématiques au cousin de sa fiancée, et il rapporte la Princesse de
Clèves. Ses plus grandes joies, c’est de s’asseoir près de Julie sous prétexte
d’une partie de domino ou de solitaire, c’est de manger une cerise qu’elle a laissée
tomber, de baiser une rose qu’elle a touchée, de lui donner la main à la promenade pour
franchir un hausse-pied, de la voir au jardin composer un bouquet de jasmin, de troëne,
d’aurone et de campanule double dont elle lui accorde une fleur qu’il place dans un petit
tableau : ce que plus tard, pendant les ennuis de l’absence, il appellera le
talisman. Ce souvenir du bouquet, que nous trouvons consigné dans son journal, lui
inspirait de plus des vers, les seuls dont nous citerons quelques-uns, à cause du
mouvement qui les anime et de la grâce du dernier :
Que j’aime à m’égarer dans ces routes fleuries Où je t’ai vue errer sous un dais de lilas ! Que j’aime à répéter aux Nymphes attendries, Sur l’herbe où tu t’assis, les vers que tu chantas ! Au bord de ce ruisseau dont les ondes chéries Ont à mes yeux séduits réfléchi tes appas. Sur les débris des fleurs que les mains ont cueillies, Que j’aime à respirer l’air que tu respiras ! Les voilà ces jasmins dont je t’avais parée ; Ce bouquet de troëne a touché les cheveux...
Ainsi, celui que nous avons vu distrait bien souvent comme La Fontaine s’essayait alors,
jeune et non sans poésie, à des rimes galantes et tendres : mistis carminibus
non sine fistula.—Mais le plus beau jour de ces saisons amoureuses nous est assez
désigné par une inscription plus grosse sur le cahier : LUNDI, 3 juillet (1797). Voici
l’idylle complète, telle qu’on la pourrait croire traduite d’Hermann et
Dorothée, ou extraite d’une page oubliée des Confessions :
« Elles vinrent enfin nous voir (à Polémieux) à trois heures trois
quarts. Nous fûmes dans l’allée, où je montai sur le grand cerisier, d’où je jetai des
cerises à Julie, Élise et ma sœur ; tout le monde vint. Ensuite je cédai ma place à
François, qui nous baissa des branches où nous cueillions nous-mêmes, ce qui amusa
beaucoup Julie. On apporta le goûter ; elle s’assit sur une planche à terre avec ma sœur
et Élise, et je me mis sur l’herbe à côté d’elle. Je mangeai des cerises qui avaient été
sur ses genoux. Nous fûmes tous les quatre au grand jardin où elle accepta un lis de ma
main. Nous allâmes ensuite voir le ruisseau ; je lui donnai la main pour sauter le petit
mur, et les deux mains pour le remonter. Je m’étais assis à côté d’elle au bord du
ruisseau, loin d’Élise et de ma sœur ; nous les accompagnâmes le soir jusqu’au moulin à
vent, où je m’assis encore à côté d’elle pour observer, nous quatre, le coucher du soleil
qui dorait ses habits d’une lumière charmante. Elle emporta un second lis que je lui
donnai, en passant pour s’en aller, dans le grand jardin. »
Pourtant il fallait penser à l’avenir. Le jeune Ampère était sans fortune, et le mariage
allait lui imposer des charges. On décida, qu’il irait à Lyon ; on agita même un moment
s’il n’entrerait pas dans le commerce ; mais la science l’emporta. Il donna des leçons
particulières de mathématiques. Logé grande rue Mercière, chez MM. Périsse, libraires,
cousins de sa fiancée, son temps se partageait entre ses études et ses courses à
Saint-Germain, où il s’échappait fréquemment. Cependant, par le fait de ses nouvelles
occupations, le cours naturel des idées mathématiques reprenait le dessus dans son
esprit ; il y joignait les études physiques. La Chimie de Lavoisier,
publiée depuis quelques années, mais de doctrine si récente, saisissait vivement tous les
jeunes esprits savants ; et pendant que Davy, comme son frère nous le raconte, la lisait
en Angleterre avec grande émulation et ardent désir d’y ajouter, M. Ampère la lisait à
Lyon dans un esprit semblable. De grand matin, de quatre à six heures, même avant les mois
d’été, il se réunissait en conférence avec quelques amis, à un cinquième étage, place des
Cordeliers, chez son ami Lenoir. Des noms bien connus des Lyonnais, Journel, Bonjour et
Barret (depuis prêtre et jésuite), tous caractères originaux et de bon aloi, en faisaient
partie. J’allais y joindre, pour avoir occasion de les nommer à côté de leur ami, MM.
Bredin et Beuchot ; mais on m’assure qu’ils n’étaient pas de la petite réunion même. On y
lisait à haute voix le traité de Lavoisier, et M. Ampère, qui ne le connaissait pas
jusqu’alors, ne cessait de se récrier à cette exposition si lucide de découvertes si
imprévues. Au sortir de la séance matinale, et comme édifié par la science, on s’en allait
diligemment chacun à ses travaux du jour.
Admirable jeunesse, âge audacieux, saison féconde, où tout s’exalte et cœxiste à la fois, qui aime et qui médite, qui scrute et découvre, et qui chante, qui suffit à tout ; qui ne laisse rien d’inexploré de ce qui la tente, et qui est tentée de tout ce qui est vrai ou beau ! Jeunesse à jamais regrettée, qui, à l’entrée de la carrière, sous le ciel qui lui verse les rayons, à demi penchée hors du char, livre des deux mains toutes ses râpes et pousse de front tous ses coursiers !
Le mariage de M. Ampère et de Mademoiselle Julie Carron eut lieu, religieusement et
secrètement encore, le 15 thermidor an VII (août 1799), et civilement quelques semaines
après. M. Ballanche, par un épithalame en prose, célébra, dans le mode antique, la
félicité de son ami et les chastes rayons de l’étoile nuptiale du soir se levant sur les montagnes de Polémieux. Pour le nouvel époux, les deux premières
années se passèrent dans le même bonheur, dans les mêmes études. Il continuait ses leçons
de mathématiques à Lyon, et y demeurait avec sa femme, qui d’ailleurs était souvent à
Saint-Germain. Elle lui donna un fils, celui qui honore aujourd’hui et confirme son nom.
Mais bientôt la santé de la mère déclina, et quand M. Ampère fut nommé, en décembre 1801,
professeur de physique et de chimie à l’École centrale de l’Ain, il dut aller s’établir
seul à Bourg, laissant à Lyon sa femme souffrante avec son enfant. Les correspondances
surabondantes que nous avons sous les yeux, et qui comprennent les deux années qui
suivirent, jusqu’à la mort de sa femme, représentent pour nous, avec un intérêt aussi
intime et dans une révélation aussi naïve, le journal qui précéda le mariage et qui ne
reprend qu’aux approches de la mort. Toute la série de ses travaux, de ses projets, de ses
sentiments, s’y fait suivre sans interruption. A peine arrivé à Bourg, il mit en état le
cabinet de physique, le laboratoire de chimie, et commença du mieux qu’il put, avec des
instruments incomplets, ses expériences. La chimie lui plaisait surtout : elle était, de
toutes les parties de la physique, celle qui l’invitait le plus naturellement, comme plus
voisine des causes. Il s’en exprime avec charme : « Ma chimie, écrit-il, a commencé
aujourd’hui : de superbes expériences ont inspiré une espèce d’enthousiasme. De douze
auditeurs, il en est resté quatre après la leçon, je leur ai assigné des emplois, etc. »
Parmi les professeurs de Bourg, un seul fut bientôt particulièrement lié avec lui ; M.
Clerc, professeur de mathématiques, qui s’était mis tard à cette science, et qui n’avait
qu’entamé les parties transcendantes, mais homme de candeur et de mérite, devint le
collaborateur de M. Ampère dans un ouvrage qui devait avoir pour titre : Leçons élémentaires sur les séries et autres formules indéfinies. Cet ouvrage, qui
avait été mené presque à fin, n’a jamais paru. C’est vers ce temps que M. Ampère lut dans
le Moniteur le programme du prix de 60, 000 francs proposé par
Bonaparte, en ces termes : « Je désire donner en encouragement une somme de 60, 000 francs
à celui qui, par ses expériences et ses découvertes, fera faire à l’électricité et au
galvanisme un pas comparable à celui qu’ont fait faire à ces sciences Franklin et
Volta, ... mon but spécial étant d’encourager et de fixer l’attention des physiciens sur
cette partie de la physique, qui est, à mon sens, le chemin des grandes découvertes. » M.
Ampère, aussitôt cet exemplaire du Moniteur reçu de Lyon, écrivait à sa
femme : « Mille remercîments à ton cousin de ce qu’il m’a envoyé, c’est un prix de 60, 000
francs que je tâcherai de gagner quand j’en aurai le temps. C’est précisément le sujet que
je traitais dans l’ouvrage sur la physique que j’ai commencé d’imprimer ; mais il faut le
perfectionner, et confirmer ma théorie par de nouvelles expériences. » Cet ouvrage,
interrompu comme le précédent, n’a jamais été achevé. Il s’écrie encore avec cette
bonhomie si belle quand elle a le génie derrière pour appuyer sa confiance : « Oh ! mon
amie, ma bonne amie ! si M. de Lalande me fait nommer au Lycée de Lyon et que je gagne le
prix de 60, 000 francs, je serai bien content, car tu ne manqueras plus de rien... » Ce
fut Davy qui gagna le prix par sa découverte des rapports de l’attraction chimique et de
l’attraction électrique, et par sa décomposition des terres. Si M. Ampère avait fait
quinze ans plus tôt ses découvertes électro-magnétiques, nul doute qu’il n’eût au moins
balancé le prix. Certes, il a répondu aussi directement que l’illustre Anglais à l’appel
du premier Consul, dans ce chemin des grandes découvertes : il a rempli
en 1820 sa belle part du programme de Napoléon.
Mais une autre idée, une idée purement mathématique, vint alors à la traverse dans son esprit. Laissons-le raconter lui-même :
Il y a sept ans, ma bonne amie, que je m’étais proposé un problème de mon invention, que je n’avais point pu résoudre directement, mais dont j’avais trouvé par hasard une solution dont je connaissais la justesse sans pouvoir la démontrer. Cela me revenait souvent dans l’esprit, et j’ai cherché vingt fois à trouver directement cette solution. Depuis quelques jours cette idée me suivait partout. Enfin, je ne sais comment, je viens de la trouver avec une foule de considérations curieuses et nouvelles sur la théorie des probabilités. Comme je crois qu’il y a peu de mathématiciens en France qui puissent résoudre ce problème en moins de temps, je ne doute pas que sa publication dans une brochure d’une vingtaine de pages ne me fût un bon moyen de parvenir à une chaire de mathématiques dans un lycée. Ce petit ouvrage d’algèbre pure, et où l’on n’a besoin d’aucune figure, sera rédigé après-demain ; je le relirai et le corrigerai jusqu’à la semaine prochaine, que je te l’enverrai...
Et plus loin :
J’ai travaillé fortement hier à mon petit ouvrage. Ce problème est peu de chose en lui-même, mais la manière dont je l’ai résolu et les difficultés qu’il présentait lui donnent du prix. Rien n’est plus propre d’ailleurs à faire juger de ce que je puis faire en ce genre...
Et encore :
J’ai fait hier une importante découverte sur la théorie du jeu en parvenant à résoudre un nouveau problème plus difficile encore que le précédent, et que je travaille à insérer dans le même ouvrage, ce qui ne le grossira pas beaucoup, parce que j’ai fait un nouveau commencement plus court que l’ancien... Je suis sûr qu’il me vaudra, pourvu qu’il soit imprimé à temps, une place de lycée ; car, dans l’état où il est à présent, il n’y a guère de mathématiciens en France capables d’en faire un pareil : je te dis cela comme je le pense, pour que tu ne le dises à personne.
Le mémoire, qui fut intitulé Essai sur la théorie mathématique du jeu,
et qui devait être terminé en une huitaine, subit, selon l’habitude de cette pensée
ardente et inquiète, un grand nombre de refontes, de remaniements, et la correspondance
est remplie de l’annonce de l’envoi toujours retardé. Rien ne nous a mis plus à même de
juger combien ce qui dominait chez M. Ampère, dès le temps de sa jeunesse, était
l’abondance d’idées, l’opulence de moyens, plutôt que le parti pris et le choix. Il voyait
tour à tour et sans relâche toutes les faces d’une idée, d’une invention ; il en
parcourait irrésistiblement tous les points de vue ; il ne s’arrêtait pas.
Je m’imagine (que les mathématiciens me pardonnent si je m’égare), je m’imagine qu’il y
a dans cet ordre de vérités, comme dans celles de la pensée plus usuelle et plus
accessible, une expression unique, la meilleure entre plusieurs, la plus droite, la plus
simple, la plus nécessaire. Le grand Arnauld, par exemple, est tout aussi grand logicien
que La Bruyère ; il trouve des vérités aussi difficiles, aussi rares, je le crois ; mais
La Bruyère exprime d’un mot ce que l’autre étend. En analyse mathématique, il en doit être
ainsi : le style y est quelque chose. Or, tout style (la vérité de l’idée étant donnée)
est un choix entre plusieurs expressions ; c’est une décision prompte et nette, un coup
d’État dans l’exécution. Je m’imagine encore qu’Euler, Lagrange, avaient cette expression
prompte, nette, élégante, cette économie continue du développement, qui s’alliait à leur
fécondité intérieure et la servait à merveille. Autant que je puis me le figurer par
l’extérieur du procédé dont le fond m’échappe, M. Ampère était plutôt en analyse un
inventeur fécond, égal à tous en combinaisons difficiles, mais retardé par l’embarras de
choisir ; il était moins décidément écrivain.
Une grande inquiétude de M. Ampère allait à savoir si toutes les formules de son mémoire
étaient bien nouvelles, si d’autres, à son insu, ne l’avaient pas devancé. Mais à qui
s’adresser pour cette question délicate ? Il y avait à l’École centrale de Lyon un
professeur de mathématiques, M. Roux, également secrétaire de l’Athénée. C’est de lui que
M. Ampère attendit quelque temps cette réponse avec anxiété, comme un véritable oracle.
Mais il finit par découvrir que les connaissances du bon M. Roux en mathématiques
n’allaient pas là. Enfin, M. de Lalande étant venu à Bourg vers ce temps, M. Ampère lui
présenta son travail, ou plutôt le travail, lu à une séance de la Société d’émulation de
l’Ain, à laquelle M. de Lalande assistait, fut remis à l’examen d’une commission dont ce
dernier faisait partie. M. de Lalande, après de grands éloges fort sincères, finit par
demander à l’auteur des exemples en nombre de ses formules algébriques, ajoutant que
c’était pour mettre dans son rapport les résultats à la portée de tout le monde : « J’ai
conclu de tout cela, écrit M. Ampère, qu’il n’avait pas voulu se donner la peine de suivre
mes calculs, qui exigent, en effet, de profondes connaissances en mathématiques. Je lui
ferai des exemples ; mais je persiste à faire imprimer mon ouvrage tel qu’il est. Ces
exemples lui donneraient l’air d’un ouvrage d’écolier. » A la fin de 1802, MM. Delambre et
Villar, chargés d’organiser les lycées dans cette partie de la France, vinrent à Bourg, et
M. Ampère trouva dans M. Delambre le juge qu’il désirait et un appui efficace. Le mémoire
sur la Théorie mathématique du jeu, alors imprimé, donna au savant
examinateur une première idée assez haute du jeune mathématicien. Un autre mémoire sur
l’Application à la mécanique des formules du calcul des variations,
composé en très-peu de jours à son intention, et qu’il entendit dans une séance de la
Société d’émulation, ajouta à cette idée. Le nouveau mémoire que nous venons de
mentionner, et qui eut aussi toutes ses vicissitudes (particulièrement une certaine
aventure de charrette sur le grand chemin de Bourg à Lyon, et dans laquelle il faillit
être perdu), copié enfin au net, fut porté à Paris par M. de Jussieu, et remis aux mains
de M. Delambre, revenu de sa tournée. Celui-ci le présenta à l’Institut, et le fit lire à
M. de Laplace. Cependant M. Ampère, nommé professeur de mathématiques et d’astronomie,
avait passé, selon son désir, au Lycée de Lyon.
Mais d’autres événements non moins importants, et bien contraires, s’étaient accomplis
dans cet intervalle. Au milieu de ses travaux continus à Bourg, de ses leçons à l’École
centrale, et des leçons particulières qu’il y ajoutait, on se figurerait difficilement à
quel point allait la préoccupation morale, la sollicitude passionnée qui remplissait ses
lettres de chaque jour. Il écrit régulièrement par chaque voyage du messager, la poste
étant trop coûteuse. Ces détails d’économie, de tendresse, l’avarice où il est de son
temps, l’effusion de ses souvenirs et de ses inquiétudes, l’espoir, dans lequel il vit,
d’aller à Lyon à quelque courte vacance de Pâques, tout cela se mêle, d’une bien piquante
et touchante façon, à son mémoire de mathématiques, au récit de ses expériences chimiques,
aux petites maladresses qui parfois y éclatent, aux petites supercheries, dit-il, à l’aide
desquelles il les répare. Mais il faut citer la promenade entière d’un de ses grands jours
de congé : dans le commencement de la lettre, il vient de s’écrier comme un écolier : Quand viendront les vacances !
... J’en étais à cette exclamation quand j’ai pris tout à coup une résolution qui te paraîtra peut-être singulière. J’ai voulu retourner avec le paquet de tes lettres dans le pré, derrière l’hôpital, où j’avais été les lire avant mes voyages de Lyon, avec tant de plaisir. J’y voulais retrouver de doux souvenirs dont j’avais, ce jour-là, fait provision, et j’en ai recueilli au contraire de bien plus doux pour une autre fois. Que tes lettres sont douces à lire ! il faut avoir ton âme pour écrire des choses qui vont si bien au cœur, sans le vouloir, à ce qu’il semble. Je suis resté jusqu’à deux heures assis sous un arbre, un joli pré a droite, la rivière, où flottaient d’aimables canards, à gauche et devant moi. Derrière était le bâtiment de l’hôpital. Tu conçois que j’avais pris la précaution de dire chez madame Beauregard, en quittant ma lettre pour aller à midi faire cette partie, que je n’irais pas dîner aujourd’hui chez elle. Elle croit que je dîne en ville ; mais, comme j’avais bien déjeuné, je m’en suis mieux trouvé de ne dîner que d’amour. A deux heures, je me sentais si calme et l’esprit si à mon aise, au lieu de l’ennui qui m’oppressait ce matin, que j’ai voulu me promener et herboriser. J’ai remonté la Ressouse dans les prés, et, en continuant toujours d’en côtoyer le bord, je suis arrivé à vingt pas d’un bois charmant, que je voyais dans le lointain à une demi-lieue de la ville et que j’avais bien envie de parcourir. Arrivé là, la rivière, par un détour subit, m’a ôté toute espérance d’y parvenir, en se montrant entre lui et moi. Il a donc fallu y renoncer, et je suis venu par la route du Bourg au village de Ceyzériat, plantée de peupliers d’Italie qui en font une superbe avenue ;... j’avais à la main un paquet de plantes.
La jolie église de Brou n’est pas oubliée ailleurs dans ses récits. Voilà bien des promenades tout au long, comme les aimaient La Fontaine et Ducis. — Je voudrais que les jeunes professeurs exilés en province, et souffrant de ces belles années contenues, si bien employées du reste et si décisives, pussent lire, comme je l’ai fait, toutes ces lettres d’un homme de génie pauvre, obscur alors, et s’efforçant comme eux ; ils apprendraient à redoubler de foi dans l’étude, dans les affections sévères : ils s’enhardiraient pour l’avenir.
Les idées religieuses avaient été vives chez le jeune Ampère à l’époque de sa première communion ; nous ne voyons pas qu’elles aient cessé complètement dans les années qui suivirent ; mais elles s’étaient certainement affaiblies. L’absence, la douleur et l’exaltation chaste les réveillèrent avec puissance. On sait, et l’on a dit souvent, que M. Ampère était religieux, qu’il était croyant au christianisme, comme d’autres illustres savants du premier ordre, les Newton, les Leibniz, les Haller, les Euler, les Jussieu. On croit, en général, que ces savants restèrent constamment fermes et calmes dans la naïveté et la profondeur de leur foi, et je le crois pour plusieurs, pour les Jussieu, pour Euler, par exemple. Quant au grand Haller, il est nécessaire de lire le journal de sa vie pour découvrir sa lutte perpétuelle et ses combats sous cette apparence calme qu’on lui connaissait : il s’est presque autant tourmenté que Pascal. M. Ampère était de ceux-ci, de ceux que l’épreuve tourmente, et, quoique sa foi fût réelle et qu’en définitive elle triomphât, elle ne resta ni sans éclipses ni sans vicissitudes. Je lis dans une lettre de ce temps :
... J’ai été chercher dans la petite chambre au-dessus du laboratoire, où est toujours mon bureau, le portefeuille en soie, J’en veux faire la revue ce soir, après avoir répondu à tous les articles de ta dernière lettre, et t’avoir priée, d’après une suite d’idées qui se sont depuis une heure succédé dans ma tête, de m’envoyer les deux livres que je te demanderai tout à l’heure. L’état de mon esprit est singulier : il est comme un homme qui se noierait dans son crachat... Les idées de Dieu, d’Éternité, dominaient parmi celles qui flottaient dans mon imagination, et, après bien des pensées et des réflexions singulières dont le détail serait trop long, je me suis déterminé à te demander le
Psautier françaisde La Harpe, qui doit être à la maison, broché, je crois, en papier vert, et un livre d’Heuresà ton choix.
Il faudrait le verbe de Pascal ou de Bossuet pour triompher pertinemment de cet homme de
génie qui se noie, nous dit-il, en sa pensée comme en son crachat. Je
trouve encore quelques endroits qui dénotent un retour pratique : « Je finis cette lettre,
parce que j’entends sonner une messe où je veux aller demander la guérison de ma Julie. »
Et encore : « Je veux aller demain m’acquitter de ce que tu sais, et prier pour vous
deux. » — Ainsi, vivant en attente, aspirant toujours à la réunion avec sa femme, il n’en
voyait le moyen que dans sa nomination au futur Lycée de Lyon, et s’écriait : « Ah !
Lycée, Lycée, quand viendras-tu à mon secours ? »
Le Lycée vint, mais sa femme, au terme de sa maladie, se mourait. Les dernières lignes du journal parleront pour moi, et mieux que moi :
17 avril (1803), dimanche de Quasimodo. — Je revins de Bourg pour ne plus quitter ma Julie. ... 15 mai, dimanche. — Je fus à l’église de Polémieux, pour la première fois depuis la mort de ma sœur. ... 7 juin, mardi, saint Robert. — Ce jour a décidé du reste de ma vie. 14, mardi.—On me fit attendre le petit-lait à l’hôpital. J’entrai dans l’église d’où sortait un mort. Communion spirituelle. ... 13 juillet, mercredi, à neuf heures du matin!
(Suivent les deux versets :)
Multa flagella peccatoris, sperantem autem in Domino misericordia circumdabit. Firmabo super te oculos meos et instruam te in via hac qua gradieris. Amen.
C’est sous le coup menaçant de cette douleur, et à l’extrémité de toute espérance, que dut être écrite la prière suivante, où l’un des versets précédents se retrouve :
Mon Dieu, je vous remercie de m’avoir créé, racheté, et éclairé de votre divine lumière en me faisant naître dans le sein de l’Église catholique. Je vous remercie de m’avoir rappelé à vous après mes égarements ; je vous remercie de me les avoir pardonnés. Je sens que vous voulez que je ne vive que pour vous, que tous mes moments vous soient consacrés. M’ôterez-vous tout bonheur sur cette terre ? Vous en êtes le maître, ô mon Dieu ! mes crimes m’ont mérité ce châtiment. Mais peut-être écouterez-vous encore la voix de vos miséricordes :
Multa flagella peccatoris, sperantem autem, etc. J’espère en vous, ô mon Dieu ! mais je serai soumis à votre arrêt, quel qu’il soit. J’eusse préféré la mort ; mais je ne méritais pas le ciel, et vous n’avez pas voulu me plonger dans l’enfer. Daignez me secourir pour qu’une vie passée dans la douleur me mérite une bonne mort dont je me suis rendu indigne. O Seigneur, Dieu de miséricorde, daignez me réunir dans le ciel à ce que vous m’aviez permis d’aimer sur la terre !
Ce serait mentir à la mémoire de M. Ampère que d’omettre de telles pièces quand on les a sous les yeux, de même que c’eût été mentir à la mémoire de Pascal que de supprimer son petit parchemin. M. de Condorcet lui-même ne l’oserait pas.
Sur la recommandation de M. Delambre, M. Lacuée de Cessac, président de la section de la guerre, nomma en vendémiaire an XIII (1804) M. Ampère répétiteur d’analyse à l’École polytechnique. Celui-ci quitta Lyon qui ne lui offrait plus que des souvenirs déchirants, et arriva dans la capitale, où pour lui une nouvelle vie commence.
De même qu’en 93, après la mort de son père, il n’était parvenu à sortir de la stupeur où il était tombé que par une étude toute fraîche, la botanique et la poésie latine, dont le double attrait l’avait ranimé, de même, après la mort de sa femme, il ne put échapper à l’abattement extrême et s’en relever que par une nouvelle étude survenante, qui fît, en quelque sorte, révulsion sur son intelligence. En tête d’un des nombreux projets d’ouvrages de métaphysique qu’il a ébauchés, je trouve cette phrase qui ne laisse aucun doute : « C’est en 1803 que je commençai à m’occuper presque exclusivement de recherches sur les phénomènes aussi variés qu’intéressants que l’intelligence humaine offre à l’observateur qui sait se soustraire à l’influence des habitudes. » C’était s’y prendre d’une façon scabreuse pour tenir fidèlement cette promesse de soumission religieuse et de foi qu’il avait scellée sur la tombe d’une épouse. N’admirez-vous pas ici la contradiction inhérente à l’esprit humain, dans toute sa naïveté ? La Religion, la Science, double besoin immortel ! A peine l’une est-elle satisfaite dans un esprit puissant, et se croit-elle sûre de son objet et apaisée, que voilà l’autre qui se relève et qui demande pâture à son tour. Et si l’on n’y prend garde, c’est celle qui se croyait sûre qui va être ébranlée ou dévorée.
M. Ampère l’éprouva : en moins de deux ou trois années, il se trouva lancé bien loin de
l’ordre d’idées où il croyait s’être réfugié pour toujours. L’idéologie alors était au
plus haut point de faveur et d’éclat dans le monde savant : la persécution même l’avait
rehaussée. La société d’Auteuil florissait encore. L’Institut ou, après lui, les Académies
étrangères proposaient de graves sujets d’analyse intellectuelle aux élèves, aux émules,
s’il s’en trouvait, des Cabanis et des Tracy. M. Ampère put aisément être présenté aux
principaux de ce monde philosophique par son compatriote et ami, M. Degérando. Mais celui
qui eut dès lors le plus de rapports avec lui et le plus d’action sur sa pensée, fut M.
Maine de Biran, lequel, déjà connu par son Mémoire de l’Habitude,
travaillait à se détacher arec originalité du point de vue de ses premiers maîtres.
Se savoir soi-même, pour une âme avide de savoir, c’est le plus
attrayant des abîmes : M. Ampère n’y résista pas. Dès floréal an XIII (1805), un ami bien
fidèle, M. Ballanche, lui adressait de Lyon ces avertissements, où se peignent les
craintes de l’amitié redoublées par une imagination tendre :
... Ce que vous me dites au sujet de vos succès en métaphysique me désole. Je vois avec peine qu’à trente ans vous entriez dans une nouvelle carrière. On ne va pas loin quand on change tous les jours de route. Songez bien qu’il n’y a que de très-grands succès qui puissent justifier votre abandon des mathématiques, où ceux que vous avez déjà eus présagent ceux que vous devez attendre. Mais je sais que vous ne pouvez mettre de frein à votre cerveau.
Cette idéologie ne fera-t-elle point quelque tort à vos sentiments religieux ? Prenez bien garde, mon cher et très-cher ami, vous êtes sur la pointe d’un précipice : pour peu que la tête vous tourne, je ne sais pas ce qui va arriver. Je ne puis m’empêcher d’être inquiet. Votre imagination est une bien cruelle puissance qui vous subjugue et vous tyrannise. Quelle différence il y a entre nous et Noël ! J’ai retrouvé ici les jeunes gens qui appartiennent comme moi à la société que vous savez. Combien ils sont heureux ! Combien je désirerais leur ressembler !...
Mais une autre lettre un peu postérieure (mars 1806) achève de nous révéler l’intérieur
de ces nobles âmes troublées et de les éclairer du dedans par un rayon trop direct, trop
prolongé et trop admirable de nuance, pour que nous le dérobions. Nulle part l’auteur
d’Orphée n’a été plus élégiaque et plus harmonieux, en même temps que
la réalité s’y ajoute et que la souffrance y est présente :
J’ai reçu, mon cher ami, votre énorme lettre ; elle m’a horriblement fatigué. Le pis de cela, c’est que je n’ai absolument rien à vous dire, aucun conseil à vous donner. Nous sommes deux misérables créatures à qui les inconséquences ne coûtent rien. Un brasier est dans votre cœur, le néant s’est logé dans le mien. Vous tenez beaucoup trop à la vie, et j’y tiens trop peu. Vous êtes trop passionné, et j’ai trop d’indifférence. Mon pauvre ami, nous sommes tous les deux bien à plaindre. Vous avez été ces jours-ci l’objet de toutes mes pensées, et voilà ce que je crois à votre sujet. Il faut que vous quittiez Paris, que vous renonciez aux projets que vous aviez formés en y allant, parce que vous ne pourrez jamais trouver, je ne dis pas le bonheur, mais au moins le repos, dans cette solitude de tout ce qui tient à vos affections. L’air natal vous vaudra encore mieux, il sera peut-être un baume pour votre mal. Camille Jordan part pour Paris. Il a le projet de former à Lyon un Salon des Arts, qui serait organisé à peu près comme les Athénées de Paris. Il y aurait différents cours. Camille m’a consulté sur les professeurs dont on pourrait faire choix. Je lui ai parlé de vous, je lui ai dit que vous aviez le plan d’une espèce de cours qui serait bien fait pour réussir : ce serait d’embrasser toutes les sciences et d’en enseigner ce qui serait suffisant pour ne pas y être étranger, d’en saisir les faits généraux, d’en faire apercevoir les points de contact, et de donner ce qu’on pourrait appeler la philosophie ou la génération de toutes les connaissances humaines (
toujours l’universalité, on le voit). Je m’explique sans doute mal, mais vous savez ce que je veux dire... Il est sûr qu’outre ce cours du Salon des Arts, vous pourriez avoir, comme autrefois, des cours particuliers, ou travailler à quelque ouvrage. Vous seriez ici avec vos amis, vous éviteriez les abîmes de la solitude, vous vous retrouveriez peut-être. Si une fois vous pouviez compter sur une existence agréable et honorable, vous pourriez vous associer une femme de votre choix, et qui parviendrait peut-être à combler le vide qu’a laissé dans votre cœur la perte de vos anciennes affections. Je sais, mon pauvre et cher ami, tout ce que vous pouvez me répondre ; je sais qu’un second mariage dans cette ville vous répugnerait ; mais, de bonne foi, cette répugnance n’est-elle pas un enfantillage ? Eh ! mon Dieu ! dans le monde, où tous les sentiments s’affaiblissent, où toutes les douleurs morales finissent, on trouvera très-naturel votre second mariage ; on croira qu’il est le fruit de l’inconstance de nos affections et de l’instabilité de nos sentiments, même les plus vils et les plus profonds. Mais ceux qui connaissent mieux le cœur humain, ceux qui auront étudié un peu le vôtre, ceux enfin dont l’opinion et l’amitié peuvent être quelque chose pour vous, sauront bien que votre âme expansive a besoin d’une âme qui réponde à chaque instant à la vôtre. Ainsi, dans tous les cas, vous serez justifié : les indifférents, comme vos connaissances et vos amis, trouveront cela très-naturel. Voyez, mon cher ami, à quoi vous êtes exposé. La solitude ne vous vaut rien, non plus qu’à moi. Revenez au milieu de vos amis, et mariez-vous dans votre patrie...« ... Au risque de vous fâcher, je dois vous dire ici la vérité. Vous ne savez pas encore ce que c’est que de résister à vos penchants, et c’est ainsi que vous vous exposez à les faire devenir de véritables passions. Croyez-vous donc que tout aille dans le monde au gré de chacun ? Comptez-vous donc pour rien cette grande vassalité qui nous soumet et nous entraîne à chaque instant ? Étudiez votre cœur, descendez dans votre âme, et lorsque vous apercevrez un sentiment nouveau, cherchez à savoir s’il est raisonnable. N’attendez pas pour éteindre un feu de cheminée que ce soit devenu un grand incendie. Il y a des malheurs sans remède, il faut nous consoler. Il y a des malheurs que notre faute a occasionnés ou empirés, il faut nous corriger. Les petites choses vous agitent, que doit-ce être des grandes ?... Modérez-vous sur les choses indifférentes de la vie, et vous parviendrez à être modéré sur les choses importantes...
Et pour conclusion finale :
Ceux qui nous connaîtraient bien comprendraient la raison des inconséquences de Jean-Jacques Rousseau.
M. Ampère ne retourna pas à Lyon : il resta à Paris, plus actif d’idées et de sentiments que jamais. Il se remaria au mois de juillet même de cette année : ce second mariage lui donna une fille. Cette lettre de M. Ballanche, au reste, sera la dernière pièce confidentielle que nous nous permettrons : elle termine pour nous la jeunesse de M. Ampère. En avançant dans le récit d’une vie, ces sortes de confidences, moins essentielles, moins gracieuses, nous semblent aussi moins permises. La pudeur de l’homme mûr a quelque chose de plus inviolable, et c’est le travail surtout qui marque le milieu de la journée. Dans le récit d’une vie comme dans la vie même, les sentiments émus, cette brise du matin, ne reparaissent convenablement qu’au soir.
Quoi qu’il en ait dit dans la note citée plus haut, M. Ampère, si fortement occupé de
métaphysique, ne s’y livrait pas exclusivement. Les mathématiques et les sciences
physiques ne cessaient de partager son zèle. Six mémoires sur différents sujets de
mathématiques insérés tant dans le Journal de l’École polytechnique que
dans le Recueil de l’Institut (des savants étrangers), déterminèrent le choix que fit de
lui, en 1814, l’Académie des Sciences pour remplacer M. Bossut. Nommé secrétaire du Bureau
consultatif des Arts et Manufactures (mars 1806), il suivait assidûment les travaux de ce
comité, et ne devint secrétaire honoraire que lorsqu’il eût donné sa démission en faveur
de M. Thénard, dont la position alors était moins établie que la sienne. Il fut de plus
successivement nommé inspecteur général de l’Université (1808), et professeur d’analyse
et de mécanique à l’École polytechnique (1809), où il n’avait été jusque-là qu’à titre de
répétiteur, professant par intérim. En un mot, sa vie de savant s’étendait sur toutes les
bases.
Dans l’histoire des sciences physico-mathématiques, comme va le faire connaître M.
Littré, la mémoire de M. Ampère est à jamais sauvée de l’oubli, à cause de sa grande
découverte sur l’électro-magnétisme en 1820. Dans l’histoire de la philosophie, pourquoi
faut-il que ce grand esprit, qui s’est occupé de métaphysique pendant plus de trente ans,
ne doive vraisemblablement laisser qu’une vague trace ? M. Maine de Biran lui-même, le
métaphysicien profond près de qui il se place, n’a laissé qu’un témoignage imparfait de sa
pensée dans son ancien traité de l’Habitude et dans le récent volume
publié par M. Cousinvolonté réhabilitée joue le principal rôle, c’est
l’admission de l’intelligence, de la raison, distincte
comme faculté, avec tout son cortége d’idées générales, de conceptions. Nul plus que M.
Ampère n’était propre à introduire dans le point de vue, qu’il admettait, de M. de Biran,
cette partie essentielle qui l’agrandissait. Lui en effet, si l’on considère sa tournure
métaphysique, il n’était pas, comme M. de Biran, la volonté même, dans
sa persistance et son unité progressive ; il était surtout l’idée. Sans
nier la sensation, trop grand physicien pour cela, sans la méconnaître dans toutes ses
variétés et ses nuances, combien il était propre, ce semble, entre M. de Tracy et M. de
Biran à intervenir avec l’intelligenceintelligence, qui corrigeait tout à fait le point de vue profond, mais
restreint, de M. de Biran, et l’environnait d’une extrême étendue. Ainsi ce début qu’on
trouve à un Plan d’une histoire de l’intelligence humaine : « L’homme,
sous le point de vue intellectuel, a la faculté d’acquérir et celle de conserver. La
faculté d’acquérir se subdivise en trois principales : il acquiert par ses sens, par le
déploiement de l’activité motrice qui nous fait découvrir les causes, par la réflexion
qu’on peut définir la faculté d’apercevoir des relations, qui s’applique également aux
produits de la sensibilité et à ceux de l’activité. On aperçoit des relations entre les
premiers par la comparaison, entre les seconds par l’observation des effets que
produisent les causes. On doit donc diviser tous les phénomènes que présente
l’intelligence en quatre systèmes : le système sensitif, le système actif, le système
comparatif et le système étiologique. » Dans un résumé des idées psychologiques de M.
Ampère, rédigé en 1811 par son ami M. Bredin, de Lyon, je trouve : « On peut rapporter
tous les phénomènes psychologiques à trois systèmes : sensitif, cognitif,
intellectuel. » Ce système cognitif et ce système intellectuel, qui semblent un double
emploi, sont différents pour lui, en ce qu’il attribue seulement au système cognitif la
distinction du moi et du non-moi, qui se tire de
l’activité propre de l’être d’après M. de Biran : il réservait au système intellectuel,
proprement dit, la perception de tous les autres rapports. Quoique cela manque un peu de
rigueur, la lacune signalée par M. Cousin chez M. de Biran était au moins sentie et
comblée, plutôt deux fois qu’une.idées dans une abstraction et dans un vague
qui dépeuple l’âme et en mortifie, à mon gré, l’étude. Par malheur, si M. de Biran se
tient trop étroitement à cette volonté retrouvée, à cette causalité interne ressaisie,
comme à un axe sûr et à un sommet, d’où émane tout mouvement, M. Ampère, moins retenu et
plus ouvert dans sa métaphysique, alla et dériva au flot de l’idée. A travers ce domaine
infini de l’intelligence, dans la sphère de la raison et de la réflexion, comme dans une
demeure à lui bien connue, il alla changeant, remuant, déplaçant sans cesse les objets ;
les classifications psychologiques se succédaient à son regard et se renversaient l’une
par l’autre ; et il est mort sans nous avoir suffisamment expliqué la dernière, nous
laissant sur le fond de sa pensée dans une confusion qui n’était pas en lui.
En attendant que la seconde partie de sa classification, qui embrasse les sciences noologiques, soit publiée, et dans l’espérance surtout qu’un fils, seul
capable de débrouiller ces précieux papiers, s’y appliquera un jour, nous ne dirons ici
que très-peu, occupé surtout à ne pas être infidèle. M. Ampère, dans une note où nous
puisons, nous indique lui-même la première marche de son esprit. Il voulait appliquer à la
psychologie la méthode qui a si bien réussi aux sciences physiques depuis deux siècles :
c’est ce que beaucoup ont voulu depuis Locke. Mais en quoi consistait l’appropriation du
moyen à la science nouvelle ? Ici M. Ampère parle d’une difficulté première
qui lui semblait insurmontable, et dont M. le chevalier de Biran lui fournit la
solution. Cette difficulté tenait sans doute à la connaissance originelle de l’idée
de cause et à la distinction du moi d’avec le monde extérieur. Il nous
apprend aussi que, dans sa recherche sur le fondement de nos connaissances, il a commencé
par rejeter l’existence objective et qu’il a été disciple de Kant :
« Mais repoussé bientôt, dit-il, par ce nouvel idéalisme comme Reid l’avait été par celui
de Hume, je l’ai vu disparaître devant l’examen de la nature des connaissances objectives
généralement admises. » Tout ceci, on le voit, n’est qu’indiqué par lui, et laisse à
désirer bien des explications. Quoi qu’il en soit, en s’efforçant constamment de classer
les faits de l’intelligence selon l’ordre naturel, M. Ampère en vint aux quatre points de
vue et aux deux époques principales qui les embrassent, tels qu’il les a exposés dans la
préface de son Essai sur la Philosophie des Sciences. Ceux qui ont
fréquenté l’école des psychologues distingués de notre âge, et qui ont aussi entendu les
leçons dans lesquelles M. Ampère, au Collège de France, aborda la psychologie, peuvent
seuls dire combien, dans sa description et son dénombrement des divers groupes de faits,
l’intelligence humaine leur semblait tout autrement riche et peuplée que dans les
distinctions de facultés, justes sans doute, mais nues et un peu stériles, de nos autres
maîtres. Dès l’abord, dans la psychologie de ceux-ci, on distingue sensibilité, raison, activité libre, et on suit chacune séparément, toujours
occupé, en quelque sorte, de préserver l’une de ces facultés du contact des autres, de
peur qu’on ne les croie mêlées en nature et qu’on ne les confonde. M. Ampère y allait plus
librement et par une méthode plus vraiment naturelle. Si Bernard de Jussieu, dans ses
promenades à travers la campagne, avait dit constamment en coupant la tige des plantes :
« Prenons bien garde, ceci est du tissu cellulaire, ceci est de la fibre ligneuse ; l’un
n’est pas l’autre ; ne confondons pas ; le bois n’est pas la sève ; » il aurait fait une
anatomie, sans doute utile et qu’il faut faire, mais qui n’est pas tout, et les trois
quarts des divers caractères qui président à la formation de ses groupes naturels lui
auraient échappé dans leur vivant ensemble.—L’anatomie radicale psychologique, ce que M.
Ampère appelle l’idéogénie, serait venue, dans sa méthode, plus tard à
fond ; mais elle ne serait venue qu’après le dénombrement et le classement complet, mais
surtout la préoccupation des facultés distinctes ne scindait pas, dès l’abord, les groupes
analogues, et ne les empêchait pas de se multiplier à ses regards dans leur diversité.
La quantité de remarques neuves et ingénieuses, de points profonds et piquants
d’observation, qui remplissaient une leçon de M. Ampère, distrayaient aisément l’auditeur
de l’ensemble du plan, que le maître oubliait aussi quelquefois, mais qu’il retrouvait tôt
ou tard à travers ces détours. On se sentait bien avec lui en pleine intelligence humaine,
en pleine et haute philosophie antérieure au xviiie siècle ; on se serait cru, à cette
ampleur de discussion, avec un contemporain des Leibniz, des Malebranche, des Arnauld ; il
les citait à propos, familièrement, même les secondaires et les plus oubliés de ce
temps-là, M. de La Chambre, par exemple ; et puis on se retrouvait tout aussitôt avec le
contemporain très-présent de M. de Tracy et de M. de Laplace. On aurait fait un
intéressant chapitre, indépendamment de tout système et de tout lien, des cas
psychologiques singuliers et des véritables découvertes de détail dont il semait ses
leçons. J’indique en ce genre le phénomène qu’il appelait de concrétion,
sur lequel on peut lire l’analyse de M. Roulin insérée dans l’Essai de
classification des Sciences. Je regrette que M. Roulin n’ait pas fait alors ce
chapitre de miscellanées psychologiques, comme il en a fait un sur des
singularités d’histoire naturelle.
A partir de 1816, la petite société philosophique qui se réunissait chez M., de Biran
avait pris plus de suite, et l’émulation s’en mêlait. On y remarquait M. Stapfer, le
docteur Bertrand, Loyson, M. Cousin. Animé par les discussions fréquentes, M. Ampère était
près, vers 1820, de produire une exposition de son système de philosophie, lorsque
l’annonce de la découverte physique de M. œrsted le vint ravir irrésistiblement dans un
autre train de pensées, d’où est sortie sa gloire. En 1829, malade et réparant sa santé à
Orange, à Hières, aux tiédeurs du Midi, il revint, dans les conversations avec son fils, à
ses idées interrompues ; mais ce ne fut plus la métaphysique seulement, ce fut l’ensemble
des connaissances humaines et son ancien projet d’universalité qu’il se remit à embrasser
avec ardeur. L’Épître en vers que lui a adressée son fils à ce sujet, et le volume de
l’Essai de classification qui a paru, sont du moins ici de publics et
permanents témoignages. M. Ampère, en même temps qu’il sentait la vie lui revenir encore,
dut avoir, en cette saison, de pures jouissances. S’il lui fut jamais donné de ressentir
un certain calme, ce dut être alors. En reportant son regard, du haut de la montagne de la
vie, vers ces sciences qu’il comprenait toutes, et dont il avait agrandi l’une des plus
belles, il put atteindre un moment au bonheur serein du sage et reconnaître en souriant
ses domaines. Il n’est pas jusqu’aux vers latins, adressés à son fils en tête du tableau,
qui n’aient dû lui retracer un peu ses souvenirs poétiques de 95, un temps plein de
charme. Les anciens doutes et les combats religieux avaient cessé en lui : ses
inquiétudes, du moins, étaient plus bas. Depuis des années, les chagrins intérieurs, les
instincts infinis, une correspondance active avec son ancien ami le Père Barret, le
souffle même de la Restauration, l’avaient ramené à cette foi et à cette soumission qu’il
avait si bien exprimée en 1803, et dont il relut sans doute de nouveau la formule
touchante. Jusqu’à la fin, et pendant les années qui suivirent, nous l’avons toujours vu
allier et concilier sans plus d’effort, et de manière à frapper d’étonnement et de
respect, la foi et la science, la croyance et l’espoir en la pensée humaine et l’adoration
envers la parole révélée.
Outre cette vue supérieure par laquelle il saisissait le fond et le lien des sciences, M.
Ampère n’a cessé, à aucun moment, de suivre en détail, et souvent de devancer et
d’éclairer, dans ses aperçus, plusieurs de celles dont il aimait particulièrement le
progrès. Dès 1809, au sortir de la séance de l’Institut du lundi 27 février (j’ai sous les
yeux sa note écrite et développée), il n’hésitait pas, d’après les expériences rapportées
par MM. Gay-Lussac et Thénard, et plus hardiment qu’eux, à considérer le chlore (alors
appelé acide muriatique oxygéné) comme un corps simple. Mais ce n’était là qu’un point. En
1816, il publiait dans les Annales de Chimie et de Physique sa
classification naturelle des corps simples, y donnant le premier essai de l’application à
la chimie des méthodes qui ont tant profité aux sciences naturelles. Il établissait entre
les propriétés des corps une multitude de rapprochements qu’on n’avait point faits ; il
expliquait des phénomènes encore sans lien, et la plupart de ces rapprochements et de ces
explications ont été vérifiés depuis par les expériences. La classification elle-même a
été admise par M. Chevreul dans le Dictionnaire des Sciences naturelles,
et elle a servi de base à celle qu’a adoptée M. Beudant dans son Traité de
Minéralogie. Toujours éclairé par la théorie, il lisait à l’Académie des Sciences,
peu après sa réception, un mémoire sur la double réfraction, où il donnait la loi qu’elle
suit dans les cristaux, avant que l’expérience eût fait connaître qu’il en existe de
telsAnnales des Sciences naturellesAnnales des Sciences naturelles, t. II, page 295. M. N... n’est autre
que M. Ampère.raisonneuse d’envisager l’organisation, combattit au même collège, dans sa chaire
voisine, le collègue qui faisait incursion au cœur de son domaine ; il le combattit avec
ce ton excellent de discussion, que M. Ampère, en répondant, gardait de même, et auquel il
ajoutait de plus une expression de respect, comme s’il eût été quelqu’un de moindre :
noble contradiction de vues, ou plutôt noble échange, auquel nous avons assisté, entre
deux grandes lumières trop tôt disparues ! Si une observation de M. Geoffroy Saint-Hilaire
avait suggéré à M. Ampère ses vues sur l’organisation des insectes, la découverte de M.
Gay-Lussac sur les proportions simples que l’on observe entre les volumes d’un gaz composé
et ceux des gaz composants, lui devenait un moyen de concevoir, sur la structure atomique
et moléculaire des corps inorganiques, une théorie qui remplace celle de WollastonBibliothèque universelle,
t. XLIX, et en analyse dans un rapport de M. Becquerel (Revue
encyclopédique, Novembre 1832).Revue même des Deux Mondes, en juillet 1833. On y peut
prendre une idée de la manière de ce vaste et libre esprit : l’hypothèse antique retrouvée
dans sa grandeur, l’hypothèse à la façon presque des Thalès et des Démocrite, mais portant
sur des faits qui ont la rigueur moderne.
Après avoir tant fait, tant pensé, sans parler des inquiétudes perpétuelles du dedans qu’il se suscitait, on conçoit qu’à soixante et un ans M. Ampère, dans toute la force et le zèle de l’intelligence, eût usé un corps trop faible. Parti pour sa tournée d’inspecteur général, il se trouva malade dès Roanne ; sa poitrine, sept ans auparavant, apaisée par l’air du Midi, s’irritait cette fois davantage : il voulut continuer. Arrivé à Marseille, et ne pouvant plus aller absolument, il fut soigné dans le collège, et on espérait prolonger une amélioration légère, lorsqu’une fièvre subite au cerveau l’emporta le 10 juin 1836, à cinq heures du matin, entouré et soigné par tous avec un respect filial, mais en réalité loin des siens, loin d’un fils.
Il resterait peut-être à varier, à égayer décemment ce portrait, de quelques-unes de ces naïvetés nombreuses et bien connues qui composent, autour du nom de l’illustre savant, une sorte de légende courante, comme les bons mots malicieux autour du nom de M. de Talleyrand : M. Ampère, avec des différences d’originalité, irait naturellement s’asseoir entre La Condamine et La Fontaine. De peur de demeurer trop incomplet sur ce point, nous ne le risquerons pas. M. Ampère savait mieux les choses de la nature et de l’univers que celles des hommes et de la société. Il manquait essentiellement de calme, et n’avait pas la mesure et la proportion dans les rapports de la vie. Son coup d’œil, si vaste et si pénétrant au delà, ne savait pas réduire les objets habituels. Son esprit immense était le plus souvent comme une mer agitée ; la première vague soudaine y faisait montagne ; le liège flottant ou le grain de sable y était aisément lancé jusqu’aux cieux.
Malgré le préjugé vulgaire sur les savants, ils ne sont pas toujours ainsi. Chez les esprits de cet ordre et pour les cerveaux de haut génie, la nature a, dans plus d’un cas, combiné et proportionné l’organisation. Quelques-uns, armés au complet, outre la pensée puissante intérieure, ont l’enveloppe extérieure endurcie, l’œil vigilant et impérieux, la parole prompte, qui impose, et toutes les défenses. Qui a vu Dupuytren et Cuvier comprendra ce que je veux rendre. Chez d’autres, une sorte d’ironie douce, calme, insouciante et égoïste, comme chez Lagrange, compose un autre genre de défense. Ici, chez M, Ampère, toute la richesse de la pensée et de l’organisation est laissée, pour ainsi dire, plus à la merci des choses, et le bouillonnement intérieur reste à découvert. Il n’y a ni l’enveloppe sèche qui isole et garantit, ni le reste de l’organisation armée qui applique et fait valoir. C’est le pur savant au sein duquel on plonge.
Les hommes ont besoin qu’on leur impose. S’ils se sentent pénétrés et jugés par l’esprit supérieur auquel ils ne peuvent refuser une espèce de génie, les voilà maintenus, et volontiers ils lui accordent tout, même ce qu’il n’a pas. Autrement, s’ils s’aperçoivent qu’il hésite et croit dépendre, ils se sentent supérieurs à leur tour à lui par un point commode, et ils prennent vite leur revanche et leurs licences. M. Ampère aimait ou parfois craignait les hommes, il s’abandonnait à eux, il s’inquiétait d’eux ; il ne les jugeait pas. Les hommes (et je ne parte pas du simple vulgaire) ont un faible pour ceux qui les savent mener, qui les savent contenir, quand ceux-ci même les blessent ou les exploitent. Le caractère, estimable ou non, mais doué de conduite et de persistance même intéressée, quand il se joint à un génie incontestable, les frappe et a gain de cause en définitive dans leur appréciation. Je ne dis pas qu’ils aient tout à fait tort, le caractère tel quel, la volonté froide et présente, étant déjà beaucoup. Mais je cherche à m’expliquer comment la perte de M. Ampère, à un âge encore peu avancé, n’a pas fait à l’instant aux yeux du monde, même savant, tout le vide qu’y laisse en effet son génie.
Et pourtant (et c’est ce qu’il faut redire encore en finissant) qui fut jamais meilleur,
à la fois plus dévoué sans réserve à la science, et plus sincèrement croyant aux bons
effets de la science pour les hommes ? Combien il était vif sur la civilisation, sur les
écoles, sur les lumières ! Il y avait certains résultats réputés positifs, ceux de
Malthus, par exemple, qui le mettaient en colère : il était tout sentimental à cet égard ; sa philanthropie de cœur se révoltait de ce qui
violait, selon lui, la moralité nécessaire, l’efficacité bienfaisante de la science.
D’autres savants illustres ont donné avec mesure et prudence ce qu’ils savaient ; lui, il
ne pensait pas qu’on dût en ménager rien. Jamais esprit de cet ordre ne songea moins à ce
qu’il y a de personnel dans la gloire. Pour ceux qui l’abordaient, c’était un puits
ouvert. A toute heure, il disait tout. Étant un soir avec ses amis Camille Jordan et
Degérando, il se mit à leur exposer le système du monde ; il parla treize heures avec une
lucidité continue ; et comme le monde est infini, et que tout s’y enchaîne, et qu’il le
savait de cercle en cercle en tous les sens, il ne cessait pas, et si la fatigue ne
l’avait arrêté, il parlerait, je crois, encore. O Science ! voilà bien à découvert ta pure
source sacrée, bouillonnante ! —Ceux qui l’ont entendu, à ses leçons, dans les dernières
années au collège de France, se promenant le long de sa longue table comme il eût fait
dans l’allée de Polémieux, et discourant durant des heures, comprendront cette perpétuité
de la veine savante. Ainsi en tout lieu, en toute rencontre, il était coutumier de faire,
avec une attache à l’idée, avec un oubli de lui-même qui devenait merveille. Au sortir
d’une charade ou de quelque longue et minutieuse bagatelle, il entrait dans les sphères.
Virgile, en une sublime églogue, a peint le demi-dieu barbouillé de lie, que les bergers
enchaînent : il ne fallait pas l’enchaîner, lui, le distrait et le simple, pour qu’il
commençât :
Namque canebat, uti magnum per inane coacta Semina terrarumque animaeque marisque fuissent, Et liquidi simul ignis ; ut his exordia primis Omnia, etc., etc. Il enchaînait de tout les semences fécondes, Les principes du feu, les eaux, la terre et l’air, Les fleuves descendus du sein de Jupiter...
Et celui qui, tout à l’heure, était comme le plus petit, parlait incontinent comme les antiques aveugles, —comme ils auraient parlé, venus depuis Newton. C’est ainsi qu’il est resté et qu’il vit dans notre mémoire, dans notre cœur.
(On a fait à cette Notice l’honneur de la joindre à une publication posthume de M. Ampère ; mais comme il ne nous a pas été donné de la revoir nous-même, c’est ici qu’on est plus assuré d’en lire le texte dans toute son exactitude.)
La critique s’appliquant à tout, il y en a de diverses sortes selon les objets qu’elle
embrasse et qu’elle poursuit ; il y a la critique historique, littéraire, grammaticale et
philologique, etc. Mais en la considérant moins dans la diversité des sujets que dans le
procédé qu’elle y emploie, dans la disposition et l’allure qu’elle y apporte, on peut
distinguer en gros deux espèces de critique, l’une reposée, concentrée, plus spéciale et
plus lente, éclaircissant et quelquefois ranimant le passé, en déterrant et en discutant
les débris, distribuant et classant toute une série d’auteurs ou de connaissances ; les
Casaubon, les Fabricius, les Mabillon, les Fréret, sont les maîtres en ce genre sévère et
profond. Nous y rangerons aussi ceux des critiques littéraires, à proprement parler, qui,
à tête reposée, s’exercent sur des sujets déjà fixés et établis, recherchent les
caractères et les beautés particulières aux anciens auteurs, et construisent des Arts
poétiques ou des Rhétoriques, à l’exemple d’Aristote et de Quintilien. Dans l’autre genre
de critique, que le mot de journaliste exprime assez bien, je mets cette
faculté plus diverse, mobile, empressée, pratique, qui ne s’est guère développée que
depuis trois siècles, qui, des correspondances des savants où elle se trouvait à la gêne,
a passé vite dans les journaux, les a multipliés sans relâche, et est devenue, grâce à
l’imprimerie dont elle est une conséquence, l’un des plus actifs instruments modernes. Il
est arrivé qu’il y a eu, pour les ouvrages de l’esprit, une critique alerte, quotidienne,
publique, toujours présente, une clinique chaque matin au lit du malade, si l’on ose ainsi
parler ; tout ce qu’on peut dire pour ou contre l’utilité de la médecine se peut dire, à
plus forte raison, pour ou contre l’utilité de cette critique pratique à laquelle les bien
portants même, en littérature, n’échappent pas. Quoi qu’il en soit, le génie critique,
dans tout ce qu’il a de mobile, de libre et de divers, y a grandi et s’est révélé. Il
s’est mis en campagne pour son compte, comme un audacieux partisan ; tous les hasards et
les inégalités du métier lui ont souri, les bigarrures et les fatigues du chemin l’ont
flatté. Toujours en haleine, aux écoutes, faisant de fausses pointes et revenant sur sa
trace, sans système autre que son instinct et l’expérience, il a fait la guerre au jour le
jour, selon le pays, la guerre à l’œil, ainsi que s’exprime Bayle
lui-même, qui est le génie personnifié de cette critique.
Bayle, obligé de sortir de France comme calviniste relaps, réfugié à Rotterdam, où ses
écrits de tolérance aliénèrent bientôt de lui le violent Jurieu, persécuté alors et
tracassé par les théologiens de sa communion, Bayle mort la plume à la main en les
réfutant, a rempli un grand rôle philosophique dont le xviiie siècle interpréta le sens en
le forçant un peu, et que M. Leroux a bien cherché à rétablir et à préciser dans un
excellent article de son Encyclopédie. Ce n’est pas ce qui nous occupera
chez Bayle ; nous ne saisirons et ne relèverons en lui que les traits essentiels du génie
critique qu’il représente à un degré merveilleux dans sa pureté et son plein, dans son
empressement discursif, dans sa curiosité affamée, dans sa sagacité pénétrante, dans sa
versatilité perpétuelle et son appropriation à chaque chose : ce génie, selon nous, domine
même son rôle philosophique et cette mission morale qu’il a remplie ; il peut servir du
moins à en expliquer le plus naturellement les phases et les incertitudes.
Bayle, né au Carlat, dans le comté de Foix, en 1647, d’une famille patriarcale de ministres calvinistes, fut mis de bonne heure aux études, au latin, au grec, d’abord dans la maison paternelle, puis à l’académie de Puy-Laurens. A dix-neuf ans, il fit une maladie causée par ses lectures excessives ; il lisait tout ce qui lui tombait sous la main, mais relisait Plutarque et Montaigne de préférence. Étant passé à vingt-deux ans à l’académie de Toulouse, il se laissa gagner à quelques livres de controverse et à des raisonnements qui lui parurent convaincants, et, ayant abjuré sa religion, il écrivit à son frère aîné une lettre très-ardente de prosélytisme pour l’engager à venir à Toulouse se faire instruire de la vérité. Quelques mois plus tard, ce zèle du jeune Bayle s’était refroidi ; les doutes le travaillaient, et, dix-sept mois après sa conversion, sortant secrètement de Toulouse, il revint à sa famille et au calvinisme. Mais il y revint bien autre qu’il n’y était d’abord : « Un savant homme, a-t-il dit quelque part, qui essuie la censure d’un ennemi redoutable, ne tire jamais si bien son épingle du jeu qu’il n’y laisse quelque chose. » Bayle laissa dans cette première école qu’il fit tout son feu de croyance, tout son aiguillon de prosélytisme ; à partir de ce moment, il ne lui en resta plus. Chacun apporte ainsi dans sa jeunesse sa dose de foi, d’amour, de passion, d’enthousiasme ; chez quelques-uns, cette dose se renouvelle sans cesse ; je ne parle que de la portion de foi, d’amour, d’enthousiasme, qui ne réside pas essentiellement dans l’âme, dans la pensée, et qui a son auxiliaire dans l’humeur et dans le sang ; chez quelques-uns donc cette dose de chaleur de sang résiste au premier échec, au premier coup de tête, et se perpétue jusqu’à un âge plus ou moins avancé. Quand cela va trop loin et dure obstinément, c’est presque une infirmité de l’esprit sous l’apparence de la force, c’est une véritable incapacité de mûrir. Il y a des natures poétiques ou philosophiques qui restent jusqu’au bout, et à travers leurs diverses transformations, toujours opiniâtres, incandescentes, à la merci du tempérament. Bayle, autrement favorisé et pétri selon un plus doux mélange, se trouva, dès sa première flamme jetée, une nature tout aussitôt réduite et consommée, et à partir de là il ne perdit plus jamais son équilibre. Première disposition admirable pour exceller au génie critique, qui ne souffre pas qu’on soit fanatique ou même trop convaincu, ou épris d’une autre passion quelconque.
Bayle alla continuer ses études à Genève en 1670, et il y devint précepteur, d’abord chez
M. de Normandie, syndic de la république, et ensuite chez le comte de Dhona, seigneur de
Coppet. Il commence à connaître le monde, les savants, M. Minutoli, M. Fabri, M. Pictet,
M. Tronchin, M. Burlamaqui, M. Constant, toutes ces figures protestantes sérieuses et
appliquées. On établit des conférences de jeunes gens, pour lesquelles il s’essaie à
déployer ses ressources de bel esprit, ses premiers lieux communs d’érudition, et où M.
Basnage, autre illustre jeune homme, ne brille pas moins. Il assiste à des sermons, à des
expériences de philosophie naturelle, et, à propos des expériences de M. Chouet sur le
venin des vipères et sur la pesanteur de l’air, il remarque que c’est là le génie du
siècle et des philosophes modernes. A l’occasion des controverses et querelles entre les
théologiens de sa religion, il énonce déjà sa maxime de garder toujours une
oreille pour l’accusé. A vingt-quatre ans, sa tolérance est fondée autant qu’elle
le sera jamais. La philosophie péripatéticienne, qu’il avait apprise chez les jésuites de
Toulouse, ne le retient pas le moins du monde en présence du système de Descartes auquel
il s’applique ; mais ne croyez pas qu’il s’y livre. Quand plus tard il s’agira pour lui
d’aller s’établir en Hollande, il laissera échapper son secret : « Le cartésianisme,
dit-il, ne sera pas une affaire (un obstacle) ; je le regarde simplement
comme une hypothèse ingénieuse qui peut servir à expliquer certains effets naturels...
Plus j’étudie la philosophie, « plus j’y trouve d’incertitude. La différence entre les
sectes ne va qu’à quelque probabilité de plus ou de moins. Il n’y en a point encore qui
ait frappé au but, et jamais on n’y frappera apparemment, tant sont grandes les
profondeurs de Dieu dans les œuvres de la nature, aussi bien que dans celles de la grâce.
Ainsi vous pouvez dire à M. Gaillard (qui s’entremettait pour lui) que
je suis un philosophe sans entêtement, et qui regarde Aristote, Épicure, Descartes, comme
des inventeurs de conjectures que l’on suit ou que l’on quitte, selon que l’on veut
chercher plutôt un tel qu’un tel amusement d’esprit. » C’est ainsi qu’on le voit engager
ses cousins à prendre le plus qu’ils pourront de philosophie péripatéticienne, sauf à s’en
défaire ensuite quand ils auront goûté la nouvelle : « Ils garderont de celle-là la
méthode de pousser vivement et subtilement une objection et de répondre nettement et
précisément aux difficultés. » Ce mot que Bayle a lâché, de prendre telle ou telle
philosophie selon l’amusement d’esprit qu’on cherche pour le moment, est
significatif et trahit une disposition chez lui instinctive, le fort, ou, si l’on veut, le
faible de son génie. Ce mot lui revient souvent ; le côté de l’amusement de l’esprit le
frappe, le séduit en toute chose. Il prend plaisir à voir les petites
Furies qui se logent dans les écrits des théologiens, dans les attaques de M.
Spanheim et les réponses de M. Amyrault ; il ajoute, il est vrai, par correctif : s’il n’y a pas plus sujet de pleurer que de se divertir, en voyant les
faiblesses de l’homme. Mais l’amusement du curieux, on le sent, est chose
essentielle pour lui. Il se met à la fenêtre et regarde passer chaque chose ; les
nouvelles mêmes l’amusent. Il est nouvelliste à toute
outrance ; sa curiosité est affamée par les victoires de Louis
XIV. Il amuse son frère par le récit de la mort du comte de Saint-Pol.
Plus loin, il exprime son grand plaisir de lire le Comte de Gabalis,
quoique, au reste, plusieurs endroits profanes fassent beaucoup de peine aux consciences
tendres. Ces consciences tendres ont-elles tort ou raison ? N’est-ce pas bien, en
certaines matières, d’avoir la conscience tendre ? Bayle ne dit ni oui ni non ; mais il
note leur scrupule, de même qu’il exprime son plaisir. Cette indifférence du fond, il faut
bien le dire, cette tolérance prompte, facile, aiguisée de plaisir, est une des conditions
essentielles du génie critique, dont le propre, quand il est complet, consiste à courir au
premier signe sur le terrain d’un chacun, à s’y trouver à l’aise, à s’y jouer en maître et
à connaître de toutes choses. Il avertit en un endroit son frère cadet qu’il lui parle des
livres sans aucun égard à la bonté ou à l’utilité qu’on en peut tirer : « Et ce qui me
détermine à vous en faire mention est uniquement qu’ils sont nouveaux, ou que je les ai
lus, ou que j’en ai ouï parler. »
Bayle ne peut s’empêcher de faire ainsi ; il s’en plaint, il s’en blâme, et retombe
toujours : « Le dernier livre que je vois, écrit-il de Genève à son frère, est celui que
je préfère à tous les autres. » Langues, philosophie, histoire, antiquité, géographie,
livres galants, il se jette à tout, selon que ces diverses matières lui sont offertes :
« D’où que cela procède, il est certain que jamais amant volage n’a plus souvent changé de
maîtresse, que moi de livres. » Il attribue ces échappées de son esprit à quelque manque
de discipline dans son éducation : « Je ne songe jamais à la manière dont j’ai été conduit
dans mes études, que les larmes ne m’en viennent aux yeux. C’est dans l’âge au-dessous de
vingt ans que les meilleurs coups se ruent : c’est alors qu’il faut faire son emplette. »
Il regrette le temps qu’il a perdu jeune à chasser les cailles et à hâter les vignerons
(ce dut être pourtant un pauvre chasseur toujours et un compagnon peu rustique que Bayle,
et il ne put guère jouir des champs que pendant la saison qu’il passa, affaibli de santé,
aux bords de l’Ariége) ; il regrette même le temps qu’il a employé à étudier six ou sept
heures par jour, parce qu’il n’observait aucun ordre, et qu’il étudiait sans cesse par anticipation. Le journal, suivant lui, n’est, pour ainsi dire, qu’un dessert d’esprit ; il faut faire provision de pain et de viande solide
avant de se disperser aux friandises. « Je vous l’ai déjà dit, écrit-il encore à son
frère, la démangeaison de savoir en gros et en général diverses choses est une maladie
flatteuse (amabilis insania), qui ne laisse pas de faire beaucoup de
mal. J’ai été autrefois touché de cette même avidité, et je puis dire qu’elle m’a été fort
préjudiciable. » Mais voilà, au moment même du reproche, qu’il l’encourt de plus belle ;
il voudrait tout savoir, même les détails rustiques, lui qui tout à l’heure regrettait le
temps perdu à la chasse ; il demande mainte observation à son frère sur les verreries de
Gabre, sur le pastel du Lauraguais. Il le presse de questions sur les nobles de sa
province, sur les tenants et aboutissants de chaque famille : « Je sais bien que la
généalogie ne fait pas votre étude, comme elle aurait été ma marotte si j’eusse été d’une
fortune à étudier selon ma fantaisie. » Il complimente son frère et se réjouit de le voir
touché de la même passion que lui, de connoître jusqu’aux moindres
particularités des grands hommes. A propos de ses migraines fréquentes, ce n’est
pas l’étude qui en est cause, suivant lui, parce qu’il ne s’applique pas beaucoup à ce
qu’il lit : « Je ne sais jamais, quand je commence une composition, ce que je dirai dans
la seconde période. Ainsi, je ne me fatigue pas excessivement l’esprit.... Aussi
pressens-je que, quand même je pourrois rencontrer dans la suite quelque emploi à grand
loisir, je ne deviendrais jamais profond. Je lirois beaucoup, je retiendrois diverses
choses vago more, et puis c’est tout. » Ces passages et bien d’autres
encore témoignent à quel degré Bayle possédait l’instinct, la vocation critique dans le
sens où nous la définissons.
Ce génie, dans son idéal complet (et Bayle réalise cet idéal plus qu’aucun autre
écrivain), est au revers du génie créateur et poétique, du génie philosophique avec
système ; il prend tout en considération, fait tout valoir, et se laisse d’abord aller,
sauf à revenir bientôt. Tout esprit qui a en soi une part d’art ou de système n’admet
volontiers que ce qui est analogue à son point de vue, à sa prédilection. Le génie
critique n’a rien de trop digne, ni de prude, ni de préoccupé, aucun quant à
soi. Il ne reste pas dans son centre ou à peu de distance ; il ne se retranche pas
dans sa cour, ni dans sa citadelle, ni dans son académie ; il ne craint pas de se
mésallier ; il va partout, le long des rues, s’informant, accostant ; la curiosité
l’allèche, et il ne s’épargne pas les régals qui se présentent. Il est, jusqu’à un certain
point, tout à tous, comme l’Apôtre, et en ce sens il y a toujours de l’optimisme dans le
critique véritablement doué. Mais gare aux retours ! que Jurieu se méfieNouveaux Mémoires d’Histoire, de
Critique et de Littérature, par l’abbé d’Arligny ? Grande question sur laquelle
les avis sont partagés. (Voir les mêmes Mémoires, t. VII, page 47.)
faire des courses sur toutes sortes d’auteurs.
Le voilà peint d’un mot.
Bayle s’ennuya beaucoup durant son séjour à Coppet, où il était précepteur des fils du
comte de Dhona. Le précurseur de Voltaire pressentait-il, dans ce château depuis si
célèbre, l’influence contraire du génie futur du lieu ? Le fait est que Bayle aimait peu
les champs, qu’il n’avait aucun tour rêveur dans l’esprit, rien qui le consolât dans le
commerce avec la nature. Plus mélancolique que gai de tempérament, mais parce qu’il était
de petite complexion, avec de l’agrément et du badinage dans l’esprit,
il n’aimait que les livres, l’étude, la conversation des lettrés et philosophes. Son désir
de Paris et de tout ce qui l’en pourrait rapprocher était grand. Il a maintes fois exprimé
le regret de n’être pas né dans une ville capitale, et il confesse dans sa Réponse aux Questions d’un Provincial qu’il a été éclairé sur les ressources de
Paris pour avoir senti le préjudice de la privation. Il quitta donc Coppet pour Rouen dans
cette idée de se rapprocher à tout prix du centre des belles-lettres et de la politesse,
et du foyer des bibliothèques : « J’ai fait comme toutes les grandes armées qui sont sur
pied, pour ou contre la France, elles décampent de partout où elles ne trouvent point de
fourrages ni de vivres. » Précepteur à Rouen et mécontent encore, précepteur à Paris
enfin, mais sans liberté, sans loisir, introduit aux conférences qui se tenaient chez M.
Ménage, et connaissant M. Conrart et quelques autres, mais avec le regret de ses liens,
Bayle accepta, en 1675, une chaire de philosophie à Sedan, et dut se remettre aux
exercices dialectiques qu’il avait un peu négligés pour les lettres. Pendant toutes ces
années, sa faculté critique ne se fait jour que par sa correspondance, qui est abondante.
Il ne devint véritablement auteur que par sa Lettre sur les Comètes
(1682). Un an auparavant, sa chaire de philosophie à Sedan avait été supprimée, et après
quelque séjour à Paris il s’était décidé à accepter une chaire de philosophie et
d’histoire qu’on fondait pour lui à Rotterdam. Sa Critique générale de
l’Histoire du Calvinisme du Père Maimbourg parut cette même année 1682, et jusqu’en
décembre 1706, époque de sa mort, sa carrière, à l’ombre de la statue d’Érasme, ne fut
plus marquée que par des écrits, des controverses littéraires ou philosophiques ; après
ses disputes de plume avec Jurieu, Le Clerc, Bernard et Jaquelot, après son petit démêlé
avec le domestique chatouilleux de la reine Christine, les plus graves événements pour lui
furent ses déménagements (en 1688 et en 1692), qui lui brouillaient ses livres et ses
papiers. La perte de sa chaire, en 1693, lui fut moins fâcheuse à supporter qu’il n’aurait
semblé, et, dans la modération de ses goûts, il y vit surtout l’occasion de loisir et
d’étude libre qui lui en revenait ; il se félicite presque d’échapper aux conflits,
cabales et entremangeries professorales qui règnent dans toutes les
académies.
En tête d’une des lettres de sa Critique générale, Bayle nous dit avoir
remarqué, dès ses jeunes ans, une chose qui lui parut bien jolie et bien
imitable, dans l’Histoire de l’Académie française de Pelisson :
c’est que celui-ci avait toujours plus cherché, en lisant un livre, l’esprit et le génie
de l’auteur que le sujet même qu’on y traitait. Bayle applique cette méthode au Père
Maimbourg ; et nous, au milieu de tous ces ouvrages si bigarrés de
pensées, de ces ouvrages pareils à des rivières qui serpentent,
nous appliquerons la méthode à Bayle lui-même, nous occupant de sa personne plus que des
objets nombreux où il se disperseCuriosities of
Literature, t. III.
Bayle, d’après ce qu’on vient de voir, a toujours très-peu résidé à Paris, malgré son vif
désir. Il y passa quelques mois comme précepteur, en 1675 ; il y vint quelquefois pendant
ses vacances de Sedan ; il y resta dans l’intervalle de son retour de Sedan à son départ
pour Rotterdam : mais on peut dire qu’il ne connut pas le monde de Paris, la belle société
de ces années brillantes ; son langage et ses habitudes s’en ressentent d’abord. Cette
absence de Paris est sans doute cause que Bayle paraît à la fois en avance et en retard
sur son siècle, en retard d’au moins cinquante ans par son langage, sa façon de parler,
sinon provinciale, du moins gauloise, par plus d’une phrase longue, interminable, à la
latine, à la manière du xvie siècle, à peu près impossible à bien ponctuerŒuvres diverses, t. 1, page 9,
au bas de la seconde colonne. C’est à tort qu’il y a un point avant les mots: par cette lecture, il n’y fallait qu’une virgule). Bayle partit donc en
style de la façon du xvie siècle, ou du moins de celle du XVIIe libre et non académique;
il ne s’en défit jamais. En avançant pourtant et à force d’écrire, sa phrase, si riche
d’ailleurs de gallicismes, ne laissa pas de se former; elle s’épura, s’allégea beaucoup,
et souvent même se troussa fort lestement. xviie siècle remit en honneur après la grande anarchie du XVIe. De Toulouse à Genève, de
Genève à Sedan, de Sedan à Rotterdam, Bayle contourne, en quelque sorte, la France du pur
xviie siècle sans y entrer. Il y a de ces existences pareilles à des arches de pont qui,
sans entrer dans le plein de la rivière, l’embrassent et unissent, les deux rives. Si
Bayle eût vécu au centre de la société lettrée de son âge, de cette société polie que M.
Rœderer vient d’étudier avec une minutie qui n’est pas sans agrément, et avec une
prédilection qui ne nuit pas à l’exactitude ; si Bayle, qui entra dans le monde vers 1675,
c’est-à-dire au moment de la culture la plus châtiée de la littérature de Louis XIV, avait
passé ses heures de loisir dans quelques-uns des salons d’alors, chez madame de La
Sablière, chez le président Lamoignon, ou seulement chez Boileau à Auteuil, il se fût fait
malgré lui une grande révolution en son style. Eût-ce été un bien ? y aurait-il gagné ? Je
ne le crois pas. Il se serait défait sans doute de ses vieux termes ruer,
bailler, de ses proverbes un peu rustiques. Il n’aurait pas dit qu’il voudrait bien
aller de temps en temps à Paris se ravictuailler en esprit et en
connoissances ; il n’aurait pas parlé de madame de La Sablière comme d’une femme de
grand esprit qui a toujours à ses trousses La Fontaine, Racine (ce qui
est inexact pour ce dernier), et les philosophes du plus grand nom ; il
aurait redoublé de scrupules pour éviter dans son style les équivoques, les
vers, et l’emploi dans la même période d’un on pour il, etc.,
toutes choses auxquelles, dans la préface de son Dictionnaire critique,
il assure bien gratuitement qu’il fait beaucoup d’attention ; en un mot, il n’aurait plus
tant osé écrire à toute bride (madame de Sévigné disait à
bride abattue) ce qui lui venait dans l’esprit. Mais, pour mon compte, je serais
fâché de cette perte ; je l’aime mieux avec ses images franches, imprévues, pittoresques,
malgré leur mélange. Il me rappelle le vieux Pasquier avec un tour plus dégagé, ou
Montaigne avec moins de soin à aiguiser l’expression. Écoutez-le disant à son frère cadet
qui le consulte : « Ce qui est propre à l’un ne l’est pas à l’autre ; il faut donc faire
la guerre à l’œil et se gouverner selon la portée de chaque génie... il faut exercer
contre son esprit le personnage d’un questionneur fâcheux, se faire expliquer sans
rémission tout ce qu’il plaît de demander. » Comme cela est joli et mouvant ! Le mot vif,
qui chez Bayle ne se fait jamais longtemps attendre, rachète de reste cette phrase longue que Voltaire reprochait aux jansénistes, qu’avait en effet le grand
Arnauld, mais que le Père Maimbourg n’avait pas moins. Bayle lui-même remarque, à ce sujet
des périodes du Père Maimbourg, que ceux qui s’inquiètent si fort des règles de grammaire,
dont on admire l’observance chez l’abbé Fléchier ou le Père Bouhours, se dépouillent de
tant de grâces vives et animées, qu’ils perdent plus d’un côté qu’ils ne gagnent de
l’autre. Montesquieu, qui conseillait plaisamment aux asthmatiques les périodes du Père Maimbourg, n’a pas échappé à son tour au défaut de trop écourter
la phrase ; ou plutôt Montesquieu fait bien ce qu’il fait ; mais ne regrettons pas de
retrouver chez Bayle la phrase au hasard et étendue, cette liberté de façon à la
Montaigne, qui est, il l’avoue ingénument, de savoir quelquefois ce qu’il
dit, mais non jamais ce qu’il va dire. Bayle garda son tour intact dans sa vie de
province et de cabinet, il ne l’eût pas fait à Paris ; il eût pris garde davantage, il eût
voulu se polir ; cela eût bridé et ralenti sa critique.
Une des conditions du génie critique dans la plénitude où Bayle nous le représente, c’est
de n’avoir pas d’art à soi, de style : hâtons-nous
d’expliquer notre pensée. Quand on a un style à soi, comme Montaigne, par exemple, qui
certes est un grand esprit critique, on est plus soucieux de la pensée qu’on exprime et de
la manière aiguisée dont on l’exprime, que de la pensée de l’auteur qu’on explique, qu’on
développe, qu’on critique ; on a une préoccupation bien légitime de sa propre œuvre, qui
se fait à travers l’œuvre de l’autre, et quelquefois à ses dépens. Cette distraction
limite le génie critique. Si Bayle l’avait eue, il aurait fait durant toute sa vie un ou
deux ouvrages dans le goût des Essais, et n’eût pas écrit ses Nouvelles de la République des Lettres, et toute sa critique usuelle,
pratique, incessante. De plus, quand on a un art à soi, une poésie,
comme Voltaire, par exemple, qui certes est aussi un grand esprit critique, le plus grand,
à coup sûr, depuis Bayle, on a un goût décidé, qui, quelque souple qu’il soit, atteint
vite ses restrictions. On a son œuvre propre derrière soi à l’horizon ; on ne perd jamais
de vue ce clocher-là. On en fait involontairement le centre de ses mesures. Voltaire avait
de plus son fanatisme philosophique, sa passion, qui faussait sa critique. Le bon Bayle
n’avait rien de semblable. De passion aucune : l’équilibre même ; une parfaite idée de la
profonde bizarrerie du cœur et de l’esprit humain, et que tout est possible, et que rien
n’est sûr. De style, il en avait sans s’en douter, sans y viser, sans se tourmenter à la
lutte comme Courier, La Bruyère ou Montaigne lui-même ; il en avait suffisamment, malgré
ses longueurs et ses parenthèses, grâce à ses expressions charmantes et de source. Il
n’avait besoin de se relire que pour la clarté et la netteté du sens : heureux critique !
Enfin il n’avait pas d’art, de poésie, par-devers lui.
L’excellent Bayle n’a, je crois, jamais fait un vers français en sa jeunesse, de même
qu’il n’a jamais rêvé aux champs, ce qui n’était guère de son temps encore, ou qu’il n’a
jamais été amoureux, passionnément amoureux d’une femme, ce qui est davantage de tous les
temps. Tout son art est critique, et consiste, pour les ouvrages où il se déguise, à
dispenser mille petites circonstances, à assortir mille petites adresses afin de mieux
divertir le lecteur et de lui colorer la fiction : il prévient lui-même son frère de ces
artifices ingénieux, à propos de la Lettre des Comètes.
Je veux énumérer encore d’autres manques de talents, ou de passions, ou de dons supérieurs, qui ont fait de Bayle le plus accompli critique qui se soit rencontré dans son genre, rien n’étant venu à la traverse pour limiter ou troubler le rare développement de sa faculté principale, de sa passion unique. Quant à la religion d’abord, il faut bien avouer qu’il est difficile, pour ne pas dire impossible, d’être religieux avec ferveur et zèle en cultivant chez soi cette faculté critique et discursive, relâchée et accommodante. Le métier de critique est comme un voyage perpétuel avec toutes sortes de personnes et en toutes sortes de pays, par curiosité. Or, comme on sait,
Rarement à courir le monde
On devient plus homme de bien ;
rarement du moins, on devient plus croyant, plus occupé du but invisible. Il faut dans la
piété un grand jeûne d’esprit, un retranchement fréquent, même à l’égard des commerces
innocents et purement agréables, le contraire enfin de se répandre. La façon dont Bayle
était religieux (et nous croyons qu’il l’était à un certain degré) cadrait à merveille
avec le génie critique qu’il avait en partage. Bayle était religieux, disons-nous, et nous
tirons cette conclusion moins de ce qu’il communiait quatre fois l’an, de ce qu’il
assistait aux prières publiques et aux sermons, que de plusieurs sentiments de résignation
et de confiance en Dieu, qu’il manifeste dans ses lettres. Quoiqu’il avertisse quelque
partNouvelles de la République des
Lettres, avril 1684.œuv. div., I, 184) où il explique pourquoi il n’était pas en bonne
odeur de religion.—L’illustre Joseph de Maistre, si acharné aux athées, ne s’est pas
montré trop rigoureux à l’endroit de Bayle : « Bayle même, le père de l’incrédulité
moderne, ne ressemble point à ses successeurs. Dans ses écarts les plus condamnables on
ne lui trouve point une grande envie de persuader, encore moins le ton de l’irritation
ou de l’esprit de parti ; il nie moins qu’il ne doute ; il dit le pour et le contre ;
souvent même il est plus disert pour la bonne cause que pour la mauvaise (comme dans
l’article Leucippe de son Dictionnaire). » Principe générateur des Constitutions politiques, LXII.—Rappelons encore
ce mot sur Bayle, qui a son application en divers sens : « Tout est dans Bayle, mais il
faut l’en tirer. » (Ce mot n’est pas de M. de Maistre, comme M. Sayous l’a cru.)bon Dieu revient souvent dans
ses lettres d’un accent de naïveté sincère. Après cela, la religion inquiète médiocrement
Bayle ; il ne se retranche par scrupule aucun raisonnement qui lui semble juste, aucune
lecture qui lui paraît divertissante. Dans une lettre, tout à côté d’une belle phrase
sincère sur la Providence, il mentionnera Hexameron rustique de La
Mothe-Le-Vayer avec ses obscénités : « Sed omnia sana sanis. »
ajoute-t-il tout aussitôt, et le voilà satisfait. Si, par impossible, quelque bel esprit
janséniste avait entretenu une correspondance littéraire, y rencontrerait-on jamais des
lignes comme celles qui suivent ? « M. Hermant, docteur de Sorbonne, qui a composé en
françois les Vies de quatre Pères de l’Église grecque, vient de publier celle de saint
Ambroise, l’un des Pères de l’Église latine. M. Ferrier, bon poëte françois, vient de
faire imprimer les Préceptes galants : c’est une espèce de traité
semblable à l’Art d’aimer d’Ovide. » Et quelques lignes plus bas : « On
fait beaucoup de cas de la Princesse de Clèves. Vous avez ouï parler
sans doute de deux décrets du pape, etc. » Plus ou moins de religion qu’il n’en avait
aurait altéré la candeur et l’expansion critique de Bayle.
Si nous osions nous égayer tant soit peu à quelqu’un de ces badinages chez lui si
fréquents, nous pourrions soutenir que la faculté critique de Bayle a été merveilleusement
servie par son manque de désir amoureux et de passion galanteMémoires de
D’Artigny, mérite quelque attention, il en résulterait que Bayle, âgé de vingt-huit ans
alors, dérogea un moment, auprès de la femme avenante du ministre, aux habitudes de son
humeur et au régime de toute sa vie. L’occasion aidant, il n’était pas besoin de grande
passion pour cela.antiquaire dans Scott, contre le genre-femme. Un jour à Coppet, en 1672, c’est-à-dire à vingt-cinq ans, dans son
moment de plus grande galanterie, il prêta à une demoiselle le roman de Zayde ; mais celle-ci ne le lui rendait pas : « Fâché de voir lire si lentement
un livre, « je lui ai dit cent fois le tardigrada,
domiporta et ce qui s’ensuit, avec quoi on se moque de la tortue. Certes, voilà
bien « des gens propres à dévorer les bibliothèques ! » Dans un autre moment de
galanterie, en 1675, il écrit à mademoiselle Minutoli ; et, à cet effet, il se pavoise de
bel esprit, se raille de son incapacité à déchiffrer les modes, lui cite, pour être léger,
deux vers de Ronsard sur les cornes du bélier, et les applique à un mari : « Au reste,
mademoiselle, dit-il à un « endroit, le coup de dent que vous baillez à celui qui vous « a
louée, etc. » L’état naturel et convenable de Bayle à l’égard du sexe est un état
d’indifférence et de quiétisme. Il ne faut pas qu’il en sorte ; il ne faut pas qu’il se
ressouvienne de Ronsard ou de Brantôme pour tâcher de se faire un ton à la mode. S’il a
perdu à ce manque d’émotions tendres quelque délicatesse et finesse de jugement, il y a
gagné du temps pour l’étudeÉrasme du Dictionnaire critique, parlant des
transgressions avec les personnes qui sont obligées de sauver les apparences, il dit de
ce ton de naïveté un peu narquoise qui lui va si bien : « Elles exigent des
préliminaires, elles se font assiéger « dans toutes les formes. Se sont-elles rendues,
c’est un bénéfice qui « demande résidence... Il est rare qu’on ne tombe qu’une fois dans
« cette espèce d’engagement ; on ne s’en retire qu’avec un morceau de chaîne qui forme
bientôt une nouvelle captivité. Aussi on m’avouera qu’un homme qui a presque toujours la
plume et les livres à la main ne sauroit trouver assez de temps pour toutes ces choses.Les délicats sont malheureux. Si Bayle en demeura exempt,
l’abbé Prévost, critique comme lui, mais de plus romancier et amoureux, ne fut pas sans en
souffrir.
On lit dans la préface du Dictionnaire critique : « Divertissements,
parties de plaisir, jeux, collations, voyages à la campagne, visites et telles autres
récréations nécessaires à quantité de gens d’étude, à ce qu’ils disent, ne sont pas mon
fait ; je n’y perds point de temps. » Il était donc utile à Bayle de ne point aimer la
campagne ; il lui était utile même d’avoir cette santé frêle, ennemie de la bonne chère,
ne sollicitant jamais aux distractions. Ses migraines, il nous l’apprend, l’obligeaient
souvent à des jeûnes de trente et quarante heures continues. Son sérieux habituel, plus
voisin de la mélancolie que de la gaieté, n’avait rien de songeur, et n’allait pas au
chagrin ni à la bizarrerie. Une conversation gaie lui revenait fort par moments, et on
aurait été près alors de le loger dans la classe des rieurs. Il se sentit toujours peu
porté aux mathématiques ; ce fut la seule science qu’il n’aborda pas et ne désira pas
posséder. Elle absorbe en effet, détourne un esprit critique, chercheur et à la piste des
particularités ; elle dispense des livres, ce qui n’était pas du tout le fait de Bayle. La
dialectique, qu’il pratiqua d’abord à demi par goût et à demi par métier (étant professeur
de philosophie), finit par le passionner et par empiéter un peu sur sa faculté
littéraire. Il a dit de Nicole et l’on peut dire de lui que « sa coutume de pousser les
raisonnements jusqu’aux derniers recoins de la dialectique le rendoit mal propre à
composer des pièces d’éloquence. » Ce désintéressement où il était pour son propre compte
dans l’éloquence et la poésie le rendait d’autre part plus complet, plus fidèle dans son
office de rapporteur de la république des lettres. Il est curieux surtout à entendre
parler des poètes et pousseurs de beaux sentiments, qu’il considère assez volontiers comme
une espèce à part, sans en faire une classe supérieure. Pour nous qui en introduisant
l’art, comme on dit, dans la critique, en avons retranché tant d’autres qualités, non
moins essentielles, qu’on n’a plus, nous ne pouvons nous empêcher de sourire des mélanges
et associations bizarres que fait Bayle, bizarres pour nous à cause de la perspective,
mais prompts et naïfs reflets de son impression contemporaine : le ballet de Psyché au niveau des Femmes savantes ; l’Hippolyte de M. Racine et celui de M. Pradon, qui sont deux tragédies
très-achevées ; Bossuet côte à côte avec le Comte de Gabalis,
l’Iphigénie et sa préface qu’il aime presque autant que la pièce, à
côté de Circé, opéra à machines. En rendant compte de la réception de
Boileau à l’Académie, il trouve que « M. Boileau est d’un mérite si distingué qu’il eût
été difficile à messieurs de l’Académie de remplir aussi avantageusement qu’ils ont fait
la place de M. de Bezons. » On le voit, Bayle est un véritable républicain en littérature.
Cet idéal de tolérance universelle, d’anarchie paisible et en quelque sorte harmonieuse,
dans un État divisé en dix religions comme dans une cité partagée en diverses classes
d’artisans, cette belle page de son Commentaire philosophique, il la
réalise dans sa république des livres, et, quoiqu’il soit plus aisé de faire s’entre-supporter mutuellement les livres que les hommes, c’est une belle
gloire pour lui, comme critique, d’en avoir su tant concilier et tant goûter.
Un des écueils de ce goût si vif pour les livres eût été l’engouement et une certaine idée exagérée de la supériorité des auteurs, quelque chose de ce que n’évitent pas les subalternes et caudataires en ce genre, comme Brossette. Bayle, sous quelque dehors de naïveté, n’a rien de cela. On lui reprochait d’abord d’être trop prodigue de louanges ; mais il s’en corrigea, et d’ailleurs ses louanges et ses respects dans l’expression envers les auteurs ne lui dérobèrent jamais le fond. Son bon sens le sauva, tout jeune, de la superstition littéraire pour les illustres : « J’ai assez de vanité, écrit-il à son frère, pour souhaiter qu’on ne connoisse pas de moi ce que j’en connois, et pour être bien aise qu’à la faveur d’un livre qui fait souvent le plus beau côté d’un auteur, on me croie un grand personnage..... Quand vous aurez connu personnellement plus de personnes célèbres par leurs écrits, vous verrez que ce n’est pas si grand’chose que de composer un bon livre... » C’est dans une lettre suivante à ce même frère cadet qui se mêlait de le vouloir pousser à je ne sais quelle cour, qu’on lit ce propos charmant : « Si vous me demandez pourquoi j’aime l’obscurité et un état médiocre et tranquille, je vous assure que je n’en sais rien.... Je n’ai jamais pu souffrir le miel, mais pour le sucre je l’ai toujours trouvé agréable : voilà deux choses douces que bien des gens aiment. » Toute la délicatesse, toute la sagacité de Bayle, se peuvent apprécier dans ce trait et dans le précédent.
L’équilibre et la prudence que nous avons notés en lui, cette humeur de tranquillité et de paresse dont il fait souvent profession, ne l’induisirent jamais à aucun de ces ménagements pour lui-même, à rien de cet égoïsme discret dont son contemporain Fontenelle offre, pour ainsi dire, le chef-d’œuvre. La parcimonie, le méticuleux propre à certaines natures analytiques et sceptiques, est chose étrangère à sa veine. Cet esprit infatigable produit sans cesse, et, qualité grandement distinctive, il se montre abondant, prodigue et généreux, comme tous les génies.
Le moment le plus actif et le plus fécond de cette vie si égale fut vers l’année 1686.
Bayle, âgé de trente-neuf ans, poursuivait ses Nouvelles de la République des
Lettres, publiait sa France toute catholique, contre les
persécutions de Louis XIV, préparait son Commentaire philosophique, et
en même temps, dans une note qu’il rédigeait Nouv. de la Rép. des Lett.,
mars 1686, sur son écrit anonyme de la France toute catholique, note
plus modérée et plus avouable assurément que celle que l’abbé Prévost insérait dans son
Pour et Contre sur son chevalier des Grieux, dans cette note
parfaitement mesurée et spirituelle, Bayle faisait pressentir que l’auteur, après avoir
tancé les catholiques sur l’article des violences, pourrait bientôt toucher
cette corde des violences avec les protestants eux-mêmes qui n’en étaient pas
exempts, et qu’alors il y aurait lieu à des représailles. La Réponse d’un nouveau Converti et le fameux Avis aux
Protestants, toute cette contre-partie de la question, qui remplit la seconde
moitié de la carrière de Bayle, était ainsi présagée. La maladie qui lui survint l’année
suivante (1687), par excès de travail, le força de se dédoubler, en quelque sorte, dans
ce rôle à la fois littéraire et philosophique ; il dut interrompre ses Nouvelles de la République des Lettres. Peu auparavant, il écrivait à l’un de ses
amis, en réponse à certains bruits qui avaient couru, qu’il n’avait nul dessein de quitter
sa fonction de journaliste, qu’il n’en était point las du tout, qu’il n’y avait pas
d’apparence qu’il le fût de longtemps, et que c’était l’occupation qui convenait le mieux
à son humeur. Il disait cela après trois années de pratique, au contraire de la plupart
des journalistes qui se dégoûtent si vite du métier. C’était chez lui force de vocation.
Au temps qu’il était encore professeur de philosophie, il éprouvait un grand ennui à
l’arrivée de tous les livres de la foire de Francfort, si peu choisis qu’ils fussent, et
se plaignait que ses fonctions lui ôtassent le loisir de cette pâture. Il s’était pris
d’admiration et d’émulation pour la belle invention des journaux par M. de Sallo, pour
ceux que continuait de donner à Paris M. l’abbé de La Roque, pour les Actes
des Érudits de Leipsick. Lorsqu’il entreprit de les imiter, il se plaça tout
d’abord au premier rang par sa critique savante, nourrie, modérée, pénétrante, par ses
analyses exactes, ingénieuses, et même par les petites notes qui, bien faites, ont du
prix, et dont la tradition et la manière seraient perdues depuis longtemps, si on n’en
retrouvait des traces encore à la fin du Journal actuel des
SavantsFleur des PoisLa Fleur
des Pois, un de ces romans à la Balzac, qui promettent et qui ne tiennent
pas.
Après qu’il eut renoncé à ses Nouvelles de la République des Lettres,
la faculté critique de Bayle se rejeta sur son Dictionnaire, dont la
confection et la révision l’occupèrent durant dix années, depuis 1694 jusqu’en 1704. Il
publia encore par délassement (1704) la Réponse aux Questions d’un
Provincial, dont le commencement n’est autre chose qu’un assemblage d’aménités
littéraires. Mais ses disputes avec Le Clerc, Bernard et Jaquelot, envahirent toute la
suite de l’ouvrage. Bien que ces disputes de dialectique fussent encore pour Bayle une
manière d’amusement, elles achevèrent d’user sa santé si frêle et sa petite
complexion. La poitrine, qu’il avait toujours eue délicate, se prit ; il tomba dans
l’indifférence et le dégoût de la vie à cinquante-neuf ans. Un symptôme grave, c’est ce
qu’il écrivait à un ami en novembre 1706, un mois environ avant sa mort : « Quand même ma
santé me permettroit de « travailler à un supplément du Dictionnaire, je n’y travaillerois
« pas ; je me suis dégoûté de tout ce qui n’est point « matière de raisonnement... » Bayle
dégoûté de son Dictionnaire, de sa critique, de son amour des faits et des particularités
de personnes, est tout à fait comme Chaulieu sans amabilité, tel que mademoiselle De
Launay nous dit l’avoir vu aux approches de sa fin. Nous ne rappellerons pas plus de
détails sur ce grand esprit : sa vie par Desimaizeaux et ses œuvres diverses sont là pour
qui le voudra bien connaître. Comme qualité qui tient encore à l’essence de son génie
critique, il faut noter sa parfaite indépendance, indépendance par rapport à l’or et par
rapport aux honneurs. Il est touchant de voir quelles précautions et quelles ruses il
fallut à milord Shaftsbury pour lui faire accepter une montre : « Un tel meuble, dit
Bayle, me paroissoit alors très-inutile ; mais présentement il m’est devenu si nécessaire,
que je ne saurois plus m’en passer... » Reconnaissant d’un tel cadeau, il resta sourd à
toute autre insinuation du grand seigneur son ami. On n’était pourtant pas loin du temps
où certains grands offraient au spirituel railleur Guy Patin un louis d’or sous son
assiette, chaque fois qu’il voudrait venir dîner chez eux ; On se serait arraché Bayle
s’il avait voulu, car il était devenu, du fond de son cabinet, une espèce de roi des beaux
esprits. Le plus triste endroit de la vie de Bayle est l’affaire assez tortueuse de l’Avis aux Protestants, soit qu’il l’ait réellement composé, soit qu’il
l’ait simplement revu et fait imprimer. Il y poussa l’anonyme jusqu’à avoir besoin d’être
clandestin. Sa sincérité dut souffrir d’être si à la gêne et réduite à tant de
faux-fuyants.
Bayle restera-t-il ? est-il resté ? demandera quelqu’un ; relit-on Bayle ? Oui, à la
gloire du génie critique, Bayle est resté et restera autant et plus que les trois quarts
des poëtes et orateurs, excepté les très-grands. Il dure, sinon par telle ou telle
composition particulière, du moins par l’ensemble de ses travaux. Les neuf volumes
in-folio que cela forme en tout, les quatre volumes principalement de ses On ne sera pas fâché de lire ici l’opinion de La Fontaine sur
Bayle ; elle est digne de tous deux. On la trouve à la fin d’une lettre à M. Simon de
Troyes, dans laquelle il décrit à cet ami un dîner et la conversation qu’on y tint
(février 1686) :œuvres diverses, préférables au DictionnaireJournal des Savants (juin 1836), M. Daunou, en jugeant avec
une indulgence qui nous honore cet article sur Bayle, a trouvé que son Dictionnaire,
principal titre de sa renommée, n’avait pas obtenu ici l’attention qu’il méritait. Ce
n’est pas en effet en lisant ce Dictionnaire qu’on apprend à l’apprécier, c’est en s’en
servant. Un homme d’esprit a comparé drôlement le Dictionnaire de Bayle, où end of
footnote from the previous page : le texte disparaît sous les notes, à ces petites
boutiques ambulantes lentement traînées par un petit âne qui disparaît sous la multitude
de jouets et de marchandises de toutes sortes étalées sur chaque point aux regards des
passants : ce petit âne, c’est le texte.après-disnées reposées et déclinantes, la nourriture ou plutôt le dessert de ces heures médiocrement animées que l’étude désintéressée colore, et
qui, si l’on mesurait le bonheur moins par l’intensité et l’éclat que par la durée,
l’innocence et la sûreté des sensations, pourraient se dire les meilleures de la vie
Bayle aussi. Je fais cas de l’une et l’autre main : Tous deux ont un bon style et le langage sain. Le jugement en gros sur ces deux personnages,
Et ce fut de moi qu’il partit, C’est que l’un cherche à plaire aux sages, L’autre veut plaire aux gens d’esprit.
Il leur plaît. Vous aurez peut-être peine à croire Qu’on ait dans un repas de tels discours tenus :
On tint ces discours ; on fit plus, On fut au sermon après boire...
Et cet autre jugement aussi, de Voltaire, n’est pas indifférent à rappeler ; Voltaire a
très-bien parlé de Bayle en maint endroit, mais jamais mieux qu’à la fin d’une lettre au
Père Tournemine (1735) : « M. Newton, dit-il, a été aussi vertueux qu’il a été grand
philosophe : tels sont pour la plupart ceux qui sont bien pénétrés de l’amour des
sciences, qui n’en font point un indigne métier, et qui ne les font point servir aux
misérables fureurs de l’esprit de parti. Tel a été le docteur Clarke ; tel était le
fameux archevèque Tillotson ; tel était le grand Galilée ; tel notre Descartes ; tel a
été Bayle, cet esprit si étendu, si sage et si pénétrant, dont les livres, tout diffus
qu’ils peuvent être, seront à jamais la bibliothèque des nations. Ses mœurs n’étaient
pas moins respectables que son génie. Le désintéressement et l’amour de la paix comme de
la vérité étaient son caractère ; c’était une âme divine. »
Vers 1687, année où parut le livre des Caractères, le siècle de Louis
XIV arrivait à ce qu’on peut appeler sa troisième période ; les grandes œuvres qui
avaient illustré son début et sa plus brillante moitié étaient accomplies ; les grands
auteurs vivaient encore la plupart, mais se reposaient. On peut distinguer, en effet,
comme trois parts dans cette littérature glorieuse. La première, à laquelle Louis XIV ne
fit que donner son nom et que prêter plus ou moins sa faveur, lui vint toute formée de
l’époque précédente ; j’y range les poëtes et les écrivains nés de 1620 à 1626, ou même
avant 1620, La Rochefoucauld, Pascal, Molière, La Fontaine, madame de Sévigné. La maturité
de ces écrivains répond ou au commencement ou aux plus belles années du règne auquel on
les rapporte, mais elle se produisait en vertu d’une force et d’une nourriture
antérieures. Une seconde génération très-distincte et propre au règne même de Louis XIV,
est celle en tête de laquelle on voit Boileau et Racine, et qui peut nommer encore
Fléchier, Bourdaloue, etc., etc., tous écrivains ou poëtes, nés à dater de 1632, et qui
débutèrent dans le monde au plus tôt vers le temps du mariage du jeune roi. Boileau et
Racine avaient à peu près terminé leur œuvre à cette date de 1687 ; ils étaient tout
occupés de leurs fonctions d’historiographes. Heureusement, Racine allait être tiré de son
silence de dix années par madame de Maintenon. Bossuet régnait pleinement par son génie en
ce milieu du grand règne, et sa vieillesse commençante en devait longtemps encore soutenir
et rehausser la majesté. C’était donc un admirable moment que cette fin d’été radieuse,
pour une production nouvelle de mûrs et brillants esprits. La Bruyère et Fénelon parurent
et achevèrent, par des grâces imprévues, la beauté d’un tableau qui se calmait
sensiblement et auquel il devenait d’autant plus difficile de rien ajouter. L’air qui
circulait dans les esprits, si l’on peut ainsi dire, était alors d’une merveilleuse
sérénité. La chaleur modérée de tant de nobles œuvres, l’épuration continue qui s’en
était suivie, la constance enfin des astres et de la saison, avaient amené l’atmosphère
des esprits à un état tellement limpide et lumineux, que du prochain beau livre qui
saurait naître, pas un mot immanquablement ne serait perdu, pas une pensée ne resterait
dans l’ombre, et que tout naîtrait dans son vrai jour. Conjoncture unique !
éclaircissement favorable en même temps que redoutable à toute pensée ! car combien il
faudra de netteté et de justesse dans la nouveauté et la profondeur ! La Bruyère en
triompha. Vers les mêmes années, ce qui devait nourrir à sa naissance et composer
l’aimable génie de Fénelon était également disposé et comme pétri de toutes parts ; mais
la fortune et le caractère de La Bruyère ont quelque chose de plus singulier.
On ne sait rien ou presque rien de la vie de La Bruyère, et cette obscurité ajoute, comme on l’a remarqué, à l’effet de son œuvre, et, on peut dire, au bonheur piquant de sa destinée. S’il n’y a pas une seule ligne de son livre unique qui, depuis le premier instant de la publication, ne soit venue et restée en lumière, il n’y a pas, en revanche, un détail particulier de l’auteur qui soit bien connu. Tout le rayon du siècle est tombé juste sur chaque page du livre, et le visage de l’homme qui le tenait ouvert à la main s’est dérobé.
Jean de La Bruyère était né dans un village proche Dourdan, en 1639, disent les uns ; en
1644, disent les autres et D’Olivet le premier, qui le fait mourir à cinquante-deux ans
(1696). En adoptant cette date de 1644Andromaque ; ainsi tous les fruits successifs de ces riches années
mûrirent pour lui et furent le mets de sa jeunesse ; il essuyait, sans se hâter, la
chaleur féconde de ces soleils. Nul tourment, nulle envie. Que d’années d’étude ou de
loisir durant lesquelles il dut se borner à lire avec douceur et réflexion, allant au fond
des choses et attendant ! Il résulte d’une note écrite vers 1720 par le Père Bougerel ou
par le Père Le Long, dans des mémoires particuliers qui se trouvaient à la bibliothèque de
l’Oratoire, que La Bruyère a été de cette congrégation
D’Olivet, qui est malheureusement trop bref sur le célèbre auteur, mais dont la parole a
de l’autorité, nous dit en des termes excellents : « On me l’a dépeint comme un
philosophe, qui ne songeoit qu’à vivre tranquille avec des amis et des livres, faisant un
bon choix des uns et des autres ; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir ; toujours disposé
à une joie modeste, et ingénieux à la faire naître ; poli dans ses « manières et sage dans
ses discours ; craignant toute sorte d’ambition, même celle de montrer de l’espritMenagiana, tome III.) —On a opposé depuis à cette idée qu’on se faisait
jusqu’ici de La Bruyère quelques mots tirés de lettres et billets de M. de
Pontchartrain. et desquels il résulterait que La Bruyère était sujet à des accès de joie
extravagante ; c’est peu probable. Dans la disette des documents, on tire les moindres
mots par les cheveux. Mais enfin il paraît bien qu’il était très-gai par
moments.Caractères d’une manière
inimitable. C’étoit d’ailleurs un fort honnête homme, de très-bonne compagnie, simple,
sans rien de pédant et fort désintéressé. Je l’avois assez connu pour le regretter et les
ouvrages que son âge et sa santé pouvoient faire espérer de lui. » Boileau se montrait un
peu plus difficile en fait de ton et de manières que le duc de Saint-Simon, quand il
écrivait à Racine, 19 mai 1687 : « Maximilien (pourquoi ce sobriquet de
Maximilien ?) « m’est venu voir à Auteuil et m’a lu quelque chose de son Théophraste. C’est un fort honnête homme à qui il ne manquerait rien, si
la nature l’avoit fait aussi agréable qu’il a envie de l’être. Du reste, il a de l’esprit,
du savoir et du mérite. » Nous reviendrons sur ce jugement de Boileau. La Bruyère était
déjà, un peu à ses yeux un homme des générations nouvelles, un de ceux en qui volontiers
l’on trouve que l’envie d’avoir de l’esprit après nous, et autrement que nous, est plus
grande qu’il ne faudrait.
Ce même Saint-Simon, qui regrettait La Bruyère et qui avait plus d’une fois causé avec
luije le crois
bien), de la politesse et des grâces même quand il vouloit, mais il vouloit
très-rarement... Sa férocité étoit extrême, et se montroit en tout. C’étoit une meule
toujours en l’air, qui faisoit fuir devant elle, et dont ses amis n’étoient jamais en
sûreté, tantôt par des insultes extrêmes, tantôt par des plaisanteries cruelles en face,
etc. » A l’année 1697, il raconte comment, tenant les États de Bourgogne à Dijon à la
place de M. le Prince son père, M. le Duc y donna un grand exemple de l’amitié des princes
et une bonne leçon à ceux qui la recherchent. Ayant un soir, en effet, poussé Santeul de
vin de Champagne, il trouva plaisant de verser sa tabatière de tabac d’Espagne dans un
grand verre de vin et le lui offrit à boire ; le pauvre Théodas si naïf,
si ingénu, si bon convive et plein de verve et de bons mots, mourut dans d’affreux
vomissementsŒuvres
choisies de La Monnoye (page 296), on lit un récit détaillé de cette mort de
Santeul par La Monnoye ; témoin presque oculaire ; rien n’y vient ouvertement à l’appui
du dire de Saint-Simon : Santeul s’était levé le 4 août, encore gai et bien portant ; il
ne fut pris de ses atroces douleurs d’entrailles que sur les onze heures du matin ; il
expira dans la nuit, vers une heure et demie. La Monnoye, qui devait dîner avec lui ce
jour-là, le vint voir dans l’après-midi et le trouva moribond ; il causa même du malade
avec M. le Duc, qui témoigna s’y intéresser beaucoup. Après cela, les symptômes
extraordinaires rapportés par La Monnoye, et les réponses peu nettes des médecins, aussi
bien que le traitement employé, s’accorderaient assez avec le récit de Saint-Simon ; on
conçoit que la chose ait été étouffée le plus possible. On se demande seulement si les
effets de la tabatière avalée au souper de la veille ont bien pu retarder jusqu’au
lendemain onze heures du matin ; c’est un cas de médecine légale que je laisse aux
experts.Satyre Ménippée
de Le Duchat les nombreux passages où il est question de ces La Bruyère, père et fils
(car ils étaient deux), notamment au tome second, pages 67 et 339. Je me trompe fort,
ou de tels souvenirs domestiques furent un fait capital dans l’expérience secrète et la
maturité du penseur.héros et les
enfants des Dieux naissent de là : il y a toujours dissimulé
l’amertume : « Les enfants des Dieux, pour ainsi dire, se tirent des règles de la nature
et en sont comme l’exception. Ils n’attendent presque rien du temps et des années. Le
mérite chez eus devance l’âge. Ils naissent instruits, et ils sont plus tôt des hommes
parfaits que le commun des hommes ne sort de l’enfance. » Au chapitre des Grands, il s’est échappé à dire ce qu’il avait dû penser si souvent : « L’avantage
des Grands sur les autres hommes est immense par un endroit : je leur cède leur bonne
chère, leurs riches ameublements, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains,
leurs fous et leurs flatteurs ; mais je leur envie le bonheur d’avoir à leur service des
gens qui les égalent par le cœur et par l’esprit, et qui les passent quelquefois. » Les
réflexions inévitables que le scandale, des mœurs princières lui inspirait n’étaient pas
perdues, on peut le croire, et ressortaient moyennant détour : « Il y a des misères sur la
terre qui saisissent le cœur : il manque à quelques-uns jusqu’aux aliments ; ils
redoutent l’hiver ; ils appréhendent de vivre. L’on mange ailleurs des fruits précoces :
l’on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse. De simples bourgeois,
seulement à cause qu’ils étaient riches, ont eu l’audace d’avaler en un seul morceau la
nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités, je me
jette et me réfugie dans la médiocrité. » Les simples bourgeois viennent
là bien à propos pour endosser le reproche, mais je ne répondrais pas que la pensée ne fût
écrite un soir en rentrant d’un de ces soupers de demi-dieux, où M. le Duc poussait de Champagne Santeulles Princes étoient en morale ce que les monstres sont dans la physique : on voit en
eux à découvert la plupart des vices qui sont imperceptibles dans les autres
hommes. »
La Bruyère, qui aimait la lecture des anciens, eut un jour l’idée de traduire
Théophraste, et il pensa à glisser à la suite et à la faveur de sa traduction
quelques-unes de ses propres réflexions sur les mœurs modernes. Cette traduction de
Théophraste n’était-elle pour lui qu’un prétexte, ou fut-elle vraiment l’occasion
déterminante et le premier dessein principal ? On pencherait plutôt pour cette supposition
moindre, en voyant la forme de l’édition dans laquelle parurent d’abord les Caractères, et combien Théophraste y occupe une grande place. La Bruyère était
très-pénétré de cette idée, par laquelle il ouvre son premier chapitre, que tout est dit, et que l’on vient trop tard après plus de sept mille
ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. Il se déclare de l’avis que nous avons vu
de nos jours partagé par Courier, lire et relire sans cesse les anciens, les traduire si
l’on peut, et les imiter quelquefois : « On ne sauroit en écrivant rencontrer le parfait,
et, s’il se peut, surpasser les anciens, que par leur imitation. » Aux anciens, La Bruyère
ajoute les habiles d’entre les modernes comme ayant enlevé à leurs
successeurs tardifs le meilleur et le plus beau. C’est dans cette disposition qu’il
commence à glaner, et chaque épi, chaque grain qu’il croit digne, il le
range devant nous. La pensée du difficile, du mûr et du parfait l’occupe visiblement, et
atteste avec gravité, dans chacune de ses paroles, l’heure solennelle du siècle où il
écrit. Ce n’était plus l’heure des coups d’essai. Presque tous ceux qui avaient porté les
grands coups vivaient. Molière était mort ; longtemps après Pascal, La Rochefoucauld avait
disparu ; mais tous les autres restaient là rangés. Quels noms ! quel auditoire auguste,
consommé, déjà un peu sombre de front, et un peu silencieux ! Dans son discours à
l’Académie, La Bruyère lui-même les a énumérés en face ; il les avait passés en revue dans
ses veilles bien des fois auparavant. Et ces Grands, rapides connaisseurs de l’esprit ! et
Chantilly, écueil des mauvais ouvrages ! et ce Roi retiré
dans son balustre, qui les domine tous ! quels juges pour qui, sur la fin du grand
tournoi, s’en vient aussi demander la gloire ! La Bruyère a tout prévu, et il ose. Il sait
la mesure qu’il faut tenir et le point où il faut frapper. Modeste et sûr, il s’avance ;
pas un effort en vain, pas un mot de perdu ! du premier coup, sa place qui ne le cède à
aucune autre est gagnée. Ceux qui, par une certaine disposition trop rare de l’esprit et
du cœur, sont en état, comme il dit, de se livrer au
plaisir que donne la perfection d’un ouvrage, ceux-là éprouvent une émotion, d’eux
seuls concevable, en ouvrant la petite édition in-12, d’un seul volume, année 1688, de
trois cent soixante pages, en fort gros caractères, desquelles Théophraste, avec le
discours préliminaire, occupe cent quarante-neuf, et en songeant que, sauf les
perfectionnements réels et nombreux que reçurent les éditions suivantes, tout La Bruyère
est déjà là.
Plus tard, à partir de la troisième édition, La Bruyère ajouta successivement et beaucoup
à chacun de ses seize chapitres. Des pensées qu’il avait peut-être gardées en portefeuille
dans sa première circonspection, des ridicules que son livre même fit lever devant lui,
des originaux qui d’eux-mêmes se livrèrent, enrichirent et accomplirent de mille façons le
chef-d’œuvre. La première édition renferme surtout incomparablement moins de portraits
que les suivantes. L’excitation et l’irritation de la publicité les firent naître sous la
plume de l’auteur, qui avait principalement songé d’abord à des réflexions et remarques
morales, s’appuyant même à ce sujet du titre de Proverbes donné au livre
de Salomon. Les Caractères ont singulièrement gagné aux additions ; mais
on voit mieux quel fut le dessein naturel, l’origine simple du livre et, si j’ose dire,
son accident heureux, dans cette première et plus courte formeÉtude sur La Bruyère, a rappelé une agréable
anecdote tirée des Mémoires de l’Académie de Berlin et qui s’était conservée par
tradition : « M. de La Bruyère, a dit Formey, qui le tenait de Maupertuis, venait
presque journellement s’asseoir chez un libraire nommé Michallet, où il feuilletait les
nouveautés, et s’amusait avec un enfant fort gentil, fille du libraire, qu’il avait pris
en amitié. Un jour il tire un manuscrit de sa poche, et dit à Michallet : « Voulez-vous
imprimer ceci (c’était les Caractères) ? Je ne sais si vous y
trouverez votre compte ; mais, en cas de succès, le produit sera pour ma petite amie. »
Le libraire, plus incertain de la réussite que l’auteur, entreprit l’édition ; mais à
peine l’eut-il exposée en vente qu’elle fut enlevée, et qu’il fut obligé de réimprimer
plusieurs fois ce livre, qui lui valut deux ou trois cent mille francs. Telle fut la dot
imprévue de sa fille, qui fit dans la suite le mariage le plus avantageux et que M. de
Maupertuis avait connue. » On sait le nom du mari ; M. Édouard Fournier, dans ses
recherches sur La Bruyère, l’a retrouvé. Elle épousa Juli ou Juilly, un honnête homme de
la finance, qui devint fermier général et qui garda une réputation sans tache. Il eut de
la petite Michallet, en se mariant, plus de cent mille livres argent comptant. Ce livre,
d’une expérience amère et presque misanthropique, devenu la dot d’une jeune fille :
singulier contraste !
En le faisant naître en 1644, La Bruyère avait quarante-trois ans en 87. Ses habitudes
étaient prises, sa vie réglée ; il n’y changea rien. La gloire soudaine qui lui vint ne
l’éblouit pas ; il y avait songé de longue main, l’avait retournée en tous sens, et savait
fort bien qu’il aurait pu ne point l’avoir et ne pas valoir moins pour cela. Il avait dit
dès sa première édition : « Combien d’hommes admirables et qui avoient de très-beaux
génies sont morts sans qu’on en ait parlé ! Combien vivent encore dont on ne parle point
et dont on ne parlera jamais ! » Loué, attaqué, recherché, il se trouva seulement
peut-être un peu moins heureux après qu’avant son succès, et regretta sans doute à
certains jours d’avoir livré au public une si grande part de son secret. Les imitateurs
qui lui survinrent de tous côtés, les abbés de Villiers, les abbés de Bellegarde, en
attendant les Brillon, Alléaume et autres, qu’il ne connut pas et que les Hollandais ne
surent jamais bien distinguer de luiMémoires de Trévoux (mars et avril 1701), à propos des Sentiments critiques sur les Caractères de M. de La Bruyère (1701) : « Depuis
que les Caractères de M. de La Bruyère ont été donnés « au public, outre les traductions
en diverses langues et les dix « éditions qu’on en a faites en douze ans, il a paru plus
de trente « volumes à peu près dans ce style : Ouvrage dans le goût des
Caractères ; « Théophraste moderne, ou nouveaux Caractères des Mœurs ; « Suite des
Caractères de Théophraste ut des Mœurs de ce siècle ; les « différents Caractères des
Femmes du siècle ; Caractères tirés de l’Écriture « sainte, et appliqués aux Mœurs du
siècle ; Caractères naturels « des hommes, en forme de dialogue ; Portraits sérieux et
critiques ; « Caractères des Vertus et des Vices. Enfin tout le pays des Lettres
a « été inondé de Caractères... »nés copistes qui
s’attachent à tout succès comme les mouches aux mets délicats, ces Trublets d’alors, durent par moments lui causer de l’impatience : on a cru que son
conseil à un auteur né copiste (chap. des Ouvrages de
l’Esprit), qui ne se trouvait pas dans les premières éditions, s’adressait à cet
honnête abbé de Villiers. Reçu à l’Académie le 15 juin 1693, époque où il y avait déjà eu
en France sept éditions des Caractères, La Bruyère mourut subitement d’apoplexie en 1696
et disparut ainsi en pleine gloire, avant que les biographes et commentateurs eussent
avisé encore à l’approcher, à le saisir dans sa condition modeste et à noter ses
réponsesCaractères. On a le
mot de remercîment que lui adressa La Bruyère (Nouvelles Lettres de
Bussy-Rabutin, t. VIII). C’est même la seule lettre qu’on ait de lui, avec un autre
petit billet agréablement grondeur à Santeul, imprimé sans aucun soin dans le Santoliana.du Cœur, devait avoir l’idée présente quand il disait : « Il y
a quelquefois dans le cours de la vie de si chers plaisirs et de si tendres engagements
que l’on nous défend, qu’il est naturel de désirer du moins qu’ils fussent permis : de si
grands charmes ne peuvent être surpassés que par celui de savoir y renoncer par vertu. »
Était-elle celle-là même qui lui faisait penser ce mot d’une délicatesse qui va à la
grandeur ? « L’on peut être touché de certaines beautés si parfaites et d’un mérite si
éclatant, que l’on se borne à les voir et à leur parler
Il y a moyen, avec un peu de complaisance, de reconstruire et de rêver plus d’une sorte
de vie cachée pour La Bruyère, d’après quelques-unes de ses pensées qui recèlent toute une
destinée, et, comme il semble, tout un roman enseveli. A la manière dont il parle de
l’amitié, de ce goût qu’elle a et auquel ne peuvent
atteindre ceux qui sont nés médiocres, on croirait qu’il a renoncé pour elle à
l’amour ; et, à la façon dont il pose certaines questions ravissantes, on jurerait qu’il a
eu assez l’expérience d’un grand amour pour devoir négliger l’amitié. Cette diversité de
pensées accomplies, desquelles on pourrait tirer tour à tour plusieurs manières
d’existences charmantes ou profondes, et qu’une seule personne n’a pu directement former
de sa seule et propre expérience, s’explique d’un mot : Molière, sans être Alceste, ni
Philinte, ni Orgon, ni Argan, est successivement tout cela ; La Bruyère, dans le cercle du
moraliste, a ce don assez pareil, d’être successivement chaque cœur ; il est du petit
nombre de ces hommes qui ont tout su.
Molière, à l’étudier de près, ne fait pas ce qu’il prêche. Il représente les
inconvénients, les passions, les ridicules, et dans sa vie il y tombe ; La Bruyère jamais.
Les petites inconséquences du Tartufe, il les a saisies, et son Onuphre est irréprochablel’Hypocrite, La Bruyère commence toujours par
effacer un trait du Tartufe, et ensuite il en recouche un tout contraire. »
On a remarqué souvent combien la beauté humaine de son cœur se déclare énergiquement à
travers la science inexorable de son esprit : « Il faut des saisies de terre, des
enlèvements de meubles, des prisons et des supplices, je l’avoue ; mais, justice, lois et
besoins à part, ce m’est une chose toujours nouvelle de contempler avec quelle férocité
les hommes traitent les autres hommes. » Que de réformes, poursuivies depuis lors et non
encore menées à fin, contient cette parole ! le cœur d’un Fénelon y palpite sous un
accent plus contenu. La Bruyère s’étonne, comme d’une chose toujours
nouvelle, de ce que madame de Sévigné trouvait tout simple, ou seulement un peu
drôle : lexviiie siècle, qui s’étonnera de tant de choses, s’avance. Je ne fais que
rappeler la page sublime sur les paysans : « Certains animaux farouches, etc. (chap. de l’Homme). » On s’est accordé à reconnaître La Bruyère dans le portrait
du philosophe qui, assis dans son cabinet et toujours accessible malgré ses études
profondes, vous dit d’entrer, et que vous lui apportez quelque chose de plus précieux que
l’or et l’argent, si c’est une occasion de vous obliger.
Il était religieux, et d’un spiritualisme fermement raisonné, comme en fait foi son
chapitre des Esprits forts ; qui, venu le dernier, répond tout ensemble
à une beauté secrète de composition, à une précaution ménagée d’avance contre des attaques
qui n’ont pas manqué, et à une conviction profonde. La dialectique de ce chapitre est
forte et sincère ; mais l’auteur en avait besoin pour racheter plus d’un mot qui dénote le
philosophe aisément dégagé du temps où il vit, pour appuyer surtout et couvrir ses
attaques contre la fausse dévotion alors régnante. La Bruyère n’a pas déserté sur ce point
l’héritage de Molière : il a continué cette guerre courageuse sur une scène bien plus
resserrée (l’autre scène, d’ailleurs, n’eût plus été permise), mais avec des armes non
moins vengeresses. Il a fait plus que de montrer au doigt le courtisan, qui
autrefois portait ses cheveux, en perruque désormais, l’habit serré et le bas uni,
parce qu’il est dévot ; il a fait plus que de dénoncer à l’avance les représailles impies
de la Régence, par le trait ineffaçable : Un dévot est celui qui sous un roi
athée serait athée ; il a adressé à Louis XIV même ce conseil direct, à peine voilé
en éloge : « C’est une chose délicate à un prince religieux de réformer la cour et de la
rendre pieuse ; instruit jusques où le courtisan veut lui plaire et aux dépens de quoi il
feroit sa fortune, il le ménage avec prudence ; il tolère, il dissimule, de peur de le
jeter dans l’hypocrisie ou le sacrilége ; il attend plus de Dieu et du temps que de son
zèle et de son industrie. »
Malgré ses dialogues sur le quiétisme, malgré quelques mots qu’on regrette de lire sur la
révocation de l’édit de Nantes, et quelque endroit favorable à la magie, je serais tenté
plutôt de soupçonner La Bruyère de liberté d’esprit que du contraire. Né
chrétien et Français, il se trouva plus d’une fois, comme il dit, contraint dans la satire ; car, s’il songeait surtout à Boileau en parlant ainsi,
il devait par contre-coup songer un peu à lui-même, et à ces grands
sujets qui lui étaient défendus. Il les sonde d’un mot, mais il
faut qu’aussitôt il s’en retire. Il est de ces esprits qui auraient eu peu à faire (s’ils
ne l’ont pas fait) pour sortir sans effort et sans étonnement de toutes les circonstances
accidentelles qui restreignent la vue. C’est bien moins d’après tel ou tel mot détaché,
que d’après l’habitude entière de son jugement, qu’il se laisse voir ainsi. En beaucoup
d’opinions comme en style, il se rejoint assez aisément à Montaigne.
On doit lire sur La Bruyère trois morceaux essentiels, dont ce que je dis ici n’a
nullement la prétention de dispenser. Le premier morceau en date est celui de l’abbé
D’Olivet dans son Histoire de l’Académie. On y voit trace d’une manière
de juger littéralement l’illustre auteur, qui devait âtre partagée de plus d’un esprit classique à la fin du xviie et au commencement du xviiie siècle : c’est le
développement et, selon moi, l’éclaircissement du mot un peu obscur de Boileau à Racine.
D’Olivet trouve à La Bruyère trop d’art, trop d’esprit, quelque abus de métaphores : « Quant au style précisément,
M. de La Bruyère « ne doit pas être lu sans défiance, parce qu’il a donné, mais « pourtant
avec une modération qui, de nos jours, tiendroit « lieu de mérite, dans ce style affecté,
guindé, entortillé, etc. » Nicole, dont La Bruyère a paru dire en un endroit qu’il ne pensoit pas assezclefs nomment en effet Nicole comme étant celui que désigne ce trait :
Des Ouvrages de l’Esprit : Deux écrivains dans leurs ouvrages, etc.,
etc. ; mais il faut convenir qu’il se rapporterait beaucoup mieux à Balzac. — J’ai discuté
ce point ailleurs ; Port-Royal, tome II, p. 390).avec ceux sur « qui vous les avez tirés. »
On voit que si La Bruyère tirait ses portraits, M. Charpentier tirait ses phrases, mais un peu différemment.Esprits forts et de supposer à l’ordre de
ses matières un dessein religieux un peu subtil, pour mettre à couvert sa foi. Il est
obligé de nier la réalité de ses portraits, de rejeter au visage des fabricateurs ces insolentes clefs comme il les appelle : Martial avait déjà dit
excellemment : Improbe facit qui in alieno libro ingeniosus est. « En
vérité, je ne doute point, s’écrie La Bruyère avec un « accent d’orgueil auquel l’outrage
a forcé sa modestie, que « le public ne soit enfin étourdi et fatigué d’entendre depuis
« quelques années de vieux corbeaux croasser autour de ceux « qui, d’un vol libre et d’une
plume légère, se sont élevés à « quelque gloire par leurs écrits. » Quel est ce corbeau
qui croassa, ce Théobalde qui bâilla si fort et si haut à la harangue de
La Bruyère, et qui, avec quelques académiciens, faux confrères, ameuta les coteries et le Mercure Galant, lequel se vengeait (c’est tout simple) d’avoir été mis
immédiatement au-dessous de rienle Mercure prodiguait à La Bruyère (juin
1693) : « M. de La Bruyère a fait une traduction « des Caractères de Théophraste, et il
y a joint un recueil de Portraits « satyriques, dont la plupart sont faux et les autres
tellement ou très, etc., etc. Ceux qui s’attachent a ce genre d’écrire devroient être
persuadés que la satyre fait souffrir la piété du Roi, et faire réflexion que l’on n’a
jamais ouï ce Monarque rien dire de désobligeant à personne. (Tout ceci et
ce qui suit sent quelque peu la dénonciation.) La satyre n’étoit pas du goût de
Madame la Dauphine, et j’avois commencé une réponse aux Caractères du vivant de cette
princesse qu’elle avoit fort approuvée et qu’elle devoit prendre sous sa protection,
parce qu’elle repoussoit la médisance. L’ouvrage de M. de La Bruyère ne peut être appelé
livre que parce qu’il a une couverture et qu’il est relié comme les autres livres. Ce
n’est qu’un amas de pièces détachées... Rien n’est plus aisé que de faire trois ou
quatre pages d’un portrait qui ne demande point d’ordre... Il n’y a pas lieu de croire
qu’un pareil recueil qui choque les bonnes mœurs ait fait obtenir à M. de La Bruyère la
place qu’il a dans l’Académie. Il a peint les autres dans son amas d’invectives, et dans
le discours qu’il a prononcé il s’est peint lui-même... Fier de sept
éditions que ses Portraits satyriques ont fait faire de son merveilleux ouvrage, il
exagère son mérite... » Et le Mercure conclut, en remuant sottement sa
propre injure, que tout le monde a jugé du discours qu’il était directement
au-dessous de rien. Certes, l’exemple de telles injustices appliquées aux plus
délicats et aux plus fins modèles serait capable de consoler ceux qui ont du moins le
culte du passé, de toutes les grossièretés qu’eux-mêmes ils ont souvent à essuyer dans
le présent. Théobalde
sied assez, était mort ; était-ce Boursault qui, sans appartenir à l’Académie, avait pu se
coaliser avec quelques-uns du dedans ? Était-ce le vieux BoyerMémoires sur Fontenelle, page 225, m’est venu donner
la clef de l’énigme et le nom des masques. Il paraît bien qu’il s’agit en effet de
Thomas Corneille et de Fontenelle, ligués avec De Visé : Fontenelle était de l’Académie
à cette date ; lui et son oncle Thomas faisaient volontiers au dehors de la littérature
de feuilletons et écrivaient, comme on dirait, dans les petits
journaux. On sait le mot de Boileau à propos de la Motte : « C’est dommage qu’il
ait été s’encanailler de « ce petit Fontenelle. »Éloge approfondi par Victorin Fabre (1810). On apprend d’un
morceau qui se trouve dans l’Esprit des Journaux (févr. 1782), et où
l’auteur anonyme apprécie fort délicatement lui-même la Notice de Suard, que La Bruyère,
déjà moins lu et moins recherché au dire de D’Olivet, n’avait pas été complétement mis à
sa place par le XVIIIe siècle ; Voltaire en avait parlé légèrement dans le Siècle de Louis XIV : « Le marquis de Vauvenargues, dit l’auteur anonyme (qui
serait digne d’être Fontanes ou Garat), est presque le seul, de tous ceux qui ont parlé
de La Bruyère, qui ait bien senti ce talent vraiment grand et original. Mais Vauvenargues
lui-même n’a pas l’estime et l’autorité qui devraient appartenir à un écrivain qui
participe à la fois de la sage étendue d’esprit de Locke, de la pensée originale de
Montesquieu, de la verve de style de Pascal, mêlée au goût de la prose de Voltaire ; il
n’a pu faire ni la réputation de La Bruyère ni la sienne. » Cinquante ans de plus, en
achevant de consacrer La Bruyère comme génie, ont donné à Vauvenargues lui-même le vernis
des maîtres. La Bruyère, que lexviiie siècle était ainsi lent à apprécier, avait avec ce
siècle plus d’un point de ressemblance qu’il faut suivre de plus près encore.
Dans ces diverses études charmantes ou fortes sur La Bruyère, comme celles de Suard et de
Fabre, au milieu de mille sortes d’ingénieux éloges, un mot est lâché qui étonne, appliqué
à un aussi grand écrivain du xviie siècle. Suard dit en propres termes que La Bruyère
avait plus d’imagination que de goût. Fabre, après une analyse complète
de ses mérites, conclut à le placer dans le si petit nombre des parfaits modèles de l’art
d’écrire, s’il montrait toujours autant de goût qu’il prodigue d’esprit et de
talentJugements historiques et littéraires sur quelques Écrivains... 1840,
page 250.)Art poétique :
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, etc.,
il nous dit, dans cet admirable chapitre des Ouvrages de l’Esprit, qui
est son Art poétique à lui et sa Rhétorique : « Entre
toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en
a qu’une qui soit la bonne : on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant ;
il est vrai néanmoins qu’elle existe, que tout ce qui ne l’est point est foible et ne
satisfait point un homme d’esprit qui veut se faire entendre. » On sent combien la
sagacité si vraie, si judicieuse encore, du second critique, enchérit pourtant sur la
raison saine du premier. A l’appui de cette opinion, qui n’est pas récente, sur le
caractère de novateur entrevu chez La Bruyère, je pourrais faire usage du jugement de
Vigneul-Marville et de la querelle qu’il soutint avec Coste et Brillon à ce sujet : mais,
le sentiment de ces hommes en matière de style ne signifiant rien, je m’en tiens à la
phrase précédemment citée de D’Olivet. Le goût changeait donc, et La Bruyère y aidait insensiblement. Il était bientôt temps que le siècle finît : la pensée de
dire autrement, de varier et de rajeunir la forme, a pu naître dans un grand esprit ; elle
deviendra bientôt chez d’autres un tourment plein de saillies et d’étincelles. Les Lettres Persanes, si bien annoncées et préparées par La Bruyère, ne
tarderont pas à marquer la seconde époque. La Bruyère n’a nul tourment encore et n’éclate
pas, mais il est déjà en quête d’un agrément neuf et du trait. Sur ce point il confine au
xviiie siècle plus qu’aucun grand écrivain de son âge ; Vauvenargues, à quelques égards,
est plus du xviie siècle que lui. Mais non... ; La Bruyère en est encore pleinement, de son siècle incomparable, en ce qu’au milieu de tout ce travail contenu de nouveauté et de
rajeunissement, il ne manque jamais, au fond, d’un certain goût Simple.
Quoique ce soit l’homme et la société qu’il exprime surtout, le pittoresque, chez La
Bruyère, s’applique déjà aux choses de la nature plus qu’il n’était ordinaire de son
temps. Comme il nous dessine dans un jour favorable la petite ville qui lui paraît peinte sur le penchant de la colline ! Comme il nous montre gracieusement,
dans sa comparaison du prince et du pasteur, le troupeau, répandu par la prairie, qui
broute l’herbe menue et tendre ! Mais il n’appartient qu’à lui d’avoir
eu l’idée d’insérer au chapitre du Cœur les deux pensées que voici : « Il y a des lieux
que l’on admire ; il y en a d’autres qui touchent et où l’on aimerait à vivre. » —« Il me
semble que l’on dépend des lieux pour l’esprit, l’humeur, la passion, le goût et les
sentiments. » Jean-Jacques et Bernardin de Saint-Pierre, avec leur amour des lieux, se
chargeront de développer un jour toutes les nuances, closes et sommeillantes, pour ainsi
dire, dans ce propos discret et charmant. Lamartine ne fera que traduire poétiquement le
mot de La Bruyère, quand il s’écriera :
Objets inanimés, avez-vous donc une âme Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?
La Bruyère est plein de ces germes brillants.
Il a déjà l’art (bien supérieur à celui des transitions qu’exigeait
trop directement Boileau) de composer un livre, sans en avoir l’air, par une sorte de lien
caché, mais qui reparaît, d’endroits en endroits, inattendu. On croit au premier coup
d’œil n’avoir affaire qu’à des fragments rangés les uns après les autres, et l’on marche
dans un savant dédale où le fil ne cesse pas. Chaque pensée se corrige, se développe,
s’éclaire, par les environnantes. Puis l’imprévu s’en mêle à tout moment, et, dans ce jeu
continuel d’entrées en matière et de sorties, on est plus d’une fois enlevé à de soudaines
hauteurs que le discours continu ne permettrait pas : Ni les troubles,
Zénobie, qui agitent votre empire, etc. Un fragment de lettre ou de conversation ;
imaginé ou simplement encadré au chapitre des Jugements : Il disoit que
l’esprit dans cette belle personne étroit un diamant bien mis en œuvre, etc., est
lui-même un adorable joyau que tout le goût d’un André Chénier n’aurait pas mis en œuvre et en valeur plus artistement. Je dis André Chénier à dessein,
malgré la disparate des genres et des noms ; et, chaque fois que j’en viens à ce passage
de La Bruyère, le motif aimable
Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine, etc.,
me revient en mémoire et se met à chanter en moiMélanges littéraires, tome II), a contesté cet artifice extrême du
moraliste écrivain, que Fabro aussi avait présenté un peu fortement. Pour moi, en
relisant les Caractères, la rhétorique m’échappe, si l’on veut, mais
j’y sons déplus en plus la science de la Muse.
Si l’on s’étonne maintenant que, touchant et inclinant par tant de points au xviie siècle, La Bruyère n’y ait pas été plus invoqué et célébré, il y a une première réponse :
C’est qu’il était trop sage, trop désintéressé et reposé pour cela ; c’est qu’il s’était
trop appliqué à l’homme pris en général ou dans ses variétés de toute espèce, et il parut
un allié peu actif, peu spécial, à ce siècle d’hostilité et de passion. Et puis le piquant
de certains portraits tout personnels avait disparu. La mode s’était mêlée dans la gloire
du livre, et les modes passent. Fontenelle (Cyclias) ouvrit le XVIIIe
siècle, en étant discret à bon droit sur La Bruyère qui l’avait blessé ; Fontenelle, en
demeurant dans le salon cinquante ans de plus que les autres, eut ainsi un long dernier
mot sur bien des ennemis de sa jeunesse. Voltaire, à Sceaux, aurait pu questionner sur La
Bruyère Malezieu, un des familiers de la maison de Condé, un peu le collègue de notre
philosophe dans l’éducation de la duchesse du Maine et de ses frères, et qui avait lu le
manuscrit des Caractères avant la publication ; mais Voltaire ne paraît
pas s’en être soucié. Il convenait à un esprit calme et fin comme l’était Suard, de
réparer cette négligence injuste, avant qu’elle s’autorisâtGrands dans
le salon de M. De Vaines.
La Bruyère fournirait à des choix piquants de mois et de pensées qui se rapprocheraient
avec agrément de pensées presque pareilles de nos jours. Il en a sur le cœur et les
passions surtout qui rencontrent à l’improviste les analyses intérieures de nos
contemporains. J’avais noté un endroit où il parle des jeunes gens, lesquels, à cause des
passions qui les amusent, dit-il, supportent mieux la solitude que les
vieil » lards, et je rapprochais sa remarque d’un mot de Lélia sur les
promenades solitaires de Sténio. J’avais noté aussi sa plainte sur l’infirmité du cœur
humain trop tôt consolé, qui manque de sources inépuisables de douleur pour
certaines pertes, et je la rapprochais d’une plainte pareille dans Atala. La rêverie, enfin, à côté des personnes qu’on aime, apparaît dans tout son
charme chez La Bruyère. Mais, bien que, d’après la remarque de Fabre, La Bruyère ait dit
que le choix des pensées est invention, il faut convenir que cette
invention est trop facile et trop séduisante avec lui pour qu’on s’y livre sans
réserve. — En politique, il a de simples traits qui percent les époques et nous arrivent
comme des flèches : « Ne penser qu’à soi et au présent, source d’erreur en
politique. »
Il est principalement un point sur lequel les écrivains de notre temps ne sauraient trop
méditer La Bruyère, et sinon l’imiter, du moins l’honorer et l’envier. Il a joui d’un
grand bonheur et a fait preuve d’une grande sagesse : avec un talent immense, il n’a écrit
que pour dire ce qu’il pensait ; le mieux dans le moins, c’est sa devise. En parlant une
fois de madame Guizot, nous avons indiqué de combien de pensées mémorables elle avait
parsemé ses nombreux et obscurs articles, d’où il avait fallu qu’une main pieuse, un œil
ami, les allât discerner et détacher. La Bruyère, né pour la perfection dans un siècle qui
la favorisait, n’a pas été obligé de semer ainsi ses pensées dans des ouvrages de toutes
les sortes et de tous les instants ; mais plutôt il les a mises chacune à part, en
saillie, sous la face apparente, et comme on piquerait sur une belle feuille blanche de
riches papillons étendus. « L’homme du meilleur esprit, dit-il, est inégal... ; il entre
en verve, mais il en sort : alors, s’il est sage, il parle peu, il n’écrit point...
Chante-t-on avec un rhume ? Ne faut-il pas attendre que la voix revienne ? » C’est de
cette habitude, de cette nécessité de chanter avec toute espèce de voix,
d’avoir de la verve à toute heure, que sont nés la plupart des défauts littéraires de
notre temps. Sous tant de formes gentilles, sémillantes ou solennelles, allez au fond : la
nécessité de remplir des feuilles d’impression, de pousser à la colonne ou au volume sans
faire semblant, est là. Il s’ensuit un développement démesuré du détail qu’on saisit,
qu’on brode, qu’on amplifie et qu’on effile au passage, ne sachant si pareille occasion se
retrouvera. Je ne saurais dire combien il en résulte, à mon sens, jusqu’au sein des plus
grands talents, dans les plus beaux poèmes, dans les plus belles pages en prose, —oh !
beaucoup de savoir-faire, de facilité, de dextérité, de main-d’œuvre savante, si l’on
veut, mais aussi ce je ne sais quoi que le commun des lecteurs ne distingue pas du reste,
que l’homme de goût lui-même peut laisser passer dans la quantité s’il ne prend garde, le
simulacre et le faux semblant du talent, ce qu’on appelle chique en
peinture et qui est l’affaire d’un pouce encore habile même alors que l’esprit demeure
absent. Ce qu’il y a de chique dans les plus belles productions du jour
est effrayant, et je ne l’ose dire ici que parce que, parlant au général, l’application ne
saurait tomber sur aucun illustre en particulier. Il y a des endroits où, en marchant dans
l’œuvre, dans le poëme, dans le roman, l’homme qui a le pied fait s’aperçoit qu’il est
sur le creux : ce creux ne rend pas l’écho le moins sonore pour le vulgaire. Mais qu’ai-je
dit ? C’est presque là un secret de procédé qu’il faudrait se garder entre artistes pour
ne pas décréditer le métier. L’heureux et sage La Bruyère n’était point tel en son temps ;
il traduisait à son loisir Théophraste et produisait chaque pensée essentielle à son
heure. Il est vrai que ses mille écus de pension comme homme de lettres de M. le Duc et le
logement à l’hôtel de Condé lui procuraient une condition à l’aise qui n’a point
d’analogue aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, et sans faire injure à nos mérites laborieux,
son premier petit in-12 devrait être à demeure sur notre table, à nous tous écrivains
modernes, si abondants et si assujettis, pour nous rappeler un peu à l’amour de la
sobriété, à la proportion de la pensée au langage. Ce serait beaucoup déjà que d’avoir
regret de ne pouvoir faire ainsi.
Aujourd’hui que l’Art poétique de Boileau est véritablement abrogé et
n’a plus d’usage, la lecture du chapitre des Ouvrages de l’Esprit serait
encore chaque matin, pour les esprits critiques, ce que la lecture d’un chapitre de l’Imitation est pour les âmes tendres.
La Bruyère, après cela, a bien d’autres applications possibles par cette foule de pensées ingénieusement profondes sur l’homme et sur la vie. A qui voudrait se réformer et se prémunir contre les erreurs, les exagérations, les faux entraînements, il faudrait, comme au premier jour de 1688, conseiller le moraliste immortel. Par malheur on arrive à le goûter et on ne le découvre, pour ainsi dire, que lorsqu’on est déjà soi-même au retour, plus capable de voir le mal que de faire le bien, et ayant déjà épuisé à faux bien des ardeurs et des entreprises. C’est beaucoup néanmoins que de savoir se consoler ou même se chagriner avec lui.
Quand on cherche, dans la poésie de la fin du xviiie siècle et dans celle de l’Empire,
des talents qui annoncent à quelque degré ceux de notre temps et qui y préparent, on
trouve Le Brun et André Chénier, comme visant déjà, l’un à l’élévation et au grandiose
lyrique, l’autre à l’exquis de l’art ; on trouve aussi (pour ne parler que des poëtes en
vers), dans les tons, encore timides, de l’élégie mélancolique et de la méditation
rêveuse, Fontanes et Millevoye. Le poëte du Jour des Morts et celui de
la Chute des Feuilles sont des précurseurs de Lamartine comme Le Brun
l’est pour Victor Hugo dans l’ode, comme l’est André Chénier pour tout un côté de l’école
de l’art. Ce rôle de précurseur, en relevant par la précocité ce que le talent peut avoir
eu de hasardeux ou d’incomplet, offre toujours, dans l’histoire littéraire, quelque chose
qui attache. S’il se rencontre surtout dans une nature aimable, facile, qui n’a en rien
l’ambition de ce rôle et qui ignore absolument qu’elle le remplit ; s’il se produit en
œuvres légères, courtes, inachevées, mais sorties et senties du cœur ; s’il se termine
en une brève jeunesse, il devient tout à fait intéressant. C’est là le sort de Millevoye ;
c’est la pensée que son nom harmonieux suggère. Entre Delille qui finit et Lamartine qui
prélude, entre ces deux grands règnes de poëtes, dans l’intervalle, une pâle et douce
étoile un moment a brillé ; c’est lui.
Le Brun qui avait (il n’est pas besoin de le dire) bien autrement de force et de nerf que
Millevoye, mais qui était, à quelques égards aussi, simple précurseur d’un art éclatant,
Le Brun tente des voies ardues, heurte à toutes les portes de l’Olympe lyrique, et, après
plus de bruit que de gloire, meurt, corrigeant et recorrigeant des odes qui n’ont à aucun
temps triomphé. Il y a dans cette destinée quelque chose de toujours à
côté, pour ainsi dire, et qui ne satisfait pas. Fontanes, connu par des débuts
poétiques purs et touchants, s’en retire bientôt, s’endort dans la paresse, et s’éclipse
dans les dignités : c’est là une fin non poétique, assez discordante, et que l’imagination
n’admet pas. André Chénier, lui, nature gracieuse et studieuse, mais énergique pourtant et
passionnée, vaincu violemment et intercepté avant l’heure, a son harmonie à la fois
délicate et grande. Millevoye, en son moindre geste, a la sienne également. Chez lui,
l’accord est parfait entre le moment de la venue, le talent et la vie. Il chante, il
s’égaye, il soupire, et, dans son gémissement s’en va, un soir, au vent d’automne, comme
une de ces feuilles dont la chute est l’objet de sa plus douce plainte ; il incline la
tête, comme fait la marguerite coupée par la charrue, ou le pavot surchargé par la pluie.
De tous les jeunes poëtes qui ne meurent ni de désespoir, ni de fièvre chaude, ni par le
couteau, mais doucement et par un simple effet de lassitude naturelle, comme des fleurs
dont c’était le terme marqué, Millevoye nous semble le plus aimé, le plus en vue, et celui
qui restera.
Il y a mieux. En nous tous, pour peu que nous soyons poëtes, et si nous ne le sommes
pourtant pas décidément, il existe ou il a existé une certaine fleur de sentiments, de
désirs, une certaine rêverie première, qui bientôt s’en va dans les travaux prosaïques, et
qui expire dans l’occupation de la vie. Il se trouve, en un mot, dans les trois quarts des
hommes, comme un poëte qui meurt jeune, tandis que l’homme survit. Millevoye est au dehors
comme le type personnifié de ce poëte jeune qui ne devait pas vivre, et qui meurt, à
trente ans plus ou moins, en chacun de nousPensées d’Août.)
Sa vie, aussi simple que courte, n’offre qu’un petit nombre de traits sur lesquels nous
courrons. Charles-Hubert Millevoye est né à Abbeville le 24 décembre 1782, et par
conséquent, s’il vivait aujourd’hui, il aurait à peu près le même âge (un peu moins) que
Béranger. Il reçut tous les soins affectueux et l’éducation de famille ; son père était
négociant ; un oncle, frère de son père, qui logeait sous le même toit, donna à l’enfant
les premières notions de latin, et on l’envoya bientôt suivre les classes au collège. Il
en profita jusqu’en 94, où ce collège fut supprimé. Deux de ses maîtres, qui s’étaient
fort attachés à lui, bons humanistes et hellénistes, lui continuèrent leurs soins.
L’enfant avait annoncé sa vocation précoce par de petites fables en vers français, et les
dignes professeurs, émerveillés, favorisèrent cette disposition plutôt que de la
combattre. Le jeune Millevoye perdit son père à l’âge de treize ans ; dix ans après, il
célébrait cette douleur, encore sensible, dans l’élégie qui a pour titre l’Anniversaire. Il reporta sur sa mère une plus vive tendresse. Des sentiments de
famille naturels et purs, une facilité de talent non combattue, bientôt l’émotion rapide,
mobile, du plaisir et de la rêverie, c’est là le fonds entier de sa jeunesse, ce sont les
caractères qui, en simples et légers délinéaments, pour ainsi dire, vont passer de l’âme
de Millevoye dans sa poésie.
Il vint à Paris âgé de quinze ou seize ans, et suivit en 1795 le cours de belles-lettres
professé à l’École centrale des Quatre-Nations par M. Dumas. Il trouva en ce nouveau
maître, qui succédait cette année-là à M. de Fontanes, un élève affaibli, mais encore
suffisant, de la même école littéraire, un homme instruit et doux, qui s’attacha à lui et
l’entoura de conseils, sinon bien vifs et bien neufs, du moins graves et sains. M. Dumas,
dans une notice qu’il a écrite sur Millevoye, nous apprend lui-même qu’il eut à le ramener
d’une admiration un peu excessive pour Florian à des modèles plus sérieux et plus solides.
Ses études terminées, le jeune homme songea à prendre un état ; il essaya du barreau et
entra quelque temps dans une étude de procureur. Il sortit de là pour être commis libraire
dans la maison Treuttel et Würtz, espérant concilier son goût d’étude avec ce commerce des
livres. Le pastoral Gessner avait su faire ainsi. Mais, un jour que le jeune Millevoye
était, au fond du magasin, absorbé dans une lecture, le chef passa et lui dit : « Jeune
homme, vous lisez ! vous ne serez jamais libraire. » Après deux ans de cette tentative
infructueuse, Millevoye, en effet, y renonça. Il avait d’ailleurs amassé en portefeuille
un certain nombre de pièces légères ; il avait composé son Passage du mont
Saint-Bernard, une Satire sur les Romans nouveaux, couronnée par
l’Académie de Lyon, et sa pièce des Plaisirs du Poète. Il publia ces
essais de 1801 à 1804la Décade de l’an
XII (4e trimestre, page 561, n° du 30 fructidor), on lit sur les Plaisirs
du Poëte et autres premiers opuscules de Millevoye un article de M. Auger,
judicieux et bienveillant, quoique sec ; la mesure du jeune poëte y est bien
prise.
Parmi les nombreux essais que Millevoye a faits en presque tous les genres de poésie, il
en est beaucoup que nous n’examinerons pas ; ce sera assez les juger. On y trouverait de
la facilité toujours, mais trop d’indécision et de pâleur. Talent naturel et vrai, mais
trop docile, il ne s’est pas assez connu lui-même, et a sans cesse accordé aux conseils
une grande part dans ses choix. Ayant commencé très-jeune à produire et à publier, dans un
temps où le peu de concurrence des talents et un goût vif des Lettres renaissantes
mettaient l’encouragement à la mode, il a subi l’inconvénient d’achever et de doubler, en quelque sorte, sa rhétorique, en public, dans les concours d’académie.
Il y a nombre de ces prix ou de ces accessits sur lesquels la critique
de nos jours, qui n’a plus le sentiment de ces fautes et de ces demi-fautes, est tout à
fait incompétente à prononcer. On a pu trouver ingénieux, dans le temps, cet endroit de
son poëme d’Austerlitz, où il parle noblement de la baïonnette en
vers :
Là, menaçant de loin, le bronze éclate et tonne ; Ici frappe de près le poignard de Bayonne.
Tel passage du Voyageur, cité par M. Dumas, a pu exciter l’enthousiasme
de Victorin Fabre, généreux émule, qui y voyait l’un des beaux morceaux de la langue. Il
nous est impossible à nous autres, nés d’autre part et nourris, si l’on veut, d’autres
défauts, d’avoir pour ces endroits, je ne dirai pas un pareil enthousiasme, mais même la
moindre préférence. La faible couleur est si passée, que le discernement n’y prend plus.
Les Discours en vers de Millevoye, ses Dialogues rimés
d’après Lucien, ses tragédies, ses traductions de l’Iliade ou des Églogues selon la manière de l’abbé Delille, nous semblent, chez lui, des
thèmes plus ou moins étrangers, que la circonstance académique ou le goût du temps lui
imposa, et dont il s’occupait sans ennui, se laissant dire peut-être que la gloire
sérieuse était de ce côté. Nous nous en tiendrons à sa gloire aimable, à ce que sa seule
sensibilité lui inspira, à ce qui fait de lui le poëte de nos mélancolies et de nos
romances.
Les poëtes particulièrement (notons ceci) sont très-sujets à rencontrer d’honnêtes
personnes, d’ailleurs instruites et sensées, mais qui ne semblent occupées que de les
détourner de leur vrai talent. Les trois quarts des prétendus juges, ne se formant idée de
la valeur des œuvres que d’après les genres, conseilleront toujours au poëte aimable,
léger, sensible, quelque chose de grand, de sérieux, d’important ; et ils seront
très-disposés à attacher plus de considération à ce qui les aura convenablement ennuyés.
La postérité n’est pas du tout ainsi ; il lui est parfaitement indifférent, à elle, qu’on
ait cultivé d’une manière estimable, et dans de justes dimensions, les genres en honneur.
Elle vous prend et vous classe sans façon pour votre part originale et neuve, si petite
que vous l’ayez apportée Il y a une piquante épigramme de
Martial où ce qu’il dit de ses Épigrammes mêmes peut s’appliquer aux élégies, à toute
cette poésie vivante et vraie : « Tu crois, dit-il à un de ces estimables conseillers,
que mes épigrammes n’ont rien de sérieux ; mais c’est le contraire ; celui-là
véritablement n’est pas sérieux qui nous vient chanter pour la centième fois avec
emphase le festin de Térée ou de Thyeste... C’est pourtant là ce qu’on loue, ce qu’on
estime, me diras-tu, ce qu’on honore sur parole. — Oui, on le loue, mais moi, on me
lit. »Géorgiques de Delille et par l’espérance d’arriver, avec un grand ouvrage, à
l’Académie, ait terminé un chant de plus ou de moins de sa traduction de l’Iliade, elle s’en soucie peu ; et c’est de quoi sans doute, autour de lui, on se
souciait beaucoup. Sans croire faire injure au tendre poëte, nous sommes déjà ici de la
postérité dans nos indifférences, dans nos préférences.
Son premier recueil d’Élégies est de 1812 ; il en avait composé la plupart dans les
années qui avaient précédé, et sa Puisque j’ai eu occasion de
nommer Parny et que probablement j’y reviendrai peu, qu’on me permette d’ajouter une
note écrite sur lui en toute sincérité dans un livret de « Il a de la passion ; Millevoye
n’en a pas. »Chute des Feuilles, par où le recueil
commence, avait, un peu auparavant, obtenu le prix aux Jeux Floraux. Dans un fort bon
discours sur l’Élégie, qu’il a ajouté en tête, Millevoye, qui se plaît à suivre l’histoire
de cette veine de poésie en notre littérature, marque assez sa prédilection et la trace où
il a essayé de se placer. Chez Marot, chez La Fontaine, chez Racine, il cite les passages
de sensibilité et de plainte qu’il rapporte à l’élégie ; et, quels que soient les éloges
sans réserve qu’il donne à Parny, le maître récent du genre, on prévoit qu’il pourra faire
entendre, à son tour, quelque nouvel et mol accent. L’élégie chez Millevoye n’est pas
comme chez Parny l’histoire d’une passion sensuelle, unique pourtant, énergique et
intéressante, conduite dans ses incidents divers avec un art auquel il aurait fallu peu de
chose de plus du côté de l’exécution et du style pour garder sa beauté. C’est une variété
d’émotions et de sujets élégiaques, selon le sens grec du genre, une demeure abandonnée,
un bois détruit, une feuille qui tombe, tout ce qui peut prêter à un petit chant aussi
triste qu’une larme de SimonidePensées :
« Le grand tort, le malheur de Parny est d’avoir fait son poëme de la
Guerre des Dieux : il subit par là le sort de Piron à cause de son ode, de
Laclos pour son roman, de Louvet jusque dans sa renommée politique pour son Faublas, le sort auquel Voltaire n’échappe, pour sa Pucelle, qu’à la faveur de ses cent autres volumes où elle se noie, le sort
qu’un immortel chansonnier encourrait pour sa part, s’il avait multiplié le nombre de
certains couplets sans aveu. On évite de s’occuper de Parny comme de Laclos. La mode
ayant changé en poésie, les nouveaux venus le méprisent, les moraux le conspuent,
personne ne le défend. Ceux qui ont assez de goût encore pour l’apprécier, ont aussi
le bon goût de ne pas le dire. Cela d’ailleurs n’en vaut pas la peine, et l’injustice
se consacrera. Et quelle vigueur pourtant par éclairs ! quel plus beau mouvement, quel
plus désolé délire que dans l’étincelante élégie :
La perle du recueil, la pièce dont tous se souviennent, comme on se souvenait d’abord du
Passereau de Lesbie dans le recueil de Catulle, est la première, la
Chute des Feuilles. Millevoye l’a corrigée, on ne sait pourquoi, à
diverses reprises, et en a donné jusqu’à deux variantes consécutives. Je me hâte de dire
que la seule version que j’admette et que j’admire, c’est la première, celle qui a obtenu
le prix aux Jeux Floraux, et qui est d’ordinaire reléguée parmi les notes. Cette pièce que
chacun sait par cœur, et qui est l’expression délicieuse d’une mélancolie toujours
sentie, suffit à sauver le nom poétique de Millevoye, comme la pièce de Fontenay suffit à
Chaulieu, comme celle du Cimetière suffit à Gray.
Anacréon n’a laissé qu’une page Qui flotte encor sur l’abîme des temps,
a dit M. Delavigne d’après Horace. Millevoye a laissé au courant du flot sa feuille qui
surnage ; son nom se lit dessus, c’en est assez pour ne plus mourir. On m’apprenait
dernièrement que cette Chute des Feuilles, traduite par un poëte russe,
avait été de là retraduite en anglais par le docteur Bowring, et de nouveau citée en
français, comme preuve, je crois, du génie rêveur et mélancolique des poëtes du Nord. La
pauvre feuille avait bien voyagé, et le nom de Millevoye s’était perdu en chemin. Une
pareille inadvertance n’est fâcheuse que pour le critique qui y tombe. Le nom de
Millevoye, si loin que sa feuille voyage, ne peut véritablement s’en séparer. Ce bonheur
qu’ont certains poëtes d’atteindre, un matin, sans y viser, à quelque chose de bien venu,
qui prend aussitôt place dans toutes les mémoires, mérite qu’on l’envie, et faisait dire
dernièrement devant moi à l’un de nos chercheurs moins heureux : « Oh ! rien qu’un petit
roman, qu’un petit poëme, s’écriait-il ; quelque chose d’art, si petit que ce fût de
dimension, mais que la perfection ait couronné, et dont à jamais on se souvînt ; voilà ce
que je tente, ce à quoi j’aspire, et vainement ! Oh ! rien qu’un denier d’or marqué à mon
nom, et qui s’ajouterait à cette richesse des âges, à ce trésor accumulé qui déjà comble
la mesure !... » Et mon inquiet poëte ajoutait : « Oh ! rien que le
Cimetière de Gray, la Jeune Captive de Chénier, la Chute des Feuilles de Millevoye ! »
Millevoye a surtout mérité ce bonheur, j’imagine, parce qu’il ne le cherchait pas avec
intention et calcul. Il n’attachait point à ses élégies le même prix, je l’ai dit déjà,
qu’à ses autres ouvrages académiques, et ce n’est que vers la fin qu’il parut comprendre
que c’était là son principal talent. Facile, insouciant, tendre, vif, spirituel et non
malicieux, il menait une vie de monde, de dissipation, ou d’étude par accès et de brusque
retraite. Il s’abandonnait à ses amis ; il ne s’irritait jamais des critiques du dehors ;
il cédait outre mesure aux conseils du dedans ; dès qu’on lui disait de corriger, il le
faisait. D’une physionomie aimable, d’une taille élevée, assez blond, il avait, sauf les
lunettes qu’il portait sans cesse, toute l’élégance du jeune homme. Un rayon de soleil
l’appelait, et il partait soudain pour une promenade de cheval ; il écrivait ses vers au
retour de là, ou en rentrant de quelque déjeuner folâtre. Aucune des histoires
romanesques, que quelques biographes lui ont attribuées, n’est exacte ; mais il dut en
avoir réellement beaucoup qu’on n’a pas connues. La jolie pièce du Déjeuner nous raconte bien des matinées de ses printemps. Il essayait du luxe et
de la simplicité tour à tour, et passait d’un entresol somptueux à quelque riante
chambrette d’un village d’auprès de Paris. Il aimait beaucoup les chevaux, et les plus
fringantsSouvenirs d’un Sexagénaire, t.
IV, p. 217 et suiv.pauvres enfants, le grand Racine qu’il
était.
Il reste plaisant toujours que le personnage qu’était là-bas M. le Duc, se trouve ici
devenu le citoyen Cambacérès.
Millevoye, sans ambition, sans un ennemi, très-répandu, très-vif au plaisir,
très-amoureux des vers, vivait ainsi. Il n’était pas encore malade et au lait d’ânesse, et
certaines historiettes que des personnes, qui d’ailleurs l’ont connu, se sont plu à broder
sur son compte, ne sont, je le répète, que des jeux d’imagination, et comme une sorte de
légende romanesque qu’on a essayé de rattacher au nom de l’auteur de la Chute
des Feuilles et du Poëte mourant. Il ne devint malade de la
poitrine qu’un an avant sa mort ; jusque-là il était seulement délicat et volontiers
mélancolique, bien qu’enclin aussi à se dissiper. On doit croire qu’en avançant dans la
jeunesse, et plus près du moment où sa santé allait s’altérer, sa mélancolie augmenta, et
par conséquent son penchant à l’élégie. Le premier livre des poésies rangées sous ce titre
porte l’empreinte de cette disposition croissante et de ces présages. C’est alors que les
beautés attrayantes, volages, passaient et repassaient plus souvent devant ses yeux :
Elles me disaient : « Compose De plus gracieux écrits, Dont le baiser, dont la rose, Soient le sujet et le prix. » A cette voix adorée Je ne pus me refuser, Et de ma lyre effleurée Le chant n’eut que la durée De la rose ou du baiser.
Dans le Poëte mourant, admirable soupir, qui est toute son histoire,
les pressentiments vont à la certitude et l’on dirait qu’il a écrit cette pièce d’adieux,
à la veille suprême, comme Gilbert et André Chénier :
Compagnons dispersés de mon triste voyage, O mes amis, ô vous qui me fûtes si chers ! De mes chants imparfaits recueillez l’héritage, Et sauvez de l’oubli quelques-uns de mes vers. Et vous par qui je meurs, vous à qui je pardonne. Femmes ! etc., etc....
Le poëte de Millevoye meurt pour avoir trop goûté de cet arbre où le plaisir habite avec
la mort ; l’extrême langueur s’exhale dans cette voix parfaitement distincte, mais
affaiblie
Ôtez, ôtez bien loin toute grâce émouvante, Tous regards où le cœur se reprend et s’enchante ; Ôtez l’objet funeste au guerrier trop meurtri ! Ces rencontres, toujours ma joie et mon alarme, Ces airs, ces tours de tête, ô femmes, votre charme ; Doux charme par où j’ai péri !
Le service qu’il réclamait de ses amis, pour ses vers à sauver du naufrage, Millevoye le rendait alors même, autant qu’il était en lui, à ceux d’André Chénier. Le premier, il cita des fragments du poëme de l’Aveugle dans les notes de son second livre d’Élégies, de même que M. de Chateaubriand avait cité la Jeune Captive. Millevoye ignorait que ce morceau, par lui signalé, d’un poëte inconnu, et les autres reliques qui allaient suivre, effaceraient bientôt toutes ses propres tentatives d’élégie grecque, et, s’il l’avait su, il n’aurait pas moins cité dans sa candeur : toute jalousie, même celle de l’art, était loin de lui. Ce second livre des Élégies de Millevoye reste bien inférieur au premier, quoique l’intention en soit plus grande. Mais, chez Millevoye, l’art en lui-même est faible, et ce poëte charmant, mélodieux, correct, a besoin de la sensibilité toujours présente. Comme il a manqué, par exemple, ce beau sujet d’Eschyle désertant Athènes qui lui préfère un rival ! Je cherche, j’attends quelque écho de ce grand vers résonnant d’Eschyle, et je ne trouve que notre alexandrin clair et flûté. Millevoye n’a pas l’invention du style, l’illumination, l’image perpétuelle et renouvelée ; il a de l’oreille et de l’âme, et, quand il dit en poëte amoureux ce qu’il sent, il touche. Hors de là, il manque sa veine.
Nous avons comparé plus d’une fois la muse d’André Chénier au portrait qu’il fait lui-même d’une de ses idylles, à cette jeune fille, chère à Palès, qui sait se parer avec un art souverain dans ses grâces naïves :
De Pange, c’est vers toi qu’à l’heure du réveil Court cette jeune fille au teint frais et vermeil : Va trouver mon ami, va, ma fille nouvelle, Lui disais-je. Aussitôt, pour te paraître belle, L’eau pure a ranimé son front, ses yeux brillants : D’une étroite ceinture elle a pressé ses flancs, Et des fleurs sur son sein, et des fleurs sur sa tête, Et sa flûte à la main.........
La muse de Millevoye est bergère aussi, mais sans cet art inné qui se met à tout, et par lequel la fille de Chénier, sous sa corbeille, s’égale aisément aux reines ou aux déesses. Elle, sensible bergère, pour emprunter à son poëte même des traits qui la peignent, elle est assez belle aux yeux de l’amant si, au sortir de la grotte bocagère où se sont oubliées les heures, elle rapporte
Un doux souvenir dans son âme, Dans ses yeux une douce flamme, Une feuille dans ses cheveux.
Le troisième livre d’Élégies de Millevoye se compose d’espèces de romances, auxquelles on
en peut joindre quelques autres encadrées dans ses poëmes. J’avais lu la plupart de ces
petits chants, j’avais lu ce Charlemagne, cet Alfred,
où il en a inséré ; je trouvais l’ensemble élégant, monotone et pâli, et, n’y sentant que
peu, je passais, quand un contemporain de la jeunesse de Millevoye et de la nôtre encore,
qui me voyait indifférent, se mit à me chanter d’une voix émue, et l’œil humide,
quelques-uns de ces refrains auxquels il rendit une vie d’enchantement ; et j’appris
combien, un moment du moins, pour les sensibles et les amants d’alors, tout cela avait
vécu, combien pour de jeunes cœurs, aujourd’hui éteints ou refroidis, cette légère poésie
avait été une fois la musique de l’âme, et comment on avait usé de ces chants aussi pour
charmer et pour aimer. C’était le temps de la mode d’Ossian et d’un Charlemagne enjolivé,
le temps de la fausse Gaule poétique bien avant Thierry, des Scandinaves bien avant les
cours d’Ampère, de la ballade avant Victor Hugo ; c’était le style de 1813 ou de la reine
Hortense, le beau Dunois de M. Alexandre de Laborde, le Vous me quittez pour aller à la gloire de M. de Ségur. Millevoye paya tribut à ce
genre, il en fut le poëte le plus orné, le plus mélodieux. Son fabliau d’Emma et d’Éginhard offre toute une allusion chevaleresque aux
mœurs de 1812, sur ce ton. Il nous y montre la vierge au départ du chevalier,
Priant tout haut qu’il revienne vainqueur, Priant tout bas qu’il revienne fidèle . Tibulle avait dit, Élégie première, livre II :
Vos celebrem cantate Deum, pecorique vocate Voce, palam pecori, clam sibi quisque vocet. Le premier et le plus grand exemple de ce genre d’arrière-pensée, de cette duplicité de sentiments, non plus seulement gracieuse, mais pathétique et touchante, se rencontre dans Homère au chant XIX de
l’Iliade, quand les captives conduites par Briséis se lamentent autour du corps de Patrocle, « tout haut sur Patrocle, mais au fond chacune sur soi-même et sur son propre malheur. »
Il y a loin de là à la Neige, qui est le même sujet traité par M. de
Vigny dans un tout autre style, dans un goût rare et, je crois, plus durable, mais qui a
aussi sa teinte particulière de 1824, c’est-à-dire le précieux.
Parmi les romances de Millevoye, les amateurs distinguent, pour la tendresse du coloris
et de l’expression, celle de Morgane (dans le poëme de Charlemagne) ; la fée y rappelle au chevalier la bonheur du premier soir :
L’anneau d’azur du serment fut le gage : Le jour tomba ; l’astre mystérieux Vint argenter les ombres du bocage, Et l’univers disparut à nos yeux.
Je recommanderai encore, d’après mon ami qui la chantait à ravir, la romance intitulée
le Tombeau du Poète persan, et ce dernier couplet où la fille du poëte
expire sous le cyprès paternel :
Sa voix mourante a son luth solitaire Confie encore un chant délicieux, Mais ce doux chant, commencé sur la terre, Devait, hélas ! s’achever dans les cieux.
Il y a certes dans ces accents comme un écho avant-coureur des premiers chants de
Lamartine, qui devait dire à son tour en son Invocation :
Après m’avoir aimé quelques jours sur la terre, Souviens-toi de moi dans les cieux.
En général, beaucoup de ces romances de Millevoye, de ces élégies de son premier livre où
il est tout entier, et j’oserai dire sa jolie pièce du Déjeuner même, me
font l’effet de ce que pouvaient être plusieurs des premiers vers de Lamartine, de ces
vers légers qu’à une certaine époque il a brûlés, dit-on. Mais Lamartine, en introduisant
le sentiment chrétien dans l’élégie, remonta à des hauteurs inconnues depuis Pétrarque.
Millevoye n’était qu’un épicurien poëte, qui avait eu Parny pour maître, quoique déjà plus
rêveur.
Si l’on pouvait apporter de la précision dans de semblables aperçus, je m’exprimerais ainsi : Pour les sentiments naturels, pour la rêverie, pour l’amour filial, pour la mélodie, pour les instincts du goût, l’âme, le talent de Millevoye est comme la légère esquisse, encore épicurienne, dont le génie de Lamartine est l’exemplaire platonique et chrétien.
En refaisant le Poète mourant dans de grandes proportions lyriques et
avec le souffle religieux de l’hymne, l’auteur des secondes Méditations
semble avoir pris soin lui-même de manifester toute notre idée et de consommer la
comparaison. Si glorieuse qu’elle soit pour lui, disons seulement que l’un n’y éteint pas
entièrement l’autre. Le Poète mourant de Millevoye, à distance du
chantre merveilleux, garde son accent, garde son timide et plus terrestre parfum ;
églantier de nos climats, venu avant l’oranger d’ItalieMadame de Mably, par M. Saint-Valry (1. I, 315). Il a de
plus, par certaines de ses ballades ou romances, par sa dernière surtout, celle du Beffroi, donné le ton et la note aux premières de
madame Desbordes-Valmore.
Millevoye a jeté, sous le titre de Dizains et de Huitains, une certaine quantité d’épigrammes d’un tour heureux, d’une pensée fine
ou tendre. Le huitain du Phénix et de la Colombe est
pour le sentiment une petite élégie. Il a fait quelques épigrammes proprement dites, sans
fiel ; de ce nombre une épitaphe qui pourrait bien avoir trait à Suard.
C’aurait été, au reste, sa seule inimitié littéraire, et elle ne parait pas avoir été bien
vive, pas plus vive que son objet.
Si Millevoye n’avait pas de passions littéraires, il en eut encore moins de politiques. Le bon M. Dumas, son biographe sous la Restauration, a essayé de faire de lui un pieux Français dévoué au trône légitime. Un autre biographe, après 1830 il est vrai, M. de Pongerville, a voulu nous le montrer comme un fidèle de l’Empire. Millevoye avait chanté l’un, et commençait à fêter l’autre. Il aimait la France, mais il n’avait, de bonne heure, ravi aucune des flammes de nos orages ; le Dieu pour lui, comme dans l’Églogue, était le Dieu qui faisait des loisirs : en tout, un poète élégiaque.
Millevoye s’était marié dans son pays vers 1813 ; époux et père, sa vie semblait devoir se poser. Un jour qu’il avait à dîner quelques amis à Épagnette, près d’Abbeville, une discussion s’engagea pour savoir si le clocher qu’on apercevait dans le lointain était celui du Pont-Rémi ou de Long, deux prochains villages. Obéissant à l’une de ces promptes saillies comme il en avait, le poète se leva de table à l’instant, et dit de seller son cheval pour faire lui-même cette reconnaissance, cette espèce de course au clocher. Mais à peine était-il en route, que le cheval, qu’il n’avait pas monté depuis longtemps, le renversa. Il eut le col du fémur cassé, et le traitement, la fatigue qui s’ensuivit, déterminèrent la maladie de poitrine dont il mourut, le 12 août 1816. Il avait passé les six dernières semaines à Neuilly, et ne revint à Paris que tout à la fin ; la veille de sa mort, il avait demandé et lu des pages de Fénelon.
Son souvenir est resté intéressant et cher ; ce qui a suivi de brillant ne l’a pas
effacé. Toutes les fois qu’on a à parler des derniers éclats harmonieux d’une voix
puissante qui s’éteint, on rappelle le chant du cygne, a dit Buffon. Toutes les fois qu’on
aura à parler des premiers accords doucement expirants, signal d’un chant plus mélodieux,
et comme de la fauvette des bois ou du rouge-gorge au printemps avant le rossignol, le nom
de Millevoye se présentera. Il est venu, il a fleuri aux premières brises ; mais l’hiver
recommençant l’a interrompu. Il a sa place assurée pourtant dans l’histoire de la poésie
française, et sa Chute des Feuilles en marque un moment.
Les soirées littéraires, dans lesquelles les poëtes se réunissent pour se lire leurs vers
et se faire part mutuellement de leurs plus fraîches prémices, ne sont pas du tout une
singularité de notre temps. Cela s’est déjà passé de la sorte aux autres époques de
civilisation raffinée ; et du moment que la poésie, cessant d’être la voix naïve des races
errantes, l’oracle de la jeunesse des peuples, a formé un art ingénieux et difficile, dont
un goût particulier, un tour délicat et senti, une inspiration mêlée d’étude, ont fait
quelque chose d’entièrement distinct, il a été bien naturel et presque inévitable que les
hommes voués à ce rare et précieux métier se recherchassent, voulussent s’essayer entre
eux et se dédommager d’avance d’une popularité lointaine, désormais fort douteuse à
obtenir, par une appréciation réciproque, attentive et complaisante. En Grèce, en cette
patrie longtemps sacrée des Homérides, lorsque l’âge des vrais grands hommes et de la
beauté sévère dans l’art se fut par degrés évanoui, et qu’on en vint aux mille caprices de
la grâce et d’une originalité combinée d’imitation, les poëtes se rassemblèrent à l’envi.
Fuyant ces brutales révolutions militaires qui bouleversaient la Grèce après Alexandre, on
les vit se blottir, en quelque sorte, sous l’aile pacifique des Ptolémées ; et là ils
fleurirent, ils brillèrent aux yeux les uns des autres ; ils se composèrent en pléiade. Et
qu’on ne dise pas qu’il n’en sortit rien que de maniéré et de faux ; le charmant Théocrite
en était. A Rome, sous Auguste et ses successeurs, ce fut de même. Ovide avait à
regretter, du fond de sa Scythie, bien des succès littéraires dont il était si vain, et
auxquels il avait sacrifié peut-être les confidences indiscrètes d’où la disgrâce lui
était venue. Stace, Silius, et ces mille et unle Livre des Cent
et Un. On y répondait indirectement et sans amertume à un article de
la Camaraderie littéraire qui fit du bruit dans le temps, et que le
très-spirituel auteur (M. de Latouche) me permettra de qualifier de partial et
d’exagéré.xive siècle, sous Pétrarque et Boccace, et, plus
tard, au xve au xvie, les poëtes se réunirent encore dans des cercles à demi poétiques, à
demi galants, et l’usage du sonnet, cet instrument si compliqué à la fois et si portatif,
y devint habituel. Remarquons toutefois qu’au xive siècle, du temps de Pétrarque et de
Boccace, à cette époque de grande et sérieuse renaissance, lorsqu’il s’agissait tout
ensemble de retrouver l’antiquité et de fonder le moderne avenir littéraire, le but des
rapprochements était haut, varié, le moyen indispensable, et le résultat heureux, tandis
qu’au xvie siècle il n’était plus question que d’une flatteuse récréation du cœur et de
l’esprit, propice sans doute encore au développement de certaines imaginations tendres et
malades, comme celle du Tasse, mais touchant déjà de bien près aux abus des académies
pédantes, à la corruption des Guarini et des Marini.
Ce qui avait eu lieu en Italie se refléta par une imitation rapide dans toutes les autres
littératures, en Espagne, en Angleterre, en France ; partout des groupes de poëtes se
formèrent, des écoles artificielles naquirent, et on complota entre soi pour des
innovations chargées d’emprunts. En France, Ronsard, Du Bellay, Baïf, furent les chefs de
cette ligue poétique, qui, bien qu’elle ait échoué dans son objet principal, a eu tant
d’influence sur l’établissement de notre littérature classique. Les traditions de ce culte
mutuel, de cet engouement idolâtre, de ces largesses d’admiration puisées dans un fonds
d’enthousiasme et de candeur, se perpétuèrent jusqu’à mademoiselle de Scudery, et
s’éteignirent à l’hôtel de Rambouillet. Le bon sens qui succéda, et qui, grâce aux poëtes
de génie du xviie siècle, devint un des traits marquants et populaires de notre
littérature, fit justice d’une mode si fatale au goût, ou du moins ne la laissa subsister
que dans les rangs subalternes des rimeurs inconnus. Au xviiie siècle, la philosophie, en
imprimant son cachet à tout, mit bon ordre à ces récidives de tendresse auxquelles les
poëtes sont sujets si on les abandonne à eux-mêmes ; elle confisqua d’ailleurs pour son
propre compte toutes les activités, toutes les effervescences, et ne sut pas elle-même en
séparer toutes les manies. En fait de ridicule, le pendant de l’hôtel de Rambouillet ou
des poëtes à la suite de la Pléiade, ce serait au xviiie siècle La Mettrie, d’Argens et
Naigeon, le petit ouragan Naigeon, comme Diderot l’appelle, dans une
débauche d’athéisme entre eux.
Pour être juste toutefois, n’oublions pas que cette époque fut le règne de ce qu’on
appelait poésie légère, et que, depuis le quatrain du marquis de
Sainte-Aulaire jusqu’à la Confession de Zulmé, il naquit une multitude
de fadaises prodigieusement spirituelles, qui, avec les in-folio de l’Encyclopédie, faisaient l’ordinaire des toilettes et des soupers. Mais on ne vit
rien alors de pareil à une poésie distincte ni à une secte isolée de poëtes. Ce genre
léger était plutôt le rendez-vous commun de tous les gens d’esprit, du monde, de lettres,
ou de cour, des mousquetaires, des philosophes, des géomètres et des abbés. Les lectures
d’ouvrages en vers n’avaient pas lieu à petit bruit entre soi. Un auteur
de tragédie ou comédie, Chabanon, Desmahis, Colardeau, je suppose, obtenait un salon à la
mode, ouvert à tout ce qu’il y avait de mieux ; c’était un sûr moyen, pour peu qu’on eût
bonne mine et quelque débit, de se faire connaître ; les femmes disaient du bien de la
pièce ; on en parlait à l’acteur influent, au gentilhomme de la Chambre, et le jeune
auteur, ainsi poussé, arrivait s’il en était digne. Mais il fallait surtout assez
d’intrépidité et ne pas sortir des formes reçues. Une fois, chez madame Necker, Bernardin
de Saint-Pierre, alors inconnu, essaya de lire Paul et Virginie :
l’histoire était simple et la voix du lecteur tremblait ; tout le monde bâilla, et, au
bout d’un demi-quart d’heure, M. de Buffon, qui avait le verbe haut, cria au laquais : Qu’on mette les chevaux à ma voiture !
De nos jours, la poésie, en reparaissant parmi nous, après une absence incontestable,
sous des formes quelque peu étranges, avec un sentiment profond et nouveau, avait à
vaincre bien des périls, à traverser bien des moqueries. On se rappelle encore comment fut
accueilli le glorieux précurseur de cette poésie à la fois éclatante et intime, et ce
qu’il lui fallut de génie opiniâtre pour croire en lui-même et persister. Mais lui, du
moins, solitaire il a ouvert sa voie, solitaire il l’achève : il n’y a que les vigoureuses
et invincibles natures qui soient dans ce cas. De plus faibles, de plus jeunes, de plus
expansifs, après lui, ont senti le besoin de se rallier ; de s’entendre à l’avance, et de
préluder quelque temps à l’abri de cette société orageuse qui grondait alentour. Ces
sortes d’intimités, on l’a vu, ne sont pas sans profit pour l’art aux époques de
renaissance ou de dissolution. Elles consolent, elles soutiennent dans les commencements,
et à une certaine saison de la vie des poëtes, contre l’indifférence du dehors ; elles
permettent à quelques parties du talent, craintives et tendres, de s’épanouir, avant que
le souffle aride les ait séchées. Mais dès qu’elles se prolongent et se régularisent en
cercles arrangés, leur inconvénient est de rapetisser, d’endormir le génie, de le
soustraire aux chances humaines et à ces tempêtes qui enracinent, de le payer d’adulations
minutieuses qu’il se croit obligé de rendre avec une prodigalité de roi. Il suit de là que
le sentiment du vrai et du réel s’altère, qu’on adopte un monde de convention et qu’on ne
s’adresse qu’à lui. On est insensiblement poussé à la forme, à l’apparence ; de si près et
entre gens si experts, nulle intention n’échappe, nul procédé technique ne passe
inaperçu ; on applaudit à tout : chaque mot qui scintille, chaque accident de la
composition, chaque éclair d’image est remarqué, salué, accueilli. Les endroits qu’un ami
équitable noterait d’un triple crayon, les faux brillants de verre que la sérieuse
critique rayerait d’un trait de son diamant, ne font pas matière d’un doute en ces
indulgentes cérémonies. Il suffit qu’il y ait prise sur un point du tissu, sur un détail
hasardé, pour qu’il soit saisi, et toujours en bien ; le silence semblerait une
condamnation ; on prend les devants par la louange. C’est étonnant
devient synonyme de C’est beau ; quand on dit Oh ! il
est bien entendu qu’on a dit Ah ! tout comme dans le vocabulaire de M.
de Talleyrand
Quand les soirées littéraires entre poëtes ont pris une tournure régulière, qu’on les renouvelle fréquemment, qu’on les dispose avec artifice, et qu’il n’est bruit de tous côtés que de ces intérieurs délicieux, beaucoup veulent en être ; les visiteurs assidus, les auditeurs littéraires se glissent ; les rimeurs qu’on tolère, parce qu’ils imitent et qu’ils admirent, récitent à leur tour et applaudissent d’autant plus. Et dans les salons, au milieu d’une assemblée non officiellement poétique, si deux ou trois poëtes se rencontrent par hasard, oh ! la bonne fortune ! vite un échantillon de ces fameuses soirées ! le proverbe ne viendra que plus tard, la contredanse est suspendue, c’est la maîtresse de la maison qui vous prie, et déjà tout un cercle de femmes élégantes vous écoute ; le moyen de s’y refuser ? —Allons, poëte, exécutez-vous de bonne grâce ! Si vous ne savez pas d’aventure quelque monologue de tragédie, fouillez dans vos souvenirs personnels ; entre vos confidences d’amour, prenez la plus pudique ; entre vos désespoirs, choisissez le plus profond ; étalez-leur tout cela ! et le lendemain, au réveil, demandez-vous ce que vous avez fait de votre chasteté d’émotion et de vos plus doux mystères.
André Chénier, que les poëtes de nos jours ont si justement apprécié, ne l’entendait pas
ainsi. Il savait échapper aux ovations stériles et à ces curieux de société qui se sont toujours fait gloire d’honorer les neuf Sœurs. Il répondait aux
importunités d’usage, qu’il n’avait rien, et que d’ailleurs
il ne lisait guère. Ses soirées, à lui, se composaient de son jeune
Abel, des frères Trudaine, de Le Brun, de Marie-Joseph :
C’est là le cercle entier qui, le soir, quelquefois,
A des vers, non sans peine obtenus de ma voix,
Prête une oreille amie et cependant sévère.
Cette sévérité, hors de mise en plus nombreuse compagnie, et qui a tant de prix quand
elle se trouve mêlée à une sympathie affectueuse, ne doit jamais tourner trop
exclusivement à la critique littéraire. Boileau, dans le cours de la touchante et grave
amitié qu’il entretint avec Racine, eut sans doute le tort d’effaroucher souvent ce tendre
génie. S’il avait exercé le même empire et la même direction sur La Fontaine, qu’on songe
à ce qu’il lui aurait retranché ! L’ami du poëte, le confident de ses jeunes
mystères, comme a dit encore Chénier, a besoin d’entrer dans les ménagements d’une
sensibilité qui ne se découvre à lui qu’avec pudeur et parce qu’elle espère au fond un
complice. C’est un faible en ce monde que la poésie ; c’est souvent une plaie secrète qui
demande une main légère : le goût, on le sent, consiste quelquefois à se taire sur
l’expression et à laisser passer. Pourtant, même dans ces cas d’une poésie tout intime et
mouillée de larmes, il ne faudrait pas manquer à la franchise par fausse indulgence. Qu’on
ne s’y trompe pas : les douleurs célébrées avec harmonie sont déjà des blessures à peu
près cicatrisées, et la part de l’art s’étend bien avant jusque dans les plus réelles
effusions d’un cœur qui chante. Et puis les vers, une fois faits, tendent d’eux-mêmes à
se produire ; ce sont des oiseaux longtemps couvés qui prennent des ailes et qui
s’envoleront par le monde un matin. Lors donc qu’on les expose encore naissants au regard
d’un ami, il doit être toujours sous-entendu qu’on le consulte, et qu’après votre première
émotion passée et votre rougeur, il y a lieu pour lui à un jugement.
Quelques amitiés solides et variées, un petit nombre d’intimités au sein des êtres plus rapprochés de nous par le hasard ou la nature, intimités dont l’accord moral est la suprême convenance ; des liaisons avec les maîtres de l’art, étroites s’il se peut, discrètes cependant, qui ne soient pas des chaînes, qu’on cultive à distance et qui honorent ; beaucoup de retraite, de liberté dans la vie, de comparaison rassise et d’élan solitaire, c’est certainement, en une société dissoute ou factice comme la nôtre, pour le poëte qui n’est pas en proie à trop de gloire ni adonné au tumulte du drame, la meilleure condition d’existence heureuse, d’inspiration soutenue et d’originalité sans mélange. Je me figure que Manzoni en sa Lombardie, Wordsworth resté fidèle à ses lacs, tous deux profonds et purs génies intérieurs, réalisent à leur manière l’idéal de cette vie dont quelque image est assez belle pour de moindres qu’eux. Rêver plus, vouloir au delà, imaginer une réunion complète de ceux qu’on admire, souhaiter les embrasser d’un seul regard et les entendre sans cesse et à la fois, voilà ce que chaque poëte adolescent a dû croire possible ; mais, du moment que ce n’est là qu’une scène d’Arcadie, un épisode futur des Champs-Elysées, les parodies imparfaites que la société réelle offre en échange ne sont pas dignes qu’on s’y arrête et qu’on sacrifie à leur vanité. Lors même que, fasciné par les plus gracieuses lueurs, on se flatte d’avoir rencontré autour de soi une portion de son rêve et qu’on s’abandonne à en jouir, les mécomptes ne tardent pas ; le côté des amours-propres se fait bientôt jour, et corrompt les douceurs les mieux apprêtées ; de toutes ces affections subtiles qui s’entrelacent les unes aux autres, il sort inévitablement quelque chose d’amer.
Un autre vœu moins chimérique, un désir moins vaste et bien légitime que forme l’âme en
s’ouvrant à là poésie, c’est d’obtenir accès jusqu’à l’illustre poëte contemporain qu’elle
préfère, dont les rayons l’ont d’abord touchée, et de gagner une secrète place dans son
cœur. Ah ! sans doute, s’il vit de nos jours et parmi nous, celui qui nous a engendré à
la mélodie, dont les épanchements et les sources murmurantes ont éveillé les nôtres comme
le bruit des eaux qui s’appellent, celui à qui nous pouvons dire, de vivant à vivant, et
dans un aveu troublé, (con vergognosa fronte), ce que Dante adressait à
l’ombre du doux Virgile :
Or se’ lu quel Virgilio, e quella fonte Che spande di parlar si largo tiume ? * * * * * Vagliami ’l lungo studio e ’l grande amore Che m’ lian fatto cercar lo tuo volume ; Tu se’ lo mio maestro, e ’l mio autore...,
sans doute il nous est trop charmant de le lui dire, et il ne doit pas lui être indifférent de l’entendre. Schiller et Goëthe, de nos jours, présentent le plus haut type de ces incomparables hyménées de génies, de ces adoptions sacrées et fécondes. Ici tout est simple, tout est vrai, tout élève. Heureuses de telles amitiés, quand la fatalité humaine, qui se glisse partout, les respecte jusqu’au terme ; quand la mort seule les délie, et, consumant la plus jeune, la plus dévouée, la plus tendre au sein de la plus antique, l’y ensevelit dans son plus cher tombeau ! A défaut de ces choix resserrés et éternels, il peut exister de poëte à poëte une mâle familiarité, à laquelle il est beau d’être admis, et dont l’impression franche dédommage sans peine des petits attroupements concertés. On se visite après l’absence, on se retrouve en des lieux divers, on se serre la main dans la vie ; cela procure des jours rares, des heures de fête, qui ornent par intervalles les souvenirs. Le grand Byron en usait volontiers de la sorte dans ses liaisons si noblement menées ; et c’est sur ce pied de cordialité libre que Moore, Rogers, Shelley, pratiquaient l’amitié avec lui. En général, moins les rencontres entre poètes qui s’aiment ont de but littéraire, plus elles donnent de vrai bonheur et laissent d’agréables pensées. Il y a bien des années déjà, Charles Nodier et Victor Hugo en voyage pour la Suisse, et Lamartine qui les avait reçus au passage dans son château de Saint-Point, gravissaient, tous les trois ensemble, par un beau soir d’été, une côte verdoyante d’où la vue planait sur cette riche contrée de Bourgogne ; et, au milieu de l’exubérante nature et du spectacle immense que recueillait en lui-même le plus jeune, le plus ardent de ces trois grands poëtes, Lamartine et Nodier, par un retour facile, se racontaient un coin de leur vie dans un âge ignoré, leurs piquantes disgrâces, leurs molles erreurs, de ces choses oubliées qui revivent une dernière fois sous un certain reflet du jour mourant, et qui, l’éclair évanoui, retombent à jamais dans l’abîme du passé. Voilà sans doute une rencontre harmonieuse, et comme il en faut peu pour remplir à souhait et décorer la mémoire ; mais il y a loin de ces hasards-là à une soirée priée à Paris, même quand nos trois poëtes y assisteraient.
Après tout, l’essentiel et durable entretien des poëtes, celui qui ne leur manque ni ne
leur pèse jamais, qui ne perd rien, en se renouvelant, de sa sérénité idéale ni de sa
suave autorité, ils ne doivent pas le chercher trop au dehors ; il leur appartient à
eux-mêmes de se le donner. Milton, vieux, aveugle et sans gloire, se faisant lire Homère
ou la Bible par la douce voix de ses filles, ne se croyait pas seul, et conversait de
longues heures avec les antiques génies. Machiavel nous a raconté, dans une lettre
mémorable, comment après sa journée passée aux champs, à l’auberge, aux propos vulgaires,
le soir tombant, il revenait à son cabinet, et, dépouillant à la porte son habit
villageois couvert d’ordure et de boue, il s’apprêtait à entrer dignement dans les cours
augustes des hommes de l’antiquité. Ce que le sévère historien a si hautement compris, le
poëte surtout le doit faire ; c’est dans ce recueillement des nuits, dans ce commerce
salutaire avec les impérissables maîtres, qu’il peut retrouver tout ce que les frottements
et la poussière du jour ont enlevé à sa foi native, à sa blancheur privilégiée. Là il
rencontre, comme Dante au vestibule de son Enfer, les cinq ou six poëtes souverains dont
il est épris ; il les interroge, il les entend ; il convoque leur noble et incorruptible
école (la bella scuola), dont toutes les réponses le raffermissent
contre les disputes ambiguës des écoles éphémères ; il éclaircit, à leur flamme céleste,
son observation des hommes et des choses ; il y épure la réalité sentie dans laquelle il
puise, la séparant avec soin de sa portion pesante, inégale et grossière ; et, à force de
s’envelopper de leurs saintes reliques, suivant l’expression de Chénier,
à force d’être attentif et fidèle à la propre voix de son cœur, il arrive à créer comme
eux selon sa mesure, et à mériter peut-être que d’autres conversent avec lui un jour.
Le titre de littérateur a quelque chose de vague, et c’est le seul
pourtant qui définisse avec exactitude certains esprits, certains écrivains. On peut être
littérateur, sans être du tout historien, sans être décidément poëte, sans être romancier
par excellence. L’historien est comme un fonctionnaire officiel et grave, qui suit ou
fraye les grandes routes et tient le centre du pays. Le poëte recherche les sentiers de
traverse le plus souvent ; le romancier s’oublie au cercle du foyer, ou sur le banc du
seuil devant, lequel il raconte. Les livres et les belles-lettres
peuvent n’être que fort secondaires pour eux, et l’historien lui-même, qui s’en passe
moins aisément, y voit surtout l’usage positif et sévère. On peut être littérateur aussi,
sans devenir un érudit critique à proprement parler ; le métier et le talent d’érudit
offrent quelque chose de distinct, de précis, de consécutif et de rigoureux. Un
littérateur, dans le sens vague et flottant où je le laisse, serait au besoin et à plaisir
un peu de tout cela, un peu ou beaucoup, mais par instants et sans rien d’exclusif et
d’unique. Le pur littérateur aime les livres, il aime la poésie, il s’essaye aux romans,
il s’égaye au pastiche, il effleure parfois l’histoire, il grapille sans cesse à
l’érudition ; il abonde surtout aux particularités, aux circonstances des auteurs et de
leurs ouvrages ; une note à la façon de Bayle est son triomphe. Il peut vivre au milieu de
ces diversités, de ces trente rayons d’une petite bibliothèque choisie, sans faire un
choix lui-même et en touchant à tout : voilà ses délices. Il y a plus : poëte, romancier,
préfacier, commentateur, biographe, le littérateur est volontiers à la fois amateur et
nécessiteux, libre et commandé ; il obéira maintes fois au libraire, sans cesser d’être
aux ordres de sa propre fantaisie. Cette nécessité qu’il maudit, il l’aime plus qu’il ne
se l’avoue : dans son imprévu, souvent elle lui demande ce qu’il n’eût pas donné d’une
autre manière ; elle supplée par accès et fait émulation en quelque sorte à son
imagination même. Sa vie intellectuelle ainsi, dans sa variété et son recommencement de
tous les jours, est le contraire d’une spécialité, d’une voie droite, d’une chaussée
régulière. Oh ! combien je comprends que les parents sages d’autrefois ne voulussent pas
de littérateurs parmi leurs enfants ! Les historiens, les philosophes, les érudits, les
linguistes, les spéciaux, tous tant qu’ils sont, encaissés dans leur
rainure (en laquelle une fois entrés, notez-le bien, ils arrivent le plus souvent à
l’autre bout par la force des choses, comme sur un chemin de fer les wagons), tous ces
esprits justement établis sont d’abord assez de l’avis des parents, et professent
eux-mêmes une sorte de dédain pour le littérateur, tel que je le laisse flotter, et pour
ce peu de carrière régulièrement tracée, pour cette école buissonnière prolongée à travers
toutes sortes de sujets et de livres ; jusqu’à ce qu’enfin ce littérateur errant, par la
multitude de ces excursions, l’amas de ses notions accessoires, la flexibilité de sa
plume, la richesse et la fertilité de ses miscellanées, se fasse un nom, une position, je
ne dis pas plus utile, mais plus considérable que celle des trois quarts des spéciaux ; et
alors il est une puissance à son tour, il a cours et crédit devant tous, il est
reconnu.
Nul écrivain de nos jours ne saurait mieux prêter à nous définir d’une manière vivante le littérateur indéfini, comme je l’entends, que ce riche, aimable et presque insaisissable polygraphe, — Charles Nodier.
C’est le quartier-général, en effet, la discipline seule qui de bonne heure a manqué à
ces recrues généreuses et faciles, à ces ardentes levées de bande qui eurent leur coup de
collier chacune, mais qui, trop vite, la plupart, ont plié. Je me figure une armée en
bataille d’avant Louvois ; chaque compagnie s’est déployée sous son chef à sa guise ;
chaque capitaine, chaque colonel a étalé son écharpe et sa casaque de fantaisie. En tout,
Nodier a été un peu ainsi ; s’il étudie la botanique ou les insectes, — ces brillants
coléoptères à qui sa plume déroba leurs couleurs, — dans le pli de science où il se joue,
c’est à un point de vue particulier toujours et sans tant s’inquiéter des classifications
générales et des grands systèmes naturels : Jean-Jacques de même en était à la botanique
d’avant Jussieu. Nodier, dans les genres divers qu’il cultive, s’en tient volontiers à la
chimie d’avant Lavoisier, comme il reviendrait à l’alchimie ou aux vertus occultes d’avant
Bacon ; après l’Encyclopédie, il croit aux songes ; en linguistique, il
semble un contemporain de Court de Gébelin, non pas des Grimm ou des Humboldt. C’est
toujours ce corps d’armée d’avant le grand ordonnateur Louvois.
On dirait que dans sa destinée prodigue, dans cette vocation mobile qui aime à s’épandre hors du centre, il se reflète quelque chose de la destinée de sa province elle-même, si tard réunie. Il y a en lui, littérairement parlant, du Comtois d’avant la réunion, du fédéraliste girondin.
A qui la faute ? et est-ce une faute en ces temps de révolution et de coupures si
fréquentes ? Qu’on songe à la date de sa naissance. Nous aurons à rappeler tout à l’heure
les impressions de son enfance précoce, les orages de son adolescence émancipée, cette vie
de frontière aux lisières des monts, aux années d’émigration et d’anarchie, entre le
Directoire expirant et l’Empire qui n’était pas né ; car c’est bien alors que son
imagination a pris son pli ineffaçable, et que l’idéal en lui à grands traits hasardeux,
s’est formé. L’honneur de Nodier dans l’avenir consistera, quoi qu’il en soit, à
représenter à merveille cette époque convulsive où il fut jeté, cette génération
littéraire, adolescente au Consulat, coupée par l’Empire, assez jeune encore au début de
la Restauration, mais qui eut toujours pour devise une sorte de contre-temps historique :
ou trop tôt ou trop tard !
Trop tôt ; car si elle eût tardé jusqu’à la Restauration, si elle eût
débuté fraîchement à l’origine, elle aurait eu quinze années de pleine liberté et
d’ouverte carrière à courir tout d’une haleine.—Trop tard ; car si elle
se fût produite aussi bien vers 1780, si elle fût entrée en scène le lendemain de
Jean-Jacques, elle aurait eu chance de se faire virile en ces dix années, de prendre rang
et consistance avant les orages de 89.
Mais, dans l’un ou dans l’autre cas, elle n’aurait plus été elle-même, c’est-à-dire une
génération poétique jetée de côté et interceptée par un char de guerre, une génération
vouée à des instincts qu’exaltèrent et réprimèrent à l’instant les choses, et dont les
rares individus parurent d’abord marqués au front d’un pâle éclair égaré. Hélas ! nous aurions pu être ! a dit l’aimable miss Landon dans un refrain
mélancolique, récemment cité par M. Chasles. C’est la devise de presque toutes les
existences. Seulement ici, de ces existences littéraires d’alors qui ont manqué et qui auraient pu être, il en est une qui a surgi, qui, malgré tout, a brillé,
qui, sans y songer, a hérité à la longue de ces infortunes des autres et des siennes
propres, qui les résume en soi avec éclat et charme, qui en est aujourd’hui en un mot le
type visible et subsistant. Cela fait aussi une gloire.
J’insiste encore, car, pour le littérateur, c’est tout si on le peut rattacher à un vrai
moment social, si on peut sceller à jamais son nom à un anneau quelconque de cette grande
chaîne de l’histoire. Quelle fut, à les prendre dans leur ensemble, la direction
principale et historique des générations qui arrivaient à la virilité en 89, et de celles
qui y atteignaient vers 1803 ? Pour les unes, la politique, la liberté, la tribune ; pour
les autres, l’administration ou la guerre. De sorte qu’on peut dire, en abrégeant, que les
générations politiques et révolutionnaires de 89 eurent pour mot d’ordre le
droit, et que les générations obéissantes et militaires de l’Empire eurent pour mot
d’ordre le devoir. Or, nos générations, à nous, romanesques et
poétiques, n’ont guère eu pour mot d’ordre que la fantaisie.
Mais que devinrent les éclaireurs avancés, les enfants perdus de nos générations encore
lointaines, lorsque, s’ébattant aux dernières soirées du Directoire, essayant leur premier
essor aux jeunes soleils du Consulat, et croyant déjà à la plénitude de leur printemps,
ils furent pris par l’Empire, séparés par lui de leur avenir espéré, et enfermés de toutes
parts un matin en un horizon de fer comme dans le cercle de Popilius ? Ce fut un vrai cri
de rageles Méditations du
Cloître, qui font suite au Peintre de Saltzbourg, le paragraphe
qui commence ainsi : « Voilà une génération tout entière, etc., etc. »
Deux seuls grands esprits souvent cités résistèrent à cet Empire et lui tinrent tête, M. de Chateaubriand et madame de Staël. Mais remarquez bien qu’ils étaient très au complet, et comme en armes, quand il survint. M. de Chateaubriand se faisait déjà homme en 89 ; dix ans d’exil, d’émigration et de solitude achevèrent de le tremper. Madame de Staël, de même, ne put être supprimée par l’Empire, auquel elle était antérieure de position prise et de renommée fondée. Nés dix ou quinze ans plus tard, et s’ils n’avaient eu que dix-sept ans en 1800, ces deux chefs de la pensée eussent-ils fait tête aussi fermement à l’assaut ? Du moins, on l’avouera, les difficultés pour eux eussent été tout autres.
Il faut en tenir compte au brillant, aimable et intermédiaire génie dont nous parlons.
Charles-Emmanuel Nodier doit être né à Besançon le 29 avril 1780, si tant est qu’il s’en
souvienne rigoureusement lui-même ; le contrariant Quérard le fait naître en 1783
seulement ; Weiss, son ami d’enfance, le suppose né en 1781. Ce point initial n’est donc
pas encore parfaitement éclairci, et je le livre aux élucubrations des Mathanasius futurs.
Son père, avocat distingué, avait été de l’Oratoire et avait professé la rhétorique à
Lyon. Il fut le premier et longtemps l’unique maître de ce fils adoré (fils naturel, je le
crois), dont l’éducation ainsi resta presque entièrement privée et qui ne parut au
collège que dans les classes supérieures. Le jeune Nodier suivit pourtant à Besançon les
cours de l’École centrale et fut élève de M. Ordinaire, de M. Droz. Ses relations avec le
moine Schneider, telles qu’il s’est plu à nous les peindre, ne sont-elles pas une
réflexion fort élargie, une pure réfraction du souvenir à distance au sein d’une vaste et
mobile imagination ? Nous nous garderions bien, quand nous le pourrions, de chercher à
suivre le réel biographique dans ce qui est surtout vrai comme impression et comme
peinture, et d’y décolorer à plaisir ce que le charmant auteur a si richement fondu et
déployé. Ce que nous demandons à l’enfance et à la jeunesse de Nodier, c’est moins une
suite de faits positifs et d’incidents sans importance que ses émotions mêmes et ses
songes ; or, de sa part, les souvenirs légèrement romancés nous les
rendent d’autant mieux.
Les premiers sentiments du jeune Nodier le poussèrent tout à fait dans le sens de la Révolution. Son père fut le second maire constitutionnel de Besançon ; M. Ordinaire avait été le premier. L’enfant, dès onze ou douze ans, prononçait des discours au club. Une députation de ce club de Besançon alla rendre visite au général Pichegru qui avait repoussé les Autrichiens, du côté de Strasbourg : l’enfant fut de la partie ; deux commissaires le demandèrent à son père : « Donnez-nous-le, nous le ferons voyager ! » Pichegru lui fit accueil et l’assit même sur ses genoux, car l’enfant, très-jeune, était de plus très-mince et petit, il n’a grandi que tard. Il passa ainsi trois ou quatre jours au quartier-général et partagea le lit d’un aide de camp. Cette excursion fut féconde pour sa jeune âme ; mille tableaux s’y gravèrent, mille couleurs la remplirent. Il put dire avec orgueil : Pichegru m’a aimé. Mais lorsqu’ensuite, dans son culte enthousiaste, il s’obstina jusqu’au bout à parler de Pichegru comme d’une pure victime, comme d’un bon Français et d’un loyal défenseur du sol, il fut moins fidèle à l’information de l’histoire qu’à la reconnaissance et au pieux désir.
Pendant la Terreur probablement, un M. Girod de Chantrans, ancien officier du génie,
forcé de quitter Besançon par suite du décret qui interdisait aux ci-devant nobles le
séjour dans les places de guerre, alla habiter Novilars, château à deux lieues de là ; il
emmena le jeune Nodier avec lui. C’était un savant, un sage, une espèce de Linné bisontin.
Il donna à l’enfant des leçons de mathématiques et d’histoire naturelle, mais l’élève ne
mordit qu’à cette dernière. C’est là qu’il commença ses études entomologiques, ses
collections, s’attachant aux coléoptères particulièrement : il y acquit des connaissances
réelles, découvrit l’organe de l’ouïe chez les insectes : une dissertation publiée à
Besançon en l’an VI (1798) en fait foi. M. Duméril confirma depuis cette opinion, ou même,
selon son jeune et jaloux devancier, s’en empara : il y eut réclamation dans les
journauxDécade, 3e
trimestre de l’an XII, p. 377, une lettre de Charles Nodier, de laquelle il résulte
cependant que M. Duméril, loin de s’emparer de l’observation de son devancier, l’avait
négligée et n’en avait pas tenu compte. L’exactitude est bien difficile à obtenir, en
tout ce qui concerne Charles Nodier, — surtout si l’on a causé avec lui.
Hôtes légers des bois, compagnons des beaux jours, Je dirai vos travaux, vos plaisirs, vos amours...
Mais qu’est-il besoin de poëme ? ne l’avons-nous pas dans Séraphine,
aussi vif, aussi frais, aussi matinal et diapré que les ailes de ces papillons sans nombre
que l’auteur décrit amoureusement et qu’il étale ? Quand on est poëte, quand la lumière se
joue dans l’atmosphère sereine de l’esprit ou en colore à son gré les transparentes
vapeurs, il n’est que mieux d’attendre pour peindre, de laisser la distance se faire, les
rayons et les ombres s’incliner, les horizons se dorer et s’amollir. Tous ces Souvenirs enchanteurs de Nodier, qui commencent par Séraphine,
ont pour muse et pour fée, non pas le Souvenir même, beaucoup trop
précis et trop distinct, mais l’adorable Réminiscence. C’est bien
important, à propos de Nodier, de poser dès l’abord en quoi la réminiscence diffère du
souvenir. Un amant disait à sa maîtresse qui brûlait chaque fois les lettres reçues, et
qui pourtant s’en ressouvenait mieux :
Au lieu d’un froid tiroir où dort le souvenir, J’aime bien mieux ce cœur qui veut tout retenir, Qui dans sa vigilance à lui seul se confie, Recueille, en me lisant, des mots qu’il vivifie, Les mêle à son désir, les plie en mille tours, Incessamment les change et s’en souvient toujours. Abus délicieux ! confusion charmante ! Passé qui s’embellit de lui-même et s’augmente ! Forêt dont le mystère invite et fait songer, Où la Réminiscence, ainsi qu’un faon léger, T’attire sur sa trace au milieu d’avenues Nouvelles a tes yeux et non pas inconnues !
C’est ce faon léger des lointains mystérieux, ce daim à demi fuyant de l’Égérie secrète, que dans ses inspirations les plus heureuses Nodier vieillissant a suivi.
Au retour de Novilars, il fréquenta à Besançon les cours de l’École centrale ; dès 1797,
il était adjoint au bibliothécaire de la ville, avec de petits appointements qui lui
permirent quelque indépendance. Jusqu’alors il avait été plutôt timide et d’une allure
toute poétique ; il commença de s’émanciper, et ces vives années de son adolescence purent
paraître très-dissipées et très-oisives. Son père l’aurait voulu avocat ; il suivit le
droit à Besançon, mais inexactement et sans fruit. A cette époque il en était déjà aux
romans, soit à les pratiquer, soit à les écrire. L’influence de Werther
fut très-grande sur lui et l’exalta singulièrement. La mode y poussait ; le plus flatteur
triomphe d’un jeune-France en ce temps-là consistait à obtenir des parents de porter
l’habit bleu de ciel et la culotte jaune de Werther. Dans ces premiers accès
d’enthousiasme germanique, Nodier ne savait que fort peu l’allemand ; il lisait plus
directement Shakspeare ; mais il avait pour ainsi dire le don des langues ; il les
déchiffrait très-vite et d’instinct, et en général il sait tout comme par réminiscence.
Rien d’étonnant que, comme toutes les réminiscences, ses connaissances, d’autant plus
ingénieuses, soient parfois un peu hasardées.
Il se trouva impliqué en 1799 (an vu) dans quelque petite échauffourée politique. Il
s’agissait d’un complot contre la sûreté de l’État. Condamné d’abord par
contumace, il fut ensuite acquitté à la majorité d’une voix, le 10 fructidor an VII. Il
avait perdu sa place de bibliothécaire-adjoint ; son père l’envoya à Paris (vers 1800)
pour y continuer ses études interrompues ; il y porta des romans déjà faits, et y
contracta de nouvelles liaisons politiques. Après un premier séjour à Paris, il fut
rappelé à Besançon ; c’était l’époque où les émigrés commençaient à rentrer ; il se lia
avec ceux d’entre eux qui étaient encore jeunes, et tourna au royalisme en combinant ses
nouvelles affections avec les anciennes. Revenu à Paris à l’époque où Bonaparte consul
visait de près à l’empire, il y fit la Napoléone (1802), encore plus
républicaine que royaliste : le dernier vers y salue l’échafaud de
Sidney. Il publia presque en même temps le petit roman des Proscrits, et, dans un genre fort différent, une Bibliographie
entomologique ; il avait écrit des articles dans un journal d’opposition intitulé
le Citoyen français, qui paraissait pendant la première année du
Consulat. Il avait déjà fait imprimer à Besançon, en 1801, et tirer à vingt-cinq
exemplaires Quelques Pensées de Shakspeare, avec cette épigraphe de
Bonneville :
Génie agreste et pur qu’ils traitent de barbare.
En quittant chaque fois Besançon, Nodier y laissait un ami qu’il revoyait toujours
ensuite avec bonheur, qu’il émerveillait de ses nouveaux récits, au cœur de qui il
gravait comme sur l’écorce du hêtre les chiffres du moment, et que quarante années
écoulées depuis lors n’ont pas arraché du même lieu. Weiss, cet ami d’enfance,
bibliographe comme Nodier, et, qui plus est, homme d’imagination comme lui, l’un des
derniers de cette franche et docte race provinciale à la façon du xvie siècle, héritier
direct des Grosley et des Boisot, l’excellent Weiss est resté dans sa ville natale comme
un exemplaire déposé de la vie première et de l’âme de son ami, un exemplaire sans les
arabesques et les dorures, mais avec les corrections à la main, avec les marges entières
précieuses, et ce qu’on appelle en bibliographie les témoins. Qui donc
n’a pas ainsi quelqu’un de ces amis purs et fidèles qui est resté au toit quand nous
l’avons déserté, le pigeon casanier qui garde la tourelle ? mais l’autre souvent ne
revient pas. C’est le tome premier de nous-même, et celui presque toujours qui nous
représente le mieux. Pour savoir le Nodier d’alors, c’est bien moins le Nodier
d’aujourd’hui, trop lassé de s’entendre, qu’il eût fallu interroger, que le témoin
mémoratif et glorieux d’un tel ami, lorsque dans la belle promenade de Chamars, si pleine
de souvenirs (avant que le Génie militaire eût gâté Chamars), il s’épanchait en abondants
et naïfs récits, et faisait revivre sous les grands feuillages d’automne les confidences
des printemps d’autrefois, désespoirs ardents, philtres mortels, consolations promptes,
complots, terreurs crédules, fuites errantes, une fenêtre escaladée, les années
légères.
Je me représente Nodier à ces heures de jeunesse, lorsque, superbe et puissant
d’espérance, ou, ce qui revient au même, prodigue de désespoir, il partit pour Paris du
pied de sa montagne comme pour une conquête. Il n’était pas tel que nous le voyons
aujourd’hui lorsqu’à pas lents, un peu voûté et comme affaissé, il s’achemine tous les
jours régulièrement par les quais jusque chez Crozet et Techener, ou devers l’Académie les
jours de séance, afin que cela l’amuse, comme dirait La Fontaine. « Vous
l’avez rencontré cent fois, vous l’avez coudoyé, dit un spirituel critique, qui en cette
occasion est peintrePortraits littéraires,
par M. Planche.son œil vif et las, sa
démarche fantasque et pensive. » Prenez garde pourtant, attendez : il y a de la vigueur
encore sommeillante sous cette immense lassitude, il survient de singuliers réveils dans
cette langueur. Un jour que je le rencontrais ainsi dans une de ces cours de l’Institut
que les profanes traversent irrévérencieusement pour raccourcir leur chemin, comme on
traverse une église, — un jour que je le rencontrais donc, et qu’arrivé tout fraîchement
moi-même de sa Franche-Comté et de son Jura, je lui en rappelais avec feu quelques grands
sites, il m’écoutait en souriant ; mais j’avais cherché vainement le nom de Cerdon pour le rattacher à cette haute et austère entrée dans la montagne après
Pont-d’Ain : ce nom de Cerdon, que je ne retrouvais pas et que je
balbutiais inexactement, avait dérouté à lui-même sa mémoire, et nous avions tourné
autour, sachant au juste de quel lieu il s’agissait, mais sans le bien dénommer. Il
m’avait quitté, il était loin, lorsque du fond de la seconde cour, et du seuil même de
l’illustre portique, un cri, un accent net et vibrant, le mot de Cerdon, qui lui était revenu, et qu’il me lançait avec une joie fière en
se retournant, m’arriva comme un rappel sonore du pâtre matinal aux échos de la montagne :
le Nodier jeune et puissant était retrouvé !
Les soirs même de dimanche, en cet Arsenal toujours gracieux et
embelli, s’il s’oublie quelquefois, comme par mégarde, à causer et à rajeunir, si, debout
à la cheminée, il s’engage en un attachant récit qui ne va plus cesser, à mesure que sa
parole élégante et flexible se déroule, écoutez, assistez ! Voyez-vous cette organisation
puissante qui a faibli, comme elle se rehausse aux souvenirs ! l’œil s’éclaire, la voix
monte, le geste lui-même, à peine sorti de sa longue indolence, est éloquent. Je me figure
un Vergniaud qui cause.
Dans le Nodier d’aujourd’hui, à travers la fatigue, il y a encore, par accès, du
montagnard élancé à haute et large poitrine, de même que dans celui d’autrefois et
jusqu’en sa pleine force, on dut entrevoir toujours quelque chose de ce qui a promptement
fléchi. Les Francs-Comtois transplantés ne sont-ils pas volontiers comme cela
Quoi qu’il en soit, lui, il était tel lorsque ses premiers séjours à Paris agrandirent sous ses pas bondissants le cercle des aventures. J’ajourne pour un instant les échappées politiques : littérairement on le possède dès ce moment-là, d’une manière complète et circonstanciée, dans quelques petits ouvrages de lui qui furent conçus sous ces coups de soleil ardents, sous ces premières lunes sanglantes et bizarres.
Le Peintre de Saltzbourg, journal des émotions d’un cœur souffrant,
suivi des Méditations du Cloître, 1803.
Le dernier Chapitre de mon Roman, 1803.
Essais d’un jeune Barde, 1804.
Les Tristes, ou Mélanges tirés des tablettes d’un
Suicide, 1806. J’y ajouterais le roman intitulé les Proscrits, si
on pouvait se le procurerStella ou les Proscrits).
L’auteur l’a rejeté depuis avec raison, comme trop juvénile et peu digne de ses œuvres complètes. Les autres ouvrages dont je parle en dispensent.
Adèle, qui, publié beaucoup plus tard,
remonte pour la première idée et l’ébauche de la composition à ces années de prélude. En
relisant ces divers écrits, en tâchant, s’il se peut, pour les Essais d’un
jeune Barde et pour les Tristes, de ressaisir l’édition originale
(car dans les volumes des œuvres complètes la physionomie particulière
de ces petits recueils s’est perdue et comme fondue), on surprend à merveille les
affinités sentimentales et poétiques de Nodier dans leurs origines.
Il est d’avant René, bien qu’il n’éclate qu’un peu après et à côté. Il
n’a pas non plus besoin d’Oberman pour naître, bien qu’il le lise de
bonne heure et qu’il l’admire aussitôt ; mais si Oberman et René sont pour lui des frères
aînés et plus mûris, ce ne sont pas ses parents directs, ses pères. Nodier, au début, se
rattache plus directement à Saint-Preux, mais à Saint-Preux germanisé, vaporisé,
werthérisé. Il a lu aussi les dernières Aventures du jeune d’Olban,
publiées en 1777, et il s’en ressent d’une manière sensible. Mais qu’est-ce, me dira-t-on,
que les Aventures du jeune d’Olban ? Avant 89, il y avait en France un
très-réel commencement de romantisme, une veine assez grossissante dont on est tout
surpris à l’examiner de près : les drames de Diderot, de Mercier, les traductions et les
préfaces de Le Tourneur, celles de Bonneville. Tout un jeune public, contre lequel tonnait
La Harpe, y répondait : on a vu ailleurs que M. Joubert, l’ami de Fontanes, en était. Or
Ramond, depuis membre grave des assemblées politiques, de l’Académie des Sciences, et
historien si éminent des Pyrénées, Ramond jeune, nourri dans Strasbourg, sa patrie, des
premiers sucs de la littérature allemande mûrissante, en fut légèrement enivré. Séjournant
en Suisse et dans une sorte d’exil commandé, à ce qu’il semble, par quelque passion
malheureuse, il publia à Verdun, en 1777, les Aventures du jeune d’Olban
qui finissent à la Werther par un coup de pistolet, et l’année suivante il publia encore,
dans la même ville, un volume d’Élégies alsaciennes de plus de sentiment et d’exaltation
que d’harmonie et de facture ; on y lit cette rustique approbation signée du bailli du
lieu : Permis d’imprimer les Élégies ci-devant. Nodier, à la veille du
Peintre de Saltzbourg, se ressouvenait du roman de RamondAventures de d’Olban, avec notice, 1829, chez
Techener.Peintre, par manière
d’épilogue, une pièce intitulée le Suicide et les Pèlerins, qui n’est
qu’une mise en vers du dernier chapitre en prose de d’Olban. Comme
talent d’écrire (bien que Ramond en ait montré dans ses autres ouvrages), il n’y a pas de
comparaison à faire entre le Peintre de Saltzbourg et le roman
alsacien ; mais c’est le même fonds de sentimentalité.
Les Essais d’un jeune Barde sont dédiés par Nodier à Nicolas
Bonneville ; c’est à lui surtout, à ses âpres et sauvages, mais fières et
vigoureuses traductions, comme il les appelle, qu’il avait dû d’être initié au
théâtre allemand. Bonneville avait débuté jeune par des poésies originales où l’on
remarque de la verve ; ensuite il s’était livré au travail de traducteur. Vers 1786, en
tête d’un Choix de petits romans imités de l’allemand, il avait mis pour
son compte une préface où il pousse le cri famélique et orgueilleux des génies méconnus.
Il n’y manque pas l’exemple de Chatterton, qu’il raconte et étale avec vigueur. Il est
l’un des premiers qui aient commencé d’entonner cette lugubre et emphatique complainte qui
n’a fait que grossir depuis, et dont l’opiniâtre refrain revient à redire : Admire-moi, ou je me tue ! La Révolution le dispersa violemment hors de la
littératureles Prisons de Paris sous le Consulat, chap. I, et la note
VIII du Dernier Banquet des Girondins.Dernier Homme, poëme en prose dont Nodier s’est
fait depuis l’éditeur, et que M. Creusé de Lesser a rimé, Granville, atteint comme Gilbert
d’une fièvre chaude, se noya le 1er février 1805 à Amiens, dans le canal de la Somme, qui
coulait au pied de son jardin.
Je demande pardon de remuer de si tristes frénésies ; mais il le faut, puisque c’est de
la généalogie littéraire. Remarquez que le secret du malheur de ces écrivains tourmentés
est en grande partie dans la disproportion de l’effort avec le talent. Car de talent, à proprement parler, c’est-à-dire de pouvoir créateur, de faculté
expressive, de mise en œuvre heureuse, ils n’en avaient que peu ; ils n’ont laissé que
des lambeaux aussi déchirés que leur vie, des canevas informes que les imaginations
enthousiastes ont eu besoin de revêtir de couleurs complaisantes, de leurs propres
couleurs à elles, pour les admirer.
Ce fut sans doute un malheur de Nodier au début, que de Se prendre de ce côté, et de se
trouver engagé par je ne sais quelle fascination irrésistible vers ces faux et troublants
modèles. Je conçois et j’admets qu’à l’entrée de la vie, les premières affections, même
littéraires, ne soient pas dans chacun celles de tous. Dans sa jolie nouvelle de la Neuvaine de la Chandeleur, Nodier en commençant explique très-bien
comme quoi il n’y a de véritable enfance qu’au village, ou du moins en province, dans des
coins à part, bien loin des rendez-vous des capitales et de la rue Saint-Honoré. De même
en littérature, en poésie, les premières impressions, et souvent les plus vraies et les
plus tendres, s’attachent à des œuvres de peu de renom et de contestable valeur, mais qui
nous ont touché un matin par quelque coin pénétrant, comme le son d’une certaine cloche,
comme un nid imprévu au rebord d’un buisson, comme le jeu d’un rayon de
soleil sur la ferblanterie d’un petit toit solitaire. Ainsi l’Estelle de Florian ou la Lina de Droz, les Fragments de Ballanche ou les Nuits Élyséennes de Gleizes,
peuvent toucher un cœur adolescent autant et bien plus qu’une Iliade. Même plus tard, on
pourrait, comme faible secret, et en ne l’avouant jamais, préférer Valérie à Sophocle ; on peut, et en l’avouant, préférer le Lac
des Méditations à Phèdre elle-même. Dans l’enfance
donc et dans l’adolescence encore, rien de mieux littérairement, poétiquement, que de se
plaire, durant les récréations du cœur, à quelques sentiers favoris, hors des grands
chemins, auxquels il faut bien pourtant, tôt ou tard, se rallier et aboutir. Mais ces
grands chemins, c’est-à-dire les admirations légitimes et consacrées, à mesure qu’on
avance, on ne les évite pas impunément ; tout ce qui compte y a passé, et l’on y doit
passer à son tour : ce sont les voies sacrées qui mènent à la Ville éternelle, au
rendez-vous universel de la gloire et de l’estime humaine. Nodier, si fait pour pratiquer
ces voies et pour les suivre, et qui, jeune, en savait mieux que les noms, ne les hanta,
pour ainsi parler, qu’à la traverse, et ne s’y enfonça à aucun moment en droiture. Je ne
sais quelle fatalité de destinée ou quel tourbillon romanesque, du Peintre de
Saltzbourg à Jean Sbogar, le jeta toujours par les précipices ou
sur les lisières, à droite ou à gauche de ces grandes lignes où convergent en définitive
les seules et vraies figures du poëme humain comme de l’histoire. Par un généreux mais
décevant instinct, il s’en alla accoster d’emblée, en littérature comme en politique, ceux
surtout qui étaient dehors et qui lui parurent immolés, Bonneville ou Granville, comme
Oudet et Pichegru.
Et plus tard, tout à fait mûr et le plus ingénieux des sceptiques, ne voudra-t-il pas réhabiliter Cyrano ? il appellera Perrault un autre Homère.
Jeune, deux choses entre autres le sauvèrent et permirent qu’à la fin, arrivé à son tour,
reposé ou du moins assis, et comptant devant lui les débris amassés, il se fît une
richesse. Et d’abord, si sincère qu’il se montrât dans le transport d’expression de ses
douleurs juvéniles, il était trop poëte pour que son imagination, à certains moments, ne
les lui exagérât point beaucoup, et, à d’autres moments aussi, ne les vint pas distraire
et presque guérir. Sa sensibilité, tempérée par la fantaisie, ne prenait pas le malheur
dans un sérieux aussi continu que de loin on pourrait le croire. Et par exemple, en ce
temps même du Peintre de Saltzbourg, il écrivait le dernier
Chapitre de mon Roman, réminiscence très-égayée d’une génération légère qui avait
eu, comme il l’a très-bien dit, Faublas pour Télémaque. J’aime peu à tous égards ce dernier Chapitre, si
spirituel qu’il soit ; il rappelle trop son modèle par des côtés non-seulement scabreux,
mais un peu vulgaires. Je ne sais en ce genre-là de vraiment délicat que le petit conte :
Point de Lendemain, de Denon, qu’on peut citer sans danger, puisqu’on
ne trouvera nulle part à le liredernier Chapitre,
la mélancolie était raillée, et il y était fait justice des Werthers à la mode, de façon à
rassurer contre les autres écrits de l’auteur lui-même. Il ne manque souvent à l’ardeur
fiévreuse de la jeunesse et à ces fumeuses exaltations de tête, qu’une soupape de sûreté
qui empêche l’explosion et rétablisse de temps en temps l’équilibre : le
dernier Chapitre de mon Roman prouverait qu’ici, dès l’origine, cette espèce de
garantie était trouvée.
Mais ce qui sauva surtout Nodier et le lira hors de pair d’entre tous ces faux modèles secondaires auxquels il faisait trop d’honneur en s’y attachant, et qui ne devaient bientôt plus vivre que par lui, c’est tout simplement le talent, le don, le jeu d’écrire, la faculté et le bonheur d’exprimer et de peindre, une plume riche, facile, gracieuse et vraiment charmante, et le plaisir qu’il y a, quand on en est maître, à laisser courir tout cela.
On peut se donner l’agrément, et j’y invite, de lire dans Trilby, dès
la troisième ou quatrième page, une certaine phrase infinie qui commence par ces mots :
« Quand Jeannie, de retour du lac... » Jamais ruban soyeux fut-il plus flexueusement
dévidé, jamais soupir de lutin plus amoureusement filé, jamais fil blanc de bonne Vierge plus incroyablement affiné et allongé sous les doigts d’une reine
Mab ? Eh bien ! quand on est destiné à écrire cette phrase-là, ou celles encore de la
magique danse des castagnettes dans Inès de las Sierras, on éprouve trop
de dédommagement secret à décrire même ses erreurs, même ses désespoirs, pour ne pas
devoir leur échapper bientôt et leur survivre.
Nodier écrivain, s’il faut le définir, c’est proprement un Arioste de
la phrase. Or, si Werther qu’on semble au début, quand je ne sais quel Arioste est
dessous, j’ai bon espoir, on en revient.
Ces fines qualités de style se présageaient déjà vivement dans le Peintre de
Saltzbourg, qui n’a plus guère conservé d’intérêt que par là. A travers le
chimérique de l’action, le vague et l’exalté des caractères, on y peut relever quelques
tableaux de nature qui rappelaient alors les touches encore récentes de Bernardin de
Saint-Pierre, et qui supposaient le voisinage prochain de Chateaubriand et d’Oberman.
Nodier, grand styliste prédestiné, a de bonne heure excellé à revêtir
les formes et les teintes d’alentour : une de ses images favorites est celle de la pierre de Bologne, qui garde, dit-on, quelque temps les rayons dont elle a
été pénétrée. Le Peintre de Saltzbourg avait de plus, sur quelques
points de sa palette, ses rayons à lui. On distinguera cette belle page sur l’hiver, datée
du 10 octobre : « Oui, je le répète, l’hiver dans toute son indigence, l’hiver avec ses
astres pâles et ses phénomènes désastreux, me promet plus de ravissements que
l’orgueilleuse profusion des beaux jours... » Si cette page se fût trouvée aussi bien dans
l’Émile ou dans le Génie du Christianisme, elle
aurait été mainte fois citée. Je note encore une admirable description du matin (14
septembre), qui se termine par ces traits de maître : « ... Chaque heure qui s’approche
amène d’autres scènes. Quelquefois, un seul coup de vent suffit pour tout changer. Toutes
les forêts s’inclinent, tous les saules blanchissent, tous les ruisseaux se rident, et
tous les échos soupirent. »
De plus en plus, en avançant, le style de Nodier, avec une grâce et une souplesse qui ne
seront qu’à lui et qui composeront son caractère, atteindra à peindre de la sorte les
mouvements prompts, les reflets soudains, les chatoiements infinis de la verdure et des
eaux, moins sans doute, dans toute scène, les grands traits saillants et simples qu’une
multitude de surfaces nuancées et d’intervalles qui semblaient indéfinissables et qu’il
exprime. Ainsi, dans Jean Sbogar, sa plume saisira le vol des goëlands
qui s’élèvent à perte de vue et redescendent en roulant sur eux-mêmes, comme
le fuseau d’une bergère échappé à sa main
Le roman d’ Aimé De Loy, poëte franc-comtois des plus errants et des plus
naufragés, mais dont l’amitié vient de recueillir les débris sous le titre de Adèle, que je rapporte à cette première époque de Nodier,
s’ouvre avec intérêt et vie : il y a du soleil. Le monde rentrant des émigrés en province
y est assez fidèlement rendu. Les déclamations même sur la noblesse, sur les inégalités
sociales, sur les sciences, ces traces présentes de Jean-Jacques, deviennent des traits
assez vrais du moment. Bien des pages y sont délicieuses de simplicité et de fraîcheur :
celle, par exemple, à la date du 17 avril, sur les fleurs préférées et les souvenirs qui
s’y rattachent, On y voit déjà ce choix de l’ancolie qui en fait la
fleur de Nodier, comme la pervenche est celle de RousseauFeuilles aux Vents, a dit quelque part, en célébrant une de ses
riantes stations passagères :
Chalet des
Faucilles, ce joli nid à romans qu’on appelle pays de Vaud, et l’éblouissante
splendeur des monts d’au delà, de laquelle on peut rapprocher encore, dans la nouvelle
d’Amélie, la plus flottante description de brume automnale et matinale
au bord du lac de Neuchâtel ; car c’est le triomphe de cette plume amusée d’avoir à
dérouler ainsi des réseaux tour à tour scintillants ou Vaporeux.
Après cela, malgré les grâces courantes, les longs rubans flexibles et les méandres de
mots, les caractères, dans ce petit roman d’Adèle, laissent fortement à
désirer. Adèle n’est pas une vraie femme de chambre, ce qu’il faudrait pour que la donnée
eût toute sa hardiesse originale ; elle n’est qu’une demoiselle déclassée et méconnue.
Maugis ne diffère en rien du pur traître des vieux romans de chevalerie ou de ceux de
l’éternel mélodrame. La conduite de Gaston et des autres manque tout à fait d’une certaine
faculté de justesse et de raisonnement qui n’est jamais tellement absente dans la vie. Ce
ne sont que personnages qui croient, se détrompent, s’exaltent encore, ne vérifient rien,
et se jettent par une fenêtre ou se cassent d’autre façon la tête, un peu comme dans les
romans de l’abbé Prévost, mais d’un abbé Prévost piqué de Werther. Chez l’abbé Prévost ils
s’évanouissaient simplement, ici ils se tuent.
Les Tristes, écrits dans des quarts d’heure de vie errante, ne sont
qu’un recueil de différentes petites pièces (prose ou vers), originales ou imitées de
l’allemand, de l’anglais, et qui sentent le lecteur familier d’Ossian et d’Young, le
mélancolique glaneur dans tous les champs de la tombe. Toujours mêmes couleurs éparses,
mêmes complaintes égarées, même affreuse catastrophe, L’inconnu, auteur
supposé des Tristes, se tue d’un coup de lime au cœur, comme Charles
Munster (le peintre de Saltzbourg) se noyait dans le Danube, comme Gaston dans Adéle se fait, je crois, sauter la tête. Ce qui a manqué à ces personnages
infortunés de Nodier, si souvent reproduits par lui, ç’a été de se résumer à temps en un
type unique, distinct, et qui prit rang à son tour, du droit de l’art, entre ces hautes
figures de Werther, de René et de Manfred, illustre postérité d’Hamlet. Au lieu de cela,
il n’a fait que fournir les plus intéressants et, sans comparaison, les plus regrettables
dans cette suite de cadets trop pâlissants, qui ont tant fait couler de pleurs d’un jour,
de d’Olban à Antony.
Plus tard, pour les figures de femmes, surtout de jeunes filles, il a mieux atteint à
l’idéal voulu, et, dans le charme de les peindre, son pinceau gracieux et amolli n’a pas
eu besoin de plus d’effort. Remarquez pourtant comme le premier pli se garde toujours,
comme le trait marquant qui s’est prononcé à nu dans la jeunesse se transforme, se
déguise, s’arrange, mais se reproduit inévitable au fond et ne se corrige jamais. Même
dans les plus expansives et sereines réminiscences des soirs d’automne de la maturité,
même quand il semble le plus loin de Charles Munster et de Gaston de Germancé, quand il
n’est plus que Maxime Odin, le doux railleur légèrement attendri, quand
près de sa Séraphine, en d’aimables gronderies, il est assis sur le banc de l’allée des
marronniers, le lendemain de sa nocturne enjambée au bassin des
Salamandres ; quand se multiplient et se diversifient à ravir sous son récit les
plus rougissantes scènes adolescentes et (idéal du premier désir !) ce bouquet de cerises
malicieusement promené sur les lèvres de celui qu’on croit endormi ; lorsque véritablement
il paraît ne plus vouloir emprunter de ses précédents romans trop ensanglantés que les
souriantes prémices ou les douleurs embellies, comme étaient dans Thérèse
Aubert les adieux à la Butte des Rosiers et ce baiser à travers
les feuilles d’une rose ; quand donc on se croit assuré qu’il en est là, tout d’un coup...
qu’est-ce ? méfiez-vous, attendez !... le procédé final n’a pas changé ; l’adorable
idylle, la pastorale enchantée, tout amoureusement tressée qu’elle semble, va se trancher
net encore à la Werther ou à la Werthérie, sinon par un coup de
pistolet, au moins par une petite vérole qui tue, par un anévrisme qui rompt, par une
convulsion délirante ; Séraphine, Thérèse, Clémentine, Amélie, Cécile, Adèle, toutes ces
amantes qu’il a touchées au front, elles en sont là ; il a comme résumé leur destin en un
seul dans ces Stances mélodieuses, où du moins le rhythme et l’image ont tout revêtu et
adouci :
Elle était bien jolie, au matin, sans atours, De son jardin naissant visitant les merveilles, Dans leur nid d’ambroisie épiant les abeilles, Et du parterre en fleurs suivant les longs détours. Elle était bien jolie, au bal de la soirée, Quand l’éclat des flambeaux illuminait son front, Et que, de bleus saphirs ou de roses parée, De la danse folâtre elle menait le rond. Elle était bien jolie, à l’abri de son voile Qu’elle livrait flottant au souffle de la nuit, Quand pour la voir, de loin, nous étions là, sans bruit, Heureux de la connaître au reflet d’une étoile. Elle était bien jolie ; et de pensers touchants, D’un espoir vague et doux chaque jour embellie, L’amour lui manquait seul pour être plus jolie !... « Paix ! voilà son convoi qui passe dans les champs !... »
Idylle et catastrophe, une vive et brillante promesse interceptée, son imagination avait pris de bonne heure ce tour dans le sentiment de sa propre destinée et dans l’expérience des malheurs particuliers, réels, auxquels il est temps de venir.
Nous serons bref dans un détail que lui-même nous a orné de couleurs si vivantes en
mainte page de ses Depuis que cette notice est
écrite, je suis arrivé à recueillir des informations tout à fait exactes et
singulières sur ce point de la vie de Nodier. Ce fut lui qui se dénonça en effet par
une lettre, dont voici le texte dans toute son excentricité, et qui sent son Werther
au premier chef : « Parvenu au comble de l’infortune et du désespoir ;
abandonné de tout ce que j’aimais ; veuf de toutes mes affections ; à vingt-cinq ans
j’ai survécu à tout amour et à toute amitié. L’adresse, digne de
la lettre, est : « Au Premier Consul, et, en son lieu, à l’un des préfets du Palais. »
La date est du 25 frimaire an XII (décembre 1803) ; ce qui fait remonter la date de
On conçoit que, sur le vu de cette
lettre, il ait été donné un ordre du Grand-Juge « de faire rechercher l’auteur qui
prend le nom de Nodier, de l’interroger sur ses motifs pour écrire et sur les projets
qu’il pourrait avoir. » Je reviendrai peut-être un jour sur ce fol épisode, si
j’en viens à traiter le Nodier réel et à le suivre de plus près.Souvenirs. Il suffira de nous rabattre à quelques
points précis et moins illustrés. En 1802, la Napoléone, dont les copies
se multiplièrent à l’infini, et une foule de petits écrits séditieux qui s’imprimaient
clandestinement chez le républicain Dabin et se distribuaient sous le manteau, attirèrent
les recherches de la police. Dabin fut arrêté. On m’assure que Nodier, dans un moment
d’exaltation généreuse, écrivit à Fouché et se dénonça lui-même comme auteur de la Napoléone
« Un ouvrage intitulé la Napoléone et dirigé contre le Premier Consul a paru il y a deux ans. La
police en a recherché l’auteur. C’est moi.
« Il me reste du moins le bonheur
d’être coupable, et de pouvoir vous demander la prison, l’exil ou l’échafaud.
« Sans attendre des hommes et de vous ni égards ni pitié, je vous apporte ma
liberté. Demain l’usage en serait peut-être terrible. Quiconque a pu beaucoup aimer,
peut haïr avec excès, et mon temps est venu.
« Je m’appelle Charles Nodier.
« Je loge hôtel Berlin, rue des Frondeurs. »la Napoléone à 1801.alliance des jacobins et des
royalistes : il était en danger de passer pour un trait-d’union
des deux partis. Prévenu à temps, il gagna la campagne et resta errant jusque vers le
commencement de 1806, soit dans le Jura français, soit en Suisseles Tristes, et même le Dictionnaire des
Onomatopées, singulière inspiration chez un proscrit romanesque, et bien notable
indice d’un instinct philologique qui grandira.
En 1806, son mandat d’arrêt fut levé et converti en un permis de séjour à Dôle, sous la
surveillance du sous-préfet, M. de Roujoux, homme aimable, instruit, qui préparait dès
lors son estimable essai des Révolutions des Arts et des Sciences.
Nodier y connut beaucoup Benjamin Constant, qui avait à Dôle une partie de sa famille :
leurs esprits souples et brillants, leurs sensibilités promptes et à demi brisées devaient
du premier coup s’enlacer et se convenir. Il ouvrit un cours de littérature qui fut
très-suivi, et s’il avait laissé le temps aux préventions politiques de s’effacer,
l’Université aurait probablement fini par l’accueillir. Le préfet Jean de Bry lui portait
intérêt ; le ministre Fouché associait son nom à des souvenirs oratoriens. Ces années ne
furent donc pas absolument malheureuses, les sentiments consolants de la jeunesse les
embellissaient, et de fréquentes tournées au village de Quintigny, qui recélait pour son
cœur une espérance charmante, lui décoraient l’avenir. Il rêvait de faire une Flore du Jura ; il rêvait mieux, une vie heureuse, domestique, studieuse,
sous l’humble toit verdoyant. Il a exprimé lui-même ces poétiques douceurs d’alors à
quelques années de là, lorsque dans son exil d’Illyrie il se reportait avec une plainte
mélodieuse vers les saisons déjà regrettables :
Qui me rendra l’aspect des plantes familières, Mes antiques forêts aux coupoles altières, Des bouquets du printemps mon parterre épaissi, Le houx aux lances meurtrières, L’ancolie au front obscurci Qui se penche sur les bruyères, Le jonc qui des étangs protège les lisières, Et la pâle anémone et l’éclatant souci ? Les arbres que j’aimais ne croissent point ici. O riant Quintigny, vallon rempli de grâces, Temple de mes amours, trône de mon printemps, Séjour que l’espérance offrait à mes vieux ans, Tes sentiers mal frayés ont-ils gardé mes traces ? Le hasard a-t-il respecté Ce bocage si frais que mes mains ont planté, Mon tapis de pervenche, et la sombre avenue Où je plaignais Werther que j’aurais imité ?...
Rien n’est doux et brillant comme de regarder à distance nos jeunes années malheureuses à travers ce prisme qu’on appelle une larme.
Le poëte, chez Nodier, est déjà bien avancé, bien en train de mûrir : une circonstance
particulière vint développer en lui le philologue, le lexicographe, et lui permit dès lors
de pousser de front ce goût vif à côté de ses autres prédilections un peu contrastantes.
Le chevalier Herbert Croft, baronnet anglais, prisonnier de guerre à Amiens, où il
s’occupait de travaux importants sur les classiques grecs, latins et français, eut besoin
d’un secrétaire et d’un collaborateur : Nodier lui fut indiqué et fut agréé ; il obtint
l’autorisation d’aller près de lui. Il nous a peint plus tard son vieil ami sous le nom
légèrement adouci de sir Robert Grove, dans son attachante nouvelle d’Amélie. Il était impossible de toucher un tel portrait à la Sterne avec une plus
gracieuse et, pour ainsi dire, affectueuse ironie : « Ce qui faisait sourire l’esprit,
conclut-il, dans les innocentes manies du chevalier, faisait en même temps pleurer l’âme.
On se disait : Voilà pourtant ce que nous sommes, quand nous sommes tout ce qu’il nous est
permis d’être au-dessus de notre espèce ! »
Sans plus recourir au portrait un peu flatté du vieux savant dans Amélie et en m’en tenant aux notices critiques de Nodier même, du vivant ou peu
après la mort du chevalierMélanges de Littérature et de Critique de Charles
Nodier, recueillis par Barginet (de Grenoble), 1820.Essai sur la
Poésie des Hébreux, l’élève aussi et le collaborateur du docteur Johnson soit pour
la Vie d’Young, soit pour les travaux du Dictionnaire, avait de plus en
plus creusé et raffiné dans les recherches littéraires et dans l’étude singulière des
mots. Doué par la nature de l’organe le plus exquis des commentateurs, il l’avait encore
armé d’une loupe grossissante qui ne se fixait plus décidément que sur les infiniment petits de la grammaire. « M. le chevalier Croft, écrivait de lui Nodier
émancipé dans un article un peu railleur, peut se dire hautement l’Épicure de la syntaxe
et le Leibnitz du rudiment ; il a trouvé l’atome, la monade grammaticale.... » Quand il
s’appliquait à un classique, sous prétexte de l’éclaircir, il y piquait de tous points ses
vrilles imperceptibles et petit à petit destructives, presque comme celles des insectes
rongeurs particuliers aux bibliothèques. Son analyse pointilleuse prétendait mettre à nu,
par exemple, dans telle période de Massillon (car sir Herbert travaillait beaucoup sur nos
auteurs français), une quantité déterminée de consonnances et d’assonnances qu’une éloquence harmonieuse sait trouver d’elle-même, mais
qu’elle dérobe à la critique et qu’à ce degré de rigueur elle ne calcule jamais. Ce fut
durant la participation de Nodier, comme secrétaire, aux travaux du chevalier, que
celui-ci fit paraître son Horace éclairci par la ponctuation, ouvrage
curieux et subtil, dont le titre seul promet, parmi les hasards de la conjecture, bien des
aperçus piquants. A ses profondes préoccupations érudites, sir Herbert joignait par
accident certaines vues libres, romantiques, comme des ressouvenirs du biographe d’Young.
Il fut le premier à tirer d’un entier oubli le dernier Homme de
Granville, cette admirable ébauche d’épopée, s’écriait Nodier, et qui fera la gloire d’un plagiaire heureux. On voit par combien de
points vifs devaient se toucher d’abord le jeune secrétaire et le vieux maître.
L’association ne dura pas aussi longtemps qu’on aurait pu croire. Après une année
environ, l’amour de l’indépendance et la passion de l’histoire naturelle ramenèrent Nodier
dans son village de Quintigny. Il s’était marié, il allait être père : de nouveaux projets
commençaient. Pourtant les relations avec le chevalier portèrent leur fruit ; cette veine
d’études philologiques aboutit en 1811 au livre ingénieux des Questions de
Littérature légale. Il faut tout dire : le bon chevalier Croft, qui n’était pas
tout à fait sir Grove, se montra un peu jaloux de son élève et du succès de cette brochure populaire, comme il la qualifia non sans quelque intention de
dédain : sur deux ou trois points de textes comparés, il revendiqua même, à mots couverts,
la priorité de la note. Nodier, en rendant compte dans les Débats de
l’ouvrage où perçait cette petite aigreur, la releva avec une vivacité spirituelle et
polie, mais assez aiguisée à son tour. A la mort du chevalier, il ne se ressouvint plus
que de ses mérites dans un article nécrologique détaillé et touchant. J’ai souri toutefois
en saisissant l’instant même où l’élève philologue s’est émancipé : comme dans toute
émancipation, il y a eu un brin de révolte.
Ce livre des Questions de Littérature légale, fort augmenté depuis
l’édition de 1812, et qui, sous son titre à la Bartole, contient une quantité de
particularités et d’aménités littéraires des plus curieuses relativement au plagiat, à
l’imitation, aux pastiches, etc., etc., est d’une lecture fort agréable, fort diverse, et
représente à merveille le genre de mérite et de piquant qui recommande tout ce côté
considérable des travaux de Nodier. Dans ses Onomatopées, dans sa Linguistique, dans ses Mélanges tirés d’une petite
Bibliothèque, dans cette foule de petites dissertations fines, annexées comme des
cachets précieux au Bulletin du Bibliophilepar la tangente, il ne vise qu’à des points spéciaux, à des
trouvailles imprévues, à des raretés d’exception où il se porte tout entier et où son
scepticisme déguisé agite l’hyperbole. Sa critique, c’est bien souvent une vraie guerre de
guérillas, une Fronde qui fait échec aux grands corps réguliers de la littérature et de
l’histoire. Ou encore, sans but aucun, c’est un assaisonnement perpétuel, le hors-d’œuvre à la fin d’un grand banquet, après une littérature finie. Athénée,
en son temps, n’a guère fait autre chose. Bayle parle quelque part de ces lectures
mélangées qui sont comme le dessert de l’esprit. Nodier accommode par
goût l’érudition pour les estomacs rassasiés et dédaigneux. Son livre des Questions légales, par exemple, c’est proprement un quatre-mendiants de la littérature ; on passe des heures musardes à y grappiller
sans besoin, à y ronger avec délices. Il a poussé en ce sens le Bayle et le Montaigne à
leurs extrêmes conséquences ; ce ne sont plus que miettes friandes.
Les esprits fermes, à régime sain, qui n’ont jamais eu de dégoût indolent ni de caprice,
les esprits applicables, d’appétit judicieux, empressés de mordre d’abord à quelque pièce
de bonne digestion, pourront se demander souvent à quoi bon ces raffinements de coup
d’œil sur des riens, ces jeux de l’ongle sur des écorces, ces dégustations exquises sur
le plus rare des Ana ; à quoi bon de savoir si la sphère au frontispice est un insigne tout spécial des Elzevirs, et si leur large
guirlande de roses trémières ne leur a pas été en maint cas dérobée. Les
esprits même les plus en délicatesse de littérature pourront désirer quelquefois plus de
circonspection et de sévérité dans certains jugements qui atteignent des noms connus :
ainsi, M. de La Rochefoucauld n’est pas formellement accusé, à l’article IV des Questions, d’être un plagiaire de Corbinelli ; mais cette singulière
accusation, une fois soulevée, n’est pas non plus réfutée et réduite à néant, comme il
l’aurait fallu. Pascal, à l’article V, demeure hautement accusé d’avoir pillé Montaigne ;
son plagiat est même proclamé le plus évident et le plus manifestement
intentionnel que l’on connaisse, et l’on oublie que Pascal, mort depuis plusieurs
années lorsqu’on recueillit et qu’on publia ses Pensées, ne peut
répondre des petits papiers qu’on y inséra et qui, pour lui, n’étaient que des notes dont
il se réservait l’usage. Ses pieux amis, les éditeurs, plus versés dans saint Augustin que
dans Montaigne, ne s’aperçurent pas qu’ils avaient affaire par endroits à des extraits de
ce dernier, et négligèrent naturellement d’en avertir. On aurait à multiplier les
remarques de ce genre à propos de la critique de notre ingénieux et poétique érudit. Un
jour, dans un article sur le cardinal de Retz, il lui appliquera je ne sais quel mot de
celui qu’il appelle tout à coup le sage et vertueux Balzac, oubliant
trop que cet estimable écrivain n’était pas le moins du monde un philosophe ni un sage,
mais bien un utile pédant doué de nombre, sous qui notre prose a fait et doublé une
excellente rhétorique : voilà tout.
Dans le plus suivi et le plus philosophique de ses jeux érudits, dans ses Éléments de Linguistique, Nodier a développé un système entier de formation des
langues, l’histoire imagée du mot depuis sa première éclosion sur les lèvres de l’homme
jusqu’à l’invention de l’écriture et à l’achèvement des idiomes. Ces sortes de questions
dépassent de beaucoup le cercle des conjectures sur lesquelles nous nous permettons
d’exprimer et même d’avoir un avis. Un savant article du baron d’EcksteinJournal de L’Institut historique, 2e livraison.Essais de Philosophie morale.
A des endroits un peu moins antédiluviens, et où nous nous sentirions plus à même de
prendre parti, il nous semble que Nodier, érudit, ne triomphe jamais plus sûrement, ne
s’ébat jamais avec une plus heureuse licence qu’en plein xvie siècle, en cette époque de
liberté, de fantaisie aussi et de vaste bigarrure, et de style français déjà excellent. Il
est de son mieux quand il disserte à fond sur le Cymbalum mundi, et la
réhabilitation de Bonaventure des Periers peut en ce genre passer pour son chef-d’œuvre,
à moins qu’on ne le préfère discourant, après Naudé, sur les Mazarinades, et épuisant la
théorie des deux éditions du Mascurat.
Pour revenir, est-ce aller trop loin que de croire de Nodier bibliographe, lexicographe et philologue, qu’après tout, l’élève du chevalier Croft garda toujours quelque chose de lui, et que même pour les doctes excentricités qu’il jugeait en souriant et que depuis il nous a peintes, il s’en inocula dès lors quelques-unes avec originalité ? En attendant, il est curieux de voir comme, dès 1812, son butin se grossit, comme sa pacotille encyclopédique se bigarre et s’amasse. Encore un moment, encore le voyage d’Illyrie, et nous posséderons Nodier au complet, avec tous ses piquants romantismes et dilettantismes.
Comptons un peu et récapitulons, comme par le trou du kaléidoscope, quelques points au
hasard dans l’étincelant pêle-mêle d’idéal qui survivra. Il aime, il caresse d’imagination
les proscrits, les brigands héroïques, les grands destins avortés, les lutins invisibles,
les livres anonymes qui ont besoin d’une clef, les auteurs illustres cachés sous
l’anagramme, les patois persistants à l’encontre des langues souveraines, tous les recoins
poudreux ou sanglants de raretés et de mystères, bien des rogatons de prix, bien des
paradoxes ingénieux et qui sont des échancrures de vérités, la liberté de la presse
d’avant Louis XIV, la publicité littéraire d’avant l’imprimerie, l’orthographe surtout
d’avant Voltaire : il fera une guerre à mort aux a des imparfaits.
Vers 1811, l’ennui de ses facultés mobiles, bientôt à l’étroit dans le riant Quintigny,
et l’espérance de trouver des ressources à l’étranger, le poussèrent en Italie, et de là
en Carniole : il fut nommé bibliothécaire à Laybach. Son caractère aimable et la douceur
de ses mœurs lui ayant procuré, comme partout, des protecteurs et des amis, il fut chargé
de la direction de la librairie et devint, à ce titre, propriétaire et rédacteur en chef
d’un journal intitulé le Télégraphe, qu’il publia d’abord en trois
langues, français, allemand et italien, puis en quatre, en y ajoutant le slave vindique.
Il y inséra, sur la langue et la littérature du pays, de nombreux articles dont on peut
prendre idée par ceux qu’il mit plus tard dans le Journal des
DébatsMélanges de Littérature et de Critique, 1820.Jean Sbogar et Smarra, et Mademoiselle de
Marsan, furent, dès cette époque, ses secrètes et poétiques Conquêtes.
L’arrivée de Fouché comme gouverneur semblait devoir donner à sa fortune une face
nouvelle ; la place de secrétaire-général de l’intendance d’Illyrie lui fut proposée ; il
négligea ces avantages, et l’occasion rapide ne revint pas. L’abandon des provinces
illyriennes le ramena en France, à Paris, ce centre final d’où jusque-là il avait toujours
été repoussé. Il entra dans la rédaction des Débats, alors Journal de l’Empire, et que dirigeait encore M. Étienne. On assure que quand
Geoffroy sur les derniers temps fut malade, Nodier le suppléa dans les feuilletons en
conservant l’ancienne signature et en imitant sa manière ; si bien que le recueil qu’on
fit ensuite de Geoffroy contient plusieurs morceaux de lui. On court risque, avec Nodier,
comme avec Diderot, de le retrouver ainsi souvent dans ce que des voisins ont signé ; il
faut prendre garde, en retour, de lui trop rapporter bien des écrits plus apparents on ne
le retrouve pas.
Nodier, revenu en France, avait trente ans passés ; il doit être mûr ; le voilà au
centre ; une nouvelle vie mieux assise et plus en vue de l’avenir pourrait-elle
commencer ? Par malheur, l’atmosphère est bien fiévreuse, et les temps plus que jamais
sont dissipants. Je n’essayerai pas de le deviner et de le suivre à travers ces
enthousiastes chaleurs de la première et de la seconde Restauration. Les Cent-Jours le
rejetèrent à douze années en arrière, aux fougues politiques du Consulat : le 18 mars, il
écrivit dans le Journal des Débats une autre Napoléone, une philippique à l’envi de celle que Benjamin Constant y lançait vers le
même moment. Il résista mieux à l’épreuve du lendemain. Non pas tout à fait Napoléon, il
est vrai, mais Fouché le fit venir, et lui demanda ce qu’il voulait.—« Eh bien !
donnez-moi cinq cents francs... pour aller à Gand. » Il est l’auteur de la pièce intitulée
Bonaparte au 4 mai, qui parut dans le Nain jaune et
dans le Moniteur de Gand ; il est l’auteur du vote attribué à divers
royalistes, et qui circula au Champ-de-Mai : « Puisqu’on veut absolument
pour la France un souverain qui monte à cheval, je vote pour Franconi. » Au reste, il se
déroba de Paris durant la plus grande partie des Cent-Jours, et les passa à la campagne
dans un château ami.
Les années qui suivent, et où se rassemble avec redoublement son reste de jeunesse, suffisent à peine, ce semble, à tant d’emplois divers d’une verve continuelle et en tous sens exhalée : journaliste, romancier, bibliophile toujours, dramaturge quelque peu et très-assidu au théâtre, témoin aux cartels, tout aux amis dans tous les camps, improvisateur dès le matin comme le neveu de Rameau. Avec cela des retours par accès vers les champs, des reprises de tendresse pour l’histoire naturelle et l’entomologie : un jour, ou plutôt une nuit, qu’il errait au bois de Boulogne pour sa docte recherche, une lanterne à la main, il se vit arrêté comme malfaiteur.
Il demeura jusqu’en 1820 dans la rédaction des Débats, et ne passa
qu’alors à celle de la Quotidienne, sans préjudice des journaux de
rencontre. Il publia Jean Sbogar en 1818, Thérèse
Aubert en 1819, Adèle en 1820, Smarra en 1821,
Trilby en 1822 : je ne touche qu’aux productions bien visibles. Chacun
de ces rapides écrits était comme un écho français, et bien à nous, qui répondait aux
enthousiasmes qui commençaient à nous venir de Walter Scott et de Byron. La valeur
définitive de chaque ouvrage se peut plus ou moins discuter ; mais leur ensemble, leur
multiplicité dénonçait un talent bien fertile, une incontestable richesse, et il reste à
citer de tous de ravissantes pages d’écrivain. A dater de 1820, la position littéraire de
Nodier prit manifestement de la consistance.
Pour mettre un peu d’ordre à notre sujet et éviter (ce qui en est l’écueil) la dispersion des points de vue, nous ne tenterons ni l’analyse des principaux ouvrages en particulier, ni encore moins le dénombrement, impossible peut-être à l’auteur lui-même, de tous les écrits qui lui sont échappés. Deux questions, qui dominent l’étendue de son talent, nous semblent à poser : 1° la nature et surtout le degré d’influence des grands modèles étrangers sur Nodier, qui, au premier aspect, les réfléchit ; 2° sa propre influence sur l’école moderne qu’il devança, qu’il présageait dès 1802, qu’il vit surgir et qu’il applaudit le premier en 1820.
L’influence des modèles étrangers sur Nodier (on peut déjà le conclure de notre étude
suivie) est encore plus apparente que réelle. On a vu à ses débuts sa vocation marquée, on
a saisi ses inclinations à l’origine. Il procède de Werther sans doute ;
mais on ne se compromet pas en affirmant que si Werther n’eût pas
existé, il l’aurait inventé. Il ne connut longtemps de la littérature allemande que ce qui
nous en arrivait par madame de Staël après Bonneville ; mais l’esprit lui en arrivait
surtout : la ballade de Lénore, le Roi des Aulnes, la Fiancée de Corinthe, le
Songe de Jean-Paul, faisaient le plus vibrer ses fibres secrètes de fantaisie et de
terreur. Jean Sbogar, conçu en 1812 sur les lieux mêmes de la scène,
était autre chose certainement que le Charles Moor de Schiller, et
n’avait pas besoin de Rob-Roy. Ces neuves et vivantes descriptions du
paysage, la scène dramatique d’Antonia au piano devant cette glace qui lui réfléchit
brusquement, au-dessus des plis de son cachemire rouge, la tête pâle et immobile de
l’amant inconnu, ce sont là des marques aussi de franche possession et d’indépendante
investiture. Trilby, le frais lutin, put naître sans l’Ondine de La Motte-Fouqué ; Smarra se réclamait surtout
d’Apulée. Il serait chimérique de prétendre ressaisir et désigner, au sein d’un talent
aussi complexe et aussi mobile, le reflet et le croisement de tous les rayons étrangers
qui y rencontraient, y éveillaient une lumière vive et mille jets naturels. La venue
d’Hoffmann et son heureuse naturalisation en France durent imprimer à l’imagination de
Nodier un nouvel ébranlement, une toute récente émulation de fantaisie ; la lecture du Majorat le provoqua peut-être ou ne nuisit pas du moins à Inès ou à Lydie ; le Songe d’or, ou la Fée aux
Miettes, purent également se ressentir de contes plus ou moins analogues ; mais
n’avait-il pas, sans tant de provocations du dehors, cette autre lignée bien directe au
coin du feu, cette facile descendance du bon Perrault et de M. Galand ? En somme, il m’est
évident que Nodier se trouve originellement en France de cette famille poétique d’Hoffmann
et des autres, et que s’il répond si vite sur ce ton au moindre appel, c’est qu’il a
l’accent en lui. Ce qu’ils traduisent en chants ou en récits, il se ressouvient tout
aussitôt de l’avoir pensé, de l’avoir rêvé. Nodier peut être dit un frère cadet (bien
Français d’ailleurs) des grands poëtes romantiques étrangers, et il le faut maintenir en
même temps original : il était en grand train d’ébaucher de son côté ce qui éclatait du
leur.
A l’égard de l’école française moderne, ce fut un frère aîné des plus empressés et des
plus influents. On l’a vu, vingt ans auparavant, le plus matinal au téméraire assaut et
séparé tout d’un coup de ceux-là, à jamais inconnus, qui probablement eussent aidé et
succédé. Nulle aigreur ne suivit en lui ces mécomptes du talent et de la gloire. Les
jeunes essais, qui désormais rejoignent ses espérances brisées, le retrouvent souriant, et
il bat des mains avec transport aux premiers triomphes. Il avait connu et aimé Millevoye
faiblissant ; il enhardissait De Latouche, éditeur d’André Chénier ; il n’eut qu’un cri
d’admiration et de tendresse pour le chant inouï de Lamartine. Il connut Victor Hugo de
bonne heure, à la suite d’un article qui n’était pas sans réserve, si je ne me trompe, sur
Han d’Islande ; il découvrit vite, au langage vibrant du jeune
lyrique, les dons les plus royaux du rhythme et de la couleur. Un voyage en Suisse qu’ils
firent tous deux ensemble et en famille, vers 1825, acheva et fleurit le lien. Dans le
même temps, par ses publications avec son ami M. Taylor, par les descriptions de provinces
auxquelles il prit une part effective au moins au début, il poussait à l’intelligence du
gothique, au respect des monuments de la vieille France. Ses préfaces spirituelles, qu’en
toute circonstance il ne haïssait pas de redoubler, harcelaient les classiques, et, en
vrai père de Trilby, il sut piquer plus d’un de ses vieux amis sans amertume. Les savantes
expériences de sa prose cadencée, les artifices de déroulement de sa plume en de certaines
pages merveilleuses eussent été plus appréciés encore et eussent mieux servi la cause de
l’art, si on ne les avait pu confondre par endroits avec les alanguissements inévitables
dus à la fatigue d’écrire beaucoup, à la nécessité d’écrire toujours. Nombre de ses
images, qui expriment des nuances, des éclairs, des mouvements presque inexprimables
(comme celle du goëland qui tombe, citée plus haut), étaient faites pour illustrer et
couronner l’audace ; et, dans une Poétique de l’école moderne, si on avait pris soin de la
dresser, nul peut-être n’aurait apporté un plus riche contingent d’exemples. Le petit
volume de Poésies qu’il publia en 1827 vint montrer tout ce qu’il aurait pu, s’il avait
concentré ses facultés de grâce et d’harmonie en un seul genre, et combien cette
admiration fraternelle qu’il prodiguait autour de lui était négligente d’elle-même et de
ses propres trésors par trop dissipés. Deux ou trois tendres élégies, quelques
chansonnettes nées d’une larme, surtout des contes délicieux datés d’époques déjà
anciennes, firent comprendre avec regret que, si elle y avait plus tôt songé, il y aurait
eu là en vers une nouvelle muse. Mais, avant tout, un dégoût bien vrai de la gloire, un
pur amour du rêve y respiraient :
Loué soit Dieu ! puisque dans ma misère, De tous les biens qu’il voulut m’enlever, Il m’a laissé le bien que je préfère : O mes amis, quel plaisir de rêver, De se livrer au cours de ses pensées, Par le hasard l’une à l’autre enlacées, Non par dessein : le dessein y nuirait ! L’heureux loisir qui délasse ma vie Perd de son charme en perdant son secret ; Il est volage, irrégulier, distrait ; Le nonchaloir ajoute à son attrait, Et sa douceur est dans sa fantaisie. On se néglige, il semble qu’on s’oublie, Et cependant on se possède mieux. On doit alors à la bonté des Dieux Deux attributs de leur grandeur suprême ; Car on existe, on est tout par soi-même, Et l’on embrasse et les temps et les lieux. En fait de biens chacun a son système, Desquels le moindre a du prix à mon gré : Si l’un pourtant doit être préféré, Jouir est bon, mais c’est rêver que j’aime . Le Fou du Pirée, conte.
La clarté facile et la grâce mélodieuse distinguent ce petit nombre de vers de Nodier ; et il s’étend même assez souvent avec complaisance sur ce chapitre des qualités naturelles, pour qu’on y puisse voir sans malice une leçon insinuante à ses jeunes amis. En homme revenu et sage, il se faisait toutes les objections ; en ami chaud, il ne les disait pas. Voici une pièce de lui peu connue, et qui n’a pas été insérée dans son volume de vers : c’est une petite Poétique, telle, ce me semble, qu’à deux ou trois mots près l’aurait pu signer La Fontaine.
DU STYLE. « Tout bon habitant du Marais Fait des vers qui ne coûtent guère, Moi c’est ainsi que je les fais, Et, si je voulois les mieux faire, Je les ferois bien plus mauvais. » C’est ainsi que parlait Chapelle, Et moi je pense comme lui. Le vers qui vient sans qu’on l’appelle, Voilà le vers qu’on se rappelle. Rimer autrement, c’est ennui. Peu m’importe que la pensée Qui s’égare en objets divers, Dans une phrase cadencée Soumette sa marche pressée Aux règles faciles des vers ; Ou que la prose journalière, Avec moins d’étude et d’apprêts, L’enlace, vive et familière, Comme les bras d’un jeune lierre Un orme géant des forêts ; Si la manière en est bannie Et qu’un sens toujours de saison S’y déploie avec harmonie, Sans prêter les droits du génie Aux débauches de la raison. La parole est la voix de l’âme, Elle vit par le sentiment ; Elle est comme une pure flamme Que la nuit du néant réclame Je n’aime pas cette nuit du néantquiréclameuneflamme ;c’est la rime qui a donné cela.Quand elle manque d’aliment. Elle part prompte et fugitive, Comme la flèche qui fend l’air, Et son trait vif, rapide et clair, Va frapper la foule attentive D’un jour plus brillant que l’éclair. Si quelque gêne l’emprisonne, Déliez-vous de son lien. Tout effort est contraire au bien, Et la parole en vain foisonne, Sitôt que le cœur ne dit rien. Le simple, c’est le beau que j’aime, Qui, sans frais, sans tours éclatants, Fait le charme de tous les temps. Je donnerais un long poème Pour un cri du cœur que j’entends. En vain une muse fardée S’enlumine d’or et d’azur, Le naturel est bien plus sûr. Le mot doit mûrir sur l’idée, Et puis tomber comme un fruit mûr.
Cette coulante doctrine de la facilité naturelle, cet épicuréisme de la diction, si bon à
opposer en temps et lieu au stoïcisme guindé de l’art, a pourtant ses limites ; et quand
l’auteur dit qu’en style tout effort est contraire au bien, il n’entend
parler que de l’effort qui se trahit, il oublie celui qui se dérobe.
Un an avant la publication de ses propres Poésies, Nodier donnait, de concert avec son
ami M. de Roujoux, un second volume de Clotilde de SurvillePoésies inédites de Clotilde de Surville, chez Nepveu,
1826.Questions de Littérature légale contre l’authenticité des premières
Poésies de Clotilde, et s’était même appuyé alors de l’opinion exprimée par M. de
RoujouxRévolutions
des Sciences et des Beaux-Arts.
Comme, après tout, la prétendue Clotilde est un poëte de l’école poétique moderne, un bouton d’églantine éclos en serre à la veille de la renaissance de 1800, il convenait à Nodier, ce précurseur universel, d’y toucher du doigt. Il se trouve mêlé, plus on y regarde, à toutes les brillantes formes d’essai, à tous les déguisements du romantisme.
En résumé, Nodier, par rapport à la nouvelle école qu’il aurait pu songer à se rattacher et à conduire, et qu’il ne voulut qu’aider et aimer, Nodier sans prétention, sans morgue, sans regret, ne fut aux poëtes survenants que le frère aîné, comme je l’ai dit, et le premier camarade, un camarade bon, charmant, enthousiaste, encourageant, désintéressé, redevenu bien souvent le plus jeune de tous par le cœur et le plus sensible. Si on l’eût écouté, volontiers il ne leur eût été qu’un héraut d’armes.
Sur ces entrefaites, son existence s’était assise enfin et fixée. Il avait tâché de
renoncer, dès 1820, à la politique si effervescente ; son insouciance pour sa fortune
personnelle n’avait pas changé. En 1824, M. Corbière, ministre de l’intérieur et
bibliophile très-éclairé, le nomma, sur sa réputation et sans qu’il l’eût demandé,
bibliothécaire de l’Arsenal en remplacement de l’abbé Grosier qui venait de mourir. Un
nouveau cercle d’habitudes se forma. La jeunesse, quand elle se prolonge, est toujours
embarrassante à finir ; rien n’est pénible à démêler comme les confins des âges (Lucanus an Appulus, anceps) ; il faut souvent que quelque chose vienne du
dehors et coupe court. Dans sa retraite une fois trouvée, au soleil, au milieu des livres
dont une élite sous sa main lui sourit, la vie de Nodier s’ordonna : des après-midi
flâneuses, des matinées studieuses, liseuses, et de plus en plus productives de pages
toujours plus goûtées. Je me figure que bien des journées de Le Sage, de l’abbé Prévost
vieillissant, se passaient ainsi. Les travaux même non voulus, les heures assujetties dont
on se plaint, gardent au fond plus d’un correctif aimable, bien des enchantements secrets.
A en juger par les fruits plus savoureux en avançant, il faut croire que la fatigue
intérieure et trop réelle se trompe, s’élude, dans la production, par de certains charmes.
Je ne sais quel penseur misanthropique a dit, en façon de recette et de conseil : « Un peu
d’amertume dans les talents sur l’âge est comme quelque chose d’astringent qui donne du
ton. » Assez d’écrivains éminents en ont eu de reste : ils n’ont pas ménagé cette dose
d’astringent ; Nodier, lui, en manque tout à fait, et pourtant sa veine de talent a plutôt
gagné, elle s’est comme échauffée d’une douce chaleur, en déployant au couchant la
diversité de ses teintes. Si de tout temps il y eut en sa manière quelque chose qui est le
contraire de la condensation, ces qualités élargies n’ont pas dépassé la mesure en se
continuant, et elles ont rencontré, pour y jouer, des cadres de mieux en mieux assortis.
Toutes les fois qu’il reproduit des souvenirs ou des songes de sa jeunesse, Nodier
écrivain reprend une sève plus montante et plus colorée. Séraphine,
Amélie, la fleur de ces récits heureux, l’ont assez prouvé : qu’on y ajoute la
première partie d’Inès, on aura le plus parfait et le dernier mot de sa
manière. Qu’on ne dédaigne pas non plus, comme échantillon final, deux ou trois
dissertations de bibliophile, où, sous prétexte de bouquins poudreux, il butine le joli et
le fin : il y a tel petit extrait sur la reliure moderne, qui commence,
à la lettre, par un hymne au rossignolFranciscus Columna, où il se retrouve tout entier sous sa double forme ; c’est
un coin de roman logé dans un cadre de bibliographie, une fleur toute fraîche conservée
entre les feuillets d’un vieux livre.
En 1832, ses œuvres complètes, et pourtant choisies encore, parurent pour la première fois, et vinrent déployer, en une série imposante, les titres jusqu’alors épars d’une renommée qui dès longtemps ne se contestait plus. En 1834, l’Académie française, réparant de trop longs délais, le choisit à l’unanimité en remplacement de M. Laya. Nodier, qui s’était pris tant de fois de raillerie au célèbre corps, fut saisi d’une joie toute naïve et attendrie en y entrant. Aucun autre discours de récipiendaire ne respire peut-être, à l’égal du sien, l’expansion sentie de la reconnaissance. Il la prouva surtout par un dévouement sans réserve à ses devoirs d’académicien : le Dictionnaire futur n’a pas de fondateur plus absorbé ni plus amusé que lui. Et qui donc serait plus capable, en effet, de suivre en buissonnant l’histoire et les aventures de chaque mot à travers la langue ? Odyssée pour Odyssée, celle-là, à ses yeux, en vaut bien une autre. Revenu de tout, il s’anime d’autant plus, il se passionne, en sceptique qu’on croirait crédule, à ces menues questions de vocabulaire, d’étymologie, d’orthographe ; prenez garde ! elles ne sont, dans la bouche du Lucien au fin sourire, qu’une façon détournée et bienveillante d’ironie universelle. Ainsi souvent il se délasse de l’ennui de trop penser. Il s’en délasse à moins de frais, avec une plus vraie douceur, en famille, les soirs, en cet Arsenal rajeunissant, où tous ceux qui y reviennent après des années retrouvent un passé encore présent, un frais sentiment d’eux-mêmes, et des souvenirs qui semblent à peine des regrets, dans une atmosphère de poésie, de grâce et d’indulgence.
La mort est à l’œuvre et frappe coup sur coup. Hier la tombe se fermait sur Casimir
Delavigne, elle s’ouvre aujourd’hui pour Charles Nodier. La littérature contemporaine,
qu’on dit si éparse et sans drapeau, ne se donne plus rendez-vous qu’à de funèbres
convois. La mort de Charles Nodier n’a pas semblé moins prématurée que celle de Casimir
Delavigne ; et quoiqu’il eût passé le terme de soixante ans, ce qui est toujours un long
âge pour une vie si remplie de pensées et d’émotions, on ne peut, quand on l’a connu,
c’est-à-dire aimé, s’ôter de l’idée qu’il est mort jeune. C’est que Nodier l’était en
effet ; une certaine jeunesse d’imagination et de poésie a revêtu jusqu’au bout chacune de
ses paroles, chaque ligne échappée de lui ; le souffle léger ne l’a pas quitté un instant.
Quand il n’était point brisé par la fatigue et succombant à la défaillance, il se relevait
aussitôt et redevenait le Nodier de vingt ans par la verve, par le jeu de la physionomie
et le geste, même par l’attitude. Il y a de ces organisations élancées et gracieuses qui
ressemblent à un peuplier : on a dit de cet arbre qu’il a toujours l’air jeune, même quand
il est vieux. Dans des vers charmants que les lecteurs de cette Revue
n’ont certes pas oubliés, Alfred de Musset, répondant à des vers non moins aimables du
vieux maîtreRevue des Deux Mondes du 1er
juillet et du 15 août 1843.
Si jamais ta tête qui penche Devient blanche, Ce sera comme l’amandier, Cher Nodier. Ce qui le blanchit n’est pas l’âge, Ni l’orage ; C’est la fraîche rosée en pleurs Dans les fleurs.
Nous-même, nous n’avions pas attendu le jour fatal pour essayer de caractériser cette
veine si abondante et si vive, cet esprit si souple et si coloré, ce merveilleux talent de
nature et de fantaisieRevue du 1er mai
1840 ; il s’agit de l’article précédent.
Charles Nodier était né à Besançon, en avril 1780 ; il fit ses études dans sa ville
natale, et, sauf quelques échappées à Paris, il passa sa première jeunesse dans sa
province bien-aimée. Aussi peut-on dire qu’il resta Comtois toute sa vie ; au milieu de sa
diction si pure et de sa limpide éloquence, il avait gardé de certains accents du pays qui
marquaient par endroits, donnaient à l’originalité plus de saveur, et l’imprégnaient à la
fois de bonhomie et de finesse. Sa jeunesse fut errante, poétique, et, on peut le dire,
presque fabuleuse. Là-dessus les souvenirs des contemporains ne tarissent pas ; quand une
fois le nom de Nodier est prononcé devant le bon Weiss (aujourd’hui inconsolable), devant
quelqu’un de ces amis et de ces témoins d’autrefois, tout un passé s’ébranle et se
réveille, les histoires, les aventures s’enchaînent et se multiplient, l’Odyssée commence.
Combien elle abondait surtout aux lèvres de Nodier lui-même, dans ces soirées de dimanche
où debout, appuyé à la cheminée, un peu penché, il renonçait à sa veine de whist,
décidément trop contraire ce soir-là, et consentait à se ressouvenir ! Bien que dans ses
Souvenirs de Jeunesse, et dans cette foule d’anecdotes et de nouvelles
publiées, il n’ait cessé de puiser à la source secrète et d’y introduire le lecteur, on
peut assurer que, si on ne l’a pas entendu causer, on ne le connaît, on ne l’apprécie
comme conteur qu’à demi. Sa jeunesse donc essaya de tout, et risqua toutes les aventures,
politique et sentimentale tour à tour, passant de la conspiration à l’idylle, de l’étude
innocente et austère au délire romanesque, mais arrêtant, coupant le tout assez à temps
pour n’en recueillir que l’émotion et n’en posséder que le rêve. Nul plus que lui n’évita
ce que les autres prudents recherchent et recommandent si fort, la grande route, la route
battue ; mais il connut, il découvrit tous les sentiers. Que de miel, que de rosée à
travers les ronces ! En ne songeant qu’à pousser au hasard les heures et à tromper
éperdument les ennuis, il amassait le butin pour les années apaisées, pour la saison
tardive du sage. Nous en avons joui à le lire, à l’écouter ; lui-même en a joui à y
revenir.
De toutes ses vicissitudes, de tous ses travaux, de tous ses essais, de toutes ses erreurs même, il était résulté à la longue, chez cette nature la mieux douée, un fonds unique, riche, fin, mobile, propre aux plus délicates fleurs, aux fruits les plus savoureux. De toutes ces aimables sœurs de notre jeunesse qui nous quittent une à une en chemin, et qu’il nous faut ensevelir, il lui en était resté deux, jusqu’au dernier jour fidèles, deux muses se jouant à ses côtés, et qui n’ont déserté qu’à l’heure toute suprême le chevet du mourant, la Fantaisie et la Grâce.
Aucun écrivain n’était plus fait que Nodier pour représenter et pour exprimer par une
définition vivante ce que c’est qu’un homme littéraire, en donnant à ce
mot son acception la plus précise et la plus exquise. Nos hommes distingués, nos
personnages éminents dans les grandes carrières tracées, ne se rendent pas toujours bien
compte de ce genre de mérite compliqué, fugitif, et sont tentés de le méconnaître.
L’exemple de Nodier est là qui les réfute aujourd’hui et de la seule manière convenable en
telle matière, c’est-à-dire qui les réfute avec charme. Être un esprit littéraire, ce n’est pas, comme on peut le croire, venir jeune à Paris avec toute
sorte de facilité et d’aptitude, y observer, y deviner promptement le goût du jour, la
vogue dominante, juger avec une sorte d’indifférence et s’appliquer vite à ce qui promet
le succès, mettre sa plume et son talent au service de quelque beau sujet propre à
intéresser les contemporains et à pousser haut l’auteur. Non, il peut y avoir dans le rôle
que je viens de tracer beaucoup de talent littéraire sans doute, mais
l’esprit même, l’inspiration qui caractérisent cette nature particulière n’y est pas. Tout
homme né littéraire aime avant tout les lettres pour elles-mêmes ; il les aime pour lui,
selon la veine de son caprice, selon l’attrait de sa chimère : Quem tu
Melpomene semel. Il laisse la foule, si elle lui déplaît, et s’en va égarer ses
belles années dans les sentiers. Les sujets qu’il choisit, et sur lesquels sa verve le
plus souvent s’exerce, ne lui arrivent point par le bruit du dehors et comme un écho de
l’opinion populaire ; ils tiennent plutôt à quelque fibre de son cœur, ou il ne les
demande qu’à l’écho des bois. Ce sont parfois des poursuites, des entraînements singuliers
dont les hommes positifs, les esprits judicieux et qui ne songent qu’à arriver ne se
rendent pas bien compte, et auxquels ils sourient non sans quelque pitié. Patience ! tout
cela un jour s’achève et se compose. Cet intérêt qui manquait d’abord au sujet, le talent
le lui imprime, et il le crée pour ceux qui viennent après lui. Ce qui n’existait pas
auparavant va dater de ce jour-là, et l’élite des générations humaines saura le goûter.
Qui donc plus que Nodier a prodigué en littérature, même en critique, ces créations
piquantes, imprévues, non point si passagères qu’on pourrait le croire ? elles
s’ajouteront au dépôt des pièces curieuses et délicates, dont les connaisseurs futurs, les
Nodier de l’avenir s’occuperont.
Nous disons que Nodier fut toujours le même jusqu’à la fin, toujours le Nodier des jeunes
années ; nous devons faire remarquer pourtant que sa vie littéraire se peut diviser en
deux parts sensiblement différentes. Il ne vint s’établir à Paris qu’au commencement de la
Restauration, et, pendant ces années politiques ardentes, il n’aurait point fallu demander
à cette imagination si vive le calme souriant où nous l’avons vu depuis. En usant alors à
la hâte ce surplus des passions dont le milieu de la vie se trouve souvent comme
embarrassé, il se préparait à cette indifférence du sage, à cette bienveillance finale,
inaltérable, à peine aiguisée d’une légère ironie. Fixé à l’Arsenal depuis 1824, il put,
pour la première fois, y asseoir un peu son existence, si longtemps battue par l’orage ;
sa maturité d’écrivain date de là. Il était de ces natures excellentes qui, comme les vins
généreux, s’améliorent et se bonifient encore en avançant. Plus sa destinée continua
depuis ce premier moment de s’établir et de se consolider, plus aussi son talent gagna en
vigueur, en louable et libre emploi. Nommé il y a dix ans à l’Académie française, il y
trouva une carrière toute préparée et enfin régulière pour ses facultés sérieuses, pour
ses études les plus chéries. Ce qu’il avait entrepris et déjà exécuté de travaux et
d’articles pour le nouveau Dictionnaire historique de la langue française ne saurait être
apprécié en ce moment que de ceux qui en ont entendu la lecture ; ce qui est bien certain,
c’est qu’il gardait, jusque dans des sujets en apparence voués au technique et à une sorte
de sécheresse, toute la grâce et la fertilité de ses développements ; il n’avait pas
seulement la science de la philologie, il en avait surtout la museAbolition du Dictionnaire :
« Abolition, substantif féminin, etc., etc... ; prononcez abolicion.—
« Votre dernière remarque me paraît inutile, dit un académicien présent, car on sait
bien que devant l’i le t a toujours le son du c. » —« Mon cher confrère, ayez picié de mon
ignorance, répond Nodier en appuyant sur chaque mot, et faites-moi l’amicié de me répéter la moicié de ce que vous venez de me
dire. » On juge de l’éclat de rire universel qui saisit la docte assemblée ; on ajoute
que l’académicien réfuté (M. de Feletz) en prit gaiement sa part.
Pour nous qui ne le jugions que par le dehors, il ne nous a jamais paru plus fécond
d’idées, plus inépuisable d’aperçus, plus sûr de sa plume toujours si flexible et si
légère, qu’en ces dernières années et dans les morceaux mêmes dont il enrichissait nos
recueils, fiers à bon droit de son nom. Il avait acquis avec l’âge assez d’autorité, ou,
si ce mot est trop grave pour lui, assez de faveur universelle pour se permettre
franchement l’attaque contre quelques-uns de nos travers, ou peut-être de nos progrès les
plus vantés. Le docteur Nèophobus ne s’y épargnait pas, et ceux même qui
se trouvaient atteints en passant ne lui gardaient pas rancune. Le propre de Nodier, son
vrai don, était d’être inévitablement aimé. Il faut lui savoir gré pourtant, un gré
sérieux, d’avoir, en plus d’une circonstance, opposé aux abus littéraires cette expression
franche, cette contradiction indépendante qui, dans une nature de conciliation et
d’indulgence comme la sienne, avait tout son prix.
Le dernier morceau qu’il ait donné à cette Revue, le dernier acte de
présence de Nodier, ç’a été ses agréables stances à M. Alfred de Musset :
J’ai lu ta vive Odyssée Cadencée, J’ai lu tes sonnets aussi, Dieu merci !...
On peut dire de cette jolie pièce mélodieuse, touchante, et dont le rhythme gracieux, mais exprès tombant et un peu affaibli, exprime à ravir un sourire déjà las, qu’elle a été le chant de cygne de Nodier :
Mais reviens à la vesprée Peu parée, Bercer encor ton ami Endormi.
Nodier, depuis bien des années, et même sans qu’aucune maladie positive se déclarât, ressentait souvent des fatigues extrêmes qui le faisaient se mettre au lit avant le soir, chercher le sommeil avant l’heure. Il aimait le sommeil, comme La Fontaine, et il l’a chanté en des vers délicieux, peu connus et que nous demandons à citer, comme exemple du jeu facile et habituel de cette fantaisie sensible :
LE SOMMEIL. Depuis que je vieillis, et qu’une femme, un ange, Souffre sans s’émouvoir que je baise son front ; Depuis que ces doux mots que l’amour seul échange Ne sont qu’un jeu pour elle et pour moi qu’un affront ; Depuis qu’avec langueur j’assiste à la veillée Qu’enchantent son langage et son rire vermeil, Et la rose de mai sur sa joue effeuillée, Je n’aime plus la vie et j’aime le Sommeil ; Le Sommeil, ce menteur au consolant mystère, Qui déjoue à son gré les vains succès du Temps, Et sur les cheveux blancs du vieillard solitaire Épand l’or du jeune âge et les fleurs du printemps. Il vient ; et, bondissant, la Jeunesse animée Reprend ses jeux badins, son essor étourdi ; Et je puise l’amour à sa coupe embaumée Où roule en serpentant le myrte reverdi. Comme un enchantement d’espérance et de joie, Il vient avec sa cour et ses chœurs gracieux, Où, sous des réseaux d’or et des voiles de soie, S’enchaînent des Esprits inconnus dans les cieux ; Soit que, dans un soleil où le jour n’a point d’ombre, Il me promène errant sur un firmament bleu, Soit qu’il marche, suivi de Sylphides sans nombre Qui jettent dans la nuit leurs aigrettes de feu : L’une tombe en riant et danse dans la plaine, Et l’autre dans l’azur parcourt un blanc sillon ; L’une au zéphyr du soir emprunte son haleine, A l’astre du berger l’autre vole un rayon. C’est pour moi qu’elles vont ; c’est moi seul qui les charme, C’est moi qui les instruis à ne rien refuser. Je n’ai jamais payé leurs rigueurs d’une larme, Et leur lèvre jamais ne dénie un baiser. Ah ! s’il versait longtemps, le prisme heureux des songes, Sur mes yeux éblouis ses éclairs décevants ! S’il ne s’éteignait pas, ce bonheur des mensonges, Dans le néant des jours où souffrent les vivants ! Ou si la mort était ce que mon cœur envie, Quelque sommeil bien long, d’un long rêve charmé, La nuit des jours passés, le songe de la vie ! Quel bonheur de mourir pour être encore aimé !...
Ainsi pensait-il depuis que s’étaient enfuies les belles années dans lesquelles le poète s’accoutume trop à enfermer tout son destin. Le souvenir, la réminiscence, le songe, venaient donc à son aide, et lui obéissaient au moindre signe, comme des esprits familiers et consolants. Plus d’une fois, nous l’avons vu, le matin, à quelque réunion d’amis à laquelle il était convié et dont il était l’âme : il arrivait au rendez-vous, fatigué, pâli, se traînant à peine ; aux bonjours affectueux, aux questions empressées, il ne répondait d’abord que par une plainte, par une pensée de mort qu’on avait hâte d’étouffer. La réunion était complète, on s’asseyait : c’est alors qu’il s’animait par degrés, que sa parole facile, élégante, retrouvait ses accents vibrants et doux, que le souvenir évoquait en lui les Ombres de ce passé charmant qu’il redemandait tout à l’heure au sommeil ; le conteur-poète était devant nous ; nous possédions Nodier encore une fois tout entier. Depuis des années, il avait si souvent parlé de la mort, et nous l’avions en toute rencontre retrouvé si vivant par l’esprit qu’on ne pouvait se figurer qu’il ne s’exagérât pas un peu ses maux, et à lui aussi on pourrait appliquer ce qu’on disait de M. Michaud, que la durée même de nos craintes refaisait à la longue nos espérances. On était tenté surtout de répéter avec M. Alfred de Musset :
Ami, toi qu’a piqué l’abeille, Ton cœur veille, Et tu n’en saurais ni guérir, Ni mourir.
Mais non, il y avait plus que la piqûre de l’abeille ; l’aiguillon fatal était là. C’est
trop longtemps insister et nous complaire à de gracieux retours que la gravité de la fin
dernière vient couvrir et dominer. Nodier est mort en homme des espérances immortelles, en
homme religieux et en chrétien. Ces idées, ces croyances du berceau et de la tombe,
étaient de tout temps demeurées présentes à son imagination, à son cœur. Entouré de la
famille la plus aimable et la plus aimée, d’une famille que l’adoption dès longtemps
n’avait pas craint de faire plus nombreuse, de ses quatre petits-enfants qui Jouaient la
veille encore, ne pouvant rien comprendre à ces approches funèbres, de sa charmante fille,
sa plus fidèle image, son œuvre gracieuse la plus accomplie, Nodier a traversé les heures
solennelles au milieu de tout ce qui peut les soutenir et les relever ; si une pensée de
prévoyance humaine est venue par moments tomber sur les siens, elle a été comprise,
devinée et rassurée par la parole d’un ministre, son confrère, l’ami naturel des
lettres
Nodier allait être déjà un mort illustre. C’est un honneur de ce pays-ci et de cette
France, on l’a remarqué, que l’esprit, à lui seul, y tienne tant de place, que, dès qu’il
y a eu sur un talent ce rayon du ciel, la grâce et le charme, il soit finalement compris,
apprécié, aimé, et qu’on sente si vite ce qu’on va perdre en le perdant. Comme le disait
devant moi une femme de goût
La littérature du siècle de Louis XIV repose sur la littérature française du xvie et de
la première moitié duxviie siècle ; elle y a pris naissance, y a germé et en est sortie ;
c’est là qu’il faut se reporter si l’on veut approfondir sa nature, saisir sa continuité,
et se faire une idée complète et naturelle de ses développements. Pour apprécier, en toute
connaissance de cause, Racine et son système tragique, il n’est certes pas inutile d’avoir
vu ce système, encore méconnaissable chez Jodelle et Garnier, recevoir grossièrement, sous
la plume de Hardy, la forme qu’il ne perdra plus désormais, et n’arriver à l’auteur des
Frères ennemis qu’après les élaborations de Mairet et avec la sanction
du grand Corneille. On ne porterait de Molière qu’un jugement imparfait et hasardé si on
l’isolait des vieux écrivains français auxquels il reprenait son bien sans façon, depuis
Rabelais et Larivey jusqu’à Tabarin et Cyrano de Bergerac. Boileau lui-même, ce strict
réformateur, qui, à force d’épurer et de châtier la langue, lui laissa trop peu de sa
liberté première et de ses heureuses nonchalances, Boileau ne fait autre chose que
continuer et accomplir l’œuvre de Malherbe ; et, pour se rendre compte des tentatives de
Malherbe, on est forcé de remonter à Ronsard, à Des Portes, à Regnier, en un mot à toute
cette école que le précurseur de Despréaux eut à combattre. Mais si ces études
préliminaires trouvent quelque part leur application, n’est-ce pas surtout lorsqu’il
s’agit de La Fontaine et de ses ouvrages ? Contemporain et ami de Boileau et de Racine, le
bonhomme, au premier abord, n’a presque rien de commun avec eux que d’avoir aussi du
génie ; et ce serait plutôt à Molière qu’il ressemblerait, si l’on voulait qu’il
ressemblât à quelqu’un parmi les grands poëtes de son âge. Rien qu’à lire une de ses
fables ou l’un de ses contes après l’Épître au Roi ou l’Iphigénie, on sent qu’il a son idiome propre, ses modèles à part et ses
prédilections secrètes. Il est fort facile et fort vrai de dire que La Fontaine se pénétra
du style de Marot, de Rabelais, et le reproduisit avec originalité ; mais de Marot et de
Rabelais à La Fontaine il n’y a pas moins de cent ans d’intervalle ; et, quelque vive
sympathie de talent et de goût qu’on suppose entre eux et lui, une si parfaite et si
naturelle analogie de manière, à cette longue distance, a besoin d’explication, bien loin
d’en pouvoir servir. Sans doute il a dû trouver en des temps plus voisins quelque
descendant de ces vieux et respectables maîtres, qui l’aura introduit dans leur
familiarité : car l’idée ne lui serait jamais venue de restituer
immédiatement leur faire et leur dire, ainsi que l’a
tenté de nos jours le savant et ingénieux Courier. Ce n’était pas à beaucoup près un
travailleur opiniâtre ni un érudit que La Fontaine, ni encore moins un investigateur de
manuscrits, comme on l’a récemment avancé
Et, d’abord, on a droit de regarder comme non avenus, par rapport à La Fontaine et à son
époque, les anciens poëmes français antérieurs à la découverte de l’imprimerie, si l’on
excepte le Roman de la Rose, dont le souvenir s’était conservé, grâce à
Marot, durant le xvie siècle, et qu’on lisait quelquefois ou que l’on citait du moins.
L’imprimerie, en effet, fut employée dans l’origine à fixer et à répandre les textes des
écrivains grecs et latins, bien plus qu’à exhumer les œuvres de nos vieux rimeurs.
Personnne parmi les doctes ne songeait à eux ; il arriva seulement que leurs successeurs
profitèrent, depuis lors, du bénéfice général, et participèrent aux honneurs de
l’impression. Marot, le premier, en disciple reconnaissant et respectueux, voulut sauver
de l’oubli quelques-uns de ceux qu’il appelait ses maîtres : il restaura à grand’peine et
publia Villon ; il donna une édition du Roman de la Rose, dont il
rajeunit, comme il put, le style. Mais son érudition n’était pas profonde, même en
pareille matière, et très-probablement il déchiffrait cette langue surannée avec moins de
sagacité et de certitude que ne le font aujourd’hui nos habiles, M. Méon ou M. Robert par
exemple. Ronsard et ses disciples vinrent alors, qui abjurèrent le culte des antiquités
nationales et les laissèrent en partage aux érudits, aux Pasquier, aux La Croix du Maine,
aux Du Verdier, aux Fauchet, dont les travaux, tout estimables qu’ils sont pour le temps,
fourmillent d’erreurs et attestent une extrême inexpérience. L’école de Malherbe, par son
dédain absolu pour le passé, n’était guère propre à réveiller le goût des curiosités
gauloises, et on ne le retrouve un peu vif que chez Guillaume Colletet, Ménage, du Cange,
Chapelain, La Monnoye, tous doctes de profession. Ce fut seulement au xviiie siècle que
les fabliaux et les romans-manuscrits devinrent l’objet d’investigations et d’études
sérieuses. Irons-nous donc, à l’exemple de certains critiques, ranger La Fontaine parmi
ces deux ou trois antiquaires de son temps, et mettre le bonhomme tout juste entre Ménage
et La Monnoye, lesquels, comme on sait, tournaient si galamment les vers grecs et les
offraient aux dames en guise de madrigaux ? Il y a dans un recueil manuscrit du xvie
siècle une fable du Renard et du Corbeau, et dans
cette fable on lit ce vers :
Tenait en son bec un fourmage,
qui se retrouve tout entier chez La Fontaine. En faut-il conclure, avec plusieurs
personnes de mérite consultées par M. Robert, que notre fabuliste a évidemment dérobé son
vers à l’obscur Ysopet, et que, pour s’en donner l’honneur, il s’est bien gardé d’éventer
le larcin ? Ainsi, le comte de Caylus, dès qu’il eut mis le nez dans les fabliaux, saisi
d’un bel enthousiasme, crut y découvrir tout La Fontaine et tout Molière, et se plaignit
amèrement du silence obstiné que ces illustres plagiaires avaient gardé sur leurs
victimes. Un critique éclairé du Journal des Débats, séduit par quelques
traits de vague ressemblance, et cédant aussi à cette influence secrète qu’exerce le
paradoxe sur les meilleurs esprits, estime que La Fontaine doit beaucoup « et à nos
contes, et à nos poëmes, et à nos proverbes, depuis le Roman de Renart, dont on ne me persuadera jamais qu’il n’ait pas eu connaissance,
jusqu’aux farces de ce Tabarin qu’il cite si plaisamment dans une de ses fables. » Quant
aux farces de Tabarin, quant à nos contes, à nos poëmes imprimés, je
pourrais tomber d’accord avec le savant critique ; mais le Roman de
Renart, alors manuscrit et inconnu, où le bonhomme l’eût-il été déterrer ? et quand
on le lui aurait mis entre les mains, de quelle façon s’y fût-il pris pour le déchiffrer,
même à grand renfort de besicles, comme disent Rabelais et Paul-Louis ?
On voit dans le Ménagiana que Ménage (ou peut-être La Monnoye ; je ne
sais trop si l’endroit ne se rapporte pas à l’éditeur) eut communication, pendant deux
jours, d’un vieux roman-manuscrit in-folio, intitulé le Renart
contrefait, espèce de parodie du Roman de Renart. A propos d’un
passage du poëme, il remarque que M. de La Fontaine aurait pu en tirer parti pour une
fable, et sa manière de dire fait entendre assez clairement que M. de La Fontaine ne le
connaissait pas. Nous persisterons donc à croire, jusqu’à démonstration positive du
contraire, qu’en matière de poëmes et de romans d’une pareille date, l’aimable conteur
était d’une ignorance précisément égale à celle de Marot, de Rabelais, de Passerat, de
Regnier et de Voiture ; on pourra même trouver que ces derniers le dispensaient assez
naturellement des autres.
L’esprit léger, moqueur, grivois, qui de tout temps avait animé nos auteurs de fabliaux,
de contes, de farces et d’épigrammes, ne s’était pas éteint vers le milieu du xvie siècle,
avec l’école de Marot, en la personne de Saint-Gelais. Malgré Du Bellay, Ronsard, Jodelle,
et leurs prétentions tragiques, épiques et pindariques, cet esprit, immortel en France,
avait survécu, s’était insinué jusque parmi leur auguste troupe, et tel qu’un malicieux
lutin, au lieu d’une ode ampoulée, leur avait dicté bien souvent une chanson gracieuse et
légère. D’Aubigné et Regnier, grands admirateurs et défenseurs de Ronsard, appartenaient
par leur talent à l’ancienne poésie, et lui rendaient son accent d’énergie familière et,
si j’ose ainsi dire, son effronterie naïve ; Passerat et Gilles Durant lui conservaient
son badinage ingénieux et ses piquantes finesses. La venue de Malherbe n’interrompit point
brusquement ces habitudes nationales, et son disciple Maynard fut plus d’une fois, dans
l’épigramme, celui de Saint-Gelais. D’Urfé, Colletet, mademoiselle de Gournay,
mademoiselle de Scudery et beaucoup d’autres illustres de cet âge, aimaient notre ancienne
littérature, tout en lui préférant la leur. Il y avait quatre-vingts ans environ que le
sonnet italien avait détrôné le rondeau gaulois, les ballades et les chants royaux :
Voiture, Sarasin, Benserade, y revinrent, et cherchèrent de plus à reproduire le style des
maîtres du genre. Mais déjà, depuis 1621, La Fontaine était né, vers le même temps que
Molière, quinze ans avant Boileau, dix-huit ans avant Racine.
Les premiers contes pourtant ne parurent qu’en 1662 (d’autres disent 1664). Ils avaient
été précédés, et non pas annoncés, en 1654, par la faible comédie de l’Eunuque. La Fontaine avait donc quarante et un ans lorsqu’il commençait au grand
jour sa carrière poétique. Quelle explication donner de ce début tardif ? Son génie
avait-il jusque-là sommeillé dans l’oubli de la gloire et l’ignorance de lui-même ? Ou
bien s’était-il préparé, par une longue et laborieuse éducation, à cette facilité
merveilleuse qu’il garda jusqu’aux derniers jours de sa vieillesse, et doit-on admettre
ainsi que les fables et les contes du bonhomme ne coûtèrent pas moins à enfanter que les
odes de Malherbe ? J’avoue qu’a priori cette dernière opinion me
répugne ; et, sans être de ceux qui croient à la suffisance absolue de l’instinct en
poésie, je crois bien moins encore à l’efficacité de vingt années de veilles, quand il
s’agit d’une fable ou d’un conte, dût la fable être celle de la Laitière
et du Pot au lait, et le conte celui de la Courtisane
amoureuse. Que La Fontaine ait travaillé et soigné ses ouvrages, ce ne peut être
aujourd’hui l’objet d’un doute. Il confesse, dans la préface de Psyché, « que la prose lui coûte autant que les vers. » Ses manuscrits,
etc., etc..... (Voir page 63 de ce volume les mêmes détails.) Ce soin extrême n’a pas lieu
de nous surprendre dans l’ami de Boileau et de Racine, quoique probablement il y regardât
de moins près pour cette foule de vers galants et badins dont il semait négligemment sa
correspondance. Mais même en poussant aussi loin qu’on voudra cette exigence scrupuleuse
de La Fontaine, et en estimant, d’après un précepte de rhétorique assez faux à mon gré,
que chez lui la composition était d’autant moins facile que les résultats le paraissent
davantage, on n’en viendra pas pour cela à comprendre par quel enchaînement d’études
secrètes, et, pour ainsi dire, par quelle série d’épreuves et d’initiations, le pauvre La
Fontaine prit ses grades au Parnasse et mérita, le jour précis qu’il eut quarante et un
ans, de recevoir des neuf vierges le chapeau de laurier, attribut de
maître en poésie, à peu près comme on reçoit un bonnet de docteur. En vérité, autant
vaudrait dire qu’amoureux de dormir, comme il était, il dormit d’un long somme jusqu’à cet
âge, et se trouva poëte au réveil. Mais le mot de l’énigme est plus simple. Livré, après
une première éducation très-incomplète, à toutes les dissipations de la jeunesse et des
sens, La Fontaine entendit un jour, de la bouche d’un officier qui passait par
Château-Thierry, l’ode de Malherbe : Que direz-vous, races futures, etc.
Il avait alors vingt-deux ans, dit-on, et son génie prit feu aussitôt comme celui de
Malebranche à la lecture du livre de l’Homme. Dès lors le jeune
Champenois fit des vers, d’abord lyriques et dans le genre de Malherbe, mais il s’en
dégoûta vite ; puis galants et dans le goût de Voiture, et il y réussit mieux.
Malheureusement, rien ne nous a été transmis de ces premiers essais. Sur le conseil de son
parent Pintrel et de son ami Maucroix, il se remit sérieusement à l’étude de l’antiquité :
il lut et relut avec délices Térence, Horace, Virgile, dans les textes ; Homère, Anacréon,
Platon et Plutarque, dans les traductions. Quant aux auteurs français, il avait ceux du
temps, passablement nombreux, et la littérature du dernier siècle, qui était encore fort
en vogue, surtout hors de la capitale. En somme, Jean de La Fontaine, maître des eaux et
forêts à Château-Thierry, devait passer pour un très-agréable poëte de province, quand un
oncle de sa femme, le conseiller Jannart, s’avisa de le présenter au surintendant Fouquet,
vers 1654. Ainsi introduit à la cour et dans le grand monde littéraire, il y paya sa
bienvenue en sonnets, ballades, rondeaux, madrigaux, sixains, dizains, poëmes
allégoriques, et put bientôt paraître le successeur immédiat de Voiture et de Sarasin, le
rival de Saint-Évremond et de Benserade ; c’était le même ton, la même couleur d’adulation
et de galanterie, quoique d’ordinaire avec plus de simplicité et de sentiment. A cette
époque, La Fontaine fréquentait avec assiduité la maison de Guillaume Colletet, père du
rimeur crotté et famélique, depuis fustigé par Boileau. Ce Guillaume Colletet,
singulièrement enclin, selon l’expression de Ménage, aux amours ancillaires, avait épousé, l’une après l’autre, trois de ses servantes, et en
était, pour le moment, à sa troisième et dernière, appelée Claudine, dont la beauté,
jointe à la réputation d’esprit que lui faisait son mari débonnaire, attirait chez elle
une foule d’adorateurs. Comme on y causait beaucoup littérature, et que Colletet avait une
connaissance particulière et un amour ardent de nos vieux poëtesbelle-maman, comme il disait, se faisaient à qui mieux
mieux en madrigaux les honneurs du Parnasse : ce qui devait prêter assez matière aux
rieurs du temps (Mémoires de Critique et de Littérature, par
d’Artigny, tome VI).Ronsard est dur, sans goût, sans choix,
etc. ; et il lui oppose Racan, si élégant et agréable malgré son ignorance. La Fontaine,
qui se laissait dire beaucoup de choses aisément, avait pour lors adopté sur Ronsard
l’opinion courante, et un peu oublié ce qu’autrefois le vieux Colletet lui avait dû en
raconter.
Nous n’avons pas l’intention de suivre plus longtemps la vie de notre poëte. Qu’il nous
suffise d’avoir rappelé que, durant les vingt ans écoulés depuis l’aventure de l’ode
jusqu’à la publication de Joconde (1662), il ne cessa de cultiver son
art ; qu’il composa, dans le genre et sur le ton à la mode, un grand nombre de vers dont
très-peu nous sont restés, et que s’il y porta depuis 1664, c’est-à-dire depuis les débuts
de Boileau et de Racine, plus de goût, de correction, de maturité, et parut adopter comme
une seconde manière, il garda toujours assez de la première pour qu’on reconnût en lui le
commensal du vieux Colletet, le disciple de Voiture, et l’ami de Saint-Évremond. Ce n’est
pas seulement à la physionomie de son style qu’on s’en aperçoit : le choix peu scrupuleux
de ses sujets, et, encore plus, le déréglement absolu de sa vie, se ressentaient des
habitudes de la bonne Régence ; le favori de Fouquet avait longtemps
vécu au milieu des scandales de Saint-Mandé ; il les avait célébrés, partagés, et était
resté fidèle aux mœurs autant qu’à la mémoire d’Oronte. Louis XIV du
moins, même avant sa réforme, voulait qu’on mît dans le désordre plus de mesure et de décorum. Ces circonstances réunies nous semblent propres à expliquer la
défaveur de La Fontaine à la cour, et l’injustice dont on accuse l’auteur de l’Art poétique de s’être rendu coupable envers lui.
A ne les considérer que sous le côté littéraire, il est permis de soupçonner que Boileau
et La Fontaine n’avaient peut-être pas tout ce qu’il fallait pour s’apprécier complétement
l’un l’autre ; ils représentaient, en quelque sorte, deux systèmes différents, sinon
opposés, de langue et de poésie. Un long parallèle entre eux serait superflu. On connaît
assez les principes et les préceptes de notre législateur littéraire. Son ami, trop humble
pour se croire son rival, en continuant de cheminer dans les voies tracées, se contentait
d’être le dernier et le plus parfait de nos vieux poëtes. C’était, il est vrai, un vieux
poëte unique en son genre, et par mille endroits ne ressemblant à nul autre, ni à maître Vincent, ni à maître Clément, ni à maître François ; un vieux poëte, adorateur de Platon, fou de
Machiavel, entêté de Boccace, qui chérissait Homère et l’Arioste, oubliait de dîner
pour Tite-Live, goûtait Térence en profitant de Tabarin, qu’une ode de Malherbe
transportait presque à l’égal de Peau d’Ane, et dont l’admiration vive
et mobile, comme celle d’un enfant, embrassait toutes les beautés, s’ouvrait à toutes les
impressions, en recevait indifféremment du nord ou du midi, et trouvait place même pour le prophète Baruch, quand Baruch il y avaitInstitutions de Quintilien par Toscanella,
qu’il possédait, s’empressa de la lui offrir en y joignant cette Épitre naïve en
l’honneur des anciens et de Quintilien : ce qui prouvait, dit Huet, la candeur du poëte,
lequel, en se déclarant pour les anciens contre les modernes dont il était l’un des plus
agréables auteurs, plaidait contre sa propre cause. On lit cela dans le Commentaire latin de Huet sur lui-même, qui renferme de curieux jugements peu
connus sur Boileau, Corneille et autres : on s’en tient d’ordinaire au Huetiana, qui n’est pas la même chose.Joconde, et vingt
passages formels où il rend à son confrère un éclatant hommage, l’attesteraient au besoin.
Il est pourtant vraisemblable que le censeur austère qui se repentait d’avoir loué
Voiture, qui sentait peu Quinault, et appelait Saint-Évremond un charlatan de
ruelles, ne coulait pas toujours avec assez d’indulgence sur la fadeur galante, la
morale lubrique, les restes de faux goût et les négligences nombreuses
du charmant poëtel’Art
poétique, si l’on ne songeait que, par son attachement pour Fouquet, et
principalement par la publication de ses contes, le bonhomme avait provoqué le
mécontentement du monarque, si sévère en fait de convenance, et qu’il eut sa part de cette
rancune glaciale et durable dont les Saint-Évremond et les Bussy, beaux-esprits espiègles
et libertins, furent également victimes. Boileau sans doute eut tort de sacrifier, je ne
dis pas l’amitié, mais l’équité, à la peur de déplaire ; du moins aucune pensée de
jalousie n’entra dans sa faiblesse. S’il parut se glisser ensuite entre les deux grands
écrivains un refroidissement qui augmenta avec les années, la faute n’en fut pas à lui
tout entière. Lui-même il déplorait sincèrement, dans l’homme illustre et bon, les
penchants, désormais sans excuse, qui l’arrachaient de plus en plus au commerce des
honnêtes gens de son âge. Ainsi s’étaient tristement évanouies ces brillantes et douces
réunions de la rue du Vieux-Colombier et de la maison d’Auteuil. Molière et Racine avaient
de bonne heure cessé de se voir ; Chapelle, adonné à des goûts crapuleux, était perdu pour
ses amis, et La Fontaine aussi les affligeait par de longs désordres qui souillèrent à la
fois son génie et sa vieillesse.
Comme poëte, il fut, avons-nous dit, le dernier de son école, et n’eut, à proprement parler, ni disciples, ni imitateurs. N’oublions point, toutefois, que bien des rapports d’inclinations et même de talent le liaient à Chapelle et à Chaulieu ; que, jusqu’au temps de sa conversion, il venait fréquemment deviser et boire sous les marronniers du Temple, à la même table où s’assirent plus tard Jean-Baptiste Rousseau et le jeune Voltaire ; et que ce dernier surtout, vif, brillant, frivole, puisa au sein de cette société joyeuse, où circulait l’esprit des deux Régences, certaines habitudes gauloises de licence, de malice et de gaieté, qui firent de lui, selon le mot de Chaulieu, un successeur de Villon, quoiqu’à dire vrai Voltaire n’eût peut-être jamais lu Villon, et que, pour un convive du Temple, il parlât trop lestement de La Fontaine...