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LA COMEDIE
DE
J. DE LA BRUYÈRE
l'A H
EDOUARD FOURNIER
Première Partie.
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR Libraire de la Société des Gens de Lettres
PALAIS ROYAL, 17 ET 19, GALERIE D'ORLKANS.
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EN VENTE A LA LIBRAIRIE DE E. DENTU,
PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GAI EBIE D'OHLBANS.
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Paris.—Imprimé chez Bonaventure et Ducessois, 55, quai des Augustins.
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LA COMÉDIE
DS
J. DE LA BRUYÈRE
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Parii.—Imprimé ches Bonaxtnlure, Ducutoù tl Ct, 55, quai du Auj vttivt.
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ILA COMEDIE
DE
J. DE LA BRUYÈRE
PAR
EDOUARD FOURNIER
« .. Aussi le mot de comédie vient-il aux lèvres, lorsqu'on voit marcher arec naturel tant de caractères originaux. > PHÉVOST-PARADOL, Études noies moralistes français ( La Bruyère), p. 301.
Première Partie.
PARIS
E. DJENTU, ÉDITEUR Libraire de la Société des Gens de Lettres
PALAIS ROYAL, 17 ET IÇ), GALERIE b'oRLÉANS.
l86ô Tous droits réstnis.
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>vXk) COMEDIE
Y''/ .y \^/"' DE
JEAN DE LA BRUYERE
i
Il semblait que rien ne fût plus à trouver sur l'auteur des Caractères^ bien qu'à tout considérer, Ton n'eût pas trouvé grand'chose à son sujet.
Le livre avait été examiné à merveille, de fond en comble; on l'avait, pourrait-on dire, épluché à vif, on y avait même tant regardé que maintes fois on y avait vu plus qu'il ne fallait voir) mais l'auteur dont l'esprit animait ces pages, mais a l'homme même, » comme dit Buffon, l'homme dont ce livre reflétait peut-être la vie, que savait-on.de lui? Presque rien, tout compte fait, et ce
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qui le prouve, c'est qu'on ignorait même d'une façon certaine à quelle époque il était né, et dans quelle ville.
L'opinion la plus généralement admise et qui courait, le mieux les livres, ces moutons de PanUrge, qu'on n'entend que parce qu'ils se répètent, était que Jean de La Bruyère avait pris naissance de i^63g à 1646, dans un village voisin de la ville de Dourdan. Rien n'indiquait d'ailleurs qu'il fût venu de ce pays, et, sauf lin passage des Caractères où il nomme l'Ivette 1, qui coule par là, nulle trace de lui ne s'y trouvait. On n'y connaissait non plus aucune propriété ayant pu appartenir à sa famille. Tout enfin semblait plutôt faire croire qu'il était né à Paris ou dans les environs, et que dès l'enfance il avait vécu dans la grande ville; on n'en tenait pas moins au village voisin de Dourdan. L'abbé d'Olivet* et le P. Niceron avaient dit, d'après Clément 9, que c'est là que La Bruyère était
• Voir la 2* édition donnée par M. Ad. Destailleurs. Librairie nouvelle, 1861, in-12, t. II, p. 22g.
« Histoire de l'Académie. Edit. Gh. Livet, t. II, p. 3i5-3i6.
» Voici ce que dit le P. Niceron : « Jean de La Bruyère naquit l'an 1644, dans un village proche de
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né : on les croyait sans chercher davantage. Peu importait qu'en-maint endroit de son livre, l'auteur des Caractères se révélât parisien de la tête aux pieds ; parisien de naissance et d'habitude, parisien de coeur et d'esprit! Peu importait encore ce que l'on savait de sa famille, vieille souche de ligueurs, qui depuis Henri IV ne semblait pas avoir dû se déraciner du sol de la Cité, qui l'avait vue grandir; et ce que l'on avait aussi découvert touchant un petit bien que les La Bruyère avaient possédé à Sceaux 1, propriété vraisemDourdan,
vraisemDourdan, nous l'apprenons d'une note que M. Clément a mise sur le Catalogue de la Bibliothèque du Roy. » Mémoires, t. XIX, p. 191.
1 C'était une petite maison avec jardin et cinq arpents huit perches de terre, dont La Bruyère hérita de son oncle et parrain, noble Jehan de La Bruyère, avec ses frères Louis et Robert-Pierre, et sa soeur Elisabeth-Marguerite. La valeur, d'après un acte de licitî.tion partielle du i5 avril 1682, en était estimée 4,400 livres, ce qui portait à 1,466 liv. i3 sous 4 deniers le tiers afférant à La Bruyère. M. Walcknaër, qui nous a fait connaître ces particularités si bien d'accord avec ce que l'auteur, en plus d'un endroit, a dit lui-même dî son peu de fortune, pense que La Bruyère ne possédait rien de plus. (LaCaractères, 184&, in-t2,p. 756-757.)—On sait, toutefois, par une quittance qui se trouvait dans la collection de M. de
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- 4 — blable pour une famille parisienne, mais assez invraisemblable pour des gens de Dourdan ! La routine, qui ne s'inquiète guère de la logique, restait la plus forte.
Quiconque eût dit que La Bruyère n'était pas un petit hobereau du Hurepoix, quiconque se fût permis d'avancer, même timidement, qu'il pouvait bien être né à Paris, aurait été fort mal reçu dans les Biographies. Il aurait eu pourtant raison pleinement, sans réplique.
Aujourd'hui enfin, on tient l'acte qui fit toujours défaut à ceux qui s'obstinaient pour Dourdan, l'acte qui doit péremptoirement leur donner tort.
Que dit-il ? Il dit que :
« Le jeudy dix-septiesme aoust 1645 a esté baptisé Jehan, fils de noble homme, Loys de la Brière (s/c), controlleur des rentes de la ville de Paris,
Chalabre, et souvent revue depuis dans les ventes, que La Bruyère partageait avec ses frères et sa soeur une rente de huit cents livres constituée sur les Aides. La quittance est du 3i août 1679. Catalogue des livres imprimés et manuscrits, et autographes cornposant te cabimt de M. de Bruyères-Chalabre. i833, in-88, p. 126.
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« Et de demoiselle Izabelle Hamouyn, ses père et mère, le quel à esté tenu et eslevé sur les saint font baptismaux de St. Xp. (isto) phe par noble Jehan de la Brière, parain; la maraine fut dame Geneviesve Duboys, espousede M. Daniel Hamouyn, et ont signé :
« DE LA BRUYÈRE. — De La Bruyère. — G. Dubois. »
Il était sans doute né la veille, c'est-à-dire le 16 août. Quand il mourut à Versailles, le 10 mai 1696', il avait donc cinquante ans neuf mois et six jours, ce qui se trouvé d'accord avec l'acte de décès, sur lequel, faute de renseignements très-précis, on a mis : cinquante ans environ.
II
Ses contemporains le croyaient plus âgé, parce qu'il le paraissait, comme on le verra plus loin. Au bas de son portrait par Bachelier, que François grava en manière de crayon pour VHistoire des Philosophes de Saverien,
1 L'acte de mort indique le 11 mai. On lira tout à l'heure pourquoi nous préférons la date du 10.
1,
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on lit : a-La Bruièrè, né en 1644, mort en 1696. » Ici, on le vieillit d'un an. Ailleurs c'est bien pis, on lui donne six ans de trop, c'est-à-dire cinquante-sept ans, au lieu de cinquante et un. L'erreur se trouve notamment sur son portrait gravé en 1720 par Bernard Picard. En deux lignes, comme l'a remarqué M. Chàtel ', il y a trois erreurs : il est dit : «Jean de La Bruyère, de l'Académie françoise, né en 1639, mort à Versailles, le 10 aoust 1696,à l'âge de cinquante-sept ans.» L'erreur sur l'âge avait été consacrée par son éditeur même. Dans une clé publiée chez lui en 1699, on lisait à la dernière page : « Monsieur Jean de La Bruyère étoit gentilhomme de monsieur le Prince, et l'un des quarante de l'Académie françoise. Il mourut subitement le jeudi iomay 16965a dix heures du soir, âgé de cinquante-sept ans 2. » Dans cette note très-curieuse et trop oubliée, qui
1 Étude chronolog. sur Jean de La Bruyère. Caen, 1861, in-8°, p. 4.
* Une lettre du 21 mai, écrite à l'abbé Bossuet, et publiée par la Revue rétrospective (3i octobre i836, page 140), consacre aussi cette date : « Je viens à la triste nouvelle du pauvre M. de La Bruyère, que nous perdîmes le 10 de ce mois, par une apoplexie, en deux ou trois heures, a Versailles. »
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contient même sur l'heure juste 011 mourut La Bruyère un détail qui n'est nulle part, tout est exact, excepté encore ce qui se rapporte à l'âge. C'est le point sur lequel on se trompait toujours. Ainsi dans une des mentions les plus intéressantes qu'on ait faites de lui, il n'y a d'erreur que là. Le lieu de la naissance mcme est très-exactement indiqué, mais le chiffre de l'âge est faux. Voici cette mention curieuse qui se trouve au bas du portrait gravé par Des Roches, et mis audevant de l'édition des Caractères donnée à Lyon, en 1716, in-12, chez Boudet : « Jean de La Bruyère, de l'Académie françoise, et gentilhomme de M. le Prince, NÉ A PARIS, et mort à Versailles, le 10 may 1696, âgé de 57 ans. » On ne répéta nulle part le fait si juste « né à Paris ; » mais on répéta partout le fait inexact « mort à 5y ans, » qui n'était peut-être,par la substitution si facile de 7 à 1, qu'une des fautes de texte ordinaires aux graveurs de ce temps-là. Suard lui-même n'a pas échappé à cette erreur.
Grâce à M. Jal, elle ne sera plus commise.
Un seul biographe devança ce savant dans la vérité enfin ressaisie sur ce point : c'est l'avocat Aubert. Dans la série de Notices qu'il
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donna,avec Leclerc, sous le titre de Bibliothèque de Richelet, en tête du Dictionnaire de Richelet (1723, in-fol. t. I), il dit à l'article La Bruyère qu'il naquit a à Paris, en 1645. »
C'était exact, mais on n'y voulut pas croire. Des réclamations vinrent des gens mêmes qui l'avaient connu, et qui, d'après son air, l'avaient cru plus vieux, Le président Bouhier fut du nombre. Écrivant à Leclerc, le 3 mars 1729,des remarques sur ces Notices du Richelet, il lui dit,àpropos de celle de La Bruyère :
« Vous dites qu'il naquit en 1645. J'avois marqué dans quelque mémoire qu'il étoit de 1639, sans que je puisse vous dire où j'ai pris cela !.
« Je ne l'ai pourtant pas deviné, et je crois que je ne me suis pas trompé. Je l'ai fort fréquenté à Paris,' pendant les années 1691 et 1692, Il paroissoit certainement alors avoir plus de cinquante ans *. »
1 II l'avait pris sur le portrait gravé par Bernard Picard, indiqué plus haut, lequel ne faisait que répéter, en 1720, la faute de texte commise en 1716, au bas du portrait gravé par Dés Roches.
8 Corr. inéd. du Présid. Bouhier, à la Bibliothèque Impériale, t. IV, 704-705.
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Il n'en,avait pourtant alors que quarantesix. Mais Bouhier était jeune, et les yeux de la jeunesse vous . voient volontiers avec plus d'âge que vous n'en avez. Il se peut d'ailleurs que La Bruyère, fatigué des études et d'une méditation plus laborieuse encore, atteint même déjà par quelques attaques de la maladie qui l'emporta *, parût plus vieux qu'il ne l'était. Quant à moi, cela me plaît chez un penseur. C'est avec de telles gens, à la maturité rapide, qu'ilest bon de pouvoir répéter le credidit esse senem de Martial.
Bouhier avait pu mesurer son âge, moins d'après l'air de son visage, que d'après l'air de son esprit.
ni
Paris retrouve en La Bruyère un illustre enfant de plus.
A qui doit-on de le savoir? Je viens de le dire et suis heureux de le répéter ; c'est
i On voit par une lettre de lui, dont la Galerie française (t. 11,-p. 36i), a reproduit te fac-similé, et qui, je hè*sàîs pourquoi, n'a jamais été reprise, qu'au mois de décembre 1687, il souffrait d'une paralysie au bras droit.
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au très-savant M. A. Jal, qui, du reste, est coutumier de ces bohheurs. Quand nous les fera-t-il partager tous ? Quand nous dira-t-il tout ce qu'il a trouvé ?
Cette fois du moins, remercions-le; il n'a pas été avare, il a bien voulu détacher le fait curieux du rnonceau de curiosités qu'il thésaurise. »
On lui est venu dire que M. G. Mancel, bibliothécaire de la ville de Caen,— à laquelle La Bruyère pourrait bien appartenir un peu si la charge qu'il y avait, comme trésorier de France, n'eût pas été pour lui la moins exigeante des sinécures, — préparait une nouvelle édition de ce livre des Caractères, dont l'auteur dépensa à Paris, comme observateur et moraliste, le temps qu'il devait peut-être strictement, mais~ moins utilement, à la basse Normandie, et, bon homme, M. Jal s'est laissé toucher.
On le flattait, on le caressait à l'endroit du renseignement qu'on savait bien qu'il possédait seul; il l'a donné. Ce fut une obligeance et aussi une malice. Il parut plaisant à cet homme d'esprit de faire publier pour la première fois, à Caen, oU rigoureusement La Bruyère aurait dû résider, mais où pourtant
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—les preuves, sont là—il semble être à peine venu, son acte de naissance authentique; De cette façon, il y sera allé un peu. Ainsi, ce n'est ni de Dourdan, qui ne le méritait plus, ni de Paris, qui seul en avait le droit, mais de Caen, d'où, certes^ on ne l'attendait guère, que le précieux renseignement nous sera venu. Grâces soient rendues à M. Jal, et merci à M. Mancel qui profita si bien de son obligeance et de sa malice.
Nous allons en profiter nous-même. L'inappréciable renseignement nous servira de point de départ pour étudier La Bruyère, non plus seulement comme moraliste nomade, allant de la province à Paris, et de Paris à Versailles ou à Marly; mais d'abord surtout comme Parisien observateur.
C'est au coeur même de la grande ville qu'il naquit.
La petite église de Saint-Christophe, où nous avons vu qu'il fut baptisé, était en etîet dans la Cité, à deux pas et dans l'ombre même des tours de Notre-Dame. On ne pouvait pas être plus Parisien par la naissance. On né pouvait pas l'être mieux par la famille. Les La Bruyère étaient de cette vieille race de Parisiens renforcés et pur
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sang, chez-qui le vieux levain de révolte, calmé depuis Marcel et Caboche, s'était si bien réveillé, et avait jeté de si longs ferments, à l'époque de la Ligue.
« Il descendoit, dit l'abbé d'Olivet ', d'un fameux ligueur qui, dans le temps des barricades de Paris, exerça la charge de lieutenant civil. » ,
Il n'y a là qu'une erreur : le La Bruyère, aïeul du nôtre, n'était pas lieutenant civil, mais lieutenant particulier '. Son père, Mathieu La Bruyère, qui exerçait le métier d'apothicaire, et qui n'était pas entré moins avant que lui dans le parti de la Ligue, partagea son sort au retour du roi 8. Le père et le fils figurent parmi ceux qui durent sortir de la ville, «suivant la volonté du roy, après la réduction en son obéissance *. » Ils se retirèrent à l'étranger, mais en pays catholique. Anvers fut leur premier refuge. Ils y furent en pays ami, puisqu'ils étaient sur terre espagnole.
i Hist. de l'Académie. Edit. Ch. Livet, t. II, p. 3I5-3I6.
8 .Chron. novennaire, t. I, p. 5i.
3 Mémoires de Nevers. In-4*, t. II, p. 708. - * Satyre Mènippée. Edit. Langlët-Dufresnoy, t. II, p. 67. .
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Mathieu,'qui s'était fait auteur, mais que ce changement d'état n'avait pas attiédi dans sa ferveur de catholique, y publia, en iôo3, un Rosaire de la très - heureuse Vierge Marie, avec figures '. Cet asile d'Anvers était trop près de la France. Quand le bruit courut des entreprises nouvelles que Henri IV voulait tenter contre l'Espagne^ les La Bruyère prirent peur; ils s'en allèrent d'un autre côté, beaucoup plus loin.
C'est à Naples qu'on les retrouve plus tard, conspirant toujours avec les agents de Philippe II «et les plus désespérés ligueurs*. » Il paraîtrait même que Ravaillac fut reçu chez eux pendant un séjour qu'il aurait fait dans cette ville, et que la décision régicide qui lui mit le poignard à la main, aurait été prise chez La Bruyère 3. Qu'il ait eu ou non quelque part au complot, ce qui sera toujours un mystère, il est certain que, pendant la régence de Marie de Médicis, plus favorable aux ennemis du feu roi qu'à ses amis, La Bruyère
i Satyre Ménippée. Edit. Langlet-Dufresnoy, t. II, p.. 33g. _'_„._■
* Journal de l'Estoille. Edit. Langlet, t. II, p. 125.
3 V. dans nos Variétés hist. et litt., t. VII, p. 84, le Manifeste du capitaine Lagarde.
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— >4 - put rentrer en France et ne fut pas inquiété. Il parut, en 1617, sous le titred* Anti-malice des femmes, un de ces petits livrets, si nombreux alors, dont l'auteur, nommé sur le titre, nous paraît être notre vieux ligueur \ .Quel était alors son état de fortune? que faisait-il? Je ne saurais le dire, mais il est probable qu'il était rentré dans un de ces emplois de l'hôtel de ville où nous allons retrouver son fils. Celui-ci, père dé l'auteur des Caractères, pétait, comme on l'a vu par l'acte de naissance cité tout à l'heure, contrôleur des rentes de la ville de Paris. Ajoutons conseiller du roi. Ces titres ne donnaient pas la richesse, et c'est ce qui manqua, je crois, au père de La Bruyère. En revanche, il eut des enfants. Nous en avons nommé quatre plus haut, trois fils et une fille. Jean et Louis étaient les aînés, sans que nous puissions dire lequel était le plus âgé des deux. Lés autres, Robert-Pierre et Marguerite, étaient beaucoup plus jeunes. En 1679, quand ils donnèrent, tous ensemble, la quittance citée tout à
1 Un autre pasquil, publié deux ans auparavant et. dont voici le titre complet : Résurrection et triomphe de la Caillette par le sieur de La Bruyère, Paris, 1615, in-8°, pourrait très-bien être aussi de lui.
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l'heure, Robert-Pierre et Elisabeth intervinrent comme mineurs émancipés, c'est-dire comme ayant au plus vingt-quatre ans, tandis que Jean en avait trente-quatre '.
Cette différence d'âge me faisait croire qu'ils n'étaient pas du même lit; que la mère de Jean et de Louis étant morte, le père aurait pris une autre femme, de laquelle seraient nés Robert et Elisabeth. Ainsi, comme Poquelin, La Bruyère n'aurait pas échappé aux épreuves d'une belle-mère, et l'on ne comprendrait que mieux la phrase de son livre : . « Les marâtres... ne peuplent pas moins la terre de mendiants, de vagabonds, de domestiques, d'esclaves, que la pauvreté. »
-Mon hypothèse tomba devant quelques actes dûs encore à M. Jal. Il en ressort que le père mourut le premier. La mère s'y qualifie comme noble : a demoiselle veuve *. »
Rien ne nous est parvenu sur la soeur.
i M. Jal n'a pu trouver, à Paris, l'acte de naissance deRobert. Est-ce luiqui fut de Dourdan ? Il signa l'acte de mort de Jean. Rev. rétrosp., a* sér., t. VIII, p. 41. 8 Le père était n noble homme. >» (V. p. 4 et 438.)— Cette noblesse dont le fils se moqua (p. 178) dut leur ~ venir de ce que l'aïeul, lieutenant de M. de Kieux, garda Pierrefpnds en i5gi. (J.VaultierdeSenlis, Hist.et D»sc.,etc.,publ.par Adh.Bernier, i835,in-8<>,p.228.)
2*
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Quant à. Louis, le plus âgé des frères, j'ai su, par une note de l'abbé Drouin', que, premier huissier du Parlement, il épousa « la bâtarde du premier président de Novion.» C'est assez pour nous expliquer comment La Bruyère, qui fut lui-même avocat ', ayant un frère ainsi placé, ainsi marié, se trouva si bien au fait des hommes et des choses de la Magistrature. Louis mourut avant Jean, dont ses trois enfants mineurs 8 furent les héritiers. L'union était-elle restée intime entre eux? Je le crois. Les Caractères ne disent rien contre la fraternité.
Je me figure le frère Louis passant ses vacances à la campagne, près de Dourdan peutêtre, ce qui aura prêté à Terreur indiquée plus haut' je l'y vois bon bourgois de campagne, au milieu de sa jeune famille qui grandit; de temps à autre, quand la belle saison l'y pousse, j'aimë à suivre, dans cette métairie, le frère observateur, faisant sur
1 V. ses Mss. à l'Arsenal, t. XXIX. — Ménage esti* mait cet abbé pour la variété de son savoir. Ménagiana, t. II, p. 224.
8 V. plus bas, p. 34S.36, ce qu'il dit des avocats; et, p. 43o^ son certificat de licence à Orléans, en 1664.
8 Nous dirons, p. 109, ce que devint une arrière' petite-fille de Louis, morte en i8o3.
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place ces effrayantes études de paysans dont la vérité nous attriste encore, et, pour s'en distraire, se plaisant au milieu de ses neveux et de ses nièces, à ces études d'enfants, dont le dessin, à traits larges et délicats, nous charmera toujours '.
Le plus jeune frère, Robert-Pierre, nous est aussi inconnu que l'aîné. Quand La Bruyère mourut, il était clerc au diocèsede Paris, c'est à peu près tout ce que nous en pouvons dire *.
Nous ajouterons que la gloire de son frère semble lui avoir tenu au coeur. Lorsqu'en 1700, parut la Suite des Caractères qui donnait assez insolemment une continuation posthume à l'oeuvre fraternelle, il s'en émut et prépara même une protestation qui ne semble pas pourtant avoir été publiée. On lit dans les Nouvelles de la République des Lettres 8, à propos de l'auteur de cette suite :
1 Edit. Destailleurs, i86i,in-i2, t. II, p. 48-51. — Si parfois il dit du mal des enfants, c'est qu'il pense au petit prince, son élève, qui fut plus tard un homme si redoutable. Nous en reparlerons.
* Dans un acte du 7 juillet 1696, relatif à la succession de-son frère, on voit qu'il prend ce titre de clerc au diocèse de Paris.
s Avril 1700. P. 473.
2.
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~ 18 -
« j'ay appris que c'est un avocat, qui demeure à Rouen, nommé M. A Heaume. Il a de l'esprit et de la politesse... On m'a assuré que M, l'abbé de La Bruyère, 1 frère de celui dont je viens de parler, désavouera publiquement cet ouvrage'. »
IV
Voilà tout ce qu'on sait sur sa famille. Quant à l'homme, on ne le connaît guère mieux, ^'il se trouve quelque part, c'est dans son livré, où il ne-faut pas seulement chercher sa gloire et son esprit, niais sa vie. . Son origine même s'y révèle. On sent dans maint endroit .le vieux sang ligueur qui, toujours chaud, continue à fermenter 2.
1 D'après une note du Catalogue manuscrit de la Bibliothèque de l'Oratoire, qui est aujourd'hui à l'Arsenal, Alleaume aurait été fort aidé, pour cette suite, parle P. Germain, augustin-déchaussé, qui devint plus tard l'abbé Favier, bénédictin. — On vient de lire qu'Alleaume était un avocat de Rouen. Il eût été pénible à La Bruyère de voir que la sujte de son livre vînt de la ville qu'il détestait le plus, comme nous le prouverons.
s M. de Carné (Rev. des Deux-Mondes, nov. i856, p. 196) a, remarqué avant'nous l'influence de la tradition ligueuse chez La Bruyère.
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— 19 - Quand d.u .haut de sa studieuse pauvreté, il parle si fièrement des gens qui n'ont pas le moyen d'être nobles 1; quand, drapé dans son indépendance roturière, il s'amuse avec une si fière ironie des Geoffroy de La Bruyère que tout autre que lui tâcherait de se donner pour ancêtres 8, ne trouvet-on pas sous ce qu'il dit quelque chose de cette démocratie ligueuse qui éclatait si effrontément bruyante dans les sermons des curés Lincestre et Boucher ? Il tient dans son livre les propos dont on s'exaltait dans la Cité, quand son bisaïeul et son aïeul, l'apothicaire et le lieutenant particulier, faisaient rage d'éloquence populaire autour de Saint-Barthélémy et de Saint-Christophe. S'il plaint quelqu'un, c'est le peuple, qui est tout, disait-il comme Sieyès, et que cependant « on né compte pour rien 3. » Il est peuple, et il s'en vante : « Le peuple, dit-il, n'a guère d'esprit, et les grands n'ont point d'âme; celui-là a Un Bon fond et n'a point de dehors; ceux-ci n'ont que des dehors et qu'une simple superficie. Faut-il opter ? Je ne balance pas, je veux être
i Edit. ISestàïlleurs, t. II, p. 162. 2 Id,,ibid.,p 166., » Id , t. I, p. 339-340.
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peuple '. » Il est catholique aussi, et c'est la seconde' face de la physionomie ligueuse qu'il tient de sa famille. De toutes les philosophies, il n'en est qu'une dont il ait pu s'éprendre, c'est celle, il l'a dit, « qui est dépendante de la religion chrétienne *. »
Il l'a connue et aimée d'enfance; il s'y tient. « J'en ai, dit-il *, reçu les principes trop aisément, et je les ai conservés depuis trop naturellement dans un âge avancé pour la soupçonner de fausseté. » Aussi, personne n'a-t-il mis en doute la sincérité de sa foi. Le plus ardent de ses critiques lui a même, sur ce point, rendu hommage lorsqu'il a dit * : « M. de La Bruyère avoit, on peut l'assurer, beaucoup de religion et une grande vénération pour tous les livres de piété. » Fidèle, comme chrétien" et comme ami du peuple, aux traditions de sa famille, il n'en était pas l'esclave en toutes choses. Si, par exemple, on lui eût parlé de Philippe II avec lequel son aïeul avait fait cause commune et conspiré contre Henri IV, il eût,répondu d'une ma»
ma» Destailleurs, t. I, p. 342.
s Id., H, p. 78.
s Id., ibid., p. 215.
* Critique des Caractères, p. 551.
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nière qui n'eût que médiocrement agréé au vieux ligueur. On sait ce qu'il pensait du royal meneur de la Ligue, par une lettre inconnue jusqu'ici, qu'il écrivit le 4 juin 1678.
C'estdixans avant la publication des Caracfères,àuneépoqueoù,devenudepuis deux ans professeur d'histoire du petit-fils de Condé 1, il s'occupait surtout, avec sa conscience visible en toutes choses, de ce qu'il avait à enseigner,
Cette lettre est adressée à G. Leti, qui préparait VHistoire de Philippe II.
Il le félicite de s'être donné cette tâche que personne mieux que lui ne peut conduire à bien, et, amené ainsi à dire son opinion sur ce « fameux roi Philippe II, » il écrit : « C'était vraiment un grand politique si, pour être tel, il suffit d'être fourbej sans foi, sans humanité, sans tendresse, sans entrailles et sans religion 2. »
i M. Châtel, p. 75, pense que La Bruyère fut mis par Bossuet près du jeune prince, comme professeur d'histoire, en 1674, c'est-à-dire vers le même temps qu'il devenait trésorier de France au bureau de Caen* J'opterais pour 1676. Alors le petit prince avait sept ans, et c'est l'âge où les princes passaient des mains des femmes_ea.celles des précepteurs. .8 Lettere di Gregorio Leti. Amst., 1701, in-8"» t. IL p. 3g3. Lalettre deLaBruyère> que nous citerons
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y
Nous venons de voir La Bruyère dans sa famille, prenant ou laissant ce que son esprit y devait laisser ou prendre. Voyons-le maintenant, plus indépendant, plus lui-même; voyons-le dans Paris.
Pour le suivre, livre en main, je prendrai l'édition de M. Destailleur, qui, jusqu'à ce que M. Servois ait complété la sienne 1, sera l'édition classique de ce classique.
Nous avons dit que, même avant la découverte de l'acte authentique de son baptême, le fait de la naissance de La Bruyère à Paris semblait indiquédanssonlivre *. Nous y revenons.
Né dans la Cité, à deux pas de Notre-Dame, toutprès delà Sainte-Chapelle et du Palais, il n'oublia jamais son berceau. Où l'enfant avait joué, l'homme revint observer, pour s'amuser encore. Il procéda comme Boileau,qui, sorti de ce même coin où il revenait sans cesse, y fit en voisin ses meilleures satires d'après les
encore, est en italien. M. G. Brunet l'a traduite pour le Bull, du Bouquiniste, i5 janvier 1864, P« 27«
* V., p. 491, un mot sur le i" vol. de cette édition.
8 Lui-même, on le verra plus bas, p. 43o, note, s'intitulait parisien, parisinus.
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types environnants. Quelques-uns de ceux qui lui avaient servi servirent de même à La Bruyère. Qu'on lise, dans le chapitre de Quelques usages, l'endroit où il parle des chanoines fainéants 1, on pourra se croire dans l'épopée burlesque de Boileau : a C'est entre eux tous,dit-il,àqui ne louera point Dieu, et àqui fera voir par un long usage qu'il n'cstpas obligé de le faire : l'émulation de ne se point rendre aux offices divins ne sauroit être plus vive ni plus ardente. Les cloches sonnent dans une nuit tranquille; et leur mélodie, qui réveille les chantres et les enfans de choeur, endort les chanoines, les plonge dans un sommeil doux et facile, et qui ne leur procure que de beaux songes : ils se lèvent tard, et vont à l'église se faire payer d'avoirdormi. » N'est-ce pas tout un fragment du Lutrin en bonne prose ? Ce que Boileau avait écrit en 1684, La Bruyère le répète à sa manière six ans après s. Il n'imite pas, il dit ce qu'il sait d'enfance; comme Boileau, il fait sa critique par droit de bon voisinage. Dans le nombre de ces chanoines si bien vivant s'en trouvait un, l'abbé Dansse, dont l'appétit
1 Les Caractères, lïdit. Ad. Destailleuis, t. I p. 171, 8 11 n'en parla que dans la 5" édition, en 1690.
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était plus célèbre encore que celui des autres. Boileau en fait le chanoine Evrard, « d'abstir nence incapable, » et La Bruyère en fait Gnathon, l'égoïste goulu «qui ne vit que pour soi, qui mange haut et avec grand bruit'. » L'abbé Dansse était par alliance le parent de Bqileau, puisque sa soeur, madame Dongois, était femme du neveu du satirique. Boileau ne l'en avait pas épargné davantage. Il l'avait vu si souvent à table *! La Bruyère, pour qui ce n'était qu'un voisin, n'était donc pas à blâmer d'avoir à son tour flagellé ce glouton qu'on fustigeait si vertement en famille.
Au cloître Notre-Dame, qui était plus proche encore de la maison paternelle, se trouvaient d'autres originaux d'Eglise, aussi bons à observeiyet qu'il ne peignit pas d'une touche moins fine. Il y revint plus tard pour les Mercuriales de Ménage, avec son patron Pont-Chartrain, dont, suivant Saint-Simon, l'un des châteaux en Espagne était d'avoir une petite maison au cloître, et c'est à ces retours vers le coin natal qu'il put bien voir ce
i Edit. Walckna-r, p. 433, 720.
1 V. à ce sujet une lettre de J.-B. Rousseau à Brossette du 15 juillet 1717, et la réponse de Brossette du i3 sept, suivant.
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que sa malice d'enfant n'avait que pressenti : saisir au vif le ridicule deviné saisissable.
Les gens du monde venaient là s'essayer à la retraite; les gens de retraite s'en échappaient pour aller ailleurs se faire gens du monde.
Un de ces damerets de chapitre, qui savaient le mieux concilier les facilités de la vie mondaine et les sévérités de celle de l'Eglise, ajuster l'habit de galant avec l'habit ecclésiastique pour se faire de l'un une coquetterie et de l'autre une gravité, était le pénitencier de NotreDame, M. Robert, ayant par son titre le droit spécial d'absoudre les cas réservés. Il eût pu maintes fois s'appliquer à lui-même cette grâce d'absolution,' qui était son monopole. La fréquentation des gens au moins profanes, et des poètes aussi peu édifiants par leurs oeuvres que par leur conduite, était son péché mignon.
La Fontaine était, de ces gens-là, celui qu'il voyait le plus; aussi s'en allait-on chantant sur l'air à la mode :
Robert le grand pénitencier A toujours l'air fort altéré. Mais il a La Fontaine Eh bien! - -Pour soulagera a peine, Vous m'entende ç bien '.
1 Chansonnier Maurepas, t. XXV, p. 363.
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La Bruyère le railla en meilleur style, quand il dit au chapitre Du Mérite personnel : ce Un homme à la" cour et souvent à la ville, qui a un long manteau de soie, ou de drap de Hollande, une ceinture large et placée haut sur l'estomac, le soulier de maroquin, la ca lote de même d'un beau grain, un collet bien fait et bien empesé, les cheveux arrangés, et le teint vermeil; qui avec cela se souvient de quelques distinctions métaphysiques; expliqué ce que c'est que la lumière de gloire, et sait précisément comment l'on voit Dieu; cela s'appelle un docteur. » La Bruyère ne le fut pas. A ce prix, eût-il consenti à l'être? Il fut plutôt le personnage tout contraire, dont le portrait vient à la suite comme opposition : a Une personne humble, qui est ensevelie dans le cabinet, qui a médité, cherché, cor) suite, confronté, lu ou écrit pendant toute sa vie est un homme docte. » Voilà ce que fut La Bruyère qui longtemps, en effet , resta humblement enseveli dans son cabinet., qui pendant toute sa vie médita, chercha, consulta, confronta, lut, et enfin écrivit.
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VI
C'est à l'Oratoire que se fit son éducation. Le P. Adry l'a d't le premier dans la Bibliothèque des écrivains de l'Oratoire ou Histoire littéraire de cette Congrégation, à l'article La Bruyère \
1 Cette curieuse indication a été donnée pour la première fois par M. Sainte-Beuve, La Bruyère et La Rochefoucauld. 1842, in-12, p. 7. Voici textuellement ce que dit le P. Adry, dont le manuscrit, longtemps conservé aux Archives, est aujourd'hui à la Bibliothèque Impériale, fonds de l'Oratoire, n" 279, t. I, p. 2 3o: «Dans les mémoires * particuliers qui se trouvent dans la Bibliothèque de l'Oratoire, on marque que ce célèbre auteur (La Bruyère) avoit été de l'Oratoire... ceci étoit'écrit vers 1720, ou par le ?. Bojgerel ou par le P. Lelong. » Ce P. Bougerel était ami de Marais qu'il allait voir souvent, comme l'indique la lettre inédite de celui-ci à Bouhier, du 7 janvier 1733. Ils durent parier de La Bruyère, mais Marais n'en resta pas moins assez ignorant sur son compte. Bayle, lui écrivant le 2 octobre 1698 {OEuvres, in-fol., t. IV, p. 768), le remercie de ce qu'il lui en a appris, et nous espérions par conséquent beaucoup trouver en découvrant la lettre dont celle-ci était le remerciement. Nous avons été fort déçu. La lettre de Marais, datée du 2 may 1698,
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Quoiqu'il invoquât sur ce fait les Mémoires manuscrits du P. Bougerel et du P. Lelong, plusieurs en ont douté, à cause de l'absence du nom de La Bruyère sur la l«ste d'admission des novices. Ce n'est pas ce qui m'en ferait douter.. Il n'y avait pas que l'Oratoire de- Paris; celui de Juilly et bien d'autres existaient déjà. Pourquoi ne serait-ce pas dans une de ces maisons que La Bruyère aurait été novice?
A moins qu'on ne me prouve que son nom, vainement cherché sur les listes de Paris, est de même absent aussi sur celles des autres maisons du même ordre, je croirai ce qu'a dit le P. Adry de la première éducation de Là Bruyère. Tout dans sa vie vient d'ailleurs confirmer cette donnée et en montrer les traces.
En mettant son fils à l'Oratoire, le père de
existe à la Bibliothèque, dans les manuscrits du fonds Bouhier, sous le n* i38, p. 99-104. Nous l'avons lue avec la plus anxieuse espérance, et n'y avons rien trouvé d'intéressant sur notre homme. A la fin, Marais dit à Bayle : « Vous devez, monsieur, à cet illustre, à ce Montaigne mitigé un grain de cet encens exquis que les muses vous ont donné, pour le distribuer aux sçavans. > Bayle ne se trouva pas assez amplement renseigné. La Bruyère n'a pas d'article dans Son Dictionnaire.
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~ 29 — La Bruyère n'aurait fait que suivre l'exemple du fameux Senault, collègue de son père dans le gouvernement de la Ligue, dont le fils était supérieur de la Congrégation, à l'époque même où La Bruyère s'y serait trouvé comme novice.
C'était le refuge des débris de la Ligue. Ils y avaient porté, avec une grande ardeur de catholicisme, je ne sais quelle indépendance dont la société moins libre des Jésuites ne se fût pas accommodée. Il existait entre les deux ordres communauté dans la foi, mais vif antagonisme pour le reste, même pour l'éducation des enfants et les choses à leur apprendre. Chez les Jésuites dominaient les études latines;.à l'Oratoire comme à Portv, Royal, les études grecques s'y mêlaient à part presque égale, et apportaient, avec Aristote et Platon, un peu plus de cette philosophie et de ce libre penser dont s'effrayait la Société de Jésus.
Corneille, qui fut élève des Jésuites, savait à peine le grec, et Bpssuet ne l'apprit qu'après être sorti de leurs mains l, tandis que Racine qui était de Port'Royal, et La Bruyère
« Burigny, Vie de Bossue t. 17C1, in-12, p. 8.
3.
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qui était de l'Oratoire!, furent tout d'abord et sans avoir besoin d'une instruction supplémentaire, de fort bons grecs, comme on disait.
C'était presque un ridicule, surtout depuis . le Vadius des Femmes savantes.
' La Bruyère le portait gaiement. Se trouvant là avec Bossuet, Boileau, Racine, son ami Dacier et bien d'autres, il se savait en bonne compagnie, et se raillait des railleurs :
« Il est savant, diMin politique, il est donc incapable d'affaires... Il sait le grec, continue l'homme d'Ëtat, c'est un grimaud, c'est un philosophé. Et, eh effet, une fruitière d'Athènes, selon les apparences parloit grec, et, par cette raison étoit philosophe '.
* Trévillè aussi, dont il sera parlé, et qui s'était formé à l'Oratoire, était très-fort sur le grec. Corr. de Boileau, édit. Laverdet, p. b^b. •
s Ici La Bruyère revient à « la simple femme, de qui, avait-il'dit dans sa notice, Théophraste achetoit dès herbes au marché, et qui reconnut, à je ne sais quoi d'attique qui lui manquoit... qu'il n'étoit pas Athénien. •> 11 en fait cette fois une fruitière. Dans son discours sur Théophi aste, c'était une marchande d'herbes. La différence est petite, mais prouve que . sur ce point, il n'était pas sûr de son fait. C'est lui en effet qui a le premier pieté un métier à cette bonne
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« Les Bignon, les Lamoignon étoient de purs grimàuds : qui eh peut douter ? ils savoient le grec *. »
VII
C'est vers l'étude des historiens que La Bruyère tourna son savoir. Lire Thucydide, Strabon et Polybe dans leur langue même, c'était les étudier de plus près, et pour ainsi dire chez eux; il s'en donna le plaisir.
Une lettre de lui, qui n'a pas encore été ^imprimée et que j'ai tenue dans mes mains
femme. « Malgré le silence des anciens, lit-on dans le Menagiana, 1.1, p. 401, il a deviné que la vieille qui mortifia de la sorte Théophraste était une herbièrc. » Ménagé admirait beaucoup la traduction de Théophraste par La Bruyère. « Elle montre, suivant lui, que son auteur entend parfaitement le grec. » Ce n'était pas tout à fait l'avis du dernier et du plus excellent traducteur des Caractères, Coray : « Sa traduction, dit-il l'e La Bruyère, n'est point lYxpression fidèle des idées de Théophraste... Il l'a traduit, dit-il encore très-finement, comme Virgile aurait peutêtre traduit ïlliade d'Homère, ou Cicéron les harangues de Démosthène. » Les Caractères de Théophraste -d'après un manuscrit du Vatican, traduc. nouv. par Coray, 1799, in-8°, p. LIV-LVI. Edit. Ad. Destailleurs, II, p. 93.
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dernièrement chez le libraire de Londres qui la possède, nous a révélé le secret de ses plus chères études. Il envoie à un religieux de ses amis, avec qui il est en communauté de savoir, des livres qui lui ont été demandés, et il dit : « Voicy Thucydide, mon R. P. Strabon et Polybe m'ont donné plus de mal à traduire que les précédents. » Cette lettre est sans date, et l'on ne sait s'il était alors maître d'histoiredufilsdeM.lePrince,ou s'ilsepré-, parait à l'être. En toutcas, il s'y préparait bien.
Une. autre de ces lettres déjà citée f, et qui, bien qu'imprimée, n'est pas moins inconnue, nous renseigne aussi par quelques points sur sa multiple curiosité en histoire.
Elle est écrite, nous l'avons dit, à G. Leti, près duquel sa place chez les Condé, comme historien professeur, l'a mis, dix ans avant les Caractères, en assez grande réputation d'esprit et de savoir pour quenotre Italien croie bon de rechercher son amitié, son patronage (padronan^a) et de lui faire confidence de ce qu'il prépare. La Bruyère rend confidence pour confidence. A ce que lui a dit Leti sur sa prochaine Histoire de Philippe II, il répond
1 V. plus haut, p. 21.
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par ce qu'il sait lui-même sur une histoire de François Ier qu'un de ses amis a écrite, et dont le sujet, lui a-t-on appris, est aussi une des préoccupations. L'ami qui ne craindra pas d'aller ainsi sur les brisées de Leti n'est autre que Varillas. La Bruyère semble alors l'estimer beaucoup, mais il l'estimera moins plus tard, lorsqu'il le "connaîtra mieux '. Il a, dit-il, écrit ce livre d'après des mémoires, « dont j'ai vu une grande partie dans la bibliothèque du président de Lamoignon ; mais on ne lui a pas permis de la rendre publique, parce que la vérité n'y était que peu favorable, et parce qu'on ne pouvait consentir à voir ce roi déclaré indigne du titre de grand. » L'Histoire de François Ier par Varillas n'était pas encore publiée, en effet,' lorsque La Bruyère.écrivit cette lettre, et si elle le fut plus tard, ce ne put être qu'à l'étranger*. La lettre de La Bruyère, fort curieuse par
« C'est lui qu'il appelle Dorilas « au style vain et puéril. » Edit. Walcknaïr, p. 17Î, 663.
2 L'autorité avait la main dans les travaux de Varillas. Ainsi Colbert, en 1670, lui avait fait savoir que son dessein d'écrire l'histoire de l'Hérésie pouvait être dangereux. V. Corresp. administr. de Louis XIV} t. IV, p. 572.
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le fait qu'elle contient, ne l'est pas moins par sa forme et sa nature même.
C'est en italien qu'il a répondu à son correspondant italien, justifiant ainsi ce que son ami l'abbé Fleury devait dire à la louange de son savoir, dans la réponse à l'académicien qui lui succéda 1 : « Il n'étoit, dit-il, étranger à aucun genre de doctrine; il savoit les langues mortes et les vivantes 2. » C'était un de ses principes d'éducation : « On ne peut guère, a-t-il dit, charger l'enfance de la connoissance de trop de langues 3. »
Entre autres doctrines que La Bruyère se rendit encore familières, se trouvait celle du droit. Plus d'un passage de son livre avait donné à penser qu'il en avait fait son £tude 4 ; en voyant avec quelle fière sympathie il parle de la profession d'avocat, on était aussi tenté de soupçonner qu'il n'en parlait si bien que parce que c'était sa profession. L'on n'en doute plus aujourd'hui. Dans les actes retrouvés aux archives de Caen et de Rouen
t Opusc.de l'abbé Fleury. 1780, in-8», t. III, p. 156. 8 Lenomde//rtM<f£om*g-qu'ildonneauP.Mainbourg ferait croire qu'il savait aussi l'anglais ou l'allemand. 3 Edit. Destailleurs, II, 48. * W.,t. I, 283; II, 182, 206.
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par M. Eugène Châtel » et qui sont relatifs à la charge de La Br.uyère comme trésorier de France, on voit qu'il prend partout le titre d'aduocat au Parlement. La fonction de trésorier de France ne lui fut qu'une sinécure, ainsi qu'on le verra plus loin. En fut-il de même pour sa profe-sion d'avocat ? Je ne le pense point?. Ayant une place dans les finan-, ces, il traite assez mal les financiers, ce qui prouverait qu'il ne le fut lui-même que de nom, jamais de fait; avocat, au contraire,il n'a que des louanges pour son état.
Ce serait une preuve qu'il l'eut à coeur, et n'en récusa rien. «Use trouve, dit-il par exemple, un corps considérable, qui refuse d'être du second ordre, et à qui l'on conteste le premier. Une se rend pas néanmoins, il cherche au contraire par la gravité et par la dépense à
1 Étude chronolog. sur J. de La Bruyère, 18, 21.
« Les passages de son livre, indiqués tout à l'heure, suffiraient à prouver qu'il ne s'en tint pas à la théorie du Droit et poussa jusqu'à la pratique. On y sent un parfum de dossier qu'ils n'exhaleraient pas sans cela et qui avait assez frappé l'auteur des Sentiments critiques sur les Caractères (Paris, 1701, .in-12), pour, .qu'il se crût en droit de reprocher à La Bruyère (p. 255), ses façons de parler « imitant le btyle du Palais. »
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s?égaler à4a magistrature, on ne lui cède qu'avec peine : .on l'entend dire que la noblesse de son emploi, l'indépendance de sa profession, le talent de la parole et le mérite personnel balancent au moins le sac de mille francs que le fils du partisan ou du banquier a su payer ppur son office. » Ici, nous avons La Bruyère en lutte avec soi-même, et prenant parti contre ce qu'il a été. Avocat d'une part, et de l'autre homme d'office, ayant payé sa charge ; il sacrifie l'homme d'office à l'avocat, qui n'existe que par son mérite même. Mais quand il parle ainsi, en 1689*, il est libre; il y a deux ans qu'il n'est plus qu'avocat. La vente de sa charge de trésorier lui a fait le désintéressementdont ilavait besoinpour parler à l'aise des gens de finance. Il a attendu ce moment, et il use du franc-parler qu'il s'est acquis. Le fait est même à constater dès à présent, pour n'avoir pius à trop y revenir : La Bruyère ne publia son livre, où dès la première édition les hommes d'argent reçoivent tant d'atteintes, que lorsqu'il ne leur appartenait plus et n'ayait conservé à leur égard que le droit de satire et de conseil qui naît de l'expérience.
* Ce caractère est dans la 4* édition.
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Ce.droit,il l'avait pour tout, puisqu'il avait touché à tout.
La politique seule lui échappait, du moins pour la pratique ; mais là, vivre et regarder suffit. Il ne faut que l'expérience de ce qu'on a vu pour avoir l'intelligence de ce qu'on voit, la prescience de ce qu'on verra.
VIII
La Bruyère naquit trois ans avant la Fronde, et son enfance n'eut, par conséquent, quedesMazarinspourCroquemitaines. Il s'en souvint toujours. La guerre civile, qu'heureusement il ne devait plus revoir, laissa dans son esprit d'enfant des souvenirs dont l'expérience du moraliste devait tirer profit.
Il se demanda, par exemple, lui dont l'enfance avait été si agitée par lés troubles de la rue, comment tout était si bien rentré dans l'ordre que rien ne semblait plus devoir s'en écarter, et il écrivit cette pensée, devenue — M. Destailleurs le dit avec raison, — devenue si frappante pour nous par l'expérience des derniers temps : « Quand le peuple est en mouvement, on ne comprend pas
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par où letalrne peut y rentrer; et quand il est paisible, on ne voit pas par où le calme peut en sortir. »
Une première fois, en 1669, il comprit la, futilité des causes qui peuvent troubler ce repos du peuple et le changer en fièvre furieuse. Jusqu'alors il n'avait pu qu'admirer sa patience devant toutes les mesures prises par Colbert pour diminuer les privilèges des métiers, affaiblir les franchises des corporations, et, par contre, augmenter les taxes et les impôts. Personne n'avait bouge, on ne disait mot, on obéissait. Mais voilà qu'un nouvel ordre du ministre survient, qui commande de diminuer l'envergure des auvents et l'ampleur des enseignes. Le peuple, qui s'était jusque-là ténu coi, s'éveille tout à coup, comme piqué au vif, crie au lieu de chanter, s'insurge, et fait craindre une émeute sérieuse, La Bruyère alors comprend la Fronde, dont les causes imperceptibles lui échappaient encore. Il conçoit comment, l'heure arrivée, une simple goutte d'eau peut faire déborder le vase rempli de fiel^èt il écrit : a Quand on veut changer et innover dans une république, c'est moins les choses que le temps que l'on considère. Il y a des conjonctures où l'on sent
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- 39 - bien que l'on ne saùroit trop attenter contre le peuple, et il y en a d'autres où il est clair qu'on ne sauroit trop le ménager. Vous pouvez aujourd'hui ôterà cette ville ses franchises, ses droits, ses privilèges,mais demain ne songez pas même à réformer ses enseignes. » Quand La Bruyère écrivit ce passage dans sa quatrième édition *, c'est-à-dire en 1689, il y avait tout juste vingt ans que la réforme des enseignes, dont il parle, avait été ordonnée par M. de La Reynie 8. On voit par là que notre homme n'avait rien oublié dés événements, petits ou grands, qui l'avaient frappé dans sa jeunesse, et qu'il savait s'en souvenir à propos. Peut-être est-ce d'après une note prise alors qu'il fit ce caractère, ou peut-être encore l'écrivit-il sur le moment même. Cela ferait remonter bien haut dans sa vie les commencements de son livre, mais plusieurs autres endroits attestent qu'il y prit place en effet et la préoccupa de bonne heure. Le trait du jeune homme se trouve en maint passage, sous le coup de crayon de l'observateur, avec lès retouches de l'âge mûr.
1 Edit. Ad. Destailleurs, t. II, p. 2.
î Gajefte rimée de Robinet, 2 nov. 1669;
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Il y a des tableaux, tels que celui de l'heureuse médiocrité de la vie bourgeoise ', où l'on sent comme une esquisse, faite surplace par La Bruyère au foyer de sa famille qui lui avait offert sans doute les douces joies de cette existence.
On y découvre rhême la trace de ses plaisirs d'esprit, du temps qu'il était jeune homme.
Il aimait le théâtre, et, si son éducation sérieuse ne l'en eût détourné, il aurait pu, de ce côté, passer du goût simple à la pratique active, et devenir à la scène un auteur dé comédies, aussi facilement qu'il fut dans son livre un comique profond, égal à Molière, et parfois supérieur -, suivant Vauvenargues 8.
Nous parlerons plus loin de ce génie de la comédie, qu'il n'exerça qu'en moraliste. Il n'est question ici que de ses fréquentations de jeunesse au théâtre, et des premières impressions qu'il y resséntiti
VOEdipe de Corneille fut une des premières pièces qu'il put voir dans sa nouveauté. Il avait quinze ans à peu près quand on la donna, et comme il était à l'âge où l'on se
* T. I, p. 294-296.
8 OEuvres. Edit. Gilbert, t. I, p. 237.
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— 4i - souvient de tout, il n'oublia jamais l'effet qu'elle avait produit sur son esprit. Il en prit note dès sa première édition : ayant à parler de Corneille et à le comparer avec Racine, c'est cette pièce qu'il cita 1, de préférence à d'autres, qu'il eût fallu préférer.
Les souvenirs du,jeune homme, et l'espèce d'accord existant entre ses études les plus chères et le sujet de cette tragédie, empruntée aux Grecs, chose rare pour Corneille, l'avaient emporté sur les exigences de son goût plus mûri, L'on s'en étonna, et il comprit que l'on pût s'étonner. Il n'effaça pourtant pas OEdipe de la page où il l'avait loué, c'eût été trop se repentir. Il réserva pour son discours de réception ce qu'il avait à dire sur ce point, comme palinodie, et le fit en une phrase. « Quelques vieillards, dit-il, se mettant du nombre quoiqu'il ne le fût pas, n'aiment peut-être dans OEdipe que le souvenir de leur jeunesse 8. » C'était court, mais d'autant plus vif. Fontenelle le neveu ne pardonna jamais ce trait contre une des pièces de son oncle qu'il était pourtant le plus per*
per* I, p. 153-i54. 8 T. II, p. 267. •
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mis de sacrifier; lui et ses amis ne virent là qu'une raillerie déguisée. Leur lutte, déjà commencée, contre La Bruyère et tout leparti dte Racine en devint plus envenimée '.
Un caractère, dont les souvenirs d'un temps qui était bien antérieur à son livre lui avaient aussi fourni les traits, ne lui attira pas d'affaire aussi fâcheuse. Loin de là, son plus grand succès en est peut-être venu.
Ce caractère est celui de Ménalque, le distrait. On sait que M. de Brancâs lui servit de typer II l'a si bien peint, qu'il dut certainement faire au moins son esquisse d'après nature. Or, quand la première édition des Caractères parut, en 1687, il y avait septans déjà que Brancas était mort. C'était assez pour qu'il n'eût pas l'air, en lançant le portrait, d?insulter au deuil d'une famille. Il ne l'osa cependant pas. Onze ans lui semblèrent néT cessai res entre la disparition du type et l'apparition du portrait qui devait le ressusciter.
Le caractère de Ménalque ne parut qu'en
i Trublev, Mémoires sur Fontenelle, p. 223-224. Nous venons qu'il y eut d'autres causes à l'antagonisme de La Bruyère et du parti dé Fontenelle, le parti normand de l'Académie.
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1691,dans la sixième édition. On s'en amusa, tout en le trouvant trop exagéré. On ne voyait pas que cette exagération même était un ménagement^ et que La Bruyère l'avait faite à plaisir, pour mettre le portrait hors de la vraisemblance et empêcher ainsi l'application trop directe *.
Ce fut souvent son procédé; par cette façon d'égarer la ressemblance, en l'exagérant, il sut créer un genre jusqu'alors inconnu chez nous et qui n'avait encore de nom que dans la langue des artistes d'Italie : « Ces sortes de traits, dit Fontenelle*, sont de l'espèce de ce qu'on appelle en Italie Caricature. Ils sont extrêmement outrés, poussés beaucoup au delà du vrai; mais conduits avec un certain art, ils font leur effet.»
Si l'on cherche quelques autres traces des souvenirs de la jeunesse dé La Bruyère dans son livre,on n'a pas besoin de s'enquérir longtemps pour les y trouver. Plus d'une particularité les décèle : Ici un détail de toilette
1 Apologie de M. de La Bruyère. 1701, in-12, -p. 249:. r—-
8 Préface de son recueil de tragédies et dé comédies.
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- 44 - qui était à-la mode quand il fit l'observation, mais qui avait vieilli quand l'observation fut publiée; ailleurs, le titre d'un livre, connu le jour où La Bruyère écrivit qu'il était célèbre, mais oublié depuis longtemps lorsque, d'après la note prise, ses Caractères le remirent en vue. En 1687, date de la première édition, on ne portait plus, depuis des années, de chausses à aiguillettes et de pourpoint à ailerons. Eh bien! c'est le costume de l'homme à la mode, dans les Caractères*,
Qui lisait Bergerac et Lesclache en 1687 ? Personne. Il ne donna pourtant pas d'autre lecture au Narcisse de sa première édition'. Le caractère sans doute avait été fait par lui dans un temps où.ces livres avaient de la réputation et des lecteurs, et il avait cru inutile d'y rien changer quand lecteurs et réputations avaient disparu.
Bergerac, à qui il prit plus d'un trait que lui reprit Swift, était un des hommes qu'il devait aimer à citer. Quant à Lesclache, dont la Philosophie expliquée en tables avait fait grand bruit du temps qu'il s'apprêtait lui«
lui« II, P. 148. 8 T. I, p. 28S.
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-45même devenir philosophe', il ne pouvait croire, l'ayant sans doute eu pour maître, que personne ne voulût plus de ses leçons. Ne croit-on pas toujours célèbre celui; que l'on a cru grand homme, lorsqu'on était enfant? Or, Lesclache avait été un grand philosophe pour La Bruyère lorsqu'il épelait la philosophie dans son livre, ou bien lorsque, tout jeune encore, on le menait à ses conférences delà rue Quincampoix,qui furent longtemps si bien achalandées *.
Il était passé plus tard à" une philosophie plus sérieuse. Descartes était devenu son maître. Sa doctrine le lui avait rendu cher; les persécutions le lui firent encore plus aimer. C'est le fait des esprits indépendants, comme l'était La Bruyère, Ils ne partagent pas toujours la révolte'; mais ils aiment le révolté. Descartes passait pour tel, et sa doctrine était traitée en conséquence. Les Jésuites, parmi lesquels La Bruyère eut des amis, sans cesser d'être l'ennemi de leur société, avaient tenté de faire condamner par le
" * L'abbé" Bordelon, Le Livre à la mode, p. 55-57.
8 Journal de d'Ormesson. In-4°, t. I, p. 145. —
Historiettes de Tallemant. Edit. in-12, t. II, p. 6-8.-
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-46- . Parlemênrla philosophie cartésienne», et, à défaut de l'arrêt qu'ils n'avaient pu obtenir, s'étaient donné le profit d'une condamnation moins éclatante, mais tout aussi efficace : le roi, par leurs instances, avait de luimême défendu l'enseignement du Cartésianisme. t
On ne continua pas moins de le professer. En i685, on en faisait des leçons publiques à Orléans; le roi l'apprit, et aussitôt un ordre vint de M. de Séignelay d'avoir à faire taire cette philosophie factieuse*. La Bruyère ne rompit pas avec elle pour cela. On le vit bien deux ans après dans sa première édition, où Descartes, sur lequel il devait revenir plus d'une fois avec éloge, est déjà très-favorablement traité 8. Peut-être ce qu'il en dit fut-il écrit au moment même où M. de Séignelay lançait son ordre. Il est, en effet, certain qu'une partie de sort iivre fut faite en i685.
1 M.Berriat Saint-Prix lut à ce sujet un curieux Mémoire à l'Académie des sciences morales et politiques, en février 1842.
8 Correspond, administr. de Louis XIV. T. IV, p. 608.
» T. II, p. 104. — Une partie du ch. des Esprits forts est inspirée par la 3* méditation de Descartesi
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Quand il dit en un passage célèbre : « Il y a quarante ans que je n'étois point, etc., 1 » soyez sûr qu'il est exact pour le chiffre, et que peut-être ce qu'il écrit là n'est que pour célébrer l'approche réelle de sa quarantaine. Or, c'est en i685 qu'il l'atteignit.
Il écrivait ainsi au jour le jour, suivant la philosophie de l'heure présente : tantôt en revenant sur lui-même et sur ses souvenirs; tantôt en réfléchissant sur ce qu'il voyait passer. Où d'autres ne faisaient que regarder, lui il observait, et ce qu'il a vu nous porte encore profit. En 1686, il y avait une ambassade de Siamois qui avait fait à Paris aussi bien qu'à Versailles émeute de badauderie. Il la vit comme tout le monde, mais avec des yeux que tout le monde n'avait pas, et ce qu'il écrivit au retour'porte encore le rayon de son coup d'oeil de philosophe \ On pourrait dire à un jour près quand il mit dans son livre, qui ne parut qu'environ deux ans plus tard, ce qu'il a dit dès Siamois.
1 T. Il, p. 224-225.
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48
IX
C'est d'une mansarde qu'était d'abord descendu La Bruyère pour observer tout cela, de plain-pied, dans la rue, car il n'était pas pourvu d'une grande aisance. Bien que son père fût « noble homme » et contrôleur des rentes, il n'était, lui, que bien chétif rentier. Avant d'aller habiter l'hôtel de Condé, comme professeur d'histoire de M. le Duc, il était logé pauvrement.
Il ne s'en plaignait pas; l'indépendance lui assaisonnait et lui dorait la médiocrité. Les envieux s'avisèrent seuls d'y trouver à redire, quand la fortune du livre leur eût donné prise contre la vie de l'homme, qui pourtant était resté modeste.
L'un d'eux, le faux Vigueul-Marville,c'està-dire le chartreux Bonaventure d'Argonne, trouva p!aisr.nt de se moquer de cette honnête misère, et ne la rendit~que plus respectable.
La Bruyère, comparant l'accès facile de son réduit philosophique avec les embarras qiii obstruaient le seuil des importants, des parvenus, avait écrit ces quelques phrases où s'épanche si bien son bonheur nourri et bercé
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— 49 ~ par l'étude : « Venez dans la solitude de mon cabinet, le philosophe est accessible, je ne vous remettrai point à un autre jour : vous me trouverez sur les livres de Platon, qui traitent de la spiritualité de l'âme et de sa distinction d'avec le corps; ou la plume à la main, pour calculer les distances de Saturne et de Jupiter. J'admire Dieu dans ses ouvrages, et je cherche par la connoissance de la vérité à régler mon esprit et devenir meilleur. Entrez, toutes les portes vous sont ouvertes; mon antichambre n'est pas faite pour s'y ennuyer en m'attendant; passez jusqu'à moi sans me faire avertir. Vous m'apportez quelque chose de plus précieux que l'argent et l'or, si c'est une occasion de vous obliger. Parlez! que voulez-vous que je fasse pour vous ? faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui est commencée ? Quelle interruption heureuse pour moi que celle qui vous est utile 1 ! »
Le moine jaloux, qui sans doute avait traîné ses sandales jusqu'à ces hauteurs, sans y pouvoir rien prendre de la sérénité qu'y faisait .planer l'esprit tranquillement studieux et
i.T.1, p. a55.
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rayonnant du philosophe, fut assez malheureux pour ne pouvoir trouver que matière à raillerie dans la description de ce bonheur. Mais, quoi qu'il ait tenté, il n'a pu réussir à lui ôter son charmé. Là parodie qu'il a faite en est elle-même restée tout imprégnée et comme souriante :
« Il n'y àvoit, écrit-il donc à, propos de cette sainte mansarde, dont malgré lui il ne saurait médire, il n'y avoit qu'une porte à ouvrir, et qu'une, chambre, proche du ciel, séparée en deux par une légère tapisserie. Le vent, toujours bon serviteur des philosophes, courant au-devant de ceux qui arrivaient et retournant avec le mouvement de la porte, levoit adroitement la tapisserie et laissoit voir le philosophe, le visage riant et bien content d'avoir occasion de distiller dans l'esprit et le coeur des survenans l'élixir de ses méditations ', »
Sauf le dernier trait, qui ne manque pas de malice, car il semble toucher juste, étant d'accord avec ce que Boileau écrivit à Racine sur la prétention de La Bruyère à montrer
i Mélanges d'histoire et de littérature. 1699, in-ta, p. 336.
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plus d'esprit encore qu'il n'en avait, cette description n'est-elle pas d'un charme engageant ? ne donne-t-elle pas envie de connaître celui dont elle voudrait être la satire ? Un ami, et je dis des plus spirituels, n'aurait pas fait mieux. '
Comme tout a sa cause, sinon sa raison, je me suis demandé souvent d'où était venue contre La Bruyère la haine dû chartreux Bonaventure d'Argonhe, qui fut l'un des premiers" à l'attaquer et le plus vivement. J'ai trouvé pour point de départ une question de rivalité d'esprit et de concurrence de livres, où le chartreux se donnait tort, rien que par le fait de la lutte. Se croire le rival d'un homme comme La Bruyère, et penser qu'on peut entamer avec lui un combat d'égal à égal, c'est se faire, en effet, condamner d'avance, ne fût-ce que pour le péché dé présomption. Mais songe-t-on soi-même à ces choses? ne se croit-on pas toujours digne de tous les combats, l'égal de tous les rivaux?
Le chartreux se donna donc l'orgueil d'une comparaison avec La Bruyère. Le livre qui en fut le prétexte parut en 1691, c'est-à-dire au plein milieu du succès des Caractères,qui en étaient déjà à leur sixième édition. Le
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chartreux, qui n'avait fait jusque7là que des ouvrages plus en rapport avec sa robe, tel qu'un Petit traité de la lecture des Pères de l'Eglise publié en i688j s'était, dans ce livre, placé sur le terrain de notre auteur, et presque avec ses propres allures. Il avait pris un sujet didactique, en adoptant la forme des pensées détachées, et, comme La Bruyère, il avait donné le tout sous un autre couvert que le sien.
Les Caractères, venant à la suite d'une traduction de Théophraste, étaient partis sous pavillon grec; c'est sous pavillon espagnol que s'aventura le livre du chartreux. En voici le titre : l'Éducation, Maximes et ré~ flexions de monsieur de Moncade, avec un discours.dtt sel dans les ouvrages det'esprit, Rouen, chez la veuve A. Maurry, 1691, in* 12 '. Bonaventure d'Argonne n'y disait
1 On voit, rien que par l'impression de son livre à Rouen, chez la Yeuve de l'imprimeur de Corneille, que Bonaventure était du parti normand, le parti ennemi de La Bruyère. Il avait été longtemps à la Chartreuse de Rouen, suivant le Président Bouhier, qui ne doute pas que ces Maximes de Moncade ne soient de lui. V. sa lettre à Leclerc du 24 juillet 1729 (Corresp. inéd,, t. V, p. 753).
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rien du livre avec lequel il arrivait ainsi en présomptueuse concurrence; mais en quelques passages, on y sentait plus que l'intention de l'égaler, la prétention d'avoir fait mieux. Loin d'avoir la modestie de Duché qui, deux ans après la mort de La Bruyère, ayant donné un ouvrage tout à fait calqué sur le sien, puisque des remarques et pensées y suivaient la traduction des Préceptes d'un philosophe greCiPhocylide*, s'était, dans sa préface) excusé de cette témérité d'imitation et avait avoué qu'agir ainsi c'était c< s'exposer à n'être souffert qu'avec peine; » Bonaventure d'Argonne n'avait, en aucune façon et sous aucune forme, demandé pardon de la liberté grande; au contraire, il avàiHndirectement critiqué celui qu'il imitait. L'ordre adopté par La Bruyèr^ dans la disposition de son livre, où se suivent les Caractères de même nature, lui avait, par exemple, semblé fastidieux; adoptant le désordre contraire, il s'était hâté de le déclarer préférable : « Il serait ennuyeux, dit-il à propos de ses pen1
pen1 Préceptes de Phocylide, traduits du grec, avec des remarques et des pensées et peinturés critiques à l'imitation de cet auteur. 1698, in-12.
5.
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- 54 - sées diverses, de rencontrer par enfilades toutes celles qui traitent du même sujet. »
Je ne sais si La Bruyère estima que ce beau désordre était bien un effet de l'art, et s'il eut une haute opinion du livre lui-même. Je pense plutôt qu'il le remboursa de ses critiques indirectes par quelques-uns de ces mots qu'il savait si bien lancer dans les sociétés, où on le voyait souvent, et qu'il animait, nous le prouverons, de sa caustique gaieté. Bonaventure d'Argonne, qui était mondain, malgré son habit, allait aussi dans ce monde. «Le solitaire bel esprit... fort éloigné de garder le silence, » dont a parlé Pépinocourt dans son curieux volume des Réflexions, pensées et bons mots*, n'est autre que notre religieux dameret et homme d'esprit. C'est de lui aussi que Sanlecque a voulu parler dans sa première satire * quand il y signale un chartreux gazetier qui compromet par ses besognes bavardes dans les journaux l'autorité de l'ordre, et surtout le silence imposé par" la règle. Cette collaboration du chartreux dans les journaux, c'est-àt
c'est-àt in-t2, p. 3i.
8 Poésies héroïques, morales et satyiiques. Paris, 1696, pet. in*4b, p. 16.
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dire par conséquent dans le Mercure galant, le seul où l'on se permît alors de la littérature , n'était pas faite pour le rapprocher de La Bruyère; c'était, au contraire, une cause d'antagonisme de plus. On sait, en effet, l'opinion qu'il avait du Mercure, mis par lui « immédiatement au-dessous de rien. »
On ne l'y ménageait pas, et, l'on voit qu'il le rendait de reste. Thomas Corneille dirigeait alors cette feuille, et par quelques passages des Mélanges de littérature, on sait que Bonaventure d'Argonne, qui avait connu Pierre, était resté l'ami de Thomas. Il fit cause commune avec lui et son neveu Fontenelle contre La Bruyère, et c'est dans ses Mélanges qu'il mit sa part d'attaque. Elle se résume en trente-sept pages 1 qui ne manquent pas d'une assez judicieuse finesse; quelques fragments s'en trouveront plus loin. Une critique plus à fond fut d'abord dans ses intentions, « mais par un principe d'honneur, et même par une juste délicatesse de conscience, à laquelle rend
* Mélanges d'histoire et 4e littérature, i o, in-i 2 * p. 332-36g.
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hommage l'apologiste de La Bruyère, il quitta l'entreprise 1. »
Un autre s'en chargea, et l'on eut, en 1701, les Sentiments critiques, etc., livre plus malveillant que réellement mauvais , dont l'auteur n'est pas complètement connu*.
X
Le faible en veut volontiers au fort de la concurrence que lui fait son talent, mais le fort l'accepte au contraire. Bonaventure d'Ar1
d'Ar1 de M. de La Bruyère. 1701, in-12, p. 115. — Cette Apologie est de Brillon. Une faut pas la confondre avec là Défense de La Bruyère. Celle-ci est de Coste, qui s'en cacha d'abord, comme on le voit par une lettre de Bayle du t5 "niai 1702, mais qui finit par l'avouer et la signer, Il n'y répond qu'à Bonaventure d'Argonne.
8 On a cru que c'était Vigneul-Marville j mais ce que nous venons de dire, d'après l'Apologie, détruit cette assertion, adoptée d'abord par Barbier, dans ses Anonymes (t. III, p. 253), puis démentie ensuite par lui à la table des Auteurs. Il finit par croire que les Sentiments critiques sont de l'abbé de Villiers, ce que nous penson" aussi. Nous dirons tout à l'heure pourquoi, en r. .pliquant la cause de l'hostilité de cet abbé pour LA Bruyère.
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gonne n'avait pas. pardonné à La Bruyère d'avoir fait sur le même sujet un livre plus, heureux que le sien; La Bruyère, tout au rebours, accueillit avec bonne grâce l'idée d'un jeune avocat nommé Brillon ', qui vint un jourlui dire résolument qu'il voulait travailler dans son genre, et faire un ouvrage qui continuerait ses Caractères. Comme les bons esprits sont toujours défiants, surtout dans le succès, cette résolution si éveillée aurait pu lui faire pressentir un rival à craindre et par conséquent à décourager. La Bruyère pourtant encouragea Brillon, qui dès lors se mit au travail sous l'oeil même du maître.
Son Théophraste moderne ne va pas certainement de pair avec le modèle ; l'élève y est le'plus souvent d'une infériorité trop respectueuse, mais on y trouve en quelques parties le coup d'oeil de l'homme qui, s'il ne sait pas toujours comment regarder, a vu du moins à l'oeuvre celui qui voyait bien. Pour l'appréciation de quelques détails de société, il a parfois son regard. Sa préface n'est qu'un
» C'est lui que nous avons cité dans l'avant-dernière note,Comme'auteur de l'Apologie de La Bruyère. En outre du Théophraste moderne, il fit une suite des Caractères différente de celle d'Alleaume, citée p. 18.
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aveu d'imitation et un témoignage de reconnaissance pour celui qui a bien voulu se laisser imiter : « Je ne l'ai fait, dit-il parlant de sort livre, que du consentement de cet illustre moderne. II. m'aimoit assez pour me conseiller ouvertement, et il n'étoitpas si idolâtre de ses* productions^ qu'il ne tombât d'accord qu'on pouvoit ajouter tà ce qu'il avoit dit. Je ne pousse pas mes vues si loin, et je n'ai pas prétendu enchérir sur ce qu'il nous a laissé... Soit qu'il reconnût ses portraits dans les miens, ^sohvqu'il y trouvât du nouveau, ou qu'il me marquât de la complaisance, j'ai eu quelquefois la gloire d'être approuvé d'un homme dont on sait que le.goût étoit exquis... Il m'a semblé nécessaire de prévenir le public sur cet avantage que la connoissance de M. de La Bruyère m'a procuré... Mon ouvrage seroit plus parfait si M. de Là Bruyère eût assez vécu pour employer en le lisant toute l'exactitude qu'il a apportée à finir ses Caractères. »
Neretrouvc-t-on pas, dans ce que vient de dire ici Brillon, un reflet de ce sourire de bon accueil; de cette grâce spirituellement avenante, que le chartreux nous a déjà fait aimer, lorsqu'il ne voulait qu'en médire ?
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Ce n'est pas que chez La Bruyère le satirique abdiquât toujours, pour ne faire place qu'au bienveillant conseiller.
Si les imitateurs respectueux ne lui déplaisaient pas, il avait en horreur les singes indiscrets de son livre; l'abbé de Villiers en fut un, et le paya bien, mais à charge de revanche, il est vrai. Curieux d'avoir sa part des succès en cours, et toujours sur la trace des idées heureuses pour leur prendre quelque chose, il s'était empressé, même avant Bonaventure d'Argonne, de donner un livre dans le genre de celui des Caractères. Il l'appela Réflexions sur les défauts d'autrui^ et.le lança, en 1690, juste en même temps que la 5e édition de La Bruyère, à laquelle il pensait faire une concurrence qui n'eut pas l'effet espéré. Ce n'était qu'une mouche autour d'un succès. La Bruyère n'eût riendit si c'eût été une abeille. C'était un frelon, il cria.
En 1691, un an après l'apparition du livre de l'abbé, où il n'avait trouvé qu'un copiste partout, nulle part un émule, il le renvoya, par quelques phrases décisives, aux ouvrages où l'on peut copier, en lui conseillant d'abandonner ceux où, comme le sien, il faut parler d'inspiration et être vraiment soi-même :
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a Je conseille, écrivit-il, à un auteur né copiste, de ne se choisir pour exemplaires que ces sortes d'ouvrages, où il entre de l'esprit, de l'imagination, ou même de l'érudition..... Il doit au contraire éviter, comme un écueil, de vouloir imiter ceux qui écrivent par hu- - meur, que le coeur fait parler, à qui il inspire les termes et les figures, et qui tirent pour ainsi dire de leurs entrailles tout ce qu'ils expriment sur le papier. »
Ce passage, qu'on n'a pas assez remarqué, est on ne peut plus curieux, surtout parce qu'il nous fait voir La Bruyère s'expliquant lui-même, et nous donnant le secret de sa manière toute personnelle, toute d'humeur, comme il dit, toute d'humour, comme on dirait aujourd'hui, d'après les Anglais qui n'ont fait qu'altérer notre mot pour que nous leur fassions honneur de l'altération, en la leur empruntant !
Ainsi, La Bruyère vient de nous le dire lui-même, il n'écrivait que « par humeur, » c'est-à-dire en pleine originalité; chaque pensée lui venait vraiment « des entrailles. »
En pariant ainsi, il ne se surfait pas. Ses amis le jugeaient de même. « Il partait tou-
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jours de coeur, » dit celui à qui nous devons le récit de sa mort *.
L'abbé de Villiers ne vit dans ce caractère, où d'ailleurs on l'avait reconnu ', que ce qui s'attaquait à lui; il ne le pardonna, pas à La Bruyère. S'il prit part aux Sentiments critiques, comme nous le pensons, c'est par rancune contre ce passage, curieux à tant d'égards, où l'on voit entre autres choses que rien n'échappait à La Bruyère comme sentiment ou détail, ni des livres qui lui tombaient sous les yeux, ni des personnes qu'il rencontrait dans le monde, ou qui le venaient voir.
XI
Lui rendre visite, lorsqu'on n'était pas sûr de se bien tenir, et de ne laisser percer aucun ridicule, c'était donner de soi-même dans le piège toujours dressé d'une observation sans merci.. Ce fut le cas de l'abbé de
' Revue rétrospective, 3i oct. i836, p. 14t. , 8 La clé indique en effet à cet endroit l'abbé de
Villiers, que M. Waîcknaïr a eu le tort de n'y pas re«
connaître.
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Saint-Pierre, qui vint un jour le voir avec le dégagé sans tact de ces curieux qui se croient tout permis de par l'autorité de leur désir de connaître.Sans prendre la peine de se faire présenter, ni presque de dire son nom, il entra chez La Bruyère avec toute l'ardeur de sa curiosité impétueuse. Notre philosophe, flairant un original, ne le renvoya pas, le fit asseoir, le laissa" parler tant qu'il voulut, et l'autre ne s'en fit pas faute.
Il ne fallut qu'un quart d'heure de ce babil pour qu'il connût de la tête aux pieds l'homme, son esprit, ses habitudes. Quand il fut parti, sans que La Bruyère qui n'avait pas mis grande obligeance à l'interrompre, se fût donné plus de peine pour le retenir, son portrait se trouva écrit en quelques lignes :
« Je connois Mopse, y lisait-on, d'une visite qu'il m'a rendue sans meconnoître. Il prie les gens qu'il ne connoît point de le conduire chez d'autres, dont il n'est pas connu : il écrit à des femmes qu'il connoît de vue ; il s'insinue dans un cercle de personnes respectables, et qui ne savent quel il est; et, là, sans attendre qu'on l'interroge, ni sans sentir qu'il interrompt, il parle et souvent et ridiculement. »
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On à douté que ce fût l'abbé de SaintPierre '. Il fallait lire ce qu'il a dit lui-même de sa curiosité des gens célèbres^ de son ardeur à courir après eux, à les interroger; à recueillir leurs réponses, pour les écrire en rentrant; on n'eût plus douté.
Il alla de cette façon chez Nicole, dont il nous a transcrit un entretien ; chez Malebranche « pour lui faire des objections; » chez madame de La Fayette, chez bien d'autres encore 8.
Pour sa visite sans présentation, chez notre philosophe, il n'avait pas de titres, mais il pouvait s'en croire. N'était-il pas du pays où La Bruyère avait été longtemps trésorier de France, et par là, presque son compatriote ? n'avait-il pas fait ses études chez les Jésuites de Caen? A Paris, son logement de la rue Saint-Jacques, qu'il partageait avec son ami Varignon 8, ne le plaçait-il pas dans le voisii
voisii P. 669. — Dans une clé imprimée qui parut à part et fut faite pour la 9» édition, il est positivement dit que Mopse est l'abbé de Saint-Pierre, de l'Académie française, premier aumônier de Madame.
8 Sainte-Beuve, Causeries du lundi. T. XV, p. 256.
a OEuvres de Fontenelle. 1770, in-8", t. VI, p. iS5186.
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nage de l'hôtel de Cpndé, où La Bruyère logeait, et par là, car il n'en faut pas davantage aux importuns, ne pouvait-il pas se croire le droit de lui dire en entrant, sans crier gare : Je viens vous voir en voisin ? Il y avait eu encore d'autres points de rencontre qui pouvaient autoriser ce curieux de hautes connaissances à penser qu'il était connu lui-même :
« J'allois, a-t-il dit, au cours d'anatomie de feu M. du Verney; j'allois au cours de chimie de feu M. Lémery; j'allois aux diverses conférences de physique, chezM.de Launay, chez M. Bourdelot et chez d'autres ', etc.»
Toutes ces savantes personnes étaient connues de Là Bruyère qui, j'en jurerais, allait aussi à leurs cours. Homme de lettres de M. le Prince, eût-il pu ne pas assister aux assemblées tenues chez l'abbé Bourdelot, qui était son médecin * ? logeant à l'hôtel de Condé, pouvait-il ne pas être des leçons que faisait Lémery, à l'hôtel même, dans le laboratoire de M. Martin, apothicaire du prince 9? Puisque l'abbé de Saint-Pierre nous a dit
» Sainte-Beuve, Loc, citât., p. 252. 8 Fontenelle, OEuvres. T. V, p. 391. s Id. Ibid.
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qu'il s'y rendait aussi, vous voyez qu'il y avait eu pour lui bien des occasions de remarquer La Bruyère et, avec la présomption si naturelle à la jeunesse, de penser qu'il en avait lui-même été remarqué.
Cette fréquentation de La Bruyère chez tous ces savants s'accorde bien avec ce que l'abbé Fleury nous a dit de son savoir, « qui n'étoit étranger à aucun genre de doctrine; » et avec «le titre d'homme d'une curieuse érudition, » que lui a donné son apologiste*.
Il prit de la science tout ce qu'elle pouvail lui fournir alors, et sous toutes les formes. Lui-même nous a dit, il n'y a qu'un instant, qu'il s'occupait d'astronomie, et par bien d'autres passages de son livre, on voit que c'était une de ses études préférées 8. Son ami La Loubère,dont nous aurons souvent à parler plus loin, en amusait ses loisirs de voyageur 3; Du Hamel, de l'Académie des sciences, qu'il estimait tant pour son infatit
infatit de M. de La Bruyère, p. 74.
s Edit. Destailleurs, t. I, 255; II, 23o.
8 Fontenelle. T. V, p. 354.—Du Hamel avaitétéde l'Oratoire comme La Bruyère. V. dans la Corr. inéd. de Bouhier, une lettre de Leclerc, du 16 août 1727.
6.
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gable ardeyiïau travail 1, s'appliquait aussi à cette étude. Comment La Bruyère ne l'eûtil pas aimée ?
Le savoir à Versailles n'était pas une bonne recommandation de courtisan, mais à l'hôtel de.Condé, au contraire, et à Chantilly, c'était lin titre presque indispensable. La Bruyère, pour y être admis, se le fût donné par nécessité, s'il rie l'avait eu par goût.
Fontenelle, dans son Éloge de M. Lémery, parlant dé l'estime qu'avait pour lui M. le Prince, chez qui il travaillait, ajoute : « Il fut souvent mandé à Chantilly, où le héros, entouré de gens d'esprit et de savans, vivoit comme auroit fait César oisif 8. » La Bruyère était de ces savants, de ces gens d'esprit, peut-être est-ce pour n'avoir pas à le nommer, que Fontenelle n'en nomme aucun.
Dans un autre Éloge, celui de Sauveur, il parle encore de ces récréations savantes que l'on se donnait chez les Condé. Sauveur fut mandé avec son ami Mariotte à Chantilly, en 1681, pour faire des expériences sur les eaux. Fontenelle après l'avoir rappelé, dit à propos de Sauveur : « il fut connu du
t Edit. bestailleurs. f. I, p. 284. * Fontenelle. T. V, p. 392.
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-67grand
-67grand Louis de Condé, dont l'ingénieuse et Vive curiosité se portoit à tout. Il prit beaucoup de goût et d'affection pour M. Sauveur, il le faisoit venir souvent de Paris à Chantilly, et l'honoroit de ses let.tres 1. » Soyez sûr que La Bruyère ne restait étranger à aucune de ces visites de savants chez M. le Prince, et qu'il était peut-être pour quelque chose dans les lettres que Condé leur écrivait. Je le croirais d'autant mieux, pour Sauveur, dont il est ici question, que plusieurs amitiés leur étant communes, ils devaient certainement se connaître. Ainsi, Bossuet, protecteur de La Bruyère, avait été un des plus sages conseillers de Sauveur, et c'est par l'entremise d'un autre ami de notre philosophe qu'il avait obtenu le bénéfice de ces précieux conseils.
Cet ami était l'historien Cordemoy, avec lequel La Bruyère, que nous avons vu si porté pour l'histoire, devait être certainement en communauté d'étude et dans un intime commerce d'amitié, puisqu'à sa mort, le 8 octobre 1684, Antoine BossUe't ayant à donner à" M rie Prince des détails sur cet évé«
évé« ibid. P. 473.
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riemenf, s'en dispensa pour laisser la parole à La Bruyère que son intimité avec le défunt avait mis en état de tout mieux savoir.Voici la lettre d'Antoine Bossuet à Condé : « Le mauvais état de la maladie de M.Cordemoy, dont j'ai l'honneur de rendre compte à V. A. S., eut bientôt là suite funeste que V. A. S. a sçeue. Je n'ose luy en rien dire davantage; et je me contente de prier M. de La Bruyère de le luy faire sçavoir 1. »
S'occuper d'histoire avec Cordemoy et même avec Varillas, jusqu'à ce qu'il l'eût mieux connu; s'inquiéter des sources et les aller chercher, avec une ardeur qui était plus de notre temps que du sien, jusque dans les recoins inédits des bibliothèques—nous avons vu qu'il mit ainsi en réquisition celle de M. de Lamoignon; — quand il s'était bien enquis de ces choses de la terre, se préoccuper à son temps perdu de celles du ciel, en s'appliquant un peu à l'astronomie; accorder à la science de tous les doctes hôtes de M, le Prince les honneurs de son assiduité; lire beaucoup, lire toujours : les Grecs, les Latins, les Italiens, les Français, surtout ceux du temps
1 Floquet, Études sur Bossuet, T. III, p. 541.
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-69passé, leur vieux style qu'il connaissait jusqu'à pouvoir en faire des pastiches'; avoir le dilettantisme de tous les savoirs, en se réservant la partie plus exclusive de l'observation : telle fut la vie de La Bruyère, aussi bien dans sa mansarde de philosophe, que dans sa chambre plus digne d'homme de lettres et de gentilhomme de M. le Prince.
1 C'est ainsi qu'il en fit un de Montaigne. (Edit. Destailleurs, t. II, p. 234.) — Les rondeaux qu'il nous donne {Id., p. 194-195), en disant « qu'une tradition nous les a conservés sans nous en marquer ni le temps ni l'auteur, » passaient aux yeux de quelques critiques pour être aussi un pastiche de sa façon. Une communication faite sur ce point à M. de La Place, pour ses Pièces intéressantes (t. III, p. 341), tendait à dissiper les doutes, mais i) en restait encore, rien n'indiquant dans la communication faite à La Place quel était le manuscrit d'où les rondeaux auraient été tirés. Nous l'avons découvert à la. Bibliothèque Impériale, parmi ceux du fonds Gaignières, sous le n* 2872, in-fol., 2e part., p. 7. On lit au titre: Rondeaux pour quatre Preux. Ce sont : Richard sans Peur, Pierre de Provence, Galien restauré, Ogier le Danois. La Bruyère n'a donné que les rondeaux pour Ogier et Richard.
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XII
Où s'en allait-il, quand il quittait ces bienheureux gites ? Dans quels lieux promenait-il cette ardente attention de son regard, qu'avait aiguisée la méditation ?
Il s'en allait étudier les hommes aux lieux où il pouvait en voirie plus. La foule ne gênait pas son observation : plus elle était grande, plus elle lui apportait de types différents; et pour chacun il avait un coup d'oeil net et distinct. Il se rendait où s'agitait, pérorait, frétillait, se débattait dans le brouillard encore indécis des nouvelles toutes fraîches, la meute affairée de nouvellistes : aux Célestins,aux Augustins, aux Tuileries. Il écoutait et prenait des notes, non sur les rôles joués, mais sur les acteurs mêmes, ces vivantes gazettes que les Caractères ont si plaisamment fait revivre.
C'est aux Tuileries qu'il faisait ses haltes les plus longues. Le chartreux Bonaventure, qui, en voulant le critiquer, ne sait que le faire apprécier mieux, a la sottise de tourner
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encore en moquerie ces stations patientes du philosophe au milieu de cette foule, où chaque passant attrape un coup d'oeil, où chaque coup d'oeil jaillit armé d'une pensée et d'un mot. Qu'aurait-il dit de mieux pour le faire admirer ? C'est là, sur place, que La Bruyère, désintéressant son attention de l'éclat du beau monde pour ne voir que sa sottise, pour n'écouter que l'inanité médisante de ses compliments, de ses propos, a crayonné pour ainsi dire sur le genou cette pensée, qui prélude si bien aux pénétrantes malices de son chapitre de la Ville : « L'on se donne à Paris, sans se parler, comme un rendez-vous public, mais fort exact, tous les soirs au Cours ou aux Tuileries pour ce regarder au visage et se désapprouver les uns les autres. »
Il s'en moquait, puis à force d'en rire) unissait par s'en amuser. C'est à grand'- peine qu'il détachait sa gravité de cette contemplation futile : « L'on ne peut, a-t-ii dit à cette même place, sur ce même banc des Tuileries, on ne peut se passer de- ce monde que l'on n'aime point, et dont on se moque. »
Il en avait besoin, comme le théâtre est nécessaire à ceux qui aiment la çomédie'i On
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— 72 — la leur donne détestable, ils n'y vont pas moins. Aux bons esprits, ce qui est mauvais ne profite-t-il pas comme ce qui est excellent? l'observation de ce qui ne devrait pas être ne leur est-elle pas souvent la plus fructueuse des expériences ? L'admiration élève, la critique instruit. La Bruyère aimait surtout à s'instruire de ce côté-là. Pour s'amuser de la vie, il la prenait par le comique, et ne se plaisait à rien tant qu'aux ridicules. Il fut en cela ce qu'était Molière, moins le théâtre.
Son livre lui en servit; il sut y animer ses personnages, comme sur une scène véritable. « Je conseillerai toujours à un poëte comique de l'étudier, disait La Harpe ' ; » Suard, après avoir admiré chez La Bruyère « cet ensemble de vérité idéale et de vérité de nature, qui constitue la perfection des beaux-arts, » a dit de même : « C'est là lé talent du poëte comique : aussi a-t-on comparé La Bruyère à Molière, et ce parallèle offre des rapports frappants 8. » Vauvenar»
Vauvenar» par M. Destailleurs, 2' édition, t. I, p. 23o, note. — Victorin Fabre, Éloge de La Bruyère, p.'193, dit la même chose. ■-
8 Suard, Notice de La Bruyère.
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-73gués de ceux qui firent la comparaison, et, en sa qualité de moraliste,c'est à La Bruyère qu'il donna la préférence '. Suard garde sur ce point le silence prudent qui lui était ordinaire. Nous ferons comme lui, mais moins par prudence que par esprit de pure justice.
Pourquoi nuire^ en effet, à une admiration par une autre, et se diminuer ce qui semble grand ici par le rapprochement mal entendu de ce qui est grand ailleurs ? Laissons chacun à sa taille et dans son milieu ; ne voyons que ce qui nous importe; assistons enfin sans les gâter par un stérile parallèle, à ces comédies que nous donne La Bruyère, où presque toujours rien ne manque que la pièce même.
Il l'a laissé faire à d'autres qui ne l'ont pas toujours réussie 1,
Les types, les caractères,voilà son unique
' Vauvenargues. Edit. Gilbert, t. I, p. 237.
8 Parmi les pièces heureuses dont on doit l'inspiration aux Caractères, il faut citer le Distrait de Regnard, qui procède directement du Ménalque de La Bruyère; la Petite- Ville de Picard, dont le passage : « J'approche d'une petite ville... » fut, on le sait, l'originej et le Préjugé à la mode, comédie de La Chaussée, qui eut pour point de départ l'article du livre où on lit ceci : « ...Quelle mauvaise honte fait rougir un homme de sa propre femme... »
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objet. Il nous les donne vivants, parlants, presque en scène, puis il les abandonne au hasard dé la comédie à venir. On dirait qu'il se complaît même dans le pêle-mêle de ses types épars.cc Liez la partie, semble-t-il dire, avec sa malice, voilà les joueurs; nouez l'acte, filez la scène, voilà l'esprit. »
Il fait de propos délibéré pour son oeuvre comique, dont nous n'avons, pourrions-nous dire, que les débris, ce que le temps a fait pour celle deMénandre 1 qui ne survit que par fragments; et aussi pour ces farces latines de Publius Syrus,pour ces mimes, dont, par un nouvel entraînement de son instinct de comique, il a su faire passer l'esprit presque tout entier dans son livre, fondant ces débris dans ses propres fragments, et composant avec le tout un ensemble immortel 8.
* Disons, en passant, qu'il fut disciple de Théo» phraste, s'initiant avec lui à la comédie, comme tant d'autres avec La Bruyère.
8 « M. de La Bruyère, dit Accarias de Sérione, à propos de Publius Syrus, a répandu dans ses Caractères. .1, presque toutes les sentences de ce poète. Il en a traduit quelques-unes, il a donné aux autres un tour nouveau, un peu plus étendu, il les a présentées sous plusieurs faces différentes. » L'Etna de P. Cornélius Severus et les sentences de Publius Syrus,
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Si nous ne nous préoccuponspas de le comparer à Molière, La Bruyère se préoccupait, lui, de la comparaison ; même il la cherchait. Plus d'un de ses caractères, comme on l'a déjà remarqué, et comme nous le ferons voir plus loin, n'est que le produit de l'espèce d'émulation que le souvenir de l'auteur de Tartuffe donnait à son esprit. Souvent l'idée de faire une pièce ne vient pas, tandis que la prétention de refaire, à sa façon, celle qu'on a vue semble toute naturelle. La Bruyère y céda. C'est la meilleure preuve qu'il eût été un comique, si son'éducation qui l'emportait vers des milieux tout autres, mais dont ne s'accofnmodait pas moins son esprit facilement satisfait de tout ce qui intéresse la pensée, ne lui eût fait une vocation différente.
Il -avait, je le répète, celle de la comédie, qui est si souvent la vocation innée des enfants de Paris, quelque soit le monde d'où ils sont sortis. Il y eût été complet. Non-seulement il eût bien saisi un type, et l'eût vivement animé dans une scène, mais ce qui va
trad. en franc., Paris, 1736, in-12, p. 235.Cette traduction, qui est bien de Sérione et de l'abbé Banier, fut attribuée au président Bouhier. V. dans s&Corresp. inéd. une lettre de l'abbé Gou*jet, du 8 janvier 1742.
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sembler plus étrange, et ce que nous ne nous risquerions" pas à dire sans d'incontestables preuves qui viendront plus loin, il aurait peut-être lui-même volontiers représenté le type, et comiquement joué ou chanté la scène.
Faisait-il une lecture de ses Caractères, comme un jour chez Boileau à Auteuil ', il les lisait moins qu'il ne les jouait. C'est pour cela peut-être que le satirique devenu doctoral, après avoir tout d'abord donné lui-même dans le bouffon, comme nous le prouverons facilement ailleurs, trouva qu'il se faisait plus agréable que de raison. Pour Boileau, la représentation trop animée avait nui à la scène
Grimarest, qui avait dû connaître des personnes auxquelles La Bruyère avait ainsi fait lecture de quelques parties de son livre, et qui par là pouvait savoir comment il fallait le lire, d'après l'idée même de l'auteur, ne manque pas d'insister sur le ton sans gêne et de comédie presque bouffonne qu'il faut donner aux Caractères en les lisant : « Les Maximes de M. de La Rochefoucauld, ditil 8, doivent être lues gravement; les Carac1
Carac1 de Boileau à Racine du 19 mai 1687.
8 Grimarest, Traitêdu récitatif. 1707, in-12, p. 90.
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— 77 - tères de M. de La Bruyère veulent une voix familière et quelquefois plaisante. »
XIII
Tout en lui est de l'auteur comique, en même temps que du philosophe. Celui-ci généralise et ramène à l'idée de morale universelle ce que l'autre a spécialisé, avec le soin curieux de l'observateur amoureux du fait et friand du détail.
La Bruyère met à étudier les moeurs une minutie singulière dans cet art de la particularité, qui est un des accessoires de l'art comique '.
1 M. Walcknaër, p. 674 de son édition, remarque avec raison ce goût de La Bruyère à particulariser, dont nous avons déjà parlé, et qui avait frappé ses contemporains, bien plus à même que nous pbur en juger. L'un de ceux qui l'avaient connu le mieux, l'abbé Fleury, son successeur à l'Académie, parle, dans son discours de réception, de la fidélité des peintures qu'il fit sur le vif, et il ajoute que par une délicatesse, déjà.slgnalée ici, p. 43, il s'appliqua parfois à les charger»»» pour ne pas les faire trop ressemblantes. » La Monnoye, qui avait pu connaître aussi La Bruyère et les originaux qu'il a peints, trouva ce
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Il y va même plus loin que Molière. Sa précision dans le trait saisi au vif même de l'actualité, sa recherche du mot en vogue, du ridicule en faveur,de la mode courante, de l'anecdote en circulation, et le soin qu'il met à se les approprier pour les enchâsser dans son livre, qui prend alors je ne sais quel air de Chronique mondaine, sentent le journaliste de ce temps-ci, sans cesser d'être de l'auteur comique de ce temps-làl.
Le philosophe et le chrétien dominent le tout pour l'idéaliser et le grandir. Chez La Bruyère, la curiosité qui fait tout chercher, et la justesse de coup d'oeil qui fait tout bien voir servent d'instrument; la philosophie met en oeuvre. Le philosophe en lui a souvent été examiné, mais le curieux n'a pas encore été,
trait de jugement si juste qu'il le reprit textuellement pour sa Lettre, trop peu connue, sur les Écrivains françois. Bibliothèque françoise, octobre 1726, p. 263. • La Bruyère se faisait volontiers chroniqueur pour ses amis absents. Il leur écrivait en homme renseigné sur tout ce qui se pasait à la ville comme à la cour. « J'ay leu, lui dit par exemple Phélypeaux, à qui il avait adressé une de ces lettres-chroniques, j'ay leu avec le plus grand plaisir toutes les nouvelles que vous m'écrivez de Chantilly. » Bulletin du Comité historique, i855, in-8°, p. 55.
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— 79 ~ ce,me semble, suffisamment pris sur le fait de son observation soutenue par l'attention de l'auteur comique qui l'anime et qui s'en amuse.
Rien n'est plus intéressant que d'étudier cette curiosité, toujours un peu railleuse, de La Bruyère, et de la suivre dans les détails parfois infiniment petits, mais d'autant moins à dédaigner, dont elle s'alimente. On a ainsi dans le livre du grand penseur, une chronique exacte des petites ohoses de son temps, à côté de là sérieuse appréciation des plus hautes et des plus grandes. En maint endroit, sa gravité s'abaisse jusqu'à lui permettre d'être dessinateur de modes. Ce qu'il dit semble fait pour servir de texte et de légendes aux images du peintre Dieu de Saint-Jean, qui avait alors la vogue pour ces sortes de dessins, et qui, chose singulière, fit aussi, entre autres rares portraits, celui de La Bruyère, comme pour clore sa série de figures mondaines par la représentation même de celui dont la plume les avait fait le mieux connaître'.
* Je citerai, entre autres estampes faites d'après Saint-Jean, celles que possédait M. A. Bertin : Femme de qualité en déshabillé pour le bain, 1686; Femme de qualité en déshabillé, reposant sur un lit
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La Bruyère, on le verra tout à l'heure, n'ignore rien de ces frivolités; il s'en amuse, -il en cause, en homme d'humeur, suivant l'expression du temps ', qu'il se flattait de justifier pour son compte 8. Son livre alors n'est souvent que l'écho de ce qu'il en a dit, en riant par le monde. D'une plaisanterie de passage, il fait en la ciselant et l'enchâssant dans son oeuvre un mot destiné à vivre. Molière et lui sont les seuls qui aient donné aux modes quelque chose de durable en les fixant par l'immortalité du ridicule.
De ces mots de La Bruyère sur les sottises du moment, il en est qui semblent être plus que d'autres de véritables traits de conversation. Ils vibrent encore dans le livre, comme sur la lèvre d'où ils ont jailli. Celuici est du nombre : « Il faut juger des femmes depuis la chaussure jusqu'à la coiffure exclusivement, à peu près comme on mesure le poisson entre tête et queue. » C'est là certainement un de ces traits que le flot de la caud'ange,
caud'ange, Femme de qualité en déshabillé, recevant un message, 1688. {Catal. Armand Bertin, 1854, grand in-8', p. 34, n* 234.)
1 Duclos, OEuvres diverses, in-8», p. 161.
» V. plus haut, p. 59-60.
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■- Si —
série amène, et que la plume toujours un peu plus prude ne laisserait pas aller. Suard le délicat pense, pour celui-ci, que La Bruyère eût peut-être bien-fait .de le laisser perdre; soit, mais s'il ne l'eût pas écrit, connaîtrionsnous si bien, verrions-nous aussi nettemc.it d'un seul coup d'oeil, ces ridicules poupées du temps, qui avec leurs hauts talons et leurs interminables cornettes, « sembloient avoir la tête au milieu du corps'. » C'est par de pareils traits un peu plus abandonnés que le causeur survit dans l'écrivain.
Chez La Bruyère le plus souvent l'un amendait, corrigeait, développait l'autre, et ne le livrait pas, comme ici, avec la crudité du premier jet. J'en ai la preuve dans un petit fait jusqu'ici laissé inaperçu : « Ces personnes, dit le Fureteriana%f qui briguent
i OEuvres de La Monnoie, t. III, p. 171.—V. aussi Pépinocourt, Réflexions,pensées et bons mots. 1696, in-12, p. 16. Nous avons déjà cité, p. 54, et nous citerons encore ce livre rare et curieux dont l'auteur, suivant Bayle, dans sa lettre du 9 oct. 1696 à l'abbé Dubos, ne serait autre que le médecin Bernier, à qui l'on devait-déjà l'Anti-Menagiana. V. à ce sujet Bonnegarde, Dict. hist. tiré du Dict. de Bayle, t. I, p. 612.
t 1696, in-12, p. i58.
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tant le nom de bel esprit, M. de La Bruyère les appelle garçons bel esprit, comme qui dirait garçon tailleur. » Cherchez ce mot dans les Caractères, vous ne le trouverez pas, mais vous y verrez à la place tout un chapitre sur la comparaison du bel esprit et de l'ouvrier, qui n'est que le mot plus étendu. Il l'avait dit dans quelque assemblée où se trouvait Furetière, on l'avait applaudi, et cette approbation l'avait encouragé à le développerdans un paragraphe qui parut beaucoup plus tard. Furetière mourut l'année même de la première édition des Caractères, et le paragraphe, développement du mot entendu par lui, retrouvé dans ses papiers, dont on fit le Fureteriana, ne figure que dans l'édition septième publiée quatre ans après*.
Ainsi nous tenons un caractère de La Bruyère dans son germe même; le mot fugitif d'où sortira la page immortelle; le trait, l'arme dont le causeur essaye la pointe, en attendant que l'écrivain en ait forgé, façonné et trempé, la lame.
Pour combien d'autres ne dut-il pas faire
1 La Bruyère, dans sa 8e édition, revient encore sur cette idée à propos de Fontenelle Cydias, le bel esprit de profession.
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de même ! Dans la plupart de ses caractères, on sent sous le dessin, achevé en silence, le coup de crayon de l'observation sur place ; l'esquisse faite en plein vent pour ainsi dire, et soigneusement rapportée dans le cabinet, où l'esprit lui donnera la couleur, où la philosophie la retouchera pour l'agrandir et la mettre au point des vérités immortelles. C'est ce mélange de l'esprit de plein jet avec l'esprit mûri et médité, c'est cet accord de l'improvisation soudaine et saisissante avec l'étude qui la reprend pour l'étendre et la parer sans la refroidir, qui font du livre des Cardctères une merveille. La première de ces qualités, née de l'actualité même, lui donna la vie et le succès à Pépoque qui le vit paraître ' ;
i « Qu'est-ce qui fit rechercher tout de suite et avec tant d'activité les Camctères? Ce fut la clé. On s'empressa de deviner à qui ils étoient applicables; et ils l'étoient souvent de la manière la plus frappante.... Voilà d'où vint ce grand fracas qui surpassa de beaucoup l'attente de l'auteur. » C'est Formey qui parle ainsi dans le Discours, désormais célèbre, mais toujours assez mal cité, où se trouva pour la première fois l'anecdote si intéressante de La Bruyère, abandonnant tous les produits de son livre _« pour la dot» de la petite Michallet, fille de son libraire. Mémoires de l'Académie des sciences et belles lettres de Berlin, 1792, in-40, p. 24.
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-84l'autre
-84l'autre a donné ce qui fait vivre dans tous les temps '.
Tout était bon à La Bruyère comme prétexte à méditation et point de départ de philosophie. J'ai dit que la plus petite chose, le plus minutieux détail trouvé par les rues ou dans le monde, l'amusait pour le faire penser : je le prouve. Passe-t-il un de ces carrosses aux dorures insultantes prohibées plus tard par un édit du roi'; il en voit d'un coup d'oeil, le bel attelage, la livrée, « les rangs de clous parfaitement dorés, les doubles soupentes, les ressorts qui le font rouler plus mollement, » et pendant que d'autres admirent l'équipage, il calcule les charmes qu'une bourgeoise ne manquera pas de trouver au sot ou au barbon si magnifiquement voiture.
i Le siècle suivant, pour qui les Caractères n'avaient plus un aussi vif intérêt de curiosité actuelle, les délaissa un peu. Formey le remarque, en parlant deleur succès, resté seulement distingué; etd'Argenson s'en plaint : « On ne lit pas assez La Bruyère, » dit-il, Mémoires, édit. Jannet, t. V, p. 220.— Notre époque l'a remis à sa place.
* Correspond, administr. de Louis XIV. (1706), t. II, p. 829; V. aussi nos Variétés histor. et littér., t. X, p. 254, note.
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XIV
Avez-vous remarqué comme il a su tout voir, et donner à chaque chose son nom. C'est un de ses talents, et il aime à le montrer, mais sans prétention, toutefois, ni affectation. Il se moque même des gens qui, pour avoir l'air de connaître tout et tout le monde, ne dédaigneraient pas de laisser croire qu'ils connaissent Rousseau, Fabry et La Couture. Or, qu'étaient-ce que La Couture, Fabry et Rousseau ? Le premier, un pauvre bouffon de cour ' ; le second, un infâme, « puni pour des saletés, » ainsi que le
* 11 y a, dans les'Mss. de l'Arsenal, une mascarade où il est mis en scène. On répétait ses mois, comme autrefois ceux de Triboulet. « On avoit mené La Couture, espèce de fou sérieux, entendre le P. Bourdaloue; il se leva au milieu du sermon et s'en alla. On lui en demandoit la raison : « Voulez-vous que je «» vous dise ? Je n'entends pas le raisonné et je n'aime c« pas le braillé. » {Mss. de l'abbé de Choisy, à l'Arsenal, t. I, p. 217.) Ce mot de LaCouture courut longtemps, car M"" Du Deffand le cite encore, Corresp. inédite, 1.1, p. 400; II, p. 25i. — Ily eut dans la première troupe de Molière un ancien maître écrivain, Georges Pinel, dit La Couture; peut-être est-ce le même à qui un grain de folie, sur ses derniers jours, aurait fait donner une sorte d'office de bouffon de
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disait une-note de la première édition 1; le troisième, un cabaretier trop célèbre 8.
Jamais La Bruyère ne manque le terme technique, ni le mot à la mode. Son vocabulaire n'a pas de dédains, il s'enrichit de tout ce qui passe, au risque de n'être pas toujours approuvé par les délicats 8.
cour. V. sur ce Pinel, dans la Corr. litt., 25 janvier i865, p. 32, quelques mots d'un article de M. Eud. Soulié.
» Il avait été brûlé en Grève avec Pomey et Chausson, au mois de janvier 1679, »< pour avoir tenu une maison de débauche infâme. » Voyez les extraits du Journal de Locke à Paris, dans la Revue de Paris de i83o, t. XIV, p. 75, et Fr. Barrière, la Cour et la Ville, i83o, in-8°, p. 60-61.
« Son cabaret de la Galère était rue d'Avignon. Il en est parlé dans les Chansons de Coulanges, dans Turcaret et dans presque toutes les comédies de Dancourt, notamment dans le Chevalier à la mode. V. notre Hist. des Hôtelleries et Cabarets, p. 332-334.
3 Boileau, entre autres, lui reprochait sur ce point son trop de facilité. Il trouvait par exemple que son discours de réception à l'Académie avait moins fait penser à l'éloquence de Démosthène qu'à celle du Pont-Neuf, V. le Boloeana de Montchesnay, à la suite des OEuvres de Boileau, édit. Saint-Marc, t. V, p. 77. La Bruyère ne fuyait rien tant que le style oratoire, et c'est surtout ce qu'on lui reprocha d'avoir négligé. On le lui avait presque passé pour son livre, on ne le lui pardonna pas pour son dis-
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-87C'est
-87C'est par exemple — et ceci va nous compléter la description du carrosse de tout à l'heure—c'est lui qui, l'un des premiers, nous a nommé par leur nom ces strapontins * qui servaient de sièges auprès des portières '. Il sait la langue du marchand, comme celle de l'ouvrier, et celle de l'homme du monde, comme celle du marchand. Celui-ci, pour relever le nom de sa boutique, l'appelle-t-il un magasin, il le sait avant tout le monde, et avant tout le monde il consacre par le ridicule la prétention du mot 3.
S'avise-t-on de dire pour un homme couru des femmes qu'il en est la coqueluche, il saisit le mot au vol et le cloue dans sa vitrine, comme un papillon de passage pour jamais arrêté.
A-t-on chez les buveurs en crédit inventé
cours. V. Heures perdues et divertissantes de M**. Amsterdam, 1706, in-12, p. I5O-I5I.
1 La première apparence du mot se trouve dans Rabelais. Edit. Burgaud et Rathery, t. II, p. 12g, note.
8 Lettres nouvelles et inédites de la Princesse palatine, publiées par M. Rolland. i863, in-12, p. 340.
3 Les Caractères. Edit. A. Destailleur, t. II, p. 212. —En 1703, un sieur Bizet, marchand miroitier, dont on a retrouvé les adresses sur jetons de cuivre, avait pour enseigne au Magasin royal.
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une façon "nouvelle de dire boire d'un trait une rasade; il connaît bientôt l'expression, quoiqu'il ne soit pas de ces débauches, mais s'il nous l'apprend, ce n'est que pour nous dire qu'il est ridicule de la savoir, et de se faire honneur comme Tigillin, de souffler ou jeter en sable un verre de vin 1.
Il tire parti de toutes les choses de la ville et de la cour, dont il n'ignore même pas les plus frivoles.
Il connaît le scandale du jour, et le dit au plus vite 1. Le public, qui le sent aux aguets, attend chaque année la nouvelle édition de son livre, pour savoir ce que le temps écoulé depuis la dernière a pu en cela fournir à sa malice attentive. Il se trouve ainsi que chaque édition est comme une chronique annuelle faite par allusions transparentes, dont le temps a malheureusement trop souvent
i Nous n'avons trouvé que La Fontaine qui se fût servi de cette expression avant La Bruyère. V. son Ragotin, acte II, scène vu.
8 Dans la lettre-chronique à laquelle Phélypeaux répondit le 5 juillet 1694, il en avait, à ce qu'il paraît, raconté d'assez vifs, dont un même sur certaine demoiselle, n'était pas moins qu'une aventure « à faire trembler. » Bulletin historique, t. I, p. 55.
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-89effacé
-89effacé tracé ou épaissi les voiles. On entend de près les indiscrétions à demi-mot, de loin on ne les entend plus.
Il avait par exemple caractérisé quelque part, c'est Marais qui l'écrit à Bouhier ', la naissance galante de l'abbé Alary, fils du coquet apothicaire provençal* dont il portait le nom, et de quelque grande dame : j'ai cherché l'allusion et ne l'ai pas trouvée '.
De son temps ce dut être pourtant visible pour tout le monde.
L'abbé naquit en 1690, et c'est bien certainement dans la 6e édition donnée au mois de mars de l'année suivante que doit se trouver ce qui m'échappe.
Là Bruyère n'aimait pas, en effet, à laisser refroidir l'à-propos. L'anecdote en primeur était surtout son fait. Racontant celle qui est
1 Lettre inédite du 3i octobre 1731.
s « Il étoit fort bel homme et très-<:ouru des dames. » Notes du Chef-d'oeuvre inconnu, t. II, p. 495.
3 Peut-être, après tout, ne faut-il voir dans ce que dit Marais qu'un souvenir du passage dont il sera parlé plus loin, p. io5, où La Bruyère se moque des charlatans en o et en », désinences dont la dernière était justement celle du nom de nôtre apothicaire à bonnes fortunes.
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relative à l'ambassade de Sethon*, qu'il avait saisie ainsi en pleine nouveauté, il fit entendre à la fin qu'il l'o.\a\X fraîchement apprise. Mais, deux ans après, donnant sa neuvième édition, il ôta le mot que l'anecdote avait cessé de mériter : elle n'était plus fraîche.
Son livre s'enrichissait au jour le jour de ce que lui apportait ainsi le monde, ou de ce qu'avait retrouvé son esprit en revenant sur lui-même. Le trait ajouté était souvent le meilleur. Celui-ci, qu'il prête au vieux Ruffln, laissant à d'autres le soin de pleurer son fils unique, et qui est si cruel : « Mon fils est mort, cela fera mourir sa mère, et il est consolé ', » est un de ces mots ajoutés qui, pour être venus après coup, n'en portent pas d'une façon moins terrible.
Il ne parut que dans la 7e édition, et je ne . sais pourquoi, il me semble y retrouver une de ces phrases mordantes, à l'ironie implacable,comme il en devait tant jaillir et circuler à Chantilly dans les conversations que M. le Prince, eti ses bons jours d'esprit, animait lui-même de ses saillies impétueuses. On a
1 Edit. Destailleur,,1.1, p. 226. 8 Id., t. II, p. 73.
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— 9i ~ même cru que La Bruyère, qui était de ces entretiens et y gagna ce qu'il a parfois d'amer, dut plus d'un trait à l'active causticité du fils de Condé. Je pense, quant à moi, qu'il ne lui prit que quelques coups de foudre de mépris souverain, ou bien encore quelques éclairs de jugement délicat—car M. le Prince était homme de grand goût—dont le livre des Caractères fit, en les reflétant, d'impérissables clartés. Ce dut être là sa seule part d'influence sur l'ouvrage. Valincourt, comme on va le voir, est en cela tout à fait de mon avis. Le Prince, à l'entendre, n'aurait été pour rien dans le livre, que par les critiques qu'il en aurait faites, et qui auraient ainsi contribué indirectement à sa perfection :
« Quant à La Bruyère, dit-il, dans une lettre inédite adressée au président Bouhier, le 3i octobre 1725 ', dont nous citerons plus tard, en son lieu, la partie la plus importante, quant à La Bruyère, qui a été fort de mes amis, il ne devoit guère qu'à luimême ce qu'il a écrit, et M. le Prince Henry1
Henry1 du président Bouhier, t. XII, p. 399.
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— 92 — Jules, dont j'ay eu l'honneur d'être le favori, estoit bien plus capable de marquer aUx écrivains le ridicule de leurs écrits que de leur fournir des idées ou des bons mots. »
XV
L'homme universel et à l'infatigable ubiquité; que La Bruyère nous a représenté au chapitre de La Ville, et dans lequel, de son temps, on croyait reconnaître le prince de Meckelbourg 1, n'était pas mieux au fait que lui de ce qu'il fallait savoir ou même ne savoir pas. En nous disant ce qu'a vu cet insatiable curieux, il nous parle de ce qu'il a vu
1 La plupart des clés manuscrites ou imprimées disent le prince de Mecklembourg, ce qui n'a pas d'application possible; mais la clé inédite de l'Arsenal et la clé imprimée à part de la 9* édit. disent expressément M. le prince de Meckelbourg, et l'application devient vraisemblable. Les Meckelbourg,en effet, mari et femme, étaient, comme on peut le voir dans Saint-Simon et madame de Sévigné, de grands intrigants et d'infatigables affairés, à ce point que le prince s'étant un peu trop mêlé d'affaires au-dessus de sa portée fut emprisonné à Vincennes. (V. le Journal de Dangeau, 22 juin 1684.)
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-93lui-même.
-93lui-même. le curieux ne voyait que pour le plaisir de dire : « J'ai vu, » tandis que La Bruyère faisait de chaque chose observée une acquisition pour sa grande comédie des Caractères. On pourrait jurer qu'il était partout où son curieux se trouvé. Quand il lui fait parler de « ce bourbier de Vincennes enfin desséché, où l'on ne versera plus 1; » ne parle-t-il pas de ce qu'il a vu luimême, sur ce chemin de Vincennes ou de Venou{e, comme il l'appelle, en allant à Saint-Maur chez M. le Duc ? S'il le mène voir les revues dans les plaines d'Ouilles ou d'Achères*, il le conduit où lui-même doit aller volontiers, pour se donner par ces grands mouvements d'hommes un peu de ce repos, qui résulte toujours pour l'esprit des agitations matérielles qu'on regarde sans y prendre part. Ailleurs, autre petite guerre, autour du
t Les Caractères. Chap. de La Ville, g i3.
8 La plaine d'Achères est proche de Poissy. En 1686, on avait projeté d'y faire un camp. Mémoires du marquis de Sourches, t. H, p. 5g, 91.—Il y en avait eu un; en 1679, dans 'a plaine d'Ouilles, où le marquis de Sévigné fit des dépenses que sa mère regretta fort. V. sa lettre du 20 juillet 1679.
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— 94 ~ fort pour rire que Bernardi fait élever tous les ans afin d'exercer aux manoeuvres les jeunes gentilshommes de son Académie 1. La Éruyère, qui venait voir ces évolutions en voisin,—car Bernardi bâtissait son fort tout près du Luxembourg, à deux pas de l'hôtel de Condé,—ne manque pas d'y conduire son curieux, avec une curiosité qui n'est que la sienne même.
S'il dit plus loin que cet affairé se fait affaire de tous les spectacles, depuis ceux qu'on voit du balcon de la Comédie et des loges de l'Opéra, jusqu'aux « prestiges de la foire, » c'est, croyez-le bien encore, que lui-même n'a pas dédaigné ces plaisirs. Par mille endroits de son livre, on voit, à n'en pas douter, qu'il ne trouvait pas au-dessous de sa gravité de venir fréquemment à l'Opéra, et qu'il était homme à connaître tout des premiers, aussi
1 V. sur ce Bernardi « gentilhomme lucquois, » et sur son académie de la rue de Condé, une note de nos Variétés, t. IV, p. 188; la Réponse à M. Baudelot, par l'abbé de Vallemontj 1706, in-12, p. 235; et les Lettres diverses de M. Le Bret, p. 127, où il est dit que tout bon gentilhomme devait rester deux ans chez Bernardi, et y gagner, au moins « un prix à la course de bagues. »
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bien que son curieux : la mort de Beaumavielle, un rhume de La Rochois et le sort fâcheux de l'opéra d'Achille et Polyxène, qui lui faisait écrire en rentrant, à propos de. Colasse, son triste auteur : « Ce n'est qu'un musicien. »
Chose plus singulière, on a su par un contemporain, dont le témoignage viendra plus tard, qu'il se laissait aller lui-même à chanter les airs qu'il avait entendus, à répéter les pas de ballet qu'il avait vu danser !
Les choses de la Comédie ne lui étaient pas plus étrangères, ce qu'il en a dit atteste l'expérience d'un habitué. Qui, par exemple, s'est mieux expliqué sur Baron, dont la fatuité lui gâtait le talent? Chacun de ses traits contre le grand et présomptueux comédien porte juste, et les plus fins les ont repris faute de trouver mieux. D'Allainval entre autres ' applaudit fort à celui-ci sur la déclamation du nouveau Roscius : « Il ne lui manque, dit La Bruyère, que de parler avec la bouche. » Or Baron, en effet, s'était si furieusement bourré de tabac dans sa jeunesse,
t Lettre sur M"« Lecouvreur dans la Collect'. des mémoires sur l'art dramatique. 1822, t. II, p. 219.
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qu'il parlait du nez très-désagréablement '.
Il avait.en lui, ce comédien, ce que La Bruyère avait le plus en horreur : la fatuité du petit-maître à la ville, et la pompe du déclamateur au théâtre. Sa pièce de l'Homme à bonnes fortunes, où il étalait au naturel toutes les frivolités du premier de ces ridicules, fut frappée par notre homme d'un trait dont sa froide insipidité ne se releva pas, et qui, bien examiné, n'est pas moins que la condamnation anticipée des excès dans lesquels le réalisme des détails niais et delà mise en scène trop minutieuse, a fait tomber notre théâtre 8.
Il poursuivait le faux dans le frivole comme dans le pompeux. Cherchant partout l'homme en lui-même, il flagellait quiconque sortait de soi par un caprice de parole, ou un ridicule d'apparat. Un portrait, par exemple, où l'on n'était pas soi-même, où l'on se drapait dans un habit qui n'était pas le sien, l'indignait de ses prétentions, trop communes à cette époque des premiers parvenus \ La Bruyère vit
i Almanach des spectacles. 1757, p. 80. 8 Edit. Destailleur, t. I,p. i52. ' C'est une remarque de Lémontey, Hist. de la Régence, t. II, p. 363»
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— 97 ~ souvent de ces peintures en visitant la galerie que Rigaud avait faite dans son appartement de la rue Louis-le-Grand *, avec les portraits peints par lui et dont l'exposition était permanente ; il s'en moqua. Rigaud, reconnaissant ses oeuvres dans les portraits ridiculisés qui : d'un abbé font un capitan, d'un horiime de robe un matamore, d'une honnête fille une Laïs, etc. 2, en tint rigueur à La Bruyère. Il ne fît pas pour lui ce qu'il avait fait pour la plupart des illustres esprits de son temps 3; il ne le peignit pas.
Ici l'absence du vrai a blessé La Bruyère; autre part, l'excès du réel ne le blessera pas moins, ainsi que nous l'avons déjà remarqué. S'il voit cet autre genre de portraits,alors à la
i V. G. Brice, Description de Paris, t. I, p. 452. — Il est souvent parlé de cette exposition de portraits chez Rigaud, dans les chansons du temps. V. G. Brunet, Nouv. siècle de Louis XIV, p. 155, 160, 338. — L'abbé de Villiers, dans l'épître qu'il adresse à Rigaud, lui fait aussi reproche des habits de fantaisie qu'il étale sur ses portraits. Il est cette fois de l'avis de La Bruyère. V. ses OEuvres en vers, p. 209.
8 Edit. Destailleur, 11, p. 149-150.
3 II avait, par exemple, fait, et pour rien, le portrait de La Fontaine. Mém. inéd. de l'Académie de peintute,t. I, p. 172. ..-^ \ "p,,
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-98mode, Benoît modelait en cire, il se fâchera de leur trop de ressemblance qui avait aussi frappé Boileau ', il s'indignera une fois de plus de cette exagération du naturel, où l'art ne peut trouver place; il criera contre la fortune que fait ce Benoît en montrant « des marionnettes dans un cercle 8. » C'est ainsi que le Curtius du xvae siècle appelait son exposition, visible dans son appartement du faubourg Saint-Germain, dès 16623, ou bien encore à la foire tant qu'elle durait*. Peut-être est-ce là que la vît La Bruyère, car il y venait, et il n'est pas un seul des prestiges, fût-ce le moindre, que l'on
1 Mémoires de Brossette, à la suite de l'édition de la Correspondance de Boileau, donnée par M. Laverdet. 1857, in-8% p. 537.
8 Edit. Destailleur, t. II, p. 75.
s Galette de Robinet, 23 février 1667.—« M.Be* noist, qui tient le Cercle royal, rue des Saints-Pères, et mademoiselle Benoist, rue Saint-Antoine, font très-bien les portraits en cire. » Le Livre commode des adresses, 1692, in-8», p. 109^
* V. La Foire St-Germain, par Dancourt, jouée le 19 janvier 1696. — C'est Benoît qui fit le portrait en cire qui nous représente Louis XIV vieilli avec une si terrible vérité. V. la petite brochure de M. Eudorc Soulié, Louis XIV, médaillon en cire par Antoine Benoist, i856, in-8°.
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montrât dans les loges foraines, dont il ne se fît, comme son curieux, un spectacle intéressant.
N'a-t-il pas une ligne de description charmante pour ce charlatan « subtil ouvrier » qui faisait mieux que celui qui avait, pour amuser Louis XIV enfant, attelé une puce à un canon d'or '. Il en montrait quatre toutes caparaçonnées, l'armure au corps, et le casque en tête, « allant par sauts et par bonds au fond d'une bouteille 1. » Pris isolément, c'est là sans doute un détail qui paraît bien futile et même presque indigné, mais remis à la place que La Bruyère lui a faîte, en ce passage où l'homme examiné par un géant ne paraît pas, dans ses batailles sur son grain de sable, un être dé plus belle importance que cette puce armée en guerre au fond de sa fiole, il est, ce détail, d'une portée philosophique égale au moins, sinon supérieure à celle du reste. Tout le Lilliputdu Gulliver de Swift, comme on l'a déjà remarqué, s'y trouve en
t Mémoires de Brienne, édit. Fr. Barrière. T. I, p. 222..—V. aussi, sur une curiosité de ce genre, la Lettre de madame de Sévigné du 4 décembre l673.
8 Les Caractères. Edit. Destailleur, t. II, p. «33.
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germe, et "Swift connaissait certainement La Bruyère *.
XVI
La Bruyère n'était pas distrait de la méditation des grandes choses par l'observation minutie'use des moindres. Il grandissait les unes sans rapetisser les autres. Maintes fois, après nous avoir fait volontiers croire qu'il était un coureur de petites nouvelles et de menues curiosités dans Paris, il nous apparaît tout à coup comme l'homme le mieux au fait de ce qui se passe à la Cour. Usait jusqu'aux plus intimes secrets du Roi. N'est-ce pas lui presque seul qui nous a parlé de cet étonnant dessein qu'avait Louis XIV> de se mettre en possession de tous les biens du royaume?On comprend mal à première vue la phrase dont il voile la confidence de ce fait inouï, qui fut un des repentirs de Colt
Colt fut, tout d'abord, avec Montaigne et Bossuet, un de nos auteurs que les étrangers et surtout les Anglais estimèrent et imitèrent le plus. Du Resnel, trad. des Principes de la morale et du goût,par Pope, 1750, p.xxix, 140-141,154-155.—Steel le cite souvent et lui prête même un caractère de sa façon, le Babillard, 1725, in-t2, p. 141-142.
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bert mourant. Mais, ce qu'il en dit étant rapproché de ce qui se trouve sur le même sujet dans le dernier des quinze petits pamphlets publiés en Hollande sous ce titre : les Soupirs de la France esclave, etc., il n'y a plus sur ce passage des Caractères aucune obscuritépossible. « Dire qu'un prince... est maître absolu de tous les biens dé ses sujets, sans égards, sans compte ni discussion, c'est le langage de la flatterie, c'est l'opinion d'un favori qui se dédira à l'agonie. »
Voilà ce qu'en 1692, dans sa septième édition, écrivait La Bruyère, qui n'était sans doute pas fâché de se prendre ainsi à Colbert, dont la gravité, le rire amer, et surtout le laconisme 1, l'avaient souvent froissé et lui avaient toujours déplu.
Voulez-vous maintenant sur cette affaire le mot de l'énigme, écoutez ce qu'avait dit la
• Je mets ce mot en italique comme l'a mis La Bruyère, qui l'intenta peut-être, car c'est chez lui que nous en trouvons le premier exemple, t. I, p. 353. —Dans une clé Mss. que nous possédons, on lit en regard de ce passage : « M, Colbert affectoit de parler en monosyllabes.»—L'abbé de Choisy, Mém-, édit. de 1747, p. 428,-dit :«i qu'il sembloit qu'il fût toujours fâché; » suivant lui encore « le pli du front de M. Colbert, » était célèbre et redouté. Id., p. 242.
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brochure hollandaise, deux ans auparavant, le iet octobre 1690 : « Sous le ministère de M. Colbert, il fut mis en délibération si le Roi ne semettroit pas en possession actuelle de tous les fonds et de toutes les terres de France, et si on ne les réduiroit point toutes en domaine royal, pour en jouir et les affermer à qui la Cour jugerait à propos.» L'auteur ajoute que sur ces idées de Louis XIV, vrai devancier du communisme, on consulta le voyageur Bernier pour savoir comment ce système, bien digne d'être pratiqué par les despotes orientaux avant de renaître dans les desseins des tyrans populaires, était en effet administré au Mogol où on le disait en usage. Il ajoute que sur toutes ces choses, on était fort bien renseigné à l'étranger, tandis qu'en France, où elles étaient d'un intérêt si direct, personne n'en savait rien 1.
» V. sur tout cela, dans l'Illustration du 19 avril i85i, p. 255, un curieux article de M. H, Trianon, qui n'a oublié que l'allusion de La Bruyère. V. aussi YAnalectabiblion du marquis du Roure, t. II, p. 357, —Cette idée survécut à Colbert dans les conseils de Louis XIV. Plus tard, son confesseur, le jésuite Le Tellier, ne lui persuada de créer l'impôt du dixième, auquel il résistait» « qu'en l'assurant qu'il étoit le maître et le propriétaire de tous les biens du
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La Bruyère cependant en avait connaissance, ce qui prouve, comme je l'ai dit, qu'il était au courant de toutes choses, grandes ou petites.
Je conçois alors qu'il se soit tant moqué des nouvellistes, dont l'agitation aussi stérile qu'affairée l'amusa si souvent aux Tuileries et au Luxembourg, où tout à l'heure nous les retrouverons avec lui. Il devait se faire un malin plaisir de voir leur bavard esprit tourbillonner dans le vide confus de ces bruits, dont son oreille plus finement aux écoutes, son coup d'oeil plus juste, et sa place mieux prise lui avaient permis de saisir la réalité.
Rien n'est plus divertissant que d'entendre le faux et ses inventions, où l'on sait le vrai dans sa simplicité. Or, ce divertissement dut être souvent celui de notre observateur, silencieux au milieu de ces nouvellistes aux mensonges bruyants. Lors même que le vrai ne leur eût pas échappé, qu'en eussentils fait ? Le bruit d'un moment. La Bruyère, au contraire, je ne saurais trop le répéter, élève tout à la hauteur des vérités qui n'ont
royaume; » La Place, Pièces intéressantes, t. I, p. ut.
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pas d'époque, parce qu'elles conviennent à toutes; de chaque chose il tire une morale à l'utilité toujours directe. Aussi bien que l'intuition de nos faiblesses, il a le pressentiment de leur immortalité, et il les frappe d'un trait qui n'est pas moins immortel. Mis au coeur des ridicules de son temps, ce trait survit au coeur des nôtres ; face à face avec nos moeurs, sa critique n'abdique pas une seule de ses vérités. Bien que par sa précision dans le détail elle ne semble être faite que pour l'heure précise où elle fut lancée, elle frappe encore et tout aussi juste à l'heure où nous * parlons.
Sous d'autres masques, et dans un autre carnaval, La Bruyère souffleté les mêmes visages. Ne connaissons-nous pas encore tous ces parvenus de la finance dont il a si vertement analysé l'odieuse et fière sottise ? Ceux de ce temps-ci ont-ils un ridicule qu'il n'ait pas montré du doigt dans ceux de son temps ? Et les charlatans sont-ils changés?
N'en est-il pas encore de toutes sortes, et les mêmes dans leur variété? N'en avons-nous pas vu par milliers « dont les noms en O et en I, imposoient aux malades et aux mala-
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dies, » comme Caretti 1, comme Ammonio'
» Ce Caretti, qu'on appelait en .France M. Caret, était en si grande faveur du temps, de La Bruyère, qu'en mars 1690, pendant la maladie qui emporta la Dauphine, le roi lui envoya un courrier, pour qu'il arrivât plus vite {Journal de Dangeau, édit. complète, t. III, p. 81, 83, 85). Il habitait Tournay, où il repartait toujours bien payé, quand sa cure était faite, ou son malade mort. C'est pour cela que La Bruyère nous le montre toujours par voies et par chemins : «« Carro Carri, dit-il, débarque avec une recette, qu'il appelle un prompt remède... » ou bien encore: « Il arrive ici avec une malle, et n'est pas déchargé que les pensions courent. Il est prêt à retourner d'où il vient avec des mulets et des fourgons. » On le nomma d'abord M. Caret, tout court, puis M. de Carette, puis M. le marquis de Carette, et c'est de lui que Palaprat doit parler quand il dit dans le Discours-préface de sa comédie des Empiriques, jouée en 1698, lors que cette vogue des charlatans durait encore : « J'ai vu un temps que c'était la grand'mode de ne prendre des remèdes que de la façon d'un marquis étranger. » V. encore sur lui les Mém. du marquis de Sourches, 1.1, p. 98, 314. *8 La clé de la 9* édition est seule à nommer Ammonio, qui était, ett effet, quand parut ce caractère de la 4* édition, c'est-à-dire en 1689, un des intrigants à la mode. V. sur lui, Desnoiresterres, les Cours galantes, t. III, p. 277-290. «11 est d'Immola en Italie, et a plusieurs secrets de médecine, » lit-on dans le Dict. mss. des présents du Roy, à propos d'une pension de 2,000 livres qui lui avait été
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et comme Alary ', pour lesquels on faisait si facilement une application transparente du passage de La Bruyère contre les empiriques? La rivière aussi ne coule-t-elle pas toudonnée
toudonnée mai 1671, sur l'évêché de Pamiers. (Biblioth. imp., Suppl. français, 7,655, p. 23.)
* L'apothicaire provençal Alary, dont nous avons déjà parlé, p. 89, était aussi de ces charlatans en o et en t. Il guérissait surtout les fièvres avec de certaines tablettes qu'il vendait sur le pont Saint Michel, à l'enseigne du Page du Roi, et pour lesquelles il avait, comme réclame, publié un petit volume en i685, la Guérison assurée des fièvres tierces, etc. Il était fort ami de La Loubère et de Valincourt, fort amis euxmêmes de La Bruyère, ce qui n'aura pas empêché celui-ci de l'envelopper dans son attaque contre lés empiriques.—Caretti, Ammonio, et surtout Alary, comme nous l'avons déjà vu, étaient fort courus des grandes dames, qui les payaient chèrement, u On ne se demandoit pas, dit Palaprat (OEuvres, t. II, p. 17 ) : Quel est le médecin le plus habile? mais quel est le charlatan le plus cher ? » Le fils de l'apothicaire de Grasse, l'abbé Alary, fut aussi trèsgalant et très-chèrement fêté; aussi Marais, écrit-il à Bouhier : »< On dit déjà qu'il est plus cher que son père. » Lettre inédite du 3i octobre 1731. Resterait à savoir qui le payait; car il courait de très-mauvais bruits sur ses moeurs, selon Jamet dans ses Stromates. (Mss. de la Biblioth. imp., 1.1, p. 164, 5i 1.)
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jours pour ces marchands d'eau claire mise en bouteille, qu'il désignait par un double B, et dans lesquels les uns reconnaissaient Barbereau et ses eaux minérales artificielles; les autres, Brimboeuf et son eau de Jouvence l ?
La Bruyère se prenait à ces charlatans de santé, d'abord par cet amour du vrai et ce zèle du sincère qui lui faisaient poursuivre le faux sous toutes ses formes, l'empirisme sous tous ses déguisements de philosophie ou de science, de pensée ou de remède; puis aussi peut-être un peu pour complaire à son libraire Michallet, le plus sérieux de ceux de son temps, chez qui se vendaient « presque tous les livres de MM. de l'Académie des sciences 8, » et qui, pour un des ouvrages les plus en renom de sa boutique, était même en concurrence suivie avec les publications empiriques dont Alary et ses pareils inondaient Paris.
Cet ouvrage, dont un volume paraissait chaque trimestre, n'était pas moins que le recueil des remèdes) certifiés salutaires, aux.,
aux., Pépinoçourt^SeHfeHCiW, etc. P. 143.
8 Le Livre commode des Adresses pour 1692, p. 57.
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quels, d'après valable déclaration de la Faculté, le public pouvait avoir confiance. Son titre était : les Travaux d'Esculape, ou les Découvertes successives du secret de Vart de guérir. Michallet le publiait « pour satisfaire aux ordres du Roy et de M. le premier médecin de Sa Majesté '. »
On devine en quel mépris devait être le charlatanisme en cette boutique où la santé officielle se débitait tous les trois mois sous la forme du divin.volume, et l'on conçoit aussi comment La Bruyère qui, Formey nous le dira, « y venoit journellement, » dut y prendre une partie de la haine qu'on y professait, et la refléter en malice dans son livre.
A peine y effleure-t-il la médecine d'un trait bénin, tandis que le charlatanisme le trouve sans merci. C'est encore une différence entre Molière et lui, et qui vient de la manière tout opposée dont ils me paraissent avoir conduit leur santé. La Bruyère avait pour amis des médecins, notamment Fagon 8, et il ne consultait qu'eux; Molière, et là-des«
là-des« Livre commode des adresses pour 1692, p. 148.
8 II le nomme avec les plus beaux éloges et fait même sur lui toute une prosopée ; « O Fagon, Esculape, etc., » dans la 8« édition, qui parut en 1694, peu
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sus j'en crois la comédie d'Êlomire, nç consultait que des charlatans. Il les a donc épargnés pour frapper sur les autres; mais, avec La Bruyère, ceux-ci ont eu leur revanche. Il convient que les médecins « ne guérissent pas toujours ni sûrement,» et qu'ils peuvent laisser mourir; mais, ajoute-il, les charlatans font bien bien pis, « ils tuent. »
Ce qu'il y a d'assez curieux, c'est que la dernière descendante de la famille de notre philosophe, la seule dont nous ayons pu retrouver la trace, Catherine-Amette de La Bruyère, qui mourut à Passy le 16 août i8o3, avait tout justement épousé un empirique, 1 comme Barbereau, dont les remèdes venaient peut-être de la même source. Il s'appelait le
de mois après qu'il eût été n'ommé- premier médecin du roi. C'était son compliment d'amitié, et Fagcn dut y être sensible. Deux ans après, quand La Bruyère fut si subitement frappé de l'apoplexie qui l'emporta, il fut le premier qui accourut. V. la lettre' sur sa mort, déjà citée, d'après la Revue refrospect. d'oct..i836. — L'abbé de Choisy raconte dans ses Mémoires, édit.de 1747, p. 312, comment Fagon devint, premier médecin du roi. Il tenait le fait de La........
ï(wc). Cest-certainement La Bruyère* son.ami, qu'il n'aura pas voulu nommer en toutes lettres pour cette mince anecdote.
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docteur Lambert, et opérait Cour des Fontaines, avec une panacée qui lui valut plus d'une attaque de la Faculté \
XVII
Quand La Bruyère, passant au chapitre de la coquetterie, nous parle de celle des jeunes mariées qui entrent en ménage par la brèche que font à leur dot les frais de noce, l'achat de la toilette et des meubles, ne devance-t-il pas ce qu'on a pu dire de notre temps sur les riches corbeilles des fiancées, étincelantes de bijoux et de cachemires à la surface, avec la misère au fond ?
De son temps, on allait chez Gaultier dans la rue des Bourdonnais * ; aujourd'hui, l'on va
i Le Cousin Jacques (Beffroy de Reigny), qui fut son amî, et qui pour être conséquent avec le sérieux de ses remèdes le défendit par des chansons, dit positivement, dans une note des couplets consacrés par lui à la mort de « Gatherine-Amette de La Bruyère, femme Lambert, » qu'elle était »< arrière-petite-nièce du célèbre auteur des Caractères. » Les Soirées chantantes ou le Chansonnier bourgeois. i8o5, in12, t. Il, p. 2o5.
» Tout Ce passage de La Bruyère, y compris le nom de Gaultier» l'illustre marchand de la rue des Bour-
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chez d'autres, en des rues plus neuves : il n'y a de changé que le marchand et le quartier; la ruine est la même *. -,
La pudeur n'a pas plus marché que la sagesse. Quand nos élégantes s'en vont admirer, aux Champs-Elysées, ces lutteurs demi-nus, dont parle Alfred de Musset 1, ou dans le Cirque cet acrobate au hardi trapèze, dont les Mémoires galants resteront un des signes
donnais, a été mis en vers dans la Satyre nouvelle sur les promenades de Paris. 1699, in-8°, p. 7. On y trouve aussi, p. 17, tout ce que La Bruyère a dit sur la promenade des bains de la Porte Saint-Bernard, dont il sera parlé tout à l'heure,
1 On peut juger des dépenses qu'on faisait alors pour les toilettes de mariage par ce que dit madame de Sévigné dans sa lettre du 29 décembre 1679 : « Gautier ne peut plus se plaindre; il aura touché en noces, cette année, plus d'un million. » — Il a maint autre trait contre les usages des noces. Celui par exemple qui consistait à faire parader, le lendemain du mariage, la mariée «femme d'une seule nuit, sur un lit, comme sur un théâtre, » a été trèsvivement malmené par lui, dans tout son naïf scandale. La cour avait commencé à le proscrire depuis 1687 (Dangeau, t. II, p. 33), et ce n'était plus qu'une mode bourgeoise, aussi La Bruyère, lorsqu'il en parla en 1690; eut-il soin de mettre ce qu'il en dit au chapitre de la Ville.
V. // ne faut jurer de rien, acte I, scène 1.. .
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de'notre triste époque, elles n'ont pas une réserve plus grande, une pudeur plus voilée que celle de ces effrontées curieuses, qui, n'ayant en main qu'un éventail à jourl, a s'alloient promener au quai Saint-Bernard, dans le mois où les hommes s'y baignoient, et n'y revenoient plus quan<J la saison des bains étoiï passée, » comme le dit La Bruyère avec cette discrétion goguenarde et cet art des réticences qui lui est particulier '.
Ce procédé de satire à demi-mot, et de cri. tique voilée d'ironie, était le seul qu'il pût s permettre en ces matières délicates,où la cri.
* Ces éventails s'appelaient des lorgnettes. V. L Ménagiana, édit. de la collect. des Ana, t. II, p. 6( — Coulanges a fait une chanson » sur les précieuses a quai Saint-Bernard.»V. son Recueil, p. 43. Palapra dans le discours qui -précède sa comédie du Balk extravagant, en parle aussi, et ne croit pas qu'il faill y voir tant de mal : « Les dames, dit-il, ne sont pr. exemptes des railleries que la malignité dés horamo leur fait peut-être injustement sur le choix de ces pr.; menades. » OEuvres, 1712,01-8°, t. II, p. 57.
* Bayle, à l'article Lycurgue de son Dictionnaii' - (édit. in-fol., t. II, p. 327), trouve que dans ce pai sage de La Bruyère, la curiosité des femmes suri nudité du sexe « est délicatement touchée. »—En jui' let 1696, peu de jours avant la mort de La Bruyère les comédiens italiens donnèrent une pièce sur c»î
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dite de l'invective eût elle-même été une indécence, Il savait qu'il pourrait tout dire avec cet art qu'il tenait des Grecs, il s'appliquait donc à s'y montrer chaque jour plus finement expert en malices sous-entendues. C'est pour cela qu'aux endroits de son livre ou il veut parler de lui-même, il se donne le nom de Socrate, ce maître de l'ironie grecque ', vrai patron de l'esprit qu'il réveille si* bien *.
scandales qu'il avait dénoncés des premiers. Le titre était Les Bains de la porte Saint-Bernard. \\ s'y trouve des passages de très-spirituelle observation, et comme l'auteur n'était autre que le vieux Boisfranc , ancien trésorier de Monsieur, dont le fils avait épousé la marquise de Belleforière, grande amie de La Bruyère, il se pourrait que celui-ci fût pour quelque chose dans.l'inspiration, sinon dans la composition de cette farce. Elle se trouve au tome VI du Théâtre italien, de Ghérardi. . ' Elien dit, des discours de Socrate, « qu'il faut les retourner pour en trouver le vrai sens. »
* V. surtout le passage qui commence ainsi : «» On a dit de Socrate qu'il étoit en délire. »—-«Ici, écrit-il à ce propos dans la lettre sur quelques endroits de son livre que M. Destailleur a publiée le premier, ici Socrate n'est pas Socrate. C'est un nom qui en cache un autre.» Ôr, cet autre nom, c'est le sien, comme l'a fort justement pensé M. Louandre dans une note de son édition, p, 3oo.
io.
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Que de choses, sur lesquelles autrement il aurait dû se taire, n'a-t-il pas su dire avec sécurité sous le demi-jour de cette nuance attique, de cet esprit à mots couverts 1. Le passage qu'on vient de lire n'est pas le seul où il y excella, mais nulle part il n'avait eu plus grand besoin des ressources de sa discrétion ironique.
Les femmes qu'il voyait à la Ville et à la Cour n'allaient-elles pas toutes au quai SaintBernard, sans crainte de s'y mêler « avec ces persônnesjibres ', » comme il les appelle, qui, vingt ans plus tard, seront les filles de la Régence? M. le Duc, son élève, n'y venait-il pas lui-même faire fracas de galanterie, et ne citait-on pas de lui, à cet endroit même, une aventure 8 avec les deux plus effrontées de ces « personnes, » les soeurs Loyson, filles du libraire *, dont la scandaleuse conduite et la
1 Chateaubriand a fort bien saisi cette tendance de l'esprit de La Bruyère. « L'ironie, a-t-il dit, est son arme favorite. »
* Édit. Destailleur, t. II, p. 213.
» Lettres de madame du Noyer, t. I, p. 16.
* Çizeron-Rival, Amusements philosophiques et littéraires, 1756, in-12, p. 120.—Quand Dancourt/dans sa cpnigdie de la Qa\ette, fait reprocher paf Crispin à Clitandre d'être l'amant de la fille d'un librajre, il
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fin ■ devaient faire un si étrange contraste avec la destinée paisible et heureuse de la fille de l'autre libraire, la petite Michallet, qui mérita d'avoir pour magnifique dot l'argent des Caractères ?
La Bruyère était, comme partout, au quai Saint-Bernard, « sur cette levée » qui servait d'amphithéâtre aux impudiques,mais ce n'était pour lui qu'un spectacle de passage.
Son vrai théâtre pour l'observation des coquettes, en leurs mille variétés, était le jardin des Tuileries où nous l'avons déjà vu % où rien ne lui échappait, où tout lui était bon pour faire tableau, même la petite bouquetière qui vendait à la porte ces jolies fleurs des blés, ces bleuets célestes dont il compara si bien l'éclat stérile et parasite à celui des femmes qui s'en paraient?.
parle d'une des Loyson.On sait que. Regnard et Palaprat furent aussi de leurs amis.
i L'une d'elles finit par être exilée pour inconduite par lettre de cachet. V. Dangeau, 22 juin 171 f.
8 V. plus haut, p. 7F, et les Mélanges ç}e Yigneu|t Marville, 1699, in-12, p. 337: « Il faut avouer, dijil, que M. de La .Bruyère a été longtemps & étudier sur. les "bancs-du Luxembourg et des Tuileries Ig Cour et la Ville. »
» M. Feuillet de Çpnches, dans ses Causeries d'itn
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XVIII
Tout près de là, il avait des amis. So observation faite, sa récréation prise, il alla les voir.
C'était, par exemple, cette aimable, nu dame de Belleforière qui logeait nie Saint Anne, et dont il paraîtrait, comme on le ven plus loin, qu'il fut au moins le commens: très-intime *; puis le beau-père de cette chsft mante femme, le vieux Boisfranc, qui, d,:^ chu dé sa charge de trésorier de Monsieur se consolait de sa disgrâce par le luxe du b* hôtel que lui avait bâti Le Pautre,dansla n .
curieux, t. II, p. 263, parle de cette mode des bas - beaux cueillis dans les blés, et dit qu'elle n'eut qu't»>,• instant. Il eût pu ajouter qu'elle se réveilla un pc*? plus tard, en 1704. On fit alors de tels ravages da;^, les blés; pour y cueillir la fleur en vogue, qu'ui;: ordonnance de police dut interdire cette déplor , ble moisson. V. Fréminville, Dictionn. de polie.
p. 78.
'i Sur un plan du quartier Richelieu à cette époqu que nous possédons manuscrit, elle est indiqué comme habitant un hôtel de la rue Sainte-Anni près du coin droit de la rue Neuve-Saint-Augustin
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Neuve-Saint-Augustin '; par la lecture des bons livres dont il avait un cabinet très-choisi i et par quelques jeux d'esprit gaillards, pour lesquels l'inspiration de La Bruyère aurait bien pu être de quelque chose *.
Son protecteur Pontchartrain était aussi par là. Après avoir quitté la maison dé la rue de Vaugirard, tout près des Carmes 5, où La Bruyère, logé chez les Condé, l'avait pour voisin, il était venu s'installer dans l'hôtel du financier Douilly, encore debout aujourd'hui, mais bien changé, au coin de la rue Vivienne et de celle des Filles-SaintThomas *. Ses fonctiorfs de contrôleur général des finances l'avaient obligé à cette émigration d'un quartier paisible vers Un quartier mondain. ,
Il y resta. Peu d'années après, il prenait pied, d'une façon cette fois définitive, dans l'hôtel de Lyonne, qui dès lors prit son nom, et.qui se vit, jusqu'en 1825, sur le vaste espacé aujourd'hui encombré par la salle Ventadour. La Bruyère ne devait pas l'y
_i.G. Briçe, Descr. de Paris, 1701, in-i 2,1.1, p. 158. "* V. plushaut,~page 113, note. 3 Livre commode des Adresses pour 1691, p. 7.' * G. Bricè,t. I, p. 154. *
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connaître;ll était mort au moment de cette dernière installation. En revanche, il avait dû Beaucoup le voir, lui et son fils' Phélypeaux, dont nous avons déjà parlé, dans l'hôtel de la rue des Filles-Saint-Thomas.
En allant faire visite à ces puissants amis, qui voulaient bien parfois être ses inférieurs, puisqu'ils l'admettaient sur le terrain de l'esprit l, il trouvait à glaner les observations sans nombre dont étincellent ses chapitres de la Ville et de la Fortune.
Les heureux de la finance, les parvenus des fermes pullulaient, en effet, dans ce quartier de l'hôtel Pontchartrain; c'est même à cause d'eux que le ministre était venu par ici, du fond de la rue de Vaugirard. Rue des Filles-Saint-Thomas, il se trouvait en pleine finance, au milieu même de ses administrés, pouvant les surveiller de près, leur faire la guerre à l'oeil, comme on disait; et ce n'était pas inutile.
Partout : à la butte Saint-Roch, dans les Petits-Champs, depuis la rue de Richelieu
1 Pontchartrain, selon Gourville, Mém., édit. Petitot, p. 53o, « savoit distinguer ceux qu'ilcroyoit plus habiles que lui... Il les invitoit à lui parler de tout ce qui leur venoit à l'esprit. » La Bruyère devait être
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- H9 ~ jusqu'à la place des Victoires '; depuis la rue Neuve-Saint-Augustin, et jusqu'au Rempart, ce n'étaient que splendides demeures bâties pour ces traitants : là, cet hôtel du fameux partisan La Cour Deschiens, qui fut ensuite l'hôtel d'Antin, puis l'hôtel Richelieu ; à deux pas, la belle maison de La Touanne, ce trésorier de l'extraordinaire des guerres, dont nous aurons tant à reparler; plus près, vers les filles Saint-Thomas, l'hôtel de Monnerot, qui, devenu l'hôtel Grammontj fut abattu pour faire place à la rue du même nom; puis encore l'hôtel de Thévenin, si magnifique, si richement doré que le roi s'en émut et craignit de voir éclipser Versailles. Il fit écrire à ces messieurs de la ferme pour qu'ils ne se permissent plus désormais d'aussi scandaleuses dorures '.
C'est plusieurs années après la mort de La Bruyère que fut prise cette mesure, à lade
lade habiles, ainsi que son intime Pabbé de Choisy, qui a dit de Pontchartrain : « 11 étoit plus que pas un de mes amis. » Mém., 1747,^-8°, p. 43o.
1 Sur trente fermiers généraux dont le Livre commode (pv 6-7^donne l'adresse, on en compte dix de la rue Neuve-Saint-Augustin à la place des Victoires.
3 Corresf. adm. de Louis XIV, t. H, p. 810.
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quelle il eût certainement applaudi. Elle était de celle que sa haine de toutes les insolences, et le luxe hardi des parvenus en est une, lui faisait approuver d'avance ; de plus, elle était conseillée par un ministre dont les actes le trouvaient presque toujours favorable. Ce ministre est encore Ponchartrain.
La Bruyère le voyait avant ses hautes fonctions, et il le vit encore après, ce qui est de sa paît une grande marque d'estime. Où l'avait-il connu ? peut-être à l'Oratoire, où Pontchartrain faisait des retraites', en attendant ce dernier asile de solitude sérieuse, qu'il s'était rêvé aucloître Notre-Dame', mais dontleministère lui fit enfin perdre l'espoir. Cegoûtpourla retraite et la méditation eût suffi pour le rapprocher de La Bruyère, si par d'autres encore ils ne se fussent attirés. La Bruyère avait la flatterie en horreur, et Pontchartrain les flatteurs en haine profonde. Pour l'ombre même d'un compliment, on se brouillait avec lui : a II avoit fait là-dessus, dit Saint-Simon 8, ses conventions tant qu'il avoit pu. » Tourreil,
1 V. la Clé tns. de l'Arsenal, à ces mots : « Brontin, dit le peuple, etc. » * Saint-Simon. Edit. L. Hachette, in-t2., t. II, p. 25. s Note dans le Journal de Dangeau, t. IV, p. 14.
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qui était chargé de l'éducation du fils, dont il sera question plus loin, ne s'étant pas soumis à cette prescription de sincérité et, au contraire, flattant de plus belle fut congédié pour faire place à La Loubère, un ami de notre philosophe que nous retrouverons aussi plus tard 1.
La Bruyère ne flatta peut-être Ponchartrain qu'une fois, et sans déplaire certainement : il le flatta dans sa haine des flatteurs. Vous rappelez-vous le passage des Caractères " qui commence ainsi : « Que d'amis, que de parents, naissent en une nuit au nouveau ministre!...» et qui se termine par cette invective : « Hommes vains et dévoués à la fortune, fades courtisans, parliez-vous ainsi il y a huit jours ? Est-il devenu depuis ce temps plus homme de bien, plus digne du choix que le prince en vient de faire? Attendiez-vous cette circonstance pour le mieux connoître ? »
C'est de Poiichartrain qu'il s'agit, or, remarquez avec quelle délicatesse est loué ce grand ennemi de la louange ; comme son éloge se dissimule dans le blâme contre le
1 Note dans le Journal de Dangeau, t. IV, p. 14. » Edit. WalcknaCr, p. 328.
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flot de ses-flatteurs. Ce'que ce passage a de . favorable est si bien voilé, que personne ne vit ce qu'il cachait. Dans aucune des clés ne se trouve le nom de Pontchartrain, le seul pourtant qu'il y eût à citer. Quand parut, en effet, ce caractère? En 1690, dans la cinquième édition, et quel était alors « le nouveau ministre ? » Pontchartrain, nommé l'année d'auparavant au mois de septembre. Il ne peut donc y avoir de doute sur ce point.
Je ne crois pas non plus qu'on puisse douter que La Bruyère, ayant pour ami le nouveau contrôleur des finances, ne devînt toatà coup en passe d'une fonction importante dans le ministère, où il avait des précédents de financier, puisqu'il avait été trésorier de France, et où sa réputation de probité devait le recommander, surtout auprès d'un ministre honnête homme.
Des offres durent certainement, à mon avis, lui être faites.
Que répondit-il? son livre va nous le dire, et cela sous la même date de 1690, qui se rapporte si bien au temps où purent lui venir les propositions d'une faveur qu'il refusa. D'abord, il parle des stupides,des imbéciles « qui se placent en de beaux postes, » et
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rien que par les épithètes dont il les qualifie, on pressent l'horreur qu'il éprouverait à être seulement confondus avec eux. Puis il va plus loin, il ajoute au mépris de ce qu'il pourrait, mais ne veut pas être, l'estime profonde de ce qu'il est. Il compare le traitant avec le philosophe, et sa comparaison est tout un aveu.
C'est sur la joue d'un certain Faucon net, «preneurdu bail des fermes» de 1680 à 1687, qu'il soufflette en masse les trente partisans dont ce F^uconnet n'était que l'homme de paille, le prête-noml.
Descartes est le philosophe, en pleine proscription, qu'il oppose à ces traitants en pleine opulence'. Ils sont florissants à Paris; lui, il est mort exilé et pauvre : « Que de1
de1 fermiers généraux n'étaient, en effet, que sous-fermiers. Le seul homme en titre était quelque pauvre diable, comme ce Fauconnet, ou comme P. Domergue, qui lui succéda, avec la même caution dés trente traitants.—Il y avait de la malice à confondre, sous ce nom vulgaire, sorte de masque obscur, tous les noms éclatants des rois de la finance.
8 Nous avons déjà vu, p. 45-46, avec quelle ferveur il s'était fait cartésien, s'abandonnant ainsi à une vogue dont Bohaventure d'Argonne , qui n'avait pas suivi le même entraînement, car il était dit qu'il n'aurait avec La Bruyère aucune sympathie corn-
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viendront7s'écrie-t-il,les Fauconnet? Irontils aussi loin dans la postérité que Descartes, né François et mort en Suède?» Et l'on voit à son accent amer, que la mort de Descartes lui ferait autant envie que l'existence des Fauconnet lui ferait honte \
Son dernier mot sur tout cela, celui où il me semble que je trouve le résumé de sa rémune,
rémune, a parlé assez dédaigneusement, après quelques mots plus dédaigneux encore sur Lesclache, que La Bruyère semble avoir aussi suivi (V. plus haut, p. 44-45), et sur Gassendi. « Chacun , dit-il à propos de Descartes, se portoit d'autant plutôt à cette philosophie qu'elle paroissoit s'apprendre plus facilement que les autres, quoique elle eût des difficultés insurmontables pour les meilleurs esprits. » Lettres inéd. de Bonav. d'Argonne (Annales encyclopéd., 1818, t. VI, p. 264-266).
• Parmi les Fauconnet, se trouvait Berthelot et les siens, qui firent tous de grosses fortunes, pendant ce bail. Ce sont eux surtout, et en particulier Berthelot, leur chef, fermier des poudres, que La Bruyère veut prendre à partie sous le couvert de leur prête-nom. Il avait ses raisons de famille qu'on lira tout à l'heure p. 127, note t,et il savait d'ailleursque ce qu'ilendirait plairait à M.le Pri nce,toujours des premiers à plaisanter Berthelot sur sa seigneurie de Jouy qui, achetée avec le produit de la ferme des salpêtres, « sentoit plus que pendant la guerre la poudre à canon. » Jeux d'esp.etde mêm,, par le marquis de Châtre, 1694, in-12, p. 2-3.
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ponse à Pontchartrain, est dans cette phrase qui termine ce qu'il a dit avec tant d'éloquence sur l'inégalité dés richesses alors si effrayante, et chaque jour accrue encore par la rapacité et le luxe des financiers : «Tienne qui voudra contre de telles extrémités; je ne veux être, si je puis , ni heureux, ni malheureux. Je me jette et me réfugie dans la médiocrité. » Il ne s'en départit jamais.
Cette médiocrité ne fut pas celle de l'égoïsme, active pour elle-même, inutile aux autres. Ami du ministre, plus ami du bien public, il pensa qu'il devait à l'un et à l'autre ses lumières et ses avis : il ne les épargna pas. Tout ce qu'il avait appris sur la finance et ses gens vint se condenser dans son livre, en phrases directes pour ceux qui savaient saisir, transparentes pour qui savait voir.
C'était une des qualités de Pontchartrain. Il reconnut vite tous les traitants de son entourage, qui, de leur côté, n'avaient pas tardé à se reconnaître.
La Bruyère fut menacé, on le devine à plus d'une allusion '; il n'en parla que plus haut. Le danger qu'il fit ainsi planer sur lui,
i V., par exemple, ce passage de la 5* édition dans
tt.
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en s'attaquant aux puissances de [l'argent était tel quancl il mourut, que la rapidité de sa mort ayant, d'ailleurs, donné quelque motif aux soupçons, on n'hésita pas à dire et même à imprimer, comme nous le ferons voir, qu'il avait été empoisonné.
Parmi les gens de finance qui touchaient le plus près à Pontchartrain, et qui ne furent que plus directement l'objet des allusions satiriquesde La Bruyère, se trouvaient Laugeois et Monnerot, l'un, qui était entré dans la famille du ministre par le mariage de son fils avec la fille du président Cousin, l'autre, qui était de son conseil intime, comme donneur d'avis. Du premier, Laugeois,dont le nom s'était trouvé un jour prolongé à l'improvîste par le titre de seigneur d'Imbercourt, il fit Chtysippet « l'homme nouveau, le premier noble de sa race; » et de Monnerot, il fit Champagney donnant à plaisir un nom de valet à ce traitant, qui était de ceux dont Boileau a dit:
Je l'ai connu laquais avant qu'il fût commis.
Il le mit aussi dans le caractère tfErgaste avec le baron de Beauvais, gendre de Berle
Berle Des biens de la fortune : « Fuyez, retirezvous, etc., » édit, Destailleur, t. I, p. 263.
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thelot ', le chef des Fauconnet; avec Basseville, et avec Berrier 8, ces autres grands donneurs d'avis, qui, comme lui, n'avaient d'idées que pour l'épuisement du peuple, et qui chaque fois prélevant une prime sur ces idées de concussion 8, se faisaient une fortune nouvelle de ces nouvelles manières de ruiner le pays.
* V. plus haut p. 124. — Quoiqu'un Berthelot se fût marié en 1680, avec la petite-fille de M. de Novion, dont la bâtarde avait, nous l'avons dit p. 16, épousé le frère de La Bruyère, celui-ci n'épargna pas cette famille. On dirait même qu'il ne mit que plus de plaisir à l'attaquer, comme pour venger de la légitimité florissante, et trônant dans les hauts emplois, la bâtardise, représentée un peu obscurément par la femme de l'huissier au Parlement.
* C'est lui qui avait trouvé moyen de faire taxer les jurés crieurs d'enterrement. (De Châtre, Jeux d'esprit et de mémoire, 1694, in'-i2, p. 108.) Berrier tenait aussi aux Novion, par son fils La Ferrière qui avait épousé une autre petite-fille du président. Ce fut, comme à l'égard des Berthelot, une occasion pour La Bruyère de le mieux connaître et de le peindre mieux. Les faiseurs de clés, qui savaient que Berrier posait pour ainsi dire en famille, devant La Bruyère, ne manquèrent pas de le retrouver dans quelques traits de son Criton, dans son Brontin, et surtout dans son Sofie', parvenu fait marguillier, Berrier l'était à Saint-Eustache.
* La moitié du bénéfice annuel d'une taxe nouvelle
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« Laissez faire Ergaste, dit La Bruyère, et il exigera un droit de ceux qui boivent de l'eau de la rivière, ou qui marchent sur la terre ferme : il sait convertir en or jusqu'aux roseaux, aux joncs et à l'ortie. »
Il n'y a là d'un peu forcé que le détail; le fond est cruellement vrai. Tout alors était prétexte à impôt, matière à taxe. Comme on le savait, on ne tentait rien,de peur que la culture ou l'industrie entreprises ne fussent grevées d'une contribution aussitôt que créées. Dans une de nos plus pauvres provinces, l'Intendant pensa que l'élève des abeilles serait à encourager, et il fît demander le nombre des ruches pour chaque paroisse. Les paysans ne virent dans cette enquête que la menace d'un impôt : ils détruisirent leurs essaims '. Ailleurs , la petite noblesse se fût volontiers livrée à l'élève des chevaux, et il y avait là une belle espérance pour nos haras :
était souvent pour celui qui avait donné l'avis, V. Dangeau, 8 janvier i685. — Quand !e chevalier de Bouillon, par exemple, eut l'idée des bals de l'Opéra, il reçut une pension de 6,000 livres pour son droit d'avis. La Place, Pièces intéressantes, t. I, p. t23. 1 Lémontey, Essai sur l'établissement monarchique de Louis XIV, 1818, in-8', p. 400.
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la même crainte d'une taxe fit tout arrêter '•.
La Bruyère revint souvent sur les procédés de finance qui furent le principal fléau de l'administration trop inventive de Pontchartrain. Mais ses conseils donnés sous forme de satire, pour être mieux en vue, se trouvèrent en pure perte. Pendant les douze ans qu'il dirigea les finances, Pontchartrain, livré aux donneurs dïavis, aux improvisateurs d'impôts, ne conclut pas moins de cent soixantetrois traités pour les affaires extraordinaires de finance 1, qui, la plupart, étaient de ces extravagances déplorables, dont on ne s'avise que lorsqu'étant à bout de ressources, on se trouve aussi à bout de raison : a Elles font rire aujourd'hui, a dit Voltaire, mais alors elles faisaient pleurer. »
Un autre abus de ce temps, les ventes d'offices et les cumuls qu'elles entraînent, ne laissèrent pas La Bruyère indifférent. Personne
* Corresp. administ. de Louis XIV, t. II, p. 400.
s V. le travail de M. P. Clément sur Pontchartrain, Rev. des Deux-Mondes, 15 août t863, p. 929. Choisy, Menu p. 246, le loue d'avoir fourni 15o millions par an « avec dû parchemin et de la cire, en imaginant des charges et faisant des marottes, qui ont été bien vendues. »
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n'a pris mieux à partie ces gens avides d'emplois, prompts accapareurs des gouvernements , charges et bénéfices, auxquels il suffisait d'avoir la somme demandée, ou la faveur nécessaire, pour être à la fois, par une suite d'accaparements greffés l'un sur l'autre, hommes d'Etat, d'épée, de magistrature et même d'Église.
« Tout leur convient, ditril!; ils se sont si bien ajustés, que par leur état ils deviennent capables dé toutes les grâces; ils sont amphibies, ils vivent de l'Église et de l'épée, et auront le secret d'y joindre la robe. »
Qui La Bruyère avait-il en vue ? SaintSimon va nous le dire plus clairement que toutes les clés, d'ailleurs muettes sur ce point: « Saint-Romain, dit-il s, amphibie de beaucoup de mérite, qui avoit manié beaucoup de négociations, conseiller d'épée, sans être d'épée, avec des abbayes, sans êtred'Église ». »
» Édit. Walcknaër, p. 32 5.
* Notes sur le journal de Dangeau, t. V, p. 45.
» Ce caractère parut dans sa 4* édition, c'est-àdire en 1689, lorsque Saint-Romain, revenu depuis quelques années de son ambassade en Portugal, se trouvait sans nouvel emploi, dans la position de ces hommes gorgés, mais qui demandent toujours, dont
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Voilà l'homme repris avec les expressions mêmes de La Bruyère, et cette fois nommé sans que personne y eût fait attention 1.
il est dit dans le même caractère : « Que font ces gens à la cour? Ils reçoivent, et envient tous ceux à qui l'on donne. « Saint-Romain avait été fait conseiller d'Etat d'Êpêe en mai i683, suivant le Dictionnaire des Bienfaits du Roy, t. IV,- p. 94 (Mss. de la Biblioth. imp., f. fr. no 7,658). Il avait, suivant le même document, obtenu, le 3i octobre 1671, l'abbaye de Préaux, de l'ordre de Saint-Benoît, diocèse de Lisieux, à la mort du cardinal Mancini; il avait en outre celle de Corbigny, du même ordre, diocèse d'Autun. La première lui valait 20,000 francs de rente, l'autre 12,000. Dangeau, t. V, p. 45.
1 La Bruyère, qui avait pu connaître Saint-Romain par les Pontchartrain, chez lesquels il allait aussi (t. V, Dangeau, 18 nov. 1693), devait encore parler de lui dans son édition suivante (mars 1690), à propos de la rupture de son intimité avec le conseiller de robe Courtin, rupture qui fit tant de bruit, car elle mettait fin à une communauté d'existence qui avait duré de longues années. Le passage des Caractères : « L'on sait des gens qui avoient coulé leurs jours dans une union étroite, etc.» (cdit.Walcknaêr, p.2Î>2), fut compris de tout le monde, tant il était précis, même pour l'âge des amis qui se séparaient. La Bruyère leur donne quatre-vingts ans, et Dangeau, parlant de la mort de Saint-Romain, quatre ans après, dit en effet qu'il avait dépassé cet âge. (Journal, i5 juillet 1694.)
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Saint-Simon a de ces rencontres avec l'auteur des Caractères, ou plutôt de ces réminiscences, et, par là, comme les sous-entendus lui sont moins nécessaires, comme il peut nommer où La Bruyère ne peut qu'indiquer, il sert souvent à l'éclaircir. » Je l'avois assez connu, » a-t-il dit de lui. Il connaissait le livre mieux encore que l'homme.
XIX
L'insolence des financiers, qui achetaient à beaux deniers les vieilles tours féodales, et s'y carraient en seigneurs, les embellissant, les agrandissant, comme si un traitant ne pouvait tenir où jadis avait tenu un comte ou un duc, était une des indignations les plus ordinaires à notre philosophe. Maintes fois il y revient, notamment dans ce passage sur certains morts qui seraient bien surpris de voir « leurs grands noms.portés, et leurs terres les mieux titrées possédées par les gens dont les pères étoient peut-être leurs métayers. »
C'est quand il allait à Saint-Maur, chez M. le Duc, son élève, que ce dépit contre les
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arrogantes fortunes des traitants devait surtout le prendre. Un d'eux, en effet, étalait sa morgue, à deux pas du château même du prince, et l'insultait de ses dépenses. C'était La Touanne, trésorier de l'extraordinaire des guerres.
La Bruyère le trouvait partout dans sa perspective : à Paris, il avait un magnifique hôtel, assez près de celui de Pontchartrain 1; à Saint-Màur, son château touchait celui du prince; il devait donc, étant si bien sous ses yeux, tomber quelque jour sous sa main.
Ce château de Saint-Maur, ancien domaine de Catherine de Médiciss, avait été au xvn* siècle partagé en deux parts : l'une, qui était revenue à M. le Duc, par l'abandon qu'avait fait Gourville d'une jouissance viagère à lui accordée par le grand Condé 3; l'autre, qui appartenait à La Touanne.
» Son hôtel, habité plus tard par M. de Fériol, était rue Neuve-Saint-Augustin, à l'extrémité opposée de celui de Pontchartrain. V. l'excellent livre de. M. Desnoiresterres, Les Cours galantes, t. III, p. 217.
-■* Saint-Simon, éd. L. Hachette, t. Il, p. 3igj Piganiol, Descript. de Paris, t. IX, p. 452.
9 Condé lui avait cédé cette jouissance «sa vie du-
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. Les Condé n'aimèrent jamais les voisins, et M. le Prince, Henri-Jules, moins que personne; on le sait de Saint-Simon, qui l'appelle « maître détestable, pernicieux voisin, » et conte à ce propos la singulière anecdote du secrétaire du roi, M. Rose, dont le Prince fit envahir, par trois cents renards, le parc, trop voisin du sien, qu'il enrageait de ne pas avoir *.
La Touanne, avec ses beaux jardins de Saint-Maur, et « sa maison, la plus jolie du mondée, » déplaisait à M. le Duc, au moins autant que 1 Rose déplaisait à M. le Prince avec son enclos dé Chantilly. Il s'indignait de n'avoir que la moitié d'un parc, lorsque ce traitant possédait l'autre *. Las de le regarrant,
regarrant, avec 12,000 livres de rente, à condition qu'il en dépenserait 240,000 « entr'autres pour achever un côté du château. » Gourville en dépensa 400,000. Mênu,èà\X. Petitot, p. 456, 525.
* Saint-Simon, t. IV, p. 342. a Id.tt. II, p. i5o.
» Id., ibid., p. 3ig.
* Il était d'autant plus gêné du voisinage de La Touanne, que, suivant Saint-Simon, le jardin de celuici donnait pour ainsi dire dans le sien (ld., ibid.), et que, selon Gourville, p. 456, M. le Duc ne tenait rien tant qu'à s'agrandir.
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der par-dessus son mur, il lui fit faire des offres où perçait trop vivement son désir, et qui tout naturellement n'aboutirent qu'aux prétentions les plus exorbitantes de la part du financier 1,
C'est alors que La Bruyère, au fait de cette affaire, comme de toutes les autres de la maison du prince, dut écrire dans sa cinquième édition : « Ne traitez pas avec Criton, il n'est touché que de ses seuls avantages. Le piège est tout dressé à ceux à qui sa charge, sa terre, ou ce qu'il possède feront envie; il, vous imposera des conditions extravagantes.»
La Touanne garda son parc, et comme pour braver plus effrontément le prince dont l'envie faisait sa joie, il s'y épuisa en dépenses folles pour des embellissements. Il y engloutit, selon Dangeau, pluà de sept à huit cent mille livres'.
* Saint-Simon, loc. cit., parlelui-même de cette envie de M. le Duc. « Rien, dit-il, ne lui cônvenoit davantage que de joindre les jardins de La Touanne aux siens, et d'avoir sa maison, pour en faire à Sain'tMàur une petite maison particulière à ses plaisirs, et ■sôuverif"une décharge au château, quand il y étoit avec madame la Duchesse et bien du monde. »
* Journal, t. VIII, p. 236.
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La Bruyère devait parler encore, il parla.
Sa seconde sortie contre le fastueux voisin du prince ne fut pas moins que cette admirable page : « Ni les troubles, Zénobie, etc.,» toujours inexpliquée, et d'un sens si clair, quand on sait ce qui précède '.
Rien n'y semble plus obscur : Zénobie, la reine à la puissance troublée, c'est Catherine de Médicis; « la Royale maison, » bâtie sur les bords de l'Euphrate, et ombragée au
• * C'est en 1694, dans la 8' édition, que parut ce passage pour la première fois. Déjà, dans la 4% en 1689, il avait parlé de ces parvenus qui n'habitent « d'anciens palais qu'après les avoir renouvelés et embellis. » Boursault, dans ses lettres (1703, in-12, t. II, p. 218}, n'a pas oublié ces enrichis de fraîche date qui croyaient sans doute se faire des titres anciens par les antiques domaines qu'ils achetaient. Il cite à ce propos une épigramme contre un financier de son temps qui pourrait bien être notre La Touanne; car Boursault aussi allait à Saint-Maur, et ce qu'il dit du domaine acquis par son financier conviendrait au mieux à cette maison. « C'est un homme, dit-il, qui a acheté une terre de cinq cent mille francs plus aisément que je n'achéterois un livre de quinze sous. Il y a peu de fiefs dans le royaume qui aient de plus beaux droits, et qui aient été possédés par des personnes d'une plus éminente qualité. »» C'est bien Saint-Maur.
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couchant par un bois sacré, c'est le château de Saint-Maur, si voisin de la forêt de Vincennes et de la Marne, qui est à cette presqu'île, entre elle et la Seine, ce que l'Euphrate est avec le Tigre, pour la Mésopotamie; le pâtre «devenu riche par les péages des.rivières, » c'est La Touanne, dont le nom fait penser au droit de touage qu'on prélevait sur les fleuves; enfin, ce qui termine le chapitre, la phrase sur le pâtre enrichi achetant « à deniers comptants cette royale maison pour l'embellir et la rendre plus digne de lui et de sa fortune, » est une allusion aux sommes immenses englouties par le financier à, Saint-Maur, avec une pointe moins directe peut-être mais certaine, contre les dépenses qu'un autre homme de peu, Gourville, y avait faites auparavant '.
La culbute arriva pour le traitant. La Bruyère n'en eut pas le spectacle, puisqu'elle n'eut lieu que plus de cinq ans après sa mort, à la fin de 1701 ; mais M. le Duc en eut la joie
i Ce que dit La Bruyère des machines « qui gémissent dansJlaj]L>>a trait aux travaux qu'avait fait faire Gourville pour extraire sur la place, des carrières de Saint-Maur, la pierre nécessaire à l'achèvement du château. Mém., p. 525.
12.
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et le profit. La banqueroute de La Touanne, amenée par un désordre longtemps soutenu et caché, dit Saint-Simon 1, « sous la sérénité et le luxe, » fut de quatre millions, que le roi paya, pour ne pas discréditer le Trésor de l'extraordinaire des guerres, au moment d'entrer en campagne. Il revendit en détail, et à perte, tout ce qu'il eut de ses débris.
C'est ainsi que M. le Duc put avoir de lui, dans un voyagea Fontainebleau, « pour peu de chose, » comme dit Saint-Simon, c'est-à-dire pour 20,000 écus seulement, selon Dangeau, ce qui, rien que pour la dépense des embellissements, avait coûté 7 à 800,000 francs à La Touanne ! «Cela, dit Dangeau ', avec son flegme ordinaire, augmente et embellit fort son parc; on joindra tout ensemble aisément. »
Conclusion terrible du chapitre de Zéiwbiéi II n'y manque, au lieu de la phrase plate de Dangeau, que le coup de plume de
» Mém., édit. Hachette, in-12, t. II, p. 210.
» Journal, t. VIII, p. 236.—En 1781, lorsque le prince de Condé dut vendre au roi la terre de SaintMaur, pour y établir le duché de l'archevêque de Paris, -elle n'était pas estimée moins de 1,800,000 livres.
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La Bruyère. Combien rie vit-il pas de pareilles ruines, tantôt soudaines et se faisant d'elles-mêmes, tantôt causées par un retour de clairvoyance de la justice royale, s'avisant enfin de demander dés comptes, lorsqu'il n'était plus possible "d'en rendre, et frappant pour le crime d'infidélité et de concussion lorsqu'elle-même était coupable d'imprudence et d'aveuglement.
La Bruyère n'avait pas d'aussi redoutables arrêts contre les traitants qui, dès la mort de Colbert, s'étaient mis à pêcher dans cette eau trouble des affaires que l'administration de Pontchartrain était loin de devoir éclaircir; il ne frappait pas si fort que pouvait le faire Louis XIV, mais il frappait plus juste.
Où sont les lettres royales contre le luxe de Thévenin et de ses pareils? Qui les connaît? personne; mais les mots sanglants murmurés par La Bruyère en passant devant ces demeures insolentes, les anathèmes dont il a stigmatisé ces manieurs d'argent 1, tout le monde les a lus, tout le monde les sait par coeur. Lesédits royaux n'ontqu'un temps,les
1 C'est l'expression de La Bruyère : « Le manieur d'argent, homme d'affaires, est un ours qu'on ne sauroit apprivoiser. » Édit. Destailleur, t. I, p. 235.
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- — i4° — arrêts de l'esprit ne se prescrivent pas. Ils frappent avec le ridicule, avec le mépris, même avec la pitié, et toujours ils tuent!
Les gens delà bourgeoisie qui fourvoyaient leur roture dans cette même magnificence des habitations princières, et les hommes de robe qui ne craignaient pas d'y égarer leur gravité, ne furent pas plus épargnés par lui que les gens de finance.
N'est-ce pas, en effet, à quelqu'un de la magistrature, dont tout le personnel lui était si bien connu par son frère, par ses anciennes hantises au Palais, et par l'entourage même de M. le Prince, toujours en affaire d'argent avec les gens de Parlement, surtout les plus riches '; n'est-ce pas à quelqu'un des Requêtes, le très-opulent Amelot dé Bisseuil, qu'il fit allusion, lorsque, songeant au charmant hôtel dé ce magnifique robin, dans la rue Vieille-du-Temple *, il écrivit 3 :
« Un bourgeois aime les bâtiments, il se
1 Saint-Simon,édit. Hachette, t. IV, p. 342.
* Il y existe encore intact en face du marché des Blancs-Manteaux. — Collart en avait donné la description dans son Recueil, en 16S7, l'année même de la 1" édition des Caractères.
» Édit. Destailleur, t. II, p. 142.
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fait bâtir un hôtel si beau, si riche et si orné 1 qu'il est inhabitable : le maître, honteux de s'y loger, ne pouvant peut-être se résoudre à le louer à un prince ou à un homme d'affaires», se retire au galetas, où il achève sa vie, pendant que l'enfilade et les planchers de rapport sont en proie aux Anglois et aux Allemands qui voyagent, et qui viennent là du PalaisRoyal, du palais L. .G.. 8, et du Luxembourg *.
» Louis Boulogne y avait peint pour une chambre à coucher le mariage d'Hercule et'd'Hébé, et pour le cabinet une Minerve, V. les Mémoires inédits de l'Académie de peinture, t. I, p. 201 j dans la chapelle domestique, car rien n'y manquait, La Fosse avait peint une Nativité (id., t. II, p. 2).
* L'ambassade de Hollande y fut installée un peu plus tard, et y resta longtemps, delà vient que dans le quartier cette maison s'appelle encore Hôtel de Hollande, V, Laborde, le Palais Ma^arin, p. 332, note 4*3 ; Corresp. adm. de Louis XIV, t. II, p. 762,
3 On verra plus loin que c'est l'hôtel Langlée.
* Le livre de Lister, a Journey to Paris, i6r.8, in-8% où se trouve la description de tant de beaux hôtels, témoigne de cette curiosité des Anglais; celle des Allemands a de même sa preuve dans le Séjour de Paris^par Nemeitz, dont la première,édit. allemande est 3e 1718. Ces curieux étrangers se faisaient conduire par des ciceroni en titre, dont c'était l'unique métier. V. le Palais Majarin de
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« On heurte sans fin à cette belle porte '; tous demandent à voir la maison et personne à voir monsieur. »
Monsieur! comme ce mot seul sent son mépris, en sentant son homme de robe. Pour une si belle maison, il fallait au moins Monseigneur; il n'y a que Monsieur : il n'y a que le maître des requêtes messire Jean-Baptiste Amelot.
Le tableau est complet. Beaumarchais qui, en 1787 ', habita,- dans cet hôtel, le même entre-sol 3 où se blottissait peut-être, pour
M. L. de Laborde, p. 227, note 247, et notre Paris démoli, 2e édit., p. 20.
1 « La porte d'abord, dit G, Brice, donne une idée avantageuse pour tout le reste. Elle est ornée sur le cintre de deux renommées assises, faites par Regnauldin, avec de très-beaux reliefs sur les battants de la menuiserie qui représentent des vertus. » Descript^ de la ville de Paris, 1752, in-8B, t. II, pi 99. — Regnauldin avait fait en outre dans cette maison toutes les sculptures, qui étaient en grand nombre. Mém. ïnéd. de l'Acad. de peinture, t. I, p. 477.
* État actuel de Paris, 1787, in-32; Quartier du .Temple, p. 99.
8 V. une note inédite de Collé dans'le Journal de l'Institut historique, t. I, p. 75. — Le séjour de Beaumarchais dans cet hôtel, et ce qu'en a dit La Bruyère suffiraient pour sa réputation littéraire. J'a-
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échapper à l'admiration des visiteurs, le Bridoison fastueux qui l'avait bâti, dut bien s'amuser de ce passage, si,—ce dont je doute il est vrai,—il sut à qui La Bruyère avait pensé en l'écrivant.
Je ne trouve, comme comparaison à ce tableau, que l'anecdote de Diogène visitant la demeure d'un traitant athénien, et lui crachant au visage parce qu'il ne sait où cracher sans rien salir de recommandabie sous ces trop splendides lambris.
Vous avez vu le ridicule; voulez-vous maintenant la pitié? Voulez-vous, en deux mots, le spectacle navrant d'une fortune tombant en ruine et d'un maître mourant de douleur en regardant de loin la demeure dont on le chasse, et qu'il n'a pu achever? <s Ce palais, ces meubles, ces jardins,'ces belles eaux, vous enchantent et vous font récrier d'une première vue sur une maison si délicieuse et sur l'extrême bonheur du maître qui la possède : il n'est plus; il n'en a pas joui, ni si agréable^
jouterai que le gendre de celui qui le fit bâtir, le capitaine bu Deffand, marquis de LA Lande, eut de sort mariage avec-Charlotte Angélique, troisième fille d'Amelot de Bisseuil, un fils, dont la femme rie fut pas moins que la célèbre marquise Du Deffandi
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nient, ni si tranquillement que vous; il n'y a jamais eu un jour.serein ni une nuit tranquille. Il s'est noyé de dettes pour la porter à ce degré de beauté où elle vous ravit : ses créanciers l'en ont chassé; il a tourné la tête, et il l'a regardée de loin une dernière fois; et' il est mort de saisissement *. »
Les parvenus de toutes sortes, surtout les parvenus de noblesse, furent de ceux que La Bruyère attaqua le plus vertement. Il ne pouvait souffrir ces gens, qui n'étant ni bourgeois ni nobles, se trouvent pour ainsi dire placés entre deux indignités : la bourgeoisie qu'ils croient'indignes d'eux, et la noblesse, dont ils ne sont pas dignes. Il eut son mot pour ceux « qui^ nés à l'ombre des clochers de Paris, veulent être Flamandsou Italiens,comme si la roture n'étoitpas de tous pays. »
Le Flamand, c'était Sonning, receveur général, qui se faisait appeler partout M. de
1 Ceci ne convient plus à Amelot de Bisseuil, qui mourut dans toute la plénitude de son opulence, en son hôtel même, le t5 avril 1688. Ses enfants lui firent élever par Le Hongre un superbe tombeau dans l'église de Saint-Nicolas-des-Champs. Mercure, mai 1688, p. 160; Mêm. inédi de l'Acad. de Peinture, t. I, p. 370.
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♦Sonningen; l'Italien, c'était, suivant un commérage du temps, M. de Nicolaï, dont l'ancêtre, qui s'appelait Nicolas, « se trouvant en Italie, avoit habillé son nom à l'italienne, en changeant son s en i ». »
C'est à l'abbé de Choisy que nous devons ce dernier détail ', auquel La Bruyère devait certainement penser quand il écrivit ce qu'on a lu tout à. l'heure. Cette rencontre de son livre avec les Mémoires de l'abbé n'est pas unique, et ne me paraît que naturelle. Ils se connaissaient en effet de longue date; quelques intimités leur étaient communes; l'abbé donna sa voix à La Bruyère pour l'Académie; La Bruyère l'en récompensa par.quelques mots flatteurs de son discours de réception 8; enfin, leurs rapports étaient tels, surtout vers
1 Ce n'est, encore une fois, qu'une médisance. Dès e xv* siècle, les Nicolaï, qui viennent du Vivarais, y portaient le nom qu'ils ont gardé.
* Mémoires de l'abbé de Choisy, coll. Petitot, 2« série, t. LXIII, p. 297.—V. aussi sur ce ridicule des noms italianisés ou germanisés par manie de noblesse, la ii» satire de Louis Petit dans ses Discours sa - tyriqueset moraux, 1686, in-12, p. 90. ._» Edit. VVakknaér, p. 618. — C'est dé/à de l'abbé que La Bruyère avait parlé (p. 471) dès 1687, lorsqu'il avait dit, à propos du succès de son voyage au
i3
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la fin, quê~ l'abbé Le Dieu, dans une lettre à Bossuet ', parlant de l'abbé de Choisy, à propos de La Bruyère qui venait de mourir, ne l'appelle pas moins que « son bon ami, »
Revenons à nos parvenus.
Les marchands, qui croyaient s'acheter une noblesse, en achetant de nobles domaines, eurent aussi leur compte bien réglé par les Caractères, Dans le nombre, se trouvait le marchand Boudet, qui étalait à la Tête noire, dans la rue des Bourdonnais. Son père, qui tenait un peu à la famille de Molière, par André Boudet, beau-frère de celui-ci, et qui avait peut-être servi pour quelques traits du Bourgeois gentilhomme*, s'était acquis à beaux deniers la terre de Franconville. Il en réclamait tous les droits, surtout les honorifiques. Le curé, par exemple, était tenu de prier à la messe pour les anciens seigneurs ; Boudet exigea qu'il priât de même pour lui. Le curé n'y voulut point entendre»
royaume de Siam, de sa réception à l'Académie, etdes ennemis que cela lui avait faits : « Tout le monde s'élève contre un homme qui entre en réputation, etc. »
1 5 nov. 16961 OEuvres de Bossuet, édit. de Versailles, t. XL, p; 244.
* V. le Constitutionnel du 10 janvier i852;
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— »47 — Boudet l'assigna devant la Cour et perdit; il recourut à l'archevêque et n'y gagna rien. Bref, il mourut à la peine de son orgueil et de son procès. Le fils le reprit et s'y ruina. C'est de ce fils, qui continuait le commerce de son père rue des Bourdonnais, tout en soutenant son droit de seigneur à Franconville, que La Bruyère a parlé, par allusions, en maint endroit de son chapitre des Biens de la fortune, notamment en celui où, détaillant ce qu'il faut de ruses mesquines pour être un bon marchand *, il semble opposer cette bassesse rusée à la grandeur des qualités qu'il faudrait pour être un vrai grand seigneur.
Cette affaire de Boudet devait le toucher d'autant plus que la seigneurie de Franconville était un ancien domaine des Condé, et qu'il la tenait de M. le Prince 8. De cette façon, rien n'avait dû en échapper à La Bruyère; qui, je ne saurais assez le dire, aima surtout à particulariser dans son livre, ce qui pouvait avoir un intérêt particulier pour les Condé.
» Edit. Walckhaêr, p. 280, 688.
» On peut consulter sur toute cette affaire le livre si curieux et si rare : Nouveaux entretiens des Jeux d'esprit et de mémoire, par M, de Châtre. 1709, jn-12, p. 83-86.
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XX
Entre autres affaires de noblesse, qu'il suivit dans leurs causes et dans leurs effets, se trouva l'une des plus retentissantes du temps, celle de Vedeaude Grammont. Il la vit poindre dans une querelle insignifiante, aussi mesquine au moins qu'une affaire de mur mitoyen, et il en parla sans presque déguiser les noms '.Un G désigna Grammont, et un H fut le masque transparent d'Hervé son antagoniste.
Il s'agissait d'une pêche'sur un cours d'eau, dont l'un disputait le droit à l'autre. En 1687, quand parut la première édition des Caractères, la dispute.était assez échauffée pour qu'il en pût déjà parler; six ans après, dans la 8« édition, il en aurait pu parler encore. Elle
» Edit. Destailleur.t. I, p. 23g.
* Dans quelques-unes des clés se trouve une erreur singulière, dont M. Walcknaêr lui-même ne s'est pas défendu s au Heu d'une pèche on lit une bêche / — L'aventure est très-longuement racontée dans les Mémoires de Rochefort, par Sandras de Courtilz, 1688, in-8», p. 343, etc.
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— 149 - ne venait que de finir de la façon la plus tragique et la plus inattendue. Vedeau et Hervé, en guerroyant l'un contre l'autre, s'étaient mis fort en vue, chose toujours dangereuse, lorsqu'on a dans sa vie quelque chose à dissimuler. Pendant que vous faites un procès, le monde vous en fait un autre. C'est sur son nom même que Vedeau fut interrogé par l'opinion, puis bientôt incriminé, car le Parlement s'en mêla.
On lui demanda pourquoi sur ce nom roturier il greffait une noblesse qui semblait le mettre de l'illustre famille des Grammont, et il fut sommé de faire ses preuves. Il ne put répondre. On voulut l'arrêter, il fit rébellion, il soutint chez lui un siège où un sergent fut tué. La justice recula, et il se croyait sauvé par son audace, quand une nouvelle prise de corps, motivée par des arrêts rendus à bas bruit, fut lancée contre lui. Il résista encore, et, dans la lutte, tua un* autre archer. Il n'en fut pas moins bel et bien pris cette fois, incarcéré à la Conciergerie, puis à Pierre-Encise, où il dut rester à perpétuité *. Ce dénoûment valait bien que La Bruyère en parlât, puisqu'il
i Journal de Dangeau, 5 février i6g3. ,
i3.
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— i5o —
avait dit quelques mots du commencement de l'affaire; mais c'était dans les premiers mois de 1693, cette année la plus affairée de sa vie, qui fut toute remplie par les préoccupations de sa candidature académique, à ce point qu'il n'y put trouver place pour l'édition augmentée que,depuis 1688, il donnait chaque année de son livre. En 1694, lorsqu'arriva l'édition ainsi retardée, il n'était plus temps de revenir sur Vedeau de Grammont; on l'avait déjà oublié. La Bruyère n'en reparla donc plus. Peut-être, au reste, ce que la fin de l'aventure avait de tragique lui répugnait-il pour la comédie des Caractères.
Les ridicules sans drame lui convenaient bien mieux. De ceux-là il ne se fit pas fauté, sans même avoir à s'éloigner de la classe, chaque jour accrue, des bourgeois s'improvisant nobles, et des marchands fermant leur boutique sur un achat d'armoiries. C'était leur dernier tour de commerce.
Il en était même qui s'en dispensaient. Ayant vendu des dentelles ou du drap sous l'enseigne de la Couronne d'or, ou de la Couronne d'argent, ils trouvaient commode et surtout peu coûteux, de n'en pas changer
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— I5I —
pour la noblesse, qu'ils avaient d'ailleurs le droit d'acquérir de par édit royal' 1.
«Il reste encore aux meilleurs bourgeois, dit La Bruyère, une sorte de pudeur qui les empêche de se parer d'une couronne de marquis j trop satisfaits de la comtale. Quelques-uns même ne vont pas la chercher fort loin, et la font passer de leur enseigne à leur carrosse. »
C'est précisément ce qu'avaient fait les Bazin, qui, après s'être enrichis à Troyes, en vendant sous l'enseigne des Trois Couronnes la petite étoffe qui leur doit son nom *, s'étaient créé des armoiries avec cette triple cowroMMe3,devenue, en effet,comtale,comme
* Des lettres patentes du mois d'octobre i665, relatives à la manufacture d'Abbevillc, avaient permis aux marchands d'acheter des titres de noblesse. C'était une ressource pour le trésor qui s'augmenta beaucoup quand un autre édit du même genre eût rendu obligatoire l'enregistrement des armoiries (Corr. admin. de Louis XIV, t. III, p. 314). Ce dernier édit fut rendu en 1697» sur le,conseil de la duchesse de Roquelaure, qui toucha une belle somme pour son droit d'avis. (Annales de la Cour et de Paris, édit. de 1703, t. I, p. 169.)
» Hist, de Tallemant, édit. P. Paris, t.V,p. 204.
» Idem( ibid. — Grosley, Voy, en Hollande, 1713, in-8', p. 44, donne une autre étymologie, mais nous préférons celle-ci.
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celle dont U est parlé ici, quand l'un d'eux, le maréchal, eut, dans ce temps-là même, fait ériger en comté sa terre de Bezons 1.
La Bruyère pouvait savoir cette histoire de noblesse boutiquière par Boileau, qui, en 1684, avait remplacé le père du maréchal à l'Académie française *. Aussi je ne doute pas que son allusion, indirecte pour beaucoup d'autres, ne soit directe, et vraierhent ad hominem, pour les Bazin de Bezons.
De petits nobles d'Auvergne, les De Veni, passaient pour avoir fait plus, enprenant,non pas leurs armoiries, mais leur nom même, sur l'enseigne d'un de leurs ancêtres, marchand à Riom. On y voyait un Saint-Esprit avec la devise: Veni,sancte Spiritus; du premier mot, ils avaient fait leur noblesse *.
L. Petit, l'ami de Corneille, dans ses Discours satyriques et moraux, publiés en 1686, , c'est-à-dire trois ans avant la quatrième édition des Caractères, où se trouve le passage
1 La Chesnaye-des-Bois avait oublié tout cela quand il fit descendre le maréchal de Bezons d'une maison noble et ancienne de Normandie,
* OEuvres de Boileau, édit. Saint-Marc, 1747, in-8*, t. III, p. 63-64.
* Mémoires de Boisjourdain, t. II, p. 465.
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que je viens de citer, s'en était déjà pris au ridicule des enseignes se faisant écusson :
Avec l'or on fait tout, ses armes onprépare, Et vous allej entendre une chose assej rare : L'enseigne de son père étoit un Lyon vert, Aussitôt l'écusson d'argent se vit couvert. Un Lyon de sinople ensuite l'on applique Sur ce champ argenté, mais Lyon magnifique, Mais Lyon lampassê, rempant, ongle, gueulé, Ce qui sentoit beaucoup son noble signalél.
Ici, personne n'est nommé, La Bruyère n'a pas été plus indiscret; mais, attendez, un impudent va venir, qui arrachera le masque et nommera en toutes lettres, en plein théâtre, un de ceux que La Bruyère et L. Petit ont sous-entendus.
Cet impudent, c'est Le Noble.
En 1693, il donna au Théâtre-Français la comédie du Fourbe, et il y fait dire :
Va-t-on chercher si loin d'oit les gens sont venus? Et ne voyons-nous pas les fils du vieux Camus Étaler à nos yeux, sur un char magnifique, L'enseigne que leur père avoit à sa boutique? S'informe-t-on qui fut leur aïeul, grand Colas* ?
Cette fois, comme je l'ai dit, plus de
i Discours satyriqueset moraux. 1686, in-i2.p. 16. * V. La Clé des Caractères, rriss. de l'Arsenal.
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sous-entendu. Du temps de Henri IV, il y avait un Nicolas ou Colas Le Camus, qui était marchand rue Saint-Denis à l'enseigne du Pélican, et qui se jeta dans les grandes entreprises,entre autres celle de la construction de la place Royale, où il réussit à la satisfaction de Sa Majesté. Le titre de secrétaire du roi, et la permission d'ajouter une fleur de lis à ses armes furent sa récompense. Quelles étaient ces armes ? Comme celles des Bazin, l'enseigne même de sa boutique, un Pélican. Les fils ne renièrent pas ce blason, les petitsfils non plus, dont un n'était pas moins que président de la Chambre des comptes, quand la comédie de Le Noble vint remettre en mémoire cette origine, qu'il ne méconnaissait pas sans doute,' mais qu'il eût volontiers laissé oublier par les autres.
Le souvenir un peu tro£ public que le. Fourbe en avait donné fut au reste sans retentissement. La pièce n'eut pas même une représentation; elle tomba au milieu de la première soirée ; elle ne fut pas imprimée, et l'on n'en connaîtrait rien, sans la citation du passage qu'on vient de lire dans la Clé des Caractères, à l'endroit même où l'allusion aux armes des Bazin de Bezons pouvait
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s'appliquer à tant d'autres armoiries de nouveaux nobles issus de boutiquiers.
A ce sujet j'ouvrirai, s'il vous plaît, une parenthèse sur Le Noble, et sur la part qu'il put avoir, je ne dis pas au livre de La Bruyère, mais aux clés qui en coururent.
Il était du monde que notre auteur fréquentait. Santeul, dont il traduisit plusieurs pièces latines, était leur ami commun 1; Boileau, qu'il voyait, lui reconnaissait de l'esprit»; enfin ses pasquils, en dialogues, tels que le Cibisme, le Couronnement du roi Guillemot, etc., sont tout à fait, pour les opinions émises, en rapport avec les idées de La Bruyère. Us devaient se connaître, et Le Noble, par là, se trouvait à même de savoir, mieux que personne, à qui La Bruyère avait pu penser pour-quelques-uns de ses portraits.
* J.B. Sanctotii Victorini)operumomnium editio Secundai 1698» in-S^ 2* pèj pi 68,89. Un autre rapport de Le Noble avec La Bruyère, c'est leur haine commune pour le Mercure galant. V. à ce sujet un rarissime petit livre, les Dépèches du Parnasse, i5 sept. 1693.
» Journal de Marais, publié par M. de Lescure ti I, p. 22.
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' Rien nêTlui manquait pour composer une clé. Je crois donc qu'il la fit. La belle place qu'il occupe dans la plus répandue de celles qui coururent me l'avait d'abord trahi ' ; la citation de sa pièce du Fourbe acheva de mêle déceler. Quipouvait, si ce n'est l'auteur même, reproduire le fragment d'un ouvrage si complètement tombé, et qui n'avait même pas eu les honneurs de l'impression ? Le Noble, selon moi, a donc évidemmentpris part à la Clé des Caractères, où il occupe une place que lui seul pouvait se donner; où il est cité, quand nul autre que lui ne pouvait faire la citation.
XXI
C'est un grand point que cette affaire des clés, aussi nous permettra-t-on dV insister un peu, dès à présent.
Personne de ceux qui se sont occupés du
* C'est à l'endroit où La Bruyère dit: « Un homme né chrétien et françois se trouve contraint dans la satire,.., »> édit. Walcknaér, p. 176.— M. Havet a fait dans la Corresp. Ut t., 5 mars 1867, p. 106, un commentaire sur ce passage, où il ne voit pas, loin de là, Le Noble, l'amant de la belle épicière.
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^ i»7 -*
livre ne les a négligées, mais aucun ne s'est demandé de qui elles pouvaient être; c'est pourtant par là, ce me semble, qu'il fallait commencer, afin de savoir un peu quelle est leur valeur et si l'on peut regarder utilement par les portes qu'elles ouvrent.
On ne s'est pas non plus assez inquiété ce me semble, de la façon dont les premières furent lancées par la Ville et la Cour, ni de la manière dont La Bruyère se défendit de leurs indiscrétions, ou se plaignit de leur plus ou moins d'adresse à déchirer ses voiles plus ou moins transparents.
Pour parler d'abord de leur apparition, je dirai qu'elles coururent presque aussitôt que le livré : à peine eut-on les portraits qu'on chercha les ressemblances, et qu'on fit les applications. C'était à qui crierait : c'est un tel, c'est une telle: c'était à qui surtout se hâterait d'acheter le livre, tant on craignait, en raison même de cette vérité des portraits, « que le libraire n'eût ordre d'en retrancher la meilleure partie '. »
L'ouvrage n'en fit pas moins son chemin sans encombre, et si bien, et d'un succès si
1 Mercure galant, juin 1693, p. 265-266.
»4
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leste, quel'^iuteur crut pouvoir le charger bientôt d'une mpisson de vérités nouvelles. Quand la troisième édition parut, un an à peine après la première, il s'était déjà grossi de trois cent quatre-vingt-six caractères nouveaux l • Il y eut double bruit autour de l'ouvrage ainsi doublé, et les clés grandirent en conséquence, toujours plus indiscrètes.
La Bruyère alors se fâcha de ces applications multipliées. Dans un coin de l'édition qui suivit, se trouva un écho de ses plaintes contre.tant d'indiscrétions, et surtout de ses révoltes contre ceux qui ne demandaient pas moins que la suppression des portraits trop ressemblants, a Un auteur sérieux, ditil' dans sa quatrième édition ', n'est pas obligé de remplir son esprit..... de toutes les ineptes applications que l'on peut faire au sujet de quelques endroits de son ouvrage, et encore moins de les supprimer. »
On comprit, mais on ne se rendit pas, au contraire. La Bruyère, en se défendant ainsi par allusion, prouvait qu'il avait pu attaquer de même, et donnait presque raison à ceux qui le forçaient de se justifier» Un peu plus
1 Ed\u Destailleur, 1.1, p. 140.
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tard, dans la préface de son Discours de réception à l'Académie, il revint sur cette affaire des clés, mais ne convainquit pas davantage, malgré une défense encore plus énergique. Dans tout ce qu'il dit, on ne vit que cette phrase : « J'ai peint, à la vérité, d'après nature, mais je n'ai pas toujours songé à peindre celui-ci ou celle-là...!. » On en prit acte comme d'un aveu. Déclarer qu'il n'avait pas toujours songé kîairè des portraits, c'était convenir qu'il y avait pensé quelquefois. On n'en demandait pas plus.
Bonaventure d'Argonne fut, là encore, le plus ardent: « On dit, écrit-il», que M. de La Bruyère travaille de fantaisie, qu'il n'a personne en vue, et qu'il ne pense qu'à représenter des fantômes. Je réponds hardiment quecela n'est pas vrai ; et quoique M. de La Bruyère ait nié le fait avec détestation, il ne peut, en homme d'honneur, désavouer le portrait qu'il a fait de Santeuil (sic) sous le nom de Théodas. S'il reconnoît ce portrait pour être celui de Santeuil, comme il faut qu'il
1 Id., t. II, p. 257.— Il avait déjà ditdans sa préface des Caractères « qu'il les tiroit souvent de la Cour de France et des hommes de sa nation. »
a A/é7aMg*5deVigneul«Marville,!f*édit,,p. 349-35o.
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lé recorinôïsse, ou qu'il nous prenne pour des grues, il sera obligé d'en reconnoître encore plus d'une douzaine, et après ceux-là tous les autres, qui ne se sont pas rencontrés fortuitement au bout de son pinceau, comme il tâche de le faire croire, mais qu'il a peints de dessein formé. »
Cette fois, le malin moine a raison, et, pour cela, il ne pouvait, comme preuve, choisir mieux que le caractère dont il parle, celui de Tltéodas, qui est Santeul, à n'en pas douter, de l'aveu de Santeul lui-même, ainsi qu'on va le voir, et sans dénégation de la part de La Bruyère.
Bouhier, qui était à Paris quand ce portrait parut,dans l'édition de 1691, la sixième 1, nous servira d'irrécusable témoin. Il nous apprendra, par un passage encore inédit de l'un de ses manuscrits les plus curieux», comment Santeul fut heureux de se reconnaître dans Tltéodas, comment il en remercia La Bruyère,qui ne donna aucun démenti à son remerciement.
« Ce bonhomme (Santeul) étoit, dit-il, un
• V. plus haut, p. 8-9.
» Recueil des particularités (Biblioth. Jmp. fonds Bouhier, n* 178), p. 57.
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composé assez bizarre de sérieux et de bouffon, de sage et de fou, en sorte qu'on eût dit que c'étoient deux hommes, comme l'a fort bien représenté La Bruière (sic) dans le beau portrait qu'il en a fait parmi ses Caractères sous le nom de Théodas, portrait qui plut si fort à Santeuil (sic) lui-même, que je me souviens d'avoir vu entre les mains de La Bruière une de ses lettres, où il l'en remercioit et où il signôit : Votre ami Théodas, fou et sage1.»
Cette ressemblance irrécusée suffisait pour faire croire, comme l'a dit le chartreux, que d'autres pouvaient bien n'être pas moins irrécusables.
C'est ce qu'on pensa, non-seulement chez les faiseurs de clés, comme Le Noble> et chez les ennemis de La Bruyère, comme Bonaventure d'Argonne, mais chez ies gens
1 Bouhier revint sur ce fait dans sa lettre à Marais, du 10 juillet 1734. V. sa Corr. ms. avec Marais, t. II, p. 2 31.—Santeul avait raison d'être content du portrait qu'avait fait de lui La Bruyère. Beaucoup ne l'eussent pas si bien traité. lien était même qui trouvaient l'auteur trop indulgent pour ce victorin dissipé. V., par exemple, ce qui est dit à ce sujet pour blâmer La Bruyère et rétablir la vérité sur l'excessive mondanité de Santeul, dans les Réflexions,pensées, etc., de Pépinocourt (Bernier), p. 234-237.
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sérieux etr désintéressés de toute malice. Nous avons vu Marais 1 reconnaître, dans les Caractères, un trait sur l'origine de l?abbé Alary; Saint-Simon, tout à l'heure, nous a mis le doigt sur la vérité d'un portrait qu'il n'a pu refaire lui-même qu'en copiant La Bruyère *; bientôt il nous fera toucher une autre ressemblance, celle de DangeauPamphile, en nous disant dans le même passage que personne n'a mieux peint Lauzun que La Bruyère, par le trait le plus vivant du caractère de Straton; nous avons les aveux formels de l'abbé Trublet 3, panégyriste de Fontenelle, sur la réalité satirique des portraits de Cydias et de Tltéobalde, où Fontenelle et Benserade s'étaient aussi reconnus, mais non pas comme Santeul, pour en remercier La Bruyère, loin de là; enfin, s'il vous faut un dernier témoignage sur tant de ressemblances, voici celui de Sénécé, qu'on n'a jamais invoqué encore, et qui sera plus explicite que tous les autres. Suivant lui, tous les gens nommés par l'es*
l'es* plus haut, p. 89. s V. plushaut, p.i3o-i32. » Mémoires pour servir à l'histt de la vie et des ouvrages de M. Fontenelle, 1761, in-12, p. 124,224,23g.
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pèced'Almanach Royal qu'on appelait VEstat de la France, et que Nicolas Besogne rédigeait, ont leur portrait dans les Caractères: La Bruyère fait le tableau, Besogne pourrait mettre l'étiquette.-Aussi Sénécé pense-t-il que la prétention qu'aurait eue celui-ci de succéder à l'autre, soit comme académicien, soit comme homme de lettres de M. le Prince, n'était pas sans raison :
Besogne ose briguer la place Du Théophraste de nos ans; Pour moi j'approuve cette audace, Que sifflent tant d'honnêtes gens.
La Bruyère en ses Caractères Ménage trop la qualité; Besogne y fait des commentaires Qui lèvent toute obscurité.
Comparez-les ligne par ligne, Pour décider de leur renom; Tous ceux que le premier désigne, L'autre les nomme par leur nomi.
Vous voyez, d'après tout cela, que les clés doivent avoir souvent raison, et qu'on n'a pas toujours tort d'y croire. Les reproches à
1 OEuvres posthumes de Sénécé, édit. P. Jannet, p. 3o6»
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leur faire, c'est qu'ayant presque toutes couru manuscrites, elles sont d'une incorrection déplorable pour les mots 1, pour les noms surtout », et causent ainsi les plus singuliers contre-sens^ les plus étranges confusionss.
Elles ne sont pas non plus assez d'accord et trompent trop souvent sur une foule de gens nommés à tort, ou indiqués pour d'autres auxquels La Bruyère aurait pu réellement songer.
* Nous avons vu tout à l'heure (p. 148, note 2), l'étrange erreur du mot bêche mis pour pêche, dans une clé, et répétée presque partout.
* V. plus haut, p. 92, note, au sujet du prince de Meckelbourg, appelé de Mecklembourg, dans toutes les clés.
* La plus bizarre de ces confusions est celle qui fut faite pour le caractère : « Qu'est-ce qu'une femme qu'on dirige?... » On lit partout dans les clés 1 « La Duchesse, » ce qui est complètement incompréhensible; la Duchesse, c'est-à-dire la femme de M. le Duc, n'ayant été rien moins qu'une dévote à directeur. Que fallait-il lire? L&Ducherré, comme nous le lisons dans la clé de la 9' édition, la seule vraiment bonne, et aussi parmi le fragment d'une autre manuscrite qui est à l'Arsenal, dans les papiers de Trallage. Cette Ducherré était une célèbre dévote alliée à la famille d'Ormesson. V. Journal de Marais, édit. de Lescure,t. II, p. 240.
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Sur quelques-uns, en revanche, elles sont unanimes , ainsi pour Langlée, le plus brillant des parvenus bien en cour, dans lequel tout le monde reconnut le Périandre de La Bruyère, quoique celui-ci, pour dérouter sur la ressemblance, eût tantôt changé, tantôt ajouté quelques-traits. C'est ainsi que pour avoir son type, plus complet, en le doublant d'une compagne digne de lui par l'ostentation, il marie Périandre, lorsqu'on sait que Langlée ne fut jamais marié. Simple détail, qui ne gêna guère l'exactitude, et ne trompa personne que de notre temps 1.
La Bruyère, d'ailleurs, lorsqu'il fit ce portrait, dans sa 5e édition, n'avait pas besoin de donner la parfaite ressemblance de Langlée. Une première esquisse l'avait donnée complète, dans l'édition précédente, où Langlée est le courtisan-type. Qu'on se méprît pour Périandre, peu lui importait. Il savait que pour l'autre on ne s'était pas trompé.
Là, chaque trait est une lumière. Je n'en relèverai que quelques-uns. Le courtisan de La
* La méprise sur ce point est de M. Monmerqué, Lettres de Sèvignê, édit. 1818, t. X, p. 15.
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Bruyère excelle à bien manger « délicatement et avec réflexion. » C'était un des savoirs les plus raffinés de Langlée, qui même à ce propos, se trouve cité en première ligne dans le Cuisinier royall, pour des repas donnés par lui à Monsieur, dans le temps même où son portrait par La Bruyère commençait à courir. On pouvait dire de lui, comme du jeune Cléon de Célimène :
Qite de son cuisinier il s'est fait un mérite..
De son architecte, il s'en était fait un autre encore, en lui donnant à bâtir, dans la rue Neuve-des-Petits-Champs , la magnifique maison dont La Bruyère devait d'autant moins pardonner à Langlée le luxe et l'ordonnance, que « cette demeure superbe, où, dans tous les dehors, le dorique régnoit, qui n'avoit pas une porte, mais un portique, et qui faisoit dire : Est-ce la maison d'un particulier? est-ce un temple»? » luttait ainsi
i 169S, in-12, p. 5.
* Ce que La Bruyère dit ici de la maison de Périandre se rapporte on ne peut mieux à celle que Gérard Huet avait bâtie pour Langlée : tout le monde, suivant G. Brice (t. I, p. 452), en admirait « la grande et belle apparence, » et Piganiol (t. III, p. 52) dit « qu'il n'y en avoit pas de plus commode dans Paris. » Lan-
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non-seulement d'égal à égal avec l'hôtel même du ministre, ami et patron de La Bruyère, maisl'éclipsait 1.
Cette maison de Langlée, moins hôtel que palais, lui tenait au coeur; aussi n'y a-t-il pas à douter que c'est elle encore qu'il désigne par ces mots : « le palais L..G...,» dans le passage, déjà cité tout à l'heure, où il nous montre les Anglais et les Allemands visitant les plus belles maisons de Paris. En la plaçant sur le même pied que le Luxembourg et le Palais-Royal, il fait, sans rien dire, la meilleure critique de cette demeure trop superbe pour un particulier.
Les chansons du temps étaient, sur ce
glée la laissa, en mourant, à la fille dp sa soeur et du comte de Guiscard, qui la vendit au garde du Trésor, Lebas de Montargis; Law l'acheta un peu plus tard, puis elle devint Yhôtel Majarin, par un échange qu'on en fit avec le duc de ce nom, pour une partie de son palais, livrée aux bureaux de la Compagnie des Indes. En 1737, la maison de Langlée appartenait à la princesse de Bourbon Condé, qui la vendit alors au roi pour l'administration des loteries. Il n'en reste plus rien. Elle fut démolie en 1825, avec l'hôtel son voisin, pour faire place à la salle Ventadour et aux rues qui l'environnent. * -
1 Saint-Simon lui-même (t. IV, p. 94) fait l'éloge de cette belle maison.
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point, de l'avis des Caractères, Écoutons l'un des couplets les plus vifs qu'on ait faits sur Langlée, sa cuisine, sa maison et ses succès en cour :
Ci git un parfait parasite, Qui parla soixante ans sans avoir eu raison.
Il n'eut jamais d'autre mérite
Que sa cuisine et sa maison. 77 brilla cependant dans le siècle où nous sommes. Fort souvent à Marly, recherché, souhaité.
S'il eût vécu parmi des hommes,
On ne l'eût jamais écouté *.
Il n'était^ en effet, à la cour, que parmi les femmes, mais du plus haut rang; ce n'étaient pas moins que les filles même du roi. Que leur disait-il ? » Des ordures horribles, » s'il faut en croire Saint-Simon », que La Bruyère ne dément pas. Son courtisan joue le même rôle : « Dévoué aux femmes, dont il ménage les plaisirs, étudie les foiblesses et flatte toutes les passions, il leur souffle à l'oreille des grossièretés. »
Son moyen de plaire le plus infaillible et le plus avovtable était le goût parfait, auquel
« Stromates de Jamet, t. II, p. 557. » T. II, p. 77.
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Saint-Simon lui-même rend hommage 1, qu'il avait pour l'art des toilettes et des ameublements.
« Il fait les modes,» dit encore La Bruyère de son courtisan. Or, Langlée les menait toutes, les inspirait, les baptisait »; pas une n'était bonne que venant de lui. a Pour être à la mode, c'est Langlée, » dit madame de Sévigné 8, qui, cette fois, chose assez rare, se rencontre avec La Bruyère pour le même trait, sur le même homme.
Ils étaient faits pour se comprendre, et ils ne semblent pas s'être même connus, bien que Bussy,cousin de la marquise et ami de La Bruyère, pût servir de point de contact. La marquise, qui lisait tout, paraît n'avoir pas lu les Caractères: elle n'en a pas dit un mot!
• Id., ibid.
s C'est à lui, par exemple, qu'on doit le mot falbala, qu'il fit passer pour être de l'hébreu ! Callières, Des Mots à la mode, 1692, in-12, p. 168; Longueruana,p. 155; Variétés hist. et litt., collect. elzévirienne, t. V, p. 3i5.
3 Lettre du 6 nov. 1676. Langlée avait commencé par être le complaisant de Louvois. Mém. de madame de Courcelle,"p.ti, 73. On peut encore consulter sur lui un très-curieux passage des Mémoires dw marquis de Sourches, t. II, p. 201-202.
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La Bruyère- aurait pu, de son côté, lire des lettres de la marquise, qui couraient manuscrites, mais sur ce point encore, rien de moins certain.
Ce qu'il a dit du génie épistolaire des femmes, dans un passage dont on s'autorise pour faire croire qu'il connut la correspondance de madame de Sévigné, pouvait s'appliquer à tant d'autres en ce temps où le mérite qu'elle eut si complet était possède, en partie du moins, par la plupart des femmes du monde 1
Bussy d'ailleurs, si cette allusion que l'on croit trouver aux lettres de sa cousine dans la 4e édition des Caractères était réelle, ne lui en aurait-il pas écrit quelques mots aimables? n'eût-elle pas de son côté répondu par quel* que remerciement pour l'auteur ? Rien de tout cela.
Pour mon compte, je crois donc que les lettres de la marquise échappèrent à La Bruyère, comme elles avaient, du reste, échappé à bien d'autres, même à Saint-Simon, qui, dans l'éloge qu'il a fait de madame de Sévigné •, pour son esprit dans la conversation^ n'a rien dit de son talent d'écrire.
» Edit. Hachette, in-u, t. I, p. 1991
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Parmi les amies connues de La Bruyère, s'en trouvait plus d'une chez laquelle ce talent était poussé à un point qui n'est pas audessous de ce qu'il a écrit sur la supériorité des femmes en ce genre.
N'y avait-il pas cette mystérieuse amie, qu'on n'a pas assez cherchée, à laquelle, lui-même nous l'apprend dans la préface de son Discours de réception », on attribuait ce que ses Caractères contenaient « de plus supportable ? »
N'y avait-il pas surtout cette spirituelle madame de Boislandry, dont il nous a fait un si galant portrait sous le nom d?Artlténice, anagramme précieux de son prénom de Catherine, et que nous retrouverons bientôt avec son amie Elvire, mademoiselle de La Force ? « Personne, dit de madame de Boislandry l'abbé de Chaulieu, à qui nous devons de connaître cette particularité intéressante, personne n'a jamais mieux écrit qu'elle etpeu aussi bien ». »
Cet éloge ne se concilie-t-il pas avec celui que La Bruyère a fait du style de certaines
Edit. Destailleur, t. II, p. 252.
(EUv.deChaulieu, La Haye, 1774, in-8',p. 34*35.
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femmes? Ayant donc à qui l'adresser, c'està-dire à une personne qui fut de ses amies et dont par conséquent il dut lire les lettres, est-il besoin de le renvoyer à madame de Sévigné qu'il ne connut pas, puisqu'elle ne le nomme jamais, et dont la correspondance lui fut probablement tout aussi inconnue 1?
Madame de Sévigné et La Bruyère auraient gagné à se connaître, mais nous n'y perdons rien. Chacun a son monde, dont il parle : Pour la marquise, ce sont les gens du Marais et du faubourg Saint-Germain; pour La Bruyère, ce sont les gens du faubourg SaintHonoré, les enrichis des quartiers neufs, la rue des Petits-Champs et la rue de Richelieu.
L'une connaît mieux la cour de Versailles,
1 Une des preuves que La Bruyère ne connut pas madame de Sévigné, dont autrement la conversation si pleine de traits et de choses n'eût pas manqué de lui fournir beaucoup pour ses Caractères, c'est que celui qu'il nous a donné de Ménatque-Br&ncas diffère complètement pour les faits de distraction de ceux que la marquise a racontés elle-même dans plusieurs dé ses lettres. V., notamment, celles des 10 et 27 avril, i3 mai, 10 juin, 8 juillet, 23 décembre 1671; 2 juin 1672 5 8 et 22 septembre 1680,
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l'autre celle cle Chantilly, Quand madame ûe Sévigné voyage* c'est en Bretagne ou en Provence ; La Bruyère, lui, ne va guère qu'en Normandie ou en Bourgogne. Ainsi ne se rencontrant jamais nulle part, ils ne se rencontrent pas non plus pour les scènes à peindre, pour les portraits à faire, et c'est où nous gagnons.'Au lieu d'un seul tableau, nous en avons deux, qui embrassent presque en entier le monde de leur temps.
Avec la marquise, nous tenons la noblesse d'épée petite ou grande, occupée d'elle-même, indifférente du reste ; avec La Bruyère, nous avons la bourgeoisie, et surtout la robe, dont il est sorti, où son frère est encore, et qui compte tant de représentants, avocats, juges ou conseillers, parmi les gens dont, je l'ai déjà dit, on aimait à s'entourer chez les Condé.
Par là nous allons jusqu'au peuple, en passant par les financiers qui le rongent, et les parvenus, comme Langlée, qui, après être sortis dé lui, le foulent aux pieds, sans penser qu'ils devront peut-être retomber plus bas..
On ne les a pas vus grandir. Il n'a fallu qu'un jour pour qu'ils fussent tout poussés et florissant à la façon de ces arbres, apportés on ne sait d'où, avec lesquels le roi s'est improi5.
improi5.
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vTsé'lé;pâf<rde Màrly ■' et tant d'autres jardins-, «où ils surprennent les yeux dé ceux cjuine lés ont point vus croître, et qui ne conriôissent ni leur commencement ni leurs progrès*.»
; On ighore d'où viennent ces gens-là, rtiais bn; sait comment ils s'en vont. C'en est bientôt fait d'eux et de leurs fils, et des pauvres jeunes héritières qu'ils ont épousées : « Un financier,elle seroit bien lottie. Aujourd'hui, madame, et demain rien peut-être. » Voilà ce que fait dire à un de ses personnages Dancourt ', qui n'eut pas que cette rencontre avec notre La Bruyère. Son mot est celui de la comédie du peuple. Écoutez l'arrêt plus terrible, plus ineffaçable de la corné-- die du philosophe, « Les Partisans nous font sentir toutes les passions l'une après l'autre : l'on commence par le mépris à cause de leur obscurité; on les envie ensuite, on les hait, on les craint, on les estime quelquefois et on les respecte. L'on vit
■ V. le Journal de Dangeau, 24 nov. 1697 ; Saint* Simon, édit. Hachette, in-12, t.XII, p. 358. » Edit, Destailleur,1.1, p. 25g. » Le Tuteur, scène V.
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assez pour finir à leur égard (par la compassion \ »
N'est-ce pas l'histoire corhplètedes hommes d'argent, depuis 'Fouquet, dont tout fut imité, même la chute, par ceux qui le suivirent ? Comme lui, « ils ne gardoient aucune mesure;» comme lui, « ils s'étoient jeté dans les belles maisons à Paris, et dans les grosses terres à la campagne »; » et comme lui, ils tombèrent de plus ou moins haut, selon leur taille.
IXXIIJ
Le trésorier de basse Normandie ne connut guère de la finance que les ridicules, les fautes et les disgrâces des traitants. Les chapitres de son livre qu'il leur consacre sont bien certainement ses meilleurs comptes de finance. Ne nous en plaignons pas. Lesage, avec son Turcaret, où il les refait encore plus rigoureusement, nous garantit d'ailleurs que ces comptes-là sont exacts.
. i Edit. Destailleur, t. I, p. 262. 1 Mêm. de l'abbé de Choisy, 1747, in-8», p. iç5.
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La Bruyère, en nous les donnant, continuait plus qu'on ne le croit son office de trésorier. Les fonctions n'en étaient-elles pas, en effet, toutes de contrôle et de révision ? Il y avait pour devoir d'être une sorte ^auditeur des comptes chargé d'examiner, contrôler, arrêter ceux que rendaient les officiers des domaines 1. Or, comme ici, aussi bien que dans la comptabilité des fermes, confiées de même aux mains des traitants », l'exactitude et l'honnêteté n'étaient pas des lois inflexiblement observées, on peut juger des impressions du trésorier par l'amertume de l'écrivain. La sévérité à l'égard des gens qui ne manient l'argent de tous que pour en faire la fortune d'un seul, fut ce qu'il sut garder, avec le plus de persistance, de son passage à la trésorerie de Caen.
Il eût pu y gagner la noblesse, qui comptait parmi les privilèges de sa charge 3 : il ne
t
1 Monteil, Traité des matériaux mss, t. I, p. 316.
s On voit fort bien par le Livre commode des Adresses pour 1692, p. 6-7, que les fermiers généraux pour les domaines et les cinq grosses fermes étaient compris dans le même bail.
» Monteil, Traité des matériaux manuscrits, t. -I, p. 317, 327.
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fit que s'en moquer, comme vous l'avez vu, faisant aussi peu de cas de ce blason, dû aux emplois, que de l'autre qui vient de l'ancienneté de la race, et dont, avec un peu de complaisance, il n'eût tenu qu'à lui de se parer de même.
Quand M. le Duc, son ancien élève, le fît' passer, dans sa maison, delà place de professeur d'histoire, puis d'homme de lettres au titre de gentilhomme, qui semblait tout nat turellement impliquer une gentilhommerie quelconque, il se laissa faire, mais de telle sorte, qu'on vit bien qu'il subissait, plutôt qu'il n'agréait, ce supplément de faveur 1.
Noble à son corps défendant, il ne trouva qu'ironie pour cette noblesse. Au lieu de tâcher de la faire croire légitime par son sans-gêne à la porter, il prit plaisir à en afficher le ridicule par l'emphase comique dont
i Son extrait mortuaire le qualifie : « Gentilhomme de Monseigneur le Duc. » — D'abord, il signa Labruyère, sans particule, comme sur la lettre que nous avons vue àLondres, et sur celle dont la Galerie française a donné le fac-similé. Devenu Gentilhomme de M. le Duc, il signa, peut-être par ses ordres, De La Bruyère, ainsi "que le prouvent l'autographe de la collection d'Hunolstein, et ceux que possède le duc d'Aumale. < • ■
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il l'exagéra. Les rieurs, qui guettaient ce railleur dans les parties de sa vie qui pouvaient être à railler, trouvèrent, là encore, sa moquerie en avance sur la leur : 0 Je le déclare, dit-il dans l'édition de 1691, je le déclare nettement, afin que l'on s'y prépare, et que personne un jour n'en soit surpris, s'il arrive jamais que quelque grand me trouve digne de ses soins... Il y a un Geoffroy de La Bruyère, que toutes les chroniques rangent au nombre des plus grands seigneurs de France qui suivirent Godefroy de Bouillon à la conquête de la Terre-Sainte. Voilà alors de qui je descends en ligne directe. »
Par cette ironie, où personne ne se trompa que Bonaventure d'Argonne 1, on devine, comme je le disais, que celui qui se moquait ainsi de la noblesse de race n'était pas homme à s'en faire une de moindre aloide parle seul privilège de sa charge.
Il n'y prit, comme droits, je le répète, que celui de l'inspection sévère à l'égard des traitants, et celui encore qui lui permettait d'être toujours par les voies et chemins. Qui
1 Mélanges de Vigneul-Marville, ira édit., p. 335.
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— J79 — disait trésorier de France disait grand poyerl, inspecteur général des routes et rues.
Il le fut, mais à sa façon. Ses collègues de la trésorerie inspectaient la route même; lui n'examinait que ceux qui y passaient. Nous avons, en merveilleux style, tous les signalements qu'il y prit. 11 conciliait ainsi on ne peut mieux les fonctions qu'il tenait du roi avec celles qu'il tenait de son esprit, et dont il a si curieusement parlé, quand il a dit, sur ces exigences du métier d'observateur, toujours sur pied, dans chaque coin, dans chaque carrefour, in trivio, toujours regardant, sans cesser d'être en vue : a L'homme de lettres est trMal » comme une borne au coin des places. »
Ses places à lui, vou.s l'avez déjh vu, fu»
i Monteil, Traité, etc., 1.1, p. 316. * 1 Tout le monde s'est trompé sur le mot trivial, ainsi employé par La Bruyère. On l'a pris pour le citer, d'après lui, dans le sens moderne et non daiis celui qu'il lui donne. A. de Musset s'y est trompé lui* même,quand iladit dans sa pièce, la Loi sur la presse, qui n'a paru que dahs la ReVue des Deux-Mondes du l*r septembre i835, p. 611 :
- Eh Ipour l'amour de Dieu, si Votre dinè est émue, ^ Soyej donc trivial comme on l'eèt dans la rue. :: Là Bruyère ta dit, celui-là s'y c'ôniiaît. ' - - ;
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rent de préférence, au temps surtout où ses fonctions peu occupées d'avocat lui laissaient tant de loisirs d'observateur: les Tuileries en toute leur étendue, et le quartier voisin, et tout neuf alors, qui va de la place Vendôme à celle des Victoires, le quartier des financiers.
Quand il eut un logement dans ce grand hôtel du prince de Condé, qui, vous le savez, est remplacé par l'Odéon et les rues avoisinantes jusqu'à celle des Fossés-Monsieur-le-Prince, ses promenades changèrent un peu leur cours. Il vint encore où il était tant venu, mais un voisinage nouveau l'attir rant, il s'y laissa prendre.
C'est laque nous allons le suivre quelque temps encore pour, connaître à fond ses courses dans Paris, la Ville, avant de l'étudier dans son autre milieu , Versailles ou Chantilly, la Cour.
Il s'acoquina, comme on disait alors, chez quelques libraires de la rue Saint-Jacques, dont le préféré, dont le plus heureux fut Estienne Michallet, auquel il donna le livre des Caractères, en des circonstances déjà connues, mais dont nous tâcherons de renouveler plus loin le récit par quelques détails
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nouveaux. Grande gloire pour la boutique de Michallet, où neuf éditions s'épuisèrent coup sur coup ! Grand bonheur pour sa fille, qui, vous le savez, eut pour dot tout l'argent généreusement abandonné par l'auteur ! Ce ne fut pas moins que cent mille livres, on le sait à un denier près. La Bruyère ne les regretta pas.
Que lui importait l'argent, à ce trésorier in partibus infidelium, à ce trésorier homme de lettres ? Un bon livre, une agréable causerie, une longue promenade étaient bien mieux son affaire. Il trouvait le bon livre chez Michallet, l'agréable causerie aussi, car alors c'est surtout chez les libraires qu'on allait causer, et rien ne le gênait pour la promenade dans les allées du Luxembourg, ou bien aux environs.
Il avait de ce côté des amis à voir, des ridicules à peindre.
Au nombre des amis, je citerai d'abordj au palais même du Luxembourg, l'abbé de Choisy, qui, pendant quelques mois 1, y tint dans son appartement des conférences où dut venir La Bruyère, quoique le compte
i Du 8 janvier au 12 août 1692. — Nous avons dit plus haut, p. 146, d'après l'abbé Le Dieu, que La Bruyère et Choisy étaient « bons amis. »
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rendu des séances ne le cite pas parmi ceux qui firent des lectures 1; puis Pontchartrain, pendant tout le temps qu'il demeura rue de Vaugirard, près des Carmes, c'est-à-dire jusqu'en 1693 environ; puis encore Gregorio Leti, qui, dans les derniers temps de son séjour à Paris, habitait une maison située sur le fossé du Prince, ainsi qu'on disait pour désigner les logis dont était bordé le fossé qui entourait l'hôtel de Condé, le seul auquel on eût laissé le privilège de cette apparence féodale.
La rue Monsieur -le- Prince, nommée longtemps des Fossés-Monsieur-le-Prince, fut tracée, comme on sait, sur une partie de cet emplacement. C'est aussi par là que demeurait Henri Justel», à quelques pas du
1 Ce compte rendu, rédigé par la plume spirituelle de l'abbé, se trouve au tome Ier des manuscrits dont il fit don, en mourant, à M. d'Argenson, et qui sont maintenante la Bibliothèque de l'Arsenal. V.la Revue des provinces dui5juin i865, p.53a-533.—Varillas, le Dorilas de La Bruyère, fut un des auteurs les plus vertement critiqués dans ces conférences.
* Nous avons vu sur un livre de la Bibliothèque Impériale, Ars signorum, etc. (Z ancien, Falconnct, n° 9,377), cette mention: « Pour M. Thoinard, chez M. Justel, sur le Fossé du Prince, au faubourg Saint-
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logis de Gregorio Leti '. Sa maison était un centre littéraire et philosophique trop célèbre et trop bien hanté, un point de réunion trop hospitalier à tous les gens d'esprit de quelque pays qu'ils vinssent 8, pour que La Bruyère n'en fût pas l'hôte. Le voisinage devaitl'y attirer,l'amour des lettres l'y retenir. D'un autre côté, sans s'éloigner beaucoup, dans la rue de Tournon même, qu'il avait à suivre volontiers chaque fois qu'il allait à la foire Saint-Germain, ou qu'il descendait vers le Palais-Royal, se trouvait l'hôtel de l'un des hommes heureux et enviés dont il avait épié la fortune en ses accroissements, et qu'il devait le mieux peindre : c'est Terrât, qui avait succédé, comme chancelier de la maison de Monsieur 8,a'Boisfranc, beau-père de madame de Belleforière, amie de notre philosophe.
Germain. » Or, Thoynard, logé ainsi chez Justel, était des amis de La Bruyère puisqu'il faisait partie avec lui des conférences du petit concile tenues chez Bossuet. (Floquet, Bossuet précepteur, p. 425,437.)
1 Mémoires de madame de Courcelles, édit. elzévirienne, p. i65.
2 V. dans la Revue de Paris, 2e année, t. XIV, p. 74, des extraits du Voyage de Locke en France de 1675 à 1679.
3 Clé manuscrite des Caractères, à l'Arsenal.
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Il n'en dit pas de mal, car Terrât était au nombre des hommes rares que la richesse ne gâte pas. Saint-Simon lui-même n'en a pas médit 1, et ce n'est pas A. i-,a Bruyère qu'il faut demander la méchanceté, quand le grand artiste en calomnies a été indulgent. Il se contente de le montrer au milieu des courtisans de sa fortune, en proie aux convoitises des mères qui avaient une fille à marier, bien que son âge eût dû l'en défendre. Il le nomma Tèramène, et par conséquent ne le déguisa qu'à moitié. Ce n'était qu'un demi-masque, sous lequel tout le monde pouvait reconnaître et nommer le vrai Terrât.
Son art était grand pour ces sortes de déguisements, et surtout d'une variété merveilleuse. Il vaut bien que nous nous y arrêtions un instant.
Quelquefois il procédait, comme on vient de le voir, par un simple enjolivement du nom, qui, sans perdre sa première syllabe, prenait tout à coup une apparence grecque. De même que Terrât était, par ce moyen, devenu Tèramène, Herbelot, l'orientaliste, le syriaque et l'arabisant, devint Hermagoras, « qui débrouille l'horrible chaos des deux
1 Mémoires, édit. Hachette, in-12, t. XI, p. 0,3.
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empires, le babylonien et l'assyrien... qui vous révélera que Nembrot fut gaucher et Sésostris ambidextre,... » mais qui, par contre, a n'a jamais vu Versaille et ne le verra jamais \ »
Souvent ici, comme partout, l'ironie le servait dans ses baptêmes satiriques, et de telle sorte que le nom seul eût presque suffi comme épigramme. N'est-ce pas une ironie bien trouvée que d'appeler d'un nom de femme, Iphis, l'homme à la mode; et d'un nom d'idylle, Théognis, le fat efféminé? Lorsque dans l'heureux enrichi qu'on a vu passer « de la livrée à une petite recette et à une sous-ferme, » il trouve Sosie; lorsque des parvenus qui pensent donner de grandes fêtes parce qu'ils s'y ruinent, et qui se croient chasseurs « parce qu'ils passent tous les jours à manquer des grives, » il fait les Saunions et les Crispins, et les réunit au personnel des valets de la comédie et de la satire
1 La Bwiyère avait pu connaître Herbelot chez Pontchartrain, qui le protégeait et par qui il parvint à la chaire de professeur royal pour le syriaque. Il avait pu assister aussi aux conférences qu'il donnait dans son voisinage, rue de Condé. V. le Livre commode des adresses pour 1691, p. 41.
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antiques; lorsqu'enfin prenant cet autre enrichi, seigneur de la paroisse «où ses aïeux payoientla taille,» qui s'est acquis «de ses deniers de la naissance et un autre nom, » il lui donne, lui, pour toute noblesse, le rustique sobriquet de Sylvain :croyez-vous qu'il a besoin d'ajouter beaucoup de malices à cette première méchanceté de l'étiquette, et que Georges, par exemple, reconnupar tout le monde dans le dernier portrait, ne lui en voulut pas pour ce seul nom de Sylvain — qui ne le quitta plus ■—autant au moins que pour tout le reste l ?
i Brossette lui-même constate que Georges figure, dans les Caractères de La Bruyère, sous le nom de Sylvain (Mss. de laBiblioth. imp., suppl. fr.,n° 2,810, p. 33). Il pouvait le savoir par Boileau, qui, ami de La Bruyère, ainsi que de Georges, avouait franchement qu'il avait lui-même fait allusion, dans sa io" satire (vers 465, etc.), à celui-ci, son voisin d'Auteuil. Le bourgeois, que l'on y voit acheter une charge de secrétaire du Roi, pour épouser une fille de haute naissance, c'est Gcorgesqui, devenu en effet secrétaire du Roi, avait épousé la fille du marquis de Valençay, ajoutant ainsi un trait de plus à sa ressemblance avec Sylvain, dont La Bruyère dit : « Il n'auroit pu autrefois entrer page chez Cléobule, et il est son gendre. » Il serait curieux que ce Georges fût aussi le Georges Dandinde Molière, ce qui est possible, puisqu'il habitait Auteuil, près de la maison du poëte, et que sa
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D'autres fois, par un artifice de langage familier aux Athéniens, ses maîtres, La Bruyère avait recours à l'antiphrase ; il donnait, à celui qu'il voulait caractériser, un nom qui était la contre-vérité ironique du caractère même. Le brillant Villeroy, modèle accompli du courtisan, devint ainsi sous sa plume le cynique et déguenillé Ménippe '. Roquette, l'évêque d'Autun, dont l'âme était toute au monde et à l'ambition, prit par une ironie plus cruelle encore le nom de Théophile, ami de Dieu », condamnant ainsi ce qu'il était par l'indice de ce qu'il aurait dû être. D'autres noms étaient d'une malice plus directe; ainsi celui de Pamphile, l'homme qui aime tout, donné à Dangeau, le grand applaudisseur de chacune des actions, et même des faiblesses du Roi, fut à lui seul uiie satire de ces sortes de complaisants. Personne ne s'y trompa, carie portrait
fortune et son mariage dataient du temps où se fit la pièce. Georges, en effet, on le sait encore par Brossette, s'enrichit dans le bail de Legendre, comme receveur des Aides de Paris, de 1668 à 1674. La femme de son fils fut la célèbre madame de Falary, maîtresse du Régent.
1 Les Caractères, T.* édit. Destailleur, t. I,p. 176.
* Idem, p. 336-337.
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tel que le fit La Bruyère répondait à la malice de son étiquette, et la complétait. SaintSimon lui-même, ayant à dessiner Dangeau, Philinte en extase, où il n'était, lui, qu'un Alceste bouillonnant, trouva bon, pour certainstraits,dereprendreceuxde La Bruyère 1.
» Il répéta, par exemple, ce trait de La Bruyère pour Dangeau : « Un Pamphile croit être grand, il ne l'est pas, il est d'après un grand. » J'ai dit que La Bruyère appela Dangeau pamphile parce qu'il aimait et admirait tout. Peut-être est-ce plutôt parce qu'il avait fait sa fortune au jeu de cartes. Pamyhile est le valet de trèfle, le valet d'atout. La Bruyère aurait repris ainsi, avec un simple changementde couleur, une plaisanterie de madame deMontespan contre Dangeau.Elle l'appelait leValet de carreau.{Souv. de madame de Caylus. Ed. Ch. Asselineau, p. 79.)—Dangeau se reconnut dans le portrait, et en tint rigueur à La Bruyère. La mention qu'il lui consacra dans son Journal, sous la date du 11 mai 1696, époque de sa mort, est plus que froide, ainsi que le remarque Saint-Simon dans la note dont il l'accompagne, et que Lémontey reproduisit Je premier, Monarchie de Louis XIV (i8i8,in-8°, p. ioi) : « C'est, dit Saint-Simon, relevant l'indication banale du livre de La Bruyère faite par Dangeau, c'est l'ouvrage où M. de Lauzun est si bien et si uniquement peint en deux paroles. C'est de lui qu'il dit : « qu'il n'est pas permis de rêver comme il « a vécu.nM. de Dangeau est sobre sur les louangesde La Bruyère. Il n'étoit pas.content du coup de pinceau
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Quant à Bontemps, ils différèrent un peu d'avis. Saint-Simon fut indulgent 1, La Bruyère fut rigoureux, mais de telle façon que ses contradicteurs mêmes ne purent trouver sa sévérité injuste. Le nom de Mercure donné à ce valet de chambre proxénète, à ce Mercureau du Jupiter de Versailles, est un trait dont Saint-Simon dut lui-même sourire , malgré son amitié pour Bontemps.
Le nom de Théagène n'est pas moins juste ni moins clair dans un autre ordre d'allusions. Ce n'est que la traduction, sous forme grecque, du nom d' « enfant des Dieux, » que La Bruyère avait donné plus haut aux jeunes princes de la famille royale, dans une phrase que lui reprit son ami Choisy ». On s'est demandé lequel d'entre eux il avait plus spécialement appelé ainsi. On n'avait, pour le deviner aisément, qu'à lire avec un peu de
par lequel il l'avoit donné si parlant; c'est de lui qu'il dit : « Ce n'est pas un seigneur, mais il est d'après « un seigneur. »
* Mémoires, t. II, p. 153.
8 C'est celle-ci : « Les enfants des rois... naissent instruits. »> Choisy, dans ses Mémoires, p. 340, a dit de même : « Les enfants des rois, comme ceux des dieux, naissent instruits de tout. »
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soin ce qu'il dit à la suite : « Si vous êtes né vicieux, Théagène, je vous plains; si vous le devenez par foiblesse pour ceux qui ont intérêt que vous le soyez, qui ont juré entre eux de vous corrompre, et qui se vantent déjà de pouvoir y réussir, souffrez que je vous méprise 1. » Ne reconnaissez-vous pas, dans ces lignes écrites pour la sixième édition, en 1691,1e duc de Chartres, tombé depuis près de quatre ans des mains de l'honnête SaintLaurent en celles du vicieux Dubois », ceprécepteur de corruption, dont les leçons trop bien suivies nous ont valu le Régent ?
Saint-Laurent était connu dans le monde de Boileau et de Racine,qui écrivit sur sa mort si rapide, et sur la joie qu'en éprouvèrent les commensaux du Palais-Royal, cette phrase d'une si singulière énergie : « Les voilà débarrassés d'un homme de biens. »
Par cette voie, La Bruyère pouvait tout savoir sur l'éducation du prince, et dire de lui ce qu'il en a dit sous ce pseudonyme de Théagène, derrière lequel, malgré la trans1
trans1 Destailleur, 1.1, p. 332. s Mémoires de Saint-Simon, édit. Hachette, in-12, t. I, p. 12. » Lettre à Boileau du 4 août 1687.
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parence du voile, on ne l'a pourtant pas reconnu '.
L'abbé de Chaulieu est peut-être encore plus clairement désigné sous le nom de Catulle, si direct s'appliquant à lui, qu'il semble moins un pseudonyme qu'un synonyme. On ne l'a cependant pas reconnu davantage. A l'endroit où La Bruyère dit : « Catulle et son disciple », » toutes les clés sont muettes, quoique Chaulieu, par plusieurs passages de ses poésies où éclate son admiration pour le poëte latin, dont il déclare qu'il suit les leçons 3, semble dire : Catulle, c'est moi ;
1 La';Bruyère pouvait être encore au fait de ce qui se passait au Palais-Royal, par l'entourage de madame la Princesse, cousine de la seconde Madame, mère du duc de Chartres, et sa grande amie. V. Mémoires de la Princesse Palatine, édit. Busoni,p.2 5o. Saint-Laurent d'ailleurs avait suivi pour l'éducation du prince le système de Bossuet, bien connu de La Bruyère. Aussi, dans sa première édition, lorsque le duc de Chartres était encore aux mains de Saint-Laurent et son disciple docile, l'avait-il placé, avec son propre élève, M. le duc de Bourbon, parmi les jeunes princes instruits. (Edit. Walcknaér, p. 455.)
* Edit. Walcknaër, p. 5o4.
3 Poésies de Chaulieu, édit. Desenne, 1824, in-12, p. 89, 121.
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et bien que dans un autre endroit, VÉpitre au chevalier de Bouillon, qui commence ainsi :
Élève que j'ai fait dans la loi d'Êpicure,
il semble dire encore, pour compléter l'explication du passage de La Bruyère : Mon disciple, c'est le chevalier de Bouillon.
La Bruyère les avait beaucoup connus l'un et l'autre—Chaulieu surtout, que M. le Prince aimait et protégeait1—soit à Chantilly, soit à Saint-Maur, cette chère Mauritanie de M. le Duc, comme il l'appelait*.
Pourquoi l'abbé ne s'en tenait-il à cette spirituelle hantise, où, si le scandale ne manquait pas, l'esprit et les jolis vers dédommageaient au moins de ses licences ? Mais, sans compter le Temple, où MM. de Vendôme avaient donné asile à bien d'autres débauches, dont il fut plutôt le ministre que le censeur, on le
1 Sur les démarches qu'il fit pour que Chaulieu fût de l'Académie, et qui furent toutes déjouées par Louis XIV, mécontent du libertinage de l'abbé, V. une note très-curieuse des Mss. de l'abbé Goujet, dans le Dictionnaire des Anonymes de Barbier, t. II, p. 499.
» Poésies de Chaulieu, p. 144.
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rencontrait, avec le Chevalier, en plusieurs des tripots officieux que la défense des brelans publics avait fait ouvrir, depuis 1686 ', chez ces brelandières bourgeoises ou de qualité, signalées par Boileau dans sa 10e satire, et que La Bruyère nous représente * «comme d'honnêtes femmes » qui, sans être « marchandes ni hôtelières, » faisaient accueil à tout venant, offraient « à choisir des dés, des cartes et de tous les jeux, » et donnaient même à manger « dans leurs maisons, commodes à tout commerce 8. »
i V.Code delaPolice,ijSy,in-12, p.47.~Blegny (Abraham du Pradel), dans le Livre commode des Adresses pour 1691, p. 7, après avoir dit que les maisons de jeu sont défendues, ajoute : « On ne joue plus que dans des maisons particulières et entre personnes connues. »
* Discours sur Théophraste, dans l'édit. Destailleur, t. I, p. 61.
3 Duclos a dit de même : « Une femme dont la maison est livrée au jeu s'engage ordinairement à plus d'un métier. » Madame Mazel, dont l'assassinat, qui fit tant de bruit, fut cause que son domestique Lebrun fut mis à la question, malgré son innocence, était de ces bourgeoises qui donnaient à jouer. Sa maison, dit Bjrbier d'Aucour, dans son factum pour Lebrun, « et oit deux fois la semaine ouverte, le jour et la nuit, à une infinité de joueurs et à toute
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— 194 — La Bruyère était" âû fait des visites de l'abbé et du Chevalier chez ces hospitalières du vice, il savait le gros jeu qu'ils y jouaient, et il ne put s'empêcher de leur faire comprendre combien ils perdaient, moins par là bourse encore que par la dignité, à se commettre en ces parties où tout éclat s'efface devant celui de l'or, où la dépense de l'argent tue celle de l'esprit. « Je voudrais bien voir, dit-il, un homme poli , enjoué, spirituel, fût-il un Catulle ou son disciple, faire quelque comparaison avec celui qui vient de perdre huit cents pistoles en une séance.»
Ici, l'amitié adoucit la leçon. Rien ne blesse; le pseudonyme même cache un éloge au lieu d'une épigramme. C'est" rare, c'est même presque unique chez La Bruyère ; ailleurs il s'en dédommagera bien.
Dans le nom tfArfure, par exemple, la femme du traitant qui, en moins de six années, a fait « une monstrueuse fortune, » qui ne sent la malice de la dernière syllabe fur, voleur? Et dans celui de Zélie, la dévote,
leur suite. » V., pour d'autres exemples de ces maisons de jeu particulières, deux articles de M. G. Servois, dans la Conesp. litt., z5 fév. et 25 avril i863.
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qui ne devine aussi l'allusion au faux \èle? .
Pour le nom de Téléplïon, l'homme au ton arrogant « qu'on n'approche que comme du feu, » qui rit haut, qui parle haut, la malice de l'étymologie n'est pas moins sensible. D'abord, il avait mis Antiphon, l'homme dont la voix détonne, à force d'être haussée; puis, trouvant sans doute qu'on ne reconnaissait pas assez, sous ce masque, le fils retentissant du présomptueux La Feuillade, il l'appela Téléphon, l'homme dont la voix porte loin
Le grec lui fut ainsi très-souvent utile pour les étiquettes de ses portraits, qui, je l'ai dit, sont elles-mêmes presque toujours une malice préliminaire. Cherchez l'étymologie des noms qu'il donne, et, dans leur racine grecque, vous trouverez déjà la satire. Le verbe xu&iasïv (se glorifier) ne vous annoncet-il pas fort à souhait, par exemple, le suffisant Cydias, dont le nom n'est que son dérivé? Périandre, qui se croit au-dessus de tout le monde, n'a-t-il pas une excellente enseigne de.son orgueil dans le mot grec d'où vient son nom, n/pi <£v8po'î (au-dessus de l'homme); et Tryphon, « qui a tous les vi-
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ces, » comment le désigner mieux que par ce nom même, dérivé du grec Tpu:paàv (être débauché) ? Quant aux enrichis, son procédé d'appellation ne varie pas. Que ce soit Chrysippe ou Chrysanthe, le /puarfç grec y sert toujours de base. Ne fallait-il pas de l'or, toujours de l'or, dans le nom de ces gens dont c'était la vie ?
Le latin, moins souple pour la formation des mots, ne lui fournit presque rien. Sauf la Canidie d'Horace, dont il fit si à propos la marraine d'une autre empoisonneuse célèbre, la Voisin; sauf encore Majvius et Titius, que le Droit romain lui prêta tout baptisés pour la petite comédie testamentaire l où sont en germe celles des Héritiers et du Testament de César Girodot, il ne dut rien à l'antiquité latine.
Cet emprunt qu'il fit de deux de ses personnages au Droit romain, est intéressant en ce qu'il prouve ce que nous avons déjà dit » de sa préférence pour les choses du Droit, et de ses fréquents retours par la pensée vers son ancienne profession d'avocat. Un de ses
1 Edit. Destailleur, t. II, p. 181-182. « V. plus haut, p. 35.
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ennemis lui reproche d'imiter, dans ses façons déparier, «le style du Palais 1; o cet ennemi ne se trompe pas. La Bruyère aime les vieilles formes de langage comme on les aimait au Palais du temps de Patru, le temps de sa jeunesse, et si, par exemple, au lieu de bienfaiteur, il continue à écrire bien/"acteur, c'est que—Ménage nous l'apprend »—on prononçait ainsi dans les beaux plaidoyers.
Son affection, toutefois, ne s'est pas étendue jusqu'au ridicule des gens de robe. Il est au contraire plus âpre que personne à les combattre de la bonne façon. Je n'en veux pour preuve que ce qu'il a dit contre l'abus des citations chez les avocats. Nulle part on ne s'en est mieux moqué; il leur porta le coup de grâce 3.
C'est de ce côté qu'il avait le-plus d'amis : « Je nomme nettement, dit-il dans la préface de son Discours à l'Académie *, les personnes que je veux nommer, toujours dans la vue de louer leur vertu ou leur mérite; j'ét
j'ét plus haut, page 35, note.
* Observ. sw la Langue franc,, 1676, in-i2,a« part.,
p. 23t.
» V.suppl.au7)/cf.de Bayle, 1722,in-fol.,p. 13-19,
* Edit. Destailleur, t. II, p. 258.
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cris leurs noms en lettres capitales, afin qu'on les voie de loin et que le lecteur ne courre pas risque de les manquer. » Or,quinommet-il ainsi en toutes lettres? quelques amis qu'il avait dans la science, tels que Du Hamel ' et Fagon»; mais avant tout des personnes de la magistrature et du barreau: Novion 3, dont vous savez que son frère avait épousé la fille naturelle; les Bignon, parents de Pontchartrain *, qui tenaient à l'Église 5 et à la robe; Lamoignon, dont il fréquentait la bibliothèque 6; Gaumont 7, l'une des gloires du barreau, et l'ancien conseil de Mazarin; Fourcroy, ce tonnant ami de Molière, près duquel il avait peut-être fait
* V. plus haut, p. 65.—! * Id., p. 108, note."
* Edit. Destailleur, t. II, p. 258.—Dans plusieurs allusions aux grands jours d'Auvergne que Novion présida, c'est lui qu'il flatte. Ce qu'il (t. II, p. 176) sur l'arrêt qui força les avocats d'être brefs, le flatte encore. Saint-Simon l'a fort attaqué; M. Chéruel vient de le défendre. Saint-Simon, etc. i865, in-8°, p. 5oo.
8 Journal de Dangeau,édit.compl., t. II,p. 261,340.
* Ainsi l'abbé Bignon, reçu avec lui à l'Académie.
8 V. plus haut, p. 33, 68.-—Il nomme aussi Le Maître quelque part; mais, trop jeune pour l'avoir connu, il ne rendait ainsi hommage qu'à un beau souvenir du Palais et de Port-Royal.
6 Edit. Destailleur, t. I, p. 284. •
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- 199 — ses premières armes d'avocat, et que plus tard il put connaître, ainsi que Gaumontl, chez Lamoignon,àBâville,où il était bailli ».
Voilà ses amis, ceux qu'il aime et qu'il nomme, leur faisant une gloire de leur nom même. Revenons à ceux qu'il baptise tout seul, et dont le ridicule lui paye chèrement les amères dragées de ce baptême.
Où le grec et le latin ne pouvaient le servir, il recourait à l'histoire 3, qui ne l'aidait pas moins dans ses malices. .Rien qu'à voir les noms qu'il y trouva, on sent qu'il la connaissait à fond, et devait l'enseigner avec esprit. C'est du génie, par exemple, d'avoir été chercher dans le Bas-Empire, au temps des empereurs caducs et des impératrices souveraines, le nom qui doit désigner dans son livre madame de Montespan. Il l'appelle Irène, et ce nom du
1 De Châtre, Jeux d'esprit. 1694, in-12, p. 93.
» La Bruyère dut tirer grand, parti des conversations de Fourcroy, qui parlait et raillait beaucoup : «c Fourcroy, avocat célèbre... qui étoit une gueule fière, qui depuis ce temps-là fut bailli de Basvillc... srétoit acquis au Palais une liberté de tout dire et de raillera tort et à travers. » De Châtre, p. 83-90.
* Il parle, dans son Disc, du soin qu'il prit pour « emprunter les noms de l'ancienne histoire, »
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règne des femmes à Byzance, la désigne mieux que le sien. Ce n'est pas un pseudonyme, c'est un caractère. Le portrait que sous cette étiquette il nous fait de la royale coquette, se sentant vieillir et allant chercher aux eaux d'Épidaure, ce que la favorite demanda souvent, en effet, aux eaux de Bourbon, un peu de jeunesse nouvelle, est de tout point un chef-d'oeuvre.
La Bruyère dut le faire sur place, après avoir entendu, peut-être de la bouche même du médecin de Bourbon, parlant à madame de Montespan, ce qu'il fait dire à Irène par l'Esculape d'Épidaure.
Je crois, en effet, qu'il dut aller à ces eaux, pour la paralysie dont il souffrait en 1687 *, un an juste après que madame de Montespan y fût retournée ». Entre autres choses qui me le confirment, c'est que Boileau y étant allé, et de là écrivant à Racine, lui dit après quelques
1 V. sa lettre dont le fac-similé a été publié dans la Galerie française, 1.1, p. 361.
* Elle y était allée «n 1676, comme on le voit par, une lettre de madame de Sévigné du 17 mai) elle y retourna en 1686. Menu du marquis de Sourches, t. II, p. 36.
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(y
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mots sur le médecin des eaux : « Je vous envoie un compliment pour M. de La Bruyère 1. » Or, ainsi placé, ce compliment semble venir moins de lui-même que du médecin, qui, ayant soigné La Bruyère, tenait à se rappeler à lui. Peut-être est-ce celui qui avait dit à madame de Montespan ce qu'il prêta pour Irène au dieu d'Épidaure.
La Bruyère ne mit ce caractère dans son livre que bien plus tard. Il n'y figure, pour la première fois, que dans l'édition de 1694, la huitième. Cette discrétion, qui lui était ordinaire ', atténuant la ressemblance par l'éloignement, diminuait la malignité de l'application trop directe. On lui en savait gré chez les gens de goût. Je répondrais que, pour le cas dont il s'agit, madame de Maintenon,qui n'aimait pas les malveillances trop à l'emporte-pièce contre la rivale qu'elle avait supplantée, approuva La Bruyère d'avoir affaibli sa malice en la différant.
Que pensait-elle de lui et que pensait-il d'elle 5 On ne sait là-dessus rien de certain; mais tout indique au moins qu'elle devait
* Recueil dès Lettres de Jean Racine, i" édit., p. to3. » V. plus haut, p. 42.
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l'avoir ên~grande estime et qu'il le lui rendait bien. Ami de Racine comme il l'était, le voyant assidûment *, il avait dû être admis avec lui à quelques-uns des entretiens qu'elle voulait bien lui accorder, peut-être même à quelques-unes des audiences plus familières où le roi s'abandonnait à l'admiration des gens d'esprit. Si La Bruyère n'eut pas cet honneur pour lui-même, ses oeuvres l'obtinrent. Ses Caractères furent lus chez madame de Maintenon et, par conséquent, connus du roi. Furent-ils au gré de la dame ? C'est probable, car elle s'essaya bientôt dans le même genre », et l'on n'imite que ce qu'on admire. Le Discours de La Bruyère à l'Académie obtint du roi une faveur plus haute encore : lecture en fut faite à son dîner à Marly 8. Madame de Maintenon, croyez-le, dut être pour quelque chose dans cet honi
honi Racine, dans ses Mémoires sur son père, cite La Bruyère parmi les personnes que Racine voyait le plus souvent, i'.' édit., p. 202.
* Elle fit ainsi le caractère de la princesse Sylviane, etc., dont le Ms. autographe fut vendu chez Techener, il y a trois ans. V. Descript. raisonnêe d'une collect. choisie d'anc. Mss. 1862, in-8", p. 154.
* « Le remerciement de M, de La Bruyère à l'Aca-
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neur fait à La Bruyère, qui en fut on ne peut plus fier 1.
Fagon, son ami », et l'un des plus intimes confidents de madame de Maintenon, avait pu servir aussi entre eux de lien et de point de contact. Il avait pu surtout le mettre au fait des petits secrets de l'intimité royale où l'on voulait bien l'admettre en tiers; lui raconter par le menu ces divertissements de coin du feu, où, dépouillant le roi pour l'homme, et l'homme pour l'enfant, Louis XIV n'avait pas de plus grand plaisir que de disputer à Fagon, à madame de Maintenon, la cafetière pour se verser son café lui-même et les pincettes pour tisonner 3!
N'est-ce pas après un de ces récits du médedémie
médedémie fait icy du bruict. Il a esté leu à un disné du Roy à Marly. » Lettre inédite de Bourdelot à l'abbé Nicaise, du 23 août 1693. V. aussi le livre si rare, Dépêches du Parnasse, 3' dépêche, 1" octobre 1693, p. 39.
1 Dans la préfacé du Discours, il parle avec une sorte de fierté de « Marly, où la curiosité de l'entendre s'étoit répandue. » Edit. Destaillçur, t. II, p. 25g.
s V. plus haut, p. 108, 198.
8 V. à ce sujet de très-curieux détails dans les Entretiens des Ombres, 1722, in-8% 7e entretien, p. 64-67.
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— 204 •" cïn confident que La Bruyère dut écrire en initié : « Le plaisir d'un roi qui mérite de l'être est de l'être moins quelquefois, de sortir du théâtre, de quitter le bas de saye et les brodequins, et de jouer avec une personne de confiance un rôle plus familier. »
xxni
Nous voilà bien loin de Paris et du quartier du Luxembourg; mais nous pouvons y revenir vite, puisque nous ne sommes pas sortis des Caractères. Une de leurs plus belles moissons, on l'a vu déjà, fut dans ce quartier même, et plus qu'ailleurs, dans le jardin du Palais.
La Bruyère y retrouvait avec Belleville, domestique de Gourville ', et le plus fameux, « le plus accrédité » de la bande, les nouvellistes qu'il avait laissés aux Tuileries.
Ils venaient y compléter le butin de nouvelles, dont son ennemi le Mercure faisait au bout du mois son bagage, et, par l'amusement de leur zèle affairé, ils le dédom- —
i V. les Mémoires de celui-ci, édit. Petitot, p. 517.
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mageaient d'avance de l'ennui qu'il aurait à les suivre dans le vide dé leur cher journal.
L'arbre sous lequel ils se réunissaient, et où il les écouta, existe encore. Pauvre vieux marronnier, à demi-mort et complètement couronné, pour nous servir d'une expression de métier, dont l'ironie veut dire qu'il n'a plus de couronne, vous pourrez le voir à deux pas de la belle allée, sur la gauche, un peu au-dessous du Jeu de Paume '. Il m'est cher, non pour les bruits qu'il entendit, mais pour le sourire de celui qui les écoutait.
C'est dans ce même jardin du Luxembourg que devait venir s'éteindre un de ses types les plus amusants : Vamateur de fleurs, le curieux de tulipes, qu'il avait connu ailleurs, lorsqu'il le dessina, et qui, en s'installant enfin de ce côté, y compléta la galerie de ses Curieux. Presque tous, en effet, logeaient dans ce quartier.
Boucot, Y homme aux coquilles, tout à sa collection et fort peu à l'administration des hospices, dont il était un des directeurs »,
1 V. un article très-curieux de M. A. Ysabeau, dans le. Journal de l'Instruction publique, 14 sept. 1864, p/587.
* Livre commode des Adresses pour 1692, p. 38..
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avait son cabinet dans la rue Hautefeuille, où le vint voir et envier l'Anglais Lister, son confrère en cette manie *.
Rousseau et Chassebras de Grenailles, les grands « curieux d'estampes » que Gaignères lui-même jalousait 1, s'étaient placés à proximité des marchands de la rue Saint-Jacques 3,
* Lister, A Joumey to Paris, 1698, in-S 9, p. 57.— La collection de Boucot, dont les coquilles étaient la principale, mais non pas l'unique richesse, fut ensuite transférée de la rue Hautefeuille dans un hôtel de la rue Saint-Jacques, près de Saint-Séverin, qui, je crois, existe encore. V. G. Brice, édit. de 1701, t. II, p. 97.
' Lister, p. 91, a parlé des admirables collections de Gaignères, en son appartement de l'hôtel de Guise. Les principales passèrent dans celles du roi, par suite d'un don fait par Gaignères lui-même. La Bibliothèque impériale les possède encore en grande partie. « Votre cabinet, écrivit Coulanges à Gaignères, quand il eût fait cette précieuse donation, mérite bien l'immortalité, et, pour y parvenir, vous ne pouviez mieux faire que de le joindre à celui de Sa Majesté. » Lettre inédite du 17 mars 1711.
8 Le plus fameux pendant longtemps fut Chartre, dit YAnglois, en continuelles relations avec le graveur CI. Mellan, dont la Bibliothèque impériale (Collect. des autogr., t. III, p. 200) possède une lettre qu'il lui adressa en 1637. Sa veuve continua son cqmmerce, dans la boutique de la rue Saint-Jacques, aux Piliers-d'Hercule, très-fréquentée des Anglais ama-
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où la chasse était toute l'année ouverte à la passion que La Bruyère a, d'après eux, prêtée à son Démocède : l'un demeurait rue de la Calandre, l'autre rue du Cimetière-Saint' André.
Les amateurs de médailles se trouvaient un peu partout. C'était un goût presque général chez les gens qui se piquaient de faire des collections '. Il en était comme de la passion des insectes rares, surtout des papillons, dont il a aussi parlé, et qui, selon Boursault », avait, « pendant quelque temps, jeté la cour et Paris dans un véritable engouement. »
Pour la manie des livres, La Bruyère n'avait aussi qu'à choisir, tant étaient nomteurs,
nomteurs, doute parce que la marchande était bien plus connue par son surnom, l'Angloise, que par son nom de madame Chartre. V. à ce sujet, dans la Revue de Paris de déc. 1841, p. 59-60, l'extrait d'une note des Poésies de Robert Baillie, Ruyderd et lord Pembroke, publiées par le Bannatyn-Club.
1 C'est ainsi—pour ne citer que des amis de'La Bruyère—qu'il y avait de fort belles collections de médailles antiques et modernes chez l'avocat général Lamoignon et chez le conseiller Lamoignon de Basville .— Le foi lui-même avait cette manie, ce qui eût suffi pour la mettre à la mode.Méwi.de Choisy, p. 227.
8 Lettres nouvelles, 1703, in-12, t. II, p. 229.
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breùx ceux qu'elle possédait. Qui préférat-il pour le peindre plus au vif? On a dit, dans toutes les clés, que c'était le conseiller Morel, Je ne le crois pas, la bibliothèque de cet amateur n'ayant laissé'aucune trace*. J'opterais bien plutôt pour M. de Sardières. Sa collection, qui est restée célèbre, commençait à l'être assez, dans le temps où La Bruyère dessina ses Curieux, pour qu'il ait pu la connaître ». M. de Sardières se recommandait d'ailleurs à lui par un autre point : n'était-il pas le fils de madame Guyon', grande prêtresse de ce quiétisme dont il devait tant se moquer ? Ayant raillé la mère pour son exaltation, je ne m'étonnerais pas que, par une autre préférence de satire, il ait pris le fils à partie pour sa manie des livres.
L'original de Diphile,l'amateur d'oiseaux, ne sera pas non plus pour moi le même que pour les faiseurs de clés. Ils disent tous que
i*S'il fit allusion au conseiller Morel, c'est dans le portrait à! A ristippe (t. II, p. 172) : « Conseil de toute une ville, » qui a besoin de l'avis d'un directeur pour se réconcilier avec sa fille mourante. Elle s'appelait madame Fodet. V. la Clé mss. de l'Arsenal.
» V. L'Art de la reliure, 1864, in-18, p. 197.
8 Journal de Mathieu Marais, 28 février 1723.
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c'est Santeul. Je l'admets pour quelques détails, mais pour d'au très l'application me semble ridicule à forcé d'être impossible. Est-ce notre moine victorin qui pourrait, comme Diphile, négliger ses enfants pour ses oiseaux, et les laisser sans maîtres, tandis qu'il fait donner à ses chanteurs ailés une si belle éducation en musique ? A l'hôtel de Condé, sous l'oeil même de notre railleur, dans la domesticité de madame la Princesse, qui avait, elle aussi, ce goût des oiseaux, si général alors chez les grandes dames ', je trouve bien mieux l'amateur complet, le Diphile authentique, père de famille et couveur de Canaries : c'est l'homme qui avait soin des volières, et prenait le titre de « gouverneur des serins de S. A. madame la Princesse» ! »
1 « Dans les hôtels les plus opulents, dit Lémontey (Histoire de la Régence,t. II, p. 319), on employait les femmes de chambre et même les demoiselles de qualité, à élever ces jolis oiseaux que les Espagnols avaient apportés des îles Canaries, et auxquels la mode et la nouveauté donnaient du prix. Une duchesse trouvait naturel d'envoyer vendre ses serins chez le célèbre oiselier du quai de la Mégisserie... »
8 V. dans" lé livre de Hemeux, Traité des Serim des Canaries, édit. de 1709, in-8°, l'épître dédicatoire à madame la Princesse.
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. Les magnifiques jardins de l'hôtel auraient pu lui fournir aussi, dans cette même domesticité du Prince, deux autres de ses curieux: l'amateur de fruits et l'amateur de fleurs; car tout y était remis aux soins des gens les plus experts, sous la direction de La Saussaye, l'un des grands hommes du jardinage en ce temps-là '; mais l'on sait de façon à peu près certaine que l'homme aux prunes, c'était La Sablière, si fameux, même à la cour, pour les fruits de son enclos de Rambouillet au faubourg Saint-Antoine.
Quant au curieux de fleurs, dont il est temps de reparler, je vais dire aussi son vrai nom.
Qui était-ce ? Aucun des faiseurs de clés, aucun des commentateurs ne nous l'a dit exactement, bien que ce ne fût pas impossible à savoir, puisque Mathieu Marais a sur « ce point une curieuse note dans son Journal*. C'était le flûtiste Descôteaux, déjà célèbre du temps de Molièr.e, et qui, à l'époque de la sixième édition des Caractères, où parut celui du fleuriste, c'est-à-dire en 1691, ayant passé l'âge des succès de mode et de galan»
galan» commode des Adresses pour 1692, p. 79. » Revue rétrospective, 3i mars 1837, p. 438-439.
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terie qui, nous le verrons, avaient égayé sa jeunesse, s'en dédommageait par la satisfaction de sa passion des fleurs.
Avant de venir au Luxembourg, il habitait le faubourg Saint-Antoine 1, centre embaumé de la culture qu'il adorait».
La Bruyère pouvait l'y voir souvent, car, pour se rendre à Saint-Maur, il était continuellement dans le faubourg, sur la route de Vincennes, « le chemin de Venouze, comme il dit 8, où l'on mange les premiers fruits. »
Quand Descôteaux, radieux, le croyait en admiration devant ses fleurs, le malin faisait sur le vif, en pleine manie, la curieuse étude dont son livre a reçu la confidence.
Après l'avoir bien examiné, il le faisait parler. Descôteaux était bon à entendre, sur toutes sortes de points : sur sa jeunesse d'abord, où se mêlaient des anecdotes relatives à Molière*, qu'il racontait fort bien;
• Livre commode, p. 63; iog.
8 « Les jardiniers qui font commerce de fleurs, arbres et arbustes pour l'ornement des jardins, sont au faubourg Saint-Antoine. » Id., p. 79.
s Edit. Waicknalr, p. 2i5.
* D'Olivet, Hist. de l'Académie, édit. Ch. Livet, t. II, p. 307.
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puis sur là philosophie cartésienne, dont il raisonnait fort mal.
En 1723, quand Marais, qui le croyait mort, le retrouva au Luxembourg, n'ayant pas moins de soixante-dix-neuf ans, toutes ses manies si étrangement mêlées de fleurs et de cartésianisme lui étaient restées : a II a encore, dit-il, au suprême degré le goût des fleurs'; et c'est un des grands fleuristes de l'Europe. Il est logé au Luxembourg, où on lui a donné un petit jardin, qu'il cultive lui-même. La Bruyère ne l'a pas oublié dans ses Caractères sur cette curiosité de ses tulipes, qu'il baptise du nom qu'il lui plaît. Il veut être philosophe, et parler Descartes; mais c'est bien assez d'être musicien et fleuriste. » •'
Au fond c'était un brave homme, un bon coeur, un ami chaud. Ce qu'il avait fait pour Philibert, flûtiste de l'Opéra, comme lui, en était la preuve.
Les joueurs d'instruments paraissant alors sur la scène avec ces costumes d'acteur qui sont un si grand attrait pour de regard des femmes, leurs bonnes fortunes allaient de pair avec celles des comédiens et des chanteurs. Descôteaux, pour sa part, en eut de ce-
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lèbres, qui méritèrent d'être misés eh chansons*. Philibert en eut plus encore, et ce fut son malheur.
Entre autres femmes qui, de la noblesse à la bourgeoisie, se le disputèrent, se trouvait une riche bourgeoise, madame Brunet, dont il convoitait la fille, et qui voulut se le réserver pour elle, en devenant sa femme. Il fallait pour cela qu'elle fût veuve. La Voisin, dont le métier était de rendre de ces services, l'y aida.
M. Brunet mourut; sa femme un an après était madame Philibert. Cependant La Voisin fut prise, toutes les femmes qu'elle avait trop servies furent mises en cause, et madame Brunet étant de celles que la noblesse ne défendait pas, fut condamnée et exécutée». Son second mari, Philibert, devait tout naturellement être inquiété, comme complice; il le fut.
Le Roi, qui l'aimait*, lui dit qu'il ferait bien de se mettre en sûreté. Philibert refusa. Descôteaux lui offrit de le suivre
* Mémoires de Boisjourdain, t. II, p. 465. -""* RkhérTCdusès célèbres, t. I, p. 426.
3 V. sur la faveur de Philibert à la cour, les Poésies de Lainez,i758, in-8% p. 29.
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et de tout quitter pour lui. Il ne refusa qu'avec plus de fermeté. Pourquoi perdre un ami, quand son innocence lui disait qu'il n'avait pas besoin lui-même d'être sauvé? « Il laissa faire le cours de la justice, qui le justifia pleinement et le renvoya absous *. »
•Cette affaire ayant bien tourné au lieu d'être fatale, mit à la mode Descôteaux, comme ami dévoué, Philibert, comme galant recherché. Ce fut à qui l'aurait, parmi les femmes du plus grand monde. Mademoiselle de Briou, fille du président des Aides, fut une des plus ardentes. Elle alla pour Philibert, que tant d'autres lui enviaient, jusqu'à l'extravagance.
Rien de tout cela ne devait échapper à La Bruyère, qui aimait assez les causes célèbres, comme curieux et ancien avocat».
1 Lettres histor. et galantes de madame Durfbyer, 1757, in-12, t. III, p. 3oo;
* II y a souvent des allusions dans son livre aux faits judiciaires du temps. Ce qu'il dit sur la question a trait à celle qu'on avait fait subir à Langlàde, et dont les suites amenèrent sa mort, près de deux ans avant que son innocence fût enfin acquise. Il succomba aux galères, le 4 mars 1689, et, en décembre - 1690, le vrai coupable était découvert. Au mois de
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Il était d'ailleurs .un peu du monde où Philibert se trouvait ainsi en bonne fortune. Il y tenait par son amitié pour madame de Boislandry, amie de mademoiselle de La Force, dont mademoiselle de Briou était la belle-soeur. Il voulut, à ce propos, flétrir ce qu'il y avait de vil dans ces passions de grandes dames pour des histrions, et montrer en même temps le danger qui attendait celles dont Philibert, le flûtiste aux amours funestes, était le préféré.
En sortant de ses bras, on pouvait, comme madame Brunet, passer dans ceux du bourjuin
bourjuin La Bruyère écrivit dans sa 6' édition : « Une condition lamentable est celle d'un homme innocent à qui la précipitation et la procédure ont trouvé un crime : celle même de son juge peut-elle l'être davantage ? » V., sur Langlade, le Journal de Dangeau, 14 février 1688 et 28 décembre 1690. — La Bruyère a nommé aussi Ambreville, dont le supplice avait fait événement en 1686. C'était un brigand célèbre, et son nom lui suffit comme satire. A qui l'appliqua-t-il ? A un grec qui ruinait les gens au jeu. Par là, il donnait à entendre que ce joueur lui semblait être un aussi grand voleur qu'Ambreville, et qu'il faudrait le brûler comme lui. V., sur Ambreville et Léance, sa soeur, Corresp. administr. de Louis XIV, t. II, p. 5g6 j Dangeau, Journal, 19 juillet 1686 ; Palaprat, OEuvres, t. II, p. 26.
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reau ! Aussi dit-il à mademoiselle de Briou :
« Vous avez Dracon, le joueur de flûte
Je vous plains, Lélie, si vous avez pris par contagion ce nouveau goût qu'ont tant de femmes romaines pour ce qu'on appelle les hommes publics... Que ferez-vous lorsque le meilleur en ce genre vous est enlevé? Il reste encore Bronte, le questionnaire 1... »
Ce passage était resté un des plus inexpliqués de ce livre qui cache tant d'énigmes, mais qui n'en a pas, toutefois, de plus impénétrables que la vie de son auteur.
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C'est presque toujours sans se laisser connaître eux-mêmes que les moralistes sont arrivés à une profonde connaissance des autres. Deviner autour de soi le secret des ca1
ca1 bourreau de Paris, dont le nom du cyclope Bronte est ici le pseudonyme, aimait fort les tableaux, surtout, par grâce d'état, ceux qui représentaient des martyres. Quoiqu'il trouvât généralement que les supplices y étaient figurés en dépit du sens commun, il achetait souvent de. ces tableaux chez madame Forêt, la fameuse marchande. De Châtre, Nouv. entretiens des Jeux d'esprit, 1709, in-12, p. 218-224.
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ractères et ne pas faire voir le sien; avoir une existence cachée et publique tout ensemble; ramener chaque chose à soi sans laisser échapper rien de soi-même au dehors; enfin marcher dans l'incognito le plus muet au travers de ce monde qui s'agite et qui se dépense avec grand bruit; le faire parler sans rien lui dire, voilà leurs façons d'être ordinaires, leurs grands moyens d'observation. Etait-ce par instinct, ou de parti pris, qu'ils procédaient de cette sorte ? il serait difficile de le dire; mais ce qui est certain, c'est que, par nature, l'observateur est silencieux, et que, par prudence, il ne doit pas l'être moins. Lui qui gagne tant à bien écouter, doit savoir, en effet, ce qu'il en coûte à se laisser entendre, et, par conséquent, se tenir toujours en garde.
Si l'amour et la guerre n'eussent lancé La Rochefoucauld dans les affaires, et ne l'eussent pour ainsi dire obligé de s'expliquer en des Mémoires, non pas sur lui-même, il s'en est gardé de son mieux, mais sur un de ses rôles, que saurait-on de lui? Presque rien. Si, de même, en sa qualité de comédien, Molière n'eût pas été -un homme public, et ne se fût pas ainsi forcément offert, comme point de
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mire, aux propos et aux anecdotes, qu'auraiton appris de sa vie? Presque rien non plus.
Pour lui, comme pour La Rochefoucauld, mais pour lui surtout, ce qui manque, c'est une révélation intime , c'est une correspondance. Dans une lettre, à moins qu'elle ne soit de pure cérémonie et, par conséquent, obligée à n'être pas sincère, il s'échappe toujours quelque chose de l'homme. Il faut que là, malgré lui, il se fasst connaître. Ces grands silencieux le savaient bien, Let ils semblent en avoir eu peur. Pour n'être pas infidèles à leur discrétion, ils ont donc peu écrit, même à des amis.
De Molière, par exemple, il ne reste pas une seule lettre. Afin d'expliquer cette complète pénurie, on parle de destruction de papier.;, d'incendie, que sais-je? Pourquoi n'en pas trouver plutôt la cause dans cette passion du silence dont était possédé l'infatigable observateur, et qui, le suivant même dans ses expansions d'amour ou d'amitié, devait faire qu'il n'était pas plus bavard par correspondance que dans les conversations.
Quant à moi, je n'en cherche pas la raison autre part, et c'est de la même manière que je m'explique aussi pourquoi nous avons si
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peu de lettres de l'auteur des Caractères; pourquoi sa vie nous est si incomplètement connue.
Comme écrivain, comme observateur et comique - sérieux, La Bruyère, on l'a vu, tient à Molière par plus d'un point; il n'est donc pas étonnant qu'il lui ait aussi ressemblé comme homme par la discrétion du causeur et le silence de l'épistolaire.
Jusqu'à ces derniers temps, on ne connut de La Bruyère que deux lettres : l'une à Santeul, dont l'abbé Dinouart nous a conservé une copie des plus fautives, que nous redresserons tout à l'heure; l'autre qu'il avait écrite à Bussy, et qui aura aussi son tour ici pour un trait de son propre caractère.
Depuis lors, quelques autres lettres déjà citées ', et dont il sera encore question, ont été retrouvées, mais en très-petit nombre, malgré l'ardeur des amateurs d'autographes; de telle sorte que ces découvertes restreintes, et qui, j'en ai bien peur, ne se
• V., p, 32 et 177, deux mots sur un autographe de La Bruyère que nous avons vu à Londresj p. 33, une citation de sa lettre à Gregorio Letij et p. 177, une mention de celles qu'il écrivit à Fontenelle et à Ménage.
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multiplieront guère, ne démentent en rien ce que je viens.de dire sur la répugnance de La Bruyère pour l'une des formes d'esprit les. plus à la mode de son temps. Etait-ce paresse, haine du bavardage, mépris du style trop courant, lassitude de la plume ou crainte de la mal employer en des sujets de simple conversation épistolaire, après s'en être servi pour des choses plus sérieuses ? C'était peut-être tout cela à la fois.
La vérité est en un mot que La Bruyère fut, de tous, les correspondants, le plus discret, le moins fécond. Phélypeaux, fils de son protecteur Pontchartrain, lui en a fait reproche dans une lettre retrouvée aussi depuis peu d'années par Depping ', et qui est venue ajouter quelques faits de plus à ceux beaucoup trop rares que l'on savait sur lui.
En sa qualité de secrétaire d'État pour la marine, Phélypeaux était obligé de passer souvent de longs mois loin de Paris et de la Cour. Pour n'être pas^sans nouvelles, et bien ressaisir de loin, ne fût-ce que par écho et par reflet, quelque chose de cette vie d'élégante
1 Bulletin du Comité historique des monuments écrits de l'Histoire de France (Histoire), t. II, p. 55.
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dissipation qu'il regrettait, il avait chargé La Bruyère de lui en écrire la chronique. Pour l'esprit*, c'était bien s'adresser; pour l'exactitude, beaucoup moins. Même en cette occasion, où il s'agissait de plaire à un homme dont l'amitié lui était d'importance, La Bruyère eut peine à se départir de sa paresse. Il fallut plus d'un mois et demi pour qu'il se décidât à envoyer à Phélypeaux l'ombre d'un bulletin. « Sérieusement parlant, lui écrivit celui-ci pour lui en accuser réception, vous êtes un grand paresseux : depuis près de deux mois que je suis party, vous ne m'avez donné aucun signe de vie, et vous ne méritez que trop les reproches que je vous fais. Cependant je me sens trop de penchant à vous pardonner pour ne pas excuser volontiers vos 'fautes passées, à la charge que vous vous corrigerez à l'avenir. J'ai leu avec un extrême plaisir toutes les nouvelles que vous m'écrivez de Chantilly ', etc. »
L'esprit de liberté en toute chose était le fond du caractère de La Bruyère, et comme l'inexactitude est une indépendance, il était
• Cette lettre est du 5 juillet 1694.
19.
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inexact pour rester libre. Ne pouvant s'affranchir des jougs qui lui pesaient, Use libérait des moindres, tel que celui d'une lettre à écrire. Être bien à soi-même pendant les rares loisirs que lui laissait son emploi chez le Prince; ne donner à son esprit, en ces trop rapides instants d'heureuse retraite, que des plaisirs de choix, par des travaux de son goût, tel était son seul désir, tel fut son vrai bonheur.
Loin d? se faire une loi du « Voe soli » de l'Ecriture, il se donnait pour précepte contraire la recommandation de solitude indiquée par Pascal ', et disait d'après lui ; « Tout notre mal vient de ne pouvoir être seul ». »
Quelqu'un de ces gens pour lesquels il semble que toute activité cesse en dehors du mouvement du monde, venait-il à lui dire que solitude est paresse, que les affaires seules
1 « Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » Pensées de Pascal, édit. Havet, p. 5i. — Madame de Sévigné, dans sa lettre du 29 septembre 1679, reprenant cette pensée, lui a donné l'allure plus leste qu'elle a gardée pour mieux courir le monde ! « Tous les maux viennent de ne savoir pas garder sa chambre. »
« Edit. Destailleur, t. II, p. 65-66.
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peuvent remplir « le vide du temps, » il répliquait fièrement' : « Il rie manque à l'oisiveté du sage qu'un meilleur nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille s'appelât travailler. »
Son livre fut le fruit de cette oisiveté pensante, de cette solitude active; aussi l'éloge qu'il en avait fait dans sa première édition, non-seulement se maintint, mais fut augmenté dans les autres. Plus il voyait s'accroître la fortune des Caractères, plus il sentait l'étendue de sa dette envers cette solitude féconde où ils avaient germé et grandi sous l'étude et la méditation.
Sa vie, en se prolongeant chez les Condé, lui avait aussi fait apprécier de plus en plus combien, ne fût-ce que pour u.ne heure, il est doux d'être libre.
« La liberté, écrivit-il donc, en 1692,dans sa septième édition - pour enchérir encore sur ce qu'on vient de lire d'après la première, la liberté n'est pas oisiveté, c'est un usage libre du temps, c'est le choix du travail et de l'exercice : être libre, en un
1 Ibid., t. I, p. i65. » Ibid., t. H, p. 125.
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mot, n'est-pas ne rien foire, c'est être seul arbitre de ce qu'on fait ou de ce qu'on ne fait point. Quel bien en ce sens que la liberté! » Les lettres à écrire, où l'esprit de complaisance est surtout ce qu'il faut, n'étant guère un de « ces exercices » qu'il aimait tant, il n'écrivait pas. L'usage des correspondances nombreuses et assidûment suivies, reprises à chaque instant pour le moindre bruit, la plus petite nouvelle,comptait parmi les modes du bel air les mieux faites pour ne pas lui convenir. N'était-il pas, nous l'avons vu, trop grand ennemi du nonvellisme parlé pour se donner lui-même avec plaisir au nouvellisme écrit ? Je comprends donc qu'il y eût une répugnance que l'amitié. seule pût lui faire oublier. Si, pour le fils de Pontchartrain, protecteur de l'Académie, où, comme on le verra, il l'eut pour patron, il se faisait chroniqueur d'assez bonne volonté ', mais inexact, il ne se fût certes pas astreint pour d'autres à ce labeur. Il le laissait aux femmes, qui se plaisent volontiers à prolonger par lettres le babil des conversations, et dont quelques-unes des plus habiles en ce genre
\ V. plus haut, p. 78, note.
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de bavardage épistolaire étaient de ses amies 1; il le laissait aux beaux esprits de cour, sans leur envier cet usage plus qu'il ne leur enviait les autres.
XXV
Tout ce qui était du fin courtisan et vraiment de l'air de Versailles et de Marly lui fut en effet étranger. Quoiqu'il ai dit que cet air « est contagieux, » chez lui le sentiment des belles façons n'alla pas fort loin.
Saint-Simon nous le donne ' « comme étant fort honnête homme; » mais cette expression, appliquée à La Bruyère, doit être prise bien plus dans le sens moderne de la véritable honnêteté de conduite et de moeurs que dans le sens alors admis de l'urbanité parfaite. La grande honnêteté, chezlui, n'était pas, comme chez beaucoup, notamment chez le chevalier de Méré, qui—M. Sainte-Beuve l'a merveilleusement prouvé — fut sur ce point le mo1
mo1 plus haut, p. 171.
* Mém., édit. Hachette, in-12, t. I, p. 200.
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dèle accompli, une simple chose de surface. C'était moins pour la forme, beaucoup plus pour le fond 1. Honnêteté, chez La Bruyère, n'était pas politesse, c'était l'honnêteté même; en un mot, s'il fut l'honnête homme comme nous l'entendons, il ne fut pas l'homme poli comme on l'entendait, l'homme de cour encore moins. Ses ennemis en conclurent qu'il n'aurait pas dû parler d'un pays dont il avait si peu les façons, et dont, à le voir, on n'eût jamais cru qu'il eût même approché.
A propos du passage où, parlant de la Cour, il dit : « qu'il faut y avoir vécu pour la connoître, » l'auteur des Sentiments critiques * pensa faire le fin en ajoutant qu'à ce compte M. de La Bruyère n'était pas homme à en bien parler, lui qui ne s'était jamais piqué « d'un grand commerce avec les gens de la Cour. »
Il se trompait. Pour bien parler d'une contrée, il faut la connaître, sans nul doute,
» C'est tout à fait l'idée que donne de lui l'auteur, hostile pourtant, des Sentiments critiques: « M. de La Bruyère, dit-il, p. 385, avoit un fond et des rentiments d'honnête homme. »
« P. 16-17.
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mais il n'est pas nécessaire d'en être. L'habitude tue la clairvoyance, et ici je préfère,pour l'observation fine, le passant désintéressé, comme l'était notre philosophe, à l'habitant aveuglé de routine, comme le fut Dangeau, ou de passion, comme le fut Saint-Simon.
Pour l'honnête homme, suivant La Bruyère, il ne fallait que « tâter de la Cour 1, » puis ayant, à ce simple contact, senti combien elle sonne creux, se retirer dans la solitude, dont, au reste, l'homme sérieux y puisait le goût ».
Quant à son essence même, « l'esprit de la Cour, » il fallait s'en garder comme de la peste.
Bossuet, qui en avait tant d'autres, n'avait pas eu celui-là. Madame de Maintenon s'en plaignit 8; La Bruyère eut le courage de l'en féliciter. Lorsqu'il a dit « que le plus honorable reproche » est d'accuser quelqu'un de n'avoir pas l'esprit de la Cour, et « qu'il n'y a sorte de vertu qu'on ne rassemble en soi par ce seul mot, » il pensait à
i Edit. Destailleur, 1.1, p. 298. » 7*/<i.,p. 332.
a Lettre de 1675 à madame de Saint-Géran, citée pat Floqueti Bossuet précepteur, 1864, »n-8*,p. 483;
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Bossuet, certainement, mais un peu à luimême, que la contagion n'avait pas gagné davantage aux abords de Versailles.
« La politesse y tient lieu d'esprit, » dit-il encore. N'ayant pas besoin de cette substitulion, il se passa d'être poli, du moins comme on l'entendait à la Cour, c'est-à-dire qu'il se permit d'être franc, avec toutes les brusques allures et les formes sans apprêt de la sincérité indépendante. On passait à moins pour « grossier, » en ce temps-là. C'est un peu la réputation qu'on fit à La Bruyère.
De ce qu'il marchait et parlait assez brusquement, par exemple, on lui trouvait « un air de soldat, » et les chansons le disaient ' ; de ce qu'il ne faisait rien pour relever la rudesse un peu accentuée de ses traits, par les raffinements de la toilette, s'appliquant ainsi son propre précepte : « Un philosophe se laisse habiller par son tailleur»,» il passait pour négligé.
La chanson 3, rendant la pareille à son ironie ordinaire , l'appelait ironiquement » le beau La Bruyère, » et la note s'empressait de dire : « Il est fort laid. » Que lui imporl
imporl Maurepas, t. VII, p. 431.
• Edit. Destailleur, t. II, p. 331.
8 Chansonnier Maurepas, t. VII, p. 431.
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tait de l'être et qu'on le dît ! N'avait-il pas écrit quelque part » : a II ne faut à l'homme que l'air spirituel? » Sachant que, de ce côté, il avait la physionomie bien pourvue, il s'appliquait encore sa maxime comme consolation.
Il en avait d'autres. Les femmes de la Cour le trouvaient de leur goût, soit à cause de cet air spirituel qui ne leur a jamais déplu dans le bon temps de l'esprit, soit à cause aussi de cette carrure même un peu soldatesque dont le chansonnier lui faisait reproche tout à l'heure; aussi fut-il obligé de dire, pour compléter sa note : « Malgré sa laideur, les dames le courent. »
On riait toutefois un peu de celles qui semblaient s'être le plus attachées à lui. Mademoiselle Saillans d.u Terrail, qu'on retrouvera plus loin, quand il s'agira du mariage secret qui passa pour avoir existé entre elle et La Bruyère », eut ainsi, de la part des chansonniers, son coup de pointe à cause de cet attachement, dont, à ce qu'il paraît, elle
1 Edit. Destailleur, t. II, p. 10.
» Mémoires de Maurepas, publiés par Soulavie, t. II,
p. 223.
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était un peu vaine. Pour la rappeler à la modestie, on lui dit d'oublier l'esprit de son amant et de regarder davantage à sa tournure. On chanta * :
Vilaine du Terrait Ne faites point lafière, Car votre La Bruyère Tient beaucoup du cheval.
Le trait est dur et brutal. J'en sais, contre les façons d'être de La Bruyère, qui le sont encore plus. Un dernier me suffira, car il me déplaît, je l'avoue, de réveiller ces impolitesses du passé à l'égard d'un homme qui ne doit avoir que l'admiration du présent. Le philosophe ne perd rien, et gagne même à ce que l'homme reparaisse en son négligé; mais comme nous ne sommes pas à même de faire la part du vrai, et de dégager des critiques que lui attirait son sans-gêne, les exagérations passionnées du moment, il me fâche, je le répète, d'avoir à en reproduire l'injurieuse et souvent très-sotte expression.
Je n'insisterai donc pas sur ce point après
« Biblioth. bibliophilo-facétieuse, par les frères G.B.O.D. (Gustave Brunet, OctaveDelpierre).C7/<™- sons hist, et satir. sur la Cour de France, p. 6o-6i :
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le trait que je viens de vous promettre, et dont je me serais dispensé s'il n'était, et presque de bonne guerre, la revanche d'un autre que La Bruyère avait lancé.
Il vous souvient de ce qu'il a dit de La Fontaine au chapitre des Jugements : « Un homme paroît grossier, lourd, stupide; il ne sait pas parler ni raconter ce qu'il vient de voir : s'il se met à écrire, c'est le modèle
des bons contes Ce n'est que légèreté ',
qu'élégance, que beau naturel et que délicatesse dans ses ouvrages. »
Ce portrait ne plut guère aux amis du Bonhomme. Ils trouvèrent que la partie critique faisait ombre un peu trop crûment sur le côté flatteur; un d'eux se chargea de répondre. De quelle façon ? En rendant la pareille à La Bruyère, qui lui semblait, à ce qu'il paraît, mériter lui-même, par son air et sa tenue, les reproches qu'il faisait à La Fontaine.
C'est dans l'Introduction aux OEuvres posthumes du fabuliste que parut cette ré1
ré1 mot ainsi employé sembla singulier : « Légèreté, en bonne part, dit Marais dans une lettre inédite à Bayle.du ib mai 1691, a paru nouveau. Mais pour La Fontaine ne falloit-il pas de la nouveauté? >» Bibl. Imp., f. Bouhier, n° 133, p. 196.
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plique, à l'instigation sans doute de madame Ulrich, sa dernière maîtresse, dont la vanité galante était intéressée à ce qu'on ne crût pas qu'un homme si grossier avait pu être son amant.
« Je dois d'abord^ dit l'auteur de cette préface ', parlant du passage des Caractères, ôter de votre esprit la mauvaise impression que pourroit y avoir laissée la lecture d'un portrait qu'on a fait de M. de La Fontaine. On peut dire que celui qui l'a fait a plutôt songé à donner un beau contraste en opposant la différence qui se trouvoit, à ce qu'il prétendoit, entre les ouvrages et la personne d'un même homme, qu'à faire un portrait qui ressemblât. Il semble même,—ajoute-t-il, et c'est ici que l'invective commence,—il semble même qu'il s'y soit copié trait pour trait, et qu'il ait trouvé dans lui-même toute la grossièreté et la stupidité qu'il donne si généreusement à la personne de M. de La Fontaine. »
Ici, l'exagération du trait est si évidente
i M. P. Lacroix l'a republiée dernièrement, dans l'appendice des OEuvres inéd. de La Fontaine, i863, in-8e, p. 356.
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qu'on y croit sentir, de la part de celui qui l'a lancé, non-seulement, comme je le disais, une revanche pour La Fontaine, qu'il veut défendre, mais je ne sais quel sentiment de rancune personnelle.
Cette rancune existait en effet. La préface dont nous parlons est du marquis de Sablé, à qui madame Ulrich, sa très-intime.amie, avait dédié l'édition des OEuvres posthumes du Bonhomme, leur ami commun, et qui, pour, la remercier de la gracieuseté de ce morceau, avait écrit celui qui suivait. Il ne l'avait pas signé, mais personne n'avait été dupe de l'anonyme. Si l'on pouvait, d'ailleurs, s'y tromper encore, l'invective contre La Bruyère le trahirait à ne s'y plus méprendre.
Les Caractères, en représentant M. de Sablé dans le personnage de Phidippe ', qui, « déjà vieux, raffine sur la propreté et sur la mollesse, passe aux petites délicatesses et s'est fait un art du boire, du manger, du repos et de l'exercice », » avaient piqué ce voluptueux surl'âge au vif même de son plus - grandridjçule, en ne lui faisant grâce de ses
* V. la Clé ms. de l'Arsenal.
* Edit. Destailleur, t. II, p. 71. - . -
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vices que pal'ce qu'ils rie pouvaient pas honnêtement se nommer •. Phidippe se vengeait d'être accusé de volupté excessive en accusant La Bruyère du défaut contraire, la grossièreté!
Son indépendance des belles façons n'allait pas sans doute jusque-là, puisque d'Olivet * a cru pouvoir dire qu'il était « poli dans ses manières; » mais, chez les raffinés, elle y pouvait faire croire, pour peu qu'on eût surtout intérêt à l'exagérer. Si La Bruyère n'était pas Diôgène, il pouvait du moins passer pour Antisthène, qui était un cynique aussi, plutôt, il est vrai, par la franchise que par l'indécence grossière, et avec lequel il ne renia pas, d'ailleurs, une sorte de ressemblance, puisqu'il donna son nom à l'un des caractères où l'on pouvait lui-riiême le reconnaître 8.
1 V. Saint-Simon, édition Hachette, in-12, t. VI, p. 317, et le Chansonnier Maurepas, t. III, p. 63, 336, et VII, p. 2 53.
s Histoire de VAcadémie françoise, édit. Ch, Livet, i858, in-8», t. II, p. 317.
8 C'est le passage qui commence ainsi : « Je pardonne, dit Antisthène, à ceux que j'ai loués dans mon ouvrage, s'ils m'oublient.., »
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XXVI
Ce cynisme antisthénien,qui n'était qu'excès de franchise, ne fut pas sans lui nuire, même près de ceux qui lui voulaient le plus de bien. M. le Prince, qui l'estimait beaucoup, « qui le regretta plus que tout le monde ', » ne supportait pas toujours d'un égal esprit ses boutades de sincérité satirique. Ennemi de tout ce qui n'était pas distraction agréable, comme le grand Condé, son père, l'avait lui-même été sur la fin de sa vie », il préférait la gaieté de Santeul, dont la folie fit la fortune s.
De là des froissements pour La Bruyère, qui ne pouvait comprendre qu'une telle extravagance eût le pas sur sa sagesse; de là ces accès de misanthropie sur l'ingratitude des grands, dont les Caractères reçurent maintes fois le contre-coup,* comrtie en cet endroit * : « Les princes ont de la joie de reste pour rire d'un nain, d'un singe, d'un imbé■
imbé■ Lettre deJBojsuet à son neveu; le 28 mai 1696. * Annales de la Cour et de Paris, 1.1, p. 269. » Gacon, le Poète sans fard, p. 159. 4 Edit. Destailléur, 1.1, p. 343.
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cile et d'un mauvais conte *j le5- gens moins heureux ne rient qu'à propos; » et comme en cet autre aussi ', où, parlant à un grand, qui pourrait bien être M. le Prince, il lui reproche de quitter Socrate pour Dave, « avec qui vous riez, lui dit-il, et qui rit plus haut que vous. » Dave, c'était Santeul, et Socrate, ici encore 8, c'était lui.
Nous avions pressenti, dans ces passages, je ne sais quel grondement de mauvaise humeur personnelle, mais la cause nous en échappais Grâce à un témoin, le jeune Bouhier, qui vit de près La Bruyère à Paris 4, et peut-être aussi à Dijon, elle nous est connue aujourd'hui. Voici ce que nous lisons dans un des plus curieux manuscrits du futur président, Recueil inédit de Particularités, etc. 8 :
* Les chansons,—V. le Recueil Maurepas, t. VI, p. 99,—reprochaient à Condé de s'entourer t« de plats beaux esprits, 1» tels que l'abbé Martinet, qui était la risée de la ville. V. la'Bibliothèque de Cour, t. II, 293-294.
8 Edit. Destailleur, t. II, p. 339.
» V. plus haut, p. n3. — L'auteur des Sentiments critiques, p. 555, dit lui-même que La*Bruyère se donne dans son livre le nom de Socrate.
* V. plus haut, p. 8.
» Ms. de la Biblioth. imp., f. Bouhier, n° 178, p. 5y.
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« Dans les dernières années de sa vie,—il parle de Santeul,—M. le Prince n'a presque point fait de voyage, soit à Chantilly, soit en Bourgogne, dont il ne l'ait mis, jusques là qu'il le plaçoit dans son carosse préférablement à beaucoup d'autres, qui le souffraient fort impatiemment.
« J'en ai vu entr'autres La Bruière {sic) très-offensé, car il se croyoit fort au-dessusde Santeul. Mais l'enjouement et la vivacité de celui-ci plaisoient plus à M. le Prince que le sérieux cynique et mordant de l'autre. »
Ces mécontentements de La Bruyère, bien qu'ils fussent vifs, au point de l'engager presque à la retraite et de lui faire dire : « Il est souvent plus utile de quitter les grands que de s'en plaindre, » ne duraient pas longtemps. La raison les dissipait bien vite. Loin même d'en vouloir à celui qui en était la cause, à Santeul, dont il a fait un portrait si flatteur, et qu'il aimait, parce qu'il le trouvait « excellent homme, quoique homme plaisant, » il était le premier à le consoler en d'autres moments, peu rares à la Cour,oîi le plus en faveur peut se croire en disgrâce, et Vémporté~~ alors jusqu'aux plus étranges soupçons.
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Santeul, Jrès-irritable, comme tout esprit à vives impressions, s'exagérait le chagrin de ces moments-là, l'importance de ces mauvaises humeurs de prince et de princesse, où il n'entre presque toujours que du caprice, et il accusait tout le monde de lui en avoir attiré l'ennui. C'est alors que La Bruyère, qu'il aimait vraiment, qu'il appelait son «censeur amical, censor amice*, » en qui même il avait une si parfaite confiance qu'il le prenait pour premier confident dé ses oeuvres *, intervenait et, se mêlant de l'affaire, écrivait au victorin irrité, afin de le rappeler au bon sens, une lettre comme celle-ci, dont nous allons donner, pour la première fois, un texte intelligibles :
i II lui donne ce nom, avec bien d'autres éloges, dans sa pièce élégiaque sur la bibliothèque de Huet, engloutie sous les ruines de la maison du faubourg Saint-Germain où elle se trouvait. OEuvres de Santeul, 1698, in-8», t. I, p. 282.
* Voyez dans le Santeûilliana, 1708, in-8°, 2' partie, p. 43, une lettre de l'abbé Anselme à Santeul, du 12 nov. 1690.
8 Nouslarectifionsd'aprèsletexteduSaHtert/l/jdHa, 2e partie, p..39-40, et celui du recueil des Lettres .choisies de MM, de l'Académie françoise, par Perrault, 1725, in-8°, p. 214.
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« Cejcitdy matin, à Paris.
« Voule{-j>ous que je vous dise la vérité, mon cher M' : je vous ai fort bien défini la première fois 1; vous ave\ le plus beau génie du monde et la plus fertile imagination qu'il soit possible de concevoir, mais, pour les moeurs et les manières, vous êtes un enfant de dou\e ans et demi. A quoi pensezvous de fonder sur une méprise> ou sur un oubli, ou peut-être encore sur un malentendu, des soupçons injustes, et qui ne convenaient point aux personnes de qui vous les ave\?
« Conte\% que Monsieur te Prince et Madame la Princesse sont très-contents de vous, qu'ils sont très-incapables d'écouter les moindres rapports; qu'on ne leur en a point fait 3 qu'on n'a point à leur en faire sur votre, sujet, puisque vous n'en ave\
*"La Bruyère fait allusion ici à son portrait de Santeul, sous le nom de Théodas, qui avait paru dans la 6* édition. Cette lettre n'est donc pas d'une date antérieure à 1691.
* Pour compte^. On écrivait ainsi. C'est par exemple l'orthographe de Racine dans la 1" édition de ses "pièces. V.lêCàtal. de la Biblioth. Soleinne, t. II> impartie,p. 2;
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point fourni de prétexte; que la première chose qu'ils auroient faite auroit été de condamner les rapporteurs (voilà leur conduite); que tout le monde est fort content de vous, vous loue, vous estime, vous admire : et vous reconnoitre{ que je vous dis vrai. « La circonstance du passé l est foible contre les assurances que vous donne avec plaisir et avec une estime infinie> « Monsieur,
« Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
« DE LA BRUYÈRE. »
XXVII
Quand La Bruyère se trouvait avec des gens de sa valeur comme savoir, ou de sa trempe comme esprit, il devait, ce me semble, avoir des échappées qui le révélaient à
1 On lit partout, excepté dans les Lettres choisies': « la circonstance du pâté, » bizarre faute d'impression qui nous a valu de non moins bizarres hypothèses, même de la part des juges les plus sages de La Bruyère.
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peu près tel que son livre.nous l'a fait connaître.
Je ne veux point dire qu'en ces jours de verve il fît davantage abandon de sa personne; loin de là, plus l'esprit se donne, moins l'homme se livre. Seulement, alors, il était plus lui-même. Se sentant soutenu à l'entour par des attentions amies, chez les-, quelles. son savoir étendu ne trouvait pas, comme ailleurs, des échos distraits, ennuyés ou jaloux, il le laissait parler et se jetait d'abondance dans une de ces conversations oti l'on sentait tout ce qu'il y avait en lui de savoir médité et de méditation savante.
L'abbé Fleury, son successeur à l'Académie française, oti il parla de lui en homme qui l'avait beaucoup pratiqué, a dit, dans une phrase qui confond sous le même éloge le causeur et l'écrivain : « En faisant les caractères des autres, il a parfaitement exprimé le sien : on y voit une forte méditation et de profondes réflexions sur les esprits et sur les moeurs ; on y entrevoit cette érudition qui se remarquoit, aux occasions, dans ses conversations particulières. »
''~Aûx^occasions, voilà bien ce que nous voulions dire, quand nous parlions de ses
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échappées d'exception comme causerie dans le libre champ des entretiens.
Pour lui—d'Olivet, qui eut des notes précises sur son compte, l'a fort bien remarqué ' -*- tout était affaire de choix : les études comme les idées, les hommes comme les livres. Il ne livrait sa pensée toujours choisie, •qu'aux gens choisis de même, qu'il croyait dignes de la connaître. Il n'était donc pas tout à tous.
S'il parlait icivolontiers,là il nedisaitmot, comme il fît chez Ménage, dans une des rares visites qu'il lui rendit : a II m'a paru que ce n'étoit pas un grand parleur, » écrivit Ménage' après cette conversation, oti La Bruyère l'ayant laissé dire, il dut se persuader qu'il était le plus fort, parce qu'il avait parlé le plus. Le silence de notre homme, en cette occasion, s'explique sans peine: Ménage et lui s'étaient fort peu vus», et nous savons que La Bruyère ne se livrait pas sans connaître ) flairant d'ailleurs un pédant déjà dénoncé par Molière, il avait trop à observer pour pou*
1 Hist. de l'Académie françoise, édit. Ch. Livetj t. II, p. 317. * Mênagiana, 1715, in-S'j t, III, p. 38a. *Id.lbidi
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voir parler beaucoup. Il se borna donc à écouter.
Qu'en résulta-t-il?C'est que Ménage, pour avoir trop parlé, n'ayant rien saisi de celui qui l'écoutait, fut obligé de dire : « Je ne l'ai pas vu asse/ de temps pour le bienconnoîtrej» tandis que La Bruyère, chez qui le regard, qui surprend et acquiert, avait suppléé à la parole qui dépense, se trouvait, lorsqu'il quitta Ménage, en état de faire le caractère du pédant.
Si je savais la date de cet entretien, je saurais celle du portrait. Je ne puis dire que l'époque de son apparition, de sa mise en montre, pour parler comme aujourd'hui. Il fut pu-, bliédansla 5e édition, c'est-à-dire au mois de mars 1690, peut-être après la lettre retrouvée dans les papiers de Ménage, et à lui adressée sans nul doute ', oit La Bruyère laisse deviner à quelques impatiences imperceptibles d'abord, mais réelles lorsqu'on connaît son caractère, l'ennui qu'avaient dû lui
1 Elle a été publiée pour la première fois par M. Destailleur, à qui l'avait communiquée M. d'Hunolstein, dans la collection duquel elle se trouve. Une note autographe du temps lui donne la date de 1690 ou de 1691. . '.
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- 244 — causer certaines observations du pédant sur quelques parties de sa traduction de Théophraste et le reste de son livre.
La ressemblance frappa tout le monde *, excepté Ménage lui-même, bien entendu; aussi n'ai-je pas été surpris de lire dans le Menagiana ', recueil de ses réflexions : « Le livre des Caractères de Théophraste m'a plu. Dans les Caractères du siècle, je n'y ai pas encore trouvé le mien. Dans la vingtième édition il n'y sera pas.-Dieu veuille que je la voie!» Quelle-assurance, et qui sent bien son pédant, incapable de croire qu'il puisse être ridicule, et qu'on ait même l'idée de faire sa critique ! Ménage était de ces gens qui ne se reconnaissent que dans les portraits flattés.
Nous avions vu La Bruyère dans les entretiens de savants, ses amis, y donnant, c< aux occasions, » la réplique assez volontiers. Nous venons dé le voir chez un pédant, et nous l'y avons trouvé muet. Que" sera-t-il chez d'autres, à l'esprit célèbre, avec qui, par conséquent, le sien pourra se croire de plain-pied, et parler d'égal à égal ?
i V. notamment la clé ms., qui se trouve à l'Arsenal. « T. III, p. 245.
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— 24.*) —
Si j'en crois l'abbé d'Olivet, il s'y fera voir d'une discrétion presque modeste, son usage étant, suivant l'historien de l'Académie, d'être « sage dans ses discours, craignant toutes sortes d'ambition, même celle de montrer de l'esprit 1. »
Boileau nous dira, lui, tout le contraire. A l'entendre, le défaut de La Bruyère aurait été tout justement une sorte de prétention à ce même esprit dont l'abbé vient de nous assurer qu'il craignait de faire parade. Qui a raison ? Qui croire des deux ? L'un et l'autre." La Bruyère, en effet, « Montaigne mitigé, » comme l'appelle Marais *, semble avoir été vraiment « l'homme ondoyant et divers » des Essais : silencieux ici, parleur autre part; sérieux et presque triste oti il dédaignait d'être gai; mais d'humeur engageante, au contraire, homme agréable et « de très-bonne compagnie », » sitôt que, suivant les gens, il voulait bien en prendre la peine.
1 D'Olivet, Hist. de l'Académie françoise, édit. Ch. Livet.t. II, p. 317.
* Lettre inédite à Bayle, Bibl. Imp., fonds BouJiier, n° 138.-p.-99.
8 C'est l'expression même de Saint-Simon pour lui, édit. Hachette, in-12,1. I, p. 200.
21.
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_ 246 —
Iljùstifiaifainsi ce qu'a dit l'abbé FleUry sur son livre oti tant de caractères né sont que l'expression du sien ; et ce qu'on lit encore dans les Mélanges de Vigneul-Marville !, sur cet auteur de caractères, qui lui-même a en a plus d'un.»
Après avoir entendu l'abbé d'Olivet, qui sans doute avait raison, écoutons Boileau, qui n'a probablement pas tort : •
« Maximilien (c'est ainsi qu'il nomme La Bruyère, et je tâcherai plus tard de vous dire pourquoi), Maximilien, écrit-il à Racine 8, m'est venu voir à Auteuil et m'a lu quelque chose de son Théophraste. C'est un fort honnête homme et à qui il ne manqueroit rien si la nature Vavoitfait aussi agréable qu'il a envie de Vêtre. Du reste, il a de l'esprit, du savoir et du mérite. »
La Bruyère serait donc, ce jour-là, tombé dans le ridicule des gens toujours en travail d'esprit et de bons mots, dont Gresset a dit dans le Méchant :
L'esprit qu'on veut avoir gâte celui qu'on a,
» Première édition, p. 333. * Lettre du 10 mal 1687.
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.— 247 —
et qui lui avaient inspiré à lui-même, dans son chapitre de la Société et de la Conversation, cette phrase d'une si impitoyable compassion : « Tous sont contents d'eux-mêmes et de l'agrément de leur esprit, et l'on ne peut pas dire qu'ils en soient complètement dénués; mais on les plaint de ce peu qu'ils en ont, et, ce qui est pire, on en souffre? » Ce n'est pas impossible.
Encecasil duty avoir,desa part, moins d'inclination naturelle au bel esprit que d'impuissance à en trouver d'autre en ce moment-là.
Les heures de conversation forcée oti l'esprit oblige quiconque a le malheur d'en faire plus ou moins métier, étaient de celles qui devaient le plus gêner ce grand indépendant de la méditation solitaire, 11 devait y garder la timidité de ces hommes à l'observation continue, qui ne sortent jamais que violemment et—pourquoi ne pas le dire? — un peu gauchement de leur silence.
La présence d'un personnage comme Boileau, qui imposait par son nom, qui effrayait par son tour d'esprit, l'aura contraint d'ailleurs, et d'autant plus que la visite était intéressée',"délicate. Se hasardant à lire au satirique en vers les fragments d'un livre de
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satire en prose, La Bruyère devait sentir tout le danger qu'il y avait pour lui à venir affronter ce juge devenu partie, à cause de la concurrence.
Comment Boileau, l'homme des formes convenues depuis Horace, accueillera-t-il la forme toute nouvelle du nouveau livre?Partisan acharné des transitions, acceptera-t-il volontiers cet ouvrage qui s'en affranchit partout l et qui, pour comble, se jette parfois en des familiarités de style qui devront naturellement répugner à la pruderie de sa critique 1 ? S'étanTlui-même, déjà depuis vingt ans 8, départi du genre satirique pour les genres plus doux de l'épître et dû poëme didactique, ne
i Boileau ne le lutpardonnà pas. V. la dernière noté de Brossette sur la satire X. C'est après le succès des Caractères que Boileau fit cette satire, et le soin qu'il y mit dans les transitions semble être une critique du sans-gène de La Bruyère à s'en débarrasser par une nouvelle fantaisie de son caractère indépendant.
* V. Le Bolceana à la fin des OEuvres, Edit. SaintMarc, 1747, in-8°, t. V. p. 77. Boileau reprochait à La Bruyère d'avoir eu, par exemple dans son discours à l'Académie, moins l'éloquence de Démosthène que l'éloquence du Pont-Neuf.
» La satire IX est de 1667, et jusqu'en 1693, Boileau n'en donna plus..
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trouvera-t-il pas mauvais qu'on reprenne sans lui la satire? Ne. verra-t-il pas, dans la discrétion des pseudonymes donnés à chacun de ces caractères, oti le nom vrai n'est prononcé que lorsqu'il s'agit d'un éloge *, la critique de son procédé plus brutal de personnalité directe et à nom découvert? Enfin, quand le courant de la lecture aura, dès le premier chapitre, celui des Ouvrages de l'Esprit *j amené cette phrase faite pour lui, et dans laquelle il devra se reconnaître : « Un homme né chrétien et françois se trouve contraint dans la satire : les grands sujets lui sont défendus; il les entame quelquefois et se détourne ensuite sur de petites choses, qu'il relève par la beauté de son génie et de son style; » quelle sera son opinion ? Que dira le juge de ce jugement sur lui-même? L'éloge lui semblera-t-il suffisant et de bon aloi ? Ne trouvera-t-il pas qu'en le félicitant
i V. plus haut, p. 197-198. Dès la première édition il avait ainsi nommé en grosses lettres Boileau lui-même. Edit. Destailleur, t. I, p. 16t.
s Edit. Destailleur, t. I, p. 160. —V. surcepas.sage, dans .La.Çgrresp. Litt. du 5 mars 1857, une lettre de M. Havet, dont l'opinion est, comme la nôtre, qu'il faut voir Boileau dans ce passage.
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deson succès dansr |es.petites choses, telles que le poëme du Lutrin qu'il avait achevé depuis quatre ans ',. laissant seulement entamés des sujets plus grands, dans la genre de VOde, par exemple, on l'amoindrit, on le rapetisse un peu ? Dans ce mot : « Un homme né chrétien se trouve contraint dans la satire, » ne sentira-t-il pas une trop grande vivacité d'allusion aux motifs qui l'ont en effet décidé à quitter ce premier domaine de son esprit, d'après le conseil de quelques amis, surtout des Lamoignon, chez qui la satire n'avait^amais été en crédit, « attendu qu'elle blesse la charité ' ? » Voilà ce que pouvait se dire La Bruyère,
* Le dernier chant du Lutrin avait paru en i683.
* C'est le mot de mademoiselle de Lamoignon, qui ne pardonnait pas à Boileau d'avoir fait des satires. [Pièces intéressantes de La Place, t. VI, p. 216.)— La Bruyère, parce qu'il n'avait nommé personne dans la partie satirique de son livre, pensait n'avoir pas failli, pour son compte, aux sentiments chrétiens. Il croyait s'être conformé au précepte païen qui pourrait être une maxime chrétienne : Dicere de vitiis, parcerepersonis, et il s'appliquait ce qu'avait écrit un jour son ami Bussy : « J'ai trouvé qu'on se sauvoit à déchirer le monde en général, comme on se damnoit à déchirer les particuliers. » Lettres, Ve édit., t. IV, lettre 5.—Pour cela, les pseudonymes au lieu des noms
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lorsqu'en tremblant il vint lire à Boileau son ouvrage prêt à paraître, et ce qui, paralysant en lui le libre usage de l'esprit, l'aura fatalement jeté dans son excès...
Comme les gens qui ont peur, il aura voulu être trop brave. Devinant que son livre pouvait être attaqué, il l'aura d'avance trop défendu; il aura mis trop d'esprit dans sa façon de lire, et, à la moindre critique, trop d'esprit encore dans sa justification.
De là le jugement de Boileau, qui, après tout, ne serait juste que pour la surface.
J'en ai trouvé encore une autre raison dont j'ai déjà parlé, et à laquelle je reviens '.
Il se pourrait que La Bruyère, ayant été trop « agréable, dans cette conversation, » Boileau, qui avait la Vanité volontiers envieuse des causeurs à succès, ne lui eût point pardonné ce petit triomphe remporté sur lui.
mêmessemblaientluisuffire.Aussiavons-ftous vu son indignation contre les clés dont l'indiscrétion mettait à néant sa précaution de chrétien. Boileau fît comme lui dans sa io° satire, publiée après les Caractères. Il n'y nomma plus personne que pour l'éloge, et se crut ainsi à couvert du reproche de lèse-charité* » V; plus haut, p. y6.
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« L'esprit de la conversation, La Bruyère l'a dit—peut-être au sortir d'un pareil entretien,—consiste bien moins à en montrer beaucoup qu'à en faire trouver aux autres : celui qui sort content de soi et de son esprit l'est de vous parfaitement. Les hommes n'aiment_ point à vous admirer, ils veulent plaire; ils cherchent moins à être instruits et même réjouis qu'à être goûtés et applaudis, et le plaisir le plus délicat est de faire celui d'autrui'. »
Celaest vrai pour tout le monde, mais à plus forte raison pour les gens qui, faisant profession d'esprit, ont toujours la démangeaison d'en montrer et, du même mouvement, l'impatience de voir taire celui qui en montre auprès d'eux. Despréaux était de ces genslà. Il me semble que je le sens contraint dans son attention pendant la lecture de La Bruyère, pressé qu'elle finisse pour faire aussi la sienne, distrait enfin de tout ce qu'il entend par la préoccupation de son propre esprit et l'envie de dire son mot.
« Le hasard fait que je lui lis mon ouvrage, il l'écoute. Est-il lu, il me parle du sien. Et du vôtre, me direz-vous, qu'en pense-t>
pense-t> Destailleur, t. Ier, p. 231.
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il ? Je vous l'ai déjà dit, il me parle du sien.» Je ne sais à qui La Bruyère a fait allusion dans ce passage ', mais, malgré moi, quand j'y reviens, je pense à Boileau et à la première lecture qu'il lui fît des Caractères.
11 y eut toujours un peu du pédant chez Boileau, de « l'homme de collège, » pour l'appeler du nom plus poli que lui donnait La Fontaine*; c'est pour cela que notre philosophe sans gêne devait lui déplaire.
XXVIII
La Bruyère se fit tort auprès de bien d'autres par cette indépendance de toute pédanterie, et par les allures dégagées qui en sont la conséquence naturelle.
J'ignore s'il pouvait y avoir en son temps un milieu pour lui entre la tenue de professeur et l'air de l'homme de Cour,entre la gravité doctorale et la façon plus mondaine de l'homme d'esprit; en tout cas, si ce milieu était possible, il ne sut pas le prendre. Dès
» Edit. Dcitaillcur, t. I, p. i3g.
* OEuvres, édit. \Valckna2r, gr. in-S°, p. 5Sd.
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— 254 — lors, lè~ véritable aplomb de l'homme accepté lui fit défaut. Il n'eut pas cette pondération des bonnes manières, cet équilibre irréprochable qui vous fait tenir et marcher droit entre toutes les complications du savoir-vivre. bien autrement skvantes et impérieuses en ce temps-là que dans le nôtre.
Une fois chez des gens oti il pouvait se croire libre, il se livrait, et, comme il arrive pour tous ceux à qui des habitudes trop solitaires ont fait désapprendre la vraie mesure de l'esprit en ses abandons, il se livrait trop. Peu à peu, en homme qui d'ordinaire pense plus qu'il ne parlé, il se grisait de sa propre parole, de son esprit « en libre pratique. » Comme toute ivresse, alors, celle-là lui faisait faire des faux pas, même des chutes, et l'on se moquait de lui.
Le mot paraît dur. Vous allez voir qu'il n'est que vrai. La Bruyère, tant qu'il fut chez les Condé, eut à souffrir de ce qu'il appelait « l'extrême pente des grands à rire aux dépens d'autruil. »
Bouhier, dont la Correspondance nous a
• Edit. Dcôtailleur, t. 1, p. 342.
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déjà été plus d'une fois utile, avait, lui-même nous l?a dit ', beaucoup vu La Bruyère à Paris, lors du premier voyage qu'il y avait fait tout jeune homme encore, de.i691 à 1692., Se défiant toutefois de ses impressions de jeunesse sur unpareil.homme,qui, pour être apprécié, ne demandait pas moins que la pleine maturité du jugement; ne croyant pas le connaître parce qu'à vingt ans il l'avait connu, mais désirant d'autant plus, il est vrai, qu'on le renseignât tout à fait sur son compte; il prit le parti d'écrire à l'un de ceux qu'une longue familiarité chez M. le. Prince avait mis le mieux à même de lui dire ce qu'il voulait apprendre : c'est Valincourt.
La lettre de Bouhier, que nous n'avons pas, devait êtrede 1725 ; la réponse de Valincourt porte, en effet, la date du 3i octobre de cette année-là *. Il y avait juste trente-quatre ans que Bouhier avait vu La Bruyère. Le temps, comme on voit, n'avait pas affaiblira curiosité.
Il demandait d'abord si M. le Prince n'ai
n'ai plus haut, p. 8.
s Cor. incd.du Président Bouhier, t. XII, p. 399.
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_ _ —256 —
vait pas été pour quelque chose dans la composition des Caractères. Valincourt lui répondit négativement par un passage que vousavéz lu plushaut'.;Bouhier s'inquiétait ensuite de l'homme même, de ses façons d'être, de l'opinion qu'on avait de lui et de ses manières;
On va lire la réponse très-curieuse et surtout fort inattendue qui lui fut faite.
Pour la bien comprendre, je dirai même pour ne pas s'en effaroucher, il faut se souvenir que l'académicien qui va parler était d'un genre d'esprit assez semblable à celui de Boileau son ami, et, par conséquent, très-différent de celui de La Bruyère ; haut guindé sur le savoir-vivre, volontiers pédant, grand liseur, des auteurs anciens, se plaisant à le faire voir, au point qu'il pourrait bien avoir posé dans les Caractères pour celui d'Hérille*; enfin,grand citateur 8, ainsi que sa lettre va du reste nous le prouver :
« La Bruyère, dit-il, pensoit profondément
i P. 91*92.
1 Fdit. Destailleur, t. Il, p. 113.
3 Phélypeaux, dans une lettre du t6 juin iGgS, publiée par Depping, lui reproche ce travers, Bulletin du Comité historique, t. I, p 58. ,
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-—2 57 —
et plaisamment; deux choses qui se trouvent rarement ensemble. Il avoit non-seulement l'air de Vulteius ', mais celui de Vespasien (faciem nitentis) ', et toutes les fois qu'on le voyoit on estoit tenté de lui dire :
« Utere tactuciset mo'.libus...*
« C'estoit un bonhomme dans le fonds, mais que la crainte de paraître pédant avoit jeté dans un autre ridicule opposé, qu'on ne sauroit définir, en sorte que pendant tout le temps qu'il a passé chez M. le Duc, oti il est mort, on s'y est toujours moqué de luy. »
Qu'en dites-vous? N'avais-je pas bien fait
• Duritst ait, Vultei, nimisattentusque vidais Esse m/7//....
(Horace, lib. I, Epist. VII, ad fin.) » « Vespasien avait la figure comme celle d'un homme qui fait un effort. «(Suétone, Vespasien t ch.XXX.)L'undes auteurs delà Ménippêe, P. Pithou, avait aussi faciem nitentis. (Scaligeiv.na, p. 188.) -
s Utere lactucis et inollibus, utere malvis :
Nec faciem duram, Phxbe, cacantis habes.
(Martial, lib. III, épigr. 89.)
« Mange des laitues, prends d.s émollicnts, bois de la mauve, etc. »
22, .
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dé prévenir qu'on serait surpris, presque scandalisé!^ -• ..-,..■
Dans ce que Valincourt nous a d'abord appris, nous avons, sans doute, reconnu La Bruyère; chaque trait s'est naturellement venu fondre dans la physionomie queiiious nous faisions de lui; nous l'avons revu comme nous étions habitués à le voir : « brave homme au fond, » ses ennemis en convenaient eux-mêmes », faisant des satires en ne croyant faire que des portraits *•; « sans rien de pédant,,» nous le savions déjà par SaintSimon 8; curieux à l'excès, et comme le Vulteius d'Horace poussant jusqu'à la dureté l'attention du regard; toujours en travail aussi, toujours faisant effort comme le Vespasien de Suétone; car une pensée est sans cesse en gestation chez lui, et s'il ne crée pas les idées, il crée la forme et façonne le
* <« M. La Bruyère, il faut le déclarer, et cet aveu ne me coûte aucunement, •> dit l'auteur des Sent i ment s critiques, p. 385, « avoit un fond et des sentiments d'honnête homme... »
* Le même auteur dit encore, p. 386 t « S'il lui est échappé quelques petites indiscrétions, son esprit l'a trompé, il a cru parler sans conséquence, son coeur n'y a point eu de part <>
» Edit. Hachette, in-12,1.1, p. 200.
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moule' : voilà le La Bruyère que nous nous représentions, et que nous avons vu sans surprise se refléter sur'.le premier côté de l'esquisse de Valincourt. — .= •• :
Mais dans le reste, comment nous décider à le reconnaître ? Quels sont ces écarts oti il se jette pour éviter de paraître pédant ? Quel est ce ridicule qu'il se donne pour échapper à l'autre,-et qui. fait qu'on se mô* que de lui? Une seconde confidence venue du même coin, et dont j'ai le premier retrouvé la trace *, va, je crois, nous aider à le savoir.
Par cette révélation, qui vaut pour le moins celle de Vali ncourt, qu'elle complète, on verra que La Bruyère, lorsqu'il sortait du sérieux, ne se ménageait pas dans son contraire; que le comique, dont il sentait si promptement l'éveil, pouvait s'émanciper en lui jusqu'au bouffon, et qu'il s'égarait alors assez loin au delà de ce délicat, de ce contenu dont il a fait, à juste titre, le suprême de la politesse et du bon ton. Il suivait la loi commune
t L'auteur des Sentiments critiques, p. 54, reconnaît qu'il.avait J'csprît juste et l'imagination noble. t« Mais, ajoute-t-il, l'expression lui coûtoit. »
1 V. la Revue française du 10 janvier 1857.
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- z6o —
et prouvâirainsi qu'en toute chose l'axiome sur l'avare en dépense est d'une justesse parfaite. Qui sait, d'ailleurs? Les accès de gaieté sont parfois, pour- les gens sérieux, des moyens d'échapper ; et pour les indépendants^ des ressources d'indépendance. .
Cette fois, c'est Galand qui va faire parler pour nous son Journal longtemps inéditl :
«Mercredi 12 septembre 1714.—M." Fougères, officier de la maison de Condé depuis p:i,s de trente ans, disoit que M. de La Bruyère n'étoit pas un homme de conversation, et qu'il lui prenoit des saillies de danser et de chanter, mais fort désagréablement. »
Voilà bien, si je ne me trompe, la phrase de Valincourt expliquée et justifiée. Après ce qu'il a dit toutefois, après ce que vient d'ajouter M. Fougères, dont le propos, sans la confirmation du sien, ne pourrait sembler, à première vue, qu'une sorte de commérage envieux, comme il devait tant s'en faire dans la domesticité des Condé, oti La Bruyère, qui la dominait de son esprit, n'était pas, je crois, fort aimé; un troisième témoignage
» 11 a été publié pour la première fois dans la Nouvelle lievue Encyclopédiste. V. le n« de mai 1847, p. 486.
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— 2Ôt —
ne sera pas inutile comme opinion décisive, comme jugement sans appel.
Il nous viendra d'un homme dont l'amitié avec notre philosophe nous est déjà connue , de Phélypeaux, fils de Pontchartrain, protecteur de La Bruyère. Parles lettrés de lui que nous allons citer, il sera évident que les airs de gaieté bouffonne, les crises d'extravagance auxquels La Bruyère s'abandonnait dans le monde, avaient des contre-coups de folie plaisante jusqu'en sa correspondance, et que l'écrivain, dans le déshabillé d'une lettre familière, se permettait les mêmes « saillies » que l'homme du monde au milieu d'amis qui ne le gênaient pas. Il y avait en lui, même la plume à la main, de l'Heraclite et du Démocrite, du philosophe morose et du philosophe gai. Son livre entier, sauf en quelques parties, oti le rire éclate, malgré lui, sous la caricature qui le provoquera chez les autres, son livre est d'Heraclite '; mais ses lettres, à en juger du
i V. plus haut, p. 220-221.
s Les Caractères passaient en général pour un livre de mauvaise humeur, sans compter comme ouvrage sérieux. V. La Bizardière, Caractères des
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moins cPaprès celles auxquelles répondait Phélypeaux, ses lettres étaient de Démocri te.
«Si vous faites encore plusieurs voyages à Chantilly, lui écrit Phélypeaux le 5 juillet 1694, je ne doute pas qu'il soit un anj on ne vous mène haranguer aux Petites-Maisons; ce seroit une fin assez bizarre pour le Théophraste de ce siècle. »
Tout est significatif dans cette curieuse phrase : d'abord le mot haranguer, qui fait allusion au discours que La Bruyère avait prononcé tout juste un an auparavant pour sa réception, et qui, par son indépendance de toute tradition académique, comme allure et comme style, avait provoqué un scandale dont le bruit durait encore.
L'absence du sérieux dogmatique en usage pour ces sortes d'exercices oratoires, avait partout été remarqué 1. Ce n'avait été, pour le vieux parti académique, qu'un discours de mauvais plaisant, digne tout au plus du railleur expulsé quelques années auparavant, et dont le nom avait été répété, dans les chanAutcurs
chanAutcurs et modernes, 1704, in-12, p. 137. ' V. plus haut, pages 8G et 248, notes.
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sons encore en cours, comme un reproche pour celui qui semblait l'imiter. On chantaitl: '
Les quarante beaux esprits
Sont tombés dans le mépris :
Ils ri'avaient plus Furetière;
Ils ont pris La Bruyère,
ou bien encore :
L'Académie a reçu La Bruyère; Elle pourra s'en repentir : Toutefois il est bon que pour nous divertir Elle ait toujours un Furetière.
On peut juger par là de la réputation peu sérieuse que son livre, devenu si sérieux pour nous, avait faite à l'auteur des Caractères, et comprendre aussi pourquoi, à propos d'une lettre qui ne serait que gaie aujourd'hui, mais qui sembla folle en ce temps gourmé, Phélypeaux crut devoir faire allusion au Discours qui avait confirmé pour La Bruyère cette réputation d'homme plaisant.
Un autre point à remarquer dans la réponse de Phélypeaux, c'est ce qu'il dit de
1 Chansonnier Maurepas, t. VII, p. 437.
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-T 264 —
Chantilly, d'oti La Bruyère Jui a écrit la lettre qu'il accuse d'extravagance.
C'était un lieu de plaisir et de fête,.oti, pour être dans le ton, il fallait se faire, bon gré malgré, d'humeur joyeuse. La Bruyère s'y conformait de son mieux, mais en homme-. à qui l'habitude manque, il allait au delà. De la gaieté, exigée par l'usage du lieu, il tombait dans ce qui en est l'excès. Faute de cette mesure et de cette tenue, qui furent toujours le point important pour l'esprit des cours, grandes ou petites, comme le fut Chantilly, on le voyait s'égarer dans ces façons trop dégagées qui le faisaient tourner en ridicule, Vôlincourt et M. Fougères nous l'ont dit; s'émanciper trop par lettres folles, comme celle qui lui a valu la réponse dé Phélypeaux, ou, pour le moins, y manquer de l'expression juste ,• comme il lui arriva certain jour avec Bussy-Rabutin.
Il ne fallaitqu'un mot pour faire voir alors l'absence de tact; dans la circonstance dont je parle, La Bruyère eut ce mot-là, que jamais homme sachant le monde ne se fût., permis, et qui fut d'ailleurs fort bien relevé par Bussy, vrai gentilhomme, lui du moins,
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— 265 —
chez qui le mépris de la Cour venait de la science profonde qu'il en avait ', compliquée du dépit de n'y plus être.
A l'époque de la première candidature de La Bruyère à l'Académie, en 1691, Bussy l'avait soutenu. Il avait fait le voyage de Paris tout exprès pour lui donner sa voix. C'est l'une des sept qu'il obtint alors *. Soit modestie, soit défiance pour la sincérité des hommages qu'on pouvait lui rendre,—car le soupçon en toutes choses résulte nécessairement d'une observation aussi tendue que l'était la sienne,—La Bruyère s'imagina que le vote de Bussy lui avait été accordé, non comme à l'auteur des Caractères, mais comme au domestique de M. le Prince. Sa lettre de remerciement le fit sentir, avec la franchise qui ne fut jamais d'aucune Cour î
« Les Altesses à qui je suis, écrivit-il à Bussy 3, seront informées de ce que vous avez fait pour moi, Monsieur. »
i V. sa lettre à madame de Sévigné, du 23 mars 1O89.
* Correspondance de Bussy, édit. Lud. Lalanne, t. VI, p. 5t5. Lettre de La Bruyère à Bussy, du y décembre 169 t.
> Id.,ibid.
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Bussy, qui ne voulait pas avoir l'air d'un courtisan en quêté de la faveur d'une Altesse, quand il n'avait travaillé que pour un homme d'esprit, lui répondit, comme il convenait, en homme soucieux que son vote fût estimé à sa vraie valeur, et ayant pour cela des" droits, puisqu'il avait été des premiers à connaître le livre de La Bruyère et à l'applaudir'.
« Les voix que vous avez eues, lui dit-il dans sa réponse 4, n'ont regardé que vous.
l Dès le 10 mars 1688, c'est-à-dire peu de temps après leur apparition, Bussy, venant de lire les Carac tères, écrivait au marquis de Termes, qui lui avait procuré cette bonne fortune : « Ce ne sont point des portraits de fantaisie qu'il nous a donnés; il a travaillé d'après nature, et il n'y a pas Une décision sur laquelle il n'ait eu quelqu'un en vue. »> Après avoir donné ainsi raison à ce que nous avons dit plus haut, p. 162, sur les clés des Caractères, Bussy ajoute : « Ce que je viens de vous dire m'engage à vous demander laconnoissance de M. de La Bruyère. Quoique tous ceux qui écrivent bien ne soient pas toujours de fort honnêtes gens, celui-ci me paroît avoir dans l'esprit un tour qui m'en donne bonne opinion, et qui me fait souhaiter de le connoître. » Correspt de Bussy, édit. Lud. Lalanne, t. VI, p. 122-123.
s Id., p. 5iG. Lettre de Bussy du 16 décembre 169t.
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Vous avez un mérite qui pourroit se passer de la protection des Altesses, et,-— ajoute-t-il avec une allusion à des candidatures moins dignes que l'influence des Condé avait fait réussir à l'Académie,—la protection de ces Altesses pourroit bien, à mon avis, faire recevoir l'homme du monde le moins recommandable. Jugez combien vous auriez para avec elles, et avec vous-même, si vous les aviez employées. Pour moi, je vous trouve digne de l'estime de tout le monde, et c'est aussi sur ce pied-là que je suis votre ami sincère. »
C'est là le véritable ton de l'homme de Cour spirituel, chez qui l'esprit aide à la politesse et atténue la franchise sans rien ôter à la malice. Chez La Bruyère, qui en avait tant d'autres, cette qualité de tact n'existait pas. Aussi, je l'ai dit, n'écrivait-il guère, comme s'il avait eu conscience qu'une lettre du genre de celle que je viens de citer pourrait le livrer, pourrait le trahir. C'est ce qu'elle a fait.
Quoi qu'il ait dit ailleurs contre les grands, on a vu ici que.la vanité « d'être à des Altesses » ne l'avait pas trouvé trop insensible. Nous savions déjà, par l'indiscrétion du jeune
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Bouhier ', que l'envie de leur plaire et le dépit d'y réussir moins que d'autres étaient assez vifs chez lui; nous allons apprendre maintenant que sa philosophie ne le mettait pas davantage en garde contre l'enivrement des honneurs que son esprit pouvait lui faire rendre chez ces Altesses, et que s'il avait pu dires : « Une froideur ou une incivilité qui vient de ceux qui sont au-dessus de nous nous les fait haïr, » il avait pu aussi ajouter très-vite, en résumant ce que dit le Sosie de Molière3-: « Mais un salut ou un sourire nous les réconcilie. »
De cela, que conclure ? Cette vérité tout humaine : on participe presque toujours à ce qu'on reprend chez les autres; on ne critique chez autrui que pour se dispenser de critiquer en soi, et Alceste a eu raison de' dire :
Que c'est à tort que sages on nous nomme,
Et que dans tous les coeurs il est toujours de l'homme!
i V. plus haut, p. 237. * Edit. Destailleur, 1.1, p. 337. » Et la moindre faveur d'un regard caressant - Nous rengage que de plus belle.
(Amphitryon, act. I, se. t.)
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C'est encore à une lettre de Phélypeaux que nous devons de connaître quelque chose des honneurs, rendus à La Bruyère chez les Condé, après sa réception à l'Académie, et de savoir aussi en quelle satisfaction mal déguisée ils jetaient notre sage.
Cette lettre est du même temps que l'autre, à un mois de distance. La Bruyère est toujours à Chantilly ; pour ne pas faire disparate par trop de sérieux avec le ton des fêtes qui s'y donnent, il a laissé sa gravité à Paris, il est à l'avenant du reste, et il continue à faire des folies, du moins par lettres, si j'en juge encore par la réponse de Phélypeaux :
« Si, par hasard, lui écrit-il le 28 août, vous avez, Monsieur, quelqu'un de vos amis qui vous connoisse assez peu pour vous croire sage, je vous prie de me le marquer par nom et par surnom, afin que je le détrompe à ne pouvoir douter un moment du contraire, je n'aurois pour cela qu'à lui montrer vos lettres; si, après cela, il ne demeure pas d'accord que vous êtes un des moins sensés de l'Académie françoise, il faudra qu'il le soit aussi peu que vous.
« Je n'ai pu encore bien discerner si c'est
2 3.
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la qualité d'académicien ou les honneurs que vous reçeve\ à Chantilly qui vous ont fait tourner la cervelle.
« Quoi qu'il en soit, je vous assure que c'est dommage, car vous étiez un fort joli garçon qui donniez beaucoup d'espérances. Si j'arrive devant (avant) vous à Paris, je ne manqueray pas de vous faire préparer une petite chambre bien commode à l'Académie du faubourg Saint-Germain.'. J'auray bien soin qu'elle' soit séparée des autres-, affin que vous n'ayez communication qu'avec vos amis particuliers, et que les Parisiens, naturellement curieux, ne soient pas tesmoins du malheur qui vous est arrivé. En attendant vous pouvez penser, faire et écrire autant d'extravagances que vous voudrez : elles ne feront que me réjouir;" car les folies, quand elles sont aussi agréables que les vôtres, divertissent toujours et délassent du grand travail dont je suis accablé '. »
1 Les Petites-Maisons.
* Il faisait une tournée dans les ports du royaume et y était reçu en fils de France. V. une note de SaintSimon sur un passage de Oangeau, du 26 juillet 1695.
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XXIX
Il serait bien intéressant de pouvoir lire les lettres de La Bruyère qui ont laissé dans l'esprit de- Phélypeaux une impression si peu attendue. Nous n'y trouverions pas, sans doute, le penseur qui écrivit les chapitres les plus profonds du livre des Caractères, mais nous pourrions y surprendre le caricaturiste spirituel qui en chargea quelques portraits, tels que celui de Ménalque, par exemple, qui fut pour cette grave comédie ce que la parade est pour certains théâtres. Nous y ferions aussi plus intime connaissance avec l'ami de ce fou de Santeul, avec l'homme qui s'oubliait en ces « saillies » de chant et de danse que l'officier de la maison de Condé lui reprochait tout à l'heure. De même alors que le secret de l'homme, celui de son style aux allures parfois, si vives et si comiquement émancipées nous serait mieux connu.
Il fut-le premier de son temps qui eut ce style animé, scénique, sans rien de théâtral, toujours en mouvement, et qui semble
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étrange de la part d'un homme « peu parleur, » comme nous l'a dit Ménage, aussi vif dans la phrase écrite qu'il aurait pu l'être dans la phrase parlée. C'est à La Bruyère, « qui n'étoit pas un homme de conversation, » s'H fallait en croire M. Fougères, que serait due ainsi la première invasion du style de la conversation dans les livres. Il en eut la vivacité, mais non l'abondance diffuse. Entraînant comme l'homme qui parle bien, il fut concis comme doit l'être celui qui sait bien écrire.
On ne tarda pas à l'imiter, et les critiques dès lors ne se firent pas non plus attendre. On prétendit, chez les puristes, que cette animation trop concise du style nuisait à sa dignité, que sans le long vêtement de la période il ne pouvait y avoir que des pensées en déshabillé, c'est-à-dire négligées; et qu'enfin cette vivacité, dont on se faisait gloire, ne tendait qu'à nous ramener plus vite à une décadence comme celle dans laquelle la langue latine était tombée sous Tibère!. Lès Académies et les journaux de province s'en mêlèrent. Les
1 J. Leclerc, Biblioth, anc, et moderne, t. XVI, p. 228.
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prêtres surtout, grands amis de la phrase à longs replis, dont l'éloquence de la chaire avait fait la fortune, réclamèrent bien haut contre ce style rapide et court vêtu, qui, chose encore singulière, avait été mis à la mode par un ami de Bossuet!
Le P. Gaichiès, au nom de l'Académie de Soissons, fit un discours contre le style concis, dans lequel cette fille aînée de l'Académie française — on sait que l'Académie de Soissons prenait ce .titre — rnorigénait un peu sa mère de l'accueil fait par elle aux phrases cavalières â.
Le Journal de Trévoux reprit la même thèse* : rien n'y fit. Le ton était donné, on le suivit. La période ne fut plus du style en vogue; on la laissa se traîner avec la robe des avocats dans les harangues du Palais, ou bien encore avec l'aumusse des prêtres, dans les livres de querelle religieuse. Voltaire, qui devait tant ajouter de vives nuances à ces premières vivacités, put dire alors : « Les jansénistes seuls ont la phrase longue 8. »
1 OEuvres du R. P. Gaichiès , 1743, in-8', p. 21g. - » V. les Variétés ingénieuses de Decourt, 1725 ln-8», p. 97s Lémontey, Histoire de la Régence, t. II, p. 345.
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Pour donner à son style cette allure prompte et- serrée dont le mouvement fut exagéré, dès les premiers temps, par ses imitateurs ', La Bruyère n'avait eu qu'à s'abandonner au courant des entretiens, à la rapidité toujours changeante des conversations telles qu'on les aimait chez M. le Prince.
Il fut bien de cette niaison, et par son caractère, qu'il s'efforça de dépouiller de tout pédantisme,commenousl'avonsvu,etparson style qui, vif, pressé, aiguisé, affectant je ne sais qUel air d'épigramme en prose, fut tout à fait dans le ton d'esprit de la société, oti madame la Duchesse donnant la note et menant le branle, tout se tournait en malice et chaque malice en couplet. Je ne sache rien ni personne dont on ne s'y amusât. La Bruyère eut le sort commun, par la raison même qu'il s'était mis sur le ton du reste.
On se moqua de lui, Valincourt nous l'a dit, et ce fut un bonheur pour son livre. Si l'homme eût été pris trop au sérieux, l'ouvrage n'eût point passé. Pour ne pas s'en effrayer, il fallait en rire; c'est ce qu'on fit 3.
i II s'en plaignit lui-même. V. t. I, p. 140-141. s II en fut de même pour les Maximes de La Rochefoucauld. On n'y vit d'abord qu'une plaisanterie, et
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Ce qu'il contient d'osé comme satire, de hardi comme révolte, d'audacieux comme espérance ou divination d'un ordre de choses meilleur, ne fut, pour son temps, que la boutade d'un original en accès de misanthropie, le coup de boutoir « d'un homme d'humeur '. » .
En le voyant tel que nous l'a peint Valincourt, rien, de lui, ne pouvait tirer à conséquence; aussi, de son temps, ne trouvons-nous son livre pris en sérieuse considération par personne. On s'en amusa pour les portraits;
c'est ce qui leur fit pardonner ce qu'elles ont d'acre vérité. V. la lettre, jusqu'alors trop peu connue, de madame de La Fayette à madame de Sablé, que nous avons publiée dans nos Variétés historiques et littéraires, t. X, p. 121.
1 C'était l'expression acceptée. V. plus haut, p. 60, 80.—Il y avait dans les entretiens, il l'a dit (t. I,p. 244), des gens parlant par vanité « ou par humeur. » Il était de ceux-ci. Duclos qui en était de même, nous apprend que ces sortes d'originaux ne déparaient pas un cercle, et qu'on les recherchait comme une variété d'esprit nécessaire : « On voit, dit-il dans le passage indiqué déjà p. 80, on voit de ces sociétés où les caractères se sont partagés, comme on distribue des rôles. L'un se fait philosophe, un second politique, un troisième homme d'humeur. »
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quant au. reste, on n'y vit rien 1. Grimarcst nous a dit* qu'on devait, pour le bien lire, le lire gaiement; on n'y manqua pas. Il a fallu notre temps et l'expérience dont il est plein pour faire voir ce qu'il a de profond cl de triste. La frivolité de quelques parties dérouta sur le sérieux de l'ensemble. En d'autres endroits, l'ironie le masqua 3.
Ce fut l'arme et le bouclier: « Ironie forte, mais utile, et propre à mettre vos moeurs en sûreté, » a dit quelque part La Bruyère*, qui aurait pu s'appliquer cette phrase à luimême, dont l'ironie fut si souvent la défense. Chez lui, en effet, que de sous-entendus ironiques, où sa conscience ne cherchait qu'à se comprendre elle-même, et se trouvait déjà bien hardie de l'oser!
' D'Olivet et Formey le donnent à penser. Le succès des Caractères ne f..t d'abord que de curiosité, s V. plus haut, p. 76.
* V. plus haut, p. 1 I3-I 14.—La Bruyère pouvait penser, d'ailleurs, que l'ironie était de nature à s'associer avec les sentiments chiétiens, dont il tenait tant à ne pas se départir. V. plus haut, p. a5o, note. « L'ironie, dit M. de Sacy, parlant de celle de saint Françpis de Sales, dans la préface du Choix de ses lettres, l'ironie elle-même peut avoir sa chanté. »
* Edit. Destailleur, t. I, p. 332.
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C'est quand il s'agit du peuple qu'elle lu) parle le mieux : « Les grands ont été conduits insensiblement à le compter pour rien- 1, » et, comme Sieyès, qu'il devance d'un siècle, lui déjà,nous l'avons dit plus haut', il serait d'à vis qu'il doit être tout.
Il ne le flatte pas; il le sait jaloux, chagrin, envieux : il l'avoue. « Blâmons le peuple, ditil, oti il seroit ridicule de l'excuser 8. » Mais, un instant après, ce qu'il connaît de sa misère lui revient à la mémoire par le coeur, et la façon dont il en parle prouve que, pour cette misère, il lui pardonne le reste. Il est en train de dire quelques mots sur le dédain des gens de Cour pour les noms de baptême acceptés du vulgaire. On ne s'appelle plus Pierre, Jacques ou Jean, ainsi qu'il s'appelait lui-même. On prend le nom de Tancrède, porté, comme on sait, par un bâtard de Rohan vers ce temps-là; ou bien celui d'Hercule, dont le cardinal de Fleury, par exemple, se trouva si singulièrement baptisé ; ou bien encore celui d'Adolphe, qui avait été donné
i Edit. Destailleur, t. I, p. 33g. " s P. 19. " . * Edit, Destailleur, t. I, p. 33ç-34o.
'•*4
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•au iilsdc son amie madame de Bcllclbriôrc '.
Les noms du calendrier sont laissés au peuple."« Évitons, dit-il avec cette ironie dont je viens de parler, et qui justifie si bien le nom de Socrate qu'il se donnait, évitons d'avoir rien de commun avec la multitude... Qu'elle s'approprie les douze apôtres, leurs disciples, les premiers martyrs; » puis à ce mot de martyrs, il ajoute en parenthèse * : « Telles gens, tels patrons, »
On n'a rien dit publiquement de plus fort sous. Louis XIV, à propos delà misère du peuple. L'appeler martyr, c'était dire son vrai nom; mais quel détour n'a-t-il pas fallu à La Bruyère pour en arriver là ! Sa franchise n'a pu se donner pour refuge qu'une parenthèse de quatre mots, qu'on ne comprit pas de son temps, et qu'on n'a guère vue du nôtre.
i La mode de ces sortes de prénoms venait d'Italie. Ménagiana, t. IV, p. 173.—Plus tard, Destouches donna le même ridicule à son Glorieux, qui dicte ainsi ses prénoms au notaire :
Monseigneur CarlomanAlexandre-César-Henri-Jules-Armand-
CarlomanAlexandre-César-Henri-Jules-Armand-
s Edit. Destailleur, 1.1, p. 340.—Ce qu'il dit plus
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Je sais des gens d'un grand sens et d'un véritable esprit qui se demandent pourquoi il n'est pas plus net, pourquoi il prend tant d'ambages, pourquoi, surtout, il ne conclut pas? A quoi bon conclure après ce qu'il dit? La conclusion vient d'elle-même; son époque la donne pour lui. S'il n'apporte pas d'exemples, c'est qu'ils foisonnent alentour.Lorsqu'il écrit, sur l'état des campagnes, le terrible passage dont nous parlerons plus loin, pour bien fixer l'endroit oti il le peignit d'après nature, a-t-il besoin d'ajouter ce qu'il pense? a-t-il besoin de conclure? Sa conclusion se trouve dans chaque trait indigné du tableau. Il suffit qu'il dise : « Voilà ce qui est, » pour qu'aussitôt la moralité suive. La Fontaine l'eût dite, parce qu'il croyait n'écrire que pour des enfants; La Bruyère la supprime, parce qu'il écrit pour des hommes. Jamais le proverbe : « A bon entendeur, demi-mot » ne fut plus applicable qu'à lui et aux sousentendus de son livre.
Les oracles, et il en est un, n'ont jamais,
loin, t. II, p. 20 : « Nommer un roi PÈRE DU PEUPLE est moins faire" son éloge que l'appeler par son nom,» lut aussi très-hardi sous un roi qui fit tout pour qu'on l'appelât autrement.
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parlé que sous des voiles ou au travers de nuages : il a les siens qu'il fait plus ou moins épais, suivant qu'il se sent plus ou moins surveillé.
Ceci, en effet, est encore un des grands points, et il me semble qu'on n'en a pas assez ténu compte lorsqu'on lui a reproché son défaut de conclusions. On a oublié qu'il y avait toujours, sous le régime absolu du grand roi, une oreille ouverte pour entendre, une main armée pour réprimer ce qui se disait de trop hardi. De là ses réticences, qui ne demandent toutefois qu'à laisser saisir ce qu'elles retiennent; de là ses ironies, dont les frivoles s'amusent quand les sages s'en épouvantent; de là tous ces portraits oti les noms manquent, mais où chacun attache une ressemblance; de là enfin tous ces traits de moeurs, si bien définis, si bien fixés, oti rien n'est absent que l'exemple formellement direct.
Pour cela, il n'y eutpas que prudence chez lui, il y eut peut-être aussi embarras dans le choix de ces exemples et de ces preuves. On les trouvait si bien partout qu'il crut inutile d'en mettre aucun dans son livre. Ce grand nombre même le sauva, en lui permettant de nier la réalité des applications qui pouvaient
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devenir un péril. Venait-on lui dire qu'il était bien osé, par exemple, de parler des femmes « coquettes, joueuses, ou ambitieuses ', » quand la reine de Chantilly, madame la Duchesse, était tout cela*, il avait beau jeu pour répondre que son trait pouvant atteindre ailleurs, on était bien hardi soi-même de prétendre qu'il eût voulu viser si haut.
Les grands sont ceux qui se reconnaissent le moins dans les satires, se croyant audessus d'elles, comme ils sont au-dessus du reste. La Bruyère, qui le savait, en usa jusqu'à l'audace.
Je n'en citerai qu'un exemple :
Dans sa première édition, en 1687, il avait dit, au chapitre de l'Homme* : « Nous faisons par vanité ou par bienséance les mêmes choses, et avec les mêmes dehors que nous les ferions par inclination ou par devoir. Tel vient de mourir à Paris de la fièvre, qu'il a gagnéfe à veiller sa femme qu'il n'aimoit point. » Tout le monde vit dans les derniers mots une allusion à la mort du prince de
1 Edit. Destailleur, t II, p. 147. » Mémoires de Saint-Simon,-édit. L. Hachette, in-12, t. IV, p. 2o5. s Edit. Destailleut, t. II, p. 52.
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Gonti, que la petite vérole avait emporté deux ans auparavant, le 9 novembre 168 5, en soignant, par model, sa femme, dont il n'avait jamais été amoureux. La Princesse seule ne comprit pas. Pouvait-elle supposer, elle, «la grande Princesse, » comme on l'appelait, qu'un livre s'occupât d'elle sans faire son éloge, et, qui plus est, se permît d'émettre un doute sur les sentiments qu'elle avait pu inspirer à son mari? Un pareil trait, une fois compris, est de ceux qu'on ne pardonne pas. Or, la meilleure preuve que la Princesse ne s'en fit pas à elle-même l'application, c'est qu'elle fut une des plus constantes admiratrices du livre dans lequel il se trouve *; à ce point que le rimeur qui, plus tard, mit en vers les Caractères, crut devoir lui adresser la dédicace de cette singulière version 8.
Si madame de Conti ne sentit pas ce qu'il y avait là de direct sur son compte, elle dut comprendre bien moins encore que certaine allusion aux amours trop vifs des frères pour
* Lémontey, Hist. de la Régence, t. II, p. 467.
8 Brillon, Portraits galants, 1696, in-12, p. 81.
3 Peintures parlantes, traduction en vers des mueurs et caractères du siècle précédent, selon le Théophraste français, 1703, in-12.
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leurs soeurs 1 pouvait aller aussi à son adresse, et faire jaser les gens pour qui les visites de son frère, monseigneur le Dauphin, semblaient trop fréquentes chez clic, et surtout trop empressées.
Les grands, encore une fois, n'y voient pas de si près. Ils se croient trop haut, et toute satire leur semble trop bas pour qu'ils puissent rien découvrir de ce qui s'y trouve à leur adresse de vérités ou de leçons. L'éloge plein d'encens, dont la fumée s'élève, est la seule chose qui monte jusqu'à eux. La Bruyère a donc pu lancer ses traits sans qu'ils se crussent jamais atteints.
Les parvenus seuls furent chatouilleux, et s'irritèrent de ce qu'il dit. S'il y eut danger pour lui 2, ce ne put être que du côté des mécontents de la finance et de la bourgeoisie 3.
Quant aux duchesses, il put leur dire toutes leurs vérités, même les plus cruelles : parler de la rage du jeu qui avait alors
i Edit. Destailleur, t. I, p. 2o5. * V. plus haut, p. 125-126.
3 II est parlé de ces mécontents dans le Ménagiana, t. III, p. 3S2.
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gagné toutes les femmes, et de la passion des liqueurs fortes qui ajoutait son ivresse à cette folie '; blâmer aussi cet usage des grands laquais, dont le service remplaça celui des femmes dans les grandes maisons et amena tant de scandaleux abus '; faire, en un mot, la satire complète -des personnes du plus grand monde; aucune ne se trouva réellement mise en cause \
La Bruyère, à qui elles auraient eu la puissance de faire enlever de son livre ce qui les y blessait, n'eut rien à en supprimer.
Un seul passage en disparut, mais il n'eut
1 Edit. Destailleur, t. I, p. 323.
* Id., p. 295.—V. dans Lémontey, t. ILp. 319, une citation de la Biblioth. de Cour.—Les amours des granoes dames pour leurs domestiques commencèrent. V., sur les intrigues de la duchesse de Sully et de son intendant Petit, le Chansonnier Mauvepas, t. III, p. 63.
3 La duchesse eût pourtant bien dû se reconnaître dans ce qu'il dit des femmes qui aiment le vin; c'était son défaut. V. Lescure, les'Philippiques de La Grange-Chancel, i853,in-i8, p. 41; et lesLettresde madame Du Noyer, t. I, p. 14.—Ce défaut était aussi, qui le croirait, celui de la toute charmante madame de Caylus, aux discrets souvenirs. Lassay, Recueil de diverses choses, t. II, p. 39.
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pour cela qu'à obéir à son coeur. Ce passage, en effet, qui se rapporte aux gens en disgrâce ', avait pu être pénible pour Vardes, dont il aimait le savoir, compagnon de son exil*, pour Bussy, pour Lauzun, pour plusieurs autres : il s'empressa de le biffer dès qu'on lui eut fait comprendre qu'il leur pourrait être un chagrin. Le sacrifice qu'il fit ainsi à la disgrâce, et qu'il n'eût point fait à la faveur, témoigne de sa bonté sans faire croire à sa complaisance.
Il n'en eut pas, même pour le pouvoir qui en devait le plus attendre, c'est-à-dire même pour le roi, dont il ne fit un gigantesque éloge 3 qu'afin d'être à couvert et darder en liberté ses satires de détail.
Vous avez vu ce qu'il écrit sur l'état du peuple pendant ce règne, et vous avez senti la vivacité du reproche, malgré son déguise* ment. Voyons, à l'autre extrémité, ce qu'il a dit du faste et des fêtes, contraste criant de cette misère; ce qu'il a pensé des expédients de puissance, des garanties d'autorité qu'il y
» Edit. Destailleur, t. II, p. i5-i6. - - Il le cite parmi les érudits. Id., p. 92. s Id., p. 23-2G.
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eut toujours dans l'encouragement du luxe pour tout despotique 1.
Le mot est de lui. La Bruyère est, je crois, le seul qui l'ait écrit sous Louis XIV, et, ce qui en accroît l'audace, c'est dans un passage dont l'application était des plus directes contre sa manière de régner :
o C'est, a-t-il dit s, une politique sûre et ancienne dans lés républiques, que d'y laisser le peuple s'endormir dans les fêtes, dans les spectacles, dans le luxe, dans le aste, dans les plaisirs, dans la vanité et la mollesse; le laisser se remplir de vide et savourer la bagatelle : quelles grandes démarches 8 ne fait-on pas au despotique par cette indulgence.»
Cette invective contre l'un des plus chers
i Edit. Destùlleur, t. II, p. 2.
a Voltaire aurait dû se rappeler ce passage dans son Traité de Politique et de Législation {OEuvres, édit. Beuchot, t. XXXVII, p. 534); il se fût montré moins rigoureux pour ce que La Bruyère dit ailleurs encore contre le luxe (t. I, p. 296). Il eût pu conserver les épithètes d'amer et de satirique qu'il lui donne; mais il eût retiré les mots de « misanthrope forcé, » qu'il y ajoute injustement.
3 Démarche est pris ici pour progrès.
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secrets des pouvoirs absolus a bien des fois été reprise, entre autres par Charles Nodier, lorsqu'il a dit • : a Du moment que le despotisme a peur pour lui, on sait qu'il fait bon marché des moeurs; » mais personne ne s'est là-dessus aussi franchement, aussi bravement exprimé que La Bruyère, et cela dans un temps où il y avait plus que de la nouveauté à parler ainsi des gouvernements qui affaiblissent à l'entour d'eux pour rester forts, qui corrompent et énervent pour n'avoir pas de résistance à craindre.
Il dit de Phédon * « qu'il est libre sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement prévenu des ministres et du ministère; » et Phédon, c'est lui. Le nom tout socratique qu'il lui donne suffirait à le faire croire. En ne sortant presque jamais du grec, pour la dénomination de ses types, il s'assurait une garantie contre leur propre hardiesse. « Ce n'est pas de vous que je parle, mais du passé, » aurait-il pu répondre, sous ce couvert des noms antiques, à qui l'eût
i De la prose française et de Diderot, Bullet. du Bibliophile, juillet 1S61, p. 377. * T. I, p. 279.
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inquiêté^dans le présent. Le sous-titre que prit, à la quatrième édition, son dixième chapitre, en ajoutant aux mots : du Souverain, ceux-ci bien inattendus alors, ou de la République, nous semble aujourd'hui une audace : ce fut une prudence. Donnant ainsi _. à ce qu'il allait dire l'étiquette des gouvernements anciens, dont la forme en son temps n'était plus qu'une ombre, il échappait mieux au danger des allusions qu'on pouvait lui reprocher. « Que vous importe ce que je dis touchant les républiques, vous n'avez rien à voir chez elles, car la république n'est pas chez vous. Je suis Grec et je m'y tiens, m'occupant à ma façon de choses dont j'aurais pu m'inquiéter en Grèce. Ce n'est pas moi qui parle, c'est Théophraste qui continue à parler en moi. » Voilà quelle pouvait être sa réplique toute prête.
Au commencement du règne, lorsqu'il ne fallait déjà pas moins de prudence dans la satire, Boisrobert avait répondu de même, en une circonstance toute pareille. Ayant à se plaindre du secrétaire d'État La Vrillière, pour la suppression du nom de son frère d'Ouville sur la listedes pensions, il s'était vengé par une Ëpître où les ridicules
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du ministre s'étalaient en long et en large. La Vrillière menaçait de se plaindre à Mazarin; Boisrobert prit les devants. Il courut, avec le maréchal de Grammont, chez le cardinal, qu'il trouva connaissant déjà sa satire et s'en amusant.
« — Ce n'est point, lui dit-il, contre M. de La Vrillière que j'ai écrit; mais ayant lu les Caractères de Théophraste, j'ai fait à la manière de ce Grec le caractère d'un ministre ridicule. Tant pis pour M. de La Vrillière s'il lui ressemble.»
Celui-ci survint à son tour, criant : a II m'a vitupéré, monseigneur ; il m'a jeté une bouteille d'encre sur le visage. »
«—Monsude La Vrillière, lui dit Mazarin, ce n'est point vous, ce sont des Caractères de Théophraste.»
La Bruyère, pour tous ses portraits, répondait comme Boisrobert. J'irais presque, à penser que c'est la réponse de celui-ci qui l'inspira pour la forme de son livre. L'anecdote était connue ', surtout chez les Pontchartrain, parents de La Villiêre et amis de
* Historiettes de Tallemant, édit. P. Paris, t. II, p. 4o3.
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*— 29° — notre infatigable écouteur. J'imagine qu'il l'entendit conter dans leur monde, et qu'il ne lui en aura pas fallu davantage pour l'idée du déguisement à la grecque dont il s'enveloppe et sous lequel court encore l'immortelle mascarade de son esprit.
XXX
Comme tous les observateurs, il faisait ainsi de chaque chose son profit. Il y a dans son miroir mille reflets du monde qui l'entoura. Les Condé y sont tous, depuis l'aïeul, le grand Condé, jusqu'au petit-fils, M. le Duc; nous l'avons cféjà dit, mais il nous reste, sur ce point, tant de choses à dire encore !
Ce n'est point par leur portrait seul qu'ils figurent chez La Bruyère : ils y vivent par leur influence, en mille endroits présente, active, tyrannique. De leur part, tout s'imposait, et fût-on, comme notre homme, le plus indépendant des esprits, il fallait subir le joug de leur goût, le despotisme de leurs préférences. Par bonheur, leur goût était bon, et, sauf quelques protections mal placées, comme celle que le grand Condé
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accorda par ennui, et faute de mieux, au piètre rimeur l'abbé Martinetl, leurs préférences ne se fourvoyaient pas trop. Chantilly était vraiment, comme La Bruyère l'a dit *, «t l'écueil des mauvais ouvrages. »
Nous avons vu plus haut 3 que M. le Prince Henry-Jules était le plus capable « pour marquer aux écrivains le ridicule de leurs écrits. »
Fort jeune, il avait eu cette faculté. Dès 1668, on avait dit de lui, dans les Portraits de la Cour * : « Il se connoît fort aux beaux vers... Il dit son sentiment avec beaucoup d'esprit sur les matières les plus hautes de là philosophie. » La Rochefoucauld avait été, jusqu'au dernier moment, un de ses meilleurs amis 5; cela seul suffirait pour faire comprendre qu'il dut encourager La Bruyère dans l'entreprise des Caractères, qui ne sont, à tant d'endroits, qu'un écho prolongé des
1 Chansonnier Maurepas, t. VI, p. 99 ; Biblioth. de Cour, t. II, p. 293-294.
* T. II, p. 259. 3 P. 91-92.
* Cités dans les Arch. du Biblioph,, t. II, p. 263. 5 V. Lettres de madame de Sévigné, 3 avril 1671,
29 mars 1680.
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Maximes avec plus de malice dans l'allusion *. Le savoir chez M. le Prince allait volontiers de pair avec l'esprit :
« Ils ont joint lés lettres avec lés armes, et ont une belle bibliothèque où il y a des manuscrits rares, grecs et latins *. Le père et le fils sont des bibliothèques vivantes. » C'est Gédéon Pontier qui > parle ainsi du grand Condé et de son fils, dans son bizarre ouvrage, le Cabinet des Grands 8. Il n'eut pas le profit de son éloge. Ayant dit ailleurs *, à propos de Paris : « L'agréable fleuve de la Seine passe par le milieu et ne fait que serpenter à sa sortie, comme s'il avoit de la peine à le quitter, » La Bruyère saisit la phrase au bond pour en faire un des
i Segraisiana, i"édit., p. 86, IOO. M. Destailleur a rapproché avec soin le? passages des Caractères qui peuvent s'être inspirés des Maximes,
* On n'y comptait pas moins de dix mille volumes, Sauvai, t. III, p. 52; l'abbé de Marolles, Paris, etc., in-4", p. 42.—Au xvm* siècle, selon G. Brice, « les personnes studieuses y étoient reçues favorablement. » Descript.hist. de Paris,i'jS2,in-S', t. III, p. 407. M. Leroux de Lincy a publié des Recherches sur cette bibliothèque, Bulletin du Bibliophile, 1860, p. n58, etc.
8 1681, in-12,1.1, p. 19t.
* Id., p. m, 112.
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ridicules de son, Dioscore, dont il dit * : « Il écriroit volontiers que la Seine coule à' Paris. »
M. le Prince, quoique loué par le pauvre Pontier, ne dut pas en vouloir à La Bruyère du coup qu'il lui portait. Il n'aimait pas l'érudition niaise, mais les jeux d'histoire lui plaisaient. C'est ainsi qu'il ne dédaigna pas celui qui consistait à faire, à la façon des Centuries de Nostradamus, un de ces logogriphes historiques qui étaient alors à la mode*. Madame de La Fayette, à qui il l'envoya, se fit aider pour l'expliquer, et je crois bien que Son Altesse avait eu aussi recours au savoir d'autrui pour mieux en compliquer le problème. Or, comme d'après les faits qu'elles contiennent, ces Centuries doivent avoir été écrites en 1678 ou 1679, et comme à cette époque, ainsi qu'on l'a vu plus haut 8,
4 T. II, p. 204.—«Tout le monde, dans ce trait, reconnut Gédéon Pontier. » Camusat, Hist. crit. des Journaux, t. II, p. 36-37. V. aussi les Pièce* fugit, d'Histoire et de Littérature, 1704, in-12, 3» partie, p. 517.
« V.~ Le Bret, Lettres diverses, p. 62; OEuvres de La Fontaine, édit. Walcknaér, gr. in-8% p. 583.
» P. 21.
a5.
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- 294 — ' La Bruyère était déjà chez les Condé, tout me donne à croire qu'il mit la main à ce casse-tête \ Il y fallait du reste , avec son talent de professeur d'histoire, son habileté dans l'art des pastiches en vieux langage *. , M. le Duc, ,son élève, semble avoir bien profité de ses leçons, du moins pour une part. Partout, même chez ses ennemis, on s'accorda toujours à reconnaître en lui « les restes d'une excellente éducation 3. » Il y prit, et pour le garder, le goût des lettres, qui lui fit rechercher avec empressement, cultiver avec un soin qui l'honore les gens d'esprit les plus distingués de son temps, Racine, entre autres, sans lequel toute fête eût paru sans charme chez M. le Duc, et tout bon repas sans dessert *. Dans les discussions qui s'agitaient à cette
1 Les Centuries et leui explication se trouvent dans le livre fort tare : Voyage de MM. de Bachaumont et de La Chapelle, avec un mélange de pièces fugitives tirées du cabinet de M. de Saint-Êvremond, 1704, in-12, p. 162-175.
* V. son pastiche de Montaigne, édit. Destailleur, t. I, p. 234-235.
» Saint-Simon, édit. Hachette, in-i8, t. V, p. 164.
* V. la préface du Jugttrtha de Lagrange-Ch ncel,dans ses OEuvres, 1735, In 8\ t. I,p. xxxvi.
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illustre table, Son Altesse ne manquait jamais d'intervenir, et c'était chaque fois avec une vivacité d'esprit et de savoir 1 où se retrouvait la tradition de La Bruyère. Comme son père, M.le Duc aimait le jeu des Centuries historiques*. Il y voulait aussi des collaborateurs, ce qui nous donne à penser qu'il suivait encore en cela l'exemple paternel, et justifie ce que nous avons dit tout à l'heure de la part qu'aurait eue La Bruyère dans la centurie envoyée à madame de La Fayette.
Les aides historiques de M. Je Duc étaient Malézieux, l'abbé Genesta, peut-être aussi La Bruyère. Il est du moins hors de doute qu'il fut, avec les deux autres, en commerce d'amitié et d'esprit. Malézieux, que nous retrouverons plus tard, fut un des premiers confidents de son livre, et l'abbé Genest dut à son amitié de voir une de ses tragé1
tragé1 raconte une dispute sur un point d'histoire que M. le Duc eut ainsi avec Fiesque; édit. Hachette, in-18, t. II, p. 319.—Son défaut était de se répéter, selon madame de Caylus (édit. Asselineau, p. 191). C'est de lui que La Bruyère a dû dire, au chap. des Grands (t. II, p. 355) : « Une chose arrive, ils en parlent trop. » •
» Chaulieu, OEuvres, 1822, in-12, p. i3g, 140, a 58.
5 Souvenirs de madame de Caylus, p. 190.
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dies, Pénélope, mise par lui sur le même rang que la Bérénice de Racine '. Le zèle de l'ami ne. pouvait aller plus loin, d'autant que La Bruyère était un des plus grands admirateurs du poëte à qui, de cette façon, il donnait presque l'abbé Genest pour égal.
On connaît assez, sans que j'aie besoin d'y insister, cette admiration profonde de La Bruyère pour Racine; je m'y arrêterai cependant ici, afin de marquer en quelle circonstance il écrivit l'un des passages où elle se fit le mieux jour.
Les disbussions de toutes sortes, principalement celles qui roulent sur les matières de l'esprit, étaient fort en usage, chez M. le Duc et chez madame la Duchesse, soit à l'hôtel de Condé, soit au château de Saint-Maur, leur chère Mauritanie, comme l'appelait Chaulieu ». On y discutait à toute outrance, de plein coeur et à plein gosier, ce qui fit dire à La Bruyère, au sortir sans doute d'une de ces disputes à tue-tête : « On parle impétueusement dans les entretiens 8. » Lassay, dont nous aurons à reparler, qui était sou«
sou« Destailleur, t. I, p. 148. 1 Chaulieu, p. 144. 3 T. I, p. 244.
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— 297 — vent de ces querelles littéraires, va nous dire en quelques mots comment elles se passaient, et sur quelles matières elles s'engageaient de - préférence.
Il avait manqué à l'une des plus curieuses; mais quelqu'un de ses amis lui en avait écrit le sujet, ainsi que les incidents. Il lui répondit ' : « Vous me faites une peinture fort plaisante de la dispute qu'il y a eu à SaintMaur. Je me suis trouvé à plusieurs de la même espèce, et je sais qu'il est.bien plus nécessaire d'avoir une bonne poitrine que de bonnes raisons. Vous voulez savoir, ajoutet-il, mon sentiment sur la question; avant de vous le mander, je dirai comme Montagne, je vous le donne pour mien et non pour bon. »
De quoi s'était-il agi ? sur quoi avait-on si vivement disputé? Sur le parallèle de Corneille et de Racine, les uns tenant pour celui-là, les autres — parmi lesquels se rangea Lassay— s'acharnant pour celui-ci. Peutêtre vais-je me tromper; mais il me semble que La Bruyère était de cet impétueux enr tretièn, et qu'après y avoir rompu sa lance
i Recueil de diverses choses, t. II, p. 479.
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aussi bien qu'un autre, il écrivit, comme résumé du débat, le parallèle qui se trouve., -dans son livre ', avec une préférence si marquée pour Racine à l'exorde et à la conclusion.
Ces disputes littéraires, toutes bruyantes qu'elles fussent, étaient pour La Bruyère le ~ bon côté de la vie à Saint-Maur ou à l'hôtel de Condé. Auprès était l'influence mauvaise à laquelle, malgré ce qu'il avait de résistant dans la pensée et dans le caractère, il ne lui fut pas possible de toujours échapper. L*esprit dirigeant de cette maison, l'esprit de madame la Duchesse réagit sur le sien, quoi qu'il pût faire.
C'était un esprit endiablé, une verve de mauvaise langue intarissable, tout à la satire aussitôt tournée en couplets *; tout à l'allusion méchante qui, d'un tour de plume, devenait roman 8 ou chanson: '« Dans la maison
» T. II, p. 152-154.
* V. Brillon, le Théophraste moderne, p. 5o, La duchesse y est vantée sous le nom de Borbone, pour son talent à tourner un vaudeville. V. aussi les • Lettres de madame Dunoyer.t. I, p. 13-14, et les articles de M. Philarète-Chasles, les Femmes chansonnières sous Louis XIV, Revue de Paris, 17 et 3t août 1834. Plusieurs couplets de ta duchesse y sont cités,
* Madame de Caylus parle d'un roman que la
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de madame la Duchesse, dit la princesse palatine',1a méchanceté passe pour de l'esprit. »
La Bruyère étant de cette maison, faut-il s'étonner que la méchanceté l'ait gagné ?
L'amertume lui poussa dans ce monde amer, mais pour tourner surtout contre ceux qui la lui avaient donnée. Son fiel lui venait des grands; c'est sur eux qu'il déborda, « Ils n'ontpoint d'âme,»a-t-il dit, et c'est aux Condé qu'il pensait ; c'est à M. le Duc, c'est à madame la Duchesse, dont, sur ce point, la réputation était faite : « Si son esprit est bon, a dit encore la Palatine*, son coeur est mauvais. »
C'est juste pour le coeur; pour l'esprit, moins. La femme qui fit tant de chansons ordurières; qui, sur la fin de sa vie, n'eut d'admiration que pour Grécourt et préféra les niaiseries du jocrisse Maranzac à la finesse de Fontenelle, à l'éloquence de Fénelon *, n'avait pas l'esprit bon. L'amour du bouffon y dominait; La Bruyère s'en ressentit. C'est pour entrer dans ce goût qu'il écrivit les chapitres au comique outré qui, tels que ceduchesse ayait fait ainsi.Souv., éd. Asselincau,p. 180 1 Mémoires, édit. Busoni, p. 25o.
* lbid,,p. 269.
* Nodier, Mélanges d'une petite Bibliothèque, p. 4/.
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lui de Ménalque, sont la farce de sa comédie sérieuse, la parade à la porte de sa philosophie. Peut-être a-t-il fait pis. Il existe, à SaintPétersbourg, une suite de portraits.satiriques en vers * qui lui'sont attribués : est-ce à tort'? , Son livre met si souvent ses malices à l'unisson des médisances fredonnées autour de lui, qu'à certains passages on pourrait l'annoter en marge avec les chansons de la duchesse, comme l'âbbé de Voisenon annotait son bréviaire avec les vaudevilles de madame Favart.
i Voici le titre complet d.u ms. : La Dieudiade, ou Caractères satyriques de la Cour de Louis XIV, ATTRIBUÉS A LA BRUYÈRE, ou Portraits de Jupiter, Junon, Ganymède,Diane, Adonis, Vénus, Apollon et Narcisse, qui sont gravés en caricature. M. de La Vallière avait possédé un manuscrit du même genre. On Ht sous le n° 5,2 36 du Catalogue de sa bibliothèque : Caractères satyriques de la Cour de Louis XIV, attribués à La Bruyère, ms. in-4°de 309 IF.
* Lorsqu'il parle (t. I, p. 222) des gens qui se défendent « de faire des vers... comme d'un foible qu'ils n'osent avouer, » peut-être parle-t-il de lui-même.
FIN DE LA PREMIÈRE'.PARTIE. .^