OEUVRES COMPLETES
DE E
A. F. OZANAM
AVEC
UNE PREFACE PAR M. AMPÈRE
det'Acadénue française
TBOtStEME ÉDITION
TOME CINQUIÈME
LES POETES FRANCISCAINS EN ITALIE AU XIïr SIECLE
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PA)US.–MP..SIMO.0;'KrC(Mt'M)]i[)'EHFOnTU, 1.
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PQmS FRANCISCAINS
EN ITALIE
AU TREIZIÈME SIÈCLE
AVEC
UN CHOIX DES PETITES FLEURS DE SAINT FRANÇOIS TRADUITES DE L'ITALIEN
SUIVIS DE MCHEMHES NOUVELLES SUH LES SOURCES POETtQCES CE LA DIVINE COifËD)E PAR
A. F. OZANAM
PROFEaSEtJn DE UTTÉRATUHE ETRANGERE A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS QtJATT&tÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE JACQUES LECOFFRE
ANCIENNE MAÏSOX PEtUSSE FRÈHES DE t'AlUS
LECOFFRE FILS ET C'~ SUCCESSEURS 90, RUE BONAPARTE, 90
1870
LES
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Ce petit livre n'est point un livre de science. En 1847, je revenais d'une mission littéraire en Italie, assez heureux pour rapporter'des documents inédits qui intéressaient l'histoire des temps barbares. Mais, avec ces rares épis, glanés dans le champ où Muratori et ses successeurs ont si bien moissonné, j'avais cueilli quelques fleurs de poésie, comme ]e liseron mêlé au blé mûr. C'étaient des vers détachés d'un manuscrit du treizième siècle, des chants qui, après avoir passé par les lèvres de plusieurs générations, sont tombés dans un injuste oubli. C'étaient des recueils de légendes que le voyageur lettré dédaigne d'acheter aux foires, mais qui édifient les veillées des paysans. J'avais'
PRÉFACE
LESPOËTESFRAXC. 1
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encore présentes à ma mémoire plusieurs de ces basiliques italiennes, où le moyen âge est tout vivant, préservées du vandalisme moderne par la vénération des peuples, ou par la pauvreté même des religieux qui les desservent. Une pensée commune animait pour moi ces images du passé en considérant de près le moyen âge italien, j'y croyais reconnaître, plus visible qu'ailleurs, le lien qui unit la foi et le génie, et par quelles inspirations les saints suscitèrent les grands artistes. Je voyais le saint le plus populaire de cette époque, saint François, en devenir aussi l'inspirateur, composer lui-même des cantiques admirables, et laisser après lui toute une école de poëtes, d'architectes, de peintres, qui se formèrent au tombeau d'Assise pour se répandre jusqu'aux Alpes et jusqu'à la baie de Naples. J'ai donc voulu raconter les commencements de la poésie religieuse chez les Franciscains italiens, en rattachant à ce sujet mes souvenirs et mes impressions, avec la complaisance qu'on pardonne aux voyageurs pour les lieux qui les ont charmés.
Les écrivains ecclésiastiques ont mis en lumière la mission providentielle de saint Fran-
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çois, quand il vint, avec saint Dominique, soutenir les murailles chancelantes de l'Eglise. Les historiens commencent à comprendre le rôle politique des Frères Mineurs, de cette milice contemporaine des républiques italiennes, alliée naturelle des faibles, ennemie des oppresseurs, dont elle n'avait ni peur ni besoin. Les savants avouent ce que l'esprit humain doit,aux docteurs de l'école franciscaine, à saint Bonaventure, le Platon du moyen âge; à Roger Bacon, dont les pressentiments devancèrent nos découvertes. Je me borne à considérer les services que les premiers Franciscains rendirent t aux lettres italiennes. D'abord, je parcours d'une vue rapide les siècles qui précédèrent le treizième, et, depuis les catacombes jusqu'aux basiliques de Venise et de Pisé, je cherche dans les monuments, dans les inscriptions, les premiers élans d'une poésie populaire et religieuse, encore prisonnière sous les formes latines, mais prête à prendre l'essor quand un idiome nouveau lui aura prêté des ailes.. Saint François paraît, et il faut l'étudier comme poëte, en recueillant toutes les circonstances qui contribuèrent à l'éducation de cet esprit
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extraordinaire; il faut. discuter l'authenticité des compositions qu'on lui attribue, en retrouver la place entre ses, extases, où il ravissait le feu du ciel, et ses prédications, où il le communiquait aux hommes. Le génie du saint fondateur passe aux premiers disciples qui lui succèdent: saint Bonaventure, qui porte le souffle lyrique sous la robe de l'école; frère Pacifique, qu'on appelait t le roi des vers; Jacomino de Vérone, auteur de deux poëmes longtemps oubliés, auxquels Dante n'a peutêtre pas dédaigné de prendre quelques traits de son Enfer et de son Paradis. Enfin vient le plus grand de. ces poëtes; le bienheureux Jacopone de Todi, méprisé comme un insensé, puni 'comme un malfaiteur, et, du fond de sa prison, foudroyant de ses satires les désordres du clergé et du peuple. En même temps, il ne craint pas de traiter, en vers les points les plus difficiles de la théologie chrétienne; et, arrivé aux dernières profondeurs du mysticisme, il a déjà l'accent de sainte Thérèse et de saint Jean de la'Croix. A mesure qu'on descend ainsi le premier siècle de l'ordre .de Saint-François, comment ne pas s'arrêter devant les monuments
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contemporains qui bordent son cours, où la même poésie éclate sous les lignes de l'architecture, sous la couleur des fresques? Mon pèlerinage a des stations marquées au tombeau d'Assise, à Saint-Antoine de Padoue, à SainteCroix de Florence. C'est vers Florence que se ° tournent les préférences de l'art naissant, et c'est là que je trouve la belle légende des FM)~Mt san Fr~MC~co, qu'on peut regarder comme une petite épopée résumantlës traditions héroïques de l'ord re de Saint-François, ou plutôt comme un reliquaire dont les émaux représentent avec naïveté les miracles du'saint et les figures de ses compagnons. De ces figures, plusieurs n'ont que le mérite de la couleur, qu'elles perdraient en passant par une traduction. Les autres ont la grâce du dessin, le mouvement, la vie, qui s'évanouiraient dans une analyse. Une main plus délicate que la mienne a choisi et mis en français les plus pieux, les plus touchants, les plus aimables récits des FMr< en s'efforçant de serrer de près le tour simple et vif du vieux narrateur.
Plusieurs s'étonneront de tant d'admiration un mysticisme dont notre siècle ne com-
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6 PRÉFACE.
prend plus le langage, de tant de complaisance pour des traditions qui ne sont pas de foi. Aussi je ne propose rien à la foi des lecteurs si je ne fais pas un livre de science, je n'écris pas non plus un livre de religion. Je ne confonds point ces chants, ces traditions, avec le dogme infaillible, pas plus que je ne confonds les gouttes -de la rosée avec les feux de 4'aurore qu'elles accompagnent. Je les recueille comme les émanations d'une terre fécondée par le christianisme. Si je ne puis toucher sans émotion à cette poésie des vieux âges, c'est que j'ai vécu tout un jour le contemporain des événements et des hommes qui l'inspirèrent. J'ai passé un jour trop court pour moi dans la vieille cité d'Assise. J'y ai trouvé la mémoire du saint aussi présente que s'il venait de mourir hier, et de laisser à sa patrie la bénédiction qu'on lit encore sur la porte de la ville. On m'a montré le lieu de sa naissance, et la chapelle où son cœur disputé se rendit à Dieu. On m'a fait voir le buisson d'épines qui se couvrit de roses quand François s'y précipita dans l'ardeur de sa pénitence. J'y ai reconnu l'image de cette langue italienne encore tout inculte et
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tout épineuse, qui n'eut besoin que d'être touchée par l'ascétisme catholique pour germer et ûeurir. Enfin, je me suis agenouillé au saint tombeau, sous cette voûte d'azur étoilée d'or qui le couronne, et qui fut le premier ciel où la peinture renaissante essaya son vol. C'est là qu'acheva de se préciser la pensée de ce petit livre. Tout mon dessein se déroulait dans les réflexions suivantes, qui m'accompagnaient au sortir d'Assise, à mesure que je voyais fuir-les blanches murailles du Sagro ConvenLo, la ville qui dort sous sa garde, et le coteau qu'elle domine, doré des derniers rayons du soleil. Si l'on considère l'Italie au moyen âge,, on y remarque un espace comprenant la Toscane, l'Ombrie et le nord du patrimoine de saint Pierre c'est là que rayonna pendant trois cents ans le plus vif éclat de la sainteté chrétienne. A Florence, c'est Jean Gualbert, le père des solitaires de Vallombreuse, et en même temps le véritable fondateur des libertés publiques, par les combats qu'il livra aux évoques simoniaques. C'est saint Philippe de Benizzi et ses compagnons, déposant l'épée dans un siècle de sang, pour instituer la charitable compagnie
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des Servites; un peu plus tard, le bienheureux Giovanni délie Celle, et sainte Madeleine' de Pazzi, dont les lettres sont des trésors de sagesse et d'éloquence. A Pisé, on voit saint Reynier revenant du pèlerinage de Jérusalem, et jetant son peuple dans l'héroïque délire des croisades. A Sienne, on trouve sainte Catherine et saint Bernardin, et un nombre infini
de saints qui iBrent nommer leur ville l'Antichambre du Paradis. Entrons dans ces cités guelfes et gibelines, hérissées de tours, frémissantes de passions politiques. Nous apercevrons sur leurs autels l'image de, quelque pauvre servante, de quelque pécheresse repentie, devenue la patronne du lieu sainte Zite à Lucques, sainte Marguerite à Cortone. Je ne parle plus d'Assise et de ce grand nombre d'âmes qui, à la suite de saint François et de sainte Claire, prirent leur essor vers le ciel. Mais je ne puis oublier ni saint Bonaventure, sorti de la bourgade de Bagnorea pour devenir le nambeau de l'Ééolè et de l'Eglise ni sainte Rose deViterbe, qui, à neuf ans, parcourait les rues en prêchant la pénitence, et qui soulevait ses concitoyens contre la tyrannie de Frédéric II.
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Assurément H est beau de voir dans un espace si restreint, et en dès temps si mauvais, tant de courage, tant de charité, tant de dévouement pour le service des vérités éternelles. Mais il se trouve de plus que cette terre classique de la sainteté devient celle de l'art chrétien. Les tombeaux des serviteurs de Dieu sont autant de semences qui perceront'Ie sol, et en feront sortir des monuments. La foi, qui transporte les montagnes, élève ces cathédrales, ces montagnes de marbre, toutes ciselées, toutes peintes, toutes retentissantes du chant des hymnes. !1 suffit qu'un lieu soit marqué dé quelque grand souvenir religieux, pour qu'une basilique s'y ouvre comme un atelier sanctifié par la prière, où les ouvriers se formeront dans le silence, dans l'oubli des applaudissements de la foule, dans l'habitude de considérer l'art comme un culte, et dé le traiter avec respect. Nous savons déjà quelle génération de peintres et d'architectes croissait sous les portiques sacrés d'Assise. Vers le même temps, un prêtre de Bolsena ayant eu le malheur de douter de la présence réelle tandis qu'il célébrait, l'hostie saigna entre ses mains, les lin-
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ges ensanglantés furent recueillis avec terreur. On décida que ce miraculeux dépôt serait conservé dans une église qui n'aurait pas de rivale. Vers 1280, commença la construction du dôme d'Orvieto'; elle occupa, durant trois cents ans, la piété des -peuples, à qui rien ne coûtait pour réparer le doute de leur prêtre, .et pour honorer 'le mystère outragé de l'amour. Plus de deux cents artistes s'y succédèrent, depuis Jean de Pise et ses élèves, qui sculptèrent la façade, jusqu'à Luca Signorelli, qui peignit l'Antechrist, le Jugement, l'Enfer, dans une suite de fresques dignes d'inspirer Michel-Ange. Un siècle plus tôt, en 1186, l'archevêque de Pisé Ubaldo Lanfranchi' avait conçu la pensée de donner à ses concitoyens une sépulture glorieuse. Il rapporta sur ses vaisseaux la poussière de Jérusalem et de Bethléem. Il la déposa dans le sol creusé auprès de sa cathédrale, pour en faire le cimetière national des Pisans. Mais, comme on ne pouvait rendre trop d'honneur à la terre foulée par les pieds du Sauveur, on voulut qu'un portique superbe fût élevé alentour, que les murs fussent couverts d'images qui consolassent de la mort par
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le spectacle de l'immortalité; et pendant deux cents ans les plus grands maîtres de la Toscane ne crurent pas leur gloire complète s'ils n'avaient pas une fresque au Campo Santo. Si l'on appela Sienne l'Antichambre du Paradis à cause du grand nombre de ses saints, elle mérita le même nom par la splendeur de ses édifices, par sa cathédrale aérienne, par son palais public tout peuplé d'images héroïques et religieuses, par son école de peinture si chaste, si naïve, si injustement négligée. Florence, la plus riche en souvenirs, sera la plus féconde en œuvres. Ne vous effrayez pas de ces murs cyclopéens, de ces façades austères, de ces créneaux menaçants; franchissez le seuil des églises et des palais vous trouverez que le pinceau les a peuplés de visions célestes, de figures rayonnantes de jeunesse, d'innocence et de douceur; et vous vous demanderez, quand tout était plein de combats, où les artistes toscans allaient chercher ces visages d'anges, de vierges et de jeunes saints. Ils ne les cherchaient pas loin, ils les trouvaient près d'eux, dans les couvents à la porte desquels venait mourir le bruit des guerres civiles, dans les
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vieilles familles dont Villani et Ricobaldo décrivent les moeurs patriarcales. « Là on vivait sobrement, les hommes vêtus de peaux de mouton non foulées, les femmes parées d'une robe étroite de drap écarlarte, -avec une ceinture de, cuir à l'antique. Le mari et la femme soupaient sur la même assiette, buvaient au même verre et; s'il était nuit, un serviteur tenait devant eux une torche de résine. Mais ceux qui vivaient de la sorte étaient loyaux entre eux, fidèles à leur commune, et, avec ces mœurs rudes et pauvres, ils faisaient de plus grandes choses que les générations délicates et polies qui les suivirent. » C'est ainsi qu'il faut se représenter l'Italie du treizième siècle. Ainsi devait se faire peu à peu, si. je puis le dire, le nid d'où devaient prendre leur essor ces trois aigles de la poésie chrétienne Dante, Pétrarque et le Tasse.
A Dieu ne plaise cependant que j'aie voulu réduire les saints à n'être que les précurseurs des grands poëtes Mais je reconnais en eux tes. serviteurs de cette Providence souverainement économe qui emploie chacun de ses ouvrages à plusieurs fins. Si elle compte les grains
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de sable et se souvient des gouttes d'eau de l'Océan, elle pourrait du fond de son éternité pourvoir aux développements de rart, comme un gouvernement sage pourvoit au jeux publics, quand l'art ne serait que la consolation et le plaisir légitime des peuples. Mais n'est-il pas juste qu'elle en tienne compte dans ses conseils, si l'art est un moyen de faire l'éducation de* l'homme, de civiliser les sociétés, et d'honorer Celui qui est parfaitement beau, commet! est bon'et vrai?
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LES
POÈTES FRANCISCAINSEN JTALIE
AU TREIZIEME SIÈCI,E
CHAPITRE PREMIER
UE LA POÉSIE POPULAIRE EN ITALIE AYANT ET APRES SAINT FRANÇOIS
Avant d'étudier l'école franciscaine, il convient de lui marquer sa place dans l'histoire de la poésie italienne. Il faut reconnaître le caractère principal de cette poésie, le voir poindre à travers l'obscurité des premiers temps puis, fixé par l'exemple de saint François et de ses disciples, se communiquer à des écoles moins religieuses et se perpétuer dans des siècles moins naïfs. Mais le caractère du génie italien qui me touche surtout, é'est,qu'en devenant savant ce génie se conserva populaire; c'est qu'à tous les âges de cette littérature on trouve une poésie du peuple la poésie cultivée y a ses racines~
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et, après avoir fleuri, elle retombe comme dans un fonds inépuisable qu'elle enrichit de sa poussière. Je voudrais sonder ce fonds, et creuser jusqu'aux premières sources de sa fécondité.
Le.peuple italien commence aux catacombes. C'est là qu'il faut descendre pour trouver les origines de tout ce qui doit devenir grand. J'y vois déjà le peuple dans le sens moderne qu'on donne à ce mot, en comprenant les femmes, les enfants, les faibles et les petits, ce que les historiens anciens méprisaient, ce dont ils ne tenaient point de compte. J'y vois un peuple nouveau, mêlé d'étrangers, d'esclaves, d'affranchis, de barbares, animéd'un esprit qui n'est plus celui de l'antiquité. Cette société a donc une pensée'qu'elle veut produire, mais une pensée trop abondante, trop émue, trop neuve, pour que la parole lui sufuse il y faut le concours de tous les arts. Dans ce premier état~ la poésie n'est pas encore distincte, précise, revêtue de la forme qu'elle cherche. Mais elle est partout, dans l'architecture, dans la peinture, dans la sculpture, dans les inscriptions, puisqu'il y a partout symbolisme, langage figuré, effort pour faire reluire la pensée sous l'image, et l'idéal sous le réel.
Il faut se représenter les catacombes comme de longues galeries souterraines dont le réseau s'étend au loin sous les faubourgs et sous la campagne de Rome. Gardons-nous de les confondre avec les spacieuses carrières ouvertes pour bâtir la ville païenne
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les chrétiens seuls ont creusé les étroits corridôrs qui devaient cacher les mystères de leur foi et le repos de leurs tombes. Ces labyrinthes comptent quelquefois jusqu'à trois et quatre étages; ils s'enfoncent à quatre-vingts, cent pieds sous terre souvent un seul homme y trouve a peine son passage en baissant la tête à droite et à gauche, plusieurs rangs de fosses pratiquées dans le mur, basses, .larges et profondes, où les corps grands et petits prenaient place les uns à côté des autres, et qu'un peu de chaux fermait ensuite pour toujours. Le souterrain fait mille détours, comme afin de tromper les poursuites des païens et à mesure qu'on en suit les sinuosités, il semble qu'on sente les approches des persécuteurs, qu'on entende le bruit de leurs pas, etquece soit pour ce motif que la galerie se détourne, monte, s'abaisse, et cherche à se cacher dans les dernières profondeurs de la terre. Jusqu'ici on ne'voit que l'ouvrage de la terreur et de la nécessité mais c'est en même temps un ouvrage éloquent. Aucun édifice sorti de la main des hommes ne donne déplus grandes leçons. En pénétrant dans ces voies ténébreuses, on apprenait à se séparer de tout ce qui est visible, et de la lumière même par laquelle tout est visible. Le cimetière y enveloppait tout le reste, comme l'éternité enveloppe le temps; et les oratoires pratiqués de distance en distance pour la célébration des saints mystères étaient comme autant de jours ouverts sur l'immortalité,
LK9Pot!TEsrn~xc.
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pour consoler, les âmes de la nuit d'ici-bas (1). Ces oratoires sont couverts de peintures d'une exécution souvent grossièrè, qui trahissent des mains inhabiles c'est tout ce que pouvaient des ouvriers ignorants, travaillant à la hâte, à la lueur de la lampe, dans la crainte et sous la menace de là mort. Mais souvent aussi, à mesure qu'on promène le flambeau sur les saintes murailles, on y voit des images dont le dessin, la pose et le mouvement rappellent les meilleures traditions de l'art antique. En même temps, sous ces traditions perce déjà le principe qui les ranime et qui les transformera. Toute la foi des martyrs est dans le regard de ces figures que l'artiste mit en prières les yeux levés au ciel et les mains étendues. Mais partout la nouveauté de l'art chrétien se reconnaît à la pensée même, à l'inspiration qui a choisi les sujets de ces peintures, qui en a fixé l'ordre et proposé les types. Dans ces lieux désolés, où l'on s'attend à trouver les images d'une société proscrite, poursuivie, traquée sans (1) Les catacombes, ou déjà Bosio, d'Agincourt, Bottari avaient porté la lumière, vont sortir de terre/par les admirables travaux du P. Marchiëtde M. Louis Perret.En attendant ces deux grands ouvrages, on peut consulter le savant Ts~MM des Catacombes de M- RaoulRochette, et les Trois Homes de M. l'abbé Gaume. Mais, si l'on veut recueillir surtout la poésie sainte, le symbolisme 'théologique, les souvenirs tout divins qui animent ces cimetières, il faut prendre pour guideM.l'ahbeGerbet: Esquisses de ffomfc/tre'MgMM, t. I, p. 144 t. H, p.104. -Depuis la mort d'Ozanam ont paru les admirables travaux de M. de Rossi dont la science et les découvertes n'ont rien de comparable de Ro9si,7Ksertp<tOM6S ~tMas urbis Romas, t. in-f', 1861.–BM~MiOfH M'c/~o~M cristiana, 1865 et ann. suiv.– Roma sotterranea, 2 vol. in-f".
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relâche, on ne découvre rien de pareil. A la clef de voûte paraît le Bon Pasteur portant sur ses épaules tantôt la brebis, tantôt le chevreau, pour enseigner qu'il sauve à la fois l'innocence et le repentir. Puis, dans quatre compartiments dessinés par des guirlandes de fleurs et de fruits, des compositions tirées de l'Ancien et du Nouveau Testament, et opposées d'ordinaire deux à deux, comme la figure et la réalité, la prophétie et l'histoire. C'est Noé dans l'arche, Moïse frappant le rocher, Joh sur le fumier, le miracle de Cana, la multiplication des pains, Lazare sortant du tombeau. C'est surtout Daniel dans la fosse aux lions, Jonas rejeté par la baleine, les trois enfants dans la fournaise, symboles du martyre, du martyre par les bêtes, par l'eau, .par le feu mais du martyre triomphant, tel qu'il le fallait peindre pour soutenir le courage et consoler la douleur. Jamais aucune trace des persécutions contemporaines, aucune représentation des bûchers des chrétiens rien de sanglant, rien qui pût réveiller la haine et la vengeance, rien que des images de pardon, d'espérance et d'amour (1).
1) Les peintures des catacombes représentent quelquefois le Bon Pasteur charge, non d'une brebis, mais d'un chevreau. Les archéologues considèrent cette image comme une imitation servilè de l'art païen, qui peignit Apollon en habit de berger, gardant les troupeaux d'Admète et chargeant un chevreau sur ses épaules. On peut donner à ce symbole un sens plus théologique et plus vrai en se reportant aux controverses contemporaines. Lorsqu'au second siècle la secte des Montanistes refusait à l'Église le droit de remettre les péchés commis après le baptême, les catholiques leur opposaient l'exemple du Bon Pasteur rapportant la brebis égarée. Mais Tertul-
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Si les chrétiens des catacombes trouvaient le temps de peindre leurs chapelles, ils ne pouvaient abandonner les tombeaux de leurs morts sans y laisser au moins quelque signe de reconnaissance, quelque trace de leur deuil et de leur piété. La sculpture chrétienne y commence par des hiéroglyphes, par des iigures ébauchées, sans proportion, sans grâce, sans autre valeur que la pensée qu'elles représentent. Une feuille exprime la fragilité de la vie une barque à la voile, la rapidité de nos jours la colombe portant le rameau annonce les approches.d'un monde meilleur; le poisson rappelle les eaux baptismales, en même temps que le mot grec qui le désigne rassemble dans une anagramme mystérieuse les titres augustes du Fils de Dieu sauveur. Sur une sépulture où l'on ne lit point de nom, on voit un poisson et les cinq pains de la multiplication miraculeuse on comprend qu'ici repose un homme qui a cru dans le Christ, que le baptême a régénéré, et qui a pris part au banquet eucharistique (1). A. mesure ,que le paganisme se retire, le lien, qui venait de mettre sa fougueuse parole au service de l'hérésie, reprochait aux catholiques de profaner cette parabole, de la peindre jusque sur les coupes de leurs banquets. « Le Christ, disaitil, ne sauve que les brebis; il est sans pitié pour les boucs, e (De PKf.Hc:t.. cap. vu, x, xm.) L'Église répondit a cette doctrine désespérante en mettant un chevreau sur les épaules du Pasteur éternel. Pour que personne ne s'y méprenne, S. Eucher, au cinquième siècle, déclare que les brebis figurent les justes, et les.chevreaux les pécheurs. (Liber /ormu~cn'Mn) spiritualis intelligentix.) (')) Ces explications n'ont rien d'arbitraire, elles sont empruntées de l'antiquité chrétienne. Cf. Clément d'Alexandrie, PaK~og., m:
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ciseau chrétien devient plus libre et plus fécond. Au lieu de ces timides emblèmes qu'il esquissait sur la brique, il fouille hardiment le marbre, il en fait jaillir les bas-reliefs de ces sarcophages qui décorent les musées de Rome.et les églises de Ravenne. On y retrouve les sujets bibliques déjà traités aux catacombes; mais d'autres scènes s'.y ajoutent; le symbolisme plus riche et plus transparent annonce que le temps des persécutions est fini, et que la discipline du secret ne voile plus les saints mystères. Les tombeaux de Ravenne ne parlent pas de la mort tout y rappelle l'immortalité que l'Eucharistie donne aux chrétiens ce sont des vignes becquetées par des oiseaux, des colombes qui s'abreuvent dans un calice, de beaux agneaux qui se nourrissent-des fruits d'un palmier.
Mais le dessin, désespérant de rendre la pensée tout entière, avait appelé la parole à son secours, et d'abord elle prit peu de place. Les premières inscriptions sont d'une brièveté qui a aussi son éloquence ToTtog <ï'~7~o!~ « C'est la place .de Philémon. Quelques-unes multiplient les expressions tendres et consolantes, comme celle-ci F/o~et~MM, /e/M; ~ne~~s (sic)' D<~ « Florentius, heureux petit agneau de Dieu. » Ou bien encore « Vous êtes tombée trop tôt, Constantia, miracle de beauté Co~t< ajoo~ V, cap. vu; S. Augustin, B~)M<. 48; id., De'ctf. Dei, xnn, 25 Optatus Mitevit., CoM<rs PantMn., in, .2 S. Eucher,
Liber /b)'))tM~niMt spiritualis M:<<e)!cB
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et de sagesse A~MMM M<o decidisti, Cons~p~m, mtn<WpM~c/:W~t~tMM a~M6 idonitati (sic) » Cependant Constance était morte martyre, et la fiole teinte de sang désignait sa tombe à la vénération des fidèles. Mais la jeune sainte n'avait que dix-huit ans, et l'Église pardonna -le cri des entrailles paternelles. Quelquefois on sent dans ce peu de mots toute la terreur des jugementsdivins; comme dans la prière suivante que le chrétien Benirosus avait tracée sur la tombe de son père « Seigneur, ne venez' pas nous surprendre, quand notre esprit est couvert de ténèbres Domine, Me ~MtMM~o o~m~'etM~s~n' veneris. » D'autres fois, la pensée de la résurrection éclate au milieu du deuil et des pleurs la famille du chrétien Severianus invoque pour lui Celui qui fait revivre les semences enfouies dans le sillon
Vivere qui pr~stat morientia semina terrae,
Solvere qui potuit lethalia vincula mortis
Nous arrivons à la seule poésie vraiment digne de ce. nom, à celle qui s'exprime par la parole, qui s'exprime en vers elle ne se taira plus, et le moment approche où le poëte .Prudence célébrera les catacombes et leurs martyrs dans les mètres de Virgile et d'Horace. Mais jusqu'ici tout est resté populaire, tout est barbare, et je m'en réjouis. Dans ces inscriptions latines écrites en lettres grecques, hérissées de fautes d'orthographe, de fautes
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de langue et de prosodie, je prends pour ainsi dire sur le fait les ignorants qui les ont tracées, et je reconnais les mères plébéiennes, les pères esclaves, gravant furtivement leur douleur et leur espérance sur la pierre devant laquelle ils reviendront s'agenouiller. Les persécuteurs, les vrais Romains', quand .ils descendaient dans ces cimetières, devaient dédaigneusement sourire et hausser les épaules, à la lecture des épitaphes de ces misérables qui ne savaient pas écrire et qui prétendaient instruire le monde. Et voici cependant ce qui se préparait. L'antique civilisation romaine touchait à sa ruine; et en même temps Rome allait voir sortir de ces souterrains dont elle était minée, de cette société chrétienne qu'elle avait traitée en ennemie, toute une civilisation, par conséquent toute une poésie nouvelle.
Pendant que les murailles de la ville éternelle s'ébranlent sous les béliers, et que les Goths et les Vandales entrent par la brèche pendant que les barbares enlèvent jusqu'aux toitures de plomb et jusqu'aux portes d'airain; au moment où il semble que tout soit perdu, les sépultures sacrées des catacombes soulèvent pour ainsi dire le sol, et produisent ces admirables basiliques de Saint-Paul, de Sainte-Marie-Majeure, et tant d'autres qui, du quatrième au treizième siècle, recueillirent, réunirent et sauvèrent tous les arts. Au lieu de la poésie des écoles, il y eut une poésie des monuments.
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On ne sait pas assez ce qu'était une basilique chrétienne des temps barbares, quand il n'y avait plus de civilisation qu'entre ses murailles. Premièrement, puisque la société ancienne périssait, il fallait que la basilique fût pour ainsi dire le moule d'une société nouvelle; il fallait que le seul lieu où une pensée morale rassemblait encore les hommes lés accoutumât à l'ordre et à la règle, qu'ils en sortissent obéissants et disciplinés. C'est pourquoi l'église avait ses deux cours qui la séparaient du tumulte extérieur, sa fontaine qui purifiait les mains souillées; enfin, ses divisions correspondant aux degrés de la hiérarchie catholique, depuis le vestibule où pleuraient les pénitents, jusqu'aux nefs partagées entre les hommes et les femmes, jusqu'à l'abside où le banc des prêtres s'arrondissait autour de l'évéque assis sur sa chaire de marbre. Bientôt l'église deviendra féconde, et de ses flancs sortiront, pour se ranger près d'elle, le baptistère, le cimetière et le clocher elle embrassera dans son enceinte agrandie tout ce qui fait la vie spirituelle' d'un peuple. Voyez Pise et cet admirable coin de terre qui réunit la cathédrale, le campanile, le baptistère et le Campo Santo. Toute la patrie était là, il. ne fallait rien de plus pour naître, vivre et mourir. On comprend que les basiliques aient enfanté des cités.
En, second lieu, la, lumière des sciences et des arts menaçait de s'éteindre; il fallait 'donc que là
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basilique conservât dans ses pierres mêmes un enseignement populaire, capable d'éclairer les esprits et d'émouvoir les imaginations. Il fallait que les hommes en sortissent instruits et charmés, qu'ils y revinssent avec amour, comme en un lieu'où ils trouvaient le vrai et le beau. Pour réaliser l'idéal de ce temps, une église devait contenir toute une théologie et tout un poëme sacré. Ainsi l'enten-. daient ceux qui couvrirent de mosaïques, non-seulement les églises de Rome. et de Ravenne, mais celles de Milan, de Venise, de Capoue, de Palerme, non-seulement l'abside de ces édifices, mais souvent les nefs, le vestibule et la façade. Là se déploie l'histoire de l'un et de l'autre Testament, continuée par les légendes des saints et couronnée -par les .visions de l'Apocalypse. Ordinairement l'image de la gloire céleste remplit l'hémicycle du sanctuaire. Rien ne peut égaler l'effet de cette grande ugure du Christ, qui se détache sur un fond d'or, debout au milieu d'un. ciel embrasé, ayant à sa droite et à sa gauche des saints qui lui présentent leurs couronnes. Au-dessous, on voit l'agneau reposant sur la montagne d'où s'échappent les quatre fleuves, emblèmes des quatre évangiles. Douze brebis sortent des deux villes de Jérusalem et, de Rethléem, pour figurer le troupeau chrétien se recrutant dans la synagogue et dans la gentilité. Enfin, parmi les accessoires qui ornent ces riches compositions, reparaissent les cerfs et
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les colombes, les lis'et les palmiers, tous les signes symboliques de l'antiquité chrétienne conservés, interprétés par une tradition qui ne s'interrompit jamais. Et, pour montrer d'une manière éclatante qu'il ne s'agissait point d'un enseignement secret, réservé aux initiés pour donner à tous la clef de ces représentations instructives, on les accompagnait d'inscriptions. Au-dessous de chaque mosaïque, se lisaiènt dés vers qui en expliquaient le sens, qui en tiraient une leçon, qui cherchaient à toucher le spectateur, à lui arracher une, larme ou une prière. Ces grandes et sévères murailles des églises romanes devenaient comme autant de pages où l'on célébrait les miracles du saint, les princes fondateurs de la basilique, les morts célèbres endormis sous ses voûtes.
Ainsi se forma un genre de poésie que les critiques n'ont pas assez étudié si je puis la nommer ainsi, une poésie murale qui anima les églises du moyen âge italien, comme autrefois un art sacré avait chargé de peintures et d'hiéroglyphes les temples de l'Egypte. A Saint-Jean de Latran, le portail, l'abside'et jusqu'au siége papal étaient ornés de vers; un langage simple mais énergique y résumait les droits dela chaire apostolique et de l'Église mère des églises. A Saint-Pierre, les épitaphes des pontifes faisaient à elles seules toute l'histoire de la papauté. I~e sixième et le septième siècle surtout y avaient gravé en distiques latins
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les noms, les dates, les bienfaits des papes contemporains. L'abondance et la facilité de ces petits poëmes prouvent la perpétuité des études littéraires à une époque où l'on a coutume de représenter, Rome comme la prostituée de Babylone, enivrée d'ignorance et de corruption. Le dôme de Pise élevait fièrement son fronton sillonné d'inscriptions triomphales elles racontaient les premières croisades des.Pisans, leurs armes arrachant aux infidèles la Sardaigne et les Baléares, surtout leur victorieuse expédition contre les Sarrasins de Palerme, en mémoire de laquelle, et du butin qu'ils en rapportèrent, ces pieux écumeurs des mers avaient bâti leur cathédrale. Mais nulle part l'épopée monumentale ne s'est conservée plus complète qu'à Saint-Marc de Venise. Je ne parle pas de ses coupoles, de son imposante façade chargée d'or et de sculptures. Jentre. sous ces voûtes dorées, et j'essaye de reconstruire le cycle de mosaïques et d'inscriptions qui s'y déroule.
Le vestibule convenait aux scènes de l'Ancien Testament, figuratives du Testament Nouveau. J'y trouve en effet l'histoire du peuple de Dieu, commençant avec la Genèse, et aboutissant d'un côté. à Moïse, qui baptise les Hébreux dans la mer Rouge, et de l'autre à Jean, qui baptise dans le Jourdain. Ces images sont d'une époque ignorante, et toutefois on y saisit des inspirations dont l'art moderne n'a pas surpassé la grâce et la grandeur. Ainsi
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Dieu crée la lumière au lieu d'un vieillard irrité gourmandant le chaos, le mosaïste a représenté le Verbe créateur, jeune d'une jeunesse éternelle, vêtu de deux couleurs royales, de blanc et de pourpre, parfaitement calme, étendant sur les éléments. une main sûre d'être obéie. Devant lui sont deux globes, l'un obscur," l'autre lumineux. Entre les deux globes, un ange, symbole du premier jour, étend les bras,et prend son vol. Mais ces peintures du mondé naissant ne forment que l'avant-scène du spectacle qu'on découvre en pénétrant dans l'intérieur de la basilique. Le Christ rédempteur y remplit tout de sa présence, à commencer par la, coupole du sanctuaire, où il figure entouré des prophètes, comme le Désiré des nations. Sa vie, ses miracles, sa passion se développent dans le choeur, les travées et la grande nef, jusqu'au jugement dernier, dont la menaçante image plane au-dessus de la porte principale. Les nefs latérales sont occupées par l'histoire de la sainte Vierge, des apôtres et des deux patrons du lieu, saint Marc et saint Clément, sans compter les innombrables saints dont les figures, se détachant sur des fonds d'or,. peuplent l'église, et en font comme un paradis visible, comme une Jérusalem céleste, descendue d'en haut, et retenue sur la terre par le génie et la piété des hommes. Pour commenter ces mosaïques, il fallu un poème de deux cents vers. Tantôt c'est le- récit d'un prodige, tantôt c'est l'interprétation
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d'un symbole, quelquefois une sentence ou une. prière. Sans doute ces hexamètres barbares outragent souvent la syntaxe et la prosodie mais l'enthousiâsme religieux y respire, on y sent le patriotisme héroïque, le génie sacerdotal et guerrier du siècle qui osa asseoir sur des pilotis, au milieu de la mer, ces coupoles rivales de Sainte-Sophie. Autour de la grande arcade du chœur, on lit cette invocation au patron de la cité « Marc, vous « couvrez de votre doctrine l'Italie, l'Afrique de a votre tombeau, Venise de votre présence, et, « comme un lion, vous les protégez de vos rugis<( sements. »
ItaHam, Libyam, Venetos, sicut )co, Marée.
Doctrina, tumulo, requie (1), fremituque tueris.
D'autres fois ie poëte a voulu que les murailles saintes eussent des avertissements pour les grands de la terre. Quand le doge, descendant de son palais, entrait à l'église, en passant devant l'autel de Saint-Clément, il pouvait y lire ces paroles, gravées en lettres d'or sur un marbre moins corruptible que le cœur de ses courtisans « Aime la justice, « rends à tous ce qui leur est dû. 0 doge! que le « pauvre et la veuve, le pupille et l'orphelin, espè(1) Ces deux vers résument l'histoire de saint Marc. disciple de saint Pierre, chargé d'abord par )e chef des apôtres d'évangéliser le nord de l'Italie; puis évêque d'Alexandrie, où il eut son tombeau, et d'où les Vénitiens enlevèrent les reliques pour leur donner un repos glorieux au bord des lagunes.
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« rent trouver en toi leur défenseur Que ni la « crainte, ni la haine, ni l'amour, ni l'or, ne te « fassent fléchir 0 doge tu tomberas comme la « fleur, tu deviendras cendre, et selon tes œuvres, « après ta mort tu recevras. »
Ut nos casurus, dux, es cineresque futurus.
Et, velut acturus, post mortem sic habiturus.
Enfin, les petits et les ignorants ne sont pas oubliés c'était pour eux surtout qu'on avait joint le récit au tableau; et, de peur que, retenu par l'éclat des peintures, le commun dés esprits négligeât de remonter aux réalités invisibles, audessous d'une figure du Sauveur on avait écrit ces mots « C'est Dieu qu'enseigne l'image, mais l'i« mage n'est pas Dieu considère-la, mais adore <:< par la pensée celui que tu reconnais en elle. )) Nam Deus est quod imago docet sed non est Deus ipsa. Hanc videas, sed mente colas quod noscis in ipsa.
Ainsi l'art chrétien répudiait les séductions que le paganisme avait voulu exercer sur les yeux de la foule. Mais, après ces réserves d'une scrupuleuse orthodoxie, on comprend que, ravi de son œuvre, ébloui de tant d'or, de tant de riches couleurs, le peuple qui avait bâti Saint-Marc se soit rendu le témoignage que son temple serait le roi des édifices chrétiens.
Historhs, auro, forma, specie tabularum,
Hoc templum Marci fore (sic) decus ecctesiarum.
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Le temps et l'espace ne me permettent pas de" prolonger ces citations. Mais, quand les inscriptions se multiplient ainsi, qu'elles s'enchaînent entre elles, qu'elles se lient à un ensemble de tableaux, de bas-reliefs, de dispositions architecturales destinées à saisir l'imagination des hommes, on peut dire, sans abus de langage, qu'une cathédrale est un livre, un poëme, -et que le christianisme, tenant sa promesse, a tiré de la pierre des cris et des chants « Lapides c~MMC~M~t. » Cette poésie des monuments s'écrivait en latin. Toutefois, ne croyons pas que les inscriptions latines fussent composées par les savants, et pour les savants qu'elles s'adressassent aux classes lettrées, c'est-à-dire au petit nombre. Tout y'est populaire les sentiments qu'elles expriment, la forme incorrecte qu'elles préfèrent, la rime .qu'elles cherchent. Au onzième siècle, au douzième, jusqu'au treizième, la langue latine n'avait pas cessé d'être comprise en Italie, non des lettrés seulement, mais de tous. C'était en latin qu'on prêchait le peuple, en latin qu'on le haranguait, en latin qu'on lui composait des chants de guerre. En 954, les gens de Modène veillaient sur leurs murailles, menacées par l'irruption des Hongrois. Ces artisans et ces bourgeois, armés à la hâte pour la défense de leurs foyers, et qui voyaient déjà brûler les villages voisins, s'animaient en répétant un hymne guerrier que nous avons encore, et qui conserve, avec la
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rime moderne, une latinité exacte et toutes les réminiscences de l'épopée classique « 0 toi qui pro<:< téges de tes armes ces murailles garde-toi de « dormir, je t'en donne l'avis;, mais veillé! Tant <:< que le vigilant Hector vécut dans Troie, elle « échappa aux ruses'des Grecs. »
les lèvres du peuple, non-seulement dans les églises, où retentissaient les hymnes de saint Ambroise et de saint Grégoire, mais dans les camps, sur les places publiques, et jusque sous le balcon de plus d'une noble dame, charmée d'entendre ses louanges dans la langue d'Horace et de Virgile. Je pourrais multiplier les exemples, citer des chansons de table et des satires politiques. Je m'arrête à un poëme de quelque étendue je crois y saisir, plus reconnaissable qu'ailleurs, le génie italien avec ses habitudes, avec ses faiblesses. La flotte pisane vient de porter la guerre sur les côtes d'Afrique en 1088. Elle rentre, chargée des dépouilles sarrasines. Un poëte inconnu 'a voulu célébrer cette action dans un chant qui ne peut rien avoir que de populaire les vers rimés ne gardent plus de traces de la prosodie classique et cependant tout y est plein des traditions de l'antiquité. Si vous prenez à la lettre
0 tu qui servas armis Ista mmnia,
Noti dormire, quseso sëd vigi)a
Dum Hector vigil extitit in Troja,
NoneamcepttfraudutentaGrmcia.
Il y avait donc une poésie chantée, vivante sur
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!es~)rcrrnères paroles de l'auteur, il vous fera croire que ,Pise allait ranimer la vieille querelle de Rome etdeÇarthage:
Nam extendit modo Pisa laudcm admirabitcm,
QuamolimrecepitRomavmccndoCarthagincm.
li s'agit pourtant d'une guerre sainte. Le Christ luimême pousse les galères et quand les chrétiens descendent sur la plage d'Afrique, l'apôtre saint Pierre les conduit, et saint Miche! sonne !a trompette devant eux. Le poète décrit les vicissitudes du combat il compte les morts, il pleure le jeune Hugues Visconti, dont le sang a payé la victoire des Pisans, le plus vaillant de leurs chefs et le plus beau. Et-, pour honorer ce héros, il le compare à Codrus, « à ce roi fameux qui chercha la mort pour « assurer la victoire des siens. )).Il est vrai qu'il ajoute aussitôt d'autres paroles où nous retrouvons toute la foi du moyen âge. « Ainsi l'enfer est dé,K pouillé et l'empire de Satan détruit, quand Jésus « le rédempteur meurt volontairement. C'est pour « son amour, pour son service, que tu meurs, ô <:< bien-aimé! et qu'au dernier jugement nous te « verrons rayonnant comme un beau martyr » Pro cujus amore, care, et cujus servitio,
Martyr pulcher rutilabis venturo judicio.
On reconnaît ici, avant la un du onzième siècle, cette confusion du sacré et du profane qu'on a tant LES t'OËTFS FHAKC. .'5'
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reprochée à Dante, au Tasse, à tous les poëtes italiens. Ce n'est pourtant pas le pédantisme de l'écrivain qu'il faut accuser, ce n'est pas le paganisme de la renaissance c'est l'Italie même qui ne veut rien perdre de ses traditions, toujours jalouse de ses gloires classiques et de ses gloires chrétiennes. II n'y a presque pas une de ces vieilles cités italiennes qui ne prétende avoir dans ses fondements les ossements d'un saint et ceux d'un héros ou d'un poëte. Naples montre la sépulture de saint Janvier et celle de Virgile. Padoue avait élevé un monument incomparable à saint Antoine, mais elle conservait avec vénération la pierre qui passait pour le tombeau d'Anténor. Sienne, la ville des saints, gardait fièrement son titre de colonie romaine, et sur le parvis de sa cathédrale une colonne portait l'image de la louve et des deux jumeaux. Ce culte du passé eut ses excès, mais le principe en était respectable les hommes du moyen âge croyaient que la source des grandes actions est dans les grands souvenirs. Cependant toute la poésie des souvenirs, toute celle des chants guerriers et des monuments religieux, n'était encore qu'un souffle qui n'avait pas trouvé son instrument, tant qu'il lui fallut s'emprisonner dans cette langue latine, comprise, mais vieillie, mais impuissante à rendre la variété des sentiments nouveaux. La Fable raconte que Mercure enfant, jouant au bord de la mer, ramassa dans le sable une écaille de tortue dont il fit la première
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lyre. Ainsi ie génie italien, jeune encore et populaire, devait prendre, pour ainsi dire, à ses pieds et dans la poussière, l'humble. idiome. dont il allait faire un instrument immortel.
Depuis longtemps déjà chaque province, chaque cité avait son dialecte la ligue lombarde'confédcra les cités, les .provinces se communiquèrent, et des dialectes rapprochés se dégagea un idiome qui fut celui des cours, des solennités, des fêtes publiques, et qui devint national. C'est l'ouvrage de la seconde moitié du douzième siècle. Au commencement du u
treizième, saint François paraît, et-cet homme, passionné pour.les pauvres, ne veut chanter que dans l'idiome du peuple; il improvise en italien son Cantique du Soleil. Ce premier cri réveilla des échos qui ne devaient plus se taire. Un moine franciscain de Vérone, Fra Giacomino, écrivit en dialecte vénitien deux petits poëmes, l'un de l'Enfer, l'autre du Paradis, frayant à l'auteur de la Divine Comédie les chemins de l'éternité. Un autre religieux, Giacopone de Todi, errait dans les montagnes de l'Ombrie, composant dans l'idiome inculte du pays, non plus seulement de naïfs cantiques, mais des chants de longue baleine, où il faisait passer toute la théologie mystique de saint Bonaventure, toute la sévérité d'une satire vengeresse, qui ne pardonnait ni aux désordres du peuple, ni aux faiblesses du clergé. Cet homme hardi avait osé
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autant que Dante; il le devançait, on peut croire qu'il l'inspira.
Dante trouvait derrière lui ces exemples. Il y trouvait aussi les innombrables visions du monde invisible qui remplissaient les légendes italiennes, et dont j'ai eu lieu de dérouler ailleurs le tableau (i ). Il eut l'heureuse témérité de traiter ce sujet populaire, et de le traiter dans la langue populaire. Il en eut le mérite, car la tentation contraire ne lui manqua pas. Ravi des beautés de l'Enéide, qu'il sa-.vait par cœur, il s'était proposé d'écrire son poëme dans la langue et dans le mètre de Virgile; et il commença en ces termes:
Ultima régna canam Huido contermina mundo.
Mais à mesure qu'il avançait 'dans son œuvre et dans la vie, il fut saisi d'un profond mépris pour les lettrés de son temps, qui se vendaient aux princes, et qui n'avaient des lyres, dit-i!, qu'afin de les'. donner à loyer. II refusa d'écrire pour eux, et se déclara en faveur de la langue vulgaire, puisqu'il lui devait deux naissances, l'une temporelle, l'autre spirituelle « car c'est elle, continue-t-il, qui rapprocha mes parents, c'est elle qui m'introduisit à l'étude du latin, et par là au reste des connaissances humaines. » « A la honte éternelle de ceux (1) Recherclies çtir les.Sources poétiques de la Divine Coniédie, (1) ~e/terc/tM .<Mr ~s comme po~t~uM de au volume Cornue, à la nn de ce vo]umc, comme introduction au volume suivant Dante et .la p/tt/oMp/M'e catholique au treizième siècle.
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qui déprécient leur idiome et vantent celui d'autrui, » Dante célèbre avec amour, avec passion, la langue italienne, « à cause de la douceur de ses syllabes, de la propriété de ses constructions, de la. facilité avec laquelle elle exprime presque aussi parfaitement que le latin les pensées les plus hautes et les plus neuves de sorte qu'en y regardant de. près on y trouve' une très-douce et très-aimable beauté. » Voilà le sentiment qu'il professe dans son' livre du Co/M~to; et c'est peut-être le trait le plus frappant de son génie, d'avoir pris parti pour un idiome méprisé, abandonné aux ignorants et aux pauvres non de l'avoir créé, comme on l'a dit, mais de l'avoir fixé par un monument éternel, malgré l'indifférence, malgré le mauvais vouloir des savants contemporains.
Un professeur de l'université de Bologne, Giovanni de! Virgilio, lui adressait de longues épîtres latines, l'exhortant à choisir des sujetsplus dignes de sa muse, les fables grecques, et, par exemple, l'enlèvement de Ganymède. Il lui reprochait d'écrire pour le méprisable vulgaire, de négliger les savants, ces hommes doctes qui pâlissaient sur les livres antiques, mais qui se gardaient bien d'ouvrir là Divine Comédie, de peur de gâter leur latin. Tanta quid heu semper jactabis séria vu)go?.
Et nos pallentes nihil ex te vate legemus
Dante lui répond il répond en vers latins, en vers
c
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assez surchargés d'allusions, d'allégories et de figures pour établir qu'en fait de pédantisme et d'obscurité il est en mesure de rivaliser au besoin avec les plus doctes de son temps. Mais il confesse que toute son ambition est d'achever l'œuvre populaire qui lui a coûté tant de veilles, et d'aller ensuite; son livre à la main, frapper aux portes de sa patrie. Il espère qu'elles s'ouvriront, et qu'il lui sera donné, 'comme, il le dit ailleurs, de prendre la couronne poétique sur les fonts sacrés de son baptême Ritornero poeta; e in sul fonte
Del mio battesmo, prendero capello!
Il rentra, en effet, dans cette ingrate Florence mais il y rentra après sa mort, couronné, non du laurier qui se flétrit, mais de la couronne d'épines de l'exil et de l'auréole de l'immortalité. Les artisans chantèrent ses vers; Boccace les expliqua, comme on expliquait Virgile, dans une chaire fondée par la république florentine. Le peintre Michelino fut chargé de peindre l'image du poëte dans
'l'admirable cathédrale de Santa-Maria del Flore Dante y paraît en habit de docteur, montrant les trois royaumes invisibles qui s'ouvrent. devant lui. Par un de ces défauts de perspective si communs dans l'ancienne peinture, et qui avaient quelquefois leur sens eHeur intention, on a représenté sa ville natale toute petite à ses pieds il en domine les clocher.. et les tours.
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Mais pendant que la poésie sacrée renaissait avec les hymnes de saint François et de ses disciples, la poésie chevaleresque avait aussi son avènement. Au treixièmë siècle, les villes d'Italie, dans le premier orgueil de la victoire et de la liberté, veulent tenir des cours plénières, comme les empereurs qu'elles ont vaincus; Padoue, Trévise,'Venise, Gênes, Florence, donnent des fêtes solennelles. On y voit accourir tous ceux qui font profession de gai savoir, musiciens, jongleurs, improvisateurs. Ils récitent sur les places publiques ces chansons de geste qui ont fait le tour de l'Europe, ces romanesques histoires de la Table ronde et des preux dé Chariemagnc. On sait, par le témoignage' d'AIbeptino Mussato, que, vers l'an 1520, les histrions chantaient sur les théâtres les exploits de Roland et d'Olivier. Ces deux paladins étaient si populaires, qu'ils figurent sculptés à droite et à gauche du portail de la cathédrale de Vérone, debout, l'épée à la main; et, pour qu'on ne s'y trompe pas, l'artiste a grave sur l'épée de Roland le nom de Durindana c'est bien la fameuse lame qui a fait dans les Pyrénées une brèche éternelle. Vers le même temps, les historiens italiens commencent à citer les 7}e<~ di jF/'anCM, c'est-à-dire le cycle épique de la maison de v France, où l'on voyait comment Constantin. eut pour fils Clovis, et plus tard, pour héritier légitime, Charlemagne; où se lisaient les prouesses de Beuves d'Antone et de Gisbert au fier visage. C'est
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à cette source que puiseront les poëtes des deux siècles suivants, i'Altissimo,' Pulci, Boiardo, par lesquels on arrive à l'Arioste et au Tasse. Ces deux grands hommes sont assurément des poëtes savants; ils fréquentent l'antiquité, mais pour lui demander des inspirations, et non des chaînes. Quand les Grecs échappés au désastre de Constantinople venaient de relever avec tant d'éclat les autels classiques, au milieu de ce paganisme littéraire qui séduisit tant de grands-esprits quand on poussait le mépris de la langue vulgaire jusqu'à rougir de ses noms de baptême, jusqu'à les échanger contre des noms romains, l'Arioste et le Tasse eurent la sagesse de's'attacher à l'exemple de Dante, d'écrire dans la langue des femmes, des gens de guerre, dans celle du peuple, non pour être lus seulement, mais pour être chantés. Aussi ce peuple, à qui ils avaient prodigué leur génie, leur prodigua la gloire. Il se montra reconnaissant, non-seulement le jour où une bande de brigands tomba aux genoux de l'Arioste, ou quand une multitude immense accompagna dans les rues de Rome la dépouille du Tasse, couronnée d'un laurier tardif il leur conserva un souvenir qui dure encore, mêlé de respect et d'amour. A Naples, le chanteur du môle continue de psalmodier chaque jour les stances du ~o/~M~ 7~~<3Ma; devant les gens du por.t qui l'écoutent en cassant leurs noix, et qui n'auront probablement pas .d'autre dîner. Aux environs de Pise, il y a desvilla-
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ges où, chaque année, la fête patronale est célébrée par une représentation dramatique de la JerMS~etK délivrée, comme on mettait en scène l'7~ade sur le théâtre d'Athènes. Les paysans s'entendent, et se partagent les rôles. L'un chante, par exemple, les paroles de Tancrède l'autre, celles d'Argant, pendant qu'un troisième déclame le récit qui les lie. Il y a plus de ressources qu'on ne pense chez un peuple capable de ces plaisirs d'esprit il y a une. gloire plus solide qu'on ne croit à faire, comme ces poëtes, l'éducation, non d'un petit nombre, mais des pâtres et des artisans; à entretenir parmi eux des traditions héroïques, le sentiment du beau, qui élève les imaginations, et l'admiration du bien, qui échauffe les coeurs.
C'est ainsi que la poésie retourne au peuple, de qui elle'est,venue. Ces Italiens savent se passer de vêtements et de pain~; ils ne savent pas se passer de chants. Dans la campagne de Sienne, il y a des misérables qui n'apprendront jamais à lire, et qui improvisent en vers, et qui trouvent des beautés où les poëtes d'aéadémie n'atteindront jamais. Là, comme dans quelques hameaux de la Corse et de la Sicile, il n'est pas de noces, pas de baptême, pas de funérailles qui puissent s'achever sans que les s paroles de l'improvisateur aient consacré la joie ou la douleur de la famille. A Rome même, les hommes des faubourgs tiennent à leurs traditions et a
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leurs passe-temps .poétiques. Les gens du Trasti3vere se disent fils des Troyens; ils se font raconter dans les cabarets l'histoire de la belle Tarpeia qui trahit sa patrie pou des bracelets, et qui fut étouffée sous des boucliers. Ouvrez ces petits livres étalés aux marchés et aux foires, et que les villageois achètent avec les bijoux d'argent qu'ils rapporteront a leurs femmes, avec les rubans rouges dont ils orneront les cornes de leurs bœufs vous n'y trouverez' point l'abrégé prosaïque d'anciennes épopées perdues, comme nos histoires de Robert le Diable et des quatre fils Aymon. Ce ne sont pas non plus de simples romances, comme nos cantiques de saint Hubert ou de Geneviève de Brabant. Ce sont de petites épopées, des chansons de geste, comme on disait au moyen âge, divisées en octaves, composées dans le mètre épique du Tasse et de l'Arioste. Elles comptent de cinq cents à deux mille vers, beaucoup trop pour être retenues par toutes les mémoires elles ne peuvent être apprises que par des gens qui en font métier, qui font le métier de rapsodes, comme on le faisait en Grèce au temps d'Homère. Elles ne sauraient être récitées d'un bout à l'autre qu'aux jours de .loisir, aux jours chômés c'est une de ces récréations sérieuses, qui plaisent surtout au peuple de la campagne romaine, et qui le tiennent assemblé durant de longues heures sur les places publiques. Les compositions de ,ce genre que j'ai pu recueillir sont nombreuses.
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Les unes forment tout un cycle de poésie sacrée,. qui commence par la chute des anges et la création, où figurent Joseph, Samson, Judith, les plus touchants mystères du Nouveau Testament, les légendes des saints Néron, et le martyre des saints apôtres, Constantin, Attila et saint Léon le Grand. L'histoire y est traitée avec une liberté toute populaire, et qui va jusqu'à faire de saint Jean Chrysostome un chef de brigands converti. Les autres poëmes forment un cycle romanesque qui s'ouvre par des fables grecques, touche à l'antiquité romaine, et nnit -par les récits préférés du moyen âge on y trouve l'histoire d'Orphée, celle de' Pyrame et Thisbé, l'aventure des Horaces et des Curiaces, la vie de la reine Olive, Florinde et Chiara-SteIla, le géant Morant, et la déroute de Roncevaux. J'essayerai de faire connaître par une rapide analyse un de ces petits poëmes, je veux dire l'histoire du pape Alexandre II! (JfstoWo. cK petpa .4/CM<M~?'o Te~o, Todi, '1812). Nulle part on ne peut mieux prendre sur le fait ce travail des esprits qui s'empare des traditions, qui les transforme, et qui fait naître les épopées. Ici tout le fond est historique seulement le génie populaire remanie, pour ainsi dire, l'histoire, afin de lui donner un tour' plus pathétique et plus merveilleux.
Le poëme commence par l'invocation, pour obéir non pas aux règles classiques, mais aux coutumes d'un peuple chrétien, chez qui la prière doit con-
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sacrer toutes les actions et purifier tous les plaisirs. D'ailleurs, jamais sujet ne fut plus digne d'être touché avec respect il s'agit dè célébrer, en la personne d'Alexandre et de Frédéric Barberousse, la lutte du sacerdoce et de l'empire. Le poëte tient pour le pape, mais il n'a garde d'avilir le personnage de l'empereur. Il le relevé au contraire par une fiction hardie, qui explique l'erreur du héros en lui prêtant l'excuse de la fatalité. Barberousse a fait voeu de délivrer le tombeau du Christ mais avant de conduire les bataillons chrétiens en Palestine, sur une terre qui les dévore, il s'y est rendu seul, travesti en pèlerin, pour tromper la vigilance du soudan et connaître les forces des infidèles. Un cardinal que l'auteur ne nomme point, et qu'il crée pour en faire le mauvais génie du poëme, avertit le soudan par une lettre scellée du sceau papal. Frédéric est découvert et jeté dans les chaînes. Mais il se rachète au' prix de son pesant d'or, s'embarque, et reparaît en Italie, jurant la perte du pontife, auquel il attribue injustement la ruine de ses desseins.
Aux approches de l'armée impériale, Alexandre quitte Borne toutes les portes se ferment devant l'auguste fugitif. Réduit à cacher sa dignité sous l'habit d'un pauvre prêtre, un bâton à la main, il arrive à Venise; il y entre la nuit, et va s'asseoir sur les marches de l'église de Saint-Sauveur en attendant le jour. Aux premières lueurs de l'au-
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rore, le gardien de l'église ouvrant la porte trouve cet étranger, et lui indique un monastère où l'on est en' quête d'un chapelain. Alexandre y offre ses services et y trouve l'hospitalité. C'est là qu'il vécut dans la sainte pauvreté, portant un manteau percé, oublié du monde, et content de son sort.
Le poëte .prolonge durant quatorze ans la retraite d'Alexandre III. Au bout de ce temps, il arrive qu'un étranger passant à Venise s'agenouille dans l'église où Alexandre, ignoré de tous, disait la messe; il reconnaît le prétendu chapelain il va déclarer au doge Sébastien Ziani, et au grand con- seil, assemblé quel hôte illustre leur ville a reçu. Ici la narration prend un tour bien noble et tout à fait épique. Alors le doge ordonne de tailler aussi- tôt un manteau papàl. La seigneurie et le clergé sont convoqués; le doge, à leur tête, monte enbarque, et se rend en pompe au couvent il ordonne que les religieux dénient un à un devant lui. Les moines, troublés d'une telle visite, descendent et passent en tremblant. Alexandre vient le dernier de tous; et voilà que le doge, la seigneurie et le clergé tombent à genoux devant lui, le revêtent du manteau papal et demandent sa bénédiction. On le conduit processionnellement à Saint-Marc; puis, montant l'escalier de marbre du palais, il va prendre place au festin, et termine la fête en bénissant. le peuple.
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Mais Venise a pour le pontife proscrit autre chose que des hommages; elle envoie une ambassade à l'empereur, qui rejette toute proposition. H veut qu'on lui livre Alexandre pieds et poings liés, et ordonne a Otton, son fils, de portèr la sommation à la tête de soixante et quinze galères. Les Vénitiens arment de leur côté ils ne comptent que trente-cinq navires, mais montés par des hommes d'élite accoutumés à la mer s'ils ont contre eux le nombre, ils ont pour eux le bon droit. La bataille est terrible et la victoire décisive. Le doge rentre dans Venise, ramenant le jeune prince prisonnier. L'empereur cède enfin. Au jour convenu, le pape fait dresser sa chaire sur la place de Saint-Marc et devant la porte de la basilique. En même temps paraît l'empereur, entouré de son cortège; il s'agenouille, baise les pieds du pontife, et reçoit de lui l'absolution de son péché. C'ést à cette lutte glorieuse que le poëte, d'accord avec la tradition, fait remonter les privilèges de Venise et les fiançailles du doge avec l'Adriatique. Au moment où Sébastien Ziani revenait du combat, traînant à sa suite les débris de la flotte impériale, le pape était allé au-devant de lui jusqu'au Lido, et là, tirant de son doigt un bel anneau, il dit au doge « Je veux qu'il soit établi par décret que le prince « de Venise s'appelle le prince de la mer, lui et ses K successeurs à l'infini. » Puis II'remit la bague
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au prince, qui la jeta dans les eaux, et la mer fut épousée:
E poi l'annello al principe ebbe dato,
Che io die all' acque; e 'I mar fu sposato.
Cette chute est belle, et je pourrais citer d'autres vers où l'on trouverait de la verve et de la naïveté. Mais ce qui me frappe surtout, c'est que la guerre d'Alexandre III et de Frédéric Barberousse, par conséquent la querelle des Guelfes et des Gibelins, du sacerdoce et de l'empire, ait laissé un souvenir si durable, non chez tes lettrés, mais dans la foule, dans le peuple, qui n'est pas toujours ingrat. Tandis que les légistes et le plus grand nombre des historiens méconnaissaient ces grands papes défenseurs des libertés de l'Église et de l'Italie, tandis qu'on les dénonçait comme des prêtres ambitieux, ennemis du repos des rois, le peuple ne les avait pas oubliés. La république de Sienne prenait à ses gages le peintre Spinello Aretino, pour lui faire exécuter au palais public les belles fresques où se déroule toute l'histoire d'Alexandre III. Venise fit représenter le'même sujet dans la salle du Grand Conseil, d''abord par Jean Bellini, et ensuite par Tintoret, quand l'incendie eut détruit l'œuvre à jamais regrettable du vieux maître. En même temps, la tradition populaire passait de bouche en bouche avec les chants qui l'avaient célébrée, jusqu'à cette histoire épique imprimée à Todi il y a
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quelques années, et répétée encore de nos jours dans les montagnes de l'Ombrie et de la Sabine. Plusieurs trouveront que j'ai donné trop d'attention aux derniers accents de la poésie populaire, comme à ses premiers bégayements. Toutefois, je ne dissimulé ni la barbarie des inscriptions par lesquelles j'ai commencé, ni la sécheresse des petites.épopées par où je finis. La poésie est dans le peuple, mais comme le pain est dans le sillon il faut l'en faire sortir à force d'art et de travail..Si la poésie ne se dégage pas du peuple, elle devient triviale ces chants sans auteur comme sans originalité, que chacun a le droit de mutiler et de refaire, s'en vont s'altérant toujours, perdant à chaque siècle quelques strophes et quelques épisodes, jusqu'à ce qu'enfin les mendiants et les nourrices se lassent de les répéter. Au contraire, quand une volonté laborieuse s'est emparée de ses éléments périssables quand un poëte ou une suite de poëtes y a mis le choix, l'ordre et le lien, alors naissent des ouvrages qui durent mais trop souvent l'empreinte savante y efface, la naïveté des temps primitifs. Les poésies des premiers franciscains nous montrent ce moment instructif et charmant où, l'art commence à saisir l'inspiration populaire s'il ne réussit pas toujours à la régler, il ne risque pas encore de la Ûétrir.
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CHAPITRE II
'SAMTFKAK60!s(t)
La poésie italienne, comme toute poésie, descend de deux sources, l'une sensuelle, l'autre religieuse, qui mêlent quelquefois leurs eaux, mais dont on peut suivre les deux courants distincts depuis les premiers temps jusqu'à nous.
C'est à la fin du douzième siècle et. en Sicile, au milieu des enchantements de cette brûlante contrée; c'est chez un peuple mêlé de sang grec et arabe, ingénieux, sans frein dans ses plaisirs comme dans ses vengeances, qu'on trouve les premiers vers italiens. Cet art nouveau fleurit à la cour de Frédéric II, grand et mauvais prince, dont le génie et l'impiété firent pendant cinquante ans l'étonne(i) Les sources consultées pour ce. travail sont premièrement les écrits de saint François, Opera sancti Francisci secondement les trois biographies du saint celle qui fut écrite deux ans après s.) mort par Thomas, de Celano; celle des trois disciples qui furent chargés de compléter cette première rédaction; enfin celle que saint Honaventuro composa un peu plus tard avec les traditions encore vivantes et des documents plus nombreux. Voyez aussi Wadding, ~h<Ha<es ~tKOT'Mm, tome I; Chavin de Malan, ~/MM!?'c de Mt:~ François d'Assise. Goerresaecrit des pages savantes et ingénieuses sur saint François d'Assise troubadour.
I.ESPOËTESMANC.
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ment de l'Europe et'la terreur de l'Église, capable de toutes les affaires et de toutes 'les voluptés, et qui partageait ses loisirs entre un sérail de belles captives et une académie de savants mahométans, de troubadours et de jongleurs. Lui-même n'avait pas dédaigné de composer dans l'harmonieux idiome de ses sujets. Son chancelier Pierre des Vignes, ses fils Enzo et Menfrcd, l'imitèrent et bientôt, de Palerme à Messine, on n'entendit plus que les accents d'une poésie dangereuse, où la galanterie des Provençaux se mêlait aux passions ardentes de l'Orient. Là commence la veine trop féconde qu'on voit ruisseler dans les condamnables récits de Boccace, dans les comédies et les drames pastoraux du vieux théâtre italien. De là cette littérature molle et voluptueuse, qui finit par énerver les caractères en même temps que les esprits, et. qui habitua la jeunesse italienne à passer sa vie aux genoux des femmes, dans l'oubli de la patrie et de la liberté.
Mais, heureusement pour l'Italie, nous y voyons aussi la poésie chrétienne couler à pleins bords, depuis la Divine Cornue jusqu'à la Jef'M.~ew <~ livrée, jusqu'aux hymnes de Manxoni. Cependant on ne sait peut-être pas assez de quelles hauteurs ce large fleuve est descendu. Sans doute on connaît les noms d'un petit nombre de Toscans que Dante rappelle avec honneur, qu'il avoue pour ses devan-' ciers et pour ses maîtres mais- ni la science de
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Brunetto Latin! et, de Guido Cavalcanti, ni le sentiment platonique de Guido Guinicelli, ni la piété de Guittone d'Arezzo, ne suffit pour expliquer la soudaine abondance de cette verve chrétienne qui jaillit dans les quinze mille vers de l'Ë~/6)'du P'u~ tOM'e et du P<n'6t~!S. H faut remonter plus haut, et chercher sur un autre point de l'Italie quelque chose de pareil a ce qu'on vit en Sicile, une autre réunion d'hommes inspirés sous un maître puissant, et enfin ce concours de grandes causes, sans lequel il n'y a pas de grands effets.
Quand on a quitté Rome, en se dirigeant vers le nord, après avoir traversé l'admirable désert de la campagne romaine, et passé le Tibre un peu au delà de Cività-Castellana, on s'engage dans un pays montueux qui va s'élevant comme en amphithéâtre, des bords du Tibre jusqu'aux crêtes de l'Apennin. Cette contrée retirée, pittoresque, salubre, se nomme l'Ombrie. Elle a les agrestes beautés des Alpes, les cimes sourcilleuses, les forêts, les ravins où se précipitent les cascades retentissantes, mais avec un climat qui ne souffre point de neiges éternelles, avec toute la richesse d'une végétation méridionale qui mêle au chêne et au sapin l'olivier et la vigne. La nature y paraît aussi douce. qu'elle est grande; elle n'inspire qu'une admiration sans terreur et si tout y fait sentir la puissance du Créateur, tout y parle de sa bonté. La main de l'homme n'a point
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gâte ces tableaux. De vieilles villes comme Narni, Terni, Amelia, Spoleto, se suspendent aux rochers ou se reposent dans les vallons, encore toutes crénelées, toutes pleines de souvenirs classiques et religieux,'fières de quelque saint dont elles conservent les restes, de quelque grand artiste chrétien dont elles gardent les ouvrages. Il y a bien peu de sommets, si âpres et si nus, qui n'aient leur ermitage, leur sanctuaire visité des pèlerins. Au cœur du pays.s'ouvre une vallée plus large que les autres l'horizon y a plus d'étendue; les montagnes environnantes dessinent des courbes plus harmonieuses; des eaux abondantes sillonnent une terre savamment cultivée. Les deux entrées de ce paradis terrestre sont gardées par les deux villes de Pérouse au nord et de Foligno au midi. Du côté de l'occident est la petite cité de Bevagna, où naquit Properce, le poète des voluptés délicates à l'Orient, et sur un coteau qui domine tout le paysage, s'élève Assise, où devait naître le chantre d'un meilleur amour.
Ce n'est pas assez qu'une contrée soit belle et
léconde, il faut qu'elle'ait été profondément remuée par les événements, pour produire de grands hommes. Cette préparation ne manquait pas a l'Italie au moment où finissait le douzième siècle. Elle venait de terminer glorieusement, sous la conduite d'Alexandre II), la seconde lutte du sacerdoce et de l'empire. Elle y avait gagné la liberté,. la puissance,
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la gloire, tout ce. qui touche les peuples, ce qui tes inspire, ce qui leur donne le droit et le besoin de s'éterniser .par dès monuments. Tous les arts s'éveitlaient. Les idées religieuses et politiques qui avaient mené pendant cent ans les Italiens sur les champs de bataille devaient être servies par la parole comme elles l'avaient été par les armes maîtresses des intelligences,'il fallait qu'elles s'exprimassent, non dans l'idiome des savants, mais dans le langage de tous, et qu'après avoir fait une nation, elles fondassent une littérature. L'exemple était donné. La France avait déjà une poésie dont les chants passaient les Alpes, circulaient dans les salles des châteaux et sur les places publiques(l). Si tout n'était pas irréprochable dans ces modèles, si les fabliaux des trouvères et les sirventes irrévérencieux de plusieurs troubadours s'adressaient aux esprits déréglés, il y avait des chants pieux, comme ceux de Rambaud de Vaqueiras, d'héroïques récits, comme les batailles de Charlemagne et la mort de Roland, bien capables d'échauffer les imaginations chrétiennes. Sans do.ute l'activité politique et les ('! ) Des le commencement du douzième siècle, Donizo, qui écrivit en vers l'histoire de la comtesse Mathilde, connaissait les romans épiques français
Francor~m prosa sunt edita he))n senora.
Sur les voyages des troubadours provençaux en Italie, voyez F~Mtoire de la poésie provençale, par M. Fauriel, t. Il. et trois articles puhliés par le même savant dans la tMMM~/)~e de /'Ëco/~ des C/tar<M, t. III et IV.
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communications littéraires se faisaient mieux sentir dans les villes lombardes, qui avaiént soutenu le principal effort de la guerre et recueilli les premiers fruits de là paix. Cependant les cités de l'Ombrie n'avaient pas été les dernières à se rallier sous le drapeau de la papauté et de la liberté. Elles se hâtaient d'user de la victoire en faisant acte de souveraineté, en se fermant de murs, en levant des troupes. Assise avait ses chevaliers, ses milices, qu'elle envoyait guerroyer contre .Pérouse. Elle avait aussi ses marchands, qui trafiquaient au delà des Alpes, qui en rapportaient de gros bénéfices et quelques lumières. C'est ainsi qu'un vendeur de draps appelé Pierre Bernardone, ayant visité la France en '1182, et trouvant à son retour que sa femme lui avait donné un fils, le nomma François, en mémoire du beau pays où il venait de s'enrichir. L'obscur marchand était loin de penser que ce nom, de son invention, serait invoqué par l'Église et porté par des rois (1).
Le jeune François, confié de bonne heure aux prêtres de l'église de Saint-Georges, avait reçu d'eux les premiers éléments des sciences humaines. On l'a trop souvent représenté, tel qu'il se dépeignait lui-même, comme un homme sans culture et (1r ~<a a tribus sociis, cap. ), 4 < Quodam tempore, guerra inter Perusium et Assisium exeunte, captus est Franciscus cum multis suis coneivibus. e 7M~, n « Johannes prius vocatus est a matro a patre vero tunc redeunte a Francia, in cujus absentia natus erat, Franciscus po~tmodum nominatus.
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sans savoir. Il lui resta de ses courtes études assez de latin pour entendre facilement les livres saints, et un singulier respect pour les lettres. Ce sentiment ne fut pas de ceux qu'il abjura en se convertissant. 11 le portait si loin, que, s'il rencontrait sur son chemin quelque lambeau d'écriture, il le relevait avec soin, de peur de fouler aux pieds le nom du Seigneur, ou quelque passage qui traitât des choses divines. Et comme un de ses disciples lui demandait pourquoi il recueillait avec le même scrupule les écrits des païens «Mon fils, répondit-il, c'est parce que j'y trouve les lettres dont se compose le glorieux nom de Dieu. » Et, complétant sa pensée, il ajouta « Ce qu'il y a de bien'dans ces écrits n'appartient pas au paganisme ni à l'humanité, mais à Dieu seul, qui est l'auteur de tout .le bien(l). » Et, en effet, toutes les littératures sacrées et profanes, que sont-elles autre chose que les caractères avec lesquels Dieu écrit son nom dans l'esprit humain, comme il l'écrit dans le ciel avec les étoiles?
Toutefois l'éducation littéraire de saint François se fit moins par les études classiques, auxquelles il donna peu de temps, que par la langue française, déjà considérée en Italie « comme la plus délec-
(1) Thomas de Celano, x < Fit!, titterœsuntex quibus componitur gloriosissimnm Dei npmcn. Bonum quoque quod ibi est, non pertinet ad paganos, neque ad ahquos homines, sed ad solum Heun), cujus est bonum. »
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table de toutes, » et la gardienne des traditions chevaleresques qui polissaient la rudesse du moyen âge. Il avait un secret penchant pour, ce pays de France, auquel il devait son nom il en aimait la langue; bien qu'il s'y exprimât avec difficulté, il la parlait avec ses frères. Il faisait retentir, de cantiques français les forêts voisines on le voit, dans les premiers temps de sa pénitence, mendiant en français sur l'escalier de Saint-Pierre de Rome, ou, tandis qu'il travaillait H la reconstruction de l'église de Saint-Damien, s'adressant en français aux habitants et aux passants, pour les inviter à relever la maison de Dieu. S'il empruntait 'l'idiome de nos pères, s'il se nourrissait de leur poésie, il y trouvait des sentiments de courtoisie, de générosité, qui passaient dans son cœur et dans sa conduite. 11 était l'âme de ces com-. pagnies joyeuses qui se formaient alors, sous le nom de corti, dans la cité d'Assise comme dans toute l'Italie, et qui popularisaient le gai-savoir, les habitudes romanesques, les plaisirs délicats des Provençaux. Souvent ses compagnons, émerveillés de sa bonne mine et de la noblesse de ses manières, le choisirent pour leur chef, et, comme ils disaient, pour le set<~ew de leurs banquets. En le voyant passer richement vêtu, le bâton de commandement à la main, au milieu de ses amis qui parcouraient les rues chaque soir avec des flambeaux, et des chansons, la foule l'ad-
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mirait, et le proclamait « la fleur des jeunes gens(I).))
Lui-même prenait au mot les bruits flatteurs murmurés sur son passage. Ce fils de marchand, qui désolait son père par ses largesses, ne désespérait'pas de devenir un grand prince. Les livres de chevalerie n'avaient pas d'aventures qu'il ne rêvât. Il conçut d'abord la pensée de conquérir sa principauté la lance au poing, en s'engageant à la suite de Gauthier de Brienne, qui allait revendiquer contre Frédéric II le beau royaume de Sicile. Ce fut alors qu'il eut un songe mystérieux il se vit au milieu d'un palais superbe; les salles paraissaient remplies d'armes et de riches harnais, des boucliers resplendissants étaient suspendus aux muralDes et sur ce qu'il demandait à qui appartenaient ce château et ces armures, il lui fut répondu que tout cela serait à lui et à ses chevaliers. Il ne faut pas croire que dans la suite le serviteur (1) Vila a <)'t&KS sociis, ), 10 a Stans in gradihus ecdesitBcum aliis pauperibus, eleemosynam gallice postuilabat, quia libenter lingua gallica loquebatur, licet ea recte loqui nesciret. » n o Vir sanctus alta et clara voce laudes Domini gallice cantans. » Cf. ~:<a a sancto Bo?MMt!<Mra, cap. tu Thomas de Celano, cap. m. F?«: <t <rt&!M sociis, cap. ) < Liberalior et hilarior, datus jocis, et cantibus, civitatem Assisii die noctuque circumiens. ut filius magni principis videretur. A sociis suis eligitur in Dominum, ut secundum voluntatem suam faceret ,ex pensas. Fecit ergo sumptuosam comestionem parari, sicut multotiens fecerat. Cumque refecti de domo exissent, sociique simul eum praecederent. euntes per civitatem cantando, ipse, portans in manu haculum quasi dominus, parum retroibat post illos. » Wadding, Annale MtMOfMMt, 1 « Cives Assisiates eum vocabantjuvenum florem. »
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de Dieu oublia ce rêve, ou n'y vit plus qu'une illusion du mauvais esprit il y reconnut un avertissement du ciel; il crut l'interpréter en fondant cette vie religieuse des Frères Mineurs, qui était à ses yeux comme une chevalerie errante, instituée, aussi bien que l'autre, pour le redressement des torts et la défense des faibles. Cette comparaison lui plaisait; et quand il voulait louer ceux de ses disciples qu'il préférait cause de leur zèle et de leur sainteté « Ce sont là, disait-il, mes paladins de la Table Ronde. » Comme tout bon chevalier, il devait se rendre à l'appel des croisades. En '1220, il passa la mer, rejoignit l'armée des chrétiens devant Damiette plus hardi que tous ces preux bardés de fer, il pénétra jusqu'auprès du soudan d'Égypte, prêcha publiquement la foi, et défia les prêtres de Mahomet à l'épreuve du feu. Enfin, congédié avec respect par les infidèles, il laissa dans les saints lieux une colonie de ses disciples, qui s'y perpétuèrent sous le nom de Pères de Terre Sainte, et qui y sont encore, gardiens du saint Sépulcre et de l'épée de Godefroi. Après cela, on n'est plus surpris quand les biographes de saint François lui décernent tous les titres delà gloire militaire, et quand saint Bonaventure, près d'achever le récit de la vie et des combats .de son maître, s'écrie «Et maintenant donc, valeureux chevalier du Christ, portez les armes de .ce chef invincible qui mettra en'fuite vos ennemis. Arborez la ban-
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nière de ce Roi très-haut à sa vue, tous les combattants de l'armée divine ranimeront leurs courages. Elle est désormais accomplie la vision prophétique selon laquelle, capitaine de la chevalerie du Christ, vous deviez revêtir une céleste armure ('t).a Mais, comme il n'y avait pas de vrai chevalier sans service de dame, il avait fallu que François se choisît Li sienne. En effet, peu de jours avant sa conversion, ses amis le trouvant pensif et lui demandant s'il songeait à se donner, une épouse' « Vous l'avez, dit, répliqua-t-il; car je songea me donner une dame, la plus noble, la plus riche, la plus belle qui fut jamais. » 11 désignait ainsi celle qui était devenue pour lui l'idéal de toute perfection, le type de toute beauté morale, c'est-à-dir.e la Pauvreté. Il aimait à personnifier cette vertu, selon le génie symbolique de son temps; il se la figurait comme une fille du ciel, qu'il appelait tour à tour la dame de ses pensées, sa fiancée, son épouse. 11 (1) Vita a yrt&MSMCtM, n « Scio me magnum principem t'uturum. !) Thomas de Celano Videbatur ei namque domum totam habere plenam mititaribus armis, seHisscilicet.cIvpcis, ianceisetca;teris apparatibus. responsum ei ha'c arma sua fore mititumque suomm. ') Cf. Vita a ~&!M sociis, t.–Fthf a sancto ~0?)SMM!<M7'<t, t. Opera M~cM Francisci. S. BoM<K~:<M! xm « Eia nunc, strenuissime mi)es Christ!, ipsius fer arma invictissimi ducis. impleta est prima visio quam vidisti, videlicet quod, dux in militia Christi futurus, armis deberes cœtestihus signoque crucis insignibus decorari. » Ces pensées sont si famitieres aux disciples de saint François, qu'en ')G87 un franciscain espagnol, Gabriel de Mata, imprimait un poème sous ce titre El cavallero Asisio, en el vocimiento, vida e n:Mg?'<e del serafico padre san Frattoseo, en oclava rima. V. Chavin de Ma)an, p. t(! du supplément.
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lui prêtait tout le pouvoir que les troubadours attribuaient aux nobles femmes célébrées dans leurs vers le pouvoir d'arracher les âmes éprises d'elle aux pensées et aux penchants terrestres, de les élever jusqu'à la conversation des anges. Mais pendant que chez les troubadours ces amours platoniques n'étaient guère que des jeux d'esprit, l'invisible beauté qui avait ravi saint François lui arrachait les cris les plus passionnés. Ouvrez tous les poëtes du moyen âge, vous n'y trouverez pas de chant plus hardi, de paroles plus enflammées que cette prière du pénitent d'Assise
« Seigneur, ayez pitié de moi et de madame la a Pauvreté. Et voici qu'elle est assise sur le fumier, « elle qui est la reine des vertus; elle se plaint de « ce que ses amis l'ont dédaignée et se sont.rendus « ses ennemis. Souvenez-vous, Seigneur, que « vous êtes venu du séjour des anges, afin de la « prendre pour épouse, et d'en avoir un grand « nombre de fils qui fussent parfaits.
« C'est elle qui vous reçut dans l'étable et dans « la crèche, et qui, vous accompagnant tout le long « de la vie, prit soin que vous n'eussiez pas où re« poser la tête. Quand vous commençâtes la guerre « de notre Rédemption, la Pauvreté vint s'attacher « à vous comme un écuyer fidèle elle se tint à vos « côtés pendant le combat, elle ne se retira point « quand les disciples prenaient la .fuite.
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« Enfin, tandis que votre mère, qui du moins « vous suivit jusqu'au bout et prit sa part de toutes « vos douleurs, tandis qu'une telle mère, à cause K de la hauteur de la croix, ne pouvait plus atteinc< dre jusqu'à vous; en ce moment madame la Pau« vreté vous embrassa de plus près que jamais: « Elle ne voulut point que votre croix fût travail« lée avec soin, ni que les clous fussent en nombre « suffisant, aiguisés et polis; mais elle n'en' pré« para que trois, elle les fit durs et grossiers pour « mieux servir les intentions de votre supplice. Et « pendant.que. vous mouriez de soif, elle eut soin « qu'on vous refusât un peu d'eau en sorte que ce « fut dans les étroits embrassements de cette épouse « que vous rendîtes l'âme. Oh qui donc n'aime« rait pas madame la Pauvreté par-dessus toutes « choses (l) ? »
S'il était bienséant de porter les couleurs d'une noble dame et glorieux de se faire tuer pour elle, il n'y avait guère moins d'honneur à savoir la chanter. Rien ne manquait plus à l'éducation chevale(1) Vila a <?t~MS sociis, i Forsan uxorem accipere cogitasti ? Verum dixistis, quia nobiliorem, etditiorem, et puichriorem sponsam quam unquam videritis, accipere cogitavi. Et deriserunt eum. Cf. Thomas de Celano, i. Saint Bonaventure, vn In privilégie Paupertatis, quam modo matrem, modo sponsam, modo dominam nominare solebat. Ebge dc la Pauvreté, Fioretti di sali Francesco, cap. xm. Prière de saint François pour madame la Pauvreté, Opera sancti /rft~cise!.
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resque d'un jeune seigneur quand il s'évertuait àcomposer des vers, à les répéter en s'accompagnant du luth ou de la rote. François n'était point resté étranger à des passe-temps si doux. Il aimait la musique, et ses biographes louent la beauté de sa voix suave et forte, claire et flexible. Au temps de sa jeunesse, il avait rempli les rues d'Assise de ses gais refrains. Après sa conversion, il faisait répéter des hymnes aux échos du désert. Un soir qu'il était touché jusqu'aux larmes par le chant d'un rossignol, il se sentit inspiré de lui répondre, et jusque bien avant dans la nuit il chanta alternativement avec lui les louanges de Dieu. La légende ajoute que François se trouva épuisé le premier, et loua l'oiseau qui l'avait vaincu. Jamais, dans ses plus vifs retours sur ce qu'il appelait les égarements de sa première vie, dans ses plus amers dédains pour les voluptés du monde, il n'eut la pensée de condamner cet art mélodieux, qu'il- mettait au nombre des plaisirs du ciel. On raconte que vers la fin de sa carrière, et dans un temps où il pliait déjà sous les fatigues et les austérités, cet homme, détaché de toutes les consolations terrestres, souhaita d'entendre un peu de musique, pour réveiller, disait-il, la joie de son esprit. Et, comme la règle ne permettait pas que le saint homme se donnât ce passe-temps par les moyens ordinaires, plutôt que de l'en voir privé, les anges voulurent servir ses désirs. La nuit
suivante, comme il veillait et inéditait, il entendit
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tout à coup le son d'un luth d'une merveilleuse harmonie et d'une mélodie très-douce. On ne voyait personne; mais aux nuances du son qui s'éloignait ou se rapprochait, on croyait reconnaître la marche d'un musicien allant et venant, sous les fenêtres. Le saint ravi en Dieu fut.si pénétré de la douceur de ces accords, qu'il crut un moment avoir passé à une meilleure vie ('!).
Le, fils du marchand d'Assise avait donc reçu toute la culture qui formait les poëtes de son temps; car les poëtes de cette époque orageuse ne grandissaient pas à l'ombre de l'école la muse les visitait dans les hasards d'une vie militante, dans les tournois et les batailles. Souvent même, comme Wolfram d'Eschenbach, ces hommes éloquents ne savaient pas lire. Ils s'inspiraient des romans qu'ils se faisaient réciter, des chants qu'ils avaient entendus, mais surtout des enseignements secrets de l'amour, qu'ils avouaient pour leur seul maître. Ce signe décisif ne devait pas manquer à la vocation poétique de saint François. l.l faut 's'assurer qu'il y eut chez lui autre chose que l'ardeur d'une imagination échauffée par des souvenirs et de" lectures il faut voir quel amour posséda son cceur. (')) Thomas de Celano, tx « Vox ejus vox vebemëns; voxdutcis vox clara, ~oxqùe sonora. » Saint Bonavdnture, v « Repente insonuit cithara quidam harmonie mirabiiis et suavissirh:c metodix. Non videbatur a)iquis; sed h'ansihnn et redittim citharœdi, ipsa hinc inde auditus volubilitas innuebat. Voyez aussi les FioreHt di S. Ft'OKMscOf
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François achevait à peine sa vingt-quatrième année, livré aux plaisirs avec tout l'emportement de son âge et de son tempérament, quand tout à coup il fut saisi d'une longue maladie. Or, comme il se rétablissait lentement, et qu'un jour, pour reprendre quelques forces, il était sorti appuyé sur un bâton, il se mit à considérer du haut des terrasses d'Assise les riantes campagnes qu'elles dominent mais la beauté des champs, l'agrément du paysage, et tout ce qui plaît aux yeux, n'avaient plus de prise sur son âme. Il s'étonnait d'un tel changement, et, dès ce jour, il devint méprisable à ses propres yeux, et commença à prendre en dédain tout ce qu'il avait admiré parmi les hommes (1). 11 éprouvait cet inexplicable ennui qui précède l'éclat des grandes passions. Vainement le jeune homme s'efforçait d'y échapper en se réfugiant dans la société bruyante de ses amis, dans ses projets de guerres et d'aventures. Les songes de ses nuits l'appelaient à un autre genre de vie qu'il ne comprenait pas un instinct puissant le poussait dans la solitude. Souvent il prenait le chemin d'une caverne voisine, et, laissant ses compagnons à l'en- trée, il y pénétrait seul sous prétexte d'y chercher (1) Thomas de Celano, i « Cumque jam pauhdum respirasset, et, baculo sustentatus, causa recuperanda; sanitatis, cœpisset hue' atque iUucper domicilium ambulare, die quodam foras exivit et circa adjacentem planitiem cœpit curiosius intueri; sed pulchritudo agrorum, amcNutas, et quidquid visu pulcbrum est in vatte, uon potuit eum delectare. »
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un trésor. Là, il passait de longues heures dans une agonie d'esprit qu'il ne pouvait exprimer, troublé de pensées tumultueuses, de craintes et de remords. Son cœur sentait qu'il rie trouverait pas de repos avant,d'avoir accompli quelque chose d'inconnu, mais de plus qu'humain. Alors il priait Dieu de lui montrer la voie, et il sortait de cette prière si brisé de fatigue, que ses compagnons, en le revoyant, l'eussent pris pour un autre homme. Or, un jour qu'il persévérait ainsi dans l'oraison, il crut voir devant lui la croix du Calvaire et le Sauveur attaché au bois; et à cette vue, dit l'historien de sa vie, son âme sembla se fondre en lui, et la Passion du Christ s'imprimer si profondément dans ses entrailles et dans la moelle de ses os, qu'il ne pouvait'plus .y arrêter sa pensée sans être inondé de douleur. On le rencontrait errant dans la campagne, donnant un libre cours à ses larmes et à ses sanglots et quand on lui demandait s'il souffrait quelque mal «Ah! s'écriait-11, je pleure laPassion de. Jésus-Christ, mon Maître, pour laquelle je ne devrais pas avoir honte d'aller pleurant par tout le monde (1). M Voilà l'amour qui remplit la vie de saint François, l'étincelle que son génie attendait. Plusieurs douteront peut-être qu'un tel amour, bon pour former des solitaires et remplir des couvents, (1) Vita a ft&MS MCt'M, t Ptango Passionem Domini mei Jesu Christi, pro quo non deborem verecundari alta voce ire ptangendo per.totum mundum. )) Cf. saint Bonaventure, tx.
LES POËTES FttAtiC.5
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ait la puissance de susciter des poëtes. Il est vrai que l'antiquité païenne ne connut rien de pareil. L'antiquité .put connaître Dieu elle ne l'a jamais aimé. Mais regardez les temps chrétiens, et vous verrez que cet amour y devient le maître du monde. C'est lui qui a vaincu le paganisme dans les amphithéâtres et sur les bûchers c'est lui qui a civilisé les peuples nouveaux, qui les a menés aux croisades, et qui a fait des héros plus grands que toutes les épopées. C'est le flambeau des écoles où les lettres revécurent pendant les siècles barbares et qui peut douter de son pouvoir sur les esprits, s'il inspira tout ce qu'il -y eut d'hommes éloquents depuis saint Paul et saint Augustin jusqu'à Bossuet; s'il a dicté les Psaumes de David et les hymnes de l'Église, c'est-à-dire les chants les plus sublimes qui aient consolé l'ennui de la terre?
En même temps que le pénitent d'Assise, dans la contemplation de la croix, apprenait à aimer Dieu, il commençait à aimer aussi l'humanité, l'humanité crucifiée, dénuée, souffrante; et c'est pourquoi il se sentait poussé vers les lépreux, vers les misérables, vers tous ceux que le monde repousse. Dès lors il n'eut plus de paix jusqu'au jour où, en présence de~son évêque, il se dépouilla publiquement des habits de sa condition pour prendre un manteau de mendiant. Les premiers qui le virent passer demi-nu, déchaussé, sur les places de cette ville dont il avait été l'ornement et l'orgueil,
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le réputaient pour un insensé, et lui jetaient de !a boue et des pierres. Et cependant, en se faisant pauvre, en fondant un Ordre nouveau de pauvres comme lui, il honorait ta pauvreté,, c'est-à-dire la plus méprisée et la plus générale des conditions humaines. Il montrait qu'on y pouvait trouver la paix, la dignité, le bonheur. Il calmait ainsi les ressentiments des classes indigentes, il les réconciliait avec les riches, qu'elles apprenaient à ne plus envier. I) apaisait cette. vieille guerre de ceux qui ne possèdent pas contre ceux qui possèdent, et raffermissait les liens déjà relâchés .de la société chrétienne. En sorte qu'il n'y eut pas de politique plus profonde que celle de cet insensé, et qu'il avait eu raison de prédire qu'il deviendrait un grand prince car, tandis que Platon ne trouva jamais cinquante familles pour réaliser sa république idéale, le serviteur de Dieu; au bout de onze ans, comptait un peuple, de cinq mille hommes, engagés à sa suite dans une vie d'héroïsme et de combats. Mais cette' vie, la plus dure qu'on pût concevoir, était aussi la plus libre et. par conséquent la plus poétique. En effet, une seule chose enchaîne la liberté humaine c'est la crainte, et toute crainte se réduisant à celle de souffrir, rien n'arrêtait plus celui qui s'était fait de la souffrance.unejoie et une gloire. Affranchi de toutes les servitudes, de toutes les préoccupations triviales, François vivait dans la contemplation des idées éternelles, dans l'habitude du dé-
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vouement qui exalte toutes les facultés, dans un commerce familier avec la création, qui a des charmes plus vifs pour les simples et les petits. Il errait, il mendiait, il mangeait le pain d'autrui, comme Homère, comme Dante, comme le Tasse et Camoëns, comme tous ces pauvres glorieux à qui Dieu n'a donné ni toit ni repos dans ce monde, et qu'il a voulu garder à son service, errants et voyageurs, pour visiter les peuples, les délasser, et souvent les instruire (1).
Le dernier trait de ressemblance, et pour ainsi dire de parenté, entre saint François et ces grands esprits, c'était sa passion pour la nature. L'amour de la nature est le lien commun de toutes les poésies. Il n'y a pas de troubadour qui ne célèbre de son mieux le joli mois de mai, le retour des fleurs, les doux concerts des oiseaux, et le murmure des ruisseaux dans les bois. Mais à voir revenir les mêmes images dans le même ordre et les mêmes termes, on reconnaît trop souvent qu'il s'agit moins d'exprimer un sentiment que de satisfaire une convenance littéraire. C'est qu'il n'est pas si commun, si facile qu'on le pense d'aimer la nature, c'est-àdire de sortir de soi, de considérer le monde extérieur avec désintéressement et respect, d'y chercher non des plaisirs, mais des leçons.. Aussi le christia a nisme, si souvent accusé de fouler aux pieds la na-
(i)SaintBonaventure,Yn,Yiu.
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ture, a-t-il seul appris à l'homme à la respecter, à l'aimer véritablement, en faisant paraître le plan .divin qui la soutient, l'éclaire et la sanctifie. C'était à cette clarté que François considérait la création il en parcourait tous les degrés pour y chercher les vestiges de son Dieu il retrouvait celui qui est souverainement beau dans les créatures belles il ne dédaignait pas les plus petites, les plus méprisées,, et, se souvenant de leur commune origine, il. les nommait ses frères et ses soeurs. En paix avec toutes choses, et revenu en quelque sorte à la primitive innocence,son coeurdébordait d'amour non-seulement pour les hommes, mais pour tous les animaux qui broutent, qui volent et qui rampent; il aimait les rochers et les forêts, les moissons et les vignes, la béauté des champs, la fraîcheur des fontaines, la verdure des jardins, et la terre et le feu, et l'air et les vents, et il les exhortait à rester purs, à honorer Dieu, à le servir. Là où d'autres yeux n'apercevaient que des beautés périssables, il découvrait comme d'une seconde vue les rapports éternels qui lient.l'ordre physique avec l'ordre moral, et les mystères de la nature avec ceux de la foi. C'est ainsi qu'il ne se lassait pas d'admirer la grâce des fleurs et de respirer leurs parfums en songean t a la fleur mystique qui sortit de la tige de Jessé; et quand il en trouvait beaucoup ensemble, il les prêchait comme si elles eussent été douées de raison. Ses heures se passaient quelquefois à louer
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l'industrie des abeilles; et lui, qui manquait de, tout, leur faisait donner en hiver du miel et du vin, afin qu'elles ne périssent pas de froid. Il proposaitpour modèle à ses disciples la diligence des alouettes, l'innocence des tourterelles. Mais rien n'égalait sa tendresse pour les agneaux, qui.lui rappelaient l'humilité du Sauveur et ,sa mansuétude. La légende rapporte que,vbyageant en compagnie d'un Frère dans la Marche d'Ancône, il rencontra un homme qui portait sur son épaule, suspendus à une corde, deux petits agneaux. Et comme le bienheureux François entendit leurs bêlements, ses entrailles furent émues; et, s'approchant, il dit à l'homme « Pourquoi tourmentes-tu mes frères les agneaux en les portant ainsi liés et suspendus? M L'autre répondit qu'étant pressé d'argent, il les portait au marché voisin pour les vendre aux bouchers, qui les tueraient. «.A Dieu ne plaise! s'écria le saint; mais prends plutôt le manteau que je porte, et fais-moi présent de ces agneaux. » L'autre, ne demandant pas mieux, les donna, et prit en retour le manteau,.qui était d'un bien plus grand prix, et qu'un chrétien fidèle avait prêté au saint le matin même, à cause du froid. Or François tenait les agneaux dans ses bras ne sachant qu'en faire et, après en avoir délibéré avec son compagnon, il les rendit à leur premier maître, lui faisant une obligation de ne jamais les vendre et de ne leur causer aucun mal; mais. de les conserver, de les
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nourrir et d'en prendre grand soin. Tout est charmant dans ce récit, et l'on ne sait qu'y admirer le plus, ou de la tendre faiblesse du saint pour les petits agneaux, ou de sa candide confiance en leur maître (1)
Si François, par son innocence et sa simplicité, était revenu pour ainsi dire à la,condition d'Adam, lorsque ce premier père voyait toutes les créatures dans une lumière divine et les aimait d'une fraternelle charité; les créatures, à leur tour, lui rendaient la même obéissance qu'au premier homme, et rentraient pour lui dans l'ordre détruit par le péché. C'est un traitremarquéchez plusieurs saints, que ces âmes régénérées avaient ressaisi l'ancien empire de l'homme sur la nature. Les Pères de la Thébaïde étaient servis par les corbeaux et lestions; saint Gall commandait aux ours des Alpes; quand saint Colomban traversait la forêt deLuxeuil, les oiseauxqu'il appelait venaient se jouer avec lui, et les écureuils descendaient des arbres pour se posèr sur
(i) Thomas de Celano,'ix saint Bonaventure, vin « Consideratione quoque prnnx originis, omnium abundantiori pietate rep)etus, creaturas quantumtibot parvas ,fratris vel sororis appetiahat nominibus. » Id., tx « Exultabat in curictis operibus manuum Domini, et per jucunditatis specula in vivificam consurgebat rationem et causain. Contemplabatur in pulchris pukherrimum, et per impressa rébus vestigiaprosequebaturubique di)ectum, de omnibussib scabm faciens in eum qui est désiderabilis totus. Pietas. qu~ ipsum per devotionem sursum agebat in Deum, per compassionem transformabat in Christum, per condescensionem ineiinabat ad proximum, et per universatem conciliationem ad singula refigurabat ad innocëntiic statum.
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sa main. La vie de saint François est pleine de semblables faits attestés par témoins oculaires, et qu'il faut bien admettre, soit qu'on les explique par 'cette puissance de l'amour qui tôt ou tard commande et obtient l'amour, soit plutôt qu'en présence des serviteurs de Dieu les animaux n'éprouvent plus cette horreur instinctive que notre corruption et notre dureté leur inspirent. Lorsque le pénitent d'Assise, tout abîmé de jeûnes et de veilles, quittait sa cellule et se montrait dans les campagnes de l'Ombrie, il' semble que sur cette figure amaigrie, où il n'y avait presque plus rien de terrestre, les animaux ne voyaient plus que l'empreinte divine, et ils entouraient le saint pour l'admirer et le servir. Les lièvres et les faisans se réfugiaient dans les plis de sa robe. S'il passait près d'un pâturage, et que, suivant sa coutume, il saluât les brebis du nom de sœurs, on dit qu'elles levaient la tête et couraient après lui, laissant les bergers stupéfaits. Lui-même, sevré depuis si longtemps des jouissances des hommes, prenait un doux plaisir à ces fêtes que lui faisaient les bêtes des champs. Un jour qu'il était monté au mont Alvernia pour y prier, un grand nombre d'oiseaux l'environnèrent avecdescris joyeux, et battant des ailes comme pour le féliciter de sa venue. Alors le saint dit à son compagnon « Je vois qu'il est de la volonté divine que nous séjournions ici quelque peu, tant nos frères les petits oiseaux semblent consolés de notre présence. » Je ne
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finirais pas, si je voulais répéter d'un bout à l'autre les naïfs récits des contemporains mais je ne puis me défendre de citer un dernier exemple, où éclate particulièrement cette faculté poétique qu'avait saint François d'animer, de transfigurer toutes choses, et dé les mettre en scène. Comme il commençait le cours de ses prédications, il arriva qu'en traversant la vallée de Spolète, non loin de Bevagna, il passa par un lieu où il y avait une grande multitude d'oiseaux, et surtout de moineaux, de corneilles et de colombes. Ce qu'ayant vu le bienheureux serviteur de Dieu, à cause de l'amour qu'il portait même aux créatures dépourvues de raison, il courut à cet endroit, laissant pour un moment ses compagnons sur le chemin. Or, à mesure qu'il s'approchait, il vit que les oiseaux l'attendaient, et il lès salua selon son usage. Mais, admirant qu'ils ne se fussent point enfuis à sa vue, il fut rempli de joie, et les pria humblement d'écouter la parole de Dieu. Et il leur dit « Mes frères les petits oiseaux, vous devez singulièrement louer votre Créateur et l'aimer toujours car il vous a donné des plumes pour vous couvrir, des ailes pour voler, et tout ce qui vous est nécessaire. il vous a faits-nobles entre tous lcs ouvrages de ses mains, et vous a choisi une demeure dans la pure région de l'air. Et sans que vous ayez besoin de semer ni de moissonner, sans vous laisser aucune sollicitude, il vous nourrit et vous gouverne. » A ces mots, selon ce
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qu'il rapporta lui-même et cequ'afGrmèrentses compagnons, les oiseaux, se redressant à leur manière, commencèrent à battre des ailes. Mais lui, passant au milieu d'eux, allait et venait, et les effleurait du b'ord de sa robe. Enfin il les bénit, et, faisant sur eux le signe de la croix, il leur permit de s'envoler. Après quoi le bienheureux Père s'en alla avec ses disciples, pénètre de consolation. Mais, comme il était parfaitement simple, par l'effet, non de la nature mais de la grâce, il commença à s'accuser de négligence pour n'avoir pas prêché aux oiseaux jusqu'à ce jour, puisqu'ils écoutaient la parole de Dieu avec tant de respect (1).
Il ne faut pas trop mépriser ce qu'on peut trouver de puéril dans cette amitié de saint François pour les agneaux et les colombes on y reconnaît la même passion qui le portait vers tout ce qui était pauvre, faible et petit. D'ailleurs cet excès d'amour avait son utilité, dans un pays où l'on ne sut pas assez aimer, dans cette Italie du moyen âge qui pécha, qui se perdit par l'excès, par l'opiniâtreté des haines, parla guerre de tous contre tous. Rien n'était d'un plus grand exemple que cette horreur de la destruction, poussée jusqu'à écarter les vers du (i) Saint Bonaventure, vu, vm, ix, xn; Thomas de Ceiano,vn « Cum esset autem simplex gratia, non natura, cœpit se negtigentiae incusare, quod olim non prsedicaverit avibus, postquam audierunt tanta reverentia verbum'Dei. » Cf. Fti'aMMC~tGnMt, Vila sancti Colitmbani, auctore Jona Bobbiensi, apud Pertz, ~OMMmenta Germ<MMB historica, tom. !t.
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chemin, jusqu'à sauver les brebis de la boucherie, dans un temps qui supportait les cruautés de Frédéric II et de son lieutenant Eccelin le Féroce, qui devait voir le supplice d'Ugolin et les Vêpres siciliennes. Cet homme, assez simple pour prêcher aux neurs et aux oiseaux, évahgélisait aussi les villes guelfes et gibelines; il convoquait les citoyens sur les places publiques de Padoue, de Brescia, dé Crémone, de Bologne, et commençait son discours en leur souhaitant la paix. Puis il les exhortait à éteindre lès inimitiés, à conclure des traités de réconciliation. Et, selon le témoignage des chroniques du temps, beaucoup dé ceux qui avaient eu la paix en horreur s'embrassaient en détestant le sang versé. C'est ainsi que saint François d'Assise paraît comme l'Orphée du moyen âge, domptant la férocité des bêtes et la dureté des hommes; et je ne m'étonne pas que sa voix ait touché les loups dé l'Apennin, si elle désarma les vengeances italiennes, qui ne. pardonnèrent jamais.
Un cœur si passionné ne se déchargeait pas assez par la prédication. La prédication ne sort pas de la prose, et la prose, si éloquente qu'elle devienne, n'est, après tout, quele langage de la raison. Quand la raison a produit sous une forme exacte et lumineuse la vérité qu'elle conçoit, elle demeure satisfaite mais l'amour ne se contente pas si facilement il faut qu'il reproduise les beautés dont il est tou-
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ché, dans un langage qui émeuve et qui ravisse. L'amour est inquiet rien ne le satisfait; mais aussi rien ne lui coûte. Il ajoute à la parole, il lui donne l'essor poétique, il lui prête le rhythme et le chant, comme deux ailes. Saint François voyait la poésie honorée par l'Église, qui lui donne la première place dans son culte, dans le chœur même de ses basiliques et au pied de l'autel, tandis que l'élo'quence reste dans la chaire, plus près de la porte et de la foule. Lui-même éprouvait l'impuissance de la parole ordinaire pour rendre tout ce qui remuait son âme. Quand le nom du Sauveur Jésus venait sur ses lèvres, il ne pouvait passer outre, et sa voix s'altérait, selon l'admirable expression de saint Bonaventure, comme s'il eût entendu une mélodie intérieure dont il aurait voulu ressaisir les notes. Il fallait cependant que cette mélodie dont il était poursuivi finît par éclater dans un chant nouveau, et voici en effet ce que rapportent les historiens
En la dix-huitième année de sa pénitence, le serviteur de Dieu, ayant passé quarante nuits dans les veilles, eut une extase, à la suite de laquelle il ordonna à Frère Léonard de prendre une plume et d'écrire. Alors il entonna le Cantique du Soleil: Et, après qu'il l'eut improvisé, il chargea'Ie Frère Pacifique, qui dans le siècle avait été poëte, de réduire les paroles à un rhythme plus exact, et il ordonna que les Frères les apprissent par cœur pour les ré-
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citer chaque jour (1). Les paroles du cantique étaientcclles-ci:
« Très-haut, tout-puissant et bon Seigneur, à « vous appartiennent les louanges, la gloire et toute « bénédiction. On ne les doit qu'à. vous, et nul « homme n'est digne de vous nommer.
« Loué soit Dieu, mon Seigneur, à cause de tou« tes les créatures, et singulièrement pour notre « frère messire le soleil, qui nous donne le jour et « la lumière! H est beau et rayonnant d'une grande « splendeur, et il rend témoignage de vous, ô mon « Dieu
« Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour notre « sœur la lune et pour les étoiles Vous les avez « formées dans les deux, claires et belles.
« Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour mon «. frère le vent, pour l'air et le nuage, et la séré« nité et tous les temps, quels qu'ils soient! car « c'est par eux que vous soutenez toutes les créa« turcs.
« Loué soit mon Seigneur, pour notre sœur « l'eau, qui est très-utile, humble, précieuse et «chaste!
« Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour notre (1) Wadding, ~nna~M, adannum 1224; Barthotomaius Pisanus, Liber con/brmtfatMHt, pars 2, fol. Il édition de Milan, 1510. )) y a sur L'authenticité des poésies de saint François une dissertation du P. Affo. citée par Tiraboschi, mais qu'il m'a été impossible d consulter.
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« frère le feu! Par lui vous illuminez la nuit il « est beau et agréable à voir, indomptable et fort. « Loué soit mon Seigneur, pour notre mère la « terre,, qui nous soutient, nous nourrit, et qui « produit toute sorte de fruits, les fleurs diaprées « et les herbes! ».
Peu de jours après, une grande dispute s'éleva entre l'évêque d'Assise et les magistrats de la cité. L'évêque fulmina l'interdit, les magistrats mirent le prélat hors ta loi, et défendirent tout commerce avec lui et les siens. 'Le saint,-affligé d'une telle discorde, se plaignait de ne voir personne qui s'entremît pour rétablir la paix. Il ajouta donc à son cantique le verset suivant
« Loué soyez-vous, mon Seigneur, a cause de « ceux qui pardonnent pour l'amour de vous, et « qui soutiennent patiemment i'Innrmité et la tri« bulation Heureux ceux qui persévéreront dans « la paix! car c'est le Très Haut qui les couron« nerà. »
Puis il ordonna que ses disciples iraient hardiment trouver les principaux de la ville, qu'ils les prieraient de se rendre devant l'évoque, et qu'arrivés là, ils chanteraient à deux chœurs le verset nouveau. Les disciples obéirent, et au chant de ses paroles, auxquelles Dieu semblait prêter une vertu
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secrète, les adversaires s'embrassèrent avec repentir, et se demandèrent pardon.
Ensuite, ayant été conduit à Foligno pour y rétablir par le changement d'air sa santé altérée, il éprouva quelque adoucissement dé ses douleurs.. Mais bientôt il apprit par révélation qu'il souffrirait encore deux ans, après quoi il entrerait en possession du repos éternel; et, ravi de joie, il composa .le verset suivant, par lequel il termina le cantique
« Soyez loué, mon Seigneur, à cause de notre. « sœur la mor.t corporélle, à qui nul homme vivant «ne peut échapper! Malheur à celui qui meurt en « péché mortel Heureux ceux qui à l'heure de la « mort se trouvent conformes à vos très-saintes « volontés! car la seconde mort ne pourra leur « nuire.
« Louez et'bénissez mon Seigneur, rendez-lui « grâces, et servez-le avec une grande humi«lité(l);)) »
Le Cantique du Soleil est cité pour la première fois par Barthélémy de Pise, dans un livre écrit
(1) Le texte du poëme présente une sorte de prose rimee qu'on peut écrire ainsi
Altissimo, omnipotente, bon Signorc
Tue son le taune; la gtoria, )o honore;
E oj!ni benedictione.
Laudato sia mio Signore pcr suora luna, e per )c s'n))e, Il quale in ciclo le hai formate chiare e t)e))e.
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en 1585, cent soixante ans après la mort du saint, et cependant on ne peut en contester l'authenticité. Cette façon de composer peu à peu, selon l'inspiration du cœur et le besoin du moment, rappelle tout à fait la manière des grands poëtes, comme Dante, comme Camoëns, portant dans leurs voyages et leurs exils l'oeuvre qu'ils avaient conçue, et y ajoutant au jour le jour l'expression toute brûlante de leurs douleurs ou de leurs espérances. Le poème. de saint François est bien court, et cependant on y trouve toute son âme sa fraternelle amitié pour les créatures la charité qui poussait cet homme humble et timide à travers les querelles publiques cet amour infini qui, après avoir cherché Dieu dans la nature et l'avoir servi dans l'humanité souf frante, n'aspirait plus qu'à le trouver dans la mort. On y sent comme un souffle de ce paradis terrestre de l'Ombrie, où le ciel est si doré et la terre si chargée de fleurs. Le langage a toute la naïveté d'un idiome naissant; le rhythme, toute l'inexpérience d'une poésie peu exercée, et qui contente à peu de frais des oreilles encore indulgentes. Quelquefois'la rime est remplacée par l'assonance, quelquefois elle ne se montre qu'au milieu et à la fin du verset. Les délicats auront quelque peine à y reconnaître les conditions régulières d'une composition lyrique. Ce n'est qu'un cri; mais c'est le premier cri d'une poésie naissante, qui grandira et qui saura se faire entendre de toute la terre.
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Têt n'est plus le caractère d'un autre poëme cité par saint Bernardin de Sienne, et qu'il attribue à saint François. Bernardin, postérieur d'un siècle au saint fondaleur, mais enrôlé dès sa jeunesse dans la famille franciscaine, peut être reçu comme un fidèle interprète des traditions qu'elle avait conservées. Cet ouvrage, divisé en dix strophes de sept vers chacune, d'une construction très-simple, avec un nombre régulier de syllabes et de rimes généralement correctes, trahit bien le travail d'une main habile, peut-être d'un disciple chargé de retoucher l'improvisation du maître. Mais au fond on y retrouve encore toute la hardiesse du génie de saint François, toute la précision de son langage, enfin toute l'impression du grand événement qui marqua sa personne du sceau miraculeux. Je veux parler de cette extase ou le serviteur de Dieu, en prières sur le mont Alvernia, vit venir à lui du haut du ciel une figure ailée de six ailes et attachée à une croix. Et, comme dans cette contemplation il ressentait une consolation inexprimable, mêlée d'une douleur extrême, il se trouva que ses mains et ses, pieds étaient percés de clous, dont on touchait la tête ronde et noire et la pointe recourbée. Ceux qui n'admettent rien de surnaturel dans l'histoire peuvent nier ce fait; ils ne peuvent effacer les dépositions des témoins innombrables qui l'attestèrent juridiquement, ni briser les tableaux deGiotto qui en conservent le souvenir, ni déchirer le poëme
LES POËTES FHA'tC. (i
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qu'on va lire, et qui semble écrit dans le feu des ravissements divins (1).
« L'amour m'a mis dans la fournaise, l'amour « m'a mis dans la fournaise; il m'a mis dans une « fournaise d'amour.
« Mon nouvel époux, l'amoureux Agneau, m'a « remis l'anneau nuptial puis, m'ayant jeté en « prison, il m'a frappé d'une lame, il m'a fendu « tout le coeur.
« Il m'a fendu le cœur, et mon corps est tombé « à terre. Ces flèches que décoche l'arbalète del'a« mour m'ont frappé en m'embrasant. De la paix « il a fait la guerre je me meurs de douceur. « Je me meurs de douceur. Ne vous en étonnez « pas. Ces coups me sont portés par une lance « amoureuse. Le fer est long et large de cent bras« ses, sachez-le: il m'a traversé de part en part. « Puis les traits plenvaient si serrés, que j'en « étais tbut agonisant. Alors je pris un bouclier « mais les coups se pressèrent si bien, qu'il ne me « protégea plus; ils me brisèrent tout le corps, si « fort était le bras qui les dardait.
« Il les-dardait si fortement, que je désespérai « de les parer; et pour échapper à la mort je criai « de toute ma force « Tuforfaisauxlois du champ (1) Saint Bernardin, Opera, t. IV, sermon 4. Cf. Bolland, t. Il, oct.~ p. 1005.
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« clos. » Mais lui, dressa une machine de guerre « qui m'accabla de nouveaux coups.
« Les traits qu'il lançait étaient des pierres gar« nies de plomb, dont chacune pesait bien mille « livres il les lançait en grêle si épaisse, que je ne « pouvais les compter. Aucune d'elles ne me man« quait.
« Jamais il ne m'eût manqué, tant il savait tirer « juste. J'étais couché à terre, sans pouvoir m'ai« der de mes membres. J'avais le corps tout rompu, « et sans plus de sentiment qu'un homme trépassé. « Trépassé, non par mort véritable, mais par « excès de joie. Puis, reprenant possession de mon « corps, je me sentis si fort, que je pus suivre les « guides qui me conduisaient à la cour du ciel. « Après être revenu à moi, aussitôt je m'armai « je fis la guerre au Christ; je chevauchai sur son « terrain, et, l'ayant rencontré, j'en vins aux mains « sans retard, et je me vengeai de lui.
« Quand je fus vengé, je fis avec lui un pacte; « car dès le commencement le Christ m'avait aimé « d'un amour véritable. Maintenant mon cœur est « devenu capable des consolations du Christ. « L'amour m'a mis dans la fournaise, l'amour « m'a mis dans la fournaise; il m'a mis dans la « fournaise d'amour (1). »
(1) In foco amor mi mise.
On trouve ce poëmo parmi les oeuvres de Jacopone de Todi (lib. Vil, c. vi) mais je ne vois pas, dans le texte même, de motifs suffisants pour contredire la tradition qui l'attribue à saint François.
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Assurément, ce qui se passa entre Dieu et saint François sur le mont Alvernia ne pouvait pas se traduire dans le langage des hommes. Mais quand le saint, descendant de. ce nouveau Sinaï, laissait éclater ses transports dans un chant lyrique, il ne faut pas s'étonner d'y revoir le tour habituel de son esprit et les riches couleurs de son imagination. On reconnaît l'aventureux jeune homme d'Assise, celui qui renonça au service de Gauthier de Brienne pour devenir le chevalier errant de l'amour divin on le reconnaît bien quand il représente son extase comme un assaut d'armes, et ses élans vers le ciel comme une chevauchée sur la terre du Christ. Saint Bernardin de Sienne cite un dernier cantique bien plus considérable, et composé de trois cent soixante-deux vers, mais qui se divise en strophes de dix vers chacune, avec des rimes industrieusemént combinées. Ce sont déjà les indices d'une origine plus moderne, et je trouve, en effet, le même poëme attribué au bienheureux Jacopone de Todi, mort en 1506, au moment où la poésie italienne, échauffée au soleil du treizième siècle, avait déjà des fruits mûrs. D'ailleurs, je ne remarque plus ici la brièveté et la simplicité qui font le cachet des oeuvres de sàint François. Seulement, pour concilier toutes les traditions, on peut admettre que le bienheureux pénitent de Todi paraphrasa, avec son abondance naturelle et avec la subtilité de son temps, une pensée simple et grande qu'il em-
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pruntait à quelque vieux cantique de saint François, comme les disciples d'un musicien reproduisent dans une suite de variations le motif donnépar )c maître. En poussant plus loin cette conjecture, on pourrait retrouver le thème primitif dans le. dialogue suivant, que je détache du poëme('t). L'Ame ou François:
« Que nul donc ne me reprenne, si l'amour me .« fait aller semblable à un fou! Il n'y a plus de « cœurquisedéfende,qui échappe à un tel amour. « Car le ciel et la terre me crient et me répètent « hautement, et tous les êtres que je dois aimer me « disent Aime l'amour, qui nous a faits pour t'at<:< tirer à lui. » Le Christ
« Mets l'ordre dans ton amour, si tu m'aimes. « La vertu ne réside que dans l'ordre, et toutes, les « choses que j'ai créées sont faites avec nombre et « mesure, toutes sont ordonnées à leur fin der« nière. Comment donc par trop d'ardeur es-tu
(1) Saint Bernardin, Opera, t. IV, sermon ~6. Jacopone, l. Vf, c. xvt. Il s'agit du cantique qui commence en ces termes Amordecaritate,
Perchèm'haisiferito?
[.ocortuttopnrtito,
Eardepcramore.
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« tombée en démence, âme chrétienne? Tu es sor-
tie de l'ordre, et ta ferveur ne connaît pas de « frein »
L'Ameou François:
« 0 Ghrist! tu m'as dérobé le cœur, et tu me dis H de mettre l'ordre dans mon âme! Toi-même « tu n'as pas su te défendre de l'amour. L'amour « t'a fait venir du ciel en terre; tu es descendu jus« qu'à cette bassesse d'aller par le monde comme « un homme méprisé. Tu n'as voulu ni maison ni «terre, mais la pauvreté seule pour nous enrichir. « Dans la vie comme dans la mort, tu n'as montré « qu'un amour sans mesure qui te dévorait le cœur. « Souvent tu cheminas sur la terre comme un « homme enivré; l'amour te menait comme un « homme vendu. En toutes choses tu ne montras « qu'amour, ne te souvenant jamais de toi. Et je « sais bien que, si tu ne parlas point, si tu'ne t'exn cusas pas devant Pilate, ce fut pour,conclure le « marché de. notre salut sur la croix dressée par l'a« mour. »
Quand les trois poëmes qui viennent d'être cités appartiendraient entièrement à saint François, on pourrait encore trouver qu'une œuvre si courte répond mal à une si longue préparation, et que c'est bien peu pour une telle vie d'aboutir à un recueil
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d'environ cinq cents vers. Cependant, si le serviteur de Dieu attendit jusqu'à la dix-huitième année de sa conversion pour laisser déborder son âme et pour dicter ses chants, on ne doit plus être surpris de leur petit nombre. Saint François ne vécut plus que deux ans il les vécut abandonné à des ravissements d'esprit et à des souffrances de corps qui n'avaient plus d'expression dans les langues humaines. Enfin, le 4 octobre de l'année '1226, il entra en agonie, et, après s'être fait chanter encore une fois le Cantique du Soleil, il rendit le dernier soupir. Mais c'est le privilége des saints et des poëtes, que la mort ouvre pour eux, même sur la terre, une nouvelle vie. Pendant qu'on les pleure, ces morts glorieux commencent à agiter le monde leurs paroles et leurs exemples vont de siècle en siècle leur susciter des disciples, des interprètes et des imitateurs de sorte que, pour être juste avec eux, il faut leur compter, non-seulement les œuvres qu'ils laissèrent, mais celles qu'ils ont inspirées. La mission poétique de saint François, cachée pour ainsi dire par les autres soins de sa vie,-n'eut jamais plus d'éclat que dans le siècle qui suivit sa mort. Lui-même s'était choisi sa sépulture sur une colline à l'orient d'Assise, où se faisaient les exécutions criminelles, et qu'on nommait la colline de l'Enfer. Mais à peine l'eut-on déposé dans le tombeau, qu'on y sentit je ne sais quoi de puissant qui remuait pour ainsi dire la terre et qui sollicitait les
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esprits. Le pape Grégoire IX mit le mort au nombre des saints, et décida que le lieu de son repos s'appellerait la colline- du Paradis. Dès lors il n'y eut plus d'honneurs trop grands pour ce pauvre les peuples se souvinrent de son amour, et voulurent lui rendre plus qu'il n'avait quitté pour eux. Et, comme il n'avait eu ni toit ni serviteur, il fallut qu'on lui bâtît une demeure magnifique comme le palais qu'il avait rêvé dans sa jeunesse, qu'il vît entrer à son service tout ce qu'il y avait d'ouvriers excellents dans les arts chrétiens. Ordinairement, le Catholicisme pense avoir assez fait pour ses saints en plaçant leur châsse sur un autel, dans une église qui prend leur nom. Pour le pauvre d'Assise, on dut premièrement creuser le roc à des profondeurs inusitées, afin de dérober le corps au péril de ces vols de reliques si fréquents au moyen âge. Sur la tombe on dut ériger une première basilique pour recevoir la foule des pèlerins, et au-dessus de celle-ci en construire une seconde qui portât la prière pins près du ciel. Un. architecte du Nord, Jacques l'Allemand, vint élever ce double édifice; il y mit toutes les ressources de l'art gothique, toutes les traditions du'symbolisme chrétien. Il fit de la basilique Inférieure une nef solide, mais sans ornement, avec des arcades surbaissées et des ouvertures qui n'admettent qu'un jour douteux, comme pour rappeler la vie pénitente de saint François sur la terre. Il'fit l'église supérieure avec des murs légers, des
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voûtes hardies, de longues fenêtres inondées de lumière, pour représenter la vie glorieuse de saint François dansée ciel. Le plan du monument rappelait la croix du Sauveur; les murs étaient de marbre blanc, en mémoire de la Vierge très-pure, et. flanqués de douze tourelles de marbre rouge, en souvenir du martyre des apôtres. Le ciocher portait une flèche audacieuse qui inquiéta la timidité des générations suivantes. On l'abattit; mais le nom de Jacques l'Allemand resta célèbre; la postérité l'honora comme le maître de ce grand Arnolfo qui devait bâtir les plus beaux édifices de Florence, et ouvrir une nouvelle époque dans l'histoire de l'architecture (1). y
Mais les hommes du moyen âge ne pensaient pas avoir achevé un monument pour avoir élevé pierre sur pierre il fallait que ces pierres parlassent, qu'elles parlassent le langage de la peinture, qui est entendu des ignorants et des petits que le Ciel s'y rendît visible, et que les anges et les saints y demeurassent présents par leurs images, afin de consoler et de prêcher les peuples. Les voûtes des deux basiliques d'Assise furent couvertesM'un champ d'azur semé d'étoiles d'or. Sur les parois se déroulèrent les mystères des deux Testaments, et la vie de saint François y fit suite au livre des révé(1) Vasari, P't<a~n!o</b.PetrusRodutphus,s<orMMr<:pAtcas religionis, lib. II. p. 247. Descrizione del MM<MarM d'Assisi; Assisi, <835.
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lations divines: Mais, comme s'il eût été impossible d'approcher impunément du tombeau miraculeux, les peintres appelés à l'orner de leurs fresques se sentirent agités d'un esprit nouveau ils commencèrent à concevoir un idéal plus pur, plus animé que les vieux types byzantins, qui avaient eu leur grandeur, mais qui, depuis huit cents ans, allaient se dégradant toujours. La basilique d'Assise devint le berceau d'une renaissance dont elle vit tous les progrès. C'est là que Guido de Sienne et Giunta (le Pise se détachèrent peu à peu des maîtres grecs, dont ils adoucirent la sécheresse et secouèrent l'immobilité. Cimabuë vint ensuite. 11 représenta toute l'histoire sainte dans une série de peintures qui décoraient l'église supérieure, et que le temps a mutilées. Mais six cents ans n'ont pas terni la splendeur des têtes du Christ, de la Vierge et de saint Jean, qu'il peignit au sommet des voûtes, ni les images des quatre grands docteurs, où la majesté byzantine s'allie déjà avec uri air de vie et de jeunesse immortelle. Enfin Giotto parut, et l'un de ses ouvrages fut le Triomphe de saint François, peint en quatre compartiments sous la voûte qui couronne l'autel de l'église inférieure. Rien n'est plus célèbre que ces belles fresques; mais je n'en connais pas de plus touchante que celle où sont figurées les fiançailles du serviteur de Dieu avec la sainte Pauvreté, la Pauvreté sous les traits d'une femme parfaitement belle, mais le visage amaigri, les vêtements
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déchires un chien aboie contre elle, deux enfants lui jettent des pierres et mettent des épines sur'son chemin. Elle cependant, calme et joyeuse, tend la main à François le Christ lui-même unit les deux époux; et au milieu des nues paraît l'Éternel, accompagné des anges, comme si ce n'était pas trop du ciel et de la terre pour assister aux noces de ces deux mendiants. Ici rien ne rappelle les procédés de la peinture grecque tout y est nouveau, libre, inspiré. Le progrès ne s'arrête plus parmi les disciples de Giotto appelés à continuer son œuvre Cavallini, Taddeo Gaddi, Puccio, Capanna. Au milieu delà variété de leurs compositions on reconnaît l'unité de la foi, qui rayonne dans leurs œuvres. Quand on s'arrête devant ces,chastes représentations de la Vierge, de l'Annonciation, de la Nativité,: devant ces images du. Christ crucifié, avec des anges si tristes pleurant autour de la croix, ou recueillant dans des coupes le sang divin, il faudrait avoir le cœur bien dur pour ne pas sentir les larmes venir aux yeux, pour ne pas s'agenouiller, en se frappant la poitrine, avec les pâtres et les pauvres femmes qui prient au pied de ces images. Alors seulement on s'aperçoit que saint François est le véritable maître de l'école d'Assise on sent ce qu'il lui communiqua de chaleur et de puissance. On comprend enfin comment Giotto sortit de la, capable de commencer cet apostolat trop peu connu qui en fit un si grand homme, qui le conduisit à Pise, à Padoue,
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à Naples, à Avignon, laissant sur son passage- dans chaque ville, non-seulement des ouvrages admirables, mais des disciples par centaines pour les étudier, les dépasser, et jeter ainsi l'Italie entière dans cette vocation nouvelle où elle devait trouver sa derrière gloire'(1). `
L'inspiration qui avait eu le pouvoir de former cette féconde école de peinture et d'architecture devait susciter d'autres efforts. Si j'ai insisté sur cette renaissance des arts, c'est que j'y aperçois les signes avant-coureurs d'une grande période littéraire. Quand je vois un peuple tirer la pierre des carrières, l'entasser en colonnades, en ogives ou en flèches, couvrir les murs de ses édifices de tableaux et de mosaïques, et n'y pas laisser un coin qui ne porte quelque figure ou quelque emblème, j'ai lieu de croire que ce peuple est travaillé d'une pensée qui perce déjà sous le symbolisme architectural, qui se traduit plus clairement par les contours du dessin, et qui trouvera bientôt dans la parole une expression exacte et harmonieuse. A la suite des grands artistes dont Ie~ cortège vient de passer devant nous, nous verrons descendre de la colline d'Assise toute une génération de poëtes. (1) Yasari, Vita t/t Cimabue, Vita di Giotto, etc. DMcWMOM del santuario d'Assisi. H ne faut pas oublier Buffalmacco, Giottino, Simon Memmi, qui travaillèrent dans les chapelles latérales de l'église inférieure.
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CHAPITRE 111
LES PREMtERS DISCIPLES DE SAINT FRANCIS.
FMM PACIFIQUE. SAINT BOXtVEST~JEE. JACOMINO DE ~EBOXE.
L'inspiration poétique peut naître dans le silence de la cellule et jusque sur les rochers déserts où saint François cachait ses ravissements; mais elle ne se propagé que par le rapprochement des hommes, par l'enthousiasme bruyant de la foule, par l'éclat des fêtes qui émeuvent, tout un peuple, et l'arrachent pour un moment aux habitudes triviales de la vie. L'Italie du moyen âge connaissait les plaisirs publics qui entretenaient, en des temps réputés si barbares, la culture et la politesse des esprits. Dès le onzième et le douzième siècle, les empereurs venus pour recevoir la couronne des mains des papes, les rois de Sicile, les marquis d'Esté et de Montferrat, avaient donné à leur cour tous les spectacles chevaleresques, tournois, carrousels, chevaux ferrés d'argent, fontaines d'où jaillissait le vin, salles richement décorées, retentissant du son des luths, encombrées de chanteurs, de mimes, d'improvisateurs en vers qui se retiraient chargés de
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présents ('!). Plus tard, quand les villes lombardes eurent obtenu par te traité de Constance toutes les prérogatives de la souveraineté, quand elles battirent monnaie, levèrent des armées, rendirent la justice, elles prétendirent aussi tenir leurs cours plénières comme les emperéurs et les princes qu'elles avaient vaincus. En 1214, Trévise célébra des fêtes où l'on éleva un château artificiel tendu de pourpre et d'hermine on y enferma quantité de dames et de demoiselles, chargées de le défendre sans le secours d'aucun homme. Le siège était fait par des jeunes gens armés de fleurs, de fruits, de muscades, et de petites ampoules pleines de parfums. Les députations des cités voisines assistaient au combat, chacune sous sa bannière. Vers le même temps, Venise, Padoue, Gênes -tinrent aussi des cours où nobles et plébéiens, unis comme des frères, passaient les jours dans les banquets et les concerts, sur ces mêmes places publiques tant de fois ensanglantées de leurs querelles. Les Toscans imitèrent ces réjouissances ils y portèrent toute la (1) Muratori, ~K~M~atM ~aKcas, t. Il disserL 29; de SpM~oculis et ludis wedît a3M. Donizo, de Wtft coHKtMSas M<t<M~s Tynipana eum cytharis, stivisque, tyrisquesonant hic,
Ac dedit insignis dux praemia maxima mimis.
Francesco da Buti, dans son Comnientaire inédit sur-la Divine Comédie, rend ce témoignage du roi de Sicile GuIHaume U « Guglielmo fue un uomo giusto e ranionevole. !n essa corte si troyava di ogni perfexionegente; quivi erano li buoni dicitori in rima d' ogni conditione; e quivi erano gli excellentissimi cantatori, quivi erano persone d' ogni solazzo che si pub pensare vertudioso e onesto.
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vivacité de leur génie et toute la délicatesse de leur goût. Florence n'épargnait rien pour fêter royalement son patron saint Jean-Baptiste. Des compagnies de mille personnes, toutes vêtues de blanc, parcouraient les rues avec des trompettes, et sous la conduite d'un chef qu'on appelait le Seigneur d'amour. Dames et chevaliers formaient des cercles joyeux autour des jongleurs, dont on écoutait les récits et les chants. On apprenait d'eux les règles du gai savoir, on s'exerçait à discuter des questions de galanterie, à rendre des arrêts d'amour, à exécuter des représentations allégoriques où ne manquait point de.figurer le petit dieu malin avec son arc et ses flèches. Plus tard, Rome elle-même, la vieille ville papale, sortait de son calme et de son recueillement pour célébrer le passage de Charles d'Anjou et de Conradin par des jeux. équestres, par des marches triomphales, entremêlées de groupes s de chevaliers en armes et de choeurs de femmes qui dansaient en s'accompagnant avec des. chants, des flûtes et des tambourins (1). Ainsi la musique, le (1) Muratori, dissert. 20. Rolandinus, ab ann. 1208, ad ann. 1214 a Factum est enim ludicrum quoddam castrum, in quo posikc sunt domina: cum virginibus sive domiceUabus eb servitricibus carumdem, qu:c siho alicujus viri auxilio castrum prudentissime defcnderunt. Expugnatum fuit hujusmodi teiis et instrumentis pomis, dactylis et muscatis, tortellis, pyris et cotanis, rosis, liliis et violis, similiter et ampullis balsami. » 'Ricordano Matispini, cap. ceux G. Villani, lib. VII, cap. Mxxtx « Una compagnia o brigata di mille uomini o più, tutti vestiti di robe bianche, con un signore detto d'Amore. » Francesco da Barberino, del ReggiM!g)!(o e costMnte delle donne, parte V, parte XtX.
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chant, par conséquent la poésie, étaient de toutes les fêtes on les voit représentes par une classe d'hommes appelés jongleurs, histrions, MOTHMM corte, devenus si nombreux que les magistrats s'en inquiètent, que !a théologie s'en occupe, et que saint Thomas d'Aquin décide que leur profession n'est point illicite, s'ils ne la gâtent par impureté de paroles ou d'action. Ces hommes, qui viennent de Lombardie, de Toscane, de Sicile, qui font métier d'aller de cour en cour, d'y réciter leurs vers et ceux d'autrui, ont affaire à des auditeurs accourus comme eux de l'Italie entière. Et c'est dans ces réunions qui mettent en présence des Italiens de toutes les provinces et de tous les dialectes, c'est là que se forme cette langue distincte des idiomes provinciaux, noble et délicate comme les plaisirs oit elle est née, cette langue poétique que Dante adoptera, qu'il nommera ~Ms<re, <M~ca, cortigiana, la langue des cours, ou, pour traduire plus exactement, la langue des fêtes (1).
Mais l'Italie avait des solennités bien différentes; une autre puissance non moins populaire que les républiques y tenait aussi ses cours plénières. Le (1) Statut de Bologne en 1288 Ut cantatores Francigenarum in plateis communis ad cantandum morari non possint. » Saint Thomas, MCM~da sMMH~a~, quaest. 168, art.,3 < Histrionum officium non esse secundum se iUicitum, dummodo moderate ludo utantur. id est non utendo aHquIbus illicitis verbis.vel factis ad [udum. e Dante, de Vulgari No~M~ntM, cap. XY! « Dicimus 'Uustre. cardinale, aulicum et curiale vulgare in Latio, quod omnis Lattœ civitatis est, 'et nullius esse videtur. x
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26 mai de l'an 1319 et le jour de la Pentecôte, dans cette riante valtée que dominent les terrasses d'Assise, cinq mille hommes étaient campés sous des nattes ou des abris de feuillage. Ils avaient la terre pour lit, une pierre pour chevet, un sac pour vêtement; on les voyait réunis par groupes de quarante, de quatre-vingts, s'entretenant de Dieu, priant, psalmodiant, mais tout rayonnants de joie. Leur émotion gagnait la foule du peuple et des gentilshommes venus des villes voisines pour admirer un spectacle si nouveau. « Vraiment, disaientils, c'est ici le camp de Dieu et le rendez-vous de ses chevaliers. » C'était en effet le chapitre général des Frères Mineurs, 'tenu par saint François. Les chants n'y manquaient pas. Nous savons d'ailleurs quel rayon de poésie échauffait le saint homme qui
avait convoqué l'assemblée, qui en était l'âme, qui n'avait qu'à souffler sur elle pour t'embraser de son feu. Les chapitres généraux se renouvelèrent d'abord chaque année, plus tard tous les trois ans; et, quand saint François eut passé. à une vie meilleure, son esprit continua de présider à ces fêtes de la pauvreté, à ces cours de l'amour divin, où il trouvait une foule émue, des imaginations libres des soucis de la terre,, en un mot tout ce dont l'inspiration poétique a besoin pour s'étendre et se propager ('!).
(t) S. Bonaventure. Legenda S. fftUiCMCt, cap. iv. Wadding, Annal., ad ann. 12~. Ft'or~t di .S. Francesco, cap. xvm « De)
LES POETES FRAXC. 7
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Voyez en effet- les premiers temps de l'Ordre i le génie du pénitent d'Assise y éclate partout. Tout ce qu'il y avait de chevaleresque dans ses habitudes d'esprit et de langage a passé dans les traditions de ses disciples. Les allusions, les métaphores des ses discours sont devenues les devises de sa famille spirituelle. Les litanies composées en son honneur le saluent de tous les noms qu'il aimait « le Che« valier du Crucifié, le Gonfalonier du Christ, le Con« notable de l'Armée sainte. )) Dès lors les Frères Mineurs ne cessent plus de se considérer comme une chevalerie destinée à relever sur le champ de bataille de la foi les milices fatiguées du Temple et de l'Hôpital. Le zèle des croisades les pousse par centaines, les uns en terre sainte, les autres chez les Maures d'Afrique, où ils vont chercher le martyre et quand les bandes sarrasines, à la solde de l'empereur Frédéric II, viennent mettre le siège devant les murs d'Assise, c'est encore l'intrépide fille de saint François, sainte Claire, qui sort, tenant l'Eucharistie dans ses mains, et qui met en fuite les infidèles. L'Ordre est pauvre, mais il a reçu l'héritage de ce triple amour que son fondateur portait à Dieu, à l'humanité, à la nature. Il y a bien peu de cellules si misérables qui ne soient illuminées par les visions du ciel. Les Frères s'en vont à la poursuite des lépreux, qu'ils rapportent sur leurs maraviglioso capitolo che tenne S. Francesco a S. llaria.degli Angeli, dove furono oitrecinquë mila frati.
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épaules, et des voleurs qu'ils convertissent. Ils vi- vent dans une douce familiarité avec les plus hum,bles créatures, ils les honorent comme autant de soeurs, ils en reçoivent les services et les respects. La légende cite un bon religieux de Sofnano, si aimé des petits oiseaux, que durant sa prière ils venaient se poser sur sa tête et sur ses bras. On dit.que Frère Egidio, en disputant sur la virginité de Marie, prit la terre à témoin, et, la frappant trois fois .de son bâton, en fit sortir trois lis. Saint Antoine de Padoue, voyant que les hérétiques de Rimini refusaient de l'entendre, s'approchait du bord de la mer, et prêchait aux poissons (1). Dans ces temps héroïques de l'ordre franciscain, on peut dire que la poésie est partout. JI fallait cependant qu'elle prît corps, pour ainsi dire, et qu'elle produisît des poëtes. On en peut remarquer trois dès la première moitié du treizième siècle.
Le premier est un déserteur de la littérature profane. On ignore quel nom il portait dans le sièc)e; on sait seulement qu'il est appelé le Roi des Vers, parce qu'on le considérait comme le princedes poëtes contemporains, et qu'il excellait dans ces chants voluptueux que l'Italie a toujours trop (1) Fioretti di S. Francesco, cap. XL et xLvn. Vita B. ~E<y:~M apMdBoMand. ~tc~a &S., 23 aprit. ~t<aS. ~M~MM, tMct., ISjunii.
~t/aKMS de S.. FfMpOts (Chavin de Nalan, ~M<0t'?'e de S. fn!M-
çois d'Assise, notes, p. 210) « S. Francisce, vexillifer Jesu Christi, eques Crucifixi, auriga militiai ncstr:B.
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aimés. On ajoute que l'empereur, renouvelant pour lui l'ancienne coutume romaine, lui avait décerne la couronne poétique, celle qui plus tard devait ceindre le front de Pétrarque et du Tasse. Cet homme n'avait plus rien à attendre de la gloire humaine, lorsqu'un jour il entra dans une église du bourg de San Severino où François prêchait. Perdu dans la foule, il considérait ce mendiant, dont il avait entendu railler la folie, et dont l'éloquence le ravissait; il crut le voir traversé de deux .épées en croix la première descendait de la tête aux pieds, la seconde allait de l'une à l'autre main. En même temps, dit la légende, il se sentait percé lui-même du glaive de la parole divine et, renonçant aux pompes du siècle, il alla se jeter aux pieds du bienheureux Père, qui lui donna l'habit et le nom de Frère Pacifique, parce qu'il le voyait « con« verti de l'inquiétude du monde à la paix du « Christ. » Mais, en faisant quitter à Frère Pacifique les livrées du siècle, saint François n'avait point exigé de lui l'oubli de sa première profession. Lui qui avait toujours des chants sur les lèvres, et à qui les anges venaient donner des concerts,'comment aurait-il pensé à bannir les poëtes de sa république? Quand il improvisait ses cantiques, il chargeait le nouveau converti de les réduire à un rhythme plusexact, donnant.ainsi un grand exemple de respect pour ces règles de l'art, dont les bons esprits ne se dispensent jamais. De son côté, l'ancien trou-
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badour apprenait de lui à chercher les véritables sources de la poésie ailleurs que dans les lieux communs du gai-savoir provençal, ailleurs que dans les réminiscences de la mythologie classique, mais au vif du cœur humain, dans ce fond inépuisable de la conscience remuée par la foi et par le repentir. Frère Pacifique devint plus tard Ministre provincial en France. Mais au milieu des plus austères devoirs on reconnaît le poëte, ne fût-ce qu'à l'éclat des visions qui le poursuivaient. Ce fut lui qui vit un jour le ciel ouvert, et au milieu un siége vide; et une voix lui dit que ce siège avait été celui d'un ange tombé, mais que Dieu le réservait au pauvre d'Assise. Si donc il ne nous reste rien sous son nom, n'en accusons point les rigueurs du cloitre. Sans doute l'ancien Roi des Vers voulut expier sa gloire, et cacha son génie dans quelques-uns de ces cantiques anonymes si communs au moyen âge, comme il avait caché son front couronné sous le capuchon de saint François s (1).
Pacifique, en quittant la terre, laissa à ses Frères un poëte plus grand que lui dans la personne de (1) S. Bonaventure, Legenda S. ~'a~CMCt, cap. )v. Tiraboschi a reconnu la première source de ce récit dans la FM de'saint François, éerite pour la seconde fois par Thomas de Celano, et restée inédite parmi les manuscrits des Mineurs conventueis d'Assise a Erat in Marchia Anconitana secularis quidam sui oblitus et Dei nescms, qui se totum prostituerat vanilati. Vocabatur nomen ejus Rex Versuurn, eo quod princeps foret lasciva cantantium et inventor secularium cantionum. x Cf. Wadding. ad ann. 1212 ét 1225.
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saint Bonaventure. Rien n'est plus incontesté que le mérite théologique de ce docteur, regarde par Gerson comme le plus excellent maître qui eût paru dans l'Université de Paris. Maison ne sait pas assez que ce beau génie/qui s'enfonça avec tant de courage dans la poussière des luttes scolastiques, n'y perdit rien de sa grâce et de son éclat. Si la philosophie de saint Thomas d'Aquin, façonnée aux procédés logiques d'Aristote, réduite à un dogmatisme exact, était faite pour l'Ordre de saint Dominique, qui s'adressait particulièrement aux classes lettrées de même la philosophie de saint Bonaventure, toute pénétrée des traditions de Platon, toute brûlante de mysticisme, convenait à l'Ordre de saint François, chargé de remuer, non pas le petit nombre des savants, mais la foule, moins par la raison que par la charité. Comme saint Augustin, comme Boëce, comme les docteurs de l'école de Saint-Victor, saint Bonaventure avait reconnu par quelles lumières le dogme chrétien du Verbe corrige et complète la doctrine platonicienne des idées. Appuyé d'une main sur l'Évangile de saint Jean, de l'autre sur le Timée, il en tire une métaphysique admirable, dont il faut donner l'ébauche, puisqu'elle est le principe non-seulement de tout ce qu'il écrivit, mais de tout ce qu'il y eut de plus grand dans le premier siècle de la littérature franciscaine (1).
(!) Saint Bonaventure prend parti pour Platon contre Aristote,
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« Toute science, dit le saint docteur, se réduit à deux livres l'un écrit au dedans, et c'est l'ensemble des idées divines, antérieures à tous les êtres dont elles sont les types; l'autre livre, écrit au dehors, est le monde, où les pensées de Dieu se retracent en caractères imparfaits et périssables. L'ange lit dans le premier, la bête dans le second. Pour la perfection de l'univers, il fallait une créature qui put lire dans les deux livres à la fois, et qui interprétât l'un par l'autre. C'est la destinée de l'homme; et la philosophie n'a pas d'autre emploi que'de le conduire à Dieu par tous les degrés de la création elle y parvient de trois manières. En effet, l'homme saisit les objets extérieurs par la perception; il s'y arrête par le plaisir; il les connaît par le jugement. Et d'abord nous percevons, non pas la substance des choses sensibles, mais les phénomènes, c'est-àdire les images qui frappent nos sens. Or, ces images rappellent le Verbe divin, image du Père, et par qui seul le Père est connu. En second lieu, nous ne trouvons de plaisir que dans la beauté, et la beauté n'est que la proportion dans le nombre. Mais, comme toutes les créatures sont belles en quelque manière, le nombre se trouve partout, et le nombre, le calcul, étant le signe principal de l'intelligence, il faut partout reconnaître .la marque d'un 7H W~i'stHtnt Sentent., lib. Il, dist. 1, pars I, qu:cst. t, et sermon. ')5. 7~ ~KBmBf. «Aristotetes incidit in niultos errores. execratus et ideas Platonis, et perperam.j'
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ouvrier souverain. Enfin il n'y a dejugement'que par l'abstraction; qui néglige les phénomèn'es passagers, qui écarte les conditions de temps, de lieu, de changement, pour s'attacher aux qualités permanentes, à l'immuable;' à l'absolu. Or, si Dieu seul est absolu et immuable, il s'ensuit qu'en lui réside la règle de nos connaissances, comme le principe des existences, et qu'il y a un art divin qui produit toutes les beautés créées, et à la clarté duquel nous les jugeons. )) Une telle doctrine, au lieu de tout réduire au raisonnement, donne l'essor aux deux facultés qui .font les poëtes, et que les philosophes ont trop souvent méprisées je veux dire l'imagination et l'amour. D'un côté, en considérant toutes les créatures comme les signes, comme la traduction de la pensée-divine, on arrive à justifier l'imagination de l'homme, qui agit comme Dieu, qui traduit aussi la pensée par des figures, qui remue pour ainsi dire le ciel et la terre, hasarde tous les rapprochements, toutes les comparaisons, pour rendre moins imparfaitement l'idée qu'elle a conçue, et qu'elle désespère de reproduire dans toute sa pureté et toute sa splendeur. De là ce symbolisme dont le moyen âge trouvait l'exemple dans les saintes Écritures, et qui avait passé dans les livres des docteurs, dans les chants de l'Église, dans tous les détails de l'architecture et de la peinture sacrées. Là chaque ornement est'un emblème, chaque personnage historique soutienten même temps
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un rôle allégorique te palmier,. par exemple, d&: signe la vie éternelle, et le sacrifice d'Isaac celui de Jésus-Christ. Personne ne parle ce langage avec plus de hardiesse. que saint Bonaventure, dans ses opuscules trop peu connus, dont les titres conviendraient à des hymnes et à des dithyrambes « les Six Ailes des Séraphins, les Sept Chemins de l'Ë-; ternité, l'Itinéraire de l'Ame à Dieu. )) D'un autre côté, pour reconnaître derrière le voile de la nature la beauté éternelle qui se cache, pour écarter ce qui In dérobe, pour la poursuivre, il faut plus que,l'intelligence; il faut l'amour. L'amour est le commencement de cette sagesse qui se ponfie moins dans Je syllogisme que dans la prière. Il en est aussi la'fin car ne croyez pas que le saint docteur se satisfasse d'une' connaissance stérile du Créateur et de ses attributs. Arrivé au terme où la rai son s'arrête, il brûle de s'enfoncer plus loin; il veut, dit-il, abandonner pour un temps les opérations de l'entendement, et tourner tout l'essor de la volonté vers Dieu, jusqu'à ce qu'elle se transfigure en lui. Que si vous demandez comment cela se peut faire, interrogez la grâce et non la science, le désir et non la pensée, le gémissement de la prière et non, l'étude. des livres, l'époux et non le maître, Dieu et non l'homme. « Mourons donc à nous-mêmes, reprend-il; entrons dans les ténèbres mystérieuses; imposons silence aux sollicitudes, aux concupiscences, aux fantômes des sens, et, à
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la suite du Christ crucifié, passons dece monde à notrePère(l).))
Un esprit qui portait tant de passion dans la philosophie ne devait pas s'y contenir. Il fallait qu'il échappât à ces habitudes d'école, à ces formes d'enseignement et de discussion, trop rigides pour sa charité, trop étroites pour sa verve. Après avoir lu et -commenté durant sept ans, dans la chaire de Paris, les Sentences de Pierre Lombard, il se reposait en écrivant un livre auquel il ne manque guère que la versification pour l'appeler un poëme je veux dire la Légende de saint Fr~Mçois. Et je m'y arrête encore, puisque rien ne devait plus coiltribuer à former la tradition poétique des Franciscains que la légende de leur patriarche écrite par une main si vénérée. La préface annonce une-composition sévère, un récit qui ne recueillera (1) S. Bonaventure, BreMVo~MtMm, lib. cap. xxn a Etsecundam hoc duplex est liber, unus scilicet scriptus intus, qui est Dei aeterna ars et sapientia, et alius scriptus foris, scilicet mundus sensibilis. )) etc. Itinerarium mentis in DgHMt, cap. n « Cum omnia sint pulchra et quodammodo delectabilia. omnes créature istius sensibilis mundi animum contemplantis et.sapientis ducunt in Deum aeternum, pro eo quod illius primi principii. illius, inquam, artisefficientis, exemplantis et ordinantis, sunt umbrx, resonantie ët picturae, sunt vestigia,etsimu)acra,etspcct!)cuta.)' Cap.Y)i: « Oportet quod retinquantur omnes inteUectuates operationes, et apex affectus totus transferatur et transfo'metur in Deum. Si autem quaeris quombdo ha;c fiant, interroga gratiam, non doctrinam, desiderium, non intellectum, gemitum orationis, non studiuin lectionis, sponsum, non magistrum, Deum, non hominem. Moriamur ergo, et ingrediamur in catiginem imponamus silentium sollicitudinibus, concupiscentiis et phantasmatibus transeamus cum Christo cruciuxo ex' hoc muudo ad Patrem.
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que dés témoignages authentiques et dés faits canoniquemcnt constatés. Saint Bonaventure y a mis la main par déférence pour les prières du chapitre général de l'Ordre, par gratitude pour le saint' à l'intercession de qui, tout enfant, il avait dû la santé et la.vie. Il a visité les lieux aimés du serviteur de Dieu, Interrogé les amis et les disciples qui lui survécurent; il a tout sacrifié, assure-t-il, même l'ornement du style, à l'amour de la vérité. Mais, s'il aime trop la vérité pour l'altérer par dés fictions, elle l'émeut assez pour que son langage s'en échauffe, se colore, et prenne dès le début tout l'éclat de la poésie. On n'est encore qu'à la première page, et saint François paraît, déjà comme. l'étoile du matin, comme l'arc-en-ciel de la paix, comme un autre Élie. C'est trop peu: saint Jean dans l'Apocalypse a vu un ange montant du côté du soleil levant, tenant à la main le sceau de Dieu saint Bonaventure y reconnaît le pénitent d'Assise, « ce messager du Christ, vivant de la vie dès anges, venu pour appeler les hommes aux larmes, au sac et à la cendre, et pour marquer du signe de la pénitence ceux qui pleurent leurs péchés. » Lorsqu'il s'engage dans la narration, il y porte d'abord cette sobriété qui est le cachet des bons historiens; mais, au récit de tant d'actions saintes, l'attendrissement le gagne, lui arrache des cris d'admiration et de joie. Il se trahit surtout par cette complaisance charmante qu'il met à raconterle respect
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de son maître pour tous les ouvrages de Dieu, et « comment toutes les créatures lui donnaient des consolations, » Au lieu de dissimuler ce qu'il y a d'enfantine simplicité dans cette amitié du bienheureux pour les oiseaux du ciel et les bêtes de-la terre, il la partage, il la' relève par les considérations les plus hautes. « Car, dit-il, aux yeux du serviteur de Dieu, tous les êtres créés étaient comme autant. d'écoulements de cette source de bonté infinie où il eût voulu s'abreuver; et leurs vertus diverses lui paraissaient former un céleste concert dont son âme entendait l'accord. » Enfin, quand il est arrivé au terme de cette vie tout illuminée, pour ainsi dire,: d'apparitions divines, d'extases et de prodiges quand le miracle des stigmates vient de lui faire épuiser les dernières ressources de l'éloquence chrétienne, il rapporte la mort du saint et, avec ce tact parfait des vrais poëtes, il termine par un trait, le plus simple de tous, mais le plus gracieux « Les alouettes, dit-il, ces oiseaux qui aiment la lumière et qui ont horreur de l'obscurité, bien que le crépuscule eût commencé au moment où le saint homme rendit le dernier.soupir, vinrent en grande multitude se poser sur le toit de la maison, et longtemps encore elles continuèrent de tourbillonner joyeusement comme pour rendre au bienheureux, qui .les avait si souvent conviées à chanter les louanges divines, un témoignage aussi éclatant qu'aimable. » C'est l'union de la naïveté
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avec la grandeur qui a donné une si juste popularité à la légende écrite par saint Bonaventure; c'est là que Giottd et ses successeurs ont trouvé le premier original de cette figure de saint François qu'ils ne se lassent pas de reproduire, comme les peuples ne se lassent pas'de l'aimer (1). Mais, quand la poésie s'est emparée d'une âme qui lui convient, elle ne lui laisse pas de relâche qu'elle n'en ait tiré des chants. U fallait que le docteur, l'historien, le ministre général de l'Ordre de Saint-François en vînt aussi à cette faiblesse de tous les cœurs passionnés, et qu'il composât des vers. Lui aussi, comme son maître, il s'était choisi une dame de ses pensées c'était encore la Pauvreté qu'il célébrait en la personne de la Vierge souverainement pauvre, mère du Dieu né dans un étable. La Vierge Marie, dont le culte eut tant de prise sur les mœurs violentes du moyen âge, qui
(1) S. Bonaventure, Legenda S. FrsKCMM, prologus, cap. Y « De austeritate vitre ejus, et quomodo creaturœ prœbebant ei solatium. » Cap.vu « De pietatis adféctu, et quomodo ratione carentia videbantùradnci ad ipsum. » Cap. tiv.: "Ataudae, aves tucis arnica} et crepusculorum tenebras horrentes, hora transitus sancti viri, cum jàm esset noctis secuturaé crepuscutum, venërunt in muititudino magna super tectum domus, et diu, cum insolila quadam jubi~atione rotantes, gloria; sancti, qui eas ad divinas laudes invitare solitus erat, tam jucundum quam evidens testimonium perhibebant. Si je ne parle point ici des i)Mt<n<:o~ s«r vie ~M Sauveur, où j'aurais à relever tant de traits de la plus naïve poésie, ce n'est point que j'oublie ce pieux et charmant écrit, c'est parce que la cri- tique moderne n'y reconnait pas la main de saint Bonaventure. Wadding, .Scrtj~o'es OrdtM!S S. FrsKCMCt, CMHt sup~~Hten~o Sbaralese.
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vit à son service tant de chevaliers et de poètes, était bien le seul amour digne de cet homme chaste, de qui ses contemporains disaient « qu'Adam semblait n'avoir pas péché en lui. » Et comme les femmes de laterre aimaient à être saluées le soir par les chants des troubadours,, il voulut que dans toutes les églises de son Ordre, à la chute du jour, la'cloche sonnât pour rappeler le salut de l'ange à la reine du ciel. L'.4?~e~MS, ce poétique appel parti de l'humble tour des Franciscains, vola de clocher enclocher pour réjouir le paysan sur le sillon et le voyageur sur la route (1). Cependant le saint docteur ne pensait pas laisser au bronze le soin de louer la Mère du Sauveur; lui-même avait essayé pour elle, si l'on peut ainsi parler, toutes les cordes dé la lyre chrétienne, psaumes imités de David, séquences populaires, cantiques de joie et de tristesse. Parmi les compositions qu'on lui attribue, je distingue un poëme latin de quatre-vingt trois octaves, en vers syllabiques rimés. On n'y voit d'abord qu'une anagramme de l'Are MtM'M., dont chaque lettre commence une strophe.; mais sous cet artifice, conforme d'ailleurs au goût de son siècle, le poète ne tarde pas à se montrer, et, avec ()) Acta eanoKMMhMM S. Bo~sM/i~o'a?, ad calcem Operum, t. VU. Moguntim, 1609, p. ~99: Idem enim piissimuscuttor gloriosa Virginis Matris Jesu instituit ut fratres populum hortarentur ad salutandam eamdem, signo campanae quod post Comptetorium datur, quod creditum sit earndem ea hora ab angeto salutatam. B
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cette richesse d'images dont les écrivains mystiques disposaien't, il représente la Vierge Marie par les plus brillantes figures de l'Ancien et du Nouveau Testament. C'est la Fontaine du Paradis, l'Arche. du Déluge, l'Échelle de Jacob; c'est Judith, Esther délivrant son peuple c'est la femme qui apparut à saint Jean, revêtue du soleil, la lune sous les pieds, et le front couronné de douze étoiles. A la simplicité des sentiments, la douceur des rimes croisées, pareilles au balancement d'un berceau, on reconnaît un chant familier, composé non-seulement pour la classe innombrable des clercs, des moines, des religieux, mais pour le peuple italien, qui n'oublia jamais entièrement la langue latine, qui continua de la comprendre dans les hymnes de l'Église, et qui, de nos jours encore, en garde un souvenir confus, comme on se rappelle une langue qu'on entendit parler autrefois dans la maison de son père. Quelques savants ont contesté l'authenticité du poëme, et ne l'ont pas jugé digne d'un théologien si consommé. J'ai peu de penchant pour cette critique austère, qui refuse aux grands esprits le droit de se reposer de leur grandeur, de se faire petits quelquefois, pour se mettre au niveau des ignorants et des faibles. Je m'attache bien plus volontiers au sentiment du grand Corneille, qui trouvait assez de poésie dans ces stances pour essayer de les traduire, et pour satisfaire ainsi, disait-il, « a l'obligation que nous avons tous d'employer à la
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gloire de Dieu du moins une partie des talents que nous avons reçus. » Voici les premiers vers de la traduction, où la candeur de l'original disparait un peu sous la pompe accoutumée du dix-septième siècle (1)
Accepte notre hommage et souffre nos iouanges
Lis tout céleste en pureté,
Rose d'immortelle beauté,
Vierge, mère de l'humble et maitressc'des anges
Tabcrnade vivant du Dieu de l'univers,
Contre le dur assaut de tant de maux divers,
Donne-nous de la force, et prête-nous ton aide;
Et jusqu'en ce vaiïon de pleurs
Fais-en du haut du ciel descendre le remède,
Toi qui sais excuser les fautes des pécheurs.
On a beaucoup exagéré la rupture qui se fit en'tre le moyen âge et la Renaissance. Le siècle de Louis XIV, dans sa première moitié, la plus saine et la plus vigoureuse, tient encore au passé par des racines qu'on a trop peu connues. Pendant que ma(i) Voici !e texte latin dans toute sa simplicité:
Ave,cœ)esteti)ium! Ave.rosaspeciosa!
Ave, maler humiliunt, Superis imperiosa
Deitatistrietinium!
Jlac in valle lacrymarum Darobur,f'erauxiiiuN~, OMCusatrixcuiparum!
Du reste, les critiques qui effacent cette pièce du recueil des œuvres de saint Bonaventure ne laissent pas de lui attribuer une autre composition me)ée de prose et de vers syllabiques rimés, sous ce titre Co?'OM B. May'MB Virginis. On y trouve des strophes qui ne manquent pas de gràce et d'harmonie.'
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dame de Sévignë et toute la cour prennent encore tant de plaisir à ces romans chevaleresques tout pleins des réminiscences du Saint-Graal et de la Table Ronde, pendant que Molière et la Fontaine s'inspirent des vieux fabliaux, Bossuet se montre nourri des docteurs scolastiques, et Corneille, songeant à son salut, revient à l'Imitation de J~<sChrist et au cantique de saint Bonaventure. C'est seulement quand une génération plus délicate eut succédé à ces grands hommes, que la. mode s'introduisit de dédaigner « l'art confus de nos vieux romanciers, » et de déplorer les ténèbres où vécurent saint Thomas d'Aquin et Roger Bacon.
Si les peuples de l'Italie, au temps de saint Bonaventure, entendaient encore assez-la langue latine pour qu'elle fût parlée dans la chaire sacrée et dans les conseils des républiques, le moment était pourtant venu où la langue vulgaire, mûrie par les siècles, devait se trouver maîtresse des affaires et. des idées. Mais rien ne hâta plus son avènement que la prédication des Franciscains, que cette parole annoncée sur les places publiques et dans les campagnes, aux pauvres, aux gens illettrés, non pas selon les règles des théologiens, mais à la façon des harangueurs populaires. C'est ainsi que saint François ayant un jour visité le bourg de Montefeltro, où était réunie une grande foule jalouse de l'entendre, on rapporte qu'il monta sur un tertre qui
LES POËTES FBAUC.. 8
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dominait la place, et qu'il se mit à prêcher, en prenant pour texte ces deux vers
Tantoeitbenech'ioaspetto,
Ch' ogni pena m'è diletto.
On remarque aussi de saint Antoine de Padoue, qu'étant né Portugais, il prêchait aux Italiens dans leur langue avec tant d'efficacité, qu'il traînait après lui des auditoires de trente mille hommes (1). Tels étaient les commencements de celte prose, destinée à prendre tant de vigueur et de gravité sous la plume du Dante et de Machiavel. La poésie ne devait pas rester eri arrière saint François lui avait rendu le même service en composant ses cantiques dans la langue de son pays. L'exemple fut suivi, et bientôt l'orthodoxie n'eut pas de dogmes si précis, le mysticisme ne professa pas de doctrines si hardies, de sentiments si élevés, qui ne prissent la forme du chant populaire pour descendre dans la multitude. Mais les auteurs de cette tentative furent plus soucieux de l'édification d'autrui que de leur gloire.
Les annales franciscaines n'ont point conservé le (1) Chavin de Malan, Histoire de S. François, p. 135; Sigonius, de EptM. Bonon., p. 115 « Kon tamen ipse modum proedicantis tenuit, sed quasi concionantis. » ftOt'e~t di S. Fro~cesco.' « Della prima consideratione delle sacrosante stimmate. x ~t<a S. Antonii de Padua, aptid Bolland. 13 junii, xiv Nec id admiratione vacat, cum in )onginqua regione natus et educatus longo tempore fuisset, quod Italico idiomate ita polire potuit quœ voluit pronuntiare, ac si extra Italiam nunquam posuisset pedem. »
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souvenir de frère Jacomino de Vérone, et te nom même de ce religieux serait perdu, s'il ne se lisait à la fin d'un poëme conservé à la bibliothèque de Saint-Marc, à Venise. Si Jacomino écrivait avant la fin du treizième siècle, comme on peut le conjecturer par tous les caractères extérieurs du manuscrit, il ne faut pas s'étonner que, voisin du berceau de l'Ordre, il en ait porté la première ferveur et la première simplicité dans les vers où il a voulu, comme il dit, rimer'deux histoires l'une de l'Enfer, l'autre du Paradis. Ces deux sujets n'avaient jamais cessé d'occulier les imaginations chrétiennes. Ce n'était pas assez qu'on prêchât au peuple les joies et les peines éternelles il voulait qu'on les peignît, qu'on les sculptât sur les murs de ses églises, qu'on lui fit de longs récits de cette autre vie, la seule où il espérait trouver le repos et la justice. Le monde invisible fait donc pour ainsi dire le fond et l'an'ière-scène de toute .la Httér.ature du moyen âge; mais il y est représenté de deux manières. Tantôt les esprits s'attachent à ces visions de la vie future, à ces voyages au ciel ou en enfer, si souvent répétés dans les légendes des saints, dans les chroniques, dans les traditions populaires, qui se prêtent facilement aux interpolations, aux allusions, aux satires, à toutes les libertés poétiques (1). Tantôt une piété plus savante aime mieux se ré(1) Voyez les 7<M/Mrc/tMSKr les sources poétiques de la Divine Comédie,'à la fin de ce volume..
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duire aux enseignements de l'Écriture sainte, des Pères et des docteurs et c'est de leurs paroles, comme d'autant de traits, qu'elle.cherche à composer un tableau moins varié, mais plus sûr, des deux éternités. C'est au second parti que Frà Jacomino s'est rangé, et à cette préférence même on reconnaît bien l'homme d'Eglise, le théologien nourri des lettres divines et humaines, qui s'honore de ne rien tirer de son fonds, de tout emprunter, comme il le dit, aux textes sacrés, aux sermons, aux écrits des saints. Rien n'est plus commun au moyen âge que ces sortes de compilations. Mais la hardiesse et la nouveauté, c'était de les revêtir d'une forme poétique, d'un langage plébéien, de les destiner à la foule qui s'attroupait autour des chanteurs, sur les places et les marchés. En effet, les deux compositions dont il s'agit, écrites en dialecte véronais, l'une de trois cent quarante vers, l'autre de deux cent quatre-vingts, ont toute la forme de ces Chansons de Geste qui faisaient le tour de l'Europe au treizième siècle. Les vers de treize syllabes, rangés quatre à quatre en stances terminées par les mêmes rimes, rappellent les alexandrins et les tirades monorimes de nos vieux poëmes carlovingiens. On reconnaît même, au commencement et à la fin, l'imitation de ces passages où les romanciers s'efforcent de réveiller la curiosité de leur auditoire par les grands récits qu'ils promettent et par le mépris qu'ils font de leurs devanciers et de leurs
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rivaux. Quand Frère Jacomino assure à ses auditeurs que son poëme n'est ni fable, ni dire de bouffons, il vent lutter d'intérêt avec les fabuleux récits d'Olivier et de Roland, que les jongleurs de son temps récitaient sur les théâtres de Milan et de Vérone. C'est ce qu'il ne faut point oublier en parcourant ces deux petits ouvrages, dont je ne dissimulerai pas les trivialités, afin de pénétrer jusqu'au vif dans les habitudes d'un peuple qui ne se laissait instruire et gagner qu'à ce prix ('!).
Voici le début de l'Enfer « A l'honneur du Christ, Seigneur et Roi de gloire, et pour le bien des hommes, une histoire je veux vous conter qui maintes fois s'en souviendra aura grande victoire du faux ennemi. Je veux vous dire des nouvelles de ia cité d'Enfer combien elle est perverse et félonne. Elle s'appelle de son nom Babylone la Grande je répéterai ce qu'en rapportent les saints. Or, quand vous aurez entendu le fait et la raison, comment cette cité est construite en chacune de ses parties, peut-être, par un vrai repentir, obtiendrezvous.quelque pardon de vos péchés (2). a (1) Voyez, sur les formes ordinaires de l'épopée carlovingienne, l'Hisloire de la Poésie provençale, par M. Fauriel, t. M, chap. xxv; sur ta popularité des Chansons de Geste, en Italie, au moyen âge. Alberto Mussato, de Ge~ts /~Hcon<)); post Henricum prtefatio ad librum HI « Et solere etiam ampiissima regum ducumque gesta, quo se vulgi intelligentiis conférant, pedum syllabarumquemensuris variis in vulgares traduci sermones, et in theatris et in pulpitis cantilenarum modu)ationë proferri.
(2) On me pardonnera si je suis obligé de reproduire ici quel-
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La cité du mal est bâtie dans les profondeurs de l'abîme, longue, large, haute, et tout embrasée. Si l'on y jetait tout ce que la mer roule de flots, ils se consumeraient comme la cire fondue. Au milieu coulent des eaux troubles et empoisonnées, entre des bords couverts d'épines, 'd'orties et de broussailles plus tranchantes que le fer. Au-dessus s'arrondit un ciel pesant, tout de fer et de bronze, appuyé sur des montagnes et des rochers qui ne laissent pas d'issue. Typhon, Satan et Mahomet veillent à la porte malheur a qui passera par leurs mains Une haute tour surmonte l'entrée là se tient une sentinelle que nul homme ne peut tromper, qui ne dort jamais. Nuit et jour elle crie « Tenez la porte close et gardez bien les passages « et les chemins; que nul de vos gens ne s'échappe « Mais, si quelqu'un vient à vous, que la porte soit « ouverte et le pont baissé (!).)) » °
ques pages qui ont déjà paru dans mes Documents inédils, où j'ai publié le texte des deux poëmes italiens (p. H8,291, etc.). Ces pages rentrent nécessairement dans le dessein de mon travail sur les Poëtes franciscains, et il m'est permis desupposer que les deux ouvrages n'auront pas les mêmes lecteurs. C'est d'ailleurs le seul emprunt que j'aie fait aux Doc;nMM<s, et encore y ai-je introduit des changements considérables. Voici le début de l'El/fer: A l' onor de Christo, Segnor e Re de gloria, t.
E a terror de )'om, cuitar voio un' ystoria;
La qua) spese iiae ki ben l' avrà in memoria,
Contra falso enemigo ell' a far gran victoria.
( ) ) Je n'ai pas besoin d'indiquer les nombreux rapports de cette cité infernale avec celle de Dante. Voyez surtout les chants III, YHf, XIV, XVHI de l'Enfer.
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Le roi de cette ville des douleurs se nomme Lucifer, et les démons qui le servent sont peints sous les traits que leur prêtait l'imagination populaire, sans doute pour se venger des terreurs qu'ils ,lui causaient. Jacomino, comme Dante, comme Orca:gna, comme Michel-Ange, les représente le front cornu, les mains velues,'plus noirs que charbons, hurlant comme loups, aboyant comme chiens, armés qui de lances, qui de fourches, qui de bâtons et de tisons brûlants. Ils respirent la flamme l'un attise le brasier, l'autre bat le fer ou coule le bronze. A cette description, on ne s'étonne plus que. le bon religieux s'effraye et s'écrie, « Si horrible à voir est cette cruelle compagnie, qu'on aurait plus de plaisir à être chassés à coups d'épines, par monts et par vaux, de Rome jusqu'en Espagne, qu'à rencontrer un seul de ceux-ci-dans les champs ('!).))
Le peuple de l'enfer n'a pas de plus grande joie que la venue d'un réprouvé. On s'empresse au-devant de lui, on le reçoit avec des chants de triomphe. Mais à peine est-il entré, qu'on lui lie les pieds et les poings, et qu'on le présente au roi de la Mort. Celui-ci le livre à un de ses perfides ministres, pour le jeter dans un puits plus profond que le ciel n'est élevé au-dessus de l'abîme. Si forte est la puanteur (1) Cf. Dante, Enfer, chant XXII, 15.
Noi andavam con )i dicci dimoni*
Ahi fiera cômpagnia 1
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qui en sort, qu'elle se sent de mille lieues et plus. Là fourmillent les serpents, les vipères, les basilics et les dragons. Si l'on en retire le pécheur, c'est pour le précipiter dans des eaux d'une si grande froidure, qu'un jour y semble une année; après quoi on le plonge dans une flamme telle, qu'il regrette la glace. Ce feu sinistre et fétide ne jette aucune lumière. Il est à celui de la terre ce que serait celui-ci au feu peint sur la pierre ou dans un livre. « Alors vient un cuisinier qui a nom Beizébut, un des pires de l'endroit, qui met le coupable rôt-ir comme un porc à un grand épieu de fer. Il l'arrose de fiel et de vinaigre, il en fait un fin régal qu'il envoie au roi des enfers. Et celui-ci y mord, et, tout en colère, il crie'au messager « Va, dis à ce « méchant cuisinier que le morceau est mal cuit; « qu'on 'le remette au feu, et qu'on l'y laisse. » Voilà un passage destiné à réjouir la foule, à lui arracher ce rire qui fait la conquête d'un auditoire, et le livre sans défense aux leçons qu'on lui réserve. En effet, le poète a déclaré qu'un sens profond se cache sous les figures de son langage les supplices qu'il a décrits ne sont que l'image grossière de ces maux éternels qu'il désespère d'exprimer, « quand il aurait cinq cents bouches, quand il en aurait mille, qui ne se tairaient ni le jour ni la nuit. » Il profite de la terreur où il a jeté les esprits pour se. relever par la peinture des peines morales des damnés, et par les enseignements qu'il
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en tire. « Mieux vaudrait au méchant être mort « mille fois que de vivre une seule heure; car il n'a « ni parent ni proche. ami qui le puisse aider. Le « fils rencontre le père, et maintes fois ils se que« relient. Père, dit le fils, que te Seigneur qui porte « couronne au ciel te maudisse dans ton corps et « dans ton âme! Car tant que je fus au monde tu « ne me châtias point, mais tu m'encourageas dans « le mal. Et je me rappelle encore comment tu me « poursuivais le bâton au poing, si je manquais de « tromper le voisin et l'ami de la maison. » Le père lui répond « Fils maudit, c'est pour t'avoir « voulu trop de bien que je me vois en ce lieu. Pour « toi j'ai abandonné Dieu, m'enrichissant de rapi« nés, d'usures et de maltôtes. Nuit et jourj'endu« rais de grandes peines pour acquérir les châ« teaux, les tours et les palais, les coteaux et les « plaines, les bois et les vignes, afin que tu fusses K plus à l'aise. Mon beau doux fils, que le ciel fe « maudisse! car je ne me souvenais pas des pau« vres de Dieu, qui mouraient de faim et de soif <:< dans les rues! » En même temps les deux réprouvés se précipitent l'un sur l'autre comme pour se donner la mort; et, « s'ils pouvaient en venir aux dents, ils se mangeraient le cœur dans la poitrine. » Rien ne peut ajouter à l'horreur du dernier trait. Le poëte se fait tout pardonner par cet éclat foudroyant contre les méchants de son siècle, par ce
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retour plein de tendressse sur les pauvres. Il n'a plus qu'à finir, et c'est ainsi qu'il congédie son auditoire « Sachez que ceci n'est ni fable ni dire de bouffons. Frère Jacomino de Vérone, de l'Ordre des Mineurs, l'a composé de textes, de gloses et de sermons. Maintenant demandons tous qu'à l'auteur de l'histoire, et' à vous qui l'avez entendue avec grande dévotion, le Christ et sa mère donnent récompense (!).))
Une composition si .étrange ne peut être jugée qu'en présence 'des souvenirs, des mœurs, des désordres qui l'inspirèrent. Le pieux écrivain doit moins qu'il ne dit aux textes sacrés. Les livres saints, comme les Pères des premiers siècles, enseignent toujours les peines éternelles ils les décrivent peu. Quelques versets de l'Apocalypse laissent seulement apercevoir, comme dans le lointain, le puits de l'abîme et l'étang de feu mais il semble que le disciple bien-aimé ait hâte de se détourner de ces menaçantes apparitions. Plus tard, quand la chute de l'empire romain et la ruine de tout l'ordre visible du monde eurent poussé plus vivement que jamais la pensée des hommes vers les choses invisibles, saint Augustin et saint Grégoire le Grand s'occupèrent de porter la lumière dans l'abîme, et d'éclaircir le mystère de la justice (1) Ke queste non fable, nè diti de buffon.
Jacomin da Verona, de l'Ordeno de Minori,
Lo copula de testo, de glose et de sermon.
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divine. A mesure que la barbarie s'avance, que les esprits deviennent plus grossiers, les cœurs plus durs, il faut bien que l'Église les gouverne par la terreur, qu'elle leur parle la langue qu'ils se sont faite. Si elle les entretient de bûchers, 'd'instru-
ments de supplices, c'est qu'elle en voit de toutes parts. Quand les pirates normands, les Hongrois, les Sarrasins, brûlaient la moitié de l'Europe,.je ne m'étonne point de reconnaître le reflet de ces
Incendies dans l'Enfer des prédicateurs contemporains. Ne les accusez pas de noircir les imaginations ils les trouvent effrayées, et ne se servent
J.
de ces frayeurs que pour régler, pour calmer les consciences. Voilà les modèles auxquels Frà Jacomino s'attache; et c'est peut-être d'une compilation théologique attribuée à saint Bonaventure, sous le titre de F<MMCM~M~MS, que le Franciscain de Vé-
1 l
rone a tiré la première ébauche de sa cité infernale
avec ses feux et ses glaces, les fureurs des démons, et les pécheurs qui s'entre-déchirent (1). Mais tout n'est pas tragique dans l'enfer poétique (t) Apocalyps., cap. xx.–S. Augustin, de Civitale Det.lib.XX, cap. xxn lib. XXI, c.q). xx. Saint Grégoire, Morahum, lib. XV, cap. xvn lib. IX, cap. xxxtx. Dialog., lib. IV, cap. XLv. Saint Bonaventure, Fascicularius, cap. m a Dicitur ignis ille ad ignem nostrum tanti esse caloris quanti noster ignis est ad depictum. » Comparez ce passage avec les vers de Jacomino E siccom' è niente a questotereri togo
Quel k'è depento en carta, ne'n mur, ue'n altro logo,
Cosi seravo questo se l'a quel foe;o aprovo
De to quat Deo ne guardo, k'e) no ne possa no<ro )
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du moyen âge. La comédie finit toujours par y trouver place; et j'én vois deux raisons, l'une littéraire, l'autre religieuse. D'une part, les esprits gardent encore cette mobilité de l'enfance qui passe en un moment des larmes au rire, cette naïveté qui ne sait pas se contraindre et se plier à la régularité d'un'genre convenu. Aussi n'y a-t-il pas de roman de chevalerie sans un épisode comique, comme Calderon n'a pas d'Auto sacramental sans un rôle .burlesque, comme on ne voit pas de cathédrale si majestueuse qui ne recèle sous ses gouttières, sur ses chapiteaux, dans les boiseries de ses stalles, de grimaçantes et risibles figures. D'un autre côté, c'est le conseil de tous les maîtres de la vie spirituelle, de combattre la tentation par le mépris et ce mépris eut son expression symbolique dans les formes grotesques sous lesquelles on représenta le tentateur et ses suppôts. L'antique peinture qui décore l'abside de Sainte-Marie de Toscanella montre Satan assis au milieu des flammes, broyant de ses dents impitoyables les âmes coupables qu'il rend dans la gueule d'un monstre placé sous ses pieds (i). C'est la fidèle réminiscence d'une description reproduite dans deux légendes célèbres, celle de Tundale et celle du jeune Albéric. Dante
(i) Memorie Mfort'ched~Hac~~TMMaMa, da Fr. Ant. Turiozzi. Sur la vision de Tundale et celle d'Albérie, qu'on me permette de renvoyer au travail d~ja cit& Des Sources poétiques de la Divine Comédie. Dante, Eyer, chants XVIU, XXI et XXII.
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lui-même, l'austère exilé, le disciple d'Aristote, de Virgile et de saint Thomas, n'hésite pas à interrompre l'éternel ennui de son Enfer par les scènes bizarres des damnés se débattant sous l'onde fétide, et par ]a trompette ridicule 'au son de laquelle marchent les démons.
Ces rapprochements font -l'excuse de Frà Jacomino ils achèvent de le ranger parmi ces poëtes hardis qui frayèrent, à l'auteur de la Divine CoM~ die les chemins de l'éternité. Mais le Franciscain, moins sûr de ses forces, plus pressé d'arriver au terme, ne passe pas, comme Dante, par la montagne du Purgatoire pour s'élever au Paradis. 11 se conforme plutôt à la pensée de saint Augustin, à qui il semble avoir emprunté l'idée des deux cités ennemies, bâties par deux amours l'une par l'amour de Dieu poussé jusqu'à la haine de soi, l'autre par l'amour de soi poussé jusqu'à la haine de Dieu. A lit Babylone de l'Enfer il oppose la Jérusalem.du ciel. Là rien ne trouble plus la .sérénité de son imagination ni la douceur de son, langage. Il ne reste qu'à le traduire en l'abrégeant quelquefois, mais en se gardant bien de l'interrompre. « D'une sainte cité je vais deviser un peu; je vais dire, à qui veut l'entendre, comment elle est faite au dedans; et si quelqu'un retient ce que j'en dirai, grand profit lui fera, sans mentir. La Jérusalem céleste est son nom, ville du Dieu très-haut, illustre et belle, où le Christ est Seigneur, bien
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différente de celle qu'on pomme la ville des douleurs, Babylone la grande, où réside Lucifer avec sa compagnie. De mes paroles les unes sont certaines et véritables; les autres, comme j'en avertis,
seront figures: si quelqu'un les méprise et les prénd
seront figures si quelqu'un les méprise et les prend
en mauvaise part, bien me semble qu'il n'est point ami de Dieu (1).
« Premièrement la ville est murée de toutes parts, bâtie en forme carrée aussi hauts sont les murs que longs et larges. Sur chaque côté s'ouvrent trois belles portes, élevées, spacieuses, plus brillantes qu'étoiles leurs voûtes sont ornées d'or et de perlés, surmontées de créneaux de cristal, et au-dessus se tient en sentinelle un chérubin, le front ceint d'une couronne d'hyacinthe, la main armée de l'épée de feu, qui ne laisse pénétrer ni dragon, ni serpent, ni chose qui puisse nuire. Le pécheur n'entre pas, si grandes que soient ses forces Au milieu court un beau fleuve, entouré d'arbres et de fleurs qui exhalent un grand parfum. Claires sont ses eaux, et plus brillantes que le soleil elles mènent avec elles en tout temps perles et pierreries étincelantes, dont chacune a tant de vertu, qu'elle est capable de rajeunir l'homme (1) « De Jerusalem cœlestt et pulchritudine ejus, et beatitudine et gaudio sanctorum. »
D'una cità santa ki ne vol oldire
Corne l'è fata dentro un poco ge vù dire
E zo kc gen diro, se bcn vol rctenire,
Gran pro ge fara, senza ncxum mentiret
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vieux et de ressusciter le mort. Les arbres plantés sur la rive portent aussi des fruits plus doux que miel, tels qu'à les goûter seulement les malades guérissent. Jamais ces arbres ne perdent leur feuillage, et chacun d'eux est si embaumé, qu'à mille lieues et plus's'en répand l'odeur. Chardonnerets, rossignols et autres beaux oiseaux y cHantent nuit et jour, répétant des airs plus mélodieux que violes, rotes et chalumeaux.
« Là, dans des jardins toujours verts, s'ébattent lès bienheureux chevaliers, qui jamais n'ont d'autre soin que de bénir le Créateur. Là sont les patriarches et les prophètes saints, tous vêtus de riches étoffes, glorifiant Dieu avec des chants et des psalmodies; les apôtres bénis, les glorieux martyrs, là grande compagnie des confesseurs et les vierges très-saintes, troupe charmante, portant la bannière de l'honneur et de la beauté, chantant une chan-' son dont le charme est si puissant,'que, si quelqu'un peut l'entendre, il ne craint plus de mourir. Cette gent bienheureuse fait un bruit si joyeux, que le ciel, l'air et tout le pays semblent pleins d'instruments et de voix. Et je vous dis encore, sans mentir, qu'en comparaison de ces voix, celles de la terre vous sembleraient mugissements de boeufs, quand vous entendriez luth, vielle, orgue et symphonie, sirène ou fée des eaux! Car c'est le Hoi divin, assis sur le trône, qui leur a montré à solfier et à suivre ce chant.
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« Mais la souveraine joie, celle qui dépasse tous les plaisirs, est de contempler la face de ce doux Seigneur. Heureux l'homme à qui Dieu se laisse voir au ciel! C'est cette vue qui rajeunit les bienheureux musiciens, et leur cœur en reverdit, leurs yeux en rayonnent, leurs pieds en bondissent, et leurs mains~'agitent comme pour mener une danse. Et plus ils contemplent, plus ils jouissent ils sont pénétres d'un amour si délicat, que chacun d'eux tient l'autre pour son maître. L'œil et l'intelligence deviennent si subtils, que du ciel jusqu'à la terre ils découvrent toutes choses. Ces saints vivent dans la certitude qu'ils ne mourront jamais d'aucune mort, mais qu'ils demeureront dans la vie, la joie et la paix. Ceci est vérité, et l'Écriture le dit, qu'il n'y a d'autre gloire ni d'autre paradis que de voir la face et le beau visage du Dieu tout-puissant, devant lequel se tiennent les chérubins, faisant grande procession soir et matin, et priant pour nous, chétifs et petits.
« Mais, après ce que j'ai dit, mon coeur ne peut souffrir que je passe sous silence le siège royal de la Vierge Marie, et combien elle est près de Dieu, à sa droite, au-dessus de tous les anges dont la splendeur éclaire le ciel. Si haute et si belle est cette Vierge Reine, que les anges et les saints en discourent sans cesse. Tous l'honorent et s'inclinent devant elle, puis ils lui disent une prose si merveilleuse et d'un chant si beau, que le cœur ne
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peut le concevoir, ni la langue le proférer. Or, pour l'honneur de sa personne, cette noble Vierge, qui porte couronne au ciel, donne à ses chevaliers destriers et palefrois tels, que jamais on n'ouït dire que sur terre se trouvassent leurs pareils. Les destriers sont fauves, et blancs les palefrois ils courent plus que les cerfs, plus que les vents d'outremer. Les. étriers, les selles, les arçons et les freins sont d'or et d'émeraudes, resplendissants et d'un travail exquis. Et,'pour compléter l'équipage qui convient à de grands barons, elle leur donne aussi un gonfalon blanc, où elle est représentée victorieuse de Satan, ce lion perfide. Ce sont là les chevaliers dont je devisais tout à l'heure. Le Père, le Fils, et l'Esprit-Saint les ont donnés à la dame du ciel pour se tenir sans cesse devant elle; en sorte que ceux-là pourront s'estimer bien heureux, qui feront les œuvres requises, afin de vivre dans la société des saints couronnés de fleurs, au service d'une telle dame pendant l'éternité. »
Ici l'auteur renonce à prolonger la description d'un bonheur que nul homme ne peut comprendre.. « Maintenant, achève-t-il, prions tous la Vierge Marie que pour nous elle se tienne sans cesse devant Jésus-Christ, et, qu'au bout de la vie elle nous fasse préparer l'hôtellerie du ciel. )) Sans doute on peut trouver dans le Paradis de Frère Jacomino un luxe bien terrestre et des plaisirs bien monastiques: Rien ne semble moins atLES POËTES FttANC. 9
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trayant pour les imaginations modernes, que la perspective d'une psalmodie éternelle sous des voûtes d'or. Toutefois, le poëte reproduit plusieurs traits de la vision décrite aux chapitres xxi et xxn de' l'Apocalypse. C'est là que paraît la Jérusalem nouvelle, avec ses murs de jaspe, avec ses palais d'or et de cristal. Or, quand l'apôtre saint Jean, le plus sublime des évangélistes, employait ces images, il ne voulait assurément pas proposer un genre de bonheur si misérablè à des chrétiens, à des hommes nourris dans le mépris des richesses, dans la mortification des sens, dans l'attente du martyre. Mais, selon le génie de l'Orient et la tradition des prophètes, il parlait une langue symbolique, comprise de ses lecteurs. Lui-même, dès le début de son livre, donne l'exemple' des interprétations qu'il autorise, qui se perpétuent après lui. Toute l'antiquité, et avec elle tout le moyen âge, attribuaient aux métaux et aux pierres des propriétés mystérieuses, des affinités morales qui permettaient de les prendre pour des emblèmes d'autant de vertus. C'est pourquoi l'Eglise, si discrète dans le choix des peintures proposées aux regards des chrétiens, elle qui admit si tard dans le lieu saint les représentations de l'enfer, n'hésita pas à y reproduire de bonne heure la vision du vieillard de Patmos. De là ces admirables mosaïques qui ornent l'abside de tant de basiliques italiennes, du cinquième au treizième siècle, où la
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Jérusalem céleste est représentée dans tout son éclat, sans omettre ni lès portes, resplendissantes, ni les anges commis à .leur garde, ni l'arbre de vie uguré par le palmier, ni le fleuve qui forme ordinairement la bordure du tableau. Souvent aussi les patriarches et les .apôtres y sont peints sous les traits de vingt-quatre grands .vieillards tout blancs, qui étendent les bras pour offrir au Christ leurs couronnes, pendant qu'on, voit s'avanceriune longue procession de vierges et de martyrs richement vêtus, et portant des palmes dans leurs mains. Voilà ce que Frà Jacomino avait pu admirer à Saint-Jean de Latran, à Sainte-Praxède, s'il avait visité Rome; à Saint-Apollinaire le Neuf, de Ravenne enfin, sans sortir de sa province, à Saint-Marc de Venise, et dans bien d'autres églises maintenant détruites sur cette terre d'Italie où l'on a tant bâti, mais encore plus renversé. Ce .qu'il y voyait s'expliquait pour lui par des interprétations enseignées dans toutes les écoles, prêchées dans toutes les chaires (1).
(1) Apocalyps., cap. xxi et xxït. Au chapitre t, verset 20, l'apôtre interprète lui-mème une partie de sa vision e Septem steXacangeli sunt septem Ecclesiarum; et candelabra septem septem Ecdesise sunt. x Voyez le commentaire d'André de Césarée, au tome V de la B;Mto~Ca Pa<fUM maxima. Quant à celui de saint Victorin, on a lieu d'y soupçonner des interpolations qui dateraient du sixième siècle. Sur les mosaïques de Rome et de Ravenne, Ciampini, Vetera Mo/!Mme~< tom. t et tt; Fabri, Memorie sagre di /<aMKna. 0/as~ sn~s, au tom. VI de l'édition déjà citée des Œuvres de saint Bonaventure, tit. X, cap. v « Fides etiam debet
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Mais.les imaginations belliqueuses du moyen âge avaient d'autres besoins que la foi calme et recueillie des premiers chrétiens il fallait que les tableaux de l'immortalité s'accordassent avec la nouveauté des inclinations et des mœurs. Le livre de DM~ose~tts, attribué à saint Bonaventure, décrit l'assemblée des saints' comme une de ces cours plénières dont le spectacle charmait les peuples de ce temps.: « Le Christ y. règne en souverain; la sainte Vierge Marie y paraît en reine avec ses suivantes lés patriarches et les prophètes sont les conseillers du prince. Les apôtres hgurent comme des sénéchaux chargés de ses pleins pouvoirs, et les martyrs comme de preux chevaliers qui ont vaincu les trois royaumes du monde, de la chair et du diable (1). » Plusieurs critiques ont jugé ces descriptions indignes de la gravité de saint Bonaventure cependant, aux souvenirs de chevalerie dont elles sont rehaussées, on reconnaît les habitudes de la poésie franciscaine, et comme une allusion au songe prophétique où saint François vit les murs du palais céleste couverts de trophées et d'aresse cœlestis, non terrea. et hoc signat sapphirus, qui habet cœlestem colorem, sicut coelum serenum. Spes \'eni:c figuratur per smaragdum, qui colorem habet viridem et gratiosum. ? » (1) Dix sah;(M, fit. X, cap. Yi a Ihi enim est Christus, tanquam monarcha prsecipuus. Ibi enim est Regina cum puellis. Ibi sunt ange tanquam mnbDissuni regis domicelli. Ibi sunt patriarchaset prophète. quibus, tanquam Sfnioi'ibus expertis, révélât mystcriufn con~istorii sui. Ihi sunt apostoli tanquam régis senescalchi, habentes plefiitudinem potestatis. Ibi sunt martyres, sicut strenuissimi regis milites. »
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mures. Frà Jacomino va plus loin il n hésite pas à représenter ses paladins célestes sur de blancs destriers, et les chevaux de bataille frappant du pied le pavé d'or de la Jérusalem éternelle., à peu près comme à Sienne, au jour de l'Assomption, des hommes d'armes à cheval entraient dans la cathédrale, et allaient à l'offrande entre deux rangs de jeunes filles voilées. Aux images du paradis sacerdotal, qui avait contenté la piété des premiers temps chrétiens, se mêlaient celles d'un paradis chevaleresque, conforme aux habitudes guerrières du treizième siècle.
Mais déjà cette musique toute divine dont notre vieux poëte raconte si complaisamment les effets, ces chants qui n'ont pas d'écho sur la terre, ces fleurs qui couronnent le front des saints, sont comme les premières ébauches d'un paradis poé.tique fait pour la délicatesse des imaginations modernes. Dante achèvera de le peindre à bien peu de frais, et avec des traits presque immatériels, quand il décrira le ciel sous la forme d'une grande rose blanche dont les feuilles sont les trônes des bienheureux, et du calice de laquelle les anges, comme autant d'abeilles, montent vers le Soleil éternel. C'est ainsi que l'art chrétien se plie successivement aux habitudes des esprits, pour les entretenir de la vie future, qu'ils ne peuvent concevoir, mais qu'il ne leur permet pas d'oublier. Cependant, de ces peintures impuissantes, se dé
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gage la pensée d'une félicité toute spirituelle, toute contenue dans la contemplation de la Vérité infinie, dans le progrès perpétuel de l'intelligence et de l'amour. Le vieux poète de Vérone ne pense pas autrement. Tout est figure, allégorie dans ses récits. Au fond, il ne connaît d'autre paradis que de voir Dieu face à face, de s'éclairer de sa lumière, de s'embraser de sa charité et aucun trait ne le relève plus à mes yeux, dans un siècle si violent, si ensanglanté, si tourmenté de haines et d'ambitions, que l'idée d'un ciel où « les élus s'aimeront d'une tendresse si délicate, que chacun tiendra l'autre pour son maître. »
On pourra trouver que je me suis arrêté aux poëmes de Frà Jacomino avec cet excès de complaisance que les Christophe Colomb des bibliothèques ont trop souvent pour leurs découvertes bibliographiques. Cependant je n'ai pas pensé découvrir un monde dans ce peu de vers, mais seulement, une feuille qui méritait d'être rattachée à la couronne poétique de l'Ordre de Saint-François. Avant d'aller plus loin,.et pour achever 1 histoire du génie franciscain pendant cette seconde période, il reste à parler des trois édifices où il laissa des traces immortelles je veux dire Sainte-Marie la Glorieuse de Venise, Saint-Antoine de Padoue, et, à Rome, l'église d'a Cœ
Ceux qui visitent Venise, ravis par les incomparables beautés de Saint-Marc, ont le tort de négli-
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ger d'autres monuments qui feraient à eux seuls l'orgueil de bien des villes. Telle est l'église de Sainte-Marie la Glorieuse, élevée par les Frères Mineurs en '1250, pendant que les Frères Prêcheurs bâtissaient, 'de l'autre côté du grand canal, l'église des saints Jean et Paul. Là, comme à Bologne, comme à Florence, on trouve les deux milices de saint Dominique et de saint François campées aux deux bouts' de la ville pour la garder, et rivalisant de génie dans leurs édinces comme de zèle dans leurs œuvres. Les Dominicains eurent plus d'artistes parmi eux, les Franciscains en inspirèrent .davantage hors de leurs rangs. Pour construire leur sanctuaire de, Venise, ils ne trouvèrent pas que ce fût trop d'appeler Nicolas de Pise, ce grand homme qu'on voit, comme Arnolfo di Lapo, comme Cimabuë, au berceau de la renaissance italienne. Il ébaucha la façade austère et sans ornements qui convenait à une église de mendiants; mais il la perça d'un portail admirable, pour inviter franchir le-seuil. A l'intérieur tout fut grand les trois nefs eurent les proportions d'une cathédrale, et l'abside, avec ses longues fenêtres et ses vitraux resplendissants, s'élança vers le ciel, comme afin d'y suivre la bienheureuse Vierge Marie dans son triomphe. Le peuple italien, si bien inspiré dans les invocations sous lesquelles il met ses églises, a donné à celle-ci le nom de Glorieuse, et c'est à l'ombre de cette gloire pacifi-
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que et chaste que sont venues se reposer les plus bruyantes renommées de Venise doges, généraux, savants, peintres et sculpteurs, jusqu'à Titien et Canova. Ces hommes ambitieux, passionnés, amis des richesses, mais chrétiens après tout, ont jugé que le plus sûr était de mettre leurs tombes sous la garde de l'humilité et de la pénitence. Padoue est, comme Assise, un de ces lieux qu'une seule pensée remplit, qui vivent d'une tradition, d'un tombeau. Sans doute cette cité savante n'a oublié ni son fondateur Anténor, ni Tite Live qu'elle vit naître, ni son université vieille de six cents ans. Mais ce qui semble dater d'hier, ce qui fait l'orgueil du peuple, c'est le souvenir de saint Antoine; le disciple bien-aimé de saint François. Antoine mourut en 1251 en 1252 il était mis au rang des saints, et en 1237 commençait à s'élever l'admirable église nommée de son nom. On ne se proposa d'abord que d'honorer sa sépu!ture en élevant au-dessus cet édifice étrange, avec ses sept coupoles et ses deux clochers, où l'on reconnaît l'imitation de Saint-Marc de Venise et le voisinage de l'Orient; avec sa façade élégante et grave, dessinée par Nicolas de Pise, et les deux rosaces de sa travée, dignes des plus belles cathédrates du Nord. Mais les saints sont des maîtres exigeants qui ne laissent pas de relâche à leurs ndèles il fallut couvrir de peintures les piliers, les murs, les voûtes. Il y eut surtout deux chapelles où la vie du
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Sauveur, l'apostolat 'de saint. Philippe et de, saint Jacques, les miracles du saint titulaire,. formèrent une suite de tableaux pleins d'une naïveté qui n'exclut ni le pathétique ni la grandeur. Les coins les plus obscurs se peuplèrent d'images, de statues, de bas-reliefs. L'art, n'ayant plus rien à faire au dedans, finit par envahir le cloître attenant, l'oratoire de Saint-George, où deux maîtres excellents du quatorzième siècle peignirent la légende de saint George et celle de sainte Catherine; enfin le lieu appelé ~CMO/a Santo, tout décoré de fresques du Titien. Rien ne charme comme ces monuments qu'on n'a. jamais fini de visiter, qui réservent toujours quelque chose à la surprise du voyageur, chapelles latérales ou souterraines, cloîtres, oratoires. On y reconnaît bien ce caractère du génie, de ne jamais se contenter, et de ne jamais croire qu'il en ait assez fait pour l'expression de l'idée qui le tourmente et le ravit. En effet, l'inspiration sortie du tombeau de saint Antoine ne sut se contenir ni dans l'église qu'elle avait élevée, ni dans ses dépendances; elle déborda pour ainsi dire dans la ville entière. Elle y attira Giotto pour peindre la charmante église de Sainte-Marie dell'A~'6Ma, le mieux conservé et peut-être le plus complet ouvrage de ce maître elle lui forma cette école de deux cents élèves qui ornèrent de leurs fresques le Baptistéie, l'église des Ermites, et jusqu'à la voûte immense, du palais communal.
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L'église d'.4ra Co~ est bien plus ancienne que l'Ordre de'Saint-François. Dès les premiers siècles, une basilique chrétienne.s'ëtait élevée sur les ruines du temple de Jupiter Capitolin~à l'endroit même où, selon la tradition populaire, la sibylle avait montré à Auguste le ciel ouvert, et., debout sur un autel, la Vierge tenant son enfant dans ses bras, pendant qu'une voix venue d'en haut disait « Cet autel est celui dû-Fils de Dieu. » De là le'nom d'a Cœ et le respect des peuples pour ce sanctuaire déjà vieux, quand Innocent IV, en 1252, en confia la garde aux .Frères Mineurs. C'est par leurs soins que l'église acheva de prendre ce caractère sévère et gracieux qui en fait un des lieux les. plus attachants de cette Rome, dont on ne.sait pas se détacher. Au dehors, la façade est pauvre et nue; à l'intérieur, vingt-deux 'colonnes de granit forment trois nefs avec toutes les dispositions principales des basiliques primitives, avec les deux ambons pour la lecture des Livres saints. Ajoutez à ces beautés une mosaïque où Cavallini, ce pieux disciple de Griotto, représenta la prophétie de la sibylle'; puis la chapelle de saint Bernardin de Sienne, toute'rayonnante des fresques 'de Pinturicchio enfin, si l'on sort par le portail latéral,. une longue échappée de vue sur le Forum, le Cotisée, et le désert de la campagne romaine. C'est bien l'image de cette vie prêchée par saint François, où tout est pauvreté au dehors, grâce au de-
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dans, avec une sereine perspective de l'éternité. Chaque année, au jour de Noël, on dresse dans l'église un simulacre de l'étable de Bethléem. Là, à la clarté de mille cierges, on voit sur la paille de la crèche l'image d'un nouveau-né; Un enfant, à qui l'usage permet en ce jour de prendre la parole dans le lieu saint, prêche la foule, et la convie à aimer, à imiter l'Enfant-Dieu, pendant que les jM/~eraW venus des montagnes du Latium donnent, avec leurs cornemuses, de joyeuses sérénades aux madones du voisinage. L'étranger, peu accoutumé à la naïveté de ces fêtes, se retire peut-être en haussant les épaules; mais l'ami des vieilles légendes, en rentrant chez lui, ouvre l'histoire de saint François par saint Bonaventure, c'est là qu'il retrouve dans un court passage l'origine de la crèche d~'<t Cû~t, et comme une racine de plus de cette poésie populaire, de cette plante tenace que six siècles n'ont pu arracher. « Il arriva que, la troisième année avant sa mort, saint François, pour réveiller la piété publique, voulut célébrer la Nativité de l'enfant Jésus avec toute la solennité possible, dans le bourg de Grecio. Ayant donc obtenu du Souverain Pontife la licence nécessaire, il fit préparer une crèche, apporter, la paille, amener un bœuf et un âne. Les Frères sont convoqués, le peuple accourt; i la forêt retentit de cantiques, et cette nuit vénérable devient toute mélodieuse de chants, toute resplendissante de lumières. L'hommedeDieu se tenait devant
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la crèche, pénétré de piété, baigne de larmes et inondé de joie. La messe est célébrée, et François, comme diacre, y chante te saint Évangile. H prêche ensuite au peuple assemblé, et lui annonce la naissance de ce Roi pauvre, que, dans la tendresse de son cœur, il aimait à nommer le petit enfant de Bethléem. Or, un vertueux chevalier, sire Jean de Grecio, qui, pour l'amour du Christ, abandonna plus tard les armes séculières, attesta qu'il avait vu un petit enfant d'une extrême beauté, dormant dans la crèche, et que le bienheureux Père François pressait dans ses bras comme pour te réveiller (1). »
(1) S. Bonaventure, Z.~M<<s5. Francisci, cap. x.
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CHAPITRE IV
LE BIËNHEUKEUX JACOPONE DE TODt
Les grands poëtes ne naissent pas d'ordinaire aux temps héroïques. Ils viennent après, lorsque' ces temps sont assez loin pour laisser se dissiper les ombres qui s'attachent toute gloire humaine, assez .près encore pour que l'intérêt du passé subsiste, et que le regret se mêle au souvenir. L'~M~e paraît au déclin des premières monarchies grecques, et Virgile ne fait qu'ensevelir avec une pompe toute divine la liberté romaine. La Providence met des poëtes dans les sociétés, qui tombent, comme elle met des nids d'oiseaux dans les ruines pour les consoler.
Les dernières années du treizième siècle réunissaient tous les signes d'ùne décadence. Deux grandes affaires avaient fait le tourment et la gloire du moyen âge c'étaient les croisades et la querellé du Sacerdoce et de l'Empire. Maintenant, le dernier cri des croisades venait d'expirer avec saint Louis sous les murs de Tunis, et la chrétienté découragée
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ne ressentait encore que les désastres des guerres saintes, sans pouvoir en juger les bienfaits. D'un autre côté, cette génération de papes héroïques, dont Grégoire VII fut le premier, avait paru s'arrêter à Innocent IV. La puissance impériale, vaincue en la personne de Frédéric II, ne songeait plus qu'à, dompter l'insubordination de ses vassaux d'Allemagne. Ainsi l'Italie avait vu finir cette lutte des deux pouvoirs spirituel et temporel qui la déchirait, mais pour la féconder. Au lieu des doctrines, c'étaient maintenant les intérêts qui armaient les villes contre les villes, les nobles contre les plébéiens, les plébéiens enrichis contre le petit peuple et ces formidables noms de Gu.elfes.et de Gibelins, au lieu de représenter des idées, ne couvraient plus que des haines. L'abaissement de'la société se faisait sentir dans l'École. Depuis qu'elle avait'perdu ses deux chefs, saint Thomas d'Aquin et saint Bonaventure, le combat s'était engagé autour de ces illustres morts entre ceux'qui se disputaient leurs dépouilles. A la métaphysique puissante qui soutenait tout l'édifice de la Sommede saint Thomas, se substituaient les subtilités de l'ontologie' et de-la dialectique. On commençait à délaisser les études libérales pour des sciences plus lucratives et les dix mille écoliers qui se pressaient aux leçons des jurisconsultes de Bologne, avaient plus soif d'or que de justice. Si quelques esprits meilleurs se dégageaient de la foule, la tristesse des choses,humaines
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.devait les pousser vers Dieu; et quand il' leur restait assez de pitié pour s'occuper des hommes, on comprend que, mécontents des grands et des lettrés, ils finissent par se tourner vers les ignorants', les petits et les pauvres. Ce fut la destinée d'un Italien plus ancien que Dante, et en qui l'Ordre de Saint-François trouva son poëte le plus populaire et le plus inspiré. Je veux parler du bienheureux Jacoponé de Todi.
Je ne m'engage pas sans quelque hésitation dans l'histoire de cet homme extraordinaire, qui passa du cloître à la prison, et de la prison sur les autels. On y verra des temps difficiles, i'Eglise en feu, et un grand religieux en lutte avec un pape. Mais je ne puis éviter cette difficulté de mon sujet; je continue l'étude des poëtes franciscains, j'arrive au plus illustre, à celui qui composa le ~<6~<t< il faut bien savoir quels événements l'inspirèrent. D'ailleurs, la gloire de Dieu ne fut jamais intéressée à cacher les fautes des justes. Les.incroyants peuvent s'en réjouir, les faibles s'en étonner. Les esprits fermes dans la foi en prennent sujet d'admirer la supériorité du Christianisme, qui jamais n'imagina ses saints comme les stoïciens voulurent leurs sages, comme des hommes impossibles, sans passions et sans faiblesses il les conçoit tels que. la nature les a faits, passionnés, faillibles, mais capables d'effacer par un jour de repentir plusieurs années d'erreurs.
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A l'entrée de l'Ombrie, et sur une colline qui domine le confluent du Tibre et de la Naja, s'élève la vieille ville de Todi avec sa cathédrale, sa place carrée et ses trois enceintes, la première en blocs cyclopéens, la seconde de construction romaine, la troisième bâtie au moyen âge pour envelopper de populeux faubourgs. Alors la commune de Todi rangeait sous son gonfalon une armée de trente mille fantassins et de dix mille chevaux 'quatorze châteaux lui assuraient l'obéissance des campagnes voisines (1). C'est dans cette cité puissante, agitée par toutes les passions qui remuaient les républiques italiennes, qu'avant le milieu du treizième siècle la noble fam ille des Benedetti célébrait le baptême d'un enfant nommé Jacques. Lui-même s'est plu à décrire dans un de ses poèmes les soins qui entourèrent son premier âge, sa mère s'éveillant chaque nuit, allumant la lampe, et se penchant avec une terreur pleine d'amour sur le berceau où criait le nouveau-né. Un peu plus tard, il nous montre son père grave et rigide, usant de la verge quand l'enfant mutin tardait d'aller à l'école, et pleurait d'envie à voir les jeunes garçons jouer dans les rues. Cependant Jacques parcourait rapidement les trois degrés qui formaient encore, comme au temps des Romains, toute l'économie de l'enseigne-
(1) Orlandini, Coro~ra/M ~st'ca, storica, statistica d'Italia, tom. X.
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ment profane, c'est-à-dire la grammaire, la rhétorique et ia jurisprudence. L'étude des lois le conduisit probablement à Bologne; et je crois reconnaître les moeurs de cette fameuse écd!e, quand .Jacques peint les prodigalités de sa jeunesse, l'orgueil de se bien vêtir et de beaucoup donner, les festins et les fêtes auxquels tout l'or de Syrie ne suffirait pas. Puis venaient les querelles, la honte de rester sans vengeance, et, après s'être vengé, la crainte des représailles. Voilà bien les habitudes de ces turbulents écoliers de Bologne qu'on voit toujours en armes, défiant les magistrats, battant les archers de la commune, et poussant si loin la passion du luxe, qu'il fallut des défenses réitérées pour abolir la coutume de célébrer les examens par des banquets et des tournois ('!).
Mais, quand Jacques de' Benedetti, promu au doctorat, eut été, selon l'usage, promené en robe rouge, à cheval, précédé de quatre trompettes de l'université, des, pensées plus sérieuses l'occupèrent, et son nouveau titre le mit en mesure de réparer bientôt les brèches faites, comme il. le dit, au coffre-fort paternel. Rien n'éga)ait alors le crédit des ()) Wadding, .Scn~orM 0)'<<!nMJ)/!MOrMm, cum supp)cmento Sbara!ese,p.566.–Id., ~n);(t~Mora!MM MtKO)'Km,)om. V, ad ann. 1298. Rader,. FM'Mto'tMMt SaMC/orMm.– Savigny, Histoire dK droit ro??M!H au moyen dge. Le poesie s/)tr!h;o~ del Jacopone de Todi; /r~M:t/?o?'e, con le scolie et annotazioni di fr.'t Francesco Tresatti. d.) Lugnano'. Venezia, Missûrini, )G'17, )ib t, sat. 2. staoz. 7, ~5,1-4, ). Tiraboschi, S<0r;7t <M~( ~«. ilal., toin.IX, i. t, cap. ni.
t.ESPOtiTESFEt.'fC. 10
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docteurs en droit parmi eux, les princes choisis-.saient leurs chanceliers, et les communes leurs podestats. D'ailleurs, chez les Italiens du treizième siècle, âpres au gain et processifs comme les vieux Romains, un jurisconsulte de quelque renom ne paraissait point sur la place publique sans un nombreux cortège de clients. Jacques, revenu dans sa ville natale, négligea les honneurs pour la fortune il la poursuivit avec plus d'habileté que de scrupule; et, comme le Digeste et le Code n'avaient pas de labyrinthes si tortueux dont il ne tînt le fil, enpatronnant les affaires de ses concitoyens, il eut bientôt rétabli les siennes. A tant de prospérités il crut avoir ajouté le bonheur véritable, lorsque, entre toutes les jeunes filles de Todi, il se fut choisi une compagne parfaitement belle, avec tous les dons de la richesse, de la naissance et de la vertu. Mais c'était là que l'attendait un de ces coups terribles qui forcent les hommes de se souvenir de Dieu.
II arriva qu'un jour de l'année 1268 (1) la ville de Todi célébrait des jeux publics. 'La jeune épouse du jurisconsulte fut invitée; elle prit place sur une. estrade couverte de nobles femmes, pour jouie de la fête et pour en faire le plus aimable orne(1) C'est la première date certaine que nous trouvons dans la vie de Jacopone. Aucun historien, aucun acte puMic ne fixe l'année de sa naissance nous savons seulement qu'en 1298, il y avait vingt ans qu'il était entré en religion, et qu'il y entra dix ans après la mort de sa femme.
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ment. Tout à coup l'estrade s'écroule. Au bruit des madriers qui se brisent et des cris qui éctatent, Jacques se précipite, reconnaît sa femme parmi lés victimes, l'enlève encore palpitante, et veut la délivrer de' ses vêtements. Mais elle, d'une main pudique, repoussait les efforts de son mari, jusqu'à ce que, l'ayant portée dans un lieu retiré, il put la découvrir enfin. Sous les riches tissus qu'elle portait, il aperçut un cilice au même instant, la mourante rendit le dernier soupir.
Cette mort soudaine, ces austères habitudes chez une personne nourrie dans toutes les délicatesses de l'opulence, la certitude enfin d'être le seul coupable des péchés expiés sous ce cilice, frappèrent le jurisconsulte Todi comme d'un coup de foudre. Le bruit se répandit que l'excès de la douleur venait de déranger ce grand esprit. Après quelques jours d'une morne stupeur, il avait vendu tous ses biens pour les distribuer aux pauvres; on le rencontrait couvert de haillons, parcourant les églises et les rues, poursuivi par les enfants qui 'le montraient au doigt, et l'appelaient Jacques l'Insensé Jacopone. On racontait même qu'invité aux noces de sa nièce~ il s'y était rendu sous un étrange travestissement, tout hérissé de plumes, peut-être pour railler amèrement la frivolité des plaisirs qu'il venait troubler. Sa famille lui reprochant ce délire « Mon frère, avait-il répondu, pense illustrer. « notre nom par sa magnificence; j'y veux réussir
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« par ma folie. )) En effet, c'était bien ce fou qui devait immortaliser la -riche mais obscure maison des Benedetti. Sous les égarements du désespoir, il cachait les premiers transports d'une pénitence héroïque. La pensée de la mort ne lui laissait pas de repos il demandait la paix aux Livres saints, qu'il lut d'un bout a l'autre. Il y apprenait à expier par la pauvreté volontaire les délices de sa première vie, et, en retour des applaudissements qu'il avait trop aimés, à chercher l'humiliation, le mépris, les huées des enfants. 11 y apprenait à réparer le tort d'une éloquence trop souvent prêtée à l'injustice des hommes, en les instruisant désormais, en les avertissant comme faisaient les prophètes, par des signes plus puissants que tous les discours. De même que Jérémie avait paru sur les places de Jérusalem avec des fers aux mains et le cou chargé d'un joug, pour figurer la captivité prochaine ainsi, au milieu d'une fête, Jacopone s'était montré demi-nu, se traînant sur les mains, bâté et bridé comme une bête de somme; les spectateurs s'étaient retirés pensifs, en voyant où venait aboutir une destinée si brillante et si enviée. Une autre fois, un de ses parents qui sortait du marché portant une paire de poulets, le pria de s'en charger pour un moment « Vous les remettrez, « dit-il, à ma demeure. » Jacopone alla droit à l'église de Saint-Fortunat, où ce parent avait la sépulture de sa famille, et déposa les poulets sous
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la pierre du caveau. Quelques heures après, l'autre, tout en colère, vint se plaindre de n'avoir pas trouvé ses bêtes au logis « Ne m'aviez-vous pas <x prié, répondit Jacopone, de les porter à votre « demeure? Et quelle demeure est la vôtre, sinon « celle que vous habiterez pour toujours? a C'était la parole de David « Leurs tombeaux deviendront « leurs maisons pour l'éternité (1). »
Dans les villes italiennes du moyen âge, chez des peuples passionnés, naïfs, dont toute la vie se passait sur la place publique, ces souvenirs bibliques ne semblaient pas déplacés, et la prédication pouvait prendre des libertés qu'autorisait l'exemple des saints. Souvent, quand les' folies de Jacopone avaient attroupé la foule, il se retournait pour la prêcher, et, profitant du droit qu'on lui accordait de tout dire, il attaquait sans ménagement les vices de ses concitoyens. Cependant cet orateur populaire n'avait pas encore de mission. II s'était affilié seulement au tiers ordre de Saint-François, milice laïque établie pour les fidèles qui, sans quitter le siècle, voulaient vivre sous les lois de. la' pauvreté et de la charité. C'est alors, sans doute, qu'affranchi des assujettissements du monde, et libre encore des observances monastiques, il s'enfonça avec passion dans l'étude de la théologie, dans les obscurités des mystères, dans des questions (t) Wadding, tom. V. Psalm. 48, verset 12 « Et sepulcra eorum domus illorum in aeternum. »
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dont plus tard il reconnut la témérité. Au bout de dix ans, il comprit le danger d'un genre de vie trop indulgent pour la fougue de son caractère et pour l'indiscipline de son esprit. En 1278, il vint frapper à la porte du cloître, et voulut être admis parmi les Frères-Mineurs. Ceux-ci hésitèrent d'abord à recevoir l'insensé, et le renvoyèrent d'un jour à l'autre, jusqu'à ce qu'enfin il leur prouva son bon sens en leur apportant deux petites pièces, l'une en prose latine rimée, l'autre en vers italiens. La séquence latine disait (1)
« Pourquoi le monde s'enrôle-t-il sous la « bannière de la vaine gloire, dont si passagère est « la félicité? Sa puissance tombe comme le a vase d'argile qui se brise. Plutôt qu'aux vains « mensonges du monde, croyez aux lettres qu'on a « tracées sur la glace. -Dites que sont devenus« Salomon, jadis si fameux, et Samson, le chef « invincible, et le bel Absalon, et le très« aimable --Jonathas ? Où est allé César en « descendant de la hauteur de son empire, et le « mauvais riche au sortir de son festin?. Que « la gloire du monde est une courte fête sa joie « passe comme l'ombre de l'homme. 0 pâture « des vers ô poignée de poussière ô goutte de
(1) C)<rmundusmi)itatsubvanag)oria, Cujus prosperitas est transitoria ?
Tafncitotdbiturcjuspotentia,
QuamvasaiiguHquœsunttragi)ia,etc.
RABEB.~nt/~rtM/n.
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« rosée! ô néant! pourquoi s'élever ainsi?–Tu ne « sais si tu vivras demain fais du bien, fais-en à « tous les hommes aussi longtemps que tu le peux. « N'appelle jamais tien ce que tu peux perdre. « Songe à ce qui est en haut! que ton cœur soit « au ciel! Heureux qui sut mépriser le monde » Le style de cette petite composition n'avait rien qui la distinguât des exercices ordinaires de l'école; mais le cantique italien, dont elleétait accompagnée, étincelait de'verve. Une originalité hardie, quelquefois triviale, y éclatait sous un dialecte rustique, sous un rhythme choisi pour les oreilles du peuple. La douleur et la solitude, ces deux grandes maîtresses du génie, avaient fait du jurisconsulte un poëte(l).
« Écoutez, disait-il, une folie nouvelle dont la « fantaisie me vient. L'envie me vient d'être « mort, parce que j'ai mal vécu. Je quitte les joies « du monde pour prendre un plus droit chemin. « Je veux montrer si je suis un homme; je « veux me renier moi-même et porter ma croix, « pour faire une folie mémorable. La folie est « telle que je vais la dire Je veux me jeter à corps
(1) Jacopone, Poesie sptfttMOtH, lib. I, sat. 1 Udite nova pazzia,
Che mi viene in fantasia.
Viemmi voglia d'esser morto,
Perche io sono visso a torto
Io lasso il mondan conforto,
Per pigliar piu dritta via.
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perdu chez des hommes rustiques et qui derai« sonnent, qui déraisonnent par une sainte dé« mence.
« Christ, tu connais ma pensée, et que je tiens à « grand mépris le monde où je restais dans le « désir de bien savoir la philosophie. Je préten« dais savoir la métaphysique afin de pénétrer dans « la théologie, et de voir comment l'âme peut jouir « de Dieu en passant par tous les degrés de la « hiérarchie céleste. Je prétendais pénétrer com« ment la Trinité n'est qu'un seul Dieu, comment « il fut nécessaire que le Verbe descendît dans « Marie. La science est chose divine c'est un « creuset oa se pùriuel'orde bon aloi. Mais une « théologie sophistique a fait la ruine de plu« sieurs. Or écoutez ce que je viens de penser « J'ai résolu de passer pour stupide, ignorant et « dépourvu de sens, et pour un homme plein de « bizarrerie, Je vous laisse les syllogismes, les « piéges de paroles et les sophismes, les questions « insolubles et les aphorismes, et l'art subtil du « calcul. Je vous laisse crier à votre aise, « Socrate, et toi, Platon, épuiser votre haleine, « argumenter de part et d'autre, et vous enfoncer « dans le bourbier. Je laisse l'art merveilleux « dont Aristote écrivit le secret, et les doctrines « platoniciennes, qui le plus souvent ne sont « qu'hérésies.– Une intelligence simple et pure « s'élève toute seule, et, sans le secours de leur
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« philosophie, monte jusqu'en présence de Dieu. « Je vous abandonne )es vieux livres que j'aimai « tant, et les rubriques de Cicéron dont la mélodie « m'était si douce. Je vous laisse le son des « instruments et les chansonnettes, les dames et « demoiselles jolies, leurs artifices, et leurs Sèches « qui portent la mort, et toutes leurs subtilités. « A vous tous les florins, les ducats et les carlins, « et les nobles et les écus génois, et toute marchan« dise de même-sorte. Je vais m'essayer dans a une religion puissante et dure si je suis airain « ou laiton c'est ce que l'épreuve montrera « bientôt. -,Je vais à une grande batnilte, à un « grand effort, un grand labeur. 0 Christ! queta « force m'assiste si bien, que je sois victorieux! « Je vais aimer d'amour la croix dont l'ardeur « déjà m'embrase, et lui demander d'une humble « voix qu'elle me pénètre (le sa folie. Je vais « me faire une âme contemplative, et qui triomphe K du monde je vais trouver la paix et la joie dans « .une très-douce agonie. Je vais voir si je puis (( entrer en paradis par le chemin dont je m'avise, « pour y goûter les chants et les sourires d'une « compagnie immortelle. Seigneur, donne-moi « de savoir et de faire ta volonté ici-bas, puis je ne « m'inquiète plus si c'est ton plaisir de me damner «ou de me sauver (1).)) »
( t ) Je renvoie au moment où je m'occuperai de-~ œuvrps de Juco-
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Après la lecture de ces vers, les Frères Mineurs ne craignirent plus d'ouvrir leurporte à Jacopone ils reconnurent que sa folie était celle de saint François lui-même, lorsqu'aux premiers jours de sa pénitence on le voyait comme un insensé pour'chassé à coups de pierres sur les places publiques d'Assise, ou qu'on le rencontrait dans la campagne, tout en pleurs, parce qu'il songeait à la mort du Christ. La même passion possédait maintenant le pénitent de Todi elle avait fait le prodige de 'toucher cette âme endurcie aux leçons des légistes, au froissement des affaires; elle le poussait non-seulement au pied des autels, mais aux champs, dans les bois, dans tous les lieux où le Créateur se révélait par la beauté des créatures. Il allait chantant des psaumes, improvisant des vers, noyant ses chants dans ses larmes; il embrassait d'une étreinte désespérée les troncs des arbres et, quand on lui. demandait pourquoi il pleurait de la sorte « Ah « je pleure, s'écriait-il, de ce que l'amour n'est pas « aimé. » Et comme on le pressait d'expliquer à quels signes le chrétien peut s'assurer qu'il aime son Dieu « J'ai le signe de la charité, disait-il, si je « demande une chose à Dieu, et que, Dieu ne la « faisant pas, je l'en aime davantage, et que, Dieu pone, l'examen de ces sentiments, dont on pourrait redouter l'excès, s'ils n'étaient corrigés par d'autres passages d'une doctrine irréprochable.
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« faisant le contraire, je l'en aime deux fois «plus(l).))'
Ne nous défions pas de ces transports, comme d'un élan de l'imagination, sans effet pour l'amendement du cœur. C'était au feu de l'amour de Dieu qu'il fallait rallumer l'amour des hommes dans un siècle de haine. Ce jurisconsulte, longtemps mêlé aux querelles des familles, échauffé-de tous les
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ressentiments qui armaient les villes .d'Italie, et, pour tout dire, contemporain des Vêpres siciliennes, professait maintenant le pardon des offenses, 'et réunissait dans une même affection, non plus ses concitoyens seulement, mais les étrangers. Il disait « Je connais que j'aime mon frère, s'il « m'offense et que je ne l'en aime pas moins. » II disait encore « Je jouis du royaume de France « bien plus que le roi de France car je prends « part à tout ce qui lui arrive d'heureux, sans avoir « le souci de ses affaires (2). » Et, poussant enfin la charité jusqu'au dernier effort, il ajoutait « Je voudrais, pour l'amour du Christ, souffrir avec « une parfaite résignation tous les travaux de cette « vie, toutes les peines, les angoisses, les douleurs
(1) Rader, Wadding, Barthotomxus Pisanus, Opus conformitatum vitx B. Francisci ad vitam Domini nostri Jesu Christi. Mediolani,15d5,f'55rM«).
(2) Rader. Nam de regno Francia: ego melius habeo quam rex Francise quia jucundor de suo bono, et honore, et commoditaté, et ipse hanc jucunditatem habetcummuItasoUicitudine et multis laboribusetangustiis,qusenonhabeoego.
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« qu'on peut exprimer par la parole ou concevoir « par la pensée. Je voudrais aussi de bon cœur qu'au « sortir de la vie les démons emportassent mon âme « dans le lieu des supplices, pour y supporter tous « les tourments dus à mes péchés, à ceux des « justes qui souffrent en purgatoire, et même des « réprouvés et des démons, s'ils se pouvait; et cela «jusqu'au jour du jugement dernier, et plus « longtemps encore, selon le bon plaisir de la « majesté divine. Et, par-dessus tout, il me serait « très-agréable et d'un souverain contentement, « que tous ceux pour qui j'aurais souffert entras« sent avant moi dans le ciel, et qu'enfin, si j'ar« rivais après eux, tous ensemble s'entendissent « pour me déclarer qu'ils ne me sont redevables de « rien. » Sans doute il y a de l'excès. dans des vœux si hardis mais c'est l'excès de Moïse et de saint Paul souhaitant de devenir anathèmes pour le salut des pécheurs (1).
Le danger de cette hauteur de sentiments, c'est de s'y complaire c'est l'orgueil, qui tente le Stylite sur sa colonne, aussi bien que, le Cynique dans son tonneau. Voilà pourquoi Jacopone, voulant établir solidement l'amour de Dieu et des hommes, le fondait sur le mépris de soi-même. Chargé de
() ) Wadding « Ad hsec Jesu Christi amore supplicia tolerarem omnia pro diEmonibus, paratus ad inferos ad diem usque supretnutnjudiciihabitare, et diutius etiam, quamdiu Yideiicetdivinsf: tnajestati videretur necessarium, etc.
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poursuivre à la cour, de Rome une négociation difficile, il étonnait ses compagnons par sa patience « Comment,lui disait-on, ne vous lassez-vous point « de vivre avec de telles gens? Et moi, réponc dait-il, je m'étonne qu'ils me supportent et ne « me chassent pas comme le démon. )) En. effet, c était sa doctrine comme celle de tous les sages, que l'homme doit s'appliquer a la connaissance de soi. Mais celui qui se connaît se, voit méchant, il se juge donc haïssable, il veut donc/être haï; et dès lors périssent dans leur germe l'orgueil, l'envie et la colère. Cependant l'homme, en détestant le mal qui est en lui, ne saurait cesser d'aimer l'existence, qui lui vient de Dieu et Jacopone voulait concilier tous les droits, de telle sorte « qu'on ne tombât « point dans le vice. pour sauver la nature, mais « qu'on ne détruisît pas la nature pour déraciner le «.vice(l). MÀinsiécartait-Uce reproche injustement adressé au mysticisme chrétien, d'avoir serré les liens de la nature humaine jusqu'à l'étouffer. Pendant qu'il enchaînait les sens, il ne
travaillait qu'à l'affranchissement de l'âme c'est ce qu'il exprimait par la parabole suivante, où se montre bien.l'imagination d'un poële «Une jeune fille parfaitement belle, et qui possédait une pierre (1) CoH/bfnM'tst., f. 53, r<'c<o et vérso: « Ordo autem odiendi estutodiatur consuetudovitiorum et ditigaturessenaturB, ita quod utrumilue suos servet ternii~os, ut nec propter servandam naturam incidat in vitium, nec propter exter;nin.inda 'vitia corrumpatur nntnra.)) »
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du plus grand prix, avaitcinq frères mal accommodés des biens de ce monde. Le premier était joueur de luth, le second peintre, le troisième parfumeur, le quatrième cuisinier, et le cinquième faisait un trafic honteux. Or le musicien, pressé du besoin, vint trouver la jeune fille, et lui dit « Ma sœur, tu « vois que je suis pauvre; donne-moi donc ta « pierre, et en retour j'accorderai mon luth et je « te jouerai ma plus belle mélodie. » Mais la sœur répondit « La mélodie finie, qui me fera vivre? « Non, je ne te vendrai point ma pierre,-mais je « la garderai jusqu'à ce qu'elle me serve à trouver « un époux qui m'entretienne honorablement. » Ensuite vint le peintre, puis les autres, chacun demandant le joyau, et en retour, proposant ses services. Leur sœur les congédia tous avec les mêmes paroles. Entin parut un grand roi qui voulut aussi se faire donner la pierre. La jeune fille répondit « Sachez, seigneur, que je ne pos« sède rien au monde que ce joyau si donc je « vous en fais présent, que me donnerez-vous en « échange? » Et le roi promit de la prendre pour épouse, de la tenir pour sa dame très-auguste, et de lui assurer une vie éternelle avec une grande affluence de tous les biens désirables, « Seigneur, « dit-elle alors, vos promesses sont si grandes, que « je ne puis vous refuser ce présent; je vous le « fais volontiers. » Et en parlant ainsi elle lui donna sa pierre précieuse; Or la jeune fille
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représente l'âme de l'homme, et la pierre le libre arbitre, seul bien dont elle dispose souverainement les cinq frères figurent les cinq sens, et le roi est Dieu même, à qui l'âme se donne, et qui à ce prix veut bien la déclarer son épouse. »
A cette époque voisine encore des commencements de l'Ordre, où chacun des couvents de Saint-François avait ses traditions domestiques, ses maîtres préférés dont on retenait les maximes et les exemples, les discours de Jacopone devaient se conserver fidèlement dans la mémoire des religieux de Todi. Ses compagnons racontaient'aussi comment il avait réduit en pratique la doctrine du mépris de soi-même et de la répression des sens. Lui qui avait pâli sur les traités d'Aristote et de Cicéron, comme sur les lois de Justinien, refusait maintenant les honneurs du sacerdoce il voulait rester frère lai et se réduire aux plus humbles services de la maison. Il gardait le nom dérisoire de Jacopone que le peuple lui avait donné. Accoutumé à tous les rafGnements d'une vie somptueuse, il jeûnait au pain et à l'eau il mêlait de l'absinthe à ses aliments. Si par hasard quelque mets moins grossier avait réveillé la complaisance de ses sens, il les châtiait par de rudes fatigues. La tradition ajoute un dernier trait qu'il faut reproduire, précisément pàrce qu'il soulève notre délicatesse, parce qu'on y voit mieux l'énergie implacable et pour ainsi dire sauvage de ce pénitent, résolu de
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dompter à tout prix les révoltes de la nature. On rapporte qu'au milieu de ses jeûnes il se souvenait des banquets délicieux où jadis il avait convié ses amis. Poursuivi de la tentation de rompre l'abstinence, il prit une viande sanglante, la suspendit dans sa cellule, et l'y garda jusqu'à ce qu'elle fût tombée en pourriture. « Voilà, disait-it à ses sens, la pâture que vous avez souhaitée; jouissez-en. H.Maisit arriva que IJodcur de la chair corrompue se répandit dans. le couvent, et trahit l'infraction de la discipline. Les cellules furent visitées, lé coupable reconnu, et jeté dans le lieu le plus odieux de la maison. Alors, vengé de lui-même, il composa un cantique de triomphe sur ce refrain a 0 joie du ca'ur, qui fais chanter d'amour, (')). »
11 semble qu'arrivée à ce point d'anéantissement volontaire, la vie du pénitent de Todi n'ait plus qu'à finir et c'est au contraire ici qu'elle recommence. C'est dans le secret de ses guerres intérieures que cette âme intrépide s'était préparée aux luttes pubHques où le malheur des temps allait la précipiter, ou eDe devait pécher par l'emportement de son zèle, et se faire tout pardonner par la pureté de ses intentions.
Les dissensions que Jacopone.avait cru fuir en ()) Wadding, Jacopone, Poesie .spt?'/<!<f;<t, V, Mn
Ogiuhi)ode)corc,
Chsfaic.tn)!))'d'ftmprc!
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-quittant le monde l'attendaient dans l'Eglise, et jusque dans la paix apparente du cloître. Au moment où il entrait chez les Frères Mineurs, cette grande famiDe s'était divisée en deux partis. D'une part, on commençait à se relâcher de la pauvreté primitive, à demander l'adoucissement d'une règle écrite, disait-on, plus pour les anges que pour les hommes. D'un autre côte, le petit nombre des rigides prétendaient retourner à l'ancienne austérité en secouant l'autorité des supérieurs, qu'ils trouvaient complices des abus. Les premiers avaient pour eux la possession des dignités de l'Ordre, la gravité d'une vie sédentaire on les nommait Conventuels. Les seconds étonnaient le monde par la sincérité de leur pénitence et comme ils gardaient mieux l'esprit de la règle, on les appelait les Frères Spirituels. Ce fut de ce côté que le désir de souffrir et d'expier jeta Jacopone et les événements semblèrent d'abord lui donner raison (I).
Il arriva qu'en 1294, le Saint-Siége étant vacant depuis vingt-sept mois, les cardinaux s'accordèrent à finir le veuvage de l'Église et à lui donner pour chef un saint, en la personne de l'er(!) EpM<o~ S. BOMNMntKra!, anno 1266. Wadding, ~HKa/M MMMr. ad ann.~278, ')282.
Tosti, Storia di Bo~t/aMO VIII, lib. in, p. ~8' Je saisis avec empressement l'occasion de citer ce livre ëloqueot, où le savant prieur du Mont-Cassitt a publié des documents qui manquaient à. l'histoire.
LES POETES FftAfC. 11
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mite Pierre de Morrone. Quand l'austère vieillard, tiré de sa cellule et couronné sous le nom de Célestin V, eut pris le gouvernement du monde chrétien, tout son zèle se déclara pour la stricte observance des règles monastiques les Frères Spirituels obtinrent de lui le privilège de vivre selon la première rigueur de l'Ordre, dans des couvents séparés et sous des supérieurs de leur choix. Ce bienfait devait toucher Jacopone; il montra sa reconnaissance en homme moins jaloux de plaire à ses amis que de sauver leurs âmes. Il adressa au nouveau Pontife une épître en vers, dont les rudes avertissements s'accordaient mal avec le langage ordinaire des cours « Que vas-tu faire, Pierre de Morrone? Te voilà « venu à l'épreuve nous verrons l'oeuvre que « préparaient les contemplations de ta cellule. Si « tu trompes l'attente du monde, malédiction « s'ensuivra. –Comme la flèche vise au but, ainsi « le monde entier regarde vers toi si tu ne tiens « la balance droite, c'est à Dieu qu'on appellera de « tes jugements. Je ressentis pour -toi une « grande amertume de cœur, quand sortit de ta « bouche ce mot Je le ue~a?, qui te mit sur le « cou un joug assez lourd pour faire craindre ta « damnation. Défie-toi des bénéficiers, toujours « affamés des prébendes. Leur soif est telle, que « nul breuvage ne l'éteint. Garde-toi des con« cussionnaires, ils te montreront blanc ce qui est
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(t noir. Si tu ne sais t'en défendre, tu chanteras un «tristechant(l).))
Les cris d'alarme de Jacopone ne trouvaient que trop d'accès auprès de Célestin, déjà effrayé des périls du pontificat. Le vieil anachorète se vit avec terreur seul au sommet de ce tourbillon-d'intérêts, de passions et de discordes qui menaçait d'emporter la chrétienté, et que la main des papes les plus fermes avait eu peine à contenir. Au bout de cinq mois, il abdiqua et reprit le chemin de son désert. Les cardinaux lui donnèrentpoursuccësseur Benoit Gaetani, si célèbre et si calomnié sous le nom de Boniface VIII. Le caractère énergique de Boniface, sa science profonde du droit canonique et civil, une longue vie usée dans les affaires contentieuses de l'Eglise, tout en lui annonçait un homme d'Etat. Mais il était permis de craindre que les qualités du prince séculier ne gênassent l'âme du prêtre, et que ce canoniste consommé ne poussât quelquefois l'amour de la justice jusqu'à l'oubli de la miséricorde. Telles pouvaient être les appréhensions de Jacopone, lorsque le Pape, troublé par une vision singulière, le consulta. 11 avait vu, disait-il, une cloche sans battant, et dont la cir(i) Wadding, ad ann. 1294. Jacopone da Todi, Poesie spiri<MH,)ib.1,9~.15:.
C)!erarni,I'ierd:(Morrone?
Se'vonutontpar.t~onc.
Yedcremo il hvurato
Chc in eei)n hai contcmphto.
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conférence embrassait toute la terre. « Sache Votre « Sainteté, répondit le religieux, que la grandeur « de la cloche désigne la puissance pontificale qui « embrasse le monde. Mais prenez garde que le « battant ne soit le bon exemple que vous ne dona nerez pas (1) a
Ces présages sinistres semblèrent se réaliser aux yeux de Jacopone, lorsque Boniface, révoquant les concessions de son prédécesseur, supprima les priviléges des Frères Spirituels, et les remit sous l'obéissance des supérieurs Conventuels. Au moment où un coup si funeste frappait les ardents réformateurs de l'Ordre de Saint-François, des rumeurs étranges commençaient à se répandre. On accusait Boniface d'avoir extorqué l'abdication de Célestin V, en l'effrayant par des bruits nocturnes d'avoir jeté le saint vieillard dans une prison pour l'y faire mourir de la main des bourreaux. Rien n'était vrai dans ces récits mais le mécontentement les semait, la crédulité les recueillait et les consciences trompées commençaient à se demander si l'on pouvait reconnaître pour le vicaire du Christ (1) Wadding, tom. V, ad ann. 1298.
La mémoire de Boniface VIII, indignement calomniée, a été honorablement défendue par MgrWiseman (D~HM Reutew, cm. XV, n° 22) et parD. Tosti (Storia di BotM/hMO Vlll). Je me suis attaché premièrement au témoignage impartial et oculaire du cardinal de Saint-Georges, ensuite au jugement des historiens les plus désintéressés et les plus graves, tels que Mansi et DœUinger. Mansi me parait avoir caractérisé Boniface VIII'avec une équité parfaite « Ingentes animi dotes contulit, quanquam sa;culari principatui quam ecclesiastico aptiores. ( .-tKKa~. gcc~M., ad ann. 'J505.)
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le meurtrier d'un saint, si l'abdication de Célestin était licite, le pouvoir de Boniface légitime. Voilà les formidables questions qui se soulevaient de toutes parts, quand le 'i0 mai 1297, deux cardinaux ennemis du Pape, Jacques et Pierre Colonna, réunis avec un petit nombre de leurs partisans au château de Lunghezza,. près de Rome, osèrent protester, par un acte solennel, contre l'élection de Boniface VIII, et, comme usurpateur du Saint Siège, le citèrent au jugement du prochain concile 'universel (1).
Jacopone eut le malheur de paraître dans l'acte, comme témoin requis pour en certifier l'authenticité par conséquent, il encourut l'excommunica(~ Dupuy, Preuves du différend de Philippe le Bel avec Boniface VIII:
« Actum in castro Longeti:e in territorio Romano, in domo domini Petri de Comite, prsesentibus venerabilibus viris Richardo de Montenigrn, praiposito Remensi et domino Tommasio de Montenigro, archidiacono Rhotomagcnsi; dom. Jacobo de Labro, canonico Carnutensi magistro Alberto de Castininte. canonico Ebrodunensi magistro Johanne de Gallicano, domini papse seriptore canonico ecc!esi:e S. Reguli Si)vanectensis; ac reUgiosis viris fratre Jacobo Benedicti de Tuderto, fratre Deodato Rocci de Montepenestrino, ac fratre Benedicto de Perusio, ordinis Fratrum Minornm, testibus ad praemissa vocatis specialiter et rogatis, sub anno Domini Mccxcvn, decima indictione, die Veneris, decima mensis maii, in aurora ante solis ortum. »
J'ai rapporté ces signatures, parce que j'y remarque, parmi les adhérents des Colonna, cinq archidiacres ou chanoines des églises de Reims, Rouen, Chartres, Embrun et Senlis. Je crois reconnaître ici une trace de la politique de Philippe le Bel, dont les émissaires semblent déjà traiter avec les ennemis de Boniface VIII, à une époque où la querelle du roi et du pape était encore loin de ses derniers éclats.
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tion qui frappa les deux cardinaux et leurs adhérents. Il résidait depuis trois mois au couvent que les Frères Spirituels avaient encore dans la ville de Palestrina, fief des Colonna et leur principale forteresse. C'était de 1:1, c'est-à-dire d'un lieu ennemi, où toutes les accusations trouvaient foi, qu'il avait jugé la question qui divisait les esprits et, par une de ces illusions que Dieu permet pour humilier la sagesse des hommes, dans une affaire si capitale, l'ancien jurisconsulte, le théologien, le pénitent, se trompa. Mais son erreur fut celle d'un cœur' passionné pour l'honneur de l'Église et déchiré de ses plaies. Toute la tristesse de ces jours de scandale se fait sentir dans les vers suivants, où je trouve bien moins de colère que d'amour M L'É« glise pleure, elle pleure et se lamente, elle sent t< tout le malheur d'une détestable condition. « 0 très-noble et douce mère, pourquoi pleurer? `? « Tu sembles souffrir de grandes douleurs. Conte« moi ce qui te fait pousser des plaintes sans « mesure.– Mon fils, si je pleure, j'en ai bien « sujet je me vois sans père et sans époux. J'ai « perdu enfants, frères et neveux; tous mes amis « sont captifs et chargés de liens. Les miens « jadis vivaient en paix maintenant je les vois en « discorde; les infidèles m'appellent immonde, à « cause du mauvais exemple que mes enfants ont « semé. Je vois la pauvreté bannie. Ils ont « remis en honneur l'or et l'argent. Mes ennemis
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« ont fait ensemble un grand festin toute bonne « coutume s'est évanouie. De ià mes larmes et mes «gémissements. Où sont tes patriarches « pleins de foi. les prophètes pleins d'espérance?. « Où sont lés apôtres pleins d'amour. et les mar« tyrs pleins de force? Où sont les prélats « justes et fervents, dont la vie faisait le salut des « nations ? La pompe, la puissance et les grandeurs « sont venues me gâter une si noble compagnie. « Où.sont les docteurs pleins de sagesse? J'en vois « beaucoup qui ont grandi en science, mais leur« vie ne s'accorde point avec mes lois. ils m'ont « foulée aux.pieds, jusqu'à désoler mon cœur.–« 0 religieux! votre tempérance faisait jadis mon « plaisir. Maintenant, je vais visitant tous les mo« nastères il en est peu où mon âme soit consolée. « Nul n'accourt à mes cris. Dans tous les États « je vois le Christ mort. 0 ma vie ô mon espoir « ô ma joie Dans tous les cœurs, mon Dieu, je te « vois étouffé (1) »
Mais si l'amour trompé. inspirait ces lamentations, la politique des Colonna s'en servait. Les plaintes du pénitent de Todi, soutenues de l'auto(1) Wadding, ad ann. 1298. Jacopone, Poesie spiriluali, IV, iv Pinnge la Ecclesia, pianj!C e dolura,
Sente fortuna di pc"simo stato.
En ce qui touche le re]achement des prélats, Jacopone n'a pas d'expressions si hardies qui n'aient été égalées par saint Bernard (Epislol. 42 homil. 4) et par saint Antoine de Padoue (Opéra, Paris, 1641, p. 26t).
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rite de son nom, portées sur les ailes de la rime et du chant, allaient susciter des ennemis à Boniface VIII d'un bout à l'autre de l'Italie. C'est vers le même temps que les biographes de Jacopone fixent la date d'une satire trop célèbre, où l'on aperçoit, derrière le Franciscain fourvoyé, la main des hommes d'État qui le poussent la chanson italienne prépare les voies aux griefs articulés bientôt après par les jurisconsultes de Philippe le Bel a 0 pape Boniface tu as joué beaucoup au jeu de « ce monde je ne pense pas que tu en sortes con-
a
« tent. Comme la salamandre vit dans le feu, « ainsi dans le scandale tu trouves ta joie et ton « plaisir. Tu tournes ta langue contre toute « règle religieuse, et tu profères le blasphème au « mépris de toute loi. Ni roi, ni empereur, ni « quelque autre que ce fût, ne te quitta jamais sans « emporter une cruelle blessure. 0 criminelle « avarice! soif prodigieuse, capable de boire tant « d'argent et d'être encore altérée )) II faut assurément détester ce langage mais il faut rappeler que Jacopone, égaré, croyait nétrir un usurpateur, et non le chef légitime de l'Église. Il faut enfin considérer le péril d'un siècle de luttes où deux grands esprits peuvent se rencontrer sans se reconnaître, et employer a se combattre des armesqu'ils devaient réunir pour le service de Dieu. D'autres se scandaliseront d'un tel spectacle nous pouvons nous y instruire. Nous y apprendrons, pour les
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temps de discorde, à croire la vertu possible dans des rangs qui ne sont pas les nôtres, et à mesurer nos coups dans la mêlée, puisqu'ils peuvent tomber sur .des adversaires dignes de tous nos respects (1).
(1) 0 papa Bonifazio,
Mo)to hai jocato al mondo.
Penso che jocondo.
Non te porrai partire.
Cette satire, omise dans l'édition de Venise, 1617, se trouve dans l'édition princeps (Florence, 1490), et dans deux manuscrits dé la Bibliothèque nationale. Elle est attribuée à Jacopone par ses biographes. Mais tous la supposent composée avant la captivité du poëte, tandis qu'on y trouve deux allusions incontestables à l'attentat d'Anagni et a ta mort de Boniface VI[t.
Et plus loin
Fu là tua invenzione,
Subitoinruina!
Prest'eriintuamagione, E nullo se trovone
A poter te garire..
Pensavi per augurio T~avhaprotungarc. Vedemo per penato La vita sterminare.
Puis vient le récit d'une orgie qui aurait profané l'église de SaintPierre, un des jours les plus augustes de la semaine sainte. On reconnait là les acusations portées contre Boniface après sa mort ruais on ne reconnaît ni la sainteté de Jacopone, ni sa verve, ni t'éciat de son style.
Peut-être les contradictions et les nombreuses variantes des textes imprimés et manuscrits nous permettraient une conjecture qui lèverait toutes les difficultés. Jacopone aurait écrit contre Boniface, encore tout-puissant, les ~premières stances de la chanson, qui, circulant ensuite parmi les ennemis du pape, se serait grossie d'allusions nouvelles, de récits fabuleux, de sacriléges invectives. Ainsi déchargerions-nous la mémoire du poëte en lui ôtant la moitié de sa mauvaise action et de ses méchants vers.
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La faute du religieux était grande la pénitence fut terrible. Lorsqu'on septembre 1298 Boniface, après un long siège, eut réduit Palestrina.Jacopone expia ses vers au fond d'un cachot. Lui-même nous décrit le lieu souterrain où il fut enfermé « comme un lion, » les chaînes qu'il traînait retentissant sur le pavé, la corbeille où le geôlier lui laissait son pain de chaque jour, l'égout au bord duquel il se penchait pour étancher sa soif. Mais le vieux pénitent se riait de ces rigueurs. On ne pouvait, disait-il, lui faire plus de mal qu'il ne s'en voulait. Il y avait trente ans qu'il priait Dieu de le punir et, dans la joie de se voir exauèé, il mêlait ses chants au bruit de ses fers (1). Cependant cet homme invincible aux souffrances plia sous l'excommunication. Dans le silence du cachot, il eut le temps de considérer la cause pour laquelle il se trouvait mis au ban de la chrétienté. Il se vit seul dans la disgrâce de Dieu et des hommes, pendant que les auteurs mêmes du schisme, les Colonna, en habits de deuil et la corde au cou, étaient allés se jeter aux pieds de Boniface, désormais chef incontesté de l'Église universelle. Il se (1) Jacopone, Poesie sptrt<M<tH, lib. l, sat. 16
Chcfat'ai,frajacopone,
Ch'orse'giuntoatparagone? Fni:~t<!ontePa)estri[ia
AnnoemexxoindisctpUna;
Pig)iaiquL\i)amaiina.
Onde n' haggio questa prigione, etc.
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rendit enfin, et demanda grâce dans des vers qui respirent encore la fierté d'une âme mal domptée. Le prisonnier y défie son vainqueur et son'juge il lui propose un nouveau genre de combat « Absous-moi, dit-il, et laisse-moi les autres peines. « jusqu'à l'heure de quitter ce monde. Frappe tant « qu'il te plaît, je m'assure de vaincre à force d'ai« mer. Car je porte au cou deux boucliers sous « lesquels je ne crains pas de blessure: le premier, K d'un diamant éprouvé, c'est la haine de moi« même; l'autre, d'une escarboucle flamboyante, « c'est l'amour d'autrui(l). » Boniface ne répondit point à ce pieux défi. Les mois s'écoulèrent, et avec l'an 1500 s'ouvrit le jubilé universel, où le souverain Pontife convoquait les fidèles de toute la terre. Du fond de sa prison, Jacopone entendit les éantiques des pèlerins qui passaient, traînant leurs enfants avec eux, et portant sur leur dos leurs vieux pères pour aller chercher le pardon au tombeau des apôtres. Et pendant que deux cent mille étrangers à la fois inondaient les basiliques de Rome, pendant que les pécheurs repentants y trouvaient la paix, lui, tout brisé d'austérités, il n'avait part ni aux joies, ni aux prières, ni aux sacrements du peuple chrétien. Il adressa donc
('))J:)copone,PoM!e.sptrt<:f~Iib.ï.sat.n OpapqRonIfazio,
)o porto ittuopref~zio.
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au Pape une seconde lettre, plus humble et plussupptiante(l):
« Le pasteur, pour mon péché, m'a mis hors la
« bergerie et mes bêlements ne m'en font point « rouvrir la porte. 0 pasteur! pourquoi ne point te « réveiller à mes gémissements? Longtemps j'appe« lai, mais je ne fus pas entendu.
« Je suis comme l'aveugle qui criait sur le che« min. Quand les passants le reprenaient, il ne « criait que plus fort « 0 Dieu! prenez pitié de' « moi. Que me demandes-tu? dit le Seigneur. « Seigneur, que je revoie la lumière que je « puisse à haute voix chanter l'Hosanna des « enfants »
« Je suis le serviteur du centurion, et je ne « mérite point que tu descendes sous mon toit. « Il suffit que par écrit me soit donnée l'absolu« tion ta parole me tirera du milieu des pour« ceaux.
« Il y a trop longtemps que je reste couché sous « le portique de Salomon, au bord de la Piscine. « Un grand mouvement s'est fait dans les eaux en « ces jours de pardon. Le temps passe, et j'attends « encore qu'il me soit dit de me lever, de prendre « mon lit, et de retourner à ma demeure. « La jeune fille était morte dans la maison du (1) Jacopone, PoMtes/)M'~M(tK, lib. f, sat. 19
t) pastor, per mio peccato,
Posto m' ha fuor del' ovilo.
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« chef de la synagogue. Pire estla condition de mon « âme, tant lui pèse le joug de la mort. Je te prie de « me tendre la main et de me rendre à saint Fran« cols, pour qu'il me donne ma place à table, à « côté de mes frères.
« Destiné à l'enfer, j'en touche déjà la porte. « La Religion, qui fut ma mère, mène un grand « deuil avec tout son cortége. Elle voudrait en« tendre ta voix puissante me dire « Vieil, « homme, lève-toi. )) Alors se changeront en can« tiques de joie les pleurs qu'elle a versés sur ma <:< vieillesse. »
Des supplications si touchantes ne fléchirent pas la sévérité de BonifaceVIU. On raconte même qu'un. jour, passant devant le cachot où languissait Jacopone, il se pencha vers les barreaux « Eh bien, « Jacques, lui cria-t-il, quand sortiras-tu de prison? « –Saint-Père, répondit le religieux, quand vous y « entrerez. » La prédiction ne tarda pas à s'accomplir. Le 7 septembre de l'an 1505, Sciarra Colonna, neveu descardinaux de cenom.et Guillaume de Nogaret, émissaire de Philippe le Bel, entraient dans Anagni à la tête de trois cents chevaux, forçaient les portes du palais et portaient une main sacrilége sur le Pontife, qui, un mois après, en mourut dé douleur. Toute la chrétienté s'émut à ce récit. Plusieurs même parmi les ennemis politiques de Boniface se souvinrent qu'ils étaient chrétiens, et Dante flétrit d'un vers immortel ceux qui avaient
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fait le Christ prisonnier en la personne de son vicaire (1).
Jacopone fut absous de l'excommunication quand Benoît Xi, successeur de Boniface, par une bulle datée du 23 décembre 1505, leva les peines prononcées contre les Colonna et leurs adhérents. Il trouva dans le couvent des Frères Mineurs, à Collazone, le repos de ses dernières années. C'est là qu'on aime à voir le vieil athlète désarmé, et ce caractère impétueux, capable encore de tendresse, non-seulement pour Dieu, mais pour les hommes. Une amitié très-douce l'attachait à frère Jean de l'Alvernia, en qui semblait revivre l'âme de saint François. Un jour qu'il le savait pris d'une fièvre quarte, abattu de corps et d'esprit, il lui adressa des vers et un présent. Les vers exhortaient frère (~ Dante, P; XX
Yeggio in Alagna cntrarto fiordaliso,
E nel vicario. suo Cristo esser catto.
Wadding, Walsingham, ad ann '1305. Le cardinal de SaintGeorges décrit ainsi les derniers moments de Boniface Lccto prostratus anhelans
ProenhuI~ fassusquefidem, veramque professus
Romanœ Ecctcsiap, Christo dum redditur almus Spiritus,ctdivinescitjan)Judicisiram.
Le procès fait à la mémoire de Boniface VU! devant le concile de Vienne, prouve qu'il récita les articles de foi en présence de huit cardinaux. Devant ces témoignages, comment Sismondi, et après lui M. Michetet, ont-ils eu le courage de répéter sur lâ mort de Boniface les récits calomnieux de ses ennemis? Il ne manque, en vérité, que d'ajouter, avec Ferretus de Vicence, les tonnerres, les foudres, et la troupe de diables, sous la forme d'oiseaux noirs, « venant chercher l'âme de ce Pharaon.. »
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Jean a souffrir, comme le vase de métal souffre les coups du marteau qui le façonnent. Ils rappelaient que la douleur est expiatoire pour le pécheur, glorieuse pour l'homme sans péché. Le. présent qui accompagnait cette épître se composait de deux sentences latines « J'ai toujours considéré et je « considère comme une grande chose de savoir « jouir de Dieu.. Pourquoi ? Parce que dans ces « heures de jouissance l'humilité s'exerce avec « respect. Mais j'ai considéré et je considère « comme la plus grande chose de savoir rester « privé de Dieu. Pourquoi? Parce que dans ces « heures d'épreuve la foi s'exerce sans témoignage, « l'espérance sans attente de la récompense, et la « charité sans aucun signe de la bienveillance. a divine (1). » C'est tout l'abrégé de l'ascétisme chrétien, etl'7MMto~o~ n'a pas de doctrine plus solide.
Mais en même temps les cantiques de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix n'ont pas de langueurs plus passionnées que le petit poëme suivant, ouvrage de la vieillesse de Jacopone, et comme le dernier son de cette corde qui allait se briser « 0 amour, divin amour pourquoi « m'avoir assiégé? Tu sembles épris de moi jus« qu'à la folie je ne te laisse point de repos. « Tu as mis le siége devant mes cinq portes
(1) Jacopone, PoMte spiriluali, Hb. H, xxt.
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« l'ouïe, la vue, le goût, l'odorat et le toucher. « Si je sors de moi par la vue, tout ce que je vois « est amour. Dans toutes les formes,. c'est toi qui te « peins, toi sous toutes les couleurs. Si je « sors par la porte de l'ouïe pour trouver la paix, « que signifient pour moi les sons? C'est encore « toi, Seigneur; et tout ce que j'entends ne parle « que d'aimer. Si je sors par la porte du goût, « par celles de l'odorat et du toucher, je retrouve « ton image en toutecréature. Amour, que je suis « insensé de vouloir te fuir! Amour, je vais « fuyant pour ne point te livrer mon cœur. Je vois « que tu me transfigures et que tu me fais devenir « amour comme toi, si bien que je n'habite plus « dans mon cœur, et que je ne sais plus me retrou« ver. Si j'aperçois dans un homme quelque « mal, ou vice, ou tentation, je me transforme et « j'entre en lui je me pénètre de sa douleur. « Amour sans mesure, quelle âme chétive tu as « entrepris d'aimer! 0 Christ mort! mets la a main sur moi, tire-moi de la mer au rivage. Ici. « tu me fais languir à la vue de tes plaies. Ah « pourquoi les as-tu souffertes? Tu l'as voulu pour « me sauver (1). »
Vers la fin de 1506, Jacopone, chargé d'années, tout brisé des étreintes de l'amour divin, tomba ('1) Jacopone, Poesie spirituali, lib. Vt, xt:
0 amor, divino amorc,
Perche m' hai assediato ?
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malade et reconnut les approches de la mort. Ses compagnons le pressaient de demander les sacrements de l'Église mais il déclara qu'il attendrait frère Jean de l'Alvernia dont il était tendrement aimé, et des mains de qui il voulait recevoir le trèssaint corps de Jésus-Christ. A ces mots, les religieux commencèrent à s'affliger, car il n'y avait nul espoir que frère Jean pût être averti en temps utile. Mais le mourant, comme s'il ne les entendait point, se soulevant sur sa couche, entonna le cantique ~mma ~6~eM<t. Il avait à peine achevé ce chant, quand les frères virent venir dans la campagne deux des leurs, dont l'un était Jean de l'Alvernia. Un pressentiment impérieux l'amenait au lit de mortde son vieil ami: il lui donna d'abord le baiser de paix, et ensuite les saints mystères. Alors Jacopone, ravi de joie, chanta le cantique Jesu, WM~'c /M<M! après quoi il exhorta les frères à bien vivre, leva les mains au ciel, et rendit le dernier soupir. C'était la nuit de Noël, au momentoù le prêtre, commençant la messe dans l'église voisine, entonnait le G~on'a ea~ce/SM.
Le souvenir des dissensions religieuses s'était effacé. Il ne restait de Jacopone que la tradition de sa pénitence, l'exemple de l'amour de Dieu poussé par lui jusqu'au dernier effort de la nature, et enfin ses cantiques populaires, répandus comme une rosée du ciel sur les montagnes de l'Ombrie. Les ignorants et les pauvres aimèrent ce. saint homme
t.ESPOËTESPBAXC. t~ -)
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qui avait chanté pour eux, et ils se pressèrent à son tombeau; Jacopone reçut un culte public, et fut mis au nombre des Bienheureux: JI est vrai qu'on no trouve ni les. actes ni la date de sa béatification dans les ~MM~es ~e/'o'~ref~ ~n!YM~QM. Mais on voit, en 1596, l'évêquc Angelo Cesi élever, dans l'église do Snint-Fortunat de Todi, un monument ou il recueillit les restes du saint pénitent il y fit graver cette inscription « Ce sont les os du « bienheureux Jacopone de' Benedctti, de Todi, « Frère Mineur, qui, s'étant rendu insensé pour « l'amour du Christ par un artifice nouveau, K trompa le monde et ravit le ciel (1). » Souvent l'esprit de schisme a cherché sa justification dans la conduite des saintsqui poursuivirent d'une parole sévère les désordres du clergé, ou que le malheur des temps mit en lutte avec les princes de l'Église. Ceux qui remuent toute l'histoire pour trouver des- ennemis à la Papauté n'ont eu garde d'oublier Jacopone. Toutefois ce qu'ils voulaient tourner à la confusion du Catholicisme fait précisément sa gloire. Rome ne craignit pas de souffrir a ses portes, dans une ville du domaine pontifical, le culte public rendu à cet homme juste, mais trompé. Elle avait puni d'une peine
(1) WaddingAnnaL, tom. VJ, ann. )30C. Voici le tdxte tatin t)c Fupita~he a O~S!) B. Jacopon! de Benediciis. Tudcrtini, Fr. Ordinis Minorum, qui stuttxspropterCht'istum noya mundum artc ddlusit et cœhtn) rapuit. »
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temporelle l'erreur d'un moment; elle permit qu'on récompensât d'honneurs sans fin une vie de vertus. L'Église, en pardonnant les violences de Jacopone, montra une fois de plus qu'elle a sondé jusqu'au fond le cœur humain, et qu'elle en a compris les contradictions car il y a dans le cœur de l'homme un amour sévère, jaloux, incapable de rien souffrir d'imparfait chez ce qu'il aime. Son langage est dur, et les étrangers le prennent souvent pour le langage de la haine; mais ceux de la famille savent ce qui se cache de tendresse sous ces emportements.
Nous connaissons maintenant le poëte il est temps d'ouvrir son livre, et de chercher, sous la poussière de ces pages trop négligées, quelquesunes des plus belles inspirations du mysticisme catholique.
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CHAPITRE V
LES POÉSIES DE. JACOPONE.
Il reste à considérer comment, dans l'âme d'un saint, s'éveilla tout à coup le génie d'un .poëte. C'est une nouveauté, en faveur aujourd'hui, de retourner aux sources du paganisme pour y chercher l'inspiration poétique. Cependant, nous allons voir ce que pouvait l'Evangile pour féconder les imaginations non pas l'Évangile affadi par les inventions des rhéteurs, et plié aux caprices de l'épopée profane, mais l'Évangile avec toute l'autorité de ses commandements et toute la terreur de ses mystères.
Au moment où Jacopone abandonnait la fortune, les applaudissements, les agitations de la place publique, il semble qu'il renonçait à tout ce qui entretient la vie de l'intelligence. Ses amis purent déplorer qu'un si bel esprit allât s'étouffer dans le silence du cloître; mais ses amis se trompaient, et cet homme qui se dépouillait ne faisait que se dé-
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livrer. La poésie est dans l'âme du poëte comme la statue dans le marbre elle y est captive, et il faut qu'elle en sorte. De même que le ciseau fait voler en éclats l'es couches de pierre, sous lesquelles se dérobait la forme conçue par le sculpteur, ainsi la pénitence, en frappant à coups redoublés sur Jacopone, emportait l'une après l'autre les enveloppes de la sensualité, de la vanité, de l'intérêt, qui retenaient l'inspiration prisonnière. Pour s'être dégagé du commerce du monde, il ne s'en trouvait que plus près de la nature; il n'aimait que d'un amour plus désintéressé, plus clairvoyant, la beauté idéale, présente, quoique voilée, dans tous les ouvrages de la création. Au plus fort de ses ravissements et quand Dieu seul semblait le posséder, il s'écriait « Je veux aller à l'aventure; je veux « visiter les vallées, les montagnes et les plaines; je « veux voir si ma bonne étoile m'y fera rencontrer « mon amour si doux. Tout ce que l'univers « contient me presse d'aimer. Bêtes des champs, « oiseaux, poissons des mers, toutce qui plane dans «l'air, toutes les créatures chantent devant mon « amour (1). » Quand une âme entend ce chant des créatures, elle ne tarde pas à le répéter; le rhythme naît de lui-même sur les lèvres' émues. D'ailleurs, Jacopone, entrant dans le cloître, le trouvait déjà tout retentissant des cantiques (1) Jacopone, Poesie spirituali, lib. Vt, xMtv.
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de saint Bonaventure et de saint François je ne m'étonne donc plus qu'il les ait continués, surpassés, et que ce converti, abîmé dans les prières et dans les jeûnes, y ait trouvé des vers immortels.
H avait à. choisir entre les exemptes de ses deux maîtres, entre les chants italiens de saint François et les séquences latines de saint Bonaventure. La séquence, en vers syllabiques rimes, plaisait aux oreilles du peuple par une cadence plus saisissable que la prosodie savante des anciens. Introduite dans l'Eglise des le temps de saint Augustm, cultivée dans les écoles du moyen âge, elle venait d'atteindre au treizième siècle leplus beau moment de sa floraison. Saint Thomas avait écrit ses admirables proses pour la fête du Saint-Sacrement, et le Dies M'as, qu'on attribuait au pape Innocent III, faisait gronder ses strophes menaçantes sous les voûtes des églises. Jacopone y fit gémir la Vierge désolée, et composa le Stabat ~<e?' dolorosa. La liturgie catholique n'a rien de plus touchant que cette complainte si triste, dont les strophes monotones tombent comme des larmes si douce, qu'on y reconnaît bien une douleur toutè divine et consolée par les anges; si simple enfin dans son latin populaire, que les femmes et les enfants en comprennent la moitié par les mots, l'autre moitié par le chant et par le cœur. Cette œuvre incomparable suffirait à la gloire de Jacopone mais en même
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temps que le Stabat du Calvaire, il avait voulu composer le Stabat de la crèche, où paraissait la Vierge mère dans toute la joie de l'enfantement. Il l'écrivit sur les mêmes mesures et sur les mêmes rimes.; tellement qu'on pourrait douter unmoment lequel fut le premier, du chant de douleur ou du chant d'allégresse. Cependant, la postérité a fait un choix entre ces deux perles semblables et, tandis qu'elle conservait l'une avec amour, elle laissait l'autre enfouie. Je crois le Stabat Mater speciosa encore inédit; et, quand j'essaye d'en traduire quelques strophes, je sens s'échapper l'intraduisibte charme de la langue, de la mélodie, et de la naïveté antique. « Elle était debout, la gracieuse Mère a auprès de la paille elle se tenait joyeuse, tandis « que gisait son enfaiit. Son âme réjouie, tres« saillante et tout embrasée, était traversée d'un « rayon d'allégresse. Quel est l'homme qui né « se réjouirait pas, s'il voyait la Mère du Christ a dans un si doux passe-temps? –Qui pourrait ne « point partager sa félicité, s'il contemplait la « Mère du Christ jouant avec son jeune fils? « Pour les péchés de sa nation, elle vit le Christ « au milieu des bêtes, et livré à la froidure. K Elle vit le Christ, son doux enfant, vagissant, c< mais adoré, sous un vil abri. Devant leChrist « né dans la crèche, les citoyens du ciel viennent « chanter avec une immense joie. Debout se « tenaient le vieillard et la Vierge, sans parole et
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« sans langage, le coeur muet de surprise (1). » Je (~)Bib)iothèquenationa)e, manuscrit n" 7785,f.t09M;'M:
StabatMaterspeeiosa,
Juxtafoenumgaudiosa,
Dum jacebat parvulus.
Cujus animam gaudentem, La'tabundametfert'entem, Pertransivit jubilus.
Oquamtstaetbcata
Fuit illa immaculata
Mater unigeniti!
Qu!);gaudebat,etridebat, E'LSuI~~bat.camvidebat
Natipartuminetyti.
Quis est qui non gauderet, (sic) Christi Matrcm si videret In tanto solatio?
Qnis non po<set coUœtari Christi Matrem contemplari Ludentem cum Filio?
Pro peccatis suœ gentis,
Chnstum vidit cumjumentis, Et algori subditum.
Vidit suum dulcem natum Vagientem, adoratum
Vili diversorio.
Nato Christo in pra;sepe,
Cœti cives canunt late
Cum immenso gaudio.
Stabat senex cum puella, Non cum verbo nec loqùeta, Stupesccntes cordibus.
Eia Mater, fons amoris,
Mesentirevimardoris
Facuttecumscntiamt
Fac ut ardeat cor meum
In amando Christum Deum, Ut sibi complaceam.
Ici doit finir la prose de Jacopone. Une main étrangère peut-être y ajouta les deux strophes suivantes
S.incta Mater, istudagas:
Prone (sic) introducas plagas Cordi fixas valide.
TuiKaticœintapsi,
Jamdignatif'œnonasei
Pœnas mécum divide.
Fac me vere congaudere,
Jesutinocohsererc,
Donccegovixero.
In me sistat ardor tui,
i'uerino fac me frui,
Dum sum in exilio.
Hnnc ardorem fac communem, Ne facias me immunem
Ab hoc desiderio.
Vir~o Virginum pr~ectara,
Mihijamnonsisamara:
Fac me parvum rapere.
Fac ut portem putchrum fantem, (sic) 'lui nascendo vicit mortem,
Volens Yitam tradere.
Fac me tecum satiari,
Nato (uo incbriari,
Stansintertripudia.
Inflammatus et accensus,
Obstupescit onnis sensus
Tali de commercio.
Fac me nato custodiri,
Verbo Dei pra*muniri,
Conservarigratia.
Quando corpus morietur,
Fac ut animae donetur
Tui Nati visio.
Omnes stabuium amantes,
Et pastores vigilantes
Pernoctantes sociant.
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m'arrête, et je ne sais si la grâce de ce court tableau me trompe, en me rappelant une vieille peinture de Lorenzo dé Credi. On y voit au premier plan l'Enfant Jésus couché par terre sur un peu de paille auprès se tiennent saint Joseph debout s'appuyant de son bâton, et la Vierge Marie agenouillée, dans tout le recueillement d'une sainte et dans toute la joie d'une jeune mère. A ses côtes et derrière elle paraissent les anges; et le peintre n'a pas oublié le bœuf et l'âne, ces deux bons serviteurs à qui le peuple faisait partager la joie de Noël.
On trouve parmi les oeuvres de Jacopone plusieurs autres compositions latines. Mais cet idiome des savants et des lettrés gênait encore l'humilité du converti et, comme il avait refusé les saints ordres pour rester frère lai, ainsi il abandonna le latin pour composer, non pas même dans la langue italienne, dans celle que Dante appelle la langue Per virlutem Nati tui,
Ora ut clecti sui
Ad patriam veniant.
Amen.
Voici l'indication des autres séquences latines insérées parmi les poëmes de Jacopone
F° 104, verso: Ave fuit prima salus.
F° t06, rec/0: Jcsu, dulcis memoria.
F" 107 rec/o.' Verbum caro factum est.
F" 108, rMto; Crux, te, te volo conqueri. F° ~08, verso Cur mundus militat sub vana gtoria. F° 109, recto Ave, régis ange)orum.
F° IH, recto: Stabat Mater dolorosa.
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des cours, mais dans le dialecte des montagnes d'Ombrie, tel que le parlaient les derniers des laboureurs et des pâtres. C'est alors que sa verve jaillit, et qu'ayant trouve pour ainsi dire son canal naturel, elle se répandit à pleins bords sur un nombre ihnni de sujets, touchant tour à tour aux plus hautes questions de la métaphysique chrë* tienne, auxquerelles'qui déchiraient l'Église, aux mystères qui la consolent. Le recueil des poésies de Jacopone n'en contient pas moins de deux cent onze, qu'on à distribuées en sept livres. Mais nous les réduirons à trois chefs principaux les poëmes théoiogiques, les satires, et les petites compositions écrites pour populariser une sainte pensée ou pour célébrer une fête.
Malgré l'obscurité dans laquelle le pénitent de Todi voulut ensevelir ses études et son savoir, déjà nous en connaissons assez pour le ranger au nombre des théologiens. Nous n'avons pas oublié le poëmo où, désabusé des disputes de l'école, il prend congé des docteurs et des livres, pour aller à la vérité par une voie' plus courte. Mais il faut se déner de ces adieux que tant de grands esprits ont faits à la science, et qui ne les ont pas préservés de retomber sous ses lois, de vivre et de mourir à son service. Quand Jacopone croyait déserter la philosophie, il ne faisait que choisir entre les partis qui la divisaient etquitter les dogmatiques pour passer au camp des mystiques. Il y retrouvait tine autre
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école qui commençait à Denys l'Aréopagitc pour continuer avec Scot Érigène, Hugues et Richard de Saint-Victor, jusqu'à saint Bernard. En Italie surtout, l'inspiration mystique, descendue dans les solitudes de Fonte Avellana, de VaIIombreuse et dê Flora, avait suscité plusieurs générations de contemplatifs. Les esprits réveillés par les grands cris de saint-Pierre Damien, entraînés par les révélations de l'abbé Joachim jusqu'au bord du mysticisme hétérodoxe, menaçaient d'y tomber, quand saint Bonaventure les ramena par des chemins moins périlleux, et les arrêta à une élévation d'où ils purent contempler Dieu sans vertige. Jacopone suivit ces guides; à chaque pas on le surprend pénétré de leurs souvenirs, ou, pour mieux dire, illuminé de leurs feux.
Àvaht de commencer l'analyse d'un système attaquable en plusieurs points, il faut déclarer qu'il existe Un mysticisme inattaquable, vrai, qui fait lé fond de toute la religion. Car toute la religion se propose d'unir l'homme à Diéü par l'amour, par la grâce, par des communications surnaturelles. Sans ce mysticisme nécessaire, il n'y a pas dé théologie chrétienne il inspire saint Thomas comme Bossuet et c'est l'artifice des incroyants de le confondre injustement avec les doctrines particulières où l'erreur se mêle à la vérité.
Le point de départ de la philosophie mystique est de reconnaître en nous des intuitions lumineuses
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qui tout à coup, dans un moment d'émotion, nous découvrent des vérités vainement cherchées par l'effort du raisonnement. Mais ces vues soudaines n'éclairent l'âme qu'à l'instant où elle s'oublie elle-même, où, par un élan désintéressé, elle se dégage des passions et des sens. II y a donc des lumières cachées à la science qui se donnent à la vertu il y a, pour atteindre au vrai, une voie morale, plus sûre que la voie logique. Voilà pourquoi tous les mystiques commencent par établir l'insuffisance de la raison. Jacopone. va plus loin avec un langage qui rappelle moins la modération de saint Bonaventure que la véhémence de saint Pierre Damien, il abjure à la foisAristoteet Platon, les traditions savantes de l'antiquité, et les artifices de la scolastique contemporaine et dans cet enseignement théologique de l'Université de Paris, qui venait de jeter tant de clartés, il ne voit que l'orgueil du savoir et la vanité des disputes. « Paris, « dit-il, a détruit Assise, et leurs lecteurs nous ont « mis dans la mauvaise voie. » Aux controverses de cette, école célèbre, à ses thèses de ~MO~et proposées et soutenues contre tout venant, il oppose le dernier examen que toute âme doit subir, où tous les sophismes ne serviront de rien contre les syllogismes du Juge éternel. Ailleurs il célèbre la sagesse qui se dérobe aux faux sages « Vainement « viennent-ils, armés de plusieurs clefs, fatiguer « la porte fermée pour eux. La vraie sagesse
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« instruit les hommes par l'amour, et se révèle aux «cœurs purs (1).))
Toutefois, pour être plus hardie, la voie que les mystiques ont choisie n'est pas moins laborieuse. En évitant les détours de la logique, ils se jettent dans les profondeurs de la morale, et par là c'est encore à l'étude de l'homme qu'ils se trouvaient reconduits. Leur premier soin sera donc de débrouiller le chaos de la nature déchue, et de démêler les passions contraires qui s'en disputent l'empire. Comme 'tous les moralistes chrétiens, Jacopone réduit à sept les désordres de la volonté. Cinq ont leur principe dans l'esprit c'est la superbe avec les quatre filles qu'elle enfante pour le ftéau du monde, savoir l'envie, la colère, la paresse et l'avarice. Deux autres naquirent de la chair; ce sont la gourmandise et la luxure. En assistant à cet cngehdrement du mal, je ne m'étonne pas que le poëte s'épouvante, et que l'âme abandonnée au péché lui paraisse un enfer. « L'orgueil y siégesur « un trône mieux vaudrait pour l'âme loger un « démon. L'envie y étend ses ténèbres; une c< ombre si épaisse enveloppe le cœur, qu'on n'y « voit plus vestige d'aucun bien. Là s'allume le « feu de la colère qui entraîne la volonté à faire le « mal elle va, vient et s'agite; elle mord comme ()) Jacopone, Poesie spt)'!<u<t, lib. I, sat. 1, sat. 10, sat. 18, sat. 8. Cf. saint Pierre Damien, Liber iuscriptus ~omt~MS vobisC!<m,cap.i. i.
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a une bête enragée. Là règne un froid sans « mesure que souffre là paresse, réduite aux der« nières terreurs. L'avarice pensive est comme « le ver qui ne se repose pas; elle a rongé tout le « coeur à force de sollicitudes. La gourmandise « a la voracité des serpents et des dragons; elle ne « songe pas qu'au lever de la table viendra l'heure « de payer l'écot. La luxure fétide, telle qu'une « flamme de soufre, désole l'âme qui hébergea de « tels hôtes. Venez, peuple, venez entendre, K éLonnez-vousde voir hier l'âme était un enfer, « aujourd'hui Dieu en veut faire un paradis (1). » Mais ce changement n'est pas l'oeuvre d'un jour il s'accomplit par trois phases, que les docteurs ont appelées la vie purgative, la vie illuminative, et la vie unitive.
Il faut premièrement que l'âme ait horreur de sa chute, et c'est pourquoi Jacopone lui propose une parabole « Si le roi de France avait une fille, « et elle seule pour héritière, elle irait parée d'une « robe blanche, et sa bonne renommée volerait « par tout pays. Et maintenant, si par bassesse de <:< c(Bur elle s'attachait à un lépreux, et qu'elle « s'abandonnât à son pouvoir, que pourrait-on dire « d'un tel marché?. 0 mon âme, tu as fait pis x quand tu t'es vendue au monde trompeur » Au souvenir de sa céleste origine et de sa beauté pre-
())Jacopono,PoM<espM':<Mh',hb.II,9,'H.
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mière, à la vue de l'image divine dont elle garde les traits défigurés, l'âme se repent; et du repentir jaillissent les larmes. Le poëte en reconnaît la secrète vertu « 0 larmes! s'écrie-t-i!, vous avez la « forcé et la grâce à vous appartient le pouvoir « et à vous la royauté. Vous vous en allez seules « devant le juge, et nul!e crainte ne vous arrête en « chemin. Jamais vous ne revenez sans fruit par « l'humilité vous avez su vaincre la grandeur, et « vous enchaînez le Dieu tout puissant » Mais il n'est pas de repentir efficace sans un ferme dessein de satisfaire, d'expier, de déraciner l'herbe mauvaise du vice. La volonté est comme a le fort labou« reur qui souffre le froid et le chaud péniblement .< courbé sur la terre, il ne l'abandonnera pasqu'il « ne l'ait nettoyée jamais la pensée ne lui vienK drait de reposer dans son lit, tandis que son champ (( resterait sans culture. » La mortification châtiera donc les sens en les disciplinant; elle punira l'ouïe par des paroles sévères, le goût par l'abstinence, l'odorat s'endurcira au service des malades, le toucher se purifiera sous le cilice, jusqu'à ce que la chair domptée se rende, et promette de ne murmurer plus (~).
(1) Jacoponc, lib. V, 15; t'Kd.. 25, stance 11
0)acrim!i,congrnxmgranforMhai:
Tua ctorcgno.etuaf''tapotent.
SotHdavnntiatgiudicenevai,
Ne ti arresta da du tmUa temenza, etc.
Ces beaux vers rappellent un admirabto passage do saint Pierre
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Il est temps que, l'âme puriiiéc prenne l'essor, et qu'elle s'élève par le mérite jusqu'à ces hauteurs où Dieu ne pourra plus lui refuser sa lumière. C'est ici que les mystiques on t coutume de dresser l'échelle des vertus. Ils la composent des sept dons du Saint-Esprit, des quatre vertus cardinales que les philosophes ont connues, et des trois vertus théologales qui font les saints. L'échelle que Jacopone a conçue ressemble à celle que rêva Jacob, appuyée sur la terre et se perdant au ciel mais son bois, mouillé des rosées divines, a poussé des feuilles et des fruits. Au premier degré se tiennent la Crainte et l'Humilité, commencement de toute perfection au second, la Pauvreté et la Largesse, qui ont en commun le mépris des trésors périssables; au troisième, la Pitié et la Compassion au quatrième, l'Obéissance et l'Abnégation; au cinquième, la Tempérance et la Justice avec la balance et le glaive le sixième échelon porte lé Conseil aux cheveux blancs, et la Sagesse, un livre ouvert sur ses genoux le septième appartient à la Chasteté et à Damien sur la puissance des larmes: De per/M<MKe NtonacAorMM, cap. xn a Lacrymarum quippe mador animam ab omni labe purificat, et ad proferenda virtutum germina nostri cordis arva fecundat. Lacryma; porro qu;o a Deo sunt, divine exauditionistribuna) Muc~ahter adeunt, et impetrantes prœsto quod petunt, de peccatorum nostrorum certa remissione confidunt. Lacryma: sunt in fœderanda inter Deum et hommes pace séquestres, et veraces sunt atque doctis.sim.~ in quatibet bumana; ignorantia; dubictate magistral )V, 35
U~Hc una tenzone
Ch' c fra l' anima e 'i corpo.
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l'Intelligence; au huitième siègent la Force et la Magnanimité, armées pour le combat; au neuvième, la Foi et l'Espérance; au dixième la Persévérance qui porte la palme; et au-dessus, l'Amour, un sceptre de feu à.la main; « car il est grandement « juste 'qu'il tienne le premier rang, comme roi « couronné et souverain empereur. » L'âme qui s'achemine te long de la montée céleste la trouve douce, et, parvenue au sommet, elle découvre avec ravissement l'Incréé, dont les rayons éclairent toutes les créatures; elle se repose dans cette vue, elle contemple. Cependant la vertu seule ne suffit pas toujours pour mener l'intelligence j jusqu'à des réglons si peu fréquentées. Les mystiques ont compris la nécessité de soutenir le vol de la pensée en le réglant. Aux artifices de l'école ils ont substitué les exercices de la cellule et Jacopone compte avec saint Bernard quatre marches qu'il faut franchir avant d'arriver au fond du sanctuaire. La première est la lecture des livres sacrés avec une
intelligence pure et droite; la méditation vient ensuite, et s'approprie-la substance du texte; puis la. prière sollicite 'l'éternelle vérité à déchirer les derniers voiles; enfin, la contemplation possède, elle jouit, elle a trouvé « une .philosophie nou« vet)e, en présence de laquelle toutes les autres « fuient comme des nuages. (!).)) »
(1) Jacopone, If, 51, 26; v. 23, stances 19-22. Cf. saint Bernard, De xcs~~a!M<7'<Mm.
t.ËS POËTES FRANC. ~3
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Mais, s'il fallut d'abord enchaîner le sentiment pour mettre en liberté l'intelligence, maintenant que l'intelligence est entrée en possession -du vrai, le sentiment brûle de s'unir au souverain Bien. Or, l'âme ne s'unit au Bien suprême qu'autant qu'elle sedétachedesbiëns inférieurs; elle s'élève'à mesure qu'elle se décharge et la pauvreté n'est plus seulement l'humble règle des religieux de Saint-François, c'est la loi qui gouverne le monde des esprits. Jacopone connaît trois degrés de dépouillement, qu'il compare aux trois cieux de l'astronomie an-.cienne. Quand l'âme a' dépouille la passion des richesses, l'orgueil de la science et le désir de la gloire, alors, resplendissante de~ vertus, .elle est comme le ciel étoile. Mais sous les étoiles étincelantes les quatre vents se disputent encore l'espace; et dans l'âme pure s'agitent encore quatre puissances contraires, l'espérance et la crainte, la joie et,la douleur. Si elle rejette ces affections, si elle arrive à ce point où la volonté se détermine sans crainte et sans espoir, où la vertu trouve son mobile en elle-même, dès ce moment elle devient pareille au ciel cristallin, qui ne connaît pas de tempêtes, et dont le mouvement régulier fait mouvoir toutes les sphères. Enfin l'âme, par un dernier effort, peut chasser les images'et les figures qui Laidèrent à concevoir les choses invisibles; elle peut se dépouiller de ses vertus mêmes en cessant de les tenir pour siennes, et se réduire au néant. Alors
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elle ressemble au ciel empyrée qui est fondé sur le néant, mais que Dieu habite. A vrai dire, un tèl état n'a plus de nom l'amour y vit sans parole, sans raisonnement, sans passion, dans une grande lumière enveloppée de ténèbres. Il vit et ne vit plus; son être n'est plus a lui; transformé dans le Christ, il a choisi. pour sa volonté la volonté de Dieu. Lé poëte a célébré plus d'une fois les mystères de cet anéantissement il en connaît le péril, et c'est pourquoi, après avoir conduit, l'âme jusqu'en haut, il l'avertit de se garder « Quand tu te verras « élevé aux dernières cimes, c'est alors, mon âme, « qu'il faut craindre de tomber. Mais tiens-toi toute « timide et tout humble, et chasse de tes pensées « la vaine gloire qui sollicite toujours la nature « humaine à s'approprier quelque bien. Remercie « la souveraine puissance, et dis-lui « 0 ma vie « je vous prie de me conserver. Pour moi, je ne « sais, si je ne suis point mauvais et coupable, mais « votre grâce certainement vientde vous seule (1) )) En effet, nous touchons à l'abîme; et quandJacopone veut faire passer l'âme par. le néant pour la conduire a Dieu, l'excès de ses expressions rappelle le panthéisme indien, proposant comme dernière félicité l'apathie éternelle, l'anéantissement de la personne'humainedahs l'immensité divine. Quand (~ Jaœpone, H, 25, 20 v. 34; VU, 19 v. 23, stance 18
Quando tu fussi poi piu atto salita. AUortiguard~pludinoncadcrc.
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il loue ce repos, dans lequel viennent ~'éteindre toute crainte et toute espérance, qu'il ne s'inquiète plus de son salut, et qu'il demande l'enfer à condition d'y porter l'amour, il est bien près du quiétisme où glissèrent les faux mystiques de son temps (1). Pendant que les déchirements de l'Ordre de Saint-François donnaient jour aux Frères Spirituels, plusieurs de ceux-ci, poussés par la passion de contredire et d'innover, se jetèrent dans une doctrine qui éveillait depuis quelques années les sollicitudes de l'Église. « Comme l'empire de Dieu le Père, figuré par l'Ancien Testament, avait fait place au règne du Fils, qui eut sa loi dans le Testament Nouveau,. ainsi disait-on, le temps était venu où l'avénement du Saint-Esprit allait s'accomplir où, sur les ruines des préceptes temporaires s'établirait un Évangile éternel. Dans cette
(1) Jacopone, II, 20
n,26:
On reconnaît ici toutes les idées agitées dans la controverse de Bossuet et de Fénelon sur le quiétisme. Voyez surtout Bossuet, /<M<)'KC<!on;) SMr les e7sts d'oraison, liv. H!. Les expressions du poëte ne permettent pas de reconhaitre si cet anéantissement, où la crainte et ['espérance disparaissent, est pour lui un état passager, ou bien un état durable et définitif, ce qui constituerait l'une des erreurs condamnées dans les J)J<M;tMes des SaM<s. A vrai dire, la question n'était pas posée de son temps comme elle le fut depuis; il ne faut donc pas s'étonner s'il ne la résout point dans les termes qu'approuverait une théologie exacte.
Det'infernonontemere,'
Ne del cielo speme avere.
Dimandai à Dio l'infermo,
Luiamandoemeperdendo.
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nouvelle condition, l'homme, sans quitter la terre, pourraitatteindre la perfection des bienheureux, par conséquent à leur liberté, àteurimpeccabiiité. Dès lors la loi ne. le lierait plus il s'interdirait l'exerci ce des vertus comme un trouble de son repos la raison, maîtresse des sens, ne craindrait plus de leur accorder les contentements qu'ils réciament. » Ces rêves de la cellule se prêchaient sur la place publique, soulevaient des milliers de sectaires sous le nom de Fr,aticelles. et de Beggards, mettaient l'Italie en feu et la chrétienté en péril (1). Mais l'humilité de Jacopone le sauva de ces égarements. Jusque dans les derniers ravissements de l'extase, il emporte le sentiment de sa fragilité il. ne connaît pas de hauteur d'où l'amené puisse déchoir, ni de contemplation qui dispense du mérite des œuvres. Ce serviteur de l'amour véritable poursuit de toute sa jalousie ceux qu'il appelle les adeptes de' l'amour contrefait et les invectives mêmes dont il les flétrit nous font entrer dans le vif des controverses contemporaines. « L'amour qui n'est pas « sage ne peut voir les excès il renverse les lois, « les statuts, et toute coutume bien ordon« née; il se dit arrivé à cette élévation où nul « commandement n'oblige. Mais toi, Charité « qui es la vie, tu ne vas point renversant les lois (1) Raynatdus, Annales eeeles.. contin. ad ann. '1294, 1297, 15)1, 1512. M~ratori, Scrtp~or~ Rer. Italic., IV, Historia DulCMtAaH'Mtm'c/ias. Wadding, Annales, ad ann. 1297.
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« tu les observe toutes et là où tu ne trouves pas « la loi, tu la mets. Oui, tout acte est licite, « mais non pas à toute personne au prêtre le sa« crifice, au mari le lit nuptial, au podestat le « glaive. Qui vit sans loi, sans loi périra. Il court « à l'enfer, celui qui prend ce chemin. Là vont « s'entasser tous les désordres détestés de Dieu « ceux qui ensemble péchèrent, ensemble souffri'« ront (1). »
J'ai tenté de faire connaître, par une rapide analyse, les poésies mystiques de Jacopone, et cependant je crains de les déngurer en les analysant,
(1) Jacopone, lib. Y, 25, stances 18, 52, 34, st. 8.
Vuol)'amorchecosisia,
Che noi stiam contcnti al quia;
Maimper6chetuttavia
Noi ne sforziamo di fare.
Je remarque ici une locution que Dante reproduira
State contenti, umana gente, al quia.
fMrjira<orM,U!,37.
Lib.V,d:
Amore contrafatto
Spog)iato di virtute.
Quelquefois les chants de Jacopone-rappellent les plus belles pages de l'Imitatïon. Ainsi, quand il donne à l'âme deux ailes pour monter à Dieu, savoir, ]a chasteté du cœur et la pureté de l'intelligence (lib. V, 55), on reconnaît un passage admirablement traduit par Corneille.
Pour t'élever de terre, homme, il te faut deux ailes,
La pureté du cœur et la simplicité;
Elles te porteront avec'facilité
Jusqu'à l'abîme heureux des clartés éternelles.
/m!<a<Mn,)iv.!t,ehap.tv.
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en leur prêtant l'unité d'un système théologique. Sans doute un enchaînement rigoureux lie ..toute la doctrine de Jacopone, mais non les poëmes qui s'en échappent pour ainsi dire, qui se croisent et se mêtent ainsi l'ordre règne dans la ruche, mais non dans l'essaim qui s'en détache pour se jeter sur les fleurs. H faudrait suivre les improvisations de ce génie inégal; il faudrait le voir, sublime quand i!.célèbre les fiançailles de rame et de l'amour divin, ironique et familier quand il raconte la dispute de l'esprit qui veut faire pénitence, etducorps qui regimbe sous laverge; ingénieux et charmant s'il s'agit de composer la parure de l'âme appelée aux fêtes du paradis (1). Je passe en me hâtant au milieu de tant de morceaux curieux pour m'arrêter à l'un des plus considérables: je veux parler d'une composition de quatre cent quarante vers, où, sous une forme empruntée à la fois du drame et de l'épopée, le poëte s'est proposé de chanter la réparation de la nature humaine.
LE POËTE. « L'homme, au. commencement, fut «créé vertueux; il méprisa ce bien par un « excès de folie. La chute fut périlleuse. Là loi « veut que le retour soit laborieux. Qui ne con« naît pas le chemin n'y voit que démence; mais « qui franchit le passage trouve la gloire, et, dès · ()) Jacopone, Iib.Y,25;hb.IV, 55; lit). !f, i4:
I Anima ehe desideri
D'andare a paradiso.
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« te voyage d'ici-bas, il a le pressentiment du pa« radis (1).
« Quand l'homme pour la première fois pécha, « il troubla tout l'ordre de l'amour il se complut « tellement dans l'amour de lui-même, qu'il se « préféra au Créateur et la Justice s'indigna si « fort, qu'elle le dépouilla de tous ses priviléges. « Chaque vertu l'abandonna, et le démon devint son «. maître.. « La Miséricorde, voyant l'homme si tombé et « perdu avec toute sa'race, réunit incontinent ses « filles dans leur nombre'elle choisit une fidèle «messagère, et lui commande d'aller chercher « l'homme là-bas sur cette terre, où il est frappé « de désespoir. Madame la Pénitence, chargée de « l'ambassade, s'est, trouvée prête avec tout son « cortège.
« La Pénitence mit d'abord dans le coeur de « l'homme la crainte, qui jeta dehors la fausse sé« curité; elle y mit la honte, puis enfin une « grande douleur d'avoir offensé Dieu. Mais « par aucun moyen l'hommene pouvait satisfaire. (i) Jacopone, lib. JI, 2:
L'uomo fu crcato virtuoso
Volselo disprezzar per sua fbiï'a
H cadimento fu pcricoloso,
La luce fii tornaia in tenebna
li risaltrepostoefatigo~o;
A chi no) vede par grande follia,
A chi )o passa pargti glorioso,
E paradiso sente in questa via.
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« Car, étant tombé de lui-même, il fallait que « de lui-même il se relevât l'ange n'était pas tenu « de l'aider et ne le pouvait point. La Pénitence « envoie la Prière à la cour uu Ciel « Je de« mande miséricorde, dit-elle, et non justice. » « Aussitôt la Miséricorde est entrée à la cour « céleste: Seigneur, je pleure mon héritage, que .K la Justice m'a ravi. En frappant l'homme, c'est « moi qu'elle a blessée à mort, et de tout mon « honneur elle m'a dépouillée, »
LA JUSTICE. « Seigneur, la loi fut donnéé à ..« l'homme. Par félonie, il voulut la mépriser. J'ai « prononcé la peine, et je ne l'ai pas faite égale à « l'offense. Examinez mon jugement, et corrigez-le, « si en quelque point j'ai excédé la mesure. H DIEU LÉ PÈRE. « 0 mon Fils, ma souveraine Sa« gesse! en toi réside tout le secret de la Rédemp.« tion de l'homme, telle que notre conseil l'agrée, « et telle qu'en tressaillira de joie la céleste cour.)) » DIEU LE FILS. « 0 mon doux et révéré Père dans « votre sein j'ai toujours habité. Mais la vertu d'o« béissance sera toujours la mienne. Qu'on me « trouve seulement une demeure convenable, et je « ferai cet accord, où toutes deux, Justice et Misé« ricordé, conserveront leurs droits. »
Ici le poëte raconte la création de Marie, l'annonciation, l'enfantement divin. « De même qu'Adam fut formé de terre vierge, dit, l'Écriture, ainsi d'une Vierge naquit le Christ, qui venaitpayer
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pour Adam. Il naquit en hiver, dans la grande froidure; et, né sur la terre de ses ancêtres, personne ne lui prêta ni un toit ni un manteau. » « Les Vertus rassemblées devant Dieu font de « grandes lamentations « Seigneur, voyez à quel « veuvage nous sommes condamnées par le crime « d'autrui. Fiancez-nous à quelqu'un qui nous dé« livre de l'opprobre et qui nous rende l'estime et « l'honneur. »
DIEU LE pÊRE. « Mes filles allez trouver mon « bien-aimé, car je vous fiance à lui. Entre ses « mains je vous remets, afin qu'auprès dé lui vous « ayez le repos, l'honneur sans tache, qui vous « attireront l'admiration des hommes. Et quand « vous me le rendrez, je l'élèverai au-dessus-des « cieux. »
Les sept Dons du Saint-Esprit viennent faire les mêmes plaintes, et Dieu le Père les envoie de même au Rédempteur. Enfin paraissent les sept Béatitudes.
LES BÉATITUDES. « Seigneur, nous sommes des « pèlerines nées sur vos terres hébergez-nous. « Voilà que nous avons fait pèlerinage hiver comme « été, coulant des jours amers et des nuits cruelles. « Chacun nous chasse et croit faire sagement car « nous sommes plus détestées que la mort. M DIEU LE PÈRE. « L'homme n'est pas encore digne « de loger un si grand trésor. Je vous héberge chez « le Christ vous lui servirez de signe, et le mon-
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« trant à la terre '« Voità, direz-vous, le maître « de notre réparation. »
LE poÊTE. « Notre Rédempteur très-doux a parlé « pour nous à la Justice. »
LA JUSTICE. « Seigneur, s'il vous plaît de payerla « dette que l'homme a contractée, bien le pouvez« vous, puisque vous êtes Dieu, et homme cepen« dant. Vous seul me pouvez contenter, et volon« tiers avec vous j'en fais l'accord. »
LA 5HSËMCORDE. « Seigneur, l'infirmité de « l'homme est si grande, qu'en aucune manière' il & ne pourra guérir, si vous ne revêtez les faiblesses « de quiconque est, fut et sera dans tous les siècles. « Ainsi me consolerez-vous, mormalheureuse qui « ai tant pleuré. ?
LE CHRIST. « Tu demandes sagement, et je. te « veux contenter. Je suis enivré d'amour à ce point <( que je me ferai réputer pour insensé si miséra« ble est le rachat que je vais conclure, si grande « la rançon que je paye Afin 'que l'homme sache « combien je l'aimai, pour son péché je veux
« mourir. »
A la prière de la Miséricorde, le Christ prépare un bain où l'homme souillé retrouvera sa première blancheur. Mais la Justice veut mettre la main au divin remède/et l'homme n'entre au bain du baptême qu'en renonçant au démon. Puis est instituée la confirmation, puis l'eucharistie et les autres Sacrements, et dans chacun d'eux le. Christ fait la
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part de la Justice et de la Miséricorde. Les sept Vertus s'attachent aux sept Sacrements, et les sept Dons sont venus célébrer leurs noees avec les Vertus. De leur union naîtront les sept Béatitudes. « La « paix est rentrée dans le cœur de l'homme; et « maintenant, conclut le poëte, prions la Trinité « souveraine qu'elle nous pardonne nos péchés. » Je ne pense pas exagérer le mérite de cette composition, en y louant la naïveté, le mouvement et la vie. Les allégories que le poëte met en œuvre n'ont i'Ien que de conforme aux traditions de l'art chrétien. Dès le quatrième siècle, Prudence, célébrant dans sa Psychomachie le combat des Vertus et des Vices, avait personnifié la Foi et l'Idolâtrie, la Pudeur et la Volupté, la Patience et la Colère. Trois cents ans après Jacopone, Calderon animera la scène de ses ~Mfos S6[Ct'<t)Men<6[/es, en y jetant des personnages allégoriques avec ceux de l'histoire, Adam et le Christ avec l'Entendement et la Volonté, David et Abigaïl avec la Chasteté et la Luxure (1). La Peinture n'avait pas d'autres règles et quand Taddeo Gaddi, à Florence, dans l'admirable chapelle des Espagnols, voulut représenter le triomphe de saint Thomas d'Aquin, il fit d'abord asseoir le saint docteur sur une chaire élevée, entourée d'anges, de prophètes et d'évangélistes; mais il peignit au-dessous quatorze femmes d'une grande (1) Calderon, la JYaM del Jt~rfa~r, la primer /!of de<Cerm~o.
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beauté, pour représenter les sept Sciences et les sept Vertus. L'allégorie, qui ne prête que des fictions languissantes aux artistes des siècles savants, s'échauffait sous la main des hommes du moyen âge. La foi dont ils débordaient passait dans leurs créations ils unissaient par croire à leurs personnages, et par leur donner cette simplicité, ce naturel et cette verve qui les font vivre. Le poëme de la Réparation de la nature humaine, avec ses belles stances de huit vers hendécasyllabes, a déjà l'allure de l'épopée je trouve l'essor lyrique dans le cantique suivant, où Jacopone représente le Christ en quête de l'âme errante.
LES ANGES. « 0 Christ tout-puissant quel voyage « faites-vous? Pourquoi cheminer pauvrement « comme un pèlerin ? »
LE CHMST. « J'avais pris une épouse, à qui j'a« vais livré mon cœur. Je la.parai de joyaux pour « en tirer honneur à ma honte, elle m'a quitté. « C'est ce qui me fait aller triste et en peiné. Je « lui prêtai ma forme et ma ressemblance. « Afin que toutes ses vertus trouvassent leur eniploi, je voulus que l'âme eût le corps pour « serviteur c'était un bel instrument, si elle « ne l'avait désaccordé!– Afin qu'elle eût lieu « d'exercer ses puissances, pour. elle je formai « toutes les créatures. Ces biens pour lesquels elle « devait m'aimer, elle m'en a fait- la guerre. » LES ANGES. « Seigneur, si nous la trouvons, et
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«. qu'elle veuille revenir, lui faut-il dire que vous « pardonnez ? »
EE CHRIST. « Dites à mon épouse qu'elle revienne, « qu'elle ne me fasse point souffrir une mort si « douloureuse. Pour elle je veux mourir, tant je « suis épris d'amour. Avec grande joie je lui « pardonne, je lui. rends les ornements dont je « l'avais parée. De toutes ses félonies je n'aurai « plus souvenir. »
LES ANGES. « Ame pécheresse, épouse du grand a époux, comment ton beau visage est-il plongé « dans cette fange? et comment donc as-tu fui « celui qui t'accorda tant d'amour? »
L'AME. « Quand je songe à son amour, je meurs « de honte. Il m'avait mise en grand honneur où « suis-je tombée maintenant? 0 mort douloureuse « comment donc m'avez-vous environnée? » LES ANGES. « Péchej'esse ingrate, retourne à ton « Seigneur. Ne désespère point pour toi il meurt « d'amour. Ne doute pas de son accueil, et ne «,tarde plus. »
L'AME. « 0 Christ miséricordieux où vous « trouverai-je, ô mon amour? Ne vous cahez plus, « car je meurs de douleur. Si quelqu'un a Vu « mon Seigneur, qu'il dise où il l'a trouvé. » LES ANGES. « Nous l'avons trouvé suspendu à la K Croix, nous l'y avons laissé mort, tout brisé de h coups. Pour toi il a voulu mourir. Il t'a achetée «bien cher.))
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L'AME. « Et moi je commencerai les lamenta« tions d'une cruelle douleur. C'est l'amour qui « vous a tué, vous êtes mort pour mon amour. 0 « amour en délire, à quel bois as-tu suspendu !c « Christ (i.) »
Nous avons accompagné Jacopone dans un monde idéal qu'il compose' à son gré, tout peuplé d'anges et de vertus, tout rayonnant de vérités éternelles. II est temps de descendre à sa suite dans le monde des réalités, et de le voir aux prises avec les hommes tels que le péché les a faits. Jacopone ne ressemble point à cet admirable Angelico de Fiesole, qui, après avoir tracé d'un pinceau immortel les joies du paradis, échoue à la peinture de l'enfer, et qui ne peut s'empêcher de prêter son innocence aux damnés et sa candeur aux démons. Au contraire, quand le pénitent de. Todi s'arrache à ses extases pour retracer les désordres de la société contemporaine, telle 'est la force de ses tableaux, qu'on se'demande s'il n'en a pas volontairement chargé les couleurs.
On ne sait pas assez quelle fut la part du mal au moyen âge. Durant ces siècles où l'on a coutume de se représenter le christianisme régnant sans combat sur les âmes pacifiées, deux causes mal connues firent le péril de la foi, et le scandale des tnœurs. D'un côté, c'étaient les souvenirs du paga-
(l)JMOpone,Hb.IV,6.
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nisme, plus vivaces qu'on ne pense, la superstition poussée jusqu'à ce point qu'à Florence, une sorte de terreur populaire environnait encore la sLatue de Mars, arrachée de son temple et transportée au Vieux-Pont. Le dualisme renaissait dans l'hérésie des Albigeois, et le matérialisme épicurien, sous le nom d'Averrhoës, envahissait les écoles. D'un autre côté, c'était le vieux levain de la barbarie, l'instinct du sang et de la chair. Vainement l'Église professait le respect de la vie humaine ce temps aimait le spectacle de la mort; il se satisfaisait par les guerres incessantes, par les vengeances, par l'atroci[é des supplices Ugolin mourait de faim avec ses iils; Eecelin le Féroce brûlait en un jour onze mille Padouans. En même temps la concupiscence, chât'ée dans les monastères, prenait sa revanche dans les palais elle poussait les rois à ces divorces fameux, tourments de tant de Papes elle peuplait les sérails de Frédéric II et de Manfréd. Les vaisseaux qui ramenaient les croisés rapportaient tous les vices de l'Orient, et, en présence des débordements qui suivirent les guerres saintes, saint Bernard eut à se défendre de les avoir prêchées. Mais, si le moyen âge eut le malheur de connaitre le mal, il eut le mérite de le haïr. II n'usa pas de nos ménagements et de nos délicatesses. Les sages d'alors ne craignaient pas de diminuer le respect en publiant les vices des grands. Si la corruption pénétrait dans le sanctuaire, le fouet qui chassa
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les vendeurs du temple passait des mains de Pierre Damiën à celles de*Grégoire VU, et de saint Bernard à Innocent HI. Ces siècles d'inspiration furent aussi des siècles de polémique ils ne se refusèrent ni l'invective ni le sarcasme. Au-dessous des saints évoques sculptés au portail des cathédrales, le statuaire faisait grimacer les mauvais prêtres et les moines apostats. La poésie des troubadours se divisait en deux genres la chanson pour célébrer la bravoure et la beauté, et le sirvente pour flétrir la couardise. Quoi de surprenant si Jacopone céda au génie de son temps, s'il écrivit des satires, s'il y porta toutes les libertés de l'art, s'il y mit le grotesque auprès du sublime?
Les satires de Jacopone ne s'adressent pas aux rois, ni aux seigneurs des villes italiennes il ne faut donc pas' s'attendre à y voir foudroyer les grands crimes du treizième siècle. Ecrites dans le langage du peuple, elles poursuivent d'abord les péchés du grand nombre, les désordres qui ôtent au pauvre le mérite de ses sueurs et de ses larmes. De là les images hardies et quelquefois repoussantes, sous lesquelles le poëte met en scène l'Avarice, la Luxure, l'Orgueil, afin de les livrer à l'horreur et a la risée de la multitude. Tantôt, comme les fossoyeurs de Shakspeare, il ramasse la tête d'un mort pour lui demander des nouvelles de ces yeux qui jetaient tant de. flammes, de cette langue plus tranchante que l'épée. Tantôt il traduit
LESMËIMMANC. 14
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le pécheur devant le tribunal du souverain Juge, et donne la parole au démon. « Seigneur, dit Satan, « tu créas cet homme selon ton bon plaisir, tu lui <:< prêtas le discernement et la grâce cependant il « ne garda jamais un de tes commandements. Il « est juste qu'il soit récompensé par celui qu'il a « servi. –il savait certes ce qu'il faisait, quand il' « exigeait l'usure, quand il donnait fausse mesure « au pauvre. A ma cour il aura tel payement que « de raison. S'il voyait quelque assem'blée de « dames et de damoiseaux, il y courait avec ses « instruments et ses chansons nouvelles c'est ainsi « qu'il séduisait les jeunes-gens. A ma cour j'ai « des pages qui lui enseigneront à chanter. » Aux accusations de Satan, l'ange gardien ajoute son témoignage la sentence est prononcée. Les démons enlèvent le coupable; d'une grande chaîne ils l'ont étroitement lié, ils l'emmènent durement en enfer. « Venez, crie l'escorte armée de fourches, venez « au-devant du damné. » Tout le peuple infernal se rassemble, et le pécheur est mis au feu (1). Les femmes, qui ont inspiré tant de poëtes, devaient échauffer aussi la verve des satiriques. Mais (1) Jacopone, IV, 10
7Md., 12:
Quando t' a]egri, o huomo, di altura,
Va, poni mente a la sepoltura.
0 signer Christo pietoso,
Deh perdona it mio peccato.
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le pénitent, le mondain converti par la mort d'une épouse chrétienne, ne pouvait porter,dans un tel sujet ,ni la licence de Juvénal, ni la gaieté des fabliaux. Sans doute il sait que, selon l'expression d'un contemporain, il n'y a pas d'artiste qui emploie plus d'engins, d'outils et d'industrie pour l'exercice de son art, que les femmes d'Italie pour le soin de leurs personnes (1). Il n'épargne aucun des artifices dont les Italiennes de son siècle usaient t pour relever leur stature, pour rendre à leur teint la blancheur et l'éclat. Si leurs mains délicates ne peuvent manier la lance, il est des paroles acérées qui perceraient toutes les cuirasses. Mais ce qui touche surtout Jacopone, c'est le péril des âmes sollicitées par ces belles et dangereuses créatures. « 0 « femmes considérez les mortelles blessures que <:< vous faites dans vos regards vous portez la « puissance du basilic. Le serpent basilic tue « l'homme, rien ciu'en le regardant. Son œil em« pbisonné fait mourir le corps. Le vôtre, plus a cruel, fait périr lésâmes; il les dérobe au Christ, « leur doux Seigneur, qui les acheta bien cher. « Le basilic se cache, il ne se fait pas voir; quand K il reste sans regarder, il ne cause point de mal. t( Vos déportements sont pires que les siens, et vos
(i) Bcnvenuto d'fmoia, Comment. ad e<m<. 23, PH~<!<o?':t: < Nam nutii artifices in mundo habent tam varia organa et divers:) instrumenta, et subtilia argumenta pro artificio suac artis, sicut nmlieros florcntinx! pro cn[tu SHaj persona;. e
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« perfides œillades vont chercher des victimes. « Tu dis que tu te pares pour ton seigneur mari a mais ta pensée te trompe, car tu ne gagnes point « son amour. Que tu regardes seulement quelque « sot, et ton mari a le soupçon dans le cœur. « Puis tu te plains s'il te frappe, s'il te garde avec « jalousie, s'il veut savoir les lieux que tu hantes, K et en quelle compagnie s'il te tend des embû« ches et te tient pour coupable –11 lui vien« dra une telle tristesse, qu'elle lui desséchera « toutes les veines il te traînera dans une chambre « d'où le voisinage ne puisse t'entendre, et là tu « trouveras la mort. » N'accusons pas le poète d'exagération, et rappelons-nous que nous sommes au siècle de Françoise de Rimini (1).
Si Jacopone jugea sévèrement la société, nous savons qu'il ne flatta pas l'Église. Quand ce déserteur du monde vint à découvrir dans le cloître plusieurs des vices qu'il avait cru fuir, son espérance trahie lui arracha des cris vengeurs. Sa muse irritée prit la férule des Pères du désert, et s'en alla de cellule en cellule châtier les déréglements des religieux. Un jour, elle arrête au passage l'âme d'une nonne qui vient de mourir en odeur de sainteté. Cette âme a vécu cinquante ans dans la virginité, dans le silence, dans le jeûne. « Mais je ne « fus pas humble, dit-elle quand je m'entendais
(1) Jacopone, 1, 6.
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« appeller la Sainte, mon cœur s'enflait d'orgueil, « et c'est pourquoi Dieu m'a réprouvée. » Une autre fois c'est la Pauvreté qui parle. Dieu son père l'envoie visiter toutes les conditions, pour voir si elle y pourra trouver asile. Elle a commencé par les prélats mais ceux-ci ne pouvaient soutenir ses regards, et l'ont fait chasser par leurs gens. Elle entendait chez les religeux de grandes psalmodies, mais elle les a trouvés couverts de bons manteaux, et nul n'a voulu 'lui prêter l'oreille. « Mes frères, disait-elle, sou« venez-vous que vous avez promis au Christ de le « suivre toujours. » Et les Frères ont répondu « Si tu ne sors au plus vite, on te fera bien voir « qu'autre chose est dire, autre chose faire. » Enfin, la Pauvreté frappe à la porte des religieuses. Mais rien qu'à voir cette figure pâle et maigre, les nonnes se sont signées. « Dieu vous bénisse, «mes soeurs! Jadis j'habitai cette maison; j'y « trouvai beaucoup d'honneur et de repos. Main« tenant elle me semble [oute changée, et je ne re« connais ni les meubles ni les visages. » « Que « veut cette odieuse vieille? » s'écrient les'Sœurs et le valet du couvent la congédie à coups de bâton. Cette ironie, qui en d'autres temps est devenue le langage de l'impiété, convenait à une époque où la vie spirituelle menaçait de périr étouffée sous les richesses, comme le bon'grain sous les épines. Saint Bernard ne pouvait croire que les Pères eussent toléré toutes les superfluités qu'il voyait chez
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les moines de son siècle, tant d'intempérance dans le manger et le boire, tant de mollesse dans les lits et les vêtements, tant de, magnificence dans les montures et les constructions. Saint Pierre Damien portait ses coups plus haut, et ne craignait pas d'armer son zèle d'un trait satirique, quand il accusait le luxe des prélats, leurs tables où des pyramides de viandes exhalaient toutes les épices de l'Orient, tes vins de mille sortes petillant dans des coupes de cristal, les lits plus riches que les aute)s, et les murailles ensevelies sous des tapisseries comme des morts sous leurs linceuls (1). Pendant que le spectacle de ces maux animait le courage des grands réformateurs, d'autres âmes moins fortes, mais non moins pures, n'y trouvaient qu'un sujet d'épouvante, et pensaient reconnaître dans le lieu saint l'abomination de la désolation prédite comme un signe de la fin des temps. Voilà pourquoi le moyen âge aima les peintures de l'Apocalypse, et surtout cette terrible histoire de l'Antechrist qu'on trouve encore au quinzième siècle, tracée d'une touche si fière par Luca Signorelli sur (1) Jacopone, IV, 56 I, 9.
Cf. saint Bernard, Ad Guglielmuna abbatem. Saint Pierre Damien, Opusc. XXXI, cap. vi; apud Muratori, ~?)h~<t<. italic., t. If, p. 5d0 « Dilari cupiunt, ut turritœ dapitius lances indica pigmenta redoleant, ut in cristaltinis vasculis adulterata mit)e vina flavescant, ut quocumque veniunt, praesto cubiculum operosis et mirabiliter textis cortinarum phateris induant, sicque parictes domùs ab oculis intuentium tanquam sepeliendum cadaver involvunt. »
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murs de la cathédrale d'Orvieto. Le visage de l'Antechrist y rappelle, par une effrayante ressemblance, la face adorable du Sauveur, en même temps qu'il respire toutes les passions de l'enfer. A ses pieds sont entassées les richesses de la terre qu'il distribue à ses adorateurs, et, au seuil du temple, des bourreaux tranchent la tête aux deux prophètes. Mais déjà dans les airs plane l'ange armé du glaive qui va précipiter l'imposteur, au moment où il tentera de s'enlever au ciel. Ces images n'ont rien de plus hardi que le poëme dans lequel Jacopone de Todi voulut peindre d'mi seul trait toutes les erreurs de son temps, et qu'il intitula le Combat de l'M<echrist. « C'est maintenant l'heure de savoir qui « aura du courage la tribulation prédite appro- « che de tous côtés je la vois éclater comme la « foudre. La .lune s'est obscurcie, et le soleil voilé « de ténèbres je vois tomber les étoiles du ciel. « L'antique serpent semble déchaîné; je vois à sa « suite le monde entier il a bu les eaux de toute « la terre, il pense engloutir le fleuve du Jourdain, « et dévorer le peuple du Christ. -.Le soleil, c'est « le Christ qui ne fait plus de signes pour fortifier « ses serviteurs. Nous ne voyons plus de miracle qui a soutienne la fidélité du peuple les mauvais en « font un sujet de doute; ils nous insultent mé« chamment, et les raisonnements vrais ne peuvent « les entraîner. -La lune aussi s'est faite obscure, « elle qui autrefois éclairait le monde dans la nuit ¡
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a elle qui fut notre guide s'est tournée en ténèbres. « C'est, le corps du clergé qui se fourvoie, et qui « a pris le mauvais chemin. 0 Seigneur Dieu « qui pourra échapper ? Les étoiles tombées du « ciel représentent le corps des religieux. Beaucoup « ont quitté la route pour se jeter dans des voies « périlleuses. Les eaux du déluge sont montées, « elles ont couvert les montagnes et submergé « toutes choses. Dieu, soyez en aide, soyez en aide « à ceux qui nagent! –Homme, mets-toi sous « les armes, car l'heure est venue fais en sorte « d'échapper à cette mort. On n'en vit jamais de « si cruelle; jamais on n'en verra de si terrible. « Les saints en furent dans l'épouvante bien in« sensé me semble qui ne la craint pas (1). » Mais la satire de Jacopone est en même temps une prédication populaire elle rappelle les hardiesses des orateurs contemporains, accoutumés à déchaîner le ridicule, à réjouir la foule, s'il le faut, pour la convertir. L'insensé de Todi, qui autrefois entraînait à sa suite les enfants et les désœuvrés, afin de les instruire par ses paraboles, continuait maintenant d'évangéliser le peuple par ses vers. Les chants des anges avaient annoncé le Christ aux bergers comment la poésie chrétienne aurait-elle dédaigné les pauvres ? Aussi l'Église, à côté de sa (1) Jacopone, IV, 14.
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liturgie solennelle, avait fait place aux cantiques familiers elle tolérait le chant des épîtres farcies et la représentation des mystères. Toutefois ces drames religieux, qui faisaient la joie du peuple de ce côté des monts, semblent avoir pénétré plus tard en Italie. Si l'on trouve les mystères représentés au treizième siècle à Padoue, à Florence, dans le Frioul (1), rien ne prouve encore que la poésie s'y joignît à la mise en scène. Je crois découvrir dans les écrits de Jacopone les premiers essais du drame populaire en langue italienne. On y remarque, en effet, une suite de poëmes pour les principales fêtes de l'année pour la Nativité, la Passion, la Résurrection, la Pentecôte, l'Assomption pour les anniversaires de saint François, de sainte Claire, de saint Fortunat, patron de Todi. Mais souvent le génie du poëte ne peut se contenir dans le récit de l'action il faut qu'il y assiste, qu'il voie les personnages, qu'il les fasse voir, et que, s'effaçant derrière eux, il laisse l'auditoire ravi d'avoir entendu le Christ lui-même, les anges et les saints. Je distingue plusieurs pièces dont les rôles et les dialogues semblent distribués pour une récitation publique c'est le Sauveur et les deux disciples d'Emmaüs ce sont les apôtres recevant l'EspritSaint et se partageant lè monde (2). C'est surtout t (1) Muratori, ~i)!~M!<.t<a< t. H, dissertat. 29. De spectaculis et ludis publicis m~ht asM.
(2) Jacopone, lib. 111, 2, 5, 8, 9,10, 15, 15. 21, 25, 25, 26, 27, 16,18.
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un petit drame de la Compassion de la Sainte Vierge, où je retrouve toute l'inspiration du Stabat Mater. LE MESSAGER, LA VIERGE, LA FOULE, LE CHRIST. LE MESSAGER. « Dame du paradis, ils ont pris ton K fils, le Christ bienheureux accours, et vois je a crois qu'ils le tuent, tant ils l'ont ftagel)é(l). » LA VIERGE. « Comment cela peut-il être, qu'un « homme ait mis la main sur lui?.car il ne fit ja« mais aucun mal, le Christ, mon espérance. » LE MESSAGER. « 0 dame hâte-toi, et viens à son « aide. Ils ont craché au visage de ton fils, et la « foule l'entraîne d'un lieu à l'autre chez Pilate « ils l'ont mené. »
LA VIERGE. « 0 Pilate! ne fais point tourmenter a mon fils car je puis te montrer comme on l'acK cuse à tort. »
LA FOULE. « Crucifiez-le crucifiez-le L'homme « qui se fait roi désobéit au sénat. ))
LE MESSAGER. « Madame, voici la croix que le peu« pie amène, et sur laquelle la vraie lumière doit « être élevée, »
LA viERGE. « 0 croix que vas-tu faire? Tu «m'ôteras mon fils! Et. que lui reprocheras-tu, a puisqu'on lui le péché n'est pas?. »
.LE MESSAGER. « Madame, voici qu'on lui saisit la
(d) Jacopone, lib. H!, 12.
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« main, et que sur la croix ils l'ont étendue; ils la « fendent d'un gros clou, tant ils ont enfoncé le « fer. Maintenant, c'est l'autre main qu'ils pren« nent ils retendent sur la croix, et la. douleur K s'embrase à mesure qu'elle se multiplie. Ma« dame, le moment est venu de percer les pieds ¡ on les cloue au bois, et, par le poids qu'ils sup« portent, ils ont rompu tout le corps. »
LA viERGE. « Et moi, je commencerai le chant « funèbre. 0 fils qui fus ma joie! Qui a tué mon « fils?. Us auraient mieux fait de m'arracher le « cœur. H
LE CHRIST. « Femme, pourquoi te plains-tu? Je « veux que tu survives, que tu me sois en aide aux « compagnons que je me suis donnés sur la terre. » LA VIERGE. « Mon fils, ne parle point de la sorte'. « Avec toi je veux mourir je veux monter sur « la croix, et mourir à ton côté. Ainsi le fils et « la mère auront la même sépulture, puisque « le même malheur jette dans le même abîme la « mère et le fils. »
LE CHRIST. « Femme, je remets dans tes mains « mon cœur affligé. Jean, mon bien-aimé, sera <( nommé ton fils. Jean, ma mère est à toi, reçois-la « charitablement prends pitié d'elle, car son cœur « est percé. »
LA VIERGE. «Mon fils, l'âme s'est échappée de tes K lèvres. 0 mon fils innocent ômon fils resplen« dissant, qui es allé éclairer un autre monde,
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« comme je te vois obscurci 0 mon fils blanc et « blond,,mon fils au doux visage ah par quelle « raison le monde a-t-il voulu ton opprobre et ta K mort? Fils admirable et cher, fils de la femme « désolée, ah que ce peuple t'a traité mécham« ment Et toi, Jean, mon nouveau fils, ton frère « est mort. Ah j'ai senti la pointe du glaive qui « me fut prophétise !)) »)
Supposez cette scène représentée le vendredi saint, sous le portique d'une église, par des paysans italiens, les plus passionnés des hommes, et vous avez les commencements de la tragédie chrétienne. Jamais la douleur ne jeta des cris plus déchirants que ceux-ci et jamais non plus la joie n'eut des accents plus aimables que les noëls de Jacopone, soit qu'il mène les bergers à la crèche, soit qu'il conduise aux pieds de la Vierge une troupe de pieux fidèles qui la supplient de leur prêter un moment l'Enfant divin. Il faut lire dans leur langue ces chants, dont on ne peut traduire ni la mélodie musicale ni la grâce enfantine. On voit le théologien, le censeur de l'Église et du monde, se faire petit avec les petits, s'occuper de leurs plaisirs, et trouver. des cantiques d'une simplicité et d'une douceur incomparables pour réjouir la bonne fileuse au berceau de son nouveau-né, ou pour élever à Dieu l'âme du pâtre perdu dans la montagne. Comme il est de toutes leurs fêtes, il connaît aussi leurs devoirs et leurs peines'. C'est pour eux qù'il résume en
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soixante-six couplets une série de proverbes qui sont la philosophie du peuple « A qui la vie est « douce, la mort, est douloureuse. Sache de la « poussière tirer la pierre précieuse, de l'homme « sans grâce une gracieuse parole, du fou !a sa« gesse, et de l'épine la rose. Secours ton ennemi « quand tu le trouves en péril. Si la souris peut « délivrer le lion, si le moucheron peut précipiter « le taureau, je te donne ce conseil de ne mépriser « personne. Quand tu peux être humble, ne te <( montre pas fort('t). »
Mais j'honore surtout ce poëte des pauvres lorsqu'il célèbre la pauvreté. Le peuple n'a jamais eu de plus grands serviteurs que les hommes qui lui apprirent à bénir sa destinée, qui rendirent la bêche légère sur l'épaule du laboureur, et firent rayonner l'espérance dans la cabane du tisserand. Plus d'une fois sans doute, au coucher du soleil, quand les bonnes gens de Todi revenaient du travail des champs et serpentaient le long de la colline, les hommes aiguillonnant leurs boeufs, les femmes portant sur le dos leurs enfants basanés, derrière eux quelques religieux franciscains, les pieds tout t couverts de poussière, on les entendit chanter la chanson de Jacopone qui se mêlait aux tintements de l'Angelus « Doux amour de pauvreté, combien, « faut-il que nous t'aimions –Pauvreté, ma pau-
(1) Jacopone, lib. M, 32.
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a vrette, l'Humilité est ta sœur; il te suffit d'une M écuelle et pour boire et pour manger (1). Pau« vreté ne veut que ceci du pain, de l'eau et un peu d'herbes. Si quelque hôte lui vient, elle y « ajoute un grain de sel. Pauvreté chemine sans c< crainte; elle n'a pas d'ennemis eUen'a pas peur « que les larrons la détroussent. –Pauvreté frappe « à la porte des gens elle n'a ni bourse ni be« sace elle ne porte rien avec elle, si ce n'est son. K pain. –Pauvreté meurt en paix elle ne fait K pas de testament on n'entend point parents et K parentes se disputer son héritage. Pauvreté, « pauvrette, 'mais citoyenne du ciel, nulle chose K de la terre ne peut réveiller tes désirs. « Pauvreté, grande monarchie, tu as le monde en « ton pouvoir, car tu possèdes le souverain do« maine de tous les biens que tu méprises. Pau« vreté, science profonde; en méprisant les ric< chesses, autant la volonté s'humilie, autant elle « s'élève à la liberté; –Pauvreté gracieuse, tou« jours en abondance et en joie qui peut dire que (1) Jacopone, lib. !t, 4.
Cette pièce et quelques autres éoinposilibris de Jacoporie ont été publiées par M. Chavin de Malan, ai la suite de son Histoire de saint François <~MtSË:
Dolce amor di povertade,
Quanto ti degiamo amare
Povertadc poverella
Umiltade è tua sorella;
Ben ti basta la scodella;
E al bere e a) mangiare.
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« ce soit chose injuste d'aimer toujours la pau«vreté?))
Nous savons que cette pauvreté glorifiée, donnée en spectacle au moyen âge par saint François et ses disciples, n'a pas eu les louanges des modernes. On accuse l'Eglise d'avoir réhabilité, non la pauvreté même, mais la mendicité, mais l'aumône, qui humilie le pauvre, qui l'oblige et le constitue redevable. On reproche à la société chrétienne d'avoir inventé la charité pour se dispenser de la justice. Mais pour nous, la mendicité et l'aumône sont deux conditions inséparables de toute la destinée humaine. Nous croyons que la Providence, avant l'Église, a pris soin d'obliger l'homme à l'homme et les générations aux générations par un enchaînement de bienfaits dont on ne s'acquitte pas, et qu'elle a su mettre les plus fiers dans la nécessité de demander la charité et de la recevoir.'D'un côté, il n'est pas d'homme si libre qui ne soit redevable au moins à'son père, à sa patrie; qui ne soit pauvre des biens de la terre ou des biens de l'intelligence, qui ne les attende d'autrui. Quel savant ne s'est assis aux pieds d'autres plus savants que lui, et ne leur a mendié des lumières? Les heureux mendient des plaisirs, et les affligés qui viennent pleurer auprès de vous mendient une de vos larmes. Au milieu de cette mendicité universelle des hommes, saint François se fit mendiant coinme eux pour les servir; car les malheureux ne se laissent volon-
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tiers servir que.par leurs pareils. D'un autre côté, l'aumône que les disciples de saint François reçoivent, celle que le christianisme prêche et bénit, n'est point l'encouragement de l'oisiveté. L'aumône est la rétribution des services qui n'ont pas de salaire. Les grands services sociaux, ceux dont une nation ne se passe jamais, ne peuvent ni s'acheter, ni se vendre, ni se tarifer à prix d'argent, La société paye la denrée du marchand, mais elle ne paye ni le sacrifice du prêtre, ni la justice du juge, ni )e sang du soldat. Seulement, elle leur donne le pain pour qu'ils continuent de vivre et de servir, mais elle le leur mesure avec une parcimonie honorable, précisément pour qu'il soit manifeste qu'elle n'a pas prétendu les payer. De même l'ouvrier valide qui donne son travail reçoit le salaire; mais le pauvre qui souffre, qui mérite, qui, dans l'Eglise, représente et continue le Christ, le pauvre reçoit l'aumône. Voilà pourquoi les grands ordres religieux du moyen âge, les plus savants, les plus actifs, firent profession de recevoir l'aumône publiquement, !a rendant ainsi à jamais respectable; car qui pouvait dire désormais que la société humiliât le pauvre, quand elle rétribuait ses mérites du même prix que l'enseignement de saint Bonaventure et de saint Thomas d'Aquin ?
Les intentions de Jacopone ne furent pas trompées. Pendant que tant de poëtes attendirent vaine-
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ment dans leur tombeau la gtôire qu'ils, s'étaient promise, l'humble popularité que cherchait le pénitent de Todi ne manqua point à ses vers. J'en :jugé par les nombreux manuscrits disséminés en Italie, en France, eh Espagne, et par les huit éditions pu-~ bliées du seizième aü dix-septième siècle (1). Eh même temps que les reliques du Bienheureux étaient portées surles autéts, la. piété publique s'attachait'aux restes de sa pensée: Ses poésies furent commentées d'abord par le Calabrais Modio, l'un des compagnons de saint Philippe de Néri ensuite par, Tresatti de Lugnano, théologien de l'Ordre de Saint-François. Traduites, en langue castillane, elles animèrent l'ardeur des milices franciscaines qui allaient porter l'Évangile et. chercher le martyre sous le ciel de l'Amérique méridionale; encore plus homicide que ses.peuples (2)..Mais~ (i) Wadding, Script. crd.MHor.. p. 566, cite ptusieurs manuscrits de Jacopone, conservés dans les bibliothèques de Rome, d'Assise et de Séville. On y peut joindré deux manuscrits de la B<b)iothèque nationate, le premier, sous le n" 8146, petit in-8° d'une excellente écriture, ayant appartenu au grand sonpteur Luca della Robbia; le second, sous la n" 7783, in-8° d'un plus grand format et d'une écriture moins beite.. L'édition princeps, imprimée parBonaccorsi.parut Florence; lé 28 septembre 1490. Voici les autres éditions indiquéés par Wadding: F)orence, Bonaccorsi, 154Q: Rome; Salviani i558; Naples Lazare Scorrigia, 1615; Venise. ')5H; ibid., 'i556; tM.. Misserini, t6t7. Wadding cite encore une édition de Bologne, dont il ne donne pas la date. Une partie des poésies de Jacopone a paru à la suite de la 7'~eo/o~:eM))/s~Me de saint Bonaventure, pub)iéepar Tempesti, Lucques, i74C. L'Académie della Crusca a mis tes poésies de Jacopone au nombre des <M~d!/t~Ma. (2) Wadding, ibid. La traduction espagno)e parut à Lisbonne, en 1576. LES POËTtS FKAKC.. i5
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en comparant les éditions, en les rapprochant des manuscrits, on trouve une différence singulière dans le nombre des pièces qu'on y compte. Le recueil de Jacopone a subi des interpolations nombreuses les copistes y ont introduit plusieurs cantiques du Franciscain Ugo della Panciera (1), et peut-être d'autres poëmes dont nous ne connaissons pas les auteurs. Ce fut le sort des livres vraiment populaires, au moyen âge, qu'on se servît de leurs pages pour conserver des compositions moins sûres de vivre; à peu près comme on abritait dans une église les fragments de sculpture profane qu'on voulait sauver.
Il est vrai que le retour de fortune qui menace toutes les renommées d'ici-bas a fait depuis longtemps oublier Jacopone, comme tant d'écrivains, tant de peintres du même siècle. Nous aurions voulu tirer de l'ombre la figure de ce poète, qui se détache si bien de la foule, qu'il faut aller chercher sous des haillons et dans un cachot de ce (1) Le manuscrit 8146 de la Bibliothèque nationale contient quatre-vingt-dix poèmes; le manuscrit 7785 en renferme cent quinze; l'édition princeps en a cent deux; celle de Venise (1617), à laquelle je me suis attaché, n'en compte pas moins de deux cent onze. Dans ce nombre sont deux cantiques attribués par saint Bernardin de Sienne à saint François
Amor de cantate.
!n foco l' amor mi mise
Wadding cite un manuscrit de la bibUotheque Chigt (cod: 577) qui contient, avec des poésies de Jacopone, celles do Ugo de Prato, surnommé della Panciera, missionnaire en Tartario vers 1507, et mort vers t550.
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poëte tout brûlant d'amour de Dieu et de passions politiques, humble et téméraire, savant et capricieux capable de tous les ravissements.quand il contemple, de tous les emportements quand il châtie et lorsqu'il écrit pour le peuple, descendant à des trivialités incroyables, au milieu desquelles il trouve tout à coup le sublime et la grâce. Nous n'avons pas méconnu ses défauts il a le génie; il n'a pas le, goût, le goût, cette pudeur de l'imagination qui ne supporte pas les excès. Il aime, au contraire, les images repoussantes et lorsque, par .exemple, en expiation de ses péchés, il veut demander à Dieu tous les maux de cette vie, il se plaît à dresser un dénombrement de maladies dont les noms seuls font horreur. Mais tournez quelques feuillets, et vous verrez dans un de ses chants mystiques les Vertus descendre au-devant de lui toutes radieuses de beauté, sur une échelle de fleurs et de lumière. Ces contrastes me rappellent le grand peintre Orcagna et son rWom/~e de ~/or<. On y voit trois cadavres à trois degrés divers de décomposition, des estropiés, des lépreux qui voudraient mourir, des démons grimaçants. Quoi de plus trivial? Mais en même temps quoi de plus pathétique et de plus gracieux que le groupe des jeunes gens et des jeunes femmes devisant d'amour au son du luth, dans l'oubli de la mort qui va les moissonner, tandis que les solitaires l'attendent paisiblement sur leur montagne, occupés, l'un à lire la Bible, l'autre à
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tirer le lait de ses chèvres? À vrai dire, le poëte et le peintre ont bien le caractère de leur temps, dé cette époque plus douée d'inspiration que de mesure, plus prompte à concevoir les grandes pensées que persévérante à les soutenir, qui commença tant dé monuments et en acheva si peu, qui poussa si rigoureusement la réforme chrétienne, et qui laissa subsister tant de désordres, capable de tout en un mot, hormis de cette médiocrité sans gloire dont se contentent volontiers les siècles faibles, Il est temps de rendre à Jacopone sa place au berceau de la poésie italienne. Quand il parut, toute l'Italie retentissait de ce concert poétique dont les préludes avaient salué l'aurore du treizième siècle les chants venus de Sicile avaient éveillé en Toscane un écho qui ne devait plus se (aire. Cependant les Siciliens et les Toscans ne faisaient guère que répéter les Provençaux. Sans doute ils s'étaient approprié tout l'art des troubadours, toute l'harmonie de leurs chansons, toutes les formes du sonnet, du tenson et du sirvente. Mais le fléau de cette poésie, c'est le lieu commun, ce sont les fleurs, le printemps, les dames célébrées sur la foi d'autrui, et l'amour chanté par ceux qui n'aimèrent pas. Les imaginations réduites à vivre d'emprunt recouraient aux souvenirs de la mythologie et le fils de Vénus, avec son arc et ses flèches, venait au secours des poëtes épuisés. Jacopone, au contraire, a l'horreur du lieu commun. 11, n'imite rien, si ce
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n'est peut-être les cantiques de saint François et des premiers Franciscains encore les surpàsse-t~il de beaucoup par le nombre et la variété de ses compositions. Il ne puise plus aux fontaines profa-nées du vieux Parnasse, mais à la source des larmes, mais à la veine intarissable de la douleur et du repentir. Pour lui, l'art des vers n'est plus un jeu; mais un devoir. L'impétuosité de ses sentiments passe tout entière dans son style, et lui donne l'essor. Avant Jacopone, on voyait bien, pour ainsi dire, pousser les ailes de la poésie italienne; mais elle attend jusqu'à lui pour les déployer.
Si Jacopone laissa bien loin derrière lui ses devanciers, il eut le second mérite d'ouvrir la voie au plus grand de ses successeurs. On rapporte que Dante connut le poëte de Todi, qu'il l'aima, et qu'envoyé en ambassade auprès de Philippe le Bel, il lui récita des vers de ce religieux, dont la verve tenait en échec la politique dé Boniface VIII. Quoi qu'il en soit, Dante, au moment de prendre la parole, non devant un roi, mais devant l'auditoire immense que les siècles lui ont, donné, trouvait assûrement les esprits préparés par celui qui le précéda comme poëte théologique~ comme poëte satirique, comme poëte populaire.
Comme poëte théologique, Jacopone osa, le premier des modernes, demander la métaphysique chrétienne, non des vérités seulement pour instruire les hommes, mais des beautés pour les ravir non
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plus des leçons, mais des chants. Au premïer abord, rien ne paraît plus téméraire. Il semble qu'introduire un principe scientifique dans la poésie, ce soit y jeter un souffle glacé. La science reste froide,, en effet, tant qu'elle demeure en présence du connu. Mais, tôt ou tard, il Taut bien qu'elle arrive à l'inconnu, à des mystères qui la tourmentent, et qui par conséquent réchauffent. En remontant le cours des vérités secondaires, elle s'achemine vers la source première du vrai; où est aussi la source du beau. Jacopone connaît ces chemins, il a exploré les abîmes et les hauteurs de l'infini.. Soit qu'il nous donne tout le spectacle de la damnation dans une âme coupable, soit qu'il. décrive les cieux mystiques, et qu'il les traverse pour aller s'anéantir devant l'Incréé, que fait-il, sinon de frayer à Dante les routes de l'enfer et du ciel ? Il a touché d'avance aux grands problèmes religieux que son successeur soulève à chaque pas, et qu'on lui reproche injustement, comme si ce n'était pas un effort du génie d'avoir construit ce paradis tout spirituel, dont la première béatitude est de connaître, et-la seconde d'aimer.
Comme satirique, Jacopone exerce avant Dante la censure de son temps et de son pays. Tous deux désabusés des joies humaines, tous deux persécutés, condamnés à manger le pain d'autrui, ils virent sans illusion, l'un du fond de son cachot,. Fautre-de son exil, le mal d'un siècle qui ouvrait
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la décadence du moyen âge. Ils en virent tout le mai, et trop peu le bien ils crurent à sa ruine, et tous deux, comme ce Juif de Jérusalem, allèrent, sur les remparts croulants de la société, crier « Malheur à la ville! malheur au temple ')) Jacopone fait plus, et, par un exemple quelquefois répréhensible, il favorise les libertés que Dante ne se refusera pas. Après tout, le vieil Alighieri aima l'Église comme il aima sa patrie, avec sévérité, mais avec passion. S'il eut des paroles dures, des paroles injustes pour plusieurs papes, sans cesser de vénérer en eux la puissance des clefs, quelles injures n'eut-il pas pour Florence? Et cependant qui pourrait dire qu'il n'aimait pas sa patrie, quand tout son désir était de s'en faire rouvrir les portes, et, comme il le dit, d'aller finir ses jours « dans le beau bercail où il dormit petit agneau ? » Enfin, comme poëte populaire, nous avons entendu Jacopone chanter dans le dialecte des paysans dé l'Ombrie. De là l'inégalité prodigieuse de son style,, où il porte tour à tour les inspirations de la Bible, les formules de l'école, quelquefois la délicatesse des troubadours, mais bien plus souvent la grossièreté des chevriers et des bûcherons. Mais de là aussi ces nouveautés de langage, ces alliances de mots, ces figures que n'aurait jamais trouvées le poëte d'une société plus polie et moins naïve. On chemine, pour ainsi dire, à travers ses poésies comme à travers les belles montagnes qu'il habha
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on y foule des'herbes épineuses, mais qui, en se ~brisant sous le pied, exhalent un parfum Inconnu aux gens de la plaine. Dante est bien plus engagé que Jacopone dans le commerce des lettres H répudie lés dialectes provinciaux, pour s'attacher à ce qu'il appelle l'idiome des cours. Toutefois, quandil s'agit de composer son style, ne croyez pas qu'il se contente de ce vocabulaire affadi que les rimeurs .du temps se passaient de main'en main. Lui aussi va chercher le langage poétique à sa véritable origine, c'est-à-dire dans le peuple il ramasse les :fortes expressions, les rudes, métaphores que le moissonneur a Jaissé tomber sur le. sillon, et le ,pèlerin sur le bord de la route. Il. n'hésite pas, j'oserai.même dire-pas assez, à recueillir lé terme ;tri\'IaI, dont il aime la saveur amère et sauvage. C'est ains) qu'il se fait sa langue, et qu'il fixe en même temps celle de son pays. Car voici en quoi Dante me semble principalement redevable au poëte franciscain. Nourri dans les écoles, et pénétré de la lecture des classiques, non de Virgile seulement, mais .d'Ovide,'de Lucain,. de Stace, Dante fut tenté d'écrire en latin, et' composa d'abord en hexa~mètres le début de l'Enfer. Mais, quand il considérait 'la vanité, l'avarice des lettrés contem-
porains, il s'indignait de veilter et de pâ!ir pour te plaisir de ces esprits dégénères. Dans ces perplexités, i[ eut sous' les yeux l'exemple de Jacopone, i!vitque!a foi n'enseignait pas de mystères
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si purs, ni la philosophie dé spéculations si -hautes, qui ne pussent descendre dans l'idiome de la multitude. Il brûla donc ses vers latins; et bientôt après les forgerons et les muletiers chanlaient les stances de la Divine Comédie, en même temps que les. docteurs montaient en chaire'pour l'expliquer. C'est que Dante, comme nous t'avons déjà dit, venait de fixer la langue italienne. En effet, les langues sans grands ouvrages sont comme' des villes sans monuments. Celles-ci'se déplacent aisément, elles passent d'un bord du fleuve à l'autre, et de la colline à la vallée. Mais, si une grande basilique, un palais communal s'élève au centre de la cité, le puissant édifice retient, pour ainsi dire, les maisons qui s'appuient contre ses murs, et les habitants qui aiment l'ombre de ses tours. De même un monument littéraire retient, pour ainsi dire, autour de lui la langue dont il est le modèle, et la postérité ne s'en écarte pas facilement. La langue italienne était vivante le poëme de Dante la fit immortelle.
Si, en finissant, je m'arrête avec complaisance au glorieux poëte dont Jacopone fut le précurseur, c'est que Hante tient de plus près qu'on ne pense à l'école religieuse et littéraire dès disciples de saint François. Non qu'il faille le compter, comme on l'a fait trop naïvement, au nombre des écrivains franciscains. Mais il épuisa toutes les richesses de son génie pour célébrer le Pénitent d' Assise mais
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c'est.aux'leçons de saint Bonaventure qu'il déroba les plus pures clartés de sa théologie mystique mais surtout, quand mourut ce grand homme, tout chargé de l'admiration et de l'ingratitude de ses contemporains, il voulut être enseveli avec l'habit du tiers ordre, et.dans l'église de Saint-François. Durant les orages de sa vie, il avait beaucoup péché mais il pensa chrétiennement que le jugement de Dieu lui serait plus doux, s'il s'y présentait sous les livrées de l'humilité, et que la foudre, qui n'épargne pas les lauriers du poëte, respecterait le vêtement du pauvre.
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H semble qu'au moment où, nous sommes arrivés, c'est-à-dire aux premières années du quatorzième siècle, les arts de la parole et ceux du dessin, que nous avons vus grandir ensemble, étaient en âge de se séparer. Cependant l'inspiratipn jaillissait encore avec trop d'abondance chez les hommes de ce temps; pour qu'ils ne cherchassent pas à l'exprimer par tous les moyens à lafois, et à compléter l'une par l'autre l'illusion du pinceau et la puissance des vers. Dante ne s'était pas contenté de concevoir l'architecture de ses trois mondes, d'y tailler comme dans le roc. vif, d'y peindre les figures qui nous saisissent de terreur et de pitié. Ce poëte incomparable dessinait avec grâce; on lui attribue la première idée des peintures que Giotto exécuta à Sainte-Claire de Naples. D'un autre côté, les peintres n'avaient pas encore honte d'expliquer par des inscriptions le sujet de leurs tableaux, moins jaloux d'étonner les,ignorants que de les
CHAPITRE VI
SAINTE-CROIX DE FLORENCE.
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instruire. C'était la coutume de Cimabuë BuffaImacco l'imita. Chargé de peindre la Création au Campo Santo de Pise, il avait, représenté Dieu le Père tenant dans ses mains le ciel tout peuplé d'anges, des sphères, des planètes, et la terre au milieu. Aux deux côtés il avait placé saint Augustin et saint Thomas d'Aquin, c'est-à-dire les deux plus grands interprètes de l'Œuvre divine; et, comme s'il n'eût pas réussi à faire passer,toute sa pensée dans cette forte composition, il avait écrit au bas un sonnet pour convier les spectacteurs à louer l'Auteur de l'univers.
« Lodate lui che l' ha si ben creato x
Les Pisans trouvèrent tant de plaisir à ces vers, que plus tard Orcagna ne dédaigna pas un moyen si facile d'animer son Triomphe de la mort. Luimême avait composé les paroles rimées qu'il prête à ses groupes d'anges, de solitaires, de mendiants. Au-dessous du tableau, d'autres figures déroulaient de longues devises italiennes et latines, alors admirées, maintenant effacées par le temps et par le vent de la mer (1).
Ainsi la poésie ne pouvait se détacher des murailles saintes à l'ombre desquelles elle vécut tant de siècles. L'inspiration qui dictait les chants de Jacopone éleva Sainte-Croix de Florence.
(1) Vasari, Vita di BM/~macco, M'<a d'Orcagna.
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C'était en 1294. Depuis dix ans, Florence avait élargi l'enceinte de ses remparts et bâti le PalaisVieux. Un décret enjoignait à l'architecte Arnolfo de reconstruire la cathédrale « sur un dessin tel, « que l'art et la puissance des hommes ne pussent « rien imaginer de plus grand ni de plus beau.)) 11 semble que c'était assez pour honorer un peuple d'ouvriers et de marchands. Cependant, la république florentine ayant décidé qu'elle recevrait les deux ordres de Saint-Dominique et de Saint-François à cause de leur zèle et de leurs bons services, elle avait voulu leur donner une magnifique hospitalité. Tandis que deux dominicains, Frà Historo et Frà Sisto, bâtissaient l'église de Saintc-Marie-~ouvelle, Arnolfo eut ordre d'ériger pour les Franciscains, aux frais de la cité, l'église de Sainte-Croix. Cet artiste, accoutumé à ne rien concevoir que.de grand, "se souvint toutefois qu'il travaillait pour des pauvres et puisque son édifice devait porter le nom de la sainte Croix, il voulut lui en donner, non-seulement la forme, mais la sévérité. Il en éleva les trois nefs sur quatorze piliers et quatorze ogives 'dignes des plus fières cathédrales, mais il renonça à les charger d'une voûte, et les couvrit d'une charpente qui rappela dans sa nudité l'étable de Bethléem.' Le chœur n'eut point la splendeur de nos sanctuaires gothiques mais à droite, et à gauche, sur les bras de la croix, s'ouvrirent de nombreuses chapelles où vint s'abattre un
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essaim de peintres.. Ce fut d'abord l'infatigable Giotto, puis ses disciples Stefano et Taddeo Gaddi puis Giottino, fils de Stefano, et Angelo, fils de Taddeo car en ces temps héroïques le pinceau devenait héréditaire comme l'épée. Ils représentèrent dans une longue série de fresques là Croix révélée a sainte Hélène, et portée en triomphe par l'empereur Héraclius; l'histoire de la Vierge, en y rattachant les gracieux récits de l'Évangile de la Sainte Enfance la légende de sainte Madeleine, pour la consolation des pauvres pécheurs; le martyre des Apôtres, pour l'encouragement de ceux qui allaient prêcher aux Sarrasins et aux- Tartares enfin la vie et les miracles de saint François. Orcagna, le ,peintre des justices éternelles, était venu clore ces tableaux par la Vision du Jugement dernier. Toutefois, ne pensons point que les artistes de Sainte-Croix aient cru leur œuvre terminée c'était leur gloire de ne terminer jamais. Après l'église, ils décoraient la sacristie, le réfectoire Giotto exécuta pour une armoire vingt-six petites compositions d'un prix inestimable. Peu à peu les ouvrages d'art, ne trouvant plus de place dans le saint lieu, vinrent s'entasser dans les galeries et les salles adjacentes on y a recuilli des terres cuites de Luca della Robbia, de vieux Christs byzantins, des peintures d'anciens maîtres, depuis Cimabuë jusqu'au bienheureux Angelicb de Fiesole. Sainte-Croix est devenue un musée où le Mendiant d'Assise a réuni
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plus de chefs-d'œuvre que bien de rois dans leur palais. Il est vrai que les fresques ont cruellement souffert du temps et de la négligence des hommes. Mais s'il ne reste rien des quatre chapelles décorées par Giotto, on conserve de lui un CoMroMewe~ ~j~Vo~e-DtMMe, peint sur bois .pour l'autel de la chapelle de Baroncelli, où il repose depuis six cents ans, sans que rien en ait altéré la fraîcheur et l'éclat. C'est encore tme peinture du ciel, comme les anciens mosaïstes avaient coutume d'en exécuter pour enrichir l'abside des basiliques. Mais ici on peut mesurer toute la différence des temps. Pendant que les anciens mosaïstes, interprètes ,d'une tradition immobile et d'un monde vieilli, donnaient ordinairement à leurs personnages l'immobilité de l'extase.et l'impassibilité de la vieillesse, tout vit dans le paradis du maître florentin. L'action du Christ attendri quï couronne sa Mère, entraîne l'assemblée des élus, et lui prête non plus-l'unité du même repos, mais l'harmonie du même mouvement. Toutes les figures, même celles des vieillards, sont jeunes, comme l'art qui les conçut, comme le peuple'italien du moyen âge,.dans la première fleur de sa prospérité et de son génie (1). Si les siècles ont maltraité Sainte-Croix, il semblé qu'ils aient voulu réparer leurs ravages en lui ( ) ) Vasari, Vile de' Pillori, F!<a di GtO~O, di GtOMMO, di Taddeo e d'~M~o Gaddi, d'Orcagna, etc. Le jM</emM< (<em!6)' d'OrMgm, à Sainte-Croix, est du nombre des peintures qui ont péri;
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donnant des habitants dignes d'elle. Les Florentins. choisirent cette basilique austère et belle pour en faire la sépulture de leurs grands citoyens. Là reposent Machiavel, Michel-Ange, Galilée je.ne nomme pas les autres moins illustres ou plus récents. Dante; que je puis bien citer encore une fois dans un sujet qui le touche de si près, poursuivi par lès tempêtes publiques, et plus encore par l'orage éternel de son coeur, traversait un jour le diocèse de Luni et, après avoir cheminé longtemps à travers des lieux désolés, il arriva au monastère -de Corvo. Or, comme il se tenait silencieux sous une des arcades du cloître, un inoine, frappé dé la dignité de son attitude et de la tristesse de son visage, lui demanda ce qu'il cherchait. « La paix, » répondit le poëte. Ainsi tant d'hommes que Florence avait aimés et tourmentés, honorés et flétris, ne trouvèrent la paix que sous le toit de saint François. Plusieurs peuples chrétiens ont eu l'inspiration de réunir leurs grands hommes dans'un même lieu de repos. Pise se glorifiait de son Campo Santo. Venise avait ses églises des saints Jean et Paul et de sainte Marie la Glorieuse. La France portait ses rois à Saint-Denis; l'Angleterre a rassemblé à Westminster ses hommes d'État et ses poëtes. Mais Sainte-Croix me paraît bien supérieure au Panthéon trop vanté de l'Angleterre. Sans doute, à Sainte-Croix; comme partout, la sculpture moderne
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a souvent déshonoré les tombes chrétiennes par le paganisme de ses allégories. Cependant ces mauvais ouvrages disparaissent au pied des piliers superbes qui les dominent, au fond des chapelles qui les cachent. Dieu reste maitre du lieu.saint une pensée antique de foi, d'humilité, de pénitence, rem-. plit tout l'édifice, et couvre comme d'un manteau ta décadence des générations nouvelles. Wcstmins ter eut aussi ses jours de splendeur, quand cette basilique nationale s'éleva sur le tombeau de saint Édouard, et qu'autour du saint roi vinrent reposer les plus belliqueux de ses successeurs. Mais après que le protestantisme eut chassé Jésus-Christ de ce temple, il le remplit de morts sans gloire, il vendit aux riches le droit de figurer parmi les grands il encombra les nefs il ferma des arcades entières, pour entasser l'un sur l'autre les monuments de sa vanité et de son mauvais goût. Cependant la châsse de saint Édouard est restée mutilée comme aux premiers jours de la réforme, quand les iconoclastes y passèrent, le marteau à la main. Elles tombeaux profanés des Plantagenets, auxquels le voisinage du saint a porté malheur, touchent de pitié le voyageur français, qui ne peut s'empêcher de plaindre ces héroïques ennemis de sa patï'ie.
LES POETES F)!AXC. )0
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CHAPITRE VII
LES PEUTES FLEURS DE SAINT FRANÇOIS
Si tout l'effort du mysticisme est de faire que l'homme s'oubliedevantDieu, il ne faut pas s'étonner que l'auteur de l'Imitation ait voulu rester ignoré, ni que toute la poésie franciscaine vienne aboutir à une œuvre charmante, mais anonyme ce sont les Petités F/e!<r.s de saint F/MCOM. Elles ressemblent vraiment aux fleurs, qui ne publient pas le nom de leur jardinier, mais qui annoncent leur saison. Tout dans ce livre respire la foi, la naïveté du moyen âge des indices incontestables y font reconnaître la première moitié du quatorzième siècle mais on n'a que de faibles conjectures pour y soupçonner la main de Jean de Saint-Laurent, de la noble famille florentine de Mari~noIIes, que son savoir et sa vertu firent .élever, en 1554, au siège épiscopal de Cisignano (1).
A vrai dire, un livre pareil n'a pas d'auteur il se ()) Wadding, S<J?'t~<o?'es Ordinis i)/t)tp?'Mm, cum supplemento Sbara)e~c.
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fait peu à peu, et comme par le travail de tout un siècle. La vie et les principaux miracles de saint François, attestés par ses contemporains, appartiennent à l'histoire j'y crois, non que l'Église en ait jamais fait un article de foi, mais parce que la critique ne permet point de mépriser des témoins désintéressés et compétents. Mais, à mesure que le souvenir s'éloigne, les imaginations qui ne veulent pas s'en détacher se plaisent à la raviver par de nouveaux traits; le prodige s'ajoute au prodige, sans mensonge, et seulement par ce besoin que nous avons de croire et. d'admirer. Ainsi, à côté de l'histoire, commence la poésie. Dès le treizième siècle, la légende du Pauvre d'Assise, mise en hexamètres latins, et bientôt après traduite en vers français dans la langue des trouvères, rivalisa de popularité avec les aventures d'Alexandre et de César. Mais c'était l'Italie, c'était l'idiome consacré par la prédic.ition de saint François, par les chants de ses disciples, qui devait recueillir les traditions éparses, y mettre l'unité, l'ordre, l'harmonie, et en.faire, pour ainsi dire, l'épopée de la pauvreté chrétienne.
J'y trouve en effet tout ce qui constitue un poëme. Premièrement, un idéal divin rayonne d'un hout à l'autre du récit, et en rehausse tous les personnages. Cet idéal est le Christ, dont les saints ne reproduisent que les traits affaiblis. Saint François lui-même ne doit toute sa grandeur qu'à sa confor-
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mité avec l'Homme-Dieu, et le livre des Petites F~etM's s'attache d'abord à relever ces ressemblances. Il prend ensuite le Pénitent d'Assises au moment de sa conversion, et le suit jeûnant au désert, évangélisant l'Ombrie et la Toscane, annonçant la foi au soudan de Babylone. On ne saurait dessiner avec plus de pureté cette figure mortifiée, et pourtant pleine de grâce et de force; cette.vie presque immatérielle d'un saint qui semble avoir rompu toutes les attaches dela terre, et qui cependant pénètre plus profondément que les hommes d'État dans les douleurs, les périls et les besoins de son temps. Autour de lui se gronpent ses disciples avec une grande variété de caractères. C'est frère Léon, son compagnon préféré, qu'il nommait la petite Brebis de Dieu; c'est Bernard le théologien, dont l'intelligence avait le vol de l'aiglc. C'est saint Antoine de Padoue, entraînant les populations suspendues à sa parole, et quand les hommes fermaient lesoreilles, descendant au bord de la mer, etprêchant aux poissons. C'est enfin la douce image de sainte Claire, qui tempère, pour ainsi dire, l'austérité de ces peintures monastiques. Jamais, d'ailleurs, action chantée par les poëtes ne fut plus hardie. Il s'agit de fonder une cité nouvelle, et, dans un siècle de violence et d'indiscipline, il faut créer un peuple obéissant, chaste et charitable. Tout s'intéresse à un si grand dessein: la nature entière y concourt; les bêtes des forêts donnent aux pécheurs l'exemple
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de la docilité les Qiseaux écoutent la parole qui doit pacifier les nations. Le tombeau rend ses morts pour achever la conversion des vivants. Le monde invisible n'a plus de mytères; et s'il faut raffermir la confiance d'un pauvre larron pénitent, les portes du ciel s'ouvriront, et lui laisseront voir les saints tout couronnés d'étoiles.
Mais le livre des Pe~e.<: Fleurs de saint François est écrit en prose, et il a ce point de commun avec tant de poëmes du moyen âge écrits d'abord en vers pour le plaisir des grands, mais qui ont fini par trouver en prose une forme plus populaire et plus durable. Je ne citerai que les JRM~ F/'a~Ct~, dernière rédaction des chansons de geste destinées à célébrer Charlemagne, sa famille et ses preux. Tandis que le monde lettré se lassait de ces belles histoires, elles se sont réfugiées dans un texte prosaïque, sous la forme d'un livre obscur qui se vend aux foires, qui se lit aux veillées de paysans, et qui les entretient de bons sentiments et des grandes actions. Il en fut de même des Iiioretti, mais avec toute la supériorité d'un style marqué au cachet du quatorzième siècle. C'est assez d'ornement, et l'on peut ajouter que les pompes de la poésie eussent mal convenu à l'épopée des pauvres. Comme le bienheureux Angelico de Fiesole, chargé de peindre le couvent de Saint-Marc à Florence, pensa que la pauvreté religieuse n'admettait pas la richesse du coloris, et, réservant à la décoration des églises
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l'or, l'azur et le cinabre, n'employa dans le cloître que des tons légers, tels seulement qu'il les fallait pour éclairer la scène et animer les figures; tout de même l'écrivain des Fioretti ne manie point les éclatantes couleurs que Dante avait portées dans ses tableaux mais il a le langage parfaitement simple et naturel qui donne à tous les objets la lumière, et a tous les personnages le mouvement et la vie. Il égale ainsi ces incomparables conteurs dont les ~Vowe~es chacmèrent tant de fois les ennuis de l'Italie mais trop souvent aussi leurs récitsvoluptueux ne firent qu'amollir des générations destinées à la servitude. Au contraire, les fYeMTS de saint J~'<K~çois, tout aimables qu'elles sont, cachent. une doctrine mâle, et faite pour des hommes libres. ~'accusez pas la puérilité de ces légendes ne dites pas qu'elles servent tout au plus à populariser les vertus du cloître. Quand saint Louis, en habit de pèlerin, va visiter frère Gilles à Pérouse, et que les deux saints, après s'être longuement embrassés, se séparent sans se dire une parole, parce que leurs deux cœurs se sont révélés l'un à l'autre, je reconnais le type de cette société chrétienne qui ne met plus de barrière entre l'âme d'un roi et celle d'un mendiant. Quand saint François.reçoit sainte Claire au couvent de Sainte-Marie-des-Anges, la fait asseoir à ses côtés, et rompt le pain avec elle en présence de ses disciples, que fait-il, sinon d'enseigner le respect des femmes dans un pays où pesa long-
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temps sur elles la dureté des lois romaines? Lorsque s'entretenant avec frère Léon, et demandant où est la joie parfaite, il ne la trouve ni dans la science, ni dans la prédication, ni dans les miracles, mais dans le pardon des injures, il met la main sur la plaie de cette nation italienne, si inspirée, si éloquente, qui sut tout, excepté pardonner, et qui devait périr par ses discordes. Vous souriez au récit de la paix que fit le saint entre la ville de Gubbio et le loup de la montagne voisine, et vous n'apercevez pas une admirable leçon de charité donnée aux justes en faveur des pauvres pécheurs. Vous no voyez pas que le loup vo)eur et homicide, .mais docile après tout, qui pose sa patte dans la main de saint François, et qui tient sa promesse de ne faire mal à personne, représente bien le peuple du moyen âge, terrible dans ses emportements, mais de qui l'Église ne désespère pas, dont elle prit la main meurtrière dans ses mains divines, jusqu'à ce qu'elle lui eût inspiré cette barreur du sang, le plus beau et lé plus incontestable caractère des mœurs modernes.
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Au nom dtt Notre-Seigneur Jésus-Christ crucifié'at de sa mère, la vierge tiarle, on a réuni dans ce livre, comme autant de petites fleurs, les miraetet et les pieux exemples du glorieux pauvre du Christ, saint Francoit, et de quelques-uns de ses tt'cs-saints compagnons, le tout à la louange de Jésus-Christ.
Premièrement, il faut considérer que le glorieux saint François, dans tous les actes de sa vie, fut conforme au Christ béni. Comme le Christ, au commencement de sa prédication, appela douze apôtres à mépriser toute chose de ce monde, et à le suivre dans la pauvreté et dans les autres vertus; ainsi saint François, dès le commencement de son Ordre, se choisit douze compagnons, possesseurs de la sublime pauvreté. Et, comme un des douze apôtres, qui,s'appelait Judas Iscariote, apostasia, trahissant le Christ, et se pendit lui-même par la gorge, ainsi un des douze compagnons de saint François, qui eut nom frère Jean de la Chapelle, apostasia, et finalement se pendit lui-même par la gorge; et ceci doit être pour les élus un grand exemple et un grand sujet d'humilité et de crainte, s'ils considèrent que personne n'est assuré de persévérer dans la grâce de Dieu jusqu'à la fin. Comme les saints apôtres parurent a tout le monde merveilleux de sainteté, d'humilité, et pleins du Saint-Esprit, ainsi
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les très-pieux compagnons de saint François furent tels, que, depuis le temps des apôtres jusqu'ànous, le monde ne vit pas d'hommes si merveilleux et si saints. En effet, l'un d'eux fut ravijusqu'au troisième ciel, comme saint Paul; et ce fut frère Gilles. L'un deux, qui est frère Philippe le Long, eut les lèvres touchées par l'ange avec le charbon ardent, comme le prophète Isaïe. L'un' d'eux, qui fut frère Sylvestre, parlait avec Dieu comme fait un ami avec son ami, de la même manière qu'autrefois Moïse. Il y en eut un qui, par la pénétration de son intelligence, s'élevait d'un seul vol jusqu'à la lumière de la science divine, comme l'aigle, figure de saint Jean l'évangéliste et ce fut le très-humble frère Bernard, lequel expliquait la sainte Écriture avec une très-grande profondeur. Il y en eut un qui fut sanctifié de Dieu et canonisé dans le ciel, tandis qu'il vivait encore dans le monde; et ce fut frère Ruffin, gentilhomme d'Assise. Et ainsi ils furent tous marqués d'un signe privilégié de sainteté, comme la suite le fera voir.
II
De frère Bernard de Quintavalle, premier compagnon de saint François. Le premier compagnon de saint François fut frère Bernard d'Assise, qui se convertit de la manière
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suivante. Saint François portait encore l'habit séculier,-bien qu'il eût déjà rompu avec le monde, et qu'il allât cherchant le mépris des hommes, tout môrtiûé par la pénitence, tellement que beaucoup le tenaient pour insensé. Il était donc honni comme fou et repoussé avec dégoût par ses parents et par les étrangers, qui lui jetaient des pierres et de la fange. Lui cependant passait au milieu de ces injures et de ces mépris, patient comme s'il eût été sourd et muet.
Bernard d'Assise, qui était des plus nobles, des plus riches et des plus habiles de la cité, commença à considérer sagement la conduite de saint François,, son extrême mépris du monde, sa grande patience à souffrir. les injures, et comment, depuis deux années qu'il était en mépris et en horreur à tous, il paraissait toujours plus ferme. 11 commença donc à penser et à dire en lui-même: « Il ne se « peut, en aucune manière, que ce frère n'ait pas « une grande grâce de Dieu N là-dessus il l'invita le soir à souper et à coucher, et saint François y consentit, soupa et coucha chez lui. Alors Bernard se promit dans son cœur de contempler la sainteté de son hôte: il fit donc préparer un lit dans sa propre chambre, où une lampe brûlait toute la nuit. Or, saint François, pour cacher sa sainteté, aussitôt qu'il fut entré dans la chambre, se jeta sur le lit, et fit semblant de dormir. Bernard de même, après un, peu de temps, se coucha et commença à ronfler
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fort, comme s'il dormait très-profondément en sorte que saint François, croyant vraiment que Bernard dormait, se leva au moment du premier sommeil et se mit en oraison, levant.lesyeux et les mains au ciel, et avec une très-grande dévotion et fer.veur il disait « Mon Dieu mon Dieu » et, disant ceci, il pleuraitbeaucoup, et il restajusqu'aumatin répétant toujours « Mon Dieu mon Dieu » et rien de plus. Or, saint François parlait ainsi en contemplant et admirant l'excellence de la majesté divine, qui daignait prendre pitié du monde périssant, et qui voulait guérir et sauver l'âme du pauvre François, et, par son moyen, celles de beaucoup d'autres. C'estpourquoi, éclairé de l'Esprit-Saint, qui est un esprit prophétique, prévoyant les grandes choses que Dieu devait faire par lui et par son Ordre, et considérant son insuffisance et son peu de vertu, il priait et conjurait Dieu de vouloir bien, par sa bonté et sa toute-puissance, sans laquelle la fragilité humaine ne peut rien, suppléer; aider et accomplir ce qu7il ne pouvait par lui-même.
Bernard donc, voyant à la lumière de la lampe les pieux transports de saint François, et considérant avec dévotion les paroles qu'il entendait, fut touché de l'Esprit-Saint et inspiré de changer de vie et, le matin venu, il appela saint François et lui dit « Frère François, je suis tout disposé « dans mon cœur à quitter le monde, et a t'obéir <( en tout ce que tu me commanderas. a A ces mots,
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saint François se réjouit en esprit, et dit « Bernard, « ce dont vous parlez est une œuvre si grande et si « difficile, qu'il en faut demander conseil à Notre« Seigneur Jésus-Christ, et le prier qu'il lui plaise « de nous montrer sur ce point sa volonté, et de « nous enseigner comment nous pourrons la mettre « à exécution. Allons donc ensemble à l'évêché, où « est un bon prêtre nous ferons dire une messe, puis « nous resterons en oraison jusqu'à tierce, priant « Dieu de nous manifester la voie qu'il lui plaît que « nous choisissions, et pour cela nous ouvrirons le « missel jusqu'à trois fois. » Bernard répondit que la chose lui plaisait beaucoup. Alors ils se mirent en chemin et allèrent à l'évêché et, lorsqu'ils eurent entendu la messe et qu'ils furent restés en oraison jusqu'à tierce, le prêtre, à la prière desaint François, prit le missel et ayant fait le signe de la très-sainte Croix, il ouvrit le livre trois fois, au nom de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ. A la première ouverture du livre, se trouva cette parole du Christ dans l'Évangile au jeune homme qui demandait la voie de la perfection « Si tu veux être parfait, va et « vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, et suis« moi. » A la seconde ouverture, on trouva cette parole que le. Christ dit aux apôtres quand il les envoya prêcher « Ne portez.aucune chose en route, « ni bâton, ni besace, ni chaussures, ni argent; » voulant par là leur enseigner qu'ils devaient remettre à Dieu tout le soin de leur vie, et tourner
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toutes leurs pensées à la prédication du saint Évangile. A la. troisième ouverture du missel, on trouva cette parole du Christ « Si quelqu'un veut venir «après moi, qu'il s'abandonne lui-même, qu'il « prenne sa croix et me suive. » Alors saint François dit à Bernard: « C'est le conseil que le Christ « nous donne. Va donc, et fais complétement ce « que tu as entendu, et que Notre-Seigneur Jé« sus-Christ soit béni, lui qui a daigné nous mon« trer le chemin de sa vie angélique. » Là-dessus, .Bernard se retira; il vendit tout ce qu'il avait: or il était fort riche. Puis, avec une grande allégresse, il distribua tout aux veuves, aux orphelins, aux prisonniers, aux monastères, aux hôpitaux et aux pèlerins et en tout cela saint François l'aida avec prudence et fidélité.
Or un homme qui s'appelait Sylvestre, voyant que saint François donnait tant d'argent aux pauvres et faisait tant donner, pressé par l'avarice, vint lui dire « Tu ne m'as pas payé entièrement les « pierres que tu m'as achetées pour réparer l'é« glise. Maintenant que tu as de l'argent, paye.<:< moi. » Alors saint François, surpris de son avarice et ne voulant pas contester avec lui, comme un véritable observateur du saint Évangile, mit les mains dans le giron de Bernard, et, les ayant remplies d'argent, les vida dans le gir.on de Sylvestre, ajoutant que, s'il en voulait davantage, on lui en donnerait davantage. Sylvestre se tint satisfait, les
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,quitta et retourna chez lui. Or, le*soir, pensant à ce qu'il avait fait le jour, il se mit à se reprocher son avarice, et à considérer la ferveur de Bernard et la sainteté de François et, la nuit suivante et les deux autres, il eut de Dieu cette vision il lui semblait que de la bouche de saint François sortait une croix d'or, dont le hauttouchait le ciel, et les bras s'étendaient de l'orient jusqu'à l'occident. Ensuite de cette vision, il donna, pour l'amour de Dieu, ce qu'il avait, et se ût frère Mineur et il fut d'une telle sainteté dans son Ordre et si favorisé de grâces, qu'il parlait avec Dieu comme fait un ami avec son ami, ainsi que plusieurs fois saint François en fit l'épreuve, et comme on l'expliquera dans la suite. Bernard, pareillement, eut tant de grâces de Dieu, que souvent il fut ravi en contemplation et saintFrançois disait de lui qu'il méritait tous les respects, et qu'il avait fondé cet Ordre. Car il était le premier qui eût abandonné le monde sans se réserver rien, donnant. toutes choses aux pauvres du Christ, et qui eût commencé à pratiquer la pauvreté de l'Évangile en s'offrant lui-même et se remettant nu entre les bras du Crucifié, lequel puissions-nous a jamais bénir
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1 III
Comment l'ange de Dieu proposa une question à frère Élie, dans un couvent du Val de Spotete; et, frère Élie lui ayant répondu avec orgueil, l'ange partit, et s'en fut sur )cchemindeSaint-Jacf)ues,oui) il trouva frercBernard,et)mfitcc récit.
Au commencement de l'Ordre, quand il y avait peu de frères, et. qu'il n'y avait pas de couvents établis, saint François, pour sa dévotion, alla à Saint-Jacques en Galice, et emmena avec lui quelques frères, entre lesquels était frère Bernard. Et comme ilsallaientensembleparlechemin, il trouva dans un endroitun pauvre matade, duquel ayant compassion, il dit à frère Bernard « Mon fils, je veux « que tu restes ici a, servir ce malade. N Et frère Bernard s'agenouilla humblement, et, baissant la tête, il reçut l'ordre du père vénéré, et demeura en ce lieu pendant que saint François, avec les antres, allait à Saint-Jacques. Arrivé là, et se trouvant la nuit en oraison dans j'église de Saint-Jacques, saint François eut révélation de Dieu qu'il devait fonder beaucoup de monastères par le monde, parce que son Ordre devait croître et s'étendre, et compter une grande multitude de frères et, sur cette révélation, il commença d'établir des couvents dans ces contrées. Et saint François, revenant par le chemin
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qu'il avait suivi d'abord, retrouva frère Bernard, et le malade avec qui il l'avait laissé parfaitement guéri. C'est pourquoi, l'année suivante, saint François permit à frère Bernard d'aller à Saint-Jacques, et lui s'en retourna dans la vallée de Spolète il y demeurait dans un couvent fort solitaire, avec frère Masséo, frère Élie et d'autres, lesquels se gardaient fort de troubler et d'interrompre saint François dans ses oraisons et ils en usaient ainsi par le grand respect qu'ils lui portaient, et parce qu'ils savaient que Dieu dans l'oraison lui révélait de grandes choses.
Il advint un jour que, saint François étant en prière dans la forêt, un beau jeune homme, en habit de voyageur, se présenta à la porte du couvent, et frappa avec tant de précipitation et si fort, et pendant si longtemps, que les frères s'étonnèrent beaucoup d'une aussi étrange manière de frapper. Frère Masséo alla, ouvrit la porte, et dit à ce jeune homme « D'où viens-tu, mon fils ? car, à l'étrange « façon dont tu frappes, il ne semble pas que tu « sois jamais venu ici. » Le jeune homme répondit « Et comment donc faut-il frapper? H Et frère Masséo lui dit: « Frappe lentement trois fois l'une « après l'autre puis attends assez pour que le « frère ait le temps de dire un Pater ?tos<er et ((d'arriver; et si dans cet intervalle il ne vient (( pas, frappe de nouveau. » Le jeune homme répliqua « J'ai grande hâte, et c'est pourquoi
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« j'ai frappe si fort car j'ai à faire un long voyage, M et je suis venu ici afin de parler à frère François « mais il est à cette heure en contemplation dans « la forêt, et je ne veux pas le troubler. Mais va, « et envoie-moi frère Élie; car je lui veux faire une a question, ayant ouï dire qu'il est très-sage. » Frère Masséo va, et dit à frère Élie de se rendre auprès de ce jeune homme; mais lui se fâche, et n'y veut point ,aller. Si bien quefrèreMasséo ne sait plus que faire ni que répondre à l'étranger; car, s'il dit que frère Élie ne peut venir, il ment; et s'il dit que frère Élie est en colère et ne veut point venir, il craint de don ner mauvais exemple. Or, comme frère Masseo hésitait à retourner, le jeune homme frappa une seconde fois comme la première, et peu après frère Masséo retourna a la porte et dit au jeune homme: « Tu n'as pas observé ma leçon sur la manière de « frapper. » Le jeune homme répondit « Frère K Élie ne veut pas venir à moi, mais va et dis à frère «François que je suis venu pour converser avec « lui et, comme je ne .veux pas interrompre son « oraison, dis-lui qu'il m'envoie frère Élie. » Et frère Masséo s'en alla à saint François, qui priait dans la forêt, le'visage tourné vers le ciel, et lui dit le message du jeune homme et la réponse dufrère Élie. Or ce jeune homme était l'ange de Dieu sous la figure humaine.
Alors saint François, sans changer de place, sans baisser les yeux, dit à frère Masseo: <:< Va et dis a
LES POËTES FEAXC.
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« frère Élie qu'au nom de la sainte obéissance/il « aille incontinent trouver ce jeune homme. » Frère Élie, ayant reçu l'ordre de saint François, alla à la porte très-irrité, l'ouvrit avec grande violence et grand fracas, et dit au jeune homme « Que « veux-tu? » Le jeune homme répondit: « Garde c< bien, frère, que tu ne sois en colère, comme tu le « parais, parce que la colère gêne l'âme et ne lui «laisse pas voir la vérité, a Frère Élie répliqua: « Dis ce que tu veux de moi. » Le jeune homme répondit « Je te demande s'il est permis aux ob« servateurs du saint Évangile de manger ce qui « est servi devant eux, selon les paroles du Christ a ses « disciples? et je te demande encore s'il est permis K à. aucun homme d'établir rien de contraire à la « liberté évangélique ? » Frère Élie répondit orgueilleusement «Je sais bien ce que tu demandes, « maisje ne veux pas te répondre. Vaà tesaffaires.» Le jeune homme dit « Je saurais mieux que toi « répondre à cette question. » Alors frère Élie, irrité, ferma la porte avec violence et s'en fut; puis il se prit à considérer la question proposée et à douter en lui-même, et il ne la savait pas résoudre. Car il était vicaire de l'Ordre, et, par une constitution qui allait au delà de l'Evangile et des règles de saint François, H avait prescrit que nul d'entre les frères ne mangeât de la chair de sorte que la question était expressément tournée contre lui. Ne sachant donc s'en éclaircir lui-même, et frappé de
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l'air modeste du jeune homme, et de ce qu'il lui avait dit qu'il saurait répondre mieux que lui, il retourna à la porte, et l'ouvrit pour demander la réponse. Mais le voyageur avait disparu: car l'orgueil de frère Élie n'était pas digne de converser avec un ange. Ceci fait, saint François, à qui tout avait été révélé de Dieu, revint de la forêt. Il reprit frère Élie à haute voix et avec force, en disant « Vous faites mal, frère Élie l'orgueilleux, qui « chassez de chez nous les saints anges, lorqu'ils « viennent pour nous instruire. Je vous déclare « que je crains fort que votre orgueil ne vous fasse « finir hors de cet Ordre. »
Le même jour et à la même heure où l'ange avait disparu, il se montra sous la même forme à frère Bernard, qui revenait de Saint-Jacques et qui étnu. sur ta rive d'un grand fleuve. L'ange le salua dans sa langue, et lui dit: « Dieu te donne la paix, ô bon frère » Or le bon frère Bernard s'étonna beaucoup, et, considérant la beauté 'du jeune homme, qui lui donnait le salut de paix avec un joyeux visage et dans le langage de sa patrie, il lui demanda « D'où viens-tu, bon jeune homme? M L'ange répondit « Je viens de tel couvent, où de« meure saint François, et j'allais pour parler avec « lui mais je n'ai pu, parce qu'il était dans la fo« rêt à contempler les choses divines, et je n'ai pas « voulu l'interrompre. En ce couvent demeurent « frère Masséo, frère Gilles et frère Élie et frère
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« Masséo m'a enseigné à frapper à la porte selon la « coutume des frères. Mais frère Elle n'a pas voulu « répondre à la question que je lui ai proposée « puis il s'en est repenti il a voulu m'entendre et « me voir, et il était trop tard. » Après ces paroles, l'ange dit à frère Bernard « Pourquoi ne passes-tu « pas le fleuve? » Frère Bernard répondit: « Parce « que je crains de périr dans les eaux, a cause de & la profondeur que je leur vois. » L'ange dit « Passons ensemble, et ne crains rien. » Et il lui prend la main, et en un clin d'œil il le pose de. l'autre côté du neuve. Alors frère Bernard connut que c'était l'ange de Dieu, et avec un grand respect et une grande joie il s'écria.: « Ange béni de Dieu, « dis-moi quel est. ton nom? » L'ange répondit « Pourquoi me demandes-tu mon nom, qui est « mystérieux? » Et, ayant dit ces mots, l'ange disparut, et laissa frère Bernard fort consolé si bien qu'il fit tout le chemin avec allégresse, et il remarqua le jour et l'heure où l'ange lui était apparu. Arrivé au couvent où était saint François avec ses compagnons, dont on a parlé plus haut, il leur raconta toutes choses de point en point, et ils connurent avec certitude que c'était le même ange qui, en ce jour et à cette heure, avait apparu d'abord à eux, ensuite à lui.
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Saint François et ses compagnons étant appelés de Dieu pour porter la croix du Christ dans leurs cœurs et leurs actions, et pour la prêcher dans leurs discours, ils paraissaient et ils étaient vraiment des hommes crucifiés, par leur habit et leur vie austère, comme aussi par leurs actes et toutes leurs œuvres. Ils désiraient donc beaucoup plus la honte et les opprobres supportés pour l'amour du Christ, que les honneurs du monde, le respect et les louanges des hommes. Bien plus, ils se réjouissaient des injures et s'attristaient des honneurs, et.Us allaient ainsi par le monde comme des pèlerins et des étrangers, n'emportant avec eux autre chose que le Christ crucifié. Et parce qu'Us étaient de ta véritable vigne qui est le Christ, ils produisaient de grands et bons fruits dans les âmes, qu'ils gagnaient à Dieu. H advint que dans le commencement de l'Ordre saint François envoya frère Bernard à Bologne, afin d'y faire, selon la grâce que Dieu lui avait donnée, de bons fruits pour.le ciel. Or frère Bernard, se munissant du signe de la très-sainte croix, au nom de la sainte obéissance, partit et arriva à Bologne. Et tes enfants,
Comment )e saint frère Bernard d'A~si~e fut enroye à Botogne parsaint François, etyfonda un couvent.
IV
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le voyant vètu d'une manière étrange et misérable, lui faisaient beaucoup d'affronts et beaucoup d'injures, comme on ferait à un fou. Or frère Bernard, avec patience et allégresse, supportait toutes ces choses pour l'amour du Christ. Bien plus, afin d'être mieux tourmenté, il se mit tout exprès sur la place de la ville, où, s'étant assis, il vits'attrouper autour de lui beaucoup d'enfants et d'hommes ils lui tiraient le capuchon, qui derrière, qui devant l'un lui jetait de la poussière, l'autre des pierres, et on le poussait qui deçà, qui delà et frère Bernard, toujours avec la même patience, d'un même air et d'un visage joyeux, demeurait calme et sans se plaindre.
Or pendant plusieurs jours il revint au même lieu, afin d'avoir à soutenir de pareils traitements. Et comme la patience est une œuvre de perfection et une épreuve de vertu, un savant docteur ès lois, voyant tant de constance et de vertu dans le frère Bernard, que~depuistant de jours aucun outrage ni aucune injure n'avait pu troubler, se dit en luimême « Il est impossible que celui-ci ne soit pas « un saint homme. » Et, s'approchant de lui, illui demanda « Qui es-tu ? et qu'es-tu venu faire ici? » Frère Bernard, pour toute réponse, mit la main dans son sein, et en tira la règle de saint François, et la lui donna pour qu'il la lût.. Et le docteur l'ayant lue, considérant le sublime état de perfection qu'elle prescrit, frappé d'étonnement et d'ad-
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miration, se tourna vers ses 'amis et leur dit: « Vraiment, voici le plus sublime état de religion « que j'aie jamais connu celui-ci et ses compa« gnons sont les plus saintes gens dont j'aie en« tendu parler en ce monde, et c'est un très-grand, « péché que de l'injurier, lui qu'il faudrait hono« rer souverainement comme un véritable ami de
« Dieu. »
JI dit donc à frère Bernard « Si vous voulez « établir un couvent où vous puissiez convenable« ment servir Dieu, moi, je vous le donnerai vo« lontiers, pour le salut de mon âme. » Et frère Bernard répondit « Seigneur, .je crois que ceci « vous est inspiré par Nôtre-Seigneur Jésus-Christ, « et pour son honneur j'accepte volontiers votre « offre. » Alors ce juge, avec unie grande joie et une grande charité, mena frère Bernard chez lui, puis lui donna la maison qu'il avait promise, la disposa et la meubla à ses dépens et dorénavant il devint le père et le défenseur spécial de frère Bernard et de ses compagnons. Frère Bernard, par la sainteté de sa vie, commença à être fort honoré du peuple, au point que bien heureux se croyait quiconque pouvait le toucher ou le voir. Mais lui, comme.un véritable disciple du Christ et de l'humble François, craignant que l'honneur du monde ne nuisît à la paix et au salut de son :1me, il partit un jour, et retourna près de saint François, et lui parla ainsi « Père, le couvent de la ville de Bolo-
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« gne est fondé envoyez-y des frères qui le conserc< vent et y demeurent; car déjà je n'y faisais plus <:< de profit et même par le trop grand honneur c< qu'on m'y rend, je crains d'y perdre plus que je « n'y gagnerais. » Or saint François, entendant toute la suite des choses que Dieu avait opérées par frère Bernard, rendit grâce à Dieu, qui avait ainsi commencé à étendre les pauvres disciples de la Croix. Alors il envoya de ses compagnons à Bologne et en Lombardie, et ceux-ci fondèrent beaucoup de couvents en divers pays.
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Comment saint François fit le carême dans une île du lac de Pérouse, où il jeûna quarante jours et quarante nuits, et ne mangea que la moitié d'un pain.
Le véritable serviteur du Christ, saint François, fut en certaines choses comme un auLre Christ donné au monde, pour le salut des hommes. Et c'est pourquoi Dieu le Père voulut qu'il fût, en beaucoup de points, conforme et semblable à son fils Jésus-Christ, ainsi qu'on l'a vu par le vénérable collège des douze compagnons de saint François, par l'admirable mystère de ses sacrés stigmates, et par le jeûne continuel du s~int carême qu'il tit de la manière qu'on va dire.
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Saint François se trouvant, le jour du carnaval, auprès du. lac de Pérouse, dans la maison d'un de ses dévots, avec lequel il avait passé la nuit, fut inspiré de Dieu d'aller pour ce carême dans une île du lac. Saint François pria donc son ami de vouloir bien, pour l'amour du Christ, le porter sur sa nacelle dans une île qui ne fût habitée de personne, et de le faire la nuit du jour des Cendres,'afin que nul ne s'en aperçût. Celui-ci, par la grande dévotion qu'il avait pour saint François, serendit avec empressement à sa prière, et le conduisit dans cette île et saint François n'emporta rien avec lui, sinon deux petits pains.
Étant arrivé dans l'île, et son ami le quittant pour retourner chez lui, saint François le pria avec tendresse de ne révéler à personne qu'il fût la, et de ne revenir vers lui que le jeudi saint; et là-dessus l'autre se retira. Saint François, resté seul, et n'ayant aucune habitation qui pût l'abriter, entra dans un buisson très-épais, où les ronces et les petits arbres entrelacés avaient formé comme un gîte pour les bêtes sauvages ou comme une petite butte et dans ce lieu il se mit en oraison, et à contempler les choses cé)cstes. Il resta ainsi tout le carême, sans boire ni manger autre chose que la moitié d'un des petits pains, ainsi que s'en assura son ami, quand il le revint chercher le jeudi saint; car des deux pains il trouva l'un entier, et la moitié de l'autre. On croit que saint François en
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mangea la moitié par respect pour le jeûne du Christ béni,lequel jeûna quarante jours et quarante nuits sans prendre aucune nourriture matérielle et ainsi avec cette moitié de pain il rejeta loin de lui le venin de la vaine gloire, en même temps qu'à l'exemple du Christ il jeûnait quarante jours et quarante nuits.
Par la suite, dans ce lieu ou saint François avait fait une si merveilleuse abstinence, Dieu opéra beaucoup de miracles par ses mérites; et à cause de ces miracles, les hommes commencèrent à y bâtir des maisons qu'ils habitèrent en peu. de temps il s'y forma un bon et grand village; il y a un couvent de frères, qu'on appelle le monastère de l'île. Et.encore maintenant'les hommes et les femmes du village ont un grand respect et une grande dévotion pour ce lieu où saint François lit le carême qu'on a dit.
VI
Comment saint François cheminant avec frère Léon, U lui exposa nueiïes choses Confia parfaite joie.
Saint François allait' une fois de Pérouse à SainteiMarie-des-Anges avec frère Léon,' en temps d'hiver et, comme le très-grand froid le tourmentait
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fort, il appela frère Léon qui marchait devant, et paria ainsi « Frère Léon, quand même i) plairait « à Dieu que les frères Mineurs donnassent, en « tout pays, un grand exemple de sainteté et de « bonne édification, toutefois écris et retiens bien « que là n'est pas la joie parfaite. Et, allant plus loin, saint François l'appela une seconde fois « 0 frère Léon, encore que le frère Mineur fit « marcher les oiteux, redressât les contrefaits, « chassât les démons, rendit la lumière aux aveu« gles, l'ouïe aux sourds, la parole aux muets, et, « ce qui est une plus grande chose encore, « ressuscitât les morts de quatre jours, écris que « là n'est point la joie parfaite. » Marchant encore un peu, il s'écria d'une voix forte « 0 frère « Léon, si le frère Mineursavait toutes les langues, « et toutes les sciences, et toutes les Écritures, s'il 1 « pouvait prophétiser et révéler non-seulement les « choses futures, mais encore les secrets des « consciences et des âmes, écris que là n'est pas « la joie parfaite. » Et allant un peu plus loin, saint François s'écria encore avec force « 0 frère « Léon, petite brebis de Dieu, quand le frère Mi« neur parlerait la langue de l'ange, quand il « saurait le cours des étoiles et la vertu des plan« tes, et que tous les trésors de la terre lui seraient « révélés, et qu'il connaîtrait les propriétés des « oiseaux, des poissons, et de tous les animaux, K et des hommes, et des arbres, et des pierres, et
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« des racines, et des eaux, écris que là n'est pas « la joie parfaite. » Et marchant encore un peu, il s'écria à haute voix « 0 frère Léon, lors même « que le frère Mineur saurait si bien prêcher qu'il « convertirait tous les infidèles à la foi du Christ, « écris que là n'est point la joie parfaite. » Or, comme ces discours avaient bien duré l'espace de deux milles, frère Léon, avec un grand étonnement, interrogea le saint, et lui dit « Père, je te prie, de la part de Dieu, de m'apprendre où est la joie parfaite. Et saint François lui -répondit « Quand nous serons à Sainte-Marie-des« Anges, ainsi trempés de pluie, transis de froid, « souillés de boue, mourant de faim, et que nous « frapperons à la porte du couvent, et que le porte tier viendra en colère nous demander « Qui « êtes-vous? » et quand nous lui dirons « Nous « sommes deux de vos frères, » et qu'il répondra « Vous ne dites pas vrai, vous êtes deux ribauds .<:< qui allez trompant le monde et dérobant les au« mônes des pauvres, allez-vous-en » et lorsqu'il « ne nous ouvrira point, et nous fera rester de« hors, a la neige et à la pluie, avec le froid et la « faim, jusqu'à la nuit; alors si nous supportons « tant d'injustice, de dureté et de rebuts, patiem« ment, sans trouble et sans murmure, pensant « avec humilité et charité que ce portier nous con« naît véritablement, et que Dieu le fait ainsi par« 1er contre nous, ô frère Léon, écris que là est la
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« joie parfaite. Et si nous persistons à frapper, et « quelui, sortant tout en colère, nous chasse comme « des. coquins imposteurs, avec des injures et des « soufflets, disant «Hors d'ici, misérables voleurs! « allez à l'hôpital, car vous ne mangerez ni ne lo« gerez ici » et si nous supportons cela avec pa-, « tience, avec allégresse et avec amour, ô frère « Léon, écris que là est la joie parfaite. Et si, K forcés par la faim, par le froid et par la nuit, K nous frappons encore, appelant et demandant, « pour l'amour de Dieu, avec beaucoup de larmes, « que le portier nous ouvre et qu'il nous mette « seulement à l'abri et si lui, encore plus irrité, « s'écrie « Voici d'impertinents coquins, je les <x payerai bien comme ils le méritent, » et qu'il « sorte avec un bâton noueux, et que, nous pre« nant par le capuchon, il nous jette à terre,
« nous.roulant dans la neige, nous battant et nous K meurtrissant de tous les nœuds de son bâton; si « nous soutenons toutes ces choses avec patience et <( allégresse, pensant aux peines du Christ béni, K lesquelles nous devons partager pour son amour, c( ô frère Léon, écris que là est enfin la parfaite «joie. Et maintenant, frère, écoute la conclusion: « Au-dessus de toutes les graces.et de tous les dons « de l'Esprit-Saint que le Christ accorde à ses amis, « est celui de se vaincre soi-même, et, pour l'amour « du Christ, de soutenir volontiers les peines, tes « injures, les opprobres et les mésaises. Car de
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« tous les autres dons de Dieu nous ne pouvons « nous glorifier, puisqu'ils ne viennent pas de nous, « mais de Dieu,.selon cette parole de l'Apôtre « Qu'as-tu que tu n'aies de Dieu? et si tu l'as eu « de lui, pourquoi t'en glorifier, comme si tu « l'avais de toi M Mais dans la croix de la tribula« tion et de l'affliction nous pouvons nous glorifier, « parce que l'Apôtre dit encore « Je ne veux pas « de gloire, sinon dans la croix de Notre-Seigneur « Jésus-Christ, »
VII
Comment saint François enseignait à frère Léon la manière de répondre, et comment celui-ci ne put jamais dire que le contraire de ce que voulait saint François.
Saint François était une fois, au commencement de son Ordre, avec frère Léon, dans un couvent ou ils n'avaient pas de livres pour dire. l'office divin. Quand vint l'heure des matines, saint François dit à frère Léon « Mon bien-aimé, nous « n'avons pas de bréviaire avec lequel nous puis« sions dire matines mais, afin d'employer le «; temps à louer Dieu, je parierai et tu me répon « dras comme je t'enseignerai et garde-toi de « dire les paroles autrement que je ne te les aurai « apprises. Or voici ce que je dirai:,« 0 frère
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« François, tu as fait tant de mal et tant de péchés « dans le siècle, que tu es digne de l'enfer; » et toi, « frère Léon, tu répondras « C'est une chose vraie, « que tu mérites le plus profond de l'enfer. H Et frère Léon, avec une simplicité de colombe, répondit « Volontiers, Père commence donc, au « nom de Dieu. »
Alors saint François se prit à dire: « 0 frère « François, tu fis tant de mal et tant de péchés « dans le siècle, que tu es digne de l'enfer. » Et frère Léon de répondre: « Dieu fera par toi tant « de bien, que tu t'en iras en paradis. » Saint François dit « Ne parle pas ainsi, frère Léon. Mais, « quand je dirai « Frère François, tu as commis « contre Dieu tant d'iniquités, que tu es digne « d'être maudit de Dieu, » tu répondras de la « sorte « Oui, vraiment, tu es digne d'être mis « au nombre des maudits. » Et frère Léon répondit « Volontiers, mon Père. )) Alors saint François, avec beaucoup de larmes et de soupirs, et se frappant la poitrine, dit à haute voix « 0 mon « Seigneur! maître du ciel et de la terre, j'ai com« mis contre vous tant d'iniquités et tant de pé« chés, que je suis tout à fait digne d'être maudit. « de vous. Et frère Léon de répondre « 0 frère « François, Dieu te rendra tel, qu'entre les bénis « tu seras singulièrement béni. » Et saint François, s'étonnant que frère Léon répondît le contraire de, ce qu'il lui avait imposé, le reprit en di*
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sant « Pourquoi ne réponds-tu pas comme je « t'enseigne ? Je te commande, par la sainte obéis« sance, de- répondre comme je t'enseignerai. Je «dira! ainsi: K 0 méchant frère François! pena ses-tu que Dieu ait merci de toi, lorsque tu as « tant péché contre le Père de la miséricorde et le a Dieu de toute consolation/que tu n'es pas digne K de trouver miséricorde. » Et toi, frère Léon, ma « petite brebis, tu répondras «En aucune manière « tu n'es digne de trouver miséricorde. » Mais ensuite, quand saint François se mit à dire « 0 mau« vais frère François. » et le reste, frère Léon répondit « Dieu le Père, dont la miséricorde est infi« nie, plus que tes péchés, te fera grande miséri« corde, et de plus il t'accordera beaucoup de grâ« ces. B Etacetteréponsesaint François, doucement irrité et troublé sans impatience, dit à frère Léon « Et pourquoi as-tu la présomption de parler contre « l'obéissance ? Pourquoi, déjà tant de fois, as-tu « répondu le contraire de ce je t'avais prescrit? » Frère Léon répondit, avec beaucoup d'humilité et de respect « Dieu sait, mon Père, que chaque fois « j'avais résolu dans mon cœur de répondre comme « tu m'as commandé;, mais Dieu me fait parler « comme il lui plaît, et non selon qu'il me plaît, » De quoi saint François s'étonna, et dit à frère Léon « Je te prie très-tendrement cette fois de me a répondre comme je t'ai dit. )) Fcère Léon répondit « Parle au nom de Dieu car, pour certain,
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« je te répondrai, cette fois, comme tu veux. » Et saint François, pleurant, dit: « 0 méchant frère « François, penses-tu que Dieu ajt merci de toi? » Et frère Léon de répondre « Bien plus, tu rece« vras de grandes grâces de Dieu, et il t'exaltera « et te glorifiera dans l'éternité, parce que celui. « qui s'humilie sera exalté et je ne puis dire au« trement, car Dieu parle par ma bouche. » Ainsi, dans cette humble contestation, avec beaucoup de larmes et beaucoup de consolations spirituelles, ils veillèrent jusqu'au jour.
VIII
Comment frère Masséo dit par plaisanterie à saint François que tout le monde courait âpres lui et saint François lui répondit que c'était pour da contusion du monde et par la grâce de Dieu « Parce que, dit-il, je « suis le plus vil de la terre, »
Saint François demeurait une fois au couvent de la Portioncule avec frère Masséo de Marignane, homme d'une grande sainteté, d'une grande sagesse, et doué d'une grâce singulière pour parler de Dieu c'est. pourquoi saint François t'aimait beaucoup. Un jour saint François revenant de la forêt, où il avait fait oraison, et ledit frère Masséo se trouvant à la sortie de la forêt, celui-ci voulut éprouver l'humilité du saint, alla à sa rencontre, et comme en plaisantant lui dit «Pourquoi ? pour-
LESPOËTMMANC. 18
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« quoi, pourquoi toi p)utôt qu'un autre? )) Saint François répondit: « Que veux-tu dire? » Frère Masséo répondit « « Je veux dire, pourquoi tout le « monde court-il après toi, et semble-t-il que chaque' « personne désire te voir, t'entendre et t'obéir? Tu .« n'es pas beau de corps, tu n'es pas d'une grande « science, tu n'es pas noble donc d'où te vient « que tout le monde court après toi? Saint François, entendant ces paroles, tout réjoui dans son cœur, leva les yeux au ciel. Il resta .longtemps l'âme ravie en Dieu puis, revenant en lui-même, il s'agenouilla et rendit à Dieu louange et grâce ensuite, avec une grande ferveur d'esprit, il se tourna vers frère Masséo, et dit « Veux-tu savoir « d'où me vient que tout le monde court après moi? « Je le dois aux regards du Dieu très-haut, qui « contemple en tout lieu les bons et les méchants; « et parce que ses yeux très-saints n'ont vu entre « les pécheurs aucun qui fût plus vil, ni plus in« suffisant, ni plus grand pécheur que moi et « comme, pour faire l'œuvre merveilleuse qu'il mé« ditait, il n'a pas trouvé de créature plus méprisable « sur la terre, c'est pour cette raison qu'il m'a choisi «. pour confondre et la noblesse, et-la grandeur, et « la force, et la beauté, et la science du monde. Il « veut ainsi que l'on connaisse que toutes vertus « et tous biens sont de lui et non dé la créature, et « que nulle personne ne puisse se glorifier en sa « présence, mais si quelqu'un se glorifie, qu'il se
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« glorifie dans le Seigneur, à qui appartient tout « honneur et toute gloire dans l'éternité. » Alors frère Masséo, à une si humble réponse dite avec tant de ferveur, demeura consterné, et connut avec certitude que saint François était vraiment fondé en humilité chrétienne.
IX
Comment saint François et frère Masséo, prenant le pain qu'ils avaien t quêter le posèrent sur une pierre auprès d'une fontaine, et saint François loua fort la pauvreté. Comment aussi il pria i~ieu, saint Pierre et saint Paul, de lui donner un grand amour de la très-sainte Pauvreté alors saint Pierre et saint Paul lui apparurent.
L'admirable serviteur et disciple du Christ, saint. François, voulut se conformer parfaitement et en toute chose au Christ, qui, selon l'Évangile, envoya ses disciples, deux à deux, dans toutes les villes et les bourgades où il devait aller. Ainsi, lorsqu'à l'i- mitation du Sauveuril eut réuni douze compagnons, il les envoya prêcher par le monde, deux à deux. Puis, pour leur donner l'exemple de la véritable obéissance, il commença par aller lui-même, comme le Sauveur, qui commença paragir avantd'enseigner. Donc, ayant assigné à ses frères les autres parties du monde, et choisissant frère Masséo .pour compa'gnon; il prit le chemin de la province de France. Un jour qu'ils arrivaient dans une bourgade,
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très-affamés, ils allèrent, selon la règle, mendier du pain pour l'amour de Dieu et saint François alla par une rue, et frère Masséo par une autre. Mais comme saint François était un homme de trop chétive apparence et petit de corps, et que par ce motif ceux qui ne le connaissaient pas le prenaient pour un misérable, on ne lui donnait rien, sinon quelques bouchées et quelques restes de pain sec mais parce que frère Masséo était grand et beau de corps, on lui donna de bons morceaux en très-grande quantité, et des pains entiers. Lorsqu'ils eurent mendié, ils se rejoignirent hors de la ville pour manger dans un lieu où était une belle et large pierre, sur laquelle chacun posa toutes les aumônes qu'il avait quêtées. Saint François, voyant que les morceaux de pain de frère Masséo étaient plus nombreux et plus gros que les siens, fit une très-grande exclamation de joie, et dit ainsi « 0 frère Masséo, « nous ne sommes pas dignes d'un si grand trésor!)) Et comme il répétait ces paroles plusieurs fois, frère Masséo lui répondit « Père, comment peux« tu parler de trésor là où il y a tant de pauvreté, « et où manquent toutes les choses nécessaires? Je « ne vois ici ni nappe, ni couteau, ni écuelle, ni « maison, ni table, ni serviteur, ni servante. » Et saint François lui dit-: « C'est là même ce que je « compte pour un grand trésor, puisque rien ici « n'est préparé par l'industrie humaine, mais tout « nous est donné par la Providence divine, ainsi
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« qu'on peut le voir par ce pain de l'aumône, par « cette table formée d'une pierre si belle, et par « cette fontaine si claire. C'est pourquoi je veux « que nous demandions à Dieu de nous faire aimer « le noble trésor de la très-sainte Pauvreté, qui a « Dieu même à son service. » Ces paroles dites, ayantprié, et fait leur repas de ces morceaux de. pain et de l'eau de la fontaine, ils se levèrent pour cheminer vers la France.
Or, comme ils arrivaient à une église, saint François-dit à son compagnon « Entrons dans cette « église et prions » et saint François, allant devant l'autel, se mit en prière, et dans cette oraison il reçut de la visite de Dieu une ardeur croissante qui enflamma si fortement son âme de l'amour de la sainte Pauvreté, qu'à l'éclat de sa figure et au fré-' missement de ses lèvres il semblait qu'il jetât dès flammes d'amour. I) vint donc tout embrasé à son compagnon, et lui dit «Ah ah ah frère Masséo, il faut t'abandonner à moi. » !1 parla ainsi trois fois; à la troisième fois, il souffla sur frère Masséo, et celui-ci se sentit ravi et alla tomber devant le saint à la distance d'une longue lance. Sur quoi frère Masséo fut frappé d'une grande stupeur, et dans la suite il redit à ses compagnons que, dans ce ravissement, il avait goûté tant de douceur et une telle consolation du Saint-Esprit, que de sa vie il n'en avait tant éprouvé. Et cela fait, saint François dit « Mon compagnon, allons à saint Pierre et
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« à saint Paul, et prions-les qu'ils nous enseignent et « nous aident à posséder le trésor infini de la très« saintePauvrèté carc'est un trésor si précieux et si « divin, que nousne sommes pas dignes de leposséder K en notre misérable vaisseau de chair. C'est cette « vertu céleste par laquelle toutes choses terrestres « et passagères sont foulées aux pieds, et par la« quelle l'âme est dégagée de toutes les entraves, « afin qu'elle puisse librement s'unir au Dieu éter« nel. C'est par cette vertu que l'âme encore habj~ « tante de la terre converse dans le ciel avec les an« ges. C'est elle qui accompagna le Christ sur la « croix; avec le Christ elle fut ensevelie; avec le « Christ elle ressuscita avec le Christ elle monta « au ciel. C'est elle qui, dès cette vie, accorde aux « âmes éprises d'elle le pouvoir de voler aux cieux; « et de plus elle garde les armes de la véritable « humilité et de la véritable charité. Ainsi prions « les très-saints apôtres du Christ, qui aimèrent « parfaitement cette perle évangélique, de nous « obtenir, de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ, que, « par sa très-sainte miséricorde, il nous accorde « d'être devrais amis, observateurs et humbles dis« ciples de la très-précieuse, très-aimable et très« évangélique Pauvreté. »
Tout en parlant ainsi, ils arrivèrent à Rome; ils entrèrent dans l'église de Saint-Pierre; et saint François s'étant mis en oraison dans un coin, et frère Masséo dans un autre, ils restèrent longtemps
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en. prière avec beaucoup de larmes et de dévotion. Les très-saints apôtres Pierre et Paul apparurent à saint François entourés d'une grande splendeur, et lui dirent: « Parce que.tu demandes et désires d'ob« server ce que le Christ et les saints apôtres obser<( vèrent, le Seigneur Jésus-Christ nous envoie pour « t'annoncer que ta prière est exaucée; et Dieu té « donne entièrement, à toi et à tes disciples, le tré« sor de la très-sainte Pauvreté et, de plus, nous « te l'annonçons de. sa part. Quiconque, à ton exem« pie, s'attachera parfaitement à ce désir, est assuré «de la béatitude éternelle; et toi et tes disciples « vous serez bénis de Dieu. » Et après ces paroles ils disparurent, laissant saint François rempli de consolation. II se releva de sa prière et revint à frère Masséo, et lui demanda si Dieu ne lui avait rien révélé, et celui-ci répondit que non. Alors saint François lui dit commentles saints apôtres lui avaient apparu, et ce qu'ils lui avaient révélé sur quoi tous deux, pleins de joie, résolurent de retourner dans la vallée dèSpolète, renonçant au voyage de France.
X
Comment, saint François étant parler de'Dieu avec ses frères, Dieu apparut au milieu d'eux.
Saint François, ~ucommencemcntde sa religion, ayant réuni ses compagnons pour parler du Christ,
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dans un moment de ferveur d'esprit il commanda à l'un d'eux, au nom de Dieu, d'ouvrir la bouche, et de parler ainsi que le Saint-Esprit le lui inspirerait. Le frère, accomplissant ce commandement, parla merveilleusement de Dieu. Saint François lui imposa silence, et commanda de même à un autre frère. Celui-ci, obéissant aussitôt, parla de Dieu avec pénétration, et saint François pareillement lui imposa silence, et ordonna à un troisième de parler à son tour. Et celui-ci, ainsi que tes autres, se mit à discourir si profondément des choses secrètes de Dieu, que saint François connut certainement que lui, ainsi que les deux autres, parlaient par l'EspritSaint et ceci lui fut encore prouvé par un signe. Car, pendant qu'ils s'entretenaient ainsi, le Christ béni apparut au milieu d'eux sous la figure d'un très-beau jeune homme, qui les bénit tous. Ils furent tous ravis hors d'eux-mêmes et tombèrent comme morts, ne tenant plus à rien de ce monde. Saint François,. revenant à lui, leur dit « Mes K très-chers frères, révélez les trésors de la divine « science car Dieu est celui qui ouvre la bouche « du muet, et qui fait parler savamment la langue « des simples. »
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Saint François, quand il habitait à Assise, visitait souvent sainte Claire, lui donnant de saints enseignements. Celle-ci avait un extrême désir de manger une fois avec lui, et elle l'en pria bien souvent mais il ne voulait jamais lui donner cette consolation. C'est pourquoi ses compagnons, voyant le désir de sainte Claire, dirent à saint François « Père, il nous.paraît que cette ngidiLé n'est pas « selon la charité divine, de ne pas vouloir exaucer « sœur Claire, vierge sainte et si chère à Dieu, dans « une aussi petite chose que de manger avec toi, « surtout si tu considères qu'à ta prédication elle a « abandonné les richesses et les pompes du monde. « En vérité, si elle te demandait une plus grande « grâce que celle-ci, tu devrais l'accorder à ta fille « spirituelle. » Alors saint François répondit « Vous paraît-il donc que je la doive exaucer ? » Ses compagnons répondirent « Oui, père, c'est « une chose juste que tu lui accordes cette grâce et « cette consolation. » Alors saint François dit: « Puisqu'il vous paraît ainsi, il me paraît de même. « Mais, afin qu'elle soit encore plus consolée, je « veux que ce repas se fasse à Sainte-Marie-des-
Comment sainte Claire mangea avec saint François et ses frères à Sainte-Hane-des-Anges.
XI
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a Anges, parce qu'il y a longtemps qu'elle est re« cluse à Saint-Damien. Elle aura une grande joie « de voir Sainte-Marie-des-Anges, où elle a été « voilée et faite épouse de Jésus-Christ et nous y « mangerons ensemble au nom de Dieu. » Le jour désigné étant arrivé, sainte Claire sortit du monastère avec une compagne, suivie des compagnons de saint François, et vint à Sainte-Mariedes-Anges. Elle salua dévotement la vierge Marie devant son autel, où on lui avait coupé les cheveux et donné le voile. Ensuite ils la menèrent visiter le couvent, jusqu'à ce qu'il fût l'heure du repas et pendant ce temps saint François fit servir sur la terre nue, comme il avait accoutumé. Et l'heure du repas arrivée, ils s'assirent ensemble, saint François et sainte Claire, et un des compagnons de saint François avec la compagne de sainte Claire: puis tous les autres compagnons de saint François's'approchèrent humblement. Or, pour le premier service, saint François commença à parler de Dieu d'une manière si suave, si sublime, si merveilleuse, que la grâce divine descendit sur eux en abondance, et tous furent ravis en Dieu. Et pendant qu'ils étaient ainsi ravis, les yeux et les mains levés au ciel, les gens d'Assise et de Bettona, et ceux des environs, virent Sainte-Marie-des-Anges tout embrasée, ainsi que le couvent et le bois qui alors était près du couvent et il leur sembla que c'était un grand feu qui enveloppait l'église, le couvent et'le
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bois tout ensemble, tellement que ceux d'Assise coururent de ce côté en grande hâte pour éteindre le feu, croyant que tout brûlait. Mais, arrivés au couvent, ils trouvèrent que rien ne brûlait. Ils entrèrent, et virent saint François avec sainte Claire, et toute leur compagnie, ravis en Dieu, dans la contemplation, et assis autour de cette humble table. A cette vue, ils comprirent, sans hésiter, que c'était un feu divin et non matériel que Dieu avait fait apparaître miraculeusement, pour montrer et signifier le feu du divin amour qui embrasait les âmes de ces saints frères et de ces saintes religieuses et ils partirent avec une grande consolation dans le cœur et une sainte édification. Puis, après un long espace de temps, saint François, sainte Claire et leurs compagnons revenant à eux, et se sentant fortinës de la nourriture spirituelle, ne songèrent plus guère à la nourriture corporelle. Ainsi se termina ce repas béni, et sainte Claire revint bien accompagnée à Saint-Damien, où les soeurs la revirent avec une grande joie, parce qu'elles craignaient que saint François ne l'eût envoyée gouverner quelque autre monastère, comme il avait déjà envoyé soeur Agnès, sœur de la sainté, pour être abbesse au monastère de Monticelli à Florence. En effet, saint François avait dit quelquefois à sainte Claire « Tiens-toi prête pour le « cas où j'aurais à t'envoyer en quelque couvent » et elle, 'comme une véritable fille de la sainte Obéis-
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sance, lui avait répondu « Mon père, je suis tou« jours prête à me rendre partout où vous m'eh« verrez. » Voilà pourquoi les sœurs se réjouirent si fort, quand elle leur fut rendue; et, depuis lors, sainte Claire demeura très-consolée.
'XII
Comment saint François, ayant reçu de sainte Claire et dn saint frère Sylvestre l'avis de prêcher pour convertir beaucoup de monde, institua le tiers ordre, prêcha aux oiseaux, et fit tenir en paix les hirondelles. L'humble serviteur du Christ, saint François, peu de temps après sa conversion, ayant déjà rassemblé et reçu dans l'Ordre beaucoup de compagnons, entra dans une grande préoccupation et une grande perplexité au sujet de ce qu'il devait faire, ou de s'appliquer seulement a la prière, ou de se livrer quelquefois a la prédication et là-dessus il désirait beaucoup savoir la volonté de Dieu. Et parce que la sainte hnmilité qui était en lui ne lui permettait pas de présumer de lui-même ni de ses prières, il eut la pensée d'interroger la volonté divine par les prières d'autrui. C'est pourquoi il appela frère Masséo, et lui parla ainsi « Va trou« ver sœur Claire, et dis-lui de ma part qu'elle et « quelques-unes de ses compagnes les plus élevées « en esprit prient dévotement Dieu qu'il lui plaise « de me montrer quel est le meilleur, que je m'ap-
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« plique à la prédication ou seulement à l'oraison. « Ensuite va à frère Sylvestre, et dis lui la même a chose. » C'était ce même Sylvestre qui avait vu sortir de la bouche de saint François une croix d'or, laquelle s'élevait jusqu'au ciel et s'étendait jusqu'aux extrémités du monde; et ce frère Sylvestre était d'une telle sainteté, que s'il demandait à Dieu quelque chose, il l'obtenait, et souvent il s'entretenait avec Dieu c'est pourquoi saint François l'avait en grande dévotion. Frère Masséo s'en alla, et, selon le commandement de saint François, porta son message premièrement à sainte Claire, ensuite à. frère Sylvestre. Aussitôt que celui-ci l'eut. reçu, il se jeta incontinent en oraison; et tandis qu'il priait, il eut la réponse divine, et revenant à frère Masséo, il lui parla ainsi: « Dieu dit ceci « Que tu répondes à frère François que Dieu ne « l'a pas appelé en ce monde seulement pour lui, « mais encore pour qu'il fasse une grande récolte « d'âmes, et que par lui beaucoup-soient sauvés. » Cette réponse reçue, frère Masséo retourna vers sainte Claire pour savoir ce qu'elle avait obtenu de Dieu, et elle lui,dit qu'elle et ses compagnes avaient eu de Dieu la même réponse que frère Sylvestre. Làdessus frère Masséo revint à saint François, et saint François le reçut avec une très-grande charité, lui lava les pieds et lui apprêta le, repas. Et après le manger, saint François appela frère Masséo dans le bois, et là il s'agenouilla devant lui, abaissa son
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capuchon, et, mettan t ses bras en croix, il demanda: « Que me commande mon Seigneur Jésus-Christ?)) Frère Masséo répliqua « Le Christ a répondu et « révélé, tant à frère Sylvestre qu'à sœur Claire et « à ses compagnes, que sa volonté est que tu ail« les prêcher par le monde car il ne t'a pas élu « pour toi seul, mais encore pour le salut des au« tres. o
Or saint François, ayant entendu cette réponse. et reconnu la volonté de Jésus-Christ, se leva, et avec une très-grande ferveur il dit « Allons au nom « de Dieu. » Et il prit pour compagnons frère Mas.séo et frère Ange, deux hommes saints. Et se lais-.sant aller à l'entraînement de -l'esprit, sans considérer ni chemin nisentier, ils arrivèrent à un bourg qui s'appelait Savurniano et saint François se mit à prêcher, et commanda premièrement aux hirondelles qui chantaient de se tenir en silence jusqu'à ce qu'il eût prêché, et les hirondelles lui obéirent. Il prêcha avec tant de ferveur, que tous les hommes et. les femmes de ce bourg voulaient le suivre par dévotion et abandonner leurs demeures; mais saint François ne le permit pas, leurdisant « N'ayez « pas tant de hâte, et restez je mettrai ordre à ce « que vous devez faire pour le salut de vos âmes. » Et alors il eut la pensée de fonder le tiers ordre pour le salut de tous. Puis, les laissant ainsi trèsconsoles et bien disposés à la pénitence, il partit, et arriva entre Cannaio et Bevagna. Et comme il
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passait outre, toujours avec la même ferveur, il leva les yeux, et vit à côté de la route quelques arbres sur lesquels étaient une multitude presque infinie d'oiseaux; de quoi saintFrançois s'émerveilla, et il dit à' ses compagnons « Vous m'attendrez ici sur « le chemin, et j'irai prêcher aux oiseaux. » H entra donc dans le champ, et se mit, à prêcher aux oiseaux qui étaient à terre aussitôt ceux qui étaient sur les arbres s'en vinrent à lui, et tous ensemble restèrent tranquilles jusqu'à ce que saintFrançois eût fini de prêcher et alors même ils ne partirent qu'après qu'il leur eut donné sa bénédiction. Et, selon ce que raconta dans la suite frère Masséo, à frère Jacques deMassa, saintFrançois allait au milieux d'eux, les touchant avec sa robe, et aucun ne bougeait. La substance de la prédication de saint François fut celle-ci: « Mes oiseaux, vous êtes extrêmement « obligés à Dieu votre Créateur et toujours et en « tous lieux vous le devez louer, parce qu'il vous a « donné la liberté de voler partout, et qu'il vous a « encore donné un double et un triple vêtement « ensuite, parce qu'il a réservé votre espèce dans « l'arche de Noé, afin que votre race ne vint pas à à « manquer. Vous lui êtes encore obligés pour l'é(tiément de l'air qu'il vous a départi. Outre cela, « vous ne semez ni ne moissonnez, et Dieu vous a nourrit et vous donne les fleuves et les fontaines « pous vous abreuver il vous donne les montagnes « et les vallées pour votre refuge, et les grands ar-
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« bres pour y faire vos nids. Et parce que vous ne « savez ni filer ni coudre, Dieu prend soin de vous « vêtir, vous et vos petits en sorte que votre Créa« teur vous aime beaucoup, puisqu'il vous. accorde « tant de bienfaits. Gardez-vous donc du péché d'in« gratitude, et toujours étudiez-vous a louer Dieu.M Saint. François leur ayant dit ces paroles, les oiseaux, tous tant qu'ils étaient, commencèrent à ouvrir le bec et les ailes, tendant le cou, et inclinant la tête jusqu'à terre et par leurs mouvements et par leurs chants ils montraient que le saint leur causait un très-grand plaisir. Et saint François se réjouissait avec eux il était charmé et s'émerveillait beaucoup d'une telle multitude d'oiseaux, de leur admirable variété, et aussi de leur attention et de leur familiarité et pour cette raison il trouvait sujet en eux de louer dévotement le Créateur. Finalement, la prédication terminée, saint François leur fit le signe de la croix, et leur donna licence de partir. Alors tous ces oiseaux s'élevèrent dans l'air avec des chants merveilleux; puis, suivant la croix que saint François avait faite, ils se divisèrent en quatre parties l'une vola vers l'Orient, l'autre vers l'Occident, l'autre vers le Midi, et la quatrième vers l'Aquilon; et chaque bande s'envolait, répétant des chants merveilleux. Ils montraient ainsi que comme saint François, gonfalonier de la croix du Christ, leur avait prêché et avait fait sur eux le signe de la croix, suivant lequel ils s'étaient divisés entre les quatre
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parties du monde, ainsi la prédication de la croix ,du Christ, renouvelée par saint François, devait être portée sur tous les points du monde par lui et par les frères. Et en effet les frères, de même que les oiseaux, ne possédant ici-bas rien en propre, remettent à la seule providence de Dieu tout le soin de leur vie.
XIII
Du merveilleux chapitre que tint saint François à Saintc-Haric-des-Angcs, ûùsctrou\'erentp)usdceinqmi))eMrcs.
Le fidèle serviteur du Christ, François, tint une fois un chapitre général à Saintc-Marie-des-Anges. A ce chapitre se rassemblèrent plus de cinq mille frères: on y vit saint Dominique, chef et fondateur de l'Ordre des frères Prêcheurs, qui allait alors de Bourgogne à Rome et sachant la réunion du chapitre que saint François tenait dans la plaine de Sainte-Marie-des-Anges, il s'y rendit avec sept frères de son Ordre. A ce chapitre se trouva encore un cardinal, trcs-dévoué à saint François, et le saint lui avait prédit qu'il serait pape, ce qui arriva. Le cardinal étant venu a dessein de Pérouse, où était la Cour romaine, à la ville d'Assise, chaque jour il visitait saint François et ses frères, et quelquefois il chantait la messe ou faisait le sermon aux frères réunis en chapitre. Or ledit cardinal ressentait une
LES FOËJES FRANC. 19
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grande joie et une grande dévotion quand il venait visiter ce saint collége, en voyant dans la plaine. autour de Sainte-Marie-des-Anges, les frères assis par groupes, ici de quarante, la de cent, ailleurs de quatre-vingts ensemble, tous occupés à raisonner de Dieu, tous dans les oraisons, dans les larmes et les exercices de charité. Tous se tenaient dans un tel silence et une telle modestie, qu'on n'entendait pas un murmure ni une dispute en sorte que le cardinal s'émerveillait d'une telle multitude si bien ordonnée, et il disait avec larmes et avec une grande dévotion: « Vraiment, c'est ici le camp et l'armée « des chevaliers de Dieu. » Dans un si grand nombre d'hommes on n'entendait ni fables ni paroles menteuses mais, quelque part que se réunît une troupe de frères, ils priaient, disaient leur, office, ou bien ils pleuraient leurs péchés et ceux de leurs 'bienfaiteurs, ou ils s'entretenaient du salut des âmes. Les cabanes de ce camp étaient formées de claies et de nattes, divisées par groupes, selon les diverses provinces d'où venaient les frères. C'est pourquoi ce chapitre s'appela le Chapitre des Claies ou des Nattes. Leur lit était la terre nue, et quelques-uns avaient un peu de paille leurs oreillers étaient des pierres ou des morceaux de bois. C'est pourquoi si grande était la dévotion qu'ils inspiraient à quiconque les voyait ou les entendait, et si étendu le renom de leur sainteté, que de la cour du Pape, qui était alors à Pérouse, et des autres
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lieux de la vallée de Spolète, accouraient un grand nombre de comtes, de barons, de chevaliers et d'autres gentilshommes, et beaucoup de bourgeois, et des cardinaux, des évêques, des abbés, avec beaucoup d'autres clercs,' pour être témoins d'une assemblée si sainte, si nombreuse et si humble, telle que le monde n'avait jamais vu tant de saints hommes réunis. Mais on venait principalement voir le chef et le père très-saint de cette sainte famille, qui avait ravi au monde une si belle proie et formé un troupeau" si beau et si docile, pour suivre les traces du véritable pasteur Jésus-Christ. Le chapitre étant donc assemblé, le père de tous et lé ministre général, saint François, dans la ferveur qui l'inspirait, annonça la parole de Dieu, et prêcha ce que le Saint-Esprit lui .faisait dire. Or, pour texte du sermon, il prit ces paroles K Mes fils, « nous avons promis à Dieu de grandes choses; mais « Dieu nous en a promis de plus grandes encore, « si nous observons nos promesses, et que nous atten« dions avec assurance les siennes. Court est le « plaisir du monde la peine qui le suit est éter« nelle. Petite est la peine de cette vie; mais la gloire « de l'autre est infinie. » Et sur ces paroles prêchant très-dévotement, il fortiuait ses frères, et les portait à i'obéissanceetau respect envers la sainte mère Église; à la charité fraternelle, à prier Dieu pour tous les hommes, à pratiquer la patience dans les adversités de ce monde, la modération danslapros-
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périté à conserver la pureté et la chasteté angélilique à garder la paix et la concorde avec Dieu, avec les hommes, et avec leur propre conscience à s'entretenir dans l'amour et l'observance de la très-sainte Pauvreté; et il dit ensuite: «Je vous K commande, au nom de la sainte. Obéissance, à K vous tous qui êtes rassemblés ici, que nul de « vous n'ait inquiétude ni aucun souci du manger, « du boire, ni des autres choses nécessaires au corps. <:< Mais je veux seulement que vous vous appliquiez à « prier Dieu, et ,que vous lui laissiez le soin de votre « corps, parce qu'il a .pour chacun de vous une « sollicitude particulière. N Et tous tant qu'ils étaient reçurent ce commandement avec allégresse de cœur et avec un visage joyeux. Puis, le sermon de saint François étant terminé, ils se jetèrent en oraison.
'Saint Dominique, qui était présent à toutes ces choses, s'étonna fort du commandement de saint François; et il le trouvait indiscret, n'imaginant pas comment une telle multitude se pourrait gouverner sans prendre aucun soin ni souci des choses nécessaires au corps. Mais le souverain Pasteur, le Christ béni, voulant montrer combien il a soin de ses brebis; et quel singulier amour il porte .à ses pauvres, inspira ineontinent aux gens de Pérouse, de Spolète, de Foligno, de Spello, d'Assise et des autres lieux environnants, de porter à manger et à boire la sainte assemblée. Et voici tout
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à coup venir de ces lieux des hommes avec des bêtes de somme, des chevaux, des charrettes, chargés de pain, de vin, de fèves, de fromages et d'autres choses bonnes à manger, comme les pauvres du Christ .en avaient besoin. Outre cela, ils apportaient des serviettes, des cruches, des coupes, des verres, et autres vases qui étaient nécessaires pour une telle multitude, Et bien heureux se croyait celui qui pouvait porter davantage, ou servir avec plus (~empressement; si bien que même les chevaliers, les barons et les autres gentilshommes; qui étalent venus pour voir les frères, les servaient avec humilité et dévotion. Saint Dominique, témoin de toutes ces choses, et voyant qu'en vérité la Providence divine s'employait pour eux, reconnut humblement qu'il avait mal taxé d'indiscrétion le commandement de saint François, et allant s'agenouiller devant lui, il déclara humblement sa faute, et ajouta « Vraiment, .Dieu prend un soin « particulier de ses saints pauvres, et je ne le sa« vais pas. Désormais je promets d'observer l'évan« gélique et sainte Pauvreté, et je maudis de la part « de Dieu tous les frères de mon Ordre qui oseront. « retenir quelque chose en propre. » Ainsi saint Dominique fut très-édiué de la foi de saint François, de l'obéissance et de la pauvreté qu'il voyait dans une compagnie si grande et si bien ordonnée, et enfin de la Providence divine qui venait d'y répandre une telle abondance de tous biens. Dans ce
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même chapitre, il fut dit à saint François que beaucoup de frères portaient le cilice sur la chair et des cercles de fer; que, pour cette raison, beaucoup.étaient malades jusqu'à en mourir, et que plusieurs en étaient gênés dans l'oraison; à raison de quoi saint François, comme un père très-discret, commanda par la sainte Obéissance que tous ceux qui avaient ou des cilices ou des cercles de fer les quittassent, et vinssent les déposer devant lui. Ils firent ainsi, et l'on compta bien cinq cents.cilices de fer, et encore plus de cercles qu'on portait, soit au bras, soit à la ceinture on en fit un grand monceau, et saint François ordonna de les laisser là. Le chapitré terminé, saint François, ayant affermi tous ses frères dans le bien, et leur ayant enseigné comment ils devaient se tirer sans péché de ce monde mauvais, les renvoya dans leurs provinces avec la bénédiction de Dieu et la sienne, tous pénétrés de consolation et de joie spirituelle. XIV
Comment la vigne du prêtre de Rieti, dans la maison duquel pria saint François, fut dépouillée et ravagée à cause du grand nombre de gent qui venaient trouver le saint. Comment ensuite elle produisit miraculeusement plus de vin que jamais, ainsi que saint François l'avait promis, et comment Dieu révéla à saint François qu'au sortir de ce monde il aurait le Paradis.
Un jour, saint François ayant les yeux très-gravement malades, le cardinal Ugolin, protecteur de
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l'Ordre, à cause de la grande tendresse qu'il ressentait pour le saint, lui écrivit de venir le trouver à Rieti il y avait là d'excellents médecins pour les yeux.
Lorsque saint François eut reçu la lettre du cardinal, il s'en alla d'abord à Saint-Damien, où était sainte Claire, très-dévote épouse du Christ, pour lui donner quelques consolations, et ensuite se rendre près du cardinal. Or, saint François étant là, son mal d'yeux empira tellement la nuit suivante, qu'il ne voyait plus la lumière; et comme il ne pouvait partir, sainte Claire lui fit faire une petite cellule de roseaux, pour qu'il pût mieux reposer. Mais saint François, à cause de la douleur de son mal et de la multitude de souris qui l'incommodaient extrêmement, ne pouvait reposer en aucune manière, ni jour ni nuit; et, souffrant de plus en plus de cette peine et de cette tribulation, il se prit à penser que c'était un fléau de Dieu pour ses péchés, et se mit à rendre grâce à Dieu de coeur et de bouche, s'écriant à haute voix « Mon
Seigneur, je suis digne de cela et de bien pire encore. Seigneur Jésus-Christ, bon pasteur, qui, pour nous autres pécheurs, avez mis votre miséricorde en diverses peines et angoisses corporelles, accordez grâce et .vertu à votre pauvre
« brebis, afin que nulle infirmité, angoisse ou « douleur, ne me sépare de vous. Et pendan cette oraison i! vint une voix du ciel, qui dit
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« François, réponds-moi; si toute la terre était « d'or, et si toutes les mers et les fontaines et les « fleuves étaient de baume, et si toutes les monta« gnes et les collines et les rochers étaient de « pierres précieuses, et que tu connusses un autre « trésor aussi préférable à toutes ces choses que « l'or l'est à la terre, le haume à l'eau, et les pier« res précieuses aux montagnes et aux rochers, et « que ta maladie te méritât ce trésor, ne devrais-tu « pas t'en tenir bien content et bien joyeux? » Saint François répondit « Seigneur, je suis indi« gne d'un aussi précieux trésor. » Et la voix de Dieu lui dit « Réjouis-toi, François, parce que « c'est le trésor de la vie éternelle que je te réserve; i « et dès à présent je t'en investis, et l'infirmité qui « t'afflige est le gage de ce trésor bienheureux..» Alors saint François, avec une grande joie de cette glorieuse promesse, appela son compagnon, et dit « Allons chez le cardinal. » Et consolant d'abord sainte Claire avec de saintes paroles, et lui faisant humblement ses adieux, il prit le chemin de Rieti. Mais, quand il fut près d'arriver, la multitude qui venait au-devant de lui était si grande, qu'il ne voulut pas entrer dans la ville, et s'en fut à une église qui était à peu près à deux milles dans le voisinage. Les habitants, sachant qu'il était là, accoururent tout alentour pour le voir, tellement que la vigne de cette église en fut dévastée et le raisin cueilli de quoi le prêtre du lieu s'affligea
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jusqu'au fond du cœur, et il se repentit d'avoir reçu saint François dans son église. Mais, la pensée du prêtre étant révélée de Dieu à saint François, il le fit appeler et lui dit « Mon très-cher père, « combien de charges de vin te rend cette vigne « par an, quand elle te rend le plus? M. II répondit « Douze charges. » Saint François dit « Je « te prie, père, de,supporter avec patience que je « demeure quelques jours ici, parce que j'y trouve « beaucoup de repos, et de laisser chacun prendre « du raisin de cette vigne, pour l'amour de Dieu a et de moi, pauvre pécheur et je te promets, « de la part de mon Seigneur Jésus-Christ, qu'elle « te rendra chaque année vingt charges. » Or, la
raison pour laquelle saint François s'arrêta dans ce lieu, ce fut !e grand fruit qu'il faisait dans les âmes. Parmi cette multitude qu'on y voyait venir, beaucoup s'en retournaient enivrés du divin amour, et abandonnaient le monde.
Le prêtre, se confiant dans la promesse de saint François, laissa librement entrer dans la vigne ceux qui venaient. Merveilleuse chose la vigne fut toute ravagée et dépouillée, de telle sorte qu'à peine y restait-il quelques grappes de raisins. Vint le temps de la vendange le prêtre' recueillit ces grappes, les mit dans la cuve et les foula et, selon la promesse de saint François, il recueillit vingt charges de très-bon vin. Ce miracle donna à entendre manifestement que si, par lé mérite dé
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saint François, 'la vigne dépouillée de raisins avait abondé en vin, de même le peu pie chrétien, stérile en vertus par le péché, mais corrigé par les mérites et la doctrine de saint François, abondait souvent en fruits salutaires de pénitence. XV
D'une très-belle vision que vit un jeune frère qui avait h cape en telle abomination, qu'il était prêt à quitter l'habit et sortir det'Ordre. Un jeune homme, très-noble et d'habitudes délicates, entra dans l'Ordre de saint François, et après quelques jours il commença, par l'instigation du démon, à prendre en si grande abomination l'habit, qu'il lui semblait porter un misérable sac il avait horreur des manches, il détestait le capuchon, et la longueur et la rudesse du vêtement lui paraissaient un poids insupportable. L'Ordre venant à lui déplaire toujours davantage, il eut finalement le désir de quitter l'habit, et de re-. tourner au monde. Ce'jeune homme avait pris l'habitude, selon ce que lui avait enseigné son maître, à quelque heure qu'il passâtdevant l'autel du couvent, où se conservait le corps du Christ, de s'agenouiller avec grand respect, en tirant son capuchon, et de se prosterner les bras en croix. Il advint que, la nuit où il devait partir et quitter
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l'Ordre, il lui fallut passer devant l'autel du couvent et en passant, selon l'usage, il s'agenouilla, se prosterna contre terre, et subitement il fut ravi en esprit, et Dieu lui montra une merveilleuse vision. Car il vit devant lui comme une multitude infinie de saints, rangés en procession deux à deux, vêtus de très-beaux et précieux vêtements d'étoffes riches leur visage et leurs mains resplendissaient' comme le soleil ils marchaient avec des chants, au son des instruments des anges. Et entre ces saints il y en avait deux plus noblement vêtus et plus ornés que tous les autres ils étaient entourés de tant de clarté, qu'ils causaient un grand éblouissement à qui les regardait et presque à la fin de la procession il en vint un couvert de tant de gloire, qu'on l'aurait pris pour un chevalier nouvellement reçu, et plus honoré que les autres. Or, le jeune homme, voyantcette vision, s'émerveillait, et ne savait ce qu'une telle procession voulait dire, et.il n'était pas assez hardi pour le demander; il restait donc comme ébloui de plaisir.. Cependant, toute la procession étant passée, à la fin il prit courage, et, courant droit aux derniers, il leur demanda, avec une grande crainte «..0 mes très-" K chers je vous prie qu'il vous plaise de me dire « qui sont ces personnages merveilleuxqui forment « une procession si vénérable? » Et ceux-ci répondirent « Sache, mon fils, que nous sommes tous « frères Mineurs, qui venons; à présent, de la
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« gloire du Paradis. » Et il demanda « Qui sont « ces deux qui resplendissent plus que les autres?)) » Ils répondirent « Ceux-ci sont saint François et « saint Antoine, et ce dernier que tu as vu si « honoré est un saint frère, qui mourut nouvelle« ment et parce qu'il combattit vaillamment « contre les .tentations et persévéra jusqu'à la fin, « nous le 'menons en triomphe à la gloire du « Paradis. Or ces vêtements d'étoffés si belles, que « nous portons, nous sont donnés de Dieu eh « échange de nos rudes tuniques, que nous avons « portées patiemment en religion; et la glorieuse K clarté que tu vois en nous, nous est donnée de « Dieu pour. l'humilité, la patience, la sainte pau« vreté, l'obéissance et la chasteté que nous avons « gardées jusqu'à la fin. Maintenant, mon fils, « qu'il ne te soit plus pénible de porter le sac de « la religion, qu'on porte avec tant de fruit. Car, « si avec le sac de saint François, pour l'amour du « Christ, tu méprises le monde, tu mortities ta (( chair et tu combats vaillamment contre le démon, « tu auras aussi comme nous ces beaux vêtements
« et cette clarté de gloire. » Ces paroles dites, le jeune homme revint en lui-même; et, la vision l'ayant raffermi, il chassa de lui toutes les tentations, il confessa sa faute devant le gardien et les frères depuis ce jour il aima la rigueur de la pénitence et la rudesse des vêtements, et il finit sa vie dans l'Ordre avec une grande sainteté.
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XVI
Du très-saint miracle que fit saint François quand il convertit le loup tres-f'MroecdeGubbio.
Au temps où saint François demeurait dans la ville de Gubhio, parut dans les environs un loup monstrueux, terrible et féroce, qui dévorait nonseulement les animaux, mais aussi les hommes; souvent même il s'approchait de la ville, et les habitants ne sortaient plus des murs que tout armés, comme s'ils fussent allés en guerre. Nonobstant on ,ne pouvait s'en défendre quand on se trouvait seul sur son chemin et, par peur de ce loup, on en vint au point que personne n'osait sortir de la cité. Donc saint François, ayant compassion des hommes de ce pays, voulut s'en aller au-devant du loup, bien que les habitants ne le lui conseillassent en aucune façon il lit sur lui le signe de la très-sainte croix, plaça toute sa confiance en Dieu, et sortit de la ville avec ses compagnons. Mais, les autres craignant d'aller plus outre, saint François prit son chemin vers le lieu où était. le loup. Or, voici qu'à la vue de beaucoup de gens de la ville qui étaient venus pour être témoins de ce miracle, le loup alla à la'rencontre de saint François, la gueule ouverte; et, comme il s'approchait de lui, saint François lui fit
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le signe de la très-sainte croix, et lui dit en l'appelant « Viens. ici, frère loup; je te commande, de « la part du Christ, de ne faire de mal ni à moi ni « à personne. » Chose admirable! incontinent après que saint François eut fait le signe de la croix, le loup terrible ferma la gueule, s'arrêta de courir, et, obéissant au commandement, vint, doux comme un agneau, se coucher aux pieds de saint. François. Alors le saint lui paria ainsi « Loup, tu fais « beaucoup de dommages en ce pays; tu as commis <:< de grands méfaits, détruisant et tuant les créa« turès de Dieu, sans sa permission et non-seule« ment tu as tué et dévoré les bêtes, mais tu as eu « la hardiesse de tuer les hommes faits à l'image « de Dieu, cause pour laquelle tu es digne de la
« potence comme voleur et homicide très-méchant. « Les gens crient et se plaignent de toi, et toute « cette ville est ton ennemie. Mais je veux, loup, « faire la paix entre eux et toi, si bien que tu ne <:< les offenses plus désormais, qu'ils te pardonnent « tes offenses passées, et que ni les hommes ni les « chiens ne te persécutent plus.)) Ces paroles dites, le loup, par les mouvements de son corps, de sa queue et de ses yeux, inclinant la tête, faisait signe d'agréer ce que saint François disait, et de vouloir s'y tenir. Alors saint François reprit « Puisqu'il « te plaît de conclure et de tenir cette paix, je te « promets que je te ferai défrayer de tout, pendant « que tu vivras avec les hommes de ce pays. Ainsi
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« tu ne pâtiras plus de la faim car je sais bien « que la faim t'a fait faire tout ce mal. Mais, « puisque je t'obtiens cette grâce, je veux, loup, c que-tu me promettes de n'attaquer jamais aucune a personne humaine, ni aucun animal. Me « promets-tu ceci?. » Et le loup, en inclinant la tête, fit évidemment signe qu'il promettait. Et saint François lui dit « Loup, je veux que tu me « fasses foi de cette promesse, afin que je puisse « bien m'y fier. » Et saint François tendit la main pour recevoir la foi du loup. Celui-ci leva la patte droite de devant, et familièrement la posa sur la main de saint François, lui donnant ainsi tel signe de foi qu'il pouvait. Alors le saint dit « Loup, je « te commande, au nom de Jésus-Christ, de venir « à l'heure même, sans hésiter aucunement, et « nous allons conclure cette paix au nom de Dieu. » Et le loup obéissant se mit en route avec lui, doux comme un agneau. Ce que voyant les gens de la ville, ils s'émerveillaient fort et soudain cette nouvelle se répandit par toute la cité, et toutes gens, hommes et femmes, grands et petits, jeunes et vieux, se pressaient vers la place pour voir le loup avec saint François. Et le peuple étant réuni, le saint monta sur un lieu élevé pour le prêcher, disant, entre autres choses, comment, pour leurs péchés, Dieu permettait de telles calamités; mais combien la flamme de l'enfer, qui doit brûler' éternellement les damnés, était plus redoutable
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que la fureur du loup, lequel ne peut tuer que le corps. « Combien donc est à craindre la gueule de « l'enfer, disait-il, quand la gueule d'un pauvre « animal tient en crainte et en tremblement une « graridemultitude Tournez-vous donc vers Dieu, « mes bien-aimés, et faites une digne pénitence de « vos péchés et Dieu vous délivrera du loup dans « le temps présent, et du feu de l'enfer dans le « temps à venir. »
La prédication finie, saint François ajouta (( Écoutez, mes frères le loup qui est ici devant « vous m'a promis, et il m'en a donné sa foi, de « faire la paix avec vous, et de ne vous offenser « plus jamais en aucune chose. En retour, vous « promettez de lui donnerchaque jour le nécessaire « et je me rends caution pour lui, qu'il observera (( fermement le pacte de la paix. » Alors le peuple, tout d'une voix, promit de le nourrir jusqu'à la fin de ses jours. Et saint François, devant tous, dit au loup « Et toi, loup, promets-tu d'observer « avec ceux-ci le pacte de la paix, en sorte que « tu n'offenses ni les hommes, ni les animaux, « ni aucune créature? a Et .le loup s'agenouilla et inclina la tête, et avec les mouvements de son corps, en flattant de la queue et des oreilles, témoigna autant que possible qu'il voulait observer le pacte.
Saint François dit alors: « Loup, je veux,que, « comme tu m'as donné foi de cette promesse hors
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« de la porte, de même devant tout le peuple tu « me fasses foi de ta promesse, et m'assures que « tu ne me rendras pas dupe de la. garantie et « caution que j'ai donnée pour toi. M Alors le loup, levant la patte.droite, la posa dans la main de saint François. Or cet acte et ceux qu'on a dits ci-dessus causèrent une si grande allégresse et admiration dans tout le peuple, soit.pour la dévotion du saint, soit pour la nouveauté du miracle, soit pour la paix du loup, que tous commencèrent à crier vers le ciel, louant et bénissant Dieu de leur avoir donné saint François, qui, par ses mérites, les avait délivrés de la gueule d'une si cruelle bête.
Le loup vécut ensuite deux années à Gubbio il entrait famitièrement dans les maisons, de porte en porte, sans faire de mal à personne, et sans qu'il lui en fût fait, nourri courtoisement par les gens du lieu; et tandis qu'il s'en allait ainsi par la ville et par les maisons, jamais aucun chien n'aboya contre lui. Enfin, après deux ans, le loup mourut de vieillesse, et les habitants le regrettèrent beaucoup. Car le voyant aller si débonnairement par la ville, ils se rappelaient mieux la vertu et la sainteté de saint François.
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Un jeune homme avait pris un jour plusieurs tourterelles, et les allait vendre. Saint François le rencontra et lui, qui eut toujours une singulière pitié des animaux pacifiques, regardant ces tourterelles d'un œil compatissant, dit à celui qui les portait: « 0 bon jeune homme! je t'en prie, « donne-les-moi, afin que ces oiseaux si doux, qui, « dans la sainte Écriture, sont le symbole des « âmes chastes, humbles et fidèles, ne tombent pas « dans la main des cruels qui les feraient mourir. » Aussitôt le jeune homme, inspiré de Dieu, les donna toutes à saint François et lui, les prenant dans son sein, se mit à leur parler tendrement « 0 mes «tourterelles! simples, innocentes et chastes, « pourquoi vous laissez-vous prendre? Maintenant « je veux vous sauver dé la mort et vous faire des « nids, afin que vous fassiez des petits et que vous « multipliiez, selon les commandements de notre « Créateur. )) Saint François s'en fut, leur fit à toutes des nids et elles, s'apprivoisant, commencèrent à pondre leurs œufs et à les couver devant les frères, comme auraient fait des poules toujours nourries de leurs mains. Elles ne s'en allèrent
Comment saint François apprivoisa les tourterelles sauvages.
XVII
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point, jusqu'à ce que saint François, avec sa bénédiction, ieur donna congé de partir. Quant au jeune homme qui lui en avait fait présent, saint François lui dit: « Mon fils, tu seras « aussi-frère en cet Ordre, et tu serviras' gracieuse« ment Jésus-Christ. » Ainsi fut-il, car le jeune homme se fit frère, et vécut dans l'Ordre avec une grande sainteté.
XVIII
Comment saint François délivra un frère qui était en péché et en puissance du démon.
Saint François, étant une fois en oraison dans le couvent de la Portioncule, vit, par révélation divine, .tout le couvent entouré et assiégé de démons, comme d'une grande armée. Mais pas un ne pouvait pénétrer dans la maison, parce que les frères étaient d'une telle sainteté, que les démons n'avaient entrée dans aucun d'eux. Les choses continuant ainsi, un jour, un de ces frères prit scandale d'un autre, et pensa dans son cœur comment il pourrait l'accuser et se venger de lui et, comme il restait dans cette mauvaise pensée, il donna entrée au démon, qui pénétra dans le couvent, et mitla main sur ce frère.
Or le pieux et vigilant pasteur, qui avait toujours les yeux ouverts sur son troupeau, voyant que le
J,
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loup était entré pour dévorer sa pauvre brebis, fit aussitôt appeler ce frère, et lui ordonna d'avouer sur-le-champ la haine qu'il avait conçue contre son prochain, et qui l'avait fait tomber entre les mains de l'ennemi. Le frère, épouvanté de se voir compris du saint, avoua tout le venin qu'il avait dans le coeur, reconnut sa faute, et demanda humblement pénitence et miséricorde. Ceci fait, aussitôt l'absolution donnée et la pénitence reçue, saint François vit le démon s'enfuir; et le frère, ainsi délivré des mains du monstre par la charité du bon pasteur, rendit grâce à Dieu', et retourna, corrigé et bien instruit, au saint troupeau, où il vécut dans la suite en grande sainteté.
XIX
Comment saint François convertit à la foi le soudan de Babylone.
Saint François, poussé par le zèle de la foi du Christ et par le désir du martyre, passa outre-mer avec douze compagnons très-saints, pour aller tout droit au soudan de Babylone. Or ils arrivèrent dans une province des Sarrasins, où les passages étaient gardés par des hommes si cruels, que tous ceux qui passaient étaient mis à mort. Or, comme il plut à Dieu,, ils ne furent pas tués, mais pris et battus et, les ayant liés, on les conduisit ainsi
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devant le soudan. Et quand saint François se trouva en sa présence, instruit par l'Esprit-Saint, il prêcha si divinement la foi du Christ, que même pour la prouver il voulait entrer dans le feu. A raison de quoi le soudan se prit à. ressentir une grande dévotion pour lui, soit à cause de sa constance dans la foi, soit à cause du mépris qu'il lui voyait faire du monde (car, bien que très-pauvre, te saint ne voulut recevoir de lui aucun présent), soit enfin à cause de l'ardeur qu'il lui voyait pour le martyre., Dès lors le soudan l'écouta volontiers, et le pria de revenir souvent, lui octroyant, à lui et à ses compagnons, la liberté de prêcher où ils voudraient et il leur donna un signe de sa protection, grâce auquel personne ne put les offenser. A la iin saint François, voyant qu'il ne pouvait plus faire de fruit dans ces contrées, se décida par révélation divine à retourner chez les fidèles avec ses compagnons. Les ayant donc réunis tous ensemble, il se rendit auprès du soudan, et prit congé de lui. Alors le soudan lui dit « Frère « François, je me convertirais volontiers à la foi «du Christ; mais je crains de le faire à cette « heure, parce que si ce peuple le savait, il nous 's « tuerait toi et moi, avec tous ceux qui t'accomf< pagnent. Et, attendu que tu peux faire encore « beaucoup de bien, et que j'ai à dépêcher cer« taines affaires d'une grande importance, je ne « veux pas maintenant causer ma mort et la tienne.
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« Mais enseigne-moi comment je pourrai me sauver, « et je suis prêt à faire ce que tu m'imposeras. » Saint François lui dit alors «~Seigneur, je te« quitte à cette heure; mais, quand je serai « retourné dans mon -pays, quand je serai mort et « monté au ciel par la grâce de Dieu, alors, s'il lui « plaît, je t'enverrai deux de mes frères, desquels « tu recevras le saint baptême du Christ, et tu a seras sauvé, ainsi que me l'a révélé Jésus-Christ, « mon Seigneur. Pour toi, d'ici là, dégage-toi de « tout empêchement, afin que la grâce de Dieu « venant, elle te trouve disposé à la foi et à la « dévotion. » Le' soudan promit de le faire, et il le fit. L'entretien achevé, saint François s'en retourna, suivi de la vénérable troupe de ses saints compagnons. Et après quelques années saint François mourut selon la chair, et rendit son âme à Dieu.
Or le soudan, étant tombé malade, attendit la promesse de saint François, et fit placer des gardes ~dans certain passage, avec ce commandement, que si deux frères, en habit de saint François, venaient a se montrer, ils lui fussent amenés de suite. En ce même temps saint François apparut à deux frères, et leur ordonna que sans retard ils allassent vers le soudan, et prissent soin de son salut, ainsi qu'il l'avait promis. Et ces frères partirent à l'instant,et ayant passé la mer, ils furent menés au soudan par les gardes. Le soudan eut une très-grande joie
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de les voir, et dit « Maintenant je sais vraiment « que Dieu m'a envoyé ses serviteurs pour mon « salut, selon la promesse que me fit saint François « par la révélation divine. » Ayant donc reçu des frères la connaissance de la foi du Christ et le saint baptême, régénéré en Jésus-Christ, il mourut de cette maladie, et son âme fut sauvée de ta sorte par les mérites ët.les prières de saint François.
Comment saint François guérit miraculeusement un lépreux d'fime et de corps, et ce que lui dit l'âme allant an ciel:
Le vrai disciple du Christ, saint François, lorsqu'il vivait de cette misérable vie, s'appliquait de tous ses efforts à suivre le Christ, le maitre parfait. D'où il advint plusieurs fois que par l'opération divine, pendant qu'il guérissait le corps, à la même heure Dieu guérissait l'âme.
Or non-seulement il servait volontiers les lépreux, mais, en outre, il avait ordonné que les frères de son Ordre, cheminant par le monde ou séjournant, servissent les lépreux pour l'amour du Sauveur, lequel voulut être réputé lépreux pour l'amour de nous. Il arriva donc un jour que, dans un couvent près de celui où demeurait alors saint François, les frères desservaient un hôpital de lépreux et d'infirmes, dans lequel était un lépreux
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si impatient, si insupportable et si insolent, que chacun tenait pour certain, et c'était la vérité, qu'il était .possédé du démon. Car il maltraitait si indignement de paroles et de coups quiconque le servait, et, ce qui est pire, il blasphémait si odieusement le Christ béni et sa très-sainte mère la Vierge Marie, que pour rien au monde on ne trouvait quelqu'un qui pût ou voulût le servir. Et quoique les frères, pour accroître le mérite de la patience, s'étudiassent à supporter doucement les injures et les violences contre leurs personnes, toutefois, leur conscience ne pouvant supporter celles qui s'adressaient au Christ et à sa Mère, à la fin'ils décidèrent d'abandonner ce lépreux. Mais ils ne voulurent pas le faire avant d'avoir prévenu, selon la règle, saint François, qui demeurait alors dans un couvent près de là.
Aussitôt qu'ils l'eurent prévenu, saint François s'en vint trouver ce lépreux pervers, et, s'approchant de lui, il le salua, lui disant « Dieu te « donne la paix, mon frère très-aimé » Le lépreux répondit « Quelle paix puis-je avoir de Dieu, qui « m'a enlevé la paix et tout bien, et qui m'a fait « tout pourri et tout puant? » Et saint François dit « Mon fils, aie patience, car les infirmités du « corps nous sont données de Dieu en ce monde « pour le salut de l'âme elles sont d'un grand « mérite quand elles sont portées patiemment. » Le malade répondit « Et comment puis-je porter
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« patiemment la peine continuelle qui m'afflige le «jour et la nuit? et non-seulement je suis affligé « de mon infirmité, mais pires me sont les frères « que tu m'as donnés pour me servir, et qui ne me « servent pas comme ils doivent. a
Alors saint François, connaissant par révélation que ce .lépreux était possédé du matin esprit, s'en alla, se mit en oraison, et pria dévotement pour lui. L'oraison faite, il retourna vers lui, et dit ainsi « Mon fils, je veux te servir, puisque tu « n'es pas content des autres. Je te yeux, dit le « malade; mais que pourras-tu faire de plus « qu'eux? » Saint François répondit « Ce que tu « voudras, je le ferai. » Le lépreux dit « Je veux « que tu me laves tout entier; car je pue si forte« ment, que moi-même je ne puis plus me souf« frir. » Alors saint François fit de suite chauffer de i'eau avec beaucoup d'herbes odoriférantes, puis il le dépouilla et commença à le laver de ses mains, et un autre frère versait l'eau. Or, par un divin miracle, là où saint François touchait de ses saintes mains, la lèpre s'en allait, et la chair redevenait parfaitement saine; et en même temps que la chair commençait à se guérir, aussi commençait à se guérir l'âme. Et le lépreux, se voyant guérir, se prit à ressentir une grande componction et repentance de ses péchés, et il se mit à pleurer amèrement et, tandis que le corps .se purifiait extérieurement de la lèpre par l'eau, de même
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Intérieurement l'âme se purifiait de ses péchés par la pénitence et par les larmes. Se trouvant complètement guéri de corps et d'âme, il fit humblement la coulpe, et dit en pleurant à haute voix « Malheur à moi, qui suis digne de l'enfer pour les « méchancetés et les injures que j'ai faites et dites « aux frères, et pour mon impatience et mes blas« phèmes contre Dieu! » Puis, pendant quinze jours il persévéra dans des pleurs amers sur ses péchés, demandant à Dieu miséricorde, et se confessant au prêtre sans rien cacher.
Saint François, à la vue du miracle si manifeste que Dieu avait opéré par ses mains, lui rendit grâce. Il partit de ce lieu, allant en pays trèséloigné car, par humilité, il voulait fuir toute gloire, et dans toutes ses œuvres il cherchait seulement l'honneur de Dieu et non le sien. Ensuite, comme il plut à Dieu, le lépreux, guéri de corps et d'âme, au bout de quinze jours de pénitence, fut pris d'une autre maladie, et, armé des sacrements de l'Église, il mourut saintement. Or son âme, allant en paradis, apparut dans l'air à saint François, qui se tenait en oraison dans une foret, et lui dit « Me reconnais-tu? Qui es-tu? » dit saint François. « Je suis le lépreux que le Christ « béni a guéri par tes mérites, et aujourd'hui je « m'en vais à la vie éternelle; de quoi je rends « grâce à Dieu et à toi. Bénis soient ton âme et ton « corps, et bénies tes saintes paroles et tes œuvres
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« car par toi beaucoup d'âmes se sauveront dans « !e monde; et sache qu'il, n'est pas de jour dans « lequel les anges et. les autres saints ne rendent « grâce à Dieu des bienheureux fruits que toi et « ton Ordre vous faites dans les diverses parties de « la terre. Réjouis-toi donc, remercie Dieu, et « reste avec sa bénédiction. » Ces paroles dites, il s'en alla au ciel, et saint François demeura fort consolé.
XXI
Comment saint François convertit trois larrons homicides, qui se (iront frères; et l'admirable vision que vit l'un d'eux, lequel devint un trèssaint religieux.
Saint François allait une fois par te désert à San Sepolcro, et, passant par un château qui s'appelle Monte Casale, il vit venir à lui un jeune homme noble et délicat, qui lui dit « Père, je voudrais «bien volontiers être de vos frères. » Saint François répondit « Mon fils,,tu es un jeune homme « délicat et noble peut-être ne pourrais-tu pas « supporter notre pauvreté et notre rigueur. » Et celui-ci dit « Mon Père, n'êtes-vous point des « hommes commes nous? Donc, comme vous sup« portez ces choses, ainsi le pourrai-je, avec la « grâce de Jésus-Christ. » Cette réponse plut beaucoup à saint François, de sorte qu'il-le bénit et le
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reçut immédiatement dans l'Ordre, et le nomma frère Ange; et ce jeune homme se conduisit si merveilleusement, qu'à peu de temps de là saint François le fit gardien dans le couvent de Monte Casale.
En ce temps-là, il y avait dans te pays trois voleurs renommés qui faisaient beaucoup de mat ils vinrent un jour au couvent que j'ai dit, et prièrent frère Ange le gardien de leur donner à manger, et le gardien leur répondit, en les reprenant durement « Voleurs cruels et homicides, « vous n'avez pas honte de voler les fatigues d'au« trui, mais encore, impudents et effrontés, vous « voulez dévorer l'aumône donnée aux serviteurs « de Dieu, vous qui n'êtes seulement pas dignes « que la terre vous porte, parce que vous n'avez K aucun respect ni des hommes ni de Dieu qui « vous créa. Allez donc à votre besogne, et ne pa« raissez plus ici. »
Les voleurs, troublés de ces paroles, s'en furent avec un grand dépit. Et voici revenir du dehors saint François, chargé d'une besace de pain et d'un petit vase de vin, que -lui et son compagnon avaient mendiés; et le gardien lui rapportant comme il avait chassé les voleurs, saint François
le reprit fortement, lui disant qu'il s'était conduit avec cruauté « Car les pécheurs sont mieux ra« menés à Dieu par la douceur que par des repro« ches durs; d'où vient que notre maître Jésus-
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« Christ, dont nous avons promis d'observer « l'Évangile, dit que les bien portants n'ont pas « besoin de médecin, mais au contraire les ma« lades, et qu'il n'est pas venu pour appeler les « justes, mais les pécheurs, à la pénitence; et « c'est pour cela que souvent il mangeait avec eux. « Puis donc que tu as agi contre la charité et con« tre le saint Evangile du Christ, je te commande, « par la sainte obéissance, de prendre incontinent « cette besace de pain que j'ai mendié et ce vase «.de vin, et de courir après eux par monts et par « vaux, les cherchant avec sollicitude jusqu'à ce « que tu les trouves; et de ma part tu leur feras « présent de tout ce pain et de ce vin. Puis tu t'age« nouilleras devant eux, tu leur confesseras hum« blement ta cruauté; enfin tu les prieras en mon « nom de ne faire plus de mal, mais de craindre « Dieu et de ne l'offenser plus s'ils font ainsj, je « leur promets de pourvoir à leurs besoins, et" de « leur assurer toujours le manger et le boire. Et, « quand tu auras dit ceci, reviens humblement. H Pendant que le gardien allait accomplir le commandement de saint François, celui-ci se mit en oraison, et pria Dieu qu'il attendrît le coeur de ces larrons, et qu'il les convertît à la pénitence. L'obéissant garHien, arrivé auprès d'eux, leur offre le pain et le vin, et fait et dit ce, que saint François lui a commandé. Or il plut à Dieu que ces larrons, tout en mangeant l'aumône de saint François,
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commencèrent a dire entre eux « Malheur à nous, « misérables infortunés et comme sont dures les K peines de l'enfer qui nous'attendent, nous qui « allons non-seulement volant le prochain, battant, « frappant, mais tuant même! Néanmoins, de « tant de maux et d'actions scélérates que nous « commettons, nous n'avons aucun remords de « conscience ni crainte de Dieu, et voilà ce saint « frère qui est venu à nous, et qui, pour quelques « paroles qu'il nous avait dites justement à cause « de notre malice, nous confesse humblement sa « faute; et outre cela, il nous apporte le pain et le « vin, avec une si généreuse promesse du saint « père François. Vraiment ceux-ci sont de saints « frères et méritent le paradis de Dieu, et nous « sommes les fils de l'éternelle perdition, qui mé« ritons les peines de l'enfer. Chaque jour nous « ajoutons à notre damnation, et nous ne savons
« pas si, du fond de ces péchés que nous avons « commis jusqu'ici, nous pourrons retourner à la « miséricorde de Dieu. M Et l'un d'eux disant ces paroles et d'autres semblables, ses deux compagnons répondirent Certes, tu dis vrai mais « maintenant que devons-nous faire? Allons, dit « l'un, à saint François et s'il nous donne espoir « que nous puissions, du fond de nos péchés) « retourner à la miséricorde de Dieu, faisons ce « qu'il nous commandera, et puissions-nous déli« vrer nos âmes des peines de l'enfer. » Ce conseil
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plut aux autres; et ainsi ,tous trois étant, d'accord, ils s'en vinrent en toute hâte à saint François, et ils lui parièrent ainsi « Père, à cause de la multi« tude de nos péchés et de nos scélératesses, nous « ne croyons pas pouvoir revenir à la miséricorde « de Dieu. Mais, si tu as quelque espoir que Dieu c nons reçoive à merci, voilà que nous sommes « prêts à pratiquer ce que tu nous prescriras, et à « faire pénitence avec toi. » Alors saint François, les retenant avec bonté, les rassura par beaucoup d'exemples, et, les rendant certains de la miséricorde de Dieu, leur promit de la demander pour eux. Il leur montra que la miséricorde divine est infinie; qu'eussions-nous commis des péchés infinis, la miséricorde divine est encore plus grande, selon la. parole de l'Evangile et de l'apôtre saint Paul, qui dit aussi « Le Christ béni est venu « pour racheter les pécheurs. » Ces enseignements, et d'autres semblables, firent que les trois larrons renoncèrent au démon et à sès oeuvres, et saint François les reçut dans l'Ordre. Ils commencèrent à faire grande pénitence, et deux d'entre eux vécurent peu après leur conversion, et s'en allèrent en paradis..Mais le troisième survécut, et, repensant à ses péchés; il se mit à faire telle pénitence, que pendant quinze ans continus, outre les carêmes ordinaires qu'il faisait avec les autres frères, trois jours de la semaine il jeûnait au pain et à l'eau. Il allait toujours déchaussé et avec une
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seule tunique sur le dos, et ne dormait jamais après matines.
Pendant ce temps, saint François quitta cette misérable vie. Donc, le converti ayant continué sa pénitence pendant plusieurs années, il arriva qu'une nuit après, matines, il lui vint une telle tentation de dormir, qu'en aucune manière il ne pouvait résister et veiller comme d'habitude. A la fin, ne pouvant combattre le sommeil ni prier, il alla se jeter sur un lit pour dormir aussitôt qu'il y eut posé la tête, il fut ravi et mené en' esprit sur une très-haute montagne bordée d'un précipice trèsprofond et deçà, delà, on voyait des rochers déchirés et rompus en éclats et tout hérissés de pointes, en sorte que le fond de cet abîme était effroyable à regarder. L'ange qui menait ce frère le .poussa avec violence et le jeta dans le précipice; et lui, bondissant et retombant de pointe en pointe et de roc en roc, il arriva finalement au fond, tout démembré et tout en pièces, ainsi qu'il lui parut. Et, comme il était étendu à terre en si pitoyable état, celui qui le menait lui dit « Lève-toi, car il « te faut faire encore un plus long voyage. » Le frère lui dit « Tu me parais un homme bien dé<x raisonnable et bien cruel; tu me vois mourant de « cette chute qui m'a brisé de la sorte, et tu me « dis de me lever. )) Et l'ange s'approche de lui, le touche, lui remet parfaitement tous les membres, et le guérit. Puis, lui montrant une grande plaine
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remplie de pierres aiguisées et tranchantes, de ronces et d'épines, il lui dit qu'il fallait courir par toute cette plaine et la traverser pieds nus, jusqu''à 'ce qu'il en eût gagné le bout, où l'on voyait une fournaise ardente, dans laquelle il devait entrer. Et le frère ayant traversé toute la plaine avec grandes peines et angoisses, l'ange lui dit « Entre « dans cette fournaise, car il faut que tu le fasses. » Et l'autre répondit « Hé)as que tu es un cruel « conducteur! tu me vois près de la mort pour « avoir traversé cette horrible plaine, et mainte« nant, pour repos, tu me dis d'entrer dans cette « fournaise ardente. » Et, regardant, il vit à l'entour une multitude de démons armés de fourches de fer, avec lesquelles, comme il hésitait à entrer, tout à coup ils le poussèrent dedans. Entré qu'il fut dans la fournaise, il regarda, et vit un homme qui avait été son compère, et qui brûlait tout entier, et. il -lui demanda « Oh compère infortuné, com« ment es-tu venu ici? » Et il répondit « Va un « peu plus avant, et tu trouveras ma femme, ta « commère, laquelle te dira la cause de notre « damnation. » Et.le frère allant plus avant, voilà que lui apparut ladite commère tout embrasée, enfermée dans une mesure grains toute de feu; et il lui demanda « Oh commère infortunée et mi« sérable, pourquoi es-tu tombée dans un si cruel « tourment? » Et elle répondit « Parce que, au « temps de la grande famine que saint François
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« 'avait prédite, mon mari et moi nous fraudâmes « sur le blé et le grain que nous vendions à la me« sure. » Ces paroles dites, l'ange qui menait le frère le poussa hors de la fournaise, puis il lui dit « Prépare-toi, car tu as à faire un horrible voyage. )) Et celui-ci disait en gémissant « Oh très-dur « conducteur qui n'as aucune compassion de moi,. « tu vois que je suis quasi tout brûlé des feux de « cette fournaise, et tu veux me mener encore « dans un voyage périlleux et plein d'horreur. » Alors l'ange le toucha, et. .le. rendit sain et fort. Puis il le mena vers un pont qu'on ne pouvait passer sans grand péril, parce qu'il était mince, étroit, très-glissant et sans parapets. Au-dessous passait un fleuve terrible, plein de serpents, de dragons et de scorpions, qui jetaient une très-grande puanteur. L'ange lui dit «.Passe ce pont; à toute force « il lé faut passer. » Et il répondit « Comment « pourrais-je le passer, sans tomber dans ce fleuve « menaçant? » L'ange lui dit « Viens après moi, « et pose ton pied où tu verras que je poserai le « mien, et ainsi tu passeras heureusement. » Le frère marcha donc derrière l'ange, comme celui-ci le lui avait enseigné; et, arrivé, au milieu l'ange s'envola, et, le laissant, il s'en alla sur une .trèshaute montagne, fort au delà du pont. Et,le frère regardait bien le lieu où s'était envolé l'ange.; mais, se retrouvant sans guide, et regardant en bas, il vit ces bêtes si terribles se tenir la tête hors de l'eau
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et la gueule béante, prêtes -le dévorer s'il tombait. Il était si tremblant, qu'il, ne savait que faire ni que dire, car il ne pouvait retourner en arrière ni avancer. Se voyant donc dans une telle tribulation, et ne trouvant d'autre refuge que Dieu, il se baissa, embrassa le pont, et se recommanda à Dieu de tout son cœur et avec larmes, le priant, par sa sainte miséricorde, de le secourir. Sa prière faite, il lui parut qu'il commençait~ lui pousser des ailes, et, rempli de joie, il attendait qu'elles fussent assez grandes pour voler au delà du pont, où s'était envolé l'ange. Mais, au bout de' quelque temps, à cause du grand désir qu'il avait de passer, il se mit à, voler; et comme ses ailes n'avaient pas assez grandi, il tomba sur le pont, et en même temps ses plumes se détachèrent. Alors il, embrassa le pont derechef, et comme la première fois il se recommanda à Dieu, et, sa prière faite, il lui sembla de nouveau qu'il lui poussait des ailes. Mais, comme la première fois, il n'attendit pas qu'elles eussent grandi jusqu'au bout, et, se mettant à voler avant le temps, il tomba derechef sur le pont, et ses plumes se détachèrent encore. Alors, voyant que, par la hâte qu'il avait de voler avant le temps, il tombait toujours, il se dit en lui-même « Certaine« ment, s'il me' vient des ailes une troisième fois, « j'attendrai tant, qu'elles seront assez grandes pour « que je puisse voler sans, retomber encore. » Étant dans ces pensées, il se vit, pour la troisième fois,
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pousser des ailes, et il attendit longtemps, jusqu'à ce qu'elles fussent assez grandes or il lui parut qu'entre la première, la seconde et la troisième pousse d'ailes, il s'était bien passé cent cinquante ans, ou plus.
A la fin il se leva pour la 'troisième fois, et de tout son effort il prit son vol, et il vola en haut jusqu'au lieu où l'ange s'était posé. Et, comme il frappait à la porte du palais dans lequel l'ange était entré, le portier lui demanda « Qui es-tu pour « venir ici? » 11 répondit « Je suis frère Mineur. » Le portier dit « Attends-moi, car je vais amener « saint François pour voir s'il te connaît. » Le portier étant allé querir saint François, le frère se mit à regarder les murs merveilleux de ce palais, et ces murs paraissaient si lumineux et si transparents, que l'on voyait clairement les chœurs des saints et tout ce qui s'y passait. Et pendant qu'il était ravi à cette vue, voici venir saint François, frère Bernard et frère Gilles, et après eux les saints et les saintes qui avaient suivi la même vie, en si grande multitude qu'ils paraissaient presque innombrables. Et; en arrivant, saint François dit au portier « Laisse-le entrer, parce qu'il est de mes « frères. » Aussitôt qu'il fut entré, il sentit tant de consolation, tant de douceur, qu'il oublia toutes les tribulations qu'il avait eues, comme si jamais elles n'eussent été. Alors saint François, le menant plus avant, lui montra beaucoup de choses merveil-
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leuses, et lui dit ensuite « Mon fils, il te faut re« tourner dans le monde; tu y resteras sept jours, « pendant lesquels tu te prépareras avec soin et « avec une grande dévotion, car, au bout de sept « jours, j'irai te chercher; alors tu viendras avec « moi dans ce repos des bienheureux. » Saint François était vêtu d'un manteau admirable orné d'étoiles très-belles, et ses cinq stigmates étaient comme cinq étoiles parfaitement belles, et de tant de splendeur que tout le palais était illuminé de leurs rayons. Et frère Bernard avait aussi à la. tête une couronne de très-belles étoiles, et frère Gilles était orné d'une merveilleuse lumière. Le pénitent vit parmi eux beaucoup d'autres frères qu'il n'avait jamais vus sur la terre. Saint François l'ayant donc congédié, il retourna, bien malgré lui, dans ce monde.
Au moment où il se réveillait, revenant à lui et reprenant ses sens, les frères sonnaient primes si bien qu'il n'était resté dans cette extase que de matines à primes, quoiqu'il lui parût y avoir passé un grand nombre d'années. Il redit à son gardien toute sa vision de point en point. Or, avant la fin des sept jours, il commença à prendre la fièvre, et, le huitième jour, saint Fraçois vint le chercher, selon sa promesse, avec une grande multitude de saints glorieux, puis emmena son âme au royaume des bienheureux et à la vie éternelle.
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Comment saint François convertit à Bologne deux eeotiërs qui se firent frères, et comment ensuite délivra l'un d'une grande tentation. Saint François arrivant un jour. à Bologne, tout le peuple'de .la ville courait pour le voir; et si grande était la presse, que .les gens ne pouvaient qu'à grand'peine arriver à la place, qui était pleine d'hommes, de femmes et d'écoliers; Saint François se tint debout sur un lieu élevé, et commença: à prêcher ce que l'Esprit-Saint lui enseignait. Et il prêchait si merveilleusement, qu'il paraissait que ce fût un ange plutôt qu'un homme. Ces paroles toutes célestes semblaient des flèches aiguës qui traversaient le coeur' de ceux qui l'écoutaient, si bien que cette prédication convertit à la pénitence une multitude -d'hommes et de femmes. De ce nombre étaient deux nobles étudiants de la Marche d'Ancône. L'un avait nom Pellegrino, et l'autre Rénier. Tous deux, à la suite de cette prédication, touchés jusqu'au fond du cœur d'une inspiration divine, vinrent trouver saint François, disant qu'il voulaient absolument abandonner le monde et être de ses frères. Alors saint François, connaissant par révélation qu'ils étaient envoyés de Dieu, qu'ils devaient mener une sainte vie dans l'Ordre, et con-
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sidérant leur grande ferveur, les reçut avec allégresse, en disant « Toi, Pellegrino, tu garderas « dans l'Ordre la voie de l'humilité et toi, frère « Rénier, tu serviras les frères, a Et'il en fut ainsi; car frère Pellegrino ne voulut jamais être traité comme 'clerc, mais 'comme laïque, bien qu'il fut très-lettre et grand décrétaliste. Par cette humilité, il parvint à une rare perfection dé vertu; tellement que frère Bernard, le premier-né de saint Françoise disait de lui que c'était un des plus parfaits religieux de ce 'monde. Finalement, ledit frère Pellegrino, plein de vertus, passa de cette vie à la vie bienheureuse il 6t beaucoup de miracles avant et après sa mort.
Or frère Rénier servait les frères dévotement et Gdèlement, vivant en grande sainteté et humilité, et devint très-familier avec saint François et saint François lui révéla beaucoup de secrets. Etant fait ensuite ministre de la province de la Marche d'Ancône, il la gouverna pendant longtemps avec une grande sagesse et une grande paix puis, au bout de quelque temps,.Dieu lui envoya une violente tentation dans l'âme, qui le remplissait de tribulations et d'angoisses. Il se mortifiait fortement par des jeûnes; des disciplines, des larmes et des prières, le jour et la nuit; et cependant il ne pouvait chasser cette tentation. Mais souvent il était en grand désespoir, parce qu'il se croyait abandonné de Dieu. Dans ce désespoir, il résolut, pour dernier
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remède, d'aller trouver saint François, avec cette pensée « Si saint François me fait bon visage et « se montre familier comme de coutume, je croirai « que Dieu m'a pris en pitié; sinon, ce sera .la « marqué que je suis abandonné de Dieu. » Il se mit en route et alla trouver saint François, qui, dans ce temps, était gravement malade dans le palais de l'évêque d'Assise; Dieu révéla au saint toute la tentation et les sentiments de frère Rénier, sa résolution et sa venue. Incontinent saint François appelle frère Léon et frère Masséo, et leur dit « Allez de suite à la rencontre de mon très-cher « fils, frère Rénier; embrassez-le de ma part, sa« luez-le, et dites-lui qu'entre tous les frères qui « sont dans le monde je l'aime particulièrement. » Ceux-ci allèrent, trouvèrent sur le chemin frère Rénier, et, l'embrassant, ils lui dirent ce que saint François leur avait commandé, dont il ressentit tant de consolation et de douceur dans son âme, qu'il en fut comme hors de lui. Et, rendant grâce :) Dieu de tout son cœur, il alla et arriva jusqu'au lieu où saint. François était couché. Et, bien que saint François fût gravement malade, néanmoins, entendant venir frère Rénier, il se leva et alla au-devant de lui. Il l'embrassa tendrement, et lui dit « Mon très-cher fils, frère Rénier, entre « tous les frères qui sont dans le monde, je t'aime, « je t'aime particulièrement. » Et, cette parole dite, il lui fit le signe de la très-sainte croix sur le front,
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le baisa à cet. endroit, et lui dit encore « Mon « très-cher fils, Dieu a permis cette tentation pour « te faire gagner de grands mérites. Mais, si tu ne « veux pas de ce gain, tu ne l'auras pas. » Et. chose merveilleuse, aussitôt que saint François eut dit ces paroles, le frère se sentit délivré de cette tentation, comme s'il ne l'avait jamais éprouvée de sa vie, et il resta tout consolé.
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De la belle prédication que firent à Assise saint François et frère Ruffin.
Frère Ruffin, par une contemplation continuelle, était si absorbe en Dieu, que, devenu presque impassible et muet, il parlait très-rarement; et d'ailleurs il n'avait ni la grâce, ni la hardiesse, ni l'éloquence de la prédication. Néanmoins, un jour, saint François lui commanda d'aller à, Assise, et de prêcher au peuple ce que Dieu lui inspirerait. A quoi frère Ruffin répondit « Révérend père, je te « prie de me pardonner et de ne pas m'envoyer, « car, tu le sais, je n'ai pas la grâce de la prédica« tion je suis simple et ignorant. M Alors saint François lui dit « Parce que tu n'as pas obéi « promptement, je te commande par la sainte « obéissance de dépouiller tes vêtements, et, ne « gardant que tes braies, d'aller à Assise, d'entrer
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« en cet état dans une église, et de prêcher au « peuple (1). » A cet ordre, frère Rufnn se dépouille, va à Assise, entre dans une église, et, ayant fait la révérence à l'autel, il monte dans la chaire et se met à prêcher. Sur quoi les petits enfants et les hommes commencèrent à rire, et ils disaient « Or voici que ces gens-là font si grande « pénitence, qu'ils deviennent insensés et perdent « l'esprit. H
Dans ce moment même, saint François, réfléchissant à la prompte 'obéissance de frère Ruffin, qui était des plus nobles d'Assise, et au dur commandement qu'il lui avait imposé, commença à se reprendre lui-même, en disant « D'où te vient « tant de présomption, fils de Pierre Bernardoni, « homme chétif et vil, de commander à frère Ruffin, « lequel est' des plus nobles d'Assise, qu'il aille nu « prêcher au peuple comme un fou? Au nom de « Dieu, tu essayeras sur toi-ce que tu commandes « aux autres. » Et aussitôt, dans un transport d'esprit, il se dépouille pareillement, et s'en va à Assise, menant avec lui frère Léon pour porter son habit et celui de frère Ruffin et les habitants, le voyant comme l'autre, le honnissaient de même, jugeant que lui et frère Ruffin étaient devenus fous (1) Ce commandement de saint François rappelle les épreuves auxquelles les Pères du désert soumettaient quelquefois l'humilité de leurs disciples. L'épreuve d'ailleurs était moins blessante 'pour les yeux de la foule sous un climat chaud, où l'on voit encore les lazzaroni dans le costume décrit par l'auteur des Fioretti.
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par trop de pénitence. Saint, François entra dans l'église, où frère Ruffin prêchait ces paroles «.0 « mes bien-aimés fuyez le monde et laissez le « péché rendez le bien d'autrui, si vous voulez « éviter l'enfer observez les commandements de « Dieu, aimant Dieu'et le prochain, si vous voulez « aller au Paradis et faites pénitence, si vous voulez « posséder le royaume des cieux. a Alors saint François monta en chaire, et se mit à prêcher si merveilleusement sur le mépris-dû monde, sur la sainié pénitence, la pauvreté volontaire, le désir du royaume céleste, enfin, sur la nudité et l'opprobre'de la passion dé Nôtre-Seigneur Jésus-Christ, que tous ceux qui étaient à cette prédication, hommes et femmes, en grande multitude, commencèrent à pleurer fortement avec une admirable dévotion et componction decœur. Et non-seulement là, mais dans toute la ville d'Assise, la passion du Christ fut si fortement pleurée tout ce jour, qu'on n'avait jamais rien vu de pareil et ainsi le peuple fut édifié et consolé de l'action de saint François et de frère Ruffm. Puis saint François rendit à frère Ruffin son habit et.reprit le sien, et ainsi vêtus, ils retournèrent au couvent de la P,ortioncule, louant et 'glorifiant Dieu, qui leur avait donné la grâce de se vaincre par le mépris d'eux-mêmes, et d'édifier les brebis du Christ, en montrant combien le.monde estàdédaigner. Et dans ce jour la dévotion du peuple s'accrut tellement envers eux, que bien
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se réputait qui pouvait toucher le bord de leur vêtement.
XXIV
Comment sainte Claire, par ordre du Pape, bénit le pain qui était sur une table, et comment sur chaque pain apparut le signe de la sainte croix.
Sainte Claire, très-pieuse disciple de la croix du Christ, et belle plante de saint François, était d'une si grande sainteté, que non-seulement les évêques et les cardinaux, mais aussi le Pape, désiraient avec grande ardeur la voir et l'entendre; et plusieurs fois le Pape' la visita en personne. Une fois entre autres, le Saint-Père alla au monastère où elle était, pour l'entendre parler des choses célestes et divines. Et comme ils étaient ensemble, tenant divers discours, sainte Claire, pendant ce temps, fit mettre la table et y posa le pain, afin que le Saint-Père le bénît. Ensuite, l'entretien spirituel étant terminé, sainte Claire s'agenouilla avec grand respect, et pria le Pape de vouloir bien bénir le pain placé sur la table. Le Saint-Père lui répondit « Sœur Claire très-fidèle, je veux que tu bénisses « ce pain, et que tu fasses sur lui le signe de la « sainte croix du Christ, auquel tu t'es toute « donnée. » Sainte Claire lui dit « Très-Saint« Père, pardonnez-moi; je serais digne de trop de
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« blâme, si, en présence du vicaire du Christ, moi « qui suis une humble et misérable femme, j'avais « la hardiesse de donner cette bénédiction. H Le Pape répondit « Afin que ceci ne te soit pas imputé « à présomption, mais pour que tu aies le mérite « de l'obéissance, je t'ordonne, par la sainte obéis« sance, de faire sur ce pain le signe de la très« sainte croix, et de le bénir au nom de Dieu. » Alors sainte Claire, comme une véritable fille de l'obéissance, bénit pieusement le pain avec'le signe de la très-sainte croix. Merveilleuse chose aussitôt le signe de la croix parut parfaitement tracé sur chaque pain. Alors une pàrtie de ces pains fut mangée, et. l'autre partie fut réservée à cause du miracle. Le Saint-Père, qui avait vu' le miracle, prit un de ces pains, et, rendant grâce à Dieu, il partit, laissant sainte Claire avec sa bénédiction. En ce temps, sœur Ortulane, mère de sainte Claire, et Agnès, sa soeur, demeuraient toutes deux dans ce monastère avec sainte Claire, 'pleines de vertus et pleines de l'Esprit-Saint. Avec elles vivaient beaucoup d'autres saintes religieuses, a qui saint François envoyait un grand nombre de malades; et elles, par leurs oraisons et par le signe de la sainte croix, les rendaient tous à la santé.
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Saint Louis, roi de France, alla par le monde en pèlerinage visiter les sanctuaires; et,' ayant entendu louer la grande samteté de frère Gilles, qui avait été'des premiers compagnons de saint François, le désir lui vint et il résolut d'aller le visiter en personne. C'est pourquoi il se rendit à Pérouse, où demeurait alors frère Gilles. 11 arriva à ta porte du couvent, comme un. pauvre pèlerin inconnu, avec peu de compagnons, et demanda avec grande instance frère Gilles, ne disant pas au portier qui était celui qui le demandait. Le portier va donc à frère GiHes, et lui dit qu'à la porte est un pèlerin qui le demande; il lui fut inspiré et révélé de Dieu que c'était le roi de France. Alors, avec une grande ferveur, il sortit précipitamment de sa cellule, il courut à la porte, et sans autres questions, sans qu'ils se fussent vus jamais, tous deux se jetèrent à genoux, s'embrassèrent et se baisèrent avec une grande dévotion et une grande familiarité, comme si depuis longtemps ils eussent entretenu une extrême amitié. Or, dans tout cela, ils ne parlaient ni l'un ni l'autre, mais ils se
Comment saint Louis, roi de France, alla en personne, en habit de pèlerin, à Pérouse, visiter le saint frère Gi)ics.
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tenaient embrassés en silence avec tous les signes de l'amour spirituel. Ils restèrent ainsi pendant un grand espace de temps sans se dire aucune parole, puis ils se quittèrent saint Louis s'en alla continuer son voyage, et frère Gilles retourna à sa cellule.
Le roi partant, un frère demanda à un de ses compagnons qui était celui qui avait si fort embrassé le frère Gilles; et 'celui-ci lui répondit que c'était Louis, roi de France, qui était venu pour voir ce saint homme. Ce frère le dit aux autres, et ceux-ci eurent un grand chagrin de ce que frère Gilles ne lui avait point parlé, et tout affligés ils lui dirent « Oh frère Gilles, pourquoi donc ,as-tu « été si peu courtois? Un aussi saint roi vient de « France pour te voir et pour entendre de toi « quelque bonne parole, et tu ne lui as rien dit a Et frère Gilles répondit « Mes très-chers frères, ne. « vous en étonnez point, parce que ni lui ni moi « nous ne pouvions dire une parole. Aussitôt que « nous nous embrassâmes, la lumière de la divine « science révéla et manifesta à moi son cœur, et à « lui le mien. Ainsi, par une divine opération, nous « regardions dans nos cœurs et ce que nous vou« lions nous dire, lui à moi, moi à lui, nous le « connaissions beaucoup mieux que si nous avions « voulu expliquer avec la voix ce que nous sentions « dans l'âme. Telle est l'impuissance de la parole « humaine à exprimer clairement les mystères
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« secrets de Dieu, que la parole nous aurait été « plutôt un déplaisir qu'une consolation. Ainsi « sachezque le roi est parti parfaitement content de « moi et l'âme toute consolée.))
XXVI
Comment sainte Claire étant malade se trouva miraculeusement, la nuit de Noë), dans l'église de saint François, et y entendit l'office.
Sainte Claire étant une fois gravement malade, tellementqu'elle nepouvait en aucune manière aller réciter l'office à l'église avec les autres sœurs, la fête de la naissance du Christ arriva, et toutes les autres allèrent à matines elle resta dans son lit, fort triste de ne pouvoir les suivre, et de ne pas avoir cette consolation spirituelle. Mais Jésus-Christ, son époux, ne voulut pas la laisser ainsi sans consolation; et la fit miraculeusement porter à l'église de saint François, où elle assista à Lout l'office des matines et à la messe de la nuit elle y reçut là sainte communion, puis elle fut reportée sur son lit.
Après que l'office fut fini à Saint-Damien,, les religieuses revinrent près de sainte Claire, et lui dirent « 0 notre mère! sœur Claire, quelle grande « consolation nous avons eue dans cette sainte fête « de Noël Plût à Dieu que vous eussiez pu être avec
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« nous » Et sainte Claire répondit « Grâces et « louanges soient rendues à notre bienheureux « Seigneur Jésus-Christ béni, puisque bien mieux « que vous, mes soeurs et mes filles très-chères, j'ai « assisté à toute la solennité de cette sainte nuit avec K une grande consolation pour mon âme. Car, par « l'intercession démon père saint François, et par « la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, j'ai été « de ma personne dans l'église de mon vénérable « père saint François; et, avec les oreilles de mon « corps et de mon esprit, j'ai entendu tout l'ofuce « et le chantdesorgues puis j'ai reçu la très-sainte « communion. C'est pourquoi, de tant de grâces qui m'ont été faites, réjouissez-vous, et remerciez « Nôtre-Seigneur Jésus-Christ, »
XXVII
Comment saint François expliqua à frère Léon une belle vision qne cefréreavaitcue.
Un jour, il arriva que saint François était gravement malade et que frèrëLéon le servait et comme le frère était en oraison près de saint François, il fut ravi en extase, et conduit en esprit auprès d'un trèsgrand fleuve, large et impétueux. Or, tandis qu'il considérait ceux qui le passaient, il vit quelques frères tout chargés entrer dans ce fleuve mais ausLES POETES FRANC. 22
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sitôt ils étaient entraînés par l'impétuosité du courant et se noyaient quelques autres s'en allaiei-it jusqu'au tiers, quelques-uns arrivaien't à la moitié du fleuve mais, à cause du poids qu'ils portaient, ils finissaient par tomber et se noyaient aussi. Voyant, cela, frère Léon sentait, pour eux une grande compassion et, tandis qu'il était ainsi, soudain voici venir une grande multitude de frères sans aucune charge en eux brillait la sainte pauvreté ils entrèrent dans le fleuve, et passèrent de l'autre côté sans aucun péril.
Ayant vu ceci, frère Léon revint à lui et alors saint François, connaissant en esprit que frère Léonavait eu quelque vision, l'appela, et lui demanda ce qu'il avait vu. Lorsque le frère Léon lui eut rapporté toute la vision, saint François lui dit « Ce que tu as vu est la vérité. Le grand fleuve est « ce monde; les frères qui se noyaient dans le fleuve « sont ceux qui ne suivent pas la profession évangé« lique, et surtout la très-haute vertu de pauvreté. « Mais ceux qui ont passé ce péril, ce sont les frères « qui ne cherchent ni ne possèdent en ce monde « aucune chose terrestre ni charnelle; qui, n'ayant f< que le nécessaire pour la nourriture et le vête« ment, se tiennent satisfaits, suivent le Christ nu « sur la croix, portant avec.joie le joug doux et « léger du Christ et de la très-sainte obéissance 1 « c'est pourquoi ils passent facilement de la vie «temporelle à la vie éternelle, o
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XXVIII
De la merveilleuse prédication que fit saint Antoine de l'adoue, frercmineur,au consistoire.
Le merveilleux vaisseau du Saint-Esprit, saint Antoine dePadoue, un des disciples et compagnons que saint François s'était choisis, et celui qu'il nommait son vicaire, prêchait une fois devant le Pape et les cardinaux au consistoire, où étaient des hommes de diverses nations, Grecs, Latins, Français, Allemands, Slaves, Anglais; et d'autres diverses langues. Il fut enflammé de l'Esprit-Saint, et annonça la parole de Dieu d'une manière si efficace, si dévote, si pénétrante, si douce, si claire et si intelligente, que tous ceux qui étaient présents, quoiqu'ils fussent de diverses langues, entendirent toutesses paroles clairement, distinctement, comme s'il avait parlé le langage de chacun d'eux, et tous restèrent stupéfaits. Il sembla que l'on vît se renouveler l'antique miracle des apôtres au temps de la Pentecôte, lorsque, par la' vertu de l'Esprit-Saint, ils parlaient toutes les langues et les cardinaux se disaient l'un à l'autre « N'est-il pas venu d'Espa« gne, celui qui prêche? Et comment donc entén« dons-nous tous dans son langage le.. langage de « notre pays? H Le Pape, réfléchissant comme les autres, et s'émerveillant de la profondeur de cette
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prédication, s'écria « En vérité, celui-ci est « l'arche du Testament et le trésor de l'Écriture « sainte. »
XXIX
Du miracle que Dieu fit, quand saint Antoine, étant a Rimini, prêcha aux poissons de la mer.
Le Christ béni voulut montrer, par le moyen des animaux sans raison, la grande sainteté de son trèsfidèle serviteur saint Antoine, et comment on devait écouter dévotement sa prédication et sa doctrine sainte. Une fois entre autres, il se servit des poissons pour réprimander la folie des infidèles hérétiques, de la même manière que jadis, dans le Vieux Testament, il avait réprimandé, par la voix de l'ânesse, l'ignorance de Balaam.
Saint Antoine se trouvant donc à Rimini, où étaient une grande multitude d'hérétiques, et voulant les ramenér à la lumière de la véritable foi et au chemin de la vertu, il les prêcha pendant plusieurs jours, et disputa avec eux de la foi du Christ et de la sainteÉcriture. Mais eux, non-seulementne se rendaient pas à ses saintes paroles, mais demeuraient endurcis et obstinés à ne vouloir pas l'écouter. Saint Antoine, un jour, par une divine inspiration, s'en alla vers la plage où le fleuve se jette dans la
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mer, et, s'étant ainsi placé entre le fleuve et la mer, il commença à parler comme s'il prêchait de la part de Dieu aux poissons, et il dit « Écoutez la parole « de Dieu, vous, poissons de la mer et du fleuve, « puisque les infidèles hérétiques dédaignent de « l'entendre. » Et, dès qu'il, eut parlé, aussitôt accourut, vers le bord où il était, une telle multitude de poissons, grands, petits et moyens, que jamais dans cette mer et dans ce fleuve on n'en avait vu une si grande quantité. Tous tenaient leurs têtes hors de l'eau, et tous semblaient regarder la face de saint Antoine, tous dans le plus grand ordre et une grande paix. Car sur le devant et le plus près de la rive se tenaient les petits poissons, après eux venaient les moyens, et derrière, où l'eau était plus profonde, se tenaient les plus gros. Les poissons étant donc rangés dans cet ordre, saint Antoine se mit à prêcher solennellement et à dire:
« Mes frères les poissons, vous êtes fort obligés, « selon votre pouvoir, de rendre grâce à notre « Créateur, qui vous a donné un aussi noble éléa ment pour votre habitation car, selon qu'il vous « plaît, vous avez des eaux douces et des eaux « salées. ïl vous a ménagé beaucoup de refuges « pour échapper aux tempêtes, il vous a encore « préparé un élément clair et transparent, et une « nourriture dont vous vivez. Dieu, votre créateur « libéral et bon, quand il vous fit naître, vous « commanda de croître et de multiplier, et vous
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« donna sa bénédiction. Quand lé déluge universel « arriva, quand,.tous les autres animaux mouru« rent, Dieu vous réserva seuls sans dommage. «Ensuite, il 'vous a donné des nageoires pour « courir où il'vous plaît. A vous il fut accordé, par « le commandement de Dieu, de garder le pro« phète Jonas, et,, après trois jours, de le rejeter à « terre sain et sauf. C'est vous qui.donnâtes le cens K< pour Nôtre-Seigneur Jésus-Ghrist, qui, en sa qua« lité de pauvre, n'avait pas de quoi le payer. Par « un mystère singulier, vous servîtes de nourriture « au roi éternel Jésus-Christ, avant et.après la ré« surrectipn. A cause de toutes ces choses, vous « êtes extrêmement obligés de louer et de bénir « Dieu, qui vous a départi tant et de tels bienfaits « de plus qu'aux autres créatures. M A ces paroles, et aux autres enseignements que saint Antoine ajouta,. les poissons commencèrent à ouvrir la gueule, à incliner la tête, et avec ces signes et d'autres marques de respect, selon leur manière et leur pouvoir, ils louaient Dieu.
Alors saint Antoine, voyant tout le respect des poissons pour Dieu leur créateur, se réjouit en esprit, et dit à haute voix « Béni soit le Dieu éter« nel, parce que les poissons de l'eau l'honorent « mieux que ne font les hommes hérétiques, et les « animaux sans raison écoutent mieux sa parole « que les hommes infidèles! » Or plus saint Antoine prêchait, et plus la multitude des poissons
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augmentait, et aucun d'eux ne quittait la place qu'il avait choisie. A ce miracle, le peuple de la cité commença d'accourir, et, dans ce nombre, les hérétiques dont on a parlé plus haut; lesquels, voyant un miracle si merveilleux et si manifeste, furent émus dans leur cœur,, et tous se jetèrent aux pieds de saint Antoine pour entendre sa parole. Alors saint Antoine se mit à prêcher la foi catholique il prêcha d'une manière si élevée, que tous les hérétiques se convertirent et revinrent à la vraie. foi du Christ, et tous les fidèles demeurèrent consolés avec une grande allégresse et. fortinés dans la foi. Cela fait, saint Antoine congédia les poissons; avec la bénédiction de Dieu, et tous partirent en donnant des marques extraordinaires de joie, elle peuple de même. Ensuite saint Antoine resta à Rimini plusieurs jours, prêchant et recueillant beaucoup de fruits spirituels dans les âmes.
4 (, ,1
XXX
),a conversion, ta vie, les mirades et ta mort du saint frère Jean de la Penna.
Frère Jean de la Penna, tout jeune et encore séculier, vivait dans la province de la Marche, quand une nuit lui apparut un très-bel enfant qui l'appeta, et lui dit « Jean, va à Saint-Étienne où prêche un « de mes frères mineurs, crois a sa doctrine, sois
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« attentif à ses paroles, car c'est moi qui l'ai « envoyé. Après cela, tu as à faire un grand.voyage, « et puis tu viendras à moi. » Sur ce, le jeune homme se leva aussitôt, et, sentant un grand ébranlement dans son âme, il alla à Saint-Étienne, où il trouva une grande multitude d'hommes et de femmes qui s'y tenaient pour entendre la prédication; celui qui devait y prêcher était un frère qui avait nom Philippe, des plus anciens de l'Ordre, et qui était venu dans la Marche d'Ancône. Ce frère Philippe monta en chaire il prêcha, non pas avec des paroles de science humaine, mais avec la vertu de l'esprit du. Christ, annonçant le royaume de la vie éternelle.
La- prédication finie, ledit jeune homme va trouver frère Philippe, et lui dit « Père, s'il vous « plaisait de me recevoir dans l'Ordre, j'y ferais « volontiers pénitence, et j'y servirais Notre-Sei« gneur Jésus-Christ. » Frère Philippe, reconnaissant en lui une merveilleuse innocence et une volonté prompte à servir Dieu, lui dit « Tu vien« dras me trouver tel jour à Recanati/et je te ferai « recevoir; » car dans ce lieu devait se tenir le chapitre provincial. Et ce jeune homme, qui était très-pur, pensa que c'était là le grand voyage qu'il lui fallait faire selon la révélation qu'il avait eue, puis qu'il s'en irait en Paradis, ce qu'il croyait devoir arriver aussitôt qu'il serait reçu dans l'Ordre. 11 alla donc et fut reçu, et vit que ses pensées
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ne s'accomplissaient pas. Mais comme le ministre de l'Ordre déclara en plein chapitre que, si quelqu'un voulait al)er dans la province de Provence pour acquérir le mérite de la sainte obéissance, il lui en donnerait volontiers le congé, un très-grand désir vint à frère Jean de s'y rendre. Il pensait dans son cœur que c'était le grand voyage qu'il devait faire avant d'aller en Paradis; mais il avait, honte de le dire. Finalement il se confiai frère Philippe, qui l'avait fait recevoir dans l'Ordre, et le pria tendrement de lui obtenir la grâce d'aller en Provence. Alors frère Philippe, voyant sa pureté et son intention sainte, lui obtint cette permission. Donc frère Jean se mit en route avec une grande joie, se persuadant qu'au bout de ce voyage il s'en irait en Paradis.; mais il plut à Dieu qu'il restât dans cette province vingt-cinq ans, avec la même attente et le même désir, menant une vie souverainement honnête, sainte et exemplaire; croissant toujours dans la vertu, la grâce de Dieu et la faveur du peuple car il était extrêmement aimé des frères et des séculiers. Et frère Jean se tenant un jour dévotement en oraison, pleurant et se lamentant, parce que son désir ne s'accomplissait pas, et que le pèlerinage de sa vie se prolongeait trop, le Christ béni lui apparut. A cet aspect, il sentit son âme se fondre, et le Christ lui dit.: « Frère Jean, « mon fils, demande-moi ce que tu veux. » Il répondit « Mon Seigneur, je ne sais te demander
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(c rien autre que toi-même, car je ne désire aucune « autre chose; mais je te prie seulement de ceci, « que tu me pardonnes tous mes péchés, et que tu « me fasses la grâce de te revoir une autre fois « quand j'en aurai le plus besoin. M Jésus lui dit « Ta prière est exaucée. » Et, cela dit, il partit, et frère Jean resta tout consolé.
Finalement, le bruit de sa sainteté étant allé jusqu'aux frères de la Marche, ceux-ci firent tant auprès du général de l'Ordre, qu'il lui manda par la sainte obéissance de revenir dans la Marche. Et recevant cet ordre, il se mit joyeusement en chemin. Il pensait que, ce voyage fini, il devait s'en aller au ciel; selon la promesse du Christ. Mais, retourné qu'il fut dans la province de la Marche, il y vécut trente ans, et il n'était plus reconnu d'aucun de ses parents, et tous les jours il attendait que la miséricorde de Dieu lui tînt sa promesse. Pendant ce temps il remplit plusieurs fois l'office de gardien avec une grande sagesse; par lui Dieu opéra beaucoup de miracles, et, parmi les dons qu'il eut de Dieu, il reçut l'esprit, de prophétie. Une fois donc, comme il était hors du couvent, un de ses novices fut combattu par le démon, et si fortement tenté, que, se rendant à la tentation, il délibéra en lui-même de quitter l'Ordre dès que e frère Jean serait rentré. Or frère Jean ayant connu par l'esprit de prophétie la tentation et la délibération qui l'avait suivie, il retourna incontinent au
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)ogis, fit appeler te novice, et -lui ordonna de se confesser; mais, avant de le confesser, il lui raconta de point en point -toute ta tentation, selon que Dieu la lui avait révélée, et il conclut en disant « Mon fils, parce que tu m'as attendu, et que tu «'n'as pas voulu partir sans ma bénédiction. Dieu « t'a fait cette faveur que jamais tu ne sortiras de «. cet Ordre, mais tu 'y mourras avec la grâce « divine. » Alors le novice fut confirmé dans son bon propos, et, restant dans'l'Ordre, il devint un saint religieux. Toutes ces choses m'ont été racontées par frère tjgblin.
Frère Jean était un homme de grande oraison et dévotion. Jamais, après matines, il ne retournait dans sa cellule, mais il restait dans l'église en oraison jusqu'au: jour. Or, une nuit qu'après matines il était resté en prières, l'ange de Dieu lui apparut et lui dit « Frère Jean, tu as'achevé le « voyage dont tu as si longtemps attendu le terme.. « C'est pourquoi je t'avertis, de la part de Dieu, « de demander telle grâce que tu voudras et je « t'annonce encore que tu as à choisir ce que tu « préfères, ou d'un jour de purgatoire, ou de sept «jours de peines en ce monde. » Et frère Jean choisissant plutôt sept jours de peines en ce monde, il fut- aussitôt malade de diverses maladies il lui prit une fièvre violente et la goutte aux mains et aux pieds, et des douleurs au flanc, et beaucoup d'autres maux. Mais le pire était qu'un démon se
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tenait devant lui, ayant en main un grand papier où il montrait écrits tous les péchés qu'il avait jamais faits ou pensés. Et le démon lui disait « Pour ces péchés que tu as commis par la pensée, « par la langue et par les actions, tu es damné « dans les profondeurs de l'enfer. a Pour lui,'il ne se rappelait plus aucun bien qu'il eût jamais fait, ni aucun mérite qu'il eût jamais eu mais il se croyait réprouvé comme le démon le lui disait. Et quand on lui demandait comment il se trouvait, il répondait « Mal, parce que je suis damné, » Et les frères, voyant cela, envoyèrent chercher un vieux religieux qui s'appelait frère Matthieu de Monte Rubbiano, qui était un saint homme et trèsgrand ami de frère Jean; et ledit frère Matthieu, étant arrivé près de lui le septième jour de sa tribulation, le salua et lui demanda. comment il était. Il répondit qu'il était mal, parce qu'il était damné. Alors frère Matthieu lui dit « Ne te rappelles-tu « donc plus que tu t'es bien des fois confessé à moi, « et que je t'ai pleinement absous de tous tes « péchés? Ne te rappelles-tu pas encore' que tu as « Itdèlement servi Dieu dans ce saint Ordre pen« dant beaucoup d'années? Après cela, ne te rap<:< pelles-tu point que la miséricorde de Dieu « excède tous les péchés du monde, et que le « Christ béni, notre Sauveur, a payé un prix « infini pour'nous racheter? Aie donc bonne espé« rance, car je tiens pour certain que tu es sauvé, a
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Et, après ces paroles, comme le mourant était au terme de sa purification, la tentation s'éloigna et la consolation vint. Alors, avec une grande joie, frère Jean dit à frère Matthieu « Tu es fatigué.ct « l'heure est avancée; je te prie donc d'aller pren« dre du repos. » Et frère Matthieu ne voulait pas le quitter mais finalement, à sa grande instance, il se sépara de lui et alla se reposer; frère Jean resta seul avec le religieux qui le servait. Et voilà le Christ béni qui vient avec une très-grande splendeur et une 'odeur d'un excessive suavité, ainsi qu'il lui avait promis de lui apparaître ~encore une fois, quand il en aurait le plus besoin et il le guérit parfaitement de tous ses maux. Alors frère Jean, les mains jointes, remercia Dieu qui donnait une si heureuse fin à son grand voyage dans cette misérable vie; il se remit aux mains du Christ et rendit son âme à Dieu, passant de cette vie mortelle à la vie éternelle, avec le Christ béni, qu'il avait si longtemps désiré et attendu. Et ce frère Jean repose dans le couvent de la Penna de- SaintJean.
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Comment frère Pacifique, étant en oraison, vit t'amo de son frère aller au ciel.
Dans la province de la Marche, après la mort de saint François, deux frères vivaient sous la Règle
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l'un se nommait frère Humble, et l'autre frère Pacifique, et tous deux furent des hommes d'une très-grande sainteté et d'une grande perfection. L'un, frère Humble, résidait au couvent de Soffiano, où il mourut; et l'autre demeurait dans un autre couvent très-loin de là.
11 plut à Dieu que frère Pacifique, étant un jour en oraison dans un lieu solitaire, fut ravi en extase, et vit l'âme de frère Humble, son frère, qui se détachait du corps, et qui allait droit au ciel sans retard et sans empêchement. II advint qu'après beaucoup d'années ce frère Pacifique fut envoyé dans le couvent'de Soffiano, où son frère était mort. En ce temps, les frères, à la demande des seigneurs de Bruforte, passèrent de ce couvent à un autre. Et, entre autres choses,'ils transportèrent les reliques des saints frères qui étaient morts dans ce lieu. Quand on en vint à la sépulture du frère Humble, son frère Pacifique prit les ossements, les lavà d'un vin précieux, puis les enveloppa dans une nappe blanche, et avec un grand respect et une grande dévotion il les baisait et pleurait. Les autres' frères s'en étonnèrent, et ils ne trouvaient' pas que ce fût d'un bon exemple car, pour un homme de si grande sainteté, frère Pacifique leur paraissait pleurer son frère d'un amour trop sensuel et trop terrestre, montrant plus de dévotion à ses restes qu'à ceux des autres frères qui n'avaient pas été de moindre sainteté
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que frère Humble, et dont !cs reliques étaient dignes d'autant de vénération. Et frère Pacifique, connaissant la mauvaise pensée des frères, voulut humblement les satisfaire, et leur dit « Mes très-, « chers frères, ne vous étonnez pas si j'ai fait pour « les os de mon frère ce que je n'ai pas'fait'pour « les autres. Béni soit Dieu! car ce n'est pas, « comme vous croyez, l'amour charnel qui m'a « entraîné; mais j'ai .fait ainsi, parce que au mo« ment où mon frère quitta cette vie, j'étais en « prière dans un lieu désert et loin de lui, et je « vis son âme monter droit au ciel; je suis donc « certain que ses os sont saints, et qu'ils seront un « jour en paradis. Si Dieu m'avait donné la même « certitude des autres frères,' j'aurais rendu le « même respect leurs'ossements. » Et les frères, voyant par ce récit combien les prières de frère Pacifique étaient saintes et dévotes, furent trèsédinés de lui, et louèrent Dieu..
XXXII
Du saint frère à qui )a mère du Christ apparut quand il était malade, lui apportant trois boîtes d'etectuaires.
Dans.le couvent de Soffiano, était anciennement un frère mineur, si grand en sainteté et en grâce, qu'il paraissait tout divin: Souvent il était ravi en
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Dieu; et comme il avait particulièrement la grâce de la contemplation, pendant qu'il était ainsi tout absorbé et enlevé en Dieu, il arriva plusieurs fois que les oiseaux de diverses espèces venaient à lui et se posaient familièrement sur ses épaules, sur sa tête, sur ses bras et sur ses mains, et ils chantaient, merveilleusement. Ce. frère était très-solitaire, et parlait peu. Mais, quand on l'interrogeait sur quelque chose, il répondait si gracieusement, si sagement, qu'il paraissait plutôt un ange qu'un homme il était très-puissant en oraison et en contemplation, et les frères l'avaient en grand respect. Or ce religieux, achevant le cours de sa'vertueuse vie, selon la volonté divine, fut malade jusqu'à mourir, tellement qu'il ne pouvait plus rien prendre. Avec cela il ne vou,lait recevoir aucun soin de la médecine terrestre, et toute sa confiance était dans le médecin céleste, Jésus-Christ, et dans sa mère bénie, dé laquelle il obtint par la divine clémence d'être miséricordieusement vis.ité et assisté. Donc, un jour qu'il était sur son lit, se disposant à la mort de tout son cœur et de toute sa dévotion, la glorieuse Vierge Marie, mère du Christ, lui apparut avec une trèsgrande multitude d'anges et de saintes vierges, et entourée d'une merveilleuse splendeur. Elle s'approcha de son lit, et lui; en la regardant, ressentait une très-grande allégresse et un grand soulagement dans son âme et dans son corps; et il
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commença à la prier humblement de demander à son bien-aimé fils que, par ses mérites, il le tirât de la prison de cette misérable chair. Et comme il persévérait dans cette prière avec beaucoup de larmes, la Vierge Marie lui répondit, l'appelant par son nom « Ne crains rien, mon fils, car ta « prière est exaucée, et je suis venue pour te « donner un peu de soulagement avant que tu « partes de cette vie. )) Et la Vierge Marie avait à ses côtés trois saintes vierges qui portaient à la main trois boîtes d'électuaires d'un parfum et d'une suavité inexprimables. Alors la Vierge glorieuse prit une de ces boîtes, l'ouvrit, et toute la maison fut remplie d'une bonne odeur; et avec une cuiller elle prit de cet électuairc, et en donna au malade. Et le malade, aussitôt qu'il en eut goûté, sentit tant de soulagement et de douceur, qu'il lui paraissait que son âme ne pouvait plus rester dans son corps; si 'bien qu'il commença à dire « C'est « assez, très-sainte mère, Vierge bénie, toi qui « guéris et qui sauves la race humaine c'est « assez, je ne peux plus supporter tant de sua« vité. » Mais la compatissante et bonne mère n'en présenta pas moins plusieurs fois de cet électuaire au malade, et lui en fit prendre jusqu'à vider toute la boîte. Ensuite, la Vierge bienheureuse prit la seconde boîte, et y mit la cuiller pour lui en donner encore et lui se plaignait en disant « 0 bienheureuse mère de Dieu mon âme est
mMËTES FRANC. 2~
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« comme fondue par l'ardeur et la suavité du pre« mier électuaire; comment pourrais-je, supporter « le second? Je te pri'e, toi qui es bénie par-dessus « tous les saints, par-dessus tous les anges, de « ne pins m'en donner. » La glorieuse Vierge Marie lui répondit « Essaye encore un peu, mon « fils, de cette seconde boîte; » et lui en donnant un peu, elle ajouta « Aujourd'hui, mon fils, tu « en as pris autant qu'il t'en faut, mais aie bon « courage, je viendrai bientôt te querir, et je te « mènerai au royaume de mon fils, que tu as tou« jours cherché et désiré. » Et, ce,la dit, prenant congé de lui, elle s'éloigna, le laissant si consolé et si réconforté par la douceur de cet électuaire, que, pendant plusieurs jours, il vécut encore fort et rassasié, sans prendre aucune nourriture corpoEt quelques jours après, comme il parlait gaiement avec les frères, au milieu d'une grande joie et d'une grande allégresse, il quitta cette misérable.vie.
XXXIII
Du saint frère Jacques de Fallerone, et comment, après sa mort, il apparut.à frère Jean de l'Alver-ne.
Frère Jacques de FaUerone, homme de grande sainteté, étant tombé gravement malade au souvent
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de Moliano, dans la garde de Fermo, frère Jean de l'Alverne, qui demeurait à-la Massa, apprit sa maladie. Et parce qu'il l'aimait comme son tendre père, il se mit en prière pour lui, demandant à Dieu dévotement, avec oraison mentale, qu'il donnât au frère Jacques la santé du; corps, si c'était le meilleur pour son âme. Comme il était dans ces dévotes prières, il fut ravi en extase, et' vit dans l'air une grande armée d'anges et de saints au-dessus de sa cellule, qui était dans un bois; et cette apparition répandait une telle splendeur, que tout le pays d'alentour en était illuminé et. parmi ces anges il vit ce frère Jacques malade, pour lequel il priait; il le vit debout, vêtu de blanc et tout resplendissant de lumière. Il vit encore au milieu d'eux le bienheureux père saint François, orné des sacrés stigmates du Christétcouvert de gloire; il vit aussi et reconnut le saint frère Lucido et le vieux frère Matthieu de Monte Rubbiano, et plusieurs autres frères qu'il n'avait jamais vus ni connus en cette vie. Et frère Jean regardant avec une grande joie cette .bienheureuse troupe de saints, il eut révélation certaine que l'âme de ce frère malade était sauvée; qu'il devait mourir de cette maladie, et après sa mort aller en paradis, mais non pas de suite, parce qu'il devait se purifier un peu en purgatoire. Frère Jean'eut une si grande joie de cette révélation, à cause du,salut de.l'âme de
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son ami, que de la mort du corps il ne sentait aucune peine mais avec une grande tendresse d'esprit il l'appelait, disant en lui-même « Frère « Jacques, mon doux père; frère Jacques, mon « doux frère frère Jacques, très-udèle serviteur « et ami de Dieu frère Jacques, compagnon des « anges et joie des saints »
Avec cette certitude et cette joie, frère Jean revint à lui et aussitôt il partit du couvent, et alla visiter ce frère Jacques à Moliano. Il le trouva si appesanti, qu'à peine il pouvait parler; il lui annonça la mort de son corps et le salut et la gloire de son âme, selon la certitude qu'il en avait par la révélation divine. Là-dessus frère Jacques eut l'âme et la figure toutes réjouies; et il reçut son ami avec une grande allégresse et un joyeux'sourire, le remerciant de la bonne nouvelle qu'il lui apportait; et se recommandant à lui dévotement. Alors frère Jean le pria tendrement de revenir après sa mort le trouver et lui révéler son état; et, frère Jacques le lui promit, s'il plaisait à Dieu. Et ces paroles dites, frère Jacques, sentant approcher l'heure de son passage, commença à prononcer dévotement ce verset du psaume « pace a ~(KpsMm dormiam, et re<j~Mesc<MM;H c'est-à-dire: « Je m'endormirai en paix pour la vie éternelle, « et je me reposerai. » Et, ce verset dit, avec la figure joyeuse et gaie, il passa de cette vie à l'autre. Après qu'il fut enseveli, frère Jean retourna au
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couvent de la Massa, où il attendait la promesse de frère Jacques, et qu'il vînt le trouver au jour convenu. Mais ce jour-là, comme il. était en prière, le Christ lui apparut avec une grande compagnie d'anges et de saints, parmi lesquels frère Jacques n'était pas de quoi frère Jean s'étonna beaucoup, et il le recommanda dévotement au Christ. Puis, le jour suivant, frère Jean priant dans la forêt, frère Jacques lui apparut tout joyeux et accompagné des anges. Et frère Jean lui dit « Oh père « très-cher, pourquoi n'es-tu pas venu à moi le « jour que tu m'avais promis? )) Et frère Jacques lui dit « Parce que j'avais encore besoin de quel« que purification mais à cette même heure où « le Christ t'apparut, et où tu me recommandas à « lui, il t'exauça et me délivra de toutes peines. « Alors j'apparus à frère Jacques de la Massa, saint « laïque, qui servait la messe et il vit l'hostie « consacrée, quand le prêtre l'éleva, changée en la forme d'un très-bel enfant vivant, et je lui « dis « Aujourd'hui je m'en vais, avec cet enfant, « au royaume de la vie éternelle, où personne ne « peut aller sans lui. ».
A ces mots, frère Jacques disparut, et s'en alla au ciel avec toute la bienheureuse compagnie des anges; et frère Jean demeura fort eonsolé. Cedit frère Jacques de Fallerone mourut la,vigile de saint Jacques apôtre, dans le mois de juillet, au couvent de Moliano, dans lequel, après sa mort et par ses
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mérites, la divine 'bonté opéra beaucoup de miracles (1)'.
( 1) Les Petites Fleurs de saint François ont été complètement traduites par M. t'abbé Riche. Cette traduction intelligente et bien écrite diffère pourtant de la notre, où nous n'avons donné qu'un choix des légendes franciscaines, mais en cherchant surtout à conser,ver'Ia naïveté du texte.
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Les écrits de saint François, ceux de Jacopone, et les Fioretti, sont si peu répandus en France, qu'on a pensé être agréable aux personnes qui aiment les lettres italiennes, en donnant le texte de quelques-unes des compositions traduites dans ce livré. C'est le .seul moyen de faire connaitre ce qui ne se traduit pas, le charme, la simplicité et quelquefois aussi l'embarras de la vieille langue. Afin d'éviter les difficultés d'orthographe qui divisent souvent les philologues italiens, on s'est attaché à reproduire les éditions qu'on avait sous les yeux? Beati patris Francisci Opera omnia, Cologne, 1849; le Poesiespirituali del B. Jacopone da Todi, Venise, i6i7. Fioretti di S. Francesco, Naples, 1839.
TEXTES ITALIENS
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SAINT FRANÇOIS
CANTICO DE LE CREATURE
COmmEMENTEDETTO
DELOFRATESOLE(i)
Altissimo omnipotente bon signore
Tuesonlelaude:tag!oriaetl'onore,
Et ogni benedictione
A te solo se confano
Et nulle homo è degno di nominar te..
2. Laudato sia Dio mio signore
Cum tutte le tue creature,
SpeciaImentemessertofrateSoIe:
Lo quale giorna et illumina nui per lui,
Et ello è bello et radiante cum grande sptendore
De te signore porta significatione.
3. Laudato sia mio signore per sor luna et per le stelle: tn celo le hai formate clare et belle.
4. Laudatosiamio'signoreperfrateyento
Et per l' aire et nuuolo et sereno et omne tempo
Per le quale dai a le tue creature sustentamento.
5. Laudato sia mio signore per sor aqua
La quaie è multo utile et humile et pretiosa et casta.
(1) Tout en reproduisant avec soin l'édition de Cologne, oh a essaye couper quelques-uns des versets de ce cantique, de manière,à mieux l'ai ressortir les rimes et les assonances qui; dans la poésie primitive, tienne lieu de rimes.
Dans cette pièce comme dans la suivante on emploie u pour v, excep au commencement des mots.
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Laudato sia mio signore
Per frate foco, per to quale tu allumini la nocte Et ello è bello et jucundo et robustissimo et forte.
7. Laudato sia mio signore per nostra matre terra La quale ne sostenta et guberna,
Et produce diuersi fructi et coloriti fiori et herbe.
8. Laudato sia mio signore
Per quelli que perdonano per lo tuo amore
Et sosteneno infirmitate et tribulatione
Beati queli que sostenerano in pace
Che da ti altissimo serano incoronati.
9. Laudato sia mio signore per sor nostra morte corporale Da la quale nullo~homo Yiuënte pb sèampare,
Guai a queli que more in peccato mortale
Beati queli que se trouano ne le toe sanctissime voluntate Che la morte secunda non li.porà far male.
10. Laudate et benedicite inio signore et regratiate': Et seruite a lui cum grande humilitate.
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')
JACOPONE
'CHR1STOS.I ..LAMENTA
DELLASPOSA'ANIMA
ANGELI.
1. 0 Christo onnipotente
Que siete inuiato ?
Perche poueramente
Gite pellegrinato
CHRISTO. i'
2.' VnasposapigHai,
Cui dato haggio 't mio core
Digioieradornai
Per auermene onore
Lassommi a disonore,
Efammigirpenato,
5. Io si l' adornai
Die gioie et d' onoranza;
Mia forma.le assignai,
A la mia simiglianza,
Hammi fatta faUanza,
Et fammi gir penato..
4. togHedonaimemoria
Ne to mio piacimento °
De la céleste gloria
Giei diei lo 'ntendimento;
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a. Poi glie donai la Fede,
6. Accioche l' essercitio
7. Accioche ella auesse
8. Accioche ella sapesse
Per )o suo gran fallire
9. Signor, selatrouiamo,
10. Dicete a la mia sposa, Che deggia riuenire
Et volontà nel centro
Del cor gli ho miniato.
Ch' adempie intendanza
A sua memoria diedi
La verace speranza
Et caritate amanza
AI voler ordinato.
Auessecompimento;
Il corpo per seruitio
Dieiglieperornamento,
Bellofulostromento,
Non l' auesse scordato.
In che se exercitare
Tutte le creature
Perleivolsicreare;
D' onde mi deuea amare,
Hammi guerra menato.
Come se exercire
De le quattro virtuti
Si la volsi vestire:
Con tutte ha adulterato.
ANGEU..
Et,vuole ritornare
Vuoi che le'dicamo,
Che glie vuoi perdonare
Ché la possiam ritrare
Del pessimo'suo stato?
CHRISTO.
Tal morte dolorosa
Non mi faccia patire:
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Per lei voglio morire
Si ne so innamorato.
Congrandepiacimento,
Faccioglie perdonanza
Rendogtiet'ornamento;
Donoglie mia amistanza
Di tutta sua fallanza
Si mi saro scordato.
AMEH.
12. Oatmapcccatrice,
SposadetgranMarito,
Com' iace in esta fece
Htuo\'ottopo)ito?
Com' hai da lui fugito
Cheamortatt'ha portato ?
ANIMA.
i5. Pensando nel suo amore
Si so morta et confusa
Posemi in grande onore
Or in che son,retrusa ?
0 morte dolorusa
Como m' hai circondato ?
ANGELI.
H. 0 peccatrice ingrata,
Ritorna al tuo Signore:
Non eser disperata;
Che per te muor d' amore
Pensa nel suo dolore.
Quai' l' hai d'amor piagato.
ANtMA..
15. Forsi; io hauendol si offeso~ Ch' ei non mi riuorria
Haggiol morto e conquiso,
Trista)avitam!a;
Non saccio, oue mi sia,
Si m' ha d'amor ligato.
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ANGELI.
16. Non hauer dubitanza
Delarecettione.
Non far più dimoranza,
NonhainuDacagione:
Clame tua intentione
Con pianto,amaricato.
AN)HA.
17. 0 Christo pietoso
Que ti troui amore ?
Non esser più nascoso;
Chemoioagr.ttidobre.
Chi vide il mio.Signore,
Narret chi l' ha trouato.
ANCELI.
18. 0 alma noi el trouammo
SuneUaCroceappiso.
Morto)oci)assammo
Tutto battuto e alliso
Per te morir s' e miso
Caro t' ha comparato.
ANIMA.
19. E io comenzo il corrotto
D' vn acuto dolore.
Amor,etchit'hamorto!
Se' morto per mio amore.
0 inebriato amore.
Oue hai Christo inalzato
Libro IV, Cantico sMto.
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FIO~ETTI DI SAN FRANCESCO
CHAPITRE VIII
COME ANDANHO PER CAHMINO S. FRANCESCO E FRATE LEONE, GLI SPOSE QUELLE COSE, CnE SONO PERFETTA LETIZtA.
Venendo una volta. S. Francesco da Perugia a Santa Maria degli Angioli con frate Leone a tempo di verno, e il freddo grandissimo fortemente il crucciava, chiamô. frate Leone, il quale andava innanzi, e disse cosi frate Leone, avvegna Iddio che i frati minori in ogni terra dieno grande esempio di santità e di buona ,ediucazione, niente di meno scrivi e nota diligentemente che non è quivi perfetta letizia. E andando S. Francesco più oitre il chiamô la seconda volta o frate Leone, benchè '1 frate minore allumini i ciechi, e distenda gli attratti, scacci i demoni, renda l' udire a' sordi, eF andare a' zoppi, il partarea' muto! e, ch' è maggiorè cosa, risusciti i morti di quattro di scrivi che in ciô non è perfetta tetizia: E andando un poco, grido, forte o frate, Leone, se il
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frate minore sapesse tutte le lingue, e tutte le scienze, e tutte le scritture, sicchè sapesse profetare, e rivelare non solamente le cose future, ma eziandio i segreti delle coscienze e degli animi, scrivi che non è in ciô perfetta letizia. Andando un poco più oltre, S. Francesco chiamô ancora forte o frate Leone, pecorella di Dio, benchè il frate minore parli con lingua d'Àgnolo, e sappia i corsi delle stelle, e le virtù delle erbe, e fossergli riyelati tutti i tesori della terra, e conoscesse le virtù degli uccelli, e de' pesci, e di tutti gli animali, e degli uomini, e degli albori, e delle pietre, e delle radici, e dell' acque; scrivi che non è in cio perfetta letizia. E andando ancora un pezzo, S. Francesco chiamb forte o frate Leone, benchè 'I frate minore sapesse si bene predicare, che convertisse tutti gl' infedeli alla fede di Cristo, scrivi che non è ivi perfetta letizia. E durando questo modo di parlare bene di due miglia, frate Leone con grande ammirazione il dimandô, e disse Padre, io ti priego dalla parte di Dio,'che tu mi dica dove è perfetta letizia. E. S. Francesco si gli rispose Quando noi saremo a Santa Maria degli Angioli, cosi bagnati per la pioggia, e agghiacciati per lo freddo, e infangati di loto, e afflitti di fame, e picchieremo la porta del luogo, e '1 portinaio verra adirato, e dirà chi siete voi? e noi diremo noi siamo due de'-vostri fratri; e colui dirà voi non dite vero, anzi siete due ribaldi, che andate
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ingannando il monde, e rubando le limosine de' poveri, andate via, e non ci aprirà, efaracci stare di fuori alla neve e ail' acqua, col freddo e colla famé; in lino alla notte; allora se noi tanta ingiuria e tanta crudeltà e tanti commiati sosterrerno pazientemente senza.turbârcene e senza mormorare di lui, e penseremo umiJmente e cari).ativament,e ''che quel portinaio veracemente ci conosca cht.; Iddio il fa partare contra a noi; o frate Leone, scrivi che qui è perfetta letizia. E senoiperseveriamo picchiando, e egli uscirà fuori turbato, e come gâglioffi irnportuni ci caccerà con villanie e congotate, dicendo parti),eYiquinci,Iadroncel!i vilissimi, andate atlo spedale, che qui non mangerete voi, ne albergherete se noi questo sosterremo pazientemente, e con allegrezza e con amore; o frate Leone, scrivi che quiviè perfetta letizia. E se noi pur costretti dalla fame e dal freddo, e dalla notte, più picchieremo e chiaineremo, e pregheremo per F amore di Dio con grande pianto che ci apra, è mettacci pure dentro, e queg!i più scandalezzato dirà costoro sono gaglioffi importuni, io gli pagherô bene come sono degni, e uscirà fuori con uno bastone nocchieruto, e pigliéraci per io cappuccio, e gitteracci In terra, e involgeracci nella neve, e batteracci a nodo a nodo con quel bastone se noi tutte queste cose sosterremo pazientemente econ allegrezza, pensando le penedi Cristo benedetto, le quali dobbiamo sostenere per suo
LESPOËTESFRAXC. 24
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amore; o frate Leone, scrivi che qui e in questo è perfetta letizia e perô odi là conclusione, frate Leone. Sopra tutte le razie e doni dello Spirito Santo, le quali Cristo concede agli amici suoi, si è di vincere .se medesimo, e volentieri per lo amore di Cristo sostenere pene, ingiurie eb obbrobri, e disagi; imperocchè m tutti.gli) altridoni di Dio noi non ci possiamo gloriare, perocchè non sono nostri, ma di Dio; onde dice l'Apostolo che hai tu, che tu non abbi da Dio, e se tu l' hai avuto da lui, perchè te ne glorii, corne se tu l' avessi da te ? Ma nella croce della tribulazione e della afflizione ci possiamo gloriare, perocchè, dice Apostolo io non mi voglio gloriare, se non nella'croce del nostro Signore Gesù Cristo.
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DES SOURCES POÉTIQUES
DE LA
DIVINE COMEDIE
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DES SOURCES POÉTIQUES
DE LA
DIViNE COMEDIE
La poésie au treizième siècle. La conversion de Dante. Le cycle des visions. La descente aùx enfers chéz les poëtes de l'antiquité. Où est l'originalité de la Divine Comédie (1)?
Longtemps la Divine Comédie fut considérée commeunmonumentsolitaire au milieu des déserts ténébreux du moyen âge. D'une part, on ne trouvait au poëme de Dante aucun terme de comparaison parmi les productions légères des troubadours, les seules que l'on connût encore de cette époque (t) Ces recherches, qui touchent une question d'histoire littéraire très-agitée, ont été indiquées pour la première fois dans une dissertation de Foscolo (Edt):tM~ Review, t. XXX). Les faits y sont peu nombreux, et apprécies avec toute la dureté du dix-huitième siècle. J'avais traité le sujet avec plus d'étendue dans la première édition'de cet ouvrage, et dans une thèse latine De /re<yMN~t apud veteres poetas /teroMm ad in feros </MMnM<. Depuis lors M. Labitte a publié son intéressant et spirituel article De la D<vine Comédie avant Dante; et je suis reconnaissant qu'il s'y soit servi de mes indications~ en les mentionnant d'une manière honorable. Cependant une étude nouvelle du sujet et de l'époque m'a donné lieu de croire qu'on pouvait remettre la main à Fœuvre, et je l'ai tenté.
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dédaignée. D'un autre côté, si l'on y découvrait de fréquentes réminiscences des poëtes classiques, l'imitationsemblait s'arrêteraux détails: l'ensemble ne 'pouvait se réduire aux modèles reçus on ne pouvait y reconnaître une œuvre rigoureusement épique, lyrique, élégiaque, selon les canons des critiques. On en a fait tour à tour à la Divine Comédie un reproche et un mérite. Le dix-septième siècle en eut'honte et n'imprima que trois éditions du poëme national. Au dix-neuvième, qui en compte déjà près de. cent on a voulu faire du glorieux Florentin le type du génie indiscipliné, sans maître et sans règle. Et lorsque l'abbé Cancellieri publia la Vision du moine Albéric avec l'indication des passages qu'il supposait imités dans l'Enfer et le Paradis, les amis de Dante se soutevèrent. A peine permettaient-ils qu'if eût emprunté aux anciens comment pouvait-il avoir.reçu la leçon d'im moine obscur du douzième siècle?
Aujourd'hui les solitudes du moyen âge se peuplent et s'éclairent. La Divine Comédie ne cesse pas dé dominer les constructions poétiques qui l'environnent et la soutiennent; mais on aperçoit autour d'elle un nombre infini de fictions semblables on voit une suite de récits de mêmegenrese prolonger dans les siècles précédents, se retrouver dans la littérature de tous les âges, et témoigner ainsi de quelque grande préoccupation, de l'esprit humain. Je voudrais tenter l'étude de ces origines,
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mais je ne m'y engage pas sans crainte. Lepoëtne de Dante est comme une de ces basiliques romaines dont on ne veut pas seulement visiter le dedans et le dehors, mais aussi le dessous: on descend a la lueur des torches dans le caveau sacré, on y trouve l'entrée d'une catacombe qui s'enfonce, se divise en plusieurs branches, se développe dans un espace immense; et si l'on va jusqu'au bout sans reculer et sans se perdre, on sort dans la campagne, bien loin du lieu où l'on était entré. Je ne me dissimule ni l'immensité ni l'obscurité des recherches j'irai d'un pas rapide, et j'espère que le (11 conducteur ne tombera pas de mes mains.
1
Au treizième siècle, la poésie n'est pas réfugiée dans le cœur d'un citoyen de Florence elle est partout. Elle est dans les actions d'un temps qui vit les dernières croisades, le suprême effort de la lufte du sacerdoce et de l'empire, la chute deFrédéricïI, )a vocation de saint Louis, l'apostolat de saint François et de saint Dominique quand Dieu sème ,de grands événements quelque part, je m'attends qu'il y germera de grandes pensées.. Elle est dans les monuments d'une époque qui bâtit la SainteChapelle, qui fonda les cathédrales de Cologne et .de Florence, qui inspira EudesdeMontreuil,Nicolas
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de Pise et Cimabuë. Elle est enfin dans les récits ou s'échauffaient la foi des Croisés, le dévouement des vassaux, le patriotisme des peuples. Toutes les puissances qui constituaient alors la société avaient des titres légaux pour satisfaire les consciences elles avaient aussi des traditions héroïques pour saisir les imaginations autour de chaque histoire se formait une épopée. La multitude de ces récits ,épiques, étudiée de près, a étonné la science moderne il a fallu les réduire à un certain nombre de cycles, c'est-à-dire de cadres flexibles où se rangent plusieurs événements réels ou fabuleux, liés ensemble par le retour des personnages ou par la suite des actions. Ainsi l'Église, sans préjudice de ses actes authentiques, est enrichie d'un cycle légendaire où je comprends les poëmes sur la vie du Sauveur et des saints, les voyages au paradis terrestre, les visions supposées de l'enfer, du purgatoire et du ciel. L'Empire a le cycle classique qui commence à Ja ruine de Troie, pour en tirer, avec Enée, fondateur de Rome, Francus, père des Francs, héritiers des Romains la dévolution de la monarchie universelle se continue par Alexandre, César et Constantin, jusqu'à Charlemàgne, réparant ainsi une irrégutarité qui inquiéta le moyen âge, je veux dire la translation de l'empire des Byzantins aux Allemands. La féodalité a le cyclechevaleresque des romans de la Table Ronde, où la quête du Saint Graal reproduit l'idéal de la chevalerie reli-
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gieuse, tandis que les Aventures de Tristan attestent la résistance d'une chevalerie galante et mondaine. Enfin les Communes, ces rassemblements de marchands et d'ouvriers, qui ont des droits et des drapeaux, ont aussi leurs souvenirs, leurs chants et leur cycle populaire. Je ne vois pas en Italie une grande ville qui ne veuille être assise sur quelque ruine fameuse on'montre à Padoue le tombeau d'Anténor; Pise nomme Pélops pour son fondateur (')). Selon .les vieilles chroniques, consultées par Malcspini, un' seigneur du nom de Jupiter avaitfait bâtir par Apollon, son astrologue, Fiesole, qui fut Je berceau de Florence (2). Le livre des M~M~ t~s .RoMM est tout rempli des traditions défigurées de la ville éternelle (5). Dans ces fables, je trouve moins de mensonges qu'on ne pense. Il fallait un passé merveilleux pour soutenir les prodiges du présent. Sans doute il y avait de fausses légendes, de fausses généalogies, des héros imaginaires, des tombeaux supposés. Mais, après tout, il était véritable que l'Eglise, l'empire, la chevalerie, les communes, avaient des titres glorieux; il fallait qu'on respectât cette gloire, qu'on l'aimât, que l'on combattît, qu'on se fit tuer pour elle il fallait que les hommes du (1) C)u'oniq))edePise,Muratori,Sc?'t~<.?'e)'MM /<<!<MMrM)n,t. YL (2) Ricordano Ma)espini, C)'OMt'c<ï, capo n
(3) Apud Montfaucon, Diarium ~oma?MMK Quelques-unes de ces traditions sont rappelées dans l'intéressante histoire de Rienzi, traduite de l'allemand par M. Léon Bore.
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treizième siècle connussent, n'importe comment, qu'ils foulaient une terre historique, qu'il y avait des générations héroïques dessous, et que le déshonneur n'était pas permis dessus.
Ce fut 'au milieu de ce monde enchanté que s'éveilla le génie de Dante. Encore enfant, il avait entendu les femmes de Florence, assises a leur rouet, deviser entre elles des Troyens, de Fiesole et de Ro'ne (1). Lui qui lisait tout, comment n'eût-11 pas mis la main sur ce roman deLaneelot, dont la lecture perdit Françoise de -Rimini, ou sur ces belles histoires de Charlemagne depuis longtemps populaires en Italie? Les chanteurs français les récitaient sur les places, les orateurs en rappelaient le souvenir dans leurs discours, quand il fallait ranimer dans 'la jeunesse la passion des combats (2).
(1) Paradiso, xv, 42:
Jj'a)tratracnf)oatiarocca)achioma
Fuvotegs~conIasuafamigUa
))c'Trojani,ediFieso)e,ediHoma.
L'0«M))o commento ajoute': !)et cominciamento di Troja, e di Fiesole, e di Roma, dicendo che erano le tre prime citta del mondo. :(2) lnferno, v, '4a. Paradiso, xvi, 5. Je trouve aussi un souvenir des romans d'Alexandre, Inferno, xiv. H. Doniza, historien de la comtesse Mathitde au commencement du douzième siocle, ouvre son poëtno par ce vers
FrancorumprosasnnteditabeUasonora.
Voyez aussi, dans les Autiquitates /<<tHcas do Muratori, t. tV, p. 119, le traité attribué à Buoncompagno de Bologne (vers d220), sous le titre Oculus pas<o?'sHs pascens officia, projet de discours pour exhorter a ta guerre, de ~reme cupiente ~M~rram Sicut poetarum manifestant historié, et Francigenarum commendatorum vulgaris idioma describit in diversa volumina diutius diffusa per orbem.
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Quelle raison détourna le poète de ces sources fréquentées, et le conduisit ailleurs?
Un texte manuscrit de !a Bibliothèque royale semble jeter sur ce point une nouveUe clarté./J'y trouve le commentaire de'Criacopo'uls de Dante, sur l'Enfer; et-après les premières lignes, toutes frémissantes de tendresse, de respect et d'admiration, je m'étonne de lire les aveux que voici « I) «'faut savoir que Dante, quand il commença ce « traité, était au milieu du- cours ordinaire delà «vie (qui, selon le pôëte, va jusqu'à soixante-dix « ans), et qu'il était pécheur et vicieux, et'comme « dans une forêt de vices et d'ignorance. Et encore « que, dans les premiers vers, il use d'un langage « détourné pour accuser sa vie, néanmoins il la « blâme avec sévérité et se déclare un homme qui « vivait charnellement. Le sommeil dont .il parle « se prend pour le péché et signifie sa vie péche« resse, et les fautes dont il était tout taché et tout « plein. Mais lorsqu'il parvint à la montagne, « c'est-à-dire à la grâce de la véritableçonnaissance « et du véritable amour, il quitta cette vallée et « cette vie de misère ('t). » Ainsi le premier chant (i) Commentaire inédit, de Giacopo, Bibliothèque royale, n°7765. M mezzo del cammMO. Si è da sapere che Dante quando comincib questo trattato era net mezzo del corso dell' umana vita, cioè nell' etade di xxxn o xxxm anni, il qua) tempo, secondo la commune opinione, è tenuto per mezzo corso della vita. Il se méprend, ou le copiste se trompe de chiffre: Dante lui-même (Convito, iv) fixe à trente-cinq ansle milieu de la vie. Du reste, les contemporains eux-mêmes ont varié sur l'époque de' la naissance de
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du poëme, l'homme égaré dans la forêt à moitié chemin de la vie, combattu par les trois concupiscences que figurent la panthère, le lion et la louve, jusqu'à ce qu'il échappe en s'enfonçant dans la considération de l'éternité; cette admirable allégorie enfin est une histoire c'est l'histoire du poëte concevant son dessein, à l'âge de trente-cinq ans, au moment: où finit une vie de désordres, où une conversion se décide. Il en faut chercher les causes.
J'en crois trouver une puissante dans le souvenir de Béatrix. Nous avons, au Purgatoire, la confession. Dante, et quelques-uns l'ont faussement fixée à l'an 1268. En ce cas, c'était trente-deux ans qu'il fallait compter pour aller jusqu'en 1500.
Mi ritrovai. Vuol dire l' autore che in quel tempo ch' egli comincib questo trattato, era peccatorè, e vizioso, e era quasi in una selva di vizi e d' ignoranza. sicchè dalla via di virtude e di verilade errava.
Tanto è amara. Avvegnachè Dante biasimi tacitamente la sua vita nientemeno la riprende et vitupera con grave riprensione, e quella (?) diciase (?) uno uomo che carnalmente vive. Ce texte est évidemment corrompu.
/0 non so. Lo sonno si prende por )o peccato e signinca la peccatrice vita. Del quale peccato Dante era maculato e pieno. Da poi. Qui mostra che poich' egli pervenne al monte, cioè alla grazia di vera cognizione, e diletto lascib questa va;He e vita di miseria. quando egli pervenne al monte, ''cioe al conoscimento deU.i virtù, allora la tribulazione, e le sollecitudini e le varie possioni procedenti da quelli peccati e difetti cessarono e si chetarono, ie quali aveva sostenute nel tempo della notte, cioè nel tempo tenebrosa vita, quando egli erra peccatorë.
Et au deuxième chant de l'Enfer Et venni a te Questa fiera fil la lupa'd'ella quale ha parlato capitolo primo, la quale è assimigliata ad avarizia, per la quale cagione (stc) eg)i lascib [o studio della scienza che cominciato avea ne! tempo della giovinezza ed era presso a ben sapere scienza c-virtù.
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de Dante Habemus co~~ttew ~M~. Au sommet de la montagne des expiations, Béatrix apparaît dans la pompe d'un triomphe tout divin. Elle adresse au poète repentant, humilié, purifié, ces dures paroles « Quand je changeai de vie, quand «j'étais montée de la chair à. l'esprit, quand je « venais de croître en vertu et en beauté, il me « quitta pour d'autres; je lui fus moins chère; il « prit le faux chemin, en poursuivant des ombres « de bonheur qui le trompèrent. 11 ne me servit de « rien d'obtenir pour lui des inspirations et des « songes il tomba si bas que tout,restait impuissant « pour son salut, si je ne lui faisais-voir les races « damnées ('!). » Et Dante répond par des aveux et par des larmes (2). Béatrix toute seule n'avait donc rien obtenu de lui. Elle avoue l'impuissance du souvenir qu'elle avaitlaissé dans ce cœur en désordre. Il y avait huit ans que Dante avait perdu une personne siaimée; il.passait chaquejourdans ces rues
Le recueil des compositions lyriques de Dante n'attesté que trop la violence et la mobilité de ses passions.
(l)PMn~OfM, xxx, tercets 42 et suiv.
Si tosto come in sula soglia fui.
Tanto giù cadde, che tutti argomenti
AUasalutesuaerragiaeorti,
Fuor che mostrargli le perdute genti.
('2)JPH?'~a<ortO,xxx;,12:
Piagendodissi:Lepresenticose
Col falso lor piacer volser mie' passi,
Tusto che '1 vostro viso si nascose.
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que Béatrix traversait autrefois au milieu du murmure admirateur de la foule il revoyait la maison où, à l'.âge de neuf ans, il avait connu cet ange de beauté et d'innocence; tout lui parlait d'elle rien n'avait dompté cette âme orageuse. Il fallut la pensée de l'Enfer pour porter le coup décisif. Voilà ce que le poëme atteste. H s'y mêle la pieuse croyance d'une intervention de Béatrix, de sainte Lucie, que Dante honorait particulièrement, et de. la sainte Vierge, dont la figure devait couronner la Divine Comédie, comme tous les beaux monuments du moyen âge. Enfin, le moment désigne pour la vision du poète, par conséquent pour ce qui se passa en
lui, est le moment où la religion fait ses derniers efforts sur le cœur des hommes c'est la semaine sainte (1).
Au temps donc où Dante achevait sa trentecinquième année, c'est-à-dire en 1500, et pendant la semaine sainte, je cherche un grand événement qui ait pu remuer sa conscience. Or, le 22 février de l'an 1500, le pape Boniface YiII avait publié les indulgences du Jubilé, pour « tous les pèlerins qui, « vraiment repentis et confès, visiteraient quinze (')) Le calcul est fait par tous les commentateurs, et repose principalement sur un passage de F/M/gnM, xx; le poëte pénètre en enfer le samedi saint, 4 avril, de l'an 1500. Il en sort le jour de Pàques. Cf. une excellente dissertation du P. Pianciani, insérée aux Annali delle scienze religiose de Rome di MKS )i!<OM opinione tKtO~0 all' <tMO t'K CMt D<tM<e finge d' a~&?' /a/<0 il suo Poetico viaggio.
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« jours du'rant les basiliques des SS. Apôtres (1). » L'annonce du pardon ébranla toute la chrétienté. Les portés de Rome reçurent jusqu'à trente mille hommes par jour il en vint de l'Espagne, de l'Angleterre, de la Hongrie; des fils apportaient leur vieux père sur des brancards on campa dans les rues, sur les places publiques le nombre des pèlerins fut évalué à deux millions (2). Parmi cette multitude sans nom il y avait un jeune Florentin, nommé Jean Villani, qui K se trouvant, « comme il le dit, au bienheureux'pèlerinage, dans « cette ville de Rome, au milieu de tant de grandes « choses, et considérant les histoires et, les actions « des Romains.écrites par Virgile, Salluste, Lucain, « Tite-Live, résoltit d'imiter.~leur travail et leur « style. Et réfléchissant que Florence commençait. « à monter, tandis que Rome descendait, il lui « parut convenable de consigner dans une nouvelle « chronique les actes de cette ville et ses commen« cements (5). » Voilà donc un événement capable d'émouvoir et aussi d'inspirer. Mais.j'ai lieu de (1) Ad Basilicas accedentibus reverenter, vere pœnitentibus et confessis, vel qui vere pœnitebunt, et ccnutebuntur in hujusmodi prtcsenti et quolibet centesimo secuturo, non solum plenam et largiorem, imo plenissimam omnium suorùm veniam concedimus peccatorum.fBuUeduJubitcdeBonifaceYin.)
(2) Raynaldus, Annales ecclesiaslici conlin. ad ann. 1500. (5) Giovanni Villani, ad ann. d300 Etrovandomi io in quello benedetto peHcgrinaggio nella santa città di Roma, veggendo le grandi e antiche cose di quella, e )oggendo le storie e gran de' fatti Romani scritte per Virgilio et per SaHustio, Lucano, Tito Livio, etc. presi tostitee e la forma di loro.
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croire qu'un pénitent plus illustre se trouva au rendez-vous. Dante semble .avoir du faire partie d'une des ambassades envoyées par les Guelfes de Florence au souverain pontife, dans les premiers mois de l'année (1). Je reconnais une trace plus certaine de son voyage à cet endroit du poëme où il rappelle « l'étonnement des barbares du Nord « découvrant de loin Rome et ses hauts monuments, « et la piété des pèlerins qui se reposent dans le « parvis, heureux de redire un jour comment « l'église était faite (3). a Et afin qu'il ne reste, aucun doute, et que le témoin oculaire se montre par tous les détails, il décrit l'ordre établi par les Romains « pour que l'armée pieuse du Jubilé s'écou« lât sur le pont Saint-Ange, en sorte que d'un côté « marchaient tous ceux qui allaient à Saint-Pierre, « del'autreceuxqui revenaient versIeCapitole (5).» A la vue de cette foule immense, comparable au genre humain rassemblé dans la vallée de Josaphat, à ce long cri de repentir qui sortait de tant de bou(1) Balbo, Vita di Dante. Dante in patria, x. Il est certain que Dante alla plusieurs: fois en ambassade à Rome (Pelli, jtfgmone) or, il n'y parut qu'une fois depuis son entrée aux fonctions de prieur, le 15 juin 1500. Il faut donc qu'il y ait été envoyé précédemment. (2) PsnM<MO, xxxt, 11, 15.
(3) 7n/~no, xvtn, 10
Çome i Roman per l' esercito molto,
L' anno del giubileo, sù per to ponte
Hanno a passar la gente, molto tolto.
Che dall' un tato tutti hanno la fronte
Verso, castello e vanno a San Pietro,
Dall' altra sponda vanno verso il monte.
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ches, a ces prédications toutes pleines des souvenirs dcl'éternité, la terreur des jugements divins enveloppa le poëte, toutes les résistances furent forcées, et sa grande âme se rendit. Les allusions du IX" chant du Purgatoire trahissent son dernier secret. On le voit le jeudi saint, le jour où on faisait l'absoute publique des pèlerins, où siégeait à SaintPierre le grand pénitencierdans l'exercice solennel de son ministère, s'agenouiDer aux pieds de celui qui l'absout, et qui lui ouvre avec les clefs de saint Pierre la porte sainte du pardon (d). C'est dans ce moment d'une conversion disputée, dans le boute('1) Cette conjecture est fondée sur l'opinion que Dante est surtout un génie sincère, qui ne feint pas gratuitement, et que derrière sès fables il y a toujours plus de vérité qu'on ne pense. C'est dans cet esprit que j'interprète )e texte du PH?'~t<ono, chant [x, terc. 51 et suiv. On est au quatrième jour du peicri.nagc, te 7 avril au matin: c'est précisément te jeudi saint, jour de l'absolution gènerale des pécheurs, qui faisaient pénitence publique. Dante arrive à' une porte mystérieuse qui rappelle )a porte sainte du jubile. Trois degrés y conduisent l'un, de marbre blanc et poli l'autre, d'une pierre sombre, rude et calcinée; )e troisième, d'un porphyre d'une couleur sanglante. Ce sont les trois conditions de la pénitence ta confession sincère, la contrition, la satisfaction. Tous tes interprètes l'entendent ainsi. L'ange, image du prêtre, est assis cn haut. Il tient.aiamain l'épée dont il touche le front des pécheurs, comme )o pénitencier frappe de sa baguette la tête des pèlerins agenouillés devant lui. Dans sa main sont tes deux clefs, l'une d'or, Fautre d'argent;.l'une symbole do ['autorite, t'autre de la science sacerdotale. Mais toutes deux, il les a reçues dc saint Pierre « Da'Pier lc tcngo.)) n C'est l'exercice d'une prérogative papale. Le poète-se jette à ses pieds, il frappe trois fois sa poitrine c'est fo rite même de la confession sacrainentelle. Que faut-il de plus pour recpnnaitre l'acte ou te poète repentant reçut le pardon, et qu H vouiut marquer d'un souvenir ineffaçable? L'O~MHO co))U)M)~o semble l'entendre comme moi: « Com'ertito l' autorc per la illuminaziono délia diviha grazia, accède al vicario di Cristo per confessare le pcccata. LES P3i;TES FKAXC. 23
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versement d'un cœur brise, remué, retourne jusqu'au fond; c'est dans les remords et les larmes, que je vois naître le poëme. Un grand ouvrage veut deux choses, l'inspiration qui vient d'ailleurs, et la volonté qui est de l'homme. Dèsia mort de Béatrix l'inspiration était venue Dante, visité d'une vision merveilleuse, s'était proposé de faire pour sa bien-aimée « ce qui ne fut jamais fait pour aucune autre (1). » Mais ce dessein remis, négligé, trahi par tant d'infidélités, aurait péri comme tant d'idées que Dieu envoie et que les hommes ne reçoivent point.~11 ne fallait pas moins que les saintes violences de la religion pour vaincre la volonté récalcitrante du poète, l'arracher aux distractions coupables, et le contraindre à l'accomplissement de son vœu, à ce travail forcé où la Providence le condamnait, à cette pénitence glorieuse enfin, qui fut la Divine Comédie.
On voit maintenant pourquoi Dante, laissant les chemins battus de l'épopée romanesque, se trouva conduit au cœur même de la poésie religieuse. Il voulut fixer par la parole les grands spectacles de l'éternité qui l'enveloppaient. Cet homme sincère voulut rendre, non les rêvés de son génie, màis ce qui avait effrayé sa conscience, ce qui lui apparaissait, non-seulement dans l'enseignement des théologiens, mais dans la croyance des peuples. Il vou<" (1) Vita Nuova, et les recherches sur Béatrix Œuvres complètes d'Ozanam, t. VI, chap. n, de la IV° partie. w
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-lut reproduire, non-seulement le dogme, mais la tradition, qui lui donnait la couleur et le mouvement l'enfer, le purgatoire, le paradis, peuplés de figures connues, avec des supplices qui se touchent, et des récompenses qui se voient. Il trouvait cette tradition dans un cycle entier de légendes, de songes, d'apparitions, de voyages au monde invisible, où revenaient toutes les scènes de la damnastion et de la béatitude. Sans doute il devait mettre l'ordre et la lumière dans ce chaos, mais il fallait qu'avant lui le chaos existât.
t
II
I. Dante n'avait pu visiter l'Italie et la France sans y trouver, pour ainsi dire à tous les pas, la Vision de la Divine Comédie. S'il entrait dans les grandes basiliques de Pise, de Rome, de Venise, il voyait au fond de l'abside ces mosaïques éblouissantes d'or cette figure colossale du Christ, avec un regard immobile comme l'éternité tout autour, les images des anges et des saints, couronnés d'auréoles. L'architecture symbolique de ce temps voulait que le sanctùaire représentât le ciel. A SainteMarie d'Orvieto il avait dû contempler avec admiration les bas-reliefs de la façade, où Nicolas de Pise, aidé de quelques ouvriers allemands, avait représenté le jugement, le paradis et l'enfer, s'ap-
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pliquant à rendre surtout les tourments des réprouvés'et ta beauté surnaturelle des étus (1). 1) n'y avait pas jusqu'à la petite ville de Toscanella, -dont la collégiale n'eût son Jugement dernier, peint par une main inconnue, au bas duquel figurait le dragon infernal, recevant dans sa gueule les réprouvés poussés par les diables (3). De l'autre côté .des Alpes, et dans ce grand nombre de monuments gothiques qui bordaient sa route, Dante retrouvait les mêmes habitudes. Rien de plus consacré que le bas-relief du Jugement universel sur le portail principal des églises, comme à Autun, à NotreDame de Paris c'était la, crainte des justices divines qui devait saisir les hommes du dehors, -les passants, les profanes, et les pousser dans le lieu saint. Mais, une fois introduits dans la nef, ils étaient rassurés par des images plus consolantes les martyrs, les vierges resplendissaient, sur les vitraux, comme s'ils n'eussent attendu qu'un rayon de soleil pour descendre dans l'assemblée. Au mi'lieu, flamboyait la grande rose, qui représentait ordinairement les neuf chœurs des anges autour de -la majesté de Dieu. C'est là, sans. doute, que le -poëte trouva cette admirable pensée de décrire le ciel, non pas avec des colonnes -d'or et. des murs
i~ r
(~ Vasari, de'Pi~n.etc.
(2) De Romanis, 6'0)!C~MMMect'rca <' 0)'t$:n<tH<A della D:'t)MM Com~)a. dans l'édition des OEuvros de Dante; J850, Florence, in-S", t. V.
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de diamant, non pas avec le luxe ordinaire d'encensoirs d'argent et de harpes d ivoire, mais avec. ce qu'il y a sur la terre de plus simple, de plus pur, de plus immatériel, sous la forme d'une' grande rose blanche, dont les feuilles sont les sièges des élus (1).
-Mais les saints et les démons des cathédrales demeuraient immobiles à la place où l'artiste les avait rangés. L'imagination populaire voulait les voir en mouvement et en action. Dans le célèbre jeu des Vierges .S~es des F~e~M Fo~es, écrit en provençal et en latin, pour le délassement du peuple aux fêtes pascales, on voyait le Christ juge, les vierges folles précipitées en enfer par les démons (2); tandis que les saints de l'ancienne loi, David, Isaïe, Jérémie, auxquels se joignent Virgile et la Sibylle, forment un concert de prophéties en l'honneur du Christ ressuscité. Quand on jouait les mystères, le théâtre se partageait en trois étages, pour découvrir d'un seul coup, aux regards de la foule, la terre, le ciel et l'enfer. Le 1~ mai 1504, à Florence, une troupe joyeuse avait dressé
(~Pe?'a~;M,c!)ntoxxx[,d:
In forma dunqucdiMndidarosa
Misiinostrava)amitixi.)s.in(a,'
Cte nel suo sangue Cristo fecc sposa.
(2) Ln'rubrique dit: Accipi.tntcasdsemones, et prœcipitentur in infernum. Voyez T/tMtf'f français ftK moyen âge, publié par MM. Monmerquu.etFrancisque Michel.
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des tréteaux sur l'Arno, au pied du pontaMa C~rraia, pour y donner le spectacle des diables pourchassant les damnés. Les gens de la ville et des environs avaient été invités à son de trompe à venir savoir des nouvelles de l'autre monde. Le poids des spectateurs fit crouler le pont, et les promesses de la fête se trouvèrent cruellement remplies (1). Tandis que le peuple se réjouissait ainsi, .les seigneurs et les nobles dames voulaient des passetemps plus délicats ils s'égayaient aux scènes comiques des chansons et des fabliaux. Les trouvères n'avaient eu garde de négliger un sujet qui mettait leur verve à l'aise, où leur malice avait les coudées franches derrière de faciles allusions. C'est le caractère que je trouve dans les récits du Jongleur qui t'~ en ~/er, du Salut ~'E'er, et de la CoMrtht Pcm~s; du F~M~a~M/e Paradis pCM'p~M~.Rutebœuf décrit-la Voye de Paradis, qu'il peuple de personnages allégoriques et Raoul de Houdan, après le Voyage de Paradis, où il se fait sans façon montrer sa place, écrit le Songe ~'E~/er, où il trouve les réprouvés à table, et un couvert pour lui (2). Je ne méconnais pas ce qu'il ~) Villani, anno 1504. Il ne faut pas croire, avec Denina, que cette triste fête donna la première pensée de la Divine Comédie. Dante n'était,pas à Florence, d'où on l'avait banni deux ans auparavant.
(2) Histoire littéraire de FnMM, t. XVIII, p. 787, 790, 795 Legrand d'Aussy, Fabliaux, t. H, p. 22, 30, 56. -Labitte, la DiMM Comédie avant Dante, vn!. Je me suis fait un'devoir de citer le travail de M. Labitte toutes les fois que je me suis éclairé de ses.
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y a de dérisoire et de malintentionné dans ces fables. Mais la parodie suppose une poésie sérieuse, qu'elle remplace, comme !a fumée annonce le feu qu'elle étouffe.
Et d'abord, en écartant les poëmes romanesques destinés aux plaisirs profanes des cours et des châteaux, je remarque toutefois" que la peinture du monde invisible s'y introduit comme pour donner à la scène plus de profondeur. Parmi les preux de Charlemagnc, je vois Guérin le ~e~MMt errant de royaume en royaume, servant tour à tour l'empereur Charlemagne, le prêtre Jean et le soudan de Babylone, jusqu'à ce'que le pape lui impose en pénitence de ses péchés de visiter te puits de SaintPatrice, dans l'île d'Or. Le chevalier traverse lés mers, aborde à l'ile d'Or, pénètre dans un bois indications. On trouve aussi des citations instructives dans le recueil de Po~st'M populaires latines publiés par M. du Meri) (p. 298). J'y remarque une satire latine contre les faux visionnaires, qui altéraient par de grossières images, la pureté du dogme chrétien. Heriger.urbia–Maguntincensis
Antistes, quemdam vidit prophetam
Qui ad infernum se dixit raptum, etc.
M. du Mëril mentionne le fabliau de sainte Gale qui ne se voult maMer; celui de la Bourgeoise ~M/M< dapmH~, sa fille menée pour voir les ~o~rot~M/s de sa met'e les joies de son père. (Desroches, Hist. dMmoM(Sat)!<tc/te<, t. H, p. 54't, catalogue delà Vallière, t. H, p. ~55.) Trois visions latines indiquées au catalogue de Mss. delà bibliothèque Hartëienne, t. I!I, p. 61; une autre enfin, citée parWarton, t. Ht, p. 54. Ajoutez-y la vision de. Fulbert, publiée aussi par du Mer!), p. 217.
Yirfjuid.im exstherat dudum hcremitn.
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profond, y trouve un monastère, 'où il jeûne durant neuf mois, et s'engage enfin dans la ténébreuse ouverture qui mène à l'autre monde. La commence le purgatoire, puis l'enfer avec un nombre infini, de supplices Guérin traverse ces lieux de douleur, il arrive enfin au paradis terrestre, garde par Enoch et Élie debout sur le seuil infranchissable, il voit passer « l'empereur du ciel, entouré du chœur des « anges, légions humbles et fidèles, » La vision s'évanouit, et le bon chevalier se retrouve à la porte du monastère ('!). Mais du moins le preux compagnon de Charlemagne a quelque droit aux communication divines il est chrétien, il est armé pour le service de l'Eglise et la confusion des me-' créants. Alexandre, au contraire, je veux dire celui des romans, ne songe qu'a sa gloire; et, maître dé la terre, il veut forcer le paradis et tirer tribut du peuple des anges (2). Il traverseles plaines brûlantes de l'Asie au milieu des terreurs de l'enfer, au
('!) Fcrrario, ~n<e/it )'o);!OHXt di c~nHo't'a, t. Ht. ?<ous reconnnissons bien, avec Bottari,que le roman italien de Meschino, dans sa première forme, est postérieur la Di.vi[]cComcdie;n]ais la rédaction française remonte sans doute bien plus haut.
(~i) Gervinus, C6sc/tic/t<6~sr D~c/te)tPoM:e, t. ), p. 221. Rosenkrantx, Ge~t;/tM~t<e der De!<<se/tCM Poesie tK dcm .M~/f~t~er, p. 56G. J'ai suivi l'ordre du poème allemand de Lampreclit. On trouve dans la même langue l'/<~Yt);~M de Rodolphe de Montfort, celui d'Ulrich d'Eschembach, ceux de Bcrchthold, de Bitoroli', etc.. )1 est inutile de citer les poèmes français bien plus connus de Benoit de Saint-More, Alexandre de Bernay, etc. Par une complication semblable, le souvenir des voyages de saint Urendan se retrouve dans le poème de Lohengrin.
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milieu des dragons, des monstres et.des foudres. Enfin, le cours del'Euphrate qu'il remonte le conduit au pied des mursd'Eden, derrière lesquels on entend la voix des anges occupes louer Dieu. Le héros frappe longtemps a la porte, il somme tes habitants de se taire, d'ouvrir, et de payer tribut comme le reste du monde. La porte demeure fer-,mée seulement un vieillard paraît sur !a muraiHe, et fait présenta Alexandre d'une pierre d'aimant. Cette pierre peut soulever lefer, et cependant un. peu de terre dans une balance pèsera plus qu'elle. Ainsi de l'homme,, qui soulève le monde; mais quelques jours après sa mort, un peu de poussière vaudra mieux que lui. Le héros s'émeut de ce discours; il se tourne vers Dieu, renonce'aux conquêtes, et lorsqu'il meurt après douze ans d'un règne paisibte, le poète ajoute « qu'il lui fut parK donné. )) Ainsi ce.génic du moyen âge,.qu'on se représente toujours prêt a damner lés vivants et les morts, fait preuve d'une singulière indulgence. Les romanciers ne peuvent se résoudre à prendre congé .des Itères qu'ils aiment, sans les laisser acheminés vers le ciel. Nous voici en paix sur le salut d'Alexandre. Dante mettra Caton en purgatoire, Trajan en paradis. Et le poète anglais Lydgate n'achève pointa les funérailles d'Hector sans lui faire élever un tombeau dans la cathédrale de Troie, auprès, du maître-autel; une messe perpétuelle est fondée. pour le repos de son âme.
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Du reste, on reconnait ici une complication fréquente dans l'histoire littéraire; je veux dire l'entrelacement de deux sortes d'épopées. Comme des plantes touffues ne peuvent croître ensemble sans se mêler, s'envelopper, se nuire peut-être, de même, dans cette forte végétation.poétique, chaque fable pousse des branches qui vont s'entrelacer avec les rameaux voisins. Quand le bon Guérin pose sa lance à la porte du monastère, et qu'on l'y met en prières et en jeûnes, je me doute bien que nous sommes'en pleine littérature ecclésiastique, et que le puits de Saint-Patrice a été creusé par les.poëtes légendaires.
En effet,' trois poèmes de Marie de France et de deux.autres écrivains anglo-normands avaient popularisé cette formidable histoire du purgatoire de Saint-Patrice, rapportée par Matthieu Paris, Jean de yitr'y, Vincent de Beauvais on.en connaît une version espagnole qu'on a crue de la main d'Alphonse X, et une traduction italienne dont le dialecte grossier atteste sa prompte propagation dans les derniers rangs du peuple (t). Un chevalier [an(1) OEuvres de A/o.r!'e de France, tom. II; Dehrue, Essais /iM<0)'t~ues sur les Bardes, etc., tom. Ill, pag. 245 Ferdinand Denis, le Motide eMch«M<e. Au dix-septième siècle, le Purgatoire de S. Patrice est porté sur le théâtre espagnotpar.Catderon; et en nCt, on imprimait encore à Madrid la haHade de la CKOMt de San Patricio. L'histoire de cette légende a été éclairée par le savant tra-
v~j,l de DI. ~1'riaht, S. Patrikc's picrgatory, a~a Essay ôn the le-
v~) de M. Wright, S. Pa<rt/iC'syMrga<or)/, aH t;Ma</ OK t/)e aeMds o/' pMroa(or)/, /teM, and paradt~e, cto'reMt dMr:'H~ thé Mtdd~e ages. Il est impossible de pousser une recherche avec plus
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glais, du nom d'Oweins, entreprend pour l'expiation de ses péchés le pèlerinage du purgatoire. Il se rend à la caverne miraculeuse, jadis ouverte à )a prière de saint Patrick, dans une île du lac de Dungal. Après de longs jeûnes et de ferventes oraisons, éclairé par les conseils des religieux voisins, il s'engage dans la route souterraine (1), et bientôt il se trouve en un lieu qui est à la fois celui des souffrances temporaires et des peines éternelles. Les menaces des démons ne le font pas reculer; tantôt repoussé, tantôt entraîné par leurs bandes insolentes, il parcourt d'innombrables supplices (2). Ce sont dés coupables crucifiés à terre, enlacés, dévorés par des serpents, exposés dans leur nudité au souffle d'un vent d'hiver, suspendus par les pieds sur des bûchers qui ne s'éteignent pas, attachés à une roue qui tourne sans' fin, plongés dans des fosses du bouillonne le métal fondu, enlevés par, la tempête et précipités dans un fleuve sous les eaux duquel les démons armés de crocs de fer les retiennent. Au fond de ce lugubre séjour, un puits
de perspicacité et d'érudition. Mais pourquoi porter l'amertume e de la controverse protestante et la rancune anglaise contre l'Irlande dans l'étude d'une innocente tradition qui ne fut jamais qu'un récit poétique, qui n'entra jamais dans les croyances théologiques de t'EgIise, et que les papes ne )aissercnt pas introduire dans le bréviaire romain?
(1 ) Dante se purifie de ses péchés en traversant te purgatoire. Purgatorio, passim.
(2) Dante est aussi arrêté par. les démons à l'entrée de la cité de Satan, ~i/f~o, x).
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embrasé engloutit et revomit tour à tour les âmes enveloppées d'un vêtement de feu ('!). Oweins reconnaît plusieurs de ses compagnons d'armes; son courage se trouble; il gagne en tremblant un pont jeté sur l'abîme l'étroite planche* s'élargit devant ses pas, et le conduit auprès d'une porte qui s'ouvre et laisse voir des jardins magnifiques (2). C'est l'Eden, perdu par le péché du premier père, habité maintenant par les justes avant leur entrée au ciel. Une longue procession vient recevoir le nouvel hôte, et le mène jusqu'en un point d'où peut s'apercevoir la gloire d'en haut. L'Esprit-Saint en' est descendu; il se répand sur l'assemblée triomphante. Oweins se retire purifié (5).
D'un autre côté, quand le romancier conduit Alexandre au Paradis terrestre, on soupçonne sans peine que d'autres' pèlerins l'ont précédé. On s'en ()) On se rappelle le crucifiement de Caiphe, les concussionnaires plongés sous la poix bouillante, et les jeux grotesques de leurs bourreaux, les votup~ueux entrainés par une .tempête eternelle, )e puits des géants. 7<t/8?')i0, xxm, xxn', x\xt. (2) Le pont de l'Epreuve, emprunté à la mythologie persane, se .retrouvera dans les'deux visions suivantes Dante en a conservé comme une trace an chant xxtu, in /t))~.
(5) Genso'cntdcrcH~un
QuifirenUapcoecssiun.
Cuntre)cchevaUcra)G!'cnt
S'ih'eçurente amenèrent
Od()uzchantedHzmdodic
Et od le son dc l'harmonie.
Cette scène offre une frappante ressemblance avec celles qui terrL'innnt le Purgatoire de Dante le Paradis terrestre au terme des expiations, la procession des vieillards et des Vertus, les chants, les parfums et tes leçons que reçoit le miraculeux voyageur.
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assure en retrouvant, parmi les compositions des trouvères, le Voyage dc'scm~ T~'CH~Mt, odyssée monacale qui charma plus d'une fois la solitude .des cloîtres, en y transportant les tableaux d'une vie errante et libre sur les mers. Dès le onzième siècle, on en voit une rédaction latine suivie de plusieurs traductions anglaises, allemandes, françaises, espagnoles. Je m'étonnerais que l'Italie,'si amie du merveilleux, n'eût pas conservé les siennes (1). Le saint moine a quitté l'ile d'Erin pour aller chercher, à travers les mers occidentales, la <e)T6 de ?'cpro)KMXtO/ réservée aux saints: Après les aventures sans nombre d'une longue navigation, il arrive au paradis des oiseaux, demeure des anges demi-tombes, qui, sans partager la révolte de Lucifer, ne s'associèrent point à la résistance des milices udè!es (2). Plus loin, se rencon(.1) La L<'g6M~de5. BraK~aMM,.publiée par AchiHeJubinat; Paris, t85G. La grande chronique de Gotfrid de Viterhc, ~t~ seCï'Kds, contient un récit pareil, d'après Un livre conservé dans l'église de Saint-Matthieu, !<~?Yt Br«oM.)!Mm m /t;;ttiM <~MS. Les voyageurs arrivent au delà des mers a une montagne d'or qui porte une vitte toute d'or, habitée par des anges. Jtnoch et Elie y servent Dieu dans une eg)ise d'or. Les voyageurs y demeurent trois jours: mais, )orsqu'its reviennent dans )eur patrie, H se trouve que trois siècles et sept générations se sont écoulés.
(2) .Noussomcsdeceus
tjuijuseaïrcnt.dcs.sainscicux;
MaisnenosconsentimMpas.
A peu près comme les anges neutres de Dant.e (f)!/i?;')!0, n) .ChcnonfnronribcOi
!SeforfcdeHaDio,nmperseforo.
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CES .SOURCES P.OËTtQUES
tre la montagne dcl'enfer, dont le sommet volcanique domine 'l'Océan de noirs forgerons l'habitent-, et leurs marteaux retombent nuit et jour sur les enclumes où se tordent-les réprouvés..
Dans ces parages funestes, Judas seul, au milieu des eaux, jouit du repos hebdomadaire que la man~-
J
suétude infinie: du Christ lui accorda..Le passage de saint Brendan prolonge d'un jour cette suspension de souffrances ('1). Il s'éloigne ensuite; et, lorsqu'il a salué l'ermite Paul,. retiré depuis près d'un siècle dans une île solitaire, il aborde au rivage désiré. Là fut jadis le paradis terrestre, désert maintenant, mais destiné à devenir un jour l'asilè des chrétiens, quand recommencera le temps des persécutions. Ainsi l'a prédit un ange du ciel, qui, renvoie dans leur patrie lés miraculeux voyageurs (2).
(1) « Je suis, fait-il, )ife) Judas.
« por paordeLSauvcour
t ((Ci sui.au dimence ent'.onor
(( De la miséricorde Crist
« C'au dimcnce SH)')'t'.);t<. »
Rien de plus touchant que ce. pardon partiel, le seul que Dieu puisse accorder aux réprouvés. On y reconnait les habitudes de douceur que la religion introduisait dans la société moderne. Où pouvait s'arrêter une pitié qui descendait jusqu'à Judas ? (2) La terre voient plaine temprR, Les pummiers si cum en septembre,
Environ prisent :) ater
C' aine nuit ni visent fors jor clerc.
Les navigateurs espagno)sont)ongtetnps cherche l'ile de SaintBrendan. Elle est comprise au traite d'Evora dans la cession faite par la couronne de Portugal à. celle de Castille. Voyez Ferdinand
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Pendant que les imaginations charmées suivaient le moine navigateur, et cherchaient avec lui ce que l'homme rêva toujours, une terre meilleureque la sienne, des pensées moins douces s'éveillaient au récit de la Desce~c ~e s<M~ .P<M</ en enfer. –Une tradition, dont l'origine ne se retrouve pas dans les écritures apocryphes, rédigée eh latin, avant le milieu du onzième siècle, par un Français des provinces méridionales, fournit au moine anglo-normand Adam de Ros le sujet dè ce poëme (1). L'archange saint Michel conduit l'apôtre des nations dans ce lieu, dont il doit prêcher les terreurs. Devant le seuil, un arbre Denis, )e Won~e ~c/t<:K<e. M. Wright (S. Pa~M/t's Pt<r<ya<o)')/) a publié une belle description du Paradis, en vers anglo-saxons qui semblent remonter à la fin du dixième siècle. Il cite une carte du douzième, où, vis-à-vis des bouches du Gange, est représentée l'ile de Paradis. L'/ma~o MKtmd! place to jardin d'Edcn à l'extrémité de l'Asie, derrière un mur de feu qui monte jusqu'au ciel, S.Pa~te/~PMrna~oft/,05,94..
(1) Delarue, Essais hisloriques, ton. III, pag.)59; Fauriet, CoM)'s inédit. On a plusieurs manuscrits du récit iatin.Warton, llistory o/'poe~ I, 19, cite le début d'une traduction anglaise. L'auteur annonce son œuvre comme une traduction Aidez-moi a translater
ta vision-saint j'o) te ber.
]I est probaMo que Dante connut la version ou t'originat car, au n* chant de l'Enfer, it parait supposer que saint l'aul l'y précéda. Andovvi poi lo vas d' clézione.
Et la glose de Giacopo ne laisse pas de doute sur fe sens du vers. Dice ancora l' autore Paoto apostoto,!o quale fu vaso d'elettione, ando al inferno. Or, t'Ëcriture, qui rapporte )o ravissement de l'apôtre au ciel, ne le fait ~Mint descendre parmi tes damnés.
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enflamme se dresse, gibet aux,mille bras, où sont suspendues les âmes desavares. Plus loin, brûle une fournaise couronnée de sombres tourbillons. Un large fleuve, roulant des démons dans ses flots, s'enfonce sous les arches du pont fatal, que les justes réconciliés franchissent, mais qui fuit sous les pas des pécheurs. Plongés, à des profondeurs inégales, selon la gravite de leurs crimes,, apparaissaient les envieux, les adultères, les dissipa.teurs, les sectaires armés pour la ruine de l'Eglise ('!). D'autres tourments attendent les usuriers, les exacteurs, et tous ceux qui n'eurent souci de Dieu, ni merci des pauvres. Les vierges infidèles, vêtues de noirs vêtements, sont livrées aux embrassements hideux des dragons et des couleuvres. Les juges iniques errent entre des feux toujours allumés et une muraille glaciale. Des chaînes douloureuses chargent les mains des mauvais prêtres. Enfin, le puits scellé des sept sceaux renferme dans une infecte sépulture ceux qui nièrent les mystères de la foi (2). A ces tristès spectacles vient se mêler l'apparition d'une âme élue, que. lès anges portent .dans la gloire. La cour céleste retentit de joyeux (1) Le texte semble indiquer ici des sociétés secrètes, ou l'on aurait juré la destruction du catholicisme
A sainte Igtisc firent guerre.
.7 Etparsamortseparjurouent.
Dante (~en:o,.xn) représente aussi tes violents plonges dans un lac de sang dont la profondeur varie connno leur crdpabitite. (2) Dante met tes hérétiques dans des tomb es, cs?t<0 Xr.
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cantiques les damnés y répondent par leurs gémissements. Saint Paul et son guide s'émeuvent,' et commencent une prière que. répètent tous les saints. La Justice éternelle se laisse ftéchir; elle accorde aux réprouvés l'interruption régutière de leurs- souffrances, chaque semaine,. au jour du Seigneur. La trêve de Dieu s'étend sur ses ennemis.
Quelquefois t'apparition de la vie future se fait sur une scène moins large, et n'est plus qu'un épisode de l'épopée religieuse, comme la descente aux enfers chez les anciens. Parmi les sujets les plus aimés de la poésie légendaire, je remarque l'Histoire de B~r/af~t et Josaphat, accréditée par le nom ue saint Jean Damascène, souvent traitée en France, en Angleterre, en AUemagne enfin, où elle prit une forme savante et harmonieuse dans les vers de Rodolphe de Montfort (1). Je la trouve aussi populaire en Italie au quatorzième siècle, s'il en faut juger par un manuscrit de la Bibliothèque royale qui contient la légende rédigée dans un mauvais dialecte, enrichie d'enluminures grossières, par conséquent destinée à des lecteurs indulgents (2). Josaphat, fils d'un roi de ('1) Rosenkrantz, CMC/ttC/~e der De!<<se/ie;: Poesie, ~8~ Gervinus, t. Wackern:)gct, D~K/se/t<e Lésebuch.
(2) Le récit de saint Jean Damascène est bien plus étendu que celui deia légende italienne. Je la cite de préférence comme inédite et comme contemporaine de Dante. Le manuscrit où elle est contenue porte le n° 93, fonds la VaUierc, sous ce titre Leggenda dt Ba)'~<H)!~ e di GtOM/o~.
LES POËTES FRANC. 26
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l'Inde, est secrètement initié par un vieillard à la 'foi chrétienne persécutée. Les faux prêtres et les magioens s'émeuvent le roi épouse leurs colères, il soumet son fils à plusieurs sortes d'épreuves un essaim de jeunes tentatrices l'environnent, il va succomber, lorsqu'enfin, ayant recours au Seigneur par la prière, il est ravi hors de lui-même. « Et incontinent un ange -le conduisit au ciel, et lui montra la gloire du ciel, et les chœurs angéJiques, avec le cortége des patriarches, des prophètes, des apôLres, avec une grande multitude de chevaliers et de vierges qui moururent martyrs et l'ange l'avertit que, s'il gardait sa virginité, il serait tôt ou tard de cette assemblée glorieuse. Et après lui avoir montré le paradis, l'ange lui fit voir l'enfer et les dénions, et les peines des pécheurs, et le feu, où il n'y a que pleurs et grincements de dents pendant l'éternité. Quand Josaphat vit les dénions et les peines des âmes, incontinent il commença à pleurer, à trembler avec une grande épouvante. Et l'ange lui dit « Tu as considéré la punition K des pécheurs c'est pourquoi je te reconduirai au « monde, dans ton corps; et, si tu oublies ta virgi« nité, tu seras mis dans le feu d'enfer. » A ces mots, Josaphat se réveilla et depuis cette heure la tentation s'éloigna de lui (1).
(1) E incontenento fo porta el so spirito in cello, e foge mostra ']a gloria del Paradiso e )i ordeni de H agnoti, e H patriarchi, e ii profecti, e Ii apostoli, e una grande multitudine de chavalieri, ver-'
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Pendant que ces quatre récits, entrés pour ainsi dire dans l'héritage poétique des nations chrétiennes, font le tour de l'Europe et passent par toutes ses langues, il se trouve au fond du Nord; -en Islande, un écrivain qui rassemble les traditions mourantes de sa patrie, pour en composer le célèbre recueil de l'Edda. A la suite des fables païennes ensevelies dans ce livre comme dans leur tombeau, on est étonné de rencontrer'un chant chrétien, le CA(M~ ~t Soleil, où le poëte, s'arrachant aux souvenirs d'une mythologie condamnée, s'efforce de reconstruire le monde invisible sur de meilleurs fondements (1). Un père a rompu les lois de la mort pour venir instruire son fils, il le visite dans un songe et lui révèle les secrets de l'éternité. Il a'parcouru d'abord'les sept zones du monde inférieur. Des oiseaux noircis de fumée, qui étalent des âmes," tourbillonnaient comme un nuage de moucherons~à l'entrée de l'abîme. Les femmes impudiques -poussaient en pleurant des rochers ensanglantés. Par un chemin de sable brûlànt marchaient des hommes couverts de bles-
gini, i; l'agnolo go disso quiesti sic martiri. (Quatre peintures représentent la procession des personnages célestes.)E E di ce l'agnolo Giosafat, se tu combattere per la toa virginita tu scre in questa schëra. J'ai voulu donner un spécimen de ce grossier dialecte. (')) ~(Ma &BmMKf/ar, t. 5o<s)'oc!. Sans doute le skalde islandais fut inconnu du poëte de Florence; mais les rapports qu'on trouvera dans leurs récits montreront encore mieux l'antiquité des sources où tous deux puisent.
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sures (1). Des étoiles menaçantes étaient suspendues sur le front des excommuniés. Sur la poitrine des envieux, on lisait des runes de sang. Ceux qui avaient poursuivi les vaines félicités de la vie cou- raient sans repos dans une carrière sans but. Les. voleurs, chargés de fardeaux de plomb, allaient par troupes au château de Satan. Des reptiles venimeux traversaient le cœur des assassins; et les corbeaux de. l'enfer dévoraient les yeux des menteurs (2). –Mais le vieillard s'est vu ravir ensuite aux plus hautes régions du-ciel. Là, des anges radieux lisaient l'Évangile sur la tête de ceux qui firent l'aumône. Ceux qui jeûnèrent étaient entourés d'esprits célestes prosternés a leurs pieds. Les fils pieux rêvaient bercés sur les rayons des astres. Les opprimés, les victimes des forts; portés dans des chars de triomphe, passaient comme des rois au milieu de la foule des saints. Cette douce image du paradis, substituée aux combats et aux banquets éternels du Walhalla, cette apothéose de (1) Solar-liod, 58, 59. Cruenta saxa. Nigrse i)l:e femirMe. Trahebant tristi modo. Multoshomines vidi. Sauciatos ire. In illis pruna obsitis viis. Cf. /M/isfKO, vu, x~v, xxvm. La-peine des avares, des sodomites et des schismatiques.
(2) So~ar-Hod, C5, 64. Catervatim ibant illi. Ad Ptutonis' arcem. Et gestabant onera e plumbo. Hommes vidi illos. Qui multos pecunia et vita spoliarant. Pectora. Raptim pervadebant viris istis. Validi venenati dracones. Cf. le château de Satan, les chapes de plomb des hypocrites, les serpents qui poursuivent les voleurs de grand chemin, hi~rno, vin, xxm, xxiv. Le dernier de ces rapprochements est si remarquable, qu'on aurait peine à le croire fortuit.
r
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la chanté, de l'abstinence et de la résignation, laissent assez voir ce que pouvait l'Église sur l'esprit indompté des Scandinaves. Cependant .on reconnait encore dans le tableau de l'enfer les refiets sinistres du paganisme. Les vieilles peintures du royaume des ténèbres (~M~e/AeM~) sortirent lentement de la mémoire des peuples du Nord. J'en retrouve le souvenir et le nom (~Ms~~) jusque dans un cantique du jugement dernier, composé au neuvième siècle. Longtemps les patres de la Souabe et de la Suisse ont montré les montagnes creuses, ou quelqu'un d'entre eux ayant pénétré, avait vu Siegfried, Charlemagne ou Frédéric Barberousse tenir sa cour avec les morts ('!). Toute la poésie du moyen âge .était donc pleine 'des spectacles de l'éternité. Mais de même que les songes de la nuit se forinent des pensées du jour, ainsi les poëtes rêvent ce que les peuples croient. Les peuples croyaient donc au conimerce des vivants et des. morts; ils croyaient l'Eternité accessible aux âmes pures, ils croyaient aux visions. Il n'est pas de récits que les enfants aient plus curieusement écoutés de la bouche de leurs mères, (i) Vaclcernââel, Deutscltes Lese6rtcle )~<M~~H GM:c/t< Mr ni mac denne n~c andremo
Hett'an vora demo MuspiUe.
On peut citer aussi la peinture terrible du jugement dernier dans )'Hftn))OMt'e <MH~t7M, par le Saxon HcHand, Gervinus, Geschichle der .O~f~c/~K Poésie, t. I. Sur les montagnes creuses Grimm, Deulsche &<
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les hommes des lèvres du prêtre, qui les tenait de ses livres. Je n'accuse ni tes livres, ni le prêtre, ni les mères, et je ne vois rien de plus digne de respect que cette crédulité tant méprisée. J'y découvre le besoin le plus honorable de la nature humaine, et le plus inexorable en même temps, le besoin de l'infini. Il s'en fallait encore de deux cents ans que l'homme eût fait le tour de la terre il n'en connaissait encore ni l'étendue, ni la forme, ni la situation mais ce qu'il savait depuis longtemps, c'est qu'elle était trop petite. Il voulait voir au-dessous et au-dessus. On avait beau fouler aux pieds les pauvres dans la fange, ils n'étaient pas encore si bas qu'ils ne se souvinssent de leurs destinées, Ils voulaient, non-seulement qu'on leur enseignât le paradis, mais qu'on le leur décrivît,. < qu'on l'eût visité pour eux. On avait beau envelopper les rois dans une nuée d'encens et d'hommages, ils s'ennuyaient de ces honneurs qui devaient finir, et payaient des poëtes pour leur peindre l'éternité, sans oublier l'enfer, où sont punis les tyrans.
III
Tant d'ouvrages d'art, tant de productions dans un siècle, supposent l'effort d'une pensée qui vient de plus haut. Avant qu'un récit soit mis en vers,
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il est longtemps resté dans les entretiens, dans les souvenirs des hommes. La poésie est la fleur la tradition est la tige elle est longue et délicate; il faut la dégager lentement, avec patience, si l'on veut aller jusqu'aux racines.
En présence du nombre infini de visions de la vie future qui remplissent les chroniques .et les légendes, je vois d'abord l'impuissance où je suis de tout étudier et de tout connaître. Il me suffit de montrer l'extrême richesse de cette littérature du monde invisible, quelle place elle tenait dans la bibliothèque des hommes du treizième siècle, quelles images elle devait laisser chez un grand esprit comme Dante, avec la passion de tout lire et le don de ne rien oublier.
Je remarque premièrement les livres qui étalent dans le patrimoine commun de la chrétienté, que toutes les abbayes faisaient copier pour l'usage de leurs moines; et je n'en'trouve pas de plus célèbres que les Vies des saints. Dès le septième siècle, un décret du pape Gélase avait mis les Vies des Pères au rang des écrits que l'Eglise reçoit avec honneur Cassiore en recommandait l'étude saint Benoît les nommait parmi les lectures que les religieux devaient entendre chaque jour, à la suite du repas (1). De la ce grand nombre de collections, (!) Cetasins papa, apud Gratiani decretum dist. xv, cap. &ïHC~ Eec~Stft. a Vitas Patrum, Antonii, P.tuli, Hiiarioms, et omnium ercmitarum, qnas tamen virbeatus sct'ipsit ttioronymus, cum onuu
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formées des actes des martyrs, des biographies écrites par saint, Jérôme, des récits de Ruffin, de Sulpice Sévère, de Grégoire de Tours, et successivement enrichies des souvenirs que chaque génération de saints laissait après e!!e. Lesinterpolations étaient faciles les fables pénétraient sans peine dans une.suite de fragments qui n'avaient pas de lien chaque monastère eut son recueil abrégé ou grossi, selon le loisir de ses copistes. Deux écrivains du treizième siècle, deux Italiens, avaient tenté de porter la lumière au fond de ce désordre le premier était Barthélemy de Trente; le second, Jacques de Varaggio, archevêque de Gênes, auteur de laLégendedorée, qui rangea les actes des-saints dans le cycle de l'année ecclésiastique, et fit à chaque fête comme une couronne de poétiques traditions (1). J'ouvre donc la Légende dorée, et j'y reconnais le Purgatoire de saint Patrice et l'histoire de Josaphat. Dans la vie de saint Jean l'Evangé!iste, dans celle de saint Thomas, au chapitredela fétedetousies Saints, je trouve plusieurs visions de l'enfer et du ciel. Si je m'arrête au jour de la Mémoire des trépassés, j'y vois de fréquentes honore suscipimus. Cassiodore, Instit. ~tt'M; cap. xxxn. S. Benedictus, in Regula, cap, Lxu Monachi omni lempore, sive jejunii sive prandii fuerit, mox ut surexerint a cœna, scdcant omnes in unum, et tegat unus collationes et vitas Patrum, aut certe aliquid quod œdiRcet audientes.
(d) Tiraboschi, Sioria della Z,eMem~<?'<t, ab annoUSSad annum 1500, tib. 11, cap. i.
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apparitions des morts aux vivants, et l'histoire merveilleuse d'un jeune homme mort au pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle.. Son âme, enlevée par les démons, réclamée par les anges, conduite enfin aux pieds de la sainte Vierge, fut renvoyée sur la terre pour y solliciter les prières des hommes en faveur des défunts (1). Mais rien n'égale l'admirable récit de la descente du Sauveur aux enfers. La Légende dorée l'emprunte à l'évangile apocryphe de Nicodème, populaire en Occident dès le temps de Grégoire de Tours; mais, encore tout plein du souffle hardi de l'Orient, les Pères de l'Eglise ne le citent jamais c'est une source où les artistes et non les théologiens vont puiser Milton et Kiopstock ne la négligèrent pas. Le récit commence au jour de la résurrection. La nouvelle du prodige a mis Jérusalem en rumeur et la synagogue en alarmes. Tandis que les princes' des prêtres délibèrent, on introduit dans l'assemblée 'deux ressuscités, Leuciuset Carinus, filsdu vieillard Siméon chacun d'eux se fait donner un livre, et ils (1) Legenda «Mres, de S. Patricio, de S. Josaphat, de ~mona d~/i<c/0)'!<m, etc. On y trouve aussi les histoires de saint Fursy, de saintCarpe et de sainte Christine, que je rapporterai plus loin. La légende de la fête de tous les Saints décrit ta procession merveilleuse des Saints, des Anges et du Christ, qui apparut pendant la nuit au gardien de l'église de Saint-Pierre du Vatican. La même procession revient dans la tégende de S. Bonus, publiée par M. du MerU, Poésies /ah'Mes poj~/otfM, p. 190.
rr:csut erat Dco gratus,
Ex Franeorum génère tmtus, e!c.
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écrivent ce qui suit « Nous étions dans les ténèbres avec nos pères les Patriarches, quand tout a coup une lumière d'or et de pourpre, comme celle du .soleil, nous illumina et aussitôt le père du genre humain, Adam, tressaillit'de joie, et il dit « Cette lumière est celle de l'Auteur de toute « lumière, qui a promis de nous envoyer son jour « éternel. » Et Isaïe s'écria « Cette lumière est « celle du Fils de Dieu, dont j'ai prophétisé que le « peuple qui marchait dans les ténèbres verrait « une grande lumière. » Et le vieillard Siméon survint, et avec lui Jean-Baptiste, et ils rendirent ce témoignage du Sauveur l'un qu'il l'avait tenu dans ses bras, l'autre qu'il l'avait baptisé et que sa venue était proche. En ce moment Seth se souvintqu'unjour il étaitalléaux portes du paradis terrestre demander « l'huile de miséricorde)) pour -oindre Adam, son père, qui était malade; et saint Michel, lui apparaissant, lui avait annoncé que l'huile de miséricorde ne serait donnée au mondequ'après cinq mille cinq cents ans accomplis. Et comme il se trouva que ce temps s'accomplissait à l'heure même, tous les patriarches frémirent d'allégresse. Alors Satan, le prince de la mort, dit à l'Enfer « Prépare-toi à recevoir Jésus, qui « se glorifiait d'être le Fils de Dieu, et qui n'est « qu'un homme craignant de mourir; car il a dit « Mon âme est triste jusqu'à la mort. Yolcl que « je l'ai tenté; j'ai excité le peuple contre lui, j'ai
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« aiguisé la lance, mêlé le iiel et le vinaigre, « préparé la croix le moment n'est, pas 'loin où je « l'amènerai captif, Et l'Enfer demanda « Est-ce « lè. même Jésus qui a ressuscité Lazare ? M Et Satan répondit « C'est lui-même, » Et l'Enfer, s'écria « Je te conjure par tes puissances et par « les miennes de ne ,pas m'amener cet homme; « car, lorsque j'ai entendu le commandement de « sa parole, j'ai tremblé, et je n'ai pu retenir « Lazare mais, se dégageant tout à coup, il a pris « son essor comme l'aigle, et il s'est échappé. M Or, tandis que l'Enfer parlait de la sorte, une voix se fit entendre, pareille à celle du tonnerre, et elle disait « Princes, ouvrez vos portes, levez vos portes « éternelles, et livrez entrée au Roi de gloire. » A cette voix les démons coururent, et fermèrent les portes d'airain avec des barres de fer. Et David dit en les voyant « J'ai prophétisé qu'il briserait les « portes d'airain. » Et la voix recommença c< Ouvrez vos portes, et livrez entrée au Roi de « gloire. » L'Enfer voyant qu'on avait crié deux fois, demanda « Et qui donc est ce roi de gloire ? » Et Daniel répondit « Le Seigneur fort et puissant, « le Seigneur fort dans le combat, c'est lui qu'on « appelle le Roi de gloire. » Comme il parlait encore, le Roi de gloire parut, sa splendeur éclaira les limbes éternelles et le Seigneur, étendant sa main etprenant la main droite d'Adam, « La paix, « dit-il, soit avec toi et avec tous ceux de tes fils-
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« qui furent justes. M Et le Seigneur sortit des enfers, et tous les justes le suivirent. -L'archange saint Michel les introduit ensuite dans le Paradis, où il trouve Enoch et Elie, enlevés de la terre et réservés pour les épreuves de la fin des temps. Ils voient aussi venir au-devant d'eux un homme qui porte sur ses épaules le signe de la croix. Et comme on lui demande ce qu'il est « Je suis, dit-il, le « Larron crucifié avec Jésus, et j'ai cru en lui, et « il m'a donné ce signe, en me disant de me pré« senter aux portes du Paradis, et de montrer .ce « signe à 1"ange qui les garde. Et j'ai fait ainsi, et « l'ange, m'ayant ouvert, m'a donné ma place. » Ce futia que Leucius et Carinus cessèrent d'écrire; et, se transfigurant, ils devinrent blancs comme la neige et disparurent. Mais, les deux livres étant restés, on les trouva parfaitement conformes. Les beautés de ce fragment n'ont pas besoin de commentaire. La scène s'ouvre avec toute la grandeur de l'épopée il* ne se peut rien de plus heureux que cette façon de grouper les personnages, de les mettre aux prises, et de leur donner la parole. Après cette longue attente, ces entretiens et ces disputes, la brièveté de l'action a quelque chose de foudroyant comme la puissance divine, et le triomphe terminé par l'histoire du bon Larron couronne ces spectacles pathétiques d'une pensée de miséricorde qui repose le cœur. L'auteur de la Légende dorée le savait bien il n'ignorait pas la
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valeur des textes apocryphes dontil usait lui-même en relève souvent )es anachronismes et les contradictions. Néanmoins, il fait servir ces peintures imaginaires a la traduction d'une doctrine véritable. Il ne s'est point proposé d'écrire l'histoire, mais bien le pdëme de la vie des saints. On lui a cruellement reproché, ces mensonges je n'en vois pas d'autres que le mensonge éternel de l'art, le mensonge de la toile ou de la pierre qui veut reproduire, par des traits immobiles, la beauté vivante. Assurément l'artiste n'ignore pas la distance qui sépare l'idéal immortel de cette image froide et muette sortie de ses mains, et c'est pourquoi il ne se contente jamais de ses œuvres. Cependant le peuple ne se trompe pas non plus, mais il se contente il suffit qu'on l'ait mis sur la voie, il fera le reste. Sans doute, il voit bien que la coupole peinte et dorée sous laquelle il prie, si haute qu'on l'ait faite, est bien loin du ciel qu'elle veut représenter; mais elle en montre la route, et la prière y. atteindra (1).
tl) Legenda SKrMt. de resurrectione Domini. Cf. Fabricius, Codex apocryph., p. 282. Le texte primitif est en grec. Grégoire de Tours (~M~. Franc., I, 21, 24) donna déjà une traduction abrégée de l'évangile de Nicodème. Cette histoire, devenue populaire au moyen âge, passa dans toutes les langues et sous toutes les formes littéraires. Au dixième siècle un moine, dont la vision est racontée par Ansellus le Scolastique, accompagna le Sauveur aux enfers, et assista à la délivrance des âmes, qui se renouvelle chaque'année. Mais le pauvre religieux revient sous la conduite d'un démon. Cette pièce a été publiée par M. du Mérit, Poésies latines yop!~<K)'M, p. 200. H faut citer aussi le soixante-sixième chapitre
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Mais la critique de Jacques de Varaggio, si indulgente qu'elle fût, avait rejeté des récits plus étendus, qu'il fallait chercher dans d'autres recueils. Telle était l'aventure de trois moines d'Orient, qui virent flotter des rameaux d'or sur le fleuve voisin de leur solitude. Ils remontèrent le courant jusqu'à des montagnes inconnues, où ils se virent tout à coup au milieu du paradis terrestre, gardé par Enoch et Ëlie. Et lorsque, ayant admiré les merveilles de ce beau lieu, ils regagnèrent le cloître, d'autres moines y avaient pris leur place; on leur montra leurs noms à demi effacés par le temps dans les obituaires de la maison sept siècles s'étaient écoulés (i). Une collection italienne des Vies des Pères rapportait les discours des deux religieux, conduits en esprit au séjour des réprouvés ils y contemplèrent Caïphe dans le feu, et le prince des démons dans l'abîme (2). On y lisait surtout la longue vision de Tantale, chevalier jeune et beau, lequel, au milieu d'un banquet, au moment de mettre la main au plat, tomba frappé d'un somde l'Histoire de Pe)'ce/b?'M<, où t'en voit « comment le roy Alfaran. a s'en alla en l'ysle de vie.publier la foi cathohque, et racompter « au long )a passion et ia résurrection de Jésus-Christ au roy Ga« difer d'Ecosse et au roy Perceforest d'Angleterre, à la sage royne, « et aux aultres. » Voyez enfin l'excellent trayait de M. Douhaire sur tes apocryphes, dans l'Université catholique, année 1858. (1) Manuscrit de la Bibtiothèquo du roi, du. quinzième siècle, n° 77 G2 « De <7-e woMM che zeno a lo Paradiso terrestro. Lo Paradiso terrestre si è in terra in questo mondo, in ne le parte d'Oriente suso uno monte altissimo. »
(2) ~6 ~e'&:);<: Padt- Venezia, 1448 Firenze, ')758.
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meil. miraculeux. L'âme échappée du corps se trouva au milieu d'une vasteprairie, où les esprits malins t'environnaient déjà, lorsqu'un ange lumineux comme une étoile vint le dégager de leurs mains. Il la conduisit alors par une vallée terrible et ténébreuse, pleine de charbons ardents; et audessus il y avait un couvercle de fer eh forme de gril, où étaient assis un grand nombre de diables occupés au tourment des réprouvés. Ensuite venaient des forêts d'arbres épineux, peuplées de chiens enragés, des étangs de soufre et des étangs de glace bafayés par un vent violent; le pont de l'épreuve jeté sur un fleuve de flammes (1). Enfin, paraissait Lucifer, l'ennemi de Dieu et des hommes, d'une taille gigantesque, avec une forme humaine, sauf qu'il avait cent mains, longues de cent palmes. Il était chargé de chaînes embrasées; et, pour apaiser la soif qui le dévorait, il étendait ses mains sur la foule des âmes, en saisissait autant qu'il en (1) ~t<e de' S<M<t l'adri, libro V, cap. x). Per una vatte terrihile e tonebrosa, e coperta di cahgine di morte, profondissime e piena di carboni affuocati, e di sopra era un coperchio di fen'o fatto a modo di una gradella, etc. Ci. /x/~)0, xx<, Dolorosi lessi. Tanta)o est la forme italienne et presque mythologique du nom irlandais de Tantale. La légende, irlandaise d'origine, passa en latin dans le -S/~CM~!)t /tM/orMt<e de Vincent de Beanvais, lib. XXVI, c. Lxxxvm, 104. M. Wright, S.. P~rM;/c';i ~'u?'<~on/, p. 82. en cite p)usienrs traductions anglaises, aHemandes, françaises. M. Turnbu)) a publié </M Visions o/' r;Mda<e together w;</t H)e<rtes< MMr<t<tTa<M~, and other fragments o/'eaWy~oetT'y, Edimburg, 1845. On en connait p)usicurs versions a!iemandes,uamandes, françaises. Cf. Grcith, SpiCi'~tM))! ~(<t'ca)!Mm; n.mn, Ge~te/t<e der xu «Hd xtn 7a/t)'/tM)t~)'<, etc.
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pouvait tenir, et les exprimait dans sa bouche comme le vin d'une grappe. L'âme de Tantale vit tourmenter ainsi ceux qui renient Dieu, les faux chrétiens, les homicides, les ennemis de la paix, les adultères; mais surtout les prélats et les chefs des peuples, qui cherchent les seigneuries et les bénéfices par intrigues, simonie ou menaces; ceux qui vendent les sacrements de l'Eglise ceux qui jugent faussement par amour, par intérêt ou pardéfaut de. savoir (1). Le pèlerinage merveilleux s'achève en traversant le purgatoire et le paradis. Assurément les traits du tableau sont durs et les couleurs grossières mais on y trouve un sentiment qui purifie tout ce qu'il touche c'est la passion de la justice, d'une justice égale pour tous. Les imaginations étaient faciles à contenter, mais les consciences étaient exigeantes.
Après ces légendes, dont la popularité était universelle, j'en vois d'autres qui se liaient à l'histoire de chaque royaume, de chaque église, peut-être de chaque communauté puissante. 11 ne serait pas sans intérêt de suivré la tradition chez quelques(1 ) Vile de' &M<t Patblibro V, cap. xt. Era ancora tutto quello inimico de Dio tigatopertutte le membre concathenedifcrro motte affocatedi foco. E quando ha piene le mani lestringe et spremezele in bocca corne fa el vino de Fuva. Cf.JK/en;o,xxx)v. Tutti questi tormenti son per )i prelati e guidatori dei popoli, quati vanno cercando e proccaciando le signorie e grandi onori del mondo o benefici, o per cupidita, o per potere fare danno ad altrui. e coloro che giudicano falsamente per amore, o per doni, o per difetto di soenza. e che vendono il sacramento della Chiesa.
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uns des grands peuples de l'Europe, et de considérer quelle empreinte elle y reçut de leur génie et de leur civilisation.
1. Nulle part les visions ne se montrent plus nombreuses ni plus effrayantes qu'en Allemagne. Nulle part aussi une résistance plus opiniâtre n'arrêta l'effort civilisateur du christianisme. Dans un pays où, les empereurs trafiquaient des églises, où plusieurs peuples, au onzième siècle, vivaient encore en pleine polygamie où les prêtres, menacés par Grégoire VII, s'écriaient qu'ils renonceraient au sacerdoce plutôt qu'au mariage, il semble qu'il fallût toute la puissance de la terreur pour faire pénétrer la sainte pensée du devoir (1). Ces cœurs violents, ces esprits indisciplinés, ne se rendaient qu'à la prédication de l'enfer. Je ne m'étonne plus des sombres peintures qui remplissent le Livre' des visions, compilé par le moine Othlon de Ratisbonne (2). J'y compte sept apparitions des peines futures. Une servante d'Augsbourg, qu'on portait au tombeau, ressuscite pour avertir un magistrat de la ville, au nom de son père damné, de restituer des biens mal acquis. Un pauvre, qui mendiait aux portes de l'église de Saint-Emmeran, voit en rêve une maison de fer rougi au feu, où sont emprison(')) Adam Bremens, ~fMt.ecc~Voigt, Hist. de Grégoire P7/\ .(2) Othlonis monachi Ratisbonensis Liber MMonMtn <Mm M<arum <MMt sHorMtM. Apud Bernard. Pez, T/iË~au)'. o~c~oc~or. HO!)M.tMt.,t.I[I.
LESPOËTESFRAtfC.
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nés éternellement les mauvais conseillers qui détournèrent l'empereur de faire sa paix avec Dieu et les hommes (1). Une autre fois le saint patron du monastère conduit en esprit un de ses religieux sur la montagne du purgatoire. La peine des justes qui s'y purifient est de considérer les supplices des réprouvés et d'entendre leurs cris (2). Ailleurs, c'est la grande impératrice Téophanie qu'on voit punie pour avoir propagé le luxe des Grecs parmi les femmes de France et de Germanie (5). Mais rien n'égale l'étrange aventure d'un seigneur appelé Vollark, qui, se rendant à des noces avec un petit nombre de compagnons, s'égare au déclin du jour dans une forêt. Et comme il désespère de retrouver sa route, un cavalier noir l'aborde, et lui propose l'hospitalité pour la nuit. Bientôt la forêt s'éclaire au fond d'une large avenue resplendissent les feux d'un château. On entre dans les vastes salles, la table du festin est dressée, elle se couvre d'une profusion d'or, d'argent, de pierreries tout autour se rangent des figures sinistres. Et, comme Vollark ne peut cacher ni son étonnement ni son inquiétude « Toutes ces richesses que tu vois, lui dit le « maître du lieu, sont les biens que les hommes (1) Visiones, 6, 11 Ibi sunt inclusi nuper defuncti qui Cœsari Henrico pacem undique patrare studenti rësistere prœsumpserunt. (2) Visio 14.
(5) Visio 17 Quia videlicet muha superflua et luxuriosa mulierum ornamenta quibus Gracia uti solet, sed eatenus in Germa-. niai Francisque provinciis erant incognita, tune primo delata.
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« enlèvent aux églises c'est pour moi qu'ils tra« vaillent. » Alors le bon seigneur se souvint que son hôte/en se nommant à lui, s'était donné le nomdeNithard, c'est-à-dire le Malin; mais comme il était juste et craignait Dieu, les démons ne purent rien sur lui; il revint sain et sauf avec ses compagnons, son cheval et ses armes. Du reste, le narrateur a la sincérité de ne point garântir son récit; il l'a reçu de la rumeur publique, et nous aimons à cueillir en passant cette fleur de poésie populaire qui a de la grâce et de l'éclat (d). En remontant plus haut, nous rencontrons la célèbre vision du moine Wettin de l'abbaye de Reichenau, rédigée sous sa dictée par l'abbé du monastère, et mise en vers par Walafrid (3). Deux jours avant sa mort, Wettin avait été ravi en esprit et, guidé par son ange gardien, il avait visité le triple séjour des âmes. Il vit les damnés livrés à d'affreuses tortures, roulés dans des torrents de feu, ensevelis dans des châsses de plomb, captifs entre des murs infranchissables, au milieu d'une épaisse fumée; et il y'reconnut beaucoup de prélats, de prêtres et de religieux (5). Il gravit la montagne (1) Z.!7'67't)!KOHM7t, 25. Aux numéros ')0 et 20 se trouvent les récits de saint Boniface et de Bede, qu'on lira ci-après. (2) Acta sançtorum ordinis S. Benedicti, ssec. IV, pars Ir, p.265.
(5) Ibid.
Quem plumbea possidet arca
.Judicii usque diem dubio sub Une vomendum.
Cf. 7~/frHO, ix. Le supplice des hérétiques.
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du purgatoire, où les évêques négligents expiaient leur mollesse, et les comtes leur rapacité. Au milieu d'eux, Charlemagne était puni pour l'incontinence de sa chair ('!). Ensuite les portes du palais céleste lui furent ouvertes il traversa les rangs des martyrs et des vierges; il parvint jusqu'au trône de l'Éternel, et reçut l'assurance de son salut, à condition de revenir annoncer aux hommes pendant deux jours ce qu'il avait vu des vengeances' divines (2). Il y a toute la tristesse du neuvième siècle dans le rêve du moine de Reichenau. De ces guerriers et de ces pontifes de l'âge héroïque qu'on voyait naguère tout couverts de gloire, il ne reste plus que des âmes souffrantes et châtiées et le grand empereur n'échappe ni à la flétrissure ni au supplice. On a besoin de rencontrer des images plus consolantes dans un récit de saint Anschaire, qui, vers le même temps, achevait la conquête religieuse du Nord (5). II racontait qu'après son (1) Acta S<:MC<o)'um ordtMM S. Benedicti.
His visis eetsum montem cœloque propinquum
Adspieiunt. ibidem
Abluit incauto quidquid neglexerat actu.
Fixoconsisteregressu.
Oppositumque animal lacerare virilia stantis
La;taquc pcr reliquum corpus lue membra carebant.
(2) 7M(<.
Unde tibi jubeo auctoris de nomine nostri
Ista palam referens ut clara voce revotvas.
(5) Ft<<! s<M!c<t ~MM~m. auctore Remhcrto, Bollandist., 3 fév.
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entrée en religion, étant tombé dans la tiédeur, il eut un songe il lui sembla qu'il venait de mourir, et que saint Pierre et saint Jean l'assistaient. Ils le conduisirent premièrement en purgatoire, où il passa dans les ténèbres et dans la gêne trois jours qui lui parurent dix siècles. Puis, revenant le chercher, ils le menèrent par des chemins qui n'avaient rien de corporel, marchant d'un pas immobile à travers des clartés toujours plus vives jusqu'aux portes du paradis. Les choeurs des bienheureux étaient tournés vers l'orient, les uns cachant leurs têtes dans leurs mains, les autres étendant les bras, tous unissant leurs v.oix dans un concert sans fin. Vingt-quatre vieillards siégeaient sur des trônes plus élevés; et 'à l'orient paraissait une lumière dont on ne voyait ni le commencement ni la fin, qui enveloppait tous les élus, qui les pénétrait, qui les couvrait, qui les soutenait. Anschaire ne vit luire en ce lieu ni le soleil ni la lune, il n'aperçu t-ni les cieux ni la terre car il ne s'y trouvait rien de matériel. Seulement un reflet pareil à l'arcen-ciel environnait l'enceinte sacrée. Or; du sein de la majesté divine une voix sortit souverainement t douce, et qui parut néanmoins remplir le monde « Va, dit-elle au jeune moine, et tu reviendras K martyr (1). » Le même caractère de douceur (')) Qui sptendor tantœ magnitudinis erat, ut née initium ejus nec finem contemptari valerem. Ipse omnes extcrms circumdabat, ipse omncs interius satiando l'egebnt, superius protegobat, in-
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se fait sentir dans les deux visions racontées par saint Boniface. Cet homme infatigable, ce fondateur des églises de Germanie, ce conseiller de Charles Martel et de Pépin, trouve.le loisir d'écrire à une religieuse anglo-saxonne, et de lui rapporter la déclaration d'un ressuscité qu'il vient d'interroger au monastère deMilburg. L'interrogatoire était solennel en présence de trois religieux, celui qu'on avait cru mort décrivit son départ de ce monde, son voyage en compagnie d'autres âmes qui cheminaient vers l'Éternité; le jugement où ses péchés l'avaient accusé, et ses bonnes œuvres défendu jusqu'à ce.que les anges vinssent l'enlever pour lui montrer le paradis, et le renvoyer ensuite parmi les hommes. Dans une autre lettre; c'est une femme qui visite les lieux éternels. Ici encore les peintures de l'enfer restent dans l'ombre on retrouve bien le caractère du charitable évêque qui faisait transcrire les saintes Ecritures en lettres d'or, afin de charmer les yeux des païens, et qui eut horreur du sang, jusqu'à mourir plutôt que de laisser tirer l'épée pour sa défense (1).2. Rien n'était plus près des Allemands que les fërius sustinebat. Sol vero nec luna noquaquam lucebant ibi, nec cœlum ac terra ibidem visa sunt, nam erant cuncta incorporea. C'est l'aspect tout spirituel du paradis de Dante.
(1) S. Bonifàcii epist. 21 et 71, edidit Wtirdtweui.td., ep. 28, Vita auctore WiUibatdo, apud part. 5, lllonumenta GettMSKME historica.
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populations germaniques, maîtresses du nord de la France, où elles gardèrent longtemps leur langue, plus longtemps leur caractère et leurs mœurs. A la fin du treizième siècle, les Siciliens accusaient dans un manifeste « la barbarie de ces Français qui, « au lieu de s'instruire à l'école de l'Italie, allaient « chercher au delà du Rhin des lois sauvages et des « coutumes sans pitié ('!). )) Nos voisins.avaient pu s'en apercevoir aux fureurs de la guerre albigeoise. Il faut donc s'attendre, en remontant le cours des chroniques françaises, à les trouver mêlées de ces redoutables récits qui viennent y jeter la terreur et souvent la lumière. L'habitude en est si profonde, que le bon Joinville ne saurait achever son histoire sans l'embellir d'une vision et il y conte l'aventure d'un prince tartare miraculeusement transporté au milieu de la cour céleste; pour y apprendre les destinées de son peuple (2). Au onzième siècle, quand les premiers signes d'une renaissance chrétienne se montrent dans la sainte abbaye de Cluny, on lit dans ses annales qu'un chevalier revenant de Palestine, jeté par les vents sur une île déserte, s'était trouvé près du séjour des morts. Il avait appris d'un ermite, seul habitant de la contrée, que souvent on y entendait les plaintes des (1) Epist. P<Mwmt<<M!onfM! ad dominos cardinales. Apud Amari, F~~o siciliano, t. It. u HispidaegentisËnitima in fe« ram barbariam et convictam crudeliter efferatur. Mine indiscrets « dominia, hinc dira regimina. x Ce texte est souvent corrompu. (2) Joinville, Vie de M!M< Louis.
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démons, frustrés des âmes que saint Odilon, abbé de Cluny, leur enlevait par ses jeûnes et ses prières (1).
A. mesure qu'on arrive aux derniers Carlovingiens, quand les peuples sèchent de frayeur devant les conquêtes des Sarrasins et des Normands, les peintures deviennent plus sombres. Une femme, appelée Frothilde, est conduite chez les trépassés elle y a des spectacles où l'on reconnaît l'exil de Louis d'Outre-mer, et le désordre du royaume (2). Les rêves des rois ne sont pas meilleurs. Une nuit, au retour de matines, Charles le Gros voit devant lui une figure vêtue de blanc qui lui remet dans les mains l'extrémité d'un fil lumineux, et le conduit dans le labyrinthe infernal. Il visite le lieu marqué pour la punition des mauvais évoques. Il passe les montagnes et les torrents de métaux fondus, où gémissent les méchants seigneurs, tandis qu'une voix crie « La peine des grands sera grande. » Au fond de la vallée fleurie du purgatoire, il découvre son père, Louis le Germanique, plongé dans une chaudière d'eau bouillante. Enfin le ciel s'ouvre, et lui laisse voir son aïeul Lothaire, qui lui prédit la fin prochaine de son règne et la ruine de sa race (5). Quelques années plus tôt, Hincmar (1) Girard, la Fleur des Saints, t. H, p. 445, et Labitte, la Divine Comédie avant Dante, n' vt.
(2) Ampère, HM<. littéraire de FrattM, t. III, p. 285. (5) Ampère, littéraire, t. III, p. 120. Labitte, la Di-
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rapporte la vision de son diocésain Bernold, qui a contemplé dans un lieu de détresse les âmes de Charles le Chauve, de l'archevêque Ebbon et de plusieurs prélats ce sont précisément les anciens adversaires dtlincmar, que l'imagination complaisante de son ami a relégués en purgatoire (1). La passion politique ne perce pas moins dans la vision d'Audrade. tt vient d'assister aux conseils éternels. Dieu a convoqué devant 1~1 les anges de toutes les églises, et, les ayant Lénis, leur demande la cause des scandales de la terre; et les anges en accusent les mauvais rois. Dieu dit « Où sont ces rois ? car « je ne les connais point. » Alors comparaissent l'empereur Louis, ses fils, Lothaire et Charles, son petit-fils, Louis, roi d'Italie et Dieu leur enjoint de servir l'Église, s'ils tiennent à leurs couronnes (2). Un autre songeur a vu l'âme de Charlemagne mise en jugement. Des troupes de démons viennent jeter ses péchés dans la balance. Mais ,saint Jacques de Compostelle et saint Denis mettent dans l'autre bassin les sanctuaires qu'il a construits, les abbayes qu'il a fondées le poids l'emvine Comédie avant D<M:<e, n° v. Cf. le continuateur de Bède, de Gestis /tK~oy!tn), tib.H, cap. xi. Vincent deBeauvais, Specul. hist. Athéric des Trois-Fontaines ad <MH. 889 Chroniques de Saint Denis, etc.
(1) Ampère, 7~. littéraire, t. 111, p. 117. –Labitte, la Divine Comédie avant DftK~, n° v.– Hincmar, Opera, t. II. Flodoard, //M<. Rem~M., 1. III.
(2) Ampère, Hist. littéraire, t. 111, p. HO. D. Bouquet, Recueil des historiens de France, t. VII, p. '289.
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porte, et l'empereur est absous (1). Il n'y a pas jusqu'aux derniers des hommes qui n'aient leurs visions Alcuin raconte celle de son serviteur Sënèque. L'Église -ne méprise pas les avertissements des petits (2). Si nous passons aux temps mérovin,giens, nous y trouvons la légende de Dagobert, poussé par les diables sur la barque fatale, d'où viennent l'arracher saint Maurice et saint Martin, qui l'introduisent dans l'assemblée des élus (5). Mais tous les descendants de Clovis ne trouvaient pas le même appui. Après le meurtre de Chilpéric, en 584, Gontran, son frère, déclara qu'il l'avait vu en songe, chargé de chaînes, condamné au feu pour ses crimes, mis en pièces, et jeté par lambeaux dans un vase d'airain suspendu sur les flammes éternelles (4).
Ces effrayants spectacles iinissent par une scène pleine de calme et de sérénité je veux dire la vision de saint Salvus, évêqùe d'Alby, ami de Grégoire de Tours. Au temps où Salvus servait Dieu dans l'ordre de Saint-Benoît, il fut pris.d'un mal
(1) Lenglel-Dufresnoy, Dissertation sur les apparitions, t. 1. Labitte, la Divine Comédie avant DoK<e. n° iv. Une lettre écrite par plusieurs évêques à Louis le Germanique (858) rapporte la vision de saint Euchère d'Orléans, qui vit Charles Martel tourmenté en enfer, pour avoir violé les biens de FËgIise. (Baluze, t. It, p. 109.)
(2) Ampère, Hist. littéraire, t. III, p. 120. Alcuin, Epist. 5. (5) Lengtet-Dufresnoy, Dissertation sur les apparitions, t. I. Labitte, la Divine Comédie avant Dante.
(4) Labitte, la Divine Comédie avant Dante, IV. Gregor. Turon., Hist. Franc., VIII, 5.
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violent dont il mourut; mais au milieu des funérailles il ressuscita, et, pressé par ses moines, il leur raconta son voyage au paradis. Au delà des sphères célestes, il s'était trouvé dans une place immense pavée d'or, pleine d'une foule que nul ne pouvait compter; et, continuant de marcher, il était parvenu dans un lieu où les saints se nourrissaient de parfums. Au-dessus d'eux planait une nuée resplendissante, de laquelle sortait une voix semblable à celle des grandes eaux. Or, la voix ordonna que'Salvus retournât sur la terre pour servir au bien des églises. Et lui, se jetant à genoux « Hélas Seigneur, s'écria-t-il, pourquoi m'avoir fait connaître ces splendeurs, s'il fallait sitôt les perdre? » La voix répondit « Retire-toi en paix, voici que je serai avec toi jusqu'à ton retour. » Salvus sortit en pleurant par la porte lumineuse qui' s'était ouverte devant lui (1). Rien n'est plus instructif dans nos annales que ces perpétuelles relations du monde visible avec l'invisible, des intérêts du temps avec .ceux de l'Eternité. En laissant apercevoir derrière les violences des hommes les justices du ciel, ces visions faisaient pour ainsi dire la moralité de l'histoire. Au milieu des désordres de la terre, elles rappelaient l'ordre divin qui les domine, elles exprimaient le jugement de l'Ëglise, elles. formaient l'opinion des peuples, elles ef(1) Grcgor. Turon., F;s<. Franc., VU, 1. Labitte, la Divine Comédie avant DsH~, HI.
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frayaient la conscience des puissants. En même temps qu'on leur donnait ce redoutable avertisse-.ment « que les peines des grands sont grandes, » l'office de chaque jour ne s'achevait point dans les églises sans qu'on répétât tros fois le verset menaçant du Magnificat D~pOMMtpote~e~ de sede; et les prêtres célébraient cette messe contre les tyrans, qu'on trouve encore dans de vieux Missels ~MM COM~'tï tyrannos (') ).
5. En Angleterre et en Irlande, la légende pénètre moins profondément dans les affaires, elle reste volontiers à l'ombre du couvent où elle naquit. La tradition du Purgatoire de saint Patrick se rattache aux premiers souvenirs du christianisme chez les Irlandais la vision de Tundale, celle de saint Brendan, leur appartiennent aussi. Au septième siècle, un religieux de la même nation, appelé Fursy, crut sentir son âme détachée du corps, et conduite par deux anges; un troisième volait devant eux, portant un bouclier blanc et une épée étincelante. Ils traversèrent ainsi les quatre feux de l'enfer et la multitude menaçante des démons. Ensuite Fursy ~) Muratori, /iK<t~a<. italie., )V, dissertât. 54, p. 729. La préface de cette messe est admirable « Omnipotens alterne Deus, respice propitius in faciem Ecdesise tutB, quoe de suorum gemit contritione membrorum. Esset namquc tolerabilius, si gentiti gtadio ferienda tt'aderetur, quam christianorum destrueretur inciirsione malorum. Ne pravis, Domine, poena cumuletur œterna, nobisque corum sit inféstationihus onerosa, diutius illorum non sine prœvalere severitatem. Per Christum, o etc.
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fut porté dans la région des saints, et deux d'entre eux lui annoncèrent les maux prêts à fondre sur le monde, à cause des péchés des rois, des docteurs et des moines. Mais quand il lui fut ordonné de revenir à la vie, l'âme, toute frémissante encore des spectacles éternels, ne rentra qu'en gémissant dans ce corps grossier qu'elle ne reconnaissait plus (1). Les monastères de la Grande-Bretagne rivalisent avec ceux de l'île voisine.On trouve,chez Vincent deBeauvais, la vision d'un jeune Cistersien anglais transporté au ciel en 1155 et vers le même temps (11451147), l'histoire d'un enfant qui vit le purgatoire, l'enfer, le paradis, et qui reconnut au milieu de la gloire céleste le jeune William, crucifié par les juifs de Norwich. Matthieu Pâris raconte deuxvoyages aux enfers celui du moine d'Évesham, en 1196, qui vit les trois lieux de punition et les trois lieux de récompense; et celui deThurcill, en 1206, sous la conduite de saint Julien l'Hospitalier. J'y remarque la belle apparition du vieil Adam couché à terre à l'ombre d'un grand arbre, et couvert d'un vêtement qui ne descendait pas jusqu'aux pieds. Et il fut dit à Thurcill.que ce vêtement était la robe d'immortalité dont le premier père fut dépouillé après sa faute mais chacun des saints qui sortent de sa race lui en rend un lambeau, et quand elle (1) Ampère, 7~. littéraire <~F)'<M;c<?, III, p. H5. Mabillën, Acta 55. Ord. S. Benedicti, Mec. n, p. 507. Wright, S. Patricks Purgatory, p. 9.
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descendra jusqu'aux pieds, le monde finira (1). On lit, dans les Annales de saint Bertin, le songe d'un prêtre anglais conduit par un personnage mystérieux sous les voûtes d'une cathédrale magnifique, où une troupe innombrable d'enfants lisaient dans des livres chargés de lignes sanglantes. Les enfants étaient les âmes des saints qui intercédaient auprès de Dieu, pour les crimes des hommes représentés par les lettres de sang. Et une voix annonça que, les prévarications des peuples s'étant accrues, des Barbares viendraient du Nord sur des vaisseaux, menant les ténèbres à leur suite image de l'invasion normande, et de cette nuit d'ignorance dont elle menaçait l'Europe (2). Enfin, je trouve, au cinquième livre de l'Histoire ecclésiastique de Bède, la résurrection du Northumbrien Drihthelm. Il racontait comment, au sortir de ce monde, il avait traversé des vallons tantôt glacés, tantôt brûlants, toujours ténébreux; comment, du puits de l'abime, s'élançaient des flammes pleines de démons comment, enfin, la milice diabolique le poursuivait déjà, lorsqu'un ange était descendu à son secours. Il décrivait aussi les champs émaillés de fleurs, où les âmes purifiées attendaient que les portes du ciel s'ouvrissent. La lumière dont ces beaux lieux res('1) Vincent Bellov., Specul. histor., XXVII, 84, 89, et XXIX, 6, 10. Matthieu Pàris, ad OHH. HOP, 1206. Wright, S. Patrick's PMf<jfO<07'
(2) Labitte, la Divine Comédie avant Dante, v; Annales S. &M!t, ad ann: 889.
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plendissaient avait ébloui ses regards, pendant que des chants harmonieux enivraient son oreille. Revenu à lui-même, Driththelm chercha dans le cloître un autre Purgatoire; il se plongeait au sein des rivières glacées aucune voie ne lui semblait trop rude pour regagner ce Paradis salué de loin et trop tôt perdu (1).
4. Nous connaissons peu de visions dans les annales ecclésiastiques de l'Espagne, soit parce que les antiquités chrétiennes de ce pays nous sont moins familières; soit parce que le peuple héroïque de Castille et d'Aragon, toujours sur les champs de bataille, eut trop à faire pour rêver beaucoup. Comment le Cid, si océupé dans ce monde, eût-il trouvé le temps de visiter l'autre? Au contraire, c'est, le ciel qui le visite, c'est saint Pierre qui vient avertir le héros trente jours avant sa mort, afin qu'il fasse amende de ses péchés. Et comme.il veut se jeter aux genoux de l'apôtre, celui-ci ne le souffre point il convient qu'un si noble Castillan traite en maître avec la mort, en égal avec les saints, et avec Dieu en ami (2). Toutefois, l'imagination puis(1) Bède, 77M<or:'a ece/M!'<Mt. gentis ~M~t'cas, 1. V, cap. xni. Les rapports avec te Purgatoire de S. Patrick sont évidents. Cf. 7n~r;:o, ix. Dante secouru par l'ange. Ibid., xxv;, xxvn. Les flammes parlantes, où sont recélés les conseillers perfides. (2) Romancero del Cid.
Morirascntreintadias
Dcsdcoy,queestotefab)o:
Dios te quiere mucho, Cid,
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sante des Espagnols ne pouvait se contenir dans les étroites limites d'un territoire qu'il fallait disputer pied à pied. Il semble qu'elle fût déjà en travail de la découverte d'un nouveau, monde, lorsqu'on trouve, dans la légende populaire du bienheureux saint Am'aro, les voyages du serviteur de Dieu à la recherche du Paradis terrestre. Christophe Colomb restera persuadé qu'en passant sous la ligne équinoxiale il parviendrait en un lieu élevé avec une autre température, d'autres eaux et d'autres étoiles; et que là est l'Éden, où nul ne peut arriver que par la volonté divine (1). Mais avant la conquête musulmane, lorsque le silence et la paix régnaient encore sous les portiques des cloîtres de Tolède, on y voit les mêmes apparitions qui occupent le reste de la chrétienté. On lit dans la correspondance de saint Valère trois lettres, où sont racontés les songes de trois moines qui, transportés dans le séjour des âmes, contemplèrent les tourments des damnés et les joies des élus (2). Pourquoi un rêve pareil n'alla-t-il pas troubler les débauches des derniers rois visigoths avant qu'il fallût le glaive des Arabes pour les balayer?
(1) Ferdinand Denis/te J}foM6~ enchanté, p. 130, 285. (2) Fauriel, Cours inédit de H«e'fa<MM étrangère, 1858.
Y esta mereed te ha otorgado.
De rodiUas se ha.postrado
Para besarle les pies
Al huén apostol sagrado,
DiM S. l'edro Rodrigo
Aqueso ya es escusado.
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5. Si nous passons de l'Occident à l'Orient, et qu'il nous plaise d'écouter les récits des hagiographes grecs, nous ne sommes assurément pas près de finir. L'histoire des Arabes, publiée dans la Byzantine (1), contient tout un traité des F~'MOM petr songe. Les vies des Pères, recueillies par Moschus et Pallade, sont pleines d'extases et de ravissements d'esprit, où le ciel et l'enfer n'ont plus de secrets pour les anachorètes (2). J'y remarque surtout l'effrayante vision de saint Antoine. Un géant lui apparut, noir, d'une stature prodigieuse, et dont la tête touchait les nuages. Il étendait ses mains jusqu'aux extrémités du ciel, et sous ses pieds il y avait un lac aussi grand que la mer. Il y avait aussi une multitude d'âmes volant autour de lui et celles qui passaient au-dessus de sa tête étaient recueillies par les anges; mais celles que ces mains atteignaient tombaient dans le lac. Et il fut dit au saint que le lac représentait l'Enfer, où
tombent les âmes corrompues par la volonté de la chair, par la haine et le désir de la vengeance (5). Mais, pour me borner aux légendes plus connues qui vinrent au retour des croisades édifier la piété des Occidentaux, je n'en vois point de plus célèbre, avec celle de Barlaam et de Josaphat, que (1) Ilistoria arabica, apud Byzantin. per trente. ort'M~ p. 22. (2) De Vitis Po~MM, auctore ;~<MC/to, cap. L. Visio et dictum Georgii abbatis.
(3) Pallad., de Vitis P~rum, xïVtf. De contemplatione quam vidit abhas Antonius.
LESfOËTCSFttAXC. 28
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l'histoire des trois pèlerins de saint Macaire. Trois moines grecs, Théophile, Sergius et Hyginus, s'acheminent du côté du Levant pour découvrir le point « où le ciel et la terre se touchent » c'est, suivant l'opinion commune, le site du paradis terrestre. Ils passent l'Euphrate, traversent la Perse et la Bactriane, franchissent les dernières limites des conquêtes d'Alexandre, dont une colonne encore debout conserve le souvenir. Puis viennent de vastes solitudes couvertes d'ombres éternelles. Un lac de soufre y a creusé son bassin. A la surface s'agitent des serpents de feu. Sous les eaux se fait entendre un murmure pareil à celui d'une foule innombrable, et une voix crie « C'est ici le lieu des châtiments. » Toutefois les pèlerins poursuivent leur route. Ils arrivent, après de longues fatigues, à la caverne de saint Macaire Romain. Conduit jadis par un désir semblable, Macaire est parvenu jusqu'à la porte de l'Éden*, mais il a dû s'arrêter devant l'épée du Chérubin qui veille sur le seuil. Retiré dans un antre du voisignage, il a vécu un siècle-dans la prière et la pénitence. Ses hôtes, instruits par son exemple, renoncent à l'inutile recherche du jardin de délices ils reprennent la route du monastère, assurés d'y trouver le seul bonheur permis à l'homme ici-bas celui de la vertu (1). Il suffit de comparer cette narration bi(1) .Rosweid, ~t<se Pa<)'Km. Vita S. Mascarii Homani, servi Dci, qui inventus est juxta paradisum. L'époque semble indiquée par la
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zarre au voyage de saint Brendan, pour reconnaître la sécheresse, la dureté, la pauvreté du génie byzantin. Au lieu de ce libre horizon des mers, au lieu de cette douceur infinie de l'Eglise latine, qui permet de croire à la mitigation des peines éternelles, et qui fait descendre un reste de pardon jusque sur la tête de Judas, on ne voit plus que les sables brûlants de l'Asie, les monotones répétitions des voyages.d'Alexandre, et le spectacle d'un enfer où il, n'y a que des supplices, et point de leçons (1).
C'est ainsi que le caractère des peuples éclate dans leurs traditions, plus librement encore que dans leurs chroniques. Il n'y est point gêné par les limites étroites du réel et du possible il a le champ libre de l'infini. Il y prend l'essor, il ne s'arrête plus qu'il ne soit arrivé à son point. Il y a plus d'histoire qu'on ne pense au fond de tant de légendes et, pour ne rien dissimuler, l'histoire des siècles barbares est bien moins dans les miséraquestion de saint Macaire, qui demande a ses hôtes des nouvelles des Sarrasins. L'opinion selon laquelle le paradis terrestre touche au ciel est déjà marquée dans ces vers d'Avitus
Quo perhibent terram confinia jungerc ccefo
Lucus inaccessa cunctis mortalibus arec.
Dante s'y conforme, et l'Ëden, selon lui, domine la sphère de l'air et touche à celle du feu. Gervais de Tilbury, Oha tmper., 111, dl5, rapporte une tradition qui place le purgatoire dans l'air. (1) La présence de saint Macaire dans le lieu du paradis que Dante destine aux contemplatifs, et sa figure peinte au Campo Santo, prouvent assez la popularité de son histoire au moyen âge.
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bles annales de ces rois qui s'égorgent ou se coupent les cheveux, que dans les récits du cloître, où se réfugient alors presque toutes les grandes âmes, toute l'intelligence, toute la vertu, tout ce qui doit civiliser le monde. Mais ce que j'y cherche et ce que j'y trouve déjà, c'est la poésie. C'est, au milieu du désordre des pensées et des images, l'art qui commence, et qui porte avec lui l'unité et l'harmonie. Les différences sont innombrables, mais déjà les ressemblances percent, et les traits principaux s'y fixent. L'enfer, le purgatoire et le ciel se succèdent dans le même ordre, et le paradis terrestre y a la même place. Le visionnaire est sous la conduite d'un guide surnaturel; les démons ne manquent pas de l'assaillir, les anges de le défendre (1). L'appareil des supplices n'a guère d'autres ressources que le fer, la glace et le'feu. Les mêmes serpents courent dans les. mêmes sables, dans les mêmes forêts épineuses. Le pont fatal est rarement oublié (2). Du fond du puits de l'abîme, Satan s'élève comme un géant, et les réprouvés se débattent sous ses mâchoires (5). Le voyageur ne passe pas impunément au milieu de tant de flammes elles l'atteignent, mais elles le purifient (4). Comment (1) /?!/e!'no, ix. Mm. Vision de Drihthelm, de S. Fursy. Purgatoire de S. Patrick, etc.
(2) ~t/emo, xixui, 46. Cf. S. Patrick. Vision de S. Paul, de Tundale, etc.
(5) JM/er?!0, xxxiv. Cf. Tundal. S. Antoine.
(4) P~f~orM. xxvH. Cf. S. Patrick et plus loin le bon larron de S.'François, la vision d'Albéric, etc.
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ne reconnaîtrait-il pas dans les peines, dans les expiations ou dans la gloire, ceux qu'il craignit sur la terre ou qu'il aima? comment ne pas rencontrer des ombres illustres à ce rendez-vous du genre humain? comment ne pas juger son temps, quand il dispose de l'éternité (1)? Et parce que l'économie divine ne souffre rien d'inutile, la vision veut être manifestée; et c'est au milieu des splendeurs du paradis que le spectateur ébloui reçoit l'ordre de publier ce qu'il a vu, et de ne craindre ni la haine ni le mépris des hommes (2). Ou je me. trompe bien, ou déjà le cadre d'une grande épopée se trace, les contours s'accusent, les images se colorent mais, comme les images des vitraux gothiques, il fallait le feu pour les fixer.
ÏV
Il fallait que ces traditions, et tant d'autres oubliées depuis, populaires au treizième siècle, passassent par le travail de la fournaise, c'est-à-dire d'une intelligence assez échauffée pour les rendre d'un seul jet, sous une forme immortelle. Dante, avec 'la curiosité d'un grand esprit, avec cette (1) Dante partout. Cf. S. Patrick, S. Fursy, Tundale, et toutes les légendes françaises.
(2) Paradiso, xxYHt. Cf. Vettin., S. Boniface, et la vision d'AIberic.
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passion de tout savoir qui le poussait à chercher jusqu'aux dogmes des Tartares et des Sarrasins, ne pouvait ignorer les croyances poétiques de l'Europe chrétienne, il ne pouvait mépriser celles qui charmaient toute l'Italie. S'il avait hanté les écoles des religieux si, comme on l'a cru, il porta quelque temps le cordon de saint François, comment n'éûtil pas recueilli ces belles légendes franciscaines, célèbres dès le treizième siècle, et rassemblées bientôt après dans l'aimable livre des Fioretti di san Francesco? Comment les anciens de l'ordre eussent-ils oublié de lui conter la vision de leur saint fondateur, lorsqu'un jour, épuisé de combats et d'abstinences, il pria Dieu de lui faire essayer dès ce monde la joie des bienheureux dans le ciel? « Or, pendant qu'il était dans cette pensée, un ange lui apparut environné d'une grande lumière, lequel tenait une viole de la main gauche et un archet de la main droite; et, François demeurant tout ébloui à l'aspect de l'ange, celui-ci poussa une seule fois l'archet sur la viole, et en tira une mélodie si douce, qu'elle pénétra l'âme du serviteur de Dieu, le détacha de tout sentiment corporel; et, si l'ange eût retiré l'archet jusqu'en bas, l'âme, entraînée par cette irrésistible douceur, se fût échappée du corps (1). » Il était difficile de représenter ~) Fioretti di san Francesco Delle sacre santé stimate di san Francesco, e delle loro considerazioni. Della seconda considerazione.
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le bonheur sous une image plus immatérielle et en même temps plus charmante. Toute l'histoire du saint et de ses compagnons s'éclaire ainsi des reflets de l'Eternité. S'ils prient, ils voient les saints descendre autour d'eux, les démons s'enfuir, et les âmes délivrées sortir du purgatoire (1). On rap.porte qu'un jeune homme de noble famille et d'habitudes délicates, ayant été admis dans l'ordre, .avait pris l'habit en abomination, les manches en mépris, et le capuchon 'en horreur; si bien qu'il résolut de quitter le couvent et de retourner au monde. La nuit marquée pour son départ, il fallut qu'il passât devant l'autel; et, s'étant agenouillé selon sa coutume, il fut ravi en esprit. Il voyaitvenir au-devant de lui une multitude infinie de saints rangés en procession deux à deux couverts de riches vêtements, leurs visages et leurs mains resplendissaient comme le soleil, et ils allaient en chantant, accompagnés de la musique des anges. Dans le nombre il y en avait deux plus richement vêtus que les autres; et, vers la fin de la procession, il en vint un dernier si pompeusement orné, qu'on l'eût pris pour un chevalier nouvellement reçu. Or le jeune homme restait immobile d'étonnement et de joie et ceux qui fermaient la proces(t) Fioretti, cap. xun, xuv, L, LI, et particulièrement c. xLvin. Corne frate Jacopo della Massa vide in visione tutti i fratri minori del monde in visione d'une arbore, e conobbe la virtù, o i meriti e i vizi di ciascuno.
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sion lui dirent qu'ils étaient tous frères mineurs que les deux plus éclatants que les autres étaient saint François et saint Antoine, et le dernier de tous, un saint frère mort depuis peu de temps Dieu leur donnait ces riches vêtements pour les pauvres tuniquesqu'ils avaient portées sur la terre en signe de pauvreté, d'humilité et' de patience. En ce moment, le jeune homme revint à lui-même, et il se trouva que la tentation avait disparu (1). Mais de toute la couronne franciscaine, la plus belle fleur à mon gré est la légende des trois larrons qui vinrent demander l'aumône au couvent de Monte-Casale. Et, le gardien leur ayant fermé la porte, saint François le reprit sévèrement, et lui commanda par la sainte obéissance ,d'al)er après eux jusqu'à ce qu'il les eût rejoints, de s'agenouiller alors en leur demandant pardon de sa dureté, de leur offrir du pain et du vin, et de les prier qu'ils cessassent de mal faire, mais qu'ils craignissent Dieu et ne l'offensassent plus. Le gardien obéit, et fit de point en point ce qui lui était ordonné. De quoi les larrons, touchés jusqu'au fond de l'âme, se prirent à considérer leur vie pécheresse, à la détester enfin, et vinrent demander à saint François le pardon et la pénitence. Il les reçut tous trois dans l'ordre les deux premiers, bientôt après leur
H
(')) Fioretti, cap. xx. D'una motto bella visione, che vide un frate Giovanc, il qua)e avea in tanta ahbominaziono la cappa, che cra disposto di lasciare l'ahito e usciro dell' ordine.
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conversion, moururent et s'en furent en paradis; le troisième survécut; et, au 'bout de quinze ans d'une dure pénitence, il arriva qu'une nuit, vaincu par le sommeil, il s'endormit après matines. Alors il fut mené en esprit sur une montagne très-élevée, au bord d'un profond précipice hérisse de rochers, dont le seul aspect faisait peur. Et l'ange qui le guidait le précipita au fond, et, descendant auprès de lui, il le releva et le conduisit par une plaine couverte de pierres tranchantes, de ronces et d'épines, jusqu'à une fournaise ardente. Une troupe de démons, la fourche de fer en main, l'attendaient à la porte, et le poussèrent dans les flammes. II y reconnut un homme qui avait été son compère, damné pour avoir trompé le peuple au temps de la disette, en vendant le blé à fausse mesure. Au sortir de la fournaise commençait un. pont, étroit, glissant, sans garde-fous, au-dessous duquel passait un fleuve horrible, plein de dragons, de scorpions et de serpents. Arrivé au milieu, l'ange prit son essor et s'envola sur une montagne très-élevée, au delà du pont. Et quand le bon larron se vit seul, il se mit à trembler, et, ne sachant que faire, il se recommandait à Dieu lorsque tout à coup il lui sembla que des ailes lui poussaient, et, sans attendre qu'elles eussent grandi, il prit son vol vers le lieu où l'ange l'avait précédé. Deux fois il retomba épuisé d'efforts; mais, la troisième enfin, il parvint à la montagne, et se trouva au pied d'un palais
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merveilleux, dont les murs transparents laissaient voir les chœurs des Saints. Et voici que saint François, lequel était mort depuis peu de temps, parut couvert d'un manteau admirable, orné de cinq étoiles parfaitement belles, et avec lui un grand nombre de frères couronnés d'auréoles. Il introduisit le nouveau venu dans le palais, lui en montra les merveilles, et le congédia enfin, en lui ordonnant de retourner au monde pour y passer sept jours. Le bon larron se réveilla; mais, sept jours après, il était mort (1).
Tels étaient les récits que Dante dut écouter plus d'une fois de la bouche des frères mineurs, sous les poétiques de ce beau couvent de Santa Croce qu'ils venaient d'élever à Florence. S'il les quittait pour visiter les Dominicains.de San Marco, il trouvait d'autres souvenirs on lui disait comment, le jour de la mort de saint Dominique, frère Guala, prieur du couvent de Brescia, vit une ouverture se faire au ciel, et, par cette ouverture, deux échelles descendre jusqu'à terre. Au sommet de l'une était le Sauveur, au sommet de l'autre la sainte Vierge et des anges montaient et descendaient en chantant des cantiques, et ils emmenaient avec eux un frère dont la tête était couverte de son capuce à la manière des morts (2).
~) Fioretti, cap. xxvi. Corne Francesco converti tre ladroni micidiali, e della nobitissima visione che vide l' uno di loro. (2) Voyez l'éloquente Vie de saint DomM!!gM, par le R. P. Lacordaire.
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Il n'y avait pas jusqu'à l'ordre de saint Benoît qui n'ajoutât encore de loin en loin quelque rayon à sa vieille auréole. Quand le poëte allait trouver les Bénédictins de Florence dans cette belle abbaye dont la flèche domine encore les édifices du voisinage, en parcourant leur riche bibliothèque, il avait dû mettre la main sur la célèbre Vision d'Al~nc, écrite sous sa dictée au mont Cassin, vers le commencement du douzième siècle, et bientôt si populaire, qu'on la trouve reproduite dans une fresque d'une antique église près de Fossa, diocèse d'Aquila, du royaume de Naples (1). Le jeune Albéric, atteint d'une grave maladie, est demeuré neuf jours dans l'immobilité de la mort. Cependant, sous la conduite de saint Pierre et dans la compagnie de deux anges, il à visité la région des châtiments il a vu les luxurieux errant dans une vallée de glace, les femmes criminelles traînées à travers une épaisse forêt d'arbres épineux, les homicides ensevelis sous des flots de bronze ardent, les sacriléges dans un lac de feu, les simoniaques dans un puits sans fond. L'abîme recelait dans ses dernières profondeurs un ver d'une longueur infinie, dont l'haleine dévorante aspirait et rejetait comme autant d'étincelles des essaims de dam-
(1} Elle fui publiée pour. la première fois par l'abbé Cancellieri, Rome, 181.4. Voyez aussi, dans l'édition des OEMM'M de Dante, Firenze. t830, les Dissertations de Boltari, du P. de Costanzo, et les lettres de Cancellieri, Gherardo de' Rossi, et de Romanis.
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nés (1). Sur le fleuve, qui servait de limite à ce triste empire, un pont, se rétrécissant ou s'élargissant au besoin, retenait les âmes souillées encore, et laissait échapper celles dont l'épreuve était finie. Abandonné quelques instants aux fureurs des démons, Albéric passait par les flammes puis, ressaisi par son guide, tout à coup il s'était trouvé devant le tribunal des sentences divines. Un pécheur y attendait son jugement ses crimes étaient tracés dans un livre que présentait l'ange de la vengeance. Mais une larme de charité, répandue par le coupable aux derniers jours de sa vie, recueillie par l'ange de la miséricorde, effaçait l'écriture condamnatrice. Puis, au milieu d'une plaine couverte de fleurs, inondée de lumière, s'élevait la montagne du paradis terrestre, que dominait l'arbre du fruit défendu une multitude bienheureuse en peuplait l'immensité (2). Cependant le. jeune moine, enlevé par une colombe, était monté plus haut encore il avait traversé les sphères des planètes et le ciel des étoiles, pour aller contempler les. merveilles de l'Empyrée. Là, saint Pierre lui avait fait connaître les péchés des hommes, et l'avait congédié en lui donnant l'ordre de publier ses révélations (5).
(~) Toujours l'alternative du feu et de la glace, que Dante n'a pas manqué d'observer. Lui aussi appelle Satan « il gran Verme. » Même ressemblance pour le supplice des simoniaques. (2) Vision d'Albéric, cap. xx. Dante est oHige de-passer par les flammes. PM?'<ya/<H'o, xxvti.
(5) Ici surtout l'analogie est décisive « Qua)iter a colomba et
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Mais l'ordre de Saint-Benoît, un peu déchu au treizième siècle de sa première ferveur, soutenait à peine la rivalité des moines réformés' dedteaux. La vision d'Albéric pâlissait devant les extases de l'abbé Joachim, mort en 1202 au fond d'un couvent de Calabre, où son tombeau attira longtemps les pèlerins des montagnes voisines (1). Dante lui donne place au douzième chant du Paradis, parmi les saints Docteurs (2) il avait lu ses écrits mystiques, le Psaltérion aux dix cordes, les Commentaires sur J~tme, qui firent l'admiration des contemporains (5). Il y avait trouvé ces prédictions dont toute la chrétienté s'occupa, et dont plusieurs sectes se prévalurent « que les empereurs avaient dépouillé leur pourpre pour la mettre sur les épaules du Christ en la personne du pape, mais que le temps était venu où le pape devait se délivrer de leurs mains en y laissant le manteau (4). < beato Petro ductus est in cœtum, » etc. (Albéric, § 55. Dante, Paradiso, xxvu.) Si Foscolo y eût pris garde, il n'aurait pas argumenté de ce passage du Paradis pour établir les intentions protestantes du' poëte ou bien, il y aurait associé l'humble moine du mont Cassin, qui, certes, n'eut jamais de pareilles tentations. (1) Vita apud Bolland., 29 maii.
(2) Dante, Paradiso, n, x, 47
II Calavrese abate Giovacchino
Di spirito profetico. dolato.
(5) Joachim abbatis Opéra.
(4) Joachim in Jeremia. a Quod imperatores olim pro Chnsto paupere suaé dignitatis tunicam exuentes, induerunt eum quasi novum hominem. in Sylvestro. Nunc necesse est ut summus pontifex ex eorum manibus spoliatus effugiat. » Dante, dans la belle vision qui termine le Purgatoire, semble s'être souvenu de cette pa-
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Enfin, le livre se terminait par une vision écrite en versets latins rimés, où l'on sent déjà le souffle poétique qui passera dans la Divine Comédie (1). Un religieux, ravi en esprit, croit cheminer dans des lieux difficiles et remplis de dangers. Le sixième jour, il se trouve entouré de bêtes féroces des lynx, des lions, des serpents, lui ferment le chemin. Il croit périr sous leurs dents, lorsqu'il voit paraître devant lui un fleuve de soufre et de feu un pont étroit et'glissant le traverse un nombre infini d'âmes justes et coupables se présente à l'entrée. Les coupables sont précipités dans les flots brûlants, les justes passent rapides comme des aigles. Au bout de ce trajet dificile, un mur d'airain s'élève. Il supporte les terrasses d'un jardin admirable. Un peuple heureux l'habite et passe ses jours dans des forêts chargées de fruits et de parfums, oùjamais les animaux malfaisants n'ont pénétré. Au milieu s'élève une montagne d'argent; des escaliers rôle de l'abho Joachim Quod patrimonium J. Ch. boni et mali scienhae Hgnum fuit.
L'abus que l'on faisait des opinions de Joachim fut condamné par un concile d'Arles en 1260. Elles passèrent ensuite dans les doctrines des Fratricelles et des Lollards.
(1) Joachim, Visio.
Visionem admirandas ordiar historié;
Succincte seribam textum felicis memoriœ.
Quidam vir reliôiosus, fama non ingenitus,
Scripsit rem quam vidit quondam in visione positus.
Remarquez l'analogie du début avec celui du premier chant de l'~n/ismo. Le chemin de la vie, les bêtes féroces qui ferment la route, aucune autre voie pour leur échapper que la visite des lieux éternels.
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superbes conduisent au sommet mille ruisseaux fuient parmi les gazons et les fleurs. C'est là que~ sous. des portiques de jaspe couronnés d'or, le trône de Dieu s'élève, entouré de milliers d'anges qui chantent sur la harpe des hymnes sans fin, accompagnés par les trois chœurs des élus.
Trino Deo trina turba electorum carmina Modulatur et exultat per seculorum secula.
Dante était comme enveloppé de ces souvenirs encore-tout vivants. Mais, s'il cherchait, à l'exemple des chroniqueurs de son temps, 'à s'enfoncer plus profondément dans les vieilles traditions italiennes, il y rencontrait à chaque siècle les grandes apparitions qui préoccupaient le sien. S'il ouvrait le recueil des sermons de Grégoire VII, il lisait le célèbre discours prononcé dans Arezzo, où l'orateur avait décrit la vision d'un saint homme descendu en esprit aux enfers. Il y aperçut une échelle plongeant dans un abîme sans fond, intacte au milieu des flammes de l'incendie vengeur. Tous les hommes d'une même famille, coupable d'usurpation sur les domaines de l'église de Metz, venaient après leur mort sur cette échelle. Le nouveau venu prenait l'échelon supérieur, et ceux qui l'avaient précédé descendaient d'un degré; en sorte que, par une loi inévitable, ils allaient l'un- après l'autre au
t!
fond de l'abîme, rassemblés dans le supplice comme
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dans le péché (1). Dans la belle chronique florentine que venait de compiler Hicordano Malespini, « pour la gloire de Dieu et pour l'utilité des lecteurs, lettrés ou laïques (2), » Dante avait dû mettre la main sur le chapitre quarante-huitième, où est contée l'histoire du marquis Hugues de Brandebourg, venu en Italie à la suite de l'empereur Othon III. Comme le marquis cliassait aux environs de Florence; il arriva, par la volonté divine, qu'il s'égara dans la forêt, et que, cherchant les gens de sa suite, il se trouva dans une forge où l'on travaillait le fer. Et là, il vit des hommes noirs qui, au lieu de fer, semblaient tordre d'autres hommes dans le feu et sous le marteau. Et il lui fut dit que c'étaient des âmes damnées, et-que l'âme du marquis Hugues était condamnée à une peine semblable pour sa vie mondaine, s'il ne venait à pénitence. De quoi le marquis, épouvanté, se recommanda a la vierge Marie, et, revenu à Florence, fit vendre tout son patrimoine d'Allemagne pour bâtir sept abbayes qu'il dota richement (5). Voilà
(1) Je regrette d'avoir dù resserrer ainsi l'admirable récit traduit de main de maître par M. Villemain, Tableau de la Littéra<:n'e française ait moyen âge, leçon 1.
(2) Matespini S<oW< cap. i A onore e riverenza dell'alto Iddio padro, da cui discende il sommo bene, e a frutto e uti)ità di coloro che leggeranno, si degli alletterati, corne de')aici.
(3) Ricordano Ma)espini, S~ons, cap. xLYni E avenne per volontà di Dio che essendo a cacciare. per lo bosco si smarri dà sua gente, e capito in sua visione a una fabbrica là ove s' usava di fare io ferro; quivi trovando uornini neri e formati, che in luogo di
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une forêt qui ressemble fort à celte du premier chant de la Divine Comédie, où l'on ne s'égare pas impunément, et où l'enfer est au bout. –En allant un peu plus loin, et jusqu'à Pistoie, le pbëte avait assurément visité le lieu où l'anachorète saint Barontus mourut pour la seconde fois en 685. Car on racontait qu'une première fois, après une nèvrc violente, ses frères l'avaient cru mort, et récitaient autour de lui les psaumes funèbres, quand il.se réveilla en criant par trois fois « Gloire à Dieu M Et, comme on le pressait de questions, il déclara qu'au moment du dernier soupir, il s'était vu saisi par deux démons mais l'archange saint Michel, venu à son secours, en avait appelé au tribunal de Dieu. Barontus, entraîné par son guide céleste, franchit les quatre portes du paradis, fendant la foule des religieux, des prêtres et des vierges, et, au premier rang, il retrouva un pauvre moine qu'il avait connu infirme et contrefait. Au retour, saint Pierre'le fit reconduire par deux jeunes enfants qui lui montrèrent les tourments des réprouvés. Dans le royaume des ténèbres, Barontus avait reconnu deux évêques prévaricateurs l'un d'eux expiait son orgueil sous des haillons de mendiant (1). Le clergé avait le mérite de ne pas ferro parea che tormentassono con fuoco e con martello nomini. Je retrouve la foret dans une chanson latine du dixième siccic, publiée par Grimm et SchmeUcr, Laleinische GediC/t/e, p. 555 Subjunxit totum-esse infernum-accinctum densis–undiquo sylvis (1) Mabillon, Acta SS. Ord. S. Be/Mf~t, saecu). <n.
LES PORTES FHtNC. M
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se ménager dans les tableaux qu'il présentait aux peuples: Les visionnaires font comme les peintres, qui entassent volontiers les papes, les évoques et les prêtres dans leurs représentations de l'enfer. Jamais le sacerdoce ne s'est épargné à lui-même cette redoutable leçon PaM~e~Mt/erorMm co~a sacer~o~Mm.
Mais le livre classique de la littérature légendaire, pour l'Italie d'abord, ensuite pour toute la chrétienté, c'étaient les Dialogues de saint Grégoire le Grand. Dans ces récits miraculeux, tout est tourné à la doctrine de l'immortalité. Au milieu des terreurs du septième siècle, quand les Lombards étaient aux portes de Rome, et le deuil au dedans quand tout ce qui avait été grand parmi les hommes semblait finir, saint Grégoire étaitvenu les entretenir de ce qui ne finirait pas. « Depuis le jour où le premier père fut chassé du paradis de délices, disait-il, le genre humain, relégué dans les ténèbres, est resté sevré des entretiens des anges et des visions du ciel. Nous entendons parler de la patrie céleste, des anges qui en sont les citoyens, des'justes, leurs compagnons de gloire. Mais les esprits charnels doutent encore, comme les enfants nés dans la prison douteraient de la parole de leur mère, qui leur vanterait les champs, les montagnes, les étoiles et le soleil (1)..Ce(1) Gregot' de ~!<<t et Oliraculis Pa<nn?t ~aHconfm et de a~r))t<f[~ 0)tM))on<Mt, etc., )ib. IV, d. Postquam de paradisi gau-
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pendant c'est. l'invisible qui gouverne le visible, qui le connaît et qui le meut, qui perce au travers Dieu se révèle par la nature, l'âme par le mouvement tous deux par des apparitions rassurantes pour les saints, formidables pour les pécheurs ('!). Et si l'on s'étonne d'en voir les 'exemples se multiplier, c'est que la nuit terrestre approche de sa fin, et qu'à ses dernières ombres se mêlent déjà les premiers rayons du jour éternel (2). » Cette philosophie circule pour ainsi dire dans la foule des traditions populaires qui remplissent les quatre livres des Dialogues. Ce sont des résurrections, des morts triomphantes, des agonies consolées par les chants des anges, des âmes qu'on voit monter au ciel entourées d'un cortége de saints (5). Le jour de la mort du grand Théodoric, un moine de Lipari aperçoit trois figures qui passent dans les airs: l'une est celle du roi, sans ceinture et sans chaussure dans les deux autres le moine reconnaît les âmes du pape Jean et du vertueux Symmaque; et tous deux, ayant mené leur persécuteur au bord du diis culpa exigente expu)sus est primus humani genoris parons, in hujus MBcitatis atque exsilii quam patimur vetut serumnam, quia, peccando extra semotipsum fusus, jam illa cœ)estis patria; gaudia quai prius contemplabatur videre non potuit. Ac si enim pr~cgnans nuttier mittatur !n carcerem, ibique pariat pucruni qui natus in carcere nutriatur et crescat cui si forte mater. so)em, lunam, stellas, montes et campos nominet, ille vero. veraciter esse difMat..
(1) ~M< cap. Yh Nulla visibilia nisi per invisibilia videntur. (2) Ibid., cap. xu.
(3) Lib.J,)2; 11,57: III, 17; IV, 7, H,t4, 15.
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volcan, le précipitent dans le cratère (1). Ailleurs, un homme de guerre, mort de ta peste, revient a la vie, et raconte son voyage chez les trépassés. Il s'était trouvé an pied d'un pont sous lequel coulait un fleuve noir, d'où s'exhalait une vapeur sombre, avec une odeur que les sens ne supportaient pas. Au delà du pont s'étendaient des prés émaillés de fleurs, dont le parfum nourrissait les habitants de ces beaux lieux. On voyait des hommes vêtus de blanc se promener autour d'une maison construite de briques d'or, que des enfants et des jeunes filles portaient dans leurs mains. Et telle était l'épreuve du pont, que les méchants qui voulaient passer étaient précipités dans les eaux ténébreuses, tandis que les justes le franchissaient d'un pas sûr. Le ressuscité trouva dans les joies ou dans les peines plusieurs de ceux qui lui furent connus sur la terre et il lui fut enseigné que la maison d'or était la récompense de la charité, qui se bâtit, avec de l'or périssable, des demeures éternelles et que le nuage de vapeur était noir et fétide, parce que le plaisir de la chair infecte l'âme et l'obscurcit ('2). Ainsi toute la douceur et toute la sévérité du chris(!) Lib. IV, 30.
(5) Lib. IV, 36. Le grand esprit de saint Grégoire éclate partout au sujet d'un anachorète qui s'était attaché dans sa cellule avec une chaine dë fer « Teneat te non catena ferri, sed catena Christi. n Apres le récit d'une résurrection « Majus est miraculum \erho poccatorcm convertere quam carne mortuum resuscilare. )) Et tout le chapitre xu'tn du livre IV sur le discernement des songes et des visions.
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tianismé se réfugiaient dans- ces pieuses légendes pour traverser les temps barbares. Rien n'égale la popularité dont elles jouirent on les voit traduites en tangue grecque, arabe, anglo-saxonne. Les livres de saint Grégoire, avec ceux de saint Augustin, faisaient le fond de la théologie du moyen âge Dante les.cite et les discute ('!). Comment n'eût-il pas marqué la page où sa pensée trouvait l'autorité d'un grand pape et l'exemple d'un grand docteur ? Le génie, si sûr qu'il soit de lui-même, n'est pas indifférent à ces sortes de rencontres il sait ce que l'JËcriturc enseigne « Qu'il n'est pas bon à l'homme d'être seul. »
Au milieu du cycle immense qu'on vient de parcourir, la légende italienne se détache par des caractères intéressants. Les sombres peintures n'y manquent point quelles fortes images que le ver d'Aibéric, l'échelle de Grégoire VII, la forge de Ricordano Malespini On reconnaît le pays d'Ugolin et des Vêpres siciliennes, et dont l'histoire passera dans son Enfer. Il y a la autant de terreur que partout ailleurs, mais il y a bien plus d'amour. L'apparition du Paradis y prend plus de place et d'éclat il semble que dans ce beau pays, avec ses horizons lumineux, on ait vu le ciel de plus près. Rien n'est charmant comme l'ange et la viole de la vision de saint François, comme la procession contemplée
(l)P(tr<K<!M,xxY)n,44.
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par Ie;jeune frère qui avait le' froc en horreur; comme cette larme de pénitence qu'Albéric voit tomber sur le livre des péchés. C'est beaucoup d'effrayer, de terrasser les hommes; mais c'est encore plus de les ravir. S'enfoncer dans l'épouvante pour en tirer la grâce, c'est le dernier secret de la poésie, et l'Italie l'avait su. Cette fleur poétique, que nous avons vu germer partout, ne s'était nulle part si heureusement épanouie c'était là qu'il la fallait cueillir. Le soleil y était plus chaud, la terre mieux préparée l'Italie avait conservé plus fidèlement les traditions primitives du Christianisme, parce que la violence des mœurs barbares y résistait moins au doux génie de l'Evangile.
.V
Car, à mesure qu'on approche des premiers temps, les spectacles de l'Éternité s'éclairent d'un jour plus serein les peines des réprouvés, toujours enseignées, sont moins décrites le ciel s'ouvre davantage. On lit dans les écrits de saint Denys l'Aréopagite, que Dante a tant aimés, l'admirable histoire de saint Carpe, qui, ravi en esprit, vit sur les nuages le Christ environné des anges. En même temps il aperçut, au bord d'un gouffre embrasé, des païens qui avaient méprisé sa prédication des serpents et des démons armés de fouets les pous-
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saient dans les flammes. Carpe allait les maudire; mais, ayant levé les yeux, il vit le Sauveur tendre la main à ces misérables, en disant « Carpe, c'est « moi qu'il faut frapper, car je suis encore prêt à « souffrir pour les hommes (d). » Saint Augustin rapporte deux autres visions qui ne sont pas moins touchantes (2). Au temps de la persécution de Septime Sévère, Satur, Perpétue et ses compagnons attendaient dans la prison de Carthage le jour où on les devait livrer aux bêtes. Or il arriva qu'une nuit Perpétue rêva qu'elle voyait son frère Dinocrate, mort depuis peu de temps. Le pauvre enfant, tourmenté d'un ulcère affreux, dévoré de soif, se penchait inutilement au bord d'un bassin, dont il n'atteignait pas l'eau profonde'. Sur quoi, s'étant éveillée, elle pria pour lui, et quelque temps après elle le revit, éclatant de beauté, revêtu d'habits superbes, et puisant avec une coupe d'or a la source, qu'il laissait pour aller jouer sous les ombrages. Il lui semblait aussi -qu'elle gravissait. une échelle de lumière, au sommet de laquelle le Bon Pasteur lui tendait la main (5). De son côté, Satur se voyait en songe transporté par quatre anges qui, sans le toucher, l'enlevaient jusqu'au ciel. Les chœurs immortels répétaient « Saint, saint, (1) Dionys. Areop., Epist. vm. Labitte, la Divine Con~te avant D<M:<Ë, Il.
(2) S. Augustin, de On'~M. MM)! lib. II. –Labitte, la Divine Compte avant Da~ Il.
(5) Ruinard, Acta KMrh/n<m sincera, passio SS. Perpétua:, etc.
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saint; )) et sur le trône qu'ils entouraient, le Seigneur était assis. Il baisa Satur au front, lui passa la main sur la face, et le congédia. Vers le même temps, on racontait la résurrection miraculeuse de sainte Christine. Cette vierge, étant morte, avait parcouru le purgatoire, l'enfer et le paradis. Arrivée devant Dieu, il lui avait été permis de choisir, -ou de rester au ciel, ou de retourner au monde afin de soulager, par sa pénitence, les âmes du purgatoire. Christine avait choisi de revenir; et les anges l'ayant ramenée dans son corps, au milieu des obsèques, elle se leva subitement du cercueil (1). Tels étaient les entretiens des confesseurs de la foi. Dans ces tableaux, je retrouve bien le même esprit qui traça les'peintures des catacombes. Sur les murs de ces oratoires souterrains, où priaient les persécutés, on ne peignait rien qui rappelât l'horreur de ces temps, ni supplices, ni martyrs, ni même le Sauveur crucifié mais des colombes, des fleurs, des fruits. On y représentait Noé dans l'arche, Lazare sortant du tombeau, les pains multipliés, et au milieu, à la clef de voûte, le Bon Pasteur rien que des images de résurrection et de miséricorde: rien que la charité qui sait tout oublier des hommes, et tout espérer de.Dieu.
()) Bottandist., Act. SS., 21 août. Lahitte, la Divine Com~die avant Dante, II. On peut citer encore les visions de S. Grégoire Thaumaturge, celles que rapporte S. Cyprien dans ses Lettres, etc.
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Mais, pour aller jusqu'au fond de l'antiquité chrétienne, il faut ouvrir le Z~?'e <~M Pasteur, conservé sous le nom d'Hermas, et-dont les belles allégories consolaient la piété des premiers fidèles. J'y vois déjà tout le symbolisme du moyen âge: l'Église sous les traits d'une vierge vêtue de blanc; la tour du salut, bâtie par les anges avec des pierres qui sont des âmes. Celles qu'on rejette roulent dans le feu, où elles brûlent; tandis que sept femmes, représentant les sept vertus, soutiennent l'édifice et y font entrer ceux qui les servent. Mais ce qui me frappe surtout, c'est lesouvenird'une jeune fille qu'Hermas avait aimée; car elle était sainte et belle, et souvent il s'était dit dans son coeur « Heureux si j'avais une telle épouse » Or, elle mourut, et longtemps après, Hermas, se promenant un jour le cœur plein de ce cher souvenir, s'endormit, et il lui sembla qu'il était transporté dans'un lieu sauvage, où il s'agenouillait pour prier Dieu et confesser ses fautes. Pendant qu'il priait, le ciel s'ouvrit, et la jeune fille le saluait d'en haut. Et comme il lui demandait ce qu'elle faisait auprès de Dieu « J'y suis, dit-elle en souriant, pour t'accu'ser. Hermas, il est des pensées qui ne naissent jamais dans le cœur d'un juste. » L'art chrétien ne fait que de naître; et je crois déjà saisir l'une de ses plus admirables inspirations. Ce rêve ne finira pas, ce ciel ouvert ne se fermera point, cette jeune sainte a déjà bien des traits de Béatrix, de celle
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que Dante verra dans toute la gloire de l'éternité, devant laquelle il confessera ses erreurs,. qui l'accu-
sera aussi pour l'humilier, mais avec un sourire immortel pour l'absoudre.
Un pas de plus, et le poëte touchait au voile du sanctuaire. En le soulevant, il trouvait les visions de saint Jean et de saint Paul. Le premier, ~sur le rocher de Pathmos, avait assisté à l'ouverture du puits de l'abîme, et aux fêtes de la Jérusalem nouvelle. Le second, ravi aux deux, contempla ce que l'oeil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce que le cœur de l'homme n'a jamais compris.-Et comme enfin tous les prodigesdu Christianisme se retrouvent dans la personne divine du Sauveur, Lui aussi descendit aux enfers, non pas en extase, mais en vérité; non pour considérer le triomphe de la mort, mais pour lui arracher son aiguillon.
Ainsi, en partant des poëmes du treizième siècle, on remontait, par une suite de récits, jusqu'au dogme évangélique. Assurément il fallait distin-
guer les temps il fallait reconnaître la légende poétique, devenue un genre littéraire, livrée à la liberté des conteurs, toute pénétrée des souvenirs profanes, comme le Purgatoire de saint Patrice, et les autres que l'Église ne recevait pas dans ses livres liturgiques. Celles-ci avaient du moins le mérite d'exercer l'imagination des hommes, et de. ne pas laisser perdre la tradition du beau. Il fallait
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discerner ensuite la légende politique, plus ancienne, qui met des leçons sous des images, et qui use de l'enfer, du purgatoire et du ciel, comme d'autant de prosopopées légitimes, pour effrayer les rois et les peuples. Je ne m'en dissimule pas l'abus, et ce qu'il y avait de dangereux dans ce pouvoir-du visionnaire qui damnait ses ennemis. Mais l'Eglise ne consacra jamais l'autorité de ces jugements. Elle a inscrit des milliers de noms au calalogue des saints; elle n'a jamais prononcé la damnation de personne (1). Il y avait ensuite la légende édi.nante, qui reproduisait des souvenirs respectables, sans dessein de feindre ni de plaire, et qui ne songeait qu'a dire le vrai pour faire pratiquer le bien. Puis venaient les actes authentiques des saints et des martyrs, les récits recueillis de leur plume ou de leur bouche, sur lesquels les sévérités de la critique n'ont pas de prise. Enfin, on arrivait aux mystères, où toute vérité réside, où se trouve le point solide par lequel la raison de l'homme touche à l'infini, éternellement confondue de ses profondeurs, mais éternellement satisfaite de ses clartés. SI donc nous avons parlé d'art chrétien, de poésie chrétienne, c'est que nous ne mettons pas le fond de l'art dans la fiction, mais dans la réalité. À quelque moment que nous prenions la Légende, (t) Hormis Judas l'Iscariote, dont l'Évangile a dit a Il vaudrait mieux pour cet homme qu'il ne fût jamais né. » Du reste, ces principes sur la critique de la Vie des Saints sont exposés dans la belle préface des BoHandistes, au tome 1 des ~s .S<MC<ontm.
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nous y trouvons toujours une vérité positive, ou. une vérité symbolique jamais nous n'y voyons ce qu'on a appelé du nom insultant de mythologie. Le vice de la mythologie est d'étouffer l'âme sous les sens, l'esprit sous la matière c'est tout ce que célèbrent les métamorphoses d'Ovide, Niobé changée en pierre, Narcisse en fleur. La mythologie ne peut rien de mieux pour la vertu, pour Philémon et Baucis, que d'en faire deux beaux arbres. Au contraire, la légende fait régner l'esprit sur la matière, la prière sur la nature, l'éternité sur le temps. Elle trouve dans le mérite ou le démérite le point où elle suspend les destinées humaines. Il se peut que vous soyez fatigués de ces visions dont nous venons d'achever la longue histoire. Les peuples ne l'étaient pas ils ne se lassaient pas d'entendre parler d'une vie meilleure que' celle-ci. Cette passion de l'invisible fait l'honneur des sociétés chrétiennes, elle en fait la puissance. De même que l'âme invisible se rend maîtresse du corps, de même qu'elle l'applique au travail, le tourmente par les privations, le risque dans les hasards ainsi elle s'éprend de tout ce qui est invisible comme elle, elle se détache bientôt de tout ce qui se touche. Je vois des martyrs, des chevaliers, des soldats, se faire tuer pour Dieu qu'ils n'ont jamais aperçu, pour des ancêtres qu'ils n'ont jamais connus, pour une patrie dont ils n'ont jamais habité qu'un coin obscur et je comprends
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que les hommes ne savent mourir que pour ce qu'ils ne voient pas. Il ne paraît pas non plus qu'ils sachent vivre pour autre chose. S'ils travaillent, c'.est en vue de leurs fils qui les enseveliront, de la postérité dont ils ne sauront rien. Et ce qui semble la dernière des folies se trouve la souveraine règle de toute justice, savoir, le sacrince désintéressé de soi-même au bien d'autrui, au bien dont on ne jouira pas, dont on ne sera pas témoin. En même temps que j'y découvre le principe de toute moralité, j'y vois celui de tout art et de toute science. Que fait la science, que de chercher une vérité absente? etque veut l'histoire, et qu'essayonsnous encore nous-même en ce moment, sinon de retrouver~ par une tentative téméraire, les pensées, les passions, les rêves d'un temps qui n'est plus, que nous ne vîmes pas, et que nous connaîtrons toujours mal? Qui a jamais contemplé la beauté parfaite? et cependant cet idéal qui ne se laisse pas voir pousse l'un après l'autre, au plus dur labeur, des générations de peintres, de sculpteurs, d'architectes. On dirait qu'ils se proposent un type impossible, tout exprès pour leur être un sujet de désespoir, mais en même temps un sujet de'lutte et d'efforts. Tout le moyen âge a rêvé une cathédrale dont les flèches atteignissent cinq cents pieds c'est le plan primitif de celles de Strasbourg et de Cologne. La cathédrale invisible ne s'est jamais réalisée mais sa pensée poursuivait, recrutait des
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milliers d'ouvriers qui ne laissaient pas de repos à la pierre, et qui y mettaient leur imagination,'leur foi, leur cœur, tout, excepté leur nom. Voici un poëte qui avait une inspiration puissante, il aurait pu aller avec elle chanter de ville en ville, et recueillir des applaudissements et des couronnes. Au lieu de cela, il la prenait, il la liait, il l'enlaçait dans des vers comme un corps dans des bandelettes il la déposait dans un livre comme dans un tombeau habilement,sculpté; it y travaillait jusqu'à sa mort, afin qu'elle y demeurât incorruptible, et que, durant la suite des siècles, ceux qui viendraient au monument y retrouvassent ce qu'il y avait mis. Mais, si ce poëte était Dante, l'inspiration déposée dans son monument était la pensée de tous les temps chrétiens qui l'avaient précédé. 11 ne touchait pas une idée qui ne fût consacrée pour ainsi dire par les craintes ou les espérances des hommes; il n'employait.pas une image où quelqu'un n'eût laissé un souvenir, un sourire ou une larme. Comme les enfants et les jeunes filles qui portaient des briques d'or pour la tour céleste rêvée par le visionnaire de saint Grégoire le Grand, ainsi tous les siècles catholiques apportaient leur offrande a son œuvre. Il leur devait plus que le fond de ses tableaux, plus que la terreur et la grâce qui les animent, plus que l'amour qui les échauffe; il leur devait la foi invisible qui les soutient.
Mais Dante avait.une autre dette car les hom-
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mes de génie sont de grands débiteurs, et ce n'est pas une faible partie de leur gloire que tout le genre humain leur ait prêté.
VI
H' semble d'abord qu'on pouvait s'arrêter à ce point, duquel descendent toutes les grandes inspirations qui ont éclairé, sanctifié, charmé le moyen âge. Mais le mérite singulier du moyen âge, c'est qu'au milieu des trésors nouveaux que le christianisme lui avait ouverts, il ne répudia jamais l'héritage'de l'antiquité; il ne voulut rien laisser perdre des travaux de l'esprit humain. Au septième siècle, le pape Boniface IV s'était fait donner par l'empereur Phocas le temple du Panthéon, non pour le renverser et passer la charrue sur ses ruines, mais pour en ouvrir solennellement les portes, pour y porter le culte du vrai Dieu, l'image de la Vierge et les ossements des martyrs. Ainsi l'Eglise, devenue maîtresse de la science païenne, ne songea point à la détruire, mais à y porter la vérité religieuse qui y manquait en prenant possession de l'édifice, elle en prenait la défense; elle ne souffrait plus que les barbares en vinssent détacher les pierres. Elle craignait si peu la philosophie, qu'elle l'introduisait dans l'enseignement du cloître. Ces théologiens si rigoureux en fait d'orthodoxie, si.
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ardents à l'endroit des Albigeois ou des Averrhoïstes, s'épuisent à restituer le texte et le sens d'Aristote. Le mauvais renom de Porphyre et. de ses attaques contre l'Évangile ne nuit en rien à l'autorité de ses commentaires, demeures classiques dans toutes les écoles (1). Ces moines, nourris dans l'étude de l'Écriture sainte et des Pères, qui passaient six heures au chœur, selon la règle de Saint-Benoît, rentrés dans leurs cellules y pâlissaient avec amour, avec respect, sur les précieux manuscrits des poëtes, des historiens, des orateurs. Didier, abbé du Mont-Cassin, l'ami de Grégoire VII son auxiliaire et son successeur, faisait copier le de A~H'a DeorMW de Cicéron, les livres sauvés de Tacite, et les Métamorphoses d'Ovide (2). La bibliothèque de Bobbio n'était pas moins riche. Celle de la Novalèse comptait plus de six mille six cents volumes (5). Un religieux allemand du onzième siècle s'effraye de cette passion des lettres qui trouble le recueillement des monastères; il écrit contre l'abus des poëtes païens (~e Z~)'M gentilium vitandis); il se
'())L'~)<rcdM<Mn de Porphyre aux Catégories d'Aristote, traduite en latin par Boëce, a fait la base de tout renseignement philosophique au moyen âge. Voyez l'Introduction de M. Cousin à son édition des OEuvres d'Abailard.
(2) Tosti, S~orM della Badia di monte Cf[MM;o, anno 1071. Petrus diaconus, de Viris t~MSt~t&M. mo~as~yK Cassinensis. (5) Tiraboschi, Chronicon Novalicense, apud ~M~o~t Script. Je trouve dans un catalogue de Bobbio, au dixième siècle, Pline, Virgile, Lucain, Juvénal, Martial, Perse, Horace, Claudien, Lucrèce, Térence, plusieurs écrits de Cicéron, de Sénèque et de Démosthènes.
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plaint d'Horace et de Juvénal; il s'accuse d'avoir trop aimé Lucain mais il s'en plaint dans leur langue~ dans le mètre où ils écrivirent (1). Je n'en suis pas surpris; quand je vois que les écoles monastiques consacraient quatre ans à la lecture et à l'imitation des poëtes latins toute la mythologie y trouvait place (2). Le démon des vers tourmente le cénobite; l'hexamètre et le pentamètre envahissent la chronique et la légende; AmbroiseAutpert rédige en prose mêlée de vers la vie de trois saints, et Luitprand égayé des mêmes ornements le sombre tableau. de son histoire contemporaine. C'est le même siècle où Hroswitha écrit ses drames, destinés à remplacer les comédies de Térence dans les mains des religieuses de Gandersheim pendant que Viglard, grammairien de Ravenne, se fait excommunier pour avoir soutenu l'infaillibilité de Vir(1) Othlonis, liber M~mt'CMS de doctrina !pM';f!«M, apud Bernard l'ez, T/tMOiM'tM a~ecdo~MM KOt~'SM'mM, t. Jtl Numqnid tam vilis fore lectio sancta probatur,
Ut merito libris sit postponenda profanis?.
Ut sunt ))o''atius, Teretitius et Juvenalis,
Ac plures alii quos sectalur schola mundi.
I)!a tripartita Maronis et inclyla verba,
Lectio Lucani quam maxime tunc adamavi.
(~) Bernard Pez, T'/tMa~fM aH<'edo<on<m. MOMMiWMS, t. t!, part. III. Acla S. C/irMtop/tort. prosa et versu descripta a Wal~ro subdiacono Spireiisi. P)'!t)M<s <t~M!<s de studio ~og~as Quotquot Nitiacis de'eripsit Cr~cia libris, etc.
Suit un resumf générât de la mythologie grecque.
LES POETES mAKC. 30
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gile('l). Virgile, en effet, est le plus aimé de ces noms que le moyen âge ne laisse pas périr. Une profonde connaissance, un religieux respect des traditions, l'avaient fait considérer comme le plus savant interprète de la théologie romaine. Servius en est dans l'admiration; Macrobe voudrait faire du poëte le souverain pontife et le sauveur du paganisme expirant. Mais ses étranges pressentiments de l'avenir, ce renouvellement des choses humaines qu'il chante, la tendresse et la mélancolie que laisse voir sa grande âme,' l'avaient de bonne heure signalé aux chrétiens comme un des leurs. Dès le temps d'Eusèbe, les rhéteurs et les grammairiens convertis 'cherchent à le mettre de leur côté. L'inspiration supposée de sa quatrième églogue lui prêtait un caractère sacré qui le sauva du désastre où périrent tant d'écrivains fameux, comme Varius etVarron. Les Bucoliques, lesGéorgiques, l'Énéide, protégées par la piété publique, traversèrent l'époque des invasions sans qu'il s'en fût égaré un seul vers. De là cette légende de Virgile répandue par toute l'Italie le peuple en faisait un magicien, pendant que les savants en faisaient un prophète; (t) On voit déjà la trace de l'antiquité. Virgile, Tite Live, dans les légendes écrites par Jonas, moine de Bobbio, au septième siecie. Mabillon, .4c/ft55. Ord. S. B~tgdtc~. Vies de 55; Taso, Ta~o et Paldo, par Ambroise Autpert. Le récit en prose est coupe par des couplets de trois hexamètres. Luitprand. ~M))t gesta.yMm ab JEKfOpce tmp~<t<on<'MS M~iM. libri VI. –Hroswitha, Pre/ace de ses comédies sacrées. Tiraboschi, Ctmrlemagne a Otton m.
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de là cette touchante séquence longtemps chantée dans l'église de Mantoue, où saint Paul était représenté visitant le tombeau du poëte à Naples, et pleurant d'être venu trop tard pour, lui (1). L'enthousiasme poétique du treizième siècle avait ses excès mais il arrivait au même but que l'érudition laborieuse de la Renaissance; c'est-à-dire à faire lire, aimer, conserver les anciens, en attendant qu'on les comprît.
Dante pensa comme son siècle l'estime qu'il faisait de l'antiquité se montre au quatrième chant de la Divine Comédie, où il place, à l'entrée de l'enfer, un lieu lumineux et pur, une sorte d'Elysée, habité par les grands esprits du paganisme. C'est là qu'il trouve Homère et les poëtes, Aristote et les philosophes (2). Il se plaît dans la société de ces
() ) Sur t7/M<0!M populaire de Virgile au moyen âge, voyez Carres ~o~As~MC/~r; et l'analyse du livre hollandais intitulé E~MB. scltone /~<OrM von Virgilius, von Xt;M-~fM, doot, ende van Xt;'M M'<MdeWt&e werken di laj deede <'y ~rot)!a7t<MH, ende by dat Behulpe des Duyvels, Amsterdam, 1552. Boccace, Comento sopra Danle, canto 1, in ~MB. Nous avons vu Virgile dans les drames des Vierges sages et des Vierges folles on le retrouve jusqu'en Espagne dans la vieille romance de Vergilios..
(2) /H/~n;0, iv, 59 In luogo aperto, luminoso e alto. Cette doctrine s'accorde à peu près avec celle de saint Anselme, de Guillaume de Paris, de Cajetan,.de Salmeron, do Cornélius à Lapide, qui destinent les âmes reléguées dans les limbes à revenir peupler, après le dernier jugement, la terre régénérée et revêtue de sa beauté première. Voyez le commentaire de Tirinus, sur le chapitre Ht de la 2* épitre de saint Pierrcf Voyez aussi saint Thomas, in Sentent., lib. Il, dist. 55; quajst. 2, art. 2 « Utrum animas cum sola origiriali culpa decedentes affligantur poena ignis?D H Il résout la question négativement.
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beaux génies. Il y reconnaît Lucain, Horace, Ovide, comme de vieux amis. Stace lui apparaîtra plus tard en purgatoire, mis au nombre des élus, selon une tradition de. cette école du moyen âge; qui sauvait le plus qu'elle pouvait des morts illustres qu'elle avait admirés. Virgile enfin remplit tout le poëme. D'un autre côté, nous savons qu'après la mort de Béatrix, l'inconsolable Dante avait cherché quelque distraction dans la lecture de Cicéron (i). De même que le sixième livre de l'Enéide lui ouvrait la route de la descente aux enfers, il trouvait dans le Songe de Scipion une première ébauche de la vision du ciel. L'exemple de ses contemporains l'encourageait à ne pas négliger ces sources. Les visions des légendaires trahissaient plus d'une fois le souvenir des fables antiques. On y revoyait les fleuves infernaux, le nom même de l'Achéron s'était conservé et Tundale, au fond de la vallée ténébreuse, avait reconnu les forges de Vulcain. D'un autre côté, les livres de l'orateur romain étaient interprétés dans toutes les universités italiennes. Les savants commentaient la descente d'Énée aux enfers, et Bernard de Chartres en expliquait le sens philosophique par la descente de l'âme dans le corps, où elle est tourmentée par les passions, plongée dans la nuit des sens (2). L'imagination des hommes ne (1) CO))M<0, H, ~3.
(2) Bernard de Chartres, fragment publié par M. Cousin, a h suite d'Abailard, p. 6-43 Et quia profundius philosophicain vet'i-
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perd pas facilement ses habitudes après treize siècles de christianisme, elle ne pouvait encore se détacher de ces vieux tableaux.
Ainsi,'au delà du cercle de récits romanesques, de pieuses légendes, d'actes des saints que nous avons parcouru, Dante avait des modèles dans une série de fictions profanes, dont il faut étudier l'enchaînement et reconnaître les origines. Il faut se donner la satisfaction de pousser une fois jusqu'au bout l'histoire d'une idée.
1. Parmi les réminiscences qui ont inspire la Divine Comédie, celles de Cicéron me frappent d'abord. Lorsque Dante parcourt les cercles du paradis, écoutant le bruit harmonieux des astres, et cherchant des yeux au fond de l'espace, la terre imperceptible lorsqu'il apprend de son bisaïeul Cacciaguida sa mission périlleuse et sonexH, on reconnaît le récit du Songe de Scipion. Au moment dé commencer sa carrière de gloire,. le héros est ravi en songe en un lieu élevé du ciel, où son aïeul tatem in hoc votumine déclarât Virgilius, ideo .in eo diutius immoramur. Spiritu vero corpus esse inferius evidentissimum est. cumque ita nil inferius humano corpore, infcrnum idem appctfatur. Quod autem inferis legimus animas coactione teneri, a spiritibus carceriis, hoc idem dicebant pâti animas in corporihus a vitiis. Remarquez la ressemblance de cette interprétation avec celle que Dante veut appliquer à la Divine Comédie, dans son épitre dédicatoire à Can Grande < Secundum allegoricum sensurn poeta agit de inferno isto, in quo peregrinando ut viatores mereri et demereri possumus. x
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l'Africain, lui découvrant les honneurs, les périls et les devoirs qui l'attendent, le prépare à cette destinée par le spectacle de l'économie divine qui soutient l'univers, police les sociétés, et dispose souverainement des hommes. Du haut du temple céleste, au milieu des âmes justes qui vont et viennent par la voie lactée, Scipion écoute les sept notes de cette musique éternelle que forment les astres. Il contemple les espaces où ils roulent; et quand enfin il aperçoit la terre si petite, et sur la terre le point obscur qui est l'empire romain, il a honte d'une puissance qui trouve sitôt ses.limites il aspire à une félicité que rien ne circonscrive. Son aïeul lui en découvre le secret et dans ce cadre admirable, Cicéron rassemblait ses plus fortes doctrines sur Dieu, la nature, l'humanité. Il en avait fait le dernier livre de son traité de ~epM~c< cherchant ainsi dans l'Éternité la sanction des lois destinées à contenir les peuples dans le temps (1). Il imitait en ceci, comme dans le reste, le traité de la République de Platon, .couronné par la belle histoire d'Er le Pamphylien. Er, frappé à mort dans un combat, s'était réveillé dix jours après sur le bûcher des funérailles, pour raconter son séjour parmi les trépassés. C'était là qu'il avait vu la région lumineuse où la Nécessité (1) Cicéron, de ~pM~t'fa, liber ultimus. Macrobe, in Somnnnn Scipionis, i, 2. Sacrarum rerum notio sub pio figmentorum yetamine, hopestig et tecta rebus, et vestita hominibus enuntiatur.
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tenait suspendue à sa quenouille de diamant les huit fuseaux des sphères célestes les trois Parques étaient assises autour d'elle, chantant le passé, le présent, l'avenir. Les âmes, après mille ans d'expiation ou de récompense, venaient tenter les chances de la métempsycose. L'ordre du monde, c'està-dire de la cité de Dieu, se dévoilait pour servir de type à la cité des hommes (1). Le même dessein se montre dans Plutarque lorsqu'il termine son traité des Délais ~e justice divine par le témoignage de Thespésius le ressuscité. Lui aussi avait contemplé au sommet du monde Adrastée, fille de Jupiter, jugeant les âmes celles des justes, transparentes et radieuses, planaient en haut; audessous, les âmes coupables tourbillonnaient dans un gouffre, où se succédaient les appareils de tous les supplices, le fer, les forges ardentes, les étangs de métaux fondus une troupe d'ouvriers infernaux avait saisi Néron, et ils le découpaient pour en faire une vipère. Au milieu de l'horreur de ces spectacles, Thespésius s'était retrouvé vivant on ajoutait à l'appui de ses discours qu'il était devenu vertueux (2). Les fictions du même genre semblent
(1) Ptaton, de ~epM~M~, lib. X; Proclus, dans un fragment publié par S. Ém. le cardinal Mai (/)MC~Ms classici, tome 1) exprime ainsi le dessein de Platon :AX).Kit~"i;noXtTe!st;c!To E~o; ~TM x~ '7rpounK{'~<<ï~c(pa.~e[. La peinture des peines et des récompenses qui suivent la mort revient encore dans le Gorgias etdanstePMoH.
(2) Plutarque, De ~M qui a ~M)))~ sero puniunlur,
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fréquentes chez les philosophes. On' trouve une Descente aux enfers attribuée à Pythagore, par Hiéronyme le péripatëticien. La gracieuse fable de Psyché et l'Amour, tout embaumée des parfums de la doctrine platonique, montrait la jeune immortelle traversant la série des épreuves on n'oubliait pas de la conduire au sombre empire des morts (1). Et, en effet, malgré les voluptés faciles des anciens, malgré l'opulence des villas romaines, et la resplendissante lumière qui inondait le ciel de la Grèce, comment les pensées des sages n'auraient-elles pas cherché avec inquiétude à pénétrer ce monde invisible, dont l'Évangile n'avait pas encore adouci les terreurs? Néanmoins, ce ne fut pas sans imprudence qu'ils donnèrent à leurs spéculations les formes dangereuses de la fable. Le cadre fait se prêta à d'autres usages le sceptique Lucien se servit des morts pour répandre à pleines mains l'ironie sur les affaires, les opinions, les croyances des vivants. Nulle part sa verve indisciplinée ne'se joue plus librement que dans la Descente de Ménippe aux e~/en', soit qu'il décrive les tours du magicien Mithrobarzane, soit qu'il montre le sort renversé des tyrans et de leurs esclaves, et, dans un coin du
(i) Fulgentius Planciades (Mt/~ho~MOrum, ni) rapporte !a fable de Psyché, d'après Aputëe et Aristophante l'Athénien. Sur la descente de Pythagore am enfers, voyez Loheck, ~o~oc/tsmM~, p. d56.
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Tartare, Philippe, roi de Macédoine, raccommodant de vieux souliers. La popularité de ce joyeux écrit se soutint longtemps, et lui suscita des imitateurs jusqu'aux derniers siècles de la littérature byzantine. Constantinople, déjà cernée par les Turcs, s'égayait encore à la lecture des aventures de Timarion et du Voyage de Mazari chez les trépassés, dernières et misérables parodies de ces récits qui avaient charmé des siècles héroïques (1). 2. Toutefois l'image de la vie future tenait plus de place dans un livre que Dante connaissait mieux, qu'il savait par cœur d'un bout à l'autre, dont l'auteur représente à ses yeux toute la sagesse de l'antiquité je veux dire l'Énéide, et ce chant sixième qui en, forme pour ainsi dire le nœud, qui en soutient tout' le dessein poétique, politique, théologique. C'est là, c'est dans la descente aux enfers, que les destins d'Enée, entrevus peu à peu dans une série d'oracles obscurs, se déclarent enfin il ne reste qu'à les accomplir. Les voyages du héros finissent, ses combats vont commencer le moment qui sépare ces deux sortes de scènes forme la péripétie du drame. C'est là surtout que se découvre (1 Lucien, Nect/onM~M. i)~'n:0tr~ de M. Hase'(~o<!M des J)~M!MMr:/s, tome IX) sur trois pièces satiriques imitées de Lucien. Ém~u. Ma~pt t; ~cu. publié par M. Boissonade. On comprend bien. que; nous n'avons jamais voulu prêter Dante la connaissance des sources grecques.
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l'intérêt national du poëme, et le véritabe sujet, qui n'est plus la fortune d'Ënëe, mais l'histoire du peuple romain (1). Lorsqu'au fond des champs Élysées apparaissent les,grands esprits des temps futurs, depuis Romulus jusqu'à César, jusqu'à Auguste, je reconnais un pieux effort pour ranimer les traditions de la patrie, pour rappeler les droits de Rome à l'empire universel, pour inaugurer le règne des lois et la paix du monde. Enfin, l'épisode offrait une admirable occasion d'exposer l'origine et la destinée des âmes, et de relever les dogmes de la théologie latine, en les rattachant d'une'part aux doctrines philosophiques, qui leur prêtaient de la force, d'autre part à la mythologie grecque, qui leur prêtait de l'éclat (2). Ainsi le poëte travaillait à raffermir le culte des dieux et celui des ancêtres, ces deux bases de la puissance romaine, ébranlées par le désordre des guerres civiles, et dont la restauration fut le premier soin de la.politique d'Auguste. Mais il ne reste pas une (1) Servius ad Eneidos Vt Unde etiam in antiquis invenimus, opus hoc appellatum esse non Eneidem, sed Cesta popMH )'omani. Totus quidem Virgilius scieniia plenus est, in quâ hic liber possidet principatum. Et dicuntur multa per altam sententiam philosophorum theologicorum jEgyptiorum, adeo ut plerique de his singulis hujus libri intégras scripserint ~pK-xTE~ L'habitude se conserva au moyen âge.
(2) Je ne pense pas qu'il faille chercher dans l'école pythagoricienne la source de la doctrine professée au sixième livre de l'Ënéide l'émanation, l'expiation, le retour des âmes, sont des dogmes primitifs de la {heologie romaine. Voyez Ottfried Müjler, die B<nM~,
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pierre des trois cents autels qu'Auguste avait fait ériger aux dieux Lares dans les carrefours de Rome (1) le temps n'a rien pu sur les souvenirs consacrés dans ce sixième livre, qui est comme le sanctuaire de l'Énéide. Il semble que Virgile, effrayé de la .grandeur même d'un tel travail, en ait d'abord tenté l'ébauche, et qu'il ait voulu essayer sa main par l'épisode d'Orphée et d'Eurydice, enchâssé dans le quatrième livre des Géorgiques, comme le diamant dans l'or. Il n'y a pas jusqu'au moucheron (Culex), héros du petit poëme attribué à sa jeunesse, qu'il n'ait conduit au bord du Cocyte pour décrire le peuple mélancolique des morts, au milieu duquel son âme se plaisait. Il avait déjà ce don des larmes qui a fait les grands poëtes chrétiens Sunt lacrymao rerum, et mentem mortalia tangunt. Plus tard la foule des imitateurs se pressera-dans la route frayée je n'en vois pas un qui ne descende aux enfers /ac~M c~cctMMS ~enM. Ovide y accompagne Orphée et Junon (2). Silius Italicus ne peut se résoudre à produire Scipion sur la (1) Voyez l'excellent Mémoire de M. Egger sur les historiens d'Auguste, et particulièrement l'Appendice sur les Augustales. Ovide, Fss/M, v, 129.
(2) Ovide, ~amorp/iOMs, vu, 409; iv, 432; x, 12; xix, 105. Le moyen âge lisait beaucoup les ~'yamorp~os~ d'Ovide. Parmi les professeurs, de l'université de Bologne au quatorzième siècle (1525), je trouve maitro Vital, docteur en grammaire, engagé, au prix de cent livres par an, pour lire et pour commenter Cic~ron et les W~oMOrp/tO~s,
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scène avant de l'avoir mené au bord de l'Averne, où il évoque par des libations les mânes de la Sibylle, les ombres de ses ancêtres, toutes les âmes appelées à soutenir le poids du nom romain. Il apprend de leurs entretiens la gloire qui l'attend dans les plaines de Zama, et, après les triomphes de la terre, l'immortalité que les prêtres et les philosophes promettent à la vertu (1). Lucain,trop esprit fort pour croire aux grenouilles du Styx, et trop libre pour subir la loi commune, n'évite le voyage des enfers qu'en y substituant une fable plus philosophique à son gré, l'évocation de la magicienne Érichtho. Par ses conjurations puissantes, un corps relevé du champ de bataille se ranime pour un moment; l'âme, forcée de trahir les secrets du tombeau, raconte les tumultes civils qui agitent l'empire de Pluton, la joie du Tartare, la tristesse de l'Élysée, et tous les signes du désastre de,'Pharsale (2). Ainsi le théâtre infernal reste ouvert, et c'est toujours chez les morts que se dénoue la destinée des vivants. Les grandes images de l'autre vie devaient tenter la verve pompeuse de Stace dès le début de la Thébaïde, il tire Laïus de l'Erèbe; plus tard, il y fait descendre Amphiaraüs il introduit, au quatrième livre, Tirésias interrogeant les mânes. Alors, au milieu des rites funèbres, le vieillard aveugle voit s'ou(1) Silius Italiens, P«mc., lib. XtU.. (2) Lucain, Pharsal., 419..
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vrir le royaume souterrain. Les ombres des héros de. Thèbes et d'Argos se montrent menaçantes au milieu d'elles, Laïus prédit la victoire des Thébains, et le combat fratricide où s'éteindra la race d'CEdipe ('!). Valérius Flaccus ouvre,ses Argonautiques par le sinistre appareil d'une évocation et, dans l'ue~eMt de P?'os<e, qui est peut-être le meilleur ouvrage de Claudien, l'enfer occupe le fond du tableau (2). Toute cette poésie de la deçà dence a été trempée dans le Styx, comme Achille mais elle n'en est pas, sortie invulnérable. Cependant la tragédie rivalise avec l'épopée. Sénèque n'a garde de négliger les apparitions, les descriptions du sombre empire; il leur ménage une place dans 1'Œpe et dans IWo'CM/c /'t(WcMa;. Il imite en ceci les maîtres du théâtre latin, Varron, Ennius, Naevius Atticus et le vieil Andronicus de Rhodes, qui avaient porté-sur la scène Alceste, Protésilas, les Euménides, fables terribles et toutes pleines des mystères de l'Eternité. Appius, ami de Cicéron, et Labérius, auteur de tant de mimes applaudis, avaient donné a deux de leurs compositions le titre de ~Vecyo?M<M~es (5). C'était peut-être (1) Stace, T'/te&àtd., )v, 407. H ne peut se refuser le plaisir de ces descriptions en deux autres endroits de son pocmc, )t, 1 vm,125.
(2) Vaterius F)accus,<?'~OMK<M! t, 1-758.–Ciaudien, de liaptu PyoserptKSB et dans le second livre contre Rufin, la desconte de Rufin au Tartare.
(3) Cicéron, 7'MMM/on., ), 16. Aulu-Gelle, Noctes /(MtCtB, xv), 7.
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un souvenir des spectacles de la vie future, dont les prêtres étrusques avaient fait un de leurs jeux sacrés. J'en crois apercevoir quelques vestiges dans le nom de Larves que les Latins donnaient aux spectres des trépassés et aux masques de théâtre. Mais, surtout, je remarque la pompe religieuse des combats de gladiateurs, où un personnage, revêtu des attributs de Pluton, un marteau à la main, venait enlever les morts de l'arène (1). Le peuple de Rome aimait ces représentations violentes de là ce grand nombre de peintures qui reproduisaient les peines du Tartare,' mais qui, dès le temps de Plaute, ne suffisaient plus pour alarmer la conscience d'un esclave tenté de voler son maître (2). Bientôt les vieilles fables tombèrent pièce à pièce en discrédit; et l'irrévérencieuse satire d'Horace parodiant Homère, fit paraître l'ombre de Tirésias pour enseigner aux Romains dégénérés un art qu'ils savaient trop, celui de courtiser les vieillards et de figurer aux testaments. Je lui suppose aussi le dessein de' déconsidérer ces prophéties, ces prétendus vers sibyllins, ces thèmes généthliaques dont ses contemporains étaient épris, et auxquels Auguste
(t) Magnin, Origines du théâtre, i, 257. Giementd'AIcxandrie,Pro<Mp<tCs,cap.ii.
(2)P!aute,C<tpj!tt)t:
YidicgomuttdssBpepiditquicAcheruntifiët'cnt
Crueiamenta:
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faisait la guerre par le feu, comme lui par le sarcasme~).
Les hommes de ce temps se croiront heureux quand ils auront mis sous leurs pieds les craintes de l'avare Achéron. Mais, s'ils ont banni l'enfer, ils n'ont pas chassé les morts. Cette sombre ligure est de toutes leurs-fêtes. Rien ne saurait lès en distraire, ni les roses qui se fanent, ni les coupes qui se vident, ni les chants qui s'éteignent. Ces tristes joies ne dédommagent pas 'l'homme de l'espoir perdu d'une vie future il faudra qu'il le retrouve quelque part. Quand Juvénal se moquera des grenouilles du Styx, les martyrs commenceront à mourir pour le royaume du ciel.
5. Mais les Muses latines n'étaient guère que de belles captives trouvées dans le butin de Tarente et de Corinthe, et qui se souvinrent toujours de la Grèce. C'était sur le territoire des colonies ioniennes, auprès de Naples, au bord de l'Averne, que Virgile avait cherché son Enfer. Les images du monde invisible plaisaient aux Grecs elles ornaient leurs coupes, elles couvraient les murs de leurs palais et de leurs temples. La descente aux Enfers fait le sujet de plusieurs bas-reliefs que nous admirons encore. Attale, roi de Pergame; avait donné ('t) Horace, Satir;, n, 5
0 Laertiade, quidquid dicam aut erit aut non
Divinare étenim mihi magnus ddnat ApffHo:
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soixante talents d'une évocation peinte par Nicias. On admirait à Delphes la grande composition où Polygnote avait représenté Ulysse interrogeant les ombres (1). Tout le théâtre athénien était rempli des spectacles de la mort. Avant qu'Aristophane y eût montré ses GreKom~M, et lepèterinage ridicule de Bacchus chez Pluton, on avait vu I'~4/ces<e d'Euripide, où le Trépas (Q~To;) se montrait en personne, et disputait à Apollon l'héroïque épouse d'Admète (2); Sophocle, dans l'NercM/etKt ?e?MM'c, avait célébré l'enlèvement de Cerbère. Le même genre de merveilleux soutenait deux tragédies perdues d'Eschyle, la Psychagogie ou le Voyage des Ames, el les Aventures de Sisyphe, à qui Pluton permettait de retourner sur la terre pour y prendre soin de sa sépulture, et qui, abusant du congé, était ramené de force aux sombres bords. Si une inten(1) Pausanias,x,28. Pline, cité par WinMman, ~onMm~n<(Mt<. ined., p. 2H. -Creutzer, Symbolik, atlas, tab. 56, etc. (2) C'est Hercule qui la lui arrache à la fin de la tragédie, et je ne puis m'empêcher de citer ces vers d'une théologie-étrange; Hercule parte
« J'irai, j'épierai le Trépas au noir vêtement, ce roi des morts. «Je pense le trouver s'abreuvant du sang des victimes auprès du « tombeau je t'attendrai en embuscade, et, me montrant tout à < coup, je le saisirai, je le serrerai de mes mains et nul ne m'ar« rachera de sa poitrine haletante, jusqu'à ce qu'il m'ait rendu « t'épouse d'Admète. «
E~f)M'< (X~X*~ T~ ~.S).;(U.tM).M <6XONt
Ox~TM mu/M, :MH t~ EUOT.TSM ~"OXM.
Dans l'Hercule furieux d'Euripide, le récit de la descente aux enfers trouvait aussi sa place.
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tion comique perçait dans ce récit, rien au contraire n'était plus solennel que l'évocation de l'ombre de Darius dans les Persés; et lorsque, à la première représentation des EM~e~M~s, le spectre de CIytemnestre parut entouré de soixante Furies, telle fut l'épouvante de l'assemblée, qu'il fallut rendre un décret pour réduire à quinze les personnages du chœur. Mais on ne songea point à interdire la mise en scène des régions infernales Aristote,. en distinguant quatre sortes de tragédies, place au quatrième rang celles dont l'action est aux Enfers (i). Les hommes d'alors, comme ceux de tous les temps, voulaient qu'on les effrayât. C'est là un signe du désordre de la nature humaine, qu'elle aime ce qui la trouble; et que des peuples belliqueux se soient construit des théâtres de marbre pour y aller pleurer aux jours de fête, et chercher sur une scène des sujets d'effroi et de douleur, comme s'il en manquait autour d'eux.
Mais toutes les grandes fables du drame grec descendaient des traditions nationales transmises de bouche en bouche dans les collèges des prêtres, dans les familles guerrières, chantées par le peuple, et mises en œuvre par les poëtes qu'on appela cycliques. Tels étaient les travaux d'Hercule, qu'avaient célébrés Hésiode, Pannyasis etPisandre: les douze épreuves du demi-dieu s'y terminaient
(1) Aristote, Poetic., 16. Klausen, ~sc/M/H ~~o~OMmeMa-,
LESMfiMSFKAKC.
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par la plus redoutable de toutes, la descente aux Enfers. Hercule, purifié du sang des Centaures qui venaient de tomber sous ses coups, admis ensuite aux mystères d'Eleusis, arrivait sous la conduite de Mercure aux portes du Ténare. Il s'engageait dans la route souterraine, et l'on décrivait ses combats contre le vieux Charon, le spectre de Méduse, et Ménécius, pâtre des troupeaux de Proserpine il chargeait de chaînes le chien aux trois têtes qui faisait la terreur des mânes. Enfin, il les réjouissait par des libations de sang, accordait à quelques-uns l'interruption de leurs peines, et reparaissait avec Alceste et Thésée, qu'il ramenait à la lumière (1). Ainsi, le cycle d'Hercule se liait à celui de Thésée, qui avait aussi exercé le génie d'Hésiode et de Pannyasis. On y voyait les exploits du roi d'Athènes, le Minotaure terrassé, les Amazones vaincues, et lé dévouement qui le conduisit aux bords du Styx, à la suite de son ami Piril.hoüs mais, enchaîné par les puissances infernales, il restait captif, jusqu'au moment où le vainqueur de Cerbère paraissait pour le délivrer (2). Le livre des Cypriaques chantait la tendresse fraternelle de Pollux, et comment chaque année il allait prendre aux champs Élysées la place de
(1) Apollodore, Bibliothec., n, 5, 12. Servius, a~~netd., v[, 392. Scriptores rerum ;)ft/<yM(;arMm latiui ires (edidit Bode),in,i5,5.
(2)Pausanias,n,51;x,28.
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Castor, pour lui donner la moitié de son immortalité dans lescieux (1). Un récit, attribué à Prodicus de Samos, célébrait le pèlerinage d'Orphée et la trop courte délivrance d'Eurydice (2). La navigagation des Argonautes, qui avait exercé tant de poëtes, conduisait Jason au pays des Cimmériens, où s'ouvrait une des portes de l'Enfer (3). Comment eût-on chanté les malheurs d'OEdipe et les combats
des sept chefs devant Thèbes, sans évoquer Laïus? ° Le début de la guerre de Troie faisait la matière d'une épopée qui n'avait garde d'omettre la mort de Protésilas, et son retour de quelques heures a la vie. Enfin, on lisait encore une description des Enfers dans la Minyade et dans le Retour des héros, ouvrages de Prodicus et d'Augias, bien qu'on ne voie pas le lien qui l'y rattachait (4). Il semble seulement que la peinture du monde invisible (N~ut<x) était devenue l'épisode nécessaire dé toutes lés épopées grecques et que la scène mobile de la vie ne pouvait s'y ouvrir sans laisser apercevoir derrière elle le spectacle immobile de l'immortalité.
Homère est trop grand pour ne pas obéir à cette grande loi. Ce qui fait l'incomparable beauté de l'Iliade, c'est que tout y,prend part à l'action, les (1) Photius, Bibliothec., de Cyclicis.
(2) Clément d'Alexandrie, .S/roma~a. Lobeck, Aglaophamus, p. 555.
(5) /i?-~OH<M<<M; 't'H8.
(4) Pausanias, x, 28. Proclus, Chrestomathie, vu, 5.
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hommes et la nature, la terre et le Ciel l'Enfer même ne peut y rester étranger. Aux coups du trident de Neptune, Pluton s'élance de son siège: il tremble que les abîmes ne s'entr'ouvrent, et que la lumière d'en haut ne pénètre chez le peuple des morts. Je ne sais rien de plus terrible que cette courte échappée de vue dans le lieu obscur et souterrain où tombent les milliers de combattants qu'on voit périr d'un bout à l'autre du poëme
noA/.Tt; tt{)Mp.ou; 'j~x; At~t trpMCt'{'s'< (1).
Ce rendez-vous funèbre des héros est vu de plus près au onzième chant de l'Odyssée. Ulysse y raconte comment il visita le pays des Cimmériens, comment il pénétra jusqu'au seuil du royaume infernal, pour apprendre de Tirésias le terme de ses maux. Il ajoute comment, à la suite du devin, parurent les mânes de sa mère Anticlée, de plusieurs héroïnes et des chefs qui combattirent sous les murs de Troie. Il décrit enfin le gouffre de l'Érèbe ouvert devant lui, le tribunal de Minos, les peines des impies. Je reconnais dans ce passage le point sur lequel roule toute l'action de l'Odyssée. Les périls d'Ulysse vont en grandissant jusqu'à ce qu'il affronte le séjour même de la' mort. C'est le comble de la terreur, mais c'est aussi le commencement de l'espérance. Le premier rayon (t) Jliade, t, 3.
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brille dans l'oracle de Tirésias, pour éclairer d'une lumière toujours plus vive le retour du héros sous le toit de ses pères ('!). D'un autre côté, l'entretien d'Ulysse et. des morts donnait place'aux événements que l'Iliade n'a pu contenir, en faisant connaître la fin d'Achille, d'Ajax, d'Agamemnon. Mais, de ces hommes redoutés, il ne reste plus que de pâles ombres regrettant la vie, tandis qu'au milieu d'elles le fils de Laërte paraît plein de force, vainqueur des dangers, maître de sa fortune. En sorte qu'on peut découvrir ici le nœud des deux poëmes homériques la fin d'un âge héroïque où la force était maîtresse, le commencement d'une ère nouvelle où l'intelligence régnera (2). Mais l'évocation d'Ulysse ne s'arrête pas aux victimes du siège de Troie; on y voit paraître les femmes célèbres pour avoir partagé la couche des dieux, et ces personnages qui sortent de la condition des hommes, Thésée, Hercule, Orion, et tout l'appareil des jugements divins. II semble qu'Homère ait voulu élargir une (!) Eustathe, ad Odyss., Ô ~6 o~ptxo;\o!i; Toii rot Ô~uodE'x tt{ cx~cu e~E~ ~.e6o~o~ Ejït Th~ e~s~? <M9v]oou.e~<dv u.uÔM' ~(2) Eustathe, ad Odyss. A~;r).ï~M'< Ts x~ h.tc~! e/.As').E:xTon. Je ne prétends pas résoudre la question longtemps controversée, si l'Iliade et l'Odyssée sont du même auteur il suffit qu'eHes soient de la même école poétique. Mais j'avoue que je ne vois point dans le onzième livre de l'Odyssée les interpolations et le désordre qu'on y suppose. Je penche même à croire que l'énumération des héroïnes n'y est pas insérée sans dessein, et qu'eHe faisait une partie nécessaire de l'épisode, puisque je la vois reproduite dans le 'Culex, imitée dans les L?<M Mmpt de t'Mnéide et dans l'Enfer de Silius Italicus. Je m'explique moins la seconde description des enfers au chant XXtV de )'0dysséc.
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fois le théâtre de sa fable, et, déchirant le rideau, laisser voir les profondeurs de l'éternel et de l'infini (1). Sans doute cette vue est bien trouble. Rien n'est moins digne d'envie que cette triste immortalité donnée aux héros; à peine y a-t-il un reste d'existence dans ces ombres vaines qui ne peuvent rien, si elles ne viennent s'abreuver aux'libations de sang, et qui ne parlent que pour pleurer la lumière. Que nous sommes loin des claires visions du poëte de Florence! Toutefois il ne faut point imputer les pâles doctrines de l'Odyssée à la grossièreté des temps des enseignements plus solides étaient transmis dans les écoles de Samothrace et d'Éleusis. Mais Homère n'est pas le poëte des écoles sacerdotales, c'est celui de ces races guerrières qui échappaient -à la domination du sacerdoce et revendiquaient leur indépendance. C'est, le chantre des navigations, des combats, des délibérations publiques, de cette vie passionnée, glorieuse, qui continueta dans les champs de Marathon, au Pirée, sur la place publique d'Athènes. Il était naturel, à des hommes si heureux dans cette vie, de mal connaître l'autre. 11 ne leur était pas possible d'en éloigner la pensée. Les villes s'environnaient d'une ligne de tombeaux et de
(~ Eustath., ad Odt/M., x Ô m,wm; TT.'< -ôt~u'~ s!; fMcu xx60~ ~X~TTSt npo; ~ocy.LM 'j'px<j: ~).EtMK. Pour compléter les idées d'Homère sur l'autre vie, Cf. Jliad., ix, 16; xv), 671 Odvssëe, n'. 564; xxiv, ~<tss:nt; Ha!bkart, Pst/e/tC'~M/<o)ne)':ca.
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temples qui leur servaient de remparts; on vivait sous les yeux des morts et.des immortels. En même temps, le dogme antique se conservait dans les initiations, et ne permettait pas d'oublier que c'est la vie qui est l'ombre, et que derrière seulement la réalité commence.
4. Au delà d'Homère il n'y a plus que l'Orient. Mais là, dans une société immobile, sans distractions puissantes, sans événements, sans histoire, rien n'efface le souvenir de l'Éternité. SI j'ouvre le livre des lois indiennes, j'y trouve la création au commencement, à la fin les peines et les récompenses futures toute la cité des hommes enveloppée, surveillée par la cité des dieux et des ancêtres. Si je touche à l'une de ces épopées dont l'âge se perd dans les fables, je vois dans le Mahabharat le voyage d'Ardjuna au ciel d'Indra. Et pour arriver enfin jusqu'aux plus antiques monuments de la poésie orientale, je remarque un épisode de l'AtharvaVeda, qu'il faut lire, afin de se représenter au vif les inquiétudes qui tourmentaient déjà l'esprit humain. Le jeune brahmeïadjkda est envoyé par son père chez le roi de la mort, d'où jamais nul homme ne revint vivant. Le roi, touché de l'obéissance de Tadjkita, le renvoie après trois nuits, lui accordant la vie et trois présents à son choix. Le jeune homme en a demandé et reçu deux, et l'entretien continue en ces termes, Tadjkita dit « Voici mon troisième
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« désir. Entre ceux qui parlent, il y a une contra« diction plusieurs affirment que tout est corps, et a que, le corps périssant, il ne reste plus rien « et plusieurs affirment que l'âme (Djivatma) est « distincte du corps, et que, le corps étant détruit, « l'âme passe dans un monde où elle est traitée « selon son mérite. Je veux que vous m'instruisiez, « afin que je m'assure de la vérité de ces opinions. « Le roi de la mort dit En ce point les dieux « mêmes doutent, et c'est une chose subtile et qui « échappe à la force de l'intelligence. Tadjkita « dit 0 roi voilà mon grand désir, et je n'ai pas « d'autre désir égal à celui-ci. Le roi de la mort K dit Demande-moi un grand nombre d'enfants, « et pour eux une longue vie, jusque-là que chacun « d'eux vive cent ans. Demande-moi le monde et « ses richesses, demande-moi beaucoup d'années, « et tout ce qu'il te plaira de pareil mais ne me «demande point cette seule chose Que se passe« t-il après la mort? Car nul d'entre les morts n'est « jamais revenu à la lumière pour le dire aux « vivants. Tadjkita dit « Vous me dites « Demandez-moi beaucoup d'années. Si à la fin il « faut mourir, que gagnerai-je au nombre des an« nées ? C'est pourquoi gardez pour vous ce monde, « ces richesses, et cette longueur de vie. Je n'ai « qu'un désir, c'est que vous m'instruisiez. Je « demande, parce que je passe sur la face de la terre, « et parce que j'ai peur de la mort et de la vieil-
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« lesse, je demande que vous m'enseigniez quelque « chose par quoi je n'aie plus peur ni de la vieil« !ësse ni de la mort. )) Le roi, vaincu par tant de prières, et lié par sa parole, découvre au jeune brahme toute la condition des âmes, et le congédie avec ce dernier présent la certitude d'une vie future (1).
5. Tant de fables, répétées de peuple en peuple, devenues traditionnelles, inévitables et pour ainsi dire obligatoires, ne s'expliquent ni par le caprice des poëtes, ni par les préceptes des rhéteurs. Il en faut chercher l'origine aux sources mêmes de la poésie. Le premier emploi de la poésie est un emploi religieux el)e conserve le dogme, elle traduit les oracles, elle anime le culte (2). C'était sur le trépied de Delphes et par la bouche de la Pythie, que le vers héroïque avait été proféré pour la première fois. L'autel de Bacchus, dressé au milieu de l'orchestre, les danses symboliques, et les hymnes du chœur, faisaient du théâtre un temple, et de la tragédie une pompe sacrée. L'épopée gardait la trace d'une semblable destination, dans le com(1) <~Me/t'/ta<, t. il, xxxvn. Les mêmes scènes reviennent dans les chants de l'Edda. Dans le Vafthrudnismal, 40, 43, le géant Vafthrudnis, interrogé par Odin, lui raconte comment il a visite tes neuf mondes, les joies du Valhalla, et le sombre empire des morts. Le Vegtamsquih raconte la descente d'Odin chez les morts, pour arracher à la prophétesse Volva le secret du destin qui menace BaHder, le plus jeune et le p)us beau des immorto)s.
(2) Quintilien, Institut. or<!<or. p~OfBM.
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merce supposé du poëte avec les dieux, dans l'invocation qui commençait chaque récit, dans tout cet appareil merveilleux qui fut une tradition sacerdota)e, avant de se tourner en lieu commun littéraire. Dante lui-même, après un travail de plusieurs années, où son visage a maigri, finit par y voir une œuvre sainte il ne doute pas que le ciel n'y ait mis la main; et, si ses concitoyens lui décernent la couronne poétique, c'est sur les fonts de son .baptême qu'il la veut prendre (d). Il n'y a point de poésie inspirée où l'on ne sente la présence de la religion, comme au parfum de l'encens on reconnait le voisinage d'un sanctuaire.
Ainsi, dans la descente aux Enfers, je crois reconnaître un épisode théologique, un reste de l'enseignement religieux qui fut la première fonction des poëtes. Or cet épisode a pris deux formes principales. Tantôt l'entretien des héros avec les ombres n'est qu'une révélation des choses invisibles Ulysse, Enée, Scipion, Sextus Pompée, Tirésias, veulent interroger le destin. Tantôt la visite des Enfers est une lutte héroïque pour leur arracher leur proie Hercule, Thésée, Pollux, Orphée, se proposent de vaincre la mort.
De ces deux sortes.de fictions, si j'étudie les pre(d) Paradiso, xxv, 1
Se niai continga che 'l poema sacro
AI quale ha posto mano cielo e terra
Si che m' ha fatto perpiù anni macro.
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mières chez Homère, chez Virgile et ses imitateurs latins, j'y remarque invariablement trois choses. Il y a d'abord des rites funèbres et des libations de sang répandues, soit pour conjurer les puissances infernales, soit pour évoquer les âmes captives. J'y retrouve la croyance d'un commerce perpétuel entre les ancêtres et leur postérité, des sacrifices expiatoires des offrandes aux tombeaux ou au foyer de chaque maison, pour attirer les ombres qu'on supposait errantes sous la terre, épuisées de soif et de faim('l). En second lieu, il y a une prophétie les mânes interrogés rendent des réponses ils déclarent le passé, le présent, l'avenir. Ces entretiens rappellent les oracles des morts (W~c~TE~) qu'on trouve en Grèce ou dans l'Asie Mineure, au bord de l'Achéron, chez les Thesprotes, dans l'antre de Trophonius, au capTénare, à Héraclée de Pont, a Cumes, aux mêmes lieux où la fable plaçait l'entrée du sombre empire (2). Troisièmement, l'épisode (1) Fréret, O~er~ah'OMs sur les oracles des mor<s.–Kalbhart, Psyclcologia /iome)'tca.–Ptutarquc, in Aristid. Pindare, ~mp!C., ), HC. Ovide, Fastes, lib. tt. Ottfried Miltter, Die E<M/t'er. Cf. Lois de A/anoi<, livre III, 82-285.
(2) Fréret, O~s~t'fohMM sur les oracles c!M?)toy<s. –Herodot., Terpsichor., 92. Pausanias, tx, 50. Allatius, ad DtM~ttionem Et~ta~M, de ~)igc[S~'tmt'</M. Lobeck, H~<so~/tam!<s, p. 900. Magnin, Ot't~tKM du <<re. 71. Plutarque, De sera A'MtHtMM vindicta. Le même auteur, au traite du Démon de Socrate, décrit la vision de Timarchus dans l'antre de Trophonius. Timarchus y passa deux nuits et un jour. Au mi)iou des ténèbres qui l'environnaient, il aperçut un abime profond d'où s'élevaient des voix, des cris, des gémissements, et il y vit descendre d'innombrab)es étoiles tombantes qui étaient des âmes.
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finit par une vision générale de la vie future. Je crois y voir un souvenir des représentations qu'on donnait aux initiés dans les mystères. Ceux de Samothrace, de Crète, de Phrygie, retraçaient le meurtre d'un Dieu et sa descente chez les morts (1). Ceux d'Éleusis, placés sous le patronage de Proserpine, se terminaient par une vision (s~ojrTEt'o:) dont le secret a été sévèrement gardé par les anciens. Mais les témoignages d'Aristophane, de Lucien, de Sénèque, prouvent qu'on y ménageait l'apparition de l'Elysée et du Tartare. Les cryptes immenses, encore visibles sous les ruines du temple, se prêtaient à l'artifice des prêtres. La poésie avait assurément 't son emploi dans ces spectacles (2). Elle emprunta à la religion de si puissants moyens d'émouvoir les hommes, et ces trois pompes du culte, les évocations, les oracles des morts, et les mystères, se retrouvèrent dans les scènes infernales de l'Odyssée et de l'Énéide.
Je passe aux autres fictions les voyages d'Hercule, de Thésée, d'Orphée, de Pollux, chantés par les poëtes cycliques, m'étonnent par des caractères plus imposants. Ce sont plus que des héros, ce sont des ('))Lobeck,~aop/MM?MM, 90, il7.–Magnin, Origines du théâtre, 78.
(2) Lucien, Cataplus Mm. E!m u.M, e-e).s'<rf~; -~p -x ÉXeuowct, où)', ~o~ To~; MH Tx K9K~e <;ot ~ox~; K.TN. t.6 Xs' Sainte-Croix, Recherches ~<f les ~t/sterM. Magnin, Origines d!< théâtre, 88, 96. –Lobée);, quoique d'une opinion différente, convient cependant que les divinités du ciel et de l'enfer étalent données en spectacle aux inities d'Eleusis.
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demi-dieux, dieux eux-mêmes. Il s'agit, non de pénétrer' seulement les mystères de la mort, mais de la dompter ou de la fléchir. H y a autre chose qu'une aventure, il y a le dévouement, le sacrifice de soi pour le salut d'autrui on touche ici au fond même des théologies antiques.
Dès qu'on s'enfonce à quelque profondeur dans l'étude des mythes grecs, on aperçoit que tous les grands dieux, tous les dieux appelés Sauveurs (~MT~pE;), descendent aux Enfers. Je ne parle pas de Proserpine, deDiane, de Mercure, dont on connaît assez les fonctions chezies morts. Mais je trouve une tradition qui fait succomber Apollon dans le combat symbolique avec le serpent Triopas pourvoit à ses funérailles, et on l'adore parmi les puissances du Styx (1). Bacchus. visite le royaume des ombres pour en arracher Sémélé sa mère. Jupiter même, assiégé par les géants, était tombé sous les coups de Typhon; et son corps mis en pièces n'avait repris la vie que par l'assistance de Mercure et dePan (2). Regardez vers l'Orient, vous y retrouverez les mêmes récits sous des couleurs plus éclatantes. La Phrygie célébrait tour à tour la mort etla résurrection d'Atys. Tous les ans, la Syrie se mettait en deuil d'Adonis (1) Lobeck. Aglaophamus, p. n9.
(2) Sainte-Croix, Rec/t~t'c~es sur les l1Iyslères,- i, 55, 204, 425. Lobeck, ~ao~/M~Ms, 571, 699 Zagreus ou Bacchus l'Ancien, égorge par les 'Titans, pour renaître ensuite.– Plutarque, De sera ;'VKM!M!M vindicla Bacchus descend aux enfers pour y chercher Sémélé. Sur Jupiler, Apollodore, Biblioth., t, 8.
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son dieu. Chez les Égyptiens, c'était Osiris, la divinité libératrice et bienfaisante, qui avait péri par la perfidie de Typhon, mais qui sortait glorieusement du tombeau (1). Si nous remontons encore une fois jusqu'aux Indes, nous n'y trouverons rien de plus célèbre que la neuvième incarnation de Wichnou, lorsque, sous la figure de Krichna, il terrasse le serpent infernal, relève l'empire des bons, humilie les méchants, et meurt par trahison pour reparaître un jour en libérateur (2).
6. Ainsi les fables se ramènent aux dogmes. 11 faudrait encore ramener les dogmes à leur dernière raison. Mais ce n'est ici ni le lieu ni le temps d'une telle recherche. 11 suffit d'en indiquer la route et l'issue.
Déjà les anciens avaient prêté à leurs mythes trois sens qui en éclairaient les obscurités un sens physique, un sens historique, un sens moral. Ainsi la descente des dieux aux enfers était interprétée, soit comme une image du soleil descendu dans les froides régions de l'hiver; soit comme le récit poétique d'une aventure lointaine chez les peuples du Nord soit comme lesymbole de laRaisou pénétrant (1) Guigniaut, Symbolique, i, 450; n, 46, 58. Même tradition chez les Scandinaves Ballder, le plus beau des dieux, est frappé a mort par l'artifice des divinités infernales. Sa chute est le signal de l'incendie du monde mais de ses cendres sortira un autre univers plus pur et plus durable.
(2) Guigniaut, St/mtoH~e, t. I;
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dans les profondeurs de la nature humaine, pour y enchaîner le vice et délivrer la vertu (1). Je ne repousse aucune de ces interprétations. C'est une habitude du génie antique de rattacher à chaque point de la doctrine sacrée plusieurs parties des connaissances profanes. Mais je voudrais précisément trouver le point auquel se rattachait tout le reste. Dans les croyances religieuses, je voudrais voir plus que de la physique, de l'histoire, de la morale j'y cherche de la religion.
Tout l'effort de la religion, suivant l'énergie même du nom qu'elle porte, c'est de lier souverainement ce qui est souverainement désuni, ce qui est en deça de la mort avec ce qui est au delà. Au milieu de cet ordre admirable de l'univers, où tout conspire à la vie, on ne tarde pas à découvrir, en y regardant de plus près, une puissance de destruction. Le ciel a des étoiles qui s'éteignent. La terre, dans ses profondeurs, laisse voir les ruines d'une nature colossale qui a péri. L'homme, au faîte de la création, se voit circonvenu, serré de près, saisi par la mort, dont il a horreur comme d'un mal infini. Car, en même temps qu'elle l'arrache à ce monde visible où il tenait par tant d'endroits, elle le menace d'un monde invisible dont il (i) Cicéron, de Natura D~OfMm, lib. H.–Ctixremon, Macroho, Porphyre, cites par !i. Guigniaut, Symbolique, t, 596, 8~0 n, SO.. C5. Strabon, Geograph., 1. Pausanias, ni, 25.–Ammio) MarceHin, xix, 4. Sénèque, Epist., 88..
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ne sait rien, et qu'il lui importe absolument de connaître, puisque de sa destinée éternelle dépend toute sa conduite dans le temps. De là cette crainte de la mort qui troubla les peuples païens; ces litanies où les Indiens célèbrent un dieu destructeur « La terre est à vos pieds, l'atmosphère est « votre ceinture. Vous êtes celui qui donne et qui « retire, qui fait et qui défait. Vous attirez tout en « vous pour tout détruire le monde n'est qu'une « bouchée de votre festin, et c'est pourquoi on vous « nomme Celui <~M mange (1). )) Athènes et jRome ont aussi des divinités souterraines, mais on évite d'en prononcer le nom, ou bien on leur en donneun de bon augure qui les touche et qui les flatte les Furies sont appelées Euménides, c'est-à-dire bienveillantes. Plus les philosophes dissertent sur )e mépris de la mort, plus je vois que les hommes la redoutent. Et je ne m'en étonne pas quand je considère Socrate hésitant sur l'immortalité, Epicure épuisant son éloquence à prouver le néant, et Cicéron, entouré de toute la science des anciens, balançant les deux partis, sans prendre sur lui de conclure (2). Rien n'est triste comme ce premier livre des Tusculanes, où, après avoir établi que (1) Oupneck'hat, t. H, p. 17 et 19.
(2) Cicéron, ï'M~CH/anM, i. Il faut rappeler aussi cet ineffaçable texte dé P)aton, ce grand acte d'humilité du plus grand génie philosophique qui fut jamais Alcibiades, t Â~x~M cS'< MTt neeiu.~Et'; ~0); Xt Tt; ~.x9'0 M; ~E? ~?0; f)6H); XCH ttpo; CMOpMmu; ~[Ct-
xeny9at.
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l'urne est. immortelle, l'orateur veut prouver encore que, l'âme dûf.-elle périr, la mort ne serait pas un ma!. Vainement l'interlocuteur se contente de la première démonstration Cicéron insiste « Il ne « faut point, dit-il, s'y trop contier. Nous chance« Ions, nous changeons de sentiments sur des points « plus lumineux que celui-ci; car'j'y vois encore « quelques ombres. a Voilà donc tout ce qu'avaient pu quarante siècles d'antiquité, et les derniers efforts de l'esprit humain dans ces beaux génies de Platon, de Zénon, d'Aristotë. Cependant le grand nombre des hommes ne se résignait pas à l'alternative du néant, et voulait un autre secours. Entre l'éternité et le temps, le monde invisible et le visible, il fallait une intervention divine il fallait un libérateur qui vînt arracher à la mort son secret et ses menaces, qui la subît pour satisfaire à la loi commune, et qui la vainquît enfin par une. expiation reversible sur l'humanité tout entière. C'est la fonction, que les peuples antiques attribuaient à leurs dieux tutélaires Wicbnou, Osiris, Jupiter, Apollon, Hercule. Sous des formes altérées, j'entrevois la tradition du Rédempteur, la seule lumière qui ait éclairé le monde, entre ces ténèbres de la, création d'où il sort, et ces ténèbres de la mort où il retourne..
LESMËTESFXAtC. 3'2
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LL Nous voilà, ce semble, bien loin de Dante, et pourtant nous ne l'avons pas quitté. C'est sa pensée que nous avons suivie et remontée, pour ainsi dire, de siècle en siècle, jusqu'à ses premières origines. Nous avons traversé toute l'histoire sans jamais perdre de vue ce fleuve d'idées formé des légendes du moyen âge, purifié par le christianisme, chargé auparavant de toutes les fables de la poésie et de la théologie païenne, et sorti d'une source mystérieuse que l'homme n'a pas creusée. Nous ne pensons pas que Dante en paraisse moins grand. Il nous semble au contraire que le premier trait du génie, ce n'est pas d'être neuf, comme le veulent quelques-uns c'est bien plutôt d'être antique, de travailler sur quelques-uns de ces sujets qui ne cessèrent, jamais de toucher les hommes; Il n'est pas vrai que l'art n'intéresse que par l'imprévu. Rien n'est plus prévu que les passions, les situations, les pensées, qui depuis vingt siècles remplissent le théâtre ce sont deux lieux communs usés par tous les poëtes, l'amour et la mort, qui restent encore en possession de remuer les cœurs et de tirer les larmes. Rien ne se répète comme l'éloquence Bossuet n'a pas un mouvement qu'il ne doive aux Pères de l'Église. Il y a six cents ans que la peinture produit des chefs-d'œuvre sans sortir
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des Christs, des Vierges et des Saintes Familles. L'art, au contraire, ne veut donner ses peines qu'à une matière qui les vaille. Il la lui faut durable, éprouvée, ancienne par conséquent. Comme il prend le marbre dans le rocher aussi vieux que la terre, il choisit le texte de l'épopée dans les plus vieilles traditions des peuples; et, s'il en est quelqu'une qui remonte aux premiers jours du monde, c'est celle qu'il préfère, puisqu'elle tient davantage de l'Eternité.
Que reste-t-il donc au génie, et par où sort-il de la foule? Il y touche par l'emprunt du sujet, qui appartient à tout le monde il en sort par le travail, qui est à lui, et par l'inspiration, qu'il tient de Dieu. Cette pierre où s'asseyait le pâtre, où broutaient les chèvres, a laquelle le voyageur ne prenait pas garde, Michel-Ange la façonne et la taille, le ciseau en fait peu à peu sortir une forme divine; elle s'anime, elle rayonne, on la met dans un sanctuaire, et les pèlerins viendront déposer leur bâton et prier devant elle. Voici des récits fabuleux qui ont circulé durant toute l'antiquité, et auxquels les enfants mêmes finissaient par ne plus croire: voici des légendes pieusement contées dans les cloîtres, aimées du peuple, versifiées sans trop de respect par les trouvères de Normandie. Les grands et les lettrés ne font plus guère qu'en sourire. Mais il y a en Italie un homme venu au moment qu'il fallait, dont l'âme a été de bonne heure façonnée
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par l'étude, échauffée par la tendresse et par la douleur; car Dieu n'a pas ménagé le feu dans l'encensoir. Cet homme a l'inspiration depuis l'âge de neuf ans, son coeur est tourmenté d'une passion qui veut quelque chose de grand, et que rien de médiocre ne peut contenter. Il a l'impatience de savoir son zèle n'a reculé ni devant les voyages lointains, ni devant les langues ignorées et la rareté des livres, ni devant l'inexorable ennui qui est au fond des sciences comme des plaisirs de la terre. Ennn, il a la foi; qui ne lui permet pas de résister à une vocation si manifeste. Il semble, au surplus, que la Providence ait pris ses précautions avec lui, qu'elle l'ait poussé hors de sa patrie, qu'elle lui en ait fermé les portes, afin qu'un si beau génie, au lieu de se perdre dans les affaires d'une seule ville, arrêté par l'obstacle, se rejette quelque part, et trouve un meilleur emploi. Cet homme, fatigué du temps, se tourne vers l'éternité il la voit éclairée d'une tradition qui vient du fond des siècles. Il y entre, il s'y établit pour le reste de sa vie; il y porte tout ce qu'il a d'art et de science, de colère et d'amour il se rend maître de l'ensemble, fixe la structure, travaille pendant vingt ans jusqu'aux moindres détails, et ne se retire qu'en laissant partout la proportion et la beauté. Et le travail du poëte forcera encore, au bout de cinq cents ans, l'admiration de ceux mêmes qui n'aiment ni la pensée de la
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mort, ni celle de l'éternité, ni la théologie parce qu'elle en est pleine, ni l'Église parce qu'elle les prêche.–Pendant ce temps-là, on avait d'autres ré.cits épiques, des poèmes chevaleresques écrits pour le plaisir des rois et des cours on avait les douze Preux de la Table-Ronde, et la Quête de Saint-Graal. Impossible de concevoir de plus nobles caractères ni des aventures plus attachantes. Cependant les grands écrivains n'y touchèrent pas. Ces belles histoires descendirent les siècles, se transformant toujours, en vers, en prose, en contes populaires. Je trouve le Lancelot refait quatre fois en Italie au seizième siècle seulement. Je ne sache point qu'on ait tenté de refaire la Divine Comédie. Dante s'en est assuré, selon la forte expression d'un ancien, la possession perpétuelle. C'est là sa gloire, d'avoir mis sa marque, la marque de l'unité, sur un sujet immense, dont les éléments mobiles roulaient depuis bientôt six mille ans dans la pensée des hommes.
Le génie ne peut rien de plus. Il n'a pas mission quoi qu'on ait dit, de créer, d'introduire des idées dans le monde. Il y trouve tout ce qu'il faut d'idées pour les esprits, comme tout ce qu'il faut de lumière pour les yeux mais il les trouve flottantes, nuageuses, en tourbillon et en désordre. La hardiesse est d'arrêter chez soi, au passage, ces pensées fugitives de percer leur nuage, de saisir au vif les beautés qu'elles recèlent, de les fixer enfin, en
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les enchaînant, en y mettant l'ordre, en les forçant de se produire par les œuvres. Je crois voir l'originalité souveraine dans cette force d'un grand esprit qui soumet ses idées, les fait obéir, et en obtient tout ce qu'elles peuvent en sorte que le dernier secret du génie comme de la vertu serait encore de se rendre maître de soi. Si l'homme, d'après les philosophes, est un abrégé de l'univers, il ne se montre jamais si puissant que lorsqu'il maîtrise cet univers intérieur, ce tumulte orageux de.sentiments et de pensées qu'il porte en lui. Dieu s'est réservé le- pouvoir de créer: mais il a communiqué aux grands hommes ce second trait de sa toute-puissance, de mettre l'unité dans le nombre, et l'harmonie dans la confusion.
FIN DU TOME CINQUIÈME.
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TABLE DES MATIÈRES
PnÉFACE. 1 CHAPITRE PREMIER. De ta poésie populaire en Italie avant et après saint François. 15 CMAp.II.–Saint François. 49 CxAp. III. Les premiers disciples de saint François. 95 CuAp.IV.–LebicnheureuxJacoponedeTodi. 141 CnAp. V. Les poésies du bicnheoreux Jacopone. 180 CuAp.VI.–Sainte-Croix de Florence. 255 CHAp. VII. Les petites fleurs de saint François. 242 I. Au nom de S. Jésus-Christ et de la Vierge Marie, on a réuni dans ce livre, comme autant de petites fleurs, les miracles et les pieux exemples de saint François et de ses compagnons. 248 II. Du frère Bernard de Quintavalle premier compagnon de saint François. 249 Ht. Comment fange de Dieu proposa une question à frère Ë!icdanstecouventduVatdeSpotete. 255 IV. Comment te saint frère Bernard d'Assise fut envoyé à Bologne par saint François et y fonda un couvent. 261 V. Comment saint François fit le carême dans uneite du tac de Perouse. 204 VI.– Comment saint François, cheminant avec frère Léon, lui exposa quelles choses font la parfaite joie. 206 VII. Comment saint François enseignait à frère Léon la manière de répondre, et comment celui-ci ne put jamais dire que le contraire. 270
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VIII. Comment frère Masséo dit plaisamment à saint François que tout le monde courait après lui, et comment lui répondit saint François. 275 Comment saint François loua la pauvreté. 275 'X. Comment, saint François étant à parler de Dieu avec ses frères, Dieu apparut au milieu d'eux. 279 XI. Comment sainte Claire mangea avec saint François et ses compagnons à Sainte-Marie des Anges. 281 XII. Comment saint François institua le tiers ordre, prêcha aux oiseaux et fit rester en paix les hirondelles. 284 XIII. Du merveilleux chapitreque tint saint François à SainteMarie des Anges. 289 XIV. Comment la vigne du prêtre de Ttieti fut ravagée à cause du grand nombre de gens qui venaient trouver le saint comment ensuite elle produisit plus de vin que jamais. 29 XV. D'une très-belle vision que vit un jeune frère qui avait la cape en horreur. 298 XVI. Du miracle que fit saint François quand il convertit le loup très-férocedeGubbio. Mi XVII. Comment saint François apprivoisa les tourterelles sauvages. MO XVIII. Comment saint François délivra un frère qui était en puissance du démon. 507 XIX. Comment saint François convertit à la foi le soudan de Babylone. 508 XX. Comment saint François guérit miraculeusement un lépreux d'âme et de corps, et ce que lui dit l'âme en allant au ciel. 5)1 XXI. Comment saint François convertit trois larrons homicides qui se firent frères, et l'admirable vision qu'eut l'un deux. 515 XXII. Comment saint François convertit à Bologne deux écoliers qui se firent frères. 526 XXHI. De la belle prédication que nient à Assise saint François et frère Butin. 529 XXIV. Comment sainte Claire, par ordre du pape, bénit le pain, et sur chaque pain apparut le signe de la croix. 352 XXV. Comment saint Louis, roi de France, alla en habit de pèlerin visiter le saint frère Gilles, àPérouse. 534 XXVI. Comment sainte Claire, étant malade, se trouva miraculeusement la nuit de Noël dans l'église de saint François.. 35G XXVH. Comment saint François expliqua à frère Léon une belle vision que ce frère avait eue. 557 XXVIII. De la merveilleuse prédication que fit saint Antoine de Padoueau'consistoire. 559
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XXIX. Du miracle que Dieu fit quand saint Antoine, étant à Rimini. prêcha auxpoissonsdetamer. 5i0 XXX. La conversion, la vie, les miracles et la mort du saint frereJeandetaPenna. 545 XXXI. Comment frère Pacifique, étant en oraison, vit t'ame de son frère aller au ciel 549 XXXII. Du saint frère à qui la mère du Christ apparut quand il était malade, lui apportant trois boîtes d'électuaires. 551 XXXIII. Du saint frère Jacques de Fallerone, et comment après sa mort il apparut à frère Jean de l'Alverne. 354 TEXTES fTAUESS. 559 Saint François, Cantico de le creature. 3C1 Jacopone, Christo si lamenta della sposa anima. 503 Fioretti di S. Francesco, capitolo vin. 567 Des Sources poétiques de la Divine Comédie. 571
fAMS. !MP. StMOX M~O~ BT COMP., HCE D'BHFOKTN, 1