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SUGER
ET
SON TEMPS
PAR
M. ALFRED NETTEMENT
NOUVELLE ÉDITION BEVUE, CORRIGÉE ET CONSIDÉRABLEMENT AUGMENTÉE
LIBRAIRIE JACQUES LECOFFRE
LECOFFRE FILS ET CIE, SUCCESSEURS PARIS, RUE BONAPARTE, ro LYON, RUE MERCIÈRE, 47, ANCIENNE MAISON PERISSE
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SUGER ET SON TEMPS
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L*ÎNY. — Imprimerie de A- VARIGAIILT
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SUGER
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SON TEMPS
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NOUVELLE ÉDITION REVUE. COK^ItiÉE ET CONSIDÉRABLEMENT AUGMENTEE
LIBRAIRIE JACQCES LKCOFFRE LECOFFRE FILS ET f>, SUCCESSEURS
PARIS 'M, HUE liuNAI'AH TE, y<(
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INTRODUCTION
Il y a bien des années, qu'en rencontrant dans l'histoire la figure de Suger, j'éprouvai l'attrait qu'elle a exercé sur un assez grand nombre d'écrivains de notre temps. Mais, engagé à cette époque dans les luttes ardentes de la presse, j'avertis loyalement le lecteur que je n'esquisserais que les grandes lignes de la vie de l'illustre abbé de Saint-Denys sans entrer dans les détails, et que mon travail n'était pas un travail d'érudition. Un des écri- vains qui ont parlé de Suger après moi, M. François Combes, 1 a tiré de mon aveu même un reproche, et tout en louant mon étude à plusieurs points de vue, il a insisté sur l'inconvénient qu'il y avait à faire un livre d'après d'autres livres, et sur la nécessité de recourir aux sources. En outre, il a signalé dans mon travail des lacunes et même une omission très-grave, qu'il croit avoir découverte, celle d'une révolte générale qui aurait éclaté au moment même du départ de Louis le Jeune pour la
1 L'abbé Sugir, Histoire, il». son ministère et de sa régence. Paris, LS53.
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croisade, révolte qu'aurait réprimée Suger, et dont j'aurais eu le tort de ne pas faire mention.
Il faut prendre la critique en bonne part parce qu'elle est plus utile que la louange ; j'ai été d'ailleurs toujours aussi convaincu que qui que ce soit de l'utilité de recourir aux sources en histoire, et les nombreux travaux historiques auxquels je me suis livré depuis vingt ans n'ont fait qu'affermir cette conviction dans mon esprit. Avant donc de donner cette nouvelle édition, j'ai voulu lire tous les documents originaux, et en retrempant mon livre aux sources, je l'ai transformé dans plusieurs de ses parties. Il m'a semblé que j'avais acquis ainsi le droit de lui donner un titre qui résumât mieux l'ensemble de mes études, et répondît plus fidèlement à ma pensée 1 que celui de la première édition, et c'est pour cela que je l'ai intitulé : Suger et son temps.
Sans doute, les Historiens de France, de dom Bouquet, le Thésaurus anecdotorum, de Martenne, m'ont fourni des renseignements utiles. L'Histoire de Louis le Gros, composée par Suger, celle de Suger, écrite par Guillaume, un de ses moines et son secrétaire, m'ont apporté des lumières, quoique j'aie regretté souvent le tour oratoire des deux historiens, qui fatigue à la longue, et les empêche, en outre, d'aborder les faits avec assez de précision. U Histoire de Louis le Gros, par Suger, est apologétique, et la Vie de Suger, par le moine Guillaume,
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est mi véritable panégyrique. La Chronique d'Odon de Deuil, un des moines de l'abbaye de Saint-Denys, sous Suger, qui le donna à Louis le Jeune pour l'accompagner dans la croisade, d'Odonde Deuil, successeur de Suger, comme abbé de Saint-Denys, m'a été d'un très-grand secours, surtout pour le récit de la grande expédition d'outre-mer. Mais l'ouvrage dont je me suis le plus utilement servi, c'est incontestablement le quatrième volume des Scriptores rerum franciscarum, de Duchesne.
Là se trouve la précieuse correspondance de Suger avec les personnages les plus considérables de son temps, le pape, le roi, saint Bernard, Pierre le Vénérable, les é\ èqucs, les féodaux, les communes. C'est là qu'on peut suivre, jour par jour, sa laborieuse régence, et se faire une idée exacte de la prodigieuse activité qu'il déploya, des difficultés et des obstacles qu'il rencontra, des moyens qu'il employa pour les vaincre.
L'administration de Suger revit tout entière dans cette correspondance où l'on trouve, avec les lettres qu'il écrivait, celles qui lui étaient adressées par le pape, le roi, les évêques, les chefs d'abbaye, les bourgeois des villes, les grands seigneurs, les communes. C'est là qu'on voit avec quelle vigueur il réprima les abus qui régnaient dans quelques établissements religieux, en faisant prévaloir partout l'ordre, la règle, la discipline, et comment il devint ainsi dans les choses religieuses, le bras
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droit du souverain pontife qui le chargeait de toutes les missions d'une exécution difficile, comme il était, dans l'ordre politique, le bras droit du roi contre tous ceux qui troublaient la paix du royaume.
Ce qu'il y eut d'admirable dans Suger, c'est qu'il ne se servit pas exclusivement de la force matérielle et qu'il prit surtout son point d'appui dans la force morale.
Les deux grands mobiles avec lesquels il gouverna, pendant la croisade de Louis le Jeune, furent l'appui du pape et des évêques et celui des seigneurs demeurés fidèles au roi, qu'il réunit dans des assemblées politiques. J'ai essayé, dans le tableau que j'ai tracé de sa régence, de donner une idée de la sollicitude intelligente, énergique , infatigable par laquelle il parvint à prévenir et déjouer les tentatives faites contre l'autorité royale dont il était le dépositaire. Il est en correspondance suivie avec le roi, qui lui adresse continuellement des demandes d'argent ; avec le pape, qui le charge de vérifier les faits dénoncés au Saint-Siège et d'arbitrer les difficultés qui naissent parmi les ecclésiastiques ; avec tous ceux qui éprouvent des avanies, des violences, un déni de justice : évêques, seigneurs, communes, commerçants. Le roi lui écrit de la croisade, pour qu'il ait à défendre, comme les siens propres, les droits de Bernard de Balès, actuellement en Orient avec lui, pour le service de Dieu et son propre
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service, à l'héritage de son frère Manassès récemment mort. Le frère du roi, « Henri, moine indigne de Clairvaux » comme il s'intitule, écrit également à Suger «qu'il lui est pénible qu'à son occasion l'église de Beauvais soit troublée. Il avait dit aux clercs, dès les premiers moments, de ne pas s'imposer des efforts inutiles à euxmêmes .et à l'église un délai préjudiciable. » Il prie Suger d'intervenir pour qu'on choisisse sans retard une autre personne capable aliam personam idoneam.
Les chevaliers du Temple ont éprouvé une injure : un clerc venant à leur chapitre a été brutalement saisi et indignement mutilé; le roi écrit à Suger pour qu'il ait à prendre en main la cause des Templiers autant que la sienne, plus que la sienne, et pour qu'il tire des personnes qui ont commis ce crime une vengeance exemplaire, car tel est le vouloir du roi : « Ut de rébus et personis eorum qui clericum venientem ad eorum capitulum decurtare membris et abscindereprœsurnpSerunt, pœnam condignam, gravem et manifestam secundum quod intelligitis velle nostrum, tota diligentia faciatis. »
La commune de Beauvais lui adresse à son tour une supplique parce qu'un seigneur a confisqué à un de ses membres ses chevaux et l'a obligé de payer lui-même une somme d'argent pour sa propre rançon : « Le seigneur notre roi, lui dit-elle, nous a confiés à votre main,
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nous vous supplions de faire rendre à celui qui a juré la commune avec nous (juratus), l'argent qu'on lui a extorqué, et de prévenir le retour de semblables avanies. »
Que des monastères placés sous l'obédience de saint Bernard et fondés dans l'archevêché de Bourges viennent à manquer de grain pour l'hiver, aussitôt saint Bernard écrit à Suger : « Nos frères du diocèse de Bourges manquent de pain et nous apprenons que les greniers du roi dans cette ville, en sont pleins. Veuillez donc en faire donner à notre monastère car l'habitude du roi est d'étendre sur lui ses bienfaits. « Itaque rogamus vos ut prœcipiatis ei dari de annona illa quantum visum fuerit prudentiœ vestrœ, nam et dominas rex, dum in hac terra esset, eis bene facere solebat. »
Puis ce sont des affaires d'un grave intérêt politique qui viennent solliciter l'attention de Suger. Quand un litige s'élève au sujet de la possession de la tour SaintPallade, entre l'archevêque de Bourges et le comte Hodolphe, le premier écrit à Suger et en réfère à son autorité en ajoutant que, si ce n'avait été par déférence pour lui, il aurait aussitôt convoqué les communes et attaqué les armes à la main, l'usurpateur de son droit : nos alttem non sustinuissemus quin statim convocata communia super eum irruerimus.
C'est surtout à la fin de la croisade, lorsque le roi, ne pouvant se décider à quitter la Terre Sainte, dont la
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situation est critique, laisse partir la plupart des grands seigneurs qui l'avaient accompagné et entr'autres son frère, Robert de Dreux, que Suger a besoin de toute sa fermeté et de toute son habileté. Alors, plus que jamais, il s'appuie sur le ressort de la religion et de ces grandes assemblées qui prévalent contre toutes les volontés individuelles quelque puissantes qu'elles soient. Robert de Dreux et le fils de Tbibaud le Grand, comte de Champagne, Henri qui est demeuré fidèle au roi absent, se sont adressé un défi, et sont au moment d'exciter une guerre civile en entraînant dans leur querelle les autres seigneurs. Suger est là pour s'y opposer et il a à côté de lui saint Bernard, les évêques et les seigneurs fidèles au roi, au-dessus de lui le pape, pour le soutenir dans la situation la plus difficile où il se soit trouvé pendant toute sa régence, car le roi est absent et les féodaux sont revenus. C'est en cette occasion surtout que l'on voit quel parti immense Suger tira de l'appui moral que lui donnèrent le pape, les évêques et ces grandes assemblées politiques dont nous avons parlé. On peut en juger par un fragment de la lettre que lui écrivait à cette occasion saint Bernard : « Regnum in pace est, lui disait-il, et dominus rex abest, etper hosduos (Henri et Robert) potest terra , singulariter commoveri et perturbari. Supplico et consulo sublimitati vestrœ quia princeps maximus estis in regno, ut vel dissuasione
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vel in totis vos vtribus opponatis ne fiat hoc. Nos autem idem scribimus domino Remensi, domino Senoïieîîsi, doînino Suessionensi, domino Antosiodorensi, comiti Theobaldo, comiti Rodolpho. Opponite vos tantis malis etpropter dominum regem et propter dominum papam ad quem pertinet eustodia regni. »
Je crois avoir mis dans son vrai jour cette partie si intéressante de la vie de Suger; mais, malgré toutes les recherches que j'ai faites dans les documents contemporains, il m'a été impossible de me ranger à l'avis de l'auteur du livre intitulé Ministère et Régence de Suger, M. François Combes, qui veut qu'il y ait eu une grande révolte au début de la régence de Suger et qui me reproche de l'avoir passée sous silence. Sans doute il est beau de faire des découvertes dans l'histoire, mais ces bonnes fortunes sont rares, et quand on accuse ses devanciers de ne pas avoir lu ce qui est écrit dans les documents, il ne faut pas pousser le zèle jusqu'à y lire ce qui ne s'y trouve pas. La prétendue découverte de M. Combes repose tout entière sur un passage du moine Guillaume, passage mal interprété selon moi. Guillaume qui, au lieu de s'astreindre à un ordre rigoureusement chronologique , étend sans cesse ses remarques à l'ensemble de la vie et de la régence de Suger, s'exprime ainsi :
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« A peine le roi était-il parti pour les pays étrangers, et l'illustre Suger avait-il pris possession du pouvoir, que les hommes avides de pillage, croyant trouver dans l'absence du prince, une occasion d'exercer impunément leurs brigandages, commencèrent à désoler çà et là le royaume, et à manifester au grand jour les projets factieux qu'ils avaient conçus depuis longtemps (conceptas diu factiones in publicum proferunt. Les uns enlevaient ouvertement par la violence les biens des églises et des pauvres; les autres exerçaient leurs rapines plus sourdement. Le nouveau chef s'arma sur-lechamp, pour les punir, d'un double glaive, l'un matériel et royal, l'autre spirituel, ecclésiastique, que le souverain pontife lui avait confié par la volonté de Dieu. En peu de temps, il réprima la téméraire audace de ces méchants, et anéantit, de sa main puissante, leurs machinations ; la faveur du ciel l'accompagna si parfaitement dans toutes ses démarches qu'il écrasa les ennemis de l'État sans répandre une goutte de sang, et que l'intégrité du royaume ne fut même pas entamée (de integritate regni nihilpenitus periit.) Voilà ce que M. Combes appelle la terrible insurrection de 1447, et c'est sur ce texte, plein de généralités, qu'il appuie toute une dissertation dans laquelle il cherche si l'insurrection de 1147 était aristocratique, si au contraire elle se composait de « ces bandes nombreuses
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de malfaiteurs qui, dans une société mal organisée, parcouraient impunément les campagnes et vivaient de pillage et de vol. ) Il conclut, après avoir parcouru les diverses hypothèses que ce texte lui suggère, que les révoltés de 1147 se composaient « de cette foule de petits seigneurs, descendants ou parents pour la plupart de ceux auxquels Louis VI avait fait une si rude guerre. Louis VII, par mesure de sûreté, avait bien emmené à la croisade les plus redoutables et les plus suspects ; mais il en était resté beaucoup qui, malgré des antécédents moins alarmants , devaient devenir dangereux en l'absence du roi, par l'entraînement d'une si belle occasion. Voilà ceux qui se soulevèrent (1). »
Avant de savoir quels furent ceux qui firent partie de « la terrible insurrection de 1147) » il y a,ce me semble, un problème qu'il faut préalablement résoudre : y eutil en 1147 une insurrection particulière qu'on puisse distinguer des violences et des difficultés contre lesquelles Suger eut à lutter pendant toute la durée de sa régence ?
Un premier motif aurait dû rendre M. Combes moins affinnatif sur la découverte historique qu'il croit avoir faite; c'est qu'il ne peut, il en convient, citer à l'appui de son opinion qu'un seul témoignage. « Le moine Guil-
(4) L'abbé Sugar, Histoire de son ministère et de sa régence, par M. François Combes , professeur agrégé d'histoire au colJége Stanislas, p. 141.
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laume, secrétaire de Suger, dit-il, est le seul chroniqueur qui en parle, au livre III de son histoire de Suger. » On connaît l'axiome judiciaire : « Testis tenus, testis nullus » (un seul témoignage pas de témoin,) Admettons, je le'veux bien, qu'on soit moins difficile en histoire, qu'on n'écarte pas d'une manière absolue un témoignage, fût-il unique, quand il s'agit d'un fait secret que peu de personnes ont été à portée de connaître, et quand celui qui dépose de ce fait présente toutes les conditions de clairvoyance , d'impartialité , et que des raisons particulières l'ont rendu témoin d'un fait caché à tous les autres regards ; cette règle ne peut s'appliquer ici. Une révolte générale est un fait public par essence dont tout le monde a été témoin. Comment donc expliquer qu'il n'y ait qu'un seul contemporain qui en parle, qu'on ne trouve aucune trace d'un fait aussi éclatant dans la correspondance de saint Bernard avec Suger, de Suger aveG le roi absent, du roi absent avec Suger, dans toutes les lettres, dans tous les documents qui nous restent du temps ?
Il y a là une invraisemblance qui aurait dû frapper M. Combes et l'engager à examiner de plus près le texte du moine Guillaume sur lequel il a établi son hypothèse.
Est-il bien sûr, dans le passage qu'il cite, que le moine Guillaume parle d'une révolte spéciale qui aurait eu lieu en 1147 ?
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J'ai donné la traduction exacte et presque littérale du texte. Qu'y trouve-t-on? On y trouve d'abord que «à peine le roi était-il parti, les hommes avides de pillage commencèrent à dévaster çà et là le royaume. » Cela signifie que dès le début de sa régence, Suger eut à réprimer des actes de violence, des avanies, des désordres, comme pendant toute la durée de son administration. Us commencèrent dès lors, ils continuèrent ensuite. La preuve qu'il n'y avait pas une entente générale parmi les perturbateurs, qu'il n'y avait pas là un fait d'ensemble, se trouve dans ces deux mots çà et là ! C'était tantôt sur un point, tantôt sur un autre, que le régent avait à réprimer des tentatives de diverse nature. On trouve la preuve de la diversité de ces actes de désordre dans la
phrase suivante : les uns enlevaient par la violence les biens des églises, les autres exerçaient leurs rapines plus sourdement. Ce contraste entre les actes commis exclut l'idée d'une révolte générale tentée à ciel découvert ; comment des rapines exercées sourdement pourraient-elles faire partie de cette insurrection de 1147 que M. Combes a voulu tirer des vagues généralités du moine Guillaume? La fin du récit de ce chroniqueur achève de lever tous les doutes : « En peu de temps, dit-il, Suger réprima la téméraire audace de ces méchants, la faveur du ciel l'accompagna si parfaite-
ment dans ses démarches qu'il écrasa les ennemis de
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l'État sans effusion de sang, incruentatâ victoriâ. »
Qu'est-ce qu'une insurrection terrible qu'on réprimerait sans verser une goutte de sang ? Est-ce possible?
Evidemment le moine Guillaume n'a rien écrit qui puisse autoriser l'hypothèse, purement gratuite, de M. Combes. Il a parlé d'une manière générale des difficultés contre lesquelles Suger eut à lutter pendant sa régence, il lui a donné une louange qu'on ne pouvait lui donner qu'à la fin de cette régence et au retour de Louis le Jeune, celle d'avoir préservé l'intégrité du royaume : (de integritate regni penitus nihil periit.) J'ai tenu à éclaircir cette question à la solution de laquelle je n'étais pas seul intéressé, puisque plusieurs écrivains contemporains, entête desquels je citerai M.Guizot,M. Pierre Clément et M. de Carné, ont publié des travaux sur Suger, et qu'aucun d'eux n'a jamais parlé de la grande insurrection de 1147. On a pu remarquer, depuis quelque temps, chez un certain nombre d'auteurs, une disposition fâcheuse à exagérer la tendance, bonne en elle-même, de la nouvelle école historique qui étudie curieusement les faits particuliers afin d'éclairer l'ensemble avec les rayons rassemblés dans l'étude des détails. Sans doute, l'exactitude scrupuleuse sur les faits est une des conditions de la vérité historique, et la vérilé est la première dette de l'histoire. Mais il ne faut pas pousser trop loin cette sollicitude, car on finirait par
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perdre de vue et par négliger l'ensemble pour le détail.
Or la grande histoire sera toujours celle qui apprécie le mouvement général des destinées humaines dans une époque, qui indique le nœud des grands événements, rapproche les conséquences des causes, fait connaître les classes, les personnages qui ont joué les premiers rôles, juge leur caractère, leurs qualités, leurs défauts, expose et explique les institutions, relie l'époque qu'elle raconte à celle qui l'a précédée comme à celle qui doit la suivre, et sans rien ôter de sa vérité et de son intérêt au drame, en tire de grands et utiles enseignements, Les curiosités historiques, malgré leur attrait, n'obtiendront jamais que le second rang. Il importe surtout que le désir d'être neuf et de dire des choses qui n'ont pas été dites n'entraîne pas les écrivains à introduire le roman dans l'histoire. De ce qu'on arrive le dernier, il ne résulte pas nécessairement qu'on verra ce que personne n'a vu, et les historiens qui croient que l'histoire n'a pas été écrite jusqu'à ce qu'ils aient pris la plume, ressemblent aux philosophes qui n'admettent pas qu'il y ait eu une philosophie avant le moment où ils ont proposé leur système.
J'ai dit que la figure de Suger avait attiré les regards de plusieurs écrivains de notre temps.
JV1. Guizot, dans ses leçons sur Vhistoire de la civilisation en France et dans une notice sur Suger insérée
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en tête du huitième volume de sa Collection de mémoires, a apprécié avec sa gravité ordinaire le rôle politique de Suger comme continuateur de Louis le Gros , « ce grand juge de paix du pays, » c'est le nom qu'il lui donne.
M. de Carné l'a placé avec raison dans son livre sur les Fondateurs de l'Unité française publié en 1848.
Entre les travaux historiques de M. Guizot et l'ouvrage de M. de Carné, la première édition de ma Vie de Suger avait pris place.
M. Combes a publié en 1853 L'abbé Suger. Histoire de son ministère et de sa régence.
M. Pierre Clément, dans un recueil d'Etudes historiques réunies en volumes, a placé une appréciation sommaire de la vie de l'illustre abbé de Saint-Denis.
Tel est, avec le Suger de M. Huguenin publié en 1857 et une Vie de Suger insérée dans le Plut arque Français et due à la plume du vicomte de Vaublanc, l'ensemble des travaux qui appartiennent au dix-neuvième siècle.
En remontant au dix-septième, on rencontre les Antiquités de Saint-Denys publiées en 1625 par Jacques Doublet; dans cet ouvrage, la vie de Suger tient naturellement sa place. Puis vient l'Histoire des ministres d'Etat écrite par le baron d'Auteuil ; histoire qui contient une appréciation du rôle politique rempli par Suger. Ce livre est de 1642.
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Trois ans après, en 1645, Michel Baudier lit paraître l'Histoire de Vadministration de l'abbé Suger.
Au commencement du dix-huitième siècle, en 1718, dom Félicien adonné Y Histoire de Saint-Denis. Avec la modestie qui caractérise les savants que son ordre a produits, il a soin d'annoncer « qu'il n'entrera pas dans les affaires que Suger a eu à régler pendant sa régence qui dura plus de deux ans, parce que, ajoute-t-il, cela demanderait une histoire à part dont M. Duchesne a fourni, par avance, la matière, dans le recueil qu'il a fait de cent soixante-quatre lettres de Suger ou adressées à Suger. »
Le tome xn de Y Histoire littéraire de France parles Bénédictins de Saint-Maur, contient un article sur Suger dû à la plume de dom Liron. Cette étude est surtout complète et bonne à consulter pour tout ce qui regarde les écrits et la correspondance de Suger.
En 1721, dom Gervaise, l'un des Pères de la Trappe, fit paraître Une Histoire de Suger en trois volumes in-12.
Dauvigny dans son Histoire de Suger a abrégé dom Gervaise.
En 1779, l'Académie française ayant proposé l'éloge de l'abbé Suger, Garat remporta le prix. Un autre concurrent, le marquis du Chasteler, n'eut pas le temps d'envoyer son travail. Ces deux éloges qui existent ne
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contienent, comme on le suppose bien, qu'un aperçu sommaire de la vie de Suger, et portent la trace des idées du philosophisme qui régnait à cette époque.
Il faut ranger parmi les sources originales : VHistoire de Louis le Gros, par Suger; L'Exposé de l'administration de S llqer comme abbé de Saint-Denys, par lui-même, et ses Constitutions abbatiales ; Les cent soixante-quatre lettres adressées à Suger ou écrites par lui, que Duchesne a réunies dans le tome IV des Scriptores rerum Franciscarum ; Les deux lettres de Suger, publiées par dom Martenne, dans le Thésaurus anecdotorum ; La Vie de Suger, par le moine Guillaume, son secrétaire ; La Chronique d'Odon de Deuil, les Grandes chroniques de Saint-Denys, et les Tableaux d'histoire, Imagines Historiarum, du chroniqueur Anglais, Haoul de Deceto.
Je crois qu'en ajoutant à ces documents originaux les Ordonnances des rois de France, on aura la llOlllell" clature complète des livres qui ont été écrits et des documents qu'on peut consulter sur la vie de Suger.
Je n'ai pas la présomption d'assigner à mon livre la place qui lui échoit parmi tant d'ouvrages, dont plusieurs
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ont été écrits par des hommes de talent. Je me borne à dire quel a été mon point de vue.
Pour mieux comprendre Suger, j'ai essayé de le replacer dans le cadre de l'époque où Dieu le fit naître.
J'ai ranimé autour de lui le grand mouvement des faits et des idées, des passions, des vertus et des vices du xue siècle, et j'ai évoqué les hommes illustres qui furent ses contemporains, saint Bernard, Pierre le Vénérable, Abailard, en ravivant les couleurs d'un tableau pâli sous le souffle du temps. Je l'ai pris au début de sa carrière, petit moine dans ce monastère de Saint-Denys qu'il devait gouverner un jour, et où il fut le compagnon d'études de Louis le Gros. J'ai essayé de le peindre avec sa vive intelligence, les grâces insinuantes de son caractère qui prédisposaient en sa faveur, son aptitude qui s'appliquait à tout. Il m'est d'abord apparu avant sa réforme, quand il était encore tout entier livré aux intérêts mondains, et qu'il s'abandonnait à son goût pour le faste et la magnificence. Déjà, à cette époque, il est politique, et sa politique consiste à rapprocher dans une étroite union les intérêts de l'abbaye de Saint-Denys et du clergé tout entier avec ceux de la royauté pour lutter contre ceux des grands féodaux qui troublent le royaume.
Le prévôt de Toury combat contre le sire du Puiset comme le régent de France combattra plus tard contre Hobert de Dreux. Déjà, à celle première époque de sa
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vie, il a l'intuition de la force morale que peuvent donner à la royauté les assemblées politiques ; la guerre contre le sire du Puiset est précédée d'une réunion autour du roi Louis le Gros, comme dans les derniers mois de la régence de Suger, il demande à une assemblée plus nombreuse d'évêques et de barons fidèles, la force qui lui est nécessaire pour résister à ceux des féodaux, qui, en revenant de la Terre- Sainte, cherchent à troubler la paix du royaume, et se groupent autour de Robert de Dreux, frère de Louis le Jeune, avec la pensée de faire de lui un fantôme de roi, assujetti à leurs volontés et à leurs caprices. Sa camaraderie d'études avec Louis le Gros, qui trouvait un char.me infini dans son commerce sert à aplanir devant le jeune moine les avenues de la fortune ; son génie naturel fait le reste. L'abbé Adam l'emploie dans toutes les missions difficiles, auprès du roi, auprès du pape. C'est en revenant de Rome que Suger apprend la mort de ce vénérable abbé, et sa propre élection par les moines. Il a été préparé à la grande charge qu'il va remplir, car la direction de l'abbaye de Saint-Denys est un gouvernement, par l'administration des prévôtés de Toury et de Berneval, et par ses missions diplomatiques. Il est initié aux grandes affaires, il connaît la cour, il a pratiqué à Rome les hommes les plus habiles de son temps ; c'est là probablement qu'il a trouvé ce mélange de force et de
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tempéraments qui sera le caractère de sa politique. Il est déjà consommé dans l'art de manier les esprits et les intérêts, mais il lui manque encore une chose : ce sont les austères vertus du cloître, l'humilité, la pénitence, le renoncement aux grandeurs et aux pompes du monde dont il est aimé, et qu'il ne peut s'empêcher d'aimer.
Des événements imprévus et terribles, les malheurs, la mort subite de quelques chefs d'abbaye, ses ég'allx. ses amis, le font rentrer en lui-même. Alors il se réforme et met la cognée aux racines de sa vie passée, et quand il a remporté cette première victoire sur lui-même, il réforme l'abbaye de Saint-Denys.
Le grand abbé de Saint-Denys, c'est ainsi qu'on l'appela, est désormais sorti de la pénombre où l'avaient retenu jusque-là ses imperfections comme religieux. Sa figure prend quelque chose d'achevé et de définitif, et les contemporains, les étrangers même, ne parlent plus de lui qu'avec un profond respect. L'évêque de Salisbury, qui était venu visiter Saint-Denys, lui écrit à son retour en Angleterre la lettre que nous citons dans le cours de ce récit (1).
(1) Voici le texte latin de la lettre de l'évêque de Salisbury : nous le donnons comme un spécimen de l'érudition de cette époque : Opinionis vestrie odor qui circum quaque diffunditur, nos istis transmarinis partibus in amorem vestri currere fecit. Venimus ergo de finibus terrarum vestram scilicet nostri temporis Salomonis audire sapientiam. Sapientiam audivimus, templum quod <edihcastis aspeximus, ornamenta quae a vobis oblata sunt et oneruhtur
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Le voyage de l'évêque de Salisbury en France et sa visite à Saint-Denis coïncident, on le voit par les derniers paragraphes de sa lettre, avec la régence de uger. En lisant le récit de cette régence, on sera frappé, comme l'ont été tous les historiens qui ont sérieusement étudié cette époque, de l'immense secours qu'apporta la papauté, et par suite le clergé, à l'autorité du régent.
J'ai cité en leur lieu et place la lettre d'Eugène III aux évêqueset les lettres de saint Bernard à J:uger. Celui-ci put vaincre toutes les difficultés, parce qu'il eut avec lui la grande force morale du temps, la force morale de tous les temps, la religion.
A la fin de sa régence, Suger est entré dans sa gloire, et la postérité a commencé pour lui. Il a conservé la France au roi et le roi à la France. Ce mélange de piété profonde, d'habileté rare, de bonheur constant dans toutes ses entreprises qui a marqué cette der.
nière phase de sa vie l'ont élevé au-dessus de tous ses contemporains. Les rois étrangers l'honorent. David, roi d'Ecosse, lui envoie une ambassade et des présents, et lui fait exprimer ses regrets de ne pouvoir aller
vidimus, ordinem ministrorum et ministeriorum attendimus; et rnerito ill illius australis reginte voces erumpimus, quia média pars non fuerit nunciata, et quoniam major est sapientia et opera quani runior luerit in terra nustra. Quis enim non miretur homineni unum tôt, tanta sustinere negotia, ut et ecclesiarum pacem contirmet; statum reformet, et regnum Francorum armis tueatur, moribus omet, legibus emendet.
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en personne lui demander son amitié. Le roi de Sicile, Roger, l'appelle dans ses lettres, « son très-cher ami, » et, sur un faux bruit que Suger s'était embarqué pour aller traiter avec lui quelques affaires, il part avec toute sa cour pour aller à sa rencontre. Enfin Louis le Jeune, en revenant de la Terre sainte, lui donne le beau titre de Père de la patrie, et lui montre en toute occasion la déférence d'un fils : « J'ai vu, dit le moine Guillaume, « j'en atteste Dieu, le roi des Français, au milieu du cercle des premiers de l'État, se lever respectueusement devant ce grand homme assis sur un marchepied; lui, leur dicter d'utiles préceptes comme à des inférieurs, et eux tous, suspendus pour ainsi dire à ses lèvres, écouter ses paroles avec la plus profonde attention. Quand ces conférences étaient finies, Suger voulait reconduire le monarque, mais celui-ci ne souffrait jamais qu'il fît un pas ou se levât de son siège. »
Ce grand homme, laissons-lui en terminant ce titre qu'il a si bien mérité, avait malgré sa fermeté inexorable quand il s'agissait de défendre l'autorité et l'honneur de l'Eglise, de rétablir la règle là où elle était oubliée ou violée, de préserver la paix du royaume, un cœur affectueux et tendre et il était capable d'amitié. II aima tendrement l'abbé Adam, saint Bernard, Louis le Gros, Louis le Jeune. Il eut une affection vraiment paternelle pour ses moines, et l'on peut voir dans son testament avec quelle sollicitude il s'occupa de leurs intérêts reli-
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gieux et de leur bien-être physique. Il va jusqu'à supplier le frère préposé au cellier (cellarius) de ne pas supporter avec peine les distributions extraordinaires qu'il prescrit pour l'anniversaire du jour de sa mort, et rappelle, à cette occasion, tout ce qu'il a fait dans l'intérêt du monastère, afin de justifier ces largesses posthumes. Tous ceux qui s'adressaient à lui, les particuliers comme les communautés, avaient part à ses libéralités, et le trouvaient généreux, doux et bienveillant, et je ne sais guère qu'Abailard envers lequel il ait montré quelque sévérité. Il faut dire qu'Abailard, en demandant l'autorisation de quitter l'abbaye de Saint-Denis, jetait une défaveur sur ce monastère et blessait ainsi Suger dans son endroit le plus sensible. Mais ici ce fut Rome, à la fois inexorable pour les mauvaises doctrines, et pleine d'indulgence pour la fragilité humaine, qui vint au secours de l'infortuné Abailard, arrivé à la fin de sa carrière si tourmentée et si agitée. Le cardinal de la sainte Église romaine, chargé par le pape d'écrire à Suger à l'occasion de cette affaire, lui recommande a maître Pierre, porteur de la présente, et l'adjure de « se montrer dans la question que le pape soumet à son a jugement, indulgent, doux et disposé à compatir à « tant de souffrances. (Quatenus in sua causa quœ « vestrœ prudentiæ a domino papa committitur « pium sentiat et mansuetum, et tantis laboribus « suis misericordiœ compassione propinquum.) » Le
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cardinal ajoute que maître Pierre assure qu'il est innocent du tort qu'on lui impute. Mais que « lors même « qu'il serait trouvé coupable, il faudrait montrer de « l'indulgence envers lui à cause de la latitude laissée f jusqu'à ce jouraux excès desscolastiques etde l'impll'( nité dont ils ont joui. [Propter consuetudinem et im.
« punitatem scholasticorum excessorum). » La lettre se termine par l'indication des qualités que Suger doit déployer dans cette affaire, ferveat gravitas, cohibel'tur stultitia, honoretur scientia,adhibeatur et pietas, doctrina firmetur, et caritas reparetur. Tout est dans cette phrase où le Saint-Siège demande à Suger ce mélange de gravité et de douceur, de sévérité pour la témérité de l'ignorance et de respect pour la science, cette sollicitude pour la doctrine, et cette charité qui doivent présider à son jugement.
Ainsi Suger qui, en France, donnait des leçons de modération à tout le monde en recevait de Rome.
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SUGER
ET SON TEMPS
LIVRE PREMIER
Origine de l'abbaye de Saint-Denis. — Enfance de Suger. — Il est élevé avec le fils de Philippe lcr. - Amitié du prince et du jeune moine. — Yves de Chartres. - Excommunication prononcée contre Philippe Ier. - Rôle immense du clergé. — Suger au concile de Poitiers. - Suger prévôt de Berneval et de Toury. — Les sires du Puiset. — Guerres continuelles. — Suger aux conciles de Latran et de Reims.
Cette histoire doit naturellement s'ouvrir par quelques détails sur l'abbaye de Saint-Denis, fondée en 637 par Dagobert. Yoici comment cette fondation est racontée dans une légende à laquelle nous conservons son tour simple et naïf.
« Clotaire, lit-on dans le Trésor de Saint-Denis. dési-
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« rant que Dagobert, son aîné, qui lui devait succéder à « la couronne de France, fût bien instruit à la vertu et « aux bonnes mœurs, il lui donna saint Arnoul, évêque « de Metz, pour précepteur (lequel s'acquitta dignement « de sa charge), et, pour gouverneur, il lui donna un « seigneur nommé Sadragésile, duc d'Aquitaine, homme « fier et orgueilleux, l'arrogance duquel fut cause que le « jeune prince l'eut toujours en aversion, joint les mau« vais offices qu'il lui rendait souvent envers le roi son « père, médisant et détractant de lui pour le rendre odieux.
« Un jour, voulant avoir une preuve particulière de l'es« prit de ce présomptueux, il lui dit, venant de la chasse, « qu'il s'en vînt dîner avec lui; Sadragésile ne s'excusa « pas, il s'en alla hardiment au dîner du prince, et, avec « une extrême impudence, s'assit vis-à-vis de lui, au lieu « de se mettre en une place ou deux plus bas, ainsi qu'il « devait.
« Dagobert, autant irrité qu'étonné d'une telle pré« somption, pour le couvrir d'une plus grande honte, lui « présenta sa coupe à boire, laquelle il prit avec aussi « peu de respect que s'il l'eût prise d'un sien compagnon,.
« Ce fut lors que, la patience échappant à Dagobert, il « se rua sur Sadragésile, et, le saisissant par la barbe, « la lui coupa avec un couteau ; aucuns ajoutent qu'il le « fit fouetter par ses valets, qui eût été une injure beau« coup plus atroce. Quoi qu'il en soit, Sadragésile, ainsi « outragé, alla se présenter au roi Clotaire, et ne manqua et pas de bien exagérer l'injure qu'il venait de recevoir « de son fils. dont il fut si irrité qu'il commanda à ses « gens qu'on l'allât querir et qu'on l'amenât en sa préi sence pour le faire sévèrement punir.
« Le prince Dagobert, ayant eu avis de l'accusation de
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« Sadragésile et de la colère du roi son père, sortit incon« tinent du palais, et, ne sachant où aller ni à quel saint « se vouer, pour éviter le châtiment qu'on lui préparait, « s'alla souvenir qu'étant, quelque temps auparavant à * la chasse, vers le village de Catulac, et ayant lancé un « cerf, le pauvre animal, se sentant les lévriers 'et les « veneurs en queue, s'alla jeter dans la chapelle des a Saints (1) qu'il vit ouverte et ne fut pas possible aux 11 chasseurs ni aux chiens de l'aborder, encore -que la « porte fût ouverte. Il pensa donc qu'il ne pouvait trouver « un asile plus assuré que celui-là, et que les saints qui « avaient reçu cet animal en leur sauvegarde, sans « permettre qu'il fût offensé en leur chapelle, n'y seraient - « pas de moindre charité envers lui, et sur cette pensée « entra dans la chapelle.
« Le roi Clotaire son père, en étant averti, envoya des « gens pour le prendre et lui amener ; mais ils furent « miraculeusement arrêtés en chemin, sans pouvoir ap« procher de la chapelle plus près qu'un quart de lieue ; « d'autres y furent après qui rencontrèrent la même « difficulté. Le roi, ne se pouvant persuader une si pro« digieuse merveille, y voulut aller en personne pour en t faire l'expérience; mais il fut arrêté au même lieu que « les autres :c'est pourquoi, reconnaissant que le doigt de « Dieu opérait en cela, il apaisa sa colère, pardonna à « son fils et le reçut aimablement entre ses bras. »
1 Or faut noter que, tandis que Dagobert demeura « dans cette chapelle faisant ses prières à Dieu, il fut « surpris de sommeil et eut une vision en laquelle il lui II. sembla voir un vénérable vieillard, assisté de deux
(ij Saint Denis et ses compagnons.
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« autres revèlus de clarté céleste, qui l'assura de sa ré« conciliation avec le roi son père, et de la succession à « la monarchie française, pourvu qu'il donnât ordre de « faire lever son corps et ceux de ses compagnons qui « gisaient en ce lieu, et les faire mettre en lieu plus « honorable. Ce vieillard et les deux autres qui l'accom« pagnaient n'étaient autres sinon saint Denis, saint « Rustic et saint Éleuthère. Si cette vision et les circon« stances qui la précédèrent furent véritables, il n'en « faut point de témoignage plus manifeste que ce que « fit Dagobert pour honorer les corps de saint Denis et « de ses compagnons; car étant parvenu à la couronne « après la mort de son père Clotaire II, qui fut l'an 632, « on ne saurait dire avec èombien de zèle et d'affection « il se porta à honorer les corps de ces glorieux mar« tyrs, suivant le vœu qu'il en avait fait en leur cha« pelle de Catulac, après la vision qu'il eut.
« Il fit au plus tôt construire une superbe église à la « mode de ce temps-là, en laquelle rien ne fut épargné « pour la rendre magnifique et royale : l'or, l'argent et « les pierreries y furent employés en si grande abon« dance, que c'était chose autant admirable que délec« table à voir; le pavé et toutes les colonnes qui portaient « l'édifice étaient de marbre très-précieux; les tapisseries « qu'il fit faire pour tendre par toute l'église étaient tis« sues d'or et porfilées de perles diversifiées de plusieurs o couleurs et embellies de personnages. Outre plusieurs « riches joyaux dont il la décora, il fit faire par saint « Éloi, son orfèvre, une grande croix d'or semée de pier« reries, laquelle se voit encore aujourd'hui, comme il « sera dit ci-après. Il fit aussi dresser un tabernacle « derrière le grand autel en forme d'une petite église
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« pour y mettre les corps saints, lequel il fit couvrir de« dans et dehors de lames d'argent. Il fit de plus bâtir « un somptueux monastère bien assorti de tous les lieux « réguliers, lequel il dota de grands revenus, pour la « nourriture d'un bon nombre de religieux de l'ordre « de Saint-Benoît, auquel il donna plusieurs beaux pri« yiléges. »
Le second bienfaiteur de l'abbaye de Saint-Denis fut Charlemagne, sous lequel elle acquit un nouveau lustre.
Elle eut à souffrir des ravages des Normands, comme tous les établissements religieux du royaume. Mais, à l'époque où commence cette histoire, c'est-à-dire au onzième siècle, la dévotion des princes de la troisième race pour saint Denis avait rendu à l'abbaye une partie de son ancienne splendeur.
Il existait, vers le onzième siècle, en France, un usage généralement reçu et que l'Église a depuis réprouvé : les parents consacraient leurs enfants à la vie claustrale sans consulter leurs goûts, leurs dispositions et leurs forces, et dans un âge où l'on ne pouvait pas savoir, où ils ne pouvaient pas savoir eux-mêmes s'ils étaient appelés à cette sainte vocation. C'était comme une sorle de rançon que les hommes du siècle payaient à Dieu pour leurs péchés, comme un vase d'élection qu'ils choisissaient eux-mêmes dans leur famille pour la sanctifier.
La formule de ces aclesétait bizarre: « Moi., disait-on « je donne à Dieu, à Notre-Dame de. et au révérend abbé « et à ses successeurs, et à l'ordre de., mon fils, afin qu'il « y serve Dieu et tous ses saints jusqu'à la fin de sa vie, a selon la règle de l'ordre de. et selon les pratiques de « l'ordre de., et je le donne de la sorte à Dieu pour la ré» mission de ses péchés, des miens et de ceux d ; tous ses
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« parents. » Le contrat stipulait, en outre, que les parents s'interdisaient le droit de donner quoi que ce lut au monde a leurs enfants, d'une manière directe ou indirecte, pour ne pas les exposera la tentation de violer le vœu de pauvreté religieuse qu'on prononçait en leur nom et pour eux.
Alors le père et la mère, se présentant dans l'église.au moment où l'on allait commencer le sacrifice de la messe, enveloppaient la main, la promesse et l'oblation dans la nappe de l'autel, Dès lors la donation était irrévocable, l'enfant ne pouvait plus rentrer dans le monde; il était moine. Vers l'an 1091, c'est-à-dire dans l'année qui vit naître saint Bernard, un homme d'une humble lignée, qui se nommait Helinand, vint, selon cet usage, donner son fils à l'abbaye de Saint-Denis et l'y consacra à Dieu : c'était un enfant de dix ans, né, suivant les uns, aux environs de Saint-Omer; selon les autres, à Toury, à Tours, ou à Saint-Denis même. Il était de petite stature, d'une complexion chétive et délicate; on lui avait donné le nom de Suger (1).
(1) Quelques auteurs ont prétendu que Suger n'était pas d'une basse extraction. Son secrétaire Guillaume affirme cependant, en termes très-clairs dans la Vie qu'il a écrite, que sa naissance était obscure ; quelque chose de plus décisif encore, Suger lui-même s'exprime à ce sujet avec une franchise qui ne peut laisser l'ombre d'un doute. Dans une de ses constitutions, voici le langage qu'il tient : « Puisque, grâce à l'intervention du Dieu tout-puissant, il « arrive que, par un événement au-dessus de mes espérances, « comme de mon mérite, de ma conduite et de ma naissance, mon « insuffisance est appelée à gouverner les affaires de cette église ; » puis il ajoute encore ailleurs, de manière à rendre le doute impossible : « Je me représente comment la forte main de Dieu m'a fait « tirer, malgré ma pauvreté, de dessus mon fumier; comment elle m'a fait asseoir à côté des princes de l'Église et de l'État, « comment elle m'a élevé au faite des honneurs, malgré mon peu « de mérite. »
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L'abbé de Saint-Denis ne crut pas devoir permettre que l'enfant qu'on lui amenait habitât l'abbaye, et cette résolution tenait surtout à l'état fâcheux où elle se trouvait. Fondée par Dagobert vers l'an 636, elle n'avait pas conservé longtemps la ferveur des premiers temps; et les religieux de l'ordre de Saint-Benoît qu'il y avait appelés renoncèrent bientôt à la psalmodie perpétuelle qui était un de leurs vœux. La décadence fit de rapides progrès; les choses en étaient au point qu'on avait quitté les habits de l'ordre et que les biens avaient été partagés entre l'abbé et les religieux. Ces biens étaient immenses, puisque l'abbé de Saint-Denis était assez puissant pour lever des armées. Les Normands, par leurs pillages, réformèrent plus efficacement les religieux de cette abbaye que ne l'avaient pu faire les saints prêtres qui avaient tenté cette œuvre difficile; en leur rendant la pauvreté, ces pirates leur rendirent la vertu. Mais, avec les richesses que l'on prodigua de nouveau aux moines, les vices reparurent. Au moment où Suger arriva, le scandale était au comble. L'abbé, qui était alors Yves, et les religieux étaient en guerre et s'excommuniaient mutuellement.
Pour éviter sans doute à un enfant le spectacle de ces débats scandaleux qui avaient motivé les censures les plus sévères de Grégoire VII, Yves envoya Suger au prieuré de Saint-Martln-de-l'Étré.
L'abbé Adam, successeur d'Yves, remarqua de bonne heure les dispositions brillantes de Suger et résolut de les cultiver. Il fut frappé de cet esprit vif et ouvert, rehaussé encore par une douceur et une politesse naturelles, et il se décida à le retirer de bonne heure du prieuré de Saint-Martin, sorte d'infirmerie réservée aux vieux moines, pour l'envoyer à cette fameuse école si-
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tuée près de Poitiers et non loin de l'abbaye de Fontevrault, dont Suger vit la fondation et à laquelle il prit des lors un intérêt qui ne se démentit plus.
Après avoir achevé, dans cette école du Poitou, la partie des études qu'on appelle les humanités, Suger revint à Saint-Denis pour compléter son éducation. Il apporta dans l'étude de la philosophie et de la théologie cette ardeur et cette pénétration singulières qui étaient le cachet de son intelligence. Bientôt il eut laissé derrière lui tous ses condisciples. Il ne pouvait en être autrement : il avait une grande puissance de travail et, en outre, ces facultés heureuses de l'esprit qui sont un don de la Providence. Tous les amusements qui plaisent ordinairement à cet âge le laissaient froid; ce qui l'intéressait au plus haut point, dès ses jeunes années, c'étaient des conversations et des lectures solides sur les grands événements des siècles passés, la conduite des hommes célèbres, les intérêts des princes, les actions qui avaient eu du retentissement. Il se plaisait à discourir ou à entendre discourir sur les entreprises les plus vastes et les plus difficiles; et, avec un tact merveilleux, il mettait le doigt sur le nœud de la difficulté, signalait la solution du problème; aussi habile à discerner les obstacles qu'à découvrir le moyen de les vaincre; d'un esprit si juste, qu'il distinguait en un instant la réalité des apparences, et la vérité du mensonge. Dans ce jeune moine encore enfermé dans une classe, déjà un grand politique s'annonçait; et les études théologiques, à la fois si sublimes et si délicates, achevaient d'aiguiser ce remarquable esprit. Il ajoutait à ces avantages une habileté à s'insinuer dans la confiance des hommes et une facilité naturelle à s'é-
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noncer qui doublait le prix de ces qualités, en lui permettant de les rendre manifestes à tout le monde. Sans doute, il devait cette facilité à l'étude qu'il avait faite des grands maîtres et à une mémoire qui ne perdait rien de ce qu'elle avait une fois reçu. Plus tard, et à une époque où les plus nombreuses occupations absorbèrent tout son temps, il lui arriva souvent, dit son secrétaire, de réciter tantôt vingt, tantôt trente vers d'Horace; c'étaient surtout ceux qui contenaient quelques préceptes utiles qui étaient restés dans cette tête parfaitement organisée et qui ne retenait pas les choses par les mots, mais les mots par les choses. Les amusements du jeune moine avaient quelque chose de sérieux et d'élevé. Un jour, dit-on, ses condisciples le surprirent esquissant sur le sable les lignes majestueuses d'un magnifique édifice : c'était l'abbaye de Saint-Denis telle que Suger la rêvait, telle qu'il devait plus tard la faire bâtir.
Il était alors en usage que les princes fussent élevés dans les abbayes; c'étaient les grands centres intellectuels de l'époque, et, outre le prix inestimable d'une éducation chrétienne, on n'eût trouvé nulle part d'aussi vives lumières. La dévotion que les rois avaient pour le patron de la France contribuait à maintenir cette coutume, et ce qui achève de. l'expliquer, c'est sans doute l'union politique qui régnait entre les abbés de SaintDenis et les rois de France, et leur alliance étroite contre les-grands vassaux du voisinage. Philippe Ier, se conformant à cet usage, avait confié aux moines de Saint-Denis l'éducation de son fils, qui devait régner plus tard'sous le nom de Louis le Gros. Ainsi la Providence rapprochait, dès leurs premières années, le monarque et le ministre, leur faisait sucer la même nourriture intellec-
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tuelle, et créait entre eux cette union si intime, qui date d'un âge où l'on apprend à se bien connaître, parce que personne ne songe encore à se cacher. D'après les détails que Suger lui-même a consignés dans la vie de Louis le Gros, qu'il a pris plaisir à écrire, ce prince profita de bonne heure de l'éducation qu'il recevait à Saint-Denis.
Les belles-lettres ornèrent et polirent son esprit; et la religion jeta de profondes racines dans son cœur. A treize ans sa stature était déjà si haute et sa complexion si vigoureuse, qu'on lui en donnait vingt-deux. Son port était majestueux, ses manières nobles et engageantes, et ses avantages personnels expliquaient, autant que son rang, l'empressement qu'on lui témoignait. Mais le prince était ménager de sa faveur et ne se livrait pas facilement; il choisissait avec un soin particulier ceux auxquels il accordait sa bienveillance. Entre tous il distingua bientôt Suger, et, parmi tous les moines de Saint-Denis, ce fut pour lui que le prince éprouva le plus de penchant. Son esprit si vif et si gai, son caractère si doux et si facile, plaisaient à son royal condisciple plus qu'on ne saurait dire. Il ne pouvait se lasser de l'avoir auprès de lui, et souvent on le vit quitter les seigneurs qui venaient le visiter à Saint-Denis, et négliger la chasse et les autres exercices que les jeunes hommes de ce temps aimaient avec passion, pour s'entretenir avec Suger, dont il préférait la conversation à tous les amusements et à tous les plaisirs. Suger cultiva cette faveur naissante; avec l'intelligence pleine d'à-propos et le caractère complaisant et doux dont il était doué, il augmenta chaque jour ses droits à l'amitié de son royal condisciple. Ce fut le point de départ de sa fortune. Quand Louis dut quitter l'abbaye de Saint-Denis pour retournera la cour, et lorsqu'à va ni
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été reconnu pour héritier présomptif de la couronne, il prit en main la conduite des affaires, il se souvint de son ami, l'appela auprès de lui, lui confia quelques emplois que Suger remplit avec succès, ce qui lui en attira de plus considérables; c'est ainsi que d'échelon en échelon il devait arriver au faite des honneurs.
Ce fut cependant l'abbé de Saint-Denis lui-même qui le conduisit le premier à la cour. Il avait été frappé, on l'a dit, de la supériorité d'esprit du jeune religieux; et, songeant aux services qu'il pouvait rendre à un ordre qui avait de si vastes intérêts temporels, il chercha de bonne heure à compléter, par l'expérience des grandes affaires, l'éducation qu'il avait reçue dans le cloître. La première occasion qui se présenta semblera d'une nature bien délicate pour un si jeune religieux. Il s'agissait des difficultés suscitées par la liaison scandaleuse qu'entretenait Philippe Ier avec Bertrade, qu'il avait enlevée à Foulques, comte d'Anjou, son mari, pour l'épouser luimême, du vivant de sa femme légitime, Berthe, fille de Florent, comte de Hollande et de Frise. Le roi avait trompé ou corrompu plusieurs évêques pour faire déclarer la nullité de son premier mariage, et il avait mandé plusieurs prélats, entre autres l'archevêque de Reims et Yves, évêqùe de Chartres, pour célébrer son mariage avec la comtesse d'Anjou, Yves de Chartres répondit, avec une liberté tout apostolique, qu'il ne consentirait jamais ni à bénir ce mariage ni à y assister, parce que Bertrade était la femme du comte d'Anjou, et parce que le jugement relatif à la nullité du premier mariage du roi n'avait pas reçu la sanction du pape. Le roi passa outre; il trouva un évêque de cour assez lâche pour bénir son mariage avec Bertrade, moyennant quelques bénéfices
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que Philippe lui abandonna, et il consomma sa faute.
Mais Yves n'abandonna pas la cause de la religion et de la morale; il écrivit à l'archevêque de Reims, qui refusait d'accepter le titre de légat du pape, parce qu'il voulait éviter d'avoir à prononcer dans cette cause, que l'Église avait le droit d'attendre plus de zèle et plus de courage d'un évêque. Comme il arrive souvent, il suffit d'un homme de fermeté pour rendre le courage à tout le monde. Hugues assembla à Autun un concile où le roi fut excommunié pour avoir épousé une seconde femme du vivant de sa première. Le roi en appela au pape, qui, voulant conduire cette affaire avec modération, suspendit l'effet des censures et cita Philippe au concile de Plaisance, qu'il voulait tenir lui-même. Philippe ne se présenta pas et obtint de nouveaux délais. Urbain devait venir bientôt en France pour tenir le concile de Clermont, où fut résolue la première croisade, et le roi espérait que, le souverain pontife étant une fois sur ses terres, il parviendrait aisément à Je faire circonvenir et à lui arracher l'approbation qu'il désirait. Mais Yves de Chartres avait mis le pape au courant de cette malheureuse affaire par des lettres dans lesquelles il lui en exposait toute Ja suite. Aussi ce saint pape demeura-t-il inébranlable, et il manda à tous les évéques de France d'exhorter Philippe à faire pénitence de sa faute et à mettre un terme à une liaison coupable qui scandalisait le royaume et affligeait l'Église.
Un seul évêque eut le courage d'obéir au pape : ce fut Yves de Chartres. On le vit, avec une fermeté évangélique, exhorter le roi à rentrer dans le devoir, et sa voix s'éleva avec une courageuse autorité au milieu du silence universel. Au lieu de se rendre à de si sages exhortations,
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Philippe s'irrita, comme si la censure de ses vices était une attaque contre son autorité, et comme si ses passions avaient droit au respect aussi bien que son rang. Il appesantit donc sa main sur Yves de Chartres, le persécuta, le fit jeter en prison. Le saint évêque fut admirable dans cette épreuve. Le peuple de Chartres avait pris les armes pour le délivrer; il lui défendit de rien tenter par les armes, ajoutant qu'il ne convenait pas à un évêque de rentreupar la violence dans son église, et que, quant à lui, il préférait mourir lui-même que de devenir l'occasion d'un seul meurtre. Les seules armes qu'il permit d'employer en sa faveur, ce furent des prières adressées à celui qui dispose des événements. De sa prison il écrivit au roi une lettre pleine des plus beaux sentiments.
Il lui disait « qu'ayant été élevé par lui à l'épiscopat, il « lui devait un respect et une obéissance subordonnés « seulement à ce qu'il devait à Dieu; qu'ayant été assez « malheureux pour l'avoir offensé par les avis salutaires « que, comme un bon et fidèle pasteur, il lui avait don« nés, il s'était vu en butte aux plus mauvais traite« ments : les biens de son évêché avaient été pillés, et il « avait été lui-même jeté dans une prison; que cepen« dant il espérait de la miséricorde de Dieu que le roi « apprendrait un jour que les piqûres de ceux qui nous « aiment sont plus utiles que les baisers trompeurs de « ceux qui nous flaltent. »
Cette lettre ne produisit rien. Les remontrances et les menaces du saint-siége n'eurent pas plus d'effet; alors le souverain pontife se décida à fulminer une excommunication contre Philippe et contre Bertrade. Philippe, pour faire lever les censures qu'il avait encourues, promit de donner satisfaction à l'Église; mais, n'ayant pas tenu sa
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promesse, il fut excommunié de nouveau par un concile tenu à Poitiers (1100). Ce concile fut troublé par des scènes de violence et de désordre. Guillaume, duc d'Aquitaine, qui assistait au concile, et qui se trouvait dans une position aussi anormale et aussi condamnable que celle du roi, voulait s'opposer à l'excommunication, et, n'ayant pu fléchir les légats, il sortit de l'assemblée après avoir proféré de terribles menaces. Ce fut le signal d'une émeute. Des séditieux, placés dans les galeries supérieures de l'église, lancèrent une grêle de pierres contre les Pères du concile. Ceux-ci, avec une intrépidité apostolique, ôtèrent leurs mitres et présentèrent leurs têtes nues aux pierres qui volaient de toutes parts. Cette intrépidité imposa aux séditieux : l'excommunication, qu'on avait voulu empêcher, fut prononcée. L'effet en fut tel que, peu de temps après, Philippe et Bertrade, étant venus à Sens, virent toutes les églises se fermer devant eux, et ne furent admis à faire aucun acte de religion. Bientôt la nouvelle de l'excommunication se répandit dans tout le royaume, et le roi fut comme abandonné par ses sujets : on évitait son aspect, on craignait son contact, comme s'il avait été atteint d'un mal contagieux. Ce qui ajoutait à l'indignation publique, c'est la comparaison qui s'établissait naturellement entre tant de princes chrétiens qui allaient répandre tout leur sang pour arracher le tombeau du Christ aux infidèles, et ce roi de France qui, au moment où la chrétienté semblait s'ébranler tout entière pour aller soutenir une si sainte cause, s'endormait dans de honteuses voluptés.
Philippe demeura dans son endurcissement pendant tout le pontificat d'Urbain. Ce ne fut que sous le pontificat suivant, celui de Pascal II, qu'il revint à lui-même
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et songea sérieusement à se réconcilier avec l'Église.
Pascal II chargea son légat Albane de terminer cette affaire avec les évêques de France, et celui-ci assembla à cet effet un concile particulier dans la ville de Beaugency, le 30 juillet 1104..Le roi y parut avec Bertrade dans l'altitude d'un suppliant. Mais cette grande affaire faillit échouer au port, à cause d'une contestation qui s'éleva entre le légat et les évêques. Les évêques voulaient laisser la responsabilité de la sentence au légat, et prétendaient que, d'après les termes de la bulle, ils ne devaient avoir qu'une influence consultative et non une autorité délibérative dans cette affaire; le légat du pape voulait, de son côté, laisser l'initiative du jugement aux évêques et n'intervenir que pour le sanctionner. Cette réserve, qu'il fallait peut-être attribuer, des deux côtés, -à la politique, faisait traîner les choses en longueur, et le roi commençait à s'irriter contre ces lenteurs qui lui paraissaient injurieuses, lorsque Yves de Chartres, ce noble et courageux évêque, défendant la cause du roi, comme il avait défendu celle de Dieu, reprocha publiquement aux évêques cette indécente discussion, prit la main de Philippe, qui était agenouillé, et le faisant relever : « Prince, lui dit-il, sortons d'ici, je me charge moi-même « de votre absolution. »
Alors ce grand évêque, qui n'avait détesté que la faute de son roi, sans cesser d'aimer sa personne, justifia par sa conduite la phrase dans laquelle il lui disait que les piqûres de ceux qui nous aiment nous sont plus profitables que les baisers trompeurs de ceux qui nous flattent.
Il écrivit au pape et lui rapporta avec des termes si vifs la manière indigne dont on en avait usé avec le roi, que le souverain pontife nomma un autre commissaire et d'au-
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tres juges. Lambert, évêque d'Arras, proposé par Yves, et agréé par le pape, remplit parfaitement sa mission.
Plein d'égards pour le prince, au lieu de le citer à Arras, il se rendit lui-même à Paris, où il convoqua plusieurs évêques, archevêques, abbés, au nombre desquels se trouvait l'abbé de Saint-Denis, qui amena avec lui Suger. Le roi parut devant le concile avec Bertrade, tous deux en habits de pénitent : « Avec une grande humilité, « dit Lambert, dans une lettre au pape Pascal, les « pieds nus, renonçant au péché, et demandant que « l'excommunication fût levée. » Quand il eut prononcé le serment exigéjpar le pape, on le. releva de toutes les censures portées contre lui.
Ainsi se termina, après treize ans, cette grande affaire, la première à laquelle Suger prit part, malgré son extrême jeunesse. C'est à ce titre que nous l'avons rapportée avec quelque détail. Elle nous a paru en outre trèspropre à donner une idée exacte du temps où il vivait, et de la mission qu'y remplissait le clergé. Il était l'àme même de cette société. A Clermont, il donnait le signal de la première croisade qui allait ouvrir la période des guerres héroïques du christianisme contre l'islarh, de la grande lutte de la religion qui portait dans le dogme de la liberté humaine le germe de la civilisation de l'Occident, contre la religion qui dans le dogme du fatalisme portait le germe de l'abrutissement et de la barbarie -du monde oriental. A Beaugency, il soutenait les droits de la conscience humaine contre les scandales tout-puissants, montrait qu'il y avait une limite à l'autorité suprême elle-même, et des bornes qu'elle ne pouvait pas franchir, et maintenait avec une fermeté admirable le principe de toutes les égalités : l'égalité religieuse de tous
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les hommes devant les lois de l'Évangile. Quoi de plus instructif et de plus beau qu'un pareil spectacle! Quelles garanties pour les sujets, et quelle estime ne devaient-ils pas faire de l'Église ! Quoi de plus admirable que la conduite de cet Yves de Chartres qui, tempérant la fermeté par lerespect, et ennoblissant l'obéissance du sujet par la généreuse liberté de J'évêque, ne céda rien ni aux menaces ni auxviolences du roi, tant qu'il résista à l'Église, et n'eut plus rien à lui refuser dès qu'il le vit à genoux!
A partir de ce moment, Suger commence à avoir part aux affaires. Il venait d'assister à la victoire obtenue par l'Église sur la fierté et la sensualité féodales, qui avaient tant de peine à sç plier au joug des vertus évangéliques; l'affaire qui suit va l'initier à la politique de la société dans laquelle il vit. On sait dans quelle situation se trouvait alors la France. La féodalité levait ses -mille tètes crénelées au-dessus du sol. Les possesseurs de fiefs aspiraient à l'indépendance, et le roi, chef presque toujours impuissant de cette- oligarchie turbulente, était sans cesse contraint à guerroyer avec ses vassaux. Souverain dans ses domaines, sa souveraineté sur les domaines des autres était presque illusoire. Sa puissance ne s'étendait pas fort loin. « La souveraineté propre, dit « M. Sismondi, ne s'exerçait guère que sur l'Ile-de« France et une partie de l'Orléanais, ce qui répond aux « cinq départements de la Seine, de Seine-et-Oise, de II. Seine-et-Marne, de l'Oise et du Loiret. Encore s'en l'al« lait-il beaucoup que ce petit pays, qui n'avait guère « que trente lieues de l'est à l'ouest et quarante du nord « au sud, fût entièrement soumis à la couronne. Au « contraire, la grande affaire du roi Louis le Gros, PCll-
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« danl lout son règne, fut de réduire à l'obéissance les « comtes de Chaumont et de Clermont, les seigneurs de « Montlhéry, de Montfort l'Amaury, de Coucy, de Montle morency, du Puiset, et un grand nombre d'autres ba« rons qui, dans l'enceinte du duché de France et du « domaine propre des rois, se refusaient à leur ren« dre aucune obéissance. Au nord de ce petit État, le « comté de Vermandois en Picardie, qui appartenait au « père de Philippe, ne répondait guère qu'à deux dépar« tements actuels, et le comté de Boulogne qu'à un seul.
« Mais le comté de Flandre en comprenait quatre; il « égalait en étendue le royaume de Philippe et le sur« passait beaucoup en population et en richesse. La mai« son de Champagne et de Blois, divisée entre ses deux « branches, couvrait seule six départements et resser« rait le roi au midi et au levant; la maison de Bour« gogne en occupait trois; le roi d'Angleterre, comme « duc de Normandie, en possédait cinq; le duc de Bre« tagne, cinq autres; le comte d'Anjou, près de trois.
« Ainsi les plus proches voisins du roi, parmi les grands « seigneurs, étaient ses égaux en puissance. Quant aux « pays situés entre la Loire et les Pyrénées, et qui com« prennent aujourd'hui trente-trois départements, quoi.
« qu'ils reconnussent la souveraineté du roi de France, « ils lui étaient réellement aussi étrangers que les trois « royaumes de Lorraine, de Bourgogne et de Provence, « qui relevaient de l'empereur; ces derniers répondent « aujourd'hui à vingt et un départements (1). »
Ainsi, jusque dans le duché de France et même dans la capitale, le roi était tenu en échec par les comtes de
(1) Sismoudi, Histoire de France
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Montlhéry qui lui barraient le chemin, d'un côté, par la tour de Montlhéry, de l'autre, par la forteresse de Châtcaufort et de Rochefort, sans compter encore qu'ils commandaient le cours de la Seine et ne lui permettaient pas de la remonter, grâce à la ville de Corbeil dont ils étaient propriétaires. C'était un état de siége perpétuel, et la ligne de circonvallation était formée par des 'villes. Philippe avait fait de longs et inutiles efforts pour rompre ce cercle de fer dont il était entouré, et pour mettre un terme à une situation qui l'obligeait de lever une armée toutes les fois qu'il voulait aller à Orléans.
Or il se trouva que Guy Troussel, chef de la branche du comte de Montlhéry, n'avait pour héritière qu'une fille.
La santé de ce seigneur avait été minée par la croisade; il craignait de mourir bientôt et de laisser sa fille exposée sans défense aux attaques; car des tours féodales étaient mal gardées par des mains habituées à manier le fuseau. Le comte de Montlhéry conçut la pensée de marier sa fille à Philippe de France, fils du roi et de Bertrade. L'abbé Adam, appelé dans le conseil où l'on devait délibérer sur cette proposition, se fit remplacer par Suger; ce fut celui-ci qui, quoique bien jeune encore, ouvrit l'avis qui fut adopté. Il représenta que, si l'alliance était utile au roi, elle était nécessaire au comte de Montlhéry, qu'ainsi onpourraitlaluifaireacheter. Il pensa donc que le roi devait donner les mains à l'affaire, mais que son fils Louis, déjà héritier de sa couronne et de ses domaines, devait faire mine de s'y opposer. C'est ce qu'on appellerait aujourd'hui de la diplomatie; le comte de Montlhéry s'y laissa prendre : pour obtenir les bonnes grâces de Louis, il lui donna les forteresses de Châteaufort et de Rochefort dans lesquelles celui-ci mit aussitôt
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garnison. Au moment où Suger intervenait ainsi dans les affaires les plus importantes du royaume, il avait à peine vingt-trois ans.
Ce fut encore par son conseil que le roi fit le plus grand accueil à Guy de Rochefort, oncle paternel de Guy Troussel et qui revenait de la terre sainte. On craignait que l'accord qu'on venait de signer avec son neveu n'obtint pas son approbation, et l'on employa tous les moyens pour le calmer: non-seulement on lui rendit le poste de sénéchal qu'il occupait avant la croisade, mais on le nomma ministre. Guy de Rochefort montra tant de zèle et d'habileté dans ce poste, et il tenait une si grande place dans l'Etat, que Philippe voulut se l'attacher par des liens plus étroits en négociant le mariage de son fils et de son héritier Louis le Gros avec la fille du sénéchal.
C'était mettre un terme à une guerre civile incessante qui déchirait le cœur même du royaume : dans ce temps-la, les rois de France épousaient les héritières de Montlhéry, comme ils épousèrent plus tard les infantes d'Espagne.
C'était un mouvement du centre à la circonference; seulement la circonférence était plus rapprochée.
Bientôt après, Suger fut choisi pour se rendre avec l'abbé Adam au concile de Poitiers, qui se réunissait afin de venir en aide aux chrétiens d'Orient, dont la position était très-critique. On s'est étonné de voir Suger attribuer le choix qu'on fit de lui à sa jeunesse même, qui faisait que le temps de ses études n'était pas encore éloigné. Il n'y a rien de bien étonnant à cette observation.
Plus fraîchement sorti de ses études, Suger, dans un couventqui alors n'était pas très-régulier, devait manier plus facilement la parole, qui est l'àme même des assemblées.
Suger assista donc à ce concile, où un grand nombre
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de seigneurs se croisèrent à la voix du légat, du pape et de Boémond, prince d'Antioche, qui raconta avec une grande éloquence les malheurs des chrétiens d'Orient.
L'abbé de Saint-Denis, comptant sur la supériorité de Suger, l'employait en toute occasion. Ce l'ut encore lui qu'il désigna pour aller au-devant du pape Pascal If, qui se - rendait en France pour demander au roi Philippe Ier assistance et secours contre l'empereur, qui le menaçait d'une guerre terrible au sujet de la querelle des investitures. Qu'il suffise de savoir, sans entrer dans ces inextricables querelles, qu'il s'agissait de décider s'il appartenait au pape de conférer les bénéfices, fruits des anciennes libéralités des princes et des grands seigneurs, à cause des évêchés qui y étaient joints, ou s'il appartenait au prince de conférer en quelque sorte les évêchés, à cause des grands biens qui y étaient attachés. Des deux côtés on s'opiniâtra dans la question de forme, quand il n'eût pas été très-difficile de s'entendre sur le fond; et il en résulta ces grandes et effroyables guerres qui divisèrent l'Italie en Guelfes et Gibelins. Suger, nous l'avons dit, avait été envoyé par l'abbé de Saint-Denis au-devant du pape; car, à l'exemple du roi qui avait ordonné à une magnifique ambassade d'aller recevoir le souverain pontife, le clergé avait aussi député vers lui des évêques et des abbés. Suger eut à soutenir une vive attaque à laquelle il ne pouvait s'attendre, et pour laquelle il eut besoin de toute sa présence d'esprit. Il fallut en effet répondre à l'évêque de Paris, qui. s'étant rencontré à l'audience du pape avec le jeune religieux, en prit occasion pour articuler les plaintes les plus sévères contre les moines de Saint-Denis, qui voulaient, disait-il, renverser
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l'ordre hiérarchique. Le pape, après avoir entendu les deux parties, condamna les moines à donner satisfaction à leur évêque sur les points qui faisaient l'objet de leur plainte. Suger assure dans son Histoire qu'il eut le dessus dans cette discussion; mais il est difficile de concilier cette assertion avec la lettre que le pape écrivit à l'abbé et aux moines de Saint-Denis pour- les engager à ne plus donner de griefs à leur évêque. Suger prononça, un peu plus tard, un discours à la gloire du pape; ce discours obtint beaucoup de succès. Il suivit ensuite le souverain pontife ét l'accompagna jusqu'à l'abbaye de Saint-Denis, où l'on fit quelques difficultés pour le recevoir. Les moines craignaient pour leurs trésors qui étaient considérables, et ils rendaient assez peu de justice à ce saint pape pour appréhender qu'il fût séduit par l'appât de ces richesses. Mais Pascal s'occupa à Saint-Denis à prier; il passa plus de temps à contempler le sépulcre des martyrs qu'il n'en employa à admirer les merveilleuses richesses de l'abbaye. C'est alors que le pape, qui se rendait au concile do Troyes, traversa Châlons pour écouter les propositions que venait lui apporter une ambassade de l'empereur.L'abbé de Saint-Denis accompagna le pape, et il emmena avec lui plusieurs religieux, parmi lesquels se trouvait Suger. Celui-ci nous a laissé l'expression des sentiments qu'il éprouva pendant ce concile; c'est là qu'il vit cette fière ambassade allemande qui-soutint si arrogamment les prétentions de l'empereur. Le pape fut si content de Suger, qu'il le prit en- amitié et l'invita à venir à Rome pour assister au concile, où la question des investitures devait être résolue.
Nous avons tracé, pour ainsi parler, jusqu'ici les pré-
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ludes de la vie de Suger, son initiation aux affaires; nous l'avons suivi de concile en concile, nous l'avons vu déjà introduit dans le conseil des rois, donnant des avis souvent suivis. Il arriva à cette époque un événement qui lui fit faire un pas immense et lui permit plus tard d'aspirer à tout : nous voulons parler de la mort du roi Philippe ier. Ce fut Suger qui lui ferma les yeux et qui même reçut la commission de conduire son corps à Saint Benoit-sur-Loire. Au retour des funérailles du père, il assista au sacre du fils qui eut lieu à Orléans. La tendre amitié qui unissait Louis le Gros et Suger était un fait public. Aussi voit-on, bientôt après l'avènement de Louis, l'abbé Adam confier les plus hautes charges de l'ordre au religieux pour lequel le roi de France professait une si vive amitié. Dans ce moment de relâchement, parmi les postes les plus enviés, il fallait compter les obédiences.
Les récits des écrivains de cette époque donnent à croire qu'il y avait quelque ironie dans ce nom. Une obédience ou une prévôté, car ces deux noms signifiaient la même chose, était ordinairement un établissement agricole qui avait pour fermier un moine vivant avec toute la liberté des séculiers; en d'autres termes, une obédience était un moyen de désobéir à la règle. Le prévôt ou l'obédiencier vivait au milieu d'un nombreux domestique qu'il dirigeait; il vivait seul, ou il avait avec lui deux ou trois frères. Du reste, ils ne se refusaient aucune distraction; ils recevaient nombreuse compagnie et vivaient enfin, selon la parole de- saint Benoit, « comme des hommes qui 4 veulent garder leur fidélité au monde, et qui ne sont « rien moins aux yeux de Dieu que ce que leur tonsure « semble annoncer. »
Parmi les nombreuses prévôtés que l'abbé de Saint-
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Denis avait sous sa dépendance, les deux principales étaient celles de Berneval et de Toury; l'abbé les conféra toutes deux à Suger, qui n'avait pas encore atteint sa vingt-huitième année.
Berneval était une terre seigneuriale située au pays de Caux. Donnée, dans une haute antiquité, à l'abbaye de Saint-Denis par Pépin, elle était devenue la proie des Normands pendant les invasions périodiques qui désolèrent la France. Lorsque Rollon, duc de ces peuples, reçut le biiptêmc, il voulut faire acte de munificence envers le comte Robert, abbé de Saint-Denis, qui l'avait relevé des fonls, et il lui rendit la terre de Berneval. C'était un moyen d'expier et de réparer à la fois les torts nombreux que les Normands et leur chef avaient eus envers l'abbaye. La prévôté de Toury était plus considérable et plus riche encore, et la donation remontait plus haut, puisque dès 058, les religieux de Saint-Denis eurent un procès à soutenir à l'occasion de cette terre contre Bercain, évêque du Mans, qui prétendait avoir des droits sur Toury.
Suger, une fois en possession de ces deux prévôtés., eut bientôt délivré celle de Berneval des prétentions qu'affichaient les officiers du roi d'Angleterre. Son crédit à la cour, qui était grand à cause de l'amitié du roi, suffit pour conduire cette affaire à un heureux dénoûment.
Mais il n'en. fut pas de même pour Toury, et c'est dans cette occasion que Suger, excité par les difficultés qu'il rencontrait, commença à montrer cette habilelé d'esprit et cette énergie de caractère qui devaient plus tard l'indiquer comme l'homme le plus propre à gouverner le royaume dans les circonstances les plus difficiles et les plus graves.
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A peu de distance de Toury s'élevait, le château fort du Puiset, bâti par la reine Constance (1) et alors occupé par Hugues du Puiset, qui répandait, par ses déprédations, la terreur dans toutes les contrées situées entre Paris, Chartres et Orléans. Quelques détails sur la famille du Puiset ne seront pas déplacés ici, parce qu'ils serviront à jeter une vive lumière sur l'époque où vivait Suger. Le premier sire du Puiset dontil soit fait mention se nommait Guilduin; vient ensuite son fils Evrard premier du nom, vicomte de Chartres et seigneur feudataire du Puiset sous Philippe Ier. Il eut pour héritier son fils Hugues, dit le Grand, sire du Puiset, qui épousa Adélicie de Montlhéry, sœur de Milon le Grand et de Guy Ier, seigneur de Rochefort. Ce mariage est rapporté par le continuateur d'Aimoin (2). Le sire du Puiset contemporain de Suger était le fils de Hugues le Grand.
Toutes ces générations semblent avoir été jetées dans le même moule, et on risque de les confondre ensemble, comme on risque de les confondre avec les possesseurs des châteaux voisins. C'étaient les mêmes mœurs, les mêmes violences, la même ambition, et, disons-le aussi, c'était souvent le même repentir (3). Ces sires du Puiset,
(1) C'est Suger lui-même qui lui donne cette origine dans la Vie de Louis le. Gros, Vita Ludovici 'grossi.
(2) J'emprunte cette généalogie au livre de dom Bazile Fleureau, religieux barnabite, intitulé : Les Antiquités de la ville et du duché d'Etampes, Paris, 1883.
(3) Dom Fleureau, dans l'ouvrage déjà cité, fait remarquer que l'on a à tort attribué à Hugues du Puiset le meurtre de Milon de Bray II, autrement dit de Montlhéry. Ce fut Hugues de Grécy qui commit ce meurtre. Après avoir retenu longtemps prisonnier son cousin issu de germain, Milon de Montlhéry, et contre lequel le roi avait prononcé lors du litige qui s'était élevé entre lui et
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du haut de leur nid de vautour, qui, à une époque où l'art des siéges était dans l'enfance, passait pour inexpugnable, s'élançaient dans les plaines de la Beauce, pillaient, rançonnaient, détruisaient les moissons et faisaient saisir et jeter dans les cachots de leurs forteresses ceux qui osaient faire quelque résistance. Philippe, père de Louis le Gros, ayant voulu mettre un terme à ce brigandage en assiégeantle château du Puiset, avait eu l'humiliation d'échouer dans son entreprise et d'être réduit à lever le siége et à se retirer; encore fut-il poursuivi de près par le baron assiégé, qui mit en désordre l'arrière-garde du roi et rentra triomphant dans son château avec plusieurs prisonniers de marque, entre autres le comte de Nevers et Hancelin de Beaugency.
La prévôté de Toury, située à peu de distance du château du Puiset, avait souvent éprouvé les inconvénients de ce dangereux voisinage. Autrefois l'un des plus riches fleurons de l'abbaye, elle ne lui rapportait plus rien; c'est à peine si les fermiers voulaient semer, convaincus qu'ils étaient que ce serait le baron pillard qui récolterait pour eux. L'abbé Adam confiait à
Hugues de Crécy au sujet de Montlhéry, château fort et bourg situé à quatre lieues de Paris, provenant de l'héritage de Philippe, frère naturel du roi, il le fit étrangler, et, à une lieue de Chevreuse, il fit jeter lé corps par la fenêtre d'une tour afin de laisser croire que son cousin s'était lui-même précipité. Louis VI monta aussitôt à cheval avec ses barons. Le meurtrier, désespérant de pouvoir se défendre, et craignant un duel judiciaire dont il appréhendait le résultat à cause des remords dont sa conscience était bourrelée, se jeta aux pieds du roi, confessa son crime et obtint la vie. Mais le roi confisqua ses biens, surtout le château fort où le crime avait été commis, et les réunit au domaine royal. Quelques années après, Hugues de Crécy embrassa la vie monastique à CI Hl:}
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Suger, avec ce domaine, plutôt un bien à reconquérir qu'un bien à administrer. Il comptait à la fois sur son habileté et sa hardiesse, et cette confiance fut bientôt justifiée. Suger interrogea tous les griefs, réchauffa tous les ressentiments que les pillages, pour ainsi dire périodiques, du sire de Puiset avaient naturellement excités. De toutes ces haines, impuissantes quand elles étaient séparées, il fit un corps menaçant; il rendit la parole aux timides en leur montrant leur nombre; il eut bientôt jeté les bases d'une alliance dans laquelle entrèrent la comtesse de Chartres, l'archevêque de Sens, les évêques d'Orléans et de Chartres, et Je comte de Blois. Il fut convenu que la comtesse de Chartres présenterait au roi la requête commune, et que Suger se chargerait de lui préparer les voies en disposant le roi à l'écouter favorablement. Pour atteindre ce but; il n'eut qu'à raconter à Louis les rava ges dont les terres de l'abbaye avaient été le théâtre.
Élevé à Saint-Denis, Louis veillait avec la plus vive sollicitude à tout ce qui se rattachait aux intérêts de ce monastère, et, dès que la comtesse de Chartres, qui feignit de ne pas s'être concertée avec le prévôt de Toury, vint déposer sa requête aux mains du roi, celuici déclara hautement qu'il faisait son affaire de cette affaire et convoqua un parlement à Melun devant lequel Hugues du Puiset fut cité. L'archevêque de Sens, l'éyè-que d'Orléans, l'évêque de Chartres qui, pendant un grand nombre de jours, avait été retenu prisonnier au château du Puiset, se trouvèrent à ce parlement, avec beaucoup de clercs et de moines; ils se précipitèrent aux pieds du roi et le supplièrent de s'armer pour la cause de l'Église et celle des pauvres Quant au sire du Puiset, il ne comparut pas. La protection que la roi ac-
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cordait aux abbayes et aux communes contre les exactions féodales était le germe de la puissance renaissante de la royauté. Il était resté dans les esprits, comme un souvenir des premières races, un type idéal delaroyauté, vers lequel la troisième race remontait peu à peu. Le roi, c'était., au point de vue moral, le représentant d'une idée du passé qyi pouvait devenir l'idée de l'avenir, et d'un souvenir qui se présentait comme une espérance; c'était en réalité un chef militaire qui défendait l'Église contre les barons, le chef des ligues des paroisses qui, lorsque quelque tyran féodal les mettait au désespoir, se réunissaient sous la bannière de leurs saints pour courir sus au baron pillard. C'était la loi et la police du temps : la loi telle qu'elle devait être à cette époque, cuirassée et bardée de fer, armée d'une épée toujours sortie du fourreau ; la police qui s'exerçait à l'aide d'une armée, et qui, en développant tous ses moyens d'action, garantissait la route de Saint-Denis à Paris, et protégeait les marchands et les pèlerins sur les routes commerciales de l'époque, de Tours et d'Orléans à Paris, et de Paris à Reims.
Quand cette guerre de procédure fut terminée, on songea à une autre et plus sérieuse guerre; ou plutôt le roi y avait déjà songé : comme il ne doutait pas, à ce qu'il paraît, du génie militaire de Suger, il lui avait donné la mission de haute confiance de mettre sur-lechamp Toury sur un pied de défense respectable, et d'y réunir le plus grand nombre d'hommes d'armes qu'il pourrait. L'intentiun du roi était de faire de Toury sa place d'armes et de s'appuyer sur ce point comme avait fait son père pour aller attaquer le Puiset (1).
(1) Vie de Louis le Gros, par Suger.
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Suger suivit cette recommandation, fit armer les communes du pays, rassembla des soldats et forlifia si bien Toury. que le comte du Puiset, s'étant présenté devant cette maisonqui était devenue une petite place de guerre, éprouva un échec et fut repoussé avec perte. Tandis qu'il saccageait toutes les terres de la prévôté pour se venger de cette déconvenue, Suger, devenu capitaine, sortit avec son monde en bon ordre et tailla en pièces la troupe qui était venue l'assiéger. Cela se passait pendant le procès. Dès que l'arrêt fut intervenu, le roi s'avança à la tète des troupes qu'il avait réunies à l'avance, car il prévoyait bien que le comte ne se soumettrait pas. Tous les confédérés avaient, de leur côté, joint leurs forces à celles qu'amenait le roi. Enfin les communes de la Beauee s'étaient, pour ainsi dire, levées en masse pour contribuer à la destruction du repaire d'où sortaient depuis si longtemps le pillage et l'incendie contre les terres et les maisons de toute la province ; de sorte qu'un auteur ne fait pas monter à moins de cent mille personnes l'armée, ou plutôt la multitude d'hommes, de femmes, de moines, d'enfants, qui venaient assiéger le château du Puiset. Cette armée traînait avec elle toutes les machines du temps, des mangoneaux, des balistes, des dondaines (1). Lorsqu'on songe que ces formidables préparatifs avaient pour but la prise d'une bicoque qui consistait en une tour ronde et un donjon de bois, élevés sur un monticule, entourés d'un rempart défendu par une
(1) Les mangoneaux étaient de longues pièces de .bois qui, par le moyen de contre-poids, jetaient des pierres. Les balistes et les dondaines étaient des machines au haut desquelles on hissait, avec des roues et à force de bras, de grosses pierres qu'on laissait retomber sur les remparts.
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palissade et un fossé muni d'un parapet, et que la garnison de cette bicoque ne se montait pas à huit cents hommes, on se fait une pauvre idée de l'art [des sièges à cette époque. A vrai dire, cet art n'existait pas. Tout le secret consistait à remplir les fossés de pierres et à monter à l'assaut; et comme les assiégés avaient l'avantage de la position, qu'ils pouvaient placer leurs coups, et qu'on ne pouvait leur opposer un front plus étendu que le leur, l'avantage du nombre disparaissait, et les moindres places devenaient imprenables. C'est ce qu'on éprouva encore une fois dans cette occasion; deux assauts conduits, l'un par le roi, l'autre par le comte de Chartres, furent inutiles. Suger, qui avait prévu ce résultat, imagina de faire construire des chariots, qu'il fit remplir de matières combustibles, et que les assiégeants poussèrent vers la place après y avoir mis le feu. Ce stratagème, qu'il avait sans doute imaginé d'après quelque général de l'antiquité, allait réussir, quand une grosse pluie qui vint à tomber déconcerta toutes ses espérances et fit manquer cet assaut comme les deux premiers.
Louis le Gros commençait à désespérer du succès de l'entreprise, et ne songeait qu'avec peine à la honte qui allait rejaillir sur lui, s'il était réduit à se retirer. Le sire du Puiset serait deux fois plus orgueilleux et plus pillard qu'avant, et il n'y aurait plus moyen de mettre un frein à son audace et à ses pilleries. Suger, de son côté, qui avait été le promoteur de l'entreprise, s'avouait avec chagrin que la responsabilité de l'échec pèserait sur lui, et se préparait à la disgrâce où il devait nécessairement tomber. Cependant,-à force de tourner et de retourner la question dans sa tête, il pensa que, puisque
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l'on ne pouvait prendre la place de vive force, il fallait employer un autre moyen. Il conçut la pensée de faire pratiquer une mine qui irait aboutir sous la forteresse.
On soutiendrait la voûte du souterrain avec des poutres tant qu'on travaillerait, afin de protéger les mineurs ; la mine une fois pratiquée, on la remplirait de matières combustibles, et le feu, en se communiquant aux étais qui soutenaient les terres, amènerait un vaste éboulemenW Ce moyen parut bon, quoique bien lent, et on songeait à l'employer, lorsqu'un curé d'une des paroisses voisines, celle de Guilleville, dont le presbytère avait été souvent dévasté par le sire du Puiset, et dont la cave et la basse-cour, ajoutent les chroniques, avaient beaucoup de griefs contre le même baron, mit un terme à l'hésitation et au doute en s'emparant-de la place par un hardi coup de main.
Il faut laisser ici la parole à Suger, l'historien de Louis te Gros et l'un des assiégeants. « On avait tout essayé, dit-il : baliste, arc, écu, glaive, enfin la guerre tout entièt-e. Nous avions fait charger des charrettes de bois sec mèlé de graisse et de sang coagulé, de manière à fournir plus promptement un aliment aux flammes en poussant ces chariots contre les portes. Le comte Thibaut attaquait le château sur un autre point, celui qui regarde Chartres. Il excitait les siens à gravir les revers rapides du fossé, mais il avait le regret de les voir redescendre et tomber encore plus vite. Des chevaliers, montés sur de rapides chevaux pour veiller à la défense delà place, chargeaient de coups, tuaient et précipitaient du haut du fossé en bas ceux qui tâchaient d'en saisir les rebords et de s'accrocher avec les mains. Dieu rendit possible pour un pauvre prêtre chauve, venu avec les com-
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rnuuautés (les communes des paroisses du pays), ce que le comte de Chartres, malgré sa bonne armure, et les siens avaient trouvé impossible. Cet homme, ayant le front découvert et portant pour toute défense devant lui une mauvaise planche, monte avec rapidité, parvient facilement jusqu'à la palissade, l'arrache pièce à pièce en se cachant sous les ais arrangés pour en couvrir l'ouverture; il fait signe à ceux de nos gens qui tardaient à le suivre et restaient dans la plaine sans prendre part au combat. Ceux-ci, voyant ce prêtre désarmé briser courageusement la palissade, s'élancent couverts de leurs armes, la frappent avec des haches et des instruments de fer ; à la même heure les troupes du roi et celles du comte brisent les portes et entrent dans l'intérieur de la place. Beaucoup de ceux du dedans qui voulaient fuir furent arrêtés et durement traités. Ceux qui échappèrent, Hugues lui-même, se retirèrent dans une tour de bois située sur un tertre. Mais bientôt, frappé de crainte, Hugues se rendit et fut retenu prisonnier dans sa propre demeure (1). »
Tout vit, tout s'anime, tout respire dans ce récit, et ceux surtout qui ont visité les lieux suivent par la pensée les épisodes de la lutte si bien racontée par Suger.
Quand le'sire du Puiset eut été fait prisonnier, on le conduisit au roi, qui dit en le voyant : « Ah ! voici enfin « notre maître brouillon ; soyez le bienvenu, Messirc, on « vous traitera selon vos mérites. » On démantela le château, sauf la tour du milieu; on jeta le seigneur du Puiset dans une prison, et l'affaire fut regardée comme finie.
(:!) Vie de Louis le Gros, par Suger.
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Suger attendait ce moment pour tirer profit de la victoire qui terminait la guerre dont il avait été le promoteur. Il supplia le roi de prendre en considération les pertes énormes qu'avait éprouvées l'abbaye, et sollicita l'autorisation de fortifier Toury, Avec l'habileté qui-le caractérisait, il fit comprendre au roi qu'il avait luimême un intérêt politique très-réel à ce que la prévôté, qui tenait en bride tout le voisinage, fut entourée de fortifications qui la missent à même de défier les coups de main qu'on pourrait tenter pour s'en emparer. Le roi avait'une dévotion réelle pour saint Denis, dans l'abbaye duquel il avait été élevé; mais, en outre, Suger lui donnait un conseil avoué par la saine politique. L'abbaye de Saint-Denis était l'alliée naturelle du roi contre les seigneurs féodaux, parce qu'il était son protecteur naturel contre les agressions de ces seigneurs. Il y avait donc un avantage très-grand pour lui dans la mesure que lui proposait Suger. Aussi le voit-on acquiescer, par un acte daté du commencement de l'année 111-1, àla demande de Suger; dans cet acte, dont la rédaction dogmatique et le style, empreint de l'éloquence de la chaire, semblent révéler une plume monacale, celle de Suger peut-être, les terres de Saint-Denis sont déchargées de toutes redevances auxquelles les seigneurs du Puiset les avaient assujetties; il est ordonné, en outre, que Toury sera fortifié aux frais du roi, et que la garde en sera commise à Suger, devenu à la fois ainsi gouverneur militaire au nom du roi, et prévôt au nom de l'abbaye.
Toute la suite de cette affaire nous a paru utile à rapporter. Elle donne une idée exacte du temps et des personnes, et fait apercevoir la vérité qui a souvent disparu sous la pompe monarchique du récit des historiens, qui
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n'ont pu longtemps se résoudre à convenir qu'il n'y avait rien de commun entre la société au sein de laquelle ils vivaient et celle qui était l'objet de leurs récits. On voit qu'à l'époque de Suger, la France et la royauté n'étaient point faites, elles se refaisaient. On se trouvait dans une de ces époques de création où tous les éléments, encore confondus, cherchent à trouver leur place. Dans ce temps, un moine n'était pas seulement un moine; il était au besoin un soldat, un ingénieur, un commandant de citadelle, un diplomate. Le roi était le représentant d'une unité presque idéale qui travaillait à se dégager du chaos de la féodalité, et il trouvait, pour cette entreprise un puissant appui dans le clergé, qui, profondément animé de l'esprit de l'unité religieuse, comprenait les avantages de l'unité monarchique et concourait à la faire prévaloir. Louis le Gros devait rencontrer dans Suger un auxiliaire éminemment propre à développer cette politique, qui est tout le travail de son règne au dedans.
A peine la guerre allumée par le seigneur du Puiset était elle terminée, qu'une nouvelle occasion de faire un grand pas dans cette voie vint s'offrir à Louis le Gros.
Le plus puissant des alliés du roi contre le sire du Puiset, le comte de Chartres, avait eu avec le monarque de vifs démêlés aussitôt après l'issue de la campagne, à l'occasion d'un fort qu'il voulait faire bâtir sur le territoire même de la seigneurie du Puiset, qui faisait partie du domaine royal. Louis le Gros connaissant d'expérience l'inconvénient de ces citadelles, qui menaçaient sous prétexte de se défendre, s'y opposa formellement.
Une discussion s'ensuivit. Le comte de Chartres demanda un duel judiciaire et proposa de prouver par le bras
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d'André de Beaumont, régisseur de ses terres, que ce pointavaitété convenu. «Le monarque,qui n'avait jamais refusé de reconnaître la loi et le jugement du duel, dit Suger, consentit à faire soutenir ses droits par Anselme, son sénéchal. » C'est un trait des mœurs du temps. Louis le Gros cependant, qui n'entendait pas remettre la décision du litige au hasard d'un duel, trouva moyen d'empêcher que les deux champions obtinssent une assemblée judiciaire. Le différend, comme il arrivait presque toujours à cette époque, dégénéra en guerre; le comte de Chartres devint l'ennemi le plus acharné de Louis, et il noua des intelligences avec tous ses adversaires naturels, surtout avec les Anglais. Dans cet instant, Eudes, comte de Corbeil, parent du comte de Chartres, et qui, selon Suger, « n'avait rien de l'homme et était, non un animal véritable, mais une véritable brute, » fut tué dans une bataille qu'il livrait à Louis. Le comte de Chartres avait des prétentions à son héritage et il était d'un haut intérêt d'empêcher une ville aussi importante que Corbeil de tomber sous la domination d'un seigneur aussi mal disposé pour le roi. Louis n'osa s'attribuer la succession du comte de Corbeil, quoique celui-ci fût mort en portant les armes contre lui; il craignait sans doute d'exciter de trop vifs murmures chez les féodaux (t). Mais il prit un détour : le seigneur du Puiset, qu'on avait enfermé dans une prison à Château-Landon, était parent du comte de Corbeil à un degré plus proche que ne l'était le comte de Chartres. On pensa qu'il fallait mettre ses droits en avant,
(1) Suger, dans la Vie de Louis le Gros, s'exprime ainsi : « Le comte de Chartres et sa mère intriguèrent de toutes les manières par Je moyen de Milon et de Hugues pour arracher au roi les entrailles de son royaume. »
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après l'avoir déterminé à les abandonner au roi pour prix de sa vie et de sa liberté qu'on lui rendrait. Suger fut chargé de cette négociation.
Il n'eut pas de peine à amener le sire du Puiset à céder Corbeil au roi; mais le prisonnier y mit pour condition qu'on lui rendrait au moins le Puiset. Suger, qui craignait fort son voisinage, ne voulut rien céder sur ce point; mais le roi était si frappé du prix inestimable de la possession de Corbeil, qu'il accepta sur-le-champ le traité, sans vouloir écouter les observations de son conseiller de prédilection. Les craintes de Suger n'avaient rien d'exagéré. Dès que le seigneur du Puiset eut aperçu les ruines fumantes de son château, un désir effréné de vengeance s'empara de son âme, et, comme il n'ignorait pas que Suger avait été le promoteur de la guerre qui avait causé la ruine de son château et de sa fortune, il résolut de ruiner à son tour la prévôté de son ennemi.
Pour arriver à ce but, il fallait commencer par s'emparer de Toury, que Suger avait fait fortifier, ainsi qu'on l'a vu. Une ruse employée par le seigneur du Puiset fut au moment de faire réussir son projet. Il s'était ligué avec le comte de Chartres, son ancien ennemi, et il avait été convenu entre les deux confédérés que le comte de Chartres feindrait de vouloir se réconcilier avec le roi, qui était alors en Flandre, et qu'il irait trouver Suger comme pour lui mettre ses intérêts dans les mains et le charger d'aller négocier la paix en son nom. Suger accepta avec joie cette mission et se trouva heureux d'avoir à annoncer au roi une si bonne nouvelle. A peine était-il parti, que les deux confédérés se présentèrent en armes devant Toury, tandis qu'un grand nombre d'ou-
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vriers relevaient en toute hâte les fortifications du Puiset, malgré la promesse qu'avait faite le sire de ne jamais les reconstruire (1.).
Suger, qui n'avait pas conçu le moindre soupçon de cette perfidie, se dirigeait sur Paris pour se rendre en Flandre, où il croyait que Louis le Gros était encore, lorsqu'il aperçut dans le lointain un tourbillon de poussière, et distingua bientôt im gros de cavalerie. Les hommes de sa suite qu'il envoya reconnaître le corps qui s'avançait revinrent bientôt lui dire que c'était le roi Louis le Gros en personne, chevauchant à la tête de ses troupes. Ce prince avait eu avis du pacte signé entre le comte de Chartres et le seigneur du Puiset, et il venait de la Flandre à grandes journées pour empêcher leurs entreprises contre Toury :de réussir. Voici comment Suger lui-même raconte son entretien avec le roi : « Je me pré« sentai, dit-il, devant le roi, que nous rencontrâmes en « deçà de Corbeil ; aussitôt il me demanda le but de mon « voyage, et, comme il avaiteu avis de la conjuration qui « se tramait,il se mit à rire de ma simplicité. Alors il me « découvrit tout le mystère, et, après m'avoir témoigné « beaucoup d'indignation contre la perfidie de Hugues, il « me dit de retourner au plus vite à Toury, afin de veiller « à la défense de la place, tandis que lui-même suivrait « lechemin d'Étampes et rallierait ses troupes pour venir « aussitôt à mon secours. »
Suger demeura à la fois confondu et indigné; mais bientôt il eut pris son parti : il résolut de rentrer coûte que coûte à Toury et de rétablir sa réputation d'habileté,
(1) « A l'exemple d'un chien longtemps tenu à l'attache, s'écrie Suger dans la Vie de Louis le Gros, libre enfin et tourmenté d'une rage que sa chaine a exaltée, et qui se rue à la trahison. »
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compromise aux yeux du prince, ou de mourir les armes à la main en essayant de forcer le passage. Il avait des raisons sérieuses de craindre que ce fût là en effet l'issue de son entreprise; car Toury était déjà entouré d'une nombreuse armée., et il n'avait avec lui que vingt cavaliers. Les efforts qu'il fit pour recruter cette petite troupe furent inutiles, tant ses adversaires avaient frappé tout le pays de terreur. Voici comment il raconte lui-même le résultat de cette tentative (1) : « Nous marchâmes droit à Toury. Nos regards, tou« jours tournés de ce côté, cherchaient à l'horizon la tour « du château, qui, haute de trois étages, devait s'aper« cevoir de loin dans un pays de plaine. Nous la vîmes « enfin, et nous en conclûmes que le château n'était pas « pris ; car nul doute que, dans le cas où il l'eût été, « l'ennemi n'eût pas manqué d'incendier la tour, qui était « de bois. Restait à entrer dans la place. Nous n'arri« vâmes sous ses murs qu'assez avant dans la soirée; « heureusement pour nous que les assiégeants, qui « avaient fait les derniers efforts pendant la journée « pour emporter la place avant qu'elle fût secourue, se « trouvèrent si harassés à l'entrée de la nuit, qu'ils « étaient tous endormis. Nous résolûmes de traverser « leurs rangs, comme si nous eussions appartenu à leur « armée. Les choses allèrent assez bien jusqu'au mo« ment où nous arrivâmes vers le milieu du bourg ; peu s'en fallut alors que nous ne fussions découverts ; « mais, tandis'que nous nous expliquions tant bien que « mal avec les sentinelles, nos gens, qui nous tenaient i une porte ouverte, nous donnèrent le signal. Alors,
(1) Dans la Vie de Louis le Gros.
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« poussant à toutes brides à travers les troupes cnnc« mies, nous nous dégageâmes et nous nous dirigeâmes « en toute hâte. vers le point dont nous étions le plus « proches; on nous ouvrit la barrière et nous entrâmes « dans la place, à la grande surprise de nos adver1 saires. »
L'arrivée de Suger rendit à la garnison tout son courage : elle demandait à marcher à l'ennemi et à faire une Sortie générale; mais la leçon que le prévôt de Toury venait de recevoir l'avait rendu prudent. Il fit partir un messager pour avertir le roi de son entrée dans la place; il fit savoir dans les camps du sire du Puiset et du comte de Chartres, comme par manière de défI, qu'il était dans son château fort. Ses soldats, désespérés de ne pas en venir aux mains, provoquaient les assié-geants par leurs bravades et leur jetaient des quenouilles. Ceux-ci, devenus furieux, résolurent de tenter un assaut général le lendemain en plein midi. Il arriva à Toury ce qui était arrivé au Puiset : l'avantage de la position assura aux assiégés la victoire, qui coûta beaucoup de morts et de blessés aux deux partis. Le sire du Puiset persistait cependant à continuer le siège, lorsqu'il eut avis que le roi arrivait, à marches forcées, à la tête d'une troupe de gens de guerre, et que Guillaume de Garland.e, frère du sénéchal, se préparait, avec une autre troupe, à lui couper toute retraite vers le château du Puiset. Hugues décampa alors en toute hâte et se dirigea, à marches forcées, vers son château.
Il venait de rentrer dans son fort, quand il vit paraître les troupes de Garlande. Quant au roi, il arriva le lendemain à Toury et il se donna à peine le temps de féliciter Suger de sa vigoureuse défense, pressé qu'il
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était d'aller hâter le siége du château du Puiset, dont on élevait les murailles et dont on creusait les fossés, tout en combattant contre les assiégeants. Cette guerre, qui avait commencé en 1110, se prolongea pendant près de trois ans avec des succès divers. La coalition des féodaux, à laquelle le roi d'Angleterre avait envoyé cinq cents chevaux, était devenue très-puissante.
« Au nombre de ceux que le comte de Chartres rallia à son parti, dit.Suger dans la vie de Louis le Gros, furent Lancelinde Balens, seigneur de Dammartin, et Pains de Montjai, dont les terres, situées à l'embranchement de deux chemins, donnaient un passage sûr pour aller attaquer Paris. De la même manière, il mit dans son parti Raoul deBeaugency, qui avait pour femme une cousine germaine du roi, et, aiguillonné par ses nombreuses inquiétudes, conformément au proverbe qui dit qu'un aiguillon presse la marche d'un âne, Thibaut unit sa noble sœur en mariage adultère (1) à Milon de Montlhéry, à qui le roi avait rendu son château. Son union avec ses parentg Hugues de Crécy, seigneur de Châteaufort, et Gui de Rochefort livrait tout le pays de Paris et celui d'Étampes à la dévastation, s'ils n'étaient pas défendus par une bonne milice. D'un autre côté, le comte Thibaut et ses hommes de la Brie trouvaient un large passage ouvert devant eux sur les terres de Paris et de Senlis ; son oncle Hugues de Troyes et les hommes de cette ville, en
deçà de la Seine, et Milon, au delà du fleuve, pouvaient également pousser leurs incursions sur le même territoire. 11 devint impossible aux gens de ces deux villes
(1) Milon avait une autre femme dont il n'était pas séparé canoniquement.
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( Paris et Senlis) de se secourir les uns les autres. Il en fut de même de ceux d'Orléans, que les gens de Chartres, de Châteaudun, de Laon et de Brie tenaient resserrés sans que Raoul de Beaugency leur portât le moindre secours. »
On voit ici peinte au vif la situation de la France à cette époque. Il se formait sans cesse des ligues de seigneurs contre la royauté, dont les prétentions à exercer une juridiction sur les barons importunaient fort ceux-ci.
Ces ligues s'efforçaient d'interrompre les communications entre le roi et ses possessions disséminées sur des points du territoire éloignés les uns des autres. Le roi voyait ses alliés de la veille devenir ses ennemis du lendemain, car les seules lois auxquelles ils obéissaient étaient l'intérêt ou la passion. Les rois de ce temps-là vivaient à cheval et nos ancêtres le harnais sur le dos.
Louis le Gros fut au moment d'être vaincu et fait prisonnier; déjà les confédérés discutaient entre eux la question de savoir qui aurait la couronne, tant ils croyaient être sûrs de leur succès. Mais enfin la victoire définitive demeura au roi. Après être resté longtemps à Toury, dont il avait fait sa place d'armes, il le quitta, d'après l'avis de Suger, qui lui représenta qu'il était trop loin de la place ennemie pour la serrer assez étroitement. 11 semble que le prévôt de Toury trouvait en outre que le séjour d'une armée sur ses terres, et les désordres que les gens de guerre causaient, devaient ruiner de fond en comble sa prévôté. Le roi se rendit donc à Janville, qui n'était qu'à une demi-lieue du château du Puiset. Ce fut là que, surpris par le comte de Chartres, il fut au moment de périr; mais bientôt il rétablit le combat, la chance lui redevint favorable ; le comte de Chartres, ayant été blessé et complétement dé-
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fait, sépara sa cause de celle du seigneur du Pulset, de sorte qu'il ne resta plus à celui-ci qu'à s'enfuir, en laissant sa forteresse au roi, qui la fit détruire, quoique ce ne fût pas encore sans retour.
Ainsi Suger, au bout d'une guerre de trois ans dont il était à la fois le promoteur et l'âme, put enfin respirer.
La prévôté de Toury avait repris sa valeur naturelle en retrouvant sa sécurité ; elle ne craignait plus les courses et les. exactions féodales. Dès que Suger fut tranquille à l'intérieur, et qu'il eut assuré la sécurité de l'établissement qu'il dirigeait, il tourna les yeux vers le dehors, se rappela la promesse qu'il avait faite au pape d'être présent à Rome pour l'ouverture du concile général relatif à la querelle des investitures, et se mit en route pour aller tenir cette promesse. Nous allons le voir transporte sur un nouveau théâtre. Jusqu'ici, il nous est apparu plutôt comme un homme de guerre que comme un moine, bataillant contre les féodaux, et mêlé à quelquesuns des innombrables épisodes dont le chaos disparate compose ce qu'on est convenu d'appeler, à cette époque, l'histoire de France. Dans cette sociéfé guerroyante et troublée, il se range toujours du côté du roi, protecteur naturel de l'abbaye de Saint-Denis ; il est aussi hardi et aussi fier que les autres capitaines de cette époque, et, monté sur son cheval de bataille, il est le premier à férir nn bon coup dans la mêlée, soit qu'il s'agisse de défendre Toury, soit qu'il s'agisse d'attaquer le Puiset; seulement il a l'esprit plus vif, plus actif et plus ingénieux que celui des hommes d'armes qui l'attaquent et des hommes d'armes qui l'entourent. On devine la robe et les études du moine sous la cuirasse du soldat, aux expédients empruntés à l'antiquité qu'il emploie pour assiéger
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les places, et plus encore à l'art avec lequel il agit sur les esprits, et réunit des intérêts divers pour former des ligues. Le politique commence déjà à se faire voir en lui ; son voyage en Italie et sa présence au concile de Latran achèveront de développer son intelligence dans ce sens.
Notre sujet nous amène ici à résumer rapidement ce que disent les auteurs les plus versés dans ces matières sur les événements qui avaient motivé le concile de Latran. Suger ayant assisté à ce concile et y ayant pris part, il importe d'avoir au moins une idée sommaire des matières qui y furent traitées et des intérêts qui y furent débattus, afin qu'on puisse juger quelle influence le voyage de Suger à Rome exerça sur son esprit.
Depuis le concile qui s'était tenu à Troyes en Champagne en 1107, la querelle des investitures entre le pape et l'empereur s'était envenimée. Tandis que Henri V passait les monts (1110) avec une armée, en mettant à feu et à sang les villes qui s'opposaient à son passage, ses ambassadeurs assuraient le pape que son seul but était de se faire couronner à Rome par le souverain pontife. Celui-ci répondit, comme on devait le prévoir, qu'il ne pourrait couronner l'empereur si Henri persistait à vouloir retenir le droit d'investiture qui appartenait au saint-siége. Les ambassadeurs, qui avaient leur leçon faite, expliquèrent aussitôt que l'empereur était disposé, de son côté, à ne pas revendiquer le droit d'investiture, si les évêques allemands voulaient renoncer aux biens qu'ils tenaient de l'empire. Le pape, qui voyait l'empereur à peu de distance de Rome, à la tête d'une puissante armée, qui trouvait en outre que les richesses princières des évêques d'Allemagne les rendaient fiers et indociles à l'égard du saint-siège, sacrifia sans hésiter leur tem-
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porel et consentit à ce que l'empereur demandait. Le traité fut rédigé dans ce sens par les deux parties. Il était formellement stipulé, du côté de l'empereur, que, le jour de son couronnement, il renoncerait publiquement aux investitures; que le pape et ses successeurs conlinueraient à jouir de tout ce que les empereurs avaient autrefois donné au saint-siége, sans qu'on entreprit jamais de déposer Pascal du pontificat, ou de lui ôter la vie ou la liberté, ni de le priver d'un de ses membres; clause qui témoigne de la brutalité des temps. Du côté du pape, il était ordonné aux évêques d'abandonner a l'empereur tous les biens régaliens dont ils jouissaient, et de ne jamais prétendre aux duchés, comtés, marquisats, villes, châteaux et même métairies, terres, héritages, redevances, tous biens enfin qui étaient venus primitivement des empereurs.
On voit que le pape avait payé le droit religieux d'investiture par le sacrifice complet du temporel du clergé allemand, sans l'avoir même consulté préalablement pour ce sacrifice. L'empereur, en acceptant avec empressement cette concession immense qui le rendait le souverain le plus riche de la chrétienté, puisqu'elle faisait rentrer dans ses mains, en un seul jour, ce qui avait été donné pendant un si grand nombre de siècles, sentit que cette concession serait sujette à contestation de la part du clergé allemand. Avant donc de signer le traité, il y inséra une elause dans laquelle il était dit que « l'em« pereur adhérait au traité, sous la condition que cette « transaction recevrait l'assentiment général et authen« tique de l'Église et des princes de Germanie. »
La joie fut grande, à Rome, à la nouvelle d'une pacification qui terminait une querelle qui avait déjà produit
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tant de maux ; toute la population alla, avec des palmes en main, au-devant de l'empereur, qui fit une entrée triomphale à Rome. Il se rendit aussitôt dans l'église des Saints-Apôtres, dans laquelle il devait entendre la messe.
Le pape qui officiait, étant arrivé à l'offertoire, au moment même où il devait accomplir la cérémonie du couronnement, se tourna vers l'empereur et lui demanda s'il était toujours déterminé à reconnaître que le droit d'investiture ne lui appartenait pas ; en même temps il le pria de faire sa réponse à haute voix, pour qu'elle fut entendue des assistants. L'empereur parut surpris de cette question, et répondit cependant qu'il était prêt à tenir sa parole, mais qu'il devait consulter les évêques allemands qui l'accompagnaient, afin de savoir s'il était dans leur intention de se soumettre à la bulle promise par le pape, au sujet des biens régaliens. En prononçant ces mots, il se dirigea vers la sacristie, où tous les évêques allemands le suivirent. On les vit bientôt revenir, le visage plein de colère, en poussant contre le pape de formidables cris. Tous déclarèrent que jamais ils ne consentiraient à ratifier un pareil traité; qu'il n'appartenait pas à l'Église romaine, qui conservait tous ses biens, de sacrifier les leurs. La querelle s'échauffant de plus en plus, le pape laissa de côté la cérémonie du couronnement et se dirigea vers l'autel, où il acheva la messe. A peine fut-elle terminée, qu'il fut arrêté par les ordres de l'empereur. Alors il y eut un terrible combat livré dans l'église, et bientôt la guerre civile ensanglanta la ville.
Ce qui semblerait prouver que les Allemands étaient préparés à cette journée, c'est que nulle part on ne put.
leur résister, et. qu'ils égorgèrent plus qu'ils ne combattirent.
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Il était d'ailleurs difficile de croire que l'empereur, qui avait le traité dans les mains depuis plusieurs jours, et qui était entouré des plus hauts prélats de la Germanie, ne leur eût pas communiqué la clause qui les regardait.
La restriction mise par lui à sa renonciation au droit des investitures les avait rassurés sans doute sur la conséquence du serment qu'il allait prêter, et Us pensaient qu'une fois couronné, il lui suffirait de rappeler qu'il ne s'était engagé que conditionnellement, et qu'il avait subordonné.sa promesse à l'adhésion que le clergé allemand restait maîlre de donner ou de refuser. Le pape ayant échappé au piége par la question solennelle qu'il avait adressée à l'empereur, on employa la force ; on se saisit du souverain pontife et l'on mit Rome et les campagnes environnantes à feu et à sang. Tenu dans une étroite prison et en butte à des mauvais traitements de tout genre, sollicité en outre par les cardinaux et les prélats, compagnons de sa captivité, et qui se lassaient de la vie dure et misérable qu'on leur faisait mener, craignant enfin que l'empereur ne fit élire un nouveau pape à sa place, Pascal avait fléchi. Le mardi U avril 1111, il avait signé un traité dans lequel il promettait » de ne « plus inquiéter l'empereur sur les investitures, de lui « reconnaître par une bulle le droit de les donner, de « frapper d'excommunication quiconque mettrait obsta« cle à l'exercice de ce droit, de consentir à ce que l'em« pereur investît comme auparavant par la crosse et par « l'anneau, et à ce que les archevêques et les évêques « sacrassent librement ceux que l'empereur aurait in« veslis de cette manière. » Tout le reste répondait à ce début. fe n'était pas un arrangement que le souverain pontife acceplait, c'était une capitulation qu'un prison-
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nier signait pour sortir de sa captivité. L'empereur partit avec la bulle du pape qui consacrait toutes ces concessions, et après avoir en outre été couronné de la main du souverain pontife.
Quand cette nouvelle se répandit dans le monde chrétien, voici ce qui arriva : partout des conciles se réunirent Bous la présidence des légats du pape, anathématisèrent l'empereur et déclarèrent le privilège qu'il avait arraché au pape nul et comme non avenu. Pendant que les conciles de Vienne, de Beauvais, de Reims, de Cologne, de Châlons et de Jérusalem adoptaient des résolutions de ce genre, les cardinaux qui étaient restés à Rome blâmaient hautement lé pape, déclaraient le traité qu'il avait signé sans valeur, et confirmaient les décrets de Grégoire VII, de Victor 111 et d'Urbain II, ainsi que tous les anathèmes qu'ils contenaient contre les princes séculiers qui usurperaient le droit des investitures.
Quand le pape vit que les choses s'envenimaient ainsi et que l'on marchait à un schisme, il défendit de discuter la question jusqu'à la réunion d'un concile dont il marqua l'ouverture pour le commencement de l'année 1112.
C'était à ce concile, chargé de décider cette grande affaire, que Suger était invité à se rendre.
Le concile se trouva réuni (mars 1112) quelque temps avant l'arrivée des prélats français et de Suger, qui les accompagnait. Mais le pape, qui comptait beaucoup sur leur. concours, ne voulut pas ouvrir la discussion sur la grave question qui devait être l'affaire principale du concile avant que les Français fussent à Rome : ils arrivèrent le 1er avril. L'assemblée était nombreuse et imposante ; on y comptait, au rapport de Suger, plus de trois cents évèques et une grande affluence d'abbés, de pré-
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très, de diacres.et de religieux. La plupart de ces prélats étaient Italiens et venaient des Etats du pape, de Venise, de Sicile, de Naples, de Sardaigne, de Toscane, de Lombardie, de Piémont; les deux seuls évêques français qui fussent au concile sont nominativement indiqués; il est vrai qu'ils eurent la principale part aux actes du concile : ce furent Guy, archevêque de Nîmes, et Gérard, évêque d'Angoulême. Il est probable que les prélats italiens.
trouvèrent conforme aux règles de la prudence d'engager ainsi contre l'empire, dans une querelle aussi grave, les prélats d'un royaume qui lui servait naturellement de contre-poids, parce qu'ils se voyaient ainsi moins expo-
sés aux colères de l'empereur. Ce fut dansja cinquième séance du concile que l'on aborda la grande question qui avait motivé la convocation de ces assises catholiques.
Le pape ouvrit cette séance en reconnaissant qu'il avait commis une grande faute lorsqu'il avait accordé à Henri V plus qu'il n'était permis de lui accorder, et, tout en représentant la nécessité où il avait été de racheter ainsi la liberté des cardinaux prisonniers, sa propre liberté, et d'obtenir la paix pour le peuple romain et pour l'Église, il avoua qu'après cet acte de condescendance et de faiblesse, il n'était plus digne d'occuper la chaire de Saint-Pierre. Alors on le vit déposer sa tiare, se dépouiller des habits pontificaux et demander qu'on élût à sa place un autre pape qui, n'étant pas lié par les mêmes serments que lui, pût soutenir les droits de l'Église. C'était la scène de Régulus au sénat romain qui se reproduisait dans un autre ordre d'idées : le pape se livrait pour affranchir la papauté.
Il allait arriver à l'empereur ce qui arrive à tous ceux qui imposent par la violence des traités trop durs et trop
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tyranniques : quand les motifs de terreur qui ont décidé la partie lésée à subir de pareils traités n'agissent plus aussi directement, les traités tombent d'eux-mêmes. Le concile, tout en se montrant touché de l'humilité du pape, refusa d'accepter son abdication ; on exigea, au contraire, qu'il reprît les marques de sa dignité, et on lui promit qu'après avoir médité sur cette grande question et après avoir demandéà Dieu des lumières, leconcilel ui transmettrait la réponse qui lui serait inspirée par le Saint-Esprit.
Après de longues délibérations, le concile tint sa sixième séance, et voici ce qui s'y passa. L'évêque d'Angoulème, probablement par les raisons que nous avons insinuées plus haut, fut chargé de prendre la parole au nom de toute l'assemblée, et lut à haute voix une déclaration écrite, dans laquelle il était dit que : « tous ceux c qui assistaient au concile condamnaient et déclaraient « nul le prétendu privilége extorqué au pape Pascal par « la violence de Henri, spécialement en tant que recon« naissant que ceux qui seraient élus, selon les règles « canoniques, par le clergé et parle peuple, ne pourront « être consacrés sans avoir reçu l'investiture du roi, eu « qui est contre le Saint-Esprit, contre les canons. »
L'assemblée cria par deux fois Amen, fiai. Puis on chanta le Te Deum pour rendre grâces à Dieu.
Suger, dans la Vie de Louis le Gros, a pris un soin particulier de justifier la conduite du pape Pascal dans toute cette circonstance. Il ne faut cependant pas accorder à ce pontife plus qu'il ne s'accorde lui-même. Comme il le reconnut à la face du concile, il avait manqué de fermeté devant l'empereur, et, comme tout se suit et s'enchaîne, il arriva que, pour avoir promis par faiblesse do caractère plus qu'il ne pouvait tenir, il s'exposa au re-
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proche d'avoir manqué de franchise. On peut dire, pour faire remonter le reproche plus haut et jusqu'à la première faute du pape, que c'était un tort que d'avoir voulu acheter les investitures par la cession du temporel du clergé allemand, sans avoir même consulté ni entendu ce clergé. Ce fut là le principe du mal, car de là, la colère du clergé qui se crut sacrifié, les emportements de l'empereur qui vit son couronnement interrompu ; de là, par conséquent, ses violences envers le pape, l'acte de faiblesse de celui-ci, et la nécessité où il se vit de retirer la parole qu'il avait donnée. Avec une fermeté apostolique toute simple et tout unie, qui n'aurait rien refusé de ce qu'il était permis d'accorder, mais qui n'aurait rien accorde de ce qu'il était nécessaire de refuser, le pape aurait évite de partager jusqu'à un certain point les torts de l'empereur,-et la plupart des graves inconvénients qui suivirent auraient été prévenus.
Mais Suger, dont l'esprit était alors tourné vers le point de vue humain des affaires plutôt que vers leur point de vue religieux, ne pouvait se lasser d'admirer ia linesse et l'habileté de la politique [romaine, qui était alors la première de l'Europe. Il se trouvait tout à coup initié au secret des grandes affaires, il apprenait comment on manie les esprits et par quels tempéraments on sort des pas périlleux. En même temps il étudiait la science de la politique générale, dont on ne pouvait guère interroger les ressorts qu'à Rome, qui était alors, qu'on nous passe cette expression, le cœur et le cer.veau du reste du monde, et qui se trouvait en communication avec tous les peuples. Il approfondit les vues et les intérêts de Home et de l'Empire, apprit à connaître les hommes mieux qu'il ne les avait encore connus jusqu'à ce jour,
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comme il arrive dans ces grandes assemblées où se traitent d'immenses intérêts. Il semblait que la Providence, qui le destinait à une tâche si difficile, eût fait pour lui de ce voyage de Rome une sorte d'initiation. Il quitta cette ville avec de vives lumières de plus, et y laissa une grande idée de lui au pape et aux cardinaux, qui apprécièrent à sa juste valeur sa vive intelligence et son habileté peu commune.
A son retour en France, il fut. désagréablement surpris en trouvant le seigneur du Puiset, son ancien et constant ennemi, assez bien réconcilié avec le roi pour que celui-ci lui permit de relever les fortifications qu'on avait renversées avec tant de peine.
Ses courses sur les terres de ses voisins avaient recommencé, et la prévôté de Toury avait notamment souffert. Suger s'en plaignit vivement au seigneur du Puiset. Celui-ci répondit, comme par dérision, qu'on ne gouvernait pas des soldats comme des moines, qu'il avait besoin d'une nombreuse garnison pour se défendre contre ses ennemis, et que si ses soldats avaient commis quelques déprédations, il fallait s'y résigner comme à un mal nécessaire. Suger résolut d'avoir raison par la force d'un adversaire qui refusait de céder au bon sens et à la justice; ne voulant pas avoir encore une fois recours au roi qui avait déjà tant fait pour lui contre le seigneur du Puiset, il songea à conduire lui-même cette affaire à bonne fin en faisant une rude guerre à ce voisin incommode et dangereux. A peine sorti des délibérations du concile, où il avait montré la prudence d'un homme de conseil, il redevenait un homme d'action. Toujours armé de pied en cap et prêt à monter à cheval pour
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se mettre à la tête d'une troupe de hardis cavaliers qu'il avait pris à son service, dès qu'il apprenait qu'un parti était sorti du Puiset, il sortait lui-même de Toury pour lui présenter le combat ou lui tendre une embuscade, et presque toujours, dans ces combats journaliers, l'avantage lui restait. C'est dans une de ces rencontres qu'il parvint à s'emparer de la personne du lieutenant du seigneur de Puiset, qui était le plus brave et le plus habile homme de sa petite garnison. Suger fit aussitôt conduire son prisonnier dans les prisons de l'abbaye de Saint-Denis.
Ces détails donnent une idée de la situation de la France à cette époque, et ce qui se passait dans le cœur du royaume était l'image de ce qui se passait dans toute la France. L'autorité publique était un vain mot : l'ancienne constitution de la France, qui avait été en vigueur sous les deux premières races, et qui se mani-
festait dans les champs de mars et les champs de mai, avait été profondément altérée sous les derniers règnes des Carlovingiens par la féodalité qui s'établit avec l'hérédité des emplois et des gouvernements. Les troubles excités au sein des familles royales par les partages qui se renouvelaient à chaque règne, et sans doute aussi le précédent qui avait eu lieu dans la famille des Carlovingiens, alors qu'ils avaient rendu la dignité de maire du palais héréditaire pour préparer leur avènement, aidèrent les possesseurs des fiefs à obtenir d'abord la continuation de leurs emplois au-delà du terme de l'investiture, puis à se les faire conférer à vie, puis à en faire assurer la survivance à leurs enfants.
Rien ne se perd en politique, et l'inexorable logique des choses humaines tire les conséquences de toutes les
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prémisses posées. C'est ainsi que, lorsqu'on regarde de près l'établissement de la féodalité, il est difficile de ne pas demeurei1 convaincu qu'elle est une conséquence morale et politique de l'atteinte profonde que les Carlovingiens avaient été obligés de porter au principe monarchique pour s'élever jusqu'au trône. Tant que Pépin et Charlemagne vécurent, leur grandeur personnelle fit illusion, et ils substituèrent à un principe d'autorité la force d'un caractère; mais quand ils ne furent plus là pour couvrir du prestige de leur gloire la brèche qu'ils avaient faite au principe monarchique, on traita la royauté dans leur personne, comme ils l'avaient traitée dans la personne des Mérovingiens. Les possesseurs des fiefs furent autant de maires du palais qui se rendirent héréditaires et indépendants. Au moment où la troisième race prit le pouvoir, le roi n'avait plus de sujets, mais des grands vassaux, dont les devoirs et les droits étaient réglés par leurs titres d'investiture. Il ne pouvait pas y avoir d'assemblées nationales, parce qu'à proprement parler il n'y avait pas de nation. Il n'y avait donc plus d'assemblées générales que les conciles, parce que l'unité religieuse était la seule qui fût restée, et dans ces - conciles on traitait, outre les affaires religieuses, les affaires qui regardaient les intérêts généraux : c'est ainsi qu'au concile de Clermont on proclama la trêve de Dieu, qui assurait quelques jours de sécurité par semaine à cette société si profondément troublée. Quant aux assemblées séculières, c'étaient uniquement des réunions oligarchiques, des parlements de grands barons, souverains à peu près indépendants. La raison en est simple : il n'existait plus de franc et de libre que ces barons qui, souverains dans leurs baronnies, remplaçaient par le
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lien féodal qui les rassemblait l'unité nationale que nous devions établir par tant d'efforts. La nationalité, c'est l'unité du territoire, du gouvernement, de la justice, la communauté de la paix et de la guerre. Or, comme on en a vu un exemple par les querelles continuelles du prévôt de Toury et du seigneur du Puiset, et par la lutte à main armée dont les nombreux épisodes ont, pour ainsi parler, presque rempli jusqu'ici l'histoire de la vie de Suger, autant de seigneuries, autant de territoires, et chaque baron étant juge en sa terre, levant l'impôt et battant monnaie , ayant droit de guerre et de paix, l'unité nationale et l'autorité monarchique, que la forte main de Charlemagne avait un moment réalisées, étaient brisées en mille fragments informes : chacun des mille seigneurs féodaux avait pris un débris de l'empire de Charlemagne, dont il avait fait son domaine souverain , à peu près comme l'Arabe du désert détache une colonne de son fut, dans les ruines qui furent Palmyre, afin d'y suspendre sa tente pour la nuit.
Cette longue guerre de Suger contre le seigneur du Puiset ne finit que par la mort de celui-ci. La lutte de l'indépendance locale contre l'unité semblait devoir être éternelle. Ce seigneur , après avoir contracté contre le roi une alliance avec plusieurs autres féodaux, appela l'Anglais à son secours. Après une lutte semée de péripéties, l'avantage demeura à Louis le Gros; mais, dans un des derniers combats qui eurent lieu, le sire du Puiset, assiégé dans un château, tua dans une sortie le maréchal Ansel de Garlande, qui était en même temps le principal ministre et le favori du prince. Il ne lui resta plus, après cela, que la ressource de s'embarquer pour la terre sainte, dont Une toucha pas même le rivage, car
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la nef qui le portait fut engloutie. Mais son dernier coup de lance avait plus fait pour la fortune de Suger qu'il n'avait fait contre elle pendant toute sa vie. Tant qu'Ansel de Garlande avait vécu, le prévôt de Toury était demeuré en seconde ligne; il allait bientôt obtenir l'influence principale sur les affaires du royaume.
La première marque d'estime que Loui& le Gros lui donna fut de l'envoyer au devant du pape Gélase, qui fuyait les colères de l'empereur. Notre sujet exige encore ici que nous exposions en quelques mots la suite de la querelle des investitures.
Henri avait en vain tenté de faire revenir le pape Pascal sur la décision du concile de Latran. Voyant que le pontife, loin de lui donner satisfaction sur ce point, avait corroboré et aggravé sa détermination dans divers synodes, il s'était déterminé à marcher sur Rom-e et s'en était emparé sans coup férir, par les intelligences qu'il avaient nouées dans la ville avec plusieurs hauts personnages. Maître de Rome, l'empereur se fit couronner solennellement par Burdin, archevêque de Prague, homme intrigant qui nourrissait une haine profonde contre Pascal II, à cause de l'indignation avec laquelle le pontife avait accueilli les propositions simoniaques de ce prélat coupable, qui voulait acheter l'archevêché de Tolède, l'un des plus riches de la chrétienté.
Cependant Pascal, à la tête d'une armée que les princes normands de la Pouille lui avaient fournie , était rentré victorieux à Rome; mais il mourut au milieu de son triomphe. C'est alors que cinquante cardinaux qui s'étaient rendus auprès de lui, frappés de la nécessité de donner promptement à l'Église un pape capable de lutter contre des circonstancos aussi difficiles, placèrent, le troisième
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jour après la mort de Pascal II, le cardinal Cajetan dans la chaire de Saint-Pierre, sous le nom de Gélase II.
Son élection fut signalée par une scène de violence qui alluma la guerre civile à Rome, Les Frang'ipani, une des familles les plus puissantes de la ville, avaient intimé au conclave, par la voix de Cencius leur chef, l'ordre de choisir un partisan de l'empereur. Quand Cencius apprit l'élection du cardinal de. Cajetan , il se précipita, à la tête d'une troupe d'hommes armés, dans l'église, ac cabla le pape d'outrages et de coups, et l'emmena prisonnier avec tout le sacré collège, qu'il livra aux injures et aux outrages de cette soldatesque. Il fallut que le peuple de Rome se soulevât et vint en armes réclamer le pape, pour le tirer des mains de ce furieux partisan de l'empereur. A peine était-on remis de cette alarmel, qu'on apprit que l'empereur lui-même arrivait en toute hâte à la tête de sa cavalerie .pour s'emparer du pape.
Ce ne fut que par miracle et au milieu de dangers inouïs que Gélase échappa aux soldats impériaux, qui le poursuivirent jusqu'à Ostie. Enfin il parvint à se rendre à Gaëte, où il put respirer sous la protection des princes normands. L'empereur, maître de Rome, fit alors élire Maurice Burdin comme antipape, sous le nom de Grégoire VIII. Les princes normands réduisirent l'empereur à quitter l'Italie; mais le pape ne put les déterminer à aller éteindre le schisme à sa source même, c'est-à-dire à Rome. Il dut s'y rendre seul. Dès qu'il voulut agir en pfl pe, les Frangipani et leurs partisans prirent les armes, et Gélase n'eut de ressource que dans la fuite. C'est alors qu'il vint chercher un asile auprès du roi de France, qui était le principal appui des souverains pontifes dans les vicissitudes de leur pontificat.
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Louis le Gros, en apprenant l'arrivée de Gélase, vqui débarqua en Languedoc, envoya au-devant, de lui Sugcr: il était non-seulement chargé d'offrir au pape une retraite en France , mais de lui remettre de riches présents qui le tirèrent de la détresse à laquelle il avait été réduit par ses ennemis. Suger obtint un accueil très bienveillant du pape. D'abord la mission qu'il remplissait ne pouvait manquer de lui assurer cet accueil ; ensuite, pendant son voyage à Rome , il avait appris à connaître les Italiens et les moyens de se faire bien venir d'eux. Il avait pour mission d'assurer le souverain pontife du vif désir qu'éprouvait le roi de le rétablir dans la chaire de Saint-Pierre; il devait aussi lui demander de fixer l'époquc et le lieu d'une entrevue dans laquelle le roi et le pape pourraient s'entretenir des affaires générales de l'Église.
Le pape lui indiqua le jour et le lieu de cette entrevue; puis, allant de synode en synode, il faisait avec une activité incroyable les affaires de la chrétienté, lorsqu'il tomba malade à Cluny et fut enlevé après quelques jours de souffrances, le 29 janvier 1119 , au moment même où le roi se disposait à se mettre en marche avec Suger pour aller le trouver. Sa mort, dit Suger avec un grand sens, épargna bien des malheurs aux Français et aux Italiens ; observation fort juste, car sans sa mort le schisme de l'antipape se serait prolongé et aurait produit de déplorables suites.
Le cardinal-archevêque de Sienne fut élu en sa place.
Ce choix était excellent au point de vue temporel, comme au point de vue spirituel; car, outre que le nouveau pape était un homme de science, de fermeté et de vertu, il était uni par les liens du sang avec la famille impériale d'Allemagne; oncle d'Adélaïs, femme de Louis le Gros, il
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était en même temps le cousin germain de l'empereur.
Le roi de France détermina Calixte II, c'était le nom du nouveau pape, à tenir un grand concile à Reims avant de se rendre à Rome, car il avait fait sa paix avec cette ville en lui témoignant des égards tout particuliers, et l'antipape n'avait conservé qu'un fort petit nombre de partisans. Louis le Gros avait un intérêt très-grand à la tenue de ce concile. Il ne faut pas croire, en effet, qu'à cette époque les conciles fussent uniquement des réunions théologiques, c'était, on l'a dit, une forme des assemblées délibérantes, et quelque chose de plus encore, une espèce de tribunal des amphictyons qui s'interposait dans les querelles de prince à prince, de peuple à peuple.
Nous n'avons pas à nous occuper de la partie religieuse de ce concile, et nous dirons seulement que les efforts du pape pour arriver à un arrangement avec l'empereur furent inutiles; mais il y eut trois grandes affaires dans lesquelles Suger eui beaucoup de part, et qui méritent d'attirer notre attention.
Dès que le concile fut ouvert, Louis le Gros s'y présenta accompagne des principaux barons de sa cour.
Assis sur un trône à côté du pape, il prononça un discours latin qu'on croit avoir Ole composé par Suger, et qui était tout entier dir ige contre Henri d'Angleterre. Dans ce discours, le roi de France se plaignait de ce que Henri avait usur pé au détriment de son frère, le duc Robert, le duché de Normandie; il dénonçait les injustices et les violences de ce monarque, la manière indigne dont il avait traité l'ambassadeur français, q i'il avait fait jeter dans une prison, de même que le duc Robert lui-même, vassal du roi de France. A la fin de son discours, le roi fit paraître devant les Pères du concile le fils unique du duc Robert,
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qui acheva par ses larmes de toucher tous les cœurs. Si, dans ce moment, on fût allé aux voix, la cause de Louis le Gros était gagnée et celle de Henri d'Angleterre perdue. L'avis de Suger était de profiter de cette occasion; mais il était trop éloigné de Louis le Gros pour lui donner un conseil. Le prince, moins habile queson ministre, ceda donc à la proposition que lui fit le pape de remettre la décision de cette affaire temporelle après la décision des affaires religieuses ; c'était une prorogation indéfinie, car les incidents devaient se succéder avec assez de rapidité pour ne pas laisser à l'assemblée le temps de revenir sur cette affaire, sans ajouter que les bonnes dispositions où l'on était devaient plus tard se trouver considérablement refroidies. Or, dans le moment, ces dispositions étaient telles, que Geoffroi, archevêque de Rouen, ayant voulu prendre la parole en faveur de Henri, il fut réduit à l'abandonner, tant les murmures et les clameurs désapprobatrices se firent entendre de tous côtés. Tout ce qu'on put obtenir plus tard, c'est la promesse du pape qu'il s'entremettrait entre les deux rois pour les réconcilier, ce qu'il fit en effet.
La seconde affaire dans laquelle Suger intervint avait rapport aux investitures mêmes. L'empereur avait mal tenu les promesses qu'il avait faites au pape : après l'avoir bercé de l'espoir d'une renonciation et l'avoir fait venir inutilement au-delà de la Meuse jusqu'à Mousson, pour terminer cette grande affaire qui agitait depuis si longtemps l'Église, il avait fini par rompre toutes les conférences et par déclarer qu'il ne pourrait répondre qu'après avoir consulté une diète. Le pape s'était montré fort irrité de ce langage, d'autant plus qu'il avait craint un moment pour sa liberté, car il avait trouvé l'empereur.
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qu'il croyait seulement suivi d'une escorte, à la tête d'une armée de trente mille hommes. Lorsque Suger apprit la manière dont les choses s'étaient passées, il dit tout bas au roi, avec son bon sens accoutumé, qu'il craignait bien que la France ne payât les frais du concile de Reims, et la suite prouva qu'il ne s'était pas trompé.
Puisqu'on n'avait pu terminer l'affaire des investitures par conciliation, il fallait la résoudre par autorité, et c'est ici qu'un grave différend s'éleva. Le canon relatif aux investitures était ainsi conçu : Nous défendons absolument de recevoir de la main d'aucune personne laïque rinvesliiure des églises ni des biens ecclésiastiques.
C'était aller au delà du but et usurper une prérogative temporelle, pour empècher l'usurpation d'une prérogative spirituelle. S'il était défendu aux prélats et aux abbés de recevoir l'investiture des biens régaliens et des fiefs, ou les droits politiques des rois se trouvaient détruits, ou le clergé français se trouvait dépouillé de toutes ses propriétés, comme l'aurait été le clergé allemand si l'accord signé à Rome entre le pape et l'empereur avait été exécuté. De vives clameurs s'élevèrent contre le canon des investitures, et Suger représenta au roi qu'il était de son intérêt et de son devoir de s'opposer à ce qu'il fût adopté. Il ajouta qu'il serait impossible d'accepter une pareille loi, tant que les hommes d'Église posséderaient des terres et des fiefs relevant de la couronne. Louis le Gros eut une peine infinie à obtenir du pape le sacrifice de ce canon; le souverain pontife consentait bien à lui reconnaître verbalement le droit de donner l'investiture des terres et des fiefs aux évêques; mais qu'était-ce que ce consentement verbal auprès
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d'une prohibition écrite ? Louis le Gros menaça donc de se retirer du concile avec tous les prélats -de son royaume, si le canon n'était pas réformé ; et alors il fut réduit à ces mots qui décrétaient une chose parfaitement juste et raisonnable : Nous défendons absolument de recevoir de a main des laïques l'investiture des évéchés et des abbayes; ce qui fut unanimement approuvé.
Suger, qui voyait venir de loin les périls, et dont l'esprit, à cette époque de sa vie, était plutôt tourné vers les choses politiques que vers les choses religieuses, aurait vivement désiré que l'on s'arrêtât là et que le concile finit sans que le pape excommuniât l'empereur.
11 sentait les conséquences d'un pareil acte; il voyait l'empereur, à peu de distance de la France, à la tête d'une puissante armée; il n'ignorait pas que Louis le Gros n'avait dans le moment aucune troupe à lui opposer, il appréhendait donc qu'en allant aux dernières extrémités, on poussàt les Allemands à tenter une expédition militaire en France ; mais Louis le Gros, moins circonspect que son ministre, n'opposa aucune résistance aux désirs du pape, et laissa prononcer l'excommunication.
L'empereur, en apprenant l'excommunication fulminée contre lui à Reims, lit le serment d'exercer contre le roi de France et le pape une vengeance terrible, et jura que l'herbe croîtrait sur l'emplacement de la ville où l'on n'avait pas craint de l'outrager. S'il avait franchi immédiatement la frontière, alors entièrement dégarnie de troupes, il aurait pu accomplir facilement sa menace; mais il voulut lever une armée de deux cent mille hommes pour accabler le royaume de France tout entier, et l'on eut ainsi le temps de se préparer à le recevoir.
Durant ces préparatifs, Suger avait été chargé d'une
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ambassade imposante auprès du pape Calixte Il, qui était parti pour Rome. La confiance du roi en lui était si grande, que l'abbé de Saint-Germain-des-Prés, quoique son supérieur en dignité, reçut l'ordre de l'accompagner, ainsi que plusieurs autres personnes qui semblaient devoir être préférées à un jeune religieux, si l'on ne considérait que l'âge ou le rang. Lorsque Suger arriva à Rome (1121), il n'y trouva pas le pape, qui était aile dans la Pouille pour reclamer l'assistance du duc Guillaume et des princes normands, qui avaient établi leur domination dans cette contrée, afin de lever une armée destinée à chasser d'Italie l'antipape Burdin, qui s'était retiré à Su tri, place forte défendue par une garnison impériale qui faisait des courses jusqu'aux portes de Rome.
Suger, sans perdre de temps, partit pour Bitonto, où se trouvait alors le pape, qui le reçut avec beaucoup de faveur. Calixte avait pu apprécier le mérite du jeune religieux de Saint Denis au concile de Reims, il savait en outre quelle influence il exerçait dans les conseils du roi Louis le Gros. Suger ne dit point, dans ses écrits, quel était le but de cette ambassade; mais un des historiens de sa vie suppose, non sans vraisemblance, qu'il s'agissait de la querelle qui s'était élevée entre l'Eglise de Lyon et celle de Sens sur la question de primatie.
L'Église de Sens était en possession immémoriale de ne relever que du saint-siége, et le roi Louis le Gros attachait d'autant plus d'importance à lui maintenir la primai ie des Gaules, qu'à cette époque Lyon ne faisant point partie de ses États, l'Église nationale se serait trouvée soumise à un primat étranger. Il s'en expliqua dans les termes les plus vifs; car il alla jusqu'à dire au pape, dans une IHtie : « qu'il aimerait mieux souffrir
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« que tout son royaume fùt en feu, et sa vie en péril, « que d'endurer un pareil opprobre. » Le pape avait déjà prononcé dans cette question, et il l'avait décidée en faveur des prétentions de l'archevêque de Lyon; ce furent probablement les observations de Suger qui lui firent suspendre l'effet de sa sentence, dont Louis le Gros sollicitait la révocation définitive dans la lettre postérieure à l'ambassade du moine de Saint-Denis. Le pape fut si content de la manière dont Suger conduisit cette négociation; qu'il fit tous ses efforts pour le retenir à Rome et l'attacher au saint-siége; mais les instances de l'abbé de Saint-Germain-des-Prés et des autres personnes qui avaient accompagné Suger dans son ambassade furent si vives, qu'il se décida à retourner en France. Ce fut dans le trajet de RQme à Paris qu'il apprit deux nouvelles qui changeaient sa fortune : la mort de l'abbé de Saint-Denis et sa propre élection, qui réunit le consentement unanime des moines de l'abbaye.
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LIVRE DEUXIÈME
Suger élu abbé de Saint-Denis. — Son rêve raconté par lui-même.
— Son embarras en apprenant- son élection. — Son différend avec Abailard. — Il assiste au concile de 1123 à Rome. — Il marche avec Louis le Gros contre l'empereur. — Le roi prend l'oriflamme. — Progrès de Suger dans la faveur du roi. — Ses habitudes de magnificence. — Sa conversion. — Événements qui l'amènent. — Fin terrible de Ponce, abbé de Cluny. —
Saint Bernard signale les abus de Saint-Denis. — Il loue la réforme opérée par Suger. — Les vertus de Suger augmentent son influence. — Affaire du monastère d'Argenteuil. — Débats entre Cluny et Citeaux. — Décision du pape. — Projet de transaction présenté par Suger. — Il propose au roi de faire sacrer - son fils Louis le Jeune par le pape. —Maladie du roi. — Suger écrit son testament.
L'élection de Suger comme abbé de Saint-Denis fut un événement imprévu qui surprit le nouvel abbé plus que personne. L'habileté et l'intrigue n'y avaient pas eu de part. Au moment où Suger s'éloigna pour se rendre à Rome, rien n'annonçait que son supérieur dût sitôt mourir, et le nouvel abbé de Saint-Denis apprit en même temps sa propre élection et la mort de son prédécesseur.
Il est permis de croire cependant que ce choix ne fut point parfaitement désintéressé de la part des moines de Saint-Denis, qui n'étaient pas assez réguliers, à cette époque, pour avoir eu seulement en vue leurs intérêts spirituels-. Suger était un homme de conseil et d'action,
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on connaissait son crédit à la cour, il réunissait donc les conditions nécessaires pour protéger l'abbaye, qui, à cause de ses grandes richesses, avait besoin d'un pareil protecteur. Suger, qui retournait en France à petites journées, vers la fin de l'année 1121, avait appris sur la route la nouvelle de la fin tragique de l'antipape, tombé dans les mains des Normands ; il devait trouver, de l'autre côlé des monts, une nouvelle qui l'intéressait plus personnellement : celle de sa nomination comme abbé de Saint-Denis. Voici comment il raconte lui-même cette circonstance de sa vie : « Un jour, dit-il, que je m'étais levé de grand matin « pour dire matines, avant de sortir de l'hôtellerie où « nous avions couché, je m'aperçus, après avoir achevé « mes prières, qu'il faisait encore trop sombre pour « partir, et je me jetai tout habillé sur mon lit, afin d'y « attendre le jour. Je m'assoupis bientôt à tel point, que « je ne savais si j'étais éveillé ou endormi, Je me voyais comme en pleine mer, dans un misérable esquif, sans « rames, sans gouvernail, destitué de tout secours, « abandonné à la merci des vagues, qui tantôt élevaient « ma barque jusqu'au ciel, tantôt la précipitaient « jusqu'aux enfers. Quand je me vis ainsi le jouet des « flots, la crainte du naufrage, qui me semblait inévita« bie, reporta ma pensée vers Dieu ; jamais je ne le priai « de si bon cœur. il écouta ma prière : en peu de temps « l'orage s'apaisa, et, à la faveur d'un vent doux et frais, ( j'entrai dans un beau port, à l'abri de toutes les « tempêtes. Alors je m'éveillai et j'aperçus l'aube qui « commençait à paraître, ce qui nous décida à partir « sans plus attendre. Dans le chemin, j'étais préoccupé < démon songe; je cherchais inutilement qu'el sens il
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« pouvait avoir, à moins que ce ne fût un avertissement « qui m'annonçait que je serais tiré de quelque grand « péril, grâce à la bonté de Dieu. Néanmoins je ne com« muuiquai rien des pensées qui agitaient mon esprit, à « ceux qui m'accompagnaient. A peine avions-nous fait « quelques lieues, que nous rencontrâmes un domestique « de l'abbaye. Dès qu'il nous aperçut, Il s'arrêta; il ne « savait s'il devait laisser voir sur son visage une expres« sion de joie ou de tristesse, sa contenance était pour « nous une énigme que nous ne pouvions expliquer.
« Enfin il nous apprit que, le 19 du mois, l'abbé Adam « était mort, et que, deux jours après, la communauté « s'étant assemblée m'avait, par un accord unanime, « élu abbé de Saint-Denis ; mais il ajouta que l'élection « s'étant faite sans la permission du roi, les religieux et « les vassaux de l'abbaye qui lui avaient porté l'acte de « la nomination pour qu'il la confirmât avaient été si « mal reçus du prince, qu'après avoir donné dans ses « paroles un libre cours à son ressentiment, il les avait « fait emprisonner dans le château d'Orleaiis.
Le premier sentiment que Suger éprouva, en apprenant ces nouvelles, fut celui de la douleur. L'abbé Adam avait beaucoup fait pour lui ; Suger lui devait tout ce qu'il était, tout ce qu'il allait devenir; il pleura sa mort.
A ce sentiment succédèrent bientôt la reconnaissance qu'il éprouva pour ses frères, qui l'avaient élu à son insu et pendant son absence, et la joie d'être élevé à une aussi haute dignité; joie tempérée par la nouvelle de l'indignation du roi et de l'emprisonnement de ses amis.
La position était assez difficile : d'un côté, si Suger n'acceptait pas la haute dignité ecclésiastique qui lui était conférée, il s'exposait à mécontenter le pape, partisan dé-
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claré de la liberté des élections ecclésiastiques, et qui n'aimait pas les voir soumises aux caprices des puissances temporelles ; d'un autre côté, s'il l'acceptait, il courait le risque de mécontenter le roi, dont la faveur avait déjà tant fait pour lui et pouvait faire plus encore. Suger se tira de cette position délicate avec toute l'habileté d'un politique. De sa petite escorte il tira deux ambassades : l'une retourna vers Rome pour demander conseil au pape sur la conduite que Suger devait tenir; l'autre se dirigea avec rapidité vers Saint-Denis pour sonder les dispositions du roi. Quant à Suger.il continua de voyager à petites journées, de manière à attendre et à recevoir à Lyon la nouvelle de l'issue qu'auraient les démarches qu'il tentait simultanément de ces deux côtés. Avant d'être arrivé dans cette ville, il reçut de Paris les nouvelles les plus favorables : les personnes qu'il avait envoyées auprès du roi vinrent lui annoncer que la colère de ce prince était apaisée, qu'il avait agréé son élection et ordonné la mise en liberté des moines qu'il avait fait incarcérer.
On peut croire qu'au fond Louis le Gros avait vu avec joie, plutôt qu'avec déplaisir, la nomination de Suger comme abbé de Saint-Denis. Il était important pour lui d'avoir à la tête de cette abbaye un homme qui lui fût dévoué. il avait voulu-seulement sans doute empêcher, par la manifestation d'un vif mécontentement, un précédent qui pouvait être contraire à ses intérêts, de s'établir; le temporel et le spirituel étaient tellement mêlés à cette époque, qu'il n'était guère possible que le roi laissât croire que, sans son agrément, les moines^le SaintDenis pouvaient choisir qui il leur conviendrait; aujourd'hui c'était son serviteur, demain ce pouvait être son
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ennemi. Cette remarque est justifiée par la conduite que tint Louis le Gros envers le nouvel abbé. Il alla., pour lui faire plus d'honneur, l'attendre à Saint-Denis avec un grand nombre de seigneurs et de prélats, entre autres l'archevêque de Bourges et l'évêque de Senlis. Dès le lendemain (11 mars) Suger, qui n'était encore que diacre, reçut la prêtrise des mains de l'évêque de Senlis, et le jour suivant, l'archevêque de Bourges le bénit solennellement abbé en présence du roi et de toute sa cour.
Peu de temps s'était écoulé depuis la consécration de Suger comme abbé de Saint-Denis, lorsqu'il lui survint une affaire d'où il ne sortit pas avec le même succès qui l'avait jusque-là suivi partout. Un moine de. Saint-Denis, accompagné d'un évêque, demanda à l'entretenir. Le prélat, c'était Manassès, évêque de Meaux; le moine, c'était le célèbre Abailard. Peu de temps avant l'élection de Suger, cet homme de tant de renommée s'était échappé des prisons de l'abbaye, dans lesquelles il avait été jeté pour avoir soutenu que le corps que l'on conservait dans l'église de Saint-Denis n'était pas celui de Denys l'Aréopagite, qui, selon Abailard, n'était jamais venu en France. En vain les amis puissants qu'il avait dans tout le royaume avaient tenté d'arranger cette affaire, l'abbé Adam s'était montré inflexible. L'évêque de Meaux espéra trouver plus de facilité dans Suger et obtenir de lui un peu de repos pour Abailard, dont la vie avait été jusque-là traversée par tant d'épreuves.
Suger reçut l'évêque et le moine avec beaucoup d'é< gards. 11 connaissait personnellement Abailard, qui était à peu près de son âge, et avec lequel il avait vécu quelque temps dans l'abbaye. En outre, son esprit était trop
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élevé pour qu'il épousât les liain;:s des autres moines contre ce savant homme ; et enfin, comme la vie d'alla ires qu'il menait depuis longtemps l'avait toujours tenu éloigné de l'abbaye, il n'était pas entré dans toutes ces querelles. Il lui offrit donc, de lui-même, de lui rendre le séjour de l'abbaye aussi agréable que possible, et lui promit sa protection. Deux choses empêchèrent sans doute Abailard d'accepter cette offre : d'un côté, il pensa que les haines qu'il avait soulevées dans l'abbaye étaient implacables; d'un aut) e, il n'espérait pas qu'un homme qui avait passe sa vie à la cour lut capable de rétablir dans un cloitre la régularité et la moralité qui, de l'aveu des historiens de l'ordre, s'étaient, à cette époque, exilées de l'abbaye de Saint-Denis. Il insista donc pour que le nouvel abbé l'autorisât à 1111er vivre ailleurs, et l'évoque de Meaux appuya vivement ses instances. Après une longue discussion, Suger refusa formellement l'autorisation. Il croyait l'honneur du monastère engage à ce qu'on n'en laissât pas sortir AbAilard; si, en etl'et, un homme aussi estimé ne pouvait y vivre, le monde devait naturellement en conclure qu'il fallait que les désordres y fussent grands, Abailard s'adressa alors à un ami puissant et lui demanda conseil; cet ami était Etienne de Garlande, sénéchal de France, qu'on appelait le conducteur du roi, tant il exerçait sur lui d'influence; Garlande l'exhorta à citer son abbé au conseil du roi. Suger, qui ignorait l'appui qu'Abailard devait trouver auprès du prince, crut qu'avec son crédit il emporterait facilement cette affaire; mais le sénéchal avait pris les devants, et lorsque Suger aborda cette question dans le conseil, il trouva tout le monde, y compris le roi, contre lui. On lui lit même en-
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trevoir qu'il était de son propre intérêt de laisser sortir de l'abbaye de Saint-Denis un moine qui signalait continuellement les abus dont elle était le théâtre, en provoquait la réforme, réforme qu'il pouvait être chargé d'accomplir, grâce à la protection de plusieurs cardinaux qui avaient été ses élèves et qui lui étaient tout dévoués.
Ce mot de réforme, qui, selon Abailard, déplut à la cour, qui pensait que moins l'abbaye serait régulière, plus elle serait dépendante de la royauté, fit aussi réfléchir Suger, dont l'esprit était à cette époque sous l'empire des intérêts humains. Cependant il ne céda pas sans peine. Il obtint seulement qu'Abailard demeurerait moine de Saint-Denis, mais il dut consentir à le laisser maître de choisir le lieu de son séjour. Ses biographes attribuent au déplaisir qu'il éprouva de cette circonstance le voyage qu'il fit à cette époque à Rome, où il fut reçu avec de grands honneurs par le pape Calixte, qui l'invita à siéger au concile général de Latran, qui se tint au mois de mars de l'année 1123. Cependant les questions dont on devait s'occuper dans le concile de Latran intéressaient à un assez haut point l'abbé de SaintDenis pour qu'il passât les monts. Une des principales raisons de la convocation du concile était précisément la nécessité de mettre un terme aux abus qui régnaient parmi les moines, et surtout aux empiétements de l'autorité abbatiale sur l'autorité épiscopale. Saint Bernard attaquait, à cette époque, avec la' plus grande véhémence, ces usurpations des abbés. « On soustrait, disait-il, les « abbés aux évêques et les évèques aux archevêques, « Croyez-vous qu'il vous soit permis de confondre ainsi « l'ordre et de déplacer les bornes posées par vos pères ?
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i Vous faites un monstre si dans le corps de Jésus« Christ vous rangez les membres autrement qu'il ne « les a rangés lui-même. L'ordre de la hiérarchie a Dieu « pour auteur et tire son origine du ciel. » Il est facile de comprendre que tous les abbés fussent accourus à un concile en partie convoqué pour mettre des bornes à leurs prétentions. Sur mille prélats qui assistèrent au concile œcuménique, il se trouva six cents abbés à Rome parmi lesquels Suger était le plus éminent. Les actes de ce concile, dont les canons seuls restent, étant perdus, on ne sait point quelle part il prit aux discussions qui y furent soulevées ; mais sa position marque assez le rôle qu'il dut jouer, car son esprit n'était pas à cette époque assez tourné vers les choses spirituelles pour le rendre indifférent aux considérations d'intérêt personnel. (Juoi qu'il en soit, et malgré l'opposition que les abbés purent faire aux tendances générales du concile, Je parti de la réforme l'emporta. Dès le début, les évéques s'étaient universellement accordés à présenter les mêmes dolénnces. « Il ne reste plus, disaient-ils. qu'à nous ûter la « croix et l'anneau, et à nous soumettre à leur ordina« lion : cela arrivera bientôt, puisqu'ils commencent « déjà à prendre toutes les marques de notre dignité qui « avaient été jusqu'à présent spécialement réservées à « notre caractère. Ils possèdent les églises, les terres, « les châteaux, les dimes, les oblations des. vivants et des « morts. Saint-Père, pouvez-vous voir avec indifférence & le clergé ainsi humilié et toute sa gloire obscurcie?
« C'est ce qui arrive depuis que les moines, oubliant les « devoirs célestes, usurpent les droits des évêques avec « une ambition insatiable, au lieu de se contenter de « vivre en repos dans leur cloître et dans le silence de
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« la solitude, ainsi que saint Benoît le leur ordonna. »
Les efforts que purent tenter les abbés, et parmi eux Suger, pour atténuer la gravité de pareils reproches, furent sans succès, car le dix-septième canon fut rédigé en ces termes : « Nous défendons aux abbés et aux moines de « donner des pénitences publiques, de visiter les ma« lades, faire des onctions, chanter des messes publi(l ques. Ils recevront des évêques diocésains les saintes q huiles, la consécration des autels et l'ordination des Il clercs. » Suger accepta avec soumission la décision de l'assemblée, car il ne voulut jamais revêtir les ornements épiscopaux ni remplir aucune des fonctions réservées aux évêques.
Pendant la tenue du concile, l'abbé de Saint-Denis s'était lié d'amitié avec Orderise, abbé du Mont-Cassin, qui, depuis deux mois à peine, avait été porté à cette haute dignité par le suffrage des moines. Il invita Suger à venir visiter son monastère, qui était la source de l'ordre de Saint-Benoît. Après avoir prié sur le tombeau de ce saint, l'abbé de Saint-Denis entreprit une sorte de pèlerinage à travers l'Italie, en allant visiter toutes les églises fameuses par la possession de quelques reliques : c'est ainsi qu'il alla à Bénévent, à Salerne, à Bari, au mont Gargan.
Après ce pèlerinage, Suger se mit en route pour la France; il repartait après avoir profité du séjour de six mois qu'il fit à Rome pour y établir son crédit d'une manière solide. Ce but atteint, il avait conquis toute sécurité ; bien vu à Rome et favori du roi, qu'av.ait-U désormais à redouter? A peine était-il de retour en France, qu'il fut encore une fois distrait de ses occupations spirituelles, par une affaire de la plus haute gravité, qui
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était demeurée pendant quelque temps suspendue : il s'agissait de la querelle soulevee entre l'empire et la France, depuis le concile de Reims, où l'empereur avait été analhématisé par le pape Calixte II. Henri, sacrifiant à cette nouvelle querelle les intérêts de celle qu'il avait soutenue si longtemps contre le pape, avait termine l'affaire des investitures par une transaction. Après un délai de plusieurs années, il s'avançait vers la frontière de France à la tète de deux cent mille hommes. Le roi Louis le Gros ne s'abandonna pas lui même dans cette circonstance critique : il fit un appel à ton s les seigneurs possédant des fiefs, et conduisit une armée de trois cent mille hommes à la rencontre des Allemands. Parmi ceux qui l'assistèrent de leurs troupes et servirent de leur personne, on remarquait Suger; il avait levé un corps d'armée, à la tête duquel il marcha lui-même : il comptait plus de dix mille combattants. L'armée royale était composée des troupes desdiocèses de Reims et de Cbàlons, qui avaient fourni plus de soixante mille hommes; de celles de Laon et de Soissons, qui avaient fourni un nombre d'hommes presque aussi considérable ; des villes d'Orléans, d'Etampes et de Paris, qui avaient formé un corps de cinquante mille hommes: et enfin des corps conduits par l'abbé Suger : c'était, à proprement parler, l'armée des communes et des diocèses, conduite parle roi, son chef naturel ; le reste se composait de troupes auxiliaires.
Avant de partir pour entrer en campagne, le roi vint faire ses dévotions à l'abbaye de Saint-Denis, et il reçut l'orillamme des mains de l'abbé. Comme ce fut la première fois que cette cérémonie eut lieu, et qu'en écrivant l'histoire de Suger c'est un chapitre de celle de l'abbaye
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de Saint-Denis que nous écrivons, il entre dans notre sujet d'expliquer J'origine historique de cet usage. L'abbaye de Saint-Denis, comme toutes les autres églises, avait sa bannière. Celle bannière, empruntant son nom à la soie couleur de feu du drapeau attaché au bout d'une lance dorée, s'appelait l'oriflamme : c'était une sorte de gonfaion à trois queues, entoure de houppes de soie verte. Pendant la paix cet étendard demeurait suspendu sur le tombeau de saint Denis; entrait-on en guerre, l'abbé le remettait dans les mains du comte de Vexin, son avoue, ou de son premier vassal, après l'avoir bénit avec quelques prières particulières, aujourd'hui encore consacrées dans les anciens rituels de SaintDenis. Philippe Ier ayant réuni le comte de Yexin à la couronne, Louis le Gros, en héritant de la couronne, héritait en même temps du comte do Vexin et des obligations qui étaient imposées au possesseur de ce fief, comme grand gonl'alonier de Saint-Denis : c'était donc en cette qualité qu'il venait prendre l'oriflamme. Il le déclara lui-même dans une charte datée de ll-J'tet qui fut placee dans le trésor de l'abbaye. Suger est nomme par le roi, dans cette charte, l'un de ses familiers et son fidèle eonseiller.
Iluand l'empereur apprit rapproche de l'immense armee qui se dirigeait vers la frontiere, il ne s'avança pasjusqu'Ù Reims; tout au contraire, il rentra à l'instant dans l'intérieur de ses États. Sauve de ce péril, Louis le Gros ne songea plus qu'à rendre grâces a Dieu ; il reprit le chemin de l'abbaye, entoure des plus puissants seigneurs de France, pour replacer l'oriflamme sur le loinbeau du saint. D'après une ancienne tradition établie à Saint Denis,'les personnes contre qui onrectamaitia
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protection du martyr, après avoir descendu sa chôsse.
mouraient dans l'année. Aussi ne manqua-t-on pas d'attribuer à l'intervention de Denis la mort de l'empereur, qui fut enlevé par une maladie aiguë peu de temps après être rentré en Allemagne. Le sage Suger lui-même parait adopter cette opinion, plutôt superstitieuse que religieuse.
Nous touchons à un moment où un grave changement fut sur le point d'intervenir dans la destinée de l'abbé de Saint-Denis. A peine était-il de retour de l'armée, qu'une lettre pressante du pape l'appela à Rome. Plein d'estime pour le mérite de l'abbé de Saint-Denis, le souverain pontife voulait, disait-il, l'élever aux plus hautes dignités ecclésiastiques; Suger partit pour Rome avec l'agrément du roi, à qui il avait montré la lettre du souverain pontife. C'était la quatrième fois qu'il faisait le voyage d'Italie; déjà ses amis bâtissaient de grandes espérances sur ce voyage, et la pourpre romaine ne leur paraissait pas au-dessus du mérite de l'abbé de Saint-Denis. Mais la mort du pape Calixte, qui arriva sur ces entrefaites (12 décembre U24), déconcerta toutes leurs espérances et tous leurs desseins. Suger, qui était déjà à Lucques, reprit aussitôt le chemin de la France : Velerem Romanorum novamque avaritiara devilando retrocessimus, dit-il dans la vie de Louis le Gros; probablement pour faire allusion à l'avidité invétérée des Romains, redoublée par les appétits d'un nouveau règne.
En arrivant à Paris, Suger rendit compte au roi de son voyage. Ce prince le revit avec joie; il avait craint de perdre un conseiller aussi habile, et il l'attacha d'une manière plus intime que jamais à son service en faisant de lui le second homme du royaume, après le sénéchal
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Etienne de Garlande, c'est-à-dire en lui confiant les emplois les plus honorables et les plus importants. Ce fut l'abbé de Saint-Denis qui eut l'intendance de la justice, fonction d'une haute importance, car c'était devant lui que devaient comparaître tous les particuliers qui appelaient des juridictions de la justice particulière à la justice royale; or on sait que ces appels furent un des moyens les plus puissants employés par les rois de la troisième race pour reconstituer le pouvoir royal. Suger tenait donc, en l'absence du roi et du sénéchal, les assises dans son abbaye de Saint-Denis, et jugeait les causes ordinaires, renvoyant celles qui étaient plus graves aux assemblées générales que 4e roi présidait en personne.
Toutes les affaires qui se rattachaient à la guerre lui étaient également confiées; enfin on ne terminait aucune affaire diplomatique sans prendre son avis; de sorte que trois ministères à peu près reposaient sur sa tête : la justice, la guerre et les affaires extérieures. Ceci explique le reproche que saint Bernard lui adressait lorsqu'il disait : « La maison de Dieu est toujours rem« plie d'armes et do gens de guerre, et les lieux les plus « saints, consacrés à la prière et au silence, retentissent, a depuis le matin jusqu'au soir, des cris des avocats et, « des plaideurs. »
Un grave intérêt vint encore tirer Suger de -son abbaye, devenue le centre des affaires publiques : ce fut la mort de l'empereur Henri V ( 21 mai 1120). Les étatsgénéraux d'Allemagne s'étaient réunis pour élire un empereur, et le roi Louis le Gros, qui prenait un vif intérêt à cette élection, envoya sur les lieux Suger comme ambassadeur. L'abbé de Saint-Denis se rendit en Allemagne avec une suite nombreuse de nobles, de chapelains,
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d'aumôniers cl de vassaux. Il était, par sa nature, magnifique. et aimait le faste et la représentation, comme on le voit par ce que dit saint Bernard, qui rapporte que Suger ne paraissait jamais en public sans une suite de soixante chevaux. L'abbé de Saint-Denis réussit dans sa mission. Le but principal de Louis le Gros était d'empêcher la couronne impériale de passer à l'un des deux neveux du dernier empereur, comme celui-ci l'avait désiré en mourant. Il était à craindre, en effet, que le mauvais vouloir de leur oncle pour la France ne leur lïit transmis comme un héritage. Les princes de l'Fmpire, assez mal disposés pour le dernier empereur, reçurent avec empressement les ouvertures qui leur étaient Faites, et nommèrent, à l'exclusion de l'ancienne maison de Saxe, Lothaire, fils de Gehrard, comte de Supplembourg.
Dans cette assemblée de Mayence Suger. qui était venu pour le service du roi, réussit à terminer une affaire importante pour son abbaye : il s'agissait du domaine de Blitesford, qui depuis longtemps était usurpe par la maison de Morspec, dans le voisinage de laquelle il était situé. Suger rencontra à l'assemblée de Mayence le comte de Morspec. et se conduisit avec tant d'habileté, sut si bien intéresser l'honneur allemand Ú la justice qu'il demandait, que le comte de Morspec lut obligé d'entrer en arrangement. On termina l'affaire par une transaction : il fut convenu que le comte de Morspec garderait le domaine, mais à condition de donner comme compensation, et en échange à l'abbaye, d'autres biens qu'il possédait en France et qui étaient situés dans l'evéciie de Metz.
Apres avoir ainsi heureusement termine cette affaire.
Suger revint en France. Arrivé à son abbaye, il voulut
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se délasser de ses occupations et ordonna une grande chasse au cerf dans la forêt Iveline. Il y avait invité tous les seigneurs ses amis; l'affluence fut immense, et les magnificences de Suger furent merveilleuses : les comtes de Montfort, de Simon de Neaufle, d'Évrard de Villepreux, accompagnèrent l'abbé de Saint-Denis, ainsi qu'un grand nombre de gentilshommes et de vassaux de l'abbaye. Des tentes somptueuses avaient été dressées dans la forêt et meublées avec luxe pour recevoir les hôtes de l'abbé, qui exerça envers eux une hospitalité princière. Le butin de la chasse fut si considérable, que non-seulement tous les moines de l'abbaye de SaintDenis y eurent part, mais qu'on fit distribuer encore du gibier aux soldats qui tenaient garnison dans la ville.
Pour comprendre ce luxe et ces splendeurs, il faut se rappeler qu'à cette époque, où le spirituel et le temporel étaient profondément mêlés, l'abbé de Saint-Denis était en même temps un puissant seigneur féodal, qui avait des terres immenses et levait des armées, et qu'en outre Suger n'était pas un simple moine, mais un des principaux ministres de la France ; enfin Suger, à cette époque, avait des idées plus mondaines que religieuses, comme saint Bernard le lui reprochait souvent avec éloquence, et Dieu n'avait pas encore touché son cœur.
Mais le moment n'était pas loin où l'abbé de Saint-Denis devait revenir à des idées plus conformes à son état, et Dieu préparait déjà les voies par lesquelles il allait le ramener à lui.
Voici quel fut le point de départ du changement qui s'opéra dans l'àme de Suger. Dans ce siècle, on a déjà eu plus d'une occasion de le voir, les rois de la seconde race aspiraient à reconstituer le pouvoir royal en prêtant
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aide et secours à deux intérêts généraux opprimés par la féodalité : l'intérêt du clergé et l'intérêt des justiciables.
Les rois se posaient comme les protecteurs du clergé et comme les réformateurs des arrêts iniques des justices particulières en évoquant les causes devant eux, et cela leur assurait un ascendant irrésistible et qui devait s'accroitre d'année eu année, parce qu'ils devenaient ainsi l'expression du droit commun et les représentants des idées de justice, de religion, d'équité, d'unité, auxquelles la victoire finit toujours par demeurer. Mais cette position qu'ils avaient prise les obligeait à des luttes continuelles contre les barons féodaux. La royauté, à cette époque, était comme un haut tribunal dont la juridiction n'était pas reconnue, et qui était contraint de faire exécuter ses arrêts à main armée.
Il arriva, dans ce temps-là, que l'évêque de Clermont fut chassé de son siège par le comte d'Auvergne et le vicomte de Polignac. Louis le Gros prit sa cause en main et alla bientôt mettre le siége devant Clermont, accompagné d'un grand nombre de seigneurs; Suger suivait le roi à la tête d'un petit corps d'armée. Dans une sortie que firent les Auvergnats, il courut le risque de perdre la vie, et il rapporte lui-même que, sans la solidité de son armure, c'en était fait de lui. Le péril qu'il avait couru fit une impression profonde sur son esprit et y laissa le germe de pensées sérieuses sur l'incertitude et le néant de la vie. Un second événement fortifia cette première impression et exerça une grande action sur l'esprit de Suger. Pendant cette expédition en Auvergne, il avait noué une liaison étroite avec Charles le Bon, comte de Flandre, qui s'était fait remarquer autant par sa pieté que par son courage; on lui avait vu refuser le royaume
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de Jérusalem pendant la captivité de Baudouin, et l'empire après la mort de Henri V. Fils d'un saint, il devait lui-même être mis plus tard par l'Église au nombre de ceux dont elle invoque l'intercession. Il avait de prime abord captivé Suger par l'ascendant de sa haute vertu, et il avait lui-même été très-sensible au mérite de l'abbé de Saint-Denis, qui, touché de ses perfections, lui donnait souvent, par avance, le titre de saint et de bienheureux, que devait lui décerner plus tard l'Église. Plus d'une fois Charles avait témoigné à Suger combien il désapprouvait la vie tumultueuse et toute séculière qu'il menait à la cour de France, et un événement sinistre allait bientôt donner à ces sages représentations une nouvelle autorité. En revenant de Clermont, Charl-es fut assassiné dans l'église de Saint-Donatien, à Bruges, pendant qu'il priait, agenouillé devant l'autel de la sainte Vierge. La cause de ce meurtre fut la vertu même de cet excellent prince ; quelques personnes n'avaient pu lui pardonner les poursuites qu'il avait exercées contre les hommes puissants qui s'étaient enrichis pendant une famine aux dépens du peuple, pas plus que l'enquête qu'il avait fait faire, dans un esprit de justice, contre ceux qui usurpaient la qualité de nobles. Sept conjurés, parmi lesquels on comptait Bouchard, neveu du prévôt, frappèrent par surprise le comte. Tous les barons du pays demandèrent à Louis le Gros de faire justice des criminels, et en qualité de leur seigneur et comme parent du prince assassiné. Suger, sur qui cette mort avait fait une impression profonde, voulut accompagner le roi; mais les sages conseils de celui qu'il pleurait lui revinrent à l'esprit, et ce fut comme aumônier qu'il suivit Louis le Gros, et non comme général d'armée. La punition des assassins
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du comte de Flandre l'ut terrible, et l'on a conservé la mémoire du supplice de Houchard, qui peint la cruauté de ce temps. On le livra, attaché à un poteau, aux morsures d'un dogue attaché à un autre poteau planté auprès du premier; des soldats armés de longues lanières excitaient la rage de l'animal, qui se précipitait sur le patient et le déchirait à belles dents. Ce supplice dura jusqu'à ce que la mort s'ensuivît.
Suger revint pensif et triste à l'abbaye de Saint-Denis.
Cette mort imprévue, l'aspect de ces supplices, avaient tourné de plus en plus son esprit vers les pensées sérieuses; deux autres événements achevèrent l'œuvre qui était déjà commencée : ce fut la fin malheureuse de deux de ses amis, Ponce, abbé de Cluny, et Orderise, abbé du Mont-Cassin, celui la même qui avait fait à Suger une si belle réception dans son abbaye, lors du voyage de l'abbé de Saint-Denis à Rome.
La passion qui perdit Ponce, parent de l'empereur Henri V, par conséquent du pape Calixte II, ce fut l'orgueil et le goût des pompes et des délices du siècle. Ses religieux se plaignaient de ce qu'il dissipait les biens du monastère dans de folles dépenses, et de ce que le jeu, la chasse, la bonne chère, le soin qu'il donnait à la magniticence de ses équipages, occupaient tous ses moments.
Le bruit en vint jusqu'au pape, qui crut devoir faire quelques remontrances à l'abbé de Cluny. Profondément irrité, celui-ci accourut à Rome, apportant sa démission au pape et lui annonçant sa résolution d'aller finir ses jours en terre sainte. Le pape voulut l'empêcher de pousser ainsi les choses à l'extrême, mais il ne put rien obtenir de cet esprit altier. Il le laissa donc suivre son dessein et manda aux moines de Cluny qu'ils eussent à
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élire un autre supérieur. Ils choisirent d'abord un des membres les plus âgés de la communauté; mais il mourut trois mois après son élection, et les suffrages se portèrent sur Pierre-Maurice, connu sous le nom de Pierre -Je Vénérable, qui sortait d'une des plus illustres familles d'Auvergne (1122).
Trois ans ne s'étaient pas écoulés depuis qu'il gouvernait l'abbaye, lorsque Ponce reparut en Italie. Entouré de quelques moines fugitifs, il essayait de se donner un renom de sainteté et même accréditait partout le bruit qu'il faisait des miracles.-Peu à peu cependant il s'approchait de l'abbaye deCluny; saisissant le moment où Pierre le Vénérable était absent pour les affaires de l'ordre, il s'empara à ma.in armée du monastère, où il entra avec plusieurs hommes qui le suivaient, expulsa violemment le prieur et les moines qui ne voulurent pas le reconnaître, emprisonna tous ceux qui osèrent murmurer, fit fondre les croix, les calices et les reliquaires pour payer les troupes, à la tête desquelles il porta le fer et la flamme dans les châteaux et les fermes qui dépendaient du monastère, Le légat du pape, Pierre de Fontaine, accourut à Cluny avec l'archevêque de Lyon, pour mettre fin à ce dcsordre. Ils fulminèrent un anathème contre Ponce et ses adhérents, qui, ayant la force en main, n'en tinrent aucun compte. Cependant l'affaire fut évoquée à Rome, et ■Ponce, malgré toutes ses résistances, fut obligé de s'y rendre ; mais il déclina la juridiction du pape lui-même, et ne craignit pas de déclarer qu'aucun homme sur la terre ne pouvait l'excommunier, et que saint Pierre seul, qui était dans le ciel, en avait le pouvoir. Malgré cette protestation, le pape, après avoir examiné l'affaire, pro-
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nonça une sentence par laquelle il « déposait à perpô« tuité de toute dignité et de toute fonction ecclésiasti« que, Pons usurpateur, sacrilège, schismatique et ex« communié. » Ponce refusa de se soumettre et, renfermé par les ordres du pape dans une tour, il mourut peu de jours après d'une maladie qui régnait alors à Rome, sans avoir voulu donner une seule marque de repentir.
La nouvelle de cette triste fin trouva Suger revenant de Flandre, et fit une impression terrible sur lui. Il ne fut pas moins touché de la déposition d'Orderise, abbé du Mont Cassin, qu'il apprit presque en même temps. Les reproches qu'on lui adressait étaient les mêmes qu'avait encourus l'abbé de Cluny. Le pape, après une première réprimande, le déposa. Orderise, avec cet orgueil qui s'était emparé des abbés de cette époque, et que nousavons vu signalé avec tant de force dans un des conciles qui se tinrent à Rome, osa résister au pape et continuer à remplir les fonctions abbatiales. Alors le pape l'excommunia et il fallut bien céder, car, décidé à avoir raison de cette résistance, Calixte se rendit au Mont-Cassin et, de son autorité souveraine, nomma et bénit un nouvel abbé, Ces deux dépositions donnèrent d'autant plus à réfléchir à Suger, qu'il se trouvait dans la même position que les deux abbés qui venaient d'être l'objet de la rigueur pontificale, et que l'abbaye de Saint Denis n'était, à cette époque, guère plus régulière que ne l'avaient été, sous Ponce et sous Orderise, l'abbaye de Cluny et celle du Mont-Cassin.
Il importe ici de tracer le tableau de l'état moral de l'abbaye de Saint-Denis au moment où Suger y introduisit la réforme. Nous emprunterons naturellement aux
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écrivains contemporains, et surtout à saint Bernard, le dessin et les couleurs de ce tableau. « La règle était tel- « lement tombée en désuétude, écrivait, peu de temps « après, Guillaume de Nangis, qu'il n'y avait pas alors « une ombre de religion dans ce monastère. » L'autorité la plus imposante du siècle, celle de saint Bernard, confirme pleinement ce jugement sévère, et, chose remarquable, c'est en donnant de justes louanges à la réforme accomplie par Suger, qu'il signale les abus qui rendaient cette réforme si nécessaire. « Il s'est élevé, de nos jours, (c dans l'Église, écrivait-il à Suger, deux abus inouïs et « détestables : le premier, souffrez que je vous le dise, « c'est cette vie insolente et fastueuse que vous meniez. »
Puis il continue à énoncer ses anciens griefs contre l'église de Saint-Denis. L'office divin y était célébré sans décence. Cette maison, que son antiquité et la faveur de nos rois rendent si célènre, était le.théâtre de la chicane et le séjour de la guerre. On y rendait à César ce qui est dû à César; mais on n'y rendait pas à Dieu ce qui est dû à Dieu. Les cloîtres, ces asiles du recueillement et de la prière, étaient remplis de soldats, et assiégés par les plaideurs. Partout on y entendait retentir le tumulte des affaires; l'accès en était libre aux femmes.
Dans cette confusion, il était impossible de s'occuper de Dieu, impossible même d'avoir un bonne pensée. En un mot, et ce sont les propres termes de saint Bernard, cette abbaye, qui était devenue la synagogue de Satan, a été rétablie dans son premier état. Saint Bernard continue à signaler tous les reproches qu'on pouvait faire à l'abbé et à l'abbaye de Saint-Denis, en les félicitant de ne plus les mériter. « Autrefois, écrivait-il à Suger, je vous « voyais à regret vous enivrer du poison de la flatterie,
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« et je me disais à moi-même, dans les transports de « ma douleur : Qui me rendra ce cher frère, qui a sucé « les mêmes mamelles que moi? Loin de vous désormais « les flatteurs, qui, par leurs louanges, vous exposaient « à la risée publique. Ne recherchez les éloges que de ces « panégyristes sincères et de ces critiques consciencieux « qui ne savent ni flatter le vice ni calomnier la vertu. »
Puis se représentent tous les autres griefs, toujours sous la forme de félicitations adressées à celui qui y a mis un terme. On s'étonnait de voir couper dans la même pièce d'étoffe un habit pour un moine et un habit pour un général d'armée. On doit le féliciter de ce que, depuis sa conversion, l'accès de l'intérieur de l'abbaye est interdit aux gens du monde; de ce que l'on n'y cherche plus des satisfactions pour la curiosité et la sensualité; de ce qu'on n'y perd plus le temps dans de frivoles ou de dan gereuses conversations; de ce qu'on n'y entend plus la voix des jeunes garçons et des jeunes filles.
Pour réformer son abbaye, Suger commença par 80 réformer tui-mémc. Sa vie devint une application vivante de la règle austère de Saint-Benoît. Dès lors la réforme de Saint-Denis fut facile : rien ne résiste à la toute-puissante prédication de l'exemple. Nous emprunterons encore à saint Bernard quelques passages qui prouvent à la fois combien cette réforme fut complète, et quelle im.
pression profonde elle produisit. « On publie ici une « nouvelle édifiante, ecrit-il à Suger; ceux qui craignent « Dieu s'en réjouissent et sont ravis d'un changement si « miraculeux. On fait partout votre éloge, et les person« nés pieuses en témoignent leur joie. Ceux mêmes à « qui votre nom était inconnu ne peuvent apprendre ce « que vous êtes et ce que vous étiez, sans admirer les
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« effets (le la grâce et sans bénir son auteur. Ce qui « nous comble de joie, c'est que vous ayez pousse le zele « jusqu'à communiquer à vos religieux les sentiments K que Dieu vous inspirait. Vertueux abbé, qui vous a « donc inspiré tant de perfection'? Je souhaitais, je vous « l'avoue, mais je n'espérais pas entendre dire de vous « de si grandes choses. Non content d'avoir apaise nos « murmures en remédiant aux desordres, vous avez « mérité nos applaudissements. Aujourd'hui dans Saint« Denis l'on est tout absorbe dans la contemplation de « Dieu, on s'y applique à garder la chasteté, a l'aire « fleurir la discipline, à se nourrir de lectures spirif tuelles; un silence continuel, un recueillement pro« fond, élevent les àmes vers Dieu; les doux chants des « hymnes et des psaumes délassent des rigueurs de « l'abstinence et des exercices laborieux de la vie reli« gieuse. Quel plus beau spectacle pour les yeux des « saints, pour ceux de Dieu même, que de voir des reli« gieux pénitents se frapper la poitrine, se prosterner « en terre, charger les autels d'offrandes et de prières, « et, le visage baigné de larmes, remplir de leurs gémis.
« sements et de leurs soupirs ces édifices sacres, autreIl fois profanés par le bruit des procès, et qui ne retenu tissent plus que de cantiques spirituels ! Heureux les <1 religieux que Dieu favorise de tant de grâces ! Plus « heureux celui qui est le chef el l'instrument d'une si sainte réforme ! »
Nous avons retrace en même temps les abus et les scandales dont l'abbaye de Saint-Denis avait été le théâtre. et la reforme éclatante par laquelle Suger retrancha ces scandales et corrigea ces abus. Malheureusement elle ne s'étendit pas beaucoup au-delà de sa vie; niais du
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moins, tant qu'il vécut, la règle austère de Saint-Benoit fleurit dans le monastère, et l'on ne vit point se renouveler les maux auxquels la vertueuse résolution de Suger avait porté remède. Il faut dire qu'il avait tranché le mal dans sa racine; il avait compris qu'il y avait une occasion perpétuelle de distraction et de corruption pour les moines de son abbaye dans le contact continuel des gens du monde et dans la confusion dangereuse de la vie des affaires et de la vie religieuse qui, se mêlant dans sa personne, semblaient aussi se mêler dans son abbaye. Dès lors son parti fut pris : le monastère devint comme muré, les gens du monde n'y eurent plus accès. En même temps les plaids furent transférés ailleurs, les affaires cessèrent de faire retentir leur bruit importun au milieu du silence et du recueillement du monastère. Suger retrancha en même temps de son habillement et de sa vie tout ce qui pouvait rappeler à ses moines les magnificences du monde; il voulait faire plus, et s'enfermer avec eux dans son monastère, loin du bruit des affaires et des vanités des cours. Mais il ne lui fut pas permis de pousser les choses jusqu'à ce point.
Louis le Gros sentait le prix de ses services et ne voulut jamais consentir à laisser ensevelir cette vive lumière dans les obscurités du cloitre.
Il y consentit d'autant moins que, sur la plainte de la reine Adélaïs, il venait de dépouiller de tous ses emplois et de chasser de sa cour Etienne de Garlande, qui conduisait toutes les grandes affaires, de sorte que tout lui aurait manqué à la fois. Ces Garlande semblaient vouloir renouveler, sous la troisième race, les maires du palais qui avaient fondé la seconde. Le père de celui-ci avait été tout-puissant sous Philippe Ier, qui lui avait
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conféré la charge de sénéchal de France. Le fils ne se laissa pas facilement priver des nombreux et importants emplois qu'il occupait; il fallut une guerre, et dans le cours de cette guerre Garlande appela les Anglais : c'était le caractère du temps ; la royauté était obligée de soutenir à main armée tous ses actes : les destitutions comme les arrêts de justice. Au bout de quelque temps, Garlande, vaincu, dut renoncer à une résistance devenue inutile, mais il ne rentra pas dans les conseils de Louis le Gros, et le roi, qui se voyait ainsi obligé de renoncer aux services d'un homme habile, consentit d'autant moins à se priver de ceux de Suger.
C'est ici que commence, à proprement parler, la grande influence de l'abbé de Saint-Denis dans les affaires d'État.
Sa conversion, qui semblait devoir le faire sortir des choses du monde, l'y avait fait plus profondément entrer, car la confiance du prince en lui était devenue plus en.
tière, depuis qu'à l'ascendant que lui donnait déjà le talent il avait ajouté l'ascendant que donne la vertu. Sans doute il ne devait atteindre l'apogée de sa haute fortune que sous le règne suivant, mais déjà elle commençait. La considération dont il jouissait devint telle, que son biographe a pu dire de lui que le prince, à cause de la franchise et de la rectitude de ses conseils, le craignait comme un instituteur et le respectait comme un père.
Au milieu de cette féodalité seigneuriale, on a vu que la royauté s'appuyait surtout sur le clergé; il s'ensuivait que les évêques formaient une sorte de conseil privé dans lequel toutes les grandes affaires étaient débattues.
Toutes les fois qu'il s'agissait d'une affaire importante, Suger occupait la première place dans ces réunions; lorsqu'il entrait, tous ces prélats se levaient pour lui
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l'il i !'(!, honneur, son opinion était toujours religieusement suivie; il semblait que tout jugement de lui fut un oracle, et toute parole une solution; il était, dans les conseils du roi, le protecteur de l'innocence et le défenseur de la justice ; en lui la veuve et l'orphelin trouvaient un appui.
Dévoué à son pays et à son prince, il se conduisait à la fois avec tant de fermeté et de prudence, de sainteté et d'hahileté, que saint Bernard écrivait au pape : « S'il y « a dans l'Église de France un vase précieux, capable « de servir d'ornement au palais du Hoi des rois, si le « Seigneur a* suscité parmi nous un autre David, fidèle « à exécuter ses commandements, c'est sans doute le véne« rabie abbé de Saint-Denis; ce grand homme est fidèle « et prudent dans l'administration du temporel, humble « et fervent dans le spirituel, et ce qui est rare, il es! ir« repreheusible dans ces deux carrières. A la cour, c'est « un politique habile, dans le cloître un saint religiou '» Suger avait employé un excellent moyen, afin que le temps qu'il donnait aux affaires d'Etat ne nuisit pas a son abbaye : il avait choisi avec une sollicitude particulière le prieur qui devait le suppléer. Ses historiens fout remarquer que, tant qu'il put s'occuper activement de la direction de la communauté, il ieehercha dans son suppléant plutôt une pieté ardente qu'une capacité supérieure; tandis que lorsqu'il fut presque complètement absorbé par les affaires d'État, il fut surtout préoccupe du besoin de trouver dans le prieur qu'il choisissait ce talent et cette éloquence si nécessaires à celui qui doit instruire et guider ses frères, et leur faire aimer l'auslérite du cloître et tous les travaux de la pénitence en vue de Dieu, qui donne une ineffable douceur aux sacrifices dont il est i' objet et le but.
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Ici vient se placer dans la vie de Suger une action qui, appréciée diversement par ses biographes, fit beaucoup de bruit dans le temps, occupa un grand nombre de ses journées, et sur laquelle il est difficile de porter un jugement sûr à une si grande distance. Les plus grands caractères ont.leurs ombres, et l'on peut dire que s'il y eut un côté faible dans le caractère de Suger, ce fut le zèle, un peu trop ardent, qu'il mit dans la revendication des bienstemporels de la communauté dont il était le chef. Ce défaut, du reste, ne lui était pas particulier : c'était celui de plusieurs hommes qui, de son temps, se trouvaient à la tête des communautés religieuses. Il est d'autant plus facile à comprendre, que ce n'était que l'excès d'une qualité, le dévouement aux intérêts de ses frères, et que cette attache aux intérêts temporels de la communauté, n'étant pas souillée des ordures de l'avarice et de l'égoïsme, comme parle Bossuet, se présentait, à l'esprit de eceuxCqui y cédaient, sous la couleur d'un zèle tout à fait louable et conforme à leur devoir : ils conservaient un dépôt. C'était, pour ne pas envenimer les choses par les mots, un esprit de propriété véhément et toujours éveillé, qui ne se relâchait jamais des moindres droits., et qui quelquefois n'était pas assez sévère sur la valeur des litres qu'il invaquait pour justifier ses prétentions. C'est cet esprit qui présida à toute la conduite de Suger dans ses démêlés avec les religieuses d'Argepteuil.
Le prieuré d'Argenteuil avait, il est vrai, originairement appartenu à l'abbaye de Saint-Denis, et, dans le septième siècle, son fondateur Hermanric l'avait uni à cette abbaye. Mais il avait subi de nombreuses révolutions.
Abandonné par les moines, donné par Charjemagnp à sa fille qui y établit une belle abbqye, l'état prospère où la
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nouvelle abbesse l'avait mise fit naitre chez Hilduin, abbé de Saint-Denis, dont l'influence sur Louis le Débonnaire était très-grande, l'envie d'y rentrer. Des lettres patentes furent donc expédiées, et il résultait de leur teneur que l'abbaye d'Argenteuil retournerait au pouvoir de l'abbaye de Saint-Denis. Les temps de désastres et de malheurs de toute espèce qui suivirent, les invasions périodiques des Normands, qui, en remontant le cours de la Seine, désolèrent la France, empêchèrent les moines de Saint-Denis de profiter de la décision prise en leur faveur. Argenteuil, ruiné de fond en comble, demeura plusieurs siècles dans ses ruines. Après ce laps de temps si considérable, et les temps devenant un peu meilleurs sous la seconde race, Adélaïs, sœur de Hugues Capet et mère du roi Robert, releva Argenteuil de ses ruines, fit rebâtir l'abbaye de fond en comble, la dota de biens considérables, y assembla jusqu'à cent religieuses sous la règle de Saint-Benoit, et les soumit à la direction des évéques de Paris. Des lettres patentes,en réglant tout ce qui concernait l'établissement de la nouvelle abbaye, lui assurèrent, en outre, de grands privilèges. Il ne fut pas fait mention des droits antérieurs des moines de Saint-Denis, qui ne réclamèrent ni lors de l'érection de l'abbaye ni pendant cent cinquante ans d'une possession tranquille et incontestée. Argenteuil fut considéré par tous comme une nouvelle fondation.
Suger n'était que simple moine lorsque, en feuilletant le cartulaire de l'abbaye, il découvrit les titres qui remontaient au septième siècle et au règne de Louis le Débonnaire. Dès lors il agit auprès de ses supérieurs pour les décider à porter leurs réclamations devant le roi et à la cour de Rome. N'ayant pu les déterminer, il songea.
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dès qu'il fut lui-même abbé de Saint-Denis, à entamer la poursuite de cette affaire, qu'il avait tant à cœur (M28).
Ce qui autorise à penser que les droits des abbés de Saint-Denis sur l'abbaye d'Argenteuil n'étaient pas évidents, c'est qu'on employa un détour pour arriver à les faire valoir. Le pape n'avait pas été convaincu de l'autorité d'un titre périmé par une si longue interruption dans la possession, et il fallut, pour le décider à donner suite à cett) affaire, produire une enquête qu'on avait poursuivie secrètement, et dans laquelle la moralité des religieuses d'Argenteuil était peinte sous les couleurs les plus défavorables. Encore le pape ne se décida-t-il qu'à renvoyer cette affaire à son nonce en France; mais cela suffisait à Suger, qui était tout-puissant dans le royaume.
Dans ce moment le saint-siége et saint Bernard avaient entrepris la réforme générale des ordres religieux, et depuis que Suger s'était réformé lui-même et avait rétabli la règle dans l'abbaye de Saint-Denis, c'était par ses mains que s'accomplissait cette grande entreprise.
Le mouvement général des idées du moment favorisait donc l'action parliculière exercée par l'abbé de SaintDenis. Le concile provincial que le nonce rassembla dans l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, à peu de distance de Paris, afin de remédier aux dérèglements des ordres monastiques, était prévenu contre les religieuses d'Argenteuil, et il accueillit facilement toutes les accusations élevées contre elles. On ne demanda aucune preuve, et l'indignation était si grande, qu'il suffit à Suger de représenter qu'il pouvait mettre un terme à tant de scandales en introduisant des religieux de l'ordre de Saint-Denis, dont on connaissait la régularité, dans un monastère qui appartenait légitimement à l'abbaye de Saint-
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Denis, de la dominalion de laquelle on avait pu la distraire de fait, mais non pas de droit. Tout aussitôt le légat apostolique rendit une sentence dans laquelle, acceptant comme prouvés tous les faits allégués contre les religieuses, il ordonnait à Suger de les transférer ailleurs et de leur substituer des religieux de l'ordre de SaintDenis.
Ce ne fut pas sans résistance que les religieuses d'Argenteuil obéirent à une sentence aussi sévère ; mais Suger eut recours à la double autorité du pape et du roi, pour les réduire à l'obéissance; alors il fallut céder. La célèbre Héloïse, qui était prieure de ce couvent, se retira avec quelques-unes de ses sœurs au Paraclet, qu'Abaiinrd leur ceda. Pour se conformer au bref du pape qui ordonnait à l'abbé de Saint-Denis de pourvoir à la subsistance des religieuses d'Argenteuil et de les placer dans les communautés les plus régulières qu'il pourrait trouver, Suger décida l'abbesse de Malnoue à accueillir dans son monastère l'abbesse d'Argenteuil et la plus grande partie de sa communauté. Le résultat le plus certain de cette affaire fut une suite de procès qui dura plus d'un siècle; d'une part, entre l'abbaye de SaintDenis et celle de Malnoue qui réclamait les pensions qui lui avaient été promises à cette époque et ne lui avaient jamais été payées; d'une autre part, entre les abbés de Saint-Denis et les évèques de Paris, qui réclamaient ce monastère comme relevant de leur juridiction. Ces procès mirent en lumière l'injustice ou tout au moins l'exagération des reproches qu'on avait adresses aux religieuses d'Argenteuil, et il fut presque impossible de ne pas recollnaitrc, après les détails que donnèrent à cet égard Maurice et Odon , qui succédèrent sur le siège dé
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Paris à l'évêque Étienne, que les religieuses d'Argenteuit, soutenues par les exemples d'Héloise , leur prieure , avaient vécu, pour la plupart, d'une manière très-édifiante, et que c'était seulement à cause de leurs grands biens qu'on leur avait trouvé de si grands torts.
Ces discussions de monastère à monastère étaient au nombre des plus graves affaires du temps. Il y avait des tentatives d'usurpation continuelles, à cause des biens considérables qui étaient attachés aux abbayes. C'est ainsi que Suger se trouva, vers la même époque, obligé d'intervenir dans la lutte, disons mieux, dans la guerre qui s'était élevée entre les moines de Morigny et les chanoines et autres ecclésiastiques de la vtlle d'Etampes.
Ces querelles entre ces ordres monastiques et le clergé régulier, qui souvent enviait leurs grandes richesses, n'étaient pas rares à cette époque. Cette fois , les chanoines d'Étampes avaient profité de l'absence de l'abbé et du prieur pour exciter une émotion populaire dans la ville contre les moines en répandant sur eux les plus horribles calomnies. L'affaire fut évoquée au conseil du roi, et l'intervention toute-puissante de Suger, défenseur naturel des ordres monastiques, et celle de l'archevêque de Sens firent obtenir justice aux moines, malgré le crédit des protecteurs des chanoines d'Etampes, qui subirent une condamnation sévère.
Peu de temps après, Suger eut à intervenir dans une discussion bien plus vive et plus importante encore par le nom de ceux qui s'y trouvaient mêlés. Nous avons dit quelque chose des discordes continuelles qui s'élevaient entre les diverses abbayes non-seulement sur des questions de juridiction, mais sur les questions de propriété.
Les abbayes, étendant de plus en plus leurs domaines,
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ressemblaient à ces empires dont les frontières, s'avançant de jour en jour, finissent par se heurter. C'est ainsi que les religieux de Citeaux, placés sous la juridiction spirituelle de saint Bernard , allèrent s'établir dans le diocèse de Lyon, sur les terres de l'abbaye de Gigny, qui dépendait de l'abbaye de Cluny, et y fondèrent un monastère qu'on appela le Miroir. Les religieux de Gigny prétendirent, en leur qualité de propriétaires du sol, prélever la dime de tout ce qui serait récolté par leurs nouveaux voisins. Ceux-ci opposèrent une fin de non-recevoir, fondée sur une bulle récente, accordée par le pape aux moines de Clairvaux, et dans laquelle on trouvait la clause suivante : « Nous ordonnons que personne ne se « permette de vous demander ou de recevoir de vous les « dimes des terres cultivées par vos mains ou par celles « des pères de votre ordre, non plus que la dime de vos « bestiaux. » Des deux côtés on s'obstina à ne pas se relâcher de ce que l'on regardait comme un droit, et l'ordre de Clairvaux tout entier se trouva engagé contre celui de Cluny.
Deux des plus grands et des plus saints hommes de cette époque, saint Bernard et Pierre le Vénérable, prirent en main chacun l'intérêt de son ordre, et ces deux grandes lumières de l'Église se virent ainsi divisées. On en appela, selon l'habitude, au pape; le pape trancha la question en faveur de l'abbé de Clairvaux. Sans doute, le souverain pontife, en rendant cet arrêt, était sous l'impression du respect profond que la chrétienté tout entière portait à saint Bernard, mais en même temps ceux qui blâmaient cet arrêt alléguèrent que saint Bernard pouvait rendre au pape Innocent en Italie les mêmes services qu'il lui avait rendus en France, en Allemagne,
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en Angleterre et en Aquitaine, où il l'avait fait reconnaître, à l'exclusion de son compétiteur' l'antipape Anaclet.
C'est ici le cas d'exposer rapidement l'origine du schisme qui, à cette époque, divisa l'Église. On avait pu juger, dans cette occasion , de l'influence immense que saint Bernard exerçait sur son époque. A ne consulter que les lumières humaines toujours si obscures, il y
avait dans cette question quelque chose d'équivoque et de douteux. Des deux côtés, on pouvait se faire et l'on se faisait de justes reproches. L'élection d'Innocent avait été, on ne peut le dissimuler, singulièrement brusquée ; le jour même de la mort de son prédécesseur, Honoré II (14 février 1130), et avant même que cette mort n'eût été connue, dix-neuf cardinaux se réunirent en secret, élurent Grégoire, cardinal de Saint-Ange, sous le nom d'Innocent et le revêtirent- des habits pontificaux. Sur les neuf heures du matin , vingt-sept autres cardinaux, s'étant réunis dans l'église de Saint-Marc, élurent Pierre de Léon, cardinal de Sainte-Marie de Transtévère, sous le nom d'Anaclet II; ce ne fut qu'en le conduisant à l'autel de Saint-Pierre, pour l'y sacrer, selon l'usage, qu'ils apprirent qu'un autre pape avait été élu. D'un côté, on faisait donc valoir la priorité de l'élection ; de l'autre, la solennité et la régularité. En présence de cette question si grave et si difficile à résoudre, le roi Louis le Gros, réunit à Étampes une grande assemblée, où se
trouvaient à la fois tous les prélats et tous les seigneurs d e « o iigil me : d'un commun accord, les évêques, le roi et les" eurs s'en remirent à la décision de saint BernareU Ii^einanda le secours des prières publiques et voulut que- r un jeûne général, on appelàt les lu-
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mières d'en haut ; puis, après avoir examiné attentivement les deux élections, il prononça qu'en son âme et conscience le véritable pape était Innocent et l'antipape Anaclet.
Cette décision fut universellement adoptée par l'Église de France, ce qui donna une grande force à Innocent.
Ne pouvant demeurer à Rome, où le parti de son compétiteur triomphait, il vint chercher un asile dans le royaume qui se déclarait pour lui. Reçu par Suger que le roi avait envoyé à sa rencontre, il vit bientôt, à la voix de saint Bernard, le roi d'Angleterre lui-même, qui jusque-là s'était montré au premier rang de ses ennemis, reconnaître son autorité.
L'abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, xie put supporter ce qu'il regardait comme une ingratitude de la part d'Innocent. En effet, lors du voyage de ce pape en France, il s'était signalé par la magnifique réception qu'il lui avait faite et par la libéralité des dons volontaires que l'abbaye de Cluny avaient offerts au pape pour le soutenir dans sa lutte contre son compétiteur. Il écrivit donc à Innocent une lettre très-vive, où l'on remarquait les passages suivants : « Votre conduite, Saint-Père, est ex« traordinaire, et elle est plus préjudiciable à notre ordre « que je ne saurais dire; nous payons les dîmes non« seulement à des moines et à des chanoines, mais en« core à des curés et à des gentilshommes, et vous nous « empêchez de recevoir les dîmes qui nous sont dues !
« Mais s'il doit être ainsi pour tout, il faut chasser la « dixième partie des religieux de notre ordre, et même « abandonner plusieurs de nos maisons qui n'ont pas « d'autres moyens de subsistance. Nous vous supplions « de ne pas permettre que nos nouveaux enfanls chassent
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« les anciens; si notre église perd ses droits, je ne cona tinuerai pas plus longtemps à la diriger. » A cette lettre adressée au pape, Pierre le Vénérable en avait joint une beaucoup plus vive, dans laquelle il écrivait au chancelier de ce pontife : « Qui a jamais ouï dire que « le pape ait dépouillé de son droit, par un acte absolu « de sa volonté, et sans même connaître l'objet de la « contestation, je ne dirai pas la moins importante des « églises, mais la dernière des femmes, et que l'on ait « transmis le bien des uns aux autres sans le consente« ment du propriétaire? » Puis, rappelant que l'abbaye de Cluny s'était déclarée pour Innocent contre Anaclet, Pierre le Vénérable ajoutait : « Les ennemis du souverain « pontife ne manqueront pas de nous dire avec dérision : « Voilà le pape que vous vous êtes choisi à l'exclusion « d'Anaclet, sorti cependant de votre ordre. Vous êtes « traités suivant vos mérités, par le pape de votre « choix. »
Ces lettres ne produisant aucun effet sur la cour de Rome, Pierre le Vénérable en adressa une au chapitre général de Cîteaux, qui se rassemblait à cette époque. Il espérait que ce chapitre enjoindrait aux religieux du Miroir de se départir de leurs prétentions. « Ce ne sont pas seulement les laïques qui payent les dîmes, leur disait-il, les églises les payent aux églises, les monastères aux monastères, non-seulement la dîme du travail des paysans qu'ils emploient, mais la dîme de leur propre travail. » Le chapitre de Cîteaux, au lieu de déférer aux réclamations de l'abbé de Cluny, ayant résolu de soutenir les prétentions des religieux du Miroir, la querelle s'envenima et devint générale entre les ordres.
On peut voir que la question monastique se compli-
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quait ici d'une question de propriété : les dimes étaient dans cette occasion le fermage que le propriétaire du fonds exige du fermier : c'était la querelle éternelle de
celui qui féconde le sol, contre celui qui le possède; c'est ce qui rendait la querelle si vive et ce qui animait des deux côtés les esprits. Les chefs des communautés n'étaient pas seulement des directeurs de moines, ils étaient les défenseurs et les représentants de vastes intérêts de propriété. Magistrats à vie et électifs, ils avaient dans ces questions quelque chose de l'ardeur qui animait les consuls romains pour agrandir les terres de la république. On a vu plus haut Suger ne pas échapper à cette influence; voici que Pierre le Vénérable et saint Bernard s'y montrent également sensibles : preuve évidente qu'il était difficile de se dérober à l'action qu'exerçait sur les chefs d'abbaye la position même qu'ils occupaient.
Les choses en étaient à ce point, quand Suger intervint dans la contestation, afin de- tâcher de concilier deux hommes pour lesquels il professait une profonde vénération. Après plusieurs tentatives inutiles, il parvint à offrir une transaction qui obtint l'approbation de saint Bernard et l'assentiment de Pierre le Vénérable. Cette transaction était tout à l'avantage des moines du Miroir; il devait demeurer convenu qu'ils ne payeraient pas de dimes aux moines de Gigny, mais sous la condition expresse de considérer cette exemption comme une concession bénévole, et non pas comme un droit. Les religieux de Citeaux devaient, en outre, promettre de ne plus.
fonder d'abbayes sur les terres des moines de Cluny.
Les moines de Gigny, qui portaient tout le poids de la transaction, desavouèrent leur supérieur. Ils firent plus:
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ils rassemblèrent leurs vassaux, leurs amis, leurs domestiques, et tentèrent une irruption contre la nouvelle abbaye du Miroir, qu'ils renversèrent de fond en comble.
Ces violences ne purent troubler la bonne harmonie que Suger avait rétablie entre Pierre le Vénérable et saint Bernard : ils estimèrent d'un commun accord la somme à laquelle pouvait se monter le dégât, et la fixèrent ù 30 mille sols. Les religieux de Gigny se refusèrent absolument à la payer, en représentant que cette somme était loin de balancer celle dont on leur faisait tort en leur refusant le payement des dîmes. Cette affaire ne fut réglée qu'après la mort de saint Bernard, et grâce à l'abbé de Cluny, qui pour indemniser les religieux du Miroir leur abandonna la succession d'un riche seigneur qui, mort à Cluny, avait laissé tous ses biens au monastère; mais Suger n'en avait pas moins arrêté les luttes violentes prêtes à éclater entre les deux ordres, en en réconciliant les deux têtes, Pierre le Vénérable et saint Bernard.
Ces occupations et les soins qu'il était obligé de donner à l'abbaye de Saint-Denis n'empêchaient pas Suger de prêter une attention sérieuse aux affaires publiques.
Pendant qu'il était ainsi obligé d'apaiser les différends qui s'élevaient de monastère à monastère, un triste accident survenu au fils aîné du roi plaçait la royauté dans une situation très-difficile. On était encore trop rapproché du temps où la couronne avait été transférée à la troisième race pour que le passage d'un règne à un autre règne ne dut pas être considéré comme une transition difficile. Aussi Louis le Gros avait, depuis deux ans déjà, fait couronner Philippe. Ce prince, qui donnait de grandes espérances, fut renversé et tué par son cheval, dans les jambes duquel un pourceau s'était engagé.
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C'eût été dans tous les temps un malheur; à cette époque c'était un grand danger politique. Le couronnement de l'héritier du trône faisant, pour ainsi parler, commencer le règne du fils du vivant de son père, prévenait cette solution de continuité entre les deux règnes, qu'on pouvait craindre, à juste titre, dans une époque où la royauté était si peu assise. Par la mort de Philippe on perdait le bénéfice de cette précaution. Suger, qui voyait la santé du roi, usée par les fatigues d'une royauté laborieuse et militante, décliner chaque jour, comprit l'urgence de remédier au mal en faisant couronner le jeune prince qui se trouvait, depuis la mort de son frère, l'aîné des enfants du roi. Précisément on allait voir se rassembler à Reims un concile général, où tous les prélats comme tous les seigneurs devaient se trouver; Suger engagea Louis à faire reconnaître son fils roi dans cette assemblée - L'hérédité, encore voisine de sa source, sentait le besoin de demander une consécration à la forme élective: de là sans doute le reflet de cette forme qui s'est conservée dans la formule du sacre royal. Louis le Gros comprit l'importance de cet avis et y obtempéra aussitôt. Plus il allait, plus il reconnaissait le mérite de Suger, et l'abbé de Saint-Denis rapporte lui-même, dans la Vie qu'il nous a laissée de ce prince, que l'amitié du roi prit, dans cette occasion, une expression de familiarité intime qu'elle n'avait pas encore eue.
Dès ce moment, on prépara tout pour le sacre. L'assemblée devant laquelle il devait avoir lieu se réunit à Reims. Elle fut présidée par le pape en personne. On y comptait treize archevêques, deux cent trente-trois évêques, près de vingt cardinaux et un grand nombre d'abbés, d'ecclésiastiques, de moines, venus de France,
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d'Allemagne, d'Angleterre, d'Espagne, et parmi lesquels saint Bernard tenait le premier rang. Ces assises de la chrétienté étaient réunies pour confirmer l'élection du pape Innocent et renouveler les excommunications contre son compétiteur Pierre de Léon. Le 23 octobre, le roi Louis le Gros arriva à Reims avec la reine et son fils, qui avait alors neuf ans ; Suger accompagnait le roi, qui était suivi de toute la cour. La douleur de ce prince était peinte sur son visage; il ne pouvait se consoler de la mort de son fils ainé, et Suger dit avec un peu d'emphase qu'Homère lui-même avec son génie ne parviendrait pas à exprimer l'amertume des regrets que cette perte inspira au roi et à la reine. Le roi parut au concile appuyé sur le comte de Vermandois, son parent; son accablement était si grand, que la force semblait devoir, à chaque instant, lui manquer. Il parla de la mort de son fils en peu de mots, et avec beaucoup de larmes; cette douleur si vraie excita celle de tous les assistants. Le pape prit alors la parole et adressa au roi des consolations mêlées d'exhortations toutes chrétiennes : « Grand roi, luidisait-il, puis« sant monarque des Français, la nation la plus généreuse « et la plus noble du monde, élevez votre esprit et toutes « vos pensées vers le Roi des rois, et soumettez-vous à « tous les événements qu'a permis sa divine providence.
« C'est Dieu qui donne la vie et qui la reprend, et cette « alternative de biens et de maux qu'il répand sur notre « existence est un effet de ses conseils; il ne veut point « que l'homme s'attache à la figure de ce monde qui passe, « et qu'il oublie que nous sommes dans un lieu d'exil. Mo« dérez donc, je vous en conjure, cette douleur excessive « dont nous voyons votre âme pénétrée; elle vient d'une « affection trop humaine. Souvenez-vous que celui qui a
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« pris votre fils aîné pour le faire régner avec lui dans le « ciel,vous en a laissé plusieurs autres pour régner ici« bas après vous. Si vous vous consolez, nous nous conso« lerons aussi, et vous nous réjouirez : nous, hommes « étrangers qui avons été chassés de notre pays et du lieu « de notre demeure ordinaire; vous qui le premier avez « eu la bonté de nous recevoir dans votre royaume. »
Ces paroles de consolation adressées à un roi malheureux, par un pontife qui, comme il le disait lui-même, était chassé de son pays et errant de province en province, allèrent au cœur de Louis le Gros. Alors le pape donna l'absolution à l'âme du jeune prince et dit luimême toutes les prières en usage. Après quoi il convoqua tous les assistants pour le lendemain, 20 octobre 1131; c'était le jour où il devait sacrer le fils du roi. Dès le matin, le pape, sortant du palais archiépiscopal, se rendit à Saint-Remy, au-devant du jeune prince, qu'il ramena à l'église métropolitaine de Notre-Dame, dans laquelle devait avoir lieu la cérémonie. Une grande multitude de noblesse, de clergé et de peuple suivait le cortège. Le pape, la tiare en tête, officia lui-même et sacra de sa main le fils de Louis le Gros, en présence des évêqu,es, des seigneurs et d'une grande foule de peuple.
Le conseil que Suger avait donné dans cette circonstance augmenta le crédit dont il jouissait auprès du roi. Il le suivait partout, excepté à la guerre. Il avait compris, depuis sa réforme et celle de son abbaye, que le métier des armes ne s'accorde pas avec le ministère des autels. Dès que les affaires de l'État le laissaient libre, il consacrait son temps aux affaires de son monastère.
Ce fut ainsi que, vers cette époque, il fit faire de grands travaux pour la réparation et l'embellissement de l'ab-
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baye. Ses historiens rappellent qu'avec l'habileté de conduite qu'il avait montrée en toute occasion, Suger réussit à faire payer la plus grande partie de ces dépenses par les habitants de Saint-Denis.
Les événements prouvèrent bientôt que, en suggérant l'idée de sacrer le jeune Louis, l'abbé de Saint-Denis n'avait pas donné un conseil inutile : plusieurs seigneurs et plusieurs prélats, qui comptaient profiter d'un changement de règne pour accroître leur fortune, ou peutêtre même pour revendiquer le droit d'élire un roi, ourdirent des intrigues contre Louis le Gros, et l'on put juger par ce qu'ils firent, lui vivant, de ce qu'ils auraient fait après sa mort, si dans lé concile de Reims on n'avait pas, pour ainsi dire, engagé la nation. Le roi entreprit de les réduire, et il y parvint; mais dans la lutte longue et laborieuse qu'il eut à soutenir, il éprouva tant de fatigues, que sa constitution, déjà usée par les soucis et les travaux de sa laborieuse royauté, parut sur le point de succomber. Une maladie de défaillance le prit et fit tant de progrès en peu de jours, que ce prince, qui avait, pour ai-nsi dire, vécu à cheval, se mit au lit pour mourir.
Suger, qui était auprès de lui dans cette triste circonstance, et qui passa à son chevet les nuits comme les jours, a laissé une relation de cette maladie. « Il avait toujours <1 eu, dit-i!, un vif désir de mourir à Saint-Denis; son « ambition était de troquer la couronne et le manteau royal «contre la tonsure et la robe d'un disciple de saint « Benoît. La soudaineté de sa maladie l'ayant empêché « de suivre cette idée, il appela auprès de lui tous les « évêques et les abbés qui se trouvaient à sa cour, et vou« lut qu'ils entendissent l'humble confession de ses pé« chés, qu'il fit à haute et intelligible voix. Ensuite il par-
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« tagea entre les églises et les hôpitaux l'or, l'argent « les meubles précieux qu'il possédait. Quand il eut tout « donné, il donna jusqu'à la tenture du lit sur lequel il « était couché. Il voulait ainsi, disait-il, imiter, autant « qu'il était en lui., la pauvreté et le dénùment de Jésus « crucifié, » Il offrit à l'abbaye de Saint-Denis tout ce qui composait sa chapelle particulière, qui était une des plus riches de l'époque en vases précieux et en ornements magniiiques, et, se tournant vers Suger pour lui faire accepter ce legs, il lui donna le nom d'ami et lui remit une hyacinthe d'un grand prix, qu'il le pria d'attacher à une précieuse relique. Les libéralités du roi mourant continuaient. « Il donna aux pauvres* dit Suger, tous ses « effets mobiliers, ses manteaux, ses vêtements royaux, « et jusqu'à la chemise qu'il portait. » Puis, quand on lui annonça le sacrement des autels, il se leva et fit un effort pour aller au-devant de l'hostie. Les deux genoux en terre, il pria Jésus-Christ de recevoir le royaume qu'il lui avait confié, s'accusant de l'avoir mal administré.
Avant de recevoir la communion, il adressa une exhortation à son fils, exhortation dans laquelle le père se montrait à côté du roi. Il le supplia de réparer, autant qu'il serait en lui, les fautes paternelles, de protéger l'Église, de regarder les pauvres et les faibles comme ses enfants, et de ne jamais agir injustement enversqui que ce fùt au monde. JI communia alors, et éprouva un mieux si sensible qu'il put, sans le secours de personne, regagner sa chambre. En le voyant se coucher sur ce lit pauvre et nu, qui quelques moments auparavant était magnifiquement orné, Suger se sentit pris d'une pitié profonde et se mit à pleurer. — « Ne pleurez pas, lui dit le prince, réjouis« sez-vous, au contraire, de ce que Dieu m'a permis de me
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« préparer à le recevoir par ce dépouillement volontaire. »
C'était le caractère de ce temps. Il y avait des excès, sans doute, parce que les passions étaient fortes et ardentes; mais comme la foi était grande, les réparations de la mort étaient immenses. Cet éclatant spectacle des puissants de la terre s'humiliant à leur dernière heure, et se faisant volontairement humbles et pauvres, consolait les petits de l'humilité de leur position et les pauvres de leurs misères. Ils apprenaient à moins détester une situation qu'ambitionnaient sur leur lit de mort les princes et les rois, qui leur révélaient ainsi la supériorité morale de l'indigence sur les richesses et les grandeurs chrétiennes de l'humilité. En outre, les saintes prodigalités de ces agonies royales et princières réparaient bien des injustices et venaient, comme de pieuses restitutions, effacer bien des torts. Enfin ces enseignements, auxquels la mort prêtait une nouvellé autorité, exerçaient sur les survivants une impression profonde et salutaire.
On le vit bien dans cette occasion, quoique le roi, en échappant à cette maladie, se trouvât assez bien pour aller remercier Dieu dans l'église de Saint-Denis, au milieu des transports de tout le peuple des campagnes environnantes, qui accourait tout joyeux de le revoir : le spectacle que Suger avait eu sous les yeux l'avait si vivement frappé que, depuis, il n'avait pas cessé de songer à la mort. Pendant que le roi allait passer le temps de sa convalescence dans un château voisin de Paris, Suger, se renfermant dans l'intérieur de son abbaye, assistait à tous les exercices de piété et se disposait à un grand acte qu'il voulait accomplir : c'était la rédaction de son testament. Quand il l'eut rédigé, il assembla les religieux pour leur communiquer cet acte de suprême volonté. Il
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est intéressant de donner un aperçu de ce document, tant à cause des lumières qu'il jette sur le caractère de Suger, qu'à cause des indications qu'on peut y puiser sur l'esprit de l'époque.
Ce testament, daté du 17 juin 1137, commence par la fondation de messes, de prières et de services à perpétuité, comme à peu près tous les actes de même nature rédigés dans ce temps. Suger veut que tous les prêtres de Saint-Denis célèbrent la messe pour le repos de son âme, chaque année, le jour anniversaire de sa mort; il veut que les autres religieux récitent cinquante psaumes à la même intention. « Quanta ceux qui ne savent pas « lire, ajoute le testament, ils. feront quelque œuvre « pieuse dans le même but. » Puisviennent les dispositions pour les pauvres. Suger ordonne que, chaque année, le jour anniversaire de sa mort, on distribue aux pauvres des aliments dans le grand appartement des hôtes qu'il a fait bâtir; il indique le nombre de livres de pain, la quantité de viande, qui doit monter jusqu'à soixante livres; le vin, qui doit aller jusqu'à quatre muids. A côté de l'homme de foi et de charité, le défenseur jaloux des droits de l'abbaye de Saint-Denis et le promoteur de ses magnificences va se montrer. Suger demande, dans son testament, que l'on expose, le jour anniversaire de sa mort, les magnifiques ornements qu'il a fait faire et l'argenterie qu'il a achetée, afin, est-il dit, que les abbés ses successeurs soient excités à travailler pour la déco ration et l'ornement de l'église. Dans la nomenclature des messes et des aumônes qu'il impose aux monastères dépendant de l'abbaye de Saint-Denis, Suger commence par rappeler le prieuré d'Argenteuil, « qu'il a eu tant de peine à recouvrer, dit-il, après trois cents ans d'aliéna-
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tion. » Le prieuré d'Argenteuil, outre les messes qu'on lui demande pour deux jours de la semaine, donnera tous les ans, à l'anniversaire de la mort de Suger, deux muids de vin aux pauvres.
Après ces dispositions, Suger passe à un tout autre ordre d'idées : ce n'est plus le prêtre, c'est l'administrateur qui parle ; on dirait qu'il veut payer aux corps de ses religieux les secours qu'il leur a demandés pour son âme. Le jour de l'anniversaire de sa mort, on distribuera aux moines deuxportions, non pas telles quelles, ajoute-til, mais copieuses (I). Le frère préposé au cellier fournira du vin ; on ajoutera, par tête, une bouteille d'hypocras.
Le testateur adjure le frère ci-dessus désigné de ne pas prendre en mauvaise part les distributions prescrites par le testament, et il lui rappelle tout ce que lui, Suger, a fait dans l'intérêt du monastère. Puis il demande que dans toutes les chapeiles qui relèvent de Saint-Denis, on prie pour son âme. Tant qu'il vivra, on récitera le psaume Ad te levavi; après sa mort, le De profundis. Il espère ainsi que les souillures de son âme seront effacées, et .qu'au moins, au jour de la résurrection, il obtiendra une place dans un coin éloigné du paradis, misericordiam in exlrcmilale aliqua paradisii impetrare.
Ces espèces de festins funéraires étaient dans l'usage du temps.
Il semble, au premier abord, que ce fût une coutume plus païenne que chrétienne. Dans l'antiquité, après ces tristes pensées du sépulcre et du néant, on demandait aux banquets l'excitation dont l'homme a besoin pour rentrer dans la vie, et l'on cherchait ainsi à se donner
(1) Procurei duas videlicet omnibus communes, non qualescumque, sell plenarias et Ctptas exhibendo pilancias.
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une sorte de force physique, que le christianisme a remplacée par la force morale. Mais il faut se rappeler aussi que les corps des religieux, exténues par le jeûne, le travail et la fatigue, avaient besoin de se refaire de temps à autre par quelques repas plus abondants ; c'était à quoi pourvoyaient ces libéralités testamentaires.
Il reste une dernière remarque à présenter sur ce testament. Suger le fit signer par presque tous les évéques et tous les archevêques du royaume, et contre-signcr par toute la communauté de Saint-Denis, qui était alors composée de dix-huit prêtres, de dix diacres, de dix sous diacres et de dix jeunes religieux. Les deux dernières signatures sont celles de deux cardinaux, celle d'un cardinal-prêtre, légat du pape, et celle d'un cardinaldiacre (f). Comme l'autorité publique n'avait -pas, à cette époque, une grande force, il était bon de donner à ses volontés dernières la garantie particulière d'un grand nombre de défenseurs individuels. Un armait un testament en guerre, comme on fortifiait un châtrai! ou une abbaye. Sugery ajoutait une malédiction terrible contre les violateurs de ses volontés (Jernieres : anal h cm a cl gehenvœ ignés violnntibus iniponimus c! UHnrrcuiinir.
(1) Yoici la inscription : EJIN PEINA WDI* HJMIOUOV PRED'UTN ('((¡'{Iinuli" et Il'fll/fus loud/) el (,(lIIlinl/o, canliiuilis ri h'/jiitus latulo el
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LIVRE TROISIEME"
Saint Bernard et le duc de Guyenne. — Victoire de la sainteté sur la force. — Testament du duc de Guyenne. — Louis le Jeune épouse Aliénor de Guyenne. — Mort de Louis le Gros et avènement de Louis le Jeune. — Suger rebâtit l'église de Saint-Denis.
— Dédicace de la nouvelle église. — Description de ses magnincences. — Translation des reliques des trois martyrs. — Paroles de Pierre le Vénérable sur Suger. - Différend du pape et du roi. — Saint Bernard intervient. - Nouvelle lutte — Lettres de saint Bernard au roi. — Violences de Louis le Jeune à Vitry. — Lettre de saint Bernard. — Effet de cette lettre sur le roi. — Louis le Jeune se décide à se croiser.
Au sortir de cette espèce do retraite dans laquelle Suger s'était recueilli pour se préparer à paraître devant Dieu, il fut appelé dans le conseil du roi pour donner sou avis sur une affaire de la plus haute importance. Un concours d'événements, dont il faut présenter un' exposé sommaire, avait provoqué une proposition dont les conséquences pouvaient être grandes pour la France. Il convient de remonter un peu plus haut, pour prendre les faits à leur origine (1134), d'autant plus que le récit de ces faits jettera une vive lumière sur les mœurs et l'esprit de l'épjque.
Au milieu de tant de princes et de tant d'États que saint Bernard avait soumis à l'obédience du pape Innocent, il y avait un prince souverain qui était resté opi-
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niâtrément attaché au parti contraire : c'était le duc de Guyenne; il était maintenu dans cette disposition par l'évèque d'Angoulême. un des partisans les plus prononcés d'Anaclet. C'est ici que l'on vit toute l'autorité d'une sainte vie et d'un grand caractère. Saint Bernard, qui avait été envoyé par le pape Innocent auprès du duc, n'avait d'abord rien obtenu. Il se retira dans son abbaye des Chateliers, qu'il avait depuis peu fondée en Poitou, et pria Dieu de changer le cœur du duc. Ensuite il adressa à celui-ci une lettre pleine d'une liberté apostolique, dans laquelle il lui mandait de venir le trouver. Cette lettre devait, selon toutes les apparences humaines, irriter violemment le duc Guillaume, un des princes les plus hautains de ce temps. Contre toute attente, elle le toucha: il vint aux Chateliers, obéissant à l'appel de Bernard.
Pendant les sept jours qu'il y resta, le saint lui parla avec tant d'onction et tant d'éloquence, que le duc le quitta, décidé à renoncera son schisme; mais il retomba dès que l'évêque d'Angoulême eut repris son action sur lui. Cet évêque, à la faveur du prétendu zèle qu'il déployait pour Anaclet, s'empara des meilleurs bénéfices du duché, sans parler de l'archevêché de Bordeaux, dont il se saisit. C'était aussi par le ressort de la religion qu'il agissait sur le prince. Peu de temps auparavant, ne l'a.vait-il pas déterminé à faire une pénitence publique, pieds nus, la torche au poing et les verges à la main, pour réparer des excès commis dans l'église de SaintJean-d'Angely? C'était au nom de Dieu qu'il lui com-mandait de défendre Anaclet, comme saint Bernard invoquait le nom de Dieu pour le soumettre à Innocent.
Dans cette lutte, la victoire devait demeurer à saint
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Bernard. Dieu avait mis dans son génie, et surtout dans sa sainteté, quelque chose d'irrésistible qui forçait les obstacles, et sa voix, semblable aux grands vents du ciel, courbait les chênes comme les roseaux. Quand les tempêtes éloquentes de sa parole retentissaient, pas un front qui ne s'inclinât. Las de tant de résistances et. voulant avoir enfin raison de l'opiniâtreté du duc, il se rendit encore une fois auprès de lui, après le concile de Pise, pour remplir la mission dont l'avait chargé le souverain pontife. Ce fut à Parthenay, en Poitou, que les conférences s'ouvrirent; saint Bernard, avec la puissance de sa parole, eut bientôt ramené le duc Guillaume à de meilleurs sentiments. Mais il y avait un point sur lequel il était inflexible : c'était la destitution de plusieurs évêques prononcée par lui; il pensait qu'ils remonteraient sur leurs siéges avec des sentiments tellement hostiles contre lui, qu'il y aurait de l'imprudence à les y laisser rasseoir. Alors saint Bernard résolut d'emporter d'autorité cette âme qui se dérobait à lui. Il demanda à Dieu de l'inspirer pendant une messe qu'il célébrait eu présence de ceux qui n'avaient point trempé dans le schisme de l'antipape. Le duc Guillaume, qui se trouvait naturellement exclu, attendait Bernard à la porte de l'église pour lui présenter de'nouvelles objections contre le rétablissementdes évêques dépossédés sur leurs sièges.
La consécration était accomplie, le prêtre avait dit au peuple : La paix du Seigneur soit avec vous on attendait la fin du sacrifice : tout à coup le saint prend dans ses mains le corps du Christ, il descend les marches de l'autel, traverse l'église et, franchissant le seuil, s'arrête devant le duc interdit; puis, les yeux allumés d'une sainte colère : « Voici, lui dit-il d'une voix tonnante, le
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« fils de la Vierge qui vient à vous ; le chef et le Seigneur a de l'Église que vous persécutez; votre juge, au nom « duquel tout genou fléchit au ciel, sur la terre et aux « enfers; votre juge, entre les mains duquel votre âme « tombera au dernier jour : le mépriserez-vous aussi « comme vous avez méprisé ses serviteurs? »
A ces paroles, le duc fut pris d'un tremblement, comme si le souffle de Dieu l'avait touché. Il tomba dans des convulsions effrayantes, et devant les assistants épouvantés, il se roulait aux pieds du saint. On essaya de le relever, mais il retomba aussitôt, l'écume à la bouche, les yeux égarés, en jetant des cris confus et inarticulés.
Saint Bernard fit un pas vers lui, le poussa du pied, lui commanda de se lever et d'écouter debout l'ordre qu'il lui apportait de la part de Dieu. Il fallait qu'à l'instant il se soumît au véritable pape, qu'à l'instant il rétablît sur son siége épiscopal l'évêque de Poitiers et tous les évêques qu'il avait dépossédés.
Guillaume ne fit aucune résistance, il se soumit à tout; il alla au-devant de l'évêque de Poitiers, l'embrassa, déclara qu'il consentait à le rétablir sur son siège. Alors saint Bernard, mettant un terme à cette scène extraordinaire qui avait frappé tous les assistants de stupeur, rentra dans l'église, remonta à l'autel et termina le sacrifice en remerciant le Christ de l'éclatante victoire que son saint nom venait de remporter. La messe finie, il alla trouver le duc Guillaume et acheva sa conversion en lui parlant avec autant de charité et de douceur qu'il avait mis de force et de sévérité dans ses discours, tandis qu'il lui parlait au nom du Dieu qu'il tenait dans ses mains.
Une fois encore cependant Guillaume retomba dans
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son erreur; mais une lettre sévère de Bernard suffit pour le ramener. Il faut ajouter que la fin malheureuse de l'évêque d'Angoulême, qu'on trouva mort dans son lit sans qu'il eût eu le temps de revenir à Dieu, avait vivement frappé le duc de Guyenne, et prêté une nouvelle autorité aux foudroyants reproches de Bernard (1135). L'impression produite sur le duc de Guyenne fut si profonde, qu'il ne put se borner à en donner ce simple témoignage. Douloureusement affecté des excès commis par les soldats dans une guerre qu'il fut obligé de faire peu de temps après contre le roi d'Angleterre, Ii résolut de quitter le pouvoir qui obligeait à souffrir ces horreurs, et de consacrer uniquement à Dieu la fin d'une carrière pendant laquelle il l'avait si souvent offensé, Ces grands exemples de repentir étaient nécessaires à cette époque pour compenser tant de grands scandales.
La féodalité, en multipliant la souveraineté, donnait, par l'exercice du pouvoir, un développement inouï aux passions, et créait une race d'hommes forts et énergiques, qui allaient à l'extrême en tout, dans le bien comme dans le mal, dans leurs agressions contre l'Église et contre la société, comme dans les satisfactions qu'ils leur offraient quand l'heure du repentir était venue. Le duc de Guyenne était un de ces hommes : lorsque saint Bernard eut brisé dans l'étreinte de sa parole inspirée les résistances du duc, celui-ci n'aspira plus qu'à réparer solennellement ses torts. On le vit donc renoncer à la puissance, à la fortune ; résolu à faire le pèlerinage de Saint-Jacques en Galice pour obtenir la rémission de ses fautes, il ne voulut garder de toute sa suite et de tous ses biens qu'un valet et un cheval, et, couvert d'un
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cilice, vêtu comme un simple pèlerin, il s'exila luimême du pays qu'il avait si longtemps gouverné.
Cette détermination extraordinaire amena la proposition qui provoqua la réunion du conseil où Suger fut appelé. Avant de quitter ses États, le duc de Guyenne avait dû pourvoir aux affaires de sa succession, qui se trouvait ouverte de son vivant. Il fit donc son testament, dans lequel il instituait l'aînée de ses deux filles, Aliénor, qui avait alors treize ans, héritière de tous ses États. « Moi, « Guillaume, avec la grâce de Dieu, disait-il, en la pré« sence de Guillaume, évêque de Poitiers, en l'honneur « du Sauveur du monde, des saints martyrs, de tous les « confesseurs, des vierges, et surtout de la sainte Vierge « Marie, étant touché de la douleur que me causent les « péchés sans nombre que j'ai commis par la suggestion « du-démon, avec une témérité et une audace incroyables, « et pénétré de la crainte des jugements de Dieu; consi« dérant, d'ailleurs, que tous les biens qu'il semble que « nous possédions s'évanouissent entre nos mains comme « de la fumée qui se dissipe en l'air; que nous ne pou-
« vons passer une heure sans pécher; que le temps de nos « vies est fort court, et que toutes les choses dont nous « nous imaginons être les maîtres sont fragiles et péris« sables, et qu'elles ne laissent à ceux qui en jouissent « que des peines et des inquiétudes ; je m'abandonne « entre les mains de Dieu, que je veux suivre, en renon« çant à tout pour son amour. Je mets mes filles sous la « protection du roi, mon seigneur; et quant à Aliénor,je « souhaite qu'elle lui soit donnée en mariage, si mes ba« rons l'ont pour agréable, et je lui donne l'Aquitaine et « le Poitou, » Après avoir signé ce testament, le duc partit pour son
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pèlerinage. On ne sait s'il arriva jusqu'à Compostelle, et Suger émet l'opinion contraire; ce qu'il y a de certain, c'est qu'entrée dans les ombres de la pénitence, cette vie s'y perdit sans jamais reparaître aux yeux du monde, où il ne fut plus parlé désormais du duc de Guyenne.
Les états de Guyenne, de Gascogne et de Poitou approuvèrent le testament de leur duc (1137) et envoyèrent une ambassade à Louis le Gros pour lui demander s'il voulait conclure le mariage dont il était question dans ce testament. Suger fut un des premiers à conseiller d'accepter avec empressement une proposition qui agrandissait le royaume d'une manière si naturelle et si heureuse, sans que cet accroissement inespéré coûtât aucun sacrifice. Tout le monde se rangea à cet avis, et il fut décidé que, dès que les préparatifs seraient achevés, le jeune roi ( il portait ce titre depuis son sacre) se rendrait à Bordeaux, afin d'épouser la princesse Aliénor.
Le comte de Vermandois, cousin germain de Louis le Gros, fut chargé de commander l'escorte de cinq cents cavaliers qui suivrait le prince, et, comme il pouvait y avoir des affaires importantes à traner, Suger et deux ministres habiles formèrent son conseil. Voilà quelles furent, selon l'abbé de Saint-Denis, les dernières paroles que le roi adressa à son fils : « Je prie Dieu, mon cher « fils, ce Dieu tout-puissant, qui donne aux rois de la « terre l'autorité qu'ils exercent, d'étendre sur vous et « sur ceux qui vous accompagnent sa main protectrice ; « car, s'il vous arrivait quelque fâcheux accident, je ne « survivrais pas à ce malheur. J'ai fait remettre éntre « les mains de ceux qui vous suivent les présents que « vous devez offrir à votre nouvelle épouse, ainsi que « l'argent nécessaire pour subvenir à vos dépenses et à
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« celles de votre escorte. Ne permettez pas qu'elle fasse « aucun dégât sur la route; ne prenez rien sans payer, « surtout lorsque vous serez arrivé en Aquitaine, afin « que l'affection de vos nouveaux sujets ne se change « pas en haine. » Le roi, en embrassant son fils, ne put retenir ses larmes, comme s'il eût pressenti que cet adieu était le dernier.
Le voyage fut heureux : le jeune roi arriva à Bordeaux, où il fut reçu avec beaucoup d'appareil. Quelques jours après, l'archevêque de cette ville donna la bénédiction nuptiale à Louis, ainsi qu'à la jeune duchesse, qu'il couronna reine de France, Ce fut au milieu des fêtes de ce mariage que l'on apprit la mort du roi Louis le Gros.
Sa santé, déjà détruite par tant de fatigues, n'avait pu résister aux chaleurs de l'été, qui avaient été extraordinaires. La maladie dont il avait déjà failli mourir le reprit, et il sentit que sa dernière heure était venue. Les progrès du mal étant trop rapides pour qu'il pût se faire transporter à Saint-Denis, selon son intention, afin d'y mourir revêtu de la robe des disciples de saint Benoît, il fit étendre à terre un tapis qu'on couvrit de cendre; ce fut sur ce lit de pénitence et d'humilité qu'il expira le 1er août 1137, dans la soixantième année de son âge, et dans la vingt-neuvième de son règne. Avant de mourir, il avait reçu deux nouvelles qui le rassuraient pour les affaires de son royaume : celle de la mort de Henri, roi d'Angleterre, qui lui avait suscité tant de périls, et celle de l'heureuse conclusion du mariage de son fils avec Aliénor de Guyenne.
Quand on apprit la mort du roi Louis le Gros, à Bordeaux, la douleur fut grande : Suger surtout, qui perdait en lui son roi, son bienfaiteur, son ancien condisciple,
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son ami, laissa voir une tristesse profonde; il dit que Dieu lui avait infligé là punition la plus sévère que ses péchés méritaient, en le privant de la consolation d'assister dans ses derniers moments un prince qu'il avait tant aimé, et de lui fermer les yeux. Mais bientôt la nécessité de pourvoir aux affaires le tira de son deuil. La position du jeune roi était difficile : d'un côté, on pouvait craindre qu'il ne fût dangereux de quitter si tôt des provinces où sa domination était encore bien nouvelle; d'un autre côté, l'absence du roi pouvait occasionner dans son royaume des troubles et encourager les seigneurs mécontents, qui entretenaient des relations avec l'Angleterre, à lever ouvertement le drapeau. Ce fut l'avis de Suger qui détermina le nouveau roi, Huit jours, dit-il, suffiraient pour établir dans les villes de la Guyenne des gouverneurs sur lesquels on pût compter.
On rentrerait dans le royaume en traversant la Saintonge et le Poitou : ce voyage tiendrait lieu de la visite que le roi devait faire à ses nouveaux sujets. Le roi, en emmenant la reine avec lui, avait dans ses mains un otage qui lui répondait de la fidélité du duché ; mais la présence du roi dans le royaume était indispensable.
Lors de -son couronnement, plusieurs seigneurs avaient laissé, voir leur opposition à cette cérémonie : c'était le moment où ils allaient éclater. Il fallait en toute hâte arriver pour prévenir, s'il était possible, ou au moins pour réprimer les tentatives qui seraient faites contre son nouveau gouvernement. Ces raisons frappèrent Louis VII, et le départ fut marqué pour la semaine suivante; on prévit, dès lors, que l'influence de Suger, sous ce règne, serait encore plus grande qu'elle ne l'avait été sous le règne précédent.
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L'événement ne tarda pas à prouver que son conseil était le plus sage : en arrivant à Poitiers, on apprit qu'une révolte avait éclaté à Orléans. Quoique le nouveau roi n'eût qu'une escorte de cinq à six cents hommes, il hâta sa marche, arriva à l'improviste devant la ville, dont on n'osa point lui fermer les portes, et, commençant son règne par un coup d'autorité, il fit mettre à mort les chefs de la révolte. Aussitôt après, il se dirigea vers Paris, et les murmures qu'avait excités la sévérité que le nouveau roi venait de déployer à Orléans, se perdirent dans les fêtes dont son entrée solennelle et celle de la jeune reine à Paris furent l'occasion.
Le résultat du sage conseil que Suger avait donné dans cette circonstance avait fondé son crédit pour tout le nouveau règne ; il fut affermi encore par la mauvaise issue d'une entreprise qu'il avait conseillé au roi de ne pas tenter. La jeune reine avait des prétentions au comté de Toulouse, qui, selon elle, était illégitimement détenu par le comte Alphonse. Elle réussit à persuader à Louis VII que les considérations de la politique et celles de la justice se réunissaient pour lui imposer le devoir de
revendiquer les droits de sa nouvelle épouse. L'idée d'agrandir son nouveau duché de Guyenne par cette magnifique annexa le séduisait; en outre, son conseil déclarait que les prétentions de la reine étaient fondées..
Suger ne partagea pas cet avis : le droit lui paraissait douteux, et il appréhendait cette guerre lointaine, qui portait les armes du roi si loin du centre de ses États, Néanmoins, l'avis opposé au sien prévalut, parce qu'il flattait la passion du jeune monarque, et Louis partit bientôt à la tête d'une armée pour aller combattre le
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comte de Toulouse, qui avait refusé de reconnaître les prétentions d'Aliénor.
Pendant son absence, Suger se retira dans son abbaye.
Depuis longtemps une pensée germait dans son esprit.
Il n'était que novice encore, on l'a vu, qu'il dessinait sur le sable l'esquisse du monument qu'il se proposait de construire. Il allait, après de longues années, réaliser ce projet et bâtir une nouvelle église pour remplacer celle que Pépin et Charlemagne avaient élevée sur les débris de celle de Dagôbert, et qui était trop étroite pour contenir la multitude qui y accourait dans les jours de fête. Les goûts de splendeur et de magnificence que Suger avait autrefois portés dans les choses du monde, n'avaient pas changé, seulement il les sanctifiait en les consacrant aux choses de Dieu. Il était devenu personnellement le plus simple des hommes; mais dès qu'il s'agissait du culte, il voulait que tout fût magnifique pour être digne de son objet. En outre, son plan se rattachait à la réforme qu'il avait établie dans son abbaye. L'insuffisance du vaisseau de l'église était telle, que le peuple, ne pouvant trouver place dans la nef, refluait dans le chœur réservé aux religieux : la majesté et la régularité des offices en étaient troublées.
Suger fit les préparatifs de son entreprise avec une grandeur et une sollicitude qui, dans un temps où tous les esprits éclairés étaient nourris des Écritures, firent comparer son œuvre à celle de Salomon. De tous les points du royaume, les artistes et les ouvriers accou- rurent; la renommée de la libéralité de Suger, qui s'était répandue au loin, attirait les peintres, les sculpteurs, les fondeurs, les orfèvres, les charpenliers et les menuisiers. On trouva une carrière près de Pontoise qui fournit
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des pierres magnifiques, dans lesquelles on tailla les colonnes; elles ne coûtèrent presque rien à l'abbaye : les habitants des environs, heureux de s'associer à cette oeuvre, firent presque toutes les dépenses nécessaires à leur extraction et à leur transport. Il y avait à cette époque un architecte puissant qui élevait, comme par enchantement, ces édifices qui devaient étonner les générations suivantes : c'était la foi qui remuait ces pierres prodigieuses, la foi dont il a été écrit qu'elle remuerait les montagnes.
Suger commença ses travaux par changer l'entrée de l'église. Charlemagne avait fait construire un portique massif et disgracieux qui embarrassait cette entrée et cachait le portail. Ce portique se trouvait en dehors de toutes les règles d'architecture, par une raison facile à comprendre : l'empereur qui l'avait fait construire avait seulement en vue le tombeau de son père Pépin, qui s'était fait enterrer dans cet endroit la face contre terre, comme pour demander éternellement pardon à Dieu des excès de Charles Martel. Par un sentiment de piété filiale, Charlemagne n'avait pas voulu que les rentes de son père demeurassent loin du saint lieu, et, par la construction de ce portique, il avait, pour ainsi dire, prolongé le temple, afin de couvrir les cendres paternelles. L'abbé de Saint-Denis se fit autoriser par le roi à transférer .le tombeau de Pépin ailleurs; ensuite il élargit la face du monument, y fit pratiquer trois portes magnifiques, élever les tours à une grande hauteur et les entoura de parapets ; car, à cette époque, les abbayes devaient être en même temps des forteresses, afin de pouvoir résister à un coup de main. « Qui considérera bien la forme et les dit mensions de cette église, lit-on dans le Trésor sacré de
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s Saint-Denis, tant de piliers et de colonnes si délicate« ment travaillées, tant de voûtes hautes et basses dans « l'église, et par les chapelles, les belles galeries ou « balustres qui régnent autour, dehors et dedans, tant « d'embellissements si rares de tous côtés, et surtout l'ar« tifice admirable de ces deux roses qui sont aux deux « bouts de la croisée, et tant d'autres choses que je ne « spécifie pas, dira, sans doute, que c'est merveille que « tout cela se soit fait en trois ans et trois mois, bien « qu'il fût besoin que les matériaux fussent préparés, « et qu'il y eût grand nombre d'ouvriers et bien experts « en leur art. Àussi l'abbé Suger nous assure-t-il qu'il « en fit venir de toutes parts et de tous les arts néces« saires à son dessein, et même les vitriers et fondeurs : « ceux-là pour faire les vitres, et ceux-ci pour jeter en « fonte ces grandes portes qu'on voit à l'entrée de l'église « et autres choses appartenantes à leur art; touchant les« quelles portes je veux, avant de passer outre, désabu« ser plusieurs personnes qui s'imaginent que cette cc grande porte du milieu, par laquelle on entre dans la « nef de Saint-Denis, qui s'ouvre à deux battants, est la « porte de l'église de Poitiers, que Dagobert fit apporter « quand il prit cette ville-là, qui s'était révoltée contre « lui. Je ne veux pas nier que Dagobert n'ait fait enlever « ces portes en l'intention de les faire apporter à Sainto Denis, puisque cela est expressément remarqué en « l'histoire de France; mais je dis qu'on apprend par la cc même histoire que, les ayant fait mettre sur mer, il y « en eut une perdue dans les ondes, de sorte qu'il n'en « put arriver qu'une à Saint-Denis, laquelle, si elle sero vit à l'église de Dagobert, je n'en dispute pas; mais « quant à celle qui se voit aujourd'hui, j'entends la
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« grande du milieu qui s'ouvre à deux battants, cou« verte de grandes lames de bronze avec les mystères de « la Passion, Résurrection et Apparition de Notre-Seigneur « à ses disciples et plusieurs ouvrages en relief, tout « cela a été fait aux frais et à la diligence de l'abbé « Suger. Son effigie même se voit sur le battant de main (.- droite en entrant en, l'église, dans le rondeau où Notre « Sauveur est représenté à table avec les pèlerins d'Em« maiis, comme prosternée aux pieds du même Sau« veur. Il fit aussi faire la porte qui est au côté droit de « cette grande, et fit dorer l'une et l'autre de fin or avec « grande dépense. Quant à celle de main gauche, qui « avait servi aux autres édifices précédents, il la laissa « comme elle était, et peut-être pourrait-elle avoir été « faite de celle de Saint-Hilaire de Poitiers; elle était « dorée de fin or aussi bien que les deux autres. »
Au-dessous de l'image de Suger on lisait ces deux vers écrits en lettres d'or :
Suscipe vota tui, judex districte, Sugeri,
Inter oves proprias fac me clementer haberi.
Quand ces premiers travaux furent accomplis, Suger fit la dédicace de son église, et l'admiration qu'elle excita l'engagea à achever son œuvre. Dans l'intervalle, le roi était revenu de son expédition méridionale, après avoir vu son entreprise éprouver un échec complet. La confiance qu'il avait déjà mise en Suger en reçut un notable accroissement; car celui-ci s'était seul opposé à cette expédition approuvée par tout le conseil, et l'événement venait de justifier la sage insistance qu'il avait mise à détourner Louis le Jeune de cette guerre. Cette progression toujours croissante du crédit de Suger parut clai-
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rement aux yeux de tout le monde, à l'occasion des nouveaux travaux qu'il entreprit pour rendre le reste du bâtiment digne de la belle nef qu'il venait de bâtir. Toute la partie supérieure de l'église, celle qui s'élève devant le maître-autel, avait cessé d'être en harmonie avec les nouveaux bâtiments; Suger la fit abattre, et invita quelques prélats à venir assister à la pose de la première pierre, qu'il voulait faire lui-même; mais le roi déclara qu'il réclamait ce privilège. Le 14 juillet 1140, il vint avec toute sa cour et posa la première pierre au son des trompettes et des instruments de musique, après que les évêques eurent béni le sol. Pendant la cérémonie les religieux de l'abbaye chantaient le psaume qui commence par ces paroles : Fundamenta ejus in montibus sanctis.
Quand vint l'antienne : Lapides pretîosi omnes muri tui, et turres I-Iierusalem geminis mdiifcabuntur. « Tes murail« les seront de pierres précieuses, et tes tours, ô Jéru« salem, seront construites en diamants 1 » « Tous les ar« chevêques, évêques et abbés, qui étaient là en grand « nombre, lit-on dans le Trésor de Saint-Denis, fondant en « larmes de joie, tiraient à l'envi les anneaux de leurs « doigts et les jetaient dans ces fondements, où ils sont « demeurés depuis, ce qu'ils firent à l'exemple du roi, « qui, le premier de tous, tira de son doigt un anneau « d'un grand prix. Le spectacle fut à la vérité admirable « et plein d'émotion. »
Sugcr ne perdit point de temps pour achever la grande œuvre qu'il avait entreprise. Il avait un de ces esprits qui s'appliquent à tout, et il se fit lui-même architecte pour conduire et presser les travaux. Quand il fallut trouver du bois pour la charpente de l'édifice, les hommes de l'art assuraient qu'il faudrait l'aller chercher à plus de
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soixante lieues. Suger visita lui-même la forêt de Chevreuse, trouva les pièces dont il avait besoin, et fit abattre les arbres en sa présence. L'hiver n'arrêtait pas les travaux; aussi au bout de quatre ans l'édifice était achevé. En voici la description, tirée du Trésor de Saint-Denis : « L'édifice de l'église Saint-Denis, tel que nous le « voyons aujourd'hui, est porté et soutenu sur soixante « piliers à deux rangs, ceint de quatre belles et claires « galeries, à savoir : trois par dehors et une par dedans.
« Il est appuyé par dehors de plusieurs arcs-boutants, « orné de tours , clochers et petites tournelles, le tout « fort délicatement travaillé. Je ne parle pas de la char« pente de cet édifice, puisqu'elle n'est pas en vue; mais « elle est admirable, aussi bien que la riche couverture « de plomb qui est dessus, et ce d'autant que la grande « quantité de bois dont elle est composée est appuyée « et vient tout aboutir sur une petite roue ou lanterne, « élevée à deux pieds de la voûte, sans aucun appui, à « laquelle tout se vient rapporter.
« L'église est faite en forme de croix, comme la plu« part des belles églises de France ; elle a de longueur « trois cent soixante pieds, cent de largeur et quatre« vingt-huit de hauteur, depuis le pied jusqu'aux voûtes; & elle est divisée en trois parties : la nef, le chœur et le « chevet.
« La nef a cent soixante pieds de long, le chœur cent « trente-huit, et le chevet en a soixante. Ce chevet est la « partie supérieure de l'église, derrière le grand autel, « et est environné de onze belles chapelles, y compris le « bel autel de marbre, fait de neuf, dans lequel sont les « corps des glorieux martyrs saint Denis et ses compa-
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« gnons. On monte au chevet par deux escaliers, l'un de « dix-huit, l'autre de seize degrés, qui sont des deux « côtés du grand autel, par le dehors du chœur. Sous ce « chevet il y a une belle grotte, environnée de plusieurs « belles chapelles.
« Je ne doute pas qu'il n'y ait en France et ailleurs « des églises plus longues, peut-être aussi plus hautes « que celle de Saint-Denis ; mais d'en trouver qui soient « aussi délicatement bâties, aussi bien croisées, aussi a bien vitrées, c'est chose bien difficile, pour ne pas dire « impossible. »
« Quant à la délicatesse du bâtiment, elle se reconnaît « en toutes ses parties, tant par le dedans que par le « dehors, et spécialement en ces beaux piliers qui sou« tiennent ces grandes et larges voûtes, si déliés et si « menus, qu'il semble presque impossible qu'ils puissent « porter un si pesant fardeau, une charpente garnie de « tant de bois, et une couverture si massive. Et de là il « résulte une autre chose grandement considérable, qui « est que, ces piliers étant si déliés, et les vitres qui sont « entre deux si hautes et si larges, toute l'église depuis « la grande galerie qui l'entoure, jusqu'au faîte, semble « être de vitre (ce qui est très-agréable à voir). C'est « pourquoi on appelle cette église, lanterne de Saint« Denis, parce qu'elle est presque toute à jour, ainsi « qu'une lanterne de verre. »
« Quant à la croisée, elle est si belle et si large, et si « bien proportionnée, qu'il ne se peut rien dire de plus.
« Surtout sont admirables les deux belles roses qui sont « aux deux bouts; elles sont si grandes et si larges, « qu'elles ont plus de trente-six pieds de diamètre, si « délicatement taillées, que c'est merveille que des
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« pierres si minces, d'une si grande largeur, aient pu si « longtemps durer et supporter, durant tant de siècles, « les injures du temps, sans en être aucunement offen« sées. Si on joint à cela les vues et les diverses couleurs « des vitres dont elles sont composées, on pourra dire « sans scrupule que ce sont, en matière de vitres, deux « des plus belles pièces qui soient en Europe.
« Pour le regard des antres vitres qui sont autour de « ce grand vaisseau, elles ne sont pas moins belles que « celles des deux roses. Il y en a trente-sept grandes par « le haut, sur lesquelles sont représentés plusieurs per« sonnages et belles hi-stoires, mais avec des couleurs si « vives et si luisantes, qu'il semble qu'elles viennent de « sortir du fourneau, quoiqu'il y ait cinq cents ans « qu'elles sont faites et exposées à la pluie, au vent et « aux tempêtes. Et je pense qu'en cela l'église de Saint« Denis surpasse toutes les autres belles églises du « royaume et d'ailleurs.
« Outre ces trente-sept grandes vitres, il y en a bon « nombre d'autres en diverses chapelles, spécialement « en celles du chevet, lesquelles, quoique différentes en « grandeur, sont toutefois égales pour la vivacité des « couleurs, laquelle vivacité ne provient pas de la pein« ture, comme celles des vitres communes, mais des « pierres précieuses qui furent fondues en grande quan.
« tité avec le verre, comme l'abbé Suger, qui les a fait « faire, l'assure au livre de ses gestes. C'est pourquoi il « ne faut pas s'étonner si elles sont si excellentes. »
Quand le monument fut achevé, c'est-à-dire en 1144, Suger invita le roi, toute la cour et la plupart des évêques du royaume, à la dédicace de la nouvelle basilique, le 11 du mois de juin. Il avait fait préparer au haut de la
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nef, peu loin de la porte du chœur, un magnifique reposoir où l'on avait réuni toutes les reliques qui étaient auparavant disséminées dans les différentes chapelles.
Le jour marqué, aux premiers rayons de l'aurore, les prélats vinrent bénir l'eau qui devait servir à purifier l'édifice. On commença par une procession solennelle que le roi suivait, en donnant de grandes marques de dévotion. Aussitôt après, on procéda à la translation des reliques de saint Denis et de ses compagnons, car Suger avait fait bâtir au-dessus du caveau où on les avait renfermées jusqu'à ce jour, une magnifique chapelle destinée à les recevoir. Les évêques, le roi et son cortége descendirent sous ces sombres voûtes où, depuis Dagobert, ces restes vénérés étaient ensevelis dans les châsses d'argent où ce prince les avait fait placer. Ils demeurèrent longtemps prosternés devant ces vénérables dépouilles, que si souvent les malheureux avaient invoquées dans leurs souffrances, et dont la reconnaissance publique racontait tant de merveilles. Puis le roi reçut des mains d'un archevêque la châsse de saint Denis, et les autres prélats chargèrent sur leurs épaules les châsses de ses compagnons; tous remontèrent processionnellement les marches du caveau, et rencontrèrent à la porte une^ autre procession composée d'évêques et de prêtres qui, portant les reliques disséminées dans les chapelles, venaient au-devant du saint, sous l'invocation duquel l'église était placée. Cette cérémonie offrait un spectacle à la fois touchant et magnifique. Lorsqu'on se demandait pourquoi toutes ces pompes et ces splendeurs, pourquoi ces princes et ces puissants du monde accourant à cette solennité, et qu'on venait à se souvenir qu il s'agissait d'honorer des hommes qui avaient vécu saintement
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et pieusement sur la terre, les uns dans la pauvreté, la souffrance et l'humilité, les autres dans les exercices de la pénitence , ou dans un continuel dévouement pour leurs semblables, ceux-ci dans la -pratique des vertus héroïques qui conduisent au martyre; on se disait qu'il y avait quelque chose au-dessus de la puissance, du rang, de la richesse ; quelque chose devant quoi les puissants devenaient humbles et petits, devant quoi les glorieux et les riches courbaient la tête : la vertu. Alors les pauvres et les princes s'en retournaient chez eux consolés, et les grands du monde remportaient dans leurs cœurs de hautes et solennelles leçons, qui protégeaient les faibles, les misérables et les petits.
On déposa en grand appareil les précieuses dépouilles qu'on avait tirées du caveau, dans la chapelle que Suger avait fait construire pour cet objet. Rien n'égalait les magnificences de cette chapelle : le marbre, l'or, le porphyre, y attiraient les yeux de tous côtés. Le tombeau destiné à renfermer les reliques était de marbre noir; il était enrichi à l'intérieur de tables d'or, et recouvert en dehors de tables de bronze artistement travaillées et dorées en or fin. Un tabernacle en bois merveilleusement travaillé, et qui, dans des proportions réduites, offrait l'image d'une église à hautes et basses voûtes, portée sur trente piliers avec leurs bases et leurs chapiteaux, le tout incrusté d'or et de riches couleurs, recouvrait le tombeau. Devant 'le tombeau s'élevait un autel de porphyre gris, dans l'une des faces duquel était enchâssée une table d'or, du poids de quarante-deux marcs, que Suger avait fait enrichir d'hyacinthes, de rubis, de saphirs , d'emeraudes, de topazes, de perles fines et de toutes sortes de pierres précieuses, « en si grande quan-
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» tité, lit-on dans un écrit du temps, qu'à peine pouvait« on les nombrer. » Aussi Suger rapporte-t-il que le roi Louis le Jeune, la reine Aliénor, Thibaut, comte de
Champagne, les évêques et les prélats avaient tiré à l'envi les anneaux surmontés de pierres précieuses qu'ils portaient à leurs doigts, pour l'aider à décorer le tombeau des saints martyrs. Ce ne furent pas là les seules merveilles dont Suger enrichit son église : le maîtreautel était revêtu, sur la face qui regardait. le chœur, d'une table d'or donnée par Charles le Chauve; Suger fit faire trois autres tables d'or : deux pour revêtir les deux côtés de l'autel, et la troisième plus magnifique encore pour le couvrir. Toutes ces tables étaient enrichies de pierres précieuses; des chandeliers d'or, du poids de vingt marcs, décoraient cet autel ; aux deux côtés de l'autel s'élevaient, sur deux colonnes de porphyre, les images de saint Pierre et de saint Paul en or fin, de grandeur naturelle : c'était un don du roi Pépin.
Pour couronner toutes ces magnificences, Suger fit faire par les cinq orfévres les plus habiles du temps, qui travaillèrent pendant deux ans , sans discontinuer, à ce merveilleux ouvrage, un grand crucifix d'or avec une croix de bois couverte de lames d'or. Pour la figure seule du Christ, on employa quatre-vingts marcs d'or. Les pieds et les mains étaient attachés avec de magnifiques rubis taillés en clous, et la plaie faite par la lance dans le côté était figurée par un énorme rubis (1).
(1) La destinée de ce crucifix a donné lieu à beaucoup de récits.
Quelques-uns ont dit qu'on coupa un bras à ce crucifix pour payer la rançon d'un roi de France, et qu'on remplaça le bras en or par un bras en argent doré. Cette tradition ne saurait être exacte. Le crucifix d'or ne pesait que aqatre-vingts marcs, ce qui n'aurait pas
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Ce qu'il y avait de vraiment admirable, c'est qu'au milieu de toutes ces magnificences Suger était demeuré personnellement humble et simple, et qu'il se conformait en tout aux prescriptions de son ordre, « Lors de la visite « que l'abbé de Cluny fit à l'abbaye de Saint-Denis, il « admira quelque temps, dit le moine Guillaume, les « ouvrages et les bâtiments que Suger avait fait con« struire, puis s'étant retourné vers la très-petite cellule « que cet homme, éminemment ami de la sagesse, avait « choisie pour sa demeure, il gémit profondément et s'é« cria : « Cet homme nous condamne tous, il bâtit non « comme nous, pour lui-même, mais uniquement pour « Dieu. » Tout le temps, en effet, que dura son adminis« tration, il ne fit pour son propre usage que cette cel« Iule, d'à peine dix pieds en largeur et quinze en lon« gueur, il la fit dix ans avant sa mort, afin d'y recueil« lir sa vie, qu'il avouait avoir dissipée trop longtemps « dans les affaires du monde. C'était là que, dans les « heures qu'il avait libres, il s'adonnait à la lecture, aux « larmes et à la contemplation; là il évitait le tumulte
fait la trentième partie de la rançon de -Jean ou de François Io.r. H est vrai que Philippe de Valois, dans les longues guerres qu'il eut à soutenir avec les Anglais, avait demandé le crucifix aux moines.
Mais ils lui rappelèrent les excommunications fulminées par le pape Eugène contre ceux qui porteraient la main sur ce signe sacré.
Le roi retira alors sa demande. Ce furent les ligueurs qui s'en emparèrent en 1589. « Celui qui fit prendre le crucifix mourut de mort « violente dans l'année, » dit Doublet dans son Histoire de SaintDenis. Les autres richesses de l'abbaye furent en grande partie pillées ou détruites, soit par les Anglais dans les guerres qui eurent lieu sous le règne de Charles VI et Charles VII, soit par les protestants dans lé pillage qu'ils firent de cette abbaye en 1567, pillage pendant lequel la bibliothèque de l'abbaye fut incendiée, perte irréparable.
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« et fuyait là compagnie des hommes du siècle; là, « comme le dit un sage, il n'était jamais moins seul que « lorsqu'il était seul ; là en effet il appliquait son esprit à « la lecture des plus grands écrivains, à quelque siècle « qu'ils appartinssent, s'entretenait avec eux, étudiait « avec eux; là il n'avait pour se coucher, au lieu de plume, c que la paille sur laquelle était étendue non pas une « fine toile, mais une couverture assez grossière de sim« pie laine, que recouvraient pendant le jour des tapis « décents (1). »
Le moine Guillaume, témoin oculaire de la viedeSuger dans le couvent, ajoute encore : « Né avec un corps « petit et grêle, il avait épuisé ses forces par un travail « trop assidu, mais sa sobriété dans le manger et un soin « vigilant de lui-même le firent, avec l'aide du Seigneur, « parvenir jusqu'à la vieillesse. Il goûtait un peu de ce « qu'on lui servait et passait le reste aux pauvres, car « jamais je ne l'ai vu manger sans en avoir quelques« uns à sa table.
« Au milieu de tous les genres de grâces qu'il reçut du a ciel, une seule lui manqua, celle de devenir plus gras « après avoir pris les rênes du gouvernement de Saint« Denis qu'il ne l'était quand il était simple moine, tan« dis que presque tous les autres, quelque maigres qu'ils « fussent auparavant, n'ont pas plutôt obtenu l'imposi« tion des mains, qu'ils engraissent ordinairement des « joues et du ventre, pour ne pas dire du cœur. N'ayant « besoin que de peu d'heures de sommeil, été comme « hiver. il lisait après son souper ou écoutait lire pen« dant longtemps, ou instruisait ceux qui se trouvaient
(1) VitaSugerii, 1. II, ch. ix, p. 108.
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« avec lui par le récit de faits mémorables. Sa lecture ha« bituelle était los livres authentiques des Pères, et quel« quefois des morceaux d'histoire ecclésiastique. D'un « caractère fort gai, souvent il racontait, tantôt ses pro« pres actions, tantôt celles d'autres hommes d'un grand « caractère qu'il avait vues ou apprises. »
Pour ne point suspendre le cours du récit, nous avons dû ne point parler jusqu'ici d'événements graves qui avaient jeté la perturbation dans le royaume, et qui avaient failli altérer les rapports d'étroite amitié qui unissaient Suger et saint Bernard. Il y avait, à cette époque, un sujet perpétuel de querelle entre la chaire de SaintPierre et tous les trônes : c'était la nomination aux évêchés. Les papes réclamaient souvent, au nom de leur autorité spirituelle, le privilége absolu de ces nominations, et profitaient de toutes les circonstances pour revendiquer ce droit. Les rois, de leur côté, craignaient d'autant plus ces nominations faites par le pape, que, d'après la manière dont la société était constituée, les évêques étaient presque tous en même temps des seigneurs. Il était nécessaire de faire connaître cet état de choses, pour donner l'intelligence de ce qui va suivre. Quercinas avait été nommé à l'archevêché de Bourges par les suffrages du clergé et du peuple; on connaissait les sentiments qu'il portait au roi, et l'on savait que son élection était agréable à Louis le Jeune. Les personnes qui avaient été défavorables à son élection en écrivirent au pape Innocent H, qui occupait la chaire de Saint-Pierre.
Le pape, que les raisons alléguées avaient convaincu, et qui trouvait que cette demande favorisait la papauté qui aspirait, non sans raison, à choisir les principaux membres de l'épiscopat, cassa l'élection de Quercinas et
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nomma, de sa propre autorité, Pierre de la Châtre à sa place.
Ce fait devint la source d'un différend fâcheux entre la cour de France et la oour de Rome, et, comme cela était déjà arrivé à cette époque, le pays se trouva divisé entre le pape et le roi. Les hommes qui étaient surtout préoccupés des inconvénients qu'il y avait à ce que les séculiers exerçassent une action dans les élections ecclésiastiques, se rangèrent du côté du pape; c'est ainsi que saint Bernard, tout l'ordre de Cîteaux et le comte de Champagne se rangèrent de ce parti. Ceux qui, envisageant la question à un autre point de vue, considéraient le danger politique qu'il pouvait y avoir à ce que le pape, qui était en même temps un prince étranger, disposât dans le royaume d'évêchés auxquels étaient attachés des biens considérables, et dont les titulaires se trouvaient les membres les plus influents de la société, embrassèrent, au contraire, -la querelle du roi; Suger était au nombre de ces derniers. Ils remontraient qu'il y avait dans cette prétention du pape quelque chose d'extraordinaire et d'énorme, et rappelaient, avec une intention de reproche, qu'il reconnaissait mal les services que la France n'avait cessé de rendre à la papauté, qui avait si souvent, pendant ces derniers temps, trouvé un asile dans le royaume, Bientôt on en vint aux dernières extrémités : le comte de Champagne avait, à la prière du pape, reçu dans ses États Pierre de la Châtre. Dans le moment même, on rapportait à Louis des paroles méprisantes attribuées au pape, qui aurait dit : « Le roi de « France est un jeune homme qu'il faut instruire, il im« porte qu'une bonne correction l'empêche de s'accou« tumer à de pareilles entreprises, Il faut lui apprendre
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« de bonne heure que les élections cessent d'être libres « quand le prince donne l'exclusion à quelqu'un, à « moins qu'il ne prouve, devant un juge ecclésiastique, « que celui qu'il exclut ne doit pas être élu, car alors « le prince mérite autant qu'un autre d'être écouté. »
L'effet suivit bientôt les paroles, et le pape fulmina une excommunication contre le roi de France; de son côté, celui-ci porta le fer et le feu dans les terres du comte de Champagne, tandis que son frère Robert se présentait avec des troupes à Châlons et à Reims, et dans tous les Etats du comte, pour saisir le temporel des évêques qui avaient embrassé le parti de l'archevêque nommé par le pape, et les chasser de leurs sièges. Ainsi, des deux côtés, on ne ménageait rien, et le royaume était à feu et à sang. Saint Bernard, qui avait contribué à exciter le pape à porter les choses aux dernières rigueurs, comprit alors qu'il était allé trop loin. Ce grand homme, dont les intentionsétaient toujoursdroites,lors même qu'ilse trompait, ne put voir sans une douleur profonde la situation du royaume, qu'un auteur contemporain décrit dans ces termes : « La France, après la perte de son roi, sous le « règne de son fils Louis qui vit encore, fut, à cause de la « guerre qui s'éleva entre lui et le comte Théobald, dé« solée par tant d'incendies et tant de pillages, que, sans « l'intervention des âmes religieuses qui demeuraient dans « cette terre, et qui par leurs mérites et leurs prières « obtinrent naguère de Dieu qu'elle fût pacifiée, on a le « droit de penser qu'elle aurait été conduite .jusqu'à sa « perte. »
Ce fui alors que saint Bernard s'adressa tour à tour au pape et au roi pour les amener à des sentiments plus calmes. Voyant bientôt qu'ils étaient trop animés pour
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l'écouter, ce fut à leurs alentours qu'il s'adressa. La première personne qu'il pria de s'interposer pour préparer un accord, ce fut Suger; et au nom de l'intérêt de la religion et de celui de l'État, il le supplia de s'entremettre et de décider le roi à consentir à l'installation de l'archevêque de Bourges. A la même époque, Pierre le Vénérable suppliait le pape de ne pas traiter le roi avec trop de rigueur et de lever l'interdit qu'il avait jeté sur le royaume; et saint Bernard adressait une lettre pathétique à Rome aux cardinaux avec lesquels il était lié d'une, plus étroite amitié. « Les coupables, leur écrivait« il, refusent de s'humilier, les juges de relâcher quelque « chose de leur rigueur. Si j'annonce aux enfants qu'ils « sont tenus de se soumettre à leurs pères, mes paroles « se perdent dans l'air; si je rappelle aux pères qu'il ne « faut pas aigrir Les ressentiments de leurs enfants, je « ne réussis qu'à m'attirer leur indignation : chacun « cède à ses passions qui l'entraînent, et tout se divise « en partis contraires. Je ne prétends pas justifier le roi « d'avoir fait un serment coupable (1), mais je cherche à « vous fléchir. Quoi 1 sa passion qu'explique sa jeunesse « et son rang, n'obtiendront pour lui aucune indulgence) « je ne demande cette grâce qu'au cas qu'elle ne blesse « ni la.liberté de l'Église ni le respect qui est dû à l'ar« chevêque consacré par le pape. Cette grâce, le roi et « toute l'Église de France plongée dans l'affliction la « demandent. Je languis, je sèche de frayeur à la vue des « maux dont le royaume est menacé. Il y a un an, je « vous écrivis au sujet de la même affaire; mes péchés « furent cause qu'au lieu d'adoucir votre colère, je l'ex-
(1) Le serment de ne laisser jamais monter sur le siége de Reims l'archevêque nommé par le pape.
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« citai, et voici que cette colère a désolé presque tout le « monde chretien. Si un excès de zèle m'arracha quel« ques paroles que j'aurais dû retenir ou changer, « je le désavoue et je vous supplie instamment de l'ou« blier. »
Pour amener cette paix que souhaitait avec tant d'ardeur saint Bernard, il fallut que Suger et l'évêque de Soissons, dont l'influence sur le roi était grande, le déterminassent à se soumettre à la décision du pape,-malgré le serment qu'il avait fait de ne jamais laisser Pierre de la Châtre monter sur le siége de Reims. Alors le cardinal Yves, légat du pape, leva l'excommunication. Suger et l'évêque de Soissons pour le roi, saint Bernard et l'évêque d'Auxerre pour le comte de Champagne, composèrent une espèce de tribunal arbitral pour terminer le différend des deux princes, et il fut convenu entre eux qu'ils n'en viendraient à l'avenir aux luttes armées que-lorsque les quatre médiateurs auraient jugé qu'on ne pouvait pas terminer autrement les démêlés.
A peine sortait-on de ces difficultés, qu'une lutte nouvelle commença ; elle se rattachait peut-être à celle qui venait de finir. Dans ce temps les passions étaient fortes t et les lois faibles. Sans le secours du sentiment religieux qui était la grande force d'opinion, elles eussent été continuellement foulées aux pieds, d'autant plus que le développement exagéré de la puissance individuelle, à laquelle on donnait le nom de féodalité, multipliait le nombre de ceux qui, en assouvissant leurs passions, demeuraient au-dessus des répressions de la loi. Raoul, comte de Vermandois, et cousin germain de Louis le Gros, avait accompagné, on l'a vu, Louis le Jeune dans le voyage qu'il fit en Guyenne pour épouser la princesse
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Aliénor. La sœur de celle-ci, Alix, jeune fille d'une grande beauté, fit une impression profonde sur le comte.
Il songea dès lors à faire rompre son mariage avec la nièce du comte de Champagne, quoiqu'il eût d'elle plusieurs enfants. C'était, il faut le. dire, trop souvent un divorce déguisé que ces séparations motivées par la parente. Dès que l'inconstance naturelle au cœur humain dégoûtait d'une union légitime, on découvrait des liens de jparenté, jusque-là inaperçus, entre le mari et la femme, et, comme il suffisait d'un évêque prévaricateur pour prononcer la dissolution du mariage, si la papauté n'avait pas veillé avec une scrupuleuse et sévère attention à ce que justice fût faite, le divorce aurait été inauguré au nom même du catholicisme, grâce à ce moyen de régulariser l'arbitraire. Mais il y avait en France, à cette époque, un homme qui était comme le représentant vivant de la papauté et de l'Église universelle : c'était saint Bernard. Comme une sentinelle vigilante, il promenait de tous côtés ses regards pour s'opposer à ce qu'on tentât rien contre le dogme, rien contre la morale chrétienne," et ce vénérable tribun du catholicisme, du haut de son abbaye de Clairvaux, comme du haut d'un promontoire élevé, frappait les puissances du monde et signalait au successeur de saint Pierre ceux contre lesquels il devait diriger ses foudres redoutées. Dès qu'il connut le scandale que venait de donner à l'Église de France le comte de Vermandois, qui avait trouvé des évèques assez complaisants pour déclarer son premier mariage nul et le marier avec Alix, il en écrivit au pape, tandis que le comte de Champagne demandait, de son côté, justice, à Rome, pour la comtesse de Vermandois, sa proche parente. Ce qui compliquait cette affaire,
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c'est que le roi Louis le Jeune, qui sans doute n'avait point pardonné au comte de Champagne l'affront que celui-ci lui avait fait subir lors de leur premier différend, avait confirmé le comte de Vermandois dans la pensée où il était de se séparer de sa première femme pour épouser la sœur de la reine, et qu'il se montrait disposé à le soutenir jusqu'au bout. Le pape n'hésita point : une bulle, partie de Rome, mit les terres du comte de Vermandois en interdit, et suspendit de leurs fonctions les évêques qui avaient prononcé la nullité de son mariage. Comme ces évoques étaient français, Louis le Jeune considéra cet acte comme une injure, et comme la réclamation qui avait motivé l'excommunication émanait du comte de Champagne, le roi, trouvant l'occasion de satisfaire une inimitié qu'il nourrissait dans son cœur, entra sur les terres du comte à la tète d'une armée, et mit tout à feu et à sang. Saint Bernard écrivit en vain au roi une lettre pleine d'une indignation éloquente, et, comme elle irrita ce prince au lieu de l'apaiser, il s'adressa à Suger et à l'évéque de Soissons, et voici la lettre qu'il leur fit tenir : « J'ai dénoncé au roi les désordres qui se commette? *
« dans son royaume, et qu'on assure être autorisés par « lui. Vous êtes son conseil, je dois vous communiquer « sa réponse. Est-il possible qu'il soit convaincu de ce » qu'il m'écrit? S'il ne l'est pas, comment pense-t-il « m'en convaincre, moi qui suis, vous le savez, parfai« tcment instruit de tout ce qui a été fait pour le réta« blissement de la paix? Pour me prouver que le comte « a contrevenu au traité, il m'écrit: Mes évêques sont sus« pendus de leurs fonctions, mon royaume est en interdit.
« Comme s'il dépendait du comte Thibaut de faire ren-
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« dre à des évêques leur pouvoir, et de mettre un terme « à un interdit apostolique! Dès lors où est la raison « suffisante pour rompre un traité solennel? le motif « capable d'enflammer la colère du roi contre Dieu et « l'Église, au préjudice de ses intérêts et de ceux de son « royaume"? le prétexte qui a pu l'autoriser à envoyer « son frère, à la tête d'une armée, pour ravager et dé« soler les terres d'un prince son vassal, sans lui avoir « déclaré la guerre ni signifié les raisons de cette « rupture? Mais quand même, ce qui n'est pas, le comte « aurait des torts, quand il ourdirait contre le roi les « trames les plus noires, pourquoi ne pas appliquer la « disposition arrêtée dans le traité d'un commun accord ?
« Il était convenu entre les deux signataires que, si « quelque différend venait à s'élever à l'occasion du « traité, il n'y aurait aucun acte d'hostilité jusqu'à ce « que vous et l'évêque de Soissons, du côté du roi, l'évê« que d'Auxerre et moi, du côté du comte, nous eussions « cherché à terminer ces difficultés à l'amiable. Le « comte désire vivement que les choses se passent ainsi, « et le roi ne veut pas y consentir. Mais surtout et avant « tout, pourquoi s'en prend-il à l'Église? Quel sujet de « mécontentement lui a donné non-seulement l'Église de « Bourges, mais celle de Châlons, celle de Reims, celle « de Paris? Qu'il agisse contre le comte, puisqu'il le « veut, mais lie quel droit ravage-t-il les terres et les « biens des églises, empêche-t-il les brebis de Jésus« Christ d'avoir des pasteurs, tantôt en mettant obstacle « au sacre des évêques élus, tantôt, ce qui est inouï, en « ordonnant de différer l'élection jusqu'à ce qu'il ait « consumé le bien des églises, dissipé le patrimoine des « pauvres, et ravagé les diocèses? Sont-celà les conseils
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« que vous lui donnez? S'il est peu croyable qu'il agisse « contre votre avis, il est plus incroyable peut-être que « vous ayez l'âme assez noire pour lui inspirer de pareils « desseins. Ce serait aspirer à faire un schisme, se ré« volter contre Dieu, réduire l'Égtise en servitude, « anéantir la liberté ecclésiastique. Tout chrétien zélé, « tout fils de l'Église, se dressera comme une muraille « pour défendre la maison de Dieu. Et vous, si vous êtes « entants de paix, si vous voulez le repos de l'Église, com« ment pouvez-vous, je ne dis plus conseiller de telles « mesures, mais assister à un conseil où l'on prend des « résolutions si injustes? Sachez qu'on a le droit d'im« puter toutes les fautes commises par un jeune roi, à « des ministres à qui leur âge et leur expérience ôtent « toute excuse. »
Suger répondit à saint Bernard en l'assurant qu'il ne contribuait en rien à exciter les ressentiments et les passions du roi. Puis il fallut qu'avec cet esprit conci- liant et plein de tempérament qui était le caractère particulier de son génie, et qui fit sa puissance dans une époque où cette modération était rare, il s'entremît pour rapprocher saint Bernard et l'évêque de Soissons irrité au dernier point de la manière dont saint Bernard l'avait traité dans sa lettre. Cette conciliation une fois opérée, Suger, saint Bernard et l'évèque de Soissons s'efforcèrent de rapprocher le roi et le comte de Champagne. Voici quelles furent les conditions : saint Bernard et le comte de Champagne devaient obtenir du pape la levée de l'interdit, et le comte de Vermandois devait, en revanche, quitter Alix pour reprendre sa première femme. Mais, l'interdit une fois levé, Je comte de. Vermandois refusa de tenir sa parole. Alors le pape renou-
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vela sa première excommunication, en aggravant encore les censures portées contre le comte adultère. Le roi, dont les ressentiments devenaient d'autant plus vifs qu'il s'agissait des intérêts de la sœur de la reine, écrivit à saint Bernard pour l'exhorter à faire lever l'interdit, en l'avertissant qu'il le rendait responsable des conséquences que pourrait avoir son refus. Bernard répondit au roi que ce qu'il lui demandait était non moins contraire à son devoir qu'au-dessus de sa puissance. Le roi, s'abandonnant alors à toute sa colère, entra sur les terres du comte de Champagne et porta partout le ravage et la dévastation. Se trouvant à la fin arrêté par le courage de la garnison de Vitry-en-Perthois, il prit cette place d'assaut, fit passer la garnison et la population, sans distinction .d'âge ni de sexe, au fil de l'épée, et livra la ville aux flammes. Trois mille et quelques personnes échappées du sac de la ville s'étaient réfugiées dans une église ; le roi livra l'édifice sacré à l'incendie; et tous furent consumés avec la basilique où ils avaient espéré trouver un refuge, sous la protection de Dieu. Louis le Jeune, aveuglé par l'emportenent de la passion, triomphait de cette action horrible, mais il commença à rentrer en lui-même lorsqu'en revenant de son expédition il trouva Suger, l'œil morne, la tête baissée, évitant ses regards, et portant sur ses traits les marques de la plus profonde douleur.
A ces muets avertissements succédèrent bientôt des remontrances plus énergiques. Suger, dans cette occasion, avait été l'homme de la sagesse humaine ; la franchise de son blâme avait été tempérée par la prudence; Bernard fut l'homme de la sagesse de Dieu. Voici la lettre qu'il écrivit au roi, avec une liberté évangélique :
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« Dieu m'est témoin, lui dit-il, du zèle que j'ai senti n pour votre personne et pour vos intérêts, du moment i que je vous ai connu. Vous avez vu aussi, l'année der« nière, mon application infatigable à concerter avec vos « ministres les moyens de rétablir la paix dans votre « royaume; mais je crains fort que vous ne rendiez tous « mes travaux inutiles en quittant si légèrement le bon « parti que vous aviez pris, et en renouvelant, comme « vous faites, poussé sans doute par un conseil inspiré « du démon, les ravages que vous vous repentiez d'avoir « commis. Car, quel autre que le démon peut vous avoir « inspiré de mettre encore tout à feu et à sang, d'irriter « le père des orphelins et le juge des veuves, et de le « contraindre à prêter l'oreille aux cris des pauvres, aux « gémissements des captifs et au sang de tant de per« sonnes innocentes qui ont été égorgées? De telles victi« mes sont agréables à cet ennemi du genre humain, qui « fut le premier homicide. En vain tâchez-vous de reje« ter votre péché sur le comte de Champagne. Hélas ! ce « prince ne demande que la paix, et a toujours offert « d'en passer par le jugement de ceux que vous avez « choisis vous-même pour médiateurs. Mais, au lieu « d'écouter des propositions si raisonnables, de garder la « foi que vous avez donnée, et de suivre des conseils sa« lutaires, vous vous formez, par un secret jugement de « Dieu, de fausses idées de toutes choses, vous regardez « comme un affront ce qui vous est honorable, et comme « un honneur ce qui vous couvre d'infamie. Vous crai« gnez lorsqu'il n'y a aucun sujet, et vous ne craignez « pas au milieu du danger. On peut vous faire le repro« che que Joab faisait au saint roi David, d'aimer ses « ennemis et de haïr ses amis. En effet, ceux qui vous
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« excitent à recommencer la guerre contre un prince qui « n'a rien fait pour se l'attirer, n'envisagent point votre « gloire, mais leur passion; ou plutôt ils entrent dans les « desseins du démon et, se sentant trop faibles pour as« souvir leur vengeance, ces ennemis de la gloire de » votre règne , ces perturbateurs du repos de votre « royaume , font servir à cet usage votre puissance Il royale. Disposez donc à présent comme il vous plaira « de vos États, de la gloire de votre nom, de votre âme, « de votre salut; pour moi, comme enfant de l'Église, je « ne puis plus dissimuler l'injure que souffre ma mère « désolée, outragée, méprisée, foulée aux pieds Je dé« plore ses maux passés, je suis sensible à ses maux « présents, je crains ceux dont elle est menacée. Mais je « suis résolu d'être ferme à l'avenir et de combattre « pour elle jusqu'à la mort, s'il est besoin. Au lieu de « boucliers et d'épées, j'emploierai les armes qui mecon« viennent, je veux dire les prières et les larmes. Helas 1 « jusqu'à présent., j'en atteste le ciel, j'avais fait des vœux « continuels pour la paix du royaume et la prospérité de & votre personne. J'ai soutenu vos intérêts auprès du « pape, et par mes lettres et par mes agents, jusqu'à « blesser presque ma propre conscience et mériter, je le « confesse, l'indignation de Sa Sainteté. Mais, irrité des « violences inouïes que vous continuez d'exercer, je com« mence à me repentir de l'indiscrétion avec laquelle j'ai « excusé votre jeunesse. Je défendrai désormais la vérite « selon mon pouvoir. Je ne dissimulerai pas que vous « cherchez à renouveler une alliance avec des excommu« niés; que vous conspirez avec des scélérats et des bri« gands pour verser le sang innocent, brûler les maisons « et les églises, detruire les monastères et ruiner lespau-
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« vres ; que vous courez au pillage avec le voleur, el que « vous faites société avec l'adultère, comme si vous n'étiez « pas assez puissant par vous-même pour faire le mal, « sans vous associer aux autres. Je ne dissimulerai plus « que, non content d'avoir fait un serment illicite contre « l'église de Bourges, par une imprudence qui a été la « source funeste de tant de malheurs, vous expiez votre « péché en ôtant à l'église de Châlons la liberté de s'élire « un pasteur; en permettant, contre les lois de la jus« tice, que votre frère mette des troupes en garnison dans « les maisons épiscopales; que les biens de l'Église soient « pillés et employés à des usages profanes et criminels.
« Si vous continuez dans ces désordres, je vous prédis « que votre péché ne sera pas longtemps impuni. Je vous « exhorte avec tout le zèle d'un fidèle et affectionné ser« vileur de faire cesser votre malice, à l'exemple du roi « deNinive, afin de prévenir la main de Dieu déjà levée « pour vous frapper. Je crains pour vous quelque révo« lution fâcheuse. C'est dans cette vue que je vous parle « durement; mais souvenez-vous de cette parole du sage: « Let blessures faites par un ami valent mieux que les bai(l sers d'un ennemi. »
Cette lettre produisit sur le roi une impression si vive, et les paroles par lesquelles saint Bernard le menaçait des jugements de Dieu le plongèrent dans une terreur si profonde, qu'il abandonna la conduite des affaires de son royaume pour se livrer à ses remords. Suger entreprit en vain de rendre un peu de ressort à cet esprit qui, prompt à se jeter dans toutes les extrémités, allait aussi loin dans son abattement qu'il était allé dans sa colère.
Il fallut que saint Bernard vînt lui-même relever le roi en lui disant que les miséricordes de Dieu étaient aussi
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grandes que ses justices, et qu'il se chargeàt d'apaiser le pape et le comte de Champagne en leur offrant de la part de Louis le Jeune de justes réparations.
Ce fut à la suite de ces événements, qui s'écoulèrenl de H40 à 1144, que Suger fit la cérémonie de la dédicace de sa nouvelle église, dont il a été parlé plus haut. Il espérait que cette solennité religieuse contribuerait à distraire le roi des tristes pensées qui l'avaient jeté dans un si douloureux abattement. Louis le Jeune assista en effet à toutes les prières avec de grandes marques de piété, et, à son retour à Paris, il fit expédier une charte par laquelle il abandonnait à l'abbaye de Saint-Denis les droits et revenus qu'il avait à Cergy, Cormeille, Trape et autres lieux. Bientôt il devait marquer sa réconciliation avec l'Église par une action plus éclatante encore, et témoigner son repentir par une résolution qui était, au moyen âge, la réparation héroïque que les rois, les princes et les seigneurs offraient à l'Église qu'ils avaient offensée.
La fortune de Suger, qui semblait avoir atteint son apogée, allait, grâce à cette résolution de Louis le Jeune, s'élever encore. Pendant les huit années qui s'étaient écoulées depuis la mort de Louis le Gros, sans doute son influence avait été considérable, mais cependant les fautes mêmes que commit le nouveau roi indiquent que cette influence n'était pas absolue. On peut croire que l'action de la reine sur l'esprit du monarque avait été grande, et, comme le nouveau prince n'avait que vingtquatre ans en montant sur le trône, il faut tenir compte aussi des vives saillies d'une jeunesse qui suivait ses passions sans attendre les avis , et dont la fougue ne pouvait pas être arrêtée dans les premiers moments. La
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sagesse politique de ce temps-là, c'était le clergj. Or les premiers actes de Louis le Jeune révèlent plutôt la politique brutale des féodaux que celle des gens d'Église.
Tout est donné à la violence dans l'affaire de l'archevêché de Reims, comme dans celle du comte de Vermandois. Ce n'est que lorsque le mal a été fait, et lorsque l'éloquente voix de saint Bernard a retenti, que le repentir vient au roi. Alors la médiation de Suger commence : cet esprit plein de tempérament s'emploie à renouer les liens que la violence du roi a brisés; il répare en partie ses fautes. Tel est le rôle de Suger dans cette première époque; il répond lui-même à saint Bernard, qui veut le rendre responsable de la conduite du roi envers le comte de Champagne, que cette conduite, il ne l'a pas conseillée, et que pour lui il honore le comte du fond de son cœur, preuve évidente qu'il n'est pas toujours consulté.
Nous voyons un autre indice de cet état de choses dans les loisirs que dûrent, de toute nécessité, laisser à Suger les affaires publiques, pour qu'il pût accomplir cette magnifique restauration de l'abbaye de Saint-Denis, qui lui coûta tant de soins et de peines, et dont nous avons esquissé l'histoire.
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LIVRE QUATRIEME
État de la terre sainte. — Nécessité de lui venir en aide. — Opposition de Suger au départ du roi. — Assemblée de Vézelay.
— Louis le Jeune prend la croix. — Enthousiasme général. —
Saint Bernard prêche la croisade en Allemagne. — Affaire des chanoines de Sainte-Geneviève du Mont. — Suger écrit au pape à l'occasion de cette affaire. — Les chanoines se révoltent. —
Suger maintient les droits de l'autorité. — Il est aidé par le pape, saint Bernard et les évêques. — Nouvelles des croisés. —
Lettres de Louis le Jeune. — Lutte de Suger pendant la régence. — Honneurs rendus à Suger.
Un événement qui tint une grande place dans ce siècle allait, on l'a dit, faire faire un dernier pas à la fortune de Suger, qui n'avait cessé de monter : ce fut la croisade dont saint Bernard fut le promoteur et Louis le Jeune le chef. A cette époque, on l'a vu, quand les âmes étaient sous le poids d'un grand remords, les yeux se tournaient naturellement vers la terre sainte. Cette expiation, à la fois religieuse et guerrière, était dans les mœurs et dans les idées du siècle, et les passions qui avaient agité et quelquefois désolé la chrétienté se tournant en enthousiasme, allaient chercher leur pardon en bravant les fatigués et les dangers pour conquérir ou pour défendre les lieux consacrés par le sang de JésusChrist. Louis le Jeune, selon quelques historiens, nourrissait déjà depuis plusieurs années la pensée d'aller en
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terre sainte, pour accomplir un vœu fait par son frère aîné, celui qui était mort si malheureusement et dont il tenait la place. Il lui semblait,, disent-ils, qu'il avait hérité en même temps de la couronne et de l'obligation que le prince trépassé s'était imposée. Il est plus vraisemblable que l'état où se trouvait l'esprit du jeune roi, depuis le sac de Vitry-le-Brûlé, le disposait merveilleusement à répondre à l'appel qui allait retentir dans la chrétienté.
Les chrétiens de Palestine, qui, depuis la croisade de Godefroy de Bouillon,'ne soutenaient qu'à la pointe de l'épée la croix relevée dans les lieux où elle sauva le monde, étaient menacés des plus graves périls. Après une longue lutte, la ville d'Édesse et toute la principauté de ce nom étaient tombées sous la puissance du soudan d'Alep. Les Turcs, animés par le fanatisme religieux, avaient été impitoyables. Tous les habitants avaient été passés au fil du glaive, les reliques jetées au vent, les prêtres égorgés, les églises profanées; que de motifs pour émouvoir les esprits et les coeurs ! Aussi lorsque l'évêque de Gabale, chargé par les chrétiens d'Orient de venir solliciter les secours de l'Europe, racontait les désolations d'Édesse, il y avait des larmes dans tous les yeux. La pieuse ambassade s'était naturellement rendue à Rome, dans la capitale du catholicisme. Le pape pouvait peu de chose comme souverain, son pouvoir à Rome était contesté et mal affermi; mais il pouvait tout en Europe comme successeur de saint Pierre. Il écrivit aux deux grandes puissances catholiques, à l'Empereur et au roi de France, pour les supplier de venir en aide à l'Église de Palestine dans ce grave péril. La lettre qu'il adressa au roi Louis le Jeune porte la date du 1er décembre 1145.
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Dès que la lettre du pape fut parvenue au roi, celui-ci songea à se rendre en personne à la croisade, saint Bernard montrait le pardon des péchés sur les champs de bataille qui attendaient le courage des Français en Orient : le roi résolut d'y courir. Chose remarquable, Suger s'opposa de toutes ses forces à l'intention du roi. Sa piété était vive et profonde, mais il fut, dans cette circonstance, l'homme de la politique, tandis que saint Bernard était l'homme de la catholicité. Ce n'était point la croisade en elle même que Suger blâmait, c'était l'intention que manifestait le roi d'en faire partie. Pour comprendre l'opposition que mettait Suger à son départ, il faut se rappeler la manière dont la société était alors organisée. Le roi était le protecteur naturel des abbayes et des communes, c'était à la fois leur bouclier et leur épée contre la féodalité. Là était la force de la royauté renaissante, là était son utilité. Pendant la première croisade cette nouvelle puissance s'était considérablement accrue, mais qu'allaient devenir les communes et les abbayes, si le roi s'éloignait? Qui tiendrait les féodaux en respect, et qui suivrait ce mouvement de lente mais certaine amélioration? Suger n'omit donc rien : il écrivit d'abord à saint Bernard, puis au pape, pour demander leur intervention souveraine, afin d'empêcher le roi de France de se croiser. Pendant la première croisade l'absence des hauts barons avait été grandement utile au roi et aux communes françaises, qui, conduites par leurs évêques sous leurs bannières paroissiales, faisaient, à l'intérieur la véritable force du roi de France. L'absence du roi n'arréterait-elle pas ce mouvement dont il était le chef, et ne serait-elle pas mise à profit par les hauts barons? En outre, Suger considérait que, dans un temps
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où le principe de l'hérédité n'était pas encore bien établi, le roi, qui n'avait encore qu'une fille, ne pouvait, sans une imprudence notoire, aller exposer sa vie aux hasards d'une guerre lointaine.
La lettre dans laquelle Suger présentait au pape ces observations arriva trop tard en Italie : le bref par lequel le pape chargeait saint Bernard de prêcher la croisade était parti. Le souverain pontife répondit donc à l'abbé de Saint-Denis que, « tout étonné et tout inquiété qu'il « fût du dessein du roi, ce monarque lui avait témoigne « tant de zèle et un si saint empressement à marcher au « secours des chrétiens de la terre sainte réduits à toute « extrémité, qu'il avait cru reconnaître le caractère de « l'inspiration divine dans sa résolution : il lui avait a donc expédié la bulle pour la croisade. Du reste, Suger, « qui était sur les lieux, et que le roi regardait comme son « conseiller et son ami, était plus à même que personne « de juger si le dessein du roi était ferme et arrêté, ou « si c'était un de ces feux de jeunesse qui s'éteignent « comme ils s'allument, et si ceux de ses barons qui de« vaient l'accompagner dans cct!e sainte guerre étaient « animés d'une piété véritable. Le saint -siége ferait tout « ce que lui commandait son devoir pour maintenir l'au« torité du roi pendant son absence et pourvoir à la paix « de son royaume, et il lui en avait déjà donné des mar« ques dans les bulles qu'il lui avait adressées de Rome, « à la date du mois d'avril H46. »
Chacun gardait son rôle : Suger avait agi en politique, en fidèle ami, en grand ministre; le pape répondait comme le représentant de la catholicité, et en même temps il chargeait saint Bernard de le remplacer dans l'assemblée qui allait se tenir en France pour la croisade.
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Ajoutons cependant que, même au point de vue de la politique générale, il était bon que le roi de France conduisit en personne les croisés français en terre sainte.
Sans doute son absence avait des inconvénients immédiats fort graves et que Suger avait fort bien exposés au pape dans la lettre qu'il lui avait écrite à cette occasion.
Mais à regarder les choses à un point de vue plus élevé, le départ du roi pour la croisade était le complément nécessaire de la ligne qu'il suivait à l'interieur et qui faisait sa force. Il fallait qu'il se mit à la tête de toutes les entreprises d'utilité générale, pour que la royauté devint une de ces institutions générales devant lesquelles la puissance individuelle et les intérêts privés de la féodalité furent amenés à céder. Le roi était déjà en France l'homme des églises et des communes, il fallait qu'il revint des croisades avec le caractère de l'homme de la catholicité, qu'il rétablit sur la terre sainte par le christianisme l'unité détruite sur le sol de la France par la féodalité, qu'il rapprochât, sous le seul drapeau qui fût resté commun, la croix de Jésus-Christ, les lambeaux épars de la monarchie française, jusqu'à ce qu'il finit par personnifier en lui le mouvement des croisades et à couronner ainsi le front de la royauté d'une auréole qui rallumât les splendeurs éteintes du diadème royal, qui, au milieu de tant de couronnes féodales, avait vu presque entièrement disparaître sa prééminence et sa majesté. Les résultats de ce grand travail apparurent sous saint Louis.
Ce fut à Vézelay, petite ville de Bourgogne, que se tint le parlement où l'on devait traiter l'importante affaire de la croisade. Le lieu était parfaitement choisi : Vézelay était dans une position centrale, entre la langue d'oil. la
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langue d'oc, l'Italie, la Suisse et l'Allemagne. Aucune église n'aurait pu contenir l'immense multitude accourue pour entendre prêcher la croisade par saint Bernard : l'assemblée se tint donc en pleine campagne. On éleva sur le penchant d'une colline qui, comme une tribune naturelle, dominait une vaste plaine, une espèce d'échafaudage en charpente. Saint Bernard y parut le premier, tel que les contemporains nous le représentent, avec sa barbe rousse et blanche, ses cheveux d'un blond tirant sur le blanc, son teint d'une blancheur éclatante qui se colorait sur ses joues d'une rougeur fébrile et maladive, avec cette faiblesse physique soutenue par une force morale qui lui permit de prêcher la croisade à cent mille hommes, et cet amour de Dieu qui rendait son éloquence si persuasive, que les femmes et les mères éloignaient leurs maris et leurs fils de ses prédications, de peur que l'incendie de l'amour de Dieu qui débordait de cette âme n'enveloppât tout dans ses étreintes enflammées, et que saint Bernard ne dépeuplât le monde pour peupler les solitudes. L'éloquence de sa vie, morle aux sens, consumée dans la prière, la retraite, les exercices de la pénitence, les macérations et le jeûne, parlait déjil aux cœurs avant même que sa parole fût arrivée aux oreilles. La vertu de Dieu était en lui, disent les contemporains, et se manifestait par des miracles. Rien ne résista à sa parole inspirée, et l'assemblée demandait d'une voix unanime, la croix, lorsque le roi, se levant le premier de tous, s'agenouilla devant le saint, reçut la croix de samain, puis, prenant la parole, harangua à son tour l'assemblée. Son discours a été conservé par la chronique de Morigny. « Quelle honte pour nous, dit-il, « si le Philistin l'emporte sur la famille de David, si le
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« peuple des démons possède ce que les amis de la vraie « religion ont possédé longtemps, si des chiens morts se « jouent du courage vivant, s'ils insultent en particulier « à ces Français dont la vertu reste libre dans les fers, « qui, dans quelque situation qu'ils soient, rie se rési« gnent jamais à souffrir une injure, toujours prêts à « courir au secours de leurs amis et à poursuivre leurs « adversaires ! Qu'elle éclate donc cette vertu ! Allons of« frir à nos amis, aux serviteurs de Dieu, à ces chrétiens « séparés de nous par les mers, allons leur offrir un vi« goureux appui, attaquons sans relâche ces ennemis « qui ne méritent même pas le nom d'hommes. Guerriers « courageux, marchons contre l'adorateur des idoles, « partons pour cette terre autrefois foulée par les pieds « d'un Dieu, sanctifiée par sa présence, consacrée par sa « passion. L'Éternel se lèvera avec nous, et nos adver« saires seront dispersés; ceux qui l'ont méconnu fui« ront devant nos regards. Ils seront confondus tous ceux « pour qui Sion est un objet de haine, si notre courage et « notre confiance en Dieu sont inébranlables. Je pars, la « religion m'appelle ; rangez-vous autour de moi, secon« dez mes desseins, fortifiez ma volonté en vousréunis,( sant à moi et en me donnant, votre appui. »
L'enthousiasme fut grand. A la fin de ce discours où l'homme d'armes se montrait à côté du clerc, les barons se précipitèrent en foule aux pieds de saint Bernard.
L'empressement fut tel, que les croix manquèrent et le saint fut obligé de mettre sa robe en pièces pour armer du signe des croisades toutes les mains tendues pour le recevoir. Chose remarquable et qui allait imprimer un caractère particulier à cette expédition : Aliénor de Guyenne donna aux femmes l'exemple de se croiser, et
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cet exemple fut suivi d'un grand nombre de châtelaines.
Les mœurs galantes et chevaleresques du Midi, introduites à la cour de France avec la nouvelle reine, se manifestaient. Les imaginations des femmes, vivement frappées des récits d'outre-mer, les entraînaient dans cette vie de voyages et de guerres, et les tiraient des vieux manoirs, où, tristes et solitaires, elles avaient attendu le retour des premiers croisés. Quelques auteurs assurent même qu'il se forma des escadrons de femmes pour combattre les infidèles. Un fait plus certain, c'est que les femmes qui partaient pour la terre sainte envoyèrent des quenouilles aux jeunes seigneurs qui n'avaient pas pris la croix., et que cette raillerie sanglante augmenta beaucoup le nombre des croisés. Dès cette époque, le caractère français se révélait. La foule de ceux qui se croisèrent fut si grande, que saint Bernard dit, dans une lettre (1), qu'il ne resta pas en France un homme pour six femmes, expression évidemment exagérée, mais qui donne une idée de l'entraînement qu'excita la parole de saint Bernard. Au nombre des principaux croisés on remarquait Robert, comte de Dreux, frère du roi; Alphonse, comte de Saint-Gilles et de Toulouse; Henri, fils du comte de Champagne; Thierry, comte de Flandre; Guillaume de Nevers et Renaud, son frère, comte de Tonnerre; Yves, comte de Soissons; Guillaume,, comte de Ponthieu; Guillaume, comte de Varennes; Archambaud de Bourbon, Enguerrand de Coucy, Hugues de Lusignan, Guillaume de Courtenay.
On comptait parmi les prélats Simon, évêque de Noyon; Godefroi, évêque de Langres; Alain, évoque d'Anas; Arnoul, évêque de Lisieux.
(1) S. Bern., ep. 246, ap. Baronium, xn, 321.,
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La croisade était résolue, mais il n'y avait rien encore d'arrêté sur l'organisation de cette grande expédition religieuse et militaire. Il fut convenu qu'un autre parlement se réunirait à Chartres dans la même année. Ce fut dans ce parlement qu'on émit la singulière idée de confier le commandement en chef des troupes à saint Bernard. Dans leur foi naïve, les croisés croyaient que parce qu'il était un grand saint il serait un grand général, et
que Dieu ferait un miracle pour donner la victoire à une armée commandée par un pareil chef, sans songer que c'est tenter la Providence que de faire dépendre une entreprise humaine d'événements en dehors de l'ordre naturel. Cette proposition obtint un assentiment unanime; saint Bernard seul, l'envisageant avec un esprit plus rassis et plus juste, résolut de ne pas y acquiescer, et, comme il était à craindre qu'on ne tînt pas compte de son refus, il écrivit au pape pour le supplier de le décharger d'un fardeau tout à fait au-dessus de ses forces.
« Vous savez, lui disait-il, que, dans l'assemblée de « Chartres, on m'a choisi pour général de l'armée des « croisés. Ce n'est, soyez-en sûr, ni de mon gré ni de « mon consentement. Que suis-je pour ranger des ar« mées en bataille et pour conduire des soldats? qu'y a« t-il de plus éloigné de mes habitudes et de ma capa« cité, et quand j'en aurais la capacité, qu'y a-t-il de « plus contraire à ma profession ? Je vous conjure donc, « par la charité que vous me devez, de ne pas m'aban« donner aux vaines fantaisies des hommes. »
Le pape vint au secours de saint Bernard, et en le déchargeant du commandement militaire qu'on voulait lui imposer, et même de l'obligation de suivre la croisade, dont les fatigues auraient achevé de détruire sa santé déjà
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languissante, il le chargea d'aller prêcher la croisade en Allemagne. « Vous ne devez, lui disait-il, vous armer « que du glaive de la parole de Dieu, et prendre la trom« pette évangélique pour annoncer aux chrétiens la « guerre sainte et les animer en leur peignant le dé« plorable état où se trouvent les saints lieux, la déso« lation des églises, la situation périlleuse des fidèles. »
Saint Bernard accepta, et remplit si bien cette mission, qu'il put bientôt écrire au pape : « J'ai fait « autant de veuves et d'orphelins en Allemagne qu'en « France. »
Cependant un parlement avait été indiqué par le roi pour le 16 février 1147, dans la ville d'Étampes; saint Bernard avait promis de s'y trouver à son retour d'Allemagne. Il avait visité Cologne, Mayence, et prolongé sa course jusqu'à Spire, où il vit l'empereur Conrad III.
Saint Bernard s'était d'abord adressé à l'Empereur; mais comme celui-ci résistait à ses instances à cause des troubles qui agitaient l'Allemagne, il vit que c'était à l'Allemagne même qu'il fallait s'adresser. Un jour donc qu'il célébrait la messe à Spire, tout à coup il se tourne vers le peuple et, se laissant aller aux inspirations de son éloquence, il se mit à peindre le terrible jour du jugement dernier, cette journée de terreur et de frémissement.
Puis, quand il eut ainsi-détaché tous les cœurs des choses du monde, il reprocha en termes pathétiques à Conrad son ingratitude envers Dieu, et peignit la profanation des lieux consacrés par le sang du Christ. Par un mouvement spontané, l'assemblée se précipita tout entière vers l'autel pour demander la croix, et saint Bernard, pour ne pas être étouffe par le flot qui grossissait toujours, fut obligé de se réfugier auprès de la statue de
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la sainte Vierge. « Alors la sainte mère de Dieu, raconte « la naïve chronique de Cornélius Harmann, dit au « saint en langue romane : Bell venta, mi fra Bemharde « (soit le bienvenu, frère Bernard), et le saint âge« nouillé lui répondit : Gran mer ce, mi domnra (grand « merci, madame). »
Saint Bernard, à son retour en France, qu'il hâta pour assister au parlement qu'on tint a Étampes le 16 février 1147, afin de résoudre les dernières questions que soulevait la croisade, put annoncer la résolution qu'avaient prise l'empereur Conrad et les princes de l'Empire, de se croiser avec les Français. Dans les deux premières séances, on avait délibéré sur le choix d'un chef pour la croisade, et il avait été décidé que le roi remplirait le rôle de général ; et sur la route qu'il convenait de tenir pour se reqdre dans la terre sainte, il avait été convenu qu'on suivrait la route des premiers croisés, c'est-à-dire qu'on demanderait passage à l'empire grec.
La troisième séance fut consacrée à choisir un régent; ce fut l'élection qui en décida. Dans un temps où les rois faisaient sacrer et couronner leur fils aîné de leur vivant, et le faisaient reconnaître par leurs barons, afin qu'il ajoutât une sorte de droit provenant de l'élection au droit d'hérédité, il était naturellement à craindre qu'un régent qui n'aurait eu en sa faveur que la nomination royale, obtînt peu d'influence. Il y avait plus de chance, au contraire, de voir la république féodale obéir au régent qu'elle aurait elle-même choisi, et l'élection donnait ainsi quelque chose de plus élevé à sa position, de plus large et de plus vigoureux à son autorité. Saint Ber-
nard, qui était l'âme de l'assemblée, prononça un discours sur les qualités qu'on devait trouver dans le régent ;
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puis on se retira - dans une autre salle pour délibérer sur le choix qu'on ferait. On convint de choisir deux régents' au lieu d'un, un pour la noblesse et un pour le clergé.
Bientôt après saint Bernard revint, et s'adressant au roi en lui montrant Suger et la comte de Nevers : « Sire, dit« il, voici deux glaives, et c'est assez. » Saint Bernard disait vrai : Suger et le comte de Nevers représentaient les deux puissances du temps : l'homme d'Église et l'homme d'armes, le glaive spirituel et le glaive temporel.
Par suite de l'esprit de cette époque, où l'imprévu tenait une si grande place, le comte de Nevers refusa obstinément l'honneur qu'on lui offrait, ét, pressé de questionS", il finit par répondre que ce qu'il préférait au pouvoir souverain, c'était une chartreuse, où il avait pris la résolution irrévocable de se renfermer. Saint Bernard se tourna alors vers Suger et lui dit : « Le fardeau des deux vous est alors imposé à vous seul ; » (imponitur tandem tibi soli onus ambornm). Suger opposa une 'vive résistance ; la lourdeur du fardeau l'effrayait. En outre, depuis sa réforme ce n'était plus le même homme, affamé de richesses, d'honneur et de gloire. Il avait pris un merveilleux goût à cette vie retirée et méditative, où l'on n'a pour témoin que Dieu, et les moments qu'il pouvait passer, solitaire et recueilli, dans l'étroite et modeste cellule qu'il s'était réservée au sein de sa magnilique abbaye, étaient les plus doux de la journée.
En outre on a vu que, jusqu'au dernier moment, Suger était demeuré opposé au départ du roi pour la croisade, à cause des complications et des difficultés intérieures qu'il prévoyait; il était donc naturel qu'il balançât à accepter une tâche dont il mesurait mieux que personne les dangers et les obstacles. Selon le récit du moine
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Guillaume, les instances de Louis le Jeune et celles de saint Bernard ne suffirent pas pour le décider; il fallut que le pape ordonnât à l'abbé de Saint-Denis d'accepter la dignité qui lui était imposée. Cet ordre était en même temps une garantie. L'autorité du régent allait avoir derrière elle la grande autorité du catholicisme. C'était, pour ainsi parler, le sacre de la régence que ce commandement du souverain pontife, qui s'obligeait implicitement à soutenir par l'immense influence de la papauté et du clergé le régent ecclésiastique qu'un roi, partant pour la terre sainte, laissait dans ses États. Ceux qui adoptent cette version font remarquer qu'il fut d'autant plus facile au roi d'obtenir l'intervention du pape dans cette affaire, qu'Eugène IV avait été obligé de se réfugier en France, à cause de la révolte des disciples d'Arnaud de Bresse, qui voulaient lui dénier tout pouvoir temporel à Rome.
Le pape enjoignit à Suger d'accepter la dignité qu'on lui imposait, et celui-ci n'eut plus qu'à se résigner par obéissance à commander à tout le royaume. Cependant Eudes de Deuil, qui assistait à l'assemblée et dont le témoignage a une si grande autorité, rapporte les choses un peu différemment, et insiste moins sur la résistance de Suger. Suivant son récit, saint Bernard, après le refus du comte de Nevers , se tourna vers Suger et lui dit : «Recevez donc le fardeau, vous qui l'avez porté sans présomption comme sans trouble, et qui à sa légèreté avez senti que c'était le fardeau de Dieu (q-uod esse onus Dei ea levitate novisti). » Le gouvernement n'était pas, en effet, une chose nouvelle pour Suger, qui depuis longtemps était le principal ministre de Louis VII.
Quoi qu'il en soit, Suger commença dès lors à être traité en qualité de régent, et le roi, qui devait partir vers la
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Pentecôte, se reposa sur lui seul du fardeau des affaires (1).
Le pape et le roi vinrent célébrer les fêtes de Pâques à l'abbaye de Saint-Denis, où leur présence attira un concours immense de personnages distingués. Louis le Jeune vint encore passer l'octave de la Pentecôte à SaintDenis ; il reçut publiquement du pape la panetière et le bourdon, insignes de la croisade; baisa les reliques des martyrs, que lui présenta Suger, et reçut de sa main l'oriflamme. Il voulut que oette dernière journée, si voisine de celle où il devait se mettre en route, s'écoulât dans le sein de l'abbaye de Saint-Denis, où il avait été élevé parmi ces religieux, qu'il regardait comme ses frères. Il dina avec eux au réfectoire, sans vouloir accepter aucune distinction, et, avant de partir, il remit à Suger les lettres par lesquelles il l'instituait régent. Il désigna seulement Samson, archevêque de Rqims, pour l'aider de ses conseils, et le comte de Vermandois pour commander les troupes dans le cas où il serait nécessaire de recourir aux armes.
Il y avait dans les sentiments que Suger portait au roi quelque chose de paternel. C'était le fils d'un prince qui avait été son ami, il le connaissait depuis son enfance; c'était lui qui avait formé son cœur, cultivé son esprit ; il ne put le voir partir pour une expédition lointaine et périlleuse, dont il mesurait toutes les chances, sans verser des larmes. Le roi de France ne pouvait se séparer complétement de l'abbaye de Saint-Denis; aussi
(1) Un chroniqueur anglais, Raoul de Diceto, dans ses Tableaux d'histoire (Imagines historiarum) , dit également que Suger resta seul chargé de la garde du royaume : Deficientibus aliis, solus Sutjerius regni suscepit custodiam. (Apud Dom Bouquet.)
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Suger lui donna-t-il pour chapelain et en même temps pour conseiller Eudes deDeuil, celui des religieux de son abbaye dont il appréciait le plus les lu mières ; ce fut lui qui succéda plus tard à Suger dans le gouvernement de l'abbaye.
Avant de s'éloigner, Louis le Jeune pria le pape de prendre, pendant son absence, son royaume-sous la protection du saint-siége ; Eugène, déférant à ce vœu, excommunia solennellement ceux qui, pendant tout le temps que durerait la croisade, entreprendraient quelque chose contre l'autorité du roi ; c'était un crime contre la religion que d'attaquer les chrétiens qui combattaient pour elle sur la terre consacrée par le sang du Christ. Le roi partit à cheval, suivi d'un grand cortège, et alla retrouver à la frontière la reine Aliénor, qui l'avait précédé de quelques jours, et Suger demeura seul chargé des affaires.
Une des premières œuvres que le nouveau régent tenta d'accomplir fut la réforme de l'église de Sainte-Geneviève-du-Mont de Paris. C'était, à cette époque, une entreprise difficile et hardie que celle de réformer une église ou un couvent ; comme l'esprit de propriété se mêlait à l'esprit monastique et l'absorbait quelquefois, on éprouvait les résistances les plus violentes quand on voulait substituer à un ordre tout à fait relâché un ordre plus fervent. C'est ce qui, dans cette occasion, devait arriver à Suger. Une scène scandaleuse s'était passée dans l'église des chanoines de Sainte-Geneviève-du-Mont de Paris. Le pape Eugène III, chassé de Rome par le mouvement républicain auquel Arnauld de Brescia avait donné l'impulsion, s'était réfugié en France en 1147. Attiré dans l'église de Sainte-Geneviève, qui, relevait directement du saint-siége, par sa dévotion pour les reliques de la sainte bergère de Nanterre, il avait voulu dire la messe
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dans ce sanctuaire. Après la messe, les personnes de la maison du pape voulurent s'emparer d'un tapis magnifique qu'on avait placé devant l'autel, pour que le pontife pût s'y agenouiller; c'était, disaient-ils, l'usage d'Italie.
Un débat s'en suivit entre eux et les chanoines, et bientôt la querelle fit place à un véritable combat, pendant le.quel le précieux tapis fut mis en lambeaux. Le roi, qui avait assisté à l'office, accourut, dans la persuasion que, par sa présence, il apaiserait le tumulte; mais les chanoines, aveuglés par la colère, ne respectaient plus rien, et le roi reçut dans la mêlée des coups violents qui le forcèrent à se retirer. Le roi indigné s'adressa sur-lechamp au pape pour lui demander de châtier les chanoines qui s'étaient portés à cette extrémité : « Saint« Père, dit-il, à qui exposerai-je les injures qui m'ont « été faites et qui me rendra justice i A vous seul « appartient de leur infliger le châtiment qui leur est dû.
« Quis mihi justiliam faciet? Sedlu redde relribulionem « illisï » Il fut des lors decidé entre le pape, le roi. et Suger qu'on réformerait leur église, et celui-ci, qui ne laissait jamais échapper une occasion d'introduire des moines de Saint-Denis partout où il le pouvait, résolut, avec l'assentiment du souverain pontife, de substituer des religieux de son ordre aux chanoines de Sainte-Geneviève; mais en même temps il demeura convenu qu'on remettrait la solution de cette affaire après le départ du roi, de sorte que Suger eut seul à s'en occuper. Les chanoines de Sainte-Geneviève; avertis par un bref du pape du coup qui allait les frapper, s'étaient adressés au pontife lui-même pour obtenir de meilleures conditions. Ils craignaient surtout l'introduction des moines dans leur église, et ils demandèrent comme une grâce qu'on vou-
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hit bien du moins leur donner pour les réformer des chanoines réguliers. Le souverain pontife obtempéra à cette demande, et quand Suger se rendit à Sainte-Geneviève pour y installer des moines de son ordre, on opposa au bref du pape en vertu duquel il agissait, un bref d'une date plus récente, dans lequel le souverain pontife, révoquant sa première résolution, prescrivait de réformer Sainte-Geneviève en y introduisant des chanoines réguliers. Quoique surpris de cette nouvelle décision, Suger y déféra immédiatement, et voici comment il rendait compte au pape de la manière il avait accompli ses ordres, dans une lettre qu'il lui écrivit à cette époque : a Nous avons tout fait pour exécuter l'ordre que nous avait donné Votre Sainteté d'introduire des religieux « dans l'église de Sainte-Geneviève de Paris. Nous y avons « mis d'autant plus d'empressement, que c'était mani« festement une œuvre agreable à Dieu, et que Votre Sain« teté, au lieu d'user du droit qu'elle avait de nous com« mander, avait bien voulu recourir à la prière. La pru« dence nous avait, il est vrai, obligé à suspendre, pen« dant quelque temps, l'accomplissement de cette mesure..
« parce que nous avions appris que les plus obstinés « d'entre les chanoines avaient envoyé quelques-uns des « leurs auprès de Votre Sainteté, pour obtenir la révo« cation de votre première décision. Néanmoins, malgré « leur opposition, et en dépit des adversaires de toutes « les conditions qu'ils nous avaient suscités, nous étions « fermement résolu à mener cette affaire à fin, et à in« troduire, de gré ou de force, des moines dans leur « église; mais lorsque nous nous disposions à procéder à l'exécution de vos ordres et que déjà nous avions mande - l'abbc et les moines que vous nous aviez indiqués pour
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« les conduire à Sainte-Geneviève, le chantre, accompa« gnô de quelques chanoines, nous a signifié un bref de « Votre Sainteté, dans lequel elle nous dit que, par une « pensée de paix, elle a changé de sentiment, et qu'elle « souhaite qu'au lieu de moines on introduise des cha« noines réguliers dans l'église de Sainte-Geneviève. Ce « second ordre nous a trouvé aussi obéissant que le pre« mier; pour l'exécuter, nous nous sommes fait accom« pagner de l'abbé de Saint Germain-des-Prés, de l'abbé « de Saint-Pierre-des-Fossés, de l'abbé de Saint-Magloire « et de l'abbé de Saint-Pierre-de-Ferrière, hommes d'une « sagesse et d'une vertu consommées. C'est dans leur « compagnie et dans celle de quelques autres personnes « de haute considération, et connues par leur profonde « intelligence des affaires, que nous nous sommes rendu « à Sainte-Geneviève. Là nous avons fait réunir le cha« pitre; les chanoines étant présents, nous leur avons « demandé s'ils voulaient s'en tenir au premier bref, ou « s'ils préféraient le second. Jamais on ne vit gens plus « embarrassés : ceux-ci inclinaient pour un avis, ceux-là « pour l'autre; la plupart auraient voulu repousser les « deux alternatives. Alors j'ai élevé la voix, je leur ai « vivement reproché l'ingratitude avec laquelle ils abu« saient de votre bonté, et l'audace qu'ils avaient de re« fuser ce qu'ils avaient demandé eux-mêmes et ce que « vous leur aviez accordé par pure miséricorde ; les mieux « avisés d'entre eux, craignant les suites de cette affaire, it se sont alors décidés à dire qu'ils recevraient volontiers « des chanoines réguliers, et qu'ils consentaient à ce « qu'on leur donnât un abbé; puis, bientôt après, ils « nous ont désigné les chanoines de Saint-Victor. Cette » résolution nous a donné à tous une satisfaction véri-
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« table; nous avons délibéré sur leur demande, et nous « sommes demeurés convaincus que c'était en effet le « meilleur parti qu'on pût prendre, soit à cause de la « piété et de la régularité de ces chanoines, soit parce « qu'étant établis dans le voisinage, cela leur faciliterait « singulièrement l'œuvre de la réforme de cette eglise.
« Nous nous rendîmes donc, sans perdre de temps, à « Saint-Victor, et nous ne négligeâmes rien pour persua« der au vénérable abbé de ce monastère que la volonté « de Dieu était qu'il vînt au secours de Sainte-Geneviève, « et que la Providence l'avait choisi pour y rétablir le « bon ordre. Nous l'en avons conjuré tantôt en particulier.
« tantôt en présence de sa communauté, en employant « toutes les instances imaginables, et nous n'avons pu « triompher de ses refus; sa prudence et sa sagesse, qui « sont grandes, lui faisaient craindre de trop affaiblir sa « propre maison en voulant secourir les autres; ses re« pugnances sont devenues bien plus vives encore quand « nous lui avons demandé son prieur, homme d'un rare * mérite, pour l'instituer abbé de Sainte-Geneviève. Alors « il s'est répandu en larmes et nous a répondu par des « sanglots qui nous ont rempli de compassion. — Vous « voulez donc m'ôier la vie, disait-il, avancé en âge comme .< je le suis, et accablé cl'infirmitéJ, je ne puis me passer de « mon prieur; non, je ne puis y comtniir, je n'y consentirai ce jamais (1). Pendant tout le reste de la journée, il a per« sisté dans son refus; enfin, aux approches de la nuit, « vaincu plutôt que persuadé par nos instances, car nous « ne lui avions pas laissé de relâche depuis le matin,
(1) Seninrn defectumque suum opponens, ejusdemque Prioris condition j si eo careret deplorans. Tandem viclus precibus multoram, iinutu nucluril: le veslra. etc. (Epislu{w historien' apud Duchèite.)
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« et nous étions allé jusqu'à faire intervenir l'autorité « de Votre Sainteté et à lui répéter que nous lui appor« tions vos ordres exprès et absolus, il s'est rendu à nos « prières et nous a promis de nous donner son prieur, et « avec lui douze religieux de son abbaye, tous hommes « de bien et de mérite. Le jour de la Saint-Barthélemy, Il nous sommes venu les prendre avec beaucoup de pompe.
« et nous les avons conduits en grand cortége jusqu'à « Sainte-Geneviève, où l'évêque de Meaux, que nous « avions fait venir à cet effet, a béni solennellement le « nouvel abbé devant le maître-autel de l'église. L'affluenee x de peuple était considérable, et une grande partie « du clergé de la ville s'y est trouvée. Après la messe et « la cérémonie, nous l'avons mis en possession du cloître, « du chapitre, du réfectoire et des autres lieux réguliers, « et, le lendemain, nous lui avons donné les régales de i la part du roi, dont nous tenons la place, et nous avons « obligé toutes les personnes qui dépendentde cette église « à prêter serment entre ses mains. Voilà, très-saint Père.
« le récit sommaire de ce qui s'est passédans cette grande « affaire. » Suger terminait sa lettre en adjurant le pape de soutenir l'ouvrage de ses propres mains et de tirer du fourreau le glaive de Saint-Pierre contre tous ceux qui voudraient se poser en compétiteurs du nouvel abbé et introduire encore une fois le désordre dans les lieux où l'ordre venait d'être rétabli. Cet appel n'avait rien de superflu.
L'affaire de la réforme de Sainte-Geneviève semblait terminée, elle ne l'était pas cependant. Les chanoines de cette église avaient subi l'introduction des chanoines de Saint-Victor, parce qu'ils n'avaient pu résister à l'autorité pontificale et à la puissance royale réunies; mais ils
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l'avaienl subie avec l'arrière-pensée de réduire leurs nouveaux hôtes à la retraite par des persécutions de tout genre.
Saint-Victor et Sainte-Geneviève n'avaient ni le même chant, ni le même bréviaire, ni les mêmes usages, ni les mêmes cérémonies : les chanoines récalcitrants profitèrent de cet état de choses. Dans les offices, le chantre de SaintVictor imposait-il un psaume, celui des anciens chanoines en imposait un autre, et comme ils étaient les plus nombreux, ils couvraient du bruit de leurs voix les chants de leurs adversaires et les réduisaient au silence; en outre, comme ils avaient les clefs du trésor et de la sacristie, ils refusaient aux religieux venus de Saint-Victor les or-
nements nécessaires pour dire la messe. Enfin, comme la maison était commune entre eux, les chanoines de Sainte-Geneviève, alléguant qu'ils n'avaient point fait vœu de retraite et de silence, comme les chanoines de Saint Victor, troublaient par un bruit continuel les lieux réguliers, y introduisaient une foule de personnes et exigeaient qu'on laissât les portes ouvertes pendant la nuit. Ce n'étaient qut1 festins ; partout des convives attablés qui heurtaient leurs verres au bruit de chansons bachiques, qui auraient été plus à leur place dans une hôtellerie que dans des lieux consacrés à Dieu. De sorte que le résultat du coup d'autorité de Suger se trouvait complétement détruit, et que les religieux de SaintVictor assistaient aux scandales qu'ils étaient venus réformer.
Bientôt la plainte de ces religieux arriva jusqu'au pape, et Suger, qui était habitué à se faire obéir, résolut de mettre un terme à cet état de choses. Les chanoines de Sainte-Geneviève durent livrer la clef du trésor, celle de la sacristie, et se soumettre à la règle de Saint-Victor
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pour le chant et les cérémonies ; les revenus de leurs prébendes demeurèrent saisis jusqu'à ce qu'ils eussent obtempéré à ces injonctions. En outre, les religieux de Saint-Victor habitèrent une partie de la maison qui leur fut spécialement affectée, afin qu'ils pussent vivre dans le silence et dans la retraite, et il fut ordonné aux chanoines de Sainte-Geneviève qui voudraient prendre leurs repas au réfectoire d'y observer la règle du silence et de se contenter de la portion monacale. Les chanoines de Sainte-Geneviève, obligés ainsi de se plier sous l'autorité du régent, se jetèrent dans les dernières extrémités. Les religieux venus de Saint-Victor ne jouissaient que de trois prébendes : c'était tout ce que le bref du pape leur avait assigné. Ils ne devaient entrer en jouissance des autres biens attachés à l'église de SainteGeneviève qu'après l'extinction des anciens chanoines; ceux-ci entreprirent d'annihiler la clause du bref qui assurait leurs biens, après leur mort, à des hommes qu'ils détestaient. Le moyen qu'ils employèrent fut bien simple : ils agirent comme ces hommes prodigues qui ne veulent rien laisser après eux et qui déshéritent leurs suivants par leurs prodigalités. Laisser dégrader les maisons et les fermes; détruire les bois; vendre les portes et les fenêtres, la charpente même; arracher les arbres et contracter de grosses dettes : voilà quel fut dès lors leur système d'administration. En outre, avant de remettre les clefs du trésor et de la sacristie, ils avaient soustrait quatorze marcs d'or de la châsse de SainteGeneviève, de l'argenterie, des meubles précieux, et, continuant leurs persécutions contre les religieux de SaintVictor, ils ameutaient toutes les nuits leurs valets et d'autres gens soudoyés par eux, pour venir les troubler
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par de grands cris dans l'office de matines qu'ils récitaient à minuit, de sorte que, ne pouvant plus s'entendre, ils étaient réduits à renoncera prier.
Le régent sentit que tout serait bientôt dévoré s'il ne se hâtait pas de prendre des mesures de vigueur, et qu'il y allait de son honneur de mettre un terme à ces scan-
dales. Accompagné de l'archevêque de Reims, de l'évêque de Soissons, et suivi d'un nombreux cortège, il se rendit de nouveau à Sainte-Geneviève; là il manda les chanoines au chapitre et les réprimanda avec une juste sévérité. Mais il ne se borna pas aux paroles, et il leur déclara que si, dans les vingt-quatre heures, tout ce qu'ils avaient soustrait du trésor n'était pas restitué, il les traiterait comme des voleurs publics et comme des sacrilèges, et les enverrait à la potence. Quant aux biens de l'église de Sainte-Geneviève, il ordonna que les religieux venus de Saint-Victor en fussent mis immédiatement en possession, moyennant une pension qui serait faite aux anciens possesseurs, leur vie durant, et dont il fixa lui-même le taux; encore eut-il soin d'ajouter que s'ils se conduisaient mal, ils cesseraient de la recevoir. Enfin il leur annonça que si les nouveaux chanoines étaient encore troublés dans leurs exercices religieux, les perturbateurs recevraient un châtiment si exemplaire, qu'ils ne seraient pas tentés de renouveler ce scandale.
Tout se passa au gré de Suger : l'or et l'argent dérobés furent restitués pendant la nuit; les religieux de SaintVictor furent mis en possession des terres, et les valets et les mercenaires apostés par les chanoines ayant voulu continuer le tumulte nocturne, le régent fit embusquer une compagnie de ses gardes, avec ordre de saisir ceux
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qui seraient surpris en flagrant délit et de leur couper les oreilles pour les clouer aux portes de l'église. La brutalité de cette justice sommaire, en harmonie avec les mœurs d'une époque où la mutilation était en usage, mit fin aux tentatives des perturbateurs, et c'est ainsi que cette affaire fut terminée (1). On y attacha tant d'importance, que les personnes les plus considérables du royaume crurent devoir féliciter le régent du succès qu'il avait obtenu; le pape lui-même et saint Bernard lui écrivirent à ce sujet (2). Chaque ^époque a ses misères : le dérèglement des communautés monastiques, ces riches et puissantes associations qui formaient des sociétés particulières dans la société générale, étaient une des principales misères de ce temps.
Presque au même moment, Suger- eut à résoudre une question importante : il s'agissait de l'élection de l'abbé de Bourgueil, faite par les moines de cette abbaye sans l'agrément du roi, contre l'usage ordinaire. Suger se trouvait dans une position difficile : comme chef d'une abbaye, il devait incliner à tout ce qui pouvait assurer la liberté ecclésiastique des élections; comme régent, il devait maintenir les prérogatives de l'autorité royale dans leur plénitude. L'évêque d'Angers, avec lequel il
(1) Suger en rendit compte au pape dans une longue lettre que l'on trouve au recueil des lettres historiques, Epistolœ historicœ de la collection de Duchêne.
« Nous nous sommes hâté de nous rendre sur les lieux à la prière des chanoines réguliers, ajoute-t-il, et nous avons menacé ces déprédateurs (helluones) de la perte d'un membre et de celle de leurs yeux s'ils osaient renouveler un pareil scandale. »
(2) « Oporlet vos operari opéra ejus qui vos reliquit in loco SUU" lui écrivait saint Bernard à cette occasion, ïmmo upera domini cestri qui vos ad tale mirùsterium elegit. De operibus ejus est quo Eccle:Úa dr Monte religionem induit et dccorem. »
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avait une liaison élroite, lui envoyait des députés pour l'engager à approuver l'élection, et appuyait ainsi, avec beaucoup de sollicitude, les instances des moines de Bourgueil, dont le monastère était dans son diocèse.
Mais, d'un autre coté, Suger avait à considérer que l'abbaye dont les moines venaient d'agir avec cette indépendance était située dans le duché d'Aquitaine, nouvellement réuni au royaume par le mariage d'Aliénor avec Louis le Jeune, et qu'on pouvait craindre que ce précédent tirât à conséquence et que les liens de l'obéissance en fussent relâches et les droits de l'autorité royale énervés. Suger. pour échapper à cette difficulté, prit un moyen terme : il approuva l'élection et accorda les régales au nom du roi, mais sous la condition expresse que, lorsque celui-ci serait de retour en son royaume, les moines se présenteraient de nouveau devant lui pour lui demander la sanction de l'élection accomplie, en se soumettant à une élection nouvelle, si celle qui avait été faite n'obtenait pas l'approbation royale : c'était accepter le fait et réserver le principe.
Vers ce temps, Suger reçut une lettre du roi ; elle avait été écrite en Hongrie. Ici commence la correspondance d'outre-mer de Louis le Jeune avec Suger, correspondance intéressante à plus d'un titre. On trouve, en effet, dans ces lettres, des révélations précieuses non-seulement sur la croisade, mais sur l'état de la France pendant la croisade. Louis le Jeune avait quitté Metz avec une formidable armée. Le comte de Maurienne et le marquis de Montfort l'avaient rejoint dans cette ville à la tête de troupes nombreuses et aguerries, et les évêques de Toul et de Metz, Renaud, comte de Monçon, et Hugues, comte de Taudemont, lui avaient aussi amené des renforts, de
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sorte qu'il quittait la France à la tête de soixante-dix mille cavaliers bardés de fer, sans compter la cavalerie légère. Quant à l'infanterie, elle était si nombreuse, que les historiens n'essayent pas d'en fixer, même approximativement le chiffre, et qu'ils se contentent de chercher à en donner une idée par l'audace de leurs métaphores; au rebours de ce qui existe de notre temps, la principale force des armées de cette époque était dans la cavalerie.
Jusque-là, tout avait succédé aux vœux du roi. Après avoir passé son armée en revue dans les environs de Metz, il avait traversé le Rhin à Worms, où il avait trouvé une magnifique réception ; il entra dans cette ville le 29 juin, jour de la Saint-Pierre. Bientôt il avait laissé le Danube derrière lui, et partout, sur son passage, en Autriche, en Hongrie, loin de trouver des obstacles sur ses pas, il avait été salué par d'unanimes acclamations. Au moment d'entrer sur le territoire grec, il écrivait à Suger l'heureux début de son voyage, et le priait de lui envoyer le plus d'argent qu'il pourrait (1).
(1) Ludovicus Dei gratia rex Francorum et dux Aquitanorum carissimo Sugerio venerabili Abbati beati Dyonisii salutem et sinceram dilectionem.
De portis Hungariis scribimus vobis. Illuc usque divino nutu recto limine procedentes cum omni sospitate, gaudio et honore, nos et principes nostri lseti pervenimus, ubique auxiliante Domino terrarum Principes et ovantes occurrunt et Iseti nos accipiunt.
Cotidiana impendia gravia sustinentes ad vestram recurrimus probatam fidelitatem, ut eo quo toties in nobis ad honorem nostram caritatis affectu semper ardetis necessitates nostras subsequenti auxilio sublevetis. Quomodo vero id faciatis, si de nostro seu de vestro pecuniam sumptam nobis mittatis, melius novit, melius sapit et facere et discernere discretaprudentia vestra quam providentia nostra. In manu quippe vestra sunt omnia quse tanquam vestrse dispositioni vestrfe atque sollicitudini per totum regnum providenda commisimus.
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Cet heureux commencement de la croisade répandit une vive allégresse dans la France entière. Suger avait fait publier par tout le royaume la lettre du roi, pour qu'elle excitât les esprits généreux à venir au secours de la croisade. En même temps Louis annonçait au régent qu'il venait d'envoyer à l'empereur grec une nombreuse ambassade pour obtenir de lui passage sur ses terres.
Par une fatalité malheureuse, on suivait les traces de la première croisade, et, au lieu d'adopter le trajet par mer, plus direct et plus facile, les nouveaux croisés allaient encore s'exposer aux perfidies des Grecs, dont Godefroy de Bouillon et ses compagnons d'armes avait fait l'expérience, et à tous les obstacles et à tous les périls qui avaient décimé leurs bataillons.
Arrivé à Constantinople, Louis le Jeune écrit de nouveau à Suger, et le ton de sa lettre est déjà plus triste.
« Suivant, avec l'aide de Dieu, écrit-il, l'âpre chemin de notre saint pèlerinage, à travers des fatigues presque intolérables et des périls infinis, nous sommes arrivés sains et saufs et joyeux jusqu'à Constantinople, le dimanche qui précède la fête de saint Denys. Nous avons reçu dans cette ville de bonnes nouvelles de toute nature. Mais nous vous prions, avec toute l'insistance dont nous sommes capables, de rassembler l'argent qui nous est si nécessaire pour nos besoins de chaque jour, et de prendre toutes vos mesures pour nous l'envoyer sans délai. »
Le roi Louis le Jeune, quand il écrit sa troisième lettre, a quitté Constantinople, et s'est engagé avec son armée dans la Romanie.
Il a commencé à éprouver la perfidie des Grecs. « Nous « avons essuyé de grands dommages, écrit-il, tant à
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« cause de la duplicité de l'Empereur que par la faute « des nôtres. Les embûches des brigands, les difficultés « des cheminles agressions continuelles des Turcs, aux« quels l'Empereur a permis de venir assaillir sur sa « terre la milice du Christ, ne nous ont pas manqué. »
La famine s'est ajoutée à tant de maux. Dans beaucoup d'endroits, on n'a pu se procurer les vivres nécessaires à une si grande multitude. La plupart des barons sont morts dans les défilés de Laodicée; le roi lui-même a couru les plus grands périls. Cependant la protection de Dieu l'a aidé à arriver avec l'armée jusqu'à Satalie.
Là on a délibéré sur le chemin à suivre, et, de l'avis des évoques et des princes, il a été décidé que, les chevaux ayant succombé à la fatigue et à la faim, et que la route devenant encore plus difficile en avançant, on se rendrait par mer à Antioche. On y est arrivé heureusement le vendredi du milieu de la quadragésime. C'est de là que le roi écrit à Suger. Malgré tant d'espérances déçues, il est plein de confiance dans la Providence, et il exprime cette confiance dans des paroles où la foi du chrétien se retrouve à côté de la fierté du prince et du sentiment de l'honneur national. « Au reste, notre œuvre est dans la main de Dieu; comme nous mettons en lui notre espoir, il ne nous abandonnera pas. Tenez pour certain ou que nous ne reviendrons jamais, ou que nous reviendrons après avoir soutenu commme il convient la gloire de Dieu et celle de la nation française (1). » La lettre se terminait par l'appel habituel à la fidelité de Suger, pressé
(1) De cætero, opus nostrum in manu Dei est qui sicut iu eu confidimus non derelinquet nos sperantes in ipso. IIlud enim certissime scitote, quoniam aut nunquam redibimus aut cura gloriâ Dei et regni Francorum revertemur.
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d'envoyer au roi l'argent dont celui-ci avait le plus grand besoin.
Le besoin perpétuel d'argent qu'éprouvait le roi fut une des difficultés de la régence de Suger, mais ce ne fut pas la seule qu'il eut à vaincre. L'absence de la royauté devait paraître aux esprits indociles une occasion favorable pour secouer le joug de l'obéissance. Aussi voit-on la régence de l'abbé de Saint-Denis laborieusement occupée à surmonter les obstacles de tout genre qui l'entourent, et à faire plier les résistances qui se manifestent de toutes parts. C'étaient les droits régaliens qu'il fallait maintenir, lors des élections pour les évêchés et des abbayes; les usurpations des biens des monastères qu'il fallait empêcher ou punir avec fermeté; les impôts qu'il fallait faire rentrer; les troubles qu'il fallait apaiser; l'esprit d'indépendance naturel aux féodaux qu'il fallait contenir; leurs entreprises contre l'autorité du régent, représentant de l'autorité royale, qu'il fallait déjouer ou vaincre; l'ordre à maintenir dans les monastères; la jalousie de la noblesse et même quelquefois les résistances de plusieurs évêques, peu disposés à contribuer de leurs deniers aux dépenses de la croisade, qu'il fallait faire plier. Suger portait résolûment le fardeau d'affaires si difficiles et si compliquées; mais il en sentait le.poids, comme le témoigne une lettre qu'il écrivait à Louis le Jeune, sur la fin de sa régence. « J'étais déjà « vieux, lui dit-il, mais- j'ai vieilli bien davantage au « milieu de ces travaux dans lesquels l'amour que je « dois à Dieu et celui que je vous porte ont seuls pu me « déterminer à me consumer. »
On trouve la trace vivante de ce travail continuel dans les Lettres historiques du temps rassemblées par Du-
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chêne, en son quatrième volume des Écrivains sur les événements de l'histoire de France : Rerurn franciscarum scriplores. Suger est à la fois en correspondance avec le roi, le pape, les évèques, les chefs d'ordre, les seigneurs, les communes, les simples particuliers; on le consulte, on fait appel à sa sagesse, à sa fermeté, à son équité pour la solution des affaires, la répression des troubles, la correction des abus. L'evèque de Chartres lui mande qu'un préposé (prœposillts) s'est révolté contre lui, qu'il agite les hommes de 1 evêche par ses calomnies, et qu'il songe plus à satisfaire sa cupidité qu'à agir avec droiture. Il a recours à Suger pour mettre un terme à ces dangereuses intrigues.
Le comte Théobald écrit en toute hâte « à Suger son très-cher ami, » pour l'avertir que Regnaull (Reginaldus du Corleriaco) a fait au roi et au régent, gardien de sa terre, le plus cruel affront en arrêtant et en dépouillant des marchands du roi (c'est-à-dire ses sujets propres), qui avaient droit à la protection royale. « Mandez-lui, continue-t-il, de par le roi et de par vous de les mettre en liberté et de leur restituer leurs biens. S'il refuse de le faire, et que vous vouliez tirer vengeance de lui et marcher contre lui avec une armée, mandez-le moi, et je serai là pour vous aider. »
La police de ce temps, on le voit, se faisait avec des armées. La cour du roi prononça contre le délinquant, qui fut obligé de se soumettre. Le comte de Blois adressa au régent un avertissement analogue. Cette fois, c'est Salo, vicomte de Sens, qui a insulté, en même temps, le roi et Suger gardien de sa terre, sans parler du grand préjudice apporté aux intérêts du comte de Blois. Guarinus (Guériii), fils du vicomte, a mis en état d'arrestation des chan-
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geurs (cambiatores) de Vézelay (de Vezeliaco) qui se rendaient à la foire de Provins au moment de s'ouvrir. Il lésa arrêtés non loin de Sens, sur le chemin du roi (in chemino regis), comme il est dit dans le latin du temps qui commence à se transformer; sur ce chemin que Sald luimême et le préposé du roi à Sens se sont engagés par serment à maintenir dans la paix et la sécurité dU roi (quem ipse Salo et prœposilus regis Senonis jure jurando in securitate regis jurassent). « Faites réparer cette violation du chemin du roi, ajoute le comte de Sens, et restiLuer aux marchands la valeur de sept cents livres qui leur a été enlevée, car Salo est en votre pouvoir, et pas plus que tout autre homme d'armes (armiger) il ne saurait vous résister. »
Cette requête ne resta pas inutile : Guérin fut jugé par Suger en cour du roi et condamné.
Ce sont là les lettres les plus fréquentes. A cette époque, la société était à tout moment troublée. Au lieu du mécanisme administratif savamment organisé qui fonctionne de nos jours, il fallait l'intervention sans cesse renouvelée de l'initiative individuelle.
Vient une autre lettre dans laquelle l'évèque d'Auxerre et l'abbé de Clairvaux supplient Suger d'employer son influence pour faire conclure une trêve entre deux seigneurs qui sont en guerre et font beaucoup de mal au pays.
Robert de Montfaucon (Roberlus de Monle Falconis) lui écrit pour réclamer contre l'évocation, à Paris, d'un litige entre lui et un de ses hommes qui lui refuse le servlcl; et qui le lui devait. Il était prêt, il est prêt encore à paraître en justice au palais du roi ou par devant Monseigneur l'archevêque de Bourges, suivant les us et
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coutumes qui régissent les chevaliers et leurs hommes à Bourges. S'il s'agissait des affaires du roi ou de celle de Suger, celui-ci aurait le droit de l'entraîner, selon son bon plaisir, aux limites extrêmes du royaume, mais quand il s'agit d'un litige personnel entre ledit sire de Montfaucon et un homme de Bourges, il y a des limites fixées et certaines, au-delà on ne peut évoquer l'affaire.
C'est, on le voit, la revendication du ressort dans lequel se trouve le domicile personnel du réclamant.
Les communes ne sont pas les dernières à invoquer la protection et le secours du régent. C'est ainsi que toute la commune de Beauvais élève une voix suppliante vers son seigneur Suger, et lui rappelant qu'elle a été confiée par le roi, lors de son départ, aux mains du fidèle ministre; elle l'adjure de faire rendre justice à ces hommes de la commune dont les chevaux ont été confisqués par un seigneur qu'elle lui dénonce; cet homme a été obligé d'emprunter pour payer la rançon qu'on lui a imposée. Que le régent accorde sa protection à cet opprimé, qu'il empèche le retour de pareilles avanies 1
Si Suger protége souvent les communes contre les seigneurs, il intervient aussi pour soutenir les évêques qui ont à repousser les tentatives des bourgeois des villes contre les droits attachés aux évêchés. C'est ainsi qu'il prêta son concours à Samson, archevêque de Reims, qui se plaignait d'avoir été en butte aux plus violentes attaques des bourgeois de la ville et lui demandait aide et assistance contre les outrages et les préjudices (injurias el delrimenta) dont il avait à souffrir.
C'était une lutte de tous les jours. Dans cette lutte, Suger, il faut le dire, trouva des appuis. D'abord, il avait un caractère éminemment propre au gouvernement,
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et ce caractère avait été développé par les occupations de toute sa vie, sans même parler des fonctions publiques qu'il avait remplies. Les abbés des monastères étaient des hommes d^autorité et d'administration, et l'abbaye de Saint-Denis, opulente entre toutes les abbayes, avait donné à celui qui la dirigeait l'occasion d'exercer et par conséquent de perfectionner ses facultés. La sollicitude d'un chef de monastère ne se bornait point, on l'a vu, à diriger spirituellement ses frères et à administrer les biens de la communauté : il fallait souvent qu'il les défendît, par habileté, contre les envahissements des cupidités qui fermentaient à l'entour, et quelquefois qu'il les protégeât à force ouverte contre la violence. Le gouvernement, l'administration, les finances, la diplomatie, la guerre, devenaient donc familières aux chefs des communautés religieuses : c'était, à vrai dire, une école de gouvernement que la direction des abbayes, et il ne faut pas s'étonner si l'on allait leur emprunter la force sociale et l'habileté politique. Il n'y avait guère que là qu'on connût les deux grands secrets de la vie des peuples : commander et obéir. Suger, comme abbé de Saint-Denis, avait cette habitude de commandement ; cette volonté forte qui sait faire plier les résistances; cet amour delà règle qui, pour les choses temporelles, devient l'amour de la loi; cette habileté à manier les esprits que le prêtre possède ordinairement à un plus haut degré que les autres hommes, parce qu'il a lu plus profondément dans les mystères de notre nature. Il savait vouloir, grande science quand on gouverne, et il avait le sentiment des droits de son autorité, sentiment qu'il faut éprouver pour l'inspirer aux autres. Ce fut donc en lui qu'il trouva sa première force, et il s'épargna bien des difficultés en montrant de
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prime abord qu'il était décidé à conduire les choses aussi loin qu'elles pourraient aller contre ceuxqui susciteraient des obstacles à sa régence. Il vint à bout des difficultés de détail, par son intelligence et par son énergie : dans les circonstances les plus graves, il employa avec avantage l'autorité du pape, toujours prêt à frapper de ses foudres ceux qui nuisaient aux intérêts d'un roi qui avait quitté ses États pour faire la guerre sainte, et l'influence toute-puissante de saint Bernard, qui représentait en France le pouvoir du saint-siége. On ne saurait se faire une idée des ressources que Suger trouva dans cette double assistance. Quelque habile politique qu'il fut, il n'aurait jamais pu gouverner le royaume avec tant d'éclat, si la grande figure de la papauté n'avait pas été debout à côté de lui pendant toute sa régence, et si la voix populaire de saint Bernard n'avait pas retenti pour rallier à son autorité tous les esprits et tous les cœurs. Ainsi, par une réciprocité naturelle, tandis que Louis le Jeune combattait dans les contrées lointaines pour la religion, c'était la religion qui lqi conservait ses États par les mains d'un politique formé dans le cloître, et appuyé sur un pape et sur un saint.
On vit bien, dès le début de la régence de l'abbé de Saint-Denis, toute la force qu'il puisait dans cette assistance du saint-sjége. Chaque lettre de Louis le Jeune, on l'a dit, était une demande d'argent. Il fallait au roi tant de deniers pour suffire aux besoins de la croisade, qu'il ne cessait de recourir "à son fidèle ministre. Suger éprouva quelques obstacles de la part de plusieurs évêques qui auraient bien voulu se soustraire à l'obligation de contribuer à former la somme nécessaire; il lui suffit
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d'en avertir le pape, qui lui répondit aussitôt (octobre 1147) que, dès qu'il lui aurait fait connaître nominativement les opposants, il dirigerait contre eux les censures de l'Église et n'omettrait rien pour les ranger à leur devoir (1).
Ce fut pendant l'année 1147 que le pape tint à Paris un concile dans lequel on devait juger les opinions de Gilbert de la Porrée, évêque de Poitiers, accusé d'avoir enseigné plusieurs erreurs. Comme Suger assista à. ce
(1) Parmi les lettres que le pape Eugène écrivit à Suger pendant sa laborieuse régence, il en est une très-belle. Après avoir consolé Suger des traverses et des épreuves qu'il endure à cause de son amour pour la justice et de sa fidélité au roi, il le réconforte en lui rappelant que le Christ lui-même a souffert. Il ajoute qu'il a mandé aux archevêques et aux évêques d'excommunier, s'ils ne revenaient pas à résipiscence, ceux qui troubleraient la paix du royaume.
Voici, en effet, la lettre que le souverain pontife écrivit aux.
évêques : « Vous savez, et il n'est personne qui ignore, que notre cher fils, l'illustre roi des Français, laissa, en partant pour Jérusalem, son royaume sous la protection de l'Église et sous la nôtre, et qu'il vous a prié comme nous de le préserver des agressions des méchants. Nous avons appris que quelques hommes, mus par un esprit diabolique, troublent la paix publique dans les États du prince absent, sans tenir aucun compte de ce que ce seigneur, prenant la croix, a suivi le Christ et s'est hâté de se rendre, pour défendre la foi chrétienne, aux lieux où les pieds de Notre-Seigneur se sont posés (ubi steterunt pedes Domini). C'est pourquoi, ne pouvant ni ne devant refuser notre secours à un roi si chrétien et si dévoué à l'Église, nous vous mandons, par ces présentes, d'appeler devant vous les perturbateurs du royaume, de 1e3 avertir sérieusement d'avoir à cesser de porter aucun dommage aux hommes du Seigneue, et s'ils dédaignent d'obéir à vos avertissements, frappez-les d'une sentence d'excommunication. En outre , lorsque vous serez appelé par ceux à qui la garde du royaume a été confiée, ou par l'un d'eux, agissez comme il sied à des amis de la paix et de la justice et selon la fidélité que vous devez au roi. »
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concile et qu'il joua un rôle éminent dans celui que le pape rassembla, l'année suivante (1148), à Reims, pour terminer les affaires commencées, il importe d'entrer dans quelques détails sur ces deux grandes assemblées.
Nous parlerons surtout en détail de la seconde, qui réunit jusqu'à onze cents membres, cardinaux, archevêques, évêques, abbés, accourus de l'Italie, de l'Allema gne, de la France. C'était saint Bernard qui s'était porté l'accusateur de Gilbert de la Porrée devant le concile de Paris; ce fut encore lui qui-l'attaqua le plus vivement à Reims. Cet homme illustre avait toujours les yeux ouverts sur les périls de l'Église, soit qu'ils provinssent du relâchement des mœurs, soit qu'ils résultassent de l'altération du dogme.
Il ne faut pas se laisser faire illusion par l'obscurité des termes, et croire que, parce que Les questions de la théologie transcendante sont abstruses, elles soient sans intérêt pour l'humanité. Le dogme est le roc qui porte tout l'édifice; si la base est ébranlée, tout le reste chancelle avec elle. Gilbert de la Porrée enseignait une doctrine d'après laquelle les attributs de la Divinité auraient été distincts de la Divinité même, ce qui aurait altéré la simplicité de l'essence divine, et ce qui aurait détruit ce qu'il y a d'absolu dans cette essence. Il ajoutait que l'unité de la Trinité résidait dans l'unité de son essence divine ; mais il ne voulait pas qu'on pût dire que le Père, le Fils, le Saint-Esprit, fussent une seule substance, une seule unité. Enfin il y avait quelque chose d'équivoque dans la manière dont il expliquait l'incarnation, et on pouvait craindre que les esprits faux, ou mal intentionnés, n'en tirassent des conclusions qui auraient mis sur le chemin d'attaquer le plus ineffable mystère du chris-
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tianisme, Dieu se faisant homme pour sauver l'humanité.
Les intentions de Gilbert de la Porrée, il faut le dire, n'étaient pas mauvaises, mais il y avait un peu de curiosité métaphysique dans la manière dont il parlait des mystères ; matière si grave, que tous les termes qu'on emploie pour en traiter doivent être pesés avec un soin extrême; car, pour peu qu'ils contiennent le germe d'une erreur, l'analyse, cette faculté humaine si redoutablement féconde, le développe bientôt. Ainsi, pour ne pas sortir des trois propositions soumises aux appréciations des conciles de Paris et de Reims, quand on prenait la première proposition de Gilbert de la Porrée, qui consistait à soutenir que les attributs de Dieu, c'est-à-dire sa force, sa grandeur, sa justice, sa bonté, étaient autre chose que Dieu même, il en résultait qu'il y avait en Dieu quelque chose qui n'était pas Dieu, et qui était plus fort que lui. On était donc insensiblement amené à cette doctrine du destin qui, dans le système du paganisme, dominait les volontés divines et humaines. Les attributs de Dieu déterminant sa volonté, s'ils étaient séparés de sa divinité, Dieu n'était plus libre. La seconde doctrine, relative à la Trinité, pouvait avoir des conséquences encore plus fâcheuses; car elle ouvrait la porte à l'opinion de ceux qui voudraient essayer de diviser les trois personnes, et, en abusant de cette subtilité métaphysique, on allait à la pluralité des dieux. Nous avons dit que la troisième opinion pouvait favoriser la doctrine de ceux qui étaient disposés à réduire la médiation à un fait humain. Du moment, en effet, qu'on prétendait, comme l'évêque de Poitiers, que la nature divine n'avait pas pris la nature humaine dans l'incarnation, mais qu'il fallait
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réduire à la seconde personne, à celle du Fils, ce qu'on avait dit de la nature divine, on entrait dans une route glissante, au bout de laquelle on ne pouvait s'avancer sans risquer de séparer la seconde personne de la Tri-.
nité des deux autres personnes, et de réduire peu à peu à des proportions humaines le grand fait de la rédemption
Ce sont, sans doute, ces considérations qui excitèrent le zèle de saint Bernard à conduire cette affaire avec beaucoup de force et de persévérance. Dans le concile de Paris, on n'avait pu que discuter, et Gilbert de la Porrée, qui était subtil argumentateur et savant métaphysicien, n'avait pas eu trop de désavantage. On ne pouvait arriver à rien de précis, parce qu'on n'avait pas les livres dont on incriminait les passages, et que l'évêque de Poitiers contestait l'exactitude des citations qu'on en faisait et la portée qu'on donnait à ses expressions. Les choses changèrent à Reims, les livres étaient là, et saint Bernard, pour arriver à une conclusion, exigea que les propositions que ces livres contenaient, une fois qu'elles auraient été précisées par la discussion, fussent écrites sous les yeux et pour ainsi dire sous la dictée de l'évèque de Poitiers, afin qu'on sût si elles contenaient bien l'expression de sa pensée, pour être soumises ensuite au jugement d'une commission nommée par le concile, et dans laquelle figuraient les prélats et les abbés les plus consommés dans la science théologique, entre autres Geoffroy de Loroux, archevêque de Bordeaux, métropolitain de Poitiers; Milon, évêque de Thérouanne; Gosselin, évêque de Soissons ; saint Bernard et Suger.
Après de longues discussions, on rédigea les trois propositions suivantes, qui furent avouées par Gilbert de
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la Porrée commeexprimantses doctrines. En premier lieu, les qualités formelles qui sont en Dieu et la divinité qui constitue Dieu ne sont pas Dieu même; en second lieu, les trois personnes sont trois choses par leurs unités triples, elles sont distinctes par leurs triples propriétés, qui ne sont pas les personnes mêmes, mais elles sont trois éternelles liées dans la substance divine, mais différentes par le nombre; en troisième lieu, la nature divine n'a pas pris la nature humaine, c'est la seule personne du Fils qui a pris notre nature. Saint Bernard fut admirable d'éloquence dans la discussion de ces trois propositions. Pendant qu'on rédigeait la première proposition, Gilbert de la Porrée s'était penché vers lui et lui avait dit avec quelque ironie : « Écrivez donc que la Divinité est Dieu. » Le saint répondit sans s'émouvoir de cette apostrophe : « Oui, qu'on l'écrive avec le fer, qu'on le grave avec la « pointe d'un diamant sur la pierre la plus dure; oui, la « forme, la nature, la divinité, la bonté, la sagesse, la « puissance, la grandeur de Dieu et généralement tous « ses attributs sont vraiment Dieu. »
Quand les débats furent terminés, les cardinaux qui entouraient le pape dirent que la discussion était close," et qu'ils prononceraient leur arrêt après en avoir délibéré. Ces paroles produisirent un fâcheux effet sur les évêques français, qui avaient assisté en grand nombre à cette épreuve. Il semblait que les cardinaux voulussent leur refuser le droit d'intervenir au jugement et se l'attribuer exclusivement. Ils se rendirent auprès de saint Bernard pour aviser à prévenir ce résultat. Il se trouvait, dans l'assemblée ainsi réunie autour de l'abbé de Clairvaux dix archevêques, un grand norpbre d'évêques, d'abbés et de docteurs. Cette assemblée paraissait sur-
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tout préoccupée d'une crainte. Pendant la discussion, plu.
sieurs cardinaux, anciens élèves de Gilbert de la Porrée, avaient témoigné une extrême bienveillance à leur maître; n'était-il pas à craindre qu'ils fussent influencés dans cette grave circonstance par leurs souvenirs? Après en avoir délibéré, on résolut de rédiger une profession de foi directement contraire aux quatre propositions de GilT bert de la Porrée; cette profession de foi serait revêtue de la signature de tous les membres de l'assemblée, puis un des personnages les plus haut placés parmi ceux qui s'y trouvaient irait Ja présenter au pape, en lui disant que c'était l'expression des convictions du clergé français, et que rien ne pourrait le déterminer à les abandonner. Saint Bernard avait, dit-on, rédigé lui-même cet acte, qui se réduisait aux principes suivants : « Nous « croyons que la nature simple de la divinité est Dieu, et « que Dieu est la divinité; qu'il est sage, par la sagesse « qui est lui-même ; qu'il est grand, par la grandeur qui « est lui-même, et ainsi des autres attributs. Quand nous « parlons des trois personnes divines, nous disonsqu'elles « sont un Dieu et une substance divine, et, au contraire, « quand nous parlons de la substance divine, nous « disons qu'elle est en trois personnes. Nous disons que Il Dieu seul est éternel, et qu'il n'y a aucune autre chose, « soit qu'on la nomme relation, propriété ou autrement, « qui soit éternelle sans être Dieu. Nous croyons que la « divinité même et la nature divine s'est incarnée dans « le Fils. »
Quand cette profession de foi fut rédigée, il fallut choisir quelqu'un pour la présenter au pape, et tous les suffrages se portèrent sur Suger. La haute dignité dont il était revêtu comme régent de France, et en outre la fer-
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meté bien connue de son caractère, le rendaient éminemment propre à cette mission difficile. En la remplissant, l'abbé de Saint-Denis ne resta pas au-dessous de l'attente générale. Accompagné de Hugues, évêque d'Auxerre, et de Milon, évèque de Thérouanne, il se rendit auprès du pape et lui dit, en lui présentant la profession de foi du clergé français, que la vénération qu'ils éprouvaient pour .le souverain pontife avait empêché les évêques de France d'exprimer hautement leur avis sur quelques paroles fâcheuses qu'ils avaient entendues avec regret pendant le cours de la discussion, mais qu'actuellement, puisque le moment de formuler un jugement sur les questions controversées était arrivé, les évêques de France avaient cru devoir remettre au souverain pontife leur profession de foi, à laquelle ils étaient résolus de ne rien changer.
Les paroles de Suger causèrent quelque émotion au pape; il prit cependant l'écrit de ses mains, le lut et répondit qu'il pouvait dire à ceux qui l'avaient envoyé que l'Église romaine n'était en dissentiment avec eux sur aucun point de leur confession, et que si quelquesuns de ses membres avaient paru soutenir l'évêque de Poitiers, la bienveillance qu'ils accordaient à sa personne ne s'étendait pas à ses erreurs. Ainsi l'effet important à produire était produit, la déclaration des évêques do France fournissait au pape l'occasion de décider le point du dogme d'une manière définitive, et, après un arrèt ainsi formulé, il n'y avait pour les cardinaux qui pouvaient être favorables à Gilbert de la Porrée prétexte à aucun retour. Mais cette déclaration, utile dans le fond, avait été trop impérieuse dans la forme, et l'on n'avait pas tenu assez de compte du respect dû à cette Église ro-
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maine qui est la mère de toutes les autres et à la souveraineté spirituelle du pape. Des cardinaux qui sentirent qu'elle était irréprochable dans le fond, et qu'après la réponse du pape il n'y avait plus à discuter sur ce point, se rejetèrent sur la forme et présentèrent, avec une grande force au pape des réflexions qui ne pouvaient manquer de faire impression sur son esprit. Ils lui dirent qu'il était le père commun de l'Église universelle et que la tête de cette Église étant à Rome, le souverain pontife devait être sans cesse occupé à maintenir les prérogatives de puissance et de commandement de l'Église romaine.
Que venaient de faire l'abbé de Clairvaux et avec lui Jes évêques de France? N'avaient-ils pas comme usurpé la suprême autorité du siége apostolique? N'est-ce pas à cette autorité seule, en effet, qu'il appartient de fermer sans que personne puisse ouvrir, et d'ouvrir sans que per.
sonne puisse fermer'! N'est-ce pas à lui seul qu'est commis le droit de décider dans les questions de foi?L'eloignement même où l'on peut se trouver de ce siége n'est pas une raison qui puisse autoriser à empiéter sur sa juridiction.
Voici cependant que le clergé français, en la présence même du pape et du sacré collège, n'a pas hésité à rédiger sa confession de foi sans consulter ni le pape ni les cardinaux, et à la présenter comme une décision sans appel, dans une affaire agitée devant le souverain pontife et ses conseillers naturels; Quand même cette question eût été traitée à Alexandrie Ou à Antioche, l'éloignement de Rome n'aurait pu légitimer une pareille conduite, et l'autorité du patriarcat n'aurait pu donner à la décision prise ce caractère définitif que l'autorité pontificale peut seule imprimer à un arrêt ecclésiastique sur des points de dogme. Le pape ne devait donc pas permettre qu'une
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nouveauté si téméraire fût accréditée par un précédent dangereux.
Ces raisons, développées avec beaucoup de chaleur, produisirent une vive impression sur le pape. Il manda devant lui saint Bernard, qui, ayant conduit toute la discussion et attachant un grand prix à la condamnation des erreurs de Gilbert de la Porrée, paraissait avoir été le promoteur de la démarche des évêques de France. Il le réprimanda avec sévérité de la hardiesse qu'il avait eue, ainsi que le clergé de France, de devancer la décision du saint-siége sur une cause qui ressortait de son tribunal.
Saint Bernard répondit avec douceur que ce n'était pas une décision que l'on avait voulu prendre, mais une exposition des sentiments du clergé français qu'on avait cru devoir soumettre au souverain pontife. Les choses ainsi ramenées à leurs véritables termes, tout s'arrangeait de soi-même. Les évêques de France retirant ce qu'il y avait de trop absolu dans la forme de leur déclaration, restait le fond qui était inattaquable et qui passa dans la décision du saint-siége; seulement il demeura convenu que la confession de foi présentée par les évêques de France ne figurerait pas parmi les actes du concile, afin que l'initiative de la puissance pontificale restât intacte. Gilbert de la Porrée se soumit à la décision du pape avec une docilité' complète et sans -restriction, et retourna à Poitiers réconcilié avec l'Église.
Le concile de Reims, dans lequel ces questions furent agitées, avait eu à juger plusieurs autres affaires, entre autres celle d'un imposteur que l'archevêque de Reims avait fait arrêter et qu'il détenait dans les prisons de la ville. Cet homme, qui était un gentilhomme bas-breton, paraissait en démence : comme il s'appelait Éon, et que,
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dans la conclusion des exorcismes, on trouve la phrase suivante : Per cum qui judicaturus est vivos et mortuos, il s'était imaginé, en vertu de la ressemblance euphonique qui existe entre le mot eum et le nom d'Éon, qu'il était le Christ, Fils de Dieu vivant, appelé à juger les vivants et les morts. Cette imagination, toute folle qu'elle fût, lui attira une foule de disciples plus insensés que lui. Ces hommes infatués s'en allaient répétant qu'il avait le don de faire des miracles, et erraient de contrée en contrée en pillant les monastères. Après avoir quitté la Bretagne pour venir dans la France proprement dite, il avait été plusieurs fois arrêté, et comme il s'échappait toujours, ses disciples attribuaient ses évasions à la puissance surnaturelle qu'ils lui supposaient. Enfin il fut définitivement arrêté par les ordres de l'archevêque de Reims, qui le fit détenir dans les prisons de la ville jusqu'à la convocation du concile de 1148. Éon répondit hautement au pape, qui l'interrogea, qu'il venait juger les vivants et les morts; et, comme le pontife lui adressa quelques autres questions, on vit bientôt qu'on avait affaire à un insensé.
C'est ainsi que, comme on lui demandait pourquoi il s'appuyait sur un bâton en forme de fourche, il dit que tant qu'il en dirigerait les deux pointes vers le ciel, Dieu posséderait les deux tiers du monde et ne laisserait que le troisième tiers au juge des vivants et des morts; mais que, dès qu'il changerait la direction de ce sceptre bifurqué, le contraire arriverait, et le juge des vivants et des morts aurait les deux tiers du monde et ne laisserait que le dernier à Dieu. Le concile comprit qu'il était en démence et se contenta d'ordonner qu'il fut renfermé sa vie durant, afin de lui ôter les moyens de rendre sa folie contagieuse. (Juelques-uns de ses disciples, qui avaient
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été arrêtés avec lui et qui persistèrent à ne pas-abjurer leurs erreurs, furent traités avec plus de rigueur. On les livra au bras séculier, et ils furent brûlés dans le grand marché de Reims. Ces malheureux étaient cependant aussi insensés que leur maître; tous fiers des noms superbes qu'il leur avait donnés : la Sagesse, le Jugement, la Terreur, ils allèrent résolûment au supplice. Celui d'entre eux qui s'appelait le Jugement ne cessait de répéter, en s'approchant du lieu fatal : « Terre, ouvre-toi pour engloutir mes ennemis comme Dathan et Abiron. »
Peut-être l'autorité séculière voulut-elle, par cette terrible exécution, frapper un grand coup, afin de convaincre de l'impuissance de ses chefs la multitude ignorante et fanatique des Bas-Bretons qui les suivaient, en pillant sur leur passage les monastères et les églises, et que le désir de mettre un terme à cette espèce de jacquerie qui commençait contribua à rendre l'arrêt aussi rigoureux. Après le supplice de ses chefs, en effet, cette multitude se dispersa. Quand ces pauvres gens ne crurent plus que leur séducteur était le fils de Dieu, ils pensèrent qu'il était un magicien, et les récits les plus merveilleux se répandirent. Quelquefois, disaient les uns, il faisait apparaître, au milieu des endroits les plus déserts, une quantité prodigieuse de pain, de viande, de poissons, de vins exquis ; mais ces viandes ne nourrissaient pas, ces vins n'avaient pas la vertu de désaltérer: au fond, ces repas n'étaient que des repas fantastiques. Un jour, racontaient les autres, un seigneur de la Basse-Bretagne, qui était un de ses parents, était venu le chercher au milieu d'une forêt où il avait conduit ses disciples et avait l'ait les plus grands efforts pour le ramener à la religion; mais l'imposteur le transporta sur une haute montagne.
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et, lui faisant voir tous les royaumes du monde, il lui promit de les lui donner, s'il voulait l'adorer. Le seigneur repoussa avec terreur cette proposition sacrilège.
Mais son écuyer, ayant aperçu, au milieu de toutes les richesses que le magicien étalait à leurs yeux, un épervier d'une beauté extraordinaire, profita de ce que son maître était déjà éloigné de quelques pas pour demander ce magnifique oiseau, que, malheureusement pour lui, il obtint. Dès que son maitre le vit approcher avec son épervier sur le poing, il lui cria de jeter ce fatal présent.
« Ne vois-tu pas, malheureux, disait-il, que c'est le démon qui a pris la forme de cet oiseau? » L'écuyer, qui trouvait l'oiseau d'une beauté rare, n'avait garde de l'abandonner, et il tournait en dérision la simplicité de son maitre; mais tout à coup il se plaint de ce que l'épervier lui serre étroitement le poing; puis il commence à crier que les ongles lui entrent dans les chairs, tant qu'enfin l'oiseau déploie ses ailes et enlève tout à coup, au milieu des airs, le malheureux écuyer, qui disparaît aux yeux de son maître, sans que depuis oncques personne en ait ouï parler.
C'est ainsi que ces pauvres gens expliquaient leur entraînement, en défigurant les souvenirs de l'Écriture et en arrangeant à leur manière le miracle des cinq pains et la tentation du Christ, à peu près comme, dans les cérémonies magiques, on chantait, dit-on, un faux évangile. Était-ce leur imagination malade et leur cerveau ébranle par la misère, le fanatisme et la faim qui produisaient ces hallucinations, ou bien l'amour-propre humain, qui a tant et de si merveilleux détours, est-il si grand que l'homme ne puisse jamais avouer qu'il a été trompé par sa simplicité et son ignorance, et qu'il
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préfère donner des causes surnaturelles à ses erreurs?
Le concile de Reims eut encore à juger deux importantes affaires. On y examina le différend qui s'était élevé entre l'archevêque de Cantorbéry et l'évêque de SaintDavis, métropolitain de la principauté de Galles. Il fut décidé que ce dernier se soumettrait à la-juridiction de l'archevêché de Cantorbéry, par suite de la réunion de la principauté de Galles à l'Angleterre, qui avait été accomplie par Henri Ier. Puis vint une affaire bien plus grave encore, et dans laquelle Suger montra cette sagesse et cette maturité de raison qui quelquefois le rendaient supérieur à saint Bernard lui-même. Guillaume, que l'Église mit plus tard au nombre de ses saints, était neveu d'Étienne, roi d'Angleterre, et parent de Roger, roi de Sicile; ses mœurs étaient irréprochables, il était plein de charité pour les pauvres, d'une piété profonde, d'une douceur et d'une patience inaltérables. En 1140, il avait été élu à l'archevêché d'York; ce fut le commencement de ses malheurs. Un de ses concurrents réussit à persuader aux abbés des deux monastères de l'ordre deCîteaux, situés dans son diocèse, que son élection avait été simoniaque, que l'argent avait été répandu, et que le roi d'Angleterre avait exercé une influence illégitime sur les suffrages. Dès lors Guillaume eut l'ordre de Cîteaux tout entier contre lui, et saint Bernard, qui était la lumière de cet ordre et qui frémissait au seul mot de simonie, le poursuivit à Rome sous trois pontificats successifs, avec la chaleur et la vivacité qu'il mettait dans toutes les affaires dans lesquelles il croyait l'intérêt religieux engagé. Ce grand saint, au milieu de tant de vertus, était homme, et, comme tous les hommes, sujet à l'erreur. Il attaqua donc Guillaume avec cette impétuosité de zèle
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blâmée par saint François de Sales, et le Irai La de la manièrela plus dure. Cependantses efforts furentinutiles pendant huit années ; toute l'Angleterre était pour Guillaume, et les légats du pape, auxquels avait été commis le soin de juger cette affaire, la jugèrent en sa faveur. Ce qui perdit Guillaume, ce fut l'animosité que l'ordre de Citeaux nourrissait contre lui, et une certaine négligence qui tenait à son caractère. Il n'avait pas mis d'empressement à aller recevoir le pallium sous le pontificat de Célestin, qui lui était favorable, ce qui permit à saint Bernard de le poursuivre encore sous le pontificat d'Eugène III, qui sortait de l'ordre de Cîteaux. L'évêque d'York ayant été très-mal reçu à Rome par ce pontife, quelques seigneurs de ses parents, indignés contre l'ordre de Citeaux, à l'influence duquel ils attribuaient cette mauvaise réception, brûlèrent, sans l'aveu de Guillaume, une ferme appartenant aux abbayes de l'ordre de Cîteaux, située dans le diocèse d'York. Cet acte de violence envenima encore les choses, et, dans le concile de Reims, saint Bernard, qui avait écrit au pape que Guillaume était « ulcéré de corruption depuis le sommet de la tête jusqu'à la plante des pieds,» poursuivit l'archevêque d'York avec plus de véhémence que jamais. Celui-ci n'était pas là pour se défendre; en vain Suger, avec son bon sens ordinaire, essaya-t-il de faire tomber les préventions, en vain remontra-t il, en homme qui ne voulait point laisser mettre en oubli les prérogatives de la royauté, que quand bien même, comme le prétendaient ses accusateurs, le roi d'Angleterre l'eût demandé pour archevêque au clergé d'York, cela ne rendrait pas son élection nulle, les rois ayant le droit de témoigner dans ces occasions quel est celui des candidats qui leur serait
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agréable; en vain la plupart des cardinaux appuyèrentils ses raisons : Guillaume fut déposé. Il soutint ce coup d'une manière admirable; s'opposant à ce que le roi, son oncle, fît agir son autorité, il se retira dans une maison de campagne, où il vécut dans la prière et dans l'exercice de toutes les vertus, surmontant dès lors cette paresse qui était le seul défaut qu'on pût lui reprocher.
Cinq années après, le pape Anastase, celui de tous les membres du saint collège qui avait combattu sa déposition avec le plus d'énergie, le rétablissait avec honneur sur le siége d'York, à la requête du clergé et du peuple d'Angleterre.
Quand toutes ces affaires furent achevées, et qu'on eut pourvu à d'autres questions secondaires assez nombreuses, le concile se sépara en remerciant le régent de France de la sécurité qu'il avait assurée à l'assemblée.
Ces graves préoccupations religieuses n'avaient pas empêché Suger de veiller aux affaires; il attachait surtout un prix particulier à ne pas laisser usurper la prérogative royale de conférer, après la nomination aux évêchés, la possession des biens qui en dépendaient, et il faisait saisir le temporel de tous ceux qui voulaient se soustraire à cet usage; c'est ce qu'il fit notamment après la mort de l'évêque de Chartres. En agissant ainsi, il professait cependant le plus grand respect pour la liberté des élections ecclésiastiques, et il s'opposait, avec une sollicitude toute particulière, à ce que les brigues et la corruption en altérassent la sincérité, de sorte qu'on peut dire qu'il conciliait, par des tempéraments habiles, ce qu'exigeait de lui la liberté religieuse qu'il devait défendre comme membre du clergé et comme chrétien, et l'autorité royale dont il ne pouvait consentira laisser
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dépérir les prérogatives, en sa qualité de régent de France. En même temps il remplissait tous les devoirs du gouvernement; il maintenait les féodaux, protégeait les petits, se montrait justicier ferme, et au besoin rigoureux. Obligé de lever des impôts considérables à cause des demandes d'argent continuelles que lui adressait le roi, il veillait du moins avec une sévère économie à ce que les deniers publics ne fussent pas la proie des hommes puissants. Personne ne peut obtenir d'argent sans l'autorisation de Suger, la reine mère elle-même doit s'adresser à lui; il apaise ou réprime par la force les troubles qui s'élèvent dans les communes nouvellement émancipées, contient les usurpations des seigneurs et exerce enfin l'autorité souveraine avec tant de sagesse et de vigueur, qu'il imprime à tous le respect, et que la renommée porte partout le bruit de sa régence en la comparant au règne de Salomon. Sa générosité égalait son habileté politique. L'immense consommation d'argent que faisait la croisade pesant lourdement sur les finances publiques, Suger venait au secours du trésor du roi avec les revenus de l'abbaye. Son biographe Guillaume l'affirme d'une manière formelle. « Les chevaliers, ditil, reçurent de Suger leur paye accoutumée, et, en outre, à certains jours des habits et des dons vraiment royaux.
Tous ces présents, c'est chose bien connue, il les fit de ses propres deniers, et non sur les trésors du prince ou aux dépens de l'État, car tout ce qui sortait du fisc royal, Suger l'envoyait à l'étranger (en Orient) ou le réservait pour ie roi. »
La vénération qu'il inspirait était si grande, qu'on voit l'évêque d'Angers lui donner le nom de Majesté dans une de ses lettres. Manassès, évêque d'Orléans, lui attribue,
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en lui écrivant, le titre d'Altesse; le sévère Bernard se sert pour le désigner des appellations d'Excellence, de Grandeur et de Prince; Pierre le Vénérable regarde sa régence comme un règne; Raoul, comte de Vermandois, le nomme son seigneur, preuve évidente qu'il se regardait comme son lieutenant, chargé seulement d'appuyer ses décisions à la pointe de l'épée, quand il en était besoin. Comment en aurait-il été autrement? Louis le Jeune n'avait-il pas écrit à Suger, dans la première lettre qu'il lui adressa après son départ pour la croisade : « Toutes choses sont entre vos mains depuis que nous « nous en sommes remis à votre prudénce de tout ce qui « regarde notre royaume, afin que vous vous en occu« piez comme de vos propres affaires. » Le pape, qui savait quelle était l'étendue de l'autorité conférée à Suger, le traitait de vice-roi.
Ce qui donnait à tout le monde une si grande idée du pouvoir de Suger, c'est l'idée qu'il en avait lui-même.
Quand il s'adressait aux féodaux, sa première parole était une prière, sa seconde un commandement si ferme et si précis, qu'on était rarement tenté d'y désobéir. Le duc de Normandie n'ayant pas déféré à l'invitation qu'il lui avait faite de venir défendre les intérêts du roi, de sa personne, dans une circonstance importante, et donnant pour excuse de prétendues maladies qui renaissaient d'elles-mêmes pour autoriser ce refus déguisé, Suger parla en maître : il lui fit dire qu'il irait le chercher à la tête d'une armée, s'il ne se rendait pas immédiatement à l'ordre exprès que lui adressait le régent de France, et le duc de Normandie dut plier devant la volonté si ferme d'un homme qui savait faire respecter l'autorité royale remise entre ses mains.
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Nous avons dit que la renommée de Suger avait franchi les frontières de France : on le vit bien par la visite que voulut lui faire l'évêque de Salisbury, pour admirer, disait-il. la sagesse de son gouvernement et les merveilles qu'il avait accomplies. Au retour de ce voyage, l'évêque de Salisbury adressa à Suger une lettre qui donne une idée de l'estime que l'abbé de Saint-Denis avait inspirée à ses contemporains. Ce document trouve ici naturellement sa place : «Au bien-aimé et très-aimable Père el seigneur Suger, « par la grâce de Dieu, abbé de Saint-Denis et régent « du royaume de France, « Joséel, par la même ordee, évêque de Salisbury, salut.
« Vous jouissez partout d'une si haute estime, que le « désir d'être honoré de votre amitié nous a fait travera ser les mers. Nous ne sommes venus de si loin que « pour admirer les merveilles qu'on raconte de vous, « comme du Salomon de notre siècle. Nous avons cn« tendu avec joie les paroles de sagesse qui sortent de * de votre bouche; nous avons vu le temple magnifique « que vous avez bâti et les ornements dont vous ne ces« sez de l'embellir. Nous avons, en outre, apprécié le « bel ordre observé par ceux qui le desservent, et nous « avons eu tout sujet de nous écrier, comme autrefois la « reine du Midi, que l'on ne nous avait pas rapporté la « moitié des choses que nous avons vues de nos yeux, la « réalité surpassant de bien loin les rumeurs de la re« nommée. Qui ne s'étonnerait de voir un seul homme « soutenir le poids de tant et de si importantes affaires, « maintenir les églises dans la paix, réformer le clergé, « défendre le royaume de France par les armes, y faire « lleurirla vertu et régner l'autorité des lois? Qu'on juge.
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« après cela, si nous avons eu raison de nous mettre en « mer, de braver les fatigues d'un long voyage et. d'expo« ser notre vie pour avoir le bonheur de vous connaître.)) Ainsi s'exprimait l'évêque de Salisbury, en s'excusant auprès de Suger de n'avoir pu lui faire une visite d'adieu.
Tandis qu'il s'exprimait ainsi, Robert, autre évêque anglais, lui témoignait la même considération. Henri, roi d'Angleterre, lui proposait de l'accepter pour arbitre dans le différend qu'il avait avec le roi de France, tant il avait foi dans son intégrité et dans son équité.
Roger, roi de Sicile, trompé par une fausse rumeur qui annonçait l'arrivée de Suger dans cette île, s'embarquait pour aller à sa rencontre. David, roi d'Écosse, lui envoyait des ambassadeurs et lui faisait offrir des présents .magnifiques, en lui demandant seulement son amitié, et tous les souverains des contrées voisines lui témoignaient la même estime et la même admiration.
Ainsi s'écoulèrent les premiers temps de la régence de l'abbé de Saint-Denis : son autorité avait rencontré des obstacles, elle les avait surmontés; des périls, elle les avait vaincus. Il avait porté avec résolution le poids des grandes affaires, sans négliger les soins qu'il devait donner aux affaires secondaires : les églises, les communes, les féodaux, les couvents, rien n'avait été oublié. Il avait assisté aux conciles, administré les finances, réformé les abbayes, réprimé les tentatives des seigneurs qui avaient voulu empiéter sur les droits de l'autorité royale dont il était dépositaire. Son pouvoir était universellement reconnu, le pays était tranquille; mais les épreuves qu'il avait traversées n'étaient pas les plus graves qui dussent assaillir sa régence, et il allait bientôt se trouver en face de périls plus sérieux.
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LIVRE CINQUIEME
Anxiété des esprits en France pendant la croisade. — Récit sommaire de la campagne de Louis le Jeune.— Odon de Deuil envoie à Suger le journal de l'expédition. — Lettre de saint Bernard sur les désastres de la croisade. — La position de Suger meilleure que celle de saint Bernard. — Louis le Jeune et Aliénor. — Sage conseil de Suger. — Fâcheux dénoûment de la croisade. — Arrivée de Robert de Dreux en France. — Sa conspiration. - Dernières et graves difficultés de la régence de Suger. — Le pape et saint Bernard interviennent. — Suger triomphe de la conspiration féodale. — Assemblée de Soissons. — Retour de Louis le Jeune en France.
Les difficultés qui attendaient la seconde partie de la régence de Suger -tenaient aux vicissitudes de la croisade (i), et c'est ainsi qu'un récit sommaire de l'expé-
(1) Il est difficile d'expliquer et de justifier en moins de mots les croisades, que ne l'a fait M. l'abbé de Cambacérès, dans le panégyrique de saint Louis, prononcé en 1768 : « Transporter au delà des mers des vassaux rebelles et factieux, « et par là rendre le calme à l'État; tourner contre les barbares la « fureur de ces lions indomptés qui déchiraient la patrie, et par là « laisser reposer les peuples; occuper leurs armes contre un en« nemi éloigné, afin qu'ils ne les tournassent pas contre leurs rois, « et par là affermir le trône, et par les guerres étrangères étouf« fer les intestines : en voilà la politique.
« Combattre un peuple féroce qui avait pour article de foi d'ex« terminer les chrétiens; qui avait porté ses ravages en Espagne, « en Portugal, en Allemagne et jusque dans la France; qui pré-
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dition de Louis le Jeune devient nécessaire pour comprendre ce qui va suivre. Il est facile de le concevoir, pendant toute l'administration de l'abbé de Saint-Denis, les yeux ne cessèrent point d'être tournés vers l'Orient.
Quel devait être le dénoûment de cette entreprise loin.
taine et semée de tant de périls? Était-ce un succès éclatant qui l'attendait? Était-ce un revers? C'était la question qui préoccupait tous les esprits. Outre l'intérêt religieux qui s'attachait à une expédition entreprise pour empêcher le tombeau du Christ, récemment conquis, de retomber dans les mains des infidèles, et les anxiétés des familles qui comptaient quelques-uns de leurs membres dans l'armée des croisés, les ennemis du roi devaient lever ou courber la tête, selon que de bonnes ou de mauvaises nouvelles, arrivant d'Orient, montreraient Louis le Jeune vainqueur ou Louis le Jeune vaincu. La France, à cette époque, n'était pas tout entière en France, elle était aussi dans ce camp qui contenait l'élite de ses enfants; elle vivait de deux vies,
« parait des fers à toute la chrétienté, si la religion n'eût réuni « les princes chrétiens contre ces rapides conquérants, et, par les « croisades, délivrer l'Asie et rassurer l'Europe : en voilà la justice.
« Osons donc une fois braver le préjugé et nous présenter ces « guerres saintes aussi heureuses qu'elles auraient pu l'être ! L'Asie « ne serait point la proie des barbares. La loi de l'Évangile aurait « fait des mœurs et des hommes là où la loi d'un imposteur n'a « produit que des mœurs honteuses pour l'humanité. L'Europe, « l'Asie, l'Afrique, ne seraient, pour ainsi dire, qu'un peuple et une « religion; la mer serait sans pirates, le commerce sans ob« stacle, le nom de chrétien sans ennemis ; des millions de mal« heureux, nos frères et nos compatriotes, ne gémiraient point, « à la honte des nations, sous les fers des infidèles, et en voyant « le monde affranchi de la tyrannie ottomane, au lieu de dire : « Quelle folie que les croisades ! on s'écrierait : Quel malheur que « les eroisades n'aient pas réussi ! en voilà l'apologie. »
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elle avait deux histoires, et elle suivait du regard la meilleure part d'elle-même, sur ces rivages lointains.
C'est ce qu'on éprouve à chaque instant en étudiant la régence de Suger. Tout ce que l'habileté et le conseil peuvent accomplir, il l'accomplit et il exerce sur les événements qui sont à sa portée une influence incontestable. Mais on aperçoit bientôt qu'il y a tout un ordre de faits qui ne dépendent pas de lui et dont il dépend : ce sont ceux qui se passent eu Orient et dont le contrecoup se fait bientôt sentir dans les affaires intérieures du royaume. Les succès du roi doublent la force de la régence de Suger; ses revers l'affaiblissent. Aussi, avec quelle anxiété n'attend-il pas ces lettres d'outre-mer qui lui apportent les nouvelles de la croisade! Quand ces lettres viennent à manquer, quelles terreurs 1 Alors mille bruits sinistres se répandent dans le royaume; ils sont, de proche en proche, grossis par l'imagination des peuples, qui mettent toujours les choses à l'extrême. On ne se contente pas de pressentir, on raconte des désastres : l'armée est détruite, le roi est tué, tout ce qui a échappé au glaive des infidèles est demeuré captif. D'où viennent ces horribles nouvelles? Personne ne le sait, mais tout le monde y croit, parce que le silence des croisés les autorise : c'est alors que la mission de Suger devient difficile. Au milieu de ces paniques, les nations, comme lés armées, n'écoutent plus la voix de ceux qui les conduisent. L'imagination des peuples s'éprend de tout ce qui l'ébranlé vivement; il lui faut de grandes douleurs ou de grandes joies, et c'est en vain qu'on essaye de discuter, avec les lumières de la raison, contre la crédulité passionnée de la multitude. Quelquefois, au milieu de ces appréhensions publiques, une lettre d'Orient
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arrive à Suger; alors il s'empresse de la faire publier de proche en proche, pour ranimer les esprits. Le roi est vivant, l'armée continue heureusement sa marche : deux paroles qui aplanissent heureusement tous les obstacles devant la régence de Suger. A cette nouvelle, ses amis reprennent courage et ses ennemis perdent leur confiance; son autorité est plus incontestée, ses ordres mieux obéis. Si la lettre contient de mauvaises nouvelles, Suger les dissimule ou les atténue avec un art infini. Il prépare les esprits à apprendre peu à peu la vérité. Enfin il prévient tout ce qui pouvait exciter des émotions trop vives et lui créer des embarras sérieux, et il attend, pour laisser connaître les événements d'Orient dans toute leur gravité, qu'il ait pris les dispositions nécessaires pour faire face aux périls qui peuvent en résulter en France.
Jusqu'à Constantinople, les croisés français, on l'a vu, n'avaient pas rencontré d'obstacles. Ils avaient traversé l'Allemagne et la Bulgarie, et dans plusieurs villes ils avaient trouvé des ambassadeurs de Manuel, envoyés pour saluer le roi de France.
L'une de ces ambassades apporta une lettre de l'empereur si basse et si humble, que le rouge en monta au visage des fiers barons qui accompagnaient Louis VII.
Les ambassadeurs grecs commentaient par de nouvelles bassesses les bassesses de leur maître, si bien, dit Odon de Deuil, que l'évêque de Langres, ennuyé de ces adulations, finit par s'écrier : « Frères, ne parlez pas si sou« vent de la gloire et de la majesté du roi ; il se connaît, « et nous nous connaissons; dites-nous promptement ce « que vous voulez. »
Les magnificences de Constantinople frappèrent vivement les croisés, et Odon de Deuil, le fidèle conseiller que
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Suger avait donné à Louis le Jeune, a exprimé avec naïveté son admiration et celle de ses compagnons dans le récit qu'il a laissé de la croisade. « Constantinople, « dit-il, la gloire des Grecs; Constantinople, dont la « renommée est si grande et dont les richesses surpas« sent la renommée, a la forme d'un triangle. A l'angle « intérieur s'élève Sainte-Sophie et le palais de Cons« tantin, où l'on voit une chapelle réservée, à cause des ( reliques qu'elle contient. La ville est entourée des deux « côtés par la mer. En y arrivant, on voit une espèce de « canal qui s'étend à près de quatre milles : c'est là qu'est « situé le palais qu'on appelle Blaquerne, palais remar(1 quable par sa grande élévation, par la beauté de son « architecture et par ses splendeurs intérieures. En rai« son de sa triple exposition, il offre à ceux qui l'habi■' tent le triple aspect de la mer, de la campagne et de la Il ville; sa beauté extérieure est presque incomparable; < sa beauté intérieure surpasse tout ce je pourrais en « dire; l'or y brille partout, et son éclat se mêle à celui ■i de mille couleurs. Le pavé est en marbre industrieusefi ment travaillé ; je ne sais ce qui l'emporte de la per,( fection de l'art ou de la richesse de la matière. Du troi« sième côté du triangle de la ville, on aperçoit la ( campagne ; mais ce côté est fortifié par un double mur « surmonté de tours, qui, sur un espace de deux milles, « s'étend de la mer jusqu'au palais. Ce ne sont ni ces « murs ni ces tours qui font la force de la ville ; je crois « qu'elle est tout entière dans la multitude de ses habi* tants. Au bas des murs s'étendent des jardins potagers qui fournissent toutes sortes de légumes. Des canaux le souterrains amènent du dehors des eaux douces; car .< celle que Constantinople renferme est salée et d'une
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« saveur desagréable. Dans plusieurs endroits, la ville « manque d'air; les riehes couvrent les rues de leurs « édilices, et les pauvres habitent des quartiers sales et « malsains. »
L'aspect de cette grande ville de Constantinople, cette tête puissante d'un empire qui avait été autrefois l'empire du monde, produisait une vive impression sur les croisés, qui, habitués aux petites villes de la France féodale, n'avaient pas l'idée de ces splendeurs orientales.
Mais bientôt ils eurent à se plaindre, comme les premiers croisés, de la perfidie des Grecs. Manuel, qui régnait alors à Constantinople, avait cette faiblesse orgueilleuse qui était le caractère du pouvoir en Orient. Il craignait et tout à la fois il méprisait ces Occidentaux, terribles soldats, mais si étrangers à tous les arts de la civilisation; il aurait voulu se servir de leur courage pour reconquérir les villes que les infidèles lui avaient enlevées, et il appréhendait cependant le secours de ces formidables alliés, presque autant que les attaques des Turcs, ses ennemis naturels. Ces trois ordres de sentiments expliquent toutes les contradictions de sa conduite; l'orgueil, la crainte, le désir de faire tourner les croisades à leur protit, voilà le fond de la politique des empereurs grecs, pendant toute la période des croisades.
Il y eut un mouvement de colère parmi les croisés quand ils virent le siége d'or et de soie du roi de France placé au-dessous du trône de l'empereur. A la place des grandeurs du cœur et de celles de l'esprit qui lui manquaient, Manuel mettait les grandeurs de l'étiquette.
Malgré son habileté à dissimuler, il fut pénétré par quelques-uns des conseillers que le roi avait avec lui. L'évoque de Lan^rcs surtout, IVappé du danger qu'il y avait
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à laisser derrière soi un allié cauteleux, qui, d'un moment à l'autre, pourrait devenir un ennemi, proposa ouvertement de s'emparer de Constantinople. Le roi ne voulut pas tourner contre une nation chrétienne les armes qu'il avait prises pour combattre les infidèles.
Mais le conseil de l'évêque de Langres avait été rapporté à Manuel sans doute, car depuis ce moment on ne cessa de parler aux Français des victoires par lesquelles se signalaient les Allemands, qui les avaient naturellement devancés. Déjà, disait-on, ils s'étaient emparés d'iconium, et de tous côtés les infidèles fuyaient devant leurs épées. II. semblait que l'occasion de combattre dût manquer aux Français, s'ils tardaient encore à se mettre en marche. L'artifice de Manuel était bien choisi; toute l'armée des croisés était impatiente de quitter Constantinople, comme si la gloire qu'elle était venue chercher de si loin allait lui échapper, et comme si les épées allemandes ne devaient rien laisser à faire aux épées françaises. On signa donc avec l'empereur un traité d'après lequel celui-ci promettait de fournir des vivres et de donner des guides sûrs aux croisés, qui s'engageaient, de leur côté, à ne s'emparer d'aucune des villes appartenant à l'empereur.
L'armée se mit en marche au commencement du mois de novembre 4147, et elle entra en Asie. Elle n'était pas encore à Nicomédie, que déjà on s'aperçut de la perfidie de l'empereur. Les guides qu'il avait promis de donner ne parurent pas ; nulle part les vivres qu'il s'était engagé à fournir ne furent livrés. Les croisés furent contraints, à cause de ce défaut de vivres, de se détourner de leur route et d'incliner au midi, en se dirigeant vers Nicée, la ville des conciles.
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C'était là qu'ils devaient apprendre le malheur de l'empereur Conrad et de ses Allemands. Les Grecs avaient montré, à leur égard, encore plus de perfidie qu'envers les Français. Il y avait eu une querelle de préséance entre les deux empereurs rivaux, à Constantinople ; car tous deux portaient le titre d'empereur des Romains, l'un comme le représentant de Constantin, l'autre comme le successeur de Charlemagne. Conrad, avec cette franchise que donne la force, ne cacha pas le mépris que lui inspirait le faible et cauteleux empereur des Grecs; Manuel contint sa haine, -mais s'il ne l'exprima point en paroles, il se réservait de l'écrire dans les faits. Les chroniques du temps rapportent que l'empereur grec poussa la perfidie jusqu'à faire mêler de la chaux vive dans la farine qu'on fournissait aux Allemands, qui succombaient en grand nombre, les entrailles brûlées par cet aliment meurtrier. Les annalistes grecs eux-mêmes avouent les ruses de Manuel et de leurs compatriotes. Dès que Conrad eut traversé le Bosphore à la tête de son armée, il trouva partout des piéges semés sous ses pas et reconnut la main de l'empereur grec. Les guides que celui-ci avait donnés aux Allemands les égaraient; leurs alliés contre les Turcs les livraient aux Turcs; à l'approche des embuscades, on les invitait à rompre leurs rangs en les assurant qu'il n'y avait aucun péril. S'arrêtaient-ils pour se reposer, aussitôt la rapide cavalerie des Turcs les assaillait à Vimproviste, et on voyait bientôt les cavaliers ennemis s'éloigner en emportant les têtes des chevaliers suspendues au pommeau de leurs selles et toutes dégouttantes de sang. C'est ainsi que, d'embuscade en embuscade, les croisés allemands étaient arrivés dans les montagnes de la Cappadoce. Là une
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grande bataille se livra, une grande catastrophe eut lieu. Le sultan d'Iconium, à la tête de sa cavalerie légère, rompit les batailles épaisses des barons allemands, qui, livrés à l'action de ce climat dévorant et épuisés déjà par de cruelles maladies, succombèrent sous le poids de leur armure de fer et ne purent faire face aux attaques multipliées d'une troupe leste et admirablement montée, qui, tournant sans cesse autour de ces masses, les assiégeait comme des forteresses et choisissait son moment pour y entrer avec le désordre et la mort. Toute cette chevalerie germanique s'abîma, pour ainsi dire, dans les sables, et, de cette armée, la veille encore si redoutable, il ne resta que des débris.
Louis VII rencontra, en sortant de Nicée, l'empereur Conrad, qui ramenait ces tristes débris pour les reconduire en Europe. Sans se laisser décourager par le désastre des Allemands, il ne songea pas un moment à renoncer à la croisade; tout au contraire, il réussit, par ses paroles à la fois religieuses et chevaleresques, à déterminer l'empereur à marcher avec lui vers Jérusalem, pour accomplir, au moins de sa personne, le vœu qu'il avait fait, puisque Dieu lui avait enlevé l'armée à la tête de laquelle il avait quitté l'Europe. Les croisés français continuèrent alors à s'avancer en se dirigeant sur Ëphèse et en laissant, d'un côté la Phrygie, et de l'autre, la mer. Bien des piéges leur avaient été tendus sur la route par les Grecs; aussi ne furent-ils pas médiocrement surpris de trouver dans cette ville des ambassadeurs de Manuel, qui, venus de Constantinople par mer, y attendaient l'arrivée du roi de France. Ils lui remirent des lettres qui contenaient un conseil plus dangereux que tous les pièges qu'il avait rencontrés sur sa route.
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L'empereur t'avertissait, comme par amitié, qu'il allait.
être assailli par une multitude innombrable de Turcs; son armée, ajoutait-il, ne pourrait résister à ce torrent, et ce qu'il y avait de mieux à l'aire, c'était de la diviser en un grand nombre de corps qu'on disséminerait dans les places fortes de l'empire. Si Louis le Jeune avait suivi ce conseil, il eût été perdu sans retour, et son armée ainsi dispersée était à la merci des Grecs. C'est ce que comprit le roi, qui répondit avec une noble fierté aux ambassadeurs que, comme les Turcs dont ils parlaient ne lui inspiraient aucune crainte, il ne croyait pas devoir profiter de l'offre que lui faisait l'empereur, et il était tout à fait résolu à aller en avant. Manuel avait prévu la possibilité de cette réponse, et il avait donné des instructions en conséquence à ses ambassadeurs, qui produisirent alors d'autres lettres, dans lesquelles Manuel se plaignait des désordres commis par l'armée des croisés sur les terres de l'empire, et l'avertissait que désormais il ne pourrait empêcher ses sujets de se venger de l'armée française par toutes sortes de représailles.
Louis le Jeune interrompit alors les envoyés grecs en leur disant, avec un dédain qu'il ne prit pas la peine de cacher, qu'ils auraient dû commencer par ce message et lui épargner le premier ; et, sans les charger d'un mot de réponse pour l'empereur, il les congédia d'un geste de mépris.
Le roi lit hâter le départ, et, après avoir assisté aux funérailles de Gui de Ponthieu, chevalier d'une grande prud'homie, que l'armée venait de perdre, il alla passer les fètes de Noël dans la belle vallée qui conduit d'Éphèse à Laodicée. A chaque pas, l'armée française avait réveillé un souvenir des premiers temps du chris-
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tianisme. C'est ainsi qu'elle avait traversé Sardes, Colosses, Éphèse, ces villes fameuses auxquelles saint Paul adressait ses épîtres. Bientôt on toucha les bords du Méandre, « célèbre par les cygnes dont il est couvert en tout temps, » dit l'historien de la croisade. On marchait dans une de ces terres bénies du ciel, que Dieu semble s'être plu à parer de ses mains, et les croisés, fatigués d'une route déjà si longue, et séduits par la beauté du lieu, songeaient à prendre quelques jours de repos, lorsque les Turcs d'Iconium, ceux-là mêmes qui avaient fait éprouver une sanglante défaite aux Allemands, parurent avantageusement campés sur les hauteurs qui dominent les deux rives du Méandre. Les croisés se trouvaient ainsi pris entre deux armées, dont l'une devait leur barrer le passage du fleuve, tandis que l'autre se préparait à les charger en queue, une fois qu'ils auraient commencé leur mouvement. Les eaux du Méandre, grossies par les pluies d'hiver, offraient l'image d'une petite mer, et l'on ne connaissait aucun gué qui-pût favoriser le passage de l'armée. On résolut donc de continuer à côtoyer le fleuve, en s'avançant vers Laodicée; l'armée ennemie, campée sur l'autre rive, suivit aussitôt ce mouvement, tandis que la marche des croisés était inquiétée par la seconde armée turque, qui les harcelait continuellement, sans vouloir accepter le combat qu'on ne cessait de lui offrir. Enfin on découvrit un gué inconnu même aux gens du pays : aussitôt le roi résolut de traverser le fleuve en plein midi, à la vue des deux armées ennemies. Il divisa ses troupes en deux corps, mit le premier sous les ordres de Thierri, Qomte de Flandre, et de Henri, fils du comte de Champagne, en leur commandant de passer le Méandre
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à la tête de leur cavalerie, tandis que les archers, embusqués sur la rive, les protégeraient en accablant les Turcs de leurs traits. Pour lui, il se chargea de recevoir les Turcs, qui devaient venir prendre l'armée en queue pendant le passage du fleuve. Ce plan réussit complètement : sur l'une ou l'autre rive, les Français furent vainqueurs ; cette armée turque fut écrasée par les lourdes masses de l'Occident, et la défaite des Allemands fut vengée. Le carnage fut tel, que les eaux du Méandre en devinrent toutes rouges de sang. Louis VII se signala entre tous par ses faits d'armes; plus de cent Sarrasins mordirent la poussière sous --son redoutable bras; le vide se faisait autour de lui, tant ses coups étaient multipliés et terribles. Tout ce qui ne put échapper, par la fuite périt par l'épée, et le camp des Turcs, rempli de riches dépouilles, demeura au pouvoir des croisés. Le roi, disent les chroniques, n'avait perdu dans cette bataille qu'un seul homme, le comte de Nogent, qui se noya en traversant le fleuve (1).
Cette victoire ouvrait le chemin de Laodicée, où l'on espérait trouver des vivres : au bout de quatre jours on y arriva; mais là on rencontra une nouvelle preuve de cette inimitié des Grecs dont on avait déjà eu tant de preuves.
La ville était déserte; par l'ordre du gouverneur, tous les habitants s'étaient réfugiés dans les bois et dans les montagnes, en emmenant leurs bestiaux avec eux. Quant au lieutenant de Manuel, il était allé se réunir aux Turcs avec les troupes qu'il avait sous ses ordres. C'était Je même qui avait livré l'armée de Conrad aux musulmans,
(1) Un des historiens de Suger fait remarquer que, par un singulier hasard, il n'y eut aussi qu'un homme qui périt au passage du Rhin, sous Louis XIV, et que ce fut un comte de Nogent.
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et ceux-ci avaient partagé avec lui les dépouilles des Allemands. L'empereur de Constantinople continuait à suivre son astucieuse politique, sans voir tout ce qu'il y avait de téméraire au fond de sa prudence, d'imprévoyant dans tous ses calculs : il ne comprenait pas que, les Turcs une fois vainqueurs des croisés, c'en était fait de l'empire grec, cet édifice vermoulu qui ner pouvait se soutenir contre la puissance pleine de virilité et de jeunesse des musulmans. Au fond de toutes ses habiletés, il y avait un suicide. Mais la haine de sectaires dont les Grecs étaient animés l'emportait sur tout.
Louis le Jeune, sans vouloir céder aux avis de ceux qui lui conseillaient de brûler Laodicée pour punir l'empereur de ses trahisons, fit rechercher les habitants qui s'étaient enfuis dans les bois, se procura par leur moyen quelques vivres et se dirigea vers la Pamphilie.
Dans les rudes et âpres passages de ces montagnes, un désastre attendait l'armée des croisés. Chaque jour on tenait un conseil de guerre, dans lequel on convenait de la marche qu'on suivrait, et, pour prévenir les querelles entre les hauts barons, il avait été arrêté que chacun d'eux commanderait à son tour. L'armée était divisée en deux corps : l'un éclairait la marche, l'autre la fermait.
Un jour que l'on devait franchir un des défilés les plus dangereux de ces montagnes, Geoffroi de Rançon, seigneur de Taillebourg, commandait le premier corps d'armée; le roi avait voulu conduire le second, afin d'être plus près du péril, si les Turcs harcelaient les croisés.
Il était bien convenu qu'on s'arrêterait, pour passer la nuit, sur le plateau escarpé qu'on apercevait à une grande hauteur, et que le lendemain seulement l'armée descendrait en bon ordre dans la plaine, située au bas
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de l'autre versant, et qui est une des plus belles de l'Asie. Le comte de Taillebourg avait dans son corps d'armée la reine Aliénor et toutes les dames de la cour; que le roi avait commises à sa garde, afin qu'elles arrivassent plus tôt au lieu où l'on devait bivouaquer. Rançon voulut, pour plaire à la reine et aux nobles pèlerines qui l'accompagnaient, leur procurer le plaisir de passer la nuit dans la belle et riante vallée dont on racontait tant de merveilles, et, pressé par ses guides qui étaient sans doute vendus aux Turcs, et encouragé par le comte de Maurienne, oncle d'Aliénor, il dépassa le plateau où l'armée devait demeurer jusqu'au lendemain, et descendit le versant de la montagne (il. Les Turcs, qui surveillaient tous les mouvemenfs des croisés, en furent aussitôt avertis et, par une marche rapide, ils s'emparèrent du plateau que le comte de Taillebourg venait de quitter, et interceptèrent ainsi les communications des deux corps d'armée. Le roi s'avançait en toute sécurité.
Comme la route qu'il y avait à parcourir pour arriver au lieu où l'on devait séjourner n'était pas longue, il avait ordonné à ceux qui le suivaient de ralentir le pas. Le comte de Taillebourg ayant au contraire ordonné à ses compagnons de hâter leur marche, un espace considérable séparait déjà les deux corps d'armée. Les chevaliers du roi, persuadés que, les batailles du comte de Maurienne marchaient à peu de distance, et voyant les hauteurs de la montagne couronnées de troupes, crurent que c'étaient les leurs qui étaient arrivés, et, les saluant
(1) Ainsi s'explique le passage de la lettre de Louis le Jeune plus haut citée, dans laquelle il est dit que la duplicité de l'empereur grec et la faute des nôtres ont été la cause du désastre.
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par de grands cris de joie, ils rompirent leurs rangs pour les rejoindre plus tôt. Les Turcs, qui commandaient tous les défilés, observaient et attendaient en silence. Quand les croisés furent engagés dans ces passages presque impraticables, les Turcs poussèrent de grands cris, les accablèrent sous une nuée de traits et, mettant le cimeterre à la main, les chargèrent avec la plus grande impétuosité. Cette attaque imprévue et soudaine mit le comble au désordre des croisés, dont un grand nombre, pour marcher plus facilement, avaient jeté leurs armes sur les chariots qui suivaient. Beaucoup perdirent la vie dans le premier choc, et les rangs se renversèrent les uns sur les autres. Louis le Jeune vit d'un coup d'oeil le péril ; il ordonna à Odon de Deuil, qui était toujours auprès de lui, de courir à toute bride vers le premier corps d'armée, en faisant un circuit pour éviter les Turcs, et de lui enjoindre de revenir à l'instant les prendre en queue. En attendant, le roi et les plus déterminés d'entre ceux qui l'accompagnaient, et qui étaient comme d'habitude à l'extrême arrière-garde, parce que c'était ordinairement le poste du péril, gravirent résolûment la montagne et vinrent attaquer les Turcs, qui égorgeaient les premiers rangs, presque entièrement désarmés. Ils parvinrent en combattant jusqu'à l'espèce d'esplanade où l'armée devait passer la nuit, et là, se formant en bataillon carré, ils soutinrent contre les Turcs un furieux combat, qui dura tant qu'il y eut un chevalier debout.
Après avoir fait un grand carnage des infidèles, tous succombèrent enfin, sans avoir reculé d'un pas. Le roi demeurait seul vivant, couvert du sang de ses amis et du sang des infidèles ; heureusement pour lui, il ne fut pas reconnu. Ne désespérant pas encore dans un si grand
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péril, et ne songeant même pas à se rendre, il s'élança sur un rocher escarpé qui dominait tous les lieux voisins, et, en s'aidant des branches d'un arbre, il parvint à s'y établir. Les Turcs l'accablèrent de traits pour l'obliger à en descendre; mais son armure de fer était à l'épreuve, et tous leurs traits retombaient émoussés.
Quelques-uns des plus hardis essayèrent de monter à l'assaut ; mais ils roulèrent bientôt mutilés ou sans vie aux pieds de leurs compagnons; le redoutable cimeterre du roi, sans cesse levé, défendait les abord-s du rocher à tous ceux qui tentaient l'escalade, et bientôt les assiégeants renoncèrent à leur entreprise pour aller chercher des luttes moins .périlleuses et plus utiles en pillant les bagages des croisés.
La nuit était déjà avancée quand Louis, qui était demeuré dans cette espèce de fort, aperçut quelques soldats, faible débris de son corps d'armée, qui cherchaient à s'orienter au milieu des ténèbres. Il les appela et se fit reconnaître d'eux; alors ils lui donnèrent un des chevaux qu'ils menaient, et, après avoir cheminé silencieusement pendant longtemps à travers des lieux où il n'y avait aucun sentier frayé, ils rencontrèrent enfin les avant-postes du premier corps d'armée qui venait à leur secours. La consternation fut grande quand on apprit qu'il était trop tard pour prévenir une catastrophe dont on ne soupçonnait pas l'étendue. Sur trente mille hommes à peu près qui suivaient le roi, c'est à peine si huit à dix mille avaient échappé; tout le reste était mort ou captif. Le deuil fut immense : chacun pleurait un parent, un ami, et des voix accusatrices s'élevaient pour demander la mort de Rançon, dont l'imprudente désobéissance avait causé cette catastrophe. Mais le comte
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de Maurienne, oncle de la reine, qui ne se sentait pas tout à l'ait à l'abri du reproche, la reine elle-même et toutes les dames de la cour. intercédèrent en sa faveur; Louis le Jeune trouvait d'ailleurs qu'assez de vies étaient éteintes, qu'assez de sang avait coulé, et il refusa de souscrire" l'acte de-sévérité qu'on lui demandait. Il se borna à ôter au comte de Taillebourg le commandement.
Depuis ce jour, le premier corps d'armée fut conduit par Gilbert, vieux capitaine dont l'habileté et le courage étaient estimés de tout le camp; le second corps d'armée marcha sous la conduite de Guillaume des Barres, grandmaître des Templiers, rompu à cette guerre et accoutumé à combattre et vaincre les Turcs; il y avait peu de temps qu'il était venu rejoindre le roi à la tête de ses chevaliers.
L'armée ainsi conduite ne tarda pas à prendre une revanche glorieuse. Les Turcs s'étaient engagés imprudemment entre deux petites rivières; les croisés, qui avaient le sang de leurs frères à venger, chargèrent les infidèles avec tant de furie, que la plupart demeurèrent par terre; dès lors, les chrétiens ne virent plus l'ennemi.
Mais leurs épreuves ne cessèrent pas, elles ne firent que changer. Ils traversaient un pays nu et stérile, dévasté par les Turcs, et l'hiver, qui régnait alors, augmentait la difficulté des approvisionnements. Bientôt la faim, terrible ennemi contre lequel on n'a pas d'armes, vint les assiéger, et l'on se trouva, au bout de quelques jours, réduit à manger les chevaux. Louis le Jeune donnait l'exemple du courage et de la patience. Tous les secours qu'il put distribuer, il les distribua; nuit et jour, le casque en tète et couvert de sa cuirasse, il allait de rang en rang, exhorter, encourager, aider selon son pouvoir; il
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fut dans cette pénible épreuve l'âme de l'armée, comme il en avait été le bras à l'heure des périls. Enfin il parvint, à la tête de cette armée épuisée de fatigues et affamée, jusqu'à Attalie, située sur la limite extrême de l'empire grec, à l'embouchure du Cestrius, dans la Pam.
philie.
Là, le roi résolut de s'embarquer pour Antioche, comme on l'a vu dans sa lettre à Suger. Le gouverneur grec, trop faible pour résister à l'armée des croisés, lui avait offert des vivres et des vaisseaux pour traverser l'espace de mer qui la séparait de l'ancienne conquête de Bohémond. Mais cette offre cachait encore un piège. La somme exigée par le lieutenant de l'empereur avait été payée d'avance, et quand le jour marqué pour l'embarquement fut venu, il ne mit à la disposition des croisés que la moitié des vaisseaux nécessaires pour les transporter à Antioche. Il fallut donc diviser l'armée en deux corps : le roi s'embarqua avec la cavalerie, et il chargea Archambaudde Bourbon et le comte de Flandre de conduire l'infanterie par terre, puisque les vaisseaux manquaient. Le gouverneur grec, protestant qu'il lui avait été impossible de réunir un plus grand nombre de navires, s'engagea à faire appuyer cette infanterie d'un corps de cavalerie grecque.
Mais aussitôt après le départ du roi, les Turcs, avertis par les Grecs, assaillirent les croisés qui furent aussitôt abandonnés par la cavalerie auxiliaire, qui tes accompagnait non pour les soutenir, mais pour leslivrer. Un bien petit nombre échappèrent et purent, sous la conduite du comte de Flandre et d'Archambaud de Bourbon, se trouver au rendez-vous que le roi leur avait assigné. Pour couronner tant de perfidie, on ouvrit la ville aux Turcs, qui égorgèrent tous les malades et les blessés que les croisés avaient
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confiés aux soins des Grecs. Peu de temps après, une épidémie pestilentielle décima la ville, et l'on vit dans ce fléau le doigt de Dieu qui punissait les Grecs de leur inhumanité et de leur trahison.
Cependant le roi, poussé par un vent favorable, était débarqué au port de Saint-Siméon, situé à l'embouchure de l'Oronte et à quatre lieues d'Antioche. Le 19 mars, les églises de cette magnifique ville sonnaient à pleines volées pour annoncer l'arrivée du roi de France et de ses hauts barons; on leur fit une réception magnifique. Antioche était alors sous la puissance de Raymond de Poitiers, oncle de la reine Aliénor; ainsi le roi se trouvait à ta fois chez un prince de sa famille et chez un Français, de cette race méridionale que, par son mariage, il avait réunie à la race du Nord. Trouvant enfin à Antioche un peu de tranquillité, Louis le Jeune écrivit à Suger pour lui donner de ses nouvelles et de celles de l'armée; il ne lui cachait rien, et s'il ne lui parlait pas des nouveaux désastres qu'avaient éprouvés les croisés après son embarquement à Attalie, c'est qu'il ne les connaissait pas encore. « La plus belle armée que ce siècle ait vue, écri« vait tristement Louis le Jeune à Suger, est à moitié « détruite, partie par notre faute, partie par la perfidie « des gens qui, venant au secours des Turcs presque « anéantis sur les rives du Méandre, leur ont fourni les « moyens de former une nouvelle armée à laquelle ils se « sont réunis pour nous y accabler. » Ce fut aussi d'Antioche qu'Odon de Deuil envoya à l'abbé de Saint-Denis les sept premiers livres de la relation de la croisade; ils comprenaient tous les événements qui avaient eu lieu de: puis le départ des croisés jusqu'à leur arrivée a Antioche; ainsi Suger put suivre, jour par jour, cette doulou-
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reuse histoire, assister par la pensée à tous les périls qu'avaient courus le roi et l'armée, et mesurer toute l'étendue des pertes qu'on avait faites.
Le même vaisseau qui avait apporté les lettres du roi avait apporté aussi celles des autres croisés, et bientôt l'Allemagne et la France connurent, au moins confusément, les désastres dont nous avons rapidement esquissé le lamentable tableau. Plus l'enthousiasme avait été grand à la voix de saint Bernard prêchant la croisade, plus la réaction qui s'opéra fut violente et prononcée; il semblait que Dieu aurait dû faire un miracle pour assurer le succès d'une entreprise conseillée par un si saint personnage, et dont le but était si religieux et si beau; et quand on apprit le résultat de tant et de si vastes préparatifs, et le sort de la plus grande partie de cette armée qui semblait devoir suffire à la conquête du monde, un long cri de douleur s'éleva en France et en Allemagne.
Tant de familles frappées dans leurs membres, tant de veuves et d'orphelins, redoublaient par leurs gémissements la clameur publique, et cette croisade, naguère encore si populaire, était devenue l'objet d'un blâme universel. Les regrets se changeant en accusations, bientôt saint Bernard, qui avait été le promoteur de l'entreprise, se vit attaqué de tous côtés; il avait prêché l'accomplissement d'un devoir, on lui demandait un succès : tant de tombeaux ouverts en Orient, tant de sang généreux inutilement versé, tant de richesses enfouies en Asie, semblaient crier contre lui. Saint Bernard, dans une lettre qu'il écrivit à cette époque au pape Eugène, ne dissimulait point l'espèce d'anathème public auquel il était en butte, et voici comment il s'exprimait à ce sujet : « Vous savez que nous avons vu des jours d'épreuves
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« qui semblaient devoir mettre un terme à notre vie, à « plus forte raison ne nous laissaient-ils pas la liberté « d'esprit nécessaire à l'étude. Le Seigneur, irrité par « nos péchés, a semblé vouloir avancer le jour où il ju« géra le monde avec justice et sévérité, sans se souve« nir de sa miséricorde. 11 n'a épargné ni son peuple ni « son nom; toutes les nations demandent où est leur < Dieu. Et cependant ce qui est arrivé n'a rien qui puisse « surprendre. Les enfants de l'Église ont été livrés à la « mort dans le désert, ou moissonnés par le glaive, ou « dévorés par la faim. Le mépris du Seigneur s'est ap« pesanti sur les princes; il les a laissés s'égarer dans « des routes inconnues, et des peines et des alllictions « sans nombre ont été semées dans leurs voies; la confu«c sion, la tristesse, la terreur, sont entrées dans la de« meure des rois. Quelle honte n'est-ce pas pour nous « qui sommes allé annoncer partout la paix et la féli« cité! Nous avons prédit la paix, et il n'y a point de « paix; nous avons prédit le repos et la félicité, et le trou« ble et le malheur sont venus. Avons-nous été, dans «cette circonstance, prudents ou téméraires? Quand « nous nous sommes mis en mouvement, est-ce à une fan« taisie arbitraire de notre imagination que nous avons « cédé? Ne sont-ce pas vos ordres que nous avons suivis, « et n'est-ce pas Dieu qui commandait par votre bouche?
«. Pourquoi donc n'a-t-il pas regardé avec plus de faveur « nos peines, et a-t-il paru ignorer nos humiliations?
« Tant de châtiments n'ont pas encore apaisé sa colère, « et sa droite est toujours levée. Avec quelle patience « ne souffre-t-il pas les discours sacrilèges et les blas« phèmes des Égyptiens? Si leur dieu les a conduits dans C( le désert, disent-ils, c'est par perfidie et pour les lais-
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« ser périr. Tous les jugements de Dieu sont justes et « véritables; mais celui-ci est un abîme si profond, qu'on t peut s'écrier, ce me semble : Heureux celui dans l'es( prit duquel le scandale n'est pas entré! »
Puis saint Bernard, répondant à ces récriminations par des reproches, s'écriait en s'adressant à ses accusateurs : « Si la grande expédition n'a pas réussi, à qui « faut-il imputer ce malheur? N'est-ce pas aux barons et « à leurs péchés? Le prédicateur de la croisade peut-il « être responsable du mauvais succès d'une entreprise « où tant de fautes ont été. commises? Ce n'est pas lui « qui a mené les chiens en laisse, porté le faucon sur le « poing, goûté les plaisirs d'une vie déréglée et allumé « ainsi le courroux du ciel. »
Ainsi parlait Bernard, rejetant avec une hauteur incomparable l'accusation aux accusateurs, et expliquant les revers des croisades par les torts des croisés : cette explication ne manquait pas de justesse. Le roi avait, il est vrai, toujours mené une vie chaste et sévère; mais on allait bientôt apprendre des événements qui devaient prouver que cet exemple n'avait pas été suivi par toute l'armée. Il y avait, surtout dans la chevalerie méridionale que le roi conduisait avec lui, une ardeur de passion et un amour de plaisirs qui contrastaient -avec les mœurs plus graves et plus réservées des féodaux du Nord. On avait pu déjà s'en convaincre lors du mariage de Robert avec Constance, et l'union de Louis le Jeune avec Aliénor de Guyenne devait prouver, par un nouvel exemple, le contraste qui existait entre ces deux races dont les mœurs étaient si différentes.
L'abbé de Saint-Denis se trouvait personnellement dans une meilleure position que saint Bernard, après les revers
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de la croisade. Il avait été toujours contraire, on le sait, à cette entreprise lointaine, et il avait même écrit au pape pour le supplier de dissuader le roi de se rendre en Orient. Mais quoiqu'il eût prévu tous les inconvénients de la croisade, ces inconvénients n'en étaient pas moins grands, et comme ils se présentaient de toutes parts, il importait de pourvoir aux difficultés d'une situation qui devenait menaçante. D'abord, il fallait trouver de nouvelles sommes d'argent pour les envoyer au roi, dont les ressources étaient épuisées; puis il était à craindre que les barons mécontents ne remuassent à l'intérieur, en apprenant les désastres que le roi avait éprouvés en Asie ; enfin on pouvait appréhender quelque attaque du dehors, surtout de l'Angleterre avec laquelle on était en désaccord perpétuel.
Suger ne désespéra pas de suffire à toutes ces difficultés. D'abord, il envoya au roi de l'argent puisé dans le trésor de Saint-Denis (1), afin de ne pas répandre
(1) La question d'argent revient sans cesse dans la correspondance du roi et de Suger. C'est surtout par les Templiers que passe l'argent destiné à la croisade. Les Templiers, ayant de grandes possessions dans la Terre sainte, recevaient dans leurs maisons de France l'argent qu'ils avançaient au roi en Orient. Ils faisaient ainsi ce qu'on pouvait appeler le service de banque de cette grande expédition d'outre-mer. Aussi le roi mande à Suger, dans une de ses lettres : « de tenir pour certain ce que lui dira Évrard Martin du Temple. Le roi l'a envoyé, en effet, deux fois d'Antioche à Ascaron, à la sixième ide de mai, pour recevoir un prêt d'argent nécessaire à l'entretien de l'armée. Donc, de par Dieu et de par nous., nous vous mandons de faire rendre au plus vite aux chevaliers du Temple l'argent que nous avons emprunté par leur intermédiaire ; nos lettres vous auront fait connaître le chiffre de la somme. »
Dans une autre lettre, le roi expose à Suger tous les services qu'il a reçus des chevaliers du Temple depuis qu'il est en Orient.
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l'alarme dans le royaume et de ne pas fournir de nouvelles armes aux mécontents en imposant de trop lourdes charges aux vassaux. Puis il atténua, autant qu'il put, la gravité des nouvelles arrivées d'Orient ; il affecta de traiter comme une imagination les bruits sinistres qui commençaient à s'accréditer, et cacha ses propres inquiétudes sous les apparences d'une sécurité si bien jouée, que personne ne put pénétrer ses pensées secrètes. Pour être prêt à tout événement, il leva sans bruit des troupes, et enfin il écrivit au roi de hâter le plus qu'il pourrait son retour, pour venir mettre lui-même un terme aux machinations de ses ennemis. Louis le Jeune, plein de confiance, sans doute, dans l'habileté de son ministre, ne se rendit pas à ce conseil; il s'était engagé par serment à aller à Jérusalem, il voulut tenir sa parole. Le séjour d'Antioche commençait à lui être insupportable : il avait été frappé dans ses affections d'un coup douloureux dont il ne pouvait se consoler, et il ne songeait qu'à quitter cette ville où il craignait même de ne plus être en sûreté. En citant un passage de la
» Il n'aurait pu y rester sans leurs secours et leur concours. Si Suger les avait jusque-là aimés pour l'amour de Dieu, Louis le Jeune le prie de les aimer en outre désormais pour l'amour du roi, son ami. Le roi le supplie de leur faire rembourser deux mille marcs d'argent qu'ils lui ont prêtég-o » Mentionnons, sans les reproduire, plusieurs lettres dans le même sens, mais il en est une que l'on ne saurait passer sous silence parce qu'elle contient, à peu de chose près , la formule employée dans nos lettres de change actuelles. Il s'agit d'une somme à rendre à l'évêque Anolphe, qui a fait prêter cent marcs d'argent au roi dans une grande nécessité où celui-ci se trouvait : Memdo vobis ut, remota omni excusalione et dilaÛone; eas (marcas) illi de mea reildatis intra mensem postquam illas litteras receperitis. C'est la lettre de change payable à un mois de présentation.
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lettre dans laquelle saint Bernard attribuait aux dérèglements des croisés le peu de succès qu'avait eu la croisade. nous avons eu occasion de dire que cette accusation sévère était juste, et qu'à côté des exemples de retenue et de piété que donnait le roi Louis le Jeune, il y avait d'autres vies moins régulières. C'est ici le moment d'entrer avec un peu plus de détails dans cet ordre de faits, sur lequel Louis le Jeune consulta Suger. La reine Aliénor, on l'a vu, appartenait à cette race méridionale qui se plaisait aux raffinements de la civilisation et qui recherchait avec empressement tous les plaisirs. Les cours de la France du Midi étaient plus élégantes, plus curieuses de divertissements que celles de la France du Nord, et leurs troubadours étaient célèbres dans toute l'Europe.
Depuis le commencement de la croisade, Aliénor avait plusieurs fois laissé voir l'éloignement que lui inspirait Louis le Jeune. Par suite du souvenir de la ruine de Vitry-le-Brùlé, un nuage de tristesse assombrissait l'àme naturellement pieuse du jeune roi; il marchait à la'croisade comme à une expiation, et la reine, qui avait envisagé cette expédition sous un tout autre aspect et qui y cherchait plutôt des émotions nouvelles et une vie semée de merveilleux hasards et de prodigieuses surprises, ne pouvait comprendre ni partager les sentiments de son mari.
Pour celui-ci, il n'y avait en Orient qu'une seule ville, Jérusalem; tout le reste n'était qu'obstacles qu'il fallait.
surmonter, périls qu'il fallait vaincre : sur la jeune reine, l'Orient, cette terre de prestiges et de fascination, exerçait sa molle influence, et cette nature facile s'épanouissait sous la chaude haleine d'un climat qui ouvre l'âme aux séductions du plaisir. Il arrivait de ce contraste que le roi cessait peu à peu d'estimer Aliénor, et qu'Aliénor,
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lui rendant mépris pour mépris, disait qu'elle avait cru épouser un roi et non un moine.
C'est à Antioche, surtout, que ce désaccord commença à se montrer d'une manière plus claire. La tentation avait été trop forte pour Aliénor : elle venait d'assister à une marche pénible et périlleuse, pendant laquelle elle avait enduré toutes les privations et toutes les fatigues de la guerre. Tout à coup elle se trouvait transportée dans le plus beau pays du monde, sur les bords fortunés de l'Oronte, au milieu de ces bosquets si célèbres dans l'histoire antique, sous les ombrages desquels Julien entreprit de ressusciter le paganisme expirant. Elle rencontrait toutes-les pompes chevaleresques et poétiques des cours du Midi, avec un mélange des moeurs voluptueuses de l'Orient, qui prêtaient un attrait de plus aux séductions de ces cours plénières, où la force orgueilleuse de l'homme d'armes se plaisait à dépendre de la toute-puissante faiblesse des châtelaines armées de leur beauté et de leurs grâces, et où le gantelet de fer pesait moins dans la balance que le gant de soie ou de velours. Les croisés qui s'étaient établis en Orient avaient été, en grande par-
tie, énervés et corrompus par leurs conquêtes, et les dispositions pénales, promulguées par le concile de Naplouse, en indiquant la nomenclature des crimes qu'il s'agissait de réprimer, révèlent la profondeur de la dépravation.
La reine Aliénor passait ses journées à Antioche, au milieu des assemblées où brillaient Sibylle de Flandre; Mamille de Roussy; Florine, fille du duc de Bourgogne; Tolquéri, duchesse de Bouillon; les comtesses de Toulouse et de Blois. Elle tenait une cour plénière, elle était l'objet de toutes les prévenances, et l'hospitalité empressée du comte Raymond n'omettait rien de ce qui pouvait lui
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faire aimer le séjour d'Antioche. Les chroniqueurs de la croisade vont plus loin : ils assurent qu'à la faveur de la liberté que donne la parenté, une liaison coupable s'établit entre le souverain d'Antioche et Aliénor. Celui-ci avait un intérêt très-grand à subjuguer l'esprit de la reine. Il avait cherché à retenir l'armée croisée dans ses États, afin de s'en servir pour faire plusieurs conquêtes qui auraient agrandi sa principauté; ainsi Louis le Jeune rencontrait à Antioche les mêmes piéges qu'à Constantinople. Les deux mobiles qui, en Europe, avaient poussé les barons à se croiser se manifestaient en Orient.
A côté des chrétiens fervents qui ne songeaient qu'à défendre le tombeau du Christ, il y avait eu des ambitieux qui étaient venus chercher, au delà des mers, des principautés et des baronnies, et qui, se trouvant à l'étroit en Europe, n'étaient accourus en Asie que pour se mesurer, de la pointe de leur épée, de plus vastes États. Ainsi les intérêts de la terre se trouvaient mêlés aux intérêts du ciel, et les croisés fervents, qui venaient animés de la seule pensée de verser leur sang pour la défense des saints lieux, avaient à lutter non-seulement contre le cimeterre des infidèles, mais contre les calculs de la politique égoïste d'une partie des chrétiens établis en Orient, qui cherchait à les prendre dans ses lacs. Raymond, malgré toute son habileté et toutes les séductions qu'il avait prodiguées pour retenir les croisés à Antioche, avait échoué dans ses efforts. Baudouin, roi de Jérusalem, venait d'envoyer au roi de France une ambassade solennelle pour hâter son arrivée, et l'empereur Conrad, qui était déjà dans cette ville avec les débris de son armée, pressait vivement Louis le Jeune de venir se joindre à lui, afin de faire quelque chose de considérable contre
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les infidèles. Raymond, voyant les croisés lui échapper, résolut de chercher à retenir Louis le Jeune au moyen d'Aliénor, et, si l'on en croit le rapport des chroniqueurs de la croisade, il employa tout pour obtenir sur elle l'influence qu'exerce le séducteur sur la femme séduite, et la reine ne résista pas à la séduction. Les chroniqueurs ajoutent qu'Aliénor poussa l'oubli de ses devoirs jusqu'à nouer des rapports criminels avec un jeune Turc nouvellement baptisé. « La reine y consentant, dit Guillaume « de Tyr, car elle était une femme folle, Raymond réso« lut de s'en emparer, soit par la violence, soit par des « machinations secrètes. Elle était, en effet, comme elle « l'avait déjà montré et comme elle le montra un peu « plus tard par des indices manifestes, une femme im« prudente, qui, au détriment de la dignité royale, fou« lait aux pieds les devoirs du mariage. Lorsque le roi « connut la vérité à cet égard, voulant prévenir les des« seins du prince, il se décida, par l'avis des seigneurs, « à sortir clandestinement avec Les siens de la ville d'An« tioche (1). » Vincent de Beauvais parle dans le même sens. Il est juste d'ajouter que tous ces chroniqueurs appartenaient à la race du Nord, et qu'ils devaient être naturellement les interprètes des haines qu'elle éprouvait pour la race méridionale à laquelle Aliénor appartenait.
Ce qu'il y a de certain, c'est que le roi Louis le Jeune fut obligé de quitter clandestinement Antioche, pour déconcerter les manœuvres de Raymond, et d'emmener en toute hâte son armée, afin de la soustraire aux prati ques de cet hôte perfide. Il enleva en même temps, par un coup d'autorité, la reine, qui montrait peu de disposi-
('1) GuiJlaume de Tyr, liv. XVI, chap. xxvn.
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tions à quitter un lieu de délices, pour recommencer cette vie de hasards et de fatigues qu'elle avait menée depuis le commencement de la croisade. On commençait à craindre à Jérusalem que les Français fussent retenus en Syrie : on savait qu'ils avaient quitté Antioche, mais on n'ignorait pas que les mêmes piéges les attendaient à Tripoli. Les ambitions particulières cherchaient, sur toute la route, à détourner la croisade de son but, qui était Jérusalem. Le roi rencontra donc, peu de temps après son départ d'Antioche, une ambassade qui venait le prier de hâter sa venue; elle était conduite par Foucher, patriarche de Jérusalem, qui remit à Louis le Jeune l'étendard du Saint-Sépulcre, et lui fit connaître l'impatience avec laquelle il était attendu par le roi et le peuple de Jérusalem. L'armée pressa sa marche, et, peu de temps après, le roi de France entrait à Jérusalem au milieu des acclamations du peuple qui était allé au-devant de lui en chantant des cantiques, et qui saluait sa venue par la même parole dont les Juifs avaient, bien des siècles auparavant, salué l'entrée triomphale du Messie : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur 1 » Dès que Louis le Jeune eut satisfait son ardente dévotion en visitant les lieux saints avec cette piété profonde qui était un des griefs de la reine contre lui, et qu'il eu t pourvu aux affaires en indiquant, pour le 20 du mois suivant (le 20 mai), une assemblée générale dans la ville de Ptolémaïs, afin de délibérer sur la direction qu'on devait donner aux opérations militaires dans l'intérêt de la religion et des chrétiens établis en Orient, il songea au seul homme en qui il eût assez de confiance pour s'ouvrir à lui sur un sujet aussi délicat. Il écrivit donc à Suger pour lui demander son avis sur sa position à
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l'égard de la reine et sur les mesures qu'il devait prendre. Suivant la pente de son caractère naturellement impétueux, il inclinait à une rupture ouverte; mais l'abbé de Saint-Denis le dissuada de faire un éclat, et voici comment il répondait à la lettre que le roi lui avait écrite de Jérusalem : « A quoi pensez-vous, Seigneur, de laisser ainsi les « brebis qui vous sont confiées à la merci des loups?
« Comment pouvez-vous vous dissimuler le péril dont « les ravisseurs qui vous ont devancé menacent vos « États (1)? Non, il ne vous est pas permis de demeurer « plus longtemps éloigné de nous ; tout réclame votre « présence. Nous vous supplions donc, en nous adressant « à votre justice, en faisant un appel à la bonté de votre « cœur, nous vous conjurons enfin, par la f01 qui lie ré« ciproquement le prince aux sujets et les sujets aux
(1) Un grand nombre de barons étaient déjà revenus de la Terre sainte. Mécontents du succès de l'entreprise, ils avaient quitté leur suzerain, les uns à Attalie, les autres à Antioche, et ils rendaient le chef de l'entreprise responsable des maux qu'ils avaient éprouvés.
Nous résumons la lettre de Suger plutôt que nous ne la traduisons. Elle est écrite dans le style oratoire en usage chez les clercs de cette époque. Voici dans quels termes il lui parle du retour des barons : Multa et intoierabilia mala sustinemus post reditum baronum et optimatum. Redierunt regni periurbatores, et, tu qui defendere deberes, ovem lupo tmdidisti, regnum raptoribus exposuisti.
Nous croyons devoir citer aussi en latin les paroles touchantes dans lesquelles Suger parle du déclin de son âge, dont le poidsdes affaires a précipité le cour3 : Senex eram, sed in his magis consenui, pro quitus omnibuss nulla cupiditcite, nullo penitus modo, nisi amore Dei et vestro me consunipsissem.
Citons encore le texte latin de la phrase de la -lettre où Suger parle de tout ce qu'il réserve pour le retour du roi : Causas et placita vestra, tallias feodorum relevationes, victualia etimn, in reditu vestro sperantes nservamus.
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« princes, de ne pas prolonger votre séjour en Syrie au« delà des fêtes de Pâques, de peur qu'un plus long délai « ne vous rende coupable aux yeux du Seigneur en « vous faisant manquer au serment que vous avez prêté « en recevant la couronne. Pour nous , impatients de « vous revoir, nous vous attendons comme un ange de « Dieu. Vous aurez lieu, je pense, d'être satisfait de notre a conduite. Nous avons remis entre les mains des che« valiers du Temple l'argent que nous nous disposions Ú « vous envoyer; nous avons, de plus, remboursé au « comte de Vermandois les trois mille livres qu'il vous « avait prêtées, sauf deux cents livres. Votre terre et vos « hommes jouissent, quant à présent, d'une heureuse « paix. Nous réservons pour votre retour le jugement « des litiges, les plaids à tenir, les reliefs des fiefs mou« vants de vous, les tailles et les provisions de bouche « que nous levons sur votre domaine. Vous trouverez « vos manoirs et vos palais en bon état, en raison du « soin que nous avons pris de faire faire les réparations « nécessaires. Leur seigneur seul leur manque. Me voilà « présentement sur le déclin de l'âge, et j'ose dire que « les occupations et les soucis que j'ai acceptés par sou« mission pour les ordres de Dieu et par affection pour « votre personne, sans consulter ni mon goût ni mes « intérêts, ont hâté pour moi les jours de la vieillesse.
« Quant à la reine votre épouse, j'oserai vous louer, si « vous cachez à tous les ressentiments de votre cœur, « jusqu'à ce que, de retour par la protection de Dieu « dans votre royaume, vous puissiez prendre un parti « sur cette affaire et sur les autres (1). »
(1) Voici les propres paroles de Suger : « De regina conjuge vestra, audemus vobis laudare, si tamen placet, quatenus ranco-
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Ainsi, tout en veillant aux affaires si importantes et si nombreuses dont il était chargé, l'abbé de Saint-Denis donnait encore des directions à Louis le Jeune sur la conduite qu'il devait tenir envers la reine en Orient, et, au point de vue moral comme au point de vue politique, ses directions étaient sages. Outre que, dans ces sortes de matières, il est toujours difficile d'acquérir les éléments d'une conviction complète, il eût été à craindre, d'un côté, qu'un éclat produisît un effet fàcheux pour la dignité royale, et, d'un autre côté, qu'il amenât des collisions entre la chevalerie méridionale, plus particulièrement dévouée à la reine, et la chevalerie de la France du Nord, qui lui était contraire. Le reste de la lettre révèle les caractères de cette administration vigilante, ferme et soigneuse qui faisait prospérer les affaires du royaume, comme elle avait fait prospérer les affaires de l'abbaye.
Suger n'avait eu rien à changera la politique qu'il avait appliquée à la gestion des intérêts de Saint-Denis, il n'avait fait que l'élargir pour l'approprier à la France, et l'ordre et la régularité avaient porté leurs fruits pour le pays tout entier, comme pour un simple monastère.
Louis le Jeune trouva que le parti indiqué par Suger était le meilleur. Il résolut donc de ne prendre aucune mesure décisive relativement à la reine, tant qu'il serait en Orient. Cependant les historiens contemporains ne disent pas qu'elle ait paru à l'assemblée de Ptolémaïde, quoiqu'ils aient pris soin de nommer la reine de Jérusalem suivie de toutes les dames de sa cour, la marquise d'Antioche entourée des châtelaines allemandes, et la comtesse de Toulouse entourée des chàtelaines fran-
rem animi vestri, si est, operiatis donec, Deo volente, in proprium reversus regnum, super his et super aliis provideatis. »
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çaises. Cette assemblée représentait la chrétienté tout entière : le pape la présidait par ses légats; la France y avait son roi, ses principaux évéques et ses barons les plus puissants; l'Allemagne, son empereur, ses princes, ses prélats; tous les chefs des principautés chrétiennes d'Orient y étaient accourus avec le roi de Jérusalem ; les ordres de la Terre sainte, les Templiers et les Hospitaliers y avaient envoyé leurs grands maîtres et leurs principaux chevaliers. Les affaires générales du christianisme en Orient allaient donc être traitées dans ces grandes assises.
Après une longue délibération, il fut résolu d'un commun accord qu'on se réunirait pour assiéger Damas, qui, par sa position centrale entre les quatre principautés chrétiennes de l'Orient, était pour toutes un sujet continuel de craintes et de périls. Le jour fixé pour le rendezvous général des troupes fut le 26 mai 1148; le lieu fut Tibériade. Cette campagne, qui devait couronner par un beau dénoûment la croisade de Louis le Jeune, avorta sans atteindre son but. Les croisés s'attendaient à un concours empressé des princes chrétiens de la Syrie; ils ne rencontrèrent chez eux que mensonges et trahison.
Les intérêts particuliers l'emportaient sur les intérêts généraux, et l'on eut même quelques raisons de croire que les Turcs avaient réussi à corrompre, par de riches présents, plusieurs de ces princes qui, par leur retraite inexplicable, obligèrent l'armée chrétienne à lever le siége de Damas au moment où cette ville allait être prise.
Ce fut, on peut le dire, le coup de mort de la croisade.
L'indignation des croisés fut si grande, qu'il fut impossible au roi de Jérusalem de la calmer. Tous les barons français et allemands n'aspiraient plus qu'à quitter cette
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terre où ils étaient venus de si loin, à travers tant d'ob stacles et de périls, sur l'appel des chrétiens d'Orient, pour ne trouver chez eux que des piéges et des embûches. Ce fut ainsi que la plupart des barons français, et parmi eux Robert, comte de Dreux et frère du- roi Louis le Jeune, quittèrent la Palestine et s'embarquèrent pour la France. Le roi demeura presque seul; sa vive et ardente dévotion n'était pas satisfaite encore ; il ne pouvait, écrivait-il à Suger, se décider à quitter la Terre sainte sans avoir rendu à Dieu et à l'Église d'Orient de plus éclatants services.
Nous entrons ici dans la dernière époque de la régence de l'abbé de Saint-Denis, dans celle où il eut les plus grandes difficultés à surmonter, les périls les plus grands à vaincre. Du moins, jusqu'à ce moment, si le roi Louis le Jeune était absent, la plupart des grands barons étaient absents comme lui et avec lui, et les ligues féodales qu'on aurait pu former contre ce prince auraientdifficilement trouvé un chef. Les choses allaient changer de face : les principaux barons rentraient en France, tandis que le roi demeurait à Jérusalem; ils rentraient mécontents du dénoûment de la croisade, et, selon l'usage ordinaire des hommes, ils attribuaient le peu de succès qu'elle avait eu à leur chef. Peut-être aussi la tristesse religieuse qui paraissait dans toute la conduite du roi depuis le sac de Vitry-le-Brûlé déplaisait-elle à ces esprits altiers; leur orgueil s'accommodait mal d'un roi pénitent; enfin, ils détestaient l'administration sévère d'un moine qui gouvernait le royaume avec la même régularité que son abbaye, et qui, habitué à tout faire plier sous l'empire de la règle, ne supportait point de résistance à son autorité. Robert de Dreux allait donner un
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chef à la ligue féodale que ces mécontentements devaient faire naître. Pendant toute la durée de la croisade, Robert n'avait cessé de faire une vive opposition au roi son frère : dans le conseil, dans l'armée, il embrassait toujours l'avis opposé au sien. Dès qu'il fut de retour en France, il affecta de répéter que tous les revers des croisés devaient être attribués à celui qui les conduisait; c'était, disait-il, par l'inhabileté du roi que tant de désastres avaient humilié nos armes. Du reste, ajoutait-il, Louis ne songeait plus à la France; la Terre-Sainte l'occupait uniquement, et sans doute il ne se résoudrait jamais à la quitter.
De pareils discours ne pouvaient qu'enflammer les mécontentements déjà si vifs. Tous les malheurs de la croisade étaient en effet connus : l'art infini que Suger avait mis à atténuer la grandeur des pertes ne pouvait plus rien en présence de témoins oculaires qui racontaient, dans tout le royaume, ce qu'ils avaient vu et ce J qu'ils avaient souffert. Ajoutez à cela que les barons, qui reprochaient à Suger l'obscurité de son origine (1), comme le dit le moine Guillaume, espéraient d'un nouvel avénement ces distributions de terres auxquelles ils avaient été obligés de renoncer sous l'administration sévère et économe de l'abbé de Saint-Denis. C'était une bonne fortune pour eux, que le règne d'un roi féodal qui, recevant d'eux la couronne, serait contraint de se montrer plus libéral et de laisser relâcher de plus en plus les liens de la dépendance. Ce qui achevait de donner des chances de succès aux secrets desseins de Robert, c'est que, ses deux frères étant entrés dans l'état ecclésias-
(1) Ab œmulis ôbjicilur obscuritas generis.
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tique et le roi n'ayant pas eu d'enfant mâle, il était le seul membre de la famille royale en position de monter sur le trône.
Il y avait des mécontents jusque dans le clergé. Ceux qui ne s'étaient pas trouvés assez bien partagés dans la distribution des bénéfices ecclésiastiques accusaient Suger d'en disposer exclusivement en faveur de ses créatures, et l'on vit, par une lettre de saint Bernard au régent, que des plaintes avaient été portées à cet égard devant le grand abbé de Clairvaux (1).
Le biographe de Suger, Guillaume, qui était en même temps son contemporain, constate le même fait en disant qu'il y avait des clercs qui, parce qu'on ne faisait pas tout à leur gré dans le royaume, commencèrent à prodiguer à Robert leurs basses adulations : Quidam eliam clerici, quia sicut ac vellent in regno aliquanon fierent, cœperuntilli fœda adulatiolie blandiri. Les classes populaires elles-mêmes fournissaient un contingent d'auxiliaires aux projets ambitieux du frère du roi. Comme le fait remar- quer lo moine Guillaume, la populace a toujours été ardente pour les nouveautés, fopulares qui ad nova facile concilanlur. En outre, les impôts levés pour soutenir la croisade avaient lourdement pesé sur toutes les classes (2).
Déjà l'appareil presque royal dont s'entourait Robert
(1) « Je vous prie d'être bien persuadé, écrivait à cette époque l'abbé de Clairvaux à Suger, qu'il ne m'est jamais venu dans l'es-^ prit que vous fussiez cause des désordres qui nous font gémir; mais, quelque convaincu que je fussé de votre droiture, j'étais affligé des mauvais bruits qu'on faisait courir. (Epistotæ histoi-icoe, apud Duchesne. )
(2) Cette dernière remarque est de M. Combes, dans l'ouvrage intitulé : L'Abbc Suger> histoire de son ministère et de sa régence,
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et quelques-unes de ses démarches, avaient donné l'éveil à Suger, lorsque Thierri, comte de Flandre, l'un des principaux croisés, lui écrivit de ses domaines, où il venait d'arriver, pour lui donner un avis plus certain. « Je et serais déjà depuis longtemps allé vous voir, lui disait-il, « et j'aurais conféré avec vous au sujet des choses sur « lesquelles vous m'avez adressé des questions, si je n'a» vais pas été absorbé par mes propres affaires, surtout « par la nécessité de rembourser mes créanciers. Quant t aux dispositions qu'a montrées le seigneur Robert, c frère du roi, envers mon seigneur le roi de France, « pendant notre long voyage d'outre-mer, vous pouvez a en croire le récit des autres. Ce que je puis vous affir« mer, c'est que le seigneur Robert, avant son retour, « mandé par le roi à Nazareth pour les affaires du roi, « s'absenta et se sépara du -roi dansdes dispositions d'es« prit qui, à mon jugement et à celui des principaux sei« gneurs,n'avaient rien de bienveillant, ni de fraternel.
« C'est pourquoi, comme il sied à votre prudence, conser« vez les villes et les forteresses confiées à votre garde, « avec la - fidélité que vous devez au roi de France, et si * vous rencontrez quelque opposition, résistez virile« ment, sûr de m'avoir pour second, et prêt à combattre « pour vous avec la protection de Dieu. S'il vous convient « donc que je vienne pour conférer avec vous des affaires « de la terre qui vous a été confiée, appelez-moi sans hé« siter, et dites-moi si je dois venir avec beaucoup ou peu f de gens. Je suis, en effet, prêt à combattre envers et « contre tous pour la terre du roi, mon seigneur, et à « braver toutes les fatigues et tous les périls pour servir t sa cause (1). »
(1) Epislohe historié œ, apud Duchesne.
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Suger. ainsi averti, prit aussitôt ses mesures. Il pourvut tout d'abord à une question particulière qui devenait fort grave parce qu'elle se rattachait à la situation générale. Le comte deVermandois lui-même, quoique attaché au roi par les liens d'une parenté étroite, et chargé par lui, sous le suprême contrôle de Suger, de tout ce qui regardait les affaires militaires, ne paraissait pas être demeuré étranger aux pratiquesde Robert. Il avait couvert de son approbation Rainald, comte de Crécy (cornes de Craciono), qui s'était emparé par surprise de la tour de Sainte-Pallade qui dominait la ville de telle sorte que qui était maître de la tour était maître de la cité. Le roi, à son départ, en avait confié la garde à l'archevêque, qui y avait mis garnison. C'était précisément cette garnison que le comte de Crécy avait surprise et chassée de la tour. Il avait représenté au comte de Vermandois qu'il était de l'intérêt du roi que cette tour ne fût pas au pouvoir de l'archevêque déjà trop puissant dans la ville, et le comte semblait agréer cette excuse. Or le comte de Crécy était un des principaux membres de la ligue des mécontents, et, autant qu'on en peut juger par les documents du temps, la tour de Sainte-Pallade était destinée à devenir la place d'armes des conjurés. L'archevêque de Bourges se pourvut aussitôt auprès de Suger, qui invita le comte de Vermandois à faire remettre la tour au préposé du roi. Le comte ne se pressant pas de déférer à ce vœu, Suger lui parla avec autorité : « Nous avons ordonné, lui écrit-il, « pour obéir au vœu de justice, que l'archevêque ren« trerait en possession de la place. Notre résolution « à ce sujet est immuable. Nous avons voulu vous le man« der nous même en vous transmettant cet ordre par le « messager porteur de cette lettre écrite de notre main. »
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Après un ordre aussi exprès, il ne restait plus qu'une seule alternative : entrer en révolte ouverte eu obéir ; le comte de Vermandois obéit. L'archevêque de Bourges, avertit Suger par une lettre qu'on lui avait rendu la tour de Sainte-Pallade au moment où il s'apprêtait à l'assiéger avec une grande multitude de fantassins et de cavaliers.
En même temps, le comte de Dreux fut si exactement surveillé, que le régent put suivre, pour ainsi dire, heure par heure ses démarches. Le comte de Vermandois reçut l'ordre de tenir sur pied des troupes nombreuses et aguerries, afin de se mettre en marche au premier avis. Les offres du comte de Flandre furent acceptées, et il fut prié de s'approcher insensiblement du royaume. Le comte de Champagne fut mis dans les intérêts du roi. En outre, Suger obtint du pape un ordre adressé à tous les évêques pour leur enjoindre de fulminer l'excommunication contre tous ceux qui troubleraient la paix du royaume, quel que fût leur rang. Le régent prit en même temps toutes les mesures nécessaires pour que les gouverneurs des petites villes royales eussent à remplir fidèlement leur mission, et il changea ceux sur lesquels il ne pouvait compter. Rien ne fut omis pour réprimer les troubles qui allaient naître, et tant de soucis, joints à tant de travaux, altérèrent la santé de Suger: Ce fut alors qu'il écrivit au roi, en lui rendant compte des précautions que sa prudence lui avait suggérées : «j'étais déjà âgé, lorsque « vous êtes parti; mais j'ai vieilli bien davantage au
« milieu des soucis que mon amour pour Dieu et celui « que je vous porte ont seuls pu me décider à accepter, « Vous avez livré la brebis au loup et le royaume aux ra« visseurs. Nous supplions donc Votre Majesté, nous l'en
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« prions par sa piété, nous l'en conjurons par sa bonté « et par cette foi qu'elle nous a engagéeen recevant l'as« surance de la nôtre, de ne pas apporter le moindre « délai à son retour, » Le roi ne céda pas encore à des instances si pressantes. « Ému de pitié, écrivait-il à Suger, à la vue de l'É« glise d'Orient opprimée par les infidèles, touché de ses « peines et frappé de la nécessité de faire quelque chose « pour elle, il avait promis de différer son départ jus« qu'à Pâques (1149), afin de chercher à soutenir cette « Église. » Il est vrai qu'il envoyait à Suger Baudouin, son chancelier, homme de bon conseil, qui devait l'aider à tenir tête à l'orage; mais le danger n'en était pas moins grand, et cette prolongation du séjour du roi en Orient, qui fut sans fruit pour la Palestine, faillit ruiner son autorité en France. La nouvelle de la résolution de Louis le Jeune avait accru l'audace de ceux qui tramaient la destruction de son autorité, et les partisans de Robert de Dreux levaient.de tous côtés la tête. Suger, après avoir pris l'avis du pape, résolut d'opposer la puissance d'une assemblée générale aux desseins qui couvaient dans l'ombre, et d'attaquer ouvertement ceux qui conspiraient contre le roi absent. Pour préparer les esprits à cette grande mesure, le souverain pontife, fidèle à la parole qu'il avait donnée au roi partant pour la Terre sainte, avait écrit à l'archevêque de Sens, primat des Gaules, une lettre qui devait être communiquée à tous les évêques. Dans cette lettre, le pape leur ordonnait de s'assembler, de citer les fauteurs de troubles à comparaître devant eux, afin qu'il fût procédé, avec toute la rigueur des lois ecclésiastiques, contre tous ceux qui entreprendraient quelque chose contre l'autorité d'un roi
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absent pour le service de Dieu. Le pape commandait, par la même lettre, aux évêques de mettre à la disposition du régent les troupes et l'argent nécessaires pour avoir raison des perturbateurs de la paix du royaume. Ainsi toute l'Église de France allait se serrer autour du régent ecclésiastique, pour défendre le roi qui guerroyait en Terre sainte et pour empêcher les féodaux de créer un nouveau roi à leur usage, et le pape élevait sa voix res pectée pour frapper des censures ecclésiastiques ceux qui oseraient porter la main sur une couronne que le catholicisme avait prise sous sa haute protection.
Il est à croire que l'assemblée que Suger réunit à Sois.
sons au commencement de 1149 se composait de tous les archevêques et évêques du royaume, auxquels on avait adjoint les barons sur la fidélité desquels on croyait pouvoir compter. Saint Bernard, à qui l'archevêque de Tours communiqua la lettre de convocation que Suger lui avait adressée, applaudit vivement à sa détermination, comme le prouve la lettre suivante qu'il se hâta d'écrire au régent.
« Frère Bernard, abbé de Clairvauoc, souhaite à son Irès« cher Père et ami, le seigneur Suger, abbé de Saint« Denis, l'esprit de conseil et de consolation.
«' C'est avec une extrême joie que j'ai lu la lettre de « Votre Grandeur à l'archevêque de Tours. Que Dieu la « comble de ses bénédictions en récompense du soin « qu'elle prend de maintenir, dans le royaume de notre « très-glorieux monarque, la tranquillité qui allait être « troublée, sans le prompt et puissant remède qu'elle a e{ employé. Sans doute, c'est Dieu lui-même qui luiains« piré l'heureuse pensée de réunir une assemblée géné-
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« raie, afin que l'univers demeurât persuadé que le roi, « en son absence, trouve en vous un ami fidèle, un mi« nistre éclairé, un ferme et solide appui. Tandis que Ge « prince est occupé à combattre pour un roi dont le règne « est éternel, qu'il excite toute la chrétienté à reconqué« rir une terre autrefois consacrée par la présence du « Christ; tandis qu'à la fleur de son âge, ce monarque & glorieux, qui aurait pu jouir en paix de sa puissance, « s'exile de son royaume pour servir celui qui fait ré« gner ses serviteurs, qui pourrait croire qu'il y ait un « homme assez téméraire pour jeter le trouble dans ses « États et pour attaquer, dans sa personne, le Dieu vi« vaut et son Christ? Grand roi, puissent les perturba« teurs du repos de vos sujets demeurer confondus 1 ri Puissent-ils périr, ces impies qui ne craignent point le de créer des périls à votre autorité, lorsque vous vous « aventurez dans des climats lointains, afin de conqué« rir les lieux où le Christ a daigné se manifester et s'of« frir aux adorations des hommes ! Mon très-cher Père, le ne perdez pas courage, Dieu lui même vous sera en II aide, pendant que vous défendrez la cause d'un roi qui « fait passer l'honneur de le servir avant l'intérêt de sa « couronne. Ce Dieu commande à la mer et aux vents : « il peut, s'il le veut, calmer cette tempête. Vous êtes, « en outre, soutenu par toute l'Église, qui partage le « fardeau qui vous est imposé. Portez résolûment le poids « de la journée, demeurez à la hauteur du poste éminent « où vous êtes placé, usez du pouvoir qui vous a été con« fié, pour attirer à votre régence l'estime et les bénédic« tions de la postérité la plus reculée. Il importe que « l'élite de l'Église ne s'assemble pas sans résultat, et « pour cela, il faut obtenir de l'assemblée des ordonnan-
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« ces sévères et qui préviennent le retour de semblables « entreprises. J'ai le dessein d'en écrire à l'assemblée : « 'si ma lettre n'excite point son zèle, elle sera un témoi« gnage du mien. Puisse le Seigneur favoriser vos pieux « desseins, et vous faire triompher de vos ennemis, (1 pour sa gloire et celle de son Église, pour l'affermis« sement du repos public et la confusion des perturba« tejjrs ! »
Cette lettre jette un grand jour sur la dernière partie de la régence de Suger. On y voit ce que nous avons déjà eu occasion de dire : l'Église portait la moitié du fardeau imposé à l'abbé de Saint-Denis. Ce régent ecclésiastique était soutenu par tout le clergé du royaume. : -les évêques étaient toujours prêts à faire marcher leurs hommes, sous la bannière du saint de chaque paroisse, au secours de. sa régence. SainJ Bernard élevait sa grande voix, qui retentissait dans toutes les consciences, contre les impies qui voulaient ébranler l'autorité royale dont le régent était le représentant, et le pape mettait hors la communion des fidèles les barons qui l'attaquaient. Ainsi la croisade, loin de nuire à la puissance monarchique, comme l'abbé de Saint-Denis l'avait craint, lui donnait une consécration nouvelle. Elle apparaissait aux regards, à travers les palmes des croisades; l'unité se refaisait peu à peu en sa faveur, par le sentiment religieux, et l'œuvre que les âges suivants devaient continuer commençait.
Suger déploya une présence d'esprit et une fermeté admirables devant cette assemblée qui allait décider du sort de la France. Il s'empara sur-le-champ des esprits en montrant qu'il était décidé à agir avec vigueur : le pouvoir; quand il ne s'abandonne pas. est rarement
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nbandonnr, et dans les grandes réunions délibérantes les votes sont ordinairement acquis à ceux qui savent ce qu'ils veulent et qui sont déterminés à faire prévaloir leur volonté, sans être arrêtés par les périls auxquels ils s'exposent ; c'est ce qui arriva dans cette circonstance.
Le régent déclara tout d'abord qu'il était prêt, s'il le fallait, à sacrifier sa vie pour conserver la couronne au monarque qui lui avait fait l'honneur de lui confier l'exercice de l'autorité royale pendant son absence ; il ajouta que rien au monde n'était capable de l'empêcher de remplir son devoir, et qu'il atteindrait les coupables, quels qu'ils fussent, sans être intimidé par leurs menaces. Ces paroles si fermes donnèrent de la fermeté à tout le monde; les évéques se levèrent après le régent et l'assurèrent qu'ils lui prêteraient main-forte; tous renouvelèrent , par acclamation, le serment de fidélité qu'ils avaient prêté au roi. Le comte de Dreux, qui voyait bien que les chances tournaient contre lui, essaya de parler, mais une grande partie des barons avait adhéré à la manifestation des évêques, et ceux qui avaient promis leur concours à Robert, effrayes de la majorité imposante qui s'était déclarée en faveur du régent, gardèrent, pour la plupart, le silence; tout au contraire, les grands barons demeurés fidèles au roi exprimèrent leur opinion avec énergie. Henri, fils du comte de Champagne, qui revenait comme Robert de la croisade, et pour la valeur et la prudence prématurée duquel le roi avait une estime particulière, estime qu'il exprima dans une lettre adressée au comte de Champagne, fut le premier à prêter son appui au régent; il échangea avec le comte de-Dreux des paroles si vives, que, si les évêques ne s'étaient jetés entre eux. ils auraient vide
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leur querelle l'épée à la main au 'milieu de l'assemblée.
Quand Suger vit que les choses tournaient ainsi, que Robert commençait à se troubler, et qu'il était abandonné par son parti, il résolut de ne pas laisser échapper ce moment décisif, reprit aussitôt la parole et attaqua ouvertement le comte de Dreux, en lui reprochant publiquement sa conduite et les mauvais desseins qu'il nourrissait contre l'autorité du roi son frère. Le comte de Dreux ne put sortir à son honneur de celte épreuve; la majorité de l'assemblée soutenait hautement l'abbé de Saint-Denis; le parti de Robert, sentant son infériorité, n'avait osé se montrer ; la retraite était impossible, car le-régent, sous prétexte de faire la police de l'assemblée, avait fait garder toutes les avenues par des troupes fidèles. Il fallut donc que l'orgueil du comte de Dreux pliât, et qu'il vînt publiquement s'excuser de la conduite qu'il avait tenue et s'engager à montrer son repentir.
Ainsi la victoire demeurait à Suger ; le parti des mécontents n'avait pas osé lever le drapeau ; ie chef de ce parti désavouait lui-même sa conduite. Le régent n'eut pas de peine, après ce premier succès, à faire confirmer par l'assemblée l'autorité souveraine qui lui avait été conférée, un peu plus de deux ans auparavant, par une autre assemblée. Il fut décidé en outre qu'il écrirait au roi, de la part de tous ceux qui avaient assisté à cette grande réunion, pour le supplier de hâter son retour; des prières seraient faites et des aumônes publiques distribuées dans tout le royaume, pour obtenir de Dieu la prochaine arrivée du monarque.
Cette grande affaire terminée, la régence de Suger. demourait victorieuse de tous les obstacles et de tous les périls qu'on lui avait suscités. Il eut cependant à vaincre
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encore quelques difficultés fort graves. D'abord la fermeté et la vigueur avec laquelle il s'était conduit dans l'assemblée avait excité contre lui, chez un certain nombre de barons, des ressentiments d'autant plus vifs, qu'il les avait réduits à ne pas oser paraître. Il dût, dès ce moment, prendre des précautions et ne marcher que bien accompagné ; ensuite la querelle qui s'était élevée entre le comte de Dreux et le comte de Champagne, au milieu de l'assemblée, menaçait d'avoir des suites.
Robert, trouvant une occasion de donner une issue à la colère dont il était enflammé, avait appelé Henri en duel; un grand nombre de barons, prenant parti, suivant leur inclination ou leurs alliances, pour l'un ou l'autre des deux champions, se proposaient de leur servir de seconds dans ce combat, qui devenait une espèce de guerre civile. La rencontre devait avoir lieu après les fêtes de Pâques, et tous les barons de France devaient y assister, ce qui menaçait d'accroître le danger que courait la paix publique, car il était à craindre que ces belliqueux spectateurs ne fussent bientôt tentés de mettre l'épée à la main pour devenir acteurs dans la tragédie, au lieu de se contenter d'en demeurer témoins. Suger, qui avait été averti par ses émissaires du défi donné par le comte de Dreux et accepté par le fils du comte de Champagne, prenait secrètement ses mesures, lorsqu'il reçut une lettre de saint Bernard, qui avait été averti par le frère de Robert, religieux dans son abbaye, du duel qui devait avoir lieu. « Les Français, écrivait le saint, sont à peine « revenus de la Terre sainte, qu'ils commencent à se c quereller ; décidés à en venir aux mains, ils ont fixé « leur coupable rendez-vous aux jours qui suivent les '< fêtes de Pâques. Le fils du comte de Champagne et
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« Robert, frère du roi, irrités l'un contre l'autre, sont « décidés à s'entr'égorger. Jugez combien le motif de « leur voyage est loin d'avoir été ce qu'il devait être, « puisqu'ils apportent de pareilles dispositions à leur « retour! Ne peut-on pas leur appliquer ces paroles de « l'Écriture : Nous avons tâché de guérir Babylone , mais « sa maladie est incurable (1). Sans se laisser corriger « parjes coups dont Dieu les a frappés, sans avoir com« pris les enseignements de l'adversité, ces princes, « éprouvés par tant de travaux et par tant de périls, « viennent, au hasard d'exciter une conflagration géné« raie, se livrer l'un contre l'autre une guerre cruelle « pendant l'absence du roi, et compromettent ainsi la « paix publique si laborieusement maintenue. Vous êtes « le premier dans cet État, c'est à vous de mettre obstacle « aux malheurs qui se préparent, soit par la persuasion « si vos paroles sont écoutées, soit par la force si elle « est nécessaire. - La gloire de votre régence, la tran« quillité du royaume, l'intérêt de l'Église, vous en font « un devoir. »
Cette lettre ne fit que confirmer Suger dans sa résolution, qui était arrêtée. Il attendit jusqu'aux fêtes de
(1) Curavimus Babylonem, non est sanata; percussi sunt, et non doluerunt ; attriti sunt, et renuerunt suscipere disciplinant.
Saint Bernard ajoutait : Supplico et consulo Sublimitati vestrœ quia princeps maximus estis in regno ut, vel dissuasione vel in totis vos viribus opponatis ni fiat hoc. Nos autem idem scribimus domino Remensi, domino Senonensi, domino Suessionensi, domino Autosiodorensi, comiti Theobaldo, comiti Rodulpho, opponite vos tantis malis, et propter dominum regern et propter dominum papam ad quem pertinet custodia regni.
La fin de cette lettre de saint Bernard achève d'éclairer les affaires de ce temps. On voit l'action qu'exerçait ce grand saint, qui était en même temps un grand homme.
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Pàques pour voir si, dans cette époque de réconciliation universelle, la religion dont l'influence est alors si puissante n'amollirait pas le cœur des deux jeunes princes et ne désarmerait pas leur colère. Puis, voyant que la passion était la plus forte, que leurs sentiments religieux ne pouvaient vaincre leur haine, et que, malgré les avis indirects qu'il leur avait fait donner, ils persistaient dans leur résolution d'en venir aux mains, il abandonna Le rôle de conciliateur pour leur parler en maitre, et leur défendit formellement, au nom du roi et en vertu de l'autorité souveraine dont il était investi, de donner suite à cette affaire, en ajoutant que , s'ils hésitaient à obéir, il les ferait sur-le-champ arrêter et emprisonner. En même temps il les fit garder à vue et ordonna qu'ils fussent conduits à l'instant dans les prisons de SaintDenis, si une seule de leur démarche donnait à penser qu'ils voulussent enfreindre ses ordres. La force que le concours de la grande assemblée réunie au commencement de l'année où ces choses se passaient avait donné à Suger le mettait en état de frapper ce coup d'autorité.
Personne n'était plus en position de lui résister dans le royaume, et le comte de Dreux dut céder encore une fois à l'ascendant du régent. La crosse de l'abbé, plus forte que l'épée de" l'homme d'armes, la força à rentrer au fourreau (1).
Bientôt après, on apprit que le roi arrivait. Tout le royaume était dans l'attente. Suger recevait de nombreuses lettres dans lesquelles on l'avertissait du retour du roi, ou on le questionnait sur ce retour. Le pape
(1) Le moine Guillaume s'exprime ainsi : Omnem illius twnurem Sugerius prudenter compressa et ad condignam salis factkmem coinpulit.
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Eugène ni fut un des premiers à lui écrire Il qu'il venait d'apprendre comme une chose certaine qu'après d'in« nombrables épreuves, l'illustre roi des Français revenait en Europe. Le roi de Sicile l'avait averti, par une • lettre , que le roi des Français faisait route vers son < royaume. Suger devait donc se préparer à aller au« devant du prince avec ses fidèles (i). »
L'archevêque de Sens lui faisait savoir plus tard, qu'un serviteur de l'évéque de Beauvais avait passé par Sens la veille, et qu'il avait assuré aux serviteurs de l'évèché qu'il était chargé par son muitre d'aller annoncer à la mère de celui-ci l'arrivée du roi. Il était, avait ajouté ce serviteur, si proche, que, le mercredi suivant.
il devait coucher à Cluny. L'évêque de Sens terminait sa lettre en priant Suger de s'assurer de l'exactitude de la nouvelle et de lui prescrire ce qu'il devait faire.
C'était encore une lettre de Pierre, archevêque de Bourges, qui remerciait Suger de lui avoir fait connaître la prochaine arrivée du roi. Très disposé à aller au-devant du prince, il desirait connaître son itinéraire; s'il traversait son diocèse, il serait heureux de rendre à Suger tous les honneurs qui lui sont dus.
Bientôt arrivait une seconde lettre de l'archevêque dc Sens. Plus de doute, il venait de voir un chevalier du Temple de la maison de Paris, le Fran Galeranne, qui avait quitté le roi de France près de Plaisance. Ce templier l'avait assuré que le dimanche suivant le 'roi coucherait à Cluny. Si cela convenait à Suger, l'archevêque l'attendrait à Auxerre jusqu'au lundi. Rien ne lui serait plus agréable, en effet, que d'avoir Suger pour compagnon de route et pour guide.
(1) Apud Duchesne.
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Ces nouvelles, qui se succédaient en se confirmant, n'avaient rien 'd'inexact; après deux ans d'absence, Louis le Jeune revenait dans son royaume. Si près du port, le régent eut un dernier péril à surmonter. Les ennemis de Suger, n'ayant rien pu contre son administration,.
avaient tenté de se venger en le calomniant auprès du prince qu'il avait si bien servi. Les rumeurs accusatrices, grossies par mille échos, arrivant jusqu'à Louis le Jeune à travers les mers, firent quelque impression sur lui. Il douta un moment de Suger, tant la calomnie avait été habile à circonvenir le roi, en accréditant les mêmes bruits par la bouche d'un grand nombre d'accusateurs qui semblaient ne pas s'être concertés ! Mais ce moment devait être court. Le roi, qui avait fait un marché avec les Génois et les Pisans pour la traversée, s'embarqua à Ptolémaïde. On remarqua que la reine Aliénor ne s'embarquait pas sur le même nef que le roi Louis VII, mais qu'elle la suivait montée sur un autre bâtiment. Déjà la séparation, qui devait peu de temps après être déclarée, s'annonçait. Bientôt le roi, après une heureuse traversée, aborda Je 29 juillet 1149 en Calabre (1), et il écrivit à Suger les détails de son voyage et de la réception empressée et pleine de respect que lui avaient faite les hommes du roi de Sicile. Le vaisseau qui po-rtait la reine fut moins heureux, et Louis le Jeune, qui l'attendit pendant longtemps dans le port où il était entré, apprit enfin qu'elle avait pris terre à Palerme.
L'état de la santé d'Aliénor et de celle de l'évêque de Langres apporta encore de nouveaux retards au voyage
(i) Portu Anconensi navigium conscendit, marisque nullo impediente periculo, ad regnurn proprium est reversus. (Gesta Lud. ATI, o. vu.)
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de Louis le Jeune qui passa quelques jours à la cour de Roger, roi de Sicile, et qui se rendit ensuite à Rome pour conférer avec le pape de la situation des chrétiens en Orient, et peut-être aussi de la séparation qu'il avait déjà arrêtée dans sa pensée, depuis que les recherches des clercs avaient.établi que la parenté existait entre Louis et Aliénor au degré prohibé par les canons.
Ce voyage du roi à Rome fit tomber les préventions qu'avaient pu lui faire concevoir contre Suger tous les rapports qu'il avait reçus. Il trouva, dans lé pape, un juste appréciateur des services que l'abbé de SaintDenis avait rendus au royaume et au monarque pendant son absence. Le souverain pontife rendit hommage à cette administration ferme et prudente qui avait si heureusement traversé des obstacles si grands, des périls de toute espèce, qui avait déjoué les ligues féodales, et fait partout régner l'ordre et l'économie, tout en satisfaisant aux demandes du roi qui avait besoin de grosses sommes d'argent afin de pourvoir aux dépenses toujours renaissantes de la croisade. Louis le Jeune, plein de reconnaissance pour l'abbé de Saint-Denis, voulut, avant de quitter Rome, lui exprimer sa satisfaction, et il lui écrivit une lettre dont voici la teneur : « Notre santé « est dans un état prospère, et nous nous hâtons de nous « rendre près de vous; mais nous avons voulu vous man« der de précéder d'un jour tous nos autres amisetdevous a rendre secrètement auprès de notre personne. Il nous « vient de nôtre royaume des rumeurs contradictoires, « et ne pouvant rien conclure de certain, nous voulons ap« prendre de vous quelle conduite nous devons tenir en« vers chacun. Mais ceci doit se faire très-secrétement, « et vous seul devez connaître le contenu de cette lettre. »
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Cette entrevue, souhaitée avec autant d'ardeur par le roi que par le régent, eut enfin lieu, et, quelques jours plus tard, Louis le Jeune, rentrant à Paris après une absence de deux ans et quatre mois, faisait publiquement éclater sa reconnaissance pour l'abbé de Saint Denis en lui donnant le beau titre de rÈRE DE LA PATHIE.
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LIVRE SIXIEME
Dernières années de Suger. — Il s'oppose à la séparation du roi et de la reine. — Il réforme l'abbaye de Saint-Corneille à Compiègne. — Révolte à main armée des chanoines. — Il réprime cette révolte. — Sa lettre à Henri, duc de Normandie, au sujet de la guerre. — Triste situation des chrétiens entre eux —Suger prépare une expédition pour la Terre sainte. — Sagesse de ses combinaisons. — Il tombe malade. — Sa mort. - Jugement sur Suger.
Suger était arrivé à un degré d'élévation au delà duquel ni sa fortune ni sa renommée ne pouvaient plus monter. Environné de l'admiration de tout le royaume et même de toutes les contrées voisines, honoré par le pape, jouissant de toute l'estime et de toute la confiance du roi qui lui écrivait : « Ma volonté, c'est la vôtre; je « m'en reposerai toujours sur vous en toute circons« tance (1), » il était désormais un de ces hommes rares pour qui la postérité commence de leur vivant, et à qui leurs contemporains rendent la justice que l'histoire n'accorde ordinairement qu'au souvenir de ceux qui ne sont plus. Jamais son pouvoir ne fut plus grand que lorsqu'il eut résigné, entre les mains du roi, la régence.
Ses paroles étaient écoutées comme autant d'oracles, et,
(1) Voluntas enim vestra nostra est et eonsilium nostrum reposuimus in vobis. (Lef"I'es de Louis le Jeune Ú Surfer, apud Duchesne. )
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dans toutes les occasions difficiles, on recourait à cette sagesse éprouvée qui, traversant une longue carrière en allant de succès en succès, avait donné à tout le monde la conviction que rien de ce qu'entreprenait l'abbé de Saint-Denis ne pouvait manquer de réussir.
C'est ainsi que quatre grandes affaires occupèrent encore les dernières années de Suger : d'abord la réforme de l'abbaye de Sainte-Corneille-de-Compiègne, dont les désordres étaient si grands, que le bruit en était arrivé jusqu'aux oreilles du pape Eugène III, qui écrivit à l'abbé de Saint-Denis pour le charger de faire rentrer la religion dans ce monastère ; ensuite les différends du roi et du comte d'Anjou, qui menaçaient le royaume du renouvellement de ces guerres que Suger avait eu à soutenir, dans les premières années de sa vie, contre le seigneur du Puiset, mais cette fois sur une bien plus grande échelle; la pacification de la ville de Beauvais qui, avec son évèque, son clergé, ses bourgeois, se préparait à la révolte; enfin le projet d'une nouvelle croisade qui occupa les dernières années de la vie de Suger.
Nous ne parlons pas du divorce du roi avec la reine Aliénor; il n'eut lieu que postérieurement à la mort de l'abbé de Saint-Denis. Il s'était opposé, autant qu'il avait pu, à ce divorce dont il prévoyait les funestes conséquences; et, si la reine Aliénor avait donné au roi un fils au lieu d'une fille, les conseils de Suger auraient prévalu. Mais Louis le Jeune, dominé par le désir d'avoir un héritier de sa lignée, n'hésita plus à demander la dissolution de son mariage, qui fut prononcée dans l'assemblée de Beaugency. Chose remarquable et qui semble en désaccord avec les faits que les chroniqueurs du Nord rapportent sur la reine, le roi reconnut, sans balancer,
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pour sa fille la princesse dont la reine Aliénor accoucha, après son retour en France. Rien ne fut articulé contre la conduite de la reine dans l'assemblée de Beaugency : on ne parla que de la parenté qui existait entre elle et le roi à un degré assez rapproché pour être un empêchement canonique à leur mariage; ce fut sur cette seule raison qu'on motiva la dissolution de leur union (1). Il fut prouvé que Robert, duc de Bourgogne, frère de Henri 1er, avait eu pour fille Hildegarde, laquelle épousa Guillaume VII, duc d'Aquitaine; un fils naquit de cette union; c'était Guillaume VIII, qui se trouvait cousin, issu de germain, de Louis le Gros. Ce fils eut pour rejeton Guillaume IX, père d'Aliénor et duc d'Aquitaine, qui se trouvait dans des rapports de parenté d'un degré plus éloigné avec Louis VII, de sorte qu'Aliénor et Louis le Jeune descendaient du même auteur Robert, roi de France, et que la reine, par son arrière-grand'mère Hildegarde, était parente au septième degré du roi son mari. Les évêques prononcèrent qu'il n'y avait aucun lien entre Aliénor et Louis VII, et il fallut rendre à la suzeraine d'Aquitaine les riches provinces qu'elle avait apportées à la monarchie : la Guyenne, la Gascogne, le comté de Poitou et presque toutes les terres d'au delà de la Loire : ce n'était pas seulement le divorce du roi, c'était le divorce du
(1) Voici l'arbre généalogique dressé pour le divorce.
ROBERT, ROI DE FRANCE.
Henri Ier, Robert, duc de Bourgogne, Philippe Ier, Hildegarde, femme de GuilLouis VI, laume VII, duc d'Aquitaine, Louis VII. Guillaume VIII, Guillaume IX, Aliénor.
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royaume. La France du Midi allait se trouver séparée de la France du Nord; et, quand la reine divorcée eut épousé Henri Plantagenet, qui déjà était comte d'Anjou et duc de Normandie, et réunit par son mariage avec AJiénor toute la France méridionale sous son empire et devint bientôt après roi d'Angleterre, la situation terrible, qui devait enfanter tant de siècles de guerre, fit son avènement. Les antipathies de la race méridionale et de la race du Nord furent libres de suivre leurs mouvements naturels, et la France fut condamnée à verser le sang de plusieurs de ses générations, à user le génie de ses hommes d'État et l'épée de ses soldats, pour refaire ce que la haute intelligence de Suger avait accompli par un mariage, et ce que l'imprudence de Louis le Jeune avait détruit en réclamant la dissolution de cette union. Le moine Guillaume écrivait à ce sujet, avec un juste senti ment de douleur après la mort du grand abbé : « On voit « que, les conseils venant à manquer au roi, le royaume « fut démembré, Regnum, deficiente ipsius tonsilio, nosci« turnmlilalllm. »
Mais ces événements, ainsi qu'on l'a dit, ne se réalisèrent point du vivant de Suger, et l'assemblée de Beaugency ne se réunit que lorsqu'il avait cessé de vivre.
Ainsi, les quatre grandes affaires qui remplirent ses trois dernières années doivent exclusivement attirer l'attention. La première fut, on l'a vu, la réforme de l'abbaye de Sainte-Corneille-de-Compiègne qui se rattachait au grand mouvement de réforme imprimé par le saint siège, prêche par saint Bernard; exécuté par Suger.
Cette abbaye était déjà d'une assez haute antiquité, puisqu'elle avait été fondée, en l'an 876, par l'empereur Charles le Chauve; elle relevait directement du saint-
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Siège, et les empereurs et les rois s'étaient plu à l'enrichir par-leurs pieuses libéralités; plusieurs même avaient choisis l'église qui était consacrée aux saints martyrs Corneille et Cyprien, pour le lieu de leur sépulture. Les reliques vénérées qu'on y conservait attiraient un grand concours de fidèles; et longtemps la sainteté et l'austérité de la vie toute chrétienne de ceux qui l'habitaient firent l'admiration de la province. Mais la corruption était entrée dans cette sainte demeure. « L'église de « - Compiègne, écrivait Suger au pape Eugène, serait une « des plus illustres de toutes les Gaules si la mons« trueuse licence des chanoines qui l'habitent n'y mettait « obstacle (l). »
Ce qui rendait la réforme de cette abbaye si difficile, c'est qu'elle avait pour trésorier du chapitre Philippe, frère du roi. Suger devait donc rencontrer, dans l'œuvre que-le pape confiait à son zèle, comme il lui confia plusieurs œuvres du même genre, tous les obstacles qu'il lui avait fallu vaincre, pendant sa régence, pour réformer l'église de Sainte-Geneviève; mais les obstacles étaient infiniment plus grands dans cette seconde entreprise que dans la première. Philippe n'était pas un simple particulier. Doyen et archidiacre de Tours, archidiacre de Paris, il' possédait en outre plusieurs abbayes que son frère Henri, devenu évêque de Beauvais, lui avait laissées : c'étaient Sainte-Marie d'Étampes, Sainte-Marie de Corbeil, Sainte-Marie de Pinsiac et Saint-Mellon de Pontisara (2). La reine mère, Adélaïde, qui avait une indulgente faiblesse pour le dernier de ses fils, appuyait Phi-
(1) Sug. aù Eug., ep. 163.
(2) Suger au pape Eugène III, voir Epislolœ lÚstoricœ, dans le quatrième volume des Historiarum Francortim Scriplorrs.
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lippe de son crédit, et c'est ce qui retarda longtemps la réforme de ce couvent. Enfin, le bref du pape, impatiemment attendu, arriva.
On dut enfoncer les portes du monastère pour y pénétrer; après quoi, Suger fit sommer les chanoines de se rendre au chapitre pour y entendre la communication qui devait leur être faite au nom du pape et du roi; mais tous refusèrent d'obtempérer à cette sommation, ils menaçaient même de faire main basse sur ceux qui se présenteraient. Alors le roi vint en personne, et sa présence ne produisit pas plus d'effet. Il fut obligé d'employer la force, et, le lendemain, les chanoines de Sainte-Corneille furent conduits, malgré toute leur résistance, au chapitre, et là, il leur fut donné lecture du bref du pape, qui chargeait Suger de les réformer. A ce mot de réforme, le doyen, « homme d'autant plus audacieux que « l'infamie de sa vie le rendait plus méprisable, » écrit Suger au pape Eugène, dans la lettre où il lui rend compte de cette affaire (l), se leva avec un autre chanoine, aussi coupable et aussi corrompu que lui, et se répandit en invectives et en malédictions contre le pape et les commissaires qu'il avait nommés; puis ces deux hommes se retirèrent en entraînant avec eux tous leurs frères. Le roi, sans se laisser aller à une colère trop justifiée par cet excès d'audace, se contenta de se rendre à l'église. En présence du peuple et de tout le clergé de la ville, il fit donner lecture du bref du pape, et mit les douze religieux de Saint-Denis, qu'on avait placés sous l'autorité d'Eudes, en possession de l'église, aux applaudissements de tous les habitants de Compiègne, depuis
(1) Miserrimus ilie decanus, speciaJiter, tanto audacior, quanto ex ipsa sui infamia vilior. (Suger, ep. ad Eug. 163.)
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longtemps scandalisés des excès des chanoines. D'ailleurs, on ne touchait pas aux prébendes de ceux-ci; on se contentait de fixer la quantité de blé qu'ils devaient fournir pour la nourriture des moines venus de l'abbaye de Saint-Denis, en affectant au reste de leur entretien les offrandes volontaires qui étaient considérables, à cause de la dévotion qu'on avait pour les reliques que contenait l'église.
Aussitôt après le départ du roi, les chanoines revinrent en force, conduits par leur abbé, Philippe de France, et appuyés par une troupe de soldats qu'ils avaient pris à leur solde. L'église est envahie, les portes de la sacristie et du trésor sont brisées, les ornements, les vases sacrés, les riches missels, avec ces peintures aux vives couleurs qui leur donnaient un si grand prix, tout est mis au pillage. Pendant ce temps, les soldats tiennent les-moines de Saint-Denis en respect et les menacent de les égorger, au premier cri qu'ils laisseront échapper pour appeler du secours. Ce vol hardi ne satisfit pas encore les chanoines; ils revinrent au point du jour pour voler les reliques à main armée. C'étaient la couronne d'épines et le linceul du Christ qu'ils s'efforçaient d'enlever. Les religieux, qui avaient psalmodié les matines toute la nuit, venaient de se retirer dans leurs cellules lorsque le bruit effroyable qu'on faisait pour briser les portes du lieu retiré où étaient gardées les reliques, vint tout à coup les épouvanter. Ils courent à l'église et la trouvent barricadée ; alors, s'apercevant que les envahisseurs ont coupé les cordes des clochés afin d'empêcher les religieux de Saint-Denis d'appeler du secours, ceux-ci s-e partagent : les uns pénètrent dans le sanctuaire par des portes intérieures, les autres s'élancent dans la ville en
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annonçant partout l'enlèvement sacrilége des saintes reliques, objet de la vénération de tous les habitants de Compiègne. En un instant les bourgeois sont sur pied , dix mille hommes assiégent les chanoines et leurs soldats , les portes sont forcées, et les profanateurs allaient périr victimes de l'indignation publique lorsque la vue du frère du roi arrêta les bras déjà levés. On se contenta de chasser avec mépris de l'église les chanoines et leur abbé Ci).
Philippe de France crut que la roi Louis le Jeune punirait les habitants de Compiègne de leur audace; mais le roi, que Suger avait tenu au courant de toute cette affaire, reprocha au contraire à son frère l'indignité de sa conduite, et lui déclara que les véritables coupables étaient les chanoines, et qu'eux seuls seraient punis.
L'effet suivit de près la menace : le roi fit saisir leur temporel, et obtint du comte de Champagne et du comte de Vermandois, sur les terres desquels une grande partie de leurs biens était située, qu'ils prendraient la même mesure. Les nouveaux religieux de Sainte-Corneille et leur abbé Eudes furent ainsi mis en possession de toutes les propriétés : Philippe de France dut renoncer à son titre de trésorier ; quant aux chanoines, ils furent réduits au strict nécessaire. Les plus grands personnages du temps, l'évêque de Noyon, l'abbé Suger, saint Bernard, cet intrépide défenseur des droits et priviléges des abbayes, Pierre le Vénérable, abbéde Cl uny récrivirent au pape pour le prier de confirmer la destination que le roi avait donnée aux biens des chanoines' (i). Le pape approuva tout ce *
(1) Ces détails sont tirés d'une lettre de Suger au comte de Vermandois, que je crois devoir reproduire parce qu'on y trouve
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qui avait été fait, en blâmant seulement l'indulgence excessive qu'on avait montrée pour les chanoines. Ainsi à côté des abus monastiques il y avait un remède : si les vices de quelques monastères témoignaient que la fragilité humaine peut s'introduire dans le
peinte au vif la physionomie de cette époque où les périls étaient grands, mais où les ressources égalaient les périls.
« Dominus Philippus frater régis, cum sacrilega et armata tam laicorum quam clericorum manu veniens, monasterium violenter irrupit, et pixidem in qua non modico reliquiarum pretio continebatur, rapiens asportavit. Nec hac temeritate contentus, sine mora iterum cum suis complicibus reversus, ecclesife januas super se clausit, reverendam Salvatoris nostri coronam cum pretiosa et famosa ejusdem nostri Domini syndone rapere conabatur.
Sed Burgenses, audito tanto scelere., tam pro venerandis reliquiis, quibus locus ille toto orbe famosus existit quam etiam pro lidelitate quam abbati et fratribus pacti fuerant, cum armis viriliter accelerantes, comperto etiam quod sacrilegæ illi, ne fratres campanas pulsare possent, funes prtecidissent, et eis post illatas contumelias mortem mjnarentur, quoniam portas ecclesise obseratas intrinsecus invenerant, quomodo potuerunt ecclesiam ingressi sunt. Et nisi régi se majestati super fratri suo deferendum judicassent, eos qui cum eo inventisunt zelo accensi turpiter puniissent. Retentis itaque Reliquiis et conservatis fratribus nostris, expulso eodem Philippo, suos quoque, vix sibi a viudicta cohibentes fugaverunt. »
Suger termine sa- lettre en rappelant au comte de Vermandois qu'en toute circonstance il s'est montré son fidèle ami ; il lui prescrit, de la part du roi, de l'aider virilement à punir et à réduire les clercs qui ont agi avec tant de scélératesse et à leur faire restituer ce qu'ils ont enlevé.
La réponse du comte de Vermandois fut brève et assez sèche. Le frère du roi et la reine sa mère, comme on le voit par une lettre de Louis le Jeune, s'étaient ardemment engagés dans cette affaire.
Cependant la justice et la fermeté prévalurent. Voici.la réponse du comte de Vermandois : « Quand votre lettre relative aux clercs de Compiègne m'est arrivée, les chanoines avaient fait restituer la plus grande partie fie ce qui avait été enlevé, je ferai restituer le reste. »
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sanctuaire, la fermeté apostolique avec laquelle les hauts personnages qui étaient les lumières de la religion sévissaient contre les scandales, témoignait qu'on ne pouvait attribuer au christianisme une corruption réprouvée par tous ses préceptes et combattue par les membres les plus éminents de l'Église (1).
La seconde affaire, où parut l'habileté de Suger, fut la querelle qui s'éleva entre Louis le Jeune et Henri, qui était déjà en ce moment comte d'Anjou et duc de Normandie, et par conséquent l'un des plus puissants vassaux de la couronne.
Il importe de donner ici quelques détails. Deux compétiteurs s'étaient disputé longtemps le trône d'Angleterre : Henri Plantagenet, petit-fils d'Henri Ier par sa mère Mathilde, qui avait épousé en secondes noces François d'Anjou, et Étienne de Blois, petit-fils de Guillaume le Conquérant par Adèle, sa mère, comtesse de Blois. Les documents contemporains indiquent que Suger avait d'abord penché pour Étienne, qui avait promis, pour prix du concours du roi de France, de lui céder la Normandie, et qui renouvela cette promesse en 1149 (2).
Henri de Plantagenet, qui avait hérité de laTouraine et de l'Anjou, du chef de son père, et qui possédait, du chef de sa mère, la Normandie et le Maine, supportait avec peine cette préférence. Ce fut ce prince qui, quelques années plus tard, épousa Aliénor de Guyenne, qui lui apporta en dot toute la France méridionale, séparée de la
(1) On trouve les lettres adressées au pape au sujet de cettejaffaire apud Ducheme dans le recueil des Emsiolœ IHstoricœ, t. IV.
(2) Ex quo potero illam vubis tratam (scilicet Normaniam) reddam quam vobis dedi, quœ adhuc ni est in potestate inimicorum meorurn.
(Apud Dachesne).
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monarchie. Déjà la guerre éclatait, Suger en apprit la nouvelle par le pillage des terres de Berneval et du Bocage, situées dans la Normandie, et qui dépendaient de l'abbaye de Saint-Denis. Aussitôt il écrivit, d'un côté au roi, de l'autre au duc.
Il représentait au duc, et la lettre qu'il lui adressait était commune à sa mère, la comtesse Mathilde, qu'il commettait une haute imprudence en mécontentant le roi., au moment même où la mort d'Étienne pouvait appeler les Plantagenets à la couronne d'Angleterre (1). Il compromettait ainsi sa cause, car le roi irrité se rangerait inévitablement du côté d'un de ses concurrents, quand la succession s'ouvrirait. Il finissait en lui rappelant que son prédécesseur avait toujours fait à l'abbé de Saint-Denis l'honneur de le choisir pour arbitre dans tous ses différends avec le roi de France, et qu'il s'était bien trouvé de cet arbitrage. Il n'y avait pas eu, dans les vingt dernières années, une seule paix conclue entre les deux princes sans que lui, Suger, y eût eu la principale part. 11 ne saurait oublier l'affection et la considération que lui avait accordées le glorieux roi Henri Ier pendant qu'il régnait sur l'Angleterre et le duché de Normandie; ce fut ainsi que, pendant tout le cours de sa vie, lui, Suger, parvint, avec le secours de Dieu, à le tirer de beaucoup de guerres et à le garantir des machinations de ses ennemis. Il mettait à la disposition du duc de Normandie et d'Anjou le même zèle, agissant ainsi pour l'amour de Dieu, qui est l'auteur et l'ami de la paix, en vue des souffrances et des maux de toutes sortes que la guerre ap-
(1) En effet, la lutte entre les deux princes se termina en 1153 par un compromis. Étienne reconnut Henri de Plantagenet pour n héritier. Il mourut en 1154.
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porte au pauvre peuple, en vue aussi du repos, de 1 intérêt et de l'honneur du prince auquel il écrivait. Comme abbé et comme prêtre, il ne craignait pas de plaider la cause de la paix, soit avec opportunité, soit avec importunité. Quoi que le prince décidât, il était de son devoir de lui rappeler, comme abbé de Saint-Denis, au sujet de la terre de Berneval et de celle du Bocage (de Boscagio), appartenant au bienheureux Denis, que le roi Henri, de glorieuse mémoire, les faisait respecter en temps de guerre, comme les siennes propres. Il l'adjurait d'agir de même. « En effet, à l'occasion de guerres qui peuvent s'allumer entre les Français et les Normands, les possessions des églises et des abbayes, qu'elles soient situées en Normandie ou en France, ne doivent soullrir aucun dommage (t). »
Suger écrivait en même temps a a roi, qu'avant de suivre le dessein qu'il avait formé de faire la guerre au duc de Normandie, il serait d'une bonne politique de reunir une grande assemblée, formée d'évoqués et de barons, dont il pourrait prendre le conseil. Les lumières des hommes les pl us habiles et les plus expérimentes du royaume lui viendraient ainsi en aide. En outre, tous se trouveraient engages à le soutenir dans l'entreprise qu'ils lui auraient conseille de tenter, de sorte qu'il aurait derrière lui tout le royaume. Si le roi avait réuni des troupes, il ferait bien de suspendre les opérations militaires jusqu'à ce qu'il eût tenu ce grand conseil.
Suger avait appris par sa propre expérience tout le parti qu'on pouvait tirer de ces grandes assemblées qui.
au milieu des divisions infinies de la féodalité, produi-
M) Apud ] )lleJ, Kjustithi- I/Is/II/"Im,
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saient une sorte d'unité nationale. Il essayait de généraliser l'action de la royauté, de l'empêcher de s'isoler, en réunissant autour d'elle ces grandes assises qui lui apportaient, de tous les points du royaume, l'expression des vœux et des intérêts du pays, en renouvelant l'image de ces ChLimps-de-Mars - et de ces Champs-de-Mai, qui avaient été si célèbres sous les deux premières races, et il préparait ainsi les États-Généraux qui, sous la troisième, devaient occuper la même place dans notre histoire. Ses conseils eurent, dans cette occasion, leur influence habituelle; les esprits échauffés s'apaisèrent, du moins pour le moment, Henri, non-seulement prêta foi et hommage au roi pour la Normandie, mais lui céda le Vexin normand, pro colleclo sibi beneficio, dit l'anonyme cité par dom Bouquet; et la guerre, qui devait être si fatale à la France, n'éclata qu'après la mort de Suger.
Il nous reste à parler d'un dernier service rendu par Suger au roi son ami et à la France. La commune de Beauvais, qui était une des plus puissantes du royaume, était en IdSO profondément agitée. Les bourgeois de la ville, le clergé et l'évêque lui-même, Henri, frère du roi, se montraient animés d'un esprit de révolte et de sédition. L'évêque surtout paraissait le chef de tout ce mouvement, ce qui aggravait le mal. Suger, qui s'était montré toujours le promoteur et le protecteur des droits et des privilèges des cités et des communes et qui, dans son testament, recommandait encore qu'on supprimât dans les communes dépendantes de l'abbaye de Saint-Denis des taxes abusives qui n'étaient pas justifiées par la tradition, ne pouvait pas être suspect quand il défendait les droits de l'autorité. Aussi était-il résolu à les faire prévaloir, coùte que coûte; mais, avant d'en venir aux mayens
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rigoureux et de faire appel à la force, il écrivit la lettre suivante qui mérite d'être citée, parce qu'on y trouve l'esprit dont toute sa politique fut animée :
Suger à Henri, évêque de Beauvais, au clergé et au peuple de Béarnais.'
« Au vénérable évêque Henri et au chapitre de la noble église de Saint-Pierre de Beauvais, ainsi qu'au clergé et au peuple, Suger, par la grâce de Dieu abbé de SaintDenis , paix dans le ciel et sur la terre par le Roi des rois et le roi des Français. Au nom de ce dévouement empressé avec lequel, sous le règne de notre seigneur roi et sous celui de son père, j'ai toujours, comme vous le savez, travaillé fidèlement pour votre repos lorsque des plaintes s'élevaient contre vous, gardant mes mains pures de tout présent; maintenant aussi, quoique retenu par une grave infirmité, je vous demande, je vous conseille, et je vous conjure par tous les moyens possibles de persuasion, de ne pas dresser une tête coupable contre notre seigneur roi et la couronne, qui est notre appui à tous, archevêques, évéques et barons, et à qui nous devons à juste titre respect et fidélité. C'est un acte qui ne vous convient nullement ; une témérité si insensée est nouvelle, même dans ce siècle, et vous ne pourrez plus longtemps préserver la cité et l'église de Dieu de la destruction; car vous reconnaîtrez vous-même aisément toutes les funestes conséquences et tout le danger d'une levée de boucliers, faite par l'évêque ou le peuple confié à sa garde contre leur commun seigneur, surtout sans avoir consulté le souverain pontife, ni les évêques et les grands du royaume. Il est du reste une considération qui devrait
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seule vous corriger de cette présomptueuse confiance, c'est que vous n'avez appris nulle part que vos prédécesseurs se soient portés jusqu'à ce jour à un tel attentat, et que vous chercheriez, en vain dans toute l'antiquité un exemple d'une si criminelle tentative. Comment donc pourriez-vous vous flatter qu'elle sera impunie? Mais, je vous le demande, pourquoi dressez-vous la tête contre notre seigneur roi, lui si pieux protecteur des églises, si jaloux de faire tout le bien possible, lui qui n'a nullement l'intention de dépouiller injustement vous ou tout autre de quoi que ce soit? Si, entraîné par de mauvais conseils, il avait par hasard moins bien agi envers vous, il fallait d'abord le faire avertir par les évêques et les grands du royaume, ou plutôt par notre saint-père le Pape, qui est le chef de toutes les églises, et qui eût pu facilement terminer tous les différends. Que le souvenir de la noblesse de ses intentions rentre donc dans le cœur de l'évêque actuel de Beauvais ; qu'il se concilie de nouveau la bienveillance du roi, et non-seulement pour lui, mais pour son église et pour les citoyens de Beauvais qui forment son peuple; et que ce soit par sa soumission, par sa docilité à s'en remettre à la volonté du roi, afin que, pour s'être livré aux perfides insinuations du démon, il n'en résulte pas ou une déshonorante trahison envers la couronne, ou un infâme fratricide, ou quelque autre crime de ce genre.
« Et que dirais-je de vous, nos amis bien-aimés, doyen et archidiacre, et vous, noble clergé du chapitre, si j'apprenais que la,splendeur de votre église est détruite, et qu'à cette occasion une foule de temples saints sont livrés aux flammes? Celui qui sait tout sait bien que, tout malade que je suis d'une grave infirmité et de la fièvre
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quarte qui me consume, je me sens en ce moment plus vivement encore atteint de ce mal, et que je me livrerais volontiers moi-même pour apaiser cette sédition. « Et vous, que vous dirai-je, infortunés citoyens, vous que j'ai toujours portés dans mon cœur sans aucune pensée d'intérêt, sans avoir, jamais que je le sache, reçu la moindre chose de vous, si j'apprenais le bouleversement de votre cité, la condamnation de vos fils et de vos femmes à l'exil, le pillage de vos maisons et l'exécution d'une foule de citoyens? Que si le châtiment doit vous atteindre il est à désirer que ce soit bientôt; car si quelque chose le retarde, il n'en sera infligé qu'avec plus de violence, plus de rigueur, et d'une manière plus malheureuse : la haine en effet grandit par le retard de la vengeance.
« Ayez donc pitié de vous-mêmes; que le noble évêque ait pitié de lui-même ; que le clergé ait pitié de lui-même !
Car, aussi vrai qu'une fourmi ne peut traîner un char, vous ne pourrez défendre d'une entière ruine la ville de Beauvais contre la puissance de la couronne et du sceptre. Si je puis avoir quelque science, si j'ai pu acquérir et conserver quelque expérience, moi vieilli dans les affaires, je vous le dis, vous verrez vos biens, ce fruit d'un long travail, passer aux mains d'avides ravisseurs.
Vous accumulerez sur vos têtes, après la colère du roi, celle de tous ses successeurs, léguant ainsi à vos descendants une exécration éternelle, et par la mémoire de votre crime enlevant à toutes les églises du royaume le secours de cette admirable libéralité du roi, à laquelle votre église, et tant d'autres, doivent leur splendeur. Ah 1 croyez-en plutôt celui qui vous a toujours porté un si vif intérêt et qui vous dit en finissant : « Prenez garde, hommes prudents, prenez garde qu'on n'inscrive de nou-
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veau ces mots qu'on a trouvés écrits une fois sur une colonne de marbre de votre ville, et que prononça jadis un empereur romain : « Nous ordonnons qu'on rebâtisse la Ville des Ponisi « Videte, videte, viri disireli, ne et alia vice rescribatur quod semel inventum est in marmorea columna hujus civilalis, ore imperaloris dicturn : Villam Ponlium (Beauvais) refici jubemus (1). »
Cette lettre où la menace prie et où la prière menace atteignit le but que l'habile ministre s'était proposé. Le frère du roi, le clergé et le peuple de Beauvais, qui connaissaient la haute sagesse et l'invincible fermeté de Suger, comme son influence toute-puissante sur l'esprit du roi, comprirent que cet avertissement qui venait, après une longue négociation, serait le dernier. Il fallait donc ou se soumettre ou s'exposer à ce terrible châtiment dont l'abbé de Saint-Denis avait fait apparaître l'image à leurs yeux dans les lignes qui fermaient sa lettre. Ils se soumirent, et de grands malheurs furent ainsi évités.
Le moment où cette carrière si bien remplie devait se fermer n'était pas éloigné. Tant de fatigues, tant de soucis, les inquiétudes de l'immense responsabilité qui pesait sur sa tête pendant sa régence, cette action incessante du gouvernement, avaient épuisé Suger; et cependant cet esprit ardent et infatigable ne recherchait pas le repos, et, à un âge où les hommes ordinaires, fatigués de la vie, deviennent impropres aux entreprises difficiles, il méditait une œuvre qui effrayait la jeunesse des plus robustes guerriers et le génie des plus audacieux.
Depuis le départ du roi, la situation des établissements chrétiens en Orient était déplorable, et elle empirait de
(1) Thésaurus aitecdu/ornni ùe»Doni Mai'tène, t. I.
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jour en jour. Comment en eût-il été autrement? Ces colonies chrétiennes formées par des races étrangères, souvent ennemies, se montraient divisées au milieu de leurs périls communs. Là aussi la féodalité avait apporté ses inconvénients; toutes les conquêtes faites sur les infidèles avaient été divisées en baronies. A Antioche dominait la race normande, en rivalité continuelle avec les Lorrains et les Flamands qui régnèrent successivement à Jerusalem. Des Provençaux occupaient Tripoli; les chrétiens syriens, arméniens ou grecs, formaient de nouvelles divisions. Enfin les ordres religieux des Templiers et des Hospitaliers étaient indépendants en Palestine et à Jérusalem même. Les Assises de Jérusalem, ce recueil de lois à l'usage d'une armée campée sur le territoire ennemi, n'avaient pu détruire le vice de la position des anciens croisés établis en Orient. Il y avait quelque analogie entre leur situation et celle des Arabes en Espagne, et le morcellement féodal des croisés par fiefs produisait les mêmes conséquences que le morcellement des Arabes par tribus. Ajoutez à cela que les colonies chrétiennes, divisées entre la plupart des nations de l'Europe qui avaient, pour ainsi parler, un quartier dans la Terre sainte, voyaient en face d'elles toutes les forces de l'islamisme prêtes à profiter des divisions de cette petite Europe féodale qui reflétait, dans ses discordes, les divisions de la grande Europe, sans avoir ses immenses ressources. Le territoire qui s'étendait au nord jusqu'à l'Euphrate et aux montagnes d'Edesse, qui comprenait au centre la Syrie et la Palestine, et à une des deux extrémités le comté de Tripoli qui longeait la mer, était à la fois menacé par les Égyptiens, les Arabes du désert les Turcs et les Persans, dont les masses innombrables
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assiégeaient ces colonies chrétiennes campées plutôt qu'établies en Orient.
Cette situation des chrétiens orientaux explique les cris de détresse qu'ils jetaient sans cesse vers l'Europe.
A peine Louis te Jeune était-il de retour dans ses États, que les cris retentirent de nouveau. Le roi avait promis de retourner bientôt dans la Terre sainte; mais il trouva en France les esprits absolument contraires à cette entreprise. Les moines de Cîteaux, sur la tête desquels on faisait peser la responsabilité du mauvais succès de la dernière croisade, empêchèrent même saint Bernard d'en prêcher une seconde. Cependant le pape, le roi de Jérusalem et le patriarche d'Antioche avaient écrit à Suger des lettres touchantes et bien capables de faire impression sur son esprit. Ils lui peignaient la profanation imminente des saints lieux, le nom chrétien tombé dans le mépris, la réputation des armes françaises compromise. L'abbé de Saint-Denis avait pensé qu'une assemblée générale répondrait à un appel fait en faveur des saints lieux, et que toutes les passions généreuses, se réveillant, se mettraient au service de la croisade qu'il méditait. Ses espérances furent trompées. Les récits des chevaliers revenus de la Terre sainte avaient partout répandu l'alarme; d'un autre côté, un grand nombre d'évêques étaient Jas de fournir des subsides. De sorte que, lorsque dans l'assemblée d'évêques et de barons qui se tint à Chartres, Suger éleva la voix pour remontrer la nécessité d'une nouvelle croisade, sa voix ne trouva pas d'écho; tous les courages semblaient glacés, et les sources de la générosité chrétienne paraissaient taries (1).
(1) On trouve dans le quatrième volume des Scriplores rerum
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On vit alors une chose admirable. Le grand homme qui s'était opposé, peu d'années auparavant, au départ du roi pour la Terre sainte, et qui connaissait maintenant, par l'expérience de la première croisade, les dangers et les obstacles de tout genre qu'on rencontrait dans ces expéditions lointaines, résolut d'entreprendre à lui seul, et à l'âge de soixante-dix ans, l'œuvre devant laquelle reculait le royaume tout entier. Ce n'était pas chez lui le transport inconsidéré d'une dévotion qui ne calculait rien, ni le désir sublime, mais téméraire, d'un glorieux martyre. Tout, dans l'abbé de Saint-Denis, la piété comme le reste, portait le cachet de la sagesse, et ce n'est pas à la fin d'une vie à tous les actes de laquelle une raison si profonde et si consommée avait présidé, que Suger aurait voulu tout donner au hasard; sa jeunesse avait été trop prudente pour que sa maturité fût aventureuse. Mais, en étudiant les difficultés de l'entreprise et les moyens de les vaincre pour les exposer à l'assemblée qui se tint à Chartres, il avait découvert les vices qui avaient fait échouer la dernière croisade. C'était d'abord la route qu'on avait suivie, route laborieuse, semée d'embûches, de fatigues et de périls, dans laquelle on comptait les étapes par autant de batailles, de sorte que l'armée qui la suivait n'arrivait à sa destination que décimée par des marches meurtrières sous un
Franciarum de Duchesne, plusieurs lettres d'évêques et d'abbés qui s'excusent de ne pouvoir venir à l'assemblée de Chartres. Il suffira de citer l'abbé de Clairvaux, saint Bernard, dont le grand cœur s'émeut cependant à l'idée des maux des chrétiens d'Orient auxquels on ne saurait refuser son intérêt, dit-il, sans cesser d'être un vrai fils de l'Église ; l'abbé de Cluny, l'archevêque de Lyon, l'archeyhlue de Bordeaux. Ils sont retenus par les affaires de leurs ordres ou de leurs diocèses.
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ciel ardent, et par des combats multipliés, sans parler de la faim et de la soif, autres alliés des Musulmans.
Suger avait donc résolu de se servir des vaissaux que lui offrait Roger, roi de Sicile, avec lequel il était lié d'une étroite amitié (1), afin d'éviter ces dangers et ces fatigues inutiles et de débarquer dans un port de la Syrie une armée qui n'aurait rien perdu de ses forces. La seconde cause du triste dénoùment de la croisade ne lui avait pas échappé : c'était la mauvaise organisation de l'armée. Entre tant de barons indépendants, aucune discipline, nulle prévoyance pour les vivres ; puis ce cortège de pèlerins, de femmes, d'enfants, qui ralentissaient la marche, amenaient la disette, et qui non-seulement ne combattaient pas, mais avaient besoin d'être défendus.
Une armée beaucoup moins nombreuse, mais bien disciplinée, exactement payée, et pourvue des vivres néces saires, ne comptant dans ses rangs que des soldats d'élite, n'obéissant qu'à un chef, serait d'un tout autre poids dans la balance. Quinze ou vingt mille hommes placés dans ces conditions de succès seraient plus terribles aux Musulmans que ces masses immenses que l'Europe jetait dans l'Orient, et qui succombaient sous leur propre poids. Ainsi cet esprit singulièrement sagace avait, par la seule puissance de son bon sens, deviné la supériorité des armées régulières sur les armées féodales.
Quand il se fut ainsi assuré, par une étude approfondie de la question, que le succès d'une croisade était possible, Suger céda à ce noble instinct des intelligences généreuses, qui tendent toujours à s'élever. Que lui restait-
(1) On trouve dans Duchesne (IV. volume) une lettre très-affectueuse adressée par Suger au roi de Sicile, qui lui avait écrit le premier.
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il à faire en Europe? Il avait gouverné leroy-adame avec une sagesse et une habileté qui avaient fait comparer sa régence au règne de Salomon ; il avait élevé un monument magnifique ; il avait dompté l'orgueil des féodaux ; il avait protégé les faibles ; il avait ramené l'ordre et les vertus monastiques dans les abbayes ; il avait fait fleurir dans le royaume confié à ses soins la paix et la prospérité. Mais une grande et sainte mission s'ouvrait devant lui en Orient: le tombeau du Christ à préserver de la conquête impie des infidèles; les établissements chrétiens à défendre ; ne devait-il pas consacrer cette inteUigence formée par une longue vie employée aux grandes affaires, cette puissance de commandement qu'il lui avait été donné d'acquérir dans l'exercice du pouvoir, cet ascendant que lui prêtait cette suite non interrompue de succès qui avaient marqué toutes ses entreprises, à cette œuvre magnifique? Quelle plus digne fin pour un chrétien que d'aller terminer sa carrière à Jérusalem, dans le sein d'une victoire remportée pour maintenir le signe de la croix, dans les lieux mêmes où elle s'éleva chargée de la victime pacifique qui sauva le monde?
Telles fureut, les considérations qui déterminèrent Suger. 11 ne voulut point cependant prendre une résolution si importante sans consulter le pape. Eugène hésita longtemps; mais enfin, après avoir demandé les lumières d'en haut, il répondit à l'abbé de Saint-Denis: « Quanta ce qui est de votre demande; quoique ce soit « une résolution extrêmement grave pour nous, à cause « de la faiblesse de votre personne, pour laquelle tout « le monde, grâee à Dieu, forme des vœux, nous n'a « vons pu cependant vous refuser notre assentiment.
« Mais nous vous engageons, notre bien-aimé fils, à vous
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« conduire, dans une œuvre si grande et si- belle, avec « teutes les précautions et toute la prudence possÎibles. »
Suger, ainsi assuré de l'approbation du pape, commença à faire ses préparatifs. Malgré tou-t le secret qu'il y mit, le bruit de son entreprise se répandit bientôt dans le royaume, et de tous côtés des braves soldats accouraient pour s'enrôler sous la bannière de Saint-Denis et marcher sous les ordres d'un homme si renommé par la sagesse de ses conseils et à. qui rien n'était étranger, la conduite de la guerre pas plus que le maniement des grandes affaires. L'armée que l'abbé de Saint-Denis voulait conduire en Terre sainte et à la tète de laquelle il voulait placer un des guerrier les plus illustres de la France (i), devait compter près de vingt mille hommes, tant les richesses de l'abbaye de Saint-Denis étaient grandes 1 Suger, par son administration habile, avait triplé ses revenus; les offrandes que la dévotion des chrétiens déposait sur le tombeau du saint étaient immenses; en outre, Suger, qui avait occupé de grands emplois, devait avoir reçu des sommes considérables, et, comme la règle austère de Saint-Benoît était strictement observée par l'abbé et les moines, il avait été possible de réunir-tout l'argent nécessaire pour pourvoir aux frais de la croisade, en ajoutant sans doute au trésor de l'abbaye les contributions volontaires de tous ceux qui, touchés de la magnanime résolution de Suger, avaient voulu l'aider, autant qu'il étaift en eux, à l'accomplir. Déjà il avait fait passer des sdmmes immenses en Orient par les mains des Templiers, qui, nous l'avons dit, par suite des
(1) Ex nobilissimis Francorum proceribm, dit le moine Guillaume.
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grandes richesses que leur ordre possédait en Orient, étaient devenus les banquiers des croisades.
Les préparatifs de Suger ne durèrent pas moins d'une année. Ne doutant pas qu'il allait dire à la France un dernier adieu, il visita le tombeau de saint Martin de Tours, pour lequel il avait une dévotion particulière. Il se préparait à sa sainte expédition comme on se prépare à la mort, et la mort était encore plus près de lui qu'il ne le croyait. Il fut pris d'abord d'une petite fièvre qui, en affaiblissant son corps, ne put ralentir l'activité de son âme; il accélérait ses préparatifs, et, demeurant debout malgré les atteintes du mal, il partageait son temps entre la prière et les soins que réclamait sa grande entreprise. Mais enfin le mal l'emporta ; sa faiblesse devint si grande, qu'il fut obligé de s'étendre sur son lit, et il comprit dès le premier moment qu'il ne se relèverait plus.
Il fit ce qu'il put pour empêcher que sa mort ne rompit son dessein, et il chargea l'officier le plus expérimenté de son armée de la commander en lui assignant les fonds nécessaires pour la croisade. Alors il ne songea plus qu'à mourir en chrétien. Il se fit porter au chapitre ou tous les religieux étaient assemblés, et là, il leur adressa une exhortation touchante, s'accusa devant eux, avec une grande humilité, de toutes les fautes qu'il avait commises, soit à l'époque où il était simple moine, soit depuis qu'il gouvernait l'abbaye ; et, se jetant à leurs pieds, il leur demanda de lui pardonner tous les torts qu'il avait pu avoir envers eux. Sa maladie était mortelle, mais elle dura plus longtemps qu'elle ne semblait devoir durer.
Pendant trois mois, Suger, consumé par un feu lent et intérieur, offrit ses souffrances à Dieu , en expiation des souillures auxquelles la fragilité humaine ne peut echap-
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per. surtout dans ces hautes positions où il est si dit'iicile de demeurer exempt des faiblesses de notre nature et des enivrements de la puissance. Dans cette pénible épreuve, Suger avait complètement détaché son àme des choses de la terre, et il n'aspirait qu'au ciel. Les derniers moments de sa vie furent une longue contemplation. et son esprit, sans cesse élevé vers Dieu. n'entrait en communication avec les hommes que pour demander à ses frères de joindre leurs prières aux siennes, afin d'obtenir de Dieu qu'il abrégeât le temps qui lui restait à vivre separe de son Créateur, et dans la prison matérielle où il avait enfermé son àme. On lui répondait par des larmes, et toute la communautede Saint-Denis, réuniedans l'église, suppliait Dieu, au contraire, de prolonger une vie si precieuse. et pour l'abbaye de Saint-Denis, et pour la France, menacée de perdre le grand homme qui lui avait rendu tant et de si notables services.
Dans ces dernières luttes qui précèdent la dissolution de notre être, un souvenir traversa la pensée de Suger : ce fut celui de saint Bernard. La sainte amitié qui avait réuni ces deux grandes àmes dans l'amour de Dieu et dans une tendresse chrétienne envers les hommes n'avait rien perdu de sa chaleur dans le cœur de Suger, maigre les glaces de la mort qui commençaient à se repandre sur ses membres. Il pensa, non pas que sa mort serait plus douce, mais que son âme remonterait d'un plus vigoureux élan vers Dieu s'il entendait retentir, à ses derniers moments, cette voix connue qui épanchait dans le cœur de tous ceux qui l'écoutaient l'amour de Dieu, dont l'âme de Bernard était inondée. Il désira donc que saint Bernard sût dans quel état se trouvait ce Suger qu'il avait tant aimé, s'en remettant, du reste, à la vo-
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lonté de Dieu pour l'accomplissement de ce dernier désir, et déclarant que sa vie n'avait pas été assez sainte pour mériter cette consolation à sa dernière heure.
Saint Bernard, accablé sous le poids des affaires, dut sacrifier aux devoirs qui absorbaient dans ce moment toutes ses journées le vif désir qu'il avait de voir encore une fois son ami ; mais il lui écrivit une lettre dans laquelle il répandit son cœur tout entier. Voici quelle en était la teneur.
ÉPîTHE CONSOLATOIRE
A Suger, abbé de Saint-Denis, à l'approche de sa mort.
Saint Bernard souhaite à son très-cher et très intime ami Suger, par la grâce de Dieu abbé de Saint-Denis, la gloire qui naît à l'intérieur et la grâce qui vient d'en haut (1).
« Ne craignez point, homme de Dieu, de dépouiller « j'homme terrestre, dont le poids vous appesantit vers « la terre et vous entraîne presque dans l'abîme ; cet « homme de péché qui vous tourmente, vous accable, « vous persécute. Qu'avez-vous de commun avec ces « restes d'une mortalité malheureuse, vous qui allez « être revêtu de gloire ? Cette gloire vous attend , mais >< il est nécessaire que vous vous dépouilliez pour en être «t revêtu ; c'est une espèce de vêtement qu'on ne metjDoint cr sur un autre. Souffrez donc, ou plutôt réjouissez-vous « d'être dépouillé. Jésus-Christ même l'a été avant de « rentrer dans sa gloire ; oui, l'homme de Dieu doit être
(1) Ad Suggerium abbatem Sancti-Dionysii in obitu ejus consolatoria. Charissimo et intimo amico Suggerio, Dei gratia abbati Sancti-Dionysii, Bernardus gloriam quseabintus est, gratiamquae desuper venit.
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« détaché du limon dont il est pétri; il doit quitter tout « ce qu'il tient de l'homme terrestre. Ces deux hommes « sont opposés, ils seront toujours en guerre jusqu'à ce « qu'on les sépare. S'il y a quelque paix entre eux, elle « n'est ni de Dieu ni en Dieu; vous n'êtes point du tt nombre de ceux qui annoncent la paix, lorsqu'il n'est « poinljle paix. Vous allez goûter une paix au-dessus de « tout sentiment ; être admis dans la société des justes « qui s'attendent à voir couronner vos travaux. Vousal« lez entrer dans la gloire de Notre-Seigneur, Il Je souhaite de toute la ferveur de mon àme, mon a très-cher ami, vous voir avant ce moment, afin que « votre dernière bénédiction descende sur moi. Mais, « comme nul de nous ne dispose de soi, peut-être vien« drai-je, peut-être ne pourrai- je pas venir; tout ce que « je puis faire est de tâcher de rendre possible ce qui ne « l'est point présentement. Du moins, je puis assurer, « quoi qu'il arrive, que je vous ai toujours aimé et que « je vous aimerai toujours. Je le dis avec confiance, je a ne puis perdre celui que j'aime d'un amour éternel.
« Yous ne périssez pas pour moi, vous ne faites que me « devancer, vous dont l'âme est attachée à la mienne a par un lien qui ne sera pas rompu. Souvenez-vous de « moi, comme je me souviendrai sans cesse de vous, afin « qu'il me soit donné de vous suivre bientôt là où vous « allez avant moi. Quand il me serait interdit de vous « voir, ne croyez pas que votre douce mémoire s'efface « jamais de ma pensée. »
Cette lettre fut remise à Suger un peu a-vant les fêtes de Noël de l'année tibt.1 Il lui sembla entendre la voix amie de saint Bernard lui-même, qui donnait à son âme agonisante le signal du départ qu'elle attendait. Depuis
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ce moment, les sentiments de dévotion dont il était anime parurent plus vifs encore, et ses désirs d'aller reposer dans le sein de Dieu plus ardents. Cependant cet amour de l'ordre, qui avait été la passion dominante de sa vie, se manifesta encore à ce moment suprême ; il souhaita que sa mort flit retardée de quelques jours, afin que le deuil qu'elle devait entraîner n'attristât pas les fêtes de Noël. Ce souhait fut exaucé ; il vécut près d'un mois encore. Trois prélats, qui avaient été unis avec lui d'une étroite amitié, les évêquesde Soissons, de Noyon et de Senlis, suppléèrent à l'absence involontaire de Bernard, et vinrent l'assister dans cette lutte suprême. La lecture des psaumes, les litanies, une continuelle oraison, occupaient ses nuits sans sommeil; les sacrements de l'Eglise, qui justifient et qui vivifient, soutenaient les défaillances de son etre pendant ces suprêmes journées.
Il examinait sa conscience avec une inexorable sévérité, en face du Dieu devant lequel il allait bientôt paraître, et chaque jour le sacrement de l'autel venait réchauffer dans son cœur l'amour divin dont il était déjà consume.
La vie de Suger avait été grande devant les hommes, sa mort fut humble et sainte devant Dieu, et l'on peut dire que, dans cette agonie de plusieurs mois, pendant laquelle il se recueillit dans les profondeurs de son âme, il ne cessa de purifier son esprit et son cœur. Il y eut comme une transfiguration sur ce lit de douleur.
L'homme d'État, le grand politique, l'homme d'administration, le guerrier, tout s'était abimé dans le chrétien repentant agenouillé aux pieds du Christ. Les morts de cette époque avaient cela d'admirable, qu'elles retraçaient toujours l'image de la mort sublime de celui qui est venu d'en haut, non-seulement pour nous apprendre à vivre,
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mais pour nous apprendi e à mourir. Les rois, les ministres, les guerriers, quand ils ne tombaient passur le champ de bataille, sentaient qu'après une vie d'actions, de combats et d'affaires, il fallait se recueillir entre le temps et l'éternité, et la suprême méditation du Christ dans le jardin des Oliviers se retraçait au chevet de toutes les agonies.
Enfin le dernier jour arriva; c'était le 13 janvier 1152, jour de l'octave de la fête des rois. Suger, qui sentait que Je moment était proche, avait fait rassembler une dernière fois tous les religieux. Après leur avoir adressé quelques paroles pleines d'onction pour les conjurer de ne pas compromettre la réforme qu'il avait si péniblement opérée, et de vivre dans une stricte observance de la règle et en s'aimant les uns les autres, il leur avait donne une bénédiction dernière. Alors il commença à réciter le symbole pour rendre un suprême témoignage aux ventes de la religion; mais la mort vint interrompre cette profession de foi sur ses lèvres, et il expira entre les bras des trois évêques qui étaient venus l'assister, et devant toute la communauté de Saint-Denis qui était rassemblée autour de son lit. Il était âge de soixante-dix ans; il y en avait près de soixante qu'il était religieux, un peu moins de trente qu'il était abbé de Saint-Denis.
Les regrets que sa mort inspira furent grands et sincères; ses frères regrettaient en lui un père, les peuples un ministre qui les avait protégés contre l'oppression, et qui avait fait fleurir, autant que les temps le permettaient, l'ordre et la prospérité. « Le roi Louis le Jeune, dit un his« torien (1), se trouva par cette mort aussi ébahi que le « serait un homme qui aurait perdu son guide en un pays
(1) Mezerai
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« désert et inconnu. Ce prince, que Suger avait tant aimé, accourait des extrémités du royaume pour lui-dire un dernier adieu; il n'apprit qu'à Paris qu'il arrivait trop tard. Il voulut cependant s'incliner devant les tristes restes du grand homme qui lui avait rendu tant de services, et il ne put retenir ses Larmes à cette vue. Avant de mourir, Suger avait eu le temps et la force de dicter une dernière lettre pour le roi. C'était à la fois son testament politique et son suprème adieu : « Aimez l'Église de Dieu, lui disait-il, et protégez l'abbaye de Saint-Denis qui est une des plus nobles portions de votre royaume. Prenez la défense des veuves et des orphelins. Soyez le vengeur des innocents opprimés. Voiià mes derniers conseils. Gardez cette lettre puisque vous ne pou-vez plus me garder moi-même, et faites -vous une loi d'observer tout ce qu'elle contient (1). »
Ce que Suger conseillait au roi de faire, il l'avait fait lui-même. Sans essayer de briser les degrés de la hiérarchie féodale, il n'avait pas cessé un moment de réprimer les excès des seigneurs, et de rendre enviable la condition des sujets immédiats du roi par la protection accordée aux franchises communales, la suppression des coutumes arbitraires, l'adoucissement de la position, des serfs et leur affranchissement gradué sur le domaine royal et celui de l'abbaye de Saint-Denis (2).
(1) Dom Martène, Thésaurus cuiecdolorum, t. i.
("2) Dans la seconde constitution du testament de Suger, on trouve une disposition dont suit le titre : De hominibus villœ beati Dyonisii liberlati trciditis. Cette disposition est destinée à abolir la coutume vexatoire de la main morte (quee m anus mortua dicitur), qui pèse sur les bourgeois et les manants du village de Saint-Denis. Opiiidani et mansionarii villœ Saiicli-Dyonisii. Suger fait jemarquer qu'il ne s'agit pas ici d'un ancien droit fondé sur une
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Les funérailles de Suger furent magnifiques; le roi, qui en fit les frais, une foule de seigneurs, six évêques, une multitude d'abbés et de religieux, le grand maître du Tempie suivi d'un grand nombre de chevaliers de son ordre, y assistaient. Cent ans après, Matthieu de Vendôme, l'un des successeurs de Suger, fit transporter son corps sous l'une des deux arcades, entre la porte qui menait au cloîtrB, et La chapelle du roi Charles V. Une simple pierre de trois pieds de haut, avec ces quatre mois pour toute inscription : Hic jacet Sugerius abbas, voilà qu-el fut le monument élevé à la mémoire de Suger, monument dont la simplicité pleine de grandeur était en harmonie avec cette vie si grande et à la fois si simple (1).
coutume respectable, mais d'une avanie dont l'usage s'est arbitrairement établi. Il en a conféré préalablement avec ses frères réunis en conseil. L'opinion unanime a été que cette exaction devait être abolie. Ceux qui en ont été affranchis ont en revanche offert 200 livres pour reconstruire et décorer l'entréer du monastère de Saint-Denis.
(1) En 1654, les religieuxde la congrégation de Saint-Maur, ayant été établis à Saint-Denis, composèrent une longue et magnifique épitaphe à Suger. Elle fut gravée sur une table de cuivre de trois pieds et demi de haut sur deux et demi de large, enchâssée dans un cadre dont les quatre coins étaient couverts d'ornements emblématiques. Simon Chevre-d'Or, chanoine de Saint-Victor, a renfermé aussi dans dix-huit vers un éloge historique de l'abbé de Saint-Denis. Voici ces vers d'un style malheureusement tourmenté.
Decidit Ecclesiaj flos, gemma, corona, coluinna, Vexillum, clypeus, galea, lumen, apex, Abbas Suggerius, specimen virtutis et sequi, Cum pietate gravis, cum gravitate pius.
Magnanimus, sapiens, facundus, largus, honestud, Patidicus, prsesens corpore, mente sibi, Rex per eum caute rexit moderamina regni.
Ille regens regem, rex quasi régis erat,
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Il y a deux hommes à apprécier dans Suger : le religieux et le politique. Le religieux paye d'abord un tribut à l'esprit du siècle. Mêlé aux affaires du monde par les affaires de l'abbaye de Saint-Denis, qui a des intérêts partout, il porte dans le monde quelques-uns des défauts qui y sont communs. C'est un négociateur habile, un capitaine consommé, un vaillant soldat, un conseiller prudent, tout enfin, excepté un religieux occupé des choses spirituelles qui doivent être les premières dans son cœur et dans son esprit. La vanité, l'orgueil, le faste, la dissipation, paraissent dans sa conduite; il faut dire aussi que les défauts qu'il montre et ceux qu'il tolère, il ne les a pas apportés dans son monastère, il les y a trouvés; son enfance a été sur ce point corrompue par les exemples qu'il avait sous les yeux. Mis par les suffrages de ses frères à la tète de l'abbaye, il déploie de brillantes qualités, mais des qualités plus mondaines que religieuses : il voit moins dans son titre d'abbé les devoirs qu'il impose que l'influence et le pouvoir qu'il donne aux chefs de ces puissantes agrégations d'intérêts temporels qui formaient des États particuliers dans J'État, et qui, par leurs ramifications immenses, s'étendaient dans tout le royaume.
Dumque moras ageret rex trans mare pluribus annis, Prtefuit hic regno, regis agendo vices : Quæ duo vix alius potuit sibi jungere, junxit, Et probus ille viris, et bonus ille Deo.
Nobilis ecclesite decoravit, reppulit, auxit Sedem, damna, chorum laude, vigore, viris Corpore, gente, brevis, gemina brevitate coactus In brevitate sua noluit esse brevis.
Cui rapuit lucem lux septima Teophaniae, Veram vera viro Theophania dédit.
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Plus tard, au milieu du tumulte des affaires, des soucis de l'ambition, le sentiment religieux vient toucher Suger. D'éclatants exemples, de grands périls courus, le naufrage déplorable de plusieurs personnages placés dans la même situation que lui, font sur son esprit une impression profonde. La voix de saint Bernard, ce pasteur des grandes intelligences de l'epoque, apporte à son oreille d'austères avertissements. Alors une révolution s'opère dans l'esprit de Suger : il comprend que ce qu'il a pris jusque-là pour le principal est l'accessoire, et que ce qu'il prit pour l'accessoire est le principal. La pensée de Dieu, qui avait été souvent absente de sa conduite, se présente à lui avec une puissance irrésistible. Il sent la nécessité de réformer son abbaye, et reconnaît que pour arriver à ce but il doit commencer par se réformer lui-même.
A partir de ce moment, sa conduite est complètement changée: la règle austère de Saint-Benoit devient l'inflexible loi de sa vie entière. Dans quelque lieu qu'il soit, dans quelque situation, il est toujours disciple de SaintBenoît, toujours moine de Saint-Denis. Il vit avec une sobriété monastique à la cour comme dans son abbaye : en été, l'eau pure compose sa boisson; ce n'est qu'en hiver qu'il y mêle un peu de vin. Il croit que rien ne peut le délier des vœux d'abstinence qu'il a prononcés, et deux pauvres partagent tous ses repas.
Aussi son premier biographe fait-il naïvement observer « qu'après avoir pris les rênes du gouvernement mo« nacal, on ne le vit pas devenir plus gras que lorsqu'il Il était simple particulier; tandis que presque tous les « autres abbés, quelle que pût être leur maigreur avant a qu'on leur eiit imposé les mains, étalaient, presque
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« aussitôt après, un visage arrondi et une taille dont « l'ampleur croissait à vue d'œil (1). »
Suger porte partout cette simplicité : jamais il ne consent à usurper la mitre et les habits pontificaux que plusieurs abbés de son temps, qui cherchaient à égaler la dignité abbatiale à l'épiscopat, commençaient à prendre.
Une robe de bure, telle que tous les moines la portaient, un froc plissé, voilà sa parure; la crosse seule indique son autorité : c'est ainsi qu'il s'était fait représenter en plusieurs endroits sur les vitraux de l'église de SaintDenis. Il habite une pauvre cellule, il couche sur la paille et jette sur lui une couverture grossière. Jamais il n'entre dans une voiture; jusqu'à la vieillesse la plus avancée, il fait ses voyages à cheval. Malgré les grandes affaires dont il est surchargé, il assiste avec une régularité scrupuleuse et avec une dévotion ardente aux offices, et on le voit méditer pendant des heures entières au pied des autels. Est-il absent de l'abbaye pour les affaires de l'État, il se lève pour réciter l'office de nuit.
Cependant il n'a pas perdu ces goùts de magnificence qui le portaient, dans les commencements de sa vie, à paraître en public toujours escorté d'une brillante suite: mais il a sanctifié ces goûts en les consacrant à Dieu.
Avare pour lui-même, il est seulement libéral quand il s'agit de construire l'église de Saint-Denis, d'appeler les arts à l'orner magnifiquement, d'augmenter la pompe des cérémonies du culte, qui, nulle part ailleurs, nefrappent les yeux par plus de splendeur et plus de majesté.
On peut dire qu'il ne lui est resté de ses anciennes imperfections, comme moine, qu'un zèle un peu trop ar-
(1) Vita Sugerii per Guillelmum, lib. II.
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dent pour l'accroissement des richesses et de l'influence de sa communauté, défaut de l'époque plutôt encore que défaut de l'homme; car Suger était si loin de croire que cette tendance, bonne en elle-même, pouvait l'entraîner trop loin, qu'il a écrit un livre sur les actes de son administration temporelle et sur tout ce qu'il fit pour augmenter les biens et les revenus de son abbaye. Il faut ajouter, pour être juste, que ses aumônes aux pauvres, aux églises, aux communautés, étaient immenses.
Son savoir comme théologien lui donne une grande action dans les conciles, et la rectitude de son esprit le préserve des erreurs communes de son siècle. Partout il se montre inviolablement attaché à l'unité et contraire à ces nouveautés hardies qui commençaient à lever la tête. Quand les conciles traitent les affaires religieuses, il est toujours le second de saint Bernard; quand on y aborde les affaires politiques, il est presque toujours le premier. Il a, en effet, une tête d'affaires bien faite, mais un peu froide. Il calcule, il raisonne, il convainc, là où Bernard passionne, subjugue et entraine. C'est un politique en face d'un apôtre.
Ce serait ici le cas d'examiner la mission politique que remplit Suger, à côté de la mission religieuse que remplit saint Bernard, et cette étude expliquerait l'union étroite qui exista entre ces deux grands hommes et les rares discussions qui s'élevèrent entre eux. L'abbé de Clairvaux fut en France l'homme du principe catholique nécessaire à l'universalité des temps et à l'immensité des espaces; de là les larges proportions de sa renommée et l'ampleur de sa gloire aux yeux de la postérité. L'abbé de Saint-Denis fut l'homme du principe monarchique, si nécessaire à son temps et à son pays; de là la vaste place
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qu'il tint dans son siècle. Saint Bernard et Suger se di visent dans les détails matériels de i'époque, ou les intérêts du principe monarchique et du principe catholique ont de la peine à se concilier : ainsi la question des régales devient quelquefois entre eux l'occasion d'un conflit. Mais, dans les occasions bien plus nombreuses où les intérêts du principe monarchique et ceux du principe catholique sont d'accord, Suger et saint Bernard marchent ensemble.
C'est ainsi que, pendant l'absence de Louis le Jeune, tandis que la main de Suger agit, la voix de Bernard tonne contre tous ceux qui. violant les immunités accordées aux terres du roi absent pour le service du Christ, veulent entreprendre contre lui.
Le fond de la politique de Suger au dedans, c'est l'union étroite des évêchés et des abbayes qui expriment l'unité morale et religieuse du temps, avec la royauté, qui exprime l'unité politique tendant à renaître au milieu de ce morcellement infini du pouvoir qu'on appelait la féodalité. Préparé à l'amour de l'ordre par l'amour de la règle, puisant un sentiment prononcé de la nécessité d'un pouvoir politique dans l'habitude du gouvernement monacal, Suger imprime une vive impulsion à l'action de la suzeraineté royale qui prendra de nouveaux accroissements dans les temps qui suivront. Avec les frères Garlande, il diminue l'autorité des justices particulières au profit de la justice royale. En même temps, il applique au duché de France la politique qu'il suit pour son abbaye; il agrandit le royaume proprement dit par des alliances, par des acquisitions; il recule ces frontières du petit pays monarchique, cerné de tous côtés par les avant-postes de la féodalité. Il entreprend quel-
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que chose de plus, l'union du Nord et du Midi, par le mariage du roi avec Aliénor d'Aquitaine. Mais les antipathies de race sont encore trop profondes; cette œuvre hardiè n'est pas durable : le Midi et le Nord se séparent, et cette séparation doit durer jusqu'à ce que la pesanteur du joug étranger et l'arrogance anglaise jettent les deux Frances l'une dans les bras de l'autre, et toutes deux dans les bras de la royauté.
Dans les questions extérieures, Suger cherche à produire l'unité nationale contre l'étranger. C'est ainsi qu'à l'époque où l'empereur d'Allemagne se présente pour envahir la France à la tête d'une formidable armée, on voit une armée plus nombreuse encore se former autour du roi de France. Les paroisses et les diocèses en ont fourni le noyau; les barons féodaux, réunis autour de leur suzerain, viennent la grossir de leurs bataillons : c'est un glorieux précédent de la bataille de Bouvines.
Suger montre moins de perspicacité lorsque Louis le Jeune prend la croix. L'esprit positif de l'abbé de SaintDenis est surtout frappé des dépenses énormes qu'entraînera l'expédition et des inconvénients de l'absence prolongée du roi. Sans condamner le fait de la croisade en lui-même, il s'oppose mal à propos, au nom des intérêts du principe monarchique, au départ de Louis le Jeune pour la Terre sainte, sans comprendre que, pour produire l'unité politique, il faut que le monarque marche en tête de tous les intérêts et de toutes les idées de la nation et que la consécration de la croisade manque a l'oriflamme pour qu'elle devienne la bannière de la monarchie. Saint Bernard, l'homme dV principe catholique, est, cette fois, mieux inspiré : il a envisagé la question d'un point de vue plus élevé, et l'on dirait qu'il a aperce
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dans l'avenir l'auréole qui doit un jour rehausser l'éclat de la couronne sur le front de saint Louis.
Mais Suger tire un parti admirable, comme régent, de cette position dont il n'avait pas d'abord apprécié tous les avantages. Il gouverne, avec la force morale du pape et du clergé, contre les forces matérielles de la féodalité.
En même temps qu'il comprend toute la grandeur du principe monarchique, en qui réside l'unité politique du pouvoir, il apprécie la valeur du second des deux grands principes nationaux, le principe représentatif, et il y a recours autant que les temps le permettent. C'est en prenant son point d'appui dans les grandes assemblées formées d'évêques, d'abbés et de barons, qu'il trouve moyen, durant sa régence, de résister aux intérêts particuliers les plus puissants et de déconcerter les projets de Robert de Dreux. Dans ce temps surtout, où le principe de l'élection est partout dans le clergé, le clergé représente les intérêts des diocèses et des paroisses; l'évêque et l'abbé sont les hommes de cette population nombreuse qui n'entre pas dans les assemblées, et à qui Philippe le Bel ouvrira la porte un peu plus tard. Chose remarquable, Suger a été si frappé du parti qu'il a tiré pendant sa régence de ces assemblées où l'esprit public se forme, et qui mettent une nation derrière la royauté, qu'il conseille à Louis le Jeune d'y avoir recours aussitôt que des démêlés viennent à s'élever entre lui et le duc de Normandie. Il indique ainsi, avec une rare sagacité, la route où marchera l'avenir et le rétablissement de ces assemblées nationales contemporaines de la fondation de la monarchie.
Le génie que Suger déploie dans les grandes affaires n'est pas sans analogie avec celui du cardinal de Riche-
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lieu, et l'on peut dire que l'abbé de Saint-Denis se trouva presque au début d'une époque dont le cardinal-ministre vit la dernière phase. Ce sont deux hommes de pouvoir, deux esprits absolus, qui gouvernent leur roi et leur pays. Mais, avec autant de fermeté, avec une puissance de volonté aussi grande, Suger évite la violence et l'arbitraire. Richelieu déshonore son maître, en le servant, par l'état d'abaissement auquel il le réduit; l'influence de Suger est plus douce et plus bienveillante : il ne subjugue pas le roi, il le persuade et le convainc. Ce n'est pas. comme Richelieu, un maître désagréable, mais utile, que la royauté se résout à subir : pour Louis le Jeune, Suger est un père; pour Louis le Gros, il avait été un condisciple et un ami. Il y a la même différence entre les moyens que les deux ministres emploient qu'entre leurs caractères. Richelieu émousse la hache du bourreau fatigué de frapper; il fait grandir la royauté, mais il l'isole, et ce que le piédestal sur lequel il la pose gagne en hauteur, il le perd en étendue, et par conséquent en solidité. Suger. au contraire, prend son point d'appui dans les grandes influences sociales de l'époque: la papauté (I).
le clergé, les abbayes, les barons, la bourgeoisie et les communes naissantes qui marchent sous la bannière du saint de la paroisse. Il élargit la base de la royauté, en l'entourant de ceux qui représentent la société de cette époque, et il la retrempe sans cesse aux sources nationales, afin de lui donner la force qui lui est nécessaire pour retrouver l'influence que la féodalité lui a ravie.
L'œuvre de la vie de Suger, c'est donc la part qu'il prit à la reconstruction du pouvoir monarchique. Il le
(1) Comme dans l'affaire du couvent de Sainte-Corneille, de Compiègne, et de Sainte-Geneviève-du-Mont à Paris.
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défendit envers et contre tous : contre les féodaux, par des guerres heureuses, par des acquisitions territoriales.
par l'extension donnée à la justice royale et aux chartes communales; contre la cour de Rome, dans l'affaire des investitures, comme on peut le voir dans le concile de Reims, où il détermina Louis le Gros a menacer le pape de la retraite de tout le clergé français, s'il maintenait un article qui violait les droits du roi à l'égard des biens régaliens; contre les abbayes, quand elles refusent de présenter les élections a la confirmation royale 1). C'est ainsi qu'il prépara le règne suivant dans lequel on vit Philippe Auguste citer Jean Sans-Terre en sa cour des pairs, pour être jugé sur le meurtre d'Arthur; confisquer la Normandie, le Maine, l'Anjou, la Touraine et le Poitou, acquérir l'Auvergne et l'Artois; recouvrer la Picardie et preserver la nationalité française contre l'invasion allemande par la victoire de Bouvines.
La vie de Suger, cette vie si bien remplie, fut en contact avec trois règnes : il vit finir Philippe Ier, commencer et finir Louis VI, commencer Louis le Jeune. Il se trouva en relation avec tous les papes qui occupèrent de son temps la chaire de saint Pierre; deux rois l'hono-
(1) Il faut voir dans quels termes l'évêque d'Angers écrit à Suger pour obtenir de lui la confirmation de l'élection du nouvel abbé de Bourgueil ; voici un passage de sa lettre : Et mine quidem venimus ad pedes JI ajestatis Veslrœ electus et electores, ut electus prœsentetur ijratue vestrœ, sieut prœsentaretur regi, si adesset, cujus manibus et thesauro sapientiœ (nobis per plurimum gaudentibus) rex Ludovicus, famosam peregrinationem suscipiens, sapienti usus consilio, regni gubernacula commmt. Unde nos, confisi de vestrœ liberalitatis excellentia, supplicamus dulcedini vestrœ, quatenus eos, si ad vos pervenerint, honorifice suscipiatis. Nos sumus vestri penitus, et libentius vobis serviretmis, si locus et tempus ministrrirent, qllam aliorum servitia reciperemus.
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rèrent de leur amitié et de leur confiance intime; il fut l'ami de saint Bernard et de Pierre le Vénérable, et Abailard, qui vivait de son temps, fut moine dans son abbaye. Il sembla que la mort de Suger fût un signal : saint Bernard et Pierre le Vénérable l'entendirent et moururent presque en même temps que lui. Il assista au concile où fut prêchée la première croisade, gouverna la France pendant la seconde et, quand il mourut, il allait en entreprendre une troisième à ses frais. Au milieu de tant.et de si grandes affaires, il trouva le moyen d'écrire de nombreuses lettres (1), et il reste de lui deux ouvrages, l'un sur l'administration temporelle de Saint-Denis et sur les moyens qu'il a employés pour accroitre ses revenus; l'autre sur les événements du règne de Louis le Gros, récit officiel qui manque de cet esprit de critique qu'on désire chez les historiens, mais curieux à consulter, à cause des faits auxquels celui qui les raconte prit une si grande part. On lui attribue en outre une Vie de Louis le Jeune, la copie de plusieurs manuscrits de l'antiquité, car il aima jusqu'aux derniers moments les lettres; ce fut lui enfin qui, selon toutes les probabilités, fonda la chronique de Saint-Denis.
L'origine de ce grand homme était humble et petite; lui-même l'a reconnu dans plusieurs passages de ses écrits, en rendant gloire à Dieu, « qui, disait-il, l'avait tiré de son fumier (2), » Les historiens contemporains ajoutent qu'il avait peu d'apparence; que sa stature n'é-
(1) La plupart ont été brûlées dans le pillage de l'abbaye de Saint-Denis par les huguenots, en 1567.
(2) Voici la phrase ; elle est tirée de la troisième constitution du testament de Suger : « Memini quomodo valida manus Damini me de stercore erexerit, quomodo cum principibvs Ecclesiæ consedere fecerit. (Apud Duchesne.)
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tait pas haute, et que son corps était grêle. Mais une âme puissante et une vive intelligence animaient ce faible corps, et le petit moine, comme on l'appela quelquefois, savait se faire obéir par les plus grands princes. Il n'y avait cependant dans son caractère ni fougue, ni impétuosité, ni violence; il était calme, uni et fort comme la règle. C'est cet esprit d'organisation et d'ordre qui lui donna tant de puissance dans son époque. Il avançait d'un pas lent et tranquille, mais il avançait toujours avec une décision sans brusquerie. Tous ses mouvements avaient la précision et la sùreté que donnent le calcul et la réflexion. Quand il mourut, il allait appliquer cet esprit d'ordre et d'organisation aux croisades. Saint Bernard, l'homme d'inspiration, avait été frappe du triste dénoùment de la grande entreprise qu'il avait prêchée, et il se tenait désormais à l'écart. Suger, l'homme pratique, avait surtout remarqué les fautes qui avaient causé ces revers, et, comprenant qu'il fallait attaquer les Turcs avec des troupes moins nombreuses et plus disciplinées, éviter les périls du chemin de terre et remplacer ces torrents d'hommes que l'Europe jetait sur l'Asie par une armée bien disciplinée, bien conduite, bien pourvue de vivres et d'argent, n'obéissant qu'à un chef et agissant d'après un plan profondement médite, cet esprit ferme et résolu n'avait vu dans la catastrophe de Louis le Jeune qu'une leçon propre à enseigner les moyens de mener à bien une croisade nouvelle, et il est permis de croire que, si la mort n'était pas venue l'arrêter, il aurait obtenu dans cette grande entreprise le succès qui couronna presque toutes les affaires auxquelles il prit part.
Ce dernier succès, si important pour la chrétienté.
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n'était pas nécessaire à la gloire de Suger : la postérité, admirant cet homme illustre, qui a montré par un éclatant exemple que les qualités du grand politique pouvaient se concilier avec les vertus du saint religieux, a sanctionné le jugement que portait saint Bernard, lorsque, parlant de celui dont on vient de lire l'histoire, il adressait au pape Eugène ces paroles que nous avons dejà citées, mais qui doivent fermer le récit de cette vie, partagée entre la religion et les affaires : « J'ai connu un homme fidèle et prudent dans les af« faires temporelles, fervent et humble dans les choses « spirituelles, et, ce qu'il y a de plus difficile au monde, Il demeuré sans reproche, quoiqu'il se mêle à la fois « des unes et des autres. Devant César, c'est un membre « de l'ancien sénat de Rome ; devant Dieu, c'est comme un membre de la cour céleste. Nous vous prions et « vous adjurons de recevoir les envoyés d'un pareil homme « d'une manière digne de vous et digne de lui; de lui en« voyer de bonnes paroles, des paroles amicales, pleines Il d'une familiarité affectueuse, de faveur et de grâce.
Aimer et honorer d'une manière toute particulière ce Il personnage, c'est faire honneur à votre ministère. »
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CONCLUSION
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CONCLUSION
TABLEAU GÉNÉRAL DE L'ÉPOQUE OU PARUT SUGER
Nous ne saurions fermer l'histoire de Suger sans chercher à apprécier le mouvement général des faits, des mœurs et des idées pendant sa vie. Après avoir montré l'homme, il faut grouper le siècle autour de l'homme, afin qu'on puisse juger de l'influence réciproque que l'un et l'autre ont subie et exercée.
Deux mouvements extrêmement importants se manifestent vers la seconde moitié du onzième siècle, et à l'époque même où Suger commence à entrer dans les affaires : le mouvement des croisades et le mouvement communal. Au premier abord, ils ne semblent pas avoir entre eux de point de contact; mais, quand on étudie plus profondément ces deux ordres de faits, on aperçoit bientôt les liens secrets qui les unissent. La croisade, en mettant les armes à la main des serfs qui allaient combattre à la suite de leurs seigneurs, leur donna les sentiments de la dignité de l'homme, en même temps qu'elle ramenait les féodaux au sentiment de la charité chrétienne, malheureusement affaibli par l'établissement du
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servage. Les barons, partant pour la Terre sainte., se laissaient aller aux heureuses influences de cette religion dont les maximes évangéliques leur enseignaient l'égalité des hommes devant Dieu, et un grand nombre signalaient leur départ par de nombreux affranchissements : avant de délivrer le tombeau du Christ, ils délivraient ceux pour qui le Christ a versé son sang. Il est facile de comprendre aussi que tous les rapports du monde féodal allaient être changés par cette communauté de périls, de combats, de souffrances, qui rapprochaient, pendant ces pèlerinages armés, les fiers barons de leurs humbles suivants. Quand le sang s'est mêlé sur le champ de bataille, les distances se trouvent moins grandes, et les mains qui ont porté l'épée sont peu propres à porter des chaînes. On ne saurait donc douter que le mouvement communal, qui prit une grande extension à cette époque, n'ait puisé une partie de sa force dans le mouvement des croisades. Le Christ est venu donner la liberté au monde, et ceux qui allaient, à travers tant de périls, s'agenouiller sur son tombeau, rapportaient à l'Europe féodale le germe de la liberté des peuples.
Ce mouvement communal, qui ne devait cesser de faire des progrès, reçut une nouvelle impulsion d'un autre mobile, et il est difficile de ne pas reconnaître la vérité de ce qu'à écrit Orderic Vital, chroniqueur contemporain, au sujet de l'origine de la commune. « Louis VI, dit-il, pour t comprimer la tyrannie des séditieux et des brigands, « demanda par tout le royaume le secours des évêques; « ce fut ainsi que la commune populaire fut instituée en « France par les évêques, de manière que les curés « accompagnassent le roi aux batailles et aux sièges, * suivis ù ,\ leurs paroissiens marchant sous leurs ban-
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« nières (1). » Sans aucun doute, la municipalité avait été anciennement établie dans les Gaules par les Romains, et elle avait laissé dans plusieurs endroits, et notanw ment à Reims et dans nos cités méridionales, de beaux vestiges; mais presque partout elle avait disparu sous tant d'invasions et de bouleversements. Là où elle n'existait plus, elle renaissait sous la forme de la commune, qui était, de nom comme de fait, une petite république chrétienne qui empruntait son titre comme son existence au christianisme; car on ne saurait trop le dire, ce sont les évêques qui ont fait cette monarchie. La commune, c'était une communauté politique dont la charte était la règle, ou plutôt, à proprement parler, la commune, c'était la paroisse. Ces bannières pacifiques, qui conduisent maintenant les populations aux processions, les conduisaient à la guerre qu'on peut appeler la guerre sacrée, puisqu'elle avait pour objet de préserver l'ordre et la paix contre les agressions continuelles des féodaux. Ces.manants et ces serfs armés par les évêques et par le roi forment une nouvelle force dans le royaume, et c'est ainsi que l'on parviendra peu à peu à créer une puissance capable de prévaloir contre la féodalité.
Il est intéressant d'étudier, dans ses premiers linéaments, l'histoire de ce vaste mouvement communal. La première commune peut-être sur laquelle nous trouvions des documents authentiques est celle de Noyon ; cette ville antique remontait jusqu'à l'origine de la monarchie.
(1) Ludovicus imprimis ad comprimendum ejusmodi tyranni- dem praedemum et seditiosorum, auxilium totam per Gralliam, etc., etc. Ergo communitas in Francia popularis instituta est a prœsulibus ut presbyteri comitarentur regem ad obsidionem vel pugnam, cum vexilJis et parochianis omnibus. (Orderic Vital, adann.
1108, lib. XI.)
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Noyon était une cité épiscopale dont les habitants avaient souvent à se plaindre des pilleries et des vexations des nombreux barons qui habitaient les châteaux forts dont elle était entourée comme d'une ceinture. Beaudry, son évêque, après avoir pris le conseil de ses clercs et de ses hommes, établit une commune, lui donna une charte et déclara, sous peine d'excommunication, que nul ne pourrait l'enfreindre. Voici quelles étaient les principales clauses de cette charte. « Nul n'aura juridiction sur les « fossés, les fortifications et les portes de la ville que le « conseil des bourgeois. Tous ceux qui auront maison « dans la cité, excepté les clercs et les hommes d'armes, « doivent l'impôt à la commune et l'observation des cou « tûmes. Toutefois, s'ils sont pauvres, infirmes, ou s'ils « demeurent chez eux pour les maladies de leur femme « et de leurs enfants, ils ne seront point punispouravoir « manqué à la commune. La juridiction appartient aux « jurés; le juge est chargé de réprimer tous ceux qui pré» variquent en se servant de faux poids et de fausses « mesures. Si le pain est plus petit que la commune ne « le veut, le panetier sera puni ; le froment devra être « vendu à bonne mesure. Si quelqu'un blesse un commu« nal, les jurés en feront vengeance; la juridiction exte« rieure reste à l'évêque et au châtelain. Si quelqu'un « veut être de la commune, alors ce qu'il payera sera Il toujours dépensé pour l'utilité de la cité. Personne ne «pourra être traduit devant les jurés en l'absence de « son accusateur. Les clercs qui sont dans la voie des « saints, les veuves qui n'ont pas d'enfants adultes, les « jeunes filles sans avoués, ne sont point tenus de la com« mu ne. »
Vous le voyez, la commune est une patrie particulière
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dans la patrie générale; si elle donne des avantages, elle impose des charges : charges pécuniaires et charges militaires. La commune est toute à tous; mais aussi tous sont à la commune. La liberté et les garanties dont ils jouissent sont à titre onéreux. C'est une assurance mutuelle entre des hommes qui, tourmentés des mêmes maux, s'associent sous le patronage des évêques ou du roi, pour vivre sous l'empire de certaines coutumes qui leur paraissent équitables et salutaires, et pour résister ensemble à une oppression qui devient intolérable. On conçoit très-bien que les rois aient favorisé l'établissement de ces petites républiques qui avaient tout à craindre de la féodalité. En faisant des communaux, les rois faisaient des hommes là où il n'y avait que des serfs ; ils se créaient par conséquent des auxiliaires. Les communaux des domaines royaux et des domaines ecclésiastiques furent bientôt les appuis les plus solides de la politique royale, qui tendait a devenir l'expression des intérêts généraux contre l'action particulière des intérêts féodaux qui troublaient continuellement la paix publique.
Ce qu'il est moins facile de concevoir au premier abord, c'est que les barons aient suivi l'initiative donnée par les évêques et par les rois. Mais, d'une part, les croisades, comme nous l'avons dit, les jetaient dans ces voies ; et, d'une autre part, leur avarice était tentée par la rançon que payaient les vassaux pour obtenir ces chartes qui les enfantaient, jusqu'à un certain point, à la liberté. En effet, les communaux n'étaient plus taillables et corvéables à merci. Leur charte réglait leurs redevances, leurs devoirs comme leurs droits, et l'on peut s'en convaincre par plusieurs chartes données par le roi Louis le Gros lui-
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même, alors même qu'il n'était qu'associé à la couronne (1). Il devait résulter naturellement une chose de cette formation des communes seigneuriales. Il était impossible que des conflits n'intervinssent pas souvent entre elles et les barons qui les avaient fondées; ils devaient sans cesse être tentés de leur retirer ce qu'ils leur avaient donné. Il était donc indiqué qu'il y aurait une disposition naturelle chez les communes à se rapprocher de la puissance qui pourrait les protéger contre les abus de pouvoir des seigneurs.Cette puissance ne pouvait être que la puissance royale, qui était, de son côté, en conflit continuel avec les féodaux. La nature des choses poussait donc la royauté, qui avait été la fondatrice des communes royales et la protectrice des communes épiscopales, à devenir peu à peu le recours et l'asile de toutes les communes de France. Le nouvel état de choses qui naissait en France par suite de l'institution des communes la portait à remplir cette mission, et c'est le commencement de ce grand mouvement qu'on a vu favorisé par Suger, qui en avait apprécié l'importance.
Le temps où vécut Suger fut un temps profondément marqué du besoin qu'éprouvaient toutes les parties de la société de revenir à l'unité, et la féodalité elle-même ne fut pas étrangère à ce mouvement. C'est à cette époque que le sentiment de la fraternité chrétienne, ranimé par la vue des lieux saints, et la nécessité de l'ordre et de la hiérarchie, que les grandes expéditions d'outre-mer avaient manifestée, amenèrent la création des ordres militaires et religieux. D'abord vinrent les Lazaristes, qui contenaient trois classes de frères : les servants qui soi-
(1) On peut voir ces chartes dans l'Histoire littéraire <U France par les Bénédictins, article Louis J'l, t. XL
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gnaient les pèlerins blesses ou malades dans le grand hôpital ouvert aux souffrances des hommes, non loin du lieu où le corps d'un Dieu, portant les sanglants stigmates de la Passion, avait reposé pendant trois jours; les chevaliers qui ne quittaient pas le glaive, et les prêtres consacrés au service des autels. Tout l'ordre cependant était militaire, et, au besoin, il prenait les armes. Puis se forma l'ordre des Hospitaliers, dont le nom indique la pieuse destination. Dans la Terre sainte, visitée par tant de pèlerins, quel était le premier besoin? L'hospitalité.
La maison des Hospitaliers était donc la demeure de ceux qui n'avaient point de demeure. La piété des fidèles les enrichit bientôt, mais ils ne devaient se servir de ces richesses que pour le pèlerin et pour le voyageur. Les devoirs de l'hospitalité qui leur étaient imposés allaient jusqu'à l'obligation de combattre à outrance les infidèles qui, interceptant la route de l'Europe à Jérusalem, troublaient les pèlerinages. Mais de tous les ordres religieux et militaires qui furent fondés à cette époque, le plus puissant, sans contredit, fut l'ordre des Templiers. Les Templiers formaient la milice sainte du Temple de Jérusalem. Leur première mission, c'était de Je défendre; leur tâche incessante, c'était la guerre. Quand un néophyte se présentait, le grand maitre lui disait : « Mon « frère, vous vous exposez à de grandes peines; quand « vous voudrez dormir, il faudra veiller; quand la fali« gue brisera vos membres, vous n'aurez pas de repos ; il Il vous faudra quitter votre pays, votre famille, votre ma« noir, pour les plaines de sable et le désert sans bor« nés. » Le récipiendaire devait ensuite étendre la main et faire vœu de pauvreté, de chastelé et d'obéissance ; il jurait en outre de défendre la religion jusqu'à la mort. Les
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Templiers portaient un étendard, nommé Beaucéant, sur lequel on lisait cette devise : Non nobis, Domine, non nabis, sed nomini tuo da gloriam. Saint Bernard, qui professait un respect particulier pour leur ordre, a écrit d'eux : « Les frères du Temple vivent sans avoir rien en « propre, pas même leur volonté. Vêtus simplement, sans « cesse couverts de poussière, ils ont le visage brûlé par « les ardeurs du soleil, un regard fier et sévère. A l'ap« proche du combat, ils s'arment de foi en dedans et de « fer en dehors ; leurs armes sont leur unique parure ; ils « s'en servent avec courage dans les périls, sans craindre « le nombre ni la force des infidèles. Toute leur confiance « est dans le Dieu des armées et, en combattant pour sa « cause, ils cherchent ou la victoire ou une mort sainte « et honorable. »
Louis le Jeune, de son côté, écrivait à Suger qu'il ne pouvait porter assez haut les inestimables services que lui avaient rendus les Templiers et lui recommandait de défendre leurs intérêts autant que les siens propres, plus que les siens propres (1).
Le catholicisme avec son unité puissante avait tiré des ressourcesinespérées de cette fière chevalerie des féodaux qui semblait indisciplinable. Chose remarquable 1 tandis qu'aucune unité nationale n'était bien dessinée, les ordres de chevalerie réalisaient l'unité universelle. Dans l'ordre des Hospitaliers et des Templiers, les nations ne formaient que des langues. Àinsi le dogme catholique de la fraternité de tous les peuples se trouvait appliqué avant le dogme politique de la fraternité de tous les enfants du même pays.
(1) Apud Duchesne : Hisioriarum franciscarum scriptores, vol. XI.
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L'époque des croisades est une époque féconde, et tout se rattache à ce grand mouvement d'idées. C'est ainsi qu'outre les ordres religieux et militaires dont nous avons parlé, on voit renaître vers ce temps l'ordre de la chevalerie.
L'ordre de la chevalerie est, on peut le dire, le correctif de la féodalité. C'est une puissance morale, une puissance d'opinion qui vient protéger la faiblesse contre la force, en créant des devoirs imposés par l'honneur à ceux sur lesquels la loi n'a guère de prise. Le chevalier commence son éducation dans le castel, sous les auspices de la noble châtelaine; il apprend à n'employer sa vigueur que pour défendre la faiblesse et à ne tirer l'épée que pour de justes causes. Dans un temps où la force sociale, qui est aujourd'hui la garantie de tous contre chacun, n'existait pas, l'esprit de chevalerie en tint lieu. Le chevalier était le vivant et poetique représentant de ces idées de justice générale, d'équité et d'humanité qui sont maintenant gravées dans nos codes. Toujours chevauchant, il apparaissait aux persécutés comme un espoir. C'était la justice de Dieu qui passait au milieu du chaos féodal; il remplissait à peu près la même mission que l'antiquité a prêtée à Hercule et aux autres demi.
dieux qu'elle peint comme purgeant la terre des monstres qui l'infestaient.
Ce redresseur de torts ne pouvait avoir de torts luimême sans que son blason, comme une histoire parlante, le racontât à tous les yeux. Tout se symbolisait dans les armoiries, et le chevalier, au moment de faire une mauvaise action, devait souvent être arrêté par la pensée que ses plus lointains descendants en porteraient le souvenir gravé sur leur poitrine, de même qu'il devait
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être excité aux actions héroïques par l'idée que son blason en parlerait à la postérité la plus reculée. L'épée flamboyante lui rappelait le courage de ses pères ; les coquilles larges et d'argent lui remettaient en mémoire le bourdon et la panetière du pèlerin ; le fond d'hermine, la cour plénière où ses ancêtres rendaient la justice; les besans d'or, le rachat d'un qi-ul tombé dans les mains des infidèles. Le blason n'était donc pas, à son origine.
comme on l'a dit, un monument de vanité ; c'était une manifestation publique et perpétuelle de la vie des hommes de puissante race, un témoin contre eux, aussi bien qu'un témoin en leur faveur; témoin impartial, que nul ne pouvait gagner et qui proclamait la honte aussi haut que la gloire; car il n'épargnait point la barre de bâtardise à l'enfant né hors du mariage et la tache au blason deshonoré du lâche et du couard.
Ainsi la féodalité, profondément travaillée parlesidees chrétiennes, voyait, dans les onzième et douzième siècles, naître de son sein de merveilleuses institutions qui portaient remède aux maux qu'elle entraînait.
La fin du onzième siècle et le commencement du douzième siècle sont aussi une époque de perfectionnement pour les métiers et pour les arts. Le contact de l'Orient et de l'Europe a porte ses fruits. Pendant que les chrétiens et les mahometans se livraient de rudes combats, les deux civilisations se sont touchées : les riches étoffés les fourrures, les toques de velours, deviennent la parure des hauts barons ; les châtelaines portent des robes trainantes, souvent brodées de pierreries, avec un voile de fin lin qui descend jusqu'à terre. Ces nouvelles magnificences entrent dans la chapelle du château, où les chandeliers d'or, la croix précieusement travaillée. le livre
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d'heures artistement enluminé d'images aux couleurs éclatantes, deviennent des objets ordinaires. Les ameublements de bois incrusté d'ivoire et d'ébène, d'après l'école byzantine; des sculptures sur bois représentant des chasses et des faits d'armes, ornent les grandes salles des châteaux. Dans les abbayes ou les églises, les chàsses des saints sont en or ou en argent, avec des incrustations de pierreries; des étoffés brochées d'or, et dont la teinture en bleu ou en rouge est admirable, servent aux vêtements sacerdotaux ; la tiare et la crosse des abbés sont travaillées avecun art infini,, donton a vu un exemple et un modèle dans les details que nous avons donnés sur l'abbaye de Saint-Denis et toutes les merveilles dont Suger l'enrichit.
Mais c'est surtout l'architecture qui prend, vers cette époque, un élan incroyable. L'art chrétien se manifeste, au douzième siècle, dans toute sa gloire. Ces ogives, ces flèches, ces clochers qui s'élèvent au milieu des nuages, semblent monter avec la prière vers Dieu. Il y a quelque analogie entre les formes sveltes de ces monuments du moyen àge et la figure amaigrie des chretiens de ce temps, consumés par le jeùne, l'oraison, et plus encore par l'amour divin. La force qui les soutient ne vient pas du corps, c'est la force de l'âme, c'est la puissance d'une grande pensée. L'infini est écrit partout, dans l'ensemble et dans les détails de ces monuments chrétiens. Les architectes ont mis dans leur œuvre non-seulement leur génie, mais leur foi. Ces églises croient en Dieu ; elles s'affligent, elles espèrent, elles aiment, elles fuient la terre, elles gardent les morts dans leurs cryptes souterraines, elles aspirent au ciel avec la flèche aiguë de leurs clochers.
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Tous ces grands ouvrages sont entrepris par des corporations; partout l'association se multiplie pour suppléer, autant que possible, à l'absence de la société.
Corporation des orfèvres, corporation des forgerons, corporation des imagiers, et aussi corporation des naules et bateliers du Parisis, des bouchers, des marchands d'epices : chaque corporation a sa banniere et son saint; chaque boutique a son enseigne, qui ordinairement est aussi un saint. La bannière, c'est le drapeau de l'association ou de la nation d'ouvriers qui la suit; l'enseigne, c'est le blason particulier de chaque famille, blason marchand qui n'est pas moins respecté par ceux à qui il appartient que le blason nobiliaire par les hauts barons.
Le catholicisme, on le voit, avait pénétre cette société par tous les pores. On combattait sous la bannière de la paroisse, on travaillait sous la protection d'un saint ; l'Église fournissait partout et à tous le moyen et le symbole de l'unité.
Nous avons parle de la situation nouvelle que l'établissement des communes commençait à créer en France au moment où parut Suger. Il faut dire un mot du servage.
qui est le point de départ du règne de Louis le Gros. Le serf, c'était celui qui, au temps des invasions sans cesse renaissantes, s'était donné au seigneur pour être défendu par lui; c'était par conséquent l'habitant des campagnes, qui, n'étant pas, comme les habitants des villes, sous la protection de fortes murailles ou de fossés larges et profonds, a été obligé d'invoquer la protection de l'homme d'armes qui, à l'heure du péril, peut lui offrir un asile à l'abri de ses hautes tourelles, et qui, aussi, peut le piller et le rançonner à merci, en descendant de son castel comme d'un nid d'aigle. Le malheureux paysan, pour
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echapper à tant d'ennemis, a été obligé de se donner au plus proche ; il lui appartient corps et biens. Il n'y a pas de loi entre le serf et le seigneur ; il n'y a que la volonté de ce dernier. Il le sert comme archer, comme fermier.
Le château seigneurial est environné de petites cases répandues dans la campagne, et qui sont habitées par des hommes à la tête rasée, aux. reins ceints d'une corde,, qui commencent, chaque matin, à cultiver la terre dès que la cloche leur en donne le signal.
L'ancien feudiste Beaumanoir définit ainsi la condition du serf des campagnes sous l'autorité du seigneur féodal : a Le sire a le droit de vie et de mort, soit à « tort, soit à droit, que il n'est tenu à répondre fors à « Dieu. J) Dieu était donc le seul recours du serf, mais Dieu exerçait une action incessante sur le seigneur par le christianisme et le clergé. Heureux le serf qui apparLient aux domaines de l'Église ! Serf de Dieu ou d'un de ses saints, de saint Denis ou de saint Martin , il est traité plus humainement : «C'est toujours avec joie que les gens « de pouesle, en vertu d'une donation ou de toute autre « transaction, se sentent passer autour du col la corde (f d'un monastère ou d'une église en signe de servage « ecclésiastique, substitué pour eux à l'autorité sans « contrôle d'un duc ou d'un comte. » Le servage, tout en s'adoucissant graduellement, persista bien plus longtemps dans les campagnes que dans les villes, par une raison toute naturelle. Dans les villes, l'entente est plus facile entre les habitants. Bien que le sire leur fasse souvent sentir durement son joug, qu'il les épuise par les taxes, qu'il établisse des péages sur les ponts et aux portes des murailles, qu'il frappe les marchandises de droits de vente et de déplacement, il y a encore plus d'aisance, plus
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de lumières, plus de moyens de résistance dans les populations urbaines que dans les populations rurales, dispersées autour du chàteau féodal.
Il faut dire cependant que le serf était quelquefois assez content de son sort pour ne pas désirer la liberté; il s'était fait à cette vie imprévoyante et mécanique ; il avait deux providences, l'une dans le ciel, c'était Dieu; l'autre sur la terre, c'était son seigneur, providence quelque peu avide qui prenait toute l'année, mais qui était tenue de venir à son aide dans le moment de pénurie, à son secours dans le moment du péril (1). Cet état de choses n'était pas aussi insupportable aux serfs qu'on pourrait le croire, et ils s'endormirent longtemps dans cette situation passive et résignée. Mais quand le mouvement des croisades eut rendu l'activité aux esprits, alors le cri de commune t commune ! devint le mot de ralliement d'un grand nombre de ceux qui se trouvaient courbés sous le joug du servage, et des chartes commencèrent à être réclamées et accordées. Dès le onzième siècle, le servage tombe en désuétude.
Il ne nous reste qu'à indiquer le mouvement des idées au moment où vivait Suger. Un homme, nous l'avons déjà dit, domina ce mouvement, ce fut saint Bernard.
Saint Bernard représenta dans son siècle le principe de l'autorité religieuse : il ne traitait pas les questions comme plusieurs de ses contemporains, seulement pour les traiter,
(1) On sait qu'il y a peu d'années le servage était encore la forme de la propriété territoriale en Russie. Le seigneur était maître de ses serfs et de tout ce qui leur appartenait, mais aussi, dans les années de mauvaise récolte, il était tenu de les nourrir, de sorte qu'il n'aurait fallu qu'un petit nombre d'années de disette pour mettre l'aristocratie russe aux abois Les plus riches auraient été les plus embarrassés, parce qu'ils auraient eu le plus de serfs à nourrir.
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il les traitait pour les résoudre, et il les résolvait au nom de Dieu. Il maintint partout et en toute occasion l'ascendant et la prééminence de la théologie sur la philosophie, qui faisait des efforts inouïs pour développer ses doutes; il subjugua la dialectique par l'inspiration, l'examen par l'autorité. Cependant l'esprit d'examen et de doute qui pliait devant Bernard ne se reconnaissait pas pour vaincu. Sur cette montagne de Sainte-Geneviève qui semble avoir le privilége de donner asile aux études, on voyait disséminées çà et là, autour des grands monastères, quelques petites cellules, avec un jardin de peu d'etendue ombragé d'un bouquet d'arbres et préféra blement d'un figuier qui étendait ses rameaux épais audessus d'une citerne ou d'un puits. C'était comme une réminiscence des jardins d'Académus, si célèbres à Athènes, et l'on se plaisait ainsi à faire revivre les souvenirs de l'antiquité dans un lieu où l'on étudiait ses secrets.
Les cellules étaient en effet habitées par des maîtres consommés dans la dialectique, et qui avaient profondément médité sur la métaphysique et toutes les parties de la philosophie. Ce fut là le berceau de la célèbre université de Paris. De tous les côtés de la France, de Nîmes, de Montpellier, comme du Parisis, de la Champagne et de la Normandie, et même de l'Angleterre, du Danemark et du fond de la Germanie, les disciples accouraient pour entendre la voix de ces maitres dont la renommée s'étendait de proche en proche. Paris commençait dès lors à devenir une métropole d'idées.
On voyait souvent cette population studieuse camper autour de l'ermitage où elle devait trouver la parole de la science, et le concours était si grand que bientôt le nombre des écoliers égala presque celui des habitants de
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Paris. La lettre suivante, écrite par Foulques à Abailard.
peut donner une idée de ce concours : « Rome, lui disait-il, t'envoyait ses enfants à ins<t truire, et celle qu'on avait entendue enseigner toutes « les sciences montrait, en t'adressant ses disciples, que « ton savoir était supérieur au sien. Ni la distance, ni la « hauteur des montagnes, ni la profondeur des vallées, « ni la difficulté des chemins, parsemés de dangers et « de brigands, ne pouvaient retenir ceux qui s'em(e pressaient vers toi. La jeunesse anglaise ne se laissait « effrayer ni par la mer placée entre elle et toi, ni par « la terreur des tempêtes, et à ton nom seul, méprisant « les périls, elle se précipitait en foule. La Bretagne re« culée t'envoyait ses habitants pour les instruire; ceux « de l'Anjou venaient te soumettre leur férocité adoucie.
« Le Poitou, la Gascogne, l'fbérie, la Normandie, la « Flandre, les Teutons, les Suédois, ardents à te célé« brer, vantaient et proclamaient sans relâche ton gé« nie. Et je ne dis rien des habitants de la ville de Paris « et des parties de la France, les plus éloignées comme « les plus rapprochées, tous avides de recevoir tes le« çons, comme si, près de toi seul, ils eussent pu trou« ver l'enseignement (1). »
Abailard, après avoir commencé par la philosophie, finit par la théologie lorsque la vengeance de Fulbert l'eut déterminé à entrer dans l'ordre monastique. Ce fut pour lui un malheur. La philosophie est une science spéculative dans laquelle les erreurs, quand elles ne sont pas opiniâtres, n'ont pas une importance capitale; dans cette recherche du vrai, l'esprit inquisitif et disputeur
(1) Cette traduction est due à la plume de madame Guizot.
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d'Abailard qui aVilit pris pour devise : Quœrite disputando, rencontrait son aliment naturel. La théologie, au contraire. est une science éminemment positive, c'est la science des solutions divinement révélées. Où la philosophie cherche, la théologie trouve; où la philosophie doute, la théologie affirme; où la philosophie interroge, la théologie répond. Il était à craindre qu'en se faisant moine Abailard ne voulût devenir théologien, et qu'en portant dans le domaine de la théologie la puissance et la hardiesse de son imagination, cette ardeur de dispute et cette pleine et absolue confiance dans la supériorité de son esprit qui étaient dans sa nature, il n'allât se heurter contre des erreurs que l'Église, cette gardienne de la vérité, se trouverait obligée de condamner.
On devait d'autant plus le craindre qu'Abailard n'avait puisé sa vocation monastique que dans le désespoir où l'avait jeté son malheur. On trouve une preuve des sentiments dont il était animé à cette époque de sa vie, dans la sollicitude jalouse avec laquelle il exigea qu'Héloïse sortît du siècle la première et prononçât ses vœux avant lui. On eût dit qu'il songeait plutôt à enlever aux hommes cette touchante victime de ses passions qu'à la donner à Dieu. Malgré tout son dévouement pour Abailard et son enthousiasme excessif pour ce grand dialecticien, dans lequel elle avait personnifié son idéal, Héloïse fut blessée de cette précaution pleine de soupçons. Il faut que la blessure ait été profonde puisque, plusieurs années après, elle se plaignait ainsi dans une lettre, adressée du fond de l'abbaye du Paraclet à Abailard lui-même, de l'affront fait à sa tendresse : In quo, fateor, uno minus te de meconfidere vehementer dolui, alque erubui. Elle obéit cependant. Dans la fleur de sa jeunesse (elle avait dix-
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huit ans), dans tout l'éclat de sa rayonnante beauté, elle alla, malgré les larmes de ses amies, prendre ie voile à Argenteuil. Sa vocation, elle le reconnait elle-même dans sa correspondance, n'était, quand elle revêtit l'habit de religieuse, que son obéissance à Abailard. Dieu n'était pour rien dans son sacrifice; il ne lui devait aucune récompense : Nulla mihi super hoc merces a Deo expectanda est, cujus adhuc amore nil constat egisse. Cet aveu revient à plusieurs reprises dans sa correspondance qui n'est pas, comme certaines personnes le croient, composée des lettres d'Abailard et d'Héloïse au temps de leurs amours, mais de leurs lettres quand l'un et l'autre eurent prononcé leurs vœux, quoique le cœur d'Héloïse, comme un brasier mal éteint, laisse encore échapper des étincelles.
Héloïse renouvelait donc ainsi son aveu : Quarn quidem juvenculam ad monaslicœ conversationis asperilatem non religionis devotio, sed tua tantiim pertraxit jussio. On ne peut pas être plus explicite que ne l'est ici Héloïse écrivant à celui qui fut son époux : « Ce n'est pas mon devouement à la religion, c'est ton seul ordre qui m'a trainée toute jeune fille vers l'austérité de la vie monastique, » On comprend dès lors la forme païenne et classique que prirent ses adieux au monde. Héloïse a le cœur plein encore d'Abailard, la mémoire remplie de ses leçons. Ce sera Lucain qui lui fournira les paroles emphatiques et stoïciennes par lesquelles elle annoncera sa sortie du monde ; elle se comparera à Cornélie retrouvant Pompée après le désastre de Pharsale, et elle s'ecriera :
U ınaтime conjuк, O thalamis indigne meis! Hoc juris habehat In tantum fortuna caput I Cur iinpia nupsi Si miserum factura fui ? Nunc accipe poenas, Sedquasspontéluam..
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a 0 grand homme dont je ne méritai pas d'être l'épouse. La fortune avait-elle le droitdesévirainsi contre une si haute tête! Impie, pourquoi ai- je contracté ce mariage, si je.devais faire ton matheurt Accepte aujourd'hui la peine que je m'impose volontairement. »
Héloïse est un peu païenne; elle aime encore trop la créature pour s'élever jusqu'au Créateur. Je n'en disconviens pas. Mais il y a quelque chose de généreux dans l'amour, même lorsqu'il se trompe d'objet, même dans l'amour profane; il est un dévouement. Aimer, c'est s'oublier. Quand on s'est oublié pour une créature humaine pour la souveraine imperfection, à plus forte raison peut on s'oublier pour Dieu, pour la perfection suprême. Je ne veux ni justifier, ni même excuser les égarements de la passion, à Dieu ne plaise ! Je veux seulement expliquer comment Héloïse arriva à l'amour de Dieu plus vite qu'Abailard. La chute d'Héloïse était causée par l'amour, celle d'Abailard par l'orgueil, qui est la forme la plus coupable de l'égoïsme arrivant à l'idolâtrie. Pour remonter de la première chute vers Dieu, il suffit d'oublier la personne qui lui a été préférée, ce qui est facile quand le bandeau est tombé des yeux. Pour remonter de la seconde chute vers Dieu, il faut, chose plus difficile, s'oublier soi-même. C'est pour cela que, de tous les vices, celui dont on triomphe avec le plus de peine, c'est l'orgueil. M. de Montalembert ajoute avec raison que de tous les orgueils, le plus difficile à vaincre est celui de la science, et M. Bonnier, qui, dans son livre sur Abailard, rappelle ce mot si vrai, a raison de dire « que la dialectique d'Abailard était plus éloignee de la véritable voie que la passion d'Héloïse. » Ne nous laissons donc pas effrayer par les phrases un peu trop ardentes que contient
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la correspondance de l'abbesse du Paraclet, devant laquelle se dressaient les doux et coupables fantômes du passé. Elle pleure, elle lève les mains vers le lieu d'où descend, avec la lumière, la céleste rosée, et j'entends déjà retentir dans le lointain, sous les voûtes de son monastère, la belle prière que composa la veuve d'Abai- lard, honorée de la visite de saint Bernard et de l'amitié de Pierre le Vénérable, prière qui.sera exaucée :
Solve crucem, Due ad lucem Degravatam animam. »
Le retour d'Abailard ne sera pas si facile, Il faut que son orgueil soit brisé et qu'il reçoive les leçons de ces deux rudes et austères maîtresses qui seules redressent le jugement des orgueilleux : l'épreuve et l'adversité, sola vexatio dablt intellectum. Une fois moine, il se jeta, je l'ai dit, dans les études et les discussions théologiques, mais avec cette présomption dont il eut tant.de peine à se guérir. Il a raconté lui-même, dans l'histoire de ses épreuves, qui, sans qu'il s'en doute, est aussi l'histoire de ses fautes (Historia calamitatum) une anecdote qui le peint tout entier. « Il avait été à Laon, dit M. Bonnier, étudier la théologie sous Anselme, docteur d'un grand renom, et qui était alors fort âgé, puisqu'il avait été le maître de Guillaume de Champeaux. Un des élèves d'Anselme demanda à Abailard ce qu'il pensait de l'explication des livres divins, lui qui n'avait jamais étudié que les sciences naturelles, qui nundùm nisi in physicis studueram. Maître Pierre répondit qu'il n'y avait pas de science plus salutaire pour le salut de l'âme, mais qu'il s'étonnait que des hommes lettrés eussent besoin, pour
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expliquer l'Écriture, d'autre secours que celui du texte.
Tous les élèves se récrient, on met Abailard au défi, on choisit la très-obscure prophétie d'Ézéehiel, et Abailard se charge, dès le lendemain, d'en donner l'explication.
Vainement on l'engage à une préparation plus approfondie; il répond avec emportement par ces paroles caractéristiques : « Je n'ai pas l'habitude de compter sur le travail des autres, mais sur les ressources de mon esprit (1). »
Ces paroles sont caractéristiques en effet, et il ne faut point s'étonner qu'avec ce point de départ Abailard soit arrivé à de dangereuses erreurs. Le rationalisme est là avec tout son orgueil. Si les ressources de l'esprit individuel suffisent à tout, même dans la théologie, à quoi bon l'enseignement de l'Église et de la tradition? Sans doute il ne faut pas exclure la philosophie; rien de plus beau que cet élan de l'âme humaine aspirant à la vérité, comme l'aiguille aimantée se dirige vers le pôle. Mais il ne faut pas que la philosophie, cette route naturelle qui conduit à la sagesse, donne l'exclusion à la théologie, dont l'enseignement surnaturel la fait descendre du ciel sur la terre; il ne faut pas que la raison, l'un des deux regards de l'homme sur le monde intellectuel, oublie que Dieu nous a donné, dans la foi, un autre et plus sublime regard.
Abailard tombe, dès ses premiers écrits théologiques, dans cette erreur, ou plutôt dans ce tort. Le prologue du fameux Recueil des Problèmes théologiques, Sic et Non, qu'il composa, contient sa méthode, et sa méthode se réduit à ceci : « La première clef de la sagesse, c'est une
(1) M. Bonnier cite ces paroles dans un excellent écrit : Abailard et saint Bernard et l'Eglise au XIIe siècle.
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interrogation perpétuelle, c'est en doutant que nous procédons à la recherche de la vérité, et la recherche de la vérité mène à sa possession. Hœc prima sapientiœ clavis definitur : assidua scilicel seu frequens interrogation. DMbilando enim ad inquisitionem venimus ; inquirendo veritatem percipirnus. C'est le doute méthodique de Descartes, appliqué non plus à la philosophie, mais à la théologie.
Cela est si vrai, que le Sic et Non est un recueil de passages plus ou moins contradictoires tirés des Pères sur les dogmes de la Trinité, du péché, de la grâce. Or, que produit la contradiction, sinon le doute? Que ce doute doctrinal ne soit pas allé jusqu'à altérer la foi dans le cœur d'Abailard, j'inclinerai à le penser. Mais il n'en avait pas moins posé le principe du scepticisme ; et le point de départ de l'exégèse théologique de l'incrédulité allemande qui aboutit à Strauss est dans les prémisses posées en ces termes par Abailard : « On amis beaucoup d'ouvrages apocryphes sous le nom de saints afin de leur donner de l'autorité, et bien des passages dans les divins Testaments ont été altérés par les copistes. Il est certain que l'esprit de prophétie a manqué quelquefois aux prophètes eux-mêmes, et que souvent, croyant encore être animés de l'esprit de prophétie lorsqu'ils ne l'étaient plus, ils ont annoncé d'eux-mêmes des choses fausses. » De telles paroles ébranlaient à la fois l'autorité extérieure et intrinsèque de l'Écriture et ce n'était pas, on le voit, sans raison que saint Bernard, si injustement accusé d'injustice envers Abailard, dénonçait à la papauté, comme une vigilante vigie, le nouveau péril qui menaçait l'Église.
Je ne suivrai pas Abailardtlevant le concile de Soissons; on n'a que son récit, et il est naturellement suspect. Il
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avait quelque chose du caractère de Jean-Jacques Rousseau, et il avait été plus éprouvé que lui, de sorte que cet esprit aigri et malade devait être porté à exagérer les persécutions réelles auxquelles il avait été en butte. Il avait des ennemis, tous les hommes supérieurs on ont, mais souffrait-il tout ce qu'il prétend avoir souffert? Les moines de Saint-Gildas, qui l'avaient élu, voulurent-ils l'assassiner? Je sais que la tradition en est restée à SaintGildas même. Je visitai, il y a deux ans, cette pointe extrême du Morbihan, située en avant de Sarzeau, en face du grand Océan qui, comme un marteau patient, bat les rochers de cette côte de son flot irrésistible, et y a creusé des cavernes profondes à l'entrée de la baie sinistre de Quiberon, nom d'un lamentable souvenir; je voulus voir les lieux qu'avait habités Abailard et qui sont maintenant leséjour de saintes religieuses vouées à l'éducation des jeunes filles. Le recteur de Saint-Gildas me montra à l'entrée du jardin des pans de murailles dans lesquels sont ouvertes des croisées ; suivant la tradition, c'est tout ce qui reste du couvent où fut Abailard. J'avoue que le cachet de ces constructions me laissa des doutes sérieux sur l'antiquité reculée qu'on leur prête. Derrière ces murailles, on nous fit arrêter sur un emplacement boisé ; c'était là, nous dit-on, que parlait l'illustre docteur, dont l'enseignement attirait la foule. Avant d'arriver à l'ancienne maison abbatiale, qui a été reconstruite, notre guide nous indiqua du doigt une espèce d'ouverture, par laquelle on veut qu'Abailard se soit évadé pour se dérober à la fureur des moines qu'il tentait-de ramener à la règle : c'est un conduit de latrines maintenant muré. L'aspect des localités est de nature à laisser plus que des doutes au sujet de cette légende. Il aurait fallu
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qu'Abailard fût bien mince et bien grêle pour s'évader par une semblable issue. Mais laissons ces détails, et allons droit aux questions théologiques qui divisaient saint Bernard et Abailard, et qui les conduisirent tous deux devant le concile de Sens.
Le plus sage des biographes d'Abailard, M. Bonnier, a parfaitement établi — contre l'opinion de M. de Rémusat qui. malgré sa finesse et sa perspicacité habituelles, s'est laissé entraîner par sa partialité favorable pour le célèbre dialecticien dans lequel il a voulu voir un martyr de la philosophie, — que saint Bernard n'avait été ni injuste ni tyrannique en demandant la condamnation de la doctrine d'Abailard ou la rétractation de celui-ci.
La seule définition de la foi, telle que la donnait l'abbé de Saint-Gildas, comparée à celle de saint Bernard, suffit pour juger les deux doctrines et révéler tous les dangers de celle d'Abailard : « Fides est exislimatio rerum non apparentîum, disait-il ; la foi est l'opinion que nous avons des choses non visibles. » la foi n'était donc qu'une opinion.
Saint Bernard répondait : c* Fides est voluntaria quœdam et cerla prœlibalio needum propalatœ veritatis; la foi est une prélibation volontaire et certaine d'une vérité qui n'est pas encore en notre possession. » La foi était donc une certitude, l'avant-goût assuré de la vérité. De la définition d'Abailard à celle de saint Bernard, il y avait, on le voit, toute la distance qui sépare une opinion d'une certitude. Les deux doctrines répondaient au point de départ, tandis que saint Bernard affirmait le rachat de l'homme par le sanglant sacrifice duGolgotha, Abailard, là force de subtiliser, finissait par détruire le mystère de la Rédemption, en disant qu'il y a eu rédemption en ce sens seulement que le Christ nous a instruits par ses pa-
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roles et par ses exemples, non tam verbo quam exemplo insiikiendo. L'efficace du sacrifice divin, consacré sur la montagne sainte, disparaissait ainsi; le Christ n'était plus qu'un modèle, nous n'étions plus que ses imitateurs.
Ici la loyauté intelligente de M. de Rémusat n'a pu refuser cet aveu à l'évidence. « Qu'Abailard suive cette pente, qu'il descende encore et il sera Socin, il sera Locke, Rou-sseau, Kant, Strauss. » Que les libres penseurs le lui pardonnent ou l'en louent, à la bonne heure ! Mais comment M. de Rémusat, après cet aveu, a-t-il pu qualifier de méchanceté la conduite de saint Bernard, quand ce vigilant gardien de l'orthodoxie adj ure le Pape de faire cesser un pareil enseignement dans les chaires de théologie ?
On sait ce qui se passa devant le concile de Sens. C'était Abailard qui avait jeté le gant à saint Bernard et l'avait provoqué à ce tournoi théologique devant le concile. Le grand abbé de Clairvaux n'était pas rompu comme Abailard à l'escrime de la dialectique ; il aimait Dieu, il méditait, il priait, il gouvernait les âmes, il craignait donc, non pour lui, mais pour la cause de la vérité, de tomber dans quelques piéges tendus par son subtil adversaire. Il refusa d'abord en disant qu'il n'était qu'un enfant, tandis qu'Abailard guerroyait depuis son adolescence, et que d'ailleurs il trouvait peu convenable de commettre la raison de la foi aux arguties des disputes humaines : Abnui, lune quia puer sum, et itle vir bellator ab adolescentia, lune quia judicarem indignum rationem fidei humanis commilti ratiunculis agitandam. 11 fallut le pousser au concile. Il partit en pleurant et en répétant cette parole du Psalmiste : « Dieu est mon sou« tien ; je necraindrai pas ce qu'un homme peut me faire.»
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Quand les deux adversaires se trouvèrent devant le concile, il y eut une péripétie inattendue. Saint Bernard exposa en quelques mots simples et précis l'affaire; Abailard, qui était arrivé la veille plein d'orgueil et de confiance en lui-même, entouré du cortége de ses disciples qui lui promettaient un grand triomphe oratoire, se troubla tout à coup, refusa de répondre et balbutia un appel au Saint-Siège. M. Guizot a apprécié avec une singulière hauteur de sens et de style, la beauté morale de cette scène. « C'est un grand spectacle, dit-il, que cette attitude simple, pratique, décidée que prend, dès le début, cet homme qui avait d'abord éludé le combat; spectacle d'autant plus beau que ce n'est point au nom du pouvoir de fait et en vertu de la force dont il dispose, que saint Bernard traite Abailard de la sorte; sans doute lisait qu'au besoin la force ne lui manque pas ; que le roi Louis le Jeune, que le comte de Champagne, le comte de Nevers sont là au concile, prèts à défendre l'Église contre ses ennemis ; mais nulle allusion, nulle insinuation n'indique seulement qu'il y pense; la lutte est purement intellectuelle, Bernard n'est, comme Abailard, qu'un moine qui parle au nom de la vérité; il ne veut que le triomphe de la saine doctrine, la soumission de l'esprit à l'esprit. »
Ce dénoûment imprévu frappa si vivement les contemporains, qu'ils y virent un miracle; les apologistes modernes d'Abailard , entre autres M. de Rémusat, l'expliquent par un sentiment de terreur qu'aurait éprouvé le célèbre docteur, en songeant aux persécutions que ses opinions pouvaient appeler sur sa tête. L'explication de M. Bonnier me paraît la plus plausible. Je proposerai cependant d'y ajouter un amendement. Le judicieux écri-
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vain pense, et la fin de la vie d'Abailard, comme il le fait observer, vient à l'appui de son opinion, que « celui-ci mis en face de propositions dictées par le désir d'innover plutôt que par une conviction véritable, recula de bonne foi devant sa propre doctrine, mais que n'ayant pas le courage de la conviction , il prit le terme moyen d'un appel. »
Abailard me paraît en effet avoir été un esprit téméraire, amoureux de dispute et toujours en quête de la renommée, mais je n'aperçois pas en lui cette opiniâtreté qui fait les hérétiques. La foi subsistait sous les erreurs de son jugement et les égarements de sa volonté. A Sens, il était non-seulement en face de ses propositions nettement définies, mais au lieu d'être en face d'un auditoire idolâtre de son talent, il était devant un tribunal auguste, celui de l'Eglise. Il recula épouvanté à la pensée d'être retranché de la communion de cette grande et sainte mère, et il est permis de croire aussi, et c'est ce que je voulais ajouter, qu'il se sentit écrasé par la supériorité morale de saint Bernard. Il y a dans la sainteté un immortel rayonnement qui impose au génie lui-même, qui se sent petit devant la vertu.
La fin de la vie d'Abailard est belle. Cédant aux exhortations de Pierre le Vénérable il se réconcilia avec saint Bernard, abjura ses erreurs et se soumit à l'Église. Héloïse, dontles prières ferventes n'avaient cessé de' monter vers le ciel pour demander à Dieu de donner à celui pour lequel elle avait conservé une affection si vraie, le courage de cette soumission, fut exaucée.Abailard qui, ainsi que le dit son épitaphe composée par Pierre le Vénérable., était arrivé à la véritable philosophie, celle du Christ, ad Christi veram pertransivit philosophiam, passa à Cluny dans la
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retraite, l'humilité, le silence et les pratiques d'une piété ardente et sincère les trois dernières années de sa vie.
M, de Résumât a dit de lui : « Ne le plaignons pas, il eut de la gloire et il fut aimé. ». Ce jugement est quelque peu païen, et il faut le modifier en disant : « Ne plaignons pas Abailard; ses malheurs devinrent pour lui des leçons, il préféra lagloire de la soumission à l'orgueil de la révolte, et après s'être trop aimé lui-même, il finit par aimer Dieu, et par aimer en Dieu sa sœur Héloïse dont le nom est resté inséparable de son nom : Soror mea Héloisa, quondam mihi in ?œculocara,nunc iti Christo caris sima.
Ce coup-d'œil jeté sur la vie, les erreurs et le repentir d'Abailard, ajoute le dernier trait au tableau que nous avons essayé de tracer du siècle de Suger. On y voit le mouvement des idées, la hardiesse des esprits encore contenue par la foi, l'ardeur des études dans Paris qui, comme je l'ai dit, était déjà un grand centre intellectuel V étus d'une robe noire comme les clercs, et portant avec gravité un manteau, les écoliers erraient après la leçon en discutant ensemble sur les paroles du maître.
L'enthousiasme qu'excitaient ces professeurs était immense. C'était là que Guillaume de Champeaux enseignait publiquement la scolaslique ou les règles d'Aristote, la rhétorique, la dialectique, la théologie, la logique, au milieu des applaudissements universels., De là sortit Abailard, dont la renommée devait dépasser celle de son maître, et qui bientôt éleva chaire contre chaire. Là encore enseigna Jean de Salisbury, Anglais de naissance et disciple d'Abailard. On l'appelait le Petit, à cause de l'exiguïté de sa taille, et il savait le grec, l'hébreu et le syriaque. Mais le sujet favori de l'enseignement, c'était
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la métaphysique. Les esprits se jetaient, avec une ardeur incroyable, dans l'étude des facultés intellectuelles; ils aimaient à scruter les profondeurs de l'intelligence de l'homme; le sentiment religieux était trop fort pour qu'on osât soumettre généralement à une analyse philosophique indépendante de la théologie sacrée, les sublimes attributs de Dieu. La grande querelle des réalistes et des nominaux commençait.
Aristote, dont les ouvrages avaient été récemment traduits par les Arabes, produisait sur les esprits cette impression qui devait le faire régner en maître sur toute cette philosophie. Ses formules allaient devenir les lois de la logique. On étudiait avec une curieuse docilité sa physique et tout ce qu'elle contient sur le ciel et le monde, la nature des lieux, les propriétés des éléments et les météores; son traité sur les animaux, sur l'âme, sur les sensations, sur la génération et la corruption, sur la nature et l'origine de l'âme, sur les principes du mouvement. Toutes ces questions, si grandes mais si difficiles et si dangereuses, fournissaient un aliment continuel aux discussions de cette époque.
Sur cette montagne de Sainte-Geneviève, dans cet enseignement donné sans doute la plupart du temps par des moines, mais indépendant et distinct de l'enseignement des écoles attachées à chaque cathédrale, l'esprit d'examen naissait. Faculté redoutable de l'esprit de l'homme, mais faculté nécessaire, car c'est l'homme tout entier. Il s'emprisonnait d'abord dans les formules d'Aristote, 'Comme on enferme l'enfant qui vient de naître dans les langes, mais ces-liens lui servaient à commencer à vivre hors du milieu où il avait jusque-là exclusivement existé. A son berceau, il se faisait humble
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et petit; patience, nous le verrons bientôt grandir dans ces ardentes disputes qui élargissent chaque jour la sphère de ses investigations. Il recule avec Abailard devant saint Bernard, la magnifique expression du dogme, la personnification puissante du principe de l'autorité; le temps viendra où, plus confiant et plus fort, il ne reculera plus.
La liberté humaine s'estime à ce haut prix. L'homme, dans sa présomption, finit par croire que, pour que l'usage de la raison ne lui soit pas enlevé, il faut qu'il puisse, à ses risques et périls, le pousser jusqu'à l'abus.
C'est ainsi que le libre examen et l'autorité forment les deux pôles du monde intellectuel. L'examen scrute les effets et les causes; à l'aide d'une analyse incessante, il décompose les idées, et, dans l'ivresse de sa puissance, il finit par vouloir décomposer jusqu'aux principes élémentaires, pour substituer son indépendance absolue à l'autorité. Mais quand il a tout dévoré, semblable à Ugolin, muré dans sa prison, il se dévore lui-même, et l'humanité, qui a fait l'expérience de son impuissance, revient à l'autorité comme à son refuge. C'est là l'éternel travail de l'esprit humain; c'est là l'hommage spirituel que la créature intelligente rend à l'intelligence toutepuissante et incréée. Après qu'il a tout étudié, tout scruté, tout discuté, tout détruit, l'homme sent que son œuvre est mauvaise, et que, seule, l'œuvre de Dieu est bonne, et il s'écrie avec Bossuet : « Qu'ont-ils vu, ces rares génies?
Ou bien avec Salomon : « Vanité des vanités et tout est vanité.» Alors l'équilibré des choses est rétabli, les pôles du monde intellectuel sont remis à leur place, car la liberté de l'esprit humain s'est immolée, comme une victime volontaire, devant l'immuable principe de l'autorité de
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Dieu. Tel était le grand travail que l'époque de Suger voyait de nouveau commencer.
Du reste, il est impossible de dessiner d'une manière précise la physionomie de cette époque, parce qu'elle n'a pas une physionomie simple et analogue à elle-même dans tous ses détails. Le mot de Pascal : « Singulière vé« rité, bornée par des fleuves et des montagnes, vérité « jusqu'aux Alpes ou au Rhin, mensonge au-delà, » s'applique avec une grande justesse à la société du onzième siècle; seulement les Alpes et le Rhin sont chaque colline et chaque ruisseau qui séparent les mille États dont se compose ce tout informe et indéfini, qu'on appelle mal à propos la France. La société de cette époque n'est pas une société marquée du sceau de l'unité, c'est une mosaïque composée des débris de vingt sociétés différentes.
C'est ce que M. de Chateaubriand a parfaitement expliqué dans les lignes qui suivent : « Le moyen âge, dit-il 1, offre un tableau bizarre, « qui semble être le produit d'une imagination puis« santé, mais déréglée. Dans l'antiquité, chaque nation « sort, pour ainsi dire, de sa propre source; un esprit « primitif qui pénètre tout et se fait sentir partout, rend « homogènes les institutions et les mœurs. La société « du moyen âge était composée des débris de mille au« tres sociétés; la civilisation romaine, le paganisme « même y avaient laissé des traces; la religion chrétienne « y apportait ses croyances et ses solennités ; les bar« bares francs, goths, bourguignons, anglo-saxons, da« nois, normands, retenaient les usages et le caractère « propres à leur races. Tous les genres de propriété se
1 Etudes historiques.
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« mêlaient, toutes espèces de lois se confondaient : « l'aleu, le fief, la main-mortable, le Code, le Digeste, « les lois salique, gombette, wisigothe, le droit coutu« mier. Toutes les formes de liberté et de servitude se « montraient : la liberté monarchique du roi, la liberté « aristocratique du noble, la liberté individuelle du « prêtre, la liberté collective des communes, la liberté « privilégiée des villes, de la magistrature, des corps « de métiers et des marchands, la liberté représen« tative de la nation, l'esclavage romain, le servage « barbare, la servitude de l'aubain. De là ces specta- « cles incohérents, ces usages qui paraissent se con« tredire, qui ne se tiennent que par le lien de la « religion. On dirait des peuples divers, n'ayant au« cun rapport les uns avec les autres, étant seulement « convenus de vivre sous un commun maître, autour du « même autel. »
Il nous reste à présenter une dernière considération.
Dans le tableau que nous venons d'esquisser, on a dû remarquer un trait qui domine tout le reste, c'est l'activité incomparable de l'esprit humain, s'élançant dans toutes les routes où il peut marcher. En politique, le grand travail des communes se manifeste avec plus de force et plus de puissance, et il correspond au travail de l'unité du pouvoir, qui tend à se produire par l'union du clergé et de la royauté. En même temps, les ordres militaires se fondent, l'esprit de chevalerie commence à régner; les monastères, ces écoles de religion, et en même temps ces ateliers et ces établissements agricoles i,
1 Saint Benoît, le suprême législateur des monastères, avait re.
commandé à ses nombreux enfants, la prière, le travail de l'esprit et le travail des mains. Tous les grands défrichements furent exé-
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s'étendent et se réforment, les arts et les métiers font des progrès rapides ; les cathédrales jaillissent, comme une épopée pieuse, de la pensée des architectes, et sont magnifiquement ornées ; les serfs sortent de leur engourdissement et aspirent à la liberté, les travaux intellectuels occupent une foule d'esprits, et enfin le grand mouvement des croisades emporte la chrétienté tout entière en Orient.
Certes, lorsqu'on a étudié cette double marche des faits et des idées, il est impossible de ne pas reconnaître qu'on est dans une époque dominée par une influence générale. 11 faut indiquer quelle fut cette influence qui imprima un mouvement si vif aux faits et aux idées.
Avant le onzième siècle, il s'était répandu dans la chrétienté une opinion qui avait profondément frappé les esprits, et qu'on trouve exprimée dans les chroniqueurs du temps : c'était l'opinion que le monde finirait en l'an 1000. Toute la génération qui avait précédé le onzième siècle vécut dans l'anxiété et dans la terreur, en attendant ce terrible événement. La trace de ce sentiment est partout : les peuples cherchaient ou trouvaient des présages dans chaque événement néfaste, et l'on racontait de proche en proche des légendes merveilleuses qui venaient assombrir encore les pensées et redoubler la terreur publique. Une comète s'était levée dans le ciel, et apparaissant au mois de septembre, elle était demeurée visible pendant près de trois mois; elle répandait
cutés par des moines. Cluny, Citeaux, Clairvaux, étaient des déserts couverts de bruyères et de broussailles qu'il fallut disputer aux animaux sauvages. Les laboureurs sacrés, protégés par le signe de la croix, s'avançaient de jour en jour en faisant de nouvelles conquêtes.
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une si vive lumière que la plus grande partie du ciel en était comme enflammée ; mais, dès que le coq avait chanté, elle s'évanouissait pour ne plus reparaître qu'à la nuit. Le mont Vésuve avait jeté plus de flammes qu'à l'ordinaire, et de nouvelles bouches s'étaient ouvertes dans son cratère pour vomir la lave. Une famine effroyable avait désolé le royaume, et, dans le seul duché de France, vingt mille hommes avaient péri. Dans l'abbaye des Vierges, un Christ de bois avait été vu ruisselant des larmes, et un loup s'était introduit dans la cathédrale d'Orléans, et avait agité avec ses pattes la corde de la grande cloche, comme s'il voulait sonner des funérailles.
11 est facile de comprendre que les esprits, dominés par ces lugubres impressions et ces funestes présages, eussent perdu leur activité et leur ressort. L'humanité était semblable à un homme qui sait que sa dernière heure a sonné, et qui s'étend sur son lit de mort pour rendre l'àme, étranger désormais à tout ce qui l'entoure et déjà à demi descendu dans les profondeurs du sépulcre.
Mais, lorsque les premiers mois de l'an 1000 se furent écoulés sans que ce pressentiment sinistre se fùt réalisé, il y eut comme une résurrection de l'humanité.
Comme Lazare à la parole du Christ, elle secoua le linceul funèbre dont elle était couverte, et rentra dans la vie. Le sang lui reflua au cœur, et il y eut une réaction immense, infinie, qui se prolongea pendant longtemps et qui se fit partout sentir. On peut dire que cette réaction de vie contribua au grand mouvement des croisades.
La chrétienté, pleine de reconnaissance envers le Christ qui avait suspendu l'arrêt fatal qu'elle croyait porté contre l'humanité, se sentit invinciblement entraînée à
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lui témoigner cette reconnaissance en allant délivrer son tombeau ; puis les longues pensées revinrent avec la foi au lendemain. L'activité humaine, un moment arrêtée, reprend son cours; la liberté, la science, les arts, le pouvoir, tout redevenait un but pour l'intelligence qui rouvrait ses ailes; le monde avait encore un avenir, l'humanité avait encore devant elle ces deux carrières qu'un jour suprème doit fermer : l'espace et le temps.
Telle est l'explication du caractère que présente l'époque qui succède à l'an mille, et dont l'influence s'étendit jusqu'aux temps qui virent paraître Suger. Il vint dans un temps d'action et de vie, où tout était à faire, où l'on ne voyait pas, comme de nos jours, de ces sociétés si fortement organisées, que le mécanisme social emporte ayec lui les intelligences et les volontés, et laisse peu de place à l'initiative humaine. Dans la société où Suger vécut, ce mécanisme, qui a ses avantages et ses inconvénients, n'existait pas; il fallait que l'activité individuelle suppléât à tout, que l'intelligence se portât partout pour remplacer les ressorts qui manquaient, pour surmonter les obstacles qui naissaient à chaque pas. Lorsqu'on considère ce mouvement continuel, cette activité incessante, ces conciles, ces assemblées de laïques et d'ecclésiastiques qui se réunissaient chaque année, ces discussions qui embrassaient toutes les affaires spirituelles et temporelles, scientifiques, administratives, politiques, diplomatiques et judiciaires, on est obligé de reconnaître que, s'il y avait moins de régularité que de nos jours, il y avait une surabondance de vie qu'on ne trouve plus, et que si l'expérience sociale tenait moins de place, l'activité individuelle trouvait mieux à se satisfaire.
Nous avons apprécié la part qu'eut l'abbé de Saint-
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Denis au mouvement des faits et des idées que nous venons de retracer. Sans doute il ne fut étranger ni au mouvement religieux, ni au progrès des mœurs, ni à celui des arts, mais il porta surtout l'activité de son esprit dans la sphère politique, et seconda puissamment la tendance qui engageait le clergé , les communes royales et ecclésiastiques et la royauté à s'unir pour assurer la paix publique contre les perturbations féodales. Il fut l'homme de l'unité politique, comme saint Bernard fut l'homme de l'unité religieuse; l'homme de la royauté, comme saint Bernard fut l'homme de la papauté; l'homme de la monarchie, comme saint Bernard fut l'homme de la catholicité. Suger, et c'est là sa plus grande gloire, marcha dans le sens du mouvement de notre histoire et l'accéléra. Il aida puissamment cette action incessante du centre vers la circonférence, qui devait finir, en s'élargissant de siècle en siècle, par s'étendre à tout le royaume. En contribuant, pendant le règne de Louis le Gros et celui de Louis le Jeune, à assurer le pouvoir royal au centre de ses possessions par la destruction des ennemis puissants qu'il avait jusque dans le duché de France ; et, en ramenant la France féodale à une sorte d'unité relative par les assemblées d'évêques et les grandes réunions de barons, il rendit possible la lutte que Louis le Jeune eut à soutenir, dans la seconde partie de son règne, contre Henri Plantagenet, en même temps comte d'Anjou, duc de Normandie, duc de Guyenne, de Gascogne, du Poitou, et roi d'Angleterre, et il prépara les règnes glorieux de Philippe-Auguste, de saint Louis et toute la suite de notre histoire.
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NOTES
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NOTES
Nous croyons devoir donner, à la suite de la vie de Suger, abbé de Saint-Denis, les noms de ceux qui le précédèrent et le suivirent dans cette dignité, avec quelques brèves indications sur les événements les plus importants de leur vie. Nous empruntons ce tableau au Trésor sacré de Saint-Denis, ouvrage publié en 1646, par don Germain Millet, religieux bénédictin de la congrégation de Saint-Maur et de l'ordre de Saint-Benoît.
On trouvera: après ce tableau celui des possessions et dépendances de l'abbaye de Saint-Denis.
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CATALOGUE HISTORIAL DES ABBÉS DE L'ABBAYE ROYALE DE SAINT-DENIS, EN FRANCE, AUQUEL SONT NOTÉS LES RELIGIEUX LES PLUS CÉLÈBRES EN VERTU, DIGNITÉ ET DOCTRINE, QUI ONT VÉCU EN ICELLE.
636. I. Aygulphe, choisi par Dagobert, l'an 636. Il régit l'abbaye 9 ans.
644. 11. Chunaud fat abbé fort peu de temps.
645. III. Dodon, fort peu de temps, puisqu'il décéda l'an 646.
646. IV. Léobifare gouverna l'abbaye un an ou deux.
648. V. Aygulphe Il commença à régir l'abbaye sur la fin du règne du roi Dagobert, et vécut sous les règnes de Clovis Il et Clotaire III. De son temps florissait saint Nivard, XXVe archevêque de Reims, qui fut religieux de Saint-Denis. Quelques-uns le font religieux de Luxeuil; il se peut qu'il ait été des deux abbayes successivement.
666. VI. Aygulphe 111 fut abbé sous le règne de Childéric II.
680. VII. Godebauld gouverna l'abbaye du temps de Théodoric 1.
684. VIII. Cavno fut abbé sous Clovis 111.
698. IX. Chilard, sous Childebert II.
710. X. Carderic, sous le même Childebert.
716. XI. Cagledulphe, sous le règne de Dagobert II et Clotaire IV.
723. XII. Turnaul, sous le règne de Chilpéric II. Pour ses vertus et mérites, il fut évêque de Paris, le XXXIVe, en novembre.
729. XIII. Dauphin fut abbé tous le règne de Théodéric 11.
De son temps était religieux de Saint Denis, Sigobert Reclus, qui fut envoyé par Charles Martel, en ambassade à Rome, vers le pape Grégoire pour lui porter des présents et l'avertir qu'il
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romprait l'alliance avec les Lombards, ainsi que le pape l'en avait prié. (Ann. lib. IV, c. 57.) 741. XIV. Singebert, sous le roi Childéric 111, dernier roi de la première lignée.
752. XV. S. Fulrad, sous les règnes de Pépin et de Charlemagne.
Il est appelé, par les anciens historiens, Archicapellanus, c'està-dire maître de la chapplle du roi, ou grand aumônier. C'était un grand homme d'État, employé aux plus grandes affaires du royaume par Pépin et Charlemagne. 11 fut envoyé ambassadeur à Rome par Pépin avec saint Buchard, évêque de Wurzbourg, pour plusieurs affaires de grande conséquence, desquelles il s'acquitta très-dignement. Sous cet abbé, fut religieux de SaintDenis, Tilpin ou Turpin, qui fut depuis archevêque de Reims.
(Flodoardus, lib. Il, Hist. Eccles. Rem. cap. 17.) Il fonda plusieurs monastères, entre autres celui de Saint-Alexandre, en Alsace, où il décéda et fut enterré ; sa fête se célèbre le dix-sepseptième jour de février.
XVI. Constramine, sous Charlemagne.
XVII. Magenaire, sous Charlemagne.
XVIII. Fardulphe, sous Charlemagne. Il était Lombard de nation ; il obtint l'abbaye pour avoir découvert la conjuration de Pépin contre son père, laquelle arriva l'an 792, selon !es annales de l'auteur incertain, mises en lumière par le trèsdocte Pierre Pichou. Du temps de cet abbé, V. Valdo, grand personnage, était religieux de Saint-Denis. 11 fut premièrement abbé de Saint-Gall, en Suisse; puis abbé d'Auge la Riche; puis après évêque de Pavie, en Lombardie, et enfin évêque de Bâle, en Suisse. Il fut aussi confesseur de Charlemagne et grand d'État, employé par lui en plusieurs affaires et ambassades.
Mais, dégoûté de tant de grandeurs, il vint à Paris et se rendit religieux en l'abbaye de Saint-Denis, comme écrit Gaspard Bruschius. Quelques-uns écrivent qu'étant disgracié et banni, il vint à Paris, et que, considérant le peu d'assurance qu'il y a des faveurs des grands, il se rendit religieux.
A Fardulphe succéda, 814, XIX, Hilduin, très-célèbre et très-
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savant personnage. 11 composa un très-docte livre, inlitulé Areopagitica, où il maintient et prouve que saint Denis, évêque de Paris, est l'Aréopagite. Outre l'abbaye de Saint-Denis, il possédait les abbayes de Saint-Germain des Prés et de Saint-Médardlès-Soissons. Il envoya un de ses religieux en ambassade au pape Eugène II, pour apporter en France le corps de saint Sébastien, qui lui fut accordé, et le mit en son monastère de Saint-Médard, comme écrivent Aimonius, lib. IV, cap. H4, et Sigebert; et est porté ès annales sus alléguées l'an 826. Quelques-uns y ajoutent le corps de saint Grégoire le Grand, comme écrit Sigebert.
De son temps, Louis le Débonnaire fit réformer l'abbaye de Saint-Denis par saint Aldric, archevêque de Sens, et Elbo, archevêque de Reims, qui fut la première réforme de cette abbaye, comme il appert des patentes du dit Louis le Débonnaire, mises en lumière par le très-docte R. P. Jacques Sirmond, de !a Compagnie de Jésus, tom. II. Concil. Galliœ. Hilduin eut pour disciple et religieux en l'abbaye de Saint-Denis, Hincmar, qui fut depuis archevêque de Reims, grand personnage et trèsdocte, qui a composé plusieurs beaux livres. Homme de bon sens et grand défenseur des droits de la couronne de France, Hilduin mourut l'an 842; il gît à Saint-Médard de Soissons. Il n'eut point de religieux pour successeur, mais des séculiers, qui furent huit en nombre, y comprenant Gosliri, évêque de Paris.
Et, quoique ces abbés fussent séculiers, et voire la plupart mariés, ils ne laissaient pas de prendre la qualité d'abbés, et sont ainsi appelés par les historiens.Le premier fut, 843, XX, Louis, proche parent de l'empereur Charles le Chauve, qui lui donna 'abbaye pour le récompenser des frais qu'il avait faits et des guerres pour son service. Sous cet abbé fut religieux de SaintDenis, Hilde'garius, qui depuis fut évêque de Meatix, comme il appert d'un ancien MS. de la vie de saint Faron, évêque de Meaux, qui se voit encore à l'abbaye de Saint-Faion.
860. XXI. Herman succéda à Louis; et à Herman : XXII. V. Valto, sous le règne de Charles le Chauve.
877. XXIII. Goslin, évêque de Paris et abbé de Saint-Ge
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main des Prés, succéda à V. Valto, et régit l'abbaye de SaintDenis huit ans seulement sur la fin du règne de Charles-leChauve, Louis le Bègue et ses enfants, jusqu'à l'an 885, qu'il mourut. On vit pour lors une chose très remarquable, qui ne s'était jamais vue auparavant, ni ne s'est vue depuis : à savoir un évêque de Paris, abbé de ces deux célèbres monastères, Saint-Germain et Saint-Denis, tous deux exempts de sa juridiction et dépendant immédiatement du Saint-Siège de Rome, comme ils font encore aujourd'hui. Néanmoins, il n'entreprit jamais rien sur leurs privilèges, sachant bien qu'ils avaient été donnés pour de grandes et justes considérations, par les grands et saints évêques de Paris, ses prédécesseurs, saint Germain et saint Landry, et confirmés par tant de saints pontifes et de rois, et qu'il n'était raisonnable d'innover ce que ces grands personnages, inspirés de Dieu, avaient si saintement institué, et qui avait été si religieusement observé depuis tant d'années. A Goslin succéda : 885. XXIV. Robert, prince marié, comte de Paris et connétable de France, sous le règne de Charles le Simple. Il fut aussi abbé de Saint-Germain des Prés. A Robert succéda : 920. XXV. Hugues le Grand, comte de Paris et connétable de France qui eut aussi l'abbaye de Saint-Germain des Prés, sous Charles le Simple, Raoul et Louis d'outre-mer. 11 décéda l'an 957, et fut enterré à Saint-Denis ; sa tombe se voit au haut du sépulcre de Louis-Butin, avec l'épitaphe mentionnée ci-dessus.
De son temps, plusieurs religieux de Saint-Denis florissaient en sainteté et doctrine, et spécialement deux, l'un nommé Hugues, qui fut archevêque de Rouen, duquel Trithême,.livl'e IV, chap.
106, Des hommes illustres de l'ordre de Saint-Benoît) dit ces mots Vir doctus et eruditus et in disponendis Ecclesiœ negotiis peridoneus, non minus religione quam dignitate venerabilis.
L'autre fut Vildeman ou Hildeman, qui fut archevêque de Sens.
A Hugues le Grand succéda, 557, XXVI, Hugues Capet, son fils, qui eut aussi l'abbaye de Saint-Germain des Prés. Il gouverna l'une et 'autre sous le roi Lothaire, fils de Louis d'outre-mer.
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Sous son administration mourut saint Gérard, abbé de Brone, qui fut fils du comte de Namur et de Pleclrude, sœur d'Etienne, évêque de Liège, comme écrit Egidius en l'Addition des évêques de Liège, chapitre 30. Son père se nommait Ætantius, issu de la race d'Hagano, duc d'Austrasie, comme dit l'auteur de- sa vie dans Surius. Il se rendit religieux en l'abbaye de SaintDenis, en France, et fut depuis abbé de Brone, où il transporta des reliques de saint Eugène, évêque de Tolède. Il réforma dixhuit monastères en Flandre: et décéda l'an 958, comme écrit Sigebert en sa chronique. Hugues Capet, avant la mort de Lothaire, quitta l'abbaye de Saint-Denis, et quoiqu'elle retombât entre les mains d'un autre Robert, prince séculier; si bien qu'étant parvenu à la couronne, il en eut toujours un soin particulier, tant au spirituel qu'au temporel; car il la remit bientôt après en régularité, et ordonna qu'elle fut réformée, faisant, pour cet effet, venir saint Mayeul, abbé de Cluny, qui ne put satisfaire à sa volonté, car il mourut en chemin au prieuré de Savigny,en Bourbonnais. Mais, pour cela, il ne se désista pas de son entreprise : il appela son successeur, saint Odèl -, lequel;, au commandement de Sa Majesté, s'étant transporté sur le lieu, réforma l'abbaye, y établissant un bon religieux, comme écrit Adémar, religieux de Saint-Martial de Limoges, rapporté par le sieur André du Chesne, homme très docte, en ses notes sur la vie de saint Mayeul.
981. XXVII. Robert jouit de l'abbaye cinq ou six ans sous les règnes de Lothaire et de Louis, son fils. Après lui, l'abbaye revint -çn règle selon le décret de Hugues Capet, qui ordonna que les abbayes fussent gouvernées par des religieux.987, XXVIII. Odilon, profès de la même abbaye, canoniquement éka par les suffrages de ses confrères. Il gouverna l'abbaye sous le règne de Hugues Capet et sous celui de Robert, son fils, en partie.
1002. XXIX. Vivian succéda à Odilon, et régit l'abbaye sous le règne du même Robert, qui fut long.
1039. XXX. Robert succéda à Vivian et fut abbé du temps du
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roi Robert, et quelques années encore sous Henri 1er, son fils.
1046. XXXI. Hugues, surnommé de Milan, gouverna l'abbaye sous le règne de Henri Ier et quelques années sous le règne de Philippe lçr, son fils. Ce fut du temps de cet abbé que l'imposture des religieux de Saint-Emeran de Ratisbonne, de Bavière, fut découverte, lesquels se vantaient d'avoir le corps de saint Denis Aréopagite. Car la châsse dudit saint étant ouverte le 9 juin 1050, en présence du roi, de plusieurs prélats et d'un nombre presque infini de peuples, tant français qu'étrangers, entre lesquels étaient les ambassadeurs de l'Empereur et les députés de Ratisbonne, les saintes reliques furent trouvées dedans, telles qu'elles y sont encore aujourd'hui, au grand contentement de tous. Sous cet abbé Hugues, florissait à SaintDenis Haymon, très-docte religieux, qui écrivit la vie, la passion et les miracles de saint Denis et de ses compagnons, les gestes du roi Dagobert et plusieurs autres choses.
i063. XXXII. Raignier succéda à Hugues, et fut abbé durant le règne de Philippe Ier, qui fut fort long.
1088. XXXIII. Yves 1er succéda à Raignier, et gouverna l'abbaye sous le même roi Philippe. A Yves succéda : 1110. XXXIV. Adam, qui gouverna l'abbaye, partie sous le règne Philippe Ier, partie sous celui de Louis-le-Gros, son fils.
Cet abbé fut un prélat d'une grande vertu : aussi fut-il employé
en de grandes charges par les rois. Il fut fort charitable envers les pauvres, donna de grands biens à l'église collégiale de Saint Paul. Il y avait de son temps plusieurs religieux fort célèbres à Saint-Denis et entre autres Suger et Hugues, qui, pour ses rares vertus, fut élu abbé de Saint-Germain-des-Prés l'an 1116.
Il fut élu le premier de ce nom de Hugues et le trente-sixième en nombre, avec lequel (comme dit le R. P. Jacques du Breuil en ses chroniques ) toutes sorte de biens entrèrent en cette royale abbaye. Adam trépassa l'an 1123, et eut pour successeur l'incomparable : 1123. XXXV. Suger, le soleil des abbés de Saint-Denis, le parangon de toute vertu, lequel a gouverné l'abbaye vingt-
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neuf ans durant, sous les règnes de Louis le Gros et de Louis V n, son fils, comme je l'ai montré ci-dessus, quand j'ai parlé de ses gestes et vertus admirables. De son temps, fut religieux à Saint-Denis, Pierre Abailard, l'un des doctes hommes de ce temps-là, lequel, encore qu'il ait erré par fragilité humaine, et enseigné quelques opinions mal digérées, néanmoins il se reconnut, et pour en faire satisfaction s'en alla au monastère de Cluny, où il se comporta avec une si grande humilité et mépris de toutes choses terrestres, que Pierre le Vénérable, liv. IV, chap. 12 (comme remarque le card. Baronius, au tome.
XII de ses Annal., l'an 1140), dit ceci de lui : Nisi enim faltor, non recolo vidisse me in humilitatis habitu, et gestu, similem illi, in tantum, ut nec Germanus abjectior, nec ipse Martinus bene discernenti pauperior apparet. Ce qui n'est pas une petite louange d'être comparé, par un si grand personnage comme est Pierre le Vénérable, à ces deux brillantes lumières de notre France, saint Germain d'Auxerre et saint Martin, évêque de Tours. De Cluny, il fut envoyé par ledit Pierre le Vénérable en la susdite épître, lequel parle aussi de sa conversion en l'épître quatrième du même livre, adressée au pape Innocent II. A Suger succéda : 1152. XXXVI. Eudes de Dueil, qui régit l'abbaye sous le règne de Louis VII.
1170. XXX VII. Yves II, successeur de Eudes, fut abbé sous le règne du même Louis VII. Sous cet abbé vivait un religieux très-docte et très vertueux, nommé Guillaume, qui transcrivit, de grec en latin, le livre des louanges de saint Denis Aréopagite, composé par Michel Singèle.
1189. XXXVllI. Guillaume 1er, natif de Gap, en Dauphiné, régit l'abbaye sous les règnes de Louis VU et de Philippe-Auguste, son fils.
1198. XXXIX. Hugues II, dit Foucauld, fut abbé sous Philippe-Auguste.
1210. XL. Eudes II, dit de Taverny, fut abbé sous le même Philippe et est enterré en la chapelle de Notre-Dame la Blanche,
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avec son prédécesseur de même inom, Eudes de Dueil. De son temps florissaient en piété et doctrine plusieurs religieux de Saint-Denis, et, entre autres, un nommé Jean, qui fut abbé de Saint-Pierre de Corbie, et Rigors, qui écrivit l'histoire et es gestes du roi Philippe-Auguste.
1213. XLI. Henri 1er, surnommé Troon, Milanais de nation, gouverna l'abbaye de Saint-Denis sous le même Philippe-Auguste. 11 décéda l'an 1216, le 22 octobre, et tut ensépulturé aux pieds de l'abbé Suger. Sous son administration, il y avait plusieurs religieux à Saint-Denis, éminents en vertu et doctrine, et, entre autres, Godefroy, qui fut évêque de Senlis ; Hersoin,
grand et signalé prédicateur, et Hugues, qui fut abbé de SaintRiquier, ou Richer.
1216. XLII. Pierre Ier, de l'illustre maison d'Auteuil, régit l'abbaye sur la fin du règne de Philippe-Auguste, sous celui de Louis VIII et sous une partie de celui de saint Louis. Il fit, durant sou régime, faire deux précieuses châsses d'argent doré, enrichies de pierreries, pour mettre les corps de saint Eustacbe et de saint Cucufat. Il mourut l'an 1228, le 6 février, et fut ensépulturé auprès de l'abbé Adam, contre le gros mur de l'église, proche la sépulture du roi François Ier. Sous lui, vivait à SaintDenis un très-savant religieux nommé Guillaume le Breton, duquel parle Trithemius en son livre de Scriptoribus Ecclesiasticis.
1228. XUlI. Eudes de Clément, troisième du nom, qui fut un vrai miroir et exemplaire de toutes vertus, spécialement de charité envers les pauvres. Ce fut lui qui reçut le premier les religieux de Saint-François à Saint-Denis, lorsqu'ils s'approchèrent de la grande ville de Paris. Il fut pour sa sainte vie élu archevêque de Rouen, en laquelle dignité il mourut le 5 mai 1248. Saint Louis et tous les princes français regrettèrent fort sa mort. 11 gît en son église cathédrale de Rouen.
1248. XLIV. Guillaume II,dit de Marcouris, gouverna l'abbaye sous le règne de saint Louis, duquel il fut grandement chéri, et fut son premier conseiller. Il décéda l'an 1253, le 4 mars.
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Cet abbé fut si magnifique et si charitable qu'il fréta un navire à ses frais, et l'envoya chargé de draps de toutes couleurs et de toute sorte de provisions de bouche en l'armée du roi saint Louis, qui était au siége d'Acre, en son premier voyage d'outremer; ce qui arriva fort à propos, et fut très-bien reçu du saint roi.
1253. XLV, Henri, IIe du nom de la noble maison de Malet, fut abbé de Saint-Denis sous le règne de saint Louis.
1262. XLVI. Mathieu, premier de ce nom, issu de la très-noble famille des comtes de Vendôme (depuis unie par alliance à la royale tige de Bourbon), succéda à Henri de Malet, et gouverna l'abbaye sous le règne de saint Louis (duquel il fut confesseur et premier conseiller), et de Philippe IIl, son fils. Il refusa l'archevêché de Tours et l'évêché d'Évreux. Il fut tendrement chéri des papes Clément IV, Nicolas III et Martin IV. Il décéda l'an 1286, le 26 septembre ; son corps est sous une tombe de cuivrr, contre la porte de fer par laquelle on entre au chœur.
1286. XLVLI. Renault, premier du nom, dit Giffart, qui fut un des principaux conseillers du roi Philippe le Bel, sous lequel il gouverna l'abbaye ; il gît dans l'église Saint-Denis, et avait une tombe de cuivre, qui fut enlevée par les hugenots l'an 1567. Sous son régime florissaient plusieurs religieux en piété et doctrine, en cette royale abbaye, et, entre autres, un nommé Pierre, qui fut archevêque de Cousance en Calabre ; Jean de Pontoise, qui fut abbé de Saint-Pierre de Ferrière ; Guillaume de Nangis, de la noble famille de Nangis en Brie, qui a composé la chronographie universelle depuis le commencement du monde' jusqu'à l'an 1302 (lequel livre se trouve manuscrit eu la royale abbaye de Saint-Germain des Prés), et Robert de Montmorency, de la très-ancienne et très-noble maison de Montmorency, première baronie de France.
1290. XLVI1I. Guy de Castres fut abbé sous le roi Philippe le Bel, et décéda l'an 1303, et gît dans l'église, devant le sépulcre de François Ier, sous une tombe de cuivre, 1303. XL1X. Gilles 1er, de Pontoise, gouverna l'abbaye sous
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le règne de Philippe le Bel, en partie, et sous celui de ses trois enfants, Louis Hutin, Philippe le Long et Charles le Bel. Il fut grand aumônier de France. Il fit faire une riche châsse d'argent doré pour mettre le corps de saint Romain, fit bâtir les grandes infirmeries et la belle chapelle de Sainte-Catherine, qui sont maintenant au logis abbatial, sur l'étage d'en haut de laquelle il dressa une riche bibliothèque, qui fut ruinée par les huguenots, l'an 1567. Sous son régime vivait Yves, religieux de SaintDenis, lequel composa la vie et les miracles dudit saint, et l'histoire des rois de France jusqu'au roi Philippe le Long. 11 décéda l'an 1325, le 30 décembre. Il gît sous une tombe de cuivre, proche la grande porte par laquelle on descend de l'église dans le cloître.
1325. L. Gaultier II, de Pontoise, gouverna l'abbaye sous le règne de Charles-le-Bel. De son temps, Geoffroy de Tyrepane, un des plus grands seigneurs d'Ecosse, se fit religieux à SaintDenis, et y donna tous ses grands biens, par la permission de son roi.
1359. LI. Gilles II, de la noble maison de Roussi. 11 gouverna l'abbaye sous les rois Philippe VI de Valois et Jean, son fils. Il fut, par ses grands mérites, fait cardinal parle pape Clément VI.
Il gît en l'église de Saint-Denis. Il avait une belle tombe de cuivre qui a été pillée par les Huguenots. De son temps vivait à Saint-Denis, François Jean Eanard, lequel, pour sa grande piété et doctrine, fut fait le soixantième évêque d'Arras. Il gît en l'église Notre-Dame dudit lieu.
1346. LU. Pierre II, de la Forest, gouverna l'abbaye sous le règne du roi Jean. Ce fut un grand et signalé personnage. 11 fut évêque de Tournay, puis de Paris, archevêque de Rouen, chancelier de France, et enfin cardinal et légat du Saint-Siège en Sicile. Il est fait honorable mention de lui au Jivre intitulé : Vita et Gesta summorum pontificum. Il mourut à Avignon en 1361.
1361. LUI. Robert 1er, du nom de Fontenay, fut deux ans abbé sur la fin du règne du roi Jean et trépassa l'an 1363. Il
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gît à Saint-Denis en la grande chapelle Saint-Clément, qui est séparée de l'église.
1363. LIV. Guy II de Monceaux, docteur en droit civil et canon, gouverna l'abbaye sous le règne de Charles Y et Charles VI.
Il mourut l'an 1398. Il est ensépulturé dans la croisée de l'église sous une tombe de cuivre, devant le sépulcre du roi François 1er.
1398. LY. Philippe Ier de Villette, docteur en théologie, fut abbé sous le règne de Charles VI. Il composa un livre, De auctoritate conciliorum, lequel se trouve manuscrit dans la bibliothèque du collège de Navarre. Sous son règne florissaient à SaintDenis plusieurs grands personnages, et entre autres, frère Jean Legendre et frère de Gilles Raymond, tous deux docteurs en théologie, et insignes prédicateurs.
1422. LVI. Jean de Bourbon, issu de la famille royale de Bourbon, gouverna l'abbaye sous les rois Charles VI et Charles VII, durant la grande tyrannie des Anglais en ce royaume.
1429. LVII. Guillaume 1er de Fareschal, religieux de SaintOuen de Rouen, régit l'abbaye sous Charles Vil. Il était aussi abbé de Saint-Vandrille. Il décéda l'an 1439. Il gît en l'église sous une tombe de pierre.
1439. LVIII. Philippe II de Gamaches gouverna l'abbaye sous Charles VII. Il fut aussi abbé de Saint-Corneille de Compiègne et de Saint-Faron de Meaux. De son temps vivait à Saint-Denis, frère Jean Chartier, frère de Guillaume Chartier, évêque de Paris, lequel fut chroniqueur du susdit roi Charles, et écrivit l'histoire qu'on nomme communémeut les grandes chroniques de Saint-Denis, imprimées en trois tomes. L'abbé Philippe décéda l'an 1463. Il gît en l'église sous une tombe de pierre.
1463. LIX. Jean 11, dit Geoffroy, gouverna l'abbaye sous le roi Louis XI. Il fut premièrement évêque d'Arias, puis d'Alby, et enfin cardinal du titre de Saint-Martin-des Monts. Il était aussi abbé de Luxeuil et de Noire-Dame de Salins. Il mourut
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l'an 1473, au prieuré de Rully en Berry; membre de SaintDenis. Il eut pour son grand-vicaire en cette abbaye, frère Guillaume Guillemère , prieur d'Argenteuil, homme très- savant, lequel est ensépulturé sous une tombe de cuivre, devant la chapelle de Charles V.
4474. LX. Jean 111 de la Graulas gouverna l'abbaye durant le règne de Louis XI et Charles VIII. Il fut ambassadeur pour le roi à Rome et en Espagne, évêque de Lombez, puis fait cardinal par le pape Alexandre VI. Il mourut à Rome l'an 1499. Il fut ensépulturé en l'église Saint-Pierre du Vatican, en la chapelle des rois de France.
1499. LXI. Antoine de La Haye gouverna l'abbaye sous les rois Charles VIII et Louis XII. Il fut aussi habitant de Fescamp et de Saint-Corneille. Il fit bâtir la belle chapelle de SaintLouis , au pied des degrés du dortoir, qui est éclairée d'une vitre fort grande, faite de cristal de Venise. Il gît en l'église Saint-Denis, au pied des degrés du grand autel, proche le caveau des rois. Il mourut à Paris l'an 1504.
1504. LXII. Pierre III, Gouffier de Boisi, frère du cardinal Adrien de Boisi, gouverna l'abbaye sous le règne de Louis XII et de François 1er. Il fut évêque d'Alby et abbé de Cluny et de Saint-Jouin. Il mourut le 5 janvier 1516. Il est ensépulturé au chœur sous une tombe d'ardoise, joignant le sépulcre du roi Philipe-le-Bel. Il fit faire des orgues, sur le buffet desquelles on voit les écussons de sa maison. De son temps étaient, à Saint-Denis , plusieurs religieux fort éminents en science, entre autres frère Guillaume de Vernon, qui fut abbé de NotreDame de la Fontaine en Poitou ; frère Nicolas le Bossu, docteur en théologie ; frère Toussaint le Cousturier, qui fut abbé de Saint-Martin de Pontoise et de Saint-Gérard.
1515. LXIII. Eymard Gouffier de Boisi, dernier abbé religieux de Saint-Denis, succéda à son frère Pierre III, et gouverna l'abbaye sous le roi François 1er. Il fut abbé de Cluny et de Saint-Jouin , puis évêque d'Alby, après le cardinal de Boisi, son frère ; ce fut lui qui fit venir la petite rivière de CrouJd,
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de deux lieues de loin, et la fit à grands frais passer par dessous des voûtes, par les cloîtres et par plusieurs lieux du monastère Saint-Denis. Il décéda à Saint-Jouin, l'an 1528. Il y avait de son temps plusieurs religieux de grand esprit et rare doctrine au susdit monastère, et entre autres, frère Jean Olivier, frère de Jacques Olivier, président au parlement de Paris, et oncle de Messire François Olivier qui écrivit la chronique du roi François 1er, puis fut premier président et après chancelier de France. Ce rare personnage fut abbé de Saint-Médard de Soissons, et ayant été, après le décès d'Eymard de Gouffier dernier abbé décédé canoniquement élu abbé de Saint-Denis par les religieux, prieur et couvent, son élection fut rendue nulle par le roi François 1er, lequel voulant faire valoir le concordat qu'il avait fait, quelques années auparavant, avec le pape Léon X, mit un abbé commendataire, qui fut Louis, cardinal de Bourbon, prince du sang, et donna au susdit Olivier l'évêché d'Angers pour récompense ; et ainsi la royale abbaye de Saint-Denis cessa d'avoir des abbés religieux, en ayant eu jusqu'alors cinquante-cinq.
Car, quant aux sujets laïques spécifiés ci-dessus, je ne les tiens pas pour abbés, comme aussi ne le peuvent-ils être, quoique j'aie employé leurs noms en ce catalogue pour servir de nombre.
Le premier donc des abbés commendataires de Saint-Denis a été Goslin, évêque de Paris, nommé ci-dessus le XXIIIe en nombre, et, après l'intervalle de 541, étant retombé en commende l'an 1529, le second a été: LXIV. Louis Ier, cardinal de Bourbon, archevêque de Sens et évêque de Laon, lequel prit possession de l'abbaye de SaintDenis l'an 1529, la veille de la Fête-Dieu, et en jouit jusqu'à l'an 1556, sous les rois François Ier et Henri II. Il fit faire la châsse de saint Denis telle qu'elle se voit aujourd'hui, et le beau palais abbatial qu'on nomme à présent l'hôtel de Bourbon. Il décéda à Paris, Tan 1556, et gît à Notre-Dame de Laon.
Son cœur et ses entrailles sont à Saint-Denis, sous cette colonne
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de jaspe qui est près le tombeau de Louis XII. Sous son règne, plusieurs religieux signalés en doctrine vivaient à Saint-Denis, et, entre autres, frère Robert de Neuf-Bourg, qui fut grand prieur ; frère Jean Doc, docteur en théologie et droit canon, et insigne prédicateur, qui a composé plusieurs beaux livres : aussi passa-t-il par toutes les charges et dignités de l'abbaye de Saint-Denis, et fut enfin évêque de Laon ; frère Guide Montmirail, qui fut abbé de Saint-Magloire de Paris, et évêque de Mégare ; Louis de Saint-Benoît, docteur en théologie, grand prédicateur, et Louis de Paris, abbé de Saint-JVlaixent en Poitou.
1556. LXV. Charles 1er, cardinal de Lorraine, archevêque do Reims, succéda à Louis, cardinal de Bourbon, et tint l'abbaye depuis 1556 jusqu'à 1574. Il décéda à Avignon audit an 1574: Il gît à Reims. Il fit faire les belles armoires du trésor, et fit bâtir, sur l'ancien réfectoire des malades, ce superbe édifice que l'on nomme l'Hôtel de Lorraine. D3 son temps furent religieux à Saint-Denis frère Claude de Guise, qui fut abbé de Saint-Nicaise et de Clun-y; frère Crépin de Brichanteau, de la noble famille de Nangis, docteur en théologie, abbé de SaintVincent de Laon, puis évêque de Senlis; frère Jacques de Créqui, de la grande et noble famille de Créqui, et frère Nicolas Cochon, qui fut abbé de Saint-Denis de Reims; frère Jean de Certone, docteur en théologie et grand prédicateur, qui assista au concile de Trente et y fit une très-docte oraison. Il était oncle de M. de Verdun, qu'on a vu depuis président de Paris.
1574. LXVI. Louis de Lorraine, deuxième du nom, cardinal de Guise, archevêque de Reims, succéda à son oncle Charles, et gouverna l'abbaye sous le règne de Henri 111. Il fut tué à Blois, le 23 décembre 1588. Sous son régime vivaient frère François de Bourdeille, évêque de Périgueux ; frère Valentin au Glas, abbé de Saint-Remy de Sens, et plusieurs signalés personnages, tous religieux de Saint-Denis.
1589. LXVII. Charles, deuxième du nom, cal rdiaude Bour-
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bon, le jeune, gouverna l'abbaye sous le règne du roi Henri IV.
Ce jeune prince trépassa, en la fleur de son âge, en l'abbaye royale de Saint-Germain des Prés, l'an 1594, le dernier jour de juillet : il gît à Gaillon. Sous son règne florissaient à SaintDenis plusieurs religieux éminents en noblesse et en doctrine, et entre autres Hermand de Clèves, frère Henri Godefroi, et frère Jean Gobelin, docteurs en théologie, grands prédicateurs.
Vivait aussi en même temps frère Pierre Pichonnat, docteur en droit, oncle de frère Jacques Doublet, auteur de l'Histoire de Saint-Denis, qui vit encore à présent, des-écrits duquel j'ai pris ce catalogue pour la plupart.
1594. LXV111. Louis de Lorraine, troisième du nom, cardinal de Guise, a joui de l'abbaye de Saint-Denis sous le règne de Henri IV et Louis XIII. Il tomba malade au siége de SaintJean d'Angély, où il était avec le roi contre les huguenots, et décéda à Saintes, le 20 de juin 1621, âgé de trente-neuf ans. Il gît à Notre-Dame de Reims. Il a fait, de son temps, refondre la plus grosse clocbe de Saint-Denis, qui était cassée, et en a fait faire une autre fort bonne. Mais le plus grand bien qu'il ait fait à la maison, est d'avoir fait mettre en bon ordre les titres et chartes anciennes du trésor, qui étaient en grande désolation et fort proches d'une entière ruine. Sous son régime vivaient frère Geoffroy de Billy, évêque- de Laon (frère de ce grand docteur Jacques de Billy, abbé de Saint-Michel, qui a si doctement traduit les œuvres de saint Grégoire de Nazianze de grec en latin); frère Georges de La Fontaine, abbé de Saint-Ligier de Soissons; frère Nicolas de Hesselein, docteur en théologie et grand prédicateur, et fort chéri, à Rome, des papes Paul V, Grégoire XV et Urbain VIII; frère Jacques le Grand, docteur en théologie, prieur de Saint-Denis de l'Estrée et du collége de Cluny, à Paris, qui fut appelé à cette charge, à raison de sa science et vertu, par ce grand personnage, miroir de toute sainteté; le révérend père Dom Laurent Bernard, docteur en théologie, prieur dudit collège, et plusieurs autres, tous religieux de Saint-Denis.
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1621. LXIX. Henri de Lorraine, troisième du nom, archevêque de Reims, fils de Charles de Lorraine, duc de Guise, et de Henriette-Catherine de Joyeuse, a succédé à son oncle le cardinal de Guise, et pris possession de l'abbaye de Saint-Denis le quatrième de février mil six cent vingt-trois, de laquelle il a joui jusqu'à l'an 1641, auquel'an il a eu pour successeur LXX. Armand de Bourbon, fils du haut et puissant prince Henri de Bourbon, prince de Condé, qui, ayant été pourvu de ladite abbaye, tant par la nomination du roi que par les bulles du pape Urbain VIII, et pour les causes qui y sont contenues, en date du sixième d'avril mil six cent quarante-deux, a pris, en personne réelle et solennelle, possession d'icelle le dixseptième de juillet audit an, étant âgé de treize ans, et ainsi est le LXXe abbé de Saint-Denis.
Le dernier abbé commendataire de Saint-Denis fut le cardinal de Retz, qui joua un rôle si bruyant et si étrange sous la Fronde. Après sa mort, le roi affecta les biens de l'abbaye à la maison des demoiselles nobles de Saint-Cyr, et le pape, après quelques hésitations et quelques résistances, confirma cctU: dévolution.
FIN.
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TABLEAU DES POSSESSIONS OU DKS DÉPENDANCES
DE
L'ABBAYE DE SAINT-DENIS D'APRÈS UN CARTULAIRE DE CETTE ABBAYE DE L'AN 1411 LEQUEL SE TROUVE A LA FIN DE L'OUVRAGE DE DOM FÉLIB1EN.
Saint-Denys avec les collégiales de Saint-Paul, Saint-Marcel, Saint-Martin de l'Estrées et le prieuré de Saint-Denys de l'Estrées.
Possessions ou dépendances dans diverses parties de la France, principalement dans les diocèses de Paris, de Chartresde Beauvais et de Rouen.
Tremblay.
Corneilles-en-Parisis.
Montigny.
Cergy.
Luciennes.
Vernouillet.
Vaucresson.
Mesnil Saint-Denys.
Dampierre.
Guillerval.
Monerville.
Mereville.
Rouvray Saint-Denys.
Vilaine.
Toury.
Poinville.
Feins.
Baulne.
Barville.
Mareuil.
Noisy.
Chars.
Boissy-Laillery.
Saint-Jean.
La Versine.
Rueil.
Arcueil.
Berneval le Grand et Bernerai le Petit.
Caillouel.
Mont de Poids.
Froyères.
Chaourse.
Belna.
Boscage.
La Celle.
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Trappes.
Villeneuve Saint-Denys.
Herblay.
La Frète.
Nogent-sur-Seine.
Tyvernon.
Fresnay.
Serge au Haine.
Morancy la Ville.
Liancourt.
Neufvilly.
Joffenville.
Ver Saint-Denys.
Ferricy.
Granilpuis.
Saint-Ouen en Brie.
Sorbais.
La FJamangrie.
Villepinte.
Stains.
Pierrefite.
Villetaneuse.
La Chapelle Saint-Denis.
Saint-Martin du Tertre.
Asnières.
Vrilly.
Cires.
Crouy.
Maflers.
Mours.
Bussières.
Moinvilliers.
Cormielles en Vexin.
Montjavon.
Sagy.
Saint-Clair.
Ableiges. :
Saint-Léger près Boissy.
Villeneuve Saint-Martin.
Saint-Loup des Vignes.
La Chapelle Gastinel.
Sergé.
Mesleray.
La Capelle.
Séry Mésières.
Des Bouliaux.
Autreppe.
Fay le Noyer.
Saint-Gobert.
Serfontaines.
Solesmes.
Vignehies.
Chantefin.
Vaux.
Autrain.
Myrande.
Oray.
Montay.
Bandemont.
Noth.
Reuilly.
Sivrettes.
Mailly.
Bonnestable.
Alesnes.
Sainte-Gauburge.
La Rouge.
Prieures.
Argenteuil.
Saint-Denys de l'Estrées.
Essone.
Ruilly.
La Chapelle Aude.
Saint-Denys en Vaux.
Saint-Pierre de Chaumont.
Saint-Clair sur Epte.
Sainte-Gauburge.
Marnay.
Salone.
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Possessions à l'étranger.
Le Val du Lièvre et Saint-Alexandre de Lebraha, dans le diocèse de Strasbourg, alors en Allemagne.
Le prieuré de Farnellis en Espagne, et de Derhest en Angleterre.
La Valteline, don de Charlemagne.
Hospice fondé à Rome depuis Adrien Ier.
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TABLE DES MATIERES
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LIVRE PREMIER
De la page 1 à la page 64
Détails sur l'abbaye de Saint-Denis. — Charlemagne, second bienfaiteur de Saint-Denis. — Formule d'acte de donation des enfants qu'on consacrait à Dieu. — Hélinand, père de Suger, donnant son fils à l'abbaye de Saint-Denis. — Suger envoyé au prieuré de Saint-Martin de l'Étré. —Retour de Suger à l'abbaye de Saint-Denis. — Dévotion des rois pour le patron de la France. — Amitié de Louis le Gros pour Suger. — Suger conduit à la cour. — Refus d'Yves de Chartres de bénir le second mariage de Philippe Ier. - Yves de Chartres persécuté et chassé de son église. — Lettres d'Yves à Philippe Ier. — Excommunication de Philippe Ier et de Bertrade. — Pénitence de Philippe et de Bertrade. — Diplomatie de Suger dans l'affaire du mariage de Louis. — Suger au concile de Poitiers. — Suger désigné pour aller au devant du pape Pascal II. — Présence d'esprit de Suger devant le pape. — Mort de Philippe 1er. — Sacre de Louis le Gros. — Terres autrefois données par Rollon à l'abbaye. —
Suger obtient les prévôtés de Toury et de Berneval. — Les sires du Puiset. — Génie militaire de Suger. — Victoire remportée
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contre les sires du Puiset et habileté de Suger en cette circonstance. — Ruse du sire du Puiset. —Louis le Gros vient au secours de Suger. - Destruction de la forteresse du Puiset. Suger à Rome. - Les investitures. — Traité entre le pape et l'empereur Henri V. — Question de la part du pape qui suspendit la cérémonie du couronnement de l'empereur. — Captivité du pape et des cardinaux. — Déclaration des conciles sur la nullité des concessions arrachées au pape. — Le pape veut déposer sa tiare. — Refus du concile d'accepter l'abdication du pape. — Retour de Suger en France. — Réconciliation du seigneur du Puiset avec le roi. — Reconstruction de la forteresse du Puiset. — Plaintes de Suger. — Nouvelle guerre. — Mort du sire du. Puiset - Suger envoyé au-devant du pape Gélase.
— Mort soudaine de pape. — Élection du cardinal de Sienne à la dignité du pape sous le nom de Calixte II. — Concile de Reims. — Discours du pape. — Le pape réconcilie Louis le Gros et le roi d'Angleterre. — Conseils politiques de Suger au roi dans l'affaire des investitures. — Ce conseil n'est pas suivi.
— Ambassade de Suger auprès du pape Calixte II.
LIVRE DEUXIÈME
De la page 65 à la page 110.
Élection de Suger comme abbé de Saint-Denis. — Motif de cette élection. — Mort de l'abbé Adam. — Douleur de Suger. — Louis le Gros et toute sa cour assistent à la réception de Suger comme abbé de Saint-Denis. — Suger offre à Abailard sa protection.— Refus d'Abailard. — Abailard reste moine de Saint-Denis, mais il ne réside pas dans l'abbaye. — Attaques de saint Bernard contre l'usurpation des abbés. — Décision du concile général de Latran. - Pèlerinage de Suger en Italie. — Suger revient en France. — Guerre entre l'Allemagne et la France. — Suger à la tête d'un corps d'armée. — Le roi, avant son départ, vient faire ses dévotions à l'abbaye de Saint-Denis. — Il reçoit l'ori-
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flamme des mains de l'abbé. — Détails sur l'oriflamme. — La guerre n'a pas lieu. — Mort de l'empereur d'Allemagne. — Lettre du pape adressée à Suger. — Départ de Suger pour Rome. —
Mort du papeCalixte II. — Retour de Suger en France. — Suger rend compte de son voyage au roi. — Joie du roi en revoyant Suger. — L'abbé de Saint-Denis intendant de la justice. — Suger envoyé par le roi comme ambassadeur en Allemagne. —
Suger et le comte de Morspec. — Suger revient en France. —
Chasse au cerf dans la forêt Iveline. — Louis le Gros met le siége devant Clermont. — Suger suit le roi à la tête d'un corps d'armée. - Suger court le risque de perdre la vie. — Pensées sérieuses que fit naître cet accident dans l'esprit de Suger. —
Charles le Bon assassiné dans l'église de Saint-Donatien. — Impression que fit cette mort sur Suger. — Suger, aumônier de Louis le Gros. — Détermination et mort de l'abbé de Cluny. —
État moral de l'abbaye de Saint-Denis au moment où Suger y introduisit la réforme. — Ce que pense saint Bernard de cette réforme. — Suger veut se retirer des affaires. — Louis le Gros refuse d'y consentir. — Influence de Suger dans les affaires.
d'État. — Conduite de Suger dans ses démêlés avec les religieuses d'Argenteuil. — Guerre entre les moines de Mosigny et d'Étampes. — Intervention de Suger. — Schisme qui divisa l'Église. — Lettre de l'abbé de Cluny au pape Innocent. — Suger réconcilie Pierre le Vénérable et saint Bernard. —Mort du fils de Louis le Gros. — Suger fait couronner le second fils du roi, — Sacre du jeune roi à Reims. — Exhortations adressées au roi par le pape. — Suger fait faire de grands embellissements à l'abbaye de Saint-Denis. — Maladie de Louis le Gros. — Dons que Louis le Gros fit en se préparant à la mort. — Humilité de Louis le Gros. — Testament de Suger. — Suger fait signer son testament par tous les évêques et archevêques du royaume.
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LIVRE TROISIÈME De la page ill à la page 148.
Suger au sortir de sa retraite est appelé au conseil du roi. —
Saint Bernard admoneste le duc de Guienne. — Puissance de parole de saint Bernard. — Triomphe de saint Bernard sur le duc. — Le duc de Guienne renonce à ses États et se fait pèlerin. — Il part pour Saint-Jacques eu Galice. — Testament du duc de Guienne. — Mariage de la princesse Aliénor, sa fille, avec le (ils de Louis le Gros. — Avantages de cette alliance. —
Mort de Louis le Gros. — Révolte à Orléans. — Sévérité de Louis VII contre les révoltés. — Entrée solennelle de Louis VII dans Paris. - Louis part pour combattre le comte de Toulouse.
— Suger veut faire agrandir et embellir l'église de l'abbaye de Saint-Denis. — Retour de Louis le Jeune et échec qu'il éprouva dans la guerre qu'il venait de faire. — Suger célèbre la dédicace de son église. — Pose de la première pierre. — Détails sur la construction de l'église. — Dédicace de la nouvelle basilique.
— Translation des reliques de saint Denis et de ses compagnons.
— Magnificence de la chapelle où les reliques furent déposées.
— Simplicité de la cellule de Suger. — Différend fâcheux entre la cour de France et la cour de Rome. — Paroles méprisantes du Pape. — Excommunication du roi de France par le pape. —
Guerre entre le roi de France et le comte de Champagne. —
Saint Bernard et Suger ramènent la paix entre le pape et le roi de France. — Le pape lève l'excommnnication de Louis le Jeune. — Le comte de Vermandois fait déclarer nul son mariage pour épouser Alix de Guienne. — Saint Bernard dénonce au pape le scandale du second mariage du comte de Vermandois. — Le pape met la terre du comte de Vermandois en interdit. — Louis le Jeune entre sur les terres du comte de Champagne et met tout à feu et à sang. — Lettre de saint Bernard à Suger. — Efforts de saint Bernard et de Suger pour rappro-
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cher le roi du comte de Champagne. — Nouvelle colère du roi.
— Le roi fait passer la population de Vitry au fil de l'épée et livre la ville aux flammes. — Profonde douleur de Suger. —
Lettre de saint Bernard au roi. — Repentir du roi. — Médiation de Suger.
LIVRE QUATRIÈME.
De la page 149 à la page 201.
Saint Bernard promoteur de la croisade. — Louis le Jeune chef de la croisade. — Le roi veut partir pour la Terre Sainte. — Opposition de Suger au départ du roi. — Lettre du. pape à Suger. —
Saint Bernard prêche la croisade à cent mille hommes. — Discours du roi recevant la croix de saint Bernard. — Saint Bernard manquant de croix met sa robe en pièces pour armer les assistants du signe des croisades. — Saint Bernard choisi comme commandant en chef des armées croisées. — Refus de saint Bernard. — Le pape décharge saint Bernard du comman dement militaire qu'on voulait lui imposer. — Le pape charge saint Bernard de prêcher la croisade en Allemagne. — Saint Bernard accepte cette mission. — Effet de l'éloquence de saint Bernard à Spire. - Résolution prise par l'empereur Conrad de se croiser. — Suger et le comte de Nevers nommés régents. —
Suger et le comte de Nevers refusent. — Le pape ordonne à l'abbé de Saint-Denis d'accepter. - Suger obéit. — Le roi reçoit de la main de Suger l'oriflamme.— Départ du roi — Suger reste seul chargé du poids des affaires. — Suger réforme les chanoines de l'église de Sainte-Geneviève. — Lettre de Suger au pape sur cette réforme. — Suger introduit les chanoines de Saint-Victor dans le couvent de Sainte-Geneviève. — Persécution des chanoines de Sainte-Geneviève contre les religieux de Saint-Victor-. — Sévère réprimande de Suger aux chanoines de Sainte-Geneviève. — Les chanoines se soumettent. — Suger approuve l l'élection de l'abbé de Bourgueil. — Le roi Louis le Jeune écrit à Suger les heureux débuts de son voyage. — Le roi
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prie Suger de lui envoyer le plus d'argent qu'il pourra. — Difficultés de la régence.— Correspondance du régent avec les évêques et les communes. — Chaque lettre du roi est une demande d'argent. — Plusieurs évêques voudraient ne pas contribuer aux levées d'impôts nécessitées par la croisade. — Accusation de Gilbert de la Porée. — Doctrine de Gilbert de la Porée. — Suger chargé de présenter au pape la profession de foi du clergé français. — Réponse du pape. — L'imposteur Eon. — Les disciples d'Eon. — Différend élevé entre l'archevêque de Cantorbéry et l'évêque de Saint-Davis. — Fermeté de Suger contre les féodaux. — Lettre de l'évêque de Salisbury à Suger.
LIVRE CINQUIÈME De la page 203 à la page 254.
Des difficultés qui assiégèrent la seconde partie de la régence de Suger. — Retentissement de la croisade à l'intérieur. — Lettre de l'empereur de la Grèce. — Bassesse des ambassadeurs grecs.
— Détails sur Constantinople. — Impression que produit Constantinople sur les croisés. — Caractère de Manuel. — Colère des croisés. — Artifice de Manuel. — Traité signé. — Perfidie de l'empereur. — Les croisés apprennent le malheur de Conrad et de ses Allemands. — Désastre des Allemands. — Louis VII rencontre l'empereur Conrad en sortant de Nicée. — Louis VII persuade à Conrad de continuer la croisade avec lui. — Nouveaux ambassadeurs de Manuel. — Mépris de Louis le jeune pour les ambassadeurs de Manuel. — Funérailles de Gui de Ponthieu. — Louis VII fait passer le Méandre à son armée. —
Louis le Jeune attend les Turcs. — Victoire des croisés sur les Turcs. — Les croisés arrivent à Laodicée. — Astucieuse politique de l'empereur de Constantinople. - Revers éprouvés par Louis le Jeune par la faute de Rançon. — Le roi reste seul sur le champ de bataille. — On demande la mort de Rançon. — Le roi refuse. — Le premier corps d'armée est confié à l'habileté du vieux capitaine Gilbert. — Revanche glorieuse des croisés.
— L'armée de Louis le Jeune manque de vivres. — Le roi s'em-
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barque pour Antioche. — Piége du gouverneur grec. — Le roi est obligé de diviser son corps d'armée. — Réception magnilique que le roi et ses barons reçoivent à Antioche. — Lettre du roi à Suger sur les désastres des croisés. — Cri général de douleur en apprenant les désastres de l'armée. — Réaction contre saint Bernard qui a prêché les croisades. — Lettre de saint Bernard au pape. — Les ressources du roi sont épuisées. — Les Templiers banquiers de la croisade. — Suger ne désespère pas de suffire à toutes les difficultés. — Suger conseille au roi de hâter son retour. — Le roi ne suit pas le sage conseil de Suger. — Louis le Jeune frappé dans ses affections. —
Aliénor ressent de l'éloignement pour le roi. — C'est à Antioche que commence leur désunion. — Influence de cette cour galante sur Aliénor. - Aliénor tient une cour plénière à Antioche.
— Rumeur sur la liaison coupable d'Aliénor avec le souverain d'Antioche. — Raymond cherche à retenir les croisés dans ses États. — Passage de Guillaume de Tyr sur la conduite d'Aliénor. — Louis le Jeune quitte clandestinement Antioche. — Le roi enlève la reine d'autorité. — Le roi se rend à Jérusalem. —
Louis le Jeune demande conseil à Suger sur les mesures qu'il doit prendre à l'égard de la reine. — Conseils de Suger au roi.
— Assemblée de Ptolémaïde. — L'armée des croisés assiège Damas. — Les croisés ne rencontrent que trahison chez les princes de la Syrie. — L'armée chrétienne est obligée de lever le siége de Damas. — Indignation des croisés. — La plupart des hauts barons reviennent en France. —Le roi reste presque seul en Orient. — Nouvelles difficultés à vaincre pour Suger. — Mécontentement de Robert, comte de Dreux. — Les désastres des croisades sont connus. — Secrets desseins de Robert. — Désunion du roi et de Robert son frère.- Mesures prises par Suger.
— Instantes prières de Suger au roi pour hâter son retour. —
:= Le roi ne cède pas aux instances de Suger. — Suger oppose une assemblée générale aux desseins des conspirateurs. — Le pape ordonne aux évêques de venir donner main-forte au régent. —
Lettre de saint Bernard à Suger. — Fermeté de Suger. — Robert en présence de l'assemblée. — Robert s'excuse publiquement de sa conduite. - La victoire demeure à Suger. - Des prières publiques sont faites pour hâler le retour du monarque.
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— Lettre de saint Bernard à Suger. — Duel qui doit avoir lieu entre Robert de Dreux et le comte de Champagne. — Fermeté de Suger. — Il fait garder à vue les deux princes. — La crosse de l'abbé plus forte que l'épée de l'homme d'armes. — On apprend que le roi revient. — Les ennemis de Suger le calomnient auprès du roi. — La reine Aliénor ne revient pas sur la même nef que le roi. — Le bruit du divorce prochain du roi se répand.
— La santé d'Aliénor met du retard au voyage du roi. — Louis le Jeune se rend en Sicile, ensuite à Rome. — Le pape fait tomber les calomnies qu'on avait faites au roi sur Suger. — Louis le Jeune écrit à Suger et lui demande une secrète entrevue avant son arrivée. — Entrevue du roi et de Suger. — Reconnaissance publique du roi pour Suger.
LIVRE SIXIÈME
De la page 21,,b à la page 297.
Suger dépose entre les mains du roi la régence. - Le pape charge Suger de réformer l'abbaye de Sainte-Corneille de Compiègne.
— Obstacle que Suger éprouve pour faire la réforme de SainteCorneille. — Suger fait sommer, au nom du pape, les chanoines de se rendre au chapitre. — Les chanoines menacent de faire main-basse sur ceux qui se présentent. — Le roi se présente au chapitre. — On emploie la force pour lire le bref du pape. — Révolte des chanoines de Sainte-Corneille. — Les habitants de Compiègne chassent les chanoines rebelles au pape et au roi.
— Querelle entre Louis le Jeune et Henry, comte d'Anjou. —
Pillage des terres de Berneval et de Bocage. — Suger écrit au roi et au duc de Normandie. — Suger propose de réunir une assemblée générale. — La guerre n'a pas lieu. — L'état déplorable" des chrétiens en Orient empire de jour en jour. - Suger comprend et essaie de démontrer la nécessité d'une nouvelle croisade. — La voix de Suger ne trouve pas d'écho même parmi les évêques. — Suger est résolu d'entreprendre à lui seul une seconde croisade. — Suger consulte le pape. — Réponse du pape.
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— De tous côtés des suldats viennent s'enrôler sous la banuière de Saint-Denis. — Les préparatifs pour la croisade durent un an. — Suger visite le tombeau de saint Martin de Tours. — Suger devient de plus en plus malade. — Suger, malgré sa maladie, continue les préparatifs de son entreprise. —
Sa faiblesse augmente et Suger comprend qu'il ne se relèvera pas. — Suger fait tout ce qu'il peut pour que sa mort n'empêche pas son dessein. —Suger charge l'ufticier le plus expérimenté de -commander son armée pour la croisade. - Suger ne songe plus qu'à mourir en chrétien et en religieux. — Suger se l'ait porter .- au chapitre et devant tous les religieux s'accuse de toutes ses fautes. — Suger offre ses souffrances à Dieu. - Suger désire que saint Bernard sache dans quel état il est. — Saint Bernard ne pouvant venir voir encore une fois son ami, lui envoie une épitre consolatoire. — Épitre consolatoire de saint Bernard. — Suger désire ne pas mourir avant Noël.— Trois prélats assistent Suger dans ses derniers moments. — Suger leur donne sa bénédiction et les exhorte avant sa mort. — Mort de Suirer, i3 janvier 1152.
— Regrets touchants dn roi.
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Tableau général de l'époquB.e.Llj,1arm ¡gel' Jul - .-' 301 - ;~ü1
F t -N DE LA TAULE
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MÈMELIBRAIR lE
AUTRES OUVRAGES DE M. ALFRED NETTEMENT
APPEL AU BON SENS, AU DROIT ET A L'HISTOIRE.
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