Copyright © 2016 Université Paris-Sorbonne, agissant pour le Laboratoire d’Excellence « Observatoire de la vie littéraire » (ci-après dénommé OBVIL).
Cette ressource électronique protégée par le code de la propriété intellectuelle sur les bases de données (L341-1) est mise à disposition de la communauté scientifique internationale par l’OBVIL, selon les termes de la licence Creative Commons : « Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 France (CC BY-NC-ND 3.0 FR) ».
Attribution : afin de référencer la source, toute utilisation ou publication dérivée de cette ressource électroniques comportera le nom de l’OBVIL et surtout l’adresse Internet de la ressource.
Pas d’Utilisation Commerciale : dans l’intérêt de la communauté scientifique, toute utilisation commerciale est interdite.
Pas de Modification : l’OBVIL s’engage à améliorer et à corriger cette ressource électronique, notamment en intégrant toutes les contributions extérieures, la diffusion de versions modifiées de cette ressource n’est pas souhaitable.
Revue Nationale sous le titre de Revue du mois. J’ai voulu indiquer leurs très modestes prétentions en leur donnant le nom de Causeries. Je me suis borné, en effet, à dire mon avis sur les choses dont chacun parlait autour de moi. Si je suis revenu à plusieurs reprises sur de certains sujets, si je n’en ai traité aucun d’une façon complète, c’est que le public parisien en use volontiers de même.
Le Grain de sable de H. J. Noriac. — Souvenirs d’une demoiselle d’honneur de madame la duchesse de Bourgogne. — Michel-Ange, Léonard de Vinci et Raphaël, par M. Charles Clément. — Le duc d’Aumale au dîner du Literary Fund.
On a dit très justement que nous arrivons à tous les âges, même à la vieillesse, sans expérience, parce que chaque âge exige une sagesse particulière que nous n’acquérons qu’en le traversant ; à plus forte raison peut-on affirmer que tout nouveau métier nous trouve inexpérimentés. Supposez un écrivain ayant quelque chose à dire à ses lecteurs, — cela est moins commun qu’on
Si la chronique, assise partout aujourd’hui au chevet de la France somnolente, venait à interrompre le petit récit à voix basse qu’elle lui fait chaque jour, la belle endormie s’en trouverait toute dérangée et lui crierait bien vite : « Continuez ! je ne dors pas, je vous entends à merveille, allez toujours ! mais pas trop fort, je vous prie. » Et il faudrait recommencer sans trop savoir si c’est pour endormir ou bien pour réveiller. Tant de zèle ne demeurera pas sans récompense. La chronique, fidèle pendant les longues heures de torpeur et de défaillance, aura la joie d’être la première à signaler et à saluer la convalescence. Il viendra un moment, après sa longue veille, où elle sentira courir sur elle le premier frisson du matin ; la dormeuse se soulèvera et lui dira : « Pourquoi suis-je seule avec vous ? ai-je donc été bien malade ? J’ai eu le délire, n’est-ce pas ? suis-je bien changée ? — Hélas ! oui, chère belle, vous êtes bien changée ; vous avez dit bien des sottises, vous les avez même écrites. Si vous saviez ce que vous avez fait de brochures, « auront été fidèles en peu de chose, on les établira sur
, et ils resteront pour être romanciers, moralistes, historiens, qui sait ? orateurs peut-être. Amen.
Je prends l’univers comme je le trouve, c’est-à-dire au mois de juin 1861. Il est pourtant impossible que je me dispense de dire que l’exposition des Beaux-Arts a été ouverte le 1er mai. Ce serait manquer à tous les devoirs qu’impose le rôle de confident, qui, comme je l’ai dit, est une des faces de celui de chroniqueur. Ce serait comme si Arcas négligeait d’apprendre à Agamemnon que celui-ci est roi d’Argos, qu’il est fils d’Atrée, qu’il commande l’expédition contre Troie, et qu’il est contrarié par un vent défavorable. Je n’ajouterai à cette annonce officielle que quelques réflexions générales que tout profane peut se permettre. Constatons d’abord que jamais le concert de critiques et de réclamations que soulève à toutes les expositions le système qui les régit, n’a été plus unanime. Personne ne se déclare satisfait ; et pourtant, si le but des
Sous le régime actuel l’étranger, le provincial même, qui est Français après tout, quoi qu’en
Des beaux-arts aux belles-lettres la transition est facile. L’Académie française, cette doublure de la tribune, a beaucoup occupé l’attention publique dans ces derniers temps, ainsi que cela arrive à tous les gens qui ont de l’argent à distribuer. Dix mille francs par-ci, vingt mille francs par-là ; décidément, aujourd’hui le Pactole prend sa source au Parnasse. Le prix Gobert de dix mille francs a été partagé entre M. Dargaud, pour son Histoire de la liberté religieuse, et M. Géruzez, pour son Histoire de la littérature française. Il s’agissait de couronner le morceau le plus éloquent sur l’histoire de France, et quelques esprits très scrupuleux ont prétendu qu’une histoire littéraire n’est pas, à proprement parler, de l’histoire. C’est là, je crois, une chicane : l’histoire de la littérature fait tout aussi bien partie de l’histoire d’un peuple que l’histoire de la religion, et l’Académie a du moins fait preuve d’impartialité en réunissant
Quant au prix de vingt mille francs donné par l’Empereur, et dont on a fait la surprise à M. Thiers, les tempêtes qu’il a soulevées ne sauraient être mesurées à sa valeur pécuniaire. On peut affirmer, en effet, qu’il a excité pour beaucoup plus de vingt mille francs d’émulation et de controverses. C’est que l’Académie devait cette fois récompenser
, et que ce serait là une bien importante décision, s’il n’y avait pas une grande portion du public qui récuse les juges. Bien des gens se demandent aussi si les nations, comme les individus, n’ont pas tort de donner ainsi leur mesure, et si parmi les candidats dont les droits ont été en balance il en est un seul que la France eût pu présenter fièrement aux autres peuples comme l’écrivain dont les œuvres l’honorent d’une façon prééminente sous tous les rapports. Il eût été bon, ce semble, avant de permettre aux candidatures de se poser, de bien définir le genre de mérite qu’on voulait couronner. Le génie, la moralité, l’utilité sont des qualités fort différentes, entre lesquelles on ne saurait établir de proportion, et avec lesquelles on ne doit pas faire de cote l’écrivain dont les œuvres honorent le plus l’esprit humainConsulat et de l’Empire s’est vu condamné à triompher sans gloire à la séance générale de l’Institut où sa nomination devait être ratifiée. À cette occasion,
Alors que l’Académie était encore sous l’empire des scrupules qui lui interdisaient un choix de famille, et que l’accord au sujet d’un lauréat extra-muros semblait impossible, certains immortels ont proposé, assure-t-on, de ne pas décerner de prix. C’était là une bonne idée qui, bien entendu, n’a pas eu de succès. Dans cette voie d’abstention je serais disposé à aller aussi loin que personne, plus loin que nul académicien n’ira jamais, je le parierais ! Après avoir supprimé le jugement, je supprimerais volontiers les juges, et, comme le pacha des Orientales, je suis prêt à
Donner tous les trésors avec les trésoriers.
Sérieusement, quel avantage espère-t-on retirer pour le progrès de la littérature de récompenses officielles décernées de la façon que nous voyons ? Les prix sont, en général, excellents pour former des chevaux de course ; mais leur efficacité est moins démontrée lorsqu’il s’agit de former des hommes. On conçoit à la rigueur que l’appât d’un prix puisse stimuler la patiente industrie, encourager le labeur honnête ; mais les œuvres qui
Il y a tout lieu de croire que la nomination de M. Thiers deviendra un précédent, et que désormais l’Académie choisira ses lauréats dans son sein. En cela, on ne peut que l’approuver. Voyez un peu dans quelle position elle se plaçait en nommant M. Jules Simon ou M. Henri Martin ! Comment ! aurait-on pu lui dire, cet écrivain que vous déclarez illustre entre tous ne siège pas déjà parmi vous ! Pourquoi ne l’avoir pas élu l’autre jour, de Delphine, qui est loin d’être un livre moral. La docte compagnie en serait peut-être arrivée, par voie d’élimination, à couronner madame la vicomtesse de Renneville pour un bel article en faveur des robes montantes. Ce malheur est à jamais écarté, grâce à l’heureuse tactique de M. de Falloux ; il faut en remercier les dieux, mais je n’en reviens pas moins à ma première idée, relativement à l’Académie, le trésor et les trésoriers.
book clubs. Mais ce que j’envie à nos voisins, ce n’est ni le manuscrit qui se vend cher ni le livre qui se lit à bon marché, choses qui au premier abord semblent incompatibles ; ce que je leur envie, c’est le droit de pouvoir dire avec vérité que chez eux les livres les plus lus sont les meilleurs livres. En Angleterre, un grand nombre d’éditions est une gloire pour l’écrivain ; chez nous, ce n’est trop souvent qu’une honte pour le lecteur. Il y a là un fait qu’on peut expliquer de façons très diverses, mais que tout observateur de bonne foi sera forcé de reconnaître. Pour ma part, je serai tenté de lui assigner, après
Voici un livre qui peut servir d’exemple du genre de vogue dont je viens de parler : c’est le Grain de sable de M. Jules Noriac. Bien que les livres de cette espèce ne soient pas rares, je ne prends pas celui-ci au hasard. Je le choisis d’abord parce que l’auteur n’en est pas à son premier succès en ce genre ; ensuite, à cause des mains entre lesquelles je l’aperçus pour la première fois. C’étaient celles d’une gracieuse et aimable mère de famille, encore belle et déjà bonne, et qui, comme presque toutes nos parisiennes, cause fort bien et lit fort mal. Sa fille, assise auprès d’elle,
« La baronne Berthe avait trente-sept ans, et depuis cinq années il ne lui était pas arrivé de se réveiller heureuse et gaie un seul matin. »
Je fais grâce au lecteur de la description de cette reine parisienne de trente-sept ans, de ses « tempes sillonnées de rides »
, de « son visage jaune et luisant »
, de sa décrépitude qui fait songer à Jézabel. « Tout cela était imperceptible pour les indifférents, tant les cosmétiques étaient employés avec art ; mais pour cette pauvre femme qui pleurait sa jeunesse morte comme la mère de la Bible pleurait ses enfants, et qui, au contraire de Sara (
sic), eût tant voulu être consolée, rides et plissures apparaissaient comme des gouffres béants ou des montagnes escarpées. Un matin, elle avait éprouvé une terreur profonde en apercevant sur la batiste de son oreiller des taches faites par des gouttes de salive que sa bouche, contournée par l’absence de quelques dents, avait laissées suinter pendant le sommeil. Ce jour-là, elle avait pris la résolution de renvoyer la jeune fille, parce que sa jeunesse lui semblait une raillerie rivée à son déclin. »
Fanny, Madame Bovary ou même le 101 e régiment, et puisqu’il est devenu de mode de le citer à tout propos, il serait bon de prendre l’habitude de le citer exactement.
En tournant quelques feuillets, la charmante et irréprochable mère de famille dont je vous parlais tout à l’heure a pu suivre avec intérêt les enchères fabuleuses qui se font pour les bonnes grâces de Grain de sable accole à tous ses présents, si l’on ne se rappelait que l’héroïne est une femme de chambre, et que bien des femmes de chambre liront son histoire.
Mais tremblez, jeunes caméristes ! Voici la morale. Madeleine, ennuyée du vice, veut reprendre une vie de vertu et d’honneur, et rôde en vain autour de cette île escarpée et sans bords que vous renifle de dégoût et s’éloigne d’elle ! Quel châtiment !
Dans un dernier chapitre, l’auteur juge ainsi la catastrophe finale : — « Chap.
xlviii. L’histoire du chien est un peu usée. »
Voilà où en sont encore les excentriques ! à mettre une ligne en guise de chapitre, du papier blanc au lieu de texte ; procédé qui a été inventé il y a plus de trente-cinq ans et qui n’a jamais prouvé de l’esprit que chez les éditeurs. Comprenez donc enfin que ce n’est pas seulement l’histoire du chien qui est usée pour tout lecteur dont le suffrage a quelque prix, c’est aussi l’histoire de la fille, de la fausse femme du monde, du banquier millionnaire, du boursier escroc, de toutes ces vieilles marionnettes, en un mot, que vous vous obstinez à faire danser devant nous ; ce qui est usé ou ce qui devrait l’être, c’est, quand on a de la jeunesse et de l’esprit, quand on pourrait mieux faire, d’écrire sans se préoccuper, comme je le
Si l’on exigeait inexorablement une de ces trois choses-là, au moins, combien peu de livres seraient sauvés ! En voici un qui ne serait certes pas condamné, mais dont la place pourrait bien être aux limbes. C’est un joli petit volume qui a fait un certain bruit dans un certain monde, un tout jeune livre qui n’a reçu au baptême aucun nom d’auteur. Je ne serai pas pour cela embarrassé de vous dire sa filiation : les Souvenirs d’une demoiselle d’honneur de madame la duchesse de Bourgogne ont un père qui se nommait, il y a cent cinquante ans, le duc de Saint-Simon ; la mère doit être une femme d’esprit de nos jours.
Malheureusement, celle-ci n’y a guère mis du sien. Son livre est un petit pastiche élégant du dix-septième siècle où l’on ne trouve, pour ainsi dire, pas un seul mot qui ne soit dans les mémoires du temps. Cela ressemble à Saint-Simon comme une copie au pastel pourrait ressembler à un Titien. Quand on écrit ainsi, on doit être un lecteur accompli. Comment ne se contente-t-on pas d’un si charmant métier quand on le comprend si bien ? La chose s’explique si, comme on le dit, les Souvenirs d’une demoiselle d’honneur sont de la Robert Emmet que j’ai lue il y a quelques années. Ce livre-là autorisait fort bien son auteur à continuer d’écrire ; il lui en faisait même un devoir.
Sous le titre de Michel-Ange, Léonard de Vinci, Raphaël, M. Charles Clémeni a publié trois études fort remarquables. Il est si rare de rencontrer un écrivain qui, à la fois, sache tant de choses et les dise si bien, que j’ai été tout étonné de trouver dans un même livre des critiques et des catalogues raisonnés qui témoignent d’une grande érudition en fait d’art, et des appréciations de caractère vraiment éloquentes. Je m’étais senti tout d’abord attiré, je l’avoue, vers ce charmant volume par son élégance typographique, chose assez rare de nos jours pour qu’on en sache gré à un éditeur lorsqu’elle se présente. Je ne rougis pas d’avouer ma faiblesse pour les beaux livres, dans le sens le plus matériel de ces mots. Lire de belles choses imprimées en beaux caractères sur de bon papier est une jouissance très complète, s’adressant à la fois aux sens et à l’esprit. Pourquoi est-elle si rare ? Il existe, à ce sujet, un débat entre l’éditeur et le lecteur, le vendeur et l’acheteur, l’arbre et l’écorce, où je ne veux pas mettre ma plume ; j’en reviens donc au texte du livre de M. Clément.
Michel-Ange, Léonard de Vinci, Raphaël, mais ne lisez pas, comme moi, au sortir de l’Exposition ; vous seriez pris de cette tristesse que j’appellerais volontiers le découragement
Vous seriez peut-être tenté de lui dire ce que Michel-Ange écrivait lui-même au sujet de sa statue de la Nuit :
Grato mi è il sonno, e più l’esser di sasso. Mentre che il danno e la vergogna dura, Non veder, non sentir m’è gran yentura. Però non mi destar ; deh ! parla basso !
Ces vers prouvent que, sous de certains rapports, ce temps-là avait ses misères comme le nôtre, mais du moins produisait-il des Michel-Ange pour les déplorer.
De ce rude architecte qui construisit la coupole de Saint-Pierre de Rome retomber à nos francs-maçons d’aujourd’hui la chute est grande ! Aussi n’ai-je point cherché la transition ; elle m’est imposée par la raison qu’il faut bien dire quelques mots de gens qui ont fait beaucoup parler d’eux
Et je sais même, sur ce fait, Bon nombre d’hommes qui sont femmes.
Il n’y a pourtant pas de quoi rire. Savez-vous bien que le Grand Orient de France est menacé de
, pour me servir de l’expression pittoresque de M. About. Eh bien ! ces mesures si sages et si évidemment conservatrices de la liberté maçonnique ont été contrecarrées par l’ordonnance qui ajourne l’élection du grand maître au mois d’octobre. Pour mon compte, je ne suis pas inquiet : quand une association, quelle qu’elle soit, a résolu de mettre un prince à sa tête, elle en trouve toujours un. César déclassé« Remettez-vous, de grâce, monsieur, les hommes comme vous ne manquent jamais de maîtres »
, disait Malherbe à un courtisan qui déplorait avec affectation la mort
Pourtant, cette règle, que semblent s’être imposée à plaisir tant d’associations pour lesquelles l’indépendance est une condition essentielle, de mettre à leur tête des présidents princiers, trouve parfois une application heureuse. Ainsi, je ne saurais blâmer la société du Literary Fund, qui donnait son dîner annuel à Londres le mois dernier, d’avoir offert à M. le duc d’Aumale l’hospitalité du fauteuil ; bien qu’à parler strictement (le but de l’association étant de fournir des secours aux littérateurs nécessiteux avec l’aide de leurs confrères plus heureux) la dignité des lettres exigeait peut-être que les choses se passassent en famille, ou tout au moins en république. Mais on ne peut regretter une circonstance qui a permis à tant de symptômes de bonne entente internationale de se produire. Le prince a très heureusement passé en revue les gloires littéraires de l’Angleterre dans un discours suffisamment anglais dans la forme, très français dans le fond, et où l’accent étranger se faisait sentir tout juste assez pour conserver à l’orateur le prestige de l’exil. Le succès
Tant que ce libre-échange intellectuel ne se pratique que dans des discours semi-officiels par des princes ou des ex-ministres, la critique n’a rien à y voir ; mais lorsqu’il menace d’envahir le domaine de l’art, comme cela se voit aujourd’hui, il est temps de protester. Que Fechter joue Hamlet en anglais, que madame Ristori déclame des vers en français, nous nous en félicitons, car ces artistes rachètent sans doute par bien des mérites quelques syllabes défectueuses ; mais voici venir le troupeau servile, et déjà j’entends parler d’une lady Macbeth française qui est allée échouer en Angleterre. Après le duc d’Aumale, M. Fould. Dans l’ordre moral rien de plus juste que de tenir compte du péché originel ; un mauvais penchant réprimé, un vice combattu sont des titres à l’admiration, et le repentir vaut l’innocence ; mais dans l’art on ne peut pas, on ne doit pas tenir compte de la difficulté vaincue. Le temps ne fait rien à l’affaire, ni la patrie, ni le sexe, ni l’âge. Quand une œuvre d’art a quelque chose à se faire pardonner, ce qui n’est que trop fréquent, elle ne doit pas invoquer des circonstances atténuantes Éléphant du roi de Siam pour lequel je ne me sente de la sympathie. Cette bête intelligente et ambitieuse, dont le nom trouve naturellement sa place dans cette digression sur l’art dramatique moderne, croit s’ennoblir en faisant à peu près tout ce que fait le commun des hommes, les hommes, qui sont bêtes. Pour ma part, j’aimerais mieux lui voir déraciner un arbre avec sa trompe. Mais bien qu’il y ait, à mon avis, chez cet acteur une notion erronée du progrès, cette erreur prend sa source dans une noble aspiration. La tendance à la perfection est trop rare de nos jours pour qu’on ne l’encourage pas partout où elle se manifeste. Qui peut dire l’influence d’un seul bon
J’ai connu autrefois un vieux chroniqueur ou pour mieux dire un chroniqueur qui était vieux, car il ne s’agit ici ni d’un Monstrelet ni d’un Froissart — j’ai connu, dis-je, un vieux faiseur de chroniques qui se targuait surtout de ce qu’il se plaisait à appeler ses transitions. Le fait est que dans l’espace de trois pages il traitait cinquante sujets en ayant l’air de toujours parler de la même chose. C’était superbe ! De la dernière traduction de Platon il passait au vaudeville nouveau, sans que le lecteur vigilant pût saisir le moment précis où il commençait à préparer sa transition. Lorsqu’il avait réussi dans quelque « Me voici naturellement amené à vous parler de… »
C’était là son modeste Te Deum. Le pauvre homme est mort à la peine. Si je songe aujourd’hui à lui, c’est que je voudrais parler des femmes, sans pourtant commencer par là, et que je me suis demandé ce qu’il ferait à ma place. J’ai interrogé son ombre comme les Castillans demandaient des conseils au cercueil où dormait Albuquerque, comme M. de Lamartine consultait l’autre jour l’esprit de M. de Talleyrand sur l’opportunité d’une alliance franco-autrichienne, et voici ce qu’elle m’a répondu : « Vous commencerez par parler de la mort de M. de Cavour. — Impossible ! m’écriai-je ; parler de cette mort qui est un deuil personnel pour tous les cœurs généreux et m’en servir comme d’un moyen littéraire, je ne le ferai jamais ! — Vous en parlerez, répéta l’ombre avec l’inflexibilité d’une ombre qui a un système, et vous ferez remarquer que le même mois qui a commencé par ce grand deuil s’est terminé sous l’impression de la mort du sultan. — Mais tout le monde a dit cela, ai-je objecté. — Et auriez-vous par hasard la prétention, reprit l’ombre avec quelque aigreur., d’avoir plus d’esprit que tout le monde ? Vous Mille et une nuits, celui qui d’un geste pouvait faire tomber des têtes, le sultan, en un mot, mais l’homme en habit noir, qui portait des lunettes, le journaliste d’il y a quinze ans à peine, qui donnait des poignées de main à ses amis, et qu’on appelait monsieur, comme vous et moi. Il y a là matière à réflexions sages. Vous pourrez intercaler toute une description des mœurs de l’Orient. Du reste, je pense vous en avoir assez dit pour vous tirer d’embarras : qui dit sultan dit sérail, et vous voyez d’ici comment vous serez amené naturellement à parler des femmes. »
Quelqu’un que je ne veux pas nommer, parce qu’il est mon voisin de Revue, et qu’il ne faut Femme. Je croirais plutôt que si l’on en parle, c’est tout bonnement parce qu’on y pense. Quant à moi, non seulement je m’occupe volontiers de son sort, mais — tolérance bien plus rare — j’admets qu’elle s’en occupe elle-même. Si je ne suis pas, dans un certain sens, touché du sort des femmes (je parle de celles qui ne sont pas condamnées à vivre de leur travail), j’en suis du moins assez inquiet. Oui, je voudrais que dans la direction des choses humaines on fît la part de la femme, comme on fait la part du feu, et un peu par les mêmes raisons ; car, en voyant sa nullité officielle chercher des compensations dans une influence sans limites définies, je suis effrayé de cette puissance occulte qui équivaudra bientôt, si l’on n’y prend garde, au gouvernement irresponsable du monde. Je serais curieux, je l’avoue, de voir si une honnête femme, agissant pour son propre compte, se permettrait la moitié de ce que les femmes les plus loyales, selon le code spécial de leur sexe, ne craignent pas de demander aux hommes qu’elles estiment le plus. C’est donc avec
Je faisais ces réflexions en sortant d’une leçon, — mon Dieu, oui, d’une leçon — faite par mademoiselle Auguste Royer, il y a bientôt un mois, dans la salle des séances littéraires de la rue de la Paix. Mademoiselle Royer a parlé devant un public fort nombreux, qui l’a écoutée avec une grande bienveillance. Il n’entre pas dans mes projets d’examiner si elle possède toutes les qualités voulues pour le rôle de novateur ; je ne veux pas même me demander si, pour réussir dans ce rôle, il ne faudrait pas à une femme quelque chose de plus que de parler aussi bien qu’un homme, — s’il ne faudrait pas, par exemple, parler autrement. Mademoiselle Royer a insisté à plusieurs reprises sur les lignes parallèles suivies à travers les siècles par le génie féminin et le génie masculin, et elle est trop savante pour ignorer que des lignes parallèles ne peuvent jamais se rencontrer, même dans une chaire de professeur. Elle a parlé avec autant de facilité, d’érudition et parfois même de crudité, qu’un lettré du vilain sexe ; partageuses me laisse froid ; il me faudrait mieux que cela pour me gagner à la cause de l’égalité. Montrer que les femmes peuvent entreprendre avec succès tout ce que font la plupart des hommes, me paraît chose trop facile pour être méritoire, — la plupart des hommes font si peu et si mal ! — Mais si les femmes parvenaient à persuader au monde qu’il est des choses essentielles qui restent à faire, que les hommes n’accompliront jamais, et que les femmes pourraient tenter, je crois qu’on leur ferait place, — leur place, bien entendu. Je ne tiens pas l’entreprise pour impossible, et il n’est pas dit que, si j’étais femme, je ne m’y embarquerais pas ; mais les hommes n’y peuvent rien. Il faut, quand on veut la liberté, ne la demander qu’à soi-même : lorsqu’elle sera digne d’émancipation,
.la donna farà da sè
Je voudrais seulement émettre ici une théorie générale sur la défense des opprimés, dont les femmes pourront faire l’application à leur cas particulier, puisqu’il est convenu qu’elles sont opprimées. Quand on veut prouver qu’une institution est vicieuse, il faut s’attachera montrer ses mauvais les femmes poètes et philosophes de l’antiquité, comme l’a fait mademoiselle Royer, est une maladresse véritable. Et qu’on me permette ici une petite observation incidente : il serait sage, je pense, de laisser de côté, une fois pour toutes, les femmes philosophes. L’énumération n’est utile comme moyen oratoire que lorsqu’elle est longue ; or, si l’on voulait compter toutes les conquêtes que la philosophie a faites chez les femmes dans le monde entier, on ne trouverait pas une liste aussi nombreuse que celle de don Juan, en Espagne seulement. Ne nous en plaignons pas : l’écheveau philosophique est bien assez embrouillé comme cela ! Ceci dit, je reviens à mon argument principal.
Que nous parle-t-on de Sapho, de Corinne, d’Aspasie, d’Hypatie ? ces femmes-là, en tant que femmes, n’ont pas eu, que je sache, à se plaindre d’injustice. Le nom de Sapho a traversé vingt-cinq siècles ; qu’aurait pu faire de plus la renommée pour un homme ? Corinne l’emporta cinq fois sur Pindare dans les jeux de la Grèce : je le crois sans peine, puisqu’elle était fort belle ; je suis même convaincu qu’elle l’aurait emporté sur M. Thiers, tant cette brave antiquité était au-dessus des préjugés de sexe. Mais enfin, dans ce cas-là, c’était peut-être à Pindare de se plaindre. Quant
Voilà ce qu’il faut dire pour démontrer la nécessité d’une réforme, non dans la position, mais dans l’éducation des femmes. Ce point obtenu, leur situation se modifiera d’elle-même. Il y a du vrai, croyez-le bien, dans ces deux aphorismes, qui semblent, au premier abord, dictés par une philosophie sans entrailles : tout pays a le gouvernement qu’il mérite ; chacun se fait son sort. On a trop flatté les femmes, les Françaises, les Parisiennes surtout. Parce qu’elles se sont transmis
Peut-être pourrait-on, jusqu’à un certain point, étendre cette remarque aux femmes de tous les pays, Conservatrices et timides par instinct, gardiennes naturelles de la famille et de l’héritage, elles se méfient de l’inconnu et se cramponnent involontairement à la tradition. Elle représentait bien son sexe tout entier, cette femme de Lot qui, échappée au désastre de Sodome, se retournait,
Cette répugnance ou cette impuissance des femmes à s’occuper de l’avenir est d’autant plus regrettable qu’il dépend d’elles, selon moi, que cet avenir soit meilleur que le présent. J’ai dit tout à l’heure qu’il était une chose que les femmes seules pouvaient accomplir ; cette chose, c’est l’éducation physique et morale de l’enfance. La place que les femmes doivent occuper parmi nous est encore vide, et elle est assez belle pour que celles-ci doivent chercher à s’en rendre dignes. Les prêtres ne s’y sont pas trompés, et pour assurer leur empire ils n’ont jamais demandé que le monopole de l’éducation. Le temps n’est-il pas venu pour les femmes de réclamer leurs droits légitimes, et ne pensent-elles pas que le moment soit favorable pour se poser en rivales des frères de la Doctrine chrétienne ?
Mais ce n’est pas aux femmes telles que nous les voyons aujourd’hui qu’on pourrait confier l’avenir, et il faut qu’elles commencent par élever
Il est une nourriture substantielle dont on accable tous les garçons, quelque débiles qu’ils soient ; accordez-en un peu à votre fille, si elle peut la digérer. Ne craignez pas le ridicule. Quand on lit Molière aujourd’hui, ce n’est plus des femmes savantes qu’on rit, c’est du bonhomme Chrysale. On n’embrassera pas votre fille pour l’amour du grec, mais son petit garçon l’aimera bien un jour pour l’amour du latin qu’il apprendra si doucement sur ses genoux. La jeune fille, sédentaire par nature, aime souvent la lecture avec fureur ; n’essayez pas de tromper cette passion avec ces livres mal écrits qu’on ose réserver à la jeunesse ; donnez-lui ce que les enfants nomment dans leur langage si juste « de vrais livres ». Vous vous estimeriez heureuse de pouvoir procurer à vos Credo que l’on fait répéter aux enfants, dès le plus bas âge, dans toute la chrétienté.
Des femmes élevées comme je viens de le dire pourront se présenter fièrement devant une assemblée d’hommes, si lettrés qu’ils soient, et leur parler avec autorité — non des femmes poètes ou philosophes de l’antiquité, — mais des droits et des devoirs de la femme de notre temps. Elles pourront
Laissons aller à elles les enfants, ou bientôt il n’y en aura plus. L’enfance du garçon en France ne dure que sept ou huit ans tout au plus ; après cela vous avez le « petit jeune homme ». La désuétude des mots est toujours un symptôme significatif ; or, le mot d’adolescent avec tout son cortège d’adjectifs naïfs, candides et ingénus, a disparu de notre vocabulaire. Le premier dictionnaire venu vous dira qu’il ne s’emploie plus que dans le style badin ou poétique : au fait, à qui l’appliquerait-on ? Où voyez-vous parmi nous cet
Chez nous la séparation des filles et des garçons se fait dès l’âge le plus tendre ; entre les enfants des deux sexes nulle communauté, même de vertus. Les vertus ! les hommes et les femmes se les partagent au berceau, sans doute pour s’en rendre la pratique plus facile en les dédoublant. Je ne verrais point de mal cependant à inculquer un peu de courage à la petite fille, un peu d’honnête pudeur et de patience au petit garçon. Avec notre beau système de séparation nous avons fait des butors et des poupées. Le moyen âge même, avec toute sa brutalité, — le moyen âge qui avait divisé les hommes en bêtes de somme et en bêtes de proie, — n’a pas été si loin que nous dans cette voie, car il avait ses pages. Et soyez sûr que si le chevalier gardait au fond du cœur une fibre de tendresse, s’il épargnait le faible et s’il défendait parfois l’opprimé, c’est qu’il se souvenait des leçons apprises aux pieds de quelque douce châtelaine dans le beau temps où il était page.
« Lequel céderiez-vous le plus volontiers »
, s’écrie quelque part l’Anglais Carlyle, dans son langage saisissant, « lequel céderiez-vous le plus volontiers, vous autres Anglais, votre Shakespeare ou votre empire des Indes ? »
Je ne serais pas fort étonné, si un pareil choix pouvait être imposé à nos voisins, que le suffrage universel se prononçât en faveur du poète ; mais je crois qu’une pareille folie ne serait pas à craindre chez nous. S’il était possible de mettre en balance la conservation de nos gloires littéraires les plus éclatantes, et, je ne dirai pas une portion quelconque de notre territoire, mais seulement une de ces vagues espérances d’agrandissement
Ce n’est pas seulement par l’augmentation du traitement de quelques professeurs que se traduit la sollicitude, maternelle de la France ; on parle d’une nouvelle mesure qui montrerait mieux encore comment elle entend cette question de l’éducation, si importante surtout dans un État démocratique. « À partir de l’âge de dix ans, dit un journal, les enfants de troupe recevraient des fusils proportionnés à leur taille, et seraient instruits comme de véritables soldats au maniement des armes, à la charge en douze temps et à l’escrime de la baïonnette. Exercés ainsi jusqu’à l’âge de dix-sept ans, époque de leur entrée au service, ces jeunes gens apporteraient dans les rangs une première éducation militaire toute faite. »
À la bonne heure ! me voilà rassuré ! Il y aura dans nos armées futures quelques soldats, du moins, qui ne seront pas des maladroits comme leurs pères du premier Empire, qui ne consacraient guère que six mois à l’étude de la charge en douze temps
Cette réforme salutaire apportera-t-elle quelque remède à un état de choses que nous signale un ordre du jour de M. le maréchal Magnan adressé au Ier corps d’armée ? je n’ose l’espérer. Beaucoup de suicides ont lieu depuis quelque temps parmi les troupes du Ier corps ; « des actes trop nombreux de suicides »
, dit M. le maréchal. Pour mon compte, je les trouverais toujours trop nombreux, quelque rares qu’ils fussent. Jusqu’à la lecture de cet ordre du jour j’avais toujours cru que nos soldats étaient les fils les plus heureux, comme ils sont les fils les plus honorés de la grande famille française. Tous les jours je vois apporter quelque amélioration à leur vêtement, à leur nourriture ; les plus beaux édifices de Paris sont leurs casernes, et la vieillesse et la maladie ont été dépouillées pour eux des terreurs qui leur font cortège quand elles apparaissent aux autres hommes. Nos musées regorgent de tableaux qui célèbrent leurs triomphes ; on ne prononce jamais leur nom sans l’accompagner d’épithètes, parmi lesquelles celles d’héroïque et d’admirable sont les moins flatteuses ; ils voyagent, ils s’amusent partout « contrariétés, de peines de cœur »
; mais qui de nous n’a les siennes ? Il est vrai de dire que parmi nous autres l’on se tue aussi quelquefois, — peut-être aussi souvent que dans le Ier corps, — mais on s’en préoccupe moins. Il n’y a pas, dans un suicide bourgeois, ce changement illégal de destination, ce détournement de valeurs, si j’ose m’exprimer ainsi, qui rend le suicide militaire particulièrement coupable. Il est évident, en effet, que le soldat n’a pas été recruté, instruit et équipé pour être tué par lui-même. En terminant, M. le maréchal Magnan propose aux troupes qui sont sous ses ordres de le prendre pour confident dans leurs peines. La charité, dans son zèle ardent, a toujours été disposée à tenter l’impossible ; nous en avons ici une nouvelle preuve. Se faire le dépositaire des peines de cœur et des contrariétés des soldats du Ier corps d’armée est une entreprise qui semble dépasser les bornes de la patience humaine. L’esprit confondu se trouble devant une telle pensée.
Je ne veux pas quitter le domaine militaire sans donner une bonne nouvelle au lecteur. Le site exact d’Alésia, l’Alésia de César, est définitivement Moniteur que l’Empereur s’est rendu à Alise-Sainte-Reine (Côte-d’Or) pour visiter les fouilles qu’on y a faites par son ordre ; que Sa Majesté a gravi le mont Auxois, d’où l’on embrasse tout l’aspect du pays, et que « là, l’Empereur a relu le passage des
. Puisque voilà la question résolue, j’ose espérer qu’on m’excusera de ne pas m’y étendre davantage. Ce n’est pas, croyez-le bien, que j’aie pris mon parti de la défaite de Vercingétorix : loin de là ! personne n’y est moins résigné que moi, car je sens peser tous les jours sur nous le joug de la domination latine ; mais je crois que s’il est bon d’avoir le courage de ses opinions, il est bon aussi d’avoir le courage de ne point avoir d’opinion sur les sujets qu’on n’a pas étudiés. Je ne suis point un archéologue et je ne reconnaîtrais pas l’emplacement d’un oppidum gaulois si je le voyais ; je suis encore moins un César et je n’oserais me permettre un Commentaires de César où est relaté le siège d’Alise. Il a reconnu que les détails qui y sont rapportés s’adaptent parfaitement à l’état des lieux et a achevé de résoudre une question qui préoccupe vivement depuis plusieurs années le monde savant »
, Veni, vidi, dixi« qui préoccupent depuis plusieurs années le monde savant »
.
Maintenant parlons un peu chiffons. Ne craignez rien, il ne s’agit pas de ces chiffons féminins, légers, élégants, qui relèvent directement de Satan et de ses œuvres, mais de ces chiffons nobles et virils, quoique sales et usés, dont on fait le papier qui sert à faire les livres avec lesquels on fait tout. La question de ces chiffons-là a soulevé au Corps législatif des discussions qui ont dû faire tressaillir d’aise l’ombre de Gutenberg. Et drille ? J’avoue, pour mon compte, que je l’ignorais et que si, il y a un mois, un membre du Jockey-Club m’eût parlé de bonnes drilles, j’aurais cru à un néologisme inconvenant. J’ai été aussi étonné d’apprendre que cela signifie chiffons, qu’un certain roi de Sardaigne d’apprendre qu’ornithologie voulait dire petits oiseaux. Quelques-uns de nos législateurs se sont récriés sur ce que le gouvernement avait abaissé les droits d’exportation pour la Belgique jusqu’à douze francs ; tandis qu’au parlement anglais on s’indignait de ce que rien n’eût été stipulé à cet égard dans le dernier traité de commerce avec la France. Le pauvre M. Cobden, qui avait négligé de demander, en sa qualité de négociateur, des concessions à ce sujet, a été traité, par certains journaux de son pays, comme aurait pu l’être, à Carthage, un ambassadeur qui se serait laissé corrompre par Rome. Le libre-échange, dans ce cas, eût été d’autant plus favorable à l’Angleterre que nos chiffons contiennent 66 % de toile et le reste de coton, tandis que les siens n’offrent qu’une misérable proportion de 35 % de toile. C’est là un nouveau sujet d’orgueil que je livre au chauvinisme national. Il y a longtemps déjà, un écrivain anglais fort sérieux appelait
Cette question des chiffons pourrait fournir matière à des réflexions aussi philosophiques et d’une moralité aussi satisfaisante que celles d’Hamlet au bord de la fosse du pauvre Yorick. Rechercher l’origine d’une feuille de papier ! quel sujet pour un humoriste ! M. de Lamartine, qui est mieux qu’un humoriste, a dit dans un de ses Entretiens, en parlant de Lucien Bonaparte, je crois, que c’était un jeune homme « qui écrivait des pages de Roméo et de Clélie, quoique vêtu en apparence d’une page de Plutarque »
. Je me souviens qu’au premier abord ce costume me parut singulier, même sous le Directoire, — pour un homme ; mais en y réfléchissant, je vois bien aujourd’hui que ce que je prenais pour une image hardie, et même un peu inquiétante pour les simples, aurait pu être la stricte vérité, une description tout à fait réaliste, — si, au lieu du Plutarque que tout le monde connaît, M. de Lamartine avait voulu faire allusion à quelque Plutarque futur. Il est tel homme d’État qui, à l’heure qu’il est, fait blanchir-le linge sur lequel on écrira un jour l’histoire qui le blanchira à son tour aux yeux de la postérité. Que vous disais-je d’Hamlet ? N’est-ce
Mais si c’était l’inverse qui avait lieu ? Si ces vêtements qui nous ont enveloppés-de toutes parts demeuraient imprégnés de je ne sais quel fluide subtil, résistant et survivant à toutes les métamorphoses ? ce serait bien effrayant. Il ne serait pas indifférent alors d’employer telle feuille de papier au lieu de telle autre, et bien des plagiais involontaires se trouveraient expliqués. Quant à moi, je suis sûr, positivement sûr, d’avoir reconnu, dans une page de passion demi-grossière, demi-pédante, échappée à la plume de notre plus grand romancier d’aujourd’hui, le mouchoir de coton à carreaux de ce pauvre Jean-Jacques.
La question des chiffons a fourni à la presse quotidienne l’occasion de nous donner des détails fort minutieux sur les gains et le nombre des chiffonniers. C’est là une petite statistique qui se réimprime à peu près tous les deux ans, presque aussi régulièrement que la notice sur la déesse
Mais ne parlons pas d’avertissements… Brrr !
Ne parlons pas même avec trop de dédain des chiffonniers ; car enfin n’avons-nous pas chacun notre hotte, — nous autres gens de plume surtout ? Lequel de nous, tout en cheminant, ne ramasse au bout de son crochet quelque chose qu’il jette avec indifférence derrière lui, quitte plus tard à vider sa hotte sur le papier ? Pour le chroniqueur c’est un devoir. Depuis trente jours, je me promène la lanterne à la main, et si ce que j’ai ramassé ne vaut pas grand-chose, ce n’est pas ma faute.
Voici d’abord une pétition. C’est celle de madame Libri, dénonçant au Sénat comme une erreur
Puis voici deux brevets, l’un d’imprimeur, l’autre de libraire, ayant appartenu à MM. Beau et Dumineray. Il y a un mois cela ne valait rien, si ce n’est pour les collectionneurs, braves gens qui gardent tout, même les assignats comme souvenirs d’un temps de confiscation et d’arbitraire. Aujourd’hui on a permis, par indulgence, aux condamnés de présenter des successeurs. J’avoue que la succession ne me tenterait guère.
J’ai lu des discussions sans nombre sur l’origine de l’air de la Marseillaise. D’aucuns prétendent qu’on l’a retrouvé tout entier dans le Credo d’une messe composée en 1775 par un certain Holltzmann de Meersburg, maître de chapelle du comte palatin. Je n’ai pas besoin de vous dire mon opinion : je suis Français avant tout, et je tiens à croire que Rouget de Lisle a composé l’air et les paroles en quelques heures, après un bon souper. Je ne citerai pas comme preuve la pension qu’on lui a accordée pour cela ; ce serait imiter l’argumentation d’un de mes amis, qui me soutient qu’il faut bien qu’Homère ait existé puisqu’il en a
Les livres nouveaux n’ont pas manqué ce mois-ci ; mais, chose singulière, à l’exception de deux romans, ils traitent tous de politique. Il ne serait pas difficile de trouver des raisons à cette préoccupation qui se trahit dans la littérature actuelle. Entre parler politique et parler de la politique, il existe à peu près la même différence qu’entre parler d’amour et parler de l’amour ; or, le siècle se fait vieux et se contente volontiers de théories. On vous a dit quelques mots, il y a quinze jours, des livres nouveaux qui traitent des hommes et des principes de la révolution française ; quant à ceux qui racontent l’histoire contemporaine, leurs titres et les noms de leurs auteurs peuvent tenir lieu de compte rendu. Voici le dernier volume des Mémoires de M. Dupin, qui a toujours plié ; voici le IVe volume de ceux de M. Guizot, qui a toujours été cassant ; — de M. Dupin, qui a tout oublié, — de M. Guizot, qui a si peu appris ! Voici l’Histoire de la Révolution de 1848, par Garnier-Pagès. Est-il
Mémoires de madame Elliott sur la Révolution française. — Mémoires sur Carnot, par son fils. — Sylvie, par M. Feydeau. — Une Idylle, par Nadaud.
En prenant la plume, je jette un coup d’œil rétrospectif sur le mois qui vient de s’écouler, et je me sens le cœur tout serré. Ce n’est pas que nous ayons eu de grands malheurs publics à déplorer, tant s’en faut : l’emprunt est souscrit et la moisson est bonne. Ce n’est pas même que nous soyons menacés de quelque danger prochain ; les plus perspicaces ne voient pas encore la main du Destin s’approcher de ce baril de poudre qui a sa place, dit-on, sous toutes les prospérités. Ce serait plutôt l’inverse qui serait vrai, et si je me sens malheureux, c’est surtout parce que je me soupçonne d’être ingrat. Si tout ce que l’on me dit chaque jour est vrai, je devrais être plus fier, plus content.
« bon goût imprimait à tous nos produits un cachet inimitable »
, et au lieu de m’en réjouir, je me dis que, puisqu’il s’agissait d’une exposition internationale, le bon goût eût consisté à laisser aux autres nations te soin de qualifier nos produits après qu’ils auraient été exposés Plus tard, lors de la distribution des prix à l’exposition des beaux-arts, M. le ministre d’État alla jusqu’à me dire, en face de toute l’Europe, « qu’après avoir succédé à la Grèce par la gloire de son théâtre, à l’ancienne Rome par celle de ses victoires, par la splendeur de ses monuments, par l’autorité de sa langue si généralement répandue, il avait été donné à la France de succéder à la renaissance italienne par l’éclat de ses écoles de peinture et de sculpture »
. Il ajouta même que « la France est aujourd’hui la nation qui enseigne et qui donne aux autres la théorie avec l’exemple »
. Le croiriez-vous ? J’ai pris la chose en mauvaise part, et à toutes ces louanges j’aurais préféré une leçon de modestie donnée à nos artistes — la théorie avec l’exemple, comme dit M. le ministre. « miracles de notre édilité »
sont ce qui rappelle les monuments de l’ancienne Rome ! Espérons vraiment que la langue française n’est pas si répandue qu’on le dit, et qu’il est encore des étrangers qui n’auront pas pu rire à nos dépens. Enfin, l’autre jour, après la clôture, de la souscription aux obligations trentenaires, je reçus un nouveau tribut d’éloges, et cette fois encore je le reçus fort mal. Il me fut dit dans un journal officieux qu’en faisant ce placement avantageux j’avais donné une marque éclatante de confiance et de dévouement à l’Empereur. De même que j’avais apporté « mes libres suffrages à l’urne »
, j’avais apporté « mon argent libre au trésor »
. De mon suffrage je n’ai rien à dire ; j’en ai fait ce que j’ai voulu, et je ne pense pas avoir donné par là de marque de confiance au gouvernement ; mais quant à mon argent, je nie qu’il soit libre. Il l’était dans ce sens seulement qu’il n’était pas engagé ailleurs, et à ce compte-là je serais libre moi aussi, par le fait seul que je ne suis pas en prison ; mais si ce pauvre argent, au lieu de se le Pays n’est pas difficile en fait de liberté.
Sérieusement, ne serait-il pas bon de renoncer à cette louange continuelle de nous-mêmes, qui, par cela seul qu’elle est une habitude et qu’elle s’adresse à tout, doit forcément tomber souvent à faux ? Dieu me garde de contester la place que mon pays occupe parmi les nations ! C’est une place qu’il a conquise, il y a longtemps, par sa grandeur morale et intellectuelle autant que par sa force, et qu’il conservera, quand même cette grandeur disparaîtrait, tant qu’il aura à la main ce revolver à six cent mille coups qui se nomme l’armée française.
Mais l’estime et l’admiration des peuples ; l’influence d’un pays sur les autres, sont choses plus délicates et plus variables qu’une simple prépondérance politique ou militaire. Les générations ne se les transmettent pas, et une nation ne les acquiert pas une fois pour toutes. En outre, c’est un hommage qui se constate par la voix de celui qui le rend, non par l’affirmation vaniteuse de celui qui l’exige. Donc, à quoi bon proclamer si haut re compagnie du 1er bataillon de la garde impériale, ou qu’on ne voie dans la publication d’un roman-feuilleton dans un journal arabe de Beyrouth un symptôme de notre influence littéraire. Encore, en ce qui touche le journal, l’Angleterre pourrait-elle réclamer part à deux ; car un des derniers numéros annonce, pour paraître incessamment et par livraisons, l’histoire merveilleuse de Rubinsun Kruzi, traduit de l’anglais. Il y a là de quoi faire envie à nos pauvres directeurs de journaux. Quelle bonne fortune, à la veille d’un renouvellement d’abonnements, que de pouvoir donner un
Je voudrais maintenant vous parler de ce qui a occupé Paris ce mois-ci ; mais, hélas ! je me trouve comme le mois d’avant, et toujours de plus en plus, en face de la redoutable concurrence de la Gazette des Tribunaux. Ma rivale a même reçu un terrible renfort d’outre-Manche, et elle peut m’opposer non seulement des délits, mais des crimes. Comment lutter ? Avec des livres, il y a toujours de la ressource, et j’en connais qui parlent d’histoires à côté desquelles les récits de la cour d’assises paraissent fades. Justement j’en ai deux comme cela.
Avez-vous vu quelquefois un jardin s’étendre et étaler au soleil ses plates-bandes, ses espaliers, dans le voisinage de quelque arbre immense ? Celui qui le cultive, quand il remue le sol, ne fùt-ce que pour y semer des fleurs, voit bien souvent son outil se heurter contre un obstacle caché et reconnaît avec surprise quelque racine du
Étrange fascination de cet inépuisable sujet ! J’ai devant moi des contes, des romans, des poésies, tout un parterre d’œuvres nouvelles, — sans grande couleur peut-être, ni parfum bien vif, mais enfin « fleuronnant en leur plus verte nouveauté »
, — et pourtant je me sens entraîné invinciblement à examiner tout d’abord deux volumes qui sont l’un et l’autre des rejetons, — des repousses, dirait un paysan, — de l’arbre révolutionnaire. C’est là, du reste, le seul point de ressemblance entre les Mémoires de madame Elliott sur la Révolution française et les Mémoires sur Carnot publiés par son fils. Commençons par
Les Mémoires de madame Elliott viennent d’être traduits de l’anglais par M. le comte de Baillon, et n’ont été publiés en Angleterre qu’il y a quelques années. J’ai besoin de me le redire pour le croire, tant il me semblerait naturel de supposer que ce petit livre a paru en pleine Restauration. N’est-ce pas ainsi, en effet, qu’à cette époque toutes les personnes bien pensantes, graves ou légères, saintes ou pécheresses, venaient déposer contre cette grande accusée qu’on appelle la Révolution ?
Madame Elliott (Grace-Dalrymple) est née en 1765 d’une famille écossaise qui tenait d’assez près à la noblesse. Admirablement belle et mariée à l’âge de quinze ans à un vieillard, elle se sépara bientôt de son mari et devint la maîtresse du prince de Galles. Ce fut chez lui qu’elle fit la connaissance du duc d’Orléans, Philippe-Égalité, qui en devint fort épris et l’engagea à passer en France vers l’année 1786. Quand la Révolution éclata, la place qu’elle avait occupée un instant dans ce triste cœur appartenait à madame de Buffon, et madame Elliott avait accepté de bonne grâce le rôle d’amie qu’elle remplit avec constance
De cette femme livrée au sortir de l’enfance à une vie de dissipation et de plaisir, et qui fut la maîtresse des deux princes les plus dissolus de son temps, il ne faut attendre ni impartialité, ni point de vue élevé, ni même une intelligence bien nette des scènes qui l’entourent ; elle n’a qu’un mérite, c’est la sincérité complète, et tel est l’attrait de cette prestigieuse époque, que cela suffit. Il est vrai qu’elle a aussi le courage, qualité presque vulgaire en ce temps-là. Elle tend bravement au couteau sa tête ravissante, et si elle n’a pas su être sainte, elle est toute prête à devenir martyre. À voir tant de vies brillantes et frivoles qui se laissent
Pourtant, à la date du 2 septembre 1792, peu de femmes, qui se seraient trouvées par miracle à l’abri du danger, seraient rentrées volontairement et seules dans Paris, comme le fit madame Elliott, pour y chercher et sauver un proscrit dont elle ignorait même le nom. Toute cette aventure est racontée avec une simplicité parfaite qui en fait un petit drame très émouvant.Lavabis me et mundabor.
Madame Elliott ne voit la Révolution que par un côté très étroit, celui du Palais-Royal, et tout l’intérêt historique de son livre consiste dans l’impression très juste qu’elle donne du caractère du duc d’Orléans, — la seule chose qu’elle ait bien comprise dans la Révolution. Quoique restée son amie, elle ne sait faire valoir pour l’excuser que sa facilité à se laisser mener par son entourage, « Le prince était un homme de plaisir, dit-elle, qui ne pouvait supporter ni embarras, ni affaires d’aucun genre ; il ne lisait jamais et ne s’occupait que de son amusement. À cette époque, il était amoureux fou de madame de Buffon, la menait tous les jours promener en cabriolet et le soir à tous les spectacles. Le vrai malheur du prince fut d’être entouré d’ambitieux qui l’amenaient peu à peu à leurs desseins, lui montrant tout sous un jour favorable, et le tenant tellement en leur pouvoir, qu’il ne pouvait plus reculer. »
À la veille de la prise de la Bastille, madame Elliott nous le peint comme « très indécis »
, et plus tard, lorsqu’il est complètement compromis, elle dit : « Je suis sûre que, si le duc d’Orléans avait supposé que
Les Mémoires, qui s’arrêtent brusquement à la veille du 9 thermidor, contiennent le récit de la captivité de l’auteur pendant la Terreur, dans la prison de Versailles, et ensuite aux Carmes, où, elle est en bonne et nombreuse compagnie, — avec madame de Beauharnais, la future impératrice, entre autres.
Parmi les prisonniers se trouve le général Hoche, qui est bien accueilli par tout le monde, parce qu’il est « un très beau jeune homme, d’un air très militaire, très gai et très galant »
. Santerre y est aussi, et, grâce au lien du malheur commun, finit par être admis dans l’intimité de ces dames, qui vont jusqu’à le trouver « bon et inoffensif »
. En somme, l’on voit que, même en face de la mort et au milieu d’affreuses privations, ni la coquetterie ni la jalousie ne perdaient leurs droits, et l’on retrouve dans ces Mémoires comme dans tous les souvenirs de cette société intrépide et frivole, quelques-unes de ces anecdotes qui ont servi de prétexte à certains historiens de la Révolution, — à M. Louis Blanc, par-exemple, — pour représenter les prisons de la Terreur comme l’asile des plaisirs, et pour reprocher à la jeunesse
Les Mémoires sur Carnot sont écrits par son fils, et dédiés à ses petits-fils ; en d’autres mots, ils sont ce qu’on nomme dans le langage banal des revues un monument de pitié filiale. Les monuments littéraires de piété filiale ont le grave inconvénient de faire ressembler ce champ des morts qu’on appelle l’histoire à un cimetière réel, de l’encombrer d’inscriptions louangeuses, de nous donner, en un mot, des épitaphes au lieu de Mémoires, sans qu’on ose faire un reproche aux biographes de leur partialité. Quand un homme écrit sa propre vie, si peu sincère que soit sa plume, la vérité trouve, jusqu’à un certain point, son compte. S’il ne nous dit pas ce qu’il a été, il nous laisse voir ce qu’il eût voulu être, ou, tout « Quelquefois je n’ai point hésité à émettre, en les expliquant, sur certains personnages ou sur certains faits, des appréciations qui ne furent pas celles de Carnot. Nul n’est exempt de préventions n l’égard des
Il résulte de ces rectifications et de cette confusion d’opinions, que cet ouvrage nous offre le curieux spectacle d’un conventionnel ajusté à la mode de 1848, et d’un biographe de nos jours qui adopte jusqu’à un certain point le style emphatique et attendri particulier aux hommes vertueux et sensibles en l’an 1793. Pour conserver aux expressions leur véritable valeur, il faut les laisser à leur place et à leur date surtout : c’est rendre un homme politique presque ridicule de nos jours que de citer gravement comme preuve de la bonté de son cœur un droit de bienveillance inscrit par lui dans un projet de déclaration des droits, ou de définir ses opinions religieuses en transcrivant une pseudo-fatras sur l’Être suprême, tandis que ces mêmes choses, dites à la Convention par le collègue de Robespierre, semblent naturelles ou du moins ne font pas rire.
Nulle mémoire, du reste, ne devait moins gagner à une apologie que celle de Carnot, car aucune n’a été plus favorablement traitée par les partis.
En lui demandant davantage, ne craint-on pas de l’engager à revoir les pièces de ce grand procès ? Ne craint-on pas qu’elle ne se dise enfin que depuis ce gouvernement énergique, qui décapita la France pour l’empêcher d’être démembrée,
On le dirait vraiment à voir la singulière persistance avec laquelle on se plait à représenter les deux grands partis qui se sont combattus sur le terrain de la Révolution comme deux détachements d’une même armée, dont l’un, après avoir fourni quelques étapes, se serait laissé tomber sur la route de lassitude et de découragement,
Je ne saurais blâmer M. Carnot d’avoir adopté le point de vue qui suppose une direction unique chez tous les partis de la Révolution ; car il me semble y voir une pensée de conciliation, et j’aime à croire que chez lui la confusion n’est peut-être, après tout, que le désir de la fusion. On sent que, bien qu’il ait reçu en naissant un nom de conventionnel, en même temps que les « trois merlettes nageant » de son blason, il a reçu de la nature le don plus précieux d’une grande modération, et l’on se dit que, tout en proclamant bien haut que la mémoire de son père n’a pas besoin d’apologie et qu’il en accepte l’héritage sans restriction, il « l’esprit populaire ne voit la Révolution que dans les faits généraux, et sous tous ces faits généraux une seule chose : la liberté »
, et qu’il ajoute : « Alors les architectes successifs de ce grand édifice, ces hommes que les circonstances ont faits ennemis, forment à nos yeux un cortège unique ; ils nous apparaissent comme ces personnages des bas-reliefs antiques, marchant à la suite les uns des autres, la face tournée du même côté. Je me suis dit bien des fois qu’une histoire de la Révolution française écrite dans ce sentiment serait un bon livre. »
Je pense que ce serait là un livre dont l’esprit populaire auquel on en appelle, parce qu’il reste « étranger à la lutte des partis », pourrait seul se contenter, parce qu’il reste étranger aussi à la philosophie de l’histoire. J’admets, pour adopter la comparaison de M. Carnot, que la brillante théorie partie dès l’aurore de 89 a marché quelque temps avec un élan unanime vers un seul autel ; mais je n’oublie point que c’est après qu’elle l’eut embrassé, après qu’elle se fut déployée sous les divins portiques, que les sacrifices humains ont
Cette première portion des Mémoires sur Carnot dépasse de quelques jours seulement le 2 septembre 1792. À cette date funèbre la Révolution semble, pour ainsi dire, se bifurquer ; aussi suis-je toujours disposé à juger les écrivains qui traitent son histoire d’après leur manière d’envisager ces fatales journées de septembre. Si après avoir médit des images, j’osais m’en permettre une, je l’emprunterais à la langue de notre sport moderne, et je dirais que dans la grande course au clocher que fournissent les historiens révolutionnaires, c’est là l’obstacle où je les attends. Qu’ils rassemblent leur monture et le franchissent d’un bond, ou qu’ils s’y dérobent, l’épreuve est toujours significative. M. Carnot, et cela devait être, est de ceux qui croient que les massacres pourraient bien n’avoir été que l’œuvre de quelques scélérats seulement. « Si cette version était admise, il ne resterait plus à choisir qu’entre deux hypothèses : ou l’œuvre appartient à ceux qui ont voulu faire triompher la Révolution par la terreur, ou elle appartient aux adversaires de la Révolution qui ont voulu la compromettre par des excès. »
Pourquoi, à tant faire, ne pas admettre cette troisième hypothèse que l’œuvre fut le résultat
« Les principes de la Révolution, ajoute M. Carnot, ne sont pas plus responsables des meurtres de septembre que ceux de l’Évangile ne le sont de la Saint-Barthélemy. »
Sans doute ; mais il n’en est pas moins vrai que les grands crimes politiques se rattachent toujours à des principes, et qu’il faut être un moraliste bien superficiel pour n’y voir que les passions des partis. Les passions commettent les crimes, les principes qui les ont engendrés les adoptent et les exploitent, et par là même se rendent justement solidaires aux yeux de la postérité. Le principe qui est responsable de la Saint-Barthélemy, c’est le principe de l’unité religieuse, celui qui est responsable des massacres de septembre a parlé par la bouche de Carnot quand il a dit : « Il ne s’agit pas de savoir si ce qu’on a fait vous semble bien ou mal, mais si le peuple le voulait. »
Carnot, au moment du massacre des prisons, était absent, en mission à l’armée du Rhin, et il en a toujours parlé, dit son fils, avec horreur : « Il ne croyait pas que ces scènes eussent été délibérées et combinées, il ne croyait pas surtout, comme le disait Napoléon à Sainte-Hélène, qu’elles
À la bonne heure ! mais on aurait aimé à trouver dans ces souvenirs intimes quelques traces de cette horreur au moment même de l’attentat, un mot pour le flétrir publiquement, — moins que cela, une lettre confidentielle où il eût été déploré. On aura beau parler de la souveraineté du but, du devoir envers le pays, invoquer le souvenir du danger national, toujours en face d’une grande iniquité, la conscience demandera une grande protestation. Plutôt que de ne la pas faire, il s’est trouvé parfois des hommes qui ont préféré mourir. On a rappelé la Saint-Barthélemy : il ne faut pas oublier que la France garde la mémoire des plus éminents services avec moins de vénération et d’orgueil que le souvenir de la réponse d’un simple gouverneur de province qui refusa alors de s’associer au crime d’un gouvernement dont il approuvait cependant le principe. Si un jour la postérité pardonne à Chateaubriand ses vanités, son égoïsme et ses défections, ce sera moins à cause de son génie qu’en mémoire de sa démission indignée, écrite au lendemain de la mort du duc d’Enghien.
En résumé, malgré l’honnêteté et les travaux si « Dans les grandes circonstances, un homme médiocre peut devenir la voix d’un peuple, parce que c’est du peuple même qu’il reçoit l’inspiration. »
Si l’on réclame pour la nation l’honneur d’une collaboration dans une œuvre tout individuelle comme la composition de la Marseillaise, quelle part ne faut-il pas lui faire quand il s’agit de l’organisation de ses armées ?
Mais il faut terminer cette analyse, qui n’est déjà que trop longue, et quitter les grands morts, car il y a là des vivants, de tout petits vivants qui m’attendent. Les livres, comme les générations, se suivent et ne se ressemblent pas. Mais, avant de passer outre, reposons-nous un instant, et laissons à notre horizon le temps de se contracter jusqu’à n’embrasser que notre pauvre présent. Il serait trop difficile de passer immédiatement de la Révolution à Sylvie.
« Je veux jouir de ma mauvaise réputation. »
Je ne sais si M. Feydeau s’en sera dit autant, mais il est certain qu’il a eu toutes les satisfactions que pouvait espérer l’écrivain le plus compromis. Grâce à un premier scandale, ses productions subséquentes ont trouvé de nombreux lecteurs, et ceux-ci ont à leur tour contrant la critique de s’occuper d’ouvrages que, sans cette pression du dehors, elle eût probablement passé sous silence. Parler d’un livre, même pour en dire du mal, c’est, par le temps qui court, contribuer à son succès, si par succès on entend vente. Or je ne crois pas me tromper en disant que ces deux mots sont synonymes quand il s’agit de romans comme ceux de M. Feydeau. Ce ne sont pas ces livres-là qu’on écrit pour une idée. Aussi sens-je une grande répugnance à parler de Sylvie. Je me dis que tout en lapidant chacun jette une pierre qui élève d’autant le piédestal sur lequel se hissera un médiocre ouvrage. Mais que faire ? La critique, qui, d’après « Que voulez-vous ? je suis leur chef, il faut bien que je les suive. »
Pour le critique, cette condescendance n’est pas seulement, comme pour le chef de parti, une condition de popularité, elle est aussi un devoir. S’il semble inutile de discuter tout ce qui s’écrit, il est fort utile de discuter tout ce qui se lit. Dans le domaine de la fiction surtout, le nombre des lecteurs constitue presque toute l’importance d’un livre. Une idée nouvelle ou une théorie fausse, consignées dans une œuvre scientifique, peuvent exercer une grande influence, bien qu’un public très restreint en ait connaissance ; mais un roman en appelle toujours plus ou moins au suffrage universel. Jusqu’à présent, M. Feydeau n’a pas eu à se plaindre de ce mode d’élection où les votes se comptent et ne se pèsent pas ; examinons sa nouvelle candidature.
Sylvie il y a moins de talent et plus de moralité que dans Fanny, à la condition toutefois de ne donner à ces deux mots qu’une valeur relative. Mais, après avoir lu, on se demande quel but l’auteur s’est proposé. Il ne s’agit pas ici d’un but élevé ou moral, de réformer les mœurs, de corriger les abus ou de châtier les vices, toutes choses auxquelles le romancier peut pourtant légitimement aspirer, je parle au point de vue strictement littéraire. A-t-il voulu peindre des mœurs, des caractères ou des passions ? A-t-il cherché à faire rire, rêver ou pleurer ? Voici en quelques mots le roman, le lecteur en jugera :
M. Anselme Schanfara, le héros, qui a vingt-deux ans et vingt mille livres de rente, a le bonheur d’être « grand, bien fait, basané et net comme une pièce de vingt francs récemment frappée »
. Il abhorre « le bourgeois, le commun, le poncif, le convenu »
; et la preuve, c’est qu’il habite, rue de l’Ouest, une seule pièce qui a cent pieds de long sur soixante de large et trente de hauteur. Cette chambre de garçon est décorée comme un palais chinois, et la description du mobilier occupe plusieurs pages. Ce qui m’a le plus frappé dans ce long inventaire, ce que j’aimerais le mieux voir, c’est, à un bout de la chambre, « sur un trône à
. La postérité, si Sylvie arrive jusqu’à elle, se demandera si la cherté des loyers, dont nous nous plaignons tant, pouvait être bien réelle à une époque où les jeunes gens logeaient dans leurs chambres des Bouddhas gigantesques, des trônes à gradins, des « chimères à queue en volute aux yeux exorbitants »
, d’énormes volières, des singes, et des lits « où six personnes auraient pu dormir côte à côte »
.
Dans cet appartement, Anselme passe sa vie « vêtu d’une belle robe de satin jaune brodée qui lui cache les talons, et de pantalons bouffants en taffetas rose »
. Après s’être « parfumé de la tête aux pieds »
, il y déjeune de « cédrats, de confitures et de sucre candi, et passe tout son temps à fumer du tabac levantin dans une pipe droite à bouquin d’ambre »
. Les rares loisirs que lui laissent ces occupations sont consacrés à faire des vers, — loisirs bien employés, car un recueil de sonnets lui procure l’amour et la visite de Sylvie. Il devait être bien doux pour un excentrique d’être aimé de Sylvie, car elle a « de grands yeux verts bridés par un étrange sourire, des lèvres charmantes
. Pour mettre le comble à ces perfections, elle a le bras et le visage épilés, et elle joue parfaitement de la sic) »cithra. Sylvie est un être mystérieux qui ne veut ni se faire connaître ni se laisser deviner ; les initiales même de son nom sont un mystère pour son amant, car celui-ci, avant ramassé un de ses mouchoirs, trouve à l’un des angles, « délicatement brodé en soie bleue, un nez avec deux mains devant, dans l’attitude consacrée par les gamins pour se moquer des personnes »
. Mais l’excentricité de Sylvie n’est que jouée ; c’est au fond une femme très raisonnable, — à ce que dit M. Feydeau ; elle est veuve d’un médecin, elle a quarante mille livres de rente, et elle amène tout doucement M. Anselme Schanfara par l’amour, au mariage et à la vie bourgeoise.
Ajoutons, pour en finir, que cette fantaisie est revêtue d’un style mou, diffus et incorrect, qu’on excuserait à peine chez un auteur consciencieux, mais malhabile, qui aurait d’utiles vérités à exposer. M. Feydeau a eu soin de nous dire que son héros, malgré toute son excentricité, ne s’affranchissait « Il la prit par les épaules, et cacha sa face dans son chignon ! »
De deux choses l’une : ou Sylvie avait, comme Janus, une face qu’elle pouvait cacher dans son chignon, ou bien il y a là une promiscuité d’adjectifs possessifs vraiment déplorable.
Tout bien considéré, je crois que M. Feydeau a voulu faire rire. Si c’était là son ambition, on n’oserait dire qu’il a complètement échoué. On rit, mais d’une façon que l’auteur n’a certes pas prévue, de ce rire qui ne désarme pas. Aujourd’hui nous ne rions plus guère que de ce rire armé — armé, jusqu’aux dents, c’est le cas de le dire.
Voici pourtant un livre qui me donne un démenti que j’accepte avec plaisir. C’est Une Idylle de M. Nadaud. Dans ce petit volume de prose et de vers entremêlés, on ne trouve ni grandes passions, ni grandes théories, ni même une intrigue un peu embrouillée : mais il y a une donnée réellement plaisante, des mois très drôles qui ne sont point soulignés, et des aperçus comiques qui ont le grand mérite d’être plutôt indiqués que détaillés.
On suit en souriant les perplexités de deux jeunes époux parisiens pendant six mois, depuis le jour où ils arrivent dans leur petit domaine en pays perdu, résolus à y passer le reste de leur vie, jusqu’au fameux matin où, après avoir manqué quatre fois la patience de la Grande-Chartreuse, ils se décident à rentrer à Paris pour l’hiver. Leur vendange, leur grand dîner, leur première lessive, leurs démêlés avec les curés, l’ennuyeux et malveillant percepteur dont les premières visites leur sont odieuses, mais que dans leur isolement ils finissent par attendre avec impatience, la résolution du mari d’entreprendre une traduction d’Horace — cette dernière ressource du campagnard lettré — tout cela est décrit avec beaucoup de finesse. Les Parisiens, et il n’en manque pas qui se désolent de n’être pas propriétaires ruraux, pourront lire ce petit livre, et ils pourront même le lire en famille, car il est aussi honnête que gai. Honnête et gai ! ce sont là deux qualités précieuses : la dernière surtout devient si rare, que je me demande quelquefois si le sens comique ne s’est pas entièrement retiré de nous. Non seulement nous ne nous divertissons Vilain et sot ornement !
a dit Montaigne. Je n’en suis pas moins convaincu que le moment serait très favorable pour un écrivain réellement comique, et qu’un grand succès attend celui qui parviendra le premier à nous dérider. Dérider ! c’est-à-dire ôter les rides — les rides de l’esprit — rajeunir, en un mot ! Comment ne pas faire bon accueil à celui qui réussirait à cela ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’est pas encore venu.
Quand je lis les quelques livres qui ont la prétention d’être plaisants, et les critiques amies qui se prêtent à cette illusion, je songe involontairement à ces augures de M. Gérôme, qui ouvrent de si larges bouches en se regardant, et que le public examine si gravement. Plus d’une fois je suis allé chercher le comique dans les petits théâtres où, dit-on, il s’est réfugié, — faute de sel attique, je me serais arrangé de sel gaulois ; — mais, sauf de bien rares exceptions, je n’y ai pas trouvé la franche gaieté. J’y ai vu des acteurs, plus ou moins disgraciés, tirer habilement parti de leurs défauts physiques ; je les ai vus se parodier les uns les autres — l’imitation d’une imitation, — et je me suis dit : Si ces hommes avaient
me Émile de Girardin : œuvres complètes. — Sonnets et Poèmes, par M. Edmond Arnould.
Qui ne connaît cet état singulier de l’âme qui précède parfois le réveil et qui pourtant n’est déjà plus le sommeil, cet instant fugitif pendant lequel la vie des rêves, où l’on se sent toujours spectateur même au milieu des actions les plus violentes, s’oblitère peu à peu devant nos yeux fermés, tandis que la vie réelle n’a pas encore revêtu des formes précises ? Il semble alors que sur les tablettes merveilleuses du cerveau la fantaisie et la mémoire tracent en même temps, et en deux langues diverses, des caractères qui se mêlent confusément, et l’on sent le texte vivant de la réalité se débattre sous la vaine surcharge des songes. On dirait un de ces vieux manuscrits que nous a
À moins d’être un affreux égoïste, chacun de nous doit être heureux de se dire que, depuis un mois, il y a en France des milliers d’êtres qui éprouvent tous les matins ce pressentiment délicieux du bonheur, et que ce doux avant-coureur du réveil ne les trompe, pour ainsi dire, jamais. Allons regarder ensemble un de ces bienheureux dormeurs. Sa chambre est facile à trouver : elle est là-haut, — la moins bonne de la maison paternelle, la plus chaude en été, la plus froide en hiver. Cela doit être ; il y est si rarement, et sa famille a si peu tenu compte de lui dans son installation ! Nous y voilà ; je la reconnais aux objets qui décorent la cheminée : un couteau, des cailloux de formes excentriques, plusieurs bouts de ficelle, cinq toupies, un vieux nid d’oiseau vide depuis le printemps, et, sous un verre renversé, une chenille ou une araignée, martyre destinée à être apprivoisée. Voici le lit ; à ce lit, point de rideaux et peu de matelas ; mais qu’il y dort bien, ce jeune condamné ! Car c’est un condamné que cet enfant, — condamné à dix années de détention qui, vers la fin de la peine, se compliqueront des travaux forcés. Regardez-le, il rêve…, il rêve qu’il est dans la cour et qu’on lui a chipé…, non, pensums, quelle éternité de retenues se déroule devant lui… Mais soudain, voyez ce jeune visage s’illumine, la conscience que tout cela n’est qu’un rêve a pénétré jusque dans son profond sommeil de collégien… ; il se dresse avec anxiété sur son séant pour ressaisir la bienheureuse réalité, l’embrasse d’un seul regard, et se replonge avec félicité dans le sommeil. Il est à la maison, il peut se rendormir ! Carnot, dont je vous parlais le mois dernier, a fait, si je ne me trompe, une romance dont le refrain est : Que ne peut-on rêver toujours ! Si Carnot eût été un collégien au lieu d’être un conventionnel, il aurait su que le bonheur suprême ne consisterait pas à rêver toujours, mais bien à toujours se réveiller pour s’apercevoir toujours qu’on peut se rendormir impunément. Celui qui n’a pas rêvé pendant les vacances qu’il est au collège ne sait pas ce que le réveil peut apporter de joies.
Ajoutons que le moment est bon pour parler du collégien : il est à l’apogée de son bonheur, et désormais sa félicité ne pourra que décroître. Il est à peu près quitte des examens supplémentaires
À en juger d’après le discours prononcé au concours général par M. le ministre de l’instruction « Il importe surtout, a-t-il dit, d’habituer la jeunesse à la modération des sentiments et à la rectitude du jugement. Les choses purement littéraires exigent le goût, qui n’est, après tout, que la vraie mesure des perceptions de l’âme. »
Je ne suis pas bien sûr de comprendre parfaitement cette définition du goût ; mais, en tout cas, je crois pouvoir affirmer que c’est là un programme d’éducation bien difficile à exécuter. La modération dans les sentiments, la rectitude du jugement, le bon goût littéraire, la mesure, sont des qualités qu’on acquiert rarement sur les bancs du collège. Ceux qui sont destinés à les posséder un jour ne les acquièrent le plus souvent qu’à force de vivre, et les achètent, en général, fort cher au prix de tous les biens qui rendent la jeunesse si riche. Un pays dont les jeunes gens pourraient être doués de cette étrange maturité offrirait un curieux spectacle. Pour se compléter, on le verrait peut-être chercher dans quelque monstrueux renversement de l’ordre naturel les éléments de vie sans lesquels une nation devrait s’éteindre. Après avoir substitué dans la jeunesse la modération des sentiments à l’ardeur, et la rectitude
« On ne crée pas des hommes, a dit fort justement M. le ministre, en s’adressant seulement à la sensibilité et à l’imagination des enfants. »
Rien de plus vrai, assurément ; on se demande seulement si l’écueil qu’on signale est bien celui contre lequel il était le plus urgent de mettre l’Université en garde. En voyant la jeunesse qui sort de ses mains, en voyant surtout la dernière génération d’hommes qu’elle a livrée toute faite à la France, il est permis de douter qu’il y ait le moindre danger à la laisser libre de passionner, si elle le peut, les enfants encore assis sur les bancs de ses collèges. Craint-on sérieusement qu’elle n’abuse de son influence pour les enflammer d’un zèle indiscret et d’un enthousiasme dangereux pour les choses que la jeunesse aime, ou aimait, d’instinct ?
En attendant, les collégiens sont heureux, et c’est là ce que je trouve de plus consolant à constater dans le mois qui vient de s’écouler. Quand celui où nous sommes tirera à sa fin, dans la petite chambre que nous avons visitée, et dans des
Ce n’est pas seulement aux écoliers qu’on a distribué des prix, comme chacun sait. Depuis tantôt trois semaines, nous sommes en plein mois de fructidor d’après le calendrier républicain, et à voir ce qui se passe, l’on serait vraiment tenté de croire que nos pères, en lui donnant ce nom, avaient prévu l’emploi que nous en ferions. N’est-ce pas la saison, en effet, où les dévouements de tout genre recueillent le fruit de leurs peines ? Tout rapporte aujourd’hui, jusqu’aux choses qui, par leur nature, semblent le plus devoir être gratuites.
Paris, — l’ingrat Paris, — se complaît depuis quelque temps dans une idée qui lui cause une satisfaction singulière. Il se flatte qu’on ne l’embellira plus. On le lui a pour ainsi dire promis, à ce qu’il prétend. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il a reçu son dernier boulevard avec cette joie tempérée qui accueille, en général, les nouveau-nés dans une famille déjà nombreuse, et que tous ceux qui ont voulu le persuader de son bonheur à force d’histoire romaine y ont perdu leur latin. Même quand on lui a fait valoir comme argument irrésistible que tout ce dont il se plaignait n’était er, il a répondu irrévérencieusement que, si nous nous croyions obligés de mener à bonne fin tous les projets enfantés par ce fécond cerveau, cela pourrait nous mener très loin, — bien au-delà de la plaine de Monceaux. On a été jusqu’à prétendre que si le chemin de fer de la rue Saint-Lazare eût existé de son temps, l’empereur Napoléon Ier eût attaché beaucoup moins de prix à un projet qui avait surtout pour but de relier la grande route du Havre avec le centre de Paris. Quoi qu’il en soit, tout cela prouve, une fois de plus, qu’il faut savoir mettre de la modération jusque dans ses bienfaits.
Se ingrati non ci vuoi, Modera, Augusto, i benefizi tuoi,
a dit quelque part le poète Métastase. Aujourd’hui, c’est de l’eau — de la belle eau claire — qu’on promet au Parisien ; mais il est en défiance, et il se dit qu’il en sera de la belle eau comme des trop belles maisons, qu’on la fera passer dans des tuyaux d’or, et qu’il lui faudra la payer vingt sous le litre. À vrai dire, l’équilibre de son budget est devenu son idée fixe, et joindre les deux bouts son éternel problème. Quant aux deux bouts du boulevard
La moindre réflexion fait justice des arguments de ces optimistes qui assurent que les loyers baisseront, tout en affirmant que la ville a retiré de ses travaux un boni de vingt millions. Ces deux propositions se contredisent. Si la ville a bénéficié, c’est probablement sur la revente des terrains ; or le prix des terrains règle le prix de revient des maisons qu’on y bâtit, et ce prix de revient, à son tour, sert de base à celui des loyers. Les constructeurs des belles maisons que nous voyons s’élever tous les jours ne gagnent pas plus que leurs pareils ne gagnaient il y a vingt ans ; seulement il faut qu’ils retrouvent, sous forme de loyers, les vingt millions que l’administration municipale est si fière d’avoir réalisés. On est presque honteux d’avoir à redire des vérités si évidentes ; mais il est important d’ôter au Parisien ses espérances income tax, grâce à l’absence de tout revenu.
Il y a bien des livres nouveaux, mais je n’en vois aucun dont le mérite doive m’empêcher de m’occuper aujourd’hui d’une publication qui, tout en portant le millésime de 1861, ne renferme rien qui ne soit déjà connu du public. Je veux parler des Œuvres complètes de madame Émile de Girardin, d’un écrivain qui a abordé tour à tour Lettres parisiennes, — atteint une supériorité qui fait encore aujourd’hui le désespoir de ceux qui ont tenté de lui succéder.
Ce titre même d’Œuvres complètes m’attire irrésistiblement. Il dit si bien : Occupez-vous de moi une dernière fois ; je ne vous importunerai ni ne vous charmerai plus désormais ; jugez-moi sans crainte : aucune œuvre future ne viendra vous forcer à rougir de vos éloges, ou vous faire repentir de vos critiques. Et puis, le dirai-je ? ces six gros volumes, écrits par une femme belle, spirituelle, entourée, me semblent un véritable monument de vaillance. Ils représentent, comme résolution et comme privations, vingt-cinq volumes, au moins, de littérature masculine. Un homme de lettres écrit comme un laboureur bêche, comme un maçon bâtit, aux heures de travail ; mais une femme, quand elle écrit, sauf de bien rares exceptions, écrit dans ses heures de loisir, et sa littérature se fait, comme les leçons d’agrément au collège, pendant la récréation. Toute femme vient au monde avec son temps pris, sinon occupé. Elle doit, avant tout, rendre à César ce qui appartient à César : or César pour elle est un être multiple
Je me sens donc un grand attrait, je ne le cache pas, pour la mémoire de madame Émile de Girardin. Je lui sais gré, non seulement de ce qu’elle a été, mais aussi de ce qu’elle n’a pas voulu être. Il s’agit, en ceci, moins de l’écrivain que de la femme, que je n’ai jamais connue, mais que je juge d’après sa vie et ses écrits. Quelle femme sembla jamais plus fatalement prédestinée à être une intrigante prétentieuse et ridicule ? Et pourtant, que voyons-nous du jour où elle put librement choisir une ligne ? Une vie simple et laborieuse, un talent ferme, précis, où l’esprit domine mais où le bon sens marche presque de pair avec l’esprit, des amitiés restées fidèles par-delà le tombeau, enfin, près de mille pages brillantes et satiriques de peinture contemporaine, où l’on ne
Quand madame de Girardin, qui était alors Delphine Gay, parut dans le monde de la Restauration, — c’était vers 1821, et elle avait dix-sept ans, — sa mère la conduisait par la main. Madame Gay avait été une femme de plaisir d’abord, et elle avait brillé sous le Directoire, en seconde ligne après mesdames Tallien, de Beauharnais et Récamier ; c’était une femme de lettres aussi, dont les romans médiocres sont à peu près oubliés aujourd’hui ; c’était une femme d’esprit, enfin, et surtout une femme d’ambition. Ambitieuse pour sa fille qu’elle vantait partout bruyamment, sans être retenue par cette pudeur du cœur qui empêche les délicats de louer ce qui leur tient de trop près, elle passait sa vie à lui préparer des triomphes de salon et des ovations théâtrales. Chez les duchesses du faubourg Saint-Germain, à l’Abbaye-aux-Bois, partout où était la mode, la jeune Delphine disait ses vers, et madame Gay quêtait des éloges avec une effronterie toute maternelle. À Rome, l’ambassadeur de France lui-même organisait pour cette « Muse de la patrie »
J’ai rendu justice au caractère, je voudrais maintenant analyser les œuvres. La tâche me semble facile, tant il y a d’unité dans ce talent, que sa souplesse a pu autoriser à tenter des genres très variés, mais qui ne trouva sa véritable forme que dans les Lettres parisiennes du vicomte de Launay. Dans le drame, dans le roman et jusque dans la poésie, c’est toujours ce même esprit essentiellement français, net, brillant et un peu positif, chez lequel l’observation l’emporte sur l’imagination, et l’ironie sur l’enthousiasme. C’est assez dire que je fais peu de cas des vers et des tragédies de madame Émile de Girardin. Elle n’avait ni la simplicité de pensée qu’il faut au poète, ni le souffle puissant et soutenu que demandent les œuvres tragiques. Elle débuta par les vers, comme cela est naturel quand on débute à seize ans. C’est déjà beaucoup à cet âge que de trouver une forme correcte et aimable ; que serait-ce s’il fallait, en outre, chercher ce fond solide que demande la prose ? Heureux les jeunes écrivains qui font ainsi leurs premiers pas sur les terrains nuageux de la poésie, où ils laissent de si vagues empreintes ! Quand vient le temps de la
Cléopâtre et Judith sont des tragédies, et, qui pis est, des tragédies qui se ressentent encore des leçons, déjà bien lointaines pourtant, de Soumet. Malgré quelques passages lyriques d’une réelle beauté dans Cléopâtre, elles prouvent que l’auteur, même avec le secours si puissant de mademoiselle Rachel, n’avait pas ce qu’il faut pour conjurer la défaveur qui s’attache aujourd’hui à ce genre formidable. Quand donc nos écrivains s’affranchiront-ils de cette redevance de bois mort que chacun à son tour croit devoir payer, dans le vain espoir de faire bouillir la chaudière où doit se rajeunir le vieil Éson tragique ?
Parmi les autres pièces du répertoire de madame Émile de Girardin, les plus importantes sont : l’École des journalistes et Lady Tartufe. La première, comédie assez médiocre en cinq actes et en vers, reçue à l’unanimité par le comité du Théâtre-Français, ne fut jamais représentée, la « comment le journalisme renverse la société en détruisant toutes ses religions »
. L’entreprise était au moins singulière pour la femme du rédacteur en chef d’un journal important. Il est toujours pénible de voir un écrivain attaquer la liberté de la presse, même dans ses abus : assez d’autres se chargent de ce soin, et elle n’a déjà que trop à faire pour se défendre contre ceux qui ne savent pas écrire. Quelques années plus tard, on verra ce même écrivain sous le nom de vicomte de Launay, expliquer son silence-volontaire par l’impossibilité d’écrire « du jour où la liberté, qui est un droit, n’a plus été qu’une tolérance »
. Mais on était alors en 1855, et les journalistes se trouvaient à une bien rude école !
Lady Tartufe est une comédie en cinq actes, et en prose, dont le succès a été très contesté. Le public l’a fort applaudie, mais la critique y a
La comédie de mœurs surtout devait être parfaitement dans ses aptitudes, et il y a tout lieu de croire qu’avec un peu plus d’expérience elle y eût excellé. Le grand défaut de la pièce de Lady Tartufe me paraît le titre, que M. Théophile Gautier, dans son introduction, trouve pourtant heureux et hardi. Hardi, oui ; mais heureux, non. Outre qu’il n’est pas sage de provoquer la comparaison avec un chef-d’œuvre, on sent que ce titre imprudent a entraîné l’auteur dans toutes les fautes qui déparent sa pièce. Je ne vois qu’une maladresse qui serait plus grande que de faire de Tartufe une femme, ce serait de transformer Célimène en homme ! On ne transpose pas impunément les défauts d’un sexe dans l’autre. Par le titre qu’elle avait choisi, madame de Girardin s’était condamnée à un dénouement qui fit pendant avec celui de Molière, et elle n’a pas reculé devant cette difficulté.
Quant à la Joie fait peur, c’est un petit acte qui est encore au répertoire et dont le titre dit le sujet. Il s’agit d’apprendre avec précaution à une mère que son fils qu’elle croit mort est vivant. C’est un point d’orgue entre la douleur et la joie, pendant lequel l’auteur exécute ses plus délicates fioritures. Jamais si charmante comédie ne fut taillée dans si peu d’étoffe. Enfin, le Chapeau d’un horloger, une des dernières œuvres de cette plume souple et brillante, est une bouffonnerie qui fait rire. Je ne crois pas commettre de pléonasme en m’exprimant ainsi. Le rire ne répond pas toujours
En examinant les œuvres de madame Émile de Girardin, on ne sent pas la nécessité de séparer ses romans des feuilletons hebdomadaires qu’elle écrivait dans la Presse sous le pseudonyme de vicomte de Launay. Romans et nouvelles ne sont, en effet, que des chroniques parisiennes sur une plus grande échelle. Dans ses fictions si étincelantes, si parées et parfumées de toutes les fleurs de l’esprit, on étouffe au bout d’une demi-heure de lecture, comme dans une salle de bal ; on voudrait à tout prix y faire entrer de l’air et regarder au dehors, dans la campagne, où sont les œuvres de Dieu, ou même dans la rue sombre et triste où
Tout homme a vu le mur qui borne son esprit,
a dit Alfred de Vigny. Le mur qui bornait l’esprit si brillant de madame de Girardin, c’est le mur des fortifications. Elle ne le franchit presque jamais. Dans Marguerite, dans le Marquis de Pontanges, dans le Lorgnon, dans Il ne faut pas jouer avec la douleur, ses héroïnes sont toutes des veuves — des veuves, c’est-à-dire des Parisiennes à l’état de perfection. Aussi, comme elles pratiquent bien le cumul du cœur, la polyandrie morale — passez-moi le mot — si chère aux Parisiennes ! les Deux Amours, sous-titre du roman de Marguerite, pourrait servir à presque toute la collection. Et les héros ! comme ils sont bien mis, séduisants et surtout séducteurs ! Et comme ils sont ridicules aujourd’hui qu’ils ont vieilli, et que leurs habits ne sont plus de mode ! Les lois morales qui gouvernent ces personnages sont assez mal définies ; c’est la coutume de Paris qui régit le pays si élégamment réaliste qu’ils habitent ; aussi le lecteur est-il souvent tenté de se féliciter de ce que la bonne société est si peu nombreuse.
« un mauvais bas-bleu éclaboussé de sang ! »
Ne lui parlez même pas d’un autre peuple que le sien, il vous répondrait volontiers en ôtant son masque viril : « Je suis femme et Parisienne, et rien de ce qui est étranger ne me paraît tout à fait humain. »
Les Lettres parisiennes seront le vrai titre de madame de Girardin aux yeux de la postérité ; — car elles iront à la postérité, ces causeries charmantes, n’en déplaise à messieurs les faiseurs de gros livres. Quoi qu’on dise, le temps épargne souvent ce qu’on a fait sans lui, et de même que nous lisons à un siècle de distance, avec un charme toujours nouveau, les comptes rendus de Salons de l’improvisateur Diderot, nos petits-neveux
J’ai commencé par le collège, et, avant de finir, je voudrais y retourner un instant, — ne crains rien, lecteur, je ne t’y laisserai pas, — pour parler d’un livre composé, pour ainsi dire, à l’ombre de ses murs, et malgré son influence. Il s’agit d’un volume de Sonnets et Poèmes, par M. Edmond Arnould. M. Arnould est mort, il y a huit mois à peine, professeur de littérature étrangère à la Faculté des lettres de Paris, et c’est après sa mort seulement que son talent de poète a été connu, même des amis qui le voyaient le plus souvent et qui appréciaient le plus son savoir. Dans une préface placée en tête de ce recueil, M. Saint-Marc-Girardin a retracé en quelques pages la vie de ce poète qui se cachait derrière le professeur. Cette vie me paraît singulièrement belle par sa simplicité même. Être obligé à dix-sept ans de se faire maître d’études dans un collège de petite ville,
En vain nous vieillissons, la terre est toujours belle, En hiver sous la neige, au printemps sous les fleurs, Sous sa robe d’automne aux changeantes couleurs, Sous sa couronne d’or que l’été renouvelle. Fière des sucs puissants qui gonflent sa mamelle, Elle semble nous dire, insensible à nos pleurs, Que rien ne dure en nous, excepté nos douleurs, Que nous allons mourir et qu’elle est immortelle. Dans le nombre des jours, un jour pourtant viendra, Jour fatal où la vie en ses flancs s’éteindra, Où rien ne sera plus de ses œuvres fécondes, Si ce n’est cet essaim par la mort dispersé, Ces atomes chétifs, ces riens, plutôt ces mondes, Qui ne pouvaient périr puisqu’ils avaient pensé !
Ces vers sont à la fois un bon sonnet et une belle profession de foi spiritualiste. Mais je ne sais pourquoi je me laisse aller à la mode, trop générale aujourd’hui, de chercher un dogme dans toute poésie. Quelles que soient les tendances de l’homme — et celles de M. Arnould ne sont pas douteuses — toujours on verra le poète se montrer tour à tour panthéiste et spiritualiste, car panthéisme et spiritualisme seront pour lui deux faces de l’inspiration poétique : l’amour de la nature et la soif de l’inconnu. Panthéiste aux heures d’enivrement et d’exaltation, on le retrouvera
Valvèdre de G. Sand.
Voici le moment de la migration annuelle des peuples. Ils viennent du Nord, ils viennent du Midi, ils traversent tous Paris. Les Parisiens, plus nombreux qu’on ne veut bien le dire, qui se trouvent chez eux, regardent passer le flot, sans s’y mêler, avec une sorte de curiosité hostile. Cette foule inconnue leur semble occuper la place de leur société dispersée, de leurs amis plus heureux qui sont allés se parer ailleurs, eux aussi, de ce beau titre d’étranger dont notre civilisation moderne a si singulièrement altéré la signification. Jadis, un étranger, c’était un infortuné qu’on plaignait et qu’on recueillait ; aujourd’hui, c’est, un heureux qu’on envie et qu’on exploite. C’est impedimenta de la vie, il les a laissés là-bas dans sa patrie, avec le travail, la prudence et l’économie. Ils le ressaisiront un jour, mais pour le moment ils sont oubliés. En sa qualité d’étranger, il n’a qu’un devoir : employer son temps et jeter son argent. Cela n’est pas difficile à Paris.
Ce qui me désole, c’est de voir le Parisien ne tirer aucun parti de ces relations passagères qui pourraient lui être si utiles. Dans un mois le flot se sera écoulé, ne laissant après lui qu’un peu d’or. En retour de tout ce qu’il aura appris, l’étranger n’aura rien enseigné, car on ne lui aura rien demandé. Le Parisien voit passer la foule bigarrée sans l’interroger : que peuvent-ils lui apprendre, ces barbares, qu’il ne croie déjà savoir ? Il se dit que c’est bien assez, si ce n’est trop, que de répondre à leurs questions. Il se bornera donc à enregistrer officiellement dans ses journaux que Paris est la cité hospitalière par excellence, la
Quelques chroniqueurs plus ambitieux iront même jusqu’à reproduire la phrase sacramentelle sur la « capitale de l’intelligence, où les hommes distingués de tous les pays retrouvent une commune patrie »
, quitte à se dire entre eux que Paris est infesté d’étrangers, et que les boulevards en sont empoisonnés. Ce serait peut-être le cas d’analyser ce lieu commun, et de se demander en quoi consiste la cordialité de notre accueil. Sans doute les étrangers en France ne sont soumis à aucune vexation dont les nationaux soient exempts, et il est assez rare que la police use de son droit de les expulser sommairement. Le gouvernement exerce à leur égard une sollicitude un peu plus vigilante peut-être, voilà tout ! Mais cette absence de persécution constitue-t-elle un titre à leur reconnaissance ? L’hospitalité qui se borne à ouvrir l’accès de nos monuments publics, de nos hôtels garnis et de nos théâtres, doit-elle nous rendre si fiers, et ne ressemble-t-elle pas un peu à celle qui écrit sur la porte de certaines boutiques : Entrée libre ?
L’étranger, lui, ne se fait pas faute d’interroger. Aussi que d’embarras il cause à tous les l’Oncle Tom ? — Que sais je ? ils lisent autre chose, ou ils ne lisent rien. Et puis, à vous dire franchement, on n’aime guère les Américains chez nous. Le Parisien prétend, à tort ou à raison, qu’un Américain ressemble toujours plus ou moins à un Anglais. — Mais enfin, qu’est-ce qui préoccupe les Parisiens dans ce moment-ci ? » Je crois que, s’il eût répondu franchement,
Puisque nous parlons des rapports internationaux, félicitons-nous en passant de la modification qu’ont subie, depuis le 1er octobre, nos relations
Je veux seulement dire que les discussions qui ont eu lieu en même temps dans les deux pays, sur les mêmes sujets, ont fourni aux observateurs attentifs une occasion d’étudier la façon assez différente dont deux grandes nations, également civilisées, entendent cette importante question de la répression du crime. Dans ces débats, le caractère national s’est révélé souvent, de part et d’autre, d’une façon assez piquante. Le Français, justement fier de son Code Napoléon, et toujours disposé à croire que tout ce qui lui appartient est parfait, jusqu’au moment où il le déclare détestable, s’est égayé aux dépens de la méticuleuse justice britannique, qui paraît redouter surtout que l’accusé ne lui révèle ce qu’il a intérêt à cacher et qui ne veut s’éclairer que dans les limites qu’elle s’est tracées à elle-même. On a trouvé plaisant, dans un procès récent, de voir la victime condamnée à la prison parce qu’elle refusait de se plaindre, et l’on s’est émerveillé de l’hésitation qu’éprouve la société anglaise à poursuivre en son propre nom la punition du crime. Mais aucun journal français, que je sache, n’a fait ressortir la véritable grandeur que les mœurs judiciaires,
Tout cela eût pu être utile à signaler ; mais le Français, le mieux partagé, selon lui, de tous les peuples sous le rapport de l’organisation judiciaire, Grand Jury est battue en brèche de tous côtés, et l’on semble disposé à lui substituer dans la machine judiciaire un rouage nouveau qui rappellerait l’action plus éclairée de nos juges d’instruction. L’idée, mise en avant par certains publicistes, de l’établissement en Angleterre d’un ministère public dans le genre du nôtre, soulève plus d’opposition. Tout en reconnaissant la force de répression que cette institution confère à la société chez nous, tout en admettant l’impuissance de la loi anglaise vis-à-vis de certains délits, le génie national répugne à la naturalisation en Angleterre de l’accusation publique sous la forme qu’elle revêt en France. On peut être assuré que si jamais un ministère public est introduit dans la législation anglaise, ses privilèges seront strictement définis, et son zèle contenu dans d’étroites limites.
Il est effrayant de penser que cette crainte excessive de voir le crime échapper au châtiment pourrait bien fournir l’explication de certains verdicts bizarres que rend parfois le jury français. Ces circonstances atténuantes, dont on accorde le bénéfice à des hommes condamnés pour des crimes atroces, ne sont-elles pas inventées pour apaiser un doute horrible dans l’esprit des jurés ? Ne doit-on pas y lire la crainte de commettre une injustice irréparable ? C’est sans doute une déplorable faiblesse que de chercher à mettre sa conscience en repos en rendant un verdict qui a pour résultat de condamner un peu un innocent ou de protéger un peu un coupable ; mais les jurés sont souvent des hommes faibles, et de pareils faits se reproduiraient plus rarement si nos présidents de cours d’assises empruntaient une habitude à la jurisprudence de nos voisins. Quand le juge anglais adresse ses dernières recommandations au jury, avant que celui-ci se retire pour délibérer, il est bien rare qu’il ne lui rappelle pas que le plus léger doute sur la culpabilité de l’accusé doit le faire acquitter.
Mais sur aucun point peut-être les deux peuples ne diffèrent autant que dans la manière dont Res judicata pro veritate habetur.
Laissons là la justice et l’Angleterre, mais quittons-les comme de bonnes amies, en nous faisant raccompagner par elles jusqu’au seuil d’un tout autre sujet. Justement, j’ai à raconter une histoire à propos d’un jurisconsulte éminent, lord Campbell, dont les journaux anglais ont annoncé la mort il y a cinq mois à peine. Il est Valvèdre.
Voici l’histoire en peu de mots. Il y a soixante ans environ, le jeune Campbell, alors âgé de vingt ans, arrivait à Londres sans fortune, sans grandes connaissances littéraires, et trouvait pourtant moyen de se faire attacher à un journal en qualité de critique des théâtres. On raconte qu’étant allé un soir voir jouer un drame de Shakespeare, — espérons que c’était un des moins connus, — il crut avoir assisté à une première représentation, et qu’il rendit compte le lendemain dans son journal de la pièce nouvelle. Il reconnut beaucoup de talent à l’auteur, prédit qu’il irait loin, et le loua surtout d’avoir si bien retrouvé le beau style du grand siècle d’Elisabeth. C’était certes montrer son ignorance, mais c’était en même temps, on l’avouera, faire preuve de perspicacité. Eh bien ! depuis que j’ai lu cette
Il est bien difficile d’isoler une œuvre nouvelle des productions précédentes du même auteur. Comment, par exemple, prononcer le nom de George Sand sans se rappeler à l’instant ces pages éloquentes, ces doctrines pernicieuses, ces récits admirables, ces déclamations pédantes qui nous ont charmés et révoltés tour à tour, et dont le
Ce que je voudrais trouver, je le répète, c’est un homme intelligent qui n’aurait jamais entendu Lélia, afin de lui faire lire Valvèdre et avoir son opinion. À force de penser à ce critique imaginaire, il me semble parfois que je l’ai créé ; je l’interroge, et voici à peu près ce qu’il me répond :
« Valvèdre est une œuvre remarquable dont la donnée première est très morale, mais dont l’exécution est déshonnête. L’auteur, il est vrai, définit la passion comme un égoïsme qui devient son propre châtiment, mais il en étudie les côtés les plus matériels avec un cynisme minutieux. Ce doit être un vieux garçon, mauvais sujet et méthodique, libertin et sermonneur, comme tant de vieux garçons. J’ai reconnu cela tout de suite à sa complète ignorance des délicatesses de la vie de famille, et je ne me suis pas laissé prendre un instant à sa préface adressée à son fils. Un père ne dédie pas à son fils un ouvrage consacré à l’analyse de la passion, même lorsqu’elle y est condamnée en dernier ressort ; car il conserve vis-à-vis de cet homme, qui sera toujours son enfant, une sorte de pudeur féminine. Cette préface est une première faute contre le bon goût, qui m’a choqué tout d’abord ; mais il y en a bien d’autres dans ce volume ! L’auteur de Valvèdre est un conteur incomparable et parfois un moraliste éloquent, quand il évite la Valvèdre. Je sais bien qu’un romancier se compose précisément d’un conteur doublé d’un moraliste, et qu’en reconnaissant ces deux qualités à George Sand je parais me contredire en lui refusant le titre de romancier. Je m’explique : un romancier doit être à la fois un moraliste et un conteur ; George Sand est l’un et l’autre, mais tour à tour. Ce sont deux rôles qu’il prend et qu’il quitte successivement sans faire la moindre illusion au lecteur. Après un récit écrit en style si simple et si limpide, que pour trouver quelque chose qui en approche il faut remonter au langage si admirable des légendes populaires, résultat de la collaboration involontaire de générations successives ; après un récit, dis-je, simple et beau comme un conte de fées, il endosse tout à coup la robe de docteur, et dans la bouche de n’importe qui, à propos de n’importe quoi, dans la situation la moins naturelle, il met une longue théorie sur la nature, l’art ou la science. Dans ces dissertations intempestives, le cœur humain est quelquefois analysé de main de maître, mais l’art du romancier est absent. Valvèdre. On ne serait pas exposé alors à voir un jeune homme de vingt-trois ans dire à un camarade du même âge, à propos d’un juif que celui-ci a rencontré par hasard dans une auberge : « L’israélite le plus insignifiant a toujours en lui quelque
Et ainsi de suite pendant deux pages !
« L’esprit est un don que bien des gens affectent de dédaigner aujourd’hui, croyant peut-être par là faire preuve de modestie ; et pourtant la moindre parcelle de cette qualité, si dépréciée et si rare à la fois, aurait préservé l’auteur de Valvèdre de fautes de ce genre. Tout le volume en fourmille, et l’on pourrait facilement en trouver des exemples bien plus frappants encore que celui que je viens de citer. Ainsi, dans une des situations les plus poignantes du livre, au moment où le poète, l’amoureux, l’homme passionné par excellence, vient d’entendre le mari de la femme qu’il aime tracer de celle-ci un portrait outrageant et dédaigneux, voici comment s’exhalent son indignation et son amour : « Que n’étais-je en face de lui, et seul avec lui, tout à l’heure ! Sais-tu ce que je lui aurais dit ? — Vous ne savez rien de la femme, vous qui voulez lui tracer un rôle conforme à vos systèmes, à vos goûts et à vos habitudes. Vous ne vous faites aucune
leibnitzien, je le vois de reste, et vous prétendez que la vertu consiste à concourir au perfectionnement des choses humaines par la connaissance des choses divines. Soit ! vous prenez Dieu pour type absolu, et de même qu’il produit et règle l’éternelle activité, vous voulez que l’homme crée et ordonne sans cesse la prospérité de son milieu par un travail sans relâche ! »Vous êtes leibnitzien me paraît superbe ! et je suis convaincu que M. de Valvèdre, qui est un savant, aurait compris et ressenti vivement l’outrage ; mais que penser de cette apostrophe pédante dans la bouche de l’homme auquel l’auteur reproche surtout son dédain pour la science ? Tranchons le mot, ce poète amoureux, qui sait parfois être très éloquent, parle ce jour-là comme un petit cuistre ; mais il fallait que l’auteur plaçât sa tirade ; c’est le poète qui a eu le malheur d’être pris pour porte-voix ; tant pis pour lui !
« J’ai dit que ce roman était déshonnête dans la forme, et je ne me rétracte pas. Il ne contient ni peintures licencieuses, ni doctrines immorales, et pourtant il me semble qu’il est telle œuvre d’un écrivain franchement grossier qui choquerait Valvèdre était encore dans l’âge où l’on reçoit ses inspirations du dehors, je le soupçonnerais d’avoir trop lu les ouvrages de M. Michelet, qui me semblent avoir déteint sur lui. Tenez ! reprenez toutes ces analyses savantes, ces livres pleins de passion parlée où la vie n’est pas, et qui semblent écrits par des vieillards attardés pour des adolescents impatients, et rendez-moi les vieilles histoires d’amour d’autrefois, les femmes qui ne savaient ce qu’elles faisaient, et les fautes involontaires ! Qu’elles me paraissent saines et morales auprès
Il fallait bien être un critique candide et naïf comme celui que j’ai évoqué pour se permettre des vérités comme celles-là. Pour mon compte, je n’aurais osé les dire à l’auteur de la Mare au diable et de François le Champi.
Je n’ai point l’intention de rendre compte en détail du roman de Valvèdre. Ceux qui me lisent l’auront sans doute lu, et pour ceux qui ne le connaissent pas, peu de mots suffiront. Un tout jeune homme, Francis Valigny, atteint de ce qu’on a nommé la maladie du siècle, l’ennui, le doute, l’orgueil, croyant à la fatalité, pressentant et appelant la passion, rencontre une femme belle, romanesque, ennuyée, avide d’émotions, qui, d’un seul regard, fait de lui son esclave. Cette femme, c’est madame Valvèdre. Mariée depuis dix ans à un mari qu’elle a aimé éperdument, et pour qui elle conservera jusqu’à la fin, et presque à son insu, un amour mêlé de dépit, elle se croit dégagée envers lui, parce qu’il a compris le mariage autrement qu’elle. Après la première ivresse de la passion, il n’a pas voulu s’associer « à son rêve d’un bonheur puéril et d’impossible durée, tout d’extase et de
. Ce rêve, elle espérera le réaliser avec le jeune Francis, qui a la même ambition d’éterniser la passion. Elle trouve en lui son pareil. partage, de caresses et d’exclamations, « Nous sommes, lui dit-il, deux êtres emportés, passionnés, impossibles pour les autres, mais nécessaires l’un à l’autre comme l’éclair à la foudre. Nous nous dévorerons sur le même brasier ; c’est notre vie !… Va ! nous sommes de la race des poètes, c’est-à-dire nés pour souffrir et pour nous consumer dans la soif d’un idéal qui n’est pas de ce monde. Nous ne le saisirons donc pas à toute heure, mais nous ne cesserons pas d’y aspirer ; nous le rêverons sans cesse, et nous l’étreindrons quelquefois. »
Elle abandonne tout pour le suivre : mari, enfants, fortune, patrie ; mais, plus romanesque que passionnée, cette femme, qui n’a su être ni épouse, ni mère, ni même amante, — car elle trace à cet amour, auquel elle a tant sacrifié, des limites invraisemblables, — s’éteint minée par l’ennui et la tristesse… Elle meurt entre l’amant qu’elle a cru adorer et le mari qu’elle a cru haïr. Celui-ci arrive juste à temps pour pardonner, et pour déposséder son malheureux rival du dernier regard de celle qu’il a si follement aimée.
Le caractère de cette femme, dont la conduite « Aujourd’hui, dit-il avec une impartialité qui étonnera bien des lecteurs, elle a rencontré un homme intelligent et honnête, mais très exalté, sans expérience, et, je le crains, sans principes suffisants pour faire triompher les bons instincts. »
Je sais que le lien mystérieux qui unit parfois ceux qui ont aimé ensemble, comme l’écrivait ce bon Kestner à son ami Goethe, est moins rare qu’on ne pourrait le croire ; mais Valvèdre pousse, en conscience, cette sympathie trop loin. En quittant le lit de mort de sa femme, sa première pensée est pour celui qui la lui a enlevée et dont le fol amour l’a tuée. Il écrit à un ami : « Aie l’œil sur ce jeune homme ; sache ce qu’il devient, et méfie-toi du
Ici la magnanimité est juste à un pas du sublime. Qui pourra dire pourquoi les héros vertueux de George Sand ne sont jamais que des êtres chimériques et ridicules ? Plus tard, lorsque quelques années se seront écoulées, ces deux hommes se retrouveront, et Valvèdre dira à Francis, qui, dans l’intervalle, s’est converti à la métallurgie : je n’ai pas à rougir pour elle du dernier choix qu’elle a fait… S’il demandait un jour à voir les enfants, ne t’y oppose pas. »« Le mystère de notre action sur la destinée, nul ne peut le sonder. Soumettons-nous au fait accompli, et ne parlons pas du reste. Vous voilà. On vous aime, et vous pouvez encore être heureux ; il est de votre devoir de chercher à l’être. Mariez-vous. »
Et en effet il se mariera, et Valvèdre et lui deviendront beaux-frères et les meilleurs amis du monde.
Et ne croyez pas que Valvèdre soit le personnage le plus invraisemblable du livre. Il y a un juif nommé Moserwald qu’on nous dépeint dès les premières pages comme « mou et gras, curieux et commère, nonchalant comme un mangeur, repu, jaune et luisant comme l’or qui avait été le but de sa vie »
, croyant que l’amour de toute
Si, comme je le pense, la perfection de l’art chez le romancier consiste à faire connaître les caractères par les discours et les actes de ses personnages, sans avoir recours au moyen si lourd et si terne de la description, Valvèdre est loin d’être un roman bien fait. Madame de Valvèdre surtout ne joue guère le rôle que l’auteur lui assigne-et qu’il développe pour elle sous forme de commentaire. On nous la dépeint comme une femme « chaste et fière »
. Je renvoie le lecteur à ses premières conversations avec le jeune Francis. Quelle femme — je ne dis pas chaste et fière, laissons de côté les adjectifs insolites — quelle femme tant soit peu honnête a jamais discouru de la sorte avec un inconnu sur les « vouloirs aveugles »
de l’autre sexe ?
Cependant, comme je l’ai dit, l’idée première de Valvèdre est excellente. Apprendre aux âmes sortir de soi, leur inspirer l’amour de l’étude des choses vraies, leur faire comprendre que rêver n’est pas penser, et que l’homme ne doit pas se faire le héros du poème de sa propre existence, était une belle tâche pour un romancier. C’était l’œuvre d’un habile médecin du cœur, mais l’auteur a oublié que c’est le fait d’un charlatan que de proposer une panacée universelle. Il a trop circonscrit l’idée du travail et de l’étude. L’étude des choses vraies signifie seulement pour lui l’étude de la nature. Or il n’est pas donné à tout le monde de s’y réfugier. La géologie et la botanique ne sont pas des baumes pour toutes les blessures, et tous les cœurs brisés ne peuvent se consoler en cassant des pierres. Si l’homme, ainsi qu’il le dit fort bien, n’est pas le centre et le but de l’univers, comme on l’a trop longtemps cru, il reste toujours le centre et le but légitime des études humaines. Telle âme troublée s’apaise en étudiant les bouleversements des empires ; telle autre oublie les orages qui l’ont assaillie en créant de merveilleuses fictions : qui peut mieux le savoir que l’auteur de Valvèdre ? En amoindrissant une grande et utile vérité jusqu’à n’en faire que la glorification de goûts particuliers, il nous a prouvé une
Visites princières. — Couronnement du roi de Prusse. — L’Inferno de Dante, illustré par Gustave Doré. — Lesurques.
Le couronnement du roi de Prusse a été un des grands événements du mois. Je ne sais s’il a beaucoup occupé les esprits, mais j’affirme qu’il a rempli les journaux. Ce devait être un bien beau spectacle, et j’eusse été bien curieux d’y assister ; j’aurais surtout voulu être présent à un certain moment de la cérémonie, quand le roi a traversé la galerie, en grand costume royal, tenant le globe d’une main et le sceptre de l’autre, — tout comme Charlemagne, empereur d’Occident, ou cet autre Charles, encore plus connu, qu’on appelle le roi de cœur. Voir un roi vivant, un roi de notre temps, en plein jour, marcher au milieu de la foule, avec le globe dans une main et le sceptre dans l’autre ! Je n’avais rien imaginé d’aussi familièrement improbable, depuis le temps où je croyais fermement que le petit Poucet Guten Morgen, — Bonjour » ; ce à quoi les porte-étendards et les soldats qui les accompagnaient ont répondu en disant à leur tour au roi : « Guten Morgen. » Ce roi et cette armée qui échangent des bonjours me charment infiniment, je l’avoue, et je me dis que si cette mode était adoptée chez nous, elle ferait le plus bel effet au Champ de Mars. Ce n’est pas, du reste, la seule chose qui m’ait paru bonne à imiter chez les Prussiens. Je trouve, par exemple, que c’est une idée nouvelle et digne d’être encouragée que celle qu’a eue le roi de payer lui-même les frais d’une cérémonie qui a été surtout faite pour son plaisir. La liberté qu’on a laissée à la population de s’organiser en cortège comme elle l’entendait, au lieu de lui distribuer des rôles comme cela se serait fait chez nous, me plaît beaucoup aussi. Cela a permis au goût individuel de se produire d’une
Je suis convaincu qu’on n’a rien vu de semblable à l’Exposition de Florence. Ce ne sont pas des Italiens qui auraient eu une pareille idée. Cette exposition, dont on a fort peu parlé, mérite pourtant de prendre sa place parmi les événements du mois. Bien que fort extraordinaire, si l’on tient compte de toutes les difficultés de l’entreprise, elle n’a point réussi, sous de certains rapports, comme on l’espérait. Les visiteurs étrangers n’ont pas répondu à l’appel, et les exposants ont été peu nombreux. L’effet n’en a pas moins été excellent. Le roi d’Italie a visité Florence, et y a été accueilli de manière à donner un nouveau
J’ai quelquefois rêvé un jugement dernier où les œuvres de l’esprit seraient seules en cause. Les grands génies de tous les temps comparaîtraient
Même en restreignant le tableau, et en ne tenant aucun compte de l’action indirecte de la pensée qu’il est impossible d’apprécier, si l’on ne songe qu’à ceux dont ces grands génies ont absorbé la vie, ou du moins ces loisirs, voyez quelle foule ! et comme elle s’accroit chaque jour ! Au moment où j’écris, au milieu des bruits de la ville, au fond des campagnes les plus reculées, dans les froides mansardes, dans les bibliothèques élégantes de l’amateur lettré, on compare des éditions, on rétablit des textes, on commente, pour la centième fois, des vers douteux. Ah ! si les ombres ne sont pas impitoyables, il faut bien que la communication avec le monde des esprits soit plus difficile que ne le prétend le charlatanisme moderne, car toutes ces tables studieuses restent muettes et laissent dans l’embarras ceux qui s’y accoudent.
En ce qui touche Dante, la France, depuis quelques années surtout, a fourni amplement son contingent de fidèles. Les traductions se sont succédé sans interruption, et voici, enfin, un dernier monument, le plus splendide de tous, qu’elle Inferno, publié avec les illustrations de Gustave Doré. Sous le rapport de la correction du texte, du papier, de la typographie et de l’exécution de la plupart des gravures, ce magnifique ouvrage ne laisse rien à désirer. C’est une jouissance bien rare dans ce temps-ci, où-le bon marché semble être la seule qualité qu’on recherche, de feuilleter un pareil, volume, et il faut faire des vœux pour que les éditeurs qui nous la procurent y trouvent leur récompense. Si tous les dantomanes de la France et de l’étranger prenaient un exemplaire, il me semble que le succès serait assuré ; mais, hélas ! tous les dantomanes ne peuvent pas se permettre de pareilles fantaisies ; je crois donc que c’est, en somme, sur les amateurs de beaux dessins qu’il faudra surtout compter, mais ceux-là ne pourront faire défaut à l’œuvre très remarquable de M. Doré.
Les neuf dixièmes de ce que certaines gens appellent dédaigneusement le gros public ne connaissent de Dante que la Divine Comédie, de la Divine Comédie que le livre de l’Enfer, et de l’Enfer que les deux épisodes de Françoise de Rimini et d’Ugolin. Dans bien des salons élégants ; et même dans des salons qui se disent lettrés, Géryon, Centaures, Antée et Nemrod seront de nouvelles connaissances ; mais qu’importe ? on ne les en admirera pas moins. Peut-être même admirera-t-on d’autant plus ces beaux dessins qu’on ne les rattachera pas trop complètement à l’œuvre sévère et mystique du poète florentin. L’abîme de cinq siècles qui les sépare du texte qu’ils accompagnent sera moins visible pour les illettrés que pour les érudits. Ce ne sera pas la première fois que ceux-là seront les plus heureux.
C’est, à mon avis, une entreprise toujours hasardeuse que de transporter un chef-d’œuvre littéraire dans le domaine des arts plastiques, et quand on le tente, on ne peut espérer de satisfaire pleinement que ceux qui connaissent imparfaitement l’œuvre première. Il me semble, à vrai dire, que les livres de voyages devraient seuls être illustrés, — qu’on me pardonne, une fois pour toutes, ce mot que mon sujet m’impose. Là, il s’agit, avant tout, de faire connaître au lecteur la vérité, qu’elle se trouve au-dessus ou au-dessous de ce qu’il a pu rêver, et il peut être aussi utile de détruire une illusion que de provoquer une admiration. Les livres d’histoire, aussi, ne me paraissent tout à fait complets qu’accompagnés de portraits authentiques des acteurs dans les grands
Quand à ces difficultés vient s’ajouter celle qui résulte de la différence des temps, et par conséquent de l’esprit des deux œuvres qu’il s’agit d’allier, on comprend qu’un succès complet soit, pour ainsi dire, impossible. Peut-être faut-il être contemporains pour comprendre de même une idée sous deux faces diverses, et, pour la manifester sans l’altérer dans deux arts différents. Divine Comédie, et le naufrage dans lequel ils périrent nous a, sans contredit, ravi un chef-d’œuvre ; mais, le dirai-je ? il est douteux pour moi que Michel-Ange eût incarné la pensée de Dante. Du reste, chacun peut apprécier la distance qui sépare ces deux grands génies : nous avons l’Inferno de l’un, et le Jugement dernier de l’autre. Ce sont deux chefs-d’œuvre, voilà toute la ressemblance, malgré la similitude du sujet. Michel-Ange, on peut le supposer, nous eût donné des damnés robustes, musculeux, sublimes à coup sûr, mais ne rappelant en rien les âmes énigmatiques et symboliques de Dante. Disons-le en passant, en voyant les athlètes dont M. Doré a peuplé l’enfer, il est difficile de se défendre de l’idée qu’il a été presque aussi préoccupé du souvenir de l’œuvre perdue de Michel-Ange que du poème qu’il illustrait.
À toutes les époques nous voyons l’art se développer parallèlement, quoique souvent inégalement, dans toutes ses branches ; aussi l’homme qui, dans le domaine de l’art plastique, représente Dante, ce n’est pas Michel-Ange, c’est Giotto, son compatriote et son contemporain ; et
Mais si, laissant de côté une théorie générale, qui est loin, je le sais, d’être celle du jour, nous admettons qu’il soit bon, à cinq siècles de distance, de chercher à revêtir de formes précises une des œuvres les plus énigmatiques de l’esprit humain, on ne saurait blâmer M. Doré d’avoir consacré à cette tâche toutes les ressources de l’art moderne. Il a bien fait de rester de son temps et de prendre son parti de l’anachronisme.
Toute recherche d’archaïsme eût été une afféterie en pure perte. À propos de cette publication, on a rappelé les dessins que fit sur le même sujet, à la fin du siècle dernier, le sculpteur anglais Flaxman. Flaxman avait du talent, et ses dessins ont joui et jouissent encore d’une certaine réputation, même en Italie ; mais, au premier coup d’œil, ce semble vraiment une plaisanterie que de les comparer à l’œuvre si complète de Doré. Ce sont de simples figures au trait, — cinq ou six pré-raphaélite. On voit que Flaxman a cherché à se faire le contemporain de Dante. Malgré une grande vérité d’expression et une remarquable justesse de mouvements, le résultat est presque toujours grotesque. Peut-être y avait-il entre l’art positif et un peu compliqué de nos jours, et le maigre travestissement de Flaxman, un juste milieu qui eût été la perfection : — mais il ne faut pas demander la perfection.
Si on pouvait y atteindre, je dirais que M. Doré y a touché dans le paysage qui encadre la plupart de ses sujets, quand il n’est pas le sujet même de son dessin. Ce sont bien là ces lieux « muets de toute lumière »
, où l’espérance ne pénètre pas. La science du clair-obscur y est poussée aussi loin que possible. Le premier dessin, qui représente la forêt sombre,
, et le dernier de tous, qui a pour épigraphe le vers qui termine le poème, sont surtout remarquables.la selva oscura
Partout où le paysage joue le principal rôle, on peut louer sans restriction ; mais quand le dessin représente une action, l’artiste se trouve, comme
. M. Doré semble si convaincu du développement que la damnation imprime aux muscles, que dans deux gravures successives, sur le sujet de Françoise de Rimini, nous voyons Paolo représenté dans l’une, sur terre, sous la forme d’un jouvenceau élégant et élancé, et dans l’autre, par la seule raison qu’il est en enfer, avec le corps d’un boxeur. On ne se figure pas généralement que ce soit là le genre de métamorphose que subissent les humains en passant dans le pays des ombres. Voici une femme assise à l’écart près d’une source sombre ; elle est belle et désolée, mais forte et robuste au-delà du point où ces qualités sont compatibles avec l’élégance. Demandez avec Dante qui elle est, et Virgile vous répondra :la perduta gente
………… Quell’ è l’anima antica Di Mirra scelerata………………
Auriez-vous reconnu, sous cette enveloppe charnue
…………… Papi e Cardinali, In cui usa avarizia il suo superchio.
À ce propos, on se demande pourquoi M. Doré, qui, en général, suit fort littéralement le texte, a mis d’épaisses et abondantes chevelures là où le Dante a vu des tonsures. « Furent-ils tous clercs, ces tonsurés que je vois à notre gauche ? »
dit-il à son guide :
Dissi : Maestro mio, or mi dimostra Che gente è questa, e se tutti fur cherci Questi chercuti alia sinistra nostra.
Faut-il voir dans cette inexactitude une réserve en faveur de la question romaine, et M. Doré serait-il un ultramontain, ou mieux encore, un protestant, pesi.
L’ouvrage est orné en tout de soixante-seize gravures, qui ne sont pas, comme on le pense bien, réparties d’une façon égale entre les chants dont se compose le poème. Il serait impossible de parler de toutes, je me bornerai donc à dire quelques mots des cinq qui se rapportent à l’épisode de Françoise de Rimini, non seulement parce que j’y retrouve toutes les qualités et tous les défauts qu’il me semble voir dans l’œuvre de M. Doré, mais aussi parce que je sais que chacun s’y arrêtera volontiers avec moi.
Il y a dans cette lamentable histoire, qu’une centaine de vers a rendue immortelle, un attrait dont nul ne se défend. Ô Françoise ? quel cœur bien épris n’a envié ta bienheureuse damnation ? Il semble que pour inventer ton ineffable supplice le poète ait épuisé toute la tendresse et la pitié de son cœur. Voler dans les airs ! n’est-ce pas là le désir toujours inassouvi de l’homme, le songe impossible que le sommeil ramène obstinément ? Et l’éternel baiser ! ce rêve plus impossible
Le premier des cinq dessins que M. Doré a consacrés à l’épisode de Françoise me paraît infiniment le meilleur. L’idée de l’immensité y est admirablement rendue. On croit sentir le souffle froid de l’infernale trombe qui ne s’arrête jamais ; et ces longues lignes d’âmes errantes que le vent noir châtie semblent, en effet, comme dit le poète, traîner leurs plaintes comme des grues qui passent en l’air en chantant leur lai. L’absence de tout détail ajoute à la grandeur de cette désolation. Ce beau dessin suffirait seul pour faire la réputation d’un artiste. Dans le dessin suivant les deux amants forment le groupe principal, « Je dis toujours la même chose, parce que c’est toujours la même chose. »
On se demande aussi ce que fait cette abondance de draperie qui alourdit sans rien cacher, si ce n’est les deux mains de Paolo, qui, sans cet empêchement, pourrait soutenir son amie. Ce n’est vraiment pas la peine, pour être tout nu, d’emporter tant de manteau dans son vol. Dans les deux derniers dessins, le défaut que je reproche à M. Doré s’accuse
L’espace que j’ai consacré à l’œuvre de M. Doré prouve assez, malgré les quelques critiques que je me suis permises, toute l’importance que j’y attache. Cette publication de l’Inferno est, sans contredit, une des plus belles, — si ce n’est la plus belle, — qu’ait vue l’année 1861. Je lui souhaite, de tout mon cœur, le succès qu’elle mérite à tant d’égards.
le Courrier de Lyon, et j’ai compris qu’un procès pouvait être cent fois plus intéressant qu’un mélodrame ; j’ai relu l’Historique du procès Lesurques, par M. Bertin, et l’ouvrage de M. Armand Fouquier sur le même sujet, et il m’a fallu reconnaître que le compte rendu calme et impartial d’une erreur judiciaire, fait par un avocat, pouvait être plus émouvant que tous les romans. Qu’on ne me dise pas que c’est là une vieille histoire qui n’a point sa place dans une revue du mois : c’est une histoire que chacun connaît ou croit connaître, je le veux bien, — aussi ne la vais-je point raconter en détail, — mais ce n’est pas une vieille histoire. Elle ne sera vieille qu’au lendemain de la réparation. Aujourd’hui elle est si peu vieille, qu’elle est inachevée. Elle serait moins intéressante, moins importante dans ses conséquences générales, que j’en parlerais encore, car elle nous est personnelle, à vous qui me lisez et à moi qui écris. Savez-vous que les petits-enfants de ce condamné innocent sont dans une gêne voisine de la misère, et que le trésor, c’est-à-dire la fortune publique, la vôtre, la mienne, retient encore la somme confisquée illégalement à cette malheureuse famille pour indemniser le domaine du vol commis à son préjudice
Savez-vous que nous détenons le bien de l’innocent, l’héritage de sang ? N’éprouvez-vous pas le besoin de protester ? Pour mon compte, je m’estimerais bien indigne de tenir une plume, si modeste qu’elle soit, si je ne l’employais à me dégager, en tant qu’il dépend de moi, de la solidarité de cette iniquité que notre législation impose à la conscience publique. Car il ne s’agit pas seulement, il faut qu’on le sache, d’établir l’innocence de Lesurques, il s’agit de modifier notre Code de procédure criminelle, de manière à permettre que la question de son innocence puisse être légalement examinée. Dans l’état actuel de la loi, la révision du procès de cet homme, dont le monde entier reconnaît l’innocence, est impossible. N’y a-t-il pas là quelque chose qui choque les principes éternels de la vérité et de la justice ? La législation de 1808, qui nous régit encore, n’a reconnu en matière criminelle que trois cas de révision. Elle admet la révision : d’abord, quand plusieurs témoins entendus à charge ont été condamnés pour faux témoignage ; en second lieu, dans le cas de condamnation pour homicide, quand la personne que l’on avait crue homicidée se présente ou que son existence « s’arrêter devant les barrières que la nature a posées elle-même, et que, lorsque l’erreur possible ou présumée n’était plus réellement réparable, il ne fallait pas ouvrir d’indiscrètes issues aux réclamations »
. On sent au fond de cette législation un matérialisme désolant qui offense tous les meilleurs sentiments de l’âme humaine. Ainsi le nom, la mémoire, l’honneur d’un homme ne sont rien après sa mort ? La solidarité qui lie les fils au père, on ne la reconnaît, pas ! Parce que l’erreur des juges n’est plus réparable, en ce sens qu’on ne peut rendre à l’innocent la vie dont on l’a injustement privé, on ne pourra délivrer sa famille de la honte et de l’opprobre
Ce serait dépasser de beaucoup les bornes de mon emploi que de prétendre discuter cette question sous ses faces légales, et je n’ai point à chercher les meilleurs moyens de corriger la loi. Ce qui me paraît évident, c’est qu’il faut la trouver. J’admets qu’on ferme l’oreille aux rumeurs vagues, au bruit de l’opinion même, pour conserver la fiction légale de la vérité de la chose jugée ; mais lorsque c’est une décision judiciaire qu’on peut opposer à une autre décision judiciaire, lorsque la justice s’est donné un démenti à elle-même, elle n’a qu’un moyen de se réhabiliter, c’est de montrer que, si elle est faillible comme tout ce qui est humain, elle est prête à réparer toute erreur qui sera reconnue. Quand un innocent a été condamné, quelles que soient les difficultés que présente
Disons-le pourtant, ce fait de deux arrêts inconciliables que la mort force à maintenir est extrêmement rare ; les annales judiciaires n’en signalent, je crois, qu’un autre exemple depuis celui de Lesurques. En 1854, Raffet et Louarn furent condamnés aux travaux forcés ; en 1860, leur innocence fut démontrée par la condamnation des vrais coupables ; mais ils étaient tous deux morts au bagne, et leur mémoire ne put être réhabilitée. Mais le nombre des victimes importe peu ; ce qui importe, c’est que le respect de la loi ne soit pas altéré, comme lorsqu’on la voit maintenir-ce qu’elle a elle-même déclaré injuste. C’est le sentiment d’anxiété et d’insécurité produit dans l’esprit public par cet ébranlement des bases mêmes de la société, qui, bien plus que les circonstances dramatiques qui ont accompagné la condamnation de Lesurques et la courageuse persistance de sa famille, a ému l’opinion en faveur de cette mémoire, et a été cause que toutes nos assemblées législatives ont exprimé, chacune à son tour, le vœu de la voir réhabiliter.
Il est cependant un autre sentiment qui vient Courrier de Lyon, les auteurs, pour expliquer la catastrophe, ont dû inventer des circonstances qui en diminuent l’étrangeté, et par là même l’horreur. En prêtant au héros de leur drame des allures mystérieuses, des aventures « C’est la Providence qui, pour ne pas laisser un pareil crime impuni, a inspiré aux véritables coupables une confiance trompeuse, et a voulu qu’ils vinssent eux-mêmes se livrer aux mains de la justice. »
Qui ne reconnaît cette phrase banale pour l’avoir lue cent fois ? La même fatalité poursuivra le malheureux jusqu’au bout. À peine condamné, des doutes s’élèvent sur sa culpabilité, et il adresse une requête au Directoire, dans laquelle il demande un sursis. Celui-ci, d’après la Constitution, n’avait pas le droit de grâce ou de commutation, et ne put qu’envoyer un message au conseil des Cinq-Cents, qui, à son tour, nomma une commission pour examiner l’affaire. Mais le jour où la commission fit son rapport, les Cinq-Cents discutaient une loi qui interdisait aux parents
Lesurques monta sur l’échafaud, et alors commença pour sa famille une longue série de malheurs dont M. Jules Favre, son dernier défenseur, fait la triste énumération : « La mère de Lesurques est morte folle ; sa femme, après avoir perdu momentanément la raison, a succombé à ses fatigues et à ses chagrins ; son fils a trouvé la mort sur le champ de bataille, en cherchant à reconquérir avec son sang la réhabilitation de son père ; sa fille n’a pu supporter un mot de doute sur son innocence, et a préféré une mort volontaire à l’anéantissement de l’œuvre de toute sa vie. »
Ajoutez à cela la misère pendant de longues années, suite de la confiscation totale et illégale des biens du condamné, dont une portion seulement fut restituée en 1825. Mais en même temps que se commettait cette grande injustice, il naissait,
On raconte qu’Hérodote ayant lu son histoire aux Grecs assemblés aux jeux Olympiens, les auditeurs en furent tellement charmés, qu’ils donnèrent le nom d’une Muse à chacun des neuf livres qui la composent. La postérité les connaît encore sous ces titres décernés par l’admiration publique. Je ne vois pas trop ce qui de nos jours peut rappeler les jeux Olympiques, — si ce n’est, peut-être, d’un certain côté, nos expositions universelles ; je vois encore moins un Hérodote parmi nos chroniqueurs parisiens, et, en existât-il
Toujours est-il que ce mois de novembre est tombé dans l’abîme du passé avec un bruit sourd et métallique comme le son que rendrait un sac de fausse monnaie. Jamais il ne fut plus question d’argent sous toutes ses formes, jamais tant de chiffres ne s’alignèrent sur le papier. L’honnête bourgeois, en lisant son journal à haute voix pour l’édification de sa famille, était forcé de s’interrompre pour compter les formidables groupes de zéros avant d’oser énoncer les millions qui se rangeaient devant lui. Il oubliait un instant ses embarras personnels de fin d’année pour contempler, Confiteor du Moniteur ? On aura beau dire et chercher à séparer la loi politique de la loi morale, la vie privée, chez tous les peuples, reflétera toujours plus ou moins la vie publique, et l’observateur attentif retrouvera sans peine dans l’une et l’autre les mêmes grandeurs et les mêmes désordres. Aussi voyons-nous depuis quelque années l’habitude de dépasser son budget se répandre parmi ces ménages parisiens, jadis si rangés et si économes. Combien en est-il, à cette heure, qui cherchent leur M. Fould, et seraient prêts à tout avouer, à tout abdiquer, si cela pouvait réparer quelque chose ! Le chef de famille, si jaloux de son omnipotence paternelle, qui ne devait, disait-il, de compte à personne, comme le voilà disposé à renoncer aux crédits supplémentaires dont il a si largement usé ! Avec quelle persistance il cherche à établir l’équilibre entre ses dix mille francs de revenu et ses douze mille francs de dépenses ! Va, pauvre Parisien ! cherche quelle privation tu t’imposeras pour tes étrennes !
Le Parisien qui ne veut pas faire de dettes et qui ne veut pas faire d’économies, — deux choses qui ont chacune leurs désagréments, — a encore la ressource de faire fortune. La Bourse, d’où sont sortis tant de millionnaires de vaudeville et de roman, est enfin ouverte au public, et l’on n’a plus à payer ces malheureux vingt sous d’entrée qui, chose étrange ! ont suffi pour paralyser depuis cinq ans l’ardeur de la spéculation. Il ne faut pas grand-chose, comme on le voit, pour calmer la furia francese : le moindre tourniquet en a raison. C’est qu’un tourniquet, il faut bien le dire, n’est pas seulement ce qu’il semble être, une barrière physique qui s’abaisse devant une pièce de monnaie ou une carte d’abonnement ; c’est aussi, et surtout, une entrave morale, et les braves gens qui voudraient en mettre partout, en politique, en religion, en littérature même, devraient bien tirer un enseignement de ce qui s’est passé au sujet de la Bourse.
Il n’est pas possible d’admettre qu’un droit
Il y a eu plus d’un côté comique à cette histoire des tourniquets. Le moins amusant n’a pas été l’indignation des abonnés, qui ont vu ouvrir au public les portes du temple lorsqu’il leur restait encore un mois d’abonnement à courir. De mauvais plaisants ont proposé de conserver pour leur
Que dans l’état de torpeur où se trouve la spéculation les agents de change aient éprouvé de la reconnaissance pour toute mesure qui promettait une amélioration, on le conçoit bien ; mais que leur gratitude allât jusqu’à proposer l’érection d’une statue de bronze à l’Empereur pour commémorer l’abolition des tourniquets, voilà ce qu’on n’aurait pu prévoir. Cette résolution a été soumise à Sa Majesté dans une adresse où se retrouvent au suprême degré toutes les qualités particulières à ce genre de composition. Jamais le lyrisme financier ne s’éleva à une plus grande hauteur. Ajoutons que cette flagornerie a été froidement accueillie. L’Empereur, dans sa réponse, en acceptant l’hommage de la reconnaissance des agents de change, a ajouté : « Mais n’est-ce pas en exagérer le témoignage que de vouloir, à l’occasion d’une simple mesure, m’élever une statue dans l’enceinte même de la Bourse ? »
Le témoignage semble plus exagéré encore quand on songe qu’il s’agissait simplement du retrait d’une taxe que ces mêmes courtisans ont déclarée illégale
Il y a tout lieu de croire que l’exemple de modération donné par le souverain ne serait pas suivi par M. le docteur Véron, dans le cas où le public voudrait lui donner un témoignage éclatant de sa gratitude. La façon dont il a déclaré récemment la guerre aux compagnies de chemins de fer dans le Constitutionnel, et la vigueur avec laquelle il conduit les hostilités, n’indiquent aucun désir de se dérober, le cas échéant, aux gloires du triomphe. Ce bienfaiteur de l’humanité ne verrait aucun inconvénient, j’en suis persuadé, à ce qu’on lui élevât dans toutes les gares de France des statues avec-les locomotives prises sur ses ennemis. Il
M. le docteur Véron dit avec raison que le public a souvent à se plaindre des compagnies de chemins de fer ; que les accidents et les retards sont fréquents, et que les individus lésés préfèrent, en général, garder le silence que d’encourir les ennuis et les dépenses d’un procès. Il ouvre donc les colonnes du Constitutionnel à toutes les réclamations, et Dieu sait s’il lui en arrive ! Jusque-là, rien de mieux, et personne ne s’avisera de contester l’utilité du contrôle de la publicité. M. le docteur Véron n’est pas le premier écrivain, tant s’en faut, qui ait pensé que le devoir du journal était de se faire l’organe de toutes les réclamations justes et de signaler tous les abus d’autorité ; mais il n’appartenait qu’à lui d’offrir sa protection au public comme on offre celle des dieux, et d’oser lui dire : « Aide-toi, le Constitutionnel t’aidera ! » Par Hercule ! voilà qui est bien parlé, et l’on serait heureux de s’embourber, que dis-je ? de dérailler, pour être tiré d’affaire par le Constitutionnel.
Lorsqu’un Anglais se croit lésé, son premier mouvement est de déclarer qu’il écrira au Times, et cette menace suffit souvent pour faire réfléchir l’oppresseur. On conçoit que l’espoir d’exercer Constitutionnel.
C’est pour cela que, si j’étais Hercule ou le docteur Véron, je voudrais aider le public à vaincre des monstres encore plus formidables que les compagnies de chemins de fer. Si je daignais m’occuper de réformer une administration, je voudrais me mesurer avec l’État. Il y a l’administration des postes, par exemple, que je signale à son attention. Presque toutes les découvertes remarquables qu’il a faites, au sujet des compagnies de chemins de fer pourraient lui servir dans cette nouvelle croisade. Là aussi « l’échelle des traitements est renversée, et les moins payés sont ceux qui ont les fonctions les plus pénibles »
: là aussi ce sont « les agents subalternes
; et si l’on n’a jamais vu « traduire en justice pour cause d’accidents »
un administrateur de chemins de fer, on n’a jamais non plus, que je sache, rendu un directeur général des postes responsable des soustractions commises par ses employés. Enfin, comme dernier trait de ressemblance, si les aiguilleurs de chemins de fer n’ont qu’un traitement de cent francs par mois pour un des métiers les moins laborieux et les plus mécaniques dont un ouvrier puisse être chargé, il y a dans les postes des facteurs qui reçoivent bien moins encore pour un travail bien autrement fatigant. Aussi ne voit-on pas, à l’époque du nouvel an, les employés, même les plus infimes, des compagnies réduits, comme les facteurs, à colporter des calendriers de maison en maison, afin d’obtenir une aumône déguisée, supplément indispensable de leur misérable salaire.
Loin de moi l’idée de soutenir que les compagnies de chemins de fer sont irréprochables, ou de porter plainte contre l’administration des postes, que j’ai prise au hasard parmi toutes celles qui nous régissent ; je tenais seulement à faire ressortir la banalité des griefs articulés par le docteur Véron dans un article qui a fait plus de
On se presse toujours trop. Je m’aperçois un peu tard que je me suis trop hâté de placer l’histoire du mois sous la protection de Mercure, — à moins que ce ne soit en sa qualité de dieu de l’éloquence. C’était Thémis qu’il fallait invoquer. C’est elle qui a présidé à toutes nos conversations et qui a inspiré à peu près toute notre littérature. Oui ! il faut bien, au risque d’aller sur les brisées des journaux judiciaires, constater quelles ont été les tristes distractions de la société parisienne. On ne se demande plus : Lisez-vous tel roman ? telle histoire ? mais bien : Suivez-vous telle affaire ? C’est la phrase consacrée. Et que d’affaires Pour extrait ou Pour copie conforme. Ces articles contiennent, en général, des correspondances ou des appréciations venues de l’étranger. On vient de découvrir que cela n’est pas régulier, et qu’il y a là une contravention à la loi sur la signature. C’est du moins ce qu’a décidé le tribunal civil de la Seine, dans le procès de l’Ami de la Religion. D’un autre côté, le tribunal correctionnel de Niort in extenso dans nos journaux, et qu’elles ont souvent besoin, même au point de vue littéraire, d’être remaniées, ils pourraient se refuser à laisser mettre leur signature au bas d’un article qui peut avoir subi des modifications importantes. Comment faire ? Les embarras toujours croissants de la presse quotidienne seraient vraiment grotesques, s’ils n’étaient déplorables. Pour obvier à la difficulté que nous venons de signaler, un journal, l’Union, a imaginé de faire précéder la signature de son rédacteur de cette phrase : « Tels sont les renseignements que nous extrayons de nos lettres et dont nous prenons la responsabilité. »
Cette formule prudente, mais peu concise, ne semble offrir aucune nouvelle garantie. La loi s’en contentera-t-elle ?
L’histoire de Sarah Meyer a surtout ému le monde religieux. Il s’agissait d’une jeune fille ad majorem Dei gloriam ! Le tribunal a décidé qu’il n’y avait pas eu détournement de mineure, et le seul résultat de ce procès a été d’édifier le public sur la façon fort large dont certaines gens entendent les devoirs du prosélytisme. Tous ces tristes débats, où les passions religieuses sont en jeu, semblent reporter la France à trente-cinq années en arrière, sans nous offrir les belles compensations de cette époque-là. Cela rappelle la Restauration sous ses plus mauvais côtés. Il n’est pas jusqu’à certaines expressions vieillies et d’anciennes injures enfouies dans la polémique d’alors qu’on n’exhume aujourd’hui et qu’on ne remette à neuf. « Monsieur, me disait un zélé à propos de ce procès de juive, avez-vous remarqué la manière dont on a interrogé les témoins ecclésiastiques ? Voltaire, Voltaire en personne n’aurait pas parlé autrement. » Ajoutons qu’alléché par
Par contre, le procès Plassiart est tout de ce monde, et les intérêts matériels y sont seuls en jeu. Il ne semblait pas devoir prétendre, par son origine, au grand retentissement qu’il a obtenu. Un maire de village, — du village de Coulonges, dans le département des Deux-Sèvres, — M. Plassiart, membre de la Légion d’honneur et chamarré de médailles, est accusé de fraudes électorales. Pareille chose s’était déjà vue et se verra sans doute encore ; mais la suite du procès a révélé un si singulier état de choses dans ce petit coin de la France, le procureur impérial, M. Mouton, a employé, pour démasquer le tyran Plassiart, une rhétorique si grandiose, il a si bien représenté ce malheureux village de Coulonges comme un epitome de la France, que le public s’est ému.
On s’est demandé avec effroi s’il était possible qu’en 1864 un simple maire pût à ce point régner en despote sur ses administrés, et si le ministère public était réellement fondé à le désigner comme « celui qui a si longtemps tenu sous son joug de fer le canton de Coulonges, qui se faisait un jeu de l’honneur et de la liberté des citoyens, dont la
. Est-il possible, se disait-on, que dans le canton qu’il administrait « aucune lettre n’eût pour lui de secret ; que les habitants de Coulonges se plaignissent et que nul ne les entendît, et que la vie fût devenue insupportable dans ce malheureux bourg »
? Tous les habitants infortunés de Coulonges étaient-ils en effet condamnés « à être les amis du maire et à s’associer à ses méfaits, ou bien à être ses ennemis et alors à être brisés »
? Peut-on croire « qu’aucun cabaret n’était ouvert, qu’aucun enfant n’était admis à l’école gratuite, si la mère ou la sœur ne payait le bienfaiteur de son honneur »
? Enfin, faut-il voir tous les habitants de Coulonges comme « le peuple en larmes de la tragédie grecque, le rameau des suppliants à la main, conjurant les dieux de les délivrer des iléaux et des monstres qui les déciment »
?
En faisant une large part au lyrisme auquel M. Mouton s’est abandonné, il reste encore une situation déplorable pour ce malheureux petit coin de pays. La population, divisée en deux factions dont l’une tient pour le maire et l’autre le déteste, se combattant par tous les moyens ; des luttes électorales où l’on ne voit percer nul souci des intérêts du pays, ni même des intérêts de
En comptant bien, je m’aperçois que j’ai parlé de deux procès seulement (seulement !), tandis qu’il y en a trois qui ont occupé tout Paris. Je suis consciencieux, mais je ne voudrais pas être trop
Avez-vous suivi le procès de M. de Flers ?
Suivi !… c’est facile à dire. Je l’ai suivi comme on suit un domino au bal masqué. Vous savez que les journaux ne peuvent pas en rendre compte.
J’ai lu cela dans le Nord ; c’est très curieux.
Ah ! c’est curieux ! Contez-nous donc cela.
Le marquis de Flers est un conseiller référendaire à la Cour des comptes, qui a été inculpé du délit d’entretien d’intelligence à l’étranger, dans le but de troubler la paix publique ou d’exciter
Intelligence à l’étranger… Avec les Chinois, sans doute… Nous n’avons pas d’autre guerre.
Il y a plusieurs manières d’entretenir l’intelligence, et il en est plus d’une qui n’est pas légale. M. de Flers était le correspondant de plusieurs journaux étrangers, le Journal de Genève, la Gazette d’Augsbourg et l’Indépendance belge, entre autres. Il paraît qu’il parlait du gouvernement…
Enfin, à quoi est-il condamné, ce monsieur ?
À deux mois d’emprisonnement et à deux mille francs d’amende.
De mon temps on l’eût fusillé… S’entendre avec l’ennemi !
Deux mille francs d’amende, deux mois de prison : il n’y a rien à dire. Il en a été quitte à bon marché.
« Tout individu condamné pour un des délits prévus par la présente loi peut être, par une mesure de sûreté générale, interné dans un des départements de l’empire. »
Quelle horreur ! c’est indigne !
… Ou en Algérie, ou expulsé du territoire français.
C’est bien fait ! quelle démangeaison d’écrire ! quelle rage universelle de se faire imprimer ! À quoi bon ?
À nous empêcher de mourir étouffés comme dans -une machine pneum… (Il se fait un grand silence. Le vieux publiciste rougit, balbutie, et se tait.)
En effet… à quoi bon ?
« Et les bonbons ? — Il n’y en a plus. — Comment ! il n’y en plus ! Pas possible ! moi qui comptais… — Mon Dieu, oui ! ils sont tous mangés. Voilà la boîte… prenez garde, elle est toute poisseuse. -Mais les autres… ceux que vous n’aimez pas… — Tout de même. Seulement nous les avons mangés les derniers, ceux-là. Nous les avons finis hier avec votre ami X., sans y faire attention. Nous riions tant ! il nous contait votre mésaventure de l’autre jour. — Ah ! il vous contait ma mésaventure… et vous avez tout fini. — Hélas ! oui, et je m’en repens bien, allez ! j’en ai l’estomac tout
Eh bien, non ! vous ne vous y prendrez jamais à temps, sachez-le bien, vous qui dans la première semaine de l’année avez laissé manger votre part.
Toujours vous la verrez dévorer par ceux qui se donnent des indigestions ; car dans le partage inégal des douceurs de la vie il n’y a pas tant heur et malheur, comme on se plaît à le dire, que le résultat naturel des deux variétés de caractère dont notre pauvre espèce est affligée. Il y a ceux qui font ce qu’ils ne veulent pas, et ceux qui ne font pas ce qu’ils veulent, et l’irrésolution des uns pourrait bien être un peu cause de la témérité des autres. En regardant autour de moi, je me dis parfois que bien des destinées ressemblent à ces fusils chargés que des chasseurs distraits ou négligents déposent dans un coin en attendant l’occasion de s’en servir, et qui donnent la mort au maladroit désœuvré qui, en jouant, les fait partir par mégarde. La superstition populaire dit qu’on fait toute l’année ce qu’on a fait le jour de l’an : elle a raison ; mais son dicton serait aussi juste si on l’appliquait à tout autre jour qu’au er janvier. Chacun de nous fait toujours la même chose. Toi qui te plains d’avoir été frustré, cherche dans ta vie, malheureux ! N’y a-t-il que les bonbons pour lesquels tu es arrivé trop tard ? Et la petite cousine que tu aimais tant et que tu comptais épouser quand. C’est ton ami qui l’a prise et qui la rend bien malheureuse. Toi, tu aurais fait un si bon mari ! Et ton invention ? C’est un autre qui l’a exploitée et qui s’est ruiné : tu en aurais tiré un excellent parti. Et la maison que tu voulais acheter ? Et ton sujet de comédie, — cette comédie que tu n’as jamais commencée, — et tant d’autres choses qui devaient te rendre heureux, et qui ont mal tourné dans d’autres mains que le hasard seul dirigeait. De tous tes bonheurs ajournés, en as-tu recueilli un seul ? Et quand tu devrais vivre cent ans, la mort te surprendrait encore, vieillard, regardant avec regret cette boîte vide et souillée, que tu n’as jamais su ouvrir à temps et que tu appelleras pourtant la vie.
Ainsi 1862 nous a tous trouvés, chacun dans son rôle ; ainsi il nous roulera tous pêle-mêle, distribuant au hasard les accidents de la vie sans pouvoir changer les caractères qui font seuls les destinées ; ainsi, à son tour, il nous léguera, morts ou vifs, à son successeur, les uns avec leurs
Ce ne sont pas là, je le sais, les réflexions qu’inspire d’ordinaire le commencement d’une nouvelle année. En général, on se plaît à rappeler, à cette occasion, l’instabilité des choses de ce monde et les caprices étonnants du sort. Parce qu’un moraliste prend du ventre ou quelques cheveux blancs, il s’écrie volontiers que tout change ici-bas, et qu’il ne faut compter sur rien, sans songer qu’il ne fait que constater par là la monotonie désespérante de la destinée humaine ; car, de tout temps et dans tous les pays, les moralistes — et d’autres encore — ont été sujets à ces sortes d’accidents, et la vivacité avec laquelle chacun à son tour les déplore prouve seulement que le changement dont on se plaint n’est qu’apparent. Bonheur de posséder, regret d’avoir perdu, sont deux faces d’un même amour, et le vieillard, par ses plaintes, montre, à son insu, qu’il aime encore ce qu’il aimait à vingt ans. Ce qu’il faudrait nous faire voir, pour prouver l’incertitude et
Mais ceci est une digression — comme ma plume en faisait l’an dernier, comme elle en fera toujours, c’est dans son caractère ; — ce que je voulais dire, c’est que si l’homme — en prenant le mot dans son acception la plus large — est toujours le même, l’homme individuel ne change guère non plus. Les accidents de la vie des peuples et des individus ne sont pas eux-mêmes aussi imprévus, « vol d’enfants pour le bon motif »
, et que la loi nomme brutalement « détournement de mineurs », n’est pas, on l’admettra, de fraîche date. Pour y voir une nouveauté,
Une autre circulaire, émanée du même ministre, a dû pourtant, par des raisons d’un genre différent, être jugée superflue par bien des gens. Celle-là fait défense aux frères des écoles chrétiennes de recevoir, à titre gratuit, dans les écoles communales qui leur sont confiées, les enfants de parents aisés. On a peine à comprendre, après tant de scandales judiciaires, que des parents, ayant le moyen de donner une autre éducation à leurs
Puisque nous parlons de circulaires, ajoutons que si des ministres en ont publié à l’adresse du parti clérical, de certains abbés, de leur côté, en ont fait à l’appui des actes ministériels, ce qui, au premier abord, paraît assez généreux de la part des abbés. Le recteur de l’Académie de Poitiers, M. l’abbé Juste, à l’occasion de la révocation de M. de Laprade, a adressé à ses subordonnés une lettre par laquelle il appelle leur attention sur « cet avertissement sévère et en même temps salutaire »
. Dans cette lettre, M. le recteur traite les membres du haut enseignement de « fonctionnaires publics »
, tranchant ainsi une question sur laquelle les avis sont partagés dans le public, et qu’un arrêt de la Cour de cassation a même résolue en sens inverse, en ce qui touche les professeurs de facultés. Dieu me garde de contester à M. l’abbé Juste le titre qu’il revendique, et auquel il prouve ses droits par l’ostentation qu’il met à approuver la destitution d’un collègue, je me bornerai à remarquer en passant qu’on n’est pas sport, comme cela se pratique dans d’autres académies. Ce sont là de ces choses pour lesquelles il sera toujours permis d’avoir des haines vigoureuses.
Enfin, pour les écrivains frondeurs par nature, qui tiennent néanmoins à ne pas jeter leurs pierres dans le jardin de l’autorité, il se fonde un nouveau journal politique, littéraire et satirique, qui s’annonce comme créé sous les auspices de M. le ministre de l’intérieur. Il s’appellera le Corsaire.
On était en droit d’espérer qu’à la suite du système d’économie inauguré par M. Fould, l’article embellissement de Paris aurait disparu momentanément des journaux, ou que les vues de la Commission municipale auraient subi du moins quelques modifications. On se serait trompé, et là encore il n’y a rien de changé. Dans un banquet « qu’il s’agit bien plus de pourvoir aux nécessités de l’avenir que de remédier aux conséquences, peu embarrassantes après tout, d’un passé glorieux »
. M. le préfet a bien voulu reconnaître, il est vrai, tout ce que ce programme pouvait offrir de difficultés pour le ministre des finances. « Ce qui rend difficile sa mission, a-t-il ajouté, c’est qu’il faut alimenter et non tarir les sources de ces dépenses fécondes qui ont changé la face du pays. »
Nous alimenterons donc, comme par le passé, et, ainsi que l’a dit en terminant M. le préfet de la Seine : « Nous poursuivrons l’accomplissement du programme qui nous a été donné, sans nous laisser troubler dans notre marche par de vaines et injustes critiques. »
Pour terminer cette longue revue des choses qui n’ont pas changé, et sans sortir du domaine de la municipalité, disons enfin qu’il n’est pas jusqu’à la question des eaux de Paris, qui, depuis l’année dernière, ne soit restée stagnante, — le sujet me fournit naturellement l’épithète. La sage lenteur que met l’administration à trancher cette question doit même donner de certaines inquiétudes à ceux qui croient que l’eau de la Seine est Ave ! monsieur le préfet ! ceux qui vont mourir boivent à votre santé !
Le Moniteur a adressé à la Patrie elle-même, pour un article conçu cependant « dans le meilleur esprit », une petite note pleine de ces conseils qu’aucun journal, si officieux qu’il soit, ne saurait dédaigner. Le Journal des Débats, pour une phrase incidente, mais « factieuse », de M. Saint-Marc Girardin, a reçu un avertissement ; enfin on n’en finirait pas si l’on voulait tout énumérer. L’Académie française, déjà éprouvée en la personne de M. de Laprade, a été atteinte une seconde fois, et d’une façon bien imprévue, en celle de M. Saint-Marc Girardin. Ce sont là de petits échecs qui font un bien léger contrepoids aux prospérités que la rumeur publique lui présage. Je raconterais bien ce qu’on dit à ce sujet, les projets de changer le chiffre modeste de quarante immortels, et le chiffre encore plus modeste des traitements ; je parlerais le Temps et l’Opinion nationale, à qui il en a coûté deux mille francs pour avoir conté une petite histoire plus fausse qu’amusante à propos d’un pensionnat du faubourg Saint-Germain. De tous les casse-cous, de tous les pots au noir dont le colin-maillard du journalisme est semé, ce petit délit de publication de fausses nouvelles me paraît le plus difficile à éviter en connaissance de cause. C’est, en tous cas, celui dont le chroniqueur risque le plus de se rendre coupable. À la rigueur, quand on ne parle pas de politique on peut éviter d’exciter à la haine et au mépris du gouvernement ; on peut espérer d’échapper à toute accusation d’outrage à la religion, si l’on se borne à discuter les choses de ce monde ; mais comment être sûr, quand on donne des nouvelles, de n’en pas donner de fausses ? Une nouvelle, après tout, n’est pas une déposition recueillie dans une cour de justice, c’est une chose dont on n’a point été témoin, dont on n’a souvent aucun moyen de contrôler la vérité, qui court dans l’air, et qu’il ne vaudra plus la
Presque tout l’espace qui n’est pas occupé dans les journaux par des procès ou des avertissements est consacré, hélas ! à des querelles de journalistes. Tristes échanges de personnalités où la dignité des lettres est singulièrement compromise ! Après une si rude tempête, au milieu de si pressants dangers, on s’afflige de voir les naufragés de la presse se combattre avec tant d’acharnement sur le malheureux radeau qui leur sert de refuge. Quel intérêt pensent-ils que les lecteurs prennent à ces débats ? Le public veut être instruit, ému ou amusé, et quand on ne fait aucune de ces trois choses-là on l’ennuie. Que lui importe qu’une dizaine de journalistes viennent donner à un confrère un certificat de bon camarade, tandis que d’une autre part un nombre égal témoigne de son caractère difficile ? N’est-il pas fâcheux de voir un écrivain connu, estimé, honorable à tous égards, comme M. Pelletan, consentir à recevoir ou plutôt à subir de pareilles attestations ? Il est plus
Pourquoi les journalistes ne prennent-ils pas exemple sur les avocats ? Voilà des gens qui, Dieu merci ! ne se font pas faute de se combattre dans la vie publique, et qui pourtant n’ont garde de donner leurs querelles personnelles en spectacle au public. Les reparties acrimonieuses, les insinuations blessantes, les démentis insolents, tout cela s’oublie à la porte du Palais, et dans la vie privée il n’y a plus que des confrères. Je sais bien qu’on peut m’objecter que l’avocat ne combat que sur le terrain des intérêts d’autrui, où la défaite laisse peu de rancunes, tandis que l’écrivain défend généralement une cause où il a un intérêt collectif, si même elle n’est pas sa cause propre. Je reconnais que l’avocat a un peu de l’acteur, tandis que l’écrivain tient du soldat ; aussi je ne demande pas aux journalistes de s’entraimer, ni même de ne pas s’en vouloir, mais seulement de
Le prince Albert était de ceux qui laissent plus de vide qu’ils n’ont tenu de place, et l’on s’aperçoit aujourd’hui combien ce conseiller dévoué, sans caractère politique, qui pouvait tout dire, et à qui l’on pouvait tout dire, était utile à la royauté. Tous les ministères qui se succédaient trouvaient en
Le respect du droit d’autrui est, du reste, une des qualités que les Anglais prisent le plus, et ils ont raison. Elle se retrouve partout dans leur vie privée, et ils ne laissent guère échapper l’occasion de la rappeler à leurs souverains, envers qui ils la pratiquent à leur tour. C’est ainsi qu’ils ont
L’amour que les Anglais portent aujourd’hui à leur souveraine n’a rien-de commun avec ce sentiment chevaleresque et enthousiaste qu’on a vu chez nous entourer une reine d’un peuple d’amoureux, et s’éteindre ensuite quand il aurait fallu la disputer au bourreau. C’est une affection réfléchie, fondée sur l’estime, et que les années n’ont fait qu’accroître. « Notre reine, me disait dernièrement un homme d’État anglais, possède au suprême degré une vertu rare chez les femmes, plus rare encore chez les princes : la véracité. C’est la sincérité même assise sur le trône. Non seulement on n’a jamais pu découvrir en elle la moindre trace de ruse féminine, ou de cette fourberie princière que la politique prétend excuser ; mais il est impossible à ceux qui l’approchent de mettre en doute l’entière franchise de ses moindres paroles. Jamais je n’ai surpris chez elle ni ambages, ni faux-fuyants, ni restrictions, ni arrière-pensées. Son témoignage est toujours irrécusable,
L’éloge est grand. Ajoutez cette seule vertu à toutes celles que possédait Louis XVI, et que de choses eussent pu être changées !
Je lisais ces jours-ci dans les œuvres d’un des hommes les plus spirituels que l’Angleterre ait produits, le révérend Sydney Smith, une prière qui donne une assez bonne idée, et de l’humeur railleuse de l’écrivain, et du sentiment des Anglais en général à l’égard de leurs princes. Elle fut prononcée à l’occasion de la naissance du prince de Galles, dans la cathédrale de Saint-Paul, où Sydney Smith officiait.
« Seigneur ! nous vous prions en faveur de cet enfant royal que vous nous avez donné pour être notre futur roi. Nous vous supplions de diriger son cœur et de façonner son esprit, afin qu’il puisse être le bienfaiteur et non le fléau de sa patrie. Puisse-t-il trouver faveur devant les hommes en laissant à leur développement naturel la force et l’énergie d’une nation libre ! Puisse-t-il,
au lieu de se prévaloir de sa haute position pour faire absoudre de mauvaises actions, chercher, par l’exemple d’une vie honnête et morale, à reconnaître les sacrifices qu’un peuple fidèle s’impose si volontiers en faveur d’un bon roi, même en retranchant sur son nécessaire ! »
Je me souviens que quelques années plus tard, dans un autre pays, à l’occasion de la naissance d’un enfant destiné aussi à l’empire, j’assistai à la composition d’une autre prière. Cette fois, ce ne fut pas l’œuvre d’un vieux chanoine, mais bien d’une enfant de huit ans tout au plus. C’était dans une classe de petites filles à qui leur professeur-avait donné pour thème la naissance du jeune prince, en leur disant d’exprimer en quelques lignes les vœux qu’elles formaient pour son bonheur. Voici ce que je lus sur le premier cahier qui me tomba sous la main : « Faites, mon Dieu, que le jeune prince apprenne à bien nous gouverner, et s’il ne peut pas, faites qu’il soit heureux dans son exil. »
Certes, cette prière-là était railleuse aussi, mais bien involontairement : l’âge de l’écrivain excluait tout soupçon d’épigramme. Toujours est-il qu’une pareille idée ne serait jamais venue à un enfant anglais : il n’aurait jamais songé à être bien gouverné ; encore
Je m’aperçois un peu tard que ma revue est bien lugubre. J’ai parlé de vieillesse, de mort, de prison et d’amendes, et je n’ai pas dit un seul mot de nos plaisirs. Nous en avons pourtant et des meilleurs, et, de plus, ce sont des plaisirs nouveaux. Ils sont nouveaux, du moins, pour beaucoup d’entre ceux qui les partagent avec nous. On devine que je veux parler des concerts du Cirque-Napoléon. La foule continue à s’y presser, la foule à soixante-quinze centimes comme la foule à cinq francs. Quatre mille personnes s’y entassent chaque dimanche, et un nombre égal se désolent de ne pas avoir de billets. Sauf au Conservatoire, il est difficile d’entendre une exécution plus satisfaisante. Mais l’exécution, si excellente qu’elle soit, n’est pas ce qu’il y a de plus remarquable dans ces concerts. Ce qui en constitue le principal intérêt, c’est qu’on y fait de la musique de connaisseurs pour des oreilles accoutumées à des chansons et à des polkas, et qu’elles l’apprécient fort bien. Les troisièmes applaudissent avec « l’art libre dans une société libre »
, comme si ces deux choses avaient une connexité forcée. Où voit-on pourtant dans l’histoire que le progrès de l’art ait amené à sa suite la liberté ? Je n’entends point parler, il va sans dire, de l’art de l’orateur ou de l’écrivain, qui n’est rien s’il n’est le serviteur immédiat de la pensée, ou plutôt qui est la pensée elle-même revêtant une forme pour se faire reconnaître des
Deus nobis hæc otia fecit.
Je ne serais pas étonné, pour ma part, de voir l’Italie nouvelle subir une éclipse momentanée, mais glorieuse, de l’art tel qu’on l’entend aujourd’hui.
L’art n’est qu’une manifestation, et ne pourra jamais créer ce qui préexiste à lui et lui est supérieur.
Les joueurs de flûte ne sauveront pas la République. Comme dans les bas-reliefs antiques, ils précèdent le cortège, mais sans le diriger : ils marchent à reculons, les yeux fixés sur leur instrument. Ne comptons pas trop sur la musique, si populaire qu’elle soit. Il est des peuples qui de nos jours en ont fait leur pain quotidien — le peuple de Vienne, par exemple : où l’a-t-elle conduit ? Si des peuples on passe aux individus, voit-on que les plus grands musiciens aient été les meilleurs citoyens ? Que la patrie soit menacée, je suis convaincu que le bataillon du Conservatoire ferait son devoir ; mais je crois que je compterais au moins autant sur l’École polytechnique. La musique adoucit les mœurs, nous dit-on : nos mœurs sont-elles donc si rudes, si austères ? Elle la Marseillaise ; mais une distribution d’eau-de-vie ou un juron énergique lancé à propos — l’histoire l’a répété — ont produit le même effet. Elle endort les douleurs. Voilà ce que je lui reproche ; c’est précisément cette ivresse des sens, cette douce quiétude, cet oubli du monde réel que donne la musique qui la rendent impropre à ce rôle de régénératrice sociale qu’on veut lui assigner. Comprendrait-on un lutteur qui ferait un usage constant de l’opium ?
Dans cette religion nouvelle, quels seront les prêtres ? Seront-ce nos artistes d’aujourd’hui ? En général, nous les voyons se prévaloir de cette qualité pour se tenir à l’écart de nos luttes politiques. Ils sont coloristes ou dessinateurs, partisans de l’harmonie ou de la mélodie, réalistes ou fantaisistes : voilà tout. À moins d’avoir du génie, ou de vouloir mourir de faim — et bien peu de gens se résignent à cette dernière alternative, — ils ne peuvent pas se permettre de faire de l’opposition. Ils ont besoin de peindre des chapelles ou de se faire entendre à l’Opéra ; ils ont besoin d’exposer leurs tableaux ou de donner des concerts ; ils ont besoin de médailles d’or et d’argent ;
Le désir de réagir contre l’exagération m’a entraîné bien loin. Je voulais exprimer le très vif plaisir que m’avaient procuré les concerts du Cirque-Napoléon, et j’ai fini par faire le procès de la musique. Ingrat que je suis ! Et pourtant je ne m’en dédis pas. Ce qui est excellent pour l’individu peut être fort mauvais comme moyen de gouvernement. À chacun de mes lecteurs en particulier je dirai : Allez aux concerts de M. Pasdeloup, vous y entendrez la plus belle musique du monde, admirablement exécutée ; vous en sortirez charmé ; enivré, consolé. Mais pour les peuples c’est différent : les peuples ne doivent pas se consoler.
Gaëtana et M. About. — Une Nichée de gentilshommes, par Ivan Tourguénef.
Il semble que Paris ait voulu ce mois-ci donner un démenti à tous ceux qui prétendent le connaître. Que disait-on, qu’il n’avait aujourd’hui que de l’indifférence pour les questions littéraires ; que les succès dramatiques s’enlevaient par la claque, et se confirmaient sans protestation dans des feuilletons complaisants ; enfin, que la jeunesse n’avait plus ces intempérances, ces indignations irréfléchies que l’on blâmait, mais que l’on aimait jadis en elle ; en un mot, qu’elle n’était plus jeune ? Nous venons de voir, au contraire, les préoccupations sérieuses auxquelles ont donné naissance la réunion du Corps législatif, la réforme Constitutionnel, où il ne s’agissait que de l’Académie, et se taire devant les sifflets d’un parterre d’étudiants, qui ne s’adressaient pas même à une mauvaise pièce, mais à son auteur. Il est vrai que l’article était de M. Sainte-Beuve, et la pièce de M. About, deux écrivains qui, à des titres différents, ont toujours eu le privilège de se faire remarquer. Seule, la conversion de la rente quatre et demi pour cent a toujours tenu son rang parmi les questions du jour. Rien n’en a pu distraire un seul instant l’attention des porteurs de ce fonds. L’Académie ! l’indépendance de l’écrivain ! la justice un peu barbare qu’exerce parfois l’opinion publique dans ses réveils inattendus ! il s’agit bien de cela, ma foi ! Quelle sera la soulte à donner ? Voilà la question. À tout moment on se trouve obligé de compatir à des malheurs fort enviables. « Plaignez-moi, dit l’un, j’ai soixante mille livres de rente en quatre et demi. » On s’incline avec une respectueuse sympathie et l’on ne se dérobe à la vue de cette opulente infortune que pour se heurter aux plaintes d’un autre malheureux qui a trois voitures et six chevaux, et qui se trouve, par conséquent, atteint par ce que
Je disais donc que depuis quelque temps la littérature et tout ce qui s’y rattache paraît reconquérir une certaine importance aux yeux du public. Il y a là un bon symptôme qu’il faut noter. Ce n’est pas que nous ayons vu paraître de bien beaux livres, ou de bien belles œuvres dramatiques, — ce qu’il y a eu de plus éclatant dernièrement,
Mais parlons un peu de l’article de M. Sainte-Beuve, qui a été presque un événement. On était accoutumé à voir attaquer l’Académie française par bien des gens, mais non par des académiciens. Quand on en était, on la respectait toujours. M. de Sainte-Beuve a blasphémé dans le sanctuaire même. Felix culpa ! dirai-je, car cela nous a valu un morceau littéraire dans sa meilleure manière. Il a brisé quelques vitres, sans doute, mais quelle bouffée d’air il a fait entrer sous cette coupole de l’Institut, où l’on étouffe depuis si longtemps ! Les éclats ont dû blesser quelques collègues futurs et même quelques collègues actuels ; mais comment le public lui en voudrait-il ? Quelle verve ! quel mordant ! comme il sème à « des rôles d’une aimable gaieté »
, et M. Baudelaire, qui « s’est bâti un kiosque bizarre à l’extrémité d’une langue de terre réputée inhabitable à la pointe du Kamtchatka romantique »
, jusqu’à l’abbé Gratry, qu’il qualifie de Michelet de l’Église, personne n’y échappe. Mais le plus maltraité de tous a été, sans contredit, M. le prince de Broglie, « ce jeune homme né dans la pourpre »
. M. Sainte-Beuve n’entend point qu’on admette des titres héréditaires quand il s’agit du fauteuil, et il trouve que c’est trop de deux membres d’une même famille à l’Académie. Je suis fort de son avis, sauf quelques exceptions éclatantes ; mais mon opinion ne se serait point traduite, si j’eusse été académicien, par l’acte discourtois de renvoyer à un candidat ses ouvrages. Les livres d’un auteur, c’est
Quant à la réforme radicale que M. Sainte-Beuve propose dans l’organisation de l’Académie, je ne puis en voir l’utilité. À quoi bon la diviser en huit sections de cinq membres chacune, et s’imposer la loi de n’élire un membre qu’à la condition qu’il trouvera place dans la section même où la vacance s’est produite ? Voici, d’après M. Sainte-Beuve, quelles devraient être les huit sections : I. Langue et grammaire. II. Théâtre. III. Poésie lyrique. IV. Histoire. V. Éloquence publique, art de la parole. VI. Éloquence et art d’écrire. VII. Roman. VIII. Critique littéraire. L’argument principal qu’il fait valoir pour ce changement, c’est que les autres classes de l’Institut sont organisées de cette façon. Il faut pousser bien loin l’amour de l’uniformité qui distingue notre race latine pour admettre une pareille raison. Que certaines classes de l’Institut soient divisées en sections afin de pouvoir se partager plus facilement le travail, cela se conçoit ; mais l’Académie française, qui est essentiellement littéraire, — et disons-le aussi, fort peu laborieuse, — ne saurait se fractionner en spécialités sans s’amoindrir. Je n’y verrais qu’un avantage : c’est que le nombre des « un poète mort jeune à qui l’homme survit »
. Cette source vivifiante de la poésie laisse toujours une certaine fertilité après soi, et longtemps après qu’elle semble tarie ; on reconnaît encore, à une verdure plus luxuriante, à une herbe plus belle et plus touffue, les lieux où elle a jadis coulé. C’est méconnaître, disais-je, la grandeur de l’art de l’écrivain, que de le renfermer dans des sections ou le parquer dans des spécialités : il n’est réellement supérieur à tous les autres que par son universalité, et l’Académie a eu raison de « penser, — pour me servir du langage un peu maniéré que M. Sainte-Beuve prête à ses adversaires, — que vouloir tracer des divisions et des compartiments, ce serait apporter, en cette matière délicate, une rigueur dont elle n’est point susceptible, et qui en froisserait et en fausserait la finesse »
. C’est un peu précieusement dit, mais c’est vrai.
Mais l’académicien révolté me paraît avoir complètement « Voir surgir sans cesse des candidats imprévus qui ne relèvent que de leur caprice et du bon plaisir, d’une majorité qui les adopte, sans jamais donner de raison ni d’explication ; subir des choix de confrères nouveaux,
sans avoir eu soi-même voix au chapitre (car un vote muet n’est pas une voix), sans avoir été mis préalablement à même de parler et de répondre, de dire ce qu’on pense, et de faire dire aux autres ce qu’ils pensent aussi, sans avoir été bien et dûment vaincu, ou (qui sait ?) convaincu peut-être, et converti ; et cela dans une compagnie
Il y a plaisir, n’est-il pas vrai ? à voir mener ainsi à grandes guides notre belle langue française à travers cette longue période, sans verser ni accrocher, ni même en donner un instant la peur au lecteur ; et ne faut-il pas être un conducteur bien sûr de soi pour se permettre de donner ainsi carrière à sa plume ?
Un dernier mot : M. Sainte-Beuve n’aime point les doctrinaires, on le voit, et il va jusqu’à reprocher à M. Cuvillier-Fleury de tout « voir par la lucarne de l’orléanisme »
. Il serait sans doute meilleur de ne pas toujours regarder par une même ouverture si restreinte ; mais, à tout prendre, n’en déplaise à M. Sainte-Beuve, cela vaut encore mieux que de changer souvent de point de vue sans parvenir à embrasser un plus vaste horizon.
Je n’aime pas trop à parler de la querelle de M. About avec le public, car je suis disposé à donner tort à tout le monde ; mais il faut bien faire sa revue, et il y a bien longtemps que quelque chose n’a fait autant de bruit que les sifflets du parterre de l’Odéon. On s’est mis tout à coup, à ce propos, à accabler d’invectives un homme qu’on avait eu le tort d’encourager et de prôner outre mesure. Il semblerait vraiment qu’il a déçu des espérances, et qu’on avait compté trouver en lui une haute vertu politique. Où avait-on lu ces promesses ? Était-ce dans la Grèce contemporaine, ou dans la Question romaine ? Était-ce enfin dans la Nouvelle Carte d’Europe ? Pour mon compte, j’ai toujours retrouvé le même homme jusque dans ses moindres nouvelles, et je ne me suis pas étonné de le voir s’attacher publiquement à la fortune du docteur Véron. Je n’ai même pas été surpris que Gaétana fût une pièce Guillery, et j’avais lu un Mariage de Paris.
Dès ses débuts on a porté M. About aux nues, parce qu’on lui trouvait beaucoup d’esprit : eh bien ! il en a toujours beaucoup, il en a même dans cette préface outrecuidante de Gaétana, qu’il dédie « aux honnêtes gens de tous les partis »
. Il ne s’est pas trompé, comme on le voit, sur l’adresse qu’il fallait mettre sur sa réponse à ses adversaires. Si l’esprit suffit, pourquoi l’accabler aujourd’hui ? Si l’esprit ne suffit pas, comment avez-vous pu le placer si haut jadis ? Il n’est pas juste d’en vouloir tant à un écrivain amusant et facile de ce que vous l’avez trop comparé à Voltaire. Car, il n’y a pas à dire, on n’écrivait pas autrefois un article sur M. About sais que le nom de Voltaire s’y trouvât, parfois avec un qualificatif tempérant un peu l’éloge, — on disait Voltaire déclassé, ou bien Voltaire de l’École normale, — mais enfin on disait Voltaire. Ce qui me surprend, c’est qu’on n’ait pas songé à le comparera Pascal, car, après tout, il y a bien de l’esprit dans les Lettres provinciales !
Donc, je ne comprends guère la sévérité qu’on a montrée envers M. About, et je pense qu’on eût mieux fait d’écouter un peu Gaétana avant de commencer
Il est vrai qu’il attribue sa mésaventure à l’indépendance de son caractère, il prétend qu’on l’a sifflé parce qu’il n’appartient à aucun parti, et qu’il « préfère à tous les bénéfices de l’association
. Espère-il sérieusement faire croire cela ? L’indépendance de caractère n’est pas chose commune de nos jours, je l’admets ; mais enfin, elle se rencontre encore quelquefois, et je n’ai jamais vu qu’elle valût à ceux qui la pratiquent des ovations dans le genre de celle qu’on a décernée à M. About.
À ce propos, un étranger m’exprimait son étonnement de voir que, dans un pays ou le suffrage universel est la base même du pouvoir, toute adhésion individuelle accordée d’une façon un peu éclatante au gouvernement attirait des désagréments à celui qui la donnait. « Comment se fait-il, me disait-il, que, tout en proclamant politiquement que votre gouvernement est l’émanation directe de la volonté de la majorité, socialement vous paraissiez ne comprendre l’indépendance que dans l’opposition ? Il n’en est pas de même chez nous, où nous sommes pourtant gouvernés par la grâce de Dieu. » Je lui donnai de la chose une explication qui lui parut satisfaisante, mais que le lecteur me permettra de ne point répéter ici.
Et maintenant, ajouterai-je mes félicitations à toutes celles qu’ont reçues les vainqueurs ? Saluerai-je, à mon tour, ce qu’on a nommé si pompeusement
Messieurs, je siffle bien, mais je ne chante pas.
oreille cassée pour faire des anachronismes de flagornerie, de vrais hommes et de vraies femmes, la vie avec ses fugitives espérances, ses longues douleurs et ses oublis plus longs encore ; voici, au lieu du chauvinisme bruyant et agressif, l’amour profond et recueilli du sol natal ; oublions enfin le railleur de la Grèce et de Rome, le commis voyageur en épigrammes contre les nations mortes ou endormies, le conteur souple et brillant, le pamphlétaire audacieux sans péril ; voici un homme dont la compassion attendrie nous fait aimer les faibles, les pauvres, la bonté humble et gauche, l’ignorance même des grands cœurs, et qui réserve le ridicule pour la bassesse et les prétentions, — un homme, en un mot, qui est à la fois un charmant écrivain et un grand moraliste.
Je n’ai pas besoin, je le sais, de présenter M. Ivan Tourguénef au lecteur, sa nouvelle intitulée Rondine ayant été publiée dans la Revue nationale. Il m’est difficile de croire que ceux qui l’ont lue aient résisté au désir de faire connaissance avec ses ouvrages précédents, les Récits d’un chasseur et les Scènes de la vie russe, en supposant qu’ils ne les connussent pas déjà. Depuis lors, -d’autres nouvelles, publiées dans divers recueils, Une Nichée de gentilshommes, — titre, par parenthèse, que rien ne justifie et qui ne me semble pas heureux, — est le plus considérable qu’on ait traduit chez nous, et présente, plus que tous ses devanciers, les caractères d’un véritable roman. On y retrouve à un haut degré toutes les grandes qualités de l’écrivain, mais un certain côté un peu minutieux et digressif de son talent s’y fait sentir aussi d’une manière plus marquée.
M. Tourguénef jouit dans son pays d’une très grande réputation ; c’est l’écrivain russe, dit-on, qui écrit aujourd’hui avec le plus de pureté et d’élégance. Je le croirais volontiers, car un esprit aussi fin et aussi subtil que le sien a dû se façonner un instrument à son usage. En France, il a obtenu un véritable succès dans un public d’élite, et il a même des admirateurs enthousiastes ; mais je doute qu’il arrive jamais chez nous à ce qu’on pourrait nommer une grande popularité littéraire.
Ni ses qualités ni ses défauts ne sont de ceux qui s’harmonisent avec le génie français, le plus despotique et le plus intolérant en fait de composition littéraire. Nous nous vantons volontiers que si ion écrit dans tous les pays civilisés, on ne sait traîner les fleurs : elles finissent toujours par s’effeuiller et salir partout. Cet homme, à mon avis, n’aimait traîner des fleurs dans les livres, et, sous ce rapport, M. Tourguénef est d’une négligence !… Il décrit avec un art merveilleux des personnages qui, après avoir posé pour cet admirable portrait, disparaissent sans retour ; il décrit même quelquefois des gens que le lecteur ne connaîtra jamais, et il raconte, avec un charme qui les grave pour toujours dans la mémoire, des circonstances qui ne se relient en aucune façon à l’action principale. Dans une de ses premières et plus remarquables nouvelles, intitulée Jacques Passinkof, je me souviens qu’il raconte ainsi qu’une jeune fille a donné un sou à un pauvre : « En disant ces mots, elle jeta par la fenêtre une petite pièce de monnaie tachée d’un reste d’allumette parfumée, referma le
J’ai vu un lecteur consciencieux rester une demi-heure plongé dans des réflexions au sujet de cette pièce tachée, et se demander encore, après avoir achevé le récit le plus touchant qui se puisse imaginer, pourquoi l’auteur avait parlé de l’allumette parfumée. Moi, je serais disposé à croire qu’il aura vu un jour une pièce de monnaie ainsi tachée, qu’il s’en souvient et qu’il le dit consciencieusement, was ist das et sauta lourdement sur le parquet. »
Certains lecteurs de feuilletons trouveront peut-être que la Nichée de gentilshommes manque d’incidents dramatiques : il s’y trouve pourtant plus de douleurs et plus d’amour vrai que dans la plupart des vies d’homme. Fédor Ivanovitch Lavretzky a plus souffert et plus aimé que la généralité de ses semblables ; il a donc tous les droits possibles à être un héros de roman, bien qu’il ait le teint coloré et le visage plein, et qu’il devienne, en fin de compte, un agronome distingué. Ses souffrances commencent dès l’enfance. Il est d’abord abandonné aux soins d’une tante qui lui donne pour institutrice, « moyennant un pauvre salaire, une vieille fille, Suédoise d’origine, qui parlait tant bien que mal le français et l’allemand, jouait un peu du piano, et, par-dessus le marché, salait admirablement les concombres »
. Plus tard son père se charge de son éducation et déclare qu’il veut en faire un homme, « et non seulement un homme, mais un Spartiate »
.
« Et pour réaliser ce beau projet, Ivan Pétrovitch commença par habiller son fils à la mode écossaise. On vit ce petit bonhomme de douze ans se promener les jambes nues, une plume de coq
à son béret ; la vieille fille suédoise fut remplacée par un jeune Suisse, passé maître dans la gymnastique ; la musique fut abandonnée à jamais, comme une occupation indigne d’un homme ; les sciences naturelles, le droit international, les mathématiques, la menuiserie, pour se conformer aux préceptes de Jean-Jacques Rousseau, et le blason, pour entretenir chez lui les sentiments chevaleresques : telles furent les études auxquelles devait se livrer le futur Spartiate… Tous les soirs il faisait le compte rendu de la journée et de ses impressions personnelles. Ivan Pétrovitch, de son côté, lui écrivait des instructions en français dans lesquelles il l’appelait mon fils, et lui disaitvous. »
À vingt-trois ans, le jeune Lavretzky est enfin délivré de la tyrannie paternelle ; mais-le mal était fait : « il ne savait pas vivre avec les hommes, et, le cœur plein de trouble et d’une ardente soif d’aimer, il n’avait pas encore osé lever les yeux sur une femme »
. Aussi est-il facilement la proie d’une jeune fille coquette et ambitieuse ; il l’épouse, et après quelques années d’un bonheur dont tout le secret est dans son imagination de mari amoureux, il découvre soudainement que sa femme le trompe. Presque fou de douleur, il se sépare pourtant d’elle sans scandale. Pendant « Il cessa de s’occuper d’elle, mais il lui en coûta beaucoup. Il était quelquefois saisi d’un désir si ardent de la revoir, qu’il eût tout donné, qu’il lui eût pardonné peut-être, pour entendre encore sa voix caressante et sentir sa main dans les siennes. Cependant le temps réclamait ses droits. Il n’était pas né pour souffrir ; — sa nature vigoureuse prit le dessus. Il s’expliqua alors bien des choses ; le coup même qui l’avait frappé ne lui semblait plus aussi imprévu ; il comprit sa femme. On-ne connaît bien ceux avec lesquels on vit habituellement que lorsqu’on en est éloigné. »
Ce n’est qu’au bout de quatre années que Lavretzky se décide a rentrer dans sa patrie et que le véritable roman commence. Le cœur qu’il croyait mort se réveille ; il se reprend à aimer, à espérer, à chercher le bonheur. Une jeune fille, belle, douce et pieuse, lui apparaît comme la vision de ce qui aurait pu être ; c’est dire qu’il rencontre le malheur sous la forme la plus railleuse et la plus désespérante qu’il puisse revêtir. Mais lorsque tout semble le séparer de celle qu’il aime, « Mais cette douleur n’avait rien du calme qu’inspire la mort. Lise vivait encore ; mais loin, mais perdue dans l’oubli ; il pensait à elle comme à une personne vivante, et il ne reconnaissait point celle qu’il avait aimée autrefois dans cette triste et pâle apparition enveloppée de vêtements de religieuse et entourée de nuages d’encens. Lavretzky ne se serait pas reconnu lui-même, s’il avait pu se voir de la même manière dont il se représentait Lise. Dans ces huit années il avait traversé cette crise
La donnée, on le voit, quoique simple, est suffisamment dramatique. Il m’a été facile d’esquisser le roman, il me serait impossible de donner une idée de la vérité et de la variété des personnages qui le peuplent, mais j’espère avoir réussi à inspirer le désir de le lire. M. Tourguénef nous a donné, dans une suite de tableaux vraiment merveilleux, la peinture du monde russe, que nous ignorions complètement avant lui. À vrai dire, nous ne connaissions en France qu’un type russe, — type tout de convention qui infectait nos romans : la grande dame courant le monde à la suite de ténors et d’artistes incompris. Il y avait aussi le fameux boyard, possesseur de richesses incalculables : Exilés en Sibérie.
M. Tourguénef a surtout peint avec un soin particulier un type adorable de jeune fille, qui se retrouve dans plusieurs de ses compositions. C’est une Juliette du Nord, d’une hardiesse ingénue, vaillante et franche, donnant vite son amour et ne le reprenant jamais, puis, quand vient le malheur, ramenant, comme l’enfant de Sparte les plis de sa robe pour mieux cacher, en le serrant sur son cœur, le chagrin qui le ronge. Elle est douce et pourtant un peu farouche, et fait songer involontairement à ce miel parfumé, mais un peu amer, que les abeilles récoltent sur certaines fleurs sauvages. Les hommes sont chez lui presque toujours inférieurs aux femmes comme caractère, et cela d’une façon assez marquée pour que, de la part d’un observateur aussi habile, la chose ne puisse être attribuée au hasard. Serait-ce que l’absence de vie politique en Russie exerce sur le caractère des hommes une influence fâcheuse à laquelle les femmes échappent naturellement ? Je ne serais pas éloigné de le croire. Toujours est-il que le caractère mou et indécis de l’homme russe ressort à chaque ligne des écrits de M. Tourguénef. Il n’est « l’entreprise, comme dit Hamlet, se détourne de son cours et perd le nom d’action »
. Les vies russes se perdent dans les sables du doute et de l’irrésolution, comme des fleuves aux eaux trop paresseuses. Dans un petit chef-d’œuvre de quelques pages, qu’il a intitulé Une Correspondance, l’auteur fait dire à son héros : « Admirez un peu mon sort. Dans ma jeunesse, je voulais escalader le ciel et y trouver Dieu, puis j’ai rêvé le bien du genre humain, celui de la patrie, puis je me suis résigné à m’arranger une vie d’intérieur, et voilà qu’une vile taupinière m’a jeté par terre ; que dis-je ? dans la tombe. Ah ! quel talent particulier nous avons pour finir ainsi, nous autres Russes ! »
Le cœur se serre au récit de ces avortements continuels.
Pour l’observateur le moins clairvoyant, des symptômes nombreux annoncent, pour une époque qui peut être très rapprochée, un grand mouvement chez le peuple russe ; on se demande avec inquiétude si ce colosse débonnaire, sans traditions, sans croyances, sans espérances politiques « Quand aurons-nous des hommes ? Aurons-nous jamais des hommes ? »
s’écrie quelque part un des personnages de M. Tourguénef. La réponse pourrait être douteuse, si on ne se rappelait les femmes dont j’ai parlé tout à l’heure : ces femmes-là finissent toujours par donner des hommes à la patrie.
Le comte de Boursoufle.
J’ai lu quelque part une nouvelle espagnole intitulée : Plus d’honneurs que d’honneur ; voilà un titre tout trouvé pour ma revue. Que d’honneurs, bon Dieu ! que de gros lots tirés à la loterie des prospérités humaines ! combien d’heureux devait faire le mois qui vient de s’écouler ! Il avait à distribuer des fauteuils académiques, une chaire de professeur, un siège sénatorial, une dotation splendide, un trône peut-être, — trône un peu lointain, un peu hasardeux, sans doute, mais enfin un trône. Et, en résumé, que de déceptions ! traperos (littéralement chiffonniers) aux artistes, aux littérateurs, aux instituteurs et aux commerçants. C’est M. Cortambert qui nous a appris tout cela dans la Patrie. Il ajoute que ces orgueilleux caballeros font quelquefois parade señoras. On se dit que ces deux vertus, si grandes qu’elles soient, pourraient bien être des appuis insuffisants pour un trône constitutionnel, même breveté avec garantie de trois gouvernements alliés. En y regardant de plus près, on s’est aperçu aussi que le Mexique, malgré ses cinquante-huit présidents et ses vingt-sept constitutions dans l’espace de quarante ans, n’a pas laissé que de faire des progrès sous de certains rapports matériels, et l’on se demande si ces commotions continuelles qui nous semblent une effroyable anarchie ne doivent pas être pour les peuples nouveaux comme des maladies éruptives, qui sont plutôt un soulagement qu’un danger pour leur enfance. Toujours est-il qu’il y a lieu d’espérer qu’on laissera les Mexicains libres de choisir leur malheur à leur goût, et que la Vénétie pourra un jour secouer ses archiducs sans qu’ils retombent tout vivants sur le dos d’un autre peuple.
Pour ce qui est de l’Académie, chacun sait que des deux fauteuils qu’elle avait à remplir, il en est un, celui de M. Scribe, qui est resté vide, faute frappés lettre à lettre — par un pied de fauteuil, bien entendu, — comme les messages spiritistes. Je ne veux pas croire que les académiciens ont le travail plus lent que de simples mortels, mais il n’en est pas moins vrai que, si long que soit l’intervalle entre l’élection et la réception, le récipiendaire est toujours censé occupé, pendant tout ce temps-là, à composer son discours. Je me souviens que lors de l’élection du P. Lacordaire, dont la réception fut longtemps ajournée, les journaux inséraient tous les mois un paragraphe pour annoncer au public que l’illustre dominicain travaillait à son discours, que l’œuvre avançait, qu’elle serait bientôt terminée… et, le discours fait, l’on s’aperçut qu’il n’était guère plus
L’élection de M. de Broglie ajoute une voix à la majorité imposante que possèdent au sein de l’Académie ses coreligionnaires politiques. Le temps et la mort aidant, nous pouvons espérer d’y voir régner un jour l’unanimité doctrinaire. Je faisais cette remarque, — que je ne donne point comme originale, mais plutôt comme une vérité évidente, — à un de ces croyants académiques dont je parlais tout à l’heure ; seulement j’ajoutais que le malheur pourrait être détourné si le nombre des immortels était augmenté par quelque moyen autre que l’élection ; en un mot, si l’État, comme on l’a dit, par une conversion, en sens inverse de celle de la rente, changeait les quarante en soixante. « On ne l’oserait ! » me dit-il d’un ton superbe, — du ton dont Danton, à la veille de sa chute, disait : « On ne me touche pas ; je suis l’arche sainte ! » — « On ne l’oserait, ajouta-t-il ; songez que le chiffre consacré est passé dans notre langue : on disait autrefois un quarante. — Eh bien ! eus-je l’imprudence de répondre, on dira, s’il le faut, un soixante ; on dit bien un quinze-vingts. »
Le croirait-on ? ma plaisanterie m’a valu un ennemi, car mon interlocuteur était un candidat
On ne déroge pas en passant de l’Académie au Collège de France, surtout quand on doit y trouver le cours de M. Renan. Dieu sait si la leçon, l’unique leçon qu’il lui ait été donné de faire du haut de sa nouvelle chaire a fait du bruit ! On en a parlé encore plus que de la Gaétana de M. About, et presque autant que de la dotation de M. le comte de Palikao. Jusque dans les salons les plus frivoles, de belles danseuses qui ne se sont jamais inquiétées de savoir si elles appartenaient à la famille des peuples sémitiques ou à celle des peuples indo-européens, et qui seraient fort étonnées d’apprendre qu’elles sont monothéistes, demandaient dans les intervalles d’une valse : « Qui est donc ce M. Renan dont on parle tant ? » Les réponses, on le comprend, différaient selon le lieu où elles se faisaient. Dans les bals où la société de Saint-Vincent de Paul les jésuites ! » Dans des réunions plus sérieuses où l’on juge d’un point de vue plus temporel, on disait autre chose, tout en employant les mêmes mots. C’est un transfuge, répondait-on encore, il vient de remplir une mission du gouvernement, il a accepté une chaire, il adore ce qu’il a brûlé ; sa suspension a été une concession au parti clérical. À son cours on a crié : « À bas le jésuite ! » Ainsi, comme dit Montaigne, aux Guelfes, il est Gibelin ; aux Gibelins, il est Guelfe. Bien peu de gens disent tout simplement que M. Renan est un homme que son talent, ses travaux et ses connaissances spéciales désignaient naturellement pour la chaire de langues hébraïque, syriaque et chaldaïque, — chaire qui n’est pas, il faut se le rappeler, consacrée à un enseignement théologique. Rien de plus naturel que de le voir présenter comme candidat par les professeurs du Collège de France et par la classe compétente de l’Institut ; rien de plus naturel aussi que de voir ratifier ce choix par le
Cette confusion se trahissait jusque dans la foule qui assiégeait les abords du Collège de France le jour de l’ouverture de ce cours. On devait siffler, on devait applaudir, on prévoyait du tumulte ; mais par qui le professeur serait-il défendu ? par qui serait-il attaqué ? Nul n’aurait pu le dire positivement à l’avance. Ce n’est pas une des particularités les moins tristes de notre temps que ce grand nombre d’impopularités douteuses, dont on ne saurait définir d’une manière précise l’origine, et dont M. About et M. Renan fournissent les exemples les plus récents. Il s’en est fallu de bien peu que M. Renan ne fût défendu que par la police, qui avait manifesté en sa faveur une sollicitude désastreuse. Il n’a échappé à ce danger que grâce à ses adversaires, ce qui lui prouvera, je l’espère, l’avantage qu’il y a à avoir des inimitiés et des sympathies tranchées. Les ennemis de nos ennemis sont nos amis, tel a été le cri de ralliement de ceux qui se sont groupés autour de M. Renan le jour du combat. Le bruit s’étant répandu que des conférences avaient été tenues dans le quartier Latin, dans le but d’organiser une manifestation contre le libre penseur, « exposé des doctrines qui blessent les croyances chrétiennes et qui peuvent entraîner des agitations regrettables »
. Chacun peut aujourd’hui juger par lui-même de la vérité de cette assertion, car le discours de M. Renan a été publié en brochure. Malgré tout ce qu’on en a dit, il me semble difficile de nier que M. le ministre ait raison et que les croyances, même des sectes chrétiennes les plus tolérantes, ont dû se trouver blessées de certaines expressions. La question est de savoir s’il est possible d’éviter que ces croyances soient blessées parfois par l’indépendance de la science, et s’il est nécessaire, dans leur intérêt « Un homme incomparable, si grand que, bien qu’ici tout doive être jugé au point de vue de la science positive, je ne voudrais pas contredire ceux qui, frappés du caractère exceptionnel de son œuvre, l’appellent Dieu, opéra une réforme du judaïsme, réforme si profonde, si individuelle, que ce fut, à vrai dire, une création de toutes pièces. »
Ce passage, où le sens s’engloutit et disparaît à plusieurs reprises dans les fondrières de phrases incidentes par trop multipliées, accuse suffisamment les doctrines de M. Renan, mais donne une idée fort erronée de son style, qui est en général clair, rapide et nerveux. Plus loin, il ajoutera avec non moins de netteté quant au fond, et avec plus d’élégance quant à la forme. « Parvenu au plus haut degré religieux que jamais homme avant lui eût atteint, arrivé à s’envisager avec Dieu dans les rapports d’un fils avec son père, voué à son œuvre avec un total oubli de tout le reste, et une abnégation qui n’a jamais été si hautement
Les travaux de M. Renan sur les questions d’histoire religieuse ont été si nombreux et ces questions se rattachent d’une manière si directe à l’histoire des peuples dont il devait étudier les langues, qu’il semble impossible que ce qui est arrivé n’ait pas été prévu. On se demande quel programme rigoureux il eût fallu imposer au professeur et quelles garanties il eût fallu exiger de sa docilité, pour obtenir qu’en parlant des peuples sémitiques il évitât de définir leur part dans la civilisation, part essentiellement religieuse, puisque nous leur devons les trois religions qui se partagent le monde civilisé : le judaïsme, le christianisme et l’islamisme. Une fois sur ce terrain, la position de M. Renan ne pouvait être douteuse ; ses antécédents l’obligeaient, et il lui eût fallu un bien grand courage, en le supposant enclin à faire des concessions, pour se les permettre devant l’auditoire qui l’entourait l’autre jour au Collège de France. Il faut bien le dire, la conscience publique
Ajoutons, pour être juste, que M. Renan à tracé un programme fort net de l’enseignement qu’il se proposait de faire, et qu’il n’a fait aucune concession à ceux qui prétendent avoir le monopole de la vérité. « Il faut, a-t-il dit avec raison, que ceux-là renoncent à être les maîtres du monde. Galilée, de nos jours, ne se mettrait plus à genoux pour rétracter ce qu’il saurait être la vérité. »
Plus tard, dans une lettre adressée au Constitutionnel, il a protesté contre une assertion de ce journal, qui prétendait qu’en acceptant la chaire d’hébreu au Collège de France, M. Renan avait pris sur l’honneur l’engagement de ne pas sortir du programme tracé par le ministre de l’instruction publique dans le rapport qui accompagnait la nomination. M. Renan aurait, d’après son propre dire, proposé une autre rédaction différant essentiellement de celle du ministre, et qui n’a point été adoptée. Il existe, ce me semble, une certaine contradiction entre cette assertion et cet autre passage de la même lettre : « M. le ministre de l’instruction publique connaissait trop bien les devoirs d’une administration libérale pour me poser des conditions ; il connaissait trop bien mon caractère pour croire que je pusse en accepter aucune. »
Lorsque deux contractants proposent chacun leur rédaction du traité qui doit les lier, celle qui est adoptée est censée faire loi pour l’un et l’autre, à moins qu’il n’y ait protestation de la part de celui dont la formule a été rejetée. M. Renan a adhéré tacitement au programme du ministre en acceptant la nomination qui l’accompagnait. Mais peut-être suis-je injuste, car, après tout, le cours de M. Renan a été une protestation ; en tout cas, prenez-vous-en à ce mot de « mon
Si la jeunesse des écoles ne tient pas dans les circonstances présentes une conduite admirable, ce ne sera pas faute de bons conseils. Tout le monde aujourd’hui lui en donne d’excellents, mais ils ne sont pas toujours faciles à suivre. On lui dit de cent façons diverses : Réveillez-vous, mais ne remuez pas ; soyez enthousiastes, mais prudents ; manifestez vos sympathies et vos désapprobations, mais ne faites point de rassemblements. Ce dernier conseil a été appuyé, par le Moniteur, d’une note menaçante qui a confirmé, aux yeux de bien des gens, l’existence d’une agitation à laquelle ils se refusaient de croire, tant l’habitude en semblait perdue parmi nous. Il y est dit que les élèves ou étudiants « qu’on
.
Quand on songe que la curiosité de la jeunesse ou même un simple hasard peut exposer un étudiant à une peine arbitraire qui entraverait matériellement, ou pourrait même lui fermer sa carrière, on aime à se persuader que l’autorité y regarderait à deux fois avant de donner effet à ses menaces. Ajoutons qu’il n’est jamais sage, si fort qu’on soit, de se faire des ennemis éternels, or la jeunesse ne meurt pas. Les générations se succèdent sans interrègne sur ce trône charmant : la jeunesse est morte, c’est-à-dire elle est vieille, c’est-à-dire elle est nous ; vive la jeunesse !
Remontons le cours des années, de la jeunesse à l’enfance ; voici les crèches. Jusqu’à présent elles avaient prospéré sous la direction de la charité individuelle ; l’administration vient de les entourer de ses longs bras protecteurs. Désormais elles se trouvent placées sous le patronage de l’impératrice et sous l’action de l’administration départementale. Aucune crèche ne pourra être ouverte si les personnes qui y sont préposées « ne présentent pas des garanties suffisantes »
, — expressions qui pourront devenir fort élastiques
La presse a reçu de nombreux avertissements dont je ne me sens pas le courage d’entreprendre l’énumération. Je rappellerai seulement que le cours que faisait M. Pelletan dans la salle des lectures de la rue de la Paix a été interdit par M. le ministre de l’instruction publique. N’était-il pas facile de deviner ce que j’allais dire, rien qu’en lisant ce nom de Pelletan ?
far West (extrême Occident). Décidément, c’est l’adjectif extrême qui tente, je le vois bien.
Avant de quitter la Chine, j’aurais envie de présenter une pétition au Sénat en faveur de nos alliés les Anglais. Il me semble que leurs amis ont été bien durs envers eux. Les sorties franchement anglophobes peuvent égayer l’Angleterre comme elles divertissent la France ; mais je suis un peu plus inquiet de l’effet qu’ont dû produire de l’autre côté de la Manche nos protestations
Ne sommes-nous pas tous intimement convaincus de notre supériorité ? Quant aux étrangers, nous ne les persuaderons jamais. Nos assemblées devraient se rappeler qu’elles représentent le pays, ce qui oblige à une certaine modestie, car on ne se loue pas soi-même, et le patriotisme même doit avoir sa pudeur. Il y a encore la question politique : quand on ne veut pas avoir d’égaux, il faut renoncer à avoir des amis. Que M. le comte de Palikao dise que « le catholicisme que représente la France est une influence morale, tandis que l’influence des Anglais ne se révèle que par des intérêts commerciaux »
, passe encore ! On conçoit qu’un soldat éprouve un grand dédain pour les questions d’argent ; mais on admettra qu’il est assez singulier de voir M. Billault prononcer un discours dans une intention expresse de conciliation et dire : « Toutes les nations n’ont pas les mêmes besoins ni les mêmes instincts. Aux uns il faut une plus grande masse de profits et d’avantages matériels ; d’autres vivent de plus de gloire et recherchent plus
Je dis, moi, qu’il faut que les Anglais — ces compatriotes de Bacon, de Shakespeare et de Newton — aient le caractère singulièrement bien fait, s’ils sont contents de la part qu’on leur assigne. Que penseriez-vous d’un de vos amis qui vous rencontrerait sur le boulevard et vous dirait d’un ton impartial et affectueux : Nous avons chacun nos goûts et nos aptitudes ; vous, vous aimez les choux au lard, et moi, j’aime la musique. Ou bien encore : Cher ami, nous avons l’un et l’autre nos particularités physiques : vous avez de très grands pieds, et moi j’ai de forts grands yeux. Croyez-vous, quand même la chose serait vraie, que votre amitié s’en trouvât fort resserrée ? Et ne seriez-vous pas tenté de dire que votre ami, malgré ses grands yeux et son goût pour la musique, est un fat insupportable ?
Comte de Boursoufle, cette prétendue comédie de Voltaire. Je n’apprendrai rien à personne aujourd’hui en disant qu’elle n’est que l’imitation, on pourrait presque dire la traduction, d’une pièce de l’Anglais Van Brugh, intitulée The Relapse (la Rechute), laquelle pièce fut jouée à Londres en 1697, alors que Voltaire avait trois ans. Si précoce que fut le petit Arouet, on ne peut avec vraisemblance réclamer pour lui la priorité d’invention. Ce qu’il y a de surprenant dans l’affaire, ce n’est pas le plagiat de Voltaire — il prenait volontiers son bien où il le trouvait, et puis, il ne faut pas oublier qu’il n’a jamais réclamé la paternité du Comte de Boursoufle, — c’est bien plutôt le temps qu’ont mis les critiques de Paris à découvrir la chose. Qu’on n’ait pas connu la pièce de Van Brugh, passe encore ! elle est enfouie dans ce répertoire cynique et grossier qu’on The Trip to Scarborough (le Voyage à Scarborough), qui se jouait encore il y a une dizaine d’années à Londres, et dans laquelle tous les personnages du Comte de Boursoufle se retrouvent. On comprend difficilement qu’il ait fallu qu’un journal anglais, l’Athenæeum, vînt nous l’apprendre. Il était en droit de se moquer de nous : il ne l’a pas fait, et il a réclamé son bien fort modestement.
Je ne vais pas aujourd’hui, après tout le monde, faire l’histoire de la pièce anglaise, et je me garderai surtout de reproduire la liste des acteurs et actrices qui y ont brillé depuis un siècle et demi, liste dont la plupart des critiques, pour faire preuve d’une érudition tardive, ont gratifié leurs lecteurs. Je connais trop le placement excentrique de consonnes que se permettent les protes à l’égard des noms étrangers, et au besoin j’ai devant moi le feuilleton du Journal des Débats, qui pourrait me servir d’avertissement. Sur vingt noms, il y en a bien quinze d’estropiés. Je dirai seulement que la réclamation avait paru depuis plus de quinze jours avant de passer le détroit, et que pendant ce temps-là nos feuilletonistes se compromettaient Journal des Débats, M. Jules Janin, qui avait déjà consacré un feuilleton à la glorification de Voltaire à propos du nouveau chef-d’œuvre. Aussi M. Janin a-t-il fort mal pris la chose, et s’est-il bien vengé de ces coquins d’Anglais qui se sont laissé piller. Il a commencé par traduire l’article du journal anglais, puis il s’est moqué des fautes de français qui se trouvent dans la traduction. Il est difficile d’imaginer un système de critique plus ingénieusement injuste. Mais, à ce compte-là, Horace lui-même ne serait pas en sûreté, car si je ne me trompe, M. Janin l’a traduit aussi. Enfin il a appelé les Anglais
, et tout cela parce qu’il avait reconnu dans l’œuvre d’un de leurs dramatistes du second ordre tout l’entrain et la gaieté de Voltaire. Mieux eût valu leur rendre de bonne grâce ce qui leur appartient et se borner, pour toute vengeance, à rappeler que, si tous les gens pessima ridens
M. Jules Janin s’est montré anglophobe à tel point, que s’il pouvait se rencontrer de l’autre côté du détroit des critiques aussi peu au courant que lui de la littérature des autres pays, je ne serais point étonné qu’il leur vînt l’idée que c’est le marquis de Boissy qui écrit dans le Journal des Débats sous le pseudonyme de Jules Janin. Dans le récit ironique qu’il fait du voyage de Voltaire à Londres en 1726, il commence par nous apprendre que ce voyage a été entrepris parce que Voltaire avait ouï dire que l’Angleterre avait produit Pope Rechute, ni Sheridan et son Voyage à Scarborough. Personne, que je sache, ne lui avait reproché cet oubli. Van Brugh n’était point un homme de génie, et l’on pouvait se dispenser de le nommer. Quant à Sheridan, il ne devait naître que vingt-cinq ans plus tard, et ne devait écrire sa comédie qu’en 1777. Voilà donc Voltaire bien disculpé, — au sujet de Sheridan surtout. Enfin, il clôt cette croisade contre la lourde gaieté britannique par un mot — oserai-je le répéter ? — sur le
! Oh ! M. Janin ! ne défendez plus comme cela l’esprit français, s’il vous plaît ! Ne savez-vous pas que l’esprit se défend, comme Phryné, en se montrant ? La bonomane Dumollard
, n’est-ce pas surtout celle qui fait des calembours sur les assassins ? Van Brugh lui-même, s’il revenait au monde, ne voudrait pas de votre lugubre plaisanterie.gent laide dans le rire
Restituons à Van Brugh ce qui lui appartient ;
Le Parfum de Rome, de M. Veuillot.
Il est bien des manières, pour le chroniqueur, de se décourager et de prendre en pitié sa besogne, mais la plus simple et la plus efficace, sans contredit, serait, à mon avis, de se relire de temps à autre. Je ne compte pas sur l’effet que produirait sur lui le style ou la forme plus ou moins heureuse qu’il a pu rencontrer dans le passé, bien qu’il y trouverait probablement une cause d’abattement et qu’il se dirait qu’il ne ferait plus si bien aujourd’hui, par la raison qu’en fait de revues, comme pour toute autre chose, ce n’est jamais ce qui est fait qui paraît difficile, mais ce qui est à faire. C’est du fond même que je veux parler.
Il n’y a pas de règle de perspective pour tous ces
Et l’Académie ! La voilà enfin faite, cette élection si ardemment disputée, et M. Octave Feuillet est nommé ! — Eh bien ! oui, après… — Comment ! après ? mais c’est un homme de lettres. — C’est vrai ! mais une fois n’est pas coutume, comme on dit, et l’Académie a bien fait de le nommer tout de même. Il y a à parier qu’il écrira moins désormais. Et puis il faut bien qu’il y ait quelques gens de lettres à l’Académie pour rédiger les rapports sur les prix Monthyon et autres, et pour faire les terribles lectures que vous savez.
Il en est de même de l’histoire du fameux Américain M. Peabody, qui, pour reconnaître le bon accueil qu’il a trouvé, comme étranger, à Londres, il y a vingt-cinq ans, et pour justifier en quelque sorte une prospérité inouïe, a donné trois millions sept cent cinquante mille francs aux pauvres de Londres. Il paraît que c’est une idée qui n’était encore venue à personne. On ne donne pas tant que cela, si riche qu’on soit, et l’impôt volontaire de la charité n’est point un impôt progressif. Vous possédez une pièce de vingt sous et un pain de quatre livres ? partagez avec le prochain : rien de plus naturel, et personne ne s’en étonnera ; mais quatre millions ou peu s’en faut, c’est trop d’un seul coup pour les pauvres. Mais, à ce compte-là, il n’y en aurait bientôt plus ! Ce qui a ajouté à la stupéfaction générale, c’est qu’il se soit trouvé un homme qui donne une pareille somme de son vivant sans mettre d’autre condition à ses libéralités que celle de les
J’aime à croire que le flot de l’oubli ne tardera pas à recouvrir aussi cette fameuse histoire du Merrimac, ce bateau endiablé de la confédération américaine du Sud, qui vient si lestement à bout des plus belles frégates. Ce n’est pas seulement parce que ce monstre, qui marche sous l’eau, qui tue sans risque pour lui et qui ne se réserve aucun moyen d’être miséricordieux envers les vaincus, a tout l’odieux d’un ennemi anonyme, que je n’aime pas à en entendre parler, — en fait de guerre, j’attache peu d’importance aux nuances, les plus terribles sont peut-être les meilleures, parce qu’elles sont les plus courtes, — ce dont je
L’apparition de deux volumes, formant la première partie du roman de Victor Hugo, les Misérables, a fait une diversion utile. Tout autre sujet de conversation a pâli devant cette œuvre, autour de laquelle s’élève un concert unanime d’éloges. Celui qui se permettrait aujourd’hui la moindre note discordante serait fort mal accueilli ; aussi n’entend-on guère la voix de la critique, même sous sa forme la plus respectueuse. À vrai dire, il se produit des admirations passionnées qui étonnent un peu l’observateur qui ne veut voir dans Notre-Dame de Paris, ni le Dernier jour d’un condamné, éprouvent tant d’enthousiasme pour un ouvrage qui les rappelle à tant d’égards, par ses beautés comme par ses défauts. Cela ne s’explique, ni par l’admiration pour le talent de l’écrivain, ni par la sympathie pour ses théories sociales, et il est évident qu’il faut tenir compte du piédestal de l’exil dont Victor Hugo n’est pas encore descendu. Cette unanimité est donc une générosité qui fait honneur au public, mais elle n’est pas que cela, et il y a autre chose encore. À ce propos, qu’on me permette ici une anecdote qui expliquera ma pensée. Ces jours-ci, un ouvrier, fort rangé du reste, me contait qu’en 1848 il suivait fort assidûment toutes les prédications icariennes de M. Cabet. — Vous étiez donc communiste en ce temps-là ? dis-je fort naturellement. — Non pas ! me répondit-il, cela m’ennuyait fort ; ce que j’en faisais, c’était pour faire enrager ma femme. — Eh bien ! aujourd’hui, pour une raison ou pour une autre, presque tous les journaux ont comme cela quelqu’un à faire enrager, et je crois que les Misérables en profitent un peu.
Je me suis toujours imposé le devoir douloureux de marquer d’une croix dans ma revue les malheurs les plus remarquables arrivés à la presse. Je constate donc avec plaisir que, pendant le mois dernier, elle n’a eu que peu à souffrir des rigueurs de l’autorité. Est-ce mansuétude de la part de celle-ci, ou surcroît de prudence chez les écrivains, je ne saurais le décider. Il est certain que l’art de dire sans parler et l’usage des sous-entendus ont fait de grands progrès chez nous, et ce n’est plus par la clarté que brille aujourd’hui l’esprit français. On pourrait citer tel article de journal qui est un véritable rébus, et que pourtant chaque lecteur comprend. Il ne s’agit que de s’entendre sur la valeur des signes. Reste à savoir si ce procédé littéraire, éminemment conservateur pour l’écrivain, l’est autant pour la langue, et si nous ne courons pas risque d’avoir d’ici à peu de temps un grand nombre d’ouvriers adroits qui ne
Toujours est-il qu’il n’y a eu, je crois, que deux sinistres de presse à déplorer à Paris ce mois-ci. Le Travail, journal rédigé par une réunion d’étudiants, qui était un des rares signes de vie que donnait la jeunesse, a dû cesser de paraître. Le gérant a été condamné à sept cents francs d’amende et à deux mois de prison, et l’imprimeur à cinq cents francs d’amende et à un mois de prison, pour avoir traité des questions de politique et d’économie sociale dans un journal non autorisé et non cautionné. Il est juste d’avouer que ces questions étaient toujours traitées avec une grande chaleur, et quelquefois avec talent. La Gazette de France, de son côté, a été condamnée, en la personne de son gérant, à Gazette, rechercher qui furent les acquéreurs du petit nombre de volumes dont la vente produisit la somme demandée par l’écrivain, mais j’ose dire que cette vente eût bien étonné un bibliophile étranger, égaré ce soir-là dans la salle Sylvestre. Il aurait eu de la peine à comprendre l’ardeur avec laquelle un public fort peu nombreux se disputait quatre ou cinq volumes de Rousseau, d’une édition fort commune. Peut-être aurait-il cru à quelque subite explosion de bibliomanie parmi le corps des sergents de ville, qui se trouvait largement représenté à cette vente.
Je me suis laissé dire qu’un volume des chansons de Béranger, surtout, avait été poussé fort loin. Si cela est vrai, je me demande si M. Pelletan « Encore une étoile qui file… »
Mais l’ombre de Béranger doit être bonne enfant et point rancunière, j’imagine, et elle aura été tout aise d’être pour quelque chose dans la libération d’un homme de lettres aux prises avec le pouvoir. Si l’on se souvient encore dans l’autre monde, elle doit se rappeler ses amendes et ses captivités. Elles lui ont tant rapporté ! Que ce souvenir console M. Pelletan. En France, pour entrer dans la popularité, il n’est rien de tel qu’une clef de prison.
Il s’est fait, ces temps-ci, une autre vente d’un genre tout différent, dont je crois devoir dire quelques mots, bien que la matière soit un peu délicate. C’est celle de madame ou mademoiselle Chose. Le nom ne fait rien à l’affaire. Elle se
À l’exposition qui a précédé la vente dont il est question, on a pu voir des femmes respectées, appartenant au meilleur monde, se coudoyer et se pousser dans la foule, conduites là par je ne sais quelle curiosité maladive. Il y avait des mères de famille accompagnées de leurs filles ; parmi celles-ci, les unes s’étonnaient de la fortune de l’heureuse femme qui avait su réunir tant de merveilles, et questionnaient ; d’autres, hélas ! ne
Tout cela n’est pas bien grave, dira-t-on, et au siècle dernier on voyait de fort honnêtes personnes peintes enroues de carrosse, — c’était une expression du temps. J’aime à croire qu’il en est de même aujourd’hui ; mais il serait bon de ne pas oublier qu’au siècle dernier il existait des barrières sociales qui sont tombées aujourd’hui, et qu’en conséquence un peu plus de soin est peut-être nécessaire pour éviter toute confusion. La toilette des femmes est, du reste, le moindre symptôme du mal que je signale. L’ameublement intime d’une femme élégante, la décoration de sa chambre à coucher et de son boudoir, a quelque chose de presque déshonnête dans son luxe exagéré. Ce dernier
le Parfum de Rome, de M. Louis Veuillot. Je l’avoue sans détour, je n’ai point été un lecteur assidu de l’Univers, et, en sa qualité de journaliste, j’ai toujours fort peu goûté M. Veuillot. Car, si j’estime que tout esprit vraiment libéral doit savoir accueillir avec calme les opinions de ses adversaires politiques et religieux, et que son devoir même l’oblige à les étudier, il ne m’est pas du tout démontré que l’impartialité le condamne à subir l’invective sous prétexte de polémique. Pour tout lecteur qui n’est pas de son avis, M. Veuillot est moins un adversaire qu’un ennemi personnel, un ennemi qui a parfois de fort mauvaises façons. Les éclaboussures de sa plume, qu’il trempe un peu partout, dans le ruisseau comme dans le bénitier, rejaillissent au visage, et tout en lisant, on sent peu à peu, et quoi qu’on fasse, que la passiveté débonnaire du lecteur fait place à cette rage impuissante de l’homme qui subit un affront dont il ne peut demander raison. Le fauteuil où l’on s’est étendu pour lire avec les intentions les plus impartiales
Le parfum de Rome ! qui ne l’a senti, subtil et pénétrant, se répandre, un jour ou l’autre, dans le ciel bleu de ses rêves ? « Les orphelins du monde entier se tournent vers toi, mère délaissée de tant d’empires morts ! »
a dit un poète. Étrange parfum qui varie selon le caractère et l’intelligence de celui qui le respire, mais qui enivre les plus froids et les plus sceptiques. J’ai eu de la peine à le reconnaître, je 1 avoue, tel que M. Veuillot l’a recueilli, malgré l’invocation pleine d’emphase qu’il lui adresse dans le premier chapitre de son livre. Son parfum de Rome n’est ni cet arome subtil de la mort qui s’échappe des urnes brisées que tient encore dans ses mains débiles la Niobé des nations, ni l’odeur de sang qui s’élève de ses amphithéâtres en ruine, sang que les barbares, nos pères, ont si bien vengé, ni même l’émanation pénétrante et suave de l’épouse mystique du Cantique des cantiques :
C’est un mélange à la fois irritant et fade de l’odeur de bouquins d’histoire ecclésiastique, de vieil encens laïque, de journaux sortant de la presse, de chair d’hérétiques brûlés, et enfin de cette boue du ruisseau Odor vestimentonim tuorum sicut odor thuris, sponsa…Martyrs paraissent simples et familières, pour retomber tout à coup dans des apostrophes au « bonhomme Havin avec son équipe de cacographes »
, à M. Chose, au « joli Renan »
, à M. About, — désigné tantôt comme « le petit garçon qui tire la langue au Vatican »
, tantôt comme « ce singe qui gambade présentement »
, — aux « bulosophes »
et aux « véroniens »
, ou bien encore aux journalistes pris collectivement, qu’il appellera « brochuriers, bêtes d’encre, qui n’ont ni droiture, ni voyages, ni lecture, ni langue »
, comme si ce n’était pas grâce à sa qualité de journaliste que M. Veuillot est lui-même quelque chose.
Il est bien moins désintéressé quand il s’attaque à la science moderne, qu’il personnifie quelquefois sous le nom de la brute polytechnique, car il est évident qu’il n’a rien de commun avec cette bête-là. Il a non seulement le courage de ses opinions, mais encore celui de son ignorance, et il est franchement et orgueilleusement rétrograde. « Monsieur, disait le docteur Johnson à un adversaire
M. Veuillot se rencontre en ceci avec le vieil anglican bourru, et il tient son fagot bien lié, je vous en réponds. La campagne de Rome, à son dire, est bien cultivée, et si le commerce et l’industrie ne prospèrent pas dans les États pontificaux, c’est qu’il vaut mieux qu’il en soit ainsi. « Pourquoi le gouvernement du pape condamnerait-il ses sujets au travail forcé de la mine et de la manufacture ? Pourquoi les obligerait-il à déterrer le charbon et à respirer le coton pulvérisé, puisqu’il y a des Anglais et des Français, des protestants et des libres penseurs qui font cela pour boire de l’eau-de-vie ? »
M. Veuillot, du reste, ne pardonne pas davantage à la science moderne lorsqu’il la rencontre en France ; il a des plaintes amères contre le chemin de fer, qui ne lui accorde que vingt-cinq minutes d’arrêt à Lyon, ce qui l’empêche de visiter les hauteurs de Fourvières, et il voit la liberté pendue aux poteaux du télégraphe électrique. Que ne descendait-il à Lyon, quitte à reprendre son voyage par un autre train, après avoir fait son pèlerinage à Notre-Dame de Fourvières ?
« décision de saint Thomas d’Aquin, une page de Bossuet, un chapitre de Joseph de Maistre, un vers de Corneille et une lettre de madame de Sévigné »
, ou leur équivalent dans les temps actuels, ne sont point incompatibles avec l’existence des chemins de fer, et que si nous ne produisons rien de pareil, la faute n’en est pas à la locomotive. Saint Thomas d’Aquin allait à pied, Bossuet prenait le coche, de Maistre la malle-poste, M. Veuillot le train express, et j’admets qu’au premier abord il semble exister un rapport singulier entre la rapidité de la locomotion et l’appauvrissement de la pensée chez les théologiens ; mais il serait vraiment trop commode pour notre amour-propre d’ériger la chose en système. Et quand cela serait, qu’est-ce qui empêche M. Veuillot, je vous le demande, de voyager à pied et d’écrire des chefs-d’œuvre ?
On retrouve dans le Parfum de Rome toutes les particularités qui distinguent le style dévot. L’auteur redit volontiers en latin ce qu’il vient de dire en français ; il a des épithètes doucereuses, qu’il applique d’une façon insolite ; après une partie de campagne, il s’écriera : Quelle aimable journée ! Roma, la force, elle a fait amor, sans songer que le nom du calife Omar, qui détruisit, dit-on, quarante mille temples chrétiens et bâtit quatorze cents mosquées, se prête à la même anagramme. Dans le récit qu’il fait de la vie d’une jeune sainte, Albina Gelosi, il adopte bravement le style niais et inconvenant des petits bons livres ; il parlera de « l’agneau qui paît parmi les lis »
, et sous sa plume, la jeune pensionnaire de huit ans sera « la fervente petite vierge »
. On se demande s’il croit la distinguer, par cette qualification, des petites filles du même âge qu’on élève dans les maisons d’éducation laïques. Puis, à côté de ces fadeurs, on trouve tout à coup des pages énergiques. Le Parfum de Rome est un livre à la fois vigoureux et religieux, où ce qui est religieux n’est pas vigoureux, et où ce qui est vigoureux est bien loin d’être religieux.
M. Veuillot n’est pas toujours un croyant, et son scepticisme n’est pas moins remarquable que sa foi. La chose est toute naturelle. Dans les exagérations morales il arrive tout ce que nous voyons se produire dans les difformités physiques. Les unes et les autres ne sont que des déviations de « suggèrent de grands doutes sur la légende de ces grands hommes »
.
« Un de ces trois Socrate représente véritablement Silène, mais Silène fétiche et non pas dieu ; Silène ébauché et débauché, en pleine abjection, confinant au crétinisme. Le second buste présente une physionomie dégrossie, mais encore étrangement engagée dans la matière. Le troisième buste arrive à la beauté socratique ; en le comparant au premier, on est en plein idéal. Lequel de ces trois bustes est le vrai Socrate ? Je ne serais pas éloigné de parier pour le premier.
« En regardant bien, rien n’empêche de penser que ce prétendu sage était tout simplement un bourgeois d’Athènes, très sot et très vaniteux, à qui de plus fins que lui faisaient des mots pour appuyer les doctrines compromettantes qu’ils lui soufflaient et dont ils ne voulaient pas encourir la responsabilité. On a vu de tout temps, et l’on verra toujours de ces éditeurs responsables qui finissent
par se persuader qu’ils publient leurs propres conceptions, et qui soutiennent la gageure jusqu’à la ciguë inclusivement. »
M. Veuillot n’y songe pas : si la ciguë ne prouve rien, que devient l’argument du martyre ?
Pardonnons-lui cependant sa malveillance envers ce pauvre Socrate qui était si laid, car il est évident que, malgré tout son spiritualisme, la beauté physique exerce sur M. Veuillot un empire dont il ne peut se défendre. Il est impitoyable pour ceux dont le visage lui semble disgracieux. J’ai déjà dit qu’il ne trouvait pas M. Renan « joli » ; quand il parle de Gibbon, il a soin de dire qu’il n’avait pas l’esprit moins difforme et moins manqué que le visage ; — il l’appelle ironiquement ce « beau Gibbon »
, ou bien encore « ce singe »
. Quand il peint M. de Cavour sous le nom du Subalpin, c’est bien pis. Il s’écrie : « Quelle sorte de mérite voulez-vous qui (
sic) se cache sous cette sorte de figure ? Il y a donc une justice ! Quelles jambes ! quel torse ! quelles lunettes ! quelles bajoues ! »
Si « l’infection du réalisme et de la photographie »
s’est installée sur la terre, c’est selon lui, pour qu’il reste des portraits ressemblants de ces hommes. En voyant son intolérance à l’égard des imperfections physiques, je ne pardonne pas à
Je ne sais si j’ai réussi à donner quelque idée de ce livre plein de colère, où la piété s’exhale en apostrophes outrageantes et où l’amour de Dieu se révèle par des invectives. Il est évident que la haine est la corde qui vibre le mieux chez l’auteur ; l’imprécation est son véritable élément, et il n’est jamais plus éloquent que lorsqu’il maudit. Pour bien juger son style, il faut lire le chapitre qu’il consacre au P. Passaglia, « le vrai infâme près de qui les autres semblent innocents ; le monstre plus redoutable que le feu, pire que le païen et le renégat »
.
« C’est le prêtre ennemi de l’Église, c’est le parricide, c’est Judas encore couvert de la robe des apôtres, la bouche encore pleine du mystère divin. »
Suivent deux pages de malédictions, qui se terminent
« Si tu ne te repens, que Dieu compte tes pas dans la vie du mal, et qu’il n’en oublie aucun ; qu’il accumule sur toi la charge et l’infection des péchés que tu fais commettre et de ceux que tu aurais remis !
« Que toutes les bénédictions que tu as reçues et que tu renies se retournent contre toi : qu’elles tombent sur toi et qu’elles t’écrasent comme un sacrement de Satan !
« Que les onctions sacrées te brûlent ; qu’elles brûlent tes mains tendues aux présents de l’impie ; qu’elles brûlent ton front où devait rayonner la lumière de l’Évangile et qui a conçu de scélérates pensées !
« Que ton aube souillée devienne un cilice de flammes, et que Dieu te refuse une larme pour en tempérer l’ardeur ! Que ton étole soit à ton cou comme la meule au cou de Babylone jetée dans l’étang de soufre ! »
Quand M. Veuillot se calme, ce qui est assez rare, il dit parfois très bien des choses fort justes.
Le passage où il démontre l’avantage qu’il y aurait pour les hommes d’État à savoir saisir, à
, nous ne pouvons, Non possumus
, il ne t’est pas permis, en est la preuve. Le saint-siège n’a guère employé ces formules que pour défendre des intérêts égoïstes et temporels, mais il n’en est pas moins vrai qu’il y a quelque chose de grand dans ces impossibilités morales opposées à l’oppression de la force physique. Si les gouvernements laïques de l’Europe avaient, eux aussi, des barrières morales infranchissables, je crois avec M. Veuillot qu’ils Non licet« auraient sauvé beaucoup de choses qui vont périr et que même ils en auraient créé quelques-unes qui eussent vécu »
. Supposez, par exemple, qu’au premier partage de la Pologne les gouvernements de France et d’Angleterre eussent opposé aux spoliateurs un Non possumus et un Non licet, ils n’en seraient pas réduits aujourd’hui à exprimer, la rougeur au front, leur stérile sympathie. Et puisque j’ai parlé de la Pologne, le seul terrain, je crois, sur lequel je pouvais me rencontrer sans dissidence avec M. Veuillot, je profite de cette chance heureuse pour prendre congé de lui.
Les Misérables, par Victor Hugo.
Un moraliste chagrin a dit, non sans raison, que l’opportunité surtout est difficile à saisir pour ceux qui font métier de consolateurs. Il est, en effet, un seul instant fugitif, et pourtant très précis, où ils peuvent espérer d’être bien accueillis. Trop empressés ou trop tardifs, ils semblent également barbares : dans le premier cas, ils ont l’air de prévoir un oubli dont les affligés ne veulent pas admettre la possibilité ; dans le second, ils raniment une douleur expirante. Hier, le malheureux était inconsolable, demain il sera consolé. Mais qu’ils glissent entre ces deux dates leurs textes confortants, si faibles qu’ils puissent être, et, la nature aidant, ils feront leur effet.
Aussitôt l’ouvrage publié, et faisant suite, pour ainsi dire, aux réclames préliminaires des éditeurs, on voit paraître tout d’abord les articles des amis qui louent quand même et en bloc ; ensuite viennent les critiques réels, puis enfin les détracteurs, ennemis personnels ou adversaires intolérants. Je tiendrais beaucoup, en ce qui concerne les Misérables, à ne me trouver ni dans la première ni dans la dernière de ces catégories ; il me semble donc que le moment est venu de dire mon opinion. Je crois qu’elle est, au fond, celle de beaucoup de gens qui ne sont pas aussi bien placés que moi pour l’exprimer franchement.
Victor Hugo, en un mot, est un maître, pour emprunter une expression au vocabulaire du romantisme ; il a dans la presse de nombreux élèves, une clientèle immense : mauvaise condition pour trouver des juges impartiaux. Aussi, qu’avons-nous vu ? Dès le lendemain de la publication, au sortir d’une lecture hâtive, — ayons le courage de le dire, avant une lecture complète qui aurait pu rendre leur tâche gênante, — la plupart des critiques se sont empressés de payer leur dette en termes vaguement élogieux qui ont dû attirer le public sans l’éclairer. Deux ou trois vigoureux coups d’encensoir lancés un peu au hasard et de longs extraits, tel a été le rôle.de presque tous les journaux. C’était une vaste conception, disait-on, qu’il ne fallait pas juger sur les deux premiers volumes seulement ; c’était
Qu’importent, après tout, ces détails ? Plus d’un livre que des éditeurs ont lu et refusé avec raison au point de vue commercial, en a appelé victorieusement de leur jugement et de celui des contemporains. Qui s’enquiert aujourd’hui du prix qu’on a payé le manuscrit de Paul et Virginie ou de Don Quichotte, de Simple Histoire ou de Manon Lescaut ? Donnez-nous vos deux volumes, et « nous verrons bien »
, comme dit Alceste.
On nous les a donnés, enfin, et nous avons vu. Écartons tout d’abord les exagérations. Rien n’empêche de juger séparément les deux volumes qui ont paru avec le sous-titre de Fantine : on pourrait presque les juger chapitre par chapitre, tant les tableaux qui les composent sont isolés ou faiblement rattachés les uns aux autres par le lien d’une théorie accusatrice de notre régime social. Des trois personnages principaux qui y figurent, deux meurent, le troisième est en fuite et pourrait, à la rigueur, disparaître, sans qu’on pût taxer l’auteur, s’il avait voulu en rester là, d’avoir fait une œuvre incomplète. Ajoutons que les Misérables « une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine »
, cela ne le place pas en dehors de la catégorie des romanciers, car, si je ne me trompe, tout roman de nos jours a la prétention de peindre, et par là même, de prouver quelque chose. Le procédé seul varie. Parmi les romanciers, les uns proclament tout d’abord une théorie qu’ils commentent ensuite en l’illustrant par des tableaux plus ou moins heureux, tandis que d’autres se bornent à raconter et laissent le public ému tirer la moralité du récit. Ceux-ci sont les habiles, les vrais convertisseurs dont le lecteur les Misérables, s’est malheureusement relégué parmi les écrivains démonstrateurs. On ne perd pas de vue un seul instant le théoricien socialiste ; c’est lui qui raconte, c’est lui qui décrit, c’est lui qui parle par la bouche de son évêque, de son forçat, de sa fille perdue.
Plus de cent quarante pages du premier volume sont consacrées à la description, dans le sens le plus restreint du mot, de monseigneur Bienvenu, évêque de D…, de son logis et de son entourage. Cet évêque est l’incarnation de toutes les vertus évangéliques, la figure lumineuse qui se détache, selon le procédé ordinaire de Victor Hugo, sur le fond noir du tableau. La charité chrétienne, l’amour universel qui embrasse tous les êtres, est la base de son caractère. Nous le verrons recueillir à sa table un forçat libéré qui lui demande l’hospitalité, en lui montrant son passeport jaune on il est signalé comme « très dangereux », et le loger pour la nuit dans la chambre d’ami qui communique par une porte sans verrou avec la sienne propre. Un autre jour il s’était donné une entorse en se détournant pour ne pas écraser une fourmi. ana : « Un jour quelqu’un lui dit… et il répondit. »
Cet évêque fait l’effet d’un saint embaumé, et si l’on croit volontiers à ses répliques, il est impossible de croire un seul instant à son existence. On se demande vraiment comment la rage du didactique a pu engager l’auteur de Notre-Dame de Paris et d’Hernani à se confiner
Le mot m’est échappé, et il peut sembler dur, mais je ne le retire pas : je demande seulement qu’on tienne largement compte de tout ce que l’épithète de magique peut présenter d’atténuant. Oui ! c’est bien là, transportée dans le roman, cette merveille grossière, ce sont bien là ces artifices naïfs devant lesquels s’ébahissaient nos pères et qui étonneront encore nos petits-enfants. N’avez-vous pas reconnu, à propos des Misérables, ces préliminaires émouvants qui dans votre enfance contribuaient tant au succès : — l’attente prolongée à dessein et savamment entretenue, et jusqu’aux ténèbres de la chambre mystérieuse qu’on retrouve dans l’obscurité qui a enveloppé, jusqu’au jour de la publication, l’œuvre littéraire ? Ne vous découragez pas ! Attendez ! Cela ne peut pas tarder ; regardez bien là-bas, sur ce drap blanc, — je veux dire chez Pagnerre, — cela va paraître, ce sera superbe ! De quoi s’agit-il ? Personne ne le sait, mais vous verrez ! Enfin, voilà ! Au premier abord, vous ne distinguez pas très bien ; vous ne voyez que du noir sur du blanc. Seul, vous ne comprendriez peut-être pas tout ce qu’on prétend vous faire « la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la misère, l’atrophie de l’enfant par la nuit »
. Ces silhouettes colossales, sans nuance aucune et qui se meuvent tout d’une pièce, représentent, démesurément agrandis, les vices et les misères qui obscurcissent l’éclat de notre civilisation. Point de groupes, mais une procession de personnages qui ne se mêlent qu’un instant en marchant en sens inverse. Voici d’abord monseigneur Bienvenu, évêque de D…, dont je vous ai parlé tout à l’heure. On va faire défiler devant vous ses vertus une à une. D’abord sa tolérance : voici monseigneur Bienvenu qui dîne avec un sénateur athée qui lui débite, après boire, de la façon la plus saugrenue, sa philosophie matérialiste. L’évêque l’écoute et lui répond, et clic, clac, c’est fini. Passons à un autre tableau : voici maintenant monseigneur qui se rend dans la montagne pour visiter une pauvre paroisse sans crainte des brigands qui infestent les routes, et voici que les brigands, au lieu de le dépouiller, lui font cadeau du trésor qu’ils ont enlevé quelques jours auparavant à la cathédrale d’Embrun, — clic, clac,
Sérieusement, il est difficile de rien imaginer de plus puéril que cette conversation entre l’évêque royaliste et l’homme de 93, où l’auteur a voulu évidemment résumer-en quelques pages une apologie de la révolution française. Des noms propres sont opposés à d’autres noms propres : Montrevel à Carrier, Lamoignon-Bâville à Fouquier-Tinville, le Père Letellier au Père Duchêne, le marquis de Louvois à Jourdan Coupe-Têtes, comme si une parité de crimes, en l’admettant pour ces hommes, entraînait l’égalité dans la culpabilité ; comme si l’époque, et le principe que l’on déshonore tout en
On reste surtout émerveillé de la facilité avec laquelle ce bon évêque se laisse confondre. « Que pensez-vous de Marat battant des mains à la guillotine ? »
dit-il à son adversaire. « Que pensez-vous de Bossuet chantant un
lui répond celui-ci. Et l’évêque de tressaillir et de ne trouver aucune riposte. Je n’aime guère le caractère de Bossuet, et moins encore les dragonnades, mais pourtant je crois qu’à la place de monseigneur Bienvenu j’eusse trouvé quelque chose.Te Deum sur les dragonnades ? »
Je n’ai pas le projet de faire, en détail, l’analyse des deux drames qui se déroulent dans cette première Misérables : l’histoire de Jean Valjean, le forçat converti, et celle de Fantine, la pauvre fille qui se perd par amour maternel. À quoi bon gâter le plaisir du lecteur, puisqu’il s’agit d’un livre que chacun voudra lire ? J’en aurais d’autant plus de remords, que ce sont précisément ceux qui ne cherchent dans un roman que l’intérêt du récit et l’imprévu des péripéties que les Misérables devront le mieux satisfaire ; les délicats, les critiques, seront froissés à chaque page, à chaque ligne. L’exagération et l’amour des contrastes violents ont toujours compté parmi les caractères les plus saillants du style de Victor Hugo. Cela peut se tolérer encore quant au fond : la grâce et la difformité, l’ange et le démon, Quasimodo et Esméralda peuvent produire par leur opposition des beautés violentes et brutales qui plairont aux appétits robustes ; mais, quand cette recherche de l’antithèse à tout prix s’étend aux mots et jusqu’aux syllabes, comme dans les Misérables, tout en souffre, le bon goût, la langue, et jusqu’au bon sens. L’originalité même n’y trouve pas son compte, car cette forme régulièrement antithétique, si bizarre qu’elle paraisse au premier abord, finit par être plus monotone que les lieux communs les plus rebattus. Du reste, lieux Notre-Dame de Paris.
« Nous vivons dans une société sombre. Réussir : voilà l’enseignement qui tombe goutte à goutte de la corruption en surplomb. Soit dit en passant, c’est une chose assez hideuse que le succès. Sa fausse ressemblance avec le mérite trompe les hommes. Pour la foule, la réussite a presque le même profil que la suprématie. Le succès, ce ménechme du talent, a une dupe : l’histoire. Juvénal et Tacite seuls en bougonnent. De nos jours, une philosophie à peu près officielle est entrée en domesticité chez lui, porte la livrée du succès, et fait le service de son antichambre. Réussissez : théorie. Prospérité suppose capacité. Gagnez à la loterie, vous voilà un habile homme. Qui triomphe est vénéré. Naissez coiffé ! tout est là. Ayez de la chance, vous aurez le reste ; soyez heureux, on vous croira grand. En dehors des cinq ou six exceptions immenses qui font l’éclat d’un siècle, l’admiration contemporaine n’est guère que myopie.
Dorure est or. Être le premier venu, cela ne gâte rien, pourvu qu’on soit le parvenu. Le vulgaire est un vieux Narcisse qui s’adore lui-même et qui applaudit le vulgaire. »
Ne vous semble-t-il pas avoir lu cela quelque part, et même partout, et que pensez-vous de ce Tacite qui bougonne ? Ce mot trivial vous le fait-il mieux comprendre, et ce sacrifice de la dignité de la langue procure-t-il une clarté plus grande qui pourrait l’excuser ? Il est vraiment impatientant de voir un grand écrivain, ayant à sa disposition le plus beau style du monde, se complaire dans un cliquetis de sons, et ne pas comprendre que la lumière jaillit du choc des idées, et non du heurt de quelques syllabes baroques. Quant à moi, il m’est impossible de lire avec sang-froid un portrait comme celui-ci :
« Madame Victurnien avait cinquante-six ans, et doublait le masque de la laideur du masque de la vieillesse. Voix chevrotante, esprit capricant. Cette vieille femme avait été jeune, chose étonnante. Dans sa jeunesse, en plein 95, elle avait épousé un moine échappé du cloître en bonnet rouge, et passé des Bernardins aux Jacobins. Elle était sèche, rêche, revêche, pointue, épineuse, presque venimeuse, tout en se souvenant de son
moine dont elle était veuve, et qui l’avait fort domptée et pliée. C’était une ortie où l’on voyait le froissement du froc. À la Restauration elle s’était fait bigote, et, si énergiquement, que les prêtres lui avaient pardonné son moine. »
Chevrotant et capricant, Bernardins et Jacobins, prêtres et moine, le froc et les orties, sèche, rêche et revêche, épineuse et venimeuse, — c’est trop, en conscience, dans une dizaine de lignes.
J’ai tenu à m’appuyer sur des citations ; si j’en voulais d’autres pour corroborer mon dire, je n’aurais qu’à ouvrir le livre au hasard. Les concetti les plus bizarres, les accouplements de mots les plus incongrus fourmillent.
Une sainte et digne femme n’a pas « un grain de poussière, pas une toile d’araignée à la vitre de sa conscience »
. S’il s’agit de la guillotine, « toutes les questions sociales dressent autour de ce couperet leur point d’interrogation »
. Enfin, pour indiquer les tentations auxquelles sont exposées les belles filles du peuple, et l’injustice qu’il y a à les accabler avec la splendeur de tout ce qui est immaculé, l’auteur s’écrie : « Hélas ! si la Jung-Frau avait faim ! »
Eh bien ! si elle avait faim, qu’en adviendrait-il ? Je défie M. Victor Hugo lui-même de poursuivre cette image.
Misérables indiquera quelque remède aux maux qui y sont signalés, mais, jusqu’à présent, je n’y ai vu que la peinture de misères que personne ne nie, et que bien d’autres ont décrites, à commencer par l’auteur des Mystères de Paris. Les types qu’a choisis M. Victor Hugo sont trop exceptionnels pour qu’on puisse tirer quelque conclusion de leur existence. Les forçats qui, comme Jean Valjean, ont été condamnés aux galères parce qu’ils ont volé du pain pour nourrir des enfants, sont, Dieu merci, extrêmement rares. Bien peu de gens imiteront la confiance du bon évêque, et ils auront raison ; mais il est fort à craindre que plus d’un jeune écrivain copiera les fausses beautés et les excentricités attrayantes de l’auteur. Comment ne se laisserait-il pas séduire par l’exemple de celui qui, dans l’ouvrage même qui nous occupe, a écrit le touchant paradoxe sur le bonheur d’être aveugle, la scène admirable où Jean Valjean, le forçat à demi converti, vole, grâce à la force acquise, la pièce de quarante sous de Petit-Gervais, et cette belle «
?une Tempête sous un crâne »
Mais il est un chapitre surtout où l’on retrouve toute l’inspiration et le souffle puissant du grand lyrique ; c’est celui qui a pour titre l’Onde et l’Ombre. Qu’il me soit permis, en terminant, d’en citer quelques fragments : ils excuseront ma sévérité, qui, je le crains, paraîtra excessive à bien des gens. L’écrivain qui a pu tracer ces lignes admirables n’a droit à aucune indulgence quand il se laisse aller à de colossales trivialités. — Jean Valjean vient d’être condamné au bagne, le navire social l’a rejeté par-dessus le bord ; il est perdu désormais :
« Un homme à la mer !
« Qu’importe ? le navire ne s’arrête pas. Le vent souffle, ce sombre navire-là a une route qu’il est forcé de continuer. Il passe.
« L’homme disparaît, puis reparaît, il plonge et remonte à la surface, il appelle, il tend les bras, on ne l’entend pas ; le navire, frissonnant sous l’ouragan, est tout à sa manœuvre, les matelots et les passagers ne voient même plus l’homme submergé ; sa misérable tête n’est qu’un point dans l’énormité des vagues.
« Il jette des cris désespérés dans les profondeurs.
Quel spectre que cette voile qui s’en va ! Il la regarde, il la regarde frénétiquement. Elle s’éloigne, elle blêmit, elle décroît. Il était là tout à l’heure, il était de l’équipage, il allait et venait sur le pont avec les autres, il avait sa part de respiration et de soleil, il était un vivant. Maintenant, que s’est-il donc passé ? Il a glissé, il est tombé, c’est fini. »
Pourtant il lutte encore, il essaye de se défendre le navire, cette chose lointaine où il y avait des hommes, s’est effacé. Il n’y a plus d’hommes, et il se demande où est Dieu. Rien à l’horizon, rien au ciel.
« Autour de lui l’obscurité, la brume, la solitude, le tumulte orageux et inconscient, le plissement indéfini des eaux farouches. En lui, l’horreur et la fatigue. Sous lui, la chute. Pas de point d’appui. Il songe aux aventures ténébreuses du cadavre dans l’ombre illimitée. Le froid sans fond le paralyse. Ses mains se crispent et se ferment et prennent du néant. Vents, nuées, tourbillons, souffles, étoiles inutiles ! Que faire ? Le désespéré s’abandonne ; qui est las prend le parti de mourir, il se, laisse faire, il se laisse aller, il lâche prise, et le voilà qui roule n jamais dans les profondeurs lugubres de l’engloutissement.
« Ô marche implacable des sociétés humaines ! Pertes d’hommes et d’âmes chemin faisant ! Océan où tombe tout ce que laisse tomber la loi ! Disparition sinistre du secours ! Ô mort morale ! « La mer, c’est l’inexorable nuit sociale où la pénalité jette ses damnés. La mer, c’est l’immense misère. »
Remarquez comme les vraies beautés s’obtiennent à peu de frais. Que de désespoir, par exemple, dans cette simple épithète, « inutiles » étoiles ! Comment celui qui l’a rencontrée si facilement sous sa plume a-t-il pu aller chercher au loin pour ce même tableau des expressions comme celles-ci : « Les haillons de l’eau s’agitent autour de sa tête, une populace de vagues crache sur lui »
?
Étoiles inutiles ! si pures, si belles, si distantes ! Étoiles tutélaires ! guides du marin, — du marin qui a un navire sous les pieds, des voiles, un gouvernail ! Mais pour lui, l’agonisant qui se débat dans les vagues, l’homme condamné et perdu inutiles étoiles ! Voilà un mot de poète, un de ces mots pour lesquels je suis toujours tenté de créer un néologisme en les nommant suggestifs, car ils suggèrent en effet des idées plutôt qu’ils n’en expriment. Ils font naître des pensées au
Lavinia, Lorenzo Benoni, le docteur Antonio.
Avouons-le tout de suite, la France ne joue qu’un rôle secondaire à l’heure qu’il est, et Paris n’est plus qu’une petite ville du continent où les Japonais et autres étrangers s’arrêtent un instant en route pour l’Angleterre. On va à Londres, on y est ou l’on en revient : il faut choisir entre ces trois positions. On a beau se débattre, et dire, comme les neuf dixièmes de ceux qui passent la Manche, qu’on ne tient pas du tout à voir l’Exposition, bon gré mal gré, on fait le voyage, ou tout au moins on dit qu’on le fera. Et d’abord, il faudrait
Procédons chronologiquement : si humble que soit une besogne, un peu de méthode ne nuit pas. Le mois dernier s’est achevé au milieu de l’agitation produite par le trop fameux mandement de l’archevêque de Toulouse. On se rappelle la naïve surprise avec laquelle certaines gens ont appris que l’Église pouvait célébrer, au temps où nous sommes, l’anniversaire d’un massacre d’hérétiques, et la satisfaction plus naïve encore avec laquelle ils ont vu l’intervention du pouvoir laïque pour empêcher cette pieuse manifestation. Ils appelaient cela le triomphe de la liberté de conscience. D’autres, et celui qui écrit ces lignes est du nombre, n’ont éprouvé ni surprise ni satisfaction. Ils ont cru comprendre que monseigneur de Toulouse, le plus pacifique des hommes et le plus tolérant des archevêques, — ce qui, à la vérité, n’est pas beaucoup dire, — n’y avait pas entendu malice, et que tout bonnement il ne s’était pas cru le droit, vis-à-vis de la population toulousaine, de supprimer un jubilé, et, avec le jubilé, toutes sortes de faveurs et d’indulgences
Cette affaire, bien vieille aujourd’hui, a été
Le véritable enseignement qui ressort de cette affaire, enseignement sur lequel on ne saurait trop insister, c’est de montrer l’abus qu’on peut faire, d’après notre législation, de la prison préventive. Voici un homme que ses juges ont acquitté honorablement, et pourtant il a passé quinze mois en prison, il a été enlevé à ses affaires, et on lui a infligé de force une liquidation désastreuse. Qu’importe que notre loi déclare que tout accusé sera réputé innocent tant qu’il n’aura pas été définitivement condamné, si ce réputé innocent est traité comme un coupable ? Votre belle maxime n’est plus qu’une de ces nombreuses idoles, impuissantes mais toujours vénérées, qui peuplent le temple de nos lois. Elles trompent la conscience publique par des théories, et cherchent à apaiser par des sentences vides sa soif innée de justice. Je prends M. Mirès comme exemple, exemple plus éclatant, mais certes pas plus digne d’intérêt que tant d’autres qui se produisent chaque jour. Sans compter les tortures morales infligées à l’homme
On a dit à ce sujet que M. Chaix d’Est-Ange était allé, il y a peu de temps, en Angleterre, pour y étudier de près le système de la mise en liberté
En France, par contre, il se présente un phénomène
Pour l’acquit de ma conscience, je veux bien annoncer que l’ambassade japonaise est venue, et qu’elle est repartie : mais, ceci dit, je ne vois pas trop ce que je puis ajouter. Cette mission, entreprise, à ce qu’on assure, dans un but tout commercial,
Les Anglais, toujours exacts à l’échéance, ont ouvert leur Exposition universelle le 1er mai, ainsi que cela avait été dit, bien qu’il n’y eût guère que le bâtiment qui fût prêt. Presque tous les exposants étrangers étaient en retard, et les Français plus que tous les autres. Il serait bon pourtant, puisque ces expositions internationales God save the Queen intempestif qui a éclaté au milieu d’un discours de lord Granville ; mais avec les Anglais le God save the Queen n’est jamais tout à fait de trop. Je n’ai pas la prétention, il va sans dire, de parler des merveilles que contient l’Exposition. Disons seulement que le jugement du public n’a pas été favorable à l’édifice, qu’on trouve généralement lourd et disgracieux et d’un aspect moins grandiose que celui de 1851, bien que l’espace qu’il occupe soit un tiers plus grand. L’architecte fait valoir pour sa défense que son plan original n’a pas été suivi et qu’une grande salle de cinq cents pieds de long sur deux cent cinquante de large, et haute de deux cent dix pieds, a été supprimée à cause de la dépense qu’elle eût entraînée. C’est là, en effet, une suppression qui vaut la peine qu’on en tienne compte. Cette salle pourra s’ajouter plus tard, dit-on, si on le juge convenable. La manière dont les fonds ont été faits pour cette gigantesque entreprise est curieuse et surtout essentiellement anglaise. Un millier de personnes à peu près se sont réunies, pour garantir, sans le verser, un fonds se montant à un peu plus de onze millions de francs. Sur cette garantie, la Banque a fait les avances au fur et à mesure à
Ce désir, cet orgueil de se suffire à soi-même se manifeste chez lui tout aussi bien dans les calamités que dans les prospérités publiques, dans les misères comme dans les fêtes de l’industrie. Pendant que la métropole anglaise déploie toutes les magnificences de ses manufactures, le Lancashire se débat dans les angoisses de la crise cotonnière ; Eh bien ! là aussi l’opinion publique repousse énergiquement farà da sè. Le conseil municipal de Blackburn, une des villes où la misère se fait le plus fortement sentir, a réprimandé vertement un de ses membres pour avoir adressé au Times une lettre où il parlait de ses concitoyens comme ayant des droits à la charité gouvernementale. À Preston, ville de quatre-vingt mille âmes, où il y a près de trente mille ouvriers manufacturiers, sans travail aujourd’hui, la même chose s’est produite. « Nous nous imposerons nous-mêmes », tel est le cri général. L’ouvrier, de son côté, tient bon aussi, malgré la marée de misère qui monte et menace de le submerger. Il est peu de spectacles plus grands que celui de cette patiente fermeté de toute une population, et rien ne prouve mieux l’immense progrès moral fait par l’ouvrier anglais depuis quelques années, que son attitude
Il va partir bien des chroniqueurs pour Londres, et ils nous écriront bien des lettres, hélas ! avec leurs impressions de voyage reçues dans les hôtels borgnes du quartier français. Je voudrais en engager quelques-uns à visiter, sans parti pris, les districts manufacturiers de l’Angleterre, et à y étudier en action ce principe admirable du self help (s’aider soi-même), qui soutient et anime toute une population, au milieu de la plus effroyable détresse. Ils en pourraient rapporter d’utiles enseignements. En tout cas, ce qu’ils raconteraient vaudrait mieux que les vieilles histoires sur les ladies qui disent shocking à propos de tout, les hommes qui vendent leurs femmes au marché, et les jeunes miss qui mettent des pantalons aux jambes de leurs pianos, enfin toute la vieille légende britannique que je crains fort de voir renaître à propos de l’Exposition universelle de 1862.
M. Ruffini, eût-il même beaucoup moins de talent qu’il n’en a, serait encore un écrivain remarquable à plus d’un titre. D’abord, il est à la fois Italien et romancier, deux qualités qui ne se cumulent guère. Il est facile de faire le compte des romans tant soit peu remarquables que l’Italie a produits. Si curieuses et si dignes d’examen qu’elles puissent être, je ne m’arrêterai pas à rechercher les causes de sa stérilité dans cette branche particulière de la littérature, — branche qui chez presque tous les autres peuples civilisés a produit, depuis le commencement de ce siècle, Promessi sposi, à la Monaca di Monza, à Marco Visconti, nous ajoutons une demi-douzaine d’autres romans moins connus, nous aurons dressé le catalogue de la fiction romanesque au-delà des Alpes. M. Ruffini se distingue donc de ses compatriotes par le genre même qu’il a adopté ; mais ce qui est plus singulier encore, c’est que tout en étant Italien et romancier, il n’est pas, à proprement parler, un romancier italien. Ses ouvrages ont tous été écrits en anglais, dans une langue très facile, très claire, où l’étranger ne se laisse que tout juste reconnaître. Tout au plus pourrait-on remarquer que dans cet anglais-là l’élément latin domine le saxon, ce qui produit des tournures de
Lorenzo Benoni, qu’on a traduit en français avec le sous-titre de Mémoires d’un conspirateur. Plus tard, il a écrit le Docteur Antonio, et enfin Lavinia, dont la traduction française n’a été publiée que dans une Revue, — la Revue européenne, je crois. Ne mentionnons que pour mémoire un petit volume intitulé : Découverte de Paris par une famille anglaise, bluette comique écrite à l’occasion de l’Exposition de 1855, et qui a produit son rire d’un jour. Je serais même disposé à passer fort rapidement sur Lavinia, bien que sous le rapport de la dimension et de l’intrigue, ce soit la plus ambitieuse des œuvres de l’auteur. C’est un grand roman plein d’incidents émouvants qui s’enchevêtrent fort habilement et se mêlent au récit des amours d’un jeune artiste italien plein d’enthousiasme naïf, et d’une belle demoiselle anglaise, frivole, mondaine et un peu coquette. Celle-ci ne se transforme que sous l’influence du malheur et de la crainte d’avoir perdu, à tout jamais, et par sa faute, celui qu’elle aime.
Le contraste de ces deux caractères si différents, que l’amour met en présence, fournit à M. Ruffini des chapitres remplis d’observations fines et d’analyses Lavinia me plaît moins que ses devanciers. L’intérêt se soutient par trop de moyens et par de trop gros moyens surtout. C’est là un luxe qui, à mes yeux du moins, produit facilement l’encombrement. Le talent si simple et si vrai de M. Ruffini me semble plutôt gêné que rehaussé par cette mise en scène un peu compliquée. Ajoutons que son héroïne véritable, celle qu’il met en scène avec une respectueuse tendresse, et qu’il sait toujours faire aimer, joue dans Lavinia un rôle moins grand que dans ses deux autres romans. Cette héroïne, c’est l’Italie. Lorenzo Benoni et le docteur Antonio sont l’un et l’autre des patriotes italiens, — des conspirateurs, si vous voulez, amoureux comme Roméo de cette divine Juliette que l’on croyait morte, et que nous avons vue de nos jours se réveiller et sortir du tombeau où on l’avait couchée. L’amour qu’ils éprouvent pour des femmes de chair et d’os semble bien faible auprès de cette passion toute-puissante pour la patrie opprimée. Aussi n’est-ce pas l’intérêt romanesque proprement dit qu’il faut chercher dans les deux premiers ouvrages de M. Ruffini. Mais on y trouve mieux que cela : la peinture Lorenzo Benoni nous donne le fableau du Piémont avant l’introduction du Statuto. Les derniers chapitres du Docteur Antonio dépeignent l’état de Naples en 1848, à ce moment, si fugitif, où l’on put espérer une réconciliation cordiale entre le roi et ses sujets. Tout cela est heureusement bien loin de nous, et l’on peut à peine croire que ces rêves ardents, ces espérances du héros de roman qui semblaient si chimériques, soient réalisés aujourd’hui. Le docteur Antonio est un personnage complet, vivant, une création, — pour me servir d’un mot dont on a bien abusé, et qui devrait, si on ne l’employait qu’avec réserve, renfermer un grand éloge. Cet être courageux, naïf et fier à la fois, on croit l’avoir connu et aimé. C’est bien là un de ces pauvres forts dont personne n’a pitié, et à qui chacun inflige une part de sa peine ; qui soutiennent et consolent tout le monde, mais qui restent seuls quand le malheur les atteint
C’est un peu la même situation, on le voit, que dans Lavinia. Le romancier n’invente guère, quoi qu’on en dise ; il raconte ce qu’il a vu ou ce qu’il a éprouvé, et il se borne presque toujours à combiner dans une fiction des traits épars pris dans la vie réelle. Aussi ne doit-on pas s’étonner de retrouver chez un auteur les mêmes types. Les vrais romanciers, c’est-à-dire les observateurs, se répètent volontiers, tandis que les inventeurs de personnages impossibles, de caractères imaginaires, sont variés à l’infini dans leurs monstrueuses conceptions. Mais qu’importe tout un monde de fantômes qui n’ont jamais eu d’existence réelle et qui disparaissent pour toujours de la mémoire quand on ferme le volume où ils sont nés ? Le docteur Antonio restera à jamais l’ami de tous ceux qui ont lu le roman dont il est le héros.
Mais tout écrivain, et cela est vrai surtout du romancier, a un livre qui le représente plus particulièrement. Parfois c’est un certain côté discrètement David Copperfield de Dickens, qui en fait le charme, ou bien encore, comme dans la Cabane de l’Oncle Tom, c’est l’explosion entraînante de quelque grand grief. Il y a un peu de tout cela dans Lorenzo Benoni, et c’est pourquoi je le préfère aux autres ouvrages de M. Ruffini. Ce n’est que l’histoire d’un jeune Génois, de 1816 à 1853, depuis le jour où il fait son entrée au collège jusqu’à celui où il quitte son pays en proscrit, sans espoir d’y jamais rentrer : mais comme on sent que l’auteur a passé par toutes ces misères de l’enfance qu’il dépeint si bien, et qu’il a enduré toutes les tyrannies de l’éducation jésuitique, la seule qu’on pût avoir en Piémont à cette époque !
Au début du livre, on trouve le malheureux Lorenzo, à l’âge de sept ans, établi chez un oncle chanoine, dans une petite ville entre Nice et Gênes. Il sert la messe du chanoine, meurt à peu près de faim, et reçoit pour toute instruction les leçons d’un maître qui enseigne le latin à raison de six sous l’heure, — encore ce latin-là est-il trop payé. Cet oncle chanoine ne pense qu’à ses olives, ne parle, ne rêve que d’olives, et passe une moitié de l’année à calculer les résultats d’une récolte fabuleuse,
Enfin vient le collège royal de Gênes, alors placé sous la direction des révérends pères Somasques.
Il est difficile de raconter plus naturellement, et plus habilement en même temps, les petites vexations qui jettent l’écolier, timide et docile par nature, dans l’opposition enfantine, et qui plus tard, quand le collège aura fait place à l’Université, feront de l’étudiant un conspirateur. Tout cela suit un développement si logique, qu’il semble fatal. Au sortir du collège, Lorenzo, plein de foi, veut se faire moine, capucin même. Porter un cilice, se donner la discipline, convertir les infidèles au péril de sa vie : voilà son rêve. Tout cet enthousiasme religieux, mal dirigé, s’éteint à son tour, et ce jeune homme si fervent recourra sans scrupule à la ruse pour obtenir les certificats de piété qu’exigera de lui la tyrannie ecclésiastique. C’est la vieille histoire de l’intolérance engendrant l’hypocrisie, de l’oppression enfantant la révolte. L’espace me manque pour la suivre pas à pas ; mais je recommande à chacun de la lire dans Lorenzo Benoni. Elle fait comprendre à merveille la persévérante rancune des conspirateurs italiens. Quand enfin le jeune carbonaro, pour échapper à la prison et peut-être à la mort, s’embarque dans un petit bateau pour la France, et qu’au milieu de la nuit et de la tempête, en proie au délire, il prend ses sauveurs pour des ennemis et se précipite dans la mer, ses souffrances, sont racontées avec une vérité telle, qu’on se demande s’il ne faut pas attribuer l’intérêt poignant de ces derniers chapitres à la netteté des souvenirs de l’auteur plutôt qu’à la puissance vde son imagination. Que de Lorenzo Benoni, en effet, ont vécu proscrits pendant les plus belles années de leur vie ! Mais leur exil même n’a pas été sans fruit pour leur patrie, et ils l’ont peut-être mieux servie à l’étranger que s’ils fussent restés courbés et résignés dans la servitude sur le sol natal. Disons-le à l’honneur de l’émigration italienne, jamais proscrits n’ont mieux profité des dures leçons de l’adversité. On a pu dire de nos émigrés français qu’ils n’avaient rien appris et rien oublié ; les réfugiés italiens en ont agi autrement : comme les enfants d’Israël, en sortant de la terre d’exil et de la maison de servitude, ils ont « dépouillé les Égyptiens »
. Grâce à ce don d’assimilation qu’ils possèdent à un suprême degré, ils rapportent à la patrie, au jour de sa résurrection, les qualités diverses de tous les peuples « À mes malheurs, dit dans ses Mémoires le comte Arrivabene, un des martyrs de la cause italienne, je dois un avantage qu’on ne saurait trop apprécier quand on tient à sa dignité d’homme. Grâce à mon séjour dans des pays libres, je me suis trouvé dans une position politique franche et nette, en harmonie avec mes opinions, que j’ai pu manifester sans danger, et modifier ou changer d’après mes convictions intimes, sans crainte d’être taxé de lâcheté ou d’hypocrisie. »
C’est, en effet, un avantage inappréciable que de pouvoir faire son éducation politique en pleine liberté de conscience, et plus d’un Italien en a profité. Les hommes que l’Italie retrouve aujourd’hui valent mieux que lorsqu’elle les a perdus. Tous les peuples leur ont fourni à l’envi des secours ou des enseignements. La France leur a montré le chemin de la victoire, l’Angleterre leur a enseigné l’amour raisonné de la liberté. C’est beaucoup, mais ce n’est pas assez, ce ne sera jamais trop. Le jour est bien loin encore où l’on pourra dire que la dette de l’Europe civilisée envers l’Italie est acquittée, et que nous ne lui devons plus rien.
Les Misérables de Victor Hugo.
À tout seigneur tout honneur ; commençons par les princes et les ambassadeurs. Le prince Napoléon est allé à Naples ; le vice-roi d’Égypte a passé trois semaines en France ; les Japonais sont en Angleterre ; enfin les Touâregs sont arrivés à Paris. On ignore quel a été le but du voyage du prince Napoléon, et personne ne sait au juste ce qui a amené ici le vice-roi d’Égypte : voilà les informations les plus précises que j’ai pu obtenir des personnes les mieux informées. Aux gens curieux qui ne se tiendront pas pour satisfaits, je répondrai que la France est devenue, depuis une
De l’Égypte au Sahara, il n’y a qu’un pas, — un pas d’Afrique, terre où tout est monstrueux et colossal. Disons donc un mot des Touâregs, qui ne s’appellent point ainsi, mais bien Imôchagh, à ce qu’il paraît. Nous leur avons imposé, nous autres Européens, ce nom de Touâregs, on ne sait pourquoi, ce qui fait que les érudits en donnent beaucoup de raisons diverses ; — la multiplicité des explications érudites étant toujours, on le sait, en raison directe de la difficulté d’en fournir une seule qui soit satisfaisante. Les Touâregs sont nos voisins du côté de l’Algérie, et ne Rothomago et le Lettres japonaises, j’ai peur que nous n’y figurions comme une nation bien frivole.
Ce qu’il y a de bien certain, c’est que ni Japonais ni Touâregs n’écriront jamais sur notre compte des choses plus surprenantes que celles que racontent nos chroniqueurs sur l’Angleterre. Je ne croyais pas si bien dire le mois dernier en annonçant la résurrection de la vieille légende d’outre-Manche. J’ai tout retrouvé, ou presque tout ; car si la fameuse histoire des pantalons
Nos voisins se sont émus plus que de raison de ces bavardages malveillants. Leur premier tort a été de les lire ; le second, de les réfuter sérieusement le Courrier du Dimanche apprenne à ses lecteurs que les évêques anglicans sont grands chasseurs de renards et possèdent des meutes nombreuses, que l’Opinion Nationale dise aux siens que les Anglais mangent la salade avec leurs doigts, et que les cabaretiers de Londres chassent les Français de chez eux à coups de pied en refusant de leur vendre du genièvre ? Qu’importe même que le Constitutionnel affirme gravement que tous les plus beaux articles qu’exposent les fabricants anglais sont dus à des ouvriers français ? Et ce chroniqueur qui se plaint naïvement des complications de l’étiquette anglaise parce qu’elle impose des formules différentes selon qu’on s’adresse à un homme, à une femme mariée ou à une jeune fille, est-il bien urgent de lui rappeler qu’en France aussi on ne dit pas indifféremment monsieur, madame ou mademoiselle ? Tout cela ne mérite pas réfutation. Loin de se fâcher, les Anglais devraient s’estimer heureux de se voir attaquer si maladroitement, car chacune de ces billevesées occupe la place d’une vérité qu’il leur eût été plus utile mais peut-être aussi plus dur d’entendre. Le Times l’a fait comprendre à ses lecteurs d’une façon assez plaisante : « Ne vous
Le vrai, c’est que les Anglais tiennent beaucoup à notre bonne opinion, et, malgré des déceptions réitérées, ils espèrent toujours que nous renoncerons, en leur faveur, à notre habitude de trouver ridicule tout ce qui n’est pas français. La moitié des frais que fait l’Angleterre en ce moment pour les étrangers sont faits à notre intention ; et ce désir de plaire, qui est un hommage, devrait désarmer jusqu’à ceux qui se croient obligés d’être toujours amusants. Je trouve même que les commissaires de l’Exposition internationale ont poussé un peu trop loin la crainte de nous causer de l’ombrage, quand ils ont renoncé à faire exécuter la belle cantate que Verdi a composée pour la cérémonie d’inauguration. Je me suis laissé dire que si le public a été privé de ce très beau God save the Queen anglais et l’hymne national italien, chargeait la Marseillaise de représenter la France dans le chœur des nations. Je ne sais si MM. les commissaires ont pensé que certaines gens pourraient regretter l’air de romance dont on a voulu faire dans ces derniers temps notre chant national, mais en tout cas ils ont craint que la Marseillaise ne plût pas à tout le monde. Dans cette affaire ils ont fait preuve de bon goût politique, comme M. Verdi de bon goût musical.
À propos de cette Exposition, j’entends bien des gens parler avec espoir de la fusion des peuples, et se féliciter comme d’un progrès de tout ce qui semble devoir étendre le règne de cette uniformité que nous confondons volontiers avec la grandeur et la force. Il me semble, au contraire, que tout esprit vraiment libéral regretterait profondément de voir disparaitre cette variété d’aptitudes et de mœurs qui répandent et dispersent providentiellement les races humaines sur des chemins si divers à la recherche de la vérité dont chacune d’elles rapporte
« Les deux conditions essentielles du salut du monde moderne, les deux conditions qui feront que la destinée de notre civilisation ne sera pas de disparaître, comme celles de l’antiquité, après un éclat passager, sont, d’une part, la division de l’Europe en plusieurs États, garantie de sa liberté, et, d’une autre part, cette profonde solidarité qui fait que les esprits des races les plus diverses se réunissent dans la grande unité de la science, de l’art, de la poésie, de la religion. C’est la Grèce, à la fois si une et si divisée, qui doit être notre modèle, et non cet empire romain qui fit périr la civilisation antique sous l’étreinte de son effrayante unité. »
Rentrons en France, et voyons ce qui s’y passe. Accordons la première place à la sombre revue du crime que nous a donnée M. le ministre de la justice.
Il semble que la barbarie fasse graduellement place à la corruption. La catégorie spéciale de délits dont on a surtout à déplorer l’augmentation n’est pas de celles qu’une prospérité matérielle fait diminuer, ou que le sentiment religieux sache combattre efficacement : il s’agit là d’une oblitération graduelle de l’instinct moral, d’un poison s’infiltrant peu à peu dans les veines sociales,
Le rapport de M. le ministre de la justice nous apprend encore que, de 1856 à 1860, le chiffre des individus détenus préventivement s’est élevé à soixante-cinq mille, dont un quart a été reconnu -innocent. En d’autres termes, plus de seize mille personnes ont subi un châtiment immérité, qui s’est ajouté à l’humiliation d’une accusation injurieuse.
Cette petite statistique est venue corroborer les réclamations nombreuses qui s’élèvent depuis quelque temps contre l’abus du pouvoir dont la le Temps. Ils mettent à la portée de tout le monde un sujet qui concerne tout le monde, et dissipent sans pitié des illusions trop généralement répandues à l’égard de l’efficacité des garanties inscrites au Code pour la protection de la liberté individuelle. On y voit, par exemple, combien la différence qui existe entre un mandat d’arrêt et un mandat de dépôt peut, à un jour donné, intéresser vivement chacun de nous, — qui pourtant n’y pensons guère, jusqu’à ce que le mal nous atteigne personnellement.
Il est de certaines figures de rhétorique qui, grâce à un fréquent usage et à une application toujours la même, finissent par acquérir un sens très précis. Ainsi, depuis quelque temps, dans la langue politique, le couronnement d’un édifice signifie un accroissement de liberté accordé à une institution quelconque. Si jamais cette image architecturale « Qu’il importe au plus haut degré que la maçonnerie française soit organisée et centralisée selon les volontés du chef de l’État. »
La Société du Prince-Impérial s’organise rapidement, et ses comités locaux sont déjà nommés. Elle a reçu un magnifique don de cinquante mille francs de M. Bischoffsheim, le banquier israélite. M. Bischoffsheim a cru pouvoir accompagner son offrande d’une lettre dans laquelle il a fait respectueusement remarquer à l’Impératrice que l’élément catholique était seul représenté dans le conseil supérieur de l’œuvre. L’Impératrice a daigné accepter les cinquante mille francs de M. Bischoffsheim, et a bien voulu lui rappeler que l’administration de la Société du Prince-Impérial « de l’esprit de tolérance et de liberté religieuse »
. Je ne sais si les noms des prélats catholiques qui font partie du conseil auront suffi pour rassurer M. Bischoffsheim, mais je crois qu’à sa place j’aurais aimé à y faire entrer pour cinquante mille francs de rabbins. Les prêtres sont rares pour le moment en France, grâce à l’émigration cléricale qui se porte avec fureur vers Rome. La ville papale doit ressembler aujourd’hui à ces grandes lamaseries du Thibet, à ces villes d’hommes noirs dont le P. Hue nous a donné la description. Ils sont là plus de cinq mille, dit-on, dont trois cents évêques. Qu’ont-ils été dire à Rome ? Nous le saurons plus tard. En attendant, ils organisent des banquets et préparent des adresses à force ; bref, ils s’amusent comme des prêtres peuvent s’amuser. Le clergé français y brille beaucoup par son esprit et par sa vivacité ; et Mgr Dupanloup en première ligne. M. Veuillot respire le parfum de Rome en amateur laïque, et à l’heure qu’il est, les martyrs japonais sont canonisés, et bien canonisés. Pour faire compensation à cet accroissement du nombre des bienheureux, M. le curé de la Madeleine a cru devoir refuser, dit-on, de célébrer dans son église
Disons, en terminant, que le Sénat a passé à l’ordre du jour sur la pétition des héritiers Lesurques. Il a suivi, en cela, l’exemple des nombreux gouvernements que cette malheureuse famille a invoqués tour à tour, — se laissant aller à un nouvel espoir à chaque nouveau régime. C’est à recommencer : je fais des vœux sincères pour qu’elle réussisse mieux une autre fois.
La librairie Pagnerre a tenu parole, et au jour indiqué elle nous a donné quatre nouveaux volumes Misérables. Ceux-ci contiennent la deuxième et la troisième partie de l’œuvre de Victor Hugo, intitulées Cosette et Marius. Le public les attendait avec presque autant de curiosité que leurs aînés, et les mêmes admirations les ont accueillis dans la presse. Leur apparition a été un de ces événements parisiens qu’il ne m’est pas permis de passer sous silence, et pourtant, au moment de l’aborder, il me prend de lâches tentations de me récuser. Des doutes sur ma compétence m’assaillent. Peut-on avoir raison contre tant de gens, contre tant de journalistes surtout, contre l’auteur lui-même ; et m’est-il permis de soumettre aux règles ordinaires du bon goût et du bon sens une œuvre que, du consentement général, on semble vouloir placer au-dessus de la loi commune ? Évidemment, mon diapason n’est pas le même que celui du monde des critiques, — j’entends parler de celui sur lequel ils se règlent en écrivant, car, Dieu me pardonne, quand le public n’est pas là et que les portes sont fermées, plus d’un baisse la note, et se met mieux à l’unisson qu’on ne pourrait le penser, avec « celui qui écrit ces lignes »
, pour me servir d’une périphrase favorite de l’auteur des Misérables. Oserai-je dire que j’ai bien de la peine à comprendre cette ardeur de la foule encombrant « celui qui à une autre époque se passait à la porte des boulangers »
! Il en tire la conclusion que « les absents n’ont pas toujours tort »
. Je suis fort de son avis, et je suis même persuadé que sa lettre a donné à l’auteur absent une idée bien plus flatteuse de l’empressement public que celle qu’il eût reçue de la vue même des commis de librairie entrant le 15 mai chez M. Pagnerre pour approvisionner leurs magasins respectifs.
Bien d’autres indices sont venus me prouver que je fais partie d’une minorité factieuse, minorité pourtant dans laquelle je me sens plus que jamais renfermé par la lecture des quatre nouveaux volumes. Ainsi je lisais, il y a quelques jours, dans un de nos journaux les plus répandus, un article consacré à l’examen de ce rapport de M. Delangle dont je vous parlais tout à l’heure ; cet article débutait ainsi : « Au moment où un
Pour le coup, je tombai de mon haut. Faut-il vraiment croire que, pour comprendre l’importance de la grande question de la répression du crime, le public ait attendu cette invention monstrueuse de Jean Valjean ; le forçat libéré, condamné à mort comme coupable d’un vol de grand chemin commis à main armée, parce que dans un lieu écarté, en l’absence de tout témoin, il a refusé de rendre à un enfant de dix ans une pièce de monnaie que celui-ci a laissée tomber à ses pieds ? Si c’est pour éviter le retour de condamnations pareilles qu’on demande la révision de notre Code pénal, ce n’est vraiment pas la peine. J’en appelle au plus zélé, au plus démocrate de nos réformateurs judiciaires, qu’il nous dise si pareille chose peut arriver ailleurs que dans un roman, et un roman sans vraisemblance encore ?
Mais c’est surtout la portée que l’auteur lui-même semble accorder à son œuvre, qui est faite pour intimider la critique. Une foi si robuste Misérables, M. Victor Hugo écrivait déjà au directeur d’un petit journal, le Théâtre : « Avec des auxiliaires tels que vous, l’œuvre que j’ai entreprise réussira : c’est la refonte du vieux monde dans le moule du monde nouveau ; c’est l’épuration du réel au creuset de l’idéal. »
Comme programme, ce n’est déjà pas si mal ; comme mise en action, voici ce que j’ai trouvé en ouvrant au hasard les derniers volumes : « Ce livre est un drame dont le premier personnage est l’infini. L’homme est le second. »
Comment n’ai-je pas compris tout cela ? Faut-il accepter l’explication que m’en donnait l’autre jour un fervent ? « Vous n’avez pas compris, me disait-il, parce que vous n’aimez pas cela. » J’aurais pu retourner la phrase, mais j’aime mieux admettre tout de suite qu’il m’a manqué un rayon de la grâce. Oui, les théoriciens modernes du merveilleux ont raison : il faut croire pour voir. Les bons vieux miracles d’autrefois se faisaient pour convertir les incrédules, et ils y réussissaient parfois ; aujourd’hui nous avons Fantine, ni dans Cosette, ni dans Marius, je n’ai su voir l’infini.
Après tout, ce livre des Misérables est un roman, à moins ne qu’on lui donne le nom d’épopée, ce qui est bien possible. Ce dernier mot s’emploie familièrement de nos jours, et l’on peut affirmer que tout romancier qui a beaucoup d’amis dans la presse est exposé à s’entendre dire qu’il a fait une épopée, sans le savoir. En général, il me semble voir que toute grande machine littéraire ayant beaucoup de personnages sans lien apparent entre eux, et embrassant beaucoup plus qu’elle n’étreint, est une épopée, dans le sens moderne du mot. Mais comme je ne suis pas bien sûr des règles qui peuvent régir ce genre de composition, j’aime mieux ne voir dans les Misérables qu’un roman. Or, à un roman on peut demander trois choses : une action à la fois intéressante et vraisemblable, une donnée morale ou philosophique, enfin la beauté du style. Ces trois choses réunies constituent un chef-d’œuvre, une seule, à un degré éminent,
Je crois qu’on admettra que les invraisemblances dans les incidents et dans les caractères ne manquent pas. Sans parler de l’évêque improbable et du conventionnel impossible du premier volume, ni de la condamnation à mort du forçat récidiviste dont j’ai déjà parlé, que dire du personnage de Fantine, de cette fille qui confie son enfant adoré à une femme qu’elle aperçoit pour la première fois en passant sur la grande route, et sur laquelle elle ne prend aucun renseignement ; de Fantine qui se vend en détail d’abord, et puis tout entière, pour subvenir aux besoins de sa petite Cosette, et à qui l’idée ne vient pas d’employer le produit de ses cheveux ou de ses dents à l’aller voir lorsqu’elle la croit en danger de mort ? Et M. Madeleine, — l’ex-forçat Jean Valjean, — devenu chef de fabrique, qui par scrupule se fait la loi de ne jamais entrer dans l’atelier où travaillent les femmes, ne pousse-t-il pas bien loin la réaction contre les mœurs du bagne ?
Et cette fabrique d’où l’on chasse ignominieusement une ouvrière parce qu’elle est mère d’un
L’analyse suivie du roman est impossible, et si l’on passe à l’examen des principes politiques et
Prenez, par exemple, ses chapitres sur la vie monastique. Tantôt, à propos de l’esprit claustral, il vous dira que « l’entêtement des institutions vieillies à se perpétuer ressemble à l’obstination du parfum ranci qui réclamerait notre chevelure, à la prétention du poisson gâté qui voudrait être mangé, à la persécution du vêtement d’enfant qui voudrait habiller l’homme, à la tendresse des cadavres qui voudraient embrasser les vivants »
. Il ajoutera que le couvent espagnol était un sérail d’âmes réservées à Dieu, que l’archevêque « Kislaraga du ciel »
espionnait et verrouillait. « La nonne
Enfin la conclusion, — conclusion égayée chemin faisant par quelques petites anecdotes polissonnes sur les religieuses, — sera qu’il « faut ôter les superstitions de dessus la religion ; écheniller Dieu »
.
Tournez quelques pages, et vous verrez que « les bras croisés travaillent et les mains jointes font. Le regard au ciel est une œuvre »
.
« Pour nous, les cénobites ne sont pas des oisifs, et les solitaires ne sont pas des fainéants.
« Songer à l’Ombre est une chose sérieuse. »
Ou bien encore ces lignes assurément fort belles :
« Quant à nous, qui ne croyons pas ce que ces femmes croient, mais qui vivons comme elles par la foi, nous n’avons jamais pu considérer sans une sorte de terreur religieuse et tendre, sans une sorte de pitié pleine d’envie, ces créatures dévouées, tremblantes et confiantes, ces âmes
humbles et augustes qui osent vivre au bord même du mystère, attendant, entre le monde qui est fermé et le ciel qui n’est pas encore ouvert, tournées vers la clarté qu’on ne voit pas, ayant seulement le bonheur de penser qu’elles savent où elle est, aspirant au gouffre et à l’inconnu, l’œil fixé sur l’obscurité immobile, agenouillées, éperdues, stupéfaites, frissonnantes, à demi soulevées à de certaines heures par les souffles profonds de l’éternité. »
Après cela, sauriez-vous dire ce que pense Victor Hugo de la vie du cloître ?
Les premiers chapitres de Cosette racontent la bataille de Waterloo. C’est un récit fort à la mode aujourd’hui, et que chacun refait volontiers à sa façon. Là, du moins, à propos d’une des plus grandes catastrophes des temps modernes, on pouvait espérer que l’auteur formulerait nettement sa philosophie de l’histoire. Vain espoir ! Vous trouverez seulement quelques descriptions vraiment belles qu’anime un souffle patriotique. Les charges de cavalerie résonnent sur le papier, le vent du drapeau agite la page, et en plus d’un endroit la plume du poète semble avoir été trempée dans le sang du soldat ; mais ne cherchez pas de moralité à cet hymne funéraire qui va du grandiose « L’ombre d’une droite énorme se projette sur Waterloo. C’est la journée du destin. La force au-dessus de l’homme a donné ce jour-là. La disparition du grand homme était nécessaire à l’avènement du grand siècle. Quelqu’un à qui on ne réplique pas s’en est chargé. »
Ailleurs encore : « Était-il possible que Napoléon gagnât cette bataille ? Nous répondons, non. Pourquoi ? À cause de Wellington ? À cause de Blücher ? Non, à cause de Dieu. »
Ou bien enfin : « Napoléon avait été dénoncé dans l’infini, et sa chute était décidée. Il gênait Dieu. »
Tantôt, vous verrez la justice éternelle, et pour ainsi dire personnelle de Dieu, céder la place à je ne sais quel aveugle hasard que le moindre grain de sable fait trébucher et changer de route. « S’il n’avait pas plu dans la nuit du 17 au 18 juin 1815, l’avenir de l’Europe était changé. Quelques gouttes d’eau de plus ou de moins ont fait pencher Napoléon »
, dit Victor Hugo. Une dernière citation, et j’ai fini. « Si le petit pâtre qui servait de guide à Bülow, lieutenant de Blücher, lui eût
Il est difficile de croire que l’historien qui émet des idées si vagues et si contradictoires sur le choc qui a brisé le moule du vieux monde, soit destiné à refondre celui-ci dans le moule du monde nouveau.
À l’occasion des premiers volumes des Misérables, j’ai parlé du style singulier de M. Victor Hugo, style à la fois ambitieux et trivial, facétieux et emphatique. Ce sont de grandes phrases qui se terminent par des calembours, des jeux de mots qui s’enflent jusqu’au lyrisme. On croit entendre un orgue de cathédrale sur lequel on jouerait des polkas. Que dire, par exemple, des deux chapitres consacrés à Cambronne ? « Le lecteur français veut être respecté »
, dit l’auteur, mais il ne se souvient de cette maxime que pour la citer, et non pour l’observer. « Cambronne, ose-t-il écrire, trouve le mot de Waterloo, comme Rouget de l’Isle trouve
Et quel mot ! L’histoire en a gardé l’initiale. M. Victor Hugo devient éloquent pour le glorifier. la Marseillaise, par visitation du souffle d’en haut. »« L’esprit des grands jours entra dans cet homme inconnu à cette minute fatale. On
Si je cite ce chapitre incroyable, c’est que vraiment la rage de se singulariser dans ses enthousiasmes ne saurait aller plus loin. Franchement, si Cambronne à la sommation des Anglais de se rendre, eût répondu comme un simple héros de mélodrame : « Jamais ! » il n’eût pas été moins brave, il eût seulement été mieux embouché.
J’ai dit que l’enflure coudoyait la trivialité dans cette œuvre singulière, et il me serait facile de prouver mon assertion par mille citations Je pourrais parler des « forêts qui sont des apocalypses »
, et de « leur opacité fuligineuse »
. Je pourrais vous dire que Paris est un « total »
, que Paris est « le plafond du genre humain »
; que celui qui voit Paris « croit voir le dessous de toute l’histoire, avec du ciel et des constellations dans les intervalles »
.
Mieux que cela : je vous apprendrais qu’un escroc qui a un système est un
, et que Jean-Jacques filousophe
les fils que Thérèse lui enfantait. Mais l’espace et le courage me manquent. Quand on songe que ces insultes à la langue, enfantrouvait