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ŒUVRES ORATOIRES.
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PARIS LIBRAIRIE FRANÇAISE E. MAILLET, LIBRAIRE-ÉDITEUR
1 ;), RUE TROXrriFT, PRTS L\ MADELEINE.
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S A. BERVILLE.
ŒUVRES DIVERSES.
ŒUVRES ORATOIRES.
PARIS
LIBRAIRIE FRANÇAISE
E. MAILLET, LIBRAIRE-EDITEUR 15, RUE TRONCHET, PRÈS LA MADELEINE.
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Mculan, imprimerie «le A. Afasson.
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BARREAU.
PLAIDOYERS.
AVERTISSEMENT.
En reproduisant les plaidoyers de M. Berville, du temps de la Restauration, d'après le choix arrêté par l'auteur lui-même, nous croyons devoir suppléer une lacune que, le moment venu, il aurait sans doute remplie; c'est-à-dire placer en tête de chaque discours, une notice sur les événements qui donnèrent lieu au procès. Aujourd'hui qu'après plus de quarante ans, les circonstances sont un peu confuses dans la mémoire publique, il est nécessaire d'en rappeler les traits principaux, pour la pleine intelligence des morceaux qu'on va lire. Nous nous servirons, sans négliger les historiens et les
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biographes, des indications du Barreau français moderne, et de celles que nous avions recueillies de la bouche de M. Berville ou que ses papiers nous ont fournies.
L. W.
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NOTICE
SUR LE
PROCÈS DU CAPITAINE DELAMOTTE Dans l'affaire de la conspiration du 19 aout 1820.
Le parti royaliste, restauré définitivement en 1815, se vengeait de ses longs malheurs. Les yeux fixés sur le passé, et fermés sur l'avenir, il faisait le procès à la Révolution, c'est-à-dire à la masse de la nation française. La réaction à laquelle il se livra, enrayée un moment de 1818 à 1819, reprit une force terrible à l'assassinat du duc de Berry (13 février 1820). Alors, des lois suspensives de la liberté, des mesures arbitraires contre les personnes, confondirent dans l'expiation le public avec un scélérat isolé.
Ce système de rigueur et de soupçon, s'il pesait lourdement sur la population civile, accablait les hommes de l'ancienne armée, les uns mis à la demisolde ou même rayés des cadres sans compensation pour leurs services, les autres conservés dans l'armée active, mais à chaque instant offensés, menacés. Du levain accumulé de ces colères, sortirent les
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conspirations, les sociétés secrètes, qui trouvaient leur aliment et leur espoir dans la fermentation générale des esprits. Le pouvoir, de son côté, mis hors de soi par l'irritation et la crainte, transformait en conjuré tout mécontent; et toute parole ou démarche indiscrète t, en attentat à la sûreté du royaume.
Dans cette situation, Nantil, capitaine à la légion de la Meurthe, résolut de soulever la garnison de Paris. S'emparer la-nuit du fort de Yincennes, occuper la Bastille et l'Hô tel-de-Vil le, pendant qu'un comité directeur, à la tête duquel était Lafayette (i) se constituerait en gouvernement provisoire, tel était le plan de l'audacieux officier.
Il le communiqua d'abord à Maillet, lieutenant à la légion des Côtes-tlu-Nord. Celui-ci l'introduisit au Bazar français, établissement commercial situé dans la rue Cadet, que dirigeait le colonel à demisolde Sauset. Là, le soir, se réunissaient habituellement soit d'anciens officiers, comme le colonel Maziau, soit des officiers en activité de service, tels que Maillet et Bérard, chef de bataillon à la légion des Côtes-du-Nord.
On gagna la légion de la Meurthe. celle des Côtes-
(1) Vaulabelle, Histoire des deux Restaurations, T. IV, p. 550, 5-56.
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du-Nord, la lre légion du Nord, une partie des 2e et 5e régiments d'infanterie de la Garde. L'explosion, fixée d'abord au 10 août 1820, avait été différée à la nuit du i9 au 20 du même mois, lorsque le gouvernement, informé par quelques-uns des conjurés secondaires, ordonna des arrestations qui déconcertèrent les chefs. Le lendemain, de nouvelles arrestations, un ordre de départ immédiat aux légions compromises, et les aveux spontanés du commandant Bérard, achevèrent de désorganiser le complot.
Le mouvement ne devait pas se borner à la place de Paris. On s'était mis en rapport avec diverses garnisons du royaume; on voulait tenter entr'autres, la lre légion de la Seine en garnison à Cambrai.
Dans ce corps, de même que partout ailleurs, on se groupait en deux camps, les bien et les mal-pensants.
Mais si les derniers appelaient de leurs vœux un meilleur état de choses, il ne paraît pas qu'ils fussent entrés dans la conspiration, ni même qu'ils souhaitassent le renversement de Louis XVIII. Néanmoins à la nouvelle des événements de Paris, six officiers mal notés dans l'opinion royaliste, le capitaine Delamotte, auteur d'une pétition récente à la Chambre des députés contre les lois d'exception présentées par le ministère, les lieutenants Desbordes et Godo-Paquet, et les sous-lieutenants Brue,
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Pégulu et Remy, sachant ce que pesaient les sentences des conseils de guerre auxquels ils craignaient d'être livrés, jugèrent prudent de se soustraire à la première effervescence et se réfugièrent en Belgique, à Mon s.
Dès le 21 août, une ordonnance royale avait déféré l'affaire à la Chambre des Pairs, constituée en haute cour de justice. Au mois de janvier 1821, le ministère public mit en accusation soixante-quinze prévenus, parmi lesquels il en réclamait cinquantequatre pour l'écliafatid.
Cependant le complot, n'ayant pas eu de commencement d'exécution, perdait beaucoup de sa gravité judiciaire. Les preuves matérielles faisaient défaut.
Quelques papiers de médiocre importance, des aveux incomplets sur lesquels leurs auteurs ne tardèrent pas à revenir, ne donnaient à l'accusation qu'une base insuffisante. Nantil, le principal chef, s'était dérobé aux recherches ; et l'on ne put jamais se saisir de sa personne.
Aussi, après un mois de délibérations, la Cour des Pairs mit-elle hors de cause quarante-et-un accusés (21 février 1821). Quant aux trente-quatre prévenus que l'on réserva, et les ofliciers de la lre légion de la Seine étaient du nombre, les débats se prolongèrent du 7 mai au 29 juin.
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Le capitaine Delamotte, ainsi que ses compagnon de fuite, avaient été livrés par le gouvernement du royaume des Pays-Bas, empressé de complaire à celui de France réclamant l'extradition.
M. Berville, choisi pour défenseur par le capitaine, rédigea d'abord, au nom des six officiers, une protestation dans laquelle il discutait la question d'extradition, que les jurisconsultes n'avaient pas encore approfondie, et revendiquait hautement l'inviolabilité du droit d'asile en faveur des réfugiés politiques.
Le 18 juin, il prononça la défense du capitaine Delamotte ; répliqua le 25 à M. de Peyronnet, Procureur Général, en combattant pied-à-pied pour la vie de son client; car si, à mesure que l'on avançait, l'affaire perdait de plus en plus de ses vastes proportions, le ministère public persistait encore à requérir neuf condamnations à mort et y comprenait le capitaine.
Enfin, le 16 juillet 1821, la Cour des Pairs, tout en prononçant la peine capitale contre trois contumaces, se contenta de prononcer l'emprisonnement pour non-révélation de complot, contre six des accusés présents aux débats. Le capitaine Delamotte, condamné à cinq ans, s'évada, gagna l'Angleterre; puis rentra en France à la faveur d'une amnistie.
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PLAIDOYER
POUR LE
CAPITAINE DELAMOTTE
DEVANT LA CHAMBRE DES PAIRS,
Dans l'affaire de la conspiration du 4 9 août 1820.
(18 juin 1821.)
MONSEIGNEUR (1), MESSIEURS ET NOBLES PAIRS,
Arrives, après de pénibles débats, à la cause des officiers de la légion de la Seine, il semble que nous respirions un air plus pur : un aspect plus doux suecède aux sinistres images que l'accusation étalait naguères à nos regards. Jusqu'ici, le fantôme d'une conspiration nous apparaissait avec ses formes menaçantes, et ces terreurs, dont l'accusation multi-
(1 ) M. Dambray, chancelier de France et président de la Cour des Pairs. Malgré l'ardeur de ses convictions royalistes, il respecta scrupuleusement les droits et les intérêts.
de la défense.
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pliait le redoutable prestige, sans convaincre notre raison, pouvaient du moins frapper notre imagination étonnée. La loi fondamentale de l'État menacée par des trames criminelles, la sûreté du monarque compromise, sa dynastie attaquée; la corruption, le sang, des discours odieux, des menaces de mort, tel était le tableau, fantastique, il est vrai, mais terrible, - qui se déroulait à nos regards. Ici, l'accusation prend soin de nous rassurer elle-même. Corruption, menaces, dangers pour la constitution, pour le prince, pour sa famille, tout a disparu, et les accusés, en vous présentant leur défense, n'ont pas du moins à combattre l'impression de ces funestes idées.
Et cependant l'accusation les poursuit encore! et ces hommes, que leur position et leur caractère semblaient protéger contre les moindres rigueurs de la loi, sont encore en face de l'échafaud 1 Je l'avouerai, Messieurs, en arrivant à ces débats, j'espérais n'avoir point à défendre le capitaine De-lamotte : j'espérais que son innocence, sa noble franchise, sa loyauté parleraient assez pour lui, et que le ministère public, suivant l'exemple qu'il a donné lui-même envers quelques autres prévenus, m'épargnerait le soin de le justifier. J'avais trop présumé ; c'est à notre ministère que cette tâche est réservée; il faut combattre encore. Eli bien ! je combattrai :
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heureux, du moins, dans une si noble cause et devant de si nobles juges, d'avoir l'honneur de défendre l'innocence sans avoir la douleur de trembler pour elle I Chargé de présenter à la Cour, avec la défense particulière du capitaine Delamotte, la défense générale des officiers de la légion de la Seine, j'exposerai d'abord les principes de droit sur lesquels cette défense repose. Je développerai ensuite les faits relatifs à l'affaire de Cambrai : je ferai en peu de mots l'application de ces faits aux principes établis dans la première partie. Enfin, je restituerai à cette affaire son caractère véritable, et je montrerai, dans des bruits de petite ville, dans quelques propos indiscrets, grossis par la prévention, envenimés par les passions politiques, la source d'une accusation qui n'a pris quelque apparence de gravité qu'en se rattachant, par la coïncidence des époques, aux événements de Paris.
En droit, Y a-t-il eu, de la part des accusées de Cambrai, résolution d'agir arrêtée et concertée?
Le but qu'on leur suppose rentre-t-il dans les dispositions des articles 86 et 87 du Code pénal? Peut-il motiver l'application de la disposition exceptionnelle
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qui punit la simple résolution d'agir dans les crimes de lèse-société au premier chef?
- Je ne reviendrais pas sur la question générale du complot, traitée avant moi par de plus habiles orateurs, si je ne croyais pouvoir appuyer leur doctrine de quelques considérations nouvelles, et si d'ailleurs la législation ne devait pas s'appliquer d'une manière particulière à des faits d'un ordre particulier.
Le complot défini par nos lois est un crime d'une nature extraordinaire, un crime d'exception. En toute autre matière, la loi ne connaît que des faits ; elle laisse à Dieu le soin de juger les volontés : ici, la simple volonté comparaît au tribunal des hommes : la loi se prend à ce qui n'a point de corps et sou glaive atteint la pensée encore inactive.
Mais, puisqu'ici la volonté est le seul élément du crime, examinons à quelles conditions le législateur a pu se résoudre à déclarer criminelle la simple volonté. Gardons-nous de juger à la légère, et lorsque la loi, franchissant la limite qui sépare les actions des simples pensées, ose sonder l'abîme des cœurs, tremblons d'aller plus loin qu'elle, et d'ajouter à la sévérité de ses termes la sévérité de nos interprétations.
Ce que la loi punit dans le complot, ce n'est point la perversité de la volonté ; car il est d'autres volon-
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tés non moins perverses, comme la volonté du parricide, qui ne sont passibles d'aucune peine légale.
Ici-même, tant que la volonté demeure isolée, la loi ne veut point en connaître, et le monstre qui médite de porter une main sacrilège sur la personne auguste du monarque, reste impuni s'il n'a point de complices.
Ce que la loi punit, c'est un contrat d'association contre la sûreté publique. Le projet isolé d'un attentat, tout horrible qu'il est aux yeux de la morale, échappe à la sévérité de la loi. Elle veut un contrat, une convention, une association.
Et quel est le caractère constitutif du contrat?
L'UNITÉ; l'unité complète, absolue, irrévocable. Tant que les volontés sont encore divergentes, il peut y avoir inquiétude, disposition hostile, machinations ; il n'y a point contrat. Quand y a-t-il contrat? lorsque toutes ces volontés fondues ensemble, unies par un lien commun, marchant dans un même sens, par une même impulsion, ne forment plus qu'une voloiité; lorsque tout est arrêté, le but, les moyens, le plan, les rôles, l'époque de l'exécution. Alors, le pacte existe, alors l'être collectif commence à naître; le nœud du crime est formé; la loi prend son glaive pour le trancher.
Voulez-vous reconnaître à des signes irrécusables
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la pensée du législateur ? Pesons les termes, suivons les gradations, examinons les conditions de la loi : voyons par quels degrés successifs elle conduit la Volonté pour arriver à la qualification du crime. Et qu'on ne m'accuse pas ici d'argumenter sur des mots : rien n'est superflu dans la loi, un mot de plus ou de moins, c'est le crime ou l'innocence; un mot de plus ou de moins, c'est la vie ou la mort.
Lisons donc la définition du complot, et dans chacune des expressions du législateur, nous retrouverons l'idée de l'association.
Tdnt que la volonté reste flottante, point d'association possible : la loi veut une volonté formelle et positive, une résolution.
Tant que le but reste indécis, point d'association possible : la loi veut la résolution d'agir, c'est-à-dire de commettre un attentat, et précisément tel attentat.
Tant que la volonté reste isolée ou divergente, point d'association possible : la loi veut une résolution d'agir commune entre deux ou plusieurs conspirateurs.
Tant que les conditions de l'union, les moyens d'exécution ne sont point déterminés, point d'association possible : la loi veut que la résolution d'agir soit concertée.
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Tous ces degrés préliminaires franchis, il n'y a point encore de société. Il n'existe pas de lien; la résolution n'est pas définitivement prise : au moment de s'engager, de nouvelles réflexions peuvent éclairer les conspirateurs; des divisions peuvent s'introduire entre eux. Le dernier mot est pénible à prononcer, quand ce mot compromet et notre exis-" tence et l'existence de la patrie. La loi attend encore; attend que la résolution soit arrêtée, que le contrat soit passé.
Alors, le crime est mûr pour la peine. Le sort est jeté; le pacte impie est consommé; il n'y a plus à délibérer ; tout est prêt pour agir. Alors, la sévérité des lois, longtemps suspendue, va tomber enfin sur les coupables. Jusque-là, nous n'apercevions que des vœux répréhensibles, des projets, des intrigues, des machinations; c'était à l'habileté du gouvernement à les déjouer. Maintenant l'association, le complot existe; c'est à la justice à sévir.
Ainsi, le complot n'est pas un dessein quelconque, tendant, d'une manière plus ou moins éventuelle, plus ou moins éloignée, à un résultat coupable : c'est la dernière résolution dans la série de celles qui précèdent l'attentat; c'est la résolution qui touche immédiatement à l'attentat. De même que, dans les crimes ordinaires, la'tentative punie par les lois n'est
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pas un acte quelconque, tendant, d'une manière plus ou moins éloignée, à Ja consommation du crime, mais le dernier acte dans la série de ceux qui précèdent le crime, l'acte qui touche immédiatement à l'exécution. La loi n'a point créé un droit anomal, sans règle, sans mesure, sans limite : elle a seulement, pour un cas particulier, avancé d'un degré l'instant où la criminalité commence : au lieu de punir le commencement d'exécution, elle a voulu punir le contrat de société qui prépare immédiatement le commencement d'exécution. A ses yeux, l'association est déjà le crime : jurée en vue de l'attentat, elle équivaut à l'attentat.
Aussi, quels sont, de ce moment, les commandements que le législateur adresse à tous les citoyens?
Se borne-t-il à leur dire : « Si vous connaissez un -complot, révélez-le à l'autorité : révélez-le avant son exécution, avant sa découverte. » Non ; il leur dit : « Révélez dans les vingt-quatre heures. » Et pourquoi cette injonction si pressante ? pourquoi ce terme si court? Parce que le péril est instant, parce que l'exécution est imminente. « Un pacte criminel existe, crie la patrie à ses enfants. Toutes les volontés, toutes les pensées sont d'accord : le but, le dessein, le plan, les moyens, les rôles, l'instant sont arrêtés. Hâtez-vous; vous n'avez pas un moment à
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perdre. Hâtez-vous; révélez, révélez dans les vingtquatre heures. Un jour, une heure plus tard, peutêtre, il ne sera plus temps. Hâtez-vous, ou le bénéfice de votre révélation est perdu pour vous, comme il peut l'être pour moi. »
L'association, voilà le caractère constitutif du complot; l'unité, voilà la condition fondamentale, le caractère de l'association.
Sortons de là : où sera la règle de nos décisions ?
où nous arrêterons-nous? Aujourd'hui, nous condamnons comme un complot une volonté éventuelle, divergente, éloignée : demain nous condamnerons des désirs vagues, des projets confus : dans huit jours nous condamnerons de vaines paroles : dans trois mois, nous condamnerons les pensées.
Reconnaissons donc que la résolution d'agir n'est punissable que lorsqu'ayant été successivement précisée, communiquée, partagée, concertée, arrêtée, elle est arrivée, entre tous les complices, à ce point de fusion, de centralisation, d'unité, qui rassemble toutes les volontés dans une volonté commune et collective ; qui ne demande plus de délibérations, et permet de passer soudain à l'action ; qui menace la patrie d'une attaque prochaine et d'une ruine déjà présente. Si, au lieu de cet accord unanime, nous voyons des tendances diverses, des buts con-
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trâdictoires, des démarches isolées, des moyens incohérents, nous pourrons reconnaître de l'inquiétude , de la malveillance, nous ne reconnaîtrons point d'association, de contrat, enfin, de complot.
Nous venons dé déterminer le caractère du complot, de fixer.le point où la résolution d'agir peut être assimilée à l'action elle-même. Mais n'oublions pas que cette législation, qui punit de simples volontés, est une législation d'exception; qu'elle gouverne un très-petit hombre de cas, que le législateur, à raison de leur immense gravité, a mis hors de la loi commune. Sans douta, outre les complots et les attentats, il est encore une foule d'actes que la loi punit avec plus ou moins de rigueur : mais elle ne punit plus que suivant les règles du droit commun ; elle ne connaît plus que des actions et non des résolutions.
Ici se présente une seconde question, que j'aborde avec d'autant plus de confiance que je m'appuie sur l'autorité même du ministère public.
Dans le procès trop fameux des événements de juin, le ministère public, et j'en atteste ici les souvenirs de l'éloquent orateur qui siège devant moi (1), le ministère public s'efforçait de montrer, dans les
(1) M. de Vatisménil. — Il s'agit des troubles causés en juin 1820, par la discussion de là loi électorale du double vote.
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les mouvements doii t la .capitale avait été le théâtre, le résultat d'un concert prémédité, ayant pour but de contraindre la volonté du Roi et des Chambres, en obligeant celui-là de retirer ou celles-ci de rejeter un projet de loi soumis à leur délibération. Cependant, imputait-il aux accusés de s'être rendus complices d'un complot contre l'autorité royale?
Nullement. Et pourquoi? parce qu'ils avaient seulement, suivant l'accusation, voulu faire d'une manière illégale ce qu'ils eussent eu le droit de faire par les voies légales. « S'opposer à l'adoption d'une loi, au système de gouvernement suivi par un ministère, disait la partie publique, n,est point, en soi-même un acte répréhensible. Si vous vous fussiez bornés à user du droit de pétition, de la liberté de la presse, enfin des moyens d'influence que la constitution accorde aux citoyens, nul ne pourrait vous l'imputer à crime. Mais cette opposition, que vous eussiez eu le droit d'exercer en vous renfermant dans l'usage des moyens légaux, si vous l'avez exercée par la violence, par la sédition, vous devenez coupable à raison de la sédition et de la violence.
Le but est licite, les moyens sont criminels. »
Conséquent avec ces principes, le ministère public n'accusait nos clients que de rébellion, à raison des actes personnels qu'ils avaient pu commettre.
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Cet exemple s'applique parfaitement à la cause.
Le capitaine Delamotte, protestant, dans une pétition adressée aux Chambres, contre une loi soumise à leur discussion, ne faisait qu'un acte licite, et dont la justice n'avait point de compte à lui demander.
Mais le' capitaine Delamotte, se mettant à la tête de sa-légion, et marchant sur la capitale pour s'opposer à l'adoption de cette même loi, eût encouru, non les peines du complot ou de l'attentat, mais les peines de la rébellion, de l'insubordination militaire, de l'emploi illégal de la force armée. Le délit n'eût pas été dans l'intention de combattre une mesure législative; il eût été dans l'action de s'opposer, par la-force, à l'exercice des pouvoirs constitutionnels.
Où donc, va-t-on me dire, tend cette distinction ?
Qu'importe où soit le délit, dans le but ou dans les moyens, si, de votre aveu, il y a délit dans l'une et dans l'autre hypothèse ?
Cette distinction, Messieurs, est d'un immense intérêt pour la défense. Si l'accusation peut convaincre nos clients d'un but criminel, et si ce but est du nombre de ceux que spécifient les articles 86 et 87 du Code pénal, nous tombons dans la législation exceptionnelle du complot, et la simple résolution d'agir suffira pour constituer la culpabilité. Si, au
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contraire, le but est inattaquable et que les moyens seuls soient répréliensibles, nous rentrons dans le droit commun, comme dans le procès des événements de juin, et la culpabilité ne pourra résulter que d'un commencement d'exécution.
Tels sont les termes formels de l'article 87 du Code pénal. L'attentai ou le complot dont le but sera, etc., sera puni, etc. C'est donc le but que le législateur considère pour faire sortir un acte quelconque de la loi commune et le placer sous la législation spéciale de l'attentat et du complot.
Et cette distinction, que je dois au ministère public lui-même, nous donne la clef de ces expressions de la loi, les seules dont il ait fait usage contre les officiers de la légion de la Seine, s'armer contre l'autorité royale. Sans doute, dans tous les cas, s'armer contre une autorité légitimement constituée, est un délit; mais le délit est différent, selon que l' autorité est attaquée dans son essence ou dans ses effets. Si c'est dans son essence, le crime est dans le but; car, dans une monarchie, il est criminel de vouloir la déposition du monarque ou l'anéantissement de l'autorité monarchique; c'est le cas de l'attentat et du complot. Si c'est dans ses effets, dans le choix d'un ministère, dans l'adoption ou le rejet d'une loi, le crime n'est pas dans le but; car il est
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permis de vouloir un changement de ministère ou de législation; il est dans les moyens, et c'est de ces moyens seulement que l'accusé est responsable. C'est le cas de la rébellion et des autres délits de même nature.
Autrement, le ministère public, d'après sa manière d'envisager les événements de juin, n'eût pas manqué de réquérir contre les accusés les peines de l'attentat ; car des actes avaient été commis, et, suivant l'accusation, ils avaient pour but d'empêcher l'adoption d'une loi. C'eût été précisément le cas de l'article 87.
La pensée du législateur est ici facile à pénétrer.
S'il s'est déterminé à sortir un instant des règles de la justice ordinaire, il n'a pu être déterminé que par des considérations d'une gravité extraordinaire.
Il l'a fait lorsqu'il a vu l'état ébranlé dans ses fondements, menacé d'une subversion entière et d'une ruine irréparable. Le renversement de la constitution ou de la dynastie, l'assassinat ou la déposition du monarque, l'attentat contre les princes de la famille régnante, tels sont les actes que le législateur a considérés comme parricides de l'ordre social, comme crime de lèse-société au premier chef. C'est pour ces actes exorbitants qu'il a cru devoir déroger aux règles ordinaires et anticiper l'instant de la
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culpabilité. A l'égard des actes qui, coupables aussi.
ne menacent toutefois la société que d'un trouble passager et non d'une subversion totale, qui blessent le corps social, mais qui ne le blessent point à mort, la loi rentre dans la règle commune. Les délits peuvent encore être graves ; ils ne sont plus exorbitants : la société peut recevoir encore un sensible dommage ; mais elle subsiste, elle reste debout, et sa force vitale aura bientôt cicatrisé ses blessures. La loi punit encore ; mais elle ne punit plus que d'après les principes généraux de la justice criminelle : elle ne juge plus que les faits matériels; elle n'interroge plus les intentions.
Ainsi, en matière de complots, c'est-à-dire en matière de délits intellectuels, le but est le corps même du délit, ou du moins il entre essentiellement dans la constitution du corps du délit. Si donc l'accusation ne prouve pas d'une manière irréfragable (car c'est à elle de prouver le corps de délit) que le capitaine Delamotte ait eu le dessein d'attenter, soit à la vie ou à la personne du roi, soit à son autorité, considérée en elle-même et dans son essence, soit à la vie ou à la personne des membres de la famille royale, soit à l'ordre de successibilité au trône, soit à la charte constitutionnelle, nous avouerons encore que cet accusé devra répondre de ses
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actes, s'il en a commis, mais'il n'aura plus à répondre que de ses actes, et non de ses résolutions.
Les principes ainsi posés, je passe à l'examen des faits.
Entré depuis peu de mois dans la légion de la Seine, le capitaine Delamotte avait apporté dans sa résidence nouvelle, avec l'ardent amour de la liberté, l'amour non moins vrai de la charte, du prince et de la dynastie. Plusieurs voix, entre autres celles de MM. Campagne et Deleau, lui ont rendu ce témoignage. La loyauté, la générosité de son caractère lui avait attiré l'estime et l'amitié de ses égaux et de ses inférieurs. Il était, vous a dit le témoin Campagne, aimé des lieutenants, aimé des sous-lieutenants. Moimême, ajoute-t-il, moi-même je Vaimais beaucoup.
Toutefois, son influence se bornait et devait se borner aux sentiments d'affection qu'il inspirait : nouveau dans la légion, il n'aurait pu exercer au profit du crime et de la révolte cet ascendant, que donnent seules une longue habitude et d'anciennes relations.
Il faut examiner quelle était la situation morale de la légion de la Seine. Ces divisions politiques, trop générales dans notre malheureuse patrie, avaient aussi pénétré dans la garnison de Cambrai. Vous avez entendu, sur ce point, les déclarations de MM. Campagne, de Farov el de Juigné : vous vous
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rappelez avec quelle sincérité ce dernier signalait devant vous, comme de5 hommes mal pensants et dangereux, ceux qui ne partageaient point l'opinion- de l'une des sections de la chambre élective. Des causes récentes avaient encore accru ces dissensions.
Une session Orageuse, l'adoption d'un nouveau système, de gouvernement, et,, par suite, une sorte d'exaltation parmi les partisans de ce système, une irritation plus ou moins vive parmi les partisans du système abandonné; l'attentat du 13 février, si fécond en suites douloureuses ; les événements de juin, diversement appréciés par l'une et l'autre opinion, vivement ressentis par toutes deux, tout avait aigri de.plus en plus les esprits. De là, scission entre les officiers ; rapprochements plus intimes entre les hommes de chaque opinion ; facilité à soupçonner des projers dangereux dans les hommes du parti opposé; avidité de nouvelles politiques, devenues, l'aliment des passions que la contradiction irritait.; empressement à les répandre; empressement égal à les recevoir. On conçoit que, dans une disposition semblable, l'arrivée d'un voyageur apportant des récits favorables ou contraires aux vœux de l'un ou de l'autre parti, devait être un événement dans la garnison de Cambrai, surtout depuis que la censure, en resserrant la liberté des journaux, ne laissait plus
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à la curiosité d'autres ressources que les communications particulières.
Siir ces entréfaites, un voyageur, que les affaires de son commerce appelaient à Cambrai, arrive, porteur d'un billet du colonel Varlet qui le recommande à son frère (1). Il apporte à celui-ci des nouvelles d'un haut intérêt : il parle d'une fermentation générale sur tous les points de la France, d'un mouvement prochain dans les divers corps de l'armée, pour demander au monarque le rapport des lois d'exception. Ces nouvelles, faites pour piquer vivement la curiosité, sont avidement écoutées par Varlet ; il s'empresse de les faire partager à Delamotte, devenu son camarade de table depuis quelques jours. La conservation s'engage : on s'abandonne, avec la franchise militaire, à des épanchements d'opinion.
Ici l'on se demande : « Qu'était ce voyageur? qu'était ce Maziau (car on voit que c'est de lui qu'il est question) ? était-ce un conspirateur? a-t-on des preuves, ou, du moins, des vraisemblances à cet égard? »
Maziau, nouvellement remarié, père de huit enfants, voyageant avec sa femme, avec un bagage assez embarrassant, pour ses affaires commerciales
(1) A.-J.-J. Varlet, capitaine. Le colonel, en non-activité, habitait Paris.
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(dont l'instruction constate qu'il s'est effectivement occupé), Maziau ressemble peu à un conspirateur, alors même que l'existence d'une conspiration serait prouvée. L'instruction l'a suivi dans ses différents voyages à Péronne, à Amiens, dans plusieurs autres villes, et nulle part on ne l'a vu s'occuper de conspi-
ration, ni même, je crois, de politique. Vingt ou trente témoins cités à charge sont tous devenus des témoins à décharge, en l'absence même de celui qu'ils devaient accuser. Tous? je me trompe : un seul a parlé des propositions que Maziau lui aurait faites; c'est le témoin Guiraud. Mais lui-même n'a vu, dans ces propos, que des bavardages; mais vous avez entendu le colonel Hulot; après sa déposition, la déposition de Guiraud ne subsiste plus.
Mais c'est peu de voir ce qu'était Maziau : voyons ce qu'a fait Maziau. Nous n'avons sur ce point que les déclarations de Varlet et de Delamotte, et le ministère public ne peut, en l'absence d'autres preuves, aller plus loin que ces déclarations. Or, l'un et l'autre affirment que Maziau ne leur a fait aucune proposition de complot, et qu'à plus forte raison ils n'ont adhéré à aucune proposition semblable. La nature des choses confirme évidemment leur déclaration. Maziau (l'instruction l'a prouvé) venait à Cambrai pour la première fois : il ne connaissait ni
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Varlet ni Delamotte : un billet de quelques lignes, du frère de Varlet, était son seul titre d'introduction auprès d'eux, et ce billet, vague dans ses termes, émané d'une personne brouillée depuis longtemps avec celle qui devait le recevoir, ce billet dont la Cour a déclaré l'auteur innocent, n'était certes pas de nature à établir entre ces trois officiers, dès leur première entrevue, une intimité bien profonde, une confiance bien vive. Le séjour de Maziau à Cambrai n'a duré que trois heures; sa conversation avec Delamotte et Varlet a duré à. peine quelques minutes : c'est donc dans cette conversation fugitive que Maziau aurait organisé le vaste plan d'une conjuration, avec deux inconnus, dont l'un, récemment entré dans la légion, ne pouvait y exercer la moindre influence 1 Mais, du moins, a-t-il trouvé des facilités dans les dispositions de ses interlocuteurs? L'instruction répond encore pour moi. Varlet vous a été signalé par M. le colonel de Juigné comme n'étant pas au nombre des officiers mal pensants, comme incapable d'un complot contre la famille royale : Delamotte l'a été par MM. Deleau et Campagne, comme un sincère partisan de la monarchie constitutionnelle : ainsi, Maziau que l'on suppose l'agent d'un complot bonapartiste, aurait concerté et arrêté dans un seul instant, avec des royalistes con-
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stitutionnels, le renversement de la monarchie?
Disons que tout au plus Maziau aurait pu, dans cette première conversation, sonder ses interlocu.teurs, leur faire quelques ouvertures générales; et quant aux dispositions qu'il a pu rencontrer, nous les trouvons dans cette énergique déclaration du capitaine Delamotte, qui s'écrie, lorsqu'il entend parler d'un mouvement militaire, que si jamais son épée devait être employée contre la famille royale, il aimerait mieux que sa main se brisât et l'instant même.
Ainsi, dans ce premier période, point de résolution ; point même de proposition, au moins formeIle.
Point de proposition, point de résolution, 1° parce que l'accusation ne les prouve pas; 2° parce que la nature des choses repousse cette supposition; 3o parce que la suite des événements lui donne, comme on va le voir, un démenti formel. Des nouvelles politiques, des commentaires sur ces nouvelles, voilà ce que nous offre ce premier entretien. De là ces communications, de là ces prétendues confidences dont l'accusation s'arme contre nous, et qui ne prouvent qu'une chose, à savoir, que Maziau avait fait part à Varlet et à Delamotte de bruits plus ou moins vagues, relatifs à des événements d'une haute importance, et que ceux-ci. par une conséquence
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bien naturelle, se sont empressés de la communi,'quer aux officiers que la nature de leur opinion politique mettait en rapport avec eux.
Mais s'il a été formé un complot entre Maziau, Delamotte et Varlet, ce ne sont pas de simples confidences que nous rencontrerons. Nous verrons des propositions .formelles ; nous remarquerons quelque fermentation dans les esprits. Les initiés sont des jeunes gens, des militaires ; quelques propos indiscrets s'échapperont de leurs conférences ; les chefs de la légion, ces chefs que leurs principes politiques doivent rendre plus soupçonneux à l'égard des officiers qui professent des principes opposés, s'apercevront de quelque chose d'extraordinaire, découvriront quelque inquiétude : des séductions seront tentées ; on parlera aux sous-officiers, aux soldats ; on répandra de l'argent; à défaut d'argent on répandra des promesses ; enfin on ne conspirera point seulement en paroles : on organisera quelques préparatifs.
Rien de semblable.
Suivons les trois chefs de la conjuration.
En quittant Cambrai, Maziau parcourt plusieurs villes du nord ; nulle part il ne parle de conspiration.
Delamotte se borne à communiquer à quelques amis les nouvelles apportées par Maziau.
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Varlet disparaît entièrement, et son nom n'est plus même prononcé jusqu'au second voyage de Maziau.
Et cependant, si Varlet a trempé dans le complot, il aura fait nécessairement quelques tentatives de séduction. Ou il aura réussi, et alors quelques-uns de ceux qu'il aura séduits seront compromis après la découverte du complot ; ou bien il aura échoué, et alors quelques révélations auront dû parvenir à l'autorité Rien de semblable encore.
Nous arrivons à l'époque du 19 août, et jusqu'ici nous n'avons vu nulle trace de conspiration. Mais enfin, voici Maziau de retour à Cambrai ; sans doute il vient pour soulever la légion de la Seine, pour faire concourir un mouvement militaire avec le mouvement qui se prépare à Paris. Il s'agit de conspirer; il faut du mystère : point de lieu assez secret; point de retraite assez écartée.
Pour conspirer, Maziau choisit l'Esplanade.
Ce n'est pas tout : les agents de la conspiration ont pour principe de ne s'ouvrir jamais de leur dessein qu'en tète à tête, aliu de ne point laisser de preuves contre eux. : Maziau lui-même l'a dit à Bérard ; si ma mémoire est fidèle.
Point du tout : voici Maziau. qui, infidèle à ses principes, dévoile ses projets en présence de quatre
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personnes, de Delamotte, (le Varlet, de Desbordes et de Godo-Paquet 1 J'entends l'accusation me répondre, la déclaration de Varlet à la main, qu'on n'est point resté sur l'Esplanade, qu'on est monté dans la chambre de Desbordes, pour y parler avec plus de liberté.
Mais où en est la preuve? dans la déclaration de Varlet? Le ministère public a reconnu lui-même que la déclaration d'un accusé ne fait pas foi contre ses co-accusés. La déclaration de Varlet? elle est démentie par tous les autres inculpés. La déclaration de Varlet? il l'a rétractée aux débats. La déclaration de Varlet? on sait, et lui-même l'avoue, qu'elle n'est point exempte d'exagération ; qu'elle a été démentie sur un fait assez important, celui de la carte qu'il avait placée dans la chambre de Desbordes, et que plusieurs témoins ont déclaré n'y avoir jamais existé.
Au reste, si je combats cette déclaration, c'est moins pour le besoin de ma cause que pour l'exactitude des faits. Je pourrais l'accepter sans inconvénients.
En effet, si le ministère public veut argumenter contre nous de cette déclaration isolée, il faut au moins qu'il la prenne toute entière, qu'il ne la divise pas pour y recueillir ce qui peut appuyer l'accusa-
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tion, pour en écarter ce qui favorise la défense. Or, si nous prenons la déclaration de Varlet, qu'y voyons-nous? deux faits également destructifs dé l'accusation.
Suivant Varlet, Maziau, soit qu'il fût de bonne foi, soit qu'il espérât ainsi entraîner des hommes dévoués à la royauté constitutionnelle, leur annonce que les ministres veulent forcer le roi d'abdiquer et détruire la charte constitutionnelle.
En vain voudrait-on récuser ce récit : il faut l'accepter ou renoncer à faire usage de la déclaration de Varlet. Je dis plus : si effectivement Maziau a fait quelques ouvertures dans l'intérêt d'une conspiration, je conçois qu'il a dû tenir ce langage. Je le conçois, non parce que Varlet le déclare, non parce que des témoins appelés par l'accusation elle-même confirment sa déclaration : je le conçois, parce que cette supposition s'accorde avec l'esprit de la légion de la Seine : je le conçois, parce qu'elle s'accorde surtout avec la réponse faite, dès le 7 août, par le capitaine Delamotte : je le conçois, parce que plus d'une fois des bruits du même genre ont circulé dans la capitale.
Eh bien ! dès-lors, reprochez aux officiers de la Seine leur légèreté, leur imprudence, leur trop facile crédulité, mais ne leur reprochez plus de crime.
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Quel Français oserait faire un crime à des guerriers d'avoir voulu tirer l'épée pour la défense de' la Charte et du monarque? C'est vous-mêmes, nobles Pairs, que je prends à témoins ; si, dans cette enceinte, où viennent se réunir tant d'illustrations diverses, apparaissait tout à coup c.ette effrayante menace, que le trône va être violé, la Charte anéantie.; ne verrions-nous pas les membres de ce tribunal auguste se lever d'un accord unanime; et courir se placer entre le prince, entre la loi de l'État, et les téméraires qui voudraient porter sur l'un et l'autre une main sacrilège?
Que l'accusation choisisse : rejetez-vous la déclaration de Varlet ? plus de preuve : l'adoptez-vous ?
plus de crime.
Suivant Varlet encore, on discute ches Desbordes la possibilité d'un mouvement : Varlet et Godo-Paquet soutiennent qu'il est impossible de commencer un mouvement par Cambrai, et l'on se sépare sans convenir de rien, ou plutôt en convenant de ne point agir. Ici encore, choisissez : Varlet a dit la vérité, ou Varlet n'a pas dit la vérité. A-t-il dit vrai? la réunion est innocente : en a-t-il imposé ? vous ne savez pas même s'il y a eu réunion. Infirmez-vous sa déclaration ? vous ne pouvez condamner : l'acceptez-vous ? vous ne pouvez pas même accuser.
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Maintenant, j'irai plus loin. Non-seulement Maziau n'a point fait de proposition, mais Maziau n'a pu faire de proposition aux officiers de la légion de la Seine.
Suivant l'accusation, Maziau était l'agent, de qui? du Bazar. Cette thèse a pu se soutenir tant que l'accusation a présenté le Bazar comme le foyer de la conspiration : mais aujourd'hui le Bazar n'est plus dans la conspiration : les administrateurs du Bazar ne sont plus des conjurés, mais des non-révélateurs. De qui donc Maziau serait-il aujourd'hui l'agent ?
C'est peu : dans le premier système de l'accusation, le Bazar était bien le foyer d'une conspiration; mais de quelle conspiration ? Interrogez l'accusation elle-même : elle vous dira qu'il s'agissait de l'expulsion des Bourbons, de l'appel d'un prince étranger, de l'établissement d'une constitution nouvelle. Or, l'accusation avoue aussi que les accusés de Cambrai voulaient conserver la Charte et les Bourbons. Quelles propositions Maziau pouvait-il donc faire à des hommes, dont les vues eussent été diamétralement opposées aux siennes ?
Je conçois que, lorsqu'il s'agit d'une différence légère, on puisse encore passer outre, dans l'espoir de se rapprocher tôt ou tard. Mais comment rap-
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procher deux volontés contradictoires? Quelle conciliation possible. entre faire et ne pas faire, entre vouloir et ne vouloir pas ?
On n'a donc rien arrêté chez Desbordes; on n'a rien proposé; on n'a rien pu proposer. En faut-il de nouvelles preuves? suivons, au sortir de cette réunion prétendue, les chefs supposés de la conjuration.
C'est le 20, dit l'accusation, que les conjurés doivent exécuter leurs desseins, qu'on doit marcher à la caserne de Cantimpré, à la citadelle, enlever les soldats, se diriger sur Paris.
Le 20, que devient Maziau ? Maziau quitte Cambrai, où sa présence serait si nécessaire, èt va passer la journée à Arras. — Mais ce voyage même était conspirateur; il allait et Arras pour y organiser la révolte. — L'instruction a répondu. Maziau n'a point parlé de conspiration à Arras, et, soit dit en passant, c'est un être assez extraordinaire que cet agent de conspiration, le plus actif de tous (1), qui va partout et ne conspire nulle part.
Que devient Varlet? Varlet s'éclipse encore une fois. Il ne reparaît que le 20 au soir, et c'est, si l'on en croit sa déclaration, confirmée par celle de Ligeret, pour s'opposer à tout projet de mouvement.
(1) Expressions du ministère public.
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Que devient enfin Delamotte ? Défenseur particulier de cet accusé, je dois à la Cour un compte plus détaillé de sa conduite. Voyons, examinons.
Le 20 au matin, une réunion a lieu chez le souslieutenant Brue, suivant l'accusation. Delamotte ne s'en souvient pas. Quant à moi, je pense qu'une réunion a dû effectivement avoir lieu, soit chez Brue, soit ailleurs, et que Delamotte ne doit point s'en souvevenir. Elle était naturelle dans les circonstances où l'on se trouvait. Les nouvelles apportées par Maziau devaient exciter assez d'intérêt, devaient piquer assez vivement la curiosité, pour qu'on cherchât à s'en entretenir.- D'autre part, ces réunions, fréquentes entre les officiers de l'opposition, n'avaient rien d'assez remarquable pour rester gravées dans la mémoire. Au fond, admettons la réalité de la réunion, et voyons si l'on y a conspiré.
« Assurément, nous dit l'accusation: Delamotte n'a-t-il pas -proposé d'exécuter un mouvement dans la nuit même ? »
Sans rechercher les preuves de cette assertion, sans rappeler les explications données aux débats par les témoins ou par les accusés dont le ministère public invoque les déclarations, j'oppose à cette supposition deux réponses péremptoires. Je puise l'une dans vos arrêts, l'autre dans l'acte même d'accusation.
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Dans vos arrêts : Le témoin Martel se trouvait à cette réunion. Si l'on y eût conspiré, Martel serait coupable au.moins de n'avoir pas réyélé. Vous avez acquitté Martel : vous avez donc jugé que la réunion n'était pas criminelle.
Dans l'acte d'accusation : J'y lis ces paroles. « Delamotte propose de commencer l'insurrection pendant la nuit même. Il persiste dans cette résolution, malgré toutes les objections, et indique un rendezvous pour en délibérer. »
J'accepte ce récit, quelqu'inexact qu'il puisse être.
On prend un rendez-vous pour en délibérer ; je n'en veux pas davantage : nulle résolution d'agir n'a été ni concertée ni arrêtée chez Brue, car dès que la résolution est concertée, est arrêtée, on n'a plus à délibérer.
Mais ce rendez-vous, où va-t-on le fixer? Il s'agit de conspirer : il faut fuir tous les regards. Où se réunira-t-on ? chez ce même Brue, que deux conciliabules tenus chez lui dans la même journée rendront infailliblement suspect! chez Brue, que son opinion doit signaler aux soupçons de l'opinion contraire 1 chez Brue dont la demeure, exposée aux vives clartés d'une boutique voisine, ne s'ouvrira furtivement pour aucun des conjurés !
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« Aussi, me répondra l'accusation, a-t-on changé le lieu du rendez-vous. »
Fort bien. Où l'a-t-on transporté ?
C'est pour échapper à la perfide clarté de cette boutique importune que l'on a changé le rendezvous : ainsi, ce sera dans l'ombre, dans une retraite écartée qu'on se réunira. Point d'asile assez sombre, point de solitude assez profonde pour cacher les conjurés aux regards vigilants de la police civile et militaire.
Suivons-les. Où vont-ils? Sur l'Esplanade, lieu de promenade publique; sur l'Esplanade, rendez-vous ordinaire des officiers de la garnison ; sur l'Esplanade, où la foule ne peut manquer d'affluer un jour de dimanche et peu de temps après la fête du lieu ; sur l'Esplanade enfin, qu'inondent les rayons de la lune dans une des plus belles soirées de l'été 1 Et que se passe-t-il sur l'Esplanade?
Maziau n'y vient pas; Delamotte n'y vient pas; Varlet n'y vient pas. Ainsi des trois chefs prétendus de la conjuration, pas un ne se trouve au rendezvous ; nulle conférence ne s'engage, et si je jette les yeux sur ce théâtre de la conjuration, j'y vois, pour seuls conspirateurs, le témoin Lhomme et le conjuré Hrue, qui s'amusent à poursuivre ce que L'homme avait d'abord appelé des petites filles, ce que plus
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tard il a nommé des demoiselles, et qu'à votre audience, ennoblissant toujours son langage, il a fini par appeler des dames.
Le voilà ce fameux rendez-vous où devait se tramer la perte de la monarchie et de la France! Voyons-en les suites.
MM. Collin, Campagne, Terret, Friol, Defarcy ont conçu des soupçons d'après les confidences de Corona : ils parcourent, aux clartés de la lune, les remparts, la citadelle, les rues détournées, asile ordinaire des malveillants. Qu'aperçoivent-ils? des groupes ? des hommes qui cherchent à se cacher ?
des armes ? des mouvements ? de l'agitation ? Rien, absolument rien. Partout la tranquillité la plus parfaite, partout le plus profond sommeil. Corona luimême, premier auteur de toutes leurs alarmes, va se promener sur l'Esplanade, n'y rencontre point d'officïers, et rentre paisiblement chez lui. Tel est le dénouement de ce drame si terrible dans l'accusation, si puérile dans la réalité.
Le reste vaut-il la peine d'être rappelé? On nous parle encore, je le sais, d'un déjeûner donné, le 21 au matin, par Delamotte à Maziau. Mais d'abord, ce déjeûner n'était pas prémédité; d'ailleurs, un déjeûner n'est pas un complot. Prouve-t-on qu'à cette entrevue il se soit rien passé de criminel ? et, si l'on
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ne peut rien prouver, quelle place ce t'ait insignifiant peut-il conserver dans l'accusation ?
Enfin Maziau part, et sans doute les soupçons vont disparaître avec lui. Non; déjà des bruits de complot circulent dans la ville. Corona les a communiqués à Collin, Collin à Campagne, Campagne à Terret, Terret à Friol, Friol à Defarcy, Defarcy au colonel de Juigné. Faibles à leur source, mais grossis de bouche en bouche, ils ont partout répandu l'épouvante. La crédulité les propage; la prévention les accueille; l'esprit de parti les envenime; les paroles effrayantes du Moniteur semblent les confirmer. Les esprits s'échauffent, les ressentiments s'aigrissent, les soupçons fermentent. Déjà les officiers d'une certaine opinion sont désignés ouvertement aux vengeances de l'autorité. On se répand en menaces; on parle de mandats d'arrêt; on parle de mesures terribles. Effrayés de l'exaspération des esprits, entourés de dangers et de craintes plus fortes que le danger même, quelques-uns de ceux que la prévention accuse avec le plus de violence croient devoir céder aux temps; ils s'éloignent; ils s'éloignent avec ce même Dutova, dont vos jugements ont proclamé l'innocence, et l'on vient aujourd'hui vous présenter leur départ comme un aveu de leur crime !
Aujourd'hui que les préventions ont cessé, au-
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jourd'hui que la voix des passions est venue mourir au pied de votre tribunal, la voix de la raison pourra se faire entendre à son tour et réduire à leur juste valeur les charges accumulées par l'accusation. C'est en ce moment qu'il faut, fidèles à nos prémisses, considérer les faits sous le double rapport du but et de la résolution d'agir.
L'accusation prouve-t-elle que les officiers de la légion de la Seine aient eu POUR BUT d'exciter les citoyens à s'armer contre Vautorité royale, considérée, bien entendu, dans son essence, et non dans ses effets ? Non, encore une fois, que s'armer contre les actes de l'autorité royale fût un fait innocent aux yeux de la loi : sans doute, c'est toujours un délit ; mais c'est un délit d'une autre nature, qui rentre dans les règles communes de la législation criminelle,. et qui ne peut résulter d'une simple volonté.
C'est ce que je crois avoir solidement établi en commençant ma défense.
Si donc l'accusation ne nous montre pas un but tel que je viens de le définir, et qu'elle veuille nous poursuivre encore, il faudra qu'elle nous offre des faits et non plus des pensées, des actes et non plus des résolutions : il faudra qu'elle nous surprenne marchant aux casernes, haranguant les soldats, entraînant les bataillons.
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Le but, quel était-il, au dire même de l'accusation? Ce n'était, on en convient, ni contre la dynastie régnante, ni contre la personne du monarque, ni contre son règne, ni contre la personne des membres de sa famille, ni contre la constitution, que le projet qu'elle signale était dirigé. Eh bien 1 hors de ce cercle, plus de complot possible : d'autres délits, d'accord; rébellion, emploi illégal de la l'orce armée, insubordination militaire ; mais plus de complot. J'abandonne donc ici, la déclaration de Varlet (qui cependant ne cherchait guère alors à se justifier), et la déclaration de Pégulu, et celle de Remy, et celle de Ligeret, et celle de Dutoya, et même celle de Delamotte, dont la franchise aurait peut-être quelque droit à votre confiance. Je renonce aux témoignages si favorables de MM. Deleau, Campagne et Corona, qui rendent des sentiments politiques de cet officier un compte si honorable; je renonce aux inductions victorieuses que je pourrais tirer de cette réponse de Corona à Remy, nous avons tout cela : le témoignage du ministère accusateur suffit à ma défense.
Mais, quand nous passerions condamnation sur le but, l'accusation pourrait-elle établir l'existence d'une résolution d'agir concertée et arrêtée entre deux ou plusieurs conspirateurs? Cette résolution
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n'existe point dans l'affaire de Cambrai, prise isolément et considérée en elle-même. L'accusation n'a pas seulement essayé de l'établir sous ce point de vue; et, en effet, nous avons reconnu, par l'examen des faits, que cette résolution d'agir n'avait été, n'avait pu être ni concertée ni arrêtée, soit dans l'entrevue du 7 août, soit dans la réunion réelle ou supposée du 19 au - soir, soit dans la réunion du 20 au matin chez Brue, soit enfin sur l'esplanade où il n'est venu personne. Mais on a cherché à criminaliser les faits de Cambrai en les rattachant aux faits de Paris; c'est sous ce rapport que nous devons désormais combattre l'accusation.
Et d'abord, ne sommes-nous pas en droit d'exiger de l'accusation qu'elle nous prouve l'existence d'un r corps de délit, d'un complot? Le ministère public commence par supposer le complot sans nous montrer un seul de ses auteurs, et, partant ainsi de ce qui est en question, il rattache, par de prétendues adhésions, tous les accusés à ce corps de délit incertain, peut-être imaginaire. Ce n'est pas ainsi qu'on procède devant la justice. En toute matière, - le corps de délit doit être constaté et priori ; on cherche ensuite les auteurs du délit; enfin, on cherche leurs complices. Ici, le corps du délit est un complot: prouvez donc d'abord le complot, prouvez
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la culpabité des auteurs, et, forts de cette preuve, vous descendrez ensuite aux adhérents. Mais remonter des adhérents aux auteurs que l'on ne connaît pas, de ces auteurs inconnus remonter au complot que l'on ne connaît pas davantage, .c'est une pétition de principe; c'est décider la question par la question elle-même.
Et qu'on n'imagine point suppléer la preuve légale du complot par je ne sais quelle créance morale, qu'on ferait résulter d'indices plus ou moins douteux, plus ou moins trompeurs. Est-il question de prendre des mesures de prudence, de courir au-devant des dangers, apportez-moi des preuves morales, j'y consens ; mais lorsqu'il s'agira de juger, de sévir, de frapper à mort, ce sont des preuves légales que j'attends de vous. Si ces preuves vous manquent, n'espérez pas les suppléer; leur absence, c'est l'absolution des accusés.
Ces preuves, où sont-elles ? Nulle part; il ne peut s'en trouver dans l'état présent de la cause.
Songez à la nature du délit à constater. Dans les causes ordinaires, il existe un corps de délit matériel, susceptible d'une preuve matérielle. C'est un homme assassiné, c'est un bâtiment incendié, l'officier de la loi dresse un procès-verbal, et voilà le fait constant, voilà le point de départ assuré.
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En matière de complot, le corps du délit est un tout intellectuel; c'est une pensée, une résolution.
On n'a pu le fixer, lui donner un corps, pour venir ensuite y rattacher des pensées, des paroles, des actions étrangères, et,. de tous ces éléments hétérogènes, construire je ne sais quel délit insaisissable qui se trouverait partout sans se trouver nulle part.
Ici, par la nature singulière du crime, le délit ne peut se prouver que contre les auteurs même du délit; la résolution ne peut se prouver que contre ceux qui ont conçu la résolution. Pour trouver le crime, il faut trouver les coupables; pour trouver Une conspiration, il-faut trouver les conspirateurs; autrement, comment l'accusé pourrait-il administrer la preuve contraire ? comment prouverait-il qu'une résolution n'a pas existé?
Non, par là même que le corps du délit n'est point ici susceptible d'une preuve matérielle, il ne peut-être établi que par la culpabilité des auteurs.
Ces auteurs, où sont-ils? Je les cherche en vain sur ces bancs. A leur défaut, voyons-nous du moins des hommes qui se soient trouvés directement en relation avec eux ? Pas davantage. Ainsi l'on accuse d'adhésion, sans prouver qu'il existe une chose à laquelle on pût adhérer : on croit trouver une complicité certaine à un crime douteux : on
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tire des conséquences de ce que l'on ne connaît pas ; et quelles conséquences ? L'exil et la mort.
Ne pouvant rapporter la preuve positive et directe du délit, que fait le ministère public? Il recherche les symptômes dont les conspirations sont ordinairement accompagnées, puis il s'efforce de nous les montrer dans la cause. S'il a, dit-il, existé un complot, vous trouverez des chefs puissants ; vous trouverez des comités de direction; vous trouverez des agents.
— Fort bien; mais partout où vous trouverez des chefs, des comités, des agents, trouverez-vous nécessairement un complot contre l'État? Voilà ce qu'il fallait établir.
Si je disais : « Partout où vous verrez la terre cultivée, vous reconnaîtrez la présence des hommes, » j'énoncerais sans doute une vérité incontestable; mais si, renversant les termes de la proposition, je disais : « Partout où vous verrez des hommes, vous verrez la terre cultivée. » Les hordes de l'Asie septentrionale, les peuplades de l'Amérique seraient là pour me démentir.
Tel est pourtant le raisonnement de l'accusation : le vice de son argumentation saute aux yeux.
Mais où sont ces chefs, ces agents, ces comités ?
Des chefs ? on vous en signalait un grand nombre ; vos arrêts les ont justifiés. Des comités directeurs ?
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on vous parlait du Bazar, et l'accusation même ne voit plus aujourd'hui, dans les administrateurs du Bazar, que des non-révélateurs. Des agents? on vous désignait Maziau, Caron, Monchy Sauset : qu'ont produit les débats à leur égard ?
Rien n'est donc prouvé dans l'accusation ; bien plus, l'acte d'accusation lui-même nous offre la preuve négative du complot. Demandons-lui quel était le but des conjurés, ce bzit, première condition du contrat, ce but, sans lequel il n'est point de concert, point de résolution possible; il nous répond : « Les uns croient travailler pour l'établissement d'une république.
« Les autres se persuadent qu'on placera sur le trône le fils de Napoléon Bonaparte.
Il A ceux-ci, une dynastie étrangère est annoncée.
« Pour entraîner ceux-là, on leur présente la nécessité de redresser la marche dit gouvernement dit roi, et de le forcer à rentrer, dit-on, dans les voies constitutionnelles. »
Voilà comment l'acte d'accusation nous montre l'unité de but chez les conspirateurs; voilà comment il rattache les faits de Cambrai aux faits de Paris !
Demandons-lui maintenant (car, pour nous, Messieurs, cet acte d'accusation est un acte de défense), demandons-lui, si. à défaut d'unifl; dans le but. on
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trouve analogie dans les moyens. linous répond : On prodigue des promesses d'acancement aux sousofficiers. A Cambrai, point de sous-officiers, point de promesses d'avancement. Les agents du complot les attirent dans des repas où le vin riest point épargné. Je ne vois à Cambrai qu'une seule réunion, et l'on n'y boit pas de vin. Largent est aussi employé comme moyen de séduction. Point d'argent à Cambrai. Les menaces sont ajoutees. Point de menaces à Cambrai.
Quoi qu'on fasse donc, et sous quelque rapport qu'on envisage les faits présentés par l'accusation, il est impossible de rattacher le complot de Cambrai au complot de Paris. Le complot ? je me trompe : les projets de Cambrai aux projets de Paris. Je me trompe encore : les paroles de Cambrai aux paroles de Paris.
Que sera-ce si l'on réfléchit que Maziau, signalé par le ministère public comme l'agent intermédiaire, comme le lien commun de ces deux conjurations, n'a pu, malgré son absence, être convaincu d'aucun l'ait décisif ? si l'on réfléchit que sa qualité de conspirateur n'est point établie ? que, cette première qualité supposée, celle d'agent reste encore incertaine? que. cette seconde qualité également admise, l'usage qu'il en aurait fait dans ses divers
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voyages n'a pu être prouvé? que l'accusation n'a recueilli contre cet officier que- des présomptions combattues par d'autres présomptions, et par de plus fortes peut-être? que le Bazar, dont Maziau était supposé l'agent, a cessé de figurer comme, partie active dans la conspiration ? Ne faudra-t-il pas dèslors renoncer à trouver le moindre rapport entre Paris et Cambrai, entre le Bazar et la légion-de la Seine, entre ceux qui, dit-on, tramaient le renversement de la dynastie et de la Charte, et ceux qui voulaient conserver la Charte et la dynastie.
n Déjà, vous le voyez, l'accusation est anéantie, et nous n'avons pas encore discuté une seule de ses preuves ! Cette tâche appartient aux défenseurs qui doivent me succéder à cette tribune ; pour moi, c'est dans ses propres paroles que tai puisé sa réfutation ; c'est en acceptant tous ses témoins que je l'ai combattue par la seule force des choses, ou plutôt elle est tombée sous son propre poids. Je veux pourtant, avant de quitter cette défense, fixer le caractère des faits de Cambrai, prouver que rien de sérieux n'a jamais été tramé dans cette garnison, et que, sans le Moniteur du 20 août, jamais nous n'aurions entendu parler d'une conspiration dans la légion de la Seine.
Examinons la situation des esprits avant et après l'arrivée du Moniteur.
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Avant l'arrivée du lIIoniteur, Corona reçoit, s'il faut l'en croire, une confidence de Remy. Quelle est sa réponse? Vous êtes fou; c'est impossible. Il en fait part à Collin. Que dit Collin ? Vous êtes fou; c'est impossible. Collin en parle à Campagne : vous êtes fou; c'est impossible. On en parle au commandant Friol : c'est impossible. Corona lui-même, au lieu de courir révéler à ses chefs la terrible confidence que Remy vient de lui faire, dîne, va au spectacle, se promène en habit bourgeois avec sa femme, rentre se coucher et garde le plus profond silence.
D'autre part, si nous écoutons Varlet, il affirme que Godo-Paquet et lui ont reconnu l'impossibilité d'un mouvement à Cambrai.
En effet, quels moyens d'exécution ? Où sont les chefs? des officiers subalternes, dont l'un n'était que depuis trois ou quatre mois dans la légion, et qui, suivant le colonel de Juigné, ne jouissaient d'aucune influence. Les moyens de séduction ? point d'argent, point de promesses. Les mesures ? aucune.
Les agents secondaires? pas un sous-officier, pas un soldat. Les préparatifs? la nuit même de l'exécution, tout est tranquille à Cambrai; pas un individu, pas un mouvement suspect dans la ville, sur les remparts, à la citadelle, sur l'Esplanade. Voilà la conjuration de Cambrai !
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Mais le Moniteur paraît; soudain tout change: il annonce une conspiration; tout prend un caractère conspirateur. Frappés de l'idée d'un complot, les esprits ne voient plus que complot dans les circonstances les plus insigninantes. C'est alors (pie Guiraud voit une conjuration dans ce qui ne lui avait paru que des bavardages; c'est alors que Deschamps se rappelle quelques propros qu'il n'avait pas compris, et conclut que probablement ils devaient se rapporter à un complot. C'est alors que Lhomme se rappelle aussi quelques paroles indifférentes de Ligeret, et les rattache à la pensée d'un complot : il n'y avait pas fait d'attention : ce sont les mouvements qui les lui ont rappelés. Alors vient une première déclaration de Jacob, puis une seconde, puis une troisième; son intarissable mémoire multiplie les récits à mesure que les événements s'éloignent. La prévention enfle tout, dénature tout ; les nouvelles deviennent des propositions, les communications de l'amitié des ouvertures conspiratrices; les réunions habituelles de jeunes officiers rapprochés par une même opinion, buvant ensemble et parlant politique avec la chaleur naturelle à leur âge, deviennent des conciliabules de conjurés. Et si, dans cette préoccupation générale, on vient à découvrir qu'un officier a parlé de la mort du roi. dont, en efl'et. le
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bruit avait couru à Cambrai, c'est le signal delà révolte qu'il a voulu donner : si le lieutenant Ligeret, passant d'un conseil de guerre à la table d'un ami, de la table au café et du café à l'Esplanade, n'a pas eu le temps de quitter son uniforme, voilà le schako, le hausse-col et l'épée qui deviennent les signes de ralliement des conjurés. Sous l'influence de ces dispositions, les moindres faits s'altèrent de bouche en bouche; ils vont se grossissant de Corona à Collin, de Collin à Campagne, de Campagne àFriol, de Friol à M. de Farcy, de M. de Farcy au colonel.
Ce sont les œufs de la fable; avant la fin de la journée, ils se montaient à plus d'un cent. D'abord les autorités méprisent ces bruits aussi ridicules qu'invraisemblables; le colonel mande Corona, l'écoute, et reçoit ses révélations avec une indifférence dont Corona lui-même est fort scandalisé. On ne daigne pas en faire part au lieutenant du roi, chargé de la police militaire. La police de Paris elle-même, qui signalait Maziau dès le 20 août, ne donne l'ordre de l'arrêter que le 26 ou le 27. Mais peu à peu la prévention fait des progrès : l'esprit de parti s'en empare; ses effets se manifestent d'abord dans les rangs inférieurs; de là son influence remonte jusqu'aux, chefs eux-mêmes, qu'elle ne trouve peut-être que trop disposés à l'accueillir. Des officiers qu'elle ac-
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cnse, Delamotte est le plus en évidence, à cause de la franchise de son caractère et de la pétition qu'il a présentée à la Chambre des députés ; c'est lui qu'elle place à la tête de la conjuration. Tous les yeux ne voient plus désormais qu'à travers le double microscope de la peur et de la passion; l'irritation est à son comble ; on se répand en menaces contre les hommes que l'on soupçonne. Intimidés, ils s'éloignent, et leur départ devient pour des esprits prévenus un aveu de leur culpabilité : on s'arme contre eux de l'effroi qu'on a su leur inspirer 1 Dans tout cela, pas un fait positif 7 des paroles, et rien que des paroles : point d'argent, point de chefs, point d'hommes influents, point d'intelligences dans les rangs inférieurs, point de séductions, point de tentatives de séductions, point de mesures, point de préparatifs.Vous le connaissez maintenant, ce futile épisode d'une accusation expirante : une fermentation d'un moment, excitée par des nouvelles alarmantes: quelques propos imprudents peut-être; des indiscrétions de jeunes militaires, appréciées à l'instant même par leurs chefs et par leurs camarades, voilà, dans cette partie du procès, les éléments de l'accusation. On cherche une résolution d'agir, on ne la trouve nulle part; à défaut de résolution d'agir, on cherche une
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adhésion à je ne sais quel complot invisible, A Cambrai, point de corps de délit ; il faut l'aller chercher à Paris. A Paris on ne le trouve pas davantage ; on le suppose, mais on le suppose incompatible avec les desseins qu'on suppose à Cambrai : il faut rattacher ceux-ci à ceux-là, et les uns repoussent les autres : il faut les rattacher par un fil, et ce fil se brise entre les mains de l'accusation. Et si, non content d'avoir écarté la culpabilité légale, on veut presser les faits, tout se réduit en poussière, tout s'évapore en fumée !
Et voilà les bases d'une accusation capitale! et c'est sur de telles charges qu'on vous demande des condamnations à mort ! c'est sur de tels éléments qu'un brave militaire se voit accusé de trahison !
lui, coupable de trahison! lui, qui, né dans la patrie de Henri IY, a respiré dès son enfance la franchise et l'honneur! lui, que nous avons vu déployer à ces débats la loyauté de son noble caractère! lui, qui, placé en face de l'échafaud, n'a rien dissimulé pour lui, n'a pas compromis un seul de ses compagnons d'infortune ! lui, amant passionné de la liberté (je l'avoue et je l'en honore), mais fidèle sujet des lois et du prince qui s'applaudit de régner par elles 1 lui, enfin, qui, dans les longs épanchements d'une confidence intime, n'a pas eu un instant à rougir
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devant son défenseur! lui, coupable de trahison!
cherchez-lui d'autres crimes; celui-là n'est pas fait pour lui.
Une dernière prévention me reste à combattre. On reproche aux officiers de la Seine d'avoir fui l'accusation dirigée contre eux, ou plutôt les violences dont les menaçaient des passions déchaînées : car vous n'avez oublié ni cette mémorable définition des mal-pensants, donnée à la cour par un témoin, ni cette inconcevable adresse où l'on osait demander au monarque d'abjurer la clémence.
Mais vous qui reprochez aux accusés des terreurs que justifiaient trop leur situation et leurs dangers, vous qui leur imputez à crime d'avoir fui avant que la cour des Pairs eût accepté la mission de les juger, tenez-leur compte aussi de la noble confiance qu'ils ont déployée depuis que la cour, en se déclarant compétente, a donné à leur innocence la garantie de son auguste impartialité. En ce moment, le défenseur voudrait pouvoir s'effacer : mais je ne puis taire à mes juges ni ce que j'ai vu moi-même, ni les impressions que j'ai reçues. Vous n'ignorez pas quels sentiments nous attachent à l'accusé qui remet entre nos mains son honneur, sa liberté, sa vie : et lorsque, dans les rapports qu'établit la défense, un noble caractère, une âme généreuse se révèle à nos re-
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garlls, vous concevez combien ces sentiments doivent devenir plus vifs et plus profonds encore. Un jour, guidé par un intérêt si légitime, je descends dans la prison du capitaine. J'allais lui porter des consolations: il m' aborde en souriant; il me prend la main, et, de ce ton de franchise qui vous a frappés dans ces débats : Vous ne savez pas, me dit-il ; je vais me inal'ier. Je n'attends que ma mise en liberté.
Il allait se marier, et l'échafaud était devant lui 1 Il allait se marier, et l'on venait de conclure à sa mort! Yous avouerai-je ma faiblesse ? Je détournai les yeux pour cacher des larmes qui s'échappaient malgré moi. Je souriais, je frémisssais Ú la fois, en voyant tant de sécurité en face d'un danger si terrible. Bientôt, appelé Ú ces audiences, j'ai senti mes alarmes s'évanouir : j'ai senti, j'ai respiré l'air de la justice. Mais le sentiment de l'innocence, puisé dans cet entretien, est resté gravé dans ma pensée; il m'a suivi dans ces débats; je l'ai apporté dans mon cœur : ah ! puisse-t-il avoir passé dans le vôtre !
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NOTICE
SUR LE
PROCÈS DE PAUL-LOUIS COURIER.
Au moment de la naissance du duc de Bordeaux (29 septembre 1820), la princesse de Wagram, veuve du maréchal Berthier, cherchait à vendre le château de Chambord, que son mari avait reçu de Napoléon en récompense de ses services. Alors un ancien officier, M. de Calonne, eut la pensée de provoquer une souscription nationale pour racheter le château de François Ier « au nom des quarante-quatre mille municipalités du royaume, » et en faire hommage à l'enfant royal. Naturellement le ministre de l'intérieur prit l'idée sous son patronage. Cet efficace concours en facilita la réussite; et l'on eut rassemblé en peu de temps les deux millions environ, avec lesquels M. de Calonne, représentant la commission générale de la souscription, acheta, le 5 mars 1821, le palais, noble chef-d'œuvre de la Renaissance.
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Mais le zèle à souscrire, spontané, sincère chez les uns, avait été stimulé et contraint chez beaucoup d'autres. On était en pleine tempête de la réaction ultra-royaliste, qui sévissait depuis la mort tragique du duc de Berry. La résistance était hasardeuse.
Paul-Louis Courier osa élever la voix pour ceux qui se taisaient. En avril 1821, il lança le Simple Discours de Paul-Louis, vigneron de la Chavonnière, aux membres du conseil de la commune de Véretz, département d'Indre-et-Loire, à Voccasion d'une souscription proposée par S. E. le ministre de Vintérieur pour Vacquisition de Clwmbord.
Le succès de ce pamphlet redoutable irrita le pouvoir. Des poursuites judiciaires entamées au mois de juin, par M. Jacquinot-Pampelune, procureur du roi près le Tribunal de la Seine, amenèrent l'écrivain devant la Cour d'assises, le 28 août suivant. De trois chefs d'accusation articulés d'abord, offense à la morale publique, offense à la personne du roi et provocation à offenser la personne du roi, les deux derniers avaient été écartés préalablement par la magistrature; le premier seul subsistait.
Courier conlia sa défense à M. Berville. « C'est, écrivait-il à Mme Courier (10 juin), c'est un jeune homme de beaucoup d'esprit et fort aimable. » On augurait un acquittement. Mais la coutume était que
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le gouvernement composât la liste du jury. Or le jury fut abominable, selon la rude expression de celui qui avait à en affronter la sévérité. Le pamphlétaire, déclaré coupable à l'unanimité, se vit condamné à deux mois d'emprisonnement et à deux cents francs d'amende.
Toutefois, et alors même qu'il en était encore à craindre un coup plus rude, 41 s'était consolé d'avance, moins en homme politique qu'en artiste amoureux de son bien-dire, et il consolait sa femme en ces termes : « J'ai le public pour moi, et c'est ce » que je voulais. On m'approuve généralement, et » ceux mêmes qui blâment la chose en elle-même » conviennent de la beauté de l'exécutiôn. » Deux personnes lui avaient dit que cette pièce était ce qu'on avait fait de mieux depuis la révolution.
« Ainsi, concluait-il, j'ai atteint le but que je me - » proposais; qui était d'emporter le prix. Plus on me » persécutera, plus j'aurai l'estime publique. »
(Juin 1821.)
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DÉFENSE
DE
PAUL-LOUIS COURIER, Auteur jdu simple discours sur la souscription de Chambord.
MESSIEURS LES JURÉS,
Si, revêtus du ministère de la parole sacrée, vous étiez chargés d'annoncer aux hommes les vérités de la morale, *sans doute on ne vous verrait point, timides censeurs, faciles moralistes, composer avec la corruption et dégrader, par des ménagements prévaricateurs, votre auguste caractère. Vous sauriez, pour remplir vos devoirs, vous armer d'indépendance et d'austérité. La haine du vice ne se cacherait point sous les frivoles délicatesses d'un langage adulateur ; vos paroles, animées d'une vertueuse énergie, lanceraient tour à tour sur les hommes dépravés les foudres de l'indignation et les traits pénétrants du sarcasme. Vous n'iriez point contrister le pauvre, alarmer la conscience du faible et baisser devant le vice puissant un œil indignement Vesper-
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tueux; votre voix généreuse et sévère flétrirait jusque sous la pourpre les bassesses de la flatterie et la corruption des cours. Faudrait-il vous applaudir ou vous plaindre ? Je sais quel prix vous serait dû : sais-je quel prix vous serait réservé? Seriez-vous offerts à l'estime publique en apôtres des mœurs et de la vérité ? Seriez-vous traduits en criminels devant la cour d'assises ?
Voyez l'auteur de l'écrit sur Chambord. A l'exemple des écrivains les plus austères, il a opposé aux vices brillants des Cours la simplicité des vertus rustiques; on a pris contre lui la défense des Cours : il
s'est indigné contre des scandales; on s'est scandalisé de son indignation : il a plaidé la cause de la morale publiquement outragée; on l'accuse d'avoir outragé la morale publique.
Imaginez mon embarras, Messieurs les Jurés, lorsqu'il m'a fallu préparer cette défense. D'ordinaire, l'expérience des doctrines du ministère public, que nous partageons rarement, mais que nous avons appris à connaître, nous permet de prévoir à peu près le système de l'accusation, d'en démêler l'erreur et de méditer nos réponses. Ici, je l'avoue, j'ai vainement cherché à deviner le système du ministère accusateur; je n'ai pu concevoir par quels arguments on arriverait à faire sortir des pages incriminées un
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délit d'outrage à la morale publique. Grâces à son absurdité, l'accusation a réussi à surprendre son adversaire et l'a trouvé désarmé au moment du combat.
Soyons justes, toutefois, et après avoir écouté l'orateur du ministère public, reconnaissons que l'embarras de l'accusation a dû surpasser encore l'embarras de la défense. Voyez avec quel soin elle a constamment évité d'aborder la question. Vous aviez pensé, sans doute, que, dans une accusation d'outrage à la morale publique, elle allait commencer par définir la morale publique. puis expliquer comment l'auteur l'avait outragée. Nullement. De nombreux mouvements oratoires, d'éloquentes amplifications sur le clergé, sur la noblesse, sur François Ier, sur Louis XIV, sur le duc de Bordeaux, sur Cliambord; des personnalités beaucoup trop amères contre l'écrivain inculpé, voilà tout son plaidoyer. Quant à la morale publique, pas un mot : tout se trouve traité dans le réquisitoire du ministère accusateur, tout, hormis l'accusation.
Simple que j'étais! je me félicitais d'avoir enfin à défendre, en ces matières, une cause étrangère à la politique. « Du moins, me disais-je, je ne serai plus condamné à traiter ces questions si délicates, que l'on n'aborde qu'avec inquiétude, que l'on ne discute
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jamais avec une entière liberté. Je n'aurai plus à re-douter dans mes juges la dissidence des opinions, l'influence des préventions politiques. Tout le monde est d'accord sur les principes de la morale; le ministère public et moi, nous parlerons un langage commun : toutes les opinions pourront nous comprendre et nous juger. » Et voilà qu'on nous fait une morale politique IV oilà que, dans une cause où l'État n'a certes rien à démêler, on s'efforce encore de parler aux affections politiques t Aux définitions, qu'on n'ose donner, on substitue les lieux-communs oratoires; à défaut de la raison, qu'on ne peut convaincre, on cherche à soulever les passions ; au délit de la loi, qu'on ne peut établir, on s'efforce de substituer le délit d'opinion !
Avant de vous parler de l'écrit, qu'il me soit permis de vous parler un moment de l'écrivain. Dans les délits purement politiques, la criminalité peut, jusqu'à certain point, être indépendante du caractère de l'auteur : la passion, l'erreur, le préjugé peuvent faire d'un honnête homme un citoyen coupable. Mais l'auteur d'un outrage a la morale publique est nécessairement un homme immoral : il y a incompatibilité entre la moralité de la conduite et l'immoralité des principes. Ici, justifier l'auteur, c'est déjà justifier l'ouvrage.
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Paul-Louis Courier, l'un de nos savants les plus estimés, l'un de nos plus spirituels écrivains, entra, au sortir de ses études, dans le corps du génie militaire. Officier d'artillerie, distingué par ses talents, il pouvait fournir une carrière brillante : mais, lorsqu'il vit le chef de l'armée envahir le pouvoir et dévorer la liberté, il refusa de servir la tyrannie; il s'éloigna. Retiré à la campagne, il partagea ses journées entre les utiles travaux de l'agriculture et les nobles travaux des lettres et des arts. Gendre d'un helléniste célèbre (1), il marcha sur ses traces avec honneur : c'est à lui que nous devons le complément de l'un des plus précieux monuments de la littérature ancienne. L'ouvrage de Longus offrait une lacune fâcheuse; M. Courier, dans un manuscrit vainement exploré par d'autres mains, découvrit le passage jusqu'alors inconnu, et doubla le prix de sa découverte par l'habileté avec laquelle, imitant le vieux style et les grâces naïves d'Amyot, il compléta la traduction en même temps que l'original. Ce succès lui valut quelques désagréments. Par un bizarre effet de la fatalité qui semble le poursuivre, l'auteur qu'on accuse aujourd'hui pour un écrit de morale, fut alors persécuté à l'occasion d'un roman pasto-
(1) M. Clavier, de l'Institut.
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ral. Sa fermeté triompha de la persécution. Depuis ce temps, retiré à la campagne, cultivateur laborieux, père, époux, citoyen estimable, il a constamment vécu loin de la capitale, étranger aux partis, quelquefois persécuté, jamais persécuteur ; refusant, pour garder son indépendance, les places qu'on lui offrit plus d'une fois; se délassant, par l'étude des lettres, de ses travaux agricoles, et ne voulant d'autre profit de ses ouvrages que les applaudissements du public et l'estime des juges éclairés. C'est là qu'il s'occupait d'élever un nouveau monument aux lettres, lorsqu'une accusation, certes bien imprévue, vint l'arracher à ses études, à ses champs, à sa famille. Telles sont aujourd'hui les récompenses réservées aux hommes qui honorent leur patrie 1.
Voilà, Messieurs, l'écrivain immoral que l'on traduit devant vous; voilà le libelliste qu'on signale à votre indignation !
Ce n'est peut-être pas un fait indigne de votre attention, que cette fatalité singulière, qui appelle incessamment sur le banc des accusés l'élite de la littérature française. Tour à tour le spirituel rédacteur de la correspondance administrative et l'ingénieux Ermite de la Chaussée-d'Antin, l'auteur des Deux Gendres et l'auteur des Délateurs ont porté sur ce banc.leurs lauriers ; les Bergasse et les Lacretellc,
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leurs cheveux blancs; l'archevêque de Malines, sa toge épiscopale ; le peintre de Marius, ses longues infortunes. La Cour d'assises est devenue comme une succursale de l'Académie française. Veuillez y réfléchir. Cette exubérance de poursuites, cette succession d'attaques, non pas contre d'obscurs pamphlétaires, mais contre les plus distingués de nos écrivains; cette guerre déclarée par le ministère public à la partie la plus éclairée de notre nation, ne vous réyèlc-t-elle pas quelque erreur fondamentale dans son système? Lorsqu'en dépit des persécutions, des emprisonnements, des amendes, les meilleurs esprits s'obstinent à comprendre la loi, à user de la loi dans un sens opposé au pouvoir qui les accuse, n'est-il pas à présumer que ce pouvoir entend mal la loi? Un écrit vous blcsse; vous décidez dès-lors qu'il faut en punir l'auteur, sans songer que la liberté de la presse n'est pas la liberté de dire ce qui plaît au pouvoir, mais ce qui peut lui déplaire. Mais, pour mettre un auteur en jugement, il faut un texte de loi : alors vous cherchez dans la loi quelque texte qui, bien ou mal, s'ajuste à l'écrit en question. Les uns sont trop précis; on les laisse : d'autres sont plus élastiques; on s'en empare, et c'est ainsi que, dans les procès de la presse, nous voyons revenir sans cesse ces accusations banales <Y attaque contre ,l'au-
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torité cpnstitutionnelle du Roi et des Chambres, de provocation à la désobéissance aux lois, d'outrage à la morale publique.
Voilà précisément l'histoire de notre procès. On ne nous accusait pas seulement, dans le principe, d'outrage à la morale publique : d'autres textes furent essayés. Leur rédaction s'est trouvée trop précise; il a fallu les abandonner. L'outrage à la morale publique est resté seul, le sens de ces termes offrant une sorte de vague et d'arbitraire dont l'accusation a espéré profiter. Nous, dont l'intérêt est de tout éclaircir, nous nous demanderons, avant tout, ce que la loi entend par le délit d'outrage et la morale publique.
Pourquoi ces mots : outrage à la morale PUBLIQUE ?
Pourquoi le législateur n'a-t-il pas dit simplement : l'outrage à la morale ? Que signifie cette épithète qu'il a cru devoir ajouter? Messieurs, il faut le reconnaître : ces expressions sont un avertissement donné par le législateur aux fonctionnaires chargés de poursuivre les délits ; un avertissement de ne point faire du Code pénal le vengeur de leurs doctrines personnelles, de ne point voir une infraction dans ce qui pourrait contrarier leurs opinions particulières. La morale du législateur n'est point la morale d'un homme, d'une secte, d'une école : c'est cette morale
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absolue, universelle, immuable, contemporaine de la société elle-même, toujours constante au milieu des vicissitudes sociales, émanée de la Divinité, et supérieure à toutes les opinions humaines; qui n'est point de réflexion, mais de sentiment; point de raisonnement, mais d'inspiration ; qu'on ne trouve point autre à Paris, autre à Philadelphie. C'est cette morale qui sanctionne la foi des engagements, consacre la couche conjugale, unit par un lien sacré les pères et les enfants : c'est elle qui flétrit le mensonge, le larcin, le meurtre, l'impudicité : c'est celle-là seule qui prend le nom de morale publique, parce que, fondée sur l'assentiment de tous les hommes, elle a son témoignage, sa garantie dans la conscience publique.
Quel est donc l'écrivain qui outrage la morale publique ? Celui qui ose mentir à l'honnêteté naturelle, à la conscience universelle; celui dont le langage soulève dans tous les cœurs le mépris et l'indignation. N'allez point chercher ailleurs les caractères d'un tel délit. Ici, toute argumentation est vaine : le cri de la conscience outragée, voilà le témoignage que l'accusation doit invoquer : c'est la voix du genre humain qui doit prononcer la condamnation.
Si l'écrit sur Chambord outrageait en effet la morale publique, en eussiez-vous supporté de sang-
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froid la lecture ? Non, non : vos murmures auraient à l'instant même révélé votre horreur et votre indignation : un cri de réprobation se serait élevé parmi vous : vos regards se seraient détournés avec dégoût de l'auteur immoral, et votre conscience n'aurait pas attendu pour se soulever les syllogismes d'un orateur.
Est-ce là, j'ose vous le demander, l'impression que vous avez éprouvéô ? Non, je ne crains pas de le proclamer devant vous-mêmes. J'affirme qu'il n'est point dans cette enceinte un seul homme (sans excepter l'orateur même de l'accusation), qui, sortant de cette audience, refusât de se trouver dans le même salon avec l'écrivain qu'on accuse, qui n'y conduisît ses enfants, qui ne s'honorât d'une telle société. Condamnez donc l'écrivain immoral et scandaleux 1 Ah 1 ce n'est pas contre des écrits tels que le nôtre qu'est dirigée la sévérité des lois. Les lois ont voulu frapper ces auteurs infâmes qui se jouent de ce qu'il y a de plus sacré, et dont les pages révoltantes font frémir à la fois la pudeur et la nature. C'est contre ces écrits monstrueux que le législateur a voulu donner des garanties à la société; et j'ai droit de m'étonner que ses intentions aient pu être méconnues au point de traduire un père de famille
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estimable, un écrivain distingué, un citoyen honorable, sur le banc préparé pour les de Sade et pour les Arétin.
C'est en vain que, dans un discours travaillé avec art, on a cherché à vous l'aire illusion sur vos propres impressions, à déguiser sous l'éclat des ornements oratoires, la nullité de l'accusation. Que signifient, dans une accusation d'outrage à la morale publique, ces argumentations, ces insinuations artificieuses, ces inductions subtiles, ces déclamations éloquentes? Quoi 1 la morale est outragée, et il faut que le ministère public vous en fasse apercevoir!
La morale est outragée, et il faut que l'élégante indignation d'un orateur vienne vous avertir de vous indigner! Ah! la discussion du ministère public prouve du moins une chose, c'est que, puisqu'il faut discuter pour établir l'outrage à la morale publique, la morale publique n'est point outragée.
Discutons toutefois, puisqu'on le veut ainsi. On vous a parlé du caractère général dé l'ouvrage et du caractère particulier des passages incriminés : suivons l'accusation dans la double voie qu'elle s'est tracée.
Considéré dans son caractère général, l'écrit de M. Courier est une critique de la souscription de Chambord. L'acquisition de ce domaine lui paraît
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une mauvaise affaire pour le prince, pour le pays, pour Chambord même.
Pour le Prince : Ce n'est pas lui qui en profitera ; ce seront les courtisans : ce sacrifice imposé aux communes en son nom affaiblira l'affection dont il a besoin pour régner : enfin, le séjour de Chambord, plein de souvenirs funestes pour les mœurs, pourra corrompre sa jeunesse.
Pour le pays : La cour viendra l'habiter; les fortunes des habitants, leur innocence, pourront souf- frir tîe ce dangereux voisinage.
Pour Chambord : Douze mille arpents de terre rendus à la culture vaudraient mieux que douze mille arpents consacrés à un parc de luxe.
Il serait difficile de voir dans tout cela une offense à la morale publique.
M. Courier blâme donc l'opération de Chambord : il la croit inspirée moins par l'amour du prince et de son auguste famille, que par la flatterie et par .des vues d'intérêt personnel. A cette occasion, il s'élève, au nom de la morale, contre l'esprit d'adulation et contre la licence des cours.
Il est à remarquer que M. Courier est ici l'écho d'un ministre. Lisez le rapport soumis à S. M. par le ministre de l'intérieur sur l'acquisition de Cham-
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bord: ce sont les mêmes idées, ce sont presque les mêmes paroles.
M. Courier craint que ce présent ne soit plus onéreux que prolitable au jeune prince. — Le ministre avait dit : « on a exprimé le désir de la conservation » de Chambord, sans songer à ce qu'elle coûtera de » réparations foncières et dentretien, à toutes les » dépenses qu'exigeront son ameublement et son » habitation. »
M. Courier se demande si ce sont les communes qui ont conçu la pensée d'acheter Chambord pour le prince. « Non pas, répond-il, les nôtres, que je >•> sache, de ce côté-ci de la Loire ; mais celles-là » peut-être qui ont logé deux fois les cosaques.
a Là, naturellement, on s'occupe d'acheter des châ» teaux pour les princes, et puis on songe à refaire » son toit et ses foyers. » — Le ministre avait dit, presque dans les mêmes termes : « Les conseils qui » ont voté l'acquisition de Chambord n'ont point été » arrêtés par les embarras de finances qu'éprouvent » presque toutes les comrmtnes, les unes épuisées par » la suite des guerres, par l'invasion et le long sé» jour des étrangers ; les autres appauvries par les » fléaux du ciel, la grêle, les gelées, les inondations, ♦ » les incendies ; obligées, la plupart, de recourir et » des impositions extraordinaires pour acquitter les
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» charges courantes de leurs dettes. Dans d'autres » circonstances, l'administration devrait examiner » pour chaque commune si ses moyens répondent, à » son zèle. »
« Nous allons, » dit M. Courier, « nous gêner et » augmenter nos dettes pour lui donner (au princej » une chose dont il n'a pas besoin. » — « Il n'appar» tiendrait qu'à V. M., avait dit le ministre, de re» fuser au nom de son auguste pupille, un présent » dont il n'a pas besoin. Assez de châteaux seront un » jour et sa disposition, et ce sont les Chambres qui » auront à composer, au nom de la nation, son » apanage. »
M. Courier paraît craindre que les offrandes ne soient pas toujours suffisamment libres et spontanées. - Le ministre avait conçu les mêmes craintes : » Le don du pauvre, avait-il dit, mérite d'être ac» cueilli comme le tribut du riche, mais il ne faut » pas le demander. Il serait à craindre qu'on ne vît » une sorte de contrainte dans une invitation solen» nelle, venue de si haut, au nom d'une réunion de » personnages importants, qui s'occuperaient à don» ner une si vive impulsion à tous les administra» teurs et à tous les administrés. Des dons qui ne » sont acceptables que parce qu'ils sont spontanés, » paraîtraient peut-être commandés par des consi-
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» dévalions qui doivent être étrangères à des senti» ments dont l'expression n'aura plus de mérite si » elle n'est entièrement libre. »
En critiquant l'acquisition de Chambord, M. Courier n'a donc rien fait que reproduire les observations du ministre lui-même.
— N'importe : il a voulu arrêter l'élan généreux des Français : il a voulu s'opposer à l'allégresse publique.
Quoi donc! blâmer un témoignage d'allégresse inconvenant ou intéressé, est-ce blâmer l'allégresse elle-même? Parce qu'un nom sacré aura servi de voile à un acte imprudent ou blâmable, cet acte deviendra-t-il également sacré ? Pour moi, s'il faut le dire, je crois qu'il était beaucoup d'autres manières plus convenables d'honorer la naissance du duc de Bordeaux. Je ne parle point ici de ces bruits trop fâcheux répandus sur l'origine de cette souscription, sur les moyens employés pour faire souscrire : je ne veux ni les écouter ni les répéter. Mais ces dons d'argent, de terres, de châteaux, adressés à l'héritier d'un trône, ces présents qu'on fait offrir au riche par le pauvre, par des communes épuisées au neveu d'un roi de France, s'accordent mal dans mon esprit avec la délicatesse qui doit présider aux hommages rendus par des Français à leurs princes. Je ne puis,
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d'ailleurs, oublier que naguère on faisait offrir aussi par les communes des adresses, des chevaux, des soldats, à l'homme qui avait usurpé la liberté publique, et j.'aurais désiré, je l'avoue, que l'héritier d'un pouvoir légitime fût honoré d'une autre manière que le ravisseur d'un pouvoir absolu.
Croyez-moi, Messieurs, il est pour les princes des hommages, plus délicats et plus purs, que l'adulation ne saurait contrefaire et que la tyrannie ne saurait usurper. Ce sont ces pleurs d'allégresse qu'on verse à leur aspect, ces vœux d'un peuple accouru sur leur passage; ce sont les joies du pauvre, les actions de grâce du laboureur, les bénédictions des mères de famille. Voilà les hommages dont la France honorait Henri IV; voilà ceux que ses descendants vous demandent, et non ces tributs mendiés qu'on ne refusa jamais à la puissance. Les princes français ne ressemblent point à ces despotes de l'Orient, que la prière n'ose aborder qu'un présent à la main; et, loin d'obliger la pauvreté à doter leur opulence, ils consacrent leur opulence à soulager la pauvreté.
M. Courier a donc pu, non-seulement sans être coupable, mais sans manquer aux convenances les plus sévères, voir dans la souscription de Chambord un acte de flatterie ou une spéculation intéressée : il
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a pu blâmer cet hommage indiscret et suspect qui compromet, sous prétexte de l'honorer, tout ce qu'il y a de plus élevé et de plus respectable; et celui-là peut-être avait quelque droit de s'élever contre la flatterie, qui, sous aucun pouvoir, ne fut aperçu parmi les flatteurs.
Si l'esprit général de l'ouvrage est irréprochable, les détails en sont-ils criminels ? examinons les passages signalés par l'accusation. Peut-être aurez-vous peine à vous empêcher de sourire en les écoutant : la plupart ont si peu de rapport à la morale, qu'on se demande par quel étrange renversement des notions les plus communes, l'accusation a pu rapprocher deux idées d'une nature si différente.
M. Courier veut prouver que le don de Chambord ne profitera pas au prince, mais aux courtisans.
Après une vive sortie contre les flatteurs, il cite ce trait d'un courtisan qui disait au prince son élève: tout ce peuple est à vous; « ce qui, poursuit-il, » dans la langue des courtisans, voulait dire, tout » est pour nous. Car la Cour donne tout aux prin» ces, comme les prêtres donnent tout à Dieu, et ces >> domaines, ces apanages, ces listes civiles, ces bud» flets, ne sont guère autrement pour le Roi que » le revenu des abbayes n'est pour Jésus-Christ.
» Achetez, donnez Chambord : c'est la Cour qui le
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» mangera ; le prince n'en sefa ni pis ni mieux. »
Quoi 1 Messieurs, il faut justifier devant les tribunaux un pareil langage! Quoi ! l'on ne pourra dire, sans se faire une affaire avec la justice, que les courtisans font parfois servir l'auguste nom du prince, les prêtres le nom sacré de Dieu à leur intérêt personnel ! Quoi ! cette vérité triviale va devenir un délit digne de la prison) Vous outragez les prêtresl D'abord il ne s'agit point d'outrage aux prêtres, mais d'outrage à la morale. Outrager une généralité d'individus, c'est outrager la morale publique. Vraiment? A ce compte, je plains nos auteurs comiques.
Désormais, il ne leur sera plus permis, sous peine d'amende et de prison, de dire que les médecins tuent leurs malades, que Jes cabaretiers sont fripons, que les femmes sont indiscrètes, et (puisqu'en fin il faut s'exécuter) que les avocats sont bavards.
Au fond, qu'avons-nous dit du clergé, que le respectable abbé Fleury, que le sage Massillon, que tant d'autres écrivains graves n'aient dit avant nous, et n'aient dit quelquefois d'un ton beaucoup plus sévère? C'est calomnier le malheur. Le malheur lIe clergé figure pour vingt-cinq millions au budget de l'État !
« Ah 1 poursuit M. Courier, si, au lieu de Cham» bord pour le duc de Bordeaux, on nous parlait de
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» payer sa pension au collége (et plût à Dieu qu'il » fût en âge et que je pusse l'y voir de mes yeux), » s'il était question de cela, de bon cœur j'y consen» tirais et voterais ce qu'on voudrait, dût-il m'en » coûter ma meilleure coupe de sainfoin. Mais à » Chambord qu'apprendra-t-il ? ce que peuvent en» seigner Chambord et la Cour. Là, tout est plein de » ses aïeux; pour cela précisément, je ne l'y trouve ■ pas bien, et j'aimerais mieux qu'il vécût avec nous » qu'avec ses ancêtres. »
Il a fallu, sans doute, une admirabble sagacité, pour découvrir dans ces paroles une offense à la morale. Moi simple, j'aurais juré que l'auteur parlait ici le langage d'un sage moraliste. Oh 1 s'il était venu nous vanter les mœurs des Cours, nous les offrir en exemple, nous inviter à les imiter, je conçois qu'alors on pourrait l'accuser de blesser la morale.
Mais c'est justement le contraire qu'il a fait. Ces mœurs, il les a censurées, il a voulu arracher un jeune prince à leur contagion : et c'est lui que vous accusez d'immoralité.
Ah 1 si c'est un crime à vos yeux de médire de la Cour, faites-donc le procès à tout ce que la France compte d'écrivains célèbres. Commencez par l'immortel auteur de l'Esprit des Lois, qui parle ainsi des courtisans : « L'ambition dans l'oisiveté, la bas-
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» sesse dans l'orgueil, le désir de s'enrichir sans » travail, l'aversion pour la vérité, la flatterie, la » trahison, la perfidie, l'abandon de tous ses enga» gements, le mépris des devoirs du citoyen, la » crainte de la vertu du prince, l'espérance de ses » faiblesses, et, plus que tout cela, le ridicule per» pétuel jeté sur la vertu, forment, je crois, le ca» ractère du plus grand nombre des courtisans, » marqué dans tous les lieux et dans tous les » temps. »
Condamnez aussi le cygne de la chaire évangélique, Massillon, car voilà ce qu'on lit dans son Petit Carême : « Que de bassesses pour parvenir! Il faut pa» raître, non pas tel qu'on est, mais tel qu'on nous » souhaite. Bassesse d'adulation, on encense et on » adore l'idole qu'on méprise ; bassesse de lâcheté, » il faut savoir essuyer des dégoûts, dévorer des re» buts et les recevoir presque comme des grâces ; » bassesse de dissimulation , point de sentiments à » soi et ne penser que d'après les autres; bassesse » de déréglement, devenir les complices et peut-être » les ministres des passions de ceux de qui nous dé» pendons. Ce n'est point là une peinture imagi» née ; ce sont les mœurs des cours, et l'histoire de la N plupart de ceux qui y vivent. »
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Et ailleurs : « Le peuple regarde comme un bon » air de marcher sur vos traces ; la ville croit se » faire honneur en prenant tout le mauvais de la » Cour ; vos mœurs forment un poison qui gagne les » peuples et les provinces, qui infecte tous les états, » qui change les mœurs publiques, qui donne à la » licence un air de noblesse et de bon goût, et qui » substitue à la simplicité de nos pères et à l'inno» cence des mœurs anciennes la nouveauté de vos » plaisirs, de votre luxe, de vos profusions et de vos » indécences profanes. Ainsi, c'est de vous que pas» sent jusque dans le peuple les modes immodestes, » la vanité des parures, les artifices qui déshonorent » un visage où la pudeur toute seule devrait être » peinte, la fureur des jeux, la licence des entreliens, » la liberté des passions et toute la corruption de » nos siècles. »
Messieurs, c était aussi pour conserver l'innocence d'un prince enfant, du dernier rejeton d'une race royale, que Massillon élevait sa voix éloquente. Il est triste de penser que si Massillon vivait encore, il serait traduit en Cour d'assises !.
Au surplus, l'auteur ne s'est pas borné à censurer les mœurs de la Cour; il a justifié sa censure par des faits : avant d'attaquer la conséquence, il faudrait prouver que les faits sont controuvés.
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Ou vous niez, dirai-je à l'accusation, les faits rapportés dans l'écrit; alors, les monuments historiques sont là pour vous confondre : ou vous les avouez, mais vous en faites l'apologie ; alors, c'est vousmêmes qui offensez la morale : ou vous les avouez et les condamnez, et vous prétendez cependant que j'aurais dû les taire, parce que les coupables ont siégé sur le trône ou près du trône ; et c'est alors surtout, qu'au nom de la morale publique je m'élève contre vous. Quoi 1 des désordres coupables auront existé, et l'histoire, l'institutrice des peuples et des rois, devra garder le silence ! Quoi ! l'adultère aura souillé les palais, et le ministère public viendra me commander, au nom des mœurs, respect pour l'adultère !
Il y aura des vices privilégiés ! Des scandales auront un brevet d'impunité ! et si, à l'aspect des mœurs outragées, je laisse éclater mon indignation, c'est mon indignation qui sera criminelle ; c'est moi qui aurai outragé les mœurs !
Messieurs, l'Égypte honorait ses rois, mais elle jugeait leur cendre, et le jugement des morts était la leçon des vivants et de la postérité.
Que signifie cette distinction qu'on voudrait faire entre l'histoire et d'autres écrits ? La vérité a-t-elle.
pour se montrer, des formes privilégiées 1 Existe-t-il un genre d'ouvrages où la vérité soit criminelle '!
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C'est, sans doute, la première fois qu'on voit poursuivre un écrivain pour avoir rapporté des faits dont on ne conteste point la sincérité! C'est la première fois que l'accusation vient nous tenir cet étrange langage : cela est vrai; mais vous ne deviez pas le * dire. Nous avons vu incriminer des doctrines, condamner des opinions; il nous restait à voir accuser des souvenirs historiques; il nous manquait de voir traîner la vérité devant la Cour d'assises t C'est, dites-vous, attenter à la gloire nationale; c'est dépouiller la nation de son plus riche patrimoine.
Ce ne serait plus alors qu'une simple question d'amour-propre national, et non plus une question de morale publique.
Mais est-ce donc flétrir la nation que flétrir les vices de quelques hommes, dont les noms souillent son histoire ? Une nation est-elle solidaire pour tous les individus qui la composent? Le patrimoine de l'honneur national se compose-t-il des vices ou des * crimes dont le pays fut témoin ? Les trophées de Fontenoy, les vertus de Sully, les lauriers de Racine, voilà le patrimoine de l'honneur national 1 la France peut revendiquer la solidarité de la gloire ; elle ne revendiquera jamais la solidarité de la honte.
Suivons le ministère public dans ses nouvelles attaques.
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L'auteur veut prouver que le voisinage de la Cour est dangereux pour les simples habitants de la campagne. Une des choses qu'il redoute le plus dans ce voisinage, c'est Ja contagion des mauvaises mœurs.
Ici vient un passage qu'il faut relire et dont le sens est que la galanterie des femmes est, pour les gens de Cour, un moyen de parvenir. (Le défenseur lit le passage). J'aurais difficilement imaginé, continue-t-il, que cette proposition fût outrageante pour la morale publique, et que les mœurs des Cours dussent être pour nous un objet de vénération. Depuis quand n'est-il donc plus permis de dire d'une manière générale que tel vice, tel défaut, tel genre de dépravation règne dans telle classe de la société ?
Ici, j'interpelle encore l'accusation. Niez-vous les faits ? J'offre de les prouver. Les avouez-vous ? De quoi donc venez-vous m'accuser ?
Expliquez-vous enfin nettement. Est-ce pour avoir controuvé des faits que vous m'accusez ? Ce n'est plus qu'une question de vérité historique ; nous pouvons la décider avec des autorités. M'accusez-vous pour avoir dit des vérités fâcheuses à quelques amours-propres ? Alors, je vous demande où est la .).oi qui condamne la vérité et qui fait du mensonge un devoir de morale publique. Mais, du moins, expliquez-vous : parlez ; qu'on sache ce que vous
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prétendez. Niez franchement les faits ou bien avouezles franchement, sans vous perdre en déclamations qui ne prouvent rien que votre embarras et votre faiblesse.
Pour moi, je vous dirai que, de tout temps, l'historien, le moraliste, l'écrivain satirique ont été en possession de censurer les vices généraux et surtout les vices des Cours. Je vous dirai que l'auteur accusé n'a fait que redire, avec moins d'amertume peutêtre, ce que mille auteurs estimés avaient dit avant lui. Écoutez Mézeray sur l'introduction des femmes à la Cour : « Du commencement, cela eut de forts » bons effets, cet aimable sexe y ayant amené la » politesse et la courtoisie, et donnant de vives » pointes de générosité aux âmes bien faites. Mais » depuis que l'impureté s'y fut mêlée et que l'exemple » des plus grands eut autorisé la corruption, ce qui » était auparavant une belle source d'honneur et de » vertu advint un sale bourbier de tous Ici vices. Le » déshonneur se mit en crédit, la prostitution se sai» sit de la faveur : on y entrait, on s'y maintenait » par ee moyen ; bref, les charges et les emplois se » distribuaient à la fantaisie des femmes, et parce » que d'ordinaire, quand elles sont une fois déré» glées, elles se portent à l'in justice, aux fourberies, » Ú la vengeance et à la malice avec bien plus d'ef-
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» fronterie que les hommes même, elles furent cause » qu'il s'introduisit de très-méchantes maximes » dans le gouvernement, et que l'ancienne candeur » gauloise fut rejetée encore plus loin que la chas» teté. Cette corruption commença sous le règne de » François Ier, se rendit presqu'universelle sous celui » de Henri II, et se déborda enfin jusqu'au dernier » période sous Charles IX et Benri III1 » Maintenant, entendez Bassompierre s'exprimer sur le compte d'un courtisan : « C'était un homme assez » mal fait, et il y a lieu de s'étonner qu'il ait réussi » en ce temps-là, où l'on ne parvenait à rien que par h les femmes, comme je pense qu'il en a été de tout » temps, dans toutes les Cours, et crois que qui vou» draity regarder de bien près, on trouverait plus » de maisons qui se sont fait grandes par cette voie » qu'autrement. »
Je ne tarirais pas sur ces citations : il faut se borner. Passons au dernier chef d'accusation.
« 0 vous, législateurs nommés par les préfets, » prévenez ce malheur (le morcellement des grandes ) propriétés) ; faites des lois ; empêchez que tout le » monde ne vive! ôtez la terre au laboureur et le » travail à l'artisa.n par de bons privilèges, de » bonnes corporations. Hâtez-vous; l'industrie, aux », champs comme à la ville, envahit tout, chasse
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» partout l'antique et noble barbarie. On vous le » dit, on vous le crie : que tardez-vous encore ? qui » vous peut retenir? peuple, patrie, honneur ? lors» que vous voyez-là emplois, argent, cordons et le » baron de Frimont. »
Je dois vous le confesser, dans ma naïveté, j'avais cru que, par une méprise qui ne serait guère plus étrange que le reste de l'accusation, le ministère public avait pris au sérieux les conseils ironiques de l'auteur. Je m'attendais au reproche d'avoir engagé les législateurs à taire des lois pour empêcher que tout le monde ne vive, etc., etc. C'est ainsi seulement que je concevais la possibilité d'une accusation d'outrage à la morale, et je me promettais de vous désabuser sans beaucoup d'effort.
C'est moi qui m'abusais : l'accusation a pris une autre marche, et ici, je ne la comprends plus.
S'il s'agissait d'une accusation politique, je la trouverais bien mal fondée, sans doute; mais enfin, je la concevrais, puisque le passage inculpé traite de politique. Mais c'est une accusation de morale publique qu'on vous présente: or, qu'ont de commun avec la morale publique le mode d'élection des députés et la recomposition de la grande propriété ?
C'est insulter 1a nation que de prétendre qu'elle
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abandonne à ses préfets le choix de ses législateurs ?
Toujours sortir de la question ! Mais qu'a donc écrit M. Gourier, que le Gouvernement n'ait déclaré cent fois à la tribune ? Les ministres ne nous disent-ils pas tous les jours qu'il faut donner au Gouvernement de l'influence dans les élections? Et comment le Gouvernement exerce-t-il cette influence ? Par ses agents, apparemment? Et ces agents, qui sont-ils dans les départements ? Les préfets, je pense. Qu'a donc dit M. Courier ?
Vous offensez les Chambres,. en les supposant disposées à faire des lois pour ôter le pain au laboureur.
Encore une fois, c'est d'outrage à la morale que nous sommes accusés et non d'offense envers les Chambres. D'ailleurs, si les Chambres se croyaient offensées, elles avaient droit de rendre plainte. Elles ne l'ont pas fait, et vous n'avez pas droit, quand elles gardent le silence, de devancer leur plainte et d'agir sans leur provocation.
Vous devez maintenant le reconnaître, Messieurs les Jurés, l'accusation n'a pas été un seul moment fidèle à son titre. Elle devait vous parler de morale publique, et la morale publique est la chose dont elle s'est le moins occupée : elle devait vous tenir le langage de la loi, et c'est le langage des partis qu'elle n'a cessé de vous faire entendre. C'est ainsi
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qu'elle nous impute à crime d'avoir dit que le métier du prince est de régner un jour, sans songer que c'est un villageois qui parle, et qu'un villageois ne parle pas comme un académicien : c'est ainsi qu'elle nous reproche d'avoir traité un pareil sujet sans dire un seul mot de l'auguste naissance du jeune prince ; de sorte que les auteurs devront répondre, non-seulement de ce qu'ils auront dit, mais de ce qu'ils n'auront pas dit !
Si vous condamniez sur de tels motifs, Messieurs, il faudrait trembler. Plus de loi désormais qui pût rassurer les citoyens, plus d'écrit qui ne pût être condamné, plus d'écrivain qui fût assuré de conserver sa fortune et sa liberté. L'accusation d'outrage à la morale publique deviendrait pour la France ce que fut, pour Rome dégénérée, l'accusation de lèsemajesté.
C'est à vous de conserver à la loi son empire, à la liberté ses garanties ; c'est à vous d'empêcher que le glaive de la justice ne s'égare et, par un abus déplorable, ne devienne l'instrument des passions politiques ou le vengeur des amours-propres offensés.
Il est, vous le savez, deux sortes de jugements. Les uns, fruits de l'erreur, des préventions ou des ressentiments, sont l'eftïôi de la société ; l'opinion publique les dénonce à l'histoire, et l'inexorable his-
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toire les inscrit sur ses tables vengeresses : les autres, dictés par l'équité, rassurent le corps social, affermissent les États et sont transmis par la reconnaissance publique à l'estime de la postérité. Choisissez quel jugement vous voulez rendre.
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NOTICE
SUR LE
PROCÈS DE MM. BÉRANGER ET BAUDOUIN.
Le 8 décembre 1821, Béranger expiait devant la Cour d'assises de la Seine, par une condamnation à trois mois de prison et cinq cents francs d'amende, le deuxième recueil de chansons, en deux volumes, qu'il avait publié le 25 octobre de la même année.
(Le premier, en un volume, était de la fin de 1815.) Cependant si la plaidoirie de M. Dupin aîné, son avocat, n'avait pas pu prévaloir sur le réquisitoire de M. de Marchangy, avocat général, elle avait obtenu des jurés une réponse négative sur la première et la troisième des quatre questions qu'on leur avait posées, l'outrage aux bonnes mœurs et l'offense envers la personne du roi. La réponse affirmative sur la quatrième, provocation au port public d'un signe extérieur de ralliement non autorisé par le roi (dans la chanson du Vieux Drapeau), avait été annulée par la Cour, attendu que le fait n'était qualifié ni crime ni délit par la loi. Il n'était donc resté que la
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deuxième question, sur laquelle l'écrivain avait été déclaré coupable du délit d'outrage à la morale publique et religieuse.
Le lendemain du jugement, les journaux, usant de leur droit légal, rendaient compte de l'affaire et se disposaient à publier les débats. C'est là que les attendait la Censure. Avec la permission de reproduire le réquisitoire et la réplique du ministère public, elle leur intima l'interdiction absolue de reproduire aussi la plaidoirie de l'avocat. Un moment même, elle eut la prétention de contraindre tel journal à imprimer l'accusation, alors qu'elle ne souffrait pas qu'il répétât un seul mot de la défense.
Béranger, ainsi provoqué par ce criant abus de la force, prit sa revanche. Le mois de décembre, témoin de la condamnation, n'était pas achevé, que le poète, ou pour mieux dire M. Dupin agissant sous son nom, publiait la relation du procès, avec toutes les pièces de la procédure. « Si, disait l'auteur dans une pré» face adressée au lecteur impartial (1), s'il eût été » permis aux journaux de rendre un compte exact » de ma défense devant la Cour d'assises, de même » qu'il a été permis à mon accusateur de reproduire
(4) Cette préface avait été rédigée par M. Dupin. Correspondance de Béranger, T. I, p. 233.
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» son accusation, j'aurais pu me dispenser de taire » imprimer les pièces de mon procès. Mais la cen» sure, Xinique censure (1) m'a traité avec la plus » révoltante partialité..Mes juges ont écouté l'accu» sation; ils ont aussi écouté la défense. Sur quatre » chefs d'accusation, ils en ont écarté trois! et la » censure qui permet de reproduire contre moi l'ac» cusation en entier, même dans les parties où elle » a complètement échoué, n'a pas permis qu'à côté » de ces incriminations renouvelées ma défense vînt » aussi se reproduire » «. Au désavantage d'avoir eu à répondre de suite » et sans préparation à une accusation élaborée avec » soin, écrite avec recherche, et longtemps méditée, » s'est joint le désagrément plus grave encore, de » voir les déclamations dont j'avais été l'objet, lon» guement reproduites, répandues avec profusion, » et sans le contrepoids, plus que jamais nécessaire, » des justifications qui devaient en paralyser l'effet.» Le poète annonçait que, plus équitable dans sa propre cause, il donnerait l'accusation telle qu'elle avait été portée contre lui ; le réquisitoire, tel qu'il avait paru au Moniteur; seulement il y joindrait la
(II) Expression de M. de Castelbajac. — Note de la brochure.
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réponse de son détenseur, telle que la sténographie l'avait conservée. En effet, après avoir rempli les formalités prescrites par les règlements de la librairie, il mit le procès tout entier sous les yeux du public; et dans l'arrêt de renvoi devant la Cour d'assises, il réimprima in extenso les chansons qui avaient motivé les poursuites, depuis le Deo graticis d'un Épicurien et le Concordat de 1817, jusqu'au Vieux Drapeau.
Si cette riposte inattendue ne mit pas les rieurs du côté de la censure, le procureur général, M. Bellart, crut du moins y trouver les éléments d'un second procès. Selon lui, publier l'arrêt de renvoi, qui rapportait les textes incriminés, c'était commettre le délit de réimpression, de vente et distribution d'un écrit condamné, et dont la condamnation était légalement réputée connue ; délit prévu par l'article 27 de la loi du 26 mai 1819.
Tels furent les termes du nouvel arrêt qui renvoya devant la Cour d'assises de la Seine, Béranger à titre d'éditeur, et M. Baudouin à titre d'imprimeur de la brochure.
Le premier se présenta devant les juges, assisté de nouveau de M. Dupin. Le second avait appelé à son aide le défenseur de Paul-Louis Courier. M. Berville, de même que dans le procès du capitaine Delamotte,
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n'attendit pas les débats pour intéresser l'opinion en faveur de son client. Il écrivit un mémoire daté du 26 février 1822, dans lequel il démontrait en jurisconsulte, avant de parler en orateur, que la légalité de la brochure était inattaquable. Cette consultation se produisait d'ailleurs sous la signature et l'imposant patronage de trente-et-un membres du barreau, parmi lesquels figuraient MM. Berryer, Tripier, Persil, Parquin, Dequevauvilliers, Lavaux, Barthe, Renonard, Dalloz, Blanchet, Chaix-d'Est-Ange, RoyerCollard, etc.
A l'audience, le 15 mars 1822, M. de Marchangy occupa encore le siège du ministère public. Mais cette fois, la victoire lui échappa. Sur les plaidoiries des deux défenseurs, le jury rendit un verdict d'acquittement au profit de l'un et de l'autre accusé. Si M. Baudouin, nouvellement marié, s'estima heureux qu'un an au moins d'emprisonnement ne vînt pas ajourner à si longue échéance la suite de sa lune de miel (1) ; Béranger, n'ayant plus que deux jours à faire sur sa condamnation précédente, s'arracha sans effort aux félicitations de ses amis, et suivit, d'un pas léger, l'huissier qui l'appelait pour le reconduire à Sainte-Pélagie, jusqu'à l'expiration de sa peine.
(1) Voir la plaidoirie de M. Berville.
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DÉFENSE DE M. BAUDOUIN
DANS LE
SECOND PROCÈS DE M. DE BÉRANGER.
MESSIEURS LES JURÉS,
Pourquoi sommes-nous devant la Cour d'assises?
quel crime si grave a pu soulever contre nous la sévérité du ministère accusateur? Je cherche un corps de délit, et je trouve un arrêt de Cour royale ; je cherche un coupable, et je vois un homme qui a publié sa défense avec des pièces justificatives. Du côté de l'éditeur, les principes les plus sacrés, la publicité des débats, la sainteté de la défense, la majesté des arrêts, une possession de droit consacrée par un usage immémorial ; du côté de l'imprimeur, une confiance fondée sur les causes les plus légitimes, une fin de non recevoir invincible et puisée dans le texte même de la loi que l'on invoque contre nous, tout se réunit pour assurer le succès de la dé-
fense. tout semblait écarter d'avance jusqu'à l'idée
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d'une accusation. Pourquoi donc sommes-nous devant la Cour d'assises ?
J'éprouve ici, Messieurs les Jurés, un embarras bizarre et cependant réel; c'est d'avoir trop raison.
Il est plus difficile qu'on ne le croit de prouyer l'évidence. Comment trouver des arguments sérieux pour démontrer que le jour est l'opposé de la nuit, que deux et deux font quatre, et qu'un imprimeur ne mérite pas une année de prison pour avoir imprimé textuellement l'arrêt d'une Cour de justice, lu en audience publique, -et certifié par la signature d'un officier ministériel?
Vous vous rappelez quelles circonstances ont amené cette publication. L'un de nos premiers poètes, M. de Béranger, venait d'être traduit devant les tribunaux. La Cour n'avait pas vu d'inconvénient à la publicité des débats; elle n'avait pas cru nécessaire de tenir son audience à huis clos. Après des plaidoiries contradictoires, prononcées devant un concours immense d'auditeurs, Béranger, con-.
damné sur un seul chef d'accusation, avait triomphé sur tous les autres. ,
Béranger comptait de nombreux amis ; son talent comptait de nombreux admirateurs : tous attendaient, avec une impatience facile à concevoir, le récit des débats. Les journaux arrivent; l'accusation
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s'y trouve reproduite dans toute son étendue comme dans toute sa sévérité. Elle était éloquente; la défense, on le savait déjà, ne l'avait pas été moins. On lit l'accusation ; on cherche la réponse, cette réponse qui doit laver un auteur chéri des reproches amers élevés contre lui, cette réponse qui, victorieuse devant la justice sur presque tous les points, sera sans doute également victorieuse au tribunal de l'opinion publique. On la cherche. c'est en vain. La censure (qui, comme l'a fort justement dit l'orateur du ministère public, n'a pas été instituée po ur le plaisir des lecteurs), l'inexorable censure a tout supprimé.
Grand Dieu ! sous un gouvernement libre, la défense d'un accusé supprimée 1 Un cri général s'est élevé ; c'est vous-mêmes que j'en atteste. Et ici, ce n'est point l'opinion que j'interroge ; c'est la conscience : l'opinion ici n'est rien, la conscience est tout. Je vous prends donc à témoins qu'en ce moment, il n'est pas un homme, quels que fussent d'ailleurs ses passions ou ses principes, pourvu qu'au fond de son cœur brûlât encore une étincelle de générosité, qui ne se soit écrié : Si j'étais Béranger, je ferais imprimer ma défense.
Ce que tous vous eussiez fait, Messieurs les Jurés, c'est ce qu'a fait M. de Béranger. Il a fait mieux encore : impartial dans sa propre cause, il a joint à
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ses défenses les plaidoyers du ministère accusateur et les pièces officielles du procès, imprimées sur les copies délivrées par le greffier de la Cour et légalisées par la signature de l'officier ministériel.
Voilà la cause de M. de Béranger ; voyons maintenant celle de M. Baudouin.
C'est à M. Baudouin qu'on s'est adressé pour l'impression de ce procès. M. Baudouin, il faut bien le dire, puisque le crime dont on l'accuse est d'avoir réimprimé sciemment des chansons condamnées, M. Baudouin était sur le point de se marier, et vous concevez que la seule chose qu'il fût alors en état d'imprimer sciemment, c'étaient ses billets de mariage. D'ailleurs, de' temps immémorial, l'usage avait consacré la publication des procès célèbres; les pièces qu'on lui présentait à imprimer étaient officielles, elles émanaient des magistrats, les débats de la cause avaient été publics ; enfin, nulle promulgation légale du jugement de M. de Béranger n'avait été faite par l'autorité. Dans ces circonstances, M. Baudouin n'avait pas même besoin de lire le manuscrit remis entre ses mains; il devait imprimer sans examen, parce qu'il n'y avait pas lieu à examen.
Quelles étaient ses obligations particulières?
Il devait s'assurer de l'authenticité des pièces produites ; il l'a fait.
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Il devait remplir les formalités extérieures prescrites par les réglements ; il les a remplies.
Il devait se mettre en état de produire l'auteur du livre; il l'a produit.
M. Baudouin a donc satisfait à toutes ses obligations : la loi n'a plus rien à lui demander : pourquoi donc sommes-nous devant la Cour d'assises ?
Cependant, nous y sommes : il faut donc discuter l'accusation qui nous y a conduits. Des exceptions que je vais invoquer, deux, la première et la troisième, sont communes aux prévenus ; une autre, la seconde, est particulière à M. Baudouin. Je montrerai, premièrement, qu'il n'y a point de corps de délit ; ensuite, qu'en supposant un délit, on ne peut accuser l'imprimeur d'y avoir participé sciemment ; enfin, que le ministère public n'est point recevable à requérir contre nous les peines de la réimpression, parce que la disposition qui défend de réimprimer un écrit condamné n'est exécutoire qu'après l'accomplissement de certaines conditions qui n'ont pas été remplies.
Je soutiens d'abord que, dans la cause, il n'y a point de corps de délit.
Qu'est-ce qu'un corps de délit ? Vous le savez, Messieurs, c'est un fait matériel défendu par une loi pénale et qui sert de base à l'accusation dirigée
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contre tel ou tel individu. Ainsi, dans une accusation d'homicide, le corps de délit est un homme tué ; ainsi, dans une accusation de faux, le corps de délit est un écrit falsifié. Avant de chercher le faussaire ou le meurtrier, il faut que la justice ait reconnu l'existence d'un faux ou d'un meurtre.
Ici, je me demande où est le corps de délit ? Je vois un arrêt de Cour royale lu dans un débat public, et je cherche dans les lois passées, présentes, j'allais presque dire futures, une loi qui défende d'imprimer l'arrêt d'une Cour de justice, une loi qui défende de rapporter les circonstances d'un débat public ?
Reprenons successivement ces deux points du procès.
Les débats sont publics en matière criminelle.
Ainsi dispose l'art. 64 de la Charte constitutionnelle, qui n'a point en cela créé un droit nouveau, qui seulement a confirmé un ordre dès longtemps établi.
Le principe posé par la Charte n'admet qu'une exception : à moins, dit le législateur, que cette publicité ne soit dangereuse pour l'ordre et les mœurs ; et, dans ce cas, le tribunal le déclare par un jugement.
Ici, l'exception devient un nouvel argument en notre faveur, puisqu'elle n'a point été appliquée,
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puisque le tribunal saisi de la cause a voulu que l'audience fût publique. Et rendons hommage à la sagesse des magistrats : ils ont senti que le mystère ne convient pas à la justice, qu'elle se dégraderait en essayant de se cacher, que l'opinion refuserait de sanctionner des décisions clandestines, que l'équité la plus pure ne serait pas à l'abri des soupçons, du moment qu'elle consentirait à s'envelopper d'ombres et de voiles : ils se sont dit que, si la publicité est pour les accusés une garantie nécessaire, elle est aussi un devoir du juge envers lui-même, envers la société qu'instruisent ses arrêts ; que, lorsque le magistrat prononce du haut de son tribunal, il semble dire aux peuples attentifs : Peuples, écoutez, car ceci est Injustice.
Eh bien ! du moment que le tribunal, d'accord avec la loi, a ordonné la publicité du débat, le débat est devenu propriété publique. Chacun a pu s'en emparer ; la sténographie a pu le recueillir, les journaux ont pu le reproduire. Leur publication n'est pas seulement devenue licite, innocente ; mais légitime, mais salutaire ; elle a secondé le vœu des magistrats, le vœu du législateur. Supposons que l'enceinte de la Cour d'assises se fût trouvée assez vaste pour contenir la France toute entière ; loin d'en être blessées, la justice et la loi en eussent été satisfaites :
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leur désir en eût été plus complètement rempli. Eh bien, moi, qu'ai-je donc fait, en publiant le débat, qu'agrandir l'enceinte de la Cour d'assises ?
Ainsi, lorsque j'ai rendu un compte public d'un débat public, loin de violer la loi, j'ai accompli la loi ; j'ai complété par l'impression la publicité légale de l'audience ; j'ai ajouté la publicité de fait à la publicité de droit ; ou plutôt, ce n'est pas moi qui suis l'auteur de la publication, c'est la Cour ellemême. Dans les autres écrits, la pensée de l'auteur est secrète jusqu'au moment de l'impression ; c'est l'impression, c'est la mise en vente qui constituent la publication. Ici, la publication était consommée quand j'ai commencé d'imprimer : je ne l'ai point faite; je l'ai continuée. La véritable publication s'est effectuée au moment où le président de la Cour d'assises a prononcé ces paroles : Huissier, ouvrez les portes de l'audience.
Rendre compte d'un débat public, c'est donc faire, non-seulement ce que la loi permet, mais ce que la loi désire; c'est ajouter à la publicité d'une chose dont la loi veut la publicité; c'est seconder l'intention du législateur.
Ceci posé, il ne reste plus qu'à décider un point de fait fort simple; c'est de savoir si l'arrêt de renvoi a fait partie du débat. Mais cette question n'en
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est pas une : chacun sait que les arrêts de renvoi font partie des débats criminels, qu'ils font la base de ces débats, que c'est la lecture de l'arrêt de renvoi qui ouvre les débats. Vous en avez eu la preuve dans cette audience même.
Tout notre crime est donc d'avoir fidèlement rendu compte d'un débat public; de n'avoir retranché aucun fait, supprimé aucune circonstance ; d'avoir, en imprimant la relation d'une audience criminelle, rapporté la teneur d'une pièce lue dans cette audience. Notre faute est d'être trop exempts de faute ; moins fidèles, moins scrupuleux, nous ne serions pas en accusation.
Chose étrange ! c'est au moment où l'on porte des lois contre l'infidélité dans le compte rendu des débats judiciaires ; c'est alors, dis-je, qu'on vous propose de punir un éditeur coupable de fidélité dans le compte-rendu d'un débat judiciaire 1 Ainsi, dans le même instant, on demande des lois contre l'infidélité et des jugements contre la fidélité ?
Si l'inexactitude est un devoir, pourquoi fait-on des lois contre elle? Si l'exactitude est un devoir, pourquoi sommes-nous devant la Cour d'assises ?
Faut-il maintenant appeler l'usage au secours des principes ? Examinons l'usage.
-L'usage est ici d'une grande influence; il établit
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le droit : à défaut du droit, il établirait encore la bonne foi, toujours exclusive du délit en matière criminelle.
L'usage établit le droit. Cette vérité ne saurait être méconnue. L'usage est la sanction la plus solennelle, la promulgation la plus authentique des lois.
Quand, durant de longues années, quand, sous plusieurs législations successives, les citoyens ont joui constamment et sans trouble d'une faculté, l'exercice de cette faculté devient pour eux un droit acquis, qu'une loi nouvelle pourra restreindre s'il offre des dangers, mais que jusque-là nul pouvoir ne peut leur disputer. Ils suivent la foi sociale; ils usent de ce qui existe : c'est leur propriété ; c'est leur droit.
S'il en était autrement, la justice ne serait plus qu'un piège tendu à la confiance des citoyens. Comment savons-nous qu'un acte est licite ou criminel ?
N'est-ce pas par la pratique universelle, par l'expérience journalière? Quoi ( j'aurai vu faire une chose à tout le monde, autour de moi, avant moi, sans que l'autorité publique ait élevé jamais une seule plainte ; et il faudra que, par une sorte d'inspiration, de science surnaturelle, je devine que cette chose est défendue pour moi seul ! Ainsi, la loi ne sera plus qu'un privilège ; elle perdra ce caractère de généralité qui seul assure sa pureté en assurant sa jus-
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tice; elle ne sera plus qu'une arme secrète qu'on pourra diriger à volonté contre quelques individus 1 La justice me frappera sans m'avertir ; et parce que j'aurai pris confiance dans l'état des choses établi, dans la possession constan te," sévère seulement à mon égard, le ministère public pourra fondre inopinément sur moi, me traîner au pied des tribunaux 1 S'il en était ainsi, nul d'entre nous ne serait assuré de n'être pas, à chaque instant de sa vie, appelé devant la Cour d'assises, car il n'est pas un de nous qui, dans les actes de sa vie, ne prenne pour guide l'opinion commune et l'usage établi.
Telle est, au contraire, la force de l'usage, qu'il abroge même des lois existantes. Les lois que l'on n'exécute point tombent en désuétude, et les jurisconsultes reconnaissent, outre l'abrogation formelle, l'abrogation tacite qui résulte du long sommeil de la loi.
(Ici, l'orateur s'attache à prouver, par de nombreux exemples, que, sous toutes les législations, la relation des procès célèbres et spécialement le compte rendu des débats publics ont été entièrement libres. Il conclut ainsi :) Vous le voyez, Messieurs les Jurés, avant la loi de 1819, tout le monde a pu librement faire de semblables publications ; il n'existe pas un seul exemple
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de poursuites dirigées contre de tels écrits. Si nous n'avons fait que ce que tout le monde faisait avant nous avec sécurité, pourquoi sommes-nous devant la Cour d'assises?
Nous avons prouvé que le compte rendu d'un débat public ne peut constituer un corps de délit.
Prouvons maintenant, en examinant la cause sous un nouvel aspect, que l'impression d'un arrêt ne peut constituer un corps de délit.
Un arrêt est l'œuvre des magistrats ; il est sacré comme eux; il participe à leur inviolabilité. Nul pouvoir n'aurait droit de le supprimer : nul, pas même la Cour elle-même. Non 1 c'est dans le sentiment profond de mon respect pour la Cour, que je déclare que la Cour ne pourrait supprimer par son arrêt un arrêt de la Cour.
Mais ce que l'on vous demande n'est-il pas une véritable suppression ? Déclarer qu'un arrêt de la Cour ne peut être imprimé sans crime, n'est-ce pas en prononcer la suppression ? Bien plus, si l'on nous condamnait pour avoir imprimé l'arrêt de la Cour, la Cour ne se trouverait-elle pas forcée d'ordonner que l'arrêt demeurera supprimé ?
Aussi l'accusation a-t-elle senti le besoin de changer l'état de la question. Si l'on fût venu vous demander : MM. de Béranger et Baudouin sont-ils
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coupables pour avoir réimprimé l'arrêt de la Cour royale? cela n'eût pas même été présentable; l'absurdité eût sauté aux yeux. Que fait l'accusation ?
elle substitue un fait imaginaire à la place du fait véritable ; elle vient vous dire : MM. de Béranger et Baudouin ont réimprimé des chansons condamnées.
Point du tout ; l'exposé est trompeur : la question porte à faux. Nous n'avons pas imprimé de chansons; nous avons imprimé un arrêt. Des arrêts ne sont pas des chansons.
Mais l'arrêt contient des chansons ! Est-ce ma faute ? est-ce moi qui l'ai rédigé? L'arrêt contient des chansons ? cela se peut ; je n'en sais rien ; cela ne me regarde pas. C'était un arrêt ; je ne l'ai pas lu ; je n'ai pas dû le lire.
Que prétendez-vous donc ? Parce que l'arrêt contenait ces chansons, était-il interdit de l'imprimer ?
Mais c'est la suppression de l'arrêt que vous prononcez. Fallait-il l'émonderen retranchant les passages condamnés ? Voilà les arrêts de la Cour soumis à la censure préalable des imprimeurs.
Veuillez, de grâce, observer combien de circonstances se réunissent en notre faveur. Le compte rendu fidèlement d'un débat public, nous l'avons prouvé, ne peut être coupable; mais tous les éditeurs de semblables relations n'ont pas un intérêt également
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légitime à la publicité du débat; tous les débats ne consistent pas en pièces, et les pièces sont ce qu'il y a de moins altérable par la passion, la négligence ou la mauvaise foi ; toutes les pièces ne sont pas officielles; toutes les pièces officielles ne sont pas des arrêts ; tous les arrêts enlin ne sont pas lus en audience publique Ici, toutes ces circonstances viennent concourir à notre justitication. Nous avons rendu compte d'un procès ; ce procès est le nôtre ; ce que nous avons imprimé est une pièce ; cette pièce est officielle ; cette pièce officielle est un arrêt, et cet arrêt a été lu publiquement au débat.
L'accusation, Messieurs, vous propose des choses bien étranges. Elle vous propose (l'effacer, par une décision rétroactive, la publicité d'un débat qui a eu lieu publiquement ; de faire, après coup, d'une audience publique, une audience à huis clos; de prononcer la suppression d'un arrêt de Cour royale.
• En vérité, tout cela est trop fort.
Ainsi, point de délit; donc, point de complice. La justification de Béranger est pour Baudouin une première ligne de défense.
Maintenant, j'aborde la défense particulière de l'imprimeur; je suppose un délit; je suppose un coupable : Baudouin pourra-t-il être accusé de complicité ?
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La loi du 17 mai 1819, article 24, veut que l'imprimeur d'un écrit répréhensible ne partage la condamnation de l'auteur, que dans le cas où il aurait participé sciemment au délit de la publication.
Or, en supposant un délit de la part de Béranger, comment prouvez-vous que Baudouin y ait participé sciemment?
En d'autres termes, comment prouvez-vous : 1° qu'il ait lu l'arrêt ; 20 qu'il ait vu du mal à imprimer un arrêt ?
Moi, je dis qu'il n'a rien lu, qu'il n'a rien dû lire.
Il ne l'a point dû, parce qu'il connaissait Béranger pour un homme d'honneur, incapable d'abuser de sa confiance ; il ne l'a point dû, parce qu'il avait toujours vu publier librement des relations de procès ; il ne l'a point dû, parce qu'il a vu ici un intérêt légitime, celui de la défense ; il ne l'a point dû, parce qu'il savait que le débat avait été public ; il ne l'a point dû, parce qu'il s'agissait d'un arrêt de la Cour.
Voulez-vous qu'il ait lu ? Comment prouvez-vous qu'il ait attaché une intention criminelle à une publication de cette nature ? Quel mal pouvait-il trouver dans l'impression d'un arrêt de la Cour royale lu publiquement à l'audience de la Cour d'assises ?
Supposons qu'il pût concevoir quelque scrupule,
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qu'aurait-il pu faire pour s'éclairer ? Ce que tout le monde fait en pareille circonstance : consulter un avocat, un homme versé dans la science des lois ; et je ne parle pas ici de nous seuls, dont l'expérience ne paraîtra peut-être pas encore assez ancienne : que M. Baudouin n'eût pas trouvé dans nos conseils une garantie suffisante, j'y consens ; mais avec nous, il aurait pu consulter notre véritable doyen, M. Delavigne ; il aurait pu consulter notre ancien bâtonnier, M. Delacroix-Frainville ; l'un de nos célèbres avocats plaidants, M. Tripier; l'auteur d'estimables traités de législation criminelle, M. Bourguignon. Il aurait pu consulter tous ces hommes distingués qui font aujourd'hui la force et l'honneur de notre barreau, les Parquin, les Persil, les Lami : il aurait pu consulter nos meilleurs avocats de cassation. Tous lui auraient dit : « Imprimez, imprimez sans crainte ; aucune poursuite ne saurait vous atteindre. » Ils l'auraient dit, car ils lont signé. Et ce que trente-deux jurisconsultes honorables auraient conseillé comme légitime, M. Baudouin l'aurait considéré comme criminel 1 Si nous n'avons fait que ce qui nous eût été conseillé par les premiers jurisconsultes du barreau de Paris, pourquoi sommes-nous devant la Cour d'assises?
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Je passe au développement de ma troisième proposition. L'article 27 de la loi de 1819, invoqué par lministère public, déclare punissable la réimpression d'un écrit condamné, « après que la condamna* tion est réputée connue par la publication dans les » formes prescrites par l'article 26. » Le ministère public justifië-t-il de l'accomplissement de ces formalités ? Nullement ; et nous-même nous nous sommes assurés qu'elles n'ont point été remplies. L'accusation n'est donc point recevable ; on ne peut nous poursuivre en vertu d'une loi, sans avoir satisfait au vœu de cette loi, sans avoir accompli les conditions qu'elle impose à la partie poursuivante.
En vain parle-t-on d'une connaissance de fait, qui remplacerait à" notre égard la connaissance légale : la loi, et surtout la loi pénale, n'admet point ces équivalents. En vain connaissez-vous l'existence d'une loi déjà rendue ; elle ne nous lie qu'après avoir été promulguée : en vain étiez-vous présent à l'audience où l'on a jugé votre cause ; les délais de l'appel ne courent contre vous que du jour de la notification. Le délit de réimpression ne commençait pour nous, comme pour tout autre, que du moment de la publication légale du jugement de condamnation ; point de publication, point de délit : l'accusation ne peut même être écoutée.
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Dois-je, maintenant, vous parler des accusés, après vous avoir parlé de la cause ?
Je l'avoue, Messieurs les Jurés, cette poursuite m'afflige profondément. Elle m'afflige pour ellemême, pour les principes, pour la Justice ; elle m'afflige pour les hommes, si dignes d'intérêt, que nous venons défendre.
Ici, c'est un jeune négociant, recommandable par l'aménité de ses mœurs et la douceur de son caractère; c'est un nouvel époux qu'une accusation inopinée a surpris au milieu des fêtes nuptiales et des premières joies de l'hyménée. Au moment où je parle, une jeune et charmante épouse pleure et compte en palpitant les longs instants de l'audience : elle accuse la presse, les procès, que sais-je ? les tribunaux eux-mêmes : elle ne voit que prisons, que geôliers, que verrou x préparés pour son mari : elle demande si ce sont là les prémices du mariage, et s'étonne de passer dans les larmes ces heures de miel que l'hymen lui avait promises.
Là, c'est un littérateur aussi distingué par ses talents que par ses qualités morales ; c'est, de tous les écrivains de cette époque, celui qui peut-être a fait faire le plus de progrès au genre qu'il a cultivé; poète ingénieux, philosophe aimable, portant la pauvreté avec noblesse et la célébrité avec modestie..,..
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Dites-moi, n'y a-t-il pas quelque chose -d'e barbare à tourmenter ces hommes d'élite à qui nous devons tant de plaisirs, à qui la France devra peut-être quelque gloire ? N'est-ce pas une espèce de sacrilége de les harceler par des persécutions, de troubler leurs loisirs si fertiles, de fatiguer leur existence, de flétrir leur génie ? Mieux inspirés que nous, les anciens révéraient les bons poètes ; ils les nommaient des hommes divins ; ils les regardaient comme des.
êtres sacrés ; ils dévouaient aux furies quiconque osait offenser ces favoris des dieux. Si Platon, plus austère, bannissait les poètes de sa république, il ne les envoyait point en prison ; il les couronnait de roses et les conduisait à la frontière, aux sons d'une musique harmonieuse : on ne pouvait donner un congé d'une manière-plus aimable. Jusque dans ses sévérités, Platon respectait les dons brillants de la nature chez ceux qu'elle en avait favorisés. Et nous aussi, Messieurs, respectons-les, ces hommes précieux ; respectons-les, car la nature en est avare ; respectons-les, car ils sont la fleur de leur siècle et l'honneur de leur patrie; respectons-les, car ils sont les rois de l'avenir, ils disposent de la postérité, et la postérité prendra parti pour eux. Elle n'a point pardonné, cette postérité, à Auguste l'exil d'Ovide; à Louis XIV lui-même, la disgrâce homicide de
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Racine : e'ile a flétri d'un éternel opprobre la main qui donna des fers au chantre d'Armide. Un jour aussi cette postérité s'informera comment la France a traité son poète, quels honneurs ont été rendus, quelles récompenses accordées, quelles couronnes décernées au rival d'Anacréon. Quelle sera la réponse ?. Ah 1 Messieurs les jurés, pourquoi sommesnous devant la Cour d'assises ?
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NOTICE
SUR LE
PROCÈS DE M. BARADÈRE, Dans l'affaire de la Conspiration de La Rochelle.
Parmi les actes de rigueur qui attristent l'histoire de la Restauration, le procès de la conspiration dite de La Rochelle le cède à peine en retentissement douloureux au procès du maréchal Ney. La même animosité, qui, chez les royalistes, avait poursuivi la perte du héros illustre entre tous, s'attacha non moins implacable à quatre humbles sous-officiers, ne dédaignant, pour ainsi dire, aucune proie. Le sentiment public, atteint profondément, réunit les victimes dans une même auréole de pitié. Il s'enflamma d'une incurable colère contre un pouvoir qui voulut ignorer systématiquement ce qu'on puise de grandeur et d'autorité dans la clémence.
L'insuccès de la Conspiration du 19 août 1820 n'avait pas découragé les ennemis du gouvernement ; et celui-ci, en s'abandonnant aux Introuvables, que
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la loi électorale du 12 juin 1820 (loi du double vote) ramena en force à la Chambre, accroissait à la fois le nombre et l'exaspération des mécontents.
C'est alors qu'un étudiant, nommé Dugied, rapporta de Naples, où il avait cherché un asile après la conspiration du 19 août, les statuts de la société secrète des Carbonari. Transplantée en France et constituée par lui dixième (février 1821), elle étendit avec une extrême rapidité à Paris et dans les départements, le réseau de ses ventes, rangées hiérarchiquement en haute vente, ventes centrales et ventes particulières (1). La spontanéité dans l'adhésion, la discipline d'obéissance absolue à laquelle les adeptes se soumettaient, l'obligation de se tenir pourvus d'armes et de cartouches, devaient placer entre les mains des chefs une milice dévouée, toujours prête et singulièrement redoutable ; en apparence toutefois, plus qu'en réalité. Aux heures critiques, elle ne put jamais se rassembler ni agir.
Du premier élan, la Charbonnerie raviva les projets de lutte à main armée contre le gouvernement. Mais, au lieu d'en placer le théâtre principal à Paris, dont on s'était dégoûté depuis l'avortement de 1820, on
( I) Yaulabelle, Histoire des deux Restaurations, T. V, p. 1 !<)-] .>1.
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le transporta dans les départements. Des trames multiples s'ourdirent dans l'Est, le Midi et l'Ouest; elles eurent partout la même issue qu'à Paris. Des ajournements, des indiscrétions à la dernière heure, des accidents de hasard, ou bien les dénonciations des faux-frères apostés par l'autorité politique et militaire, déconcertèrent invariablement les parties qu'on croyait les mieux liées.
C'est ainsi que fut déjouée dans l'Est, le soir du 1er janvier 1822, la conspiration de Béfort, dont l'objet était d'entraîner l'Alsace et la Lorraine; la tentative de l'ex-colonel Caron (2 juillet) pour délivrer quelques-uns des conjurés de Béfort, emprisonnés à Colmar, et proclamer Napoléon II ; dans le Midi, les premières menées des ccirbonari à Marseille, et du capitaine Vallé à Toulon (9 janvier). De même dans l'Ouest, où l'adhésion docile de la société des Chevaliers de la liberté, fondée le 10 octobre 1820 à Saumur, doublait les moyens d'action de la Charbonnerie parisienne, on vit manquer, par une succession rapide, la première conspiration de Saumur, à l'École de cavalerie (24 décembre 1821) ; le complot de Nantes (février 1822) ; la deuxième et la troisième conspiration de Saumur (24 février, 17 juin 1822), dont le chef, le général Berton, devint la dupe et la victime d'un traître gagé ; enfin, entre ces deux der-
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nières, la conspiration de La Rochelle, formée au sein du 45e régiment de ligne.
Ce régiment, comme tant d'autres de l'armée, couvait une fureur contenue. Appelé à Paris, au mois de mai 1821, et caserné dans le quartier des Écoles, il fut aisément accessible à la propagande du Carbonarisme. Le sergent-major Bories, affilié par un étudiant, établit une vente particulière parmi ses camarades , et fut leur député à l'une des ventes centrales de Paris, qui avait pour président M. Baradère, avocat stagiaire, député lui-même à la haute vente, au moins selon l'accusation.
Quelque temps après, un incident étranger au Carbonarisme, attira au 45e l'ordre de partir pour La Rochelle. Au moment de s'éloigner, et afin d'affermir la confiance de ses associés militaires, en leur montrant qu'ils avaient le soutien « de bourgeois a puissants et déterminés à courir les mêmes chan» ces que le soldat (1), » Bories réunit, chez un marchand de vins de la rue Descartes, à l'enseigne du Roi Clovis, une douzaine de sous-officiers de son régiment, entr'autres Pommier, sergent-major, Goubin et Raoulx, sergents. Là, se trouvèrent deux
(i) Extrait de l'acte d'accusation. — Papiers de M. Berville.
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ou peut-être trois représentants de la bourgeoisie, délégués de la vente centrale, Hénon, instituteur, rue de Lourcine, et Rosé, employé à la compagnie royale d'assurances (1). Tandis qu'on faisait honneur à un frugal déjeûner, digne de Sparte, Hénon prit la parole. Il célébra, les armées françaises qui avaient marché, en 1792, à la conquête de la liberté ; il exhorta les convives à la conquérir à leur tour,-et leur proposa en exemple l'armée espagnole (qui naguère avait forcé le roi Ferdinand à rétablir la constitution libérale de 1812). Ainsi « rassurés » par le concours du bourgeois, désormais bien dé- » montré, les sous-officiers rentrèrent dans leur » quartier, plus ardents que jamais (2). »
Le 1er bataillon du 45e, dont ils faisaient partie, quitta Paris le 22 janvier 1822. A Orléans, autre banquet, que-l'on flétrit par la suite du nom d'orgie, bien qu'au maximum il ne coûtât que deux
(4) M. de Vaulabelle (T. Y, p. 304), en plaçant dans cette réunion, outre Hénon et Rosé, MM. Baradère et Gauran, étudiant en médecine, employé comme chirurgien à l'hospice Beaujon, se trompe certainement quant au premier, et probablement quant au second. L'acte d'accusa-
tion constate l'absence de Baradère ; et il est dit dans la plaidoirie de M. Berville que Gauran justifia de son alibi.
(2) Acte, d'accusation.
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francs cinquante centimes par tête. Bories convia « tous les conjurés D du régiment, dix-huit en tout, carbonari comme lui, à l'auberge de la Fleur de Lys.
Alors, les portes fermées, il leur aurait annoncé que le moment était venu de vaincre ou de mourir pour la liberté de la France; qu'il fallait se tenir prêt à commencer l'exécution à main armée; que cela aurait lieu probablement dès la première étape après Tours, afin de soutenir le mouvement imminent de Saumur, et aussitôt que les ordres qu'il attendait tous les jours lui seraient parvenus (1).
Si, en plaçant ce langage dans la bouche de Bories, l'accusation dépassait peut-être les limites de l'exacte vérité, on doit croire pourtant que ses paroles avaient été aussi vives que compromettantes, puisqu'elles décidèrent quatre de ceux à qui elles s'adressaient (Perreton, Cochet, Labourée, Gindrat) à se retirer de toutes ces menées et à se tenir désormais à l'écart (2).
Du reste, le lendemain, une mésaventure fortuite plaça Bories dans l'impossibilité de diriger plus Jong-
(1) Les ordres du comité directeur ou la haute vente de Paris.
(2) Un autre, nommé Vivien, ne fut pas poursuivi. Sur les dix-neuf conjurés de la Fleur de Lys, six seulement fllrent accusés de complot contre la sûreté de l'État.
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temps ce qui subsistait de la vente militaire du 4o°.
Une rixe avec un sergent du régiment suisse en garnison à Orléans, rixe que le Français n'avait point cherchée, et vrai guet-à-pens où il reçut deux blessures à la tête, alluma contre lui le courroux de son colonel, M. de Toustain. Cassé provisoirement de son grade, il fut mis à la garde du camp pendant tout le reste de la route; et attendu que l'on se défiait de lui, on se servit d'un autre sergent-major du régiment pour le faire parler. A Poitiers, on le logea chez un ancien officier qui, l'abusant par un étalage de haine contre les Bourbons, reporta aux chefs militaires les épanchements de son hôte (1). Aussi, dès l'arrivée du régiment à La Rochelle (12 février 1822), Bories fût-il incarcéré à la Tour, de là transféré à Nantes, sur l'ordre du général Despinois, commandant de la division militaire. Il devint donc forcément étranger de fait aux événements de La Rochelle. Goubin, assisté de Pommier, lui succéda comme président de la vente.
Sur ces entrefaites, la deuxième conspiration de Saumur échouait devant cette ville (24 février).
L'opinion en attribua l'insuccès à la lenteur et à l'indécision du général Berton. Impatient de se
(1) Yaulabclle, 1. v, p. 307.
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laver de ce reproche par quelqu autre entreprise, le général se flatta d'utiliser les éléments que lui présentait La Rochelle, c'est-à-dire, outre les aflidés du 45e, une vente civile chez les habitants, et des intelligences avec deux bataillons d'infanterie coloniale cantonnés dans l'île de Ré. Accompagné d'un commissaire du Comité directeur de Paris, il s'approcha de la ville. Goubin, de son côté, le 10 mars, rassembla huit camarades (Pommier n'était pas présent) à l'auberge du Lion d'or, dans le village suburbain de Lafond. Il leur expliqua comment, de concert avec les bourgeois, on consignerait les officiers dans leurs logements, et l'on arborerait la cocarde et le drapeau tricolores. Il conclut, selon l'habitude, à se tenir prêts, en attendant les ordres qui étaient toujours à venir. L'un des assistants, le sergent-major Goupillon, admis carbonaro depuis quelques jours, s'écria, dans sa lièvre de néophyte, qu'il fallait égorger le colonel, les deux chefs de bataillon, et mettre le feu aux casernes. Ce langage révolta les assistants et fut repoussé avec indignation.
Vers le même temps, des rapports de police instruisaient le colonel d'un dîner que les Carbonari de son régiment avaient reçu de quelques habitants de Niort, lors du passage dans cette ville, et de l'animation extrême des propos qui s'y étaient tenus.
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Le 14 mars, il appelle Goubin, Pommier etRaoulx ; et particulièrement mécontent des réponses de Goubin, il l'envoie, le lendemain, à la salle de police, puis à la Tour.
Pommier remplace Goubin dans les conciliabules.
Le commissaire de la Haute-vente et le général Berton, qui ont osé pénétrer dans La Rochelle, le mandent près d'eux. Le soir du 17 mars, il se glisse hors du quartier, déguisé en paysan, un gros bâton à la main et feignant de boiter. Mais un adjudant flaire le stratagème; à ses cris, le boiteux fuit à toutes jambes, et ne peut néanmoins esquiver un autre adjudant, que le hasard met sur son chemin. On l'enferme à la salle de police, où il cherche à expliquer son aventure par une intrigue de la vie de garnison.
Malgré ce contre-temps qui désorganisait pour la troisième fois leurs desseins, les émissaires secrets de Paris ne désespéraient pas encore, lorsque Goupillon, troublé par ces arrestations, et subitement aussi abattu qu'il était naguère emporté, s'ouvrit de ses angoisses au sergent-major Choulet. Celui-ci, instrument secret (tu colonel, décida le carbonaro repentant à porter ses aveux à leur chef. Le 19 mars au matin, Goupillon alla tout dévoiler, et les détails de l'intrigue, et le nom de chacun des initiés.
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M. de Toustain, joignant alors l'adresse à la vigueur, attendit le soir. Après le contre-appel, tout le monde couché, il fit appréhender en silence les hommes dénoncés. On trouva dans leurs malles ou dans leurs paillasses des lames de poignard, avec ou sans manches. Ces poignards jouèrent un grand rôle au procès, comme si on les réservait pour de lâches assassinats : c'étaient tout simplement des symboles enfantins d'initiation, dont le Comité de Paris avait tenu à gratifier la vente du 45e.
Les prisonniers avouèrent, même Goubin et Pommier, soit spontanément, selon le récit officiel, soit trompés par une perfidie du général Despinois, comme ils l'affirmèrent constamment aux débats (1).
(1) Le Général, venu à La Rochelle, se serait donné à eux pour un carbonaro, chargé de soulever la ville de Nantes.
Aux assises, Goubin et Pommier réclamèrent la confrontation. Le Général, cité à comparaître, s'excusa par une lettre dont le président donna lecture à l'audience du 31 août : il ne pouvait, disait-il, quitter son poste, à cause des devoirs de sa position et à défaut de l'autorisation du ministre de la guerre. (Vaulabelle, t. V, p. 310). Goubin a dit : « Il ne m'en coûterait rien de mourir ; mais mes pau» vres camarades, que j'ai injustement compromis; mais » Bories que j'ai eu la faiblesse. d'accuser; puissent-ils être » sauvés! » Voulait-il parler de déclarations faites par lui
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Outre les faits de La Rochelle, ils parlèrent du déjeuner du Roi Clovis avec les délégués de l'une des ventes centrales de Paris. Le gouvernement se trouva ainsi éclairé sur deux choses : l'une, qu'il soupçonnait seulement jusque là, l'existence de la société des Carbonari, embrassant dans son organisation l'armée et la population civile; l'autre, qu'il ignorait tout-à-fait, savoir la relation des groupes départementaux avec ceux de Paris.
En conséquence on arrêta, le 8 avril, à Paris, Baradère, Hénon, Rosé, Gauran, Laroque étudiant en
droit, et Marcel, employé comme Rosé à la Compagnie royale d'assurances (1). Hénon confessa tout ce qu'il savait, et même plus qu'il ne savait, ainsi que cela fut établi à l'audience. Toutefois il ne fut pas possible de remonter plus haut dans la hiérarchie, parce que, d'après le mécanisme de l'association, les membres des diverses ventes étaient inconnus les uns aux autres.
M. Bellart, procureur général, sous la signature duquel l'acte d'accusation fut dressé, et M. de Mar-
spontanément, ou se reprochait-il les confidences que l'on aurait tirées de lui par des manœuvres déloyales ?
Il Laroque et- Marcel furent déchargés des poursuites par la chambre des mises eu accusation.
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changy, avocat général, s'en dédommagèrent en traçant du Carbonarisme un tableau presque fantastique à force d'exagération et d'imagination. L'affaire de La Rochelle transformée devint « une vaste » conjuration contre l'ordre social, en même temps » que contre les trônes et contre chaque famille de » citoyens. » Les deux magistrats les rattachèrent aux soulèvements récents des libéraux de Naples et de Turin, à l'agitation causée en Allemagne par les sociétés secrètes (qui pourtant dataient de Napoléon), même aux premiers mouvements insurrectionnels des Grecs contre les Turcs. Il n'y eut pas jusqu'à l'Orénoque, qui ne fût appelé à déposer du crime des obscurs accusés (1).
(1) « Les révolutions actuelles, disait M. de Marchangy, ne sont donc point innées ; elles sont apprises, et la même leçon, circulant du Nord au Midi, explique la conformité de tant d'erreurs. Yoilà pourquoi la Grèce, qui avait presque usé ses fers en les portant depuis des siècles, reçut tout-à-coup l'avis de sa servitude, et pourquoi, induite en insurrection, elle appela sur elle-même l'implacable vengeance d'un maître qui s'était endormi. Tels sont les déplorables résultats des principes colportés par les promoteurs de désordres. Ils vont afficher depuis les Apennins jusqu'au Bosphore, et depuis Lisbonne jusqu'aux bords de l'Orénoque, renseignement et les programmes de la sédition. »
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D'autre part, à défaut de l'insaisissable Comité directeur, on érigea, bon gré mal gré, Baradère en meneur suprême de la conspiration, quoiqu'il n'y eût contre lui ni fait ni témoignage, en dehors de la qualité de carbonaro, qui précisément n'était l'objet d'aucune poursuite. Son nom, dans toutes les pièces et les listes de la procédure, fut inscrit au premier rang.
Une double instruction, suivie parallèlement à La Rochelle et à Paris, concentrée ensuite entre les mains des magistrats de Paris, eut pour conclusion un arrêt de renvoi devant la Cour d'assises de la Seine, rendu, le 24 juillet 1822, par les Chambres d'accusation et d'appels de police correctionnelle réunies. L'acte d'accusation, daté du lendemain, fut signifié le 30 à Baradère, et remanié le 2 août, pour être aggravé.
Vingt-cinq prévenus, retenus sur trente-six impliqués d'abord dans le procès, furent partagés en deux catégories : douze dans la première, Baradère, Hénon, Gauran, Rosé, Bories, Massias, Pommier, Goubin, Raoulx, Goupillon, Asnès et Bicheron, les quatre premiers civils ; Massias, capitaine au 45e (1) ;
[Vj Massias, la seule épaulette de l'affaire. On ne put rien prouver contre lui.
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les autres, sous-oflieiers au même régiment ; « accu» ses d'avoir, dans les derniers mois de 1821 et les » premiers mois de 1822, participé à un complot » ayant pour but soit de détruire ou de changer le » Gouvernement, ou l'ordre de successibilité au » trône, soit d'exciter les citoyens ou habitants à » s'armer contre l'autorité Royale, soit d'exciter la » guerre civile en armant ou en portant les citoyens » ou habitants à s'armer les uns contre les autres (1); » crimes prévus par les articles 87, 89 et 90 du Code » pénal. »
Treize dans la deuxième catégorie, Castille, Dariotseq, Lefèvre, Thomas (Jean), Barlet, Demait, Labourée, Perreton, Cochet, Hue, Dutron, Gaultier et Lecoq, sous-officiers ou soldats au 45e, « accusés » de n'avoir pas fait la déclaration du complot sus» dit formé contre la sûreté intérieure de l'État, » duquel complot ils ont eu connaissance, et de » n'avoir pas révélé au Gouvernement ou aux auto» rités administratives ou de police judiciaire, les » circonstances qui sont venues à leur connaissance, » le tout dans les vingt-quatre heures qui ont suivi
(1) C'est ce dernier grief qu'on avait omis d'abord d'inscrire dans l'acte d'accusation, quoiqu'il figurât dans l'arrêt de renvoi, et qu'on y réintégra le 2 août.
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» ladite connaissance , délit prévu par les arti» des 103 et 105 du Code pénal et connexe avec le » crime de complot ci-dessus. »
Les peines encourues étaient : Pour la première catégorie, la mort; pour la seconde, l'emprisonnement.
Douze condamnations capitales contre des jeunes gens qu'avait entraînés l'ébullition de leur âge, et dont le plus élevé dans la hiérarchie sociale était un avocat stagiaire 1 Sans doute, il y avait eu chez plusieurs sous-officiers toute la mauvaise volonté imaginable à l'égard du gouvernement royal, le plus ardent désir d'en être délivrés et la disposition à se conduire en conséquence ; mais pas de complot dans le sens rigoureusement légal du mot. Car s'ils avaient eu des intentions et des délibérations, ils ne s'étaient pas avancés jusqu'à « la résolution d'agir concertée et arrêtée, » encore moins jusqu'au commencement d'exécution. Quant aux inculpés civils, il n'y avait pour ainsi dire de certain contre eux que l'animosité du pouvoir.
Dans ce péril, M. Baradère se recommanda par une lettre simple et digne à l'avocat dont le talent et le courage étaient toujours prêts. M. Berville s'empressa de lui apporter son aide. Près de lui, et non moins dévoués, se rangèrent MM. Bartlie, Mérilhou,
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Aylies, Chaix-d'Est-Ange, Boulay (de la Meurthe), Delangle, Boinvilliers, Dequevauvilliers, Dalloz, Renouard, Plougoulm, Mocquart, Coninières.
Les débats s'ouvrirent le 21 août 1822, sous la présidence de M. Monmerqué, dont l'impartialité et l'esprit de justice firent ressortir d'autant plus péniblement l'acharnement et la furie du ministère public, que représentaient MM. de Marchangy, avocat général, et de Broë, substitut. Fait digne de remarque et qu'on n'avait pas encore vu : dans une cause politique si terrible, il n'y avait pas un seul contumace. Ce n'est pas le lieu d'insister sur les circonstances émouvantes de ce procès. Elles trouveront bientôt leur place dans ce volume, à l'occasion du Mémoire pour les Editeurs responsables. M. Berville fut entendu, dans la défense de Baradère, le 30 août ; il répliqua au ministère public le 4 septembre.
Le lendemain, seizième jour des débats, le président fit son résumé et mérita un impérissable honneur, tant il montra de ferme respect pour les droits de la défense. Il posa vingt-sept questions aux jurés.
Ceux-ci, entrés dans leur chambre des délibérations vers six heures du soir, n'eu sortirent qu'à plus de neuf heures et demie. M. Berville eut la joie d'entendre prononcer l'acquittement de son client, mais la douleur d'entendre le verdict qui allait vouer
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à l'échafaud Bories, Goubin, Raoulx et Pommier.
Alors il tente un suprême effort pour les disputer à leur destinée. D'une voix. presqu'éteinte par l'émotion, il expose que le jury, interrogé sur quatre questions de complot différentes (i), les a réunies dans une réponse collective, ce qui semble indiquer qu'il les a considérées comme ne formant qu'une seule question; et entre les diverses parties dont elle se compose, l'avocat signale des contradictions. Il demande qu'au moins la Cour ne procède pas à statuer immédiatement sur cette réponse du jury.
La Cour se retire pour délibérer. Elle rentre en séance vers une heure du matin, dans cette nuit néfaste du 5 au 6 septembre 1822.
Sans s'arrêter à cette dernière tentative de la défense (2), elle prononce la peine de mort contre Bories, Pommier, Goubin et Raoulx ; celle de cinq années d'emprisonnement contre Castille, Darioseq et Lefèvre ; de trois ans contre Barlet ; de deux ans contre Labourée, Cochet et Perreton ; les uns et les
(1) La question, divisée en quatre parties, reproduisait identiquement la formule d'accusation du 2 août, que nous avons donnée plus haut.
(2) Au reste les condamnés avaient refusé de signer les conclusions de M. Berviile, en disant : « C'est inutile. »
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autres comme non-révélateurs. Goupillon est mis hors de cause à titre de révélateur ; le reste des prévenus, particulièrement Baradère, Hénon (1), Gauran et Rosé sont rendus à la liberté.
Ainsi finit ce procès tristement célèbre. Non que la Restauration attaquée n'eût pas le droit de se défendre. Il est clair que les sous-officiers étaient coupables envers elle et envers la discipline. Mais la peine passa de beaucoup la faute. Et, plus coupables encore, devait-on laisser au seul public la pitié pour leur jeunesse (2) ? Le gouvernement aveuglé suivit l'emportement de la passion, comme une faction qui se venge. Comment reconnaître l'organe de la justice et de la société, dans cet accusateur fougueux, que le président est obligé de rappeler plus d'une fois à la modération et à l'humanité ; ce fanatique implacable qui s'écrie : « Toutes les puissances ora» toires ne peuvent arracher Bories à la vindicte » publique 1 » ; qui, au moment où le président inter-
(1) Hénon avait été déclaré coupable par le jury à la majorité de sept voix contre cinq. La Cour le sauva en se réunissant à la minorité du jury.
(2) Bories était âgé de vingt-sept ans ; Raoulx, de vingtsix et demi; Pommier, de vingt-six; Goubin, de vingtcinq.
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rompt son résumé pour inviter Baradère à s'expliquer sur une note que l'accusé vient de lui transmettre, coupe la parole à l'éminent magistrat, en disant qu'il faut en finir; qui, entendant M. Mérilliou, avocat de Bories, prendre des conclusions subsidiaires sur la position des questions, et dont l'effet serait de changer la peine de mort en la déportation, les qualifie d'obstacles pusillanimes opposés par les accusés aux justes sévérités de la loi ; qui enfin, au cri de douleur sorti de l'auditoire, quand le chef du jury a prononcé le oui fatal pour Bories, ne trouve qu'un cri de colère : « Taisez-vous donc ! » dit-il d'une voix déjà tranchante comme l'acier ?
Voilà de quelle manière, plus sûrement que les Carbonari et les Chevaliers de la liberté, les serviteurs de la dynastie la menaient à sa perte.
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DÉFENSE DE BARADÈRE
Dans l'affaire de la Conspiration de La Rochelle.
(34) août 1822.)
MESSIEURS Un jeune avocat paraît à:votre barre sous la menace d'une condamnation capitale. Hipr,-il défendait les accusés; aujourd'hui, lui-même a besoin de défense. Malheureux, c'est au barreau dont il fait partie qu'il demande l'appui que naguère il offrait au malheur, et c'est moi, moi, qui compte à peine quelques années de plus que lui, qu'il a chargé de parler en sa faveur. Quel ministère je viens remplir et quelle cause je viens défendre 1 Ce qu'il est maintenant, naguère je l'étais encore : ce que je suis, il le sera bientôt lui-même. Études semblables, mêmes travaux, carrière commune, j'ai presque dit même âge, tout concourt à resserrer l'alliance, déjà si naturelle, de l'accusé et du défenseur. Tous deux, entourés de ce barreau nombreux qu'unit une confraternité si
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touchante, il nous semble être au milieu d'une famille tendre qui nous protège de ses vœux. Je crois parler au nom de tous, et je le sens, ce n'est point pour un étranger que j'élève la voix; ce n'est point un patron plaidant pour un client, c'est un frère aîné qui vient parler pour un plus jeune frère.
Mais faut-il défendre Baradère ? Qui l'accuse? Des témoins? nul ne l'a nommé. Des charges matérielles ? on n'en produit aucune. Des aveux ? il proteste de son innocence. Durant ces longs débats, l'accusation avait semblé l'oublier, vous l'aviez oublié vous-mêmes : c'est hier seulement que le ministère public s'est rappelé son nom pour vous demander sa tête.
Qu'aurais-je donc besoin de longs efforts pour combattre une accusation que rien ne justifie? Que me font ces vastes développements auxquels vous l'avez entendu se livrer avec tant de complaisance ?
En quoi peuvent-ils nous toucher ? Si je la suis dans cette large carrière, c'est un devoir de ma position, non un besoin de ma cause; j'obéis à l'usage, qui a voulu que les questions générales de la défense fussent traitées par celui des orateurs que l'ordre du débat appelle le premier à prendre la parole.
Dans une discussion de ce genre, l'établissement des principes doit nécessairement précéder l'examen
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du point de fait. Posons donc quelques principes.
Qu'est-ce qu'une accusation ? un demandeur. Que demande-t-il ? du sang. Quel est son devoir ? de tout prouver. Prouver est l'obligation de quiconque affirme, à plus forte raison de qui demande : combien plus encore de celui qui affirme contre la présomption si favorable de la bonne foi ou de l'innocence!
Combien plus encore de celui qui demande, non des condamnations ordinaires, mais les plus terribles rigueurs ? car, ne l'oubliez pas, ce qu'ici l'accusation réclame, ce n'est point de l'argent, mais des peines capitales : si sa cause triomphe, elle ne procédera point par des saisies et des expropriations, mais par des écliafauds et des supplices.
L'accusation vous dénonce une vaste conspiration contre l'ordre social et contre tous les trônes : au sein de cette conspiration européenne, elle vous signale un complot particulier qu'elle rattache au dessein général : au milieu de ce complot, elle vous montre Baradère. C'est par cette triple gradation qu'elle essaie d'arriver jusqu'à nous; c'est sur ces trois hypothèses successives que nous allons lui demander compte de ses preuves.
L'ordre social est en péril : l'Europe entière est le foyer d'une conjuration menaçante. Voilà des assertions bien graves, bien étranges pour les croire
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sur parole. Apparemment vous avez saisi quelquesuns des principaux coupables : des chefs éminents en pouvoir, en richesses, en talents, en dignités, des princes, des généraux, des orateurs; des millionnaires sont réunis sur ces bancs, vous les avez interrogés, vous leur avez confronté les témoins accusateurs, vous avez recueilli, vous êtes prêt à discuter leurs explications : leurs paroles, leurs actes, leurs écrits vont devenir les principaux éléments du procès. Je conçois, à la rigueur, que l'on prétende constater un corps de délit en l'absence de l'accusé, lorsqu'il s'agit d'un fait matériel certain par lui-même, que les sens peuvent saisir, que la tradition ne peut altérer; encore nos lois repoussent-elles généralement ce mode de procéder, trop dangereux pour l'innocence. Mais que dire d'un délit qui n'a rien de matériel, qui réside en paroles, en simples volontés ? Un complot n'a point de corps; c'est une pensée, un être de raison. Là, rien qui demeure, rien que nous puissions saisir, constater par procèsverbaux, conserver sous les scellés, déposer dans un greffe, produire comme pièce de conviction. Ce ne sont que des voix fugitives, presque toujours mal entendues, faussement interprétées, qui s'altèrent en passant de bouche en bouche, dont le sens et la valeur ne peuvent être fixés que lorsque l'accusé
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présent a été mis en demeure de les nier, de les reconnaître ou de les expliquer.
Vous nous dénoncez une conj uration immense : ou sont vos conjurés? Vous alléguez de nombreux complots : où sont vos preuves? Et quand vous auriez tout prouvé, où sont les rapports de ces faits avec les accusés présents à cette barre.
Déjà, Messieurs, vous appréciez le système général de l'accusation ; déjà vous avez fait justice, dans votre pensée, de ses vagues déclamations. Nous reviendrons sur ces réflexions préliminaires; mais avant de pénétrer plus loin dans la discussion, l'ordre exige une distinction entre les faits généraux plaidés par la partie publique.
De ces faits, les uns se rapportent au carbonarisme, les autres au complot : apprécions-les séparément.
Ces débats vous l'ont déjà fait connaître, l'association des carbonari n'est point ici en cause : elle ne ligure qu'accidentellement au procès. Plusieurs des prévenus, reconnus pour appartenir à cette société, n'en n'ont pas moins été renvoyés de l'accusation. Il est donc constant désormais, il est jugé que le carbonarisme n'est point un crime : un carbonaro peut être un mécontent ; ce n'est point un conspirateur.
Dès-lors vous saurez réduire à sa juste valeur
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cette vaine fantasmagorie dont l' accusation a voulu vous épouvanter. Que signiiie, en présence de l'arrêt de renvoi, cette longue et véhémente sortie contre le carbonarisme ? Où tendent ces étranges digressions sur un fait irrévocablement absous par la justice ?
Aurait-on espéré frapper votre imagination par des images terribles, et surprendre à vos terreurs un arrêt de mort qu'aurait refusé votre raison ?
Parcourons rapidement tous les reproches dirigéscontre le carbonarisme: nous n'en verrons pas un qui résiste à la plus simple analyse.
« Le carbonarisme est une société secrète. » Peutêtre. Mais une société secrète est-elle nécessairement une société de conspirateurs ? Les sociétés secrètes peuvent avoir des dangers, selon la direction qui leur est donnée; mais toute société secrète est-elle essentiellement criminelle, et criminelle au premier chef?
Elle peut, sans doute, le devenir par les caractères qui l'accompagnent. Quels sont les caractères du carbonarisme ?
C'est ici que l'accusation croit triompher. Des serments épouvantables, des poignards, un livre noir !.
Oh ! Messieurs les Jurés, que n'ai-je à faire devant vous le procès à quelque loge de Francs-Maçons !
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Que j'aurais d'autres images à vous offrir, d'autres terreurs à vous inspirer 1 Que diriez-vous de ces glaives nus, de ces épreuves effrayantes ? Que diriezvous de ces ténèbres, de ces serments accompagnés d'exécrations terribles? et cependant, si quelquesuns d'entre vous, comme il est permis de le penser, appartiennent à l'ordre maçonnique, ils vous raconteront l'innocence, quelquefois même l'insignifiance de ces réunions en apparence si redoutables ? Ils vous les peindront, telles qu'elles sont en effet, remplies, les unes par de paisibles divertissements, par des chants et des banquets; d'autres par des conférences littéraires ou philosophiques ; toutes par les sollicitudes de l'humanité et la pratique de la bienfaisance. Cet exemple, si frappant et si près de vous, ne suffit-il pas pour vous prémunir à jamais contre les illusions de la parole, pour vous faire sentir l'abus de prendre à la lettre, de traduire en langage sérieux les rites, les allégoriques symboles d'une association mystique?
Parmi les images que l'accusation se plaît à vous offrir, il en est une surtout qu'elle semble affectionner. Elle y revient sans cesse, elle la caresse avec une sorte de complaisance. Je veux parler de ces poignards, dont la forme pacifique et l'aspect inoflensif ont du pourtant quelque peu vous rassurer.
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Des lames sans manche (et quelles lames 1), des sabres d'enfant coupés, suivant l'expression d'un témoin, ne sont pas de grands objets d'effroi. Mais l'accusation veut à toute force avoir peur. Écoutezla parler : « Le poignard est l'attribut du carbona» risme. le poignard est l'arme des lâches.
» Le poignard était l'instrument des assassinats » qu'on méditait. » Eh ! non ; rien de tout cela.
Le poignard n'est point l'attribut du carbonarisme, car, dans les instructions assez nombreuses où le carbonarisme a figuré, nulle part, excepté dans ce procès, on n'a entendu parler de poignards. Dans ce procès même, à peine en voyez-vous un petit nombre, et de plus, vous savez qu'on ne s'en est point servi pour les initiations faites à Nantes.
Le poignard n'est, pas plus que toute autre, l'arme des lâches, car vous avez entendu le brave lieutenant Dumesnil vous avouer qu'il avait un poignard en sa possession.
M. le Président : M. Dumesnil vous a dit qu'il ne l'avait porté, le jour de l'arrestation des accusés, que pour sa défense, et parce qu'on lui avait dit qu'ils étaient armés.
Le Défenseur : Le fait est qu'il l'a porté ; et s'il l'a porté, c'est apparemment qu'il l'avait en sa possession. Si cet estimable officier eût été arrêté dans
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ce moment, quels soupçons n'eût-on pas élevés contre lui !
Le poignard était l'instrument des assassinats qu'on méditait? Interrogeons les faits : depuis qu'il existe, en France, des carbonari, montrez-nous un homme, un seul homme, qui ait reçu d'eux la moindre égratignure.
Tout cède, vous le voyez, au plus simple examen; partout la réalité est là pour réfuter l'abus des mots, déception perpétuelle de l'accusation. Laissons-là ces fantômes vains que le nom du carbonarisme a fait évoquer devant vous; ou, s'il doit vous rester quelques craintes, craignez seulement de frapper l'innocence sur la foi de je ne sais quelle vague épouvante qu'on chercherait à vous inspirer. Tous ne l'ignorez pas : ces terreurs de commande, ces peintures de mélodrame furent toujours à la disposition de qui voulut proscrire. Rappelez-vous cet ordre célèbre dont naguère un beau talent a rajeuni l'histoire. Quand la politique eut conjuré sa ruine, le pouvoir s'occupa de lui chercher des crimes. On accumula contre lui les préventions les plus sinistres : on supposa d'horribles profanations et d'abominables mystères ! On suscita des témoins, on arracha même à la faiblesse des accusés des aveux imposteurs. L'ordre du Temple fut détruit, ses
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membres proscrits et dispersés ; ses chefs moururent dans les supplices. Mais, en montant au bûcher et s'adressant au peuple qui l'entourait : « Je rétracte, » dit le Grand-Maître, tout ce que j'ai dit des crimes » de mon Ordre, et j'en demande pardon à ces glo» rieux martyrs qu'une violence injuste a faitexpi» rer dans les tourments. Je prends le Ciel à témoin » de notre innocence, et j'espère que le Seigneur ne » tardera point à punir nos ennemis. » On dit, ajoute l'historien, que ces dernières paroles furent adressées au Pape, et qu'il l'ajourna à comparaître dans quarante jours au tribunal de la Majesté divine.
L'histoire a réhabilité les victimes et flétri les persécuteurs. Mais sa justice tardive n'a pu révoquer les supplices et rappeler les morts du tombeau.
Les sociétés secrètes, vous dit-on encore, sont dangereuses pour l'État. Arrêtons-nous ici. Ces considérations n'appartiennent plus à la justice, mais à la politique. Devant un tribunal, il ne s'agit point d'utilité ou de danger, mais seulement de crime ou d'innocence. J'oserai toutefois répondre au ministère public que, sans vouloir me faire l'apologiste des sociétés secrètes, je ne crois point à leur danger, sous un gouvernement où les droits des peuples sont reconnus et respectés, oii l'autorité souveraine.
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protectrice des intérêts généraux de la nation, s'appuie constamment sur l'imposante majorité dont elle est la représentation et l'organe. Que peuvent, contre ce faisceau de volontés, quelques conciliabules isolés ? Si les sociétés secrètes sont à redouter, c'est au sein d'une nation opprimée qui se ligue pour secouer le joug ; c'est lorsque l'opinion marche avec elles et seconde leurs efforts. Oui, je l'avoue, les sociétés secrètes sont dangereuses pour les mauvais gouvernements; mais sans doute ce n'est pas à ce titre que le pouvoir sollicite votre appui.
Voulez-vous, en effet, donner de l'importance à ces associations ? Persécutez-les. Faites des martyrs.
Alors, le fanatisme naîtra de vos persécutions même : l'irritation fera des prosélytes. Les faibles craindront vos rigueurs et s'éloigneront : alors les sociétés secrètes ne compteront plus dans leur sein que des hommes d'une volonté forte, prêts à tout oser, déterminés à compenser la gravité de leurs dangers par l'importance de leurs entreprises : alors l'indiscrétion, devenue homicide, sera comprimée par la terreur, et les mystères de l'association échapperont à votre surveillance. Ainsi, par vos sévérités, vous au-
rez créé les dangers que vous vouliez prévenir.
C'en est assez sur le carbonarisme, sur ce prétexte puéril de tant de vaines frayeurs. De ce premier
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ordre de faits, qui n'est que du domaine de la politique, puisque, encore une fois, le simple carbonarisme n'est pas judiciairement incriminé, passons à d'autres faits qui, du moins, semblent se rattacher un peu plus à l'accusation : parlons des faits généraux relatifs au complot.
« Une vaste conjuration, dit l'accusation dont je » cite littéralement les paroles, une vaste conjura» tion contre tous les trônes et contre chaque famille » de citoyens menacés d'être plongés dans les horJ) reurs de l'anarchie, bien plus que contre les dynas» tics, a été formée (1). »
Formée ! où ? comment ? par qui ?
Pour apprécier le péril qui menace tous les trônes et chaque famille de citoyens, je veux, Messieurs, faire à l'instant devant vous l'inventaire de la conspiration ?
Combien de conjurés comptons-nous sur ces bancs ? douze : car il ne faut pas compter ceux qui ne sont accusés que de non-révélation. Quel est leur âge? de vingt à vingt-cinq ans. Leurs qualités? les voici : Un avocat stagiaire ; Un maître d'école ;
(1) Acte d'accusation.
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Un étudiant en médecine, de ceux qu'on nomme vulgairement carabins; Un pauvre petit employé, à six ou sept cents francs d'appointements; Un capitaine, que le ministère public a renoncé à accuser; c'est dommage : c'était la seule épaulette de la conjuration ; Trois sergents-majors ; Trois sergents ; Un soldat.
Tout cela ne fait pas une vaste conspiration.
Voilà pour le personnel : voyons pour le matériel.
Les fonds de la conspiration ? Je ne vois d'autre argent au procès que les trente francs délivrés à Hénon par la charité de M. le Préfet de police.
Les armes ? elles sont devant vos yeux. Quinze ou vingt lames privées de leur manche, et provenant de sabres d'enfants que l'on a coupés.
Yoilà tout ; je crois, Messieurs, que les rois peuvent dormir tranquilles.
Mais, derrière les accusés, il existe un comité occulte et di rccteur.
Hélas ! Messieurs, c'est aussi ce que l'on disait en 1793, devant le jury révolutionnaire Un comité directeur ? où donc est-il? Pourquoi ses
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membres ne sont-ils pas entre les mains de la justice? pourquoi ne comparaissent-ils pas à cette audience ?
Si, pour prouver l'existence de ce comité directeur, il suffisait de répéter son nom, certes l'accusation l'aurait-amplement prouvée. Mais ici, ce ne sont -pas des mots, ce sont des preuves qu'il nous faut.
Vous parlez d'un comité directeur : où est-il ? comment établissez-vous son existence ?
« Il se dérobe aux poursuites judiciaires (1). »
Comment donc venez-vous affirmer judiciairement son existence ?
« Mais il se manifeste par ses actes. »
D'abord ce ne serait pas là une preuve judiciaire.
Vous êtes demandeur ; vous argumentez d'un fait ; commencez donc par le constater. Mais voyons enlin ces actes, qui manifestent si clairement l'existence d'un comité directeur.
C'est ici, Messieurs, que l'expression manque pour caractériser le système de l'accusation. Depuis long- temps les esprits les plus sages s'élèvent contre l'abus de ce que l'on nomme les faits généraux, contre cette méthode inique et meurtrière d'attaquer un accusé avec des faits qui lui sont étrangers, que
(4) Acte d'accusation.
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presque toujours il ignore, qu'il ne peut discuter, (lui d'ailleurs ne lui ont point été notifiés, n'ont point provoqué la contradiction, n'ont point fait partie du débat. Mais jamais, non jamais, je suis forcé de l'avouer, cet abus n'avait approché de ce que nous venons d'entendre. A propos d'un soldat et d'un maître d'école, on a fait passer sous vos yeux l'histoire entière de l'Europe pendant ces dernières années, et l'histoire, non pas véridique, impartiale, mais l'histoire colorée par les opinions personnelles de l'accusateur. L'Espagne, le Portugal, Naples, le Piémont, la Grèce elle-même sont devenues parties au procès, et Botzaris s'est trouvé être l'agent du comité directeur de Paris. Toutes les causes politiques jugées en France depuis huit ans ont été évoquées à votre barre ; point de procès qu'on ne vous ait appelé à juger une seconde fois; point de tribunal dont on ne vous ait apporté la sentence à réviser.
Les événements de juin et ceux du 19 août, ceux de Nantes et ceux de Colmar, conseils de guerre, jury, Cour des Pairs, tout a été traduit à votre audience.
La civilisation elle-même a été mise en jugement et citée devant votre tribunal, pour fait de conspiration contre les trônes légitimes. N'est-ce pas là, Messieurs, se jouer de nous et de vous-mêmes? Quel rapport entre ces faits et nos clients? Quel rapport
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, entre l'importance de l'accusation et leur importance ? Eh quoi 1 c'est à propos de Bicheron que vous nous promenez dans l'Italie et dans la Grèce ! C'est Goupillon, c'est Pommier que vous appelez à répondre de l'excès de la civilisation 1 Sans doute, Messieurs les Jurés, vous n'attendez pas de moi que, suivant le ministère public dans ses innombrables excursions, j'aille discuter une à une chacune de ses allégations, rétablir les faits altérés, compléter les exposés incomplets, rectifier les fausses conséquences tirées même de faits, véritables. Ce travail n'aurait point de terme. Mais je demanderai à l'accusation pourquoi, puisqu'elle voulait argumenter de ces faits contre nous, ne nous les a-t-elle point signifiés ? que ne nous mettait-elle à portée de les contredire ? Pourquoi n'avoir pas ouvert le débat sur chacun d'eux ? Faudra-t-il donc que l'on me condamne à Paris, en vertu d'un débat ouvert à Brest ou à Strasbourg ? Français, me faudra-t-il porter ma tête sur l'échafaud, parce que le peuple grec s'est insurgé contre le bâton des janissaires et la légitimité du sultan ?
On vous a parlé de la chose jugée : le fait fût-il exact, je récuserais encore la conséquence qu'on voudrait tirer contre nous des jugements rendus hors de notre présence, et sur des causes qui nous
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sont étrangères : l'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'entre les mêmes parties et sur le même objet.
Mais sied-il bien à l'accusation d'invoquer la chose jugée, elle qui n'a cessé de se mettre en opposition avec les jugements d'absolution rendus sur tous les points de la France? « On conspire à Nantes, à » Strasbourg, à Belfort, à Joigny. » Non, répondra la défense : on absout à Joigny, à Belfort, à Nantes, à Strasbourg. Yoilà votre chose jugée !
Mais vous, qui dénoncez à grands cris une prétendue conspiration européenne, n'avez-vous pas donné vous-même à vos assertions le démenti le plus formel ? Tous les trônes, que dis-je, toutes les familles sont menacées, selon vous, d'une ruine totale; l'abîme des révolutions est prêt à se rouvrir ; l'anarchie est à nos portes. S'il en est ainsi, pourquoi ne sommes-nous pas devant la Cour des Pairs?
pourquoi ce tribunal auguste, que la Charte investit de la connaissance des attentats contre la sûreté de ,l'État, n'est-il pas saisi de notre cause? Quel attentat plus grand, plus digne d'un jugement solennel, que celui que vous nous signalez ? Honneur, sans doute, honneur à la Cour royale de Paris qui s'est empressée d'évoquer l'instruction de ce procès pour y répandre la lumière ! Mais vous, qui vouliez y rattacher tous les événements de l'histoire contempo-
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raine ; vous, qui pensiez à faire de cette cause une question de vie et de mort pour l'Europe entière, que ne rassembliez-vous cette masse terrible de faits pour les porter devant la haute-cour politique du royaume ? Apparemment vous attendiez, pour saisir sa suprême juridiction, quelque sujet plus grave, et, pour rappeler les spirituelles paroles d'un roi de France dans une circonstance moins sérieuse, apparemment vous réserviez la Cour des Pairs pour une meilleure occasion.
M. le Président : Vous savez, Me Berville, qu'à cet égard, la législation n'est pas complète. La Charte, qui porte que certains crimes seront jugés par la Chambre des Pairs, dit en même temps que ces crimes seront définis par une loi ; et dans l'absence de cette loi, la Cour des Pairs 11e peut être saisie que par une ordonnance du roi.
Le Défenseur: Ce serait une question, et je crois qu'ici la controverse ne pourrait s'élever qu'entre le ministère public et moi.
M. l'Avocat général : Il fallait proposer ce déclinatoire avant l'ouverture du débat.
Le Défenseur: Il ne s'agit point ici dedéclinatoire.
Nous ne nous plaignons pas d'être devant la Cour d'assises. Mais puisque, selon vous-même, une ordonnance pouvait saisir la Cour des Pairs, puisqu'il
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n'y a point eu d'ordonnance, j'en conclus que l'importance que vous voulez donner à ce procès est purement chimérique.Et ici, je ne puis m'empêcher de relever une bizarrerie singulière. Dans trois affaires successives, à raison de faits semblables, on a vu le pouvoir saisir tour à tour trois juridictions différentes ; la Cour des Pairs, la Cour d'assises, le Conseil de guerre; et, chose remarquable, les trois juridictions que l'accusation avait elle-même choisies, se sont accordées toutes trois pour prononcer l'acquittement des condamnés. Voyez quel cas fait l'accusation et de la vérité des faits et des décisions de la justice.
Laissons-là, Messieurs les Jurés, ces vaines hypothèses : laissons-là ces jeux d'imagination, indignes de la gravité d'une accusation capitale. Sortons des généralités, occupons-nous des faits positifs, et arrivant à la seconde partie de cette discussion, voyons si, des éléments fournis par le débat, résulte la preuve ou même l'apparence d'un complot tramé à Paris, pour renverser le gouvernement.
Nous allons ici examiner de nouveau le système de l'accusation. Avant de le combattre par des preuves directes, nous aurons à en apprécier la vraisemblance; car, ne l'oublions pas, c'est un demandeur
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qui parle, et ce n'est point à la légère que nous devons donner foi à ses paroles.
Écoutons-la : Il existait à Paris une vente centrale, foyer de la conspiration. Qui donc composait cette vente centrale, ce foyer d'une conspiration européenne? Sans doute, des notabilités considérables, des personnages de haute importance. Eh ! Messieurs, vous les avez devant les yeux. C'est Baradère, c'est Hénon, c'est Gauran, Rosé, Laroque, Marcel.
0 les grands noms pour remuer l'Europe ! les puissantes influences pour ébranler les trônes !
Que se proposait-on dans la vente centrale ? On voulait corrompre le quarante-cinquième régiment.
La chose ne devait pas être facile. Vous vous rappelez en quels termes M. le colonel Toustain a rendu hommage au bon esprit dont ce corps était animé; et l'accusation elle-même est ici d'accord avec lui : La masse des soldats, comme les chefs se plaisent à leur rendre ce témoignage et comme l'événement d'ailleurs l'a fort bien prouvé, était animée du meilleur esprit (1).
Pour rendre vaines ces dispositions, pour corrompre l'excellent esprit des soldats, pour entraîner le régiment, il fallait apparemment des moyens plus
I ) Acte d'accusation.
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qu'ordinaires. Quel était donc ce levier, dont la puissance devait soulever un corps si bien disposé?
Un jeune homme de vingt-six ans, un simple sousofficier, Bories.
Le premier pas dans cette audacieuse tentative est, suivant l'accusation, l'initiation de Pommier et de Goubin par Marcel et Laroque, qu'elle nous montre comme les délégués de la vente centrale. Ici l'accusation s'est d'avance réfutée elle-même : Marcel et Laroque ne sont pas accusés ; ils ne sont pas même appelés en témoignage.
Il y a plus : l'accusation est ici en contradiction manifeste avec son propre système. Vous l'avez entendue vous dire que tous les degrés de la charbonnerie usaient de cette première grande précaution de ne communiquer ensemble que par un commissaire unique (1). Que devient cette grande précaution dans le récit qu'elle vous présente ?
L'accusation poursuit : Le depart du régiment pour La Rochelle était prochain ; les chefs de la conjuration subissent ce moment pour faire une distribution de poignards entre leurs complices. Je demanderai pourquoi faire? Pour armer les conjurés? à
quoi bon? N'avaient-ils pas leurs sabres, leurs fu-
( I Acte <I"accusaliun.
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sils, leurs baïonnettes? Qu'avaient-ils besoin de s'embarrasser encore de poignards? Pour immoler les traîtres? Les poignards étaient superflus pour cela : on se défait d'un traître avec un coup de sabre ou de baïonnette tout aussi bien qu'avec un coup de poignard ; et d'ailleurs, je le demande encore, qui jamais a reçu à cette occasion la plus légère égratignure ? On voulait enchaîner au crime les conjurés par l'attouchement d'une arme funeste. C'est au brave lieutenant Dumesnil à vous répondre. Il vous dira si le poignard dont il s'est armé a souillé sa main, s'il lui a rendu l'épée trop pesante (1).
Je continue l'acte d'accusation : La con fiance des conjurés ne pouvait-elle pas être de la témérité?
était-il bien sûr que la vente militaire n'était pas réduite à un isolement qui pouvait devenir bien dangereux pour elle, si pour agir elle n'avait pas d'auxiliaires, et si, poursuivie, elle ne trouvait hors de son sein ni patrons ni protecteurs? Nul bourgeois ne paraissait ; et puisqu'on parlait tant et d'une autre vente et de bourgeois puissants et déterminés à courir les mêmes chances que le soldat, il convenait qu'avant de s'engager dans les périls et dans les complots, la vente militaire reçut elle-même la promesse
(I Expression du réquisitoire.
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et la garantie quelle ne serait pas abandonnée par eux.
C'est donc pour rassurer les soldats, c'est pour les encourager par la vue de leurs puissants protecteurs, que l'on va organiser la réunion du Roi Clovis.
Voyons en quoi auraient consisté ces assurances et ces encouragements, le choix des ambassadeurs, celui de l'orateur chargé d'enflammer les esprits par son éloquence, le lieu de la scène, la magnificence du festin. Pour ambassadeurs, je vois le puissant Hénon, maître d'école ; le puissant Rosé, élève en médecine; le puissant Gauran, commis de bureau : pour orateur, l'éloquent Hénon, dont ces débats vous ont fait connaître la brillante facilité : pour théâtre, un cabaret du faubourg Saint-Marceau : pour mets, un fromage de Gruyère, accompagné d'un fromage de Brie ; riche et somptueuse variété, destinée, sans doute, à piquer la sensualité des convives !. C'est là, c'est dans une misérable gargotte, au sein d'un galetas à peine fermé, que la faconde d'Hénon, secondée tour à tour par la séduction du fromage de Brie et du fromage de Gruyère, soutenue par la présence imposante du chirurgien Gauran et du scribe Rosé, va porter la confiance et l'enthousiasme dans les esprits, par l'assurance d'une protection élevée et d'un puissant patronage!
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et, comme il s'agit de donner aux soldats une haute idée des bourgeois qui les protègent, c'est un soldat qui paie la dépense.
Aussi l'accusation nous assure-t-elle que les conjurés sortirent de cette réunion plus ardents que jamais. Certes, il y avait bien de quoi.
L'instant du départ est arrivé : le régiment a quitté Paris. Dès ce moment, Massias disparaît du procès, Massias, nous l'avons déjà remarqué, la seule épaulette de la conspiration 1 C'est Bories qui devient le chef du complot.
Nous voici à ce fameux, dîner d'Orléans, où il faut bien reconnaître pourtant que l'on n'a point conspiré, puisque, de ceux qui y ont assisté, plusieurs ne sont pas même accusés du délit de non-révélation.
L'accusation déclare que tous les conjurés, tous ceux que le comité directeur avait pu séduire, se trouvaient réunis à ce dîner. C'est donc ici qu'il convient de considérer les forces de la conjuration.
Dix-neuf convives se trouvaient réunis à la Fleur de Lys.
Sur ce nombre, il en faut déduire quatre, Perreton, Cochet, Labouret et Gindrat, qui se sont retirés, dit-on, pour ne pas prendre part à ce qui s'y passait : reste quinze.
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De ces quinze, il faut déduire encore huit individus, qui ne figurent pas au procès comme conjurés, mais comme non-révélateurs ; Barlet, Dutron, Gautier, Lecoq, Hue, Demait, Castille et Thomas : reste sept.
De ces sept, il faut encore retrancher Vivien, qui n'est point accusé.
Restent six, savoir Bories, Pommier, Goubin, Raoulx, Asnès et Bicheron. Deux sergents-majors, trois sergents, un soldat, voilà les forces de la conspiration européenne! Je ne crois pas, Messieurs les Jurés, que le trône de France, que le repos de l'Europe aient couru de très-grands dangers dans cette circonstance.
Voilà donc Bories chef des conjurés. Un chef, ordinairement, se ménage ; il respecte en lui les grands intérêts dont il est dépositaire. Celui-ci, pour premier exploit, manque à se faire tuer dans une querelle étourdiment engagée avec des Suisses : il se fait mettre en prison : bientôt il est transféré à Nantes, et voilà une seconde fois la conspiration privée de son principal moteur; voilà les conjurés réduits à cinq.
Goubin devient à son tour le chef du complot; Goubin, chef de complot! Mais voilà que ce nouveau chef se fait aussitôt mettre à son tour en prison ! Et
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voilà une troisième fois la conspiration privée de son agent principal, et les conjurés réduits à quatre.
Pommier succède à Goubin dans le commandement; Pommier, Messieurs! Pommier chef du complot!. Mais il y a vraiment une fatalité sur les chefs de cette conspiration : voilà Pommier qui se fait mettre en prison à son tour; et voilà une quatrième fois la conspiration sans chef et les conjurés réduits à trois, deux sergents et un soldat.
Voyez, Messieurs, comme à mesure que nous avançons dans cet examen, la ridicule exagération du système accusateur devient de plus en plus frappante.
On vous a parlé de prétendues conférences avec Marens. Messieurs, ce Marens, qu'on vous montrait de loin comme un personnage mystérieux et redoutable, vous l'avez vu, et vous savez maintenant à quoi vous en tenir sur le rôle qu'il a pu jouer dans cette affaire; de loin c'est quelque chose, et. au surplus, Marens n'est point accusé.
Enfin, nous touchons au terme fatal : les conspirateurs sont arrêtés. Sans doute, nous allons découvrir d'immenses préparatifs? Rien, absolument rien ; pas même d'amorce aux fusils, pas même de pierres : des fonds considérables? trois francs sur un accusé, quatre francs sur un autre. Ainsi, je cherche des
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chefs puissants, redoutables, et je trouve deux jeunes sergents-majors ; je cherche de nombreux complices, et je trouve huit individus accusés de complicité ; je cherche de l'argent, des trésors, et je ne trouve pas un sou ; des préparatifs, et pas une amorce, pas une pierre à fusil. Et ce sont-là les éléments du complot que vous me signalez ! Ce sont-là les résultats que vous avez à m'offrir! Vous, demandeur 1 vous, accusateur) Vous qui. en cette double qualité, avez tout à prouver ! Vous, qui venez affirmer l'existence d'une conspiration menaçante! c'est ainsi que vous vous jouez de notre crédulité !
Nous venons de considérer l'accusation par son côté sensible, si j'ose ainsi parler : considérons-la maintenant sous son aspect légal et dans ses rapports avec le prétendu complot de Paris.
Vous êtes demandeur, je ne saurais trop le répéter. Vous nous accusez de complot aux termes de la loi qui en définit les caractères; pour colorer votre accusation, vous prétendez que ce complot a pris naissance à Paris. Quelles preuves apportez-vous à l'appui de cette assertion? Quelles preuves? L'accusation ne s'en est même pas occupée : apparemment elle a pensé que la chose n'en valait pas la peine.
Cherchons donc nous-mêmes les caractères légaux du complot puni par la loi; nous appliquerons en-
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suite les résultats de nos recherches aux faits de la cause.
La loi a sagement gradué, d'après la gravité et le danger des actes qu'elle défend, l'instant où la criminalité commence. S'agit-il d'un simple délit? Sa consommation seule nous rend coupable. S'agit-il d'un crime ? La consommation n'est plus nécessaire ; la seule tentative, suivie d'un commencement d'exécution, constitue la culpabilité. S'agit-il enfin d'un crime de haute-trahison, d'un de ces actes qui ébranlent la société toute entière? Le commencement d'exécution lui-même n'est plus rigoureusement exigé; la loi prévoit jusqu'à la pensée qui le précède.
Mais cette pensée coupable, cette pensée équivalente au crime lui-même, n'est point une pensée vague, qu'un intervalle sépare encore de l'action qu'elle prépare. C'est la pensée qui précède immédiatement le commencement d'exécution, qui se confond avec l'exécution elle-même.
Cette vérité ne ressort pas seulement des principes du droit, elle ressort du texte précis de la loi pénale.
(Ici, le défenseur reproduit, en l'abrégeant, la thèse de droit plaidée devant la Cour des Pairs, dans
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l'an'aire de la conspiration du 19 août (1) : il con-, tinue) : Ces principes ont reçu, de l'un des premiers corps de l'État, réuni en Cour de justice, une coniirination solennelle : ils ont été reconnus par l'accusation elle-même, qui, en s'élevant contre les criminels desseins qu'elle attribue aux carúonari, n'a pourtant pas trouvé dans le carbonarisme les caractères du complot, et a renoncé à poursuivre ceux des inculpés qui n'avaient contre eux que la qualité de carbonari.
Quelle est donc, en cette matière, la tâche de l'accusation ? Quelles sont les conditions que lui impose son rôle de demanderesse ? C'est de nous montrer dans la cause : 1° un but déterminé: 20 une résolution; 30 que cette résolution ait été d'agir, c'est-àdire de commettre tel ou tel attentat caractérisé par la loi ; 4° qu'elle ait été concertée entre deux ou plusieurs conspirateurs ; 50 qu'elle ait été définitivement arrêtée. C'est là le point de départ de sa demande; c'est là, aux termes de l'article 89 du Code pénal, ce qui constitue le corps de délit.
Que vous a-t-elle montré de semblable, dans les faits imputés aux accusés de Paris? Un but déter4
1} Voir ci-dessus la défense du capitaine Delainolle.
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miné ? Elle est forcée d'avouer que les volontés ne s'accordaient point sur le résultat à obtenir : une résolution d'agir? où, quand, comment l'a-t-on prise ? Une résolution concertée ? quand, où, comment? Une résolution arrêtée? quand, où. comment, encore une fois ?
C'était là, je le répète, ce qu'il fallait avant tout établir : c'était là le principe de l'action, la base de la poursuite : et c'est là, je le répète encore, ce dont l'accusation ne s'est pas même occupée, non-seulement pour Paris, mais pour La Rochelle même.
Où trouver, en effet, dans les faits de Paris, même en les admettant tous sur la foi de l'accusation, les caractères du complot allégué ?
Dans la constitution de la vente centrale que présidait Baradère? Ce n'est là qu'un simple fait de carbonarisme, et vous savez que le carbonarisme n'est point en accusation. S'il y avait là complot, tous les membres de la vente seraient accusés, et Baradère seul est devant vous. Sur ce fait, le réquisitoire du procureur général, l'arrêt de renvoi, le plaidoyer du ministère public sont unanimes pour nous absoudre.
Le complot serait-il dans les rapports de la vente centrale avec la vente militaire? Non, certes; car ces rapports ne constitueraient pas la résolution
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d'agir, arrêtée et concertée, telle que l'exige la loi.
D'ailleurs, pour qu'on pût le prétendre, il faudrait toujours que tous les membres de la vente centrale fussent accusés, et ils ne le sont pas ; et tous les membres de la vente militaire elle-même ne le sont pas non plus.
Serait-il dans l'initiation de Pommier et de Goubin ? Mais ici, les premiers coupables seraient les initiateurs, et ni Marcel ni Laroque ne sont accusés.
Serait-il dans la réunion du Roi Clovis ? Quel projet y a-t-on concerté, arrêté ? Tous les rapports sur ce point sont unanimes : il y a eu fraternisation, propos vagues, excitation en termes généraux, invitation à persévérer dans la charhonnerie. Mais a-t-on déterminé un but d'action, concerté des mesures, arrêté un jour pour l'exécution ? Nullement.
Yoilà pourtant à quoi se bornent les actes imputés aux accusés de Paris, tant qu'a duré le séjour des militaires dans cette capitale. Après leur départ, quel rapport vous signale-t-on entre eux ? Nous portons à l'accusation le défi de vous citer un seul fait de ce genre.
Aussi, c'est par des hypothèses que l'accusation est réduite à procéder. Comme elle a supposé un complot formé au sein du 45° régiment, elle présume des relations entre ce régiment et la vente pa-
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risienne : mais ces relations, qui les établit ? Rien.
Ce n'est qu'une conjecture qu'aucun indice ne justifie.
Ainsi, point de conspiration européenne; ainsi, point de complot spécial à Paris. Voyons maintenant si, dans l'hypothèse d'un complot, Baradère pourrait en être accusé.
D'abord, remarquons-le, nulle circonstance personnelle qui appelle sur lui les soupçons. Baradère n'a figuré dans aucun des troubles dont Paris a été le théâtre depuis quelques années; il n'a été compris dans aucun des innombrables procès suscités à la presse; il exerce une profession paisible et assujétissante. Tout cela n'annonce pas un conspirateur.
Remarquons encore que Baradère est étranger à tous les actes incriminés par l'accusation. Ce n'est point par lui que Pommier et Goubin ont été initiés; il n'a point distribué de poignards; il n'était point à la réunion du Roi Clovis.
Quelles charges s'élèvent donc contre lui ?
Je n'.en puis concevoir que de trois sortes : les témoignages accusateurs, les aveux, les charges matérielles.
De témoins, pas un seul qui dépose contre lui.
Chose incroyable, chose incompréhensible 1 Le ministère public conclut à la mort d'un accusé que pas
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un témoin ne charge, contre lequel pas un témoin n'a même été appelé.
De charges matérielles, pas davantage. On n'a trouvé chez lui ni poignards, ni fusils, ni cartouches, ni cartes de ralliement, ni papiers accusateurs.
Restent les aveux. Il n'en a point fait. Il a toujours nié toute participation à tout complot.
Mais voici quelque chose d'étrange. On ne peut s'armer contre lui de ses aveux ; on veut s'armer de son silence. Il a refusé de répondre aux premiers agents de l'instruction; donc, il est coupable.
La prétention est singulière. Depuis quand un accusé est-il tenu de déposer dans sa propre cause ?
Est-ce que la formalité de l'interrogatoire n'est pas établie dans le seul intérêt du prévenu, qui peut avoir, dès le premier instant, des explications décisives à donner? La loi l'appelle-t-elle en témoignage contre lui-même? exige-t-elle de lui le serment de déclarer la vérité ? le punit-elle pour faux témoignage ou refus de déposer ? Et si elle le laisse libre de parler, n'est-il pas seul juge des convenances qui peuvent l'engager à se taire ? En fait, est-il bien surprenant que, dans les procès politiques, qui suscitent tant de passions et d'animosité, un accusé cherche à se tenir en garde contre des agents d'instruction
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dont il peut suspecter la bienveillance ou l'impartialité ?
Au surplus, vous avez ou vous n'avez pas de preuves contre lui. Si vous en avez, c'est à vous de les produire: si vous en manquez, ce n'est point à lui de vous en donner.
Revenons. Point d'aveux, point de preuves matérielles, point de témoignages. Et l'accusation persiste ! Il n'existe pourtant, en justice, que ces trois moyens de conviction. Si nous étions devant un tribunal civil, l'accusation n'obtiendrait pas dix francs sur les preuves qu'elle vous présente. Il est vrai que ce n'est qu'une tête qu'elle vous demande 1 A défaut de témoins, le ministère public invoque contre Baradère la déclaration unique d'un co-accusé, d'Hénon. Un tel procédé est subversif de toutes les notions du droit et de la justice.
Nous pourrions sans crainte accepter la déclaration d'Hénon. Nulle part on n'y trouverait la preuve d'un complot, c'est-à-dire d'une résolution concertée et arrêtée de détruire le gouvernement.
Baradère aurait présidé la vente centrale. Soit : ce serait là un fait de carbonarisme, et non un fait de complot. Marcel et Laroque étaient membres de la vente centrale, et ils n'ont pas même été mis en jugement.
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Cette vente centrale aurait eu des rapports avec la vente militaire. Soit : ce serait antérieument à tous les faits que l'accusation reproche à la vente militaire comme constituant le complot : ce ne serait donc pas encore là un fait de complot. Marcel et Laroque ont participé à ces rapports, et ils ne sont point en jugement.
Du reste, Baradère n'est associé par Hénon luimême à aucun des faits actifs dans lesquels on prétend trouver le complot. Aussi avez-vous vu le ministère public l'oublier complètement dans les débats, et vous aurez été surpris de voir, après quinze jours de silence, son nom tout-à-coup exhumé dans la plaidoirie.
Nous ne redouterions donc pas la déclaration d'Hénon ; mais a-t-on le droit de nous l'opposer ?
Que, dans une cause de vie ou de mort, on vous propose de décider sur la foi d'un seul témoin, même grave, même digne de la plus haute confiance, vous tremblerez. Mais si ce témoin n'est rien moins que grave ? Mais si ce n'est pas même un témoin entendu sous la foi du serment ? mais s'il est partie au procès, dominé par l'intérêt de sa propre conservation ? mais si son témoignage est discrédité par des mensonges évidents ? mais s'il est effacé par une
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double rétractation ? Oserez-vous élever l'échafaud sur une base aussi fragile ?
Ce témoin, Messieurs, c'est Hénon.
Il est unique, car Pommier n'a pas reconnu Baradère, et il a expliqué la circonstance du domicile.
S'il est grave, c'est ce dont vous pouvez juger par vos propres yeux.
Il n'a point juré de dire la vérité; c'est un accusé.
Il est partie au procès; il défend sa tête.
Quel intérêt, dites-vous, a-t-il à s'accuser? Je n'ai point à m'en expliquer. Vous devez faire une preuve ; c'est à vous de la composer d'éléments purs et libres de toute influence. Je n'ai rien à vous dire, quant à moi, sinon que votre preuve n'est pas bonne.
Voilà pour le principe ; mais, en point de fait, lisez l'acte d'accusation; écoutez les paroles de M. le préfet de police ; écoutez le plaidoyer du ministère public. Voyez comme on fait briller partout un espoir d'indulgence pour les accusés qui feront des révélations, et jugez de la portée que des insinuations semblables ont pu avoir dans l'esprit d'un homme faible et privé de lumières.
Hénon n'est donc pas un témoin. Le fût-il, son témoignage, convaincu de mensonge sur des points essentiels, ne mériterait nulle confiance.
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Il fait comparaître Gauran au Roi Clovis, et Gauran a justifié (le son alibi, Il annonce que Baradère, instruit d'avance de la découverte du complot, vient le prévenir, lui et ses complices, de prendre leurs sûretés ; et cependant, on saisit un fusil chez Hénon , des cartouches chez Gauran, chez Marcel un fusil, des signes et des écrits séditieux. L'avis de Baradère n'aurait pas porté beaucoup de fruits.
Baradère aurait concerté avec eux un plan de défense, et ce plan , très-inutile à concerter, dans le cours du procès, n'est suivi par personne.
Hénon a donc manqué de véracité sur plusieurs circonstances graves : quelle foi peut désormais mériter son témoignage ?
J'irai plus loin , et s'il faut dire ici toute ma pensée, je suis très-porté à douter qu'Hénon ait même assisté à la réunion du Roi Clovis. Tout semble démentir ses aveux sur ce fait.
11 faut d'abord convenir qu'Hénon était un étrange ambassadeur à députer vers les conjurés, qu'on voulait réchauffer par les flammes de l'éloquence et encourager par l'étalage de puissants appuis ; le choix n'était pas heureux.
Ensuite nous voyons qu'aucun des militaires présents à cette réunion ne reconnaît Hénon parmi ceux
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qu'ils y ont rencontrés. Hénon prétend s'y être trouvé avec Rosé et Gauran; et pas un de ces militaires ne reconnaît ni Gauran ni Rosé.
Il en est de même du maître du lieu ; Gaucherot ne reconnaît ni Hénon, ni Gauran, ni Rosé.
Enfin, Hénon raconte un fait qu'il attribue à Gauran, et il est prouvé que ce récit n'est qu'une fable.
En présence de tous ces motifs de doute, il me paraît bien difficile d'affirmer qu'Hénon ait pris part à la réunion du Roi Clovis. Dans tous les cas, son témoignage, entaché d'inexactitudes nombreuses et constatées, ne peut inspirer aucune confiance.
Que sera-ce, s'il l'a rétracté lui-même? S'il l'a rétracté, non pas une fois, mais deux fois 1 S'il a persisté aux débats dans sa rétractation ?
Vous prétendez qu'on ne doit point y ajouter foi.
Ainsi, Hénon est croyable quand il nous accuse et cesse de l'être quand il nous justifie 1 Vous ne voulez pas croire à sa rétractation, et vous exigez qu'on croie à son témoignage !
« C'est Baradère qui l'a dictée. » Ce sont là, Messieurs les jurés, des insinuations dont on devrait bien s'abstenir quand on songe à la gravité "de leurs conséquences. Il y a, d'ailleurs, plus que de la légéreté dans cette assertion du ministère public. Il aurait pu se souvenir qu'à l'époque de la première
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rétractation, faite devant M. le conseiller instructeur, Hénon et Baradère habitaient des prisons différentes; que le transfert des prisonniers à la Conciergerie n'a eu lieu que plus tard, et qu'à la Conciergerie même, on a pris la précaution de les séparer, ainsi que les débats vous l'ont fait connaître.
En résumé, l'accusation n'oppose à Baradère ni témoins à charge, ni aveux, ni preuves matérielles : elle s'étaie sur la déclaration isolée d'un homme fai-
ble et borné, qui n'est point témoin désintéressé, mais partie au procès ; qui n'a point prêté serment devant la justice ; dont la déclaration est entachée, sur plusieurs points, de mensonges évidents; qui s'est rétracté, et qui enfin ne déclare, contre Baradère, aucun fait constitutif du complot. Et c'est sur cette preuve qu'elle vous demande d'envoyer un accusé à la mort !
Une dernière singularité, parmi tant d'autres, m'a surtout frappé, Messieurs, dans cet étrange procès.
Le ministère public vous demande des condamnations, et cependant il ne cesse de vous dire : « Trem» blez si vous condamnez; vous êtes entourés de » poignards; la mort vous menace de tous côtés. »
Et nous, Messieurs, qui vous demandons d'absoudre, quel est notre langage ? « Rassurez-vous, bannissez des craintes vaines; nul danger ne vous menace;
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prononcez sans frayeur; jugez selon votre conscience. » Oui, Messieurs les jurés, c'est de votre conscience, c'est d'elle seule que nous attendons l'absolution des accusés. Sans doute, il est pour vous un danger à craindre, un danger grave et terrible : mais ce n'est point celui dont on cherche à vous épouvanter. Le vrai danger pour vous, c'est d'écouter des préoccupations; c'est de laisser s'égarer dans vos mains le glaive de la justice; c'est de verser le sang de l'innocence.
Ce danger, il dépend de vous de l'éviter, et, j'ose en concevoir l'assurance, vous saurez vous pénétrer de vos devoirs. Vous imposerez silence à la voix des passions, pour n'écouter que la voix de la justice et de la vérité. Elle est belle, exercée ainsi, Messieurs, la mission du juré 1 Quel doux moment que celui où, vainqueur des préjugés, des affections qui pouvaient fasciner sa conscience, il rentre dans la société, il reparaît dans sa famille, fier de lui-même et riche de sa propre estime ; où, pressé dans les bras de ses enfants et de son épouse, il peut leur dire avec un honnête et légitime orgueil : « Oui, prodi» guez-moi vos embrassements ; je les reçois ; j'en » suis digne; je viens de faire mon devoir! »
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NOTICE
SUR LE
PHOCÈS DES ÉDITEURS RESPONSABLES DES QUATRE JOURNAUX.
Les quatre sergents de La Rochelle venaient d'être condamnés à la peine capitale. La commotion de cruelle surprise qui avait frappé l'auditoire , se lit sentir au-dehors, non moins intense ni moins pénible, quand on sut par les journaux les détails de cette scène tragique. Quatre journaux, le Courrier Français du 6 septembre, le Pilote, le Journal du Commerce et le Constitutionnel du 7, outre les incidents qui avaient eu lieu en présence de la Cour et faisaient partie intégrante des débats, entretinrent leurs lecteurs de ce qui s'était passé dans la salle d'audience, pendant que la Cour, absente, délibérait dans la chambre du conseil. Ils tracèrent le tableau touchant de cette heure, où les âmes s'étaient épanchées en liberté; où les condamnés, sans se départir un instant de l'héroïque bonne grâce du soldat en
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face de la mort, au lieu de se plaindre et de protester, n'avaient songé qu'à consoler la douleur des survivants (1).
Quinze jours seulement allaient séparer l'arrêt de l'exécution, 6-21 septembre 1822. Dans ce court intervalle, le pouvoir ne voulut même pas souffrir que l'on plaignît ceux qu'il allait immoler. Il recourut à la loi récente du 25 mars 1822, arme toute neuve, qui n'avait pas encore servi, et dont l'objet était de punir soit l'infidélité dans le compte-rendu des affaires judiciaires (art. 7), soit l'offense envers les tribunaux. En cas d'offense envers les chambres ou l'une d'elles, l'art. 15 autorisait la chambre offensée, sur la simplé réclamation de l'un de ses membres, à traduire le prévenu à sa barre ; et l'art. 16 statuait que les dispositions pénales de l'art. 7, relatives au compte-rendu des audiences des cours et tribunaux, seraient appliquées directement par les cours ou tribunaux qui auraient tenu ces audiences.
En conséquence le :t septembre, c'est-à-dire le jour même de la publication des articles, et le lendemain de la condamnation des quatre sergents,
(1) Nous donnons à la suite de cette notice, l'article du Constitutionnel, le plus important et le plus utile à connaître, comme introduction au Mémoire de M. BerYiIle.
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M. Bellart, pressant toutes les formalités dans l'espace de quelques heures, fit citer devant la Cour de la Seine, pour le 12 du même mois, les éditeurs responsables des quatre journaux, sous l'inculpation d'infidélité, d'insigne mauvaise foi dans leur compterendu, sans préjudice d'autres peines plus graves qui pourraient « être exercées pour raison de la diffa- » mation ou de l'injure commise envers les tribunaux, » ou pour tout autre délit prévu par les lois. »
Comme sanction à cette menace, ils furent assignés de plus par le procureur du roi devant le tribunal de première instance, pour outrage envers plusieurs membres de la Cour.
Le 12 septembre, devant la Cour, MM. Mérilhou, Legouix, Barthe et Berville, défenseurs des accusés, demandèrent par l'organe de M. Mérilhou, avocat du Courrier Français, que le ministère public fût tenu de préciser et d'articuler les faits à raison desquels l'accusation était intentée, la défense étant impossible, si l'on ne savait pas sur quoi l'on était accusé.
Ils offrirent de prouver par témoins l'exactiude de tous les faits qui seraient contestés. M. de Broë, substitut du procureur général, s'y opposa. M. Berville, avocat du Constitutionnel, répondit : « Mes» sieurs, ce n'est pas sans étonnement sans doute, » que vous voyez la position dans laquelle nous
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» nous trouvons placés, le ministère public et nous, » à l'occasion de l'incident que vous allez juger. Le » ministère public, qui accuse, qui demande, qui » doit prouver, semble fuir la preuve et reculer de» vant la lumière; et nous, qui n'avons qu'à nous » dérober à ses preuves, c'est nous qui demandons » à grands cris qu'il nous soit permis de prouver x notre innocence. Précisons bien la question. Le » ministère public nous dénonce comme coupaI) bles d'infidélité et de mauvaise foi; il demande » notre condamnation : il doit prouver que nous » l'avons encourue. Pour arriver à la preuve, il » faut qu'il articule les faits qu'il doit prouver ; jl » faut ensuite qu'il fasse entendre ses témoins; et » lorsqu'il l'aura fait, la preuve contraire sera de » droit en notre faveur. » Discutant le motif qu'il n'était pas besoin de témoins, attendu que la Cour était témoin elle-même des faits qui s'étaient passés dans l'enceinte du tribunal : « Quoi 1 disait l'avocat, » la Cour est témoin de ce qui se passe en son ab» sence, pendant qu'elle délibère dans la chambre » du conseil. »
Oui, répliquait M. de Broë; car même alors la Cour ne cesse pas d'être présente, dans la personne du ministère public. « Investis des attributions du » ministère public, nous avons l'honneur de faire
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'< partie de cette Cour, et nous pensons qu'il lui ap» partient de recevoir comme preuves, les déclara» tions de ceux de ses membres qui continuent à » tenir l'audience pendant qu'elle délibère. » - « Eh 1 » quoi ? s'écriait à son tour M. Barthe, défenseur du » Journal du Commerce, le magistrat qui nous ac» cuse, serait encore le témoin sur la foi duquel » nous pourrions être condamnés ! »
La Cour néanmoins donna gain de cause à la partie poursuivante. Comme les comparants avaient annoncé dans ce cas l'intention de faire défaut, elle ne voulut pas leur en reconnaître le droit et ordonna de passer outre. Mais déjà, tandis qu'elle délibérait dans la chambre du conseil, éditeurs et avocats s'étaient retirés.
Alors M. de Broë prononça son réquisitoire ; il incrimina surtout les articles qui rendaient compte des circonstances qui avaient accompagné la condamnation à mort des quatre sergents, et plus spécialement l'article du Constitutionnel. Ce journal s'était proposé, disait-il, de soulever un intérêt coupable en faveur des condamnés, de désigner les juges et les jurés à la haine publique, en représentant les uns comme des héros et des victimes, et les autres comme des assassins et des bourreaux. « Ce but, » ajoutait-il. a été poursuivi avec une audace et un
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» scandale dont il serait difficile de se faire une juste » idée. » Il s'indignait contre ceux qui avaient osé appeler sur les condammés l'intérêt et l'attendrissement publics. Et à ce propos, le magistrat fixait le code de la pitié, permettant tout au plus une larme à la dérobée.
L'arrêt, rendu à une heure et demie du matin, fut rigoureux envers les éditeurs responsables. Car, alors que l'art. 7 de la loi du 25 mars 1822, dont on faisait application pour la première fois, ne portait que des peines pécuniaires, la Cour y ajouta la prison et l'interdiction de la faculté de rendre compte des débats judiciaires (un an pour le Constitutionnel.) Les quatre journaux firent opposition le 26 septembre, et se pourvurent devant la Cour de cassation.
M. Berville rédigea le Mémoire qui va suivre. Sur les plaidoiries de MM. Nicod, Roger et Isambert, l'arrêt de la Cour de Paris fut cassé, en décembre 1822, et la cause renvoyée devant la Cour d'Amiens.
Mais comme la loi du 25 mars voulait que les affaires de cette nature fussent jugées par le tribunal même qui aurait tenu les audiences dont le compte-rendu serait incriminé, la Cour d'Amiens se déclara incompétente ; celle de Paris de son côté étant dessaisie par l'arrêt de la Cour de cassation. la pour-
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suite fut abandonnée ; et ce procès entrepris par une colère, aussi mal inspirée que bruyante, s'éteignit de lui-même.
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Le Constitutionnel. - Samedi 7 septembre 1822.
ADDITION A L'AUDIENCE DU 5 SEPTEMBRE.
L'heure à laquelle la Cour a rendu son arrêt était trop avancée pour que nous pussions rendre compte de plusieurs détails intéressants, sur lesquels nous croyons devoir revenir aujourd'hui.
Pendant le résumé , Baradère, remarquant que M. lo président omettait involontairement un fait à sa décharge, lui adressa une note au crayon pour lui rappeler le fait oublié. M. le président ne pouvant déchiffrer cette note, engage Baradère à s'expliquer ; en conséquence cet accusé prend la parole M. l'avocat général l'interrompant : « On ne peut ainsi revenir sur les faits. Les débats sont fermés. Croit-on que si la discussion pouvait se rengager, je n'aurais pas aussi plus d'une rectification à demander ? Il faut en finir. »
M. le président : « Baradère n'a fait qu'user d'un droit en m'adressant une note relative à une omission qui le concernait. Cette note est écrite au crayon ; je n'ai pas pu la lire. Il me semble, M. l'avocat général, que j'ai bien le droit d'inviter l'accusé à s'expliquer de vive voix, et je l'y invite encore. »
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Baradère explique en peu de mots l'objet de sa réclamation, et M. le président y fait droit.
— Pendant la première lecture de la déclaration du jury, faite d'une voix calme par M. le baron Trouvé (1), et à l'instant où, sur la question concernant Bories, le oui fatal est prononcé, un cri de douleur se fait entendre dans l'auditoire : une voix que nous croyons reconnaître, mais que nous nous abstenons de désigner (2), s'écrie : « Taisezvous donc. »
— Après la seconde lecture de la déclaration du jury, faite en présence des condamnés, Bories se lève et dit d'une voix assurée : « M. le président, nous vous demandons de n'être point séparés; cette grâce est bien peu de chose; nous pensons qu'on ne nous la refusera pas. »
M. le président : « Ceci regarde l'autorité administrative ; je lui transmettrai votre demande, mais il n'appartient pas a la Cour de s'en occuper (3). »
(1) Chef du jury.
(2) Celle de M. de Marchangv.
(3) Avant la clôture des débats à la même audience, Bories avait dit : « Messieurs les Jurés, vous avez entendu la » lecture de l'acte d'accusation ; vous avez été témoins » des débats, et vous savez s'ils ont rien produit qui jus» tifiât la sévérité du ministère public à mon égard ; vous » avez été sans doute étonné d'entendre M. l'avocat géné» l'al prononcer ces paroles : Toutes les puissances ora» toires ne sauraient arracher Bories à la vindicte pu» blique. — M. l'avocat général n'a cessé de me présenter » comme le chef du complot. Eh bien ! Messieurs, j'ac» cepte : heureux si ma tète, en roulant sur l'échafaud, » peut sauver celle de mes camarades ! » (Mouvement d'effroi au carreau.) — Note du Constitutionnel.
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— Lorsque Me Berville commence à parler pour établir la contradiction qu'il croit avoir remarquée dans la décision du jury, sa voix, étouffée par la douleur, ne se fait qu'à peine entendre ; la Cour l'invite à parler plus haut.
Me Renouard : « Comment voulez-vous qu'il ait la force de parler ? » M. Marchangy : « C'est dans l'intérêt même des accusés. »
Me Boulay (de la Meurthe) : « Tout le monde n'a pas la même puissance d'organe dans un si triste moment. »
Me Berville rassemble ses forces, et d'une voix altérée, mais un peu moins basse, il s'exprime en ces termes : « Nos devoirs nous ordonnent de tenter un dernier effort relativement à l'application de la peine.
» Il existe, dans la déclaration du jury, un défaut sur lequel la Cour n'a jamais passé outre. Cette déclaration présente quelque chose de contradictoire.
» Interrogé d'une manière explicite, après le résumé admirable d'impartialité de M. le président, sur quatre questions de complots, différentes, séparées, le jury répond d'une manière collective ; ce qui semble indiquer qu'il les a considérées comme ne formant qu'une seule question.
» Nous croyons qu'il y a ici une erreur d'autant plus grave qu'elle tend à faire méconnaître la nature du délit sur lequel le jury était interrogé. En effet, il est reconnu en droit que le but d'un complot est une des conditions constitutives du corps de délit, et lorsque ce but n'est pas fixé, il est impossible de qualifier le délit ; or, les articles sur lesquels la Cour a basé les questions, comprenant trois sortes de complots différents dans leurs moyens, et, comme la Cour l'a très-bien déclaré par l'organe de M. le prési-
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dent., ils forment trois crimes de différente nature. Bien plus, il est un quatrième ordre de complot, où il n'est pas question d'attenter au roi et à sa famille.
» Dans cette question, voilà quatre corps de délits spéciaux, indépendants les uns des autres et même contradictoires. Si j'osais me servir d'une comparaison familière, qui répugne en ce moment à ma raison, mais que je suis obligé de saisir dans le désordre de mes pensées, je dirais : Il semble que ce soit le délit de vouloir entrer dans cette salle par la porte et par la fenêtre, quoique l'un soit exclusif de l'autre.
» Le jury s'est donc trompé sur la question qui lui était présentée ; nous demandons, en conséquence , que la Cour ne statue pas quant à présent. »
Pendant que la Cour est en délibération, les avocats se pressent autour de leurs malheureux clients. Plusieurs de ces éloquents et généreux défenseurs fondent en larmes : tous donnent des signes de la plus vive affliction.
L'auditoire, ordinairement si tumultueux pendant l'absence de la Cour, garde un morne et douloureux silence.
Les condamnés seuls conservent tout leur calme, toute leur sérénité ; et ce sont eux qui consolent, en souriant, leurs amis qui pleurent.
Placé à peu de distance du banc de ces jeunes infortunés, nous avons pu recueillir quelques-unes de leurs paroles, que nous allons rapporter. On verra avec quelle héroïque indifférence ils s'entretenaient tour à tour des choses les plus frivoles et des choses les plus graves, manifestant un courage sans jactance, une gaieté sans affectation, une sensibilité sans faiblesse, et conservant une liberté d'esprit qui attestait la tranquillité de leur âme.
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Le défenseur de Massias adresse à Bories un signe d'intérêt et de compassion : « Non, non, dit Bories en souriant, il n'y a qu'un criminel qui tremble ; le cœur ne me bat pas. »
Raoulx dit en s'adressant à Bories : « Tout ce qui me fâche, c'est l'appareil de l'échafaud ; si c'était la fusillade, j'irais comme à l'exercice. — Moi aussi, dit Bories, je voudrais, en mourant, conserver ma tête. » Puis d'un ton indifférent : « Au surplus, qu'y faire? »
Raoulx, en apercevant Barlet au nombre des accusés déclarés coupables de non-révélation, s'écrie avec douleur, oubliant qu'il est lui-même sous le poids d'une sentence de mort : « Ah 1 le malheureux Barlet, ils l'ont condamné à la prison ! Il est innocent comme l'enfant qui vient de naître ! »
Bories, s'adressant à ses compagnons de mort, leur dit, en leur serrant les mains : « Mes amis, si du moins ma tte avait pu sauver la vôtre 1 » Et pour la première fois, un soupir s'échappe de son cœur.
Il ajoute, avec une satisfaction marquée : « Cette condamnation ne déshonorera point nos familles. C'est comme pendant la Révolution. »
Raoulx fait remarquer à Bories l'absence d'un personnage dont, jusqu'ici, l'assiduité aux débats avait été remarquée, et pour qui, dans l'opinion sans doute injuste des accusés, leur condamnation ne doit pas être indifférente : « C'est étrange qu'il ne soit pas là, dit Raoulx. —
Oui, vraiment, répond Bories, car c'est une représentation à son bénéfice. »
Bories appelle un jeune avocat qui paraît être son ami.
11 le prie de venir prendre dans sa prison une figure coulée en plàtre, qu'il voudrait faire parvenir à son père. -
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« Qu'est-ce que cette figure ? dit l'ami. — C'est la mienne, répond Bories ; dans quelques jours, c'est tout ce qui restera de moi. »
Bories remet au même avocat une bague, une montre et une épingle, en le priant de les faire parvenir à une adresse qu'il donne à voix basse : « Envoyez cela, dit-il ; ils me les prendraient peut-être ce soir. »
Goubin s'inquiète en songeant que son père est à Paris : « Vous êtes bien malheureux, lui dit Bories d'un ton pénétré, puisque votre père est ici. »
Raoulx dit : « Je ne plains pas mon père, il est homme.
mais ma mère ! »
Me Coffinières, en s'entretenant avec Goubin, ne peut retenir ses larmes : « Ne vous affligez pas, lui dit le jeune sous-officier; vous serez plus heureux une autre fois. Cela n'a pas dépendu de vous ; c'était notre destinée. »
Bories demande Me Mérilhou. On lui répond qu'il est absent, que ses amis l'ont entraîné hors du Palais.— « L'excellent homme! s'écrie Bories, que je voudrais qu'il fût ici pour le consoler 1 » Raoulx, rappelant à Bories les paroles du ministère public, lui dit en riant : « C'est cette fois que toutes les puissances oratoires ne sauraient nous arracher à la vindicte publique. »
Pommier était placé trop loin de nous pour que nous pussions l'entendre ; mais nous avons remarqué en lui le même sang-froid et la même impassibilité que dans ses compagnons d'infortune.
A une heure moins un quart, la Cour rentre en séance, et prononce l'arrêt dont nous avons déjà fait connaître le
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résultat, et qui condamne Bories, Raoulx, Goubin et Pommier à la peine de mort.
M. le président lève la séance.
Bories se lève : « M. le président, dit-il, l'impartialité que vous avez mise dans votre résumé, nous autorise à vous prier de nouveau de donner des ordres pour que nous ne soyons point séparés. »
M. de Broë : « La séance est levée. »
M. le président : « J'en écrirai à M. le préfet de police. »
Bories : « Nous demandons aussi qu'on ne nous charge pas de fers. »
Les gendarmes se disposent à faire sortir les condamnés.
Les avocats se jettent encore une fois dans les bras de leurs infortunés clients, et les couvrent de larmes et d'embrassements. Cette scène de désolation, que nous essaierions en vain de décrire, se prolonge pendant quelques minutes.
Enfin, les accusés sont entraînés. On entend Pommier s'écrier en sortant : « Adieu, mes amis ! adieu, vous tous !
Nous sommes innocents ! La France nous jugera ! » — Bories, d'un ton de voix moins élevé, dit aux personnes qui l'entourent : « Nous finissons notre carrière à vingt-sept ans. C'est bientôt !. Adieu ! adieu! »
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MÉMOIRE POUR LES ÉDITEURS RESPONSABLES -
DU CONSTITUTIONNEL, DU COURRIER FRANÇAIS, DU PILOTE ET DU JOURNAL DU COMMERCE. -
4822.
Quel est le devoir du journaliste appelé à rendre compte d'une audience ? C'est d'être historien fidèle, de rapporter avec bonne foi ce qui s'esi passé sous ses yeux, de n'altérer ni le caractère général, ni les circonstances essentielles de la scène dont il a été le témoin.
- Remplira-t-il ce devoir, si, cédant à des considérations quelconques, il dissimule une partie des faits qui l'ont frappé ? Non, sans doute.
Et si, parmi ces détails, qu'il n'aura pas cru devoir supprimer, il s'en trouve qui soient faits pour répandre quelque intérêt sur un homne condamné par les lois, pourra-t-on lui dire : « Vous avez fait plaindre celui que la justice a frappé ; vous avez donc offensé les lois et la justice ? » Non, répondra-
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t-il; ce n'est point offenser la justice que d'être vrai envers le malheur. J'ai dit que le coupable était intéressant; je n'ai pas dit que la condamnation était injuste. J'ai satisfait à la vérité; je n'ai point manqué à la loi.
Non, la loi ne s'offensera point; mais le ministère accusateur s'offensera peut-être. Il s'indignera que l'on ose appeler quelque intérêt sur des hommes qu'il a fait condamner. Confondant deux choses bien distinctes, la compassion pour le condamné avec la révolte contre la condamnation, il croira voir son caractère outragé, la justice offensée, la loi elle-même méconnue, par le simple récit de quelques faits plus - ou moins touchants. Plein de cette préoccupation (que, dans sa position, nous ne voulons point blâmer, mais que les juges, placés dans une position différente, devront se défendre de partager), il verra l'infidélité dans la fidélité même. A ses yeux tout -récit favorable au condamné deviendra un récit imposteur. Dans l'illusion qu'il se fera peut-être à luimême, il se persuadera que vous en imposez, lorsque • vous racontez ce qu'il ne lui plaît pas d'entendre.
Ce qu'aura vu tout le monde, seul il ne l'aura point vu; ce que mille témoins auront ouï, seul, il ne l'aura point entendu. Il vous accusera d'insigne mauvaise foi ; vous lui demanderez sur quels points ;
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il refusera de s'expliquer, et continuera de vous accuser. Vous protesterez de votre fidélité ; il refusera de vous en croire. Vous en offrirez des preuves ; il refusera de les admettre ; et tel sera pour lui le prestige de cette persuasion où il se trouvera entraîné, que, sommé de prouver ses reproches, il produira en preuve son propre témoignage, et nous présentera, pour témoin de l'accusation, l'accusation ellemême.! ! !
Telle est, en peu de mots, l'histoire de ce procès, à la fois bizarre et déplorable.
On n'a point oublié quel douloureux spectacle offrit l'audience de la Cour d'assises, la nuit où fut prononcée la sentence de mort de quatre accusés dont la jeunesse, le malheur et le courage avaient intéressé vivement la sensibilité publique. Nous ne voulons pas revenir en ce moment sur de tristes détails; la consternation de l'auditoire, l'affliction du barreau sont des faits que la mémoire peut se retracer, mais que la plume ne saurait décrire.
Quatre journaux, le Courrier Français, le Journal du Commerce, le Pilote et le Constitutionnel rapportèrent, les uns le lendemain, les autres le surlendemain, les principaux détails de cette scène, dont leurs rédacteurs avaient été les témoins. C'était pour eux un devoir envers la société, qui a droit et intérêt
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de connaître toute la vérité; envers leurs abonnés, qui ont payé pour l'apprendre ; envers les condamnés, dont elle pouvait adoucir ou consoler le malheur ; envers le monarque lui-même, dont la vérité connue peut éclairer la clémence, à qui la vérité déguisée peut dérober une occasion de gagner des cœurs.
Ils ont fait ce récit; ils l'ont fait avec fidélité, avec bonne foi ; et certes, toute personne impartiale, présente à l'audience du 5 septembre, leur rendra cette justice, qu'ils ont plutôt affaibli que forcé les couleurs dont ils ont tracé leur tableau. Ils invoqueraient sur ce point le témoignage de la Cour elle-même, si la plupart des faits consignés dans leur récit ne s'étaient passés hors de sa présence, pendant qu'elle délibérait dans la chambre du conseil. A défaut de cet imposant témoignage, ils peuvent du moins en produire une foule d'autres, dont la sincérité ne serait pas contestée. Dès l'origine du procès, ils l'ont offert, ils l'offrent encore. (1)
(1) L'un d'eux a même donné de sa bonne foi une preuve bien frappante, en rectifiant, dès le lendemain de son premier récit, sans y être nullement provoqué, une erreur qui lui était échappée par une de ces méprises inévitables dans laconfusion d'une assemblée nombreuse, et dans une séance de nuit.
Qui croirait que cet acte de loyauté est devenu de la
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Tranquilles sur la toi de leur exactitude, certains, par le témoignage même de leurs sens, de n'avoir rien dit que de vrai, les auteurs de ces journaux étaient loin de soupçonner l'orage qui se formait sur eux ; ils ne se doutaient guère qu'on pensât à les accuser d'infidélité ou de mauvaise foi, persuadés que, pour être à l'abri d'un tel reproche, il suffisait de dire la vérité, et de ne dire que la vérité.
Cette fidélité même fut leur écueil : ils n'avaient pas songé qu'en recueillant avec tant d'exactitude les détails de cette audience, ils répandaient trop d'intérêt sur des malheureux que la loi venait de frapper. Cet intérêt parut inconvenant, cette exactitude parut séditieuse au ministère public qui avait poursuivi la condamnation : tout l'appareil des sévérités judiciaires fut aussitôt employé contre les imprudents narrateurs.
Dès le 7 septembre, en vertu d'une ordonnance de M. le juge instructeur, rendue sur la réquisition de M. le procureur du roi, nos journaux sont saisis,
part de l'accusation, un sujet de reproche? « Ce trait, dit-elle en parlant du fait rectifié, ce trait est une fable, et le journaliste est forcé de le déclarer le lendemain. »
l'brcé ! et par qui donc, si ce n'est par son respect pour la \érité ?
r.Yn/c du Mémoire.)
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arrêtés à la poste : une procédure s'instruit contre eux devant le tribunal de première instance.
Le même jour, malgré le principe tutélaire qui veut que nul ne subisse deux jugements sur un même fait, nous sommes cités devant la Cour d'assises., à la requête de M. le procureur-général, pour avoir rendu compte des séances de la Cour d'assises, dans l'affaire de la conspiration de La Rochelle, ET NOTAMMENT DANS CELLE DU 5 DE CE MOIS, non-seulement avec INFIDÉLITÉ, mais encore avec une insigne MAUVAISE FOI (1).
Ce qu'il y a de remarquable, c'est ce que le ministère public ait voulu se faire un titre, dans sa plaidoirie, de cette duplicité d'actions intentée par le ministère public lui-même : il a vu, dans ce double emploi, une preuve de l'unanimité des opinions à l'égard des altérations qu'il nous impute. Il nous semble que cette unanimité d'opinions entre le fonctionnaire supérieur et son substitut ne prouve rien
(4 ) L'infidélité et la mauvaise foi dans le compte que rendent les journaux et écrits périodiques, des séances des chambres et des audiences des Cours et tribunaux, seront punies d'une amende de 1,000 à 6,000 fr. (Loi du 25 mars 4822, art. 7).
C'est sur cette action que nous défendons aujourd'hui.
(Note du Jfémoire.)
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autre chose, sinon que le ministère public est de l'avis du ministère public ; surtout si l'on réfléchit que le ministère public de première instance n'a guère pu se former de lui-même une opinion sur des altemtions commises dans le compte rendu des séances d'une Cour d'assises.
Ne pourrait-on pas expliquer autrement ce luxe de sévérités dont nous avons été l'objet ? La loi du 26 mai 1819 autorise la saisie préalable, mais n'autorise pas l'interdiction de rendre compte des débats judiciaires. La loi du 25 mars 1822 autorise l'interdiction, mais n'autorise pas la saisie préalable. Supposé donc que l'accusation eût voulu cumuler à son profit les bénéfices de la loi de 1819 et les bénéfices de la loi de 1822 ; qu'elle eût voulu tout à la fois arrêter la publicité instante et détruire la publicité future, n'eût-elle pas dû procéder comme elle l'a fait ; poursuivre par la voie ordinaire devant le tribunal de première instance, et poursuivre par la voie extraordinaire devant la Cour d'assises ; là, saisir les numéros existants; ici, solliciter une prohibition contre les numéros à venir.
Qu'on nous pardonne ces conjectures, arrachées par la nécessité de répondre à une accusation qui ne nous a pas ménagé l'amertume, mais à laquelle nous ne voulons opposer que la rigueur du raisonnement
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et la décente liberté de l'homme qu'on force d'employer, pour se défendre, l'arme de la vérité. Nous reprenons l'exposé des faits.
Nous avons comparu, le 12 septembre dernier, devant la Cour d'assises. Là, notre langage a été celui d'hommes qui se sentent forts de la justice de leur cause et de la conscience de leur véracité. « C'est d'infidélité, avons-nous dit, c'est de mauvaise foi que vous nous accusez : eh bien 1 précisez vos reproches; articulez vos griefs : dès que vous l'aurez fait, nous nous engageons à rapporter la preuve irrécusable de notre exactitude sur tous les points. »
A cette offre, faite avec l'assurance que donne la vérité, quelle fut la réponse du ministère public ?
En voici l'analyse en deux mots.
Je ne veux point articuler les faits; Je m'oppose à ce que vous fassiez aucune preuve.
Nous n'ajouterons aucune réflexion. Que les ma- * gistrats daignent chercher eux-mêmes la vérité dans l'un et dans l'autre de ces deux langages.
A l'appui de ces demandes, nous avons présenté des conclusions formelles. Nous y déclarions expressément que nous ne comparaissions que pour proposer nos moyens préjudiciels, et que nous n'entendions pas défendre au fond; nous demandions, si
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la Cour rejetait nos exceptions, à être jugés par défaut.
Fidèles à cette résolution, lorsque la Cour se fut retirée dans la chambre du conseil, pour délibérer sur la question préjudicielle, nous-avons quitté la salle d'audience, et nous avons invité nos défenseurs à nous suivre (i).
Après plusieurs heures de délibération, la Cour rejeta les moyens préjudiciels proposés par les prévenus , et malgré leur protestation, elle ordonna qu'il fût passé outre contradictoirement..
Persuadés qu'aucune injonction ne peut faire qu'un jugement soit contradictoire, lorsque l'une des parties n'est pas présente; ne voulant pas accepter les chances d'un engagement contradictoire dans une cause qui, selon nous, n'était pas en état, où
(1 ) Comment se fait-il que, malgré ces faits, bien connus du ministère public, il ait cru pouvoir s'élever contre ce qu'il appelle l'inconvenante absence de- la défense? Nous n'examinerons pas si ces expressions sont elles-mêmes bien convenables et si le respect dû au ministère de la défense n'aurait pas dû les interdire ; mais nous ferons observer qu'il n'y a jamais d'inconvenance à faire son devoir; que le devoir d'un défenseur est de respecter le mandat qu'il a reçu de son client, et qu'enfin il n'est pas d'usage au Palais qu'un défenseur se présente pour une partie qui fait défaut.
(Note du Mémoire.)
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nous ne connaissions aucun des griefs qu'on allait nous opposer, où nous étions privés de tous les moyens de prouver notre sincérité, nous persistâmes dans notre première détermination. L'accusation parla seule; elle triompha.
A une heure du matin, la Cour rendit son arrêt.
L'éditeur du Constitutionnel et celui du Journal du Commerce furent condamnés à un an de prison, cinq mille francs d'amende, et un an d'interdiction de la faculté de rendre compte des débats judiciaires; L'éditeur du Courrier Français, à six mois de prison, trois mille francs d'amende, six mois d'interdiction ; L'éditeur du Pilote, à un mois de prison, mille francs d'amende, et trois mois d'interdiction.
C'était plus que l'accusation n'avait demandé. La loi ne prononce contre l'infidelité et la mauvaise foi qu'une simple amende de mille francs à six mille francs ; elle ne prononce l'interdiction et l'emprisonnement que dans les cas où le compte rendu est injurieux pour la Cour ou le Tribunal. Or, ni le premier réquisitoire, ni les dernières conclusions du ministère public ne portaient l'accusation d'injure.
Il semble donc que la Cour n'avait pas à prononcer sur ce point; elle n'en était point saisie : la cause n'était pas liée à cet égard ; il n'existait point d'ac-
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cusation; il n'existait point d'accusateur; les prévenus n'avaient pas été mis en demeure de se détendre ; en un mot, il n'y avait point de procès.
Persuadés que nous étions victimes d'une erreur grave, nous avons consulté, sur la procédure tenue à notre égard, des jurisconsultes recommandables : leur avis unanime a été que nous devions nous pourvoir contre les divers arrêts rendus contre nous par la Cour d'assises; nous avons suivi leur conseil.
Nous voici donc devant la Cour de cassation, et nous y voici arrivés sans que notre cause ait pu être connue encore, l'effet de la procédure inusitée suivie par la Cour d'assises ayant été de nous priver du droit naturel de la défense sur le fond du procès.
Dans cette position toute nouvelle, nous croyons indispensable de faire connaître cette cause, en discutant l'accusation portée contre nous. Si, en toute occasion, la défense est un droit, ici elle nous paraît un devoir. En butte aux reproches les plus graves, nous devons nous en laver; nous le devons à nousmêmes, qui n'avons pu encore être entendus dans nos réponses, et que le plaidoyer du ministère public, inséré officiellement- dans tous les journaux, a dénoncés à l'Europe comme des artisans de scandales, comme des séditieux cffrénés, comme de vils imposteurs; nous le devons à nos abonnés, dont on
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nous accuse d'avoir trahi la confiance ; nous le devons à la société, envers laquelle on veut nous montrer coupables de faux témoignage : nous le devons à la Cour royale de Paris, dont nous sommes les justiciables, et à qui nous voulons montrer que nous ne nous sommes jamais écartés du respect qui lui est dû; nous le devons au tribunal auguste qui va prononcer sur notre pourvoi ; nous le devons peutêtre aux magistrats devant lesquels nous espérons être renvoyés par l'arrêt à intervenir.
Tel est, d'ailleurs, le caractère particulier de cette cause, le point de droit s'y lie tellement au point de fait, que l'examen de l'un nous semble un préliminaire presque indispensable à la discussion de l'autre. Pour bien juger le système nouveau que l'on voudrait introduire dans nos lois, pour sentir combien il serait destructif de toutes garanties et de toute sûreté individuelle, combien il s'écarte des formes -tes plus constantes, des règles les plus fondamentales et les plus tutélaires de l'instruction criminelle, il est essentiel de le suivre dans ses conséquences; et ces conséquences, nous les trouvons dans la marche singulière de l'accusation, dans le procédé qu'elle a -suivi à notre égard, dans l'incompréhensible situation où elle a prétendu nous placer vis-à-vis d'elle.
C'est par les faits mêmes du procès que l'on recon-
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naîtra la sainteté des principes que nous invoquons, et que l'on verra l'anéantissement total où tomberait le droit de la défense, si les prétentions de l'accusation pouvaient jamais être accueillies.
Dans la discussion à laquelle nous allons nous livrer, nous nous détendrons soigneusement de repousser l'amertume par l'amertume. Notre langage sera grave comme la raison, calme comme la vérité.
Si, malgré nous, en rappelant les qualifications affligeantes qu'on a pris plaisir à nous prodiguer, une émotion trop vive s'emparait de nos esprits, un seul regard levé sur le tribunal impassible et majestueux qui nous écoute nous retiendra dans les bornes de la modération, dont nous avons juré de ne pas nous écarter un seul instant.
DISCUSSION.
Quoique l'accusation paraisse embrasser deux parties, le compte rendu des séances antérieures au ;i septembre, et le compte rendu de la séance du 5 septembre, il est pourtant aisé d'apercevoir que la première ne ligure au procès que pour la forme, et que la seconde est le véritable, l'unique objet des poursuites dirigées contre nous. En effet, on ne peut sérieusement méconnaître la bonne foi qui a présidé
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à tous nos récits : on ne peut sérieusement nous refuser cette justice, que nous avons fidèlement retracé les détails essentiels et le caractère général des débats. En supposant même que quelques erreurs nous fussent involontairement échappées dans la relation d'un débat de seize jours, sur des circonstances d'un intérêt secondaire, nul ne croira sans doute que ces erreurs, aussi légères qu'inévitables, étrangères à l'objet de la loi, communes d'ailleurs à tous les journaux, aient pu provoquer contre nous seuls le développement de toutes les sévérités judiciaires ordinaires et extraordinaires.
Aussi le réquisitoire introductif d'instance déclare-t-il que c'est notamment à raison du compte rendu de l'audience du S septembre que nous sommes poursuivis ; aussi l'orateur du ministère public, qui, dans sa plaidoirie orale, n'avait accordé qu'une mention rapide aux faits antérieurs à cette audience, n'a pas même jugé à propos de la reproduire dans sa plai.doirie imprimée. Nous suivrons son exemple, et nous n'attacherons pas à cette partie de l'accusation plus d'importance qu'il ne l'a fait lui-même.
Restent donc à examiner les griefs relatifs au , compte rendu de l'audience du 5 septembre.
Ici, le procédé de l'accusation présente une contradiction bien étrange. Nous l'avons vue s'opposer
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Itvec instance à ce que les prévenus lissent paraître des témoins, « attendu, disait-elle, que la Cour n'a» vait pas besoin de témoins pour des faits passés » en sa présence. » Nous la voyons maintenant fonder ses attaques sur des faits passés en l'absence de la Cour, et pendant qu'elle délibérait dans la chambre du conseil. Bien plus : si nous la suivons dans ses développements, nous voyons avec surprise que cette question fondamentale, l'unique question du procès, le compte rendu est-il vrai ou faux ? que cette question, disons-nous, n'est pas même abordée.
L'accusation s'occupe beaucoup de faire voir combien nos mensonges sont coupables : sur ce point, les développements ne sont pas épargnés. Mais avant tout, il est une autre question dont celle-ci dépend, savoir, si effectivement il y a mensonge ; et celle-là, l'accusation ne juge pas à propos de s'en occuper.
Elle se borne à combattre nos récits par une simple dénégation, vaine dans sa bouche, puisqu'elle est partie au procès : du reste, pas la moindre preuve, pas le moindre essai de preuve à l'appui de sa dénégation : on dirait qu'elle regarde le délit comme constant par cela seul qu'elle l'affirme, et qu'il ne s'agit plus que d'en déterminer la gravité.
Une telle marche, dans une telle accusation, est bien extraordinaire. De quoi donc sommes-nous ac-
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eusés? D'infidélité, de mauvaise foi, c'est-à-dire de mensonge. L'unique question à juger est donc celleci : Les journalistes ont-ils menti, ont-ils dit la 'i'éTite Or, encore une fois, la première chose à faire dans une accusation de mensonge, c'est de voir s'il y a mensonge; et la première chose à faire pour voir s'il y a mensonge, c'est de vérifier les faits. Mais comment vérifier des faits passés hors de la présence du juge? Par des témoignages d'abord, et puis par des raisonnements. Que penser donc d'une accusation qui, en pareille matière, refuse les témoins et se dispense des raisonnements ? N'est-il pas manifeste qu'en procédant ainsi, elle se condamne elle-même, sans qu'il soit besoin de la combattre ?
Le ministère public paraît l'entendre autrement : ne pouvant nous convaincre de mensonge, puisque nous n'avons dit que la vérité, il voudrait changer l'état de la question, afin de se placer sur un terrain plus favorable. Aussi semble-t-il insinuer que la vérité même des faits ne nous justifierait pas ; de sorte qu'avant d'établir que nous avons dit la vérité, il nous faut prouver que nous avons pu la dire sans être coupables d'infidélité ni de mauvaise foi. Heureusement cette tâche, on s'en doute bien, ne sera ni longue ni difficile.
L'accusation se demande « s'il appartient aux jour-
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» nalistes qui rendent compte des audiences, d'y » coudre à leur gré, comme en faisant partie, tous » les propos secrets, toutes les conversations parti- » culières que peuvent y tenir, dans tels ou tels mo» ments, les accusés, les témoins, les jurés, les » assistants, et plus que tout encore, des condamnés » à la peine capitale. Est-ce donc là, dit-elle, ren» dre compte d'une audience ? »
Apparemment, lui répondrons-nous, vous avez jugé vous-même que tout cela entrait dans le compte rendu de l'audience, puisque c'est pour l'avoir raconté, selon vous, avec inexactitude, que vous nous accusez d'infidélité et de mauvaise foi dans le compte rendu D'UNE AUDIENCE, et que vous nous accusez exceptionnellement devant la Cour d'assises , dont la juridiction exceptionnelle ne s'étend qu'au compte rendu de ses audiences. Si les faits racontés n'appartenaient pas à l'audience, la Cour ne pourrait plus en connaître par attribution extraordinaire; le délit, s'il en existait, ne serait plus qu'un délit ordinaire, justiciable de la juridiction ordinaire. Choisissez : ou les faits en question sont étrangers à l'audience, et alors vous n'avez pu nous traduire devant la juridiction exceptionnelle ; ou ces faits appartiennent à l'audience, et alors vous ne pouvez plus discuter le droit d'en rendre compte : la loi nous le reconnaît,
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à la seule condition de le ijlire avec fidélité et bonne foi. Il'n'y a pas moyen d'échapper à ce dilemme.
Mais l'accusation a-t-elle même le choix? Non., car elle a déjà choisi. De quoi taxe-t-elle les journalistes ? Est-ce de diffamation, d'injure, d'inconvenance? Nullement; lisez sa demande et ses conclusions : c'est d'infidélité et de mauvaise foi. En vertu de quelle loi les poursuit-elle ? En vertu de l'article 7 de la loi du 25 mars 1822, qui punit seulement l'infidélité et la mauvaise foi dans le compte rendu des audiences des tribunaux. Devant quel tribunal les traduit-elle? devant la Cour d'assises, qui n'a de mission que pour juger le compte rendu de ses aud'ences. En vertu de quelle loi les y assignet-elle? En vertu des articles 15 et 16 de la loi de 1822, qui ne s'occupent que du compte rendu des audiences,..L'accusation a donc fait son choix ; elle s'est tracé sa loi à elle-même ; elle s'est soumise à -prendre les faits comme faits de l'audience et à les discuter sous le. seul rapport de leur fausseté ou de leur vérité.
Et cela doit être ainsi. Qu'est-ce que rendre compte d'une audience? C'est en retracer le tableau. Et de quoi se compose ce tableau? Des discussions, des témoignages, d'abord; ensuite des impressions, des mouvements ; enfin de tous les détails caractéristi-
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ques de la scène retracée. Rendre compte d'une audience, ce n'est point exhumer un cadavre ; c'est reproduire un corps animé, c'est lui-conserver le mouvement et la vie. Qu'est-ce ici que le journaliste ? C'est un témoin que la société, du haut de son tribunal, interroge pour se mettre à portée de prononcer sur les débats judiciaires. Mais, magistrats, quand vous interrogez un témoin sur une scène qu'il a vue, croyez-vous faire assez de lui faire répéter les paroles qu'il a entendu proférer ? Ne voulezvous pas connaître de quel ton elles ont été prononcées; si elles l'ont été à voix basse ou à haute voix ; avec émotion ou avec calme; quelles impressions en ont ressenties ceux qui les ont entendues ; quelle contenance ils ont faite; quelles exclamations leur sont échappées? Sans toutes ces choses vous ne croiriez pas tenir la vérité. Eh bien 1 magistrats, ce que vous voudriez connaître, la société veut le connaître aussi; elle a droit aussi de le connaître. Ce que vous demanderiez à vos témoins, elle le demande aux siens. Cette liberté, dira-t-on, est susceptible d'abus ;-je ne le nie pas, et c'est précisément pour réprimer ces abus que la loi a porté des peines contre l'infidélité et la 'mauvaise foi. En prévoyant l'abus, elle a reconnu elle-même le droit et consacré l'usage. Ainsi, nous sommes toujours ramenés à la
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question de vérité ou de mensonge. Que l'accusation discute donc la vérité des faits ; c'est la seule ques-
tion qui lui soit désormais permise.
En avons nous imposé dans le compte que nous avons rendu de l'audience du 5 septembre ? En retraçant l'attitude courageuse des condamnés, l'émotion de l'auditoire, avons-nous trompé le public par la création d'une scène imaginaire?
Certes, ce serait cruellement abuser de la faculté de se faire illusion à soi-même, que de méconnaître le caractère profondément douloureux dont fut empreinte l'audience de la Cour d'assises, dans la nuit du 5 septembre. Il doit vous en souvenir, magistrats, comme il nous en souviendra toujours, et si vos délibérations, qui vous retenaient hors de la salle d'audience, vous ont dérobé la plus grande partie de ce triste spectacle, du moins, par ce que vous avez vu, vous aurez jugé ce que vous n'avez pu voir. Rappelez-vous l'auditoire frappé de consternation à la lecture de la déclaration fatale ; le barreau muet de douleur, des larmes dans tous les yeux, des gémissements dans toutes les bouches; au milieu de l'affliction universelle, un seul défenseur essayant d'articuler quelques paroles, obligé de s'interrompre à plusieurs fois pour raffermir sa voix altérée, et n'arrivant qu'avec peine à se faire entendre de la Cour
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attentive et compatissante ; plusieurs des jurés, des magistrats eux-mêmes, s'efforçant en vain de contenir l'expression de leur sensibilité ; les heures s'écoulant avec une lenteur funèbre, et pourtant aucun des assistants ne pouvant s'arracher de l'audience.
Au milieu de ce tableau, rappelez-vous ces jeunes infortunés que la loi venait de frapper; voyez-les calmes, résignés à leur sort, souriant presque à leur malheur, et consolant eux-mêmes leurs défenseurs et leurs amis. Quxque ipse miserrima vidi, et quorum pars fui. Voilà ce que vous aussi, magistrats, vous avez vu ; voilà ce que tout un barreau, voilà ce que mille témoins ont vu comme vous.
Eh bien ! voilà ce que le ministère accusateur n'a pas vu. A l'entendre, le récit qui retrace les détails de cette nuit fatale n'est qu'un drame imposteur; c'est une scène mensongère et factice ; c'est un funèbre roman ; c'est une série d'impostures séditieuses; ce sont de fantastiques détails; ce sont de honteuses, de pitoyables impostures, et beaucoup d'autres choses pénibles à entendre ; et, nous osons le croire à l'honneur du ministère public, pénibles aussi à prononcer.
Mais comment justifiera-t-on tant d'expressions affligeantes ? Les preuves, où sont-elles ? L'honneur, blessé par des accusations si graves, a droit de les
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exiger. Les preuves, où sont-elles ? Les preuves ! les preuves !
Les preuves, Messieurs ? l'accusation va vous les produire : « Non, Messieurs, ces propos n'ont pas été "fi tenus; non, tous ces détails de faits insultants (1) » qu'on s'est complu à fabriquer, ne se sont pas » passés en présence du ministère public et de » MM. les Jurés. nous déclarons positivement.
» qu'ils sont faux et controuvés, et ne se sont pas » passés à Vaudience publique à laquelle nous assisJ) lions. »
Mais qui donc vient nous déclarer ces choses ? Qui vient ainsi déposer en faveur de l'accusation? Ne serait-ce pas l'accusation elle-même ? C'est-à-dire que la partie qui accuse déclare que la partie qui accuse a raison d'accuser. Magistrats, que vous semble de cette preuve ?
A ce langage de l'accusation, voici ce que les prévenus ont à répondre : « Oui, Messieurs, ces propos » ont été tenus; oui, tous ces details se sont passés » en présence de nombreux témoins ; nous déclarons » positivement qu'ils ne sont ni faux, ni controuvés, » et qu'ils se sont passés à l'audience publique à la» quelle nous assistions. »
'1; En quoi insultants ? 'Xule du Mhnoirv.)
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Tout est tranché par cette simple réponse : l'accusation déclarant une chose, et la défense déclarant le ■ contraire, les termes restent égaux de part et d'autre avec cette différence, toutefois, qu'ici le défendeur affirmant un fait dont il a la connaissance personnelle, sa déclaration porte précisément sur le point à juger; tandis que le demandeur, niant un fait qui, quoique réel, pourrait très-aisément lui avoir échappé, sa déclaration, quand on l'accepterait comme témoignage, prouverait seulement qu'il n'a point eu connaissance du fait, et ne prouverait pas que le fait est faux.
A l'appui de cette distinction, qui renverse une seconde fois l'édifice de l'accusation, nous rapporterons les aveux de la partie publique ellè-même.
Nons avons vu qu'elle nous contestait le droit de rapporter certaines particularités, suivant elle, étrangères à l'audience, prétention que nous avons suffisamment réfutée. Mais sur quoi se fondait-elle pour nous le contester ? Sur ce que ces particularités échappent à la censure publique des magistrats chargés de la police de cette audience ; sur ce qu'aucun magistrat ne les aura entendues. Mais si une foule de
choses peuvent s'être passées dans la salle d'audience, sans qu'aucun magistrat les ait entendues, comment l'accusation peut-elle venir amrmer, avec
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tant de certitude, que ces détails sont faux et controuvés, que ces propos n'ont pas été tenus ? Si une foule de détails doivent échapper à la censure des magistrats chargés de la police de l'audience, comment peut-elle nous déclarer d'une manière si positive que, s'il en eût été ainsi, le ministère public, qui a LA POLICE DE L'AUDIENCE en l'absence de M. le président, aurait fait retirer les condamnés de l'auditoire? N'est-il pas clair qu'ici l'accusation veut trop prouver, et qu'elle se contredit elle-même en affirmant ce qu'elle-même reconnaît ne pouvoir affirmer.
Mais quittons un moment, si l'on veut, le langage rigoureux de la loi : ne parlons plus de preuves judiciaires ; ne parlons que de présomptions morales.
Certes, c'est faire beau jeu à l'accusation, que de la placer sur ce terrain. Voyons si du moins elle nous en opposera quelques-unes. Non, pas davantage : lisez son plaidoyer, pas une seule. Eh bien ! ce qu'elle ne fait pas contre nous, nous allons le faire contre elle : nous allons montrer que la présomption morale est tout entière en faveur de nos récits.
Il est, en effet, dans ces récits, quelques traits principaux, plus forts que tout le reste, qui ressortent sur tout le tableau, et qui, une fois avérés, font naturellement présumer la vérité de tous les autres.
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Ainsi, quand les journaux ministériels eux-mêmes, ceux que l'accusation a respectés, et dont elle semble avoir par là reconnu implicitement la véracité, s'accordent à placer dans la bouche de Bories et de ses compagnons d'infortune ces mots : Nous sommes innocents ; la France nous jugera ; il n'est plus possible, après cela, de soupçonner d'exagération ou d'imposture les autres propos que nous avons recueillis ; car nul n'approche, pour l'énergie, de cette protestation formelle contre le jugement rendu, de cet appel porté devant la France entière contre l'arrêt de condamnation. Ainsi, quand l'accusation vient elle-même nous déclarer que des membres du barreau n'ont pu résister à l'excès d'émotion qui, en face du public, des jurés, de la Cour, les a jetés dans les bras de leurs malheureux clients, il n'est plus possible de penser que nous ayions chargé à plaisir le tableau de la douleur générale; ces faits une fois constants, la mesure est donnée ; s'ils sont vrais, le reste doit l'être : il serait trop peu conséquent, après nous avoir accordé le plus, de disputer encore sur le moins.
Maintenant, dirons-nous à l'accusation, vous pouvez renvoyer nos témoins ; ils ne nous sont plus nécessaires : nos témoins, ce sont les choses ; nos témoins, ce sont vos actes eux-mêmes.
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Voyez maintenant, magistrats, que de circonstances en notre faveur !
1° Dès le premier moment, nous avons offert la preuve de notre véracité ; il n'a pas dépendu de nous qu'elle ne fût admise ; 20 L'accusation n'a pas voulu se prêter à cette épreuve ; 3° L'accusation ne rapporte aucune preuve contre nous ; 4° L'accusation n'a pas même tenté cette preuve, à laquelle elle était obligée par sa position; elle s'est bornée à nier la vérité de nos récits ; 5° Cette dénégation, qui n'est que la déclaration de l'une des parties, ne porte pas même sur la véritable question à décider ; 66 L'accusation, qui se fait témoin, reconnaît elle-même implicitement que beaucoup de détails ont pu lui échapper; 70 Nous établissons nous-mêmes, par des témoignages non suspects, et même, en partie, par le témoignage de la partie publique, la vérité de deux faits capitaux, et ceux-ci, une fois constants, font au moins présumer la vérité des autres.
Telle est la situaticm respective de l'accusation et de la défense. On voit combien la première est loin
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d'avoir satisfait au vœu de la loi, qui met à sa charge tout le fardeau de la preuve.
Que devient dès-lors le reproche de partialité qui nous est adressé par le ministère public ? Il a supposé que nous avions voulu favoriser la défense aux dépens de l'accusation. Qu'il veuille bien, dans cette supposition, expliquer pourquoi nous n'avons donné qu'une analyse très-sommaire des défenses, quand le plaidoyer de l'accusation, imprimé par ordre dans nos feuilles, semblait appeler une compensation en faveur des accusés ; qu'il daigne encore nous expliquer pourquoi nous n'avons presque rien rapporté des répliques prononcées par les défenseurs.
Si nos analyses sont partiales, que dira donc le ministère public de ces journaux qui consacrent quatre énormes colonnes aux répliques de l'accusation, et qui n'ont pas une ligne à donner à celles de la défense? Que dira-t-il de ceux qui, prévenant la décision du jury, ne manquent pas d'affirmer que M. l'avocat général a victorieusement réfuté les plaidoiries des défenseurs ? Que dira-t-il de ceux qui, non contents de défigurer les défenses, se permettent, contre les défenseurs eux-mêmes, de malignes insinuations, et jusqu'à des imputations calomnieuses ?
Et cependant, il faut le dire, la'partialité contre les accusés a des inconvénients bien autrement
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graves que n'en aurait la partialité en leur faveur ; non-seulement parce que les suites en sont beaucoup plus funestes ; non-seulement parce qu'aucune loi ne les protège contre l'injure, comme les magistrats, les jurés et les simples témoins, mais encore parce qua l'accusation a, pour se faire rendre justice ou pour se procurer des compensations, des moyens que n'a pas la défense. Voyez seulement, dans le procès dont nous avons rendu compte, et dans le nôtre qui en est la suite, jusqu'où l'accusation a poussé ses avantages ! L'accusation parle ; son plaidoyer est inséré dans tous les journaux par ordre supérieur, comme publication officielle. Un défenseur emploie, pour la combattre, l'arme de la plaisanterie; l'accusation le traduit devant le conseil de discipline. D'autres défenseurs se livrent à un mouvement de sensibilité qui la blesse ; l'accusation les traduit devant le conseil de discipline (1). Des journaux rendent compte du procès d'une manière qui lui paraît trop favorable aux accusés; l'accusation les poursuit à la fois devant la juridiction ordinaire
(1) Cet empire que le ministère de l'accusation voudrait s'attribuer sur le ministère de la défense pourrait donner matière à des observations très-graves ; mais elles seraient étrangères à l'objet de ce mémoire. Note du Mémoire.'
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et devant la juridiction extraordinaire. Là, un nouveau plaidoyer est prononcé par elle ; ce plaidoyer devient encore officiel, et tous les journaux reçoivent encore l'injonction de le publier. Et c'est l'accusation qui croirait avoir quelque chose à redouter de la partialité !
Nous avons, ce nous semble, épuisé la justification sur le reproche d'infidélité et de mauvaise foi.
Une question nous reste à traiter : le compte rendu est-il injurieux?
En nous justifiant du reproche d'infidélité, nous nous sommes d'avance justifiés du reproche d'offense : jamais la vérité n'offensa la justice. Notre défense pourrait se borner à ce peu de mots ; mais ici, notre respect pour la Cour d'assises exige davantage. On nous accuse de l'avoir offensée : nous sommes jaloux de montrer qu'on n'a pu nous en accuser sans méconnaître l'intention et le caractère de nos récits.
Suivant la partie publique, nous aurions cherché à transformer, dans la dernière séance, les condamnés en héros et en victimes, les jurés en assassins, et les magistrats en bourreaux.
Mais, d'abord, pourquoi mêler ici les magistrats ?
Pourquoi nous susciter gratuitement des adversaires parmi nos propres juges ? La Cour est étrangère à
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la condamnation; elle n'était chargée que d'appliquer la loi au fait déclaré constant par le jury. Si, à l'égard d'un, seul accusé, le partage des jurés a rendu son intervention nécessaire, elle a prononcé Y acquittement de cet accusé. Il ne serait donc pas possible, quelque opinion qu'on eût manifestée sur le jugement de condamnation, d'étendre cette opinion aux magistrats, qui n'y ont point participé.
Au reste, veut-on savoir comment nous avons parlé des magistrats? Lisez le Constitutionnel du 6 septembre.
« Ce résumé (de M. le président), fait avec la plus » honorable impartialité et avec une exactitude » dont la défense adroit de s'applaudir, a duré en» viron quatre heures. Malgré son étendue, il a été » constamment écouté avec une attention pro» fonde (1). » * Yeut-on savoir comment nous avons parlé des jurés ? Lisez le Courrier du même jour.
« Plusieurs jurés paraissent vivement émus de ce » spectacle; l'un d'eux, VIEILLARD D'UNE FIGURE VÉ» NÉRABLE, essuie d'une main tremblante les » larmes qui coulent de ses yeux; un autre se
(1) Les autres journaux contiennent les mémos témoignages. (Note du Mémoire).
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» jette la tête entre les mains avec l'air d'un profond » abattement. » Nous aurions cherché, s'il faut en croire l'accusasation, à présenter sous un jour odieux Vorgane du ministère public. Qui justifie cette assertion? Quels sont les faits inexacts contre lesquels ce magistrat ait cru devoir réclamer ? Loin de là, le Constitutionnel s'est empressé de rendre justice au rare talent de style qu'il a remarqué dans son plaidoyer. Quant à l'intérêt que nos articles peuvent inspirer pour les condamnés, nous n'avons garde-de refuser un tel reproche. Où est la loi qui défende de prendre intérêt à un condamné ? Où est la loi qui commande de taire la vérité, lorsque la vérité peut faire plaindre son malheur ? Ah ! loin, loin de nous ces temps où la compassion pour l'infortune est regardée comme un délit envers le pouvoir ; où la sensibilité est suspecte, où les soupirs sont séditieux, où les pleurs sont complices ; où la pitié, comme dit un poète, tremble de se montrer et rentre au fond du cœur ; où elle ose à peine, à la vue des échafauds dressés, hasarder quelques larmes furtives, qu'elle s'empresse, en tremblant, d'essuyer. Ces temps ont existé, Tacite nous l'atteste; mais ces temps ne sont point les nôtres. Chez nous, les lois sont généreuses comme les moeurs dont elles sont l'expression et
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l'organe. Elles punissent, elles ne haïssent pas; elles prononcent des peines, elles n'exercent point de vengeances. Elles défendent la résistance, elles ne défendent pas les pleurs.
Tous les reproches du ministère accusateur reposent uniquement sur un mal-entendu. Il a confondu sans cesse le condamné et la condamnation, l'individu et le délit dont il peut s'être rendu coupable ; c'est sur cette confusion d'idées que repose le système de l'accusation. Cette méprise fondamentale appelle de notre part quelques éclaircissements.
Lorsque la société, usant d'un droit terrible, se voit forcée de donner la mort à l'un de ses membres ; lorsqu'une douloureuse nécessité la contraint à frapper un coup irréparable, à détruire l'ouvrage de Dieu même, à ravir à l'homme la vie qu'elle ne lui a pas donnée et qu'elle ne peut lui rendre, ce jour est pour elle un jour de deuil. La société ne se résout qu'en gémissant à porter l'arrêt fatal : tremblante devant le sacrifice qu'elle est près de. consommer, elle pleure d'avance le sang qu'elle va répandre ; c'est en frémissant qu'elle arme la sévérité des lois ; c'est en se voilant d'un crêpe funèbre qu'elle ordonne le supplice d'un de ses enfants.
Si l'humanité s'afflige ainsi de la mort d'un coupable ordinaire, combien s'afflige-t-elle plus encore,
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quand le crime qu'il faut punir est de ceux qui blessent l'ordre social sans révolter les sentiments naturels du cœur humain, sans rompre ces liens de sympathie et d'affection mutuelle qui unissent tous les êtres sensibles, et surtout l'être compatissant à l'être malheureux; quand le coupable a violé, non la loi de la nature qui parle au cœur de tous les hommes, mais la loi politique qui ne parle qu'à la raison de l'homme d'État ; quand nous trouvons en lui un criminel, peut-être, mais non pas un méchant; quand l'infortuné, digne à la fois de punition et de pitié, tombe victime de l'erreur de sa raison, et non de la perversité de son cœur !
Combien surtout cette pitié sera-t-elle plus profonde et plus douloureuse, si la victime, frappée à la fleur de l'âge, moissonnée sur le seuil de la vie, se voit passer de l'adolescence à la mort, et vient déposer aux pieds de l'échafaud les riantes espérances de la jeunesse et les promesses de ce long avenir que la nature lui devait encore !
Que sera-ce donc, si l'être que la loi dévoue à la mort, intéressant déjà par son malheur, intéresse encore par son caractère; si, dans les épreuves qu'il a subies, il n'a fait voir que des sentiments nobles et touchants ; s'il a vu la mort avec sérénité ; s'il a consolé ceux qui pleuraient sur lui ; s'il a paru oublier
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sa propre infortune pour s'attendrir sur d'autres infortunés ? Qui ne gémira de sa condamnation ? qui ne plaindra, de toute la force de son âme, un coupable, si l'on veut, mais un coupable si digne d'être innocent ?
« Mais c'est brayer la justice, c'est manquer de respect à la loi. » Non; ni la justice ni la loi n'envient au malheureux qu'elles ont condamné la stérile consolation de quelques pleurs versés autour de son échafaud. La loi ni la justice ne s'acharnent sur un cercueil ; la peine leur suffit en réparation du crime; là s'arrête leur droit; là, celui de l'humanité commence.
Distinguons toujours l'obéissance qu'a droit d'exiger la condamnation, des regrets que peut justement inspirer le condamné, surtout un condamné pour fait politique. Mille causes, étrangères à l'objet de la condamnation, peuvent répandre, même sur un coupable, l'intérêt le plus puissant et le plus légitime. N'était-il donc pas coupable, selon les lois de la guerre, ce jeune et intéressant Asgill, qu'un conseil de guerre, composé des hommes les plus honorables, fut contraint de condamner à mort ? et pourtant a-t-on oublié ce cri de douleur qui retentit alors dans les deux mondes, avec tant d'énergie que le
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jugement ne reçut point d'exécution (1). N'était-il pas coupable, selon les lois de la guerre, cet infor-
tuné major André, qui fut puni de mort à la suite de la conjuration d'Arnold ? et pourtant que de réclamations douloureuses le sentiment public n'élevat-il pas en sa faveur 1 Dira-t-on que ceux qui plaignaient le capitaine Asgill et le major André insultaient à la justice de leurs juges ? De tels exemples se présenteraient en foule ; et si nous les sup= primons, c'est pour ne pas surcharger, par l'étalage superflu d'une érudition trop facile, la démonstration d'une vérité qui ne peut trouver de contradicteurs.
- S'il était permis et légitime de s'intéresser aux condamnés du 5 septembre et de s'attendrir sur leur malheur, c'est donc sans -fondement que l'on nous fait un crime d'avoir'appelé sur eux l'intérêt et l'attendrissement publics (2).
On nous reproche de n'avoir parlé de ces condamnés qu'avec l'indécente affectation de mille éloges
(1) Ce fut à la prière du général Lafayette que la reine de France intervint en faveur du capitaine Asgill. Une si auguste intercession eut l'effet qu'on devait en attendre.
(Note du Mémoire. )
(2) Expression de l'accusation. (Note du Mémoire).
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donnés à leur héroïque indifférence, et la tranquillité de leur âme, à leur calme, à leur sérénité.
- Nous demanderons à notre tour : Si cela est vrai, pourquoi ne pas le dire ? Pourquoi refuser à l'homme, même condamné, la justice due à ce que son caractère peut avoir d'honorable ?
On nous reproche d'avoir parlé du cri de douleur de l'auditoire au moment de la réponse du jury : on veut trouver, dans ce cri de douleur, une protestation populaire contre le jugement rendu.
S'il en était ainsi, ce serait l'auditoire, et non pas nous, qu'il faudrait mettre en jugement. Mais pourquoi ne pas voir plutôt dans ce cri de douleur le simple cri de la pitié ? Est-ce donc une chose si commune et si indifférente que des condamnations à mort?
Mais « la pitié véritable ne fait pas tant de fracas: modeste et concentrée, si elle laisse échapper une larme, elle la dérobe aux regards et ne va point en faire parade avec jactance. »
Qu'il nous soit permis d'observer qu'il ne s'agit ici ni de jactance ni de modestie, mais de vérité. La question n'est pas de savoir ce que doit être la pitié, mais ce que doit être le compte rendu d'une audience.
Que la pitié doive cacher ses larmes, à la bonne heure ; mais lorsqu'enfin ces larmes ont été vues,
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est-on coupable d'iJljÙÜilité et de mauvaise foi pour dire qu'elles ont été vues ? Voilà tout le procès.
Mais pourquoi, d'ailleurs, voudrait-on condam- , lier la pitié à se cacher ? Est-ce un sentiment vil dont il faille rougir ? Est-ce un sentiment hostile et malfaisant qu'il faille comprimer? Ah! bien loin de l'exhorter à se cacher, nous oserons dire que, si elle craignait de se laisser voir, il faudrait l'y encourager; il faudrait s'efforcer d'en faire une vertu publique, pour tempérer, dans les temps ou nous vivons. la violence des dissensions civiles. Quand la discorde inexorable agite les peuples, c'est alors, pour la pitié, le moment d'élever la voix : c'est elle qui modère la violence des partis, qui désarme la victoire, qui commence le rapprochement des cœurs ; c'est elle qui défend la justice elle-même contre l'intolérance des opinions, et l'histoire nous a trop appris que les temps de la justice ne furent pas ceux où la pitié fut absente.
Non-seulement rien ne nous imposait le devoir de supprimer les détails que nous avons rapportés, mais tout nous faisait un devoir de les recueillir. En les supprimant, nous aurions manqué à la vérité, au malheur; nous aurions méconnu les droits du monarque. les droits de la postérité.
On tomberait dans une erreur bien grave et bien
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- funeste, si l'on supposait que l'homme atteint d'une condamnation capitale a tout perdu et n'a plus rien à prétendre. Il peut prétendre encore à la compassion de ses semblables, quelquefois même à leur estime, sous des rapports étrangers à la cause de sa condamnation. Il a perdu le droit de vivre, il n'a pas perdu le droit d'être plaint : il conserve une propriété dernière, cette propriété qui s'attache au nom et à la mémoire, et ce bien est d'autant plus sacré que c'est le seul bien qui lui reste.
Qui donc osera le lui ravir ? Qui se permettra de supprimer ses titres, en étouffant ce qu'il y a de noble dans ses derniers accents, de touchant dans les circonstances de sa mort? Qui voudra dépouiller le malheureux qui, déjà sur les marches du tombeau, ne retient plus des choses de la vie que l'attendrissement qu'il inspire, et les sentiments qu'il va laisser dans le cœur des hommes? Ce serait se montrer plus cruel que le supplice lui-même ; ce serait commettre presqu'un sacrilège; ce serait frauder la tombe, et violer la mort même, qui consacre ceux qu'elle va frapper.
C'est surtout pour avoir rapporté les dernières paroles des condamnés, que l'accusation nous trouve répréhensibles. Ce reproche est répété plusieurs fois dans sa plaidoirie.
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Nous pensons, au contraire, que s'il était une chose que les convenances les plus saintes, que toutes les lois divines et humaines nous prescrivissent de respecter, c'étaient surtout ces dernières voix des mourants, ces derniers accents du malheur, sacrés comme le malheur lui-même, solennels comme le tombeau.
Toujours, chez tous les peuples, la religion de l'infortune a recueilli, a consacré ces paroles suprêmes par lesquelles l'homme semble saluer d'un dernier adieu l'existence qu'il va quitter. Chez les anciens, un caractère presque prophétique s'attachait aux paroles des mourants; chez un peuple moderne, dont les institutions judiciaires nous ont souvent servi de modèle, la loi veut que le condamné puisse haranguer le peuple avant de subir son arrêt. Si l'histoire nous montre quelques exceptions à cette vérité constante, il suffit de les citer pour qu'elles soient jugées. Il en est une, entre autres, que notre mémoire nous rappelle : quand Lally fut conduit au supplice, un bâillon étouffa sa voix, et refoula les protestations de son innocence.
Répétons-le : un condamné même a encore des droits à prétendre dans l'opinion des hommes. On peut le plaindre, on peut s'intéresser à lui ; ce sentiment est légitilne, il est honnête, il est surtout français ; il est enfin sanctionné par nos institutions ;
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car, en accordant au prince le droit de faire grâce - aux coupables, elles reconnaissent qu'un coupable peut avoir des titres à l'indulgence.
L'humanité proteste donc contre la réticence que l'on aurait voulu nous imposer. C'est dans cette réticence qu'aurait consisté la véritable infidélité, celle que les lois devraient surtout punir. Maintenant, disons plus : à ne voir que l'intérêt de la justice et de la société, le tableau de ces moments suprêmes n'est point un vain spectacle que l'on puisse indifféremment supprimer; il renferme quelquefois de hautes et salutaires leçons ; il appartient à la postérité, qui prononce en dernier ressort sur les jugements des hommes : il intéresse le pouvoir, qui peut y recueillir d'utiles avertissements; le législateur, qui veut juger, dans leur application, de la bonté ou des vices de ses lois ; la prérogative royale, qui s'exerce d'autant plus utilement pour le monarque, qu'elle a plus de moyens d'être éclairée sur les occasions de s'exercer.
Il ne nous reste plus qu'à ramener à leur sens naturel et vrai quelques expressions que l'accusation a interprétées pour les incriminer, et que, par cette raison, nous serions peut-être dispensés de justifier.
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Tels sont ces mots : c'eut inutile, c'est clair (1), proférés par les condamnés au moment où l'un des défenseurs prit la parole sur l'application de la peine, et qui dit l'accusation, signalent à l'exécration publique la cour el les jurés comme des juges iniques, etc., etc. Mais ces mots ne sont que la traduction du refus fait par les condamnés de signer les conclusions qu'on leur avait présentées : ce refus, dont la vérité n'est point contestée, dit tout, et renferme implicitement les paroles en question. Elles ne veulent dire autre chose, sinon : La déclaration du jury est trop positive, il n'y a plus d'espoir. La Cour l'a jugé de même, puisqu'elle a rejeté, par forme de prétérition, les observations présentées sur l'application de la peine.
Tels sont encore ces mots, que l'accusation essaie de rapprocher de ceux qu'on vient de lire, quoique ils en soient séparés dans le texte : « C'est notre destinée. je souhaite que les Jurés dorment aussi tranquillement que moi (2). » Qu'y a-t-il donc d'étonnant à ce qu'un soldat, qui sait que nul homme ne prononce de sang-froid une condamnation à mort, et qui cependant la brave pour lui-même, compare
(1) Journal du (Inmnrrc.e.
i'r2' Journal du ('onnurrre.
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avec une satisfaction orgueilleuse l'état paisible de son âme à l'émotion de ceux qui viennent de le condamner. Et nous, simples témoins, fort étrangers sans doute à la condamnation, croit-on que, cette nuit, nous ayons joui d'un sommeil bien tranquille?
Et vous-mêmes, magistrats de la Cour d'assises, vous, à l'impartialité desquels nous avons rend u hautement hommage, avez-vous reposé tranquilles, en sortant de prononcer, sous la dictée de la loi, la simple formule d'un arrêt de mort ?L'accusation reproche au Constitutionnel d'avoir osé comparer, au nom des condamnés, le jugement qui venait d'être porté, aux sanglantes saturnales de 1793. Le Constitutionnel ne contient rien de semblable. On y trouve seulement une phrase de Bories, à laquelle sans- doute le ministère public a voulu faire allusion, et par laquelle ce condamné se félicite.
de ce qu'au moins son supplice ne déshonorera pas sa famille; et l'on sait qu'effectivement aucun préjugé infamant ne s'attache aux condamnations pour cause politique. Il ajoute : C'est comme pendant la révolution; et la place qu'occupent ces derniers mots, à la suite de ceux que nous avons rappelés d'abord, montre assez que le rapprochement porte uniquement sur l'absence du déshonneur, et nullement sur la moralité du jugement.
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Et d'ailleurs, tontes ces paroles eussent-elles le caractère offensant qu'on leur suppose à l'aide de l'interprétation et que nous ne pouvons y reconnaître, ces circonstances ne sont-elles pas la propriété de l'histoire ? Dépend-il du journaliste de les supprimer ? Sont-elles son ouvrage ? Les donne-t-il comme siennes ? N'a-t-il pas soin d'avertir qu'elles sont sorties de la bouche des condamnés ; et en les restituant ainsi à leur véritable source, ne prévientil pas suffisamment ses lecteurs de l'importance qu'ils doivent leur accorder ? Eh quoi ! les annalistes ont bien recueilli les protestations d'innocence de Desrucs, les imprécations que Biron, marchant au supplice, lançait contre Henri IV lui-même, et l'on nous condamnerait, nous, pour avoir rapporté des paroles tellement inoffensives que l'on n'a pu les incriminer sans le secours d'un commentaire dont nous avons démontré l'erreur !
Non contente d'attaquer le compte que nous avons rendu des audiences, l'accusation va encore chercher, dans des articles étrangers à ce compte rendu, des sujets de reproche. C'est ainsi qu'elle s'empare d'un article publié par le Journal du Commerce, sous la simple rubrique Paris, pour y incriminer, non un fait, mais une simple réflexion du rédacteur. Il a, dit-on, comparé le courage des jeu-
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nes condamnés à celui de Socrate, à celui des victimes de la révolution. N'est-il pas scandaleux de comparer des temps si différents, des jugements si dissemblables ?
Sans doute : aussi ne sont-ce ni les temps, ni les jugements qu'on a comparés ; c'est le courage.
L'accusation va plus loin encore. Elle ne se borne pas à inculper nos récits : elle inculpe aussi nos actes; elle s'indigne contre le Journal du Commerce, qui, le lendemain de l'arrêt, a ouvert une souscription au profit d'un des non-révélateurs condamnés.
Ici, nous ne voulons plus répondre un seul mot : nous nous bornerons à citer un fait.
En 1777, MM. de Quayssac, d'une famille noble, ASSASSINENT, de propos délibéré, un plébéien nommé Damade. Le parlement de Paris les condamne à une peine corporelle et à cent mille francs de dommages-intérêts. Ne pouvant payer cette somme, ils se trouvaient exposés à subir une prison perpétuelle.
Dans ces circonstances, on imagine d'ouvrir en leur faveur UNE SOUSCRIPTION, dont voici le prospectus, publié avec l'autorisation du magistrat de police.
« Le nom de MM. de Quayssac, recommandables » par leur bravoure, n'est devenu que trop célèbre
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» par leurs malheurs et par la condamnation qu'ils » ont essuyée. Ils n'ont aucune fortune, et sont déj) voués à une prison perpétuelle, faute de paie» ment de la somme de cent mille francs, à la» quelle ils ont été condamnés. SA MAJESTÉ a bien » voulu permettre qu'on ouvrît en leur faveur UNE » SOUSCRIPTION ; elle a même donné à ces officiers, » ainsi que LA REINE, TOUTE LA FAMILLE ROYALE ET » LES PRINCES DU SANG, une marque particulière de » sa bienfaisance, en consentant de contribuer au » secours qui leur est nécessaire pour assurer leur » liberté. LES MINISTRES, ET UN GRAND NOMBRE DE » 'PERSONNES DISTINGUÉES DU CLERGÉ, LA MAGISTRA» TURE ET LE MILITAIRE, ainsi que PLUSIEURS RÉGI» MENTS, se sont déjà empressés de suivre cet » exemple, etc., etc. C'est servir sa patrie, que de » lui rendre trois braves officiers qui ont mérité » d'elle par leur zèle et par des actions distinguées » à la guerre. - Permis d'imprimer et de distribuer.
» à la guerre. - Permis d'im » Signé LENOIR. »
Ce ne sont pas ici des condamnés pour faits politiques, ce sont des assassins. Et cependant on ne croit pas manquer à la justice en ouvrant une souscription pour eux. On ne craint pas d'exprimer des regrets sur la condamnation ; on fait ouvertement. et à plusieurs reprises, l'éloge des condam-
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nés ; et, loin de voir dans ces éloges une indécente affectation, le magistrat de police autorise l'impression et la distribution. Bien plus : le monarque luimême donne son agrément à cet acte d'humanité.
C'est peu encore ; lui même se place le premier au rang des souscripteurs ; la reine, la famille royale tout entière suivent son exemple' Que l'on compare les deux faits, et que l'on prononce entre l'accusation et nous.
Voilà donc tout ce qu'on nous reproche : voilà ce que nous avons à répondre. Et maintenant, Magistrats, que vous connaissez notre défense, voyez si nous avions tort de vous annoncer que le développement le plus complet, que le commentaire le plus satisfaisant des questions légales qui vous sont soumises, se trouvait dans la discussion des faits de la cause et dans l'examen de la marche suivie à notre égard par l'accusation. Nous réclamons le droit commun, et vous voyez qu'on n'a pu nous accuser qu'en nous plaçant hors du droit commun ; nous demandons que l'accusation précise ses griefs, et vous voyez qu'on n'a pu nous accuser qu'en s'entourant de vague, et qu'en suppléant à la nullité des faits par l'énergie des paroles ; nous demandons - qu'il soit procédé à la preuve, et vous voyez qu'on n'a pu nous accuser, sans supposer ce qui était pré-
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cisément en question, Vinfidélité de nos récits ; nous nous plaignons qu'on ait jugé au fond malgré notre refus de comparaître, et vous voyez que, pour que nous pussions être condamnés, il a fallu que nous ne pussions être entendus ; nous nous plaignons qu'on nous ait condamnés sur un chef qui ne faisait pas partie du procès, et vous voyez que c'est par une méprise évidente qu'on a cru pouvoir l'introduire dans le procès. Vous voyez que tout a été hors des règles communes dans cette affaire, et qu'il eût suffi de nous laisser dans les règles communes pour assurer notre absolution ; vous sentirez par-là combien il importe de nous restituer ces règles salutaires que nous revendiquons devant vous, puisque leur absence a pu entraîner dans des erreurs si palpables des magistrats dont nous sommes bien loin sans doute d'accuser les lumières ou l'équité.
Voilà tout ce qu'on nous reproche, et pourtant de quelle amertume ne nous a-t-on pas abreuvés !
Nous sera-t-il défendu de réclamer, non à titre de de censure, mais à titre de plainte, contre cette amertume, qui nous semble excéder les bornes posées par la modération française à la véhémence des discussions judiciaires. L'accusation ne s'est pas refusé, à notre égard, les expressions les plus sévères;
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a l'entendre, nous sommes des êtres pervers, des protecteurs et des amis de tout conspirateur travaillant à la ruine du trône et des institutions que nous lui devons : nous avons fait de l'imposture une marchandise que nous exploitons comme notre propriété 1 Nous faisons monter à l'échafaud des malheureux dont le sang doit retomber sur nous (sur nous I.. ).
Nos récits sont dictés par une intention criminellement perverse. (N'oubliez pas, Magistrats, que cette intention criminellement perverse, c'est, l'accusation vous le dit elle-même, c'est d'appeler sur quatre condammés, quoi? L'INTÉRÊT ET L'ATTENDRISSEMENT PUBLICS ! ).
Est-ce bien à nous que de semblables reproches ont pu s'adresser ? Nous, des êtres pervers ; nous qui, dans un langage toujours décent, toujours mesuré, toujours calme, avons constamment soutenu les droits de l'humanité 1 Nous, des amis de tout conspirateur travaillant et la ruine du trône et de nos institutions : nous qui n'avons jamais parlé du trône qu'avec le plus profond respect ; nous qui avons consacré tous nos efforts à la défense de nos institutions, et qui n'avons cessé de repousser les attaques que des imprudents ne cessent de leur livrer 1 Nous, trafiquant de l'imposture : nous qui chaque jour appelons le bienfait de l'instruction populaire ; nous, les
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adversaires consLants de toutes les déceptions ; nous, les apologistes infatigables des sages qui ont éclairé le monde ! Magistrats, ouvrez nos feuilles, parcourez nos écrits, et si vous y trouvez une page, une ligne, un mot, qui ne soit dicté par l'amour sincère de notre constitution, par le sentiment de l'honneur national, par le zèle de la liberté publique, par la haine de l'arbitraire et de la violence, parle respect pour les lois ; un mot enfin qui s'écarte de la modération et des convenances les plus sévères, prononcez notre condamnation : nous la recevrons sans murmure, et nous la subirons sans plainte.
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NOTICE
SUR LE
PROCÈS DE MM. DE SENANCOURT ET DUREY.
M. de Senancourt, homme de lettres, avait publié en 1824 un écrit, intitulé Résumé de l'Histoire des traditions morales et religieuses chez les divers peuples. Se plaçant en dehors du terrain de la foi, il considérait son sujet sous le seul aspect de faits historiques et humains. Au lieu d'adorer avec les chrétiens l'Homme-Dieu dans Jésus-Christ, il se bornait à honorer un sage, un respectable moraliste.
La première édition s'était écoulée sans éveiller la sollicitude du parquet ; mais les choses se passèrent différemment, lors de la seconde édition, en 1827.
Elle fut déférée à la police correctionnelle, que la loi du 25 mars 1822 avait substituée au jury dans le jugement des délits de presse. Accusé d'outrage à la la religion de l'État et aux autres cultes chrétiens légalement reconnus en France, l'auteur fut condamné, sur le réquisitoire de M. Levavasseur, substitut du procureur du roi, à neuf mois d'emprison-
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nement et trois cents francs d'amende. Le libraire, M. Durey, impliqué dans la poursuite, eut aussi sa part dans l'expiation. (7 et 14 août 1827).
Trente ans auparavant, en 1798, le même M. de Senancourt s'était vu arrêté dans le Jura, soupçonné d'être un prêtre déporté, revenu pour fanatiser les campagnes.
Le tribunal, en frappant d'une peine sévère la négation du caractère divin du christianisme, négation accompagnée de respect, n'avait pas tenu compte du principe de la liberté de conscience ; il avait fait acte d'autorité religieuse, châtiant un dissident, plutôt que d'autorité judiciaire, exécutant sa mission de réprimer les violences de la plume.
M. Berville saisit cette erreur des premiers juges, et conseilla à son client d'appeler devant la Cour royale.
Là, devant les chambres réunies en audience solennelle, le 22 janvier 1828, il plaida la cause à nouveau et lui restitua son vrai caractère et ses proportions. Il n'eut garde de s'engager dans la voie étroite où le tribunal de première instance avait changé le prétoire en concile; de faire du rôle d'avocat, le rôle de théologien. Après avoir constaté simplement la convenance du langage chez l'auteur incriminé, ce qui excluait le fait d'outrage, et
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ramenait le système du livre à de simples opinions, il alla au fond des choses et dégagea de la question d'intérêt privé, la question d'ordre public qu'elle renfermait. Il montra qu'en réalité l'on instruisait le procès du principe de la libre manifestation des opinions religieuses. La Charte à la main, avec les lois de 1819 et de 1822 sur la presse, il réclama les droits qu'elles garantissaient à tous les citoyens, d'exprimer leurs opinions en matière de controverse religieuse, aussi bien qu'en matière de controverse politique.
M. de Yaufreland, avocat général, soutint la jurisprudence de la police correctionnelle. Le but du livre était, disait-il, de tourner en ridicule, nonseulement la religion de l'État, mais les autres cultes chrétiens autorisés en France, et de les présenter comme des altérations de la giande vérité, seule reconnue par l'auteur, c'est-à-dire du déisme.
M. Berville, en répliquant, caractérisa finement la méthode qu'avait employée le ministère public, pour incriminer l'ouvrage en lui-même et en inculper l'ensemble. « Il a, disait-il, isolé et analysé les pas» sages; il en a tiré la quintessence pour en former » une espèce de sublimé, appelé corps de délit. Ce » n'est pas ainsi que l'on devrait procéder. Les pas» sages ne devraient pas être obligés de se cotiser en
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» quelque sorte, et de former une espèce de souscrip» lion criminelle, pour produire un délit. »
Tel fut aussi l'avis de la Cour royale. Elle annula la sentence des premiers juges, et renvoya MM. de Senancourt et Durey de la plainte « sans dépens. »
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DÉFENSE
DE
MM. DE SENANCOURT, HOMME DE LETTRES, ET DUREY, LIBRAIRE, Devant la Cour royale de Paris réunie en audience solennelle ; A l'occasion du Résumé des traditions religieuses, composé par M. DE SENANCOURT et publié par M. DUREY.
(22 janvier 1828.)
MESSIEURS, Le jugement que nous déférons à vos lumières est un coup d'État des plus complets. D'un seul coup, il abroge deux lois et trois articles de la Charte constitutionnelle. Il décide que tous les Français ne sont pas égaux devant la loi, que chacun ne professe point sa religion avec une égale liberté, qu'enfin la liberté de la presse n'existe pas pour ceux des Français qui n'ont pas le bonheur de professer le christianisme.
Une haute question d'ordre social est ici soumise
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à votre examen, celle de la libre manifestation des opinions en matière religieuse. Ce procès vous l'offre dans toute sa pureté, et quand j'aurais choisi moimême le cadre dans lequel il me convenait de vous la présenter, je ne l'aurais pas choisi différent de celui que j'ai rencontré. Je viens défendre devant vous, non quelque pamphlet téméraire ou frivole, mais un livre grave et sévère; non des paroles injurieuses ou d'offensants sarcasmes, mais des paroles calmes et décentes; non quelque écrivain turbulent, mais un littérateur honorable, un sage père de famille; non quelque libraire famélique, quelque acheteur de scandales, mais le chef d'une maison respectée ; non des individus déjà frappés par vos arrêts, mais des hommes arrivés à la maturité de l'âge sans avoir failli, même par imprudence. Ma cause est donc une cause toute de doctrine, et nulle défaveur personnelle ne viendra, dans cette grave discussion, infirmer l'autorité des principes qui nous protègent.
Parmi les passages originairement incriminés, un seul, celui qui concerne l'auguste fondateur du christianisme, paraît avoir motivé la rigueur de nos premiers juges ; c'est à ce seul passage que se rapportent tous les motifs de leur sentence; d'autres y sont bien indiqués, mais il est évident que c'est uni-
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quement pour faire nombre. Jaloux, dans une question si solennelle, d'éviter tout écart superflu, c'est à ce passage unique que je bornerai ma discussion, sauf à revenir sur les autres dans ma réplique, si la plaidoirie du ministère public rendait une réplique nécessaire.
Avant toutefois d'en venir à la question de principe, à la grande question du procès, il est quelques explications préliminaires dont les accusés ne doivent point abandonner l'avantage. Voyons d'abord ce qu'est le livre de M. de Senancourt. Est-ce un livre de controverse, un traité de la vérité ou de l'erreur des religions ? Nullement. Est-ce au moins une histoire où l'auteur ait pris sur lui la responsabilité des récits qu'il rapporte ? Pas davantage. Son livre est un Résumé des traditions religieuses. Ce titre détermine déjà la nature et le caractère de l'ou-
vrage- L'auteur énonce des faits ; il ne les affirme pas.
Il expose des opinions, des croyances ; mais il les expose sans les garantir. Il recueille les traditions qui ont traversé les âges, et nous les donne non comme vérités, mais comme traditions. Il les rapporte, il ne les juge pas, il n'écrit pas ce que luimême il pense ; il écrit ce que les autres ont pensé.
Arrivé au christianisme, l'auteur cite trois ou quatre traditions diverses : nouvelle preuve qu'il
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n'entend pas les donner pour des vérités historiques ; car la vérité est une, et il n'y a pas, sur un même point d'histoire, trois ou quatre vérités différentes.
Parmi ces traditions, il en est une qui fait du sublime auteur du christianisme, non pas, daignez le remarquer, un odieux imposteur, un méprisable fanatique, comme le blasphémaient les païens à la naissance de la religion chrétienne, mais un sage, un philosophe respectable : ce sont les termes de l'ouvrage. On m'avouera que c'est là une étrange manière d'outrager.
Aussi a-t-il fallu y regarder à plus d'une fois pour découvrir cet outrage d'une nouvelle espèce. La première édition du Résumé des traditions religieuses a paru au commencement de 1824. Tirée à 1500 exemplaires, elle s'est paisiblement écoulée. Pendant trois années, le ministère public a gardé le silence. Mais en trois années, nous avons fait du chemin en fait d'intolérance, et l'ouvrage, innocent en 1824, s'est trouvé criminel en 1827.
Voici le raisonnement qu'on a fait; il est curieux à connaître. « Il est bien vrai, a-t-on dit a l'auteur, » que vous n'avez pas proféré un seul mot contre le » christianisme : il est également vrai que vous n'a» vez parlé de son fondateur qu'avec le ton du res» pect.. Toutefois vous le traitez de sage, de philo-
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# sophe : par là, vous semblez ne voir en lui qu'un » grand homme et non un Dieu. Vous faites enten» dre indirectement que vous ne croyez pas à la ». religion chrétienne. Vous ne le dites pas expres» sèment, d'accord : mais on peut l'inférer de vos » paroles. Or, donner, à entendre, même en termes » polis et détournés, qu'on n'est pas convaincu de » la vérité d'une religion, c'est outrager cette reli» gion, c'est commettre le délit prévu par la loi de » 1822. »
Toute la défense ici pourrait se réduire à un simple point de fait. Je n'ai point annoncé, pourrait vous répondre M. de Senancourt, un traité de ce qu'on doit croire en matière de religion : j'ai promis un Résumé des traditions religieuses. Or, est-il vrai que la tradition dont je parle ait existé? Si la chose est vraie,j'ai donc pu la rapporter,en la donnant pour ce qu'elle est, pour une tradition. En niez-vous l'existence ? ce n'est plus avec des plaidoiries et des réquisitoires, c'est avec des livres qu'il faut vider la question. Sortons de l'audience et courons à la Bibliothèque royale.
Mais ici, Messieurs, je le sens, il est une question plus vitale, plus large, dont le jugement de première instance appelle l'examen, et dont vous attendez de moi le développement. Je ne m'y refuse point, et je
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viens maintenant défendre, non plus seulement la cause d'un écrivain et d'un libraire, mais le principe de la liberté des opinions religieuses. Je n'oublie point que je parle à des juges animés d'une piété sincère. Mes paroles ne contristeront point un sentiment si respectable. La question n'est pas de savoir quelle croyance est vérité, quelle est illusion ; elle est de savoir si la simple opinion, en matière religieuse, peut constituer l'outrage. Je ne disputerai pas sur ce qu'on voudra qualifier d'erreur : mais, la Charte à la main, je revendiquerai pour tout homme le droit de se tromper.
Fixons d'abord un point de fait bien important.
L'ouvrage incriminé est-il hostile au Christianisme ?
Tout au contraire : il n'en parle qu'avec éloge; il consacre plusieurs pages à donner un précis de sa morale, un choix de ses maximes les plus salutaires ; il ne parle de son fondateur qu'en termes honorables : ces titres de sage, de philosophe respectable, ne sentent point assurément la dérision ni l'insulte. Ce n'est pas ainsi, encore une fois, que le paganisme parlait de l'Homme-Dieu qu'il voulait outrager, et, pour citer un exemple plus présent à nos souvenirs, tel n'est pas le langage que l'auteur du Saint-Genest fait tenir à l'ennemi du christianisme, dans des vers qu'une juste réserve m'empêche de répéter, mais qui,
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sans doute, ne sont point sortis de votre mémoire.
Tout se réduirait donc, même dans le système de l'accusation, à une simple opinion, exempte d'amertume, d'insulte et d'hostilité, sur la vérité ou l'erreur d'une croyance religieuse. C'est ici que la question s'agrandit et touche aux principes les plus élevés de l'ordre social.
Deux systèmes opposés ont régné tour à tour sur le monde, ont régi tour à tour les opinions humaines.
L'un a pour fondement l'autorité, l'autre la liberté.
Dans le premier, le pouvoir se constitue non plus seulement le modérateur, mais l'instituteur de la société; il s'arroge le droit de penser pour les sujets ; il leur prescrit ce qu'ils doivent croire, ce qu'ils doivent rejeter. Il proclame des dogmes, impose des articles de foi, décerne des contraintes contre la conscience, des peines contre l'erreur. En un mot, dans l'orgueil de ses prétentions, il ose aspirer au monopole de l'-intelligence, afficher son infaillibilité et punir la contradiction comme la révolte. Vous le verrez porter des lois contre les doctrines, rendre des jugements contre les opinions : vous entendrez des arrêts pour et contre la philosophie d'Aristote, pour et contre la philosophie de Descartes, pour et contre les idées innées : vous verrez faire le procès à la circulation du sang, à l'émétique, à l'inoculation.
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Voilà le système de l'autorité; en voici les conséquences : l'inquisition, la Bastille, la Saint-Barthélemi, les dragonnades, la censure. C'est lui qui, dans Athènes, présente la ciguë à Socrate, coupable d'avoir enseigné l'unité de Dieu; qui, dans Rome encore païenne, livre aux bêtes féroces les premiers confesseurs du christianisme; qui, dans Florence catholique, met aux fers Galilée, pour avoir deviné les lois de la nature et l'ordre de l'univers.
Il est un autre système, enfant des lumières et de la saine philosophie, qui rejette toute contrainte en matière d'opinions : là, le pouvoir, ministre de tolérance et de paix, ne descend point de son auguste sphère pour se mêler aux disputes humaines. Il se borne à les contenir dans leurs justes limites. Il ne les juge point, il les modère; il protège l'opinion paisible, il réprime l'opinion turbulente. Content de maintenir le calme dans la société, il laisse à la vérité le soin de prévaloir par elle-même. Va, semblet-il lui dire, va, fiUe du ciel; ta force n'est point en moi, elle est en toi-même : parais, et tu triompheras.
Tu n'as pas besoin de secours humains pour fonder ton empire. C'est du sein des libres discussions que ta lumière aime à jaillir; liberté donc, liberté toute entière de discussion et d'examen. Mais, il a le droit d'ajouter que la discussion s'arrête où commence-
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rait l'outrage. Je permets la manifestation de la pensée, mais je la veux paisible et décente. Je ne punis point l'erreur, ou plutôt je n'ai point mission pour la juger; mais je ne puis tolérer ni la dérision ni l'injure.
De ces deux systèmes, quel est celui que la loi française a préféré ? La réponse est facile.
Avant la Charte, la liberté des opinions, en matière politique, avait subi quelques vicissitudes au gré des pouvoirs qui s'étaient succédé; tantôt illimitée, tantôt restreinte, quelquefois étouffée : mais en matière religieuse et philosophique, la liberté d'opinions était depuis longtemps acquise aux Français. La possession était constante. Tel était l'état des choses au moment où la Charte vint déclarer et garantir nos droits..
Croirons-nous, Messieurs, que la Charte ait voulu porter atteinte à cette liberté, dont nous jouissions avant elle ? Croirons-nous qu'au moment où le législateur annonçait l'intention de fonder des institutions libérales (1) et promulguait les garanties qui nous manquaient encore, il pensât à nous retirer un droit dont nous étions en possession depuis tant d'années? Non, certes ; j'en appelle à vos souvenirs,
1) Préambule de la Charte constitutionnelle,
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j'en atteste la conscience publique ; non, si la Charte, à son apparition, fut saluée par les acclamations de la France, c'est qu'elle offrit la sanction de toutes les franchises nationales ; c'est qu'en consacrant ce que nous possédions de libertés, elle y vint ajouter encore des libertés nouvelles. En un mot, la Charte fut une extension, non une restriction apportée à nos droits.
Voilà ce que dit la raison, voilà ce que nous dit aussi le texte de la loi fondamentale.
Lisez l'article 8, qui est la loi de la cause, et qui statue sur la liberté de la presse : vous y verrez la liberté des opinions expressément consacrée. « Les » Français ont le droit de publier et de faire impri» mer leurs opinions, en se conformant aux lois qui » doivent réprimer les abus de cette liberté. » Ainsi, Yopinion est libre tant qu'elle reste simple opinion : le législateur n'entend réprimer que l'abus, c'est-àdire le cas où l'opinion se change en provocation oJfcHsirc, en diffamation, en outrage.
Telle est la garantie générale donnée à la liberté des opinions ; mais le législateur ne s'est pas arrêté là. Comme s'il eût voulu prévenir jusqu'à la pensée d'un procès pareil à celui qu'on nous fait aujourd'hui, il a pris soin d'ajouter encore une garantie spéciale pour l'opinion religieuse. L'article 5
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déclare que « chacun professe sa religion avec une ) égale liberté et obtient pour son culte la même » protection. » Égale liberté, voilà ce qui est promis à toutes les croyances. Or, quand le législateur traçait cette promesse, il n'ignorait pas, sans doute, que la religion catholique n'était pas seule dans l'État. Il savait qu'il existait en France des communions protestantes, qui ne reconnaissent point la présence réelle : il savait qu'il y existait des synagogues où la divinité même du Christ est formelment méconnue. A-t-il pourtant introduit quelque exception à leur égard ? A-t-il déclaré que les croyances contraires au christianisme ou au catholicisme ne pourraient librement se produire ? En aucune façon, et qu'on ne vienne pas nous dire que c'est oubli de sa part. Non, cette misérable évasion n'est pas même possible. Au contraire, le législateur a positivement songé à faire une distinction entre les croyances religieuses. Il a décidé (art. 7) que « les ministres des cultes chrétiens recevraient seuls » des traitements du trésor royal. » Ainsi, les distinctions à faire n'ont point échappé à l'auteur de la Charte, et ces distinctions, ne concernent que le traitement et nullement la liberté. L'argument négatif est ici de la plus irrésistible évidence.
Répétons-le donc avec le législateur : le droit de
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professer librement sa croyance est égal pour tous.
Et qu'est-ce que professer une croyance ? c'est manifester une opinion ; c'est imprimer le caractère d'erreurs aux opinions opposées.
Dès-lors, comment niera-t-on que la liberté la plus absolue, en fait d'opinions religieuses, ne soit la conséquence nécessaire du principe décrété par la Charte ? Dire que les croyances contraires sont également protégées dans leurs manifestations, n'est-ce pas dire que nulle opinion, nul dogme, nul principe n'est placé sous la protection de la loi ? n'est-ce pas déclarer que le législateur renonce à s'occuper des choses du ciel, et qu'il ne veut régir que les choses de la terre ?
Et certes, en agissant ainsi, le législateur français a fait preuve d'une haute sagesse ; il a bien connu la nature et la limité de son pouvoir. La loi n'est point appelée à décider de l'erreur ou de la vérité : sa tâche est de veiller à ce que l'ordre temporel des sociétés ne soit point troublé. Dieu est juge delà vérité, la vérité est son ouvrage. La loi civile est l'ouvrage des hommes, elle ne peut régir que les choses humaines. Elle ne connaît point des hérésies, des aberrations de la pensée ; elle est sans discernement pour le faire, suivant la belle et profonde
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expression de M. Royer-Collard ; elle ne connaît que des violences et des outrages.
Nous venons de voir que, par la Charte, l'esprit humain a été maintenu en possession du droit de libre examen sur toutes les questions religieuses et philosophiques. Modération dans les termes, décence dans le langage, voilà les seuls devoirs imposés à l'écrivain. Que là paix publique ne soit pas troublée par des insultes grossières, par des déclamations hostiles ; la loi se tait, la société est satisfaite.
Venons maintenant aux lois spéciales rendues en exécution de la Charte, et voyons si, par extraordinaire, elles auraient dérogé à ces principes professés par le suprême législateur.
La loi de 1819 se présente la première, et je dois l'examiner, quoique ce ne soit pas son texte que l'onoO:invoque contre nous. C'est elle, en effet, qui est la véritable loi organique de la liberté de la presse en France; c'est elle qu'il faut consulter pour les principes; la loi de 1822 ne les a point changés; elle n'a fait qu'ajouter à ses spécifications quelques spécifications nouvelles.
Si nous interrogeons la loi de 1819, nous y retrouverons la pensée de la Charte, dont elle semble n'être, en quelque sorte que le corollaire. Cette pen-
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sée ressort et du texte de la loi et de la discussion des Chambres.
Quant au texte, remarquez d'abord que le terme d'outrage, dans ses dispositions, ne s'applique pas seulement aux choses de la religion, mais à tous les objets dont s'est occupé le législateur. Nous pouvons donc trouver, dans la jurisprudence suivie en ces diverses matières, la plus sûre interprétation du mot d'outrage. Dans l'ordre politique, par exemple, la loi défend aussi l'outrage ; mais il est bien reconnu que, par ce mot, elle n'a pas entendu le simple dissentiment, la dissidence d'opinion. On n'outrage point le gouvernement en combattant son système ; on n'outrage point un pair, un député, un magistrat, en niant ce qu'il affirme, en réfutant ses principes, en discutant ses actes.
Comment donc, transportés de l'ordre politique dans l'ordre religieux, les termes de la langue changeraient-ils tout à coup d'acception ? Comment la dissidence, qui n'est point réputée outrage en matière politique, serait-elle réputée outrage en matière religieuse ? Il est bien clair que le même mot, dans les divers articles d'une même loi, ne peut avoir qu'un même sens, et, puisque le mot outrage, dans toute l'économie de la loi de 1819, est employé dans un tout autre sens que celui de dissidence d'o-
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pinion, il serait absurde de prétendre que, dans un seul de ses articles, il dût signifier la simple dissidence d'opinion.
Mais cette vérité, déjà si claire par elle-même, est portée au plus haut degré d'évidence par la discussion qui a précédé dans les Chambres l'adoption de la loi. Ici, j'ouvre le Moniteur, et dans l'embarras de choisir entre les autorités favorables, je m'arrête de préférence aux discours des orateurs qui ont dû le mieux connaître l'esprit de la loi, à ceux dont les paroles ont une sorte de caractère officiel ; je veux dire les rapporteurs des commissions et les orateurs du gouvernement.
M. Royer-Collard, qui devait connaître la pensée du gouvernement, dont alors il faisait partie, disait : « Il est bien reconnu que les opinions ne sont » l'objet de la loi, ni comme vraies ou fausses, ni » comme salutaires ou nuisibles. Aussi, Messieurs, » ne s'agit-il pas de simples opinions. L'article qui » vous est proposé ne punit que l'outrage. Je prie ) qu'on remarque la différence de la simple opinion, » à l'outrage. »
Le rapporteur de la Chambre des Pairs s'exprimait plus explicitement encore ; il déclarait que la liberté des discussions philosophiques était un droit acquis par une prescription plus que centenaire. Il
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reconnaissait que « Tout ce qui se produisait dans » un langage modeste et conforme aux bienséances » méritait protection, sur quelque sujet que ce tut ; » — qu'on ne pouvait, sans compromettre le pro» grès des sciences physiques et de la philosophie » naturelle, placer des dogmes positifs sous la pro» tection des tribunaux ; — Que la main du législa» teur ne pouvait s'étendre que sur ces attaques » gratuites et brutales que l'impudence ou l'impiété » dirigent contre des objets respectables ; — Ces » attaques, ajoutait-il, le projet de loi les qualifie » outrages : s'il eût existé dans la langue un terme » plus vif, plus fort, plus énergique, il eût été » choisi, sans doute, afin de mieux éviter toute méD prise. »
Vaine précaution ! hélas 1 non, la loi n'a point évité toute méprise : vous voyez la querelle que l'on nous fait aujourd'hui 1 Quoi qu'il en soit, la pensée de la loi de 1819 est maintenant assez connue. Passons à la loi de 1822.
Ici je commence par vous rappeler que la loi de 1822 n'a point créé un nouveau système de législation pour la presse. Elle n'a fait que hausser l'échelle des pénalités, et que spécifier quelques cas, à l'égard desquels la loi de 1819 ne paraissait pas s'être
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assez expliquée. On peut voir sur ce point l'exposé des motifs présenté par le garde des sceaux alors en fonction.
J'observe ensuite que, dans l'art. 2 de la loi, le législateur a pris sous sa protection spéciale certains dogmes politiques qu'à tort ou à droit il a voulu soustraire à la discussion. C'est ainsi qu'il a prohibé « l'attaque à l'ordre de successibilité au trône, l'attaque aux droits que le roi tient de sa naissance, etc., etc.» Yous sentez aisément que, s'il eût voulu, dans l'art. 1er, interdire également la discussion sur les dogmes d'une religion quelconque, il s'en fût expliqué de la même manière, et qu'il eût également sévi contre l'attaque à telle ou telle croyance religieuse.
Loin de là, voici ce que nous lisons dans cet article 1er : « Quiconque aura outragé ou tourné en » dérision la religion de l'état, sera puni, etc. »
Il n'est point là question d'attaque au dogme, de controverse sur le dogme. La loi ne punit que la dérision et l'outrage. C'est encore la loi de 1819 : ce sont les mêmes termes, c'est la même pensée.
Cette identité ne vous paraît-elle pas assez prouvée par l'identité des termes de la loi ? Ecoutez encore les paroles que proférait, en 1819. M. Cuvier,
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commissaire du Gouvernement, pour expliquer le genre de délits qu'il s'agissait de prévenir.
« Outrager par des insultes grossières. »
« Non-seulement en général, mais en attaquant » d'une manière populaire. »
« Insulter ceux qui professent une religion, les » livrer au ridicule, tourner en dérision les ri» tes. » � Ainsi, en 1819, comme en 1822, ce que le législateur avait en vue, c'était l'outrage et la dérision.
La loi de 1822 repose donc sur le même principe que la loi de 1819. Comme cette dernière, elle se tient en dehors de la croyance religieuse et ne s'ar-
me de rigueur que contre les actes qui troublent la paix sociale. Si nous pouvions en douter encore, ce doute devrait au moins s'évanouir en présence de la seconde partie de l'article dont je viens de lire le premier paragraphe. Après avoir disposé pour la religion de l'état, le législateur ajoute : « Les mêmes » peines seront prononcées contre quiconque aura » outragé ou tourné en dérision toute autre reli» gion dont l'établissement est légalement reconnu » en France. »
Certes , il est difficile de rendre un plus solennel hommage à la liberté des opinions religieuses. Le législateur, qui vient de stipuler pour la religion de
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l'État, stipule ici pour toutes les autres religions reconnues en France. La religion de l'État n'obtient de lui aucun privilège, aucun, pas même celui d'une répression plus sévère contre ses offenseurs : tous seront punis des mêmes peines. Et c'est en présence de cette proclamation éclatante des principes de l'égalité religieuse, que l'on oserait appeler des peines contre l'expression d'une opinion religieuse quelconque 1 Non, non, quoi qu'on fasse pour obscurcir cette vérité, il faut toujours en venir à reconnaître que toutes les opinions sont également libres, puisque toutes les opinions, même les plus contraires entre elles, sont également protégées : que l'égale liberté des religions implique nécessairement la liberté d'opinions la plus absolue, puisque son effet nécessaire est de soustraire tous les dogmes positifs à la protection de la loi. Méconnaissez ce principe, et vous vous trouvez conduits, par une conséquence forcée, à interdire au chrétien même la profession publique de sa croyance, par respect pour les croyances contraires. Point d'évasion ici, point de distinction possible : la Charte et les lois sont formelles. Le christianisme est la négation, bien plus, il est la condamnation du judaïsme.
Or, le judaïsme est reconnu par l'État; il a des synagogues, un consistoire institué par la loi et qui
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correspond avec l'autorité publique. Posez donc une fois ce principe, que nier la vérité d'une religion c'est commettre à son égard le délit d'outrage, et vous arrivez à conclure (Messieurs, je crains de blasphémer), qu'un chrétien ne peut imprimer que Jésus-Christ est Dieu, sans se rendre coupable d'un délit, sans devenir passible de t'amende et de la prison.
Osez nier cette conséquence, la Charte ment ; toutes les religions ne sont plus également protégées.
Ici encore nous pouvons invoquer d'imposants témoignages.
La controverse, disait le ministre en défendant le premier article de la loi de 1822, « la controverse, » sans doute, doit être permise : mais lorsqu'elle se » renferme dans les bornes d'une sage modération, » est-elle interdite, ou plutôt n'est-elle pas suffisam» ment protégée par le projet ?. L'article ne punit » que l'outrage et la dérision. Ce serait apparem» ment bien mal interpréter ces deux mots que de » les appliquer à la controverse. Elle demeure donc » permise, et elle l'est pour toutes les religions, » puisque la disposition est générale, et ne s'appli» que pas plus à la religion de l'État qu'aux autres » cultes. »
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Le rapporteur de la Chambre des pairs, M. Portalis, qui présidait naguère la chambre criminelle de la Cour de cassation, et que la confiance du monarque appelle aujourdhui à diriger l'administration de la justice, M. Portalis faisait à la tribune une profession de foi plus explicite encore. « Les controverses » philosophiques ou théologiques, disait-il, doivent » être libres, tant qu'elles ne sortent pas des bornes » de la décence et qu'elles ne troublent pas la paix » publique. Aussi le projet de loi n' incrimine-t-il » que les écrits qui auraient outragé ou tourné en » dérision la religion. Cette limite exacte, précise, » rend tout abus impossible. »
Eh 1 non., elle n'a pas rendu tout abus impossible. Notre procès en est la triste preuve. Mais qu'au moins il soit constant que ce procès est un abus, et puisse votre décision, Messieurs, en prévenir le retour 1 Depuis 1822, de nouvelles autorités sont venues confirmer encore le principe de la liberté d'opinion religieuse. Ainsi lorsqu'une autre loi fut proposée contre le sacrilège, plusieurs orateurs la repoussaient en-se fondant sur l'abus que l'intolérance pourrait faire de ses dispositions. Voici ce que leur répon- dait un ministre encore en fonctions aujourd'hui, et dont les paroles empruntent, du double caractère
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dont il est revêtu, une gravité plus grande en ces matières, M. l'évêque d'Hermopolis.
« On a été au-devant de toutes les vaines alarmes » et des craintes chimériques qu'on affecte d'autant » plus qu'on ne les a pas ; la crainte, par exemple, » qu'on ne passât des peines contre le sacrilège » proprement dit, à des peines contre » les discours, » contre ce que l'on appelle hérésie : nous savons » qu'autrefois ces délits étaient réprimés ; mais les » temps sont changés, et la Charte garantit assez la » liberté des cultes et des opinions religieuses, pour » qu'il ri y ait ici rien à redouter. »
Mais quel besoin d'invoquer des autorités étrangères, lorsqu'une autorité pour nous plus respectable, lorsque la vôtre même vient sanctionner notre doctrine. Naguère encore, Messieurs, un libraire fut traduit devant vous. Il était accusé d'avoir, en imprimant l'Évangile dépouillé de sa partie miraculeuse, outragé la foi des chrétiens par l'altération du livre qui lui sert de base. On attestait pour lui les principes de la liberté religieuse. En répondant aux arguments de la défense, le ministère public, vous vous en souvenez, ne combattit point ces principes ; il s'attacha seulement à en écarter l'application, en soutenant que le fait du prévenu ne constituait point une simple controverse, mais une
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falsification du livre sacré : et c'est en ce sens que fut rendu votre arrêt, dans lequel, en confirmant la sentence des premiers juges, vous crûtes devoir réformer leurs motifs.
Ou je m'abuse étrangement, Messieurs, ou le résultat de cette discussion a été de porter au plus haut degré d'évidence le principe de la libre manifestation des opinions religieuses. Tout a combattu pour nous, la raison, la Charte, les lois spéciales sur la presse, le texte de leurs dispositions, les discussions qui les ont préparées dans les Chambres, les aveux des ministres, les décisions émanées de votre tribunal. Il ne me reste plus, pour compléter ma détense, qu'à réfuter les motifs du jugement rendu contre nous.
« Attendu, disent les premiers juges, que l'ou» vrage intitulé Résumé, etc. contient, dans son » ensemble, les outrages de la nature la plus grave » à la religion de l'État et aux autres cultes chré» tiens légalement reconnus en France.",.
Les outrages de la nature la plus grave ! Eh quoi donc ? Où voyons-nous l'attaque brutale, l'insulte grossière, pour parler comme les rapporteurs de la loi de 1819 ? Où est ce style populaire dont parlait M. Cuvier ? Dans quels passages la religion chrétienne est-elle livrée au ridicule ?
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Voulez-vous voir, Messieurs, ce que c'est que l'outrage, en matière religieuse? Lisez ce passage d'un livre aujourd'hui fameux, d'un livre que les sévérités du ministère public ont respecté, de l'Essai sur l'indifférence en matière de religion :
« Alors, tout fut consommé pour le Juif. Un sceau fut » mis sur son cœur, sceau qui ne sera brisé qu'à la fin » des siècles.,." Tel que ces grands coupables dont nous » parle l'antiquité, il a perdu l'intelligence, le crime a » troublé sa raison. Au mépris, à l'outrage, il oppose » une stupide insensibilité ; rien ne le blesse, rien ne l'é» tonne : il se sent fait pour le châtiment ; la souffrance et » l'ignominie sont devenues sa nature. Sous l'opprobre qui » l'écrase, de temps en temps il soulève sa tête, il se » tourne vers l'Orient, verse quelques pleurs, non de re» pentir, mais d'obstination : puis il retombe, et courbé, » ce semble, parle poids de son âme, il poursuit en silence, » sur une terre où il sera toujours étranger, sa course pé» nible et vagabonde. Tous les peuples l'ont vu passer : » Tous ont été saisis d'horreur à son aspect : il était mar» qué d'un signe plus terrible que celui de Cain; sur son » front, une main de fer avait écrit : déicide (1). »
y oilà, Messieurs, voilà véritablement l'outrage ; voilà ce que la loi condamne, et voilà ce que le
(il) Essai sur l'Indifférence en matière de religion, t. III.
pages oG-îj?,
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pouvoir accusateur n'a jamais poursuivi., Continuons.
« Que ces outrages consistent principalement à » nier la révélation des vérités du Christianisme, à » nier également de la manière la plus formelle la » divinité de Jésus-Christ (l'outrage qui consiste à » nier 1), en le qualifiant tantôt de jeune sage, » tantôt de respectable moraliste, auquel, après sa » mort, on a prêté les attributs d'une personne allé» gorique. »
Toute discussion est ici superflue.
(c Qu'en vain Senancourt et Durey invoquent en » leur faveur la liberté des cultes consacrée par la » Charte constitutionnelle ; que cette liberté ne sau» rait en aucune façon les protéger, puisque la doc» trine contenue dans l'ouvrage n'est que l'absence « de tout culte. »
On voit que les premiers juges n'ont pas voulu nous comprendre. Nous n'avons point seulement invoqué la liberté des cultes ; nous avons surtout invoqué la liberté des opinions, non moins formellement consacrée par la Charte.
La Charte a déclaré tous les cultes libres et égaux : elle a donc livré toutes les croyances religieuses à l'examen : dès-lors l'examen est un droit pour tous: il est innocent, il est licite en lui-même. L'inno-
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cence ou la criminalité d'un acte ne peut varier selon les personnes ; ce qui est licite chez l'un ne peut être coupable chez l'autre. La Charte, d'ailleurs, a proclamé l'égalité des Français devant la loi. Si le juif, si le musulman ont droit de nier les principes du Christianisme, le philosophe, l'incrédule ont le It même droit, car la loi est égale pour eux.
Avant d'arriver au dispositif du jugement, j'ai besoin de rappeler un fait.
Peu de jours avant la condamnation de M. de Senancourt, un livre scandaleux, la Biographie des dames, venait d'être déféré au même tribunal.
L'auteur avait été condamné à deux mois de prison.
Maintenant, voici ce que je lis dans le jugement : « Le tribunal condamne Senancourt en NEUF mois » d'emprisonnement » Neuf mois!. Neuf mois! et qui vous dit que pour un vieillard faible et débile (i), ce n'est point la peine de mort que vous avez prononcée.
Naguère, Messieurs, un de nos confrères, et dont la piété vous est connue, me disait, en parlant de ce
(I) M. de Senancourt n'avait que 58 ans ; mais il était vieilli avant l'âge.
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procès : Si la sentence est maintenne, je ne donne pas trois ans pour voir établir l'Inquisition en France. Il disait vrai. Le jugement que j'attaque n'est qu'un jugement d'inquisition. Si les pénalités sont différentes, le principe est le même.
Messieurs, nos parlements, dont vous tenez ici la place, ont jadis repoussé l'établissement de l'Inquisition dans notre patrie : héritiers de leur pouvoir, vous ne répudierez pas l'héritage de leur sagesse.
Le lecteur sait déjà que la Cour sanctionna la doctrine de l'éloquent avocat.
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NOTICE
SUR LE
PROCÈS DE M. ACHILLE RO CHE,, Éditeur des Mémoires de Levasseur de la Sarthe.
L'ancien conventionnel Levasseur, de la Sarthe, venait, en empruntant la plume de M. Achille Roche, de publier ses mémoires sur la Révolution (2 volumes, novembre 1829). C'était sa propre défense, et celle de l'assemblée, où il avait siégé parmi les montagnards. Il ne prétendait pas justifier les crimes de cette terrible époque, ni ériger le meurtre en acte de vertu. Sa thèse était, qu'en présence de l'invasion étrangère, secondée au dedans et au dehors par les ennemis de la Révolution, la Convention n'avait pas eu d'autre ressource que de remuer et de soulever les masses jusque dans leurs couches les plus profondes ; que ce déchaînement de la force populaire, avait pu seul sauver la France ; que malheureusement il avait produit, en même temps, l'anarchie; par l'anarchie, le désordre et le crime ; mais que les excès, déplorable souillure imprimée à la délivrance
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du sol national, avaient été l'effet de la violence surhumaine de 'la situation, des fureurs de quelques monstres, et non pas l'œuvre de la majorité de l'assemblée.
A la suite de sa narration, Levasseur donnait des pièces justificatives, des documents du temps, des discours prononcés par quelques-uns des hommes de la Révolution.
Le gouvernement de Charles X, sous le ministère Polignac, alors en pleine réaction contre la Charte, à plus forte raison contre l'époque qui avait été si cruelle à l'infortuné Louis XYI et aux siens, saisit l'ouvrage et intenta un procès à l'éditeur, M. Achille Roche, pour outrage à la morale publique; attaque contre les droits que le roi tenait de sa naissance et contre la dignité royale; outrage à la religion de l'État : délits résultant de trente-trois passages relevés dans le livre.
Le procès fut porté devant la sixième chambre du tribunal de première instance. L'organe du ministère public, M. Levavasseur, remplit de son réquisitoire sept heures, en deux audiences (12 et 19 février 1830). Ses coups multipliés cherchaient moins Achille Roche, que la Révolution française ellemême, qu'il croyait tenir à la barre du tribunal.
M. Berville, dans sa plaidoirie (19 février), accepta
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courageusement le débat, tel que l'avocat du roi l'agrandissait.
Il ne craignit pas de défendre hautement la Révolution dans son principe et dans ses aspirations.
Sans accepter aucune solidarité avec ses fureurs, dont il imputait l'origine à la résistance des privilégiés, il la loua d'avoir sauvé l'indépendance du pays.
En examinant l'ouvrage incriminé, il revendiqua de toute son énergie les droits de l'histoire; et il disculpa la publication : 1° Comme acte de défense personnelle de la part du vieux montagnard ; 20 Comme expression d'une opinion; 30 Comme reproduction de documents, de pièces et de jugements historiques.
Mais quoiqu'elle eût pour théâtre le prétoire d'un tribunal, la lutte n'avait d'un débat judiciaire que l'apparence. Elle était essentiellement politique. Le parti qui avait la force en main frappait l'autre.
La sixième chambre condamna M. Roche (5 mars), à quatre mois d'emprisonnement et mille francs d'amende; le libraire, M. Rapilly, à trois mois de prison et trois cents francs d'amende; et ordonna la destruction des exemplaires saisis.
L'appel porté devant les chambres réunies, ne réussit pas mieux. La plaidoirie de M. Berville, le
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6 mai suivant, sa réplique le 13, ne parvinrent pas à sauver son client d'un arrêt confirmatif de la condamnation précédente. Mais deux mois encore : et la Révolution, prenant sa revanche aux journées de juillet, allait le relever de la peine.
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PLAIDOYER POUR M. ACHILLE ROCHE, Éditeur des Mémoires de Levasseur de la Sarthe.
(6e Chambre. — février 1830. )
MESSIEURS,
Si je voulais vous montrer par une preuve sensible combien l'accusation est vaine et la société désintéressée dans ce procès fait en son nom, je la trouverais dans les dernières paroles que vient de proférer l'organe du ministère public. L'ouvrage incriminé, vous disait-il, s'adresse à des passions qui ne sont plus ; il retrace des événements déjà vieux de quarante années ; il réveille des idées qui ne sont plus les nôtres. <— Rien de plus vrai sans doute que ce langage; ce que j'ai peine à concevoir, c'est qu'on ait pu trouver dans ces considérations un motif de nous accuser.
En écoutant les développements de l'accusation, je dois l'avouer, ma surprise a été extrême; je croyais que depuis longtemps nous en avions fini avec le
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système des interprétations, avec cette soi te de chimie intellectuelle qui rapproche pour les combiner des éléments épars dans un ouvrage, inculpe l'introduction par le livre, le livre par les pièces justificatives, et demande à la page 82 ce qu'il faut penser de la page 299. Ce n'est pas sans quelque fatigue, et, disons-le, sans quelque amertume que nous nous voyons sans cesse obligés de combattre pour des principes que nous croyions reconnus, pour des vérités que nous devions nous croire définitivement acquises. Ce procès, Messieurs, n'est encore qu'un véritable procès de tendance. Ce que l'on vous signale, ce ne sont point des provocations, des attaques, des offenses ; ce sont des jugements, des opinions, de l'histoire. Ce que vous avez entendu, ce n'est point un réquisitoire, c'est un élégant article de journal. On vous a présenté des biographies, des notices historiques ; on ne vous a pas présenté de discussion judiciaire.
L'accusation incrimine l'ensemble du livre, elle incrimine particulièrement divers passages. Nous ne pouvons reconnaître comme légale l'attaque dirigée contre l'ensemble; attaquer le caractère général de l'ouvrage, c'est, encore une fois, ressusciter les procès de tendance, et, disons-le franchement, l'on n'a guère fait autre chose. La loi exige eu cette matière
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des provocations, des outrages formels, et c'est pour cette raison que la loi du 26 mai 1819, dans ses art. 6 et 15, fait à l'accusation un devoir impérieux de la spécialité. Toutefois, puisque le caractère général du livre est incriminé, nous ne reculerons pas devant l'obligation de le défendre; nous prouverons que, sous ce rapport, il est triplement protégé contre l'accusation, comme défense personnelle, comme expression d'une opinion, comme document historique. Après avoir établi ces vérités générales, il nous sera facile de justifier en peu de mots les passages inculpés, et surtout, d'écarter ce funeste et douloureux épisode du 21 janvier, qui ne figure point dans l'écrit, et qui n'aurait pas dù figurer davantage dans l'accusation.
Nous disons que le livre de Levasseur présente pour premier caractère celui d'une défense personnelle. Pour s'en convaincre, il suffit d'examiner dans quelles circonstances l'auteur l'a écrit. Ce n'est pas sans étonnement, nous l'avouons, que nous nous voyons appelés à proclamer à votre audience des vérités historiques au lieu de vérités judiciaires : mais puisqu'on ne nous accuse qu'avec de l'histoire fondée sur l'erreur, c'est avec de l'histoire fondée sur la vérité que nous devons nous justifier.
Un demi-siècle s'est bientôt écoulé depuis qu'une
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révolution immense a renouvelé la société tout engère. Dans son principe, cette révolution fut éminemment juste et bienfaisante. Remplacer le privilége par le droit commun, substituer le régime des garanties au régime de l'arbitraire, tel était son but.
Liberté de la presse, sûreté individuelle, tolérance religieuse, liberté de l'industrie et du commerce, équitable répartition de la propriété et de l'impôt, institution du jury, établissement du gouvernement .représentatif, voilà ce qu'elle se proposait dans l'origine, voilà ce que, trente ans plus tard, la Charte a sanctionné.
La volonté royale elle-même avait consacré cette révolution. En accordant au tiers une représentation égale à celle des ordres privilégiés, elle avait ellemême organisé légalement l'instrument des réformes.
Ainsi la royauté, .qu'à tort on a montrée comme menacée par notre régénération politique, s'y est associée, au contraire, dans deux occasions solennelles.
En 1788, elle en a consacré le principe ; en 1814, elle en a consacré le résultat.
Si cette consécration eût été respectée, la révolution se fût accomplie sans orages. Mais, à peine commencée, elle se vit en butte aux plus violentes attaques de la part du privilége : scission dans l'assemblée, tentative de coups d'État, appel à la force
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armée, complots à l'intérieur, guerre civile, recours à l'étranger, tout fut employé contre elle. a Alors la révolution, poussée hors de ses premières voies, perdit son premier caractère. D'une réformation, elle devint un combat; de là, une crise passagère, il est vrai, mais terrible.
Dans cette crise, bien des crimes furent commis, bien du sang fut versé ! Toutefois, n'oublions pas de le reconnaître, de grands résultats aussi, et dont l'humanité eut droit de s'applaudir, furent obtenus; le pays fut sauvé de l'invasion étrangère ; l'œuvre de la réformation fut conservée, et la contre-révolution fut repoussée avec tout le cortège de vengeances qu'elle traînait après elle.
Néanmoins, l'effusion du sang avait indigné les cœurs généreux. Une réprobation universelle s'était élevée contre tous les hommes qui, pendant cette époque fatale, avaient touché aux rênes du gouvernement. Elle avait continué sous leurs successeurs, tous intéressés à flétrir la révolution, et jusque sous l'empire, qui s'était constitué son héritier bénéficiaire.
Voilà qu'après quarante ans, un de ces hommes, qui a survécu, qui a persisté dans ses croyances, dont la sincérité ne peut paraître douteuse (car il a pu changer comme tant d'autres, et il a préféré la
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persécution à l'apostasie), voilà qu'un de ces hommes élève enfin la voix pour se justifier. Son écrit, grave, purement historique, ne touche à rien d'actuel : la postérité a déjà commencé pour lui. Il entreprend de prouver, non que les crimes commis n'ont pas été des crimes, mais qu'ils n'ont pas été son ouvrage ni l'ouvrage de son parti.
« Depuis trente-quatre ans, dit-il, ma carrière » politique est terminée, et depuis trente-quatre ans » mes ennemis ont défiguré les trois années que j'ai » passées sur la scène publique, et en ont fait contre » moi une source féconde de calomnies. Malheureux » débris d'un parti vaincu, je n'ai point abandonné » les principes que je professais lorsqu'il était triom» phant; et mes accusateurs, dédaignant de coor»donner entre elles leurs imputations, m'ont repro» ché jusqu'à ma constance. Depuis trente-quatre t ans, j'ai supporté toutes les calomnies sans me » plaindre, attendant au sein de la retraite le mo» ment de faire entendre la vérité. Vieux et proscrit, » j'ai déjà un pied dans la tombe; l'heure est enfin » venue d'élever la voix ; aussi bien, quelques mois » de plus, et peut-être ne pourrais-je plus parler.
» Aujourd'hui, une jeune génération, qui n'a point » vu nos jours d'orage, a succédé à mes contempo» rains : pour eux, nous autres survivants affaiblis
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» d'une ère que je ne crains pas d'appeler glorieuse, » nous sommes en quelque sorte des personnages » historiques, auxquels aucune passion vivante ne se » rapporte plus. Nous avons vu la postérité de notre » vivant, et nous pouvons enfin être jugés par des » hommes impartiaux, vierges d'esprit de parti, et » qui nous apprécieront, d'après les faits, avec » l'équité consciencieuse que les contemporains, » acteurs comme nous dans le grand drame de la » révolution, nous ont refusée. »
Évidemment, celui qui tient ce langage ne fait qu'user du droit de la défense personnelle. Or, Messieursi, s'il est un droit sacré, réclamé par la nature et par la loi, c'est le droit de la défense individuelle.
Est igitur hœc non script a, sed nata lex ; quam non didicimus, accepimus, legimus, sedetiam arripuimus, hausimus. Il n'en est point qui soit devenue l'objet de plus nombreuses consécrations de la part du législateur. Votre vie est-elle menacée? Le droit de la défense ira jusqu'à donner la mort. Votre honneur?
la loi vous protège contre la diffamation et repousse même la preuve des faits diffamatoires. Êtes-vous seulement nommé, seulement désigné dans un journal ? elle l'oblige d'insérer votre réponse. Êtes-vous traduit devant les tribunaux? là s'accumulent les garanties de toute espèce.
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Si, convaincu par la notoriété publique, si, menacé seulement d'une peine légère, un accusé paraissait ici devant vous, vous vous croiriez obligés d'écouter sa défense, vous lui accorderiez le secours d'un avocat;- s'il n'en avait point, vous lui donneriez un défenseur d'office; vous commanderiez à vos huissiers d'ouvrir les portes de votre tribunal ; la défense serait publique, libre, inviolable; les journaux la répéteraient- à toute la France, et leur récit jouirait de la même inviolabilité. Ici ce n'est point un tribunal ordinaire, c'est la postérité qui est appelée à nous juger : la peine qui nous attend n'est point une peire légère, c'est l'exécration du genre humain et celle des générations futures. Et vous pourriez étouffer la défense ! et vous la repousseriez par ces mots terribles : la cause est entendue! A votre dernière audience, le ministère public vous invitait à ne pas souffrir que le vice se permît d'odieuses justifications; il vous rappelait même (et peut-être aurez vous été peu flattés du parallèle) la jurisprudence du tribunal révo- lutionnaire. Eh quoi 1 Messieurs, y aurait-il donc sur la terre une classe d'hommes à laquelle il fût interdit de se défendre? Frappe, mais écoute, disait le général athénien : n'écoutez pas et frappez, vous dit l'accusation.
Le déni de défense serait déjà chose odieuse, quand
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il aurait pour excuse un danger réel. Je ne crains pas d'invoquer ici le témoignage de Levasseur luimême jugeant la conduite de son parti envers les Girondins accusés. « Une circonstance de leur pro» ces a, dit-il, justement indigné un grand nombre » d'historiens; je veux parler du décret qui permet» tait aux jurés de couper la parole aux accusés, » après trois jours de débats, en se déclarant sufIi» samment éclairés. Malgré la gravité des circons» tances, malgré le danger que pouvait trouver la » Convention à laisser les Girondins, du sein du tri» bunal révolutionnaire, élever tribune contre tri» bune, et prêcher à la fois l'insurrection et les doci trines fédéralistes qui avaient failli nous perdre; ) malgré, dis-je, ce qui pouvait paraître menaçant » dans les longs débats du procès des vingt-deux, le » décret qui les frappa était contraire à tous les » droits, à toute idée de justice; la majorité de la » Convention se laissa égarer par cette idée, qu'elle » était en état de guerre, et que tous les moyens qui » assuraient le triomphe pouvaient être employés : >■» erreur déplorable) même dans la guerre la plus « acharnée, il est certains moyens que nul n'a le » droit de se permettre; ce sont ceux qui blessent » la morale et les lois éternelles de la justice et de la » raison. »
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Eh bien 1 Messieurs, c'est un pareil décret qu'on vous demande ! C'est pis encore : on veut que vous vous déclariez suffisamment éclairés avant l'ouverture des débats 1 On veut plus : le tribunal révolutionnaire supprimait, mais ne punissait pas la défense; ce qu'on vous demande, c'est d'imiter ce préteur romain qui faisait battre de verges l'accusé assez téméraire pour se défendre à son tribunal !.
Mais ici, l'excuse du danger n'est pas même admissible. De quoi s'agit-il? d'un ouvrage d'histoire; d'un ouvrage en deux volumes et qui doit en avoir deux autres encore. J'ai peine, en cette circonstance, à mettre le ministère public d'accord avec lui-même.
Est-il question d'un journal, de quelque léger pamphlet? le poison sous ce petit volume va, s'écrie-t-on, circuler et se répandre avec facilité dans toutes les veines du corps social 1 Mais alors quel danger trouvez-vous dans notre livre? Vous figurez-vous les quatre gros volumes in-octavo de Levasseur, parcourant les campagnes, pénétrant sous les chaumières, et venant provoquer l'humble journalier, le modeste laboureur au rétablissement de la république I.
Au surplus, que pouvez-vous trouver d'immoral ou de menaçant dans cette justification 1 L'auteur vient-il applaudir aux cruautés commises ? vient-iJ
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vous (lire : nous avons proscrit, nous avons bien fait ; il fallait punir, il fallait épouvanter? Rien de semblable : l'établissement de la terreur, nous dit l'écrivain, fut involontaire. Nul n'a cherché à créer la terreur; elle est née de la force des circonstances.
Nous avons vu le pays et la liberté attaqués avec furie; c'était la force matérielle qui les attaquait, c'était par la même force qu'il les fallait défendre.
Une seule était à notre disposition, la force populaire; recours funeste 1 instrument ingouvernable 1 des maux affreux, le désordre, l'anarchie devaient résulter de son emploi ; mais recours nécessaire toutefois : il fallait l'accepter ou laisser périr la réformation commencée et l'indépendance nationale elle-même!. Le ministère public s'est occupé avec sollicitude de tous les intérêts, hormis ces deux-là, qui pourtant, ce me semble, en valaient bien la peine. Il a fait plus, il a paru même se résigner sans trop d'efforts à la chance de l'invasion étrangère. A ces paroles, j'ai senti la rougeur me monter au front, et mon cœur de Français palpiter de colère. L'invasion, grand Dieu ! et quel plus grand fléau, quelle plus profonde humiliation pour un peuple! L'illvasion, qui l'opprime, qui le mutile, qui dévore et ses ressources et le sang de ses défenseurs; qui le jette sous les pieds d'un vainqueur orgueilleux; qui lui
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ravit jusqu'à la propriété de lui-même ! Ah! si du moins l'invasion n'était pour nous qu'un souvenir éloigné, nous pourrions nous en dissimuler la honte et les rigueurs ; mais en quel moment vient-on nous tenir ce langage ? C'est lorsque naguère encore l'étranger foulait notre territoire; c'est à la vue de nos musées dévastés, de nos ponts que les grenades prussiennes voulaient détruire, du palais des rois que menaçait le canon du vainqueur ; c'est au milieu de nos campagnes où s'étendit le ravage, c'est sur les tombeaux de nos soldats tombés en combattant pour la patrie, qu'on vient présenter l'invasion presque comme un bienfait !. Ils étaient donc criminels ces généreux citoyens qui se précipitaient sur la frontière 1 En défendane le territoire, ils défendaient le fléau de l'anarchie contre le bienfait de l'invasion !.
Mais non, Français, non, nous n'avons point failli en repoussant l'étranger : j'en jure par les mânes de ceux qui sont morts aux plaines de Jemmapes et de Fleurus 1 Si le parti du privilége a toujours été flétri, déshonoré, c'est surtout parce qu'il s'est toujours placé sous l'invocation de l'étranger; parce que, vaincu dans l'intérieur, il a toujours imploré pour son pays le fléau de la guerre étrangère.
D'ailleurs, l'organe du ministère public tombe ici
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dans une grave erreur. Il présente l'invasion comme un remède à l'anarchie qui désolait la France : il ne voit pas que l'anarchie est née précisément de l'agression étrangère. Cette erreur n'est que trop commune, il est vrai. Lorsqu'on parle des excès de notre révolution, on semble supposer qu'une fureur gratuite se serait emparée des esprits dans un moment donné : on oublie l'attaque et l'on incrimine la défense. La vérité, au contraire, c'est que, même dans ses crises les plus violentes, la révolution ne fut jamais qu'une guerre défensive : elle répondit quelquefois d'une manière terrible à ses agresseurs ; mais elle fut toujours provoquée. Quand le Tiers-État se constitua en assemblée nationale, quel était le provocateur? le parti du privilège, qui, par la scission des ordres, avait voulu annuler la double représentation. Lors du serment du Jeu de Paume, quel était le provocateur ? le parti du privilège, qui ayait préparé le lit de justice du 23 juin. Au quatorze juillet, quel était le provocateur? le parti du privilège, qui avait appelé la force armée contre la représentation nationale. Plus tard, quel fut encore le provocateur? le parti du privilège, qui suscita la réunion des gardes du corps, provoqua l'insulte aux couleurs nationales, et prépara l'enlèvement du monarque. Enfin, lors des dernières catastrophes, quels
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furent les provocateurs ? l'émigratioii armée, Brunswick et son insoient manifeste, la guerre étrangère, l'entrée des Prussiens sur le territoire français pour soutenir la cause du privilège. Disons-le, les véritables auteurs de l'anarchie, ce sont ceux qui ont appelé l'étranger.
Mais, dites-vous, Levasseur fait l'éloge de l'anarchie? Au contraire, il la déplore, il l'appelle une calamité fatale ; il en signale les inconvénients terribles. — Il approuve les excès de la révolution ? Au contraire, il les flétrit dans vingt endroits de son livre; tout son système se réduit à dire : « Pressés entre l'invasion et l'anarchie, de deux maux nous avons choisi le moindre. Si des crimes ont été commis, détestez-en les auteurs ; mais n'en accusez pas le gouvernement qui ne les a point commandés; ils n'ont pas été le résultat d'un plan combiné à l'avance, mais un malheur attaché à l'usage d'une arme nécessaire pour nous défendre ! Il y a eu des crimes, parce qu'il y avait désordre dans l'État; désordre, parce qu'il y avait anarchie; anarchie, parce que d'immenses dangers nous menaçaient et qu'il ne nous restait que l'énergie des masses pour sauver la liberté et la France. Mais ces crimes appartiennent à des individus; la majorité est innocente. »
Messieurs, si c'est là une erreur, il faudrait l'excuser
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encore : car elle serait consolante et morale. Mais nous ne craignons pas de le (lire ! tout n'est point erreur dans ce langage. Nous croyons avec un ministre du roi, avec M. de Serres, que même aux époques les plus violentes, les majorités ont toujours été pures, au moins d'intention. Nous ne pouvons admettre qu'une légion d'esprits infernaux se soit précipitée un beau jour sur une nation de vingtcinq millions d'hommes, ait saisi, sans obstacle, le timon du gouvernement, ait pu sympathiser avec la nation tout entière, l'électriser, et lui faire enfanter, au sein des plus terribles désordres, des prodiges de dévouement et de vaillance 1.,.
L'ouvrage, sous ce premier rapport, est donc innocent à double titre : innocent comme défense, innocent comme expression d'un système qui ne blesse ni la morale ni la. sûreté de l'État. Mais je veux oublier que ces Mémoires sont une défense; je veux que Levasseur soit étranger aux événements qu'il retrace, et qu'il ait seulement émis une opinion sur des temps déjà loin de nous. Considéré sous ce nouveau point de vue, son livre est encore inattaquable. Il ne touche à rien d'actuel : nous n'y pouvons voir qu'une manière de considérer des faits arrivés il y a quarante ans : c'est de la théorie toute pure. Or, je connais bien des lois qui punissent
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les provocations aux délits, les diffamations, les offenses; je n'en connais point qui punissent les opinions.
Comment cela pourrait-il être? Pour qu'une loi répressive soit efficace, il faut que la répression soit en rapport avec la chose réprimée. A des actes purement matériels, vous opposez des peines également matérielles; mais à des opinions, vous ne pouvez opposer ni la prison ni l'amende; la prison ni l'amende n'ont point de prise sur la conviction; à des idées, vous ne pouvez rien opposer que des idées.
Qu'on vous montre un voleur, un faussaire, vous dites à vos gendarmes : Appréhendez-moi cet homme au corps : mais pouvez-vous leur dire de l'appréhender à l'esprit?
Votre intervention d'ailleurs ne serait ici qu'une source d'erreurs. Quel est l'homme, quel est le corps, quel est le pouvoir assez insolemment téméraire pour oser se proclamer en possession certaine de la vérité? pour se déclarer infaillible? pour commander sous des peines la croyance à son infaillibilité ?
Il est, disait un de nos plus spirituels hommes d'État, quelqu'un qui a plus d'esprit que Voltaire, plus que Napoléon, c'est tout le monde. Et moi, je dis, à mon tour : « En fait d'opinion, il est quelqu'un qui a plus de sagesse que tous les sages, plus de lumières
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que les tribunaux, que les législateurs les plus éclairés, c'est tout le monde. Tout le monde, voilà le juge naturel devant lequel il faut renvoyer les accusés en matières de théorie et de doctrine.
Quand l'autorité intervient en cette matière, elle n'usurpe pas seulement, elle se déconsidère et se dégrade. Voyez, lorsque la puissance veut commander à l'opinion, à quel point elle peut s'égarer ! Voyez Galilée condamné pour avoir enseigné le mouvement de la terre ! Voyez nos anciens parlements, si sages lorsqu'ils se bornaient à rendre la justice aux peuples, tombant dans les erreurs les plus étranges lorsqu'ils ont voulu imposer leurs idées aux autres hommes 1 Rappelez-vous ces arrêts rendus tour à tour pour et contre Aristote, pour et contre Descartes, pour et contre les idées innées, è sempre bene ! ces arrêts contre la circulation du sang, contre l'émétique, contre le quinquina, contre l'inoculation ! oui, Messieurs, il y a chose jugée contre l'inoculation et le quinquina !
Voulez-vous d'autres exemples? Prenez la liste de nos écrivains les plus célèbres : vous ne trouverez presque pas un de leurs chefs-d'œuvre qui n'ait été frappé d'une condamnation ou d'une censure. J'en ai fait un relevé sommaire; écoutez : la Sagesse de Charon, censurée; les Lettres provinciales de Pascal,
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brûlées par le bourreau ; les Maximes des Saints, de Fénélon, supprimées; l'Emile, de J.-J. Rousseau, brûlé par le bourreau; l'Histoire naturelle de Buffon, censurée; le Cours d'Études de Condillac, supprimé ; l'Esprit des lois, de Montesquieu, censuré ; les Observations de Mably sur l'Histoire de France, supprimées; la Constitution anglaise, de Delolme, supprimée; l'Éloge de Fénélon, par La Harpe, supprimé.
Voilà, Messieurs, à quelles bévues déplorables s'expose le pouvoir alors qu'il veut sortir de sa sphère.
Aussi la répression a-t-elle toujours été impuissante contre les opinions; toujours on a pensé qu'une condamnation était le plus mauvais de tous les arguments. Tous les pouvoirs, en effet, ont leur domaine et leurs limites; point de loi, point de tribunal qui puisse nous prescrire d'être affecté de telle ou telle façon. Voyez le pouvoir judiciaire. Reste-t-il dans ses attributions? son autorité est toute-puissante; ce qu'il a décidé ne trouve point d'incrédules; res judicata pro veritate habetur. Franchit-il ces limites, veut-il commander aux opinions? à l'instant même son autorité s'évanouit, ses décisions sont frappées de nullité ; la preuve en est dans les arrêts que je viens de vous citer. Sont-ce, dites-moi, des
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vérités judiciaires, que le soleil tourne autour de la terre, que le sang ne circule pas dans nos veines ?
Tout cela pourtant a été jugé. Si vous nous condamniez aujourd'hui, croyez-vous que votre jugement changerait quelque chose à l'opinion des hommes?
croyez-vous, que l'on se trouvât obligé de penser de telle ou telle manière sur la Révolution, sur la Convention, sur la Montagne, attendu la chose jugée?
Non, Messieurs, et je ne crains pas de vous déplaire en vous le disant avec franchise, car votre sagesse est sagesse, surtout en ce qu'elle connaît et respecte ses bornes nécessaires ; si vous condamniez, vous tourmenteriez l'existence d'un écrivain estimable, vous feriez du mal à un honnête homme ; mais pour les choses, elles resteraient ce qu'elles sont; chacun continuerait de penser sur elles ce qu'il en pense aujourd'hui. Reconnaissez par là dans quel abus on voudrait vous entraîner.
Et quel spectacle vous ont offert ces débats ! quelle guerre aux mots, quelle exubérance de détails étrangers à l'affaire 1 L'accusation s'est constamment occupée, non pas de nous convaincre d'un délit, mais de faire de l'histoire en opposition avec l'histoire faite par notre auteur. Chaque fait, chaque nom propre qu'elle rencontrait dans l'ouvrage devenait pour elle le texte d'une dissertation historique.
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Le ministère public a fait tour à tour le procès à Cambon, à Robespierre, à Cadillac, à la Montagne toute entière : quant aux prévenus, il n'avait pas l'air de penser à eux ; ils semblaient être les témoins, non l'objet des débats. Pendant plusieurs heures, ils ont pu se croire étrangers à tout ce qui se passait devant eux : on aurait dit qu'on les avait appelés ici par pure politesse, et que M. l'avocat du roi, au lieu d'assignation, leur avait envoyé des billets d'invitation pour quelque conférence historique tenue dans une nouvelle Sorbonne, à la place des conférences théologiques, dont l'ancienne Sorbonne fut longtemps le théâtre. Au fond, que résulte-t-il de tous ces vastes développements? que le ministère public est d'un avis sur une question d'histoire, et que nous sommes d'un avis contraire. Chacun est libre d'adopter l'une ou l'autre opinion, il n'y a rien là pour les tribunaux.
Ce procès, je ne saurais le taire, est un véritable anachronisme ; cette poursuite appartient à un autre âge. Il fut un temps où le pouvoir prétendit commander aux opinions, souvent même aux consciences. Il se chargea de penser pour tous, il établit en dogme son infaillibilité, il décerna des peines contre les non-conformistes. « Le maître l'a dit, » ne fut pas seulement la règle absurde de l'école, mais la
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règle tyrannique de la puissance. C'est ce que l'on a nommé le système de l'autorité en matière d'opinion.
Ce système, vous pouvez le juger par ses conséquences. C'est en son nom que Socrate expire pour avoir proclamé l'unité de Dieu, sous un gouvernement qui professait le polythéisme; c'est en son nom que des milliers de chrétiens sont dévoués au martyre, pour n'avoir point partagé les croyances du pouvoir; c'est en son nom qu'une croisade meurtrière est dirigée contre les Albigeois, que les dragonnades ensanglantent le midi de la France; c'est en son nom que le monstre de l'Inquisition dresse les bûchers qui doivent dévorer des milliers, peutêtre des millions de victimes ; c'est en son nom que les tribunaux les plus sages se laissent égarer jusqu'à proscrire les chefs-d'œuvre de l'esprit humain ; c'est en son nom enfin que se fonde la censure préalable, cette institution aussi ridicule qu'odieuse, et dont le nom seul est une flétrissure.
Ce système n'est pas seulement une insulte pour la raison et pour la dignité humaine : il est encore le plus grand des obstacles à la manifestation de la vérité. C'est par la libre discussion que l'esprit humain s'éclaire. Une proposition vous offense-t-elle ?
ne condamnez pas, réfutez. Une doctrine vous paraitelle erronée ou funeste? au lieu de la proscrire, si-
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gnalez-en l'erreur. C'est au public à juger en dernier ressort; c'est à la conscience publique à décider souverainement du faux et du vrai, du bien et du mal.
Butyrum et mel comedet, ut sciat distinguere bonum et malum.
Mais voilà, me dis-tu, des phrases mal sonnantes, Sentant son philosophe, au vrai même tendantes.
Eh bien ! réfute-les ; n'est-ce pas ton métier?
Ne peux-tu, comme moi, barbouiller du papier?
Le public à profit met toutes nos querelles ; De nos cailloux frottés, il sort des étincelles.
La lumière en peut naître, et nos grands érudits Ne nous ont éclairés qu'en étant contredits.
Sifflez-moi librement ; je vous le rends, mes frères.
Sans le droit d'examen et sans les adversaires, Tout languit comme à Rome, où depuis huit cents ans Le tranquille esclavage écrase les talents (1).
Aussi, à toutes les époques, la raison et la dignité humaines ont-elles protesté contre cet esclavage.
Socrate boit la ciguë, les martyrs acceptent les supplices, et Galilée, en face des juges qui viennent de le condamner, proclame encore le mouvement de la terre.
Ce système n'est plus. De nos jours, le système de
(1) Voltaire, Épître au roi de Danemark.
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la liberté des opinions a heureusement prévalu ; la Charte l'a reconnu dans son article 8 : « Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, en se conformant aux lois qui doivent réprimer les abus de cette liberté. » Ainsi, point de provocations, point de diffamations, point d'outrages : ce sont là les abus de la liberté d'écrire; mais ne voulez-vous qu'émettre une simple opinion, écrivez; vous êtes libres; la Charte l'a déclaré.
La loi de 1819 n'a fait que mettre en action ce principe de la loi constitutionnelle. Ainsi l'annonçait à la tribune le plus profond de nos orateurs, M. Royer-Collard, parlant au nom du gouvernement dont alors il faisait partie : « Il est reconnu de toutes parts., disait-il, que les OPINIONS ne sont l'objet de la loi ni comme vraies ou fausses, ni comme salutaires ou nuisibles. Outre que la loi est sans discernement à cet égard, les expériences du seizième et du dix-huitième siècle attestent son impuissance, soit à établir, soit à défendre des doctrines. Aussi, Messieurs, ne s'agit-il pas de simples opinions. Je prie que l'on remarque la distance de l'opinion à l'outrage. »
Ainsi, c'est chose bien constante que nous vivons sous le régime de la liberté des opinions. La Charte le reconnaît; la loi de 1815 le déclare. Levasseur a
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donc pu émettre une opinion sur les hommes et sur les choses de la Révolution française sans violer la loi, sans encourir de répression judiciaire.
J'ai déjà parlé de la tendance. Pourquoi la loi qui l'instituait a-t-elle révolté tous les esprits ? Précisément parce qu'elle créait un délit d'opinion : qu'aux définitions claires, précises de la loi pénale, elle substituait le vague, l'arbitraire, et livrait le jugement des écrits, non plus à la conscience du magistrat, mais aux passions de l'homme de parti. Grâce au ciel I la loi de tendance n'existe plus; c'est en vain qu'on essaierait de la faire revivre devant vous.
Comme opinion, la pensée de Levasseur est déjà inviolable. Il y a plus : cette opinion est de l'histoire : or, l'histoire surtout a toujours joui du privilége de l'inviolabilité.
La loi ne protége que les intérêts vivants : jamais le passé n'a pu se placer sous son égide. Autre, en effet, est la mission de l'histoire, autre celle des écrits qui traitent des choses contemporaines. Ceux-ci sont destinés à agir sur la société actuelle; celle-là ne s'adresse qu'à la postérité : les uns peuvent faire fermenter des passions, alarmer des intérêts; l'autre ne parle qu'à un intérêt, qu'à une passion, celle de la vérité.
La vérité historique n'est qu'une vérité abstraite
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et spéculative; elle n'a rien d'offensif; elle ne blesse pas, elle éclaire. C'est une leçon donnée aux peuples, c'est une instruction offerte à la puissance, c'est un jugement porté sur les temps qui ne sont plus. Eh quoi 1 vous nous parlez sans cesse du tribunal de l'histoire, et vous en repoussez les témoignages !
Je concevrais encore, à toute force, que la simple expression d'une opinion sur les choses présentes pût effaroucher la tyrannie. Je compâtirais peu à cette susceptibilité, car un gouvernement qui redoute la libre discussion est un mauvais gouvernement; ce n'est pas l'écrivain, c'est lui qui est le vrai coupable, c'est lui qu'il faudrait traduire en police correctionnelle : toutefois, cette susceptibilité, sans l'approuver, je pourrais la concevoir. Mais une opinion sur les choses passées, quelle action directe peut-elle exercer sur le pouvoir et sur la société? je dis quelle action directe, car, encore une fois, il ne s'agit pas ici de tendance.
Comment, d'ailleurs, incriminer l'histoire? L'histoire se compose de faits ou de jugements sur des faits. Quant aux faits, comment les incriminer? comment un fait pourrait-il être coupable? Quant aux jugements, comment une opinion sur des faits plus ou moins éloignés de nous pourrait-elle constituer une attaque contre les intérêts présents, les seuls que
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la loi ait entendu protéger ? Sont-ce les faits que vous me contestez? ce n'est plus une question judiciaire, c'est une question d'histoire; ce n'est pas ici qu'il faut la décider. Sortons du tribunal, entrons dans quelque bibliothèque, ouvrons des livres, apportons des autorités : la justice n'a rien à voir dans tout cela. Sont-ce les jugements que vous me contestez?
alors c'est une opinion que vous attaquez, et ce qui est plus monstrueux, une opinion, non sur le présent, mais sur le passé.
Et cette adoration du passé, où donc s'arrêtera-telle? faudra-t-il, pour écrire en liberté, remonter jusqu'au dix-huitième siècle? nous sera-t-il permis d'écrire sur le dix-septième ? Pourrai-je raconter l'histoire du seizième sans me faire d'affaire avec la justice? ou bien faudra-t-il rétrograder jusqu'aux Francs! Serai-je obligé, de par le ministère public, de penser comme lui sur les Gaulois, et me fera-t-il un procès pour n'avoir pas partagé son opinion sur les querelles de Cicéron et de Catilina, sur les rivalités de César et de Pompée ?
J'ai lu quelque part, Messieurs, que l'historien Mézerai ayant jugé avec quelque indépendance les opérations iinancières des devanciers de Louis XIV, reçut un jour une belle lettre de M. Colbert, qui lui déclarait que S. M. ne le pensionnait pas pour parler
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avec cette liberté de la conduite des rois ses prédécesseurs, et qu'en conséquence sa pension était supprimée. L'histoire ajoute que Mézerai mit sur un sac d'argent cette inscription qui fut trouvée à sa mort : « C'est ici le dernier argent que j'ai reçu du roi : aussi depuis ce temps je n'ai jamais dit du bien de lui. » Mais d'abord il faut considérer que la chose se passait sous le despotisme, et puis le despotisme luimême ne fit pas de procès à l'historien pour avoir librement parlé : il lui retira sa pension; c'était une faveur qu'il avait droit de reprendre. Mézerai fut disgracié, mais il n'alla point en prison. C'est ici le pouvoir absolu qui nous donne une leçon de mansuétude, et encore, dans cette circonstance, n'est-ce pas au pouvoir que la postérité a donné raison.
Mais après les exemples du despotisme, voyons ceux du gouvernement constitutionnel. C'est votre propre jurisprudence qu'ici je viens invoquer. Vous n'avez pas oublié qu'il y a peu d'années une feuille justement flétrie avait osé diffamer la mémoire d'un de nos plus illustres magistrats, de La Châlotais. La famille offensée vint vous demander réparation de l'outrage. Elle exhala ses plaintes par l'organe d'un orateur que notre barreau s'honore de posséder aujourd'hui. La diffamation était constante, la calomnie prouvée. Cependant, Messieurs, vous avez considéré
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qu'un demi-siècle s'était écoulé depuis la mort de La Châlotais ; que la loi ne protégeait plus des cendres refroidies; que l'histoire était libre, même dans ses erreurs; et votre jugement, tout en blâmant le mensonge et l'injure, n'a point prononcé de peine contre leurs auteurs.
Nous devons ici applaudir à votre sagesse. Non, ce n'est point à la police correctionnelle à faire de l'histoire. Étrange prétention de nos accusateurs !
quoi! ce sera donc désormais le ministère public qui se chargera d'écrire nos annales 1 C'est dans les réquisitoires des avocats du roi qu'il nous faudra étudier l'histoire, et les archives de la nation se trouveront dans les greffes des tribunaux correctionnels 1 On vient vous demander des jugements historiques, comme jadis on demandait à nos parlements des arrêts de métaphysique et de médecine. On veut que vous décidiez par votre sentence que la Révolution fut criminelle, la Convention sanguinaire, la Montagne impitoyable. Eh ! ne voyez-vous pas que du moment où vous seriez appelés à prononcer sur de semblables questions, l'histoire ne serait plus la libre expression de la conscience publique; elle ne serait plus que le monopole du plus fort.
Le ministère public a senti l'objection : voyons comment il y a répondu. L'histoire est libre, s'est-il
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empressé de vous dire : le ciel nous préserve d'attenter à son indépendance ! Écrivez l'histoire comme je l'écrirais moi-même, dites ce que je pense, louez ce que j'approuve, condamnez ce que je blâme, et n'ayez aucune crainte; je vous promets de ne pas vous poursuivre. Liberté, liberté tout entière à ceux qui penseront comme moi ! — Là-dessus je n'ai qu'un mot à vous dire : c'est que la liberté d'écrire n'est pas le droit d'écrire ce qui plaît au pouvoir; cette liberté-là, elle se trouve partout, même sous les gouvernements les plus absolus. Il n'est pas besoin de constitution pour cela. La liberté, c'est le droit de dire ce qui déplaît au pouvoir, ce qui l'importune, ce qu'il ne voudrait pas entendre. Or, arrangez cette liberté avec les déclarations du ministère public.
Comme défense personnelle, comme opinion, comme document historique, le livre de Levasseur est donc à l'abri de toute inculpation. Voilà pour le caractère général : il est temps de dire un mot des passages incriminés.
N'attendez pas, Messieurs, que j'aille ici me traîner sur les pas de l'accusation, la suivre dans tous ses développements, la combattre dans toutes ses affirmations. La tâche ne serait pas légère, et si, parce que le ministère public a cru devoir faire quatre
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volumes de commentaires sur les deux volumes de Levasseur, je me croyais obligé de faire huit volumes de commentaires sur les quatre volumes du ministère public, il n'y aurait pas de raison pour en finir.
D'ailleurs, les passages isolés sont déjà justifiés d'avance par la défense générale que nous venons de vous présenter; ils font partie du livre, et si le livre est innocent, ils ne peuvent être coupables. Discutons toutefois quelques-uns des griefs de l'accusation; non pas tous, mais seulement quelques-uns à titre d'exemples.
Mais d'abord qu'il me soit permis de faire entendre une plainte. On s'est souvent récrié, non sans raison, contre l'abus du système interprétatif, contre cette méthode abusive qui, séparant ce qu'un auteur a joint, joignant ce qu'il a séparé, forçant sa pensée, pressant son langage pour en exprimer des conséquences auxquelles souvent il n'avait point songé, rend l'ouvrage méconnaissable au public et à l'écrivain lui-même : mais jamais, il faut l'avouer, cet abus n'avait été porté si loin qu'à votre dernière audience. Nous avions vu souvent l'accusation faire dire à un écrivain ce qu'il n'avait pas dit : nous ne l'avions pas vue encore lui faire dire précisément le contraire, non de ce qu'il a pensé, non de ce qu'il a dit, mais de ce qu'il a écrit en toutes lettres.
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A entendre l'orateur du ministère public, Levasseur a fait l'éloge des journées de septembre, l'éloge de Marat, l'éloge de l'anarchie, l'éloge des crimes de la Révolution. Vous allez voir comment ces reproches sont mérités.
Levasseur a loué les journées de septembre ? Ouvrez, Messieurs, le premier volume, à la page 43.
Voici ce que vous y lirez : « Nous eûmes à déplorer bien des malheurs, et à nous » indigner de plus d'un crime. Les massacres du 2 sep» tembre vinrent épouvanter la France au moment où elle » s'élançait vers un avenir meilleur. Ces crimes, ces dé» sastres ont été reprochés aux hommes avec lesquels j'ai » longtemps vote : je dois repousser une telle accusation, » la plus hideuse et la plus injuste de celles qu'on a essayé » de faire peser sur nous. Non, les patriotes exaltés, qui » composèrent depuis la Montagne, n'ont pas provoqué les » assassinats de septembre; ils n'ont pas vu ces crimes » avec moins à'horreur que lo reste de la France. »
Voyez encore la page 46 : « C'est alors que les horribles journées de septembre » vinrent épouvanter tout ce qu'il y avait d'honnête en « France. Tandis que la crainte de l'invasion poussait aux » frontières tous les cœurs généreux, des hommes altérés » de vengeance trouvaient plus facile d'assouvir leur rage » sur des malheureux prisonniers. Ces fatales journées sont » assez connues. »
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Voilà l'éloge des journées de septembre !
Levasseur a loué Marat ? Ouvrez encore le premier volume, à la page 61 : « Il faut le dire, la députation de Paris et la Montagne » avaient dans leur sein deux hommes qui prêtaient aux » calomnies de la Gironde. Le premier, etc.; le second, » républicain atrabilaire, possédé par quelques idées fixes, » compromettait la cause de la liberté par ses exagérations.
» Il ne craignait pas de proclamer que ses principes ne » pouvaient triompher qu'en faisant couler des flots de s sang, et, dans sa sombre monomanie, il demandait le sa» crifice de deux cent soixante-dix mille têtes. Un tel homme » était un funeste drapeau pour le parti au milieu duquel il » vint siéger ; aussi les Girondins profitèrent-ils de sa fatale » réputation pour diriger contre nous d'odieuses imputa-
» tions, qui avaient d'autant moins de vraisemblance, que » les députés des départements virent Marat pour la pre» mière fois dans le sein même de la Convention. Bien plus, » ce fanatique énergumène nous inspirait à nous-mêmes » une sorte de répugnance et de stupeur. Lorsqu'on me le » montra pour la première fois, s'agitant avec violence au » sommet de la montagne, je le considérai avec cette curio» sité inquiète qu'on éprouve en contemplant certains in» sectes hideux ; ses vêtements en désordre, sa figure livide, » ses yeux hagards avaient je ne sais quoi de rebutant et » d'épouvantable qui contristait l'âme. Tous les collègues » avec lesquels je me liai d'amitié le jugèrent comme » moi. »
Voilà l'éloge de Marat!
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Levasseur a loué l'anarchie? Ouvrez le second volume, à la page 194.
« Alors la terreur commença à s'emparer des esprits; » alors un grand nombre de patriotes s'arrêtèrent, effrayés » de parcourir une carrière devenue sanglante; alors le » principe actif de la révolution menaça de s'éteindre!
» Certes, ces condamnations politiques, toujours odieuses, ) même quand elles sont justifiées par les faits, et qui le » deviennent bien plus encore lorsque le glaive a frappé » des innocents, ces condamnations, ces échafauds répan» dent une teinte hideuse et sinistre sur l'histoire de l'époque » qu'ils ont effrayée. Déplorons ces sanglants sacrifices, dé» plorons-les, car une seule goutte de sang humain ne peut » être versée par un homme sans que l'humanité ne doive » frémid déplorons-les, mais n'en faisons point un crime » à la République et à la Montagne, qui ne les ont point » prescrits. Ils ont été un fléau né des circonstances, mais » non de la volonté des hommes. Et en effet, au milieu de » l'immense mouvement de résistance nationale que nous » avions suscité, toutes les passions avaient été soulevées, » toutes les forces appelées à la défense de la patrie. Dans » ce grand mouvement national, l'anarchie seule était notre » moyen de résistance, l'anarchie seule gagnait des ba» tailles, chassait l'ennemi du territoire, aplanissait la » route de la République ; mais si nous ressentions les bien» faits de ce moyen puissant, créé par nos mains, nous » devions bientôt en subir aussi les inconvénients, et ces » inconvénients étaient terribles. »
Voilà l'éloge de l'anarchie!
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Levasseur a loué les crimes de la révolution? ouvrez le même volume, à la page 145 (vous voyez, Messieurs, que toutes mes réponses sont péremptoires)
« Bien des excès suivirent ces admirables faits d'armes.
» Fouché et Collot-d'IIerbois dans Lyon, Fréron à Mar» seille, Carrier à Nantes, réunirent leurs efforts pour faire » haïr le nom français et les institutions républicaines. Mais » les crimes de ces hommes étaient-ils ceux de la Répu» blique ? Tous les patriotes sont-ils responsables, des actes » de quelques monstres? Non, sans doute; il existe encore » d'ardents républicains qui ne répudieront pas leur noble ? (t'oyance, parce que des tigres qui prétendaient la servir » se sont souillés de mille excès. Hélas 1 trop de vengeances » nécessaires ont été suscitées par nos discordes civiles ; » honte et malheur à ceux qui se sont faits les instruments » de vengeances inutiles, de sanguinaires proscriptions !
» Ceux-là heureusement ne se sont pas trouvés dans nos » rangs, au jour du péril.
Voilà l'éloge des crimes révolutionnaires!
Il n'est pas permis pourtant, Messieurs, de retourner ainsi, pour l'accuser, la pensée d'un auteur, de lui imputer précisément le contraire de ce qu'il a formellement exprimé. Accusation, n'-aurais-je pas le droit de vous accuser à mon tour? Aviez-vous lu les passages que je viens de citer? Et si vous ne
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l'avez pas fait, ne suis-je pas fondé à m'écrier avec le plus éloquent de nos écrivains : Afonseigneur, vous lisez bien légèrement les ouvrages que vous qualifiez si durement.
Ce ne sont pas là les seules méprises dont nous ayons à nous plaindre. Ainsi l'accusation veut rendre l'auteur solidaire de l'affreuse loi du 22 prairial, et il est notoire que Levasseur a voté contre la loi du 22 prairial, que ses amis l'ont également repoussée, et que Ruamps, l'un d'eux, a déclaré que si une pareille loi était adoptée sans ajournement, il ne restait plus qu'à se brûler la cervelle. Plus Iqin, en déplaçant une note à la page 197 du tome premier, on applique à la monarchie en général ce que l'éditeur a dit de la corruption du gouvernement représentatif, tel qu'il existe en Angleterre, et tel qu'il existait en France sous un ministère déplorable.
Sans prolonger davantage cette énumération, j'arrive à l'examen des passages, et je vois qu'on peut les comprendre tous sous ces trois catégories (que ce mot, Messieurs, ne vous alarme point) : La première se compose de pièçes historiques, comme, par exemple, de discours prononcés à la tribune, et dans lesquels se trouvent le langage et les idées du temps.
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Je n'avais pas imaginé, je l'avoue, que l'on pût incriminer des documents officiels, qui sont une partie essentielle de l'histoire, et qui, depuis trentesept ans, sont entrés dans le domaine public.
Citons quelques exemples.
Parmi les pièces justificatives du premier volume, on trouve la réponse de Robespierre à l'accusation de Louvet; Robespierre y parle. comme Robespierre : cela scandalise le ministère public.
Dans un autre endroit, Levasseur rapporte le discours que lui-même a prononcé le 31 mai, et dans lequel il s'efforçait, pour sauver les Girondins, de les faire considérer comme suspects de royalisme. Il n'y parle pas en royaliste. Le ministère public voit là un outrage à la royauté.
Mais d'abord ne sont-ce pas là des documents publics? faudra-t-il brûler le Moniteur et le Bulletin des Lois? La France a vécu en République pendant -douze ou treize années : durant cet intervalle, idées, langage, discours, actes publics, tout a porté la couleur républicaine ; faudra-t-il donc supprimer treize années de l'histoire de France? faudra-t-il appliquer un vaste carton sur cette longue page de nos annales ? ou bien faudra-t-il les refaire, à l'exemple de ce brave homme qui, dans son zèle monarchique, voulait qu'on réimprimât les Bulletins de la grande
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armée en substituant partout le nom du roi légitime à celui de l'usurpateur? ou de cet autre plus naïf encore, quoique jésuite, qui, dans un abrégé de l'Histoire de France à l'usage des écoles, a naguère , placé l'article suivant : « 1809 : M. le marquis de Bonaparte, lieutenant-général des armées du roi, entre à Vienne à la tête d'une armée de trois cent mille hommes? » Eh ! oui, Messieurs, si nous avions suivi cet exemple, si nous avions écrit : « tel jour, M. le marquis de Robespierre monte à la tribune pour y faire l'éloge des bienfaits de la royauté; tel autre jour. AI. le vicomte de Danton prend la parole en faveur de la monarchie légitime ; tel autre jour, M. le chevalier de Marat s'élève avec autant de force que de sagesse contre le danger des révolutions; » si nous avions écrit toutes ces belles choses, nous ne serions pas en accusation ; mais on avouera que nous serions bien ridicules.
En second lieu, ce ne sont pas des discours récents que Levasseur a transcrits; ce ne sont point des personnages contemporains qu'il a mis en scène. Il raconte que ces discours ont été tenus, que ces personnages ont ainsi parlé autrefois. Eh ! qu'importe à la monarchie, qu'en 1830 on sache qu'en 93 un montagnard, parlant à des montagnards, leur a parlé le langage de 93 ? Faites donc le procès à l'hil-
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toire romaine, car vous y voyez partout empreinte la haine des rois et de la royauté. Que dis-je? Les poètes mêmes ne seront plus à l'abri des poursuites.
S'ils font parler des impies, on les accusera d'impiété; d'immoralité, s'ils font parler des scélérats.
Plus de coutume, plus de couleur locale, plus de vérité possible. Corneille aura offensé la dignité royale en faisant dire à Cinna par Emilie : Pour être plus qu'un roi, tu te crois quelque chose; Racine aura outragé la morale publique en faisant dire à Phèdre par OEnone : Les Dieux même, les Dieux, de l'Olympe habitants, Qui d'un bruit si terrible épouvantent les crimes, Ont brûlé quelquefois de feux illégitimes.
Mais, Messieurs, je plaide ici pour un droit reconnu.
À-t-on jamais poursuivi le choix de rapports et de discours, où sont transcrites les harangues les plus hostiles à la monarchie? A-t-on poursuivi les mémoires du républicain Louvet, du républicain Barbaroux, de la républicaine madame Roland ? Ici, il y a quelque chose de plus : ce ne sont pas des mémoires particuliers, ce sont des pièces officielles, des discours de tribune, des matériaux d'histoire. En vérité, un tel procès est- incroyable. Je suis resté stupéfait lorsque j'ai vu se déployer ce grand appareil
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oratoire contre des pièces, lorsque j'ai entendu ces mouvements d'éloquence si passionnés contre des documents officiels. Je me disais intérieurement : que le Moniteur n'est-il accusé ! quelle chaleur, que d'indignation, que d'éloquence 1 quelle sainte colère enflammerait le langage du ministère accusateur! et pourtant chacun sait que rien n'est moins dangereux pour la sûreté de l'État que le grave Moniteur et sa paisible propriétaire.
Mais voici quelque chose encore de plus incroyable : voici un discours également historique, mais prononcé dans une circonstance toute particulière.
Levasseur veut défendre les prêtres, à qui l'on menace d'enlever leur traitement. Pour mieux se faire écouter, il croit devoir faire des concessions à l'esprit du temps; il en prévient ses lecteurs; il annonce que les esprits droits comprendront le vrai sens de ses paroles : et tout cela n'empêche pas le ministère public de s'emparer de ces concessions même et d'y signaler un outrage à la religion de l'État.
Vous traitez, lui dit-on, la religion catholique de superstition, vous promettez des primes à l'abjuration. — Oui, c'est ainsi qu'on parlait, qu'on agissait en 93. — Mais, insiste-t-on, dans votre rédaction nouvelle, vous persistez jusqu'à un certain point
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dans les mêrnas sentiments, car vous déclarez que vous ne vouliez pas relever des idoles détruites. —
C'est-à-dire que Levasseur déclare qu'il ne croit pas à la vérité de la religion catholique. J'avoue. que je n'avais pas soupçonné que l'on pût trouver dans cette incrédulité le prétexte d'une accusation, après les déclarations aussi précises qu'éloquentes du ministre auteur de la loi, après l'arrêt Senancourt, après l'arrêt Châtelain, après l'arrêt de la Cour royale d'Aix. C'est un point désormais irrévocablement jugé, que méconnaître la vérité d'une religion ce n'est point l'outrager. Celui-là l'outrage qui dit qu'elle est immorale, impure, qu'elle déprave ses sectateurs et les conduit au crime, mais non celui qui se borne à ne pas croire ce qu'elle annonce. En un mot, pour qu'il y ait outrage, il ne suffit pas de nier la vérité d'un culte; il faut en nier la moralité et la nier avec des formes offensantes.
- J'arrive à une seconde classe de passages incriminés. Celle-ci se compose de faits avérés, de faits qui ne sont ni contestés ni contestables, et dont cependant la simple énonciation est présentée comme un délit. J'avoue qu'ici encore mon intelligence est en défaut ; je ne comprends pas comment les faits peuvent être criminels.
Ainsi, à la page 7 de l'introduction, l'éditeur rap-
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pelle que le parti de l'égalité absolue a obtenu en 1792 une immense majorité 1 La chose est constante, et la preuve en est que ce parti a écrasé tous les autres ; c'est là un fait bon ou mauvais, mais c'est un fait.
A la page 18, on lit que deux millions de Français ont adhéré à l'acte additionnel : le Moniteur est là pour l'établir. Ces deux millions de Français ont eu tort ou raison d'adhérer, comme il vous plaira ; mais ils ont adhéré, c'est un fait.
A la page 31 du livre, on annonce qu'un parti pensa que l'événement de Varennes avait rendu impossible l'alliance du trône et du pays; que ce parti a été tout-puissant sur les masses; que Levasseur et les siens ont cru nécessaire de rompre avec la royauté.
Tout cela est historique : un parti a pensé cela, et la preuve, c'est qu'il a agi en conséquence. Ce parti a été tout-puissant sur les masses, et la preuve, c'est qu'il a été le plus fort. Levasseur et ses amis ont cru nécessaire de rompre avec la royauté, et la preuve, c'est qu'ils ont rompu avec la royauté. Ils ont bien ou mal cru, tout comme vous voudrez, mais ils ont cru; c'est un fait qu'on ne peut contester.
Plus loin, Levasseur dit qu'avant le 31 mai le tribunal révolutionnaire ne prononçait que de rares condamnations contre les individus notoirement
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conspirateurs ; pour infirmer ce fait, il aurait fallu rapporter la liste des condamnations prononcées à cette époque par le tribunal révolutionnaire, montrer qu'elles ont été fréquentes et que les condamnés ne conspiraient pas ; on n'en a rien fait, on a même déclaré ne pouvoir le faire.
Je dois relever à cette occasion une nouvelle erreur du ministère public. Pour rendre Levasseur plus odieux, il vous a rappelé que c'est lui qui a fait instituer le tribunal révolutionnaire, « Ce tribunal » de sang, qui jugeait sans défenseur, qui n'appli» quait qu'une peine, la mort, etc., etc. » Il y a ici méprise, méprise complète. Levasseur a bien fait instituer un tribunal révolutionnaire au commencement de 1793, et ce n'est pas sans doute ce qu'il a fait de mieux : mais enfin, ce tribunal, quel qu'il fût, n'était pas l'affreux tribunal qu'on vous a dépeint.
Celui-là n'a existé qu'en 1794 : la loi qui l'a fondé est celle du 22 prairial, à laquelle Levasseur et les siens se sont opposés.
Après avoir fait le procès aux pièces historiques, aux faits historiques, l'accusation le fait encore aux jugements historiques. Elle fait un crime à Levasseur de ses opinions sur les hommes et sur les choses de la Révolution. Mais comment des jugements historiques peuvent-ils constituer des délits? Qu'im-
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porte à la justice, qu'importe à la société que Levasseur regarde Danton comme un bon citoyen, Cambon comme un homme intègre et désintéressé, la cause de la Montagne comme une cause sainte? Vous n'adoptez pas ces jugements; eh bien ! réfutez-les; mais ce n'est pas ici qu'il faut les réfuter.
Vous ne voulez pas qu'un montagnard appelle sainte la cause qu'il a défendue; oubliez-vous que cette cause était celle de l'indépendance nationale?
Blâmez les moyens employés pour la défendre, mais respectez la cause elle-même. Que vous importe, d'ailleurs; n'est-ce pas une partie qui parle? lui défendrez-vous de trouver sa cause une bonne (':1 use?
J'arrive à un point que je n'aborde qu'avec douleur : je veux parler de la déplorable catastrophe du 21 janvier. On veut me forcer à parler, quand la Charte me commande le silence; à me souvenir, quand elle m'ordonne l'oubli; on me provoque à la désobéissance aux lois, je m'y refuse. C'est avec la loi elle-même, avec la loi seule que je vais répondre.
Messieurs, lorsque l'auteur de la Charte a reparu sur le sol de la France, il a senti qu'à la suite d'une longue révolution, où nul peut-être ne fut exempt de fautes, c'étaient surtout des paroles de paix qu'il
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importait de faire entendre; que, si l'on permettait aux souvenirs amers de se réveiller, la guerre civile allait renaître ; que la tranquillité du pays, la sûreté du trône lui-même allait se trouver compromise. Il a imposé à toutes les opinions la loi d'un mutuel oubli. « Toutes recherches des opinions et votes émis « jusqu'à la Restauration sont interdites. Le même » oubli est commandé aux tribunaux et aux citoyens. »
Ainsi s'exprime l'art. 11 de notre Charte constitutionnelle ; et pour ne pas laisser croire que le législateur eût cédé malgré lui à une nécessité pénible en traçant cette sage prescription, il a pris soin d'y revenir encore dans son préambule. « Le vœu le » plus cher à nos cœurs, a-t-il répété, c'est que tous » les Français vivent en frères, et que jamais aucun » souvenir - amer ne trouble la sécurité qui doit » suivre l'acte solennel que nous leur donnons au» jourd'hui. »
Lui-même a donné l'exemple de cet oubli en choisissant pour son ministre un homme dont le vote, à une époque fatale, n'était pas ignoré de lui. Si, dans ce moment, il eût pris fantaisie à quelque écrivain de faire l'éloge du ministre (la chose n'est pas toutà-fait sans exemple), je doute que le ministère public eût jugé convenable de le mettre en accusation.
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Cette loi d'union et d'oubli, portée par le monarque lui-même, ne serait-elle plus qu'un vain simulacre ? Non, Messieurs. Rappelez-vous ce qui naguère encore s'est passé dans la Chambre des Députés. Un employé réclamait un rappel de traitement arriéré.
La pétition est rapportée : un député s'élance à la tribune, le Moniteur à la main ; il va rappeler un vote funeste échappé jadis au pétitionnaire. Soudain des accents d'improbation couvrent sa voix, et le président de la Chambre, fort de la double autorité de son caractère et de la loi fondamentale, s'écrie : « Je vous défends, Monsieur, de faire cette lecture. »
La défense est respectée, l'orateur descend de la tribune, et la pétition est accueillie.
C'est en présence de cette loi toujours subsistante, qui impose aux tribunaux, comme aux citoyens, l'oubli des opinions et des votes, que l'accusation vient rechercher ceux de Levasseur pour les imputer à crime à l'éditeur de. ses mémoires. Suivant elle, le silence est la condition de l'oubli, et Levasseur a lui-même rompu ce silence. Pour toute réponse, je vous lirai le seul passage du livre (car, encore une fois, je n'ai point à m'occuper des pièces officielles), où Levasseur ait parlé de ce déplorable événement.
« Peu de temps après le vote du décret sur les
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N subsistances, commencèrent les discussions rela» tives* au procès de Louis XVI. Il n'entre pas dans y mon cadre de m'expliquer sur ce point, ni de » rendre compte des débats de cette affaire au milieu » de la Convention nationale ; qu'il me suffise de » rappeler que les haines s'envenimèrent encore » pendant le cours de cette douloureuse délibéra» tion. »
Il serait certes difficile de trouver dans ce passage le moindre mot qui ressemble à une apologie. La seule qualification qui s'y trouve exprime la douleur et le regret. Aussi l'accusation se borne-t-elle ici à reprocher à l'auteur son silence. L'ordonnance de renvoi aurait dû transcrire ce silence parmi les passages incriminés.
Mais cette apologie, qui n'est point dans les paroles de Levasseur, on cherche, par l'argumentation la plus étrange, à la faire sortir du rapprochement de quelques passages, et voici comme on raisonne.
« Vous dites en tel endroit que Levasseur a toujours voté avec les plus ardents républicains : or, on sait comment ont voté, dans un procès tristement célèbre, les plus ardents républicains. Ensuite, dans tel autre endroit, vous dites que le crime n'a jamais souillé ce même Levasseur : d'où il suit que vous ne regardez pas le vote en question comme un crime. »
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En vérité, Messieurs, je n'ai pas le courage de répondre à une pareille argumentation. Je quitte cette discussion, dans laquelle je ne suis entré qu'à regret et malgré moi, et je n'ajouterai plus que quelques paroles relatives aux textes légaux invoqués contre nous par l'accusation.
Le premier est l'outrage à la religion de l'État. Je crois m'être suffisamment expliqué sur ce- point; vous me dispenserez d'y revenir.
Vient ensuite l'outrage à la morale publique, texte banal dont on se sert quand on n'en a point d'autre à invoquer, et qui, par le vague de ses termes, par l'abus qu'on en a fait, est devenu pour nous ce qu'était devenu pour les Romains de l'empire l'accusation de lèse-majesté.
Je voudrais, Messieurs, qu'on cessât d'invoquer la morale dans des questions toute politiques. Il est trop évident qu'ici ce n'est pas la morale, c'est la politique qui nous accuse. La morale publique ? on l'outragerait en sapant les bases de la piété liliale, de la probité, de la pudeur, de la foi conjugale. Mais dire que Cambon ne s'est point enrichi pendant la Révolution, que Danton n'aspirait point à la royauté, que l'un et l'autre étaient de bonne foi dans leur conduite politique, qu'est-ce que tout cela peut avoir de commun avec la morale ?
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« Quand un homme a commis un crime, nous dit l'accusation, faire son éloge, c'est faire l'éloge du crime même : » vain sophisme. Pour que ce raisonnement eût quelque vérité, il faudrait que cet homme n'eût fait qu'une seule action dans sa vie. Sortons un moment de la politique ; prenons nos- exemples dans une sphère plus paisible. Quand j'applaudis au génie mâle et sublime de Corneille, entends-je vanter pour-cela les vers durs, les expressions vieillies, les longues dissertations, les scènes de froide galanterie? Quand je rends hommage aux grandes conceptions de Shakespeare, cet hommage s'applique-t-il aux fossoyeurs introduits sur la scène, aux farces triviales, aux grossiers quolibets? — Mais vous avez outragé la morale en faisant l'éloge de l'anarchie. — Ce serait là une erreur dé politique et non de morale. Mais bien loin de là, vous avez vu que l'auteur déplore l'établissement de l'anarchie.
Sa défense ne consiste pas à dire que l'anarchie était bonne, mais qu'il n'a pas été possible de l'éviter. —
Autre reproche : « Vous avez dit que la, nécessité avait légitimé les rigueurs de la révolution. » Du moins, si Levasseur les a qualifiées de légitimes, il ne les a point qualifiées de salutaires. Au reste, ce ne serait encore là qu'une question d'histoire et non de morale. De pareils jugements, d'ailleurs, ont
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toujours été parfaitement libres; nous avons même vu bien autre chose dans ce genre. Par exemple, l'accusation nous a déclaré qu'on outrageait la morale publique en faisant l'apologie de la Saint-Barthélemi : a-t-elle donc oublié que cette apologie a été faite plus d'une fois, et toujours avec impunité?
Je vais vous dire encore plus. S'il est un forfait exécrable dans l'histoire, ce fut la révocation de l'édit de Nantes, ce fut la persécution qui l'accompagna. Ici les cruautés n'eurent point pour excuse la fureur d'une légitime défense ; elles furent gratuites et spontanées. Ici ce ne fut point seulement le glaive qui moissonna les victimes; les roues, les bûchers épouvantèrent longtemps une partie de la France. Eh bien 1 cet acte effroyable a pourtant trouvé un apologiste, non dans quelque fanatique obscur, mais dans une des lumières de l'Église, dans l'aigle de la chaire française, dans Bossuet. Lisez l'oraison funèbre de Michel Letellier, voyez comme on y parle d'un des plus grands forfaits de l'histoire moderne. « Dieu, dit l'orateur, lui réservait (à Le» tellier) l'accomplissement du grand ouvrage de la » religion; et il dit, en scellant la révocation du fa» meux édit de Nantes, qu'après ce triomphe de la » foi et un si beau monument de la piété du roi, il » ne se souciait plus de finir ses jours. C'est la der-
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» nière parole qu'il ait prononcée dans l'exercice de » sa charge : parole digne de couronner un si glo» rieux ministère. »
Et ce roi dont on abusait la vieillesse, voulez-vous voir quel langage l'orateur chrétien lui fait entendre du haut de la chaire de vérité ? Écoutez : « Touchés » de tant de merveilles, épanchons nos cœurs sur la » piété de Louis; poussons jusqu'au ciel nos accla» mations, et disons à ce nouveau Constantin, à ce » nouveau Théodose, à ce nouveau Marcien, à ce » nouveau Charlemagne, ce que les six cent trente » Pères dirent autrefois dans le concile de Chalcé» doine : vous avez affermi la foi, vous avez exter» miné les hérétiques. »
Reste un troisième et dernier chef, l'attaque à la dignité royale et aux droits que le roi tient de sa naissance. Cette accusation est vraiment incroyable 1 on ne trouve pas dans tout l'ouvrage un seul mot touchant le monarque régnant, touchant l'époque actuelle. L'auteur y parle d'il y a quarante ans.
Comment la dignité, comment les droits de Charles X pourraient-ils être attaqués?
On suppose que l'éditeur n'est pas content de l'ordre de choses actuel. Il a dit quelque part : « Nous savons attendre, » et ce qu'il attend ne peut être autre chose qu'une révolution. Quel raisonnement
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Est-ce que l'on ne répète pas tous les jours que nous possédons la liberté, mais que nous n'en possédons pas encore les conséquences ? Ne réclame-t-011 pas généralement des lois sur la responsabilité des ministres, sur l'organisation municipale, sur celle du Conseil d'État et sur bien d'autres choses? Le gouvernement lui-même n'a-t-il pas reconnu la justice de ces demandes ? n'a-t-il pas présenté, il y a quelques années, une loi de responsabilité? plus récemment une loi municipale? M. de Cormenin n'a-t-il pas, au nom d'une Commission, fait un rapport sur la réorganisation du Conseil d'État? Voilà les garanties qui nous manquent, et que nous obtiendrons un jour, car nous savons attendre.
Le ministère public se formalise de voir Levasseur établir en principe la prééminence de la république sur la monarchie. Ce ne serait là, dans tous les cas, qu'une thèse de pure spéculation, qui n'affecterait en rien la dignité royale. Oublie-t-on, d'ailleurs, qu'il s'agit dans l'ouvrage de l'époque de 93, et qu'alors nous vivions en république?
Ailleurs, l' auteur se flatte qu'un jour la perfectibilité humaine enfantera la démocratie. Dès qu'il s'agit de la perfectibilité humaine, soyez bien tranquilles; vous avez du temps devant vous. Et puis,
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qu'est-ce que la dignité royale a de commun avec ces utopies ?
On nous a présenté une thèse assez singulière. Ce que la loi protège, dit-on, ce n'est pas seulement la royauté actuelle, la royauté constitutionnelle; c'est la royauté en général, c'est toute espèce de royauté, passée, présente et future. Donner à entendre que - le gouvernement républicain peut être préférable au gouvernement monarchique, c'est affaiblir la puissance de ce dogme sacré, c'est attaquer la royauté dans son essence.
Je suis loin d'admettre un pareil système. D'abord je ne vois pas qu'il soit indispensable qu'un gouvernement, pour être. respecté, soit absolument le plus parfait de tous les gouvernements possibles. Il suffit qu'il soit bon pour qu'on s'y tienne et pour qu'on ne soit pas tenté d'aller chercher, à travers les orages, les hasards, les périls des révolutions, un mieux incertain, peut-être imaginaire. La monarchie constitutionnelle est bonne : il me suffit, et je n'irai point bouleverser l'État pour essayer si la république ne serait pas encore meilleure.
Ensuite, quand on nous parle de la royauté en général, que veut-on nous dire? Toute royauté, par cela seul qu'elle sera royauté, sera-t-elle digne de notre adoration? Mettrons-nous sur la même lig ne
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les deux rois de Sparte, les rois de Rome, le grand roi de Perse et le petit roi d'Ivetot? Ne veut-on parler que de la royauté telle qu'elle a existé en France ?
je demanderai encore laquelle. Est-ce la royauté élective des anciens Francs? est-ce celle des rois fainéants, esclaves des maires du palais? est-ce la monarchie des Valois, opprimée par la rivalité des grands vassaux? est-ce la monarchie absolue de Louis XIV? ou plutôt, n'est-ce pas uniquement la monarchie constitutionnelle de 1791 et de 1814.
Une expression paraît avoir singulièrement scandalisé le ministère public, celle de pygmées de la monarchie. Je conçois que ce mot puisse blesser les ministres ou les administrateurs qui se sont succédé depuis la restauration : c'est à eux de nous dire, s'ils le veulent, quelles grandes actions ils ont faites, quelles coalitions ils ont repoussées, quelles provinces ils ont ajoutées à notre territoire, quelles hautes institutions ils ont fondées. Mais je cherche vainement ce que cette expression peut avoir d'offensant pour les droits et pour la dignité du monarque.
On nous reproche enfin d'avoir dit, en parlant de quelques girondins, que les récompenses de la monarchie les avaient flétris. On nous demande si nous regardons les récompenses de la monarchie comme flétrissantes. On ne nous a point compris. C'est par
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une hypothèse que je vais répondre; et comme il s'agit ici d'une question d'honneur et de loyauté, c'est à l'orateur même du ministère public que j'abandonne le soin de la résoudre.
Je suppose la France en guerre avec une puissance voisme, avec l'Angleterre. Des soupçons de trahison se sont élevés contre un général anglais; peu de temps après, ce général reçoit de la France des honneurs, des dignités, des richesses. Certes, Messieurs, autant et plus qu'un autre j'aime et j'honore mon pays; mais je n'en dirai pas moins qu'en pareille circonstance, cette -récompense est une flétrissure pour celui qui l'a reçue; non parce que c'est la France qui la donne, mais parce qu'elle prouve la trahison de celui qui la reçoit.
Ainsi l'homme qui, dévoué à la monarchie, aura partagé l'exil et les misères de ses ,princes, ne pourrait que s'enorgueillir de leurs récompenses ; mais l'homme qui, mêlé aux rangs des républicains, aurait en secret trahi leur cause en faveur de la monarchie, celui-là serait flétri par les récompenses qu'il recevrait, qnelle que fut la main qui les décernât ; car ces récompenses prouveraient qu'il n'a été qu'un traître.
-Vous en êtes maintenant convaincus : l'ouvrage, dans son ensemble, échappe à toute poursuite, par
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son triple" caractère de défense personnelle, d'opinion spéculative et de document historique; dans ses détails, il se compose ou de pièces officielles, ou de faits incontestés, ou de jugements historiques, toutes choses également inattaquables. D'autre part, si nous considérons les textes invoqués par l'accusation, nous ne trouvons pas un mot dans l'ouvrage auquel ils puissent s'appliquer avec quelque ombre de justice. La preuve de l'innocence nous est donc acquise.
Mais s'il me fallait une preuve nouvelle, je la trouverais dans les longs et pénibles efforts du ministère accusateur pour nous trouver des crimes. Le délit n'existe pas, vous dirais-je, car il a fallu le chercher longtemps : car il a fallu le construire laborieusement pendant deux audiences : et cette ampleur de travail, cet embarras d'un orateur éloquent vous montrent assez combien il était difficile de nous trouver coupables.
Pour moi, je le dis hautement, j'ai trouvé plaisir et honneur dans cette défense. Qu'un écrivain légalement irrépréhensible, mais reprochable sous d'autres rapports, vienne implorer notre ministère, nous devons le défendre ; car le secours de notre ministère est dû à quiconque n'est pas criminel aux yeux.de la loi ; mais ce devoir n'est pas toujours agréable à
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remplir. Ici tout est honorable. L'éditeur; c'est un jeune écrivain de talent et de conscience, dont fa conviction seule a conduit la plume, et qui n'a point abjuré ses doctrines en face de la prison : l'ouvrage ; c'est un livre grave, purement historique, exempt d'injures et de personnalités : les thèses à défendre; elles touchent aux plus hauts intérêts de l'ordre social.
En vain a-t-on cherché à vous effrayer en vous montrant des dangers imaginaires ; votre sagesse vous a dit avant moi que si la société a quelque chose à craindre en ce moment, ce n'est pas de ce côté qu'est le péril. Chaque jour vous entendez parler de coups-d'états, de pouvoir constituant supérieur à la Charte; chaque jour on provoque avec audace la çlestruction du gouvernement constitutionnel, et le ministère public n'en conçoit point d'alarmes.
Nous ne nous en plaignons pas; jamais nous n'appellerons de poursuites sur personne, et l'opinion publique suffit pour faire justice de ces provocations misérables. Mais vous, Magistrats, comparez les faits; voyez les écrits qu'on attaque, ceux que l'on tolère, et souvenez-vous que si l'on peint quelquefois la justice avec un glaive, c'est surtout avec une balance que nous aimons à nous la représenter.
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NOTICE
SUR LE
PROCÈS DE M. LELEUX, Directeur-Gérant de l'Écho du Nord.
(Avril 1830.)
Le dernier procès politique important, plaidé par M. Berville avant la Révolution de Juillet, fut celui de M. Leleux, éditeur-gérant de YÉcho du Nord, à Lille.
Charles X, en congédiant brusquement le ministère Martignac (8 août 1829), qui seul eût été capable d'apaiser et peut-être de ramener l'opinion, avait imité la faute de Louis XVI, lorsque ce prince avait renvoyé Turgot, seul médiateur possible entre l'antique royauté et les idées nouvelles. Le choix de M. de Polignac, pour remplacer un ministre libéral, indiquait trop clairement que le parti d'autrefois l'emportait dans les conseils du roi, comme il l'avait toujours emporté dans le fond de son cœur. Du reste, des attaques parties du côté des royalistes ardents contre la loi électorale ; la théorie ouvertement
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soutenue que la souveraineté royale était supérieure à la Charte, en d'autres termes à la loi fondamentale du royaume, ne laissaient aucun doute sur les.
plans qui s'élaboraient dans les régions du pouvoir contre les libertés publiques.
Ainsi menacée, l'opposition prit ses mesures pour la résistance. Elle forma des associations en vue de - refuser l'impôt, dans le cas où, par des modifications arbitraires aux lois constitutives de l'État, le gouvernement en viendrait à dénaturer le principe de la représentation nationale, c'est-à-dire de celui des pouvoirs, auquel appartenait uniquement le vote de l'impôt.
Ce mouvement d'associations prit naissance en Bretagne. 11 s'étendit à Paris et dans les départements. Le ministère saisit les journaux qui reproduisirent l'acte de l'Association Bretonne. M. Leleux, ayant annoncé dans l'Echo du Nord (10 janvier 1829), l'Association Lilloise, devint également l'objet des poursuites de l'autorité judiciaire, pour excitation à la haine et au mépris des ministres; et par conséquent à la haine et au mépris du gouvernement du roi (1). Il confia sa défense à celui que le
(1) Voir le réquisitoire de M. Delespaul, avocat du roi, près le tribunal correctionnel de Lille : Gazette des Tribunaux du 2 mai 4 830.
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talent et le courage plaçaient parmi les patrons les plus éminents de la cause libérale.
Mais un obstacle se levait devant M. Berville. L'ordonnance du 20 novembre 1820 avait renfermé les avocats dans le ressort de la Cour près de laquelle ils exerçaient, et ne leur permettait de plaider hors de ses limites, qu'après avoir obtenu, de l'avis du Conseil de discipline, l'agrément du premier président de la Cour dont ils relevaient, et l'autorisation du Garde-des-Sceaux. M. Berville demanda l'autorisation, ne l'obtint pas, s'en passa, et se rendit à Lille à ses risques et périls.
Le 26 avril 1830, il plaida devant le tribunal de police correctionnelle de cette ville, qu'on a le droit de refuser l'impôt quand il est demandé illégalement ; qu'il est légitime de s'associer pour un acte légitime; et que la publication d'un tel fait ne saurait constituer un délit.
Naguère le Journal des Débats, le Constitutionnel et d'autres journaux, dans des affaires semblables, avaient été mis hors de cause. L'Echo du Nord n'eut pas la même fortune : son gérant fut condamné à un mois d'emprisonnement et trois cents francs d'amende (3 mai).
L'avocat lui-même, de retour à Paris, eut à se défendre personnellement contre ceux qu'avait irrités
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sa désobéissance à l'ordonnance de 1820. Mais l'événement que la branche aînée des Bourbons semblait prendre à tâche de fomenter depuis quinze ans, éclata bientôt après. La Révolution de juillet fit du Garde-des-Sceaux un prisonnier d'État, et du défenseur de l'Echo du Nord l'un des magistrats les plus éclairés et les plus fidèles à ses convictions, qui aient honoré la Cour de Paris (1).
(1) Voir l'intéressante notice sur M. Berville, par M. Moulin, dans les Annales du Barreau français, 1833. Nous y avons fait plus d'un emprunt.
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PLAIDOYER
POUR
M. LELEUX, ÉDITEUR GÉRANT DE L'ÉCHO DU NORD.
(Affaire de l'Association du Nord.) (26 avril 1830.)
MESSIEURS,
C'est une tâche agréable et douce, en commençant une défense, de débuter par des éloges mérités envers l'adversaire que l'on vient combattre. Vous avez entendu les paroles pleines de modération et de loyauté de l'orateur du ministère public; vous avez entendu l'honorable profession de foi sortie de sa bouche. Il n'a point hésité à proclamer qu'un coup d'État serait un crime politique; il refuse de croire à sa possibilité (1). Honneur lui soit rendu de
(1) M. Delespaul, avocat du roi, avait dit dans son exorde : « Supposer que les ministres de S. M. vont violer JI toutes les lois et attenter aux libertés publiques, n'est-ce
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cette généreuse confiance! Mais peut-il l'imposer comme un devoir ? peut-il surtout l'imposer sous des peines, à ceux qui ne sont point disposés à la partager? Ce serait méconnaître et le système de nos lois pénales et la nature de notre gouvernement représentatif.
Le gouvernement constitutionnel, Messieurs, n'est point un gouvernement de confiance. Qui dit constitution dit garantie, et qui dit garantie dit défiance.
C'est même en cela surtout que consiste l'excellence de ce gouvernement. En arrêtant le pouvoir lors-
» pas les mettre en état de suspicion légitime contre les lois » et les libertés publiques? N'est-ce pas exciter contre eux » la réprobation des partisans d'une liberté légale? Leur » attribuer l'audacieux projet de renverser les garanties » constitutionnelles consacrées par la Charte, en établissant » et faisant percevoir des contributions arbitraires ; leur » supposer la criminelle intention de changer le système » électoral par ordonnance. n'est-ce pas appeler sur » eux la haine et le mépris de tous les Français? N'est-ce » pas faire acte de mépris et d'hostilité contre les déposi» taires du pouvoir, persuader au peuple qu'il faut les » craindre; les rendre odieux à la France, que de les sup» poser capables de violer la Charte, à laquelle ils ont juré » d'obéir, capables de conseiller au roi des mesures in» constitutionnelles et attentatoires au droit public des » Français? etc. » (Gazette des Tribunaux du 2 mai 18 30':.
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qu'il s'égare ou qu'il est tenté d'abuser, en l'entourant d'une barrière qu'il ne peut franchir, il rend l'oppression impraticable et les révolutions impossibles.
Ne craignez pas, au surplus, que nous venions parler à votre barre le langage des passions, quelque légitimes que ces passions puissent nous paraître.
Nous ne voulons voir dans cette cause qu'une question de principes et non une question de personnes.
Nous pensons qu'il n'est pas impossible, suivant l'expression d'un grand orateur, defajeunir par la modération un sujet épuisé par l'invective (1), et nous pourrions, sans crainte de nous parjurer, faire ici le serment que vous exigez des témoins appelés à votre audience, celui de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Heureux, Messieurs, les peuples chez lesquels le pouvoir marche d'accord avec le pays ! Là le gouvernement est facile : rien ne l'inquiète, rien ne lui fait obstacle. Si quelque opposition se manifeste, elle l'avertit sans l'effrayer; si quelque résistance se déclare, elle cède à l'instant même, entraînée par la
(1) Mirabeau.
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masse des volontés et des intérêts dont le pouvoir s'est rendu le ministre.Mais lorsque s'abusant et sur son origine et sur sa destination, le pouvoir se considère comme le rival du pays, lorsqu'il s'en constitue l'adversaire, lorsqu'il regarde comme une perte pour lui tout ce qui est donné aux intérêts publics, comme une conquête tout ce qu'il peut retrancher aux libertés nationales, alors tout lui devient obstacle, alors tout lui fait ombrage. L'usage des droits les mieux établis lui semble une menace et presque une révolte.
Qu'aux États-Unis, par exemple, une association se forme pour le refus de l'impôt illégal, nul n'y fera la moindre attention ; le gouvernement n'en sera point ému ; l'on ne verra dans cette précaution sans objet qu'une rêverie toute inoffensive. Qu'en France, au contraire, depuis le 8 août 1829, une pareille association s'organise, à l'instant même l'alarme est au sein du ministère, tous les parquets du royaume sont en mouvement. Messieurs, cette susceptibilité du pouvoir ne contient-elle pas pour vos consciences une grande révélation ?.
A ces réflexions générales, ajoutons une réflexion plus particulière à la cause.
On peut regarder la conduite du pouvoir envers la presse comme un thermomètre sûr pour déterminer
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le degré de force et de nationalité auquel il a su parvenir. Reste-t-il impassible à ses attaques? Prononcez avec assurance qu'il marche appuyé sur la masse des intérêts publics et qu'il y trouve le principe d'une force inébranlable. Se montre-t-il hostile contre les écrivains ? Ne craignez pas de vous tromper en proclamant son isolement et sa faiblesse. Que serait-ce si, à la susceptibilité, venait encore se joindre une partialité manifeste? si, tandis que l'on poursuit avec rigueur ceux qui combattent pour l'ordre légal, on épargnait avec complaisance ceux qui provoquent au renversement des lois ? N'exigez pas de moi, Messieurs, que je tire explicitement les conséquences des vérités générales que je viens d'exposer : encore une fois, ce n'est point aux passions de la multitude que je m'adresse, mais à la conscience de mes juges, et j'en ai dit assez s'ils ont pu me comprendre.
Avant d'aborder la discussion, je ne puis me dispenser de rappeler ici dans quelles circonstances l'association lilloise s'est formée, dans quelles circonstances l'éditeur de l'Echo du Nord s'est déterminé à la publier. Je ne dissimule point ici que ce sont quelques page d'histoire que je vais tracer; mais l'histoire, écrite avec mesure, peut éclairer la justice comme elle instruit les peuples; et d'ailleurs, nous
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aurons soin de nous renfermer dans ce qui peut être utile à notre cause.
Quand le sage auteur de la Charte a doté la France de son immortel ouvrage, la France reconnaissante a cru pouvoir compter dès-lors sur de longues années de liberté et de prospérité. De retour d'un second exil, Louis XVIII, à Cambrai, prit encore à tâche de confirmer ses espérances par des promesses nouvelles et par l'engagement d'ajouter à sa Charte toutes les garanties qui pouvaient en assurer l'exécution.
Cependant le sort de la liberté constitutionnelle a, depuis cette époque, été soumis à de longues vicissitudes. Sept ans surtout la France a gémi sous une administration qu'il est permis d'appeler déplorable, puisque ce titre lui a été imprimé par l'un des premiers corps de l'État.
A la chute de ce ministère, la France a respiré; elle a pensé que le pouvoir, mieux éclairé sur ses véritables intérêts, allait enfin se réconcilier franchement avec le pays, et que la route des améliorations était celle qui définitivement allait s'ouvrir devant nous.
D'abord, en effet, le pouvoir y parut entrer, timidement, sans doute, et de mauvaise grâce; il semblait agir comme contraint et forcé : cependant la
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France, satisfaite des quelques améliorations présentes et des espérances qu'on lui donnait pour l'avenir, ne se montrait pas exigeante, et se comportait avec une admirable modération. Une accusation évidemment juste avait été indéfiniment suspendue et comme abandonnée. Paris se résignait sans murmure à voir ajourner le rétablissement de la garde citoyenne qui fit si longtemps sa sûreté et sa gloire.
Enfin le pays avait souffert sans colère que deux lois indispensables, longtemps attendues et promises, lui eussent été retirées dès qu'elles avaient commencé de s'améliorer : la session s'était terminée ainsi. Partout un calme parfait, partout une sécurité profonde.
Tout-à-coup, voilà qu'au sein de' cette paix universelle des cris d'alarme se font entendre : le trône est en péril; la royauté ne peut se sauver que par un coup d'État contre la loi électorale; il faut qu'elle use du pouvoir constituant, qui lui appartenait avant la Charte, et dont la Charte n'a pu la desaisir.
On s'étonne, on se demande à qui en veulent les auteurs de ces alarmes; où est la révolution qu'on signale, où sont les dangers de la dynastie. C'est en ce moment qu'un changement imprévu s'accomplit dans le ministère.
Qui l'avait pu motiver? Le ministère précédent
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avait-il perdu la majorité dans les chambres ? lui avait-on refusé les subsides? Nullement. Le budget avait passé sans réduction, la majorité avait continué d'appuyer le pouvoir : aucune des causes qui amènent, dans le gouvernement représentatif, les mutations de ministère ne s'était révélée ; et c'est en ce sens que le plus profond de nos orateurs a pu dire avec autant de vérité que de finesse : Le nouveau ministère est un effet sans cause.
Puisque la révolution ministérielle n'était pas le résultat d'une nécessité du gouvernement, elle annonçait donc une autre intention. Laquelle? delà, des conjectures diverses : delà, de justes alarmes.
On se rappelle, non sans effroi, qu'autour d'une sphère élevée, règne une atmosphère de nuages qui trop souvent intercepte la vérité.
Si j'avais moins d'aversion pour les personnalités, je devrais ici rechercher si la composition du ministère nouveau était propre à dissiper ces craintes.
Mais la personnalité n'est point une arme à mon usage. Je me bornerai à vous demander, à vous, Messieurs, si les antécédents de quelques-uns des ministres semblaient offrir aux intérêts nationaux des garanties suffisamment rassurantes. L'indépendance nationale, la liberté constitutionnelle, voilà les deux premiers besoins du pays : l'indépendance
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nationale avant tout, la constitution avant tout le reste. Or Messieurs, n'était-il pas permis de se souvenir que, parmi les hommes récemment élevés au pouvoir, l'un avait refusé deux ans de prêter serment à la Charte.? qu'un autre., dispensez-moi, Messieurs, d'en dire davantage.
Mais, encore une fois, laissons les personnes: voyons les déclarations et les actes. Plus de concessions! voilà le premier cri des organes avoués du ministère. Plus de concessions 1 que de révélations dans ce peu de paroles 1 Il va donc renaître, ce conflit si funeste entre le pays et le pouvoir I Plus de concessions 1 et quelles sont donc ces concessions si larges que l'on regrette et que l'on se promet de ne plus renouveler? Une loi contre la fraude en matière d'élections, une loi qui supprimait la censure et les autres entraves inconstitutionnelles mises à la liberté de la presse, voilà tout ce que la France avait obtenu sous l'administration précédente. Ainsi, frauder les élections, opprimer inconstitutionnellement la presse, voilà donc ce que le pouvoir regarde comme son droit, voilà la propriété qu'il regrette d'avoir laissé échapper de ses mains 1 Alors la presse libérale a invoqué contre un avenir menaçant la protection des chambres législatives ; elle a fait pressentir le refus de l'impôt par les dé-
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pu Les de la France. Comment ont répondu les journaux ministériels? par des menaces de coups-d'État.
Le gouvernement représentatif, disait l'un, n'est pas le gouvernement des majorités; un autre opposait à la majorité des suffrages la majorité des pouvoirs ; un troisième renouvelait la doctrine d'un pouvoir constituant supérieur à la Charte. Les auteurs de ces proclamations séditieuses n'étaient point poursuivis, n'étaient pas même désavoués. Y oilà, Messieurs, dans quelles circonstances les associations se sont formées, non pour attaquer, mais pour se défendre; non pour forcer, comme en d'autre temps, le pouvoir à fléchir devant l'insurrection populaire, mais pour empêcher le pouvoir lui-même de s'insurger contre les arrêts qui lui seraient signifiés par les autorités légales et constitutionnelles. On s'est associé, non pour refuser actuellement l'impôt qui serait demandé conformément aux lois, mais pour se préparer à refuser éventuellement l'impôt qui pourrait être exigé au mépris de la loi. Qui oserait, Messieurs, affirmer que ces craintes ont été gratuites et téméraires? Qui sait les maux que ces associations ont prévenus, les tempêtes qu'elles ont conjurées ?
Le ministère, Messieurs, n'a point osé attaquer ouvertement ces associations. Comment attaquer ce qui se fait dans l'intérêt, pour la défense de la loi ?
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Mais il a cherché à les annuler indirectement, en poursuivant les journaux qui les publiaient. Partout, sur toute la surface de la France, des poursuites ont éclaté au même instant; partout les mêmes textes de loi ont été invoqués, les mêmes arguments produits, la même direction donnée aux poursuites : admirable accord, qui peut-être renferme pour vous quelque révélation nouvelle I Malgré ces rigueurs multipliées, nulle part suite n'a été donnée aux accusations dirigées contre les journaux qui n'avaient fait que publier sans réflexion des actes d'association, quel qu'en fut le texte. Le Journal des Débats, le Constitutionnel, qui avaient publié purement et simplement VAssociation bretonne, ont d'abord été mis hors de cause, et pourtant l'Association bretonne était précédée elle-même d'un préambule assez olfensif contre le ministère. C'est depuis cette époque qu'une association s'est formée dans le département du Nord. M. Leleux a, dans son journal, annoncé le fait sans réflexion. Il n'était pas plus attaquable, dès-lors, que le Constitutionnel et que le Journal des Débats : il l'était moins, car l'Association lilloise, différente en cela de l'Association bretonne, n'était précédée d'aucun préambule.
N'importe : c'était une association, il fallait poursuivre, on a poursuivi.
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Ici commence le domaine de la discussion. Elle reposera tout entière sur deux propositions que je crois également incontestables : 1° la simple publication d'un fait dans un journal ne constitue point un délit; 2° la publication d'un fait légitime ne constitue point un délit.
La publication des faits, voilà principalement la mission de la presse et surtout de la presse périodique. Nous vivons sous le règne de la publicité. Chez nous, point de censure qui oblige à taire ce qui est; point de puissance qui puisse étouffer la vérité sous prétexte que toute vérité n'est pas bonne à dire. Un fait est-il iudifférent ? sa publication est sans danger ; est-il bon? il faut le répandre pour qu'on l'imite; est-il mauvais ? il faut le signaler pour qu'on le réprime. Publier un fait, ce n'est point se l'approprier.
Si j'annonce qu'un assassinat a été commis, je ne deviens pas assassin moi-même. Sans doute, si je dis que vous avez volé, je vous diffame; mais si je rapporte que, dans un lieu public, un tel vous a nommé voleur, c'est an tel qui est le diffamateur; moi, je ne suis que le nouvelliste, et si le fait est exact, je suis à l'abri de tout reproche. C'est ce qui a été jugé relativement à l'association, par les décisions qui ont renvoyé de toutes poursuites les D( bats, la Cazelte et le Constitutionnd.
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Et considérez, je vous prie, la vertu de ces décisions. Non-seulement elles confirment la preuve de l'innocence ; mais, à défaut de l'innocence, elles établiraient encore la bonne foi, ce qui revient au même en matière de délit. Comment M. Leleux pourrait-il être condamné pour avoir fait aujourd'hui ce qu'il avait vu juger innocent hier, et dans des espèces moins favorables, par le tribunal de Paris, par la cour de Metz, par le tribunal de Rouen, etc., etc. ?
Ce peu de mots suffit pour justifier ma première proposition. La seconde exige plus de développements, car là vient se placer l'examen de plusieurs questions importantes soulevées par le ministère public.
Je dis que l'Association lilloise est un fait légitime, et que la publication d'un fait légitime ne peut constituer un délit.
Pour être plus clair, je commence par établir ici quatre propositions, sur lesquelles j'appelle d'avance toute l'attention du ministère public, en le suppliant de m'interrompre sur celle qui n'obtiendrait point son assentiment. S'il m'arrête, je prouverai mon dire; s'il garde le silence, je regarderai le principe comme accordé, et j'en déduirai les conséquences.
J'affirme donc :
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1° Que refuser l'impôt illégalement 'demandé est un droit ; 20 Que refuser l'impôt illégalement demandé n'est pas-seulement un droit, mais encore un devoir moral; 30 Que l'association, ayant ainsi pour objet un acte légitimé, est une convention légitime ; 40 Que la publication d'un fait légitime est également légitime.
Puisque l'on ne m'interrompt point, je crois superflu de donner mes preuves : je regarde ces quatre points comme concédés. Il ne reste plus qu'à voir si M. Leleux a fait autre chose que ce qui est renfermé dans ces diverses propositions.
(Ici le défenseur donne lecture de l'acte d'association publié par Y Écho du Nord, et fait remarquer qu'il ne contient absolument rien autre chose que le texte d'un article de la Charte, celui d'un article de la loi de finances qui défend de prélever un impôt que les chambres n'auraient point librement voté, l'engagement de s'associer pour l'exécution de ces deux lois, et quelques conventions purement réglementaires. Il en tire la conséquence que l'association est éminemment légitime, et que par suite sa publication ne peut être coupable. Il continue en ces termes : )
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« En présence de vérités si palpables, on n'a pu incriminer l'article de Y Écho du Nord qu'en accumulant subtilités sur subtilités.
Ainsi, l'on a fait ce raisonnement : Prévoir la levée d'un impôt illégal, c'est supposer les ministres capables de l'exiger : or, exiger un impôt illégal est un crime : c'est donc les supposer capables d'un crime; c'est leur faire outrgae.
Et comme ce syllogisme ne suffirait pas encore pour conduire au but que l'on se propose, il a fallu y joindre cet autre syllogisme tout aussi concluant.
Cette imputation outrageante s'applique au ministère tout entier ; or, le ministère tout entier constitue le gouvernement du roi ; donc l'imputation renferme un outrage au gouvernement du roi.
Je pourrais peut-être me borner à répondre que c'est là construire bien laborieusement un corps de délit. J'avais toujours cru jusqu'à présent qu'un délit devait être chose claire, certaine, aussi claire, aussi certaine que la peine qui doit le suivre. Quand un accusé entre en prison, ce n'est point par voie de déduction et de conséquence; quand il y reste, ce n'est point en vertu de syllogisme : la prison est chose palpable, manifeste, et tous ces raisonnements, toutes ces argumentations plus ou moins
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trompeuses, toutes ces déductions plus où moins susceptibles d'illusion et d'erreur, n'ont rien qui corresponde dans mon esprit à la certitude matérielle de la peine. Ce n'est point là ce qu'a voulu la loi. Elle punit les diffamations, les injures, les provocations au crime; ce sont là toutes choses qui tombent sous le sens : quant à vos syllogismes, à vos interprétations, toute cette métaphysique est étrangère à l'objet de la loi : c'est du romantisme en fait de police correctionnelle.
Mais ne craignons pas d'aborder corps à corps l'argumentation de nos adversaires. Les principes ne peuvent que gagner à cette discussion.
Je déclare donc que le raisonnement que je combats repose sur une double et grave erreur.
L'accusation se trompe, en supposant que la défiance envers les ministres est contraire à la loi ; L'accusation se trompe encore, en supposant que la collection des ministres constitue ce que la loi désigne sous le nom de gouvernement du roi.
Le gouvernement constitutionnel, nous l'avons dit, n'est point un gouvernement de confiance; il est au contraire un gouvernement de prévoyance.
Ce qui le distingue des gouvernements absolus, ce sont les garanties qu'il offre aux citoyens et au pays.
Or. qu'est-ce qu'une garantie, sinon la prévoyance
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d'un abus et l'indication d'un remède destiné, soit à le prévenir, soit à le réparer ? Quel besoin de garantie, si les hommes du pouvoir sont réputés impeccables et infaillibles ? Prévoir le mauvais usage du pouvoir, est, dites-vous, un outrage aux dépositaires du pouvoir ? Alors, pourquoi les chambres, destinées à limiter son action législative? Pourquoi l'institution du jury, pourquoi l'inamovibilité judiciaire, destinées à borner son influence dans les jugements? Pourquoi enfin l'établissement de la responsabilité ministérielle? Quoi donc! la constitution elle-même est-elle coupable d'outrage envers le gouvernement du roi, quand elle établit que les ministres peuvent être accusés, quand elle prévoit qu'ils pourront se rendre coupables de trahison ou de concussion? Et remarquez bien que la Charte, qui contient ces dispositions, est l'œuvre d'un roi de France, et qu'ainsi, dans le système de nos adversaires, Louis XVIII, en donnant la Charte, aurait outragé son propre gouvernement. Prévoir le mauvais usage du pouvoir serait un outrage au pouvoir! Eh quoi 1 Messieurs, trouvez-vous que la loi vous outrage, parce qu'après l'appel elle ouvre un recours en cassation contre les décisions des Cours royales, et bien plus, parce que, prévoyant les cas de dol et de fraude, elle autorise la prise à partie contre les ma-
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gistrats, même contre les tribunaux? Tout notre Code civil est rempli de précautions contre les tuteurs, les maris, les médecins, les ministres du culte; est-ce à dire que le Code outrage les ministres du culte, les médecins, les maris, les tuteurs ? L'histoire nous apprend que le président des États d'Aragon, à l'élection des rois, leur faisait jurer d'observer les franchises nationales : à ces conditions, disaient-ils, nous promettons de vous obéir, sinon non. L'Aragon outrageait-il ses rois en les couronnant ?
(Le défenseur ici donne lecture d'un passage du rapport de M. Courvoisier, Garde-des-Sceaux à l'époque du procès, sur la loi de 1819. On y voit que, suivant le rapporteur, le gouvernement doit s'attendre à être harcelé; qu'on pourra travestir ses plans et dénaturer ses intentions, parler d'oppression au peuple et outrer ses craintes ; mais que la liberté de la presse, étant le mobile et le soutien du gouvernements représentatif, il faut endurer ses inconvénients pour jouir de ses avantages.
L'orateur rappelle aussi les derniers arrêts de la Cour royale de Paris dans la cause de M. Madrolle et dans celle de M. Henrion, qui avaient excité le gouvernement à un coup d'État, et que la Cour avait pourtant déchargés d'accusation.) Assurément, reprend-il, inviter à commettre un
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crime, c'est en supposer capable celui qu'on y invite: appeler le ministère à changer par ordonnance la loi d'élections, c'est supposer qu'il pourra répondre à cet appel. Ainsi donc, d'après l'accusation, supposer la possibilité du crime pour provoquer à le commettre, serait un fait innocent : supposer la possibilité du crime pour chercher à le prévenir, serait un acte coupable !.
Non, Messieurs, dire que le ministère excite la défiance, c'est parler la langue constitutionnelle; c'est prendre contre lui des sûretés que la nature de notre gouvernement autorise; c'est prévoir ce qu'a prévu la Charte elle-même.
Mais maintenant peut-on dire, avec quelque espoir de faire illusion, que le ministère constitue le gouvernement du roi ?
Ce système, je l'avoue, a quelque chose que je ne puis comprendre. On convient qu'il est licite d'attaquer chaque ministre en particulier, et l'on ne veut pas qu'il soit permis d'attaquer le ministère, qui pourtant n'est que la réunion des ministres. Attaquez tel ou tel ministre, nous dit-on; attaquez-en deux, attaquez-en trois, attaquez-en six; mais n'en attaquez pas sept ; vous attaqueriez le gouvernement du roi. Ainsi, en écoutant un orchestre, je puis dire que chaque instrument en particulier joue faux ;
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mais il faut que j'avoue, à peine de délit, que l'ensemble est parfaitement juste : je puis, au théâtre, user largement contre chacun des acteurs du droit qu'à la porte on achète en entrant; mais malheur à moi si je m'avise de dire que la troupe est mauvaise ou la pièce mal jouée 1 Voici plusieurs liqueurs ; il m'est permis de dire de chacune d'elles que c'est un poison ; mais qu'on vienne à les mêler, je serai forcé d'avouer que l'ensemble compose le plus salutaire des breuvages !
Un tel principe, Messieurs, serait subversif du gouvernement constitutionnel : il ne conduirait à rien moins qu'à proclamer l'inviolabilité du pouvoir ministériel, dont la responsabilité, au contraire, est la base de notre constitution. Certes, sans qu'il soit besoin d'autre examen, on peut affirmer d'avance que la loi n'a pas entendu donner un tel démenti à la loi, et que le législateur n'a pas proscrit en 1822 ce qu'il avait autorisé en 1814.
Au surplus, rappelons nos souvenirs, et voyons dans quelles circonstances a été rendue la loi de 1822.
Le gouvernement royal, jeune encore, succédait alors au gouvernement impérial qui lui-même avait succédé à la République. L'un avait exalté chez les Français la passion de la gloire, l'autre celle de la
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liberté. On voulait prévenir des comparaisons dangereuses ; on voulait faire respecter le gouvernement royal, le gouvernement de la dynastie des Bourbons; empêcher qu'on ne l'avilît, en le présentant comme un gouvernement honteux ou funeste à la France, en provoquant, par des insinuations offensantes, une contre-restauration, un changement de dynastie. C'est contre ce danger que la loi s'est armée.
(Le défenseur rappelle à ce sujet la discussion de la Chambre des députés sur la loi de 1822, l'opinion du ministre de l'intérieur, celle du rapporteur de la commission. Il cite les paroles de M0 Hennequin, plaidant pour la Gazette de France. Il poursuit) : L'interprétation qu'on voudrait vous faire adopter serait un démenti formel donné à tout l'ensemble de notre législation politique. La Charte contient un chapitre tout entier destiné à régler les formes du gouvernement du roi. Y est-il question du ministère?
Loin de là ; c'est la personne du roi, c'est la Chambre des pairs, c'est la Chambre des députés qui sont présentées comme les éléments constitutifs du gouvernement royal. Bien plus : l'art. 4 de la loi de 1822 reconnaît formellement à la presse le droit de censurer les ministres. Soit, nous dit-on; mais il s'agit des ministres considérés isolément. Je ré-
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ponds d'abord que la loi ne distingue pas; qu'ainsi l'accusation n'a pas le droit de distinguer. Je-réponds encore qu'ici il y a erreur capitale. La constitution française ne reconnaît point de ministres agissant isolément : elle ne reconnaît'qu'un ministère collectif et solidaire.
Sur ce point, je n'aurais besoin d'invoquer que le principe si connu, si vulgaire de l'unité du pouvoir exécutif. Mais d'ailleurs nous avons des actes, nous avons des faits légaux qui ne permettent point de doute sur le principe.
A son second retour en France,. l'auteur de la Charte, dans sa proclamation de Cambrai, s'exprimait en ces termes : « Je prétends ajouter à cette Charte toutes les ga» ranties qui peuvent en assurer le bienfait; l'unité » du ministère est la plus forte que je puisse offrir; » j'entends qu'elle existe. »
Fidèle à sa promesse, le roi législateur rendait, le 9 juillet, l'ordonnance suivante : « Voulant donner à notre ministère un caractère » d'unité et de solidarité qui inspire à nos sujets une » juste confiance, avons ordonné.
» Art. 1er. Le prince de Talleyrand, pair de s France, est nommé président du conseil des mi» nistres. »
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Rien de plus formel, vous le voyez : en France, point de ministres indépendants les uns des autres, mais un ministère un et solidaire. Ce n'est point tel ou tel ministre qui dirige l'administration, c'est le conseil des ministres. Ainsi, quand je censure un acte ministériel, je ne censure point un ministre; je censure tous les ministres. Quand je blâme un système d'administration, je ne blâme point M. Decazes, M. de Villèle, M. de Polignac; je blâme le ministère.
Et combien l'opinion contraire ne serait-elle pas elle-même outrageante pour le gouvernement du roi !
Voyez donc que, loin de le protéger, vous le livrez au blâme, aux reproches des Chambres, aux accusations, aux condamnations qui peuvent s'en suivre.
Ainsi, suivant vous, quand la Chambre de 1827 a donné le nom de déplorable au précédent ministère, ce serait le gouvernement du roi qu'elle aurait signalé comme déplorable ; quand, dans sa dernière adresse, elle a montré l'administration actuelle en opposition avec les besoins de la France, ce serait au gouvernement du roi qu'elle aurait entendu appliquer cette opposition. Ainsi le gouvernement du roi, selon vous, pourrait être accusé par la Chambre des députés, condamné par la Chambre des pairs; oti verrait le gouvernement du roi mis en prison, exposé
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au carcan, flétri, envoyé aux galères, pour peu qu'on adoptât la bénigne jurisprudence de l'Espagne touchant les délits politiques. Quel langage ! Quelle doctrine !
(Après une courte discussion sur la jurisprudence et sur les termes de la loi de 1822, le défenseur continue) : J'ai dit que ce n'était qu'à force de subtilités qu'on pouvait attaquer des vérités aussi simples ; j'en trouve une nouvelle preuve dans le premier argument que l'on m'oppose.
Le ministère, dit l'accusation, n'avait encore fait aucun acte au moment où s'est formée l'Association lilloise; ce que l'on attaquait, ce n'était donc point les actes ministériels, c'était le choix du monarque lui-même ; c'était la prérogative royale qui se trouvait en butte à la censure.
C'est toujours avec peine, Messieurs, que nous voyons compromettre dans ces disputes le nom sacré du monarque. Rappelez-vous ce que dit à ce sujet Montesquieu : « Une loi des empereurs poursuivait » comme sacrilèges ceux qui mettraient en question » le jugement du prince et douteraient du mérite de » ceux qu'il avait choisis pour quelque emploi. Ce » furent bien le cabinet et les favoris qui établirent » ce crime. Une autre loi avait déclaré que ceux qui
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» attentent contre les ministres et les officiers du » prince sont criminels de lèze-majesté, comme s'ils » attentaient contre le prince même. Quand la ser» vitude elle-même viendrait sur la terre, elle ne » parlerait pas autrement. »
Au surplus, ne craignons pas de le dire, dans cet exposé de l'accusation, il n'y a pas un mot qui ne soit une erreur.
1° C'est un blasphème politique que de prétendre que, sous le gouvernement constitutionnel, il puisse y avoir un acte quelconque exempt de responsabilité et par conséquent de censure. Tout, dans ce gouvernement, doit porter la signature d'un agent responsable. Sortez de là, et vous sapez par sa base le principe tutélaire de l'inviolabilité royale, inséparable de la responsabilité ministérielle.
Les ordonnances du 8 août ne sont point des actes de bon plaisir; il n'en est point de tels sous le régime représentatif: ce sont des ordonnances contresignées et dès-lors soumises à la discussion. La première est signé Bourdeau, la seconde Polignac : ce sont des ordonnances de nomination, comme celles qui institueraient un préfet, un juge, un conseiller d'État. Le poste est plus élevé, l'acte d'institution est le même.
On nous dit que c'est faire la guerre aux noms au
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lieu de la faire aux actes. Pure chicane de mots. Un nom, en politique, est l'expression d'un système, et j'adjure nos adversaires de nous déclarer, en leur âme et conscience, si l'arrivée au ministère de MM. de Lafayette, Labbey de Pompières, Benjamin Constant, ne leur paraîtrait pas l'expression bien positive d'un système d'administration favorable aux intérèts populaires, comme la promotion de MM. de Polignac et de La Bourdonnaye a pu sembler à d'autres l'expression également positive d'un système d'administration favorable aux intérêts de l'aristocratie? Ce n'est point sans antécédents que l'on se trouve placé au premier poste de l'État. Les chefs du ministère actuel étaient-ils donc des hommes inconnus avant leur élévation au pouvoir? Ou bien l'ordonnance de nomination au ministère est-elle une sorte de baptême qui régénère celui qui la reçoit ?
Un portefeuille nous met-il en état de grâce, et du jour qu'il nous est donné, est-ce une vie nouvelle qui commence pour nous?
Quoi de plus caractéristique qu'un nom propre ?
Quand je vous dis qu'une armée est commandée par César, doutez-vous qu'elle ne fasse des prodiges?
Quand je vous annonce qu'une cause sera défendue par Dupin, n'est-ce pas vous annoncer qu'elle sera plaidée avec éloquence? Qu'à l'instant même on
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vienne vous apprendre qu'un manuscrit de Tite-Live vient d'être retrouvé dans les ruines d'Herculanum ; avant de l'avoir lu, ne vous écrierez-vous pas que les lettres viennent de faire une acquisition précieuse? Un nom n'est rien, dites-vous? et que sur un foulard apparaisse, non pas seulement un nom, mais une simple image, à l'instant même tous vos huissiers sont en marche; vous fulminez des réquisitoires. Que n'attendez-vous donc aussi les actes?
20 Yous prétendez que les ministres n'ont point agi : quoi 1 depuis le 8 août, les ministres n'ont point nommé des préfets, des juges, un préfet de police, des présidents de colléges électoraux 1 Ils n'ont point destitué des. fonctionnaires, voire même des fonctionnaires électeurs ! Ils n'ont point évacué la Grèce 1 Ils n'ont point souscrit le traité qui lui donne un roi 1 Ils n'ont point préparé à grands frais une guerre lointaine) ils n'ont point convoqué, et plus tard, prorogé les Chambres législatives! approuvez, défendez ces actes, soit; mais en les approuvant, vous nous reconnaissez le droit de les blâmer.
A défaut d'actes pour juger l'administration, ne nous suffit-il pas encore de ses paroles? Plus de concessions! nous ont dit les ministres. Ainsi la Charte est encore inexécutée dans une foule de ses dispositions, et pourtant on vous déclare que vous
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n'avez plus de concessions à attendre. Ainsi l'inamovibilité des juges n'existe point encore en matière administrative, et l'on vous déclare que vous ne l'obtiendrez jamais. Vous n'avez point de loi municipale, et l'on vous interdit d'espérer une loi municipale. La Charte est violée encore par le double vote, par la septennalité, et l'on vous signifie que la Charte restera violée. Et l'on veut que vous attendiez des actes pour avoir une opinion sur le ministère !.
3° Les ministres n'ont point agi I C'est dans leur propre intérêt que je repousse cette défense. Si le ministère, en effet, n'avait point agi, dans les circonstances où il s'est trouvé depuis neuf mois, il serait ou le plus coupable ou le plus incapable des ministères. Quoi ! la France, sous la Charte, est encore gouvernée par les institutions de l'empire, et les ministres n'auraient point agi ! Quoi ! l'Europe était en feu, l'Orient en armes; nous avions à déclarer ou notre alliance ou notre neutralité, et les ministres n'auraient point agi ! Quoi ! l'Amérique du sud promet à notre commerce des débouchés immenses, et les ministres n'auraient point agi! Quoi !
l'usurpation est assise sur le trône de Portugal, qu'elle ensanglante, et les ministres n'auraient point agi ! Je no veux point, pour les ministres, d'une pa-
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reille apologie, car si j'avais Ú traduire un ministère devant la Chambre des Pairs, je ne tiendrais pas d'autre langage pour l'accuser.
Revenons, Messieurs, à la vérité; revenons au principe et laissons les arguties. Je redirai, en terminant, les paroles par lesquelles j'ai commencé : Nous vivons sous un gouvernement de précaution, non sous un gouvernement de confiance. Vainement vient-on vous protester qu'on n'en veut point à vos libertés : cela peut être, mais agissez toujours comme si vous aviez vos libertés à détendre. N'attaquez point; mais au besoin tenez-vous prêts à résister, dans les limites de la loi. Lorsqu'en 1822 le pouvoir proclamait qu'il ne songeait point à envahir l'Espagne, lorsqu'il s'indignait contre la malveillance qui propageait de pareils bruits, en ce moment même sa pensée était à la guerre, et l'envahissement de la Péninsule était arrêté dans ses conseils. Pour nous, nous n'affirmons rien à la charge des ministres ; mais nous prévoyons le cas où leurs desseins seraient contraires Ú la loi. Si c'est erreur de notre part, bien d'autres l'ont partagée avec nous; si c'est frayeur panique, bien d'autres l'ont ressentie comme nous.
En concevant de tels soupçons, nous souhaitons d'avoir commis à leur égard un jugement téméraire; mais bien d'autres ont péché par le même défaut de
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confiance, et si c'est un motif de nous punir, Messieurs, que celui de vous qui est sans péché nous jette la première pierre.
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NOTE
SUR UNE
CONSULTATION POUR M. tSAMBERT.
M. François-André Isambert, avocat aux conseils du Roi et près la Cour de cassation, éminent parmi les hellénistes et parmi les jurisconsultes, avait publié dans la Gazette des Tribunaux du 14 septembre 1826, un article contre les arrestations arbitraires sur la voie publique. Il fut envoyé pour ce fait devant la police correctionnelle. Entre l'ordonnance de renvoi, rendue par la Chambre du conseil, et le procès, M. Berville rédigea une consultation (4 décembre 1826), œuvre de pure discussion de droit, dans laquelle il combattait la doctrine de la Chambre du conseil, et s'efforçait d'en redresser les erreurs.
M. Isambert, défendu par MM. Dupin aîné et Barthe, fut condamné à cent francs d'amende; mais il fut acquitté en appel.
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CONSULTATION POUR M. ISAMBERT.
Le Conseil soussigné, qui a pris lecture 1° D'un article inséré dans le n° 283 de la Gazette des Tribunaux, intitulé Des arrestations arbitraires sur la voie publique, et signé de Me Isambert, avocat à la Cour de cassation ; 2e D'une ordonnance du Tribunal de la Seine, rendue en chambre du Conseil, laquelle met en prévention l'auteur dudit. article, et les journalistes qui ont concouru à sa publication, comme ayant provoqué à la rébellion et à la désobéissance aux lois ; délits prévus par les art. 1, 3 et 6-de la loi du 17 mai 1819; EST D'AYIS : 1° Que l'article en question ne renferme aucune expression contraire à l'obéissance due aux lois ou aux dépositaires de l'autorité légale ; 2°' Que lors même que l'on supposerait, contre l'avis du Conseil, que la doctrine contenue audit article ne fût pas conforme à la meilleure interprétation des lois, il serait impossible de reconnaître, dans une simple discussion de droit, et sur des points
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au moins susceptibles de controverse, les caractères de la provocation punie par le législateur.
Avant d'entrer dans le développement de ces deux propositions, le Conseil a un regret à exprimer : c'est que l'ordonnance de mise en prévention ait négligé de spécifier, comme le prescrit la loi, les textes à raison desquels la prévention est prononcée.
L'ordonnance se borne à citer dans son préambule, et par forme d'exemples, deux passages fort courts de l'article inculpé; puis elle s'arrête, en disant qu'il est inutile d'en développer plus en détail les passages susceptibles d'incrimination.
Le Conseil ne saurait partager cette opinion; jamais il n'est inutile, quand on accuse, de dire pourquoi et sur quoi l'on accuse. D'ailleurs, la loi du 26 mai est formelle en ce point : elle exige positivement, et à peine de nullité, que l'ordonnance de mise en prévention articule les provocations à raison desquelles la prévention est prononcée. (Loi du 26 mai 1819, art. 6 et 15.) La défense serait donc en droit d'exiger que l'accusation se renfermât dans le cercle où s'est renfermée l'ordonnance qui lui sert de base. Toutefois, le Conseil pense que la défense n'a pas besoin de recourir il cette exception, et qu'il convient mieux au caractère de la cause, à celui de l'écrivain accusé, d'ac-
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cepter franchement la discussion dans toute son étendue.
Pour éclairer cette discussion, il est indispensable, puisque l'ordonnance ne peut fournir à la défense des lumières que celle-ci était en droit de lui demander, de bien se fixer sur le but et sur le caractère de l'article incriminé, d'en rechercher préliminairement l'esprit, la doctrine et les conclusions.
ANALYSE DE L'ARTICLE INCRIMINÉ.
L'auteur de cet article commence par rappeler un fait de .notoriété publique, et qu'attestent d'ailleurs les archives des tribunaux : c'est que, depuis quelque temps, plusieurs arrestations arbitraires ont eu lieu de la part des derniers agents de la police.
Il ajoute, ce qui n'est pas moins notoire, que souvent ces actes arbitraires restent sans réparation. A ce sujet, il cite l'exemple d'un sieur Cornille, qui, victime d'une vexation semblable, non-seulement n'a pu faire punir l'auteur de son arrestation, mais a même été condamné aux frais de la procédure.
D'après cela, il se demande si la loi n'offrirait pas aux citoyens des garanties plus efficaces contre des abus si graves; ces garanties, il croit les trouver dans
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le droit qu'ont les citoyens, suivant lui, d'opposer aux arrestations illégales une résistance, tantôt passive, tantôt même offensive (nous verrons tout-àl'heure ce que l'auteur entend par ces mots), selon le degré d'illégalité de l'arrestation.
L'auteur est donc conduit à examiner quels sont les cas où une arrestation est légale, quels sont les cas où elle est illégale. Ici, nous devons fixer quelques points généraux qui résultent de l'examen de l'article.
Le premier est qu'il ne s'y agit nullement de discuter le mérite des arrestations exécutées, n'importe comment, en vertu d'un ordre de l'autorité compétente. L'auteur se borne à rechercher quelles sont les personnes à qui la loi attribue le droit de donner des ordres d'arrestation.
Le second, c'est qu'il n'y est point question des arrestations opérées en vertu de mandat de justice.
L'auteur reconnaît positivement que les magistrats de l'ordre judiciaire ont droit d'ordonner des arrestations, et que les citoyens doivent s'empresser d'obéir, sur l'exhibition de leur mandat : il compte même au nombre des garanties qu'il signale, le droit de demander cette exhibition.
Le troisième, enfin, c'est que les conseils exprimés dans l'article ne s'adressent qu'aux citoyens domici-
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liés. Le mot domicilié y est même souligné; d'ailleurs, la chose résulte, de la manière la plus claire, de tout le contexte de l'article, et notamment du conseil que donne l'auteur aux citoyens menacés d'arrestation illégale, d'offrir leur nom et LEUR ADRESSE.
L'objet de l'article est donc d'examiner quels sont, hors de l'ordre judiciaire, les fonctionnaires auxquels la loi attribue, dans certains cas particuliers, le droit d'ordonner l'arrestation d'un citojen domicilié (droit qui, dans les cas ordinaires, n'appartient qu'aux magistrats de l'ordre judiciaire); et quels sont les cas où ce pouvoir extraordinaire leur est accordé.
Sur ces deux questions, l'auteur interroge les dispositions de la loi, et il arrive aux conclusions suivantes : 1° Dans le cas de flagrant délit, les officiers de police judiciaire ont droit d'arrestation, pourvu qu'il s'agisse d'un fait qualifié CRIME par la loi; 2° Hors les cas de flagrant délit, et même en cas de flagrant délit, lorsqu'il ne s'agit que d'un délit correctionnel ou d'une contravention de simple police, les officiers de police judiciaire n'ont point le droit d'ordonner, de leur chef, l'arrestation d'un citoven domicilie: il faut un mandat de justice:
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30 Quant aux officiers de paix et autres agents inférieurs de la police, ils ne sont pas même qualifiés par la loi officiers de police judiciaire; ils ont donc encore moins que ceux-ci le droit d'ordonner des arrestations : leur mission se borne à surveiller et à rendre compte aux commissaires de police et autres officiers de police judiciaire.
L'auteur émet, en conséquence, l'opinion que toute arrestation ordonnée par un agent sans caractère., ou par un agent ayant caractère, mais agissant hors des limites de sa compétence légale, est une arrestation arbitraire, et que les citoyens ne sont pas tenus de déférer à l' ordre qui leur est intimé de cette manière.
Examinant ensuite le caractère et les limites de résistance, il distingue, à cet égard, entre les agents porteurs d'un caractère légal extérieur, tels que les gendarmes, et les agents sans caractère.
Quant aux premiers, il n'admet qu'une résistance purement passive : Sc'est-à-dire que le citoyen qu'on veut ainsi arrêter « a droit de refuser de marcher, » et d'appeler les citoyens pour constater les actes » de violence dont il serait l'objet. Il avertit même » les citoyens qu'ils doivent s'abstenir de toute ex» pression injurieuse contre les agents de la force
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» publique. Il les invite à offrir leur nom et leur » adresse. »
A l'égard des agents sans caractère légal extérieur, comme les simples agents de police, il pense « que » la résistance pourrait être offensive; c'est-à-dire » que la personne arrêtée pourrait user de la défense » personnelle, et repousser la violence par la vio» lence. »
Tel est le système de l'article incriminé, que le conseil a lu et relu avec la plus profonde attention, et dont il est sûr d'avoir présenté l'analyse la plus fidèle.
Maintenant on se demande en quoi cette doctrine pourrait encourir l'animadversion du législateur, et quelles sont les propositions séditieuses que les magistrats instructeurs ont pu y trouver à reprendre?
Plus on y réfléchit, plus on est porté à croire qu'il y a ici quelque malentendu. La lecture du préambule qui précède l'ordonnance de mise en prévention, est propre à confirmer cette pensée.
On lit, en effet, dans ce préambule, que l'auteur a fait un appel « au droit de savoir s'il faut obéir ou D résister aux ordres de l'autorité, mani festés par » l'organe de ses agents. » Or, l'article ne contient rien de semblable : il ne s'applique nullement aux
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agents de l'autorité exécutant les ordres de la justice; mais aux agents de l'autorité ordonnant, de leur propre mouvement, des arrestations qu'ils n'ont point droit d'ordonner.
On y lit encore, relativement à l'article inculpé, cette assertion positive : « on n'y tolère d'autre néces» sité d'obéissance que celle résultant pour chacun » du sentiment intime de sa culpabilité. » Or, le Conseil, qui a examiné avec le plus grand soin tous les paragraphes de l'écrit incriminé, croit pouvoir affirmer, avec la certitude la plus entière, que rien de semblable ne s'y rencontre. Tout ce qu'on y voit, c'est que chacun peut apprécier par lui-même, non pas la question de culpabilité, mais la question de flagrant délit ; c'est que les citoyens présents sur le lieu de l'arrestation sont, aussi bien que les agents de l'autorité, juges du flagrant délit ; ce qui évidemment ne signifie rien autre chose, sinon que la question de savoir s'il y a flagrant délit (et si, en conséquence, tel ou tel officier de police judiciaire a qualité pour arrêter sans mandat un citoyen domicilié) est une pure question de fait, que tout le monde est à même de décider par les témoignages de ses sens, et non une question de droit dont la solution soit soumise à une compétence particulière. C'est là une vérité aussi simple qu'inoffensive.
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Le Conseil est donc persuadé que la chambre du Conseil n'a prononcé la mise en prévention, que faute d'avoir suffisamment saisi le sens de l'article et le dessein de l'auteur. Cette méprise est d'autant plus concevable que, suivant l'auteur lui-même, ce n'était point un article définitivement rédigé, mais de simples notes, qu'il avait envoyées à la Gazette des Tribunaux ; que ces notes ont été, contre son attente, imprimées telles qu'il les avait jetées sur le papier; que cette circonstance a pu répandre sur la rédaction un peu de vague et d'obscurité, et faire illusion à la conscience des magistrats instructeurs.
Toutefois, comme la persuasion du Conseil à cet égard n'est et ne peut être qu'une simple opinion personnelle, il n'en doit pas moins discuter la prévention, sous le double caractère que lui assigne l'ordonnance de la chambre d'instruction.
On a vu que l'auteur admet deux sortes de résistance : l'une, passive, qui s'applique aux agents sans mission légale, mais revêtus pourtant d'un caractère légal extérieur, tels que les gendarmes, et qui consiste à démander l'exhibition de l'ordre du magistrat; à refuser de marcher en l'absence de cet ordre ; à offrir son nom et son adresse : enfin, en cas de contrainte, à prendre les personnes présentes sur le lieu de l'arrestation à témoins de la violence.
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Dans la doctrine de l'auteur sur ce premier point, la chambre du Conseil a cru voir le délit àe provocation à la désobéissance aux lois ; L'autre espèce de résistance, qualifiée d'offensive, s'applique aux agents à la fois sans mission et sans caractère légal, et consisterait à repousser, le cas échéant, la violence par la violence, en usant du droit de défense personnelle.
Cette seconde partie de la doctrine de l'auteur a paru à la chambre du Conseil constituer une provocation à la rébellion.
Examinons séparément chacun de ces griefs.
1° Provocation à la désobéissance aux lois.
Pour soutenir ce premier grief, l'accusation doit établir, Ou que la loi attribue à quelques-uns des agents ou fonctionnaires désignés dans l'article, des pouvoirs que cet article leur dénie ; Ou que la loi impose aux citoyens Yobéissance passive envers tout agent de la force publique, même agissant hors de ses pouvoirs.
Pour établir la première de ces deux propositions, l'ordonnance cite d'abord les articles 8. 10 et 16 du Code d'instruction criminelle.
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Il suffit de jeter un coup d'œil sur chacun de ces articles pour se convaincre qu'aucun d'eux n'est applicable à la cause.
L'art. 8 déclare que « la police judiciaire recher» che les crimes, les délits et les contraventions, en » rassemble les preuves, et en livre les auteurs aux » tribunaux chargés de les punir. »
Or, l'auteur n'a jamais nié que les officiers de police judiciaire n'eussent le pouvoir de rechercher les crimes, etc. d'en rassembler les preuves, et d'en saisir les auteurs, soit en vertu de mandats de justice, soit de leur propre autorité, dans les cas où la loi leur confère spécialement mission à cet égard.
Reste à savoir quels sont ces cas; et c'est précisément cette recherche qui fait l'objet de l'article en discussion.
L'art. 10 porte que « les préfets des départements, » et le préfet de police à Paris, pourront faire » personnellement, ou requérir les officiers de police » judiciaire, chacun en ce qui le concerne, de faire » tous actes nécessaires à l'effet de constater les » crimes, délits et contraventions, et d'en livrer les » auteurs aux tribunaux chargés de les punir, con» formétnent à l'art. 8. »
Or. l'auteur n'a jamais nié que ni les préfets des départements: ni le préfet de police n'eussent le
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droit de faire personnellement les actes en question, ou de requérir les officiers de police judictail'e, chacun en ce qui le concerne ; au contraire, il a expressément reconnu ce droit.
Mais il a pensé que cet article ne donnait au préfet de police le droit de réquérir que les officiers de police judiciaire, et non d'autres individus ; il a aussi pensé que ce même article ne donnait point au préfet de police le droit de requérir les officiers de police judiciaire, en ce qui ne les concernerait pas, mais seulement en ce qui les concerne.
Sous l'un et sous l'autre rapport, le texte de l'article 10 est tout-à-fait d'accord avec l'opinion de l'auteur, qui n'en est que la traduction littérale (1).
L'article 16 détermine les attributions des gardeschampêtres et forestiers, comme officiers de police judiciaire. Ces attributions sont tout-à-fait spéciales, et n'ont trait, comme le déclare expressément le premier alinéa dudit article, qu'aux délits et con-
(1) Voici le passage : « D'après l'article <10 du Code, ce magistrat (le préfet de police), peut faire personnellement tous les actes de police judiciaire ; il peut aussi déléguer le droit de faire ces actes : mais à qui? à ceux-là seulement qui sont qualifiés par la loi officiers de police, et non à d'autres; et dans ce cas, l'officier délégué agit sous sa responsabilité personnelle. » (Noie du Mémoire.)
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traventions de police qui auraient porté atteinte aux propriétés rurales et forestières.
Or, l'article inculpé ne contient pas un mot qui ait trait, soit directement, soit indirectement, à ces agents d'une juridiction exceptionnelle. Au contraire, on y remarque que l'auteur a évité de les comprendre dans l'énumération des officiers de police judiciaire dont il examine les attributions (2e col., lignes 2 à 14) : on sent, en effet, que cela était complètement étranger à l'objet de son article.
Cette énumération est même encore restreinte dans l'alinéa suivant, où l'auteur se borne à signaler les abus commis, en matière d'arrestation, par de simples gendarmes, ou des sous-officiers de gendarmerie, ou des agents inférieurs de police (officiers de paix et autres).
L'article 16 est donc complètement étranger au texte comme à l'esprit de l'article attaqué, et peutêtre est-il permis de s'étonner de voir figurer dans la prévention un article de loi si évidemment dénué de tout rapport avec l'écrit qu'on accuse.
A la suite du Code d'instruction criminelle, l'ordonnance cite l'arrêté des consuls du 12 messidor an VIII, et la loi du 28 germinal an YI.
Ici, d'abord, se présente une réflexion bien naturelle; ou ces lois contiennent seulement les mêmes
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dispositions que le Code d'instruction criminelle, et, dans ce cas, ce n'est pas à elles, c'est à ce Code qu'il faut se reporter : ou elles contiennent des dispositions que le Code d'instruction criminelle n'a pas cru devoir rappeler, et alors ce Code, qui leur est postérieur, et qui renferme un corps complet de législation sur la matière, les aurait implicitement abrogées : Au surplus, continuons d'examiner.
L'ordonnance rappelle les articles 38 et 39 de l'arrêté du 12 messidor an VIII. Consultons ces articles ; qu'y voyons-nous?
1° « Que le préfet de police et ses agents pourront » faire saisir et traduire aux tribunaux de police » correctionnelle les personnes prévenues de délits » du ressort de ces tribunaux. » (Art. 38.) Mais nulle part l'auteur n'a refusé au préfet de police ni à ses agents le droit de faire saisir des prévenus, c'est-à-dire d'exécuter des mandats de justice.
2° Qu'ils pourront « faire saisir et remettre aux » officiers chargés de l'administration de la justice » criminelle, les individus surpris en flagrant délit, » arrêtés par la clameur publique, ou prévenus de » délits qui sont du ressort de la justice criminelle. »
Mais nulle part l'auteur n'a refusé au préfet de police ou à ses agents le droit de saisir ou de faire
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saisir des individus pris en flagrant délit, ou poursuivis par la clameur publique, pour faits du ressort de la justice criminelle; ni celui de faire saisir les prévenus de crime, c'est-à-dire, encore une fois, d'exécuter des mandats de justice.
L'ordonnance cite encore l'art. 125 de la loi du 18 germinal an YI, reproduite, dit-elle, dans l'ordonnance organique du 29 octobre 1820.
Mais, loin de contredire la doctrine de l'auteur accusé, cette loi en est, au contraire, la confirmation la plus évidente. L'auteur pense que, dans les cas ordinaires, la gendarmerie n'a point, de son chef, droit d'arrestation sur un citoyen domicilié : la loi de germinal spécifie un certain nombre de cas extraordinaires (comme flagrant délit, mendicité, évasion de détenus ou de condamnés, etc.), où la gendarmerie est appelée à saisir les individus désignés par cette loi : d'où la conséquence nécessaire que, hors ces cas, ce droit ne lui appartient pas. C'est précisément ce qu'a prétendu l'auteur de l'article incriminé.
Telle est aussi l'opinion de M. Merlin, v° arrestation, § 1er. Ce jurisconsulte se demande, si l'on peut arrêter une personne, sans un ordre spécial émané dq Vautorité publique. « On ne le peut régulièrement, » répond-il, qu'en cas de flagrant délit. La gendar-
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» merie peut cependant, elle doit même arrêter » d'office les vagabonds, les mendiants valides et » les déserteurs. (Loi du 28 germinal an VI, tit. 9.) » Toute personne peut d'ailleurs arrêter les condam» nés aux travaux forcés ou à la réclusion, qui se » sont évadés. »
Ainsi, évasion de condamnés, désertion, mendicité, vagabondage : voilà les seuls cas auxquels M. Merlin réduit, en se référant à la loi de l'an VI, le droit d'arrestation d'office à l'égard de la gendarmerie : or, aucun de ces cas n'a le moindre rapport avec le système de l'écrit attaqué.
Un premier point reste donc constant : c'est que cet écrit n'a point conseillé la résistance aux agents de l'autorité, dans les cas où ils agissent légalement, mais dans les cas où ils agissent illégalement.
Désormais donc, pour trouver dans cet article une provocation à la désobéissance aux lois, il faudrait rapporter un texte de la loi qui imposât aux citoyens l'obéissance passive envers tout agent de la force publique, alors même que cet agent ne serait pas dans la limite de ses pouvoirs.
En d'autres termes, il faudrait citer une loi qui prescrivit d'obéir à ce qui est illégal.
Or, on sent assez qu'une telle loi ne saurait exister. Elle irait directement contre le but du législa-
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teur : elle impliquerait contradiction dans ses termes.
Loin qu'un tel système soit écrit dans aucune de nos lois, la doctrine contraire résulte positivement de la discussion des Chambres sur la loi du 17 mai 1819.
On se rappelle que le projet présenté aux Chambres ne contenait aucune disposition relative au délit de provocation à la désobéissance aux lois.
Un député, M. Jacquinot de Pampelune, voulant réparer cette omission, proposa l'amendement suivant : « La provocation à la désobéissance aux. lois, » ou autres actes de l'autorité publique, etc., sera » punie. »
Mais M. le Garde-des-Sceaux, répondant à M. Jacquinot de Pampelune, s'opposa fortement à la dernière partie de l'amendement, relative aux actes de l'autorité publique, autre que les lois. « Si les actes » de l'autorité, dit-il, sont faits en exécution des lois, » désobéir, résister à ces actes, c'est désobéir aux » lois elles-mêmes. Mais si ces actes n'étaient point » une exécution des lois, si même ils étaient con» traires aux lois, et les agents de l'autorité sont tll» lement nombreux que la supposition n'est point » impossible, dans ce cas, faut-il prescrire l'obéis» sance? la prescrire sous des peines? »
La Chambre partagea l'avis de l'orateur du Gou-
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vernement, et, en adoptant la première partie de l'amendement, relative aux lois, elle rejeta la seconde partie, relative aux autres actes de l'autorité publique.
Déjà la doctrine des auteurs s'était expliquée dans le même sens; plusieurs ont même été plus loin.
Ainsi, M. Merlin, portant la parole comme, procureur general, devant les Chambres assemblées de la Cour de cassation, a soutenu qu'il n'y avait point de délit à repousser à main armée des gendarmes qui, sans formalités légales, s'étaient introduits de force, pendant la nuit, dans le domicile d'un citoyen. (Voy.
Repertoire de jurisprudence, Vo Rébellion, § III, pag. 749, troisième alinéa.) Cette doctrine, au reste, n'a rien de neuf ni d'extraordinaire. Elle est, depuis longtemps, admise en Angleterre, où les tribunaux et le jury en font journellement application. Delolme, dans son livre sur la Constitution de l'Angleterre, en rapporte un exemple remarquable.
« Un constable, hors de son precinct ou ressort, arrête une femme nommée Anne Dekins ; le nommé Tooly prit sa défense, et, dans la chaleur de la querelle, TUA l'assistant du constable. Poursuivi comme meurtrier, il allégua pour sa justification que l'illégalité de l'emprisonnement était une cause de pro-
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vocation suffisante pour rendre l'homicide excusable, et demandait, en conséquence, d'être admis au bénéfice du clergé. Les jurés, ayant prononcé sur le point de fait, laissèrent le point de droit à la décision du juge, en rendant un verdict spécial, ou sentence sous réserve. L'affaire fut portée devant le tribunal même du King's bencll (Banc du Roi), et de là elle fut encore ajournée pour avoir l'opinion des douze grands juges. Voici l'opinion que délivra le juge Holt : « Si un homme est emprisonné par une autorité » illégale, c'est une provocation suffisante à toutes » personnes, ensuite de leur compassion, beaucoup » plus lorsque l'emprisonnement est fait sans cou» leur de justice. Quand la liberté du sujet est atta» quée, c'est une provocation à tous les sujets d'An» gleterre. Un homme doit s'intéresser pour la grande » charte et les lois ; et si quelqu'un en emprisonne un Il autre illégalement, il est un offenseur contre la » grande charte. » Après quelque débat, occasionné surtout parce que le nommé Tooly ne paraissait pas avoir eu connaissance que le constable fut hors de son precinct, sept des juges furent d'opinion que le prisonnier n'était coupable QUE DE MEURTRE NON VOLONTAIRE, et il fut admis au bénéfice du clergé. (Delolme, t. II, cli. XLV.
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Les journaux ont aussi fait connaître, il y a quelques années, le trait d'un membre du parlement, qui tua d'un coup de pistolet un officier de police voulant pénétrer chez lui de force, sans être porteur d'ordre légal. Traduit en Cour d'assises, il fut renvoyé absous, comme ayant agi dans le cas de légitime défense.
« Il est reçu en principe, dit M. Rey, auteur d'un » ouvrage sur les Institutions judiciaires de l'Angle» terre (1), dans les grandes Cours de justice, que ® tout citoyen peut se défendre contre un agent du » pouvoir qui agit illégalement. Par exemple, à Lon» dres: en décembre 1823, aux assises de Guild'hall, » LA COUR déclara qu'il n'y avait aucun délit pour » avoir défendu contre un constable un homme qu'on » voulait arrêter dans Vintérieur d'une maison, at» tendu qu'on était entré illégalement par la fenêtre; » et plus récemment, le 13 juillet 1824, dans l'affaire » Stratford contre Moss, où l'on accusait un corista» ble d'être complice de mauvais traitements, pour .» avoir aidé à faire sortir de force un homme d'une
(1) Nous citons avec confiance cet ouvrage, malgré sa publication encore récente, parce qu'il se compose principalement de faits, et que les faits n'ont pas besoin, comme la doctrine, de l'épreuve du temps, pour faire autorité.
(Note du Mhnoire,)
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» maison, l'avocat du constable ayant donné pour )) excuse que son client n'avait agi que dans l'exer» cice de ses fonctions, sur la réquisition qui lui en » avait été faite, le chef de la Cour du banc du roi » déclara positivement que le constable, avant d'agir, » devait examiner si les circonstances dans lesquelles » il était requis justifiaient son intervention. )) - (V.
t. II, p. 200 et 201.) - On voit que la jurisprudence anglaise, ainsi que M, Merlin, vont plus loin que M. Isambert, quant au droit de résistance aux agents de l'autorité agissant illégalement, mais porteurs d'un caractère légal extérieur. A leur égard, M. Isambert n'admet qu'une résistance passive : il veut que les citoyens s'abstiennent envers eux de toute expression injurieuse (et, à plus forte raison, de toute voie de fait) ; tandis que M. Merlin et les juges anglais admettent, même à l'égard de ces agents, la résistance offensive, qui peut aller jusqu'aux voies de fait, jusqu'aux blessures graves, jusqu'à l'homicide. Il est donc évident que, loin d'avoir outré la doctrine de la résistance, M. Isambert ne l'a présentée qu'avec des tempéraments qui font honneur à sa circonspection.
Cependant, lors même qu'il aurait professé, dans toute leur étendue, les principes de la législation anglaise, il n'aurait pas seulement, pour défendre son
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opinion, le secours et l'autorité d'une jurisprudence étrangère et d'un savant jurisconsulte français : il aurait aussi l'autorité d'une Cour royale (la Cour de Lyon), qui, dans un arrêt du 24 mai dernier, a déclaré LÉGITIME la résistance d'un sieur Fusy (quoique accompagnée de violences et de voies de fait graves), à la saisie d'une portion de ses meubles, que la loi déclarait insaisissable.
On assure même que, depuis cet arrêt, une autre chambre de la même Cour a rendu une seconde décision dans le même sens : mais c'est un fait que le Conseil n'a pas été à même de vérifier.
On pourrait ajouter, sinon à titre de jurisprudence, du moins à titre de considération, qu'une foule de décisions rendues par des jurys sur tous les points de la France, ont accueilli des défenses fondées sur le même système.
En résultat, il faut se demander si l'auteur accusé peut être considéré comme coupable de provocation à la désobéissance aux lois, pour avoir émis, sur le droit de résistance, une doctrine beaucoup moins hardie que la doctrine qu'on produit tous les jours avec succès devant les Cours d'assises; qu'on professe et qu'on applique depuis plus de cent ans en Angleterre; qu'a professée, devant la Cour de cassation, un profond jurisconsulte, portant la parole au
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nom du ministère public, et qu'a récemment appliquée une des Cours du royaume.
L'opinion du Conseil ne saurait être douteuse sur cette première question ; passons à la seconde, que la discussion qui précède a déjà éclaircie en grande partie.
20 Provocation à la rébellion.
La jurisprudence anglaise, M. Merlin, la Cour royale de Lyon décident qu'un citoyen peut, sans se rendre coupable de rébellion, opposer une résistance offensive, même aux agents porteurs d'un caractère légal extérieur (constables, gendarmes, huissiers), lorsque ces agents opèrent illégalement.
M. Isambert a-t-il provoqué à la rébellion, pour avoir enseigné que l'on peut opposer une résistance offensive aux agents non porteurs d'un caractère légal extérieur, et agissant illégalement ? Voilà toute la question.
Le Code pénal, art. 209, définit ainsi la rébellion : « Toute attaque, toute résistance avec violence et » voies de fait envers les officiers ministériels, les » gardes-champêtres ou forestiers, la force publique, » les préposés à la perception des taxes et des con» tributions, leurs porteurs de contraintes, les pré-
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» posés des douanes, les séquestres, les officiers ou » agents de la police administrative ou judiciaire, » agissant pour l'exécution des lois, des ordres ou » ordonnances de l'autorité publique, des mandats » de justice ou jugements. »
Il ne saurait être ici question, dans le système de la prévention, que des agents de la police administrative ; car ce sont les seuls à l'égard desquels l'auteur inculpé ait fait entrevoir la possibilité d'une résistance offensive.
Ici, on serait d'abord en droit de se demander quels sont les agents dont l'art. 209 a voulu parler.
Croira-t-on que le législateur ait eu en vue toute espèce d'agents, même ceux qui n'ont aucun caractère, même ceux que l'on n'avoue pas ? A-t-il voulu environner d'une sanction légale jusqu'à ces êtres flétris par l'opinion, dont la mission n'est pas seulement secrète, mais clandestine; qui, non-seulement ne montrent point leur qualité, mais la cachent aux regards des citoyens? N'est-il pas beaucoup plus naturel de penser que la loi n'a voulu parler que des agents ofliciels, revêtus d'un caractère patent, et porteurs d'un signe extérieur, tels que les commissaires de police, les inspecteurs de la navigation, etc., et dès-lors la doctrine de l'auteur, qui ne s'applique qu'aux agents inférieurs et privés de la
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police administrative, n'est-elle pas à l'abri de toute critique?
Quelque opinion pourtant que l'on veuille se former sur cette question, l'art. 209 n'en est pas moins inapplicable au texte incriminé. Cet article, en effet, ne protège que les personnes agissànt pour l'exécution des lois, des ordres ou ordonnances de l'autorité publique, des mandats de justice ou jugements.
Et l'article de la résistance offensive, dans l'écrit inculpé, ne s'applique qu'aux, agents inférieurs de la police qui- se permettraient d'ORDONNER, de leur chef, l'arrestation d'un citoyen domicilié. Or, un agent de police, ordonnant, de son chef, l'arrestation d'un citoyen domicilié, n'agit évidemment pas pour l'exécution des lois, qui lui refusent, au contraire, le droit de donner de tels ordres; il n'agit pas pour l'exécution des ordres ou ordonnances de l'autorité publique, puisqu'il agit d'office, puisque c'est lui qui ordonne; il n'agit pas pour l'exécution des mandats de justice ou jugements ; car alors iln'ordonnerait pas, il ne ferait que porter des ordres.
L'art. 209 est donc complètement étranger à la question.
Mais, à cette occasion, c'est un devoir pour le Conseil de remarquer combien l'auteur est loin d'abonder dans son système avec une dangereuse exft*
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gération. Quoiqu'il signale comme arbitraires les arrestations opérées ainsi d'office par des agents inférieurs de la police, cependant il est d'avis que les citoyens y obéissent, s'ils se sentent coupables : il n'admet la résistance, même à un ordre illégal, que s'ils se sentent exempts de culpabilité. (Col. lre, in fine.) C'est probablement ce passage qui, mal interprété, a donné lieu aux magistrats auteurs de la mise en prévention de supposer que l'auteur ne tolérait d'autre nécessité d'obéissance que celle qui résulte pour chacun du sentiment intime de sa culpabilité.
Mais cette interprétation est précisément le contrepied de la pensée de l'auteur ; il reconnaît avant tout une nécessité d'obéissance, qu'il ne se borne pas à tolérer, mais qu'il proclame expressément, celle qui résulte d'un ordre légal d'arrestation. Mais, en l'absence même de tout ordre légal, il ne conseille point de résister si l'on se sent coupable. Il n'enseigne point que l'on puisse résister, fondé sur son innocence, à une arrestation régulièrement ordonnée; loin de là.
il donne à entendre qu'on fera bien d'obéir, même à une arrestation illégale, si l'on ne se sent point innocent.
Ainsi, le sujet de reproche que l'on a cru trouver dans cette phrase se change, à l'examen, en un sujet
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d'éloge, et toute application de l'art. 209 du Code pénal devient manifestement erronée.
Maintenant, le Conseil va raisonner dans une autre hypothèse. En admettant, contre ce qui vient d'être prouvé, que l'auteur eût complètement erré dans sa doctrine, cette erreur constituerait-elle, de sa part, une provocation punissable ?
QUESTION SUBSIDIAIRE. La simple erreur, sur un point - de droit, conslitue-t-elle un délit?
Il serait, certes, bien cruel que l'on ne pût errer sur l'interprétation d'un ou de plusieurs articles de la loi, sans se rendre passible de peines correctionnelles; car le nombre est grand des thèses de droit -sur lesquelles on peut, avec bonne foi, embrasser le pour ou le contre, et la profession de jurisconsulte deviendrait ainsi singulièrement périlleuse.
Heureusement, tel n'est point le sytème de la loi qui nous régit : elle ne sévit point contre des opinions et dés doctrines ; elle distingue avec soin la discussion de la provocation.
Qu'un écrivain, dans un langage ardent, parle aux passions de la multitude; qu'il foule violemment aux pieds la majesté des lois et de leurs ministres ; qu'il allume, par des excitations impétueuses. la
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flamme des séditions, il provoque, sans doute ; il est coupable; il doit être puni.
Mais qu'un jurisconsulte, le Code à la main, en scrute, en interprète les dispositions ; qu'il énonce ce que, dans sa pensée, a voulu le législateur; qu'il disserte sur le sens et sur les effets de la loi : se fûtil mille fois trompé, il n'est point provocateur, il n'est que logicien inexact. Il a usé du droit d'examen et de discussion : son esprit a p.u s'égarer; sa volonté est restée innocente.
Dans l'espèce de la cause, que voyons-nous? Un journal, consacré aux matières judiciaires, est consulté par des citoyens qu'effraie l'arbitraire dans les arrestations; ce journal, qui compte des jurisconsultes au nombre de ses rédacteurs, s'adresse à l'un d'eux pour répondre aux personnes qui le consultent : le jurisconsulte interrogé, interroge à son tour les lois, se forme une opinion sur la question qui lui est soumise, jette à la hâte des notes sur les points de droit qu'elle soulève, les envoie au journal qui les imprime. Comment reconnaître ici la provocation ?
où est l'appel aux passions? où est l'intention coupable ?
L'homme qui cite la loi et qui la discute, ne fait point d'appel aux passions; il ne fait d'appel qu'à la raison et à l'intelligence.
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L'homme qui se borne à traiter un point de droit ne s'égare point par malice, alors même qu'il s'égare ; il ne fait que payer tribut à l'imperfection dela raison humaine. Il ne faut point, le punir, il faut le réfuter.
D'ailleurs, s'agit-il ici de quelqu'un de ces principes promulgués dans nos cœurs par la nature et par la raison ? S'agit-il au moins de quelqu'un de ces grands principes d'ordre social placés au premier rang dans notre législation, par leur clarté autant que par leur importance ? A-t-on contesté l'inviolabilité du monarque ? les pouvoirs des Chambres législatives? Non : les attributions plus ou moins étendues des derniers agents de la police, l'interprétation plus ou moins large d'un arrêté de l'an VIII, voilà la haute question, voilà le principe immuable sur lequel on ne veut pas permettre à un jurisconsulte de se tromper, sous peine de prison et d'amende.
Par ces motifs, le Conseil pense que l'auteur de l'article inculpé n'a émis aucune doctrine contraire aux lois et à l'obéissance que leur doivent les citoyens; Il pense, en outre, que l'erreur de doctrine sur des matières législatives, souvent susceptibles de con-
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troverse, ne pourrait, en aucune façon, être assimilée à une provocation criminelle..
Délibéré à Paris, ce 4 décembre 182G.
Adhérèrent à cette consultation plus de trente avocats, parmi lesquels figuraient MM. Berryer père, Persil, Lamy, Parquin, Mérilhou, Lavaux, Courborieu, Renouard, Dupin jeune, Chaix-d'Est-Ange, Boulay de la Meurthe aîné, Boulay de la Meurthe jeune, Gilbert Boucher, Ch. Comte, V, Lanjuinais, Portalis, etc.
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MINISTÈRE PUBLIC.
NOTICE
SUR LE
PROCÈS DE M. DE KERGORLAY.
Après la Révolution de 1830, la Chambre des députés avait révisé la Charte et proclamé Louis-Philippe roi des Français (7 août). Le même jour, la Chambre des pairs adoptait la Charte modifiée, sauf un seul point, l'annulation des créations de pairs faites sous Charles X. Elle ne voulait pas exercer contre elle-même cette mesure de rigueur, sur laquelle elle déclara s'en rapporter à la prudence du lieutenant-général du royaume. Mais son adhésion à la dynastie qui s'élevait, suivit, dans la soirée, celle de l'autre chambre.
Les pairs prêtèrent serment de fidélité le 10 août ; les députés, le lendemain. Toutefois un certain nombre de membres des deux Chambres, attachés à la branche aînée des Bourbons, s'étant abstenus de se présenter, la loi du 31 août fixa un délai de quinze jours pour les députés, d'un mois pour les
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pairs de France, passé lequel, ceux qui n'auraient pas prêté serment, seraient réputés démissionnaires.
Parmi les hommes que la déchéance partielle prononcée le 7 août n'atteignait pas, (car il tenait sa pairie de Louis XYIII,) mais que leurs affections et leurs principes éloignaient du régime naissant, se trouvait le comte Florian de Kergorlay.
Il adressa le 23 septembre à M. Pasquier, président de la Chambre des pairs, une lettre contenant la notification et l'explication motivée de son refus (le serment. Soit qu'il prévît que, malgré sa demande expresse, le président n'insérerait pas cette pièce au procès-verbal de la séance, (et en effet M. Pasquier ne la communiqua pas publiquement à ses collègues,) soit qu'il voulût en saisir immédiatement les organes de la publicité, il la fit paraître, coup sur coup, dans la Quoi idiome du 25 septembre, et dans la Gazette de France du 27.
C'était un manifeste en faveur de la légitimité contre la Révolution des trois jours.
Le comte déclarait ne pas savoir en vertu de quel droit, l'élection d'un nouveau roi et la rédaction ifune nouvelle Charte s'étaient faites. Lorsqu'il avait prêté serment à ses rois, il n'avait pas cru que les erreurs qu'ils pourraient commettre comme les autres hommes, dussent le délier de ses serments,
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ni envers eux, ni envers leurs légitimes successeurs; ni l'autoriser à concourir à un acte de violence, qui voudrait dépouiller ses concitoyens de la salutaire institution de l'hérédité du trône. Il réclamait à l'avantage de Charles X, la fiction constitutionnelle de l'inviolabilité de la personne royale et de la responsabilité des ministres ; à plus forte raison, le bénéfice de la réalité même des choses pour le « royal enfant mineur qui, disait-il, est étranger aux actes de son aïeul, et qui, par le seul fait de la double abdication de S. M. le roi Charles X et de son auguste tils, devint, à cet instant même, le 2 août dernier, le roi à qui ma fidélité est engagée. »
« Les Chambres, continuait-il, sans pouvoir rien alléguer contre le droit de M. le duc de Bordeaux, ont transféré le 7 du même mois sa couronne au premier de ses sujets. Je ne m'associerai point par un serment à un acte auquel je me serais cru coupable de concourir. »
« A défaut d'aucun droit, on a allégué en faveur du roi qu'ont élu les Chambres, que lui seul pouvait sauver la France. Je pense, au contraire, qu'il était de tous les Français le plus incapable de la sauver, parce que, de tous les Français, il est celui a qui l'usurpation à laquelle on le convia dut sembler la plus criminelle. »
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Quant à la Charte modifiée, il attendrait, avant de prêter serment, que les modifications qu'y pourraient désirer les Français, apparussent à leurs vœux sous l'autorité du roi légitime. « Élevé par sa noble mère dans le sentiment intime de ses devoirs envers son peuple, l'enfant royal vivra pour le bonheur de la France, et nous sera un jour rendu. »
Ensuite, M. de Kergorlay s'élevait contre l'exclusion dont avaient été frappés ceux des pairs de France qui avaient reçu leur dignité de Charles X, — un quart environ de l'assemblée.— Et à ce sujet, rappelant le procès intenté alors par-devant la Cour des pairs aux ministres du dernier roi, il demandait si une telle exclusion n'allait pas altérer la nature de ce tribunal, et le transformer en commission ou tribunal extraordinaire? « Je sais, ajoutait-il, de quel nom sont inévitablement flétries dans la postérité les condamnations à mort, lorsqu'elles sont portées par les tribunaux de cette espèce. Je ne m'associerai pas, par un serment, à un acte d'exclusion qui transforme la Cour des pairs en commission ou tribunal extraordinaire, et qui stigmatise à l'avance les condamnations à mort qu'elle pourrait porter, de la qualification d'assassinat judiciaire. »
Enfin, comme pour mieux accentuer son défi, il terminait en signifiant que « un membre de la
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Chambre des pairs, déclaré déchu de son droit de siéger, parce qu'il demeure fidèle à son serment, ne peut se croire valablement déchargé, par là, de son obligation de délibérer et de voter dans la Chambre dont il est membre. Sa volonté ne se rend point complice de l'obstacle qui l'empêche de remplir ce devoir; il cède à l'abus de la force matérielle. »
A cette offensive hardie, .prise parun chevalier en face de toute une révolution, le gouvernement répondit, dès le 27 septembre, par des poursuites judiciaires contre M. de Kergorlay, MM. de Brian, rédacteur-gérant de la Quotidienne, de Genoude et Lubis, rédacteurs de la Gazette de France. En présence des magistrats de première instance, M. de Kergorlay déclina les tribunaux ordinaires, excipant de sa qualité de pair de France, qui le rendait justiciable de la Cour des pairs exclusivement. Le parquet lui opposa son refus de serment. Toutefois, comme la lettre incriminée avait été écrite avant l'expiration du délai d'un mois porté dans la loi du 31 août, la réclamation de M. Kergorlay fut admise.
Une Ordonnance royale, datée du 9 novembre, constitua la Chambre des pairs en Cour de justice; et la Cour cita les quatre accusés à comparaître devant elle le 22 du même mois (1830).
M. Persil, procureur général près la Cour royale
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de la Seine, soutint l'accusation sur les chefs d'attaque à l'autorité constitutionnelle du roi; d'excitation à la haine et au mépris du gouvernement; de provocation à la désobéissance aux lois ; enfin d'offense à la personne du roi.
M. de Kergorlay parla ensuite, non pour se défendre, mais pour affirmer plus énergiquement que jamais ses inflexibles convictions, et pour reprocher à ses anciens collègues de ne les point partager.
Après lui, M. Berryer, son avocat, déploya en vain la puissante éloquence que son client avait privé d'avance de toute efficacité.
M. Guillemin défendit la Quotidienne ; M. Hennequin, la Gazette.
M. Berville, passé du barreau, où il combattait naguère, au ministère public, et devenu, bien qu'à son corps défendant, premier avocat général près la Cour de la Seine, avait accepté la charge de la réplique. Il soutint avec autorité et modération le pouvoir issu d'une révolution, qu'il jugeait légitime au nom de la souveraineté nationale.
M. de Kergorlay fut condamné à six mois d'emprisonnement et cinquante francs d'amende; MM. de Brian et de Genoude, à un mois d'emprisonnement et cent cinquante francs d'amende; M. Lubis fut acquitté.
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RÉPLIQUE DE M. BERVILLE. (1) SÉANCE DE LA COUR DES PAIRS DU 22 NOVEMBRE 1830.
MESSIEURS ET NOBLES PAIRS, Est-il bien nécessaire, pour l'accusation, de répondre à la défense? Des paroles éloquentes, incisives souvent, peut-être même quelquefois plus qu'incisives, ont été prononcées devant vous; mais à l'exception des derniers arguments qui vous ont été présentés, est-ce bien une défense que vous avez entendue ? A-t-on voulu se défendre, ou bien a-t-on voulu attaquer? C'est, nobles pairs, ce que déjà vous pouvez apprécier dans vos consciences ; c'est ce que déjà la voix de votre président a pu sembler indiquer jusqu'à un certain point. La liberté de la défense, cette liberté si précieuse à laquelle nous nous empressons toujours de rendre hommage ; cette liberté respectable surtout lorsqu'elle se place dans la bouche de l'accusé, vous lui avez rendu le plus éclatant hommage, et vous rendrez aussi au ministère public cette justice qu'il a sympathisé avec vos
(1) Gazette des Tribunaux du 25 novembre 1830.
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sentiments, qu'aucune démonstration de sa part n'est venue gêner la défense. Ainsi, lorsqu'une voix que nous nous interdisons de contredire, a attaqué la Chambre des députés, la Chambre des pairs, l'autorité royale et la personne sacrée du roi, nous avons gardé le silence, nous avons dû le garder; peut-être pourrions-nous le garder encore, car nous ne croyons pas que de telles paroles soient véritablement contagieuses.
Chargés de soutenir une cause que nous croyons juste, nous devons, non pas vous remettre sous les yeux tous les éléments qui peuvent s'opposera l'argumentation de la défense (car nous parlons devant des juges pourvus de lumières supérieures), mais du moins vous présenter ce qu'il y a de plus important dans la cause que vous avez à juger. Sous ce rapport, nous pouvons nous réduire à très-peu de paroles ; en effet, ne suffit-il pas, dans les accusations de ce genre, de lire le texte de la loi, le texte du crime, et de laisser à la conscience du juge le soin de porter un jugement toujours éclairé. C'est par où nous commencerons notre tâche, et nous croirons alors l'avoir presque entièrement remplie.
(Après avoir lu le texte des art. 4 et 9 de la loi du 17 mai 1819, M. Berville continue ainsi :) Maintenant, nobles pairs, il nous reste à vous de-
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mander si réellement les délits spécifiés par ces deux articles se rencontrent dans l'écrit qui vous est déféré. Est-ce commettre une attaque contre l'autorité constitutionnelle du roi que de méconnaître les droits dont le roi tient son élection ? Est-ce porter atteinte à l'autorité constitutionnelle du roi, que de traiter-l'acte qui l'a nommé d'acte de violence, et de présager une tyrannie par suite de cet acte ? Est-ce porter atteinte à l'autorité constitutionnelle du roi, que de proclamer un nouveau roi, et d'élever un trône contre un trône? Je m'étonne de vous faire cette question ; car je serais confondu de faire la réponse. Est-ce porter atteinte à l'autorité constitutionnelle du roi, que d'appeler le roi un sujet, et de traiter de coupable le serment qu'on lui prête et l'acte duquel il tient ses droits ? Est-ce enfin, nobles pairs, porter atteinte à l'autorité constitutionnelle du roi, que de préj uger le retour d'un autre roi qu'on qualifie de roi légitime ?
(L'organe du ministère public lit les divers passages, d'où jaillissent les réponses à ces diverses questions, et il ajoute :) Si quelque chose me surprend, nobles pairs, c'est d'être obligé de prouver qu'il y a un délit dans ces paroles, une attaque à l'autorité constitutionnelle du roi élu par les Français.
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Mais maintenant un second délit vous est signalé, l'offense envers la personne du roi. Je sais que toutes ces questions trouvent une facile réponse dans vos consciences éclairées. Or, je demande si c'est en effet offenser la personne du roi que de méconnaître son caractère, de le traiter d'usurpateur criminel, et de le déclarer incapable de sauver la France ? Nobles pairs, vous avez entendu les pièces, le texte de la loi : jugez.
Nous pourrions, je le répète, croire ici notre tâche à peu près remplie ; cependant une excuse a été invoquée par la défense. On a dit : M. de Kergorlay était pair de France, il était appelé à prêter serment, il avait le droit de motiver un refus de serment. La réponse est facile. Oui, si M. de Kergorlay se fût borné à monter à votre tribune, ou bien à écrire une lettre qui aurait été lue dans votre séance, et que, dans cette lettre, il eût expliqué ses motifs, nous avouons que l'action du ministère public serait irrecevable, car vous avez la police de vos séances. Notre juridiction cessait alors devant la vôtre.
Mais est-ce dans de semblables termes que la question se présente ? On ne vient pas à votre séance; on dédaigne d'y comparaître ; on vous envoie une lettre; cette lettre n'a pas les honneurs de la lecture ;
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rendons hommage à la haute convenance qui a motivé cette mesure de discrétion. Et cependant cette lettre est livrée à la publicité des journaux. Était-ce comme compte-rendu de la séance ? Non. A quel titre a-t-elle reçu de la publicité? c'était évidemment une provocation volontaire, une publication hostilement spontanée. Nous avons recueilli de la bouche des prévenus eux-mêmes, que cette lettre avait été portée aux deux journaux, avant même qu'on connût le résultat de cette séance, peut-être - avant qu'elle fût ouverte. Ce n'est donc pas un acte de conscience d'un homme qui, se dépouillant d'un pouvoir, dit pourquoi il s'en dépouille ; c'était un fait de la presse, et dès-lors la juridiction de la presse reprend tous ses droits.
On élève une autre question. Un pair de France, dit-on, au moment où s'agitait la question constitutive, où il s'agissait de savoir quelle légitimité serait préférée, qui on appellerait au trône, n'avait-il pas le droit de s'expliquer ? Notre réponse résultera d'une simple comparaison des temps. Sans doute, le 7 août dernier, lorsque cette question s'élevait dans la Chambre, si M. de Kergorlay eût usé du droit que vous aviez tous, de proclamer ce que vous regardiez comme des vérités, il aurait été couvert par l'inviolabilité de la pairie. Sans doute, à cet égard, son
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opinion, bien qu'erronée, était inviolable; nul ne pouvait lui en demander compte. Mais le 7 août passé et un nouveau trône établi, la question constitutive était décidée. Le 25 septembre, il y avait chose jugée depuis six semaines. Qu'avait-on besoin de ces protestations explicites qui n'étaient pas destinées à retentir seulement dans la Chambre ; mais qui, à l'exclusion de cette Chambre où elles n'ont pas été lues, devaient retentir dans la France tout entière ?
Sur ce point, on a confondu, dans la dernière defense, deux éléments bien distincts. La loi avait, diton, accordé un délai pour donner ou refuser le serment; jusque-là la question était libre; la question constitutive n'était pas résolue. L'erreur est grave.
Jusqu'au 7 août, la question constitutive est restée entière; ensuite vous avez délibéré, vous avez rendu la loi sur le serment, non pas pour savoir si l'ordre que vous aviez établi était ou non légitime; mais pour savoir quels étaient les adhérents et les nonadhérents à l'ordre nouveau ; ceux qui devaient conserver leurs fonctions, ceux qui devaient les abandonner; ceux qui devaient continuer à jouir du titre auguste de pair de France, et ceux qui, refusant de souscrire de nouveaux engagements, devaient s'interdire de partager ses travaux.
Cependant, quelques objections s'élèvent encore :
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on prétend qu'aucune loi ne peut s'appliquer au fait que nous avons signalé, que nous poursuivons devant vous. Est-ce par le fait de l'absence d'un texte formel? Non, assurément. Nous avons lu ce texte, et, à nos yeux, son applicabilité n'a souffertaucun doute.
On -dit que la loi de 1819 est une loi abrogée (1) : quelle est la loi qui l'abroge? Deux arguments sont présentés : la loi de 1819 aurait été reconnue incomplète, et aurait été suivie de celle de 1822 qui en aurait abrogé les dispositions. Cette assertion est erronée. L'histoire de la législation la contredit formellement. On a fait la loi de 1822 pour compléter la loi de 1819 que l'on croyait incomplète, sous le rapport de la qualification du délit, et sous celui de la pénalité. Y a-t-il quelque chose dans la loi de 1822 d'où l'on puisse conclure l'abrogation de la loi de 1819 ? et de ce qu'une loi reproduit à peu près, dans les mêmes termes, des dispositions existantes dans une loi antérieure, on infère que la première loi est abrogée 1.
On s'arrête peu, il est vrai, à cette argumentation, et l'on insiste beaucoup sur une autre considération.
La loi de 1819, dit-on, n'a pas été faite pour vous ;
"-l ', M. Berrycr avait soutenu cette doctrine dans sa plaidoirie.
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elle ne peut protéger les droits nouveaux, attendu qu'elle a été faite pour protéger les droits anciens.
Dans quelle enceinte, et devant quel tribunal cette argumentation vient-elle se produire ? Dans celle où, il y a dix années, nous fûmes appelés nous-mêmes et deux des défenseurs habiles qui sont devant nous, pour répondre à une accusation de complot intentée, non pas sans doute en vertu d'une loi faite sous la Restauration, mais en vertu du Code pénal de 1810, qui était fait pour protéger, non pas la dynastie des Bourbons, mais la dynastie impériale.
M. BERRYER : Et la Charte constitutionnelle.
On me dit qu'il y a eu la Charte constitutionnelle : n'y a-t-il pas eu une révision de la Charte constitutionnelle ? Peut-on prétendre qu'une loi est abrogée par cela même qu'il y aura un changement de personnes au pouvoir ?
Non, nobles pairs; en 1820 vous appliquiez sans scru pule et sans qu'on vînt soulever une pareille difficulté, le Code fait dans l'intention de protéger la dynastie impériale. Reconnaissez que la législation est indispensable, que la loi d'ordre public est indépendante des personnes qui se succèdent : les personnes sont mobiles, l'ordre public est immuable.
C'est ici, Messieurs, que notre tâche devient plus étendue, et paraîtrait pourtant moins impérieuse-
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ment commandée par une nécessité; car ce n'est plus le fond de la défense que nous avons à combattre, c'est une question politique qui nous est opposée ; ce n'est plus l'accusé venant se débattre contre l'accusation; c'est un parti politique venant planter son étendard dans cette enceinte, et porter des attaques au principe qui l'a renversé.
Ce n'est pas de la politique que nous faisons; nous nous refusons de mettre en question les droits de l'autorité qui nous gouverne, du prince qui nous régit. Nous n'avons pas à nous en inquiéter, c'est une chose jugée et jugée par vous-mêmes. Cependant, puisqu'on nous appelle sur ce terrain, on pourrait prendre pour de l'impuissance le refus d'y comparaître. Je vais donc toucher les principales questions politiques qu'on a cru devoir agiter, et sur lesquelles on s'est flatté de quelque succès, non dans cette enceinte, mais hors de cette enceinte, afin qu'il ne soit pas dit que la partie publique soit restée sans réponse devant les attaques qui ont été dirigées contre elle.
Tout, nobles pairs, se réduit à cette question, que je rougis de faire devant vous. Le pouvoir actuel estil légitime? Y a-t-il une légitimité aujourd'hui à la tète de l'ordre social? Questions singulières, étranges, questions qu'il est surprenant de se faire, aux-
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quelles il est peut-être étonnant d'avoir à répondre.
Eh bien 1 voilà quel sera notre première réponse : Jugez comme jury, nobles pairs; vous tous avez apporté ici une conscience pure et des lumières élevées ; vous tous avez approfondi les questions d'ordre social; vous tous en êtes les premiers juges; soyez jurés, interrogez vos lumières; descendez dans vos consciences, et répondez vous-mêmes dans le verdict que vous êtes appelés à prononcer : « La monarchie » actuelle est légitime. Le pouvoir actuel a pour lui » sa légitimité. » Voilà un jugement dont nous n'appellerons pas, et dont nous déclarons avec confiance la loyauté et la sincérité.
Mais quelle est donc cette légitimité qu'on veut nous opposer ? Quelle est cette abstraction qu'on veut invoquer en faveur de ce qui, si justement, a cessé d'être? Est-ce la légitimité du parjure et de la mitraille, qu'on mettrait au-dessus de la légitimité de la justice? Daignez, nobles pairs, faire rétrograder de quelques mois vos souvenirs. Supposez que dans cette enceinte, au 29 juillet, au moment même où étaient affichées sur toutes les murailles les ordonnances violatrices du pacte social, où cette violation était flagrante encore, au moment où ruisselait déjà dans les rues le sang des citoyens égorgés en défendant les lois, au moment même où vos maisons, vos
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édifices publics, vos temples portaient la marque des balles, des boulets lancés par la force armée, pour protéger la violation, le déchirement d'une Charte octroyée et jurée; supposez que ce jour-là même on fût venu vous parler de légitimité, des droits résultant de la naissance, de l'hérédité, qui devaient prévaloir sur l'indignation de tout un peuple, sur son sang versé, sur ses lois renversées, quelle aurait été la réponse? Faut-il la faire ? Fautil aller au-devant de ce que vous répondez vousmêmes ?
Ah 1 nobles pairs, sans la faire cette réponse, et en la supposant telle que nous ne craignons pas de la supposer, reconnaissons que ce qui est écrit dans tous les cœurs, c'est qu'il existe quelque chose avant toutes les légitimités du monde, avant celle même, nous oserons le dire, du vœu national, avant la souveraineté d'une nation sur elle-même ; cette chose est la légitimité de la justice, celle du droit, de la morale, de la bonne foi.
La France, il faut le dire, nobles pairs, ne s'est pas décidée facilement à briser ce principe d'hérédité, ce principe respectable dans les temps ordinaires, ce principe que, sans doute, il ne faut pas légèrement méconnaître, qui ne doit cesser de prévaloir que dans les cas extrêmes, et lorsque se fait
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entendre la voix impérieuse d'un principe encore plus puissant. Pendant quinze ans, que n'a-t-elle pas souffert, que n'a-t-elle pas enduré? faut-il vous le rappeler? faut-il faire de l'histoire dans cette enceinte? Vous la savez trop bien ; vous l'avez vue se passer devant vos yeux. Il vous souvient que vous-mêmes avez été les éléments d'une courageuse opposition, que bien des mesures criminelles vinrent échouer devant vous, et ne sortirent de votre enceinte que pour se convertir en mesures de bien public. Il vous en souvient, nous n'avons rien à ajouter.
Non, ce n'est pas à la France qu'on reprochera d'avoir sans cause brisé le principe de légitimité, d'avoir donné un exemple dangereux pour l'avenir.
Étrange prétention que celle de ces hommes qui, après avoir brisé la légalité, viennent l'invoquer, aujourd'hui qu'ils sont battus. Étrange prétention que celle de ces hommes qui, après avoir violé la loi- jurée par eux-mêmes, et fait un appel violent à la force, s'indignent aujourd'hui que la force ait triomphé d'eux 1 Ah! s'il existait chez eux un si grand amour de la légalité, de la légitimité si sacrée, pourquoi donc briser cette Charte qu'on avait jurée, dans laquelle le pouvoir ne pouvait pas se plaindre que sa part fut trop petite; car il se l'était faite à lui-
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même? Si la violence jetait si loin de leur cœur, pourquoi les journées des 27, 28 et 29 juillet; pourquoi ces troupes dans Paris, cette mousqueterie, ces baïonnettes, ces mandats d'arrêt contre les journalistes?
Je n'ai rien à ajouter; il me semble que la réponse sort ici de toutes les consciences. Nous respectons toutes les convictions, nous avons égard à toutes les affections particulières. Mais nous ne saurions trop nous étonner de cette persévérance d'amour pour ce qui a été rejeté par la France, après des provocations si obstinées; après des avertissements légaux si souvent réitérés, après des actes de violence si criminels.
Mais, dit-on, nous nous attaquons ici à de simples vœux. M. de Kergorlay ne provoque pas au changement de dynastie ; il jette au ciel ses espérances ; c'est le mot qu'on a cru pouvoir employer.
Mais, s'il jette au ciel ses espérances, pourquoi les fait-il donc imprimer dans deux journaux? (Rire général.) Nul ne lui reprocherait de nourrir dans son cœur de tels sentiments. Que M. de Kergorlay fût l'ennemi le plus acharné des opinions que nous reconnaissons comme légitimes, qu'il les combattît dans son âme, dans ses paroles, dans des entretiens, dans des salons, à cette tribune même, lorsqu'il était pair de France, qui songerait à les lui
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reprocher? Mais pourquoi imprimer et publier cette espérance? Ce n'est plus dès-lors un vœu secret, c'est une provocation par la voie de la publicité, et la Justice a pu s'en emparer.
On nous demande aujourd'hui, tantôt implicitement, tantôt explicitement, en paroles tantôt ménagées, tantôt vives, à quel titre Louis-Philippe est le roi des Français. Si nous n'avions pas, pour répondre, ce principe tiré du droit de toutes les nations, cet autre principe tiré de la nécessité, de la justice, nous aurions d'autres titres qu'apparemment M. de Kergorlay et ses défenseurs ne contesteraient pas. Ce sont ceux de Brunswick sur le trône d'Angleterre, de Hugues-Capet, de Pépin. Mais que dis-je? ce ne serait pas le seul titre du nouveau roi des Français, car Pépin, Hugues et Guillaume d'Orange ont fait la guerre aux dynasties qu'ils ont renversées; LouisPhilippe a-t-il jamais fait la guerre à la dynastie à laquelle il succède? Non. Tranquille dans la capitale, il a attendu que les élus de la nation vinssent le chercher, pour le conduire en quelque façon de force sur le trône. Reconnaissez donc ce titre consacré par le droit public des nations, par les exemples des précédentstirésde toutes lesdynasties,confirmé par l'utilité nationale, confirmé par les acclamations de Paris et les adhésions de la province, titre qui nulle part n'a
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été contrarié par la révolte. Pardonnez-moi, nobles pairs, d'être entré dans cette discussion que votre haute sagesse et vos lumières auraient pu vous épargner.
Il ne nous reste plus qu'à vous occuper d'une dernière argumentation insérée dans la lettre de M. de Kergorlay, et reproduite, au moins comme insinuation, dans le discours de la défense. On nous a dit : Soit, le monarque était coupable, il était responsable; mais son petit-lils était innocent; pourquoi ne pas consacrer en faveur de ce dernier la double abdication de Charles X et de Louis-Antoine? Et d'abord, vous remarquerez que cette argumentation, en reconnaissant qu'elle a besoin d'invoquer l'innocence de Henri V pour réclamer son droit au trône, reconnaît que la nation française a pu décider qu'elle était compétente pour le renversement de ce même trône. Cette prétention, poussée dans ses dernières conséquences, arriverait jusqu'à faire regarder comme nulle et non avenue l'abdication de Charles X et de son fils. En effet dans votre droit public, une abdication n'a de valeur qu'autant qu'elle est volontaire; elle est donc nulle en présence d'une insurrection. Nous avons pour nous l'exemple d'un peuple voisin, pour lequel nous avons versé nos trésors et notre sang;-Eh bien ! ne pourrait-on pas
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venir, une fois Henri sur le trône, méconnaître même son pouvoir, le faire remonter à sa source, déclarer nulle l'abdication de son aïeul, et replacer sur le trône celui que les vœux de la France en ont chassé !
M. de Kergorlay invoque sa position personnelle; c'est à vous, nobles pairs, que s'en remettent, à cet égard, et l'accusation et la défense. Vous êtes arbitres souverains, les plus paternels de tous les arbitres.
Décidez dans votre conscience, de l'application de la peine, et si vous croyez voir quelque chose d'atténuant dans les circonstances de la cause, si vous croyez devoir adoucir la rigueur de la peine, certes le ministère public ne murmurera pas du jugement que vous aurez rendu. (Rumeur générale d'approbation. )
Il en est de même à l'égard des journaux ; ils invoquent leur bonne foi ; c'est à vous de voir dans votre sagesse si cette bonne foi était possible, ou si, au contraire, les antécédents de ces journaux, cette circonstance que la lettre était publiée avant que le résultat de votre séance fût connu, ne repoussent pas l'excuse de bonne foi.
M. DE KERGOKLAY, d'une voix forte : Cela n'est pas exact. (Mo Berryer invite son client à garder le silence. )
M. BERVILLE : Un seul mot peut finir cette discus-
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sion, déjà peut-être trop étendue. Sans nous réfugier dans des prétextes, dans des subtilités de paroles, reconnaissons-le, dans cette cause une question domine, qui n'a pas toujours été en parole, mais qui a toujours été dans les pensées : c'est la légitimité de la dynastie déchue que l'on oppose à celle de la dynastie nouvelle. Eh bien ) nobles pairs, nous reviendrons à ce que nous avons exprimé au commencement de ce discours : vous êtes les plus hauts et les plus éclairés des jurés. En entrant dans la chambre des délibérations, vous avez à vous l'aire cette question : Quel est le plus légitime des deux ordres de choses, de celui qui est ou de celui qui n'est plus, de celui que la nation a renversé, ou de celui qu'elle a élevé. Faites-vous, dis-je, cette question, nobles pairs, et répondez. Le ministère public attend avec une respectueuse confiance votre décision.
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NOTICE SUR LE PROCÈS
DE
MM. DE LAMENNAIS ET LACOnDAIRE.
M. de la Mennais avait, dans son fameux Essai sur l'Indifférence en matière de Religion (iSl 8-1823), placé entre les mains de l'Église seule, le dépôt de la tradition, source unique, selon lui, de la certitude et de l'autorité. Bientôt le développement logique de sa pensée l'avait conduit à soutenir le principe de la suzeraineté politique des papes sur les souverainetés temporelles (De la Religion considérée dans ses rapports avec l'ordre social politique et civil, 1825— 1826) ; et à ce sujet, il avait assailli d'un tel élan de furie française les quatre articles gallicans de i682, que les tribunaux étaient intervenus et l'avaient condamné à l'amende (22 avril 1826).
Deux ans après, autre déception, plus cruelle encore : les ordonnances dà i6 juin 1828 retiraient aux Jésuites l'enseignement qu'ils exerçaient dans huit maisons ecclésiastiques, et limitaient aux be-
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soins présumé du sacerdoce le nombre des élèves des petits séminaires.
Dès-lors, M. de la Mennais, qui précédemment avait soutenu les Bourbons avec ardeur, les jugea rejetés de Dieu. Découvrant sur leur front « le signe de Caïn, » il leur signifia qu'en cas de violation de la loi divine par le chef de l'État, les sujets peuvent, selon les lois de la société spirituelle, user de la force pour se reconstituer chrétiennement. ( Des Progrès de la Révolution et de la guerre contre V Église, 1829).
La Révolution de Juillet, en elle-même, ne lui causa donc ni surprise ni colère. Loin de là; le mouvement libéral qui, avec la soudaineté d'un jugement de Dieu, transformait la France en quelques heures, et, de Paris, ébranlait l'Europe sur sa base, prit à ses yeux le caractère d'une de ces manifestations du consentement universel, critérium de sa doctrine philosophique et religieuse, que l'Église à son tour devait revêtir de son infaillible sanction. Il fonda le journal l' Avenir, qui commença de paraître le 18 octobre i830. La double épigraphe — Dieu et la Liberté — le Pape et le Peuple, en annonçait l'esprit et le but : la restauration de la souveraineté de l'Église, par le chemin du radicalisme dans l'État.
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L'Avenir demanda la destruction des liens qui, en attachant l'Église à l'ordre civil et politique, enchaînaient son action et la tenaient sous la dépendance de la puissance temporelle : c'est-à-dire l'abrogation du Concordat, la suppression du budget des cultes, en un mot, la séparation absolue de l'Église et de l'État; quant aux citoyens, la liberté de pensée et de conscience, la liberté de 1er presse, la liberté d'enseignement et d'association, etc. La liberté, il n'en doutait pas, ne pouvait manquer d'enfanter la foi : de réunir les peuples dans une volontaire obéissance à l'Église et à son chef, et de constituer « par l'unité de la foi, le règne du Christ, non-seulement comme pontife, mais comme roi. JI Cet immense programme, dont les préludes avaient irrité la Restauration, et qui, d'une révolution à peine éclose, tirait une seconde révolution de si haut vol, mettait l'école de l'Avenir en lutte déclarée avec le Gouvernement de Juillet, peu empressé d'y complaire. Le nouveau pouvoir avait promis la liberté d'enseignement; et il aurait bien fait d'acquitter sa parole.
L'Avenir lui adressa des sommations véhémentes, presqu'au sortir des barricades ; en même temps qu'il se plaignait avec raison d'odieuses profanations et de violences commises en plusieurs endroits contre le
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culte et le clergé. Toutefois lorsqu'il les imputait à un dessein arrêté du gouvernement, il oubliait trop qu'en ce temps d'ébullition, les masses aveuglées se vengeaient de l'étroite solidarité que des ambitieux avaient liée, pendant quinze années, entre le trône et l'autel comme instrument de domination..
D'autre part, le haut clergé repoussait le bouleversement des choses existantes, auquel le conviaient et que bientôt prétendirent lui imposer des novateurs sans congé ni mandat de l'Église. L'Avenir tonna contre les évêques coupables de persister à vivre sous le régime du Concordat. Ses numéros des 25 et 26 novembre 1830, confondirent dans les attaques les plus virulentes l'épiscopat et le gouvernement.
L'article du 25, sorti de la plume de M. Henri Lacordaire, le premier parmi les disciples de M. de la Mennais (1), était un manifeste Aux évêques de France, destiné à leur ouvrir les yeux sur l'abîme, où le droit de nomination exercé par le gouvernement, allait précipiter infailliblement l'Église de leur pays.
Désormais plus de garantie législative ni morale. —
« Vous voilà tombés, leur disait-il, dans une position pire que les évêques grecs à la prise de Constanti-
I) M. Lacordaire était né en 1 802.
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nople (1;. » M. Lacordaire avouait que l'on ne pouvait pas les persécuter. Mais on emploierait la ruse, la dévastation progressive de l'épiscopat et de l'enseignement, l'oppression du clergé français du second ordre par un clergé supérieur, issu du choix de ses ennemis. Or, si jadis la persécution avait été impuissante contre les Églises d'Orient, d'Allemagne et d'Angleterre, elles avaient péri par l'intervention corruptrice du pouvoir dans la formation de l'épiscopat.
« Votre tour est venu maintenant, reliques sacrées de nos évêques, votre tour est venu de souffrir cette attaque sourde de l'autorité. Ils ont parcouru de l'œil vos têtes blanchies dans les misères précédentes ; ils ont compté vos années et ils se sont réjouis : car le temps de l'homme est court. A mesure que vous vous éteindrez, ils placeront sur vos sièges des prêtres honorés de leur confiance, dont la présence décimera vos rangs sans détruire encore l'unité 1 Un reste de pudeur s'effacera plus tard de leurs actes; l'ambition conclura sous terre des marché3 horribles, et le dernier de vous, mourant, pourra descendre sous le maître-autel de sa cathédrale, avec la conviction que ses funérailles seront celles de toute l'Église de France. »
:1 Par Mahomet II.
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M. Lacordaire légitimement indigné des outrages que l'Église avait eu récemment à souffrir, les rejetait sur les hommes qui gouvernaient : a l'épiscopat qui sortira d'eux, continuait-il, est un épiscopat jugé. Qu'il le veuille ou non, il sera traître à la religion, il sera parricide. D'accord en un seul point, les évêques nouveaux plieront leur clergé à une soumission tremblante devant les caprices les plus insensés d'un ministre ou d'un préfet; et, dans cette Babel, la langue de la servilité est la seule qui ne variera pas. » Comme conséquence de l'infamie vers laquelle on marchait, l'écrivain montrait le schisme ; et derrière le schisme, la fuite du peu d'hommes restés fidèles à la dignité de leur sacerdoce, quittant « une terre maudite » et allant « féconder de leurs larmes des champs lointains. »
Comme il fallait pourtant rendre quelque courage aux prélats, l'auteur les faisait souvenir qu'ils étaient évêques, citoyens français; que les lois les protégeaient; que l'autorité civile ne pouvait toucher à un de leurs cheveux, sans quef l'Europe entière ne fût en combustion. « Sujets de leur victoire, nos ennemis ne sont plus ce qu'ils étaient; ils ont rencontré vos droits mêlés aux leurs au bout du champ de bataille; et la première goutte de sang qui coulerait de vos veines, rendrait infâme celui qu'ils ont
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répandu pour conquérir la liberté. Qu'ils touchent à nos vies; qu'ils touchent à nos consciences; nous n'aurons qu'à nous croiser les bras, le sol de l'Europe s'enfuira sous leurs pieds. » Enfin, une dernière objurgation aux dignitaires de l'Église ramenait l'idée de la suppression du budget des cultes : « C'est à vous de voir lequel vous prêterez laisser sur vos sièges en mourant, ou d'un épiscopat riche et corrupteur, ou d'un épiscopat pauvre et digne de vous succéder. »
Le lendemain, 26, M. de la Mennais développait les mêmes pensées et appuyait sur la liberté d'enseignement promise. Ensuite, dans une apostrophe aux catholiques : s'ils n'étaient en France, leur disait-il, qu'une impuissante minorité, il leur conseillerait de partir et de quitter cette terre de tyrannie. Mais à vingt-cinq millions d'hommes, on ne dit point : partez 1 ils avaient le recours ouvert devant les tribunaux, devant les Chambres. Si le gouvernement ne peut tenir sa promesse, « qu'y a-t-il entre lui et nous? 11 est à notre égard comme s'il n'était pas; et il ne nous reste, en l'oubliant, qu'à nous protéger nous-mêmes. » S'il ne le veut pas, il rompt le contrat; il déchire son titre : « car nous nous tenons obligés à lui être soumis, à le soutenir, mais à la
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condition qu'il tiendra ses engagements envers nous : sinon, non. »
Après cette application de sa doctrine de 1829, M. de la Mennais dénonçait Vaveugle besoin de persécution qui, croyait-il, pressait les hommes du pouvoir; leur résolution de ne plus admettre dans l'épiscopat renouvelé, que des choix triés parmi le clergé français pour assurer l'exécution de leurs desseins. Lui aussi voyait « le schisme se former au sein de cette corruption, et tout-à-coup se lever le spectre hideux d'une religion nationale. » Pas d'autre voie de salut, que « la séparation entière, absolue de l'Église et de l'État. » Il se portait fort pour le pape comme pour les évêques, qu'ils en reconnaîtraient eux-mêmes la nécessité, et qu'aucun sacrilice ne leur coûterait pour l'opérer.
En terminant, il adjurait les fidèles et la masse des citoyens. Les premiers n'avaient plus qu'à déclarer au souverain : « Nous vous obéirons tant que vous obéirez vous-même à cette loi qui vous a fait ce que vous êtes, et hors de laquelle vous n'êtes rien. » Aux autres, il tendait la main, quelles que fussent leurs opinions et leurs croyances : « Il y a désormais, leur disait-il, un sentiment qui doit elfacer tous les souvenirs pénibles, un mot qui doit nous unir tous. la liberté. *
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Lorsqu'on lit de tels écrits à quarante années de leur date, on a besoin de se rappeler la bonne foi de leurs auteurs, tant il est extraordinaire que, Louis-Philippe régnant, on ait estimé la position des évêques français pire que celle des Grecs sous un Mahomet II, et l'on ait jugé à propos de leur affermir l'âme contre l'imminence de la persécution et du martyre.
Ce n'est pas que Charles X eût été mieux traité, lorsqu'après les ordonnances de juin 1828, M. de la Mennais avait dit que « jamais, depuis l'origine du monde, un si exécrable despotisme n'avait pesé sur la race humaine. »
Charles X n'avait pas pris garde à l'injure. Le gouvernement de Louis-Philippe fut plus susceptible, peut-être parce que, plus récent, il se croyait moins affermi. La plus offensée pourtant, c'eût été l'Église de France. Elle se contenta de démentir par ses œuvres et par le seul effet de sa vertu innée, les sinistres pronostics d'apôtres trop éloquents.
M. de la Mennais, M. Lacordaire et M. Waille, gérant de Y Avenir, furent cités devant la Cour d'assises de la Seine, pour attaque au gouvernement du roi dans son principe, excitation à la haine et au mépris du gouvernement, offense et menaces envers le roi. Ils comparurent le 31 janvier 1831. M. Tail-
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landier président. M. Berville remplissait la fonction du ministère public. Il ne se départit point dans son réquisitoire de l'équité large et sereine qui, chez lui, faisait le fond de l'homme privé et public.
Me Janvier, appelé du barreau d'Angers par les accusés, déploya pour les défendre une parole riche et généreuse. Après lui, M. Lacordaire parla et revendiqua noblement le programme de l'Avenir, « l'alliance de Dieu et de la liberté. » Le jury rendit un verdict d'acquittement.
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RÉQUISITOIRE DE M. BER VILLE. (t)
AUDIENCE DU 31 JANVIER 1834.
MESSIEURS,
C'est avec un regret dont nul ici ne suspectera la sincérité, que nous nous voyons forcés de traduire devant vous des hommes dont le talent recommandable par lui-même, est aujourd'hui consacré à la défense d'une cause qui fut la nôtre, avant d'être là leur, et que nous n'avons pas cessé de chérir, celle de la liberté religieuse, celle de l'indépendance mutuelle de l'ordre civil et de l'ordre religieux.
Comment, d'accord sur le principe, pouvons-nous être contraires sur les résultats; comment, partis d'un même point, nous rencontrons-nous en adversaires dans une carrière que nous n'aurions dû parcourir qu'en alliés ? C'est que les passions, Messieurs,
corrompent tout ce qu'elles touchent; c'est que la
(1) Gazette des Tribunaux du 2 février 1831..
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vérité même, sous leur funeste influence, peut se changer en erreur, et en erreur punissable.
Toutefois, Messieurs, un devoir nous est imposé dans cette cause, c'est de ne pas confondre dans nos poursuites les vérités que nous approuvons avec les erreurs que -nous devons combattre. Notre attention sera de distinguer toujours ce qu'il y a de vrai dans les doctrines des prévenus, d'avec ce qu'il y a de faux, d'injuste, d'effréné dans leurs attaques. L'accomplissement de ce devoir nous force d'entrer dans quelques développements préliminaires qui, dans une autre cause, pourraient paraitre superflus.
Toute société, dans ses rapports avec le culte, passe successivement par trois périodes, qui marquent les différents degrés de civilisation où elle est parvenue. Dans la première époque, c'est-à-dire à l'enfance des sociétés, le culte ne se distingue pas du gouvernement; c'est lui qui régit l'État; les dépositaires du pouvoir ou sont les ministres du culte, ou leur obéissent ; là, la raison religieuse est la première raison d'État; les dissidents sont ou exterminés, ou réduits à la condition de Parias ; leur culte est proscrit, ou du moins il est pour eux une cause de disgrâce et d'infériorité. Là aussi, l'intolérance est le principe avoué du gouvernement. C'est de cet état de choses que vous voyez sortir tour à tour l'Inquisition, la
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Ligue, la Saint-Barthélemy, les Dragonnades (1).
A mesure que les esprits s'éclairent, ce joug devient intolérable; alors commence une seconde époque, époque de transaction et de transition. Ici l'Eglise et l'État se considèrent réciproquement comme deux puissances distinctes qui traitent entre elles, d'égal à égal, et établissent des rapports mutuels. D'une part, l'État considère le culte comme un besoin social, qu'il se charge de satisfaire. Il en salarie les ministres; il leur prête des temples; il leur confère une mission et un caractère publics; il les place à la tête de l'enseignement; il en fait, en un mot, de véritables fonctionnaires publics qu'il rétribue et qu'il protège. En retour, il stipule en sa faveur certaines conditions; il exige certains services et certaines garanties; il intervient dans le choix des ministres du culte; il se réserve son droit de police dans les temples; il impose la reconnaissance de certains principes; il demande des prières pour le prince.
Ce sont là les conséquences logiques d'un principe défectueux. Les conséquences logiques. car l'État qui donne a droit de recevoir. D'un principe défec-
(1) M. Berville avait déjà énoncé quelques-unes de ces idées dans son plaidoyer pour M. de Senancourl.
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tueux. car la confusion de l'ordre civil et de l'ordre religieux, est pour chacun d'eux une cause de trouble et de corruption. De plus, l'équilibre entre eux n'est pas possible; il faut toujours que l'un opprime l'autre.
Sous le gouvernement très-temporel de l'empire, le clergé fut sous la dépendance du pouvoir civil ; il ne fut qu'un instrument dans ses mains. Sous le gouvernement dévot de la Restauration, le clergé devint oppresseur, et le pouvoir civil ne fut à son tour qu'un instrument du sacerdoce. De là ces lois de sacrilège, cette guerre livrée à l'enseignement laïc, et surtout à l'enseignement mutuel, ces profusions du budget en faveur du haut clergé, ces poursuites judiciaires contre les dissidents qui méconnaissaient les dogmes de l'Église dominante, ces tentatives pour forcer les protestants de concourir aux solennités du culte catholique.
Une plus juste appréciation de la nature des choses donne naissance à un troisième régime, fondé sur la séparation, sur l'indépendance réciproque de l'ordre religieux et de l'ordre civil. Ici l'État rend au culte toute sa liberté; il ne se mêle plus des choses de la religion (à part les nécessités de police et d'ordre public); en récompense, il livre le culte à lui-même; les ministres de la religion ne sont plus que de simples particuliers, qu'il ne paie, qu'il ne protège plus. Les
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temples sont construits, entretenus aux frais des fidèles; mais aussi le prêtre est souverain dans son église, et le pouvoir civil demeure étranger à son institution.
Le premier de ces trois état ; fut le nôtre au moyenâge; il commença de s'altérer sous Louis XIV; il finit à l'époque de la Révolution. Le second commence au dix-septième siècle, lors de la formation d'une église gallicane; il prit quelque consistance sous l'Assemblée constituante, par la constitution civile du clergé, fut définitivement fondé par le Concordat de 1801, et a continué de subsister jusqu'à ce jour, malgré les principes de liberté écrits dans la Charte de 1814. Le troisième est celui qui tend à s'établir aujourd'hui par suite de la glorieuse Révolution de juillet et des progrès de la civilisation.
C'est ce principe d'indépendance mutuelle que les auteurs de XAvenir ont pris pour enseigne. Ils réclament la liberté absolue, ils répudient la protection du pouvoir. Jusqu'ici nous n'avons qu'à leur applaudir.
Nous ne rechercherons pas même si cette honorable profession de foi ne cacherait pas quelque arrière-pensée. Le clergé, il est vrai, a toujours eu pour tactique de réclamer la protection quand les circonstances le favorisent, et quand elles lui résistent, de se
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réfugier dans la liberté, jouant ainsi un jeu toujours sûr, où toutes les chances sont pour le gain, nulles pour la perte. Avant la Révolution, il réclamait la protection des princes; pendant la Révolution, il réclama la liberté; à la Restauration, il revint à vouloir être protégé. C'est alors qu'il flétrissait du nom de loi athceXa loi qui fondait la séparation salutaire de l'ordre temporel et de l'ordre spirituel. Après les élections de 1827, il fit, contre les ordonnances de juin, un nouvel appel à la liberté; au 8 août 1829, il ressaisit le privilège ; depuis le 29 juillet, il invoqua de nouveau la liberté. (Mouvement.) Mais nous n'avons point à scruter les intentions, et nous voulons croire à une conversion que l'esprit élevé de l'écrivain nous autorise à supposer sincère.
Ici l'orateur du ministère public se demande comment, partis d'un principe vrai, les prévenus ont pu tomber dans des écarts punissables. Il expose les faits de la cause. Le gouvernement, conformément à l'art. 5 du concordat, a nommé à des évêchés vacants; c'était son droit, car tant que les lois sont en vigueur, elles doivent s'exécuter. Il est permis de voir dans le concordat, et le ministère public est disposé à partager cette opinion, une loi vicieuse, et qu'il convient de réformer aussitôt que la chose sera
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possible: mais enfin cette loi existe; elle se rattache à tout un système de législation; or, un système de législation ne peut s'effacer que devant un autre système, il ne peut disparaître instantanément sans être remplacé.
Toutefois, si les prévenus se fussent bornés à censurer, même avec amertume, les actes d'un ministre ou d'un ministère, ils ne pourraient être poursuivis, leur censure fut-elle injuste, car la liberté d'opinion implique le droit de se tromper. Mais ils ont fait plus, ils ont attaqué le gouvernement du roi dans son principe et dans son essence.
Ici M. l'avocat-général définit ce que la loi entend par le gouvernement du roi. Ce n'est point le pouvoir exécutif, pouvoir mobile et responsable, c'est cet ensemble de pouvoirs et d'institutions qui survit à tous les ministères, et qui représente la société elle-même, à chacune de ses diverses périodes.
M. l'avocat-général passe ensuite à la discussion des articles : Le premier, celui de M. Lacordaire, commence par une catilinaire violente contre le gouvernement sorti de la Révolution de juillet. Il travestit de la manière la plus étrange les actes du gouvernement à l'égard des catholiques, qu'il représente comme opprimés et persécutés; il semble les menacer du re-
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tour des persécutions des Néron et des Dioclétien.
Quel abus ! Quel enivrement de la parole!
Arrivant au deuxième article, celui de M. de La Mennais : Le titre seul, dit-il, est un outrage. Oppression des catholiques f quoi donc ! les catholiques sont opprimés en France ! Eh ! quel droit leur est refusé ?
quel avantage leur est interdit? On concevrait un pareil langage dans la bouche des protestants durant les dernières années de Louis XIV, mais dans la bouche des catholiques, et en 18301 L'auteur dénature également les actes et les intentions du gouvernement. Il ne montre aux catholiques d'autre perspective que d'aller habiter les déserts de l'Amérique. Quel égarement d'imagination !
Enfin, il va jusqu'à l'offense et la menace envers le trône.
La défense, dit en terminant l'orateur, vous parlera, et sans doute avec talent, du principe de la liberté religieuse, nous l'avions proclamé longtemps avant les prévenus; de la séparation nécessaire de l'Eglise et de l'État; nous en reconnaissons comme eux la nécessité; de la libre censure des actes des ministres; c'est un droit que nous leur avons accordé. Mais vous aurez à décider s'il n'y a point autre chose dans leurs écrits que la défense d'un principe salutaire et l'usage d'une faculté légitime; si leurs
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articles ne sont point une véritable déclaration de guerre à l'ordre nouveau qu'a enfanté notre miraculeuse révolution; s'ils ne contiennent pas un appel au fanatisme religieux, à la haine du gouvernement ; s'ils n'ont point pour effet de soulever contre lui les catholiques, en les effrayant de persécutions imaginaires. Auteurs de VAvenir, vous ne voulez point, sans doute, nous aimons du moins à le croire, susciter dans votre patrie les horreurs de la guerre civile; êtes-vous bien sûrs pourtant qu'aucune étincelle de l'incendie qui jadis consuma la Vendée, ne couve encore sous la cendre ; êtes-vous sûrs que le poignard de Trestaillons soit pour jamais brisé?
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DISCOURS PRONONCÉ A LA RENTRÉE DE LA COUR ROYALE DE PARIS, LE 3 NOVEMBRE 1830.
(Présidence de M. le premier Président baron Séguier.)
MONSIEUR LE PREMIER PRÉSIDENT ET MESSIEURS,
Lorsque à pareil jour une solennité pareille vous rassemblait dans cette même enceinte, pour inaugurer, à l'entrée de l'an qui vient de finir, le retour de la justice, des pensées bien différentes occupaient vos esprits et les nôtres. Alors, l'horizon de la France , était chargé de nuages; l'avenir se présentait menaçant et sombre ; de sinistres présages étaient dans 4ous les cœurs. Un pouvoir longtemps isolé du pays venait enfin de lui déclarer la guerre : insurgé contre le vœu national et contre les droits de la cité, il s'apprêtait à déchirer un contrat dicté par lui-même, et dévorait en espérance nos libertés et nos fortunes.
Alors, une seule idée préoccupait nos âmes; cette foule qui se pressait à votre audience, ce barreau qui vous entourait, vous-mêmes, Messieurs, tous,
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citoyens et magistrats, nous ne songions qu'aux périls de la patrie; nous nous apprêtions à combattre, à souffrir pour elle, et, dans la prévoyance d'un grand attentat, chacun de nous, ferme à son poste, triste et non découragé, se résignait à ses prochains dangers et préparait son sacrifice.
Quel changement 1 ennemis, dangers, complots, tout a disparu. Aux alarmes a succédé la confiance, à la douleur l'allégresse, aux craintes l'espérance.
Un peuple, admirable de dévouement, d'intelligence et de générosité, s'est levé, non pour détruire, mais pour conserver les lois; non pour troubler l'ordre, mais pour le défendre. Une grande révolution s'est accomplie sans qu'une propriété ait été violée, sans qu'une goutte de sang ait coulé hors du champ de bataille. Les ennemis de la paix publique ont fui sur le sol étranger, moins étranger pour eux que le sol de la patrie. Notre France a repris son rang à la tête des nations; le monde salue encore en elle la fille aînée de la civilisation. Une légitimité nouvelle, fondée sur le vœu des peuples, a pris la place d'une légitimité mensongère : nous entrons d'un régime de déception dans un régime de vérité. Un prince élu par ses concitoyens, un prince qui sut apprendre et qui n'eut jamais besoin d'oublier, a fait au pays des serments qui ne seront point violés. Les temps
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ne sont plus où le gouvernement n'était qu'une fraude, la loi de l'État qu'une imposture ; nous en avons pour gage une parole dont les restrictions mentales n'ont point altéré la vertu : une Charte sera désormais une vérité.
Vérité, sincérité, telle est donc aujourd'hui la devise du pouvoir ; telle aussi, Messieurs, doit être la nôtre; car les jugements, comme les lois ellesmêmes, sont essentiellement des œuvres de bonne foi : la justice aussi doit être une vérité.
Disons mieux : la justice n'est rien sans la vérité ; la justice, c'est la vérité dans les lois et dans leurs organes. Vos arrêts n'ont pour objet que de la manifester. Déclarer ce qui est vrai, soit dans le fait, soit dans le droit, voilà, Messieurs, votre mission auguste : de là ce privilège attribué à vos décisions, d'être considérées comme la vérité même.
Mais, pour que cette haute mission s'accomplisse, pour que ce beau privilège ne devienne pas luimême une déception déplorable, trois conditions sont nécessaires. Il faut que le juge trouve la vérité dans la loi ; il-faut qu'il la reporte dans sa sentence, après l'avoir prise pour guide dans le cours de l'instruction.
Les lois, considérées dans leur principe et dans leur essence, ne sont. ou du moins ne devraient être
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que des émanations de la conscience universelle, de l'éternelle vérité. Dieu est le premier des législateurs, et les lois humaines ne sont sacrées qu'autant qu'elles dérivent de cette loi divine que sa main a gravée dans nos âmes. Si le souverain, au lieu de représenter la société, se constitue son adversaire ; s'il se crée un intérêt distinct, rival de l'intérêt social; si, pour se rendre absolu, il érige en délit l'usage des libertés les plus légitimes; si, prenant en main la cause du privilège, il proscrit l'exercice des facultés et des droits naturels; alors, la loi n'est plus qu'un mensonge et le législateur qu'un faussaire; ce qui devait être l'expression du droit n'est plus que l'expression du pouvoir; ce qui devait être la garantie de tous n'est plus que la garantie de quelques-uns contre tous. Alors vous voyez se multiplier les prohibitions arbitraires, les pénalités tyranniques : alors vous voyez l'autorité défendre ce que l'équité permet, punir ce que la conscience absout. Alors aussi s'élève un conflit déplorable entre la nature et la loi, entre l'homme et le magistrat : alors, forcé de mentir, ou à la loi de Dieu, qui crie dans son cœur, ou à la loi de l'homme, qu'il a juré d'exécuter, le juge éprouve le plus douloureux des combats; il se révolte intérieurement contre son propre ministère, il s'indigne contre ses
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propres décisions, il maudit en secret ce qu'en public il est forcé d'adorer. Bientôt il arrive un grand malheur : la loi, en conservant sa force matérielle, perd insensiblement toute sa force morale : la violer n'est plus un crime ; ce n'est plus qu'un danger : le châtiment fait souffrir encore ; il ne fait plus rougir. Un jour viendra peut-être où la rébellion sera considérée comme une vertu, et le supplice comme une gloire. Quand les choses en sont là, comptez que le pouvoir est sur le penchant de sa ruine, et que l'heure des révolutions n'est pas loin de sonner.
Entre cette corruption totale de la législation et le retour complet à la vérité, il est un état transitoire qu'il importe de vous signaler, car il offre aussi des écueils à la sagesse du magistrat. Il arrive parfois que le pouvoir, forcé de céder en apparence à la raison publique, se réfugie dans un système de déception, proclame tout haut des principes qu'il dément tout bas, donne en théorie ce qu'il refuse en application, accorde les prémisses et dénie les conséquences. Situation peu durable, il est vrai, mais funeste, dans sa durée, à la législation qu'elle déprave, à l'autorité souveraine qu'elle avilit, aux peuples qu'elle fatigue, à la justice qu'elle tend à égarer.
L'histoire de nos derniers temps en offre plus
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d'un exemple. Après l'Assemblée constituante, qui se couvrit d'une immortelle gloire en replaçant la législation sur sa véritable base, le droit naturel ; après la transition du gouvernement républicain, qui, né d'un combat, ne put que défendre la France et non la constituer, nous avons vu l'Empire, enfant ingrat de la révolution qui l'avait créé, miner à petit bruit les garanties que nos pères avaient conquises au prix de leur sang, faire du despotisme sous des noms républicains, et confisquer au profit du pouvoir les institutions de la liberté (1). C'est ainsi que la France eut encore des jurés, mais choisis par le pouvoir; des administrations municipales , mais nommées par le pouvoir ; une assemblée représentative, mais élue par un sénat dévoué au pouvoir.
Plus tard, un gouvernement qui avait tout hérité du gouvernement impérial, hors le patriotisme et la gloire, enchérit encore sur ce funeste système.
L'un n'avait fait de la déception que l'auxiliaire de sa force; l'autre en fit le refuge de sa faiblesse.
Voyez-le, pendant quinze ans, se traîner de ruse en ruse, de surprise en surprise, cacher une arrière-
( I) Ce jugement sur l'époque impériale me parait à moimême aujourd'hui trop sévère; mais, puisque telle était ma pensée en 1830. j'ai cru devoir en laisser subsister l'expression.
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pensée dans tous ses actes, une fraude dans toutes ses démarches. Il promulgue une Charte, et déja pense à la détruire; il annonce des garanties, et se ménage, dans l'obscurité d'une rédaction ambiguë, les moyens de les éluder; il assure aux Français leurs juges naturels, et institue des cours prévôtales ; il proclame la liberté de la presse, et crée la censure et la tendance; l'égale liberté des cultes, et il rend la loi du sacrilège; la responsabilité des ministres.
et il refuse les lois qui doivent l'organiser. Il promet des institutions municipales, et ne les propose que pour les retirer ; il consacre le principe de la représentation nationale, et, après l'avoir restreint outre mesure, il le dénature par le double vote, le falsifie par la fraude des listes et la corruption des suffrages; il proteste de son attachement à l'ordre cons-
titutionnel, et, contre le droit des gens, s'arme pour le renverser chez des peuples voisins; il reconnaît la souveraineté de la loi, et demande à un texte qu'il torture un pouvoir supérieur à la loi ; il jure le maintien du pacte constitutionnel, dont il conspire la destruction ; il fait punir comme un outrage la révélation des projets dont il poursuit l'accomplissement; il atteste la religion qu'il profane, et passe par le confessionnal pour arriver au parjure. Ne cherchons point ailleurs, Messieurs, la cause de sa
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chute soudaine : elle est dans la morale publique et dans la conscience des peuples ; car il est une chose que les peuples supportent plus impatiemment peutêtre que la violence elle-même : c'est la fraude et le manque de foi.
Certes, l'anxiété du magistrat ne peut manquer d'être extrême, lorsque, ministre de vérité, il ne trouve dans le livre de la loi qu'incohérence, contradiction et mensonge; lorsque, traducteur consciencieux de la parole législative, il se trouve incessamment pressé entre la lettre qui affirme et la contre-lettre qui dénie; lorsque, juge équitable et vrai, il voit sa probité transformée en opposition, par un pouvoir avide de compléter la corruption des lois par la corruption de la justice. Grâce au ciel, ces choses ne se verront plus ; les temps sont passés où l'autorité tentait l'indépendance de la magistrature par la prière ou la punissait par l'insulte, implorait ses services au lieu d'attendre ses arrêts, s'offensait quand sa loyauté se refusait à de honteuses exigences, et la proclamait séditieuse alors qu'elle osait être juste.
Dès que la sincérité est entrée dans la loi, le devoir du juge devient doux et facile; il n'a qu'à se montrer sincère et vrai comme elle. Une règle sûre lui est tracée; il n'a besoin que de s'y conformer.
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Plus d'incertitudes dans ses convictions, plus de désaccord entre ses principes. Si quelque passion, même généreuse, si quelque préjugé, même honorable, essayait de surprendre son impartialité, un instant de réflexion, un regard jeté sur la loi lui suffit pour démêler le piège et pour s'y soustraire.
Sectateur d'une opinion politique, zélateur d'une croyance religieuse, il sait qu'il doit, en revêtant sa toge, déposer sa croyance ou son opinion; que la loi veut pour tous égale liberté ; qu'elle ne punit que l'agression et non la dissidence : il sait qu'en rendant la justice, ce ne sont pas ses sympathies qu'il doit consulter, mais ses devoirs.
Ah ! si jamais la justice, dépravée par le fanatisme aveugle, ou par la servilité, plus aveugle encore, cessait d'être une vérité, que deviendraient les peuples, quand ce qui devait les protéger ne servirait qu'à redoubler leur oppression ? Que deviendrait la morale publique, outragée par les gardiens institués pour la défendre? Temps affreux, temps heureusement rares, où le droit n'est plus rien, où l'interprète de la loi ne craint pas de mentir à la loi, où le malheureux qu'on accuse n'a pas même la consolation d'espérer 1 Tibère, Laubardemont, Jefferies, quel effroi s'élève à votre nom 1 Mais éloignons ces odieux souvenirs : occupons-nous du magistrat
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qu'anime un sincère amour de la justice, et, certains de ses intentions, songeons aux moyens d'en réaliser la pureté.
Ce n'est point assez, en effet, pour le magistrat que sa conviction soit sincère; il faut qu'elle soit éclairée. C'est à l'instruction qu'il est donné de l'éclairer. Voulons-nous être juges équitables; soyons d'abord instructeurs fidèles : c'est à la sincérité du débat de préparer la sincérité de la sentence.
Un jugement, dans la langue du légiste comme dans celle du métaphysicien, n'est qu'un choix fait par la raison entre deux termes qu'elle a pu comparer. Juger, c'est choisir, et pour la raison, choisir, c'est connaître. Pour que nos jugements soient l'expression de la vérité, que l'examen qui les précède soit l'ouvrage de la bonne foi. Que les débats soient donc libres; que le juge, vierge de toute prévention, de tout préjugé antérieur, s'arme d'une attention bienveillante et d'une patience vertueuse. Contemplez, dans l'exercice d'une fonction si délicate et si belle, le magistrat vraiment digne de ce titre auguste : que de calme, que de dignité, que de modération, de complaisance, de sincérité d'âmet Jusque dans ces débats journaliers, où la longue expérience du juge et la moindre importance des intérêts permettent quelquefois d'abréger la longueur des discus-
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sions, il tremble d'abuser de sa facilité à concevoir, de se laisser prématurément éblouir par une lueur trompeuse de vérité, d'étouffer quelque révélation utile : il se résigne à écouter trop, de peur de ne pas écouter assez : il ne regrette point la perte de quelques instants, car il sait que ce n'est jamais un temps perdu que le temps donné à la recherche du vrai. Mais dans ces questions plus solennelles, où se traitent la liberté et la vie des hommes, combien sa droiture et son impartialité vont éclater mieux encore 1 Qu'il est éloigné de toute impatience, pur de toute passion, exempt de tout orgueil ! comme, à côté de ce qui accuse, il fait ressortir ce qui peut justifier! quelle douceur pour l'accusé, quels égards pour le noble ministère de la défense 1 comme il évite, alors même qu'elle lui semble s'égarer, de la déconcerter par des interruptions, de la gêner par des entraves ! comme, dans ces résumés que la loi confie à sa loyauté, il a soin de s'effacer lui-même pour ne laisser paraître que le reflet véridique du débat contradictoire ! Qu'il se reprocherait surtout de tromper le vœu du législateur, en réfutant ce qu'il ne doit que résumer, et de frauder ainsi le droit qu'a la défense d'être la dernière entendue! Que si des intérêts politiques viennent se mêler à ces conflits déjà si graves par eux-mêmes, si la puissance
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publique est partie dans le procès, loin d'y voir un motif de restreindre la liberté .des discussions, il se croira obligé de la protéger davantage, afin de maintenir égale la balance qu'un semblable poids ferait peut-être pencher. Sa raison élevée et-généreuse ne verra point un scandale dans les paroles pins ou moins énergiques d'un accusé ou d'un défenseur; pour lui, le plus grand des scandales serait dans un débat sans franchise, et, ce qui en serait la conséquence, dans un jugement sans vérité.
En retraçant devant vous, Messieurs, c'est-à-dire devant nos modèles, les devoirs de la magistrature inamovible, nous avons retracé, en grande partie, les devoirs du ministère public. A nos yeux, le mi- nistère public est essentiellement un ministère de vérité ; c'est la société elle-même qui agit par son ofIicè, qui parle par son organe, et la société n'a jamais intérêt à tromper : elle ne connaît point la passion, la colère ou la haine ; elle ne connaît, elle ne veut que la justice. C'est à son agent d'être juste, sincère, impassible comme elle. Qui pourrait l'en détourner? L'intérêt? il n'en a point d'autre que l'intérêt public. L'ambition ? l'estime de ses concitoyens, là vôtre, Messieurs, ce sont là toutes les récompenses qu'il doive ambitionner. L'esprit de parti ? son parti, c'est l'équité, l'ordre et la loi. La
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vanité d'orateur? il ne la connaît pas; la vérité, voilà toute son éloquence. Le désir d'un succès ? il n'y a qu'un succès pour lui, la justice.
Fidèle à l'esprit qui doit le diriger, qu'il n'oublie donc jamais que sa force est dans sa modération, son autorité dans la bonne foi, sa gloire dans la simplicité. Qu'on ne le voie point, épris d'un zèle indiscret, inquiéter incessamment la vie du citoyen par une inquisition tracassièrë, s'armer contre des actions inoffensives ou contre des erreurs sans conséquence. Qu'il s'abstienne de forcer le sens des lois pour opprimer la liberté, ou de fouiller dans l'arsenal des législations surannées pour en exhumer des textes ignorés et des pénalités tombées en oubli ; que, dans les débats criminels, il ne réclame point de privilége pour l'accusation, car la justice ne saurait être où l'égalité n'est pas ; que, dans les procès de la Presse, il s'interdise avec sévérité les interprétations subtiles, les rapprochements captieux, les vagues déclamations, les insinuations perfides. S'il dénonce des complots contre le pays, qu'il évite avec plus de soin encore de parler aux passions de ses juges au lieu de parler à leur conscience, d'ébranler leur imagination au lieu de convaincre leur raison; qu'il se garde surtout de fasciner les regards de la justice par le trompeur étalage de ces faits gé-
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néraux, étrangers à l'accusé qui ne peut en répondre ni même les discuter; qu'enfin son langage, toujours grave, toujours décent, soit partout en harmonie avec la tranquille dignité de ses fonctions ; qu'il sache s'interdire et l'invective qui révolte, et l'ironie qui déchire, et qu'il n'oublie jamais de respecter dans la défense un ministère sacré, dans la personne des accusés une infortune plus sacrée encore.
C'est ainsi, Messieurs, que nous concevons les devoirs qu'une fonction nouvelle, qu'un titre nouveau nous impose. Tous, vous le voyez, découlent d'un même principe, l'amour de la vérité, pour se diriger vers un même but, la recherche de la vérité. Dans le cours d'une autre carrière, la vérité fut toujours notre guide ; puisse, dans une carrière différente, ce guide tutélaire ne nous abandonner jamais !
Avocats, chers confrères (qu'il nous soit permis d'user encore et toujours de ce titre si doux ), c'est aussi à la vérité qu'est dévoué votre noble ministère.
Les libertés dont vous jouissez, les prérogatives qui vous décorent vous ont été données afin d'assurer la manifestation de la vérité. Vous n'avez point déserté cette mission sacrée : point d'infortune qui n'ait trouvé parmi vous un appui, point de droits violés ou méconnus qui n'aient trouvé parmi vous des or-
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ganes. Dans la défense des grands intérêts de la société, le barreau français avait devancé la tribune; il en est resté le puissant auxiliaire, et plus d'un exemple récent a prouvé que ses illustrations sont appelées à devenir l'honneur de la représentation nationale. Avocats, aux jours de l'oppression, vous avez embrassé avec courage la cause de la liberté ; la liberté s'est montrée reconnaissante aux jours de son triomphe. Un pouvoir qu'effrayait la vérité, que révoltait votre franchise indépendante, avait attenté à vos droits; un gouvernement fondé sur la vérité devait s'empresser de vous les rendre. Après ce premier bienfait, si d'autres vœux vous restent à former encore, c'est désormais au législateur qu'il appartient de les réaliser.
Avoués, vous aussi, vous êtes, près de vos clients, des ministres de vérité. C'est vous qui, dissipant leurs illusions par de sages conseils, les détournez de prétentions qui leur deviendraient fatales; c'est vous qui, dans leurs exposés, démêlant le vrai d'avec le faux, le juste d'avec l'injuste, épurez d'avance au creuset de la bonne foi les causes que vous êtes appelés à porter devant les tribunaux; c'est vous, dont le désintéressement, ouvrant au malheur l'accès du temple des lois, empêche que la justice ne devienne une illusion pour lui. Sentinelles avancées, vous
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veillez aux portes de ce temple auguste pour n'y laisser pénétrer que la vérité, pour empêcher qu'aucune vérité n'en puisse être repoussée. C'est au nom de la vérité qu'à notre tour, forts de notre expérience personnelle, nous venons payer à votre honorable profession le tribut d'estime qu'elle a mérité.
Avocats, avoués, magistrats, nous allons tous reprendre le cours de nos austères travaux. Ils commencent sous d'heureux auspices; ils seront couronnés par des résultats également heureux. Naguère, dans cette même enceinte, la patrie a reçu nos serments; la patrie nous y trouvera tous fidèles; tous; car, en les prononçant, nous nous sommes rendu compte des devoirs qu'ils nous imposent; car aucune arrière-pensée ne s'est cachée derrière nos paroles, et pour nous « un serment est une vérité. »
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DISCOURS
PRONONCÉ A LA RENTRÉE DE LA COUR ROYALE DE PARIS, LE 3 NOVEMBRE 1837.
(Présidence de M. le premier Président baron Séguier.)
MONSIEUR LE PREMIER PRÉSIDENT ET MESSIEURS, Plus d'une fois, dans ces dernières années, le Ministère public, en venant inaugurer, par le discours d'usage, la reprise de vos travaux, se crut obligé de puiser dans les faits de la politique contemporaine le texte des considérations d'ordre public que sa mission l'appelait à développer devant vous. C'était chose inévitable. La justice, comme on a pu le dire aussi de la littérature, est l'expression de la société; et lorsque les préoccupations de la politique fermentaient dans tous les esprits, il n'était guère possible au magistrat de les déposer à la porte de cette enceinte. Aujourd'hui que la fatigue des partis, et peut-être aussi ces éclaircissements que le temps sait amener ont tempéré l'effervescence des opinions ;
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aujourd'hui que la cité est calme, et qu'une mesure sage autant que généreuse, l'amnistie, vient d'ouvrir à tous les hommes sincères une large voie de réconciliation, il nous sera permis de ramener vos pensées sur les paisibles spéculations de la philosophie législative et judiciaire. Non que nous prétendions, étroits jurisconsultes, détourner vos regards des hautes questions qui se rattachent à l'histoire des peuples, à la constitution des sociétés modernes; nul sujet un peu élevé ne serait abordable à cette condition : mais, affranchis désormais de toute polémique irritante, nous n'aurons plus à les envisager qu'en publiciste et qu'en observateur.
D'autres avant nous, Messieurs, ont pris soin de constater en thèse générale l'influence des mœurs sur les lois. Grâce à Montesquieu, grâce à ses doctes successeurs, cette vérité est maintenant au nombre des lieux communs; nous ne voulons plus la rebattre devant vous. Mais le principe admis, un examen reste encore à faire : quelle est, à chaque époque, la nature de cette influence? Quelles sont, à telle ou telle période de la vie des nations, les circonstances sociales qui doivent réagir sur les lois, et sur les jugements, conséquences des lois? Cette recherche, Messieurs, a dû surtout nous préoccuper en ces temps de rénovation, où nous avons vu tous les élé-
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inents de l'ancienne société périr pour renaître sous une autre forme : c'est là le sujet que nous ne prétendons pas épuiser dans la courte durée d'une audience, mais dont nous avons cru pouvoir avec utilité vous entretenir quelques instants. Jaloux d'employer nos moments et les vôtres, non à la vanité des élégances oratoires, mais à la solidité des investigations philosophiques, nous essaierons d'examiner avec vous quelle peut, quelle doit être l'influence de l'état actuel des mœurs et de la société sur les lois et sur leur application.
Chaque époque, en effet, a son esprit et son caractère : telle est conquérante, telle autre pacifique; telle est religieuse, telle autre indifférente; telle ignorante, telle autre éclairée; telle ardente et sauvage, telle calme et civilisée. Ici la pauvreté et les habitudes austères, là les richesses, le luxe et l'industrie; ici le droit du glaive, là le règne des lois.
Ce serait donc une grave et fâcheuse erreur d'établir partout une règle uniforme, de conclure de ce qui fut à ce qui doit être. Que de choses ont eu leur raison d'être dans leur temps, qui maintenant ne sont plus pour nous que des effets sans cause ! Irons-nous aujourd'hui ressusciter les cloîtres, parce qu'ils furent jadis l'asile du faible contre l'oppresseur, et de l in-
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telligence asservie contre la barbarie triomphante ?
Les substitutions, parce qu'elles étaient la condition d'existence d'une noblesse territoriale et privilégiée?
Les corporations, parce qu'elles protégèrent l'industrie naissante et le travail libre? La censure des écrits, parce qu'elle fut utile au pouvoir absolu? De tels anachronismes n'auraient pas même l'honneur d'être dangereux ; ils seraient impossibles. Naguère encore, un gouvernement en fit l'épreuve. Il voulut raviver l'aristocratie civile par la loi du droit d'aînesse, et l'aristocratie religieuse par la loi du sacrilège. Qu'arriva - t - il ? Ses efforts vinrent échouer contre la force des choses : d'avance, les mœurs avaient tué ses lois.
Telles sont, Messieurs, les notions premières que ne devront jamais perdre de vue celui qui fait les lois et celui qui les fait exécuter. Tout ce qui fut bon ou possible autrefois ne peut pas l'être aujourd'hui; ce qui parut jadis impraticable ou pernicieux peut rencontrer de nos jours des conditions plus favorables. Quoi qu'il en soit, n'hésitons pas à le reconnaître; les lois ne seront obéies, les jugements ne seront respectés qu'autant qu'ils s'accorderont avec l'esprit de la société. En vain multiplierez-vous les prohibitions; on saura les enfreindre ou les éluder : en vain accumulercz-vous les pénalités; elles reste-
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ront sans exécution, et dès-lors sans efficacité. Qu'un exemple, entre raille, nous instruise.
Il y a vingt ans, des scrupules religieux, stimulés peut-être par quelques passions politiques, firent abolir la loi qui, dans de graves et rares occasions, autorisait la dissolution du nœud conjugal. On crut ■ sanctifier ainsi le mariage ; on a multiplié ce lien que, par un euphémisme indulgent, on a voilé du nom de mariage libre, et la séparation de corps, cet état équivoque et bizarre, qui n'est ni le célibat ni le , mariage, qui réunit les inconvénients de l'un et de l'autre, et qui, dénaturant sans les rompre les rapports des époux, n'impose que des devoirs sans garantie, des obligations sans cause, des sacrifices sans culte, une responsabilité sans surveillance et sans pouvoir.
Si nous promenons un œil attentif sur la société, telle que le temps et le cours des choses nous l'ont faite, nous y reconnaîtrons, sous le rapport moral comme sous le rapport matériel, tous les phénomènes caractéristiques des civilisations avancées: des mœurs plus douces que fortes, une sociabilité éminemment expansive, des sympathies plus faciles que profondes, des répulsions plus bruyantes que durables ; des lumières et peu de passions ; le raisonnement et l'investigation substitués aux croyances; peu de préju-
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gés, mais aussi peu d'enthousiasme; partout une vive soif de prospérité matérielle, et partant un immense besoin d'ordre; les distinctions sociales effacées, le pouvoir et la richesse mis au concours, une active émulation dans toutes les carrières, l'ardeur de parvenir, l'amour des entreprises nouvelles, la propriété de jour en jour plus divisée, la population pressée sur le sol, le travail, le commerce, l'industrie, les arts libéraux eux-mêmes devenus, à l'égal de la propriété territoriale, des sources fécondes de richesses et de considération. Avec cette civilisation indulgente, mobile, indifférente pour tout ce qui n'est pas bien-être, trois principes doivent inévitablement prévaloir : dans la loi pénale, la modéralion ; dans la loi civile, Y égalité; dans la loi religieuse, la tolérance.
Reprenons.
Lorsqu'un peuple touche encore à l'état barbare, les agents moraux ont peu de prise sur des naturels farouches et grossiers ;-la puissance sociale, à peine organisée, est sans moyens pour prévenir ou pour réprimer les infractions; la force matériélle règne presque sans partage. On comprend alors que les lois soient dures et les jugements terribles. A défaut d'autres auxiliaires, le législateur appellera l'épouvante à son secours ; il voudra regagner par
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l'intensité de son action ce qui lui manque en certi-
tude et en étendue. Alors nous voyons des choses qui révoltent la nature, de sanglantes boucheries, des exécutions en masse, des supplices atroces, des tortures prodiguées, soit pour arracher des aveux, soit pour découvrir des complices. Mais avec le temps, les mœurs s'adoucissent, les instincts deviennent moins sauvages, Iq sentiment moral se révèle ; l'estime ou le mépris des hommes devient un nouveau ressort capable de suppléer à celui des menaces et des inflictions corporelles; la sympathie générale, plus développée, nous fait compatir même aux souffrances du coupable; elle nous montre encore en lui un être sensible, un homme dont les douleurs ont droit aussi de nous toucher; le pouvoir, plus affermi, mieux organisé, triomphe plus aisément des résistances individuelles; la police, mieux faite, sait ou prévenir les crimes, ou en assurer la répression.
Alors la pitié reprend ses droits; alors, la société, rassurée sur elle-même, ne se venge plus, elle punit, et ne veut punir qu'avec mesure et qu'avec utilité.
Aussi voyons-nous se modérer par degrés la législation à mesure que la civilisation se propage. Autrefois, aux yeux du public, un accusé était presque un coupable; aujourd'hui, c'est un malheureux dont chacun se sent porté à désirer le salut. Autrefois,
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vingt, cent têtes dévouées tombaient à la fois sous la hache du bourreau ; aujourd'hui, même après les plus grands attentats, le supplice de trois, de deux, d'un seul coupable, a pu soulever des répugnances.
On conçoit qu'avec de telles dispositions, le ressort des lois répressives se romprait bientôt si l'on voulait le tendre avec trop de violence. C'est ainsi que nous avons vu prévaloir durant un temps la doctrine de l'omnipotence du jury, doctrine aussi insoutenable en droit qu'irrécusable en fait : car, s'il était absurde en principe de professer qu'un jury fût légalement autorisé à proclamer le mensonge, il ne l'était pas moins d'espérer que des hommes, juges souverains et irresponsables, pussent consentir d'infliger à leur semblable des douleurs qu'ils ne croyaient pas méritées. On sait ce que fit alors le sage législateur. Éclairé par les faits que chaque jour amenait sous ses yeux, las de voir les jurés placés sans cesse entre la cruauté et le parjure, il mit l'omnipotence du jury dans la loi elle-même, et c'est en la consacrant qu'il parvint à la limiter.
C'est aussi le progrès des mœurs qui, par degrés, a banni ces férocités dont nos anciennes lois étaient souillées. La torture est dès longtemps abolie; la peine de mort s'efface peu à peu de nos codes, et s'il ne nous est pas donné d'espérer qu'elle en puisse
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jamais complètement disparaître, du moins pouvons-nous présumer qu'elle y restera inscrite moins comme une réalité sanglante que comme un salutaire effroi. Cette grande question de la peine de mort, que d'autres ont vue comme une question de principe, n'est à nos yeux qu'une question de temps et de civilisation; c'est aux circonstances, c'est aux mœurs publiques à la résoudre. Déjà nos mœurs l'ont, pour ainsi dire, abrogée de fait à l'égard des crimes politiques. Honneur, en ce point comme en tant d'autres, à notre magnanime révolution de i830, qui, attaquée de toutes parts et avec tant de violence.
n'a pas fait couler une goutte de sang hors des champs de bataille; qui. dans la chaleur des guerres civiles, n'a pas fait tomber une seule tête pour un fait purement politique! Pour arrêter le droit de grâce dans les mains du prince qu'elle s'est donné, il a fallu que le vol, le meurtre ou l'incendie fussent venus se joindre au fait politique, et plus d'une fois encore, chose étonnante et pourtant véritable! il est arrivé que le rebelle a fait gracier l'homicide ou l'incendiaire.
Un phénomène analogue, quoique différent, s'est révélé dans l'ordre civil. Alors qu'il n'existait que des serfs et des maîtres, alors que l'industrie et le commerce étaient dans l'enfance encore, la propriété
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territoriale dut seule avoir de l'importance. Les possesseurs de terres, réunis en caste distincte, famille à part dans la cité, durent s'attacher à perpétuer dans leurs maisons les biens qui seuls pouvaient soutenir la splendeur d'un grand nom ou d'un rang illustre. De là le prix attaché à la propriété des immeubles, la difficulté de les aliéner, la répugnance à les partager ; de là, en un mot, les droits d'aînesse, les substitutions, les exhérédations plus ou moins absolues. Mais insensiblement le goût des jouissances de la vie vint à se répandre chez les dominateurs; les arts industriels grandirent; les corps de métiers se formèrent, et avec eux les communes, qui furent bientôt émancipées. La liberté commença d'apparaître, et le commerce après elle. Par suite de ce progrès, les valeurs mobilières devinrent de jour en jour plus considérables; la possession des immeubles perdit de son importance relative; la richesse effaça les distances qui séparaient les diverses conditions; la distinction des rangs, n'étant plus soutenue par la distinction des biens, fut peu à peu reléguée au rang des vanités. La rapide circulation des capitaux, l'institution des banques, la multitude et souvent la prospérité des entreprises industrielles discréditèrent aux yeux d'un grand nombre les fortunes territoriales : droits d'aînesse, substitutions.
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priviléges terriers, tout disparut sous le niveau de l'égalité. La propriété, équitablement répartie dans les familles, alla se morcelant de jour en jour, et sa division laissa tomber ailleurs l'influence et la considération sociales. Par l'effet de cette métamorphose progressive, l'expropriation pour cause d'utilité publique est devenue récemment plus commune et plus facile; l'immobile propriété a dû céder son rang à la mobile industrie. Maintenant, pour complément de cette révolution, la voix publique appelle hautement la loi qui, facilitant l'amiable circulation des immeubles, simplifiant les formalités, abrégeant les lenteurs de l'expropriation forcée, utilisera, au profit du commerce et du crédit, des valeurs jusqu'ici soustraites à leur influence.
L'ordre religieux aussi a eu ses vicissitudes, dont il est curieux d'observer le cours. Dans la première ferveur des croyances, la dissidence, même intérieure et muette, est un crime à nos yeux ; il faut qu'on pense, qu'on croie comme nous ; le pouvoir se fait scrutateur des consciences ; c'est le régime de l'Inquisition. Mais l'humanité crie, et l'on finit par laisser croire, pourvu qu'on ne professe pas : la pensée intime est libre, le culte seul est persécuté; c'est la révocation de l'édit de Nantes. Avec le temps, la férocité des convictions s'adoucit; les intérêts Ille
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mains viennent traverser les exigences du zèle religieux; à mesure que les esprits s'éclairent, la Divinité leur apparaît plus grande et moins exclusive.
De persécutrice alors la religion devient simplement dominante; la croyance du législateur est toujours privilégiée, mais n'est plus offensive; les autres sont inférieures, mais du moins elles sont libres. Un peu plus lard, l'inégalité entre elles s'atténue encore; elle ne réside plus que dans quelques distinctions, lionoriliques plutôt que réelles; la religion dominante n'est plus que la religion de l'Etat. Enfin, chez les uns l'élévation et la pureté du sentiment religieux, chez les autres l'indifférence, chez tous l'adoucissement des mœurs, achèvent de mettre la puissance temporelle hors de cause dans les choses de la conscience; la séparation de l'ordre civil et de l'ordre religieux se prononce d'une manière absolue : tous les cultes, devenus égaux aux regards du législateur, sont également protégés, à la seule condition d'être également sociables. Tel est l'esprit de notre siècle, telle est la pensée de nos lois.
Que le pouvoir qui fait les lois, que celui qui les applique consultent donc sans cesse les faits et les temps. Entre les mœurs et les lois, les dissonnances sont dangereuses : c'est par elles que les crises se préparent. Si nous voulions aborder ici les questions
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de l'ordre politique, ces considérations prendraient encore plus d'évidence et d'étendue : bornons-nous à deux rapides indications.
Après les beaux jours de 1830, quelques esprits, séduits, les uns peut-être par une ardeur turbulente, le plus grand nombre par des illusions généreuses, crurent pouvoir appliquer à la France moderne des formes de gouvernement empruntées, soit aux institutions de l'antiquité, soit à celles d'un nouveau monde. Ils oubliaient que ce qui fut possible avec l'esclavage a cessé de l'être depuis que l'esclavage n'existe plus; que ce qui a pu se réaliser, encore pour quelques années, sur un sol vierge, chez un peuple neuf et clairsemé sur le territoire, sans voisins, sans rivaux, sans armée, entre l'Océan et le désert, était un contre-sens avec une population exubérante et passionnée, une civilisation fervente, un puissant état militaire, des puissances rivales à contenir et une révolution à défendre ; ils oubliaient enfin qu'un État où le pouvoir ne s'exerce que par des agents mobiles et responsables, et sous le coiw trôle d'une assemblée élective, n'est en réalité qu'une véritable république, moins les combats au champ de mars, les tyrans et la dictature. Ils méconnaissaient leur temps ; leurs vœux n'ont point rencontré de sympathies.
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Depuis, des esprits plus graves, mais également déçus, touchés des garanties qu'un corps héréditaire semble offrir à l'ordre et même à la liberté, ont proposé de consacrer l'hérédité de la pairie. Ils n'ont pas vu que, sans fondations territoriales, l'hérédité est un non-sens ; qu'avec des fondations territoriales, elle est une impossibilité chez un peuple éminemment égalitaire. Ceux-là aussi n'avaient point assez étudié leur temps : leurs efforts ont dû échouer contre les résistances de l'opinion et contre la toutepuissance des mœurs.
Mais, dira-t-on, ces considérations, qui s'adressent au législateur, qu'ont-elles à faire avec le magistrat?
interprète, et non dispensateur de la loi, quelle mission a-t-il, sinon de la connaître et de l'appliquer?
C'est précisément, Messieurs, parce qu'il doit la connaître, qu'il doit connaître les hommes et les choses pour lesquels elle est faite : c'est parce qu'il doit l'appliquer qu'il doit se pénétrer de la pensée qui en dirigera l'application. Le législateur doit connaître l'esprit de son époque; le juge doit connaître l'esprit de la loi : sous d'autres mots c'est la même chose.
Un exemple rendra mon idée plus sensible, et c'est votre jurisprudence qui va me le fournir.
Au temps où la conservation des hautes familles
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semblait une nécessité de l'ordre social, l'intérêt de la cité, supérieur aux considérations individuelles, dut faire appliquer dans toute sa rigueur la fameuse règle du droit romain : Is patcr est quem nuptix denzonstrant. La vérité particulière dut souvent disparaître sous la fiction conservatrice. Aujourd'hui que l'égalité civile, effaçant les distinctions de famille, a fait cesser en ce point la raison d'ordre public, la vérité a repris son empire ; la présomption légale a perdu son inflexibilité; le cercle des exceptions s'est élargi. Vous avez commencé de juger en fait et en équité ce qu'auparavant on jugeait en droit rigoureux. La loi était restée la même; mais son esprit avait changé, votre jurisprudence a dû changer.
Vous le voyez, Messieurs, en proclamant les principes qui nous guideront dans l'application des lois, le Ministère public n'est que votre organe, et si ses paroles ont quelque valeur, c'est qu'elles sont l'expression fidèle de votre pensée. La nôtre, en terminant, se reportera, par une pente bien naturelle, vers ce barreau qui nous écoute. Avocats, ne vous étonnez point d'entendre le magistrat sorti de vos rangs n'user de la parole qui lui est donnée en ce jour. que pour vous renouveler l'assurance de ses vives sympathies. Quels enseignements aurait-il à
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vous offrir, celui qui s'honore d'avoir été lui-même enseigné par les dignes vétérans que vous comptez encore à votre tête? C'est à eux de vous éclairer de leurs conseils, à nous de nous enorgueillir d'une fraternité dont le sentiment ne s'éteindra jamais.
Et vous, Avoués, quinze ans de rapports et de travaux communs nous ont appris à vous connaître, à vous rendre justice. Nous vous avons vus jaloux d'honorer votre profession par le désintéressement, le zèle et l'esprit conciliateur; vous nous trouverez toujours prêts à réclamer pour elle les égards et la considération dont elle est digne.
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DISCOURS PRONONCÉ A L'AUDIENCE DE RENTRÉE, LE 3 NOVEMBRE 1 846.
(Présidence de M. le premier président baron Séguier.)
MONSIEUR LE PREMIER PRÉSIDENT ET MESSIEURS,
Dans ces solennités qui marquent l'ouverture de l'année judiciaire et la reprise de vos travaux, vous aimez quelquefois, avant de passer à l'examen des intérêts privés qui viendront se débattre devant vous, à jeter un coup d'œil sur quelqu'un des intérêts généraux de la société. Lors surtout que, par une conséquence qui manque rarement de se produire, les questions sociales se sont traduites en questions judiciaires; lorsque les idées sont devenues des faits, et que les faits ont comparu à votre barre, c'est alors qu'avant de revenir à vos graves fonctions, vous voulez un moment reporter la vue en arrière, et considérer en philosophes ce que vous avez jugé, ce que peut-être aurez-vous à juger encore en magis-
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trats. Ainsi, dans ces derniers temps, une inquiétude inaccoutumée a semblé se révéler au sein d'une classe intéressante et nombreuse, celle des travailleurs industriels. On a réclamé par des écrits, quelquefois par des actes, contre l'excès des travaux, contre l'insuffisance des salaires. Des coalitions se sont formées, dont votre justice a dû connaître; des grèves, des voies de fait, des désordres parfois plus graves, ont éclaté, que votre autorité a dû réprimer.
Derrière ces manifestations se produisent des idées, des doctrines, des théories. Si, dans ces idées, dans ces doctrines, dans ces théories, il se trouve quelque vérité, notre devoir est de l'accueillir, tout en regrettant qu'il ne lui ait pas été donné de se produire sous une forme plus modérée et plus régulière : ear ici, la forme ne saurait emporter le fond, et le soulagement des classes qui souffrent serait un si grand bien, que, pour l'obtenir, nous voudrions nous résigner encore à quelques maux passagers. Mais, (l'autrc part, si tout ici n'était qu'illusion, s'il n'y avait rien au fond de ces idées préconisées avec tant d'ardeur, avouons-le, cette illusion serait bien cruelle, cette ardeur serait bien imprudente. Nonseulement elle aurait jeté des germes d'antipathie et de discorde au milieu de la société la plus homogène qui fût jamais depuis que les privilèges des castes
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ont disparu; mais elle ravirait à l'infortune ce qui seul la fait supporter, la résignation; mais elle préparerait pour le pauvre des jours de désespoir, en l'enivrant de promesses impossibles à réaliser; mais elle l'égarerait en de fausses voies, où il ne rencontrerait que misère et douleur. Et, sans aller plus loin, quelle est, par exemple, la grève qui n'ait créé pour les pauvres familles dix fois plus de souffrances qu'elle ne prétendait en guérir.
Nous avons donc cru faire une bonne œuvre, une œuvre d'ami du peuple, en recherchant devant vous, sur ces questions délicates, le vrai, et rien que le vrai. Rien que le vrai : car ici le vrai seul est utile, le vrai seul est de la philanthropie. Nous ne pouvons apporter dans cette recherche de hautes lumières, mais nous y apporterons ce qui les supplée quelquefois, un esprit sans préoccupations, une position toute désintéressée, le désir du bien, l'amour de la vérité.
Vous n'exigerez pas, Messieurs, que notre discussion s'appesantisse sur les innocentes rêveries de Fourier, qui veut faire de la société une collection de couvents; ni sur les rêveries moins innocentes du communisme, qui ne sait que prendre à l'un pour donner à l'autre, et fonder ainsi, à un jour donné, un état social qu'il faudrait remanier le jour
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d'après et tous les jours, à peine de le voir se détruire de lui-même. Rien là, même de spécieux, rien qui appelle une discussion sérieuse.
Sans doute, la perfection de l'état social serait un ordre où les dons de la fortune et du ciel seraient assez également répartis, pour que chacun trouvât dans sa condition l'équitable satisfaction de ses besoins. Malheureusement l'expérience et la réflexion se réunissent pour nous convaincre qu'une telle perfection est idéale. Bien plus : cet heureux état pût-il un instant se réaliser, à l'instant même il aurait cessé d'être. Dans toute société, vous rencontrez des habiles, des forts, des prudents, des heureux; dans toutes, des malhabiles, des faibles, des dissipateurs, des malheureux. Vous auriez donc bientôt encore des riches et des pauvres ; à moins qu'on ne fît une loi pour interdire d'être fort, habile, heureux, économe; ce qui, convenons-en, constituerait un. ordre social assez étrange; ou qu'on ne prohibât la transmission des biens par héritage; et alors, plus d'esprit de famille, plus de but aux efforts, d'émulation, de pensée d'avenir; plus de travail et de production au-delà du besoin de chaque jour : partout stérilité et malaise, où vous rêviez abondance et bonheur.
Ce n'est donc pas là qu'il faut aspirer : ce serait
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poursuivre une chimère. Le philosophe spéculatif aspire au parfait ; lé législateur, le vrai philanthrope aspire au possible.
Ce qui est possible, ce n'est pas d'égaliser violemment toutes les conditions : c'est d'introduire dans la société et dans les lois la tendance à l'égalité.
C'est pour cela surtout qu'est instituée la cité, cette grande assurance mutuelle, non contre tous les maux, c'est impossible, mais contre les maux qui dépassent la commune mesure. Imitons le navigateur qui, contrarié par les vents dans sa direction vers le port, cherche la direction qui l'en approche davantage.
Les directions qu'on nous propose nous rapprochent-elles de ce port désiré ? Telle est la question ; essayons de la préciser.
Un fabricant s'établit, il prospère, il fait une grande fortune : les travailleurs qui l'ont aidé à construire l'édifice de sa richesse ne seront point appelés cependant à la partager; ils auront dû se contenter d'un modique salaire, à peine suffisant pour l'entretien de leurs familles. C'est là, ditesvous, une iniquité; c'est l'exploitation de Vhomme par l'homme. Il faut, pour être juste, élever le salaire, réduire les labeurs, et. pour y parvenir plus sûrement, il faut organiser le travail. — Un moment!
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Écartons d'abord cette expression indécente et outrée, Y exploitation de l homme par l'homme. On la comprend pour une colonie à esclaves, où le travailleur est la propriété d'un maître : elle n'a point de sens avec la liberté individuelle, la libre concurrence et le salaire convenu de gré à gré. Gardonsnous, amis du bien, de ces formules amères qui aigrissent une question et ne l'éclairent pas.
Mais la médaille n'a-t-elle pas son revers? Vous nous montrez le fabricant qui prospère; mais pour un qui prospère, combien végètent 1 combien se ruinent I Plusieurs finissent par la faillite, quelquesuns par le suicide; beaucoup, après de longs travaux, se retirent plus pauvres qu'avant de s'établir.
L'ouvrier gagne peu, mais il ne risque pas de capital, mais il ne subit pas les chances du commerce. Que le maître gagne ou qu'il perde, l'ouvrier, dès qu'il aura travaillé, n'en aura pas moins obtenu son salaire. N'est-ce pas raison que là où est la mise, là soit le produit; que là où sont les risques, là soient les avantages ?
Voyez donc que ce qui fait braver les chances et les périls d'une carrière industrielle, c'est l'espoir d'y faire fortune. Supprimez ou atténuez cette espérance, tel qui eût fondé une usine et nourri cent ouvriers se rejettera sur quelque profession libérale.
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où du moins son patrimoine, quoiqu'il arrive, ne sera point exposé. En bonne foi, est-ce là le compte de la classe ouvrière ?
Vous parlez d'élever les salaires en réduisant le travail; c'est-à-dire, en un mot, d'ajouter au prix de la main d'œuvre. Nous le voudrions comme vous ; car il est trop vrai, quelquefois le travail est excessif, quelquefois la rémunération est insuffisante.
Reste une question : cela se peut-il faire sans nuire à ceux que nous désirons soulager ?
Augmentez aujourd'hui le prix de la main d'œuvre; demain la denrée, devenue plus chère, sera moins demandée. On produira moins; les chômages seront plus fréquents; les salaires, par une réaction forcée, redescendront d'eux-mêmes au-dessous de leur taux primitif. Ce n'est pas tout : vous avez des rivaux sur les marchés étrangers. Élevez vos prix, on vous quittera pour vos rivaux. Qu'à Lyon le travail soit plus cher, à l'instant la Suisse approvisionnera de soieries l'Amérique du Nord, et Lyon devra fermer ses ateliers. Ne vaut-il pas mieux pourtant gagner de faibles salaires que de ne rien gagner.
Songez-y toujours, pour salarier, il faut produire; pour produire, il faut écouler; pour écouler, il ne faut pas que les prix de revient soient trop chers.
Voilà, Messieurs, ce nous semble, des difficultés
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qu'il faudrait lever avant de penser à la réforme des salaires et d'appeler l'organisation du travail. L'organisation du travail ! ce mot est pompeux. Pourtant il éveille en nous quelque méfiance. Pourquoi? c'est qu'il exprime, non pas une idée nouvelle, mais une vieille idée, expérimentée, jugée, condamnée par les faits.
L'organisation du travail a existé dans les deux derniers siècles. Alors nous avions des corporations, des maîtrises, des jurandes, des règlements en grand nombre. Un jour tout cela disparut. Qu'en est-il advenu? L'industrie et la production ont pris un immense essor, les salaires ont doublé, l'aisance générale s'est accrue, et la population de l'empire, en soixante années, s'est augmentée de huit millions d'hommes.
On dira, nous le savons, que les abus de l'ancienne organisation ne sont pas l'organisation elle-même ; qu'on peut organiser sans mettre à prix le droit de travailler, sans enchaîner, par des règlements minutieusement tyranniques, le génie industriel. Toutefois, avant d'admettre cette réponse, nous demanderions d'abord qu'elle fût accompagnée d'un programme, au lieu de se référer à de vagues généralités, que la pensée ne peut apprécier; puis nous demanderions encore que les dispositions de ce
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programme fussent appuyées sur des faits observés, sur des résultats obtenus, soit chez nous, soit à l'étranger. Voilà ce qu'il nous faudrait, avant de nous engager dans une expérience législative qui, mal conçue ou mal dirigée, peut devenir pour la classe laborieuse une cause de misère, de souffrance et de mort.
Ce qui fait hausser les salaires, et ce que l'organisation du travail ne nous donnera pas, ce qu'elle nous ôterait plutôt, nous l'avons vu, ce sont les débouchés. Sous le régime de la concurrence, la production monte naturellement au niveau de la vente, le taux des salaires au niveau de la production. Les demandes arrivent-elles, le salaire s'élève ; s'arrêtent-elles, le salaire tombe. C'est là une loi de la nature qu'aucune organisation ne peut changer.
On a dit, et nous l'admettons, que, pour être utile, la concurrence doit être sincère; qu'elle cesse de l'être, quand le fort en abuse pour écraser le faible, quand plusieurs s'unissent pour écraser un seul.
Mais nos lois y ont pourvu : elles punissent les coalitions, celles des maîtres comme celles des ouvriers.
Vous sauriez, Messieurs, les appliquer avec une fermeté salutaire, et, s'il arrivait que des industriels conspirassent pour acheter à vil prix la sueur et le travail du pauvre, vous les regarderiez comme dou-
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blement coupables, car ils ont la fortune, car ils ont les lumières, car ils tireraient profit de leur délit; tandis que l'ouvrier qui se coalise est puni par sa faute même avant de l'être par la loi. Pour lui l'interruption des travaux, c'est l'indigence et la ruine.
Il est une autre formule, moins radicale, plus précise, plus digne d'attention, qu'ont proposée des hommes estimables, l'association dans le travail.
Nous rendons justice aux intentions de ses auteurs; mais nous craignons qu'ils ne soient également sous l'empire d'une illusion.
Dans ce système, l'ouvrier serait l'associé du maître; il aurait pour salaire une part dans les bénéfices.
C'est bien,.s'il y a des hénéfices. Mais s'ils viennent à manquer ? Mais s'il y a perte ? le maître au moins vit quelque temps sur son capital ; mais l'ouvrier, de quoi vivra-t-il ?
Yeut-on que, par une clause, jusqu'ici prohibée comme inique et illégale, l'associé prenne part au bénéfice sans en prendre à la perte? Soit. Mais, le bénéfice venant à faire défaut, quel sort lui faitesvous? car enlin, pour lui, le salaire du jour, c'est le pain du jour, et la faim ne fait pas crédit.
Voulez-vous encore que la part au bénéfice ne représente qu'une portion du salaire ? Toujours est-il qu'en cas de mauvaise chance, le salaire restera
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moindre qu'il n'est aujourd'hui, et dès aujourd'hui vous le déclarez insuffisant !
Reconnaissons-le, toutes ces théories ont été conçues en vue d'une industrie qui prospère; mais combien s'en faut-il que toute industrie prospère !
et même pour celles-là, n'y a-t-il pas des temps de crise ? N'y a-t-il pas des mortes-saisons?
Faudrait-il donc renoncer à tout espoir d'amélioration, et serions-nous conduits à cette conclusion désolante, que la société se trouve en face de maux qu'elle ne peut soulager ? Messieurs, gardons-nous de le croire. Ce que nous combattons ici, ce n'est pas le progrès, c'est l'erreur qui se donne pour le progrès. Ce que nous demandons, c'est qu'on vienne à nous avec des idées pratiques et non avec des systèmes ; avec des idées éprouvées et non avec des idées fausses ou problématiques. Ce que nous aurions à demander encore, non pas à tous les réformateurs, mais à quelques-uns d'entre eux, ce serait de réprimer ce langage ardent, ces formes agressives qui, exaltant les esprits peu éclairés, les poussent au désordre, et font un mal actuel et certain, dans l'espoir d'un bien éloigné et douteux; ces déclamations puériles qui veulent soulager le pauvre contre le riche, comme si, dans notre société si égalitairc, si échelonnée, si mobile, il existait deux classes dis-
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tinctes de riches et de pauvres, opposées d'intérêts entre elles; comme si, chez nous, le riche n'était pas, en général, le travailleur dont le Ciel a béni les travaux ; comme si, enfin, ces provocations pouvaient avoir d'autre résultat que de mettre le riche en défiance contre ce qu'on lui proposerait en faveur du pauvre. Ce que nous demanderions aussi à la classe même des travailleurs, ce serait de résister à d'aveugles entraînements; de s'abstenir de manifestations toujours stériles, souvent fatales pour euxmêmes : l'émeute, qui effraye le commerce et suspend les travaux; la grève, qui dévore les épargnes de l'ouvrier; qui n'est que l'œuvre de quelques-uns et qui pèse sur tous; qui ne se maintient que par la menace et la violence, et va paralyser d'autres industries qui ne demandaient qu'à fonctionner en paix.
Le progrès I mais tout autour de nous le proclame, pour qui veut entendre et voir. Regardez donc, depuis moins d'un siècle, quelles révolutions se sont opérées f Le travail était opprimé par mille entraves : Turgot l'a rendu libre. Il était roturier; nos constitutions l'ont anobli, en rendant tous les Français égaux devant la loi, en appelant tous les citoyens à tous les emplois civils et militaires. La propriété était immobile et concentrée; nos codes l'ont mobilisée
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et divisée. C'est peu ; le pauvre restait pauvre faute d'instruction : nos lois ont organisé renseignement populaire. 11 n'épargnait pas, faute d'emploi pour ses économies : des caisses d'épargne se sont ouvertes pour les recevoir et les féconder. Ses enfants restaient à l'abandon durant les longues heures de travail : des salles d'asile, des crèches ont été préparées pour eux. Les séances de l'atelier, trop prolongées, épuisaient leur faiblesse : une loi, qui commence à porter ses fruits, l'a prise sous sa tutelle. Il lui fallait des garanties dans ses différends avec ses maîtres : une institution récente lui assure des juges de sa condition et de son choix. En présence de tous ces faits, en présence des œuvres de la bienfaisance publique, qui ne fut jamais ni plus active ni plus intelligente, disons-le, disons-le bien haut, oui, la société tout entière veut l'amélioration du sort des classes laborieuses; oui, la société tout entière est en marche vers un but salutaire. Tout n'est pas fait encore; mais beaucoup de choses se sont faites beaucoup s'accomplissent; beaucoup se préparent.
Le pays marche, encore une fois; il marche dans une bonne voie : joignez-vous à ce mouvement pour l'accélérer, s'il est possible, pour le répandre, pour le féconder; mais, au nom du ciel, au nom du pauvre. ne le détournez pas.
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Heureux, Messieurs, l'orateur du ministère public, si sa voix pouvait être entendue ! Plus heureux encore, si, aux simples vérités qu'elle vient de rappeler, il n'avait pas à mêler l'expression de justes regrets.
Lorsque la mort vient à frapper quelqu'une de ces têtes vénérables, reliques saintes que la magistrature aime à étaler au respect des hommes, nous nous inclinons devant une tombe honorée; mais nous comprenons que la nature a fait son œuvre, et que les temps étaient accomplis. M. Portalis a succombé dans cet âge qui est encore la jeunesse pour le magistrat, puisque la jeunesse du magistrat c'est la maturité. Ses mœurs douces, son âme bienveillante, ses manières simples et modestes vous l'avaient rendu cher; un jugement sain, des études consciencieuses, une droiture de cœur inaltérable vous l'avaient rendu précieux. Il était au milieu de vous le représentant d'une famille deux fois illustre dans la science des lois, et dont vous aimiez à voir le nom deux fois inscrit sur votre tableau. Lui-même, fidèle aux pures traditions de son père et de son aïeul, venait de marcher sur leurs traces, en éclairant, par d'estimables travaux, la question religieuse, redevenue si grave. Avant lui, vous regrettiez un autre collègue, enlevé presque subitement à votre affection.
M. Bachot, frappé moins jeune, mais encore dans
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la force de l'âge, était le fils de ses œuvres. Privé d'appui, il avait débuté par les emplois les plus modestes du barreau, s'y était progressivement élevé par son mérite et son application, et, formé à l'école de l'excellent jurisconsulte, de l'excellent logicien Nicod, il avait fini par s'y faire une place distinguée.
D'honorable avocat aux conseils, la révolution de 1830 le fit magistrat. Il monta les degrés de la magistrature comme il avait fait ceux du barreau, et lorsqu'il vint s'asseoir au milieu de vous, son zèle, sa facilité, ses lumières naturelles et acquises, l'excellence de son caractère, l'intégrité de sa vie, lui concilièrent vos suffrages dès les premiers moments.
Homme de devoir et de conscience, il est tombé, comme il devait tomber, au champ d'honneur, et n'a quitté son poste que pour mourir.
AVOCATS,
Vous aussi, vous avez à gémir d'une perte aussi imprévue qu'irréparable, et ce n'est pas seulement parmi vous que cette perte a été ressentie. Il n'est plus dans vos rangs, ce rude joùteur, ce puissant athlète qu'on voyait tous les jours sur le champ de bataille, toujours prêt, toujours armé, toujours plein
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de vigueur et de dextérité, ne se reposant d'un com-, bat que par un combat nouveau, et laissant douter à l'auditeur étonné ce qu'on devait le plus admirer en lui, ou l'inépuisable facilité, ou la souplesse merveilleuse, ou l'infatigable énergie. Esprit vrai, talent vrai, caractère vrai, Philippe Dupin a porté glorieusement un nom que ses frères avaient rendu si difficile à porter. Nul n'eut un emploi plus large au palais, et nul ne suffit mieux à toutes les exigences de son emploi. Par une heureuse flexibilité d'organisation, aux qualités naturelles de son esprit, la justesse, l'ordre, la clarté, il savait ajouter, en se les assimilant, quelque chose des qualités de ses émules : il savait s'élever et redescendre, gronder et sourire, argumenter et toucher. Par là, il se trouvait propre à toutes les causes, égal à tous les adversaires.
Qu'il me soit permis d'ajouter que cet homme éminent par le talent fut aussi éminemment un homme de cœur, bon à sa famille, bon à ses amis, bon à ses confrères. Acceptez ce témoignage de celui qui, lié avec lui pendant vingt-cinq années, ne l'a jamais trouvé en défaut, ni sur les devoirs, ni sur les affections de l'amitié, et qu'un deuil commun resserre encore, s'il est possible, nos communes sympathies.
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AVOUÉS,
Nous aimons, en ce jour de solennité, à vous renouveler les témoignages d'estime dus à votre honorable compagnie. Dans vos fonctions, plus utiles qu'éclatantes, la récompense qui vous attend est la bienveillance des magistrats. Continuez à suivre les traces de ces dignes vétérans que nous voyons à votre tête, et soyez assurés que ce prix ne vous manquera jamais.
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DISCOURS PRONONCÉ A LA RENTRÉE DE LA COUR D'APPEL LE 5 NOVEMBRE 1849.
RÉINSTALLATION DE LA MAGISTRATURE.
(Présidence de M. le premier Président Troplong.)
MONSIEUR LE PRÉSIDENT ET MESSIEURS,
Deux ans se sont bientôt écoulés depuis qu'une révolution, consacrant pour la France de nouvelles formes de gouvernement, a soumis à un nouvel examen tout ce vaste ensemble d'institutions et de pouvoirs divers dont se composait la constitution de notre pays; sanctionnées avant ce jour par le temps et par l'expérience, elles ont dû subir, une fois encore, l'épreuve de la discussion. Ainsi, pour ne parler que de ce qui nous rassemble, l'administration entière de la justice, son personnel, son organisation, le mode d'institution des magistrats, tout, jus-
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qu'à cet antique et tutélaire principe de l'inamovibilité judiciaire, tout s'est trouvé à la fois ébranlé.
Grâce au ciel, cette épreuve n'a fait que mettre dans un jour plus grand et la dignité de la magistrature française et la solidité de son institution. Dans cette longue suspension de toutes vos garanties personnelles, votre justice est restée ce qu'elle a toujours été : ferme, active, consciencieuse, indépendante.
Dans cette inquiète division de notre établissement judiciaire, les principes sur lesquels il repose ont prévalu avec éclat sur des tentatives peu réfléchies.
La loi même de l'inamovibilité, qu'en un jour d'entraînement l'esprit novateur avait déclarée incompatible avec l'institution républicaine, mieux examinée, mieux comprise, a paru ce qu'elle fut dans tous les temps et même sous la monarchie absolue, un principe. Éminemment républicaine, l'institution des juges.
que, par une confusion d'idées et de langage, on avait voulu attribuer au souverain politique, au comice électoral, est restée, avec raison, dans le domaine de la puissance exécutive.
Qu'est-ce, en effet, que l'inamovibilité judiciaire?
C'est, pour le juge, la liberté de conscience, assurée à la fois contre les. influences du pouvoir et contre celles de la passion ou de l'intérêt privé.
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C'est, pour l'homme digne de l'exercer, une invitation à ne pas se détourner d'une carrière qui ne promet ni la célébrité, ni la fortune, mais qui donne, avec la considération, la sécurité et l'assurance de l'avenir.
C'est, pour tous les citoyens, un avertissement d'honorer ces fonctions modestes, silencieuses, intérieures, mais saintes, inviolables, qui voient passer et tomber les plus hauts pouvoirs, sans être entraînées dans leur mobilité.
Et, quant à l'institution, n'est-il pasjtrop évident qu'en l'attribuant au pouvoir électoral, on méconnaîtrait l'essence et la vertu de ce pouvoir ?
L'élection, c'est le jugement de tous sur les choses qui sont à la portée de tous. Comment l'appeler à prononcer sur des aptitudes spéciales qui ne peuvent avoir pour juges légitimes que des hommes spéciaux ?
L'élection est admirable dans l'ordre politique, en ce qu'elle réfléchit l'opinion des majorités. Ne saiton pas qu'elle serait dangereuse dans l'ordre judiciaire, précisément parce qu'elle réfléchirait des opinions ?
Ce sont là, Messieurs, des vérités bien vieilles, bien vulgaires, et ce n'est pas sans quelque étonnement que nous venons les rappeler devant cet auditoire
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éclairé 1 Et pourtant, peut-être n'était-il pas superflu de les redire cette fois encore. Il est, dans la vie des nations, des époques étranges où la mémoire du passé semble les abandonner. Alors les traditions les plus consacrées, les principes les mieux établis, les institutions les mieux éprouvées, se trouvent tout à coup destitués de la sanction que leur donne l'universel consentement des peuples et des générations.
Vous diriez un liomme instantanément ramené par une crise à l'état d'enfance, et forcé, pour rentrer dans la vie réelle, de reconquérir une à une les notions qu'une longue expérience lui avait acquises; alors il faut tout démontrer, même l'évidence. Heureux encore si l'on parvient à faire accepter l'évidence.
Ici, toutefois, Messieurs, notre tâche s'offre plus facile. Le législateur a fait son œuvre. Il ne nous reste plus qu'à la motiver, en interrogeant sa pensée, pensée d'ordre et de salut dont la solennité de ce jour est une expression nouvelle. Raffermir d'antiques et nationales institutions, les consacrer, non pas au nom de ces convenances passagères qui changent avec la forme des gouvernements, mais au nom de ces convenances éternelles qui tiennent à la constitution même des sociétés, restituent à l'ordre judiciaire ces garanties qui, en assurant son indépen-
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dance, assurent en même temps son influence et sa dignité; tel a été son vœu, et ce vœu, n'hésitons pas à le déclarer, répond à l'un des grands besoins de la société actuelle.
La France, en effet, sent de jour en jour davantage le besoin de rendre à l'autorité, à côté de la force matérielle qui réprime les attentats, cette force morale qui commande l'assentiment des volontés, cette force que l'agitation révolutionnaire tend incessamment à détruire, et sans laquelle pourtant il ne lui est pas donné d'accomplir sa mission tutélaire.
Après soixante ans de révolutions, durant lesquelles vingt partis se sont tour à tour disputé et arraché le pouvoir, chaque parti vaincu s'est accoutumé à voir dans le gouvernement et l'autorité, non plus le tuteur des intérêts généraux, non plus le représentant de la société tout entière, mais un rival, mais un ennemi qu'à tout prix il faut abattre et contre lequel tous moyens sont permis. C'est là, Messieurs, une grande perversion d'idées et une pente fatale.
Lorsque l'autorité, entre les mains de laquelle le pays a remis ses forces et ses pouvoirs, qui le dirige à l'intérieur, qui le défend à l'extérieur, qui fait régner l'ordre dans nos villes et la sécurité dans nos
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campagnes, qui imprime à tout le mouvement et la vie, lorsque cette autorité se trouve incessamment non en suspicion, mais en accusation ; lorsque sans ehoix, sans examen, par cela seul qu'elle est l'autorité, l'esprit de dénigrement s'attache à tous ses actes; lorsque, à son égard et tous les jours, et en toute occasion, la discussion prend le ton de la plus intolérable invective; lorsque, non contente d'outrager, la haine invente ou dénature ; alors, disonsle, et disons-le bien haut, il n'y a plus d'administration, plus de gouvernement, plus de société possible ; c'est l'anarchie en permanence dans les esprits, en attendant la bataille dans les rues.
Mais, si le principe d'autorité est respectable sous des gouvernements divers, par cette grande loi de l'intérêt social qui subsiste sous tous les gouvernements modérés, que sera-ce lorsque l'autorité tire directement son origine de la souveraineté nationale? Que penser de ces esprits ingouvernables qui, au lendemain d'une révolution faite au nom du suffrage universel, continuent envers les pouvoirs issus du suffrage universel, avec plus de violence encore, la guerre d'extermination qu'ils avaient déclarée à d'autres pouvoirs pour le conquérir?
Ou donc est le remède à ces déplorables tendances ?
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Il est, Messieurs, dans les justes réactions de l'opinion publique, qu'ont bientôt révoltée tous les genres d'excès; il est dans l'utile influence que vous, que ce barreau qui nous écoute, que tous les hommes placés pour servir d'exemple, saurez exercer sur elle ; il est aussi dans l'honneur rendu aux hommes qui, en des positions éminentes, ont bien mérité du pays.
Tel fut ce magistrat (1) qui présida quarante ans à vos travaux, et qu'un zèle inépuisable, une sagacité rapide, une profonde horreur de la chicane et de la fraude, distinguaient au milieu de ses nobles collègues; recommandable par ces vertus de famille qui préparent si bien les vertus publiques, par son excellent cœur, dont l'affection franche et bienveillante rachète si bien quelques vivacités de langage ; assidu à ses devoirs, et trouvant dans cette assiduité même une nouvelle jouissance. Il fallait, pour que sa perte nous fût moins sensible, que la fortune nous offrît dans son successeur, avec l'aménité des mœurs, l'intégrité du caractère, les lumières du juge, le savoir profond du jurisconsulte et le talent de l'écrivain.
(I) M. le premier Président Séguipr.
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AVOCATS,
1 Il eût été doux pour votre ancien bâtonnier (1), pour le chef honoré que votre ordre a donné à notre parquet, de pouvoir lui-même, aujourd'hui, vous adrèsser des paroles de sympathie et de fraternité.
Mais, chez nous comme chez vous, les devoirs, vous le savez, passent avant les plaisirs. Pensez, du moins, quetîelui qui s'adresse à vous en son nom, est aussi un des vôtres, et qu'il compte, parmi ses plus chers souvenirs, celui de vous avoir appartenu. C'est parmi vous, avocats, que se rencontre cette liberté de l'honnête homme qui sait tout oser pour le 'droit, rien pour la licence.
Votre ordre est l'image, disons mieux, est la réalisation de cette vraie et sage démocratie qui reconnaît l'égalité des droits, sans se révolter contre les supériorités légitimes conquises par le mérite et par le travail ; continuez, sous les auspices de vos
dignes représentants, d'éclairer la justice par d'utiles travaux, d'enseigner la société par d'honorables exemples.
'4) M. Baroche.
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AVOUÉS,
Vous aussi, vous avez des pertes à déplorer. Votre dernier doyen, ce vétéran de votre compagnie, dont la Cour se plaisait à honorer la verte et laborieuse vieillesse, a laissé parmi vous et parmi nous-mêmes de justes regrets (1). Que ces regrets donnés à vos anciens soient un encouragement pour leurs jeunes successeurs, et soyez assurés, en vous réglant sur de tels exemples, de la constante bienveillance dont la magistrature aimera toujours à payer vos efforts.
(1) M. Périn.
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DISCOURS PRONONCÉ A L'AUDIENCE DE RENTRÉE DU 4 NOVEMRRE 850,
(Présidence de M. le premier Président Troplong.)
MONSIEUR LE PREMIER PRÉSIDENT ET MESSIEURS,
L'égalité est la loi de Dieu; elle est l'idéal des sociétés humaines, le point de mire de tout sage législateur.
Mais cette égalité, quelle est-elle ? car rien de si rare que de s'entendre même sur les termes les plus simples. Est-ce l'égalité naturelle, qui se borne à proclamer pour tous la même loi ? Est-ce une égalité artificielle, qui, effaçant les différences natives, procurerait à tous un sort pareil? L'égalité consistet-elle dans le nivellement absolu des conditions, ou bien dans ce principe d'équité qui nous crie ; A chacun .selon ses oeuvres ? Enfin, si l'on admet plus d'une sorte d'égalité légitime, quelle est la place et quel est le rôle de chacune d'elles dans la constitution de la société?
Cette recherche, Messieurs, ne nous a point paru
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indigne de vous occuper quelques instants, en cette heure solennelle où la magistrature, prête à reprendre ses travaux, aime à s'y préparer par la contemplation des grands principes qui régissent les sociétés.
C'est, d'ailleurs, vous entretenir d'un sujet éminemment judiciaire, car quelle relation plus intime qu'entre l'égalité et la justice?
Cette relation, nous la rencontrons dès notre premier pas. La justice aussi, vous le savez, se montre à nous sous des aspects divers. Commutative, elle préside aux rapports de l'homme avec l'homme; elle garantit les droits immuables qui dérivent de la seule condition humaine, et dès-lors elle se refuse à toute acception de personnes; distributive, elle préside aux rapports du citoyen avec la société ; elle consacre, dans une équitable proportion, les droits variables qui naissent de ces rapports de toute nature, et dès-lors elle fait acception nécessaire et du mérite et des services. Or, à nos yeux, Messieurs, l'égalité n'est ici que la justice sous un autre nom ; comme la justice, elle revêt différents caractères en s'appliquant à des faits d'un ordre différent. Nous reconnaîtrons donc deux sortes d'égalité : l'une de droit, générale et absolue ; l'autre de fait, relative et proportionnelle aux travaux, à l'intelligence, à la valeur personnelle des individus.
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Entre ces deux principes, sacrés tous deux, tous deux applicables au même degré dans leur sphère respective, point de préférence à assigner, point de choix à faire; rien qu'une place à marquer, qu'une compétence à reconnaître. S'agit-il d'invoquer les lois ou de leur obéir ? que la règle soit uniforme et inflexible. S'agit-il d'occuper dans la cité telle ou telle position plus ou moins éiiiiiiente ? que chacun s'élève ou prospère en raison de ses mérites ou de ses talents. Scipion a vaincu Cartilage ; Scipion est comptable, et sa victoire ne l'affranchira pas du commun devoir de rendre ses comptes. Mais, vainqueur, il a droit aux honneurs du triomphe, et ce droit, nulle considération d'égalité ne lui commande de le partager avec d'autres, car nul autre n'a, comme lui, commandé d'armée victorieuse.
Seulement, si, sans choisir et sans exclure, nous avions à déterminer lequel des deux principes nous semble appartenir à l'ordre le plus élevé, et correspondre aux plus nobles facultés de la nature humaine, nous ferions remarquer que la justice distributive ou l'égalité proportionnelle répond à ce qu'il y a de plus exquis dans l'homme, l'intelligence et la moralité. L'autre ne considère en lui que l'être matériel ; elle fait abstraction de l'être intellectuel et inoral ; et c'est ce dernier caractère que la justice
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distributive a pour objet de reconnaître et de consacrer. Pour celle-là, Socrate et Anitus, Achille et Thersite sont des êtres égaux ; celle-ci les place selon leur valeur, et fait, à l'exemple de Dieu même, le discernement du bien et du mal. Sans l'égalité des droits, l'histoire nous montre qu'à travers tous ses abus une société peut subsister encore; sans justice distributive, plus de société possible entre les hommes; il n'y a plus que l'abrutissement. La conscience même du genre humain vient ici porter témoignage à l'appui de nos paroles, et de toutes les religions pratiquées sur la terre, il n'en est pas une qui, en annonçant un être suprême, n'ait proclamé en lui le dispensateur des récompenses ou des peines que l'homme a pu mériter.
Mais que sert de marquer des rangs entre des principes tous deux salutaires quand tous deux sont sainement appliqués ? Le danger serait dans l'erreur qui confondrait leurs domaines ; il serait dans l'erreur plus grande qui, n'apercevant qu'un des termes d'une question essentiellement complexe, voudrait sacrifier l'un à l'autre.
Tel est l'écart où sont tombés des hommes qui, justement épris de l'égalité, mais épris sans discernement et sans mesure, ne veulent reconnaître aucun motif légitime de supériorité entre les citoyens.
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pas même le travail et les services, pas même le génie et la vertu. Il ne leur suffit pas que la législation, par ses tendances, nous rapproche chaque jour de l'égalité de fait : ils la veulent immédiate et absolue ; ils sont prêts à l'imposer par la contrainte et la violence. Insensés 1 qui se révoltent contre la nature elle-même ; car la nature n'a pas fait tous les hommes pareils en force, en adresse, en courage, en sagesse, en intelligence. Impies ! qui, sous le faux prétexte d'améliorer matériellement la condition de l'homme, ne vont à rien moins qu'à supprimer, avec la justice distributive, la moralité des actions humaines, et par suite la société elle-même.
Si, du moins, en se proposant un but tout matériel, ils pouvaient se flatter de l'atteindre 1 Mais comment n'aperçoivent-ils pas qu'en déniant au travail sa récompense, ils lui enlèvent son aiguillon, et qu'ils dessèchent dans sa source la production, ce commun trésor de la famille humaine? Comment ne comprennent-ils pas qu'en nivelant à l'excès les fortunes, ils suppriment par le fait les sciences, les arts, les professions libérales ; tout ce qui veut des études, des avantages, des méditations suivies, des loisirs laborieux; tout ce qui fait les nations grandes et prospères : et qu'ils refoulent le genre humain dans la harharip. avec son cortège obligé, la misère?
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Là, comme en tout, le vrai réside dans une juste mesure. L'égalité de fait, en tant que principe absolu, est une chimère, et serait trop souvent une criante iniquité. La trop grande inégalité est un autre extrême, contre lequel doit se prémunir la sagesse du législateur. Tant que la fortune et les distinctions restent le prix des services rendus et des travaux utiles; tant que le chef de famille peut préparer le sort des siens, sans les affranchir de l'obligation de valoir par eux-mêmes, la loi est à la fois juste et prévoyante : elle consacre, à côté d'une équitable rémunération, un principe d'émulation salutaire. Mais quand, par le vice des institutions, la richesse et l'influence, devenues le patrimoine immobile d'un corps ou de quelques familles, loin d'être un encouragement à bien faire, ne sont plus qu'une dispense de bien faire pour ceux qui les possèdent, qu'un obstacle pour ceux qui en sont privés ; alors l'abus se révèle ; alors l'aristocratie devient une dangereuse réalité; alors le devoir du législateur est d'aviser.
Pour remèdes à cet abus, des moyens divers ont été proposés : les uns violents et aveugles ; d'autres plus intelligents, plus indirects, plus doux, et parla même plus efficaces.
Plusieurs, par exemple, ne voudraient rien moins
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que poser des limites au droit de posséder, et fixer.
un maximum pour les fortunes, comme en d'autres jours on tenta follement de le faire pour les objets de consommation. D'autres, plus modérés, si c'est l'être que de blesser les plus saintes affections du cœur humain, se contenteraient d'abolir la transmission des biens par héritage.
En d'autres termes, les premiers disent aux hommes : s Soyez, à votre choix, sages ou débauchés, » laborieux ou oisifs, industrieux ou abrutis, éco» nomes ou dissipateurs, utiles ou nuisibles à la » société; votre sort n'en sera guère ni pire ni meilD leur. » Ils disent au producteur : a Après quelques » pas heureux dans ta carrière, croise tes bras, ferme » tes ateliers, endors ton intelligence et ton activité ; » plus d'avenir pour tes travaux. » A Hippocrate, à Guttemberg, à Montgolfier, à Fulton,. à Pline, à Newton, à Cuvier, à Phidias, à Raphaël, à Rossini, à Voltaire, ils disent: « Fermez ces sources fécondes » de bienfaits et de jouissances que votre génie ré» pandait sur le genre humain ; n'usez plus votre vie » à créer pour nous des merveilles ; il n'y a plus de » prix pour elles. »
Quant aux derniers, voilà ce qu'il nous disent : « Descendez à la condition des brutes ; ne voyez » plus que vous dans le monde, et qu'au sortir du
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» premier âge, vos enfants deviennent des étrangers » pour vous. »
Il n'est pas possible d'imaginer une révolte plus insolente contre la justice, la morale et le bon sens universels.
Serons-nous, Messieurs, trop familiers dans notre langage, en vous disant que l'égalité, telle que ces tristes rêveurs la comprennent, ne serait point l'aplanissement, mais Yaplatissement de la société ?
Sans s'égarer dans ces monstruosités sans nom, le législateur éclairé a de sûrs moyens d'empêcher que l'inégalité naturelle ne dégénère en abus. Il observe par quelles voies les aristocraties s'établissent ou se perpétuent, et sur chacune de ces voies il pose une barrière.
Ainsi l'aristocratie tend à la concentration des propriétés : il en favorisera la division.
Elle tend à la possession immuable, par la distinction des biens nobles ou roturiers : il fera rentrer tous les biens sous l'empire du droit commun.
Elle prévient la dissémination des fortunes parles institutions d'héritier, les droits d'aînesse et les substitutions : il établira le partage égal des successions, limitera le droit de tester et restreindra plus étroitement encore le droit de substituer.
Elle accroît son importance par l'exemption des
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charges et le monopole des emplois : il rendra tous les citoyens admissibles aux emplois, et les obligera tous de contribuer proportionnellement aux charges publiques.
Et quand il aura fait toutes ces choses, il aura constitué la démocratie la plus vraie, la plus complète, la mieux assurée qui jamais ait apparu sur la terre.
Eh bien, Messieurs, cette législation, si éminemment, si efficacement égalitaire, dont nous venons de résumer le tableau, est-ce le rêve de quelque utopiste méditant sur un lointain avenir? est-ce, du moins, une conquête encore disputée, et qu'il faille réaliser par la voie terrible des révolutions ? Non ; c'est le droit commun de la France, c'est la constitution qui nous régit depuis 89 ; c'est le Code civil que vous appliquez depuis cinquante années.
Que penser donc, Messieurs, de ces étranges sectaires qui, dans la société la plus égalitaire qui fut jamais, poussent incessamment des cris de haine contre des priviléges évanouis et contre une aristocratie éteinte; qui, dans un État où tout est démocratie, s'intitulent exclusivement le parti démocratique; qui, au lendemain d'une révolution dont est sortie une société nouvelle, continuent d'invectiver la vieille société. et menacent la France du pléonasme
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d'une révolution accomplie et pourtant renaissante?
Epiménides nouveaux, vivants anachronismes, pour qui 89 n'a jamais existé, qui n'ont jamais entendu parler de nos constitutions ni de nos lois civiles, autour de qui une société nouvelle s'est formée sans qu'ils en aient même soupçonné l'avènement, et qui t'ont le procès à 1850 avec les idées et le vocabulaire de 88 et de 92 1 N'allez point. Messieurs, inférer de ce langage, qu'optimiste facile et quiétiste indolent, nous regardions le progrès égalitaire comme définitivement consommé, tout progrès à venir comme une illusion.
Loin de là, nous pensons que la question d'amélioration sociale sera éternellement à l'ordre du jour.
Il faut y travailler aujourd'hui, puis demain, puis encore, et puis toujours. Mais la vérité que nous voudrions graver dans les esprits, et qui porte à nos yeux le caractère de la suprême évidence, c'est qu'il n'y a plus désormais de progrès possible à réaliser par la voie révolutionnaire. Le principe égalitaire est aujourd'hui déposé dans les institutions : il ne se peut plus agir de les renverser, mais d'attendre et de seconder leur action régulière. Toute tentative en dehors des institutions ne serait désormais qu'un déraillement funeste qui arrêterait, loin de l'accélérer, la marche du perfectionnement social. Jugez-en
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par le sort de ces utopies qu'on prônait avec tant de faste et d'emportement jusqu'à ce que le jour fut venu de les éprouver. Les unes sont venues misérablement se briser contre le premier choc de l'expérience; les autres n'ont pas même affronté l'expérimentation et se sont évanouies devant la discussion contradictoire, désertées de leurs promoteurs, que la foi ne soutenait plus et qui n'osaient pas même les défendre.
C'est qu'en effet, Messieurs, la société actuelle est dans le vrai ; c'est qu'en effet, si tout le bien possible n'est pas réalisé encore, elle est au moins entrée dans la voie qui conduit à le réaliser. Des sophistes l'ont audacieusement calomniée : à ses calomniateurs opposons, en quelques chiffres plus éloquents que des paroles, le résumé de ses progrès depuis soixante années.
Avant 1789, les deux tiers du sol français étaient le patrimoine de quelques privilégiés; aujourd'hui, onze millions de propriétaires acquittent la contribution foncière.
Avant 1789, la France ne comptait pas 25 millions d'habitants; elle en compte aujourdhui près de 36 millions.
Avant 1789. la vie moyenne de l'homme n'y dé-
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passait guère vingt-huit années; aujourd'hui, la vie moyenne est d'environ trente-trois années.
Avant 1789, un budget de 500 millions était un lourd fardeau pour le pays; aujourd'hui, au lendemain d'une crise effroyable, la France a pu payer 1,600 millions, non sans souffrir, mais sans être écrasée.
Vous parlez de progrès ! Eli 1 ne voyez-vous pas que le progrès s'accomplit de jour en jour, qu'il est en cours d'exécution, que ce que l'humanité vous demande avec larmes, c'est de ne pas le troubler dans sa marche bienfaisante ?
Parlerons-nous ici, Messieurs, de ces prédicateurs de désordre et de haine, qui, dans la société la plus unitaire que l'esprit ait jamais pu concevoir, dans un pays où le droit commun est partout et le privilège nulle part, vont rêvant encore des divisions de castes, mettent aux prises le bourgeois et le prolétaireet qui, au sein de la démocratie la plus absolue, vont criant anathème à une aristocratie imaginaire ?
Présentez à ces hommes le recueil de nos lois ; priezles de vous y montrer la démarcation qu'elles auraient tracée entre le bourgeois et le prolétaire; les privilèges accordés à l'un au détriment de l'autre; la barrière qui retient chacun d'eux dans sa caste
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prétendue, et l'empêche de se mêler avec l'autre. Ils ne trouveront rien à vous répondre; ou bien ils se rejetteront sur ces inégalités accidentelles, mobiles, qu'enfante inévitablement le mouvement d'une grande société, et qui ne ressemblent pas plus aux prérogatives permanentes d'une aristocratie, que les mouvantes ondulations de la mer aux rochers éternels qui bordent ses rivages.
Nous avons dit, Messieurs, notre pensée sur cette haute question de l'égalité sociale. En deux mots, en voici l'expression tout entière : égalité de droit, universelle et absolue ; égalité de fait, proportionnelle aux mérites, aux travaux, aux services rendus.
La concevoir autrement, ce ne serait pas détruire l'aristocratie ; ce ne serait que la retourner ; car où le moins digne est traité à l'égal du plus digne, c'est celui-là qui devient l'aristocrate ; il a le prix sans avoir eu le mérite, et, comme le privilégié de naissance, il jouit de ce qu'il n'a point gagné.
Tandis pourtant que nous tracions ces réflexions si simples, un doute, Messieurs, a plus d'une fois traversé notre esprit. A quoi bon, nous disions-nous, rappeler ces vérités élémentaires ? A quoi bon prouver la lumière et démontrer l'évidence? Hélas! il est cependant certain que des jours arrivent où les vérités les plus élémentaires sont remises en pro-
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blême, où les yeux n'aperçoivent plus la lumière, où l'évidence elle-même a besoin d'être démontrée, et ne réussit pas toujours à se faire accepter. « J'ai » vu, disait Rousseau, j'ai vu les mœurs de mon » siècle, et j'ai publié ces lettres. » Et nous, Messieurs, nous avons vu les idées du nôtre, et nous avons écrit ces paroles.
AVOCATS,
Chaque fois que l'occasion s'est offerte pour nous de porter la parole dans ces solennités, nous avons éprouvé un vrai bonheur, en nous adressant à vous, à nous rappeler notre vieille et chère confraternité, à saluer dans vos dignitaires nos amis de jeunesse et nos anciens compagnons d'armes. C'est chez vous, Avocats, qu'on voit la frappante application des principes dont nous avons tâché de faire ressortir la vérité. Égaux tous par le droit, soumis tous aux mêmes règles, vous ne vous révoltez pas néanmoins contre les supériorités légitimes qui s' élèvent parmi vous. Que, dans ce concours d'hommes de bien et de savoir, apparaissent Tripier avec sa forte et patiente intelligence, Gautier-Ménars avec sa sagacité rapide et sa parole concise, Hennequin I avec sa grâce élégante, Philippe Dupin avec son élo-
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quence nerveuse et souple tout à la fois, d'autres encore qui vivent et que je ne puis nommer, vous honorez d'un sympathique hommage cette prééminence qui pour principe a le talent, et pour condition le travail, Et vous, Avoués, quand nous avons parlé des services qu'attend de nous la société, nous n'avons pas oublié qu'il en est qui, pour avoir peu de retentissement, ne sont pas toujours les moins utiles. Premiers conseils des parties, vous n'avez pas seulement à les défendre, mais souvent à rendre la défense superflue en conciliant les intérêts, en décourageant les prétentions injustes. Longtemps nous vous avons vus à l'œuvre, et nous aimons à proclamer le gré qui vous est dû.
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TRI BU NE.
Ce n'est pas sans un peu d'hésitation et de timidité que je me détermine à comprendre dans ce volume des discours prononcés à la Chambre des députés. J'ai craint d'abord qu'on ne me supposât en ceci des prétentions qui sont loin de ma pensée.
Beaucoup de mes collègues, en effet, font des discours meilleurs que les miens, et leurs discours ne deviennent point des livres ou des portions de livres.
Pourtant il m'a semblé que, dans un recueil de Fragments oratoires, la tribune aussi était une spécialité qui devait trouver sa place. Je la lui ai faite, comme il me convenait, restreinte et modeste. —
(Note de l'édition de 1845.)
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RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION CHARGÉE DE L'EXAMEN DU PROJET DE LOI PORTANT DEMANDE D'UN CRÉDIT EXTRAORDINAIRE D'UN MILLION POUR COMPLÉMENT DES DÉPENSES SECRÈTES EN 1840 (1).
(Séance du 21 mars 1840.)
MESSIEUHS, Jusqu'à quel point l'usage des fonds secrets peut-il être accepté comme moyen de gouvernement ? Jusqu'à quel point des circonstances extraordinaires, des troubles récents, des tentatives hostiles, enfin ces inquiétudes, compagnes inséparables d'un établissement nouveau, peuvent-ils en légitimer l'emploi? Cette question, que vos discussions antérieures ont épuisée et que vos précédents semblent avoir résolue, s'efface aujourd'hui devant la gravité de la question politique qui vient s'y rattacher. Aujour-
(1) Cette commission était composée de MM. de Lamartine, Harlé, Caumartin, Wustemberg, Berville, Amilhall, llavin. Berger, le comte Defitte,
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d'hui, le vote des fonds secrets n'est pas seulement une affaire d'administration ; c'est aussi, c'est surtout un vote de confiance. Votre décision sera la pierre de touche qui révélera au ministère naissant sa force ou son impuissance, qui lui dénoncera votre adhésion ou votre refus de concours. En un mot, c'est une question de cabinet qui vous est posée et que votre scrutin va résoudre.
Quelques mots seulement sur le chiffre et sur l'emploi du crédit.
Le ministère du 12 mai avait donné un bon exemple, en opérant une réduction sensible sur les fonds secrets. Le nouveau ministère ne s'en est point écarté. Son chiffre est même réduit encore de 200,000 francs; mais il faut dire que le précédent ministère a trouvé, en entrant, le crédit absorbé d'avance par des anticipations, pour une somme au moins égale. Il n'a donc dépensé, de son chef, qu'un million à peu près. En résultat, la somme demandée est la même ; les circonstances ne sont pas essentiellement différentes; il y a donc, ce nous semble, pareille raison de décider.
Le ministre déclare avoir encore en caisse une somme d'environ 60,000 francs, susceptible peutêtre de quelques réductions fondées sur les besoins du service.
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Votre commission, en recevant ces renseignements de la bouche des ministres, a recueilli leur déclaration de ne vouloir employer les fonds qu'ils vous demandent, ni à corrompre les organes de la presse, ni à exercer aucune sorte d'influence illicite : ils persisteront dans la voie honorablement ouverte par leurs derniers prédécesseurs. C'est là tout ce que nous avions à rechercher sur la question considérée en elle-même ; il faut maintenant la considérer dans ses rapports avec l'existence du cabinet.
Un vote de confiance vous est demandé : devezvous, en le refusant, déclarer que l'administration n'a pas votre confiance?
C'est sur ce point que deux opinions se sont déclarées au sein de votre commission.
La minorité ne se confie point au nouveau ministère. Il se pose en médiateur : à quel titre ? La médiation suppose la neutralité; hier encore il était partie belligérante. Quelle garantie? Celle des personnes? Il les laisse en dehors. Celle des principes ?
Il se rapproche de l'opposition. Sans parler d'engagements secrets qu'on serait en droit de soupçonner, n'est-il pas dans sa dépendance par le besoin d'une majorité? Pourra-t-il résister à ses exigences?
Sans garanties, comment l'ancienne majorité transigerait-elle avec honneur et sûreté ? Le voulût-ellt1.
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quelle force un parti qui s'abdiquerait ainsi apporterait-il au pouvoir ? Voyez, d'ailleurs, quelle position attend le ministère. Placé entre deux partis divers de tendance, et dont le concours lui sera également nécessaire, obligé d'acheter chaque jour leur appui par des condescendances en sens opposé.
aura-t-il un système, une direction, une volonté ?
On craint qu'un refus d adhésion n'entraine une dissolution : mais une situation pareille n'y conduitelle pas plus sûrement encore, et sous des influences plus fâcheuses ?
C'est ainsi qu'en résumé la minorité de votre commission motive sa méfiance à l'égard du ministère : non qu'elle prétende refuser les fonds nécessaires à la sûreté de rttat; mais elle veut qu'il soit bien entendu que l'opinion dont elle est l'organe n'engage point son adhésion, et se réserve pour l'avenir toute liberté d'action et de suffrage.
La majorité de la commission. Messieurs, a été loin de se rendre à ces motifs et de partager ces défiances. La composition du ministère lui paraît une première garantie de bonne et sage administration.
Elle a confiance dans les intentions : elle a confiance dans les personnes; elle a confiance dans les antécédents qui lui montrent, d'une part, l'ordre intérieur protégé, la paix extérieure maintenue en des jours
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difficiles; de l'autre, un attachement non suspect à la révolution de 1830, au principe parlementaire; une noble susceptibilité pour l'honneur et la sûreté du pays, dans ses rapports avec l'étranger.
Pris dans une nuance intermédiaire, le cabinet semble heureusement placé pour réunir autour de son drapeau toutes les opinions constitutionnelles et modérées. Il fait profession d'impartialité pour son administration future; il repousse toute pensée de réaction ; il déclare (nous empruntons ses paroles) ne vouloir gouverner ni avec le centre droit contre la gauche, ni avec la gauche contre le centre droit.
Cette pensée, nous la croyons conforme au vœu du pays, conforme surtout aux nécessités qu'impose l'état actuel de la chambre élective.
Un fait a frappé tout le monde depuis quelques années; c'est le fractionnement progressif de la chambre, c'est la décroissance successive de la majorité. Puissante encore sous le ministère du 22 février, elle est devenue de plus en plus faible et douteuse sous ses successeurs. Elle a de bonne heure échappé au 6 septembre, au 15 avril, au 12 mai. Deux dissolutions presque consécutives, loin de la reconstituer, l'ont amoindrie encore : aujourd'hui, l'ancienne majorité n'existe plus, elle n'est que la plus forte des
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minorités ; la majorité nouvelle, on la cherche, nul encore ne l'a trouvée.
De là, pour quiconque y veut penser sérieusement, une conséquence évidente, irrécusable; l'impossibilité pour qui que ce soit de gouverner par exclusion ; la nécessité, fatalement imposée à tout ministère, sous peine de mort, de s'appuyer sur le rapprochement, non sur la division des partis. Réunir pour gouverner, est maintenant la condition d'existence de toute administration. Heureuse nécessité, selon nous 1 car c'est par l'épuration que les pouvoirs s'atténuent et que les gouvernements périssent.
Les élections dernières, en déplaçant les positions dans la chambre, en reportant le centre véritable dans la nuance qui sert d'intermédiaire aux deux sections les plus nombreuses, ont ouvert les voies à cette politique de conciliation. L'instant aussi semble favorable pour la mettre en pratique. Les opinions, on l'a dit, sont aujourd'hui plus fractionnées qu'ardentes. A l'intérieur, repos; rien de grave à l'ordre du jour que la question extérieure, très-grave, il est vrai, mais faite pour rallier plutôt que pour séparer les opinions; car la chambre, partagée encore sur des points de politique intérieure, ne le sera jamais sur ceux qui touchent à la sécurité, à la dignité du pays.
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La majorité de la commission s'associe donc avec confiance à cette politique, dont le résultat serait de constituer une majorité puissante, et, par elle, une administration forte et durable. Elle croit que c'est une pensée éminemment gouvernementale et conservatrice que d'élargir ainsi le point d'appui du pouvoir. Par là seulement nous pourrons donner de la fixité au gouvernement, de la suite aux affaires, imposer aux partis hostiles, inspirer confiance et respect à l'étranger.
Quant à ces pactes mystérieux qu'on suppose, elle n'y ajoute aucune foi. On s'étonne de voir l'ancienne opposition voter pour la première fois des fonds secrets : l'opposition explique sa pensée. Ce n'est point pour un crédit qu'elle vote, c'est pour un cabinet. En appuyant un ministère moins éloigné d'elle que les ministères antérieurs, l'ancienne opposition fait une chose toute simple, en même temps qu'elle est opportune et bonne au pays. Elle avait le pouvoir hostile; on le lui promet impartial. On la dénonçait comme ingouvernable ; elle se montre conservatrice et modérée, en aidant à la solution d'une crise inquiétante, en soutenant un cabinet pris en entier hors de son sein. Les élections ne l'ont pas faite majorité, elle accepte cette situation. Mais les élections l'ont constituée en minorité imposante;
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elles l'ont établie en progrès; or, le cabinet de centre gauche est pour elle un progrès. S'il ne réalise pas toutes ses vues de politique intérieure, il rassure ses sentiments de nationalité; il marque le point d'arrêt d'un système dirigé contre ses sympathies; il glorifie avec elle, tant au dedans qu'au dehors, la Révolution de Juillet. Telle est, en effet, la clef de sa conduite; elle est claire et parfaitement rationnelle; il n'y a point là de mystères à rechercher.
Le pays, Messieurs, attend avec anxiété un dénouement à la crise qui le travaille depuis trois années. Deux dissolutions l'ont fatigué; la seconde l'a profondément agité. L'administration s'est trouvée suspendue, la législature paralysée. La session dernière est restée stérile; la précédente avait été peu fructueuse. L'agriculture souffre, l'industrie attend, beaucoup de travaux sont interrompus. En de telles circonstances, l'idée d'une dissolution, que les opinions ardentes peuvent caresser, alarme justement les esprits modérés. Or, avec le cabinet du 1er mars, la majorité de votre commission croit la dissolution superflue; avec tout autre elle la croit inévitable, et ne voit plus que des minorités impuissantes à gouverner avec la chambre actuelle. Quoi qu'on en dise, une honorable conciliation peut s'opérer sur le terrain neufivdu centre gauche, entre
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les opinions modérées placées en deçà comme au delà de sa ligne. Ne vaut-il pas mieux s'y résoudre que de provoquer une crise nouvelle et sans solution prévue ?
Toutefois, Messieurs, il y aurait quelque chose de plus triste encore qu'une nouvelle crise : ce serait la prolongation d'un état d'incertitude funeste à tous les intérêts, funeste surtout au gouvernement. Les grandes sociétés politiques ont besoin d'un pouvoir fort, et les longues hésitations ne peuvent que l'affaiblir au préjudice de tous. Il importe à la France que la question de cabinet soit jugée plus tôt que plus tard, car il importe à la France d'être gouvernée. Tel est le vœu qu'en terminant la majorité de votre commission croit devoir exprimer.
Elle a l'honneur de vous proposer l'adoption pure et simple du projet de loi.
La combinaison ministérielle dont il s'agit dans ce rapport a peu duré; assez toutefois pour justifier, ce nous semble, les vues qui s'y trouvent exposées. Le cabinet du 1er mars a gouverné facilement tout le temps qu'il a vécu : la session de 4 840 s'est passée pour lui sans échecs et même sans obstacles : il a obtenu-pour toutes ses propositions de
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fortes majorités. La session finie, il a succombé sous la fatalité d'une affaire mal engagée et mal conclue, qu'il ne lui avait point été donné d'engager, et qu'il ne lui a point été donné de conclure. Mais l'incident d'Orient, qui, tout grave qu'il fût, n'était pourtant qu'un incident, n'a point à nos yeux la vertu d'infirmer les considérations permanentes qui servirent de base à nos conclusions, et si quelque crise devait survenir un jour, nous désirons pour notre pays qu'elle trouve le pouvoir placé sur la ligne où nous avions cherché à l'établir. — Ecrit en 1845.
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DISCOURS PRONONCÉ A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS.
(Séance du 22 janvier 1848.)
DISCUSSION DE L'ADRESSE (1).
Je ne sais, Messieurs, si la Chambre, encore palpitante des émotions d'hier (2), aura quelque attention pour un simple discours de discussion générale. Toutefois, le sentiment d'un devoir à remplir, d'une utilité à poursuivre, m'a fait monter à cette tribune. La Chambre, dans sa sagesse, jugera de la valeur des choses que j'ai à lui dire et de la (1) Ce discours a été fidèlement relevé sur le Moniteur.
A peine s'est-on permis de redresser un petit nombre d'inadvertances de style, échappées soit à l'improvisation, soit à la sténographie. — Note de M. Berville.
(2) Dans la séance du 2,1 janvier, une question d'influence illégale avait vivement agité la chambre. — Note de M. Berville.
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mesure d'attention qu'il conviendra de leur accorder.
(Très-bien 1 parlez 1)
Dix-huit ans, Messieurs , sont bientôt écoulés depuis que le Gouvernement de Juillet a pris la direction des affaires de la France. Ce qu'il avait dans la pensée, il a eu tout le temps de l'accomplir. Désormais les faits doivent parler pour ou contre le système qu'il a suivi. Pour le juger? ce sont désormais les faits qu'il convient d'interroger. Si le pouvoir est aujourd'hui fort et respecté, si les passions hostiles sont apaisées ou réduites à l'impuissance, si de solides alliances assurent notre position audehors, si l'état de nos finances est florissant, alors il a droit de dire à l'opposition ; « Vous aviez tort.
Les résultats que j'ai poursuivis, je les ai obtenus : j'ai bien gouverné. »
Mais si les faits tiennent un langage contraire, l'opposition n'aura-t-elle pas droit à son tour de tenir un contraire langage?
C'est donc, Messieurs, une question de fait, une question de moyens et de résultats que je viens examiner devant vous. Conservateur comme vous, bien que par d'autres moyens, désirant vivement et fortement conserver et le Gouvernement de Juillet et la royauté qui en est la clé de voûte, je viens de
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bonne foi rechercher avec vous si les moyens employés jusqu'à ce jour sont les meilleurs, s'ils ont porté leurs fruits, ou si maintenant il n'est pas temps de changer de route et de sortir d'une voie reconnue dangereuse.
Cet examen, le moment est venu de le faire, de le faire avec une pensée sérieuse. J'ai assez vécu, j'ai vu dans ma vie assez d'événements graves pour pressentir peut-être avec quelque justesse quand l'horizon est serein, quand il recèle des tempêtes.
Aujourd'hui, je ne puis vous le dissimuler, ma pensée n'est pas dégagée de quelque alarme.
Jusqu'à présent, blessé souvent dans mes convictions, ma sécurité du moins était restée complète.
Aujourd'hui, je ne saurais le déguiser, ma sécurité n'est plus aussi entière. J'aperçois des symptômes qui m'alarment : deux surtout m'ont fait impression.
L'un, c'est l'attitude, je ne dirai pas agressive, cela n'aurait rien que de naturel, mais satisfaite, mais triomphante des partis hostiles.
L'autre, plus alarmant encore à mes yeux, c'est cette sorte de malaise, de découragement, de refroidissement, jai presque dit de désillusionnement, que je vois se manifester chez beaucoup de bons esprits et d'amis du gouvernement.
Oui, ces symptômes m'inquiètent, et j'en veux
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rechercher la cause. Conservateur comme vous, encore une fois, je viens juger le système du gouvernement par ses résultats. Je lui demanderai, non s'il a accompli toutes nos pensées, à nous opposants, mais s'il a accompli ses propres pensées; non s'il a obtenu les résultats que nous désirons, mais s'il a obtenu les résultats qu'il s'était promis à lui-même.
( Très-bien ! )
A l'issue de la Révolution de Juillet, deux opinions se sont produites, vous le savez. L'une, et c'était la mienne, voulait qu'on marchât dans le sens de cette révolution, jusqu'à ce que les sentiments qui l'avaient produite eussent reçu satisfaction suffisante. Suivant elle, rien n'arrive en ce monde qui n'ait sa raison d'arriver. Si, en 1830, une révolution a éclaté, si elle s'est faite par le vœu unanime de trente millions de Français, si, grâce à cette unanimité, elle a pu se consommer dans le rapide espace de trois jours, ce n'était pas apparemment pour le futile plaisir de changer un nom propre sur l'intitulé des lois et ordonnances. C'est que dans cette masse unanime il y avait des sentiments profonds qui, restés en souffrance sous le régime antérieur et comprimés durant quinze années, réclamaient enfin satisfaction. Cette satisfaction, nous demandions qu'elle leur fût donnée, sans excès, assurément, et sans té-
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mérités, mais qu'elle lui fût donnée dans la mesure du droit et de la prudence. En un mot, nous pensions qu'il fallait être l'expression modérée, mais être l'expression de la révolution qui venait de s'accomplir.
D'autres, Messieurs, ont pensé différemment. Je le conçois. En toute matière, et surtout en matière politique, il y a des raisons pour et contre, et je comprends qu'à telle ou telle époque on ait pensé autrement que moi. Je veux même entrer un moment dans ces raisons : j'essaierai de les analyser, en tant que j'ai pu m'en rendre compte, et si je n'étais pas exactement fidèle, je promets que ce ne sera pas' faute de bon vouloir.
On s'est dit, ce me semble : « Une révolution a toujours quelque chose de suspect. Le nom seul en est compromettant et vis-à-vis de l'étranger et visà-vis d'une partie de la nation elle-même. Effaçons vite ce mot et le mauvais vernis qu'il nous donne.
Comportons-nous comme si nous n'étions pas sortis d'une révolution : n'alarmons pas les gouvernements absolus. Ce n'est pas tout : après la chute d'un gouvernement, un danger sérieux nous menace, l'anarchie. Rapprochons-nous donc de ces classes essentiellement amies de l'ordre, que la Révolution a froissées. Elles ne l'aiment pas. il est vrai. Eh bien!
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effaçons, atténuons du moins les couleurs de la Révolution. Rallions-les à l'ordre nouveau, à force de concessions et d'avances. Ce point obtenu, restera la démocratie à satisfaire. Mais qu'est-ce que la démocratie? la classe des travailleurs. Or, grâce à la paix que nous entretiendrons, à l'ordre que nous ferons régner, nous lui donnerons le travail, la prospérité, la richesse. Nous endormirons avec le gâteau des intérêts matériels l'effervescence de ses instincts : ainsi, la paix, l'ordre intérieur, le travail, la prospérité seront les fruits de notre conduite. Les choses iront à merveille ; tout le monde sera content. »
Sans doute, il y a des vues plausibles dans ce plan de. conduite. Toutefois, il péchait par un point capital. Il supposait que chez cette nation de trente millions d'hommes, il n'y avait qu'un estomac et point de cœur. (Rires d'approbation à gauche. —
Très-bien ! très-bien !) Quoi qu'il en soit, ce système a prévalu : depuis dix-huit ans il nous gouverne. Tout ce que ses auteurs avaient dans la pensée, ils ont pu l'exécuter.
Maintenant l'expérience est complète : maintenant à ce système je viens demander compte de ses résultats.
Encore une fois je ne demande pas s'il a réussi à
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nous satisfaire, s'il a réalisé nos vœux et nos espérances. Je lui demande s'il a réalisé ses propres vœux et ses propres espérances. Je ne lui demande pas si son but était le meilleur ; je lui demande si ce but, il a pu l'atteindre.
On voulait distraire les passions révolutionnaires en leur donnant pour pâture les intérêts matériels.
Ne vous semble-t-il pas, Messieurs, qu'on y ait admirablement réussi ? Voyez comme les passions révolutionnaires sont bien apaisées. Comment 1 mais c'est vous-mêmes qui accusez leurs progrès, vous qui nous signalez avec effroi les manifestations de Lille, de Châlons, de Dijon. C'est vous qui, dans vos discours officiels, nous dénoncez une agitation qu'entretiennent des passions aveugles ou ennemies. Mais vos propres orateurs montent à la tribune pour y prendre corps et corps, comme on l'a dit, le monstre du radicalisme. Voilà quel résultat vous avez obtenu.
Ne sentez-vous pas, Messieurs, que ce résultat condamne votre propre système? C'est, qu'il me soit permis de vous le dire, c'est votre procès que vous vous faites à vous-mêmes : car enfin c'est vous qui gouvernez depuis dix-huit ans; et vous reconnaissez que depuis dix-huit ans le pouvoir n'a pas fait un pas dans les voies de l'ordre, de la conservation, de la sécurité !
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Le second objet qu'on s'était proposé, c'était de rallier au gouvernement certaines classes influentes de la société, naturellement hostiles à la révolution ; de les rallier par des avances, par des concessions, par une conduite qui s'éloignât le moins possible de l'état de choses qu'elles regrettent.
Les avances, les concessions n'ont certes pas manqué. Plus d'une fois même vous les avez entendues partir de cette tribune, et partir des bouches les plus autorisées. Eh bien! aujourd'hui, je vous le demande, trouvez-vous ces classes merveilleusement ralliées à l'ordre actuel? Plus ralliées qu'il y a dixhuit ans? Mais vous-mêmes, naguère, après les avoir trop caressées, vous vous êtes cru obligés de les flétrir 1. Et c'est nous, qui jamais ne les avions caressées, nous leurs adversaires naturels, qui nous sommes refusés à servir votre colère. Nous n'avons pas voulu flétrir des hommes qui avaient agi sous l'empire d'une conviction , bien qu'opposée à la nôtre. Nos flétrissures, nous les réservons pour ceux qui n'ont point de convictions.
En résultat, croyez-vous ces classes plus rapprochées de vous qu'il y a dix-huit ans?
Elles s'étaient pourtant ralliées à Napoléon : mais pourquoi? L'Empire était fort et puissant; elles se sont ralliées à la force, à la puissance. Nous, quels
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que soient nos autres mentes (nous en avons beaucoup peut-être), il ne paraît pas'que la force ni la puissance soient du nombre. Aussi en avons-nous été pour nos avances : personne n'est venu à nous.
Que voulait-on encore? Relever le pouvoir dans l'opinion. Oh! c'était là, certes, une bonne pensée.
Après quinze ans d'une lutte nationale contre les pouvoirs de la Restauration, après une Révolution qui les avait brisés, on comprend qu'appartenir au pouvoir ne fût pas une recommandation auprès de l'opinion. C'était un mal : il fallait changer cette disposition des esprits, et c'est dans cette pensée que moi-même, contrairement aux habitudes de ma vie entière, contrairement peut-être à mes intérêts personnels, j'ai cru devoir, en 1830, accepter des fonctions publiques.
Mais cette bonne pensée, a-t-on su la réaliser ?
Avouons-le : depuis 1830, le pouvoir a étonnamment grandi dans l'opinion des hommes 1 depuis dix-huit mois surtout, nous avons fait dans cette voie de merveilleux progrès 1 Loin de là, je le dis avec une douleur sincère et profonde, le prestige du pouvoir s'est affaibli chaque jour. Aujourd'hui, pas plus qu'en 1830, le préjugé public n'est en faveur des agents du pouvoir. Aujourd'hui, pas plus qu'en 1830, les citoyens ne sont
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prédisposés à prendre ses aètes en bonne part. Aujourd'hui, autant qu'en 1830, les opinions hostiles trouvent des organes et ces organes des approbateurs.
Interrogez là-dessus les diverses bouches par les-quelles l'opinion publique se fait entendre au pouvoir.
La Garde nationale? — En 1830, elle était votre force et votre gloire. Vous aimiez à la réunir, à vous en entourer. Aujourd'hui, dans Paris même, au siège du gouvernement, vous évitez de la réunir. En d'autres villes importantes, à Nîmes, à Lyon (à Lyon, la seconde ville de l'empire!) vous avez dû la dissoudre : et, dans ce moment même, vous nous demandez d'être autorisés à ne pas la réorganiser encore.
Le Corps électoral ?-Vous reculez devant la plus simple extension des droits politiques. Rien que cet accroissement si modeste, j'ai presque dit si insignifiant, qu'on désigne sous le nom d'adjonction des capacités, vous n'osez l'admettre. En 1831, vous comptiez assez sur l'assentiment du pays pour le proposer vous-mêmes : aujourd'hui, loin de le proposer, vous le repoussez, et même vous avez, je crois, fait du rejet de cette proposition une question de cabinet.
Parlerai-je du Jury ? — Si le pouvoir avait con-
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fiance en lui, d'où vient que, dans les procès de presse, il cherche par tous les moyens à éluder sa juridiction? De ces procès, les uns, tranformés en questions de complot, vont se faire juger à la Chambre des pairs ; les autres, métamorphosés en questions de dommages-intérêts, vont se faire juger devant les tribunaux civils. Le Jury n'a plus votre confiance.
Parlerai-je du Corps municipal? — Interrogez-le dans Paris, cette grande capitale dont l'opinion fait tôt ou tard l'opinion de la France. Voyez les élections municipales de Paris; voyez les manifestations de son conseil général.
Il est notamment dans Paris un arrondissement, le premier de France par le nombre et la richesse, et dans lequel vous régniez autrefois (1). Chacune de ses élections vous envoyait un député conservateur : aujourd'hui c'est un député de l'opposition qu'il vous envoie.
Et dans les élections municipales, sur douze nominations, Paris ne vous en accorde pas une seule 1 Partout vous avez perdu du terrain depuis 1830.
Quittons maintenant l'intérieur : transportonsnous au dehors.
(4 Le deuxième arrondissement.
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- Que vous proposiez-vous dans vos rapports extérieurs ? de réconciliér le Gouvernement de Juillet avec les gouvernements absolus, de rentrer dans la grande famille européenne. Vous avez beaucoup sacrifié à ce but, et plus d'une fois la dignité, les sympathies nationales en ont grondé douloureusement.
Eh 1 bien, ici encore, qu'avez-vous obtenu? comment êtes-vous avec la famille européenne ? qu'ont produit vos concessions, vos avances, vos sacrifices ?
vous voilà isolés comme en 1830; plus isolés, car alors vous aviez les sympathies de l'Angleterre, et vous ne les avez plus. C'est le gouvernement luimême qui, à la session dernière, e3t venu .proclamer l'isolement de la France.
Faut-il s'en étonner ? Après neuf ans de règne, Napoléon a vu deux empereurs, les plus puissants du monde, briguer son alliance. Nous, après dixhuit ans, quelle est la grande puissance qui ait sollicité ou même accepté la nôtre ? Pourquoi f faut-il le dire ? On avait recherché dans Napoléon la force et la grandeur même. Mais les gouvernements absolus ont dédaigné une Révolution qui se faisait petite et qui demandait pardon d'être une révolu-
tion.
Un dernier point me reste à examiner-; c'est la question financière. Elle a aussi sa gravité, car le
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bon état des finances fait la solidité d'un gouvernement à l'intérieur et la force d'un État vis-à-vis de l'étranger. C'est par le désordre des finances qu'ont commencé la plupart des révolutions.
Sans doute. (Bruit, interruption.) Messieurs, je suis obligé de m'arrêter quelques moments, car je n'ai pas la voix très-forte, et je dois faire silence quand la chambre ne veut pas le faire.
( Parlez ! )
Sans doute, après dix-huit années de gouvernement données principalement aux soins de la prospérité matérielle, nos finances sont dans l'état le plus prospl're. — Hélas ! après ces dix-huit années, à quoi avons-nous abouti ? au déficit avoué t et non-seulement au déficit, mais à 800 millions d'emprunts dans le cours de huit années.
Lorsque du haut de cette tribune nous venons demander au pouvoir de consacrer quelques fonds à des dépenses utiles ou nécessaires, à dégrever l'impôt du sel, qui pèse sur les classes laborieuses et agricoles, l'impôt des postes qui pèse sur tout le monde, ou seulement à soulager, au moyen de quelques misérables mille francs, la position de nos commisgreffiers : « Oui, nous dit-on, nous le voudrions; » mais l'état actuel du trésor ne le permet pas. »
comment ! l'état du trésor ne Ip permet pas ! est-ce-
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par hasard, que nous sortons de quelque guerre longue et malheureuse ? venons-nous de subir encore le fléau d'une double invasion ! Comment ! voilà trente-trois années de paix consécutives : chaque année a vu les recettes excéder de douze à quinze millions les prévisions du Budget ; le chiffre total des recettes a monté en peu d'années de 900 à 1400 millions ; et l'on vient nous parler du fâcheux état de nos finances !
Mais avec de.telles ressources, non-seulement vous auriez dû largement suffire à tous les services, mais faire ce que tout gouvernement sage fait pendant la paix, dégrever la propriété foncière, abaisser les impôts les plus onéreux pour les classes souffrantes, amortir une partie de la dette publique. Est-ce trop exiger? Du moins, fallait-il maintenir la dépense au niveau de la recette. Et vous, après trente-trois ans de paix et un accroissement de 500 millions dans la recette annuelle, vous voici arrivés au déficit et à 800 millions d'emprunts !
Voilà dans quel état vous avez mis nos finances !
voilà le résultat du système que vous soutenez depuis dix-huit ans !
Messieurs, j'pn reviens maintenant à mon point de départ. Après ces dix-huit ans d'épreuve, le Msfèine, que vous ariez consenti d'appuyer dans
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une meilleure espérance, n'a tenu aucune de ses promesses; après ces dix-huit ans, les conditions de force et de durée sont moindres qu'elles n'étaient au point de départ. (Mouvement.) Si je parlais dans l'intérêt de l'opposition, je dirais : continuez; vous faites nos affaires à merveille.
Mais, Messieurs, il y a dans ma pensée quelque chose au-dessus des intérêts de l'opposition : c'est l'intérêt de la vraie et grande conservation. Je ne veux pas que la réaction qui se fera un jour (car tout a sa réaction), qui se prépare, qui peut-être a déjà commencé, je ne veux pas que cette réaction passe pardessus la tête de l'opposition modérée, et qu'elle aille un jour frapper trop haut et trop loin. (Adhésion à gauche.) Comme opposant, je me féliciterais du système ; comme conservateur, je le déplore et j'appelle son changement.
C'est à vous, Messieurs, qui vous intitulez par excellence le parti conservateur, à voir si vous voulez persister dans une voie qui, depuis dix-huit ans, ne vous a pas fait avancer d'un pas dans les conditions de la force et de la durée. (Approbation à gauche. )
Vous craignez, Messieurs, les passions anarchiques. Et moi aussi je les crains. Mais, permettezmoi de vous le demander, qu'avez-vous fait pour les
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supprimer ? Ce. n'est pas les supprimer que de déclamer contre elles. Savez-vous comment un gouvernement est fort contre les passions anarchiques ?
C'est par la grandeur qui leur impose ; c'est par la pureté qui leur imprime le respect.
Je dis la grandeur. Hélas ! dans ces dix-huit années, je voudrais bien qu'on pût me citer, et je le paierais bien cher, un acte, un seul, qui fût empreint d'un caractère de grandeur. (On rit.) Et dans quel moment ce rapetissement du pouvoir ? Au lendemain d'une révolution qui nous avait fait proclamer par les nations rivales la première nation du monde, que l'on saluait dans l'Inde, qu'on saluait sur l'Océan lorsque deux vaisseaux venaient à s'y rencontrer; lorsque chaque Français croyait avoir dix pieds de haut, comme les héros d'Homère.
Hélas 1 Messieurs, quelle taille l'Europe nous donnerait-elle aujourd'hui ?
J'ai dit aussi la pureté. Ici, Messieurs, ne craignez pas d'allusions malignes. Vous savez que je ne les aime pas. Voici seulement ce que j'ai à vous dire.
Lorsque les classes pauvres et souffrantes voient régner dans les classes aisées l'honneur et la délicatesse, l'envie, trop naturelle à leur situation, est tempérée par l'estime et par le respect. Mais que voulez-vous qu'elles pensent lorsqu'elles peuvent se
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dire : ceux-là sont plus riches que nous, et ne valent pas mieux que nous.
Je sais que ce qui nous afflige vous afflige aussi ; je sais que, malgré votre apparente indulgence, ce qui nous révolte vous révolte aussi. Cependant, souffrez que je le dise, j'accuse de ces scandales, non pas vous personnellement, mais le système que vous persistez à soutenir. Ce langage vous surprend peutêtre : permettez qu'un souvenir explique ma pensée.
A l'issue du combat de Juillet, il fut un moment pour la France où, dans son immense capitale, il n'existait plus ni gouvernement, ni police, ni force publique. Et pourtant, dans ce désarmement absolu de toute autorité , pas un délit, pas un larcin, pas une violence; et pour moi, jamais je n'ai reposé d'un sommeil plus tranquille que dans ces jours où des factionnaires en haillons gardaient et gardaient bien les portes du trésor, du Louvre et de la Banque.
Quoi donc ? n'y avait-il plus de malfaiteurs dans Paris? plus de repris de justice, plus de forçats libérés dans ce million d'habitants ? quand les prisons s'étaient ouvertes ? quand les éléments impurs qu'elles recelaient s'étaient répandus sur la place publique? et la sécurité était complète alors! Ah!
c'est que toute cette masse était remplie d'une de ces grandes et nobles pensées qui moralisent les na-
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- tions; c'est qu'il y avait du cœur chez tout le monde ; c'est qu'on respirait dans l'air l'honneur, le désintéressement, le patriotisme. (Très-bien! trèsbien I ) Vous, qu'avez-vous dit à ces populations? Gagnez de l'argent. On vous a cru, et l'on s'est dit : gagnons de l'argent.
Je sens, Messieurs, qu'il est temps de terminer ce longexposé. Je vous fatigue peut-être, et je me fatigue aussi. (Non 1 non 1) Quelques mots encore et j'aurai fini.
J'entends quelques bonnes âmes nous dire : j'ai vu même de grands journaux imprimer que si le gouvernement ne s'affermit pas, c'est la faute de l'opposition. Cette maudite apposition! elle est toujours à blâmer tout ce qui se faitl M. Odilon-Barrot, par exemple, qu'a-t-il sans cesse à nous parler de corruption, de non-intervention, de mille autres choses?
Qu'a donc M. Thiers à relever incessamment les fautes d'Espagne, les fautes de Portugal, les fautes d'Italie, les fautes de la Plata, les fautes de Taïti ? Mon Dieu 1 sans eux, sans l'opposition, toutes ces choses n'existeraient pas, ou du moins personne ne s'en apercevrait, et cela reviendrait exactement au même. (Rires d'approbation aux extrémités.) Est-ce sérieusement qu'on nous tient ce langage?
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Croyez-le, Messieurs, l'opposition n'a jamais fait de tort aux gouvernements qui ne se faisaient pas tort à eux-mêmes. (Très-bien ! très-bien !) Jamais l'opposition n'a fait de tort aux gouvernements dont la conduite est l'expression du sentiment national.
Qu'est-ce, d'ailleurs, que cette convention universelle de mutisme qu'on voudrait nous imposer sous un gouvernement de contrôle et de publicité? Elit mais, si M. Thiers, si M. Barrot ne parlaient pas, d'autres ne parleraient-ils pas pour eux? Et si cette tribune se taisait, les cent mille voix de la presse ne parleraient-elles pas au défaut de la tribune ? et si la presse se taisait, si la tribune était muette, est-ce que les choses ne parleraient pas d'elles-mêmes?
est-ce que le cri des faits ne se ferait pas entendre?
et ne sait-on pas que pour un gouvernement le cri des faits est plus à craindre que toutes les voix de l'opposition?
Alors, Messieurs, voyez-vous ce qui arriverait ?
C'est que la direction de l'opposition, au lieu de rester en des mains amies, passerait en des mains hostiles. De ceux qui, sans penser comme vous, veulent conserver comme vous, J'influence passerait à ceux qui ne veulent pas conserver. Et dès-lors vous n'auriez plus derrière vous cette réserve de l'opposition constitutionnelle, que vous appellerez un jour
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(et veuille le Ciel qu'il ne soit pas trop tard ! ) que vous trouverez et qui vous répondra au jour du p éril.
Il faut terminer ; et qu'il me soit permis en ce moment de m'adresser au parti conservateur, car c'est pour lui surtout que j'ai parlé. Je n'ai pas voulu ici user du privilége des minorités de parler par la fenêtre, et ne pouvant, par leurs discours, agir sur les votes, d'agir au dehors sur l'opinion, et par l'opinion sur les élections futures. Je n'ai voulu parler qu'à la chambre, et dans la chambre, particulièrement à la majorité.
Eh bien 1 à ce parti conservateur, voici maintenant ce que j'oserai dire. La situation est grave; elle l'est, non par notre fait, car depuis 1830 ce n'est pas nous qui gouvernons ; elle l'est par le fait du système auquel vous avez donné votre appui. Cette gravité que je signale, vous la reconnaissez vousmêmes, vous-mêmes en êtes alarmés. Et cette situation, qui l'a faite? ce n'est pas nous; ce n'est pas notre opinion qui a gouverné. Qui peut la changer?
ce n'est pas nous davantage; nous sommes en minorité : nous ne pouvons rien, rien qu'avertir, et nous avertissons. Mais vous, majorité, vous qui avez la puissance, vous qui influez sur le gouvernement,
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c'est à vous de voir si vous voulez persister dans un système qui n'a rien assuré, qui a tout compromis, qui nous a conduits à la situation que vous voyez vous-mêmes et que vous déplorez. Nous sommes la minorité, vous la majorité : c'est à vous, Messieurs, à nous répondre de l'avenir. (Approbation à gauche.)
(Les alarmes exprimées par l'orateur n'étaient que trop fondées : trente-trois jours plus tard éclatait la Révolution de février). — Note de M. Berville.
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DISCOURS
PR0N0KCÉ AU COMITÉ ÉLECTORAL DE LA RIVE GAUCHE.
A VERSAILLES, LE 6 AVRIL 1 848(1
CONCITOYENS,
Appelé à la candidature par la bienveillance de mes anciens commettants, j'ai cru devoir me présenter dans cette assemblée pour exposer aux électeurs du chef-lieu de - notre département, et mes antécédents et mes convictions politiques, dans leur rapport avec les événements actuels. De ma personne, je dirai peu de chose; il faut éviter d'être long en parlant de soi : toutefois, ma carrière, bien que publique, n'est pas tellement connue de tous, que, hors de mon arrondissement, je me croie dispensé de la retracer en quelques paroles.
J'ai pris place au barreau de Paris en 1816, aux
(1 ) Il nous sera. permis de faire remarquer que cette allocution, prononcée en pleine ébullition de 1848, ne désavoua rien du passé de l'orateur ; et. que rien dans la suite ne la désavoua. L. W.
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plus mauvais jours de la Restauration. La défense des libertés nationales n'était pas alors sans quelques dangers; je m'y consacrai, et durant quinze années j'ai combattu pour elles, toujours aux premiers rangs, sinon par l'éloquence, au moins par le dévouement. Au nombre des causes où ma parole s'est fait entendre, je citerai celles des amis de la liberté de la presse, de Paul-Louis Courrier, de Béranger, notre poète national, des accusés du i9 août, de ceux de La Rochelle.
Après 1830, un appel fut fait aux hommes qui s'étaient montrés dans les luttes de la Restauration.
M. Dupont (de l'Eure) m'offrit des fonctions.de magistrature. Elles ne pouvaient être pour moi un objet d'ambition : on sait que la carrière du barreau, pour quiconque n'est pas resté dans les derniers rangs, offre beaucoup plus d'avantages que les fonctions publiques. Je crus devoir ce sacrifice à mon pays, et j'acceptai. Ces fonctions, je les remplis depuis dix-huit ans, sans avoir jamais demandé ni même accepté d'avancement, quelque légitime qu'il pût être. Deux fois le Gouvernement m'offrit un poste supérieur : j'étais député alors :"on comprendra le sentiment qui me commanda de refuser.
Une fois, en 1834, je fus appelé au service de la
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Cour d'assises, qui comprenait les causes de la presse. Cette mission n'avait rien d'attrayant alors ; car, entre Ig, Gouverriement et ses adversaires, la lutte était passionnée et violente. Je pensai qu'il y aurait lâcheté à rejeter sur des collègues un fardeau que chacun redoutait de porter; je ne craignis pas de me compromettre vis-à-vis des partis pour l'accomplissement de mes devoirs, vis-à-vis du pouvoir par l'indépendance de mes actes et la modération de mon' langage. Tappris, dès les premiers jours, que ma destitution avait été proposée dans le conseil des ministres, et je n'en persistai pas moins dans ma ligne de conduite.
Député depuis 1838, j'ai CONSTAMMENT voté avec l'opposition durant ces dix années. Le jour où M. Drouyn de Lhuys fut destitué pour un vote indépendant, j'avais voté comme lui, et j'étais révocable comme lui.
Premier orateur inscrit sur l'adresse, à la session dernière, j'essayais, il n'y a que deux mois encore, d'une voix, hélas 1 trop mal écoutée, d'éclairer le Gouvernement sur les périls que son aveuglement lui Créait. Malade, le jour d'un vote important, je me faisais transporter à la Chambre pour y prendre part au scrutin. Le 24 février, souffrant et faible encore, j'étais à mon poste à cette grande séance où
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nous fûmes envahis trois fois par la foule armée.
J'y suis resté jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'un gouvernement provisoire ait été proclamé. Le salut de Paris, celui de la France étaient à ce prix. Pour sauver le pays de la guerre civile, il fallait qu'à l'instant même sortît de la Chambre une autorité devant laquelle la fusillade fit silence, autour de laquelle tous les éléments de l'ordre pussent se rallier.
La République proclamée, je l'ai jugée nécessaire.
et je l'ai acceptée sans hésitation, sans arrière-pensée, sans esprit de retour vers un passé qui ne peut plus renaître.
A ceux qui me demanderaient : La vouliez-vous la veille? je répondrai : Non; autrement, je mentirais, et à aucun prix je ne voudrais mentir : je m'avilirais; car, investi de fonctions publiques et assermentées, j'aurais manqué à tous mes devoirs en nourrissant des pensées hostiles au gouvernement qui avait reçu mes serments. Membre de l'opposition, mais de l'opposition constitutionnelle, mes efforts tendaient à le redresser, non à le briser.
On nous dit, à mes amis et à moi : Comment, de royalistes constitutionnels, êtes-vous devenus en quelques jours républicains sincères ?
A cela, j'ai deux choses à répondre : La première, c'est que pour en venir là. nous
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n'avons pas eu beaucoup de chemin à faire. La monarchie constitutionnelle, telle que nous la comprenions, telle que nous cherchions à la réaliser, était, dans le fait, une véritable république.
Qu'on vous propose cette formule de gouvernement : « Un conseil de aieuf directeurs responsables » et amovibles, nommés par un grand-électeur ina» movible et héréditaire, qui ne gouverne pas, et » nommés sous le veto des représentants de la Na» tion : » qui de vous ne s'écriera : C'est une république 1
Or, c'est précisément là ce que nous demandions quand nous réclamions le principe parlementaire, et que nous combattions le Gouvernement personnel.
Vous le voyez, pour accepter la République sous une autre forme, nous n'avons pas un grand effort à faire.
Maintenant, j'ajouterai : l'effort fût-il plus grand, il y aurait encore des motifs suffisants pour le faire : le fossé fût-il plus large, il y aurait encore raison suffisante pour le franchir.
Qui ne sent, en effet, que, dans un pays aussi avancé que la France, la question de forme politique n'a plus l'importance qu'elle a pu avoir en d'autre temps? La grande question, aujourd'hui, c'est cette question sociale qui nous presse de toutes
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parts, et dont personne n'a encore trouvé la solution; puis, avec elle et par elle, cette crise industrielle et financière qui menace d'anéantir la prospérité de notre belle France : et lorsque le pays est aux prises avec ces redoutables questions qu'il faut résoudre (peut-être avec moins de changements qu'on ne le croit), mais qu'il faut résoudre et dont il faut faire accepter la solution; lorsque pour cette tâche ce n'est pas trop des efforts réunis de tous les hommes de sens et de cœur, nous irions, par un vain entêtement pour d'anciennes formules, par des idées de retour vers le passé, de restauration, de régence, semer la discorde, làoù l'union est .si nécessaire, allumer peut-être la guerre civile! non; et le sacrifice à faire, en fait d'opinions, fût-nl beaucoup plus grand qu'il ne l'est en réalité, il faudrait le faire encore, et pour moi, je n'ai point hésité.
En terminant, qu'il me soit permis de répondre un mot à ces hommes exclusifs qui veulent distinguer entre les hommes du jour et ceux du lendemain, entre les ouvriers de la première et ceux de la dernière heure. Je leur dirai : Ne dédaignez pas notre concours, car c'est lui qui fait aujourd'hui votre force et votre droit; car c'est lui qui vous fait un gouvernement de majorité. Ne jugez pas la France entière par sa capitale; les populations lointaines
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par la population de Paris, si intelligente et si avancée. En beaucoup de lieux, ce nom de République n'est reçu qu'avec quelque crainte : on interroge les souvenirs d'une autre république : on a peur de l'inconnu ; on hésite, on se méiie. Mais lorsque nous, hommes d'ordre et de modération, nous qui, à des titres, inégaux, si l'on regarde le talent, pareils, si l'on considère le dévouement, avons mérité la confiance du pays, lorsque nous venons dire aux populations incertaines : « Oui, la République; oui, nous » l'acceptons; acceptez-la comme nous; » croyezmoi, nous vous apportons une grande force et une grande autorité : patriotes sincères, nous vous offrons un concours loyal et désintéressé; croyez-moi, ne le repoussez pas.
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PHILOSOPHIE.
DISCOURS SUR LA VÉRITÉ.
(1822.)
Si nous portons nos. regards, sur les sociétés humaines, nous voyons que tous les maux qui les ont désolées ont pris leur source dans quelque erreur : si nous demandons à la philosophie quels sont, entre les. hommes les plus célèbres, ceux que l'humanité place au premier rang parmi ses bienfaiteurs, la philosophie nomme le petit nombre de sages dont la vie fut vouée à la Vérité. Tous les témoignages se réunissent donc pour nous montrer dans la Vérité l'un des biens les plus chers à l'homme, l'un des premiers besoins de la société. Frappé de cette pensée, j'ai désiré lui consacrer les premières parodles qu'il me soit donné de faire entendre devant vous
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cette année. D'autres étendront son domaine et reculeront les bornes de nos connaissances : j'embrasse une tâche plus modeste, et peut-être l'aurai-je accomplie, si je retrace à vos yeux la nature et les caractères de la Vérité, si je rappelle quelques-uns de ses bienfaits, si j'offre à ses augustes favoris un hommage avoué par la Vérité elle-même.
Qu'est-ce que la Vérité ? La réponse paraît peu difficile. Nous nommons la Vérité, ce qui est; nous nommons le faux, ce qui n'est pas. Rien de ce qui existe n'est faux ; rien de ce qui n'existe pas n'est vrai.
Ainsi, en cherchant la source de toute Vérité, nous sommes ramenés à la source de toute existence, à la Divinité : ainsi, le plus parfait des êtres mortels est aussi, des êtres mortels, le plus fait pour la Vérité. Sa lumière émane de Dieu même, et c'est pour l'homme qu'elle descend sur la terre.
Honneur à ce noble attribut de la nature humaine, qui l'élève au-dessus de toutes les autres natures !
Honneur à cet instinct inné, à cet attrait impérieux qui nous porte incessamment vers la Vérité! La brute ignore et jouit; l'homme s'inquiète et veut connaître. La Vérité est l'aliment de son esprit, le besoin de sa raison, la divinité de son cœur. Pour elle, il embrasse les plus pénibles travaux ; il dispute
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sa vie à la douceur du sommeil ; il affronte les menaces de l'Océan et la foi douteuse d'une plage inconnue. A sa voix, il triomphe de tous les obstacles ; il fait plus : il triomphe de lui-même. C'est la Vérité qui, sous le nom de conscience, érige au fond de son âme un tribunal incorruptible, cite l'homme en jugement devant son propre cœur, appelle de sa volonté à sa volonté même, et pèse les passions à la balance du devoir. Faut-il rendre témoignage à la Vérité? En vain vous lui montrez l'exil, les fers, la mort : il les brave, fier de souffrir pour une si noble cause. 0 sublime épreuve, où triomphe la dignité morale de l'homme 1 Il est donc un bien que le cœur humain préfère aux richesses, au repos, à la liberté, à la vie, la Vérité. C'est elle qu'il revendique au milieu des dangers, qu'il atteste au milieu des souffrances : c'est elle qui conduit Descartes sur la terre de l'exil, Galilée dans les cachots de l'inquisition, Lapeyrouse aux confins du monde, Barnevelt à l'échafaud. Assistons un moment par la pensée à cette noble victoire : descendons ensemble sous ces voûtes obs- cures qu'habitent le crime et la douleur. Là repose, chargé de chaînes et promis à la mort, un martyr de la Vérité. Sous le règne des faux dieux, il a proclamé un Dieu suprême, et ils l'ont condamné à
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mourir. Il a pu racheter sa vie en se reconnaissant coupable : « Non, a-t-il répondu ; je ne donnerai point aux hommes l'exemple de préférer la vie à la Vérité. » Ses amis, ses disciples venaient, en pleurant, baiser ses chaînes; il les a consolés, et maintenant, calme et résigné, il s'entretient avec eux du Dieu qu'il adore et de l'immortalité qu'il espère.
Enfin, le moment est arrivé ; l'esclave lui présente la coupe empoisonnée : Socrate le bénit, reçoit le vase en souriant, l'épuisé, reprend l'entretien qu'il n'a t'ait qu'interrompre, et, près de s'endormir de l'éternel sommeil, sa dernière parole, sa dernière pensée est encore pour la Vérité.
A côté de ce tableau, contemplons un tableau bien dilférent.
Un grand homme a dérobé le secret de la nature et dévoilé le système du monde. L'Inquisition l'a jeté dans les fers. Moins heureux que Socrate, il a tléchi, et le Génie à genoux vient de prononcer le désaveu menteur imposé par la violence. Étonné de son parjure, accablé sous le poids de la Vérité qu'il vient d'abjurer, d'abord il reste immobile, silencieux et l'œil lixé vers la terre. Tout-à-coup, un cri s'est ("chappé de sa conscience : en face des juges qui viennent de le condamner, frappant du pied cette terre que leurs arrêts déclarent immobile : « Elle
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marche, dit-il; » et l'histoire a recueilli cette éloquente protestation de la Vérité subjuguée par la tyrannie.
Tel est l'ascendant suprême de cette Vérité, qu'on peut proscrire et qu'on ne peut étouffer. Tous les siècles sont pleins de ces témoignages de son pouvoir : tout le manifeste, tout, jusqu'à l'Erreur ellemême. L'Erreur existerait-elle, si l'esprit humain était moins avide de Vérité? Indifférent pour elle, il se reposerait dans son ignorance. S'il s'égare, c'est en cherchant le vrai ; s'il se trompe, c'est qu'il veut connaître. Disons plus : si le faux parvient quelquefois à nous séduire, c'est encore à la Vérité qu'il doit ce triomphe usurpé. C'est en se mêlant avec elle, c'est en revêtant son apparence, qu'il fascine nos sens et se glisse dans nos esprits. S'il nous abuse, c'est à la faveur de la Vraisemblance dont il sait s'entourer. La Vraisemblance est un hommage que le mensonge rend à la Vérité.
Mais cette ardeur de l'homme pour la Vérité estelle l'effet d'un aveugle et stérile instinct, ou l'effet d'un rapport intime entre la nature de la Vérité et la nature de l'homme ?
Rappelons tour à tour à notre esprit les principaux éléments de notre destinée, et nous reconnai-
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trons que toute la félicité, toute la grandeur de l'homme se tonde sur la Vérité.
Qu'est-ce que la liberté ? c'est la Vérité dans les institutions.
Qu'est-ce que la justice? c'est la Vérité dans les lois et dans leurs organes.
Qu'est-ce que la philosophie? la recherche de la Vérité. Qu'est-ce que les sciences ? des collections de Vérités ou des méthodes pour trouver la Vérité.
Qu'est-ce que l'éloquence? l'expression énergique de la Vérité.
Qu'est-ce, enfin, que les beaux-arts, ce luxe char- mant de la vie et de la civilisation ? l'imitation de la Vérité.
Justice, liberté, sagesse, science, génie, tel est donc le cortége de la Vérité. Homère, Socrate, Newton, L'Hôpital, Fénélon, Franklin, toutes ces gloires si diverses reposent également sur elle.
Pour apprécier l'étendue de ses bienfaits, est-il besoin de leur opposer le souvenir des maux causés par l'Erreur? l'Erreur 1 tous les malheurs du genre humain ne sont-ils pas son ouvrage ? Parcourez l'un et l'autre hémisphère; remontez le cours des siècles : partout où vous verrez du sang et des larmes, attendez-vous à rencontrer l'Erreur.
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Qui, dans les forêts celtiques, offre à d'effroyables divinités des victimes humaines? qui, sur les rives de l'Inde, entraîne une veuve égarée sur le bûcher d'un époux? qui, dans Rome régénérée, dévoue à d'horribles supplices les martyrs d'une religion naissante ? qui soulève l'Europe et précipite sur l'Asie ses hordes fanatiques ? qui suscite entre Rome et Genève ces divisions homicides? qui déchaîne le monstre de l'Inquisition? qui sonne les sanglantes Matines de la Saint-Barthélemy? qui porte le poignard dans le cœur du plus français de nos rois ?
qui rejette du sol natal ces tribus fugitives ? qui promène l'échafaudsur les Cévennes épouvantées? qui, sous les yeux de la philosophie indignée, condamne aux tortures ce vieillard innocent, plonge cet enfant dans les flammes? qui sème avec une prodigalité cruelle, dans les codes d'une partie de l'Europe, l'infamie et la mort ? qui réfléchit sur une famille entière la honte d'un seul coupable ? qui commande à l'honneur abusé de laver dans le sang une légère injure? L'humanité gémissante répond: L'Erreur, toujours l'Erreur 1 Et c'est en présence de ces excès que des esprits légers ou dépravés osent regarder l'Erreur avec indifférence, jouer avec elle et répondre par un froid sourire, aux défenseurs de la Vérité ! Que dis-je?
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n'entendons-nous pas tous les jours répéter que l'Erreur est souvent utile au bonheur des sociétés, que l'homme a besoin d'être trompé, qu'il est des déceptions salutaires, qu'il est des préjugés respectables ?.
Professeurs de mensonges, portez vos maximes aux tyrans. C'est à la tyrannie à les accueillir : la tyrannie seule a besoin de tromper. La déception est sa constante auxiliair.e. « Le plus fort, a dit un grand » écrivain, n'est jamais assez fort pour être toujours » le maître, s'il ne transforme sa force en droit et i l'obéissance en devoir. » De là tant d'efforts pour égarer l'esprit des peuples et pour les retenir, à l'aide de mille fausses croyances, dans les liens d'un docile servage; de là cette éternelle alliance de l'Erreur et de la servitude, dont les exemples remplissent les annales du genre humain. Ouvrez les fastes des nations : vous ne voyez pas une institution oppressive qui ne repose sur une erreur ; vous ne voyez pas une erreur qui, pour se conserver, n'appelle une institution oppressive. Trouvez-vous chez un peuple des lois ombrageuses, des tribunaux d'intolérance, une censure contre les écrits, une inquisition contre les croyances, un code contre la pensée? les peines y sontelles exorbitantes, les jugements arbitraires? prononcez sans crainte : Ici le pouvoir ment à la société.
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Si la Vérité n'a que des bienfaits, si l'Erreur n'a que des maux pour le genre humain, je n'ai pas besoin de vous dire à quels signes nous pouvons juger l'oeuvre des législateurs, ou profanes ou sacrés. Sous vos institutions, la société apparaît-elle paisible et florissante? Gloire à vous 1 vous avez fondé sur la Vérité. Sous vos institutions, la société apparaît-elle souffrante, inquiète, incessamment déchirée par la discorde ou le crime ? Honte à vous 1 vous n'avez fondé que sur l'Erreur.
N'allons donc plus chercher ailleurs que dans la Vérité les sources de la solide gloire. Le premier rang dans l'estime des peuples appartient aux sages qui les éclairent. C'est par leur secours que l'homme améliore sa condition, qu'il perfectionne son être, qu'il s'affranchit des préjugés destructeurs de sa félicité, qu'il rompt les liens de la servitude, qu'il ap-
prend à marcher d'un pas ferme vers le bonheur et la vertu. Socrate nous enseigne à connaître la Divinité; Newton prouve son existence par la contemplation de ses ouvrages. Galilée, par ses découvertes, commence d'ébranler les opinions intolérantes dont Voltaire consommera la ruine. D'autres révèlent aux peuples leurs droits, d'autres annoncent aux grands leurs devoirs. A la voix de la Vérité tombent les chaînes de l'industrie et du commerce, les voiles de
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la superstition ; la législation s'adoucit ; les mœurs s'épurent; l'égalité descend dans la société; les larmes du-pauvre se tarissent; l'esclavage est banni du code des empires civilisés. Le terrible droit de là guerre modère lui-même sa sévérité : les rivalités des nations disparaissent : leurs haines héréditaires s'effacent : un lien de fraternité commence à réunir tous les peuples de la terre. Demandez à l'histoire, qui prépara tant d'heureux changements ? l'histoire vous redira le nom de quelques sages qui, dans des siècles d'erreur et d'infortune, ont, les premiers, fait briller aux yeux des hommes le flambeau de la Vérité. Tel est pour nous le prix de la Vérité qu'elle semble régénérer l'homme qui se dévoue à sa cause. En acceptant cet auguste ministère, il efface les fautes de sa vie, et dès ce moment, il peut prétendre aux honneurs de la vertu. Voyez cet orateur dont la voix puissante inaugura la tribune française ! longtemps égaré par des passions trop ardentes, encore .froissé des écarts d'une jeunesse orageuse, il avait l'estime publique à conquérir en même temps que la liberté.
Il ose aspirer à cette double victoire. Il se fait l'orateur de la Vérité : il consacre à cette noble cliente le reste de sa vie et les prodiges de son talent.
La Vérité triomphante a couvert de son éclat légi-
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time les faiblesses de son défenseur : les erreurs de l'homme sont oubliées ; la postérité ne verra plus que le grand citoyen.
Quelle est, dans cet asile champêtre, cette tombe qu'environnent les hommages d'une génération tout entière? là repose le fils d'un simple artisan. Dès l'enfance, séparé de sa famille et de sa patrie, longtemps il promena d'erreurs en erreurs sa jeunesse vagabonde : longtemps il porta, dans un monde pervers, la dangereuse alliance d'une âme active et d'un caractère indolent. Bon mais faible, généreux mais imprudent, plus d'une fois il s'est brisé sur les écueils de ce monde séducteur. Soudain la Vérité apparaît à son âme : elle y allume la flamme des plus nobles vertus. Il jure de ne vivre que pour elle : Vitam impendere vero, voilà désormais sa devise; il ne la démentira plus. Dès-lors, il devient un autre homme; dès-lors, de son génie épuré s'échappent des torrents de sublime éloquence. Il étonne son siècle; il contraint ce siècle frivole d'être attentif aux sévères enseignements du devoir. En vain le despotisme qu'il détrôna, en vain la superstition qu'il confondit s'unissent pour l'abattre : poursuivi de retraite en retraite, d'exil en exil, il soutient sans se démentir l'épreuve du malheur. Cet homme, vulgaire au sein de la société, s'est agrandi dans la solitude et
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dans le commerce de la Vérité. Il lui rend témoignage jusqu'à son dernier soupir; et lorsque, succombant sous le poids de l'infortune, il a. payé le dernier tribut à la destinée, la Vérité vient consacrer sa tombe, aux acclamations de l'humanité reconnaissante.
Pour vous, que votre ministère appelle à la produire devant les hommes, écrivains, poètes., orateurs, c'est à vous surtout que la Vérité doit être respectable : c'est vous surtout qui seriez coupables d'im- • moler à des-intérêts humains cet intérêt sacré dont votre destin vous a faits dépositaires. Prêtres de la - Vérité, de quel front oseriez-vous trahir la Divinité dont vous êtes les ministres ? et quand vous pourriez y consentir, croiriez-vous consommer impunément cette honteuse apostasie? Malheur au talent qui se sépare de la Vérité! à l'instant même, il tombe frappé d'impuissance : pour lui, plus de nobles pensées, plus de hautes inspirations : pour lui, plus de triomphes, plus d'ascendant sur les âmes, plus de sympathie avec la conscience publique. C'est le géant séparé de la terre dont il empruntait sa vigueur.
Mais honneur au talent noble et pur, qui se consacre à servir la Vérité; qui, libre d'ambition, n'a jamais prostitué à l'erreur le plus beau don du ciel;
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dont la pensée fut toujours indépendante et l'organe toujours sincère 1 c'est pour lui que les nations ont des hommages et l'avenir des couronnes. Peut-être n'est-ce pas lui qu'iront chercher les dons de la fortune et les sourires de la faveur : mais les peuples croiront en lui ; mais les cœurs iront au-devant de ses paroles ; mais son nom sera cher aux hommes et retentira glorieux dans la postérité. Que le sort l'appelle aux combats de la tribune, et sa voix, forte de franchise et de vérité, commandera le respect à ses ennemis eux-mêmes : les passions, les préjugés s'arrêteront devant son éloquence, et feront silence pour l'écouter. Souvent, presque seul contre une armée d'adversaires, on le verra, pareil à l'Achille des Grecs, balancer les destins et partager les dieux; et quelque jour, la patrie en pleurs suivra son cercueil et s'inclinera devant son tombeau 1
M. Berville, en.publiant ce discours dans ses Fragments, oratoires et littéraires (1845), a cru devoir y ajouter la note suivante, que nous respectons : « C'est pour une réunion maçonnique que cet ouvrage a été primitivement composé. Le ton en est peut-être un peu déclamatoire. A cela près, il m'a semblé n'être dépourvu ni d'invention ni de chaleur. »
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ERRATUM DU TOME III.
Page 44, ligne 23, au lieu de au comte cl- Argenteuil, lisez, au comte d'Argental.
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TABLE.
- i
BARREAU
(Il H Pa^'cs.
AVERTISSEMENT 3 PROCÈS du capitaine Delamotte dans j'affaire de la Conspiration du 19 août 1820. - Notice de l'Éditeur.. 5 Défense du capitaine Delamotte, 1821 10 PROCÈS de Paul-Louis Courier, 1821. — Notice. 59 Défense de Paul-Louis Courier, auteur du Simple discours sur la souscription de Chambord. 62 PROCÈS de MM. Béranger et Baudouin. — Notice. 92 Défense de M. Baudouin dans le second procès de Béranger, 1822 97 PROCÈS de M. Baradère, dans l'affaire de la Conspiration de La Rochelle. - Notice. 117 Défense de M. Baradère, 1822 136 PROCÈS des éditeurs responsables des quatre journaux, 1822. - Notice 176 Extrait du Constitutionnel du 7 septembre 18:22.. 183 Mémoire pour les éditeurs responsables du Constitutionnel, du Courrier français, du Pilote et du journal le Commerce 190 PROCÈS de MM. de Senancourt et Durey, l 8 28. Notice 239 :\1
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rages.
Défense de MM. de Senancourt, homme de lettres, et Durey. libraire 243 PROCÈS de M. Achille Roche, 1829. — Notice.. 270 Défense de M. Achille Roche, éditeur des Mémoires de Levasseur de la Sarthe 274 PROCÈS de M. Leleux, 1830. - Notice 330 Défense de M. Leleux, éditeur-gérant de l'Écho du Nord. 334 PnocÈs de M. Isambert, 4 826. — Notice. 364 Consultation pour M. Isambert 365
MINISTÈRE PUBLIC.
PROCÈS de M. de Kergorlay, 1830. — Notice.. 395 Réplique de M. Berville 404 PROCÈS de MM. de La Mennais et Lacordaire, pour le journal l'Avenir, 1831. - Notice. 418 Réquisitoire 428 DISCOURS prononcé à la rentrée de la Cour royale de Paris, le 3 novembre 1830.. 437 DISCOURS prononcé à la rentrée de la Cour royale de Paris, le 3 novembre 4 837 453 DISCOURS prononcé à la rentrée de la Cour royale de Paris, le 3 novembre 1846. 469 DISCOURS prononcé à la rentrée de la Cour d'appel de Paris, le 5 novembre 4 849. — Réinstallation de la Magistrature 486 DISCOURS prononcé à la rentrée de la Cour d'appel de Paris, le 4 novembre 4 850 495
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Pages.
TRIBUNE.
AVERTISSEMENT. 511 RAPPORT fait au nom de la Commission chargée de l'examen du projet de loi portant demande d'un crédit extraordinaire d'un million pour complément des dépenses secrètes en 1840 512 DISCOURS prononcé à la Chambre des députés, dans la séance du 22 janvier 1 848. - Discussion de l'Adresse.. 522 DISCOURS prononcé au Comité électoral de la Rive gauche à Versailles, le 16 avril 1848 543
PHILOSOPHIE.
DISCOURS sur la Vérité 553
ERRATUM 564
FIN DE LA TABLE.