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MÉLANGES
BIOGRAPHIQUES ET LITTÉRA IRES
- PAR
M. GUIZOT
PARIS MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS RUE YIVIENNIJ;, 2 BIS, ET BOULiVAUD DES ITALIEKS, 15 - A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1868
LIBRAIHIE GAÉTAN RONNERi ENGLlSH BOOKSELLEF. PAPETEKIK M'HOTOl'iK1^ fâ.rurtht }'y$!lIojwrr '.-PARIS-:
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ET LITTERAIRES
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BIOGRAPHIQUES • ET LITTÉRAIRES
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PHILIPPE Il ET SES NOUVEAUX HISTORIENS
M. L
PARIS MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15 A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
M DCCC LXVIII *
Tous droits de reproduction et de traduction réservés
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PRÉFACE
«
1 On m'a demandé de réunir ces essais biographiques publiés en divers temps et dans divers recueils littéraires. J'y ai consenti avec un sentiment mêlé de douceur et de tristesse. A l'exception des deux études sur Gibbon et sur Philippe II, tous les essais que contient ce volume sont pour moi des souvenirs personnels, les images de personnes que j'ai connues et avec qui j'ai vécu, soit dans Tintimité, soit dans de longues et agréables relations sociales. Mœe de Rumford, Mme Récamier, la comtesse de Boigne, la princesse de Lieven, M. de Barante, M. de Daunant ont tenu dans mon âme et dans ma vie des places très-inégales, mais qui restent vides depuis qu'ils ne les occupent plus, et ce n'est jamais sans émotion que j'y vois reparaître ou que j'y rappelle moi-même leur ombre.
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Quand, à l'approche du terme de la vie, on reporte ses regards en arrière, on compte, avec une surprise à la fois reconnaissante et douloureuse, tout ce qu'on a possédé et perdu. Que de trésors précieux et précaires ! Que de liens puissants-et rompus! Que de relations charmantes dont le temps pâlit le souvenir s'il ne l'efface pas!
Pétrarque disait, il y a cinq siècles, dans son tendre et mélancolique langage :
0 nostra vita, ch'è si bella in vista, Com' perde agevolmente, in un mattino, , Quel ché'n molt' anni a gran pena s'acquista!
« 0 notre vie, qui est si belle en perspective, comme elle perd aisément, en un jour, ce qui ne s'acquiert qu'eu beaucoup d'années et à grand' peine1 ! »
Un sentiment analogue inspirait naguère M. de Lamartine lorsqu'il s'écriait : Éternité, néant, passé, sombres abîmes, Que faites-vous des jours que vous engloutissez?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes Que Vous nous ravissez 1 ?
Les poëtes sont les interprètes du sentiment général et intime de l'humanité : elle n'accepte pas
1. Pétrarque, sonnet 229; édit. de Venise, 1751.
2. Lamartine, Méditations poétiques, 1.1, p. 99.
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i 9 ce cruel désaccord entre l'âme humaine et la vie humaine ; elle s'irrite et se désole à l'idée de ne fairè qu'entrevoir et voir s'évanouir les bonheurs suprêmes auxquels elle aspire et qu'elle touche en passant. L'homme ne se résigne pas à n'être qu'une } ombre, une ombre trompée par ses rêves.
Il se fait, de nos jours, une tentative singulièrement inconséquente. En même temps qu'on rejette et qu'on noie la personnalité de Dieu et l'immortalité de l'homme dans l'océan du panthéisme, on essaye pourtant de donner quelque satisfaction à cette soif de foi en Dieu et d'avenir pour l'homme qui est inhérente à notre nature. Dans un brillant et touchant petit écrit que M. Renan a consacré à la mémoire de Mlle Henriette Renan, sa sœur, morte à Byblos, dans le voyage d'Orient où elle l'avait accompagné, je lis ces paroles : « Nous ignorons les rapports des grandes âmes avec l'infini ; mais si, comme tout porte à le croire, la conscience n'est qu'une communion passagère avec l'univers, communion qui fait entrer plus ou moins avant dans le sein de Dieu, n'est-ce pas pour les âmes comme celle-ci que l'immortalité est faite ?. Tout n'est ici-
bas que symbole et qu'image. La partie vraiment éternelle de chacun, c'est le rapport qu'il a eu
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« avec l'infini. C'est dans le souvenir de Dieu que l'homme est immortel1. » Et ailleurs, dans la dernière édition de sa Vie de Jésus, qu'il a dédiée à sa, sœur, M." Renan lui demande : « Te souviens-tu, du sein de Dieu où tu reposes, de ces longues journées de Ghazir où, seul avec toi, j'écrivais ces pages inspirées par les lieux que nous avions visités ensemble3?» Ainsi M. Renan ne se contente pas de croire sa sœur « immortelle dans le souvenir de Dieu ; » il lui parle comme si elle était personnellement immortelle ; il lui demande si elle se souvient de leur intimité et de leurs émotions communes dans le cours de leur vie terrestre. Tantôt sous les noms de l'infini et de l'univers, tantôt sous son propre nom, Dieu apparaît encore dans ce.langage, comme s'il était encore le Dieu réel et personnel, créateur, législateur et juge de l'homme. Et l'homme est encore mis en scène comme personnellement immortel, quoique dans une mesure inégale, « selon qu'il est entré plus ou moins avant dans le sein de Dieu, » et quoiqu'il ne soit, dit-on,
1. Henriette Renan, souvenir pour ceux qui l'ont connue; p. 74 et 77.
2. Vie de Jésus, 13e édition, revue et augmentée; Dédicace, p. 1 (1867). -
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immortel que dans le souvenir de Dieu et dans la .courte mémoire de ses semblables, ombres fugitives comme lui, en qui la conscience de leur être n'est « qu'une communion passagère avec l'univers. »
Les plus ingénieur esprits et les plus habiles écrivains épuiseront sans succès leur force et leur art pour satisfaire, par ce prétendu Dieu et cette prétendue immortalité, aux instincts du genre humain et à la foi naturelle que consacre et complète la foi chrétienne. On ne donne pas le change à l'âme de l'homme sur ses vrais besoins par des moft et des images sans réalité, pas plus qu'à son corps par des aliments sans vertu nutritive. Qu'ont à attendre les hommes de ce Dieu qui n'est que le monstrueux accouplement du néant et de la vie ?
Et que vaut, pour toute créature humaine, cette perspective d'une immortalité qui n'est que l'absorption de l'âme dans ce néant'universel qu'on appelle Dieu, où la trace momentanée que laisse notre vie dans la mémoire fugitive de ,générations éphémères ? Essayez de déterminer les hommes à élever les yeux, à plier le genou, à prier, à espérer, à s'appuyer et à se confier dans ce faux nom de Dieu que vous donnez à la nature universelle ; vous verrez le peu de cas qu'ils feront de votre offre, et
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• dans quel froid isolement elle les laissera. Exhortez les pères, les mères, les frères, les sœurs, les époux, les, amis à se contenter, en mourant, de vivre encore quelques jours dans la mémoire de ceux qui les ont connus et aimés un moment, ou de se plonger à jamais dans le souvenir du Dieu-néant qui les attend : ils vous répondront que, sur la terre, l'oubli vient vite, et qu'au delà peu leur importe ce que vous appelez le souvenir de ce Dieu dont le sein n'est que le tombeau universel. Il n'y a rien là qu'illusion et vanité savante, rien qu'un mirage trompeur offert à l'âme humaine en attendànt le mécompte de la mort.
Je perte aux morts un profond respect et je prends un sérieux plaisir à conserver et à honorer Jeur mémoire. C'est l'instinct naturel et universel du genre humain. Mais c'est la croyance dans l'immortalité personnelle, dans ses espérances et ses mystères, qui donne au respect des morts sa raison et son empire. D'où viendrait ce sentiment et que vaudrait-il si l'homme n'était qu'une poignée de poudre, dispersée presque aussitôt que recueillie, « sur laquelle on jette quelques pelletées de terre, et en voilà pour jamais?» Aussi, je m'attriste autant que je m'étonne en voyant des esprits rares se
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consumer en vains efforts pour suppléer, par des illusions stériles, aux croyances affirmatives qu'ilsrepoussent, et pour échapper aux conséquences des négations destructives qu'ils admettent.
GUIZOT.
Paris, février 1868.
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ÉDOUARD GIBBON Né à Putney, en 1 7 37; mort à Londres, en 1794 1 Né là Putney, en 1737; mort à Londres, en '17«;)4 1
Il y a des vocations littéraires, comme des vocations politiques ou militaires. Descartes était né philosophe, Richelieu homme d'État, Turenne homme de guerre, Bossuet orateur. A un rang bien moins élevé, mais avec une aptitude aussi naturelle et aussi décidée, Gibbon naquit homme de lettres et historien. « Le docteur Johnson et mon ami sir Joshua Heynolds, a-t-il dit lui-même, soutiennent qu'il n'y a point de .génie primitif et originaire, point de pente naturelle de l'esprit vers un art ou une science plutôt que vers un autre. Sans
1. Écrite et publiée en 1812, en tête de la nouvelle traduction de l'Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain, cette notice est reproduite ici avec quelques modifications et une addition nécessaires.
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engager, à ce sujet, une discussion métaphysique, ou plutôt verbale, je sais par expérience que, depuis ma première jeunesse, j'ai aspiré à devenir un historien. »r La situation et les traditions de sa famille ne l'y portaient pas ; elle appartenait, dans le comté de Kent, à cette petite noblesse de campagne qui a joué et joue encore, en Angleterre, un rôle actif .et considérable, même quand il n'aboutit pas à l'illustration des noms et des personnes. Quoique Gibbon, dans ses Mémoires, rappelle avec complaisance les alliances de ses ancêtres, il ne pouvait, dit-il, recevoir d'eux « ni gloire ni honte. » Son arrière-grand-père s'était établi à Londres où il avait fait avec succès le commerce des toiles. Son grand-père avait fait, défait et refait sa fortune dans des entreprises et des spéculations financières, « subordonnant, dit Gibbon, ses opinions à ses intérêts, et habiltent en Flandre les troupes du roi Guillaume tandis qu'il eût traité bien plus volontiers avec le roi Jacques, mais non pas peut-être à meilleur marché. » Son père, décidément Tory, était entré dans la chambre des Communes où il avait voté contre le gouvernement des Whigs et contribué à la chute de Robert Wal- pole. Sa mère était, à ce qu'il paraît, plus préoccu-
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pée de la vie mondaine que de l'éducation de ses enfants ; elle en avait eu sept et perdu six ; l'aîné, Édouard, survécut seul; il était faible, maladif, peu capable d'un travail assidu ; un bon vicaire de campagne, son précepteur, et une tante qui veillait sur lui avec tendresse exigeaient de lui peu de chose; mais il eut, dès son enfance, « cet irrésistible amour de la lecture qu'il n'échangerait pas, disait-il plus tard, pour les trésors de l'Inde. » A quinze ans, sa santé s'affermit; son activité intellectuelle se développa; son père l'envoya à l'université d'Oxford. « J'y arrivai, dit-il, dans un état d'ignorance à faire rougir un écolier. » Gibbon se calomniait, il savait peu, il est vrai, le latin et le grec ; mais il avait lu avidement, dans les traductions anglaises, Hérodote, Xénophon, Tacite, Procope; les traditions égyptiennes, arabes, turques, lui étaient familières, il s'était nourri de la Bibliothèqu.e orientale de d'Herbelot; et les historiens ses compatriotes et ses contemporains, Robertson et Hume, étaient ses auteurs favoris. Quand il arriva, en 1752, à l'université d'Oxford, Voltaire venait de publier le Siècle de Louis XIV; la fantaisie vint à Gibbon d'écrire le Siècle de Sèsostris : non pas pour célébrer, avec une jeune ardeur, les exploits d'un conqué-
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rant, mais pour déterminer, a.vec une pa tien le et ingénieuse érudition, la date de son existence. Le procédé de Gibbon, dans ce premier essai de sa première jeunesse, mérite d'être remarqué, car on y pressent l'esprit qui devait présider un jour à la grande composition historique sur laquelle repose sa renommée. Dans le système qu'il avait choisi et qui fixait le règne de Sésostris vers le temps de celui de Salomon, une objection l'embarrassait; voici comment il l'exprime et la résout : « Dans la version des livres sacrés, dit-il, le grand prêtre Manéthon fait une seule et même personne de Séthosis ou Sésostris, et du frère aîné de Danails, qui débarqua en Grèce, selon les marbres de Paros, quinze cent dix ans avant Jésus-Christ; mais, selon ma supposition,' le grand prêtre s'est rendu coupable d'une erreur volontaire. La flatterie est mère du mensonge; l'histoire d'Egypte de Manéthon est dédiée à Ptolémée Pliiladelphe qui faisait remonter son origine, ou fabuleuse ou illégitime, aux rois macédoniens de la race d'Hercule. Danaüs est un des ancêtres d'Hercule, et la branche aînée ayant manqué, ses descendants, les.Ptôlémées, se trouvaient les seuls représentants de la famille royale, et pouvaient prétendre- par droit d'héritage au
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trône qu'ils occupaient par droit de conquête. »
Un flatteur égyptien pouvait donc espérer de faire sa cour en représentant Danaüs, la tige des Ptolémées, comme le frère des rois d'Egypte, et dès qu'un mensonge avait pu être utile, Gibbon supposait le mensonge: Le Siècle de Sèsostris fut discontinué et jeté au
feu quelques années après, et Gibbon renonça à concilier les antiquités judaïques, égyptiennes et grecques, « perdues, dit-il, dans un nuage éloigné : » mais la vocation de Gibbon et l'esprit qu'il y devait porter étaient déterminés ; il appartenait à l'histoire et au scepticisme moral dans l'histoire; ■ on reconnaît déjà, dans le projet inachevé du Siècle de Sèsostris, l'historien de la décadence de l'Empire romain et de l'établissement du christianisme,. ce critique toujours armé ,du doute et de la probabilité, qui cherche toujours, dans les passions ou l'intérêt des écrivains qu'il consulte, des raisons de combattre ou de modifier leur témoignage, et qui n'a presque rien laissé de positif et d'entier dans les crimes ci dans les vertus dont il a retracé le tableau.
L'historien est peut-être de tous les écrivains celui qui doit au public le compte le Ils rjO'on-
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1 reux de sa personne et de sa pensée générafe ; il se porte caution des faits qu'il raconte : la valeur j de cette caution doit être connue. Et ce n'est pas seulement dans le caractère moral de l'historien, dans la confiance que peut inspirer sa véracité, que se trouvera cette garantie nécessaire ; le tour habituel de son esprit, les opinions qu'il est enclin à adopter, les sentiments auxquels il se laisse entraîner le'plus aisément, c'est là l'atmosphère qui l'environne et qui colore à ses yeux les faits qu'il se charge de nous représenter : « Je chercherai toujours la vérité, dit Gibbon dans un de ses écrits antérieurs à ses travaux historiques, quoique jusqu'ici je n'aie guère trouvé que la vraisemblance. » C'est à l'aide de ces vraisemblances que l'historien doit, pour ainsi dire, reconstruire la vérité en partie effacée par la main du temps ; son travail est d'en apprécier la valeur; notre droit est d'apprécier l'arrêt d'après l'idée que nous nous formons du juge.
Si l'absence des passions, la modération des goûts et cet état moyen de fortune qui amortit l'ambition en préservant des besoins et des prétentions, sont les caractères essentiels de l'homme naturellement disposé à rimpartialité nécessaire
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pour écrire l'histoire, nul homme ne possédait mieux que Gibbon les qualités de l'historien. Mais ce même esprit inquisitif qui, tout en étudiant les idées des autres, ne voulait s'arrêter que dans ses propres idées, cette même curiosité qui lui donnait le goût des controverses historiques, le jetèrent de bonne heure dans les controverses religieuses; il avait cette indépendance ombrageuse qui nous dispose à la révolte contre l'empire que semble vouloir prendre sur nous une opinion généralement adoptée. Ce fut probablement là ce qui détermina un moment Gibbon contre la religion de son pays, de ses parents et de ses maîtres : fier de supposer qu'il avait à lui seul trouvé la vérité, à seize ans il se fit catholique. Diverses circonstances avaient amené sa conversion ; YHistoire des Variations des Églises protestantes, par Bossuet, l'accomplit entièrement; et du moins, dit-il, « je succombai sous un noble adversaire. » Pour la seule fois de sa vie, entraîné par un mouvement d'enthousiasme dont le résultat contribua peut-être à le dégoûter des mouvements de ce genre, Gibbon fit son abjuration à Londres, entre les mains d'un prêtre catholique, le 8 juin 1753. Cette abjuration eut lieu secrètement, dans une des excursions que lui permettait
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la négligence avec laquelle il était surveillé à l'université d'Oxford. Cependant il crut devoir en instruire son père qui, dans le premier mouvement de sa colère, divulgua le fatal secret. Le jeune Gibbon fut renvoyé d'Oxford et, bientôt après, éloigné de sa famille, qui le fit partir pour Lausanne où l'on espérait que quelques années de pénitence et les instructions de M. Pavilliard, ministre protestant entre les mains duquel il fut remis, le feraient rentrer dans la voie dont il était sorti. *
Le genre de punition que son père avait choisi était bien propre à produire, sur un" caractère tel que celui, de Gibbon, l'effet qu'on en attendait.
Voué à l'ennui par son ignorance de la langue française qu'on parlait à Lausanne, mis à la gêne par la modicité de la pension à laquelle l'avait réduit le mécontentement de son père, exposé à toutes sortes de privations par l'avarice de 11111e Pavilliard, femme du ministre, qui le faisait.
mourir de faim et de froid, il sentit s'amollir la généreuse ardeur avec laquelle il avait espéré d'abord se sacrifier à la cause qu'il embrassait, et il chercha de bonne foi des arguments qui pussent le ramener à une croyance moins pénible à sou-
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tenir. 11 est rare qu'en fait d'arguments on cherche inutilement ce qu'on désire ardemment de trouver. Le ministre Pavilliard s'applaudissait de ses progrès sur l'esprit de son catéchumène qui l'aidait de ses propres réflexions, et qui, plus tard, prenait plaisir à rappeler le transport dont il se sentit saisi en découvrant, par ses propres lumières, un argument contre la transsubstantiation. Cet argument amena sa rétractation , qui fut faite d'aussi bon cœur et d'aussi bonne foi, à Noël 175Zi, que l'avait été, dix-huit mois auparavant, son abjuration. Gibbon avait alors dix-sept ans et demi.
Ces variaLions qui, dans un âge plus avancé, annonceraient un esprit léger et irréfléchi, ne prouvent, à l'âge qu'il avait alors, qu'une imagination mobile et un esprit curieux de la vérité, mais qu'on avait laissé se détacher trop lot de ces traditions qui sont la sauvegarde d'un âge où les principes ne peuvent encore être fondés sur une étude et une méditation sérieuses. « Ce fut alors, dit Gibbon en rappelant cet événement, que je suspendis mes recherches théologiques, me soumettant avec une foi implicite aux dogmes et aux mystères adoptés par le consentement général des catholiques et desprotestanls. » Un passage si rapide d'une opinion
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à l'autre avait déjà ébranlé la conviction de Gibbon sur l'une et l'autre ; l'expérience de ces arguments, adpptés d'abord avec tant de confiance et si promptemént rejetés ensuite, devait lui laisser une grande disposition à douter des arguments qui lui paraissaient à lui-même les plus solides, et son scepticisme sur toute espèce de croyance religieuse eut peut-être pour première cause l'enthousiasme religieux qui lui fit secouer d'abord les idées de
son enfance pour s'attacher à une croyance qui n'était pas celle qu'on lui avait enseignée.
Quoi qu'il en soit, Gibbon parait avoir regardé comme une des circonstances les plus heureuses de sa vie celle qui, en réveillant l'attention de ses parents, les força à user plus sévèrement de leur autorité pour le soumettre, déjà un peu tard, à un plan régulier d'éducation et d'études. Le ministre Pavilliard, homme raisonnable et instruit, n'avait pas borné ses soins à la croyance religieuse de son élève ; il avait promptement acquis de l'ascendant sur un caractère facile à conduire, et il en avait profité pour régler et discipliner fortement dans le jeune Gibbon cette active curiosité à laquelle il ne manquait que d'être dirigée vers les sources vraies et originales de la sciençe; mais le, maître
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ne pouvait qu'indiquer ces sources, et laissa "bientôt son élève marcher seul dans une route où il n'était pas assez fort pour le suivre. L'esprit du jeune Gibbon, fait pour l'ordre et la méthode, prit dès lors, soit dans ses études, soit dans ses réflexions, cette marche régulière et persévérante qui l'a souvent conduit à la vérité, et qui l'aurait toujours empêché de s'en écarter si une susceptibilité excessive et une dangereuse facilité à concevoir des préventions opiniâtres avant d'avoir étudié et réfléchi ne l'eussent souvent aussi jeté dans l'erreur.
On a fait imprimer, depuis la mort de Gibbon, un volume des Extraits raisonnes de ses lectures, dont les premiers datent à peu près de cette époque où il commença à suivre le plan d'études que lui avait indiqué le ministre Pavilliard. Il est impossible de ne pas être frappé, en le parcourant, de la sagacité, de la justesse et de la finesse de cet esprit calme et raisonneur qui poursuit obstinément la route qu'il s'est proposé de parcourir : « Nous ne devons lire que pour nous aider à penser, » dit-il dans un avertissement qui précède ces extraits et semble indiquer qu'il les destinait lui-même à l'impression ; ses lectures ne sont guère, en effet, que le canevas dp ses pensées ; mais il suit ce canevas
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avec exactitude ; il ne s'occupe des idées de l'auteur qu'il étudie qu'autant qu'elles Qnt fait naître les, siennes; mais ses propres idées ne le distrayent jamais de celles de l'auteur: il marche pas à pas et sans franchir les espaces ; le cours de ses réflexions ne l'entraîne pas au delà du sujet qui les lui a inspirées, et rien n'excite en lui cette fer-' mentation d'idées grandes et nouvelles qu'amène l'étude dans les esprits forts, féconds et étendus;1 mais aussi rien ne se perd de ce qu'a pu lui fournir, en fait d'instruction, l'ouvrage dont il se rend compte; tout annonce l'historien exact et ingénieux qui saura tirer des faits qu'il a appris à connaître tout ce qu'ils peuvent faire découvrir à sa sagacité naturelle, mais qui ne cherche pas à saisir et à reconstruire ces grands ensembles, ni à pénétrer dans ces profondeurs morales de l'histoire ou l'érudition et la sagacité seules n'atteignent jamais si elles ne sont pas portées sur les fortes ailes de l'imagination et de la pensée.
* L'œuvre de sa seconde conversion achevée, Gib- bon trouva, dans son séjour à Lausanne, plus d'agré - ment que n'avait1 dû lui en faire espérer le premier aspect de sa situation. Si la modicité de la'pension que lui accordait son père ne lui permettait pas de
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prendre part aux plaisirs et aux excès de ceux de ses jeunes compatriotes qui vont portant partout en Europe leurs idées et leurs habitudes, pour en rapporter dans leur patrie des ridicules .et. des; modes, cette vie modeste, en le confirmant dans ses goûts d'étude, engagea Gibbon à rechercher de préférence les sociétés plus simples et plus sérieuses de la ville qu'il habitait. Un "mérite facile à reconnaître1 l'y fit recevoir avec distinction, et son amour de la science le mit en relation avec plusieurs savants dont l'estime lui valut une considération flatteuse pour son âge, et qui a toujours été le premier de ses plaisirs. • Cependant le calme de son âme ne mit pas entiè- rement Gibbon à l'abri des agitations de la jeunesse : il vit à Lausanne et il aima Mlle Curchod, depuis Mme Necker, déjà connue alors dans son pays natal par son esprit et sa beauté*: cet amour fut tel que doit le ressentir un jeune homme honnête pour une
jeune personne vertueuse; et Gibbon, qui probablement ne retrouva plus dans la suite les émotions qu'il avait alors éprouvées, se félicite dans ses Mémoires, avec une sorte de fierté, « d'avoir été, une
fois en sa vie, capable d'éprouver un sentiment1 si exalté et si pur. » Les parents de Mlle Curcliod auto-
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risaient les vœux de Gibbon; elle-même, que la mort de son père n'avait pas encore réduite à la condition très-gênée où elle se trouva plus tard, semblait les recevoir avec plaisir; mais le jeune Gibbon, rappelé enfin en Angleterre après cinq ans de séjour à Lausanne, vit bientôt qu'il ne pouvait espérer de faire consentir son père à cette alliance.
« Après un pénible combat, dit-il, je me résignai à ma destinée. » Il ne cherche pas à étaler ni à exagérer son désespoir : « Comme amant, ajoute-t-il, je soupirai; mais comme fils, j'obéis. » Et cette spirituelle antithèse prouve qu'au temps où il écrivit ses Memoires, il lui restait même peu de douleur de « cette blessure, insensiblement guérie par le temps, l'absence et les habitudes d'une vie nouvelle 1. »
Ces habitudes, moins romanesques, peut-être, à Londres, pour un homme of fashion (un homme du
1. La lettre dans laquelle Gibbon annonça à Mlle Curchod l'opposition que son père mettait à leur mariage existe en manuscrit.
Les premières pages sont tendres et tristes, comme on doit les attendre d'un amant malheureux ; mais les dernières deviennent peu à peu calmes, raisonnables, et la lettre finit par ces mots C'est pourquoi, Mademoiselle, j'ai l'honneur d'être votre trèshumble et très-obéissant serViteur, Édouard Gibbon. Il aimait vériItablement Mlle Curchod; mais on aime avec son caractère, et celui de Gibbon se refusait au désespoir de l'amour.
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monde) que ne pouvaient l'être celles d'un jeune étudiant dans les montagnes de la Suisse, firent, du goût que Gibbon conserva assez longtemps pour les femmes, un simple amusement ; aucune ne vint balancer dans son esprit l'opinion qu'il avait conçue d'abord de Mlle Curchod, et il retrouva avec elle, dans tous les temps de sa vie, celte douce intimité, suite d'un sentiment tendre et honnête, que la nécessité et la raison ont pu surmonter sans que d'aucune part il ait donné lieu aux reproches ou à l'amertume. Il la revit à Paris en 1765, mariée à M. Necker, et jouissant de la considération due à son caractère autant qu'à sa fortune ; il peint gaiement dans ses lettres à M. Holroyd (plus tard lord Sheffleld) la manière dont elle l'a reçu : « Elle a été, dit-il, très-affectueuse pour moi, et son mari particulièrement poli. Pouvait-il m'insulter plus cruellement? Me prier tous les soirs à souper, s'aller coucher et me laisser seul avec sa femme c'est assurément traiter un ancien amant sans consé-
quence. »
Gibbon n'était pas fait pour qu'un mari s'inquiétât beaucoup des souvenirs qu'il avait pu laisser; capable de plaire par son esprit et d'intéresser par un caractère doux et honnête, il était peu propre
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à exalter l'imagination d'une jeune personne : sa figure, - qui devint remarquable par sa monstrueuse grosseur, n'avait jamais présenté d'agréments ; ses traits étaient spirituels, mais sans caractère comme sans noblesse, et sa taille avait toujours été disproportionnée. « M. Pavilliard, dit lord Sheffield dans une de ses notes aux Mémoires de Gibbon, m'a raconté sa surprise lorsqu'il contempla devant lui M. Gibbon., cette petite figure fluette, avec une grosse tête qui disputait et employait en faveur du papisme les meilleurs arguments dont .on se fût servi jusqu'alors. » L'état de maladie où Gibbon avait passé presque toute son enfance, et les habitudes qui en avaient été la suite, lui avaient donné .une gaucherie dont il parle sans cesse dans ses lettres, et qu'augmenta plus tard son excessive corpulence, mais qui, dans sa jeunesse même, ne lui permit de réussir à aucun exercice du corps, ni même de s'y plaire. Quant à ses qualités morales, voici ce qu'il en pensait lui-même à l'âge de vingtcinq ans; il a déposé ses réflexions sur ce sujet dans son journal le jour où il entra dans sa vingtsixième année : « D'après les observations que j'ai faites sur moi-même, dit-il, il. m'a semblé que mort caractère était vertueux, incapable d'aucune action
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basse, et formé pour les actions généreuses, mais qu'il était orgueilleux, insolent et désagréable en société. Je n'ai point de trait dans l'esprit (wit I have none); mon imagination est forte plutôt qu'agréable; ma mémoire est vaste et heureuse; lès qualités les plus remarquables de mon esprit sont l'étendue et la pénétration; mais je manque de promptitude et d'exactitude. » C'est dans les ouvrages et la vie de Gibbon qu'on peut apprendre ce que vaut le jugement qu'il porte ainsi lui-même sur son compte; l'homme qui, en se parlant à luimême, se rend témoignage qu'il est vertueux, peut se tromper sur l'étendue qu'il attribife aux devoirs de la vertu ; mais il prouve du moins par là qu'il se sent disposé à remplir ces devoirs dans toute l'étendue qu'il leur reconnaît ; c'est à coup sûr un honnête homme, et qui le sera toujours parce qu'il prend plaisir à l'être. Gibbon s'accuse d'orgueil et d'insolence : soit que le désir de vaincre ces dispositions les lui fît sentir plus vivement qu'aux personnes avec qui il vivait, soit que la raison les eût domptées ou que l'habitude du succès les eût calmées, ni ses amis ni les indifférents ne les aperçurent plus tard en lui. Dans la société, le genre d'amabilité de Gibbon n'était ni la complaisance
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qui cède et s'efface, ni la modestie qui s'oublie; mais son amour-propre ne se montrait jamais sous des formes désagréables ; occupé de réussir et de plaire, il voulait qu'on fît attention à lui, et il l'obtenait sans peine par une conversation animée, spirituelle et pleine de choses ; son ton un peu tranchant décelait moins l'envie toujours offensante de dominer les autres que la confiance qu'il pouvait avoir en lui-même, et cette confiance était justifiée par ses moyens et ses succès. Cependant elle ne l'entraînait jamais, et le défaut de sa conversation était une sorte d'arrangement qui ne lui laissait jamais rten dire qui ne fût bien dit comme bien pensé. On pourrait attribuer ce défaut à l'embarras de parler une langue étrangère, si son ami lord Sheffield, qui le défend de ce soupçon d'arrangement dans sa conversation, ne convenait pas du moins qu'avant d'écrire « une note ou une lettre, Gibbon arrangeait complétement dans son esprit ce qu'il avait intention d'exprimer. » Il paraît même que c'était ainsi qu'il écrivait toujours. Le docteur Gregory, dans ses Lettres sur la Littérature, dit que « Gibbon composait en se promenant dans sa chambre, et qu'il n'écrivait jamais une phrase avant de l'avoir parfaitement construite et arrangée dans
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sa tête. » D'ailleurs le français lui était devenu au moins aussi familier que l'anglais; son séjour à Lausanne, où il le parlait exclusivement, en avait fait pendant quelque temps sa langue d'habitude, et Ton n'eût pu deviner qu'il en eût jamais parlé une autre s'il n'eût été trahi par un accent très-fort et par certains tics de prononciation, certains tons aigus, choquants pour des oreilles accoutumées dès renfance à des inflexions plus douces, et qui gâtaient le plaisir qu'on trouvait à l'entendre.
De retour en Angleterre en 1758, Gibbon fut un moment distrait de ses études et de ses goûts littéraires par un incident qui tint, dans son âme et dans sa vie, encore moins de place que son amour pour Mlle Curchod, et qu'il a raconté pourtant, dans ses Mémoires, avec quelque complaisance. L'Angleterre était alors engagée contre la France dans la guerre de Sept ans: « Depuis la révolution de 1088, dit Gibbon, une milice nationale avait été le cri de tous les patriotes; et dans le Parlement comme en plein air, cette mesure était soutenue par les Country-Genilemen ou Torys, qui avaient peu à peu transporté à la maison de Hanovre leur fidélité monarchique. Ils avaient, selon le - langage de M. Burke, changé l'idole et conservé l'idolâtrie. En
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offrant nos noms et recevant nos commissions, mon père et moi, lui comme major, moi comme capitaine dans le régiment de milice du Hampshire, nous n'avions pas supposé que nous serions arrachés, mon père à sa ferme, moi à mes livres, et condamnés, pendant deux ans et demi, à une vie errante de servitude militaire. Mais quand vint l'orr dre du roi de nous enrégimenter, il était trop tard pour nous retirer et trop tôt pour nous repentir.
Je pourrais, à l'aide démon journal, écrire l'histoire de mes campagnes sans effusion de sang et sans gloire : nous nous exerçâmes sur la digue de Douvres, en vue des rivages de la France ; mais la plus brillante scène de notre vie militaire eut lieu dans notre campement de quatre mois, près de Winchester, sous le commandement de lord Effingham. Le 34m?
régiment d'infanterie et six corps.dé milice composaient notre armée. Une émulation amicale éveillait en nous le sentiment de nos imperfections, et dans les revues générales les miliciens du Hampshire firent plutôt honneur que honte à la ligne. La perte de tant d'heures à la fois pleines et oisives n'était compensée par aucun plaisir élégant, et mon humeur s'aigrissait peu à peu dans la société de nos rustiques officiers. Mais il y a, en toutes
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choses, une certaine balance de bien et de mal ; les habitudes de vie sédentaire furent utilement brisées par le salubre exercice d'une profession active; j'étais prêt alors, au moindre appel de nos affaires de régiment ou de famille, à partir de nos quartiers pour Londres et de Londres pour nos quartiers. Le principal service que m'ait rendu la milice, ce fut de faire de moi un Anglais et un soldat. Après mon éducation hors d'Angleterre, avec mon caractère réservé, je serais resté longtemps étranger à mon pays natal si cette scène de nouvelles figures et de nouveaux amis ne m'avait fortement secoué.
L'expérience me força de connaître le caractère de nos chefs, l'état des partis, les formes du service et les procédés de notre système civil et militaire.
J'appris aussi, dans ce paisible service, les éléments du langage et de la science de la tactique ; la discipline et les évolutions d'un bataillon moderne me donnèrent une notion plus claire de la phalange grecque et de la légion romaine, et (le lecteur en sourira peut-être) le capitaine des grenadiers du Hampshire n'a pas été inutile à l'historien de l'Empire romain. »
Ce fut au milieu de sa vie errante de milicien et pendant qu'il se félicitait de redevenir ainsi Anglais,
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que Gibbon publia en français, avec une préface en anglais, son premier ouvrage, l'Essai sur l'étude de la Litterature, dont il avait écrit les premiers chapitres à Lausanne, qu'il adressait à la France encofe plus qu'à l'Angleterre, et. dont les lettrés français, M. Suard entre autres, dans le Journal étranger, firent plus de bruit et d'éloge que les compatriotes de l'auteur 1. C'était un travail judicieux, bien écrit quoique avec un effort manifeste, plein de vues saines et ingénieuses sur la beauté des littératures latine et grecque, et l'importance de leur étude approfondie pour les lettres modernes. Mais ce début de Gibbon était plus propre à intéresser les gens de lettres, auxquels il annonçait un compagnon très distingué, que les gens du monde, peu touchés en général d'un livre qui ne leur offre aucun résultat positif, si ce n'est que l'auteur a beaucoup d'esprit. C'était surtout dans le monde cependant que Gibbon désirait réussir : cette vie de réunions et de conversations polies avait pour lui un grand attrait, comme elle
1. Dans ses Causeries du lundi, tome VIII, pages 358-360, M. Sainte-Beuve a porté, sur ce premier ouvrage de Gibbon, un jugement où brillent ce mélange de sympathie et d'indépendance et ce sentiment simultané du beau normal et du talent individuel qui donnent à sa critique un caractère si original et le mènent presque toujours si près de la vérité.
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en a pour tous les cœurs libres d'attachement profond, peu capables de sentiments forts, et qui n'ont besoin, pour s'animer et se satisfaire, que de cette vive et rapide communication d'idées où l'on n'a pas le temps de sentir ce qui lui manque de sérieuse confiance et de sincère abandon. Gibbon savait que le premier titre pour être agréablement dans le monde, c'est d'être homme du monde, et c'était ainsi qu'il désirait être considéré; il paraît même avoir porté quelquefois dans ce désir une faiblesse vaniteuse; on voit, dans ses notes sur l'accueil que lui a fait le duc de Nivernais, que, par la faute du docteur Maty, dont les lettres de' recommandation étaient mal conçues, le duc, quoiqu'il l'ait reçu poliment, l'a traité « plus en homme de lettres qu'en homme du monde (man of fashion). »
Il était évidemment peu propre à être un homme du monde à la façon et selon les goûts et les habitudes des gentlemen ses compatriotes; il n'aimait ni la chasse, ni l'agriculture, ni les courses de chevaux, ni les longues visites et les longs dîners de ses voisins : « Je ne maniais jamais un fusil, dit-il; je montais rarement à cheval ; au milieu d'un travail intéressant, mon père me faisait souvent appeler pour recevoir la visite de quelque oisif du voisi-
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nage; il fallait rendre ces politesses et je redoutais la période de la pleine lune, spécialement réservée d'ordinaire pour nos excursions lointaines.
Mes promenades philosophiques se terminaient bientôt sur un banc bien à l'ombre où. je restais longtemps livré au plaisir sédentaire et solitaire de la lecture ou de la méditation. Quand je recevais, à chaque trimestre, ma pension accoutumée, j'en appliquais aussitôt une large part à mes besoins littéraires. Je n'oublierai jamais avec quelle joie j'échangeai un jour un billet de banque de vingt livres ster-
ling contre les vingt volumes des Mémoires de l'Académie des Inscriptions; il n'eût certes pas été facile de me procurer, au même prix, une aussi forte et durable dose de plaisirs solides et raisonnables. »
En 1763, deux ans après la publication de son Essai sur Vétude de la Littètature, Gibbon quitta de nouveau l'Angleterre pour voyager, mais dans une situation bien différente de celle où il se trouvait en partant de Londres dix ang auparavant. Précédé par une réputation naissante, il vint à Paris.
Pour un homme du caractère de Gibbon, Paris, tel qu'il était alors, devait être le séjour du bonheur ; il y passa trois mois dans les sociétés les plus faites pour lui plaire, et il regretta de voir ce temps
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s'écouler si.vite : « Si j'eusse été riche et indépendant, dit-il, j'aurais prolongé et peut-être fixé mon séjour à Paris. » Mais l'Italie l'attendait; c'était là qu'au milieu des divers plans d'ouvrages qui, tour à tour adoptés et rejetés, occupaient depuis longtemps son esprit, devait s'élever l'idée du livre qui a fait sa réputation et rempli une grande partie de
sa vie : « Ce fut à Rome, dit-il, le 15 octobre 176/j, qu'étant-assis et rêvant au milieu des ruines du Capitole, tandis que des moines déchaussés chantaient vêpres dans le temple de Jupiter, je me sentis frappé pour la première fois de l'idée d'écrire l'histoire de la décadence et de la chute de cette ville; mais, ajoute-t-il, mon premier plan comprenait plus particulièrement le déclin de la ville que celui de l'Empire ; et quoique dès lors mes lectures et mes réflexions commençassent à se tourner généralement vers cet objet, je laissai s'écouler plusieurs années, je me livrai même à d'autres occupations avant d'entreprendre sérieusement ce laborieux travail. »
Sans perdre de vue, mais sans aborder ce sujet qu'il regardait, dit-il, « à une respectueuse distance, » Gibbon conçut plusieurs plans d'ouvrages historiques. L'histoire était si bien son goût dominant et sa vocation naturelle, que toutes les histoires
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qu'il lisait ou auxquelles il pensait lui donnaient envie de les écrire; de 1761 à 1762, l'expédition du roi de France Charles VIII en Italie, les guerres des barons anglais contré les rois Jean sans Terre et Henri III, la vie du prince Noir, celles de l'empereur Titus, de sir Philippe Sidney, du marquis de Montrose, de sir Walter Raleigh, furent tour à tour l'objet de ses études et de sa fantaisie; il s'arrêta un peu plus longtemps sur les projets d'une Histoire de la liberté en Suisse et d'une Histoire de la république de Florence sous les Mèdicis ; mais toutes ces études, tous ces plans n'aboutirent qu'à quelques essais de critique ou à quelques écrits de circonstance. Les yeux toujours fixés sur le but vers lequel il devait diriger ud jour ses efforts, Gibbon en approchait lentement, et plus il se promenait dans le vaste champ de l'histoire, plus le sujet qui l'avait tenté d'abord prenait possession de son esprit. Il est difficile, en lisant le tableau de l'Empire romain sous Auguste et ses premiers successeurs, de ne pas sentir qu'il a été inspiré par l'aspect de Rome, de la Ville éternelle, où Gibbon avoue qu'il n'entra qu'avec tfne émotion qui l'empêcha toute une nuit de dormir. Peut-être aussi faut-il voir, .dans l'impression d'où sortit la conception de l'ouvrage, une des causes de la guerre
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tantôt ouverte, tantôt sourde que Gibbon déclara au christianisme, et dont le projet ne paraît conforme ni à son caractère, peu disposé à l'esprit de parti, ni à cette modération d'idées et de sentiments qui le portait à voir toujours, dans les choses particulières ou générales, les avantages à côté des inconvénients. Mais frappé d'une première impression, Gibbon, en écrivant VHistoire de la décadence de l'Empire romain, ne vit dans le christianisme que l'institution qui avait mis Vêpres, des moines déchaussés et des processions à la place des magnifiques cérémonies du culte de Jupiter et des triomphateurs du Capitole.
Enfin, après tant d'essais successivement abandonnés, Gibbon se fixa au projet de l'Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire, et il se livra tout entier aux - études et aux lectures qui devaient agrandir insensiblement sous ses yeux le plan qu'il s'était formé d'abord. Les embarras que lui causèrent la mort de son père et le dérangement des affaires qu'il lui avait laissées, les occupations que lui donna sa qualité de membre du Parlement, où il était entré à cette époque, enfin les distractions de la vie de Londres, prolongèrent ses études sans les interrompre et retardèrent jusqu'en 1770 la publi-
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cation du premier volume 1 de l'ouvrage qui devait en être le fruit. Le succès en fut prodigieux ; deux ou trois éditions promptement épuisées avaient établi la réputation de l'auteur avant que la critique eût commencé à élever la voix. Elle l'éleva enfin, et tout le parti religieux, très-nombreux et très-respecté en Angleterre, se prononça contre les deux derniers chapitres de ce volume (les xve et xvie de l'ouvrage) consacrés à l'histoire de l'établissement du christianisme. Les réclamations furent vives et en grand nombre ; Gibbon ne s'y était pas attendu; il avoue qu'il en fut d'abord effrayé : « Si j'avais pensé, dit-il dans ses Mémoires, que la majorité des lecteurs anglais fût si tendrement attachée au nom et à l'ombre du christianisme , si j'avais prévu la vivacité des sentiments qu'ont éprouvés ou feint d'éprouver en cette occasion les personnes pieuses, ou timides, ou prudentes, j'aurais peut-être adouci ces deux derniers chapitres, objet de tant de scandale,. qui ont élevé contre moi beaucoup d'adversaires, en ne me conciliant qu'un bien petit nombre de partisans. »
Cette surprise semble annoncer la préoccupation d'un homme tellement plein de ses idées qu'il n'a
1. In-40 ou 2 vol. iii-81.
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ni aperçu ni pressenti celles des autres ; et si cette préoccupation prouve la sincérité de Gibbon, elle rend son jugement suspect de prévention et d'inexactitude. Partout où règne la prévention, la bonne foi n'est jamais parfaite : sans vouloir précisément tromper les autres, on commence par s'abuser soi-même; pour soutenir ce qu'on regarde comme la vérité, on se laisse aller à des infidélités qu'on ne s'avoue pas ou qui paraissent légères, et les passions atténuent l'importance d'un scrupule en raison de celle qu'elles mettent à le surmonter.
C'est ainsi que Gibbon fut entraîné à ne voir, dans l'histoire du christianisme, que ce qui pouvait servir les opinions qu'il s'était formées avant d'avoir scrupuleusement examiné les faits. L'altération de quelques-uns des textes qu'il avait cités, soit qu'il les eût tronqués à dessein, soit qu'il eût négligé de les lire en entier, fournit de fortes armes à ses adversaires, en leur donnant des raisons de soupçonner sa bonne foi ; tout l'ordre ecclésiastique parut ligué contre lui; ceux qui le combattirent obtinrent des dignités, des grâces, et il se félicitait avec ironie d'avoir valu à M. Davis une pension du roi, et au docteur Apthorpe « la fortune d'un archevêque (an archiépiscopal living). » Le plaisir de railler ainsi les
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adversaires qui l'avaient attaqué, quelquefois avec plus d'acharnement que de discernement, le dédommagea probablement un peu du chagrin que lui avaient causé leurs attaques, et peut-être aussi ce plaisir l'empêcha-t-il de reconnaître les torts réels qu'il avait à se reprocher.
D'ailleurs les deux maîtres de l'histoire en Angleterre à cette époque, Hume et Robertson, avaient comblé le nouvel historien des témoignages d'estime les plus flatteurs; ils parurent craindre l'un et l'autre que les deux chapitres sur le christianisme ne nuisissent au succès de son ouvrage ; mais tous deux se prononcèrent sur son talent d'une manière assez honorable pour que Gibbon fût autorisé à dire modestement dans ses Mémoires, en se félicitant d'une lettre qu'il avait reçue de Hume : « Au reste, je n'ai jamais eu l'orgueil d'accepter une place dans le triumvirat des historiens anglais. »
Hume surtout exprima la plus grande prédilection pour l'ouvrage de Gibbon, dont les opinions se rapprochaient des siennes, et qui, de son côté, préférait le talent de Hume à celui de Robertson. Quoi qu'il en soit de ce jugement de Gibbon, je ne saurais adopter sans restriction celui de Hume qui, en écrivant à Gibbon, le loue « de la dignité de son
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style. » La dignité ne me paraît pas le caractère du style de Gibbon, généralement épigrammatique et plus fort par le trait que par l'élévation.
Je souscrirais plus volontiers à l'opinion de Robertson qui, après avoir rendu justice à l'étendue des connaissances de Gibbon et au soin de ses recherches, louait la clarté et l'intérêt de sa narration, l'élégance, la force de son style, et le rare bonheur de quelques-unes de ses expressions, bien qu'en quelques endroits il le trouvât trop travaillé et en d'autres trop recherché. Ce défaut, qui est réel, s'explique par la façon de travailler de Gibbon, les inconvénients qu'il avait eus à éviter, et les modèles qu'il avait adoptés de préférence. Son premier travail avait été très-laborieux ; il nous apprend qu'il refit trois fois son premier chapitre, deux fois le second et le troisième, et qu'il eut beaucoup de peine à saisir le milieu entre le ton, d'une « plate chronique » (a dull chronicle) et le ton déclamatoire d'un rhéteur. Il nous dit ailleurs que lorsqu'il voulut écrire en français une histoire de Suisse, qu'il avait commencée, « il sentit que son style, au-dessus de la prose et au-dessous de la poésie, dégénérait en une déclamation verbeuse et emphatique ; » ce qu'il attribue à la langue qu'il
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avait choisie : opinion d'autant plus singulière, que, selon le dire de Gibbon lui-même, ce fut d'un ouvrage français, les heures provinciales, l'une de ses lectures habituelles, qu'il apprit l'art de « manier les traits d'une ironie grave et modérée. » Il ajoute, dans son Essai sur l'étude de la Littérature, que le désir d'imiter Montesquieu l'avait souvent exposé à devenir obscur en exprimant des pensées quelquefois communes avec la sententieuse brièveté d'un oracle (sentenlious and oracular brevily). C'était donc Pascal et Montesquieu que Gibbon avait habituellement devant les yeux, pour les opposera l'enflure naturelle d'un style encore peu formé. Il dut avoir besoin de vigoureux efforts pour comprimer cette tendance au point qu'exigeaient les modèles qu'il avait choisis; aussi ces efforts se laissent-ils apercevoir, surtout dans le commencement de l'ouvrage, lorsque le style que Gibbon travaillait à se faire ne lui était pas encore devenu naturel par l'habitude; mais l'habitude relâche les efforts, en même temps qu'elle les rend moins pénibles ; Gibbon, dans ses Mémoires et dans l'Avertissement qu'il a mis en tête des derniers volumes de son grand livre, se félicite de la facilité qu'il a - acquise. Peut-être cette facilité, dans ces derniers
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volumes, est-elle quelquefois achetée aux dépens de la perfection. Devenu par Yaccoutumance moins sévère pour des défauts qu'il avait combattus d'abord avec tant de soin, Gibbon n'est pas toujours exempt de cette sorte de déclamation qui consiste à remplacer, par la commode ressource d'une épithète vague et sonore, l'énergie que donnent à la pensée une expression précise et une tournure concise.
Les tournures et les expressions de ce genre sont d'autant plus remarquables, dans les premiers volumes de Gibbon, qu'il a soin de les faire ressortir par des oppositions dont on voit trop le dessein, mais dont on ne sent pas moins l'effet; et l'on a lieu quelquefois de regretter, dans la suite de son livre, un travail trop peu caché, quoique presque toujours heureux.
Durant le cours de ses premiers travaux, Gibbon, je l'ai déjà dit, était entré au Parlement. La nature de son esprit, qui ne pouvait sans peine donner à ses pensées la forme la plus convenable, le rendait peu propre à parler en public, et le sentiment de ce défaut, ainsi que celui de la gaucherie de ses manières, lui inspiraient une timidité qu'il ne put , jamais vaincre. Il assista en silence à huit sessions successives. N'étant lié à aucune cause, ni 3
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par l'amour-propre ni par aucune opinion énoncée publiquement, il put accepter, en 1779, une place dans le gouvernement, celle de l'un des lords commissaires du commerce et des colonies, que lui procura l'amitié du lord Loughborough, alors M. WeddeTburne. On a beaucoup reproché à Gibbon cette acceptation .toute sa conduite politique annonce en effet un caractère faible et des opinions politiques peu arrêtées; peut-être en devrait-on être moins blessé de la part d'un homme que son -éducation avait rendu presque entièrement étranger aux idées de son pays. Après. cinq ans de séjour à Lausanne, il avait, comme il le dit lui-même : « cessé d'être un Anglais. A l'âge où se forment les habitudes, mes opinions, mes goûts, mes sentiments avaient été jetés dans un moule étranger; il ne me restait de l'Angleterre qu'un souvenir faible, éloigné et presque effacé; ma langue maternelle m'était devenue moins familière. » A l'époque où Gibbon quitta la Suisse, une lettre en anglais lui coûtait quelque peine à écrire. On trouve encore, dans ses lettres anglaises écrites à la fin de sa vie, de véritables gallicismes que, dans la crainte qu'ils ne soient pas compris en anglais, il explique lui-même par l'expression française à laquelle ils se
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rapportent1. Après son premier retour en Angleterre, son père avait voulu le faire élire membre du Parlement; le jeune Gibbon, qui aimait mieux, avec raison, que lesdépenses de cette élection fussent employées à des voyages plus utiles à son talent et à sa réputation, lui écrivit à ce sujet une lettre dans laquelle, outre les raisons tirées de son peu de disposition pour parler en public, il déclare « qu'il manque même des préjugés de nation et de parti » nécessaires pour obtenir quelque éclat et peut-être produire quelque bien dans la carrière qu'on veut lui faire embrasser. Si, après la mort de son père, il se laissa tenter par l'occasion qui s'offrit à lui d'entrer dans le Parlement, il avoue à plusieurs reprises qu'il y est entré sans patriotisme, et, comme il le dit, « sans ambition, » car, dans la suite, il n'a jamais porté ses vues au delà de la place « commode et honnête de lord of trade » (membre du conseil de commerce). Peut-être souhaiterait-on à Gibbon moins de facilité à avouer cette sorte de modération qui, dans un homme de talent, borne les désirs aux aisances d'une fortune acquise sans travail. Mais
1. Voyez la lettre CXC. Gibbon's miscellaneous Works, t. H, p. 379. Je compte, dit-il, find myself (me trouver) in London on, or before the first of August.
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Gibbon exprime ce sentiment aussi franchement qu'il l'avait éprouvé ; il ne connut que par l'expértence les dégoûts attachés à la situation qu'il avait choisie. A la vérité, il paraît les avoir sentis vivement, si l'on en juge par quelques expressions de ses lettres « sur la honte de la dépendance » à laquelle il avait été soumis, et le regret de s'être vu dans « une situation indigne de son caractère. » Il est vrai que, lorsqu'il écrivait ces mots, il avait perdu sa place. Elle lui fut ôtée en 1782, par une révolution du ministère ; et ce qui me fait penser qu'il se consola sincèrement d'un revers qui lui rendait la liberté, c'est que, renonçant à toute ambition et ne se laissant pas amuser aux espérances nouvelles que lui rendait une nouvelle révolution, il se décida à quitter l'Angleterre, où la modicité de sa fortune ne lui permettait plus de mener la vie à laquelle l'avait accoutumé l'aisance que lui valait sa place ; il prit le parti d'aller vivre à Lausanne, théâtre de ses premières peines et de ses premiers plaisirs. Un ami de trente ans, M. Deyverdun, lui offrit dans sa maison une habitation qui convenait à sa fortune, en même temps qu'elle le mettait à même de suppléer à la fortune plus que médiocre de cet ami : il y trouvait une société conforme à ses goûts séden-
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taires et le repos nécessaire à la continuation de ses travaux. En 1783, il exécuta cette résolution dont il s'est constamment félicité.
Ce fut à Lausanne qu'il termina son grand ouvrage sur la décadence et la chute de l'Empire romain.
« J'ai osé, dit-il dans ses Memoires, constater le moment de la conception de cet ouvrage; je marquerai ici le moment qui en termina l'enfantement. Ce jour, ou plutôt cette nuit, arriva le 27 juin 1787; ce fut entre onze heures et minuit que j'écrivis la dernière ligne de ma dernière page, dans un pavillon de mon jardin. Après avoir quitté la plume, je fis plusieurs tours dans un berceau ou allée couverte d'acacias, d'où la vue s'étend sur la campagne, le lac et les montagnes. L'air était doux, le ciel serein ; le disque argenté de la lune se réfléchissait dans les eaux du lac, et toute la nature était plongée dans le silence. Je ne dissimulerai pas les premières émotions de ma joie en ce moment qui me rendait ma liberté et allait peut-être établir ma réputation; mais les mouvements de mon orgueil se calmèrent bientôt, et des sentiments moins tumultueux et plus mélancoliques s'emparèrent de mon âme lorsque je songeai que je venais de prendre congé de l'ancien et agréable compagnon de ma vie, et que,
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quel que fût un jour l'âge où parviendrait mon histoire, les jours de l'historien ne pourraient être désormais que bien courts et bien précaires. »
Cette idée ne pouvait affecter longtemps un homme en qui le sentiment de la santé et le calme de l'imagination entretenaient une sorte de certitude de la vie, et qui, dans ses derniers moments encore, calculait avec complaisance le nombre d'années que, selon les probabilités, il lui restait à vivre.
Occupé de jouir du résultat de ses travaux, Gibbon passa en Angleterre cette même année, pour y livrer à l'impression les derniers volumes de son histoire.
Le séjour qu'il y fit contribua encore à lui faire chérir la Suisse. Sous George Ier et George II, le goût des lettres et des talents s'était éteint à,la cour; le duc de Cumberland, au lever duquel Gibbon se rendit un jour, l'accueillit par cette apostrophe : « Hé bien, M. Gibbon, vous écrivaillez donc toujours? (What, Mr. Gibbon, stili sCTibble, scribble?)» Aussi fut-ce avec peu de regret qu'il quitta sa patrie au bout d'un an pour revenir à Lausanne, où il se plaisait et où il était aimé. Il devait l'être de tous ceux qui, vivant avec lui, avaient pu jouir des avantages de son caractère facile, parce qu'il était heureux ; ne portant jamais ses désirs au delà de la raison,
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il n'était jamais mécontent des hommes ni des choses. Il se rend souvent compte de sa situation avec une satisfaction quotient à la placidité de son àme :
Je suis Français, Tourangeau, gentilhomme; J'aurais pu naître Turc, Limousin, paysan,
dit l'optimiste de Colin d'Harleville; Gibbon dit de même dans ses Memoires: «Ma place dans la vie pouvait être celle d'un esclave, d'un sauvage ou d'un paysan ; et je ne puis songer sans plaisir à la bonté de la nature qui a placé ma naissance dans un pays libre et civilisé, dans un âge de science et de philosophie, dans une famille d'un rang honorable et suffisamment pourvue des dons de la fortune. »
Il se félicite ailleurs de la modicité de cette fortune qui l'a mis dans la situation la plus propice pour acquérir par son travail une réputation honorable « car, dit-il, la pauvreté et les mépris auraient abattu mon courage, et les soins de l'abondance d'une fortune supérieure à mes besoins auraient pu relâcher mon activité. » Il .s'applaudit de sa santé, toujours bonne depuis qu'il avait échappé aux périls de son enfance et qui ne lui avait jamais fait connaître « l'intempérance d'une force superflue »
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(the madness of a superfluous health). Il parle avec effusion du bonheur que lui a donné son travail pendant vingt ans, et il jouit avec simplicité des fruits qu'il en a retirés. Enfin, comme tout ajoute au bonheur d'une situation qui plaît, après avoir supporté patiemment, sans doute, celle de lord ofirade, Gibbon, une fois arrivé à Lausanne, ne peut assez exprimer la joie qu'il éprouve d'être échappé à son esclavage.
Ses Mémoires et les lettres, presque toutes adressées à lord Sheffield, qui les accompagnent, sont une lecture pleine d'agrément et d'intérêt ; on y reconnaît, à chaque pas, un caractère équitable, bienveillant, facile, et un sentiment, sinon très-tendre, du moins très-affectueux envers les personnes à qui il est lié par les nœuds du sang ou de l'amitié : cette affection s'exprime avec peu de vivacité, mais d'une façon naturelle et vraie. La longue et étroite amitié qui unit Gibbon avec lord Sheffield et M. Deyverdun prouve qu'il était capable de sentir et d'inspirer un sérieux attachement; et l'on pouvait s'attacher sérieusement à un homme dont le cœur sans passion répandait dans la société de ses amis tout ce qu'il possédait de sensibilité, dont l'esprit se plaisait à les faire jouir de ses solides agréments, et dont
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l'âme honnête et modérée, si elle ne versait pas beaucoup de chaleur dans son esprit, n'en a presque jamais du moins obscurci les sereines lumières.
La tranquillité d'âme de Gibbon fut cependant troublée; dans les dernières années de sa vie, par le spectacle de notre révolution; après de beaux jours d'espérance, il se tourna contre le pouvoir révolutionnaire avec tant d'ardeur qu'aucun des hommes que nos troubles avaient chassés de France, et qui le virent à Lausanne, ne pouvait égaler sa vivacité à cet égard. Il se brouilla même pendant quelque temps avec M. Necker; mais la connaissance qu'il avait du caractère et des intentions de cet homme vertueux, et la douleur profonde que M.'Tfecker partageait avec Gibbon sur les maux de la France, renouèrent bientôt les liens de leur ancienne amitié. Comme beaucoup d'hommes éminejits, Gibbon avait trop et trop tôt espéré la régénération des gouvernements et des peuples ; la Révolution, en l'abreuvant de mécomptes, lui fit trop et trop vite abandonner ses -espérances; il revint avec passion, qùoique sans en changer au fond de l'âme, sur des opinions qu'il avait longtemps entretenues : « J'ai pensé quelquefois, dit-il dans ses Mémoires, à l'occasion de la Révolution, à écrire un
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Dialogue des morts, dans lequel Voltaire, Érasme et Lucien se seraient mutuellement .avoué combien il est dangereux d'exposer une ancienne superstition au mépris d'une multitude aveugle et fanatique. »
C'est, à coup sûr, en sa qualité de vivant que Gibbon ne se serait pas mis en quatrième dans le dialogue et dans les aveux. Il soutenait alors qu'il n'avait attaqué le christianisme que parce que les chrétiens détruisaient le polythéisme, qui était l'ancienne religion de l'Empire : « L'Église primitive, écrit-il à lord Sheffield, dont j'ai parlé un peu familièrement, était une innovation, et j'étais attaché à l'ancien établissement du paganisme. » Il aimait tant à professer son respect pour les anciennes institutions, que quelquefois, en plaisantant à la vérité, il s'amusait à défendre l'inquisition.
En 1791, il avait reçu à Lausanne une visite de lord Sheffield accompagné de sa famille, et il avait promis de la lui rendre promptement en Angleterre; cependant les troubles toujours croissants de la Révolution française, la guerre qui rendait toutes les routes dangereuses, son énorme embonpoint et des incommodités longtemps négligées, lui faisaient remettre de mois en mois cette entreprise ; enfin, en 1793, sur la nouvelle de la mort de lady
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Sheffield, qu'il aimait tendrement et qu'il appelait sa sœur, il partit sur-le-champ, au mois de novembre de cette année, pour aller consoler son ami. Six - mois après son arrivée en Angleterre, ces incommodités, dont l'origine remontait à plus de trente ans, s'accrurent à tel point qu'elles l'obligèrent à subir une opération qui, plusieurs fois renouvelée, lui laissa, à lui seul et contre la triste attente de ses amis, l'espoir de la guérison jusqu'au 16 janvier 1794. Il mourut ce jour-là sans inquiétude comme sans douleur.
Gibbon laissa une mémoire chère à tous ceux qui l'avaient connu, et une réputation établie dans toute l'Europe. Son Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain laisse voir quelquefois la fatigue d'un si long travail : on y désirerait quelquefois cette puissance d'imagination qui transporte le lecteur au milieu des scènes qu'on lui décrit, et cette chaleur de sentiment qui l'y place, pour ainsi dire, comme acteur, avec ses passions et ses intérêts personnels ; l'impartialité de l'auteur entre la vertu et le vice y est quelquefois poussée trop loin ; on peut regretter que cette pénétration ingénieuse, qui démêle si bien les divers éléments des faits, n'ait pas plus souvent laissé la place à ce génie
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vraiment philosophique qui réunit les faits en un même corps et donne ainsi, au grand ensemble qu'ils forment, plus de réalité et de vie. Mais même après et malgré ces regrets, on reste frappé de la netteté d'un si vaste tableau, de la clarté de ces développements successifs qui fixent l'attention sans L l'épuiser, eufin, de l'étendue et de l'infatigable labeur de cet esprit qui parcourt d'étape en étape le vaste champ de l'histoire, dans ses recoins les plus secrets comme dans ses grands espaces découverts, et qui fait, pour ainsi dire, tourner le lecteur autour des événements et des hommes, pour les lui faire voir sous tous leurs aspects et lui apprendre à ne les juger qu'après les avoir complétement vus et étudiés. De là proviennent cet intérêt de narration qui règne constamment et cette lumière qui ne s'éteint jamais dans tout le cours de l'Histoire de la décadence et de la chute de l'Ernpin; romain. Et tous ces mérites, tous ces effets de l'ouvrage sont dus à l'immense variété de connaissances et d'idées de l'auteur, au courage qui a entrepris de mettre tant de matériaux en œuvre, à la constance qui en est venue à bout, enfin à cette liberté d'esprit qui ne préserve pas toujours de l'erreur, mais qui seule parvient à la découverte de la vérité, et sans laquelle
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il n'y a ni grand historien. réelle histoire. Je résumerai en une phrase la gloire de Gibbon : avant lui, un tel ouvrage n'était pas fait, et, quoi qu'on pût y repreadre eu y perfectionner, après lui, il ne ,reste plus à faire.
Post-scriptum (Septembre 1867).
Telle était, il y a cinquante-cinq ans, au début de - Ila vie intellectuelle et littéraire, ma conclusion sur le^grand ouvrage de Gibbon. Je ne la retire point et je ne m'y renferme point aujourd'hui. Je trouve dans ce livre célèbre tous les mérites que j'y trouvais ea 1812 ; mais j'ai appris à connaître bien mieux et à regretter bien davantage ceux qui lui ^Jiquent. Le titre même du livre, tel que l'a voulu et écrit l'auteur, me les révèle. Gibbon commence son récit à la fondation de l'Empire par Auguste; il le termine à la conquête de l'Empire en Occident parles Germains, en Orient par les Turcs; et il appelle tout son ouvrage, depuis la naissance jusqu'à la disparition de cet immense État, Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain. J'admire ce titre clairvoyant, et je m'étonne que Gibbon n'en ait'pas senti toute la portée. L'Empire romain fut
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en effet, pendant quinze siècles et malgré des temps d'arrêt plus apparents que réels, une époque de décadence progressive vers une chute complète et misérable, décadence toujours persévérante au sein d'une grandeur longtemps croissante. Gibbon, dans le titre de son livre, a entrevu ce grand fait avec un instinct profond, et dans le cours de son travail il l'a presque constamment oublié. Il décrit et raconte, souvent avec une admiration complaisante, l'Empire romain, ses conquêtes et sa p.
sarite unité ; il est bien tenté de regarder le siècle des Antonins comme la plus heureuse et la plus glorieuse époque de l'histoire du genre humain. Il ne voit pas et ne fait pas voir le mal natif et incurable qui mine ce vaste édifice à mesure qu'il s'élève, et qui donne pleinement raison à l'histlrien quand il appelle son ouvrage : Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain. La vie intellectuelle et morale est la véritable vie des peuples et des États ; là où elle manque, il n'y ij.
point de force ni de grandeur matérielle qui puisse la suppléer et en produire les effets. La durée même n'est plus un signe assuré de la bonne condition des sociétés et des gouvernements. Quelles sociétés durent depuis plus longtemps que celles de l'Asie
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1 orientale, et quelles ont été plus tristes et plus stériles dans le cours général des destinées de l'humanité ? Que serait l'histoire du monde si elle se bornait à celle des Chinois, des Indous et des Tartares?
C'est dans l'activité des esprits et l'énergie des âmes que résident les sources de la puissance féconde et du progrès social. Quand l'Empire romain s'établit, ces Mxces étaient épuisées ; après des travaux et des gloires dont l'influence ne devait reparaître qu'au bout de bien des siècles, les idées et les mœurs républicaines de la Grèce et de Rome n'avaient abouti qu'à l'anarchie et à la corruption ; quelques grands esprits, quelques grands caractères apparaissaient çà et là, nobles débris du passé-, isolés dans le présent, vains pour l'avenir; aucune grande ambition intellectuelle ou morale n'animait les générations successives et me rendait fécond leur passage sur la terre ; le pouvoir absolu et la force matérielle, savamment organisés, gouvernaient seuls le monde romain et retardaient, sans l'arrêter, le travail de décomposition qui, tantôt lentement, tantôt violemment, le poussait vers la ruine. Ce fut au milieu de ce dépérissement général et séculaire qu'apparut le christianisme, source d'eau vive sur -un sol desséché, résurrection de la vie morale et »
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j intellectuelle dans le vieux monde romain, aurore de cette même vie dans le jeune monde barbare qui venait, à son tour, conquérir ses conquérants. Cette décadence humaine et cette renaissance divine, ce sont là les deux grands faits de l'histoire que Gibbon a écrite. Il ne les a ni be compris ni bien mis en scène ni l'un ni l'autre, ni chacun des deux isolément et en soi, ni dans leur rencontre et dans leurs efforts, le monde romain pour étouffer le christianisme, le christianisme pour ranimer et régénérer le monde romain. Gibbon a regretté les revers de l'Empire et les triomphes du christianisme. C'est par là que son ouvrage n'est pas au niveau de son sujet. Malgré ses rares et incontestables mérites, il reste à la surface des temps et des événements qu'il retrace, au lieu.de pénétrer dans leurs profondeurs et de les peindre dans leur grandeur.
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LA COMTESSE DE RUMFORD
Née en 1758, morte en 1836
V
Il y a cinq ans, dans une bonne et agréable maiL son qui n'existe plus, située au milieu d'un beau jardin qu'a remplacé une rue, se réunissait deux ou trois fois par semaine une société choisie et variée; des gens du monde, des savants, des lettrés; des étrangers et des nationaux ; des hommes d'autrefois et des hommes d'aujourd'hui; des vieillards et des jeunes gens; des membres du gouvernement et de l'opposition. Parmi les personnes qui se voyaient là, beaucoup ne se rencontraient point ailleurs; et ailleurs, si elles s'étaient rencon-
1. Écrite en 1841 et tirée alors à un très-petit nombre d'exem- plaires, pour les seuls amis de Mmr. de Rumford, cette notice a été insérée dans mes Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps.
t. II, p. 397-M3.
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trées, elles se seraient probablement mal accueillies, peut-être même à peine tolérées. Mais là, tous se traitaient avec une extrême politesse, presque avec bienveillance. Non que personne y fût attiré par quelque intérêt, quelque dessein qui le contraignît de dissimuler ses sentiments; ce n'était pas une maison de patronage politique ou littéraire, où l'on vînt pour pousser sa fortune ou préparer son succès. Le goût de la bonne compagnie, les plaisirs de l'esprit et de la conversation, le désir de prendre sa part dans ces incidents journaliers de la vie sociale qui font l'amusement du monde poli et le délassement du monde occupé, c'était là le seul motif, c'était l'attrait qui réunissait chez Mme de Rumford une société si empressée, et, dans cette société, tant d'hommes distingués et si divers.
Fontenelle, Montesquieu, Voltaire, Turgot, d'Alembert, s'ils revenaient parmi nous, seraient bien surpris de nous voir remarquer une telle maison et ses habitudes comme quelque chose de singulier et de rare. C'était l'esprit général, la vie habituelle de leur temps : temps de noble et libérale sociabilité, qui a remué de bien grandes questions et de bien grandes choses, et n'en a pris que ce qu'elles ont de doux, le mouvement de la pensée et de l'espé-
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rance, laissant à ses héritiers le fardeau de l'épreuve et de l'action.
Quand l'héritage s'est ouvert, quand notre génération, au début de l'Empire, est entrée en possession de la scène du monde, le XVIIIe siècle, clos la veille, était déjà loin, bien loin de nous. Un abîme iin(mense, la Révolution, nous en séparait. Le passé tout entier, un passé de plusieurs siècles, et le Xvme siècle comme les autres, s'y était englouti. Aucun des grands hommes qui avaient fait la, force et la gloire de cette grande époque ne vivait plus. Ces salons de Paris, théâtre et instrument de leurs succès, cette société si brillante, si passionnément adonnée aux plaisirs de l'esprit, avaient disparu comme eux. Au lieu de se chercher et de se réunir, comme naguère, pour s'animer ensemble du même mouvement, la noblesse, l'Église, la robe, les hommes d'affaires, les lettrés, toutes les classes de l'ancien régime, ou plutôt leurs débris, car de toutes choses il ne restait que des débris, se séparaient, s'évitaient presque, rentraient chacune dans les habitudes et les intérêts de leur situation spéciale.
A l'élan commun des idées succédaient la dispersion et l'isolement des coteries. Émigrés, Constituants, Convenlionnels, fonctionnaires impériaux, savants,
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gens de lettres, autant de coteries pensant et vivant chacune à part, indifférentes ou malveillantes l'une pour l'autre.
Le xvme siècle avait aussi la sienne ; pure coterie comme les autres, mais seule héritière du caractère dominant de l'époque, seule fidèle aux mœurs et aux goûts de cette société philosophique qui avait péri elle-même dans la ruine de la grande société qu'elle avait démolie.
Une femme de soixante-dix-neuf ans, deux académiciens, l'un de quatre-vingt-deux ans, l'autre de soixante-seize, voilà quels centres restaient, en 1809, à cette société qu'en 1769 tant de gens, et de si puissants, s'empressaient d'attirer et de grouper autour d'eux. Le salon de Mme d'Houdetot, celui de M. Suard, celui de l'abbé Morellet, étaient presque , les seuls asiles où l'esprit du vieux siècle se déployât encore à l'aise et avec vérité. Non que sa mémoire ne fût en grand honneur ailleurs, et que beaucoup de gens ne. fissent profession de lui appartenir ; comment les hommes nouveaux, les enfants de la Révolution et de l'Empire, auraient-ils renié le xviiie siècle? Mais qu'ils étaient loin de lui ressembler 1 -La politique les absorbait, la politique pratique, réelle; toutes leurs pensées, toutes leurs
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forces étaient incessamment tendues, soit vers les affaires du maître, soit vers leurs propres affaires ; point de méditation, point de loisir; du mouvement, du travail, puis encore du travail et du mouvement.
Le XVIIIe siècle aussi s'occupait fort de politique, mais par goût, non par nécessité; elle tenait beaucoup de place dans les esprits, peu dans la vie; on réfléchissait, on dissertait, on projetait beaucoup ; on agissait peu. En aucun temps les matières politiques n'ont été l'objet d'une préoccupation intellectuelle si générale et si féconde ; aucun temps peutêtre n'a été plus étranger à l'esprit politique proprement dit, à cet esprit simple, prompt, judicieux, résolu, léger dans la pensée, sérieux dans l'action, qui ne voit que les faits et ne s'inquiète que des résultats.
A part même cette opposition de la science et de la pratique, quel abîme entre la politique qu'on faisait il y a trente ans et celle que, cinquante ans plus tôt, on aurait voulu faire ! Qu'étaient devenues les doctrines, les espérances qui avaient enchanté et remué tout un peuple,, tous les peuples? Comment les hommes d'affaires du XIXe siècle tenaientils les promesses des philosophes du xvme ? Les uns hardiment, les autres timidement et avec
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embarras, désertaient les idées, les institutions dont le nom seul, la seule perspective, avaient fait leur fortune. Le despotisme, un despotisme savant, raisonneur, et qui prétendait s'ériger en système, voyait à son service les enfants des plus doctes théories de liberté. Plusieurs, gens d'honneur et de cœur, attachés dans l'âme à leur ancienne foi, protestaient de temps en temps, mais sans conséquence, contre les insultes et les coups qu'on lui portait autour d'eux. La plupart, en défendant Voltaire contre Geoffroi et les incrédules contre les dévots, se jugeaient quittes envers la philosophie et la liberté.
Mais qu'auraient dit les philosophes, qu'aurait dit Voltaire lui-même, malgré ses dédains pour la métaphysique et ses complaisances pour le pouvoir, s'ils avaient assisté à un dîner de l'archichancelier ou à une séance du Conseil d'État impérial ? Croiton que le xvme siècle se fût reconnu là, et qu'il eût accepté ses héritiers pour représentants?
Us ne lui ressemblaient pas davantage par les manières, le tour d'esprit, le ton, les habitudes et les formes extérieures. Hommes du monde autant que lettrés, les philosophes du XVIIIe siècle avaient passé leur vie dans les plus douces et plus brillantes régions de cette société par eux tant attaquée. Elle les
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avait accueillis, .célébrés; ils s'étaient mêlés à tous les plaisirs de son élégante et agréable existence; ils partageaient ses goûts, ses mœurs, toutes les finesses, toutes les susceptibilités d'une civilisation à la fois vieillie et rajeunie, aristocratique et littéraire ; ils étaient de cet ancien régime démoli par leurs mains. Mais les philosophes de la seconde génération, les vrais fils de la Révolution et de l'Empire, n'étaient point de l'ancien régime et ne l'avaient connu que pour le renverser. Entre ceux-ci et la bonne compagnie du XVIIIe siècle, aucun lien, rien de commun ; au lieu des salons de Mme Geoffrin, de Mlle de Lespinasse, de Mme Trudaine, de la maréchale de Beauvau, de Mme Necker, ils avaient vécu dans les assemblées publiques, les clubs et les camps. Des événements immenses, terribles, avaient remplacé pour eux les plaisirs de société et les succès d'académie. Bien loin d'être façonnés pour l'agrément des relations sociales dans une vie oisive et facile, tout en eux portait l'empreinte des temps si actifs et si lourds qu'ils avaient eu à traverser.
Leurs manières n'étaient ni élégantes, ni douces ; ils parlaient et traitaient brusquement, rudement, tomme toujours pressés et n'ayant pas le loisir de songer à tout et de tout ménager. Corrompus, ils
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s'établissaient sèchement dans un égoïsme grossier et cynique; gens de bien, il manquait aux formes de leur conduite, aux dehors de leurs vertus, ce fini, cette harmonie qui semblent n'appartenir qu'à la longue et paisible possession d'une situation ou d'un sentiment. Peu de goût pour la conversation, les lectures, les visites, toutes ces occupations sans 'but, ces délassements sans nécessité, où naguère tant de gens trouvaient un emploi demi-sérieux, demi-frivole, de leur esprit et de leur temps. Pour eux, leur temps et leur esprit étaient absorbés par leurs affaires et leurs intérêts; leur plaisir, c'était le repos.
Parmi ces hommes du régime nouveau, quelques philosophes, quelques écrivains, la plupart sans fonctions et suspects à l'Empire, avaient presque seuls quelque besoin et quelque habitude de se réunir, de causer, de rechercher et de goûter en commun quelques jouissances intellectuelles. Ils formaient une coterie libérale, grande admiratrice du xvme siècle, et qui se flattait bien de le continuer.
Mais, née surtout de la Révolution, elle en portait le sceau bien plus que celui de l'époque antérieure.
Quoique des hommes fort étrangers à tout acte révolutionnaire y fussent mêlés, à tout prendre, l'es.fÀ" cT '� 1<0.. 1
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prit révolutionnaire y dominait avec ses mérites et ses défauts, plus d'indépendance que d'élévation, plus d'âpreté que d'indépendance, ami de l'humanité et de ses progrès, mais méfiant, envieux, insociable pour quiconque n'acceptait pas son joug, unissant aux préjugés de coterie les haines de faction. La coterie était d'ailleurs fort concentrée en elle-même; peu de mélange des classes et des habitudes diverses; peu de familiarité avec les gens du monde proprement dit; rien qui rappelât la composition et le mouvement de l'ancienne société philosophique ; toutes les petites manies des lettrés de profession vivant seuls et entre eux; sans parler de je ne sais quelle discordance dans les manières, tour à tour familières et tendues, également dépourvues de réserve et d'abandon. Ou je me trompe fort, ou dans les réunions de la Décade philosophique, et malgré la communauté de beaucoup d'idées, les maîtres du xvme siècle que je nommais tout à l'heure, Montesquieu, Voltaire, Buffon, Turgot, d'Alembert, Diderot même et Rousseau, les moins mondains de leur temps, se seraient quelquefois sentis dépaysés et étrangers.
Dans des salons bien différents, au faubourg SaintGermain, au milieu des restes de l'aristocratie, re-
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mise, ou à peu près, de ses désastres, ils n'auraient pas, au premier abord, éprouvé la même surprise ; ils auraient reconnu les manières, le ton, toutes les formes et les apparences sociales de leur époque.
Peut-être même auraient-il# pris plaisir à retrouver certaines traditions de l'ancien régime, et ce lien des souvenirs communs, si puissant entre les hommes même les plus divers. Mais en revanche, que de choses plus graves les auraient bientôt repoussés !
Quelle profonde opposition de sentiments et d'idées 1 En vain auraient-ils cherché là quelque trace de cette ouverture d'esprit, de cette libéralité de cœur, de ce goût pour les plaisirs et les progrès intellectuels qui distinguaient, cinquante ans auparavant, une si notable portion de l'aristocratie française, et avaient si puissamment concouru au mouvement du siècle. Au lieu de cela, le retour de toutes les prétentions, de toutes les pédanteries aristocratiques ; un repentir amer de s'en être un moment départi ; un puéril empressement à rentrer sous le joug, à reprendre du moins la livrée des vieilles habitudes, des vieilles maximes; une arrogante antipathie pour les lumières, l'esprit, les philosophes et tout ce qui pouvait leur ressembler.
Dans quelques coins pourtant de ce camp de l'an-
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cien régime, l'opposition au gouvernement impérial, l'influence de M. de Chateaubriand, le seul fait de l'indépendance envers un despote et de l'enthousiasme pour un grand écrivain, ramenaient du mouvement moral, de la générosité politique, et devenaient même çà et là, entre les débris de l'aristocratie et ceux de la philosophie du dernier siècle, une source de sympathie. A coup sûr Montesquieu et Voltaire se seraient trouvés plus à l'aise dans le salon de Mme de Duras que dans celui de Parcliichancelier, et M. Suard causait plus librement, plus sympathiquement avec M. de Chateaubriand qu'avec Chénier. Mais cette petite coterie, plus animée, plus libérale, était alors comme perdue dans la grande coterie aristocratique; les idées religieuses la séparaient des philosophes de qui les idées politiques l'auraient rapprochée; et malgré quelques points de contact avec eux, malgré une assez fréquente similitude de sentiments, de vœux, de goûts, de mœurs, en somme elle teur paraissait plus opposée que favorable, et se livrait au mouvement de réaction dont le xvme siècle était l'objet.
Une autre coterie, plus restreinte encore, il est vrai, tenait de plus près à ce siècle, et semblait
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devoir en* reproduire assez bien l'image. Elle ralliait les débris de cette portion du côté gauche de l'Assemblée constituante qui voulait, en 1789, la monarchie constitutionnelle, rien de moins, rien de plus, et où siégeaient MM. de Clermont-Tonnerre, de La Rochefoucauld, de Broglie, Mounier, Malouet, etc. : pur et patriote parti, dont les idées devaient ouvrir et clore notre révolution, mais ne suffisaient pas à l'accomplir. Parmi ces hommes de sens et de bien, ceux qui restaient, la plupart du moins, fidèles à leurs principes et à leur cause, étrangers au gouvernement impérial ou ne le servant qu'avec réserve et dignité, formaient chez Mme de Tessé, chez la princesse d'Hénin, etc., une petite société de mœurs élégantes, d'opinions libérales, étrangère à la sottise aristocratique, à la rancune révolutionnaire, liée à la fois par ses habitudes à l'ancien régime, par ses sentiments au nouvel état et aux besoins nouveaux du pays.
Il semble que là fût aussi la place des débris philosophiques du xvme siècle, et que les hommes si peu nombreux qui en restaient se dussent fondre dans cette coterie, où plusieurs d'entre eux allaient en effet souvent et avaient des amis. Mais une différence réelle les en séparait et ne permettait pas
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que la société du xvmc siècle se tromât là vraiment représentée. La politique avait été la principale, presque l'unique affaire des Constituants ; elle était le lien, le caractère dominant de leur coterie, issus de la philosophie et de la littérature de leur temps, ils n'étaient cependant ni lettrés ni philosophes; ils honoraient les doctrines et les lettres, mais en gens qui les tiennent de la seconde main et n'en font ni leur affaire ni leur plaisir. Or l'école du xvme siècle, sa véritable école, celle qui lui servait de centre et lui donnait l'impulsion, était essentiellement philosophique et littéraire : la politique l'intéres- sait, mais comme l'un des objets de sa méditation , comme une application d'idées qui venaient de plus loin et s'étendaient fort au delà. De nos jours, purs politiques que nous sommes, nous nous figurons que c'est là la plus attrayante, la première * préoccupation de l'esprit, et c'est presque uniquement pour avoir enfanté des constitutions et rappelé les peuples à la liberté que le xvmc siècle nous parait grand. Étroite présomption ! Un champ bien plus vaste, bien plus varié que la société humaine, s'ouvre devant l'esprit humain , et dans ses jours de force et d'éclat, il est loin de se satisfaire et de s'épuiser dans l'étude des relations des hommes.
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Politique sans doute dans ses vœux et ses résultats, « le XVIIIe siècle était bien autre chose encore, et prenait à ses idées, à leur vérité, à leur manifestation, un plaisir tout à fait indépendant de l'emploi qu'en pourraient faire des publiâtes ou des législateurs.
C'est là le caractère de l'esprit philosophique, bien différent de l'esprit politique qui ne s'attache aux idées que dans leur rapport avec les faits sociaux et pour les appliquer. Certaines fractions, certaines coteries du xvme siècle, les économistes, par exemple, s'occupaient spécialement de politique; mais le siècle en général, la société du siècle dans son ensemble, aspirait surtout aux conquêtes et aux jouissances intellectuelles de tout genre, en tout sens, à tout prix ; et la pensée de Voltaire, de Rous- seau, de Diderot, se fût trouvée en prison si on l'eût astreinte à ne s'exercer que sur les formes de gouvernement et la deStinée des nations.
Les derniers contemporains de ces grands hommes, les survivants de l'école philosophique, !
M. Suard et l'abbé Morellet, n'étaient pas doués à coup sûr d'une pensée si active ni si étendue.
M. 9ûard n'avait aucun vif désir de savoir ni de produire ; quoique la littérature lui eût seule ouvert les portes du monde, il était bien plus homme du
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monde qu'homme de lettres. Esprit difficile, paresseux, d'une élégance et d'un dédain aristocratique, pourvu qu'il menât une vie honorable, semée d'intérêts doux et de relations agréables, peu lui importait de déployer ses facultés et de se faire un nom.
Depuis que le travail n'était plus pour lui une nécessité, il le prenait et le. quittait comme un passe-temps, lisant et écrivant à loisir, sans but, pour son seul plaisir, avec une sorte d'épicuréisme intellectuel qui n'avait pourtant rien d'égoïste ni d'indifférent. Les études de l'abbé Morellet avaient été plus sérieuses, plus patientes, mais très-spéciales; l'économie politique et quelques applications de ce qu'il avait appris en Sorbonne l'avaient presque exclusivement occupé. Il semble qu'à l'un et à l'autre de ces deux hommes la société des Constituants, avec ses traditions de leur temps, ses habitudes élégantes, son estime des lettres et ses principes politiques, dût pleinement suffire. Pourtant il n'en était rien; à l'exemple de leurs maîlres, ils avaient tous deux des besoins intellectuels plus variés; ils prenaient aux idées, aux mouvements de l'esprit humain, un intérêt plus désintéressé, si je puis ainsi parler, plus exempt de toute direction particulière, de toute application prochaine. Et
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séparés, comme on vient de le voir, de toutes les coteries que j'ai nommées d'abord, ils ne sympa- thisaient qu'à demi avec celle-là même qui tenait de plus près à leurs opinions et à leurs souvenirs ; il leur en fallait une qui fût une image plus complète, plus fidèle, de leur temps et de la société au sein de laquelle ils s'étaient formés. 1 Telle était en effet la leur. D'anciennes relations de même origine et de même goût, M. de Boufflers, M. Dupont de Nemours, M. Gallois, etc. ; quelques académiciens dont M. Suard avait appuyé la candidature, et qui lui formaient un petit parti dans l'Académie; quelques jeunes gens dont il encourageait le talent avec une bienveillance qui n'avait rien 'de banal ; quelques membres du Sénat, ou d'autres corps, qui faisaient profession d'indépendance; quelques étrangers qui ne se seraient pas pardonné de quitter Paris sans avoir connu les derniers contemporains de Voltaire et de ce siècle dont la gloire a pénétré plus loin que celle d'aucun autre; voilà de quoi cette société se composait. On se réunissait le jeudi chez l'abbé Morellet, les mardis et samedis chez M. Suard, quelquefois plus souvent pour un cercle choisi. Les mercredis, Mme d'Houdetot donnait à dîner à un certain nom-
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bre de personnes invitées une fois pour toutes, et qui pouvaient y aller quand il leur plaisait.
Elles s'y trouvaient en général huit, dix, quelquefois davantage. Point de recherche, point de bonne chère ; le dîner n'était qu'un moyen, nullement un but de réunion. Après le dîner, assise au coin du feu, dans son grand fauteuil, le dos voûté, la tête inclinée sur la poitrine, parlant peu, bas, remuant à peine, Mme d'Houdetot assistait en quelque sorte à la conversation, sans la diriger, sans l'exciter, point gênante, point maîtresse de maison, bonne, facile, mais prenant à tout ce qui se disait, aux discussions littéraires, aux nouvelles de société ou de spectacle, au moindre incident et au moindre mot spirituel, un intérêt vif et curieux : mélange piquant et original de vieillesse et de jeunesse, de tranquillité et de mouvement.
On trouvait chez M. Suard moins de facilité, moins de laisser aller; là, peu d'aparté entre les voisins, peu d'interruptions au gré de telle ou telle fantaisie, une conversation presque toujours générale et suivie. C'était l'usage de la maison, et on y tenait; il en résultait quelquefois, surtout au commencement de la soirée, - un peu de gêne et de froideur. Mais en revanche, là régnaient une liberté
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plus sérieuse et bien plus de variété réelle. M. Suard ne craignait d'aborder ni de voir aborder chez lui aucun sujet. Nulle part la franchise de la pensée et du langage n'était aussi grande, aussi ouvertement autorisée, provoquée par le maître de la maison. Les hommes qui ne l'ont pas vu ne sauraient se figurer, et les hommes qui l'ont vu ont oublié quelles étaient alors la timidité des esprits et la retenue' des entretiens; à quel point, dès que le moindre conta.ct avec la politique se laissait entrevoir, les figures devenaient froides et les paroles officielles.
Un censeur de cette époque montrait à quelqu'un de ses amis certains passages d'une pièce de théâtre qu'il était chargé d'examiner : « Vous ne voyez là point d'allusions, lui disait-il; le public n'en verra point; eh bien, monsieur, il y en a, et je me garderai bien de les autoriser. » De 1809 à 1814, tous étaient à peu près comme ce censeur; tous se conduisaient comme s'il y eût eu des allusions » là où personne n'en eût pu voir; et sur tout sujet politique, ou seulement philosophique, toute conversation un peu sérieuse en était frappée de mort.
M. Suard n'avait jamais souffert que cette mort pénétrât chez lui : nul homme n'était plus étranger à toute menée, à toute intention politique, plus
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modéré au fond dans ses opinions et ses désirs; il n'avait même, pour l'action et les affaires, ni goût ni talent; mais la liberté de la pensée et de la parole était sa vie, son honneur ; il se fût- senti avili à ses propres yeux d'y renoncer, et la maintenait au profit de tous. La conversation ne manquait pas d'ailleurs, chez lui, d'étendue et de variété; aucune habitude, aucune préoccupation spéciale n'en rétrécissait le champ : philosophie, littérature, histoire, arts, antiquité, temps modernes, pays étrangers, tous les sujets y étaient accueillis avec faveur. Les idées jeunes et nouvelles même, fussent-elles peu en accord avec les traditions du xvnr siècle, n'y rencontraient point une hostilité repoussante ; on leur pardonnait de déplaire en faveur dù mouvement d'esprit qu'excitait leur nouveauté; car on avait besoin surtout de ce mouvement ; on vivait, en fait d'idées et de connaissances, sur un fonds depuis longtemps exploité; ainsi que les mêmes personnes, les mêmes réflexions, les mêmes anecdotes revenaient souvent, et l'activité, bien que
réelle, n'était ni féconde, ni progressive. Mais on y sentait incessamment cette sincérité, ce désintéressement de l'esprit qui font peut-être le plus grand charme de la pensée et de la conversation.
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On se réunissait, on causait sans nécessité, sans but, par le seul attrait des communications intellectuelles. Ce n'était pas sans doute le sérieux d'amis passionnés de la vérité et de la science; mais c'était encore moins l'étro:t égoïsme ou le mesquin travail des gens qui ne font cas que de l'utile et n'agissent ou ne parlent qu'avec un dessein spécial, en vue de quelque résultat déterminé. On ne recherchait pas, il est vrai, on ne produisait pas les idées pour elles-mêmes et pour elles seules; on leur demandait Quelque chose au delà, un plaisir social, mais rien de plus.
C'était précisément là ce qui distinguait, il y a trente ans, cette coterie de toutes les autres, ce qui en faisait l'image la plus vraie, la seule image vraie de la société, qui, cinquante ans auparavant, avait � animé Paris, et toute l'Europe au nom de Paris.
Image bien froide sans doute, bien pâle. Cinquante ans auparavant, la coterie philosophique ne se resserrait pas autour de deux ou trois vieillards ; elle était partout, chez les gens de cour, d'église, de robe, de finance; hautaine ici, complaisante là, tantôt endoctrinant, tantôt divertissant ses hôtes, mais partout jeune, active, confiante, recrutant et guerroyant partout, pénétrant et entiaînant la
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société tout entière. Et le mouvement ne se renfermait pas dans Paris; il en partait pour se répandre en tous sens et revenir à Paris plus vif, plus général.
Grimm adressait sa Correspondance à l'impératrice de Russie, à la reine de Suède, au roi de Pologne, à huit ou dix princes souverains tous avides des moindres faits, des moindres bruits venus de ce grand atelier de travail et de plaisir intellectuel. Il n'était pas besoin d'être prince souverain pour entretenir à Paris un correspondant : en Allemagne,
en Italie, en Angleterre, de simples particuliers, riches et curieux, voulaient avoir le leur, et de mois en mois, de semaine en semaine, ils étaienttant bien que mal informés de tout ce qu'on faisait, disait ou pensait à Paris. On s'adressait à d'Alembert, à Diderot, à Grimm lui-même pour leur demander des correspondants de moindre figure; et des jeunes gens sans fortune, sans nom, à leur .début dans les lettres, trouvaient là un moyen d'existence, comme ils en trouvent maintenant dans les journaux.
Certes, c'était là une autre société que cette petite .,l..
coterie philosophique de 1809, si faible, si isolée.
C'était un autre état intellectuel que celui dont le salon de M. Suard pouvait donner l'idée. Cependant
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le fond, sinon l'éclat, la direction, sinon le mouvement, étaient les mêmes ; c'était le même goût des plaisirs et des progrès de l'esprit, également éloigné de la méditation pure et de l'application intéressée ; le même mélange de sérieux et de légèreté; le même besoin de nouveauté pour la pensée sans désir bien vif d'innovation dans les situations sociales et la vie; le' même penchant à s'occuper des questions et des intérêts politiques, avec la même prépondérance de l'esprit philosophique et littéraire sur l'esprit politique. Le grand tableau n'existait ..¡. plus ; le dessin qui en restait était fidèle et pur.
1 Mme de Rumford avait été élevée au milieu de 1 ce monde dont les diverses coteries que je viens de rappeler étaient, en 1809, les derniers débris.
¡ Son père, M. Paulze, d'abord receveur général, ensuite fermier général des finances, homme trèséclairé dans la science et très-habile dans la pratique de son état, avait épousé une nièce du fameux contrôleur général, l'abbé Terrai. Celui-cifaisait grand cas des lumières et de l'expérience de son neveu, qui donnait souvent à son oncle, sur l'administration des finances, d'excellents conseils, fort bien compris, car l'abbé Terrai était homme de beaucoup d'esprit, et assez mal suivis, comme il
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devait arriver à un ministre qui ne voulait se brouiller avec personne à la cour, et qui ne recevait pas du pays de quoi suffire en même temps aux besoins de l'État et aux fantaisies de tout le monde.
Une longue correspondance, entre l'abbé Terrai et M. Paulze, a été conservée, en grande partie du moins, dans la famille du fermier général, et contient, sur les mesures financières de ce temps, des renseignements fort curieux.
9 L'administration compte en France trois grandes époques. Elle a été créée au XVIIe siècle, sous Louis XIV. Au XVIIIe, de 1750 à 1789, elle est entrée dans les voies du progrès scientifique et de la civilisation universelle. C'est de nos jours, et d'abord par l'impulsion de l'Assemblée constituante, qu'elle a reçu sa forme systématique et pris dans la société, aussi bien que dans le gouvernement, une influence, destinée, si"je ne me trompe, à s'accroître encore, en se combinant avec les institutions libres.
La seconde de ces époques a rendu à la France des services, à mon avis trop peu connus et mal appréciés. Aux grandes questions de l'ordre moral appartient la prééminence; je ne m'en étonne ni ne m'en plains. Ces questions, soulevées alors avec tant d'éclat et d'effet, ont éclipsé toutes les autres.
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L'administration s'est effacée devant la politique.
Ses travaux, ses projets étaient modestes au milieu, selon les uns, du bouleversement, selon les autres, de la régénération de la société. Un grand fait pourtant date de ce temps, la création des sciences qui planent au-dessus de l'administration et lui révèlent les lois des faits qu'elle est appelée à régir. Personne n'a encore entrevu, et peut-être ne saurait encore entrevoir le rôle que ces sciences sont destinées à jouer dans le monde. Rôle immense, quoiqu'il ne doive et ne puisse jamais être le premier. Au xvme siècle en appartiendra le principal honneur : c'est là son œuvre la plus originale.
La partie théorique de cette œuvre n'a point à se plaindre de la renommée. Elle fit grand bruit en naissant. Les diverses écoles économistes, leurs systèmes, leurs débats n'ont -jamais cessé d'attirer puissamment l'attention publique. Mais la partie pratique de l'administration française dans la seconde moitié du xvilig siècle, l'esprit général qui y présidait, son respect pour la science et pour l'humanité, ses efforts, d'une part pour assurer l'empire des principes sur les faits, de l'autre pour diriger les faits et les principes vers le bien de la société tout entière, les résultats positifs de ces
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efforts, les innombrables et inappréciables améliorations accomplies, ou commencées, ou préparées, ou méditées à cette époque dans tous les services publics; les travaux, en un-mot, et les mérites des administrateurs de tout genre et de tout rang qui ont eu alors en main les affaires du pays, c'est ce qu'ont trop effacé les orages et les triomphes de la politique, ce qui n'a pas obtenu sa juste part de reconnaissance et de célébrité.
« La maison de M. Paulze était l'un des foyers de
ces utiles études, de ces salutaires réformes. Là se réunissaient Turgot, Malesherbes, Trudaine, Condorcet, Dupont de Nemours; là, dans des conversations à la fois séiicuseset faciles, sans préméditation savante, sans autre but que la vérité, les questions étaient posées, les faits rapportés, les idées débattues. M. Paulze n'y fournissait pas seulement le tribut de ses lumières personnelles ; il avait institué à la Ferme générale un bureau chargé de recueillir, sur l'impôt et le commerce de la France, sur le mouvement des ports, sur tout ce qui intéresse la richesse nationale, tous les renseignements statistiques. Il entretenait, dans le même dessein, avec un grand nombre de négociants et de banquiers 1 étrangers, une correspondance assidue. Ces docu-
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ments étaient libéralement communiqués aux hommes éclairés qui fréquentaient sa maison. ,
L'abbé Raynal, entre autres, ami particulier de M. Paulze, y puisa la plupart des faits et des nombreux détails qu'il a consignés dans son Histoire philosophique des deux Indes, et qui en sont la seule partie encore importante aujourd'hui.
Cette société, ces conversations n'avaient rien qui pût entrer dans l'éducation de Mlle Paulze, ni influer directement sur elle ; mais, à vivre et à se développer dans une telle atmosphère, elle apprit deux choses, le plus salutaire enseignement que l'enfance puisse recevoir et léguer à toute la vie, l'estime des études sérieuses et le respect du mérite personnel.
Elle avait à peine treize ans quand l'abbé Terrai voulut la marier à la cour. Son père, peu touché de cette fantaisie, préféra un de,ses collègues dans t la Ferme générale, M. Lavoisier, et l'abbé Terrai n'en prit point d'humeur. Le mariage fut célébré dans la chapelle de l'hôtel du contrôleur général, le 16 décembre 1771.
En passant de la maison de son père dans celle de son mari, Mme Lavoisier changea d'horizon sans changer d'habitudes. Au mouvement des sciences
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économiques succéda celui des sciences physiques, et la société des savants à celle des administrateurs.
Les hommes spéciaux témoignent quelquefois un grand dédain pour l'intérêt que les gens du monde peuvent porter à leurs travaux, et s'il s'agissait en effet d'en juger le tnérite scientifique, ils auraient pleinement raison. Mais l'estime, le goût du public pour la science, et la manifestation fréquente, vive, de ce sentiment, sont pour elle d'une haute importance et jouent un grand rôle dans son histoire.
Les temps de cette sympathie, un peu fastueuse et frivole," "ont toujours été, pour les sciences, des temps d'élan et de progrès; et à considérer les choses dans leur ensemble, l'histoire naturelle et la chimie ont profité de l'existence sociale de M. de.
Buffon et de M. Lavoisier aussi bien que de leurs découvertes.
Soit affection pour son mari, soit disposition naturelle, Mme Lavoisier s'associa à ses travaux comme un compagnon ou un disciple. Ceux-là même qui ne l'ont connue que bien loin de la jeunesse ont pu démêler que, sous une apparence un peu froide et rude, et presque uniquement préoccupée de sa vie de société, c'était une personne capable d'être fortement saisie par un sentiment, par une idée,
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et de s'y adonner avec passion. Elle vivait dans le laboratoire de M. Lavoisier, l'aidait dans ses expériences, écrivait ses observations sous sa dictée, traduisait, dessinait pour lui. Elle apprit à graver pour qu'il fût sûr d'un ouvrier exact jusqu'au scrupule, et les planches du Traité de Chimie furent bien réellement l'œuvre de ses mains. Elle publia, parce qu'il le désirait, la traduction d'un ouvrage du chimiste anglais Kirwan « sur la force des acides et la proportion des substances qui composent les sels neutres » : et elle avait acquis, de la science qu'ils cultivaient ensemble, une intelligence si complète, que lorsque, en 1805, onze ans après la mort de Lavoisier, elle voulut réunir et publier ses Mémoires scientifiques, elle put se charger seule de ce travail, et l'accomplit en effet; en y joignant une préface parfaitement simple, où ne se laisse entrevQir aucune ombre de prétention.
Un intérieur ainsi animé par une affection réciproque et des occupations favorites, une grande fortune, beaucoup de considération, une bonne maison à l'Arsenal, recherchée par les hommes les plus distingués, tous les plaisirs de l'esprit, de la richesse, de la jeunesse, c'était là, à coup sûr, une existence brillante et douce. Cette existence fut
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frappée, foudroyée par la Révolution, comme toutes celles qui l'entouraient. En 1794, Mme Lavoisier vit monter le même jour sur l'échafaud son père et son mari, et elle n'échappa elle-même, après un emprisonnement assez court, qu'en se plongeant, avec la patience la plus persévérante, dans la plus complète et silencieuse obscurité.
Dès le début de la Révolution, M. Lavoisier, quelque favorables que fussent ses idées à la réforme de l'État, avait considéré l'avenir avec effroi. C'était un homme d'un esprit juste et calme, d'un caractère doux et modeste, qui poursuivait avec désintéressement, au sein d'une vie heureuse, de nobles et utiles travaux, et que les orages politiques dérangeaient beaucoup trop pour qu'il y plaçât ses espérances. En juin 1792, le Roi lui fit offrir le ministère des contributions publiques. M. Lavoisier le refusa par cette lettre pleine d'élévation, de simplicité et de droiture :
« SIRE, « Ce n'est ni par une crainte, pusillanime, bien, éloignée de mon caractère, ni par indifférence pour la chose publique, ni, je l'avouerai même, par le sentiment de l'insuffisance de mes forces, que je
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suis contraint de me refuser à la marque de confiance dont Votre Majesté veut bien m'honorer en , me faisant offrir le ministère des contributions publiques. Témoin, pendant que j'ai été attaché à la trésorerie nationale, des sentiments patriotiques de Votre Majesté, de ses tendres sollicitudes pour le bonheur du peuple, de son inflexible sévérité de principes, de son inaltérable probité, je sens plus vivement que je ne puis l'exprimer ce à quoi je renonce, en perdant l'occasion de devenir l'organe de ses sentiments auprès de la nation.
« Mais, Sire, il est du devoir d'un honnête homme et d'un citoyen de n'accepter une place importante qu'autant qu'il a l'espérance d'en remplir les obligations dans tpute leur étendue. *
« Je ne suis ni jacobin, ni feuillant. Je ne suis d'aucune société, d'aucun club. Accoutumé à peser tout au poids de ma conscience et de ma raison, jamais je n'aurais pu consentir à aliéner mes opinions à aucun parti. J'ai juré, dans la sincérité de mon cœur, fidélité à la constitution que vous avez acceptée, aux pouvoirs constitués par le peuple, à vous, Sire,;¡qui êtes le Roi constitutionnel des Français, à vous dont les vertus et les malheurs ne sont pas assez sentis. Convaincu, comme je le suis, que
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le Corps législatif est sorti des limites que la constitution lui avait tracées, que pourrait un ministre ,constitution naire ? Incapable de composer avec ses principes et avec sa conscience, il réclamerait en vain l'autorité de la loi à laquelle tous les Français se sont liés par le serment le plus imposant. La résistance qu'il pourrait conseiller, par les moyens que la constitution donne à Votre Majesté, serait présentée comme un crime ; il périrait victime de ses devoirs, et l'inflexibilité même de son caractère deviendrait la source de nouveaux malheurs.
« Sire, permettez que je continue de consacrer mes veilles et mon existence au service de l'État dans des postes moins élevés, mais où je pourrai rendre des services peut-être plus utiles, et probablement plus durables. Dévoué à l'instruction publique, je chercherai à éclairer le peuple sur ses devoirs. Soldat citoyen, je porterai les armes pour la défense de la patrie, pour celle de la loi, pour la sûreté du représentant inamovible du peuple français.
«' Je suis, avec un profond respect, de Votre Majesté, Sire, le très-humble, etc., etc. »
L'illustre savant prétendait trop quand il demandait la permission d'employer sa vie « à éclairer le
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peuple. » On l'envoya à la mort, au nom du peuple ignorant et opprimé.
, Il légua à sa veuve toute sa fortune, et elle en dut en partie la conservation au dévouement habile d'un serviteur fidèle, à qui elle témoigna à son tour, jusqu'à son dernier moment, la plus fidèle reconnaissance.
En 1798, lorsqu'une proscription à la fois cruelle et honteuse d'elle-même frappa quelques-uns de ses amis,' entre autres l'un des plus intimes, M. de Marbois, une lettre de crédit de Mme Lavoisier, sur son banquier à Londres, alla les chercher dans les déserts de Sinamary.
Quand les proscriptions cessèrent, quand l'ordre et la justice revinrent apaiser et ranimer en même temps la société, Mme Lavoisier reprit sa place dans le monde, entourée de toute une génération de savants illustres, les amis, les disciples, les successeurs de Lavoisier, Lagrange, Laplace, Berthollet, Cuvier, Prony, Humboldt, Arago, charmés, en honorant sa veuve, de trouver dans sa maison, en Tetour de l'éclat qu'ils y répandaient, les agréments d'une hospitalité élégante. M. de Rumford arriva parmi eux. Il était alors au service du roi de Bavière, et jouissait dans le public d'une grande popularité
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scientifique; son esprit était élevé, sa conversation pleine d'intérêt, ses manières empreintes de bonté.
Il plut à Mme Lavoisier; il s'accordait avec ses habitudes, ses goûts, on pourrait presque dire avec ses souvenirs. Elle espéra recommencer en quelque sorte son bonheur. Elle l'épousa le 22 octobre 1805, heureuse d'offrir à un homme distingué une grande fortune et la plus agréable existence.
Leurs caractères ne se convinrent point. A la jeunesse seule il est facile d'oublier, au sein- d'un tendre bonheur, la perte de l'indépendance. Des questions délicates furent élevées ; des susceptibilités s'éveillèrent. Mme de Rumford, en se remariant, avait formellement stipulé dans son contrat qu'elle se ferait appeler madame Lavoisier de Rumford. M. de Rumford, qui y avait consenti, finit par le trouver mauvais. Elle persista : « J'ai regardé comme un devoir, comme une religion, écrivait-elle en 1808, de ne point quitter le nom de Lavoisier. Comptant sur la parole de M. de Rumford, je n'en aurais pas fait un article de mes engagements civils avec lui, si je n'avais voulu laisser un acte public de mon respect pour M. Lavoisier et une preuve de la générosité de M. de Rumford. C'est un devoir pour moi de tenir à une détermination qui a toujours
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été une des conditions de notre union ; et j'ai dans le fond de mon âme l'intime conviction que M. de Rumford ne me désapprouvera pas, et qu'après avoir pris le temps d'y réfléchir. il me permettra de continuer à remplir un devoir que je regarde comme sacré. »
Ce fut encore là une espérance trompée. Après des agitations domestiques que M. de Rumford, avec plus de tact, eût rendues moins bruyantes, la séparation devint nécessaire, et elle eut lieu à l'amiable le 30 juin 1809. 1 Depuis cette époque, et pendant vingt-sept ans, aucun événement, on pourrait dire aucun incident, ne dérangea plus Mme de Rumford dans sa noble et agréable façon de vivre. Elle n'appartint plus qu'à ses amis et à la société, tantôt étendue, tantôt resserrée, qu'elle recevait avec un mélange assez singulier de rudesse et de politesse, toujours de trèsbonne compagnie et d'une grande intelligence du monde, même dans ses brusqueries de langage et ses fantaisies d'autorité. Tous les lundis elle donnaità dîner, rarement à plus de dix ou douze personnes, et c'était ce jour-là que les hommes distingués, français ou étrangers, habitués de la maison ou invités en passant, se réunissaient chez elle dans une
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sorte d'intimité momentanée, promptement établie, entre des esprits si cultivés, par le plaisir d'une conversation sérieuse ou piquante, toujours variée et polie, dont Mme de Rumford jouissait elle-même plus qu'elle n'en prenait soin. Le mardi, elle recevait tous ceux qui venaient la voir. Pour le vendredi étaient les réunions nombreuses, composées de personmes fort diverses, mais appartenant toutes à la meilleure compagnie de leur sorte, et venant toutes avec un grand plaisir entendre là l'excellente musique qu'y faisaient ensemble les artistes les plus célèbres et les plus habiles amateurs.
Sous l'Empire, outre son agrément général, la maison de ill-e de Rumford avait un mérite particulier; la pensée et la parole n'y étaient pas officielles; t une certaine liberté d'esprit et de langage y régnait, sans hostilité, sans arrière-pensée politique ; uniquement de la liberté d'esprit, l'habitude de penser et de parler à l'aise sans s'inquiéter de ce qu'en saurait et dirait l'autorité. Précieux mérite alors, plus précieux qu'on ne peut le supposer aujourd'hui. Il faut avoir, vécu sous la machine pneumatique pour sentir tout le charme de respirer.
Quand la Restauration fut venue, au milieu du mouvement des partis et des débats parlementaires
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ce ne fut plus la liberté qui manqua aux hommes de sens et de goût : un autre mal pesa sur eux ; le mal de l'esprit de parti, des préventions et des animosités de parti ; mal incommode et funeste, qui rétrécit tous les horizons, répand sur toutes choses un faux jour, roidit l'intelligence, aigrit le cœur, v fait perdre aux hommes les plus distingués cette étendue d'idées, cette générosité de sentiments qui leur conviendraient si bien, et enlève autant d'agrément à leur vie que de richesse à leur nature et de charme à leur caractère. Ce fléau de la société, dans les pays libres, pénétra peu, très-peu, dans la maison de Mme de Rumford; comme naguère la liberté, l'équité ne s'en laissa point bannir. Nonseulement les hommes des partis les plus divers continuèrent de s'y rencontrer, mais l'urbanité y # régnait entre eux : il semblait que, par une convention tacite, ils laissassent à la porte de ce salon leurs dissentiments, leurs antipathies, leurs rancunes, et qu'évitant de concert les sujets de conversation qui les auraient contraints de se heurter, ils eussent d'ailleurs l'esprit aussi libre, le cœur aussi tolérant que s'ils ne se fussent jamais enrôlés sous le joug des partis.
Ainsi se perpétuait, dans la maison de Mme de Rum-
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ford et selon son désir, l'esprit social de son temps et du monde où elle s'était formée. Je ne sais si nos neveux reverront jamais une société semblable, des mœurs si nobles et si gracieuses, tant de mouvement dans les idées et de facilité dans la vie, un goût si vif pour le progrès de la civilisation, pour l'exercice de l'esprit, sans aucune de ces passions âpres, de ces habitudes inélégantes et dures qui l'accompagnent souvent, et rendent pénibles ou impossibles les relations les plus <iésirables. Ce qui manquait au xvme siècle, ce qu'il y avait de superficiel dans ses idées et de caduc dans ses mœurs, d'insensé dans ses prétentions et de vain dans sa puissance créatrice, l'expérience l'a révélé avec éclat; nous l'avons appris à nos dépens. Nous.savons, nous sentons le mal que nous - a légué cette .époque mémorable. Elle a prêcbé le doute, l'égoïsme,
le matérialisme. Elle a touché d'une main impure et flétri pour quelque temps de nobles et beaux côtés de la nature humaine. Mais si le XVIIIe siècle n'eût fait que cela, si tel eût été seulement son principal caractère, croit-on qu'il eûtamené à sa suite tant et de si grandes choses, qu'il eût à ce point remué le monde? Il était bien supérieur à tous ses sceptiques, à tous ses cyniques. Que dis-je, supérieur?
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Il leur était essentiellement contraire, et leur don- nait un continuel démenti. En dépit de la faiblesse denses mœurs, de la frivolité de ses formes, de la sécheresse de telle ou telle doctrine, en dépit de sa tendance critique et destructive, c'était un siècle ardent et sincère, un siècle de foi et de désintéres* sement. Il avait foi dans la vértté, car il a réclamé pour elle le droit de régner en ce monde. Il avait foi dans l'humanité, car il lui a reconnu le pouvoir de se perfectionner et il a voulu qu'elle l'exerçât sans entrave. Il s'est abusé, égaré dans cette double confiance;, il a tenté bien au delà de son droit et de sa force; il a mal jugé la nature morale de l'homme et les conditiofis de l'état social. Ses idées comme ses œuvres ont contracté la souillure de ses vices.
Mais, cela convenu, la pensée originale, dominante du XVIIIe siècle, la croyance que l'homme, la vérité et la société sont faits l'un pour l'autre, dignes l'un de l'autre et appelés à s'unir, cette juste et salutaire croyance s'élève et surmonte toute son histoire. Le premier, il l'a proclamée et a voulu la réaliser. De là sa puissance et sa popularité sur toute la face de 4. la terre.
De là aussi, pour descendre des grandes choses aux petites et de la destinée des hommes à celle des
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salons, de là la séduction de cette époque et l'agrément qu'elle répandait sur la vie sociale. Jamais on n'avait vu toutes les conditions, toutes les classes qui forment l'élite d'un grand peuple, quelque diverses qu'elles eussent été dans leur histoire et fussent encore par leurs intérêts, oublier ainsi leur passé, leur personnalité, se rapprocher, s'unir au sein des mœurs les plus douces, et uniquement occupées de se plaire, de jouir et d'espérer ensemble pendant cinquante ansdui devaient finir, en tre elles, par les plus terribles combats.
C'est là.le fait rare, le fait charmant que j'ai vu survivre encore et s'éteindre dans les derniers salons du XVIIIe siècle. Celui de Mme de Rumford s'est fermé le dernier.
Il s'est fermé avec une parfaite convenance, sans que le découragement y eût pénétré, sans avoir accepté aucune métamorphose, en demeurant constamment semblable à lui-même. Les hommes ont leur caractère original qu'ils tiennent à garder jusqu'au bout, leur brèche où ils veulent mourir. Le maréchal de Villars enviait au maréchal de Berwick le coup de canon qui l'avait tué. Le Parlement britannique n'avait point d'orateur qui ne vît d'un œil jaloux lord Chatham tombant épuisé dans les bras
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de ses voisins, au milieu d'un sublime accès d'éloquence. Le président Molé eût tenu à grand honneur de finir ses jours sur son siège, en rendant justice à l'État contre les factieux. Vespasien disait : « Il faut qu'un empereur meure debout. » Mme de Rumford avait passé sa vie dans le monde, à rechercher pour elle-même et à offrir aux autres les plaisirs de la société. Non que le monde l'absorbât tout entière et qu'elle n'eût, dans l'occasion, lès plus sensés et les plus sérieux conseils à donner à ses 0 amis, les bienfaits les plus abondants et les plus soutenus à répandre sans bruit sur le malheur.
Mais enfin le monde, la société étaient sa principale affaire ; elle vivait surtout dans son salon. Elle y est morte en quelque sorte debout, le 10 février 1836, entourée, la veille encore, de personnes qu'elle se plaisait à y réunir, et qui n'oublieront jamais ni l'agrément de sa maison, ni la solidité de ses amitiés.
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MADAME RÉGAMIER
Née à Lyon, en 1777; morte à Paris, en 1819
Une personne d'un esprit très-distingué, d'un noble caractère et d'un cœur admirablement fidèle, Mme Charles Lenormant, nièce de ftlme Récamier, vient - de publier deux volumes intitulés: Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Mme Récamier. Ce livre est un monument de piété filiale. La piété filiale n'est pas rare, et, quand la mort lui enlève l'objet de son culte, elle n'est pas prompte à se dissiper dans l'oubli, ce honteux remède aux souffrances du cœur. C'est l'un de ces sentiments qui sont le fait de notre destinée, non de notre choix, et auxquels Dieu semble avoir voulu particulièrement attacher le beau caractère de la durée, comme pour nous rappeler sans cesse que nos propres œuvres restent , flottantes, et qu'aux siennes seules il appartient de
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ne pas changer, La piété filiale qui a voulu faire revivre, pour le public, Mme Récamier, a quelque chose de particulier et d'original ; elle est un sentiment à la fois naturel et libre, venu en même-temps de la destinée et de la volonté humaine. Mme Récamier n'avait et ne devait point avoir d'enfant : « Après avoir pris les eaux d'Aix, et en revenant en Touraine rejoindre Mme de Staël, elle s'était arrêtée deux ou trois jours en Bugey pour y visiter une des sœurs de son mari qui habitait ordinairement Belley, petite ville très-voisine de la frontière de Savoie. Ce fut là que, séduite par la physionomie d'une petite fille de sa belle sœur, Mme Récamier eut l'idée d'emmener et d'adopter cette enfant. La proposition qu'elle en fit aux parents fut d'abord acceptée avec reconnaissance ; puis, au moment du départ, le sacrifice sembla trop cruel à la jeune mère, et ce projet ne se réalisa pas. Quelques mois plus tard, Mme Cyvoet ayant sucfcombé, à vingt-neuf ans, à une maladie de poitrine, M. Récamier renouvela, au nom de sa femme, la proposition de se charger de sa petite nièce, et l'enfant, alors âgée de cinq ans, fut envoyée à Paris, au mois d'août 1811. »
C'est cette enfant, MUe Cyvoet, aujourd'hui Mme Lenormant, qui publie les souvenirs de Mme Récamier.
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La tante a été une mère, une mère qui avait choisi sa fille. La fille, après trente-huit ans de vie commune et dix ans de mort, porte à sa mère adoptive une tendresse au moins filiale, autant d'admiration que de tendresse, et un ardent désir d'attirer encore aujourd'hui à l'objet de son culte, de la part de tout le monde, les hommages de cœur et d'esprit qu'elle lui offre tous les jours.
Il est presque également beau d'inspirer et d'éprouver un sentiment si passionnément tendre et fidèle : fût-il seul, ce fait suffirait pour donner, au livre qui le retrace, un caractère rare et un vif intérêt. Mais un autre fait, plus singulier, s'y rencontre à chaque page : cette admiration passionnée, cette affection constante, ce goût insatiable pour sa société, sa conversation, son amitié, Mme Récamier les a inspirés non-seulement à sa fille adoptive, à ses proches, à ses relations intimes, mais à tous ceux qui l'ont approchée et connue, aux femmes comme aux hommes, aux étrangers comme aux Français, aux princes et aux bourgeois, aux saints et aux mondains, aux philosophes et aux artistes, aux adversaires comme aux partisans des idées et des causes qui avaient sa préférence, bien plus, à ses rivales dans les affaires de cœur presque autant
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qu'à ceux-là mêmes dont elle leur enlevait la possession.
, Je veux rappeler et réunir autour de cette singulière idole ses principaux et très-divers adorateurs.
Ce cortège peut seul donner une juste idée de son charme et de son empire.
Mme Récamier entra dans le monde à une époque triste et impure, sous le régime du Directoire, c'està-dire des Conventionnels après le règne et la chute de la Convention ; républicains sans foi, révolutionnaires décriés, lassés et corrompus, mais point éclairés ni résignés, exclusivement' préoccupés de leur propre sort, se sentant mourir et prêts à tout faire pour vivie encore quelques jours, des crimes et des bassesses, la guerre ou la paix, ardents à s'enrichir et à se divertir, avides, prodigues et licencieux, et se figurant qu'avec l'échafaud de moins, un laisser aller cynique et des fêtes interrompues au besoin par des violences, ils détourneraient la France renaissante de leur demander compte de - leurs hontes et de ses destinées. Les désordres et les périls de la Révolution avaient mis la famille de .Mme Récamier en rapport avec quelques-uns des hommes importants de ce régime ; Barrère venait � chez ses parents ; elle allait quelquefois aux fêtes de
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Barras. Sa nièce prend, avec raison, grand soin de dire « qu'elle resta tout à fait étrangère au monde du Directoire, surtout aux femmes qui en étaient les héroïnes. » Pour une nature élevée, fine et honnête comme la sienne, c'était bien assez que les nécessités du temps lui en fissent entrevoir les hommes.
Heureusement pour elle, d'autres hommes en traient en scène; d'autres groupes se reformaient au sein de la France encore indignement gouvernée, mais qui du moins n'était plus odieusement égorgée. Bonaparte et son entourage, famille et compagnons de. guerre, montaient au pouvoir sous la bannière de l'ordre. Les proscrits de toute classe'et de toute date, nobles et bourgeois, prêtres et laïques, émigrés et constitutionnels de 1789, rentraient peu à peu dans leur patrie et dans leur situation. C'était au milieu d'une société empressée de redevenir. régulière, tranquille et décente, que Mme Récamier, à peine âgée de vingt ans et déjà célèbre pour sa beauté, allait vivre et briller.
C'est avec le héro's et le maître de ce monde nouveau que, dans le récit de sa nièce, on la rencontre d'abord: « Le 10 décembre 1797, le Directoire donna une fête triomphale en l'honneur et
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pour la réception du vainqueur de l'Italie. Cette solennité eut lieu dans la grande cour du palais du Luxembourg. Au fond de cette cour, un autel et une statue de la Liberté ; au pied de ce symbole, les cinq directeurs revêtus de costumes romains; les ministres, les ambassadeurs, les fonctionnaires de toute espèce rangés sur des sièges en amphithéâtre; 1 derrière eux, des banquettes réservées aux personnes invitées. Les fenêtres de toute la façade de l'édifice étaient garnies de monde; la foule remplissait la cour, le jardin et toutes les rues aboutissant au Luxembourg. Mme Récamier prit place avec sa mère sur les banquettes réservées. Elle n'avait jamais vu le général Bonaparte ; mais elle partageait alors l'enthousiasme universel, et elle se sentait vivement émue par le prestige de cette jeune renommée. Il parut ; il était encore fort maigre à cette époque, et sa tête avait un caractère de grandeur et de fermeté extrêmement saisissant. Il était entouré de généraux et d'aides de camp; à un dis1 cours de M. de Talleyrand, ministre des affaires étrangères, il répondit quelques brèves, simples et nerveuses paroles qui furent accueillies par de vives acclamations. De la place où elle était assise, Mme Récamier ne pouvait distinguer les traits de
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Bonaparte : une curiosité bien naturelle lui faisait désirer de les voir; profitant d'un moment où Barras répondait longuement au général, elle se leva pour le regarder. A ce mouvement qui mettait en évidence toute sa personne, les yeux de la foule se tournèrent vers elle, et un long murmure d'admiration la salua. Cette rumeur n'échappa point à Bonaparte, il tourna brusquement la tête vers le point où se portait l'attention publique, pour savoir quel objet pouvait distraire de sa présence cette foule dont il était le héros : il aperçut une jeune femme vêtue de blanc et lui lança un regard dont elle ne put soutenir la dureté ; elle se rassit au plus vite. »
Elle n'était pas destinée à ne subir, delà part des Bonaparte et de Napoléon lui-même, que des mouvements brusques et des regards durs. En 1799.
Lucien Bonaparte était ministre de l'intérieur spirituel, hardi, libertin, déclamateur, « tout en lui usait à l'effet; il y avait de la recherche et point de « goût dans sa mise, de l'emphase dans son langage et de l'importance dans toute sa personne. » La beauté de Mme Récamier le charma; elle s'appelait Juliette; il imagina qu'il la séduirait plus aisément en empruntant à Shakspeare son person-
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nage le plus passionné; il se fit Roméo, et lui écrivit :
« LETTRES DE ROMÉO A JULIETTE, Par l'auteur de la Tribu indienne.
« Encore des lettres d'amour!!! depuis celles de Saint-Preux et d'Héloïse, combien en a-t-il paru!.
Combien de peintres ont voulu copier ce chefd'œuvre inimitable !. C'est la Vénus de Médicis que mille artistes ont essayé vainement d'égaler.
« Ces lettres ne sont point le fruit d'un long travail, et je ne les dédie point à l'immortalité. Ce n'est point à l'éloquence et au génie qu'elles doivent le jour, mais à la passion la plus vraie; ce n'est point pour le public qu'elles sont écrites, mais pour - une femme chérie. Elles décèlent mon cœur; c'est une glace fidèle où j'aime à me revoir sans cesse ; j'écris comme je sens, et je suis heureux en écrivant. Puissent ces lettres intéresser celle pour qui j'écris!!! Puisse-t-elle m'entendre!!! Puisse-t-elle se reconnaître avec plaisir dans le portrait de Juliette, et penser à Roméo avec ce trouble délicieux qui annonce l'aurore de la sensibilité !!! »
Mille Récamier ne voulut ni se reconnaître, ni se troubler ; elle rendit à Lucien Bonaparte ses lettres,
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devant du monde, et en louant tout haut son talent; petite flatterie qu'il ne méritait pas. Lucien renonça à Roméo, et écrivit à Mme Récamier en son vrai nom, aussi peu naturel, aussi ridicule sous sa figure propre que sous le masque. Il ne réussit pas davantage. Mme Récamier montra les let- tres à son mari, en lui proposant de fermer à Lucien sa porte ; mais M. Récamier, tout en remerciant sa femme de sa confiance et de sa vertu, l'engagea à ne pas rompre ouvertement avec le frère du général Bonaparte, « ce qui pourrait compromettre gravement et peut-être ruiner ma maison de banque ; n et elle continua en même temps à voir et à repousser son^emphatique amoureux.
L'hiver suivant, en 1800, le ministre de l'intérieurJlonna à son frère, le premier consul, un bal et un concert. Mme Récamier y fut invitée : « Arrivée depuis quelques moments et assise à l'angle de la cheminée du salon, elle aperçut devant cette même cheminée un homme dont les traits étaient un peu dans la demi-teinte, et qu'elle prit pour Joseph Bonaparte qu'elle rencontrait assez fréquemment chez Mme de Staël; elle lui fit un signe. de tête amical; le salut fut rendu avec un extrême empressement, mais avec une nuance de surprise; à l'in-
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stant, Mme Récamier eut conscience de sa méprise et reconnut le premier consul. Elle s'étonna de lui trouver un air de douceur fort différent de l'expression qu'elle lui avait vue à la séance du Luxembourg. Napoléon adressa quelques mots à Fouché qui était auprès de lui, et comme son regard restait attaché sur Mme. Récamier, il était clair qu'il parlait d'elle. Peu après, Fouché vint se placer derrière le fauteuil qu'elle occupait, et lui dit à demivoix : « Le premier consul vous trouve charmante. »
« On annonça que le diner était servi. Napoléon se leva et passa seul, et le premier, sans offrir son bras à aucune femme. On se mit à table : la mère du premier consul se plaça à sa droite; de l'autre côté, à sa gauche, une place restait vide. Mme Récamier, à qui la sœur de Napoléon, Mme Bacciocchi, avait adressé, en passant dans la salle à manger, quelques mots qu'elle n'avait pas entendus, s'était placée du même côté de la table que le premier consul, mais à plusieurs places de distance. Napoléon se tourna avec humeur vers les personnes encore debout, et dit brusquement à Garat, en lui montrant la place vide auprès de lui : « Eh bien, - « Garat, mettez-vous là. » Le dîner fut très-court; Napoléon se leva de table et quitta la salle ; la plu-
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part des convives le suivirent. Dans ce mouvement, il s'approcha de Mme Récamier et lui demanda si elle n'avait pas eu froid pendant le dîner; puis il ajouta : « Pourquoi ne vous êtes-vous pas placée « auprès de moi? — Je n'aurais pas osé. — C'était « votre place. — C'est précisément ce que je vous « disais avant le dîner »', lui dit Mme Bacciocchi. »' Plus d'une grande fortune féminine a commencé dans les cours à moins de frais : mais il n'était ni dans la volonté, ni dans la destinée de Mme Récamier d'accepter celle qui s'offrait ainsi à elle, pas plus les brusques avances de Napoléon que la passion déclamatoire de Lucien. Elle avait, dès lors, à vingt-trois ans, une singulière indépendance d'esprit et de cœur, et mettait son plaisir à sentir tous les mérites et à accueillir tous les hommages, sans s'inquiéter de savoir s'ils lui attireraient la faveur ou la mauvaise humeur des puissances du jour. Elle avait d'intimes amis parmi les adversaires déclarés de Napoléon, et leur était hautement fidèle ; elle assistait au procès du général Moreau, relevait son voile pour le chercher des yeux sur le banc des accusés, et lui rendait avec empressement le salut reconnaissant qu'elle recevait de lui. Autour même de Napoléon, parmi ses
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plus illustres généraux, elle comptait de nombreux adorateurs, les uns dévoués à leur maître, comme le duc d'Abrantès, les autres frondeurs et opposants, comme le général Bernadotte. Celui-ci avait, en 1802, rendu à Mme Récamier un grand service en s'employant, de très-bonne grâce, à faire sortir de prison son père, M. Bernard, gravement compromis dans des correspondances royalistes; elle lui en témoigna vivement sa reconnaissance; et sans devenir auprès d'elle aussi prévenant que Lucien Bonaparte, Bernadotte lui écrivait en 1806, presque avec la même emphase sentimentale : « Quand
l'amitié, la tendresse et la sensibilité enflamment une âme aimante, tout ce qu'elle exprime est profondément senti. Je n'ai pas cessé de vous adresser mes vœux et mes souhaits, et quoique né pour vous aimer toujours, je n'ai pas dû hasarder de vous fatiguer de mes lettres. Adieu ; si vous pensez encore à moi, songez que vous êtes ma principale idée, et que rien n'égale les tendres et doux sentiments que je vous ai voués. »
Napoléon, qui avait de petites passions à côté des grandes, n'ignorait aucun de ces incidents semés dans la vie d'une femme qui avait attiré un moment ses regards, et en témoignait tout son déplaisir :
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« Qu'allait faire là Mme Récamier? » dit-il en apprenant qu'elle avait assisté à une séance du procès de Moreau; et quand le renversement de la fortune de M. Récamier valut à sa femme les témoignages d'une sympathie aussi générale que vive, Napoléon, interrompant le duc d'Abrantès qui lui en parlait avec émotion, lui dit d'un ton d'humeur : « On ne rendrait pas tant d'honneurs à la veuve d'un maréchal de France mort sur le champde bataille. »
Pourtant le premier consul était devenu empereur ; il formait sa cour; il y voulait tous les genres d'éclat, la beauté comme les grands noms, les gloires de salon comme celles des camps. Fouché, alors ministre de la police, se chargea d'y attirer Mme Récamier ; il avait la confiance ironique des vieux corrompus qui n'imaginent pas que personne leur soit impossible à corrompre. Il entama d'abord sa négociation avec réserve, essayant de faire en sorte que Mme Récamier demandât elle-même une place à la cour. Elle éludait de comprendre et de répondre. Fouché fit un pas de plus ; il avait probablement pensé plus d'une fois et dit peut-être à ses affidés, que le plus sûr moyen de faire Mrae Récamier dame du Palais, c'était d'en faire aussi la maîtresse de l'Empereur à qui cela plairait et qui se déferait
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d'elle ensuite quand il voudrait. Les femmes ne savent pas à quel point la pensée et le langage de la plupart des hommes sont cyniques lorsque, entre eux, ils parlent d'elles, et le feu monterait au visage des moins délicates si elles entendaient quelques-unes de ces conversations. Avec une hypocrisie transparente, Fouché tenta la bonté en même temps que la vanité pour séduire la vertu : « Napoléon, dit-il à.me Récamier, n'a pas encore rencontré de femme digne de lui, et nul ne sait ce que serait son amour s'il s'attachait à une personne pure ; assurément il lui laisserait prendre sur son âme une grande puissance qui serait toute bienfaisante. » Mme Récamier résistait toujours, cachant sous des paroles de défiance modeste son inquiétude et son dégoût. Fouché s'impatienta, et sans doute de l'aveu du maître, il lui dit un jour : « Vous ne m'opposerez plus de refus; ce n'est plus moi, c'est l'Empereur lui-même qui vous propose une place de dame du Palais, et j'ai l'ordre de vous l'offrir en son nom. » Forcée de s'expliquer, Mme Récamier, qui avait consulté son mari et reçu de lui pleine liberté- de suivre ses propres sentiments, répondit par un refus positif. Fouché changea de visage, et passant de l'impatience à la colère, « il
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éclata en reproches contre les amis de Mme Récamier, surtout contre Matthieu de Montmorency qu'il accusait d'avoir contribué à préparer cet outrage à l'Empereur. Il fit un morceau contre la caste nobiliaire pour laquelle, ajouta-t-il, l'Empereur avait une indulgence fatale, et il quitta Clichy pour n'y plus revenir. »
La haine du vieux jacobin ne le trompait pas : en même temps qu'elle vivait et brillait dans le monde de la Révolution et de l'Empire, Mme Récamier avait contracté d'intimes relations dans l'ancienne société française déjà rétablie à son rang mondain quoiqu'à peine sortie de la proscription, et là aussi elle était entourée d'adorateurs. C'était au descendant de la plus illustre maison de la vieille monarchie qu'elle racontait les menées du Proconsul révolutionnaire de Lyon pour la faire damé du Palais du nouvel Empereur. Trois générations de Montmorency, Matthieu, vicomte de Montmorency, Adrien, duc de Laval, et Henri de Montmorency, son fils, offraient à la fois à Mme Récamier leurs fervents hommages : « Ils n'en mouraient pas tous, disait le duc de Laval, mais tous étaient frappés. »
Aucun ne fut frappé aussi profondément que Matthieu de Montmorency : cœur tendre, noble carac-
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tère, esprit médiocre, libéral ardent en 1789, chrétien et royaliste repentant en 1800, mais fidèle dans ses amitiés quelles que fussent les révolutions de ses idées, ce vertueux grand seigneur s'éprit pour Mme Récamier d'une passion pieuse et ombrageuse qui fut pour lui, pendant vingt-six ans, une préoccupation sérieuse et charmante, bien que quelquefois un tourment, et pour elle un doux et salutaire appui. Il l'aimait en amant, la respectait en frère, et veillait sur elle' en directeur tendre et inquiet.
) Plus spirituel et plus frivole, le duc de Laval, homme du monde élégant et distrait, diplomate intelligent et digne, causeur agréable, fertile en mots heuroux et imprévus, garda toute sa vie à Mme Récamier, malgré bien des embarras de situation, cette sincère amitié qui peut, entre honnêtes gens, succéder à un sentiment plus tendre. Le fils du duc de Laval, Henri de Montmorency, mourut jeune et ne put que laisser entrevoir à Mme Récamier, et à peine entrevoir lui-même le sentiment qu'elle lui inspirait. La possession de ces nobles cœurs ouvrit avec éclat à Mme Récamier les portes du monde aristocratique, et elle y entra comme il convenait à sa fierté naturelle, par droit de conquête, non par faveur.
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Un autre homme, bien différent de ceux-là, mais en grand crédit, au commencement de ce siècle, , parmi les adversaires passionnés que la Révolution s'était faits par ses folies et ses crimes, un philosophé converti, M. de La Harpe, prit aussi place dans la cour naissante de Mme Récamier, et apporta son tribut à cette jeune renommée. Je ne pense pas qu'il ait jamais été amoureux d'elle; il était déjà vieux, et fort embarrassé d'un mariage ridicule qu'on lui avait fait faire et qu'au bout de trois semaines il fut obligé de laisser rompre ; mais il lui témoignait en toute occasion une admiration respectueuse et tendre; lorsqu'il faisait à l'Athénée son cours de littérature, une place était réservée pour elle auprès de sa chaire ; il allait souvent la voir à Clichy, faisait pour elle des vers et chez elle des lectures, et lui écrivait avec la galanterie d'un vieux lettré de bonne compagnie : a Je vous aime comme on aime un ange, et j'espère qu'il n'y a pas de danger. »
Précisément à la même époque, pendant que Mme Récamier déployait ainsi, dans le palais impérial et dans les salons de l'ancien régime, sur les Bonaparte et sur les Montmorency, son charmant et libre empire, une circonstance et une rencontre
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fortuites la mirent en rapport avec une personne qui devait occuper dans sa vie, non pas la première, - mais une des premières places, et lui faire un peu partager les épreuves d'une orageuse destinée.
M. Récamier était en marché pour acheter à M. Necker, dont il était le banquier, l'hôtel n° 7, rue de la Chàussée-d'Antin, et Mme de Staël, alors à Paris, suivait, pour son père, cette petite négociation. Mme Récamier a raconté elle-même, avec un naturel qui ne manque pas de couleur, l'incident lqui en fut, pour elle, l'important résultat : « Un jour, dit-elle, et ce jour fait époque dans ma vie, M. Récamier arriva à Clichy avec une dame qu'il ne me nomma pas et qu'il laissa seule avec moi dans le salon, pour aller rejoindre quelques personnes qui étaient dans le parc. Cette dame venait pour parler de la vente et de l'achat d'une maison ; sa toilette était étrange : elle portait une robe du matin et un petit chapeau paré, orné de fleurs; je là pris pour une étrangère. Je fus frappée de la beauté de ses yeux et de son regard ; je ne pouvais me rendre compte de ce que j'éprouvais, mais il est l certain que je songeais plus à la reconnaître et, pour ainsi dire, à la deviner, qu'à lui faire les premières phrases d'usage, lorsqu'elle me dit, avec une
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grâce, vive et pénétrante, qu'elle était ravie de me connaître, que M. Necker, son père. A ces mots, je reconnus Mme de Staël. Je n'entendis pas le reste de sa phrase, je rougis, mon trouble fut extrême. Je venais de lire ses Lettres sur Rousseau; je m'étais passionnée pour cette lecture. J'exprimai ce que j'éprouvais, plus encore par mes regards que par mes paroles; elle m'intimidait et m'attirait à la fois.
On sentait tout de suite en elle une personne parfaitement naturelle dans une nature supérieure.
De son côté, elle fixait sur moi ses grands yeux, mais avec une curiosité pleine de bienveillance, et elle m'adressa sur ma figure des compliments qui eussent paru exagérés et trop directs s'ils n'avaient pas semblé lui échapper, ce qui donnait à ses louanges une séduction irrésistible. Mon trouble ne me. nuisit point; elle le comprit et m'exprima le désir de me voir beaucoup à son retour à Paris, car elle partait pour Coppet. Ce ne fut alors qu'une apparition dans ma vie, mais l'impression fut vive.
Je ne pensai plus qu'à Mme de Staël, tant j'avais ressenti l'action de cette nature si' ardente et si forte. »
Je ne sais si Mme de Staël aussi a décrit quelque part son impression à sa première rencontre avec
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Mme Récamier ; mais, à coup sûr, elle aussi fut vivement frappée. Il suffit, pour en demeurer convaincu, de lire quelques-unes des lettres qu'elle lui écrivit dans le cours de leur longue intimité, et que Mme Lenormant a insérées dans ces deux volumes.
i C'est une effusion continue d'admiration et de tendresse passionnée, et une confiance pleine d'abandon dans la sympathie, l'affection, la fidélité de l'amie avec qui elle passe tour à tour de la contemplation à l'épanchement. Ces deux personnes se séduisaient et se fascinaient mutuellement, l'une par sa beauté et le charme pénétrant de son commerce, l'autre par la puissance de son âme et de son esprit qui se répandait comme un torrent autour d'elle, et par la franchise impétueuse et généreuse qu'elle portait dans toutes ses relations, quel qu'en fût le caractère. Jamais peut-être deux femmes, toutes deux célèbres, n'ont été aussi sincèrement unies, et n'ont joui aussi vivement, dans l'intimité comme sous les yeux du monde, de leur très-diverse célébrité.
En se liant avec Mme de Staël, Mme Récamier entra dans un troisième monde, fort différent des deux où elle avait déjà tant de succès et d'amis. Là se groupaient des hommes d'un esprit rare, politiques
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lettrés, libéraux de mœurs et de goûts aristocratiques, les uns débris vivants, les autres héritiers fidèles de 1789, tous décidés, malgré leurs tristesses et leurs mécomptes, à maintenir les principes généreux de cette grande époque et à ne pas désespérer de ses résultats, et presque tous adversaires déclarés ou observateurs méfiants du régime impérial. Là aussi Mme Récamier eut grande faveur et fit de brillantes conquêtes ; quelques-unes plus brillantes que solides, comme il arrive de beaucoup de conquêtes, et destinées même à perdre un jour leur apparent éclat. Ce fut là qu'elle connut Ceniamin Constant, ce sophiste sceptique, moqueur et corrompu, qui devait avoir le triste sort de prouver lui-même, à la fin de sa vie, qu'il ne méritait pas les amitiés et les
succès qu'il avait longtemps obtenus.
Ce n'est pas une des moindres singularités du caractère et de la vie de Mme Récamier que, dans toutes ces sociétés et ces opinions si diverses où elle avait tant de chauds et persévérants amis, elle ait eu aussi beaucoup de vraies et fidèles amies. Malgré les vicissitudes des situations, les animosités politiques, les rivalités d'amour-propre, même les jalousies de ménage, elle avait, auprès des femmes, presque autant d'attrait et de .succès qu'auprès des
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hommes. Dans le monde napoléonien, la reine de Naples et la reine Hortense lui témoignaient une amitié pleine de coquetterie. Arrivait-elle à Naples en 1813, pendant la fortune du roiJoachim? Aussitôt un page de la reine Caroline venait lui apporter les félicitations des deux souverains, leur vif désir de la voir bientôt, et une magnifique corbeille de fruits et de fleurs, « attention particulière de Mme Murât, qui se plaisait à deviner les goûts des personnes qu'elle aimait, et mettait un soin em-, pressé à les satisfaire. » Venaient les Cent-Jours et le bouleversement des rois et des peuples : au premier bruit de l'événement, la reine de Naples écrivait à Mme Récamier : « Si quelques circonstances que je ne désire certainement pas, mais qui peuvent peut-être arriver, vous engageaient à voyager, venez ici, mon aimable Juliette; vous y trouverez dans tous les temps une amie sincère et bien affectionnée. » Le monde changeait de nouveau de face ; la reine Caroline, à son tour détrônée et proscrite, vivait solitairement à Trieste; Mme Récamier, voya-
geant de nouveau en Italie, lui écrivit, de Naples même, qu'elle ne voulait pas rentrer en France sans aller la voir : « En voyant la date de votre lettre, lui répondit aussitôt la reine déchue, j'ai
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frémi; depuis dix ans un pareil nom ne m'était pas parvenu, et j'évitais de me le rappeler, non par indifférence, mais par crainte de compromettre des personnes qui m'ont montré du dévouement et qui me sont chères. Jugez donc de ma joie lorsque j'ai reconnu l'écriture de mon aimable Juliette. C'était le jour de ma fête, à mon réveil, que votre lettre m'est parvenue, et .certes aucun bouquet ne pouvait être reçu avec plus de plaisir que les expressions de votre si bonne amitié. Vous avez donc pensé à moi! » Avec moins d'abandon et de vivacité, la reine Hortense, dans sa haute fortune, témoignait à Mme Récamier les mêmes sentiments, et recevait d'elle, dans la raauvaise, les mêmes marques de fidèle sympathie. A l'autrepôle du monde politique, parmi les belles dames de l'ancienne aristocratie française, Mme Récamier ne rencontrait pas moins d'empressement et defayeur; la comtesse de Boigne devenait pour elle une intime et constante amie; sans intimité et dans une relation passagère, la duchesse de Luynes et la duchesse de Chevreuse, sa belle-fille, se livraient au charme de son commerce ; la dernière, cette fière personne qui, après s'être tristement résignée à être dame du Palais impérial, s'en était vengée et consolée en répondant
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à l'empereur Napoléon qui voulait l'attacher au service de la reine d'Espagne, Marie-Louise, détrônée et retenue à Fontainebleau : « Je peux bien être prisonnière, mais je ne serai jamais geôlière, » la duchesse de Chevreuse, exilée à Lyon et presque mourante, écrivait à Mme Récamier : te Je regrette bien de n'avoir pas été un peu de vos amies à Paris; 1 j'aurais pu alors vous être ici de quelque ressource.
Véritablement, je vous dirais, comme saint Augustin au bon Dieu : « Charmante beauté, je vous ai vue « trop tôt sans vous connaître, et je vous ai con« nue trop tard. » Excusez ce petit transport qui me donne assez l'air d'un de vos correspondants, et dites-vous que nous vous aimons beaucoup toutes deux. » Enfin des étrangères, des femmes célèbres pour leur propre compte dans le monde européen, Mmede Kriidener et Muie Svetchine, cédaient, comme d'autres, même malgré des préventions défavora• bles, à l'attrait de Mme Récamier, et le lui exprimaient de façons très-diverses, mais également significatives. Mme de Krüdener, désirant et craignant tour à tour de l'attirer dans les réunions de prières et de conférences mystiques qu'elle dédiait à la conversion des assistants, surtout à celle de l'empereur Alexandre, lui faisait écrire par Benjamin
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Constant : « Je m'acquitte avec un peu d'embarras d'une commission que Mme de Kriidener vient de me donner. Elle vous supplie de venir le moins belle que vous pourrez. Elle dit que vous éblouissez tout le monde, et que par là toutes les âmes sont troublées et toutes les attentions impossibles. Vous ne pouvez pas déposer votre charme, mais ne le rehaussez pas. » Plus sérieuse et toujours sincère, quoique sous une forme quelquefois peu naturelle, Mme Svetchine, après ses premières relations avec Mme Récamier, lui écrivait de Naples : « Notre rapprochement, nos impressions si rapides, ma joie, ma peine, tout cela me paraît comme un rêve; je sais seulement que je voudrais avoir toujours rêvé.
Je me suis sentie liée avant de songer à m'en défendre ; j'ai cédé à ce charme pénétrant, indéfinissable, qui vous assujettit même ceux dont vous ne vous souciez pas. Si nous nous étions trompées Joutes deux, je serais sans consolation et ma raison ne serait pas sans reproche ; mais qu'importe d'avoir été prudent quand on est bien malheureux?
Vous me manquez comme si nous avions passé � beaucoup de temps ensemble, comme si nous avions beaucoup de souvenirs communs. Comment s'appauvrit-on à ce point de ce .qu'on ne possédait pas
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hier? Ce serait inexplicable s'il n'y avait pas un peu d'éternité dans certains sentiments. On dirait que les âmes, en se touchant, se dérobent à toutes les conditions de notre pauvre existence, et que, plus libres et plus heureuses, elles obéissent déjà aux lois d'un monde meilleur. »
L'empressement et la sympathie des visiteurs étrangers pour Mme Récamier ne se manifestaient pas toujours avec tant d'émotion et de gravité.
« Dans l'hiver de 1807 à 1808,, le grand-duc héréditaire de Mecklembourg-Strelitz, frère de la reine de Prusse, vint à Paris. Ce fut à un bal de l'Opéra qu'il rencontra pour la première fois Mme Récamier qu'il avait une vive curiosité de connaître : après avoir causé avec elle toute une soirée, il lui demanda la permission de la voir chez elle ; mais, avertie de la défaveur que valait la fréquentation de son salon aux étrangers, princes souverains ou autres, qui venaient à Paris pour faire leur cour au vainqueur de l'Europe, elle lui répondit que, profondément honorée du désir qu'il voulait bien lui exprimer, elle croyait devoir s'y refuser, et elle lui donna les motifs de ce refus ; il insista et écrivit pour obtenir la faveur d'être admis. Touchée et flattée de cette insistance, Mme Récamier lui indi-
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qua un rendez-vous un soir où sa porte n'était ouverte qu'à ses plus intimes amis. Le prince arrive à l'heure indiquée, laisse sa voiture dans la rue à quelque distance de la maison, et voyant la porte de
l'avenue ouverte, s'y glisse sans rien dire au concierge et avec l'espérance de n'en être pas aperçu.
Mais le portier avait vu un homme s'introduire dans l'avenue et marcher rapidement vers la maison : « Hé, monsieur, lui crie-t-il, où allez-vous? qui « demandez-vous? que cherchez-vous? » Le grandduc, au lieu de répondre, se met à courir et confirme.
.ainsi le concierge dans la pensée qu'il a affaire à un malfaiteur. Le prince et le vigilant gardien arrivent en même temps dans l'antichambre qui précédait le salon au rez-de-chaussée habité par Mme Récamier ; elle entend un bruit de voix et des menaces; elle veut savoir la cause de ce trouble, et trouve le grand-duc de Mecklembourg pris au collet par ce serviteur trop fidèle aux mains duquel il se débattait. Elle renvoya le portier à sa loge et reçut le prince avec beaucoup de reconnaissance et de gaieté. »
Plus prudent et plus adroit que le grand-duc de Mecklembourg, M. de Metternich alla chez Mme Récamier sans braver ni empereur, ni concierge. Il
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l'avait aussi rencontrée aux bals de l'Opéra, alors fort à la mode, et il lui demanda la permission de la voir chez elle; mais, soigneux de ménager les susceptibilités impériales, il n'y alla que le matin, aux heures moins observées où il n'y devait trouver que peu de monde et de] plus indifférents* visiteurs.
Un plus grand seigneur que M. de Metternich, un neveu du grand Frédéric, le prince Auguste de Prusse, frère du roi Frédéric-Guillaume III alors régnant à Berlin, alla, pour M" Récamier, beaucoup plus loin que les plus compromettantes visites.
Fait prisonnier en 1806, au combat de Saalfeld, quelques jours avant la bataille d'Iéna, il avait accepté à Coppet l'hospitalité que lui avait offerte Mme de Staël. Il y devint éperdument amoureux de Mme Récamier, au point de la presser avec passion de l'épouser en rompant, par le divorce, son mariage avec M. Récamier. Touchée, flattée, peutêtre un peu émue, Mme Récamier hésita, promit, écrivit même à M. Récamier qui, en se montrant prêt à consentir si elle insistait, lui fit d'honnêtes, sensées et affectueuses représentations. Mme Récamier prit la bonne résolution; mais elle eut le tort de laisser le prince Auguste dans une incertitude qu'elle-même ne ressentait plus : il lui en coûtait
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évidemment beaucoup, moins de renoncer à la brillante situation qui lui était offerte que de mettre fin au triomphe prolongé que lui valait cette passion quasi royale, naïve et exaltée comme le premier amour d'un jeune étudiant. Quatre ans après seulement, elle ôta au prince Auguste, toute espérance ; il lui demanda de la revoir encore une fois ; elle y consentit, et lui donna rendez-vous à SchaffÛllse, dans l'automne de 1811. Il y vint et ne l'y trouva pas : « Des circonstances plus fortes que la colonie humaine ne permirent point, disent les Souvenirs, que l'entrevue projetée se réalisât; l'exil frappa Mme Récamier à son arrivée à Coppet. » J'ai peine à comprendre comment un exil, prononcé en France, empêchait une course rapide en Suisse, de Coppet à Schaffouse, et j'incline à penser que Mme Récamier, un peu embarrassée de l'entrevue, saisit, avec une insouciance un peu dure, un prétexte pour s'y soustraire. Quoi qu'il en soit, le prince Auguste ressentit vivement ce mécompte ; il écrivit à Mme Récamier : « Je ne puis concevoir que, ne pouvant ou ne voulant pas me revoir, vous n'ayez pas même daigné m'avertir et m'épargner la peine de faire inutilement une course de trois cents lieues; » et à Mme de Staël: « J'espère que ce
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trait me guérira du fol amour que je nourris depuis quatre ans. » Il n'en guérit point; et plus de trente ans après, trois mois avant sa mort, il écrivait encore à Mme Récamier : « L'anneau que vous m'avez donné me suivra dans la tombe. » Aventure en même temps romanesque et froide, et singulier exemple d'une égale persévérance dans la coquetterie et dans la passion.
Je laisse là les princes pour les artistes. Le premier des sculpteurs modernes, Canova, a fait un buste charmant de Mme Récamier. Elle ne le lui avait point demandé : pendant son premier séjour à Rome en 1813, elle avait beaucoup vu Canova, et lui avait témoigné, avec toute la séduction qu'elle y savait mettre, toute son admiration et pour les ouvrages de l'artiste quand elle visitait son atelier, et pour lui-même lorsque, établie à Albano, dans la maison qu'occupait Canova, elle s'était faite à la fois son hôte et sa ménagère, recevant de lui l'hospitalité du toit, et lui donnant à son tour, ainsi qu'à son inséparable frère, l'abbé Canova, celle des repas. Le grand artiste, qui avait l'esprit fin, enjoué, ouvert, avec des manières simples, et presque aussi sensible à l'agrément de la conversation qu'à l'attrait de la beauté, fut charmé de ces avances faites
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avec tant de grâce, et qui le flattaient dans le culte de son art en animant, sans la troubler, la paix de sa vie. Il se plaisait à voir Mme Récamier parer son atelier, à la regarder, à causer avec elle, à s'entendre louer par elle, et il prit pour elle une tendre amitié. Elle le quitta vers la fin de 1813 pour aller passer l'hiver à Naples. Quand elle revint à Rome, Canova et son frère l'abbé l'engagèrent à venir voir, dans son atelier, ses nouveaux ouvrages; elle s'y rendit avec empressement ; elle regardait, elle admirait, elle louait; Canova et son frère avaient l'air distraits et touchés de quelque préoccupation mystérieuse; on entra dans le cabinet particulier de l'artiste; on s'assit; Canova, avec un mouvement de satisfaction impatiente, tira un rideau vert qui fermait le fond de la pièce, et deux bustes de femme modelés en terre apparurent, l'un coiffé en cheveux, l'autre la tête à demi couverte d'un voile ; l'un et l'autre reproduisaient les traits de Mme Récamier: « Voyez si j'ai pensé à vous (mira sehopensatoa le-i), » lui dit Canova avec une effusion joyeuse et s'attendant à un juste retour de surprise reconnaissante. Le grand artiste connaissait mieux les secrets de la beauté que ceux du cœur et de l'esprit d'une femme : Mme Récamier, qui se savait très-
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belle et s'était, à coup sûr, beaucoup regardée ellemême, ne se trouvait pas une beauté régulière, purement grecque, et faite pour conserver sous le marbre tous ses avantages. Cette personne si soigneuse de plaire, si touchée des hommages et si gracieuse pour ceux qui les lui rendaient, n'eut pas, en ce moment, assez d'empire sur elle-même pour dissimuler à Canova l'impression peu agréable qu'elle recevait de ce buste, œuvre d'une tendre mémoire. L'amour-propre de la femme n'était pas content; celui de l'artiste fut blessé; on ne parla plus du buste, et plus tard Mme Récamier, qui vou- lait sans doute réparer sa faute, en ayant demandé à Canova des nouvelles : « Il ne vous avait pas plu, lui répondit-il ; j'en ai fait une Béatrice. » Ce fut en effet comme Béatrix du Dante que Mme Récamier reparut en marbre ; mais après la mort de Canova, son frère l'abbé envoya ce marbre à Mmc Récamier, avec les vers du Dante :
Sovra candido vel, cinta d'oliva, Donna m'apparve.
(Sous un voile blanc, couronnée d'une branche d'olivier; une femme m'apparut.)
et cette inscription en italien : « Portrait de Juliette Réca-mier, modelé de mémoire par Canova en 1813,
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et ensuite exécuté en marbre, sous le nom de Béatrix. »
J'ai parcouru sans m'arrêter, bien s'en faut, devant tous, la galerie des adorateurs de Mme Récamier, et je n'ai pas encore nommé les deux hommes qui, avec le duc Matthieu de Montmorency, ont tenu, très-inégalement, la plus grande place dans sa vie, -et qui lui ont donné, l'un, toute la sienne avec un désintéressement admirable, l'autre, tout ce qu'à la fin d'une carrière Lien plus brillante pourtant que traversée, il ne livrait pas à l'égoïsme amer, à l'humeur chagrine et à l'orgueil mécontent, M. Ballanche et M. de Chateaubriand.
Dans l'histoire des amitiés humaines, je n'en connais guère de plus belle, ni qui honore plus l'une et l'autre personne, que celle de Mme Récami«®- £ t de M. Ballanche. Aucun attrait, waucun motif tant soit peu mondain ne recommandait le modeste imprimeur de Lyon, je ne dis pas à l'affection, mais seulement à l'attention de la belle dame de Paris. M. Ballanche était laid, de petite condition, inconnu, habituellement silencieux et gauche, au point d'en être quelquefois embarrassant; tous ses mérites étaient cachés sous une enveloppe disgracieuse ou étrange, et ne se révélaient que dans
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ses écrits ou dans la complète intimité. Mme Récamier les démêla promptement; elle sentit qu'il y avait là -un esprit élevé, une belle âme et une inépuisable puissance de dévouement aussi pur que tendre. Presque dès le premier jour où elle fit connaissance avec lui, elle traita M. Ballanche avec cette distinction intelligente et sympathique qui attire les plus sauvages et rassure les plus timides. Aussi, dès le même jour, M. Ballanche fut pris et possédé : « Il m'arrive assez souvent, lui écrivait-il, de me trouver tout étonné des bontés que vous avez pour moi; je n'avais point lieu de m'y attendre, parce que je sais combien je suis silencieux, maussade et triste. Il faut qu'avec votre tact infini vous ayez bien compris tout le bien que vous pouviez me faire. Vous qui êtes l'indulgence et la pftié en personne, vous avez vu en mot une sorte d'exilé, et vous avez compati à cet exil du bonheur. Permettez-moi à votre égard les sentiments d'un frère pour sa sœur. J'aspire après l'instant où je pourrai vous offrir, avec ce sentiment fraternel, l'hommage du peu que je puis. Mon dévouement sera entier et sans réserve. Je voudrais votre bonheur aux dépens du mien. Il y a justice à cela, car vous valez mieux que moi. » Ce n'étaient
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point là des phrases de première et passagère émotion; M. Ballanche tint parole; pendant trente-cinq ans, son dévouement à Mme Récamier fut, comme il l'avait dit, entier et sans réserve. Il n'exigeait rien, ne se plaignait de rien, entrait dans tous les sentiments de Mme Récamier, la conseillait au besoin avec une complète franchise, mais sans l'anxiété dévote de Matthieu de Montmorency, car il ne pensait nullement à la convertir; elle était déjà pour lui une créature céleste, un ange, l'idéal qu'il passait sa vie à contempler, à admirer et à aimer, comme Dante contemplait, admirait et aimait Béatrix en traversant le paradis. « Ma destinée à moi tout entière, lui écrivait-il, consiste peut-être à faire qu'il reste quelque trace, sur cette terre, de votre noble existence. Vous savez bien que vous êtes mon étoile. Si vous veniez à entrer dans votre tombeau de marbre blanc, il faudrait bien vite me faire creuser une fosse où je ne tarderais pas d'entrer à mon tour. Que ferais-je sur la terre ? » On ne peut assister sans quelque surprise à cet amour si dégagé de toute prétention, de tout.désir, de toute jalousie, et dont pourtant il est impossible de méconnaître la puissante vérité. Et ce qui fait à Mme Récamier peut-être encore plus d'honneur que d'avoir inspiré
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un tel sentiment, c'est qu'en l'acceptant tout entier elle n'en abusait point, et le payait d'urfretour trèsinégal sans doute, mais sérieux et sincère. Elle témoignait à M. Ballanche une amitié et une confiance qui, dans ce cercle de brillants adorateurs, lui faisaient, à lui, une situation convenable et douce. Elle prenait grand soin de son modeste amour-propre, de sa dignité, de ses intérêts, de ses succès; elle contribua beaucoup à le faire entrer, en 1842, à l'Académie française; et lorsqu'en 1847, il fut atteint d'une pleurésie mortelle, Mme Récamier, qui venait de subir l'opération de la cataracte et avait besoin du plus profond repos, renonça à tonte précaution, vint s'installer au cbevet de son ami mourant, ne le quitta plus tant qu'il respirait encore, « et perdit dans les larmes, dit sa nièce, toute chance de recouvrer la vue. »
Quel contraste entre cette relation si sereine et si douce, et les exigences, les inégalités, les ennuis, les sécheresses et les adorations alternatives qu'imposait à Mme Récamier l'amour de M. de Chateaubriand ! La lecture des Souvenirs que publie Mme Lenormant à peine achevée, je viens de relire le volume qu'a consacré à Mme Récamier et à ses rapports avec elle, dans les Mémoires cl'outre-tombe,
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M. de Chateaubriand lui-même. Les femmes ont cela d'admirable que lorsqu'elles rencontrent, dans un homme qui s'occupe d'elles, de grandes qualités, de grands talents, l'éclat du mérite et de la renommée, elles supportent tous les défauts, toutes les prétentions, je dirais presque toutes les tyrannies, et pardonnent tout à la supériorité et à la passion.
Ce qui est grand et beau les touche et les saisit bien plus que ce qui est mauvais et pesant ne les rebute ou ne les effraye ; et quelles que soient les épreuves qu'elles subissent, elles ont des trésors de tendresse, de générosité et de patience pour qui les aime et les glorifie en les aimant. M. de Chateaubriand ne s'est pas présenté, à coup sûr, dans les Mémoires d'outre-tombe, sous les traits les moins favorables; il a employé toutes les ressources de son talent à se grandir en se peignant ; et lors même qu'il raconte ses erreurs, ses fautes, ses égoïstes tristesses, ses humeurs, les mauvais côtés de son caractère et de son âme, on sent fumer dans ses paroles l'encens que brûle, en son propre honneur, un insatiable orgueil. Pourtant il ne réussit pas à se faire admirer assez pour qu'on.lui pardonne tout; l'impression qui reste de lui, après la lecture de ses Mémoires, dans les esprits clairvoyants et libres,
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lui est très-contraire; et, pour me servir des expressions les plus douces, nulle sympathie ne s'unit et une juste improbation se mêle à l'admiration qu'inspirent l'élévation de sa nature et l'éclatante originalité de son talent. Il en est autrement après la lecture des Souvenirs de Mme Récamier non que 'le M. de Chateaubriand des Mémoires d'outre-tombe, l'égoïste exigeant, vaniteux, fantasque, ennuyé, amer jusqu'à la haine, ne s'y retrouve souvent, surtout à certaines époques de leur relation, pendant l'ambassade de M. de Chateaubriand à Londres, le congrès de Vérone et son ministère des affaires étrangères; mais un autre homme, bien meilleur et bien plus aimable, y apparaît aussi, un homme capable de tendresse, de respect, de constance, même de modestie et de dévouement dans l'affection souveraine qui remplit sa vie et envers la personne dont il ne saurait se passer. A mesure qu'on avance dans les Souvenirs, la figure de M. de Chateaubriand se rassérène et s'épure; naturellement grande et noble, elle devient plus douce et plus affectueuse; les petites passions s'éloignent; un sentiment vrai se déploie; et quand, d'une main tremblante, il écrit en 1840 à Mme Récamier : « Vous êtes partie, je ne sais, plus que faire.
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Paris est le désert, moins sa beauté. Où. vous manquez, tout manque, résolution et projets. Le vieux chat ne peut plus jeter sa griffe qui se retire. Je l'entre en moi; mon écriture diminue; mes idées s'effacent; il ne m'en reste plus qu'une, c'est vous.
Mes sentiments ne sont pas diminués comme mon écriture; ils sont plus fermes que ma main. Où avezvous pris que je me plaignais de votre silence? Je n'ai pas dit un mot de cela. Je suis le plus soumis, le plus dompté de tous ceux qui vous aiment. » Il est impossible de ne pas être touché de ce qui vibre encore si fortement dans le cœur de cet illustre vieillard, et de ne pas lui rendre la justice que bien des mauvais démons en sont sortis.
C'est que Mme Récamier avait en général avec ses amis, et eut surtout avec M. de Chateaubriand, le beau don de développer ce qu'il y avait en eux de meilleur et de plus satisfaisant pour eux-mêmes comme pour leurs relations avec les hommes, leurs instincts -élevés, leurs bons désirs, leurs sentiments généreux et équitables. Elle excellait à toucher sans bruit les cordes nobles et douces de l'âme, à panser les blessures du cœur ou de l'amour-propre, à distraire les tristesses, à calmer, à apaiser en remplissant et animant doucement la vie. « Peut-être par-
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viendrez-vous, lui écrivait M. Ballanche, à faire trouver en moi des choses qui y sont enfouies. J'en suis certain ; s'il y a quelque chef-d'œuvre de caché dans le secret de mon âme, c'est vous seule qui pouvez faire qu'il se réalise. Votre présence si pleine de charme, les doux reflets de votre âme seront pour moi une inspiration puissante. Vous êtes une poésie tout entière; vous êtes la poésie même. »
Plus tard, et en lui parlant de M. de Chateaubriand, il lui disait : « La tristesse dont il est obsédé ne m'étonne point ; la chose à laquelle il avait consacré sa vie publique est accomplie; il se survit, et rien n'est plus. triste que de se survivre; pour ne pas se survivre, il faut s'appuyer sur le sentiment moral.
Votre douce compassion sera son meilleur asile.
J'espère que vous le convertirez au sentiment moral ; vous lui ferez comprendre que les plus belles facultés, la plus éclatante renommée ne sont que de la poussière si elles ne reçoivent la fécondité du sentiment moral. » M. de Chateaubriand a dépeint lui-même le bien que lui faisait Mrae Récamier et l'état presque tranquille et doux auquel elle l'avait amené; après avoir décrit dans ses Mémoires l'Abbaye-aux-Bois, le couvent tout entier, la chambre que Mme Récamier y occupait, la société choisie qui
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s'~ réunissait, il ajoute : « Agité au dehors par les occupations politiques ou dégoûté par l'ingratitude des cours, la placidité du cœur m'attendait au fond de cette retraite, comme le frais des bois au sortir d'une plaine brûlante. Je retrouvais le calme auprès d'une femme dont la sérénité s'étendait autour d'elle sans que cette sérénité eût rien de trop égal, car elle passait au travers d'affections profondes. Le malheur de mes amis a souvent penché sur moi, et je ne me suis jamais dérobé au fardeau sacré; le moment de la rémunération est arrivé ; un attachement sérieux daigne m'aider à supporter ce que leur multitude ajoute de pesanteur à des jours mauvais. En approchant de ma fin, il me semble que tout ce qui m'a été cher m'a été cher'dans M*6 Récamier, et qu'elle était la source cachée de mes affections. Mes souvenirs de divers âges, ceux de mes songes comme ceux de mes réalités, se sont pétris, mêlés, confondus, pour faire un composé de charmes et de douces souffrances dont elle est devenue la forme visible. Elle règle mes sentiments, de même que l'autorité du ciel a mis le bonheur, l'ordre et la paix dans mes devoirs. »
Qui expliquera ce charmant et salutaire empire?
Par quels mérites ou par quel art une femme a-t-elle
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pu acquérir et garder toute sa vie tant d'amis, des amis si divers et plusieurs si éclatants, très-inégalement aimés d'elle, et tous contents ou résignés à se contenter de la part qu'elle leur faisait, et vivant tous en paix autour d'elle, comme un petit peuple de croyants fidèles, heureux d'adorer ensemble leur commune idole?
Quelle serait à cette question, si elle lui était posée avec pleine connaissance des faits et des personnes, la réponse de La Rochefoucauld, de ce moraliste pénétrant et sec, si habile à démêler les mauvais secrets de l'âme humaine, et à chercher dans ce qui se cache le mobile de ce qui se montre et l'explication de ce qui se voit?
Il verrait, je crois, dans Mme Récamier, une grande, spirituelle, aimable et très-habile coquette; une coquette à la fois conquérante et prudente, insatiable dans sa soif d'hommages et d'adorateurs; supérieure dans l'art de mesurer, de distribuer et d'approprier convenablement ses grâces et ses amitiés; bien plus aimée qu'elle n'aimait; puissante sur tous ceux qui l'aimaient parce qu'elle ne se
donnait à aucun, et les conservant tous parce que nul ne pouvait se vanter de la posséder; vraie reine de salon, dans sa petite chambre de l'Abbaye-aux-
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Bois comme dans son hôtel de la Chaussée-d'Antin ; reine charmante, mais bien plus reine que femme; sans mari, sans enfants, sans amant, isolée au milieu d'admirateurs passionnés, d'amis fidèles et de serviteurs dévoués; lasse peut-être quelquefois des soins que lui coûtait son empire, mais probablement contente, à tout prendre, de son sort, car il était en harmonie avec sa nature, et tel qu'ellemême l'avait fait.
Je ne pense pas que ce fût là, de Mme Récamier, une explication suffisante ni satisfaisante : qu'elle fût coquette et habile, et d'un cœur plus ambitieux d'affection et d'adoration que lui-même passionné, cela est clair; mais des vérités partielles ne sont pas la vérité, et des traits ne font pas un portrait; les grandes, belles, spirituelles, aimables et froides coquettes ne sont pas très-rares; mais ni leur beauté, ni leur agrément, ni leur habileté ne leur valent la situation et la destinée de Mme Récamier.
Je n'ai point été de son intimité, ni même de sa cour; je la vis pour la première fois en 1807, chez Mme de Staël, au château d'Ouchy, près de Lausanne; elle était alors dans tout-son éclat et au moment de l'un de ses plus brillants triomphes; le prince Auguste de Prusse l'assiégeait de ses instances pas-
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sionnées; je la trouvai très-belle, plus encore parce que tout le mode le disait que par ma propre imprèssion; il y avait, à mon goût, dans sa beauté, plus de charme que de grandeur et pas assez de feu pour tant d'éclat. Plus de trente ans se sont écoulés sans que j'aie eu avec elle aucune relation ; je ne l'ai même, durant ce temps, que rarement rencontrée. Je l'ai revue après 1840, vieille alors, mais conservant, avec une convenance parfaite pour son âge, une grâce digne et séduisante qui réveillait les souvenirs de sa jeunesse et de ses succès; mon amitié pour M. et Mme - Lenormant me rapprocha d'elle; j'allai quelquefois chez elle; elle me reçut avec bonté ; des rapports pleins de bienveillance et de goût mutuel s'établirent entre elle et ma mère.
Je l'ai assez vue, elle-même et ses entours, po.ur la bien connaître; je n'ai point vécu sous son charme; je pense à elle et je parle d'elle sans aucune gêne > ni aucun parti pris.
Ce qui me frappe surtout en elle, c'est l'unité de son caractère et de sa vie : elle a traversé des temps v très-divers, dans des situations et entourée de relations aussi très-diverses; jelle n'en a point contracté les incohérences, ni accepté les luttes, ni subi les vicissitudes. Sous le Directoire, sous l'Empire, sous
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la Restauration, sous la monarchie de 1830, à Paris, à Lyon, à Rome, à Naples, à l'Abbaye-aux-Bois et à -la Chaussée-d'Antin, avec ses amis bonapartistes, légitimistes, libéraux, riche ou ruinée, errante dans l'exil ou retirée dans un couvent, ellf est restée constamment la même, gardant, en dépit des influences et des exigences extérieures, ses sentiments, ses idées, ses goûts, ses habitudes personnelles. On peut dire que tel de ces régimes lui convenait mieux ou lui était plus sympathique que les autres; elle n'a appartenu à aucun; elle ne s'est laissé marquer d'aucune empreinte ni soumettre à aucun joug; elle a été toujours et partout, et avec tout le monde, Mme Récamier, rien de moins, rien de plus et rien autre. Il y a bien de la dignité, et aussi bien de la force cachée sous une douce apparence, dans cette indépendance et cette permanence de la personne morale, quels que soient l'air qu'elle respire, les circonstances qui l'entourent et les spectacles auxquels elle assiste.
C'est grâce à ce mérite général que Mme Récamier a possédé un mérite particulier, rare en tout temps et précieux surtout de nos jours et pour elle; elle est restée toujours modérée et équitable au milieu des passions politiques les plus vives; ses plus in-
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times amis, ses plus fervents adorateurs ont été, la plupart du moins, des hommes politiques souvent adversaires, quelquefois ennemis; elle les compre1 nait tous et leur faisait justice à tous, non par des complaisances alternatives et trompeuses, mais par une impartialité sereine et douce, en tenant leur affection pour elle et son amitié pour eux en dehors de leurs querelles, fermement et ouvertement résolue à ne se brouiller avec aucun d'eux, quelles que fussent, entre eux, les brouilleries : « Votre situation, lui écrivait le duc de Laval au moment de la rivalité diplomatique entre le duc Matthieu de Montmorency et M. de Chateaubriand, est sans doute une des plus complexes, des plus bizarres et des plus difficiles que je connaisse : mais je suis sûr que vous vous tirez d'affaire avec un naturel admirable, que vous portez toutes les confidences, que tout le monde est content, et que personne n'est trahi. »
Le duc de Laval avait raison ; Mme Récamier ne trahissait et ne mécontentait personne. C'est qu'elle portait, dans les situations les plus complexes et avec les amis les plus contraires, une généreuse disposition, la plus sympathique et la plus pacifique de toutes ; en demeurant étrangère à tous les partis, à
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tous les systèmes, à tous les débats spécialement politiques, elle avait un goût très-vif pour tout ce qui était distingué, élevé, beau ou bon, brillant ou attachant ; elle le sentait, le démêlait à travers toutes les opinions, sous tous les drapeaux, s'en saisissait comme d'un trait d'union entre elle et la personne qu'elle remarquait à ce titre, et le trait d'union devenait un lien que rien ne pouvait rompre. Jamais femme n'a été plus sensible au mérite personnel, quel qu'en fût le genre, ne lui a témoigné plus de sympathie et ne lui est demeurée plus fidèle, malgré les embarras des situations ou même les désagréments des apparences. C'est par là qu'au milieu d'amis et d'habitudes aristocratiques, Mine Récamier était vraiment et pratiquement libérale; elle avait, pour M. Ballanche ou M. Ampère, les mêmes soins que pour le duc de Laval ou le duc de Noailles. Et ce n'était pas simplement de sa part un raffinement de coquetterie ou une habileté de salon ; elle prenait le même plaisir à jouir de leurs mérites ou de leurs agréments très-divers, et leur portait à tous une sincère amitié.
Elle était libérale aussi par un autre sentiment qui marquait en elle autant de dignité que de bon sens. Cette personne, si recherchée et si entourée
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1 du monde aristocratique, français et européen, n'oublia jamais qu'elle était née bourgeoise, et resta toujours fidèle aux amis, aux convenances et à la cause de sa condition native ; aussi fidèle à Mme Delphin, sa belle-sœur, et à M. Paul David, neveu de soi) mari, qu'à Mme de Staël ou à M. de Montmorency. Ni dans les deux volumes que publie sa nièce, ni dans mes propres souvenirs à son sujet, je n'entrevois en elle aucune trace d'enivrement vaniteux et frivole. Tentée un moment d'entrer dans une famille royale et de devenir princesse, elle s'arrêta, par scrupule et bon goût pour elle-même autant que par devoir pour son vieux et paternel mari.
Après la mort de Mme de Chateaubriand, M. de Cha-.
teaubriand, qui avait alors soixante dix-neuf ans, lui demanda avec instance de l'épouser, pour, vivre auprès' de lui et porter son nom ; elle s'y refusa : « A quoi bon? lui dit-elle; à nos âges, quelle convenance peut s'opposer aux soins que je vous rends?
Si la solitude vous est une tristesse, je suis toute prête à m'établir dans la même maison que vous.
Si nous étions plus jeunes, je n'hésiterais pas : j'accepterais avec joie le droit de vous consacrer ma vie; ce droit, les années et la cécité me l'ont donné; ne changeons rien à une affection parfaite. » Je ne
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sais si M. de Chateaubriand trouva parfaite une affection qui ne partageait pas le tendre vœu qu'il exprimait, le pied déjà posé sur les marches de son tombeau; mais pour elle-même et dans l'intérêt de singulière histoire, Mme Récamier eut raison de garder le nom qu'elle avait porté toute sa vie et dont elle avait fait seule la célébrité.
Tant d'empressement à plaire, tant d'agréments de tout genre pour plaire, tant de charme affectueux et de tendres soins pour ceux à qui elle avait plu, et en même temps tant de retenue et d'indépendance avec ceux qui lui plaisaient le plus, tant de sympathie et si peu d'entraînement, c'est surtout à ce rare mélange que JIme Récamier a dû ses universels et inépuisables succès. C'était une nature pleine à-la fois d'attrait et de mesure, de douceur harmonieuse et de fermeté cachée, prompte à se laisser charmer par le mérite, le talent, la distinction, le nom, la gloire, jamais dominée, même par ce qui la charmait, et donnant à ses amis un grand sentiment de confiance en elle et dans son affection, en leur laissant toujours à désirer et à attendre quelque chose de plus que ce qu'elle leur donnait.
Jamais peut-être existence de femme n'a été plus habilement gouvernée à travers les difficultés des
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relations intimes comme les écueils du monde, ni plus exempte de mécompte à côté des succès, ni plus brillante sans grande aventure ni grand bruit.
Cette existence a-t-elle été aussi heureuse que brillante? Il paraît qu'arrivée près du terme, Mme Récamier elle-même ne le pensait pas, car elle disait souvent à sa nièce combien, dans sa vie en apparence si animée et si douce, il y avait eu de vide et d'effort, et que jamais, à une femme pour qui elle aurait de l'amitié, elle n'en souhaiterait une pareille. Elle avait raison. Il a manqué à Mme Récamier les deux choses qui peuvent seules remplir le cœur et la vie ; il lui a manqué le bonheur ordinaire et le bonheur suprême, le sort commun "des femmes et le privilège, quelquefois chèrement.
acheté, de quelques-unes, les joies de la famille et les transports de la passion. En faut-il chercher la cause dans les accidents de sa destinée ou dans le fond même de sa nature? Eût-elle été capable de goûter, saris autre désir, le bonheur simple d'une femme et d'une mère, ou de s'absorber dans un sentiment plus ardent et plus exclusif que celui qu'elle éprouvait pour M. de Chateaubriand, certainement l'homme qu'elle a le plus aimé? La plupart des lec-
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teurs de ses Souvenirs inclineront à dire que non, et à croire que Mme Récamier a été tout ce que, par nature, elle pouvait être. Je serais tenté d'en penser * autrement : il y a, pour les créatures humaines vraiment distinguées, plus d'une destinée possible, et elles portent en elles des puissances qu'une vie humaine, toujours sr étroite, n'éveille et ne développe point. Je soupçonne que la nature de Mme Récamier était moins superficielle que ne l'a été sa vie, et qu'elle eût pu éprouver des sentiments plus forts que ceux qu'elle a connus, et faire d'elle-même un plus sérieux emploi que ne l'ont exigé ses mondains -( triomphes. Mais ce serait là, sur cette rare personne, des conjectures, et il ne s'agit ici que de ses Souvenirs.
J'ai dit que le livre où. ils sont retracés était un monument de piété filiale. C'est aussi un monument des mœurs sociales de ces temps et de ces régimes si divers qu'a traversés Mme Récamier. La société révolutionnaire sortant de la Révolution, la société de l'ancien régime rentrant en France, la société impériale s'élevant, brillant et tombant, la société en province sous le despotisme impérial, les étrangers attirés à Paris de tous les coins de l'Europe par la politique, la curiosité ou le plaisir, les Français
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répandus dans toute l'Europe par la guerre, la conquête ou l'exil; Paris, Rome, Naples, Coppet, Lyon, Ja Suisse, l'Allemagne, les personnages les plus célèbres de tous ces lieux et de toutes ces époques apparaissent, se succèdent dans cet ouvrage, et viennent s'y peindre eux-mêmes par leurs conversations, leurs lettres et les événements considérables ou les incidents familiers de leur vie. On s'étonne un peu quelquefois de ne voir, de toutes ces grandes figures, que le côté, quelquefois petit, par lequel elles se rattachent à Mrae Récamier; et l'auteur, passionnément préoccupé des intérêts ou des sentiments de cette personne chérie, n'a pas toujours assez pensé à ceux des personnes étrangères auxquelles il touchait en passant. Je retrancherais volontiers çà et là quelques phrases. Je trouve, à propos de certains événements, de la guerre d'Espagne en 1823 par exemple, une politique toute personnelle et de sentiment dont je contesterais les appréciations. Mais je n'ai nul goût à relever quelques fautes ou à quereller quelques détails dans un ouvrage qui me touche et par l'esprit général qui l'anime et par le pieux sentiment qui l'a dicté.
Tels qu'ils sont, les Souvenirs de Mme Iiècamier sont un livre rempli, pour les contemporains, d'un
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intérêt presque personnel, et fait pour exciter vivement la curiosité historique et morale des générations qui ont eavie de connaître les personnages qu'elles n'ont pas vus et les temps dont elles ne sont pas.
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LA COMTESSE DE BOIGNE
Née à Paris en 1780, morte à Paris en 1866.
il y a neuf ans, en parlant, dans mes Mémoires
de quelques-uns des salons les plus distingués de Paris de 1814 à 1859, et des trojs personnes, Mme de Rumford, Mme de Boigne et Mme Récamier, qui en étaient le centre et l'ornement, je disais de Mme de 'Boigne : « Avec moins d'appareil mondain que Mme de Rumford, et par l'agrément de son esprit à la fois sensé et fin, réservé et libre, la comtesse de Boigne attirait un petit cercle d'habitués choisis et fidèles. Élevée au milieu de la meilleure compagnie de la France et de l'Europe, elle avait tenu pendant plusieurs années la maison de son père, le marquis d'Osmond, successivement ambassadeur à Turin et
1. Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, t. II, page 242.
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à Londres. Sans être, le moins du monde, ce qu'on appelle une femme politique, elle prenait aux conversations politiques un intérêt aussi intelligent que discret; on venait causer de toutes choses avec elle et autour d'elle, sans gêne et sans bruit. »
J'allais souvent alors chez Mme de Boigne; il me revint que, tout en se montrant satisfaite de mon langage, elle disait : « J'ai été un peu plus mêlée à la politique de mon temps, et quelquefois avec un peu plus d'influence que ne le croit M. Guizot. »
Mme de Boigne avait raison. Je n'étais jamais entré, avec elle, dans ces relations intimes qui amènent les confidences mutuelles et mettent les personnes au courant les unes des autres; je ne connaissais d'elle que les agréments de son esprit et de sa société. La politique avait en effet tenu dans sa vie et pris dans son âme plus de place qu'elle n'en laissait paraître. Née à Paris, en 1780, sous l'ancien régime à la fois chancelant et trèsanimé, elle avait été élevée, non-seulement dans la région de la cour, mais sous le patronage et presque dans l'intérieur de la famille royale; sa mère, la • marquise d'Osmond, était dame de Madame Adélaïde, tante de Louis XVI; le Roi lui-même et la reine Marie-Antoinette la voyaient souvent et la
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, traitaient avec cette bonté caressante qui attire d'autant plus les enfants qu'en même temps ils sont frappés du spectacle de la grandeur. ÉléonoreAdèle d'Osmond jouait souvent, à Versailles, à Bellevue et à Meudon, avec le jeune dauphin Louis, frère aîné de Louis XVII, enfant délicat et .malade, qui mourut au commencement de 1789, peu avant l'aurore de la tempête. où devaient s'abîmer son trône et sa famille. Quand cette tempête éclata, la famille de Mlle d'Osmond y fut entraînée comme et presque avec la famille royale; ses parents émigrèrent en Italie, d'abord à Rome, puis à Naples.
Là, Mlle d'Osmond, encore enfant et déjà aussi intelligente que jolie, devint l'objet de la faveur particulière de la reine Caroline, sœur de MarieAntoinette, qui se chargea, avec une bienveillance efficace, des soins et des frais de son éducation. Elle continua ainsi de voir de près les splendeurs royales en même temps que, dans l'intérieur de sa famille, elle assistait aux tristesses et aux détresses de la vie domestique. Ce double spectacle simultané fit sur elle une impression profonde ; elle apprit de. bonne heure à connaître les bouleversements des destinées humaines, hautes ou modestes, et à en entrevoir les causes en en ressentant les effets; son jeune
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esprit prit ses premiers élans et reçut ses premières lumières sous le coup des révolutions sans sortir de la société des rois. Elle contracta dès lors, avec la princesse de Naples Marie-Amélie, ces liens de vraie et intime amitié qui devaient tant influer un jour sur. leur mutuelle destinée.
Naples fut bientôt, pour les émigrés français, un séjour aussi impossible que Paris; les parents de Mlle d'Osmond passèrent en Angleterre, presque le seul asile où n'atteignît pas la Révolution, et le seul pays qui s'en défendît avec une intelligente vigueur. Adèle d'Osmond fut jetée alors dans la société à la fois la plus aristocratique et la plus libre de l'Europe, au milieu des plus puissants adversaires de la Révolution française et de ses plus éloquents défenseurs. Là, Pitt gouvernait, Burke écrivait, Fox parlait. Malgré la diversité des opinions et des partis, les émigrés français étaient accueillis de tous, par les uns avec une sérieuse sympathie, par les autres avec un généreux intérêt; et ce grand spectacle de la lutte soutenue par la monarchie contre. la révolution, avec les forces et sous les conditions du gouvernement libre, frappait vivement les esprits que l'âge et les habitudes n'avaient pas fermés à la lumière des faits.
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A seize ans, et par sa situation comme par sa jeunesse, Mlle d'Osmond était étrangère aux questions et aux partis politiques de l'Angleterre ; mais quoique sans fortune, loin de sa patrie et sans autre avenir, que les orages et les ténèbres de la France, elle vivait à Londres dans le monde riche, élégant et puissant; elle était jolie, spirituelle, vive, avec grâce et douceur; elle dansait, elle chantait, elle causait, elle écoutait, elle observait; elle acquérait de très-bonne heure, non pas l'expérience réfléchie que le temps seul donne aux plus rares esprits, mais cet instinct juste et rapide des intérêts de la vie et des convenances socialés qui apprend à voir clair et à se conduire habilement au milieu des difficultés et des épreuves. A peine sortie de l'enfance, elle était déjà sensée, mesurée, pénétrante et prudente, avec une fermeté tranquille et presquefroide qui était l'une des plus originales dispositions de sa nature.
L'occasion lui vint bientôt de mettre à profit ces qualités précoces, je dirais volontiers prématurées.
Par sa figure, ses agréments et ses succès dans le grand monde anglais, elle attira les regards d'un hardi soldat de fortune, déjà vieux, le général comte de Boignc, né à Chambéry en 1741, et qui,
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après une vie errante et pleine d'aventures en Europe, en Afrique et en Asie, était revenu trèsriche de l'Inde où il avait vaillamment servi d'abord plusieurs rajahs indigènes dans leurs luttes, soit entre eux, soit contre l'Angleterre, puis les intérêts de l'Angleterre elle-même. Accoutumé à suivre son désir et à compter sur son succès, il demanda la main de Mlle d'Osmond, à qui ses parents, trèsperplexes, s'en remirent absolument de la décision et de la réponse. Elle s'en chargea sans hésitation, s'entretint seule avec M. de Boigne, lui fit connaître sans embarras la situation de sa famille proscrite et ruinée, ses dispositions personnelles et son parti pris de n'accepter l'offre qu'il lui adressait que s'il assurait, pour l'avenir, le sort de ses parents comme le sien propre. Le vieux général indien se prêta de bonne grâce aux exigences de la jeune Française émigrée, et le mariage se fit en 1798, d'une part avec un empressement aveugle, de l'autre avec autant de franchise que, de froideur.
Pour une personne qui devait, plus de soixante ans après, finir sa vie en écrivant deux romans, l'un intitulé : Une Passion dans le grand monde, c'était là un début fort peu romanesque. Non-seulement 1f~ parmi les indifférents, mais parmi les connaissances
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et même les amis de iAImc de Boigne, plusieurs sont restés surpris, je dirais presque choqués du caractère primitif de cette union. Je serais volontiers aussi sévère, plus sévère qu'eux, car je tiens les convenances morales et l'inclination mutuelle pour la première loi du mariage; si c'était là, en effet, sa loi commune, la société en général, comme la dignité et l'état intérieur des familles, s'en trouveraient infiniment mieux. Mais, par les idées et les pratiques du monde où elle avait vécu, MlIed'Osmond n'avait pas été accoutumée à considérer le mariage sous cet aspect; elle l'avait vu déterminé le plus souvent par des motifs et des arrangements extérieurs et mondains; en épousant M. de Boigne, elle ne fit que suivre la routine de sa société et de son temps; la plupart des parents auraient décidé pour elle comme elle décida elle-même. Qu'elle se chargeât d'en décider elle-même et qu'elle le fît avec la franchise qu'elle y apporta, en ceci fut la nouveauté, une nouveauté honorable quoiqu'un peu étrange.
Elle y fut déterminée par un sentiment qui a dominé toute sa vie, le désir de retirer sa famille de la ruine où elle était tombée, et de rendre aux d'Osmond de l'avenir la situation sociale que la Révolution française avait enlevée à ceux du présent. Pour son
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propre compte, Mlle d'Osmond, dans cette circonstance et par sa nature comme par sa libre volonté*, fut très-peu romanesque et trop peu difficile ; mais elle ne fut pas gouvernée par des motifs égoïstes et vulgaires; elle obéit à un instinct plus élevé, l'intérêt de sa race et de son nom.
Ce mariage eut les suites qu'il était aisé de prévoir; le vieux général et la jeune émigrée tardèrent peu à s'apercevoir qu'ils ne se convenaient pas l'un à l'autre; après six ans d'épreuve, ils le reconnurent mutuellement, et d'un commum accord ils séparèrent leurs vies. En 1804, M. de Boigue avait ramené sa femme en France, où leurs parents, le marquis et la marquise d'Osmond, rayés de la liste des émigrés, étaient venus les rejoindre; il la quitta en - lui assurant dignement une belle et indépendante situation ; et pendant qu'elle restait à Paris, il retourna à Chambéry, sa patrie, où il employa sa fortune et occupa sa solitude à fonder de ands établissements d'utilité et. de charité publiques un collége de jésuites, des écoles de filles, un théâtre, des hospices de vieillards et d'aliénés, etc. Quelque complète qu'elle fût, sa séparation d'avec sa femme ne fut pas une rupture; elle allait le voir à peu près tous les ans, en Savoie, dans son château de Buisson-
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rond, à la porte de Chambéry, et elle passait avec lui quelques semaines, faisant les honneurs de sa maison, où M. de Boigne se plaisait à recevoir alors du monde et à attirer les visiteurs.
Pour une jeune femme libre, riche, jolie, spirituelle, Paris était, à cette époque, un séjour plein d'animation et d'attrait : tout y était jeune aussi, nouveau, brillant, les personnes, les actions, les fortunes, les destinées; toutes les jouissances de la vie au sein de l'ordre s'y déployaient, en même temps que toutes l'es aventures, toutes les chances de la guerre et de la gloire. Cet état de la société et des événements sous le premier Empire convenait à l'état d'esprit et aux goûts de Mme de Boigne; -elle voyait renaître, pour la vie privée la sécurité, -dans le gouvernement la force et l'éclat; elle ne pensait guère à la liberté politique; elle ne l'avait \ue apparaître que sous les traits et les coups de la Révolution; non-seulement elle ne la regrettait et ne la désirait pas ; elle prenait plaisir à retrouver, dans le monde nouveau et autour de son puissant maître, les traditions, les formes de l'ancien monde où elle était née, et quelques essais, plus fastueux -qu'efficaces, d'en relever les apparences et les usages de cour. Mme de Boigne ne se donna point au régime
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nouveau; elle ne se détacha point de son origine, de ses souvenirs, de ses premières et naturelles relations; mais elle n'avait nul éloignement pour des relations nouvelles, nulle prévention exclusive et dédaigneuse envers les personnes de grandeur récente et inaccoutumée; quoiqu'elle ne manquât point de fierté, ni même de hauteur et de malice aristocratique, son esprit ouvert et impartial comprenait sans peine les changements accomplis dans la société et dans les mœurs; et son caractère indépendant, sans passion ni roideur, accueillait de bonne grâce ce que son bon sens jugeait inévitable.
Elle contracta de nombreux rapports, elle acquit de vrais amis dans le monde impérial, militaire ou civil ; elle savait se prêter à des amitiés fort diverses, s'y plaire même sans mensonge, et elle recueillait ainsi, dans une vie qui eût été, sans cela, isolée et vide, les avantages et les agréments attachés à la réputation d'amie sûre et de très-aimable maîtresse de maison.
Mais en même temps qu'elle jouissait, comme on jouit à vingt-cinq ans, de la situation qu'elle se faisait ainsi elle-même, au sortir de l'émigration et ; dans un régime issu de la Révolution, la jeune comtesse de Boigne avait les yeux ouverts sur les
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périls que courait ce régime, et que, de jour en jour, l'empereur Napoléon aggravait et créait luimême par l'étendue et la fougue illimitée de ses passions, de ses vues et de ses entreprises. Mrae de Boigne avait l'esprit essentiellement mesuré, contenu, attentif à voir les choses dans leurs proportions véritables et leurs chances probables ; l'observation tenait en elle plus de place que l'imagination ; et quoiqu'elle eût du goût pour ce qui était grand et brillant, elle se méfiait extrêmement, dans la pensée comme dans la vie, des perspectives infinies et hasardeuses. La chute de l'Empire ne la surprit point et l'inquiéta un moment sans l'affliger; la Restauration ne pouvait que lui plaire; c'était à la fois un retour vers le passé qui lui était cher, et l'apaisement des orages qui troublaient et menaçaient sans cesse le présent dont elle jouissait. Elle ne tarda pas à goûter, pour son propre compte, les fruits du régime rétabli; sa famille y retrouva les faveurs de la cour; son père, le marquis d'Osmond, fut nommé ambassadeur, d'abord à Turin, puis à Londres; il occupa ces grands postes de 1814 à 1819; médiocre et insignifiante sans être exigeante ni incommode, ce qui est rare, la marquise d'Osmond, sa femme, tenait peu de place dans sa
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maison; à côté de son père, qu'elle aimait tendrement, la comtesse de Boigne fut la véritable ambassadrice; et elle rentra, avec les biens du rang et de la fortune, dans cette société anglaise où naguère elle avait vécu exilée, isolée, presque pauvre, obligée de puiser � dans ses mérites per-
sonnels toute la sûreté et tout l'agrément de sa vie.
Elle eut autant de succès dans la grande que dans la mauvaise fortune : un succès plus difficile peutêtre, car les tentations de l'ambition et de l'amourpropre y étaient bien plus vives; mais Mme de Boigne savait contenir les tentations qui auraient pu devenir des périls; elle n'avait pas ces instincts supérieurs et lumineux, ces élans de l'esprit et de la conduite
(fui portent quelquefois une femme au delà de sa sphère naturelle, et lui donnent cet ascendant de société dont la princesse de Lieven, ambassadrice de Russie à Londres à cette même époque, était alors un brillant exemple. Exempte de toute rivalité imprudente, la comtesse de Boigne ne rechercha rien de semblable; elle suffit habilement, dans l'intérêt de son père et de sa cour, aux devoirs et aux convenances de sa situation; elle se contenta d'y suffire. Réussir sans se compromettre, c'était,
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en toute occasion, son dessein, son art, et le gage comme la limite de ses succès.
Mais sa fortune diplomatique fut courte : en 1819, son père, vieux et malade, donna sa démission de l'ambassade de Londres, et se retira dans la Chambre des Pairs où le roi Louis XVIII l'avait appelé dès 1815. Mme de Boigne tenta, mais en vain, d'obtenir pour lui le cordon.bleu; et sans ambition mécontente, sinon peut^tre avec un peu d'humeur, elle reprit à Paris sa vie de spirituelle et attrayante maîtresse de maison. Elle en retrouva sans peine les agréments : des femmes du monde élégant, des hommes d'esprit et de rang, diplomates, militaires, administrateurs, lettrés, se réunissaient dans son saloi, divers d'opinion comme de situation, mais acceptant mutuellement leur libre langage sur les événements, les questions, les discours, les écrits qui occupaient vivement alors la société française délivrée des fardeaux du pouvoir absolu et de la guerre, et empressée à jouir, dans toutes les voies, de sa propre activité et de ses féconds loisirs. Mme de Boigne était ainsi, et on était, chez elle, au courant de toutes choses, des petits incidents du monde comme des bruits confidentiels, du mouvement intellectuel comme des affaires publiques, et on
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s'entretenait de toutes choses avec cette liberté intelligente et polie qui fait le charme de la vie sociale.
Mme de Boigne portait dans cette vie à la fois l'indépendance et la prudence de son esprit et de son caractère : son salon n'était nullement un salon d'opposition ; ce n'était pas non plus un salon de cour ni de ministère; elle aimait la Restauration; mais elle l'observait et elle la jugeait comme elle avait observé et jugé l'Empire, avec une impartialité clairvoyante. Elle avait acquis, dans les épreuves de l'émigration et dans les soins de la diplomatie, un tact politique qui lui faisait reconnaître les fautes et pressentir les périls des gouvernements comme des partis. Dès 1814, elle avait été frappée du contraste profond entre les deux Frances appelées à vivre ensemble, la France de l'ancien régime et la France de la Révolution. Ce n'était pas seulement à l'occasion des grandes questions politiques et dans les conflits publics entre le gouvernement rovaliste et l'opposition libérale ou révolutionnaire que Mme de Boigne puisait ses pressentiments; elle I remarquait surtout avec inquiétude les difficiles 1 relations sociales des personnes qui appartenaient à des temps et à des régimes divers, le désaccord
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permanent de leurs tendances, de leurs goûts, de ) leurs prétentions, leurs petits et continuels chocs ou déplaisirs mutuels. Elle voyait là deux sociétés aussi méfiantes que différentes, et elle ne voyait, au-dessus d'elles, point de pouvoir assez fort pour imposer ou assez habile pour amener le support réciproque en attendant que le temps amenât la paix. Napoléon eL Henri IV manquaient également à cette difficile et périlleuse situation.
Précisément à cette époque, au milieu de ces 1 troublés" du présent et de ces obscurités de l'avenir, Wne de Boigne retrouva et renoua les liens d'amitié intime et confiante qui, plus de trente ans auparavant, s'étaient formés entre elle et la princesse Marie-Amélie, devenue duchesse d'Orléans. Aucun calcul, aucune vue ne se mêlaient à cette relation, résultat naturel du passé et des sentiments spontanés et fidèles que se portaient les deux personnes.
La révolution de 1830 ne surprit donc guère )Ime de Boigne ; elle s'attendait. aux fautes du pouvoir et aux conséquences des fautes. Elle s'affligea et s'inquiéta de l'événement; mais la consolation ne lui manqua point; en même temps qu'elle voyait tomber un passé qui convenait à ses habitudes et à
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ses goûts, elle vit apparaître un avenir qui lui' offrait des satisfactions et des espérances. Non pour des désirs d'ambition ou de faveur qu'elle n'avait point, mais pour une sécurité publique et person, nelle à laquelle elle tenait beaucoup. Ses relations avec la reine Marie-Amélie étaient aussi désintéressées qu'intimes ; par amitié comme par bon sens, elle embrassa, sans hésiter, la cause de la monarchie nouvelle. Elle eut, dès le premier moment, l'occasion de lui rendre un signalé service : la prompte adhésion du corps diplomatique importait beaucoup au régime naissant, et, dans le corps diplomatique, l'ambassadeur de 'Russie, le comte Pozzo di Borgo, était l'un des plus considérables ; Mme de Boigne était fort liée avec lui, et il avait en elle grande confiance ; elle aperçut en lui un peu d'humeur, et avec une finesse de femme et d'amie, elle en démêla, la cause. Pozzo di Borgo craignait que le général Sébastiani, son ennemi de race et de parti en Corse, ne fût ministre des affaires étrangères. Mme de Boigne en avertit la reine, et avant la formation du cabinet du 11 août 1830, elle put dire à Pozzo di Borgo que le général Sébastiani serait ministre de la marine. L'amour-propre du Corse fut rassuré, et l'ambassadeur de Russie prêta
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de bonne grâce au régime nouveau son habile appui.
Trois mois plus tard, le général Sébastiani devint ministre des affaires étrangères; mais la crise était passée et le gouvernement du roi Louis-Philippe établi; le comte Pozzo di Borgo se résigna alors à un déplaisir qui ne pouvait avoir, pour le régime de 1830, aucun grave résultat.
Tant que dura ce régime, de 1830 à 1848, Mme de - Boigne fut fidèle à ses liens d'amitié et à ses habi
tudes d'esprit politique. Elle assistait, avec plus d'inquiétude que de goût, au spectacle de nos luttes parlementaires, de leurs ardeurs et de leurs chances, ne prenant fait et cause, ni tout haut, ni même dans son âme, pour aucun des partis et des acteurs; toujours favorable aux intérêts de l'ordre, du pouvoir, de la politique conservatrice, mais jugeant ses défenseurs aussi sévèrement que ses adversaires, et préoccupée surtout de la crainte que les uns ne réussissent pas et que la victoire des autres ne devînt une périlleuse nécessité à subir. Au fond, elle doutait du succès du gouvernement libre, tout en comprenant et en admettant qu'on ne pouvait s'en passer. Elle était confirmée dans ses dispositions personnelles par son ancienne et profonde
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intimité avec M. Pasquier, le représentant le plus éclairé comme le plus éprouvé de la politique prudente, et spectateur, je dirais volontiers censeur éminemment judicieux des situations et des hommes engagés dans l'arène parlementaire où, comme président de la Chambre des Pairs, il n'était plus intéressé ni compromis à titre d'acteur. Il soutenait aussi loyalement que sensément, et très-honorablement pour lui-même, le gouvernement du roi LouisPhilippe, sans prédilection intérieure ni ferme confiance. Je ne lui étais pas non plus particulièrement agréable : il m'était arrivé, sous la Restauration et dans quelques-uns de mes écrits, de parler de M. Pasquier, de son rôle et de son influence dans la politique du temps, toujours avec convenance, je crois, niais avec dissidence et liberté. Il était trop honnête homme pour que ce souvenir influât sérieusement sur ses relations avec moi depuis que - je portais le poids de ce gouvernement qu'il secondait sans en répondre; mais il en résultait, entre lui et moi, une nuance de froideur, même dans l'approbation et l'appui. Mme de Boigne conservait envers moi la même impression, plus vivement peut-être que M. Pasquier lui-même; elle me témoignait plus d'estime que de faveur, et les difficultés ou les périls
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de ma situation politique l'inquiétaient plus qu'ils ne l'affligeaient; mais son penchant personnel n'altérait point l'équité et la clairvoyance de son juge■ ment; nous causions un jour avec un peu plus d'abandon que de coutume; je lui parlais des obstacles graves et des embarras factices que je rencontrais ou que je prévoyais : « Au fond, me dit-elle avec une brusquerie presque bienveillante, vous avez surtout un malheur et un tort; vous durez trop. Je vous souhaite de n'en avoir jamais d'autre; mais vous avez celui-là, et il s'aggrave tous les jours. »
La révolution de Février 1848 fut, pour elle, un vif chagrin et une-alarme immense; l'alarme devint promptement sa préoccupation dominante..Les amis sérieux de la liberté et du progrès social ne sai vent pas assez quel mal font à leur cause et quels j obstacles lui suscitent les emportements révolu; tionnaires ; l'ordre, la sécurité des personnes, des familles, des honnêtes intérêts privés sont, dans , tous les temps et sous toutes les formes de gouvernement, une première et essentielle condition de la j société : quand cette condition manque, quand les esprits sensés craignent qu'elle ne manque, la � société est dévoyée, et son gouvernement, quel
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qu'il soit, quelle que soit sa force apparente, est lui-même en désordre et en péril. La révolution -de 4848 n'a pas eu tous les résultats qu'elle pouvait entraîner, ni fait tous les maux qu'elle pouvait.
faire ; mais elle les a tous fait entrevoir et redouter; et malgré la prompte réaction qui l'a arrêtée, elle a laissé dans les esprits sains une épouvante et dans les esprits téméraires une fermentation qui sont et seront longtemps, je le crains, un grave obstacle au progrès réel des libertés publiques et à l'activité féconde de la vie sociale. La peur aussi peut devenir I une passion, et elle n'est pas la moins puissante.
Comme un très-grand nombre d'honnêtes gens et de gens d'esprit, Mme de Boigne en fut vivement atteinte en 1848, et elle accueillit avec empressement tout ce qui pouvait la rassurer, n'importe à quel prix. Quand elle fut en effet un peu rassurée, quandr elle eut retrouvé les habitudes de sa vie, quand la société de Paris et son salon dans la société de Paris furent redevenus à peu près ce qu'ils étaient auparavant, il fut aisé de voir qu'elle n'en jouissait qu'avec une timidité agitée et comme toujours à la veille de les perdre. Sa situation était douce; elle avait des amis fidèles, des visiteurs spirituels qui se plaisaient à se rencontrer chez
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elle; elle s'était arrangé, à Trouville, au bord de la mer, une jolie petite maison, une vraie corbeille de fleurs en face de l'Océan; et un peu plus loin, sur le flanc de la falaise, elle avait une autre petite maison où un jardinier habile cultivait, pour elle, les fleurs dont sa maison de la plage était parée et les fruits excellents et précoces dont sa table était couverte pour ses amis. Elle les recevait là en été et dans sa maison de Paris en hiver, avec une bonne grâce point banale et une élégance d'esprit et de mœurs, à la fois naturelle et traditionnelle, qui donnaient à sa conversation un attrait original bien qu'un peu froid. Mais une inquiétude permanente troublait évidemment sa pensée et l'agrément de sa vie; on raconte que Louis XV, dans son égoïsme royal et en prévoyant des révolutions prochaines, disait souvent : « Ceci durera bien autant que moi » ; Mme de Boigne avait toujours l'air de dire avec un doute triste : « Pourvu que ceci dure autant que moi ! »
Elle a eu cette modeste satisfaction; ses dernières années n'ont pas été troublées par des révolutions nouvelles; elle y a joui du repos, de la fortune, de la considération, de la société d'hommes distingués souvent réunis autour d'elle à la ville et à la cain-
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pagne; toute la surface de la vie était pour elle, calme, douce, commode, agréable. Au fond pour-
tant et sans le témoigner ouvertement, elle était triste : non-seulement parce que la sécurité de l'avenir manquait à sa pensée, mais parce que sa vie présente et même sa vie passée, telle que le sort la lui avait faite ou qu'elle se l'était faite elle-même, lui apparaissait froide et dénuée; quoiqu'elle les eût supportées avec la morne résignation du bon sens en présence de l'irréparable, les tristesses du cœur ne lui avaient pas manqué; elle avait vu mourir dans sa société, dans sa famille, dans sa maison, des personnes qui lui étaient très-chères ; arrivée à la vieillesse, elle fut séparée, d'abord par la maladie, puis enfin par la mort, de son plus ancien et plus intime ami, M. le duc Pasquier; quand elle le perdit en 1862, lui à quatre-vingt-quinze ans, elle à quatrevingt-deux, ils ne s'étaient pas vus depuis plusieurs mois, leurs infirmités ne leur permettant plus, ni à l'un ni à l'autre, de se déplacer. En 1860, la Imort de la reine Marie-Amélie affligea profondément Mme de Boigne : dans l'isolement et le refroidissement de la vieillesse, les amitiés de la jeunesse conservent et même acquièrent beaucoup de prix, surtout lorsqu'elles ont persisté à travers les
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vicissitudes et les épreuves de longues vies : de seize ans à quatre-vingts, à Naples, à Paris ou à Londres, du haut du trône ou du sein de l'exil, la reine Marie-Amélie et Mme de Boigne n'avaient pas cessé de se porter et de se témoigner attention et confiance; quand elle-apprit la mort de la reine : ( C'est l'adieu de ma plus noble amie, dit Mme. de Boigne. et le coup de cloche de mon départ. » Elle vécut encore près de deux mois, tantôt tout à fait malade, tantôt à peine et un moment convalescente; depuis quelque temps déjà, elle ne sortait plus de. son lit, recevant ses amis dans sa chambre et prenant encore à leur conversation un languissant plaisir. Je ne sais pas quel était alors, à l'approche de l'éternel avenir, l'état intime de son âme; je ne me fie pas, en un pareil moment, aux assertions ou aux dénégations des spectateurs intéressés ou indifférents ; Dieu et le mourant sont seuls en -présence, et nul n'assiste à leur rencontre. Quelles que fussent ses croyances, Mme de Boigne était animée, en religion, de sentiments sérieux et modestes; elle demanda et reçut avec recueillement les secours de son Église, et le 10 mai 1866 elle s'éteignit sans douleur du corps et sans trouble de l'âme.
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De son vivant, elle n'a rien écrit, rien publié du moins : elle n'avait pas cette impulsion passionnée, cette ardeur surabondante qui pousse une femme d'un esprit et d'un cœur très-actif à se répandre au dehors, à chercher la publicité et la renommée.
Elle n'avait pas besoin de ce travail pour mener une vie commode, animée, brillante. Elle n'avait nul goût à en courir les risques. Elle aimait pardessus tout sa sécurité, le succès sans effort et sans bruit. Elle écrivait pourtant; elle prenait plaisir à mettre en relief ses observations, ses impressions, ses souvenirs, et à penser qu'il en resterait quelque 1 trace. Elle a laissé des. Mémoires personnels et deux Romans. Je ne sais à quelle époque elle s'est donné ce qu'elle appelle elle-même « cet amusement, » et je ne connais rien de ses Mémoires. Mais, à la fin de sa vie, elle a fait commencer elle-même l'impression de ses romans; elle a voulu qu'ils fussent publiés après sa mort, et elle a consigné dans son testament cette volonté en en confiant l'exécution à une amie qui avait donné à sa vieillesse les marques les plus assidues de la plus aimable affection, à Mme Lenormant, nièce de Mme Récamier, avec qui Mme de Boigne avait été intimement liée, « et qui l'attirait et la charmait, disait-elle,
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comme tant d'autres, par sa bonté autant que par sa beauté. 1 » Je doute que Mme de Boig'ne eût été satisfaite de la publicité qu'elle avait voulue; ses deux romans n'ont pas frappé le public. Pas autant, selon
1. Une lettre, que Mme Lenormant a bien voulu me communiquer, exprime, de la façon la plus agréable, cet affectueux sentiment.
LA COMTESSE DE BOIGNE A MADAME RÉCAMIEU.
« Paris, le 8 janvier 1812.
« C'est à moi, Madame, que je dois des excuses de n'avoir pas répondu plus tôt à votre aimable lettre; je me suis privée d'un grand plaisir en tardant aussi longtemps à causer avec vous ; mais mon pauvre frère nous a donné de si vives et de si justes alarmes, que je n'ai pas eu le courage de m'occuper d'autre chose. Vous savez qu'il a été malade il y a un mois; nous le croyions tout à fait guéri lorsqu'une rechute l'a remis pendant quatorze jours dans l'état le plus alarmant; il est hors de danger depuis le trois de ce mois, mais cependant il n'a pas encore quitté sa chambre ; on nous fait espérer qu'il n'y a plus rien à craindre ; pourtant cette seconde maladie laisse toujours des inquiétudes : voilà un long détail; il fàut bien compter sur votre intérêt pour oser vous l'adresser.
« J'ai fait avec exactitude toutes vos gracieuses commissions, et il me semble qu'elles ont été accueillies avec la reconnaissance qu'elles méritaient. Je crois votre crainte mal fondée; vous êtes la personne la moins oubliée, et ce n'est pas parce que vous êtes aimable, jolie, charmante; c'est parce que vous êtes bonne, douce, facile, que chacun se souvient de vous d'une^manière qui lui plaît et qui flatte son amour-propre, et peut-être même son cœur si par hasard on en a un ; c'est parce que votre douce et naturelle et séduisante bienveillance a trouvé le secret de persuader à -chacun que son sort ne vous est pas indifférent; vous savez combien
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moi, qu'ils le méritent comme portraits de la société qu'ils retracent et de la personne qui les a écrits.
Le plus court de ces deux romans, la Maréchale d'Aubemer, est intitulé : Nouvelle du xvme siècle; le plus étendu, une Passion dans le grand monde, se passe de nos jours, de 1813 à 1820. Mme de Boigne n'a pas seulement voulu peindre des époques et des mœurs auxquelles elle avait assisté et appartenu; elle a pris soin de bien déterminer elle-même le but qu'elle s'était proposé. Je lis, dans un très-court Avant-Propos placé en tête d'une Passion dans le grand
j'adore ce charme de bonté que je n'ai trouvé en aucune autre femme : je vous l'ai dit cent fois et je l'ai pensé mille; ce qui vous rend si séduisante c'est votre bonté; peut-être suis-je la seule qui ait osé vous le dire; il serait si bizarre de louer la bonté de la plus jolie femme de l'Europe; hé bien, je suis persuadée que si on pouvait définir l'influence que vous exercez, cette même bouté a plus de puissance que tous les autres avantages plus brillants sans doute, mais auxquels elle ajoute tant de force : ainsi, Madame, c'est parce que vous êtes bonne que vous avez fait tourner tant de têtes et désespéré tant de malheureux ; ils ne s'en doutent pas, mais c'est pourtant vrai. - Ah! que vous avez raison de dire qu'on oublie, et c'est surtout les morts; je passe ma vie avec des gens qui ont été pendant des années dans l'intimité de cette pauvre Mmc du Clusel, les premiers objets de ses affections; et rien, ni dans leurs manières ni dans leur contenance, n'a annoncé que le jour de cette éternelle séparation leur paraissait différent de ceux qui l'avaient précédé ou qui le suivront. — De pareilles observations valent mieux que des sermons, et, s'il en était besoin, dégoûteraient bien de telles liaisons! »
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monde : « Je n'ai rien à exiger du lecteur de ces pages ; elles ne me donnent, je le reconnais, aucun droit à sa bienveillance, n'ayant pas été tracées pour son amusement, mais uniquement pour le mien. Si néanmoins il s'en trouvait un que l'oisiveté engageâtàJes parcourir, je lui demanderais bien humblement, et dans son intérêt personnel, d'accorder une attention toute spéciale aux dates de lieu et de quantième. Cette petite sujétion l'avertira de placer en leur temps les événements historiques auxquels les lettres font allusion. Qu'il ne s'alarme pas toutefois : malgré l'expression dont je me sers en cet instant, je n'ai pas eu l'ambition d'écrire un roman historique, mais seulement une histoire de salon; iL m'a fallu montrer l'influence exercée par la politique sur la société et jusque dans les familles; je l'ai considérée comme peinture de mœurs pour les temps dont je parle; en cherchant à conserver, aux différentes nuances du parti royaliste, leurs physionomies particulières, telles que je les ai connues, je n'ai point essayé de peindre les autres partis dont les habitudes intérieures m'auraient été étrangères.
Quoique la plupart des scènes de cet ouvrage soient des réminiscences, aucune n'a de prétention à la vérité historique. »
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Mme de Boigne a dit vrai : c'est la politique et l'influence de la politique sur la société et jusque dans les familles qui est le trait saillant d'une Passion dans le grand monde, de 1813 à 1820. Plus que bon gentilhomme et presque grand seigneur de l'ancien régime, Romuald de Bauréal, jeune encore et déjà colonel, sert avec ardeur et éclat dans les armées de l'Empire; après s'être brillamment conduit à la bataille de Lutzen, il revient un moment à Paris : « le craignais, écrit-il à son ami Henri de Bliane, de trouver dans les salons de nos familles une grande joie des revers de la fatale campagne de Russie; elle a développé, au contraire, une impression de tristesse et de sympathie si sincère, qu'on est tout prêt à s'y réjouir de nos succès de Lutzen; on me les fait raconter, on les écoute avec intérêt. Je suis heureux de retrouver ce sentiment de la patrie parmi ceux auxquels j'appartiens par tant de liens indissolubles. J'espère les divisons de parti prêtes à s'effacer pour se fondre dans le seul intérêt de la gloire du pays ; puisque déjà les jeunes gens veulent le servir, il faudra bien que les parents se résignent à l'aimer. Il n'est pas jusqu'à ta tante, la duchesse de Gerves, qui ne se soit un peu adoucie pour nous; à mon dernier voyage à Paris, elle m'avait tourné
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le dos sans vouloir même apercevoir ma révérence ; il y a grand progrès cette fois-ci ; elle a daigné me complimenter sur mon nouveau grade ; car je suis nommé général ; tu t'en 'réjouiras autant que moi.
J'avais fait annoncer à l'impératrice le colonel de Bauréal arrivant de l'armée; elle m'a reçu, a lu ses lettres et m'a qualifié de général. Je n'avais nulle envie de renouveler la plaisanterie d'où date ma fortune militaire; mais je souriais intérieurement de l'occasion qui s'en représentait, lorsqu'avant de me congédier, elle m'a complimenté sur le nouveau grade obtenu par ce qu'elle a bien voulu appeler ma belle conduite à Lutzen; je lui ai dit l'apprendre de sa bouche ; elle m'a lu alors une phrase de la lettre de l'Empereur, trop flatteuse pour que j'ose la répéter, même à toi; mais elle est gravée dans mon cœur, et je la mériterai par la suite, si je ne la mérite pas encore. Je ne ferai pas de stoïcisme avec toi, mon cher Henri; ce succès me comble de joie ; j'aime mon métier avec passion; je pourrai m'y livrer sur une plus grande -échelle; et puis nous autres, amants de la gloire, nous nous complaisons, il le faut bien avouer, dans tous les hochets qu'elle a inventés pour nous séduire. En sortant du ministère, où l'on m'a con-
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firmé la nouvelle (jonnée par l'Impératrice, j'ai été acheter mes épaulettes, et je regarde complaisam- ment leurs étoiles en attendant l'habit brodé déjà commandé. »
C'est dans cette situation ainsi marquée dès le début, dans les contrastes et les conflits qu'elle soulève entre le jeune gentilhomme devenu l'un des héros de l'Empire, et sa famille, sa société, imperturbables dans leurs sentiments, leurs préjugés, leurs antipathies et leurs propos d'ancien régime, que résident le mérite et l'intérêt de l'ouvrage.
t9 Comme œuvre romanesque, l'originalité.,,, la verve, le mouvement clair et animé, l'invention et la passion y manquent; la scène est chargée d'une foule de personnages et d'incidents qui s'embarrassent, s'obscurcissent et se refroidissent les uns les autres; le héros lui-même, quand ce n'est plus le guerrier, mais l'amoureux qui paraît, devient un peu puérilement sentimental, embarrassé, irrésolu, sans ardeur et sans harmonie morale. Le roman est compliqué et froid ; la physionomie historique du temps et, dans l'histoire, la disposition politique des âmes, y apparaissent seules sous de vraies et vives couleurs.
D'habiles critiques ont fait ressortir d'une façon
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piquante les défauts et les insuffisances du roman ; je les reconnais comme eux; mais je suis très-touché de l'indépendance et de la fermeté d'esprit avec lesquelles Mille de Boigne a peint les fautes, je ne veux pas dire du parti, mais de la société à laquelle elle était naturellement et elle est toujours restée attachée. Il y a des temps où il faut du courage pour dire la vérité à ses adversaires; il y en a d'autres où il est surtout pénible de la dire à ses amis. De 1814 à 1848, l'attitude, les actes, le langage d'un grand nombre de personnes et de familles, héritières naturelles de l'ancien régime français, ont beaucoup nui, d'abord à leur propre cause, ensuite à la cause générale de la monarchie et du gouvernement libre. Ce sont là les. erreurs, c'est là le mal que Mme de Boigne, dans son roman de Romuald de Bauréal, a mis en lumière. On a supposé que son attachement à la reine Marie-Amélie et à la monarchie de 1830 lui avait attiré, de la part de ce qu'on appelle le faubourg Saint-Germain, des déplaisirs qui lui avaient donné de l'humeur. Je n'ai guère aperçu, ni dans son salon la cause, ni dans son langage la trace d'une telle disposition; j'ai vu venir souvent chez elle les personnes les plus distinguées et les plus prononcées de la société
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dont elle aurait eu, dit-on, à se plaindre; je ne sais si elles en avaient voulu à Mme de Boigne de son - attitude et de ses amitiés politiques; mais il n'y paraissait pas, et elles se plaisaient à prendre leur place dans les entretiens et leur part dans les agréments de son petit salon. Quant à Mme de Boigne elle-même, je l'ai toujours entendue s'exprimer sur l'ancien régime, sur ses idées, ses sentiments, ses souvenirs, avec respect et sympathie.
Mais quand il serait vrai qu'elle aurait été quelquefois blessée de certains procédés et de certaines paroles de salon, l'humeur qu'elle en aurait ressentie n'ôterait rien à la vérité de ses jugements et de ses tableaux du temps qu'elle décrit; - c'est de leur valeur historique que je parle, non de la disposition intime de l'auteur. Sans nul doute les opinions et les impressions politiques de. Mme de Boigne sont empreintes dans son roman comme elles l'ont été dans sa vie : c'est précisément son mérite d'avoir vu clair dans son temps et dans son monde, et d'avoir parlé comme elle pensait.
Comme moraliste, elle avait en elle-même et elle a mis dans son roman contemporain un autre mérite, celui de comprendre et d'apprécier avec équité des idées, des dispositions, des conduites très-
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diverses, souvent même contraires. Notre temps est plein de fluctuations, de perplexités et d'incohérences; tous les systèmes, tous les instincts, tous les désirs, tous les partis s'y sent déployés les uns en face des autres et les uns contre les autres ; nous avons assisté aux emportements de la licence et aux excès du pouvoir absolu ; non-seulement en fait, mais en principe, et dans les esprits comme dans les événements. Nous avons connu toutes les gloires et toutes les tristesses de la guerre, tous les bienfaits et toutes les langueurs de la paix. Nous avons eu à considérer ainsi les choses sous leurs aspects les plus différents, et ces différences se sont empreintes dans l'état intérieur des âmes comme dans les destinées du pays : des esprits très-distingués et très-sin cères ont soutenu les théories de l'absolu Usine, tandis que d'autres professaient celles de la liberté démocratique ; des cœurs très-généreux se sont abandonnés à la passion de la grandeur nationale par la guerre, tandis que d'autres invoquaient la paix par l'accord mutuel des nations et la justice cosmopolite. La nature humaine est merveilleusement riche et flexible; elle se prête aux ambitions, aux activités les plus dissemblables, et il suffit souvent d'une bien petite dose de vérité ou de vertu
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pour satisfaire des esprits rares ou des consciences honnêtes, et pour leur faire oublier tout ce qui leur manque. C'est une grande preuve de pénétration et de bon sens que de bien comprendre un tel état de , la société et des âmes, et au milieu de ce chaos, de rendre à chacun, parti ou individu, ce qui lui revient légitimement en fait d'estime et de sympathie. Mme de Boigne avait acquis, dans son observation du monde et de la vie politique, cette intelligence impartiale, et elle l'a portée dans son roman comme elle la pratiquait dans son salon.
La Maréchale d'Aubemer n'est point un roman contemporain ; l'auteur a eu raison de l'intituler Nouvelle du XVIIIe siècle ; c'est bien en [effet au Xvme siècle qu'elle appartient. Mme de Boigne n'était pas de ce temps-là; née en 1780, c'est dans l'époque révolutionnaire et ses diverses phases que s'est passée sa, vie, et qu'elle a pu penser et écrire d'après ses observations et ses impressions propres; elle n'a connu le XVIIIe siècle que par conversation et tradition; traditions récentes, conversations vivantes, mais qui n'avaient, pour elle, rien d'immédiat et de personnel. Aussi qu'y a-t-il dans la Maréchale d'Aubemer? Rien d'historique ni de politique; c'est unroman de mœurs qui peint la société, mondaine et
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domestique, du XVIIIe siècle, sans aucun lien avee
les événements et les passions publiques du temps.
Comme peinture de mœurs et dans cette sphère bien plus limitée, la Maréchale d'Aubemer est une œuvre plus harmonieuse et plus intéressante qu'ime Passion dans le grand monde ; les personnages sont peu nombreux, les incidents naturels et pris dans le cours ordinaire de la vie. C'est la légèreté, la frivolité, l'absence de principes, les intrigues de salon et de boudoir, la rouerie masculine et féminine de la société élégante du XVIIIe siècle, mises en contact et en contraste avec les principes sains, les sentiments sérieux, les mœurs simples, les habitudes vertueuses d'une charmante jeune femme élevée loin de Paris par une mère honnête et pieuse, et qui, venue à Paris avec un mari médiocre et sot, s'y amuse sans perdre ses modestes vertus', exerce peu à peu, autour d'elle, sans la chercher, sans presque y penser, une influence qui surmonte les vices de ceux qui l'approchent, les périls de sa propre situation ; et après la mort accidentelle de son mari, elle finit par un second mariage dont un amour mutuel et éprouvé fera certainement sortir un heureux et exemplaire ménage. Gudule de Saveuse et sa tante, la maréchale d'Aubemer, grande
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dame blasée et ennuyée, qui reçoit sa nièce à Parisd'abord par pure convenance, pour l'introduire dans le monde, et qui bientôt la prend, non sans surprise, dans une amitié presque respectueuse, sans que la dignité de l'àge et du rang en souffre, ce sont là les deux figures autour desquelles tourne ce petit roman. Elles sont très-diverses au début : accoutumée au défaut de principes, à l'empire des passions et des fantaisies, aux mœurs si peu morales de son temps, la maréchale d'Aubemer les voit sans en être choquée, presque sans les remarquer et « comme la condition naturelle de la société élégante.
Elle y porte pourtant plus de laisser aller que de goût; elle a un esprit juste, des instincts droits et délicats qui lui font sentir que ce n'est pas là le bon état de la nature humaine, de la vie humaine, de la société humaine. La vertu sereine, harmonieuse, doucement ferme et confiante de sa jeune nièce la frappe, lui plaît, lui ouvre, pour ainsi dire, un horizon plus pur et plus sûr dans lequel elle entre avec satisfaction; et ces deux personnes, parties de points si éloignés, finissent par se comprendre et s'unir intimement, pour leur bonheur et leur honneur moral mutuels.
Pour ceux qui ont connu Mme de Boigne, il est
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impossible de ne pas voir qu'elle s'est placée ellemême dans l'un et l'autre de ses romans; sans doute avec le ferme dessein d'y être reconnue, car indépendamment des ressemblances d'esprit et de caractère entre la personne réelle et les personnes romanesques, la similitude des situations y est affichée. Dès les premières pages d'une Passion dans le grand monde, on y rencontre une tante du héros Romuald de Bauréal; on est un peu tenté de s'étonner de son nom; elle s'appelle Mme Rornigllère; mais l'explication ne se fait pas attendre ; l'un des amis de Romuald écrit à un autre : « Mme Romignère était chanoinesse de Remiremont ; elle s'appelait la comtesse Gertrude de Bauréal et avait pour son nom une passion qui n'est plus de ce siècle; son seul chagrin était que la fortune de sa maison ne fût plus à la hauteur de son illustration ; les deux derniers ducs de Bauréal ayant dilapidé leur patrimoine, le moment pouvait arriver où il serait .peutêtre indispensable de vendre l'antique château de Bauréal, et la comtesse Gertrude n'y pensait pas sans frémir. Elle était parfaitement belle, très-spirituelle, fort aimable et avait inspiré de grandes passions; elle passait même pour avoir partagé celle d'un homme très-agréable, mais dont le nom ne
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lui avait pas paru digne de s'allier au sien ; ce chagrin de cœur, ou, si vous le voulez, de vanité, l'avait décidée à prendre la prébende de Remiremont. M. Romignère, financier immensément riche, homme de capacité et d'un esprit assez délicat pour apprécier les agréments de la comtesse Gertrude, vivait dans sa société intime, et l'adorait fort à distance depuis nombre d'années; je ne sais quelles conventions se firent entre eux; mais au grand étonnement du monde et de sa famille, la comtesse Gertrude, alors âgée de trente-cinq ans, annonça, avec sa hauteur accoutumée, qu'elle épousait M. Romignère qui avait près de soixante ans et était très-valétudinaire. Il avait offert de prendre le nom d'une terre titrée dont il était propriétaire ; mais elle avait refusé avec dédain. En revanche le contrat de mariage révéla qu'il lui assurait tout son bien. Mme Romignère a toujours comblé son mari d'égards et lui a témoigné grande affection; elle a continué à recevoir la société la plus élevée et l'a forcée à entourer M. Romignère de respect par la déférence qu'elle lui montrait. Il fut arrêté pendant la Terreur; il dut la vie et la conservation de sa fortune au courage et à l'intelligence déployés par sa femme; mais sa santé, déjà si frêle, fut tout à
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fait perdue; il traîna encore quelques années, et la laissa veuve et trèTs - affligée de sa perte.
Des parents éloignés de M. Romignère voulurent réclamer sa succession ; ils intentèrent un procès ; lorsqu'on annonça à Mme Romignère qu'elle l'avait gagné, elle se borna à dire : « Il aurait été par trop dur de s'appeler Romignère pendant quarante ans pour ne rien laisser à la maison de Bauréal. »
D'après le titre de la Maréchale d'Aubemer, le lecteur ne s'attend pas à retrouver là Mme Romignère ; ce n'est pas la même aventure, ni par la même cause; mais la situation est analogue, et si elle n'aboutit à la même fin, elle réyèleila même personne. « Le baron d'Élancourt, veuf et retiré du service, habitait une terre éloignée de la capitale.Il crut faire un acte de haute sagesse en nommant un homme d'affaires, dont l'intégrité ne lui était pas douteuse, tuteur de ses deux filles. En chargeant M. Duparc de gouverner leur fortune et de disposer de leur sort, il avait stipulé qu'elles demeureraient au couvent jusqu'au jour de leur mariage; l'aînée atteignait sa dix-neuvième année lorsque M. Duparc lui présenta M. Dermonville comme aspirant à sa main. L'ennui du couvent ne
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lui permit pas d'hésiter; elle épousa M. Dermonville, au grand mécontentement de sa famille qui n'avait pas été consultée. Le public en général blâma ce mariage; on trouvait que Mlle d'Élan court, fille de qualité, alliée aux premières maisons de France, possédant 30,000 livres de rente et une beauté fort remarquable, ne devait pas épouser un homme de quarante-cinq ans dont la seule distinction se bornait à une très-grande fortune ; on aurait pu ajouter beaucoup de bon sens et un heureux caractère; mais ce sont de ces avantages dont on tient peu état dans le monde, et le bruit courut que M. Duparc avait vendu la jeune et charmante Émilie d'ÉlantourL à beaux deniers comptants.
M. Dermonville entoura sa femme d'un grand luxe, établit sa maison sur un piéd très-élégant, et elle devint l'arbitre de la mode, sorte d'importance qui absorbe au début de la vie et ne laisse pas aux regrets le temps de se former. Émilie paraissait donc très-satisfaite dans les liens d'une union disproportionnée pour l'âge et la naissance. »
Que Mme Dermonville, si elle avait été une. personne réelle, eût été, ou non, satisfaite de son lot dans la vie, Mme de Boigne ne l'était pas pour elle :
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dans le roman, M. Dermonville meurt, laissant sa femme maîtresse de son sort et d'une immense fortune qu'il lui lègue tout entière. Pour le coup, ce n'est pas à un bourgeois et à un financier que Mme de Boigne remarie son héroïne : elle se donne la satisfaction de faire enfin, sur la tête de Mme Dermonville veuve, un grand mariage : « Aussitôt que les convenances le permirent, elle épousa le duc d'Aubemer. Cette union, fondée sur l'affection, la confiance et l'estime réciproque, aurait été parfaitement heureuse si la privation d'enfants n'y avait apporté quelque regret ; elle durait depuis dix ans lorsqu'une fluxion de poitrine, gagnée en commandant une manœuvre, emporta le duc devenu maréchal d'Aubemer. Longtemps la maréchale fut abîmée dans ses regrets; le temps ayant émoussé sa douleur, elle reprit, dans la société du grand monde, la place brillante qu'elle y occupait avec un si profond ennui. »
Je laisse là la similitude extérieure des destinées ; je regarde plus avant, et dans les deux personnes dont Mme de Boigne a fait les personnages originaux de ses deux romans, je retrouve les traits caractéristiques de ce qu'elle était elle-même, par sa nature ou par sa volonté, et de ce qu'elle avait envie
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d'être. Dans Gertrude de Bauréal devenue Mme Romignère, elle s'est complu à peindre Adèle d'Osmond épousant sans hésiter, pour refaire la fortune de sa famille, un vieux soldat, naguère bourgeois, devenu riche dans l'Inde et comte à Turin ; ce fut elle-même, dit-on, qui désira ce titre pour lui et pour elle : « Quand on m'annonçait quelque part, disait-elle, c'était si court, madame de Boigne. » Et dans cette situation si froidement choisie, au milieu des préjugés et des passions de l'ancienne société française qui était la sienne, Gertrude de Bauréal, devenue Mine Romignère, déploie, de 1813 à 1820, pour Les idées, les sentiments, les œuvres de la société nouvelle où elle est entrée, la même liberté, la même équité d'esprit, le même bon sens philosophique et la même sagesse pratique dont Mme de Boigne avait fait et faisait preuve, depuis 1804, dans une situation semblable. Dans la Maréchale d'Aubemer, c'est à une autre époque, au milieu de l'ancien régime seul, et de l'ancien régime aristocratique, que Mme de Boigne place sa principale figure; mais là aussi, c'est elle-même qui apparaît sous un autre aspect. Elle était bien en effet du temps et de la société qu'elle met là en scène ; elle en avait toutes les élégances, tous les dédains, toutes les complai-
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sances pour ses propres désirs et ses propres fantaisies, tout le laisser aller moral au sein de toutes les facilités et de tous les agréments de la vie. En même temps elle sentait l'insuffisance et le vide de cet état de ses entours et d'elle-même; il y avait du trouble et de l'ennui dans son âme; elle était plus sérieuse et plus sensée que le monde où elle plaçait la personne dont elle faisait son image. Et pourtant, si la maréchale d'Aubemer sort de ce monde superficiel, factice et brillant, évidemment elle le regrettera; grâce à son bon sens, à sa liberté et à sa fermeté d'esprit, elle s'adaptera très-convenablement au monde nouveau, plus naturel et plus fort, où la jetteront les événements; elle en tirera habilement parti pour la sûreté et l'agrément de sa vie; mais elle ne s'y assimilera point; elle n'adoptera pas effectivement les idées, les sentiments, les instincts, les goûts, les espérances et les'confiances de la société nouvelle qui se développe et s'étend partout autour d'elle ; dans le secret de son âme, elle restera de cet ancien régime dont elle a compris la fragilité, dont elle n'espère pas le retour, mais avec lequel elle a vu disparaître les avantages et les plaisirs des belles situations natives et toutes faites, et dont la chute a voué toutes les personnes à la
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nécessité du mérite comme toutes les classes à celle du travail.
1 Dans les temps de révolution sociale, c'est un spectacle curieux et instructif, quand on y regarde de près, que celui du retentissement et des effets correspondants que produisent, dans une seule âme et une seule vie, les mouvements et les transfor- • mations de la société elle-même. C'est là qu'on voit à quel point l'homme est une cire molle et flexible qui se prête à tous les états divers, à tous les coups du monde extérieur, et en reçoit toutes les empreintes. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui l'empire des milieux. J'ai reconnu et suivi pas à pas cet empire dans la vie et le caractère de Mme de Boigne.
Pourtant, sous cette surface ondoyante, comme dit Montaigne, j'ai reconnu aussi, en elle, quelque chose de permanent, d'identique et de fixe, qui a résisté et survécu à'toutes les influences du dehors et à toutes les vicissitudes de la destinée. C'est que la personne humaine ne se transplante et ne se transforme jamais tout entière ; c'est qu'elle est un être réel, intelligent et libre, qui tient de sa nature individuelle, de son origine, de sa propre pensée et de sa propre volonté, une grande part, de ce qu'il devient à travers les événements qu'il subit, et qui
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le modifient sans jamais disposer tout à fait de lui, ni le changer complètement, ni l'affranchir de la responsabilité qui s'attache à l'intelligence et à la liberté.
Val-Richer, septembre 1867.
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LA PRINCESSE DE LIEVEN
Née à Riga en 1785, morte à Paris en 1857
Presque toutes les femmes qui, sans régner, ont joué un rôle et exercé une influence dans la politique de leur époque, ont mis bien du temps et pris bien de la peine avant de parvenir à la situation qui leur en a fourni l'occasion et les moyens. Il a fallu bien des chances, bien des années et beaucoup d'habiles soins à Mme de Maintenon pour épouser Louis XIV, et pour voir le roi et ses ministres venir délibérer dans sa chambre sur les affaires de la France. La princesse des Ursins a eu bien des aventures, couru bien des périls et changé bien des fois d'attitude et de fortune pour être à la cour de Rome, à celle de Madrid, et même auprès
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de Louis XIV, une personne très-active et trèscomptée dans les conseils d'État comme dans les salons du beau monde. La princesse de Lieven n'a eu, de notre temps, rien de semblable à faire ou à subir pour prendre une grande part aux grandes questions diplomatiques qui ont agité l'Europe de 1812 à 1835, et pour voir de puissants souverains et les plus éminents hommes d'État tenir son avis et son influence en grande considération. Elle a acquis l'importance politique dont elle a joui sans y prétendre laborieusement, sans sortir de sa situation primitive et naturelle. Elle a fait tout ce qu'elle a fait, elle est devenue tout ce qu'elle a été en restant ce que sa naissance et sa famille l'avaient faite, en suivant d'un pas régulier la route où elle était entrée dans sa jeunesse.
Dorothée de Benkendorff, princesse de Lieven, naquit à Riga, le 17 décembre 1785, dans le Château, résidence officielle de son père, Christophe de Benkendorff, Esthonien d'origine, général d'infanterie dans l'armée russe et gouverneur militaire de la Livonie. Sa mère appartenait aux Schilling de Canstadt, famille wurtembergeoise. Elle fut élevée à Saint-Pétersbourg, dans la maison d'éducation dite
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le couvent de Smolny, qu'avait fondée pour les demoiselles nobles l'impératrice Elisabeth, fille de Pierre le Grand, et elle s'y fit bientôt distinguer parmi ses compagnes par l'active curiosité de son esprit, l'enjouement de son caractère et l'élégance naturelle de sa personne et de ses manières. L'impératrice Marie, femme de l'empereur Paul Ier, princesse que ses vertus, sa piété, ses tristesses domestiques et son zélé patronage pour tous les établissements de bien public entouraient d'une juste considération, prit la jeune Dorothée de Benkendorff dans une affection particulière, surveilla elle-même d'abord son éducation, puis sa destinée, et la maria en 1ÉOO, à peine âgée de quinze ans, au comte Christophe de Lieven, major général, que l'empereur Paul traitait avec faveur. Les Lieven étaient une ancienne famille de la Livonie, dont une grande partie leur appartenait lors de l'introduction du christianisme dans le pays et qui leur avait donné ou avait reçu d'eux son nom. Un Lieven, prenant au XIIe siècle le titre de prince souverain, alla recevoir le baptême à Rome et eut pour parrain le pape Célestin III. Une branche cadette de cette famille s'établit en Suède, où ses descendants existent encore, et le roi » Charles XII y trouva,
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dans ses héroïques aventures, l'un de ses plus fidèles compagnons d'armes, Jean-Henri de Lieven, qui le suivit à Bender, et fut plusieurs fois envoyé par lui en mission auprès du sultan Achmet III.
Peu avant l'avènement de l'empereur Paul Ier au trône, les Lieven avaient acquis à Saint-Pétersbourg des chances de fortune qu'ils n'auraient probablement jamais rencontrées dans leur province.
L'impératrice Catherine II voulut que l'éducation de ses petites-filles, les grandes-duchesses Marie, Catherine et Anne Paulowna, fût entre les mains d'une personne étrangère aux mœurs et aux intrigues de la cour de Saint-Pétersbourg. Elle la chercha dans les provinces allemandes *de l'Empire, et sur des renseignements qui ne la trompèrent pas, elle fit venir de Livonie la mère du comte Christophe de Lieven, Charlotte de Gaugreben, issue d'une ancienne famille rhénane et alors veuve, femme d'un grand sens qui, en s'acquittant des devoirs de sa charge avec une franchise quelquefois rude, poussa habilement la fortune de son fils et de toute sa famille. De 1800 à 1810, la jeune comtesse Dorothée de Lieven vécut à Saint-Pétersbourg, jouissant avec réserve des plaisirs de sa situation et de son âge, recherchée des hommes d'esprit de
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cette cour et les recherchant elle-même sans prétention ; elle semblait se plaire surtout dans la conversation de ceux que leur âge aurait pu lui rendre étrangers, mais qui l'intéressaient par les récits et les observations de leur expérience, et qui, à leur
tour, se plaisaient dans la conversation de cette jeune femme élégante et sérieuse, en qui se laissaient déjà pressentir, au milieu des goûts et de la viejlu monde, le goût et l'intelligence des grandes affaires. Elle ne tarda pas à être mise dans la situation où devaient se développer avec éclat ses dispositions et ses facultés naturelles. En 1810, l'empereur Alexandre nomma le comte de Lieven son ministre à Berlin. Pendant les deux années qu'elle y passa avec son mari, Mme de Lieven ne prit aucune part aux affaires dont il était chargé ; elle ne cherchait point rimportance et ne se doutait nullement de celle que la vie diplomatique devait lui valoir un jour. Mais, à Berlin, elle vit se préparer la lutte terrible qui devait bientôt précipiter la France et l'Allemagne sur la Russie, puis la Russie et l'Allemagne sur la France; et lorsqu'en. 1812, au plus fort de cette lutte, le comte de Lieven fut envoyé par l'empereur Alexandre en Angleterre, d'abord comme ministre et peu après comme ambassadeur, l'esprit
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de la comtesse de Lieven était sans doute déjà trèsattentif au grand drame qui se jouait autour d'elle.
Assez longtemps cependant après son arrivée à Londres, elle resta étrangère à toute activité politique : la société nouvelle au sein de laquelle elle se trouvait transportée, si différente de celle où jusquelà elle avait vécu, ce gouvernement si puissant et si contesté, cette aristocratie si indépendante et si loyale, ce peuple si libre et si fidèle, ces mœurs tour à tour si sérieuses et si frivoles, tant de fierté publique et tant de soumission à la mode mondaine, il y avait là de quoi intéresser et préoccuper suffisamment une ambassadrice de vingt-sept ans qui avait à s'y faire sa place et qui était elle-même l'objet d'une curiosité pareille à celle qu'elle ressentait. Par un intelligent instinct, - et sans se dire qu'un jour peut-être elle ferait là des choses plus importantes, Mme de Lieven s'appliqua d'abord à assurer dans la société anglaise son succès personnel, et elle y réussit pleinement; indépendamment de ses agréments dans le monde, elle eut de bonne heure, à la cour de Saint-James, diverses occasions de faire preuve de tact, de fin sentiment des convenances, de prompte et heureuse répartie.
&a réputation fut bientôt établie et acceptée avec cet
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enthousiasme un peu empressé auquel se livre volontiers une société qui a besoin qu'on l'amuse et qui sait gré qu'on lui plaise. Il fut généralement reconnu en Angleterre que la comtesse de Lieven avait infiniment d'esprit, de jugement, de bon goût, de dignité aimable; hommes ou femmes, torys ou whigs, importants ou élégants, tous la recherchèrent pour l'ornement ou l'agrément de leurs salons; tous mirent du prix à être bien accueillis d'elle et chez elle.
Oe ne tarda pas à s'apercevoir aussi que c'était une personne discrète et d'un commerce sûr, avec qui on pouvait causer sans gêne, car elle comprenait tout et ne compromettait jamais ceux qui lui avaient parlé. C'est le caractère des Anglais d'être très-difficilement confiants et ouverts-, et de l'être beaucoup quand une fois ils le sont ; ils aiment le silence, méprisent le mensonge, et se plaisent d'autant plus dans l'intimité qu'ils se la permettent plus rarement. La comtesse de Lieven, sans rien chercher, sans rien presser, se trouva bientôt en intimité avec beaucoup de personnes -considérables et diverses qui lui parlèrent librement de toutes choses. Elle s'entretenait avec son mari de ce qu'on lui avait dit, de ce qu'elle
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avait compris ou entrevu sans qu'on le lui dît; elle le mettait au courant des nouvelles et des bruits de société, des dispositions que laissaient percer les hommes mportants, de ces petits faits en apparence insignifiants, de ces propos fugitifs qui sont souvent les indices des intentions réelles et les avant-coureurs des grandes résolutions. Le comte de Lieven faisait grand usage, pour sa correspondance avec sa cour, des observations et des récits de sa femme ; il lui demanda un jour de les écrire ellemême au lieu de lui en donner, à lui, la peine; elle s'y prêta d'abord par complaisance, ensuite avec un intérêt plus sérieux et plus personnel; à mesure qu'elle parlait des affaires, sinon sous son propre nom, du moins dans son propre langage, son esprit s'élevait, s'étendait, s'affermissait;- les dépêches de l'ambassade devenaient de jour en jour plus développées et plus précises, plus nourries de faits bien décrits et de réflexions lumineuses. Exempte de toute petite et indiscrète vanité, Mrae de Lieven, en se livrant à cette tâche délicate, s'abstenait avec soin de tout ce qui aurait pu altérer la position ou blesser l'amour-propre de son mari; et le comte de Lieven, qui ne manquait ni de tact ni de dignité, savait mainienir, en présence des services que lui
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rendait et de l'importance qu'acquérait sa femme, les convenances de sa propre situation. Mais la vérité ne pouvait rester longtemps ignorée ; on sut bientôt à Saint-Pétersbourg quelle part avait l'ambassadrice dans la correspondance de l'ambassadeur, et quelles étaient, dans la société anglaise, sa réputation et sa faveur. Le comte de Nesselrode, ministre des affaires étrangères de Russie, entra avec elle dans une correspondance particulière qui devint une habitude assidue, et dans laquelle les affaires du temps et de la politique russe étaient traitées comme dans .une conversation intime. Dans les voyages que la comtesse de Lieven faisait à SaintPétersbourg, l'empereur Alexandre, avec ce mélangé d'abandon et de réserve qui le caractérisait, s'entretenait avec elle de l'état de l'Europe, de ses propres desseins dans les questions européennes, et il lui donna plus d'une fois des instructions qu'il n'eût pas voulu adresser officiellement à ses ambassadeurs.
Ces confidences impériales ne demeuraient point stériles. La comtesse de Lieven avait acquis à Londres bien plus que de la popularité mondaine.
Parmi les hommes les plus éminents de l'Angleterre à cette époque, lord Liverpool, lord Castlereagh,
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lordAberdeen, le duc de Wellington, M. Canning, sir Robert Peel, lord Harrowby, lord Grey, plusieurs avaient passé, dans leurs rapports avec elle, de la bienveillance à l'intimité et de la curiosité à la confiance; George IV, d'abord comme prince-régent, puis comme roi, et après lui Guillaume IV la traitaient avec une faveur marquée ; elle était de leurs cercles choisis, de leurs séjours à Windsor ou à Brighton, de toutes leurs fêtes et promemides-royales. A la cour comme dans les salons, auprès des chefs de l'opposition comme des ministres, elle avait dans cesse des occasions naturelles de s'informer, de parler, d'insinuer, d'influer, et elle en usait tantôt avec une finesse persévérante, tantôt avec cette témérité imprévue qu'une femme d'esprit sait se permettre là où elle est sûre de plaire. Ce n'était pas.
en Angleterre seulement qu'elle était comptée et agissante; les hommes considérables des divers États européens, ministres dirigeants dans leur pa- trie ou représentants de leur souverain à l'étranger, le prince de Metternich, le prince Paul Esterhazy, le comte Pozzo di Borgo, le duc de Palmella, le baron Guillaume de Humboldt, M. Falk, ministre de Hollande à Londres, étaient avec elle en rapports quotidiens ou en correspondance, suivie. Elle
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faisait d'assez fréquents voyages sur le continent.
Elle assista., en 1818 et en 1822, aux congrès d'Aix-la-Chapelle et de Vérone, et c'était chez elle que les plénipotentiaires venaient le soir se reposer de leurs travaux diplomatiques , ou les continuer sans en avoir l'air. Elle passa à Rome l'hiver de 1823 à 1824, mêlant partout, avec autant d'entrain naturel que de savoir-faire élégant,
les plaisirs de la vie du monde à la préoccupation des affaires de l'Europe. Dans plusieurs circonstances importantes, notamment lorsque, après 1820, les succès de l'insurrection grecque ouvrirent, en Orient, à la politique russe, des perspectives voilées d'ambition et d'espérance, la comtesse de Lieven reçut, de l'empereur Alexandre en personne, l'indication non officielle, mais précise, de ses désirs et de ses desseins : « Madame, lui dit-il au dernier moment d'une conversation intime, il me faut une Grèce. » De retour à Londres, la comtesse de Lieven
se mit sans bruit à l'œuvre pour satisfaire à cette parole impériale, et son influence, aussi activement que finement exercée, soit dans la société aristocratique de l'Angleterre, soit auprès des hommes considérables du temps, ne fut point étrangère aux combinaisons ministérielles qui modifièrent alors,
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momentanément, en faveur de la Grèce renaissante, la politique, jusque-là très-turque, du cabinet anglais.
Mais, tout en servant ainsi avec zèle la politique de son pays, la comtesse de Lieven donnait à sa cour, avec une sincérité pleine de tact, les informations et les conseils qui pouvaient maintenir cette politique en bonne intelligence avec celle de l'Angleterre, théâtre de son importance personnelle et de l'agrément de sa vie. Ce fut ainsi qu'en 1832 elle décida l'empereur Nicolas à accepter sans objection et même à accueillir avec faveur le gendre de lord Grey, alors chef du cabinet, lord Durham, que ses idées libérales et son caractère capricieusement altier rendaient très-suspect à la cour de Russie.
L'événement justifia le conseil de Mme de Lieven : lord Durham, flatté de l'accueil qu'il reçut à SaintPétersbourg, s'y montra d'humeur facile, et sa mission ne donna lieu, entre les deux cours, à aucun désagrément. Pendant vingt et un ans, la comtesse, devenue en 1826 princesse de Lieven 1, se maintint à Londres dans cette grande et délicate situation, populaire et dominante dans la société anglaise,
i. L'empereur Nicolas donna, en 1826, ce titre, ainsi que celui d'Altesse; à la mère du comte de Lieven qui le prit dès lors luimême, ainsi que sa fçmme.
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influente dans les relations de l'Angleterre avec la Russie, et jouissant des faveurs du sort. et du monde comme d'un droit presque naturel et assuré.
Mais les jours d'épreuve approchaient pour elle, les jours des épreuves politiques et domestiques, les unes et les autres jusque-là également ignorées. En 1833, après le traité d'Unkiar-Skelessi entre la Russie et la Porte, les rapports de la cour de Londres avec celle de Saint-Pétersbourg devinrent plus difficiles. Décidé à ne pas souffrir la prépondérance exclusive de la Russie à Constantinople, le cabinet anglais, où lord Palmerston était ministre des affaires étrangères, résolut d'envoyer comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg sir Stratford Canning, maintenant vicomte Stratford de Redcliffe, versé dans les affaires d'Orient où il avait longtemps résidé, dévoué à l'indépendance comme à l'intégrité de l'empire ottoman, et trèspropre par ses dispositions personnelles, comme par l'expérience de sa vie, à surveiller avec une prévoyance méfiante les desseins de la Russie sur Constantinople, et à les combattre avec une énergie persévérante. L'empereur Nicolas résolut à son tour de ne pas accepter sir Stratford Canning comme ambassadeur à sa cour, et le prince de Lieven fut
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chargé de faire connaître au cabinet anglais cette résolution. La princesse de Lieven s'engagea vivement dans cette lutte; elle avait avec lord Palmerston d'anciennes et amicales relations; elle croyait même avoir contribué, en 1830, auprès de lord Grey, à le faire entrer dans le cabinet comme ministre des affaires étrangères; pleine d'ardeur pour le vœu de sa cour et aussi de confiance dans son influence à Londres et sur d'anciens amis, elle porta probablement dans ses démarches une impétuosité un peu altière. Le cabinet anglais persista dans son choix, l'empereur Nicolas dans son refus, et le résultat définitif de ce dissentiment entre les deux cours fut que sir Stratford Canning n'alla pas à Saint-Pétersbourg et que le prince de Lieven ne resta pas ambassadeur à Londres. L'empereur Nicolas, qui ne voulait pas se brouiller avec l'Angleterre, le rappela en 183Zi, en lui conférant la charge de gouverneur de son fils aîné, le grand-duc Alexandre, aujourd'hui l'empereur Alexandre II. La princesse de Lieven quitta l'Angleterre avec un. profond regret de la situation dont elle y avait joui et un amer déplaisir de l'échec qui la lui enlevait. Elle reçut en partant les plus éclatants témoignages d'estime et d'amitié de toute la société anglaise,
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tory ou whig, qui perdait en elle une longue et charmante habitude et un brillant ornement. Arrivée à Saint-Pétersbourg, l'empereur Nicolas la combla des marques de sa considération la plus bienveillante; quoiqu'il eût, en général, peu de goût pour les femmes qui se faisaient remarquer par leur esprit et leur rôle dans le monde, il traita la princesse de Lieven comme une personne rare, qui l'avait bien servi et dont il pouvait encore se servir. Il venait la voir très-souvent, s'entretenait avec elle des affaires de l'Europe, voulait que son fils, le grand-duc héritier, vécût beaucoup auprès d'elle, lui témoignait enfin cette faveur que les souverains, et les souverains absolus encore plus que d'autres, regardent comme un bonheur suprême qui doit tout surpasser et tout remplacer dans l'âme de ceux de leurs serviteurs à qui il leur plaît de l'accorder. La princesse de Lieven recevait ces bontés avec une reconnaissance sincère, mais triste : quand on a vécu longtemps au milieu d'un grand mouvement politique et intellectuel, dans une atmosphère de vérité et de liberté, en société intime avec des hommes éminents, réunis au foyer d'une civilisation très-avancée, il n'y a point de grandeurs ni de plaisirs de cour qui tiennent lieu
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de ces nobles jouissances de l'esprit et de cet actif exercice de la vie. Malgré les honneurs et les soins qui l'entouraient à Saint-Pétersbourg, malgré son respect pour la mémoire de l'Impératrice mère qui l'avait élevée, malgré son affection pour l'Impératrice régnante et son dévouement pour toute la famille impériale qui était pour elle comme sa patrie, la princesse de Lieven regrettait toujours profondément l'Angleterre. Un malheur, plus cruel que tous les revers politiques, vint lui rendre le séjour de la Russie tout à fait insupportable : elle avait ramené de Londres quatre fils; les deux plus jeunes, âgés l'un de quatorze, l'autre de dix ans, lui furent enlevés par la fièvre scarlatine, au printemps de 1835, à un mois d'intervalle l'un de l'autre.
La vie mondaine et les préoccupations politiques n'avaient point éteint en elle le foyer des affections passionnées et persévérantes ; elle tomba dans un désespoir qui touchait quelquefois à l'égarement; à cinquante- ans, elle était frappée pour la première fois dans ses plus chers sentiments comme dans sa situation extérieure ; son malheur lui semblait une injustice inouïe, incomparable, révoltante; elle l'imputait au climat de Saint-Pétersbourg, au changement d'habitudes de ses enfants; sa famille, ses
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amis, l'empereur Nicolas lui-même, firent de vains efforts pour la calmer : elle s'enfuit de Russie comme d'un lieu funeste, et promena pendant quelques mois sa douleur dans diverses villes d'Allemagne, cherchant partout, non des consolations qu'elle regardait comme impossibles, mais des distractions qui pussent suspendre par moments ses angoisses. A Berlin, la duchesse de Cumberland, depuis reine de Hanovre, et à Baden, la duchesse de Dino, nièce du prince de Talleyrand, l'entourèrent des soins de la plus sympathique bonté. Vers la fin de l'été de 1835, elle vint à Paris; elle y trouva d'anciennes et bientôt de nouvelles relations qui 1 l'accueillirentavec cette sympathie à la fois empressée et respectueuse qu'inspire une personne rare par l'esprit, le caractère, les souvenirs de sa vie, et qui se débat passionnément contre une violente douleur. Ce fut alors que je la rencontrai pour la première fois chez le duc de Broglie, ministre des affaires étrangères et président du cabinet où je siégeais comme ministre de l'instruction publique : « Venez dîner avec nous, me dit un jour la duchesse de Broglie; nous aurons, en très-petit comité, une personne très-distinguée et très-malheureuse, la princesse de Lieven ; elle vient de perdre deux de.
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se5 fils; elle demande partout en Europe des distractions qu'elle ne rencontre nulle part ; elle prendra peut-être quelque plaisir à causer avec vous. »
Assis à côté d'elle à table, je fus frappé de la dignité douloureuse de sa physionomie et de ses manières; elle avait cinquante ans; elle était dans un profond deuil qu'elle n'a jamais quitté; elle entamait et cessait tout à coup la conversation, comme retombant à chaque instant sous l'empire d'une pensée qu'elle s'efforçait de fuir. Une ou deux fois, ce que je lui dis parut l'atteindre et la tirer un moment d'elle-même ; elle me regarda, comme surprise de m'avoir écouté et prenant pourtant quelque intérêt à mes paroles. Nous nous séparâmes, moi avec un sentiment de sympathie pour sa personne et sa douleur, elle, avec quelque curiosité à mon sujet. Elle parla de m'oi à la duchesse de Broglie, et se montra bien aise dé m'avoir rencontré.
Paris était alors le centre d'un grand mouvement politique; la princesse de Lieven y retrouvait des intérêts, des discussions, des incidents, des entretiens analogues à ceux qui l'avaient tant attachée en Angleterre, et de plus, ce goût social, cet agrément facile et varié de l'esprit français, auquel elle était très-sensible. Elle prit la résolution
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d'y fixer son séjour comme dans le lieu le plus propre à lui rendre supportable le mal qu'elle portait au fond du cœur. Ce ne fut pas sans un grand effort de volonté qu'elle parvint à faire accepter cette résolution à Saint-Pétersbourg', où l'empereur Nicolas désirait et demandait son retour. Elle y réussit.
pourtant; la mort de son mari, survenue à Rome le 10 janvier 1839, la laissa pleinement maîtresse d'elle-même; et une fois définitivement établie à Paris, elle y posséda bientôt ce qu'elle y avait espéré, des amis vrais et une société choisie, qui se plaisait d'autant plus chez elle que plusieurs des hommes considérables qui s'y réunissaient ne se rencontraient point ailleurs. La princesse de Lieven avait l'esprit singulièrement libre et équitable envers les personnes et envers les systèmes. Née et élevée dans un pays de pouvoir absolu, développée et acclimatée dans un pays libre, en relation familière avec les chefs des partis divers, avec les plus libéraux comme avec les plus conservateurs, elle comprenait et admettait toutes les politiques, sans s'attacher à aucune comme à une conviction intime et personnelle. Par sa disposition naturelle elle avait, d'ailleurs, en fait de gouvernement, des idées plus pratiques qu'exigeantes, et se préoccu-
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pait bien plus de ce qui était nécessaire et possible dans le présent que des Aspirations ou des chances dç l'avenir. A Paris, comme à Londres, elle attira et sut retenir ensemble dans son salon les hommes les plus séparés ailleurs par leur situation, leurs opinions ou leurs desseins. Parmi les grandes influences de notre temps, une seule n'y était pas représentée, le parti purement démocratique et l'opposition qui s'en laissait dominer ou intimider; c'est précisément la nature de ce parti, et l'un des plus graves périls des temps actuels, qu'il est presque aussi absent dans les hautes, régions de la société européenne que puissant dans ses profondeurs ; ce qui fait qu'on l'ignore et qu'on l'oublie jusqu'au moment où il éclate par des tempêtes. A cette exception près, il n'y avait aucune nuance importante d'opinion qui n'eût dans le salon de la princesse de Lieven quelques-uns de ses plus éminents représentants; ils s'y rencontraient avec les diplomates de profession, les étrangers de distinction, et tous prenaient plaisir à s'entretenir ou à s'observer sous l'influence d'une neutralité aimable et digne.
Quand elle eut pris la résolution de rester à Paris, la princesse de Lieven me témoigna le plaisir par-
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ticulier qu'elle prenait à me voir et à s'entretenir avec moi. J'étais de plus en plus frappé de son esprit élevé, naturel, libre en même temps que mesuré, de la vivacité de ses impressions qui ne troublait jamais la solidité de son jugement, et de la profondeur de sentiment qu'elle avait conservée au. milieu d'une vie toute politique et mondaine. Deux circonstances amenèrent notre relation à une vraie et sérieuse intimité : le 15 février 1837, je perdis mon fils François que, bien qu'il fût mon fils, je n'hésite pas à appeler le meilleur et le plus charmant jeune homme qu'un père ait pu posséder et perdre ; le lendemain 16 février, je reçus de la princesse de Lieven ce billet :
« Ce n'est que dans cet instant, monsieur, que j'apprends l'affreux malheur qui vous a frappé.
Parmi tous les témoignages de sympathie que vous allez recevoir au milieu d'une si grande infortune, me pardonnez-vous la vanité de croire que mon souvenir sera quelque chose pour vous ? J'ai acheté chèrement le droit d'entrer plus qu'aucun autre dans vos douleurs. Je cherchais des malheureux quand le ciel m'a si cruellement frappée. Si votre cœur en cherche à son tour, arrêtez votre pensée sur moi plus malheureuse cent fois que vous, mal-
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heureuse au bout de deux ans comme je l'étais le premier jour, et, à qui Dieu a cependant envoyé la force de supporter ses terribles décrets.
« Monsieur, vous m'avez bien occupée pendant vos longues angoisses. Aujourd'hui je regrette de n'avoir pas le droit de vous offrir autrement que par écrit l'expression de ma plus vive, ma plus tendre compassion et, permettez-moi d'ajouter, de ma plus sincère amitié. »
Je fus profondément touché de cette sympathie si franchement et si douloureusement exprimée. Quelques semaines après ce fatal jour, j'étais rentré dans les devoirs et les travaux de la vie publique, et deux mois plus tard, par les causes que j'ai indiquées dans mes Mémoires, j'étais sorti du cabinet présidé par M. Molé. Le 5 mai 1837, dans la discussion des fonds secrets demandés par le nouveau ministère, je fus appelé à expliquer les raisons de ma retraite et le caractère de ma nouvelle situation. J'abordai avec une entière franchise, dans ce débat, les questions de politique générale comme les motifs personnels qui avaient déterminé ma conduite, et je reçus les plus empressés témoignages de la sympathie de mes amis et de l'estime de mes adversaires.
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La princesse de Lieven venait quelquefois aux séances de la Chambre des députés ; elle assistait à celle-ci, et le lepdemain elle m'exprima vivement le plaisir qu'elle avait pris à mon langage et à mon succès. Ainsi commença, entre elle et moi, une amitié 1 qui devint de jour en jour plus sérieuse et plus intime. Nous avions connu, l'un et l'autre, les grandes tristesses humaines et atteint l'âge des mécomptes; l'intimité s'établit entre nous simplement, naturellement, sans aucune pensée politique, à la suite des circonstances personnelles qui nous avaient fait vraiment connaître l'un à l'autre et nous avaient fait sentir une mutuelle sympathie. Cette intimité a subi l'épreuve des fortunes les plus diverses; elle a commencé quand j'étais engagé et influent dans le gouvernement de mon pays; elle a persisté et s'est développée quand j'ai passé du pouvoir dans la retraite; elle est restée la même quand je suis rentré pour longtemps au pouvoir et quand j'en suis sorti pour toujours. Dans ce long espace de la vie, et par Indifférence de nos origines et de nos situations, bien des embarras pouvaient naître entre nous; la Russie est tout autre que la France, et la politique de Pétersbourg ne vivait pas en bienveillance avec celle de Paris. Aucune de ces circonstances, aucune des
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surprises ou des suppositions qu'elles pouvaient faire nattre dans le public, n'ont exercé sur l'intimité, entre Mme de Lieven et moi, la moindre influence.
Soit que nous fussions ou que nous ne fussions pas exactement du même avis, ou que, dans telle ou telle question spéciale, nous n'eussions pas à nous préoccuper des mêmes intérêts, quelque chose de supérieur s'élevait au-dessus de ces incidents de la vie politique et nous tenait toujours unis. La vérité et la confiance ont constamment régné dans notre amitié ; elle leur a dû sa solidité comme sa douceur.
La révolution de février 1848 ne changea rien à ces sentiments et à ces rapports; mais elle ferma subitement ce salon impartial et élégant où se réunissaient les principaux représentants, français ou étrangers, de la politique européenne. Comme plusieurs d'entre eux et moi-même, la princesse de Lieven alla chercher en Angleterre la sécurité et la liberté; elle y vécut dix-huit mois, mais sans s'y établir, et attendant toujours que l'ordre et la paix avec TEurope fussent assez assurés en France pour lui permettre d'y rentrer. Vers la fin d'octobre 1849 elle revint à Paris, et malgré tous les changements qu'elle y trouva, elle reprit bientôt, sous le régime nouveau, sa situation et ses habitudes. Son salon
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redevint ce qu'il avait été de 1837 à 1848, le point de réunion des diplomates, des étrangers de marque et des hommes politiques considérables, sensés et bien élevés, qu'ils fussent associés ou étrangers au gouvernement du temps. Prudente et même craintive, quoique vive, et toujours soigneuse de sa position et de sa convenance personnelle, la princesse - de Lieven savait, au milieu de ses précautions, conserver sa dignité et ses amis, et être habile sans cesser d'être fidèle. Elle allait, presque tous les étés, passer six semaines ou deux mois sur les bords du Rhin, aux eaux d'Ems ou de Schlangenbad, au milieu de la société européenne en vacances. Je vivais dès lors, pendant une grande partie de l'année, au Val-Richer, et sa correspondance était pour moi une source intarissable d'intérêt , d'information et d'amusement. Personne n'écrivait avec un naturel plus animé, plus varié, et en même temps plus exempt de toute prétention littéraire; elle ne se souciait que de reproduire avec vérité les faits, les personnes, les paroles, et sa propre part, ses propres impressions au milieu de ce qu'elle me racontait. Comme exemple de ce tour d'esprit et de ce langage original et simple, sérieux et piquant, abondant sans luxe et charmant
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sans parure, j'insérerai ici une seule de ses lettres, remarquable précisément par le mérite et l'agrément du récit d'une anecdote en soi insignifiante.
Le 12 août 1850, elle m'écrivit de Schlangenbad :
LA PRINCESSE DE LIEVEN A M. GDIZOT.
« Schlangenbad, le 12 août lundi 1850.
« Je me lève tard; la poste va partir; je suis désolée de ne vous dire que deux mots. Hier, votre lettre n'est pas venue. Votre voyage à Paris fait le retard. Aujourd'hui je serai mieux traitée. Hier, toute la journée pluie battante, des tentatives de promenade toujours infructueuses. Le soir, une aventure drôle. Je vous la conterai tantôt. Une petite comédie de votre théâtre, la Gageure imprévue, Mme de Clainville qui s'ennuie et qui invite le premier passant; voilà moi, sans la clef. »
Et le même jour, le soir : « Voici ma petite aventure. On me. dit que le marquis de Villafranca demeure dans la même maison que moi. Il pleut averse; je ne sais que faire; j'ai bien envie de faire la connaissance de Villafranca; nous parlerons de la politique de
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, l'Espagne, son pays. Je sais qu'il connaît beaucoup le prince Metternich, les Appony. Mais comment m'y prendre? Je me rappelle tout à coup qu'il est ami intime de mon fils Alexandre, et je lui écris un petit billet dans lequel je m'autorise du nom de mon _fils pour le prier de venir me voir. J'avais chez moi 1 Mme Malorti et une comtesse Bose, fille de mon ami Wessemberg. Jean m'annonce le comte deVillafranca.
Cela me dérange un peu. Je reçois poliment; je parle de mon fils. — Je n'ai pas l'honneur de le -connaître ; mais vous, madame, j'ai eu l'honneur de faire votre connaissance à Rome. — A mon tour, je ne m'en souviens pas du tout; et comme il avait l'air assez jeune, je lui dis que je n'ai pas été à Rome depuis l'année 1824. — Hélas! oui, le temps passe, et les malheurs aussi. — Je lui demande s'il a vu dernièrement Metternich. — Non, il y a longtemps. — Mais M,ne de Villafranca est établie à Bruxelles1 (je sais que c'est un excellent ménage).
- n me répond avec embarras : « Je crois qu'elle y est. » — Je lui demande des nouvelles du comte de Montemolin. — Je sais qu'il vient de se marier, il a eu tort; son frère a des enfants; c'est bien assez.
1. Le prince de Metternich y habitait alors.
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— Y a-t-il longtemps que vous n'avez été en Espagne? — Dans mon enfance ; mais j'ai des terres en Espagne, et je viens de faire des démarches pour les recouvrer.
« A la bonne heure, pensé-je; c'est Villafranca, mais qui déserte son drapeau. « Conversation générale. Je démêle qu'il sait un peu tout, le ton aisé, l'air distingué et cependant
commun, des manières un peu sans façon. Je dis enfin: — Monsieur, êtes-vous paient du marquis de Villafranca, si dévoué à la cause du comte de Montemolin? — Avec embarras : « Je suis un peu son cousin, mais très-éloigné. » — Alors, je ne me gêne plus du toût, et je prends les manières que vous me connaissez; c'est un aventurier; comment le chasser? Mes deux dames avaient l'air mal à l'aise; moi, je parlais çà et là d'usurpateurs; je ne sais les bêtises qpe j'ai dites; je me vengeais sur moi-même, et je me disais : — La bonne histoire à raconter et comme on se moquera de moi ! — La soirée avance ; ces dames se lèvent; je dis à mon aventurier que c'est l'heure où je me retire, et je le salue froidement.
Resté seul avec moi, il s'approche de moi très-près et me dit : - Madame, je ne suis pas ce que vous croyez. — Ah! je le vois bien, monsieur; je vous
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prenais pour le nom que vous vous donnez, Ic marquis de Villafranca. - Permettez-moi, madame, de vous expliquer qui je suis. — (Moi, je vois venir le malheureux, l'aventurier, l'escroc; toutes lessortes de peur me prennent.) Monsieur, je n'ai pas le temps de vous écouter. — Mais, madame, je ne pouvais pas vous expliquer devant ces dames. —
Finissons, monsieur. — Permettez, madame, je suis le duc de Parme1. »
« Voilà un grand éclat de rire, et lui et moi riant comme des fous. - A lIons, encore un quart d'heure.
— Et nous avons ri et bavardé beaucoup. Je l'avais vu en effet à Rome. Il était superbe alors; il est encore bien aujourd'hui. Il m'a raconté son fils, bon, spirituel, mauvaise tête; sa belle-fille, beaucoup d'esprit. Grande adoration de la Dauphine; aimant tendrement le comte de Chambord, très-lié
1. Charles-Louis de Bourbon, infant d'Espagne, né le 22 décembre 1799, marié le 15 août 1820 à Marie-Thérèse-FerdinandeGaetane Pie, lille de Victor-Emmanuel, roi de Sardaigne. Il succéda en décembre 1847, comme due de Parme, à l'ex-impératrice, l'archiduchesse Marie-Louise. Il abdiqua, le 14 mars 1849, en faveur de son fils, Ferdinand-Charles-Marie, qui avait épousé, le 10 novembre 1845, Louise-Maric-Thérèse de Bourbon, fille du duc de Berry. Je ne poursuis pas plus loin l'histoire contemporaine.
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avec lui; parlant très-bien du roi Louis-Philippe, très-fusionniste. Je saurai par lui beaucoup de nouvelles de Wiesbaden; il ira sans doute beaucoup; 1 mais il reste ici autant que moi, quinze jours.
« Now, my StOTY is done. J'en ai encore ri cette nuit. Et lui aussi, j'en suis sûre. Comme je l'ai traité! Il y a eu un moment où j'ai tourné mon fauteuil de manière à lui tourner le dos. Vous me a oyez. »
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� Au commencement de 1854, l'explosion de la guerre de Crimée rejeta la princesse de Lieven dans une situation pénible et délicate; majgré le chagrin qu'elle en ressentait, elle ne tenta point de l'éluder et quitta Paris, dès que la guerre fut déclarée, pour aller à Bruxelles attendre les événements. Sa santé et son âme fnc tardèrent pas à souffrir également de cette vie incertaine, sans domicile propre, séparée de ses amis, de ses habitudes, et sous un climat rude et triste. Vers la fin de 1854, elle était tombée dans un état de souffrance réelle, d'inquiétude maladive et d'agitation morale qui lui devint insupportable. Quoique la guerre ne fût pas terminée, elle prit la résolution de revenir à Paris, sauf à s'en éloigner de nouveau
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pour aller à Nice si le séjour de la France devenait pour elle décidément inconvenant ou impossible.
L'empereur Napoléon, de qui elle était personnellement connue et auprès de qui elle avait des amis, lui fit donner de très-bonne grâce les passeports dont elle avait besoin, et le 1er janvier 1855 elle rentra à Paris, où le rétablissement de la paix lui rendit bientôt une entière sécurité. Elle n'en sortit plus qu'une fois, au mois de juillet 1856, pour aller. aux eaux de Wildbad, dans le Wurtemberg, où l'impératrice douairière de Russie lui avait donné rendez-vous, et de là, pour son propre compte, aux eaux de Schlangenbad, -où elle espérait raffermir sa santé très-ébranlée. Elle revint à Paris au mois de septembre, languissante et inquiète, et parlant souvent à ses amis de ses appréhensions, tantôt avec un extrême abattement, tantôt avec une tristesse impétueuse qui ne voulait être ni partagée ni combattue. Elle aimait la vie, quoiqu'elle gardât une impression très-amère de ce qu'elle y avait souffert, et la pensée de la mort lui inspirait plus de regret que d'effroi. Quand, pour la rassurer, je trouvais ses inquiétudes excessives : « Ah! si j'avais à mourir sur l'échafaud/me disait-elle, vous seriez content de moi; j'y serais héroïque. » Les grandes
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circonstances, en effet, trouvaient toujours en elle une grande âme, et le courage lui venait comme un élan de sa nature en présence d'une nécessité éclatante et définitive; mais elle se laissait aller à ses faiblesses et à- ses troubles tant qu'elle ne se sentait pas provoquée et obligée à la grandeur.
En janvier 1857, elle fut atteinte d'une bronchite qui devint promptement grave; elle se montra d'abord très-perplexe, questionnant ses médecins et s'étonnant qu'ils ne sussent pas la guérir; mais dès qu'elle fut confinée dans son lit et convaincue que son mal était sans remède, elle devint calme en restant triste. Elle acceptait tous les soins sans avoir
l'air d'en rien attendre, s'occupant de ceux qui l'entouraient et donnant des ordres pour eux, sans agitation, sans distraction, comme une personne qui a pris sa résolution de mourir dignement et qui ne songe plus qu'à l'accomplir sans en parler. Née protestante, mais sans préoccupation de secte ni de parti, elle avait témoigné toute sa vie un sentiment religieux simple et sincère, et un sérieux attachement à la religion de ses pères, dont elle suivait le culte aussi assidûment que sa santé le lui permettait. Le 25 janvier au matin, se sentant décliner rapidement et ne pouvant guère plus parler, elle
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m'écrivit deux lignes au crayon pour demander que le pasteur de l'Église luthérienne, M. Cuvier, vînt prier auprès d'elle et lui donner la communion. Il vint aussitôt et elle reçut la communion avec un ferme recueillement, n'ayant dans sa chambre que les personnes qui lui étaient particulièrement chères, et jouissant, avec une émotion qu'elle se plaisait à laisser paraître, des témoignages d'affection que lui donnait son fils aîné, le prince Paul de Lieven, assidu auprès de son lit. Elle vécut encore trente-six heures après cette pieuse- cérémonie, dans la pleine possession de toutes ses facultés, et elle s'éteignit dans la nuit du 26 au 27 janvier 1857, sans angoisse de corps ni d'âme, laissant à tous ceux qui l'ont connue un grand souvenir et à ses amis un profond et impérissable regret. Elle a laissé quelques fragments de mémoires sur des événements particuliers, entre autres sur la mort violente de l'empereur Paul Ier, sur le séjour des souverains coalisés de l'Europe à Londres en 1815, sur la fondation du royaume de Grèce, et de nombreuses correspondances. Elle avait deux frères et une sœur. : l'aîné de ses frères, le comte Alexandre de Benkendorff, a été longtemps aide de camp de l'empereur Nicolas, qui
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lui portait une grande confiance et l'avait chargé de l'administration de la police dans tout l'empire russe, fonction délicate dont il s'acquittait avec beaucoup de modération et d'équité. Le second, le comte Constantin de Benkendorflf, était un militaire aussi distingué par l'élévation de son caractère que par sa bravoure. Tous deux sont morts avant la princesse de Lieven. Elle avait eu six enfants, une fille et cinq fils, dont deux seulement, les princes Paul et Alexandre de Lieven, lui ont survécu. Conformément à ses volontés, ses restes ont été transportés en Courlande, au château de Mesoten, propriété des Lieven, et ils y ont été déposés dans le caveau où reposaient déjà son mari et les deux fils qu'elle avait perdus à Saint-Pétersbourg en 1835, dans le monument qu'elle leur avait fait élever.
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M. DE BARANTE
Né à Barante, en 1782; mort à Barante, en 18G6.
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Le 26 novembre dernier, un long cortège, fonctionnaires publics et simples citoyens, riches et pauvres, bourgeois, paysans et ouvriers, famille, parents et amis venus de loin, plus de huit mille personnes suivaient silencieusement, pendant un long chemin, par un temps froid et sombre, un cercueil transporté du château à l'église du village.
Un même sentiment régnait dans cette foule; le respect, l'affection, la reconnaissance, le regret, étaient empreints sur tous les visages et animaient toutes les paroles officielles ou spontanées, éloquentes ou "simples, pieuses ou purement humaines, prononcées au bord de cette tombe. Tous
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rendaient avec émotion un sérieux et sincère hommage au mort qu'ils connaissaient bien et qu'ils avaient longtemps vu vivre au milieu d'eux.
Était-ce un homme naguère puissant, revêtu de hautes fonctions, et de qui, jusqu'à son dernier jour, ses parents, ses amis, toute cette population qui le suivait à sa dernière demeure, avaient eu beaucoup à demander et à attendre?
Nullement : depuis pfès de -vingt ans, ce mort avait vécu dans la retraite, en dehors de toute fonction, de tout pouvoir, sans autres moyens d'influence que ses mérites personnels et ses vertus privées, ses souvenirs, ses travaux littéraires et sa bonté.
Était-ce un homme qui- recherchât soigneusement la faveur populaire, qui fit du bruit dans les rangs d'une opposition publique, qui attirât les regards en flattant les esprits et's'inquiétât de plaire à la foule des spectateurs ?
Pas davantage : ces hommages publics, ces témoignages populaires s'adressaient à un homme qui n'avait jamais adopté que les idées les plus indépendantes et les plus modérées, qui les avait professées et mises en pratique, soit qu'elles eussent la faveur ou la défaveur du pouvoir ou du peuple,
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qui avait plus d'une fois soutenu des causes difficiles et leur était resté fidèle d-ans leurs épreuves.
C'était dans les régions les plus hautes et souvent les moins fréquentées que ce mort si accompagné avait porté sa pensée et pris les lois de sa conduite.
A la sympathie publique qui a entouré le cercueil de M. de Barante, il faut chercher d'autres causes que la puissance du jour et la faveur de la foule.
La première et la plus apparente était sans contredit sa supériorité intellectuelle et la renommée qu'elle lui avait acquise. C'était l'un des plus rares esprits de son temps, à la fois élevé et varié, solide et fin, sensé et élégant, libre avec respect et mesure, capable des études sérieuses et vif à toutes les jouissances littéraires et sociales. Il avait fait ses preuves dans les genres les plus divers, dans la politique comme dans les lettres, dans les 'Jongs ouvrages comme dans la conversation rapide et mondaine. - Et à cet esprit éminent se joignait un caractère remarquablement droit, sûr, fidèle, indépendant sans rudesse ni bruit, doux et bienveillant au fond, quoique avec un piquant mélange d'exigence et de malice dans ses jugements et dans son langage. La supériorité a souvent lé malheur et quelquefois le tort de blesser ceux qui
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assistent à ses épanouissements, et d'exciter, même dans les indifférents, l'humeur et l'envie ; mais quand elle est une fois bien constatée, quand de plus elle abdique toute prétention dominante, et quand enfin la mort vient la désarmer dans ce monde en l'élevant à une sphère plus haute, elle reprend alors ses avantages comme ses droits, et elle retrouve non-seulement la faveur du public, mais l'équité des susceptibles et des jaloux. Dans la dernière portion de sa vie, M. de Barante avait recueilli ce fruit de ses mérites supérieurs; l'opinion publique le classait de bonne grâce à son juste rang, et nulle récrimination, nulle dissidence ne troublaient la sympathie autour de son tombeau.
Ce n'est pas là pourtant une explication suffisante du sentiment général qui s'est manifesté à la mort de M. de Barante, et qui s'attache et s'attachera à son nom. Il y en a urfe cause plus profonde et qui mérite d'être signalée, car elle éclaire notre passé et répand l'espérance sur notre avenir.
Né le 10 juin 1782, M. de Barante a vu et traversé dans notre patrie sept régimes successifs : l'ancienne monarchie, la révolution de 1789, la première république, le premier emDire, la restauration, la monarchie de 1830* la seconde république,
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n le second empire. Quels événements ! quelles trans[ formations dans l'état intellectuel, moral, social, politique de la France! quelles destructions et quels édifices nouveaux! quelles ruines et quelles origines ! et quelles épreuves, quelles tentations pour les hommes jetés sur le cours d'un tel torrent!
quels périls pour leur jugement et leur vertu !
Les épreuves ont amené les chutes ; les tentations .ontl fait éclater les faiblesses ; la profondeur des revers a donné la mesure de la gravité des périls.
Depuis bientôt un siècle, trois générations, les partis et les individus, ont été en proie à des variations, à des corruptions, à des troubles inouïs dans leur pensée et leur conduite. Les déceptions ont égalé les prétentions; les désertions ont surpassé les témérités. Jamais plus grand spectacle n'a été mêlé de plus de funestes et tristes scènes. Cependant, au milieu de ces vicissitudes contradictoires, sous cette fermentation obscure et impure, il y a toujours eu en France, depuis la fin du XVIIIe et dans tout le cours du xixe siècle, un vrai et constant sentiment public, un désir et un effort intime vers un but permanent et légitime. Sous tous les ré1 gimes et en dehors de tous les partis, il y a eu un parti du bon sens et du sens moral, un parti des
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( honnêtes gèns et des esprits modérés voulant le respect de tous les droits divers et le développement à la fois libre et régulier de toutes les forces saines de l'humanité : parti sans cesse froissé, trompé, égaré, vain et battu en apparence, mais toujours subsistant et renaissant malgré ses fautes et ses revers, ses mécomptes et ses découragements; timide et inquiet, mais vrai et persévérant représentant du vœu national et de la bonne cause au milieu des problèmes et des orages de la civilisation européenne.
C'est au sein de ce parti qu'est né, a été élevé, a constamment vécu M. de Barante. Il lui appartenait dès son berceau par les traditions et les tendances de sa famille. Il lui a donné lui-même, et de sa propre volonté, sa foi et sa vie.
Ses ancêtres, dont le nom propre était Brugière, étaient vers 1550 des négociants notables et riches dans la petite ville de Thiers, alors très-commerçante. En 1617, l'un d'eux, Antoine Brugière, acheta la métairie noble de Barante, et en prit le nom, qui devint celui de ses descendants, toujours restés propriétaires de ce domaine agrandi. Ils furent dès lors en Auvergne une des familles les plus considérées de cette haute bourgeoisie qui,
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par le travail commercial ou agricole, par les fonctions locales, par l'autorité des mœurs et des lumières, s'était fait en France cette grande place qu'on ne sut pas lui reconnaître alors dans le gouvernement de l'État, et qu'à défaut de ce légitime progrès elle devait se faire d'un seul coup, bien plus grande encore, par la plus grande des révolutions sociales de l'histoire. Une fois établis dans leur domaine territorial, les ancêtres de M. de Barante renoncèrent au commerce et s'adonnèrent aux études littéraires et scientifiques, aux devoirs de la magistrature provinciale, aux occupations et aux intérêts naturels des hommes dont la fortune est établie et l'activité intellectuelle continue. Le père de notre illustre contemporain, M. Claude-Ignace Brugière, baron de Barante, reçut toute géducatioll libérale de son temps, celle des collèges et celle du monde : « A seize ans, dit son fils dans les souvenirs de famille qu'il a recueillis avec une pieuse tendresse, ses études classiques étaient terminées; il resta à Paris pour y faire son droit, fort jeune, fort libre, mais raisonnable et rempli de sentiments honnêtes et élevés. La conversation, les distractions de la société, l'accueil qu'il y recevait, ne firent pas de lui un homme frivole et oisif : bien au contraire
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il contracta l'habitude et le besoin des plaisirs de l'esprit, le dégoût du vulgaire et de l'ignorance; mais ses occupations n'avaient pas autant de suite qu'elles auraient pu en avoir. Les mœurs du temps étaient très-favorables à cette manière d'être, elles répandaient partout un vif penchant à savoir, à examiner, à juger; mais on cultivait son esprit par l'excitation de la société plus que par l'étude et la méditation. Mon père était cependant un des hommes les plus sérieux que j'aie vus. Il avait un fond de sentiments et d'opinions qui ne supportait aucune légèreté dans le langage; cela lui donnait même parfois quelque chose d'une gaucherie et d'une lourdeur d'honnête homme que je me mésestimais de ne pas avoir. Outre ce qu'il devait au caractère et à l'âme que Dieu lui avait donnés et aux premières impressions de famille, les sociétés où'\l vivait dans sa jeunesse avaient pu lui donner cette disposition; il avait été recommandé à des oratoriens et à des génovéfains, bons jansénistes, et c'était dans des maisons parlementaires qu'il avait d'abord été présenté. Le parlement de Paris, à cette époque, était exilé et remplacé par le parlei ment Maupeou; la vivacité des opinions parlementaires, la haine et le mépris qu'on avait pour le
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despotisme d'alors étaient des souvenirs toujours présents à mon père; ses récits m'ont souvent fait vivre dans ce temps-là; il m'a semblé qu'il avait dû alors être fort animé, mais sans fanatisme ni aveuglement. Ce spectacle exerça assurément de l'influence sur lui, et contribua à lui donner une antipathie prononcée contre le despotisme aristocratique de la cour. »
Après quelques années passées à Paris, M. de Barante revint à Riom pour y occuper la charge de lieutenant criminel du bailliage, et bientôt après il se maria. Sa femme, Mlle Tassin de Villepion, d'une très-honorable famille d'Orléans, avait huit frères ou sœurs, et seulement 80,000 francs en dot: « Ce mariage, dit son fils, qui ne donna jamais à l'un ni à l'autre de mes parents un regret, n'était peut-être pas assez riche pour le monde où il les faisait vivre. Mon père, après avoir épousé une personne élevée à Paris et dont la famille y était fixée, pouvait ne pas se trouver satisfait de sa position ; mais ce serait se tromper sur cette époque que d'imaginer qu'il en résultât pour mes parents un vrai chagrin, une vie d'ennui et de déplaisir. Tout dans l'ordre de la société était alors réglé de telle façon que le désir d'ambition ne pouvait pas être
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aiguisé par l'espérance; on ne pouvait pas changer 1 ■ sa situation et sa fortune du jour au lendemain; les positions sociales n'étaient point, comme elles l'ont été depuis, soumises sans cesse aux chances de la loterie des événements. Mon père et ma mère savaient fort bien jouir de ce qu'il y avait d'heureux et de doux dans leur situation ; le désir qu'ils concevaient d'en avoir une autre était vague et n'influait pas sur leur manière de vivre. Il se présenta d'ailleurs pour eux un intérêt qui absorba tous les autres, qui devint l'emploi et le but de leur vie, qui a été presque leur unique pensée : ce fut leurs enfants. Je ne puis songer sans un attendrissement profond, sans une reconnaissbnce inexprimable, à ce que mes parents ont été pour moi, à ce que je dois à une tendresse et à des soins sans exemple. Du plus loin qu'il me souvienne, je me les rappelle occupés de moi sans cesse, et toujours dans l'idée de développer mon âme et mon esprit, toujours avec une affection éclairée, raisonnable et prévoyante. Nourri par ma mère, je ne la quittais pas; elle a veillé sur mes premières impressions, et je ne puis retrouver dans mon souvenir aucune idée reçue dans mon enfance qui ne soit liée avec la bonté attentive de mes
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parents. L'éducation était alors un des sujets qui occupaient le plus les esprits; de nouvelles opinions à ce sujet étaient dérivées de la nouvelle philosophie et des points de vue sous lesquels toutes choses étaient alors envisagées. Mon père et ma mère, chacun selon son caractère et sa tournure d'esprit, dirigèrent toutes leurs réflexions et leurs études de ce côté. C'était la conversation habituelle.
des hommes dg leur société. Ainsi j'étais le sujet d'une constante préoccupation; on faisait ou l'on refaisait pour moi des livres élémentaires; il n'y avait rien qu'on n'essayât de m'expliquer et de m'apprendre par conversation ; les promenades, les voyages, les amusements, étaient arrangés en pensant à moi. Mon père composa une grammaire raisonnée extraite de Dumarsais, Duclos et Condillac ; elle a été imprimée depuis. Lorsque je la relis, je suis touché de la patience complaisante qu'il a fallu pour faire comprendre de telles notions abstraites à une intelligence enfantipe, et je m'étonne qu'il ait pu réussir à cet enseignement. Plus tard, mes parents ont fait aussi uné" géographie ; les dialogues ✓ qui en forment l'introduction sont de ma mère.
Elle écrivait beaucoup pour nous; elle faisait des contes, des extraits d'histoire; elle complétait l'in-
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struction qu'elle avait reçue au couvent; elle apprenait assidûment afin de pouvoir enseigner. De la sorte, je devins très-avancé dans mes études d'enfance, et comme mes parents, malgré leur tendresse et les soins qu'ils aimaient à prendre de moi, étaient convaincus de l'indispensable nécessité de l'instruction publique, je fus mis avant neuf ans au collége d'Effiat. »
Je saute tout à coup par-dessus vingt-neuf années; je passe de 1791 à 1820. M. Prosper de Barante avait perdu sa mère en 1801, son père en 1814; je retrouve au bout de vingt-neuf ans, dans les souvenirs écrits de sa main, les mêmes sentiments, la même tendresse respectueuse et reconnaissante envers ses parents qu'il se complaisait à exprimer en parlant de son enfance; leurs places sont vides dans sa maison, mais non dans son âme; ils vivent encore en lui d'une présence intime et chère : « Mon père, dit-il, était âgé de cinquantehuit ans lorsque nous l'avons perdu; son âge devait nous laisser espérer que nous jouirions encore longtemps de son affection; il n'avait jamais eu d'autre sentiment ni conçu d'autre contentement que l'intimité de la famille ; c'était la douleur que lui avait causée la perte de ma mère et de mes
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frères qui avait usé son âme et qui lui donnait la mort. C'est à lui que je dois tout; ce que je peux valoir vient de lui, de ses soins, de sa sollicitude, de sa tendresse. Chaque année, chaque malheur nous avaient rendus plus intimes. Nous étions devenus deux amis, deux vieux amis, pleins des mêmes souvenirs, ayant partagé les mêmes douleurs. Nous nous entendions à demi-mot sur tout. Il avait du goût pour moi, pour ma conversation, pour ce que je disais, pour ce que j'écrivais. Quand nous étions séparés,'jamais nous n'avons laissé passer cinq jours sans nous écrire, sans nous confier mutuellement notre situation d'âme et nos impressions. Ce qu'il avait d'inquiet, de réservé dans le caractère, et l'habitude qu'il me reprochait de travailler trop sur moi-même et de n'avoir point d'abandon, avaient fini par se mettre en harmonie, et ne troublaient plus le plaisir d'être ensemble. Maintenant j'ai sans cesse une foule de pensées, de réflexions, de sensations fugitives qui "- auraient été en harmonie avec lui, avec lui seul, qui se rattachent à notre longue sympathie, et dont je ne sais plus que faire. Parfois il me vient des paroles que je renfonce parce que c'est à lui que je voudrais les adresser; c'est lui qu'elles intéresse-
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raient, c'est lui qu'elles feraient sourire. Moi seul, je l'ai bien connu; moi seul, j'ai su ce qu'il valait par l'âme et par l'esprit. Un de mes regrets, et il l'avait souvent aussi sans le dire, c'est qu'il n'ait pas été apprécié ; il a bien passé dans le monde où il a vécu pour un homme rempli de raison, de savoir, de capacité et de vrai mérite; mais s'il n'avait eu une sorte de timidité d'amour-propre, si une position de quelque éclat ou de quelque activité l'eût encouragé, si le succès l'eût animé, il eût bien mieux manifesté tout ce qu'il avait d'esprit et de talent. Le malheur l'a frappé au milieu de sa
carrière et l'a plongé dans le découragement. Il
avait renfermé sa vie dans les affections domestiques qui ne lui inspiraient ni émulation ni énergie ; puis, il a perdu le bonheur pour lequel il avait tout laissé. Dans cette pensée qui lui était habituelle, il écrivait, presque dans ses derniers jours : « J'avais espéré que j'augmenterais l'héritage d'hon« neur et de bonne réputation que je dois transit mettre à mes enfants. » Non, sans doute, ce dépôt n'a pas diminué entre ses mains; il a laissé sa famille plus honorée, plus importante et mieux établie qu'elle ne l'était avant lui; s'il devait de la reconnaissance à ses pères, nous lui en devons une
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plus grande. C'est pour les léguer à mes enfants que j'écris ces souvenirs de famille. Si à mon tour je leur transmets cet héritage paternel après lui avoir donné quelque accroissement, ils sauront que je dois à la tendresse, aux leçons et aux exemples de mes parents les succès qui ont encouragé ma longue carrière. »
Montaigne seul a, pour son ami La Boëtie, des expressions d'une tendresse si pénétrante, des émotions si intimes et si douces. Et ce qui me frappe dans cet état d'âme et ce langage, ce n'est pas seulement l'amour filial, le. respect à la fois libre et modeste de M. de Barante pour son père ; c'est le profond sentiment qu'ils ont, l'un et l'autre, des liens et des droits de la famille, de la famille tout entière, dans le passé et dans l'avenir aussi bien que dans le présent. Ils sont l'un et l'autre très-occupés de ce qu'ils doivent à leurs ancêtres et à leurs descendants; ils honorent les uns et veulent, à leur tour, se faire honorer des autres; ils vivent dans les tombeaux de ceux qu'ils n'ont pas connus et dans les berceaux de ceux qu'ils ne verront pas.
Il n'y a point de sentiment plus désintéressé et plus noble, ni qui appartienne plus exclusivement à la nature humaine, ni qui atteste plus hautement
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sa dignité, ses titres supérieurs et ses grandes espérances.
Je sors de la famille. M. de Barante se présente à moi sous un autre aspect. Quel que fût pour lui le charme de la vie domestique, il ne s'y est pas renfermé ; il avait des instincts, des goûts, des facultés qui appelaient d'autres satisfactions. De très-bonne heure il avait assisté à la vie publique et pris part à ses intérêts et à ses impressions : d'abord à ses � impressions les plus tristes et à ses intérêts les plus douloureux; à peine âgé de dix ans, il avait vu l'existence de sa famille bouleversée, son père arrêté, emprisonné, menacé du tribunal révolutionnaire : « J'étais parfois, dit-il, admis dans la prison, plus souvent repoussé, et même assez dure- 4 ment. Pour donner prétexte à mes visites, j'apportais des légumes; et comme on me fouillait, je cachais dans un artichaut les billets qu'on mlavait chargé de remettre à mon père. Plus d'une fois j'entendis chanter sous les fenêtres de la prison : .- Il faut du sang, il faut du sang , }. Pour affermir la république.
li-maginai de faire une pétition, et je la présentai à JJJ. membre du comité que j'avais vu quelquefois
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chez les amis de mon père; il m'accueillit comme un enfant et m'appela mon petit ami. Ce ton et le sourire qui accompagnait sa réponse m'offensèrent beaucoup ; je trouvais indigne qu'il ne prît pas au sérieux la sollicitation d'un fils qui implorait pour la libération de son père.) L'infatigable dévouement, la courageuse présence d'esprit de Mme de Barante et le 9 thermidor sauvèrent seuls son mari.
Un peu plus tard, quand on commença à croire à quelque retour de l'ordre social) le commissaire de la Convention en Auvergne appela M. de Barante aux fonctions de procureur-syndic du district de T-hiers : « Il était très-éloigné, dit son fils, du désir d'entrer, en un tel moment, dans les affaires publiques ; toutefois ses amis et les plus honorables citoyens de Thiers le pressèrent d'accepter. Assurer le bon ordre et le repos dans son propre pays, calmer les esprits inquiets, établir une trêve entre les opinions opposées, apaiser les rancunes des uns et rassurer les autres contre une réaction menaçante, c'était une honorable tâche lorsqu'on y était encouragé par la bienveillante confiance de tous les honnêtes gens. Mon père céda aux instances de ses concitoyens.» Plus tard encore, dans les glorieux débuts du consulat, le premier consul avait chargé
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son collègue M. Lebrun de lui présenter une liste pour les nominations aux préfectures nouvellement instituées : « Un jour que M. Lebrun dictait- un projet de cette liste à M. Greuzé, son secrétaire intime, qui était en grande liaison avec mon père et même avec moi, tout jeune que j'étais, il ne se présenta à la mémoire du consul aucun nom pour le département de l'Indre; M. Creuzé lui dit que, s'il voulait le lui permettre, il lui indiquerait un fort bon choix, et lui parla de mon père : — Je ne le connais pas, répondit le consul; mais écrivez son nom, j'y penserai. Par un heureux hasard, le nom resta sur la liste, et mon père fut nommé préfet de l'Aude, non pas de l'Indre, qui convenait mieux à un ami de M. Lebrun. Mon père alla remercier le consul, qui le reçut avec bienveillance : — J'ai fait pour vous, monsieur, lui dit-il, une chose un peu légère; j'ai désigné pour un poste important un homme que je ne connais pas; mais je ne m'en repens pas; tout ce j'ai appris de vous me persuade que j'ai bien fait. Il est possible que vous soyez un peu aristocrate ; il n'y a pas de mal quand on est dans une juste mesure. Vous ne trouverez sans doute pas mauvais que les jeunes filles aiment mieux danser le dimanche que le
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décadi. Vous mettrez dans tout cela de la prudence et du discernement. »
Ainsi s'ouvrit pour M. de Barante le père la carrière administrative, où devait bientôt entrer aussi son fils. Le jeune Prosper s'était préparé, par d'autres études, à une autre destination ; il avait suivi les cours de l'École polytechnique : « Dans ma seconde année de cette école, dit-il, j'avais eu encore moins de goût et d'application pour les sciences mathématiques que pendant la première.
Elles auraient du être ma principale occupation, car elles sont le fond des études que j'avais à suivre : je les négligeai, et je portai mon ardeur aux sciences naturelles, à la physique, à la.chimie, à la minéralogie. D'ailleurs le spectacle des affaires publiques et la marche du gouvernement m'avaient donné le désir d'une carrière politique; avant de quitter Paris pour aller voir mes parents à Carcassonne, j'avais subi mes examens en me présentant pour entrer à l'École des mines. J'avais bien répondu sur tout ce que j'avais étudié avec goût et. application, mais tout au plus médiocrement sur 4'analyse mathématique. Ainsi j'avais à peu près la certitude que je ne serais pas reçu. C'est ce que je dis à mes parents, et ils accueillirent favorablement la pensée
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que j'avais de me destiner aux emplois publics; c'est ce qu'ils m'auraient conseillé lors même que je ne l'aurais pas proposé. Il fut convenu qu'à mon retour à Paris je ferais des démarches pour entrer , au ministère des affaires étrangères. Cette carrière était surtout dans le goût de ma mère ; mais, tant que je ne serais pas admis, je devais rester à l'École polytechnique, y reprendre mes études et les continuer jusqu'au moment où j'aurais d'autres occupations. Je ne fus pas docile à cette prudente volonté de mon père; L'École polytechnique m'ennuyait; j'y étais inférieur dans tout ce qu'il importait de , savoir. Je donnai étourdiment ma démission, et je le cachai à mes parents. Mes protecteurs m'avaient bien accueilli et m'avaient flatté d'entrer promptement aux affaires étrangères; je crus à cette espérance, et je laissai croire à mon père que j'étais à Paris dans la situation qu'il avait voulue. La chose se découvrit bientôt. Je fus très-honteux de ce tort, le plus grave que j'aie eu et que je me rappelle avec étonnement et regret. Du reste, je n'avais pas mal usé de la liberté que je m'étais donnée ; je menais une vie assez studieuse et solitaire avec un de mes ( amis; je lisais beaucoup, et j'apprenais l'anglais. »
Après la mort de sa mère, et pour apporter à la
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douleur de son père quelque distraction, M. de Basante fit avec lui un petit voyage dans le midi et le «entre de la France : « Nous passâmes quelques jours à Barante environnés de nos souvenirs. Ce temps-là a beaucoup influé sur moi et opéra dans mon âme une sorte de révolution; il me semble que les pensées morales et religieuses, que les sentiments élevés que je puis avoir datent de ce moment. J'appris à valoir mieux qu'auparavanti ma conscience devint plus éclairée et plus sévère. Je lus beaucoup alors un livre que mon père aimait par-dessus tous les autres et qui auparavant m'avait plutôt cabré que soumis : c'étaient les Pensées de Pascal; elles ont laissé beaucoup de substance dans mon esprit.
Nous nous rendîmes à Paris. Nous ne pensâmes plus aux affaires étrangères; M. Chaptal était alors ministre de l'intérieur, et avait très-bien accueilli mon père; j'étais camarade de pension et ami de son fils; il fut résolu que je travaillerais dans les bureaux de son ministère pour me préparer aux fonctions administratives. J'y entrai en effet en 1802 comme surnuméraire; mon père repartit seul avec ma jeune sœur, et je restai à Paris. Je gardai assez longtemps un fond de tristesse et de goût pour la solitude; j'avais conservé de l'École polytechnique du dégoût
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pour la société frivole des salons; je lisais dés livres sérieux, je faisais à moi seul quelques études de droit; je me formais des idées générales sur l'administration, tout en travaillant à la besogne un peu routinière qui m'occupait au bureau. Je suivais avec un grand intérêt la marche des affaires publiques.
Nous nous écrivions sans cesse, mon père et moi.
Il vivait sombre et solitaire dans sa préfecture lorsqu'un incident imprévu vint troubler son repos. Le ¡ concordat conclu en 1801 avait été promulgué solennellement au mois d'avril 1802, et il s'était trouvé peu en harmonie avec les opinions et les habitudes alors dominantes. Le premier consul, selon sa politique, ne se pressa point et laissa aux esprits le temps de s'accoutumer au grand acte qu'il avait rjpqué. Ce fut seulement vers la fin de l'année qu'on installa les évêques. Malgré ce délai et cette précaution, le moment fut critique; presque partout le déchaînement fut visible contre cette restauration de l'autorité ecclésiastique ; dans quelques villes, il y eut même des émeutes. A Carcassonne, elle fut violente ; des pierres furent jetées, le prêtre fut assailli et blessé devant l'autel. Mon père n'était jamais porté à mettre de la dureté et de la violence dans l'exercice du pouvoir; mais il montra de la
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fermeté, ne recula point devant la sédition et fit commencer des poursuites contre les perturbateurs.
Le parti révolutionnaire se mit en grand mouvement; il envoya des courriers à Paris où il avait, près de l'entourage du gouvernement, plus de crédit que le préfet. Le premier consul prit pour règle en cette occasion, comme en beaucoup d'autres, de donner tort à ceux qui n'avaient pas réussi; plusieurs préfets furent destitués, soit qu'ils eussent été trop faibles, soit qu'ils se fussent montrés trop sévères dans la répression. Autant en serait arrivé à mon père; mais il m'écrivait chaque jour les détails de sa situation ; M. Chaptal était très-bien disposé ; il défendit mon père auprès du premier consul qui finit par lui dire : - Eh bien, mettons-le à Genève qui est vacant; il s'arrangera mieux avec les protestants. »
Ce ne fut pas là seulement un notable avancement pour le préfet; ce fut pour son fils l'origine d'une relation qui devait grandement influer sur son esprit et sur sa vie : « Genève, dit-il dans ses souvenirs, ne ressemble nullement à une ville de province; on n'y trouve pas cette imitation vulgaire et affectée des mœurs de Paris ; la société supérieure est formée de gens*riches, instruits, bien élevés ; les
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voyages des étrangers à Genève et des Genevois à l'étranger les mêlent à l'aristocratie européenne et letir donnent de bonnes façons, qui sont convenables si elles ne sont pas toujours faciles. C'est un centre de lumières, de religion, de richesse; on y peut vivre avec des hommes spirituels et éclairés qui, se trouvant au large et sur leur terrain, ont toute leur valeur et ne sont pas restreints et étouffés comme dans nos provinces. C'était au milieu de cette société que mon père était appelé à vivre, mieux apprécié qu'il ne l'avait jamais été, entouré de prévenances et honoré non-seulement à cause de son caractère et de son esprit, mais aussi à cause de sa position, car chaque jour les magistrats, comme le gouvernement dont .ils étaient les délégués, prenaient plus d'importance. » Les vieux Genevois eux-mêmes, quoique d'une opposition vive contre le régime impérial, sentaient le mérite de leur nouvel administrateur et l'entouraient d'égards reconnaissants : « Nous avons le bonheur, écrivait M. de Sismondi le -9 janvier 1809 à la comtesse d'Albanie, la veuve du dernier des Stuarts et d'Alfieri, d'avoir ici un beau modèle de l'honnête homme.
M. de Barante, notre préfet, s'efforce d'adoucir les misères que sème le gouvernement, et sait ample-
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ment compenser le mal qu'il est forcé de faire par le bien qu'il fait volontairement. Il sait se faire adorer dans l'exécution même de la conscription et de la levée des impôts. Nous sentons que sa probité, sa douceur, sa justice, l'ordre parfait qu'il a établi dans tout ce qui dépend de lui, nous sauvent chaque jour des milliers de vexations, et que nous n'éprouvons d'autres maux que ceux qui sont inévitables. » A elle seule, une telle société eût été, pour le jeune Prosper de Barante, qui venait passer une partie de son temps à Genève auprès de son père, un grand agrément et un sérieux avantage ; il y devait trouver bien plus encore. Tout près de Genève, à Coppet, sur la limite de la France et de la Suisse, vivaient M. Necker et sa fille Mme de Staël, objets, l'un et l'autre, de la curiosité empressée de tous les voyageurs en Suisse, et centre permanent d'une société d'élite européenne sans cesse renouvelée.
« M. Necker, disent les souvenirs de M. de Barante, était alors vieux et malade, et sa vie privée le rendait un objet de vénération, même pour ceux qui jugeaient hostilement sa vie politique. Ce fut lui surtout dont la société plut à mon père. La conversation de Mme de Staël le séduisait; mais elle avait quelque chose de plus vif, de plus rapide, de plus
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hasardé que les habitudes de son esprit; il n'était pas accoutumé à voir les impressions les plus fugitives se traduire en un langage qui avait autant de mouvement et de force que les sentiments les plus réellement passionnés et les pensées les plus profondément méditées, » Un homme d'un âge mûr et un peu timide, un fonctionnaire sage et responsable devait éprouver quelque inquiétude en présence d'un tel élan de l'esprit et de la parole ; mais, pour les libres spectateurs, c'était précisément là ce qui dpnnait à la société et à la conversation de Mme de Staël tant de charme et de puissance; sa pensée et son âme bouillonnaient incessamment ensemble, aussi expansives que fécondes et toujours prêtes à éclater au dehors comme à fermenter au dedans, en toute occasion et sur toute sorte de sujets.
Quelle séduction pour un jeune homme d'un esprit rare, neuf, prompt, qui n'avait jusque-là vécu que des leçons de l'École polytechnique, ou des habitudes de la famille, ou de ses lectures solitaires ! Dans iquel monde nouveau et riche le faisait entrer Mme de Staël ! En même temps qu'elle lui en livrait à pleines mains les trésors, un vieillard vénérable et vénéré, l'un des hommes les plus célèbres de la révolution française, répandait avec sérénité autour
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j de lui les souvenirs et les enseignements chèrement achetés de sa longue vie. Ces deux personnes, ces - deux éloquences et les perspectives qu'elles ouvraient tantôt en arrière,. tantôt en avant du temps préseDt, ne pouvaient manquer d'avoir, pour M. Prosper de Barante, cet attrait que suivent bientôt l'intimité et l'influence. La prudente sollicitude de son père s'en alarmait quelquefois pour son avenir; la méfiance et la malveillance de l'empereur Napoléon .mettaient Mme de Staël et ses amis dans une situation toujours pénible et précaire, et le jeune Barante lui-même, en jouissant vivement de cette amitié brillante et douce, n'était pas disposé à y donner toute sa vie; mais ses idées et ses sentiments en reçurent un caractère et une impulsion qui ne tardèrent pas à se révéler dans un cercle plus étendu et moins bienveillant que la société de Coppet.
1 En 1805, l'Académie française proposa, pour sujet du prix d'éloquence, le Tableau littéraire de la France au dix-huitième siècle. Pendant 'quatre ans, cé sujet, remis quatre fois au concours, ne produisit aucun ouvrage que l'Académie jugeât digne du prix; en 1810 seulement, elle le décerna à deux des concurrents, M. Jay et M. Victorin Fabre, et pour les ré-
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compenser l'un et l'autre, le comte de Montalivet, alors ministre de l'intérieur, doubla le prix. Le jeune surnuméraire qui travaillait dans ses bureaux, M. Prosper de Barante, avait concourù; mais son travail n'avait trouvé dans l'Académie aucune faveur; et, au lieu de le représenter au concours, il le publia en 1808, "avant que le prix ne fût décerné à ses deux plus heureux rivaux. Depuis leur triomphe à l'Académie, leurs ouvrages ont peu attiré les regards du public; celui de M. de Barante, au contraire, a eu sept éditions et est devenu un livre presque populaire, qu'on donne souvent en prix dans les concours des lycées et des collèges. Le fond des idées a eu autant de part que le talent dans ce succès durable de l'œuvre ; c'était un pas nouveau et hardi dans une nouvelle voie intellectuelle.: la } littérature française du xvme siècle y était considérée non-seulement au point de vue littéraire, mais dans.
son influence sur l'état social et politique, les croyances, les mœurs, toute la vie morale et active de la nation ; et cette influence y était définie et appréciée avec une ferme indépendance. Il y avait là tout à la fois de la réaction contre le passé de la veille et un élan de la pensée vers l'avenir du lendemain; le XIXe siècle naissant commencait à s'af-
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franchir du xvme et à prendre, en le jugeant sans le renier, son propre et libre caractère. C'était précisément là ce qui avait suscité, dans l'Académie française de cette époque, un sentiment d'humeur contre l'œuvre du jeune écrivain ineonnu; et quand elle fut publiée, un académicien homme d'esprit, mais disciple crédule et station naire du XVIIIe siècle, M. Garat, exprima vivement cette humeur. Le public ne la partagea point; resté puissant, le XVIIIe siècle avait cessé d'être à la mode; la liberté de jugement et de langage sur son compte et le goût de vues et de jouissances nouvelles, en littérature comme en philosophie, prévalaient de jour en jour dans les. partis les plus divers ; Mme de Staël avait 1 publié naguère son ouvrage sur la Littérature considérée dans ses rapports avec l'état moral et politique des nations, et M. de Bonald développait avec éclat cette thèse que u la littérature est l'expression de la société et qu'elle a sa part de responsabilité dans les fautes et les malheurs des peuples. » Empreint d'un grand instinct d'ordre et de respect en même temps que d'une libre pensée, écrit d'un style à la fois piquant et naturel et animé sans déclamation, le livre de M. de Barante lui assura du premier coup un rang très-distingué dans la
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nouvelle école philosophique et littéraire que suscitaient alors le cours des événements et le tour des esprits.
, Un changement arriva dans sa situation ; il s'ennuyait de rester surnuméraire au ministère de l'intérieur, et tout en prévoyant qu'il lui en coûterait beaucoup de ne plus vivre si souvent auprès de son père et dans la société de Coppet, il souhaita et on sollicita pour lui un titre d'auditeur au Conseil d'État; il l'obtint en 1806 : «,J'arrivai à Paris, dit-il, .au moment où.le gouvernement impérial, consacré par la victoire d'Austerlitz, commençait à jeter tout son éclat et à dominer l'Europe. J'étais très-content de ma nomination. J'allais avoir une position dans le monde, une occupation régulière et l'espérance d'y montrer de l'esprit et de la capacité; mais ce qui me donna bientôt après le plus de satisfaction, ce fut d'être placé de manière à voir et à entendre l'Empereur; non que je fusse disposé à cette admiration ou à cette adoration que je voyais dans son entourage; mais le connaître et le juger, apprécier .un si grand esprit et un si puissant caractère, savoir .ce qu'il était et ce qu'il n'était pas, telle était ma préoccupation habituelle. Les séances- du conseil - d'État étaient pour moi une sorte de drame où
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j'écoutais curieusement les interlocuteurs et surtout l'Empereur.
« La première discussion à laquelle j'assistai avait un intérêt particulier pour les auditeurs. En revenant d'Austerlitz, l'Empereur s'était arrêté à Strasbourg; il y entendit de vives plaintes contre les juifs ; l'opinion populaire s'était soulevée contre l'usure qu'ils pratiquaient; un grand nombre de propriétaires et de cultivateurs étaient grevés d'énormes dettes usuraires; ils avaient reconnu des capitaux qui étaient au-dessus des sommes qui leur avaient été prêtées. On disait que plus de la moitié des propriétés de l'Alsace étaient frappées d'hypothèques pour le compte des juifs. L'Empereur promit de mettre ordre à un si grand abus, et arriva à Paris avec la conviction qu'un tel état de choses ne pouvait être toléré. Il envoya la question à l'examen du conseil d'État. Elle fut d'abord déférée à la section de l'intérieur. M. Regnault de Saint-Jean-d'Angély, qui la présidait, chargea M. Molé, jeune et nouvel auditeur, d'un rapport sur cette affaire. Pour les hommes politiques et les légistes, il ne semblait pas qu'il y eût aucune difficulté ni matière à un doute ; aucune disposition légale n'autorisait à établir la moindre différence entre les citoyens professant une
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religion quelconque; s'enquérir de la croyance d'un créancier pour savoir s'il avait le droit d'être payé, c'était, dans les principes et les textes de nos lois, une étrange idée, aussi contraire aux opinions générales et aux mœurs actuelles qu'aux textes légaux.
A la grande surprise des conseillers d'État, M. Molé donna lecture d'un rapport qui concluait à la nécessité de soumettre les juifs à des lois d'exception, du moins en ce qui touchait les transactions d'intérêt privé. Je venais d'arriver à Paris quelques jours après la séance de la section où ce rapport avait été lu; .on me raconta comment il avait été accueilli par le dédain et le sourire des conseillers d'État, qui n'y avaient vu qu'un article littéraire, une inspiration de la coterie antiphilosophique de M. de Fontanes et de M. de Bonald. M. Molé n'avait été nullement déconcerté; il n'y avait pas eu de discussion ; la question devait être portée devant tout le conseil, M. Regnault l'exposa sommairement, et ne crut pas nécessaire de soutenir une opinion qui était universelle. M. Beugnot, qui venait d'être nommé conseiller d'État, trouva l'occasion bonne pour son début ; il traita la question à fond, avec beaucoup de raison, d'esprit et de talent. Il n'y avait personne qui ne fût de son avis. Alors l'archi-chancelier dit
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au conseil que l'Empereur attachait une grande importance à cette affaire, gu'iL avait une opinion contraire à celle qui semblait prévaloir, et qu'il était nécessaire de reprendre la discussion un jour où l'Empereur présiderait le conseil. La séance fut tenue à Saint-Cloud. M. Beugnot, qui parlait pour la première fois devant l'Empereur et que son succès avait un peu enivré, fut cette fois emphatique, prétentieux, déclamateur, tout ce qu'il ne fallait pas être au conseil d'État où la discussion était une conversation de gens d'affaires, sans recherche, sans phrases, sans besoin d'effet. On voyait que l'Empe- reur était impatienté. Il y eut surtout une certaine pkrase qui parut ridicule ; M. Beugnot appelait une mesure qui serait prise par exception contre les juifs « une bataille perdue dans les champs de la justice. » Quand il eut fini, l'Empereur prit la parole, et avec une verve, une vivacité plus marquée qu'à l'ordinaire, il répliqua au discours de M. Beugnot, tantôt avec raillerie, tantôt avec calme; il parla contre les théories, contre les principes généraux et absolus, contre les hommes pour qui les faits n'étaient rien et qui -sacrifiaient la réalité aux abstractions. Il releva avec amertume la malheureuse phrase de la bataille perdue, et, s'animant de
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plus en plus, il 'en vint à jurer, ce qui, à ma connaissance, ne lui est jamais arrivé au conseil d'État ; puis il termina en disant : — Je sais que l'auditeur qui a fait le premier rapport n'était pas de cet avis; je veux l'entendre. — M. Molé se leva et donna lecture de son rapport; M. Regnault prit assez courageusement la défense de l'opinion commune et même de M. Beugnot; M. de Ségur risqua aussi quelques paroles : « Je ne vois pas, dit-il, ce qu'on pourrait faire. » L'Empereur s'était radouci, et tout se termina par la résolution de faire une enquête sur l'état des juifs en Alsace et sur leurs principes et leurs habitudes concernant l'Usure. La commission fut composée de trois maîtres des requêtes, M. Portalis, M. Pasquier et M. Molé, qui fut nommé maître des requêtes à cet effet. Les préfets furent chargés de désigner des rabbins ou autres juifs considérables qui viendraient donner des renseignements à la commission. Ce fut M. Pasquier qui recueillit ces renseignements, et pour la première fois on connut la situation des juifs, la division de leurs sectes, leur hiérarchie, leurs règlements. Le rapport de M. Pasquier fut très-instructif. L'Empereur s'était calmé et en était venu à l'opinion trèssensée que le culte juif devait être officiellement
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autorisé et prendre une existence régulière et légale.
Après le rapport de la commission et pour donner quelque satisfaction aux plaintes de l'Alsace, un décret impérial prescrivit des dispositions transitoires et une sorte de vérification qui ne mettaient point, à l'avenir, les créanciers juifs hors du droit commun ; puis, afin de régler l'exercice du culte juif, un grand sanhédrin fut convoqué, de telle sorte que toute cette affaire, commencée dans un mouvement d'irritation malveillante et d'intolérance, se termina par une reconnaissance solennelle des rabbins, des synagogues, et l'égalité civile des' juifs reçut une éclatante confirmation.
« Quelques mois après, lorsque l'Empereur était en Pologne, voyant l'empressement des juifs à être utiles à l'armée française et à servir, moyennant salaire, de fournisseurs ou d'informateurs, il disait en riant : « Voilà pourtant à quoi me sert le grand sanhédrin. »
M. de Barante fut bientôt appelé à assister à des spectacles plus saisissants encore que celuI du brusque ascendant d'un grand homme au milieu de ses conseillers. Pendant les campagnes de 1806 et 1807, à travers les batailles d'Iéna, d'Eylau et de • Friedland, il reçut, comme plusieurs autres audi-
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teurs ses collègues, la mission d'aller en Allemagne * et en Pologne administrer, sous le feu de la guerre, les provinces occupées par nos armées. Il a laissé, sur cette pénible mission, des récits qui, sans aucune prétention historique, sont pleins de ces détails précis et animés qui font la vie comme la vérité de l'histoire. Je n'y veux puiser que quelques traita qui caractérisent fidèlement les événements de cette brillante époque, les grands acteurs qui les dirigeaient, et non-seulement les naïves impressions qu'en recevait, mais le ferme jugement qu'en portait déjà le jeune et modeste spectateur qui s'y trouvait mêlé.
« J'arrivai à Berlin, dit-il, le 8 novembre 1806.
L'ordre de départ que nous avions reçu portait que nous serions sous les ordres de M. Daru, intendant général de l'armée : ce fut chez lui que je me présentai d'abord; je le connaissais un peu, et nous avions des amis communs. Il me reçut avec bienveillance. Je le trouvai affairé, entouré de commissaires et d'ordonnateurs, répondant à leurs questions , donnant ses instructions et ses ordres, recevant à chaque instant des officiers envoyés par les commandants des corps d'armée pour demander des fournitures ou de l'argent. Les conversations
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étaient courtes, les réponses brèves et tranchantes.
Il me dit qu'il n'était pour rien dans la destination donnée aux auditeurs, et que l'Empereur s'en occupait directement; puis il m'engagea à dîner. Ce jour-là, il avait invité les députés que le duc de Brunswick avait envoyés à l'Empereur pour lui demander de le laisser mourir à Brunswick et de ménager son pays. Ils avaient été reçus avec dureté; on le savait; aussi les généraux et les ordonnateurs leur témoignaient peu d'égards. Il se trouva que je connaissais l'un d'entre eux, le baron de Sartoris, Genevois, chambellan du duc; je me plaçai à côté de lui à table. Son autre voisin était le général Chasseloup, avec qui il eut aussi un peu de conversation ; il lui parlâmes craintes qu'avaient les habitants du duché de Brunswick : « C'est un pauvre pays, lui dit-il ; l'armée française y trouvera peu de ressources, et elle aura bientôt tout mangé. — Eh bien ! répondit le général, quand nous aurons tout mangé, nous vous mangerons. »
« Ces façons étaient nouvelles pour moi, et me faisaient une impression de tristesse et de dégoût ; je songeais à ce que nous laisserions de haine et de rancune parmi les populations allemandes, à l'instabilité d'une domination exercée ainsi, aux ven-
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geançes que nous pourrions avoir à subir. M. Daru, tout absorbé qu'il était par le mouvement militaire où son rôlè était si important, se ressouvenait de sa raison et de son esprit; je le trouvai un jour revenant du jardin botanique de Berlin : « Je viens de faire, me dit-il, acte de barbarie; je suis allé voir si on pouvait arranger en écuries les orangeries et les serres. Savez-vous quelle idée me poursuivait?
Je songeais que les armées de l'Europe pourraient bien aussi envahir la France et entrer à Paris; qu'alors l'intendant militaire, voyant la galérie du musée, aviserait qu'on en pourrait faire un magnifique hôpital et calculerait combien de lits on pourrait y placer. »
Six semaines plus tard, vers la fin de décembre, l'Empereur quittait Varsovie pour aller se mettre à la tête de l'armée et poursuivre la guerre : « Les commissaires des guerres, les administrateurs des divers services, les ambulances, étaient encore embourbés dans la route. M. Daru ne savait comment il lui serait possible de pourvoir aux besoins des troupes qui entraient en campagne sans que rien eût été disposé d'avance; on allait se battre, les blessés seraient dans quelques heures amenés à Varso- „ vie, et il n'y avait pas un hôpital en état de les
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recevoir. Il appela à son aide tous ceux qui l'entouraient, et faute de commissaires des guerres, il enga- gea M. de Canouville et moi à nous charger d'établir chacun un hôpital. Le temps pressait; on entendait le canon ; le théâtre de la guerre était à peu de lieues de la ville; les blessés pouvaient arriver pendant la nuit. J'eus pour instruction de me faire fournir tout ce qui me serait nécessaire par la municipalité de Varsovie. J'y trouvai une bonne volonté complète 4t même empressée ; on commença par me conduire aux plus grandes maisons qui pouvaient recevoir cette destination. Je choisis un hôtel qui avait été très-beau, mais depuis longtemps abandonné, désert et démeublé ; les lambris des vastes salons et des larges galeries étaient encore peints et dorés, les chambres et. les cabinets étaient élégamment ornés; maintenant il fallait meubler mon hôpital. La municipalité mit à mes ordres un employé qui, de rue en rue, allait mettre en réquisition des lits, des matelas, du linge qu'on enlevait à mesure et que je faisais charger sur des, chariots. Je n'entrais point chez les habitants, je ne m'occupais point des rigueurs de la réquisition, mais je hâtais l'opération. Le jour avançait, il n'y avait pas un moment à perdre; la nuit vint, et je n'avais pas encore les
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poteries nécessaires pour le service d'un hôpital.
La municipalité me donna un bon moyennant le-" quel le marchand devait me délivrer tout ce que je lui demanderais; puis on chargea un des juifs qui fourmillaient dans la ville, offrant et vendant leurs services, de me conduire chez le faïencier. L'ordre lui fut donné à la hâte et brusquement; le juif n'osa pas le faire répéter. Nous nous mimes en route; après avoir erré pendant plus d'une heure dans les rues mal ou point éclairées, le juif, voyant mon impatience, m'expliqua en allemand, que je n'entendais guère, qu'il ne savait pas où il devait me mener. Nous retournâmes à la municipalité où je racontai le malentendu. A peine l'eus-je expliqué que le commissaire polonais tomba sur le pauvre juif, le.roua de coups, l'abattit par terre, le foulant à ses pieds. C'était à peu près de la sorte que Polonais et Français traitaient les juifs, qui supportaient patiemment ces brutalités, cherchant les occasions de gagner quelque argent, de se faire payer cher quand on les payait, et d'acheter bon marché aux soldats ce qui ne leur avait rien coûté.
« Lorsque mon hôpital fut prêt, assez avant dans la nuit, j'allai en prévenir M. Daru en lui disant qu'il ne me manquait plus que des chirurgiens et
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des infirmiers. Il n'en avait pas, et me renvoya encore à la municipalité qui en mit en réquisition.
Vers le soir du lendemain, les blessés commencèrent à arriver; je continuai à remplir avec scrupule et compassion mon triste devoir. Ces malheureux soldats ne pouvaient expliquer leurs souffrances à des chirurgiens qui ne comprenaient pas un mot de français ; il y en avait dont les membres étaient fracassés et l'amputation urgente; on n'avait point de caisses d'instruments, et la municipalité ne pouvait en fournir. Il me semble avoir encore sous les yeux un grenadier d'une belle et mâle physionomie, mais d'une pâleur effrayante : - Monsieur, me dit-il, il faut me couper la jambe, la gangrène s'y met, elle est déjà toute bleue, voyez. — Il rejeta sa couverture et se montra nu et sanglant.—Je sais bien ajouta-t-il, qu'on ne s'inquiète plus de nous quand nous sommes blessés; nous ne pouvons plus servir à rien; nous ne sommes plus qu'un embarras; on nous aime mieux morts : eh bien ! qu'on nous tue et que ce soit fini. »
En juillet 1807, la paix était faite à Tilsitt avec la Prusse comme avec la Russie ; intendant en Silésie, M. de Barante se croyait au terme de ses travaux : « Nous nous hâtâmes de mettre nos comptes en bon
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ordre pour les présenter à M. Daru, afin de ne pas retarder d'un jour notre rentrée en France; il nous tardait de quitter des fonctions qui nous avaient été si déplaisantes. L'idée ne nous venait pas que la paix n'eût apporté aucun changement à l'état de la Prusse et qu'elle ne dût pas cesser d'être administrée en pays conquis. C'est cependant ce qu'il me fallut reconnaître en arrivant à Berlin ; je trouvai toutes choses sur le même pied que huit mois auparavant, une administration française, nos collègues à la tête des administrations financières, et M. Daru gouvernant la Prusse. J'avais été chargé de lui apporter nos comptes de Silésie ; je les lui remis en lui demandant à quelle heure je pourrais le lendemain les soumettre à son examen et lui donner les explications qui seraient nécessaires. —
Ah çà! me dit-il, vous nous donnerez beaucoup d'argent. — Fort peu, lui répondis-je, deux ou trois millions seulement ; la contribution a été acquittée en grande partie par des réquisitions — Il y aura à débattre sur cela, je n'ai pas approuvé toutes ces imputations. — Il n'y en a pas une qui ne soit appuyée d'un décret de l'empereur ou d'une décision de vous. - Je ne m'explique pas toujours clairement, on pourra chicaner. Écoutez, me dit-il en
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prenant un ton plus sérieux, je n'ai pas envie de vous donner de mauvaises raisons ; l'empereur m'a laissé l'autre jour à Kœnigsberg ; au moment où il montait en voiture, il m'a dit : « Vous resterez aved l'armée, vous la nourrirez et vous me rapporterez 200 millions. » Je me suis récrié. « Va pour 150, » a-t-il repris. On a fermé la portière, et il est parti sans attendre ma réponse. Vous voyez bien qu'il faut que la Prusse nous doive encore 150 millions et
que mes comptes le prouveront ; nous saurons bien trouver des arguments et des calculs pour le démontrer. Dispénsez-m'en pour aujourd'hui. Je répondis à M. Daru : — Ce n'est pas moi qui aurai à les discuter avec les gens de Silésie ; je n'éprouverai pas l'embarras de leur entendre dire que nous manquons aux promesses qui leur avaient été faites ; l'empereur vient de me nommer sous-préfet; ce n'est certes pas de l'avancement; mais je ne m'en plains pas; cela me tire d'ici, et je vais me rendre à mon nouveau poste. — A la bonne heure, me dit M. Daru, je conçois que vous preniez la chose ainsi.
« En arrivant à Berlin, j'avais trouvé en effet dans le Moniteur ma nomination à la sous-préfecture de Bressuire. On disait beaucoup parmi mes collègues
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que c'était une disgrâce, que des lettres, où j'avais parlé trop librement des malheurs de la guerre et de la situation des pays conquis, avaient été ouvertes ; je ne demandai d'explication à personne, je ne réclamai point. Bressuire était un village que les guerres civiles avaient réduit à cinq ou six cents habitants, qui était situé dans l'intérieur du Bocage, à quinze lieues de toute grande route. Je pensai que je ne tarderais pas à m'apercevoir si je devais renoncer à une carrière où je serais retenu dans une situation' inférieure et en butte à des préventions malveillantes, qu'alors je donnerais ma dé- mission. »
Il ne donna point sa démission, et il n'eut point de raison de la donner ; une de ses lettres de Silésie avait en effet été ouverte : « Elle avait paru imprudente, dit-il ailleurs, mais elle n'avait pas donné mauvaise idée de mon jugement ni de mes opinions. » Plusieurs auditeurs, ses collègues au conseil d'État, avaient aussi été nommés sous-préfets ; M. Regnault de Saint-Jean d'Angély continuait de lui témoigner une bienveillance sérieuse et active. « Il me conseilla d'aller me présenter à l'empereur, qui était alors à Fontainebleau. Quoique je fusse rassuré sur la disposition que ma nomination à Bressuire
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avait pu me faire craindre, je ne voulus pas courir le risque d'entendre quelques paroles désagréables, et je ne suivis pas ce conseil. » Il eut encore raison ; il était peu propre à accepter humblement une dureté de despote ; il prit le parti de se rendre sans délai à son poste : « Il n'y a que vingt lieues, dit-il, de Poitiers à Bressuire ; il me fallut trois jours pour faire arriver ma calèche ; les chemins ressemblaient assez aux routes de Pologne; il y avait d'abord douze lieues de plaine, c'est-à-dire de boue, puis huit lieues de bocage et de chemin creux entre deux haies ; il me fallut prendre tantôt des chevaux de renfort, tantôt des bœufs ; il m'arriva de verser et de rompre le timon ; je couchai deux fois dans des auberges de village. Enfin le 25 décembre 1807, à onze heures du matin, je fis mon entrée à Bressuire.
Je fus consterné à l'aspect de ces maisons en ruine où végétaient le lierre et les orties ; de distance en distance, je voyais des cahutes qui avaient été bâties parmi ces débris ; je suivis une rue sans voir une maison. La première que je rencontrai était celle où je devais descendre ; c'était la demeure du receveur de l'arrondissement ] il m'offrit un arrangement qui me convint, et un quart d'heure après mon arrivée tout était conclu. Sa maison devenait
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la mienne ; les chambres qu'il me donnait étaient peu et mal meublées; les murailles n'étaient pas même couvertes de papier ; le bureau de la souspréfecture était à l'autre bout de la ville, ce qui n'était pas une grande distance. Quelques jours après mon installation, j'écrivis à mon père : « Je ne vous dirai point de mal de Bressuire ; j'en pense tous les jours plus de bien sans pourtant m'y attacher beaucoup ; jamais je n'ai vu un si bon peuple, simple, moral, religieux ; les habitants n'ont pas, comme la bourgeoisie de la plupart de nos petites villes de province, cet esprit de malveillance et d'envie ; les crimes sont rares ; sur six procès civils, cinq finissent par un accommodement ; les mœurs sont meilleures que nulle part ailleurs. La vie qu'on mène ici est d'une simplicité extrême ; les femmes sont beaucoup moins bien mises que les servantes de bonne maison ; elles font la cuisine et se lèvent pour servir à table. On ne sait rien de ce qui se passe dans le monde; on cause de la chasse, on plaisante sur les maladroits, on se moque doucement de M. le curé tout en le respectant ; après tlîner, on chante de vieilles chansons en dansant en rond, entre hommes ; on raconte des histoires qui ont été léguées de génération en génération depuis
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Rabelais. Je ne saurai pas me mettre ainsi en joyeux train ; il faudra que je me contente d'un succès d'estime. »
Quel séjour et quelle société pour un homme jeune et spirituel qui venait de vivre dans le salon et l'intimité de Mme de Staël, d'assister aux séances du Conseil d'État impérial et de suivre la Grande armée à travers ses victoires ! Mais M. de Barante avait reçu une éducation sérieuse; il avait le sentiment du devoir, le goût de l'étude, l'esprit d'observation, cette disposition laborieuse, sensée et douce qui sait sans effort prendre en patience les petites .épreuves de la vie et mettre à profit ses plus modestes ressources : « Je crois, écrivait-il à son père, que je me tirerai bien de cette administration; elle est facile; il importe surtout, si on veut maintenir le calme et l'obéissance, de ne pas prendre de mesures de police; elles ne seraient pas motivées.
Les prêtres insoumis se tiennent parfaitement tranquilles et ne sont pour rien dans la désobéissance des conscrits; on me dit même que, lorsqu'ils verront des fonctionnaires publics respectueux pour la religion, ils se soumettront et rentreront dans le clergé officiel. Il n'y a pas dans l'arrondissement une seule personne en surveillance; les guerres de
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la Vendée n'y ont pas laissé un seul gentilhomme qui y ait pris part. Il n'y a ici de propriétaire important que M. de La Rochejaquelein, frère du héros vendéen et mari de Mme de Lescure, veuve d'un autre chef célèbre. Il est riche, et on a voulu me donner quelque méfiance de lui ; mais il n'a point pris part aux guerres de la Vendée. A cette époque, il était à Saint-Domingue dans l'armée anglaise. Il a peu de relations avec Paris et n'y va presque jamais. Il reçoit peu de monde dans sa demeure de Clisson; le château a été brûlé; et détruit, et il a rendu habitable un bâtiment d'exploitation. Il est aimé de tous ses voisins, et dans ses relations avec eux il n'a point de façons aristocratiques. »
A Bressuire, comme à Genève, M. de Barante suivit les instincts de sa nature; il avait tous les goûts fins et délicats, tous les sentiments élevés et généreux ; partout où il les rencontrait, il allait au-devant et s'y unissait, comme la flamme monte, comme l'eau descend selon sa pente. Les opinions et les habitudes sociales de M. et de Mme de La Rochejaquelein étaient à coup sûr fort différentes de celles de M. Necker et de Mme de Staël; mais c'était la même atmosphère morale, le même mouvement spontané vers les
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hauteurs de l'âme et de la vie : « Je me liai, dit-il, d'une amitié sincère avec Mme de La Rochejaquelein; j'allais sans cesse au château de Clisson, où j'étais reçu avec une bienveillance empressée. Ce fut là que je conçus le projet d'écrire les mémoires de Mme de La Rochejaquelein. Dès mon arrivée dans le pays, je m'étais promis de m'occuper d'une histoire de cette guerre. Elle avait commencé ses mémoires, et les premiers chapitres étaient même rédigés; elle me les remit ainsi que quelques notes qu'elle avait réunies; elle me guida dans mes recherches ; elle me fit faire connaissance avec des officiers de cette guerre. Je leur faisais raconter ce qu'ils avaient fait ou vu; elle-même, avec un charme de vérité qu'elle n'aurait pas su reproduire en écrivant, ne me laissait rien ignorer de tout ce qui s'était passé sous ses yeux, de ce qu'elle avait souffert, du caractère et des actions des chefs auxquels elle tenait par les plus chères affections et qu'elle avait perdus. J'allais sur les lieux et je me faisais montrer par les paysans les champs de bataille, cherchant ainsi à rendre vivants à mes yeux les événements que je voulais raconter et les hommes que je voulais peindre. Quand je pris la plume, il ne me semblait nullement que ce fût
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pour une œuvre littéraire ; je transcrivais la vérité selon l'impression qu'elle m'avait fait éprouver. »
C'est bien là le caractère des Mémoires de Mme de La Rochejaquelein, narration à la fois riche et simple, personnelle sans prétention, éloquente sans rhétorique, pittoresque et colorée sans travail d'artiste, pleine de descriptions et de détails précis qui la vivifient au lieu de la ralentir. Évidemment le narrateur a pris à son œuvre le même intérêt qu'il inspire à ses lecteurs; c'est une petite épopée historique écrite par un compagnon de ses héros.
( Ce fut à la même époque et dans ce qu'il appelait son ermitage de Bressuire, que M. de Barante termina son Tableau littéraire de la France au dix-huitième siècle, travail qu'il méditait depuis quelque temps, et qu'après son échec à l'Académie il publia plus mûri et plus développé qu'il ne l'avait d'abord préparé.
Les ambitions remuantes ne sont pas toujours les jseules qui réussissent, et les conduites sensées et dignes portent quelquefois leurs fruits sans qu'on y ; prenne autre peine. L'empereur Napoléon observait les hommes avec soin et savait se servir de ceux dont il estimait l'esprit et le caractère, même quand : il ne comptait pas sur leur enthousiasme et leur
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complète docilité. « Au mois d'août 1808, dit M. de Barante, il traversa le département des Deux-Sèvres et s'arrêta à Niort; je m'y rendis. Il me fit des questions presque toutes relatives aux Vendéens et parut content de mes réponses. Il sut que j'avais bien réussi dans ma sous-préfecture. Je ne lui demandai rien. M. Maret, qui l'accompagnait, lui donna à lire mon Tableau littéraire de la France au dix-huitième siècle, qui venait de paraître. Je doute beaucoup qu'il l'ait lu ; mais après l'avoir feuilleté il dit à Al. Maret : « Il faut le faire préfet. » J'étais de retour à Bressuire à la fin de décembre 1808, et je me disais que, malgré les apparences, l'empereur avait contre moi quelque prévention malveillante. Je pensais à prendre mon parti et à donner ma démission, lorsque j'appris que, le 13 février 1809, j'avais été nommé préfet de la Vendée. Peu de temps après, j'allai à Paris, et M. Maret me raconta que l'empereur lui avait dit : — J'ai deux nominations importantes à faire; j'ai besoin d'un secrétaire de mon cabinet et d'un préfet de la Vendée ; indiquez-moi deux auditeurs capables et sûrs. — M. Maret lui dit que, parmi les auditeurs qu'il connaissait, MM. Mounier et Barante lui paraissaient les plus dignes cle confiance; l'em-
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pereur réfléchit un moment : — Eh bien ! dit-il, Mounier pour mon cabinet et Barante pour la Vendée. - J'avais vingt-six ans; c'était,avoir marché assez vite dans nia carrière sans avoir sacrifié ni mes opinions ni mes amitiés. »
Le choix était bon et fut justifié par l'épreuve : pendant quatre ans, M. de Barante administra le département de la Vendée tranquillement, doucement, sans âpreté de pouvoir, sans murmure des administrés, exécutant ses instructions, souvent difficiles et tristes, à la satisfaction impériale et avec la reconnaissance populaire. Il reçut d'une autre main que de celle des hommes la récompense de son honnête habileté; ce fut à cette époque qu'il contracta l'union qui devait faire le bonheur. de sa longue vie et répandre sur ses derniers jours les douces et puissantes consolations d'une pieuse tendresse. Il épousa vers la fin de 1811 Mlle Césarine d'Houdetot, sœur de l'un de ses plus intimes amis; elle était belle, peu riche, mais bien née, bien apparentée, aussi douce à vivre que charmante à regarder; il lui a dû les plus agréables satisfactions mondaines et les joies domestiques les plus pures.
Au commencement de 1813, il obtint un congé
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pour venir passer quelques jours à Paris où Mme de
Barante devait faire ses couches : « Je fus invité, dit-il, à une soirée de l'impératrice; il y avait peu de monde à ces sortes de réunions ; on n'y était pas en costume officiel, on y était en habit de ville; on entrait dans le salon; puis l'empereur et l'impératrice sortaient de leurs appartements, disaient quelques mots en passant aux personnes invitées; ensuite on allait entendre un acte d'opéra italien représenté sur un théâtre portatif placé dans une salle voisine.
« Je m'étais accosté à M. de Fontanes qui était un très-agréable causeur et à qui la musique italienne était antipathique. Après l'opéra, on rentra dans les salons de l'impératrice; on lui servit un petit souper où elle fit asseoir à sa table quelques personnages importants ; dans un autre salon étaient ceux qui n'avaient pas été appelés à cette faveur.
Nous étions, M. de Fontanes et moi, arrêtés dans l'embrasure de la porte qui séparait les deux salons, et nous causions. L'empereur, qui ne soupait pas, quitta le premier salon ; il s'arrêta et se mit à converser avec nous, ou, pour être plus exact dans mon récit, il commença par demander : — De qiroi
parlez-vous? — M. de Fontanes eut la bonté de lui
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répondre : — Je parlais à M. de Barante d'un article sur Bossuet qu'il a inséré dans la Biographie universelle et qui mérite le succès qu'il a obtenu. — L'empereur me dit : - N'avez-vous pas fait un livre contre Voltaire ? —Je répondis : — Sire, sur Voltaire. — Oui, - dit-il; je sais que vous êtes fort impartial. — M, de Fontanes était accoutumé à ses façons et lui donnait la réplique. Il aimait à être ainsi écouté et compris par des gens d'esprit; quelques paroles témoignaient qu'on éprouvait de l'intérêt et du charme à l'écouter, et le mettaient en verve; il excellait à prendre le ton et la tournure d'esprit de ceux sur qui il voulait agir.
« Il parla d'abord du projet qu'il avait de déférer la régence à l'impératrice ; il disait que ce pouvoir ne devait être confié à personne autre, car nul n'avait un dévouement plus certain et plus ferme pour le royal pupille. Il cita la mère de saint Louis et Anne d'Autriche, mère de Louis XIV; car, disaitil, Mazarin n'était qu'un conseiller, l'autorité était à la régente. De là. minorité de Louis XIV il passa à son règne, et nous eûmes un beau panégyrique du grand.roi : — Il était grave; il avait un grand sentiment de la dignité et de l'honneur de la France ; c'est lui qui fut le créateur de l'administration ; il
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eut de grandes armées et remporta de belles victoires; il résista à toute l'Europe. C'est lui, et non pas Henri IV, qui a donné à. la France cette prééminence que nous avons conservée. — Il fit droit à une réclamation que je me permis de faire pour Henri IV, et, revenant sur son jugement porté trop vite, il se mit à parler de Henri IV, de ses grandes qualités comme chef d'armée et comme politique, mais toujours sur un ton de supériorité; puis il dit : — Sa vie a été malheureuse, il méritait mieux. —
Alors il reprit toute la carrière de Henri IV : — Dès sa jeunesse, un mariage forcé; presque massacré à la Saint-Barthélemy, contraint de changer de religion, tenu captif dans une cour qui voulait sa perte, chef d'un parti méfiant et indiscipliné, conquérant sa couronne à la pointe de l'épée, régnant au milieu des conspirations et des assassins, trahi par ses maîtresses, troublé par une femme acariâtre, et finir par un coup de poignard ! — Alors il s'arrêta un moment : — Je compare quelquefois son sort au mien : la couronne lui appartenait, et combien il lui fut difficile de la gagner ! Il régna en bon et habile souverain, et on l'assassina ! Tandis que moi, qui n'étais pas né pour monter sur le trône, j'y suis arrivé tout simplement, sans grande difficulté, et je
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puis m'y maintenir calme et sans péril. C'est que je suis l'œuvre des circonstances, j'ai toujours marché avec elles. « J'écoutais ces étonnantes paroles, me demandant si réellement il pouvait avoir cette tranquillité d'esprit après avoir perdu une armée de cinq cent mille hommes, et lorsqu'il avait à combattre l'Europe entière sans une chance probable de succès.
Je ne me souviens pas bien comment il passa de Henri IV à César et à Alexandre, car nous l'écoutions sans dire une parole. Il admirait César comme un grand homme de guerre, mais il en faisait peu de cas comme politique : —Il aimait trop à plaire au peuple, dit-il ; ainsi il ne pouvait réussir à s'emparer du pouvoir. — Quant à Alexandre, son admiration était sans aucune critique; des royaumes conquis, des villes fondées, des expéditions lointaines, des royaumes en Asie, une mémoire laissée dans les trois parties du monde. A l'entendre, nous reconnaissions les passions qui l'avaient conduit à Moscou.
« Cependant le souper était fini, l'impératrice avait passé dans le second salon ; l'empereur s'aperçut qu'elle s'ennuyait d'attendre si longtemps, et il nous quitta. »
Quelques semaines après cette conversation, l'.Em-
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pereur nomma M. de Barante préfet de la LoireInférieure. C'était un grand poste et une grande marque d'estime : toujours la région des guerres civiles de l'Ouest, mais la plus grande ville de cette région au lieu de la plus petite;. les bourgeois de Nantes à gouverner au lieu des paysans de Bressuire.
En reconnaissant cette faveur, IVL de Barante fut loin de s'en réjouir : « Je suis triste, écrivit-il à Mme de Barante en lui racontant son départ de Napoléonville, triste et bien touché des adieux que je reçois de ce pays; le chagrin que cause notre départ n'est pas concevable et m'étonne; chacun m'aborde les larmes aux yeux ; les plus secs et les plus insouciants sont attendris comme des enfants. Ce sentiment, qui m'honore et dont je suis ému, est général: c'est dans tout le pays et dans toutes les classes ; l'autre jour à Luçon,. pendant le conseil de recrutement, chacun disait à voix basse : « Jamais nous n'aurons un homme aussi juste. » C'est une bien douce récompense. Je vous assure, ma chère amie, que c'est mal à moi de quitter des gens qui m'aiment tant ; j'aurais dû demander à rester ici en disant que j'étais plus sûr d'y faire le bien que partout ailleurs.
Je lisais l'autre jour que les premiers évêques se faisaient scrupule de changer d'église et regardaient
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cela comme un adultère. Je suis heureux de ne pas avoir demandé à sortir d'ici ; si j'avais dit une parole pour cela, j'en serais honteux à jamais vis-à-vis de moi-même. Je ne retrouverai pas ailleurs cette bienveillance, cette facilité à obtenir la confiance de tous; ce n'est pas dans une ville de soixante mille habitants qu'on est connu et apprécié. Dans la Vendée, j'avais journellement des rapports avec tout le monde ; un ouvrier, un paysan trouvait toujours ipa porte ouverte; j'avais le loisir de parler avec lui et de m'occuper de son affaire. A Nantes, je serai forcé de faire le ministre, et je ressemblerai à tous les préfets de France. Ici, j'étais comme j'avais rêvé d'être quand, dans ma jeunesse, j'imaginais mon devoir. »
Il avait raison de regretter sa modeste préfecture , de la Vendée. A Nantes il porta le même esprit de sagesse, de douceur, d'équité affectueuse envers ses administrés, de loyauté sans aveugle et trompeuse complaisance envers le pouvoir qu'il servait; mais son administration dans la Loire-Inférieure, de 1813 à 181ij, fut difficile et triste : c'était le temps des périls et des efforts suprêmes du régime impérial, de ses exigences indéfinies et de ses revers pressentis, des sacrifices et des souffrances sans mesure et sans terme qu'il imposait à la France. La modération
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et la prudence d'un préfet 'étaient parfaitement vaines pour lutter contre ce courant, comme les rigueurs du gouvernement central et les victoires mêmes de son maître étaient vaines pour le surmonter. Et M. de Barante était engagé dans ce mouve1 ment fatal sans illusion, sans passion, avec une clairvoyance qui datait de loin, et qu'il devait à la constante élévation de son sens moral et à la rectitude imperturbable de son jugement autant qu'à son libre et fin esprit d'observation. Je ne prendrai dans ses souvenirs que deux exemples de ses appréciations prophétiques sur les événements auxquels il assistait et sur le fougueux génie de leur auteur; et je prendrai'ces exemples, non pas à la fin de la carrière administrative de M. de Barante, quand la sinistre lumière des conséquences imminentes éclatait à tous les yeux, mais au début de sa vie publique et dans les impressions du jeune auditeur en Silésie et du petit sous-préfet de Bressuire au milieu des splendeurs de l'Empire.
« Les dix mois que je venais de passer en Allemagne, dit-il à la première de ces deux époques, sinon sur le théâtre de la guerre, du moins dans la région conquise et occupée par nos armées, laissèrent dans mon esprit des notions qui ne s'effa-
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cèrent point. Sans doute le spectacle des calamités et des misères de la guerre, les souffrances des soldats, l'oppression des vaincus, doivent produire des impressions vives sur le spectateur qui, n'ayant point 1 couru de danger, n'a pas le droit d'être sans pitié; mais, s'il se bornait à éprouver ce sentiment sympathique et à raconter comment il a été ému, il répéterait des lieux communs que toute. guerre, soutenue à une époque quelconque par tel ou tel général, aurait pu inspirer. En ce sens, l'empereur avait raison d'écrire dans une lettré adressée à M. Maret : « Concertez-vous avec M. Daru pour faire partir de Varsovie les auditeurs qui sont inu« tiles, qui perdent leur temps et qui, peu habitués « aux événements de la guerre, n'écrivent à Paris « que des bêtises. » Mais on pouvait, à part toute sensibilité, tirer de ce qu'on voyait en Allemagne et en Pologne des enseignements politiques, apprendre à connaître le caractère et le génie de l'empereur et conjecturer sur l'avenir. Ainsi la campagne entreprise après la bataille d'Iéna et l'invasion de la Russie au commencement de l'hiver, sans projet déterminé, sans intention formelle de rétablir la Pologne et sans croire beaucoup à la possibilité de cette restauration, l'armée dispersée sur la rive gauche de la
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Vistule, sans prévoyance de la marche de l'armée ennemie, puis cette concentration subite à Varsovie sans préparatifs, sans magasins, l'entrée en campagne à la fin de décembre, et l'essai d'une guerre dans la boue tentée contre toute apparence de succès, l'agressive reprise trois semaines après sur la neige, au risque du dégel et sans moyens de nourrir l'armée, — tout cela en laissant en arrière v l'Autriche, que la vengeance et le plus simple calcul de ses intérêts devaient décider à profiter de l'occasion, et l'Allemagne, qui pouvait se soulever : telles étaient les circonstances dont il était impossible de ne pas être frappé, d'autant qu'il s'agissait non pas de l'accomplissement d'un dessein conçu à faux et mal calculé, mais de l'entraînement d'une passion guerrière et aventureuse, d'un besoin d'agir sans but déterminé, se fiant à son habileté qui consistait surtout à saisir la chance dont il pouvait espérer le succès et à en tirer tout l'avantage possible. Voilà ce que chacun savait et voyait, ce que beaucoup même disaient avant que, par sa grande et forte résolution de ne point repasser la Vistule et de recomposer une superbe armée pendant l'hiver, l'empereur eût préparé la victoire de Friedland et le traité de Tilsitt.
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« Mais cette hardiesse et cette puissance de volonté, cette habileté d'exécution ne justifiaient pas la conception politique de cette guerre. Tant d'imprudence, de si grands intérêts joués au hasard, auraient dû laisser dans les esprits l'inquiétude pour l'avenir ; les conditions de la paix n'avaient rien de stable ; elles n'étaient évidemment qu'un point de départ pour courir à de nouvelles aventures. La puissance russe, placée en regard et sur un pied d'égalité avec la puissance française, en supprimant tous les intermédiaires, était le présage d'une guerre prochaine. La Prusse, réduite de moitié, foulée aux pieds, insultée dans la personne de ses souverains et dans l'honneur de son armée, occupée militairement pendant la paix, devait nécessairement s'exalter de patriotisme et d'un désir de vengeance; , l'Autriche restait exaspérée et impatiente de retrouver l'occasion qu'elle avait manquée. L'Allemagne, où le vainqueur établissait un royaume français, cherchait sans doute à se former une unité nationale. «
« Le signe le plus manifeste d'un avenir funeste, ce n'était pas la disposition de l'Europe entière; c'était plutôt le génie de celui qui l'avait soumise : génie dont manifestement la vocation n'était pas de
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rien établir qui fût durable et solide, oubliant les véritables intérêts de la France, habile sans doute à rétablir l'ordre et la régularité dans l'administration de son empire, mais toujours occupé à préparer l'exécution de ses projets de guerre et de conquête, se proposant des résultats immenses et chimériques, moins dans l'espoir de les réaliser que pour se donner à lui-même un emploi de son indomptable activité, entraîné aussi par l'habitude des émotions de la guerre. Sa merveilleuse faculté de commandement, la sûreté de son coup d'œil, le mordant de son esprit et par-dessus tout le grand argument du succès, avaient fait oublier à son entourage, surtout à ceux qu'il entraînait dans le mouvement et l'action, les pensées qu'ils avaient trois mois auparavant. Il ne pouvait en être ainsi pour ceux qui ne vivaient pas sous son prestige et qui avaient le loisir d'observer sans être distraits de leurs réflexions.
« En France, la guerre apparaissait dans son auréole de gloire dans les récits du bulletin de la Grande armée ou les notes du Moniteur. Les anciens amis de la liberté conservaient leurs méfiances et leurs opinions. Les rares partisans de la légitimité des Bourbons conservaient leur aversion et regardaient l'Empire comme une phase de la révolution ;
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ils ne savaient ni juger ni prévoir. La masse nationale s'enorgueillissait de cette grandeur éclatantexle la patrie française, et se livrait à une admiration sincère de l'empereur; mais elle commençait à détester la guerre, et par instinct elle désespérait d'en voir la fin. »
Quelques mois plus tard, le jeune intendant de Silésie, un peu suspect d'esprit indépendant et critique, portait dans son obscure sous-préfecture de Bressuire la même disposition avec la même franchise impartiale. J'ai déjà dit qu'il avait rencontré là une famille de propriétaires riches et honorés, légitimistes fidèles mais tranquilles, étrangers à toute menée factieuse et empressés à vivre en bons rapports avec les honnêtes fonctionnaires de l'Empire : « Il y eut bientôt, dit M. de Barante, entre M. et Mme de La Rochejaquelein et moi, pleine confiance de part et d'autre. Mme de Donissan, mère de Mme de La Rochejaquelein, vivait avec eux ; elle avait été dame de Mme Victoire, fille de Louis XV, et elle avait vécu à Versailles ; sa fille y avait été élevée.
L'une et l'autre étaient fidèles à leurs souvenirs et I toutefois très-raisonnables; elles regrettaient le passé, mais elles racontaient les fautes qui avaient amené la révolution; tout en respectant le roi, la
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reine et les princes, elles parlaient des scandales que la malveillance avait calomnieusement exagérés.
Elles étaient loin de la pensée de s'attacher au régime nouveau, mais elles souhaitaient sans vraisemblance qu'il n'eût point de durée. Je me souviens de leur avoir dit un jour : « Je crois, comme vous, que l'empereur est destiné à se perdre; il est enivré par ses victoires et la continuité de ses succès; un jour viendra où il tentera l'impossible, et il se perdra.
Alors vous reverrez les Bourbons ; mais ils connaissent si peu la France, ils feront tant de fautes, qu'ils amèneront une nouvelle révolution. »
Pour un esprit depuis si longtemps si libre et si clairvoyant, la chute de l'Empire et la Restauration de 1814 ne pouvaient avoir rien d'étrange ni d'imprévu. M. de Barante les accepta sur-le-champ comme un événement nécessaire, et aussi comme un gage de liberté et de paix pour la France épuisée et compromise par le pouvoir absolu et la guerre.
Sans nouvelles de Paris pendant quelques jours, il attendait avec anxiété l'issue de la crise, uniquement appliqué à maintenir à Nantes et dans le département l'ordre public et l'accord entre les diverses autorités locales: « Les Vendéens, dit-il, me préoccupaient fort; je craignais qu'ils ne fissent
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quelque tentative qui rallumât la guerre civile. Jusqu'à ce moment, ils s'étaient tenus fort tranquilles dans les villes et dans les campagnes; un certain nombre d'entre eux étaient enrôlés, inscrits, armés, et se tenaient prêts pour le moment où ils seraient appelés. Sans être dans la confidence de ce qu'ils préparaient, j'étais assuré de leurs dispositions, et je ne doutais pas de leurs projets. D'autre part je connaissais l'état de l'esprit public à Nantes : la population de cette ville n'avait aucune affection pour le régime impérial; la ruine de son commerce et les sacrifices qui lui avaient été imposés pour soutenir la guerre l'avaient entretenue dans un mécontentement habituel ; mais elle n'aimait pas non plus les Vendéens dont la résistance avait été pour elle une cause de souffrance. La plupart des gentilshommes étaient vus avec malveillance et inquiétude ; la ville tout entière se serait soulevée pour s'opposer à toute tentative de leur part.
« Telle était la situation lorsqu'arriva enfin le courrier de Paris. J'avais depuis longtemps réfléchi à ce que j'aurais à faire lorsque viendrait ce moment, qu'il était facile de prévoir; j'y avais pensé sous le rapport de mes opinions personnelles, mais bien plus encore dans l'intérêt du pays dont
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l'administration m'était confiée. Là surtout était le devoir ; une fausse démarche aurait suscité la guerre civile ; c'est ce qu'avant tout je voulais empêcher.
« Dès qu'on avait su l'arrivée du courrier, une foule nombreuse s'était amoncelée autour du bureau de la poste ; il eût été impossible de m'apporter les dépêches, elles auraient été arrachées à l'employé qui en eût été chargé. Je me rendis au bureau avec le général Brouard-, commandant le département ; je le savais d'opinions opposées aux miennes et fort capable de refuser obéissance au gouvernement provisoire qui venait de proclamer les Bourbons. Je lui fis comprendre que c'en était fait de l'Empire, que Napoléon abdiquait et n'avait plus d'armée, qu'il n'y avait d'autre chance que le rappel des Bourbons pour conclure une paix moins funeste à-la France.
Le général ne répondit point, son chagrin était visible. Le voyant à peu près résigné, je lui dis : « Toute la population est là dehors, impatiente de savoir les nouvelles, allons les donner. » Il vint avec moi sur le perron, et je donnai à haute voix lecture de la proclamation du gouvernement provisoire qui fut très-bien accueillie de cette foule; puis je proposai au général de venir avec moi au théâtre
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pour procéder à la même publication. Tout cela lui déplaisait, mais il s'y prêta. Au théâtre, les nouvelles trouvèrent le même accueil. J'entendis pourtant quelques murmures ; mais ils se perdirent au milieu du contentement général. Je sortis du théâtre : il était neuf heures du soir, la ville de Nantes était calme et même très-heureuse de voir finir enfin les déplorables anxiétés d'une situation insupportable. »
La Restauration ne changea point la situation de M. de Barante ; il n'en reçut point de faveur marquée, point de grand et rapide avancement dans sa carI rière ; il ne demanda rien, pas plus aux Bourbons qu'à l'empereur Napoléon, et il resta préfet à Nantes.
Il avait dans l'âme plus d'élévation que d'ambition et dans la conduite plus de réserve digne que d'initiative hardie. D'ailleurs, quoique jeune encore, il était déjà de ceux qui, en présence des grands événements, soit qu'ils les approuvent ou qu'ils les regrettent, n'en sont ni éblouis ni intimidés, les considèrent d'un œil ferme sous leurs faces diverses, et gardent l'indépendance de leur pensée et de leur vie.
Il ne se dissimulait ni les tristesses et les périls de la situation publique, ni les défauts et les faiblesses du pouvoir relevé. Cependant, à tout prendre, le
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nouvel ordre de choses lui plaisait, et comme bon citoyen et pour ses propres goûts. C'était de la i liberté et de la paix au lieu du despotisme et de la [ guerre. Dans la Restauration, il y avait de plus de l'ancien et du moderne, de la tradition et de l'innovation ; c'était l'unité, sinon l'union, rétablie entre les diverses classes de la nation; les principes de 1789 étaient consacrés dans la charte; la monarchie constitutionnelle commençait enfin avec ses racines historiques et ses conquêtes libérales. On pouvait craindre beaucoup ; mais on pouvait aussi beaucoup espérer. M. Barante était de ceux en qui l'espérance l'emportait sur la crainte, et qui se promettaient du régime nouveau un heureux avenir. Aussi, quand l'empereur Napoléon revint de l'île d'Elbe tenter sa dernière aventure, la plus héroïque et la plus égoïste de sa part, la plus funeste pour la France, M. de Barante fut désolé et n'hésita pas un instant; il donna immédiatement sa démission de préfet et témoigna hautement sa douloureuse opposition.
Le retour de Louis XVIII l'avait trouvé bienveillant sans empressement; les Cent-Jours firent de lui un royaliste décidé.
Le royaliste fut bientôt appelé à faire, envers son parti, acte d'indépendance et de clairvoyance,
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comme il l'avait fait naguère dans ses fonctions de préfet envers le gouvernement impérial. L'Empire des Cent-Jours était tombé; une réaction naturelle et violente avait amené des élections en harmonie avec les événements ; la chambre de 1815 était réunie ; une situation toute nouvelle, sans exemple depuis 1789, apparut brusquement. Le parti hostile à la Ré- -
volution et à l'Empire avait l'ascendant d'une victoire - 4 qui n'était pas son propre ouvrage; bien plus, il avait en main les arides de la nouvelle lutte près de s'engager ; if était eh possession des institutions et des forces du régime représentatif et de la liberté politique. Il en usa avec hardiesse, il en réclama avec fierté les conséquences; il entendait que la
victoire lui valût le pouvoir ; mais un fait supérieur, certain, prouvé par tout ce qui depuis vingt-cinq ans s'était passé en France et en Europe, s'opposait à ses prétentions et à ses espérances. Par lui-même, ce parti n'était en France qu'une faible minorité, autant en minorité que l'étaient à la fin du xvie siècle les protestants français, lorsque, après quarante ans de guerres civiles, Henri IV devint roi. Les protestants aussi avaient été les fidèles compagnons, les dévoués champions de Henri IV dans les jours de la lutte : ils avaient vaillamment combattu et cruellement souf--
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fert pour lui; ils se croyaient en droit de triompher et de régner avec lui; mais Henri IV n'était plus protestant; il avait reconnu avec raison, et ses plus éclairés amis comme ses plus nécessaires alliés avaient reconnu comme lui que, pour devenir roi, - il fallait qu'il devînt catholique. Il s'y était décidé ; il était sorti des rangs de la minorité religieuse pour , entrer dans ceux de la majorité nationale ; après un tel acte, il n'avait pu, il n'avait dû gouverner qu'en harmonie avec cette situation nouvelle. Par l'édit de Nantes, il assura aux protestants une part de liberté, toute la part que comportait le temps, et que seul- il pouvait et voulait sincèrement leur garantir; mais le pouvoir appartiit essentiellement aux catholiques.
A cette condition seulement, la France pouvait sortir enfin de la guerre civile et retrouver, comme elle les retrouva en effet, la prospérité et le progrès social avec l'ordre et la paix. Les siècles s'écoulent, mais les choses humaines changent plus à la surface qu'au fond et en apparence qu'en réalité : les questions politiques avaient, à la fin du XVIIIe siècle, remplacé les questions religieuses du xvie ; mais la situation du roi Louis XVIII, après la promulgation de la charte, était la même que celle de Henri IV après sa conversion au catholicisme : la majorité,
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| l'immense majorité de la France, était évidemment et ardemment attachée aux principes de 1789 et aux résultats essentiels de la Révolution ; en rentrant deux fois en France la charte à la main, c'était dans les rangs de cette majorité qu'était entré Louis XVIII; il ne pouvait gouverner qu'avec elle et par elle. Là étaient à la fois pour la nation française la force et le droit, pour le roi de France la nécessité et son serment.
Une grande partie des amis sincères de la maison de Bourbon pensa que telle était en effet la situation, et accepta, de concert avec le1 roi Louis XVIII et ses ministres, la politique qu'elle commandait. Dès le premier jour, M.deBarante fut de ceux-là, regrettant la scission des royalistes, mais soutenant fermement la lutte qu'elle suscitait. De 1815 à 1820, soit comme * conseiller d'État et directeur général des contributions indirectes, soit comme membre, d'abord de la Chambre des députés, à laquelle il fut élu en 1815 par les départements du Puy-de-Dôme et de la LoireInférieure, puis de la Chambre des pairs dans laquelle le roi l'appela en 1819, il persévéra dans cette ligne de conduite. L'inamovibilité des juges, la loi du retcrutement, les lois de la presse, la loi électorale, les diverses lois financières, toutes les questions qui
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s'élevèrent pendant cette époque furent pour lui l'occasion de discours qui, sans produire au moment même un grand effet, furent remarqués et restent remarquables comme des modèles d'esprit politique et de mesure dans la chaleur du combat. Il n'était, dans l'arène parlementaire, ni un lutteur assidu et passionné, ni un orateur soudain et puissant; mais il avait une justesse et une élévation constantes dans les idées, une précision ingénieuse dans le langage et un instinct sûr des sentiments généraux comme des vrais besoins du pays. Et lorsqu'en 1820 la scission dans les rangs des royalistes fit un pas de plus, lorsque, parmi les modérés eux-mêmes qui jusque-là avaient soutenu le pouvoir, quelques-uns, plus ambitieux pour le pays ou plus exigeants pour leurs propres vues, témoignèrent hautement leur dissidence avec le cabinet que présidait le duc de 1 Richelieu, et furent, par l'organe de M. de Serre, alors garde des sceaux, éliminés du conseil œÉtat, M. de Barante, le moins engagé d'entre eux dans cette dissidence, mais aussi fidèle à ses amis particuliers qu'à ses idées générales, fut, avec M. RoyerCollard, M. Camillé Jordan et moi, compris dans , cette mesure , triste pour ceux qui la prenaient comme pour ceux qui la subissaient, mais naturelle
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des deux parts 1; le cabinet du duc de Richelieu et sa politique ne suffisaient pas, selon nous, à fonder le gouvernement que nous avions tous à cœur de fonder; et pourtant ni la situation de la couronne, ni celle des partis dans les chambres ne comportaient en ce moment un autre cabinet que celui du due de Richelieu et sa politique. M. de Barante refusa le poste de ministre à Copenhague qui lui fut offert comme dédommagement, ne voulant pas, dans une disgrâce commune, être traité autrement que ses amis.
, Alors commença, pour lui comme pour moi, une nouvelle époque d'activité et d'influence, et pour lui aussi, je pense, comme pour moi, une des époques les plus heureusement animées de notre vie. Nous étions hors de toute fonction et de toute 1 responsabilité politique : non que la politique nous fût devenue étrangère ou indifférente; elle tenait toujours une grande place dans nos pensées, et nous y rentrions quelquefois par une opposition franche et vive, jamais hostile ni factieuse ; mais cette opposition n'absorbait ni notre esprit, ni notre temps; la libre et pure activité intellectuelle, les
1. Mémoires pour servir à Vhistoire de mon temps, 1.1, p. 228-471.
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lettres, la philosophie, l'histoire nationale et étran- , gère, devinrent notre occupation choisie, la source de nos sympathies sociales et notre lien avec le public, en qui nos idées et nos publications ëveillaient et alimentaient une sérieuse curiosité^ C'est le privilége des lettres que, même dans des époques où la liberté politique sommeille, elles peuvent fleurir et briller, seules alors, mais encore assez puissantes pour élever les esprits, unir les hommes, dans des plaisirs nobles et donner satisfaction aux grandes parties de la nature humaine. Les siècles d'Auguste et de Louis XIV, pour parler le langage convenu, sont de beaux exemples de cet élan de la vie intellectuelle en l'absence de la vie politique ; mais les siècles de Périclès et des Médicis, et des époques plus modernes en France et en Angleterre, attestent aussi que la liberté politique et ses luttes se peuvent merveilleusement concilier avec l'éclat des lettres et le mouvement de l'esprit humain dégagé de toute autre préoccupation que la recherche du beau et du vrai. Le mélange de la liberté politique et de l'activité littéraire a même alors ce salutaire effet qu'il donne aux œuvres de l'intelligence pure un caractère plus viril, plus large, plus empreint de réalité. Ce fut là ce qui
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arriva sous la Restauration, dans les dix années qui s'écoulèrent de 1820 à 1830; des hommes naguère mêlés à la vie politique en furent éloignés, et, sans cesser d'en réclamer et d'en pratiquer les libertés, ils portèrent sur les études et les travaux littéraires l'activité de leurs pensées; d'autres, plus jeunes et animés aussi d'un vif esprit politique, entrèrent dans les mêmes voies de goût et d'ardeur pour le pur élan de l'intelligence ; et les lettres sous leurs diverses formes, la poésie, la philosophie, la critique, l'histoire, y gagnèrent en étendue et en variété d'idées comme en recherche hardie de la vérité simple, sans rien perdre de leurs originales et idéales aspirations.
Dans ce mouvement des esprits, ce fut sur l'histoire et les littératures étrangères que se portèrent les préférences de M. de Barante : sa traduction des Œuvres dramatiques de Schiller et son Histoire des ducs de Bourgogne datent de cette époque; et ces deux ouvrages ont ce remarquable caractère qu'en même temps qu'ils témoignent des voies nouvelles dans lesquelles entraient alors les études historiques et la critique littéraire, ils sont empreints d'une originalité sans parti pris, sans effort, et attestent la judicieuse indépendance aussi bien que la flexibilité
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des impressions et des idées de l'auteur. Il admire chaudement l'œuvre dramatique de Shakspeare et de Schiller, cette peinture large et libre de la nature, de la vie et de la société humaines sondées dans leurs plus intimes profondeurs et mises en scène dans toute la variété de leurs éléments et de leurs formes; il se rend compte avec une ferme sagacité de la différence essentielle qui existe entre ce système qu'on appela romantique et le système classique de notre théâtre national : « Il ne s'agit point, dit-il, de savoir si en rapportant les drames de Schiller à de certaines règles, en les comparant à des formes dont on a le goût et l'habitude, on les trouvera bons ou mauvais; se livrer à un tel examen serait une tâche superflue et stérile. Au contraire, il peut y avoir quelque avantage à rechercher les rapports que les ouvrages de Schiller ont avec le caractère, la situation et les opinions de l'auteur, et avec les circonstances qui l'ont entouré. La critique envisagée ainsi n'a peut-être pas un caractère aussi facile et aussi absolu que lorsqu'elle absout ou condamne d'après la plus ou moins grande ressemblance avec des formes données ; mais elle se rapproche davantage de l'étude de l'homme et de cette observation de la marche de l'esprit humain, la
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plus utile et la plus curieuse de toutes les recherches. » C'est là, en effet, la nouvelle méthode que M. de Barante applique à l'examen et à l'appréciation du théâtre romantique et de ses grandes œuvres; mais son jugement n'a rien d'exclusif ni d'étroit; son admiration pour Shakspeare et Schiller ne le refroidit point pour Corneille et Racine ; parce qu'il rend justice et hommage à des littératures étrangères, il ne cesse pas de comprendre et de goûter avec une passion fidèle notre littérature nationale, et il termine sa Vie de Schiller par ces libres et judicieuses paroles : « C'est sans doute la victorieuse domination des Français, jointe au souvenir de l'oppression littéraire dont l'Allemagne s'était affranchie, qui donna à Schiller les préventions étroites et aveugles qu'il conserva toujours contre la littérature française. Il y a en Allemagne tout un recueil de lieux communs de déclamation contre notre théâtre et notre poésie dont les hommes les plus distingués ne savent pas se préserver. L'examen philosophique, les idées générales, l'impartiale sagacité ne passent point le. Rhin, et nous sommes mis hors la loi de la critique tout aussi frivolement que nous y mettons les Allemands, ce qui est plus surprenant et plus répréhensible de leur part, car nous
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du moins nous les jugeons sans les connaître. »
L'Histoire des ducs de Bourgogne est écrite dans un point de vue plus spécial et avec un peu plus d'esprit systématique, bien moins cependant qu'on ne s'est plu quelquefois à le dire. Quand M. de Barante a pris pour épigraphe de son livre cette maxime de Quintilien : « L'histoire est écrite pour raconter, l non pour prouver1, » tout ce qu'il a voulu dire, c'est que l'histoire ne devait pas être, comme l'éloquence du -barreau ou de la tribune, un plaidoyer en faveur d'une cause, une démonstration apportée à l'appui d'une opinion ou d'une résolution préconçue ; il n'a nullement songé à exclure de l'histoire les jugements définitifs ou les idées générales qui découlent légitimement des faits historiques et en sont le résumé naturel : que les faits soient la base et la matière de l'histoire, que l'exactitude maté- rielle et la vérité morale du récit, le dessin correct * -et la couleur vivante du tableau doivent être le but et la loi suprême de l'historien, ce sont là des axiomes évidents que M. de Barante acceptait autant que personne; mais il avait observé et constaté J'esprit de son temps : « Nous sommes, dit-il, dans
1. Historia scribitur ad narrandum, non ad probandum.
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une époque de doute; les opinions absolues ont été ébranlées ; ce ne sont plus des systèmes et des jugements qu'on attend de celui qui veut écrire l'histoire; on est las de la voir, comme un sophiste docile et gagé, se prêter à toutes les preuves que chacun prétend en tirer. Ce qu'on veut d'elle, ce sont des faits; on exige qu'ils soient évoqués et ramenés vivants sous nos yeux; chacun en tirera ensuite tel jugement qu'il lui plaira, ou même ne songera point à en faire résulter aucune opinion précise, car il n'y a rien de si impartial que l'imagination; elle n'a nul besoin de conclure, il lui suffit qu'un tableau de la vérité soit venu se retracer devant elle. » Mais comme s'il craignait qu'on n'abusât de ces dernières paroles, et pour bien expliquer le sens qu'il y attache, il se hâte d'ajouter : « L'histoire ainsi racontée, lorsque les faits sont présentés avec clarté et disposés dans un ordre convenable, lorsque l'écrivain a soin de faire ressortir ceux qui donnent le mieux la connaissance du temps, doit suggérer au lecteur les réflexions et les jugements que l'auteur n'a pas voulu exprimer.
J'espère donc, sans l'avoir traitée explicitement, ne pas être demeuré inutile à cette vaste question qui occupe et absorbe tous les esprits et qui se plaide
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sur toute la surface du monde civilisé par la parole ou par les armes, à cette question qui embrasse aujourd'hui la politique, la morale, la religion et jusqu'à l'intelligence humaine, à la question du pouvoir et de la liberté, ou, pour mieux parler, de la force et de la justice. Si donc les récits qui vont passer sous les yeux du lecteur lui font sentir combien plus de lumières, plus de raison, plus de sympathie et d'égalité entre les hommes, ont perfectionné, non pas seulement les arts et le bien-être de la vie, mais l'ordre des sociétés, la morale des individus, le sentiment du devoir, l'intelligence de la religion, s'il reste convaincu qu'à travers tant de vicissitudes et de calamités les peuples civilisés peuvent se comparer avec un juste orgueil à leurs devanciers courbés sous des jougs pesants et retenus par tant de liens, je ne croirai pas avoir accompli une tâche inutile. Étudiés isolément, les exemples de l'histoire peuvent enseigner la perversité ou l'indifférence; on y peut voir la violence, la ruse, la corruption, justifiées par le succès; regardée de plus haut et dans son ensemble, l'histoire de la race humaine a toujours un aspect moral; elle montresans cesse cette Providence qui, ayant mis au cœur de l'homme le besoin et la faculté de s'améliorer,
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n'a pas permis que la succession des événements pût faire un instant douter des dons qu'elle nous a faits. »
M. de Barante était en droit d'avoir cette confiance dans le résultat de son œuvre. Aucun historien ne s'est plus abstenu de réflexions générales, de vues philosophiques, de jugements explicites et péremptoires; aucun ne s'est plus scrupuleusement renfermé dans le récit des faits puisés aux sources originales et remis tout entiers dans leur forme native sous les yeux des lecteurs ; l'écrivain semble ne s'être proposé qu'une sorte de résurrection dramatique et anecdotique des événements qu'il raconte et des acteurs qui les accomplirent. Et pourtant aucun ouvrage historique ne peint plus fidèlement ni plus vivement l'état de la France, de ses mœurs et de ses destinées de la fin du xive à la fin du xve siècle; aucun ne fait mieux comprendre l'absolue nécessité d'une civilisation plus générale, d'un ordre social plus équitable et d'un gouvernement à la fois plus régulier et plus libre pour assurer la grandeur aussi bien que le bonheur intérieur de la nation française. Le rapide succès de l'ouvrage montra quel vif intérêt d'amusement et d'instruction tout ensemble il inspirait au public; mis au
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jour par livraisons successives de 1824 à 1828, il était déjà parvenu en 1835 à sa sixième édition.
Ce ne fut point là, de 1820 à 1830, le seul travail historique de M. de Barante; il prit, de concert avec moi, une part active à la rédaction de la Revue française, recueil périodique publié du mois de janvier 1828 au mois de juillet 1830; il y inséra plusieurs articles sur les principales publications récentes relatives à l'histoire de France pendant les XVIIe et XVIIIe siècles. Il projetait alors un grand ouvrage, plus important encore que son Histoire des ducs de Bourgogne; c'était l'Histoire du parlement de Paris. Je trouve dans les lettres qu'il m'écrivait à cette époque, quelques traces de ses études et de ses réflexions préparatoires à ce sujet ; il me disait le 19 juin 1827 : « Je lis un peu mes registres du XIIIe siècle et je deviens royaliste comme un vieux Français. C'est la bonne justice grandissant aux dépens de la mauvaise et l'ordre naissant peu à peu au seul lieu qui en renfermât quelques éléments. Si mes jugements ne se modifient pas, ce gui est possible en étudiant mieux, je ne tomberai pas dans les colères et les 1 , doléances de Boulainvilliers, Montlosier et Sismondi | sur les légistes; d'autant que ce n'est pas la cour du roi qui est devenue le parlement, c'est la cour du
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seigneur. L'institution me semble n'avoir point porté d'abord et habituellement un caractère de centralité. J'ai grand besoin d'examiner tout cela par le menu. » Et le 10 juillet suivant : « Je m'enfonce de plus en plus dans mon travail, mais je ne puis avoir encore d'idées bien arrêtées. Les documents sont si dispersés que tout ensemble est une hypothèse, et il ne faut pas s'y attacher trop tôt. De première vue, il me parait que le parlement s'est créé peu à peu et ne s'est substitué à rien ; il n'y avait pas une telle chose qu'une cour des pairs ou des barons qui serait devenue un tribunal de légistes.
Plus on remonte, plus on trouve un conseil privé qui peu à peu prend un caractère et des formes judiciaires. Je ne vois pas non plus que ce soit Philippe le Bel qui, ainsi que l'a dit Pasquier, ait rendu le parlement sédentaire et constitué sa forme. Tout ce commencement me coûtera assez de peine, et j'ai peur de me tromper. » Le 29 août 1829 enfin, peu après la formation du ministère Polignac : « Je suis tout distrait de ma besogne du parlement, et je n'avais pas besoin, pour cela, du changement de ministère. Je me suis mis à lire les capitulaires, la diplomatique de Mabillon, le recueil de Baluze, etc., de sorte que je fais des recherches, je prends des
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notes et ne commence pas. Cependant je ne veux pas faire une œuvre de discussion, et, après m'être formé une opinion, je ne me ferai pas honneur du soin que j'aurais mis à l'étudier: Je poursuis souvent beaucoup de choses qui me seront inutiles; mais, pour bien savoir un point, il faut connaître U tout ce qui l'environne. »
Le 19 juin 1828, M. de Barante fut élu membre de l'Académie française, en remplacement de M. de Sèze, mort le 2 mai précédent, et il prononça, le 20 novembre de la même année, son discours de réception. La tâche était difficile : l'acte de courage qui avait si justement illustré le nom de M. de Sèze était plus grand que le reste de sa vie et de ses œuvres; il fallait le maintenir à la hauteur où s'était placé le défenseur de Louis XVI et ne pas tomber dans l'exagération sur le talent de l'avocat. De plus, M. de Chateaubriand venait de prononcer, à la Chambre des pairs 1, l'éloge de M. de Sèze, et, quoique son discours n'offrit que çà et là quelques traits de sa brillante et puissante éloquence écrite, la comparaison était dangereuse. M. de Barante porta dignement le poids de cette situation; son
1. Le 20 juin 1828.
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discours fut à la fois grave et ému, élevé sans emphase et au niveau des souvenirs qu'il rappelait, sans aucun effort pour aggraver outre mesure les impressions qu'il avait à réveiller et qu'il réveilla en effet trente-cinq ans après l'odieuse et sublime tragédie qui en était l'objet.
Tout en se livrant à cette vie littéraire si active et si féconde, M. de Barante poursuivait; dans la Chambre des pairs, le cours de sa vie politique franche, judicieuse et modérée dans l'opposition comme elle l'avait été dans l'administration; toutes les grandes questions débattues, toutes les grandes lois présentées durant cette époque, la loi du recrutement, la loi du sacrilège, la loi sur les successions et le droit d'aînesse, la guerre d'Espagne, l'indemnité pour les émigrés, les nouvelles lois sur les élections et sur la presse, devinrent pour lui l'occasion de rapports et de discours qui portaient tous le même caractère , d'indépendance impartiale, de constance dans les principes généraux et d'équité morale comme d'esprit politique dans leur application aux circonstances du temps. Un fond de tristesse et d'inquiétude perce souvent dans ce langage sévère et réservé; M. de Barante pensait et parlait alors en homme qui sent dériyar, de faute en faute, vers quelque abîme in-
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connu, l'établissement politique dans lequel il a place et dont il désire sincèrement le maintien. Je retrouve cette impression, plus vive et plus claire encore, dans les lettres qu'il m'écrivit après la formation du ministère Polignac : « C'est un étrange 'ministère, me disait-il le 29 août 1829; on ne saurait se mettre sur un plus petit pied. Ils attendront peut-être la session sans se jeter dans la violation des lois. Je ne leur vois pas espoir de majorité à la Chambre. Toutefois je suis porté à croire que, lorsque arrivera, dans une situation quelconque, le moment de subir le joug de la Charte, de se soumettre à son effet positif et non plus seulement négatif, alors on deviendra capable des témérités les plus folles. Jusqu'ici il ne me semble pas que leur ancien parti les y pousse; il se tient fort tranquille dans nos provinces, et, pour dire le vrai, on ne l'excite encore nullement. Nous verrons ce qu'ils essayeront de faire sur les élections partielles du mois prochain. » Deux mois plus tard, le 22 octobre 1829, son inquiétude s'était encore aggravée; mais elle portait aussi bien sur les dispositions du pays que sur celles du roi Charles X et de son ministère : « Je crains que ce ministère ne soit difficile à déraciner; je ne conçois pas comment on se résoudra au len-
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demain de sa chute. J'ai un fond d'inquiétude que ne dissipe point le sentiment des forces du pays; si ees forces ne produisent pas un effet purement comminatoire, s'il faut qu'elles se manifestent activement, je tiens tous nos progrès pour bien compromis. »
Il était impossible de mieux pressentir les fautes probables des deux parts et la gravité de leurs conséquences. La révolution de 1830 ne fut pour M. de Barante que la confirmation de son double pressentiment; il n'y prit aucune part directe et active, mais il en reconnut sans hésitation la nécessité; et quand elle fut accomplie, toujours d'accord avec ses amis politiques dans leurs diverses nuances ; depuis le duc de Broglie et moi jusqu'à M. Molé, il donna à la monarchie nouvelle sa ferme adhésion et son loyal concours.
Il entra alors dans la carrière que, dès sa jeunesse, avait souhaitée pour lui l'ambition de sa mère, et qui devait rester désormais la sienne jusqu'à la fin de sa vie publique. Le 28 octobre 1830, il fut nommé ambassadeur à Turin, poste plus important que grand depuis trois siècles pour la politique française, et qu'il ne quitta qu'en septembre 1835 pour le poste, plus grand alors qu'important, d'am-
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bassadeur à Saint-Pétersbourg. Ce fat ainsi auprès des deux cours les plus contraires au gouvernement du roi Louis-Philippe qu'il fut appelé à le représen^ ter et à le servir. Par ses traditions légitimistes et absolutistes comme par ses liaisons intimes avec l'Autriche, la cour de Turin, malgré sa réserve et ses fluctuations habituelles, était alors vouée à la méfiance et à l'hostilité envers le régime issu en France de la révolution de 1830; et l'empereur Nicolas, dans une boutade aussi obstinée qu'irréfléchie d'orgueil et d'alarme despotique, s'était comme voué lui-même à une relation malveillante et embarras- sée avec le nouveau roi constitutionnel de la France.
Par une conséquence naturelle de ces deux situa- tions, M. de Barante n'eut, pendant ses deux ambassades à Turin et à Saint-Pétersbourg, point de lien politique à former, point de négociation importante à conduire et à conclure entre le gouvernement français et ces deux cours : maintenir avec elles, à travers les difficultés et les incidents de leur humeur, des relations régulières, pacifiques et dignes, telle était, à vrai dire, toute sa mission, et il s'en acquitta avec l'habileté prévoyante d'un esprit remarquablement juste, fin, sensible aux nuances, et la vigilance tranquille d'un caractère à la fois élevé
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et réservé. Je ne veux citer de sa correspondance diplomatique à cette époque que quelques traits qui mettent en lumière d'une part la constante convenance de son attitude, de l'autre sa pénétration et la justesse des informations qu'il transmettait à son propre gouvernement sur les dispositions et les vues de ceux auprès desquels il résidait.
Peu après son arrivée à Turin, au milieu des fêtes qu'y provoquait'le mariage de la princesse Marianne, nièce du roi Charles-Félix, avec le roi de Hongrie, il écrivit1 au général Sébastiani, alors ministre des affaires étrangères : « La plus grande nouveauté de cette semaine, c'est un bal donné par la noblesse à la bourgeoisie dg Turin. En France, et même depuis longtemps, la seule idée d'une telle réunion aurait quelque chose de blessant et constaterait une différence et une division que les mœurs effacent et que l'opinion repousse. Je ne suis pas bien convaincu que la bourgeoisie de Turin sache beaucoup de gré à la noblesse de cette politesse un peu hautaine ; cependant l'intention était, sincère, et l'effet m'a semblé bon. La. fête a été animée; on y était fort bien et fort naturellement mêlé; l'égalité entre Jes
1. Le 29 janvier 1831.
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toilettes était complète, et les uns n'avaient pas meilleure façon que les autres. Le roi y est venu. La princesse de Carignan y a dansé. J'ai entendu les personnes les plus aristocratiques regretter qu'elle n'ait pris pour danseurs que des gentilshommes. On blâmait aussi la reine douairière Marie-Thérèse de ne pas avoir laissé danser sa fille. En somme, ce besoin de ménager et d'honorer la classe moyenne, ce sentiment plus ou moins instinctif qu'il faut trouver quelque moyen de transition pour passer à un état de société nouveau, m'ont singulièrement frappé. La bourgeoisie rendra un de ces jours à la ■ noblesse la fête qu'elle a reçue. »
A côté de ce travail instinctif d'innovation sociale qui, dès son arrivée à Turin, frappait M. de Barante, le fait contraire, l'esprit d'immobilité, précisément sur le même point, sur les rapports de la noblesse et de la bourgeoisie piémontaise, ne tarda pas à le frapper également. Trois mois après les fêtes du mois de janvier 1831, le roi Charles-Félix était morti; le roi Charles-Albert montait sur le trône : « Je puis montrer à Votre Excellence par un exemple peu sérieux, écrivait M. de Barante au général Sé-
1. Le 27 avril 1831.
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bastiani 1, jusqu'à quel point on lui impose le respect du statu quo. Le théâtre est attenant au palais.
Le roi fournit une subvention à l'entreprise; lorsqu'on allait à l'Opéra, on était censé être chez le roi.
De là c'était le roi qui distribuait les loges ; on les payait à l'entrepreneur, mais c'était une faveur de cour, un privilège aristocratique; pas un bourgeois n'avait la permission de louer une loge; la magistrature elle-même et la seconde noblesse n'avaient guère que des quarts de loge aux derniers étages.
Grand sujet de petites intrigues, de vanités, de jalousies ! La Restauration rétablit cet usage choquant, et chaque année, à l'entrée de l'hiver, c'était toujours un sujet de mécontentements et de murmures plus prononcés que pour choses plus sérieuses. Le feu roi n'avait pas un plus grand plaisir que la comédie ; il n'y manquait pas une seule soirée, de sorte que ce tripotage de loges l'occupait et l'amusait. Au contraire, le roi Charles-Albert a le spectacle en déplaisance ; il n'y mettra peut-être pas les pieds ; rien ne va moins à son caractère réellement sérieux que de se mêler d'une telle chose ; elle est ridicule, blâmée de tous les gens raisonnables; c'est
1. Le 9 décembre 1831.
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une occasion bien gratuite de blesser une foule de personnes, d'exciter l'esprit de jalousie entre la noblesse et la bourgeoisie. N'importe; pour ne pas innover, pour ne rien concéder à l'esprit du temps, le roi Charles-Albert distribuera les loges comme son prédécesseur. »
Si le Piémont eût été un petit État isolé, ses petites agitations sociales intérieures auraient eu peu d'importance, et M. de Barante les eût peu remarquées; mais c'était là, pour nous, la tête de l'Italie : le sort de l'Italie tout entière et la question de la çifliation de la France en Italie à côté de l'Autriche se débattaient à Turin. Peu après son arrivée à son poste, pour se rendre un compte éclairé de l'état des faits à cet égard, M. de Barante fit une course à Milan : u Mijan, écrivait-il au général Sébastiani
présente un aspect bien frappant, et si je n'y étais pas allé, aucun récit ne m'eût donné l'idée d'une pareille situation. Tout ce qu'on peut dire de l'antipathie des Italiens pour les Autrichiens est au-dessous de la vérité; c'est la séparation la plus complète
qui se puisse imaginer. J'ai vu Paris occupé par des armées étrangères ; c'était certes un spectacle frap-
1. Les 19 et 28 février 1831.
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pant; il l'était moins que ce qu'on voit à Milan. Ce n'est pas seulement dans la classe inférieure et les classes moyennes que se manifestent cette répugnance et cet éloignement; on ne trouverait pas à Milan un homme dont le gouvernement autrichien ait affaibli la haine, quelques marques de faveur ou d'honneur qu'il ait prodiguées à lui ou à sa famille; la haute aristocratie, qu'on a ménagée, qu'on a décorée dé rubans et d'habits de chambellan, est aussi nationale dans ses sentiments que l'opinion populaire. A un grand dîner chez le comte Borromée. le général Zichy se trouvait placé auprès de la comtesse Vitalien Borromée, belle-fille du comte; vers la fin du repas, le général Zichy, buvant un verre de vin de Champagne, se mit à dire qu'il espérait bien aller incessamment en boire en France; la comtesse Vitalien répondit : - Sûrement, car les Français sont si hospitaliers qu'ils traitent de leur mieux leurs prisonniers. — Le général Zichy, soit brutalité autrichienne, soit qu'il eût déjà bu trop souvent, n'eut ni le bon goût ni le savoir-vivre d'endurer cette plaisanterie d'une jeune femme; il s'emporta, disant qu'il n'ignorait pas le mauvais esprit des Milanais, leur affection pour les Français, leur haine pour le* Autrichiens : — Si jamais nous avions
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à quitter Milan, ajouta-t-il, je me donnerais la consolation de faire auparavant fusiller au moins trente personnes. —Sur ce propos, le comte Vitalien a déclaré à son père que, chaque fois que le général Zichy serait invité à l'hôtel Borromée, il en sortirait avec sa femme. Toute cette scène se passait chez le plus considérable des nobles milanais, que l'empereur d'Autriche a caressé plus que nul autre, chevalier de la Toison d'or, commissaire pour la remise de la reine de Hongrie ; son fils, le comte Vitalien, a le titre de chambellan de l'empereur. A ces sentiments se joint-il quelque projet positif? C'est ce que je ne puis savoir; autre chose est l'opinion publique qui prête force aux conspirations, autre chose les conspirations elles-mêmes : beaucoup de gens abhorrent les Autrichiens et redoutent les convulsions et les calamités des révolutions et de la guerre. Ceux-là mêmes placent toute leur espérance dans les Français; c'est de nous qu'ils attendent, qu'ils implorent leur délivrance et leur salut. »
Un tel état des esprits dans l'Italie du Nord rendait la situation de l'ambassadeur de France à Turin singulièrement difficile : il représentait une politique à la fois libérale et antirévolutionnaire, une politique de progrès patient et d'ordre progressif,
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d'indépendance nationale et de paix européenne.
Le gouvernement de 1830 avait eu le courage d'arborer hautement ce drapeau étranger aux passions , m populaires, aux ambitions ardentes, aux partis extrêmes, et il l'avait arboré à l'extérieur comme à l'intérieur, dans ses relations diplomatiques avec les gouvernements étrangers comme dans son langage public aux peuples eux-mêmes. Il s'était ainsi enlevé deux moyens d'action fort usités et puissants dans le cours ordinaire des afijpires humaines, la flatterie et la charlatanerie, l'indécision et la duplicité; il s'était condamné à espérer beaucoup du bon sens, du sens moral et de l'intérêt bien entendu des hommes. M. de Barante était chargé d'exprimer et de praticpier cette politique en présence des partis et des desseins les plus contraires, auprès de la cour de Turin et des patriotes italiens, des conservateurs et des libéraux. Il avait à ménager les alarmes des uns et la sympathie des autres, à inquiéter ou à rassurer, à contenir ou à satisfaire tour à tour les uns et les autres en leur faisant loyalement connaître - ce qu'ils avaient à redouter ou à espérer du gouvernement français dans les diverses situations qui pouvaient se présenter.
Il s'acquitta avec une franchise intelligente de ce
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devoir compliqué; il informa soigneusement son gouvernement des dispositions des divers partis piémontais, et les divers partis piémontais des intentions du gouvernement français. Il écrivait le 10 février 1831 au général Sébastiani : « Vous m'avez souvent entretenu de l'action de l'Autriche sur ce pays-ci et de la possibilité d'une intervention militaire demandée ou consentie par le cabinet sarde ; mais nous en raisonnions comme d'un événement sans probabilité actuelle. Aujourd'hui ce n'est plus cela : le Piémont est tranquille, et l'Autriche n'ira pas, il est vrai, accroître ses embarras en y entrant; mais d'un jour à l'autre ce qui se passe à Modène et à Bologne peut avoir un contre-coup à Gênes et même ici. Je me crois suffisamment autorisé par.
vos paroles, par la marche de notre gouvernement, à déclarer que toute intervention armée de l'Autriche est pour nous une rupture des traités, et que nous aviserons, selon notre honneur et notre intérêt, à ce que nous aurons à faire. En vérité, dans l'état des esprits, je ne conçois pas l'attitude d'un ambassadeur de France qui en agirait autrement ; tout le prestige de force et de grandeur attaché à notre révolution de Juillet serait effacé; ce serait le triomphe hautain de toutes les opinions hostiles à
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la France et aux principes qui y régnent; il n'y aurait plus ni crainte, ni respect, ni égards. » Et le lendemain 11 février : « A force de presser M. le comte de la Tour 1, que je vois au moins une fois tous les jours pour lui demander des nouvelles d'Italie et en parler avec lui plus qu'il ne voudrait, je crois être parvenu à me faire une idée plus précise des relations actuelles du cabinet sarde avec l'Autriche. Je lui témoignais encore une fois mes craintes que l'intervention autrichienne en Italie n'amenât des suites graves. — Mais, m'a-t-il dit, la France ne professe pas sur ce point de principe absolu; elle v admet que des motifs particuliers, un voisinage immédiat, peuvent motiver l'intervention ; l'Autriche a fait sur l'Italie des réserves qui ont été admises. —
Je l'ignore, ai-je répondu ; mais ce que je puis garantir, c'est que rien de pareil ne m'a été dit ni écrit pour le Piémont; je suis fondé à croire qu'en ce qui touche votre pays, nous ne dérogeons en rien au principe de non-intervention. Je pourrais dire aussi qu'il en est de même pour le royaume de Naples. — Naples, cela se peut, a dit M. de la • Tour, comme trQjie de la maison de Bourbon. —
1. Alors ministre des affaires étrangères à Turin.
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Ce motif a peu de valeur dans la politique actuelle; Naples et la Sardaigne ont aux yeux de la France le même caractère. — Cependant, a repris M. de la Tour, je suis à peu près certain que, dans une conversation entre le comte Sébastiani et M. Appony, la Savoie fut prise pour exemple d'une intervention justifiée par le voisinage. — Estyce à dire que l'Autriche pourrait intervenir pour le Piémont et nous pour la Savoie? Ceci serait trop grave, trop nouveau pour que mon gouvernement me le laissât ignorer ; nous regardons le royaume de Sardaigne comme un et indépendant; il n'est pas pour une moitié sous le patronage de la France, pour l'autre sous le patronage de l'Autriche. — De paroles en paroles toujours fort modérées, M. de la Tour a pourtant fini par me dire : — L'intervention peut toujours se résoudre en une question de fait; on intervient quand on le croit indispensable, qu'on est assez fort pour cela et qu'on en est requis.
Mieux vaut une guerre qu'une révolution : l'une a des chances favorables, l'autre n'en a pas. — Nous avancions ainsi vers quelque chose de plus positif.
— Mais, a continué M. de la Tour (j'extrais ces paroles significatives d'une conversation fort longue), Dieu nous préserve de toute intervention! nous
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n'en avons pas, nous n'en aurons nul besoin; selon moi, nous n'en avions pas besoin même en 1821.
Nous avons une bonne armée, nous pouvons maintenir ou rétablir le bon ordre chez nous; le roi ne veut pas d'intervention, elle lui déplairait beau-
coup ; avant d'y avoir recours, nous ferions tous les efforts possibles; nous avons un jeune prince hardi et très-décidé- — Pour moi, je suis toujours resté sur le même texte, qui est revenu sous toutes les faces, et nous nous sommes quittés en excellentes relations, comme de coutume.
« De tout cela, combiné avee ce que j'ai entrevu d'ailleurs, je conclus que l'Autriche, même avant les troubles de Modène et de Bologne, qu'elle prévoyait et n'a pu empêcher, a encore une fois pressé la cour de Turin de prendre quelque engagement, qu'il lui a été répondu qu'on n'avait pas besoin d'elle et qu'il valait mieux se passer de son secours ; mais qu'à cette réponse on a joint la promesse plus ou moins formelle de ne faire aucune concession constitutionnelle ni populaire, et d'accepter l'intervention plutôt que de consentir à rien de pareil. Je pense que le prince de Carignan a pris pour son compte un pareil engagement. Ceux qui connaissent beaucoup ce prince et qui lui sont atta-
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chés disent qu'il a montré, dans sa première jeunesse, un caractère généreux; un esprit assez élevé; une ardeur sincère pour le bien de son pays, mais que les circonstances malheureuses où il s'est trouvé lors des troubles de 1821, l'opinion, injuste selon lui, qu'on s'est formée de sa conduite, la situation où il est ici, en butte à la méfiance des uns sans être soutenu par la confiance des autres, ses relations avec le roi et la cour, l'ont dégoûté de tout et de tous, ont flétri son âme et l'ont livré à l'hurtieur et à l'ennui dont il parait accablé. On assure que les événements de France, le trouvant dans cette disposition chagrine, ont été jugés par lui avec amertume. Oft ajoute même qu'il a dans cette occasion assuré le roi qu'il pouvait compter sur son dévouement, si jamais l'autorité royale était atta- quée. Ainsi, soit dans cette pensée, soit que l'activité morale ait diminué en lui, il n'est nullement certain qu'à son avénement il accueillît des conseils de réforme, lors même qu'il ne serait pas question de charte et de gouvernement représentatif; il hériterait purement et simplement du gouvernement inerte de son prédécesseur. » * Trois mois après que M. de Barante écrivait cette lettre, le prince de Carignan était le roi Charles-
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Albert. Les événements se pressèrent en Italie; l'insurrection éclata à Modène, à Parme, à Bologne; les Autrichiens intervenaient, comprimaient, se retiraient, intervenaient de nouveau contre une nouvelle insurrection. Le gouvernement français tint alors avec éclat la conduite que, dès le début, il avait annoncée. Nous occupâmes Ancône. M. de • Barante avait vivement conseillé et approuva hautement cet acte. Il eut très-promptement les résultats que nous en attendions ; l'influence française, sans dépasser les principes de notre politique généralè, grandit visiblement en Italie; elle était plus que jamais redoutée et repoussée à la cour de Turin, et * le 10 octobre 1832 M. de Barante écrivait au général Sébastiani : « Il faut que je revienne avec plus de détail sur le caractère du roi Charles-Albert et sur le train actuel de son gouvernement. J'ai, depuis près d'un an, exposé à Votre Excellence comment il a de plus en plus accordé, je ne dirai pas de la confiance, c'est un mot qui ne va pas au roi de Sardaigne, mais du crédit à toute la faction congréganiste; elle est passionnément hostile à notre gouvernement, elle occupe ici presqué tous les emplois; dans le corps diplomatique, elle a deux auxiliaires dévoués; dans le ministère, M. le comte de la Tour appartient par
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ses alentours, ses opinions et ses souvenirs, à ce parti ; mais il est un homme si prudent, si éloigné de tout ce qui est décision et action, qu'il arrête plutôt qu'il ne sert les gens ardents. Ils n'en sont pas moins en possession de l'influence dominante ; cependant on ne peut pas dire que le roi CharlesAlbert y cède aveuglément ; il y voit sa sûreté actuelle ; il est sur cette voie et la suit, ne trouvant en lui-même ni une volonté ni une conviction suffisantes pour en sortir; mais il n'a ni illusion ni penchant véritable pour ce genre d'opinions. Dans son intérieur, dans les conversations particulières, et il n'en a jamais d'autres, il se laisse dire tout ce qu'on veut sur le parti qu'il favorise, sur les hommes qu'il emploie, sur ses ministres même; il renchérit sur les observations qu'on lui présente, si bien que j'ai vu parfois des personnes qui l'approchaient convaincues qu'il allait changer de direction. Pourtant il n'est pas à croire qu'il ên ait la pensée actuelle; c'est de sa part une sorte, non pas de mobilité, mais d'indécision. Au fond, il est sans conviction aucune, et, sans avoir de malveillance active, sans avoir jamais nul plaisir à affliger personne, il ne sait ce que c'est que la confiance, l'affection, l'attachement; il a les hommes en dégoût et presque en mépris; il
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aime les conversations dénigrantes. Quant aux opinions, il n'y a pas plus de foi qu'aux personnes; c'est une sorte de découragement et de dédain qui s'applique à tout et à tous ; dix ans passés dans la contrainte et la dissimulation l'ont accoutumé à ne pas aimer ce qu'il fait et à ne pas tenir à ce qu'il pense.
« C'est ce caractère qui se retrouve dans ses relations avec la France; il a la plus sincère envie d'être en paix avec nous; l'idée de la guerre l'épouvante avec raison, il y voit péril d'invasion et de révolution. Certaines idées d'agrandissement de ses États, de royaume d'Italie, ont occupé son imagination, et, quoique moins vives, elles ne sont pas dissipées; elles ne peuvent devenir des espérances qu'en s'appuyant de notre amitié; il a passé sa première jeunesse en France, il y est connu, il voudrait y avoir bonne et grande renommée; ce qui se fait chez nous fixe toute son attention ; c'est presque son premier intérêt. En même temps il garde une visible rancune de la révolution de Juillet; c'est à ses yeux un affront et un danger pour les races royales; il vit dans la crainte non-seulement de la propagande, mais des idées libérales; nos journaux et notre tribune lui déplaisent et l'irritent. Ne pas nous heurter, ne pas risquer une brouillerie avec nous, et se
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dérober à toute démonstration de bonne intelligence qui ne serait pas indispensable, voilà la combinaison, plus involontaire que calculée, de sa politique de souverain avec ses impressions personnelles. Ajoutez à cela un excessif amour-propre de souveraineté et la crainte de ne pas être un roi comme un autre, d'être traité en puissance d'ordre inférieur. »Il est impossible de démêler avec plus de pénétration et de peindre avec plus de vérité l'esprit compliqué et le caractère flottant de ce prince, voué d'abord à une immobilité obstinée, quoique sceptique, saisi plus tard, quand l'occasion lui sembla favorable, d'une vaste ambition, glorieux dans la lutte et jusque dans la défaite, et fuyant tout à coup le trône et le monde pour aller cacher et finir dans un cloître lointain une vie pleine de langueurs, d'élans, de découragements et de mécomptes. M. de Barante assista de près pendant quatre ans au spectacle de cette âme troublée et des penchants si divers qui s'y laissaient dès lors entrevoir; et pendant quatre ans il maintint, en face de ce spectacle, la politique de la France, compliquée aussi, mais franche et conséquente, sans jamais la laisser faiblir~t sans l'engager au delà des intentions haute-
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ment déclarées du gouvernement français. Nul n'était plus propre que lui à cette mission' d'observation et de conversation plutôt que d'action; il la comprenait aussi nettement qu'il la pratiquait, et n'avait aucune envie remuante ou vaniteuse de la dépasser. Je trouve, sous la date du 21 mars 1832, au moment où la question des réformes à apporter dans les États romains se débattait entre la cour de Rome et les grandes puissances européennes, une lettre de. lui au général Sébastiani, ainsi conçue : n Je me proposais depuis quelque temps de faire part à Votre Excellence de l'opinion où j'étais qu'il était impossible de suivre à Rome, et au siège même du gouvernement pontifical, une négociation dont le résultat fût efficace. M. de Sainte-Aulaire me fait connaître que tel est aussi son avis, et que depuis longtemps il en a entretenu Votre Excellence. Les motifs qu'il a dû vous présenter sont, sans nul doute, d'un tout autre poids que ceux que j'aurais donnés; il voit par lui-même ce que je puis seulement conjecturer; mais M. de Sainte-Aulaire ajoute qu'il a désigné à Votre Excellence Turin ou Florence comme des lieux où pourrait se suivre avantageusement une négociation relative aux affaires du gouvernement pontifical. Sur ce point, je ne partage
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pas son opinion. Florence et même Turin sont encore trop rapprochés de l'influence du sacré collège; l'esprit qui anime en ce moment la plupart des cardinaux, et qui forme la plus grande difficulté de la négociation, se ferait sentir dans toute ville d'Italie; le parti qui se rattache à l'oligarchie de l'Église romaine réussit facilement à présenter cette question de politique et d'administration comme une question de religion. Avoir contre soi l'opinion de la cour chez laquelle on aurait fixé le lieu de la négociation, placer les membres de la conférence au milieu d'une société hostilement disposée contre le résultat qu'on voudrait atteindre, ne me semblerait pas une combinaison heureuse. J'ajouterai, s'il s'agissait de Turin, qu'il ne s'y trouve pas un corps diplomatique composé de manière à bien traiter une si grande affaire : j'ignore si Votre Excellence me jugerait suffisant pour une pareille mission, mais je ne vois pas que les ministres des autres puissances près la cour de Sardaigne aient assez de capacité ou d'importance pour en être chargés : il y faut évidemment des hommes d'un esprit à la fois éclairé, libre et ferme. En outre, il est indispensable qu'ils aient beaucoup de poids et d'autorité auprès des cabinets que chacun aurait charge de représenter.
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« Je pense que la négociation se suivrait beaucoup mieux à Paris que nulle part ailleurs; seulement il faudrait y faire arriver beaucoup d'informations locales, s'entourer de toutes les lumières nécessaires, et prononcer sur toutes les questions avec une connaissance complète de l'état de l'Italie. »
On ne rencontre guère dans les fonctions publiques, même chez les plus honnêtes gens, un tel dégagement de toute prétention ou vanité personnelle, et une si sérieuse préoccupation du fond même des choses et des chances de succès.
En septembre 1835, le duc de Broglie, rentré depuis peu au ministère des affaires étrangères, eut à faire un assez grand mouvement dans le corps diplomatique français. La connaissance personnelle - qu'il avait et l'épreuve déjà faite à Turin de la sagacité impartiale et de la dignité tranquille de M. de Barante lui firent penser que nul ne convenait mieux à l'ambassade de Saint-Pétersbourg.
C'était là, en effet, pour le gouvernement de 1830, bien plus encore que Turin, une mission de bonne attitude et d'observation attentive, non d'action directe et positive ; le sentiment manifesté et la position prise par l'empereur Nicolas envers le roi Louis-Philippe écartaient toute idée de relations
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intimes et de concert plus ou moins efficace; il n'y avait alors entre la France et la Russie point d'intérêt national en jeu, point de grave question pendante. Depuis ses revers de 1831, la Pologne sommeillait : la formation concertée du royaume de Grèce avait mis un temps d'arrêt dans les affaires d'Orient; la cour de Russie n'était nullement engagée, comme celle de Sardaigne, dans les troubles des États ses voisins. L'ambassade de Saint-Pétersbourg était un poste considérable, mais point chargé d'embarras et de problèmes; il y fallait voir de haut et regarder au loin ; mais il n'y avait rien
à faire dans le présent, rien d'urgent à préparer pour l'avenir. M. de Barante y fut envoyé.
Pendant six ans, de 1835 à 1841, sauf quelques rares intervalles de congé, il résida effectivement à Saint-Pétersbourg, et il y tint constamment la même attitude, le même langage; il y jouit constamment de la même considération qu'il y avait promptement obtenue. L'empereur Nicolas avait peu de goût pour les étrangers, pour les gens d'esprit et pour les esprits indépendants; mais quand ils ne lui demandaient rien, ne l'inquiétaient point et gardaient envers lui une réserve respectueuse, il prenait quelque plaisir à les avoir auprès
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de lui comme un ornement européen pour sa cour, un peu nouvelle en Europe. Les Mémoires de Mme de la Rochejaquelein et l'Histoire des ducs de Bourgogne avaient fait à M. de Barante un renom littéraire partout répandu; sa conduite comme ambassadeur à Turin avait montré en lui un diplomate tranquille et loyal; sa conversation plaisait et son caractère inspirait confiance. Son séjour à SaintPétersbourg justifia pleinement notre pensée en l'y envoyant, et l'idée qu'on s'en était formée en Russie en l'y voyant arriver; jamais peut-être une si grande ambassade n'a été si froide dans les relations, si vide d'événements, et pourtant si convenablement occupée, grâce au tact, à la mesure, à l'esprit pénétrant et calme, à la dignité à la fois attentive et douce de l'ambassadeur. Deux ou trois fragments de sa correspondance, pris au début et à la fin de son séjour en Russie, suffiront à faire bien connaître le caractère et le mérite de son attitude dans la situation délicate et stérile où il était placé.
Il écrivait le 12 janvier 1836 au duc de Broglie: « J'ai présenté avant-hier 10 mes lettres de créance à l'empereur. J'ai été conduit au palais et introduit avec toute l'étiquette pratiquée en pareille occasion.
Je me proposais, en remettant mes lettres, d'adres-
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ser à l'empereur quelques paroles, sinon solennelles, du moins un peu officielles; mais il m'a reçu dans son cabinet, seul. A peine étais-je entré N que je me suis trouvé près de lui, et il m'a sur-lechamp adressé la parole avec une familiarité tout obligeante, parlant avec une sorte de volubilité facile et élégante qui ne laissait pltffe aucune place à ce que je me proposais de dire. La conversation à éommencé par des compliments tout à fait personnels; l'empereur a assuré qu'il se ressouvenait de m'avoir vu à Paris, ce qui n'est vraiment pas possible; puis il m'a parlé des emplois que j'ai occupés, de la préfecture de la Vendée, des missions que j'ai eues comme auditeur. La conversation continuait toujours à son gré et telle qu'il la voui lait; il a parlé de la diplomatie, qui ne ressemblait plus à ce qu'elle avait été : — « Maintenant on se dit tout; chacun a la même intention, chacun veut la paix ; elle fait le bonheur de toute l'Europe ; vous avez vu combien l'Allemagne en profite, et combien elle souhaite sa conservation; quoi qu'on pense et qu'on puisse dire, c'est de même ici; la Russie aussi a besoin de la paix ; elle a fait quatre guerres depuis vingt ans; elles ont coûté beaucoup de millions, et, ce qui est plus regrettable, la vie de
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trois ou quatre cent mille hommes. Il est temps de ne s'occuper que du bien des peuples. Vous verrez que je vous parle sincèrement et que je n'ai point d'arrière-pensée, ma politique est toute de franchise et de loyauté. » — Il prenait ma main en la serrant, et continuait : — « On parle de guerre ; mais elle ne se fait que par nécessité ou volonté; par nécessité, il n'y en a aucune; personne ne veut rien; il n'y a nulle affaire, nulle difficulté; par volonté, ni moi, ni aucune autre puissance ne veut la guerre. » — Tout cela était entremêlé de quelques mots de moi; j'appuyais sur ce qui, dans les paroles de l'empereur, me semblait utile à remarquer, je donnais aux choses une nuance qui se rapportât mieux à notre politique française ou à notre situation. Cependant je craignais que cette audience ne se passât sans qu'il y eût un mot dit sur le roi, ce qui eût été grave; il me semblait même que, pour échapper à cette obligation, l'empereur avait donne ce tour vif à la conversation et en avait fait une causerie familière; je guettais une occasion.
Comme je tenais à la main mes lettres de créance, l'empereur les a prises en disant: — « Il faut que je vous débarrasse de cela, « - et il les a posées sur une table. Je lui ai dit alors que dans sa bonté
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il avait ôté à ma présentation tout caractère d'étiquette, de sorte que je n'avais pu lui adresser aucune parole officielle, ni lui porter l'expression des sentiments du roi. La phrase qui avait précédé se rapportait au désir de la paix, de sorte que le mot sentimenfpouvait être pris dans son sens politique. Alors l'empereur s'est exécuté de bonne grâce; sans embarras, sans aigreur, mais aussi sans rien d'affectueux, il a parlé du roi, de ce que l'Europe lui doit pdur la conservation de la paix, de la tâche difficile qu'il a entreprise, des succès qu'il y a' obtenus, de son habileté, de sa sagesse.
J'aidais à faire arriver toutes ces paroles et à prolonger cet article de la conversation. Il a parlé alors de l'attentat du 28 juillet1 en fort bons termes, avec horreur, mais toujours avec un fond de froideur, ne rappelant ni le calme et le courage du roi, ni ce que la reine avait dû éprouver; rien enfin ne-ressemblait à ce que j'ai entendu à Berlin.
Puis il a ajouté : — « Ce crime a dessillé tous les yeux, et la situation en est devenue meilleure. » — J'ai parlé des lois de septembre et de leur parfaite conformité avec l'opinion générale. — « Il en fau-
1. L'attentat de Fieschi sur Je roi et son cortège.
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dra quelques autres, a dit l'empereur, et vous y
vipndrez. — Selon l'occasion et selon l'opinion, ai-je répondu; dans notre forme de gouvernement et dans notre situation, il faut attendre que l'opinion soit avertie et éclairée; alors le mérite consiste à profiter du moment. » Tout en continuant sur ce sujet, il lui est arrivé de me dire, en reconnaissant notre bonne situation: — « Mais cela durera-t-il? »
— J'ai répliqué froidement : - « Il n'y a pas une raison pour avoir sur cela une inquiétude quelconque. » — Rien de plus n'a été ajouté sur ce. ton. »
Après la conversation impériale vinrent les conversations avec les ministres, le comte de Nes- selrode, vice-chancelier et ministre des affaires étrangères, M. Ouvaroff, ministre de l'instruction publique, etc., puis les visites et les propos des principaux personnages de la cour. M. de Barante les trouva presque tous disposés, quelques-uns même empressés à exprimer leur désapprobation, leur regret du moins de l'attitude de l'empereur,
envers le roi Louis-Philippe, et ces témoignages se renouvelèrent plus fréquents et plus explicites à mesure que M. de Barante s'établissait et durait dans son ambassade : « Tout en rendant compte à Votre Excellence et à ses prédécesseurs, m'écrivait-il
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le 28 mai 1841, je n'y ai pas attaché une grande importance; le caractère de l'empereur résiste à toute sorte d'influence ; il écouté peu les idées des autres, et ne les conçoit guère pour peu qu'elles s'éloignent des siennes. Aussi personne n'essaye de changer, même de modifier ses convictions; c'est moins encore, parce qu'on craint sa disgrâce qu'on ne lui dit point la vérité, que par la certitude qu'on prendrait une peine inutile; d'autant que, par la tournure de son esprit, ses opinions sont absolues et ne comportent pas de nuances. Je parle surtout pour ce qui se rapporte à la politique extérieure et à la connaissance de l'Europe, car en ce qui touche la Russie et son gouvernement intérieur, l'empereur a un mélange remarquable de volonté et de prudence, de despotisme et de ménagements. »
« Quand j'ai vu, disait dès le 9 février I806 M. de Barante, que cette disposition hostile de l'empereur envers la France revenait souvent Sans nos diverses conversations, j'ai cru à propos d'en parler froidement, comme d'un fait que nous connaissions fort bien, dont nous ne nous exagérions pas les conséquences, et dont le plus ou moins de durée n'était pas pour nous une grande affaire. Ce n'est pas ce
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que je dis expressément; mais le ton dont j'en parle signifie cela ou à peu près. »
En novembre 1840, j'avais quitté l'ambassade de Londres ; le cabinet du 29 octobre venait de se former; j'avais la charge des affaires étrangères; M. de Barante m'écrivit 1 : « Mon cher ami, me voici sous vos ordres, et je vais me trouver en correspondance officielle avec vous, après avoir vu cesser avec regret notre correspondance intime. Il me semble que nous devons nous trouver en parfaite conformité de vues sur la politique extérieure, comme aussi sur la situation intérieure. Vous prenez les affaires à un moment difficile. La situation actuelle pouvait-elle être évitée ? C'est ce que vous savez et ce que j'ignofe ; si je suis assez bien au courant des cabinets du continent, je n'ai nulle connaissance de l'Angleterre, et encore moins de lord Palmerston. Vous n'aurez certes pas le temps de lire la série de lettres où j'ai essayé de faire connaître commenf et pourquoi la Russie s'est mise avec tant d'empressement à la disposition de lord Palmerston pour signer tout ce que nous ne voudrions pas et ce que l'Angleterre voudrait. Rompre
1. Le il novembre 1840.
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l'alliance entre la France et l'Angleterre a été, depuis dix ans, la pensée fixe de l'empereur Nicolas.
Longtemps il a cru que cette rupture entraînerait nécessairement la guerre européenne, et dans son imagination il se donnait le rôle de l'empereur Alexandre et de chef magnanime de la croisade - contre la France. Peu à peu il a vu que l'Autriche et la Prusse n'étaient nullement disposées à lui donner cette joie, de sorte qu'en poussant au traité du 15 juillet dernier, c'était presque sans idée ultérieure de guerre ; il voulait satisfaire sa passion, placer la France en mauvaise posture et nous faire quelque aSronL Quant à l'Orient, il n'y a pas pensé un jour : outre qu'on songe ici beaucoup moins aux conquêtes que l'Europe ne le suppose, on se sent en étroite suryeillance; ainsi envoyer des , troupes et des vaisseaux à Constantinople était chose plutôt crainte que désirée, et l'on s'applaudit beaucoup et sincèrement, de n'avoir pas été obligé à cet embarras et à cette dépense. Lorsque tout a' commencé à s'aigrir, lorsque nous avons fait de grands préparatifs, je crois que les pensées de guerre européenne sont plus ou moins revenues, et qu'on a envoyé à Vienne et à Berlin pour demander compte de la quiétude où restaient l'Au-
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triche et la Prusse. II a été répondu d'une manière très-calmante. Depuis ce moment, l'empereur a prodigué le langage le plus pacifique et déploré les malheurs que pourrait amener la guerre. Évidemment, il ne veut pas que, si tout s'arrange, on puisse lui imputer d'avoir été plus brouillon et plus belliqueux que les autres ; mais cette disposition ne signifie point qu'on recule sur la route où Ton est entré. On ira sans objection jusqu'où voudra l'Angleterre; si elle veut un accommodement avec nous, il sera accepté volontiers, sauf un peu d'humeur si notre honneur national obtient des ménagements.
On ne se fera pas promoteur de cet arrangement, comme feront peut-être l'Autriche et la Prusse; mais on ne se mettra pas en contradiction manifeste. Vous conclurez de là, mon cher ami, que je n'ai rien à tenter ici ; je regarde et j'écoute, et voilà tout. En Russie, trois choses distinctes influent sur la direction politique : les opinions et les impressions momentanées de l'empereur, qui se manifestent en paroles indirectes, dites sans conséquence, et n'appartiennent pas à son rôle officiel. Il en résulte pourtant une sorte de direction générale; mais elle est modifiée, arrêtée, rectifiée par la conduite prudente et mesurée de M. de Nesseirode;
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pour lui, il est identique avec les cabinets de Vienne et de Berlin, sauf assez d'indifférence sur certains points qui ne le touchent guère, comme par exemple l'Espagne et la Belgique. Enfin il y a l'opinion russe, qui n'a aucun moyen de se prononcer, aucune influence directe; mais c'est pourtant le milieu où vit le gouvernement, l'air qu'il respire.
Cette opinion ne se soucie en nulle façon des affaires d'Europe, aimerait que l'empereur ne s'en occupât point, a une bienveillance assez marquée pour la France, et n'est irritable à l'Occident que pour la Pologne, à l'Orient que pour les Dardanelles. Vous aurez besoin de courage et de fermeté, et je suis sûr que vous n'en manquerez pas; si vous terminez, d'une façon prompte et suffisamment honorable, la question qui trouble la France et inquiète l'Europe, vous aurez, je le pense, un grand et bel appui dans la véritable opinion publique. »
Cette lettre me confirmait pleinement dans les , idées que je m'étais formées à Londres sur les dispositions de l'empereur Nicolas envers nous, sur la part qu'elles avaient eue dans le traité du 15 juillet 1840, et sur la situation qu'elles nous faisaient envers la Russie après ce traité. J'attendis, pour ré-
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pondre à M. de Barante, que les débats de l'adresse dans les deux chambres fussent terminés, et que le nouveau cabinet eût droit de se considérer comme établi. Je lui écrivis alors 1, en lui envoyant la dépêche officielle que j'adressais à nos agents dans les diverses cours : « Je sors d'une grande lutte. La bataille est, je crois, bien gagnée; mais je ne nie fais aucune illusion, cette bataille n'est que le commen cernent d'une lon gue et rude campagne. Depuis 1836, depuis la chute du cabinet du 11 octobre 1832, le parti gouvernemental est dissous parmi nous, et le gouvernement est flottant, abaissé, énervé. Le grand péril où nous sommes arrivés par cette voie nous en fera-t-il sortir? Ressaisironsnous le bien d'une majorité vraie et durable par l'évidence du mal que nous a fait son absence? Je l'espère, et j'y travaillerai sans relâche. C'est commencé. La chambre est coupée en deux. Le pouvoir est sorti de cette situation oscillatoire entre le centre et la gauche, qui a tout gâté depuis quatre ans, même le bien; mais tout cela n'est encore qu'un commencement. Du reste, je ne veux pas vous envoyer mes doutes, mes inquiétudes. Je crois
I. Le 13 décembre 1840,
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» le bien possible, probable même, à travers des obstacles, des embarras, des ennuis, des échecs innombrables. Cela me suffit, et cela doit suffire à tous les hommes de sens; la condition humaine n'est pas plus douce que cela. Quant à nos affaires au dehors, j'ajouterai peu de chose à ma dépêche officielle; elle vous dit, je crois, clairement l'attitude et le langage que je vous demande, car il n'y a en ce moment rien de plus à faire qu'une atti- tude à prendre et un langage à tenir. L'isolement y n'est pas une situation qu'on choisisse de propos délibéré, ni dans laquelle on s'établisse pour toujours j mais, quand on y est, il faut y vivre avec tranquillité jusqu'à ce qu'on en puisse sortir avec profit. L'isolement a pour nous aujourd'hui un grand mérite, la liberté. La nôtre est désormais entière. Nous ne devons rien à personne. Nous sommes en dehors de toutes les rivalités comme t de tpus les engagements. Nous verrons venir. Nous n'avons nul dessein de rester étrangers aux affaires générales de l'Europe. Nous croyons qu'il nous est bon d'en être, et qu'il est bon pour tous que nous en soyons. Nous sommes très-sûrs que nous y rentrerons. La France est trop grande pour qu'on ne sente pas bientôt le vide de son absence.
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Nous attendrons qu'on le sente en effet et qu'on nous le dise. J'ai un dégoût immense de la fanfaronnade ; mais la tranquillité de l'attente et la liberté du choix nous conviennent bien. »
Je n'ai garde de revenir sur les négociations qu'amena cette situation; je les ai retracées ailleurs avec détail et précision t. On sait qu'elles eurent pour résultat la convention du 13 juillet 1841, qui • mit fin à l'isolement de la France et lui fit reprendre sa place dans les délibérations communes des grandes puissances sur leurs relations avec la Porte et les affaires d'Orient, devenues ainsi l'objet du concert européen. Ce n'était point l'abolition du traité du 15 juillet 18^0, puisqu'il avait, quant à la question d'Égypte, reçu son exécution et atteint son but; mais c'était la fin de la situation exceptionnelle et périlleuse que ce traité avait faite à la • France et à l'Europe. En apprenant cette conclusion, M. de Barante m'écrivit 2 : « Le paquebot de Lübeck a apporté hier la convention signée à Londres le 13 de ce mois par les plénipotentiaires des cinq grandes puissances. M. de Nesselrolde m'en a en-
1. Dans mes Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, t. VI, p. 37-129.
2. Le 23 juillet. 1841.
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voyé tout aussitôt un exemplaire, ainsi que le protocole du 10 juillet; son billet d'envoi exprimait la satisfaction que lui donnait cette bonne nouvelle, et il me rappelait que la veille il m'avait annoncé qu'elle ne pouvait tarder à arriver. J'avais eu grand soin de ne montrer aucun empressement, aucun désir vif de notre rentrée dans les délibérations desquatre grandes puissances, de sorte que M. de Nesselrode, en ayant pour moi cette attention, ne pouvait avoir la pensée de me faire un grand plaisir et de mettre fin à une attente impatiente; son billet était un signe de son contentement plutôt qùe du mien. L'effet a été le même dans le corps diplomatique; les ministres d'Angleterre et de Prusse et le chargé d'affaires d'Autriche se sont empressés de me lémoigner combien ils se réjouissaient de cet heureux accord entre ces puissances et la France.
Je n'ai aucun motif de supposer que l'empereur en ait reçu une impression contraire : il est fort dans son caractère d'attendre avec une sorte d'impatience un événement regardé comme nécessaire et dont il a pris son parti. Il lui reste toujours la satisfaction d'avoir essentiellement contribué à ce que l'affaire d'Égypte reçût une solution opposée aux désirs du gouvernement du roi. A dire vrai, ses vues ne se
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sont guère porlées au delà; il n'a point songé à tirer un bénéfice de conquête, ni même d'influence, des embarras et des pér-ils où se trouve l'empire ottoman; il n'a point désiré la guerre, il avait même fini par la craindre, ou du moins par voir que les puissances allemandes l'éviteraient presque à tout prix. Il a pu espérer que l'isolement de la France serait prolongé et que nous obtiendrions moins de ménagements et d'égards; mais depuis plus de deux mois il a cessé de compter sur ce plaisir. Le voilà tout accoutumé à la situation nouvelle, elle avait déjà commencé pour lui avant la signature de la convention. »
M. de Barante avait trop de confiance dans le bon sens résigné de l'empereur Nicolas. Devant une nécessité évidente, un despote se résigne à son impuissance, mais non à son déplaisir, et dès qu'une occasion se présente de le manifester sans se compromettre trop gravement, il s'empresse de la saisir. L'empereur Nicolas fit plus que de saisir une occasion semblable, il la fit naître ; trois mois après la signature de la convention du 13 juillet 1841, le 30 octobre 1841, le comte de Pahlen, son ambassadeur à Paris, vint me voir, et me lut une dépêche en date du 12 qu'il venait de recevoir du
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comte de Nesselrode; elle portait que l'empereur Nicolas regrettait, de n'avoir pu faire venir son ambassadeur de Carlsbad à Varsovie, et désirait s'entretenir avec lui; qu'aucune affaire importante n'exigeant en ce moment sa présence à Paris, l'empereur lui ordonnait de se rendre à SaintPétersbourg, sans fixer d'ailleurs avec précision le moment de son départ. Le comte de Pahlen ne me donna pt je ne lui demandai aucune explication, et il partit le 11 novembre suivant.
Nous ne pouvions nous méprendre et nous ne nous méprîmes pas un moment sur le vrai motif de cet ordre impérial et du départ inattendu de l'ambassadeur. C'était l'usage que chaque année, le 1er janvier et aussi le 1er mai, jour de la fête du roi Louis-Philippe, le corps diplomatique vînt, comme les diverses autorités nationales, offrir au roi ses hommages, et celui des ambassadeurs étrangers qui se trouvait à cette époque le doyen de ce corps portait la parole en son nom. Plusieurs fois cette mission était échue à l'ambassadeur de Russie qui s'en était acquitté sans embarras, comme eût fait tout autre de ses collègues; le 1er mai 183/t, entre autres, et aussi le 1er janvier 1835, le comte Pozzo di Borgo, alors doyen des ambassadeurs à Paris,
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avait été auprès du roi, avec une parfaite convenance, l'interprète de leurs sentiments. Dans l'auJomne de 1841, le comte d'Appony, alors doyen du corps diplomatique, se trouvait absent de Paris. et son absence devait se prolonger au delà du 1er janvier 1842. Le comte de Pahlen, après lui le plus ancien des ambassadeurs, était appelé à le remplacer dans la cérémonie de ce jour. L'empereur Nicolas, encore plein du déplaisir que lui avait causé, dans la convention récente du 13 juillet 1841, l'échec de son mauvais vouloir envers le gouvernement français, ne voulut pas que, si près de son échec, son ambassadeur vînt rendre à la sagesse et à la situation du roi Louis-Philippe, un hommage public, et il se donna la mesquine satisfaction de témoigner indirectement, par eet appel momentané du comte de Pahlen à Saint-Péterbourg, l'humeur quejusque-là il n'avait eu garde de montrer.
Cet incident et ses conséquences sont trop connus pour que je m'y arrête ici plus longtemps; je les ai déjà racontés avec détail et en en publiant les documents diplomatiques, d'abord dans la Revue t des Deux Mondes, ensuite dans mes Mémoires1. Au
1. Revue des Deux Mondes du i" janvier 1861; — Mémoires fi pour servir à l'histoire de mon temps, t. VI, p. 335-342; 469-524.
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moment où l'ambassadeur de Russie partit ainsi de Paris, M. de Barante s'y trouvait en congé pour trois mois ; je donnai sur-le-champ au premier secrétaire de l'ambassade de France à Saint-Pétersbourg, M. Casimir Perier, qui le remplaçait momentanément, l'ordre de se tenir renfermé dans l'hôtel de l'ambassade le jour de la Saint-Nicolas1 et de répondre à l'invitation qu'il recevrait sans doute, suivant l'usage, du comte de Nesselrode, en lalléguaut une indisposition. C'était rendre simplement, mais clairement, à l'empereur Nicolas, le procédé qu'il venait d'avoir envers le roi Louis1 Philippe. M. Casimir Perier exécuta mes instructions avec autant de dignité que de mesure. Le violent déplaisir qu'en ressentit l'empereur Nicolas et dont il imposa le joug à toute sa cour en lui interdisant, pendant plusieurs mois, toute relation sociale avec M. Casimir Perier et l'ambassade de France, ne dépassa point les strictes convenances diplomatiques ; mais, à partir de ce jour, tout en gardant l'un et l'autre le titre d'ambassadeurs, M. de Barante ne retourna' plus en Russie, le comte de Pahlen ne revint plus à Paris, et de 1842 à 1848,
1. Le 18 décembre selon le calendrier russe, le 0 selon le nôtre.
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malgré quelques indices du désir qu'on éprouvait à Saint-Pétersbourg de mettre fin à cette froideur officielle des deux cours, 'le cabinet français maintint l'attitude qu'il avait prise, et il n'y eut plus,
entre la France et la Russie, que des chargés d'affaires.
Pendant ces six années de vacances involontaires, M. de Barante ne demeura point inactif: • à l'époque des sessions, il prenait aux travaux de la chambre des pairs une part assidue; il y était fort considéré et toujours prêt à donner à notre gouvernement un utile appui. Il passait presque tout le reste de l'année dans sa terre de Barante, s'occupant des affaires locales de son pays natal, des établissements d'instruction, de bien public et de charité chrétienne qu'il y fondait ou qu'il y soutenait, et entretenant avec moi une correspondance intime pleine de ses idées et de ses impressions agréables ou tristes, confiantes ou craintives, sur la situation de la France, de son gouvernement, du cabinet, sur ma propre situation et sur les bonnes ou mauvaises chances de la politique à laquelle nous étions l'un et l'autre voués et dévoués. A l'approche de la session de 1843, quand l'ébranlement de'1840 eut bien réellement cessé, il
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m'écrivait 1: « Le calme dont nous jouissons continue et semble prendre un caractère naturel et plus que transitoire. Je ne me souviens pas d'avoir vu un moment où il y eût tant de repos dans les esprits, et je dirais presque de sécurité pour le lendemain. Vous n'en aurez pas moins à livrer bataille dans trois mois; mais chaque jour passé tranquillement vous donne des chances meilleures.
Une opposition qui ne sait pas quels seront ses points d'attaque voit nécessairement diminuer ses forces. Si vous franchissez cette session, vous aurez une grande et belle position. » Trois semaines plus tard, il était plus frappé des périls permanents de la situation : « Il y a, me disait-il2, dans le gouvernement de ce pays, une difficulté radicale; il a besoin de repos, il aime le slatu qlW, il tient à ses routines ; le soin des intérêts n'a rien de hasardeux ni de remuant. D'autre part, les esprits veulent être occupés et amusés, les imaginations ne veulent pas être ennuyées; il leur souvient des révolutions et de l'empire. De ces deux dispositions, la première est plus réelle que la seconde; M. Thiers lui-même ne s'y trompe pas; du moins sa raison sait cela à
1. Le 9 octobre 18t2.
2. Le 27 octobre 1842.
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merveille; je crois vous avoir dit qu'une fois il m'écrivait: « Je sais ce qu'il faut à la France, un ministère du cardinal de Fleury. » Vous devez donc vous réduire au plaisir patient et sans gloire de mettre chaque jour un grain de sable dans le bassin de la balance que vous aurez jugé le meilleur; ainsi vous ne ferez point de traité d'union douanière avec la Belgique; vous ne trancherez rien en Orient; votre habileté ministérielle consistera à démontrer aux chambres et à l'opinion publique que c'est non point votre faute, mais la leur, et que personne ne pourrait plus que vous les pousser aux grandes choses. » Un an plus tard encore, après la visite de la reine Victoria au château d'Eu et le rétablissement décidé de nos bonnes relations avec rAngleterre, son impression redevenait plus confiante : « Vous devez être content, m'écrivait-il 1, car il me paraît que le pays l'est aussi. Sans doute son bien; être ne lui donne ni conviction, ni affection, ni reconnaissance; il est même en garde contre de tels sentiments; mais il est sciemment calme et s'applaudit de son repos. Comme vous dites, il n'y a point là de garanties d'une session facile; la
1. Le 7 novembre 1843.
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chambre représente assez bien l'état des opinions; et pourtant elle renferme d'autres ingrédients, des intérêts exigeants, des amours-propres blessés-, des rancunes, des ambitions. Tout cela peut se combiner par coteries ou intrigues d'une manière embarrassante. Vous avez bon courage, c'est une chance pour la victoire. Comme d'autres, vous aimez le succès et le pouvoir ; mais ce que vous avez de plus qu'eux, c'est que vous ne craignez pas la peine: vous l'accepterez comme nécessaire, et - même elle ne vous déplaît pas. » Il était ainsi pour moi un spectateur à distance, clairvoyant, judicieux, de sang-froid, et sa correspondance m'apportait tour à tour de sages inquiétudes ou d'affec- tueux encouragements.
On se tromperait si, dans les travaux et les épreuves de la politique active, on' se promettait beaucoup de vrais amis ; il ne faut pas même être trop difficile ni trop exigeant avec ceux sur qui l'on a raison de compter : ils ont leur situation propre, leurs intérêts, leurs perspectives, leurs goûte, leurs fantaisies. Vunion intime et permanente des âmes et des destinées est une de ces joies et de ces forces supérieures qui n'appartiennent pas à la vie publique ; mais elle n'est pas dépourvue de liens
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puissants, ni d'attachements sincères, et celui-là serait injuste autant que malhabile qui ne saurait pas en sentir le prix et en recueillir les fruits. Moins orageusement, mais aussi complètement pour lui que pour moi, la révolution de février 184.8 vint mettre un terme à la vie publique de M. de Barante comme à la mienne ; il ne pensa pas que le régime nouveau pût avoir pour lui aucune situation qui lui convînt : il se retira à Barante avec sa famille, mais sans renoncer à l'activité de sa pensée et au service moral de son pays; il reprit son rôle d'historien et de spectateur politique. C'est de cette époque que datent quelquesuns de ses plus importants travaux dans l'une et l'autre de ces deux carrières ; dans la première, ses Histoires de la Convention nationale et du Directoire exécutif, sa Vie politique de JI. Royer-Collard et les nombreux Essais biographiques qu'en 1858 et 1859 il a recueillis lui-même dans quatre volumes publiés sous ces deux titres : Études historiques et biogrcuphiqyes, Études littéraires et historiques. C'est à la politique proprement dite, tantôt à la politique de principe, tantôt à la politique de circonstance, ! qu'appartiennent ses Observations sur les déclarations I des droits de l'homme et du citoyen, ses Reflexions sur
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les œuvres politiques de Jean-Jacaues Rousseau et ses Questions constitutionnelles, essais publiés d'abord en 1849 et insérés plus tard dans les deux recueils que je viens de rappeler.
A ne considérer que les sujets et les titres, les travaux historiques de M. de Barante ont, dans le cercle où ils sont renfermés , l'histoire de France, un premier et frappant caractère , l'étendue et la variété: il a parcouru et retracé les à!!es les plus variété : il a parcouru et retracé les âges les plus divers de notre vie nationale, le moyen âge près de son terme, le XVIIe siècle dans son éclat et | son déclin , le xvme dans son travail d'ambition et de décomposition pour la société française, la révolution, l'empire, la restauration , la monarchie de 1830, dans leurs élans et leurs essais.
Sous la figure des ducs de Bourgogne, de Louis XIV, de la régence, de Voltaire, de Louis XVI, de Mirabeau et de Robespierre, de Napoléon, de Louis XVIII, de Louis-Philippe, il a suivi la France à travers toutes ses épreuves et toutes ses transformations jusqu'à l'avènement du nouvel état social qu'elle j travaille encore à fonder. Et à côté de tant d'étendue et de variété, un second caractère, plus rare encore, apparaît : l'intelligence la plus libre et la plus parfaite équité règnent constamment dans ces
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récits et ces tableaux de temps si divers ; l'auteur contemple et comprend en spectateur à la fois indépendant et sympathique, les idées, les mœurs, les faits les plus éloignés de notre état actuel ; la vérité a sur lui tant de puissance et pour lui tant de charme, qu'il se complaît à la présenter sous ses plus natifs et plus authentiques traits. Ne croyez pas pourtant qu'il s'arrête là, et qu'il se contente de cette exactitude d'érudition et de cette fidélité d'imagination ; au fond, et même quand il paraît ne se soucier que de peindre, il veut et il fait autre chose encore; il a sur les sociétés humaines. sur leurs institutions, leurs gouvernements, sur les devoirs et les droits de tous ceux qu'elles rapprochent, grands ou petits, princes ou peuples, des idées générales qu'il fait entrevoir, ou qu'il laisse percer dans ses modestes et exacts récits. Ce n'est, t à vrai dire, ni un philosophe ni un politique; il ne travaille ni à établir un système ni à soutenir un parti; mais c'est un moraliste en même temps qu'un narrateur. Dans sa libre et flexible allure, il garde constamment un flambeau qui l'éclairé, un fil qui le guide, un but vers lequel il marche, et s'il reproduit les faits et les hommes comme dans un miroir, leurs images comparaissènt devant un
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juge éclairé et intègre qui, par sa seule attitude ou par quelques simples paroles , les qualifie selon le bon sens et le bon droit.
Quel jugement que cet hémistiche de Lucain pris par M. de Barante pour épigraphe à son Histoire de la Convention nationale !
Jusque datum sceleri; Le droit remis aux mains du crime.;
Les plus éloquents anathèmes ne valent pas cette simple expression du régime de la Terreur, et les plus fanatiques apothéoses ne sauraient l'effacer.
Les écrits politiques de M. de Barante, de principe ou de circonstance, son travail sur les communes et l'aristocratie, ses Réflexions sur les œuvres politiques de Jean-Jacques Rousseau, ou, comme il les intitule aussi, son Histoire de Végalité en France, ses Questions constitutionnelles où Essais sur la souveraineté, le suffrage universel, les emplois publics, la propriétè, le travail, etc., offrent le même caractère d'étendue et de liberté d'esprit, d'équité impar- , tiale et de fermeté morale. Il a des idées arrêtées et point d'idée fixe ni exclusive; il veut le respect de tous les droits; il ne sacrifie jamais un principe à un autre principe, un intérêt à un autre intérêt;
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il connaît la variété et la complication des éléments de toute société humaine ; il tient compte de tous et ne perd jamais de vue le rôle et la part qui reviennent à chacun. Il accepte ainsi le problème social dans toute son étendue sans renoncer à le résoudre; il est étranger à tout scepticisme indifférent et chancelant, comme à tout dogmatisme étroit et tyrannique; il n'admet pas que la raison savante et le bon sens pratique soient en contradiction, ni que l'ordre et la liberté ne puissent et ne doivent se concilier, sous des formes et à des degrés divers, selon les lieux et le temps. Il persiste à poursuivre avec foi le grand but de la nature et de la société humaine, sans méconnaître la diversité et la rudesse des routes, et en acceptant avec résignation la lenteur des progrès.
Ce sont là les caractères et les mérites qui font de M. de Barante l'un des plus fidèles représentants de ce grand et modeste parti que j'ai appelé le parti du sens moral et du bon sens, de ce parti si souvent méconnu, battu, attristé, découragé, et pourtant invaincu, invincible et persévérant dans ses vœux et ses efforts, malgré ses douleurs et ses revers. L'humanité a des instincts profonds, plus puissants que ses plus amères épreuves, et aux-
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quels elle obéit sans savoir combien elle aura de peine à prendre et de temps à attendre pour en obtenir la satisfaction. Telle est la condition du parti dont je parle : il est destiné à souffrir beaucoup et à ne jamais périr ; il a au fond, dans son droit et sa force, plus de foi qu'il ne s'en rend compte ; il espère encore quand il se croit désespéré; il travaille toujours, même quand il semble renoncer; et si dans l'une de ses mauvaises saisons il rencontre un homme qui lui soit sérieusement analogue et qui lui ait donné, avec quelque éclat, sa pensée et sa vie, aussitôt la sympathie publique s'éveille et va chercher cet homme jusque dans son tombeau pour le distinguer entre tous et l'honorer hautement. C'est là la cause obscure, instinctive plutôt que réfléchie, mais réelle et décisive, du sentiment qui s'est manifesté, à la mort de M. de Barante, dans la population qui avait assisté à sa vie, et même dans le public qui, de plus loin, connaissait son nom et ses œuvres. Il est mort populaire, comme un sincère et constant défenseur des idées, des sentiments, des intérêts et des espérances qui, en France, et je pourrais dire en Europe, vivent dans l'âme des hommes de bien et de sens, en dehors des luttes du présent et au-dessus des nuages de l'avenir.
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M. de Barante a-t-il pressenti la popularité de son cercueil? L'a-t-il attribuée à ce bon instinct public qui en est, à mes yeux, la principale cause? J'en doute. En même temps que jusqu'à ses derniers jours il a gardé toutes ses convictions morales et libérales, il ne laissait pas d'avoir, sur l'état actuel des esprits et des faits parmi nous, un sentiment de tristesse et d'inquiétude. Il lui arrivait alors ce qui arrive aux âmes d'élite quand le monde ne leur donne pas tout ce qu'elles ont souhaité pour lui et espéré de lui; elles détournent leurs regards du monde, et demandent à Dieu de les raffermir dans la confiance qu'elles ont besoin de porter à la nature et à la destinée humaines. Il y a précisément un an, je venais d'envoyer à M. de Barante mes 1 Méditations sur l'état actuel de la religion chrétienne en ! France ; il me répondit d'une main déjà tremblantel: « Je vous remercie, mon cher ami, du livre que vous avez eu la bonté de m'envoyer; il est digne de vous et fera beaucoup de bien. Le XVIIIe siècle était surtout soulevé contre l'autorité de la religion ; maintenant il s'agit de l'existence de Dieu ; on en vient de l'effet à la cause. Je suis assuré
1. Le 10 juin 1866.
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de votre succès. -» Les pensées et les sentiments.
religieux, et, pour appeler les choses par leur nom, les croyances et les espérances chrétiennes étaient devenues la préoccupation constante et dominante de M. de Barante ; déjà il ne regardait plus la terre et les affaires humaines que de loin, toujours avec le même intérêt affectueux, mais avec la sérénité qu'il puisait dans une atmosphère plus haute et plus pure. C'est dans cette belle disposition d'âme qu'il a quitté son foyer domestique, sa femme, ses enfants, tout ce qu'il a aimé ici-bas, et cette patrie qu'il a bien servie et honorée, et qui lui doit à son tour d'honorer dans sa mémoire l'un de ses plus distingués et plus dignes enfants.
Val-Richer, juin 1867.
Après la mort de M. de Barante, le conseil d'administration de la Société de l'Histoire de France élut, à l'unanimité, M. Guizot pour lui succéder en qualité de son président; et le 7 mai 1867, dans la
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1 séance générale de la Société, M. Guizot prononça I le discours suivant :
MESSIEURS,
« Vous m'avez fait un honneur qui m'a pénétré de reconnaissance en me laissant pénétré de tristesse. Quoi de plus honorable que d'être appelé, par vos suffrages unanimes, à remplacer M. de Barante? Quoi de plus triste que de succéder à un ami, à un ami de plus de cinquante ans, sympatique et fidèle pendant plus de cinquante ans, au milieu des crises - et des vicissitudes qui, de nos jours, dans les idées comme dans les situations, ont si profondément agité les personnes comme les États? C'est un bonheur rare qu'une amitié persistante et immuable, quand tout chancelle et change autour d'elle. Et les sources de l'amitié qui nous a unis, M. de Barante et moi, sont de celles dont on se complaît à retrouver, à chaque pas, la trace dans le long cours des années : une constante et intime analogie a existé dans nos goûts et nos travaux, dans nos idées et nos carrières.
Nous avons, l'un et l'autre, sérieusement aimé et servi les lettres et les affaires publiques. Nous leur
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avons, l'un et l'autre, donné et partagé notre vie.
Et dans ces deux carrières, nous nous sommes attachés, l'un et l'autre, aux mêmes études, à la même cause. Dans les lettres, l'histoire, dans la politique, le régime constitutionnel et libre ont été les objets préférés de nos pensées et de nos efforts. Quand M. de Barante, en 1808, publiait son Tableau de la Littérature française au XVIIIe siècle, je retraçais les débuts poétiques du XVIIé siècle et les chefs-d'œuvre de Corneille portant tout à coup si haut la gloire dramatique de la France. Quand, en 1821, je traduisais Shakspeare, M. de Barante accomplissait pour Schiller le même travail; il
prenait même quelque part au mien, car il me donnait la traduction de Hamlet. Quand, de 1820 < à 1830, je m'adonnai à l'étude des origines et du cours de notre civilisation, M. de Barante écrivit y YHisloire des ducs de Bourgogne, ressuscitant sous ses traits natifs l'une des grandes époques de cette série dé siècles que j'essayais d'expliquer en les parcourant. Et lorsque, à partir de 1830, la politique a tenu, pour l'un-et pour l'autre, la principale place dans notre vie, nous y avons, l'un et l'autre, constamment soutenu les mêmes principes, poursuivi le même but, et tour à tour con-
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couru aux mêmes succès ou subi les mêmes revers.
« Vous ne vous étonnerez pas, je l'espère, Messieurs, et vous me pardonnerez si je m'arrête avec quelque complaisance sur ces témoignages de la sympathie, je pourrais dire de l'harmonie dans laquelle ont vécu les deux hommes que vous avez successivement appelés à l'honneur de vous présider. Je prends un mélancolique plaisir à m'unir encore ainsi, en approchant de ma tombe, à l'ami déjà descendu dans la sienne ; et les souvenirs de.
cette longue union sont, pour moi, la plus douce explication, comme ils ont sans doute été pour vous le prïncipal motif de votre choix.
« Quand, il y a trente-trois ans, Messieurs, vous avez pris M. de Barante pour président de votre société naissante, vous avez eu un juste et profond sentiment du caractère de ses travaux et de la parfaite convenance qui les unissait à votre dessein.
Vous vouliez remettre sous les yeux de la France d'aujourd'hui, dans leur forme correcte et complète, les principaux monuments historiques de la France d'autrefois, ceux où nos pères ont fortement empreint les traits originaux de leur vie, de leur âme et de leur sort. Vous pensiez, à bon droit,
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que la connaissance familière de ces monuments a, pour la France nouvelle, un grand intérêt à la fois de curiosité et d'enseignement. C'est l'honneur du genre humain, c'est le privilége qu'il a reçu de son créateur d'avoir seul une histoire, d'être une série de générations héritières les unes des autres et intimement unies entre elles par un lien général et permanent, non pas une succession de créatures isolées qui s'ignorent et s'oublient complètement à mesure qu'elles passent sur cette terre.
Mais, pour que ce sublime privilège brille de tout son éclat et porte tous ses fruits, il faut que les générations humaines qui se succèdent se connaissent et se comprennent véritablement. Je dis plus : il faut qu'elles se portent un sentiment affectueux, et que chacune d'elles, en faisant librement, dans l'héritage de ses pères, le choix de ce qui lui convient, se souvienne fidèlement de ce qu'elle leur doit et leur rende une justice reconnaissante. 'C'est précisément là, Messieurs, le sentiment qui a constamment animé M. de Barante dans ses travaux historiques. Il avait toujours présentes à l'esprit la France ancienne et la France nouvelle ; il les connaissait, il les comprenait, il les respectait, il les aimait l'une et l'autre ; et il avait à cœur que les
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fils connussent, comprissent, respectassent, aimassent aussi leurs pères. L'ancienne France, Messieurs, a bien 'droit, de notre part, à de tels sentiments; elle a eu des destinées bien orageuses, bien mêlées, bien incomplètes ; elle a désiré et tenté plus qu'elle n'a accompli; elle a été plus féconde qu'heureuse et plus brillante que prévoyante ; mais elle n'a jamais manqué ni de génie, ni de vertu, ni de puissance, ni de gloire ; et si elle n'a pas promptement atteint à toutes les conditions de liberté et de bonheur des peuples, elle a toujours offert de beaux et abondants modèles des qualités supérieures qui, dans les voies les plus diverses, grandissent et illustrent les hommes.
« M. de Barante était vivement frappé de cette activité, de cette richesse intellectuelle et morale de notre vieille France à travers toutes ses épreuves; et soit qu'il l'étudiât dans les aventures héroïques du moyen âge, ou dans les luttes du xvie siècle, ou dans les splendeurs du xvne ou dans les ambitions du XVIlle, il prenait un noble plaisir à lui rendre hommage et à faire ressortir ses mérites, tout en retraçant ses fautes et ses douleurs. Mais sa large sympathie nationale était pure de toute complai- sance prolongée pour des souvenirs favoris, de
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toute préoccupation exclusive, de tout entêtement de classe ou de parti ; et quand il passait de la France d'autefois à la France d'aujourd'hui, quand il avait à raconter l'histoire et à apprécier les œuvres de la société nouvelle qui, depuis 1789, s'élève i si laborieusement sur les ruines de l'ancienne société française, il portait dans ses impressions et dans ses jugements le même instinct patriotique, la même indépendance d'esprit, le même soin et la même habileté à démêler le bien du mal, à sentir vivement le beau sous ses plus variables aspects, et 4 espérer toujours beaucoup de notre patrie sans jamais la flatter. On peut mettre ses divers ouvrages historiques à une difficile épreuve : qu'en face de l'Histoire des ducs de Bourgogne et du Tableau de la Littérature française au xvme siècle, on place les Histoire de la Convention nationale et du Directoire exécutif, les Mémoires de Mme de La Rochejaquelein, et la Vie de M. Royer-Collard; on ne trouvera, entre ces -récits et ces appréciations de temps et de faits si différents, aucune contradiction, aucune dissonance; partout éclate un filial et respectueux amour pour
la France dans toutes ses fortunes et pour tous ses illustres enfants ; partout règnent un sens moral - supérieur à toutes dés illusions comme à tous les
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subterfuges, une haute et souple intelligence politique, une équité sans sceptique indifférence, et une inébranlable résolution de maintenir envers tous la justice et de dire, en tous cas, la vérité.
« Je ne parle et je ne dois parler ici que de l'historien ; je veux pourtant faire entrevoir l'homme lui-même. M. de Barante était de ceux qui prennent au sérieux ce qu'ils disent comme ce qu'ils font, et qui ont besoin de mettre toujours l'accord entre leur pensée et leur vie. A travers les complications et les transformations précipitées de notre temps, et soit qu'il fallût parler ou se taire, agir ou s'abstenir, entrer dans l'arène ou en sortir, M. de Barante a constamment obéi à cette loi de l'honnête homme et du penseur convaincu. En toute matière et en toute occasion, en politique comme en littérature, en religion comme en politique, sa foi a gouverné sa conduite; sa conduite a rendu témoignage de sa foi. Après plus de quarante ans de vie publique, il a passé ses vingt dernières années dans une retraite pleine de dignité, à son foyer natal, au sein de sa famille, fidèle à ses idées, à ses affections, à ses souvenirs, et uniquement occupé de répandre, dans la popu-
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latlon qui l'entourait, les bonnes œuvres et les bons exemples. La population lui a -dignement répondu, elle est accourue, elle s'est pressée autour de son cercueil, et ses obsèques ont été un hommage spontané que toute la contrée qui l'avait vu naître, vivre et mourir, a voulu rendre à sa vie et à sa renommée.
« Il vous convenait, Messieurs, il vous appartenait d'appeler un tel homme à l'honneur de présider à vos travaux. Il a joui, pendant trente-trois ans, de cet honneur comme d'une juste récompense pour les services qu'il avait rendus à l'histoire de notre patrie. Et aujourd'hui, puisqu'il vous a plu de transporter cet honneur de sa tête sur la mienne, je placerai ici, pour justifier votre choix, des paroles que M. de Barante a écrites luimême dans son testament : « Je ne terminerai « pas ces pages auxquelles sont confiées mes der« nières pensées, sans nommer les amis qui me « restent. Je veux qu'ils sachent combien leur « amitié m'a été douce, et qu'ils ne m'oublient pas « lorsque je -ne serai plus. Je prie donc que ce « témoignage soit transmis à M. le duc de Broglie « et à M. Guizot. »
« A cette dernière expression d'une si constante
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amitié, je n'ajouterai qu'un mot, Messieurs, un seul mot que M. de Barante se plairait à entendre : son Tœu sera satisfait; il ne sera pas oublié. »
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LE BARON A. DE DAUNANT
Né à Nîmes, en 1786; mort à Nimes, en 1867.
M. GUIZOT A M. ÉDOUARD BERTIN
DIRECTEUR DU JOURNAL DES DEBATS.
Mon cher monsieur Bertin,
Je vous demande une petite place dans les colonnes du Journal des Débats pour la mémoire de l'un des plus fermes, des plus fidèles et des plus éclairés défenseurs de cette grande et bonne cause qui semble quelquefois vieillir, mais qui rajeunit toujours, la cause du gouvernement libre et légal sous la monarchie constitutionnelle. L'oubli est prompt parmi les hommes, surtout de nos jours où tout va si vite: au moins faut-il que la publicité contemporaine lègue aux bons citoyens de l'avenir
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son témoignage en l'honneur des bons citoyens du présent, et qu'au moment où la mort les enlève à la patrie qu'ils ont bien servie, il y reste quelque trace de ce que l'Évangile, dans son sublime langage, appelle « leurs travaux dont ils se reposent et leurs œuvres qui les suivent. »
Nul n'a plus mérité un souvenir durable que le
patriote vertueux, l'homme excellent qui vient de s'éteindre à Nîmes, après quatre-vingt-deux ans de la' plus honorable vie. Né à la veille de nos grands orages publics, le 1er janvier 1786, le baron Achille de Daunant les a traversés tous, l'esprit toujours droit, le cœur toujours ferme, la tête toujours haute, n'hésitant jamais sur les devoirs, ne comptant jamais les sacrifices. Entré en 1814, comme conseiller-auditeur, à la cour royale de Nîmes, devenu conseiller dans cette cour en 1818, son premier président en 1833, et s'en étant volontairement retiré par sa démission en février 1848, il a donné, pendant ces longues années, l'exemple de toutes les vertus, de toutes les qualités du magistrat; juge attentif et scrupuleux, collègue bienveillant et sûr, chef digne et doux. En novembre 1827, les suffrages du grand collége du département du Gard l'envoyèrent à la chambre des députés; il y a -
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siégé dix ans, puis dix ans aussi dans la chambre des pairs, où le roi Louis-Philippe l'avait appelé en 1837; et dans tout le cours de cette laborieuse époque, sans prétention, sans effort, par le seul développement de ses mérites naturels, M. de Daunant s'est montré au niveau de tous les devoirs, de toutes les épreuves de la vie politique, aussi bien que de la vie judiciaire. La grande et généreuse idée de ce temps, la fondation de la liberté au sein de l'ordre, le respect de tous les droits personnels des hommes en même temps que de tous les pouvoirs légaux, telle a été la pensée dominante de M. de Daunant, la règle constante de sa conduite.
Protestant, sincère,. par tradition comme par réflexion, il a toujours témoigné à l'Église catholique un respect sérieux et équitable. En possession d'une situation sociale élevée, il a été constamment préoccupé des intérêts et des progrès populaires, ami des pauvres, patron des faibles, sans cofuplaisance comme sans crainte devant les erreurs et les passions anarchiques. Nui n'a été plus résolûment monarchique et indépendant, conservateur et libéral, plus sincèrement appliqué à concilier les principes et les intérêts légitimes, quoique divers. Et ce n'était par aucun engagement de
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parti, ni par aucune connivence d'amitié, ni par aucune vue d'ambition, c'était uniquement par conviction et patriotisme qu'il agissait ainsi en toute occasion, marchant droit au but, sans se soucier des ennuis ni des périls de la route, et imperturbable, même quand il doutait du succès.
Les mécomptes et les revers Font trouvé le même qu'il avait été dans les jours d'espérance : quand il a vu tomber le gouvernement qu'il avait servi avec affection, quand il a cru sa dignité personnelle intéressée à sortir de la vie publique, il s'en est retiré sur-le-champ, sans faste comme sans hésitation, en restant toujours un bon et éclairé citoyen, attaché à l'ordre, étranger à toute rancune étroite, et toujours soigneux, toujours actif pour les intérêts locaux de son département et de sa ville, quoique n'intervenant plus dans les intérêts généraux du pays. Il a vécu ainsi près de vingt ans, triste mais calme, fidèle mais impartial, entouré de la considération publique, même de la bienveillance populaire, et jouissant de ces biens de la retraite comme il avait joui des faveurs de la fortune, avec une modestie simple, pleine de charme comme d'autorité.
C'est dans cette belle disposition d'âme et cette
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vertueuse pratique de la vie que la maladie l'a atteint et. affaibli peu à peu, sans altérer l'activité de son esprit, ni la sérénité de son humeur. Il avait connu les grandes tristesses domestiques ; il avait.
perdu d'abord un jeune frère, officier distingué, mort à Madrid des suites de ses blessures, dans la guerre du premier empire en Espagne ; puis un fils excellent, déjà magistrat, et sa plus chère espérance ; puis la compagne dévouée de sa vie ; puis ses deux sœurs, mariées à deux frères, MM. de Gasparin, dont l'un a pris place parmi les grands serviteurs de l'État, tous deux citoyens aussi distingués, aussi fermes que lui, et qui étaient devenus pour lui d'intimes amis. Ceux-là aussi l'ont devancé l'un et l'autre dans la tombe. Ses deux filles dignement mariées, leurs enfants et son frère cadet, M. Paradès de Daunant, qui, en 1848, s'était retiré comme lui de la vie publique après avoir administré, avec autant de succès que d'honneur, les départements de la Loire et de la Charente-Inférieure, sont seuls restés autour de lui dans sa vieillesse, et lui ont prodigué les consolations comme les soins de la plus tendre affection. Il en a joui jusqu'au dernier moment, comme de la plénitude de ses facultés intellectuelles, et il s'est presque vu
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éteindre lui-même, sans regret de la vie et en entrant avec confiance dans l'éternel avenir.
Il a été, pendant plus de soixante ans, l'un de mes plus chers, de mes plus intimes et de mes plus fidèles amis. Je trouve, pour exprimer notre relation et les sentiments que nous nous sommes portés l'un à l'autre pendant ce long laps de temps, des paroles que je n'hésite pas à emprunter, car je n'en imagine pas de plus vraies; il y a quarante-six ans, sur la tombe de M. Camille Jordan, M. RoyerCollard disait, avec une émotion profonde : a Adieu, mon cher Camille : nous sommes entrés ensemble, il y a vingt-quatre ans, dans la carrière publique, et pas un seul jour, dans une si longue route, nous n'avons été désunis. Même but, même pensée, même fortune. La mort seule a pu nous séparer pour un temps. Adieu, noble esprit, cœur généreux, créature éminente, député fidèle à la religion, au roi, au peuple. Adieu ! ta mémoire" sera chère à la patrie. Que le Dieu de paix te reçoive dans son sein ! »
Yal-Richer, 2 octobre 1867. -
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PHILIPPE II
ET SES NOUVEAUX HISTORIENS.
N
Christophe Colomb, du fond de son tombeau, fait à l'Espagne de nouveaux dons, bien inattendus. Au xve siècle, il lui a donné le nouveau monde.
Au XIXe siècle, le nouveau monde donne à l'Espagne des historiens qui se plaisent passionnément à étudier et à raconter, non-seulement les grandes actions et les conquêtes de l'Espagne dans ce nouveau monde, leur patrie, mais les destinées de la vieille Espagne elle-même, au sein de la vieille Europe. C'est d'Amérique que sont venus, de nos jours, les travaux les plus complets, les récits les plus attachants sur l'histoire politique ou littéraire , de l'Espagne ; et Ferdinand le .Catholique, Isabelle IF de Castille, Charles-Quint et Philippe II inspirent à
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ces historiens américains autant de curiosité et d'intérêt que Cortez au Mexique ou Pizarre au Pérou.
Voici un autre fait qui ne mérite pas moins d'être remarqué. Ces historiens de l'Espagne européenne ou américaine ne sont ni des Espagnols, ni des catholiques. Ils appartiennent à une autre race; ils professent une autre religion; ils parlent une autre langue. MM. Washington Irving, Prescott, Motléy, Ticknor sont des Anglais et des protestants. Ce sont les enfants de l'Angleterre protestante qui dominent aujourd'hui dans cet hémisphère découvert et conquis, il y a bientôt quatre siècles, par les ancêtres l'Espagne catholique. L'histoire de l'Espagne est tombée, comme sa domination dans le nouveau monde, entre les mains des étrangers et des hérétiques.
Est-ce là un des bizarres jeux du sort dans la vie des peuples? Est-ce l'un de ces mystères qui restent obscurs, même "après des siècles écoulés, dans les desseins de la Providence divine sur le monde?
Non, c'est un fait naturel et légitime, qui s'explique pleinement par l'histoire de l'Espagne et de l'Europe depuis quatre siècles; c'est un arrêt justement rendu et clairement motivé par les événements.
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Quand Charles-Quint, las du pouvoir, des hommes et de lui-même, prononça sa troisième abdication, et alla chercher dans le monastère de Yuste, pour son corps et pour son âme, un peu de repos, il légua à son fils Philippe II la plus vaste et la plus puissante monarchie que le monde chrétien eût jamais connue. En Europe, l'Espagne, le nord et le midi de l'Italie, les Pays-Bas, c'est-à-dire la Hollande, la Belgique et six des plus beaux départements du nord et du nord-est de la France. En Afrique, quelques-uns des points les plus importants de la côte septentrionale, Oran, Tunis, et sur la côte occidentale les archipels du Cap-Vert et des Canaries. En Asie, l'archipel des Philippines et plusieurs des grandes îles à épices. En Amérique, l'archipel des Antilles, le Mexique, le Pérou et ces territoires indéfinis que la théocratie romaine s'arrogeait le droit de concéder d'avance à l'ambition espagnole. Philippe était de plus le mari de la reine d'Angleterre. L'empire d'Allemagne, dont son père n'avait pu réussir à lui transmettre la possession personnelle, était entre les mains de son oncle Ferdinand, allié si intime qu'il ressemblait presque à un vassal. Sauf la dignité impériale, Philippe succédait à tous les domaines de son père, qui avait
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vu, selon la belle expression de Montesquieu, « lemonde s'étendre pour lui procurer un nouveau genre de grandeur; » et ce fut sous son règne que l'orgueil de ses sujets se complut à dire que le soleil ne se couchait jamais dans ses États.
A cette époque, et comparée à celle des autres nations, la prospérité intérieure de la monarchie espagnole était éclatante. En Espagne, un document officiel de 1492 porte la population du seul royaume de Castille, à six millions sept cent cinquante mille habitants, à peu près le double de ce qu'était vers le même temps, selon M. Hallam, celle de l'Angleterre.
Le revenu permanent de la couronne de Castille, qui n'était en 1474, à l'avènement de la reine Isabelle, que de 885,000 réaux, s'élevait, en 1504, à 26,283,334 réaux, et le vote des Cortès y ajoutait, pour cette même année, 16,112,014 réaux, en tout 42,396,348 réaux (plus de 10 millions de francs).
La découverte du nouveau monde et les relations entre les diverses parties de la monarchie avaient imprimé à l'activité commerciale de l'Espagne un rapide élan ; sa marine marchande comptait à la fin du xve siècle près de mille navires. Le progrès et la richesse des provinces flamandes étaient encore bien supérieurs ; elles contenaient trois cent cin-
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quante cités entourées de murs et plus de six mille petites villes ou bourgs. Anvers avait déjà cent mille habitants, et pour l'étendue de son commerce, l'ambassadeur vénitien, malgré la vanité nationale, n'hésitait pas à la comparer à Venise. Telle était, dans les villes, l'activité des manufactures flamandes, que des enfants de cinq ou six ans y trouvaient, selon Guichardin, un utile emploi ; et dans les campagnes, au milieu de terres cultivées et arrosées comme la plaine de Grenade, le déveioppement intellectuel était déjà à ce point qu'à en croire le même historien, on rencontrait peu de paysans qui ne sussent lire et écrire. Les arts de la guerre et ceux de la paix florissaiênt ainsi également. Le même souverain avait à sa disposition l'or du Mexique et du Pérou, l'infanterie espagnole, l'industrie flamande, la science et l'esprit de l'Italie.
Il en disposait, en Espagne du moins, pleinement et sans effort. Ferdinand et Isabelle d'abord, puis Charles-Quint, avaient vaincu les adversaires et renversé les obstacles qui entravaient jadis le pouvoir royal. Plus de royaumes divisés entre eux. Plus d'infidèles partageant l'Espagne avec les chrétiens.
Le Portugal excepté, le mariage et la conquête avaient fait de la Péninsule un seul État. L'unité
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avait triomphé dans le gouvernement comme sur le territoire. Les Mendoza, les Guzman, les Ponce de Léon, ces fiers grands seigneurs qui armaient l'un contre l'autre mille lanciers à cheval, dix mille fantassins, et brûlaient dans Séville mille cinq cents maisons de leurs ennemis, avaient été domptés par la couronne et étaient venus se ranger autour d'elle pour la décorer et la servir. Les Communes de Castille et le couple héroïque qui marchait à leur tête, don Juan de Padilla et dona Maria Pacheco, sa femme, n'avaient pas été plus heureux, en 1522, dans leur mouvement de résistance et de liberté. Ni la noblesse féodale ni la bourgeoisie communale de l'Espagne n'avaient bien mesuré leurs prétentions et leurs forces; elles avaient manqué l'une et l'autre d'intelligence politique et de eet esprit d'organisation et de transaction qui peut seul assurer aux bonnes causes un succès toujours difficile. Aristocrates ou démocrates, noblesse ou peuple, personne ne méconnaît impunément les besoins de son temps, les conditions essentielles de l'ordre social et sa propre situation. Une juste sympathie s'attache à la mémoire de ces défenseurs des droits anciens ou des libertés publiques ; mais leur défaite fut naturelle, et s'ils avaient vaincu un mo-
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ment Ferdinand ou Charles- Quint, ils auraient bientôt perdu le pouvoir, n'ayant ni assez de sagesse, ni assez de force pour l'exercer.
Philippe II recueillait donc à la fois une vaste monarchie et un pouvoir monarchique vainqueur.
Et nul n'était, par nature, plus propre que lui à jouir, sans le compromettre, de ce double héritage.
Capable, laborieux, persévérant, ferme, sagace, habile à se servir des hommes et à se passer de ceux qui l'avaient le mieux servi, il n'avait point cette ardente fécondité d'esprit, cette intempérance d'ambition et d'activité qui poussent aux entreprises variées et démesurées, et qui développent, pour les user rapidement, toutes les forces du corps et de l'âme. Autant il avait goût au travail, autant il détestait le mouvement; les voyages, les changements fréquents et rapides de séjour, de relations, de mœurs, les fatigues matérielles et les chances soudaines de la guerre, les communications avec les masses, toutes les grandes scènes publiques et vives de la vie et de la société humaine lui étaient antipathiques. Il aimait à la fois la pompe et le silence, les affaires et le repos, le gouvernement et la solitude. En toute occasion, il était lent et caché; les plus importantes nouvelles, les personnages les plus.
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considérables, les questions les plus pressées n'obtenaient de lui, pendant longtemps, point de réponse; quand il entrait dans une ville, quand il était obligé de paraître au milieu des peuples, il - s'enfonçait dans son carrosse pour éviter les regards.
C'était un souverain de cabinet et de tête-à-tête, qui n'eût jamais conquis les États ni le pouvoir, ni la grandeur dont il héritait, mais qui semblait né pour les conserver intacts et qui se vouait avec passion à ce dessein.
Il avait, pour y réussir, un grand avantage qui
avait manqué à son père ; il était vraiment et profondément Espagnol. Né et élevé en Flandre, CharlesQuint fut d'abord et longtemps Flamand. Quand il commença à régner en Espagne, l'humeur y fut vive et générale contre ses habitudes et ses préférences flamandes. Plus tard, passant sa vie à courir et à gouverner de tous côtés en Europe, Charles-.
Quint resta moins Flamand, mais n'en devint pas plus Espagnol. Il parlait allemand, français, italien, flamand, aussi bien et aussi volontiers qu'espagnol; et malgré sa retraite dans les montagnes de l'Estramadure, la Flandre, au fond de son cœur, fut peutêtre toujours sa patrie. Philippe II n'eut jamais, en fait ni par affection, d'autre patrie que l'Espagne.
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Il y vécut depuis sa naissance jusqu'à l'âge de vingt et un ans, n'en sortit jamais que pour de pressantes nécessités, y rentra dès qu'il le put sans de trop graves dangers politiques, et éluda constamment, pendant les trente-neuf dernières années de son règne, les raisons et les instances qui l'appelaient dans quelque autre partie de ses États. Il ne savait ni Fallemand ni le flamand, assez mal l'italien et le français; l'espagnol était presque sa seule langue comme l'Espagne son séjour de prédilection. Il ne se plaisait et ne se confiait qu'au milieu des Espagnols. Entre leur foi et sa foi, leurs mœurs et ses mœurs, leurs goûts et ses goûts, l'harmonie devint de jour en jour plus entière. Il' n'appelait dans ses conseils à Madrid que des Espagnols, même pour régler les affaires de ses autres États; et lorsque en 1559, au milieu des états généraux des Pays-Bas réunis à Gand, les Flamands lui demandaient le renvoi des-soldats espagnols et du cardinal Granvelle, à titre d'étrangers, il repoussait leur vœu par cette brutale raison: « Moi aussi, je suis étranger. »
Pour l'Espagne et son souverain , que de moyens de force et de succès! Que de gages d'un puissant et brillant avenir!
La situation de la monarchie espagnole au milieu
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du xvie siècle paraîtra bien meilleure encore, si on la compare à celle des deux monarchies avec lesquelles elle avait les plus fréquents et les plus importants rapports, la France et l'Angleterre.
A François Ier avait succédé en France un prince médiocre, imprévoyant, vaniteux, également prompt à s'engager dans de grands desseins et à reculer devant les obstacles ou les revers. Charles-Quint, avant d'abdiquer, avait pris soin d'assurer à son fils, par la trêve de Vaucelles conclue pour cinq ans, un repos dont la France n'avait pas moins besoin peut-être que l'Espagne. Quelques mois à peine écoulés, peut-être même pendant que la trêve se négociait, Henri II se liguait avec le pape et le sultan pour faire la guerre au roi catholique, et par ses ordres la trêve était tout à coup rompue, en Italie par le duc de Guise, en Flandre par l'amiral de Coligny. Partout la guerre tourna mal; malgré l'habileté de Guiss, la vieille expérience de Montmorency et l'héroïsme de Coligny, les batailles de Saint-Quentin et de Gravelines furent perdues. SaintQuentin fut pris par les Espagnols, l'Italie évacuée par les Français; et après deux ans d'une lutte ruineuse, où Calais enlevé à l'Angleterre fut, pour la France, le seul coup d'éclat et de bonheur, Henri II
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se hâta de conclure avec Philippe II la triste paix de Gateau-Cambrésis, et de lui promettre en mariage, pour ce fils si tragiquement célèbre, l'infant don Carlos, sa fille Élisabeth, qui devait, quelques mois après, épouser, au lieu de l'infant, Philippe luimême, veuf de la reine Marie d'Angleterre. Les* affaires de la France n'étaient pas mieux conduites ni plus heureuses au dedans qu'au dehors ; la Réforme s'y répandait .rapidement, pas assez pour triompher, assez pour lutter longtemps et survivre à la défaite. La persécution s'aggravait de jour en jour ; la guerre civile éclatait ; les passions religieuses l'emportaient sur les sentiments nationaux ; la foi parlait plus haut que la patrie ; catholiques et protestants invoquaient également l'appui de l'étranger. Les catholiques envoyaient-de fréquents messagers porter à Philippe II leurs alarmes et leurs instances. Son ambassadeur à Paris, Perrenot de Chantonnay, frère du cardinal de Granvelle, lui dénonçait la mollesse de Catherine de Médicis envers les protestants : « Faites compte, lui écrivait-il, qu'aujourd'hui ce qui est. loisible à Genève, tant quant aux prêches, administration des sacrements que choses semblables, se peut faire autant impunément partout ce royaume, commençant dès l'hô-
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tel même du roi. » Quand Catherine obtenait à grand'peine que la reine d'Espagne, sa fille, "tntla voir à Bayonne, elle trouvait auprès d'elle le duc d'Albe qui lui répétait, au nom de son maître et avec sa propre rudesse : « Un prince ne peut faire chose plus honteuse ni plus dommageable pour lui-même que de permettre aux peuples de vivre selon leur conscience.; il faut avant tout, avec des remèdes sévères, et sans épargner le fer ou le feu, extirper ce mal jusqu'à la racine, car la douceur et le support ne servent qu'à l'accroître. Si la reine manquait à un si juste devoir, Sa Majesté Catholique a résolu de sacrifier tous ses biens, sa vie même, pour arrêter le cours d'une peste qu'il regarde comme menaçant également la France et l'Espagne. » Et soit que tour à tour Catherine suivît ou ne suivit pas ces violents conseils, la France tombait de plus en plus en proie aux discordes religieuses et civiles ; et d'accord tantôt avec la cour, tantôt avec les mécontents fanatiques qui devaient bientôt devenir les ligueurs, l'influence espagnole y pénétrait chaque jour plus avant.
Sur l'Angleterre et sa nouvelle reine Élisabeth, Philippe II avait moins de prise. A la mort de Marie, il avait tenté de renouer avec sa sœur le même
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lien et de rester encore roi d'Angleterre. Élisabeth éluda: sans refuser absolument. Philippe insista, mais en chargeant son ambassadeur, le duc de Feria, « de parler clair en matière de religion et de déclarer qu'il ne pouvait épouser qu'une reine catholique et décidée à maintenir la foi catholique. »
Élisabeth éluda tout à fait, mais avec ménagement, donnant pour raison qu'elle n'avait point dessein de se marier. Si elle ne voulait pas s'unir à Philippe, elle n'avait garde de se brouiller avec lui sur-le-champ et sans absolue nécessité. Elle connaissait trop bien les difficultés et les périls dont elle était assiégée pour aller étourdiment au-devant des inimitiés qu'elle prévoyait.. Protestante par situation, par politique, par patriotisme, et aussi, dans une certaine mesure, par conviction, elle avait à la fois à maintenir et à réprimer le protestantisme ; elle était en présence et des catholiques qui ne pouvaient se résoudre à perdre l'empire que Marie leur avait rendu, et des puritains qui aspiraient, dans l'État comme dans l'Église, à une réforme bien plus hardie et plus conséquente. Dès le lendemain de son avènement, aux portes de son royaume, sur le même sol, une reine catholique, puissante par ses protecteurs et par ses propres
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charmes, Marie Stuart se déclarait sa rivale, prenait le titre de reine d'Angleterre, et commençair contre elle cette série de complots qui devait finir, au bout de trente ans, pour Marie par l'échafaud, pour Élisabeth par un odieux triomphe. Et par-dessus ces embarras intérieurs, Élisabeth, quelle que fût sa réserve, se trouvait engagée au dehors, avec le seul appui d'un parlement et d'un peuple dévoués mais exigeants, dans la grande lutte des deux croyances qui se disputaient, au sein du monde chrétien, l'empire et la liberté.
Souverain incontesté de la plus vaste et de la plus riche des monarchies européennes, maître absolu dans ses États, intimement uni de foi, d'instincts et de mœurs, avec son pays natal et préféré, Philippe II, au commencement de son règne, n'avait donc pour voisins et pour rivaux que des peuples travaillés par les discordes religieuses et politiques, et des princes incapables ou des femmes inexpérimentées sur des trônes chancelants.
Je passe brusquement du milieu à la fin du xvie siècle, de l'avènement à la mort de Philippe II.
Je ne m'arrête pas à suivre la marche des événements; je cours aux résultats. Je viens de voir dans quel état Philippe II a pris la monarchie espagnole ;
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je veux savoir dans quel état il l'a laissée, ce qu'il 'ên a fait après l'avoir gouvernée plus de quarante ans. La scène est complétement changée, et dans l'intérieur de chacune des trois monarchies, et dans leurs rapports mutuels de force, d'activité, d'influence et de grandeur européenne.
1 L'Espagne ne possède plus les Pays-Bas. Sept de cès provinces se sont complètement affranchies de son empire, ont embrassé le protestantisme et forment, sous le nom de Provinces-Unies, une république déjà admise parmi les Étals européens. Philippe II, bien que mollement et presque sans espoir, lui fait encore la guerre; mais il va mourir, et dans quelques années son fils, Philippe III, conclura à la Haye, sous le nom de trêve de douze ans, par égard pour l'amour-propre royal, un traité qui sera la reconnaissance du nouvel État et la paix. Les autres provinces flamandes, restées fidèles à l'Église catholique, n'en furent pas moins perdues pour la monarchie espagnole; Philippe II, ne pouvant venir à bout de les gouverner à son gré, renonça tout à fait à les gouverner, et en transmit la souveraineté à sa fille aînée, l'infante Isabelle, qui épousa l'archiduc Albert, d'abord cardinal, puis affranchi de ses
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liens avec l'Église pour devenir prince souverain.' En.1599, l'Infante et son mari régnaient à Bruxelles, appelés ensemble les Archiducs. Ainsi, la patrie de Charles-Quint, ces belles provinces pour lesquelles Philippe II avait, pendant quarante ans, fait tant d'efforts, commandé tant d'iniquités et de cruautés, causé tant de douleurs et encouru tant de haines, étaient, au moment où il descendit dans le tombeau, lesf unes perdues à jamais pour sa couronne, les autres passées sous la domination de la branche allemande de sa maison, à la seule condition de
faire retour à 'Espagne si leurs nouveaux maîtres n'avaient pas d'enfants.
Hors de ses États, et notamment dans ses relations avec la France, les desseins et les travaux de Philippe II ne furent pas moins vains. Il avait ardemment fomenté en France la persécution religieuse et la guerre civile. Il avait soutenu la Ligue et les Guise dans leurs plus factieux complots ; à tel point que le pape lui-même, Sixte-Quint, en était choqué et disait à Louis de Gonzague, duc de Nevers : « A quelle école avez-vous appris qu'il faille former des partis contre la volonté de votre prince légitime? Je crains bien fort que l'on ne pousse les choses si avant qu'enfin, tout catholique qu'il est,
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le roi de Ftance ne se voie réduit à appeler les hérétiques à son secours pour se délivrer de la tyrannie des catholiques. » Henri III encore vivant, et pour exclure Henri IV du trône, Philippe II avait conclu avec les Guise un traité formel, s'engageant tous mutuellement « à ce que nul ne puisse jamais régner en France qui soit hérétique, ou qui permette, étant roi, impunité publique aux hérétiques. » Après l'assassinat de Henri III, mêlant l'ambition mondaine à la ferveur religieuse, Philippe avait demandé aux ligueurs d'appeler au trône de France l'infante Isabelle, sa fille, et ordonné au duc de Parme d'entrer en France avec son armée pour y soutenir la Ligue à tout prix, même aux dépens de la sécurité des Pays-Bas. Le duc de Parme, par deux campagnes savantes, avait arrêfé les progrès de Henri IV et tenu la couronne de France en suspens. Dans les états généraux réunis à Paris en 1593, Philippe avait pu se croire tout-puissant; la faction des Seize lui avait formellement offert' le trône « pour lui-même ou pour quelqu'un de sa postérité.. » Mais quelques mois après ces emportements de fanatisme espagnol, Henri IV, vainqueur et pacificateur, entrait dans Paris. Deux ans après, Mayenne et la Ligue se sou-
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mettaient à lui. L'année suivante, Philippe II luimême entrait en négociation avec lui, et le 2 mai 1598 les ambassadeurs d'Espagne signaient la paix à Vervins, quinze jours après que Henri IV, par l'édit de Nantes, venait de .décréter pour les protestants la liberté de conscience, bien imparfaite encore, mais très-supérieure à l'esprit général du temps et consacrant avec éclat la défaite de Philippe 11, de ses maximes comme de ses prétentions.
Il avait subi, dans ses rapports avec l'Angleterre, des échecs, sinon plus amers, du moins encore plus directs et plus graves. Ses complots avec Marie Stuart, tantôt pour la marier à l'infant don Carlos, tantôt pour la tirer de sa prison et la remettre sur trône d'Angleterre, « soit que la reine Élisabeth mourût de sa mort naturelle ou d'une autre mort, » avaient échoué plus tragiquement encore que ses menées en France avec les Guise. Il avait vu la plus puissante flotte qu'eût jamais équipée l'Espagne, son Invincible Armada, dispersée et détruite en quelques jours par la tempête et par la hardiesse des marîns anglais. Les escadres anglaises étaient venues, à plusieurs reprises, ravager les côtes d'Espagne ; la dernière, commandée par le comte d'Essex, avait pris et pillé Cadix sans que Philippe réussit ni à
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repousser de tels efforts, ni à s'en venger; et ce fut à grand'peine qu'Elisabeth se décida, sur les instances de Henri IV, à conclure aussi à Vervins une paix dont Philippe avait bien plus besoin qu'elle et témoignait un bien plus vif désir..
La paix à peine signée, Philippe II mourut, mutité dans ses possessions, déjoué dans son ambition religieuse et politique, humilié dans son orgueil, laissant l'Espagne faible et triste devant des voisins naguère ses alliés empressés ou ses ennemis timides , maintenant ses vainqueurs, et n'ayant à montrer que l'acquisition contestée de la couronne de Portugal pour toute compensation à tant de pertes et de revets. C'était là ce que Philippe II avait fait, après quarante-deux années de règne, de
la monarchie de Charles-Quint.
Un tel déclin était-il, dans les destinées de l'Espagne, un accident, la faute d'un homme, le fruit de la mauvaise mais passagère politique d'un régner Pour résoudre cette question, je reprends ma course; comme j'ai passé tout à l'heure de l'avénemenf à la mort de Philippe II, je passe maintenant du temps de Philippe II à notre propre temps; j'interroge le grand témoin de l'histoire, les événements mis à l'épreuve des siècles. Qu'est
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, devenue la monarchie de Charles-Quint depuis les revers que, sous le règne de son fils, elle avait déjà subis ?
Hors d'Europe, en Amérique, l'Espagne n'est plus rien ; toutes ses conquêtes ont secoué son joug; tous ses établissements lui ont échappé. Une belle possession lui reste seule, l'île de Cuba, la reine des Antilles; possession précaire, de jour en jour plus convoitée et plus menacée par les États-Unis, voisin aussi puissant qu'ambitieux, aussi audacieux que puissant, et qui fait des conquêtes comme les grands * fleuves inondent leurs rives, en s'épanchant et par la seule force de leur cours.
Séparées de leur métropole, les anciennes colonies espagnoles ne sont point devenues pour elle, comme les États-Unis pour l'Angleterre, un riche marché, de nombreux et laborieux essaims sortis d'une ruche mère, et, malgré leur rivalité, conservant avec elle, par habitude, par intérêt, par goût, des relations intimes, actives, fécondes. Les colonies espagnoles ont voulu devenir des États libres; mais l'Espagne ne leur avait légué ni les principes, ni les institutions, ni les traditions, ni les exemples de la liberté. En conquérant l'indépendance, la plupart de ces peuples nouveaux sont
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tombés dans l'anarchie, dans une anarchie aussi stérile que l'était jadis leur servitude. Les idées les plus radicales, les passions les plus désordonnées se déploient sans obstacle comme sans succès dans ces immenses territoires démembrés de la moriarchique Espagne. Catholiques de nom, ils sont envahis par la licence d'esprit et l'impiété; c'est là que s'importent et se répandent, par milliers, les plus cyniques productions de l'incrédulité du siècle dernier, les rebuts de l'indifférence du nôtre. L'Espagne n'a pas mieux instruit ses colonies à défendre et à garder la foi qu'à conquérir et à pratiquer la liberté.
Au nord de l'Afrique où elle avait d'abord rejeté, puis poursuivi les musulmans, l'Espagne s'est retirée devant eux; elle leur a abandonné les conquêtes III de Charles-Quint et du cardinal Ximénès; elle ne possède plus sur cette côte qu'un coin de terre où elle envoie ses galériens.
Sur son sol natal, entre les Pyrénées, la Méditerranée et l'Océan, la prospérité et la grandeur de la monarchie espagnole n'ont pas eu un meilleur sort.
Deux races royales, rivales de gloire et de pouvoir en Europe, la maison d'Autriche et la maison de Bourbon, se' sont assises sur son trône; l'une et
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l'autre ont également vécu et laissé tomber la nation espagnole dans la faiblesse et l'apathie; les descendants de Louis XIV ont promptement dégénéré à Madrid comme ceux de Charles-Quint.
L'Espagne a vu dépérir sous leur règne le travail, la richesse, l'armée, la marine, les finances, les lettres comme la politique, les esprits comme l'État. Les honnêtes mais incomplets et incohérents essais de réforme de Charles III ont voilé un moment plutôt que suspendu la décadence ; les XVIIe et XVIIIe siècles ont été pour l'Espagne deux siècles de gouvernement sénile, de désorganisation et de torpeur.
Cette apathie intellectuelle et politique du pouvoir et du pays les a-t-elle du moins préservés l'un et l'autre des révolutions? L'immobilité a-t-elle fondé la durée? Le sol, en cessant de produire, at-il cessé de trembler? Dans le sommeil l'Espagne a-t-elle trouvé le repos?
Nullement : dès que l'occasion s'est rencontrée.
dès qu'un grand vent venu du dehors a soufflé sur l'Espagne, l'esprit novateur s'y est levé soudain, comme s'il n'eût jamais cessé d'y fermenter; mêlé comme ailleurs de lumière et d'aveuglement, de nobles désirs et de prétentions insensées, aussi ambitieux, aussi présomptueux, aussi licencieux que
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dans les sociétés où depuis longtemps il se déployait en liberté et s'avançait vers la domination. Tirée de sa torpeur par l'honneur national et la guerre, l'Espagne s'est aussitôt lancée dans la carrière des révolutions; ses anciennes mœurs, ses anciens prin-
cipes monarchiques et catholiques n'ont pas été tout à fait vains; ils l'ont plus d'une fois arrêtée au bord de l'abtme, et ils joueront encore, à coup sûr, un rôle considérable dans ses destinées; mais ils n'ont suffi ni à la satisfaire, ni à la contenir ; ils se sont trouvés impuissants et pour prévenir l'invasion de l'esprit révolutionnaire et pour lui résister; et si l'Espagne s'en affranchit un jour, ce ne sera certainement pas pour rentrer sous le régime à la fois oppressif et impuissant que lui avaient fait Philippe II et ses successeurs.
Pendant que l'Espagne tombait dans cette apa- thie qui ne l'a pas sauvée de l'anarchie, que devenaient les États voisins en qui elle avait, au XVIe siècle, des sujets ou des rivaux ? Comment se développaient les destinées des Pays-Bas, de la France, de l'Angleterre ?
Qu'on se figure Philippe II revenant à Bruxelles et contemplant le spectacle qu'offre la Belgique de nos jours. Au lieu de provinces sujettes et inces-
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samment divisées et jalouses dans leur dépendance, un royaume encore nouveau, mais déj^affermi par de redoutables épreuves; un roi protestant qui ne s'est pas cru obligé d'abjurer sa foi natale, mais qui élève ses enfants dans la foi catholique, entouré de la confiance, du respect, de la ferme adhésion d'un peuple catholique; la liberté religieuse la plus entière, prouvée chaque jour par la manifestation sincère et forte des croyances et des passions religieuses et philosophiques, de leurs prétentions mutuelles et de leurs débats; les anciennes libertés municipales du pays en vigueur et toujours chères à la population; une grande liberté politique pratiquée avec bon sens et mesure au milieu d'institutions assez mal combinées; une immense somme de travail et de prospérité répandue dans toutes les classes de la société et amenant le développement de leur intelligence comme de leur bien-être. Quel changement du xvie au xixe siècle ! Quels obstacles surmontés! Quels progrès accomplis! A coup sûr la surprise de Philippe II serait grande, et je ne sais s'il consentirait à croire à ce qu'il verrait.
En passant de Bruxelles à la Haye, il éprouverait un nouvea'u et encore plus vif sentiment d'étonnement et de mécompte; il verrait là son ancien et
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plus efficace ennemi, la maison de Nassau, tranquillement établie sur le trône, avec le plein assentiment et au milieu de toutes les libertés, anciennes et nouvelles, du pays. Les Pays-Bas protestants ont traversé avec succès, depuis trois siècles, les plus rudes épreuves qu'ait jamais eu à subir un peuple.
Constitués en république, ils ont conquis, avec des efforts et des sacrifices inouïs, la liberté de leur foi et l'indépendance de leur État ; au dehors, ils ont lutté contre les plus grands souverains de l'Europe, la maison d'Autriche et la maison de Bourbon, Philippe II et Louis XIV; au dedans, ils ont résisté et survécu à de déplorables dissensions, à la rivalité passionnée des deux puissances civiles qui avaient fait ensemble leur salut, l'aristocratie républicaine et une famille de princes patriotes et populaires. Et ces travaux une fois accomplis, ces périls surmontés, quand d'autres temps sont venus, quand les révolutions de la grande société européenne ont pesé sur la Hollande, l'ancienne république s'est changée en monarchie constitutionnelle, sans obstination intraitable comme sans désaveu de son passé, sachant reconnaître les convenances nouvelles de sa situation, et se servir, pour y satisfaire, des divers éléments de son histoire. Il n'y a, pour
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une nation qui a fait du bruit dans le monde, point de progrès plus difficiles ni plus méritoires que ces transformations qui s'accomplissent modestement, sans défaite ni sacrifice de dignité pour aucun parti, au nom de l'intérêt national sagement reconnu et par un grand acte de bon sens public.
La France a subi, depuis trois siècles, de bien plus profondes et bien plus douloureuses transformations que la Hollande. Elle a désiré ou accepté les régimes les plus divers, la monarchie et la républiqile, la monarchie pure et la monarchie constitutionnelle, le despotisme d'un homme et le despotisme d'une assemblée, la domination en Europe tantôt par la guerre, tantôt par la paix, l'empire des armes et l'empire des idées. Elle ne s'est fixée dans aucun de ces régimes ; aucun n'a réussi soit à la contenter, soit à l'arrêter; elle les a tentés et traversés comme des expériences qui sont bientôt devenues, pour elle, des mécomptes; elle a donné à l'Europe le spectacle d'une nation tour à tour ardente ou indifférente, propre ou impropre à la vie politique, aussi changeante que puissante, capable de tout conquérir et inhabile à rien conserver. Ce n'est pas qu'en y legardant attentivement et
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de près, on n'aperçoive, au fond des vicissitudes et 1 des inconstances françaises en fait de gouvernement, un vœu, un espoir, un travail national toujours le même, souvent interrompu, quelquefois repooseé avec colère, jamais complétement abandonné, et vivace dans le cœur de la nation, même quand sa vie extérieure et active n'en révèle pas la présence. Au XVIe siècle, au milieu des crimes et des calamités de la guerre religieuse et civile, le chancelier de l'Hôpital, le président de Thou, les grands magistrats. la haute bourgeoisie du temps s'efforçaient de poser les bases d'une monarchie légale et lés garanties des principales libertés individuelles. Au XVI. siècle, le même dessein, agrandi jusqu'à la prétention de limiter l'autorité royale et d'assurer rinfluence du pays dans son gouvernement, fut la tentative à la fois égoïste fet sincère, sanglante et frivole, d'une partie de la noblesse et de la bourgeoisie coalisées dans la Fronde. Quand ce dessein eut échoué, quand Mazarin et Louis XIV eurent fait triompher la monarchie pure, un pieux et illustre archevêque; un honnête et fier grand seigneur, un vertueux héritier du trône, Fénelon, le duc de Saint-Simon et le duc de Bourgogne se livrèrent au rêve de la réformer pour l'honneur
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aristocratique et le bien public. Des réformes bien autrement vastes et hardies devinrent l'idée fixe et l'effort passionné du xvme siècle. La révolution de 1 1789 en sortit, c'est-à-dire la refonte démocratique de l'ancienne société française, réforme commencée au nom de la monarchie constitutionnelle, poursuivie à travers les crimes de la république, consacrée par les gloir.es de l'Empire. Après vingt-cinq ans de chaos et de création, d'anarchie et de despotisme, de triomphes et de revers, quand la France se vit contrainte par l'Europe au repos qu'elle souhaitait elle-même, ce fut à l'ombre de la monarchie constitutionnelle qu'elle le trouva et qu'elle en a joui pendant trente-quatre ans, se flattant qu'elle possédait enfin ce gouvernement libre qu'elle invoquait en 1789. Retombée tout à coup dans l'anarchie, elle a accepté avec empressement, pour y échapper, un despotisme modéré, fort d'un nom glorieux et de la sanction populaire. Mais qui affirmerait que ce sera là le terme de ses courses politiques, et qu'elle ne reviendra pas un jour à ces espérances et à ces essais de gouvernement libre que déjà tant de fois elle a pris, abandonnés et repris avec la même ardeur? Dans la nouvelle préface que j'ai mise en tête de la sixième édition de mon
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Histoire de la civilisation en France, j'ai essayé de résumer, en termes précis, ce fait caractéristique de l'histoire de ma patrie : « La France a subi, depuis quatorze siècles, les plus éclatantes alternatives d'anarchie et de despotisme, d'illusion et de mécompte; elle n'a jamais renoncé longtemps ni à l'ordre, ni à la liberté, ces deux conditions de l'honneur comme du bien-être durable des nations.
C'est par là que notre. histoire, souvent triste, demeure pourtant rassurante. Elle nous apprend que, malgré les erreurs et les crimes de nos jours, nous ne sommes pas des novateurs aussi inouïs, ni des rêveurs aussi chimériques qu'on nous en accuse.
Le but que nous poursuivons est, au fond, le même qu'ont poursuivi nos pères; comme nous, ils ont travaillé à émanciper et à élever moralement et matériellement les diverses classes de la société ; comme nous, ils ont aspiré à garantir, par des institutions libres et par l'intervention efficace de la nation dans son gouvernement, la bonne gestion des affaires publiques, les droits et les libertés des personnes. Et s'ils ont, à plusieurs reprises, échoué dans ce généreux dessein, toujours de grands et fermes esprits, nobles ou bourgeois, magistrats ou simples citoyens, sont restés debout au milieu de la
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défaillance générale, maintenant les bons principes, les hautes espérances, et ne souffrant pas que Ip feu sacré s'éteignît parce qu'on n'avait pas encore réussi à élever le temple. Et la confiance de ces persévérants défenseurs de la bonne cause malheureuse n'a point été trompée; non-seulement elle a survécu à ses malheurs; mais, le jour venu, elle a reparu plus exigeante et plus forte. Le temps grandit ce qu'il ne tue pas. »
Quelles que soient, pour son régime politique, les obscurités de l'avenir, la France ne s'en doit pas trop alarmer; elle a, dans son histoire passée, de quoi se consoler un peu des difficultés qu'elle rencontre, et même des revers, plus ou moins durables, qu'elle essuie en fait d'institutions. Il y a, pour les peuples, plus d'une voie qui mène à .la prospérité, à la civilisation et à la liberté. La France n'a pas pris la plus courte ni la plus sûre ; mais dans celle qu'elle a suivie, et malgré ses temps d'arrêt ou ses détours, elle n'a pas cessé de marcher. Désolée et mutilée, au XVIe siècle, par les haines et les persécutions religieuses, elle n'en a pas moins pris, au xv ne siècle, sous la main de
! Henri IV et le sceptre de Louis XIV, un rapide élan vers tous les genres d'activité, de progrès et de
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gloire. Épuisée et éclairés par les revers et le prompt déclin de la monarchie pure, offensée, en les partageant, des vices de ses maîtres, elle s'est jetée avec passion, au XVIIIe siècle, dans l'esprit d'opposition, de réforme et de liberté ; et là, à travers des prétentions et des erreurs insensées, elle a brillé d'un grand éclat intellectuel, répandu dans le monde ses idées, ses mœurs, son influence, et préparé aux peuples de nouvelles destinées. Nation pleine de force vitale, qui s'emporte, s'égare, le reconnaît , change brusquement de route, ou bien s'arrête tout à coup, lasse en apparence et dégoûtée de chercher en vain, mais qui ne se résigne point à l'impuissance, se distrait de ses revers par d'autres travaux et d'autres gloires, reste grande, intelligente et puissante en dépit de ses fautes, et semble avoir le privilège d'échouer sans dépérir.
Dans sa vie politique, l'Angleterre a été, depuis trois siècles, plus habile, plus sage et plus heureuse que la France. Elle a accompli l'œuvre que jusqu'ici la France a vainement tentée ; elle s'est donné un gouvernement libre. Il lui en a coûté deux révolutions, mais des révolutions qui (même la première, malgré ses égarements) ont été le développement, non l'abolition des' croyances, des mœurs,
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des institutons nationales. En 1640 et 1688, le mouvement qui a éclaté et triomphé était essentiellement protestant et parlementaire ; or, le Parlement depuis des siècles, et le protestantisme depuis cent ans déjà, c'était la vieille Angleterre. En changeant son gouvernement, la nation anglaise n'a point rompu avec son passé ; loin d'abjurer sa foi et ses lois, elle les a défendues, affermies, étendues. L'esprit de tradition a tenu, dans ses sentiments et dans ses actes, autant de place que l'esprit d'innovation. C'est à l'influence combinée et balancée de ces deux esprits que l'Angleterre a dû le solide succès de ses révolutions, et ce progrès continu de liberté légale, de fermeté religieuse et morale, d'activité hardie et persévérante, qui fait, depuis bien- tôt deux siècles, au milieu des bouleversements et des tâtonnements européens, sa force, sa prospérité et sa gloire.
J'arrive au terme de mes comparaisons. J'ai caractérisé et mis en regard, à leurs grandes époques depuis trois siècles, les destinées si diverses des trois grandes nations de l'Europe occidentale. Quelle cause dominante a fait cette diversité? Pourquoi l'Espagne, si puissante il y a précisément trois cents ans, quand Charles-Quint, en 1556, remettait à
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Philippe II son empire, est-elle aujourd'hui si faible ? Pourquoi la France et l'Angleterre, par des routes très-différentes et avec des succès inégaux, n'ont-elles pas cessé l'une et l'autre d'avancer et de grandir? Problème essentiel à résoudre, car lorsqu'ils embrassent tant de pays et de siècles, les événements révèlent les lois et sont la justice de Dieu.
Le XVIe siècle a été l'âge critique de l'Europe chrétienne, le tombeau du moyen âge et le berceau des temps modernes. Les principes de pensée et d'action qu'ont adoptés à cette époque les États européens ont décidé de leurs destinées.
Ni l'intelligence, ni l'énergie, ni la vertu ni la gloire n'ont manqué au moyen âge, longtemps injustement méconnu, et non moins injustement célébré ou injurié aujourd'hui. Époque de foi et de dévouement naïf, d'activité forte, d'invention originale, qui a fait de grandes choses et de grands hommes, et de courageuses tentatives de liberté et de progrès; époque qui, dans l'ordre moral, a débattu sincèrement, bien que chargée d'entraves, les grands problèmes de l'humanité, qui, dans les lettres et les arts, a connu quelquefois le beau, souvent le sublime, et qui ne méprisait point les
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hommes, quoiqu'elle les opprimât et les humiliât brutalement.
Mais après plusieurs siècles d'une fermentation à la fois violente et monotone, le jour de la grande épreuve est venu pour le moyen âge, de cette épreuve à laquelle sont tôt ou tard soumis tous les âges et tous les états de l'humanité. La fermentation ne saurait être perpétuelle et vaine; il faut que l'organisation arrive. A mesure que la société du moyen âge a duré, les besoins de justice et de bienêtre, d'ordre et de liberté, se sont répandus dans les couches diverses dont elle était formée; les vices et les abus que toutes choses apportent en naissant, ou que le temps y introduit, ont éclaté au bas et au sommet de l'échelle sociale, dans l'Église comme dans l'État. Le moyen âge a été appelé à s'organiser et à se réformer. Les intérêts généraux devenus plus puissants, et les esprits devenus plus sévères, ont sommé cette société féodale et municipale , laïque et ecclésiastique, de se constituer régulièrement, avec ensemble et durée, et de façon à donner à tous ses membres des chances de développement comme des garanties de sécurité. Le moyen âge a succombé à cette épreuve; il s'est trouvé incapable d'organisation régulière et de ré-
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forme efficace. Les bonnes intentions et les tenta� tives honnêtes n'ont point manqué : dans l'ordre politique, des rois et leurs conseillers, les états généraux en France, les cortès en Espagne, les parlements en Angleterre, les confédérations municipales d'Italie, de Flandre et d'Allemagne ; dans l'ordre religieux, des papes et des conciles, des évêques et des moines se sont plus d'une fois efforcés, du XIe au xve siècle, de redresser les griefs, de réformer les abus, de donner à la société civile ou religieuse un gouvernement régulier, un ordre équitable et stable. Vains efforts! l'anarchie tyrannique du moyen âge a été indomptable ; aucune création n'a pu sortir naturellement de ce chaos.
Il ne faut pas s'en prendre aux seuls maîtres des peuples à cette époque, laïques ou ecclésiastiques, rois, papes ou grands seigneurs, à leur égoïsme et à'leurs vices seuls. L'incapacité et la faute, en fait d'organisation politique, ont été générales au moyen âge, aussi bien dans les sujets que dans les gouvernants, et dans les efforts de la liberté comme dans les œuvres du pouvoir. Quels que soient la cause et les acteurs, il y a une certaine mesure de lumière, de sagesse, de prévoyance, de modération
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intelligente et persévérante, qui est indispensable pour le succès ; les peuples ne peuvent pas plus s'en passer que les souverains, les insurgés pas plus que les oppresseurs ; et dans la vie publique' comme dans la vie privée, l'intérêt bien entendu a des sacrifices à faire et des conditions à subir. Ni les peuples, ni les rois, ni les nobles, ni les laïques, ni les ecclésiastiques n'ont été, au moyen âge, assez sensés, assez éclairés, assez réfléchis et patients pour reconnaître, sur une grande échelle d'espace et de temps, leur intérêt bien entendu, en accepter les lois, et se conduire de manière à en assurer le succès. C'était une époque d'instincts emportés, de résolutions soudaines, d'action aveugle, de force brutale. Enfermés, même les plus grands, dans un horizon étroit et obscur, mal instruits, même les plus habiles, des faits et des obstacles avec lesquels ils avaient à traiter, les hommes échouaient dans leurs desseins politiques par leur ignorance autant que par leurs vices ; et les vues courtes, les idées fausses, les erreurs d'esprit, les ténèbres générales ont tenu, dans l'impuissance d'organisation et de ,réforme du moyen âge, au moins autant de place que les intérêts égoïstes et les mauvaises passions.
Un grand événement, celui qu'on est convenu
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d'appeler la Renaissance, vint, dans le cours du xve siècle, ajouter, à cette incapacité naturelle du moyen âge pour s'organiser et se réformer, desdifficultés nouvelles. La résurrection de l'antiquité républicaine et païenne remua et troubla profondément le monde chrétien : tant de grands faits et de grands hommes, si différents de ceux qu'il avait coutume de contempler, tant de chefs-d'œuvre poétiques, philosophiques, historiques, littéraires, si supérieurs, du moins pour la perfection du travail et de la forme, à ses propres ouvrages, la nouveauté , la beauté et là liberté, ces trois séducteurs.
si puissants,* enivrèrent, surtout dans les classes élevées, une société ardente et. grossière, avide de mouvement et de plaisir intellectuel, en échange du joug et des maux dont elle souffrait. L'épreuve était inévitable; les nations et les générations humaines ne remplissent pas les siècles de leurs œuvres pour demeurer inconnues et étrangères à
celles qui leur succèdent. Dieu ne permet pas, dans le développement du genre humain, une telle déperdition de force et de génie. C'est la mission, c'est la gloire des peuples et des temps divers de se transmettre mutuellement leur mémoire et leurs travaux, et d'agir les uns sur les autres sans se
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connaître. II y a une sorte de barbarie aussi inintelligente que vaine à accuser et à déplorer la Re-
naissance qui nous a rendu l'ancienne Grèce et l'ancienne Rome, parce que l'Europe du moyen âge en a été fortement atteinte et ébranlée. C'était une des phasçs par lesquelles la société chrétienne devait passer; et à coup sûr, après avoir, quinze siècles auparavant, vaincu la société païenne, elle n'était pas destinée à succomber ea en voyant reparaître l'ombre. A considérer les choses dans leur ensemble et leur durée, la Renaissance n'a point altéré ni corrompu le monde chrétien ; elle lui a, au contraire, imprimé un mouvement nouveau et plus large, source d'admirables développements.
Mais il est certain qu'au moment de son apparition, elle a aggravé le désordre et les embarras qui pesaient déjà sur l'Europe; elle a jeté le doute et le trouble dans les croyances et les habitudes chrétiennes ; elle a inspiré à beaucoup d'hommes distingués un sentiment qui isole et énerve, le dédain de leur propre pays et de leur propre temps. Les esprits sont devenus exigeants, sceptiques, ironiques, et les mœurs se sont amollies et relâchées.
Le progrès de l'activité et de la curiosité intellectuelle a rendu la réforme sociale, que le moyen
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âge avait vainement tentée, à la fois plus nécessaire et plus difficile à accomplir.
Lef monde ne s'arrête pas parce qu'on ne le dirige plus, et si ses chefs s'endorment ou lui manquent,
il en prend d'autres qui lui donnent satisfaction, n'importe à quel prix. En présence de l'antiquité païenne renaissante avec éclat et du moyen âge impuissant à réorganiser fortement la société chrétienne ébranlée, le xvie siècle s'est ouvert par deux événements immenses et corrélatifs bien que trèsdivers , la Réforme religieuse et les grandes monarchies.
Entre les troi/grands États dont j'essaye de caractériser'la politique et la destinée comparées, l'Es^pagne était le mieux préparé et le plus résolu à , accueillir l'un de ces événements et à repousser
l'autre. La monarchie venait d'y triompher plus complètement et plus glorieusement que nulle autre part en Europe à cette époque. Par le mariage ou la conquête, Ferdinand et Isabelle avaient fait, de la péninsule espagnole, un seul royaume. Sans violence extrême ni choquante iniquité, au nom et dans l'intérêt de l'ordre, de la justice et du bienêtre général, le pouvoir y avait été concentré presque autant que. le territoire. La noblesse féodale
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domptée se réduisait, sans vive résistance, à servir et à briller à l'armée et à la cour. Elle ne paraissait
même pas toujours dans les cortès, où la couronne prenait souvent soin de n'appeler que les députés des villes, plus empressés et plus dociles, pourvu qu'elle les laissât jouir de leurs franchises municipales et ne leur demandât pas trop d'argent. Il y avait, de la part de la bourgeoisie espagnole du xve siècle, si peu d'ardeur à intervenir dans le gouvernement de l'État, que des villes considérables, comme Burgos et Tolède, demandèrent au roi de payer lui-même leurs députés, et que beaucoup d'autres, investies du droit d'être Représentées aux cortès, transmettaient leur droit aux représentants de quelque ville voisine qu'elles chargeaient de parattre et de voter en leur nom. Les députés de Sala-
manque représentaient, dit-on, cinq cents villes et quatorze cents villages. La Galice tout entière n'avait point d'autres députés que ceux de la petite ville de Zamora; et lorsque, en 1506, dans une circonstance où elles se sentaient intéressées à siéger dans les cortès, plusieurs villes en réclamèrent le privilège, celles qui l'avaient constamment exercé s'opposèrent à leur demande, soutenant que « par les anciens usages, le droit de dépu-
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tation n'avait été réservé qu'à dix-huit cités du royaume. » En face de prétentions populaires si limitées et si modestes, Ferdinand et Isabelle avaient peu de peine à conquérir ou à maintenir la plénitude et l'indépendance du pouvoir royal.
La royauté eut de plus, en Espagne, au xve siècle, une fortune qui lui a souvent manqué quand elle en eût eu le plus pressant besoin ; les personnes royales furent habiles , considérées , l'une d'elles même respectée et chérie des peuples à un degré rare, et aussi fidèlement que glorieusement servies par leurs principaux conseillers. Ferdinand d'Aragon , sans grandeur d'âme ni éclat de génie, sans probité dans ses relations au dehors, sans fidélité dans ses mœurs domestiques, n'en était pas moins un prince sérieux, laborieux, sensé, modéré, économe, soigneux de la justice, ne poussant pas son ambition au delà de sa force et peu enclin à abuser du succès. Isabelle de Castille est, de toutes les reines de l'histoire d'Europe, celle qui a laissé le plus beau renom de vertu en même temps que de capacité; grande âme consciencieuse, entreprenante et hardie au besoin, modeste et vraiment femme dans le cours ordinaire de la vie, digne et affectueuse, fidèle à ses amitiés comme à ses devoirs, et
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dans ses rapports quelquefois difficiles avec le roi, son mari, sachant se dévouer sans s'asservir. Ce fut elle qui comprit et soutint constamment, quelquefois à grand'peine, Christophe Colomb, Gonzalve de Cordoue et le cardinal Ximénès, les trois plus glorieux et plus honnêtes serviteurs qu'ait jamais eus une couronne; trois héros sous le froc, sous la cuirasse et dans les solitudes de l'Océan ; et tous trois inébranlables dans leur fidélité, quoique maltraités, après la mort d'Isabelle, par des maîtres à qui ils avaient donné, l'un le Nouveau-Monde, l'autre l'Italie, le troisième les boulevards de'l'Islamisme sur la côte d'Afrique. Quelle royauté au sortir de l'anarchie féodale, et quel cortége pour la royauté !
Autant l'Espagne, à l'aurore du xvie siècle, était prête et empressée à accueillir la grande monarchie, autant elle repoussait la Réforme religieuse. La lutte contre les Infidèles était, depuis huit siècles, la -pensée, la passion, le travail, la gloire de la nation espagnole. Pour elle, les infidèles n'étaient pas telle ou telle secte de chrétiens, telle ou telle tribu d'Espagnols ; c'étaient les Arabes, les Musulmans, des ennemis de race comme de foi, des étrangers comme des mécréants, d'anciens vainqueurs enfin vaincus. Tous ces sentiments religieux et pa-
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triotiques, tous ces motifs de haine et de guerre s'attachaient, pour les Espagnols, au nom d'infidèles, et restèrent dans leurs cœurs quand les infidèles devinrent les protestants, les hérétiques. Ce fut contre les Maures et les Juifs, contre les sectateurs de Mahomet et les meurtriers de Jésus-Christ, que Ferdinand et Isabelle s'engagèrent dans la persécution ardente et instituèrent l'Inquisition, poursuivant ainsi d'anciens ennemis au nom de la patrie, de l'Église et de la victoire. Une œuvre et une gloire à la fois nouvelles et semblables s'ouvrirent pour eux quand Colomb leur eut donné le Nouveaublonde ; il s'agit alors d'amener à la foi chrétienne � comme sous leur empire ces nations idolâtres dont on ne savait seulement pas les noms ni le nombre.
La reine Isabelle surtout s'en préoccupa passionnément. Quelque trouble se mêla bientôt à sa pieuse ambition; les violences avides auxquelles les Indiens furent en proie, les cruautés exercées pour les subjuguer et les dépouiller en les convertissant, excitèrent dans son âme des scrupules que, peu de jours avant sa mort et dans son testament même, elle témoigna avec une touchante sollicitude. Ferdinand, de son côté, point scrupuleux mais prudent, garda longtemps envers les Maures, après leur
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défaite, des soins et des mesures. Plusieurs de ses ordonnances attestent que, jusqu'en 1599, les traités qui leur avaient promis, dans les territoires qu'ils occupaient, le libre exercice de leur culte et de leurs mœurs, furent assez exactement observés.
Mais quelques scrupules de conscience et quelques précautions de prudence ne résistent pas longtemps à l'empire d'un principe et à l'entraînement d'une passion proclamés et soutenus par les institutions et les pouvoirs de l'État. Quand la couronne de Ferdinand et d'Isabelle passa à leur petit-fils, l'unité de la foi catholique imposée par la force politique, n'importe à quels rebelles et à quel prix, était déjà la loi et le sentiment de l'Espagne, nation et souverain.
En héritant de son grand-père, avec le titre de roi Catholique, cette foi et cette loi, Charles-Quint se trouva, comme lui et bien plus que lui, contraint à de grands ménagements. Les Maures d'Espagne étaient des ennemis vieillis et vaincus; les protestants d'Allemagne, des adversaires jeunes, ardents et en progrès. Par l'étendue et la variété de ses possessions et de ses ambitions, Charles-Quint se vit engagé, tour à tour ou même à la fois, en Italie contre la France et le Pape, en Allemagne contre les réformés, en Afrique contre les Arabes, à l'orient
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de l'Europe contre les Turcs, dans des luttes inconséquentes et changeantes qui ne lui permettaient pas de concentrer sur un seul point et vers un seul but ses mouvements et ses forces. Despote croyant, mais encore plus politique que fanatique, esprit juste, clairvoyant et étendu, il savait reconnaître et accepter d'avance la nécessité, et s'arrêter dans ses plus chers desseins. En luttant contre la Réforme, il affichait la prétention de ne faire que. de la politique et de ne point repousser la liberté religieuse absolument et pour elle-même. Il avait des alliés protestants contre la confédération protestante, et le cardinal Farnèse quittait son camp avec colère parce que le culte réformé s'y célébrait à côté de la messe. L'histoire de Charles-Quint en Allemagne n'est qu'une longue série de demi-mesures, d'ajourneménts, de concessions, de fluctuations, de transactions ; et en définitive ce fut sur deux grands actes acceptés de lui, le traité de Passau en 1552 et le recez de la diète d'Augsbourg en 1555, que la paix religieuse, c'est-àdire la liberté religieuse entre les États allemands, commença à se fonder. Mais dans ses États hérédi- taires, dans les Pays-Bas, en Italie, en Espagne surtout, Charles-Quint se vengeait de ses hypocrisies forcées, et mettait rigoureusement en pratique le
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principe de l'unité et de la contrainte en matière de foi. Il le proclama bien plus absolument encore, du fond du monastère de Yuste, lorsque, déchargé de la fatigue et de la responsabilité du pouvoir, il n'eut plus qu'à donner, au nom de sa conscience et de son expérience, les conseils d'un spectateur libre et passionné. Apprenant, en mai 1558, que les doctrines de la Réforme avaient pénétré en Andalousie et en Castille, il écrivit sur-le-champ à sa fille l'Infante dona Juana, régente d'Espagne en l'absence de Philippe II : « Croyez, ma fille, que cette affaire m'a mis et me tient en si grand souci et me cause une si vive peine que je ne saurais vous l'exprimer, en voyant que ces royaumes, durant l'absence du roi et la mienne, ont été parfaitement tranquilles et exempts d'une telle calamité, et que maintenant que je suis venu m'y retirer, m'y reposer et y servir Notre-Seigneur, il y éclate, en ma présence et en la vôtre, une si énorme et si impudente abomination, où se sont laissé entraîner de telles personnes ; moi qui sais combien de fatigues et de peines j'ai supportées, à ce sujet, en Allemagne, et que j'y ai risqué une grande part de mon salut.
Assurément, si je n'avais la certitude que vous, et les membres du Conseil qui sont auprès de vous,
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extirperez ce mal jusqu'à la racine. je ne sais si je me résignerais à rester ici et à ne pas aller y porter remède moi-même. » Et quatre mois après, peu de jours avant sa mort, ajoutant à son testament un codicille, il adressait au roi son fils ces dernières paroles : « Je lui ordonne, en ma qualité -de père et par l'obéissance qu'il me doit, de travailler soigneusement à ce que les hérétiques soient poursuivis et châtiés avec tout l'éclat et toute la sévérité que mérite leur crime, sans permettre d'excepter aucun coupable, et sans égard pour les prières, le rang et la qualité de personne. Et afin que mes intentions puissent avoir leur plein et entier effet, je l'engage à faire partout protéger le saint office de l'Inquisition. Il se rendra digne par là que Notre-Seigneur assure la prospérité de son règne, conduise lui-même ses affaires et le protége contre ses ennemis, pour ma plus grande consolation. »
Philippe accomplit le vœu de son père, fort au delà, à coup sûr, de ce qu'eût fait Charles-Quint lui-même. Le châtiment et l'extirpation de l'hérésie, Je maintien, ou le rétablissement, ou l'extension, par le fer et le feu, de l'unité de la foi, fut sa préoccupation constante et ardente, la règle et le but
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suprême de sa politique et de sa conduite, au dehors comme au dedans, dans sa famille comme dans ses États. C'est toute son histoire. Je n'ai garde de m'y arrêter; j'en veux seulement recueillir quelques traits qui révèlent, avec un sombre éclat, ce que devinrent l'âme de cet homme et le gouvernement de ce roi sous l'empire de l'idée fixe et fatale qui en prit possession.
Le 29 août 1559, Philippe était rentré de Flandre en Espagne où il n'avait pas encore paru depuis que son père lui en avait remis le sceptre. Il était dans cette veine de fortune et de satisfaction que la Providence accorde souvent aux nouveaux rois. III venait de terminer heureusement et modestement en Italie, contre le pape lui-même, une guerre qu'il détestait en la faisant, mais à laquelle le fougueux patriotisme italien de Paul IV ne lui avait pas permis d'échapper. Contre le roi de France, ses deux généraux, le duc Philibert de Savoie à SaintQuentin et le comte d'Egmont à Gravelines, lui avaient donné de brillantes victoires. Il en avait habilement profité pour conclure la paix de CateauCambrésis et pour épouser la fille de Henri II, Élisabeth de Valois, charmante princesse de quinze ans. Elle devait arriver, sous peu de mois, en
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Espagne. Pour célébrer, en l'attendant, ses succès et son bonheur, Philippe voulut se donner et donner à son peuple une fête. Le 8 octobre 1559, six semaines à peine après l'arrivée du roi, un amphithéâtre s'élevait sur la place publique, devant l'église de Saint-François, à Vallafolid. A six heures du matin, toutes les cloches de toutes les églises de la ville sonnèrent ; une procession solennelle sortit de la prison de l'Inquisition. Trente prisonniers marchaient en tête ; à côté de chacun, deux familiers du saint office, et de plus, pour quatorze d'entre eux, deux moines. Quelques-uns des prisonniers étaient simplement vêtus de noir; les autres, enveloppés d'un sac de drap jaune, la tête -couverte d'un bonnet conique, et sur tous ces vêtements des figures de démons et des flammes brodées en-couleurs éclatantes. A leur suite venaient les magistrats de la cité, les juges civils, les prêtres, les nobles à cheval; puis, les membres mêmes du tribunal sacré, précédés d'un drapeau de damas rouge, aux armes de l'Inquisition. Derrière ce cortège se précipitait une grande foule accourue de toutes parts pour voir son roi sur le trône et des hérétiques sur le bûcher. Selon le dire d'un témoin oculaire, deux cent mille personnes
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étaient réunies ce jour-là dans Valladolid. Les inquisiteurs prirent leurs places. Dans une tribune élevée près d'eux, le roi entra, suivi de sa sœur, l'Infante dona Juana, de son fils l'infant don Carlos, de son neveu Alexandre Farnèse, depuis duc de Parme, des ambassadeurs étrangers et des grands de sa cour. En face de la tribune royale était dressé un grand échafaud, visible de toutes les parties de la place. foute l'assemblée réunie, l'évêque de Zamora prêcha un sermon, dit le sermon de la foi.
La prédication terminée, le grand inquisiteur, Fernand Valdez, archevêque de Séville, s'avança vers le roi, qui se leva et tira son épée : «Votre Majesté jure, dit Valdez, par la croix de l'épée sur laquelle repose votre main royale, que vous donnerez au saint office de l'Inquisition, contre les hérétiques, les apostats et tous ceux qui leur sont favorables, tout l'appui nécessaire, et que vous ferez rechercher et poursuivre quiconque agira ou parlera contre la foi. — Je le jure, » répondit Philippe, et il signa le serment qui fut aussitôt répété par toute l'assemblée. On fit avancer les trente prisonniers. On lut leur sentence. Seize étaient réconcilies, c'est-à-dire condamnés à un emprisonnement soit perpétuel, soit limité, et à la confiscation de
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tous leurs biens. Ceux-là s'agenouillèrent et abjurèrent leurs erreurs. Les quatorze autres, condamnés à mort, furent immédiatement livrés au bûcher. Ceux à qui l'effroi arracha, dans ce moment suprême, des paroles de repentir, obtinrent la grâce d'être étranglés avant qu'on jetât leurs corps dans les flammes. Deux seulement se refusèrent absolument à toute rétractation : un moine dominicain, Domingo de Roxas, fils du marquis de Posa, et un noble florentin, don Carlos de Seso, qui avait joui longtemps de la faveur de CharlesQuint. En montant sur le bûcher, le dominicain voulut parler au peuple ; le roi indigné ordonna sur-le-champ qu'il fût bâillonné, et le bâillon lui ferma la bouche jusqu'à son dernier soupir, consumé avec la victime. Le gentilhomme florentin, Sèso, passait devant la tribune royale pour se rendre au bûcher: (l Pouvez-vous, dit-il au roi, voir vous-même ainsi brûler vos innocents sujets ?
— Quand ce serait mon propre fils, lui répondit Philippe, j'apporterais moi-même le bois pour le brûler, s'il était un misérable tel que toi. » Commencée à six heures du matin, la cérémonie ne fut terminée qu'à deux heures après midi. C'était le second autorda-fè consacré aux protestants.
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Telles étaient, dans ses plus beaux jours, les fêtes de Philippe II et ses grâces au milieu des fêtes.
Comme il avait agi, senti et parlé le 8 octobre 1559, ainsi il agit, sentit et parla toute sa vie. La guerre et la chasse aux hérétiques étaient son travail, Yautu-da-fè son triomphe: « Plutôt ne pas régner du tout, disait-il, que de régner sur des hérétiques. — Je sacrifierais cent mille vies, si je les avais, plutôt que de souffrir un seul changement en matière de religion. » Quand le comte d'Egmont vint, en 1564, à Madrid, lui apporter les représentations de la noblesse flamande contre ses rigueurs, Philippe réunit un conseil de théologiens, et leur exposa la situation des Pays-Bas profondément agités et demandant la liberté de conscience. Croyant que le roi voulait mettre ses concessions à couvert derrière leurs avis, les théologiens répondirent d'abord que, « vu l'état critique des provinces flamandes et le danger imminent qu'un refus ne poussât ces peuples à la révolte contre la couronne et à l'entier abandon de l'Église, le roi pourrait avec raison leur - accorder la liberté du culte qu'ils préféraient : Je ne vous ai pas appelés, leur dit Philippe, pour savoir si je puis, mais si je dois accorder cela aux Flamands. » La réponse des théologiens, devint alors
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absolument négative, et Philippe, tombant à genoux devant le crucifix placé dans la salle, s'écria : « Souverain maître de toutes choses, j'implore ta majesté divine; maintiens-moi dans la résolution où je suis de ne jamais devenir et de ne me laisser jamais appeler le seigneur de ceux qui te rejettent pour leur Seigneur! » Tout ce qu'on put obtenir de lui, ce fut la formation, dans les Pays-Bas mêmes, d'une commission de trois évêques et de trois jurisconsultes chargés d'examiner, de concert avec le conseil d'État, les griefs et les vœux des Flamands. En juillet 1565, cette commission envoya à Madrid son rapport; elle concluait au maintien de toutes les rigueurs, proposant seulement qu'en cas de repentir de l'hérétique convaincu, les juges pussent trans-
former la peine capitale en bannissement. Philippe approuva le rapport, sauf cette faculté d'adoucir la v peine qu'il refusa absolument aux juges; et trois mois après, les 17 et 20 octobre 1565, il adressa à la régente, sa sœur, Marguerite de Parme, sa résolution définitive de n'accorder aux Pays-Bas, pas plus en matière de gouvernement que de religion, aucun des changements qu'ils sollicitaient; surtout point de convocation des états et point d'atténuation des pouvoirs des inquisiteurs. Quand ces lettres
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furent lues dans le Conseil et leur publication résolue, « C'est maintenant, dit le prince d'Orange .en sortant, que nous allons voir commencer une belle tragédie. »
Elle commença, en effet, le printemps suivant, d'abord par la résistance aristocratique guidant et contenant la passion populaire : les Gueux de 1566 avaient pour chefs avoués ou patrons à peine secrets le prince Guillaume d'Orange, ses frères, les comtes Louis et Adolphe de Nassau, les comtes d'Egmont, de Horn, de Brederode, les plus grands seigneurs du pays, la plupart encore catholiques, ligués pour réclamer leurs anciennes libertés politiques aussi bien qu'un peu de tolérance pour les réformés, acceptant fièrement ce nom de gueux, dont les conseillers espagnols voulaient les insulter, et faisant frapper eux-mêmes des médailles pour le consacrer. Devant cette explosion partie de si haut et qui retentissait partout, Philippe s'inquiéta et s'arrêta un moment ; il écrivit au prince d'Orange qui voulait se retirer du Conseil : « Vous vous tromperiez beaucoup si vous pensiez que je n'ai pas en vous pleine confiance. Si quelqu'un cherchait à vous nuire auprès de moi, je ne serais pas si léger que de lui prêter l'oreille, moi qui ai tant éprouvé
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votre loyauté et vos services. » Peu après, le 31 juillet 1566, il adressa à la régente, sa sœur, des instructions plus douces: « Pour l'inclination naturelle que j'ai toujours eue de traiter mes vassaux et subjects plus par voye d'amour et de clémence que de crainte et de rigueur, je me suis accommodé à tout ce qui m'a été possible. » Il consentait notamment, disait-il, à l'abolition de l'Inquisition dans les Pays-Bas, et à ce que les évêques demeurassent seuls investis des pouvoirs des inquisiteurs. Mais au moment même où il envoyait à Bruxelles ces concessions, il appelait dans son palais, à Madrid, un notaire, et, en présence du duc d'Albe et de deux- docteurs en droit, il déclarait « que ne les ayant faites ni librement, ni spontanément, il n'entendait point être lié par là ; » et trois jours après, le 12 août 4566, il chargeait son ambassadeur à Borne, don Louis de Bequesens, de dire au pape Pie Y : « Sur le point de l'abolition de l'Inquisition, il eût été juste que Sa Sainteté fût consultée ; mais on n'en eut pas le temps, à cause des instances qu'on faisait en Flandre afin d'obtenir une prompte décision. Et peut-être a-t-il mieux valu qu'il en ait été ainsi, puisque l'abolition de l'Inquisition ne peut avoir de force qu'autant qu'elle soit consentie
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par le pape qui a établi celle-ci. Mais il convient de garder sur cela le secret. » Philippe ne se doutait pas que, malgré ses soins et sa puissance, ses secrets étaient presque toujours connus de son plus redoutable adversaire. La cause de la Réforme et de la liberté dans les Pays-Bas eut cette fortune que son principal chef était nonseulement un grand seigneur, mais un homme de la cour et du monde, longtemps associé à leurs plaisirs, versé dans leurs relations et leurs intrigues, et aussi habile à se conduire dans les détours du palais que dans les débats du Conseil ou dans les" luttes de la guerre civile. Tout en s'efforçant de modérer un pouvoir inique et de contenir ou même de réprimer un peuple irrité, Guillaume d'Orange prévoyait le mauvais succès de sa double résistance, et, lès yeux fixés .sur l'avenir, il entretenait à Madrid de nombreux agents empressés à l'informer de tout ce qui s'y préparait, et qui lui transmettaient même quelquefois les plus secrets détails du cabinet du roi, entre autres des copies de sa correspondance avec la régente à Bruxelles. « Il veut tromper tout le monde, disait-il de Philippe, et pour,-y mieux réussir, il commence par tromper sa sœur. » Les concessions apparentes
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n'abusèrent point Guillaume; un renseignement venu de Paris, où il avait aussi des agents, l'avertit que Philippe méditait contre les rebelles des PaysBas et leurs trois grands protecteurs, les comtes d'Egmont et de Horn et Guillaume lui-même, de sinistres desseins. C'était la mission du duc d'Albe qui se préparait. Guillaume comprit que le jour était venu de se prononcer avec éclat, et en même temps de se mettre à l'abri, en attendant qu'on pût agir; il refusa formellement le serment d'obéissance implicite que Philippe demanda aux chevaliers de la Toison d'or, et partit pour l'Allemagne le 30 avril 1567, après s'être vainement efforcé de décider ses deux amis, Egmont et Horn, à prendre la même résolution. Il avait quitté les Pays-Bas depuis quatre mois quand le duc d'Albe y arriva, vrai confident (si jamais Philippe II eut un confident) et digne exécuteur de la politique de son maître. Je n'ai nul besoin d'en reproduire ici les détails ; ils sont partout. Ce fut la politique de l'échafaud et du gibet au lieu de Yaulo-da-fè, au nom du même principe, l'unité de la foi et du pouvoir. Pendant six ans, avec l'aide de son Conseil de sang, et à force * de proscriptions, de condamnations, d'exécutions, de confiscations, d'exactions, de dépopulation, le
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duc d'Albe satisfit pleinement Philippe ; et lorsque, le 2 mars 1568, au nom des électeurs de l'Empire d'Allemagne comme en son propre nom, l'empereur Maximilien II écrivit au roi d'Espagne pour
solliciter, de sa prudence comme de sa clémence, un régime plus doux dans les Pays-Bas, Philippe lui répondit : « Ce qui se fait dans ces provinces a pour but leur avantage et leur repos, ainsi que d'y conserver et étendre la foi catholique ; si je n'avais pas voulu procéder avec tant de justice, les choses y auraient été finies dès le premier jour. Je n'agirais pas autrement quand même je risquerais la souveraineté de ces États et quand le monde viendrait à tomber sur ma tête. »
Pourtant, au bout de six ans, Philippe ne put se dispenser de s'apercevoir que ni l'unité de la foi ni celle du pouvoir ne se rétablissaient dans les Pays1 Bas, et que les victoires mêmes aggravaient la guerre au lieu d'y mettre un terme. L'état de l'Europe fournissait d'ailleurs à sa politique une raison et à son amour-propre une excuse pour un changement, au moins apparent, de conduite et • d'agents à Bruxelles. Les affaires d'Angleterre et de France appelaient de plus en plus son attention et ses efforts. En Angleterre, malgré toute sa réserve,
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la politique d'Élisabeth, au dehors aussi bien qu'au dedans, devenait décidément protestante, et les réformés des Pays-Bas, comme ceux de France, y trouvaient un appui efficace, bien que sans cesse désavoué. En France, la guerre religieuse, de jour en jour plus acharnée, ouvrait à Philippe II un nouveau théâtre et de nouvelles chances ; il applaudissait avec passion à la Saint-Barthélemy, entrait avec les Guise et la Ligue en relation intime, et traitait avec eux de la succession à cette belle couronne de France qu'un peu plus tard il devait voir flotter un moment au-dessus de sa propre tête. Il s'associait en même temps à tous les complots de Marie êtuart contre Élisabeth, et se préparait à des mesures plus effectives que des complots. -C'était en France et en Angleterre que se transportait, pour lui, la lutte de l'Église catholique contre la Réforme ; sa guerre dans les Pays-Bas avec ses propres sujets demeurait incertaine et devenait secondaire. Le duc d'Albe fut rappelé ; et depuis son rappel jusqu'à la fin du règne de Philippe II, six gouverneurs différents, don Louis de Requesens, don Juan d'Autriche, le duc de Parme, le comte de Mansfeld, l'archiduc Ernest et le comte de Fuentes, essayèrent successivement, à divers
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degrés et avec de continuelles oscillations, de pratiquer dans les Pays-Bas une politique plus modérée. Les négociations, les promesses de concessions, les tentatives de séduction adressées aux chefs des réformés, au prince d'Orange lui-même, se mêlèrent incessamment à la guerre à la fois continuée et ralentie. Mais à travers toutes ses négociations et ses. promesses, Philippe demeurait inébranlable dans son principe et immuable dans son but. Jamais il ne consentit ni ne se laissa croire disposé à consentir que le culte réformé fût libre et pratiqué dans ses États. En matière de libertés et de garanties politiques, il faisait des concessions et des promesses ; en matière de liberté religieuse, aucune. Et même ses concessions politiques n'étaient que des ajournements et des leurres dont il se promettait bien de ne tenir nul compte dès qu'il pourrait rengager la lutte et rétablir, par la force, l'unité de la foi. L'assurance en fut souvent renouvelée à la cour de Rome, et la sagacité supérieure du prince d'Orange n'était pas nécessaire pour pénétrer la consciencieuse duplicité du roi.
Je dis la consciencieuse duplicité. Qu'on me pardonne ce choquant assemblage de termes qui semblent s'exclure absolument. Quand on entre
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dans l'âme de Philippe H, on assiste à un spectacle plus étrange et plus triste encore que celui de son règne; la moralité de l'homme est faussée et pervertie au moins autant que la politique du souverain. Sincère dans sa foi et dévoué sans limite à ce qu'il regardait comme l'intérêt de sa foi, Philippe, en accomplissant ce devoir, semblait ne se souvenir et ne se soucier d'aucun autre : dans sa vie publique et dans sa vie privée, la cruauté, le mensonge, l'assassinat, les faux, les rivalités honteuses dans l'adultère, l'égoïsme ingrat, la vengeance perfide ou atroce, toutes sortes d'actes vicieux et odieux se rencontrent, accomplis avec une sécurité d'esprit effroyable, en homme persuadé que sa religion permet ou couvre tout, pourvu qu'il soit prêt à lui tout sacrifier.
Il lui fit un sacrifice, moins coupable peut-être que d'autres, car les motifs graves, sinon légitimes, n'y manquaient pas, mais empreint de tant de dureté et qui est resté couvert de tant d'obscurité, que non-seulement l'indignation, mais la calomnie s'y sont attachées. Plus on regarde de près à l'histoire de l'infant don Carlos, plus on demeure convaincu qu'il n'y eut, ni de l'une ni de l'autre pari, point de crime commis ou projeté, et que la sombre inquié-
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tude du père sur les sentiments et la conduite future de son fils en matière religieuse est la véritable explication de leurs tragiques rapports. Le roman qu'on a cherché dans l'histoire, les prétendues amours de don Carlos avec sa belle-mère Élisabeth de France et la jalousie de Philippe, sont repoussés par les témoignages historiques, par les vraisemblances morales, et par des impossibilités matérielles. Le désordre mental où tomba l'infant après une chute violente, et qu'attestent divers actes d'emportement absurde ou furieux, suffirait à expliquer la résolution de l'écarter du trône, et même sa détention, mais non le mystère des mesures et encore moins la procédure moitié politique, moitié religieuse, dont il fut l'objet. L'aliénation constatée du fils eût été, pour le père, la meilleure justification, et rien ne ferait comprendre pourquoi Philippe se la serait refusée.
Ses rigueurs silencieuses eurent une autre cause.
« Le prince, écrivait le ministre de Toscane à son maître, est soupçonné d'être peu catholique. »
Il avait témoigné, pour les griefs et la résistance des Pays-Bas, un vif intérêt. Quand le duc d'Albe en alla prendre le gouvernement, don Carlos lui fit une scène violente, s'opposant à son départ et déclarant qu'il voulait aller lui-même à Bruxelles,
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Plus tard, il médita de s'enfuir, soit dans les PaysBas, soit en Allemagne, et il fut arrêté le jour même où il se disposait à exécuter son projet. Il s'était plus d'une fois exprimé, sur l'Inquisition, en termes amers et menaçants : « Les choses en sont venues à ce point, écrivit Philippe à sa tante, la reine de Portugal, que pour remplir, comme prince chrétien, mon devoir envers Dieu et mon royaume, j'ai été obligé de soumettre mon fils à un rigide emprisonnement. J'ai pris le parti de sacrifier à Dieu mon propre sang, préférant son service et le bien de mes peuples à toutes les considérations humaines. J'ajouterai seulement que cette résolution n'a point été amenée par aucun méfait de mon fils ni par aucun manque de respect envers moi ; je ne le traite point ainsi pour le châtier, ce qui aurait, quelque justes qu'en fussent les motifs, son temps et sa limite. Ce n'est pas non plus un expédient pour réformer sa vie désordonnée. Ce que j'ai fait se fonde sur d'autres raisons; le remède que j'applique n'est ni un expédient ni une affaire de temps ; j'ai dû y recourir, comme je viens de vous le dire, pour remplir mes devoirs envers Dieu et mon peuple. » — « Sa Sainteté, écrivait à Philippe Zuniga, son ambassadeur à Rome, loue hautement
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le parti qu'a pris Votre Majesté ; le Pape sent que, pour le salut de la chrétienté, il faut que vous viviez beaucoup d'années et que vous ayez un successeur qui marche sur vos traces. » Après six mois consumés en accès alternatifs de fureur et d'affaissement, le 24 juillet 1568, don Carlos expirant était étendu sur son lit, assoupi ou déjà insensible; Philippe entra sans bruit dans la chambre de son fils, et, caché derrière le prince d'Eboli et le grand-prieur don Antonio de Toledo, il le regarda, étendit vers lui sa main, et faisant le signe de la croix, lui donna sa bénédiction d'adieu : « Après quoi, dit son historien Cabrera, le roi rentra dans sa chambre, plus affligé et moins soucieux. » Son fils mort, Philippe croyait sa politique hors de péril.
Mais autour de ses États se formaient et prévalaient, malgré ses efforts, d'autres politiques, bien plus différentes de la sienne .queji'eût pu l'être celle de don Carlos devenu roi, et bien plus redoutables, soit comme rivales, soit comme ennemies.
En Angleterre, Élisabeth, en montant sur le trône, se trouva en présence de deux réformes religieuses, l'anglicane et la puritaine, l'une royale, l'autre populaire, toutes deux délivrées, par son avènement, de grands maux et de grands dangers;
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la première se tenait pour satisfaite et voulait s'arrêter; la seconde, incomplète et fervente, aspirait avec passion à se déployer. Le catholicisme était vaincu, mais seulement d'hier, et toujours redouté ; l'Église anglicane dominait ; les dissidents invoquaient la liberté.
r La liberté religieuse avait besoin de la liberté politique et comptait sur son appui. C'était avec le concours du Parlement que Henri VIII avait tyranniquement accompli la réforme royale; c'était à l'aide du Parlement que la réforme populaire se promettait d'être libre et de prévaloir. Dans le triomphe de la royauté sous les Tudors, le Parlement n'avait point disparu ; servile et mobile, il était toujours resté présent et actif dans le gouvernement de l'État. L'arène était là, ouverte à tous les combattants et à toutes les victoires. Fait singulier, quoique très-explicable : la protestante Angleterre est le pays où les institutions du moyen âge, ce temps catholique par excellence, se sont le mieux maintenues et perpétuées. C'est par les franchises politiques conquises au xul" siècle que la réforme religieuse du xvie a triomphé. Le peuple anglais réformé le pressentait avec un profond instinct, et dans ses efforts comme dans ses affections il unis-
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sait constamment la cause de sa foi nouvelle à celle de ses vieilles libertés.
Dans cette situation compliquée et orageuse, Élisabeth déploya une justesse et une fermeté d'esprit admirables. Avec des goûts catholiques, elle fut, dans les affaires de son pays et de son gouvernement, sérieusement et sincèrement protestante. Despote par caractère, par tradition et par calcul, elle ne poussa jamais à l'extrême ses prétentions ni ses actes ; tout en gourmandant avec hauteur son Parlement et son peuple, elle s'arrêta devant leurs griefs et leurs droits quand la royauté • eût trop risqué à les méconnaître. Elle réprima durement et même opprima souvent le grand parti réformateur, religieux et politique, né de son temps, et qui devait, dans le siècle suivant, aux dépens de ses inhabiles successeurs, fonder la liberté dans la monarchie ; mais elle sut le ménager en le combattant, et il grandit sous sa prudente malveillance. Ni la liberté religieuse, ni la liberté politique n'existaient sous Élisabeth; mais c'est de son règne et de sa politique que date en Angleterre le triomphe du protestantisme, berceau de l'une et de l'autre.
Le protestantisme ne saurait être lavé du re-
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proche d'intolérance et de persécution ; il n'a point proclamé la liberté de conscience et il l'a souvent violée; mais il en contenait le germe; et ce germe, méconnu ou même désavoué en principe, ne pouvait maitquer, en fait, de se développer. Pour des hommes qui réclamaient, contre les pouvoirs établis, la liberté de leur foi, la tyrannie en matière de foi était choquante ; et parmi les protestants, les sectes diverses ne tardèrent pas à se la reprocher mutuellement. Au-dessus des sectes, plusieurs des chefs du protestantisme naissant, et des plus éminents, surtout les hommes de gouvernement ou d'épée, affranchis, par leur grand esprit ou par leur judicieuse expérience, des passions vulgaires de leur temps, reconnurent bientôt qu'en matière religieuse la liberté était le meilleur gage de la paix publique aussi bien que le droit de la conscience, et ils tentèrent d'en faire pénétrer le principe dans les esprits et dans les lois. Guillaume d'Orange eut, au xvim siècle, l'honneur d'être l'un des premiers et des plus hardis à soutenir cette grande vérité morale dont, à la fin du XVIIe siècle, le plus glorieux de ses descendants devait si puissamment avancer le triomphe. Ces précoces défenseurs de la liberté religieuse échouèrent; mais il n'y a
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point de vains efforts dans une bonne cause qui reste pendante et active ; les successeurs ne leur manquèrent point, philosophes ou chrétiens, magistrats ou simples citoyens, acteurs ou spectateurs
dans les luttes de religion. C'était d'ailleurs l'un des plus grands et des plus essentiels caractères de la réforme qu'elle réduisait beaucoup et quelquelois même supprimait le rôle du prêtre dans les rapports des fidèles avec Dieu, rendant ces rapports bien plus directs et personnels, ce qui amène infailliblement, dans la vie religieuse des âmes, un grand développement d'activité propre et intime, et par conséquent l'habitude comme le besoin de la liberté. A travers les guerres continuelles et les ardentes persécutions religieuses des xvie et XVlle siècles , on voit poindre et on suit pas à pas, dans les États protestants, en Hollande, en Allemagne, en Angleterre, le progrès difficile, mais continu, du principe de la liberté religieuse, conséquence naturelle des idées générales, des sentiments et des institutions que le protestantisme tendait à faire prévaloir.
Parmi les nations catholiques, la France eut; au XVIe siècle, la gloire [d'être la première à entrevoir la justice de ce grand principe et à en tenter
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l'application. Elle était alors, en fait de religion comme de politique, dans une situation encore plus compliquée et plus difficile que celle d'Angleterre. En religion, le catholicisme prévalait, mais sans être en état de réduire le protestantisme à l'impuissance et au silence; les réformés étaient bien plus forts en France que les catholiques en Angleterre; la lutte religieuse y fut plus prolongée, plus incertaine, et marquée, de part et d'autre, par de bien plus sanglants excès. En politique, la royauté dominait, mais n'ayant pour appui, comme pour frein, aucune de ces grandes institutions qui, en associant la nation à son gouvernement, rendent le - pouvoir bien plus sûrement et plus généralement efficace. A peu près absolue en principe, la royauté française était, au xvie siècle, trèsfaible en fait et incapable de suffire soit à ses devoirs publics, soit à ses propres intérêts. Elle ne pouvait ni protéger ses sujets les uns contre les autres, ni se protéger elle-même contre les ambitions des grands ou les passions populaires. La nation était sincèrement monarchique, noblesse et peuple, mais en se livrant à toutes les prétentions, à toutes les licences les plus fatales à la monarchie.
Au sein d'un pays royaliste, une royauté souve-
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raine voyait la guerre civile et l'anarchie ravager l'État, et elle s'y plongeait elle-même, sauf à tenter quelquefois, pour en arrêter le cours, de languissants efforts.
Deux classes d'hommes, très-différents les uns des autres, ne s'aveuglaient point sur ce déplorable état du pays et du pouvoir, et cherchaient sérieusement les moyens d'y. mettre un terme. D'une part, des hommes de jguerre et d'affaires expérimentés, judicieux, froids dans la lutte religieuse, peu soucieux de la vérité ou de la morale, mais attachés à la grandeur et à l'indépendance nationale, voulant pour eux-mêmes, et aussi pour le pays, un peu d'ordre et de sécurité, habiles de plus à pressentir les diverses chances de l'avenir et soigneux de les ménager. D'autre part, des hommes de bien, la plupart magistrats, de grande ou de modeste situation, dévoués à la patrie et au roi, ennemis des intrigues de cour et des influences étrangères, voulant des lois justes sous un pouvoir efficace, et arrivés par la vertu, la piété éclairée, la science, les lettres, l'expérience, à des notions de justice et de gouvernement fort supérieures à celles de leur temps : le chancelier de L'Hôpital et Du PlessisMornay à côté du maréchal de Damville et du duc
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de Brissac. De ces éléments si dissemblables, mais rapprochés par le bon sens et le péril, se forma le parti dit des Politiques. Parti vraiment digne de son nom, car malgré la vanité de ses efforts dans le cours de la lutte, il exerça sur le dénoûment une influence décisive ; et ce fut de lui que la politique de la monarchie française reçut, dès cette époque, son caractère propre et l'impulsion qui fit
plus tard son originalité et.son succès.
Au point de vue moral, on ne saurait juger trop sévèrement Catherine de Médicis : corrompue et corruptrice, froide et légère dans le crime, perfide et changeant incessamment de perfidie, capable de tout faire et de tout risquer pour le plaisir de remuer et de dominer. Mais à travers tant de vices, Catherine eut des mérites; elle prit à cœur la royauté et la France; elle défendit de son mieux, contre les Guise et l'Espagne, l'indépendance de l'une et de l'autre, ne voulant les livrer ni aux partis extrêmes, ni à l'étranger. Égoïste et perverse, elle n'était, par instinct, ni violente, ni fanatique; malgré sa méfiance et son antipathie pour les protestants, elle n'avait contre eux point d'idée fixe ni de résolution permanente; de 1562 à 1584, Charles IX et Henri III, conseillés par
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leur mère, essayèrent, par neuf édits ou traités, de mettre fin à la lutte, et ces tentatives de pacification ne furent pas toutes menteuses et perfides; Catherine pouvait admettre des concessions à la liberté religieuse, non par justice et comme un droit, mais comme une nécessité préférable aux excès de la guerre civile ou de la tyrannie. Elle prit L'Hôpital pour ministre et le soutint assez longtemps contre les fanatiques. Ce n'est pas le cardinal de Richelieu qui a inventé de s'allier avec les protestants d'Allemagne ou du Nord pour maintenir ou élever la France contre l'Autriche; François Ier avait commencé, contre Charles-Quint, cette politique; Catherine de Médicis la pratiqua contre Philippe II. Esprit naturellement modéré et libre, sa foi n'étouffait pas son bon sens, et au milieu de ses trahisons et de ses cruautés elle ne perdait jamais de vue la royauté et la France, leur sûreté et leur grandeur. Elle eut sa part dans le travail de la politique qui les sauva enfin des factions et de l'étranger.
Le triomphe de cette politique fut l'œuvre et la gloire de Henri IV. Ni l'Europe, ni même la France, qui a gardé de ce roi un souvenir si populaire, ne lui ont encore rendu pleine justice. Les protestants
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ne lui ont pas pardonné de s'être fait catholique, les catholiques d'avoir été protestant. II fit les deux choses les plus grandes, les plus difficiles et les 1 plus salutaires que demandât et comportât son temps. Au dedans, après les plus sanglantes discordes civiles, ilrétablit la paix, non par un pouvoir rude et despotique, mais par UR gouvernement modéré; il donna la victoire à l'un des partis sans opprimer l'autre, en lui assurant, au contraire, plus de liberté qu'il n'en avait jamais possédé. Au dehors, il pratiqua une politique parfaitement indépendante et nationale, né cherchant que la sûreté et la grandeur de la France, et dégageant les affaires extérieures de toute considération, de toute influence contraires à ces intérêts suprêmes. Il fit la paix avec l'Espagne, malgré l'humeur de l'Angleterre, son alliée. Il persista, malgré sa conversion au catholicisme, dans son alliance avec l'Angleterre et les États protestants, sachant bien que là étaient les adversaires naturels des puissances ennemies ou rivales de la France et de lui-même. Esprit libre et tempéré, aussi juste que vif, aussi exempt de découragement que d'illusion, faisant aux divers intérêts, aux divers motifs d'action, leur place et leur part, et n'acceptait aucun joug, ni du dehors sur le dedans, ni du dedans sur
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le dehors, ambitieux avec mesure et patience, prompt à la sympathie et peu accessible à l'iniluence, se communiquant volontiers sans jamais se livrer, habile à faire accepter sa volonté et son pouvoir sans les laisser mettre en question, et aussi persévérant dans ses desseins que souple et varié dans ses moyens de succès. Jamais roi, venu dans des temps d'extrême violence, n'a, par des procédés plus doux, mis fin à tant de mal, 'commencé tant de bien, et relevé la monarchie avec tant de ménagement pour les anciennes traditions ou les nouveaux besoins de liberté.
Le xvie siècle avait atteint son terme. Par l'impuissance du moyen âge à organiser et à réformer efficacement le monde chrétien, par la renaissance de l'antiquité païenne, par la réforme de Luther et de Calvin, toutes les grandes questions qui peuvent agiter fortement l'âme et la société humaine, les questions de liberté religieuse, de liberté intellectuelle et de liberté politique, avaient été soulevées et débattues dans le cours de cette puissante époque. A l'ouverture du XVIIe siècle, dans les trois grands États de l'Europe occidentale, trois politiques profondément diverses avaient prévalu et entraient en pleine action. En Espa-
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gne, une politique exclusivement et absolument catholique. En Angleterre, une politique essentiellement protestante. En France, une politique mixte et tempérée, catholique, mais plus laïque qu'ecclésiastique, et royale sans être complétement despotique. Ces trois politiques faisaient aux grandes questions du temps des réponses et des destinées très-différentes. En Espagne, point de liberté ni religieuse, ni intellectuelle, ni politique ; l'Inquisition et la Royauté gouvernant despotiquement ensemble; la littérature et la poésie nationales, que le xvie siècle avait vues si brillantes, tçmbant en langueur et en déclin, comme la société. En Angleterre, les symptômes %t les débuts d'un ardent travail national pour la conquête des trois Hbertés; les sectes chrétiennes de plus en plus nombreuses et ferventes; la lutte déjà engagée entre les puritains et l'Église anglicane, le Parlement et la couronne. En France, la liberté religieuse admise et pratiquée; l'édit de Nantes en vigueur; la liberté politique soutenue par quelques esprits élevés, dans quelquesuns de ses principes, mais sans application forte ni sûre; les états généraux apparaissant encore pour se montrer vains et disparaître sans retour; la liberté intellectuelle active et puissante, dans la
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philosophie, les sciences, les lettres; les grandes lumières qu'elle devait jeter sur ce siècle déjà visibles à l'horizon; Descartes, Gassendi, Fermât, Corneille, Pascal, Bossuet, déjà nés et se préparant à traiter toutes les grandes questions, à émouvoir toutes les passions nobles, à satisfaire et à développer toutes les facultés hautes de l'esprit humain.
Depuis cette époque, deux siècles se sont écoulés; un troisième a déjà dépassé la moitié de son cours; les trois politiques qui avaient prévalu au XVIe siècle, dans les trois grands États de l'Europe occidentale, 'ont subi l'épreuve décisive de la durée; les causes ont eu le temps de produire leurs effets. La lumière s'est faite sur cette histoire; l'enseignement est aussi clair que le spectacle est grand.
En Angleterre, la liberté religieuse, la liberté intellectuelle et la liberté politique, s'appelant et se soutenant l'une l'autre, ont réussi dans leurs communs efforts; Vâme humaine dans ses rapports avec Dieu, et l'esprit humain dans ses manifestations devant les hommes, sont libres ; des institutions libres garantissent les libertés des personnes comme l'action du pays dans les affaires de l'État.
Sous l'empire de ces institutions et de ces libertés, la prospérité et la puissance publiques se sont mer-
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veilleusement développées et s'accroissent de jour en jour; la foi chrétienne, le respect du passé et de l'ordre établi se sont fortement maintenus ou ranimés à travers les plus redoutables épreuves. La condition essentielle de la moralité, de la force et du bonheur pour les sociétés humaines, l'alliance de la perpétuité et du mouvement, de la conservation et du progrès, est obtenue et garantie, autant du moins que permet de l'espérer l'incurable imperfection des hommes et de leurs œuvres. Le mérite de ce résultat n'appartient pas à la liberté seule, religieuse, intellectuelle ou politique; d'autres causes, des causes essentiellement et directement conservatrices, y ont eu leur part, et une grande part; mais la liberté aussi a droit de réclamer la sienne; en donnant satisfaction au besoin d'action spontanée et indépendante qui pousse dans des voies nouvelles les générations successives, elle n'a point empêché les forces conservatrices d'exercer leur action, et ces forces elles-mêmes avaient besoin que la liberté fût là pour demeurer pures et salutaires.
En France, dans les xvne et xvme siècles, la liberté politique a manqué ; la liberté religieuse, acceptée et garantie par la sagesse libérale de Henri IV, a succombé sous l'orgueil despotique et aveugle de
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Louis XIV; mais en dépit des entraves légales, la liberté intellectuelle s'est déployée avec éclat; absentes des institutions, l'indépendance et la publicité se sont réfugiées dans la vie sociale; le mouvement et la manifestation des idées, les travaux, les plaisirs et les gloires de l'esprit ont eu la faveur publique, quelquefois celle du despote lui-même.
Louis XIV s'y complaisait; Louis XV les tolérait. La pensée humaine est restée. libre et active, quoique sans efficacité directe et précise. Son influence, admise par un gouvernement modéré en fait quoique à peu près absolu en droit, a suffi pour que le développement des forces morales et sociales de la nation ne s'arrêtât point. La France, mal gouvernée, mais non pas opprimée, a brillé, prospéré, grandi; et un jour est venu où la liberté intellectuelle, seule en face d'un pouvoir faible et doux, a réclamé impérieusement la liberté religieuse et la liberté politique, comme les droits de l'homme et du pays.
La France, depuis ce jour, erre de tempête en tempête sur les mers où elle s'est lancée, et c'est encore un problème de savoir si elle entrera définitivement dans le port qui était, au départ, le but de sa course, et auquel elle a, deux fois, paru toucher. Mais grâce à la liberté intellectuelle qu'elle a toujours con-
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servée et à la politique tempérée de son ancienne monarchie, la France est arrivée à ses épreuves v pleine de force et de vie; elle a pu les supporter sans y périr; elle a fait, en les subissant, de grandes et précieuses conquêtes; elle a réformé son ordre civil; le travail est, chez elle, libre% de toute entrave; l'administration des affaires matérielles du pays et ce qu'on peut .appeler la mécanique sociale ont reçu d'admirables perfectionnements; la liberté religieuse, mal définie encore et imparfaitement garantie, est pourtant reconnue et en-vigueur. Malgré ses fautes et ses revers, la France a droit de penser qu'elle n'est pas plus au terme de ses succès que de ses épreuves, et qu'elle n'a pas tant travaillé ni tant avancé depuis trois siècles pour ne jamais obtenir, dans la liberté politique, la garantie de ses conquêtes et la satisfaction de ses espérances.
Les destinées de l'Espagne sont plus tristes et plus obscures. Noble nation que ses maîtres spirituels et temporels ont vouée, pendant trois siècles, à l'état de nation stagnante, et qui a accepté cette vocation jusqu'au jour où les affronts et les armes de l'étranger sont venus l'y arracher. La victoire nationale qu'avec l'aide de l'Angleterre elle a remportée dans cette grande lutte sera-t-elle pour l'Es-
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pagne un principe suffisant de régénération politique? Triomphera-t-elle, à l'intérieur, de deux siècles d'apathie, de stérilité et de décadence, comme elle a triomphé de l'oppression étrangère? Les Espagnols ont raison de l'espérer et de le tenter. Le doute est permis aux spectateurs.
En essayant de caractériser, dans leurs principes et dans leurs effets, les diverses politiques qui, depuis trois siècles, se disputent l'empire de l'Europe, je me suis renfermé dans l'Europe occidentale et dans trois États. On peut porter plus loin ses regards; on peut comparer ces mêmes politiques dans les États du nord et les États du midi de l'Europe, dans les colonies anglaises et hollandaises et les colonies espagnoles en Amérique ou en Asie; on rencontrera partout les mêmes résultats; aux mêmes questions on recevra partout les mêmes réponses.
Là où l'absolutisme catholique a dominé, il - a arrêté et filacé la vie sociale; il a frappé les nations de stérilité; en étouffant la liberté, il n'a établi qu'un ordre sans solidité ni force réelle, qui n'a point empêché que les jours des grandes épreuves n'arrivassent, et qui, ces jours venus, s'est trouvé impuissant contre leurs excès et presque aussi incapable -de se réformer que de se maintenir. Là, au con-
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traire, où ont prévalu, soit le protestantisme comme en Angleterre, en Hollande et dans le nord de l'Europe, soit le catholicisjne intelligent, et qui ne s'est fait ni l'instrument ni le dominateur du pouvoir civil, comme en France, en Belgique et dans une partie de l'Allemagne, l'activité morale, la puissance sociale, la prospérité publique se sont déployées, sous des formes diverses et à des degrés inégaux, mais partout avec des résultats glorieux et salutaires pour l'humanité. Ces nations ont commis de grandes fautes, de grands crimes, et subi de grands maux; leurs progrès ont été plus ou moins rapides, plus ou moins complets; mais elles ne se soM point affaissées ni éteintes; à travers les égarements de leûr conduite et les vicissitudes de leur destinée, elles sont restées ou devenues capables de ces riches développements, en apparence contradictoires, mais au fond pleins d'harmonie, qui donnent satisfaction à toute la nature humaine et à la société tout entière; elles ont vu s'ouvrir devant elles ces avenirs illimités qui sont le sublime caractère de la civilisation chrétienne et attestent sa divine origine.
Deux ouvrages, publiés naguère aux États-Unis d'Amérique, l'Histoire du règne de Philippe II, par
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* M. Prescott, et YHistoire de la fondation de la réput blique des Provinces-Unies, par M. Motley, ont précisément pour sujet les premières scènes et les premiers aèteurs du grand drame européen dont j'ai essayé de résumer le cours et le sens : la monarchie espagnole dans sa morne splendeur et la républiquç hollandaise dans son sanglant berceau ; Philippe II et Guillaume d'Oranger le catholicisme et le protestantisme aux prises avec une égale ardeur et sous leurs plus indomptables chefs. Les deux historiens se sont, pour ainsi dire, partagé cette mémorable époque ; ils ont pris, pour objet principal de leur récit, l'iyjf le roi et le peuple catholiques, l'autre le peuple et le prince réformés.
L'ouvrage de M. Prescott doit embrasser tout le règne de Philippe II, et les deux premiers volumes, les seuls publiés jusqu'ici, n'en contiennent que les douze premières années, de 1556 à 1568. Le livre de M. Motley est déjà une œuvre complète ; voulant faire assister ses lecteurs à la naissance de la république des Provinces-Unies, il a pris la vie de Guillaume d'Orange, dit le Taciturne, pour Centre et mesure de son travail. Après une Introduction sur l'ancienne histoire des Pays-Bas et les dernières scènes du règne de Charles-Quint, il commente
s
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son récit à l'avènement de Philippe II, au moment où la lutte s'engage, bien que d'abord sans bruit, entre le roi inquisiteur et le prince réformateur, et il s'arrête en 1584, au moment où Guillaume tombe frappé par l'assassin payé par Philippe, qui s'écrie en l'apprenant : « Si ce coup eût été porté deux ans plus tôt, l'Église catholique et moi nous y aurions gagner) Philippe II avait raison de ne se réjouir qu'avec regret; Guillaume de Nassau était mort, mais la république des Provinces-Unies était fondée.
En retraçant cette tragique et glorieuse histoire, M. Motley a porté dans sqn travail deux grandes qualités, la science et la passion ; il a profondément étudié les faits, et en les racontant il a ressenti, avec une ardeur sincère, toutes les émotions qu'ils pouvaient susciter dans une âme sympathique et généreuse. De nos jours seulement, les événements et les hommes de cette époque ont été mis en pleine lumière et peuvent être bien compris. Non que, jusque-là, les historiens leur eussent manqué ; Charles-Quint et Philippe II s'étaient inquiétés d'en avoir, et même de les bien instruire. Trois Espagnols et un Napolitain, leurs contemporains, Sépulvéda, Herrera, Cabrera et Campana, ont laissé, de
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leurs règnes, de longues histoires. Sépulvéda et Herrera étaient historiographes en titre, l'un de Charles-Quint, l'autre de Philippe II, et le premier avait, à ce qu'il paraît, obtenu de son maîtrepresque autant d'indépendance que de lumières.
Il voulut un jour lire à l'empereur quelques fragments de son travail : « Non, dit Charles-Quint, je ne veux ni entendre nMire ce que vous avez dit de moi; d'autres le liront quand je n'y serai plus; mais si vous avez, sur un point quelconque, besoin d'informations, je serai toujours prêt à vous les donner. » Même dans sa retraite de Yuste, l'empereur admit quelquefois Sépulvéda qui, retiré aussi dans une petite maison de campagne près de Cordoue, sa ville natale, écrivait son livre comme Charles-Quint finissait sa vie, loin du monde et en se reposant du passé sans s'en détacher. Rien n'indique que Philippe II ait accordé à son historiographe Herrera la même faveur ni la même liberté.
Importants à titre de témoins contemporains et bien informés, ces historiens officiels, Sépulvéda surtout, ont même quelquefois cette impartialité x involontaire que donne la connaissance précise des faits et des acteurs. Dans l'Histoire de Philippe II par Cabrera, qui n'a d'ailleurs rien d'officiel, et dont
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la première partie seulement a été publiée, on
rencontre, sur le caractère et la politique intime du roi, des traits d'une énergique vérité, et dont l'auteur ne parait pas sentir lui-même toute la portée. Après ces contemporains, plusieurs écrivains postérieurs, entre autres Gregorio Leti dans le xvue siècle et Watson dans le xvme, ont écrit l'histoire de Philippe II, mais sans puiser à des sources nouvelles. Depuis trente ans, elles se sont ouvertes de toutes parts : en Espagne, en Hollande, en Belgique, en France, les archives ont été fouillées; les correspondances, les mémoires, les documents originaux, ont été recherchés et livrés aux curieux dôt toute sorte, savants ou oisifs. Trois grands recueils surtout, les Archives de la maison de Nassau, publiées à Leyde par M. Groen van Prinsterer, les Correspondances de CHarles-Quint, de Philippe fI et de Guillaume le Taciturne, que M. Gachard a tirées, soit textuellement, soit par extraits, des archives de Simancas et de Bruxelles, et les Papiei-s du cardinal Granvelle insérés dans la grande Collection des documents inédits relatifs à l'histoirè de France, *
dont en 1833, et comme ministre de l'instruction publique, j'ai fait commencer la publication, tous ces travaux ont inondé de lumière l'histoire de
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cette époque, et nous pouvons assister aujourd'hui au spectacle du xvie siècle, presque 'comme si les acteurs étaient là, agissant et parlant devant nous.
A tant de documents dont le public était déjà en possession, et après les avoir soigneusement exploités, M. Motley en a lui-même ajouté de nouveaux ; il a voyagé, il a séjourné longtemps en Europe, particulièrement en Hollande, en Belgique, en Allemagne ; il connaît les lieux ; il a visité les théâtres des événements; il a fouillé dans les bibliothèques, dans les archives, dans les collections de manuscrits; il rend compte dans sa préface des sources d'information, jusque-là inconnues, où il a puisé, des bienveillants appuis qu'il a rencontrés, des résultats qu'il se flatte d'avoir obtenus; et la lecture de son ouvrage confirme pleinement, quant à sa profonde étude du sujet, la confiance qu'inspire, .au premier aspect, le simple exposé de ses travaux.
A la science M. Motley joint la passion. Protestant et républicain, il porte à son sujet, aux destinées de la Réforme et de la république hollandaise, un intérêt ardent; libéral, sincère et konnête homme, il s'indigne, comme s'ils étaient d'hier, contre les attentats dont la liberté religieuse et politique a eu tant à souffrir, il y a trois
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siècles, dans un pays lointain et étranger à sa patrie. Il s'attache et se complaît à flageller les auteurs de ces violences faites à l'âme et de ces souffrances infligées à la vie humaine. Il porte la même ardeur dans son admiration pour les défenseurs de la cause libérale et protestante; autant il déteste Philippe II et le duc d'Albe, autant il aime Guillaume d'Orange; il le rabonte, il le commente, il l'explique en homme personnellement intéressé dans sa destinée et sa gloire ; Guillaume le Taciturne n'est pas seulement pour lui un héros; c'est son héros. Trop bien instruit* pour méconnaître et trop véridique pour taire les fails reprochés à cÉ prince, loin de les éluder, il s'y arrête, les examine, en scrute tous les détails, en avocat convaincu de l'excellence de sa cause et décidé à la soutenir sans réserve. Le récit du mariage de Guillaume, en 1561, avec la princesse Anne de Saxe, fille du grand électeur Maurice, et des ambiguïtés religieuses du prince dans la négociation de l'affaire, est un modèle de plaidoyer obstiné et habile pour couvrir les côtés faibles d'une bonne cause et d'un client chéri. Ce parti pris si tranché, ce sentiment si arrêté et si vif enlèvent à M. Motley, habituellement, l'appa-
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rence et quelquefois la réalité de cette équité historique qui, de nos jours, n'est souvent que du scepticisme ou de l'indifférence ; il ne s'applique pas-à pénétrer dans les rangs et dans les cœurs ennemis pour les comprendre et les décrire avec une impartialité scrupuleuse ; il développe avec complaisance les faits et les scènes propres à susciter dans l'âme de ses lecteurs les sentiments dont il est lui-même animé, et il ne donne presque jamais, à l'autre face des événements et des hommes, autant de place et de couleur. Mais ce caractère de l'ouvrage frappe au premier coup d'œil et empêche le lecteur de se livrer sans réserve à l'auteur. Et deux mérites s'élèvent bien au-dessus de cette imperfection trop apparente pour être périlleuse : le livre est vrai et aussi attachant que concluant ; c'est un grand plaidoyer historique en faveur de la liberté religieuse et politique ; la cause est évidemment bonne et gagnée, quoi qu'on puisse .dire de la passion du rapporteur.
FIN
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TABLE
Page*.
PRÉ F A C E. -.
ÉDOUARD GIBBON. 1
Mme DE RUMFOICD, , , 49 Mme RËCAMIER. 89
LA COMTESSE DE BOIGNE. 143 LA PRINCESSE DE LIEVEN. 189 M. DE FIARANTE 223 LE BARON ACHILLE DE DAUNANT 371 PHILIPPE II ET SES NOUVEAUX HISTORIENS. 377
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