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ORIENT
VOYAGES
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EN PRÉPARATION
VOYAGES D'UN CRITIQUE
A TRAVERS
LA VIE ET LES LIVRES
DEUXIÈME SÉRIE
ITALIE
Un volume
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ORIENT
VOYAGES
D'UN CRITIQUE
A TRAVERS LA VIE
ET LES LIVRES
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o J J \ Froles fJur au Collège de France
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UXIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET O, LIBRAIRES-ÉDITEURS
QUAI DES AUGUSTINS, 35
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Tous (Iroils réspnes.
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La lutte de l'Occident contre l'Asie et de l'esprit européen contre l'esprit asiatique a commencé avec la civilisation.
Depuis Homère et dans ses poésies même on voit se dessiner les caractères antithétiques de cet immortel combat; du côté des Asiatiques ou des Troyens naïveté d'instinct, fureur héroïque, inspiration SOllveraine, ardeur de prophétie; du côté de l'Europe, c'est-à-dire des Grecs, la raison qui analyse, la résolution qui attend, la triomphante sagesse. Priam et Paris, Hecube et Cassandre sont des natures charmantes et attractives, primitives et spontanées, qui ont peu conscience d'elles-mêmes. Premiers nés du soleil, et plus rapprochés de l'origine des choses, on dirait qu'ils font encore partie des forces élémentaires.
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Cassandre, l'inspirée et la prophétesse, est le type absolu de l'esprit asiatique.
Aucune prophétesse dans le camp des Grecs. Les Troyens de leur côté n'ont pas d'Ulysse, de Chalcas, d'Agamemnon, de Nestor, symboles de la virilité prudente, de la souveraine sagesse et de l'autorité tempérée par la raison.
Achille, qui est Grec, agit plus qu'il ne parle. L'Asiatique Hector parle plus qu'il n'agit; — telle est la remarque du scholiaste Alexandrin.
Hector se vante toujours; quoique brave, il est toujours vaincu; plus de trente-siècles après sa mort les Anglais modernes ont emprunté à son nom le mot hectoring, qui signifie « faire le fanfaron, » jouer le héros. Néna-Saïb, affichant sur les murs de Delhi cette proclamation menteuse où il se targuait d'avoir obtenu l'appui du sultan de Roûrn, — was hectoring, — jouait l'Hector. « In Asiatic minds, « (dit un Anglais), the ideas of right, order, conte sistency, moral dignity are less clearly conceived « than in ours t. »
i. Les idées d'ordre, de droit, de consistance, de dignité morale sé dessinent moins nettement dans ces esprits asiatiques que dans les nôtres.
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L'idée du Droit est le pivot du monde social; la Force morale donne l'impulsion au Droit; enfin le perfectionnement Individuel contient le mystérieux secret de ces deux forces.
Forces européennes, non asiatiques.
La civilisation ne se réalise donc et ne se développe que par le travail constant de l'Europe repoussant l'Asie, du Droit combattant la Force.
L'esprit européen depuis Homère n'a pas cessé d'agir contre l'esprit oriental, de l'envahir et, si l'on peut le dire, de le « miner. »
Dans cette marche victorieuse la prise de Troie est la première étape.
Ensuite la Perse est humiliée, l'Asie-Mineure colonisée, l'Inde envahie, Darius accablé, Porus vaincu, la Baktriane devient grecque. Comme couronnement de ces travaux, Rome triomphe, l'Europe triomphe avec elle.
L'Asie se relève un moment avec Milhridate. Au commencement de la guerre pontique 80,000 Romains sont égorgés par d'autres cipayes.
Rome et l'Europe reprennent bientôt le dessus. Sous Héliogabale et Constantin un mouvement pas-
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sager se fait sentir; mouvement en arrière, recul vers l'Asie,
Les forces européennes se replient alors sur elles- mêmes, dorment un moment, et refoulées deviennent plus actives. L'invasion mahométane les irrite. Entre Charlemagne et les Croisades l'Occident chrétien, retrempé dans les éléments du Nord, se recueille, se concentre ; et par un dernier effort, expulse enfin les Arabes, dresse devant eux1 le « mur de glace » de ses cohortes serrées (velut glacie constrictas acies), émancipe la Provence et le Languedoc, délivre l'Espagne, reprend la Sicile, reprend Malte, la Grèce, les côtes italiennes, et ne s'arrête plus.
Que ce mouvement continue. Il faut que le Droit prime la Force, que l'Europe change l'Asie, que la raison soumette l'instinct.
C'est là le sentiment qui a dirigé les études suivantes, éparses d'abord, continuées et reprises en des temps divers, très-approfondies sous des formes légères ou rapides, et contenant, quelle que soit leur apparence anti-didactique, des faits vérifiés et des principes arrêtés. Notre génie français et notre goût litté-
1. Isidore de Béja. (Chronique.)
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raire ne répugnent pas, quoi que l'on en ait dit, à ce procédé naturel; ils ne réclament pas impérieusement les formules massives ou artificielles. Montaigne et Pasquier préféraient à l'affecté et au solennel les libertés d'une causerie animée; Plutarque et Xéno- phon, Platon lui-même en avaient donné l'exemple; au XVIe siècle notre auteur des Essais et le chancelier Bacon; Diderot dans le cours du XYlIIP; avant lui quelques Italiens ; enfin tous les aimables Essayistes anglais ont su concilier l'indépendance de l'allure avec le sérieux de la pensée.
Je n'accepterai donc ni les reproches adressés il «l'humeur,)) au caprice, à la légèreté d'un écrivain qui souvent a concentré à plaisir dans l'espace de quelques feuillets les recherches et les méditations de plusieurs années; ni cet arrêt burlesque qui condamnerait comme frivoles, tout ce qui ne se prélasse pas en plusieurs volumes in-folio; les fragments que les habitudes et les nécessités de notre époque, si décousue elle-même, ont semés dans les revues ou les journaux.
Par une des évolutions brusquement contradictoires dont la société française abuse trop, les plus
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légitimes libertés de la forme familière sont aujourd'hui blâmées et maudites de ceux même qui ont follement légitimé les plus étranges brutalités du caprice. Ces deux excès qui s'attirent s'expliquent l'un par l'autre. Moi qui n'ai pas pratiqué l'orgie, je me refuse aux rigueurs du régime.
Je n'ai pas été fanfaron d'indépendance, je ne serai pas fanfaron de servitude.
Mes pensées et mes études, ébauchées sous le premier empire, soumises au contrôle des faits et des vivantes comparaisons, poursuivies et corrigées pendant mes séjours et mes voyages à l'étranger, élaborées et retravaillées sans cesse, publiées en partie sous le règne de Louis-Philippe, quelques-unes dans cas derniers temps sous le second empire, ne sont qu'une seule pensée et une seule étude. Elles procèdent du même fonds et tendent au même but. Elles sont le développement du même germe; j'en recueille ici les' fruits variés; je n'y change rien, je n'ai rien à y changer.
Je les livre à leur sort, sachant qu'elles seraient trop sévères pour une époque indisciplinée, trop aventureuses pour une époque gourmée, trop hasar-
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deuses pour les hypocrites, trop sérieuses pour les frivoles. Elles n'ont point de cocarde, et n'ont point de date.
Je les adresse à quelques esprits et à quelques âmes; il y en a toujours, et dans tous les temps, qui aiment passionnément le bien ; qui aiment passionnément le pays; et qui ne se croient pas tenus de penser comme Marat après avoir pensé comme de Maistre. En littérature et en politique je voudrais le développement des fortes libertés protégeant la stabilité des fortes lois. Le choc des excès mobiles, successifs et contraires me répugne. Peut-être mon parti n'est- il pas né.
Je n'adopte donc pas, on le voit, la théorie COlllmode des moments fugitifs et des milieux variables, et j'ai dû nécessairement me trouver en désaccord avec une société dont la loi première, depuis cent années, a été l'incertitude et l'oscillation infinies; loi qui féconde l'avenir au prix des ruines, des faiblesses et des douleurs du présent. De là une gène horrible de l'âme et un sentiment d'angoisse morale, vif, cruel, inconnu il de très-honnètes esprits, plus vastes, plus ambitieux ou plus indifférents que je ne
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suis ; douleur dont, en ma qualité de simple philosophe, je n'ai pu me défendre, et qui, n'étant mêlée d'aucun égoïsme, d'aucune envie ou d'aucune lâcheté, porte avec elle-même son excuse. De là aussi certain dogmatisme amer qui me fait sourire aujourd'hui ; fruit d'une pensée solitaire et attristée, sans harmonie avec ce violent tumulte, et qui, se refusant aux accommodements disparates des époques changeantes, a dû blesser successivement tous ceux de mes contemporains, très-honnêtes, très-supérieurs, que les nuances des temps ont tour à tour pénétrés et envahis. De là aussi cette course ardente et qui peut paraître sans but à travers toutes les zones de la poésie, de la philosophie et de l'histoire; ce désir de connaître l'étranger; et quand la faculté de visiter les régions lointaines me faisait défaut, de demander aux livres de tous les pays les points de contact, les rapports, les tendances, les contrastes, les alliances, les répulsions de races ou de doctrines ; de là ce besoin de deviner les énigmes nouvelles; enfin cette passion de percer la confuse obscurité dont nous enveloppent tant de questions indécises, de haines flagrantes, d'intérêts blessés, de passions militantes, de doctrines oppo-
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sées, de principes incertains et de prétentions rivales; pour saisir au moins quelque vérité directrice et quelque rayon de clarté.
Rien de plus désintéressé que cette situation ; rien de plus dangereux; rien de plus pénible.
C'est celle d'un voyageur intellectuel. Indiscipline, présomption, misanthropie lui sont facilement imputées. On l'accuse de manquer et de respect envers les siens et d'attachement pour la patrie. On suppose qu'il copie déshonnêtement les œuvres étrangères et les donne pour siennes. S'il s'évertue à les démentir, à les rectifier, à les comparer ou à les combattre, il passe pour le plagiaire des œuvres qu'il réfute ou qu'il discute. Ces malheurs je les ai tous subis; il a fallu que les étrangers, Anglais, Allemands, Américains, Italiens, Espagnols, ceux que l'on m'accusait de piller, accourussent à mon secours à plusieurs reprises. Il a fallu que, dans leur loyauté f, ils fissent honte à mes accusateurs et de leur peu de justice envers moi et de leur ignorance des nations étrangères.
1. Hermann Markgraff en Allemagne, Hepworth Dixon en Angleterre, César Cantù, etc.
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Une autre suspicion, assez odieuse, mais naturelle aux esprits légers ou préoccupés, devait ressortir de la première. Etait-ce mon propre jugement que je transmettais? Moi qui hasardais tant d'investigations * diverses, avais-je le droit de les entreprendre? Con- naissais-je les langues et les races dont je m'occupais? Avais-je étudié sincèrement ce dont je parlais? Pouvait-on m'accorder confiance? Ma probité même était-elle intacte? J'ai dû souffrir cruellement de ces questions, dont chacune était une calomnie.
Mais la position que j'assumais leur donnait cours ; je ne m'en étonnai pas, je marchai en avant. Je fus de nouveau justifié par les étrangers; ils savaient bien qu'en me les assimilant et les étudiant à fond, je désirais les comprendre, les faire comprendre, et non les dérober.
- « Si l'on veut, dit le Quarterly Review, se faire une idée exacte de l'Amérique septentrionale et de ses mœurs, c'est à cet écrivain français qui ne l'a jamais visitée qu'il faut s'adressera »
1. We have been taught by a Frenchman, that it is possible to write an admirable book about what Americans do, and think, and write, without the author's making any other voyage than one Autour de ma chambre. Few Englishmen are acquainted with the work which,
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Je dis cela, parce que je veux marquer d'une façon nette et exacte le caractère de ce recueil. Les chapitres qui le composent ne sont ni des traductions ou des imitations, ni des caprices ou des romans.
Ce sont de libres « vues, » ou, comme on le dit en Angleterre, des suggestions originales (Ilints), que de longues études ont préparées, que de longues réflexions ont fécondées. Elles s'adressent à des hommes qui savent penser, non à des enfants qui veulent paraître savoir. La forme même en est étudiée dans sa légèreté. Peut-être est-elle trop étudiée; j'aurais voulu que la flêche fût trempée fortement, acérée, rapide; qu'elle pénétrât et stimulât les esprits en les éveillant.
Une idée commune relie ces morceaux; la victoire de l'analyse sur l'ignorance, de l'activité sur la torpeur, de l'Europe sur l'Asie ; le détail de cette lente victoire occidentale et la prévision de ses résultats.
many years ago M. Ph ilarètc Ch asles put forth in Paris, entitled
American life and Literature. In his familiarity with transatlantic authors and his just appreciation of their literary merit, M. Chastes has never, in our judgment, been approached by any other European critic. Yet, if we mistake not, he has never crossed the Atlantic. We heartily commend his book, etc.
(Quarterly Review, nO 230, 1864, p. 292.)
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Quelques-uns de ces résultats se manifestent aujourd'hui même; je les ai pressentis.
Je n'appellerai pas prophétie ce qui est la série naturelle et la chaîne logique des faits. Mais les premiers chaînons, je les ai entrevus; je les ai signalés. On tente maintenant, comme je l'ai demandé, d'accoutumer les Chinois à l'usage de notre alphabet, et l'on prélude ainsi à la métamorphose normale de leur société. Le travail des ingénieurs, ainsi que je l'ai prédit, commence à entamer l'Hindoustan, dont les fantômes reculent, cèdent et s'effacent peu à peu.
J'ai laissé tomber pendant quarante années bien des initiatives de ce genre, qui toutes ont été recueillies ; je les ai semées dans la Revue britannique à laquelle j'ai donné la principale impulsion, dans la Revue des Deux-Moncles à laquelle j'ai collaboré si activement pendant dix années, dans les Débats dont je m'honore d'être depuis trente-cinq ans l'un des collaborateurs les plus assidus. Ce fut une naïveté, mais volontaire. Je savais d'avance à quoi ce mode libéral expose. Je fus pillé, repoussé, noirci, méconnu. Je savais que mon voyage d'aventures et d'éclaireur serait périlleux. Peu m importait le péril ; marcher devant sans
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prétention de conquête, sans retour de vanité personnelle, sans tambour et sans trompette, sans acolytes et sans drapeau; frayer la route, c'est quelque chose.
Maintenant le jour fuit, le soir vient, la nuit va venir. Déjà parmi les idées semées ou plutôt jonchées sur mon passage d'une main, non imprudente, mais volontairement libérale, beaucoup ont été recueillies par de plus habiles; elles ont fructifié et sont du domaine commun.
Je m'en félicite.
Il est temps pour moi néanmoins de rentrer le reste de ma moisson.
Nulle ambition de fortune ou de pouvoir ne m'a jamais sollicité ou ému. J'ai vu tomber de nobles ambitions et ne lésai point insultées. J'ai vu monter de grands pouvoirs et ne les ai point flattés. Ne prétendant agir ni sur les faits ni sur les hommes, je n'ai pas eu besoin de me modeler sur leurs transformations et de revêtir leur changeantes couleurs. Je ne voulais toucher qu'aux idées et ne prétendais qu'à
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découvrir un peu de vérité. Je n'ai donc point essayé de me mêler aux grands événements. Mais de toutes les idées grandes, honnêtes, utiles, civilisatrices de mon époque et de mon pays, j'ai voulu prendre ma part active, laborieuse, constante, courageuse; et j'en revendique l'honneur.
PHILARÈTE CHASLES. S
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Isle-lès-Villenois, 29 octobre 1864.
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ORIENT
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VOYAGES D'UN CRITIQUE
A TRAVERS LA VIE ET LES LIVRES
ORIENT
1
LE 1, IVRE DE JOB
§ 1. Apparition de la « question du mal » dans le monde oriental.
Job est le premier promoteur du doute.
Je suis frappé de la majesté incomparable qui règne dans la nouvelle traduction de M. Renan. La rime de la pensée parallèle, loi souveraine de la poésie hébraïque, s'y dessine avec une vigueur et une fermeté sonores, avec une naïve énergie et une facilité d'inspiration qui émerveillent. La langue française, la plus analytique et la plus logique de toutes les langues, s'empare d'un timbre redoutable et d'un accent farouche qu'elle n'a nulle part ailleurs et que lui prête son alliance inattendue avec le monde primitif. Drame, épopée, satire, sermon, ode et thèse philosophique, le livre de Job
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ainsi traduit ne peut se comparer à rien. Non-seulement il contient le germe obscur de tous les genres littéraires, mais, — comme le dit M. Renan dans sa belle préface, — c'est le premier cri de la douleur humaine dans la poésie. C'est aussi la première apparition du doute, la première atteinte portée au fatalisme, je veux dire au servile optimisme oriental. C'est la première réclamation connue contre le malheur des honnêtes gens, le triomphe des mauvais — et le gouvernement du monde.
La Chine et l'Hindoustan, l'Assyrie et la Bactriane adoraient et ne doutaient pas. Dieu, disaient leurs sages, avait fait bien toutes choses. Nulle race orientale ne s'était encore délivrée de la croyance muette à la justice de Dieu. Les divers groupes humains avaient vécu de leurs vies spéciales, traversant des révolutions diverses, perfectionnant jusqu'à certain point leurs lois et leurs mœurs, toutes sans oser douter. Rome n'existait pas. La Grèce chantait; son activité politique n'était pas née. Les patriarches iduméens tenaient pour certain que Dieu punit ici-bas le vicieux et récompense l'honnête homme. D'ailleurs qui avait le droit de juger Dieu? La volonté de Jéhovah constituait la justice. Il n'y avait pas de droit pour l'homme, et conséquemment pas de liberté. Les justes bénis, les pervers châtiés signalaient le gouvernement divin. Tout sage est heureux. Tout malheureux est coupable. Point d'individu libre; nul examen possible. Prosternez-vous, attendez le jugement du maître; il vous apprendra si vous êtes vertueux ou criminel. Jamais l'innocent n'est misérable jamais le misérable n'est innocent.
Cette doctrine cruelle éveilla chez un fils inconnu de la famille iduméenne la même révolte intérieure qui, de
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Sophocle à Gœthe, de Pascal à Voltaire, a fait gémir et douter les grands esprits. Il soupçonna que la destinée humaine et celle du monde ne sont pas gouvernées par une administration aussi équitable que l'affirmèrent les sages des anciens jours. Probablement, — et cette hypothèse est une explication vraisemblable, — ce sage était un voyageur ou un exilé; quelque Ulysse ayant visité beaucoup de villes et connu beaucoup de mortels ; un banni que le hasard avait jeté au loin, qui avait pris place et brisé le pain sous la tente des nations étrangères, visité l'Egypte, comparé entre elles les coutumes et les races; un de ces esprits qui voient l'avenir dans le présent; un misanthrope habile à pénétrer les choses. Assez hardi pour juger la vieille loi et créer sa conviction personnelle, il s'isola de la tradition, répudia la foi des patriarches et écrivit son poëme. Il prouvait par l'exemple de Job, exemple sans doute assez récent alors, que l'optimisme antique contredit l'histoire, et qu'il est un mensonge.
Job, — le meilleur et le plus innocent des hommes; juste, pieux, respectant Dieu et suivant la loi, Job a été frappé à la fois de tous les maux. La lèpre, la douleur de l'âme, la perte des enfants et des proches, la ruine de la fortune, l'abandon des amis, la calomnie, le doute déchirant sur la justice même de Dieu, l'ont accablé. Le Juste s'est étonné; il a pleuré; accroupi sur le tas de cendres, il a élevé sa voix gémissante jusqu'au trône du maître terrible. Ses amis, les hommes de la doctrine ancienne, sont venus et l'ont défendue. « Dieu (ont-ils dit), despote infaillible, n'a point de comptes à rendre; son injustice est justice; il ne soutire pas la réclamation de la créature. Que Job se résigne, adore et se taise; Job ne s'appartient pas. Il n'a point d'individualité.
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Sa curiosité blesse le maître; sa personnalité, si elle éclatait, serait un crime contre la loi universelle. L'homme ne juge pas, il dépend. Il n'examine pas, il obéit. L'homme n'a point d'existence séparée et d'active énergie en dehors de la discipline générale. »
Avoir conçu le premier doute, formulé le premier raisonnement, senti l'éveil de la pensée, rêvé sur la destinée, deviné qu'une énigme existe, soupçonné l'iniquité dans le monde ; du fond de l'Orient asservi avoir donné le signal de la pensée libre et de l'indépendance humaine ; avoir sillonné de cet éclair sanglant l'épaisse nuée orientale, c'est la gloire du philosophe qui a écrit le poëme de Job.
Mais à peine a-t-il entrevu la vérité, sa paupière s'abaisse ; Dieu se montre à Job et parle du sein de la foudre, condamnant la vieille doctrine sans s'expliquer sur la nouvelle. Job s'anéantit alors; en face des terreurs de Dieu qui se rangent en bataille devant lui, il renonce à chercher une solution impossible. Il avoue que le mal n'est pas, puisque Dieu seul EST. Il se prosterne et se re- pent; il est pardonné.
Job se replie ainsi sur la doctrine des nécessités et de la servitude ; mais avant de se confondre de nouveau et de s'abîmer dans le gouffre esclave de la loi orientale, il a posé la question première : « Pourquoi le mal? » et la dernière question, d'où naîtra un jour la liberté humaine :
« Si le mal existe, est-il permis de le signaler pour le corriger? »
Voilà Job, son problème et son énigme.
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§2,—Comment les philosophies orientales avaient résolu le «problème du mal. » — Brahmanes, bouddhistes. — Optimisme chinois.
Une fois cette question posée : Pourquoi le mal ? toutes les religions et toutes les doctrines ont voulu la résoudre.
L'Orient a parlé le premier. Il a nié le mal. Sa réponse a été l'optimisme et le fatalisme. L'homme, la nature, le monde sont l'œuvre excellente d'un Créateur ineffable. L'Asie ne pouvait répondre autrement; le soleil l'inondait, embrasait sa terre, lui versait l'abondance, provoquait les pluies qui fécondent, lui rendait la vie douce, facile, éclatante. Rien ne la préparait au labeur du corps ou à la fatigue de l'esprit. Elle se noyait dans la splendeur de l'unité.
Mais avec la Grèce le mouvement contraire s'annonce; avec elle l'homme devient individu ; l'individu devient héros; le héros se sent de force à provoquer la lutte et à repousser le mal.
L'optimisme naïf et esclave de l'Orient apparaît d'abord dans les Védas, qui le font ressortir de la simplicité pure de la vie pastorale. On le retrouve dans la civilisation chinoise, plus vaste que grande, puérile plutôt qu'ingénue, et qui repose sur la supposition que l'homme est excellent de sa nature 1; la famille excellente; par suite, le chef des familles excellent, puisqu'il est le père des familles. A cette série d'hypothèses optimistes s'ajoute un autre dogme: que l'intelligence gouverne le monde, et que l'intelligence c'est la mémoire ;
1. Voir le dernier ouvrage de Meadows en faveur de la civilisation chinoise. (Londres, 1857.)
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que les premières créations de l'intelligence ou de la mémoire sont parfaites ; et que l'homme, excellent dès l'origine, ne peut que décheoir en changeant. Cette bonne volonté infinie en faveur de l'homme a fermé pour la Chine les sources du progrès, tari son activité, étiolé ses arts, et changé la croissance naturelle de ce monde en un rachitisme incurable. Il s'est enseveli vivant dans son optimisme. Sans bonne agriculture, sans commerce actif et réel, sans liberté, il végète depuis un temps immémorial, en dépit de ses inventions séculaires et de ses lois, comme les petits arbres verdoyants et rabougris qu'il aime à cultiver. Il s'est noué lui-môme par la négation du mal, qui est la négation de l'effort, le culte du passé, l'impuissance.
Passons en revue les autres solutions orientales; toutes sont également hostiles à l'activité humaine.
Commençons par le brahmane et le bouddhiste. Ils ne considèrent pas l'homme comme excellent (c'est la doctrine chinoise); ni Jehovah comme le souverain maître (c'est l'idée hébraïque). Leur point de départ est l'unité de substance.
— « La nature (dit le brahmane) se compose de forces qui sont divines; étant divines, elles sont égales; elles sont unes; elles sont Dieu. Elles apparaissent comme des phénomènes changeants, détruits, chassés, renaissants tour à tour; elles produisent la vie nécessaire à la mort, la mort indispensable à la vie ; ainsi manifestées, toutes les énergies coexistent sans que nulle d'entre elles puisse se vanter d'être le bien ou se repentir d'être le mal. » Le brahmane inaugure ainsi le système des castes, expression arbitraire des forces virtuelles; de là le culte de la mort et du meurtre, énergies qui complètent l harmonie des phénomènes équilibrés. Stagnation
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profonde, liberté détruite, société morte, impossibilité d'amélioration et de culture. L'homme, devenu une simple force, perd la conscience de ses actes; sa volonté ne répond pas d'elle-même; il n'a qu'un intérêt, — ne pas décheoir après sa mort, rester à sa place dans la chaîne immense et mobile des êtres.
Le bouddhiste succède au brahmane. Le bouddhiste prétend à son tour bannir le mal de la terre ; sa préoccupation est, que les phénomènes de la vie, souvent douloureux, — et, même dans la volupté, dangereux ou pénibles, — doivent disparaître. Il efface donc et exile à jamais le mal de la vie. Il l'absorbe dans le gouffre infini de l'unité divine, dans le néant d'une contemplation sans bornes, et dans l'abîme insensible de l'immense incréé, ainsi qu'il s'exprime. Il croit à l'égalité humaine comme le Chinois; et c'est un progrès. Plus que le Chinois il assoupit et éteint toute activité héroïque. Pour échapper au mal, son secret est de ne pas agir, de ne pas penser, de ne pas sentir, de ne pas vivre. Il anéantit le mal; car il s'anéantit.
§ 3. — Révolte de l'individualité grecque contre le mal. — Vrai sens du mythe de Prométhée. — Le Christianisme.
Passons aux temps homériques. De l'Asie-Mineure passons en Grèce.
Ah ! c'est la lumière. Je vois un nouveau monde éclore.
J'aperçois dans une perspective miraculeuse le droit, la raison, la liberté, la justice, l'analyse, l'individualité, termes identiques. L'Orient recule, l'Europe avance.
Admirez le nouvel insurgé, Prométhée; il ne s'abaisse plus devant le maître ; il le brave. Prométhée annonce
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la révolte de la Grèce héroïque armée contre la vieille doctrine orientale. Tout change. L'analyse a ouvert son sillon fertile. L'homme a reconnu enfin que le mal existe ; il s'est enhardi à le réparer. Le Prométhée d'Eschyle est le héraut d'armes de cette révolution sublime. Des mains de l'Asie esclave et de l'unité, le sceptre va passer aux mains de l'Europe et de l'analyse.
Prométhée reprend sur son rocher la plainte amère du patriarche iduméen. Mais il ne lui suffit pas de pleurer, comme Job, sur sa naissance ; ni de s'écrier, selon l'admirable traduction de M. Renan : Maudite soit la nuit!....
La nuit qui a dit : Un homme est conçu ! ........................
Que ne suis-je mort dès le sein de ma mère,
Au sortir de ses entrailles, que n'expirai-je? ........................
Pourquoi deux genoux sont-ils venus me recevoir ?
Et deux seins m'inviter à les sucer? ........................
Maintenant je serais couché, je me reposerais,
Je dormirais dans une paix profonde. ........................
Avec les rois, etc.
Non; il comprend l'injustice; il la subit, mais ne l'accepte pas.
Plein de colère contre le mal, — d'une colère acharnée, -Prométhée l'impute à Jupiter, maître des choses; il accuse son gouvernement d'iniquité. — (t Je vous promets, dit-il, la réforme et la réparation, ô mortels, si vous êtes assez habiles, assez vertueux, assez forts pour les opérer de vos mains !» - Le gémissement
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sourd de l'humanité opprimée devient une menace et une promesse dès qu'il s'échappe des lèvres de Prométhée.
Inventeur, héros, voyageur, bienfaiteur, ayant conscience de lui-même, fier de sa pensée, altier dans ses douleurs, — orgueilleux des services qu'on lui doit, — Prométhée rend au roi du ciel anathème pour anathème. On le cloue sur les rocs. La foudre, le châtiment, le supplice, l'isolement ne le domptent pas; il s'enorgueillit de sa torture; il sait qu'elle sera féconde.
C'est un progrès ineffable. La conquête de l'individualité est exprimée par le mythe de Prométhée. Les langes asiatiques vont donc tomber. Les forces brutes de la nature ne l'emporteront plus sur l'homme héroïque. Elle va éclore, l'originalité personnelle, qui est la liberté, qui est l'analyse, qui est l'indépendance, qui est l'Europe moderne elle-même.
Job était Asiatique et ancien. Prométhée est Européen et moderne.
Telle n'est pas la conclusion d'un commentateur habile, M. Cahen fils, auteur d'un Essai philosophique sur le poëme de Job. Selon M. Cahen le caractère de Prométhée et d'OEdipe serait antique; celui de Job, moderne.
C'est le contraire. L'Iduméen n'a point dérobé le feu céleste; il ne se proclame ni le réparateur du mal, ni le vengeur des opprimés. Il ne souffre point pour les malheureux et ne protège point les faibles. Il se garderait bien de soutenir leur cause contre le maître. Il a peur, s'efface et disparaît. La terreur de la justice éternelle le prosterne; il la subit avec tremblement. Cette insulte que le Grec sauveur des hommes lance au front de Jupiter oppresseur des hommes lui semblerait un crime.
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L'Œdipe de Sophocle continue le Prométhée d'Eschyle. Avec Œdipe, le sens oriental de l'obéissance et de l'absolu fait place au sens tout moderne de l'amélioration, de la lutte, de l'épuration, de l'héroïsme et de l'indépendance définitive. Sur le front royal d'QEdipe sont gravés encore le sceau de la fatalité, le mal inévitable, la destinée humaine livrée aux dieux persécuteurs. Mais OEdipe est plus grand et plus nouveau que Prométhée. Il subit, souffre, attend, expie et oppose son courage à toutes les épreuves. La lutte d'OEdipe est ardente, active, infatigable. Il y a bien plus dans son âme : t'activité de sa pensée est plus vive; la variété de ses sentiments égale la diversité de ses souffrances ; elle se complique de ses souvenirs de roi, de ses tendresses de père, de ses méditations sur l'ordre du monde et sur la résistance qui fait le héros. Il se dégage absolument et à tout jamais de la « passivité » orientale.
C'en est donc fait; l'évolution est terminée. Le monde moral a tourné sur son axe. L'homme n'est plus passif, enchaîné au monde et aux masses. L' individualité se développe avec la vie athénienne, puis avec la société romaine, puis avec le monde chrétien, qui choisit pour symbole la Croix.
Et qu 'est-ce que la Croix, sinon la reconnaissance du mal primitif; — ce mal expié sur la terre par le sang divin; la réparation solennelle, immense, éclatante; — le supplice divinisé; l'innocent victime?
Pour arriver là, il fallait se dégager de l'optimisme et s arracher au sommeil. Il fallait reconnaître le mal, la question éternelle.
Cette question du mal, posée par Job, a fait rêver l'auteur d'Hamlet et celui d'Œdipe; l'auteur de Faust et celui de Candide. Relisez Candide, amer et merveil-
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leux pamphlet contre l'optimisme. Vingt-sept siècles après Job, la plainte de Job éclate encore en sarcasmes bruyants. L'éclair voltairien se joue sur les misères de la vie : illuminant les inégalités odieuses, l'injustice qui traîne la vertu enchaînée; le vice ricaneur; la sottise, orgueilleuse de sa richesse et de sa violence; la noblesse d'âme foulée aux pieds; la bassesse triomphante. Où sont donc tes victoires, humanité? Encore le mal! Qu'as-tu gagné après tant de siècles? Et le terrible sphinx se dressera-t-il toujours devant toi, plus ironique et plus sombre?
Toujours. Mais (lU pied du sphinx la lutte est engagée. C'est l'activité curopéennne qui a pris l'oll'ensive. Jupiter enchaîné gémit; Prométhée s'est dégagé des fers; la nécessité recule; la liberté est née avec le droit.
Quiconque s'enchaîne à la nécessité est du passé. Quiconque a le sentiment du juste est de l'avenir.
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Il
L'EXPÉDITION D'ALEXANDRE ET LES RAPPORTS DE LA GRÈCE
AVEC L'HINDOUSTAN,
CONTRÔLÉS PAR LES MONUMENTS BOUDDHIQUES1.
§ 1er. — L'érudition moderne dans l'HindousUn.
Nos savants retrouvent chaque jour quelque débris d'autrefois, quelque titre perdu ou ignoré de la grande fraternité humaine. On sait aujourd'hui les moindres détails de la vie antique : quels étaient les noms des cochers du Cirque et des aubergistes de Pompeia ; ceux des potiers qui fabriquaient les vases étrusques et des peintres qui les ornaient; les alphabets des Sa- bins et des Osques, leurs lois, leurs mœurs et leurs cérémonies funèbres. On sait les guerres de Darius, racontées par lui-même et gravées sur les briques de Bi- sotoun et de Persépolis en caractères cunéiformes, qui sont le bonheur, le triomphe, — le désespoir à plus d'un égard, des investigateurs voués à cette pénible étude. On sait comment Sésostris a vécu et quelles nations il a
1. J'ai consulté l'ouvrage récent du major Cuningham (les Bhilsa-
Topes); Lassen (Ind. Alierthum.), Weber, Barthélemy Saint-Hilaire,
Burnouf, Neuman, Wilson, Stanislas Julien et plusieurs autres que je cite dans le cours de cet article; surtout Prinsep (Rock Inscriptions), et le môme (Results, etc.)
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réduites en esclavage. Les « égyptologues » restituent les palais de Thèbes et déchiffrent les poëmes et les légendes voilés par les hiéroglyphes. On vient de reconnaître que le vieil Hérodote n'a pas menti ; déjà l'on a relevé les murs d'Ecbatane et rendu à la lumière presque toute l'architecture assyrienne.
C'est un des plus beaux chapitres de notre histoire intellectuelle.
On dissipe les nuages du temps; on ressuscite les races éteintes; on fait sortir des cavernes du passé de grands blocs historiques dont personne n'avait soupçon ; enfin l'on crée dè nouveau les annales vraies de nations qui n'ont pas eu d'annales; on dégage l'histoire de ses ténèbres. Les sciences exactes, les voyages, la politique et le commerce secondent l'érudition; une lumière inattendue éclate.
D'abord Anquetil-Duperron, un bâton blanc à la main, est parti pour Bombay, où il allait chercher les lois des Guèbres, le Vendidad Sadé, les écrits de Zo- roastre, les monuments d'une langue dont il ne savait pas un mot.
C'était vers le milieu du xviii6 siècle. La péninsule hindoustanique et son vieux langage hiératique n'étaient connus que par les récits vagues ou fabuleux de Quinte- Curce et de Ctesias, d'Arrien et de Mégasthène, ou par les voyages modernes de Marco-Polo, de Tavernier et de Chardin. Le bouddhisme passait pour un mythe. Bouddha était-il un nègre? un Mongol ou un Scythe? Chacun apportait ses raisons. Bouddha était un Scythe puisqu 'il s appelait Sakhya. Il était le guerrier scandinave Odin (Bouddhin). Il était saint Thomas, et même le Christ. Il était Chinois et Tatar parce que ses yeux étaient obliques. Il avait vécu, du temps de Noé,
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comme patriarche; au quatrième siècle comme nesto- rien.
Quand les Anglais nous prirent l'Hindoustan, la science en était là.
Bientôt ils découvrirent un fait extraordinaire, c'est que nos idiomes modernes occidentaux découlent d'une seule source, la langue samskrite. Un premier drame samskrit, le Sakountala, fut traduit par William Jones envers anglais élégants.
Voilà les deux premiers initiateurs, —William Jones et Anquetil.
Le premier en date, Anquctil-Duperron manquait de critique et d'exactitude rigoureuse, — l'enthousiasme, la religion, l'acharnement de la science le soutenaient ; — il était vaillant et sincère, il se dévouait à son œuvre; il l'a préparée.
William Jones donne trop à la poésie ; il ne distingue pas assez curieusement le génie hellénique du génie brahmanique; il admet des étymologies contestables et se complaît à des analogies frivoles. Mais c'est lui qui a soulevé les bandelettes de cette vieille littérature, pleine de beautés métaphysiques et inconnues. C'est lui qui a deviné ou plutôt pressenti la connexité du monde grec et du monde hindoustanique.
La Grèce a-t-elle fait l'éducation du brahmanisme? les brahmanes ont-ils civilisé la Grèce?
Cette question, posée par William Joncs, a été résolue par lui dans le sens de l'antériorité hindoustanique.
En effet, antérieurieurement à la civilisation grecque, une théocratie politique et morale, très-distincte de la théocratie égyptienne, et cependant analogue, créa, de l'an 1400 avant notre ère à l'an 800 ou 000 avant la même ère, une société spéciale et puissante : c'est le
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Védisme. Ensuite, de l'an 800 à l'a 300 avant Jésus- Christ, deux phénomènes distincts se produisirent dans la péninsule : — l'influence hellénique, résultant de la conquête d'Alexandre, changea les mœurs, et la réforme religieuse, inaugurée par le bouddhisme, changea les lois.
§ 2. — Armée des érudits.
Passons en revue les auteurs de cette grande découverte progressive, qui a demandé un siècle.
C'est d'abord notre Français Anquetil-Duperron, prompt à l'assaut, comme c'est le don naturel de notre race, avide, dans son ignorance, de ressaisir les monuments de la législation guèbre, et s'engageant, sans amis et sans fortune, sans ressources et presque sans études, dans cette conquête et cette entreprise ; puis William Jones, érudit poëte, d'un savoir vaste, d'une curiosité infinie, d'une belle imagination, trop séduit par les mirages et trop facile à se laisser emporter vers les lointains horizons, mais ingénieux, hardi, heureux, fécond en rapprochements et en aperçus; ensuite un bataillon de travailleurs anglais, français, allemands, italiens : de Sacy l'illustre, Dubois, Colebrooke, Jacquet, Wilson, — James Prinsep, qui n'avait pas plus que notre Anquetil la connaissance préalable des langues orientales; — libre de vanité, de jalousie, d'ambition, d'intrigue, de cupidité et de haine; suppléant à tout par l'honnêteté du caractère, l'amour du vrai, la passion, la persévérance, l'énergie ; — le Hongrois Ksoma Korœsi, autre Duperron, mourant de faim sur les grandes routes de l'Hindoustan, recueilli par les bouddhistes dans leurs « viharas » ou monastères, sauvé par les Anglais ; un
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homme qui a fini par se rendre maître de toute l'histoire du bouddhisme thibétain, livrée par lui à l'Europe avec le dialecte, les légendes et la vie sociale de ce peuple; — en France Burnouf, qui, dans sa solitude, restituait la langue des Parsis, épurait les connaissances acquises, passait au crible et vérifiait avec une certitude définitive les découvertes lointaines; plusieurs Français vivants, qu'il ne m'appartient ni de juger ni de louer; en Allemagne, Lassen, Weber, Schlegel, les deux Hum- boldt. Chaque groupe européen de cette armée était fidèle à son caractère et à sa nuance propres, comme les guerriers des croisades gardaient leurs armures spéciales et leurs blasons : à la France l'initiative hardie, propagatrice, généreuse, un peu folle; à l'Angleterre, l'exploitation active, obstinée, lucrative; à l'Allemagne les fouilles, l'entassement des trésors, l'élaboration des faits et leur analyse subtile.
Marchands, banquiers, généraux, administrateurs, évêques, philosophes, théologiens, poëtes de toutes les nations, Macaulay, Jacquemont, Malcolm, lIeber, combinant leurs forces, ont rendu à l'Hindoustan son passé.
Grâce à eux, on tient aujourd'hui tous les fils de cette grande trame; et le tissu historique des destinées humaines aux époques primitives nous apparaît avec clarté.
Une première société a été fondée sur l'adoration des forces de la nature, sur la distinction des espèces; c'est la société védique, — esclave.
A travers cet esclavage immuable des castes la libre vie grecque a fait irruption; alors la société védique s'est ébranlée au souffle de la liberté hellénique.
Puis un mouvement de fusion et d'égalité a eu lieu, et si la liberté hellénique a été impuissante à s'établir
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sur les ruines de l'institution des brahmanes, on a vu naître et se développer pour un temps le bouddhisme, — et avec lui, par lui, la charité et l'égalité.
§ 3. — Pourquoi l'Orient n'a pas d'histoire.
Les autochtones de la Péninsule ne s'étaient point inquiété de savoir comment avaient vécu leurs pères. A mesure que l'on remonte vers les latitudes méridionales du globe, l'homme se montre plus insouciant de son passé, plus négligent de son avenir.
Même à présent les Hindous n'ont pas d'histoire; ils n'ont pas de dates, le temps n'est pas pour eux. La richesse de leur nature les enivre; les vicissitudes rapides d'une naissance qui ne cesse de s'engloutir dans la mort, pour reparaître dans la vie fugitive; les énergies de destruction et de production se balançant et s'harmo- nisant avec une véhémence furieuse et constante, font que nul ne se soucie ou de la vie ou de la mort. Rien ne dure. Les plus grandes catastrophes passent sans laisser plus de traces que le rayon ou l'orage.
Alexandre le Grand, dont l'ombre règne encore au sommet du Caucase et pèse sur l'Asie, auquel tant de familles orientales prétendent se rattacher, qui sous le nom d'Iskander domine les origines slaves et qui a semé le monde actuel de tant de villes protégées par son souvenir; — Alexandre n'est pas nommé dans un seul poëme hindou. L'emplacement des cités qu'il avait fondées et que les brahmanes se hâtèrent de détruire après son départ, empressés d'abolir tout vestige du barbare et de l'impur, cet emplacement est inconnu. Pas un temple, ou un monument qui puisse lui être attribué avec vraisemblance. Un seul pilastre d'ordre dorique
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semblait avoir droit à cet honneur; on vient de prouver récemment qu'il fut érigé par les prêtres bouddhistes; une ville d'Alassada, dont un érudit voulait faire une seconde Alexandrie, a eu le même sort.
Voyons comment, à travers ces difficultés et ces obscurités, on est parvenu il retrouver les grandes lignes perdues d'une double histoire : — celle de l'influence hellénique subie pendant trois siècles par le monde arien ou hindoustanique ; — et celle du bouddhisme ou de la réforme religieuse, qui s'est substituée, sur un espace à peu près parallèle et vers la même époque, à la hiérarchie servi le des brahmanes.
L'influence incontestable que la Grèce a exercée sur l'Hindoustan ne s'est révélée que fort tard aux yeux des savants émerveillés. Cette influence a précédé la chute du bouddhisme; elle a dû agir vivement sur les mœurs, les arts et la pensée du peuple hindou; peut-être a-t-elle frayé la route à sa grande littérature et il son drame; c'est en effet un demi-siècle seulement avant Jésus- Christ, du vivant de Jules César et de Cicéron, que la littérature samskrite a produit les chefs-d'œuvre de son théâtre.
Sous le régime des castes védiques ce théâtre eût été impossible.
§ 4. — On découvre le sens des mots Sandracottus, Parus, Taxile, etc.
Anquetil avait donné l'éveil ; rien de plus.
William Jones voulut approfondir les annales du pays qu'il habitait; les fragments d'histoire hindoustanique que lui apportèrent les pundits l'étonnèrent; une histoire où le soleil danse avec la lune, où les incarnations de Bouddha fleurissent et bourgeonnent à l'infini; où
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rois et dieux flottent sur l'abîme des êtres, absorbant et absorbés; où les dynasties d'éléphants, fils de la lune, détrônent les dynasties de singes, fils du soleil.
William Jones, s'il n'était pas essentiellement critique, recevait des illuminations soudaines qui valent mieux que la sagacité et qui y suppléent.
Mettant de côté la folie orientale, et consultant les historiens grecs Strabon et Arrien; il remarqua dans leurs récits le nom du rajah le plus puissant qui ait succédé aux capitaines d'Alexandre; son nom propre était écrit Sandracottus "et Xandra Coptus par les Grecs. L'analogie de ce nom avec celui du roi hindou, appelé par les brahmanes Chandra Gupta, le frappa. Aventurier militaire, ce Chandra Gupta, devenu maître du trône, avait établi sa cour à Palibothra. Chandra, dont la racine samskrite subsiste encore dans le Shine anglais et le Schœne allemand, signifie « lune. » Gupta, dont la racine se montre aussi dans l'anglais Kept, signifie « protégé. » Le titre de « protégé de la lune » avait appartenu à plusieurs races royales, qui s'étaient appelées dynasties lunaires. Le « Xandra Coptus » des Hellènes était donc identique au « Chandra Gupta » des brahmanes.
Alexandre passant l'Indus; Xandra Coptus sur le trône; voilà deux points solides; deux ancres fixées au milieu du tourbillon.
L'invasion d'Alexandre a eu lieu l'an 327 avant notre ère; le règne de Xandra Gupta ou Sandracottus ne peut se placer qu'après la mort du héros Grec, qui expira l 'an 323 avant la même ère. J'ai signalé ces deux points de repère, ces deux premières données immuables, ces deux premiers centres, autour desquels viendra graviter l histoire reconstituée et retrouvée.
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Pourquoi ne pas examiner aussi les héros indiens, adversaires ou alliés d'Alexandre, Taxile, Ponts, Abi- sarès, qui apparaissent chez Arrien et Quinte-Curee? On s'aperçoit bientôt que Taxile n'est pas un nom d'homme mais de ville, Takscha Sila (pierres taillées). Un prince, nommé Momphis, en était le rajah. Momphis de Takscha Sila, lorsqu'il offre au Macédonien son alliance en échange des services que ce dernier lui rendra contre ses propres ennemis, agit d'avance comme agissent les rajahs modernes. « Porus, » selon l'Allemand Lassen, est le descendant des « Pourous ; la terre Arienne (Aryanawarta) est la «terre excellente, la terre aristocratique, la terre des meilleurs, » la double racine arya et warta se rapportant l'un à l'arès des Grecs, à leur aristos (le meilleur), l'autre à l'allemand warts ou à l'anglais M'être. Enfin « Abisarès, » est un nom de localité comme Taxile ; « Abhisara; » c'est un district situé au sud de Kaschmir, et qui a conservé le même nom.
§ 5. - L'Epigraphie vient en aide aux savants européens.
Ces faibles rayons avaient leur prix ; mais ils ne faisaient qu'indiquer sans la dissiper la vaste et profonde obscurité, la masse de vapeurs et de fictions mythologiques dont se composent les annales indigènes.
William Jones, dans l'espoir d'obtenir d'une association permanente et laborieuse des résultats plus complets, fonda, en 1787, la Société asiatique.
Après William Jones, créateur de celte Société, le savant professeur Wilson et James Prinsep, simple amateur, éminent par une qualité noble que l'on pourrait nommer la générosité de l'esprit, continuèrent l'œuvre
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du maître. Après de longues études, ils demeurèrent convaincus de la parfaite insuffisance des documents écrits : poëmes, hymnes et traités de métaphysique.
Alors commença une phase nouvelle de la même vaste investigation. Nos savants demandèrent à l'Epi- graphie la lumière que les livres leur refusaient.
Inscriptions, médailles, monuments, statues, colonnes, temples, débris de marbres, cippes funéraires, rochers excavés furent examinés sans relâche. On apporta de tous côtés à Prinsep et à Wilson les éléments de cette étude comparative; ils s'y livrèrent pendant plus de trente ans avec une résolution invincible; les savants d'Europe, —Burnouf surtout et Lassen, — les y aidèrent.
Histoire ensevelie sous les mythes, récemment trahie par les rochers et les médailles, histoire dont je retracerai bientôt les phases principales et parallèles; — ce fut une étrange révélation. Là où brahmanes et bouddhistes, musulmans et mahrattes avaient laissé le néant et la nuit, les Européens apportaient la lumière et l'histoire.
Dans un champ stérile ils semaient la fécondité. C'est cette moisson européenne que je rentre dans les granges; ce sont les gerbes que je lie, inscrivant les noms des travailleurs sur chacune des portions de leur travail sans prétendre distribuer les rangs ou assigner les places.
Colebrooke est-il supérieur à Burnouf? Lassen prime- t-il Bohlen? M. Weber a-t-il plus de mérite que Wilson? Tous, Allemands, Français, Anglais, Italiens, Hongrois, ont contribué pour leur part à cette découverte qui du sein désert du passé a tiré un monde vivant. M. Barthélemy Saint-Hilaire, notre contemporain, se place entre Wilson et Burnouf, non par droit de con-
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quête, mais par droit d'intelligence. La science, la littérature, la philosophie, la pensée ne sont point pays de conquête, ni même à proprement parler de polémique. On n'y donne point de forteresses et d'aïeux à ses vassaux et à ses féaux ; il n'y a là ni suzerains ni manants. Platon n'est pas plus vicomte que le doux Virgile n'est homme-lige ; méprisons ces répartitions tyranniques de fausses principautés et de faux majorats, empruntés au monde brutal des faits.
Il faut répudier aussi et corriger les injustices nationales.
M. Albrecht Weber, de Berlin, dans un excellent travail que j'ai dû consulter et où il analyse les Récentes investigations relatives à l'Inde ancienne ( « Forschun- gen,)) etc.), cite à peine en passant M. Eugène Bur- nouf; « ce fut, dit-il, le maître en France (als Meister wirkte);)) il n'ajoute rien de plus. M. Weber considère Rozen, Franz Bopp, Schlegel, Lassen, Kuhn, Schleicher, tous Allemands, comme les uniques guides et les seuls promoteurs de la science nouvelle. Il oublie les Français; et,—comme le fait très-bien remarquer M. Baudry dans ses notes à la traduction qu'il a donnée des Skiz- zen de 'Yeber " — on dirait qu'à ses yeux l'initiative de Burnouf, la suprême exactitude de sa critique; que le mérite des Français de Chezy, Barthélémy Saint-Hilaire, Théodore Pavie, Hégnier, Foucaux; que celui de M. Gorresio, Italien, celui de tous nos sinologues et nos orientalistes soient comme non avenus. Les Anglais aussi, préoccupés de Golebrooke et de Wilson, ne portent en ligne de compte ni Schlegel, ni Bopp, ni Lassen, ni Weber.
1. Revue germanique, numéro du 31 mai 1358.
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Soyons plus justes. Admirons l'universalité simultanée de ces efforts, la marche obstinée de la science; les forces isolées se frayant des routes diverses vers un même but.
§ 6. — Premiers déchiffrements.
En 1834, un docteur Mill lut sur un fût de colonne d'Allahabad quelques caractères appartenant à un alphabet inconnu. Il les déchiffra. Au mois d'octobre de la même année 1834, trois autres colonnes furent signalées par M. Hodgson à Bakra, à Mathia et à Radhia, vers l'est t du Gange; une quatrième colonne à Delhi. Celles-ci étaient couvertes de caractères plus anciens que les premiers, et que personne ne pouvait lire ou comprendre. Des fac-simile furent adressés à Paris, à Vienne, à Berlin, à Bonn. — M. Jacquet, le professeur Las- sen, la plupart des indianistes européens, se mirent à l'œuvre.
A quel peuple et à quelle langue appartenait cette écriture, dont les formes à peu près sémitiques, élégantes et régulières, s'écartaient de l'écriture sams- krite.
M. Prinsep, le moins érudit des explorateurs, eut l'honneur de la découverte.
Sur un tombeau, ou plutôt sur la balustrade d'un monument funèbre de Sanchi, dans la province de Malwa, des phrases détachées, gravées en caractères cursifs, furent copiées par un capitaine Smith, qui en adressa le fac-simile à Prinsep. Le Journal asiatique de Calcutta, fondé par William Jones, dirigé par Prinsep, recevait beaucoup de ces communications. Prinsep savait que le bouddhisme aime les ex-voto, multiplie les offrandes
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et les dons, rappelle volontiers le nom des donateurs et charge de tels memento les balustres, colonnes et pilastres de ses temples, de ses reliquaires et de ses cénotaphes.
«Tels doivent être, pensa-t-il, le but et le sens des inscriptions copiées par Smith. Chacune des phrases à déchiffrer se termine régulièrement par deux lettres toujours les mêmes ; ces désinences n'indiquent-elles pas la donation et l'offrande de l'adepte bouddhiste?» Il travailla sur cette idée. La charité bouddhiste lui suggéra le mot don ; ce mot lui donna deux caractères; ces deux caractères lui donnèrent l'alphabet; et l'alphabet lui donna l'idiome.
Prinsep, maître de ces deux lettres, reconstruisit donc l'alphabet, qu'il obtint par analogie ; comparant ensuite ces caractères avec ceux des monnaies et des médailles bilingues (grecques et hindoues), il put lire et traduire toutes les inscriptions du capitaine Smith.
Elles disaient :
La mère de Dharmagirika a fait ce don.
Le forgeron de Sobhagaya a fait ce don.
Le pauvre Kada, indigent, a fait ce don.
La fille de Setlirn, morte, a fait ce don.
Non-seulement la tendance bienfaisante de la nouvelle doctrine, mais son influence populaire se trahissent dans ces inscriptions. Pauvres gens, femmes, ouvriers, artisans y font acte de dévotion et de charité. Ils concourent à l'œuvre de bienfaisance et de charité universelle que le bouddhisme substituait à l'œuvrc de discipline sociale, fille des brahmanes.
Ce sont donc des monuments bouddhiques et non
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brahmaniques qu'on étudie ; il s'agit, non de la domination hiérarchique des brahmanas, impitoyables pour les races inférieures et ne leur accordant pas même le droit de s'instruire ou de se mêler aux maîtres ; mais de la foi presque évangélique des sramanas, prédicateurs attendris de l'égalité.
Sur la porte d'entrée de la ville de Sanchi, on lit une longue inscription gravée, enfin déchiffrable.
Aux sramanas (prêtres bouddhistes), respectés de tous, à ceux qui, par une méditation profonde, ont dompté leurs passions...
Plus bas, près de la porte, une seconde inscription donne le nom d'une femme qui laisse par testament des fonds à employer en charités pour les pauvres et en prières pour ses parents décédés.
Dans le trésor de la ville sont déposés trois dinars (deniers, denarii, danari)... L'intérêt de ces trois dinars... sera consacré à entretenir trois lampes..., etc., etc.
Toutes ces personnes vivaient du vie au xe siècle. La construction de la porte de Sanchi ne remonte qu'au ve.
Mais l'alphabet nouvellement déchiffré apparaissant déjà sur des monnaies grecques et hindoues du Ille siècle avant notre ère, et spécialement sur une monnaie qui porte le buste d'Agathocle; ces deux dates extrêmes, — comprenant un espace de huit siècles et traçant comme un grand cercle autour des annales hindoues, — inaugurent la chronologie d'un pays qui n'en avait pas.
L'analyse a fini son œuvre; les inscriptions des colonnes de Delhi et d'Allahabad livrent leurs secrets. Elles ressemblent aux inscriptions de Sanchi; pieuses,
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bouddhistes, elles sont écrites dans un dialecte populaire, celui que les drames samscrits réservent aux personnages inférieurs et aux femmes; à peu près identiques d'ailleurs pour le sens; elles parlent de bienfaisance, de piété, de tolérance, de charité envers les semblables, vertus recommandées à l'homme au nom de l'identité universelle.
Les recherches continuent.
A Gurnar, dans le Guzurat, on trouve en 1837 une autre inscription gravée sur le roc; peu de temps après, à Dhauli, dans la province de Cuttack, à l'autre bout de la péninsule, une nouvelle inscription. Ces bonnes fortunes se multiplient; enfin huit textes différents : cinq gravés sur des colonnes, trois sur des rochers, sont copiés avec exactitude, se répandent en Europe, et : sollicitent la curiosité des indianistes.
Malgré la diversité des dialectes provinciaux et des formes graphiques, on ne peut méconnaître l'identité de tleur but. Ces documents exhortent la population à la ) vertu (dharma), non plus selon les vues brahmaniques de J subordination et d'obéissance, mais au nom des dogmes bouddhistes et de l'égalité fraternelle. Ce sont des pro- I clamations royales, des édits administratifs, des ser- r. mons gravés sur le roc.
Étranges documents, témoins irréfragables d'une résolution religieuse qui changea pour quelques siècles la i vie morale de l'Hindoustan, y fit pénétrer des doctrines m nouvelles, inocula au vieux monde védique des dogmes ît presque chrétiens, et céda la place au brahmanisme . vainqueur et à la décadence.
Les monuments épigraphiques seuls en ont conservé
9 le souvenir.
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8 7. __ Edits et sermons bouddhistes gravés sur les Rocs. — Leur déchiffrement.
J'ai déjà dit qu'un fait physiologique domine les annales domestiques, littéraires et morales de l'Hindous- tan. Le souvenir y périt avec la vie, et rien n'y laisse de trace. Aucun manuscrit ne s'y conserve. Sans les Grecs, les Français et les Anglais modernes, personne ne saurait ce qui s'est passé chez ces peuples qui vivent et meurent dans la brume ardente d'une mobilité éter- ternelle. William Jones a plus fait pour la poésie sams- krite que tous les brahmanes à la fois. Tandis que, par un phénomène opposé, les Scandinaves tiennent registre des moindres événements, les gravent par l'allitération dans une forme sculpturale et pétrifient leur poésie dans l'histoire, — les Hindous évaporent leur histoire dans la poésie. Ce passé qui fuit, ce phénomène des existences éphémères n'ont aucun prix pour eux. Plongés dans l'absolu métaphysique du rêve qui ne change pas, ils ne demandent point à la poésie une beauté solide et permanente, des formes arrêtées, des faits consacrés, le nom du poëte. Les plus belles créations de leur théâtre, attribuées à des rois qui probablement n'en sont pas même les auteurs, voguent de date en date, à travers l'espace incertain de deux siècles. Chaque lettré qui touche à l'œuvre littéraire y ajoute quelque chose de sa façon, la reconstruit ou l'altère, la moule sur sa secte, sa nuance et ses idées. Enfin, de même que la terre du village hindou appartient à toutes les familles qui l'habitent; l'œuvre poétique est la propriété indivise de tous ceux qui la lisent. La littérature elle-même est communiste.
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La nature, par sa prodigalité meurtrière, travaille à cet anéantissement du passé. Le soleil, l'humidité, les termites détruisent incessamment le papier, les feuilles, le parchemin, la soie et le cuir. Créateur de toutes les énergies qui jaillissent du sol et du ciel avec une fertilité exubérante, le climat en est le destructeur redoutable. La philosophie, témoin de cette éternelle dévastation de la vie et de cette transformation de la mort, pose en principe l'effacement des datrs, maudit les limites qui bornent le temps, et étouffe l'histoire.
Il en résulte un suprême mépris pour la vérité. En copiant le poëme antique on le couvre d'interpolations et de variantes ; l'œuvre du poëte, à l'instar de l'œuvre de la nature, subit les métamorphoses d'une palingé- nésie aussi illimitée que celle du monde physique. Nul moyen de fixer cette incertitude et de constater une leçon authentique; pas de critique; la tradition orale se substituant à la copie écrite, la même œuvre ramifiée en ornementations et en arabesques infinis, passe à la postérité sous des formes diverses. Ainsi la littérature est flottante comme le flot éternel de la vie.
Tout était donc obscur, mobile et muet dans la vieille histoire de l'Inde, quand les inscriptions bouddhistes, déchiffrées par Prinsep et ses collaborateurs, prirent la parole.
Les plus intéressantes de ces inscriptions étaient des fragments de sermons et d'édits, gravés par ordre d'un roi nommé Prayadesi ou Payadesi.
Une fois déchiffrées par Prinsep, elles ont tenu lieu de toute une histoire. On y a trouvé la preuve que bien avant notre ère une réforme a été opérée par ce prince; que c'était une fondation morale inaugurée sous l'invocation de Bouddha et sous la direction des sramanas;
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qu'elle était contraire à l'établissement politique des brahmanas; favorable à l'humanité et à la tolérance; qu'elle protégeait la vie et la faiblesse; recommandait l'indulgence; prêchait la douceur d'âme; adoptait toutes les nations et toutes les races; avait pour caractère propre l'universalité, pour but le bonheur de tous; et imposait comme devoirs l'aumône, la sobriété, la bienfaisance, l'abstinence, les vertus chrétiennes. On y voit aussi que la réforme bouddhiste a eu ses conciles, ses évêques, ses prédicateurs, ses missionnaires, sa propagande soutenue en Orient par les femmes, et assez puissante pour achever plus tard la conquête de l'Asie non mahométane, quand les brahmanes eurent repris le dessus et chassé les sramanas. On y reconnaît l'ébauche et la première esquisse imparfaite d'un christianisme oriental, avec ses reliques, ses jeûnes, ses prières, ses chapelets et ses saints.
Tel est le Bouddhisme, dont les enseignements, sculptés par ordre de ce roi sur les rochers antiques et dans les grottes séculaires, ont résisté au temps et au climat.
Incomplet dans son dogme, presque complet dans sa morale, il est resté définitivement impuissant, faute de posséder les trois éléments vitaux de l'activité humaine : — la personnalité originale qui se rend compte d'elle- même, — l'analyse qui veut tout comprendre, — et la responsabilité, née du développement de l'individu libre.
A côté du demi-christianisme bouddhiste, les mêmes documents laissent entrevoir ce petit peuple grec, organisé pour 1 'individualité, l'analyse et la conscience, pour tout ce qui sert la dignité humaine; branche détachée aussi de la souche « aryanique ». Armé de ces trois puissances, il remporte toutes les victoires. Il civilise le monde, tandis que ni la sympathie bouddhiste ni la
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discipline brahmanique ne suffisent à protéger, à maintenir et sauver l'Hindoustan.
On apprend ici de quels éléments combinés et, comme disait Bossuet, « de quelles pièces » se bâtit la grandeur de l'humanité; comment elle tombe, déchoit et se relève. Quand les savants, avec une peine infinie, ont eu défriché le champ du passé, ces belles leçons ont pu être recueillies. Elles valent mieux que la métaphysique des brahmanes et leurs théories du moi et du non-moi. Les souffrances et les triomphes de l'homme à travers les phases sociales me touchent profondément. Je me sens bien autrement ému quand je relis Tacite qu'en méditant la plus belle page de Sénè- que. Une dissertation sur les doctrines Yédanta et Niaya est fort intéressante; mais combien j'aime mieux savoir pourquoi le bouddhisme tolérant a vaincu d'abord le brahmanisme intolérant et «disciplinaire, \) et par quelles voies providentielles le pouvoir arraché aux brahmanes par leurs faibles adversaires a été reconquis par les violents et les iniques! Il me plait de reconnaître que certaines lois générales dirigent et dominent l'histoire ! Il y a donc une raison pour tout !
Prayadâsi, le monarque bouddhiste, le roi qui aime les hommes, sculpte sa volonté sur des pierres devenues ses confidentes et ses interprètes; il ordonne à ses sujets de l'imiter. Les années s'écoulent et les générations se succèdent. La voix du roi pieux vient jusqu'à nous et nous apprend que longtemps avant Voltaire et Bentham le culte de l'humanité et de la charité a été proclamé dans l'Hindoustan.
Résumons avec ordre les faits contenus dans ces inscriptions.
D'abord « respect pour la vie »; c'est la recommanda-
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tion de la première inscription ou première tablette; «on a coutume d'égorger beaucoup d'animaux pour les festins; je veux que cette coutume cesse. Plus de sobriété et moins de cruauté. Les brahmanes qui se livrent à ces voluptés tombent souvent dans des fautes criminelles. Que nul animal ne soit mis à mort ! )) Littéralement l'édit de Prayadesi parle de la soupe que l'on fait dans sa cuisine avec la chair de plus de cent animaux par jour; et la grande chronique bouddhiste, trouvée à Ceylan et traduite par M. Turnour, raconte qu'en effet le Marc-Aurèle hindoustanique s'étant placé dans un « pavillon supérieur » d'où il épiait les brahmanes à table, fut révolté de leur conduite et donna des ordres pour que rien de tel ne se renouvelât jamais.
SECOND ÉDIT GRAVÉ SUR LE ROC.
Ceci est l'édit du bien-aimé des dieux, le radjah Payadési. Il veut du bien aux hommes et aux animaux. Qu'on le proclame. Plantez des arbres, semez des graines pour l'alimentation des êtres vivants; cultivez-les. Que des puits soient creusés sur les routes. Que les hommes et les animaux y trouvent plaisir, utilité, nourriture et ombrage. Qu'on le sache jusqu'aux limites de la terre, dans le Malabar, chez le prince grec Antiochus (Yona radjah) et chez les princes ses alliés.
L'universalité bouddhiste, déjà signalée dans le sermon précédent par le respect recommandé pour la vie universelle, acquiert une forme plus précise et prend un accent plus charitable.
Le roi réformateur se préoccupe du voyageur et du passant, du pauvre et même de l'animal sans raison; il veut que les Grecs (Yona Radjah) en soient instruits. Alliée au christianisme par le beau sentiment
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de la charité, la doctrine de Prayadesi s'en rapproche encore davantage dans la troisième de ses homélies : « Soyez charitables, bienveillants. La libéralité est bonne ; l'abstinence est bonne, l'économie est bonne; ne pas nuire et ne pas calomnier est bon. Comme ces vertus sont rares, subissez tous les cinq ans une expiation solennelle. Il y a des devoirs envers parents, amis, enfants, sramanes et brahmanes. Ecoutez le concile qui instruira les fidèles de ce qu'ils ont à faire au fond et dans la forme. »
Le bouddhisme a-t-il influé sur le christianisme? Je ne sais. Assurément l'humilité, l'abnégation, la simplicité, le sentiment du devoir n'ont jamais été mieux prêchés que par ce philosophe.
QUATRIÈME ÉDIT OU SERMON SUR LA PIERRE.
Plus de destruction de la vie. Plus d'outrages envers les proches, brahmanes et sramanes. Qu'on se réjouisse; que le tambour batte; que les grandes processions s'avancent, chars et éléphants, et que les feux d'artifice plaisent aux yeux. On voit une chose qui ne s'est jamais vue. Le roi Prayadesi inaugure le respect et la religion de la loi.
La cinquième proclamation de Prayadesi institue des ministres de moralité publique (Maha-Matra « magni magistri»). Son œuvre, comme celle de Marc-Aurèle et d'Antonin, aura rencontré des obstacles. « C'est chose difficile, dit tristement le roi, que de pratiquer le bien. Aujourd'hui, dans la treizième année depuis mon inauguration, je crée des commissaires de moralité, qui la maintiendront parmi les hommes de toutes les sectes, guerriers, brahmanes, mendiants et indigents. Je veux que les opprimés sortent de peine et que la sainte sagesse prêchée par les honnêtes se répande.
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Je veux que les charitables et les bons soient encouragés, et que l'on m'obéisse. » Il y a dans ce ton même et dans l'expression des honnêtes désirs de Prayadesi une nuance de découragement. Il s'est heurté, on le voit, contre le réel; l'imperfection des choses lui a fait obstacle. Cependant il avance bravement. « Faire Je bonheur de tous, dit-il dans son dixième sermon, est le plus grand but et le plus beau que l'on puisse se proposer ; sans un héroïsme supérieur on ne peut espérer l'atteindre. Il faut se vaincre, ne prendre aucun repos, ne pas s'amuser comme les anciens rois, ne pas s'endormir, ne pas perdre son temps dans les festins, à la chasse, à cheval, dans les jardins ou avec les femmes, mais donner toutes ses heures aux affaires et aux besoins du peuple. Je veux donc que l'on arrive toujours jusqu'à moi. Je veux être instruit perpétuellement de ce qui concerne et intéresse mes sujets. Les ambitions vulgaires ne me préoccupent pas; je veux rendre le monde heureux. Et dès que des rapports me seront faits par les mahamatra (magni magistri), j'en référerai au concile pour qu'il me donne sa décision.»
Admirons et aimons le roi Prayadesi. Il admet, il honore tout ce que la civilisation occidentale a inventé de plus excellent et de plus utile en politique : la vigilance du chef, les missi dominici, l'assemblée délibérante, le conseil d'État, et l'enquête perpétuelle.
Le septième édit attaque l'intolérance. «Les hommes n'ont-ils pas des désirs et des buts différents? Pourquoi troubler chacun dans la possession de son être? Pourvu que l'on veuille le bien et qu'on le fasse, on a le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions ou ses idées personnelles. »
Nous ne sommes pas encore, aujourd'hui même, au
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xixe siècle, aussi avancés que Prayadesi, qui conseillait l'ordre dans la variété, la liberté dans la discipline, l'amour et l'harmonie dans l'expansion et dans le progrès.
Ce roi était un grand sage.
C'est son propre exemple qu'il prêche dans ses quatre dernières allocutions. Dans la huitième il renonce au plaisir de la chasse; il aime mieux « survei-ller le pays, donner aux honnêtes gens, remédier aux maux de ses sujets; c'est là son divcrtisscmcnt.» Le sermon neuvième revient sur cette idée. «Pourquoi des fêtes? La vraie fête, c'est le devoir. » Le dixième fait abnégation non- seulement des plaisirs, mais de l'ambition et de la gloire. « On peut être indigne d'estime et conquérir la renommée; avec de la ruse et de la violence, on y parvient. Je ne veux, moi, que le devoir accompli et le bonheur des hommes. » Il atteint dans le onzième édit la dernière conséquence du bouddhisme et la plus belle; la bienveillance envers les inférieurs, la bonté pour les esclaves, «l'amour pour les subordonnés. »
Le douzième édit, qui résume la charitable doctrine de Prayadesi, est surtout digne d'attention. «Que toutes les formes de religion soient honorées ; elles le méritent. Que personne ne prétende soutenir une opinion ou professer une religion meilleures que celles des autres ! Il n'y a de bon que l'harmonie et l'amour. Quant aux aumônes et aux cérémonies extérieures, elles ne valent pas le bien réel de l'âme, l'accroissement du beau moral, seul digne d'admiration 1. ?\ e peut-on pas garder sa foi sans blâmer celle des autres? »
1. La comparaison des interprétations diverses proposées par Bur- nouf, Prinsep et Lassen n'était point de mon ressort; j'ai été strictement fidèle au sens général qui n'est pas douteux, sans me préoccuper du détail des variantes.
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La douzième allocution est celle qui contient la liste des princes yonas ou grecs; la treizième annonce que le roi a donné ses édits sous trois formes : l'une résumée, l'autre un peu plus étendue, la dernière trèsdéveloppée ; qu'il a quelquefois répété les mêmes injonctions à cause de leur importance ; et que si l'on y J trouve quelques fautes, elles sont l'ouvrage du graveur. |
I
§ 8. — Rapports du bouddhisme et l'hellénisme.
Le bouddhisme de l'Hindoustan, comme ces monuments le prouvent, avait accueilli fraternellement les Grecs. Entre l'hellénisme et le bouddhisme un lien existe en effet; lien de tolérance et de doctrine, analogue à celui qui, dans les temps modernes, a relié l'esprit germanique et le génie chrétien.
L'essence du bouddhisme est la tolérance; il est bon pour l'étranger. Le vieux brahmanisme exclusif avait jeté sur les autres races son anathème superbe; le bouddhisme bienveillant leur rend leur place dans l'humanité. Il permet à son adepte d'aimer, d'admirer et d'imiter les Ioniens, louas, Yavanas, Javanas, les Grecs. Le bouddhisme est cosmopolite et universel. Avec le bouddhisme les belles proportions de l'architecture grecque s'acclimatent dans la péninsule. Les hétaïres de Corinthe et de Milet habitent le palais des rajahs. Comme, sous les Otlions d'Allemagne, chanteurs et cantatrices accouraient de Milan, de Rome, de Byzance et de Padoue pour régler l'harmonie des églises et présider aux concerts dans les palais germaniques; — les filles de la Grèce, couronnées de roses et tenant en main la lyre de Sapho, enseignèrent de nouveaux chants aux Dévédassies et charmèrent le repas des rois.
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Ce fut une grande joie pour les érudits, lorsque ces sermons écrits sur les rochers leur oil'rirenl les noms d'Alexandre le i\!ac(donien, (L\uliucJJlIS li, d'Antioebus Gonatas, dePlolomée II, de Magas de Cyrène. La juxta- position de ces noms n'était pas exactement his!ori()UC; selon la coutume orientale, 011 n'avail consul lé en les confondant qu'un esprit de magnificence et une étiquette de solennité bizarre ; Magas de C.ytene (250 ans aYant Jésus- Christ); Antigonus (239); rto!oiuee (2I0) ; Aniiochus (247); Alexandre le Grand (327) s'y trouvaient pêle-mêle. De plus, les interprétations données par les indianistes ne s'accordent pas toujours. Là où I.assen lit avec i'rinsep « l'arbre des lîanyans ), Hurnout' découvre « la science et la vertu » ; là 011 Ijurnouf croit voir (1 la bravoure et la noblesse », AYiison n'aperçoit que les « Sutras et les Agamas. » Ces controverses ne sont pas toutes vidées.
§ 9. - Influence de la Grccc.
Rappelons-nous comment la Grèce fut forcée de conquérir une portion de l'Inde. Les Perses, qui représentaient pour les Hellènes toute la terre orientale asiati({uc, comme les Egyptiens étaient pour les mêmes Grecs toute l'Afrique théociatique, possédaient un royaume gigantesque; les monarques de ces contrées serviles avaient le droit de se croire les maîtres du monde. L'Iran, la naktriane, la Parthie, la Caïamanie leur payaient tribut.
Avec quel dédain traitèrent-ils les Grecs, poignée d'Occidentaux ioniens, sans grand luxe, sans satrapes, cultivant les arts, aimant la poésie et fiers de ne dépendre que d'eux-mêmes ! Les Grecs furent alors pour le grand roi ce que les Hollandais, beaucoup plus tard,
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furent pour Philippe II et Louis XIV, les Suisses pour la maison d'Autriche.
La lutte de l'individualité contre la masse, de la force morale contre l'obéissance, de l'Occident hellénique contre l'Orient tout entier commence avec la guerre de Troie, se continue à travers les champs de Marathon et les flots de Salamine, couvre la Grèce de gloire et aboutit à l'expédition d'Alexandre le Grand, le plus occidental des Grecs. Lorsque Alexandre arrive au bord de l'Indus, Prayadesi n'est pas né; mais le brahmanisme a épuisé sa vigueur, et les prédications bouddhistes ont conquis des prosélytes. On est las du joug des prêtres et des castes ; les étrangers grecs vont être admis dans l'intimité hindoustanique; la conquête d'Alexandre, la fondation du royaume de Baktriane rendent ces rapports plus étroits.
Ainsi s'accomplit le mariage des éléments hellène et hindoustanique.
L'adoption d'une sympathie plus vaste, d'un commerce plus étendu, d'un Cosmopolitisme plus libéral signalent alors pour l'Inde une ère nouvelle. Le roi bouddhiste Prayadesi ou Asoka est l'expression.
Voici comment les orientalistes et les samskreta- nistes expliquent l'identité du roi Payadesi ou Prayadesi et de l'autre roi bouddhiste Asoka.
Payadasi, dit M. Weber, n'est qu'une épithète, un qualificatif; c'est la forme vulgaire (pali) du mot Praya- darsi, qui, dans la langue savante, signifie le bienveillant ou le bienfaisant.
Ce roi se serait donc nomné Asoka. Il aurait pris le titre du bienfaisant (Payadesi); — « Divus Nero. »
Quoi qu'il en soit, l'influence exercée sur l'Inde par le bouddhisme d'une part, et d'une autre par les Grecs
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de la Baktriane ne peut être contestée. Pendant deux cent cinquante ans cetle partie considérable de la péninsule fut régie par des chefs hellènes. Masson a recueilli en une année, dans la seule plaine de Beghram, 35,000 monnaies grecques; et dans une autre 60,000 pièces de cuivre, les unes grecques, les autres grecques-hindoues. Alexandre Burnes a déterré dans leBadakshan deux coupes d'argent, l'une de travail hellénique et représentant le triomphe de Bacchus; l'autre exécutée dans le style des monuments de Persépolis et représentant Sapor à cheval, tuant le lion. De ces deux monuments, légués autrefois par héritage aux princes du pays, l'un est conservé dans le trésor d'un rajah; l'autre appartient à la Compagnie des Indes-Orientales.
§ 10. — Le drame.
On a vu, comme je l'ai dit, des sophistes et des hétaïres briller à la cour de plusieurs rajahs. Plutarque affirme que des comédiens grecs qui escortaient Alexandre le Grand familiarisèrent les brahmanes avec Eschyle, Sophocle, Euripide, sans doute avec Ménandre et les autres comiques grecs.
Sobre et délicate dans son contour, la comédie grecque de la seconde époque représentait néanmoins la vie, les passions, les humeurs, les vices, les professions de l'humanité. Elle s'était affranchie de l'entrave hiératique, avait brisé le cercle de fer sacerdotal, et riait même avec ses dieux. Ce fut elle qui donna libre jeu sur la scène à des êtres humains de toute sorte ; rois, courtisanes, bouffons, parasites, soldats, fanfarons, amoureux, vieillards cupides ou grondeurs, jeunes gens débauchés ou étourdis, valets fripons; à tout l'attirail
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et au matériel moral des comédies européennes. Quel plaisir vif durent éprouver, en écoutant le dialogue de Ménandre, les Lettrés hindous ! Ces esprits souples et ces âmes légères, anciens esclaves du rituel et des Védas, quand il leur fut donné d'admirer et d'imiter la libre manifestation du génie grec, quelle jouissance a dû leur apporter ce souffle de liberté nouvelle ! Alors ils ont dû renouveler leur drame, s'ils en avaient un auparavant, ce qui est douteux. Nulle œuvre dramatique samskrite ne date d'une époque antérieure à l'expédition d'Alexandre.
Mais plus tard, cent soixante ans avant Jésus-Christ, lorsque Menander, Apollodotos et d'autres chefs guerriers soutiennent sur l'Indus la domination hellénique, le drame hindou est en pleine floraison ; dans le San- gkita-Sala ( « Singing-hall ») — « salle des chants», on joue des pièces mêlées de samskrit et de prakrit. Vers la même époque bouddhiste-grecque, les monnaies hindoues adoptent le type des Ionas; l'architecture gréco-assyrienne est imitée dans la péninsule; les guirlandes grecques de chèvrefeuille et de lotus embrassent les chapiteaux des colonnes bouddhiques, les Bhilsa-Topes. Les philologues reconnaissent dans le samskrit un mélange considérable de racines grecques. Il semble même que Chrysostome ne se soit pas trompé quand il a parlé d'une traduction hindoue de l'Iliade d'Homère, et que le siége de Lanka, dans le Mahabah- l'alla (magnum bellum), soit calqué sur le siége de Troie. Dans ce poëme on voitDémétrius, prince grec qui régna deux cents ans avant notre ère, et qui s'appelait en langue vulgaire ou pâli Dâttâmittivaka Yonaka, jouer un rôle très-important. Il conduit ses Yavanas (Ioniens) au secours d'un allié hindou, et prend part à la victoire.
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Telle paraît être la véritable origine du drame hindou, mêlé d'éléments libres et d'éléments esclaves, demi-grec, demi-brahmanique. Le séparation des castes y est représentée par la diversité des idiomes; la langue parfaite et sacrée, le samskrit, est réservée aux personnages élevés, aux brahmanes; les femmes et les serviteurs parlent le prakrit, idiome usité et vulgaire.
C'est la trace védique; la subordination aux forces brutales et à la tyrannie de la nature, recommandée par les brahmanes, persiste dans ce drame.
L'élément grec s'y manifeste par une libre observation, née de l'influence hellénique et bouddhiste.
Voici le fanfaron, qui est en général un prince : puis deux types essentiellement grecs et que l'on ne peut méconnaître; l' hétaïre et le parasite.
Comme en Grèce, la courtisane s'y montre assez souvent intéressante et distinguée; non pas la pallakê, le vil scortum; mais Y hétaïre tendre, aimable, digne d'estime; la « dame aux camélias » du temps, fort distincte de la courtisane vénale.
Vous y trouvez le gracioso, bouffon bon enfant, IOtlstic honnête homme, un Habelais spirituel et de bon ton, qui n'est point le parasite grossier; ensuite l'ascétique bouddhiste, pratiquant la charité, le sramane; — enfin le noble de race sacerdotale, qui vient prendre place à côté du sramane et sur le même niveau; — le brahmane. Celui-ci porte le cordon sacré; descendant des ariens purs, il est fier. Plein de dédain pour les autres et de vices personnels, il représente l'orgueil, la luxure, la tyrannie et l'égoïsme.
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§ 11. —Impuissance du bouddhisme.
Nous venons de toucher la limite de cette évolution triple que la société hindoue a subie, du védisme à la religion de Bouddha, et de celle-ci aux influences grecques.
Rangeons par ordre de dates ces résultats singuliers. C'est au VIne siècle avant Jésus-Christ, entre 760 et 660, que le fondateur du bouddhisme a vécu. Un peu plus tard, vers le vie siècle avant Jésus-Christ, l'hellénisme fait éclater sa puissance dans les arts, dans la guerre, dans la philosophie, surtout par le merveilleux développement de l'individualité et de la conscience humaines. Sardes est prise en 499 par les Ioniens ; les Perses sont battus en 490 à Marathon. En 334 Alexandre mène au combat les bandes européennes qui pénètrent victorieuses dans le monde oriental.
En 330 avant Jésus-Christ Darius meurt, et en 327 l'armée grecque passe l'Indus.
A cette époque le brahmanisme, la doctrine et les institutions de l'obéissance hiérarchique n'avaient pas encore subi d'échec. Mais quand le royaume de la Bak- triane fut fondé, quand les armes grecques eurent tout dompté; lorsque les brahmanes, les descendants de l'ancienne caste victorieuse furent frappés d'impuissance, la décadence hindoustanique se précipita. La période primitive, védique ou brahmanique de l'Inde finit alors, période qui semble avoir commencé quatorze siècles avant notre ère pour expirer après six cents ans de durée, et qui a développé durant ce laps de temps la société, les lois, les mœurs, les dynasties et les arts dans le sens théocratique, sous la direction des brahmanes.
Le bouddhisme réformateur succède au règne de ces
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derniers; passif, aimable, bienfaisant; remède à la décadence né de la décadence, il est secondé dans son développement par le succès des armes grecques. Cependant il tire de lui-mairie ses principales forces; il vient remplacer une doctrine et une institution de discipline barbare, consacrant la cruauté au nom de la force, la force au nom de la nature, la nature physique au nom du dogme. Par une odieuse perversion de la justice, le brahmanisme ou le système des castes avait fait tant de victimes, révolté tant d'esprits, supplicié tant d'âmes, que la loi fraternelle du bouddhisme fut une délivrance. Les populations joyeuses accoururent vers le libérateur Bouddha; les princes secouèrent le oug des prêtres; les sujets, l'entrave des princes. Tous les vieux liens urcnt relâchés.
Cela ne suffisait pas. Pour garder l'indépendance, il faut en être digne; l'histoire prouve qu'il est plus aisé de se délivrer que de se conserver libre. Anéantissant l'individu, constituant l'égalité, le bouddhisme anéantissait la liberté même ; il en rendait le désir impossible et l'éclosion inutile. Après une période de repos et d'éclat, le bouddhisme, que les princes avaient inauguré pour échapper à la domination des brahmanes, retomba dans l'obscurité de son berceau; —impuissant qu'il était à lutter, dans une époque de mollesse et d'énervement, contre les intrigues des brahmanes; il se réfugia dans les douces contrées du Thibet de la Chine, où il continua sa paisible conquête, laissant l'Inde antique aux brahmanes violents et corrompus.
Sa charité l'avait rendu maître des âmes; son inertie le perdit. Il avait le sentiment de l'unité et de la pitié, non de la résistance. Il héritait de quatorze siècles. Il prêchait la tolérance à des âmes sans vigueur.
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De tels dogmes et de telles époques sont charitables sans choix; facilement lyriques, plus féconds en aspirations qu'en nobles actes ; riches de pensées utiles, d'idées généreuses, de vastes espoirs et de lâchetés partielles; amoureux des horizons immenses ; protecteurs et conservateurs des faiblesses humaines; méprisables quant au développement des individus, glorieux quant à l'expansion générale des destinées; prompts et aptes à la servitude, tolérants pour les vices, indulgents même pour le mal.
Ce sont dans tous les temps et pour toutes les sociétés humaines des phases réformatrices, nécessaires et excellentes en un sens, puisqu'elles préparent l'humanité et la pétrissent pour une phase nouvelle de la grande histoire. J'appellerais volontiers ces époques les époques bouddhistes, parce que la quiétude, le bien- être, le comfort, l'indifférence, l'impartialité, l'égalité, le repos, enfin le néant (a Nirvana»), est le grand port de refuge vers lequel tous les individus semblent se diriger à la fois.
Les lois morales du bouddhisme ne favorisent que l'ascétisme et la douceur d'âme.
Ne fais aucun mal aux créatures vivantes.
Ne te livre pas à la volupté.
Ne bois pas de liqueurs fermentées.
Ne te marie pas ; ne vis pas en famille.
Ne prends pas plaisir aux spectacles de la nature, à ses formes, à ses bruits. Anéantis-toi.
Ne cours pas le risque d'une seconde naissance.
Plus de naissance, conséquemment plus de vieillesse; plus de mort. La douleur s'efface avec la volupté. L Le moi s'évanouit avec le non-moi. L'absolu est définitivement
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atteint. Dieu et le rien, ouvrant leur abîme, absorbent l'être qui, délivré de la sensation, se délivre de la souffrance.
Fille du néant, cette doctrine, qui a envahi pour l'annuler et qui étouffe aujourd'hui même le cinquième de la race humaine, a cependant soutenu l'Hindoustan dans sa décadence. C'était une réforme dans la vie morale de l'Orient que cette religion charitable et paisible, ayant pour principe, non la diversité fondamentale, mais la parfaite identité des êtres; pour but, non l'obéissance acceptée, mais la destruction de la douleur.
Le bouddhisme établissait quatre dogmes :
10 Toute existence est douleur;
2° Les passions sont l'existence même;
3° On peut éteindre les passions;
4° Il faut prendre tous les moyens de les éteindre.
Né de la servitude lassée, il maudit la vie. Il la juge fatale, douloureuse, cruelle.
La vie, qui est expansion, doit faire place au néant, puisqu'elle est douleur. Annulez cette combustion éternelle qui se dévore elle-même. Vivre, c'est souffrir. Qui ne souffre pas est Dieu. Ne pas souffrir est le but.
De là charité universelle; de là égalité générale, mais point de liberté.
Toute liberté est impossible au bouddhisme. Elle se perd au fond de cette impersonnalité sans limite. Point d'homme, seulement les hommes. Point d'humanité, seulement la vie. Point de vie, seulement, l'être qui se comprend et se maudit pour s'annuler.
La destruction de la personnalité était donc l'inévitable écueil du bouddhisme. Fraternel, humain, sentimental; mais inactif, passif, et, à ce titre, meurtrier; —
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il développe, avec la piété et la commisération, la mollesse et l'attendrissement; il provoque la fusion de l'âme humaine dans toutes les âmes, l'absorption de l'être dans la nature, la destruction de l'activité, qui seule soutient les races.
Un peuple de bouddhistes ne peut donc résister, lutter, vaincre. Ces grandes gloires de l'homme iraient contre sa doctrine ou plutôt la nieraient. Sans doute le bouddhiste a conquis l'égalité dans l'Inde, la Chine et le Thibet; il règne sur l'Asie presque entière; il règne sur un tombeau; et si à cet égard il s'élève au-dessus du brahmane qui croit à l'inégalité primitive, le bouddhiste ne peut rien fonder qui soit durable. La charité le relève. L'inertie l'abat. Il n'accepte pas comme divines la hiérarchie et la compression serviles. Il les subit; révolté passif et honteux, il proteste contre l'iniquité, levant les yeux au ciel; et sa protestation reste impuissante comme celle des vagues contre le ciel, comme celle de l'orage contre les montagnes.
Le bouddhiste est jeté sur ce résultat par la misère de sa doctrine. Il est rentré dans les forces élémentaires, l'humanité pour lui appartient aux masses brutes, le monde à une phénoménalité sans but. Il ne sait plus spécialiser, distinguer, séparer, analyser, comprendre.
Où trouverait-il la force de défendre une personnalité à laquelle il ne croit pas?
§ 12. — Les trois conquêtes. — Conclusion.
On voit pourquoi ni le somnolent bouddhiste ni le Grec dégénéré ne purent soutenir le flambeau des arts et le sceptre de l'empire dans la Péninsule Hindoustanique.
Bientôt accoururent des peuplades barbares qui se
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ruèrent sur l'Inde. Pour l'énergie et les forces vives, elles l'emportaient sur lesbouddhistes et sur les brahmanes. L'Inde fut à elles.
Les conquêtes ont une raison d'être, en dehors de la force matérielle. Les trois grandes invasions de l'Inde s'expliquent par la supériorité relative des vainqueurs sur les vaincus. D'abord se montrèrent les brahmanes, qui, tombés du plateau de l'Asie centrale pour envahir la péninsule, avaient déplus que les indigènes le sentiment de la dignité de l'homme; ensuite les bouddhistes qui introduisaient le dogme de l'égalité fraternelle; puis les terribles mahométans, avec leur véhémente activité et tout le déploiement des forces humaines ; — je ne parle pas des Anglais, qui importaient la redoutable individualité du teutonisme, et cette self-assertion, destinée à coloniser et à civiliser tant de peuples.
Sous ces maîtres différents la société hindousta- nique n'a pas cessé de languir. Même le doux reflet de la civilisation grecque, intronisée par legrand Alexandre, n'a pu l'éveiller qu'à demi.
Sur tous les points du globe on a vu tour tour de vieilles sociétés civilisées se détruire pour retomber dans le vaste sein de la civilisation générale. Leur personnalité s'est évanouie, leur caractère national et leur individualité ont disparu. Elles sont revenues à une sorte de bouddhisme asiatique et d'orientalisme inerte, luxueux, magnifique et vide; signes spéciaux de toutes ces époques que l'on appelle inexactement époques de décadence. Après Alexandre, la Grèce redevient orientale. Après Jules César, le même mouvement asiatique envahit le monde romain; c'est l'Asie superstitieuse voluptueuse et lâche qui règne avec Héliogabale, s'installe à Byzanre et y fleurit jusqu'au xiv° siècle.
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La doctrine de l'active et noble personnalité redevient alors la propriété des races germaniques. Ce sont elles qui relèvent ce grand étendard de la responsabilité humaine , toujours foulé aux pieds, toujours destiné à vaincre; drapeau déchiré et impérissable. Si une race le laisse tomber, une autre le ressaisit et devient la première.
Quel exemple que celui de la petite race hellénique en face de l'immense Orient! Quel contraste !
Le bouddhisme n'a pu enfanter qu'une littérature insensée. L'Hellène a créé la beauté dans l'art. Chez lui tout est clair. Apollon Porte-carquois lance ses flèches acérées; Pallas la sévère s'avance, l'égide au bras; l'immortalité ne les prive ni de la raison divine, ni de la forme humaine. Pan et Silène, dans l'ombre de leurs solitudes bocagères, gardent un sens profond et une beauté plastique. La liberté de l'esprit grec, son originalité analytique, travaillant sur les légendes de l'Asie, les ramènent aux finesses et aux grâces, aux beautés et à la raison du génie européen.
Le bouddhiste n'a su qu'endormir les peuples. Mais le Grec, conciliateur du passé et du présent, du monde asiatique et du monde européen, a tout civilisé. On retrouve les traces de son passage sur les rives du Volga et de l'Oxus. Il pénètre au midi jusqu'au Gange, au nord jusqu'en Sibérie. Voici les monnaies baktriennes, couvertes de caractères grecs et samscrits. Voici de vieilles inscriptions grecques déterrées à Zaritzin, dans les ruines de Saraï, et publiées par Grsefe (Mémoires de Saint-Pétersbonrg).
D'où vient cette puissance? De ce que l'Hellène estime la force individuelle, la liberté de l'âme, le développement personnel de l'esprit. Socrate institue la philoso-
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phie de l'homme intérieur. Platon, Miltiade, Sophocle, génies de la personnalité européenne, s'arment contre l'impersonnalité asiatique.
Cette impersonnalité rabaisse et le brahmane, qui annule les autres castes sous sa loi, et le bouddhiste, qui les évapore pour les réduire au môme néant.
Le bouddhiste surtout est l'antithèse du Grec, qui s'estime et s'affirme comme individu.
Heureux de représenter la force divine, l'abso11l triomphant de ce qui est spécial, — le bouddhiste, — arrogant et servile, puisque cet absolu le domine en l'envahissant; esclave endormi dans la divinité qui l'absorbe, ne peut pas s'affirmer. L'Hellène se détache, prouve sa force et assure sa dignité qu'il affirme toujours.
Peuples de l'Occident moderne, nous lui devons tout. Le charitable rêve du bouddhiste avait fait quelque bien sans doute; dans l'affreuse servitude des régions où il est né il avait secouru les faibles et protégé les femme.'. Mais l'examen qui adonné la certitude -(t la science, et l'analyse qui a créé les prodiges de nos arts, nous les devons aux Grecs seuls, à ces Grecs qui, depuis Aristole jusqu'à Epictète, ont porté avec une si divine et si modeste grandeur la fière individualité de leurs âmes.
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III
L'ÉGYPTE SOUS LA DOMINATION DES GRECS ET DES ROMAINS.
Il n'y a pas d'époque historique plus obscure et sur laquelle moins de détails certains nous restent que l'époque où les Grecs d'abord, les Romains ensuite, se trouvèrent maîtres de l'Egypte.
Quels furent les nouveaux rapports qui s'établirent entre le sacerdoce égyptien, accoutumé à donner la loi, et le smaîtres, Hellènes ou Qui rites, qui venaient prendre sa place ou la partager? Par quel compromis ou quelle adresse accorda-t-on ensemble le byzarre symbolisme oriental de la nation conquise et le polythéisme magnifique ou sévère des races conquérantes? Quels lurent les vues et les moyens politiques de ces dernières; comment la théocratie mystique et impérieuse qui trônait dans les temples et accaparait les trésors ou les hommages des peuples acccpta-t-elle le joug?
Ces questions sont curieuses. Elles ont reçu d'un Recueil d'Inscriptions publié par M. Lctronne un jour tout à fait nouveau.
On ne pouvait guère s'attendre à les voir résolues. Ces
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neuf siècles de servitude, pendant lesquels la race égyptienne avait perdu conscience d'elle-même, se trouvaient comme effacés de l'histoire par les incendies des bibliothèques grecques et de la bibliothèque d'Alexandrie, par l'indifférence des historiens, mais surtout par cette mort morale dans laquelle la population de l'Egypte avait fini par tomber.
L'Egypte, en effet, pendant ces neuf cents ans, avait dormi de ce sommeil qui est la mort des nations ; peut-on regarder comme doués d'une véritable vie les populations conquises, dont les lois meurent et dont le caractère disparaît sous la volonté des vainqueurs? Les nations régies par leurs propres intérêts, et remplissant avec une perfection plus ou moins absolue les conditions de leur organisme, existent seules en réalité. Qu'est-ce que l'Hindoustan sous la domination anglaise ? Qu'était-ce que l'Egypte sous les Romains? Quelque chose d'innommé et de problématique, une énigme plutôt qu'une phase de l'histoire, une singularité qui apporte sa leçon, mais qui ne marque pas, n'influe sur rien, n'a plus de valeur; un passé mort, que soutient la forte main des conquérants; je ne sais quoi d'étrange, de faible, et cependant d'intéressant.
Devant ces nuages et ces bizarreries, les esprits curieux s'arrêtent, comme OEdipe devant le sphinx ; tant d'obscurité, ou plutôt une demi-lumière si provocante, les sollicite et les aiguise. Parmi les esprits curieux et investigateurs de ce temps-ci je n'en connais guère qui méritent autant de confiance que M. Letronne, auquel le paradoxe déplaît à titre de paradoxe, et qui aime fort la nouveauté, sans jamais sacrifier la vérité. C'est une trempe d'esprit rare par la finesse et la justesse.
Je sais que l'on dit beaucoup de mal des sayants,
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et que ce dédain est naturel à ceux qui prétendent à l'imagination ou à l'esprit; mais il y a savant et savant; dans le domaine de l'archéologue et du philologue, non- seulement l'imagination, mais le dithyrambe se glissent. On sait ce qu'a fait en ce genre le vénérable Père Har- douin, qui voulait qu'Horace fût un moine du XIIC siècle. Bentley s'est donné des licences d'un ordre presque aussi élevé; et je pourrais citer deux ou trois Allemands dont les œuvres très-érudites ne sont que des échafaudages d'hypothèses assez extravagantes. M. Letronnc, au contraire , est un destructeur d'hypothèses et un élucidateur, si le mot était français, d'obscurités historiques. Il n'aurait pas mieux demandé que le cœur de saint Louis reposât à la Sainte-Chapelle, mais la chose bien examinée lui a paru impossible, et l'on est assez généralement revenu à son opinion. Il n'est pas d'avis que tous les monuments égyptiens qui passent pour toucher à la plus haute antiquité appartiennent il des âges aussi reculés qu'on veut le croire. Là-dessus comme sur la plupart des points traités par ce savant difficile à convaincre, l'opinion publique a été forcée de suivre la route que lui indiquait M. Letronne. D'abord harcelée sur l'oreiller de sa croyance, comme aurait dit Montaigne, elle a bien fait quelque difficulté pour se rendre, car elle n'aime pas à être dérangée. On a reproché au dénicheur d'antiquités l'abus d'une érudition que l'on accusait à tort de subtilité excessive, et l'audace d'un paradoxe qui détruisait les fausses idées établies. Mais qu'est-ce qu'un paradoxe, après tout? Il semblerait qu'un paradoxe fût un crime; les Grecs n'attachaient pas ce sens défavorable à une opinion qui diffère de celle des autres (paradoxan). Les Antipodes ont été un paradoxe; et le globe terrestre ne
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tourne avec ses confrères autour du soleil qu'en vertu d'un paradoxe.
Paradoxe ou non, il est certain qu'au moyen des papyrus et des inscriptions, mais surtout avec le secours de ces dernières, restituées avec une précision et une sagacité merveilleuses, et contrôlées par tous les témoignages historiques, M. Letronne est venu à bout de retrouver les neuf siècles perdus.
Les voici donc presque tout entiers, et leurs secrets de domination et leurs marques de servitude; leurs institutions mélangées et leur mythologie équivoque. Ignobles rois, prêtres asservis, peuple oublié, tout cela renaît; vous entrez dans les temples, vous observez les costumes et vous les touchez; les symboles s'expliquent; vous vivez de cette vie antique et évanouie; l'imagination y trouve son compte en même temps que la science ; et comme rien n'est hasardé, que la rigueur logique préside à des élaborations judicieuses et difficiles, vous avez la conscience en repos. Je ne m'étonne pas que les savants étrangers se soient émus de cette tentative si extraordinaire et si heureuse, véritable conquête sur le passé,préparée par l'expédition française, achevée par un Français, et qui est un honneur pour nous.
Le premier volume contient les inscriptions religieuses. Le second et le troisième sont consacrés aux actes d'adoration, aux souvenirs de visites laissés en Egypte et en Nubie par les voyageurs grecs ou romains; enfin aux inscriptions relatives à l'administration, aux affaires privées et au christianisme. C'est un livre unique en son espèce; une série d'observations très-déliées, concourant à la solution de mille petits problèmes, et reconstituant ainsi toute une portion énigmatique de
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l'histoire ancienne. Un titre, une épithète, un mot, une indication de localité suffisent quelquefois à l'érudit pour éclairer l'histoire et même pour corriger les historiens. Comme nous ne pouvons guère entrer ici que dans certains détails philologiques de cet ouvrage important, nous donnerons au hasard un exemple singulier de la lumière jetée par un fait grammatical, sévèrement commenté.
Pausanias le voyageur, ce Grec assez crédule, homme d'esprit d'ailleurs et de goût, mais qui connaissait mieux les tableaux et les statues que l'histoire, s'étonne du surnom de Philométor, donné à Ptolémée, fils de Cléopâtre; ce surnom, selon lui, serait « ironique, et signifierait: aimé de sa mère, précisément parce que Cléopâtre détestait cordialement ce même fils. »
Il est étrange de voir une assez mauvaise épi- gramme prendre ainsi place sur les tombeaux et les statues. Quoi ! le sarcasme gravé sur les monuments et offert à la vénération des peuples! Ce n'est là qu'une légèreté de Pausanias, et M. Letronne le prouve bien. Philométor, au lieu de vouloir dire « aimé de sa mère, » signifie «qui aime sa mère; » le sens est actif et non passif, selon un principe essentiel de l'idiome; Pausanias se trompe comme grammairien, et comme historien il ne se trompe pas moins. A son imagination de Grec et à son esprit facilement amusé appartiennent l'installation d'un sobriquet sur un monument et l'introduction de l'ironie dans les actes officiels. Les Égyptiens ne gravaient pas de plaisanteries sur le socle des statues de leurs rois ou sur les parois de leurs temples ; — pas plus que les Français du xixe siècle n'inscrivaient au-dessous des statues de Louis XIV l'injure des calvinistes, le sultan Louis. Le sobriquet de Caligula,
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donné à l'empereur Caïus par ses soldats, ne fut jamais sculpté sur le marbre ni gravé sur une médaille. Le mot Philométor était, comme M. Letronne le fait très-bien observer, un de ces titres que les rois d'Égypte prenaient à leur avénement, afin de distinguer leurs actes de ceux de leurs prédécesseurs; ils s'appelaient Epi- phane, Evergète, Philopator.
Un homme duxixe siècle en sait plus long que Pausa- nias sur les choses de l'ancien monde.
La justesse de l'esprit ! Je l'estime au-dessus de tout, elle sert à tout.
Parmi les restitutions de détail indiquées par M. Letronne, il n'en est pas de plus importante et de plus singulière que celle de l'inscription de Gerosa en Syrie. Elle se compose de près de deux cent cinquante lettres, sur lesquelles il n'en reste guère que cent d'intactes. Ces dernières expliquent les autres; et ce qui résulte de l'ensemble, c'est que l'on s'est trompé en croyant reconnaître la main des Sésostris, des Assuérus et des Sardanapale dans les magnifiques ruines d'architecture éparses en Syrie depuis Palmyre et Balbec jusqu'à Pétra. Elles appartiennent en grande partie au temps des Antonins, dont elles expliquent quelques particularités. M. Letronne, en général, ne fait grâce à aucun préjugé; une opinion avancée par les savants, soutenue par les voyageurs, ne lui impose pas. C'est le plus déterminé des douteurs et non des sceptiques; il croit à la vérité; pour y atteindre, il examine de près et dans tous les sens, et il examine encore. Quand il a jugé, vous pouvez être sûrs que le pour et le contre ont été balancés avec une attention dont rien n'approche, et vous fier à la sentence.
J'avais conçu depuis longtemps quelque soupçon
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contre le sérieux de cette Académie d'Alexandrie, si célèbre dans l'antiquité, et qui ne nous a rien laissé de grand et de durable. Tous ces pensionnaires royaux nourris aux frais de l'Etat, occupes à ranger des vers en coupes, en autels, en ailes et en co'urs, ou à composer des acrostiches, me semblaient puériles, même quand ils se perdaient dans les subtilités de l'étymologie et dans les délicates chicanes de la grammaire. M. Le- tronne est venu confirmer ce soupçon. Pour la première fois j'ai V11 clair dans cette institution, en apparence libérale et intellectuelle, en réalité tristement machiavélique. Créée pour entretenir l'Egypte grecque dans sa décrépitude enfantine, pour décorer des honneurs littéraires et couronner d'une gloire usurpée l'état politique le plus abject; cette école vantée a réussi jusqu'à un certain point à dérober à la postérité les intentions de ses fondateurs et la nullité de ses disciples. Elle a touché le but que les rois désiraient atteindre; car elle a su absorber et concentrer tous les talents de l'époque, enrégimentant les poëtes et les grammairiens au profit des apothéoses royales, amortissant toute opposition future ou possible, et plaçant sous la main des chefs politiques l'intelligence, la littérature et le sacerdoce. L'analyse de cette curieuse machine de gouvernement ne se trouve que dans le livre nouveau, dont elle constitue une des parties les plus neuves et les plus graves.
C'était en définitive un instrument de servitude que ce Musée ou cette Académie, à laquelle un cynique du temps infligeait le nom de Volière des Muses, et qui réunissait dans son sein tous les beaux esprits de l'Egypte grecque. Elle aurait pu exercer sur le développement de la civilisation une influence puissante, et contrarier la
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volonté des monarques, si le fondateur de cette institution n'y avait mis bon ordre, et voici comment :
D'abord il lui donna pour chef un prêtre, et chargea le même fonctionnaire de la surveillance du sacerdoce égyptien tout entier. Se réservant la nomination de ce chef du Musée, grand-prêtre de l'Égypte, le chef politique tenait la clef de voûte de la civilisation intellectuelle et morale ; il disposait du mouvement littéraire et du mouvement religieux. Cet archiprêtre de toute l'Égypte, directeur de l'Académie, à la fois ministre des cultes et de l'instruction publique, n'agissait que pour ses maîtres.
Les Romains se gardèrent bien de renoncer à un moyen énergique et facile de gouvernement moral. Comme les Grecs n'avaient confié qu'à des Grecs cette magistrature intellectuelle, ces fonctions si importantes dans leur délicatesse, les Romains, à leur tour, bannirent du même poste les hommes d'origine grecqne ou égyptienne.
On avait eu soin de conserver ses honneurs au culte égyptien ; on lui laissait pleine liberté; on honorait les prêtres; on augmentait leurs priviléges; on les exemptait de ces députations annuelles qui n'étaient pour eux que de pénibles corvées; on enrichissait leurs temples par toute espèce de dons et de présents. Mais en même temps on les plaçait sous la loi et la surveillance d'un Romain qui avait le secret de la politique impériale, et qui, au gré des maîtres, ralentissait ou excitait l'influence sacerdotale. Du rapprochement de trois inscriptions mutilées, mais restituées d'une manière certaine, et d'un passage de Strabon, résultent ces faits précieux.
Ainsi l'érudition, emploi spécial de la sagacité, n'est
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que l'aptitude à bien comprendre une partie des choses humaines.
Cette sagacité ressemble quelquefois à une divination. Telle inscription effacée ou privée de sens, par exemple le rcscrit royal de l'obélisque de Pliilé, n'est parvenue à M. Letronne que mutilée et aux trois quarts détruite; il ne s'est pas effrayé de ce déplorable état, el l'a restituée avec sa patience ordinaire. Plus tard, quand M. Lepsius en a donné une seconde copie plus minutieusement exacte, toutes les lettres nouvelles dont le dernier savant venait constater l'existence se sont. trouvées d'accord avec la version hypothétique et cependant certaine du savant français; chacun des caractères est venu se mettre de lui-même à la place qui lui avait été d'avance assignée.
C'est une inscription grecque gravée sur l'obélisque de Philé, qui fait revivre les litres de l'ëpistolographe, secrétaire d'État et prêtre, servant d'intermédiaire entre le roi, les collèges des prêtres et les gouverneurs des provinces. M. Letronne prouve que ce fonctionnaire n'était autre que le grand-prêtre lui même, le chef du Musée dont nous venons de parler; Grec sous les Grecs, Romain sous les Romains, créature des maîtres.
Ainsi se trouvait assurée, par une concentration savante des pouvoirs entre les mains d'un seul homme, la perpétuité de la domination. M. Letronne pense avec raison, que si le grand-prêtre était nécessairement l'épistolographe pour la partie religieuse, il pouvait y en avoir d'autres chargés des ministères delà police et de la justice. Sacerdoce et Musée, religion et littérature étaient livrés pieds et poings liés à la toute-puissance des Lagides d'abord, des Romains ensuite. C'était un étouffement systématique. Le chef de la littérature et
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du sacerdoce, l'épistolographe, directeur de l'Académie et souverain pontife, anéantissait progressivement, la religion qu'il protégeait. Il avait soin de faire asseoir dans le Panthéon égyptien les divinités romaines et grecques ; confondant au moyen d'une synonymie factice les deux ou trois cultes en usage; il trônait seul au- dessus de ce chimérique Olympe, mensonger comme la poésie du temps et comme l'éloquence des rhéteurs alexandrins. Cet immense travail de servitude est bon à étudier dans le livre de M. Letronne.
La célèbre pierre de Rosette, avec son inscription en trois espèces de caractères, est aussi l'objet d'un commentaire précieux qui fait jaillir la lumière de ce document historique, témoin et preuve de la fusion accomplie dans les usages religieux de l'Égypte et de la Grèce. Ces prêtres égyptiens, rassemblés à Memphis pour le couronnement de Ptolémée Épiphane, trouvent moyen de concilier le ton oriental et théocratique de l'ancienne Égypte, l'accent de servilité craintive d'une nation conquise, et l'habitude sacerdotale qui consacre sur les parois des sanctuaires le souvenir des actions et des faits historiques. Là se révèlent à la fois toute la vie des temples égyptiens, les changements que le laps des années y avait amenés, et quelques détails de la vie privée des Rois et des prêtres.
Il n'y a pas jusqu'à des accessoires de parure royale, des détails de costume, des particularités symboliques dans la toilette des desservants et des monarques, qui nous sont rendus par l'habile explication des débris archéologiques. Nous citerons dans ce genre, et comme un modèle, la restitution des ornements du naos, c'est- à-dire de l'édicule ou du petit temple que les prêtres avaient ordonné de faire construire dans le temple
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même en l'honneur du roi Ptolémée Epiphane, qui les avait bien traités. L'ensemble des signes caractéristiques constituant le b(isileiiiii 011 symbole royal tout entier. offre le modèle frappant de celle poésie matérielle du symbole, qui remplace chez les peuples Ihéoeratiques la poésie écrite, et qui constitue l'un des phénomènes de l'histoire intellectuelle.
Ainsi l'érudition a des miracles que le vulgaire est loin de soupçonner.
Citons encore un exemple.
Le peuple d'Egypte déteste un préfet de Tibère; en haine de ce persécuteur il efface sur les murailles du grand temple de Tcnlyra le nom abhorré d'Aldus A vil- lins Flaccus, dont les déprédations, la rapacité et la cruauté ont irrité le publie. On gratte au ciseau les caractères détestes, on abolit jusqu'à la trace du nom de Flaccus. Dix-neuf siècles se passent; viennent des voyageurs auxquels il semble qu'il y a eu là des caractères effacés. Un érudit hasarde ensuite l'hypothèse que ce pourrait bien être une lacune voloutairc, née d'une révolution politique, comme après la chute du trône de LoulsXN'l on effaçait les mots imprimerie royale, théâtre royal. Enfin un dernier savant., ou plutôt un homme de beaucoup d'esprit greffé sur un savant, retrouve, au moyen de quelques Irons qui dessinent l'ancienne position des caractères, le nom perdu, la haine vivante et jusqu'à la haine caacec. De nombreux voyageurs sont appelés à l'aide; et certain jour que le soleil, vers son déclin, frappe d'une lumière oblique les plaines de Thèbes et les rives du Nil, un dernier explorateur réussit à discerner les vestiges du nom que la publique colère n'a pu détruire. Encore a-t-il fallu épier le moment favorable; le nom paraissait et disparaissait selon les
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accidents de la lumière. La passion populaire s'offrit alors dans sa vieille fureur, et servit de commentaire naturel aux pages de Tacite et de Philon.
Quelques pierres brisées font donc renaître les chefs politiques des nomes (stratèges), les inspecteurs (épis- tâtes), les secrétaires royaux (basilikoï grammateis), le tout à propos d'une plainte que les prêtres de Philé portèrent au pied du trône de Ptolémée; ils se prétendaient victimes des officiers du gouvernement, qui leur faisaient subir des exactions et voulaient être nourris aux frais du temple ; or, le temple se défendait de son mieux. Vous diriez une requête adressée par des moines du moyen-âge, dont quelques chevaliers bannerets auraient envahi le couvent; l'humanité est soumise dans tous les temps à des conditions analogues, et déterminée dans ses actes par des lois toujours les mêmes.
Au-dessus de la pétition ont été transcrites les réponses du roi et de l'épiijtolographe, pièces écrites en lettres d'or aux trois quarts effacées. La restitution com- * plète de ces documents a été confirmée après coup par une copie plus exacte qu'a envoyée M. Lepsins ; l'auteur de cette restitution avait retrouvé à la fois et le sens des phrases perdues et même les mots dont elles se com- posaient; cet exemple suffit à prouver la solidité des bases sur lesquelles de telles restitutions reposent.
Nous avons dû effleurer seulement le premier volume de ce remarquable ouvrage ; on voit quels résultats peut fournir à l'histoire et à la politique l'érudition archéologique, contre laquelle il y a des préjugés populaires qui menacent de s'accroître.
On s'effraie aujourd'hui de ce mot même érudition, qui apparut pour la première fois dans la langue fran-
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çaise vers le commencement du XVIIIe siècle : un abbé de Pons, aujourd'hui inconnu, mais que ses contemporains estimaient comme un bel esprit, jeta dans un numéro du Mercure cette expression, qui fut adoptée. Elle désigna dès lors, pour les contemporains de Voltaire, non le travail de la pensée, mais le patient labeur de l'investigation scientifique. Le même Voltaire, fort érudit à plusieurs égards, mais dont la mission était belligérante, passa une partie de sa vie à se moquer de l'érudition, conservatrice de sa nature : pour lui, on le sait, il détruisait à merveille.
Fréret, Foncemagne, DuCange furent à peine tolérés. Ce que l'on estimait le plus, c'étaient ce brillant conteur d'histoires apocryphes, l'abbé de Yertot; le romanesque et superficielYelly, ou son continuateur Yillarel, qui du moins savait écrire. 11 faut voir comment Yoltaire traite dans sa correspondance l'Histoire littéraire des bénédictins; il faut écouter Marmontcl, ce maçon du Parnasse, comme Piron le nommait si bien, ce poëte prosateur, ce bœuf qui prenait des ailes ; il faut l'entendre juger du haut de son mépris les érudits contemporains, assurément moins pesants que lui.
Le XVIIIe siècle, en créant le mot érudition, se montrait peu clément pour la chose. L'homme le plus ingénieusement profond, le plus sag^ce investigateur de nos antiquités, Fréret, dénoncé par Yertot, entrait à la Bastille et y restait parce qu'il avait médit de Phara- mond. La chose est incroyable, mais vraie; ce fut un des derniers actes du règne de Louis XIV. Comment pardonner à Yertot cette persécution dirigée contre Fréret, coupable d'avoir attaqué la royauté des chefs franks et indiqué leur barbarie? Collé, qui exprime dans son journal l'opinion des seigneurs avec lesquels il dinait, ne
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peut pas en revenir quand on ose comparer Foncemagne l'érudit à Dorat le poëte. Il y a telle page de ses Mémoires où il assimile l'érudit à un portefaix, et Dorat à un architecte. C'était cependant alors que Barbazan réveillait le génie de nos mœurs antiques ; on ne le lisait guère; on n'acceptait l'érudition que sous les rubans fades de M. de Tressan et du jeune Anacharsis, bien supérieur, sans doute, aux œuvres de M. de Tressan, mais encore singulièrement faux.
Ce goût détestable influa sur les' caractères, sur les mœurs, sur la révolutiou française; il nous valut les mascarades athéniennes et romaines qui ont déshonoré nos places publiques et mêlé quelques traits burlesques à tant de choses terribles, grandes, odieuses ou sublimes.
Un livre tel que celui de M. Letronne, livre fécond en résultats historiques, fruit d'une intelligence si saine ' et si ferme, est bien fait pour réhabiliter l'érudition dans les esprits. Ce que nous y louons le plus, ce n'est pas la finesse et la science qui ne pouvaient man- ■- quer, c'est la vigueur, l'étendue, l'élévation des vues. On ira désormais chercher dans ce livre les traces de la fusion opérée après la conquête d'Alexandre entre la Grèce et l'Egypte. Comment les formes orientales, la théocratie mystique, le symbolisme sacerdotal s'accouplèrent-ils à la netteté éclatante de l'esprit grec, à cette précision féconde et vigoureuse des Romains? Rien de tout cela n'est dans l'histoire.
On ne peut trop honorer la science qui a dit le dernier mot de ces énigmes.
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IV
UN VOYAGE A KATMANDOU
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En fait de beaux contes à dormir debout, un voyageur vaut tout au moins un romancier. Feuilleter d'un doigt inattentif et suivre d'un œil à demi fermé un récit moderne, très-moderne, lointain, infiniment lointain, plein des souvenirs de l'autre monde et de tous les autres mondes possibles ; écouter les histoires, n'y croire qulà. moitié, ne pas les critiquer, ce qui gâterait le plaisir; ne pas être arithméticien, frondeur, ni même tropjour- naliate, quelque honorable que soit aujourd'hui la situation de cette classe qui subit la peine de sa récente glorification ; — ne pas croire il tout, ne pas tout rebuter ni railler ; attendre ; se laisser aller; ne se refuser ni aux séductions des aventures, ni aux gasconnades que l'on soupçonne et que l'on devine ; accepter d'abord tout cela sous bénéfice d'inventaire et comme on admet les choses du monde et de la vie, si mystérieuses et si passagères ; — réserver aux heures de gravité, de religieux ennui et de raison érudite les jugements il
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porter, les résumés à faire, les chiffres à fixer, le passif et l'actif à balancer; commencer par recevoir les impressions très-ingénument; et ne pas débuter par la critique, sauf à donner sa place un jour à cette grave personne ; — il me semble que c'est une façon charmante d'employer son esprit et ses heures, sans trop les avilir ou les perdre. Je la recommande aux honnêtes paresseux, et je leur signale une vingtaine de volumes sur l'Inde moderne, le Népaul, l'Afghanistan; — volumes que je viens de parcourir, auxquels le nom de documents ne conviendrait guère, qui se contredisent les uns les autres, qui abondent en récits bizarres et qui nous transporteront sans grande peine dans des régions inconnues.
Que cette lecture soit dénuée de tout profit, je n'en conviendrais pas aisément. Elle ne formule aucun système à priori, ce qui n'astreint personne à la triste nécessité de soutenir vaille que vaille une idée admise d'avance. Elle est modeste. La modestie et la simplicité ont leur prix. Elle attend les résultats et admet les contradictions; c'est encore un avantage. Quant à la prétention de ne point nous occuper de ce qui ne nous concerne pas immédiatement, j'aime peu cette grande porte ouverte à l'ignorance et aux ténèbres. Etre curieux n'est pas être savant ; mais sans la curiosité que deviendrait le monde?
Il y a parmi les voyageurs anglais dont je veux parler, et dont je vais donner les noms, des chasseurs frénétiques, des civiliens du Bengale (employés civils de la compagnie des Indes), des fils de nababs qui s'ennuient, et même des avocats qui n'ont pas quitté l'Angleterre, trouvant plus commode un voyage la plume à la main. L'Hindoustan actuel, sujet dont ils s'occupent soit, en
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tuant des éléphants et des rhinocéros, soit en défendant par des arguments et des narrations la moralité un peu douteuse de la conquête hindoustanique, offre un intérêt d'autant plus vif et plus urgent, que la charte de cette compagnie, octroyée en 1834 pour vingt ans, expire le 30 avril 1851, et qu'il faudra, si on ne la détruit, la renouveler comme on l'a fait déjà deux fois : une fois en 1813, une seconde en 1834. On sait qu'une grande révolution s'est opérée dans la gestion de ces immenses intérêts, et que, selon l'habitude pratique qui permet aux Anglais toutes les hardiesses et sauve toutes les crises, ce changement s'est fait avec l'habileté réfléchie et l'attention silencieuse si appréciées des gens qui aiment les résultats plus que les apparences. L'empire commercial de la compagnie des Indes n'existe plus depuis vingt ans; sa domination politique a commencé depuis la même époque. Le monopole est éteint; l'empire est fondé. Comment se développera-t-il? Quelle en sera la destinée? L'expérience est en bon train; et au point de vue du pouvoir et de la politique elle a réussi.
Je ne parle pas de la morale. Le jugement de Dieu peut seul décider quel droit Alexandre avait de traîner captifs en triomphe les aïeux des Sikhs actuels, de brûler Persépolis et de couvrir de ses bandes victorieuses le monde alors connu. Les philosophes qui trouvent de bonnes raisons pour toutes choses et qui les expliquent tant bien que mal, affirment que les conquêtes d'Alexandre civilisaient le monde et répandaient la lumière. C'est ce que l'on peut dire de toutes les conquêtes; elles ne réussissent jamais qu'aux nations supérieures non- seulement en courage, mais en intelligence. Les incursions d'Attila ne furent que des razzias passagères ; la
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lorce, la fureur et la multitude y ayant seules part, il leur a été impossible de laisser une trace durable. Quant aux invasions germaniques, elles n'ont eu prise sur le monde romain que grâce aux armes romaines elles- - mêmes et aux arts romains que les Francs et les Hérules ; s'étaient inoculés depuis trois cents ans. Une des plus graves erreurs des historiens les plus récents a été de regarder nos Clovis et nos Pharamond comme tout à fait barbares. Ils ne l'étaient plus qu'à demi. Fort au courant du mouvement de l'époque, placés comme les trappers de Fenimore Cooper entre le raffinement et la barbarie; — la civilisation de Rome leur prêtait ses ressources pour les aider à détruire Rome. M. de Péti- gny, dans son excellent ouvrage sur les institutions et les mœurs mérovingiennes t, confirme ce fait important par d'incontestables autorités.
La supériorité intellectuelle et pratique des Anglais sur les Hindous et les Musulmans est écrasante.
De quelle manière les vainqueurs et les possesseurs nouveaux emploieront-ils cette suprématie? Voilà ce qui décidera de la moralité de la conquête.
Ce nom même de conquête, on serait tenté de ne pas l'admettre. Qu'est-ce qu'une victoire de gens qui voudraient ne pas vaincre, que l'agrandissement de leurs domaines embarrasse, qui possèdent plus de pays qu'ils ne peuvent en gouverner, et se trouvent forcés par cette grande fatalité des choses humaines, par la logique, à défendre leurs anciennes acquisitions au moyen d'acquisitions nouvelles, à ne pas s'arrêter, à marcher sans cesse, à toujours avancer, contre leur intention et
1. Etudes sur l'histoire et les institutions de l'époque mérovingienne.
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leur gré? L'intérêt les y contraint, ou plutôt la nécessité les y oblige. S'ils étaient repoussés sur un point, il leur faudrait tout perdre.
Rien d'analogue ne s'est présenté dans l'histoire des hommes. C'est surtout une étrange conquête et tout à fait originale en ceci, qu'elle est jusqu'à certain point involontaire, que le peuple lui- même n'y a pas pris part; que toute une fraction importante et peut-être la plus vivace de la nationalité britannique s'y est refusée et opposée; que c'est une compagnie de marchands, et non le gouvernement qui a commencé l'œuvre; — enfin que les Anglais y jouent le rôle de conquérants malgré eux. Dira-t-on que c'est pure hypocrisie? Les masses sont passionnées et ne simulent guère. Lisez VAnnual Register entre 1782 et 1780, et les débats des COlllmunes anglaises à cette époque ; vous verrez à quel point les Burke et les Wilberforce parmi les hommes politiques, les Cowper et les Akenside parmi les poètes, les puritains, les quakers, les anabaptistes, les dissidents, tout ce qui représentait le cœur austère de la nation, sa sève religieuse et morale, se révoltait violemmentcontrc les nababs de Leadenhall-slrecl, contre les empiétements de la compagnie des Indes. Maîtresse d'un monopole, servie par des agents souvent rapaces qui la volaient en spoliant l'Inde ; — les faveurs de la cour et spécialement celles de Charles II avaient protégé et consen é cette compagnie; le cri populaire s'élevait contre elle.
Elle ne s'enrichissait pas; elle avait sur les bras trop d'affaires, surtout quand, placée en face des descendants odieux de Timour et de nos malheureux héros, Dupleix, Labourdonnaie, si follement, si lâchement abandonnés, elle osa, de négociante qu'elle était, devenir conquérante et politique. Il lui fallut alors des
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Machiavel, des Richelieu et des ducs d'Albe. Elle en rouva.
Clive, Hastings, Stamford Raffles valent tous les héros politiques du monde : simples commis, admirables parvenus, élevés par l'intelligence au sommet du plus périlleux pouvoir, ils manipulèrent sans bruit, presque sans éclat, des intérêts gigantesques et des millions d'êtres humains; et ils réussirent. Rien ne les encourageait, ni le roi que cela ne concernait pas, ni la cour qui n'y trouvait aucun bénéfice; ni les communes, ni la pairie, encore moins la masse du peuple, au fond de laquelle le vieux levain cromwelliste a toujours fermenté avec l'amertume religieuse : deux éléments de force très-actifs. Ils agissaient pour une compagnie et dans des intérêts particuliers que le pays, avant d'en hériter, détestait.
Clive, fondateur de l'empire anglo-hindoustanique, fatigué de calomnies, se brûla la cervelle; Raffles mourut épuisé; Hastings, le plus grand de tous, expira pauvre et sans se plaindre, dans la misanthropie et le dégoût. C'était une âme très-haute que ce personnage contre lequel Burke, Fox et Sheridan amoncelèrent leurs foudres populaires; Burke, comme organe de la moralité quaker, dont il était l'élève et le propagateur; l'autre, comme chef du parti whig; le dernier, comme un homme d'esprit qui s'amusait de tout et faisait de l'art et du drame avec tous les sujets. On aurait tort de croire qu'ils jouaient la comédie. Burke était sincère; et même Fox avait cette espèce de sincérité à fleur de peau et de véhémence irréfléchie qui, au milieu de l'atmosphère des partis, s'emparent des esprits les plus vigoureux. Ils représentaient fidèlement toute une portion de l'esprit populaire anglais.
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La contagion de ce sentiment allait émouvoir dans leurs retraites les solitaires, les poètes, les philosophes, les ascètes, qui joignaient leurs clameurs à celles de Burke; ils avaient raison de gémir et de se plaindre, non de Hastings, mais de la condition faite par la Providence à l'ambition humaine. Le pauvre mélancolique Cowper, qui se mourait d'hypocondrie au fond d'un village, malade comme Jean-Jacques, mais sans fureur d'égoïsme et sans rage d'orgueil, disait au commencement du second chant de son grand poème en vers blancs, la Tâche : — que « les douleurs de l'Inde opprimée l'empêchaient de dormir. » Oh ! for a lodge in some vast icilderness, etc. Il exprimait par cet admirable élan poétique la douleur de toutes les âmes tendres et religieuses de l'Angleterre et leur opposition à cette expansion usurpatrice et conquérante qui ne s'opère jamais qu'avec larmes et sang. Hastings, dont les mains étaient pures de meurtre et de rapine, qui n'avait rien gardé pour lui-même, instrument de l'ambition des uns, victime de la cupidité des autres, objet de la calomnie des plus généreux, eut le courage et la force de subir et de laisser passer l'orage. A dix pas de ce vieillard aux cheveux blancs, de petite taille, d'une physionomie calme, d'un impassible sang-froid, d'un aspect simple et vénérable, des orateurs se relayaient pour l'écraser (et quels orateurs!). Ils accumulaient sur sa tête, aux applaudissements d'une foule ardente et hostile, les charbons enflammés dont parle l'Évangile : lui ne tressaillait pas; il soutenait les regards de ces spectateurs passionnés dont quelques-uns avaient payé 1,500 francs de notre monnaie (ce qui en vaudrait aujourd'hui le double) pour assister à une seule séance et jouir de son supplice.
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Vingt-sept années après, le même Hastings revenait visiter la Chambre des Communes. L'opinion s'était redressée et avait tout remis à sa place. On ne se souvenait plus que de ses grands services. L'ombre d'un homme supérieur persécuté sortait de la tombe. La Chambre le reçut avec acclamation, un siége d'honneur lui fut offert, et tout le monde se leva quand il sortit, à l'exception de deux managers, ou « manouvriers » de son procès, « peu disposés, » dit M. Macaulay, à reconnaître qu'ils avaient passé » les plus belles années de leur vie à poursuivre un » innocent. » Lord Mansfield, à ce propos, disait un jour à Macpherson, l'inventeur d'Ossian, devenu baronnet et intrigant de premier ordre : « Je ne pardonne - » rai jamais à Pitt d'avoir livré Hastings à ses ennemis ! » — Si la justice le demandait? — De la justice entre » hommes politiques ! allons donc; ce serait profaner le » mot. D'homme à homme, à la bonne heure! mais de » ministre à homme d'État, jamais ! »
Il fallut bien céder à l'évidence et convenir que Hastings ne s'était pas enrichi ; il mourut sans laisser de quoi se faire enterrer. L'India-bill de Fox, qui tendait à la destruction de la Compagnie des Indes, fut battu par le plan de William Pitt, qui la soumettait à un simple contrôle. Peu à peu le monopole fut restreint, l'action du gouvernement eut à se faire sentir d'une manière plus directe, et l'Angleterre s'associa malgré elle à l'œuvre de Clive et de Hastings. Les populatlO1l5 molles et pacifiques de l'Inde centrale, reconnaissant leurs maîtres et leurs supérieurs, s'écriaient à l'envi : « Gouvernez-nous ! » Les populations sauvages que le flot de cette' conquête involontaire allait atteindre et troubler dans leurs montagnes couraient aux
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armes. Il fallait vaincre ces dernières pour conserver l'obéissance des autres. Ainsi de proche en proche Delhi fut pris, ainsi que Seringapatnam; le roi d'Aoude fut mis en tutelle; et l'on se trouva en face des Mahrattes, des Sikhs, des habitants du Népaul, et, plus loin encore, des Birmans et de toutes les populations de l'Indo- Chine. Les embarras augmentaient avec les victoires; un succès, en reculant les limites du domaine, exigeait un nouveau déploiement de forces, effrayait de nouveaux intérêts et faisait naître des ennemis. De là ces intrigues sans fin et ces guerres gigantesques, dont la dernière, celle de l'Afghanistan, s'est compliquée d'incidents si terribles et si curieux. On avait fini par rencontrer sur sa route, à force de se défendre et de conquérir, les puritains de l'Inde, les Sikhs du Pundjab ou des CinqRivières (Pente-Potamoi, disaient les Grecs), dont la démocratie fédérale et la terrible foi, soutenues par des mœurs austères et un courage indomptable, rappel- laient aux descendants mêmes des Cromwelliens les Ironsides, la garde « aux côtes-de-fer » de Cromwell. On en vint à bout; avec quelle peine, quelle dépense d'argent et quelle effusion de sang humain, l'histoire le dira quand il lui sera permis de s'occuper de ces faits extraordinaires. Il n'est pas encore temps pour elle; tout ce qu'elle peut faire, c'est de recueillir les éléments nécessaires à ces récits, que l'avenir écoutera, non sans surprise.
Entre 1840 et 1845, la Compagnie employait près de trois cent mille hommes de troupes régulières et irrégulières, qui lui coûtaient plus de 260 millions de francs, pour gouverner et contenir les quatre-vingts millions d'habitants de son domaine propre, répandus sur vingt- six mille milles géographiques. Quant aux territoires
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abandonnés à ses vassaux et tributaires, territoires évalués aujourd'hui à une trentaine de mille milles géographiques qu'habitent soixante millions d'hommes ou à peu près ; c'est un monde et une armée presque innombrable d'employés anglais de tout genre que la mère-patrie dépêche à travers l'Océan pour la représenter dans ces régions : —on y trouve toutes les classes nées de la civilisation, — filles qui veulent se marier; « governesses ; » maîtresses de piano ; cadets de famille, gens de talent sans fortune, petits capitalistes, savants, philologues, géographes, commis, soldats qui veulent arriver vite, gens amoureux des aventures. Ils se répandent sur tous les points de l'empire hindo-britannique, depuis Ceylan jusqu'à l'Himalaya, et ne répudient jamais cet amour de la coutume, cette religion superstitieuse du passé, cette fidélité à la tasse de thé et aux morceaux de sucre pris en nombre égal et aux mêmes heures, qui, dans la solitude des jungles les plus épais, font revivre le home sacré et le parloir de la cité. Il y a aussi les amateurs, les touristes de plaisance et de fantaisie qui, un beau jour, se font inviter au bal de Lucknow par le roi d'Aoude, comme on est invité à l'Hôtel-de-Ville, et qui ne manquent guère d'écrire leur équipée. Il y a les chasseurs, vrais Nemrods qui partent pour Ceylan, Katmandou, Orissa ou Bangkock, un fusil de Manton sous le bras, comme nous partons pour Saint-Germain, et qui comptent leurs campagnes par dix rhinocéros et vingt éléphans. La rage de conter possède la plupart.
L'un des plus récents de ces voyageurs, M. le lieutenant Burton, publie « la Chasse au Faucon dans la vallée de l'Indus; — le capitaine de vaisseau Francis Egerton, sa Visite à la cour de Népaul; — une dame anglaise, à ce que l'on croit du moins, des tableaux de mœurs assez
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piquants sur la vie de Bombay » (Life in Bombay); un professeur, M. Horace Wilson, écrit la guerre des Birmans ; et un autre savant, M. E. Pockocke, ayant reconnu que l'Hindoustan et la Grèce sont originairement identiques, essaie de prouver dans un gros volume que Miltiade était de la caste des Kshatryas, et que « Pytha-ore » (Pythagoras — Puthagoras — Buda- goras — Bouddhagoras — Bouddhagouras— Bouddha- gourous) fut évidemment le Gourou, le précepteur de Bouddha; ce qui jette, comme on le voit, une grande clarté sur les origines grecques.
De ces belles choses je ferai grâce au lecteur; mais la visite de M. Oliphant à la cour de Joung Bahadour, beau prince népaulien que nous avons vu à l'Opéra, et dont M. Jacquand a peint le portrait, mérite, ainsi que le Voyage du capitaine Egerton à la même cour de Katmandou (capitale du Népaul), une distinction particulière.
Avant de donner quelque idée de ces deux livres; — avant d'apprendre à celles de nos contemporaines (de Paris et de Londres) que la belle tournure de Bahadour et son aigrette de diamants n'auraient pas laissées indifférentes, ce que c'est que leur héros et quelle vie il a passée; il m'a semblé bon et convenable de dire en quelques mots d'où nous viennent tous ces récits, ce qui les autorise, comment ils se multiplient ; d'expliquer sommairement l'étrange conquête anglaise de l'Inde, conquête si peu connue et si mal éclairée, et de rapporter au grand mouvement du monde actuel cette curiosité que je ne cache pas et que mes lecteurs partagent assurément.
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§ Il. — La Chasse dans le Népaul. — Katmandou. — Scènes de pliais.
L'amour des forêts, des bruyères sauvages, des voyages à pied, la passion de la chasse qui, à elle seule, réunit toutes ces jouissances, n'ont jamais fait défaut à la race saxonne. C'est une partie de l'héritage germanique.
Depuis l'époque où les émigrants germains choisissaient le bord des eaux fraîches et les ombrages avec des clairières pittoresques pour y bâtir leurs chaumières, et où la vénération des forêts et la liberté sainte de la nature s'inscrivaient dans la loi salique qui permet expressément au Germain de visiter sans être puni la forêt du voisin, de s'y promener et même d'y couper du bois; tous les enfants de la famille septentrionale sont demeurés fidèles à leur origine. Ceux des Anglais actuels qui ne peuvent pas satisfaire au loin cette passion vagabonde et parcourir sous le ciel libre les jungles du Bengale ou les solitudes vierges de l'île de Ceylan, se contentent à moins de frais. Ils partent à pied de Londres un beau jour, et vontà Perth en Écosse ou dans l'île deSkye, jouir du gazon fin des glens et humer l'air des monts Grampiens. « J'en ai vu des centaines l'année dernière, » dit M. Grierson, tous.à pied et tous isolés, tant c'est » un plaisir vif pour les Anglais de marcher libres, les » genoux baignés dans les fleurs sauvages. » Ce suprême bonheur, on peut l'obtenir avec quelques livres sterling dans sa poche et quinze jours de vacances. Une bien plus vaste carrière s'ouvre à ceux qui disposent de six
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mois de loisir et qui peuvent tirer un checque sur leur banquier pour quelques cents guinées ; ils vont en Nor- wége donner la chasse aux ours et livrer la guerre aux saumons, qui, depuis l'apparition du livre où M. Lloyd les signale aux harpons et aux filets des touristes, diminuent à vue d'oeil. D'autres se proposent pour but le pic d'Adam au milieu de l'île de Ceylan, Java, Sumatra, ou la Cochinchine. Les grandes chasses de M. Gor- don-Cumming et celles du major Rogers, le Gérard anglais, ont fait beaucoup de bruit. Ce major Rogers vient de mourir frappé de la foudre, après avoir tué près de deux mille éléphants; « on n'en sait pas bien le » nombre ; au douze centième éléphant il ne comptait » plus. »
Le capitaine Egerton et M. Oliphant sont de cette race de Nemrods sentimentaux et pittoresques qui, sous prétexte de chasser la grande bête, satisfont le vieux penchant de leur race : « L'année prochaine (dit M. Eger- » ton dont nous reparlerons bientôt), je compte em- » porter pour Ceylan deux ou trois fusils n° 12, une » tente légère et une petite cantine complète; c'est » tout ce dont j'aurai besoin. Depuis l'éléphant jusqu'à » la biche sauvage, toutes les espèces de gibier y abon- » dent, à l'exception du tigre, du lion, du rhinocéros » et de l'hippopotame. Heureusement les panthères et » les ours ne manquent pas. »
C'est aussi par la séduction de la chasse, par de beaux récits de sangliers forcés dans leurs bauges, de duels avec les éléphants et de tigres frappés à mort au moment où ils allaient manger le chasseur, que le beau Bahadour, ambassadeur du Népaul ou Népâl, attira M. Oliphant à sa cour. Il persuada au jeune homme que le plus beau voyage à faire serait une tournée dans son
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pays. Bahadour revenait d'Europe, où il avait été bien accueilli. Les dames anglaises de Chiswick, ainsi que les pensionnaires de l'Opéra français, avaient admiré son port magnifique, son costume mi-parti des souvenirs de Louis XIV et de Tippoo-Saëb et ses diamants étincelants sur sa peau brune. Il passait par Ceylan quand il rencontra M. Laurent Oliphant, chasseur déterminé, en tournée pour ses menus plaisirs. La connaissance une fois faite et la conversation engagée, notre Anglais consentit à suivre Bahadour jusqu'à la capitale de son roi, Katmandou, ville à peu près aussi inconnue que l'est Tombouctou. Ils traversèrent ensemble Calcutta et Benarès, toujours chassant, toujours heureux; et finirent par atteindre les âpres et sauvages vallées du Népâl.
Le Népâl (que l'on nomme aussi Népaul) a cinquante- trois milles carrés anglais de superficie et cinquante millions d'habitants. On ne le connaît guère que depuis le voyage du colonel Kirkpatrick. Ce voyageur, Hamil- ton et Moorcroft donnèrent des détails pleins d'intérêt sur cette vallée extraordinaire, à la fois riante et sombre, au sein de laquelle on pénètre par des défilés presque inaccessibles, et qui, dominée au nord par l'Himalaya, fermée au midi par une seconde chaîne de montagnes, a reçu des Anglais, ainsi que la vallée de Cachemire, le nom de Suisse de l'Hindoustan. Vers 1792 les Chinois dirigèrent une expédition contre le Népâl. En 1815 les Anglais, que leurs conquêtes avaient conduits jusqu'aux portes de la vallée, s'aperçurent qu'ils avaient là un nid de redoutables adversaires, et battirent les Népa- liens, peuple brave, ardent, intelligent, incapable de lutter d'ailleurs contre l'industrie et la tactique européennes. Le général Ochterlony obtint du rajah la
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signature d'un traité aussi favorable aux Anglais que tous ceux qu'ils signent en de telles circonstances. Il y était stipulé que les rajahs du Népâl ne pourraient entretenir désormais à leur solde aucun officier européen, que la Compagnie des Indes occuperait tous les points fortifiés de la frontière sud, et que le passage de l'Hindoustan jusqu'à la Chine ne serait jamais refusé aux Anglais. De telles clauses, simples en apparence, décisives en réalité, et soutenues par la supériorité européenne, rendent l'Angleterre maîtresse de tout le pays.
Joung Bahadour, qui sait un peu d'anglais et de français, et M. Laurent Oliphant, qui essaie de parler le pâli, comme la plupart des Anglo-Hindous, arrivèrent de conserve et en bonne intelligence. L'occasion était heureuse pour observer les mœurs, la politique et les institutions du pays. On doit rendre cette justice à M. Oliphant, comme au capitaine Egerton et au lieutenant Burton, que ce sont gens voués sans réserve à leur religion de chasseurs ; ils ne voient rien que leur affaire, et ne pensent absolument qu'au plaisir de chasser. On les satisfit; il ne leur manqua ni rhinocéros, ni éléphants, ni tigres. Assez longtemps après leur arrivée, quand ils eurent épuisé les jouissances de la chasse, ils accordèrent un peu d'attention il la cour de Katmandou, à ses mœurs, à ses édifices et à ses habitants.
C'est, on va le voir, une ville singulière et même grotesque, par le mélange du goût chinois et du style hindoustanique qui la caractérise. Les rues sont bien pavées, longues, assez étroites, moins cependant que dans beaucoup de villes d'Asie, où le soleil a beaucoup de peine à pénétrer. Les pignons historiés et bizarres, la devanture des maisons en bois sculpté, la projection exagérée des toitures qui surplombent, le balcon orne-
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menté que toutes les maisons possèdent, les escaliers extérieurs et les petites fenêtres encadrées dans des mascarons et enroulements de deux ou trois pieds de large; tout y rappelle, sous des formes extraordinaires, gigantesques et insolites, l'architecture fantasque de Nuremberg et des villes suisses du moyen âge. Le point central de la ville est la pagode chinoise, qui occupe le centre de la place principale. On n'aperçoit d'abord qu'un amas hétéroclite de couleurs étranges et ennemies, vert, carmin et feuilles d'or. Quand on approche et. que l'on regarde avec plus de soin cette étrange pyramide, on reconnaît qu'elle se compose de trois ou quatre étages soutenus par des monstres de cent couleurs, dans des attitudes toujours extraordinaires, souvent peu décentes. Sur la marche la plus élevée de l'énorme escalier une sentinelle, le mousquet sur l'épaule, en robe de de chambre flottante et en pantoufles vertes, promène gravement son costume de toutes les couleurs. Le Thi- bet, l'Hindoustan et la Chine ont déteint de trois côtés sur ces populations enfermées dans les murailles naturelles et abruptes qui les cachent au reste du monde.
M. Oliphant fut très-bien accueilli, grâce aux recommandations de Bahadour, et se trouva au milieu de ce que Milton appelle la « splendide barbarie des pompes sauvages. » Un mois de séjour le mit au courant des intérêts, des mœurs et des anecdotes; son livre est rempli de ces détails. Commençons par ceux qui regardent Bahadour lui-même.
Rusé et sans scrupule, aussi féroce qu'un jaguar, et n'estimant au monde que le succès obtenu par tous les moyens imaginables, il eût agréé à Machiavel et pris place à côté de ses héros. Neveu du premier ministre, qui dirigeait tout, et dont le nom était Mahtabar-Singh,
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il tua son oncle de sa propre main, sans haine, sans colère, mais pour le remplacer.
Expliquons cette question de portefeuille.
La femme du rajah (ou ranie) avait porté Mahtabar au pouvoir, afin d'exercer par son aide une domination absolue : collusion qui avait suscité des ennemis nombreux à Mahtabar. Le ministre comprenait sa situation; assez prudent pour ménager ses rivaux, il essayait de modérer les fureurs de la reine qui, elle, ne pensait qu'à se venger et à frapper de mort tous ceux qui l'attaquaient ou médisaient d'elle. Le nombre en était grand.
Ce fut bientôt contre son ministre lui-même que se tourna sa colère, et elle résolut de le remplacer par son neveu, qu'elle regardait comme un homme politique moins hors de combat. Elle aposta donc ce neveu derrière une draperie cachant une porte; Bahadour, le pistolet au poing, ajusta et tua son oncle et son bienfaiteur. Dans le salon même où le vieillard venait d'entrer celui-ci alla tomber aux pieds du roi et de la reine.
L'assassin fut nommé commandant en chef des troupes royales. Une autre créature de la reine, nommé Iong-Goun-Singh, devint premier ministre, et au bout de peu de temps il périt tué d'un coup de pistolet, comme Mahtabar; la balle le frappa assis dans sa chambre. Selon toute vraisemblance, Bahadour lui- même, encouragé par le résultat de son premier crime, avait suivi la même carrière. Il se hâta d'ordonner l'arrestation d'un soldat de la garde qu'il prétendait coupable, et que l'un des membres du ministère, Aby- man-Singh, fut chargé d'examiner, de juger et d'envoyer à la mort. Abyman refusa; Bahadour, maître en fait de perfidies, essaya de persuader à un autre
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de ses collègues, Foutteh-Singh, qu'Abyman avait trempé dans le crime que l'on poursuivait, et qu'il était nécessaire de l'arrêter lui-même et de le mettre à mort en même temps que le soldat. Les deux ministres, voyant que le redoutable Bahadour voulait se défaire d'eux tous, se mirent sur leurs gardes, assemblèrent des partisans ; et les deux bandes hostiles se trouvèrent réunies dans le palais. La reine, dont par parenthèse Iong-Goun- Singh, l'assassiné, avait été l'amant, n'écoutait plus que Bahadour. Celui-ci lui persuada ce qu'il voulut; et elle prit parti pour Bahadour.
Alors une scène effroyable eut lieu dans la grande salle du palais. Bahadour, l'épée nue, en face de son rival, donna ordre qu'on l'arrêtât. Le jeune fils de ce dernier, le poignard à la main, se plaça devant son père. Le fils de Bahadour, de son côté, enfant de seize ans, s'élance, enfonce son épée dans le corps du jeune homme; et le père, qui veut venger son fils, tombe frappé à mort sur le corps de celui-ci.
Bahadour avait encore devant lui quatorze partisans du mort, qui venaient de voir périr leur chef et son fils héroïque. Derrière le meurtrier se rangeaient les hommes de sa garde personnelle, au nombre de deux cents, prêts à tout oser pour leur maître. Bahadour prend des mains de l'un d'entre eux une carabine, vise le premier des seigneurs et le tue, reprend douze fois l'arme des mains de ses gardes, et abat douze victimes. Le seul Foutteh-Singh, dont nous avons pr\rlé, essaya de gagner la porte où le jeune fils de Baos hadour l'attendait pour l'égorger. La fumée de la poudre obscurcissait la salle ; Bahadour victorieux, carabine el) main, restait debout en face des cadavres.
Enfin, il donna l'ordre de massacrer dans le palais
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même tous les partisans de son adversaire; l'ordre fut exécuté.
Ne croirait-on pas lire les sanglants combats des
Nibelungen !
Do gie der recken einer da, er einen töten vant:
Er niet im zuo der 'wwzdcn, dem heim grabe gabant. Do begunde er trinken das fließende bluot;
So wie ungewon ers ivaire, es dlibtc im grmzlichen guot.
— « Un des héros alla où les morts étaient, se mit à genoux près d'une blessure, jeta le casque à terre; puis il commença à boire le sang qui coulait; quoiqu'il n'y fût pas accoutume , cela lui parut horriblement bon / ))
Il y a une étrange analogie entre ces populations transgangétiques, leurs mœurs, leur poésie populaire, même leur état politique, et ceux des anciens Germains.
§ III. — i es Germains et les Hindous. — La langue française est hiudoustanique. — Quel caractère notre histoire lui a imprimé.
J'ai laissé à Katmandou, capitale du Népaul, M. Oliphant qui cherchait les aventures, les tigres à combattre, les éléphants à dompter, 'bien plus que les mœurs à décrire. Il n'a ni la prétention ni le ridicule d'un profond savoir; on le lit avec plaisir; et s'il n'était trop grand chasseur, c'est-à-dire trop ardent et trop empressé à nous raconter les prouesses de son fusil de Manton (n° 12) et de son admirable coup d'œil, cet intérêt serait encore plus vif. Même observation pour le capitaine Francis Egerton (Royal Navy), qui a été aussi,
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vers 1850, faire un tour chez le roi du Népaul, et qui a visité en passant le roi d'Aoude, un roi comme nous en avions, vers 650 ou 700, du côté de la Somme et de la Loire.
Singuliers retours de l'histoire ! De même qu'en chimie les éléments semblables, sous quelque forme qu'ils soient déguisés, s'attirent ou se repoussent et forment des combinaisons analogues, de même se représentent avec une certitude inévitable les mêmes phénomènes historiques, transformés par le costume, la variété des temps et les nuances des mœurs. Il y a des Mérovingiens à Lucknow; les Anglais y sont Maires du palais. A Delhi le roi se couche sous la protection de ses hôtes et sans jpenser à son empire, tout aussi paisiblement que Dagobert ou « Tag-berth. » Le gouverneur anglais ferme, au son de la diane, la porte du palais impérial; et tout est dit. Ces braves rois de Delhi et d'Aoude ne sont pas malheureux d'ailleurs; ils mènent une vie agréable et luxueuse; ils sont même généreux.
Cela ne leur coûte guère et n'enrichit personne. Ils font aux dames anglaises qui viennent leur rendre visite des présents royaux qui (selon l'expression originale de Mirabeau) tantalisent les visiteuses, sans appauvrir les donataires. Voici les plus beaux châles de cachemire qu'un ministre d'État jette sur les épaules de ces dames ; — des aigrettes de diamant et des colliers de perles, resplendissant dans des écrins d'or pur, passent sous leurs yeux éblouis; elles acceptent et remercient. Par malheur un statut de la Compagnie des Indes défend aux employés anglais et à leurs familles de recevoir aucun présent des princes du pays. Tout apparaît pour disparaître, comme le repas enchanté que Sancho re-
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grettait si amèrement; présents splendides et remerci- ments empressés se réduisent à deux simulacres; pierreries et étoffes précieuses rentrent dans le Zénana pour servir le lendemain à la même exhibition et à la même cérémonie qui, renouvelée indéfiniment, éternise cette munificence économique.
Je reviens au roi d'Aoude, gentilhomme qui n'a rien à faire et dont le palais porte le nom de Délices du cœur. Il a très-bien accueilli le capitaine Francis Egerton à son retour du Népaul. Le samedi, 15 février 1851, à sept heures du matin, le premier ministre de ce monarque vint apporter au capitaine l'invitation de son maître.
Voici quel était son équipage de chasse : une robe de chambre à fleurs et très-longue, brodée sur toutes les coutures, laissant voir un pantalon flottant de velours rouge, attaché à d'énormes babouches; de plus, un vaste turban et un long cimeterre. Sa barouche, — voiture de l'an 1780, juchée à douze pieds de terre sur d'énormes ressorts, comme c'était la mode sous Louis XYI, avait pour escorte une foule de bandits à cheval portant tous les haillons imaginables et caracolant à qui mieux mieux autour du véhicule, trainé par quatre petits poneys; — on partit.
Je ne le suivi ai pas dans cette grande chasse. Les antilopes, les lynx, les cliittahs, les éléphants tombent sous ses coups. Il ne s'inquiète pas (les détails de mœurs, des souvenirs de l'histoire, surtout de la science; il est parfaitement dans son droit. Il a raison de ne parler que de ce qu'il voit et de ce qu'il aime. Il appartient à l'école des voyageurs légers, amusés, amuseurs et quelquefois amusants ; non à celle de M. Horace Wilson, de M. Elphinstone, du colonel Tod, de M. Campbell.
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Il faut que je vous parle un peu de ces derniers, que préoccupe l'obscure et épineuse question de l'histoire hindoustanique, c'est-à-dire des annales réelles. de l'Inde au temps de Porus et d'Alexandre, même au temps de Moïse.
Ils ont cru reconnaître dans la Péninsule, au pied de l'Himalaya, le type primitif de la Germanie de Tacite; — les Saxons dans les « Sikhs, » — les Goths dans les « Jats ; » — enfin toute l'organisation de la commune teutonique dans les villages actuels de l'Inde supérieure. J'ai promis de rendre compte au lecteur de quelques- unes de ces observations ou de ces hypothèses qui éclairent étrangement nos vieilles études classiques, et dont plusieurs ne manquent ni d'intérêt ni de vraisemblance. Je ne dirai pas que le « Péloponèse » (d'après Swift) ne vienne évidemment de « Pail-up and-ease-us » (prononcez «Pélopendiseus), » le cri des marchandes de lait « anglaises. » Je ne suivrai j)as l'un de ces étymolo- gistes renforcés dans sa route hardie, celui qui pense que la propagande bouddhiste a créé l'Olympe des Grecs. Non-seulement il regarde Pallas, Aphrodite, Eros et Hermès comme des divinités des Védas; mais il affirme que Corinthe est une ville de la Cori-Hinde ou de la « Corée, » et que Minerve est fille de « Manou 1 ! »
M. George Campbell, aujourd'hui au service du Bengale et auteur d'un excellent livre sur l'Inde moderne 2, est bien plus sérieux. Il signale dans la constitution civile des « Sikhs » actuels la plupart des traits qui distinguaient les anciens « Saxons » du temps de Charle- magne ou même de Tacite.
1. India in Greece, or Truth in Mythology, containing the sources of the Hellenic race, etc., etc., 1851.
2. Modern India, etc.
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Il m'avait toujours semblé bizarre que les Saxons eussent reçu (comme le veulent la plupart des cty- mologistes) leurs noms de leurs « petits couteaux, » seaxan, scrarnasaxan, d'où iiolis aurions fait « estramaçon » — « coup d'estramaçon, » — et non de quelque autre circonstance plus naturelle. Dans l'ordre commun des choses, ce sont les armes que l'on baptise d'après ceux qui les portent, et non ces derniers d'après leurs armes. Je serais donc de l'avis d'un des hommes les plus savants de notre époque, M. Edelestand Du Mé- ril, qui signale les Saxons comme les hommes de la « demeure fixe, » de l'établissement (sass en allemand, — en anglais, sitting); les Franks, comme les hommes du « caprice, » de l'audace et de l'esprit d'aventure (frak, ou « frank, » en islandais, d'où le freak des Anglais, et notre mot « frasque ») ; enfin les Vandales (« Wandeln »), comme les nomades, les hommes « errants. »
Cette explication ingénieuse acquiert plus d'autorité quand on lit chez M. Campbell les détails intérieurs et la statistique judiciaire, légale, domestique d'un village sikh tel qu'il existe de nos jours. Le village des limites ou des marches saxonnes, celui que les historiens du ve au IXe siècle nous dépeignent, et que les historiens modernes, Palsgrave, Sharon-Tur- ner, Kemble, et plus tard M. Ozanam ont analysé, offre les mêmes caractères. C'est une communauté libre, possédant des terres et des pâturages en com- mun; agricole et guerrière; très-attachée à la famille et aux vieilles coutumes; estimant la bravoure, la 1 fidélité au serment et le dévouement à la famille; i barbare d'ailleurs, versant avec facilité et sans remords E le sang des autres et le sien propre. Les crimes s'y ra-
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chètent par la « composition, » c'est-à-dire que l'on paye tant à l'offensé. La composition varie selon le rang, la famille, la situation sociale de celui qui la donne et de celui qui la reçoit. Tous les membres d'une même race se liguent et se groupent dans les mêmes localités. L'autorité du chef est limitée ; l'élection admise, mais non indispensable; le respect pour les femmes très-vif, l'attachement aux proches excessif, l'estime pour la chasteté et la bravoure extrême. Même amour de la vie guerrière et même consécration du jeune homme à qui l'on ceint l'épée au moment de la puberté. Comme chez les Franks Saliens, les femmes n'héritent pas; et comme chez les Scandinaves, elles se brûlent sur le corps de leurs maris défunts. Enfin l'assemblée des sages, ce germe primordial des assemblées délibérantes modernes, le Witan des Saxons (Wise) s'y retrouve aussi sous une appellation à peu près identique. A ces coïncidences M. George Campbell ajoute beaucoup d'autres analogies, tirées des coutumes religieuses et populaires, des noms de lieux et du langage. Il emprunte à « l'Histoire des institutions anglo-saxonnes, » par Kemble, une description de la c( Marche» germanique, qu'il place en regard du village sikh. Il finit par conclure avec les philologues modernes, que l'identité primitive de ces races, toutes descendues de la même race japétique ou des Iaons (laones), est incontestable; qu'elles se sont divisées en deux branches; l'une, Romains et Grecs, allant au sud- ouest; l'autre, Germains et Goths, se dirigeant vers le nord-ouest; et qu'elles ont peuplé l'Europe.
Il est certain que l'Europe gréco-latine, l'Amérique du Nord, anglo-saxonne, et le double monde germanique, anglais et teuton, se servent et se sont servis depuis
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plus de trente siècles d'idiomes qui, malgré leur diversité, se rapportent à la même origine.
Cette persistance des éléments anciens à travers l'histoire est un fait connexe de la mobilité qui les diversifie. Nous parlons en France un dialecte, fort éloigné sans doute du samskrit, mais enfin un dialecte hindousta- nique dont les vraies racines, soit latines, soit grecques, soit gauloises, se retrouvent sans altération dans les vieux livres de l'Hindoustan. Mon père, — voilà deux mots samskrits.
Et notre nouvel idiome, ce dialecte si clair et si analytique dont nous avons fait la langue française, dialecte qui signale une des phases les plus brillantes que l'idiome antique ait subies, offre à son tour un exemple infiniment curieux de cette permanence dans la mobilité dont nous 'parlions tout à l'heure. Plus que toute autre, la langue française a changé de forme. Toujours la même et toujours diverse; — sous les Romains éliminant les mots gaulois ; — sous les Germains éliminant les mots latins; procédant par secousses et par fantaisies; — reprenant certains vocables pour en quitter d'autres, sauf à reprendre ensuite ceux qu'elle avait quittés; elle est devenue, à travers ces ébranlements irréguliers, l'un des plus puissants et des plus sympathiques langages du monde entier.
Malgré ce mouvement de rotation excessive, nul idiome n'a mieux servi la civilisation générale.
Mais notre langue l'a servie à sa manière. Elle a suivi l'impulsion de nos mœurs inconstantes et de nos retours véhéments. A force d'agiter et de secouer ses éléments constitutifs, elle s'est détachée du grec et du latin, de l'italien et de l'espagnol, nés de la même mère. Par pure fatigue du changement, elle est parvenue à
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l'abstraction. Devenue plus analytique, plus civilisée, plus raffinée, moins sauvage, moins passionnée, moins audacieuse que toute autre ; elle est devenue aussi plus raisonnable. A force d'expérience ou d'étourderie, elle a fini par s'en tenir, comme les roués qui ont beaucoup vécu, à une certaine simplicité exquise et définitive. Elle a préféré les généralités impersonnelles, rejettant les mots populaires qui expriment naïvement les individus et les choses.
La place même qu'elle assigne aux mots dans la phrase est logique, non pittoresque.
L'Anglais ou l'Allemand diront : « Quoique conforme à la vérité, tel fragment de satire, si vous le citez contre un homme en témoignage de justice, ne prouve rien. Les vers d'un vieux poëte, écrits il y a trois ou quatre cents ans, passent pour une autorité historique de bon aloi. »
Telle est la syntaxe septentrionale; c'est le mode germanique ou anglais; dur à notre oreille. Cette phrase, dont tous les mots sont français n'est plus française, parce qu'elle ne procède pas selon notre logique française.
Pour être conforme au génie analytique de la France, il faut retourner la phrase et dire : « Un fragment de satire, quelque conforme à la vérité qu'il puisse être, ne prouve rien en Justice; les vers de tel vieux poëte passeront pour une autorité de bon aloi, s'il y a longtemps qu'il les a écrits. » En conservant les vocables, nous avons tout changé ; ici nous ne parlons plus selon l'impression et le mouvement des faits, mais selon la logique des idées, qui détermine, chez nous, la succession des mots.
Nul Français n'a donc écrit un seul bon livre en anglais ; aucun Anglais, le délicieux Irlandais Hamilton
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excepté, n'a fait un bon livre français. Les principes élémentaires des idiomes modernes ont beau être identiques, le génie des races est contradictoire.
Rien ne reste immobile, pas même les idiomes. Une phrase française et d'excellent français, telle qu'on l'écrit aujourd'hui, aurait paru étrange du temps de Pascal. Ce qu'on appelle l'immobilité séculaire des civilisations orientales ne résiste pas à cette loi de la métamorphose éternelle.
§ IV. — Changement dans les mœurs. — Les Sutties.
Même dans le vieil Hindoustan, où tout semble durer éternellement depuis le commencement du monde, tout change avec le temps. Les veuves hindoues ne se brûlent pas aussi souvent sur le tombeau de leurs maris; et c'est par exception que le 30 août 1838 a été témoin de l'une des dernières représentations de cette espèce.
« Curieux spectacle (dit un des voyageurs que j'ai cités plus haut), et dont M. Lemierre, auteur de la Veuve du Malabar, aurait été surpris. Ces auto-ela-fé avaient pour apologistes et pour partisans dévoués les veuves elles-mêmes. Non-seulement elles ne se croyaient pas malheureuses ou victimes, mais si l'on eût voulu les i empêcher de suivre leurs époux dans la mort, on les ijeût révoltées. »
La description récente d'une de ces cérémonies que l'on appelle sutties, ou bûcher des veuves, rappellent [ exactement la même cérémonie telle qu'elle se pratiquait en Islande. Les Islandais professaient aussi la iieroyance que si l'épouse suivait son époux dans la mort.
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« il franchirait le seuil de l'enfer sans que la lourde porte pût retomber sur ses talons. »
Cette analogie s'étend jusqu'aux mots ; Sutlie ou satie, c'est sancla (sainte); et sahugamana, « le mariage sacré, » sanctum matrimonium.
La solennité funèbre à laquelle je viens de faire allusion, eut lieu dans la cité royale d'Oudypore, qu'un commentateur prétend être la ville de Porus. Le prince Maharana Juwan Sing venait de mourir, et, selon la coutume de ces climats chauds, on commençait à l'instant même ses funérailles, qu'annonçaient des décharges d'artillerie. Le peuple curieux de la cérémonie affluait sous les portiques. Au centre de la place une vaste structure se dressait, dont les étages superposés, ornés de fleurs et formés de bois odoriférants, ne manquaient ni de régularité ni d'élégance.
« Les femmes du prince (se demandait la foule) suivront-elles l'usage sacré ? Les Anglais leur permettront- ils de monter sur le bûcher de leur époux? » On savait que les étrangers avaient toujours montré beaucoup d'éloignement pour cette coutume, et que les Barbares désiraient détruire une pratique si louable. Il y avait donc beaucoup d'agitation dans les masses; tous les regards se portaient vers le monument funéraire des anciens rois prédécesseurs du défunt. Sur la pierre de ce monument étaient gravées en creux de nombreuses effigies représentant des plantes de pieds féminins, en nombre égal à celui des femmes qui s'étaient sacrifiées volontairement. Le nombre en était prodigieux.
L'artillerie tonne de nouveau, les portes du palais s'ouvrent. Huit femmes, ornées de leurs plus beaux atours, couvertes de pierreries et de mousseline, toutes à cheval, s'avancent résolûment vers le bûcher. Les deux
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reines faisaient partie de cette troupe; joyeusement, dévotement, sans véhémence et comme livrées à une extase douce, au milieu de leurs parents assemblés, elles entrèrent dans le cercle de flammes et s'y perdirent.
Les autorités anglaises s'émurent. Les missionnaires protestants firent grand bruit; le gouvernement prit l'affaire à cœur : après une diplomatie longue et épineuse, moyennant beaucoup d'argent et des priviléges accordés aux prêtres, ces derniers promirent de concéder aux veuves le droit de ne pas se brûler désormais.
Les veuves commencent à être de l'avis de leurs défenseurs. Plus tard on employa les mêmes procédés en faveur de la vaccine et de l'inoculation, qui, malgré la déesse lJlatadjie, déesse « de la petite-vérole, » sont aujourd'hui pratiquées avec quelque succès sur les bords du Gange.
Enfin la vapeur fraye aujourd'hui la route des voyageurs à travers l'antique Hindoustan.
g V. — Corollaires.
Il est bon de tirer quelques enseignements de nos lectures, d'ailleurs amusantes. Le monde marche, même dans ces régions lointaines.
Les philosophes et les observateurs semblent croire que la vie des sociétés est un repos; elle est un mouvement.
Abusez-vous de ce mouvement, vous contrariez la marche normale de la vie. Abusez-vous de la permanence, vous sanctifiez la mort.
Quiconque exagère l'un ou l'autre de ces éléments,
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— avenir ou mobilité, passé ou permanence, — suspend la vie des peuples.
La régularité de cette lutte fait vivre la civilisation. Permanence et mobilité, voilà l'antagonisme nécessaire. Par lui rien ne se perd, bien que tout change ; rien ne s'annule, quoique tout se développe.
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L'INDE ANGLAISE ET L'INSURRECTION DES CL PATES
§ I. — Que la conduite des Anglais vis-à-vis des Hindous
a été imprévoyante et impolitique.
La révolte des Cipayes contre les Anglais leurs maîtres est un des plus notables événements du siècle, un fle ceux qui portent avec eux le plus d'avertissements et de menaces.
Je ne m'occupe ici que des questions philosophiques soulevées par cette grande affaire.
Ce ne furent ni les Russes qui semèrent l'or et ameutèrent les cipayes, ni les brahmanes qui organisèrent une conjuration religieuse, ni les rajahs qui s'entendirent pour soulever les populations et expulser les oppresseurs. Ce fut une révolte militaire incontestablement.
Et quels étaient ces révoltés? Des fils de paysans du royaume d'Aoude, escamoté il y a peu d'années, et dont la conquête (quelle conquête!) fut pour les directeurs de la Compagnie des Indes un sujet d'allégresse et de triomphe si étourdissant et si modeste ! — « Soyons fiers et remercions Dieu ! Nous
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n'avons pas versé une goutte de sang, dit la dépêche officielle, et 25,000 milles carrés de territoire avec ses 5 millions d'habitants sont à nous. A peine un murmure !... La population n'avait aucun attachement pour ses anciens maîtres ! »
Est-on sûr de cela? N'y eut-il pas ici quelqu'une de ces obliquités de coup d'œil, fautes d'observation, erreurs d'appréciation, qui font tant de mal aux individus et aux peuples?
A force de talent pour conduire et négocier les affaires, les Anglais ne perdent-ils pas quelquefois le genre de mérite qu'il faut pour étudier, comprendre, pénétrer, diriger les hommes? Ils sont grands politiques ; sont-ils assez philosophes? Ont-ils bien apprécié cette stupide indifférence des populations pour leurs maîtres, cette léthargie profonde, leurre ou maladie morale? Cette torpeur, est-ce un voile ou une réalité? Un fait ou un piège? Ces Hindous dociles, patients, résignés; ces musulmans plongés dans les douceurs avilissantes d'un sérail payé par les conquérants, sont-ils bien connus de ceux qui les payent? J'en doute.
Les Anglais méprisent trop leurs sujets; ils ne les aiment guère; ils ne les visitent pas et vivent loin d'eux. Peut-on connaître les gens avec lesquels on ne vit pas ? Là-dessus il faut écouter les Anglais et les Anglaises, personnes véridiques, habitués à s'accabler d'injures, fiers au point de ne jamais se ménager, hardis à se confesser publiquement, à se châtier avec joie, à s'inonder chaque jour d'un torrent de reproches amers; heureux de s'administrer une douche perpétuelle de vérités âcres, saisissantes et exagérées.
Admirable tonique, la vérité, — pour qui sait la supporter et la dire!
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Une de ces demoiselles anglaises qui vont aux Indes avec leur petit bagage et qui en reviennent souvent avec un mari et un bon livre; miss Emma ltobcrts, auteur des Scènes de l'Hindoustan, écrivait il y a vingt ans : « Nos Anglais ont eu beau se trouver en contact avec les nations étrangères, rien ne les a corrigés. Ce sont toujours les mêmes gens, pleins d'orgueil et de dédain; des insulaires qui s'arrangent pour se faire détester partout où ils vont. Les habitants de l'Inde ont du respect pour notre gouvernement, parce qu'il est sage, équitable et prévoyant; les fonctionnaires civils et militaires de la Compagnie sont abhorrés ; ils prennent en général si peu d'intérêt à ce qui les entoure, ils ont si peu d'égards pour les mœurs et les coutumes de l'Asie, si peu de souci de plaire à ceux avec lesquels ils vivent, si peu de crainte de les offenser, que leur impopularité personnelle est complète. »
Miss Roberts jugeait en femme; peut-être jugeait-elle bien.
— « Nous ne songeons pas assez (dit-elle encore) à nous concilier les natifs et à leur être agréables (t. Ier, p. 193). Les employés de la Compagnie se tiennent à distance des Hindous, de peur d'éveiller les soupçons et de paraître moins Anglais qu'ils ne doivent être (t. II, p. 155). On ne se prête pas assez aux avances des indigènes, naturellement sociables. La farouche humeur anglaise déplaît aux brahmanes; ces étrangers, qui dé- couragent les amitiés hindoues, leur semblent des barbares. L'étiquette orientale gêne nos gentlemen ; le genre de conversation qu'elle autorise et régit leur
i semble fastidieux e^^fîS^pppîTs^le. ( What a bore 1 s'écrient-ils, « quel^M^H^Aii^iVet ennui l'ont-ils abrégé, évité et m&fite ,... 1 1 e rapports cor-
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diaux, plus de communications amicales. Au lieu de s'entendre, on s'est méconnu mutuellement (t. II, p. 193). Nos coutumes occidentales, qui semblent ridicules ou choquantes aux Orientaux, il fallait les leur expliquer; intelligents, souples, aptes à se prêter et à comprendre comme sont les Hindous, ils eussent admiré leurs maîtres. (Ib.) — Souvent même ils ont essayé de vaincre cette insensibilité et de fondre la glace britannique. L'Anglais s'est concentré dans une morgue insultante. » De là chez les mahométans une ardente, sombre, sourde et violente colère; chez les Hindous une rancune froide et profonde, cachée sous toutes les grâces que la servilité prodigue. Les Anglais assurent leur domination, tout en rétrécissant le cercle impolitique de leur isolement national. Miss Roberts apercevait ces résultats; elle sentait, avec un instinct délicat qui vaut mieux que la raison, le mécontentement secret sous l'obséquieuse servitude, l'ironie amère sous la résignation prosternée. « Prenez garde, dit-elle, ils ne sont pas contents. » Et elle cite plusieurs passages de ces journaux à la main (ukhbars) écrits en langue persane, l'idiome élégant du pays; journaux qui circulaient à Delhi quand elle s'y trouvait. Avec quelle licence mahométans et brahmanes, parlaient déjà de leurs maîtres ! Dans ces feuilles satiriques, compensation et amusement de leur esclavage, on lisait : — « L'idiot (ils parlent d'un résident anglais) a une jolie femme qui s'en est allée dans la voiture, seule avec l'ami; et l'idiot est resté à table, cassant des noisettes et entonnant du vin dans sa personne. Les étoiles riaient!» —Et ailleurs : « Quand la députation des nobles Hindous s'est présentée, le porc (le résident), qui était à peine habillé, daigna se lever un instant et demander bruta-
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bernent : Que voulez-vous? — Rien que vous offrir nos respects! — C'est boni)) Puis il grogna: « Djoë (pour ijot) « Allezl » — Et il se « recoucha. » La traduction le plusieurs de ces ukhbars a fait dresser les cheveux à .a pudique miss Roberts; ils effarouchent même un vieil orientaliste de mes amis. Tout cela ne serait point de mise dans le monde civilisé et ne supporterait pas l'impression, tant le cynisme du sarcasme y est nu et se donne libre carrière.
Ces avertissements lointains étaient dignes d'attention. Incapable de s'assimiler il ce vieux peuple, ou plutôt à cet amas de cent vieux peuples asiatiques, iédaignant de les comprendre, abandonnant ce travail à quelques voyageurs et quelques savants, à Wil- iam Jones, Prinsep, Colcbroke, nurness; — la colonie mglo-hindoue, à mesure que la conquête s'est régula- risée et stabilisée, est devenue plus foncièrement anglosaxonne. Le prince Soltikoff, voyageur judicieux auquel den n'échappe, s'émerveillait, il y a quelques années, le cette persistance anglaise, de cette invariable et ndomptable nationalité; de cette opiniâtreté de la vie britannique; de ces tasses de thé savourées dans les nêmes coupes, à la même heure, avec les mêmes gestes 3t les mêmes discours, accompagnées des mêmes morceaux de sucre, comme si l'on eût habité Grosvenor vtquare ou Regent's circus. On ne renonce ni au mediwine-chest, ni aux purgatifs, ni à la camomille, ni au déjeuner de Ham and eggs, ni même aux excitants ;jt aux spiritueux qui, dans ce climat et sous ce soleil, deviennent un poison. Jusque sur les pentes de L'Himalaya il retrouve May-Fair, le piano à queue de fabrique anglaise, les petites cantilènes de Tho- ùinas Moore ou les mélodies douces de l'Ecosse; il
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assiste à un tea-party au milieu des djongles impraticables, des tigres couchés sur le bord des routes, des faquirs tout nus, des éléphants furieux et des sacrifices humains. «Après avoir cheminé longtemps, dit-il, dans un désert boisé, je vis enfin des lumières scintiller entre les arbres, et je fus introduit dans une élégante maison où était dressée une table richement servie. Dans le salon étaient six convives, hommes et femmes, tous très- élégants. Une des dames était jeune et attrayante; une autre jeune aussi et fort bien; la troisième, distinguée, mais d'un âge un peu plus avancé. La première était née et avait été élevée dans l'Inde. L'Inde donne à ceux qui la touchent une désinvolture qui tranche avec la raideur genuine de l'Angleterre. Cette dame nous chanta de simples chansons écossaises, sans accompagnement et sans méthode; mais naturellement, avec une absence d'affectation des plus aimables. M. N..., un des convives, capitaine de cipayes, a pour mission de supprimer autant que possible les sacrifices humains. Depuis un an et demi qu'il parcourt les environs, il a sauvé quarante personnes et employé son influence indirecte, mais efficace, à protéger la vie d'une centaine d'autres. Un des sacrificateurs dont il s'est emparé est maintenant, bon gré malgré, forcé de l'aider dans son œuvre. »
Je signale la scène précédente comme l'un des symptômes de ce temps-ci ; on y voit tout ensemble les sacrifices humains, les chansons de l'Écosse, une dame hindo-anglaise et un voyageur russe.
« Lorsque (dit un Suédois), je voulais aller rendre visite aux Anglais, pour lesquels j'avais des lettres de recommandation, il me fallait faire des courses énormes en palanquin ou à cheval. Ils ont soin d'aller loger
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aussi loin des villes que possible; ils fuient les indigènes et ne veulent avoir aucun rapport avec eux. »
Le voyageur russe, que je citais tout à l'heure, trouve ses amis occupés à détruire les tamarins prodigieux et les beaux figuiers des banyans, pour se faire des bowling-greens, et pour retrouver sous le tropique Sus- sex, Essex et la saveur des pelouses d-'Hampstead ; il les raille de leur entêtement à se créer des jardins et des parcs dans le genre de Queen's Gardens pour remplacer les paysages gigantesques et féeriques dont la nature est prodigue là-bas.
Ces indestructibles Anglais traitent les indigènes de la péninsule comme ils agiraient envers de petits prolétaires anglais dédaignés. D'une part ils les tiennent à distance, les humilient, les avilissent et les blessent; d'une autre ils leur donnent le jury, la presse libre, la discipline militaire et l'équitable répartition des impôts.
Du jury les Hindous ne savent que faire. La presse leur sert à rire des maîtres et à les déconsidérer; la discipline à se venger.
Comme négociants ou hommes d'action, les Anglais commettaient donc peu de fautes; ils étendaient jusqu'au Thibet et à la Tartarie le réseau subtil de leur conquête. Quant aux scrupules qu'ils ont dû sacrifier au Baal de leur commerce et au Moloch de leur politique, nous n'entamons pas ce procès, qui reste entre Dieu et eux; l'œuvre de leur force et de leur ruse n'en est pas moins monumentale, incontestable, immense. L'histoire jugera.
C'est comme philosophes qu'ils se sont trompés.
Ils ont méconnu le vrai caractère de ces populations animées de deux fatalismes contraires, également hos- tiles aux idées de l'Europe. Absorbés par leur bu-
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siness, terrible et exorbitant; occupés des petits princes à ménager ou à mettre aux prises; des subsides à établir; des impôts à créer; des conquêtes à poursuivre sans relâche, puisque sans cette série inévitable de conquêtes la presqu'île hindoustanique serait perdue ; ils ont déployé, dans cette entreprise immense et multiple, sagacité, persévérance, énergie, fécondité de ressources, un héroïsme et une habileté, sinon une loyauté, miraculeux. Cent mille Anglais, mettant la main sur cent millions d'indigènes, sont parvenus à les dompter, à les circonvenir, à les régir ou à les tenir en bride, — un maître pour mille sujets !
Mais ils n'ont pas compris le monde qu'ils exploitaient et gouvernaient.
Avaient-ils affaire à une race politique? Non. A des hommes que l'amélioration de leur sort préoccupât? Nullement. A un peuple que la « maîtresse-raison, » préconisée par Cicéron, Épictète et Montaigne (magistra generis humani), dirigeât clans ses actes ou trouvât accessible? Pas le moins du monde. Des services rendus l'Hindoustan n'a pas tenu compte; des maladresses commises il a tiré vengeance.
Les Anglais mettaient le pied dans la sphère du rêve, dans le vieux berceau de toutes les philosophies excessives et de toutes les théocraties orientales, dans le domaine ou plutôt l'océan de l'immense et du prodigieux, dans le sanctuaire fantastique de cette société plus idéale que vraie, fantôme plutôt que réalité, que n'ont pu entamer encore ni le glaive mongol ni la foi chrétienne, ni les invasions des barbares; on n'entame pas les fantômes. La passion réfugiée dans les souvenirs, la nationalité dans les traditions, la patrie dans la coutume; peu d'idées, point d'histoire ; le devoir transformé et dé-
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pravé ; des fureurs sans bornes et une finesse sans scrupule; aucune notion du juste, du droit, du vrai; des natures ou douces et servilcs, ou féroces et de bêtes de proie; rien qui ressemble aux intérêts pondérés, aux concessions admises, aux efforts soutenus des nations occidentales ; partout le mythe, l'utilité et la modération nulle part; l'oppression acceptée, la vengeance déifiée; les crimes considérés comme un produit naturel des forces vitales, c'est-à-dire divines; les vertus, les talents et les grâces acceptés au même titre; — voilà l'espèce humaine depuis le cap Comorin jusqu'à l'Himalaya, et sous d'innombrables nuances de dialectes et de costumes.
Le symbole qui réalise l'abstraction est naturel à l'intelligence de l'Hindou, comme le raisonnement et l'analyse sont naturels à notre esprit.
Quelle est cette vieille sorcière, enchaînée sur son rocher dans les glaces, condamnée pour garder son pouvoir à ne jamais les quitter; soulevant les tempêtes, commandant aux éléments, et vivant au milieu de son harem composé d'un million d'hommes? C'est la Compagnie des Indes-Orientales. Le cerveau hindou n'a jamais pu la comprendre que sous cette figure : « Kom- pania!» la sorcière !
Le premier chemin de fer n'effraya pas les indigènes ; pour eux il n'y a pas de miracles. Cette nouveauté leur causa une émotion religieuse et mystique. Ils prièrent la déesse « Vapeur » de les prendre en grande considération, lui offrirent des guirlandes et du beurre fondu, et montèrent tranquillement dans la machine. On y lisait cette inscription aussi anglaise qu'elle est hindoue :«Les gentlemen qui voudront prendre des billets de première et dr. deuxième classe auront une cheiiiise. »
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Résumé philosophique de quarante siècles et de milliers de générations, l'Hindou est l'antithèse de l'Européen. Ce sont les deux pôles de l'humanité; la jeune Europe et la vieille Asie ; — ici le symbole, là l'horreur du symbole : — le sens moral ici détruit, là rigide jusqu'à l'étroitesse : — la synthèse opposée à l'analyse ; — ici de grands besoins, là une vie sans besoins.
L'Hindou représente le fond même de l'Orient rêveur. Il n'a pas subi sans angoisse le joug de l'Anglais positif. Ces deux éléments contraires se sont repoussés dès qu'ils se sont rapprochés et touchés. Avec les cipayes tout l'Orient fatigué se soulevait; et la Perse, et l'empire du Milieu, et les îles que les Hollandais possèdent. Tout l'Orient sentait la pression européenne et s'éveillait.
Depuib Alexandre le Grand l'intelligence occidentale a marché sur lui sans s'arrêter. Les croisades ont continué l'œuvre d'Alexandre ; les Arabes chassés d'Espagne l'ont poursuivie ; les découvertes de la science l'ont achevée ; la conquête d'Alger mahométan l'a couronnée.
L'ascendant conquis par notre civilisation forçait donc l'antique Asie à reculer, à s'amoindrir, à déposer ses prétentions et ses ambitions, à nous emprunter nos indus tries, à implorer notre secours, à vivre des reliefs de nos festins.
Des populations héroïques et innombrables, auxquelles la nature a donné tant de forces et de ressources et qui n'ont jamais manqué de grands caractères, ne pouvaient rien contre nous parce qu'elles n'avaient pas nos deux forces, la discipline dans les masses, la liberté morale dans l'individu. Tout épouvantées, elles fermaient leurs portes à nos voyageurs, leurs ports à nos vaisseaux. Impossible pendant longtemps de pénétrer dans le Japon, en Chine, même dans le Thibet. L'attraction euro-
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péenne effrayait ces peuples; ils craignaient d'être absorbés.
Devant tant d'obstacles, la Compagnie anglaise des Indes a dû transformer son entreprise commerciale en colonisation guerrière, ses comptoirs en établissements militaires, l'activité de son négoce en conquête armée.
Elle est restée enfin victorieuse et maîtresse du terrain. Mais sa victoire achevait de la compromettre, en portant au comble la terreur de ses sujets asiatiques. Tout à coup voici la révolte des Cipayes. La foudre éclate, lointaine, terrible, extraordinaire, surtout par sa menace; elle étonne les plus prévoyants, déconcerte les plus habiles. Une seconde conquête est à faire.
§ Il. — Que la Pensée hindoustanique est un somnambulisme accepté.
Résultats de cette situation intellectuelle.
Un journal de Madras racontait, le 13 août 1856, que neuf Radjepoutes, prisonniers des Anglais et embarqués sur le Minden, avaient voulu se laisser mourir de faim plutôt que de toucher aux mets préparés par leurs ennemis, les Européens, les souillés; quelques riches habitants de la ville se portèrent caution pour ces malheureux ; et on les relâcha.
Le même fait est raconté par l'historien des conquêtes d'Alexandre, Arrien, qui l'attribue à trois brahmanes, morts dans les mêmes circonstances et pour la même cause. Les chroniqueurs portugais du XVIe siècle; Bernier, ami de Molière, au xvnc; le missionnaire Dubois au xvnr, rapportent une foule d'exemples identiques.
Depuis trente ou quarante siècles on meurt résolû-
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ment dans ces contrées, non-seulement pour ne pas manger de bœuf, mais par haine de ceux qui en mangent et avec la consolante pensée de les punir et de se venger.
Ces somnambules de la vie réelle imaginent que leur mort est un anathème qui retombera sur l'oppresseur avec une inévitable certitude.
Celui qui commet un tel suicide ne peut jamais descendre dans la chaîne des êtres; il n'est pas souillé; il montera plus haut, au contraire, car il a fait son devoir et rempli sa tâche. Son adversaire est condamné à une déchéance éternelle ; il renaîtra dans quelque chose d'horrible et d'infâme.
Ces convictions datent des Vedas. Chasser ce nuage, changer les âmes, dissiper les fantômes, dégager les esprits du rêve qui les obsède, n:est pas possible. Voici dans les faubourgs de Madras un homme couvert d'ignobles lambeaux, affamé, repoussé de tous, forcé de remplir les plus vils offices, de disputer leur pâture aux chiens et aux loups; s'il frôle du pan de sa robe le brahmane ou le kshatrya, il sera tué. La loi défend que l'on punisse son assassin. Il ne peut trouver asile ou compassion que parmi les pariahs qui errent dans les bois et vivent de racines, ou les kollanfrous, qui sont infâmes. Pourquoi cette déchéance et cet ostracisme? Je vais vous le dire.
Cet homme a été brahmane. La seule cause de sa déchéance c'est qu'il a bu, à son corps défendant, une cuillerée de bouillon.
La chose est arrivée en 1849. Il servait chez un Anglais, employé de la Compagnie des Indes. Celui-ci étant venu à mourir, le brahmane infidèle, sous l'influence et au profit de quelques parents du défunt qui l'ont corrompu, a
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tenté de soustraire un testament. Pris sur le fait par l'héritier légitime, le voleur s'est laissé infliger cette punition horrible, une cuillerée de bouillon. Du bouillon de bœuf! Tout le monde s'est éloigné de lui; il est devenu un objet d'horreur; il mourra dans quelque repaire, haï, délaissé, méprisé, repoussé de tous. C'est ce que raconte Yereltz, dans son livre sur l' Etat de l'Inde (p. 302). La fraude et le vol, le meurtre et l'empoisonnement se pardonnent. Mais le bouillon de boeuf !
« J'avais grand plaisir, dit un voyageur russe que j'ai cité, à rencontrer chez un Anglais de mes amis l'un des brahmanes les plus éclairés et les plus aimables de l'Inde actuelle. Cet Hindou, spirituel et presque européen, venait souvent voir l'Anglais, qui l'avait pris en grande amitié et qui se plaisait à discuter avec lui les principes de la doctrine brahmanique. L'Indien se prÜtait de bonne grâce à ces discussions religieuses et affichait une grande tolérance dans ses discours. Un jour qu'il vint sans s'en douter à l'heure du repas de l'Anglais, celui-ci résolut de joindre la pratique à la théorie, et de tenter la conversion par la séduction. Prenant le brahmane par le bras :
« Mon cher (lui dit-il sans façon), il est temps que » vous mettiez t'aire nonsense de côté. Vous êtes philo- » sophe; ne craignez pas de vous compromettre avec moi; » levez le masque de votre vieille comédie ; venez!»
» Ils marchaient vers la salle à manger : « Venez » tout bonnement manger une tranche de bœuf avec » moi. » Ces dernières paroles frappaient les oreilles du brahmane, lorsqu'il se trouvait en présence d'un beau roastbeef fumant. Cette vue et ces mots lui causèrent un tremblement convulsif; son regard devint fixe ; il ne put proférer un mot et tomba sans connais-
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sance. Il fallut le reporter chez lui à demi-mort. On ne le revitplus dans la société européenne.»
Voilà le rêve au sein duquel vivent et meurent ces mystiques que les Anglais, de tous les hommes les moins tournés au mysticisme, sont chargés de gouverner. En 1856, un paysan qui se croyait injustement privé d'une partie de son héritage alla trouver le spoliateur, tenant son propre enfant dans ses bras. Après une adjuration solennelle et une imprécation dernière, le père brisa sur un arbre le crâne de son fils. Pas d'institution politique, de patrie, de centre social ou de point d'appui solide. Partout des individualités éparses, sans lien, sans conscience, que la coutume régit et que la tradition domine. Le sens moral est anéanti. Le thug, étrangleur de profession, marche à la mort en souriant, et couronné de fleurs, au milieu de la foule qui l'applaudit. Sa mission est considérée comme sainte ; pourvu que la pièce d'étoffe qui servait à cette œuvre ait eu les dimensions voulues, que le précepteur du meurtre, le prêtre qui endoctrine la bande et la bénit, le gourou ait consacré l'instrument fatal; pourvu que l'art ait été satisfait, et que l'accomplissement du rite ait eu lieu avec l'harmonie régulière, la fine douceur, la persévérance et l'habileté qui constituent les artistes, le thug est content et meurt en paix. Abolir chez son semblable ou chez lui-même le phénomène vital, si transitoire et de si peu de prix, ne le préoccupe aucunement.
Il a conscience de son excellence et sait qu'il correspond à une des forces de la nature, la force qui détruit, identique à la force qui conserve ; s'il ne raisonne pas là-dessus en métaphysicien consommé, il a le sentiment absolu, intime, complet de sa doctrine; un sentiment logé, pour ainsi dire, dans sa pulpe vitale, inborn, comme
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disent les Anglais, et ineffaçable. La déesse Bhowanie le protège et le guide.
« S'agit-il d'admettre un nouveau venu parmi les sectateurs de Bhowanie Cf après la cérémonie du bain, le récipiendaire, revêtu d'habits neufs, est présenté aux membres de la secte, réunis dans une salle. On passe ensuite de la chambre de réunion à un endroit consacré, peu distant. Là, à la face du ciel, le gourou, chef spirituel de la bande, invoque la déesse, qu'il prie de révéler ses intentions par quelques signes certains, et de faire comprendre aux élus si elle accepte le nouveau venu et lui accorde sa protection ou la lui refuse. La réponse est attendue en silence; c'est l'aboiement d'un chacal, le braiement d'un âne, le vol d'un canard traversant l'espace; c'est toute autre manifestation non moins irrécusable.
La bande alors rentre dans la maison. L'axe de fer, symbole de l'association, est placé entre les mains du récipiendaire, qui répète après le gourou un serment solennel et terrible. Il reçoit ensuite des mains du prêtre un morceau de sucre, consacré par des prières ; les cérémonies de l'initiation sontachevées. Le nouveau venu appartient désormais il l'association des thugs, sa vie au service du sang. Se rendre favorable leur farouche protectrice est l'une des principales préoccupations des thtigs. »
Les prisons de Madras et de Bombay sont pleines de ces artistes, quelques-uns, vénérables comme des patriarches, doux et honnêtes, racontant leurs fraudes et leurs déguisements comme Gil Blas dans sa retraite narrait sa vie passée; modestes et fiers d'avoir accompli deux cents, quelques-uns neuf cents fois leur honnête devoir. Un voyageur les admirait dans leur
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prison, il y a peu d'années, distribués par petits groupes, posant pour servir de modèles à un sculpteur, et répétant leurs scènes effroyables avec une coquetterie de danseuse qui s'admire. Une vingtaine de ces doux monstres ayant été pris par les Anglais, et leurs révélations ayant mis la justice sur la trace de plusieurs autres bandes, ils implorèrent une faveur qui leur fut accordée. Tous s'attachèrent, le chef au milieu, à de longs mouchoirs de toile fine, les enroulèrent autour de leurs cols avec cette scientifique grâce dont ils avaient la pratique et l'amour, et tirant de tous côtés, moururent dans le bonheur et l'honneur.
§ III. — Horreur que les Anglais inspirent. — E:I'elt'\ de l'antique servitude.
Les horreurs que commit Nêna-Sahib, sa douceur, son hospitalité, ses raffinements de cruauté et de délicatesse se rapportent au même tempérament.
C'était un Mahratte, mais un Mahratte brahmanisê ; et l'observation de l'excellent missionnaire Dubois, auteur d'un livre simple et profond sur l'Inde du XVIIIe siècle, est applicable à l'Inde actuelle : «On n'a jamais pu faire des chrétiens avec les Hindous; ce sont eux qui brahmanisent les étrangers. »
Le caractère des conquérants anglais, peu flexible, de nature persistante et vigoureuse, a résisté par l'isolement aux influences d'un tel milieu. Aussi sont-ils devenus pour leurs sujets des monstres et des « déicides»; vivant dans une orgie perpétuelle; tuant le bœuf; causant avec les femmes; ce qui, pour les Asiatiques, équivaut à la promiscuité. Aussi inspirent-ils aux indigènes
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autant d'horreur et de crainte qu'eux-mêmes témoignent de mépris à ces derniers.
L'évêque anglican Reginald IIeber, observateur délicat et digne de foi, rencontrant un soir dans une rue de Madras une petite fille hindoue, la vit fuir à son approche, puis tomber à genoux et pleurer : « Ah ! seigneur puissant, ne me faites pas de mal; je ne suis qu'une pauvre petite fille qui vais porter un gâteau de miel à mon père! » (Lettres sur les Indes, t. I«r, p. 93.) — « Voilà donc, dit Ileginald Heber, le fruit de la longue oppression sous laquelle l'Inde a gémi depuis Alexandre. Croyait-elle que je fusse un ogre? Et quelle idée ces pauvres gens ont-ils de nous?»
Le sentiment national parlait par la bouche de cette petite fille. C'est le maléfice de la servitude; c'est sa misère, qu'elle divinise la force, habitue l'homme à se croire nécessairement victime ou bourreau, et considère l'oppression comme la loi du monde. Un brahmane au XIX. siecle ne peut croire au juste, au droit, au bon ; toute son histoire s'élève contre ces idées. Que n'a-t-il pas souffert? Que ne peut-il pas souffrir? Mogols et Persans, Afghans et Mahrattes ont tour à tour versé son sang et pillé ses trésors.
« Vive le bon seigneur anglais ! » criait, il y a peu d'années, le peuple de la ville d'Agra, entassé dans ces ruelles plus irrégulièrement bâties que celles de notre moyen âge, ruelles pleines d'immondices et de bijoux, de mendiants et de cavaliers superbes, de boutiques étincelantes et de fakirs tout nus, d'éléphants qui fuient les chameaux et de filles nautches qui se rendent à leur temple couronnées de fleurs. Chacun embrassait les genoux de l'Anglais; on le proclamait l'égal de Brahma,
de Vishnou et des meilleures divinités.
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Cet Anglais, sir John Shore, magistrat éclairé, ins-^ truit et bienveillant, raconte ainsi son aventure :
« J'étais à cheval, quand je heurtai un aveugle qui mendiait et qui se trouvait sous les pas de l'animal. Je m'arrêtai; m'adressant à un passant, je le priai de conduire un peu l'aveugle et de le mettre hors de péril. Une action si naturelle enthousiasma la foule; on m'applaudit avec fureur; volontiers on m'aurait porté en triomphe, tant cette charité semblait merveilleuse et touchait vivement les âmes. « Le sahib anglais n'est pas comme les autres sahibs, qui auraient écrasé l'aveugle; il a de la pitiét » criaient-ils tous. Et leurs ac-,clamations me poursuivirent longtemps. »
Cette incurable terreur a dans le passé sa cause et son excuse; que peuvent sur un tel pays les réglementations administratives, la législation importée, les efforts politiques? Comment guérir cette peur, réformer le vieux génie, effacer les siècles, transformer ce qui ne change jamais, le caractère?
La douce et la docile grâce des mœurs hindoues cachaient toutes ces vérités, mais n'en imposaient pas aux esprits sagaces. Warren Hastings, Clive, Reginald He- ber, sir John Shore ne s'y trompaient pas. Ils voyaient déjà une population tremblante, servile, énervée, frémir sous la main de ses maîtres, menacer de l'ensanglanter et s'apprêter à la déchirer. Dès l'année 1816 les commissaires du gouvernement près de la compagnie des Indes écrivaient à M. Bayley, premier secrétaire : « Ici nous avons tout à craindre. Les musulmans imaginent que nous voulons détruire leur religion; ils réussissent à faire entrer leurs soupçons dans la tête des Hindous. Les uns et les autres surveillent nos actes avec l'anxiété la plus jalouse; nos moindres paroles, nos
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mouvements les plus insignifiants leur semblent une menace.» (25 octobre 1810. Consultations judiciaires au Bengale.)
§ IV. — Premières insurrections. — Comment on les éteignit.
Trois insurrections éclatèrent successivement; celles de Vellore, de Bénarès et de Bareilly. On ne se révoltait pas pour de grandes causes; il n'était question ni de patrie, ni de liberté, ni de droits civils; mais bien de moustaches coupées, de barbe taillée à l'anglaise, d'une nouvelle coiffure imposée par le général Craddock, d'un costume qui gênait, surtout d'une assimilation redoutée avec les chrétiens et leurs mœurs. «Quel avancement et quelle distinction désirez-vous?)) demandait un général anglais à un cipaye qui s'était bien conduit, et qu'il faisait sortir des rangs.— « Sahib ! je serais heureux si vous me permettiez de laisser pousser mes moustaches comme jadis. » Prenez l'or, l'argent, les villes, les diamants, l'autorité, le crédit, le commerce. Respectez seulement notre intime sanctuaire, nos costumes, notre vie propre; c'est le dernier point de notre existence que nous puissions défendre; laissez-nous la dernière liberté qui nous reste : — nous- mêmes.
Les trois insurrections étaient nées de rien. Il avait suffi d'une tradition, d'un mot, d'un ombrage. Ces organisations molles et ardentes, fines et furieuses, chez lesquelles l'électricité et le ressort se développent en raison inverse de la puissance musculaire, se portent, pour une chimère, à des crimes sans nom.
Dans ces trois insurrections les Anglais furent sauvés
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par leurs soldats. Menacés, ils appelèrent à eux les cipayes, et ceux-ci les défendirent. Populations passionnées et féminines, pleines de sympathie et menées par l'instinct; qui ne savent pas raisonner ou attendre, mais seulement aimer et haïr; elles craignent ou elles espèrent; elles se déchirent les entrailles pour celui qu'elles préfèrent, ou elles lui arrachent le cœur. Warren Has- tings, qui les comprenait, se livra tout entier à elles ; - avec un héroïsme digne de Plutarque, il se fia sans réserve à ses chers cipayes; ils l'aimaient, ils marchèrent contre leurs frères révoltés et les massacrèrent.
La même chose était arrivée déjà et arrivera toujours, tant que le caractère de ces races ne changera pas.
Aussi les Clive avaient-ils grand soin de se faire aimer. C'était le premier travail des héros d'aventure qui, au XVIIIe siècle, disputèrent et enlevèrent l'Inde à nos Dupleix, à nos Bussy, à nos Lally-Tolendal ; hommes qui ont commis beaucoup de fautes contre la morale; analogues àPizarre, Annibal, Jules César, et de la même famille que Duguesclin. Ce ne sont ni des Socrate, ni des Vincent de Paule, ni des Vicaires de Wakefield; ce sont des politiques. Les uns mettent cfes provinces dans leur poche au moyen d'une feuille de papier blanc qui passe pour un traité; les autres font sans mot dire rafle de quelques millions d'écus. Burke inculpait trop justement Warren Hastings; eh bien! ce même Hastings, que la chambre des communes accabla de son anathème, est aujourd'hui béni par la tradition indigène qu'il a respectée, par le souvenir des pauvres chaumières dont il a ménagé les coutumes, — peut-être par la triste hérédité des vices dont il n'a pas poursuivi le châtiment. Il savait capter le peuple, se familiariser avec les sujets, se confondre avec les maîtres. Ainsi que Cé-
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sar et Clive, il était économe de crimes inutiles; bienfaisant dans l'occasion, généreux même avec joie et avec splendeur; grand ouvrier de conquête; habile artisan de succès.
Comme il a soin de se tenir rapproché des indigènes et de s'en faire aimer ! — comme il ménage la tendre conscience des Hindous ; les usages et les prétentions des mahométans brahmanisés; la manie suicide des veuves qu'il laisse se brûler à leur aise; enfin toutes les délicates ou abominables folies de ces âmes enivrées de leurs vieux rêves.
Ce que Hastings et Clive ont osé ou souffert pour conquérir l'Inde, est-il permis pour la'conserver? Non, certes. A Dieu ne plaise que je les loue! Leur tolérance serait aujourd'hui hideuse. Encourager le meurtre devenu art; l'égorgement des filles ou leur destruction après la naissance; le parjure, la fraude, le vol; protéger ce débris d'une société qui a traversé quarante siècles de misère sans rien perdre de sa grâce et en raffinant sur la subtilité dépravée du crime, ce serait iinsiilter la civilisation et l'humanité.
Mais, comme certain officier moderne, il ne faut pas penser qu' une telle société puisse être balayée ou (réformée d'un seul coup. Il ne faut pas espérer la convertir à l'anglicanisme ; ou comme un autre colonel, se heurter de front contre les superstitions antiques, et, ¡pour écouler utilement une provision de bœuf salé, ien nourrir les cipayes, plus effrayés du bœuf salé que fie la mort !
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§ V. — Les filles nautches. — Difficultés.
Tel est le dilemme redoutable dans lequel fut placé le gouvernement anglais : ou tout détruire ou tout conserver.
J'ai montré la profondeur du gouffre qui sépare les deux races et la complexité du problème. Les dames de Madras et de Calcutta, quand elles ont pris à tâche de surveiller l'éducation des jeunes Hindoues ; — lorsqu'elles ont ouvert des écoles où ces enfants dociles sont venues réciter leurs prières anglaises, apprendre la langue britannique, le piano et les habitudes européennes; — ces ladies bienfaisantes se sont applaudies de leur succès. Ce petit monde hindou, ce bataillon de vierges pudiques, si anglais, si nice, si bien élevé, les charmait. Elles ont voulu ensuite les protéger dans la vie ; une fois leurs pupilles sorties de l'institution, elles ont cherché et suivi leurs traces. 0 douleur ! toutes ces vierges pures s'étaient faites nautches, courtisanes.
Le mot d'ailleurs n'est pas exact. La nautch, — ce que nous appelons «balladera» (bayadère), danseuse ou prêtresse, n'est ni prêtresse ni danseuse. La nautch, représente, — dans ce monde que M. de Valbezen appelle un fouriérisme involontaire et anticipé — non pas le vice, mais les beaux-arts; mais la joie et le charme; la grâce et le rhythme; la civilisation et l'ornement; la vie voluptueuse, intellectuelle et élégante : elle est la poésie, la musique, la danse. Sa place est marquée dans une organisation panthéiste. Elle doit apprendre ce que les autres femmes hindoues ne peuvent pas savoir, même l'anglais, même la décence; et nos jeunes naut-
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ches étaient venues se compléter sous la loi de leurs institutrices.
g VI. — Difficultés nouvelles. — Le climat. — L'alimentation.
Les vainqueurs exploitaient donc le pays sans le civiliser. A mesure que la conquête s'affermissait et que l'on s'éloignait des traditions de Clive et de Hastings; à mesure que la gentlemanliness s'implantait dans l'Hin- doustan, la colonie anglaise s'éloignait davantage des indigènes et de leurs mœurs; on réglementait l'européenne l'armée hindoue; on protestait chaque jour plus énergiquement contre les abominations hindousta- niques; on traitait le cipaye non comme un soldat, mais comme un mercenaire ; non plus en noble compagnon d'armes, mais en instrument dédaigné. Quelquefois on exerçait sur lui une pression inutile; — extérieure, religieuse, immorale, — toujours impuissante.
Puis, la colonie britannique n'augmentait pas; elle ne pouvait pas faire souche. Les enfants roses de la belle race anglaise mouraient pâles, étiolés, tout jeunes, comme ils meurent encore sur ce sol et sous ce ciel dévorants. Pour qu'ils reviennent à la vie on doit les envoyer en Europe avant leur quinzième année. «Je n'ai pas connaissance, dit le colonel Hopkinson, d'un seul Anglais né dans l'Inde qui ait atteint âge d'homme et qui ait pu servir de remplaçant. » Puisque le climat n'agit pas de même sur les Persans et les Turcs, c'est bien la race teutonique, anglo-saxonne, anglaise, et elle seule, qui est incapable de s'acclimater.
Et d'où vient donc cette mortalité qui atteint avec une précision inévitable les seuls enfants anglais?
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D'un mauvais régime, trop solide, trop irritant, trop alcoolisé, régime opposé à l'alimentation hindoue. Un peu de riz, de fruits et d'eau pure suffisent à l'Hindou. L'Anglais veut du thé, du porter, des aliments forts qui déposent dans l'organisme de l'enfant teuton né aux Indes les germes d'une mort prématurée.
VII. — Insurrection silencieuse et muette. — Antithèse censtante du génie hindou et du génie anglo-saxon.
Les Anglais, qui ne comprenaient pas les nécessités du climat, ne comprenaient pas davantage le génie et les mœurs des indigènes,
Quelquefois leurs sujets étaient en pleinè insurrection, et ils ne s'en doutaient pas.
Sous le gouvernement de lord Cornwallis, vers le commencement de ce siècle, trois cent mille Hindous vinrent camper dans la plaine voisine de Bénarès; c'étaient trois cent mille insurgés.
Accroupis et immobiles sous leurs draperies blanches, ils faisaient le dhourna, résolus à mourir.
Par là ils se vengeaient du gouvernement anglais. Leur silence et leur mort devaient protester contre l'oppression et leur semblaient efficaces.
Un beau jour donc Bénarès est abandonné. Les foyers s'éteignent, les portes se ferment, les ateliers sont déserts. « Ils seront cruellement punis, nos maîtres barbares ! chaque Hindou se laissera mourir de faim, la haine dans le cœur, l'anathème à la bouche ! »
Tout à coup une pensée politique traverse certaine cervelle de brahmane : — « Qui sait? peut-être le gouvernement central de la Compagnie, résidant à Calcutta,
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ignore-t-il l'insurrection et ses causes? «Allons nous en assurer. » Trente mille personnes se lèvent à l'instant; on se met en route sans vivres, sans bagages, tous à pied. Dès que l'expédition sera de retour, — si les réclamations du peuple ne sont pas écoutées, — les trois cent mille Hindous mourront muets, dévoués, en cérémonie.
On part donc : mais un orage éclate; la pluie tombe par cataractes ; les routes détrempées deviennent impraticables, et l'on ne peut plus avancer.
Le gouvernement local averti eut le bon sens de retirer ses mesures; la députation, décimée par la faim, regagne la ville. Tout rentre dans l'ordre.
Il avait fallu ce dhourna solennel pour que les autorités anglaises fussent au courant du mécontentement public.
De même il a fallu la révolte des cipayes pour soulever le voile et éclaircir un peu le nuage métaphysique dont l'intelligence hindoustanique est enveloppée, bercée, enivrée, qui la dérobe aux Anglais et qui domine toutes les situations. Les maîtres de l'Hindoustan savent aujourd'hui par expérience, — et cela est incon- testable, — que plus de cent millions d'êtres humains existent, pour lesquels deux et deux ne font pas quatre; qui vivent de chimères et de soleil; qui n'ont de règle, de loi morale et de boussole que « les hallucinations de cette métaphysique sans frein à laquelle leurs pre- miers guides les ont livrés. » Ainsi parle très-bien le : savant et sagace Burnouf, qui a pénétré leurs origines ) obscures et leurs mystères abstraits; il y a laissé sa i vie. ( Commentaire sur le Baghauat-Pourana, tome Ier, [ page 146.)
Le rêve! Le rêve éternel! Les Anglais, hommes de
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l'enquête et de l'analyse, savent maintenant qu'ils doivent gouverner les hommes de l'abstraction et du rêve. Une population de trois cent mille âmes qu'ils ont mécontentée ne trouve rien de mieux à faire que de manifester son opposition par une fantasmagorie suivie de la mort; et cela sans affectation, sans effort, comme nous rédigeons une Adresse, comme nous signons une protestation. Raisonner, observer, analyser, se rendre compte des motifs, supputer les faits; voilà l'Anglais. Rêver, aimer, haïr, jouir, craindre, espérer, croire; voilà l'Hindou.
Un petit Hindou, né et élevé dans quelque famille anglaise, vient-il à se détacher des idées nationales, il devient trop anglais. Les termes moyens et les transactions lui sont impossibles. Il faut le calmer, tant sa frénésie contre les mythes brahmaniques devient véhémente et dangereuse. Tout récemment un groupe d'étudiants indigènes, trop convertis et trop Européens par la grâce de Milton et de Shakspeare, qu'ils avaient lus, s'en allèrent courant dans les rues de Calcutta, brisant les idoles et poursuivant les « Sanyas » ou saints hommes, à grands coups de tâtons et d'épées; il fallut les enfermer.
Aussi les bienfaiteurs des Hindous deviennent-ils des dieux.
Sir Eyre Coote, héros favori des cipayes, fait partie de leur légende héroïque, au même titre que le fabuleux Rama : la foule accourt en pèlerinage à Madras, pour adorer son portrait, exposé dans la salle de la Présidence.
Un autre membre européen de l'Olympe hindousta- nique, Schwartz, missionnaire danois, a bien mieux encore : autel, guirlandes, sacrifices, temple, rien ne lui manque. Il les mérite bien. C'est une noble vie que la
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sienne : il a fait bénir le nom européen dans l'Hin- doustan. A force de vertus, d'abnégation, de sacrifices et de lumières, il a vaincu le préjugé national des Hindous. Schwartz est dieu; il représente la Charité incarnée, il est Avatar. On brûle des cierges devant lui. On lui donne deux têtes, trois yeux et vingt-deux bras; la reconnaissance des Hindous ne pouvait faire moins'. En un mot, il a réussi comme ces dames qui, croyant élever de chastes Anglaises, élevaient des courtisanes; il a trop réussi.
§ VIII. —Les femmes. — Influence du rêve hindou sur la population.
— Massacre des femmes. — Supplice des hommes.
Le rêve, le rêve éternel.
Cherchons quels sont les effets produits par ce nuage enflammé qui plane sur la vie hindoue, se substitue aux réalités, et s'embrasant encore au feu de la passion annule l'humanité.
Ceux-ci veulent triompher de la chair, mort i fier les sens, prouver que l'esprit est maître de la matière et que la volonté de l'homme domine le monde; « alors on entre dans le sable jusqu'à la ceinture, la tête rasée, le front sous le soleil, les bras croisés l'un sur l'autre; les ongles poussent, pénètrent dans les chairs, les traversent, les transpercent et clouent l'homme à lui- même, pendant que des rayons de plomb fondu descendent sur le crâne du malheureux, auquel des passants apportent le lait qu'ils lui font boire. »
Pour de telles gens, qu'est-ce que la mort ou la vie?
1. Iléber, tome III, page 450. — Malcolm, Ilist. de VHindoustan. page 269.
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Qu'est-ce que la femme, le mariage, la naissance? La femme, être inférieur, qui n'existe que par l'homme et pour l'homme, peut bien, disent-ils, être supprimée. Elle subit dans ce monde un sort déplorable, exposée a des douleurs cruelles et qu'il vaut mieux terminer de bonne heure ou même prévenir.
La femme est malheureuse ; tuons-la. Elle coûte cher; les parents ont une dot à livrer au futur; pourquoi tant de femmes?
On les détruit donc systématiquement.
En moyenne les populations féminines, décimées de mille manières, sont maintenant à la population mâle comme deux est à trois..
Les petites filles sont noyées dans du lait, étranglées par un procédé chirurgical, savant, expéditif, et qui ne laisse pas une heure d'existence : on les enveloppe dans le lotus; le Gange les transporte vers d'autres rives. Quelquefois la mère enduit son sein de poison; le premier breuvage que touchent les petites lèvres termine la vie du pauvre être à peine né.
Ces horreurs sont journalières ; le voyageur, en visitant les régions lointaines et sauvages, où les mœurs véritables se dissimulent moins, s'épouvante, s'instruit et a peine à comprendre. Il n'y a que les philosophes — Heber, Munroë, Strachey, Burness, Shore, —qui soient capables de remonter à la source historique et de dire : — « Ces gens-là rêvent; ils partent d'un principe qui est (c un rêve. Ne les croyez pas fous; ne les croyez pas seu- « lement féroces. Ils rêvent. Ce sont de terribles dialec- « ticiens, de redoutables logiciens du rêve, et s'ils ne « sont pas raisonnables, ce n'est pas faute de raisonner. « Ils vont au bout de leurs syllogismes, comme Marat. » Cependant on soumet à la Chambre des Communes
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des documents d'où il appert que la population féminine, depuis la pointe du triangle hindoustanique jusqu'à sa base, reste inférieure d'un dixième, d'un cinquième ou même d'un tiers à celle du sexe mâle.
POPULATION DE LA PÉNINSULE HINDOUSTANIQUE.
(INDIGENES.)
District de Hommes. Femmes.
Panieput 215,666 173,419 Hissar 183,211 147,641 Delhi 235,203 200,541 Rhotuck 202,279 174,734 Gourgaon 355,016 307,470 Suharunpore 454,086 347,239 Mozuffernuggur 364,759 308, J02 Mierout 615,301 519,771 Bolundshuhur 410,979 367,363 Allyghur 605,875 528,690 Bijnor 377,234 3 18,287 Moradabad 606,472 531,989 Boudaon 552,935 466,226 Bareilly 733,425 644,843 Shahjuhanpoor ....... 529,749 456,347 Muttra 463,967 398,942 Agra.... 548,421 453,540 Furruckabad ......... 585,889 578,718 Mynpuorie 464,878 367,836 Etawah 338,634 272,331 Cawnpore 622,093 552,463 Futtehpore 357,302 322,485 Houmiepour 293,578 255,026 Banda 390,158 353,714 Allahabad 722,798 656,990 Goruckpore ........... 1,614,990 1,472,884 Azimgurh 885,134 768,117 Jounpour 608,207 335,542 Mirzapore 568,749 535,566 Benarès 444,778 406,979 Ghaziepour ........... 828,773 767,551
Les chiffres précédents ne se rapportent qu'aux Divi-
0 sions de Bénarès, Agra, Mirout, Allahabad et Rohil-
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cound. Je ne transcris pas ceux qui se rapportent aux gouvernements de Bombay, Madras, etc., etc. Dans quelques régions la disproportion entre la population mâle et la population féminine devient plus effrayante encore; vers l'Himalaya elle atteint le chiffre de quarante pour cent t.
§ IX. — Les Anglais espionnés par les Hindous. —Maîtres et domestiques.
— Le mensonge, le faux, le parjure, maîtres de la société.
On n'est parvenu à savoir tout cela que fort tard, par degrés, et à mesure que l'obscurité des mœurs hin- doustaniques se dissipait et s'éclaircissait pour les vainqueurs. Obsédés de cette curiosité gênante, les indigènes à leur tour redoublaient de précautions pour la déjouer. Ils cachaient leurs coutumes, voilaient leurs familles, s'enveloppaient d'un plus secret mystère, trompaient leurs maîtres, les espionnaient, les traquaient et continuaient leurs pratiques.
Pas de famille anglaise établie dans l'Inde qui ne soit assiégée d'une armée d'espions hindous. Nul ne connaît le vrai nom de ses domestiques; s'ils sont mariés, où ils demeurent, comment ils vivent, s'ils ont des enfants, s'ils tuent leurs femmes et s'ils empoisonnent leurs filles, on l'ignore. Ce sont des fantômes menteurs, qui servent poliment, glissent comme des ombres et vous opposent des épaisseurs de nuages et de fictions impénétrables. Vous cherchez pendant des années comment se nomme le chef de vos serviteurs, et vous ne
1. Depuis qu'une partie de ce chapitre a été publiée dans le Journal des Débats, les efforts du gouvernement anglais ont réussi à diminuer e massacre des femmes et les sacrifices humains dans l'Hindôustan.
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réussissez pas. Les commerçants hindous payent et entretiennent dans les maisons européennes des surveillants inconnus, qui les renseignent jour par jour sur les actes des conquérants; quelques-uns, par ces moyens ténébreux, ont fait d'énormes fortunes.
« Nous restons (disait sir John Strachey) dans la plus profonde ignorance à l'égard des Hindous, de leur caractère, de leurs mobiles moraux, de leur vie individuelle, de leurs habitudes domestiques; nous ne savons ni quelles sont leurs subdivisions de castes, ni ce qu'ils pensent, ni ce qu'ils font; nous ne les voyons jamais se mouvoir dans la sphère d'action qui leur est propre. »
Le mensonge, la fraude, le parjure, enfants de l'esclavage et de la peur, se répandent donc et s'accroissent incessamment. Une insurrection se tramc-t-elle? Une province va-t-elle se soulever? Nul membre de la société anglaise qui habite le pays ne s'en doute; c'est de Calcutta que viennent les renseignements et les menaces. Quelque lettre adressée au collecteur du district par un négociant de cette capitale lui donne la première nouvelle et le premier éveil.
La subtilité hindoue triomphe donc et se joue de l'activité anglaise. Les Gil Blas et les Panurges d'une civilisation émérite s'appliquent à bien tromper les nouveaux maîtres ; ils y mettent de l'art, des raffinements exquis, beaucoup de temps, de patience, et satisfont à loisir leur penchant pour l'invention. «Les dimensions que le faux et le parjure atteignent ici (dit un résident) dépassent toute idée. Les formes ambiguës et métaphoriques des idiomes, les relations de parenl à parent, de maître à domestique, tout semble faire du mensonge la loi commune. Une fausse déposition n'entraîne aucun
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déshonneur. Affirmer ce qui est faux, l'appuyer du serment en plein tribunal, c'est l'acte de déférence qu'un maître exige de son serviteur, c'est le service que l'on se rend entre amis. » 1 Même devant la justice pas une parole prononcée n'est vraie : j
« Un riche fermier du Doab du Gange fut accusé d'avoir tué un homme dans une rixe : vingt-cinq témoins vinrent affirmer en plein tribunal qu'ils avaient vu l'accusé porter le coup mortel; trente autres établirent un alibi, attestant sous serment qu'ils l'avaient vu à vingt-cinq milles de là, au moment même où le meurtre avait été commis. Des deux parts il y avait parjure et mensonge. Le fermier n'avait pas commis le meurtre ; — il ne se trouvait pas, lors de sa perpétration, dans un autre village. Cet homme était, comme on le prouva d'une manière irréfragable, dans sa cabane, à quelques pas du théâtre du crime, dont il était innocent. »
« Comment la justice ne serait-elle pas déroutée (demande sir John Shore)? Le magistrat s'assied sur son tribunal, perd sa journée à écouter une foule de contes absurdes, et, pendant que nos jeunes Anglais chassent l'éléphant, prennent leur thé et damnent ces drôles de moricauds (black fellows), essaie de dégager un peu de vérité du sein de la fraude. Vain effort. Tous les témoins mentent. La foule crie, obsède le juge et demande l'aumône. Il faut se servir des hommes de police indigènes, qui sont des coquins. Grâce à eux, tout empire et s'embrouille. »
M. de Valbezen affirme que « l'imagination la plus noire n'inventerait pas les iniquités révoltantes qui accompagnent les procédés judiciaires : le parjure pratiqué dans des proportions inconnues hors de cette terre classique du mensonge; l'accusé sur lequel pèsent
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les plus fortes charges, relâché lorsqu'il peut satisfaire la cupidité du darogah et de ses subordonnés; — maisons livrées au pillage; innocents soumis à des tortures qui doivent leur arracher des aveux; — hommes amenés, à prix d'argent, à s'accuser d'un crime qu'ils n'ont pas commis, et qui entraîne la peine capitale; —un pareil tableau semble dépasser les limites du vraisemblable; ce n'est toutefois qu'une reproduction affaiblie de ce qui se passe journellement dans l'Inde. » (Val- bezen, p. 260.)
Sur un tel peuple il n'y a aucun fond à faire, rien à établir, rien à prétendre. Chez lui le mensonge s'associe au rêve; le rêve touche à la folie; la folie le pousse aux crimes et aux aberrations les plus féroces.
Il n'est pas méchant, il n'est pas bon ; il rêve, il ment ; il ne vit pas.
§ X. — Comment les hommes d'État ont agi envers l'Ilindoustan. —
Comment les hommes religieux ont manœuvré contre les hommes d'État. — Conduite des politiques. — Conduite des saints. — Ce que signifiait le procès de Warren Hastings et quelles en furent les suites.
On pouvait se conduire envers les Hindous, après l'envahissement et la conquête, de deux manières opposées.
On pouvait tirer parti de leurs vices et de leurs rêves, dans l'intérêt de l'Angleterre; ou bien essayer de réformer ces vices et de bannir ces rêves.
Toujours en Angleterre il y a eu deux courants d'idées et de sentiments contraires.
L'un, religieux et moral, agissant sur les consciences, prenant sa source dans l'individualité libre et autorisant le libre examen; indépendant jusqu'à la bizarre-
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rie, sévère jusqu'à la rigueur, même jusqu'à l'excès, a régi la vie de famille et la vie privée. Ce parti voulut corriger l'Inde.
L'autre, d'intérêt politique ; cherchant le gain et méprisant le juste, favorable au développement national, très-énergique et très-actif dans ses entreprises, s'est toujours montré peu scrupuleux quant aux moyens, et a dirigé la vie publique. Ce parti voulut exploiter l'Inde.
Les deux mouvements antagonistes, que je désigne (pour abréger et sans affecter la précision des termes) sous le nom de parti des Saints et de parti des Politiques, avaient acquis, vers le milieu du XVIIIe siècle, un immense degré d'intensité.
Entre 1720 et 1780, un renouvellement enthousiaste avait ressuscité le puritanisme de Knox et de Cromwell; mouvement national, ardent, sincère, qui avait pour instigateurs Whitfield, Wesley, plus tard Wilberforce; personnages dont le nom est à peine connu en France, à peine mentionné dans les histoires, mais qui ont agi puissamment sur la destinée morale de nos voisins.
Le monde élégant, les grandes dames, l'aristocratie, la cour avaient vu avec dégoût cette recrudescence puritaine qui leur rappelait les mauvais jours de Cromwell. Auprès de la bourgeoisie, au contraire, chez les classes moyennes, même dans une partie de l'aristocratie provinciale, ce mouvement trouvait faveur. Le Sinner- Saved, charlatan fanatique, réunissait de nombreux partisans. Une espèce de Velléda du Méthodisme, Selina, comtesse de Huntingdon, élevait des chapelles, armait des navires, expédiait des missions, instruisait, payait, examinait les consciences, nommait des aumôniers, sacrifiait à cette œuvre près de trois millions de son patrimoine ; la reine elle-même était obligée de la
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traiter avec égards. Orator Henley montait sur les bornes des carrefours pour gourmander les Politiques et les gentilshommes. Une miss qu'on menaçait de déshériter si elle allait au prêche de Wesley se laissait chasser de la maison paternelle plutôt que de renoncer aux sermons du prédicateur. Le peuple, la bourgeoisie, les dissenters, les sectes à demi-républicaines qui dataient de Cromwell, renforçaient le parti des Saints ; on ne se révoltait pas contre un vicaire de l'Yorkshire, Goodrough, réformateur sans pitié qui pourchassait ses ouailles villageoises jusqu'au fond des tavernes quand elles s'y oubliaient le dimanche, les menait au prône à coups de fouet comme des moutons, fermait 't double tour les portes de son église, et ne montait dans sa chaire qu'après les avoir ainsi réunies et parquées.
Tout cela se passait du temps de Voltaire et de Mirabeau, comme on peut le voir dans les Mémoires de miss Fletcher, la Correspondance de Richardson et celle (l'Horace Walpole.
Cependant la conquête anglaise de l'Inde s'achevait, les nababs s'enrichissaient, et les Saints, démocrates pour la plupart, et pauvres, ne s'en réjouissaient guère. Ils déploraient la perte de leurs chétives colonies d'Amérique (puritaines d'origine), el ne trouvaient pas que le nouvel empire fondé par la Compagnie des Indes fut une compensation suffisante.
— « Eh quoi ! disaient-ils aux Politiques, le salut de vos âmes vous occupe moins que celui de vos coffres ! Vous vous dites animés d'un grand zèle pour l'Angleterre; que faites-vous donc de son honneur et de sa vertu? L'industrie et le commerce suffisent-ils il tout? L'intérêt est-il la seule morale? Vous livrez le monde à la cupidité et à l'égoïsme. Oseriez-vous enlever tout
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frein à la passion d'acquérir? Prétendriez-vous qu'il n'y a de règle que le profit; et que l'oppression, la spoliation sont légitimes? Non-seulement vous ne seriez plus chrétiens, mais vous seriez pires que les moins scrupuleux des païens ! »
Beaucoup d'âmes frémissaient et se soulevaient. L'Angleterre de 1640 venait de frapper son roi au nom de la morale et de la piété. Celle de 1688 venait de chasser un Stuart sous le même prétexte et au même titre. Etait-il décent de ravager et d'asservir l'Hindoustan après avoir proclamé si haut les droits de la liberté? de protester contre les usurpations de Louis XIV, et d'aller à main armée conquérir sur de vieilles populations paisibles un vaste territoire et beaucoup de richesses? La contradiction était flagrante; elle blessait la logique et l'équité.
Les masses, jusque dans leurs égarements et leurs folies, conservent plus de bonne foi que les sceptiques ne veulent leur en accorder.
Elles voient souvent faux; souvent elles sentent juste.
Un poëte original fut l'expression de l'instinct populaire. Calviniste excessif, âme délicate, esprit maladif, organisation fine et presque hallucinée, Cowper, en proie à des crises nerveuses menaçantes pour sa vie, seul dans un asile où il s'était renfermé avec trois lapins favoris et une ménagère, damnait du fond de sa retraite les conquérants, les conquêtes et les succès mondains; la bizarre ferveur de ses épigrammes, l'amère et tendre vérité de son accent non-seulement émurent les Saints, mais réveillèrent le vieux génie de la poésie nationale.
« Maudits soyez-vous, s'écria-t-il, oppresseurs de
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l'Inde ! Pourquoi le fracas de vos victoires et les soupirs de vos victimes arrivent-ils jusqu'à moi ? »
Old for a lodge in a vast wilderness 1, etc.
....................................
Oh! que je voudrais fuir, me cacher, disparaître, Vivre dans le désert, sans esclave et sans maître ! Échapper à ces bruits d'injustice, d'horreurs.
Sanglots des opprimés et cris des oppresseurs !
Un abri ! Donnez-moi l'abri que je réclame !
Je cherche le silence et les grands bois ! Mon âme
En a trop de ces pleurs, etc., etc.
Cowper fit une révolution 2.
L'opinion publique se prononça en faveur de Cowper et des Saints. Aussitôt la Compagnie, William Pitt, les Politiques suivant l'impulsion, se rangèrent du parti des agresseurs, condamnèrent la conquête, et mirent Warren Hastings en jugement.
Hastings, coupable envers la morale, mais qui avait certes droit à la reconnaissance de ses maîtres, fut donc abandonné pieds et poings liés aux habiles manœuvres de Charles Fox, à l'éloquence deAVilliam Burke, à la vindicte des moralistes et à la colère des Saints. Quelles qu'aient été ses fautes, on ne peut que plaindre un homme ainsi livré aux Saints par les Politiques; — nouveau Pizarrc traîné devant un tribunal de commerce par ses obligés; — conquérant délaissé par ceux qu'il a enrichis. Hastings soutint le choc avec une incomparable fermeté et sortit absous de l'épreuve judiciaire, comme on sort vivant et demi-brûlé de l'épreuve du feu.
1. The Tis!:, b. IV.
2. Voir plus haut, page 1 02.
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Lord Mansfield (esprit juste, cœur droit) considérait la désertion de Pitt dans cette circonstance comme « la tache la plus noire de sa vie. » (Mallef du Pan, Correspondance, t. II). Pitt était homme politique; il n'y a point à s'étonner qu'il fût injuste.
Mais examinons les suites du procès de Hastings. Elles furent étranges et considérables. Directeurs de la Compagnie et futurs gouverneurs de l'Inde se tinrent pour avertis que le sentiment populaire n'était plus avec eux.
Il fallait dorénavant mettre d'accord l'intérêt commercial de l'Angleterre et la conscience des dévots; et voici comment on s'y prit.
Poursuivre, continuer, achever la conquête sans avouer la conquête; cheminer comme Sixte-Quint, humble et courbé, vers le triomphe et la royauté; ne pas déplaire aux Saints, ménager les Politiques ; enrichir Leadenhall street ; ne pas faire crier ces moralistes et ces philosophes qui, peu écoutés dans le cours ordinaire des choses, reprennent du poids et de la valeur dès que leurs sentences flattent nos intérêts et nos passions; cette marche était bonne et menait au but.
On avait fort avancé la conquête. On était parvenu presque au fond de la péninsule, où l'on avait rencontré une foule de principautés despotiques et de souverains barbares, qui tenaient sous leur loi par héritage ou par conquête des portions de territoire. Ces princes n'avaient jamais d'argent, étaient souvent inquiétés par leurs voisins, souvent aussi étranglés ou massacrés par leurs sujets, ce qui est la Constitution du pays. On leur proposa de les protéger, de veiller à leur sûreté, de remplir leurs coffres, de combattre leurs ennemis et de maintenir leurs sujets dans le devoir, sous la condition
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qu'eux-mêmes ne se mêleraient plus de rien. On se chargeait en même temps de percevoir les impôts, de veiller à l'ordre et de gouverner l'état, — aux frais de la Compagnie d'abord ; puis à son profit, bien entendu.
D'aussi beaux avantages furent acceptés avec joie par les petits princes. Quel honneur pour eux ! Ils n'étaient pas tributaires, mais « pensionnaires; » —ni vassaux, mais « alliés. »
Cet expédient tirait d'embarras les Politiques, qui appelèrent cela des alliances subsidiaires; — un mot bien trouvé calma les scrupules, satisfit les intérêts et fit taire les préjugés. Les descendants des vieilles races déchues et les possesseurs de nouveaux trônes touchèrent de bonnes pensions, que la Compagnie eut soin de solder exactement. Ce seul item de sa conquête lui coûta par année près d'un milliard trois cents millions de notre monnaie. Elle acheta ainsi :
Liv. st.
Le roi de Delhi 150,000
Le nabab du Bengale 1 (50,000
La famille du nabab du Bengale 90,000
Le nabab du Carnatic 1 i 0?o i-0
La famille du nabab du Carnatic \10)000
Le radjah de Taiijoi-e 118,350
Le radjah de Benarès 143,000
La famille de Tippoû-Saïb (>3,954
Le radjah de Malabar 25,000
Bajeo-Rao, ex-peisliN\-ali 80)000
La famille de l'cx-peishwah 135,000
Enfin d'autres pensionnaires, princes
et grands de diverses grandeurs.... 315,440 Total ................. 1,487,284
Ces radjahs ne craignant plus d'être dérangés, s'enfermèrent dans leurs palais et satisfirent il leur aise leurs caprices et leurs passions. « Les abominations ca-
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chées au fond de ces repaires, dit le prince Soltykoff, dépassent ce que l'imagination peut rêver de plus affreux.» Une fois les pensions acquittées, les impôts légalement perçus et les registres en ordre, qu'importait le reste? Si les déportements du prince devenaient trop abominables, on l'admonestait par l'intermédiaire d'un fonctionnaire chargé de cet office. D'ailleurs plus de police : une administration dérisoire, confiée à trois anglais, leur livrait quelquefois les intérêts de vingt mille natifs. Les tribunaux étaient illusoires, les routes négligées, l'agriculture s'éteignait, les manufactures disparaissaient. Prélever les taxes, on songeait à cela seulement.
Les Saints avaient réussi. Mais l'Hindoustan n'était pas mieux administré. « De tous les gouvernements possibles (dit l'historien Mill), le plus mauvais pesait sur les populations ; — et cela pour calmer le scrupule dévot et plaire aux consciences puritaines. »
§ XI — Comment les annexations suivirent le triomphe des Saints.
— Effet des annexations.
Ce ne fut pas là le seul effet du procès de Hastings. Le scrupule religieux et moral des Saints, forçant les Politiques à inventer les « alliances subsidiaires, » rendait de plus en plus intolérable aux indigènes le joug britannique. Sans recours près de leurs princes, dont on soldait l'immobilité ; sans espoir du côté des Anglais, qui payaient et se trouvaient quittes, le mécontentement des peuples tournait au désespoir..
Ce n'est pas tout,
Un petit prince se conduisait-il trop mal, ou s'avi-
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sait-il de manquer à ses engagements, ou paraissait-il vouloir y manquer? La Compagnie confisquait le domaine, supprimait ou diminuait la pension et mettait le trône à la réforme.
Cela s'appelait annexation.
Expression ingénieuse, inventée par la politique des
États-Unis.
La dernière mesure de ce genre ayant frappé le royaume d'Aoudc, patrie de beaucoup de Cipayes qui avaient sur les bords d'un fleuve magnifique leurs cabanes et leurs familles, ces Cipayes s'insurgèrent et donnèrent le signal delà grande révolte.
Ainsi le juste mécontentement des Saints avait déterminé un changement total de politique dans les affaires indiennes; provoqué les « alliances subsidiaires; » subventionné les princes; amené les annexations ; désespéré les peuples et suscité la révolte.
§ II. — Conduite des Saints envers les veuves, les enfants, les victimes. — Ils essayent de reformer l'Hindoustan. — Succès et insuccès partiels.
Les Saints anglais ont aussi fait beaucoup de bien dans l'Inde. Ils ont lutté courageusement contre la chimère, le mensonge, le rêve, l'ignorance, enfantant la cruauté, la misère, la disette, la mort; — contre le suicide des veuves, le meurtre des femmes, le vol légalisé, l'assassinat sanctifié.
Ils ont réussi en partie; et leur demi-succès a compromis la politique anglaise dans l'Inde. Pourquoi? Expliquons le fait. Épictète disait avec raison : « Les faits ne sont rien; l'appréciation décide de tout. »
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Le bataillon des Saints, le protestantisme anglais, qui est l'idée d'examen, voulant venir à bout de l'idée orientale, qui est la chimère, avaient trop à faire.
La grande chimère dans laquelle les habitants de la Péninsule sont plongés plane sur tout l'espace, du cap Comorin jusqu'au Thibet : maîtresse des esprits, séculaire, invincible, incarnée dans des organisations molles et féminines ; détruisant la morale, tuant les enfants, brûlant les femmes, égorgeant scientifiquement les voyageurs.
Comment s'y prendre? Partout des tombeaux de veuves, brûlées vivantes, blessent nos regards et affligent nos cœurs, disent les Saints. Comment déraciner cette coutume du Suttie? Il n'est pas vrai que l'amour, le dévouement, la tradition, la loi religieuse, soient les mobiles de ces pauvres veuves. Elles savent que le mari une fois disparu, on ne leur donnera pas même de pain; que les Hindous détruisent leurs femmes parce qu'elles coûtent cher; que, la première fleur de jeunesse passée, — sans instruction, sans ressources — dans un tel pays, elles ne sont plus bonnes qu'à brûler. Aussi se brûlent-elles, du moins dans les classes supérieures, non-seulement avec sangfroid, mais avec joie. La femme du peuple refuse d'entrer dans le bûcher qui sert d'asile à la femme du radjah. Pauvre et méprisée, la misérable continue à vivre misérable, n'ayant rien à perdre.»
Voilà ce que découvrit l'analyse anglaise, qui, une fois lancée, ne s'arrêta plus, alla au fond des choses et se mit au courant de tout:
«Lorsque, dit un voyageur, le dernier radjah de Tandjor mourut, sa femme se brûla avec un sangfroid étonnant. Ce que nous pûmes obtenir d'elle, ce fut
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qu'au lieu de se mettre sur le bûcher avec son mari pour y être brûlée à petit feu, elle se jettàt dans une fosse pleine de combustibles enflammés qui la consumèrent aussitôt. Elle le fit, après avoir pris congé des siens et des ministres, et leur avoir recommandé ses enfants. Ce n'est que dans les hautes classes que cette coutume est usitée; elle n'existe même plus que sur les territoires des princes indigènes, étant absolument prohibée sur celui de la Compagnie. On cherche à la réprimer chez les autres. Lord Elphinstone avait écrit à la femme du radjah de Poudoucova, quand son mari est mort, pour la conjurer de ne pas se brûler. Elle répondit : « Je dois me brûler. Les femmes de basse caste ne se brûlent mille part. » Lord Elphinstone joignit à sa réplique un ou deux lacks de roupies, qui donnèrent une force particulière à ses arguments. » Il réussit.
A côté de cette épouse légitime et dans le même harem vivaient six femmes de second ordre ou concubines, auxquelles les mœurs du pays assignent une dignité légale. Lord Elphinstone oublia de les payer, c'est-à-dire de racheter leur vie en les garantissant de la misère; un autre Anglais philanthrope les sauva; mais leur destinée fut triste :
« A Madura (dit un voyageur), j'ai fait connaissance avec l'officier supérieur qui se trouvait à la cour du radjah de Poudoucova à l'époque de sa mort; la femme et les six concubines du radjah voulaient se brûler. Le brave Anglais se mit en quatre à cette occa- ision et finit par dissuader la reine; les six concubines (demandèrent à grands cris à être brûlées, alléguant |que, si la reine avait perdu toute pudeur, elles ne 1voulaient pas se déshonorer. Sans mot dire, notre |Anglais les enferma dans leur appartement et mit la
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clef dans sa poche jusqu'à ce que toutes les cérémonies fussent terminées. Les pauvres femmes vivent encore. Elles n'en savent aucun gré à leur sauveur. Elles lui reprochent de les avoir plongées dans la misère et l'opprobre.
Les jours où cet Anglais visite à Poudoucova le radjah et son petit frère borgne, auxquels il a conservé leur mère et qui l'appellent leur oncle, les concubines, cachées derrière leur cloison, l'accablent d'injures :
« Vous nous avez vouées à la honte; nous mourons de faim, hurlent-elles ! Bourreau, donnez-nous au moins de quoi vivre 1 »
En effet on ne les nourrit pas; elles ont la tête rasée pour le reste de leurs jours et vivent de racines et de fruits sauvages. »
Tels ont été les succès de la philanthropie anglaise dans sa lutte contre le Suttie ; mêlés, incomplets, incertains; irritant les préjugés et ne détruisant le mal que très-lentement.
§ XIII. — L'éducation hindoue. — La morale hindoue. — Efforts des Saints,
Les Anglais avaient plus de peine encore à réformer l'éducation et la moralité de ce peuple. Toujours devant eux ils rencontraient la Chimère; la Chimère qui, créant le faux idéal et le faux devoir, ordonne aux Hindous de tuer les femmes et de sacrifier les enfants.
C'est surtout en fait d'éducation qu'elle est odieuse. Elle apprend aux hommes à être féroces avant d'être hommes, à mentir avant toutes choses et à ne croire qu'aux formules.
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La Chimère et la formule n'ont pas même pitié de l'enfance, de ses joues roses, de son sourire, de la vie naissante, qui trouvent grâce et faveur partout.
«Un petit baba (enfant) a-t-il mal dit sa leçon, on le met dans un sac en compagnie d'un chat armé de griffes et d'une botte d'orties ; puis on ferme le sac, où il reste. Plus grand, on le pend par les moustaches. Si le petit écolier arrive le premier dans sa classe, le « gourou » (précepteur) écrit dans sa main le nom de la déesse Saraswati, qui est le symbole de la science. S'il arrive le second, un coup de férule; s'il est le troisième, deux; et ainsi de suite, jusqu'au centième arrivant, qui reçoit quatre- vingt-dix-neuf coups. Les élèves ne sont pas en reste avec leurs maîtres. Pendant une belle nuit hindoue, une femme anglaise entendit une vingtaine de jeunes babas du Bengale chanter en marchant processionnellement autour de la cabane du maître :
« 0 déesse Kali, déesse du sang, du meurtre, de la vengeance! nous te donnerons du beurre fondu, des fleurs et des couronnes; envoie la fièvre à ce tyran, arrache- lui les yeux, brise ses os, fends son vieux crâne, et délivre-nous ! »
Maudire et servir, se venger et haïr, plier et mentir, c'est le commencement de leur vie, c'en est aussi la fin. Lorsque le voyageur qui suit à pied le cours des rivières dans les douces vallées de la Foret-Noire voit poindre à travers la verdure des sapins quelque belle et simple maison rouge; lorsque des Lieder religieux et joyeux arrivent à lui, et qu'une foule de petits enfants blonds et de joufflues petites filles sortent en chantant, riant et priant, il doit se dire : «Ce peuple est sain et heureux. » Il a raison. Rien ne témoigne mieux de l'état d'un peuple et de son avenir qu'une école populaire.
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L'École hindoustanique manque de moralité et de loyauté. Les leçons du «gourou» sont celles de Machiavel. Ces enseignements de fraude, que les petits babas récitent, leçons imprimées, auxquelles je ne changerai rien, résument la théorie complète de la personnalité servile : — « Osez tout pour jouir. Soyez heureux par tous les moyens. Être heureux suffit; c'est être sage. Comme le bonheur résulte des bonnes actions d'une vie antérieure, jouir aujourd'hui prouve qu'on est le saint et le béni d'autrefois. Le moi doit tout absorber, tout, les autres n'étant rien ; une femme, un ami, appartiennent à notre seul intérêt. »
Voilà les préceptes de l'école.
Parcourez ces autres maximes :
« Un homme doit être aimable pour son ennemi, si par son assistance il peut se délivrer d'un autre ennemi; de même qu'il ôte l'épine qui a percé son pied avec l'assistance d'une autre épine. »
« Une femme est nécessaire pour .avoir un fils, un fils pour que des gâteaux soient offerts à vos funérailles, un ami pour trouver assistance dans le besoin. Mais au fils, à la femme, à l'ami préférez l'argent. L'argent pourvoit à tout, remplace tout.
« Posséder bon appétit, bonne nourriture, force virile, belle femme, cœur large, ce sont les véritables signes qu'un homme a bien mérité du ciel dans sa vie antérieure, — surtout beaucoup d'argent. »
La femme est une utilité, rien de plus; si l'on pouvait se passer d'elle et avoir des fils, on serait satisfait. Le principe de la charité est aboli comme celui de l'amour ; le fils sert bien à quelque chose, et l'ami aussi ; mais, fils ou père, chacun doit tout ramener à soi.
Quant à l'argent, qui représente le moi, c'est tout.
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Quelle peut donc être la base d'une société pareille? A toute société, même détestable, il faut une base. Ici c'est le mal. La convenance prend la place du devoir; la formule constitue la moralité.
L'Hindou qui empoisonne sa mère et lacère son fils est dans la règle, s'il respecte la formule. Héber a vu des «Brahmanes» passer une journée entière près d'un pauvre diable attaqué de la dyssenterie et qu'un peu d'eau eût soulagé ; personne ne voulait le secourir, il était « soudra. » « Un couvreur tombé d'un toit se brise la jambe, il faut l'emporter. Un missionnaire charitable supplie les habitants du village de prendre pitié de leur semblable ; mais ce village n'était composé que de ces portefaix qui placent en équilibre sur la tête, non sur le bras, cruches,, paniers et paquets de toute espèce. Leur formule et leur pratique leur défendaient de rien porter avec leurs bras. L'homme à la jambe cassée serait resté à terre, si l'Européen n'avait inventé une manière ingénieuse de poser sur quatre têtes de femmes robustes les quatre bâtons de la litière. »
Crimes, vertus, amusements, besoins, tout a sa formule.
| « Je suis Radjepoute. Tuez-moi avec une lanière de cuir, je le veux bien; mais ne me touchez pas du bâton ; ce serait honteux. » — « Moi, dit un autre, mon règlement est celui des empoisonneurs. » — « Le mien, dit un troisième, est celui des étrangleurs. » — «Votre riz est bouilli! s'écrie un quatrième; je n'y toucherai pas. Grillez-le, j'en mangerai. »
I Pour loi commune, pour morale, pour lien entre les ; hommes, les Hindous n'ont plus que la formule.
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§ XIV. - Les Saints ne peuvent rien contre la Formule. — Société détruite. — Kaly. L'instinct.
C'est la complète désorganisation que cet organisme social. L'instinct s'y montre à nu. Comme dans un tombeau, chaque molécule « désagrégée » usurpe une valeur isolée et spéciale. Plus d'ensemble ou de centre: il y a seulement une formule.
Enseignement neuf pour des Anglais, qui cherchent la réalité et la vérité. Cet Hindoustan qu'ils ont à gouverner n'est plus une société vivante ; il offre le phénomène des antiques putréfactions et des civilisations trop avancées.
Ainsi, en Espagne les bandoleros; en Italie les condottieri; en Grèce les klephtes pullulent, ce sont les vers de ces cadavres. La société se fractionne en petits groupes qui ne se livrent pas de guerre mutuelle, mais qui s'arment contre le centre: Ce n'est plus la vie, c'est la mort qui assume les fonctions vitales. De là les coteries sanguinaires qui fourmillent dans l'Inde; les unes étranglent, les autres pendent, d'autres brûlent les pieds, chacune selon son goût, son culte et sa divinité; on varie et l'on choisit à son aise le crime de son instinct.
Il n'y a donc plus de société hindoustanique; tout mouvement populaire est impossible dans l'Inde. Le foyer central y est depuis longtemps éteint, l'âme évanouie, l'organisme anéanti, le cadre en poudre. Tout flotte au gré des instincts primitifs, mauvais ou bons, terribles ou prodigieux, réglementés par les vieilles traditions chimériques. Les atrocités n'étonnent personne; tous les dévouements sont possibles.
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Vous apercevez une procession de gens, doux comme des brebis et qui s'avancent vêtus de robes blanches et couronnés de fleurs. Ils attachent à quelque arbre de la forêt une femme ou un enfant, victimes réservées, et procèdent à les massacrer savamment, sans fureur, solennellement, lentement, en artistes. — «( D'abord, dit un voyageur, d'abord on leur coupe les jointures pour les priver de tous leurs mouvements; on les assujettit ensuite avec des bambous; et c'est à qui tombera sur eux avec des couteaux pour enlever la chair par tranches, jusqu'à ce qu'ils ne soient plus que des squelettes sanglants, dont les intestins et les boyaux mis à jour continuent encore leurs fonctions. »
Le texte original dit : (( The way is positively to cut by SLICES every bit of the flesh from the body and the face, and to SCRAPE it off the bones, whilst the victim is yet alive and the bowels and other intestines are fearfully MOVING, even a long time after that/»
Non que ces monstres soient méchants; ils suivent la formule. Le sacrifice à Kali s'accomplit de cette IlJanière, sans vengeance, colère ni haine de race. C'est la formule; c'est convenu.
Ces exercices de formule et de piété se retrouvent dans les régions voisines du Thibet; un voyageur allemand a vu leurs sectateurs à l'œuvre récemment d;;ns un bel endroit appelé lvhern, vallée de l'Himalaya, où se tenait une foire « J'ai assisté à la fête de la déesse du mal et du sang, la déesse Kaly, dont le temple s'y trouve. Près de 2,000 paharis (montagnards) ont exécuté une danse astronomique et mythologique; les femmes tournoyant lentement et remuant voluptueusement leurs corps, les hommes bondissant avec des mouvements (LI anges, brandissant leurs sabres, tous en dé-
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lire, et tirant de l'arc les uns contre les autres avec des flèches obtuses, qui pourtant font mal ; et cela au milieu de sapins où les perroquets nichent à 8,000 pieds au- dessus de la mer. Ces phalaris sont honnêtes au plus haut degré !... »
Le Mal, puissant ici-bas, la souffrance, la cruauté, la douleur, sont des faits ou des tendances incontestables que la déesse Kaly symbolise et qu'elle protège ; une place leur est donc assignée dans les vastes subdivisions métaphysiques de l'humanité, inventées par les anciens fouriéristes brahmanes. La déesse a quatre bras; ses quatre mains desséchées soutiennent quatre têtes coupées et sanglantes. L'excellent voyage du prince Soltikoff contient une belle et hideuse gravure, représentant la grande fête célébrée en l'honneur de cette divinité : torches livides, hommes nus, maigres acolytes, démons dansant autour du char qui roule dans la demi-obscurité de la forêt.
Kaly est l'instinct féroce; la bête sanguinaire née avec l'homme.
Il y a aussi l'instinct bienfaisant : Mahadeva. Luft-Ullah, « gentilhomme mahométan, » qui a écrit ses Mémoires, raconte comment il fut sauvé par l'instinct charitable d'un brahmane. Les soins de ce brahmane l'arrachèrent à la mort; non que le brahmane regardât comme un devoir d'assister ses semblables, mais parce que son instinct, son Dieu lui avait parlé. Dans cette circonstance spéciale l'instinct était sauveur; Mahadeva commandait au brahmane de délivrer l'enfant, « in obedience to which sacred command he saved my life (pag. 25). »
D'après l'autre instinct, d'après Kaly, Nêna-Sahib et ses amis découpent les femmes, les outragent, les scient
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entre deux planches; c'est l'instinct; — tout à coté. brahmanes ou radjahs, portefaix ou fakirs exposent leur vie pour sauver les Aurais ; — c'est l'instinct. Tel village recueille avec pitié les fugitifs, les nourrit avec soin, les guide, les protège; tel autre massacre, déchire, torture, brûle à petit feu, dépouille de leur peau sanglante, au milieu de l'orgie, les enfants et les femmes.
Élément réfractaire et périlleux, l'instinct !
Les hommes politiques, Clive par exemple, tournaient la difficulté. Ils contractaient alliance avec l'instinct, lui sacrifiaient quelque chose, ménageaient les vices de leurs sujets et s'accommodaient à leurs crimes. C'est ce que n'ont pas voulu faire les Philanthropes et les Saints.
Ceux-ci luttaient contre le torrent, espéraient changer ces mœurs, voulaient corriger ces âmes; ils les irritaient.
Vaincre l'Orient !
On a pu forcer l'esprit asiatique à reculer peu à peu, à se courber, à se réfugier dans les nuées d'un mensonge infini, à se tapir sous les voiles d'une dissimulation impénétrable. On ne l'a ni vaincu, ni transformé, pas même entamé ou effleuré. L'Asiatique a croisé les bras, baissé la tète ; il a rampé dans la poussière et baisé les sandales de ses maîtres. Il a joué la comédie avec talent.
Nêna-Sahib, par exemple, dont le vrai nom était Tri- mount Noiii,so(i Ponut, l'un des fils adoptifs du chef Mahratte Radjie Raho, n'ayant pas obtenu la confirmation d'une pension de 80,000 livres sterl. que la Compagnie avait servie à ce dernier (retiré à Hithour, naguère rajah de toute l'Inde centrale), garda longtemps le masque jovial, gracieux, charitable, presque euro-
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péen, nécessaire à ses plans; attendit l'heure de la vengeance, dissimula, puis se vengea.
C'est le type caractéristique de la civilisation Hindoue et de l'influence exercée sur elle par la civilisation de l'Europe.
§XVI. — Les Politiques créent l'armée anglo-hindoue. — Les Cipayes.
— Autres difficultés. — Autres maladresses.
Pendant que les Saints croyaient agir sur les mœurs, qui au fond restaient les mêmes, — les Politiques enrégimentaient une armée qui paraissait anglaise, sans l'être.
« Suivez jusqu'à sa tente le soldat cipaye, l'anglo- hindou, ce beau grenadier de six pieds dont vous venez d'admirer la bonne tenue sur le champ de manœuvre et la tournure martiale. Vous le retrouverez cinq minutes plus tard vêtu d'un mouchoir de poche et accroupi comme un singe à la porte de sa cabane. Dans chaque rue du cantonnement se trouvent des espèces de hangars sous lesquels les cipayes s'exercent à la lutte, exercice qu'ils aiment passionnément, comme les Grecs. L'arène, creuse de trois pieds environ au-dessous du sol, est couverte d'un toit de chaume soutenu par des piliers. Sa décoration unique est une figure ornée de bras et de jambes surabondants qui représente l'Hercule de cet Olympe. Dans quelques régiments les officiers encouragent avec raison leurs hommes à pratiquer ce salutaire exercice, et accordent des prix de lutte considérables. »
Est-ce un soldat anglais, le cipaye? Ne vous y trompez pas. C'est toujours l'homme de l'instinct. Uniforme militaire, habit rouge, bonnet rond de laine, buffleterie
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bien tenue; alignement irréprochable; fusil à piston; galons de sergent; que cet appareil et cet ensemble ne vous fassent pas illusion. C'est toujours l'esclave-né, l'homme de la formule, l'enfant n'ayant point conscience de sa personnalité; l'idiot prêt à vous rendre le salut militaire si vous le regardez fixement, puis à vous étrangler. — Européen en apparence, barbare en réalité, — il rentre dans sa tente, se défait de son accoutrement, se met en chemise, redevient lui-même, et, les jambes pliées sous lui, fait sa petite cuisine dans son petit pot.
On l'a très-mal élevé, surtout dans ces derniers temps. D'après l'organisation de 1760 mille cipayes étaient confiés à trois officiers européens, qui venaient à bout de leur tâche à force de sagacité, de fermeté et de pa- itience. La situation s'est progressivement détériorée, quand on a détaché l'Européen de l'indigène. Elle est ]devenue dangereuse lorsque, par un mécanisme ingé- mieux, bon pour le fer et le bois, non pour l'humanité, june double hiérarchie a placé auprès de l'officier cipaye, ]qui n'arrive à rien, l'officier anglais qui arrive à tout, baissant au-dessous de l'un et de l'autre une masse compacte d'esclaves abrutis, ennemis implacables de ileurs maîtres.
19 XVII. — Comment l'armée cipaye fut organisée parles Politiques. —
Histoire de sa formation et de ses transformations. — Elle est créée
| par les Français. — Phases qu'elle traverse.
Le danger de l'armée cipaye, toute d'impulsion, se ^laissant soulever par masse comme le sable du désert; Jaisément mise en œuvre, aisément rebutée; flexible au (point de supporter toutes les fatigues et de remplir
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toutes les tâches; capable d'abnégation dans le sacrifice, ■: non de bon sens dans l'obéissance; dangereuse comme la passion, terrible comme l'instinct; — avait été signalé ;î depuis longtemps.
Le premier officier anglais qui ait instruit des ci- payes, Halyburton, interpelle brutalement un de ses hommes, qui manœuvrait mal un jour de parade. Le ci- paye sort des rangs; d'un coup de sabre il ouvre le ventre d'Halyburton. Les autres hommes, qui aimaient leur officier, se jettent sur leur camarade qu'ils mettent en pièces.
Sir Thomas Munroë, Charles Napier, le colonel Slee- man, lord Metcalfe, effrayés d'un tel tempérament, avaient prodigué à cet égard les prophéties et les prédictions sinistres. # Sir John Metcalfe écrivait en 1832 : « Il ne faut pas croire que l'armée nous aime; notre empire dans l'Inde repose sur l'impression produite par notre supériorité reconnue. Ceux que nous payons, employés militaires ou civils, même les cipayes nous servent bien pour notre argent. Mais nous ne devons compter, à l'heure du péril, que sur le petit nombre d'Européens disséminés sur le vaste territoire qui nous est soumis. Le gouvernement, — bon ou mauvais, peu importe, — ne triomphera que par miracle. »
Donnons en peu de mots l'histoire des cipayes. Sipahi, en anglais « sepoy, » en français cipaye, veut dire guerrier.
Avant l'arrivée des Européens les guerres de l'Hin- doustan avaient accoutumé plusieurs castes à louer leurs services militaires; condottieri toujours prêts à vendre à qui voudrait les payer leur sang et leurs épées. On recrutait ainsi des armées énormes; — encom-
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brées d'éléphans et de chameaux, commandées par des Asiatiques efféminés; avec des canons informes montés sur des affûts grossiers que traînaient des bœufs; sans mot de ralliement, sans tactique, sans discipline; cohues sauvages combattant avec des fusils à mèche, des piques et des flèches. Un bataillon européen, formant le carré, s'alignant ou se déployant en colonne, et manœuvrant quelques pièces d'artillerie, fendait ces vagues furieuses, les rompait aisément et les dispersait comme la quille d'un vaisseau fend la mer.
Un jour un Français sortit de Madras et, à la tète de deux ou trois cents hommes de notre nation, attaqua quinze mille Hindous qu'il battit.
Notre Français s'appelait Paradis. Il servait sous ce Dupleix, qui aurait voulu donner l'Inde à la France, et dont les nobles efforts trouvèrent parmi nous si peu d'encouragement.
Dupleix avait du génie, l'art de commander et celui de s'instruire. Il consulta Paradis, qui lui conseilla de ise faire une armée hindoue. La docilité de ces gens-là, leur souplesse féminine, leur aptitude à l'imitation, leurs élans de bravoure impétueuse, leur habitude d'obéir, leur élasticité nerveuse qui survivait à toute destruction sociale les préparaient à la vie militaire. Ces éléments précieux furent mis en œuvre par Dupleix, qui avait le don et l'instinct des affaires, — la sagacité. Il organisa d'abord quelques péons ou indigènes chargés de la garde des magasins; — leur donna le nom de sipahis, ce qui leur plut; des pantalons larges, un sabre, un mousquet; — leur laissa le turban, et les trouva dociles et dévoués. On les payait bien; on respectait leurs préjugés, leur vanité, leurs castes. Ce furent de bons soldats.
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L'exemple de Dupleix ne fut pas perdu pour nos ri-1 vaux. Les Anglais, qui se préparaient à profiter de nos i fautes, à hériter de nos entreprises et à nous dérober i nos conquêtes, formèrent à notre instar quelques ba- - taillons de sipahis ou cipayes ; de jeunes officiers anglais i dressèrent et disciplinèrent ces bataillons à l'euro- ? péenne. Tel fut le germe de l'armée européenne-hindousta- - nique, création française d'abord, anglaise ensuite. t Son histoire compte trois époques : l'époque primi- tive, antérieure à toute organisation savante ; l'époque intermédiaire, livrée à une sorte d'éducation progres- sive; enfin l'époque dernière, qui a réalisé une idée dangereuse, celle d'une armée à deux fins, européenne par la tactique, asiatique par la naissance.
Vers 1750 les aventuriers anglais combattaient nos aventuriers Dupleix, Bussy, Mahé de la Bourdonnais; grands capitaines, fort semblables eux-mêmes aux aventuriers hindous, radjepoutes et brahmanes ; esprits téméraires, calculateurs audacieux, demi-forbans, ne supportant ni le poids de la règle, ni l'ennui de l'obscurité; éclos du mouvement ou plutôt de l'éruption sociale du XVIII6 siècle. Washington et Franklin, dans un autre hémisphère, apparaissaient. D'une part l'indépendance des États-Unis, .d une autre les guerres et les conquêtes de l'Hindoustan ! <
§ XVIII. — Dupleix le héros et Godeheu l'homme d'affaires.
On se demande pourquoi les salons parisiens ont égorgé de leurs épigrammes Dupleix qu'ils appelaient le Fanfaron, et Bussy le Gascon, celui dont les gasconnades
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héroïques faisaient sourire les marquis et les ducs? On se demande si, mieux secondés, ils n'auraient pas vaincu les Hastings et les Clive et créé un Hindoustan français? On voudrait savoir si cette brillante sociabilité française n'a pas de graves reproches à subir.
Chez le duc d'Aiguillon et chez madame Necker tout le monde répétait en souriant : « A quoi bon ces affaires de l'Inde? » 0 frivole haine des choses sérieuses ! Impuissance d'Athéniens à créer ou soutenir l'indépendance personnelle ! Dupleix mourait dans la misère, créancier en 1773 de quatorze millions qui ne lui furent jamais payés. Ni le parti Choiseul, ni les jésuites, ni les philosophes n'apercevaient rien au delà de leurs petits intérêts, de leurs petites escarmouches, de leurs petits groupes; la sociabilité entretient la myopie; les vues courtes plaisent aux petits êtres. Tru- blet passait pour un homme sérieux, Boissy entrait à l'Académie, Guibert était reconnu sublime. «0 Wel- ches ! » s'écriait Voltaire. Et ce malicieux esclave des salons, qu'il raillait et dominait, parlait de rilindoustan et de nos soldats avec un dédain plein d'ignorance; il traitait Dupleix de tête-fêlée, et portait à l'Académie française, d'où il bannissait l'excellent, savant et spirituel président Des Brosses... qui, s'il vous plaît?... Mo- rin le gazetier... Morin!
0 Voltaire ! que vous auriez mieux fait d'être juste, de répudier vos passions littéraires et vos mesquines faiblesses, et de protéger de votre plume et de votre génie Dupleix, exilé, maudit et pauvre, qui rêvait pour la France la conquête de l'Inde; heureux qu'on ne l'ait pas jeté au bourreau, comme Lally !
Vous auriez fait au pays un bien immense si, en 1789, une France hindoustanique avait ouvert une libre arène
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à nos forces vives, exubérantes, formidables; à nos Danton, à nos Camille Desmoulins. Le pays n'y aurait-il pas beaucoup gagné? Mirabeau, quel radjah! Danton, quel sultan ! Marat lui-même et Fouquier-Tinville, et tous ces effrayants produits du vieux monde en putréfaction, qui bouillonnait enfermé dans les limites de sa civilisation excessive et lançait au dehors son écume ardente ; — n'eussent-ils pas convenablement joué leurs rôles parmi les Orientaux?
Rien de tout cela n'intéressait les salons, qui discutaient Colardeau et raffolaient de mièvreries. Godeheu, un intrigant qui savait flatter, un homme d'affaires qui savait compter, reçut la mission de perdre et d'abîmer un homme honnête et brave. Ce personnage signa le traité honteux de 1774 et l'emporta sur Dupleix. L'Inde fut perdue pour la France, et les Anglais restèrent maîtres.
§ XIX. — Comment les premiers conquérants se sont attachés leurs cipayes.
Les Anglais s'accordaient on ne peut mieux avec leurs nouveaux soldats. Ces enfants passionnés se laissaient gouverner par de si habiles maîtres et se prêtaient à tous leurs désirs. Je vais donner un exemple curieux de cette docilité.
On sait combien est forte l'aversion des naturels pour l'embarquement. Il s'agissait de l'expédition de Manille, que le colonel Oram devait commander. Celui-ci se place en tête de son régiment (le 22e), et demande à voix haute quels hommes veulent partir :
— « Le colonel part-il avec nous?
— « Oui !
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— « Allons donc en Europe ! »
Manille était pour eux le bout du monde, et ils regardaient l'Europe comme un enfer de glace. Quand ils furent à bord et qu'on les compta, il s'en trouva mille de plus. Beaucoup d'hommes avaient déserté d'autres corps et quitté leur poste, pour accompagner le colonel Oram, qui, en effet, s'était montré humain, bienfaisant et populaire. Voici un autre exemple :
Pendant le siége d'Arcot, Clive enfermé dans la ville n'avait plus qu'un peu de riz pour nourrir la garnison. Ses cipayes se rendirent auprès de lui et lui dirent :
« Nous mangeons moins que vos Anglais et nous ne pouvons pas toucher aux mets qu'ils préparent. Les Anglais au contraire peuvent se nourrir de ce que nous avons préparé, et leurs estomacs ont de plus grands besoins que les nôtres. Confiez-nous donc ce riz; nous le ferons cuire et nous vous rendrons jusqu'au dernier grain. L'eau dans laquelle il aura bouilli nous suffira. » (J. Malcolm. Political history, p. 195.)
§ XX. — Suite. — Causes prochaines de l'insurrection.
Habileté des maîtres, docilité et dévouement des vaincus, achevèrent l'œuvre. Les Anglais eurent une bonne armée, qui leur donna l'Inde.
Réunie et domptée par l'élan et l'obéissance des ci- payes, par le talent d'excellents officiers, par une diplo" matie infatigable, rusée, sans scrupules, qui leur frayait le chemin; — la plus vaste collection d'États que le monde moderne ait vus groupés sous la même loi constitua le nouveau royaume. C'étaient le Bengale, dont le territoire, de 105,443 milles carrés, nourrit une pOpll-
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lation de 40 millions d'individus; les provinces nord- ouest, avec un territoire de 71,895 milles carrés et 23 millions 200,000 habitants; le territoire de Madras, qui comprend 145,000 milles carrés et une population de 22 millions d'âmes; enfin celui de Bombay, 120,065 milles carrés et 11 millions 109,067 habitants; — en tout 18,000 milles de long sur 13,000 milles de large; et 140 millions d'habitants, parlant quatorze idiomes.
Le principal ouvrier de cette conquête fut le soldat hindou, le cipaye.
Il recevait sa juste récompense ; on se gardait bien de lui fermer toute perspective d'avancement, de l'avilir, de le confiner dans une sorte d'exil intolérable et de proscription civile; ç'eût été annuler l'élément moral de la conquête. La fraternité d'armes entre lui et l'Anglais se maintint jusqu'en 1780; les officiers indi-"gènes exerçaient toujours une grande autorité sur leurs hommes.
Vers 1780 on trouva la communauté gênante ; s'esti- mant avec raison bien plus parfaits que les barbares, • les Anglais suivirent un vieux précepte de politique pratique, —mettre de côté l'instrument qui a servi. Ils s'isolèrent. Ce fut la seconde époque.
Cependant tous les rapports ne furent pas rompus. On substitua aux témoignages d'affection les récompenses. On doubla de mépris les honneurs, de dédain J'argent. Par degrés on s'aliéna ces hommes qui voulaient bien être gouvernés même durement, qui acceptaient des maîtres, mais voulaient être comptés.
Enfin la dernière organisation, celle de 1796, essaya d'enraciner la discipline et la règle. On ne savait plus mettre en œuvre l'élément de l'instinct, de la susceptibilité féminine, de l'orgueil timide; instrument délicat,
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manié jadis avec une adresse merveilleuse par Clive et sa chevalerie d'aventure. On ne savait plus se faire suivre de ces êtres, moins touchés des bienfaits que de la bonne grâce, et que le dédain et la hauteur aliènent à jamais. Dans un des journaux à la main dont j'ai parlé, et qui, écrits en persan et lus par la population lettrée, ont avivé l'insurrection, il est question d'un résident anglais « dont les paroles sont plus aiîières que le poison, et qui, en saluant les gens, grogne comme un porc. D'ailleurs, il n'appelle personne monsieur; il se sert du mot hindoustanique, qui signifie garçon ! Il faut espérer, dit le journaliste, que ce pourceau rentrera dans sa ba?tge. »
Bientôt les révoltes éclatèrent. Quelques régiments tuèrent leurs officiers. Les chefs indigènes se montrèrent froids et peu disposés à réprimer la rébellion. Ce mécanisme militaire qu'on leur imposait les ennuyait fort : « battez-moi, ne me négligez pas ! »
Le cipaye voit donc l'Inde tranquille; et la discipline pèse sur lui d'un poids plus dur et plus uniforme que par le passé. Bien des concessions lui sont faites; les punitions corporelles sont abolies. On le fête et on le choye. Mais il s'ennuye.
Plus de village à piller comme du temps des Mahrattes, plus de grands sacrifices à accomplir comme du temps de Clive et de Hastings. Que faire de cette vie d'automate? Un moment la guerre des Sikhs, celle de l'A fl'ghitnista,-i le désennuient. Maintenant voici la paix; que devenir?
De son côté, l'officier anglais tourne à l'Asiatique; il s'enferme dans son cercle, embelli et amolli par le luxe oriental. Les excellents fusils d'Enficld sont dans les mains de cent mille cipayes qui n'en font rien; et
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les maîtres, les « sultans » blancs, s'occupent de dîner, de déjeuner, d'apprendre le samscrit et de chasser le tigre.
Cependant voici un siècle écoulé depuis que l'Inde est anglaise. En 1757, la bataille de Plassey, gagnée par Clive, a livré à l'Angleterre le vieux pays des Vedas. D'après une tradition antique c'est 1857 qui doit finir cette domination inaugurée' en 1757; cela est écrit dans les livres; les musulmans font de cette date un article de foi ; les chansons persanes répètent la prophétie et les journaux indigènes la reproduisent. La cour de Delhi, peuplée de princes qui ne manquent ni de passions, ni de besoins, ni de vices, est mécontente de la Compagnie qui leur refuse de l'argent. Le fils adoptif du peischwah, Nêna-Sahib, qui a perdu plusieurs procès contre la Compagnie des Indes, nourrit les mêmes ressentiments. Les musulmans n'ourdissent pas de conspiration directe, de trame visible, de complot saisissable, du moins à ce qu'il semble. Ils fomentent la haine, réveillent les vieilles animosités, promettent leur appui, et laissent espérer le pillage. Les maîtres européens, parqués dans leurs « bungalows » et leur superbe, donnent des bals et continuent en silence les études de Prinsep et de Colebrooke. La Compagnie siége paisible dans son palais de Londres, ignorant ce qui se passe sur les bords du Gange, au fond des esprits et dans le sanctuaire des âmes.
Cependant Warren Hastings l'avait avertie. — «Vous vous croyez, écrivait-il aux directeurs, sûrs de votre affaire. Sachez que votre empire ne tient qu'à un fil; et cefil peut se briser d'un moment à l'autre; un souffle suffit. » Les mêmes prédictions avaient été formulées par Clive, Malcolm, Elphinstone, Napier. « Vous êtes
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insensés, dit l'un d'eux, si vous imaginez avoir conquis l'Inde; vous n'en possédez que le sol. Et les âmes, pourquoi donc prétendez-vous qu'elles vous appartiennent? Qu'avez-vous fait pour cela?» — «Mon frêro) (disait aussi Napoléon à son frère Joseph, qui se croyait sûr des Napolitains), « vous êtes dans une profonde erreur. Ah! que vous vous trompez et que vous connaissez peu les hommes! Vous pensez que la population de Naples vous aime? Elle est douce, elle est obéissante; ses protestations vous flattent. Mais pourquoi donc vous aimerait- elle? Les populations méridionales semblent dévouées et dociles; elles cajolent tout ce qui est fort. Ayez le moindre échec, vous verrez ! »
§ XXI. — La dernière révolte éclate. — Orgie.
Pendant que les Anglais se reposaient sur leurs lauriers; que la Compagnie repoussait fort sèchement les sollicitations pécuniaires de Nena-Sahib et des princes de Delhi, toujours obérés malgré leurs milliards; le mécontentement croissait; cipayes hindous et maho- métans s'entendaient et se concertaient; ils se disaient qu'on aurait facilement raison de ces conquérants endor- mis; qu'on allait revenir au bon temps, piller, recommencer l'orgie et redevenir de vrais Hindous.
Des cartouches, où la graisse de vache, sacrée pour les brahmanes, se trouvait mêlée à la graisse de porc, !odieuse aux mahométans, venaient d'être distribuées iaux troupes; à ce propos ou sous ce prétexte l'insurrection éclata.
De petits gâteaux furent transmis de village en village, Id'un chef de village au chef du village voisin, et accom-
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pagnés de couronnes de fleurs ; ce fut le signal du mouvement.
Personne d'abord ne bougea. Les cipayes s'insurgèrent seuls, lentement, partiellement, pleins de terreur, comme une traînée de poudre interrompue qui s'embraserait çà et là. Mais bientôt quelques régiments furent maîtres, l'étendard vert de Mahomet et le drapeau de Hanouman flattèrent sur les minarets et sur les tem- , ples, — l'orgie commença.
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§ XXII. — Le génie pratique, non philosophique, des Anglais fait face ." à la révolte. Caractère pratique de la vie et de la langue anglaises.
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Les Anglais, qui n'avaient pas su prévoir et prévenir la révolte, en soutinrent bravement le choc, en subirent les conséquences, et finirent par l'étouffer. Leur énergie, * leur héroïsme, celui de leurs femmes, celui de leurs ministres et de leurs soldats, furent admirables. Hommes pratiques, ils n'avaient point démêlé les éléments mo- 1 raux, complexes, obscurs, d'une situation très-neuve et très-embrouillée; hommes d'action, ils avaient négligé les avis des philosophes et-des rêveurs, Reginald Heber, Napier, Malcolm et de vingt autres que j'ai nommés.
Ce fut là leur tort.
Ni leur langage, ni leurs habitudes sociales ne les préparaient à celte étude métaphysique des caractères et des mœurs. Ils parlent et combattent pour le commerce, non comme des rhéteurs, mais comme des fils de Scandinaves, de Normands et de Saxons. Depuis quinze siècles, depuis qu'ils ont pris place dans l'histoire, ils ont plus agi que médité. L'esprit politique est commun chez eux, l'esprit philosophique rare. Jamais
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ils n'ont aimé les mystiques. Leurs femmes ont le pied leste et voyageur, l'âme haute et passionnée, capable d'actions intrépides, de vertus ou de fautes romanesques, non de vagues et idéales langueurs ; « — elles vont hardiment et courageusement à travers les mers, nos Anglo-Saxonnes (dit saint Boniface, ou plutôt Winfried dans une belle lettre); elles ne rêvent pas, ne s'arrêtent pas : ce sont des héros. Cependant ayez soin qu'elles ne traversent pas les villes : leur cœur s'y prend, et elles y restent. »
Avec ces qualités et ces lacunes l'Angleterre commerçante et active a mis en honneur dans le monde moderne le positivisme, c'est-à-dire l'exploitation infatigable de la matière et du monde. L'idiome anglais lui-même est l'expression la plus nette et la plus vive des intérêts. Il a changé de caractère avec le développement de la race. Large et sonore sous les Anglo-Saxons, il est devenu l'organe fidèle de la vie politique anglaise et de sa hardiesse flexible. Il a dépouillé peu à peu ses lenteurs et ses circonlocutions, ses « longueries d'apprêt» que méprise Montaigne. Plus de manteau traînant, plus de draperies embarrassantes. C'est la langue des affaires; elle ne marche pas, elle court. Elle a pour instruments principaux de son activité vingt particules explétives, variables, mobiles, qui se déplacent, se rallient et circulent à travers sa phrase comme de rapides messagers. Elle est off, on, over, up, dans un moment. Cest l'idiome qui caractérise et précise les faits avec le plus de vigueur. Le participe présent y surabonde. .Langue amoureuse du réel, du présent et du fait; toujours doing, acting and achieving. C'est bien la langue de Francis Bacon qui a ouvert les portes de l'expériLmentalisme, et de Locke qui l'y a suivi.
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A l'instar des Anglais et des Anglo-Américains leurs fils, toute la civilisation depuis un siècle s'est lancée à corps perdu dans l'exploitation de la matière. On a mis en œuvre, avec une audace attentive et infatigable, les ressources de la nature et les expériences de la science. On a prodigieusement réussi. La solution de toutes les énigmes nous est apparue alors certaine et lumineuse,— nousi'avons cru, — dans les seuls éléments matériels et positifs, dans le chiffre et le commerce. Les éléments moraux et spirituels, autrefois en grand honneur, n'ont plus été comptés pour rien.
Quelles leçons viennent de nous donner la guerre civile d'Amérique et l'insurrection hindoue !
§ XXIII. — Caractères de l'insurrection hindoue.
Dans un certain sens le mouvement insurrectionnel était militaire; dans un autre sens, il était démocratique; dans un autre, il était religieux; avant tout il se rapportait à l'ennui, à l'amour de l'indiscipline, au désir du désordre.
Le cipaye rejettait avec fureur sa vie nouvelle, vie régulière et molle, modérée et heureuse, sans grandes actions, sans grands forfaits; — privée d'aventures, d'avenir, de péripéties; — vie somnolente et douce comme un chemin tout uni. Les nouveautés et le drame sont des besoins pour ces organisations féminines. L'EtfÍge weibiich" de Faust et de Gœthe les domine ; ce tempérament ami de l'excès, vivant de passion, de violence et de sommeil, ne trouvait plus à se satisfaire.
L'uniforme, il est beau à voir, mais gênant! La sagesse, elle est bonne pour les sages, et très-excellente
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en elle-même. Mais sagesse et discipline fatiguent « Jacquot-Cipaye » (comme les Anglais l'appellent). Jadis son pays était bien plus récréatif. Que de crimes et de beaux désordres! Superbe et sanglant théâtre ! Que de cendres ! que de .flammes ! que de massacres ! Pindarris, Baloutchis, Sikhs, foules sortes de voleurs couraient le pays en bandes armées. Voluptés dans les palais, mystères sanglants dans les harems; des supplices sans cesse inventés; des hommes écartelés par des éléphants, d'autres ensevelis dans des sacs de poivre broyé pour les faire éternuer jusqu'à la mort, ou jusqu'à ce qu'ils trahissent la cachette de leurs diamants, de leurs trésors et de leurs femmes; point de lois, de contrainte, d'ordre; —le bel état de choses! Aboulfeda, Baber, l'histoire de Tamerlan écrite par lui-même peuvent nous mettre au courant.
L'analyse et l'observation européennes pénétraient peu à peu dans les cavernes antiques de ces mœurs barbares, et les Orientaux eux-mêmes prenaient part à ce travail. J'ai déjà cité Luft-Lllah, prêtre mahométan, esprit distingué, d'une moralité plus élevée que ne l'est en général celle des Asiatiques; homme qui, après avoir servi de précepteur et de maître de langues (mounchie) à quelques officiers britanniques, après avoir visité les régions sauvages ou civilisées de la Péninsule et s'être mêlé de quelques transactions diplomatiques, a publié ses Confessions en anglais. On peut y voir décrits le drame de l'anarchie, le vieux temps des bandits indigènes, l'endémique habitude du mal qui, sous toutes ses formes, avait saturé ce misérable peuple! « Les prisonniers de guerre étaient massacrés; la torture était appliquée à tous les indigènes sur les moindres soupçons; le pal et les fers étaient la peine la plus commune.
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Dans certaines provinces on faisait traquer le bas peuple par des chiens et on tirait dessus par partie de plaisir; ceux qui possédaient quelque chose étaient à chaque minute exposés à voir leurs biens confisqués, et pour rendre l'affaire plus sûre, on commençait par les étrangler. Nul habitant ne pouvait inviter ses amis à venir chez lui sans une permission du vizir ou du radjah de la ville; et le peuple était en butte aux plus horribles vexations. » |
Bien repus, bien logés, armés jusqu'aux dents, possesseurs de munitions nombreuses et de bons fusils qu'ils maniaient avec adresse; n'ayant rien à faire que d'écouter la lecture des journaux indigènes, où les Anglais étaient dénoncés comme tyrans et spoliateurs; disciplinés en outre et sachant se battre, les cipayes usèrent de leurs ressources nouvelles pour ramener l'Inde à son état na- turel, antique, normal, —l'orgie. !
Ce qui doit surprendre, c'est qu'ils aient tardé si
longtemps.
§ XXIV. — Suite. — L'Inde transformée.
L'histoire de la révolte n'est pas de mon sujet. Je n'ai voulu que soumettre à une étude sérieuse, attentive, pour ainsi dire embryologique et les éléments de la guerre et les deux races qui ont engagé la lutte.
Un contre mille ; la civilisation la plus occidentale du monde contre le plus antique état social de l'Asie; — quel devait être le dénouement?
On promettait la victoire aux révoltés. La domination anglaise semblait perdue.
J'ai prédit dès le début, qu'elle irait s'affermissant ; et que l'Inde serait, malgré l'inégalité de la lutte, plus an-
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glaise et plus occidentale que jamais. J'ai imprimé cette prédiction, que j'ai escortée de ses preuves 1. J'ai dit que l'ancienne constitution de l'Inde anglaise ne pouvait subsister, et qu'elle allait se transformer radicalement.
Continuer l'ancien système devenait impossible en effet, quelle que fut l'issue de la lutte. Faire encore de ce grand territoire indien, du berceau de notre monde, un marché lucratif, un atelier d'exploitation, une école pour les cadets de famille, une ferme de bon produit, un exutoire politique; ne pas s'inquiéter des êtres humains compris dans cette vaste sphère ; les tondre comme des brebis, ne songer qu'à l'intérêt, ne poursuivre que le gain personnel, et se croire tout permis; — une telle conduite n'était plus d'accord avec l'état du monde et la conscience du genre humain. La révolte hindoustanique châtia ces procédés. On comprit qu'il fallait d'abord étouffer la révolte, ensuite changer de voie; — enfin s'occuper du problème important; civiliser les âmes, refondre les esprits, influer sur les races.
Mais comment? Par quels moyens?
§ XXV. — Remèdes proposés. — La conversion, l'éducation, 'a réforme, la loi, le cadastre, les assemblées.
On proposait divers remèdes :
10 Convertir l'Inde au christianisme;
2° Élever les enfants à l'européenne ;
3° Reformer les lois ;
4° Réformer les institutions municipales;
5° Répartir autrement les terres;
6° Créer un gouvernement représentatif dans l'Inde.
1. Sept articles du Journal des Débats, 1853-60.
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Je ne trouvai jamais ces panacées suffisantes. Chacune d'elles avait ses partisans, ses revues, ses journaux, qui ne me persuadèrent pas.
Parlons d'abord de la propagande chrétienne, depuis longtemps essayée, depuis longtemps stérile.
Dépensera-t-on toujours 187,000 liv. st. par an pour n'aboutir à rien? Ce serait absurde. Les deux cents missions prolestantes sont pleines de zèle, de ferveur et d'honnêteté; à peine cependant quinze mille Hindous se donnent-ils pour chrétiens; et de l'aveu de Reginald Heber, sur ces quinze mille plus de dix mille sont chrétiens de nom seulement.
Voici pourquoi. Tout brahmane se considère comme chrétien par avance; il est bien plus que chrétien. Il a le baptême, la trimourtti, l'incarnation, la rédemption; il croit à la sainte Vierge immaculée; et au lieu d'un Sauveur il possède vingt Avatars. Le christianisme n'étant à ses yeux qu'un fragment égaré de sa vaste conception panthéiste, il l'accepte en le dédaignant. Ceux qui le professent sont pour lui des inférieurs, auxquels il ne doit aucun égard ; — des « mett- lers, » les derniers des hommes, de la caste des vidangeurs, mangeant du bœuf, indignes d'exister. « On ne concevra jamais bien (dit le Père de Bourres, écrivant en 1713) le degré de mépris et d'horreur que leur inspirent les chrétiens. »
Quand les révérends Pères jésuites s'aperçurent de cette difficulté immense, trouvant la porte des intelligences hindoues fermée hermétiquement et la Conversion impossible, ils imaginèrent un moyen.
Ils se firent brahmanes : (c — Couverts d'un vêtement couleur orange et d'une peau de tigre, un bâton à sept nœuds à la main, s'abstenant scrupuleuse-
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ment de nourriture animale et de boissons fermentées, — ils adoptèrent toutes les pratiques de la religion des brahmes, et conservèrent le secret de leur foi et de leur origine comme un secret de vie ou de mort d'où dépendait la fortune de la mission. »
Nouveau genre de triomphe; s'assimiler aux vaincus pour sembler les vaincre.
Les habiles jésuites-brahmanes de Madura s'applaudissaient de leur succès, lorsque les consciences catholiques s'alarmèrent; on se plaignit à Rome, qui fit des remontrances. « Mais, dit un spirituel historien, remontrances et bulles restèrent sans effet; les Pères de la mission continuèrent à se présenter aux populations comme des BrahfI.es de l'ordre le plus élevé; comme tels ils se conformèrent à toutes les pratiques nécessaires pour soutenir cette imposture. Le coup qui ruina l'œuvre de la Compagnie de Jésus dans l'Inde ne devait point émaner du pouvoir spirituel de Rome : la fortune de la mission de Madura succomba dans la lutte qui anéantit l'influence française dans l'Inde. Craignant que les jésuites français ne servissent d'auxiliaires actifs à la cause de leur pays, les autorités anglaises dénoncèrent l'imposture aux populations. Tout fut fini. L'édifice élevé avec tant de ruse, de patience, même d'abnégation et de courage, disparut comme par enchantement, du jour où le mensonge qui lui servait de base eut été dévoilé. Les jésuites abandonnèrent en 1760 la mission de Madura, qui fut confiée aux soins des Missions étrangères de Paris. »
Cette assimilation lente des Hindous, que les jésuites, selon leur habitude, avaient entreprise ou espérée en respectant les folies indigènes et par une insensible absorption, était donc impossible. Depuis ce temps, on n'a
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pas fait un seul pas en avant dans la route de la conversion chrétienne.
Passons à l'éducation et à sa réforme, que Warren Hastings et plusieurs autres hommes politiques ont vainement tentée.
Hastings avait conçu le plan d'un enseignement anglo- hindou, pour lequel il construisit le collége brahmanique de Madrissa. Le Dharma shastra y était enseigné. On laissait le petit indigène prononcer religieusement avant et après ses leçons la syllabe sacrée OM; on ne modifiait en rien l'échafaudage des puérilités compliquées et des superstitions verbales qui se perdent dans la nuit des âges ; ainsi l'on avait l'air de sanctionner la doctrine et l'enseignement brahmaniques.
Cela n'aboutit qu'à rendre les Hindous plus Hindous et à les détacher davantage de leurs maîtres anglais. Désespérés alors et fatigués de tant d'efforts inutiles, les politiques se liguèrent avec les hommes religieux et saints, et sollicitèrent de lord Wellesley la permission de distribuer aux Hindous des Bibles traduites.
« Un chrétien ne peut pas faire moins, leur répondit celui-ci ; un gouverneur ne peut pas faire davantage. » La propagande chrétienne se joignit donc à la propagande d'éducation; cette double prétention de conquête morale, ce double flot d'influence anglaise qui montait incessamment, effrayèrent les populations ; elles devinrent plus hostiles.
Ce n'est donc pas là qu'il faut chercher aujourd'hui des remèdes.
Sera-ce dans la création de nouvelles lois?
Ou dans de nouvelles institutions politiques? L'expérience a prouvé le contraire. Ceux qui, d'après
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les idées et les habitudes théoriques du dix-huitième siècle, ont voulu modeler l'Inde sur l'Angleterre, n'ont pas mieux réussi.
La vérité est que les institutions antiques du pays n'ont en elles-mêmes rien de mauvais. Il fallait savoir les employer, en les modifiant; suivre, à l'instar des conquérants musulmans, une politique plus prudente et plus simple ; —respecter les vieilles municipalités, petits centres où les indigènes voyaient leur liberté; noyaux solides et humbles; aptes à se placer commodément dans toutes les Constitutions et sous toutes les formes de gouvernement ; agrégations villageoises dont les vrais observateurs et les esprits philosophiques, Munroë, Briggs, Reginald Heber, ont senti le prix et désiré la conservation. C'était si bien une institution nationale, inhérente au pays, que l'on retrouvait ces villages par association, ou baghouars, à sept cents milles les uns des autres; habiles à répartir l'impôt et à le payer au maître, après avoir réglé à l'amiable l'état des propriétés. L'application abstraite et inopportune des institutions et des coutumes anglaises à la vie asiatique détruisit ces associations agricoles. Grande faute, comme le prouve l'enquête parlementaire. « Partout où l'impôt par village, le mouzamar-seulement, a été maintenu, dit le colonel Sykes, la somme exigée est ponctuellement versée, et le pays prospère. Partout où les municipalités ont été détruites, où l'impôt par tête est en vigueur (,î,ayoticar seulement), il n'y a que détresse et désolation. (Enquiry, p. 405.)) Sans doute on doit en théorie condamner la barbare confusion de pouvoirs qui constitue les zcmindars, banquiers, percepteurs, juges et fermiers généraux à la fois. Mais cet instrument imparfait fonctionnait bien quant au pays;
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chaque municipalité, presque républicaine, acceptant le fardeau de l'impôt et se chargeant de le répartir, satisfaisait le maître sans ruiner le paysan.
Les douze fonctionnaires de chaque village suffisaient à tout; le réveil de ces institutions primitives, fort populaires, ne serait pas plus redoutable pour les Anglais que leur maintien ne le fut pour les mahométans. L'impôt « entrerait bien plus facilement dans les coffres, dit le colonel Wilkes, si les petites républiques microscopiques des villages étaient rétablies. »
En 1793, quand lord Cornwallis voulut cadastrer régulièrement le Bengale, il se fit apporter les titres des propriétaires; la finesse frauduleuse des Hindous le prit pour dupe. La plupart de titres étaient fabriqués et cédés à prix d'argent; les officiers indigènes, trafiquant de leur crédit, installèrent des propriétaires factices et repoussèrent les propriétaires véritables. L'impôt fut assis à faux : le fisc ne recueillit pas la cinquième partie de ce qui devait être versé.
Ensuite lord Cornwallis, déçu par les mêmes espérances, essaya de pétrir et de constituer sur le sol politique de l'Inde une aristocratie territoriale et voulut réorganiser l'impôt sur une base fixe. Cet impôt unique, l'une des chimères du dix-huitième siècle, fonctionna très-mal.
Le législateur ne s'était pas aperçu que les éléments de toute aristocratie fondée lui manquaient.
Les Hindous ne connaissent qu'une aristocratie idéale. Le Brahmane qui brosse votre habit et qui vous évente est le premier des hommes; il est divin. Le gouverneur de l'Inde est le plus abject des mortels parce qu'il donne des bals et mange du bœuf.
— « Jamais, dit un voyageur, Hindou ne se mo-
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quera d'un brahmane; jamais un chrétien n'échappera à son mépris. Il aime à voir des marionnettes dansantes qui, portant des costumes anglais et les titres de gouverneur, de secrétaire, de colonel ou de général, exécutent des cabrioles grotesques à côté des prostituées et des hommes de basse caste. Il obéit, mais il méprise. »
A toutes ces réformes impuissantes ajoutons la réforme judiciaire.
On a voulu inaugurer un essai de justice mixte, à demi-anglaise, à demi-barbare; essai malheureux : quatre jurisprudences, ou plutôt quatre dédales enchevêtrés formèrent l'ensemble le plus tortueux et le plus monstrueux du monde.
L'institution de la police indigène, dictée par un même désir puéril d'imitation européenne, a livré les natifs à une vile armée de 170,000 hommes (Tchau- kidars), tyrans frauduleux, esclaves oppresseurs, pleins de ruses, espèces de scarabées humains que nulle corruption n'effraie, et qui se recrutent parmi les plus criminels et les plus ignobles. Ces gens, la solde des zemindars, passent leur vie à tromper la police anglaise; rouage secondaire et dangereux, qui joue le même rôle que le sous-officier cipaye dans l'armée anglo-hindous- tanique.
Je ne parle pas des assemblées délibérantes ; elles sont le résultat et comme la quintessence de toutes les réformes politiques; et il serait oiseux de vouloir les appliquer à la société hindoue.
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§ XXVI. — Les ingénieurs métamorphoseront l'Hindoustan.— En quoi le mouvement actuel de ce pays se rapporte au mouvement général du monde et au xixe siècle. — Progrès actuels et réalisés.
Quels moyens, quelles ressources employer, à défaut de l'éducation impossible, de la conversion religieuse inutile, de la réforme judiciaire, de la réforme politique, de la réforme territoriale?
Les ressources même dont notre siècle dispose avec le plus de facilité et de génie. Il y a le sol que l'on peut attaquer et fertiliser. Il y a l'industrie, les chemins à créer, le climat à vaincre, la nature à saisir corps à corps et à dompter.
Pour les Anglais c'était le seul parti à prendre; et comme je le prévoyais et le disais 1 au commencement de la lutte, leur grand sens politique n'a pas manqué de s'en emparer à temps et à propos.
Une fois la révolte apaisée, ils ont commencé par renoncer aux greffes maladroites d'inoculation, aux fausses tentatives pour faire passer la séve anglaise dans le corps social hindou.
Tout en respectant les institutions, bonnes ou mauvaises, des natifs; sans même toucher à cette vieille putréfaction de leurs âmes et de leurs esprits ; sans vouloir exorciser le fantôme de leur folle vie idéale ; sans prétendre identifier deux races qui, selon Rammohun Rey (Hindou christianisé), «sont inconciliables, » ils se sont mis à reconstruire les villages municipaux et à rétablir la primitive perception des taxes. Ils empêchent déjà
1. Journal des Débats, 1853-54.
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les percepteurs anglais de battre monnaie avec les mariages. Un fermier tardait-il à payer sa cote, on mariait ses filles à quelque riche; le gendre soldait. Ces faits odieux, les Anglais eux-mêmes les ont dénoncés selon leur loyale coutume.
Ensuite ils ont bouleversé ce vieux monde qui n'a ni canaux intérieurs, ni routes praticables, ni cultures savantes. Par ce point vulnérable le génie européen pénètre, et sa brèche est ouverte. Sentiers non frayés, djongles épais, rivières à peine navigables, forets obscures, sables amoncelés cèdent à la science et l'argent. Les cipayes sont vaincus par les ponts et chaussées. A peine les Stcphenson et tous les ingénieurs anglais suffiront-ils à cette œuvre; si j'étais membre des conseils britanniques, supposition oiseuse, je demanderais à la France non des soldats, mais deux cents bons ingénieurs. La conquête est là.
La machine à vapeur marche, circule, sillonne l'empire; elle ne déplaît pas aux indigènes, qui voient en elle une puissance démoniaque fort respectable. On s'applique à vaincre ou modérer la force végétale exubérante, la violence des pluies torrentielles et les résistances du climat. Pour se rendre de Delhi à Calcutta, un régiment avait naguère besoin d e trois mois ; il lui faudra deux jours pour aller réprimer une émeute au bout de l'empire. Faute de routes on ne pouvait pas transporter le coton des lieux où il pousse jusqu'aux ports ou aux centres du commerce; les frais de transport dépassaient souvent la valeur de l'article même. « Il y a, dit M. de Val- bezen, à 400 milles de Bombay, des cotons aussi beaux que les plus beaux cotons d'Amérique et qui se vendent un penny et demi, faute de débouché. » C'est cette action sur la nature, sur le sol et sur les eaux, c'est la
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création de canaux et de routes, c'est la colonisation et la culture, qui de l'Inde brahmanique, c'est-à-dire des plus anciennes cendres de la société primitive, vont tirer une Inde moderne, européenne, — asiatique encore sans doute, — mais lancée malgré elle dans le mouvement rapide des intérêts européens. Le pays de l'or, si riche de diamants et de soleil, ne sera plus l'esclave tributaire et affamé de l'intelligence et de la ruse européennes. L'Inde, exploitée par l'âpreté du gain, en partagera les bénéfices. Déjà s'améliore un peu la condition du malheureux qui, dans sa cabane de sept pieds de haut sur huit de large, n'avait pas de quoi vivre pendant huit mois de l'année. Le commerce d'exportation n'est plus anéanti par les droits de douane. Presque tous les rayots (paysans), qui, endettés depuis plusieurs générations, n'avaient pu, malgré leurs efforts et leur économie, liquider l'héritage légué par la misère, l'imprévoyance ou l'inconduite, commencent à respirer.
L'Angleterre, comme nation, ne peut plus exercer la tyrannie arbitraire de la Compagnie des Indes, corps spécial, individuel, être collectif qui agissait avec la personnalité terrible du marchand ardent à s'enrichir. La population du Bengale reprend ses métiers ; et les fines mousselines du Dekkan se déroulent au soleil, donnant aux indigènes du riz et du travail.
Le commerce, l'industrie, la soif du gain ont exténué cette péninsule. Les mêmes mobiles lui verseront un sang nouveau, renouvelleront son énergie et lui apporteront les capitaux de l'Europe.
Alors se réhabiliteront les aînés du monde Aryanique; ainsi les âmes ressusciteront après les corps.
L'absence de capital, l'intérêt usuraire de l'argent étaient les plaies vives de l'Inde. Elles commencent à se
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cicatriser. La rapacité du prêteur n'y atteint plus d'aussi effrayantes proportions.
Pour qu'on se fasse une idée de la vieille situat ion financière de l'Inde, il faut joindre aux détails de vie politique et de vie privée que j'ai enlevés aux pages de quelques voyageurs certains détails d'un autre ordre :
« C'est aujourd'hui jour de bazar. Cet homme, suivi « d'un âne, que vous voyez s'avancer gravement, c'est le (1 banquier, le potdar. » Il est changeur, usurier, ce que vous voudrez. Son âne porte un sac rempli de ces coquillages, coicries, dernière subdivision du système monétaire de l'Inde. Arrivé au bazar, il improvise un comptoir sous un arbre, au milieu de la rue; là il vend à la foule ses modestes espèces au prix de 5,760 cowries pour une roupie d'argent. Le soir les achats sont terminés; vendeurs et chalands veulent obtenir des pièces d'un transport plus facile; et tous reviennent trouver le banquier, qui reprend ses coicries, mais au prix de 5,920 cowries pour une roupie, et réalise ainsi un bénéfice de 3 pour 100 en quelques heures. Ce ne sont pas là les seuls profits du I)otd(ii@. Dieu sait ce que lui valent ses capitaux prêtés aux rayots, aux domestiques, aux nécessiteux de tout genre ! L'intérêt varie de 2 1/2 pour 100 par mois à 50 pour 100 et même au delà ! »
Tous ces abus disparaissent ou s'atténuent.
§ XXVII. — Conclusion.
Au moment même où j'écris, c'est-à-dire quelques années après cette étude commencée, des routes nouvelles circulent dans les régions jadis les plus impraticables ; le thé, le coton y sont cultivés ; des canaux
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d'irrigation fécondent des territoires brûlés et réduits autrefois à la famine. D'autres changements s'annoncent bien plus graves. La Compagnie des Indes-Orientales a dû céder au gouvernement de la reine les pouvoirs qui lui avaient été octroyés pour un temps. Il va falloir coloniser la Péninsule, y appeler l'étranger, le servir et se servir de lui; réparer les dommages, guérir les maux causés par le monopole. Les Anglais avaient exploité l'Inde. Ils commencent à la civiliser et à la gouverner.
Elle va donc s'ouvrir à l'Europe, qui en était depuis longtemps bannie. Le vieux pays des Védas rentre dans la civilisation des temps nouveaux.
Ce n'est point un spectacle dénué d'intérêt. Les Européens, Anglo-Saxons, Gallo-Romains, Keltes et Ibères, les derniers descendants de cette souche aryanique, civilisatrice du globe, reviennent apporter dans l'Inde, c'est-à-dire dans le berceau même de leur grande race, le mouvement, la lumière et la vie.
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VI
UN PRÉTENDANT HINDOU
PERTAOUB-CHOU ND, OU LE FAUX RAJAH
(HISTOIRE CONTEMPORAINE)
§ ler. — Sociétés détruites.
J'ai dit plus haut que les sociétés en dissolution, comme les organismes en pourriture, enfantent de singuliers monstres, font naître des phénomènes étranges, simulent ainsi la vie et acceptent les mêmes lois par lesquelles sont régies dans la mort les tristes métamorphoses et les phases dernières de l'organisme individuel et vital.
L'extrême Orient, l'Hindoustan par exemple et le Royaume du milieu, pullulent aujourd'hui de Prétendants à tous les trônes, d'Héritiers de tous les titres, de Bandits et de Guérilleros, de Thugs et de Phansegars, de Camorras et de Sociétés secrètes. Ce sont les signes symptomatiques d'une mort réelle causée par une vie de putréfaction; celle-ci s'emparant des éléments dissous, les prépare à une palingénésie future.
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§ Il. — Les prétendants.
Aussi la position excentrique de prétendant royal ou princier, position souvent factice et exploitée par la ruse et la fraude, est-elle commune en Asie.
La plupart des principautés hindoues comptent aujourd'hui plusieurs prétendants, qui ont leurs titres au pouvoir et qui groupent autour d'eux de nombreux partisans.
On distribue des places in partibus, et l'on attend que le jour de la justice soit arrivé. Ces pseudo-princes vivent avec faste, reçoivent, comme jadis O'Connell, un tribut volontaire, épousent plusieurs femmes et mènent la vie la plus douce, la plus confortable, la plus honorée.
§ III. — Histoire de Pertaoub-Chound.
Le radj ou la principauté seigneuriale du Bourdwan, traversée par la rivière Dermoudda, est une des localités les plus riches et les plus importantes des environs de Calcutta. Du milieu de ces joncs épais et de ces marais stagnants que l'on appelle dans l'Inde Djongles, et qui privent l'agriculture d'une fraction considérable du territoire, vous voyez s'élever une vaste couronne de verdure, semée de plaines florissantes, arrosée par de nombreux et fertiles ruisseaux : c'est le Bourdwan. La richesse de ses rajahs n'a fait que s'accroître dans ces derniers temps par la découverte d'un lit de houille que l'on exploite sur les bords de la Dermoudda, et dont les produits, rapidement transportés sur cette rivière jus-
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qu'à la ville de Calcutta, située à cinquante-six milles, donnent de grands profits. Le Bengale n'a pas de domaines plus féconds ni mieux utilisés par le labeur de l'homme. La plupart des fermiers chargent un commis de la surveillance et des travaux de leur ferme, et vont habiter la métropole. Depuis un demi-siècle les revenus de cet opulent district se sont accumulés entre les mains de ses maîtres, qui, fort ignorants sur les moyens d'augmenter le capital, se contentent de thésauriser. Ce n'est pas un bon système de finances; il réussit néanmoins jusqu'à certain point, et le peuple est persuadé que les puits et les caveaux appartenant aux rajahs regorgent de trésors enfouis. La cupidité, excitée par la prospérité de ce beau domaine, que le commerce enrichit encore, s'est mise 11 la piste; on a tramé intrigues sur intrigues et créé plus d'un embarras au gouverneur anglais.
Le dernier radjah du Bourdwan, avare et dévot, s'était entouré d'une armée de brahmanes qui recevaient du maître une hospitalité généreuse.
Objets de vénération pour le père, ces prêtres inspiraient à son fils unique, Pertaoub-Chound, un sentiment contraire. Pertaoub aimait les Anglais ; il buvait leur vin, s'accommodait de leur roatsbeef, avait des maîtresses, conduisait lui-même son tilbury, imitait de son mieux le dandy britannique et scandalisait la cour sacerdotale, entretenue et soldée par son père.
L'inimitié des prêtres et de l'héritier présomptif ne fit que s'accroitre avec le temps, et devint furieuse.
Cependant le père vieillissait , et les prêtres voyaient approcher le moment où ils seraient privés par sa mort des admirables dîners, des présents et des grâces que sa dévotion généreuse prodiguait à leur béatitude. Ils choisirent donc le moyen le plus expéditif de remé-
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dier à cet inconvénient et de parer à ce danger. Ils empoisonnèrent Pertaoub-Chound.
A peine prirent-ils soin de dissimuler leur crime ou de le voiler. Un chirurgien ayant essayé de pénétrer jusqu'au lit du malade, fut d'abord repoussé, puis, s'étant procuré un perwera, une permission de visiter Pertaoub-Chound, il voulut le saigner au bras. On l'en empêcha; c'était, disaient les prêtres, une opération défendue par les schasters. le lendemain, de très-bonne heure, le malade, dont l'état avait empiré, fut transporté à Koulma, ville située à plus de trente milles de distance, sur les bords du Houghly, fleuve sacré. Là il expira et son corps fut brûlé aussitôt. Nul ne douta du crime.
D'ailleurs on se courbait devant les Brahmanes; et personne n'osait bouger ou parler.
Leur chef, homme de ressources et de ruses, nommé Pran-Babou, avait un fils du même nom que lui-même, fils unique, élevé dans les pratiques du brahmanisme, hypocrite comme son père. Le vieux radjah, n'ayant plus d'héritier, légua son domaine et sa fortune au fils unique de Pran-Babou, qu'il institua héritier universel. Puis il mourut.
Quatorze années s'écoulèrent, pendant lesquelles le jeune homme jouit paisiblement du crime paternel.
Tout à coup cependant la population étonnée voit reparaître Pertaoub-Chound ou un personnage qui se donne pour ce dernier. Il est suivi d'une troupe en armes ; sa bourse est bien garnie, sa figure noble, sa taille élevée. La plupart des habitants du district sont prêts à jurer qu'ils reconnaissent en lui le fils du rajah. Il explique sa longue absence d'une façon qui n'a rien d'invraisemblable.
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«Vous me croyiez mort, dit-il; en effet c'est par miracle que j'ai échappé aux assassins. Après m'avoir empoisonné et avant que le poison eût produit ses derniers effets, les Brahmanes me transférèrent à Koulma, sur les bords du Houghly. Un soir j'étais très-faible; je dormais ou semblais dormir, quand auprès de mon chevet les prêtres, sans croire que je les entendisse, se consultèrent imprudemment sur les moyens de me donner la mort. Le Houghly n'était pas éloigné; je profitai d'un moment où ils me laissèrent seul; je m'élançai, nageai dans le fleuve, et malgré ma faiblesse, je parvins à gagner l'autre rive. Là je tombai évanoui, épuisé, incapable de faire un mouvement ; sans doute le sommeil profond qui s'empara de moi sauva ma vie en réparant mes forces. Une vision céleste m'apparut alors; Brahma daigna se montrer à mon âme et me dire : Les abominations que tu as commises dans ta jeunesse, en fraternisant avec d'impurs chrétiens et en mangeant de la vache sacrée, doivent être expiées par quatorze années de pèlerinage et de mortification. Exile-toi, visite les pays étrangers, deviens fakir, repens-toi. Je t'assure ta récompense dans cette vie et dans l'autre.
« J'ai obéi à la voix de Dieu ; pendant quatorze ans j'ai vécu de privations et d'aumônes; j'ai habité ledésert, j'ai supporté la faim et la soif; et maintenant, après avoir accompli la pénitence qui m'était imposée, je viens redemander les priviléges de ma caste, les droits de mon rang et mon héritage qui m'a été enlevé par ces assassins. »
Une narration si vraisemblable, appuyée par Brahma lui-même, trouva foi parmi les habitants du district. L'héritier nouveau déplaisait au peuple.
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L'argent semé par Pertaoub, ses forces militaires (il disposait de 700 hommes!), ses promesses magnifiques, enfin le mécontentement soulevé par l'avarice et le despotisme de Pran-Babou secondèrent le prétendant. Il avait promis dix roupies à quiconque s'enrôlerait à son service; beaucoup de guerriers, habitants des montagnes, étaient venus rejoindre sa bannière. La population pacifique du Bourdwan ne prenait aucun parti et n'opposait de résistance à personne ; quant aux montagnards, ils comptaient sur le pillage.
Pertaoub-Chound ne manquait pas d'habileté, on va le voir. Il apprit qu'un régiment, commandé par le général Hindou Molabasind, sujet de Rundjet-Singh, avait quitté le Népaul. Celui-ci se rendait à Calcutta, comme ambassadeur extraordinaire. Pertaoub eut l'adresse de suivre pas à pas la marche du régiment, de laisser croire que ses forces étaient alliées à celles de Molabasind, de persuader aux populations que Rundjet-Sing était son protecteur, et de répandre le bruit que le nord de l'Inde s'armait pour lui tout entier.
De ces combinaisons et de ces hasards bien exploités il résulta que le prétendant au Radj du Bourdwan put traverser sans encombre tout le diamètre du domaine dont il réclamait la propriété.
Plus il avançait, plus l'esprit public s'animait en sa faveur; plus augmentait le nombre de ses partisans, auxquels il promettait le partage des terres. Déjà le petit nombre de résidents européens, qui avaient étudié l'état de l'opinion populaire, et qui attendaient une collision, se préparaient à prendre la fuite. L'habile chef soumettait à une parfaite discipline ceux qui marchaient sous son drapeau ; ses soldats n'exerçaient aucune violence et ne commettaient points de vols ; ils payaient
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exactement les objets achetés ; point de contravention ni de violences. On n'avait aucun reproche à faire à Pertaoub, lequel disant connaître tous les endroits qui recelaient les anciens trésors des radjahs ses prédécesseurs, en assurait d'avance la possession à ses défenseurs. Il ajoutait ainsi l'appât du gain à tous les autres éléments de son succès ; à la haine générale contre le Brahmane usurpateur; enfin à la prédisposition des masses en faveur d'un prétendant persécuté, et privé de ses légitimes droits.
Le résident anglais du district, M. Ellictt reçut alors une lettre fort polie dans laquelle Pertaoub-Chound, avec les compliments d'usage parmi les Asiatiques, lui annonçait son arrivée, et lui déclarait qu'il avait pénétré dans la province pour y revendiquer les propriétés et les titres de son père.
Etonné de cette démonstration armée et de cette déclaration polie, M. Elliott lui répondit qu'il eût à se présenter dans le Tchotchery ou hôtel du résident, afin de rendre compte de ses démarches, et de lui dire en vertu de quelles prétentions il osait se faire suivre d'une troupe armée. La réplique de Pertaoub fut évasive ; il remit cette visite à un autre jour; puis dirigeant sa troupe sur la ville principale de Bankorah, il la traversa en bon ordre, aux acclamations des citoyens.
Ce mélange de prudence, d'audace et de ruse atteignit son but; après avoir dîné chez un des notables de la ville, et fait élection de domicile dans la maison de ce dernier, Pertaoub passa la nuit dans un Tchoulrie 011 village, situé quelques milles plus loin et où les pèlerins ont coutume de s'arrêter. Ce Tchoutrie, situé au milieu des djongles se composait de plusieurs rues assez lor-
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tueuses, à travers lesquelles il était facile de s'évader; Pertaoub d'ailleurs avait eu soin de placer autour de lui ses sentinelles. Quatre Tchouprassies ou soldats armés de sabres faisaient le guet et veillaient à la sûreté du prétendant.
Il y avait dans la conduite de Pertaoub trop d'habileté ; et c'était là un exemple trop dangereux pour que le gouvernement anglais ne s'en inquiétât pas. Aussi eut-on recours à des mesures sévères et promptes. Un jeune lieutenant fut chargé d'aller s'emparer du radjah prétendu, qui n'avait commis aucun acte légalement punissable, mais dont la levée de boucliers était menaçante.
Les troupes anglaises sont toujours cantonnées à plusieurs milles de la capitale d'un district. Le régiment qui se trouvait alors auprès de Bourdwan était le 31 e ; le coup de main fut donc confié à un officier de ce corps. Il lui fallut tout le secret et toute la vigilance possibles pour éluder les espions de Pertaoub. On se mit en route pendant la nuit ; on tourna autour dela ville sans y entrer. Les Cipayes reçurent l'ordre de ne faire feu que sur le commandement exprès du chef. Quatre soldats, choisis parmi les plus vigoureux, se chargèrent de réduire au silence les quatre Tchouprassies, que l'on bâillonna pendant que les autres soldats pénétraient dans l'enceinte occupée par Pertaoub.
Attaqués à l'improviste, les Tchouprassies n'opposent aucune résistance. Pertaoub voit entrer dans sa chambre le jeune lieutenant anglais, pistolet au poing. Couché sur un Tcharpoy, espèce de lit fort bas, près de l'un de ses confidents honoré du nom de premier ministre, Pertaoub saisit un sabre; mais le canon du pistolet pèse sur son front, et vingt baïonnettes sont devant lui. Aussitôt, véritable Oriental, il se résigne, se lève, passe ses
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pantoufles, rend son épée et suit le lieutenant. L'appartement est fouillé. On y découvre trois bouteilles d'eau- de-vie; malgré les conseils et l'apparition de Brahma, le prétendant n'avaitpas renoncé aux jouissances illicites.
Des papiers enfermés dans une boîte ne laissèrent aucun doute sur la complicité de plusieurs habitants du pays, et sur celle du chirurgien hindou attaché au régiment même par lequel Pertaoub avait été capturé.
Remarquons en passant le ravage que les liqueurs spiritueuses commencent à opérer dans l'Hindoustan. Autrefois les classes inférieures seules s'étaient réservé le privilége de s'enivrer; mais aujourd'hui, en conservant intacts les préjugés les plus contraires à toute amélioration sociale, ce peuple abâtardi s'est inoculé le vice le plus funeste que la civilisation anglaise pût lui communiquer, et pousse à un degré incroyable l'excès de l'intempérancel. L'importation de l'eau-de-vie à Calcutta et dans les autres parties du Deccan a pris, depuis un quart de siècle, un accroissement formidable ; il est assez commun de voir un riche négociant et même un radjah complétement ivres.
Revenons à Pertaoub.
La mauvaise fortune ne le trouva pas plus faible de caractère et d'esprit que les chances heureuses ne l'avaient trouvé inhabile à les mettre en œuvre. Il se montra poli envers le lieutenant qui s'était emparé de sa personne, lui recommanda ses papiers et son argent, et lui dit que « n'étant pas accoutumé à marcher, mais à être porté en palanquin, il ne savait trop comment il ferait pour accompagner ceux qui l'emmenaient à Bankorah. » Le lieutenant lui répondit que sa dignité de radjah
1. V. Malcolm, Heber, etc.
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expliquait sans doute cette incapacité de marcher, mais qu'il avait dû néanmoins s'accoutumer à toutes les fatigues et à un emploi même immodéré de ses forces pendant le long pèlerinage qu'il avait accompli comme fakir. Cependant Pertaoub était de si bonne humeur et de si bonne compagnie, que le lieutenant crut devoir procurer un palanquin à son prisonnier, et ce fut ainsi que le prétendu radjah et son premier ministre entrèrent dans les murs de Bankorah.
Cette capture était loin de terminer la querelle. Pran- Babou, le fils du brahmane, sentait le terrain miné sous ses pas. L'habile Pertaoub avait envoyé à tous les radjahs du domaine qu'il réclamait des lettres circulaires par lesquelles, en sa qualité de radjah, il leur enjoignait de ne payer aucune somme d'argent, aucune rente, aucun loyer, aucun fermage à l'usurpateur de son héritage et de son domaine ; il leur défendait aussi de renouveler leurs baux, leur promettait de les dégrever considérablement, accusait Pran-Babou d'avarice et d'exactions, et flattait à la fois leurs passions, leurs intérêts et leurs espérances. L'effet de ce document fut de laisser absolument vide la caisse du titulaire, qui par sa richesse et sa cupidité s'était créé une armée d'ennemis : les gens auxquels Pran-Babou faisait ombrage, qui portaient envie à sa fortune et convoitaient sa richesse, prirent parti contre lui, reconnurent le prétendant ; ils payèrent des avocats, les envoyèrent à Bankorah et convoquèrent de toutes parts des témoins prêts à jurer qu'ils reconnaissaient aussi le prince et qu'à lui seul appartenaient le titre et l'héritage.
Avoués et procureurs d'accourir aussitôt pour prendre leur part du pillage. Le nombre de ces oiseaux de proie, attirés par l'espoir du gain, fut même si embarrassant
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que plusieurs d'entre eux furent éconduits par Pertaoub. Toute la société de Calcutta, le district de Bourdwan surtout, était en émoi ; l'excellente éducation du prétendant, qui parlait avec aisance l'anglais, le persan et l'hindoustani ; ses manières attables et fières ; il faut le dire aussi, la beauté imposante de sa physionomie et de sa démarche lui avaient concilié bien des suffrages.
Si au lieu de tenter une pointe militaire dans la province, de marcher à la tête d'une troupe armée et d'épouvanter par là les Anglais jaloux de leur suprématie, il eût simplement porté sa requête au tribunal de Calcutta, il eût gagné probablement sa cause.
Deux femmes qui avaient appartenu comme épouses légitimes au véritable Pertaoub soutenaient que ce devait être lui. Le nombre des témoins favorables à la prétention du bel aventurier ne cessait d'augmenter; et ceux qui avaient connu le fils du radjah convenaient que la figure et la taille du prétendant n'étaient pas sans analogie avec celles du jeune homme assassiné par les brahmanes.
Pran-Babou, embarrassé, sachant qu'il était détesté et de ses confrères les négociants de Calcutta, envers lesquels il s'était montré inexorablement avare, et des rayots ou paysans qu'il avait maltraités, essaya de recruter à prix d'or une armée judiciaire qu'il pût opposer à celle de son ennemi. Il voulut d'abord circonvenir le chirurgien du gouvernement anglais, agent politique en même temps que chirurgien, et qui refusa d'être le mouktir ou l'homme d'affaires de Pran-Babou, dont l'impopularité l'effrayait. Quant aux brahmanes, ils n'abandonnèrent pas le protégé des brahmanes ; mais ils n'oublièrent pas non plus d'exploiter la circonstance à leur profit personnel, Il leur fallut d'abord un sac de
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roupies, pour aller en masse camper sous les murs de Bankorah, rassembler les témoins, et solder les officiers de justice; Pran-Babou donna ce qu'on voulut. La ville de Bankorah jouit d'un singulier spectacle; une armée de témoins à charge campée à droite sous des tentes, et une autre armée de témoins à décharge établie à gauche sous d'autres tentes. Le résultat décisif fut une i succession de revues, de bals, de festins et d'évolutions militaires, dont les citoyens de la ville s'amusèrent fort.
Le prisonnier continuait à jouer son rôle.
Il se conduisait toujours en prince déchu, fier et sûr de son triomphe définitif. Il exigeait qu'une escorte militaire le menât presque en triomphe à travers la province; et ce fut avec peine que l'autorité anglaise repoussa ses prétentions, qui toutes avaient pour but de rehausser son importance et d'entourer le héros d'un éclat populaire. On profita de la nuit pour dissimuler l'arrivée de Pertaoub à Houghly; arrivée qui aurait surexcité la curiosité et avivé l'intérêt que lui portait la foule.
Une fois en prison, il s'installa dans de beaux appartements, reçut des visites, et mena une vie qui semblait de nature à justifier ses assertions. Tous ceux qui, par haine pour Pran-Babou et par amour du changement, avaient résolu de se porter témoins en sa faveur et de valider la légitimité du nouveau radjah ne cessaient de lui envoyer des présents.
Contributions volontaires, cadeaux magnifiques, secours de toute espèce affluaient chez le prince. On lui portait des corbeilles de fruits et de fleurs, et sa petite armée ne se débandait pas en l'absence de son chef. Le gouvernement anglais commençait à voir d'un œil inquiet une fermentation dont la cause réelle cachait un sentiment peu favorable aux intérêts bri-
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tanniques; l'amour des anciens maîtres, le retour vers le passé, l'ennui des maîtres nouveaux. Ce beau jeune homme fier, brave, d'un caractère ferme; plein de sang-froid et d'esprit; comment n'eût-il pas inspiré, aux femmes surtout, un intérêt contagieux? Les terreurs de l'administration locale s'éveillaient, s'accroissaient; et les espérances des partisans de Pertaoub en proportion.
Une circonstance nouvelle parut militer en sa faveur. Le général Allard, officier français, longtemps au service de Rundjet-Sing, revenait de France où sa longue barbe blanche et sa femme indienne avaient excité une vive curiosité. Passant par Bankorah, il entendit parler du faux radjah, et demanda la permission de le voir. Sous le costume brillant que le jeune homme venait de revêtir, et malgré les diamants, les perles, la soie qui le déguisaient, le général français reconnut aussitôt un fakir avec lequel il avait été lié à Lahore. Deux fois il s'enferma avec le prisonnier et se plut à causer longtemps avec lui ; le récit de Pertaoub se trouvait corroboré par la reconnaissance du général. Souvent le prétendant avait parlé de Lahore, des habitants de cette ville et du séjour qu'il y avait fait, vêtu comme un fakir et passant pour tel aux yeux du peuple. Pertaoub exploita donc cette circonstance; il berça ses affidés de l'espoir que Rundjet-Sing, « le lion du Punjab, » accourrait bientôt à son secours; et leur dit que le général Allard, envoyé du «Lion,» était venu s'entendre avec lui.
On retarda l'ouverture des débats, sans doute afin de permettre à l'émotion publique, toujours fugitive dans ces pays, de se calmer.
Dans l'Inde il est facile de former un parti ; tout chef armé entraîne aisément à sa suite une petite troupe;
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mais cette improvisation de révolte et de guerre, une fois dissipée, ne laisse aucune trace. Vous trouverez des hommes prêts à mourir avec vous et pour vous; personne ne vous suivra longtemps, et ne s'attachera résolûment à votre destinée. Votre parti brisé, tout est fini ; point de consistance; une cause perdue, ou qui semble l'être, désenchante ses prosélytes.
Chez les peuples du nord, au contraire, les partis vivent, les souvenirs persistent, un courage indomptable fait traverser à une idée, à une cause, à un préjugé plusieurs siècles de fureur obstinée.
Le gouvernement anglais savait que la première ébullition du mécontentement hindou était seule à craindre; il attendit.
La cour suprême de Calcutta finit par condamner Per- taoub à six mois d'emprisonnement, non pour avoir usurpé un titre qui ne lui appartenait pas, mais pour avoir assemblé des troupes et s'être mis à leur tête. La sentence parut dure à tous les indigènes et ne satisfit pas les Anglais ; on espérait mieux.
Pertaoub occupait toujours une position fort belle, recevant des présents, de l'or, des bijoux, et considéré à la fois comme une victime, comme un prince et comme un grand homme.
Dans sa prison et hors de prison il vivait largement aux dépens de ses dupes. La majeure partie des sommes touchées par lui, quelques-unes considérables, fut placée à la banque d'Angleterre; il paya d'un emprisonnement de six mois un grand crédit et une certaine aisance.
Enfin le temps, qui lève tous les voiles et dissipe tous les nuages, se chargea d'éclairer la situation équivoque du prétendant. Le hasard joue aussi son rôle dans cette
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découverte. Et qu'est-ce que le hasard ? L'expression définitive d'une vérité cachée qui s'est fait longtemps attendre.
Quelques habitants de Kichnagour, ville célèbre par la beauté de son temple et par le nombre des adorateurs et des pèlerins dévots qui y affluent, se trouvaient à Houghly pendant l'emprisonnement du prince ; la curiosité les amena vers lui; ils furent frappés de sa ressemblance avec le fils d'un prêtre du grand temple de Kichnagour, jeune homme qui avait disparu depuis plusieurs années. Ils n'osaient pas affirmer absolument l'identité de Chamanoundo (c'était le nom du fils du bramakarie ou gardien du temple de Kichnagour) avec Pertaoub-Chound, compétiteur de Pran-Babou. Mais leurs soupçons, ébruités parmi les officiers anglais, se répandirent dans la ville ; et le jeune lieutenant qui avait capturé Pertaoub crut qu'il était de son honneur d'éclaircir les faits.
Il fit appeler quelques missionnaires allemands qui avaient résidé longtemps à Kichnagour. Ceux-ci promirent de visiter le prisonnier, de l'examiner avec attention et d'édifier le gouverneur sur son compte.
Ils avaient connu Chamanoundo. Rien n'est plus commun dans l'Hindoustan que de voir les chrétiens causer avec les prêtres et entrer en controverse avec eux. Il était donc probable que les missionnaires allemands reconnaîtraient Chamanoundo; ce qui arriva. Quand il les vit entrer, sa physionomie resta comme auparavant calme et impassible; il causa tranquillement avec eux. On remarqua seulement la difficulté de sa respiration et le soulèvement convulsif de sa poitrine oppressée, seuls indices qui témoignassent de son agitation intérieure. C'était bien le fils du gardien du temple; — Chama-
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noundo. Un jour il avait quitté sa dévote retraite ; et prenant le costume des fakirs, il avait parcouru une partie de l'Inde; à Lahore il avait connu le général Allard, avec lequel il s'était lié.
On n'a jamais su quel énchaînement mystérieux l'avait mis en possession des secrets appartenant à la famille des radjahs du Bourdwan.
Ces secrets, dont l'exploitation fut pour lui une source de profits et presque de fortune, il les avait tous. Aujourd'hui encore1 Pertaoub habite Calcutta, tient maison ouverte, reçoit noblement ses amis et dit à qui veut l'entendre qu'il portera ses justes réclamations à la cour suprême, et qu'il y fera casser l'arrêt rendu contre lui. En attendant il laisse contribuer à son bien-être les mécontents et les ennemis de Pran-Babou. Le nombre des dupes qui le font vivre n'a pas cessé de grossir, et sa fortune augmente.
J'ai voulu emprunter aux journaux anglo-hindousta- niques, nombreux, intéressants et peu lus en EurÓpe, les détails dont j'ai composé cette esquisse d'une parfaite dissolution sociale, telle qu'elle a dû se manifester dans une région douce, hiératique et orientale; décadence moins sanglante que celle de la vieille Rome, moins passionnée que celle de l'antique Grèce, moins perfide que celle de l'Italie au moyen âge, mais dominée par les mêmes nécessités et les mêmes éléments : fraude sociale, mensonge, apathie pour le bien, dédain de la vérité, indifférence profonde; enfin une sorte d'amusement dramatique puisé dans la corruption même et dans le goût du mal.
1. 1856.
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Vil
LA RÉVOLUTION PARISIENNE DE 1848 DANS L'ILE DE CEYLAN
§ 1. — Ceylan sous la domination européenne.
Si l'on soutenait de premier abord, que la révolution de février 1848 a eu lieu, non-seulement à Paris mais dans la Taprobane, on aurait l'air de se moquer et d'inventer à plaisir un conte fantastique.
Rien n'est plus vrai cependant. L'écho de nos troubles, la lointaine vibration de nos révolutions infatigables ont pénétré jusque dans les cavernes et les temples de l'île de Ceylan. L'autorité britannique en a été, sinon ébranlée, tout au moins effrayée. On peut regarder l'insurrection ceylanaise comme le prélude de la révolte des cipayes 1.
Que savons-nous de cela en France?
Ce qui se passe sur la face du globe nous est étranger. Des changements considérables ont lieu, des races se mêlent, d'autres disparaissent, des colonies se forment, des alliances extraordinaires s'effectuent, la civilisation poursuit son cours; et nous l'ignorons.
1. V. même volume, p. 95.
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Personne ne s'est douté en France que la révolution de 1848 avait eu son contre-coup dans l'île de Ceylan.
Au sud de la vaste péninsule de l'Inde, sous le tropique du Cancer, apparaît cette île admirable, taillée en forme de cœur, et célèbre dans l'antiquité; c'est assurément la plus belle et la plus fertile des îles du monde connu. Elle possède tous les climats; la vie y est facile, le ciel clément, le paysage merveilleux.
« Perle détachée du front de la Péninsule (disent les poëtes brahmaniques), théâtre des exploits de Vishnou; Ceylan n'a dû faire qu'un autrefois avec Sumatra, les Maldives et même avec le continent hindoustanique. Toute l'Asie vénère l'lle sacrée, l'Eden de l'Orient, Lanka ou Cingala, berceau de l'espèce humaine.
On trouve encore sur les points les plus désolés de la côte, dans des solitudes sauvages, les derniers débris des Aborigènes, que l'on appelle Vedhas. Ils parlent une langue spéciale, ne se rasent jamais, ne se servent pas d'argent pour leurs échanges et n'ont aucune communication avec le reste des habitants de l'île. Leur nudité est complète; ils aiment mieux ne point réclamer justice et ne paraître jamais devant les tribunaux quand on leur a fait tort, que de se vêtir d'une façon civilisée. Depuis plus de deux mille trois cents ans jamais leurs filles ne se sont unies aux descendants des divers conquérants de l'île.
Les Vedhas se regardent comme appartenant à une caste spéciale et noble.
C'est une loi de l'histoire.
La vieille aristocratie bretonne, kymrique, galloise, écossaise, reculant devant la civilisation qui l'assaille,
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reste longtemps debout; ce débris fier, vénérable et vermoulu finit toujours par disparaître.
Sans compter ces Vedhas, qui n'ont point d'importance et ne se mêlent à aucun mouvement de la population, les habitants de l'île se composent aujourd'hui de Randiens, hommes des montagnes; indépendants, hardis, belliqueux, braves, nés pour les arts et la poësie; de Cingalais, qui habitent les côtes et les basses terres, gens spirituels et serviles; de Malabares, qui résident surtout au nord et dans les provinces maritimes; enfin de Maures ou Moresques, Arabes, usuriers avides et rapaces, qui jouent dans l'île le même rôle que les juifs en Pologne. La population totale est à peu près d'un million quatre cent quarante-cinq mille âmes, dont huit mille Européens.
Ces magnifiques domaines ont leur histoire; on en reconnaît les traces dans le Mahabarata (magnum bel- lum), la «grande guerre, » épopée asiatique, Iliade gigantesque. Tout y est nuage et lumière, profondeur de ténèbres et scintillement d'éclairs ; la vie poétique y abonde, comme l'électricité dans les cieux que l'orage appesantit. Mais les contours précis, les réalités, la chronologie ne s'y montrent pas.
Les habitants actuels sont tout fiers de cette mystérieuse antiquité. Ils indiquent aux voyageurs avec orgueil des ruines colossales de temples et de palais, le jardin d'Eden et le pic d'Adam. Leur chronologie fabuleuse concorde avec la chronogie mosaïque.
Les Romains connaissaient l'Ile sacrée. Pline l'Ancien fait mention de quatre ambassadeurs de la Taprobane venus à Rome après qu'un vaisseau naufragé romain eut été poussé à la côte et que les naufragés eurent été recueillis par le roi de l'île. Quelques médailles romaines,
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découvertes récemment, paraissent justifier Pline, dont l'assertion avait été l'objet de critiques et de doutes.
Dès le premier siècle de l'ère chrétienne des rapports commerciaux s'établirent entre les habitants de l'Europe méridionale et ceux de l'Inde et de Ceylan. Marco Polo et Nicolas Da Conte en parlent.
Lorsque les Portugais sillonnèrent les mers et inaugurèrent glorieusement cette prise de possession du globe, assurée aujourd'hui au genre humain, la vieille Taprobane, abordée par leurs vaisseaux de guerre, était divisée en trois principautés distinctes ; la plus importante reconnaissait la loi du roi Prathrama IX. Ces conquérants héroïques, dont l'épée frayait aux Européens la route de l'Inde, s'emparèrent alors d'une portion considérable de l'île; ils n'exploitèrent ni le sol, ni les produits, ni les côtes. Leur domination, inaugurée en 1505, dura près d'un siècle et demi.
En 1650 ils cédèrent la place aux Hollandais. Colbert essaya de persuader à Louis XIV que c'était là une occasion admirable de fonder une colonie française ; après quelques tentatives incomplètes nos agents furent abandonnés; et le plan de Colbert échoua.
La France ne veut point coloniser. Elle, qui a tant fait pour la civilisation intérieure de l'Europe et qui a porté dans toutes les latitudes la brillante initiative de son génie; elle ouvre seulement la voie aux autres nations; plus avides ou plus acharnées, celles-ci profitent des conquêtes françaises, développent les germes semés par nous, nous continuent et s'approprient notre œuvre. Le Canada, l'Hindoustan, les Antilles sont devenus des centres qui ont produit à leur tour des colonies nouvelles.
Personne n'a su écrire (le livre de Raynal ne doit
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être cité que pour mémoire) l'histoire générale des colonies européennes; — dire quelle marche de sang et de rapines, de fautes et de folies la civilisation universelle a suivie ; — et par quel progrès lent et continu le monde est devenu solidaire, si bien que sur tous les points du globe un réseau immense enveloppe et enlace aujourd'hui tous les intérêts. Cuba, Java, Sumatra, Ceylan, pays lointains, sont emportés dans le mouvc- ment actuel de l'Europe.
Les Anglais délogèrent en 1798 les Hollandais, qui, possesseurs de Ceylan depuis l'année 1650, et par une faute analogue à celles de tous les colonisateurs modernes, n'avaient songé qu'à exploiter la colonie et non à la civiliser.
Ils nommèrent gouverneur Frédéric North, depuis duc de Guilford. North trouva le pays livré aux intrigues sanguinaires de l'Asie. Le vrai roi, le souverain de fait, était alors le premier ministre, espèce de maire du palais, un Charles-Martel plus perfide ou un Richelieu plus féroce. L'année qui précéda la conquête anglaise, le roi légitime était mort, laissant le trône au frère d'une de ses femmes; ce roi célèbre, homme voluptueux et poëte, qui avait eu cinq épouses légitimes et autant de concubines, mais ne laissait pas d'enfants, se nommait Rajasingha. L'héritier légitime, Moutou-Sawme, frère de la première des femmes du monarque décédé, déplut au premier ministre (Adikar), qui le détrôna. Moutou-Sawme paraissait trop difficile à conduire. Détrôné, il se réfugia dans les montagnes, et, l'Adikar, que les relations françaises nomment Pilamé Talawe, plaça la couronne sur le front d'une de ses créatures. Ce roi chimérique s'appelait Sri- vVikrama : n'ayant ni esprit, ni caractère, ni amis, il laissa son
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maire du palais prendre le réel du pouvoir, conduira i les affaires, s'emparer de l'argent, surtout mettre à mor ceux qui le gênaient.
L'Adikar était en trop bonne voie pour ne pas espé- rer et désirer le trône. Les Anglais lui parurent des instruments à mettre en œuvre. « En 1799, dit M. Sirr, i l'Adikar eut une première conférence avec le gouver-i neur anglais, auquel il proposa d'assassiner le roi créé¡ par lui-même. Il placerait, disait-il, l'île sous la pro-: tection anglaise, et prendrait pour lui le titre de roi. » Le gouverneur s'y refusa; de telles ouvertures étaient' néanmoins trop importantes pour que la politique anglaise n'en tirât pas profit. Le général Macdowal fut envoyé comme ambassadeur auprès du fantôme de roi.
Habile, conciliant, expérimenté, Macdowal ne confia pas à Sri-Wikrama les intentions du ministre; mais il sollicita pour l'Angleterre diverses concessions importantes , spécialement l'introduction et l'entretien d'un corps de troupes anglaises dans la capitale. Pilimi-Ta- lawe avait mis son maître et son esclave en garde contre ces dangereuses offres, qui furent repoussées, malgré les efforts de Macdowal et les présents magnifiques qu'il avait apportés. Cette situation ne pouvait durer. Pilimi-Talawe fomenta la discorde entre le gouverneur et le roi, promit aux Anglais son secours, puis, irritant Sri-Wikrama contre eux, fit si bien que ces derniers marchèrent sur la capitale.
On la leur livra vide et incendiée.
Sri-Wikrama et son ministre prirent la fuite. Mou- tou-Sawme sortit de ses forêts, fut reconnu de nouveau roi légitime et conclut avec les Anglais tous les traités qu'ils voulurent.
« Cependant Pilimi-Talawe, dit M. Sirr, recruta bien-
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tôt une armée, harassa les troupes anglaises par des marches et des contre-marches et finit par loger Sri-Wi- krama dans une position à peu près inaccessible.
« Puis il fit tomber ses ennemis dans une embuscade où, divisés en deux colonnes par ses suggestions, ils furent sur le point d'être anéantis.
« Ils échappèrent; Pilimi-Talawe se rapprocha d'eux. Il leur proposa de livrer sa créature Sri-Wikrama, sous condition d'être nommé roi à sa place; «Moutou-Sawmc serait exilé avec une pension. »
Les Anglais se conformant à la vieille maxime tout pour régner, acceptèrent, tombèrent dans une seconde embuscade, et, grâce à une série d'imprudences et de lâchetés trop longues et inutiles à raconter en détail, perdirent tout.
La capitale, reprise par Pilimi-Talawe et Sri-Wikrama, fut le théâtre de meurtres effroyables. Un major écossais nommé Daviels abandonna ses concitoyens et Moutou-Sawme à la vengeance des deux Asiatiques. Moutou-Sawme fut empalé vivant. Les soldats Anglais défilèrent deux à deux devant Sri-Wikrama. On leur demandait :
« Voulez-vous servir le roi de Ceylan? »
Sur leur réponse négative on les massacrait.
Trois Européens et un officier Malais échappèrent seuls.
« L'histoire de ce dernier (dit M. Sirr), mérite d'être racontée: il se nommait Nouraddin. Célèbre par sa bravoure et son adresse, les Kandiens avaient voulu le détacher du service britannique par des offres d'argent et d'honneurs, qu'il avait repoussées. Pilimi-Talawe les renouvela, fit subir toutes sortes de tortures à Nouraddin, et ne reçut que cette réponse ;
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« Portant l'uniforme anglais, je ne puis servir deux maîtres. »
On l'épargna d'abord; puis on lui trancha la tête. Daviels se fit Hindou et musulman. Toute la partie centrale de Ceylan fut soustraite aux Anglais.
Ceux-ci gardèrent les côtes et laissèrent les maîtres de la capitale continuer l'orgie, adorer leurs dieux, piler les hommes dans un mortier et faire assassiner des enfants par leurs mères.
Par degrés cependant, de 1810 à 1830, les Anglais, aidés par les brahmanes et les pundits, rétablirent leur première autorité.
Rien de la vieille Asie ne résiste à l'Europe ; marine à vapeur, artillerie et tactique triomphent de tout; une escadre et une brigade viennent à bout d'un royaume asiatique. Dès 1830 la capitale de Ceylan appartenait de nouveau aux Anglais.
§ II. — Comment la Révolution Parisienne de 1848 fut imitée à Colombo.
Quelques mouvements bouddhistes et brahmaniques avaient inquiété, sans la mettre en péril, la domination anglaise. Le 6 juillet 1848 une insurrection bien plus singulière éclata.
Quatreoucinq mille personnes, les unes à moitié nues, les autres ayant pour vêtement un tablier attaché à la ceinture ; toutes portant sous le bras le petit parasol que rend nécessaire l'extrême chaleur du climat; vieillards, femmes, enfants, enveloppés de mousseline blanche, costume habituel même aux magistrats et aux docteurs de la loi ; descendant des montagnes, sortant des défilés et des cavernes dont les côtes de l'île sont hérissées
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et dentelées; — prêtres bouddhistes drapés à la romaine et armés de leurs immenses éventails; femmes kandiennes à demi-voilées par cette draperie qui tombe en écharpe élégante d'une épaule à l'autre et que toutes les femmes du globe devraient adopter; — accouraient par groupes pressés, criant à tue-tête, demandant justice aux autorités anglaises, brandissant des bâtons et secouant des torches.
L'émeute venait de Paris.
Nous avions décrété en 1848, que nos colonies françaises enverraient leurs représentants à la Chambre des députés, et que ni les hommes de couleur ni les indigènes ne seraient exclus de la double liste des électeurs et des élus. Pondichéry, colonie française, en rapports habituels et fréquents avec Colombo, devint alors pour les Ceylanais un exemple et un modèle.
Ce qui se passait à Pondichéry ne serait-il pas imitable à Koutchery et il Colombo?
La feuille quotidienne intitulée l'Observateur de Colombo publia une note, rédigée en langue cingalaise par un M. Elliott, homme remuant et ambitieux, qui n'était pas fâché de taquiner ses compatriotes et qui espérait tirer parti du désordre. Il appelait les Cingalais à la défense de leurs droits.
Sa note, répandue à profusion, fut lue dans tous les coins de l'île, qui se souleva.
Voici cette note :
« Les habitants de, l'île de Ceylan ne doivent pas ignorer que tout sujet anglais, avant de payer un impôt, a le droit de faire connaître ses désirs et d'exposer ses griefs. Il y a des personnes qui prétendent que les Cingalais n'ont pas assez d'intelligence pour constituer une assemblée ou conseil national siégeant dans l'île et où des indigènes seraient mêlés
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à des Anglais. Que ces personnes-là voient un peu ce qui se passe maintenant en France et ce que les membres du grand conseil de cette nation ont ordonné relativement aux hommes de Pondichéry. Croit-on qu'un Tamoul de Pondichéry soit plus capable qu'un Cingalais de siéger dans un conseil? Assurément les indigènes de cette île sont aussi instruits et aussi sages que les Tamouls de Pondichéry, qui élisent leurs représentants pour le grand conseil de la France. Que les Cingalais, s'ils veulent ne plus payer d'impôts illégaux et exorbitants, réclament donc une Assemblée nationale dans laquelle leurs droits légitimes soient discutés. Nous publions cette lettre en cingalais, afin que tous les habitants sachent à quoi s'en tenir. e
« Signé les Éditeurs de l' Observateur de Colombo. »
L'exemple de la France —et la pratique de l'Angleterre; — voilà deux leviers qui remueraient le monde.
Ainsi notre insurrection de 1848 était parodiée à
Ceylan, sur l'ordre d'un Anglais.
Dès le 6 juillet ces hommes vêtus de mousseline blanche comme des femmes ; ces grands seigneurs bizarrement accoutrés de manches ballonnées et de jupes enflées; ces populations du Soleil, figures fines, expressions molles et passionnées, s'étaient émues au bruit lointain de nos troubles. Du haut des montagnes, des bords de la mer, des sanctuaires de Bouddha et des cités populeuses elles accouraient palpitantes et enflammées.
On leur avait dit : Soyez libres l Que ne leur disait-on d'abord : Méritez d'être libres 1
Un vague espoir de redevenir maîtresses de leurs destinées les animait; hélas ! elles n'étaient assez fortes ni pour conquérir ni pour conserver la liberté. — « Sachez-le bien, dit Milton, si nous ne sommes maîtres absolus de nous-mêmes, d'autres s'en font maîtres. Que
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chacun soit donc son monarque intérieur; autrement Dieu lui imposera du dehors quelque despote. »
Si le faible oiseau s'insurgeait contre le géant qui le presse dans sa main, il ressemblerait aux Ceylanais en robes blanches insurgés contre les Anglais. La foule ameutée, proférant des cris furieux, s'attroupe sans armes autour de la demeure de M. Buller, agent du gouvernement. Celui-ci se montre à son balcon. Il essaie de haranguer la multitude, qui refuse de l'entendre. Alors il monte à cheval et prend la fuite. Le peuple le poursuit à travers champs, lui à cheval, eux à pied, jusqu'à Maliga, ville voisine. Des bandes nombreuses viennent renforcer l'insurrection qui n'a pas d'armes et dont beaucoup de membres sont plus ou moins ivres. Les forêts environnantes sont dépouillées de leurs rameaux verts; on brûle quelques maisons et l'on fait beaucoup de bruit.
L'Asie, l'Hindoustan surtout, nous le disions dans le chapitre précédent 1, pullulent de prétendants à tous les trônes: il s'en présenta un.
Gonegalle-Bancla se disait fils de Singha-le-lion, conquérant de l'île, l'un des plus glorieux héros des annales ceylanaises. Longtemps caché dans une grotte où les prêtres de Bouddha l'avaient gardé, il en sortait au moment propice; et le peuple le recevait des mains de ses prêtres chéris.
§ III. — Les Bouddhistes.
« On se fait en Europe (dit un Anglais), une idée peu exacte de l'état moral de l'Asie et de sa civilisation. Ce
1. Voir plus haut, Pertaoub-Chound, p. 180.
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n'est ni une barbarie ni une enfance, c'est une décrépitude au fond de laquelle restent encore ensevelies des clartés nombreuses et singulières. Entre les sublimes enseignements du christianisme et les préceptes moraux du bouddhisme, religion qui (très-modifiée d'ailleurs dans les applications de ses préceptes et de ses dogmes) domine une grande partie de l'Orient et prend diverses nuances selon les mœurs des populations, il y a pour ces peuples peu de différences sensibles. Rien de plus difficile que de les leur faire comprendre et de les détacher de leurs vieilles traditions. Les gens lettrés savent par cœur ces traditions, et le peuple les vénère. Ces dogmes se rapprochent d'une manière étrange des symboles et des dogmes chrétiens. On y trouve sous d'autres formes le fruit du mal et du bien, qui n'est plus une pomme mais une figue; — Ève, succombant à la tentation; le serpent tentateur; la Vierge donnant le sein au Rédempteur, — tout ce que la croyance chrétienne contient ou de fondamental ou de symbolique et de mystérieux. Bien plus; le bouddhisme paraîtrait avoir joué dans l'histoire de l'Asie le rôle du christianisme en Europe, et avoir déterminé une réforme, ou plutôt un renversement total du paganisme antérieur. Aussi les prêtres de cette foi sont-ils très-persuadés qu'ils possèdent la vraie doctrine, la seule digne d'un homme sensé. C'est surtout à cause de cette ressemblance apparente ou de cette analogie que le progrès des conversions au christianisme est difficile et lent parmi les bouddhistes. Nous savons tout ce que vous nous dites, répètent-ils ; c'est notre loi même que vous nous avez empruntée, en la dépouillant de ses couleurs orientales et de ses formes poétiques.
« Aussi ne compte-t-on dans les régions bouddhistes
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que très-peu de conversions. Si le christianisme; — si la considération et l'estime pour les idées chrétiennes pouvaient s'acclimater une fois dans ces régions, le monde appartiendrait à l'Europe. Aujourd'hui sur la face du globe des millions d'hommes professent cette religion qu'un chrétien ne peut étudier et approfondir sans étonnement. L'idée de l'incarnation divine dans un être humain en constitue le fond même et l'essence. Le bouddhisme va plus loin ; il la multiplie comme autrefois les gnostiques, et établit la possibilité pour l'homme de devenir dieu et de se réunir à la substance éternelle. L'orthodoxie chrétienne accepterait la plupart des préceptes inculqués par la morale bouddhiste.
« On croit, en parcourant leurs traités ascétiques, lire Gerson ou le mystique Tauler.
« Aimer purement; c'est toute la doctrine. »
« Bouddha a enseigné trois préceptes : Purifier son esprit, s'abstenir du vice et pratiquer la vertu. »
« Le plus grand guerrier est celui qui triomphe de lui- même, et non celui qui reste vainqueur l'épée à la main.
« A l'intelligence pure tout semble pur.
« Ne crois pas qu'il te suffise de jeûner, de prier et de t'infliger mille supplices pour plaire à Dieu. Dès que ton âme est souillée toutes tes actions le deviennent.
« Ces sentences, empruntées à un Manuel de piété bouddhiste, attestent l'identité des phénomènes qui se manifestent dans l'histoire de l'esprit humain.
« Le bouddhisme a ses catholiques et ses protestants. Telle secte permet aux prêtres de se marier, n'admet pas le culte des saints, et nie la nécessité de l'abstinence. Certains temples, élevés au Dieu unique, respirent la
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simplicité et l'austérité des temples réformés. D'autres sectes penchent vers l'épicuréisme et professent une doctrine favorable à la satisfaction des sens. Cette largeur de compréhension, cette facilité qui se prête à des nuances de doctrines si diverses ont favorisé la propagation du bouddhisme, qui selon toute apparence a remplacé en Asie un paganisme panthéiste primitif, à peu près comme le christianisme s'est substitué en Europe à un polythéisme antérieur. Peut-être même la civilisation asiatique, dont nous ne possédons pas d'histoire 1 réelle, n'aurait-elle été que l'annonce, l'image esquissée, et comme le prototype vague de notre civilisation européenne. »
Ce passage, emprunté à un administrateur anglais, a besoin d'être corrigé et commenté à beaucoup d'égards. Les résultats et les vues en sont très-incomplets, comme peuvent le reconnaître ceux qui ont lu ici même2 l'analyse approfondie que nous avons donnée, d'après des études sérieuses, de cette doctrine et de ses influences.
Mais à travers les demi-ténèbres de ces observations inexactes, que des rayons de vérité partielle illuminent un peu, il est facile de voir que le bouddhisme, rallié à quelques égards au christianisme, a préparé l'avénement de la suprématie européenne en Orient.
L'île sacrée, après avoir été un centre brahmanique de premier ordre, était devenue le sanctuaire bouddhiste par excellence. La relique la plus vénérée par les bouddhistes, la Dent gigantesque de « Gauthama Bouddha, » y était l'objet d'un culte assidu et de soins infinis. Incapables de résister à la force européenne,
1. V. plus haut, passim et p. 120 spécialement.
2. Page 5 à 30. Etude sur le Livre de Job.
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les prêtres bouddhistes, dépositaires de la tradition, armés de l'autorité pontificale, seuls intelligents, seuls maîtres du crédit moral, s'occupèrent à rendre ce crédit plus ferme et plus solide et à déconsidérer leurs vainqueurs.
Ce furent donc les bouddhistes qui, avant M. Ellioll, préparèrent l'insurrection de 181ft Ayant tenu en réserve, comme je l'ai dit, leur prétendant, leur Deus ex machina qui devait trancher le nœud fatal (dignus vindice nodus), ce « Gonegalle-Banda » dont j'ai parlé; ils le montrèrent au peuple.
A la procession insurrectionnelle succéda la procession inaugurale et triomphale du prétendant, escorté de prêtres, de danseuses, de danseurs et de musiciens. Ses nouveaux sujets se prosternèrent, et le nouveau roi fut inauguré.
J'ai dit plus haut 1, que toujours dans les régions orientales quelque prétendant se trouve en réserve; personnage oublié depuis longtemps, qui arrive à son heure, et qui, après de longues années d'obscurité prudente, reparaît un matin escorté d'une armée de prêIres qui le proclament, et suivi d'une populace faible, ardente, prête à reconnaître en lui le descendant de ses rois. Ce rôle serait difficile en Occident. Là il faut un parti, de la sagesse, de la force et l'art de gouverner. « Mais en Asie (dit un voyageur, M. Davy), rien de plus simple. On se laisse porter en palanquin, on contemple avec douceur les génuflexions de ses adorateurs, et tout est dit. La plupart du temps les titres de ces personnages sont apocryphes, et nul n'ignore leur imposture. Cela n'empêche pas le peuple de les suivre avec enthousiasme et de les adorer. »
1. Voir dans le chapitre précédent, l'histoire d'un de ces prétendants.
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§ IV. — Gonegalle-Banda.
Le nouveau prétendant, Gonegalle-Banda, quelque indigne qu'il fût de sa splendeur nouvelle, recevait tous les hommages. L'antique grandeur d'une idolâtrie sans motif plaît aux races déchues qui se consolent de leur abaissement par le fantôme du passé.
Quand Gonegalle fut sorti de sa caverne, on célébra son intronisation par de brillantes réjouissances. Le bruit des tamtams, de nombreuses fusées lancées en l'air et le son des trompettes, annoncèrent son triomphe. Il avait réuni plus de six mille hommes; quatre ou cinq mille partisans nouveaux marchaient sur Colombo, lorsque les autorités anglaises furent averties. Pour éteindre cette formidable insurrection il leur suffit de deux cents soldats, huit sergents et deux capitaines. Les Anglais se blottirent dans les Djongles, la nuit, et attendirent l'arrivée des insurgés. Ceux-ci, au premier bruit de tambours et à la première fusillade, se dispersèrent. Une maison isolée servit d'asile aux plus braves. Six hommes restèrent sur place. Gonegalle prit la fuite, abandonnant son palanquin. Les dix ou douze mille insurgés se sauvèrent comme ils purent; un soldat anglais reçut une blessure légère.
Sur tous les points de l'île mêmes résultats. Plus de vingt soulèvements partiels furent réprimés avec la même promptitude. Quelques villes pillées, peu de sang répandu. Partout où vingt Européens se présentèrent la baïonnette au bout du fusil, deux ou trois mille Asiatiques prirent la fuite. Tout fut fini en moins de huit jours.
Sur plusieurs centaines de prisonniers, huit seulement furent acquittés : trente-trois condamnés à la
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peine du fouet; vingt-neuf au fouet et à la prison; quatre aux travaux forcés; vingt-huit à l'exportation; vingt-huit fusillés sur place.
On mit à prix la tête du prétendant; une somme considérable fut offerte à qui le livrerait. Il ne put être appréhendé au corps que le 21 septembre. Ce passif instrument des prêtres bouddhistes était protégé par la préoccupation religieuse du peuple.
A huit milles de la ville de Matelé, dans ces broussailles épaisses que les Anglais appellent Djongles et dont j'ai parlé plusieurs fois (entrelacement formidable de halliers, de joncs et de plantes grimpantes), s'élève un roc qui domine une vaste étendue de pays et qui se creuse en une caverne, espèce de palais naturel, que subdivisent plusieurs salles ornées de stalactites. Gone- galle resta deux mois tapi dans cette retraite. Enfin, son porteur de curry 1 y fit pénétrer des soldats malais; un satellite, chargé de faire le guet sur la cime, simula un profond sommeil; Gonegalle Banda, surpris par les Malais, pâle, défait, exténué, résista quelque temps, parvint à s'échapper de la caverne'; et enfin enchaîné par les soldats, fut amené, pieds et poings liés, devant les autorités anglaises.
La lâcheté dont il donna mille preuves depuis le moment de sa capture jusqu'à la fin de son procès prouva aux Anglais qu'ils n'avaient rien à craindre de lui. Les formes de la justice anglaise furent à son égard ponctuellement observées; grand étonnement pour les incligènes, qui ne virent dans ce tribunal qu'une comédie et une iniquité.
L'abattement de Gonegalle Banda lui permettait à
1. Mets indien.
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peine de répondre aux interrogatoires; il fallut le rassurer et l'encourager.
Enfin il trouva la force de lire le document suivant, écrit de sa propre main, et que voici dans son intégrité :
« — Moi, Gonegalle-Banda, me prosternant devant ce tribunal suprême, et faisant un million de fois-amende honorable, je demande humblement la permission de soumettre aux juges et au président de cette cour les circonstances suivantes :
« Quelques difficultés s'étant élevées entre moi et les membres de ma famille habitant avec moi ma maison située à Gonegallegodde, dans Oudunneuvire, j'allai vivre chez la sœur ainée de mon beau-père, qui habite Caduwella, dans la province de Matelé. Ce fut là que j'appris que le chef des Anglais avait établi sur nous trente-deux nouveaux impôts, à cause desquels le peuple des quatre provinces avait résolu de se révolter. On vint me dire beaucoup de choses; ce fut surtout un nommé Dingeralle, de Hangowrankette, qui me persuada que si les Anglais étaient chassés je commanderais à tout le pays. J'eus le malheur de le croire, et je me rendis à Damboul, où m'attendaient d'autres chefs, membres de la conspiration; ils chargèrent le nommé Lenodora-Aratchiff de m'offrir une veste, un turban et trois robes de soie, constituant mon vêtement royal. Un palanquin me fut amené; on me conduisit ainsi de Damboul à Waraïapoula.
« On voulait absolument détruire la station de Tapol, assassiner ceux qui s'y trouvaient et livrer leurs maisons au pillage. Je m'y opposai; je ne permis pas à mes gens de commettre ces iniquités, et je fis battre de verges ceux qui voulaient s'y livrer. Je les empêchai aussi de mettre à mort une personne de Waraïapoula, d'incendier les édifices et de courir le pays pour piller.
« Alors ceux qui avaient voulu me faire leur chef se réunirent à leur tour contre moi et s'entendirent pour nommer quelque autre personne, J'en fus instruit et je me sauvai.
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« C'est 1.\ tout le mal et tout le tort que j'ai commis. L'âme de Votre Seigneurie et la mienne ont été créées par le même Dieu. Votre Seigneurie commande d'une manière suprême à toute cette île. L'ilme de Votre Seigneurie et la mienne auront à communiquer ensemble devant le même Dieu. C'est pourquoi je vous supplie, au nom du Dieu qui a créé Votre Seigneurie, au nom de ses doctrines, au nom de Sa Majesté, au nom de sa couronne, au nom de toutes les églises établies dans les pays soumis à la domination britannique, au nom des prêtres qui officient dans chacune d'elles, au nom de Son Excellence le gouverneur de Columbo, au nom du père royal et de la mère royale de Votre Seigneurie, et au nom de Votre Seigneurie elle-même, que mon offense me soit pardonnée et que l'on me renvoie libre, par charité. De plus, mon beau-père m'ayant remis de l'argent pour lui acheter des buffles, j'ai fait cette acquisition pour lui; mais ces buffles ont été pris par les autorités anglaises et sa maison a été brûlée. Je demande qu'une indemnité suffisante lui soit accordée.
« Signé GONEGALLE-BANDA. »
Ce document sauva la vie du pauvre prétendant, condamné à mort par le jury, mais dont la sentence fut commuée par lord Torrington. Battu de verges en public, il monta sur un vaisseau qui le porta en Hindous- tan, son lieu d'exil perpétuel.
L'insurrection ne donna plus signe de vie.
§ V. — La presse anglaise et le jury.
La loi anglaise, avec ses antiques anomalies, fut appliquée, je l'ai déjà dit, à la répression de l'insurrection ceylanaise.
Les Anglais promènent sous toutes les latitudes leurs anciens modes germaniques, leurs vieux préjugés, leurs
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coutumes légales; n'ayant ni la ferveur italienne, ni l'agilité gauloise, ils y suppléent par la persévérance, l'esprit de suite, la prévoyance et la tradition. A Manchester ou à Liverpool, en face d'un Strike d'ouvriers mécontents ou d'un soulèvement chartiste ils n'auraient pas procédé autrement qu'à Ceylan. Des constables malais gardèrent les avenues du tribunal ; de petits bâtons blancs leur furent distribués. Le serment (special) de ces singuliers magistrats anglo-saxons fut reçu, selon la coutume (Sworn in). On proclama les Summons dans les règles (sinon primitives et telles que l'Ynglinga-Saga les prescrit, du moins à peu près identiques), selon les statuts anglo-normands. Choix des jurés, allocution au juge, mise en demeure, box (boîtr.) où sont renfermés les membres du tribunal arbitral, appel des témoins, examen et contre-examen, rien ne fut oublié. Cette législation immémoriale, jadis Scandinave, puis teuto- nique, après avoir traversé les malli ou lieux de jugement chez les Germains et les placita ou plaids du moyen âge, revenait donc agir sur les populations hin- doustaniques. C'est de là, nous l'avons dit plus haut', qu'elle est partie; ce sont les régions même où elle est née.
Les Anglais, pris au dépourvu cette fois encore, songèrent (un peu tard, selon leur habitude) à s'enquérir des causes de leur mésaventure.
Le rédacteur du Journal de Ceylan, que j'ai déjà signalé, M. Elliott, avait tout fait mouvoir.
Pétitions, signatures accumulées, vraies ou fausses, multiples ou simulées; science des affiches jaunes et
1. V. dans nos chapitres II, m et iv l'identité du village hindou et du village teutonique primitif.
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des placards éloquents, des proclamations sublimes et des manifestations populaires; il n'avait rien négligé. Il avait fait porter en grande pompe chez le gouverneur une pétition chargée de quelques centaines de noms de propriétaires, de prêtres, de marchands; c'était lui qui avait organisé l'émeute légale des Ceylanais; et braqué tous ces canons ; — artillerie qui a son prix, quand elle ne tue pas les artilleurs; que l'on a perfectionnée sous Guillaume III et la reine Anne; et dont les Américains des Etats-Unis se servent familièrement aujourd'hui, sans y penser, comme nous nous servons d'ustensiles de ménage. Ce sont armes d'usage dangereux, et qui ne se manient pas aisément. Les maladroits se blessent.
M. Elliott, tacticien expérimenté, ne s'exposa pas plus qu'il ne fallait. Il fit écrire ses articles par un docteur indigène, journaliste improvisé, que trahissent suffisamment les singularités de son style anglo-hindou. Ce personnage inséra dans la Gazette de Colombo plusieurs articles dont nous donnons un échantillon. Après avoir détaillé les griefs de ses compatriotes et réclamé contre la surcharge des impôts, il s'exprime ainsi, nous traduisons littéralement :
« Le peuple le plus lourdement pauvre (heavily poor) ne doit pas être taxé au delà de ses forces .. Des millions d'hommes en Europe, depuis peu de temps, ont reçu le droit de décider le montant de leurs impôts (d'examiner leur budget); les Ceylanais, ceux du moins qui comprennent ce qu'il faut faire, s'attendaient à recevoir une part de ce droit ; mais les circonstances sont telles qu'à proportion que les autres races sont délivrées de l'injustice, plus d'injustice vient écraser la nôtre... Est-il convenable, je le demande, que les Ceylanais se soumettent à tant d'iniquité? Le voudront-ils? Je crois qu'ils ne le doivent pas. J'espère qu'ils n'en feront rien...
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Les Ceylanais, sans se livrer (without doing, idiotisme qu:* n'est pas anglais) à des actes aussi sévères que les Européens!1 récemment, doivent, en adressant des pétitions au grandi conseil législatif de l'Angleterre, et réclamant pour eux-u mêmes un autre conseil législatif (une Chambre de repré-r sentants), prouver qu'ils ne sont pas nés pour être esclaves.... Quant à vous, gentilshommes qui imprimez les journaux, jet vous requiers de'publier aux Cingalais sous le payement des taxes comme un fardeau (l'auteur veut dire : Je vous requiers s de faire savoir aux Ceylanais écrasés sous les impôts), que le gouvernement commet une iniquité. Répétez bien aux per- ' sonnes pourvues de hautes places, que le démon de l'injus- tice, chassé de l'endroit où il était par le passé, ne sera pas souffert dans cette île. Agissez ainsi. Les Ceylanais ne sont pas une race ingrate. » » ;
'f Ce discours oriental fut imprimé sur des milliers de feuilles volantes et distribué dans l'île entière. Il y produisit un effet merveilleux. • r Toutes les circonstances favorisaient l'insurrection. Non-seulement l'exemple de Pondichéry, colonie voisine, était encourageant; mais l'autorité des conquérants déclinait, compromise par diverses imprudences. On avait négligé surtout de s'approprier la relique.
C'est encore ici, comme dans l'insurrection des ci- payes, le rêve de la vie hindoue, mal compris par l'intelligence britannique. Selon les traditions sacrées, il faut, pour garder le pouvoir, rester maître de la dent de Bouddha.
Cette dent, jaune, vieille, énorme, et qui a probablement orné jadis quelque mâchoire d'alligator, possède un sanctuaire à elle seule. Enveloppé d'une feuille d'or battu, le Danada (c'est le nom de la relique), Dens dei, repose dans une boîte d'or surchargée de diamants, de
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la même forme que la relique elle-même, à laquelle elle sert de gaîne. Cette boîte est contenue dans une première urne d'or d'un travail remarquable, enrichie aussi de pierres précieuses et couverte d'un brocart d'or; l'urne à son tour se niche dans une seconde urne, plus grande, du môme métal, et enveloppée de belle mousse line blanche. La seconde est placée dans une troisième; enfin une dernière urne de dix-huit pouces anglais de haut sert de réceptacle définitif à cet emboîtement de reliquaires, qu'on a soin quand on le montre aux fidèles de placer au centre d'une lleur de lotus épanouie. C'est le palladium de l'autorité, de la religion bouddhique et de l'île.
Ici comme dans l'affaire des cipayes, les Anglais furent médiocres observateurs. Pleins de mépris pour les reliques, ils négligèrent de s'emparer de la dent sacrée. Ils ne voulurent pas prendre au sérieux ces six enveloppes et ces quatre urnes. Au lieu de garder le palladium divin, ils l'abandonnèrent aux prêtres bouddhistes qui, dans l'opinion populaire, ayant la clef du temple, restaient souverains. Le peuple ne voulut jamais croire que les Anglais possédassent l'île, ne possédant pas la relique. De tous les actes qui suivirent la révolte, le plus utile au rétablissement de l'autorité anglaise fut l'envoi de cinquante fusilliel's, qui s'emparèrent de la dent, firent sentinelle, et ne la lâchèrent plus.
§ VI. — Dénouement.
Les cours martiales achevèrent leur œuvre ; on fusilla vingt-huit malheureux, parmi lesquels se trouvaient cinq prétendants royaux et le rédacteur de la note ci-dessus,
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mais non, bien entendu, le grand agitateur Elliott. Les grands agitateurs se sauvent toujours.
Le jury s'acquitta de sa mission avec sévérité. Le chief- justice, sir Auguste Oliphant, lui adressa l'allocution suivante.
Ce discours est trop remarquable pour que nous ne le donnions pas ici :
« Les verdicts que vous avez rendus, messieurs les jurés, ont été invariablement ceux d'honnêtes gens et d'hommes sensés. Tout en maintenant l'autorité des lois, vous avez fait la part de la pitié et de la charité envers de pauvres personnes égarées. Pour moi, non-seulement je vous approuve, mais j'irai encore plus loin que vous; je suis déterminé à recommander les condamnés à la commisération spéciale du gouvernement. J'ai assisté à tous les débats, et au fond de cette insurrection, je reconnais des motifs qui militent en faveur des accusés. J'ose dire que l'origine de leur crime est une douleur honorable, la douleur d'une race qui se'regarde comme conquise, et qui en a honte. Sans doute il y a là d'autres mobiles encore; mais les chefs et un grand nombre de nationaux regrettent les anciennes lois de leur patrie ; ils s'affligent de n'être pas soumis à un gouvernement qui leur appartienne. C'est un sentiment erroné, mais noble et généreux. Ils aiment leurs vieilles institutions, faute de comprendre la supériorité des nôtres; ils ne sont pas arrivés à ce point de civilisation qui leur permettrait de jouir des lois anglaises comme d'un bienfait. Les nouvelles taxes ont attisé la flamme, et les chefs dépossédés, saisissant l'occasion, n'ont pas manqué de faire revivre des sentiments patriotiques depuis longtemps étouffés ou amortis, non disparus. Maintenant, qu'avons-nous à craindre? Toute insurrection nouvelle est impossible. Ils savent bien, et ils le disaient hier dans l'enceinte de ce tribunal, que vouloir se révolter contre nous ce serait sacrifier inutilement leur vie. Onze
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soldats anglais sont sortis en rang de Kurnegale; deux ont formé l'avant-garde, et devant ces deux hommes quatre mille Kandiens ont pris la fuite. Messieurs, n'apprenons pas à ces hommes à combattre, car la guerre est un art qui s'apprend.
« Ce que nous devons surtout leur enseigner, ce sont les arts de la paix, c'est le sentiment réciproque du devoir et du droit, ce sont les obligations mutuelles des gouvernants et des gouvernés. Il y a des portions considérables de ce beau pays où pas un seul Européen n'a mis le pied depuis trente ans, et dont personne en Europe ne soupçonne la situation, les besoins où les idées. Nous devons porter la lumière parmi ces hommes, éclairer leur esprit et leur apprendre que nous sommes venus ici, non pas seulement pour leur imposer des charges et recueillir des taxes, mais pour élever leur condition morale et accroître leur bienêtre. i)
Cette allocution admirable est une attaque (constitutionnelle il est vrai, mais très-découverte) contre le gouverneur de l'ile et sa gestion, que nous n'avons pas à juger ici.
Sir Auguste Oliphant continua la guerre. Il fit imprimer une lettre à lord Torrington, qui répondit : que « le grand juge était sorti de la stricte ligne de sen « devoir; qu'au lieu de s'intéresser aux coupables, il « aurait dû les livrer à la sévérité de la loi et au « dernier supplice ; que la publicité donnée à des « opinions trop indulgentes devenait un embarras pour « le gouvernement; que, d'ailleurs, cette modification « générale apportée aux opinions du jury compromet- « tait l'autorité des lois dans la colonie, et qu'enfin « la situation où le plaçait cette déclaration favorable « aux criminels le forçait contre son gré à prendre
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« un moyen terme, à commuer les peines dans une i « certaine proportion seulement, enfin à changer la I « transportation pour la vie en transportation pour i « quatorze ans, et la peine de mort en transportation c « pour la vie. »
De cette guerre déclarée entre le grand juge et le > gouverneur résulta, on le voit, une commutation de ) peine. Elle fut suivie d'une enquête de la chambre ) des communes et d'un changement fondamental de 3 conduite envers les naturels du pays. Toute la presse britannique s'engagea dans la querelle.. Le colonel Forbes attaqua lord Torrington et lui repro- - cha d'avoir abusé de la corvée pour l'entretien des < routes. En définitive cette charge a été allégée.
Qu'on ne me reproche pas de m'occuper de régions aussi lointaines. Aujourd'hui elles se confondent avec l'Europe. Elles sont dominées par sa politique, et leurs intérêts deviennent les nôtres. Nous voici solidaires de ces Asiatiques; et plus nous serons sagement libres, mieux nous préparerons leur sagesse et leur liberté. « Quand Cicéron prit la défense des Syracusains contre Verrès, cette défense ne rapporta aux opprimés ni soulagement, ni bénénce. Ils restèrent accablés sous le poids légal de la domination romaine. Aujourd'hui la libre action de la presse européenne assure aux Ceylanais un dégrèvement d'impôts et une situation plus heureuse, peut-être un renouvellement de civilisation. Résultat merveilleux que l'antiquité n'a pas connu; les vaincus sont protégés à travers les mers par les concitoyens des vainqueurs. Partout où l'esprit européen s'insinue, partout où les nations éclairées et sages mettent le pied, le sentiment du droit fait irruption et triomphe.
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La justice en Asie n'a été jusqu'ici que la sentence du maître imposée aux esclaves. L'Asie connaîtra bientôt la justice égale, qui créera le droit chez elle et la transformera.
Cette transformation est aujourd'hui activée par la fusion des races. Des populations nouvelles apparaissent dans les contrées de la vieille Asie. Ces branches hybrides éclosent partout; — partout le sang européen se mêle au sang des familles hindoues ou chinoises; c'est spécialement dans les régions limitrophes, sur les bords de deux zones différentes, que ce résultat se manifeste.
« La manière dont les populations se fondent dans ces régions lointaines est souvent étrange, dit M. Huschember- ger, Américain et homme d'esprit : ici, ce sont tics Hollandais qui, pour conserver le monopole de leur commerce avec le Japon, subissent les exigences les plus humiliantes et habitent avec leurs femmes japonaises une sorte de forteresse dans la mer, reliée à l'île elle-même par un pont; forteresse où on les enferme chaque soir; là ce sont les Anglais qui continuent avec l'empire du Milieu leur trafic d'opium; dans l'Hindo-Chine, une partie de l'administration et de la gestion des affaires appartient à des demi-Portugais de sang mêlé, très-nombreux à Siam et en Cochinchine, et dont la personne, chargée de plumes, avec un tonnelet rouge, un manteau espagnol bleu et des ornements chinois, n'a pas d'analogue au monde. Il y a de singuliers chrétiens de ce genre dans toutes les sociétés asiatiques : demi-Portugais, demi- Siamois, quarts d'Anglais, tiers de Chinois ou de Thibétains, souvent les plus grands coquins imaginables, pirates, voleurs intelligents, sauvages et civilisés. Par eux la civilisation se continue et s'étend ; une fois qu'elle a touché un poinf, on ne voit jamais sa trace disparaître absolument. »
1. Tous ces rapports sont changés. Le voyageur américain écrivait ce passage il y a quinze ans.
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Ainsi, par ses colonies, son commerce, son mouvement fébrile, son écume même et ses rebuts, l'Europe pénètre de tous côtés le continent asiatique. La civilisation, au milieu de ses folies sanglantes ou bizarres, élargit son cadre; le globe, qui s'embellit et se découvre, reconnaît chaque jour plus nettement le grand lien qui rend l'homme solidaire de l'homme. La théorie d'Aristote sur l'esclavage est détruite; les idées de Caton ou de Varron sur le patriciat et son adhérence éternelle et divine au territoire s'évanouissent. Le monde païen s'enfonce dans le passé.
La vie pratique et chrétienne, le travail moderne se réalisent, non dans la plénitude idéale d'une perfection impossible, mais par un progrès laborieux et incomplet.
Combien il reste à faire ! Que de terrains perdus encore ! que de régions ignorées ou laissées en friche ! Ce divin labeur, commencé par les races qui ont habité jadis le plateau de l'Asie centrale, par les Aryens, puis les Assyriens, les Chaldéens, les Égyptiens, continué par les Grecs et les races de l'Europe moderne, est à peine ébauché.
Mais il se poursuit; et notre XIXe siècle, quelles que soient ses catastrophes et ses fautes, contribue à le faire avancer. Nos révolutions et leurs misères, ce retentissement de douleurs, ce vaste écho de ruines signalent un nouveau pas, un élargissement formidable des destinées humaines.
La vie de l'Europe reflue sur l'Asie, qui la lui a donnée.
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VIII
UNE AMBASSADE FRANÇAISE EN CHINE
En septembre 18-44 un magistrat chinois, habitant l'une des petites îles vertes voisines de Macao, reçut la visite d'un Falansi (Français) de bonne mine, bien emparlé, bouton-de-jade (ou fonctionnaire distingué) en son pays, lettré remarquable, voyageant pour affaires diplomatiques, et aussi pour se tenir lui-même au courant de l'état du monde, comme font tous les Falansis qui ont le sens commun.
On sait ou l'on ne sait pas, et je l'ignorais il y a bien peu de temps, que les organes destinés à l'émission des sons, cultivés depuis des siècles par les Chinois pour servir une langue monosyllabique privée de diphthon- gues et de gutturales, se refusent chez eux à prononcer la lettre r, ainsi que la diphthongue aî; un Chinois décompose les vocables et les transforme pour les accommoder à la guise du pays. Le mot français devient donc fa-lan-sais, puis fa-lansi; permutation bien propre à dérouter les étymologistes : « Erudimini vos qui iudicatis terram... etc. »
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Ce « Falansi, » qui s'appelait Félilé, ou de Ferrière (c'est tout un d'après la même règle de permutation),' avait publié quelques aimables ouvrages à Paris ; il y ^ laissait beaucoup d'amis ; et il était alors, en 1844, premier secrétaire de légation de M. de Lagrené, envoyé en Chine, par le gouvernement français, comme ambas-* sadeur extraordinaire.
L'opium, contre lequel on avait rendu à Péking de si sévères édits; — l'opium, qui remuait cette partie du monde, qui menaçait l'Hindoustan, forçait les An- : glais de sortir armés de leur île et allait nous ouvrir l'empire du Milieu, était pour le jeune et spirituel diplomate un objet de curiosité. Ce fut la première affaire dont il entretint le magistrat chinois.
Ce dernier convint qu'il lui arrivait souvent de fumer de l'opium, que c'était un exercice agréable, et se mit à lui apprendre, pièces en mains, la manière de tenir la pipe et d'aspirer l'essence voluptueuse. Pendant cette démonstration, qui avait lieu portes et fenêtres ouvertes, le peuple s'attroupait. Le gardien des lois chinoises allait-il se trouver compromis? C'est ce que craignit M. de Ferrière, qui lui fit observer qu'on l'apercevait du dehors : I « — Vos lois, ajouta-t-il, vous défendent-elles de fumer de l'opium? I
— Certainement, répondit le mandarin.
— Que feriez-vous si quelqu'un de vos administrés fumait ? |
— J'exécuterais la loi contre lui. | —Mais vous qui fumez ! ne craignez-vous rien pour vous? '-q
— Je fume sans qu'on me voie.
— Mais si l'on vous voyait?
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—Si l'un de mes inférieurs me voyait, je n'en prendrais nul souci; si c'était un de mes supérieurs, je l'inviterais à entrer dans ma maison, je lui offrirais une pipe, et il fumerait avec moi. »
Cette société chinoise est commode et bien arrangée; supérieurs et inférieurs s'y entendent pour éluder la loi et faire bon ménage; — vous ne trouverez rien de plus raffiné.
Pour ces gens il est évident que le mot justice n'a pas de sens, que c'est un vain bruit; —pure plaisanterie. M. de Ferrière, qui venait d'accomplir à peine le tiers de ce voyage, dont il nous donne une relation intéressante, était déjà renseigné sur l'état moral des populations chinoises. Telles il les trouvait à Macao, et telles il les a revues à Kwang-ton et à Singapore.
Il était parti le 12 décembre 18 W, abord de la Sirène, frégate de 56 canons, commandée par le capitaine de vaisseau Charner, qu'accompagnait la corvette la Victorieuse, commandée par le capitaine de frégate Rigault de Genouilly. M. de Lagrené, ministre plénipotentiaire, et madame de Lagrené, avec deux petits enfants, MM. Delahante et Marey-Monge, attachés payés ; MM. Macdonald et de La Guiche, attachés libres ; onze autres personnes, soit appartenant à la légation, soit déléguées du ministère du commerce, se trouvaient à bord. La navigation fut heureuse, l'expédition eut plein succès. Non-seulement, comme on le sait déjà, M. de Lagrené parvint à conclure, à l'instar des Anglais et des Américains, un traité de commerce avec le SOllverain de la Chine, mais il obtint pour les chrétiens la permission de pratiquer librement leur religion dans l'empire du Milieu.
Le livre de M. de Ferrière se rapporte donc à l'un des
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faits les plus notables de l'histoire contemporaine ; à l'un de ceux qui caractérisent le mieux l'impulsion générale.
Voici le vieux centre de l'immobilité asiatique percé à jour 1. L'Angleterre a marché la première, l'Amérique la suit, la France est entrée par la brèche; selon sa coutume, elle a stipulé non-seulement pour les intérêts, mais pour les idées; fidèle à sa tradition, elle a encouragé la propagande intellectuelle.
Ainsi ce vaste empire, qu'une terrible insurrection ensanglante, que se disputent aujourd'hui le Roi de l'abondance (dont les coffres sont vides), et le rebelle son rival, M. Vertu céleste 2, qu'on dit peu vertueux (s'il existe, car sa réalité semble un mythe); — la Chine accepte enfin la prédication chrétienne, et plie devant l'Europe. Le Japon, qui est à la Chine à peu près ce que l'Angleterre est à notre continent, se trouve atteint lui- même par les Américains des États-Unis, gens actifs à leur manière et qui ouvrent le monde lestement, comme le Mercutio de Shakespeare ouvrait son huître. Je ne parle pas des vieilles contrées persanes et arméniennes, hindostaniques et thibétaines, serrées de près par la Russie, l'Angleterre et les États-Unis. L'Asie entière s'ébranle. On dîne à la française en Arabie et en Chine, on traverse le désert en poste et non à dromadaire. Il y a deux collèges chinois-européens où les jeunes mandarins de Singapore et de Poulo-penang répètent sous la dictée de nos missionnaires le Tityre tu pa- tulœ de Virgile, le Vides ut alla de Quintus Horatius Flaccus, et le Moûsa aeïde d'Homère, sans compter les
1. V. tous les chapitres précédents: les Cipayes, Katmandou, etc.
2. Nom mystique du chef des insurgés. (V. dans le chapitre suivant l'histoire des Taë-pings, ou insurgés demi-chrétiens.)
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prières chrétiennes. On applaudit M. Scribe à Calcutta; les coulis hindous écrivent des vaudevilles contre les Anglais, et les jouent eux-mêmes.Victoria, ville européenne, bâtie en peu de mois à Hong-Kong (ce brûlot attache par les Anglais aux flancs de la Chine), possède déjà de belles rues modernes, des maisons de granit rouge, des marchés et des places publiques magnifiques où circule l'eau pure des sources voisines. Sumatra est en partie civilisée par l'Anglais Brookes. Un jeune officier, le capitaine Smith, ayant plu à la fille d'un radjah malais, le radjah de Quédah, l'a prise pour femme; puis il a reçu en dot la belle île de Poulo-Penang, buisson d'arbres et de fleurs que baigne l'atmosphère la plus salubrc et qui domine la péninsule malaic. Après y avoir bâti un château délicieux, il a cédé l'ile à son gouvernement, qui, bien entendu, lui réserve ses droits. Où ne va pas l'Europe? Quelles régions se trouvent hors de son atteinte? Ce que la Grèce de Thucydide et de Périclès réalisait pour le monde antique, monde assez restreint, l'Europe chrétienne l'effectue aujourd'hui pour la planète entière.
Au milieu de ce mouvement contemporain, M. de Ferrière est un charmant guide. Son œil voit bien ce qu'il voit; sa plume, sobrement colorée, d'un éclat facile, d'une distinction parfaite, ne laisse échapper aucun trait important. Il y a longtemps que nous n'avions lu de journal de voyage d'un ton aussi simple, d'une forme si unie et si courante, d'une richesse d'aperçus si peu prétentieuse et si nette. L'étude des races, celle des mouvements qu'elles ont subis, des mélanges qui les ont affaiblies ou propagées, celle des colonisations anciennes et présentes l'attirent particulièrement. Là est le sérieux de son livre. Le sérieux du fonds ! Chose utile, supé-
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rieure à la pompe et à la gravité des phrases, et qui ne gâte rien à la simplicité de la forme. 1 Il va ainsi de Brest à Ténériffe, de là au Cap, et du Cap à Bourbon, toujours activant gaiement sa plume et ne prodiguant ni les chiffres statistiques, ni le carmin et' l'outremer, ni la plaisanterie et le farniente, ni la philosophie ou la mélancolie ; — retinens ex sapientiâ mo' dum, « mettant de la mesure, même dans la raison. » Il passe par Bourbon, Malacca et Singapore. En deux coups de pinceau il assigne à chaque civilisation sa couleur et sa nuance. Rio-Janeiro est bien peinte en quatre lignes : « La lumière y est partout, l'ombre nulle part. Les rues sont si droites, les maisons si basses, les places si vastes, les murs si blancs ! Un' jour embrasé éclate sur les dalles poudreuses. » — Voilà tout. Ce talent vif et pittoresque que nous ne blâmons pas, que nous aimons (pourquoi nous mutiler et priver l'humanité de ses facultés ou de ses grâces?), ne rend l'auteur insensible ni aux faits moraux, ni à leurs conséquences, ni à l'avenir.
Il aime à voir la lumière qui scintille, éclate ou va bientôt poindre chez des peuples nouveaux ; — et les petits foyers de civilisation partielle qui se rapprochent incessamment et vont former de grands centres; — et les opprimés chaque jour moins opprimés; — et la barbarie traquée ; — et l'Occident électrisant peu à peu de son irrésistible force les Chinois et les Hindous, les Malais et les Javanais, même ces races vertes, brunes ou jaunes qui vivent sur des volcans sous un ciel de cuivre rouge.
Nulle société ancienne ou barbare ne peut résister à la douce violence de la civilisation ; partout où elle se fait sentir elle triomphe. Heureuses les races dont l'ac-
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tivité régulière prend la plus large, la plus vive part à ce mouvement !
Longtemps avant d'apercevoir la Chine, M. de Fer- rière l'avait rencontrée, ou plutôt la Chine était venue au-devant de lui. Les Chinois pullulent dès que l'on a passé l'isthme de Suez; partout ces figures rondes, grasses, joufflues, insouciantes, insignifiantes, rasées, rusées, blasées ; — partout se multiplie et (si l'on nous passe l'expression vulgaire) « grouille » le Chinois ; — orné de sa queue et de son abdomen; « laborieux, intelligent, gai, bon vivant, gros rieur, poli et prodigue d'expressions complimenteuses; —d'ailleurs faux, trèsfaux; — hypocrite, menteur, voleur, égoïste, passionné pour le jeu, pour l'opium, pour les jouissances sensuelles ; — peu accessible à la pitié, vindicatif et toujours prêt à ourdir, à l'ombre des sociétés secrètes, quelque complot ténébreux et sanglant. » C'est M. de Ferrière qui le peint ainsi.
En vain le gouvernement lui défend d'émigrer. Le Chinois qui a faim trouve moyen de fuir par toutes les issues, par la Tartarie, le Thibet, Malacca ouSingapore. Vous le retrouvez aux îles Manille, aux îles Maldives, à Honoloulou, dans les mines de l'Australie, dans les placers californiens. Dès qu'il y a bénéfice il recueillir à force de sueurs, d'industrie, d'économie, d'astuce, de fraude et de sobriété, nos Chinois accourent; leur soif du gain, leur ardeur au travail, leur élasticité plus nerveuse que musculaire, leur prudent savoir-vivre, leur habileté méticuleuse, silencieuse et ironique, leur passion pour le calcul et les trames, leur aptitude à s'isoler et à cheminer sans s'y perdre dans les souterrains de toutes les intrigues, en font des personnes qu'il faut compter. Il y a longtemps que ce caractère leur appar-
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tient; deux Arabes qui les visitèrent au neuvième siècle, du temps de Charlemagne, et dont la relation, que M. Reynaud a publiée, est une curiosité historique des plus attrayantes, avaient déjà remarqué dans ce vieux pays les mêmes symptômes : décrépitude de l'esprit et de l'âme jointe à la ténacité du labeur et à la perfection de l'industrie. Gens de complots, de brigues, de trames, de sourdes menées, de lucre bas; — amis dangereux, ennemis perfides; jaloux les uns des autres; bons gastronomes; envieux éternels; — incapables de s'enquérir, de s'entr'aider, de s'aimer, incapables même de résister; — l'élément moral leur manque. C'est par là qu'ils périssent.
Quoi ! périr, cette race d'une fécondité merveilleuse ; apte à vivre et à se développer sur toutes les terres, à prospérer sous tous les climats ! ces Chinois que l'on rencontre sur les deux tiers du globe, parfaitement semblables, ou plutôt identiques, et comme s'il n'y avait qu'un seul Chinois multiplié par lui-même avec sa houppe, ses pantoufles et son œil bridé; à Bourbon, à Maurice, dans l'Inde, dans l'archipel Indien, dans la Malaisie, aux Philippines! Eux périr! « Partout, dit M. de Ferrière, ils conservent indélébile, malgré les croisements et les distances, leur type originel et leur caractère moral. Dans quelques siècles, ajoute-t-il, la terre sera peuplée de Chinois. »
Que M. de Ferrière se rassure. Ce mandarinat du monde civilisé est impossible. Quelque raffinés qu'on les sache et quelque nombreux qu'ils soient, nos Chi.. nois disparaîtront dans le grand courant des civilisations supérieures. Ils le serviront matériellement et seront absorbés par lui. M. de Ferrière (et c'est une de ses excellentes remarques) les croit « destinés à combler
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dans le monde intertropical le vide qu'y fera l'abolition de l'esclavage; on aura besoin d'eux, on les appellera, ils viendront. »
Influeront-ils sur le mouvement général?
Non. Ils ne sont vrais qu'à la surface, et ils ont peu de charité.
Depuis l'époque assez récente où l'idée d'égalité entre les hommes est devenue une sorte de dogme philosophique et où l'on a tout attribué aux formes extérieures, au système, à la méthode, à l'éducation et aux institutions, on a trop négligé l'élément « moral » de l'humanité, la portion virile, — l'âme chez les peuples. Même sous le rapport statistique cet élément a beaucoup d'importance. Tirez 6,000 Irlandais jeunes et valides des bogs humides de l'Ulster, jetez-les au milieu de trois cents Anglo-Saxons ou puritains des alentours de Boston : la race faible, supérieure en nombre, ira s'absorber dans la race forte. Faute d'organisme, de faculté d'association et de consistance, les qualités brillantes des nouveaux venus seront annulées par les vieux colons. Les six mille seront dominés par les trois cents, c'est- à-dire qu'une petite fraction, un vingtième primera l'unité. Curieux phénomène que l'histoire atteste et qui s'élève à l'autorité d'une loi.
La conquête romaine, dans la Grande-Bretagne comme en Provence, ne s'est pas achevée autrement. Celle de Mahomet II, bien qu'il commandât à des barbares, se rapporte aux mêmes causes; leur foi était ardente, ils savaient mourir et souffrir.
Quant aux peuples parvenus à cet état que je nommerai volontiers la chinoiserie, — que je les plains !
On est spirituel, on est lettré; on a des inventions exquises et des systèmes aériens ; on croit à la métempsy-
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cose comme les druides ; ou, comme des contemporains hellènes de Chrysostome, l'on a des sorites, des dilemmes et des arguments pour toutes les causes. On sait cuire et fondre le sable pour en fabriquer, comme les Chinois, des vases d'un grain merveilleux et d'une transparence ravissante. On crée des jouissances inédites; on multiplie certains moyens de bien-être et de richesse. On va plus loin; on est quelquefois habile, intelligent, organisateur, ami de l'ordre extérieur, voué à la forme régulière.., et tout cela ne suffit pas.
Aime-t-on la justice? Protége-t-on le faible? A-t-on le sentiment de l'équité? A-t-on gardé le sens de l'équité? Chaque individu vit-il d'une vie personnelle et de conscience? Voilà toute la question.
De là découle la force d'un peuple. Dès qu'elle tarit, cette source sacrée; dès que la justice devient une formule et l'honneur une ombre; dès que l'on offre des primes à l'astuce, et le poison ou le lacet aux moralistes; dès que le sens moral est anéanti; — les réglementations apparentes ne servent à rien, la vérité disparaît, ruse et force règnent, le faible est opprimé, les sens mêmes dégénèrent, le sang s'appauvrit dans les veines, la taille décroît, l'idéal s'affaisse, la vigueur physique s'éteint, la matière règne en s'éner- vant, une subtilité brutale devient le type universel; les lettrés ne sont plus que des lettrés de formule, et les savants des fantômes de science. Le respect du détail, l'idolâtrie du fait jettent chacun dans le dédain de la poésie et de l'idéal. La littérature est un écho, non une voix. On a des tribunaux, qui ne protégent pas le malheureux; on a des livres, qui n'influent sur rien; on a des musées, ce sont des cénotaphes; on finit par ne plus compter dans le mouvement général. Trente
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rifles teutoniques mettent en fuite cinq cents Chinois armés de toutes pièces. La torture hideuse, les femmes esclaves, les mœurs corrompues, les enfants exposés, comme en Chine, achèvent la destruction du sens moral. Les cœurs honnêtes et braves sont signalés comme ennemis publics. Enfin on atteint ce moment définitif où, même au point de vue physiologique, disparaissent les signes caractéristiques de la race, qui, progressivement amoindrie et oblitérée, inhabile même à se reproduire, perd {dernier châtiment!) jusqu'à la faculté d'être.
La société chinoise telle que nous venons de la mon trer est soumise à l'organisation la plus stricte ; elle a pour elle le nombre, car il s'agit du tiers de la population totale du globe. Elle a aussi l'industrie, la science acquise, l'expérience; elle est habile, elle est fine, elle est aimable; enfin elle administre merveilleusement bien. Oui, elle administre la stérilité; que peut-elle donc devenir, elle et ses milliards de citoyens et ses porcelaines merveilleuses? La proie de cette stérilité organisée. L'Angleterre, l'Amérique, la France, la Russie la cernent de tous côtés.
Un historien récent du moyen âge, M. Finlay, suggère la même remarque à propos du Bas-Empire. Il prouve que les finances étaient alors mieux administrées que pendant la grande vitalité romaine ; que les formules étaient devenues plus parfaites; que tout s'était réduit à une sorte de perfection mécanique dont l'Etat offrait le symbole.
Ame, il n'existait plus.
Machine, il fonctionnait bien.
L'ordre ne manquait pas.
La vie manquait.
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Ceux qui regardent la Chine comme très-civilisée ei très-polie ne se trompent donc pas; et M. de Ferrière.; qui n'a pu qu'entrevoir le pays, mais dont le coup d'œi' est vif et juste, y a connu des gens aussi raffinés, aussi bien élevés, aussi séduisants que pouvaient l'être les. plus aimables Grecs du temps d'Adrien, les plus exquis parmi les Italiens du temps de Castiglione, auteur de cet art de bien vivre intitulé le Courtisan. MM. Pan-se- tchen et Tsaô, par exemple, tels que M. de Ferrière les décrit, donneraient bonne envie de causer et de dîner
avec eux :
«M. Pan-se-tchen est jeune encore; il a le regard intelligent, mais noyé dans une langueur voluptueuse, la bouche gracieuse, la main petite et d'un remarquable embonpoint; c'est un beau Chinois. Il est coiffé d'un petit chapeau pointu de paille très-fine, surmonté d'un bouton de corail et d'une plume de paon s'en allant en arrière. La plume de paon est ici une décoration comme chez nous la croix d'honneur; les boutons sont le signe du rang hiérarchique, comme dans notre armée les épaulettes. Il porte une robe de soie de couleur gris de perle et qui ferait envie à la plus difficile parmi nos élégantes, avec une ceinture attachée par une agrafe relevée d'une pierre de jade vert tendre, et à cette ceinture plusieurs petits fourreaux de soie brodés de perles, celui-ci pour sa montre, celui-là pour son éventail, un autre pour ses bâtonnets d'ivoire.
« Quant à M. Tsaô, il a l'air d'un singe agacé qui fait la grimace. Il est petit, maigre, marqué de la petite vérole, avec le regard d'une chauve-souris qui se trouve devant une lumière ; il emmielle ses phrases, tout en tordant sa bouche sous ses moustaches grêles, comme si elle distillait du vinaigre ; il prend des poses, il fait
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des gestes et a l'air d'écouter le son de sa voix avec une grande satisfaction.
« Pan-se-tchen causa quelque temps avec gaieté et un désir très-civilisé d'être poli et agréable; il nous dit que le commissaire impérial allait être occupé jusqu'à la fin du mois à des examens de lettrés et à des cérémonies religieuses auxquelles il doit présider en qualité de viceroi des deux Kouangs; puis il se retira avec son collègue après nous avoir fait derechef maintes salutations à la mode chinoise, c'est-à-dire en rapprochant ses mains fermées et en les secouant en même temps que sa tête, du haut en bas, tandis qu'il répétait à diverses reprises et affectueusement : Tsin-Tsin!
« Je les accompagnai tous les deux (continue M. de Ferrière) jusqu'à leurs chaises, qui étaient larges et élégamment décorées. Les gens de la suite étaient nombreux; ils étaient en robes à peu près blanches; il y en avait même quelques-uns qui avaient des chaises, mais c'étaient de petites boîtes en châssis et en toile, portées seulement par deux Chinois, et dans laquelle chacun de ces clercs subalternes avait l'air d'un gros penoquet dans un étroit sabot de voyage. »
Le doux et voluptueux Chinois, Pan-se-tchen, écrit de jolis vers, les aligne sur l'album de M. de Ferrière et les lui donne avec un sourire. Ce Pan-se-tchen aurait brillé chez nous au dix-huitième siècle entre le gros Hume et mademoiselle de Lespinasse. Ses vers ne sont pas des vers de génie, j'en conviens, des vers inspirés, des vers de M. de Lamartine, et la pensée n'en est pas originale. M. de Ferrière explique pourquoi : tout - Chinois a horreur de l'originalité; elle va contre les convenances; chacun se replie comme un ver à soie, et
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se recoquille amoureusement dans son cocon, dans le passé, le convenu et la formule.
Ecoutez M. de Ferrière à ce propos : * «Ce qui domine la société chinoise, dit-il, c'est l'organisation, la méthode. Ce que l'on s'y propose par-dessus tout, c'est l'utile; ce que l'on y repousse autant que possi- * ble, c'est le changement. Cette rigueur d'organisation ' fait que chacun, artiste ou non, est entraîné d'abord vers les examens, et par les examens vers les places. Cette préoccupation exclusive de l'utile fait qu'au delà d'une " certaine limite on n'admet plus les arts; ils sont une distraction, un ornement, un moyen d'amusement; rien de plus, et les historiens ont flétri la mémoire du très- petit nombre de princes qui ont dépensé à construire leurs palais des sommes considérables. Enfin cette horreur du changement fait qu'en peinture, en musique, < en architecture, en toute chose on tend à conserver ; respectueusement les formules d'une antiquité très-re- culée. Au lieu d'avoir du génie, on fait ce que l'on peut pour n'avoir que du talent. »
On y arrive à peine; on ne réalise que l'habileté. Voilà une socié té organisée, administrée, armée d'examens, de concours, de bacheliers, de docteurs, et cependant une société décrépite. L'organisation dans la mort ! L'administration de la stérilité !
Organisez, mais la vie; administrez, mais la force ! Où est la force des peuples?
C'est la question que nous posions tout à l'heure; et nous croyons y avoir répondu : ce n'est ni l'administration, ni la guerre. Ce n'est ni la vigueur physique, ni la subtilité intelligente.
Il faut un centre, un moteur; — le moi, la dignité humaine, l'individu. Tel ouvrier parisien qui l'emporte
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par la science sur un Allemand de Saxe, et par l'esprit sur un Américain des solitudes lointaines a-t-il moins d'amour de la famille, de persistance dans le caractère et d'aptitude au travail? Il déchoit audessous de l'un et de l'autre dans une proportion énorme. Tel Irlandais sauvage, étincelant d'enthousiasme poétique et de qualités éclatantes, vif, ardent, généreux, mais ignorant, colère, violent, irréfléchi, inconsistant, tombe plus bas encore. Tel Hindou savant et spirituel, de mœurs douces et raffinées, qui aura perdu jusqu'à la vivacité du sang et jusqu'au ressort matériel de la vie physique, se placera au dernier rang.
Cette combinaison d'éléments divers établit une échelle proportionnelle, qui donne la valeur relative des races, la somme totale de leurs facultés et de l'emploi de ces facultés. Soyez sûr qu'à la longue les fortes races l'emportent; celles-là, qui assignent à chaque individu sa valeur propre, et qui l'accroissent, absorbent les races faibles; — et l'élement de justice reste l'élément dominateur.
Notre race caucasienne ou européenne poursuit donc sa conquête. Ni les noirs, ni les peaux rouges, ni les races jaunes ne peuvent l'arrêter (lans cette marche, qui tend à l'absorption inévitable des autres groupes humains. Les races nègres ont été dépossédées sur plusieurs points par les races cuivrées, comme celles-ci le sont à leur tour par les races blanches.
N'est-ce pas une loi? Elle semble tellement inhérente à la création elle-même, que les êtres moins complets ou moins complexes, ceux par exemple que les naturalistes appellent céphalopodes ou les oiseaux brevipennati, ont diminué en nombre pour céder la place à de plus par-
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faites organisations. Des groupes entiers d'animaux ont disparu, d'autres vont s'éteignant de siècle en siècle, et ce sont toujours les moins bien doués1.
N'écoutez donc pas les poëtes qui parlent de dégénération. Nous ne descendons pas la pente d'une détérioration progressive.
L 'œuvre divine marche en avant et monte. De même que les animaux incomplets ou doués d'un instinct plus borné et plus brutal se retirent, cèdant le terrain aux organismes supérieurs; — on voit s'évanouir devant les races humaines plus fortes et plus morales celles qui s'énervent ou s'abrutissent, celles qui n'ont pas su conquérir le sens moral ou qui l'ont perdu; celles qui n'obéissent qu'à la contrainte ou à la ruse; celles qui ne savent ni se grouper, ni se modérer, ni se gouverner; celles qui se révoltent dans l'ombre, conspirent sourdement, cultivent la haine, l'intrigue, la finesse, la cupidité matérielle; celles qui sont sensuelles; celles qui sont lâches.
Je les appelle les peuples morts.
Un proverbe célèbre, ou plutôt un grand philosophe populaire ne partage pas mon avis; M. de La Palisse estime qu'un peuple est exempt de la mort tant qu'il est encore en vie. Ce grand philosophe a raison, sans doute. Le Chinois de M. de Ferrière est très-vivant; il mange artistement, dort voluptueusement, conte agréablement, rit du coin de son œil plissé (la coda dell' oc- chio), vous salue poliment et vous flatte finement, il vous vole aussi et vous calomnie. Il vous perdra et vous ruinera si vous le gênez. A ses heures il lit les bons livres, voit le monde, contente ses appétits, les stimule quand ils languissent, invente des bouts-rimés, retra-
1. Ces lignes étaient écrites et limprimées longtemps avant l'apparition du livre célèbre de Darwin sur le Développement des races.
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vaille de vieilles comédies, résume de vieux résumés, décalque les anciens auteurs, multiplie les aphrodisiaques, flatte les puissants, croit aux influences, dénigre le voisin, insinue que le rival a tué son père, tâche de se procurer une décoration et croit à l'autorité.
Il accomplit enfin des milliers d'exploits civilisés. Le moindre bourgeois de Péking, s'il écrivait ses mémoires, la plus humide bayadère de ]iNN-,tn-to!ig, si elle publiait ses confessions intimes , nous ouvriraient des trésors de science dépravée et de vicieuses révélations sur les cafés à fleurs, les jonques de plaisir, les lieux de récréation et la gastronomie indigène.
« Car la cuisine chinoise (dit M. de Ferrière) est celle d'un peuple très-raffiné; elle réunit les usages et les procédés du monde moderne et du monde ancien. Elle a, comme en Russie, les excitants préliminaires, les sauces épicées comme en Angleterre, les ragoûts et les mets compliqués comme en France; et comme dans les festins de Néron ou d'Héliogabale, le luxe de ne manger de lotit un animal que certains morceaux infiniment petits de sa substance; de tuer, par exemple, un énorme esturgeon pour n'en prendre qu'un mince cartilage, ou bien un requin gigantesque pour en enlever quelques filaments à l'extrémité de l'aileron qui surmonte son épine dorsale. »
Eh bien ! ce peuple raffiné meurt, il n'a que le souffle, il tombe de langueur. Tel l'avaient déjà vu, dès le seizième siècle, Matthieu de Ricci, d'Andrade et Mendoza; fertile en ressources, amateur de l'exquis, pratiquant l'adresse et le mensonge, souple, intrigant, formulaire et formaliste, statisticien attentif, bon organisateur; — tel l'avait trouvé dès le neuvième siècle l'Arabe Ibn-Wahab. Nos rouages administratifs les plus savants et les plus
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profonds appartenaient aux Chinois depuis un temps immémorial.
Ils ont pensé, comme nous, à cadastrer la prostitution, et le passage suivant, que nous empruntons à un voyageur arabe, le prouvera suffisamment :
« Chez les Chinois, dit Ibn-Wahab, les femmes qui ne veulent pas s'astreindre à une vie régulière et qui désirent se livrer au libertinage sont régulièrement administrées. L'usage est que ces femmes se rendent à l'audience du chef de police, et qu'elles lui fassent part de leur dégoût pour une vie retirée et de leur désir d'être admises au nombre des personnes inscrites, se soumettant d'avance aux devoirs qui leur sont imposés. En pareil cas, on écrit le nom de la femme, le nom de son père, on prend son signalement et on marque le lieu de sa demeure. Elle est inscrite dans un bureau spécial, on lui attache au cou un fil, auquel pend un cachet de cuivre qui porte l'empreinte du sceau royal. Enfin on lui remet un diplôme dans lequel il est dit que cette femme est admise au nombre des inscrites, qu'elle payera tous les ans au Trésor public une telle somme en pièces de cuivre, et que tout homme qui l'épousera sera mis à mort. Dès ce moment, cette femme paye tous les ans la somme qui a été fixée, et personne n'a plus la faculté de la molester. Cette espèce de femmes sortent le soir, sans se couvrir d'un voile et portent des étoffes de couleur etc. »
C'est de la Chine qu'il s'agit, et du ixe siècle !
Ces gens si avancés en civilisation n'en sont pas plus sûrs de conserver leur état social ; et la décrépitude régulière de cet empire apparaît dans tout le livre de M. de Ferrière,
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Consultez-le, bien qu'il ne prétende ni à la rigueur classique ni à la violence romantique, ou plutôt. parce qu'il n'a de prétention d'aucune espèce. Il écrit purement; ses couleurs ont de la franchise et de l'éelat; peu de mauvaises tournures modernes se sont glissées dans son livre. Je n'y ai remarqué, en cherchant avec attention, que deux expressions que je ne peux décidément pas accepter. Je les rencontre aujourd'hui partout, mais elles ne m'en choquent pas moins : basé sur... et dans un but.
Les idiomes vont à leur perte en brisant ou faussant leurs analogies naturelles.
On tend à un but, on ne fait rien dans un but ; on est fondé à dire que, on n'est pas basé à dire que.
Basé sur n'est pas français ; et quand mille ingénieurs, architectes ou géomètres se coaliseraient pour me forcer à reconnaître cette locution comme légitime, je les supplierais d'observer qu'on s'appuie sur une base, mais que ce n'est pas sur la base qu'on est basé. Je lisais récemment chez un des meilleurs philologues allemands modernes ces mots dignes d'être pris en considération : «Les plus excellents écrivains français du siècle admettent un nombre infini d'expressions vagues, flasques, fausses, incertaines, indécises; chacun se permet un déluge de termes impropres. »
M. deFerrière s'exprime d'ailleurs en homme du meilleur monde et du meilleur goût, en voyageur do bonne race. J'ai remarqué dans le livre savant et curieux de M.Wey (Variations de la langue française) une observation juste : « Les politiques, dit-il à peu près, les voyageurs, « les gens qui ont vu et pratiqué les affaires, possèdent en «France le secret du meilleur style. » M. 'Wey a raison. Aux allures cadencées et compassées de Guez de Balzac
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sous Louis XIII, et même aux élégances familièrement étudiées de Fontenelle, qui donc ne préférerait pas le style naïf et coloré de Montaigne, l'incisive verdeur de Saint-Simon, la vigueur tranchante de Pascal, l'accent énergique de Molière?
A l'origine même de notre littérature les premiers maîtres et les initiateurs se trouvent parmi les gens d'action. Casuistes, érudits, poëtes, théologiens, ne viennent qu'en seconde ligne. Vous trouvez d'abord Villehar- douin, un homme d'armes ; — Froissard, un chevalier; — Joinville, un homme de cour ; — puis Charles d'Orléans, prince ; —Villon, héros de cabaret;—tous gens qui ont vu de la vie beaucoup plus qu'Alain Chartier le savant et Monstrelet le chroniqueur; plus que le philosophe Thomas au xvine siècle, et le père Varillas au XVII".
Les premiers écrivaient comme des hommes, les autres comme des plumes.
Exprimer l'idée directement, sans ambage et avec vigueur; surtout penser juste et sentir vivement; — c'est le secret.
M. de Ferrière est de la race que j'aime; sérieux à ses heures, humoriste quand il le faut, penseur pittoresque, homme du monde, toujours de bon sens, il se permet la plaisanterie, s'élève et s'abaisse sans effort, ne st contourne et ne se grime jamais; ni trop géomètre, n trop coloriste, et s'abandonnant à son émotion. Il touche en passant à toutes les idées et n'est jamais frivole Au lieu de peindre par touches et par plaques étince- lantes, un seul trait net lui suffit, et cette sobriété at teint l'éclat. Vous entrez avec lui de plein-pied dan: une maison anglaise de la ville du Cap ; — «C'est, dit-il, ur intérieur plein d'un charme correct et discret; la mèr(
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attentive aux soins du ménage ; trois fils et. trois jeunes filles unis par une affection tendre; cette honorable simplicité de la bougeoisie anglaise qui est naturellement la distinction; une piété plutôt disciplinée que fervente, mais occupée à maintenir la vie dans une direction honnête. »
Ah! que cette connaissance du monde va bien il ceux qui écrivent ! Quelle folie d'imaginer que la couleur strapassée soit la bonne peinture; ou que la raideur soit le vrai sérieux !
Avec de tels guides, Raffles, Oliphant, Iluschemberger, M. de Ferrière, j'aime à étudier cet Orient que je n'ai point visité. Je compare et j'analyse les couches diverses et les courants contraires de la civilisation asiatique, modifiée par nos affluents européens. Que le lecteur s'associe à cette jouissance vive et délicate. C'est une étude ravissante autant qu'utile de promener sur cet échiquier mobile un regard, non pédantesque ou ambitieux, mais exact, attentif, attendri, sérieux, et de ne perdre aucun des mouvements fugitifs de notre race humaine.
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IX
LES TAE-PINGS OU LES INSURGES CHINOIS 1
§ I. — Associations secrètes. — D'où elles naissent.
Les sectes ou associations secrètes pullulent en Chine depuis longtemps. Je l'ai dit2, tel est le sort des vieilles sociétés qui se décomposent, de nourrir une foule de petits groupes hostiles, cachés ou ostensibles, — brigands ou conspirateurs, — nés de la dissolution même, alimentés par elle et l'activant. L'Espagnol du xvie siècle se réfugie al monte; le Klephte grec s'honore d'être voleur; le bandit italien se fait roi des montagnes. On proteste ainsi contre le lien social que l'on brise ou que l'on refuse de traîner; on renie la patrie, on se dé-
1. Oliphant : Mission de lord Elgin en Chine, etc.
C. J. Caldeira : Illustraçao Luso-Brazilioise. (Lisboil.)
J. Meadows : Les Chinois. (Londres.)
Don Sinibaldo de Mas : L'Angleterre et la Chine. (Paris. Tardieu. Chinese repository. Singapore (en anglais.)
Ausland : Recents voyages en Chine (en allemand). Vienne. Roberts et Hamberg : Histoire des Taë-pings. (Leipzig.)
Fanny Loviot : Les Pirates Chinois.
Papers l'elating to China, etc. (Parliamentary blue books.) London.
3. V. les chapitres qui précèdpnt., et spécialement le Prétendant hindou.
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tache, on s'isole, on se crée une société spéciale au sein de la société morle ou mourante. Dans le tombeau les éléments putrides cherchent encore à créer un simulacre de vie et à s'organiser de leur mieux.
Les Mémoires du brahmane Lutfullah dont j'ai parlé 1 et l'excellente biographie de l'Italien Lorenzo Benoni contiennent mille détails intéressants sur le développement de ces phénomènes ; sur le mouvement des sociétés secrètes, soit italiennes, soit hindoues; sur la manière dont elles se recrutent et leurs influences mystérieuses. Quant aux sociétés chinoises, un Portugais distingué, M. Caldeira, dont les travaux seraient appréciés en Europe si la langue portugaise y était plus étudiée, a publié dans YIlluatrationportugaise- brésilienne une série d'articles où les sociétés secrètes, que les mandarins connaissent, qu'ils persécutent de temps à autre et ne réussissent pas à supprimer, sont passées en revue.
La fameuse société de la Triade (San-ho-hoei) y occupe le premier rang. Elle prétend réunir « le ciel, la terre et les hommes. »
Ensuite viennent les sectes :
Du lis bleu (chim-lien-kiao),
Du lis blanc (pai-lien-kiao),
De la tête de veau (nien-t'ou-kiao),
Du soleil (kin-châng-kiao),
De l'honneur éclatant (min-tum-kiao),
Du thé sans mélange (tsin-cha-mun-kiao),
Du bonnet jaune (koam-mao-kiao),
De l'origine du nuage blanc (po-yun-tsun),
De l'épée courte (siao-tao-kiao),
1. V. l'Insurrection des Cipayes, p. 80.
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Enfin la Société qui n'a pas de mère (sine maire créât a).
Suivant M. Caldeira, auquel appartient la responsabilité linguistique et ethnographique des détails qui précèdent, — la plus audacieuse de ces sectes, la dernière, annule jusqu'au dogme fondamental de la vie chinoise, le respect du passé, de la famille et des aïeux. La plus puissante et la plus dangereuse est la secte de l'épee courte, qui a ravagé longtemps une province, celle de Fu-kien; la plus répandue est la Société de la Triade, qui travaille à renverser la dynastie actuellement régnante, celle des Tsings, pour restaurer la vieille dynastie des Mings.
On voit que cela ressemble à la Camorra napolitaine. L'homme est le même partout. 11 naît de même et meurt de même. Les civilisations sont soumises à des lois analogues; elles ont leurs symptômes hippocratiques; pas d'étude plus curieuse que d'observer comment les sociétés se dissolvent, quels signes trahissent leur sénilité, puis leur affaissement, enfin leur décrépitude et leurs derniers soupirs.
L'organisation chinoise, tout artificielle, reposant sur le faux, et dont nous reparlerons tout à l'heure pour en démontrer la débilité ou plutôt le néant, n'était qu'un fantôme vide. Cet empire, cœur gigantesque du monde asiatique, était frappé de mort. Les derniers empereurs chinois avaient manqué, dit-on, de capacité politique; la gestion des affaires, surtout celle des finances, était détestable; la vieille fiction qui préside à la vie chinoise avait, acquis des dimensions prodigieuses. Une centralisation exagérée ne laissait plus parvenir au gouvernement que des lieux communs, des protocoles, des amplifications de lettrés. On avait depuis deux siècles tenté
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de combler le déficit croissant du Trésor par la vente des places; et personne n'avait songé à fonderie crédit, à contracter des emprunts, à relever l'industrie, à encourager le commerce, à faire rentrer les impôts ; les ancêtres ne s'en étaient pas avisés; agir autrement qu'eux n'était pas permis. La présence des étrangers, brochant sur le tout, humiliait l'empire; un souffle du canon européen dissipait des essaims de jonques, et l'apparition d'un seul de nos navires terrifiait mille mandarins. En vain revenant envers nous à la fourberie antique d'une insolence calculée, voulait-on cacher le mauvais vouloir et la secrète envie sous les formules arrogantes; la crainte perçait. Cet emploi du mensonge chinois ne réussissait plus.
Les Chinois auraient dû nous surveiller et nous accueillir. Ils eurent peur et nous outragèrent. Une générosité de sympathie vigilante eût prouvé leur force. La brutalité rusée et pompeuse de l'insulte offensive prouvait leur estime en démontrant leur faiblesse.
Après la guerre malheureuse de 1840 cette faiblesse apparut dans toute sa profondeur; sectes et sociétés secrètes se multiplièrent, cessèrent de se cacher, bravèrent les mandarins, et, bien que dénoncées incessamment par la Gazette de Pékin, elles inondèrent l'empire. La Société de la Triade, commandée par deux généraux nommés « Chan » et « Lien, » fut deux fois sur le point dey s'emparer de Canton; ils prirent Shang-haï, d'où ils furent chassés par les Français devenus alliés de l'empereur. Une autre capitale, Su-chan, l'une des villes les plus riches de la Chine, assiégée par une bande que commandait un nommé Mang-hi-hui ; et la seconde capitale du Fu-kien, qui se nomme Fu-chu-fan, menacée
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à son tour par d'autres rebelles, — ne furent sauvées que par miracle.
M. Sinibaldo de Mas, qui a longtemps habité ces régions comme envoyé de la reine d'Espagne, cite plus de dix « guerilleras » d'insurgés, dont chacune se bat encore maintenant, assassine, incendie et vole pour son compte; les Nieh-fis, les Hak-kas, les Miao-tse des montagnes, les musulmans du Hon-nan; tous organisés pour la destruction et acharnés au pillage.
Ce fut bien pis lorsque, entre 1843 et 1848, les corps irréguliers de troupes chinoises auxquels on avait confié la défense de Canton furent licenciés ; peu de temps après, deux mille pirates auxquels les Anglais avaient donné la chasse abandonnèrent à la hâte cinquante- huit jonques qu'ils montaient, se réfugièrent avec leurs armes dans les bois, y rejoignirent les vieux rebelles Miao-tse que les Mandchoux n'ont jamais pu subjuguer, et se réunirent aux troupes débandées qui ravageaient le pays.
§ II. — Hung-sen-tsuen.
A cette triple armée improvisée, irrégulière, sans lois, sans pitié, sans lien social, il fallait un chef : ce fut un pauvre diable, fils d'un laboureur des environs de Canton.
Cherchant fortune et n'ayant pas les moyens de vivre, il alla demander à quelques missionnaires du pain et les leçons de l'Evangile. M. Roberts, missionnaire anglais, l'accueillit bien, le logea et le catéchisa.
Hung-sen-tsuen, tel est son nom, avait déjà couru beaucoup d'aventures. Ce Gil-Blas chinois ne manquait
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ni d'esprit ni d'audace, et c'était déjà un demi-chrétien.
Dès sa seizième année, après avoir conduit sur les collines les troupeaux de son père, pris d'une belle ambition de mandarinat, il avait étudié seul, était devenu maître d'école, s'était préparé aux examens du baccalauréat chinois, avait tenté, pour concourir et obtenir ce grade, plusieurs voyages à Canton, et avait échoué. Le chagrin de son insuccès l'avait rendu malade; puis un missionnaire chrétien indigène lui ayant prêté des fragments de Bible chinoise, et «Dieu le Père ( dit-il quelque part) lui étant apparu dans une vision, » il s'était mis à convertir les gens et à leur prêcher le christianisme sans être chrétien; bien plutôt pour faire pièce au gouvernement et harceler les mandarins que par tout autre motif.
Un mécontent, un roturier, un homme de lettres sans emploi, voilà le futur chef des Taë-pings. Il n'a pas réussi, c'est son grief. Il mêle la religion à la politique. Remarquons, en passant, que dans ces contrées politique et religion s'identifient. L'intelligence asiatique ne comprend que l'unité ; prêcher un dogme qui se détache de celui de l'Etat, c'est attaquer l'Etat; et jamais nos querelles analytiques, nos distinctions subtiles, notre philosophie du temporel et du spirituel n'entreront dans une cervelle chinoise. Déjà Hung-sen- tsuen avait converti au christianisme, qu'il ne connaissait guère, quelques Chinois mécontents; déjà même un de ses néophytes avait fondé sur l'idée chrétienne de Dieu tout-puissant, invisible et éternel, la nouvelle Société chinoise des Adorateurs de Dieu, quand notre aventurier, qui manquait d'argent, se trouva tout à coup arrêté dans son œuvre par la pénurie de sa bourse. A titre
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de demi-chrétien, il se réfugia chez le missionnaire Ro- berts — poussé par la faim, sans doute, peut-être aussi par le désir de s'instruire mieux dans la doctrine des Européens —accompagné d'un ami nommé Hung-jui. Ce dernier s'ennuya bientôt du catéchisme et quitta la maison. Hung-sen-tsuen, après deux mois de séjour chez M. Roberts, désira le baptême d'abord, puis des appointements. M. Roberts lui refusa l'un et ne lui donna point les autres; Hung-sen-tsuen, mécontent et sans baptême, se rejeta dans la montagne, 011 il se confondit avec cette foule de bandits armés et de rebelles affamés qui attendaient une direction et un chef; là il retrouva son ami Hung-jui.
Ces deux hommes s'entendirent : c'étaient deux lettrés, respectés à ce titre, supérieurs par conséquent aux pirates et aux bandits. Hung-jui renseigna son camarade sur le nombre des insurgés, des fugitifs, des - brigands; sur leurs idées, leur dénûment, leurs ressources, leurs intentions, leur hostilité déterminée contre la société chinoise, et la possibilité de les réunir en un seul corps. Hung-sen-tsuen médita là-dessus et acheva l'affaire. Il combina un certain mélange de doctrine grossière, qui, accessible aux Chinois, réunissait dans une certaine proportion les notions vagues de christianisme, de révélation, de conscience, de fraternité, d'humanité, de communauté, d'égalité de droits et l'idée patriotique d'une libération chinoise. Ce fut le drapeau qu'il souleva; moyen de ralliement propre à lancer à la conquête ces bandes grossières, hétérogènes, peu orthodoxes, errantes dans les montagnes. On l'écouta, et il réussit.
Voilà par quelle étrange route l'Europe morale entrait en Chine! lIung-sen-tuen, le demi-lettré, le demi-
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chrétien, le déclassé, le fils de laboureur et le larron exécuta ce qu'il avait projeté, fit une religion et ébranla l'empire.
Bientôt, en effet, les chefs de bandes se rallièrent presque tous à son drapeau. Mêlant aux vieilles idées chinoises quelques fragments confus des dogmes chrétiens, profitant de la faiblesse extrême du gouvernement, — bravant ce fantôme d'autorité, repoussant du pied ce débris d'empire, — il parcourut vainqueur, entre 1848 et 1860, presque tout le nord de la Chine, s'empara de Nankin, fonda sa dynastie, déclara la guerre aux partisans des Mings comme à ceux des Tsings, et força même les Européens de compter avec lui.
§ III. — Fondateurs de religions et d'États. — Exploitation des vices et de la sottise. — Le mensonge chinois.
Tel est ce fondateur et ce révolutionnaire. On peut le comparer à Joë Smith, instituteur du Mormonisme ; tous deux, fins, actifs, rusés, sans moralité, sans charité, sans foi, sans principes et sans philosophie, réunissent deux grands talents, la sagacité et l'à-propos. Ce sont des coquins à succès.
L'un et l'autre ont su découvrir le côté faible du pays qu'ils révolutionnent. Le fondateur du Mormonisme met à profit les excès de la démocratie américaine. Notre petit Chinois, mandarin manqué, exploite la désorganisation et la stupidité des Mandchoux.
Il a inventé le mot Taë-ping pour capter les pacifiques Chinois. Ce mot Taë-ping, suivant les sinologues, signifie « paix universelle. » Dieu le père et Dieu le fils subsistent dans l'Évangile de Hung-sen-tsuen ; lui-même se réserve le rôle du Saint-Esprit. Il pose en principe la
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« fraternité, » appelle les étrangers « frères de l'extérieur; » admet l'égalité entre tous les hommes, lettrés ou illettrés, et, au nom de la vieille nationalité chinoise, attaque les Mandchoux usurpateurs. Les Taë-pings répudient la tresse et la queue, signes distinctifs des Tatares; ils portent les cheveux longs à la façon des chefs Franks. Comme les Mormons d'Amérique, les Taë- pings supérieurs ont force visions, rêves, extases, communications avec les anges et hallucinations prophétiques. Dieu prend la peine de leur parler très-souvent. Tantôt il descend, tantôt ce sont eux qui montent. Ils professent le communisme, doctrine qui remplit leurs cadres de gens pauvres, ardents à partager avec ceux qui possèdent.
Les Taë-pings n'ont pas cessé d'accroître leur puissance, aujourd'hui formidable ; leurs armes sont victorieuses; leur nombre augmente; leur armée grossit. On les admire, on les écoute et on les laisse faire. S'ils ont pris une ville ils la gardent, de l'aveu même et du gré des habitants, amis du fait accompli. Ceux-ci ne répudient jamais leur foi envers l'empereur légitime, qui reste maîtreen théorie. On obéitàl'autre, on le paye, on l'adore, on lui tend une main avide d'aumônes; cela ne tire pas à conséquence. Demain on pendra l'usurpateur si la chance tourne; succès ou chute de l'insurrection montreront ce qu'on doit en faire. Ce dédoublement du fait et du droit n'étonne point le Chinois, philosophe accoutumé depuis des siècles à ce que tout s'opère sans qu'il s'en mêle. N'étant ni critique ni satirique, il s'inquiète peu si les choses s'accordent avec les paroles. Il est positif.
Très-positif dans le mensonge, il y croit, c'est son unique vérité. S'il parle, c'est pour mentir; s'il écoute,
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c'est à coup sûr un mensonge. Examinons un peu pourquoi le Chinois ne sort pas du faux et n'en peut pas sortir.
On sait qu'il n'a pas d'alphabet. Il procède par idéographie, c'est-à-dire par fictions peintes, images, suppositions, abstractions, symboles entés sur d'autres symboles et auxquels l'exactitude manque toujours. Sa synthèse grossière et puérile, ingénieuse et barbare, confond sur le papier l'idée de l'animal avec une figure géométrique composée de deux traits ; — trois en font un homme, quatre une femme, et ainsi de suite. D'image modifiée en image modifiée, d'hypothèse en hypothèse, et de convenu en convenu, il peut accumuler toute la science de son pays et de son monde, repliant toujours la pensée sur le signe, au lieu de se détacher de la figure pour atteindre l'idée; sans cesse plus riche de combinaisons et d'images, sans cesse plus pauvre en pensées et en réalités. Il ne parvient jamais à posséder une vérité de plus.
Il n'a que des symboles.
A cette vide opulence de l'intelligence chinoise, opulence de fictions, opposez notre alphabet européen. Ce dernier est analytique ; il est critique ; il est vrai. M. Jourdain de Molière et son maître de grammaire ont raison de dire que p + a = pa ; ... et b + a = ba... sont de merveilleuses inventions.
L'émission de la voix humaine n'est pas une hypothèse, mais un fait physiologique soumis à des lois fixes et prédéterminées. Le gosier humain s'ouvre, se ferme, fait passer le son dans les cavités nasales ou à travers les dents et les lèvres, suivant ces mêmes lois, dans des conditions ou des directions faciles à calculer et à énumérer. Notre alphabet les constate, les fixe et les
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exprime; c'est chose d'observation, non d'imagination; de critique, non d'hypothèse; de physiologie, non de caprice.
Ainsi nous débutons par la vérité et l'analyse. Les
Chinois débutent par le contraire.
Ils n'ont pas su analyser les sons. Ils se contentent d'indiquer l'idée par un signe général, inexact et grossier. Ils n'ont pas d'alphabet.
Leur civilisation ne s'est pas élevée jusque-là. Elle repose sur un symbole artificiel et arbitraire, mensonge accepté. Elle rompt de prime abord avec la critique.
Notre analyse délicate se rend compte du fait et le vérifie ; elle naît de l'alphabet. Le Chinois, qui se prétend positif, commence par fermer les yeux. Il n'a pas de critique.
La civilisation occidentale ne se croit jamais assez sûre du fait. Avant d'écrire elle détermine d'abord les modes de la voix; elle les note par des caractères choisis avec soin. L'analyse est tout pour elle; peu lui importe le signe ou l'image; elle veut la vérité et la variété des sons, non le rappel ou la fausse synthèse de l'idée.
Quand le Chinois prend deux barres pour le signe d'un homme, il accepte une fausseté convenue.
Notre enfant qui épèle est dans le vrai.
Du mensonge de l'écriture le Chinois passe au mensonge de la famille. Il conçoit la famille comme sainte et le père comme Dieu 1; les ancêtres comme pai faits et le passé comme type absolu du bien. Ayant admis ces hypothèses, il se laisse conduire à une hypothèse
1. Voir plus haut, Premier chapitre, Jon, p. 15.
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dernière, l'identité de la famille et de l'État, dont le chef devient nécessairement le père des pères et le dieu des dieux. Chacune de ces suppositions aurait besoin d'une preuve, mais un honnête Chinois se garde bien de la demander.
— « Tuez, s'écrierait-on, le sceptique ! Courez sus au libre penseur ! Eh quoi ! mépriser, fouler aux pieds la formule ! »
Nul n'a donc privilége d'examen, droit de critique. Pour les Espagnols le mot satira est devenu synonyme de calomnie et d'outrage; c'est bien pis pour le Chinois. A ses yeux tout ce qui est doit être : la vertu et le bien se limitent dans le convenu. L'étiquette, voilà le grand point. Respectez l'étiquette des mœurs et celle de l'écriture, vous serez le meilleur des poëtes et le plus vertueux des hommes.
Une fois entrés dans le domaine de la fiction par la fausse porte de leur idéographie, qui n'est pas une écriture, — et de leurs combinaisons de signes qui sont un jeu de l'esprit, —ces gens ont continué à bâtir sur le convenu l'organisation sociale.
Nageant en plein mensonge, ils ont cru voguer dans la science. Un état régulier leur a semblé une force politique; la mémoire une puissance intelligente; l'obéissance une énergie morale. En toute chose ils ont adoré le simulacre. Pour eux le signe idéographique est l'idée; quiconque possède le signe possède la chose, et du nombre des combinaisons dont l'esprit peut se rendre maître dépend le degré de savoir. Le tonnelier, qui a besoin des seuls symboles relatifs à son art, sait moins de mots que le marchand de vin : il est moins érudit ; et le barbier, qui se maintient dans la sphère des symboles spéciaux qui lui sont nécessaires, en sait moins
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que le barbier-coiffeur. Ainsi s'étagent et se parquent les hommes : le commerce des âmes et des esprits se rétrécit; la sympathie, l'échange des idées, la libre communication entre les intelligences sont suspendus ou entravés; les barrières se relèvent de toutes parts, et la caste, qui semblerait devoir être abolie dans un pays de libre concours, reparaît d'elle-même. Il se constitue une nation de tonneliers, une nation de barbiers et de tondeurs de laines; la patrie commune ne les relie que dans le langage écrit ou plutôt «peint;» là ils se retrouvent et se comprennent. De même les provinces, séparées par des dialectes nombreux et disparates, ont pour centre de ralliement les signes idéographiques, identiques pour des mots différents et pour des sons variés. La suprématie de l'Écriture, en tant que travail d'adresse manuelle, se consacre naturellement; elle devient l'unique centre, le seul sanctuaire, le vrai point de ralliement, — la seule religion. En effet, dans ce cas surtout, le signe relie les hommes, re-ligat. De là prépondérance et suprématie de ceux qui connaissent les signes; de là enfin confusion du mot lettré et du mot « savant » ou « sage. » Posséder les signes qui rallient les dialectes est d'un aristocrate; en posséder beaucoup est d'un prince; les comprendre presque tous, c'est posséder le sacerdoce.
Cette funeste fécondité d'une logique désastreuse et d'une fausse donnée se propage dans toutes les directions et pénètre les dernières veines de l'État. L'écriture étouffe la pensée; la mnémonique accable la raison; le signe convenu remplace le fait. Les facultés basses ou infimes prennent le dessus. Avoir du génie serait une faute; penser ou agir selon soi-même serait un crime. Plus de liberté. La mémoire, l'adresse
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de la main, la calligraphie, l'habile disposition des symboles s'emparent de tout. Il s'agit d'apprendre par cœur les signes, les rites, les formules, le passé; de bien tracer ses lettres et de ne pas faire de fautes d'orthographe. L'idée reste enclouée, l'avenir est fermé, la belle écriture triomphe ; l'étiquette devient la vertu ; la formule devient la réalité ; les ancêtres pétrifient les vivants. La mort saisit la vie. La réglementation ensevelit la réalité. La théorie règne.
Le corollaire de tout cela est donc une « facétie gigantesque; » an enormous hoax, comme disent nos voisins.
Mais on ne vit pas de faussetés. Deux barres noires tracées sur le papier ont beau passer pour un bonhomme, elles ne sont rien. En vain est-il convenu que le fils d'un Chinois n'est pas émancipé à soixante-dix ans; que son vieux père (même criminel) ne peut jamais errer; que le chef d'un village (même s'il le brûle) est encore le bon père de son village; que le gouverneur, bourreau d'une malheureuse province, est aussi le meilleur père des meilleurs pères; et qu'enfin le monarque, quelque abominable qu'il puisse être, demeure le père divin et définitif de cette armée de pères divins. Tout cela est convenu. La conscience universelle sait le contraire.
On est donc condamné, tout en mourant de ce régime, à s'abreuver de mensonges ; les mandarins fournissent des recensements sur lesquels personne ne doit compter; les marchands ont soin de se tromper toujours sur l'addition et la soustraction; les magistrats et les inspecteurs se vendent à beaux deniers, perdent l'innocent et agissent selon leur intérêt. Nul n'en est surpris. La théorie intacte, immaculée, n'est-elle pas tou-
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jours debout en face de la pratique qui l'insulte et la dément?
Voilà pourquoi la Chine, sans critique, sans examen, sans vérité, accroupie au milieu des détritus de ses vieilles civilisations, ne peut s'en dépêtrer toute seule; elle n'a pas de satiriques, d'examinateurs, de critiques, d'hommes pénétrants et hardis, de révélateurs qui proclament la vérité; «( truth-speakers,» selon la belle expression anglaise.
C'est cette noble bande de «diseurs de vérités» qui lui fait défaut; la Grèce d'autrefois et l'Europe d'aujourd'hui doivent le beau développement de leurs destinées communes et successives aux prêtres de la vérité, observateurs, penseurs, analystes. Par eux la vérité déblaye le terrain, fait le jour, éclaire les horizons en les débarrassant de montagnes d'erreurs; ils chassent cette peste de l'intelligence, le mensonge avec tous les nuages qu'il traîne après lui. Ce sont eux qui percent la carapace du faux, vont jusqu'au réel, ne se payent pas de la phrase, de l'uniforme, du signe, de l'officiel et de l'apparence; et ne vivent pas de formules. Ces sauveurs, on ne les rencontre jamais dans les pays d'Orient, où ils sont maudits, surtout en Chine.
Aussi le spectacle qu'offrent ces régions est-il lugubre. Tout s'y passe en discours d'apparat. Les rapports de police sont fleuris ; mais la mer n'est pas plus sûre que la terre; les pirates et les bandits infestent, l'une et l'autre. Personne ne les punit.
Une jeune Française 1, capturée par ces brigands, et qui a publié la narration simple et intéressante de ses aventures, vous dira ce que sont les mers de la Chine et les pirates chinois, Quant aux mœurs des villes chi-
1. Mlle Fanny Loviot.
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noises, on peut consulter nos troupes qui les ont visitées. Immondices, fange, misère, jointes au luxe le plus sensuel et à la puérilité la plus invétérée. L'empereur chinois n'en sait rien. Qui oserait lui dire la vérité? On ment toujours. Péking possède une gazette, elle ment.
Ce n'est pas que la justice soit inconnue en Chine. Tous les peuples ont le sentiment vague de la justice; même l'Asie antique, même l'Afrique barbare, même la Cafrerie. Le Koran suffit aux uns, les lois de Manou régissent les autres. Il y a des lois, un Code, un tribunal, chez les Chinois, chez les Malais, même chez les Ethiopiens et même chez les Cafres.
Le terme abstrait société y est en usage; la société africaine se respecte, s'estime, se défend. Parmi les cri- i mes les plus odieux, les Africains détestent surtout ceux qui menacent leur Société.
« Lèse-majesté, » — « lèse-religion, » c'est le grand forfait; surtout celui qui est vague, métaphysique, abstrait, indéfinissable, — la sorcellerie. Le symbole de l'Etat, le monarque, représente l'ensemble; quiconque pèche contre la loi, pèche contre lui. Toutes les amendes lui reviennent. Trahison, meurtre, vol, sorcellerie, sont punis de mort.
C'est le Code cafre.
On peut regarder cette interprétation de la loi chez les Africains barbares comme le type infime de la conception de l'équité parmi les hommes. Chez eux on pratique l'ostracisme et la confiscation; un citoyen devient-il riche ou puissant, sa ruine et sa mort sont certaines. La tribu s'assemble; le « docteur-sorcier, » que le chef amis sur la piste, flaire son coupable; et après un grand nombre de formalités solennelles on rôtit le criminel avec joie. Il y a plusieurs appels et plusieurs ressorts;
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un tribunal de cassation forme l'avant-dernier degré de juridiction ; la sentence du chef en est le degré suprême. L'adultère se résume en dommages et intérêts. La diffamation est poursuivie outrance et cruellement punie. Quant au principe et à la base de celle jurisprudence, les voici : c'est que l'accusé, comme tel, est d'avance considéré comme coupable. Le Code africain affirme, avec le rescrit d'un empereur romain, qu'il « y a crime à se laisser suspecter. »
D'après ce principe le prévenu subit la lorture préalable; il est interrogé, contre-intcrrogé, examiné, retourné dans tous les sens, placé sous tous les aspects; on tire parti de ses terreurs; on augmente son trouble, on met à profit sa confusion et sa douleur; on lui tend des piéges; on le pousse aux contradictions. Enfin quand il y est tombé, on le livre au bourreau. Les amapakati, membres du barreau cafre, pratiquent ce genre de supplice moral avec une dextérité et une habileté consommées. Tout (dit le colonel Maclean) milite contre l'accusé, qui « est tenu, sous peine de mort, de démontrer son innocence, tandis que ni juges ni accusateurs n'ont à prouver qu'il est criminel. »
C'est ce qui caractérise la justice barbare et orientale; elle est cruelle pour le captif, pour l'accusé qui est le vaincu, le méchant (meschino). Elle n'a pas réalisé la conception vraie et totale de l'équité dans la charité.
Son point de départ est, non le respect, mais le mépris de la personne humaine; non l'idée du «juste, » mais celle de la vengeance. L'interrogateur descend dans l'arène, aux prises avec l'accusé. Le pouvoir ayant saisi l'individu, le foule aux pieds, le garrotte, l'accable, l'écrase.
Qu'il résiste, s'il peut.
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Nu, sans défense, contre une société armée, inaltérable, indivisible, infaillible, sacrée, expression de la volonté générale !
Celle-ci ne se trompe pas; l'individu seul peut se tromper ou tromper.
Tel est le point de vue asiatique.
La vraie justice ne se rapporte pas à une théorie sociale, mais à l'individu. Elle protége l'homme, abolit h torture, ne permet ni le secret, ni l'arbitraire, ni la déten Lion préventive ; ne veut pas que les aveux de l'accusé li frappent; l'environne de mille remparts; remet à se pairs, membres du jury, le droit de prononcer sur li délit qu'il a pu commettre; en un mot, fournit à 1; faiblesse toutes les armes contre la force.
§ IV. — Conversation officielle entre l'empereur de la Chine et le gouverneur de Canton.
Les Taë-pings, encouragés par les progrès des Anglais l'insuccès des armes impériales et la faiblesse de la dj nastie, venaient de se révolter, quand le Fils du Ciel oi l'empereur chinois appela près de lui un des principau fonctionnaires du royaume, Pi-kueï, gouverneur d Canton.
Bonne démarche et digne du trône. Le chef d l'État institue une enquête sur les barbares qu'i ne connaît pas; il s'adresse pour se renseigner à l'au torité la plus compétente. Pi-kueï, de son côté, l'au dience terminée, couche par écrit en beaux carac tères, avec son pinceau « de poil de lièvre » tremp
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dans le «(vermillon) royal, sa conversation avec le monarque.
Nous la possédons1; elle a été traduite trois fois, en allemand, en français, en anglais. L'original chinois a paru dans la gazette impériale de Péking, ayant d'être mis en anglais par Meadows, en allemand par Neumann, en français par M. Sinibaldo de Mas, tous trois bons sinologues. Elle est donc authentique.
Voyons ce qu'ils se disent, cet excellent roi et ce bon ministre. Leur dialogue est-il plaisanterie ou vérité, réalité ou simulacre? Le maître veut-il s'éclairer? Le sujet est-il assez brave et assez instruit pour édifier son maître? Quelle est au fond cette civilisation qu'ils représentent?
Le Fils dit Ciel, salué par son ministre, commence par demander quel est le patron de Pi-kucï. Qui l'a porté aux emplois? Est-ce Ki-ying ou son adversaire? Tout se fait par brigue en Chine, par manœuvre, influence et coterie; l'empereur le sait bien.
LE FILS DU CIEL.
Ki-ying vous avait-il employé dans les relations avec les barbares ? N'est-ce pas au contraire Sian-kicmig-tsin qui vous a patroné?
LE MINISTRE.
C'est ce dernier, Sire. Jamais Ki-ying n'a voulu de moi.
1. Ne sachant pas le chinois, j'ai comparé et combine, sans aucun changement et avec la plus scrupuleuse fidélité au sens, les trois versions allemande, anglaise, française.
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Ici l'empereur sourit; il reconnaît sa cour byzantine, où être bien avec l'un est un titre pour être mal avec l'autre ; et il continue sur le ton malin, presque sarcas- tique.
LE FILS DU CIEL.
En effet, si Ki-ying vous avait été favorable, jamais Sian-kwang-tsin ne vous aurait employé; c'est comme cela ! Ki-ying avait une peur affreuse des barbares ; il écoutait les sornettes qu'on lui contait sur leur puissance; et en leur prêtant l'oreille, il leur donnait de la valeur. C'était un alarmiste; à l'entendre, mon peuple se révoltait, les barbares faisaient des progrès, et le seul homme capable de traiter avec eux était son cher Hwang-an-yung. Tout cela n'avait pas le sens commun. Il n'a fallu qu'un mois pour lever cent mille hommes, réunir quelque cent mille taëls et tout pacifier. Les alarmistes étaient des traîtres !
Pas de vérité ; que les alarmistes soient pendus ! ceux qui disent la vérité sont des traîtres, ceux qui la cachent méritent toutes récompenses; c'est chose claire.
LE FILS DU CIEL.
Ne prétendait-on pas aussi que des troubles avaient éclaté et que des brigands troublaient le pays? Dans quelle province? Je l'ai oublié.
LE MINISTRE.
A Tsing-yuen et à Ying-tih.
LE FILS DU CIEL.
C'est cela. Mais il n'en est plus question; vous avez
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tout apaisé, n'est-ce pas, et arrangé les choses comme il faut?
Rien n'était arrangé ; les Taë-pings marchaient sur
Nan-king. L'empereur continue :
LE FILS DU CIEL.
Il paraîtrait que les barbares affluent dans la ville de Canton, et qu'ils ne pourraient même subsister sans elle?
LE MINISTRE.
Cela est vrai, sire; les habitants de la ville s'en aperçoivent bien; c'est cette province seule qui l'ait vivre les barbares.
LE FILS DU CIEL.
Comme vous dites. Nommez-moi vos confrères employés dans les relations diplomatiques avec les barbares.
LE MINISTRE.
Les deux surnuméraires Hung-seang-kwang et Won- tsung-yaou.
LE FILS DU CIEL.
Est-ce à une bannière marchande, mongole ou malld- tchoue que vous appartenez?
LE MINISTRE.
A la bannière jaune mongole.
LE FILS DU CIEL.
Vos premières promotions, de qui vous viennent- elles?
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LE MINISTRE.
Du gouverneur général Ki-kung, qui a pris sa retraite en 1844.
«
Remarquez les questions du monarque, les réponses du sujet; la grande convenance; l'ordre respecté, la classification des bannières, les patrons et les patronés,' la persuasion où est l'empereur, qu'il faut passer lé-" gèrement sur la question étrangère pour ne pas accroître l'importance des barbares ; régularité gouvernementale, finesse d'esprit, niaiserie, et complète infatuation.
À LE FILS DU CIEL. |
Où en sont les barbares ! Est-il vrai qu'ils s'affaiblissent? j LE MINISTRE. j Je le crois. j LE FILS DU CIEL. -j
Combien ont-ils de troupes à Hong-Kong? Trois ou quatre mille hommes?
LE MINISTRE.
A peine deux mille hommes; encore une partie des cadres est-elle nominale. Les tirailleurs verts de Ceylan ont été licenciés faute de fonds; le commerce des barbares ne va bien ni à Ning-po ni dans les ports voisins.
LE FILS DU CIEL.
C'est ce que l'on m'a dit. Leurs colonies, Shang-haï et Amoy, sont en décadence. Il y là, Monsieur, une grande leçon; c'est que les «calamités succèdent toujours aux prospérités. Il n'y a que des hauts et des bas dans la vie. »
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Ce dernier axiome, si profond, si commode et si niais, va se représenter souvent. Pi-kueï entre dans les vues du maître, et continue :
LE MINISTRE.
L'an dernier les barbares étaient fort malheureux dans leur pays, où une épidémie les détruisait. A LIong- Kong les chaleurs en faisaient mourir des milliers.
LE FILS DU CIEL.
Monsieur, « toujours des hauts et des bas. Toujours les calamités après les prospérités !...» Qu'est-ce que la puissance humaine?
LE MINISTRE.
Grftce à la divine fortune de Votre Majesté, je répète que les barbares sont en pleine décadence.
LE FILS DU CIEL.
Croyez-vous probable, d'après la manière dont se présentent les choses, que les Anglais ou d'autres barbares puissent causer de nouveaux ennuis et nous troubler encore?
LE MINISTRE.
Impossible !
Cette assurance de Pi-kueï n'est pas sans motifs.
LE MINISTRE.
L'Angleterre est ruinée à jamais. En 1841, quand les barbares anglais se sont révoltés contre Votre Majesté, c'est qu'ils étaient payés et soutenus par toutes les autres nations barbares, qui les envoyaient en enfants perdus pour ouvrir la voie au commerce d'Europe,
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Mais cette année les colonies anglaises se sont soule-
- vées contre leurs maîtres.
LE FILS DU CIEL.
Ces barbares ne sont point guerriers ou conquérants.
Ils sont dépourvus de grandes idées. Acquisition territoriale, conquête, empire ne les préoccupent pas; mais seulement de très-basses idées : le commerce et le gain.
LE MINISTRE.
Comment aucune grande idée se trouverait-elle chez ces drôles? C'est impossible; ils appartiennent au fond et évidemment à la classe des brutes.
« Il ne faut pas s'inquiéter ; ce sont des brutes. » L'empereur approuve cette conclusion de Pi-kueï, d'ailleurs rassurante.
LE FILS DU CIEL.
Oui, ces barbares sont méprisables; ils se laissent gouverner tantôt par un homme, tantôt par une femme. Ils ne valent évidemment pas la peine qu'on pense à eux et qu'on s'en occupe. Y a-t-il chez eux, comme chez nous, un temps de service fixé pour le chef de leurs troupes, Bonham ?
LE MINISTRE.
Quelquefois on remplace les gouverneurs de Hong- Kong au bout de deux ans, quelquefois au bout de trois. Bien que le prince de ces barbares nomme ces employés, c'est en réalité la corporation des marchands qui les désigne et les recommande.
Quelque ombre de vérité se laisse ici entrevoir. Mais quel dédain ! mais quelle ignorance ! mais quelles fausses
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conclusions et quelles hypothèses ridicules ! quelle incuriosité et quel aveuglement! La suite de l'interrogatoire, où il va être question des Français, deviendra plus puérile.
LE FILS DU CIEL.
Et les Français, de quelle nature sont leurs marchandises?
LE MINISTRE.
Tous les barbares vendent du bon et du mauvais; laines, draps, pendules, camelots, montres, cotonnades.
LE FILS DU CIEL.
Quel est le pays qui vend le plus cher?
LE MINISTRE.
Il n'y a guère de différence; l'article camelot fourni par les Français semble meilleur que les autres.
Cet article camelot préoccupe l'empereur, qui regarde sa chemise, et auquel échappent les profondes réflexions suivantes :
LE FILS DU CIEL.
Je ne sais pas ce qui peut nous rendre nécessaires ou utiles les tissus étrangers. Nous avons assez de soie et de coton chez nous. La toile à paquets de couleur jaune, par exemple, abonde en Chine. On la fait jaune foncé ou jaune pâle à volonté pour le palais. On peut très-bien la porter bleue hors du palais; c'est excellent pour les gens du commun. Ces cotonnades à fleurs qu'on porte depuis quelque temps sont de fort mauvais goût. Est- ce que je m'en sers, moi, le plus haut des hommes ? Voyez, je ne porte jamais que de la toile de Corée.
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Ces cotons étrangers nous sont inutiles, tout à fait inutiles.
LE MINISTRE.
Assurément, Sire. Ces toiles n'ont pas de corps et ne valent rien.
LE FILS DU CIEL.
Et elles ne se lavent pas bien.
L'empereur est hostile au libre-échange et partisan de la chemise jaune, sans fleurs, chemise du passé. M. Baudrillart ou M. Passy, M. Bastiat ou M. Maccu- loch lui seraient fort nécessaires. Le Fils dit Ciel et son ministre auraient besoin de suivre un cours d'économie Dolitique, d'y apprendre la loi des échanges et de se faire une idée un peu plus juste des règles naturelles et constantes sur lesquelles s'établit le niveau commercial. Tout ce qu'ils distinguent, c'est la beauté de l'étiquette, le bleu, le jaune foncé et le jaune paille.
Cette puérilité sénile a remplacé pour eux la fécondité variée de l'expérience et la vérité pratique de l'observation. Un degré considérable de politesse atrophiée, de nullité cultivée, d'industrie sans progrès, de fini matériel, de perfection dans le détail et d'étroitesse dans les vues est devenu leur partage. « Confucius (dit un des meilleurs et des plus pénétrants voyageurs) donne des règles minutieuses pour l'éducation des petits garçons, des petites filles, des jeunes gens et des adultes. Il va jusqu'à réglementer la manière de se laver les mains et la bouche, de mettre les pantalons, d'attacher les souliers, et il indique aux femmes comment elles doivent se coiffer et parfumer leurs cheveux. On trouve aussi chez lui les règles de courtoisie et d'étiquette à observer envers les égaux, les supérieurs et les infé-
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rieurs. C'est probablement le livre qui a le plus contribué à former le peuple chinois tel qu'il est dans ses relations, et qui l'a rendu lè plus poli de tous les peuples, » — et aussi le moins apte à se renseigner, à se perfectionner, à continuer l'éducation du monde, à la renouveler, comme ont fait les Grecs. Avoir duré quatre mille ans ainsi, c'est beaucoup sans doute ; l'absence du mouvement intellectuel, la pétrification de la pensée et du cœur prolongent la vie, — hélas! et dans quelles conditions?
Voilà cette doctrine asiatique que j'ai souvent flétrie dans le cours de ce volume, où j'analyse le fond moral de l'Asie; — cet optimisme barbare, endormi dans une quiétude plus féroce que la cruauté, dans une absolue résignation à ce que le Fils du Ciel appelle les hauts et les bas de la destinée humaine; résignation sourde, abrutie, lâche, dont on va voir un exemple étrange à propos de la question de l'opium.
LE FILS DU CIEL.
La vente de l'opium, à ce que l'on assure, se fait publiquement et librement à Canton?
LE MINISTRE.
Je n'aurai pas l'audace de tromper Votre Majesté. Il s'en vend des quantités considérables, non ouvertement, mais sans que personne essaye de s'y opposer.
LE FILS DU CIEL.
Cela n'aura qu'un temps, comme toutes choses. «Toujours, Monsieur, des hauts et des bas, et la décadence après le succès.» L'opium, après avoir été à la mode, cessera de plaire. Attendons. Soyons patients. Si je voulais sévir, cela n'en finirait pas. Il faudrait frapper
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aujourd'hui, frapper demain, le tout sans grand résultat. Il vaut mieux laisser aller les choses. C'est plus prudent !
LE MINISTRE.
Votre Majesté a raison.
LE FILS DU CIEL.
L'opium est-il en hausse ou en baisse à présent? Le vend-on plus cher qu'autrefois? (Souriant.) Mais je vous adresse une question indiscrète? (Malignernent.) Et vous, vous ne fumez jamais d'opium, n'est-ce pas?
Voici la réponse oblique du ministre à cette interrogation très-délicate :
LE MINISTRE.
Quand j'ai adressé la môme demande aux notables et aux lettrés, ils m'ont répondu que l'opium ne coûte presque rien aujourd'hui.
Habile Chinois !
LE FILS DU CIEL.
Vraiment ! et pourquoi cela ?
LE MINISTRE.
C'est que la qualité en est inférieure.
LE FILS DU CIEL.
Ainsi l'opium lui-même est en décadence. « Toujours des hauts et des bas, Monsieur ! toujours la décadence après la prospérité. » Non, les cieux et la terre ne souffriront pas que cette substance fatale à la vie continue d'être en usage. D'autant mieux que les stimulants énergiques font naître le besoin de toujours en accroître
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la violence. Ceux qui s'accoutument au tabac de Canton, qui est fort, ne peuvent plus se faire à celui de Sing-tse, qui est faible.
De l'opium faible le consommateur blasé voudra passer à l'opium fort; et l'on vendra l'un et l'autre indistinctement. Ainsi le commerce de l'opium ne sera que plus florissant. L'empereur n'est pas logique, s'il me permet de le lui dire; et la suite de son raisonnement ne me parait pas fermement enchaînée.
LE FILS DU CIEL.
Pensez-vous qu'à l'avenir les Anglais barbares, domiciliés à Hong-Kong, se tiendront tranquilles?
LE MINISTRE.
Leur situation est mauvaise. Dans l'espoir de vivre en paix à Canton ils s'y sont construit de beaux édifices qui leur ont coûté cher. Mais la population ne peut pas les souffrir; d'un autre côté les pirates de la mer attendent depuis longtemps avec une convoitise ardente l'occasion de les piller. Aussi les barbares sont- ils dans une extrême anxiété.
LE FILS DU CIEL.
Voilà de grands fous. Pourquoi ont-ils quitté leur pays? Ils ont eu bien tort de se créer tant de soucis ! N'ont-ils pas leur tanière à eux... là-bas?
LE MINISTRE.
Oui, Sire...
LE FILS DU CIEL.
Et comment vivent ensemble les deux grandes autorités de la province ?
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LE MINISTRE.
On ne peut mieux, Sire.
LE FILS DU CIEL.
Comme ils sont tous deux à la fleur de l'âge, il faut qu'ils travaillent... et tout doit bien marcher... ,etc. ,etc.»
Cette conversation authentique peut donner une idée de la puérilité asiatique.
Toute intelligence occidentale, c'est-à-dire saine et analytique, se serait efforcée de connaître et les ressources des barbares et l'état du pays ; — ensuite, ou d'armer la population contre eux ou de les admettre.
Ici un ou deux axiomes généraux nés du fatalisme suffisent à tout. L'empereur s'en contente et croit gouverner.
§ V. — Suite de l'histoire des Taë-pings.
Les insurgés Taë-pings ne rencontrèrent donc pas beaucoup d'obstacles. Sortis de la province de Kouang- si, à l'extrémité de la Chine méridionale, ils traversèrent, toujours grandissant, la partie de l'empire la plus florissante, se rendirent maîtres de l'embouchure du grand canal et de la meilleure partie du cours du Yang-tse-Jciang, établirent leur quartier général à Nan- king et envahirent un espace de mille lieues carrées, au centre même du royaume du Milieu. Les vaisseaux anglais bloquaient les ports, et d'autres insurgés prenaient d'autres villes.
Cependant l'étiquette du palais impérial, comme autrefois à Byzance, tenait lieu de tout et continuait régulièrement : mêmes réceptions officielles; mêmes revues aux mêmes heures; mêmes génuflexions sur les degrés
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de jade; mêmes prostrations périodiques sur les degrés rouges que les mandarins frappaient du front certain nombre de fois; mêmes parades des archers tatares, et mêmes séances littéraires tenues par les llan-lis, se livrant, en face de l'empereur, aux mêmes orgies d'acrostiches, aux mêmes bacchanales de bouts-rimés, qui sont la littérature supérieure du pays.
Les Taë-pings ne s'arrêtaient pas; ils vivaient, ainsi qu'ils vivent encore, en pillant les populations soumises. Insurgés au nom de la race chinoise et des souvenirs nationaux, les prosélytes du nouveau chef ne voulurent s'allier ni aux étrangers, ni aux partisans d'une autre dynastie tatare. Ils avaient d'abord recherché le secours des premiers; bientôt leurs succès les enhardirent à repousser cette alliance, qui les aurait compromis. Quant à la Triade et aux autres sociétés secrètes, ils les condamnaient toutes.
« Nous ne voulons (disent-ils dans leur proclamation) que réveiller l'énergie de notre race et non substituer une famille tatare à une autre famille de même race.
« Nous ne nous allions donc à aucune secte.
« La Triade a pour objet de renverser la dynastie Tsing et de rétablir celle des Mings. Cette idée n'est pas la nôtre; bonne au temps de Kang-hi, lors de la formation de la société, elle ne vaut rien après deux siècles écoulés.
«Renversons les Tsings,mais non pour restaurer les Mings. Recouvrons d'abord nos rivières et nos montagnes natales; il sera temps ensuite d'établir une nouvelle dynastie. Il y a dans la société la Triade de mauvaises pratiques; je les déteste. Lorsqu'un nouvel adepte entre dans la société, il lui faut adorer le diable et proférer trente-six serments; une épée nue est tenue sur sa gorge, et il est obligé de donner de l'argent pour les besoins de la société. Le but réel de ses membres est de se faire payer. Prêchons la vraie doc-
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trine; reposons-nous sur l'aide de Dieu; notre petit nombri l'emportera. »
Depuis cette époque les Taë-pings n'ont pas perdu dt terrain (1); laissant aux barbares le soin de faire les affaires de la révolte, ils se sont gardés de se montrer pen. dant la dernière guerre. Ils reparaîtront dès qu'il sera temps, en face du trône diminué et affaibli. Une défaite subie par eux, il y a trois ans, dans la plaine ot nous avons battu le Fils du Ciel, les a forcés de se replier sur leur quartier général. Tombés dans la même embuscade où la perfidie chinoise nous avait attirés et d'où nous sommes sortis glorieusement, ils y ont perdu beaucoup de monde. Le corps d'armée lancé sur la ville impériale par les insurgés est rentré à Nan-king, fort maltraité par la cavalerie tatare, qui ne manque ni de bravoure ni de discipline.
§ VI. — Derniers résultats de la civilisation chinoise.
Voilà où en est venu l'énorme empire chinois, civilisateur du monde primitif, et que les vieux langes de sa tradition enveloppent encore. Ces quarante millions d'Asiatiques sont-ils dénués de courage, d'intelligence et d'industrie? Non, certes; je les crois aussi capables d'héroïsme et de génie que toute race humaine. Leurs cerveaux comme leurs ventres pourraient, moyennant une bonne éducation, n'être pas ridicules. Mais ils estiment la servitude et aiment le néant; leurs principes d'ordre faux, de mensonge universel, de régularité mortuaire, d'obéissance absolue, de sensualité organisée, d'intrigue réglementée, de manœuvre sociale reli-
1. Les succès de l'armée française ont changé la situation.
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gieusement subie, de bassesse transformée en discipline et de sénilité prise pour sagesse, ne leur permettent pas de se régénérer.
Leurs intelligences ont de la finesse ; leurs organes, une délicatesse laborieuse, capable de tout ; ils possèdent une raison déliée, un bon sens malin, une philosophie pratique; — la raison de Panurgc, la malice de Falstaff, la philosophie de Sancho.
Ces qualités font-elles les grands peuples?
Ils croient que deux et deux font quatre, et ils ont raison. Ils sont d'avis que ne pas remuer est plus sûr et plus doux que s'agiter; et ils n'ont pas tort. Ils estiment la politesse, et je suis de leur avis. Ils pensent que l'on est sage de ne pas former de trop vastes désirs, et je pense comme eux. Une tasse bien fabriquée, une soucoupe bien tournée les ravissent d'admiration; une laque brillante et ornée de dorures les charme. Tout cela est pardonnable.
Ils ont le bien-être en honneur; je ne prétends pas que ce soit un crime.
Mais les pensées élevées, la sérieuse analyse, le sentiment du progrès; — toutes les vertus « de plus haul te gresse » leur manquent, comme dit Rabelais.
Qui leur donnera la raison d'Epictète, l'art de Raphaël, la sagesse de Mare-Aurèle, le bon sens de So- crate? Quand trouvera-t-on chez eux les talents de puissante portée, la verve forte de Pascal, l'énergie de Lucrèce, la tendresse de Shakespeare? Ils en sont incapables, ainsi que des applications de la science en progrès et en mouvement. Leurs clous d'airain les enfoncent dans la routine et le passé.
Esclaves satisfaits, ils vont jusqu'à Sancho et ne s'élèvent pas jusqu'à Socrate; ils travaillent merveilleuse-
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ment le filigrane et ne savent pas tirer du marbre Vénus ou Apollon.
La variété , l'analyse, la féconde liberté grecque leur manquent. Ils sont noués et rabougris en morale comme en littérature et en industrie. Respecter les aïeux, voilà le code chinois, code excellent; préparer l'avenir, c'est l'idée hellénique; elle vaut mieux. La politesse du mandarin a son mérite ; je préfère la culture de l'âme et du corps que recommande Platon. Un poëte qui excelle dans les acrostiches n'est point condamnable; j'aime mieux Homère.
Quelle leçon pour les peuples modernes ! Benjamin Constant affirme que l'Europe est destinée à donner avant cent ans une nouvelle édition de la Chine; que notre administration régulière et notre bien-être raisonné nous y préparent, et que nos progrès industriels rendent ce résultat inévitable. Dieu nous en préserve !
Nous avons, je le sais, d'admirables canons et d'excellents officiers de génie pour nous défendre contre les envahisseurs; mais la stratégie et l'artillerie ne suffisent pas contre la barbarie.
Certes les Chinois nous eussent mieux résisté s'ils avaient eu des canons rayés et des balles coniques, si leurs fusils à mèche avaient été remplacés par de bonnes carabines, et si nos capsules foudroyantes s'étaient trouvées à leur usage. Mais cela suffit-il? et ces choses, après tout, se font-elles seules? Il faut des Armstrong, des Paixhans et des Cohorn. Il faut une école d'artillerie, une école polytechnique, une succession de Vaubans, de Monges, de géomètres et de stratégistes, de physiciens et de chimistes, d'expérimentateurs et de travailleurs, d'artisans et de soldats, tous voués, non à la tradition, mais à l'amélioration des cœurs
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et des âmes, des hommes et des idées, des faits et des œuvres.
Voilà ce que les Chinois ne peuvent pas effectuer dans leur monde que le passe étouffe.
§ VII. — Suite de l'histoire des Tac-pings.
Je continue l'histoire de ce Figaro ou de ce Panurge chinois, fils de paysan, qui, essayant une informe parodie de l'Evangile, secondant les barbares, ouvrant passage aux idées occidentales et chrétiennes qu'il ne comprend même pas, appelant à lui les mécontents et les insurgés, commençant par la fraude son travail de résurrection ou de destruction, a créé l'armée des Taë- pings.
Ces faux chrétiens, hommes « de la paix universelle, » ont déjà trouvé plusieurs historiens authentiques; — le missionnaire allemand Hamberg, qui a publié les proclamations et les prédications mystico-politiques du frère cadet de Jésus-Christ; — l'éditeur des M onatshelten de Westermann (185G); —le sinologue anglais Mcadovvs, enthousiaste des Chinois, auteur de l'ouvrage intitulé : les Chinois et leurs rébellions; l'Allemand NeltJJlann; don Sinibaldo de Mas, Espagnol ; enfin M. Caldeira, Portugais. Beaucoup de documents accessoires se trouvent dans les Mélanges chinois (Chine se miscellany) publiés par Medhurst, à Shang-haï. Toute l'histoire se fait aujourd'hui à ciel nu et à découvert.
Pas une seule vibration des événements humains qui ne se propage à travers le monde et qui n'ait dans la presse contemporaine sa vive réverbération et son écho.
On se rappelle les premiers pas du chef de la révolte
Hung-sen-Tsuen.
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Sorti de la maison du missionnaire Roberts, le jeune mécontent, qui n'avait pas réussi à devenir bachelier, convertit à son pseudo-christianisme un compatriote nommé Fung-yun-san; ce dernier fonda une nouvelle société secrète, celle des Adorateurs du Dieu unique, et fut arrêté pour ce fait par les autorités chinoises.
Hung-sen-Tsuen craignant qu'on ne pendît son aco-lyte, partit pour Canton dans l'espoir de le faire relâ-. cher; et sans doute il parvint à fléchir les autorités 10-, cales, car les deux amis revinrent ensemble dans leur village, puis parcoururent la province, recrutant partout des adeptes. La police se mit à leur poursuite; leurs partisans les défendirent, battirent la police, ameutèrent les environs et finirent par emporter en triomphe dans les montagnes sauvages, d'où les Miao-tse ou vieux rebelles n'ont jamais été débusqués, nos deux chefs de secte, devenus chefs politiques.
Ces événements avaient lieu précisément entre 1848 et 1849, époque orageuse, où depuis l'île de Ceylan, révolutionnée par les bouddhistes *, jusqu'aux forêts de la Hongrie, le monde était en feu. Aventuriers, mendiants, voleurs, pirates, soldats hors de leurs cadres, déserteurs et bandits de toute espèce accoururent à l'appel de Hung-sen-Tsuen. Une grossière population d'exilés et de contrebandiers l'entoura bientôt et s'enrégimenta sous les drapeaux du lettré. Il prit alors un ascendant extraordinaire, joua le roi, se prévalut de sa science, inventa une administration , créa une organisation, nomma des princes (les officiers de son armée), distribua les titres de : Prince Oriental, Prince Méridional, Prince Occidental, etc., composa de débris informes des Evan-
1. Voir le chapitre : Révolution parisienne dans l'ile de Ceylan.
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giles son double code législatif el religieux, et finit, entre 1850 et 1852, par se proclamer fils de Dieu, frère de Jésus-Christ (frère cadet), empereur véritable de la Chine. Deux volumes sortirent de son pinceau :
1° Le Livre des cé'estes volontés et des manifestations de la puissance impériale, par le Prince Céleste;
2° Et l'Organisation de t'armée Taë-ping.
Comme Cromwell et Mahomet, il exigea de ses adeptes une sévérité de mœurs absolue. L'abus des liqueurs, le redoutable opium, toutes les complications de la sensualité chinoise furent prohibés; puis, renversant les idoles, détruisant les temples, maudissant les superstitions antiques, il prétendit conduire la société régénérée vers un but de pureté suprême et de bonheur définitif. L'égalité des droits, la communauté des biens faisaient partie de ses dogmes. La Croix lui servait de bannière. L'oubli des injures, la charité envers tous, la résignation chrétienne s'alliaient dans ce Koran de nouvelle espèce au vieux culte de l'intérêt matériel et des mondaines ambitions. Dieu s'était montré à lui, disait-il, et avait pleuré amèrement sur les péchés des hommes. Quelques lueurs de grâce évangélique rachetaient ainsi la barbarie empesée de l'ensemble. On va retrouver dans les fragments que je place ici plusieurs des traits et des souvenirs les plus touchants de la divine histoire, bien altérés, il est vrai, et presque méconnaissables.
Il raconte d'abord, comme le ferait le plus simple annaliste, avec une naïveté de chroniqueur enregistrant un événement vulgaire, la descente chez lui de Dieu le père, — un jour d'aLTil; — puis celle de Dieu le fils, — lesquels lui ont remis, à lui « frère cadet de Jésus- Christ, » les proclamations et les arrêtés administratifs
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nécessaires à la pacification et à la régénération du monde.
Hung-sen-Tsuen, Chinois régulier et ponctuel, a reçu avec respect la visite du Bon Dieu, comme un subordonné reçoit celle du chef hiérarchique.
Il communique à son armée ces divins documents, qu'il a « vérifiés, classés, dit-il, et arrangés » avec soin. Telle est la puissance de la coutume, que notre Réformateur n'abandonne aucune des formules de la bureaucratie. Dieu, sous cette plume rompue aux formes de l'administration chinoise, a l'air d'un chef de bureau dont Jésus-Christ et Hung-sen-Tsuen sont les sous- chefs :
« Pour que nul individu de notre armée (dit le Réformateur), grand ou petit, homme ou femme, officier ou soldat, n'ignore la volonté sacrée et les ordres du Père céleste; pour que chacun ait parfaite connaissance de la volonté sacrée et des ordres de notre Frère aîné céleste; pour que nul ne pèche involontairement contre les ordres et les décrets divins, nous avons examiné soigneusement les différentes proclamations qui renferment les plus importants des décrets et commandements de notre Père céleste et de notre Frère aîné céleste; et les ayant bien classés, vérifiés et collation- nés, nous les publions en la forme d'un livre, afin que notre armée toute entière puisse les lire attentivement et les retenir dans la mémoire,
« Ainsi on évitera de manquer aux ordonnances divines, et tout au contraire on fera ce qui est agréable à notre Père céleste et à notre Frère aîné céleste. Nous avons annexé ici quelques-unes de nos proclamations royales, afin de vous faire bien connaître les lois, pour
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. que vous viviez dans la crainte d'y manquer. Respectez ceci !... »
C'est quelque chose de burlesque et d'étrange que cette religion fondée et promulguée comme une ordonnance de mairie. Le Réformateur continue son récit :
« Le 14° jour de la lune 3e (19 avril) de l'année sin-hoc (1851), au village de Tung-hiang, dans le district de You- Siuen, le Père céleste adressa ces paroles à la foule :
« 0 mes enfants! connaissez-vous votre Père céleste et
« votre Frère aîné céleste? »
« A quoi ils répondirent : « Nous connaissons notre « Père céleste et notre Frère aîné céleste. » Alors le Père céleste dit :
« Connaissez-vous votre seigneur (l'empereur Hung-
« sen-Tsuen), le connaissez-vous bien ? »
« A quoi ils répondirent : H Nous connaissons notre
« seigneur parfaitement. »
« Le Père céleste dit alors : « J'ai envoyé votre sei- « gneitr en bas sur la terre pour qu'il soit voire roi céleste; « chacune de ses paroles est un ordre divin; vous devez lui « être obéissants; vous devez aider et respecter votre sei- « fjneur et roi; vous ne devez ni agir en désordre ni « manquer de respect envers votre seigneur et roi; vous « vous jetteriez tous dans de grands embarras. »
« Le 18e jour de la 3e lune (23 avril) de l'année Sin- hoe, au village de Tung-hiang, le divin frère aîné du Sauveur Jésus adressa au peuple ces paroles :
« 0 mes frères cadets ! vous devez observer les com« mandements célestes, obéir aux ordres qu'on vous « donne, et être en paix avec vous-mêmes; si un chef a
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« tort, et que l'inférieur ait peut-être raison; si un infé- « rieur a tort, et que le supérieur peut-être ait raison; « s'il survient entre eux une contestation légère, n'en « prenez pas date dans le carnet de votre mémoire; ne « formez pas de partis et n'ayez pas d'inimitiés. Prati- « quez ce qui est bon et purifiez votre conduite. Il ne « faut pas aller dans les villages s'emparer des biens du « peuple. Quand vous êtes au combat, il ne faut pas re- « culer. Quand il vous arrivera d'avoir de l'argent, faites- « en la propriété commune, et ne pensez pas qu'il appar- « tienne à quelqu'un en particulier. Forces et cœurs « unis, vous pouvez conquérir montagnes et rivières. « Agissez de manière à trouver le chemin du ciel et à y « entrer. Sans doute en ce moment votre labeur est dur « et votre fatigue extrême ; bientôt de grandes fonctions « vous seront assignées pour récompense; mais si, après « avoir été instruits dans vos devoirs, quelqu'un de vous « manque aux commandements du ciel, aux ordres qui « vous seront communiqués ; si vous désobéissez à vos « officiers ou reculez quand vous vous trouverez dans la « bataille, ne soyez pas surpris que votre haut Frère aîné «Jésus-Christ donne des ordres pour vous faire tous « mettre à mort I »
Dans cette caricature de l'Evangile on recommande surtout la discipline, non la vertu; on ne cesse point d'être bureaucrate et Chinois. N'admirez-vous pas ces recommandations, ces carnets, ces dates, ce style réglementaire; ce pillage de l'Evangile; style pétrifié pour ainsi dire et privé de toute onction, malgré un bel étalage de justice et de charité? La dernière phrase gâte un peu la mansuétude du reste. Le Frère aîné, fils du Père céleste, fera couper le cou à tous les Chinois qui
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n'obéiront pas à Hung-sen-Tsuen; s'ils se conduisent bien, s'ils ne violent pas la discipline, surtout s'ils respectent leurs chefs, on leur donnera de belles fondions; c'est le paradis du Chinois.
Il naît fonctionnaire, il vit de fonctions, et il en meurt. Hung-sen-Tsuen avait bien calculé; il ne rencontra aucune résistance, la population le regarda de bon œil, et son armée sans cesse recrutée marcha de victoires en victoires, gagna beaucoup de terrain vers le nord et finit par se rendre maîtresse de trois villes, Hang-yang, Ilan- kow et IIuu-pé, cités voisines l'une de l'autre, où sont agglomérés quatre millions d'habitants.
La cour s'alarma, l'empereur s'irrita; pour remédier à la mauvaise situation des affaires, on trancha la tête du mandarin gouverneur de la province conquise parles « Taë-pings. » Cette mesure politique, conforme aux rites anciens, d'après lesquels celui qui ne réussit pas est coupable, n'empêcha point les insurgés d'avancer de cent cinquante nouvelles lieues dans l'intérieur, d'aller prendre d'assaut la ville impériale de Nanking, d'égorger tous les Tatars de la station, au nombre de vingt mille ou à peu près, et de prouver par cette boucherie la légitimité de leur mission.
L'affaiblissement du pouvoir impérial enhardissait les insurgés. D'après la doctrine et la morale chinoises tout affaiblissement est crime; signe de déchéance; — la main divine se retire d'une dynastie qui se défend médiocrement ou se laisse frapper.
Le droit divin, pour l'Orient, je l'ai dit et prouvé cent fois c'est le droit de la force. Il professe cet optimisme magnifique, consécration de l'injuste et du
t. Voir pa^sim. Job, — le Bouddhisme, — les C (payes, etc.
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succès, code philosophique d'après lequel le loup a raison et la brebis tort. Pour le Chinois, pour l'Oriental, — et aussi pour quelques Occidentaux, — un seul problème apparaît dans la vie : n'être pas brebis et se faire loup.
Hung-sen-Tsuen jouait habilement son rôle et sa tête. Pour légitimer sa prise d'armes il devait réussir, il réussit.
§ VIII. — Les Taë-pings et les étrangers.
Il se fortifia dans la ville de Nanking, lança une division contre Péking pour opérer une diversion, déclara la ville dont il était maître capitale de l'empire, et s'y établit solidement.
Puis il ouvrit des relations avec les barbares, représentés par le capitaine Bonham.
Celui-ci ne les accueillit pas mal; heureux, je crois, d'effrayer sur son trône le jeune empereur, le « Fils du Ciel; » de connaître les insurgés, de les séduire s'il était possible, et de se mettre en règle avec cette armée victorieuse qui pouvait devenir maîtresse des affaires et avec laquelle il fallait compter.
Il entrait aussi dans les vues de Hung-sen-Tsuen de se rattacher aux Anglais, dont il pouvait un jour avoir besoin. Ces démons jaunes se battaient bien, leurs canons étaient redoutables, et il devait quelque sympathie à ceux dont il pillait l'Evangile.
Aux premiers temps de sa conspiration il avait tenté vainement d'obtenir leur concours. Certain soir don Sinibaldo de Mas, envoyé de la reine d'Espagne, avait vu entrer chez lui un émissaire de physionomie suspecte, qui, sous prétexte de colportage et de petit commerce,
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vendeur de cravates, disait-il, avait essayé d'entrer en pourparlers avec lui.
Puis vers le commencement de l'été de 1850, l'interprète portugais demeurant à Macao, M. Hodriguez se débarrassa d'un autre émissaire taë-ping qui s'était introduit dans sa maison. Ce Chinois, fort bien vêtu, s'était approché tremblant de M. Rodriguez et avait paru vouloir l'entretenir en secret. Ses gestes furtifs, son inquiétude expressive, son allure incertaine et ses signes équivoques déplurent il M. Hodriguez qui le congédia. Notre homme s'obstina dans ses efforts; il parlait une langue inconnue de l'interprète, versé seulement dans l'idiome des mandarins et dans celui de Canton. C'était un Miao-tse, ancien partisan de la dynastie déchue, rallié à l'insurrection des Taë-pings, et qui, chargé par Hung-sen-Tsuen de nouer des rapports avec les étrangers, insistait pour que M. 110driguez lui donnât audience. Ce dernier lui indiqua par signes qu'il pouvait écrire ce qu'il avait à communiquer; les Chinois de provinces diverses, sans se comprendre de vive voix, s'entendent par les signes idéographiques qui sont les mêmes pour tous.
Le lendemain M. Hodriguez reçut le document que voici :
« Nous exposons à Son Excellence qu'ayant souvent ouï dire qu'elle possédait humanité et justice, prudence et résolution ; sachant que sa renommée s'est étendue par tout l'univers, que tous lui rendent obéissance (politesses chinoises); enfin étant, nous, des milliers et des milliers d'hommes, tous fidèles, pourvus de vivres en abondance, et professant des opinions identiques, nous venons nous mettre à ses ordres pour nous emparer du pays. En conséquence, comme nous ne savons pas si elle veut agir avec nous, nous la sup-
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plions, dans le cas où il en serait ainsi, de nous faire la grâce de nous répondre.
« Nous nous prosternons devant Son Excellence, la suppliant de prendre en considération cette affaire. »
M. Rodriguez ne donna pas suite à cette ouverture; et les Taë-pings, que la fortune favorisa bientôt, se montrèrent moins curieux d'une alliance avec les barbares. Victorieux, ils ne manquèrent pas d'assumer envers le capitaine Bonham cette attitude supérieure, arrogante et souveraine, élément nécessaire de l'éternelle comédie orientale. Le premier Taë-ping auquel un officier anglais eut affaire essaya de lui inculquer cette idée, que Hung-sen-Tsuen était le vrai roi des Anglais; idée qui se reproduit dans le document suivant, réponse au capitaine Bonham :
«... Déployant pour nous des manifestations et des témoignages sans limites, Dieu le père a exterminé nos ennemis ; il a aidé notre prince céleste à .'emparer de la souveraineté du monde.
« Maintenant puisque vous, Anglais, sans trouver les distances trop grandes, êtes venus ici pour y témoigner votre obéissance, non-seulement les armées de notre dynastie céleste sont en grande délectation et joie; mais dans les hauts deux: même le Père céleste et le Fils céleste voient avec plaisir ce témoignage de votre fidèle servitude et de votre sincérité. Nous, en conséquence, rendons ce présent décret, permettant que vous, le chef anglais, avec les frères vos subordonnés, puissiez entrer et sortir librement selon votre vouloir et désir, soit pour nous aider à l'extermination des démons, soit pour suivre comme de coutume vos occupations commerciales; nous avons la plus ferme espérance que vous ne manquerez pas à votre devoir, que vous acquerrez avec nous le mérite complet de servir diligemment notre souverain; enfin que vous payerez la bonté du Père des âmes.
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Nous vous favorisons, Anglais, de l'envoi des nouveaux livres et des déclarations de la dynastie tali-ping, afin que le monde entier puisse apprendre à révérer et à adorer le Père céleste et le Fils céleste, et savoir aussi où le prince céleste existe, de sorte que tous puissent offrir leurs félicitations là où la vraie mission (de gouverner) est échue.
« Décret spécial pour l'instruction de tous les hommes, donné ce vingt-sixième jour du troisième mois de l'année kvec-haoll (Ier mai 18o3) du royaume céleste de Taë-pillg. »
Toujours même mensonge héroïque. Le réformateur se substitue à l'empereur de la Chine; et les barbares sont ses fidèles esclaves !
Pourquoi? Qui le prouve? Rien n'étonne plus un Européen que cette phraséologie sans fond, ces prétentions assises sur le vide et cette solennité du faux. Le Taë-ping de sa propre autorité se dit maître du monde, empereur des Français, roi des Anglais, chef des Chinois et des barbares. Il assume le pouvoir universel, exige l'obéissance, régit l'humanité, et tient, dit- il, sa mission de Dieu.
Sir Georges Bonham, n'ayant pas reconnu cette supériorité, redescendit bien vite au rang des animaux immondes.
§ IX. — Destruction de l'antique civilisation chinoise.
Enfin ce vaste édifice, attaqué par les armées franco- anglaises, est percé il jour et croule sur ses bases factices.
Depuis vingt siècles le royaume du Milieu dure et se maintient, appuyé sur le culte du passé. Ses enfants appellent perfection la répétition constante d'une élaboration semblable; leur main-d'œuvre devient plus habile; leurs matières premières sont mieux choisies;
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leur laque devient plus belle, leur pinceau plus fin, leur encre mieux broyée, leur porcelaine plus délicate ; mais comme ils se servent pour cette œuvre des mêmes invariables outils, qu'ils conservent les mêmes formes et s'enracinent dans le même passé, ils réalisent un immense magasin de bric-à-brac luxueux, du plus beau travail et du plus grand ennui. Fixe et encloué dans ses habitudes — comme les caractères de son immuable idiome sont ossifiés dans un cénotaphe d'idéographie stérile et sénile, — le Chinois meurt de sa vie même.
Enfin l'Europe l'assiége, l'ébranlé, le harcèle, le pousse ; il est contraint de se mouvoir.
Un des nombreux diplomates et voyageurs que j'ai consultés hasarde à ce propos une idée paradoxale, et néanmoins juste. « Le plus signalé service, dit-il, que l'on pût rendre à ces quarante millions de vieux enfants serait de publier à Péking un journal chinois illustré, en deux colonnes, — l'une en caractères idéographiques, l'autre en caractères alphabétiques tatars- mandchoux. » Le Chinois ne sait rien de notre Europe. Il aime à lire, il aime les romans; il apprécie fort les images; une fois au courant de l'admirable et délicate analyse des sons qui a fondé notre civilisation sur notre alphabet, il s'affilierait de lui-même au progrès dont nos caractères mobiles sont les initiateurs et les conservateurs merveilleux 1.
Je signale cette belle entreprise chinoise aux plus hardis de nos libraires, qui réaliseraient par là de beaux bénéfices, deviendraient de grands civilisateurs chinois, et se placeraient naturellement entre Lycurgue et Trip- tolème.
1. On a commencé à réaliser cette idée.
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Sans doute les Chinois possèdent une vaste littérature. Dans leurs œuvres lyriques, publiées récemment en français, on admire un accent de mélancolie voilée, sourde, recueillie et presque désespérée. Je suis tenté d'attribuer ce désespoir au spectacle navrant de leur monde; civilisation matérialisée, atone, sans idéal et sans grandeur.
Il faut lire ceux de leurs romans que l'on a traduits dans nos idiomes, pour y reconnaître la profonde nullité de cette inféconde littérature.
Toutes les fois qu'une héroïne a rempli le cadre de ses bouts-rimés et donné un sens aux mots lien, pien, tien, qui terminent le vers, l'empereur et sa cour sont « foudroyés d'enthousiasme. » On pousse de grands cris de joie. On estime particulièrement les anagrammes, les acrostiches, les vers liés, les vers parallèles, les vers «rétrogrades; » l'attirail ingénieux des oiseuses folies que l'Europe a chassées de sa littérature comme puériles, monacales et indignes d'hommes sensés. M. Stanislas Julien s'étonne lui-même de cette poétique, où tout est calligraphie, jeux de mots et tours de force. 11 a bien raison.
Résumons-nous.
La Chine, n'ayant pas d'alphabet, se contente de symboles; n'ayant pas d'Homère, elle se contente d'acrostiches; cultivant peu sa pensée ou son âme, elle perfectionne sa porcelaine.
De même aussi la Chine, n'ayant pas le droit d'enquête, a le droit d'insurrection.
Les Taë-pings en usent.
Réussissez (dit le Chinois), et vous aurez raison. Qui l'emporte est maître du droit divin. L'empereur n'a point d'ordres à donner au gouverneur d'une province;
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c'est à celui-ci de se tirer d'affaire, de maintenir son monde en paix, de chasser les barbares, de recueillir les impôts et de faire le bonheur du pays, — sous peine de mort. Aussi le pays est-il toujours heureux, les rapports soumis à l'empereur sont toujours splendides, et la tête du mandarin est rarement coupée.
Nous avons sans doute en Europe des gens qui professent de telles doctrines; nous avons nos Chinois, ennemis de l'enquête, épouvantés de l'examen, amoureux du passé et du convenu; nous avons aussi nos Hindous, partisans de la nécessité, résignés à toutes les violences et à toutes les contraintes. Ces doctrines sont des exceptions que repoussent les nations actives et vigoureuses. La recherche de la vérité, l'observation analytique, le libre examen, l'enquête plaisent à ces dernières.
L'enquête, seule vraie lumière, est proscrite par les Chinois, qui n'ont pas même, disent les philologues, de mot pour exprimer cette idée, — folle, criminelle, illégale chez eux.
Ils n'en ont pas non plus pour liberté.
Les Anglais en possèdent deux : liberty, la « liberté romaine)) (libertas), expression emportant avec elle une idée d'affranchissement et de véhémence révoltée; — et freedom, « l'autorité libre » (Dom, Thum), la force germanique qui se possède en se manifestant.
Je ne vois pas quel synonyme exact la langue latine pourrait opposer au mot français indépendance ; les Anglais, pour ce mot unique, ont encore deux expressions : independence et self-government; de même les Allemands possèdent à la fois le mot unabhcengigkeit, plus énergique, et le mot selbstœndigkeit, plus expressif. S'il plai-
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sait aux Anglais de revenir à leurs racines teutoniques ils pourraient même, comme les Allemands, se servir du mot self-standing.
L'idée européenne et occidentale de la force humaine se réglant et se disciplinant par sa propre vertu ; — conscience maîtresse d'elle-même; —individualité sans orgueil, — grandeur suprême et humble ; — l'homme ordonnant sa vie, roi de sa pensée, souverain de son acte et accordant l'une avec l'autre; — s'expriment en anglais par six nuances vives et distinctes : liberty, (reedom, independence, self-possession, sell-gorernment, self-standing ; — le royaume du Milieu, fondé sur l'obéissance au passé, n'a pas un mot qui indique ces nuances, pas un éclair qui les révèle.
Il a fallu le canon des Européens, leur invasion armée et le progrès redoutable des Taë-Pings, pour que cette vieille civilisation s'entrouvrît avec effort et que le mouvement vital se fit sentir à elle.
Le moment est arrivé; l'ébranlement s'opère. La plus jeune république, les États-Unis ont envoyé leurs ambassadeurs au plus vieil empire du monde. Les soldats des îles britanniques et de la France, devenus alliés de l'empereur chinois, ont repoussé les Taë-Pings.
Ainsi la prophétie virgilienne se déroule et s'accomplit:
— « Voici une nouvelle ère; un système nouveau des destinées humaines va éclore. »
... SOUlS rcrum nascitur ordo.'
Tous les chapitres de l'histoire contemporaine et presque toutes les pages de mon livre regorgent de faits, de présages et comme de pressentiments ou de prophé-
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ties, annonçant l'avenir qui doit rallier les habitants du globe où nous sommes. ' « Un jour (dit Sénèque après Virgile) on verra l'im- «mense Océan, reconnu et exploré de toutes parts,
« reculer les bornes du monde ; les chaînes antiques « tomber (vincula rerum laxantur), et la mère nature « ouvrir son sein à toutes les familles (pandit sinum). » 1 Remarquables vers ; — qui le sont moins encore que la belle prophétie de Berkley :
« Vers l'Occident gravitent la puissance et l'empire.
« Nos quatre premiers actes sont joués ; le cinquième « va t finir le drame avec la journée. Des fils du temps « le dernier est le plus noble. »
Westward the course of empire takes its way,
The four first acts already past.
A fifth shall close the drama with the day.
Time's noblest offspring is the last.
...............
Nous voici parvenus au cinquième acte et au dénoû- ment.
1. Shall.
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X
r.' O R D R E DES ASSASSINS
§ I. — Phénomènes sociaux de l'Orient.
Si le vieil Hérodote nous disait qu'une république de Lydie ou de Carie a subsisté pendant quatre siècles, fondée sur un seul principe, le meurtre; s'il ajoutait que tous les membres de cet empire étaient prédestinés à tuer, non sur le champ de bataille, mais par guet-apcns; s'il disait encore que cette société d'hommes voués à l'office de bourreau était une société de théologiens, dirigée par un casuiste ; qu'elle avait sa littérature, ses orateurs, ses poëtes, ses astronomes, ses savants; que la renommée et la terreur d'un si étrange empire ont atteint même les contrées civilisées du globe; Voltaire et les historiens sceptiques auraient-ils assez de railleries pour flétrir la crédulité de l'annaliste et celle de ses lecteurs? L'impossibilité d'un tel phénomène ne semble-t- elle pas prouvée? Comment un tel peuple a-t-il pu, non pas subsister deux heures, mais se former?
Il s'est formé cependant, il a vécu glorieux, il a dominé une partie de la Syrie, épouvanté l'Europe,
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ébranlé le Kaliphat et s'est fait respecter de l'Asie entière. Nos guerriers des croisades l'ont rencontré sur leur route; le voyageur juif Benjamin de Tudèle, le prince arménien Haïton, le Vénitien Marc-Paul ont pris note de son existence ; mais leurs récits, tout détaillés et identiques, tout cohérents qu'ils puissent être, ont paru si éloignés de la vraisemblance, qu'on les a longtemps relégués parmi les fables. Voltaire, entre autres, parle dédaigneusement de Marc-Paul : il le traite de romancier; il raille la narration que ce Vénitien consacre au Vieux de la Montagne et à ses disciples.
Le scepticisme en histoire est utile. Mais c'est une vue bien étroite de repousser comme faux tout ce qui étonne, de croire qu'il y a mensonge partout où l'invraisemblance et la bizarrerie dominent. Quand on voit les hommes de près, doit-on être surpris de si peu? N'est-ce pas folie de regarder comme naturelles, comme nécessaires, les singularités sociales qui nous environnent, et de révoquer en doute, de nier comme impossibles celles dont le temps ou les lieux nous séparent?
Nos études de collége ont rendu familières à notre pensée la vie de Sparte et les mœurs romaines. En dépit de cette familiarité, qu'est-ce que Sparte? Une des plus folles anomalies de l'histoire; un couvent sans espérances religieuses, sans foi consolatrice; sans séparation des sexes, sans chasteté comme sans amour : la dureté du christianisme sans ses compensations ; liens de parenté détruits, vertus domestiques étouffées ; transformation de l'homme en instrument de guerre, dur comme l'airain, flexible comme l'acier. Quel anéantissement complet de l'individualité, de la volonté propre, des passions innées, des désirs naturels, des penchants généreux ! Et pourquoi ce dévouement? Pour assurer la
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puissance tyrannique de la communauté, pour lui donner de la force et de la gloire, pour augmenter le nombre des ilotes, sans que l'individu en retire d'autre avantage que de s'appeler citoyen de Sparte !
Dans cette institution le principe est l'orgueil; — orgueil ascétique ente sur l'orgueil aristocratique. Se vaincre pour dominer les autres; étouffer ses penchants pour écraser les peuples; voilà le génie Spartiate. Il est aussi extraordinaire à mes yeux que celui des Assassins de Syrie : il n'est ni plus conforme à la nature, ni d'une explication plus honnête.
Seulement nous avons lu le Select a.,; nous admirons les brigands de Lacédémone imaginant les comprendre un peu, ce dont je serais tenté de douter; nous abhorrons les brigands du Scheikh-el-Jebal, que nous ne pourrions comprendre qu'en nous dépouillant de tous les souvenirs occidentaux, — en nous assimilant, chose difficile, le principe même des mœurs orientales, modifiées par le mahométisme.
Pour déterminer de tels phénomènes historiques, la Sparte de Lycurgue et le royaume du meurtre fondé par Hassan-Sabah, — il suffit de faire entrer une idée fausse dans la tête des hommes.
Les anabaptistes de Munster, bons chrétiens, imaginèrent une forme sociale fondée sur l'élection du chef par le Saint-Esprit et la promiscuité des sexes. D'où venait cet immoral caprice? D'une idée; la croyance aveugle aux inspirations toujours présentes et toujours actives de l'esprit de Dieu. La république anabaptisle, institution pleine de licence et de folie, n'était que le développement monstrueux d'un principe chrétien.
Quelle que soit l'étrangeté d'une secte, elle puise tou-
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jours son origine et sa séve vitale dans le tronc de l'arbre d'où elle diverge. L'anabaptiste qui épousait sa sœur et lui faisait trancher la tête, parce que le Saint-Esprit lui dictait ces actes, n'était qu'un commentateur de l'Evangile. Le Fedavi, qui, le poignard à la ceinture, allait frapper à mille lieues de sa montagne un prince entouré de ses gardes, était un théologien qui interprétait à son gré le^ texte de la loi.
La manière dont les Orientaux ont compris la justice et la discipline sociale a toujours différé de la nôtre. Pour eux la justice est la force. Celle-ci vient de Dieu. L'Oriental consacre donc la vengeance comme divine; la discipline et l'obéissance aveugle comme saintes. Lisez la Bible, ce principe y est empreint à toutes les pages ; pour faire du Livre juif la loi universelle le Christ a dû le transformer, y infuser l'élément cosmopolite, inoculer le principe de l'égalité, du devoir commun à tous, de la fraternité des hommes, du - mérite égal de chacun et de tous devant Dieu.
Le régime patriarcal1 institue la Force-Reine. Il ne reconnaît qu'un père despote, des enfants soumis. Dieu vit, respire, commande, dans la seule personne du chef de famille, du patriarche ou du chef des croyants, maître représentant Dieu; son ordre est sacré; le meurtre qu'il dicte est bon; celui qui l'exécute est saint; il obéit, il accomplit la loi. Tel Abraham. Qu'on se rappelle tous les commandements sanguinaires dont regorge la Bible, et qu'elle raconte avec sa grandiose simplicité. Rien de plus contraire à l'esprit nouveau. Avec le christianisme la famille moderne est née, égale, composée de mem-
1. V. le développement de cette théorie primitive, dans le cours de ce volume, passim.
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bres soumis à Dieu seul. Pour que le christianisme s'enracine dans l'Orient, il faut d'abord que la fraternité et la charité, les deux éléments souverains de notre grandeur moderne, triomphent du système despotique et patriarcal, dont le mahométisme n'est qu'une mise en œuvre.
Le Koran a dit : « Exécution nécessaire vaut mieux que paix troublée. » Aussi l'histoire ottomane est-elle pleine de ces exécutions nécessaires. Nul ne s'en formalise. En Asie, de quelque façon que s'accomplisse la justice, c'est-à-dire la vengeance de Dieu ou de son délégué, peu importe. Le rôle de bourreau n'a rien qui humilie ou qui fasse horreur. Soliman le législateur, le plus grand roi des annales turques, égorge ses fils de ses propres mains ; un derviche part, pieds nus, de Constantinople, s'achemine vers un pachalick où l'étendard de la révolte a été arboré, attend patiemment le jour, l'heure, le moment, plante son poignard dans la poitrine du condamné, marche sur le cadavre, s'écrie : (i Dieu le veut ! » et montre l'arrêt que le sultan lui a fait délivrer, et qu'il tenait caché sous les plis de sa robe. Assassin et bourreau, cet homme sera saint après sa mort.
Dans ces régions où la vie déborde elle semble de peu de valeur, et toute vengeance est justice.
Le réformateur de l'Arabie et le législateur de l'Orient moderne a bien compris son pays et sa mission; il en a servi le génie originel, lorsque en exaltant les voluptés, il a fondé sur son monothéisme le système de l'obéissance passive, du fatalisme et du mépris de la mort.
Mais le développement de ce principe oriental, tel qu'il s'est déployé dans l'histoire musulmane, nous ouvrirait une carrière immense, dont nous ne devons
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pas approcher ici. Un jour il est arrivé que l'idée de la justice par le glaive, se combinant dans un coin de la Syrie avec celle de l'obéissance aveugle vouée au représentant de la foi, a produit un des plus étranges spectacles dont l'histoire ait gardé la trace.
Un petit chef syrien, maître de deux ou trois citadelles, entouré de quelques adorateurs de sa Divinité, a institué un ordre hiérarchique dont le fondement était l'obéissance, dont le but céleste était la volupté éternelle. L'ordre se soutint et régna. Cette religion barbare protestait contre le mahométisme, et n'était après tout qu'une manière étroite, violente, extrême d'interpréter et d'appliquer le mahométisme. Là plongeait sa racine, comme la racine du mahométisme lui-même plongeait dans le génie de la vieille Asie.
Dites qu'une telle société est née au xie siècle; qu'un chef de secte a eu pour missionnaires des assassins qui ne prêchaient pas mais qui tuaient et qui mouraient ensuite, heureux de mourir; — ce fait extraordinaire passera toute croyance.
Expliquez-le par le génie oriental; le phénomène sanglant s'explique, l'énigme s'éclaircit.
§ II. — Comment l'histoire a été écrite et comment
elle doit l'être.
Ainsi se résoudront la plupart des problèmes de l'histoire.
Au lieu de s'occuper de faits isolés, de les classer arbitrairement dans de vaines théories, on essayera d'examiner le principe réel et créateur qui a présidé à la formation de chaque société, même des sociétés les plus
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étrangement constituées, en pays éloignés, à des époques dissemblables.
Étude négligée de ceux qui s'en tiennent aux accidents matériels et aux nécessités physiques.
Ils n'aperçoivent pas les idées-reines, forces vives qui meuvent les masses humaines et déterminent la forme des institutions.
Ils voient et décrivent des hommes qui combattent, des rois qu'on détrône, des malheureux qu'on empoisonne, des villes au pillage, des contrées à feu et à sang, des révolutions.
Ainsi faite, l'histoire est un spectacle bon pour les enfants.
Quelques-uns dissertent sur l'organisation sociale de la démocratie et de l'aristocratie, sur leurs ressorts, sur la partie mécanique et matérielle des sociétés.
Très-peu d'écrivains, Ilcrdcr, Millier, Gœthe, M. Guizot, M. Thierry, Yico, se sont doutés que les races d'hommes ont un génie, que les institutions ne possèdent pas seulement une forme visible et palpable, mais une âme, quia décidé de leur manière d'être, les a dirigées, soutenues et animées.
Pour le philosophe c'est le véritable intérêt de l'histoire. Quel nombre infini de formes peuvent revêtir les institutions humaines !
Ici Sparte; plus loin Athènes; plus loin la théocratie égyptienne.
Que de variantes dans ces institutions qui paraissent tendre au même but !
L'ordre des Assassins, institué par le Vieux de la Montagne, ressemble dans son organisation intérieure à l'initiation progressive de l'ordre fondé par Loyola et Lainez.
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Cependant l'ordre chrétien a pour fondement la charité divine; et l'ordre oriental a pour but la volupté 4 égoïste. Contraste de tendance; identité de moyens.
La création du Scheikh - el - Jebal est formulée à peu près comme l'institut des jésuites; la réalisation implacable de la donnée mahométane s'accorde avec le développement pratique d'une pensée chrétienne.
Comptez maintenant les historiens qui, dignes de ce titre, ont pénétré ces mystères, et, sous l'apparente similitude des formes sociales, aperçu les différences fondamentales.
La guerre des systèmes historiques a été acharnée en Allemagne, en Angleterre, en France. Selon les uns l'histoire n'a qu'à retourner paisiblement à son berceau, pour se faire Chronique; selon les autres elle doit surtout rechercher et saisir les grandes masses philosophiques, les causes générales des mouvements que l'humanité a subis. Les jurisconsultes soutiennent qu'une bonne histoire s'attache nécessairement et spécialement à résumer la législation et la jurisprudence. Les poëtes lui demandent un coloris ardent, un drame vigoureux, le roman de l'histoire. Je serais tenté de penser avec Brougham et Macaulay que, pour être parfaite, elle doit comprendre non-seulement les dates, mais les hommes; non-seulement les masses, mais les individus; non-seulement les catastrophes, mais la description des lieux, l'aspect des pays, les nuances du langage, la formation des sectes, les changements des moeurs : — l'humanité.
Rien de plus propre à irriter un esprit philosophique, que la lecture de la plupart des histoires modernes; tantôt regorgeant de faits que rien n'explique,
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tantôt couvertes d'un vernis brillant qui n'apprend rien; procédant scalpel en main à la dissection méthodique d'un empire, comme Robertson; il l'ironie universelle, comme Voltaire ; à l'amplification comme Vertot; à la défense d'un parti, comme Hume et Lingard, Daniel et Maimbourg. A toutes il manque un élément nécessaire; et les meilleures de ces compositions modernes ne fournissent que de superficielles et vagues notions sur les peuples dont elles prétendent reproduire les annales. Elles disent leurs actes, non leur vie; elles ne s'occupent ni de leur génie ni de leur âme. Il y a cependant, nous l'avons dit, une âme chez les peuples; et c'est ce mobile profond, puissant, caché, plus durable que les empires, plus fort que les révolutions, qui pousse les nations ici ou El, moule les institutions, forme les lois et détermine les manifestations de l'histoire.
Dans la vie glorieuse du peuple espagnol, — de Rome conquérante et conquise, de l'Helvétie fédérale, de Venise aristocratique, de l'Angleterre commerçante, on saisit clairement un principe actif, — principe distinct, énergique et vital; divers chez tous ces peuples ; antérieur à la formation matérielle de leur société, se développant par degrés, se communiquant à tous leurs actes, se concentrant dans quelques héros- types, créant le langage ou se l'appropriant; génie de nationalité ineffaçable dont la source est obscure, dont la présence est visible et invisible comme celle de Dieu, dont la force secrète soutient le corps social, et finit par le laisser cadavre quand elle dépérit et s'éteint.
Or c'est précisément ce génie, ce principe moteur que nos historiens oublient, occupés qu'ils sont de critiquer les faits, de discuter les autorités, quelquefois de dé-
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ployer un talent pittoresque ou dramatique. Nous avons eu l'histoire-pamphlet, l'histoire-satire, l'histoire-ser- mon, l'histoire-roman, l'histoire-costume ; tout cela peut bien faire partie de l'histoire; mais pour être complète il lui faut autre chose. Je voudrais le portrait vivant d'un peuple, avec ses formes extérieures et ses mobiles, avec ses passions et ses retours, son langage et sa pensée; je voudrais le voir tout entier; — soumis aux vicissitudes de maladie et de santé, de bien et de mal, que chacun de nous subit dans la vie. Faute de trouver ce portrait chez les historiens, on a recours aux- mémoires. Qui veut connaître l'histoire moderne doit lire Ayala, Villani, Joinville, Retz, madame de Motte- ville, mademoiselle De Launay, Saint-Simon; et laisser de côté Guichardin, Mariana, Mézeray, Velly. Chez ces derniers il y a des phrases; chez les autres il y a des hommes.
Les observations individuelles de chaque auteur de mémoires peuvent du moins, tout incomplètes qu'elles sont, nous aider à remonter jusqu'au génie réel, jusqu'à la pensée dirigeante des masses; ils nous laissent sans doute un travail à opérer; mais ils nous en donnent les éléments. Qu'apprenons-nous du génie français chez Mably et chez Vertot, de la nationalité anglaise chez Hume et chez Clarendon? Celui qui vient d'ouvrir les mémoires de Comines, et qui sait les lire, est plus avancé dans la connaissance intime de la France au xve siècle, que le patient et studieux ami des lettres qui aura feuilleté les huit volumes de Duclos.
Les historiens anciens étaient, sous ce rapport, bien supérieurs à nous. On les blâme, comme manquant de critique. Ils sont superstitieux; croient aux présages; ont foi aux augures; professent un patriotisme féroce;
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leurs dates sont quelquefois inexactes, et ce ne sont pas de bons géographes. Les harangues éternelles qu'ils prêtent à leurs personnages, vrais discours homériques, nous fatiguent : — exercices de déclamateurs. Sans doute. Mais quand vous avez lu les nobles pages de Tite-Live, ne comprenez-vous pas ce qu'était l'âme d'un Romain? S'il s'est trompé sur les faits, ne vous a-t-il pas associé au génie national; ne l'a-t-il pas reproduit, éternisé, incarné dans son bronze?
Et Tacite, dont l'œuvre est le plus solennel roman de terreur qu'on ait créé; Tacite qui admet presque toujours un récit comme vrai pourvu qu'il soit grandiose, émouvant, plein de passion, de crime, de fureur, de violence; Tacite, le plus sublime des misanthropes, — se trompe sur la marche des astres, la configuration du globe, les juifs et les chrétiens, les institutions germaniques; — un écolier le dira. Où retrouverez-vous néanmoins un tableau pareil de cette nouvelle âme de Home la dégradée, gigantesque dans le mal comme elle l'avait été clans le bien, Cornélie devenue Messaline?
Les écrivains allemands, grâce aux habitudes de leur pensée et de leurs études; surtout à une certaine flexibilité d'imagination sympathique, s'assimilent aisément le génie de tous les peuples.
Tendance bonne, poétique, naïve, nationale, qui ne ressemble guère à notre critique si tranchante, et à notre légèreté passionnée. Ils se plaisent à revêtir la forme et à comprendre tour à tour l'âme hellénique, arabe, persane; ils aiment à se promener, d'incarnation en incarnation, il travers les phénomènes.
Cette faculté est servie par la souplesse d'un idiome ductile, fécond, prêt à tout. Elle coïncide avec un noble
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besoin d'élargir les horizons et d'échapper à la polémique irritante de chaque jour; qualités honorables.
Aussi les Allemands ont-ils des chefs-d'œuvre de traduction ; nul peuple ne peut rien comparer à l'Homère de Voss, au Shakspeare et at'l Calderon de Schlegel.
Ils ont aussi de grands historiens, impartiaux et fidèles.
§ III. — M. de Hammer, historien.
Ce mérite se fait singulièrement remarquer dans l'histoire que M. de Hammer a consacrée au royaume des Assassins, et dont il a puisé les documents aux sources orientales. Nous ne lui reprocherons pas certes de n'avoir point compris le génie des peuples dont il parle, mais tout au contraire de s'y être plongé, enseveli et perdu.
Puisqu'il écrivait pour les Européens, pourquoi s'envelopper de voiles asiatiques? Pourquoi exiger de ses lecteurs une familiarité avec les mœurs et l'histoire orientales, qui évidemment leur manque?
Son histoire semble écrite par un Arabe : mille explications nécessaires se font regretter; engagés dans un monde inconnu, nous n'avons plus ni guides ni boussoles. Ces actions nous paraissent sans cause, ces paroles énigmatiques. Il ne suffisait pas de s'assimiler au génie de l'Asie, il fallait le faire comprendre; puis, à l'aide d'un talent rare et d'une philosophie sagace, jointe à un art peu commun, nous associer à ce génie même.
Par les côtés que je signale l'historien touche au poëte. La beauté des poésies composées par lord Byron pen-
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dant son séjour en Albanie, sur les bords de l'Helles- pont et à Constantinople, c'est le magnétisme oriental absorbé par ce génie. Les impressions de l'Asie sont venues le frapper ; concentrées et exaltées, elles sont plus instructives que l'histoire.
L'historien, sans usurper le coloris du poëte, a besoin de comprendre et surtout de faire comprendre le peuple et le pays dont il s'empare. M. de Hammer, qui doit à ses travaux et à ses voyages la profonde intelligence de l'Asie, a mieux réussi à se l'approprier qu'à la reproduire; il l'a conquise, il ne la communique et ne la propage pas. Il faut trop d'études, d'efforts de critique et d'exégèse pour traduire en pensées européennes les pensées orientales dont il abonde, pour réduire la moralité et la philosophie de l'Asie au module de la philosophie occidentale. A force de suivre les traces des historiens de cette autre sphère, — de leur emprunter leur manière, leur habitude de voir, de juger, de raconter, — l'auteur rend pénible la tâche qu'il nous impose, la nécessité de résoudre l'équation et de réaliser la signification que doivent avoir par rapport à nous les événements, les systèmes, les idées et les paroles qu'il reproduit à leur état brut.
Nous ne sommes ni si savants ni si braves; et il nous fait trop d'honneur.
§ IV. — Les Moines de l'assassinat.
Quels étaient-ils?
A quels ordres obéissaient-ils?
Quels étaient leurs maîtres, étranges théologiens, qui se servant de ces instruments dociles, fondèrent un trône rival des Khalifes sur la pointe de leurs poignards?
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Nous essayerons d'analyser le récit oriental que M. de
Hammer a livré à l'Europe.
Déjà les fragments de deux écrivains du XIIIe siècle, de Guillaume, archevêque de Tyr, et du cardinal de Vitri, évêque d'Acre; ceux d'Haïton, de Marc-Paul et de Benjamin de Tudèle que nous avons déjà cités, — avaient servi de base à un ouvrage de Witthof : Das meuchelmœrderische reiche des assassinen (le royaume meurtrier des assassins), ouvrage sans philosophie et sans couleur, publié à Leipsig en 1765. D'Herbelot, Falco- net, et plus récemment MM. Sylvestre de Sacy, Jourdain, Quatremère et Rousseau, ont ajouté beaucoup de faits à ceux que l'on connaissait déjà et répandu de la lumière sur cette histoire.
Gibbon, M. Michaud et Wilken se sont occupés des Assassins ; on trouve un abrégé de leurs annales dans l'Histoire de la Perse par sir John Malcolm. M. de Hammer, puisant aux sources orientales, et consultant les écrivains originaux de la Perse et de l'Arabie, a composé un tableau singulièrement frappant, dont le coloris n'a rien qui rappelle notre coloris occidental, dont les faits, les personnages, les costumes, les idées, les paroles nous introduisent dans un étrange monde, et qui, pleins d'intérêt et de nouveauté, demandent toutefois, pour être généralement compris, quelques détails et quelques explications.
Le chef et le fondateur de cet Ordre, que M. de Hammer, assez arbitrairement selon nous, compare aux Templiers et aux Jésuites; le premier législateur des Assassins de Syrie, Hassan-ben-Sabah (Hassan, fils de Sabah), trouva l'Asie livrée à vingt sectes belligérantes, ambitieuses, irréconciliables. La plupart en appelaient au glaive et s'appuyaient sur Dieu.
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Mohammed (dont les occidentaux ont lait Mahomet) était mort sans nommer son successeur : le fatalisme devait décider la question et donner le trône au pins fort. On se disputa sur des monceaux de cadavres le glaive et l'étendard de la foi. Les familles alliées aux successeurs du prophète, à Osman, Omar et Ali, à leurs femmes, à leurs neveux, élevèrent, des prétentions rivales qu'elles soutinrent sur le champ de bataille. Outre le grand schisme de l'islamisme, partagé en sunnites orthodoxes (les catholiques d'Islam), et en schiites (ou protestants), la légitimité de succession au khalifat suscita des guerres civiles épouvantables, que le fer et le poison tranchèrent toujours : Ommiades, Abbassides, Fa- témites se donnèrent pour les héritiers du prophète; on les vit régner au même titre, sur les bords du Nil, à Bagdad, en Perse.
Aujourd'hui même le schah de Téhéran et le sultan de Stamboul doivent à cette prétention leurs couronnes et leur divinité.
Les protestants de l'islamisme, ou schiites, dont le siége principal est en Perse, et qui la plupart croient à la légitimité de la succession d'Ali, se sont divisés, comme la secte opposée, en plusieurs confessions.
Quelques-unes s'éloignent du mahométisme pour se rapprocher du rnagisme ancien. Toutes les nuances de folie fanatique ou de caprice superstitieux qui ont désolé le christianisme moderne se retrouvent dans l'histoire des hérésies mahométanes.
Spiritualistes et conquérantes, elles diffèrent quant au dogme et quant aux faits.
La métempsycose, le gnosticisme, les vieilles fables de l'Inde, de la Perse et de l'Orient sont venues se
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mêler à ces croyances bizarres, toutes alliées à des in.térêts usurpateurs.
Certains sectaires prétendirent que le chef des croyants, l'Imam, caché à tous les yeux, mais éternel et invisible, habite la terre et la parcourt; d'autres, que son âme céleste subit des transmigrations mortelles et se perpétue ainsi parmi les hommes. A cette doctrine, commode pour les imposteurs et les prétendants qui ont envie d'un trône et qui pullulent en Asie t, se rattachent les Ismaïlites, secte qui s'empara de l'Égypte, et y fit régner les khalifes Fatémites. Cent cinquante ans après ce triomphe, propagée et modifiée par Hassanben-Sabah, cette secte établit en Assyrie et dans les montagnes de l'Irak la puissance des Assassins.
La Perse, la contrée de l'Orient la plus poétique, la plus remuante et celle qui a toujours prétendu à la civilisation la plus raffinée, devait servir de berceau aux lsmaïlites. Sous la loi même des Mages on y avait vu se développer des croyances métaphysiques et subtiles ; sensuelles et sentimentales ; à la fois exquisés et barbares; — extraordinaires. La tendance à l'athéisme, le culte spécial des voluptés, le mysticisme théurgique rédigé en religion y avaient laissé des traces vives. Mazdek avait enseigné la communauté des biens et des femmes, l'anéantissement des distinctions sociales et l'indifférence à toutes les actions humaines. Babek, professant la même doctrine deux siècles après, avait lutté contre les rois et couvert de cadavres le vaste empire des khalifes. Mokanaa (prophète voilé du Khorassan) que Thomas Moore l'Irlandais a célébré dans une épopée
1. Voir presque tous les chapitres précédents : Pertaoub-Chound,
— Ceylan et les Bouddhistes, etc.
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prétentieuse (Lalla Rook), avait couronné ce système, qui livre le monde aux passions en y joignant une doctrine singulière, celle de l'incarnation divine dans la personne d'un chef de secle.
Toutes ces idées étaient originairement étrangères à la religion de Mohammed; elles appartenaient aux contrées orientales de la Perse, régions qui n'ont jamais été complétement converties à l'islamisme, et du sein desquelles le Wahabisme moderne a fait irruption. Elles s'accordaient avec le génie primitif des Persans, peuple toujours opposé aux Arabes. Après avoir séduit jusqu'à des rois et des princes, elles furent enfin réduites en corps de doctrine secrète par Abdallah, fils de Maïmoun- al-Kaddah. Au lieu de prêcher ouvertement son système, il en fit l'objet d'une initiation partagée en sept degrés.
Ses missionnaires (daïs), initiateurs du peuple, se répandirent en Asie et en Afrique ; et l'Ismaïlisme, dont le dernier terme, le grand et mystérieux arcane, était l'abolition de toute vertu, l'inutilité de toute croyance et l'absence de toute morale, s'établit en Orient. Karmath, un des disciples d'Abdallah, désobéissant à ce dernier, osa proclamer les secrets que son maître avait voilés soigneusement. Un siècle de massacres éteignit sa secte dans le sang des Moslemins et des Karmathistcs. Cependant l'Ismaïlisme secret d'Abdallah poursuivait sa marche; il plaçait sur le trône d'Egypte un de ses disciples, le descendant de Fatima, fille du prophète; Obéid- Allah-Médhji.
Voilà les dogmes de l'athéisme voluptueux et communiste assis sur le trône; ces mêmes doctrines, que sous différentes formes Mazdek, Karmath et Babek avaient inutilement essayé de faire dominer parle glaive. Investies du pouvoir qu'un prosélytisme habile et secret leur
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a ménagé, elles sont reines d'un grand empire. D'essence impopulaire, elles ne s'adressaient nécessairement qu'aux adeptes, et leur nature exigeait une organisation mystérieuse. Nulle religion ne peut avoir pour base l'absence de l'idée religieuse.
Les mystères d'Eleusis renaquirent donc en Egypte à la voix du premier khalife Fatémite. Le Paraguay des Jésuites, la puissance des Templiers n'ont rien de plus étrange. On est trop porté à croire que les folies ou les singularités dont on est témoin datent d'aujourd'hui; mais sous le turban et la pelisse du Turc, sous le casque et le manteau du templier, sous la robe et le bonnet du jésuite, c'est toujours le même homme qui agit, la même tête qui pense, le même cœur qui bat.
Ces choses se passaient en Orient vers le commencement du xie siècle.
A l'époque où l'Occident chrétien brûlait les sorciers l'Orient acceptait l'athéisme comme loi; les esprits forts des rives du Nil fondaient leur dynastie athée sur une doctrine plus logique, plus matérialiste, plus conséquente à elle-même que celle de Diderot ou de Lamé- trie au XVIIIe siècle. Macrisi, historien arabe fidèlement traduit par M. de Hammer, donne le détail de l'organisation scientifique qui réglementait et soutenait l'école ismaïlienne, établie au Caire dès l'avénement du khalife Fatémite.
Elle grandit sous ses successeurs, et atteignit le dernier degré de perfection sous le règne de Hakem-Bis- millah, Héliogabale oriental, roi et dieu, que les Druses adorent aujourd'hui même.
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§ V. — La doctrine.
La grande école centrale, Maison de la Sagesse (Dar- al-Hikmet), qui dirigeait toutes les autres associations, ou Sociétés de la Sacfesse (Meschalis al-Hikmct), était située au Caire. Elle avait pour revenu annuel 257,000 ducats, produit de la dime; pour protecteur et souvent pour président le khalife, l'imam, le dieu sur terre; et pour chef des études, le grand missionnaire (da;¿-al-doat). Tous les lundis et tous les vendredis on y enseignait publiquement la logique, les mathématiques, la jurisprudence, la médecine ; dans les grandes occasions, lorsque le khalife venait présider les séances, les professeurs portaient le khalaat, manteau de cérémonie dont la forme est la même que celle du manteau solennel, symbole du doctorat, à Oxford et à Cambridge. La bibliothèque, les salles, les instruments, le parchemin et les plumes étaient à l'usage du public, qui venait s'instruire soit dans la science vulgaire et humaine, soit dans la doctrine secrète et ésotérique réservée aux adeptes, et divisée en neuf degrés d'initiation. Cette dernière n'était enseignée que par les dais ou missionnaires, distincts des simples professeurs. A l'initié du premier degré on faisait comprendre les absurdités du Koran, ses contradictions, ses folies; on soumettait le livre sacré à la critique sceptique; on prouvait que le sens matériel et apparent du prophète voile une signification symbolique; et, après avoir fait, vivement désirer cette explication du texte, on exigeait de l'aspirant le serment solennel de silence, d'obéissance, de foi sans réserve.
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La doctrine des Imams révélés et disparus, de leur nombre, de leurs apôtres, de leur puissance, doctrine destinée à soutenir la légitimité du khalifat et à étayer le pouvoir de l'Ordre, remplissait les seconde, troisième, quatrième et cinquième classes de l'initiation. Parvenu au sixième degré, l'Ismaïlite passait du dogme politique à la philosophie ; on lui apprenait que la sagesse humaine est tout et doit contrôler la foi ; pendant un long espace de temps on l'obligeait à reconnaître l'empire de la raison et la supériorité de la critique sur le dogme. Le septième degré enseignait le panthéisme, ou plutôt la doctrine de l'unité indivisible de tous les êtres, de leur fusion et de leur reproduction immortelle. Dans le huitième on déduisait facilement les conséquences de ces prémisses ; il suffisait de les résumer pour démontrer que le Koran était inutile, que les croyances étaient sans base, que le khalife seul avait droit d'ordonner ou de défendre le crime ou la vertu; que, dans un monde tout-puissant et se soutenant dans son immortelle unité, les actions de l'homme sont indifférentes, et que le meurtre qui renouvelle la vie, qui féconde le sol, engraisse la terre et l'arrose de sang humain est aussi louable que l'agriculture qui lui demande ses fruits. Au sommet de cette pyramide d'arguments, dont toutes les pierres d'attente sont d'accord et qui forment un ensemble systématique, s'élève la neuvième et dernière assise de l'édifice, le grand dogme de la doctrine ismaï- lite :
Ne croire à rien et tout oser.
Je demande quelle hérésie occidentale, quelle association européenne, quel tribunal secret, quelle doctrine moderne de nos contrées civilisées offrent cet aspect
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grandiose, cette audace de la pensée, cet ensemble parfait, cette organisation sublime ou infernale. La doctrine de l'Imam secret, du Dieu caché, du Patriarche suprême, distributeur des éternelles voluptés; doctrine destinée à satisfaire la soif orientale de croyance et d'obéissance et à l'exploiter au profit des maîtres, fonda des royaumes et bouleversa l'Asie.
Les Dais n'étaient pas seulement professeurs dans les Maisons de la Sagesse, mais encore missionnaires et propagandistes. Aidés de leurs réftks ou compagnons, ils se répandirent en Perse, en Syrie, en Arménie. Une visée politique se joignait à leurs doctrines religieuses; ils avaient à saper la puissance des khalifes Abbassides, maîtres de Bagdad, et à frayer la route aux usurpations des Fatémites. Bientôt, comme certains religieux dans nos cours d'Europe, les Ismaïlites devinrent les conseillers et les guides des khalifes. On les extermina; mais leurs dogmes s'étaient propagés; leurs missionnaires secrets couvraient l'Asie.
§ VI. — Hassan-ben-Sabah.
Telle était la situation théologique et politique de ces contrées, quand Hassan-Ben-Sabah naquit dans le Kho- rassan. La foi de Mahomet, généralement professée, avait reçu des atteintes graves ; la faiblesse des khalifes Abbassides, l'influence des missionnaires ismaïlites, le souvenir des anciennes croyances du pays, l'amour des systèmes bizarres et violents, l'esprit de secte et l'ambition favorisaient le développement de l'Ismaïlisme en Syrie..
L'homme que nous venons de nommer, homme de génie assurément, s'empara de cette doctrine, la pétrit
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à son gré, la jeta dans un moule sanglant, et la fit servir à la création d'un empire nouveau.
Si vous jugez sa vie en dehors de l'idée morale, abstraction faite de la loi humaine ou divine, vous le trouvez au moins l'égal de Cromwell et de César, celui qui, né obscur dans une province syrienne, sans armées, sans argent, sans autre appui que son éloquence, son adresse, et, il faut le dire, ses crimes, se fit un trône, inaugura une dynastie et fonda un royaume qui se maintint quatre siècles, en hostilité non-seuleavec ceux qui l'entouraient, mais avec l'humanité.
Un tel homme, dont le nom n'est pas même cité dans les biographies européennes, mérite qu'on s'occupe de lui.
Le chef des Assassins n'était pas un brigand vulgaire ; c'était un théologien, un philosophe, un écrivain : des fragments de ses mémoires nous ont été conservés par les historiens arabes; on y retrouve le même mélange d'enthousiasme et de duplicité qui a toujours caractérisé ces lions-tigres, la race des Cromwell et des Mahomet. Après avoir reçu une éducation savante et avoir brillé comme théologien, il embrassa l'Ismaïlisme. Voici comment il raconte les progrès que fit cette doctrine dans son esprit :
«Dans ma jeunesse, dit-il, je pensais que le khalife de l'Égypte était un homme imbu des doctrines des Ismaï- lites et de celles de ses philosophes. Émire, un de mes condisciples, prenait souvent avec chaleur la défense de leurs idées, et nous disputions fréquemment sur des articles de foi. Les critiques dont ma secte était l'objet (Hassan était schiite) avaient laissé une profonde impression dans mon âme. Au départ d'Émire, je fis une grave maladie, dans le cours de laquelle je me re-
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prochai souvent mon incrédulité, et regrettai de n'avoir pas saisi l'occasion d'embrasser la doctrine des Ismaïli- tes. Après ma guérison, je rencontrai un autre Ismaïlite, nommé Abou-Nedschm-Sarlldsch, qui, sur ma demande, m'expliqua cette religion et m'en donna une entière COllnaissance ; enfin, je trouvai un daï (missionnaire), nommé Moumin, auquel le scheikh Abdolmelek-ben-Attusch, supérieur des missions il Irak, avait permis d'exercer cette l'onction. Je le priai d'accepter mon serment de fidélité au nom du khalife Fatémite. Il refusa d'abord, parce que j'étais revêtu déplus hautes dignités que lui; mais comme je le pressais sans cesse, il céda à ma volonté. Le scheikh Abdolmelek, qui, à cette époque, vint à Iléï, eut tant de plaisir à converser avec moi, qu'il m'accorda sur-le-champ l'emploi de missionnaire de l'autel et du trône (daï), et m'engagea à aller en Egypte pour jouir du bonheur de servir le khalife Fatémite alors régnant..... Je me mis en route pour l'Egypte.»
Devenu « daï, » ou missionnaire de l'Ismaïlisme, très- bien accueilli d'abord à la cour des khalifes Fatémites, il fut ensuite jeté en prison par ses coreligionnaires.
Les mains garrottées, on le jeta sur un vaisseau qui faisait voile pour l'Afrique.
La tempête met le navire en danger; l'équipage s'épouvante. « Ne craignez rien, dit Hassan; le Seigneur m'a promis qu'il ne m'arriverait aucun malheur. »
C'est le mot du Romain : « Tu portes César et sa fortune ! »
Un mot analogue a été attribué à Bonaparte ; toutes ces âmes se ressemblent.
Hassan, dès la première jeunesse, avait montré le même sang-froid dans le péril, la même confiance dans
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son étoile. A quinze ans, disciple d'une célèbre école de théologie, il avait fait jurer à deux de ses condisciples que le premier des trois qui atteindrait la fortune et le pouvoir servirait de marche-pied à l'élévation des deux autres. L'un d'eux, Nisam-el-Molouk, était devenu premier ministre ; Hassan, quittant la maison de son père, était venu réclamer, au nom d'Allah, l'exécution du serment. Protégé en effet par son ancien condisciple, il n'avait usé de cette protection que pour essayer de le renverser. Nizam-el-Molouk, plus heureux ou plus rusé, l'avait déjoué d'abord, puis banni des domaines de son maître.
Le vaisseau qui portaitHassanle rejeta, nonsurles côtes d'Afrique, mais en Syrie, où son ennemi même, Nisam- el-Molouk, visir du khalife, tenait le pouvoir. Hassan cacha son nom, propagea secrètement la doctrine ismaïlienne, créa autour de lui des missionnaires, envoya des dais dans toutes les provinces, parla non-seulement au nom de la Maison de la Sagesse, mais au nom du khalife Fatémite d'Égypte, Mostanzâr, recruta une armée de sectaires auxquels il offrait pour appui le trône et l'autorité des Fatémites, profita de la faiblesse des Abassides, qui régnaient à Bagdad, représenta à ses prosélytes que cette famille dégénérée ne pouvait tarder à crouler d'elle-même, et finit par s'emparer, la nuit, d'une forteresse importante, bâtie au milieu des rochers inaccessibles qui bordent la Syrie, le Nid des Vautours, en arabe Alamout.
Cet aventurier possède enfin un solide point d'appui. Il est maître d'une citadelle et défendu par des hommes dévoués. La Syrie est pleine de ses partisans.
Il ne livrera pas cette conquête aux khalifes Fatémites, dont il a fait valoir le nom pour réussir, Il a travaillé
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pour lui-môme; et c'est dans la forteresse d'Alamout, Repaire des Vautours, qu'il organise sur les bases du dévouement au prophète, de l'aveugle obéissance et du principe ismaïlien, c'est-à-dire de l'indifférence pour toutes les actions, sa foi, son dogme, sa société, vouée au meurtre et à la volupté : météore qui effraya l'Asie pendant quatre cents années, et auquel l'Occident a refusé de croire.
Il y a donc eu aussi des idées qui s'agitaient, des doctrines métaphysiques, des révolutions morales, des métamorphoses de peuples au sein de ce monde oriental.
Comme chez nous, ces dogmes, élaborés mystérieusement, organisés avec une régularité merveilleuse, se sont révélés par des faits inouïs.
Le royaume des Assassins a duré. Au temps de saint Louis, le Vieux de h Montagne, successeur d'Hassan- ben-Sabah, dépêchait encore aux rois de la terre ses envoyés armés du poignard. On avait montré à ces hommes, comme unique devoir, l'Obéissance; comme unique moteur, la Force; comme unique Dieu, la Fatalité.
On leur avait découvert le fond même des doctrines de l'Asie 1.
1. Voir ce que nous avons dit plus haut sur les Thugs de l'Inde, — les Cipayes, etc., p. 180 et passim.
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XI
LE ROMAN AC JAPON
1
Comment persuaderai-je à ceux qui me liront que le roman japonais dont je parle est un roman japonais? Comment leur faire entrer dans la tête ces deux idées, qu'il y a un Japon et des romans au Japon?
Entreprise bien plus délicate : faire en sorte qu'on ne me prenne point pour un homme d'esprit qui mystifie son monde en apprenant aux autres ce qu'il s'est gardé d'apprendre lui-même !
On a inventé tant de traductions qui n'avaient pas de texte et de textes qui n'étaient pas de leur auteur !
Chacun est devenu défiant; et ce sont les honnêtes qui pâtissent de cette croyance générale à la fraude. Il est cependant très-vrai que j'ai devant moi le plus curieux livre, imprimé à la japonaise par un Allemand, sur papier de riz japonais, — avec pages doubles pour figurer un paravent, — avec dessins très-bizarres, remplis de mérite et de caractère, encadrés dans un texte japonais, agréa-
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ble à voir, — texte hiéroglyphique auquel je ne comprends rien, — précédés d'une traduction littérale en allemand que je comprends, et dont voici l'étonnante introduction :
PRÉFACE DE L'AUTEUR JAPONAIS.
« Ce que vous ne trouverez pas dans mon livre, ce sont de hauts faits militaires et des triomphes sur l'ennemi; sorciers et sorcelleries, fées éloquentes, chacals et loups. Crapauds même en sont absents. Je ne vous promets pas non plus d'arbres généalogiques, de joyaux et de trésors perdus. Changements et erreurs de noms, le père pris pour le fils, le cadet pour l'aîné; découvertes et reconnaissances dues à de vieux coffres ou à des bijoux retrouvés; divinités qui apparaissent et parlent aux hommes pendant le sommeil, Bouddha, par exemple, se révélant tout à coup; choc meurtrier des épées qui se heurtent et qui tuent; toutes choses qui glacent le sang dans les veines n'auront aucune place dans mon œuvre.
« Rien n'est plus rare, dit notre proverbe, qu'un paravent et un homme qui restent droit et debout. Je pense le contraire; voici des feuilles de paravent que je vous offre, et sur lesquelles j'ai essayé de tracer les images de la vie et du monde qui passent. Ce serait une honte pour elles d'être froissées et renversées. J'y joins des dessins qui commentent et expliquent mes pages périssables; sur les marges de ces dessins j'ai tracé d'une main rapide quelques utiles conseils, et je les livre au public.
« Monsey; dix-septième année. Moisson, septième mois.
J'ai achevé mon écrit.
« Dix-huitième année; printemps. Premier mois. Mon livre est en vente.
« RIUTEI TANEFIKO. »
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Homme d'esprit, ce Japonais qui raille les petites maisons littéraires du Japon !
Niphon et les îles adjacentes possèdent évidemment deux littératures qui se livrent la guerre : l'une, celle de M. Riutei, une littérature des choses sensées, de la vie et du monde; et une seconde littérature où il est seulement question d'événements extravagants, d'imbroglios surnaturels, de pères qui sont leurs propres fils, et de fils qui se trouvent pères de leurs pères. Le romancier japonais, dans la préface qu'on vient de lire, se gausse avec assez de grâce des folies, des violences, des fureurs, des crapauds et des fées; ajoutons, en faveur des Japonais actuels, que le succès de son esprit et de son école est incontesté. Il passe pour un talent véritable et son livre jouit d'une vraie popularité.
Un Allemand l'a traduit. Je l'analyse d'après ce traducteur. Je ne puis affirmer que le sens japonais soit exactement celui que je donne, mais je certifie ma fidélité au texte allemand. Ce docteur viennois lui-même, avec une ingénuité touchante et une modestie consciencieuse qui prouve la réalité de son érudition et la persévérance de son labeur, convient que certains passages de l'original lui ont échappé ; que des phrases sont demeurées pour lui obscures ou du moins équivoques ; qu'il n'a pas pu surmonter toutes les difficultés et vaincre tous les obstacles qui s'accumulaient sur sa route; enfin qu'il n'a pas toujours réussi à déchiffrer et à reproduire les arabesques infinies de l'écriture cursive japonaise.
Cette écriture doit en effet offrir un travail de déchiffrement assez épineux. «Le syllabaire du pays se compose de quarante-sept symboles différents. » A cet alphabet ténébreux et complexe se joignent toutes les clefs chinoises et leurs modifications, dont les lettrés
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japonais se servent quand ils veulent, selon le caprice ou les besoins de leur pensée. Ils disposent ainsi de deux idiomes; — l'un idéographique, langue des symboles qui ne correspond point au son et s'applique à tout ; c'est le chinois ; — et l'autre phonétique ; leur propre langue qu'ils viennent d'inaugurer, et qui représente la parole parlée et le son analysé.
Mobile encore, souple, diffuse, vague et restée 1 pour ainsi dire à l'état « gazeux, » cette langue ne différencie ni les genres, ni les nombres, ni les personnes. Je veut quelquefois dire vous; et vous signifie quelquefois lui. Les périodes sont interminables, les teintes brouillées, les nuances infinies; la lumière ne s'est pas encore faite. La simplification n'a pas eu lieu.
Mais les Japonais ont échappé à l'idéographie et ont créé leur langue.
Cette race, douée de l'admirable faculté du perfectionnement progressif, a respecté le système chinois; l'hiéroglyphe. A côté de celte image incomplète elle a placé l'alphabet ; celui-ci lui permet de ne plus représenter chaque mot par un emblème, de figurer les sons, de ne pas clouer l'idée à un symbole, de ne plus enchaîner l'avenir par l'hiéroglyphe. Cette victoire de l'alphabet sur l'image assure et fixe la supériorité japonaise; l'immobilité a cessé; le mouvement a commencé, confus, aveugle, hésitant, incertain, discordant, mais déjà vif, invincible et qui ira très-loin.
Ces hommes jaunâtres, qui viennent nous visiter aujourd'hui, ont déjà fait exécuter chez eux depuis vingt ans presque toutes nos machines; ils traduisent en japo-
1. V. plus haut, sur IV Idéographie chinoise, la RÉVOLTE DES TAE-
PINGS, etc.
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nais les meilleurs livres de MM. Chevreul et Arago ; ils les lisent et les étudient.
Un télégraphe électrique fonctionne chez un noble appelé Satsuma; ses fonderies et ses ateliers de verrerie font l'admiration des visiteurs..
§ Il. — Le Roman de M. Riutei. — Scène première.
Dès l'entrée vous êtes en plein roman anglais. Deux personnages principaux, une jeune fille qui, pour être utile à sa famille, se fait servante et musicienne d'auberge, et un jeune homme dévoué à celle qu'il aime, occupent le premier plan; l'intérêt se concentre sur eux. Scènes d'intérieur, intimité; vie privée, délicatesses secrètes. A un sentiment très-vif de distinction se joignent une sorte de religion âpre du sens moral et un orgueil personnel qui confèrent aux héros une dignité touchante. Vous diriez un récit de madame Gaskell ou de ses rivales ; — Jane Eyre ou Huth. Les scènes simples deviennent tragiques; l'élégie coudoie l'épi- gramme.
Sommes-nous à Londres ou à Nangasaki?
La plupart des observateurs hollandais, anglais, allemands, ont remarqué les analogies étroites qui font du Japon une sorte d'Angleterre asiatique : l'œuvre de M. Riutei met en relief ces analogies ; les deux pays sont insulaires, leurs traditions aristocratiques, leurs annales dramatiques et sanglantes, leurs mœurs contenues et véhémentes, leurs penchants industrieux, amoureux du perfectionnement, attachés à l'observation et au détail. Tout cela se dessine d'une manière très-prononcée dans l'un et l'autre pays.
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L'esprit aristocratique du Japon est le point de mire de M. Riutei.
Certain jeune garçon s'est avisé d'être plus spirituel que son seigneur. Il déplaît; on le chasse; il perd sa place et sa situation est compromise. Il se relève par le caractère, la probité, la persévérance, la loyauté. Ayant manqué sa fortune qu'un autre ne veut plus faire, il se charge de la créer tout seul. L'amour se jette en travers; le jeune homme puise des forces nouvelles dans cette passion ; et tout s'arrange.
Midzuma Simano Suke avait quatorze ans, était bien fait, adroit, bien élevé; son père, l'un des vassaux du seigneur féodal Tamontara, dont les trois noms (il faut trois noms à tout Japonais qui se respecte) étaient Abosi Tamontara Kadzujosi, avait attaché l'adolescent au service de ce seigneur, héritier de l'une des grandes familles du pays et gouverneur de huit provinces. Tamontara, un jour qu'il s'ennuyait, fit sonner la trompe de guerre, appela son monde, et, avec une belle troupe de gens à cheval, - à cheval lui-même, — partit pour une chasse lointaine. Le jeune Simano (c'est toujours le second nom qui est le nom propre), armé de son arc et de ses flèches, faisait partie du cortége. Ces cavaliers s'élancent au galop, en grande pompe et avec grand bruit, du château de Tamontara, situé sur les hauteurs qui dominent la baie d'Yeddo. On se dirige vers l'est.
Le soir est venu; le soleil descend rouge dans la mer, et les cavaliers n'aperçoivent autour d'eux que des roches désolées, la campagne et les moissons jaunissantes; point de villes; aucun village. Le seigneur, n'ayant pas dîné*et ayant beaucoup galopé, était d'humeur sévère.
« Triste pays! s'écria-t-il; rien ici que l'on puisse
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mettre sous la dent, pas un gibier que l'on puisse abattre. »
Ceux qui l'entouraient faisaient chorus ; chacun disait comme le maître; on maudissait à l'envi la contrée déserte où l'on s'était engagé.
A l'angle d'une vieille route une enseigne portail des caractères chinois et disait :
AUBERGE DU MARAIS-AUX-BÉCASSINES.
« Des bécassines ici ! s'écria le Maître; fou ! absurde ! impossible ! »
Chacun répétait :
« Absurde ! Impossible ! »
Le roman ne marche pas mal. Ces premiers personnages sont mis en scène heureusement, bien posés et bien éclairés.
Mais voici la première apparition du jeune Simano, le héros de l'œuvre. Il a quatorze ans et ne sait pas la vie. Il a lu chez un auteur nommé Saïgio la description d'une chasse aux bécassines, qui a eu lieu dans le pays même. Au moment où sa mémoire impertinente lui rappelle ce souvenir, un oiseau se lève et prend l'essor :
« Une bécassine 1 » s'écrie-l-il.
Le mot déplaît au maître, pédant et despote. Le pé- dantisme est une seconde espèce de despotisme; faisant la leçon à l'adolescent :
« Il n'y a pas de bécassines par ici, entendez-vous? Vous ignorez votre langue; vous prenez un mot pour un autre ! Ce caractère chinois signifie arbre vénéneux (siki). et non pas bécassine (sigi). »
Rappelé à l'ordre et dûment endoctriné par le patron, Simano se tait. Bientôt monte dans le ciel la bécas-
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sine avec son long bec et ses petites ailes. Simano ose dire ce qu'il aperçoit; plus insolent encore, il bande son arc, et d'un bras nerveux fait voler sa flèche qui rase l'aile de l'oiseau. Il s'en détache une plume. Lui-même, à genoux, vient l'offrir à son maître. Ce dernier est furieux. Le jeune homme reçoit son congé; les flatteurs applaudissent.
Telle est la première scène du roman japonais. On y voit percer la satire.
M. Riutei aime l'ironie. Fille du sens moral, sans elle il n'y a que décrépitude et bassesse. Cet élément critique balancera les effets délétères des habitudes féodales et aristocratiques enracinées au Japon. C'est un pays où l'individu vaut mieux que l'État; l'homme y est en avance sur les institutions.
§ 11. — Le Dessinateur japonais Utakawa Tojokini.
Continuons l'étude du petit roman de M. Riutei; on y verra les institutions fausses et les traditions vicieuses réformées par des âmes saines, et ce que peuvent les mœurs, c'est-à-dire le fond de l'homme, sur les plus mauvaises lois et les pires exemples.
Le texte original, dont le docteur Pfitzmaier a fait graver à Vienne le fac-simile, se divise en six parties égales ou dix feuillets, imprimés d'un côté seulement. Quatre de nos pages européennes équivalent ainsi à deux pages japonaises ; les pages, demi-blanches, demi- imprimées, ne sont pas destinées à être coupées. Chacune des six divisions renferme cinq feuillets doubles ou dix pages, accompagnées chacune, à l'exception de la première et de la dernière, d'une illustration gravée sur bois.
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La préface et l'introduction que j'ai traduites donnent une bonne idée du talent et de l'esprit de M. Hiutei Tenafico, l'auteur japonais. Son collaborateur, l'artiste qui a joint ses propres illustrations, comme on le dit aujourd'hui, aux narrations du romancier, et qui a couvert de ses figures et des scènes dessinées par son crayon les feuilles des « Six Paravents, » n'est pas non plus un homme sans mérite. Il exagère quelquefois les traits et les attitudes; mais c'est une exagération ingénue. Ses intentions sont justes. Il comprend la valeur de l'ensemble. Il a le sentiment ou plutôt l'instinct des variétés du caractère. Son dessin, sans être irréprochable, a de la vigueur, souvent de la finesse. Il atteint même un certain idéal de robuste énergie, de dignité ferme et de calme tragique. Le grand personnage, le puissant seigneur qui se fâche parce que l'on a raison contre lui, et qui bannit de sa présence le pauvre garçon moins servile que les autres gens de sa cour, est superbe dans son courroux effaré, avec ses narines gonflées, son dédain bouffi, son attitude idiote et transcendante. Hogarth n'aurait pas mieux trouvé.
Entrons de plain-picd maintenant dans l'intérieur d'un ménage japonais.
§ 111. — Un Intérieur japonais.
Le soldat Tofe*,i a donné dans l'œil de la veuve Fanajo, qui, séduite par ses bonnes grâces et sa bonne mine, a contracté avec lui, sans l'aveu des deux familles, un de ces mariages de hasard qui ne profitent guère à personne et que les Anglais nomment elopement. Bientôt la détresse s'assied au logis; Tofeï, pour subvenir aux nécessités domestiques, se fait porteur de palanquin.
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Il gagne petitement sa vie; l'orgueil de Fanajo s'ingénie à dissimuler la misère à laquelle elle s'est exposée, et personne ne soupçonne dans la ville que Tofeï et sa femme se trouvent aux expédients. La sœur de Fanajo, qui la croit en bonne situation, lui lègue en mourant le soin de sa fille; la petite Misawo apporte aux deux époux la lettre et le testament de sa mère. Les deux pauvres gens acceptent avec un dévouement très-pathétique la mission charitable qui leur tombe du ciel.
On voit que cet intérieur, caractères et accessoires, ressemble, à s'y méprendre, à quelque bon roman de Charles Dickens.
Misawo, bien élevée et d'un excellent cœur, ne tarde pas à s'apercevoir qu'elle est à charge à Tofeï et à la tante Fanajo. Celle-ci a vieilli; elle a des cheveux blancs, beaucoup de dignité, et s'occupe avec une minutie superstitieuse de la tenue de la maison et du travail important des confitures et des sucreries, que les Japonais adorent, pauvres ou riches. Cependant la tante devient aveugle. Les gains de Tofeï diminuent, et la petite Misawo, très-affligée, blessée dans sa délicatesse, prend une résolution extrême.
Bonne musicienne, elle joue avec talent d'un instrument du pays, espèce d'épinette ou de grande mandoline horizontale que l'on pince avec les ongles et qui charme les Japonais. Elle met son talent à profit, se fait accompagner par une enfant chargée de recueillir les offrandes des auditeurs, se rend chaque soir dans un de ces établissements publics où l'on prend le thé, et trouve ainsi moyen de soulager un peu la famille.
C'est chose notable assurément, et d'un vif intérêt pour le philosophe, que le caractère si peu asiatique du livre; — un caractère populaire et grave, simple et pas-
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sionné, sérieux et hardi; on respire une atmosphère de sévérité naïve qui enveloppe et pénètre le lecteur des les premières pages du roman; je ne sais quoi d'âpre, de volontaire, de contenu; plus de dignité morale que de grâce.
§ IV. — L'héroille Misawo.
Le portrait gravé de l'héroïne Mismco, telle que la représente l'artiste indigène, Utahaica Tojokuni, répond à ce caractère. Imaginez une personne grande, élancée, montée sur de très-hautes mules qui ajoutent encore à sa taille; de la main gauche elle relève les plis inférieurs de sa robe, et de la main droite soutient avec assez d'élégance le petit écran de laque et la petite boîte contenant le thé. C'est vers la partie supérieure du corps que le costume japonais accumule l'ornementation et multiplie les draperies. Les boucles de cheveux, artistement massées et formant d'énormes ondes noires que traversent des broches d'or, des épées d'argent, des lames de nacre et des aiguilles de laque, corrigent par leur ampleur monumentale et par le développement énorme de la coiffure la longueur extraordinaire de la lèle, qui décrit un ovale très-allongé. Les yeux, sans occuper la ligne horizontale des yeux Européens, n'ont pas l'obliquité tatare et chinoise. Le nez est droit, la bouche petite et ourlée, l'expression générale ingénue, étonnée, sauvage, solennelle ; des étoffes riches encombrent les épaules pudiquement ensevelies; il peine cleyine-t-on les contours féminins de la poitrine. La dignité et la chasteté forment l'idéal du peintre, qui semble prendre à tâche de faire prévaloir la gravité de la tète et la sévérité presque farouche d'une physionomie doucement austère.
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Le costume de la Japonaise nous étonnerait beaucoup s'il se présentait à Paris ; chez nous le système contraire est en vigueur, et le superbe développement des jupes rend encore plus sensible le peu d'importance laissé au buste, à la tête et aux épaules; à tout ce qui représente l'intelligence et les penchants supérieurs chez la femme. lrfisawo fréquentait donc tous les soirs la Maison des Fleurs, où elle avait beaucoup de succès comme musicienne et où elle attirait les chalands. Elle se conduisait avec sagesse; — ce qui n'est pas, dit l'auteur, chose commune aux musiciennes des cafés chantants ou jardins à thé japonais; elle « soutenait avec noblesse et dignité le combat de la vie (brachte sich auf diese edle Handlungsweise durch das bedrœngte Leben) ; » grâce à elle, la pauvre famille souffrait moins ; le soldat Tofeï, après le travail de la journée, fumait tranquillement sa pipe, et la tante aveugle vieillissait doucement.
Deux personnes avaient remarqué la bonne conduite, la jolie figure, la décence et le talent de la musicienne : un entrepreneur de plaisirs publics, nommé Saïko, propriétaire d'un jardin à thé dans une ville voisine, et un jeune homme qui se nommait Sakisti.
Celui-ci est le héros de l'histoire, il mérite une mention plus détaillée.
Le lecteur se rappelle peut-être le jeune homme qui s'est mis mal avec son seigneur pour avoir eu plus d'esprit que lui. C'est lui-même qui reparaît sous un nom nouveau. Chassé par le maître, il a cherché fortune; la propriétaire d'un entrepôt de riz l'a chargé de gérer sa maison de commerce; il s'est acquitté de ses fonctions avec zèle et succès. Après plusieurs années d'un labeur assidu, Sakisti (car il n'est plus connu que sous cette désignation) sollicite de sa patronne quelques
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1 jours de vacances qu'elle lui accorde. Ces loisirs, dont il profite avec joie, lui offrent l'occasion d'admirer le talent de Misawo.
La jeune musicienne, une personne comme Gœthe les aimait, une autre Mignon, une bohémienne de Cervantes, avec plus de sévérité et moins d'agrément, produit un effet prodigieux sur l'âme de Sakisti. Tous les soirs il revient l'entendre; les éloges qu'on lui accorde et qu'elle mérite achèvent de l'enflammer; ce n'est pas sans angoisse qu'il prévoit le terme prochain des vacances. Ici le dessinateur nous montre l'intérieur du cale japonais; dilettanti émerveillés, petite quêteuse faisant sa tournée, enlin la virtuose, aussi sérieuse que madame Malibran ou madame Pasta, frôlant de ses doigts effilés les vingt-quatre cordes d'une immense guitare, placée horizontalement sur la table.
Hélas ! le jeune amoureux, un beau soir, ne vit plus sa musicienne !
Misawo avait disparu.
Voici ce qui était arrivé à Misawo, devenue célèbre.
Attiré par la renommée croissante de l'artiste, quelque Barnum du pays, l'entrepreneur ou l'impresario Saïko, avait eu l'idée d'exploiter ce nouveau mérite, et lui avait offert un engagement avantageux. Elle avait stipulé de bonnes conditions, et après avoir placé dans la cassette de son oncle une somme assez considérable qu'elle s'était fait payer d'avance, —heureuse d'avoir ainsi assuré pour quelque temps le bien-être du vieux ménage, — elle avait suivi son directeur dans une ville voisine, sans avertir la tante et l'oncle des motifs de son départ et sans leur désigner la ville qu'elle allait habiter.
Tous ces détails ont de la délicatesse et de la grâce, à la façon anglaise du moins. Il y a même là un certain
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intérêt dramatique. Le vieux soldat Tofeï entre en fureur quand il apprend que sa nièce a quitté la maison; il sort précipitamment et renverse dans sa colère une cassette qui se trouve devant lui. La cassette qui s'ouvre fait rouler à ses pieds la somme que Misawo y a déposée. Cet argent le calme un peu. La vieille tante veut aussi savoir ce qu'est devenue sa nièce. On lui répond que Misawo est dame d'honneur d'une grande princesse qui lui a fait présent de magnifiques étoffes. Et, pour preuve de cette nouvelle situation de sa nièce, on place sur les genoux de la tante aveugle une belle étoffe brochée d'or et d'argent, détachée d'un autel de Bouddha, et sur laquelle on invite la vieille dame à promener ses doigts. « C'est, lui dit-on, le présent que la nouvelle patronne vient de faire à sa dame d'honneur. » Nos deux vieilles gens se consolent.
Ce roman du Japon ressemble étrangement à un roman anglais. Changez les noms et les localités, vous trouvez le canevas le plus britannique. La jeune fille, pour ne pas être à charge à sa pauvre tante, devient governess ou virtuose; le soldat ou le marin en retraite habite Dorchester, Doncaster ou quelque petite ville du comté de Galles. La tante aveugle est presbytérienne ou méthodiste. Le jeune homme, sans s'inquiéter de la disgrâce que lui a fait subir le seigneur et le grand propriétaire de son comté, se tire- d'affaire par son activité et sa bonne conduite. Ses qualités et son intelligence lui valent la confiance d'un manufacturier ou d'un commerçant, dans la maison duquel il devient gérant ou contre-maître. Qu'il s'éprenne ensuite, comme Pendennis chez Thackeray, d'une cantatrice ou d'une danseuse, rien de plus naturel, rien de plus simple; le romancier japonais observe même que la sévérité et l'exactitude
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monotone de la vie commerciale rendent son héros très-accessible aux vives séductions de la musique et de la beauté. Quant à l'entrepreneur SaÛw, il est de tous les pays; il a dépisté le talent et en tire parti. C'est un Barnum honnête homme.
Cependant Sakisti, l'amoureux, ne sachant ce qu'est devenue sa belle musicienne, tombe dans une amère mélancolie; il retourne, triste et malade, à ses occupations accoutumées. Le souvenir de Misawo le poursuit; ombre lointaine, lugubre, vague, qui lui fait haïr la vie et le monde. Bientôt sa mélancolie se change en misanthropie. Il déteste surtout les femmes, et entre toutes les cantatrices, les virtuoses et les artistes. Laissons-le dans ces dispositions d'esprit; il va retrouver sa chère Misawo, que de nouvelles péripéties lui enlèveront pour la lui rendre et la lui arracher de nouveau; nous suivrons les amants à travers leurs longues et singulières épreuves.
§. V. —La Femme au Japun.
La femme, l'art, le commerce, l'industrie, la vie morale, la vie intellectuelle, occupent dans ce pays une place bien plus élevée que dans les autres régions asiatiques.
Tout l'intérêt du roman naît d'une série de sacrifices. Les jouissances brutales ou sensuelles sont rejetées au second plan.
L'homme ridicule, ou plutôt le seul personnage ridicule de l'œuvre, est ce puissant qui s'est irrité contre son jeune serviteur et qui l'a chassé sans motif. L'estime est accordée aux abnégations et aux dévouements. Même dans les classes secondaires ou dans les conditions
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obscures, chacun des individus a une valeur propre, se soutient par lui-même, attend tout de son courage ou de sa résolution, ne demande rien au gouvernement et à la protection d'autrui, et acquiert ainsi une sorte de dignité sauvage, compatible avec les raffinements de l'esprit et la culture des arts. Le vieux ménage pauvre est peint de couleurs touchantes qui rappellent la délicieuse et tendre chanson écossaise, John Anderson, my Joël
Mon vieux mari, mon vieux mari !
L'amour, dans le sens noble, touchant et digne, apparaît à l'improviste dans ce monde oriental, — plante exotique, ingénue, toute sauvage et charmante. « Quand ils eurent prononcé les mots qui les unissaient, dit l'auteur japonais, il se fit dans ces deux âmes un contrat intérieur; et ces contrats ne se déchirent plus. » Si le docteur Pfitzmaier a bien traduit le texte original, jamais phrase plus sentimentale ne tomba d'une plume européenne.
§ VI. — Les deux Amants..
Lorsque notre jeune homme vit que la musicienne de la Maison des fleurs ne revenait plus à son poste, il tomba dans une grande langueur, puis dans une misanthropie noire. Sa santé en souffrit; et comme il avait mis les affaires commerciales de sa patronne en bon état, il obtint d'elle la permission de s'absenter un peu; permission dont il profita pour courir le monde à la recherche de ce trésor qui lui manquait. Cependant Misawo la virtuose suivait Saïko l'impresario partout où il plaisait à celui-ci de la mener; et partout sa beauté
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victorieuse et les accords de son luth triomphaient des coeurs, remportaient des succès aussi glorieux pour elle que lucratifs pour le spéculateur qui les exploitait.
Elle avait fini par s'acclimater dans un des faubourgs de la ville de Naniva.
Le hasard y conduisit l'amoureux et triste Sakisti, qui se consolait de son mieux dans la compagnie d'un ou deux gens d'esprit aimant à bien vivre, épicuriens et connaisseurs en fait de mets distingués, de poésie et de musique. L'un de ces personnages d'élite était le grand médecin TsÜcousaï, prodigieux causeur, qui s'écoutait toujours lui-même et n'écoutait personne. « Il demeurait, dit le conteur japonais, dans un splendide hôtel connu sous le nom de Palais du beau langage. » Le second se faisait remarquer par la coupe des habits, le choix des étoffes et l'éclat de leurs broderies; il s'appelait Foukûzen, et le public qui le voyait passer drapé dans ses robes de soie le reconnaissait pour le plus parfait gentilhomme du lieu. Tofeï, le soldat, que les générosités de sa nièce la virtuose avaient tiré du besoin, s'associait quelquefois à ces élus; on allait ensemble partager les mêmes plaisirs : on causait, on raillait, on dissertait sur les musiciens et les musiciennes, sur la musique et les ouvrages nouveaux. Sakisti se trouvait il son aise avec ces beaux messieurs dont la gaîté dissipait sa mélancolie.
Il advint qu'un jour la petite Misawo, revenant du temple où elle avait sacrifié à Bouddha — le bouddhisme a pénétré au Japon, où il s'est transformé et modifié, — vit cette réunion élégante descendre de bateau et se diriger vers l'établissement où elle avait coutume de charmer le public et de faire admirer ses talents. Elle les suivit. Les paravents, qui ont donné leur nom
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à l'œuvre que j'analyse, jouent un grand rôle dans la vie domestique du Japon, où ils deviennent tour à tour cabinets, murailles, lambris, portes, fenêtres, tableaux, livres, manuscrits, gravures et registres. On les plie, on les replie, on s'en sert pour écrire, pour dormir, pour s'habiller et se déshabiller, pour se dérober, pour écouter et pour travailler; les Japonais sont laborieux et curieux. Misawo, qui n'était pas fâchée de savoir un peu de quoi s'entretenaient ces nouveaux hôtes, plus agréables et plus distingués que le commun des visiteurs, se tapit derrière une des feuilles du paravent du café; et voici à peu près ce qu'elle entendit :
— « Qui de vous connaît, demandait le médecin (habitant le Palais du beau langage), la jeune musicienne Komatsou, qui vient ici tous les soirs? Elle mérite beaucoup d'hommages et elle en reçoit beaucoup. Mais d'ailleurs elle est insensible.
« — Voilà qui m'étonne, répliqua très-amèrement Sa- kisti. Une virtuose insensible! Est-elle belle?
<( — Infiniment. »
Et le médecin commença une description accentuée, piquante et fleurie des grâces et des avantages de la musicienne. Komatsou était le second nom de Misawo, le nom que l'on prend toujours en quittant la première enfance; comme si l'on entrait dans une nouvelle vie, la vie des passions et des idées.
« —Une musicienne, dites-vous, belle et vertueuse, continua le jeune homme, que le désappointement rendait injuste ! Y pensez-vous? C'est là une merveille et un conte auxquels je ne croirai jamais. Ne me parlez pas de ces âmes que l'on achète et que l'on est sûr de payer trop cher ! Elles vous vendent ce qu'elles n'ont pas, l'amour qu'elles sont incapables de sentir; un
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peu d'or est tout ce qu'elles cherchent, et bien dupes sont ceux qui se laissent prendre à leurs amorces! Ko- matson, la virtuose que vous vantez, ne vaut pas mieux que les autres ! »
Comme il achevait ce discours véhément, une des feuilles du paravent se replia, et il aperçut la jolie tête de Misaico ou de Komatsou, (une seule et môme per sonne) qui le regardait en face et lui souriait avec une gravité maligne et triste. Le jeune amoureux, à cette apparition subite, pensa perdre connaissance. Se remettant bientôt et se levant, à la grande surprise de ceux qui étaient auprès de lui, il s'approcha de Misatco, qu'il pria tout bas de lui accorder un moment d'entretien.
a— Eh bien, venez ! » lui dit-clic.
Elle habitait avec Salko, son imprésario et son maître, une chambre d'auberge; parvenue avec Sakisli il la porte de sa demeure, elle s'arrêta sous le porche, où elle s'assit, lui tournant le dos. Le jeune homme s'assit à quelque distance et se mit il fumer sapipe. Ni l'un ni l'autre n'avaient ouvert la bouche pendant la route.
Le silence fut rompu par le jeune homme, qui :après deux ou trois minutes lui dit :
« — Je vous avais remarquée il y a cinq ans, pendant que j'habitais la ville voisine. Il m'avait semble que peut- être j'avais aussi attiré votre attention, et que mon admiration pour vous avait dû vous intéresser, Pas de jour où je ne me rendisse au lieu où vous vous trouviez; votre talent me ravissait. Vous disparûtes tout à coup. Je vous cherchai. J'essayai par tous les moyens de savoir ce que vous étiez devenue. Une rumeur vague m'apprit que vous étiez attachée au service d'un imprésario dont personne ne put m'apprendre le nom ou la demeure; on
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me dit aussi que vous aviez une tante et une famille au secours de laquelle vous veniez généreusement. Si vous me permettez de m'associer à votre bonne action, voici quelques taëls (le taël est à peu près une pièce de cinq francs) dont je serai heureux que vous disposiez en sa faveur. Je n'aurais jamais pensé que vous, que je cherchais depuis longtemps, fussiez près de moi; et je suis, je l'avoue, trop peu connaisseur et trop peu expérimenté en affaires de cœur, pour lire dans le vôtre; comment devinerai-je si j'ai pu vous inspirer quelque intérêt? »
A ces mots, qui n'étaient pas mal tournés et que la simplicité de la forme et l'ingénuité du ton ne rendaient que plus dangereux pour une âme bien faite, la jeune musicienne répondit par une profonde révérence, non pas exécutée du côté de son jeune ami, ce qui n'est pas la mode au Japon, mais en lui tournant le dos, signe de profond respect.
« — Mais, lui demanda le jeune homme, ne m'ôterez- vous pas d'inquiétude? et ne me répondrez-vous pas quelques mots !
« — A quoi bon? lui dit-elle. Je vous ai entendu, cachée derrière le paravent. Je suis comme toutes les virtuoses : je n'ai pas d'âme; je ne veux qu'un peu d'or. Donnez-moi donc un peu d'or, ou même quelques pièces de cuivre ! Vous me méprisez tant! »
Elle lui tendait avec ironie et le front haut sa petite main ouverte. Le jeune homme désolé lui dit :
« — Ce serait à vous de me mépriser, si je pensais un mot de ce que j'ai dit dans mon chagrin. Je n'ai rêvé qu'à vous, je ne me suis occupé que de vous depuis que je vous ai vue; je vous ai cherchée partout; et je
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vous donnerai pour preuve de ma sincérité la tristesse et le désespoir même qui m'ont fait prononcer ces horribles paroles. »
Misaico ou Komatsou affectait toujours l'incrédulité; elle voulait se faire répéter qu'elle était aimée, et ce n'est pas là un des traits les moins délicats de ce dialogue, que l'on ne croirait pas inventé par un Japonais. Enfin les nuages se dissipèrent ; fronts et sourires devinrent plus lumineux et plus doux. La conversation prit un nouveau tour; Komatsou, qui se laissait lentement persuader, raconta sa vie au jeune homme, lui confia tristesses, projets, espérances, et lui fit part de ses dévotions ; car la musicienne était dévote. Elle croyait aux oracles et allait souvent consulter les prêtres. Elle leur demandait si le jeune homme qu'elle avait remarqué pensait à elle; — si elle serait aimée; — enfin, question plus grave, qui marque bien le singulier cl solennel caractère de la nation et des mœurs, si et son dernier jour ses yeux seraient fermés par une main amie?
Les plus tendres ballades de Wordsworlh, les plus religieuses aspirations vers le Sehn-Sucht dans les poésies de Schiller, l'expression la plus rêveuse du Ileimiceh chez les poëles mélancoliques du nord de l'Europe n'ont rien déplus touchant et de plus sérieusement passionné que cette prière.
Notre jeune héroïne avait eu soin de coucher sur le papier les questions et les demandes qu'elle adressait à l'oracle. Elle remit à Sakisti son papier couvert de questions; celui-ci, après l'avoir lu, se contenta de le déchirer; « ce qui signifiait, dit l'auteur japonais, qu'il n'y avait plus de questions à faire ni d'oracles à consulter. » Sakisti était brusque et ressemblait, on le voit, pour l'humeur farouche, aux héros favoris de mistriss
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Inchbald, de mistriss Gaskell et de l'auteur de Jane Eyre.
Tandis que sous le porche de l'hôtellerie les amants étaient engagés dans cette conversation intéressante, le ciel se couvrait de nuages, les éclairs traversaient et illuminaient l'obscurité; la foudre gronda; la jeune fille, se tournant vers son ami, fixa ses regards sur lui et demeura silencieuse :
« — Voulez-vous que notre vie se passe ensemble et que nous ne nous quittions plus? demanda Sakisti.
« — Oui », murmura-t-elle.
Dès lors la parenté des âmes (ainsi parle le romancier) fut scellée et indissoluble. On convint que l'on chercherait tous les moyens de s'unir par le mariage, que l'on rachèterait le plus tôt possible l'engagement contracté avec l'imprésario Saïko, enfin que l'on n'oublierait rien pour vaincre les résistances des parents et les préjugés du monde.
§ VII. — Arrivée de la Mère.
Ce ne fut pas chose facile. Les amants inaugurent ici une période de misères, de contrariétés et de catastrophes sans lesquelles aucune histoire d'amour ne serait supportable, et qui prouvent la vérité du mot de Shakespeare :
The course of true love never did run smooth.
Jamais un amour vrai n'eut une route aisée.
La propriétaire du magasin de thé s'inquiéta des nouvelles allures de son gérant, qui négligeait quelquefois les intérêts du commerce pour les intérêts de son cœur. Une tante de Sakisti, religieuse et dévote à Bouddha, se
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formalisa du penchant scandaleux qui entraînait son neveu chéri vers une musicienne, femme faisant les honneurs et amusant les visiteurs d'un établissement public.
L'autorité paternelle, maternelle et officielle a beaucoup de force au Japon; à ces divers titres le jeune homme fut entravé dans sa course amoureuse ainsi que dans ses espérances conjugales. Il fut décidé qu'il perdrait sa place ou qu'il ne sortirait plus du magasin. MisrtlCO trouva des ressources dans son esprit féminin d'abord, puis dans la complaisance du docteur Tsi- kousaï, qui, favorable aux amants, apportait dans un vase de fleurs les lettres de Misaivo à son fiancé et les réponses de Sakîsti à sa bien aimée. L'intrigue des grands-parents, se voyant déjouée, se compliqua, On s'arrangea pour soustraire judiciairement la belle Misawo à Saïko, son maître. On déclara qu'ayant été fiancée et promise dans sa première jeunesse selon les formes légales, elle n'avait pas eu le droit de contracter un engagement pareil, et que pour délivrer la musicienne et rompre sa chaîne, il suffisait de restituer à l'entrepreneur la somme qu'il avait comptée entre les mains de Misawo.
Ces obstacles, ces intrigues, ces résistances ne faisaient qu'enflammer et stimuler la résolution des deux amants.
Sakisti, un beau jour, allait rompre son ban, et, malgré l'interdit de sa patronne, courir chez la persécutée, lorsqu'une personne vénérable entra chez lui et lui apparut comme le père du Cid et tous les viejos espagnols se présentent devant leurs fils pour les rappeler au devoir et les mettre à la raison. C'était la propre mère du jeune homme :
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« — Vraiment, lui dit-elle avec courroux, il se passe ici de belles choses ! Tout est bouleversé ; rien n'est plus à sa place. Le char court sur les flots de la mer et le vaisseau sillonne la montagne. Une petite fée a tout dérangé; c'est cette petite Misawo ou Komatsou. Vous négligez pour elle vos devoirs ; vous lui sacrifiez votre honneur. Vous ne faites rien; vous ne vous exercez plus à rien; elle vous a tissu un palanquin de vices composé de deux branches, le vin et l'amour; et vous y dormez, suspendu, enivré, balancé mollement, de manière à ce que tout le monde se rie de vous. Aussi avez-vous tout dépensé, et si je ne viens à votre secours, vous serez bientôt aux expédients. Priez, continua la dévote mère, mortifiez-vous, repentez-vous, et songez sérieusement à votre situation ! »
En achevant ce sermon, la mère fit tomber de sa manche un groupe de cent taëls (500 fr.) qu'elle jeta, toujours grondant, à son fils. Les mères sont partout les mêmes; et notre jeune homme, qui savait que l'argent est bon à bien des choses, après avoir prêté au sermon une oreille attentive et respectueuse, se dirigea d'un pas rapide vers la Maison des fleurs, où il espérait rencontrer Komatsou et deviser avec elle sur le meilleur parti à prendre et sur le meilleur usage à faire des cent taëls qui avaient servi de péroraison et de correctif aux discours maternels.
§ VIII. — Le Suicide.
Dans ce mauvais état de leurs affaires, la jeune fille se promenait seule, triste et pensive, sur le bord de la rivière qui conduisait à la Maison des fleurs, et où plusieurs barques étaient amarrées. La nuit était venue;
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pas d'étoiles; pas un mince rayon de lune. Tout était sombre autour d'elle et au-dessus d'elle. Elle tressaillit au bruit de pas lointains, et bientôt elle entendit un battement de mains qui semblait un signal. « Quoi- « qu'il fit très-obscur, dit notre pathétique auteur, son « oreille saisit avidement cet appel inattendu, elle re- « connut l'homme qu'elle aimait. » Sakisti répéta le signal ; elle se dirigea du côté d'où le son paraissait venir. Mais le bruit avait éveillé des chiens chargés de la garde des embarcations laissées sur la rivière. Ces animaux se jetèrent en aboyant sur Sakisti qui, ramassant une pierre, la lança sur ses agresseurs et cria :
« — Guidez-moi, répondez-moi, pour que votre voix me dirige et que je sache où vous êtes !»
La jeune fille ne pouvait l'apercevoir dans les ténèbres; mais son cœur battait fort, et le cœur est un bon guide quand il ne nous égare pas tout à fait. Elle lui parla et il l'entendit. Il allait l'atteindre, les malheureux chiens aboyèrent de plus belle; Sakisti leur lança une seconde pierre qui les mit en fuite. Cette pierre tomba dans un bateau où un pêcheur était endormi.
« — Que me voulez-vous, s'écria l'homme, et pourquoi me jetez-vous des pierres? »
Mais le pêcheur, ayant ramassé le projectile, se tut tout à coup, reprit sa rame et s'éloigna sur son bateau. Cette pierre n'était autre que la bourse de cent taëls, que notre étourdi, dans sa colère et son trouble, avait jetée aux chiens.
Quand ils se trouvèrent près l'un de l'autre, la musi- _ cienne fondait en larmes :
«—Tout est fini pour moi, lui dit-elle; mes beaux jours sont passés. Je vous nuis; et moi-même je sens que je perds le peu de talent qui m'a valu votre amour.
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Je ne vois point d'issue à une situation si fatale. Tuez- moi, la vie m'est à charge; tuez-moi vite et ne me faites pas souffrir, je vous en prie. »
C'est la chose du monde la plus commune au Japon, à ce qu'il paraît, que cette résolution au suicide. On l'appelle hara-kiri, lorsqu'elle est déterminée par une sentence judiciaire; dans les circonstances ordinaires de la vie, c'est l'expédient familier.
« — Je vous en supplie, lui répondit le jeune homme, ne vous livrez pas à ce désespoir, qui me rend le plus malheureux des hommes. Vous reverrez votre famille et tous ceux qui vous aiment. Vous deviendrez ma femme; et ceux même qui s'opposent à notre union seront les premiers à l'approuver et à la bénir.
« — Jamais ils ne me pardonneront. D'ailleurs comment me dégagerai-je de la chaîne que je me suis imposée? Il nous faudrait beaucoup plus d'argent que je n'en possède; jamais Saïko, que j'enrichis, ne voudra se passer de mes services.
« — Consolez-vous, rassurez-vous; j'ai là toute la somme nécessaire. »
Et le pauvre jeune homme chercha dans les plis de son manteau ce qui n'y était plus, la bourse de cent taëls que lui avait donnée sa mère grondeuse.
Ce fut pour les jeunes gens un désespoir sans égal; ils pleurèrent et se tenant les mains, s'assirent sur le bord de la route.
Je demande à notre grand écrivain, Georges Sand, si la scène n'est pas bien faite, touchante et pathétique. Le désir de la mort, la soif d'en finir avec toutes les péripéties de la vie et avec toutes les déceptions du monde reparurent, au bout de quelques minutes, plus
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enivrants et plus terribles que jamais. La nuit avait suivi son cours et la lune s'était cachée. Le clapotement de l'eau et le petit murmure du vent dans les agrès des barques complétaient l'harmonie lugubre de la scène. Après une assez longue pause, la jeune fille se leva, et posant ses deux mains sur l'épaule du jeune homme : a—Je suis la tille d'un soldat, lui dit-elle; et j'ai aussi mon épée en réserve pour les occasions difficiles. La voici. Ce sera vous qui me livrerez aux dieux de la mort. Si tout autre me rachetait des mains de SlIïko, je lui appartiendrais, et je veux appartenir à vous seul. Vous le voyez, il ne me reste que ce parti à prendre.
« — Ti ès-bien, répliqua le jeune homme; et je mourrai avec vous. o
Les choses en étaient venues à cette tragique extrémité, lorsqu'un bruit, se fit entendre. Quelqu'un approchait, et les deux amants se retirèrent doucement. Arrivés à la maison de Komntsou. à peine avaient-ils refermé la porte, qu'ils entendirent quelqu'un frapper; le jeune homme, comme (lans les comédies européennes, se blottit non pas dans une armoire, mais derrière les feuilles de l'éternel paravent.
Komatsou xa ouvrir au visiteur, qui se trouve être son frère de lait Riol/souké. Ici la péripétie devient émouvante. Les parents de Misa/co, renseignés sur sa situation et sur l'excellence de sa conduite, ont chargé Riou- souké de tâcher de s'entendre avec l'imprésario son maître, de désintéresser celui-ci et de ramener la jeune fille dans sa famille; on l'a promise en mariage à un négociant riche, propriétaire d'un entrepôt de riz, et qui attend sa fiancée avec impatience. La musicienne ne sera donc plus l'esclave, la chose de celui qui l'exploite; elle s'appartiendra; elle va se marier honorablement.
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Pendant que ces propositions soumises à la jeune fille font couler ses larmes, Sakisti, toujours protégé par son paravent, les écoute avec désespoir. Elle répond à Riou- souké qu'il lui faut du temps pour se décider, qu'elle a besoin de réfléchir, que c'est une résolution bien grave, et qu'elle le prie de revenir demain. Riousouké la quitte en lui remettant une lettre de sa mère mourante, lettre que Komatsou presse sur son sein et ne lit pas.
« — Eh bien! lui-dit-il, demain le palanquin sera prêt; je compte vous emmener avec moi. »
Mais Riousouké en fut pour ses frais de palanquin. La musicienne ne voulait point appartenir au marchand de riz; elle prétendait être sauvée par celui qu'elle avait choisi, par son mari ; ou bien « épouser la mort. » C'est à ce dernier parti qu'elle s'arrêta; et nos deux amants, fuyant vers minuit, se glissèrent sans bruit sous les sapins du rivage, qui frémissaient tristement et répondaient par un écho plaintif au gémissement des flots. Ils s'arrêtèrent fatigués, sous le balcon d'une maison de campagne, et confondant leur rêverie, leur douleur et leur désespoir dans un commun silence; prêtèrent l'oreille à un chant mélancolique et lointain.
C'était une élégie en musique, que les accords du luth accompagnaient. Je la traduis de mon mieux, non sur le texte japonais, mais sur l'allemand :
La mort est le dernier éveil.
La vie est un rêve qui passe ;
C'est un peu de neige, ou de glace,
Qui se fond au premier soleil ;
Chaque heure, en nous quittant, dévore
Le peu que Dieu nous a donné;
La huitième a déjà sonné
Quand la septième vibre encore.
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g IX. — Dé Dénouement.
Je ne connais pas d'autre fragment de poésie japonaise; et celle-ci ne me semble point méprisable. Elle représente le Nirwanâ, le repos définitif. C'est bien la théorie bouddhiste du néant : l'idée des phénomènes successifs, allant se perdre dans le sein de la grande unité qui les absorbe; le système rêveur du repos immense qui. à divers degrés et sous plusieurs formes, tient lieu de religion à un quart ou tout au moins à un cinquième des populations vivantes du globe.
Les deux jeunes gens reprirent leur route; et continuant leur odyssée nocturne dans l'espoir de trouver un lieu favorable à leur dessein, ils se trouvèrent entin voisins de l'habitation de la bonne tante Fanajo dont nous avons parlé. Elle était sortie à la recherche des deux fugitifs; les amants entrèrent ensemble chez la tante pour y accomplir d'une façon plus solennelle et plus convenable le sacrifice que les mœurs japonaises consacrent et légalisent. Déjà le paravent avait replié autour d'eux ses feuilles protectrices, lorsque la cassette de l'oncle Tofcï, cassette mystérieuse que déjà nous avons vue en scène, s'ouvrit de nouveau, heurtée par le pied du jeune homme, et laissa échapper ce qu'elle contenait. A la clarté d'une lampe, Sakisti ramassa et reconnut avec beaucoup d'étonnement sa propre bourse chargée des cent to.ëls, présent maternel. En elfet l'homme de la barque, le pécheur qui s'était plaint qu'on lui jetât des pierres, était Tofeï lui-même, lequel, à son retour à la maison, avait serré précieusement le produit inattendu de sa pêche.
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Le marchand de riz auquel on avait fiancé sans son consentement la belle Komatsou se trouve être Sakisti lui-même, et la famille bénit leur union, longtemps désirée et cruellement traversée.
§ X. — Ce qu'il faut conclure de ce Roman.
Tel est ce curieux récit, un peu enfantin, passionné, élégiaque et non vulgaire; — fiction très-estimée des Japonais modernes. D'une part la condition de la femme s'y montre sous un nouvel aspect : condition intermédiaire, qui n'est ni l'émancipation européenne, ni la servitude asiatique; d'une autre on peut y étudier la combinaison singulière de l'apathie bouddhiste et de l'énergie du sang malais. Car le sang malais, pénétrant dans les veines japonaises, s'y est mêlé au sang des Mantchoux et des Chinois.
On se fera d'après cette analyse quelque idée du degré de civilisation que ce pays, sans contact avec l'Europe, a su réaliser.
Forcé aujourd'hui d'entrer dans le mouvement universel, le Japon nous a envoyé ses ambassadeurs, qui mangent du poisson cru ; et la France a pu admirer ces figures étranges, dont les robes sont moins amples vers les extrémités que vers le haut du corps ; qui placent leur chignon sur leur front et non sur leur nuque ; dont la peau est jaune verte et l'ensemble hétéroclite. Ils ont passé assez de temps en France pour la laisser convaincue de leur supériorité sur la plupart des races asiatiques.
Cette race ne doit assurément pas être confondue avec les races amollies de l'Orient dégénéré.
Elle ment moins ; elle a de l'honneur. Cette folie du
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suicide et cette étrange facilite avec laquelle le Japonais dispose de la vie de ses semblables et de sa propre vie n'ont rien de commun avec la puérile douceur du brahmane ou l'industrieuse sagacité du Chinois. On sait quels amusements nos hôtes venus du Japon, quand ils étaient à Paris, préféraient à tous les autres. Ni l'Opéra, ni les ballets, ni la musique, ni les courses de chevaux, ni les réunions brillantes ne les attiraient. Ils demandaient à nos libraires étonnés les meilleurs livres modernes sur la chimie, la physique, et les inventions nouvelles. Le télégraphe les il frappés d'admiration; le vaste mécanisme de l'imprimerie impériale les a pénétrés d'enthousiasme. Leur figure ne nous semblait ni belle ni régulière; leurs coutumes nous répugnaient. Leur sérieux excessif nous glaçait. Il a cependant fallu reconnaître en eux une vive faculté d'analyse, une puissance rare d'observation recueillie et d'attention profonde.
Ces dons, que plusieurs voyageurs avaient signalés, semblent les désigner comme initiateurs futurs d'une nouvelle civilisation asiatique.
C'est à ce point de vue que le roman japonais dont je m'occupe est intéressant et que j'en ai donné l'analyse. A quoi bon s'occuper d'une fiction exotique, écrite dans une langue inconnue, si l'on n'y voyait qu'un simple roman? Cherchez-vous des modèles d'art et des chefs-d'œuvre quant au style; retournez aux immortels et aux inimitables, Homère et Platon. Mais la littérature n'est pas purement didactique. Elle est surtout histoire de l'esprit humain, de ses variétés et de ses progrès.
Les curieux de l'humanité, ceux qui l'étudient avec joie et avec intérêt, qui l'acceptent même incomplète ou difforme, quand elle bégaye el cherche sa voie, qui
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se plaisent à la reconnaître, vieille ou enfant, débile ou dégénérée, sous tous ses déguisements et sous tous ses voiles, identique et variée, une et multiple; surtout ceux qui veulent comprendre les phases de son développement, dans tous les temps, sous toutes les lumières, prendront grand plaisir à lire la traduction du patient et laborieux docteur Pfitzmaier. Eh quoi ! voici au Japon des sentiments, des idées, même des aventures qui rappellent l'Europe; analogues aux meilleures Nouvelles de Cervantes ; voici une gitana, une perdita, une bohémienne; près d'elle un jeune homme très-amoureux, très-passionné, sacrifiant tout pour elle et pour le devoir !
Le sentiment de l'amour est donc éclos, la famille vénérée, le serment sacré. Ce que M. Dubois de Janci- gny et les voyageurs intelligents ont dit de ces Asiatiques, semble confirmé. Ils possèdent le sens moral, estiment la force du caractère, se respectent eux-mêmes ; éprouvent le besoin de comprendre et le désir de connaître; — c'est déjà beaucoup.
Sans doute ils ont des vices. Leur morale sanctionne l'espionnage et environne jusqu'au monarque et aux conseillers du trône de ce qu'on appelle dans le pays le réseau des « yeux obliques » (mitske dwantinger); l'indépendance y est nulle, la discussion prohibée, l'enquête impossible, la législation sanguinaire, la polygamie légalisée, la prostitution honorée et l'esclavage établi. Tout cela se corrige par degrés. On répare, on améliore , on marche en avant. Il faut lire là-dessus non pas Raempfer ou les anciens missionnaires, mais Oliphant, Tronson, lord Elgin et les derniers voyageurs.
Beau spectacle, intéressante étude ! Une race asiatique se détachant ainsi de l'Asie servile; occupée de
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continuer son éducation, répudiant l'écriture idéographique comme insuffisante pour la pensée; créant son écriture phonétique, c'est-à-dire l'analyse des sons qui conduit à l'analyse,universelle! Elle abjure donc l'idolâtrie du passé; cherche le mieux même chez les Européens ; reste solide tout en se raffinant et se polissant; se débarrasse de ses scories; sort peu à peu de sa gangue; — enfin, du sein de la torpeur bouddhiste, gagne du terrain intellectuel et industriel par la seule vigueur des âmes, par la seule force de la vertu, que, malgré l'Etat lui-même, l'individu conserve intacte ! L'analyse précédente atteste que ce ne sont pas là fantaisies de rhéteur ou rêves d'illuminé.
Me reprochera-t-on de m'occuper de nations et de races aussi éloignées? J'ai déjà réfuté plusieurs fois cette objection idiote. Tel Alcuin du temps de Charlemagnc, ou Gerbert en son époque auraient eu à répondre au bonze de la Chine ou au moine byzantin, qui condamnaient aussi toute étude étrangère et toute observation tentée en dehors de la liturgie sacrée.
Au surplus le monde marche malgré les beaux esprits et les critiques. Toul se môle. Bientôt les rapports nouveaux de l'Europe avec les îles de la Pacifique nous feront connaître ces peuples lointains. Je viens de recevoir un lexique des îles Marquises; certains Anglais s'occupent à écrire des ballades en patois de la Nouvelle- Zélande. Quiconque dédaigne ces observations sur le monde est au-dessous de son siècle.
Au temps d'Ovide, de Virgile et plus tard de Tacite, les gens les plus dignes de soutenir la grandeur romaine essayaient de comprendre les idiomes barbares. Ovide exilé appliquait la facilité de sa verve et sa mer-
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veilleuse souplesse à écrire des vers « allemands » en rhythme latin ; il en avait honte, parce qu'il n'était qu'un bel esprit. Œuvre digne d'estime ; — humaine, charitable, honnête; de notre temps.
Ah! pudet! Et Getico scripsi sermone libellum, AFtaque sunt nostris barbara verba modis.
Les petits Chinois de Singapore font des hexamètres sous la direction des jésuites, et scandent leurs monosyllabes sur le mode de Arma virumque cano et de Tityre, tu patulœ. Moi, je me plais à étudier en France une œuvre japonaise.
Les frivoles ne comprennent rien à mes études. Pourquoi ne pas étudier plutôt Cottin ou Benserade?
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XII
LES CHEVALIERS (jALLO-Gl\ECS
S 1. — Les Français en Morée. — La conquête de la Morce.
M. Duchon.
La rapide et singulière station de nos preux en Morée, — lacune dans notre histoire,—est parfaitement éclair- cic maintenant, grâce it l'eu Hncholl. Il faut dire que ce savant Il(, s'est refuse aucun soin, qu'il n'a épargné aucune peine pour éclaircir ce point historique ; sa santé même, il l'a volontairement exposée. 11 est revenu d'un long voyage en Grèce avec les germes de la cruelle maladie qui l'a enlevé à la science et il ses amis. Celle résolution patriotique et persévérante, jointe à un grand savoir, mérite les récompenses et la reconnaissance nationales. A qui les donner, aujourd'hui que M. Buchon a cessé de vivre, si ce n'est à sa vieille mère, qui a perdu en lui son soutien naturel? Nous n'avons qu'un désir à exprimer à cet égard; la décision appartient 't de plus puissants, et surtout au grand corps savant qui représente l'intelligence du pays l.
Il y aurait un beau livre à refaire sur l'esprit avcntu-
1. Ce vœu, exprimé il y a dix ans, a été exaucé.
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reux de la France, son vieux génie de conquêtes, et les destinées de notre ardente race. C'est en partie l'œuvre de Bongars qu'il faudrait élargir et compléter selon les vues de notre époque, en employant les documents acquis depuis cinquante années. Le Gesta Dei per Francos pourrait servir de base solide à ce nouveau travail. Ce qui prouve qu'il y a encore bien des faits à recueillir, bien des choses inconnues à découvrir ou à signaler, c'est la publication de la Chronique de Morée, où se révèlent avec une naïveté instructive les aventures de nos chevaliers pendant la durée de leur établissement féodal en Grèce, vers le milieu du XIIIe siècle.
A côté de ce livre consacré aux voyages français à main armée, on écrirait encore un curieux traité des variations que la langue française a subies1 en voyageant à l'étranger. Même au XVIIe et au XVIIIe siècles les An- cillon, les Frédéric II, les Mérian, ont écrit une certaine langue gallo-teutonique, quelquefois assez incolore, heureuse de temps à autre dans l'exposition des théories philosophiques. Aux protestants exilés en Hollande et en Angleterre appartient une autre littérature spéciale et peu connue, privée d'ampleur, de grâce et de concision, piquante et sèche, bonne pour la critique, assez claire, et dont Bayle est le vrai modèle; Basnage et quelques prédicateurs calvinistes sont de la même branche, peu féconde. Il y a encore aujourd'hui un troisième petit rameau délicat, dont Lausanne est le sol naturel, et auquel se rapportent madame de Char- rière, auteur de jolis romans, M. de Constant, père de Benjamin Constant, et enfin un fabuliste d'un esprit très- original, M. Porchat.
1. M. Sayous, Genevois, écrivain ingénieux et exact, a réalisé cette idée avec beaucoup de talent et de succès.
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A ces deux titres, comme fragment de notre histoire d'aventures et comme document de notre histoire littéraire, la Chronique de Morée a beaucoup de valeur.
On sait que les croisés français et vénitiens prirent Constantinople le 18 juillet 1203, et que les Français partirent ensuite pour Jérusalem. En 1201 douze électeurs francs décernèrent la couronne à Dandolo, qui la refusa, puis à Baudouin de Flandre, qui l'accepta. Boni- face obtint alors le royaume de Salonique, et Dandolo les trois huitièmes de l'Empire. Bientôt Michel Paléo- logue devient Empereur. Baudouin se réfugie en Grèce, et plus de trente familles françaises et flamandes, les Toucy, les Geoffroy de Tournay, les Alny, les Brice, les Blancy, les Espinaces, les Agni, les Nivelet se fixent en Morée. Toute cette partie de la Grèce est soumise à la loi de nos chevaliers et il leur épée; jusqu'en :[,100 ou à peu près, le mouvement politique du pays, mêlé de révoltes, de guerres, d'alliances et de succès divers, se trouve dans nos mains.
C'est cette histoire de notre établissement il Corinthe, Lacédémonc et Argos, que raconte avec beaucoup de circonstances amusantes et instructives le chroniqueur anonyme; il faut voir notre féodalité, livrée à elle-même, dans les plaines et sur les montagnes de la Grèce, n'écouter que ses instincts et ne suivre que son vieux code germanique. Elle n'a plus pour la contrôler et l'entraver dans ses mouvements ni royauté, ni clergé, ni parlements. Trouvant ainsi ses coudées franches, elle se démène selon son ambition et ses rivalités, selon ses passions et ses cupidités. Toujours elle garde un beau sentiment de grandeur, de générosité et d'honneur militaire.
Ce fut une véritable satisfaction pour ces seigneurs
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féodaux d'aller jouer les petits rois à leur aise dans un beau pays, en face du Turc qui leur servait d'auxiliaire contre l'Empereur grec, et loin des remontrances ou des mauvais vouloirs de la royauté. Une fois maîtres de leur terrain, ils se nichaient dans les forteresses d'Akova, Nikli ou Passava, auxquelles ils imposaient des noms bizarres, par exemple Mate-Griffon, ce qui veut dire une forteresse d'où l'on tue (matar) les Grecs. Ni plus rapaces ni plus féroces que les conquérants ordinaires, ils avaient, pour une époque pareille et au sortir du plein moyen âge, d'assez beaux côtés.
Qu'un royaume tombe sous leur griffe, ils ne le lâchent pas. Ils ont pour conquérir ou revendiquer leurs héritages des moyens qui sentent le Scapin et le Figaro. Ce ne sont pas de petits saints. Geoffroy de Bruyères, le neveu, feint d'avoir la colique, prétend que l'eau d'une citerne située dans un château de feu son oncle peut seule le guérir, parvient à s'y faire porter, s'y acclimate, en ferme les portes, y réunit des partisans, et finit par le garder; pour un Champenois des environs de Troyes, le tour est passablement gascon.
Nos chevaliers gallo-grecs, violents en guerre, sont en amour assez vifs, trop vifs même, puisqu'ils s'approprient les femmes des autres ; on en verra des preuves dans l'histoire amusante de Geoffroy de Bruyères, l'oncle, et d'une certaine dame de Carabas qui se laissa enlever par lui. Ils tirent trop facilement l'épée quand leur bourse est à sec, et la remplissent comme ils peuvent, sans beaucoup de délicatesse et de scrupule; témoin ce chevalier de Liedekerque (ou plutôt Leydekerk), lequel arracha deux dents et quelques deux mille francs à un pauvre diable de Grec qui se promenait dans un ravin de montagne. Enfin, tout généreux et aimables
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qu'ils fussent, c'étaient de brillants sauvages; dans leurs passions et leurs nécessités on ne pouvait guère rÓpondre d'eux.
En somme, toutefois, comparez celle chronique de 12o0 avec eequi se passait dans le même pays au temps d'Egysthe et de Clytenmestrc, ou même lorsque les avocats de la place publique punissaient de mort le bon sens de Socrate, l'avantage restera du côté de la chevalerie française; les Champenois el les Angevins ont des sentiments plus généreux et des idées plus justes que les sujets de Minos ou même de Philippe de Macédoine. Nos chevaliers se battent bien, ils ménagent quelquefois la faiblesse, et quand ils ne sont pas trop affamés de puissance ou de gloire militaire, ils ont de bons moments. Quoiqu'ils ne s'appellent ni Théniis tocle ni Alcibiade; que leurs noms ne soient pas mélodieux, et que l'oreille ait peine à s'accoutumer à Jean Chaudron, que les Grecs changent en Tzadre, ou Chadre, ou ladre, et les Espagnols, partisans de la sonorité, en Calderon (Calderonus); bien qu'ils défigurent étrangement Mytilène qu'ils nomment Maxell, et Lemnos qu'ils appellent Estelimène, leur chronique intéresse; leurs hauts faits sont singulièrement panachés de rodomontade, de superstition, d'étourderie el de bonne grâce. Ce caractère éclate plus librement dans le récit du chroniqueur de Morée que dans les aimables pages de Froissart et de Joinville.
En Grèce l'indépendance des chevaliers est sans limites; elle se déploie avec une vigueur puissante et une sorte de verve joyeuse qui va nous fournir quelques traits curieux relatifs à cette époque cl à cette partie accessoire et ignorée de notre histoire.
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§ II. — Roger de Loria.
Parmi ces anecdotes chevaleresques, il n'en est pas de plus digne d'orner les pages d'une vieille chanson de Geste ou d'un roman du moyen âge, que le fait attribué au chevalier calabrais Rogiers de Lurie (c'est-à-dire Roger de Loria). «Avec ses trente vaissiaux, il était allé aux parties de Romanie, pour veoir celluy pays et gaai- gner par adventure en aucune manière » (pour voir un peu le pays et faire quelque gain peut-être aussi). Il débarque à Monembasie et rencontre à Navarin le chevalier Jean de Tournay, qui le renverse de son cheval; fait prisonnier lui-même par les hommes de Roger, accourus à la rescousse de leur maître, Jean est conduit sur la gallie ou galère de ce dernier.
Là se passe une scène chevaleresque dont Shakespeare aurait fait son profit. On leur apporta deux manteaux d'écarlate, et quand ils eurent causé des prouesses de leurs pères :
« Je suis fort content, dit Roger, d'avoir été abattu de cheval par un gentilhomme et un chevalier des plus vaillants qui soient au monde. Je regarde comme un insigne honneur d'avoir croisé la lance avec un homme comme vous. A propos, êtes-vous marié? — Oui, à la fille du comte Richard de Céphalonie. — Par ma foi, j'en suis fâché. Si vous n'étiez marié, je vous donnerais ma fille pour femme, et je vous assurerais de si beaux avantages, que vous seriez le plus riche seigneur de Sicile... Mais puisque vous avez femme, je veux vous faire honneur et courtoisie, comme cela est de justice et de coutume envers un chevalier de votre valeur. Je vous laisse, à cause de l'estime que je fais de vous, fixer vous- même et vous seul la rançon que vous voulez payer. Il en
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sera comme vous l'aurez ordonné. — Cent mille fois merci, reprit Jean de Tournay, pour vos paroles généreuses et l'honneur que vous faites à votre prisonnier. Je ne l'ai mérité d'aucune manière. Cependant, puisque votre courtoisie me permet de fixer moi-même les conditions de ma libération, puisque d'ailleurs Dieu vous a permis de me vaincre et de me retenir captif, je NOUS prierai de nous faire conduire au port de Clarence, où nous trouverons l'argent qu'il nous faut pour nous racheter. — Par Dieu! je l'accorde; qu'il soit fait comme vous l'avez dit. — Et maintenant veuillez nous taxer chacun selon la somme que nous devons vous compter pour nos rançons. — Je me suis informé exactement, reprit Roger, de votre situation et de votre fortune; je sais que vous êtes très-pauvre et très-grand dépensier. Mais monseigneur Guy de Charpigny, le fils du vieux Barthélemi de Charpigny, qui a tant d'écus, est plus riche que vous. Celui-là me comptera dix mille perprcs (monnaie grecque), sans en rabattre un denier; sur ces dix mille, je vous en donnerai deux mille pour vous faire faire une armure avec mon blason, armure que vous porterez pour l'amour et en souvenir de moi. Vous me donnerez de votre côté deux mille perpres, et j'en ferai faire une armure avec votre blason, que je porterai pour l'amour de vous. Je vous prie d'accepter, en outre, la liberté d'Othon de Tournay, votre frère, et de tous vos autres hommes. »
Ainsi s'accomplissaient les générosités chevaleresques. La simple équité venait si elle pouvait, et l'on ne s'en souciait guère.
Les prud'hommes et pourfendeurs de race latine ou franque, les La Trémouille et les Montesquiou, qui ne connaissaient Lacédémone que sous le nom barbare de La Crémonie, joignaient à leur rudesse un héroïsme et une ruse sauvages qui les rendent dramatiques et intéressants. On ne sera pas fâché de les voir dans leurs
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scènes domestiques et leurs affaires de ménage. La Chronique de M orée en offre quelques-unes, qui nuancent agréablement l'éternel chapitre des coups de lance et des vassaux révoltés.
§ III. — La dame de Mata-Griffone.
Le maréchal Nicole de Saint-Omer, personnage de grande sagesse, ce qui ne l'empêchait pas d'être romanesque, s'était épris de passion pour la femme du grand connétable d'Achaïe, Jean Chaudron; après la mort de ce dernier, il s'était hâté de demander la main de la jeune et belle veuve, et l'avait épousée. Malheureusement elle était jalouse de sa nature, « ne le laissait pas vivre en paix, et ne faisait que rioter (quereller). » Le pauvre homme tint bon le plus longtemps qu'il put, fut fidèle trois ans, et maudissant les femmes en général, plus spécialement la sienne, quitta son castel pour aller par le pays promener de son mieux « sa mélancolie, » que le chroniqueur, peu assuré de l'orthographe, appelle « sa mirancollie. » Il tâchait de calmer sa femme et de l'apaiser avec de « douces paroles, » la priant de ne plus lui faire « tirer si mauvaise chaîne, » jurant ses grands dieux que nulle femme ne lui était rien et ne lui avait rien été depuis le mariage, et lui représentant qu'elle finirait par le forcer de rompre « son licou » (son chevestre), fet que le licou une fois rompu, il n'y aurait pas de main assez habile pour le renouer jamais. « Pourquoi vous en ferais-je plus long conte? » dit le narrateur. Prêt à mourir de mélancolie, il pensa que , mort pour mort, il valait encore mieux que ce fût elle qui mourût; et il avisa que la plus belle fin à procurer à
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sa femme, et la plus mélancolique, était de la faire périr d'amour et d'employer contre elle cette jalousie même qui l'avait excédé.
« Aimer une femme de bas étage, dit-il à ses amis, cela n'en vaut pas la peine; une grande dame sera bien mieux mon affaire; Guillerme le saura; et puisque c'est un point résolu, je vais m'adresser à la plus grande dame du pays, à la comtesse de Mata-Grilfone (Tuc-Grecs), propre sœur de la princesse d'Achaïe, et qui est parente de ma femme ; celle-ci en aura bien plus de dépit. »
Ce plan de campagne fut exécuté fidèlement par le maréchal, qui « se mit à siévir (suivre), et accompagnier la dame de Mata-Griffone partout oÙ elle allait. » On ne parla dans le pays que de ce scandale ; la jalouse Guillerme resta seule avec son fusicien (médecin), ses dix écuyers et ses deux chapelains, dans son triste castel de Rhoviata, bâti sur des rochers, au bord d'un torrent fougueux, pendant que le mari chassait, péchait, s'es- battait, « se donnait bon temps, » et se vengeait de son mieux de sa femme. Cependant le comte de Mata-Grif- fone, mari de la dame préférée, n'osant se révolter contre un si haut seigneur, « le plus puissant, et qui faisait plus grand dépense de toute la princée, » rongeait tristement son frein; il s'entendit avec le frère de la délaissée, le comte de Céphalonie, qui n'était pas plus content de cette conduite que le mari.
Un beau jour, ou plutôt une belle nuit, comme le maréchal, avant de partir pour Corinthe, rendait sa visite accoutumée à la comtesse de Mata-Gritrone, le frère, « qui avait grant despit et vergoigne pour la marescha- lesse sa suer, » alla droit au château de cette dernière. « l'ambla à son mari, » et la fit porter sur sa galère,
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puis ils se rendirent ensemble à Corinthe. Là un grand tournoi allait avoir lieu. Le due d'Athènes, le prince d'Achaïe et tous ces hauts barons dont le titre féodal sonne si bizarrement à côté des vocables sonores de l'antiquité grecque devaient s'y trouver réunis.
Tels furent les arbitres d'une querelle de ménage, dans la vieille capitale des Laïs et des Phryné.
Le poëte et le romancier de la nouvelle Italie, Jean Boccace, écrivant son poëme de la Theseïde, parut se souvenir de cette étrange scène. Il donna pour spectateurs et acteurs d'un tournoi athénien le chevalier Lycurgue, le comte Léonidas, le duc Ménélas, le marquis Pygmalion et le vicomte Minos. Tyrwhitt et Ginguené ont fait grand bruit de cette escapade; mais puisque l'on tolère dans l'histoire le marquis de Corinthe, la poésie peut accepter le vicomte Pisistrate.
§ IV. — Le maréchal de Saint-Omer.
Une des belles scènes du livre est celle où ce Nicolas de Saint-Omer reproche à Philippe de Savoie, prince d'Achaïe, l'injustice qu'il a commise en faisant arrêter, pour le rançonner, le chancelier Benjamin. Nous altérons seulement les finales des mots et la partie matérielle du style, ayant soin de lui conserver sa vigueur ingénue et son allure facile.
« Quand le maréchal (Nicolas de Saint-Omer), qui était le plus noble et puissant du pays, le plus aimé et redouté de tous, sut que le chancelier était arrêté, il alla droit au prince, qu'il trouva dans sa chambre avec la princesse, monseigneur Guillaume de Montbel, monseigneur Hubert de Mirbel et autres intimes.—Pourquoi, demanda-t-il au prince,
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dès qu'il fut entré, et en présence de tous, avez-vous fait arrêter le chancelier? — Le prince, entendant cette requête orgueilleuse, sachant bien que le maréchal aimait le chancelier, et que ce dernier ne serait, dans sa peine, secouru que par le maréchal, répondit avec courroux : « Je l'ai fait « arrêter comme mon employé et comme mon sujet, qui a « eu entre ses mains pendant longtemps le maniement de « mes deniers, et qui me doit compte de mes revenus. » — « Vous n'avez pas ce droit-hl.. reprit le maréchal, il est votre « homme-lige, et son fief étant v otre garantie, vous ne pouvez « l'arrêter. Tels sont les usages et les coutumes du pays. Vous « enfreignez le serment que vous nous avez fait de nous main- « tenir dans nos usages et nos franchises! » — A ces mots, le prince devint furieux et s'écria : « Ah ! cousin, où avez-vous « trouvé ces coutumes? » — Alors, le maréchal, homme de grand cœur, et très-fier de sa seigneurie, tira du fourreau pendu à son ceinturon une belle lame toute nue, et, la tenant droite en sa main, dit au prince : « Les voici, nos cou- « tûmes! Par cette épée nos pères conquirent le pays; par « cette épée nous défendons nos franchises et usages contre « ceux qui voudraient les briser ou les amoindrir. » (Yéez ci nos cUlls{llmes! car par ceste espee conquesterent nostre anciseur cest pays ; et par cette espee deffelldons nos franchises et nos usances contre ceux qui nous le voudront rompre ne amenrier.) »
On ne peut rêver de scène plus complète.
« La princesse, le voyant tirer la lame nue hors du fourreau, pensa qu'il voulait frapper, et s'écria à haute voix : « Cousin ! pour Dieu? que faites-vous? » Le maréchal, qui était plein de courtoisie et de toutes les vertus qui font le vrai chevalier, répondit : « Madame, ne pensez que je sois « assez insensé pour vouloir frapper monseigneur le prince. « Je défends son honneur et le mien, comme son homme- « lige. Je lui montre son honneur et la vérité. Ce qu'il fait « est contraire à ce qu'il a juré quand il a reçu la seigneurie « du pays. S'il veut rompre le serment qu'il nous a fait, nous
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« romprons celui que nous lui avons fait; nous n'y manque- « rons pas. Je sais bien cependant que le prince n'agit pas d'après lui-même, mais d'après le conseil de gens que j'accuse de trahison, et je le prouverai. »
Voilà le ton que prenaient à cette époque les chefs féodaux en face de leurs suzerains.
§ V. — Histoire du seigneur de Caritène.
Près du brave maréchal de Saint-Omer un autre seigneur, le Champenois Geoffroy de Bruyères, seigneur de Caritène, plus étourdi et plus vif que le maréchal, occupe une curieuse place. Nul parmi ces hommes d'aventure et de péril n'est plus franc, plus spirituellement ingénu, plus brave et plus amoureux, bref, plus français dans le vieux sens du mot. Il a eu grand tort assurément de s'en aller en pèlerinage avec une belle dame qui n'était point la sienne; ce n'est pas cela que j'admire en lui.
Mais j'aime chez ce personnage un peu trop vif l'ingénuité dans la grandeur, l'amour des opprimés, la défense des misérables, et ce cœur dévoué à ceux qui se dévouaient à lui : voilà les marques du héros. On ne peut se défendre de quelque faible en faveur des honnêtes caractères qui ont plus de passions que d'égoïsme, qui font des fautes, mais échappent à tout ce qui est ignoble, et savent se repentir, se faire craindre et se faire aimer. Cela se trouve dans la vie de Geoffroy de Caritène, dont nous allons dire quelques mots.
Michel Paléologue, l'empereur grec, pour se débarrasser de ses incommodes voisins, employait les stratagèmes de la faiblesse; il leur tendait mille piéges; et
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eux, avec l'esprit violent et brutal des races septentrionales, repoussaient de leur mieux sa fourberie raffinée. Quand les troupes de Guillaume de Yillehardouin, neveu du célèbre maréchal, eurent penche dans l'empire grec, un espion de Paléologue s'introduisit dans le camp des Français, qui le firent prisonnier et qu'il déçut par de fausses confidences. Tout enrayes de ce qu'ils apprenaient, les seigneurs féodaux, d'esprit assez court, restèrent persuadés qu'ils étaient perdus, que deux armées considérables les cernaient et leur coupaient la retraite, et qu'il ne leur restait plus qu'à se dérober par la fuite à l'extermination. Ils s'arrêtèrent à une résolution qui témoigne d'un grand mépris pour la roture et les manants. Ces chevaliers s'engagèrent à quitter le camp sans bruit, abandonnant leurs soldats, « la menue ,-eiit. » au glaive ennemi, et jurèrent sur les saints Evangiles de ne révéler à personne le secret de leur infamie. Geoffroy de Bruyères se récria d'abord contre une telle conduite :
« Nous parlons la même langue, nous sommes frères de nos soldats, avait-il dit, nous devons mourir comme frères. »
On ne l'écoula pas. Rentré dans sa tente, dont le centre était soutenu par un pilier ou montant de bois, et où ses écuyers l'attendent, il est fort triste; voulant avertir son monde de la trahison qui se préparait, gêné d'ailleurs par le serment qu'il a prêté, voit i l'expédient homérique dont il s'avise.
Il marche la lance au poing vers le pilier dont j'ai parlé, le frappe de sa hampe, puis se met à haranguer comme il suit le pilier immobile :
« Soutien de mon pavillon, tu m'as bien et loyalement
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servi jusqu'à présent; si je te faisais tort, et que je t'abandonnasse aux mains de l'ennemi, ce serait mal; je ferais une lâcheté. Je ne veux pas être coupable envers toi; apprends donc ceci : c'est que moi et les seigneurs de l'armée nous devons quitter nos soldats cette nuit et déserter ensemble. J'ai juré de ne le dire à personne vivante; or, comme tu n'es pas un homme ni une femme, je te le dis, et je te jure que c'est vrai. »
Les chevaliers se tinrent pour avertis et réveillèrent l'armée. On accourut, on empêcha les seigneurs de se dérober au péril commun. Nos Français furent battus; l'espion avait réussi à leur faire peur; mais ils prirent leur revanche plus tard, et Geoffroy eut une belle action de plus à enregistrer dans sa vie.
C'est l'Achille de la féodalité gallo-grecque, que ce Geoffroy de Bruyères; il reparaît souvent dans la chronique, avec son humeur originale, ses vives passions, ses étourderies et ses repentirs.
Il avait bien guerroyé et conquis le renom du plus brave de la Homanie, lorsque la femme d'un de ses chevaliers, sire de Carabas (Karavaz), lui inspira de l'amour; elle était belle et tendre; elle fut trop tendre.
Le mari ne se courrouça pas, et laissa Geoffroy emmener cette autre Briséis en Italie, sous prétexte d'un saint pèlerinage et de vœux de dévotion qu'il avait à remplir. Le scandale vint aux oreilles du roi de Sicile et de Naples, Mainfroy l'Allemand, celui dont Charles d'Anjou devait plus tard usurper le trône. Quand Mainfroy sut que le chevalier se trouvait sur ses domaines, il le fit appeler et lui tint ce discours, que nous copions dans son intégrité. Il serait dommage d'altérer une si grave semonce :
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« Sire de Caritène, lui dit-il, apprenez que je suis informé du motif qui vous amène ici. Je sais que vous êtes illustre, et l'un des plus nobles chevaliers de la chrétienté; aussi ne dirai-je devant personne la cause de votre voyage, elle est très-laide. Vous avez mérité de perdre la tête pour avoir manqué à votre suzerain et l'avoir abandonné dans la guerre la plus ardente pour une telle ribauderie, et quand il a\ait le plus besoin de vous. Vous êtes également coupable envers votre homme-lige, un des bons chevaliers de la Morée, auquel vous deviez foi, et dont vous avez pris la femme. Je vous pardonne comme à un vaillant homme; mais videz mes domaines dans huit jours. »
Geoffroy, qui se sentait coupable, ne se le fit pas dire deux fois, et alla retrouver bien vile son oncle et son suzerain. Ce dernier, mécontent d'ailleurs de ses propres affaires, reçut mal son neveu, qui sollicita l'intervention de lous les barons ses amis; Guillaume de Yillchardouin ne voulait pas se laisser fléchir. Il « se tenait fort gros, » dit le chroniqueur.
Que fit le repentant Geoffroy? Il « se mit la corde au col, » et dans cet état vint tomber aux pieds de Guillaume, pendant que prélats, seigneurs, chevaliers et clercs en faisaient autant. Il fut quitte pour une nouvelle semonce de Guillaume, singulièrement longue, laquelle Geoffroy écouta patiemment. Puis il s'en alla chevaucher, guerroyer, prendre des forteresses, ce dont il s'acquittait à merveille, et ce qui ne l'empêchait pas de faire du bien dans le pays.
« Il était généreux, dit le versificateur grec du Biblion tes kounkestas (kounkesta — conqueste), protégeait les opprimés, secourait les misérables, et personne n'était malheureux près de lui. »
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Ce Grec moderne ajoute, avec une intention qui pourrait bien être plaisante ou satirique :
« Toutes les veuves trouvaient en lui un mari (andron ei- chan ê cheraïs.) »
Quand il mourut, ce fut un deuil universel. Le même écrivain grec s'écrie :
« Quel homme! quel guerrier! Toute la contrée fut orpheline; les oiseaux eux-mêmes pleurèrent dans les forêts, et sur les branches on entendit de grands hélas! »
En dépit de ses fautes, qui rappellent trop celles de Henri IV, le brave et généreux Geoffroy reste un vrai type français.
§ VI. — Remarques philologiques.
Je serais tenté de croire que l'auteur de cette chronique appartenait à la race catalane ou espagnole; son récit est rapide et vigoureux comme celui de Lopez Ayala; plusieurs formes de langage et d'orthographe autorisent ma conjecture. Il rench, pour il rend, est une forme catalane. Annillier est évidemment anni- chilar. Le mot yagal (faute d'impression) pour yugal n'est autre que l'espagnol ygual (igual) « égal. » La liaison des incises et des phrases au moyen de la conjonction et est empruntée aux premières traductions de la Bible, où le vav, trait d'union entre les versets, était traduit par et, — forme commune à tous les vieux chroniqueurs méridionaux, notamment à Lopez Ayala et aux Portugais.
La plupart des mots que le savant M. Buchon signale comme dérivés de l'italien me semblent avoir conservé
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plutôt, une forme castillane ou catalane. Segur, pour sûr, se rapporte à seguro plutôt qu'il sicuro, et seguir (suivre) est de l'espagnol pur. Le mot ccrgonde s'écarte moins de l'espagnol verguenza (dza), vergonzoso (dzoso) que de l'italien l'ergogna. Fuer, dans le sens de droit, justice, loi, n'est autre que le célèbre fuero, et se représente très-souvent. Quant à la façon extraordinaire dont le chroniqueur rend le que de la langue française, employant le mot car a je crois car vous êtes, » pour «je crois que vous êtes, » je ne doute pas que ce ne soit le mot grec explétif yap employé dans ce singulier sens; je pencherais donc à regarder l'écrivain comme un Grec- Catalan de Morée, quelque clerc au service des seigneurs francs. Enfin, la trace espagnole apparaît de tous côtés dans cette chronique. Pendre par la goule est exactement l e por la gola des Espagnols.
La critique la plus subtile ne signalerait pas de notables différences entre le style et la manière de Yillani, de Froissart, de Joinville, de Ramon Muntaner et de tous les chroniqueurs, quelque diversité qu'il y eût entre leurs esprits. La marque des nationalités ne commence à devenir sensible qu'avec Comines et Machiavel.
Pendant le moyen âge la communauté européenne confondait races et idiomes; et c'est une recherche, selon nous, assez stérile que celle qui a préoccupé récemment de bons esprits, curieux de savoir si les chansons de Geste émanent décidément de la Provence ou du Brabant, des troubadours ou des trouvères. Le fond commun est l'esprit chrétien. Les chantres d'amour allemands, très-semblables aux Folquier et aux Bertrand de Born, sont même plus éthérés et plus raffinés que les premiers troubadours d'Italie. Les romances d'Espagne possèdent d'aussi grands coups
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d'épée que les poëmes interminables de la langue d'Oïl. Le génie de ces époques, génie d'unité et de synthèse, imprimait son caractère à Occam et Abélard, à Malas- pina et Joinville. Le mouvement uniforme des croisades entraînait les races diverses et les lançait vers l'Orient.
Au xve siècle tout change : à la fusion succéde le morcellement, à l'unité la diversité. Chacun trouve sa nuance, saisit son caractère, marche dans sa voie.
Quant à nos Français, s'ils avaient gardé tout ce qu'ils ont conquis, je ne sais en vérité quelle nation pourrait se vanter d'être aussi puissante. Ils posséderaient la Louisiane, le Canada, une partie de l'Inde, Rome, Naples, Milan, presque toute l'Italie, la Suisse, l'Allemagne, la Hollande, la Pologne, la Dalmatie, la Grèce, Constantinople, la Sicile; — même l'Angleterre. Que sont devenues tant de conquêtes?
Ils ont planté leurs tentes victorieuses dans tous les pays du monde. De ces victoires que reste-t-il?
La gloire des initiateurs, gloire généreuse.
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NOUVEAUX RAPPORTS DE l/0CC]DENT AVEC L'OlUENT
S I. — Comment la France a ouvert la voie aux nouveaux rapport» entre l'Asie et l'Europe.
Nous avons vu tout à l'heure 1 les chevaliers français s'établir en Grèce et créer un nouveau point de communication entre l'Europe conquise au catholicisme et l'Islam oriental.
C'est la singulière et providentielle mission de la France, de réveiller de siècle en siècle le monde civilisé par quelque explosion violente, contraire aux précédents, brisant les cadres, rompant avec la tradition, détruisant les formules accoutumées et créant des formules imprévues. A son coup de sifflet la décoration change.
Colcridge et Ranke ont signalé cette faculté « explosive» de la France, et se sont émerveillés de la périodicité de nos violences.
Depuis que la civilisation romaine nous a été transmise, la tendance de l'esprit gallo-romain, puis de l'esprit français, a été la même. D'abord vers l'absolu.
1, V. le chapitre précédent : Les Chevaliers Gallo-Grecs.
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les systèmes, les abstractions et les formules; puis vers l'action véhémente et victorieuse. Nous avons toujours aimé l'idée, la discipline préétablie, les règles tracées et la théorie qui séduit la raison si elle ne la contente. La pratique lente et l'application expérimentale nous ont semblé vulgaires. Et c'est la singulière propriété du tempérament français que cette double vivacité de la pensée qui se rédige en formules rapides, et de l'acte qui éclate malgré tout, quels que soient les risques et les périls à courir. La réaction aura lieu plus tard; peu importe. L'avenir prendra soin de lui-même; il s'accommodera de quelque théorie nouvelle qui corrigera la théorie abandonnée, ne fût-ce qu'en la retournant. Le mot magnifique et brutal de Mirabeau père sur son fils est applicable'à la France : Elle avale toutes les formules 1
Aussi donne-t-elLc toujours le signal des changements, et rien n'est plus facile que d'être prophète en France ; on n'a qu'à prendre pour modèle de la formule qui va régner le contre-pied de la formule régnante. De là parmi nous, comme chez les Athéniens, le pouvoir des sophistes ; habiles et prompts à « se redire, se dédire et se contredire; » personne ne se rappelle leur formule d'avant-hier et ne les inquiète sur celle du lendemain. Ils vont toujours et sont parfaitement identiques à eux-mêmes, c'est-à-dire au néant.
En attendant, la France fait son œuvre. Elle détruit un beau jour la succession carlovingienne, et sépare ainsi pour huit siècles le monde germanique du monde romain. Une autre fois elle annule le pouvoir des nobles qui convoitent le trône, et elle balaye ainsi la féodalité. Sous François Ier elle tend la main aux Osmanlis et ef-
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face d'un trait l'esprit des croisades. Enfin elle renverse le trône de Louis XVI, rédige les droits de l'homme et ébranle ainsi les vieilles monarchies absolues. Tout cela ne lui arrive qu'au moment précis où les faits ont mûri les théories et où l'Europe est préparée. La France se charge alors de la rédaction hâtive des formules et se précipite dans l'action. Elle est ou plus systématique, ou plus courageuse, ou plus étourdie, ou plus imprudente, ou plus généreuse; — toutes ces choses à la fois peut-être.
Enfin, dès qu'elle a bougé rien ne peut rester en place; les nations de l'Europe entrent en foule par la brèche ouverte.
Façon de procéder brave, éclatante, héroïque, — qui profite aux autres et qui n'est pas sans dangers. Ce métier de héraut, de rédacteur et de proclamateur s'occupe trop des formules et s'amuse un peu trop aux apparences; d'autres cependant, moins occupés de l'ombre, s'emparent de la proie et réalisent sans bruit les grands changements.
L'Angleterre, le type même du génie teutonique resserré dans les limites d'une île et activé par les alliances et les événements, ne procède pas ainsi; elle conserve les anciennes enveloppes, ne brise point les cadres, et s'acharnant à rester fidèle aux formules antiques, élabore pour elle-même, sans mot dire, les plus complètes révolutions.
En 1750, à l'époque où nous raffolions de philosophie, elle s'était rendue maîtresse de toutes les garantics politiques, sans rien changer aux formules reçues. Les théories écrites de liberté et de tolérance, elle les laissait dans les livres de Locke, où nos « droits de l'Itoijtiîîe » sont contenus tout entiers. De 1688 à 1853
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elle n'a pas cessé de cacher un mouvement continu sous une apparence immobile. Entre l'Angleterre de 1688 et celle de 1780, entre celle de 1780 et notre époque, il y a vingt révolutions muettes et considérables. Conducteurs intéressés de la machine politique, les chefs de parti la font passer sans secousse d'un « rail » à l'autre, des Stuarts aux Nassau, de la loi du test à la liberté des dissidents, de la guerre coloniale à l'indépendance des colonies, de l'esclavage des catholiques à leur émancipation. Tâche délicate, difficile, redoutable, où les forces et la vie de tant d'hommes supérieurs se sont usées, comptant sur la gratitude du pays.
Nous sommes en France plus généreux, plus ouverts, moins repliés sur nous-mêmes et sur nos intérêts.
§ II. — La France donne la nouvelle formule. — Rôle
de Charles-Quint.
Nous avions marché à la tête des croisades; mais le commerce et la richesse, du XIIIe au xve siècle, avaient assuré aux Italiens la haute main de la civilisation; par leur fractionnement en communautés distinctes, par leurs relations diplomatiques et leurs rapports commerciaux avec l'Orient ils avaient préparé la nouvelle situation de l'Europe, situation à laquelle la France devait donner sa formule générale, son éclat violent et sa réalité ostensible.
S'allier à la Turquie ! tendre la main aux ennemis de la foi ! constater ainsi des nationalités propres et les opposer à la communauté chrétienne ! donner non-seulement l'exemple, mais la raison et la théorie de cette audace ! Cela était réservé à notre France.
Les Vénitiens avaient déjà envoyé leur bayle à Cons-
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tantinople et les Pisans leurs consuls au Levant; mais on n'en savait rien. A peine la France eut-elle, comme le dit le peuple, attaché le grelot, les ambassades réciproques et avouées se multiplièrent; il y eut affinité d'intérêts entre la Sublime-Porte et la chrétienté; l'Islam pénétra dans le mouvement européen, où la France osait l'introduire.
L'Angleterre et l'Espagne suivirent son exemple. Les nationalités se dessinèrent. Les littératures naquirent. La littérature du moyen âge avait été chrétienne et COlllmune à toute l'Europe; la sève d'un patriotisme local vint animer chacun de ces rameaux divergents.
Une variété poussée jusqu'au schisme, variété souvent tumultueuse, sanglante, effrénée, signala révolu - tion nouvelle.
Hien de cela n'échappait aux maîtres de la politique européenne, à Louis XI d'abord, ensuite à Charles-Quint. Commines, avec la sagacité du génie, l'avait prévu.
La tâche de Charles-Quint était rude. Représentant du moyen âge, de la monarchie et de l'unité; prétendant se mettre en travers du mouvement; espérant maintenir compacte la masse de la chrétienté, il portait tout le poids du monde; — le poids du monde l'écrasa.
Je Ill' m'étonne pas que Charles-Quint dans sa retraite ait éprouvé ce marasme cruel, ce dégoût de la vie qui réclamaient un Shakespeare, et dont, à dMall ¡ d'homme de génie, le médecin flamand Van Malen a laissé un tableau instructif (Jollrnal de la maladie de Charles-Quint, etc.).
Lutter contre le fait, nul n'y parvient.
Homme politique de première volée; très-dissimulé, très-actif, parfaitement pratique, capable de tout, ne touchant pas aux réalités qu'il ne les eût épuisées et
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poussées à leur dernier terme, il osait tout, il savait tout. Trésors, arsenaux, troupes, populations étaient à lui; devant lui l'Amérique, l'Espagne, l'Allemagne courbaient le front. Il réclamait une partie de l'Italie et de la France, et fut sur le point de les absorber. Sa puissance dépassait la puissance romaine de toute la grandeur des deux Amériques; voilà pour la force matérielle. Représentant de l'Espagne militante, c'est-à-dire de l'idée catholique dans son ascendant, il menait au combat la catholicité domptée; voilà pour la force spirituelle.
Le corps immense de la chrétienté était devenu difficile à conduire.
Ce corps avait grandi. Ce n'était plus la communauté du moyen âge, féodalité ignorante qui brûlait Jeanne d'Arc, non comme Française, mais comme sorcière, c'est-à-dire comme ennemie de la chrétienté. Ce n'était plus cette chevalerie aristocratique et catholique, tour à tour indifférente suzeraine, ou obéissante vassale des Espagnols ou des Anglais. Il n'y avait plus seulement des catholiques; mais des Français, des Italiens, des Allemands. Le principe de la libre variété éclatait.
L'Europe, faisceau brisé, devenait impossible à rallier; l'expansion, impossible à comprimer. Luther soulevait dans l'Eglise le drapeau de cette variété libre que les peuples du Nord suivaient joyeusement.
Charles-Quint, impassible, continua son œuvre.
Sa trame laborieuse, où les éléments du spirituel et du temporel s'entrelaçaient et se confondaient, devait se rompre sous sa main. Dès qu'une maille du réseau était rattachée une autre faisait défaut. Ruse, crime, violence, fraude, esprit, science, courage, persévérance, corruption n'y pouvaient rien. Le monde
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suivait son cours. De là le découragement de Charles- Quint, mal compris par l'élégant Hobcrtson.
On a découvert et compulsé les précieuses collections belges réunies par M. Gachard, — « la correspondance de Charles-Quint » , éditée en Allemagne par Lanz, — celle de François Ier pendant sa « captivité à Madrid », publiée par M. Champollion, — enfin les volumes récents de M. Ranke « sur les Valois et le xvic siècle », — et surtout les excellents et lumineux documents auxquels M. Charrière a consacré plusieurs années d'une vie modeste et studieuse.
La lutte de François Ier et de Charles-Quint; nos premiers rapports avec la Sublime-Porte; le mouvement du monde politique entre 1520 et 1650 se sont éclairés.
§ III. — Rôle de Louise d'Angoulème. — Elle sollicite l'alliance et le secours de la Turquie.
Ce fut Louise d'Angoulême, mère de François!", qui, voyant son fils captif de Charles-Quint, rompit une tradition de six siècles.
Elle osa réclamer en faveur du grand et noble étourdi le secours des infidèles.
La catholicité étonnée se souleva contre celle femme hardie.
Qu'on la détestât, cela devait être. Elle avait de l'orgueil, de l'audace, de la finesse et le sens politique au plus haut degré. Grand caractère, âme vigoureuse, esprit sain, excellente Française, elle a sauvé la France.
Nous touchions à la ruine. On nous attaquait de mille côtés; l'élasticité victorieuse que Dieu nous a départie nous venait seule en aide. On entendait à Paris les cris des « Landsknechten, » qui, révoltés faute de paye, YC-
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naient piller les villages voisins. Le roi prisonnier, l'armée battue, le Trésor à bout de ressources, le peuple mécontent, Louise d'Angoulême abhorrée, le clergé divisé, la Réforme naissante, le pouvoir méconnu et haï, Charles-Quint maître du monde chrétien ; telle est la situation.
Les communes remuent, les grands vassaux reprennent des espérances de domination individuelle. On distribue dans les églises des imprimés contre « madame l'Ambition » (la régente), et le Parlement essaie d'attirer à lui l'autorité. Louise d'Angoulême ne fléchit pas. Elle conforte son fils plus faible qu'elle, provoque l'alliance du Sultan, obtient son secours, le lance sur Vienne, ramène Venise, contient Henri VIII, écarte les prétentions des parlementaires. séduit ceux qu'elle ne peut dompter, et maintient l'intégrité du sol français.
II y a un mot d'elle, adressée au Sénat de Venise, mut où éclate avec une admirable énergie le sentiment français, le sentiment national, cette séve d'amour pour la patrie qui conserve les peuples. On proposait à François Ier de troquer sa liberté contre la Bourgogne, qu'il aurait cédée à Charles-Quint avec hommage féodal : « Que mon fils reste en prison, fit-elle dire aux Vénitiens; cela vaut mieux que la ruine de la France. Je préfère l'indépendance de la France à la liberté de mon fils et au joug de l'empereur (Meglio era il fiol (figlio, en dialecte vénitien) incarzerato e la Franza Libera, che aver la ruina del re alle spalle e la Franza suggetta al' irnperador, il che seguiria quando la Franza fusse per- duta (Marino Sanuto). »
Admirables paroles; les actes y répondaient.
Avec quelle lenteur la lumière se fait dans l'histoire!
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Brantôme présente Louise d'Angoulème comme une femme impérieuse, personnelle el tyrannique. Ce courtisan exilé et ennuyé qui pour tuer le temps rédigeait dans sa tourelle les gaillardises de ses jeunes années. les caquets dont la vérité ou le mensonge l'inquiétaient peu, et « les vertueuses » impuretés de l'Italie, a eu le privilège de se faire lire. Ecoutons moins les écouteurs aux portes, Bralllùllle, Pcpys, Tallemant des Héaux, Suétone. Femmes de chambre de l'histoire, curieux, médisants et indiscrets, ils accueillent tous les bruits, surtout les calomnies.
S IV. — Comment se sont ouvertes les relations de la France et de la Porte-Ottomane.
Charles-Quint, maître et directeur de la communauté catholique, avait trouvé dans l'aventureux François ],.r une résistance et un adversaire.
François Ier devint son prisonnier. Louise d'Angoulême voulut sauver son fils ou le venger. L'audace du cœur maternel eut recours au Grand-Seigneur de l'Islam. Un premier aventurier italien servit d'instrument et d'émissaire ; un second Italien aposlé par Charles-Quint et Ferdinand d'Autriche vendit son compatriote; le pacha de Bosnie, alléché par les dépouilles à conquérir, consentit à l'assassinat et l'exécuta.
Telle est l'origine de nos relations avec la Porte. Une femme chrétienne, princesse et française, catholique et mère de roi, s'adresse au Grand-Seigneur de Turquie comme une héroïne de roman à un paladin.
Curieuse et romanesque histoire.
C'était en 1525.
Ayant appris la défaite de son fils, victime de son
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impétueuse étourderie, Louise d'AngouIemc chargea le comte Christophe Frangipani de se rendre à Constanti- nople pour solliciter l'aide du padischah et l'appeler au secours du roi très-chrétien. Le comte partit avec douze cavaliers d'escorte, une ceinture d'or contenant dix mille ducats, deux chevaux de prix et un rubis magnifique; présents offerts par Louise d'Angoulême et accompagnés d'une lettre d'elle. Cet envoyé fut assassiné en route.
Par quelles mains?
Pour quels motifs? Je l'ai dit.
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§ V. — Charles-Quint et François 1er.
L'obscurité de cette histoire ne s'est dissipée que dans ces derniers temps, lorsque les rapports secrets des ambassadeurs, les vieilles chroniques italiennes et les historiens orientaux ont été consultés.
D'après eux Ferdinand d'Autriche et Charles-Quint lurent les conseillers et les moteurs de l'assassinat commis sur Frangipani. Voici comme Jean de Zara s'exprime : « Dans ce temps-là le roi de France fut fait prisonnier, et sa mère écrivit au sultan des Turcs : Mon fils le roi de France est vaincu, Charles, roi d'Espagne, le retient captif. J'espérais que ce dernier serait généreux et lui rendrait la liberté; il n'en a rien fait; il en a usé injustement avec mon fils. Aussi avons-nous recours à toi, magnanime Sultan, pour que tu montres la grandeur de ton âme et que tu me rendes mon fils. Alors le Sultan, ému et courroucé, pensa aux moyens de porter de toutes manières la guerre chez Charles lui- même. » — « Post hœc tempora accidit quod rex
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Francise captus fuit. Tune mater régis ad ipsius C¡c- saris Turcorum majestatem seripsit hoc modo : « Filins « meus, rcx Francirl', captus est a Carolo rege Hispania', « speravique ipse liberalilcr ipsum dimitteret, quod « non fecit, sed injuste cum eo cgit. Confugimus ad te, « magnum Cresarem, ul tu liberalitatem tuam ostendas, « et filium meum redimas.— Tune magnus Ca'sar, com- « motus et iratus, Carolo Ca'sari cogitavit omni modo « ipsi inferre bellum. »
Salakzadé, historien turc, dans une narration encore plus étrange, et qui, selon la mode orientale, cache la vérité sous l'emphase, montre le roi de France aux genoux de Soliman II. « — Le roy de France, dit-il, ayant été battu (par Ferdinand) avec l'aide du roy d'Espagne (Charles Y), et ayant perdu quelques forteresses, il se mit à fuir, et fut enfermé (par Charles) dans un de ses châteaux forts. Pour se venger de son ennemi, il (François) ne trouva point d'autre remède que d'avoir recours au padischah de l'islamisme. Il envoya à la « Porte fortunée» un ambassadeur; et le contenu de sa très-humble lettre portait : Si le roi de Hongrie essuyait quelque échec de la part du grand Empereur, nous nous opposerions au roi d'Espagne, et nous prendrions notre revanche; nous prions et souhaitons que le grand Empereur du monde nous fasse la grâce de repousser cet orgueilleux, et nous serons dorénavant le serviteur obligé du grand Empereur maître du siècle ! Le grand padischah, ému de miséricorde, résolut de faire la guerre à ce roi rempli de mauvaises dispositions. »
Huit années plus tard en effet, Soliman II avait envahi l'Allemagne, pris Belgrade, mis le siége devant Vienne et terrifié la chrétienté. Deux envoyés de Ferdi-
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nand d'Autriche, ce même Jean de Zara et Cornélius Schepper, furent chargés par leur maître de négocier auprès de la Porte. Comme ils causaient avec le grand- vizir, celui-ci, dont l'habileté menait les affaires de la monarchie ottomane, fit briller un gros rubis qu'il portait au doigt, et leur dit : « Voici l'escarboucle même que portait votre roi François Ier quand il fut fait prisonnier. Je l'ai acheté. » Etiam, inquit, iste rubinus (et ostendit quemdam rubinum magnum) fuit in dextra regis Francorum, cum certando fuit captus, et ego illum emi.
Tels sont les termes dont se sert Ibrahim-Pacha dans sa conversation avec les deux ambassadeurs, conversation reproduite par eux en latin, et que M. de Hammer a extraite des archives de Vienne.
Cette pierre précieuse, montée en bague, transmise à sa mère par le roi captif, destinée par elle au sultan qu'elle implorait, comment se trouvait-elle au doigt du grand-vizir? Après l'attentat commis sur la personne de Frangipani, cette bague avait été envoyée à la SublimePorte avec les papiers du comte, pour acheter l'impunité de l'assassin.
Si l'on dégage la vérité de ces fictions orientales, on voit FrauçoisIer, prisonnier, adresser à sa mère un rubis, signe convenu; Louise d'Angoulême écrire au sultan et charger Frangipani de sa lettre; Charles-Quint et Ferdinand d'Autriche, avertis, redouter la guerre que le sultan pourra leur déclarer, et charger le pacha de Bosnie d'assassiner Frangipani; — enfin l'assassin, qui craint le châtiment du sultan, se sauvegarder par l'envoi du rubis, des papiers et des présents. Un second ambassadeur, parent de Frangipani, est enfin expédié par François Ier auprès de la Porte pour réclamer justice.
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La réponse du sultan à François [" existe à la bibliothèque impériale, dans les manuscrits de Iî> thune. La voici :
« Lui (Dieu) est l'élevé, le riche, le généreux, le secou- rable.
« Moi qui suis, pur la grâce de celui dont la puissance est glorifiée et dont la parole est exaltée par les miracles sacres de Mohammed (que sur lui soient la bénédiction de Dieu et le salut!), Soleil du ciel et de la prophétie, Htode de la constellation de J'apostolat, Chef de la troupe des prophète-, (iuide de la cohorte des élus, par la coopération des âmes saintes de ses quatre amis Aboubekr, Omar, Osman et Ali (que la satisfaction de Dieu Très-Haut soit sur eux tous!), ainsi que de tous les favoris de Dieu; moi, dis-je, qui suis le sultan des sultans, le souverain des souverains, le distributeur de couronnes aux monarques de la surface du globe, l'ombre de, Dieu sur la terre, le sultan et le padisch;)h de la mer Blanche, de la mer :\uÏi'c, de la Hum0 ¡il') de l'Anatolie, de la Caramanie, du pays de Boum, de Zulcadrié, du Diarbekr, du Kurdistan, de l'AdzcrlJaÏllja:l, de la Perse, de Damas, d'Alep, du Caire, de la Mecque, de Médine, de Jérusalem, de- toute l'Arabie, de l'Yémen et de plusieurs autres contrées que mes nobles aïeux et nies illustres ancêtres (que Dieu illumine leurs tombeaux!) conquirent par la force de leurs armes, et que mon auguste majesté a également conquises avec mon glaive flamboyant et mon sabre victorieux; Sultan Suleimall-Khan, fils du sultan Selim-Khan, liis de Uayezid- Khan.
« Toi qui es François, l'oy du pays de France, vous U\ ez envoyé une lettre à ma Porte, asile des souverains, par voire fidèle agent Frankipan (Frangipmi) ; vous lui avez aussi recommandé quelques communications vaixilcs; vous avez fait savoir que l'ennemi s'est emparé de votre pays, et que vous êtes actuellement en prison, et vous avez demandé ici aide et secours pour votre délivrance. Tout ce que vous avez dit
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ayant été exposé au pied de mon trône, refuge du monde, ma science impériale l'a embrassé en détail, et j'en ai pris une connaissance complète.
« Il n'est pas "étonnant que des empereurs soient défaits et deviennent prisonniers. Prenez donc courage, et ne vous laissez pas abattre. Nos glorieux ancêtres et nos illustres aïeux (que Dieu illumine leurs tombeaux!) n'ont jamais cessé de faire la guerre pour repousser l'ennemi et conquérir des pays. Nous aussi nous avons marché sur leurs traces. Nous avons conquis en tous temps des provinces et des citadelles fortes et d'un difficile accès. Nuit et jour notre cheval est sellé et notre sabre est ceint.
« Que Dieu très-haut facilite le bien ! A quelque objet que s'attache sa volonté, qu'elle soit exécutée ! Du reste, en interrogeant votre susdit agent sur les affaires et les nouvelles, vous en serez informé. Sachez-le ainsi. — Ecrit au commencement de la lune de rebiul-akhir 932 (1526), à la résidence de la capitale de l'empire, Constantinople le bien gardé. »
On remit à ce Frangipani la dépêche du Sultan tracée en caractères d'or et enfermée dans un fourreau de soie cramoisie. Le pacha de Bosnie allégua ses raisons telles quelles et se disculpa du meurtre; enfin « dix mille aspres et un manteau de drap d'or » furent donnés à l'envoyé de François Ier."
Le bon accueil fait par les Turcs à cet ambassadeur chrétien parut étrange à Bragadino, qui crut devoir en faire part à la Seigneurie de Venise : « L'ambassa- dor di Franza è sta expedito; li hanno donato aspri Xm, e una veste d'oro, e fatto li il scritto con bolla d'oro, inconsueto, in uno sacho di carmesin, cosa inaudita à farsi. El sangiaco di Bossina che doveva venir di qui, per caussa dispendente del ditto ambasador, è zonto, e ha fatto bona scusa. »
Ainsi se développe cette trame. La correspondance
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de Charles-Quint avec Ferdinand d'Autriche et les res- crits des ambassadeurs vénitiens achèvent de l'éclair- cir. Rien de plus précieux pour l'histoire que les documents laissés par cette pépinière de politiques italiens, gens très-raffinés et singulièrement spirituels.
Personnages infatigables, on les retrouve en Ecosse, en Allemagne, en Angleterre, en France. Ils passent leur vie à ruser, épier, se dénoncer, se tuer, se contrecarrer les uns les autres, se miner et se contre-miner, enfin à jouer aux échecs avec les peuples et les rois. Tous les princes qui prétendaient aux bonnes manières ou au génie en soldaient bon nombre ; et Charles-Quint n'était pas homme à se priver de leur concours. Ce fut un de ces diplomates, chevaliers errants de la fraude, qui, s'étant insinué dans les bonnes grâces de Frangi- pani, lui déroba son secret et l'alla porter à Ferdinand d'Autriche. Celui-ci s'entendit avec le pacha de Bosnie, dont le comte devait traverser les terres; l'envoyé de Louise d'Angoulême tomba avec ses onze hommes dans une embuscade et y périt.
Ferdinand d'Autriche rend compte en ces termes à Charles-Quint de son triomphe, altérant quelques circonstances de cet exploit :
« Avait icelluy roy de France pratiqué avec le comte Christofle de Frangehambez (Frangipani) que, tant avec quelque nombre de ses gens, comme à l'aide des Turez de Bosna qu'est prez de Croacie, il denst entrer en mes pays de Carniolc et de Slyria, et me faire la guerre (tout cela est faux), dont est suivy que les- dietz Turcz ont entrez en mondit pays et faiz quelque petit dommaige, et eussent bien fait plus grand, n'eus t esté la provision que auparavant j'avoie faiete, laquelle chose vint à ma congnoissance par un gentilhomme yta-
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lien qui menoit la praticque avec ledit conte Christofle, lequel, par le capitaine de ma ville de Marran en Friole (Frioul) fut prins prisonnier et envoié vers moy en ceste yille d'Ysproug (lnspruck) où encoires le tiens en prison. » (Correspondenz des Kaisers Karl V, par Lanz.)
Frangipani n'était pas venu « faire le dégât » sur les domaines de Ferdinand; on ne s'était pas contenté de le mettre en prison; on l'avait tué.
Pierre Bragadino, que nous venons de citer, s'ex- prime ainsi dans un de ses rapports officiels : — « Le sandjiak de Bosnie a tué Frangipani et ses douze hommes, dont était le bâtard de Chypre. On lui a pris tons ses présents. Il avait à donner au Grand-Seigneur une escarboucle (rubis) de grande valeur, une ceinture dorée contenant dix mille ducats et une paire de che- . vaux de deux mille. » (Il qual dal sangiak di Bossina era sta morto, e tottoli il presente che portava, et amaz- zafo con 12 uomini di cui erra il bastardo di Cypro. Avea a donar al signore uno carbon (escarboucle ou rubis) di gran valuta, una cintura zorilada e due candelluri d'oro, etc.
§ VI. — Comment la diplomatie moderne est née des rapi orts nouveaux entre l'Orient de l'Europe et l'Occident.
A ces événements, jusqu'ici presque inconnus ou mal expliqués, se rapporte un grand fait, l'alliance de la Porte et de la France; un fait collatéral s'y rattache, la naissance de la diplomatie moderne.
Le moyen âge avait dit son dernier mot. Le christianisme et le mahométisme avaient grandi dans des directions contraires et parallèles ; souvent ils s'étaient heurtés.
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D'une part le corps ou la communauté des chrétiens d'Occident, ayant Home pour tête dirigeante, l'Espagne pour bras héroïque, la France pour centre nerveux, avait réussi à refouler l'Islam dans les domaines qu'il a conservés; — d'une autre, les mahométans, ne pouvant. plus envahir nos régions, mordre sur l'Italie ni recouvrer l'Espagne, s'étaient repliés sur tous les points qui touchent à l'Orient. Ils avaient fait de l'Asie leur tributaire, s'étaient emparés du Bosphore; enfin ils avaient expulsé à la pointe de leur épée l'empire grec. fantôme pâle, brillant encore, niais sans force. Là ils s'étaient arrêtés.
Ces guerriers de l'Islam qui avaient gouverné Nar- bonne, pénétré jusqu'à Poitiers et conservé longtemps des forteresses dans la Maurienne et les Hautes-Alpes, s'étaient donc repliés sur Cordoue et sur Byzance. Le poème gothique du vieil Isidore de Béjà 1 (éYèque de Badajoz), poème que l'on s'est habitué à prendre pour une chronique latine, comme on a pris « Badajoz » (.Pax-Julii, Bujulii, Bajadii, Badajoz) pour Déjà, — contient la description de la grande bataille qui força les Sarrazins ou mahométans à plier devant les chrétiens de Martel. On retrouve dans ses rimes sauvages le frappant symbole de celle barrière septentrionale que les guerriers de l'Islam semblent condamné- 'l ne jamais franchir : « Muraille de glace, dit Isidore, contre laquelle tous les efforts des Arabes vinrent se briser : »
Gentes sepkntriunalcs
In ictu oculi,
C t parietes Immobiles
1. Isidori Pacensis Chrnnicon.
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Permanentes,
Sicut et zona rigoris glacialiter
1J'1 anent adstricti.
Muraille impénétrable, rempart que Dieu leur oppose.
Cette barrière s'affermissait sous leurs coups redoublés, quand à leurs retours d'Asie, où les rappelaient à chaque instant les révoltes de leurs tributaires, ils essayaient de rompre l'organisation chrétienne et d'en détruire la cohésion croissante. Là ils rencontraient les glaives des Goths, l'audace des Francs; — enfin la tradition du vieux monde romain et de sa politique, dont la discipline et l'usage s'étaient conservés en Italie.
L'Italie municipale les déjouait.
Curieux phénomène que cette Italie renouvelée. Pénétration, sagacité,persévérance, circonspection, tout ce qui a le plus d'action sur les hommes et ce qui prépare le mieux le succès s'y était développé puissamment.
Plus de patrie; le patriotisme de localité absorbait tout. On n'hésitait pas à vendre à l'étranger son pays, pourvu que l'on parvînt à battre la faction contraire; on vivait en ennemis intimes; coteries, factions, trames, brigues-éternelles; on ne se réunissait que pour s'exclure, on tenait peu de compte de la vérité et de l'honneur; la manœuvre était reine; on se tendait la main pour se tuer, on observait le voisin pour le perdre. On appelait cela « liberté, » comme on appelait « principauté » le règne des monstres.
Ces éclatantes républiques italiennes portaient la marque de ruine qui est l'envie ; le signe de mort qui est la haine. Toute race en progrès a pour symbole l'activité ; la vie, c'est l'amour.
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De Mahomet Ier à Mahomet II les barbares Ottomans avaient suivi la période ascendante ou sympathique; les Italiens, de Charlemagne à Hildebrand, la période contraire, mais soutenue par un prodigieux déploiement de génie et d'intelligence. Chez eux le commerce prospérait : avidité, défiance, prévoyance, subtilité, patience ne sent pas des motifs pour faire mal le commerce. On le faisait même avec les musulmans, avec l'Orient, avec les Arabes. On ne craignait pas de se soumettre à des avanies que le reste de la chrétienté, plus farouche, n'aurait jamais supportées; on établissait à poste fixe des agents, dès lors nommés «consuls, » en souvenir de la vieille Rome (qui consulebant), agents qui avaient fort à faire et plus d'une injure à dévorer pour protéger les intérêts de leur nation. Bientôt ces surveillants, qui rendaient compte à leur gouvernement des changements survenus dans les relations commerciales, devinrent observateurs politiques; ils se multiplièrent : on en trouvait l'usage commode. Princes et républiques s'accordèrent cette politesse mutuelle; on entretint un observateur à gages chez le voisin et chez l'allié, qui vous rendaient le même honneur; notre Louis XI, se plaignant à un Vénitien de voir trop rarement les ambassadeurs de Venise, apprit avec étonnement que, faute d'en avoir d'ostensibles, on lui en avait envoyé de secrets.
Ainsi est née la diplomatie moderne. L'ambassadeur n'existait pas encore ; ce mot n'était pas né : on était « missionnaire, commissionnaire, envoyé, commis, député, orateur » (orator dans tous les documents latins) ; les modèles et les héros de cette nouvelle race sortaient de Venise et de Florence, de Venise surtout. Esprits lucides, vigoureux, clairvoyants,
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impitoyables. Les missions remplies par Machiavel l'attestent. Notre Comines relève de cette école. Tel est le milieu dans lequel Machiavel a grandi, dont il s'est inspiré, dont il n'a fait que résumer et concentrer les éléments.
Née du développement italien et des relations établies entre le Levant et les républiques municipales de la Péninsule, la diplomatie moderne a continué son œuvre. Entre le xiv* et le xvie siècle une foule d'aventuriers, d'émissaires, d'agents secrets ou avoués passent et disparaissent d'Orient en Occident, d'Occident en Orient, avec des costumes et des allures on ne peut plus bizarres; — Italiens d'abord, Espagnols ensuite, Français enfin. «L'ambassadeur» se montre le dernier. Ce mot n'est pas « espagnol, » comme le veut Ruccellaï, mais purement teutonique (ambacht) et sans doute d'origine gothique; il veut dire «affaire, chargé d'affaire, » (umb, amb et acht). Il se rapporte à la même racine samskrite que les mots ambitus et ambition; les Goths l'ont donné à l'Espagne du moyen âge, qui s'en est servie la première.
L'ambassadeur officiel avait été précédé par tous ces aventuriers diplomatiques, chargés d'affaires, agents commerciaux et autres, que vers 1500 les républiques ou les princes d'Italie envoyaient à la Sublime-Porte; quelques-uns de la race des picaros. Le Grand-Seigneur leur montrait peu de considération et leur faisait avaler mille couleuvres.
Bientôt la France et l'Espagne imitent l'Italie; la
France la première.
Enfin la France, plus hardie, s'allie au Grand-Seigneur.
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§ VII. — Brantôme. — Son autorité historique.
Il faut rectifier, on le voit, beaucoup de résultats ou de conjectures, qui, légèrement adoptées, ont passé des amusants chapitres de Brantôme dans les pages des historiens modernes.
Brantôme, ennemi de Louise d'Angoulême, et peu favorable à François Ior, a l'inconvénient d'être un mécontent. Le nouveau temps lui déplaît. Il ne peut souffrir les diplomates, gens « de robe longue;) et ambassadeurs; il n'aime que les gens de guerre. A peine tolère-t-il les poètes comme bouffons ou artistes dont on peut s'amuser et qu'il faut payer; il estime que l'on ne doit négocier qu'à coups d'épée, et que les discours des «orateurs, parleurs et maîtres avocats,» ne valent pas une estocade ou un démenti net, soutenus par des airs de capitau. Il dédaigne les philosophes, n'admire que les gentilshommes, regrette l'ancienne cour et s'oppose, enfin, comme Charles-Quint, au mouvement général.
On connaît sa moralité singulière, satisfaite de belles collerettes empesées et de boucles d'oreilles luisantes, son incertitude sur le bien et le mal, son ignorance quant aux affaires delà mer et de l'Orient, sa partialité pour les vieilles habitudes de servage féodal et sa coutume de dire du mal des maîtres en se courbant devant eux. Son métier n'est pas d'affirmer la vérité ou d'être honnête homme. Il ne s'en targue pas. C'est un conteur. Ses récits de courtisan ont d'ailleurs la saveur piquante du seizième siècle. Ce style qui reproduit naïvement les vices de l'homme, style à la surface duquel on voit se jouer les lueurs et les reflets du temps, — est excellent dans son espèce.
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§ VIII. — Erreurs ou mensonges de Brantôme.
Mais laissons-le dire. N'ajoutons une foi implicite ni à cet antique babillard, ni au républicain Rœderer, ni à l'honnête libéral Sismondi, qui lui ont emprunté leurs opinions sur la légèreté, l'étourderie, l'injustice, la lâcheté de François Ier.
11 n'est pas vrai que François Ier ait conduit ses troupes en Italie pour aller visiter la signora Clarice.
Il n'est pas vrai que la régente et le conseil se soient opposés à cette expédition ou l'aient désapprouvée.
Il n'est pas vrai qu'il ait livré la bataille de Pavie contre l'avis de ses généraux.
Il n'est pas vrai qu'il ait déçu le Saint-Père par un traité faux, et payé Soliman II pour que ce dernier marchât sur Rome.
Il est encore moins vrai qu'il ait pris la fuite au milieu de la bataille (Simondi XVI, p. 273), et qu'on l'ait trouvé blotti dans un fossé.
M. Charrière donne 1 une lettre de François Ier à Soliman, datée de Bayonne; lettre qui contient la seule version vraie de ces circonstances.
Qu'on la lise. On y reconnaîtra le vrai François Ier. La noblesse un peu romanesque de la phrase le trahit; « La consolation de nos désastres, dit-il, c'est que nous « n'avons été ni lâche ni oisif, et que nous sommes « tombé dans la mêlée la plus épaisse, au milieu de nos « ennemis, qui ne nous.ont fait prisonnier qu'après que « notre cheval eut été percé de mille coups. »
Ce roi brillant a répété le même récit en mauvais vers,
1. Négociations de la France dans le Levant, etc.
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qui procèdent « un pour la rime, un pour le sens », et que l'on ne comprend guère qu'en supprimant celui « qui est pour la rime : »
Quand j'entendis que la nécessité
Etait
Je m'uwllçf/i, défendant mon pays !
Il continue. Après la mêlée, la bataille perdue :
Autour de moi, en regardant ne vis
Que peu de gens des miens
là je fus longuement combat (Li,
Et mon cheval mort, sous moi abattu !
Son premier cheval est tué. On lui en amène un second, qui, au lieu de s'abattre «sons lui», s'allai « sur lui » et le rend incapable de toute défense :
Je te promets (il s'adresse (t Mlle de Pisseleu, sa maîtresse) que j'eus bien la puissance
D'érertucl' /?M débite défense :
C'est un vers magnifique :
Mais quoi ! j'étais sous mon cheva!
Entre ennemis
Las ! que dirai? Cela ne veux nier.
Vaincu je fus, et rendu prisonnier !
Ainsi s'expriment ces caractères énergiques, turbulents et aventureux.
L'ennemi du roi de France, le hérault de Charles- Quint, Nicaise Ladam, ne raconte pas autrement les choses : « A l'éclat el à la richesse de son armure, des « soldats de l'empereur reconnurent une riche proie; « tous s'acharnèrent sur lui ; ils tuèrent son cheval et le « firent prisonnier. »
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§ IX. — Rôles antagonistes de Charles-Quint et de François Ier.
Non-seulement le généreux François Ier s'associait et s'identifiait au mouvement du monde, mais il en était comme enivré.
Magie de la Renaissance, beaux arts adorés, chute de la féodalité, naissance des monarchies, fractionnement des nationalités, mariage inauguré de l'Orient et de l'Occident, toutes ces influences l'enveloppaient et l'entraînaient dans une atmosphère lumineuse et romanesque qui lui crée dans l'histoire une place spéciale, mystique, le consacre et l'idéalise.
Je ne sais quoi d'excessif et de sensuel lui faisait perdre l'équilibre du côté même où penchaient les destinées humaines. Il ne savait pas se modérer, se contrôler, juger le flot qui l'emportait, le régler et le conduire. Ce flot était celui de l'avenir. L'amour de l'intelligence et des choses de l'esprit s'y mêlaient; l'intelligence protége qui la sert.
Charles-Quint, malgré ses ruses, forcé de traverser les gorges du Tyrol avant d'aller mourir dans sa cellule d'indigestion et d'ennui, put entrevoir à la lueur des torches nocturnes qui éclairaient sa fuite, les bornes de sa grandeur et la réalité de son impuissance.
François Ier mourut plus heureux malgré ses fautes.
Il avait compris la civilisation et l'avait servie.
François Ier était de son temps, ce qui est beaucoup.
Il pressentait l'avenir, ce qui est mieux.
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XIV
I.E DHAMK DANS I.'EXTRÊME ORIENT
1
Est-il vrai que l'Asie, vouée à l'immobilité, échappe il la loi de fécondation par le contraste et de vie renouvelée par le combat? J'en doute.
Elle a l'air de dormir; mais elle avance, fût-ce en palanquin. Aujourd'hui certains pachas de l'Asie-Mi- neurc, mariés à quelque Allemande, vivent en ménage, contre l'habitude polygame de l'Islam; certains parsis écrivent en anglais des traités de philologie ; plusieurs brahmanes font des drames ou publient des journaux, à l'européenne.
La loi des aïeux défend au Chinois de s'expatrier. Cependant comme il faut vivre, il oublie la loi et se précipite sur toutes les routes qui peuvent le conduire à du travail et à un peu de pain. Les Japonais, qui professent pour la nudité une vénération sans bornes et ne peuvent souffrir aucun déguisement, ont néanmoins leur théâtre, imité du théâtre chinois, et accommodé à leurs mœurs.
Ainsi la variété et la liberté, éléments contraires à l'esprit asiatique, se retrouvent dans le drame de ces
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nations. Le Japonais se délecte d'obscénités; le Chinois, de malices; les gens de Siam et de la Cochinchine s'en tiennent à la mythologie. La double influence de l'Hindoustan et de la Chine paraît avoir déteint sur cet empire birman, que je connais aussi par les seuls récits des voyageurs.
C'est une vieillesse et une enfance que l'état social de toutes ces races bizarres, peu connues, chancelantes, étranges de l'extrême Orient; elles possèdent des idiomes cultivés, des littératures, des poésies, même des drames. La littérature siamoise, au point de vue matériel, est plus confortable que la nôtre; les in-folios publiés à Bang-kok, Siam et autres lieux étant des paravents, se déplient et se replient de la façon la plus commode devant le mandarin qui les étudie les pieds repliés et croisés sous sa personne. Que lit-on sur ces paravents? Des traditions absurdes ou des préceptes de fraude politique et de mensonge dans la vie privée.
Et le drame ! le drame ! Il procède exactement comme le drame grec ou chrétien; les mêmes lois qui régissent dans l'histoire littéraire européenne le développement de cet art charmant et éternel, se représentent au bout du monde dans les régions les plus perdues et les moins visitées. La tradition religieuse enfante partout le drame.
Toutes ces races secondaires de l'Asie qui depuis si longtemps se sont essayées à la civilisation, et qui dans leur décrépitude n'ont pas encore rejeté leurs bourrelets et leurs langes, — Malais, Annamites, Ceylanais, Thibétains, Japonais, — ont donc leurs drames ou leurs ébauches de drames — mythologiques d'abord, puis lyriques, mêlés de danses, de cérémonies religieuses et de chants, — à demi-grecs, aux trois quarts
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grecs, au quart, au huitième grecs, tous étouffés dans leur épanouissement par le défaut de liberté et l'absence d'air. Je serais curieux, si les documents ne me faisaient défaut, de m'associer à toutes ces expériences. En histoire naturelle ce ne sont pas les espèces complètes et les types achevés qui offrent le plus d'intérêt et (J'instruction; les formes intermédiaires, les ébauches et les monstres nous signalent le passage du passé à l'avenir, d'un type à un autre type, et nous renseignent admirablement sur l'ensemble du développement organique.
§ II. — Drames birman, cochinchinois, siamois.
Je ne parlerai pas des représentations malaies que le sang inonde, où la beauté tragique se compose de tortures horribles infligées et soutrertes; ce sont des gladiateurs romains, plus féroces et plus raffinés. Les Cochinchinois et les Siamois possèdent surtout des opéras mythologiques.
Le Bamayana et d'autres histoires des temps fabuleux en fournissent les sujets.
Voici, d'après un voyageur anglais, l'analyse d'un drame birman :
« Un jeune mandarin, épris de la fille d'un roi, se présente au père de sa bien-aimée et lui demande sa main. Le roi 11e veut consentir à cette union que lorsque le prince se sera soumis aux épreuves qu'il lui désigllera, et en sera sorti victorieux. Le prince accepte sans hésiter. Il dompte des chevaux, des éléphants sauvages, bande un arc dont de simples mortels n'auraient pu faire usage, et tire une flèche avec une vigueur et une adresse merveilleuses; enfin, pour couronner tous ces exploits, il parvient à distinguer le petit doigt de
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Manan, sa fiancée, parmi les doigts d'es princesses, ses sœurs, qu'on lui présente au travers d'un écran. Le roi ne peut résister à cette preuve éclatante de discernement amoureux, et les amants sont unis... »
Le style de ces drames est éminemment métaphorique. Parlant des dangers qui menacent le prince, un ermite dit : « Chaque pas dans cette route fatale est un aïeul à l'égard de celui qu'on vient de franchir. » Le prince exprime sa reconnaissance envers un ermite dans les termes suivants : « Si les cheveux de Votre Révérence étaient longs de plus de trois coudées, ma vénération pour vous irait plus loin (ou serait plus longue) encore. »
Une seconde pièce birmane, traduite dans une autre publication périodique anglaise, offre une scène assez naïvement comique et même un sujet de drame qui n'est pas mal conçu. Il s'agit d'un mandarin d'âge mûr et d'esprit subtil qui met d'abord à la porte le roi dont il est le ministre, et choisit un homme du peuple, sans ressources et sans malice, à ce que l'on croit du moins, pour en faire son instrument et son roi. La chose en Orient est commune. Le nouveau roi joue son rôle d'idiot. Une fois assis sur le trône, il fait venir son créateur et lui dit :
« Vous qui savez toutes choses, répondez-moi; quand « une pagode est bien peinte, bien dorée, bien rayon- « nante, que fait-on du zen ? (Le zen est un échafaud de bambous qui s'élève très-haut, et sur lequel s'assoient les ouvriers qui peignent et dorent les édifices birmans, étincelants presque toujours de rouge, de bleu et d'or.) « — On enlève et on détruit le zen, l'échafaudage, « répond le vieux ministre. Cela nuit au coup d'œil et « gâte l'édifice.
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« — Eh bien ! vous êtes l'échafaudage ; j'ai eu besoin « de vous, maintenant vous mp, nuisez, je vous abats. »
Et on lui coupe la tête. Je vois d'ici les petits yeux obliques et bridés des demi-Chinois se plisser de joie sur les côtés, et les commissures de leurs lèvres plates sourire à cette malice sanglante. Hien de tel dans les œuvres du pur brahmanisme.
Les comédies birmanes que les Anglais ont traduites portent ce double caractère de chinoiserie et d'hin- doustanisme, d'observation malveillante et d'emphase.
En général, quelque tradition historique ou religieuse sert au poëte de texte populaire. Partout la tradition religieuse enfante le drame, qui commence par être mythique, puis devient légendaire et lyrique, et n'atteint que très-tard chez les races choisies la peinture des passions et la béante sévère de l'idéal.
Les Siamois aiment surtout la pantomime religieuse :
« On nous conduisit, dit un voyageur. dans un grand appartement dont le plancher était interrompu par trois larges marches. Il s'ouvrait sur une cour par devau), et était soutenu par de hauts piliers couverts de l'hUllilIIl poli; sur chacune de ces larges marches du plancher on avait mis une suite de sofas et de chaises. A notre droite, quand nous faisions face à la cour., nous voyions, reposant sur un dais, le phy a-si-pi-pat (ministre) entouré de toute la pompe et de tout l'apparat de sa charge. Le dais (roi) était placé près d'une petite porte qui s'ouvrait sur un appartement tapissé l'll soie cramoisie. Le rideau de soie de la porte et celui qui fermait une petite fenêtre à treillis dore, à côté, étaient tirés, et quoiqu'il n'y eÙt pas une lampe dans cet appartement, nous apercevions, par la réflexion de nombreuses lumières suspendues dans la salle où nous étions, des femmes et des enfants vêtus de soie et resplendissants de joyaux, qui cher-
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chaient à surprendre quelque chose du spectacle. Sur la marche au-dessous de celle où était son père reposait le fils du phy a-si-pi-pat. La cour était couverte d'une belle natte blanche, et, à l'exception d'un espace vide sur le devant, présentait une masse d'êtres humains à moitié nus, se tenant sur les mains et sur les genoux. De chaque côté, à de petites distances, s'élevaient des flammes légères qui à la première vue semblaient provenir de barils pleins d'huile; après un examen plus approfondi, il se trouva que c'étaient des bassins de métal placé; sur des cylindres de bambou. Il y avait à gauche une vingtaine de musiciens qui commencèrent à jouer quand nous entrâmes dans la cour. Leurs instruments consistaient en gongs, hautbois et pièces de bois d'un pied environ, qu'on frappait en accord avec les autres instruments, mais qui produisaient beaucoup plus de bruit que d'harmonie. Le ministre nous reçut cordialement, et quand nous eûmes pris nos places sur la marche supérieure, de niveau avec lui, des serviteurs, rampant sur les mains et sur les genoux, vinrent mettre à nos pieds des cigares et des flambeaux allumés.
« Alors on commença la représentation d'un drame-pantomime qui avait pour titre les Anges. Le sujet paraissait mystique et être allégorique, et se rapporter à certaines parties poétiques de l'histoire de la religion bouddhiste. Les acteurs étaient accompagnés dans leur jeu par la musique, par un récitatif crié par une voix perçante de femme; — le tout plus que suffisant pour fendre les oreilles les plus aguerries... Six d'entre eux représentaient des princesses ou déesses, et les six autres des guerriers mythologiques... Les actrices avaient'leurs ongles allongés et ramenés en arrière par des étuis de métal d'au moins trois pouces de long. Ces guerriers et ces déesses se mirent sur deux lignes vis-à-vis les uns des autres, comme dans une contredanse ; et se conformant aux mesures lentes de la musique, prirent diverses attitudes dont quelques-unes étaient pleines de grâce. Tantôt . ils se promenaient en cercle et tantôt ils changeaient de
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place. Les guerriers saisissaient la main des dames avec tous les égards dus à leurs longs ongles et manifestaient constamment par leurs gestes leur brûlant amour, que toutes les dames ne se pressaient pas d'agréer. Au bout d'une heure, ils s'assirent à la turque, des deux côtés de la scène, pour laisser le champ libre à un personnage dont t'entrée en scène fut héroïque et terrible; ce vaillant champion, d'après l'énergie de son geste, semblait provoquer quelqu'un au combat. Après qu'il eut exécuté sa pantomime., qui occupa un espace de temps raisonnable, les guerriers et les déesses reprirent leur menuet, lequel dura une heure. Après quoi ils laissèrent le théâtre Aide. Plie déesse entra alors suivie d'un guerrier en masque noir, dont elle fuyait la poursuite. Chaque fois qu'elle en était serrée de trop près, elle poussait un cri et évitait son étreinte avec beaucoup de désinvolture. Tous les deux disparurent ; le menuet des douze recommença. Au moment où ceux-ci venaient de reprendre leurs places, une femme de forme plus svelte que celle qui avait déjà paru et habillée d'une manière beaucoup plus mügnifique entra, portant à la main une boule étincelante : c'était l'Ange de la lumière.
« Le Masque noir (dieu des ténèbres et de l'hiver) se mit aussitôt à la poursuivre; mais le globe lumineux avait la vertu d'un talisman. Le Masque noir tremblait devant les jets de clarté qui s'en échappaient toutes les fois qu'il approchait. Après avoir vainement essayé de braver la vertu du talisman, une rencontre eut lieu entre lui et le premier des deux héros. L'un et l'autre étaient armés d'épées courtes; s'étant promenés d'un air fier, en se lançant maintes provocations pendant une demi-heure, et le récitatif devenant de plus en plus perçant, plus criard et plus discordant, ils en vinrent à la fin à croiser le fer, et le guerrier noir mit le pied sur la poitrine de son ennemi; celui-ci sut si bien se débattre, qu'il finit par se relever et renverser son adversaire. Ainsi le défenseur de la foi et de la lumière resta maître de la place; le représentant des ténèbres s'avoua vaincu,
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et le ballet symbolique se termina par une nouvelle contredanse à douze personnes. »
Ce sont bien là des allégories mythologiques, empruntées aux vieilles légendes des Brahmanes et de l'Hindoustan.
Ici les douze mois de l'année, la lutte du jour et des ténèbres, la victoire du soleil, sujet évident de la pantomime siamoise, rappellent les danses mythiques, exécutées encore aujourd'hui dans les régions extrêmes de l'Inde, sur les limites du Thibet, danses décrites par Soltikoff et plusieurs Anglaise Déjà l'art est éclos. On danse, on est sensible à l'harmonie; on comprend le rhythme, la beauté et l'ordre. On les reconnaît dans la nature et on les imite dans le drame. C'est tout.
Le même voyageur que nous venons de citer rend compte d'un drame cochinchinois, appartenant à une période un peu plus avancée et à un art un peu plus raffiné; cependant, comme on va le voir, ce chef- d'œuvre ne s'élève pas au-dessus du vaudeville ou de l'opéra-comique :
« Une troupe de comédiens représentait une pièce historique lorsque nous entrâmes. La plus amusante et la moins bruyante partie de cette représentation théâtrale fut une espèce d'intermède exécuté par trois jeunes femmes qui semblaient trois des principales actrices, et qui parurent dans l'habillement et le rôle de quelques anciennes reines. Un eunuque, en habit tout à fait singulier, jouait ses vieux tours, comme Scaramouche ou le bouffon dans une arlequi- nade. Le dialogue en cette partie différait entièrement du récitatif monotone et plaintif des Chinois ; il était vif et comique, souvent coupé par des airs gais, qu'un chorus géné-
1. Voir plus haut, Les Cipayes, etc.
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ral terminait ordinairement. Ces airs, tout rustiques et grossiers qu'ils soient, paraissent cependant être des compositions régulières et sont chantés en mesures exactes; l'un d'eux en particulier attira notre attention; le mouvement lent et mélancolique de cet air respirait la douleur plaintive, si particulière aux airs écossais, avec lesquels ils avaient la plus grande ressemblance. Enfin c'était un véritable opéra, et même du genre le plus nouveau, puisque tous les styles y étaient mêlés, et que la danse, le chant, les chœurs, les décorations, les souvenirs historiques, l'appareil de la scène, jusqu'aux refrains lyriques, tout rappelait la vieille Europe. »
§ III. — Drame japonais.
Au Japon, le caractère laïque, ingénu et sensuel du peuple se dessine vigoureusement. Son théâtre se détache de tous ceux de l'Hindo-Ghinc. Voici le sommaire de l'une des œuvres dramatiques les plus en vogue dans ce pays singulier.
Il s'agit d'un jeune mandarin auquel une fée amoureuse fait subir diverses épreuves :
« Quand elle le juge suffisamment éprouvé, elle cède; elle se jette avec lui sur le lit, d'où il s'échappe encore une fois. Elle a recours de nouveau à divers enchantements. Enfin l'adultère se commet sur la scène, en face du public attentif, sans que les rideaux du lit soient baissés. Quelques jours auparavant, on avait représenté une pièce dans laquelle on voyait une femme accoucher sur la scène. Certains passages ont vivement ému l'auditoire, dont l'intérêt a été excité au plus haut degré par deux scènes entre un vampire et un lettré, et par l'apparition d'un lépreux. L'émotion publique se manifestait par de violentes agitations : c'était comme une longue houle qui faisait onduler toutes ces têtes. L'im-
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pulsion, partie du fond de la salle, venait se briser contre la scène, à laquelle les spectateurs du premier rang étaient forcés de s'appuyer; mais jamais ils n'ont donné de signes éclatants de blâme ou d'approbation ; le silence était parfait dans cette foule compacte et presque innombrable. La troupe que nous avons vue ne se composait que d'hommes : les rôles de femmes étaient remplis par de jeunes garçons, dont la voix aiguë, la tournure et l'accoutrement ne laissaient pas deviner le sexe. »
Ce théâtre japonais, fantastique et satirique, s'est éloigné par degrés de son berceau religieux. Le plaisir dramatique a fini par se confondre avec les jouissances purement sensuelles :
« Les premières places au grand théâtre d'Ohosaka se payent (dit un voyageur) cinq piastres et plus (de trente à quarante francs.) La salle est vaste, et contient, indépendamment du parterre, trois rangs de loges élégamment ornées. Les décorations, les costumes, la mise en scène sont du meilleur goût.
Chaque spectateur est assis sur une natte qu'il a louée et sur laquelle on lui sert les rafraîchissements qu'il est d'usage de se procurer au théâtre même. Ces rafraîchissements sont probablement, au Japon comme en Chine, fournis par le directeur, qui en retire un profit considérable.
Les dames japonaises, chez lesquelles l'instinct de la coquetterie semble être pour le moins aussi développé que chez les nôtres, saisissent avec empressement l'occasion qui leur est offerte de déployer le luxe de leur toilette. Elles se font accompagner au théâtre par leurs femmes de chambre, munies de tout un attirail de riches vêtements, et se plaisent à changer plusieurs fois de robe dans le cours de la soirée.
Dans l'opinion des Japonais, un homme qui, par intérêt et
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pour l'amusement des autres, consent il renoncer à son propre caractère et à paraître changer de conduite et de langage aussi souvent qu'il change d'habit, n'a pas le sentiment de sa dignité personnelle et sacrifie volontairement son honneur à son profit. »
Le Japon constitue donc une exception dans l'histoire de l'art dramatique oriental. Peut-être la séparation absolue du temporel et du spirituel, principe qui sert de base aux institutions de ce peuple, est-elle cause de cette singularité. Ce que les voyageurs nous ont laissé entrevoir de son théâtre est brutal et populaire, assez analogue au théâtre anglais primitif, surtout au drame de "ïcherley, sous Charles IL
Chez nulle de ces races le caractère de l'individu n'apparait dramatisé; l'intérêt humain, les passions de l'âme sont à peine effleurées. Le sens moral ne se montre pas.
Très-inférieures aux créations de la Grèce primitive, les ébauches dramatiques de ces zones diverses de la Haute Asie constituent dans leur ensemble comme une succession de degrés intermédiaires qui conduisent lentement le philosophe jusqu'aux parties supérieures du temple, dont le sommet rayonne de la beauté grecque.
Les variétés comparées de tous ces demi-drames orientaux, même informes, seraient l'objet d'un curieux livre. Je le recommande à un orientaliste ou à un voyageur.
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XV
DES RAPPORTS DU DRAME GREC ET DU DRAME HINDOU
Je croirais volontiers que la Grèce a beaucoup donné au drame hindoustaniquc, non pas au plus antique (aujourd'hui effacé), mais à celui que nous connaissons sous sa forme nouvelle, après les altérations successives des poëtes modernes et des prêtres bouddhistes. Un savant indianiste, M. \\'ebcr, va plus loin encore, et, selon nous, trop loin. Il estime que les Grées ont éveillé chez les Hindous la Musc dramatique. M. Du Mérill professe une opinion diamétralement contraire. C'est une des intéressantes questions que soulevé son excellent livre, plein de faits comme d'idées.
Le théâtre des Grecs a-t-il été connu des Hindous et en ont-ils profité?
L'auteur résout ce problème négativement. Il dit qu'entre l'un et l'autre on ne peut découvrir aucune analogie témoignant de leur parenté.
L'un est idyllique, affirme-t-il, l'autre passionné,
Les Grecs donnent à leurs héros une personnalité distincte et assignent au caractère humain une pari
1. Histoire de la Comérhe.
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magnifique, héroïque souvent, agrandie par la lutte contre la destinée et éclairée d'une douce lumière. C'est sur un piédestal de marbre que rayonne l'humanité divinisée par les Grecs. Autour de la statue un chœur sublime chante l'éternelle plainte de nos douleurs, ou redit l'écho populaire des passagères allégresses et des étonnements de chaque jour. Au contraire, le drame hindou, celui que Lassen, Wilson, MM. Fauche, Lan- glois, Foucaux ont fait connaître à l'Europe, se compose d'éléments fluides, nageant au hasard, livrés au souffle des événements ou des passions. Point de concentration, rien de solide. Résigné ou révolté, l'homme y est sans valeur propre. De vieilles légendes mythologiques en sont le canevas, et les rudiments grossiers de ces légendes se retrouvent sur tous les points de la péninsule dans les divertissements du peuple et dans les cérémonies traditionnelles. On ne peut donc comparer aux chefs-d'œuvre de Sophocle ces ébauches lyriques dont le tissu est lâche et la philosophie énervante. On y retrouve la haine des Hindous pour le progrès, la résistance, la lutte et la liberté.
Contre l'opinion de M. Du Méril et malgré les raisons qu'il apporte, je suis tenté de croire que l'influence contestée par lui a été réelle et vive; que des rapports ont dû exister entre le drame hindou et le drame grec, et que même on peut en saisir les traces lointaines. Quant à prétendre que mon opinion est seule soute- nable; que seul j'ai du bon sens; que mes preuves sont judiciaires et mes corollaires algébriques, oh! non, certes. Cette opinion que j'émets est très-consciencieuse, conforme à la raison, appuyée sur des faits ; probable, voilà tout.
L'histoire de la Baktriane gréco-hindoue, c'est-à-dire
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du royaume asiatique né des conquêtes d'Alexandre le Grand, n'a pas été suffisamment creusée par l'érudition et la critique modernes. Ce n'était pas peu de chose que ce domaine, qui comprenait ce que les brahmanes appelaient la Terre des meilleurs, la région ((l'islo-cra- tique (aryana-îra/Ya), — YAriana de Strabon (IX, 2), l'Aria, la Karmanie, la Gédrosie, la Drangiane, l'Ara- chosie, la Paropamise, la Parthie, l'ouest de l'Iran, et, de plus encore, tout le territoire qui va jusqu'à Cho- kand, Samarkand et le Pendjab. Les Grecs ont gouverné ces vastes régions pendant trois siècles. Au commencement de notre ère, ils s'y trouvaient maîtres encore; les feux du génie, de l'esprit et des arts, allumés par eux à l'époque d'Aristote, n'étaient pas éteints au quatrième et au cinquième siècle. De cette belle source grecque me semble découler ce qu'il y a de plus caractéristique et de plus neuf dans le drame actuel des Hindous.
Je demande pourquoi Plutanluc aurait hasardé cette anecdote si marquée, d'un sens si curieusement expressif, et rédigée en termes si vifs : Les enfants, dit-il, de la Gédrosie, de la Stisiane et de la Perse (pa'ides) chantèrent (êdon) les tragédies d'Euripide et de Sophocle '? Or ces enfants sont précisément les habitants des domaines conquis par Alexandre sur Darius; enfants qui après lui furent gouvernés longtemps par les Antio- chus et les Eukratides. Pourquoi Plutarque a-t-il dit cela? C'est encore lui qui, vantant les goûts littéraires d'Alexandre, raconte qu'après son départ pour l'Inde « n'ayant emporté avec lui qu'Homère (qu'il avait tou- « jours sous son chevet) et se trouvant privé (ouk euporôn)
1. Morulia} p. 203, t. ler; Didot.
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« d'autres livres grecs, le conquérant se fit envoyer — « souvent et en grande quantité — des monceaux (such- « nas) de tragédies, avec des dithyrambes, etc., que « Harpalus lui adressa en effet dans les pays d'en haut « (toïs and topo*is) » 1. Ces gens du pays d'en haut, les Aryens, étaient-ils si illettrés et si absurdes, incapables de comprendre la Grèce? Pas du tout. Ils lisaient de grands poëmes épiques samskrits, et des fables romanesques, et des hymnes métaphysiques, enfin toute une littérature élégante, admirable à beaucoup d'égards et luxuriante comme leur figuier des Banyans. La question ici est de savoir si une fois en possession de ces suchnai tragddiai, de ces paquets, de cette multitude de manuscrits, qui embrassaient sans doute Eschyle, Euripide, les comédies, les tragédies, les dithyrambes et les petites pièces satiriques, alors si nombreuses en Grèce, ils ont su les lire, les goûter, les imiter, se les approprier, se les assimiler. M. Du Méril dit non; M. Weber dit oui. Il y avait trop de disparité, dit le premier, entre les Grecs et les Hindous pour qu'ils se rejoignissent. Les Hindous, suivant le second, étaient trop peu avancés pour que le drame grec ne les frappât point singulièrement ; et ils s'en emparèrent.
Je n'entre pas, je l'avoue, dans le sens de l'érudit allemand, M. Weber, qui d'un seul coup du sceptre grec fait jaillir le fleuve dramatique de l'Inde; l'histoire et la vraisemblance répugnent à son interprétation. On croit reconnaître et pouvoir distinguer de vieilles pièces samskrites, un vieux théâtre hindou antérieurs à la conquête d'Alexandre, et dont il est même question dans les prologues des pièces nouvelles. Je ne m'accommode
1. Vie d'Alexandre, § 8.
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pas davantage à l'interprétation de M. Du Méril; et bien entendu je préfère la mienne.
Quoi ! toujours interpréter, gloser, commencer ? Donnez-nous la vérité, va-t-on me dire, la vérité nue, mathématique, algébrique et absolue ! Dépêchez-vous ! Ah! vraiment, répondrai-je à mon interrupteur! vous seriez bien aimable de me la montrer! ou de m'indi- quer où elle se musse ! Je serais ravi de la trouver, cette vérité physique et incontestable ! Moi, qui ai tant de peine il savoir le vrai, le dedans et le dessous des choses mêmes que je palpe et que je vois; ce que signifient telle révolution et telle guerre; ce que veulent El- bas et le Nord et le Sud américain, qui jouent sous nos yeux leur effroyable charade dans le sang! Ah! que je serais bien aise de le rencontrer enfin, ce point mathématique de la \érité! Et que je serais fier de triompher en littérature et d'être plus exact que Faraday et Licbig, que M. Coste et M. Pouehet, que les plus grands, les plus délicats investigateurs scientifiques ne parviennent à l'être ! Comme ils discutent toujours, c'est apparemment qu'ils n'ont point louché la vérité absolue, évidente. On ne commente pas l'évidence. L'II plus b ne se discute pas. Les trois côtés d'un triangle équilatéral sont incontestables. 11 n'y a pas à interpréter deux et deux font quatre. Cela va de soi. Mais sortez des pures mathématiques; aussitôt accourent en foule les nuages, les possibilités, les conjectures, les probabilités, les incertitudes; même en zoologie, même en embryologie. Que voulez-vous? c'est la condition de notre être. 11 faut s'y résigner. Une vaste interprétation, voila toute la littérature et toute la philosophie. N'y cherchez ni Euclide, ni Barème, ni la Table de Pythagore, ni le Musée des Antiques.
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J'oppose donc mon interprétation à celles de M. Weber et de M. Du Méril; et me voici de la dernière impertinence. Je ne pense pas, comme M. Weber, que l'hellénisme ait éveillé chez les Brahmanes et les poëtes sams- krits le génie du drame. Et je ne suis pas non plus de l'avis de M. Du Méril, qui regarde le théâtre hindou comme étranger à toute influence hellénique. Mon opinion est entre deux. Il y a eu, je crois, un vieux drame brahmanique, samskrit, mythologique, dont beaucoup de fragments (qui se sont conservés) apportent jusqu'à nous un souffle hiératique, un parfum spécial, une brise d'autrefois, chargée d'encens et d'effluves particulièrement grandioses et touchants, mais d'un caractère monotone et sacerdotal1. Par-dessus ces œuvres primitives les nouveaux Hindous ont dessiné, sans effacer les premiers traits et selon la coutume de remaniements éternels qui préside à leur littérature, des traits nouveaux et des personnages fortement accentués, peu conformes au vieux génie, se détachant du fond par de vives nuances, ne s'évaporant pas en lyrisme, échappant au mythe et trahissant certaines affinités grecques. Tout cela, réplique M. Du Méril, ne constitue pas un drame grec. Il manquera toujours aux Hindous le point essentiel, le choros, le chœur, qu'ils auraient certainement imité s'ils l'eussent connu.
Le chœur grec n'a pas pu pénétrer dans le drame de ces gens-là. Ils n'étaient pas mûrs pour une aussi belle invention. Le *chœur grec ne s'est réellement enraciné chez aucun peuple. Les Italiens l'ont imité sans conséquence, par respect pour l'antiquité ; Racine, le savant et le délicat, est venu après eux et n'a pas mieux réussi,
1. Cette existence du drame sacerdotal hindou, comme je le disais plus haut, n'est pas prouvée, bien qu'on puisse la supposer probable.
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quelle que soit la beauté de ses strophes. Les Espagnols, au lieu de faire parler les masses, ont prête l'accent lyrique aux personnalités émues et aux mouvements passionnés. Chez les Anglais point de chœur; le populaire se montre chez eux détaché et disséminé ; on voit dans le théâtre de Shakespeare la foule s'éparpiller et se presser, se grouper et fuir, comme dans les plus jolis dessins de Callot. Les tirées seuls ont gardé leur admirable chœur, fils de l'unité plastique et sculpturale, qui n'allait qu'à eux seuls. C'est comme l'essence de leur génie national, génie de sculpture et de vie, de marbre et de danse, de ligne et d'harmonie, de musique et de religion, de philosophie et d'art. C'est la concentration de tous les modes de la beauté en repos et en mouvement que le chœur grec; et pour le dérober il ces adorateurs purs de la beauté, il fallait d'abord leur dérober leur génie, leur prendre leur âme.
Chaque théâtre moderne ou antique, il faut bien le dire, a sa marque spéciale et se fait reconnaître fi un certain signe qu'il n'adopte qu'après être parvenu à complète maturité. Ici, chez les espagnols, vous trouvez l'intrigue; les Très Jornadas, les trois points d'arrêt; le triple nœud dans la fine trame du sort et de 'a passion; trois échevaux, commodes pour emmêler, démêler et renouer les fils de l'intrigue. Voici chez les Italiens les municipalités rivales, s'accusant par un type qui a soin d'être un vice, un masque et une poésie; Brighella; Truffaldin; Pantalon, celui-ci Vénitien; mon vieil Arlequin le Bergamasque; et le pédant Homain; et tous les autres; surtout le roi de la bande et l'aîné de tous, le sublime Polichinelle, ce beau fruit de la Grande-Grèce, qui lui appartient d puis la création du monde, et que l'on ne détacherait pas plus de Naples
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qu'on n'ôterait à Naples le Vésuve. Cette Commedia dell' Arte est l'Italie même; pittoresque dans la plastique comme l'Italie. L'Angleterre au contraire, donnant pour point d'appui à son théâtre le caractère humain, ne se mêle que des individus, et ne voit qu'eux. Quant à la France, elle a l'éloquence. Son théâtre procède de la plaidoierie et de la rhétorique; son drame est didactique, impersonnel et passionné avant tout.
Chaque théâtre original se distingue donc par une note fondamentale; — les Anglais ont le Caractère, — les Italiens la Caricature, — les Espagnols l'/ntri!]ue,- les Français l'Eloquence. — Nul n'a pu prendre aux Grecs leur chœur divin.
Mais puisque nul théâtre au monde n'a su de nouveau réaliser la forme, la grâce et la persistance du chœur grec, il n'y a point à s'étonner que les Hindous ne s'en soient pas avisés non plus. Ils ont subi par d'autres côtés l'influence hellénique. Je la reconnais dans ce mouvement de leur drame, dans cette action que l'œuvre primitive et sacerdotale n'admettait pas; dans cette imitation passionnée de la vie et surtout dans ces personnages nouveaux, comiques et hardiment colorés, dont par exemple leur Chariot d'Enfant1 est rempli. C'est une véritable Grecque, une hétaïre, mais délicate et très-aimable, que la jeune Vasantasena de cette pièce singulière; rien du génie passif et de la morbidesse asiatiques; rien de la femme qui se laisse aimer et dont la pensée inactive n'éclaire pas encore une âme endormie; elle pense, aime, agit, choisit, préfère et se sacrifie. C'est si bien une fille grecque, et une des plus char-
1. Mrichhakati. Ce drame a été traduit plusieurs fois dans tous les grands idiomes européens.
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mantes, que nous l'avons vue et applaudie récemment sur un théâtre parisien, l'Odéon, lorsque ce pauvre enfant naïf, Gérard de Nerval, associé au brillant représentant de la verve marseillaise, M. Méry, lui eut fait parler, vers 1850 ou 1852, le même langage il peu près que le poëte hindou lui avait prêté. J'admire dans la même œuvre deux personnages que je n'hésite pas à regarder comme importations grecques : le fameux parasite, le Gnatho, dont on s'amusait tant chez les Athéniens, et le Miles gloriosns, un prince bouffon et fanfaron, très-semblable au Clot('n de Shakespeare dans Cymbeline. Certain Naitreya, brahmane parasite, artiste dans le vol et plein de ruses, est encore mieux dessiné en son espèce. Pour bien goûter ces délicieux portraits, qui n'ont rien d'analogue aux vieilles mœurs hindoues; pour comprendre d'où ils viennent, il faut placer en regard et relire les œuvres vraiment brahmaniques, les suaves portions lyriques des vrais drames indigènes, auxquels ne manque ni le souffle de fa poésie, ni la lumière, la grâce ou la couleur, mais seulement le caractère.
Si depuis l'époque où Harpalus, suivant Plutarque, envoya dans l'Hindoustan brahmanique des monceaux de drames grecs, jusqu'à celle où la domination grecque fut étouffée dans la Péninsule; si, du 111e siècle avant notre ère jusqu'au vc siècle, cette domination si vaste, touchant à la Chine, dit Strabon1 (mechri Ion Serôn) et aboutissant au Pendjab, n'avait laissé aucune trace, ce serait en vérité bien étonnant. Mais il n'en est rien. Les monuments et les vases grecs ne sont pas rares dans l'Hindoustan. Les belles colonnes doriques à chapi-
1. XI, il. Justin, 46, 6.
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taux d'acanthe et toutes grecques dans leurs proportions frappent souvent l'œil des voyageurs. Les médailles bilingues, grecques-hindoues, chargées de vocables helléniques et afghans, quelques-unes de forme quadrangulaire, s'y recueillent par milliers. Il y en a qui portent gravée l'empreinte de la Toison-d'Or! Pourquoi le théâtre aurait-il échappé à cette loi? Pourquoi voit-on dans le beau milieu d'une pièce hindoue, intitulée « Vikrama et Ourvasi » et traduite par M. Fou- caux, apparaître tout à coup une femme grecque, une amazone portant son arc et ses flèches, laquelle n'a vraiment que faire parmi les sylphides hindoues, les apsarâs et les héroïnes du pays, toutes fort lyriques, vaporeuses et délicatement amoureuses? Il est vrai qu'on donne à cette amazone le nom de Yavana, peu semblable au mot Grec (Graïkos) ou au mot Hellène (Ellên); mais Yavana ou lona, ou Ionien c'est tout un. Cela veut dire Hellène ou Grec; et les transformations samskrites du même vocable Iona se montrent aujourd'hui encore sur les rochers sacrés de la Péninsule. Telle a été l'action de ces Javanas, Ioniens ou Grecs, sur les Hindous; telle a été leur puissance morale que, dans le cours du ve siècle, longtemps après la destruction des trônes baktriens, un astronome hindou les rappelait et les citait encore comme les seuls maîtres de la science. On a publié, il n'y a pas longtemps, à Calcutta le curieux livre de cet astronome, nommé Varahamitra, qui dit expressément : « Les Javanas (Grecs) doivent être vénérés comme des êtres divins. Ils sont les docteurs de l'astronomie, quoique barbares. » L'œuvre de Varahamitra est intitulée Hora-Sastra; et la moitié de ce titre est grec; tous les noms hindous donnés aux constellations sont empruntés à la langue grecque; —cette remarque
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n'est pas de moi; elle est de M. Rcinaud', de l'Académie des Inscriptions.
Ainsi le génie asiatique et l'autorité des brahmanes n'ont pas opposé à la contagion du génie des Hellènes une barrière infranchissable. M. Edelcstand Du Méril a peut-être tort de présenter le drame oriental comme immuable et unique. Celle prétendue immobilité de l'Orient m'a toujours semblé sujette caution et à restriction. Est-ce que les Yedas ressemblent au Mahaba- rat? Est-ce que ces hymnes si curieux et si intéressants, où le feu est divinisé, ressemblent au J/richhakati, roman social, moderne et amusant? Est-ce que les œuvres de Ilammohun Roy ressemblent à une invocation de Bavhabouti? S'il n'y avait pas de variété, il n'y aurait que la mort.
J'ajoute que le règne des successeurs d'Alexandre coïncidait dans l'Inde avec cette révolution des mœurs et des idées qui sous le nom de bouddhisme a transformé une portion considérable de l'Asie, détrôné pour un temps les anciens brahmanes et inauguré cette fraternité ou cette tolérance proscrites par l'ancienne religion. Asoka, le roi bouddhiste, grave sur les rochers avec honneur les noms des rois barbares, des Yavanas, d'Antiochus, de Seleucus Nicanor, d'Antipater, que l'on peut y contempler aujourd'hui même. Si l'architecture et la sculpture, si la philosophie et la politique ont accueilli cette influence féconde et l'ont même avouée, pourquoi le caractère insolite dont sont empreintes certaines portions du drame hindou, tel que Wilson et Colebrooke nous l'ont fait connaître, ne se rapporterait- il pas à la même cause?
1. Mémoire géographique sur l'Inde, antérieurement au xie siècle
(1849).
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Voici une grande civilisation conquérante et prépondérante qui agit sur une autre civilisation inférieure. L'une entame l'autre, sans la détruire. J'ai montré des traces de cette action supérieure, visibles dans la numismatique, dans la sculpture, dans l'astronomie. J'ai prouvé que les croyances bouddhistes frayèrent à cette nouvelle influence un plus libre passage. Enfin j'ai signalé, non pas tous les vestiges, tous les traits qui, dans le drame hindou, peuvent se rapporter à une origine grecque, mais ceux qui me semblent authentiques et indubitables, ceux qui contrastent d'une manière absolue avec les mœurs du pays et vont jusqu'à railler et accuser le brahmanisme.
Toutes les vraisemblances sont de mon côté. J'aime à retrouver, j'admire à travers les phases de l'histoire littéraire ces traces successives et constamment agissantes
de la vitalité électriqi^â^es^it^continuant l'éducation des races hum^^i^-^
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TABLE DES MATIÈRES
I. — LE LIVRE DE JOB.
r.iSv-,
^ j — Apparition de la « question du mal » dans le monde oriental. — Job est le premier promoteur du doute. 1
§ II. — Comment les philosophies orientales avaient résolu le
« problème du mal. » — Brahmanes, bouddhistes.
— Optimisme chinois j
§ III. — Révolte de l'individualité grecque contre le mal. —
Vrai sens du mythe de Prométhée. — Le Christianisme 7
II, — L'EXPÉDITION D'ALEXANDRE ET LES RAPPORTS DE LA GRÈCE
AVEC L'HINDOUSTAN,
CONTRÔLÉS PAR LES MONUMENTS BOUDDHIQUES.
§ I. — L'érudition moderne dans l'Hindoustan 13 § Il. — Armée des érudits 1G Ill. — Pourquoi l'Orient n'a pas d'histoire 18 § IV. — On découvre le sens des mots Sandracottus, Porus,
Taxile, etc 19 § V. — L'Epigraphie vient en aide aux savants européens.... 21 § VI. — Premiers déchiffrements 24 § VII. — Edits et sermons bouddhistes gravés sur les Rocs. —
Leur déchiffrement 28 § VIII. — Rapports du bouddhisme et de l'hellénisme 3(> § IX. — Influence de la Grèce 37 § X. — Le drame 39 § XI. — Impuissance du bouddhisme 42 § XII. — Les trois conquêtes. — Conclusion ................ 4(;
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Ill. — L'ÉGYPTE SOUS LA DOMINATION DES GRECS
ET DES ROMAINS.
* Pages.
Égyptt: sous )a domination des Grecs et des Romains 51
IV. — UN VOYAGE A KATMANDOU.
1. — Un voyage à Katmandou 65
§ Il. — La Chasse dans le Népaul. — Katmandou. — Scènes
de Palais 76
§ III. — Les Germains et les Hindous. — La langue française
est hindoustanique. — Quel caractère notre histoire
lui a imprimé 85
§ IV — Changement dans les moeurs 9t
§ V. — Corollaires 93
V. — T.'HSCE ANGLAISE ET L'INSURRECTION DES CIPAYES.
§ I. — Que la conduite des Anglais vis-à-vis des Hindous a
été imprévoyante et impolitique 95
§ II. — Que la pensée hindoustanique est un somnambulisme accepté.—Résultats de cette situation intellectuelle. 105
§ m. — Horreur que les Anglais inspirent. — Effets de l'antique servitude 110
§ IV. — Premières insurrections. — Comment on les éteignit. 113
§ V. — Les filles nautches. — Difficultés 116
§ VI. — Difficultés nouvelles. — Le climat. - L'alimentation. 117
§ Vil. — Insurrection silencieuse et muette. — Antithèse constante du génie hindou et du génie anglo-saxon. 118
§ VIII. — Les femmes. —Influence du rêve hindou sur la popu-
. lation. — Massacre des femmes. — Supplice des hommes 1 121
§ IX. — Les Anglais espionnés par les Hindous. — Maîtres et domestiques. — Le mensonge, le faux, le parjure, maîtres de la société 124
§ X. — Comment les hommes d'État ont agi envers l'Hin- doustan. — Comment les homn.es religieux ont manœuvré contre les hommes d'Etat. — Conduite des politiques. — Conduite des saints. — Ce que signifiait le procès de Warren Hastings et quelles en furent les suites """"""....""" 127
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Pages.-
§ XI. — Comment les annexations suivirent le triomphe des
Saints. — Effet des annexations 134
§ XII. — Conduite des Saints envers les veuves, les enfants, les victimes. — Ils essayent de reformer l'Hindoustan.
— Succès et insuccès partiels 135
§ XIII. — L'éducation hindoue. — La morale hindoue. —Efforts des Saints 138
§ XIV. — Les Saints ne peuvent rien contre la Formule. —
Société détruite. — Kaly. L'instinct 142
§ XVI. — Les Politiques créent l'armée anglo-hindoue. — Les Cipayes. — Autres difficultés. — Autres maladresses 140
§ XVII. — Comment l'armée cipaye fut organisée par les Politiques. — Histoire de sa formation et de ses transformations. — Elle est créée par les Français.
— Phases qu'elle traverse.
§ XVIII. — Dupleix le héros et Godeheu l'homme d'affaires.... 150
§ XIX. — Comment les premiers conquérants se sont attachés leurs cipayes 152
§ XX. — Suite. — Causes prochaines de l'insurrection 153
§ XXI. — La dernière révolte éclate. — Orgie 157
§ XXII. — Le génie pratique, non philosophique, des Anglais
fait face à la révolte. — Caractère pratique de la
vie et de la langue anglaises 158
§ XXIII. — Caractères de l'insurrection hindoue 1 C, 0
§ XXIV. — Suite. — L'Inde transformée IG2
§ XXV. — Remèdes proposés. — La conversion, l'éducation, la réforme, la loi, le cadastre, les assemblées 103
§ XXVI. — Les ingénieurs métamorphoseront l'Hindoustan. —
En quoi le mouvement actuel de ce pays se rapporte
au mouvement général du monde et du xixe siècle.
— Progrès actuels et réalisés 170 § XXVII.- Conclusion 173
VI. — UN PRÉTENDANT HINDOU, PERTAOUD-CIIOUND,
OU LE FAUX RAJAH.
( Histoire conten2poraiiîe. )
§ I. — Sociétés détruites 175
§ Il. — Les prétendants 170
§ III. — Histoire de Pertaoub-Chouud ................... 176
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VII. — LA RÉVOLUTION PARISIENNE DE 1848
DANS L'ILE DE CEYLAN.
Pages.
§ I. — Ceylan sous la domination européenne 191 § II. — Comment la Révolution parisienne de 1848 fut imitée
à Colombo 198 § III. — Les Bouddhistes 201 § IV. — Gonegalle-Banda 206 § V. — La presse anglaise et le jury 209 § VI. — Dénouement 213
VIII. — UNE AMBASSADE FRANÇAISE EN CHINE.
Une ambassade française en Chine 219
IX. — LES TAE-PINGS OU LES INSURGÉS CHINOIS.
§ I. — Associations secrètes. — D'où elles naissent 241 § II. — Hung-sen-tsuen. 245 § 111. — Fondateurs de religions et d'États. — Exploitation
des vices et de la sottise. — Le mensonge chinois. 248
§ IV. — Conversation officielle entre l'empereur de la Chine
et le gouverneur de Canton 258 § V. — Suite de l'histoire des Taë-pings 270 § VI. — Derniers résultats de la civilisation chinoise 272 § VII. — Suite de l'histoire des Taë-pings 275 § VIII. — Les Taë-pings et les étrangers 282 § IX. — Destruction de l'antique civilisation chinoise 285
X. — L'ORDRE DES ASSASSINS.
§ I. — Phénomènes sociaux de l'Orient 291 § II. — Comment l'histoire a été écrite et comment elle doit l'être 296 § III. — M. de Hammer, historien 302 § IV. — Les Moines de l'assissinat, '" ............ 303 § V. — La doctrine 309 § VI. — Hassan ben-Sabah .............................. 311
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XI. — LE ROMAN AU JAPON.
Pages.
§ J. — Le roman au Japon 317 § II. — Le roman de M. Riutei. — Scène première 324 § III. — Le dessinateur japonais Utakawa Tojokini 324 § IV. — Un intérieur japonais 325 § V. — L'héroïne Misawo 327 § VI. — La femme au Japon 331 § VII. — Les deux amants 332 § VIII. — Arrivée de la mère 338 § IX. — Le suicide 340 § X. — Dénouement 345 § XI. — Ce qu'il faut conclure de ce roman 346
XII. — LES CHEVALIERS GALLO-GRECS.
§ I. — Les Français en Morée. — La conquête de la Morée.
— M. Buchon 351 § lJ: — Roger de Loria • 356 § III. — La dame de Mata-Griffone 358 § IV. — Le maréchal de Saint-Omer 360 § V. — Histoire du seigneur de Caritène 362 § VI. — Remarques philologiques 366
XIII. — NOUVEAUX RAPPORTS DE L'OCCIDENT AVEC L'ORIENT.
§ 1. — Comment la France a ouvert la voie aux nouveaux rapports entre l'Asie et l'Europe 368
§ II. — La France donne la nouvelle formule. — Rôle de
Charles-Quint 372
§ III. — Rôle de Louise d'Angoulême. — Elle sollicite l'al-
• liance et le secours de la Turquie 375
§ IV. — Comment se sont ouvertes les relations de la France
et de la Porte-Ottomane 377 § V. — Charles-Quint et François I<'r 378 § V — Comment la diplomatie moderne est née des rapports nouveaux entre l'Orient de l'Europe et l'Occident.. 384
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Pages. § VII. — Brantôme. — Son autorité historique 389
§ VIII. — Erreurs ou mensonges de Brantôme 390 § IX. — Rôles antagonistes de Charles-Quint et de Fran-
çois I".. 392
XIV. — LE DRAME DANS L'EXTRÊME " ORIENT.
§ 1.. — Le drame dans l'extrême Orient 393 § Il. — Drames birman, cochinchinois, siamois 395
§ III. — Drame japonais 401
XV. — DES RAPPORTS DU DRAME GREC ET DU DRAME HINDOU.
Des rapports du drame P-th d^ajïl^hindou .............. 405
FIN I- .TIÈRES