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NOUVEAUX
SAMEDIS
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CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS
OUVRAGES
DE
A. DE PONTMARTIN
Format grand la-18
CAUSERIES LITTÉRAIRES , nouvelle édition 1 vol.
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NOUVEAUX
SAMEDIS
l-A II
A. DE PONTMARTIN
SIXIÈME SÉRIE
PARIS Nggw
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS """ "
Rl'E VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 1S A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1869
Droits de reproduction et de traduction réserves
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NOUVEAUX
SAMEDIS
i PAUL FORESTIER ET HAMLET 1
25 mars 1868.
Ce n'est ni le lendemain d'une première représentation, ni en suivant jour par jour le mouvement de notre littérature dramatique, que l'on peut se faire une idée exacte de l'état du théâtre contemporain. Est-ce à dire que nous devions n'y point songer et n'en parier jamais ?
1 L'auteur des Nouveaux Samedis condamne d'ordinaire à un oubli immédiat les rares articles qu'il consacre à des nouveautés dramatiques; ce qui neveut pas dire, liélasl que ceux qu'il recueille n'aient pas aussi de grandes chances d'être.bientôt oubliés; mais,» cette fois, il n'a pu résister à une tentation dont il s'accuse, ii ...... d
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Nous ne le croyons pas. C'est par le théâtre, plus encore que par le roman, qu'il nous est possible déjuger la véritable situation des moeurs publiques et privées. Quand nous avons le chagrin de voir paraître et réussir des romans tels que la Comtesse de Chalis ou le Cahier bleu de mademoiselle Cibot, on en est quitte pour se dire : Ces ouvrages sont écrits pour un public spécial, qui n'a rien de commun avec la vraie société française. Leur succès est un produitde serre-chaude, comme leslecteurs qu'ils intéressent et les personnages qu'ils dépeignent. 11 èclôt et s "épanouit danS les zones torrides de cette extrême civilisation parisienne, tellement raffinée et blasée, que l'on ne saura bientôt plus comment réveiller son appétit. Composé d'éléments singuliers qui se combinent tant bien que mal, — beautés à la mode, célébrités de l'art et de la presse, gens d'esprit érigés en bêles curieuses, colonie étrangère qui veut s'amuser à tout prix, déclassés de toutes les dates et de tous les régimes, — ce monde bizarre a ses chroniqueurs, ses salons, sa littérature ; mais il ne possède à tout prendre que les semblants de la bonne compagnie. Que les auteurs des livres dont il fait ses délices aient l'imprudence de transporter leurs oeuvres au théâtre, de les mettre en contact immédiat' avec le grand et vrai public ; aussitôt celui-ci en fera
exprimait, en mars 1868, à propos de Paul Forestier et A'Hamlet, une opinion contraire à celle de la majorité des critiques. Depuis lors, l'opéra de M. Ambroise Thomas s'est relevé dans le public compétent, tandis que le sujet et surtout le style de la comédie de M. Emile Augier étaient jugés peu dignes de son talent.
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justice au nom de cette pudeur collective qu'il est plus difficile de surprendre ou de séduire dans un nombreux auditoire, à la clarté de la rampe et du lustre, que dans la solitude et le silence d'une lecture à huis clos. La chute éclatante de la pièce nous vengera de la vogue scandaleuse du livre.
Mais cette illusion n'est plus possible, lorsque nous voyons Paris et la province se presser eiffoule dans des théâtres où les plus plates niaiseries se rachètent par les exhibitions les plus indécentes, ou bien lorsque cinquante représentations ont consacré le succès d'une comédie indigne du poète qui l'a écrite, des interprètes qui la font réussir et du théâtre qui la joue. Il faut bien alors se rendre à l'évidence, avouer que le niveau intellectuel et moral du pays s'est abaissé, que cette moyenne de corruption, inhérente à l'humanité même et facile à retrouver dans tous les temps, s'est compliquée d'une corruption particulière, sut generis, dont les causes latentes ou manifestes peuvent également émouvoir le moraliste et le politique. Nous sommes loin ici de cette critique journalière qui se borne à consigner l'événement de la veille, à constater les impressions du premier moment ; peu importe que l'on arrive quelques jours plus tôt ou plus tard, si l'on s'attache, non pas à donner une nouvelle déjà vieille, à formuler un jugement rédigé ou contredit d'avance par tous les beaux esprits du feuilleton, mais à mesurer le chemin parcouru et à y cher* cher des sujets de réflexion, d'observation et de tristesse. Ce travail d'après coup nous conduirait à des conclu^-
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sions sévères ; quelques détails vont nous suffire à démontrer que celle sévérité n'a rien qui ressemble à un dénigrement de parti pris. C'est une simple échelle de proportion qu'il s'agit d'établir entre le présent et, le passé. On sait quelle a été, pendant ces dernières années, l'insolente prospérité de ces féeries, de ces pièces à femmes, dont les amorces toutes matérielles s'adressent à ce que notre îftiture a de plus, grossier et de plus bas. Un beau jour, sans qu'il soit possible, hélas! de prendre au sérieux cette tardive explosion de vertu, les spirituels arbitres de la critique dramatique ont cru ou ont compris qu'il y allait de leur honneur de réagir contre ce genre humiliant pour ceux qui le tolèrent, honteux'pour ceux qui l'exploitent, abrutissant pour ceux qui s'y plaisent. La réaction a eu lieu, et l'on a salué comme un heureux symptôme, un commencement dé convalescence théâtrale, quoi? la réapparition de ces gros drames ,quc M. Alexandre Duma^ découpait, il y a vingt ans, dans ses récits gigantesques, et qui en gardaient tous les défauts sans un seul de leurs mérites. Ces hâbleries historiques, se déroulant en des tableaux interminables, étaient alors signalées comme la négation même de l'art, comme le dernier mot de sa décadence. On se demandait par quelles séries d'aberrations et d'apostasies le romantisme en était arrivé de ses programmes primitifs, de ses glorieux débuts, à ces oeuvres monstrueuses qui obtinrent à peine un succès de curiosité et de surprise. Est-ce tout? Pas encore. Ces grandes machines faisaient naturellement regretter les vrais drames romantiques, ceux que M. Hugo
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et H. Dumas avaient, dix ou douze ans auparavant, écrits pour le théâtre. Eh bien, ceux-là aussi furent accusés par les connaisseurs et les critiques d'alors de ne rien donner de ce que leurs auteurs avaient promis. Gustave Planche, qui n'était assurément pas suspect de préoccupation classique, écrivait après Catherine Howard, après Marie Tudor, après Ruy-Blas, ce Ruy-Blas que l'on réclame à grands cris et dont le succès ne serait plus aujourd'hui une questibn.de goût : « Quand on vit paraître « sur la scène les créations de Marivaux, on put dire que i l'art se manierait ; à présent, si des pièces telles que « celles de MM. Dumas et Hugo devaient réussir, on « pourrait dire que l'art s'en va. » — Vous le voyez, nous avons fait, en trente ans, bien du chemin à reculons, et il faut que la détresse du théâtre moderne soit bien alarmante pour que l'on approuve, comme un indice d'amélioration, ce qui fut dénoncé comme le nec plus ultra de la décadence ; pour que l'on invoque comme un moyen de réhabilitation et de salut ce qui fut regardé comme un premier mécompte.
C'est au milieu de ce désarroi, après une longue disette attribuée par les uns aux suites de l'Exposition universelle, par d'autres à la plus dérisoire des libertés, — la liberté des théâtres, — que s'est produit à la ComédieFrançaise le Paul Forestier de M. Emile Augier. Cette fois nous nous félicitons d'arriver trop tard pour analyser une pièce qui semble défier l'analyse. N'est-ce pas, en effet, nous réduire au silence que nous placer dans l'alternative ou de ne pas donner nos preuves, ou de réveiller,
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en les donnant^ces mêmes idées, ces mêmes images que nous nous plaignons de rencontrer dans l'oeuvre du poète ? Heureusement, en pareil cas, l'embarras de la critique est la condamnation de l'ouvrage.
Remarquons,avant tout, un détail essentiellement contemporain et parisien. Nous sommes loin de l'époque où le métier d'auteur dramatique ressemblait à un long martyre. Le Sage, s'il revenait au monde, aurait peine à reconnaître ces pauvres diables de poètes râpés qu'il nous peint, sous des traits si tristement plaisants, abreuvés d'affronts par messieurs les comédiens. Nous avons changé tout cela. Aujourd'hui quiconque a obtenu trois ou quatre succès au théâtre, règne en maître, non-seulement sur ses sujets immédiats, les artistes appelés à l'honneur d'interpréter ses oeuvres, mais sur le public et même sur la critique. Celle-ci accepte son prestige, ou. comme on parle dans le langage du jour,*son autorité'. Elle craindrait de paraître moins intelligente, si elle ne se tenait prête à le comprendre à demi-mot et à l'applaudir de confiance. Sans doute cet état normal n'est pas sans exception. Nous avons assisté à des bourrasques soudaines ; nous avons vu des soirées néfastes où le vent tournait tout à coup, où les oracles de la critique semblaient décidés à briser les idoles de la scène : querelles d'amanls qui s'apaisent vite ! Eu somme, depuis quinze ans, les premières représentations ont offert l'exemple d'un touchant accord entre l'art qui souvent prend trop ses aises, et la critique qui n'est pas toujours assez difficile.
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Ajoutons une autre remarque qui nous ramène à Paul Forestier. Plus le sujet choisi par l'auteur est hardi ou dangereux, plus il a risqué de ces scabreuses audaces où il vaudrait mieux peut-être succomber que triompher, plus aussi les spectateurs du premier soir, les juges du lendemain, se croient engagés d'honneur ou d'amourpropre à compléter de leurs commentaires, à couvrir de leur patronage ce défi bravement jeté aux préjugés des cerveaux étroits. Il ne leur déplaît point, ne fût-ce que pour varier un peu leurs plaisirs, de jouer le rôle de chiens de Terre-Neuve, et ils ne sont pas fâchés que l'on dise qu'en aidant un téméraire à se tirer d'un mauvais pas, ils ont donné au public et au succès une impulsion décisive. Rien déplus curieux, ces soirs-là, que d'observer, au foyer et dans les couloirs, les conciliabules entre initiés. 11 se joue, dans les enlr'actes, une comédie préparatoire, souvent plus amusante que la pièce même ; vous diriez la petite Rourse du feuilleton dramatique. On se chuchote à l'oreille ce que l'on écrira el surtout ce. qu'on aura soin de ne pas écrire le lundi suivant. Si, plus tard, les gros bataillons cassent l'arrêt du brillant état-major, s'il manque quelques dizaines au chiffre réglementaire des cent représentations promises, tant pis ! L'effet est produit, le tour est joué ; nous n'avions pas besoin de ce détail pour savoir que la foule a moins d'esprit que l'élite, et qu'une multitude d'imbéciles peut n'être pas du même avis que les hommes les plus spirituels de Paris. 7 Ceci me servira à expliquer comment le plus défectueux
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peut-être et, à coup sûr, le plus choquant des ouvrages de M. Emile Augier a pu, je ne dis pas réussir, — le succès était noté d'avance, — mais être tout d'abord glorifié pour les qualités dont il est précisément le plus dépourvu ; comment, dans un premier parti pris d'admiration préconçue, on a eu le courage de murmurer les beaux mots de grandeur morale, de vigueur cornélienne, d'héroïque revanche de la poésie et du théâtre, à propos d'une pièce qui n'échappe à la vulgarité la plus bourgeoise que par une trouée subite dans ce bizarre domaine où l'étude des sentiments n'est plus que celle des sensations. On a choisi pour rendre grâce aux dieux et monter au Capitule, comme si on avait dû y rencontrer le Cid, le vieil Horace ou Polyeucte, le moment où M. Emile Augier apportait le renfort de son talent et de son nom au genre pathologique, et achevait d'effacer la nuance très-légère qui l'avait jusqu'ici distingué de l'école dite réaliste.
Encore une fois, nous ne prétendons, et pour cause, ni approfondir la comédie de M. Emile Augier, ni discuter un succès qui doit suivre son cours, sauf à disparaître au bout de la saison, comme ont disparu d'autres oeuvres saluées à leur début d'acclamations tout aussi bruyantes. Forcés d'attaquer Paul Forestier en biais et par ses côtés extérieurs, il nous suffira, pour réduire à leur juste valeur le succès et la pièce, d'aborder la vieille thèse du vice et de la vertu au théâtre, puis de montrer à quelles disparates, à quelles inconséquences l'auteur s'est laissé entraîner afin de raviver,
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coûte que coûte, sa vogue un peu compromise par la Contagion et Maître Guérin.
La vertu ! est-ce bien sérieusement qu'on irait la chercher au théâtre ? Le fameux Castigat ridendo mores n'estil pas la mauvaise plaisanterie d'un latin qui brave la vérité dans les mots? esl-on jamais sorti d'une salle de spectacle meilleur qu'on n'y était entré? Je n'en sais rien ; mais peu importe ! Tout est relatif. Ce que l'on doit admettre, c'est que, de Sophocle à Corneille, d'Euripide à Calderon et de Shakspeare à Schiller, il a existé des oeuvres dramatiques qui nous placent en présence d'une loi morale, d'une loi divine, supérieure aux passions qui s'agitent sur la scène. Pour ne citer que quelques exemples, Alceste, Antigone, Cornélia, Pauline, Chimène, le marquis de Posa, nous offrent, en leur personne et dans leur langage, un idéal dont peuvent se contenter les âmes les plus généreuses et les plus délicates. Si notre légèreté et notre faiblesse se hâtent d'oublier ces leçons vivantes d'héroïsme, de dévouement et de courage, il en reste du moins une impression salutaire, quelque chose comme un élément de grandeur mêlé à nos petitesses, comme le souvenir d'un ami qui valait mieux que nous, et qui, de loin, nous blâme, nous approuve ou nous conseille.
Le vice, au théâtre, est beaucoup plus palpable ; il y possède toutes les privautés et toutes les familiarités du chez soi. Non, pas que la comédie et le drame nous engagent ouvertement à l'honorer ou à l'imiter! non, mais ils ont tellement besoin de lui, qu'ils sont bien forcés de
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s'accommoder à ses habitudes, de s'acclimater à son atmosphère. Les concessions qu'on lui fait s'amalgament avec les expiations qu'on lui impose. La part du diable, — le premier des droits d'auteur, — se prélève sur ce livre en parties doubles où le bien et le mal viennent tour à tour débrouiller et embrouiller leurs comptes. La science dramatique consiste à établir si habilement la balancera escamoter si adroitement le chiffre définitif, que les spectateurs se déclarent satisfaits. Ils oublient de se demander si on a voulu les moraliser ou les corrompre; on les a attendris ou amusés ; ils n'en exigent pas davantage.
Soit! dût-on m'accuser de molle complaisance, j'ai bien envie de ne pas me montrer plus rigoureux ; mais à une condition : c'est que, une fois sur ce terrain, nous saurons à quoi nous en tenir ; c'est que l'on n'essayera pas de nous tromper, et que l'auteur nous dira franchement, brutalement même : Voulez-vous passer quatre heures en mauvaise compagnie? Je vais vous présenter Je vice tel qu'il est, sans déclamation, sans phrases, en gardant devant lui une neutralité railleuse et armée. Nous nous connaissons si bien, lui et moi, que nous n'avons plus aucune illusion l'un sur l'autre. Je ne suis ni prédicateur, ni moraliste ; je suis observateur. Peut-être l'efficacité des leçons me fera-t-elle pardonner la vivacité des peintures. En tout cas, je ne m'engage à rien. Ne m'amenez ni vos femmes, ni vos filles, ni vos soeurs. C'est une élude curieuse, qui vaut bien la séance de dissection dont Thomas Diafoirus offre le régal à Angélique. Vous
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verrez le vice de près, peint sur le vif et sur le nu ; il n'est pas beau, il n'est pas heureux ; en rapportant chez vous l'image de ses laideurs et de ses misères, vous vous direz que le meilleur calcul est encore de rester honnête femme et honnête homme. Cette morale n'a rien de bien chevaleresque; mais que voulez-vous? Les temps sont durs; chacun fait ce qu'il peut. Si les sociétés telles que la nôtre produisaient une littérature héroïque, qu'en feraient-elles?
De bonne foi, quelle objection opposer à l'auteur dramatique qui parle ce rude langage? Il est dans son droit ; il ne déguise rien et n'abuse personne ; c'est à moi à me tenir pour averti. Étant donné le pêle-mêle des sociétés modernes, leur penchant à rapprocher les distances, nou-seurfement sociales, mais morales, nous pouvons applaudir l'homme de talent qui s'empare hardiment de cette phase ou de cette face de nos moeurs contemporaines, et se taille à l'emporte-pièee un succès et un répertoire en pleine réalité parisienne.
Ce qui est bien pire, c'est la vertu qui porte à faux et qui sonne creux ; c'est ce procédé artificiel qui fait l'effet d'une leçon apprise, et que nous avons pu observer, de« puis longues années, au théâtre et dans le roman. On plaide le contre parce qu'un rival heureux a plaidé le pour et a momentanément épuisé cette veine. On transplante dans les oeuvres d'imagination les variations de l'avocat, qui tantôt nous émeut sur le sort des voleurs et des vagabonds, tantôt défend avec des larmes dans la voix- l'orphelin et la veuve. Tout se réduit à un jeu de
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bascule : la passion et le devoir se placent aux deux bouts, et l'auteur les élève ou les abaisse suivant les caprices de la mode ou les siens.
Eh bien, il y a quelque chose de plus intolérable encore ; c'est la méthode que j'appellerai de juxtaposition,' celle qui, dans la même pièce, d'une scène à l'autre, fait parler et agir le vice et la vertu, et, soit involontairement, soit à dessein, s'arrange pour que celui-là usurpe, en définitive, tout l'intérêt, toute l'émotion, tout l'hommage, qui semblent dus à celle-ci. Comment en serait-il autrement? Dans ce partage illusoire, la vertu est factice, transie, toute de fiction, incapable de se rattacher aux grandes lois de la morale, aux grandes vérités qui seules peuvent vaincre les emportements de la passion. Le vice est vivant, vrai, logique, irréfutable, lorsqu'il réclame sa part de lion au milieu de ces agneaux en carton peint, conduits par un loup devenu berger. L'auteur a beau se hisser sur des alexandrins d'allure cornélienne, vanter les grandeurs du sacrifice, les austères douceurs du devoir accompli, il ne trompe ni lui, ni personne. Comédiens, public, homme du métier, airàs, indifférents, critiques, tous savent très-bien que le succès n'est pas dans ces tirades de père noble, mais dans toute cette partie véreuse du drame que le père noble est censé flétrir. Cela est si vrai, si évident, que le dénoûment, qui est vertueux, tue la pièce, qui est vicieuse. Les connaisseurs ont sérieusement conseillé à M. Emile Augier de garder intacts les bénéfices de ses audaces, et de supprimer son quatrième acte, où toute cette passion, coupable mais
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énergique, se noie dans des flots de crème tournée. Ils ont raison. Mieux valait laisser les spectateurs dans l'incertitude, que détruire son propre ouvrage. Il n'est pas question ici de ce pauvre Holopherne méchamment mis à mort par Judith, mais de cette pauvre Léa, parfaitement dans son droit quand elle défend son bien contre l'égoïsme d'un vieillard et les jérémiades d'une petite pensionnaire. Voilà où ce procédé doit fatalement nous conduire ; non-seulement il nous montre ce qui n'est pas du ressort d'uuelittérature qui se respecte, mais l'auteur finit par nous faire prendre parti pour ce qu'il a l'air de maudire contre ce qu'il prétend glorifier.
Paul Forestier mérite un autre reproche, non moins grave. Le soir de la première représentation, un de nos amis, critique éminent, nous rappelait, en sortant de la Comédie-Frauçaise, le Nec deusintersitnisidignus... ici, le dieu ou ce qui en lient la place, c'est le talent du poète, ce sont les vers, cette langue immortelle; c'est la dignité d'un théâtre qui joue encore, les petits jours, et pour ne pas en perdre l'habitude, Corneille, Racine et Molière; c'est enfin la position exceptionnelle de comédiens qui honorent leur art et dont la plupart' sont gens lettrés et de bonne compagnie. Qu'a fait celte fois M. Emile Augier de toutes ces divinités, un peu profanes, j'en conviens, dignes pourtant d'élever et d'ennoblir l'oeuvre qu'elles se chargent de présenter au public? à quel genre d'inspirations, j'allais dire de sensations, les a-t-il forcées de prêter leur «oncours? lui était-il permis d'établir une disproportion si évidente entre les
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éléments qu'il employait et le but qu'il s'est proposé? Autant de questions, autant de griefs contre sa nouvelle comédie.
Mais, me dira-t-on, Tartuffe? le Mariage de Figaro? est-ce la première fois que le théâtre se permet des licences propres à effaroucher les spectateurs timorés et les imaginations délicates? Non, sans doute, mais il sied d'indiquer une distinction essentielle. Pour bien prouver que nous n'entendons pas faire acte de pruderie, prenons trois pièces fort différentes, également hardies, dont chacune porte l'étiquette et le cachet de son siècle ; Tartuffe, le Mariage de Figaro et le Demi-Monde. Nous ne voulons ni les discuter, ni surtout les comparer; nous disons seulement que, si l'on accuse Molière, Beaumarchais et M. Dumas fils d'avoir, choisi des sujets scabreux, de n'avoir pas épargné les crudités de tons, de s'être peu préoccupés de ce que ressentiraient, devant telle scène ou en présence de tel personnage, les jeunes gens et les jeunes filles, ils pouvaient du moins répondre, pour nous servir d'une locution triviale, que la chose en valait la peine. Démasquer l'hypocrisie en plein règne de Louis XIV, se prendre corps à corps avec une société qui préludait, en se jouant des abus dont elle était malade, à la révolution dont elle est morte ; saisir enfin au passage un des traits les plus caractéristiques de nos moeurs contemporaines, il y avait là, toute proportion 'gardée entre le génie de Molière, l'esprit endiablé de Beaumarchais et le talent réaliste de M. Dumas, de quoi tenter des observateurs, piquer au jeu des auteurs comiques, faire
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illusion à des moralistes et justifier bien des hardiesses. Créer des types, dessiner des caractères, donner la vie du théâlre à des idées dont nul ne saurait méconnaître la puissanceet le prestige, s'associer d'avance à l'histoire de son temps, c'est se préparer d'éloquentes excuses dans le cas où des censeurs moroses infligeraient aux heureux coupables un brevet d'immoralité. Dans Paul Forestier rien de pareil. Un poète, un membre de l'Académie française, l'auteur couronné de Gabrielle et de l'Aventurière, y parlé la langue des dieux ; il y convoque un public d'élite, heureux d'échapper aux plates bouffonneries qui régnent en souveraines ; il s'y fait seconder par les plus habiles acteurs d'un théâtre qui est une institution et une gloire nationale, — le tout pour versifier, dramatiser et illustrer une anecdote graveleuse qui figurerait beaucoup mieux daiis la Vie parisienne, sous la plume de M. Gustave Droz, entre une équivoque de boudoir, une adresse de parfumeur et la description d'une toilette.
Le mérite de l'exécution rachète-t-il au moins, dans Paul Forestier, le vice capital que nous venons de signaler? Hélas! non. Par le choix de son sujet, par la manière dont il l'a traité, M. Emile Augier se condamnait à marcher d'inconséquence en inconséquence. Nous avons vu comment, par la force des choses, il arrive à faire triompher la passion coupable sous le drapeau de la vertu. Une fois que celte déroute de la vertu trahie par les siens s'est emparée de l'esprit du spectateur, une fois que nous sommes entraînés à prendre à rebours
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celte thèse, plaidée avec une gaucherie trop visible pour ne pas sembler volontaire, tout est dit; cette première erreur d'optique en amène d'autres. J'ai soigneusement relu Paul Forestier, et il m'a été impossible de m'expliquer ce que signifiaient, à quoi servaient, chez Paul, la peinture, chez son père, la statuaire. Nous n'aimons pas, en général, les artistes et les poètes au théâtre, et cela pour une foule de raisons que d'autres ont développées avant nous. Avec eux, on risque de le prendre trop haut ou trop bas, au-dessous ou au delà du ton. Ces natures vives et mobiles, toutes de sentiment, d'idée, parfois de fantaisie, se refusent à l'action. De même que, dans le monde, elles s'accordent mal avec les exigences de la vie réelle, de même, dans le drame qui est le reflet de la vie, elles ont peine à se mettre d'accord avec la passion qu'elles soulèvent ou l'incident qu'elles subissent. On ne sait jamais si elles vont nous montrer le vrai fond d'un caractère, s'exhaler dans une effusion lyrique ou accommoder à leur usage une fiction et un rôle.
Ce n'est donc qu'avec une extrême réserve qu'on doit les admettre dans une pièce de théâtre ; mais, si on les admet, encore faut-il que leur spécialité soit pour beaucoup dans la donnée de l'ouvrage, qu'elle en explique les péripéties ou le dénoûment, qu'elle en fixe la physionomie. Ici c'est tout le contraire. Michel Forestier peut bien raisonner esthétique, déclarer un peu mou le Milon de £rotone esquissé par son fils, prendre ses pinceaux pour lui muscler l'omoplate. Dans le fait, on le comprendrait bien mieux, s'il était notaire honoraire, avoué ou négo-
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ciant. Il n'y aurait pas à se récrier si un avoué ou un négociant, par exemple, remarquant du désordre dans les grosses ou dans les factures rédigées par son fils, en concluait qu'il se dérange, et flairait quelque roman juvénile, également fâcheux pour le repos de sa vie, la gravité de sa profession et l'exactitude de son travail. Mais que le sculpteur Michel soupçonne le peintre Paul d'une passion coupable parce qu'il constate un peu de mollesse ou d'incorrection dans un torse ; qu'un artiste comparé à Michel-Ange par ses amis ef ses flatteurs, vieilli dans la pratique de son art, rompu aux luttes de la vie, sachant très-bien à queHe étincelle s'est allumé le génie des Titien et des Raphaël, croie que tout est perdu pour le talent de son fils si Paul aime une femme mariée, et que tout sera sauvé s'il épouse une petite ingénue qui ne parle ni à son imagination, ni à son coeur; que, dans un intérêt tout personnel, il tranche, de son autorité privée, une question au moins douteuse, la question de savoir si les vulgaires soucis et les bourgeoises affections du ménage sont plus favorables qu'un beau désordre aux inspirations de l'artiste ; cette énormité, malgré toute la verve de l'auteur, aurait fait rire à ses dépens, si nous n'avions perdu la tradition de ce bon rire gaulois, jadis cher à M. Emile Augier. .. . .
Tout le rôle de Michel Forestier n'est qu'un long contresens ; .naturellement, ce contre-sens tourne aux dépens de la cause que Michel prétend défendre. 11 ne peut exercer sur son fils aucune autorité morale, parce que celte morale d'atelier et de pot-au-feu doit être aisément bat-
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tue par ses propres armes. Paul a raison contre son père, quand il lui demande en vertu de quelle mission, au nom de quelle vérité absolue il s'est arrogé le droit d'intervenir dans sa vie intime, de disposer de ses tendresses, de déplacer pour lui les conditions du bonheur, et, par un misérable subterfuge, de le rendre également coupable, également cruel envers deux femmes ; celle qu'il abandonne en l'aimant encore, et celle qu'il épouse en ne l'aimant pas ! Que dire de cette innocente Camille, qui, au sortir d'un dîner avec la supérieure de son couvent, aussi prompte à suivre les leçons de l'héroïsme théâtral qu'à oublier celles de son catéchisme, ne sait rien inventer de mieux qu'un suicide pour débrouiller une situation inextricable? Que dire enfin delà dernière illusion et du dernier sophisme du père Forestier, qui, afin de se remettre d'une alarme si chaude et de se consoler des maladresses qu'il a commises, s'écrie en guise de moralité finale :
Pour la première fois ils sont vraiment unisl
alors que la sécurité de Camille est perdue, que la pauvre enfant vient de se débattre contre des images qui souillent à la fois son bonheur et son innocence, et que le fantôme de l'adultère a passé sur cette âme naïve en y laissant une trace indélébile? Il en est des félicités domestiques comme de toutes les choses délicates et fragiles ; une fois brisées, on les rajuste peut-être, on ne les répare jamais.
Ainsi les personnages à qui l'auteur a confié le soin de
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représenter la vertu sont condamnés par une impitoyable logique à faire de cette verlu un paradoxe et à s'infliger à eux-mêmes un perpétuel démenti.. C'est qu'on ne joue
!ias, Dieu merci ! avec la morale comme avec un accesoire de théâtre. Elle se venge en résistant à" ceux qui 'exploitent sans y croire, et elle cherche sa revanche dans sa défaite même. En dehors de toutes les questions de pudeur et de décence, de pareils sujets ont cela de terrible, qu'ils n'admettent point d'accommodement et de palliatif. Pas de milieu ; du moment que le souffle chrétien y manque — et que ferait-il en semblable compagnie?—' rien n'y peut prévaloir contre la passion; elle seule est dans le vrai.
Nous comprenons que M. Emile Augier, cette fois, ait voulu écrire en vers.. Il est convenu que la poésie ennoblit et purifie ce qu'elle touche. C'est comme un voile d'or qui embellit ou dissimule ce que l'auteur aurait dû taire ou cacher ; les licences poétiques viennent au secours d'autres licences. M. Emile Augier a fait en maintes occasions ses preuves de poète ; on ne pourrait, sans dénigrement systématique, lui refuser le droit de versifier ses idées, et le talent de ses interprètes sauve d'ailleurs les inégalités de son style : mais à la lecture, on est bien forcé de reconnaître que l'heureux auteur de Paul Forestier a deux styles; celui des grandes scènes et des tirades à effet, qui, sans être irréprochable, nous frappe et peut nous donner le change par la vigueur de l'allure et de l'accent ; et celui des passages sans prétention, de ce qu'on appellerait, dans un opéra, le simple récitatif.
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Or, dans la versification de M. Emile Augier, si le couvercle egt parfois de .pur métal, les charnières ne. sont pas même de cuivre. Il garde toujours, on le sait, jusque dans ses inspirations les meilleures, un fond, un arrière-goût de trivialité, qui profite, pour reparaître, de tous les moments où le sentiment et la pensée lui laissent la parole. Était-il bien nécessaire de faire infidélité à l'humble prose pour nous donner des vers tels que ceux-ci :■■•••.-
Laisse là ton plumeau, Firmin; va voir en bas Si je n'ai pas de lettre, et ne lanterne pasl
ou bien :
Quand on parle du loup... —
— On en voit la comète... Permettez à vos pieds, madame, qu'on se mette;
tandis qu'il eût été si facile d'écrire, faute de mieux :
Permettez qu'à vos pieds, madame, l'on se mette!
ou bien :
Qu'y puis-je? En admettant que jamais tu lui plus, Est-ce ma faute à moi, si tu ne lui plais plus...?
ou bien encore :
Le premier châtiment par ma faute encouru, C'est de n'être pas digne encore d'être cru!
D'autres fois, c'est la langue ou la grammaire qui aurait le droit de dire au poète-académicien : Tu quoque?
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Les obstacles franchis par ton féroce amour Seraient une barrière eux-même à ton retour... ■
et ailleurs :
J'étais tout stupéfait encore de mon bonheur, Qu'elle me dit : « Sortez, vous me faites horreur ! »
Dans les morceaux les plus applaudis — quelque chose comme les airs de bravoure — on remarque des impropriétés d'expression imposées par la tyrannie du vers et de la rime :
Dévorez-lui le coeur pour tromper votre faim I Dupez-la!... Ce n'est pas agir en aigrefin...
Évidemment une femme, même déchue, pourvu qu'elle parle encore le langage de la bonne compagnie, ne s'est pas servie de ce mot. Elle a dit :, en malhonnête homme, et c'est, en effet, ce qu'il fallait dire ; tant pis pour la rime !
Cette pauvre rime ! si elle taquine quelquefois M. Emile Augier, il le lui rend bien. Il la traite avec un laisser aller de grand seigneur; il fait rimer rompre et interrompre, soutenue et maintenue, faite et parfaite, tâche et attache, remarqué et distingué, posé et exposé, etc., etc. Quant aux locutions ou aux tournures inélégantes : « sa faute m'incombe tout entière; j'y retourne la bouche enfarinée; une visite que rien ne nécessite; tout coupable envers vous qu'il s'est, dit-on, rendu; quelle âcie jouissance c'est de voir ceux qu'on aime heureux par sa souffrance ! » il y aurait lieu à des remar-
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ques innombrables. Querelles de mots et d'hémistiches ! nous dira-t-on; chicanes et vétilles! Prenons garde. Ces détails composent, à proprement parler, le style. Or s'il est vrai, comme l'affirme une certaine école, que la perfection du style, le fini de l'exécution suffisent à moraliser une oeuvre d'art et à la placer au-dessus du contrôle des esprits chagrins, il n'était pas inutile de prouver que l'auteur de Paul Forestier n'a pas même le droit d'invoquer cette exception ou de prétendre à ce privilège, et que l'exquise beauté de la forme est celle fois aussi étrangère à son succès que le triomphe de la morale.
Au lieu de ces critiques minutieuses et tardives, peutêtre eût-il mieux valu, pour reléguer à sa vraie place la comédie de M. Emile Augier, exprimer tout simplement la sensation que l'on éprouve lorsqu'on passe de Paul Forestier à Hamlet. Il semble qu'on échappe à l'air vicié d'une alcôve où une vague odeur de cosmétique se mêle au parfum des tubéreuses, pour se trouver tout à coup transporté au sein d'un paysage alpestre, et y ressentir comme un redoublement de vie intelligente et poétique en face de cette sauvage nature dont les horreurs mêmes et les abîmes font partie des grandeurs de la création.
Hamlet n'est pas une de ces oeuvres lumineuses et sereines qui nous communiquent quelque chose de leur harmonie et de leur clarté. Le drame de Shakspeare est de ceux qui étonnent plutôt qu'ils ne charment. Il trouble encore plus qu'il n'émeut. 11 faut y regarder de bien près, y revenir sans cesse pour le pénétrer, et en-
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core l'on n'est jamais sûr de le bien comprendre. Je le comparerais volontiers à un palais magnifique, entouré de beaux jardins et ombragé d'arbres séculaires^ mais où nous craindrions toujours, en y mettant le pied, de voir le sol s'ébouler sous nos pas, où nous aurions à nous demander si, en dessous des objets visibles et saisissables, il n'y a pas tout un monde souterrain, prêt à engloutir et à absorber l'autre. Parmi tous les personnages créés par la poésie, il n'en existe pas de plus compliqué qu'Hamlet. Sa marche est toute de va-et-vient et de soubresauts. Ses profondeurs sont pleines de détours et d'échappées ; elles passent par d'incroyables alternatives de lumière et de ténèbres. Que veut-il? où va-t-il? Confident des secrets du tombeau, il flotte entre les énigmes de la mort et les énigmes de la vie. Chargé d'une mission divine ou qu'il regarde comme telle, il se pose un masque sur le visage ; qui peut dire, à dater des premières scènes; si ce masque n'est pas devenu le visage tout entier? Mandataire de la justice céleste, il frappe les innocents avec les coupables. Pour le bon plaisir de sa vengeance filiale, Laërte est percé de son épée, Ophélie abandonnée n'a plus qu'à se laisser entraîner au courant du fleuve avec les gerbes de fleurs qu'elle a cueillies. Qu'est-ce, à tout prendre, que la folie d'Hamlet? Est-elle simulée ou véritable, graduée ou soudaine? commence-t-elle par être un rôle pour devenir un caractère ? Ce caractère est-il individuel ou collectif? est-ce un portrait ou un type, un homme ou l'homme? signifie-t-il que quiconque est choisi d'en haut pour
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accomplir une lâche providentielle, doit renoncer à toutes les conditions ordinaires d'affection et de bonheur ; qu'il doit défendre à son coeur de battre, à ses yeux de regarder, à sa bouche d'exprimer ses tendresses , qu'il n'est plus qu'une sorte d'outlaw sacré, violemment jeté en dehors des devoirs vulgaires et des espérances d'ici-bas ? nous donne-t-il à entendre que lacrèature humaine et bornée, alors qu'elle marche vers un but désigné par une intervention surnaturelle, ne peut y atteindre qu'en se sacrifiant elle-même ; qu'il en est du mystère qu'elle porte comme de ces liqueurs qui font sauter en éclats le vase qui les contient ? fautil y voir le tourment d'une âme faite pour la rêverie, incapable de vouloir et d'agir, puis fatalement forcée à l'action, et, dans ce douloureux contraste, perdant l'équilibre de ses facultés? Enfin ce Danois d'un siècle indéfini, cet Oreste enveloppé de nuages Scandinaves, est-il l'interprète antidaté de cette philosophie du doute, du pourquoi et du peut-être, qui devait rencontrer, de nos jours, tant d'imitateurs et de disciples? Shakspeare a-t-il voulu en faire un précurseur de l'humanité, de la société moderne, sur celte voie dangereuse où l'homme,-ennuyé de croire, las d'interroger l'inconnu, arrive à s'enivrer de ses songes, à se précipiter dans un gouffre invisible ou à s'égarer dans la nuit ?
Voilà longtemps que ces questions sont posées sans être encore résolues. De grands poètes, de grands critiques se sont faits les commentateurs d'Hamlet. Ce drame étrange a partagé avec Faust et Don Juan le
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privilège de soulever un monde d'idées, et je crois que nous avons fini par y voir bien des choses que Shakspeare n'y avait pas vues. Or, si l'on avoue que le texle est inépuisable pour les esprits philosophiques et poétiques, mais qu'il "leur est impossible d'en préciser le sens, d'en éclaircir les obscurités et d'y échapper à l'embarras des richesses, que dire du musicien? Si Shakspeare, étudié par ses pairs, ne leur a pas livré tous ses secrets, comment pourrait-il les confier à un autre art, qui parle une autre langue, emploie d'autres procédés et commence forcément par s'adresser aux sens pour arriver à l'âme ? Contradiction singulière ! il semble, au premier abord que la musique, plus vague que la poésie, doive mieux s'accommoder de sujets vagues. Par cela même qu'elle a, pour s'exprimer, des sons au lieu de mots, on dirait qu'elle peut réclamer comme son domaine tout ce qui se dérobe à la parole écrite, tout ce qui glisse à travers la pensée pour s'infiltrer dans le rêve. Erreur! il lui faut l'action dramatique , renfermée dans un cadre très-net, réduite à des éléments très-simples ; l'amour, la colère, là jalou: sie, la douleur, le désespoir, la terreur; la passion, en un mot, débarrassée de tout ce que, dans le drame parlé, y mêlent l'étude psychologique, l'analyse d'un caractère, l'idée historique ou philosophique. Si elle aborde une oeuvre traitée par un homme de génie, popularisée par un succès poétique ou littéraire, elle a besoin, avant tout, pour s'y installer en souveraine, de simplifier et d'élaguer. Qu'il s'agisse d'un roman de Wal-
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ter Scott, d'une comédie de Molière ou de Beaumarchais, d'un drame de Shakspeare ou de Goethe, l'opération peut varier suivant le génie ou le talent du compositeur, mais elle aboutit, invariablement à une métamorphose complète de l'ouvrage primitif. Soyez bien sûr que la Lucie de Lammermoor de Donizetti n'est plus celle de Walter Scott; que le Don Juan el les Noces de Figaro de Mozart n'ont presque rien de commun avec le Mariage de Figaro et le Festin de pierre, et que le Faust de Gounod ne ressemble plus que fort peu au Faust allemand. Si l'on retrouve au troisième acte d'Otello quelques bouffées de souffle shakspearien, et' dans le Barbier de Séville une verve railleuse au moins égale à celle de Beaumarchais, ce n'est pas une imitation, c'est une lutte avec des armes différentes. D'ailleurs le génie de Rossini, impersonnel, ironique, insouciant, possède au plus haut degré la faculté d'assimilation; peu lui importe de s'approprier l'oeuvre qu'il touche ou de s'ajuster à celle dont il s'inspire ; c'est seulement quand il se trouve en présence d'un texte idiot comme Guillaume Tell, qu'il se décide à être lui-même, et franchement nous n'y perdons rien. Ne serait-ce pas là, pour le dire en passant, l'explication d'un fait bizarre dont nous pourrions multiplier les exemples ; les compositeurs célèbres ne réussissant jamais mieux que lorsqu'ils donnent la vie musicale à des poëmes écrils ad hoc par des faiseurs adroits, mais sans génie, Robert le Diable, les Huguenots, la Muette, —à des libretti niais ou insensés, Guillaume Tell, il Trovatore. — ou bien à
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des légendes populaires, qui n'éveillent le souvenir d'aucun chef-d'oeuvre poétique ou dramatique, — le Comte Ory, la Flûte enchantée, la Somnambule ?
Avec Hamlet, le péril était donc de plusieurs sortes ; sujet de comparaison écrasant, difficulté de faire passer d'un art dans un autre le plus shakspearien des drames de Shakspeare, celui qui ne peut nous apparaître que sous sa forme philosophique et poétique ; nécessité d'écarter ou d'amoindrir tout ce que cette poésie et cette philosophie ont de plus caractéristique et de plus profond.
Faut-il s'étonner si M. Ambroise Thomas n'a réussi qu'à demi? Nullement. Faut-il le blâmer d'avoir tenté cette périlleuse aventure ? Encore moins. Parmi nos compositeurs modernes, M. Ambroise Thomas était peut-être le mieux appelé à se tirerdécemment de ces difficultés effrayantes ; la preuve, c'est qu'il s'est passionné pour Hamlet avant d'y tailler un opéra ; c'est qu'il y a songé huit ans avant de se mettre à l'oeuvre. Il suffit de le regarder pour découvrir sous cette profonde arcade sourcilière un penchant visible à l'a méditation et à la rêverie. 11 y a vraiment de l'Hamlet dans cette attitude pensive, dans celte figure douce et triste qui semble toujours poursuivre en dedans une partition plus poétique, une mélodie plus originale que celle qui se produit au dehors. Ce je ne sais quoi qui ne trouve pas à s'exprimer, qui existe pourtant et qui est le tourment et la pâture des imaginations incomplètes, c'est justement ce qui prédisposait, selon nous, M. Ambroise Thomas à s'éprendre du drame de Shakspeare et à s'y faire un mérite de son infériorité
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même. M. Auber, qui lui est fort supérieur sur d'autres points, aurait écrit, s'il s'en fût mêlé, un Hamlet ridicule; il nous eût donné le plaisir de fredonner, en sortant du théâtre, le To be or not to be, ou le Frailty, thy name is woman! comme on fredonne les jolis airs d'un Premier jour de bonheur.
Plus réfléchi qu'expansif, doué d'assez d'esprit pour savoir qu'il n'a pas de génie, M. Ambroise Thomas s'est trouvé dans des conditions excellentes pour accepter visà-vis Shakspeare une position secondaire qui n'a rien d'humiliant. Ses librettistes l'ont passablement servi, sauf deux erreurs énormes que l'on a déjà signalées. Comment n'ont-ils pas compris qu'en laissant vivre Hamlet au dènoûment, en plaçant la couronne sur cette tête foudroyée qui n'a plus rien à démêler avec les intérêts de ce monde, ils détruisaient de fond en comble toute la philosophie, toute la moralité du drame? Comment h'ontils pas reconnu la nécessité de donner au rôle de Polonais une certaine importance, de lui maintenir ses allures de plat valet, d'espion de cour et de bouffon, et surtout de le faire tuer par Hamlet, afin que la rupture du jeune prince avec Ophèlie gardât le caractère de la fatalité au lieu de ressembler à un caprice de fou et de malade? Du moment qu'ils se voyaient forcés de réduire Shakspeare aux perspectives ordinaires du théâtre et de découper un poëme d'opéra dans la dépouille du géant, il n'en était que plus, nécessaire d'atténuer la cruauté d'Hamlet et de rendre explicable son attitude à l'égard de son innocente fiancée.
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Ces réserves faites, on doit féliciter les auteurs d'avoir, su resserrer dans leur cadre et reproduire en miniature tout ce qui, dans l'oeuvre originale, s'est si puissamment emparé des imaginations; l'apparition du spectre sur la plate-forme, le contraste de cette esplanade frissonnante de neige, hantée de visions nocturnes, avec les clartés qui brillent aux fenêtres du palais en fête ; l'acte des comédiens que le prince de Danemark met de moitié dans son mandat de juge d'instruction ; la scène pathétique du prie-Dieu : le fameux monologue, le parallèle des deux portraits, le cimetière, le dialogue des fossoyeurs, l'opposition saisissante de cette bouffonnerie lugubre avec ces spectacles de tuerie et de deuil. Enfin, devinant que l'opéra nouveau devait surtout s'indemniser de ses désavantages par le côté pittoresque, ils ont eu l'heureuse idée de nous faire assister à la mort d'Ophélie, que Shakspeare s'était borné à nous raconter. Habilement secondée par le décorateur, poétisée par une interprète incompa-: rable, cette idée a été le grand succès de la représenta-, tion et fera la fortune de l'ouvrage.. .'
Peut-on dire que M. Ambroise Thomas.ait également tiré parti de toutes les situations, de toutes les. scènes que les auteurs lui indiquaient d'après Shakspeare? Non, et s'il nous convenait d'analyser cette partition considérable, nous aurions à signaler bien des défaillances ; ainsi pour ne citer que quelques exemples;; la scène des corné" diens, celle des fossoyeurs, celle du convoi funèbre, sont à peu près manquées. Était-il possible à un compositeur, se fût-il appelé Gluck ou Meyerbeer, d'élever ici sa mu2.
mu2.
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sique à la hauteur de la poésie et du drame, de nous donnpr, avec des notes et en frappant notre oreille, une sensation égale à celle que nous causent toutes ces étranges et mystérieuses beautés? Transformer, en pareil cas, n'est-ce pas affaiblir? Déplacer un texte consacré par tant d'admirations et de commentaires, n'est-ce pas laisser perdre en chemin la saveur originale, l'arôme, l'intensité poétique? Cette déperdition est évidente dans l'oeuvre de M. Ambroise Thomas; mais il la rachète par une qualité précieuse qui prouve la justesse de son tact et la profondeur de son étude ; il s'est contenté d'être le scoliaste musical, j'allais dire l'accompagnateur d'Hamlet. Désespérant de nous offrir dans sa langue l'équivalent de ce que nous prodiguait Shakspeare, il s'est attaché à Shakspeare lui-même, le serrant de près, l'interrogeant sans cesse et demandant à son orchestre de traduire les réponses. Debonne foi, que pouvaient être, chantés sur le théâtre, le monologue d'Hamlet, ses alternatives de bon* sens et de folie, le Poor Yorick, les inexprimables jeux de lumière et d'ombre qui s'échangent entre Hamlet et les comédiens, l'humour si profondément britannique des fossoyeurs attendant le cercueil d'Ophélie? Un avortement prétentieux, une déception permanente. Écoutez ce qui se chante sur la scène, vous serez rarement satisfait, et vous n'accepterez peut-être comme shakspearien que ce qui n'est pas précisément de Shakspeare, la mort d'Ophélie. Mais prêtez l'oreille à cette instrumentation si attentive, si savante et si délicate; les aspects changent, et M. Ambroise Thomas reprend ses avantages. Ce n'est
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plus un compositeur as sez présomptueux ou assez fou pour essayer de se mesurer avec le plus inabordable chef-d'oeuvre du plus complexe des grands poètes. C'est une âme d'artiste se glissant à travers les profondeurs de l'orchestre, suivant pas à pas Shakspeare, initiant aux beautés du drame toutes ces voix mystérieuses d'autant plus propres peut-être à en apprendre et à en révéler les s.'crets, qu'elles ne sont pas forcées, comme la voix humaine, d'articuler des paroles et de préciser des pensées. N'y eût-il, dans l'ouvrage de M. Ambroise Thomas, que ce curieux travail d'orchestre, ce serait assez pour le recommander à tous les suffrages.
En somme, le nouvel Hamlet nous donne tout ce que nous pouvions en attendre. Si l'on y cherche.vainement celte exubérance de sève musicale, ce souffle de mélodie qui nous subjugue et nous emporte, il nous reste le plaisir de voir une haute et sérieuse intelligence aux prises avec un de ces sujets magnifiques qui éveillent en nous un essaim de souvenirs et de songes. N'est-ce donc rien que d'obliger, au même moment, une foule d'esprits blasés ou distraits par des amusements frivoles, à remonter vers les hauteurs où l'imagination se dégage de toute attache grossière et corruptrice? n'est-ce rien que de populariser et d'accréditer une oeuvre immortelle, auprès d'un nouveau public, plus musical que littéraire, qui peut être initié à l'Hamlet du poète par r'Hamlet du compositeur? Ne soyons pas ingrats ; nous les avons peut-être trop aimées, ces visions de notre jeunesse, Hamlet, Ophélie, Roméo, Juliette, Desdemona, Faust, Marguerite,
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René, Manfred, Amélie ; à force de nous y complaire et de nous attarder avec elles, nous avons fini par perdre ce sentiment du réel et du vrai qui nous eût protégés contre les chimères de l'orgueil et les caprices du hasard. C'étaient là de singuliers guides, plus propres à nous aventurer en des sentiers sans issue qu'à nous diriger sur le droit chemin, mieux faits pour nous habituer aux mirages que pour nous conduire en terre ferme. Mais s'ils nous ont égarés, ils ne nous dégradaient pas. Aujourd'hui encore, si nous entendons Juliette nous dire: Non! ce n'est pas le jour, ce n'est pas Valouette ! si Ophélie, en laissant tomber sa moisson de romarin et de pervenche, nous chante doucement : Hamlet est mon époux, et je suis Ophélie! aussitôt mille échos longtemps endormis nous redisent nos fraîches chansons d'autrefois; ils nous rappellent le beau temps des enthousiasmes et des espérances ; ils font taire les ignobles refrains du théâtre et de la rue, et nous dédommagent des misères présentes. Il en est de la poésie et de la musique comme de ces enchanteresses que l'on maudit, que l'on croit haïr, et qui seules pourtant peuvent guérir les blessures qu'elles ont faites et consoler des chagrins qu'elles donnent. L'art contemporain s'est maintes fois avili et dépravé ; il ne faut pas le décourager quand il offre une revanche à l'idéal si souvent insulté et profané. Laprade nous venge de Baudelaire; AhneSéverin* nous indemnisera deJtfa1
deJtfa1 plus loin l'étude sur Anne Séverin, qui n'a malheureusement pas réalisé toutes les e^pérances des lecteurs et des lectrices du Récit d'une Soeur.
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nette Salomon; la musique d'Hamlet proteste contre ie règne d'Offenbach. L'essentiel, pour la critique et le public, est de ne pas affaiblir, par d'injustes dédains, l'effet de.ces revanches heureuses, de ces nobles résistances : chicaner l'art moderne lorsqu'il essaye de réparer ses torts, ce serait perdre le droit de nous plaindre s'il persiste à les aggraver.
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M. JULES FAVRE
A L'ACADÉMIE FRANÇAISE
Àvrill868.
Me pardonnera-t-on de rappeler, à propos du discours de réception de M. Jules Favre, un mot que j'ai entendu dire, sous la Restauration, par M. Delalot, député fort spirituel et surtout fort lettré de la majorité royaliste? il s'accusait de ne pouvoir monter à la tribune sans être intimidé, et il en donnait la raison : « Quand le mot juste « ne me vient pas, je m'arrête, et je manque mon effet ; « les avocats, en pareille circonstance, ont à leur service « huit ou dix expressions, toutes aussi impropres les « unes que les autres ; ils emploient la première venue, et « ils vont leur train. »
Ce souvenir pourrait-il s'appliquer sans injustice à l'éloquence de M. Jules Favre? Non, pourvu qu'on me permette de qualifier de relatives la correction et l'élégance que personne ne lui conteste. La langue littéraire, en dépit ou peut-être à cause de notre décadence, est arrivée
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aujourd'hui à un tel raffinement de détail, à un tel luxe de ciselure, que Patru, d'Aguesseau et Gerbier, en se cotisant, n'y suffiraient pas. Si nous sommes bien informés, — et où aurait-on des intelligences, si ce n'est dans le sanctuaire où l'intelligence a ses pontifes, ses bedeaux et ses fidèles? — il y abien eu çà et là, dans le discours du récipiendaire, quelques broutilles de palais à élaguer sous le ciseau académique. Pourtant oh ne saurait nier que M. Jules Favre est parvenu adonner à sa parole improvisée une forme aussi nette qu'on peut l'exiger du discours écrit. Est-ce chez lui un don naturel ? Je ne le crois pas. Je croirais plutôt qu'il a réussi, à force de travail, à dissimuler la soudure entre la préparation et l'improvisation. Sa facilité sent 1 huile ; sa spontanéité trahit l'effort; sa phrase ne coule pas de source, mais de jet d'eau. Voici, j'imagine, comment s'est opérée cette mé- . tamorphose d'improvisateur incorrect en orateur lisible. Doué de facultés vigoureuses et d'une volonté énergique, il ne lui a pas suffi d'être un avocat puissant, habile, savant, retors, incisif, offensif, prompt à la riposte; il a voulu être un artiste. Pour franchir ce pas difficile, il s'est dès l'abord imposé le rude labeur de préparer d'avance toutes ses plaidoiries, non-seulement comme des causes à défendre, mais comme des discours à prononcer; non-seulement en gros, dans le choix des arguments et la distribution des parties, mais en détail, dans les mouvements, les effets, les moyens de persuader ses juges et son auditoire, sans blesser ni le goût ni l'oreille. Peu à peu» ce talent acquis a fini par se fondre avec ses
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facultés originales, et, le jour où M. Jules Favre eût été un rhéteur éminent, il s'est trouvé que, grâce à celte étroite alliance de l'habitude et de la nature, larhètorique a été de l'éloquence. Démosthènes s'était graduellement doublé d'Isocrate, toute proportion gardée, bien entendu, entre le ciel de Lyon et le ciel d'Athènes.
Si nous voulions, ce qu'à Dieu no plaise! taquiner M. Jules Favre, ce ne serait donc pas là-dessus que porterait notre critique, mais plutôt sur un des traits distinctifs de sa physionomie parlementaire. Quel est le caractère principal de l'éloquence politique? Une assimilation intime de l'oraleur avec l'idée qu'il défend. Je me le représente comme l'expression la plus haute, la plus puissante, la plus complète de l'opinion, du parti, auxquels il donne cette vie de la tribune, dont rien ne remplace l'intensité et l'éclat. Or, chez le nouvel académicien, je •cherche souvent celte assimilation sans la trouver; il prête ou il emprunte à sa cause ; il ne la possède pas, et ne semble lui appartenir que sous bénéfice d'inventaire. On dirait parfois qu'il plaide à côté, — en deçà ou au delà de sa propre pensée ou de celle de ses amis. On dirait surtout qu'il craint d'être un jour l'esclave de ces idées dont il parle en maître. Il y a de la gêne dans ses libertés, de la méfiance dans ses dévouements, de l'appréhension dans ses hardiesses, de l'indécision dans ses certitudes. La forme est excellente, le fond suspect, inquiétant et inquiet. De quoi se compose l'opinion démocratique? De trois choses : force évidente, violence inévitable, vulgarité incontestable. M. Jules Favre n'a pas l'air bien sûr
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d'être fort; il voudrait n'être pas violent, et il lui plairait de n'être pas vulgaire. De là une sorte de malaise, je ne sais quel tiraillement intérieur, l'apparence d'un ressort qu'il remonterait tous les matins, mais qui, une fois en jeu, obéirait à une autre main que la sienne. C'est l'inconvénient'de certaines doctrines, qu'elles ne paraissent jamais dire leur vrai mol, et que l'homme de talent qui, se faisant leur interprète, veut être accepté et compté par l'aristocratie des intelligences , est forcé de laisser une place énorme aux sous-entendus. Il ressemble à un écolier qui ne réciterait que la moitié de sa leçon. Aussi ne peut-il rien lui arriver de plus heureux que d'avoir à remplir sa tâche sous un gouvernement qui entrave la liberté en développant la démocratie. Il est possible alors de prendre le change, d'attribuer aux tyrannies d'en haut l'embarras qui résulte des servitudes d'en bas, de se demander si l'effet de faux jour doit être imputé à un pouvoir officiel qui éteint les flambeaux ou à une puissance clandestine qui voudrait allumer les torches. En somme, l'orateur placé dans celle situation bizarre a besoin, pour triompher," d'être vaincu. Il n'est jamais plus omnipotent que s'il est opprimé, jamais plus sûr de se faire écouter que s'il risque d'être contraint à se taire.
Mais à quoi bon ce préambule ? Il ne s'agit plus aujourd'hui de savoir si le dilettantisme littéraire peut accueillir sans réserve M. Jules Favre, ou si son éloquence esl riche sans être à son aise. Là n'était pas l'intérêt de
la séance, et, s'il se fût borné à ces menus détails, il est ...... 3
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probable que l'empressement n'eût pas offert ce caractère d'impétuosité fougueuse. Nous avons vu se renouveler, en se décuplant, les épisodes qui signalent les grands jours de l'Académie; station matinale aux portes de l'Institut; triple ruban de queue se déroulant sous la pluie dans cet espace vide où va s'élever, dit-on, la statue de Voltaire, et où il eût reconnu avant-hier bon nombre de ses souscripteurs, à commencer par le récipiendaire ; attente d'une heure dans la cour et de trois heures dans la salle; faibles femmes supportant bravement, par amour pour la philosophie, la raison et la liberté, des fatigues dont se fût effrayée une compagnie de sapeurs ; groupes animés, députations des écoles, invasion des tribunes avec effraction et escalade ; grande jouissance intellectuelle achetée par une série de petites souffrances physiques ; première victoire du spiritualisme prouvée par lé contraste des poumons suffoqués avec les esprits qui se dilatent et des misères de la courbature avec les joies de la pensée ; prodiges de compression en l'honneur d'une fête libérale ; accumulation incessante de tabourets et de strapontins à l'usage des retardataires; — avec tout cela pourtant, osons le dire, beaucoup plus de foule, un peu moins d'élite ; les cardinaux et les prélats remplacés cette fois .par leurs grands vicaires ; point de hauts dignitaires, sauf le maréchal Can- 1 robert ; Paul Forestier et don Ruy Gomez relégués à la tribune dite des refusés, d'où l'on n'aperçoit que le dos des immortels ; la Comédie-Française représentée par M. Edouard Thierry, madame Emilie Guyon et madame
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[M. JULES FAVRE A L'ACADÉMIE FRANÇAISE. 39 Laure Lambert ; je ne sais quels vagues indices d'un public spécial s'ajoutant au public ordinaire ; la clientèle de M. Jules Favre superposée à celle de l'Académie ; voilà, dans son ensemble un peu confus, ce que l'on appellerait au théâtre l'impression du lever de rideau.
N'importe ! le concours était immense ; évidemment la curiosilè habituelle à ces sortes de solennités se compliquait d'une curiosité exceptionnelle et supplémentaire; le chronique tournait à l'aigu.
« On s'attend à de l'imprévu, » disait M. Royer-Collard avant la séance de réception de M. Victor Hugo, Ce n'est pas l'imprévu qui nous sollicitait avant-hier, mais l'inconnu. L'inconnu! il n'avait pas attendu, pour intervenir, l'a réception de M. Jules Favre. Il s'était fait, de longue date, sa place et sa part dans l'âme et dans la vie de l'illustre philosophe dont M. Favre allait nous parler. M. Victor Cousin a vécu, il est mort avec un s'ecret que ses admirateurs se sont peu souciés de deviner, que ses disciples n'ont pas essayé d'éclaircir. A quelle limite s'est-il arrêté en - prenant parti pour le spiritualisme contre la philosophie sensualiste, qui semblait avoir fait son temps au moment où la Restauration ranimait l'enthousiasme et l'espérance? Pour lui, le spiritualisme était-il une doctrine indépendante,.destinée à marcher côte à côte avec la religion révélée sans troubler le voisinage, mais sans resserrer l'alliance? Y a-t-il eu, au déclin de sa glorieuse carrière, un regret philosophique ou un scrupule religieux, un effort intérieur pour river l'examen à là foi et la liberté de penser à la nécessité de
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croire? Personne ne l'a su, et peut-être ne le savait-il
pas lui-même. '
11 vivait dans le mirage que son éloquence naturelle offrait sans cesse à ses idées. L'incroyable éclat de sa parole l'empêchait de voir ou l'aidait à déguiser les lacunes et les inconséquences de sa doctrine. Il s'éblouissait si bien en parlant qu'il oubliait ce qu'il aurait voulu penser. Ses détracteurs l'ont qualifié de comédien ; le mot est injuste ou excessif. On n'est pas comédien quand on est ga propre dupe; je dirais plutôt qu'on est comique, si cette expression irrévérencieuse pouvait s'appliquer à tant de génie, de verve et de gloire. C'est un don bien précieux, mais c'est aussi un grand péril, cette faculté d'expansion qui enrichit l'artiste au détriment du penseur, s'amuse à imaginer quand il faudrait réfléchir, et se livre tellement au dehors, qu'elle ne gardé plus rien pour le dedans ! On arrive à se croire assez puissant pour faire des vérités avec des mots, de la métaphysique avec de l'éloquence, de l'enseignement avec du prestige et de l'orthjodoxie avec des variantes. M. Cousin me disait un jour à propos de certaine menace d'index dont il avait le mérité de se préoccuper énormément : « Des phrases à c changer ! qu'à cela ne tienne ! je leur en offrirai, des « phrases de rechange, jusqu'à ce qu'ils soient.contents. » Voilà l'homme.
Maintenant, est-ce, commeon l'a supposé, pour échapper à ses embarras ou à ses mécomptes que M. Cousin, pendant les quinze dernières années de sa vie, s'était rejeté avec tant d'ardeur vers le dix-septième siècle,
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ses écrivains, ses héros, sa société «t surtout ses femmes illustres ! Amant trahi ou désabusé de la philosophie, lui avait-il paru plus commode, plus agréable et plus sûr de se faire consoler et de se laisser trahir par madame de Longueville? La question nous mènerait trop loin et a été d'ailleurs usée et épuisée d'avance par tous les beaux esprits de journal et de salon. Nous en avons dit assez pour rappeler cet attrait de mystère et d'inconnu qui ajoutait encore au vif intérêt de la séance. Eh bien, nous sommes forcé de l'avouer, dût-on nous accuser d'être rebelle aux plus irrésistibles accents de la liberté et de _ la raison, le mystère n'est pas éclairci, l'inconnu ne s'est pas fait connaître ; nous ne sommes pas plus avancé après avoir applaudi M. Jules Favre qu'avant de l'avoir entendu. Peut-être, désespérant de .ressembler par le style à son célèbre prédécesseur; a-t-il^voulu flatter sa mémoire en évitant comme lui de conclure. Ce qui est positif, c'est que, si nous allons au fond de ce discours, si nous essayons de nous remettre de cette espèce d'exaltation nerveuse qui fait, pour ainsi dire, partie de la température, et que produisent les explosions d'enthousiasme, nous défions qu'on nous dise ce qu'il faut chercher et ce que l'on peut découvrir sous l'éloquence approximative de M. Jules Favre.
Nous avons écouté sa parole ; mais quelle a été sa pensée ? Par quels côtés, sur quels points s'est-il rattaché à M. Cousin ou séparé de lui ? On vantait d'avance son exorde ; soit, mais nous ne croyons pas qu'un avocat aussi admirable ait été tenté par l'exemple de Petit-Jean.
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Cet exorde, d'ailleurs, il le retrouverait dans des cen-. taines d'articles écrits par des gens qui, ayant été jeunes comme lui à l'époque où les cours de la Sorbonne répandaient un si vif éclat, amenés plus tard à parler des beaux ouvrages de MM. Guizot, Cousin et Villemain, se laissaient entraîner par le charme de ces lointaines images et plaçaient le témoignage de leur admiration sous le patronage de leurs souvenirs.
On annonçait une magnifique profession de foi spiritualiste; d'accord; une nouvelle édition du Coeli enar. rant gloriam Dei, fût-ce la millième, n'est jamais de trop. Spiritualiste, dites^ous? C'est bien vague, et ce n'était que le.strict nécessaire. Vous attendiez-vous, par hasard, à entendre le récipiendaire se déclarer athée en parlant du traducteur de Platon, du disciple de Descartes? Spiritualiste? La liberté est spiritualiste, mais la Révolution ne l'est guère, et la démocratie ne l'est pas*. Réduit par ses antécédents à confondre dans ses tendresses ces trois choses différentes, dont l'une est presque le contraire des deux autres, M. Jules Favre s'imposait la triste tâche de nous reprendre en détail ce qu'il nous accordait en masse, et de faire de tel ou tel passage de son discours le correctif de ses données générales. Cette liberté dont il semble épris, est-ce celle qui reconnaît au christianisme le droit d'avertir les consciences et d'agir sur les âmes? L'hommage obligé à Voltaire est-il bien conciliable avec cet idéal de religieux respect et de dignité morale que Voltaire a peu ménagé? M. Jules Favre, dont le discours un peu gros, un peu
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• M. JULES FAVRE A L'ACADÉMIE FRANÇAISE. 43 lourd pour la majorité féminine de son gracieux auditoire, s'est relevé par une jolie page sur les amours de M. Cousin pour les contemporaines de Pascal, est-il de l'avis de son prédécesseur sur ces femmes illustres ? les regarderait-il comme plus ignorantes, ou plus frivoles que les élèves ou les rivales de madame Lemonnier et de madame Bertillon? S'il contredit M. Cousin sur ce point délicat, ne craint-il pas de se trouver fatalement en présence des doctrines qu'il repousse, ^entraîné sur cette pente glissante qui va d'un spiritualisme indéfini à un matérialisme indéterminé? Faut-il lui rappeler, comme l'a fait, dit-on, un de ses collègues à l'Académie, que les femmes profondément chrétiennes sont les seules sur lesquelles on puisse compter pour être des épouses fidèles et de bonnes mères de famille? Enfin, et surtout, que faut-il entendre par ce christianisme purement philosophique qu'il veut donner pour successeur au christianisme politique? S'agirait-il simplement d'anéantir le pouvoir temporel ? Voyez comme nous sommes d'humeur facile ; nous serions heureux, avec M. Jules Favre, d'en être quittes à si bon marché. N'est-ce pas plutôt l'annonce d'un christianisme dégagé peu à peu de tout dogme, de toute tradition, de tout mystère, perdu dans une brume transparente ou dans une transparence trèsbrumeuse, et devenant une sorte de métaphysique chré tienne? Quel appui solide pour la conscience humaine ! quelle robuste barrière contre les passions qui n'abdiquent jamais, contre les vices de notre nature, contre le matérialisme pratique, plus contagieux que l'autre, et
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prêt à profiter de toutes les faiblesses comme de toutes
les violences de son ennemi !
Vous me répondrez que je suis un pédant, qu'un discours académique n'est pas un sermon ; à qui le ditesvous? Je vous scandaliserais peut-être, si je déclarais à quel point je suis de votre avis. Non, pas de sermon, pas d'homélie ; laissons les conférences à Notre-Dame ; mais alors point de profession de foi, point d'appel véhémentà de prétendus principes qui sont encore des passions ; l'Académie est un champ clos pour d'élégants tournois à armes courtoises et non pour des manoeuvres de grosse cavalerie. Un littérateur homme du monde, très-inférieur à M. Jules Favre, mais moins préoccupé d'un personnage à soutenir, au lieu de souscrire à la statue de Voltaire, aurait mieux aimé se souvenir de ses exemples et de son précepte : « Glissez, mortels, n'appuyez pas! » — M. Cousin et son aïeul Platon l'eussent fait songer aux abeilles; il lui aurait suffi de la physionomie de M. Cousin, du mouvement extérieur de ses idées et de sa parole, de ses retours passionnés vers le grand siècle, de ceux de ses ouvrages eu, en exaltant les femmes d'une autre époque, il s'était fait son véritable succès auprès des femmes de son temps, pour recomposer toute une figure, tout un tableau où cette pauvre philosophie n'aurait apparu que comme apparaissait la Pologne dans les adresses de l'ancienne Chambre des députés. Rôle sacrifié ! me direzvous. Eh! n'était-ce pas un peu son rôle dans toute la seconde moitié de la vie de M. Cousin? —Mais pour tout cela, il fallait devenir franchement académicien, et M. Ju-
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les Favre a voulu rester tribun ; il aurait trop perdu au change !
Aborderai-j e les détails de style ? La révi sion serait trop longue, et j'aurais l'air d'abuser de mes avantages. Dès la quatrième phrase, nous avons eu « la vibration d'un instrument pénétré d'un feu intérieur, » ce qui, si l'instrument est de bois, doit abréger singulièrement la sympho' nie, et, s'il est de cuivre, doit être bien échauffant pour les lèvres qui en jouent. N'insistons pas ; le succès de M. Jules Favre n'en a pas moins été très-vif, j'allais dire très-violent. Toutes ces salves d'applaudissements étaient trop prévues pour nous persuader, trop inévitables pour être bien significatives. Il y manquait, comme au discours lui-même, la nuance et la mesure; on n'applaudit pas à l'Académie comme on applaudissait,, sous la Restauralion, une lirade deLéonido* ^rs d'OEdipe ou deTartuffe.
Mais pourquoi tant de cl. es? Pour critiquer le discours de M. Jules Favre, je u avais qu'à parfer de celui de M. de Rémusat. Chose singulière ; M. Jules Favre, parfaitement étranger de coeur et d'esprit à son illustre prédécesseur, a cru devoir ignorer ce que nous savions tous, que M. Cousin, dans ces derniers temps, s'était platoniquement rallié à l'Empire, et M. de Rémusat, son ami (de M. Cousin), a trouvé moyen de rappeler ce fait caractéristique ! C'est qu'avec du tact, de la finesse, un vif sentiment des demi-teintes, une grande lêgèretéde main, un centigramme de malice délayé dans de l'eau bénite d'académie, on peut tout dire. C'est là le charme
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de ces réunions, le vrai succès de ces discours, le raffinement de ces jouissances. L'exquis en pareil cas et en pareille compagnie, vaut mieux que l'éloquent. L'exquis ! c'est par ce mot que je veux finir ; aucun n'exprimerait mieux le genre d'éloge qu'a mérité M. de Rémusat. Je dois pourtant y ajouter cette ombre de tristesse qui se mêle à nos plus délicieux plaisirs. Si j'étais philosophe, je ne pourrais me défendre d'une certaine mélancolie en songeant que la philosophie se promène sur des mines, et que le dernier adorateur de madame de Longueville n'a pu être dignement loué que par le dernier amant d'Héloïse.
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III LES FEMMES
ET LE ROMAN CONTEMPORAIN
Mai 1858.
Il y a bien des manières de comprendre et de pratiquer la littérature romanesque ; deux choses pourtant sont impossibles : arracher le roman à l'influence des femmes, dérober les femmes à l'attrait du roman. Il existe entre ce genre d'ouvrages et le sexe opprimé des affinités si étroites et si intimes, qu'on ne pourrait les concevoir l'un sans l'autre. Il ne s'agit pas seulement dé dire, avec M. delà Palisse, que, si les femmes disparaissaient de ce monde, le roman n'aurait plus sa raison d'être. En dehors même de celte vérité trop vraie, que de points de contact ! que de liens mystérieux ou visibles ! Dans l'immense variété des productions littéraires, le roman représente l'aimable mauvais sujet de la famille; on a pour lui des trésors de miséricorde. Or, qui donne l'exemple de cette indulgence souvent dangereuse? La soeur, la femme ou la mère. Nous serions,
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passé un certain âge, impardonnables de nous attardera ces frivoles ou sentimentales lectures, si nous ne savions qu'à peine entrés dans un salon, la maîtresse du logis va nous demander notre avis sur le nouveau récit de madame Sand ou le dernier succès de M. Octave Feuillet. Que recommandent sans cesse à leurs romanciers les éditeurs et les directeurs de journaux ? De songer surtoutaux femmes, d'écrire principalement pour les femmes, et je voudrais pouvoir ajouter que cette recommandation est ici l'équivalent d'un rappel à l'ordre moral et aux bienséances. Réussir auprès de ses lectrices, ce n'est pas seulement, pour un conteur, la plus délicate récompense de son talent, le plus exquis raffinement de son triomphe ; c'est aussi la certitude que celte première réussite lui promet toutes les autres.
Mais qu'est-il besoin de parler de leur influence ou de leurs suffrages ? C'est leur initiative qu'il faut constater. Sur ce terrain brûlant et. mouvant, il ne suffit pas de leur patronage, on doit accepter leur rivalité ; le difficile n'est pas d'être approuvé, mais de ne pas être battu par elles. Sauf quelques rares exceptions, le roman est à peu près le seul genre où les femmes aient brillé. Elles s'y retrouvent naturellement à leur aise, comme dans un pays de connaissance dont tous les sentiers leur sont familiers et où elles peuvent nous égarer sans se perdre. Ne remontons pas plus haut que le commencement de ce siècle ; nous défions qu'on nous cite les noms des romanciers en vogue sous l'Empire et pendant les premières années de la Restauration, tandis qu'on se souvient en-
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LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. 49
core, tant bien que mal, de madame Cottin et de madame de Genlis, qu'on relit avec plaisir madame de Souza et que nul.ne songe à oublier Corinne et Delphine. J'ai déjà nommé madame Sand. Depuis trente-sept ans, avec des fortunes et des oeuvres bien inégales, malgré bien des éclipses de génie, de bon sens et de succès, elle demeure et résiste sur la brèche. Elle a vu tomber autour d'elle une première génération de conteurs: Nodier, Balzac, Charles de Bernard ; puis les grands et étranges producteurs, tels que Frédéric Soulié, Eugène Sue, auxquels M. Alexandre Dumas a eu le malheur de survivre; — et aujourd'hui, à l'heure où Indiana, Valentine et Lélia pourraient marier leurs petites-filles si elles eussent été dignes d'en avoir, nous la retrouvons encore, prête à donner la réplique à Sybille ou à M. de Camors. Si quelques femmes ont réussi dans la poésie élégiaque ou personnelle, c'est presque toujours parce qu'elles y ont versifié le roman de leur vie ou le roman de leur rêve. Enfin, si la plus incomparable des femmes illustres a fait d'un simple recueil de lettres une des merveilles de l'esprit humain, c'est que ses lettres ne sont, à vrai dire, qu'un roman d'amour maternel.
Il n'est donc pas inutile de se recueillir de temps à autre et de chercher où en est le roman contemporain dan3 ses rapports avec les femmes, quelle situation il leurfait, quel idéal il leur propose. Et d'abord, évitons de notre mieux les malentendus et les méprises. Si tout devait se borner ici à recommencer l'éternel débat entre la passion et le devoir, à prouver que la passion révoltée subit
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dès ici-bas de terribles châtiments, à rappeler quel est^e seul appui qui peut, en pareil cas, protéger les femmes contre leur propre faiblesse, le mieux serait de nous taire. A quoi bon tomber dans les redites? Parler à des convertis, c'est superflu ; prêcher dans le désert, c'est inutile. Nous voudrions élargir à la fois et préciser notre lâche. H est bien convenu que, en dehors du roman et de son domaine, naissent, vivent et meurent bien des femmes qui ne le connaîtront jamais que par ouï-dire, et qui ne sont ni les moins spirituelles, ni les moins distinguées, ni peut-être les moins aimantes; car la faculté d'aimer, la plus divine de toutes, n'est complète que lorsqu'elle s'accorde avec sa céleste origine. Elle ne garde toute sa pureté et n'acquiert toute sa force que par l'immolation de soi-même. Les épouses et les mères —sans compter l'armée du sacrifice 1 — en savent là-dessus plus que les incomprises et les héroïnes.
Nous ne parlons que des femmes auxquelles le roman s'adresse, et qui peuvent, à divers degrés, se retrouver dans ses créations. Allons plus loin; rayons d'un trait de plume les romans religieux et moraux, ces pauvres romans moraux dont on se moque et dont les détracteurs ont généralement mal fini ou finiront mal. Admettons pour un moment qu'il y ait quelque chose d'agaçant et d'illusoire à nous représenter, avant ou après le mariage, la dévotion comme le seul gage de félicité conjugale, comme synonyme de tout ce qu'un es1
es1 les dernières pages des Moines d'Occident.
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LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN, DI prit fin et une imagination vive peuvent souhaiter ou rêver, non-seulement pour leur salut dans l'autre monde, mais pour leur agrément dans celui-ci. Voulez-vous une concession de plus? Je suis prêt à reconnaître en toute humilité que, dans noire belle France, les conditions du roman ne sont pas les mêmes qu.'en Angleterre. Chez nous, son idéal est presque toujours le contraire de l'esprit de famille. Il est censé que les jeunes filles n'ont rien à y voir, et que les femmes, mariées trop vite, sans avoir eu le temps ou la liberté de choisir, sans autre loi que l'intérêt ou la convenance, peuvent justement y chercher ce qui leur manque dans leur ménage. Chez nos voisins, le roman est familièrement associé à tous les éléments de la vie sociale et domestique. Sa clientèle, son personnel, son public, se recrutent de préférence dans des classes où il est facile de reconnaître l'influence de l'éducation, de la législation et même de la religion anglicane. Les jeunes filles, moins surveillées, plus libres, ont droit à une littérature qui, sans inquiéter leur innocence, serve pour ainsi dire d'accompagnement à leur entrée dans le monde. Déshéritées, ou à peu près, par le droit d'aînesse, il leur est permis de s'appliquer le vieil adage : Aide-toi, le ciel t'aidera! et d'apporter dans la grave question du mariage l'initiative, la recherche préliminaire, les facultés de discernement et de clairvoyance dont on dispense nos héritières, et qu'en France la pauvreté même n'autorise pas toujours. Les filles de.ministres forment, à elles seules, une tribu considérable, plus riche d'instruction que d'argent, et dont l'élite s'assimile le roman anglais, soit
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pour l'écrire, soit pour lui fournir des sujets et des personnages, soit pour en faire leur consolation et leur lecture. Il les délasse de la Bible sans les en distraire, et peu s'en faut qu'il ne se raconte en marge de l'histoire de Rachel et de Rèbecca. Par cela même, il peut traiter les femmes mariées comme ces vieilles connaissances avec lesquelles on ne se met pas en frais. Elles n'ont rien à lui demander, puisqu'il leur a déjà donné. De quoi serait-il tenu de les indemniser, elles qui ont pu, avant tout engagement, voir, observer, réfléchir, parler, entendre, et ne se décider qu'après mûr examen ? Pour elles, le roman finit quand le mariage commence.
On le voit, les différences sont radicales : il y a sans doute d'heureuses exceptions, et nous n'aurions pas à chercher bien loin pour prouver qu'une âme pure, secondée par un grand talent 1, peut dérober au roman anglais ses secrets d'innocence et d'honnêteté, tout en le réchauffant d'un rayon de notre soleil. Mais enfin nous raisonnons d'après des généralités. Résignons-nous et acceptons la passion comme l'élément essentiel du roman français, du roman moderne.
Ce qu'il en a fait, vous le savez ; mais ce que vous ignorez peut-être, c'est le point où il menace de la conduire; c'est le triste progrès auquel il nous force d'assister. Il nous suffira d'un regard en arrière pour mesurer le chemin parcouru.
1 Toujours Anne Séverin ; voir plus loin, l'étude sur ce roman, qui n'est ni assez anglais ni assez français.
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LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. 55 Dans toutes les apothéoses de la passion révoltée contre le devoir, dans tous les plaidoyers en l'honneur de la femme entraînée à briser le joug de la vie régulière pour se précipiter vers les aventures, il y a un paradoxe ; et la preuve, c'est que cette thèse dangereuse ne peut se soutenir jusqu'au bout; c'est qu'il arrive toujours un moment où ces violentes ruptures avec l'ordre moral sont punies, faute de mieux, par leur propre lassitude. Du moins, le paradoxe, il y a trente ans, ne manquait pas d'une certaine grandeur. D'un côté, l'on plaçait toutes les vulgarités dont se composent les existences ordinaires ; de l'autre, on évoquait tout ce qui, dans l'oubli ou l'abandon de la loi commune, peut parler au coeur, exalter l'imagination, flatter la vanité des petites âmes et l'orgueil des grandes. Dans ce conflit inégal, le romancier s'arrangeait pour que son héroïne et sa lectrice fussent à la fois juge et partie. Sous mille déguisements plus ou moins habiles, il se faisait le complice, le confident ou l'instigateur de tous les sentiments de rébellion secrète, de curiosité ardente, de vague désir ou d'amertume longtemps amassée, qui circulaient à travers ses pagescomme le souffle du siroco dans la campagne de Rome. Faire ressortir les clairs en épaississant les ombres, c'est le procédé des peintres. Prêter aux mirages romanesques plus de séduction et d'éclat en leur opposant sans cesse les taquineries de la réalité, un foyer sans chaleur assombri par des figures moroses, la tyrannie dos exigences mondaines, les soucis mesquins du ménage, la monotonie des années qui se suivent et se ressemblent, les comme-
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rages de la province, le vide des plaisirs parisiens, le mari coupable des premiers torts, sans compter le tort le plus grave de tous, celui d'être le mari, c'était le procédé du conteur. Il accumulait les griefs et les résumait eu deux mots ; servitude et ennui, auxquels il opposait leurs contraires : délivrance et bonheur. Quelquefois, mais pas toujours, il avouait ou laissait deviner que cette prétendue délivrance pouvait devenir le pire des esclavages, qu'un malheur bien franc était préférable à ces félicités chimériques, et que ces échappées de l'ennui arrivaient à le regretter en le comparant à leur supplice. Hélas ! cet aveu de la dernière page n'ôtait rien à l'effet du livre. La leçon était d'autant moins efficace que la séduction avait été plus puissante. Cette satisfaction tardive accordée à la morale était quelque chose de pareil à l'intervention de la force armée dans une bagarre, quand la bagarre est finie, les meubles brisés, les visages en sang et les batailleurs sous la table.
Ceci pourtant pouvait encore être regardé comme l'âge d'or du roman. La passion était proclamée souveraine, mais souveraine par droit de conquête, sans phrases, sans êlre autorisée à maximer ses pratiques et à légaliser sa royauté dans un code. J'ai nommé l'orgueil tout à l'heure.. Dans toute infraction aux lois de la conscience humaine, ce roi des vices ne peut manquer de se faire lot ou tard sa part léonine. Il n'était pas d'humeur à souffrir que l'entraînement romanesque fût uniquement attribué à un prestige, à une surprise de l'imagination ou du coeur, à la saveur particulière du fruit défendu, à la fa-
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LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. 55 deur proverbiale du fruit permis. Il lui déplaisait que la faute, que la chute — de quelque nom qu'on l'appelle — même excusable,, même "héroïque, même sublime, devint une sorte d'infériorité en regard des honnêtes femmes. Pour en finir avec ce stupide contre-sens, le roman pur et simple ne suffisait plus ; il fallait passer du sentimental au dogmatique ; il fallait que la passion entrât dans une nouvelle phase, échangeât le lyrisme contre la métaphysique, et que le raisonnement nous apprît comment on n'est jamais plus vertueux et plus raisonnable qu'en bannissant la raison et la vertu.
* On le comprend, ce progrès n'était possible qu'à la condition d'intenter un procès, non plus seulement à tel ou tel détail de la vie régulière, aux maris désagréables, aux intérieurs prosaïques, aux vulgarités irritantes, mais à la société tout entière. Le nombre est grand des gens qui pensent que la société n'a pas encore atteint toutes les'perfections désirables ; et, dans ce grand nombre, il existe en permanence des amis de l'humanité, qui, pour guérir tous nos maux et corriger tous nos travers, sont toujours prêts à offrir leurs onguents et leurs spécifiques. Justement, cette métamorphose du roman légitimé par l'apostolat coïncida avec l'avènement de ces doctrines qui, sous des noms divers et des étiquettes différentes — communisme, socialisme, fouriérisme, saint-simonisme — semblent avoir, de nos jours, le double privilège de n'être pas viables quand elles prétendent vivre, et de vivre encore quand on les croit mortes. Quel que soit le ridicule dont se sonl couverts et sous lequel sont tombés les
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initiateurs et les disciples de ces religions ècloses avec nos révolutions comme pour leurservir de commentaires, leur influence clandestine a duré*beaucoup plus que leur règne visible. Tandis qu'ils se partageaient en deux groupes, dont l'un, plus sincère, a péri, dont l'autre, plusha• bile, a su monnayer en argent et en honneurs chaque article de sa foi, leurs idées, affranchies de l'appareil solennellement grotesque qui en avail déterminé le naufrage, se sont insinuées partout où la Révolution en faillite avait agité les esprits sans les satisfaire, surexcité les ambitions sans les assouvir, soulevé les questions sans les résoudre. Au moment où nous allions être moins libres que jamais, le type de la femme libre persista, et elle devait être bien libre en effet, si ses libertés s'étaient accrues de toutes celles que nous perdions.
Ainsi les diverses écoles socialistes, adhérentes au triomphe démocratique, commelelierre à l'arbre—pour l'enjoliver de leurs broderies et l'étouffer sous leur étreinte — envahirent le roman, à qui la passion ne suffisait plus, ou qui, non content de la préférer au devoir, voulait créer à son usage un devoir tout neuf, fait avec les débris de l'ancien. Le roman cessait d'être une révolte individuelle, cherchant son excuse dans le poids de ses chaînes, dans la franchise de ses entraînements, dans l'ardeur de ses transports, dans le lyrisme de ses fautes, pour se rattacher à un ensemble de réforme sociale, oùle rôle du moraliste était singulièrement simplifié ; on n'avait plus ni excuse à alléguer, ni faute à ennoblir, puisque le vol s'absorbait dans le communisme, l'adultère
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dans le pêle-mêle, le désordre de la veille dans la légalité du lendemain. Cette fois, ce n'était pas Sganarelle qui aurait dit : « Nous avons changé tout cela ! » C'est à lui qu'on aurait pu le dire, si Sganarelle s'était plaint.
Que devenait, en définitive, la femme dans cet essai d'alliance entre la philosophie humanitaire et la littérature romanesque? Il était facile de le prévoir. On peut tout pardonnera la femme qui aime, beaucoup à la femme qui tombe, rien à la femme qui prêche. Le pédantisme sied mal à la vertu, plus mal encore à la faiblesse. Interrompre un récit émouvant pour démontrer, d'après Pierre Leroux ou le père Enfantin, qu'il ne s'agissait plus d'absoudre ces belles pécheresses, mais de les glorifier au nom d'une loi nouvelle et de devoirs supérieurs à ceux qu'elles oubliaient, c'était donner aux plus bienveillants l'envie de trouver la faute plus grave à mesure que le plaidoyer devenait plus lourd. Dans cette période, le roman méritait qu'on lui appliquât les deux proverbes : « Ne forçons pas notre talent, » et : « Qui veut trop prouver ne prouve rien. » Ses tentatives dogmatiques portèrent malheurtout ensemble à l'auteur et au personnage. L'une y égarait en des dig. essions interminables ses merveilleuses facultés de paysagiste et de conteur ; l'autre y perdait ce charme que la poésie et la passion savent prêter à leurs victimes, ce caractère d'irréflexion et d'inconscience qui désarme la sévérité des juges. L'indulgence est l'aumône du coeur ; on l'accorde à qui l'implore, on la refuse à qui l'impose. D'ailleurs, comment nous serions-nous laissé
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séduire ou attendrir par ce roman métamorphosèen prédicateur? Quel.était le principal grief qu'il avait primitivement invoqué en faveur de ses clientes? L'ennui dans toutes ses variétés normales ; l'ennui du ménage, l'ennui de la province, l'ennui d'une vie consumée au milieu d'esprits étroits, asservie à de fastidieux devoirs. Or voilà qu'il finissait par où ses héroïnes avaient commencé. En développant une doctrine au lieu d'idéaliser une aventure, il aboutissait aune nouvelle forme de l'ennui, moins innocente et plus accablante que toutes les autres. Juste et curieuse revanche de tout ce qu'il avait frappé de ces analhèmes et de ses dédains ! Il arrivait à rendre le désordre plus ennuyeux que la vertu.
Eh bien, ce n'est pas là encore ce qui pouvait nous alarmer ou nous attrister le plus dans les vicissitudes du roman contemporain, dans ses rapports d'intimité ou de propagande avec les femmes qu'il mettait en scène ou dont il défrayait les lectures. Émanciper la femme, même pour l'assujettir à un joug plus dur que toutes les lois divines et humaines, la détourner de sa douce et bienfaisante mission en ce monde pour l'initier à des dogmes, indéfinis qui, sans profit pour sa dignité, la dépouilleraient de toute sa grâce ; lui assigner une place dans une société où les plus folles utopies serviraient de texte aux plus odieuses convoitises, c'est insensé, effrayant, funeste, mais ce n'est ni futiles ni bas. Pourvu que l'on consente à être absurde) on peut trouver je ne sais quel simulacre d'élévation morale dans ces vagues aspirations vers un état meilleur que nos à peu près d'humanité, de liberté
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et de justice, où la femme serait prêtresse d'un culte rêvé par des cerveaux malades. Il est impossible de l'égarer davantage; on peut l'humilier encore plus. Rien, dans ces doctrines visionnaires que le roman s'efforçait de populariser," ne tendait ouvertement à faire delà femme un jouet, ou, pour parler le jargon du boulevard, une jolie bête; rien non plus ne prouvait qu'il fût question 'de créer la femme athée, de fermer le ciel, de resserrer toutes les croyances, toutes les influences féminines dans l'étroite limite de cette vie. Or, dans l'ordre métaphysique, tout, même l'erreur, même le mensonge, est préférable à la table rase; dans l'ordre moral, tout, même la révolte, même la folie, est préférable à la platitude.
C'est ce double*progrès — école de futilité, école d'athéisme — proposé aux femmes par le roman ; immoralité profonde, déguisée ici sous des dehors d'élégance mondaine, là sous des allures professorales ou professionnelles, que nous voudrions constater aujourd'hui d'après quelques publications récentes.
Peut-être nous reprochera-t-on d'attacher trop d'importance à des récits généralement fort courts, qui marquent, non plus cette fois un pacte entre le roman et la métaphysique, mais un trait d'union entre l'esprit parisien et la parfumerie. Pourtant, si j'en juge par le chiffre des éditions, les livres de M. Gustave Droz sont au premier rang des favoris de la dernière saison ; si je m'en rapporte aux causeries de salon, ils s'adaptent admirablement à ce que l'on peut appeler le goût du
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jour, puisque, dans ces oeuvres légères, la mode côtoie sans cesse la littérature. Pour continuer notre métaphore, nous dirons que la critique doit être aussi attentive à certaines actualités en vogue, que les tailleurs pour dames sont attentifs à certaines toilettes, où ils se renseignent sur les nouveaux caprices qu'ils vont avoir à contenter. Assurément, la Vie parisienne et la Gazette des étrangers paraissent, au premier abord, bien peu littéraires, bien peu dignes de nous occuper. Nous pouvons cependant nous y arrêter un moment, ne fût-ce que pour signaler un curieux phénomène : des hommes d'esprit, abdiquant toute opinion, toute physionomie, toute personnalité, pour se faire, non pas des hommes à la mode, mais des hommes de modes,' pour devenir les Dangeau de la cour et de la ville, pour célébrer avec la sérénité d'un bulletin et l'enthousiasme d'un dithyrambe les grands événements propres à passionner les belles âmes ; la présence des Majestés et des Altesses, les arrivages du Graud-Hôtel, le programme des fêtes officielles, la grave question des déguisements et des costumes, les nouvelles des courses et des eaux, les épisodes de la vie élégante, de celle surtout où brillent les beautés étrangères, et qui rachète, à force d'éclat, de fantaisie, de diamants et de dentelles, l'inconvénient de faire ressembler la bonne compagnie à la mauvaise et la mauvaise à la bonne. M. Gustave Droz est le romancier par excellence de cette littérature. En y regardant ' de près, on découvre aisément dans ses histoires lestement tournées ce trait caractéristique, celte note par-
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LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. G) liculière qui donne le ton pour un hiver ou deux et qui ne doit point passer inaperçue.
Il y a à Paris toute une classe de femmes d'une intelligence distinguée, d'une éducation où le superflu domine le nécessaire, qui tiennent d'un bout à la bourgeoisie, de l'autre aux innombrables annexes du monde théâtral et artistique. Elles ont le talent d'amalgamer le naturel et le factice, la religiosité et le plaisir, le drame et la conférence, le ténor à la mode et le prédicateur en vogue, la fleur des champs et les fleurs artificielles. Toutes les variétés du faux, du chimérique et du romanesque leur sont tellement sympathiques, que nous en avons vu qui, tout en se croyant sincèrement chrétiennes, savaient gré à M. Ernest Renan d'avoir fait de Jésus un héros de roman. On ne trouverait peut-être pas chez elles, comme chez madame Gerlrude du conte de Voltaire, un pot de rouge à côté du Petit Carême; mais elles sont aisément fascinées par tout ce qui sacrifie la vérité à l'apparence, l'air pur à l'atmosphère de théâtre, le teint au cosmétique, le vin généreux à la liqueur frelatée. On dirait des filles d'Eve, héritières de la curiosité maternelle, mais ayant échangé le paradis terrestre contre un jardin où les fruits seraient en cire et les arbres en carton. Les récits de M. Gustave Droz ont réussi d'emblée auprès de ces femmes, qui ne jouent pas la comédie, mais qui l'avoisinent, et ne distinguent pas très-bien Mgr Bauer de M. Bressant. Elles ont fait à M. Droz, dès le premier jour, un succès et un public. Rien de plus friand, au sortir de la Madeleine ou de
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Notre-Dame de Lorelte, que de feuilleter ces jolis petits volumes : Entre nous, Monsieur, Madame et Bébé, et d'y goûter cette espèce de jouissance inquiète que l'on éprouve en entendant une gravelure racontée, c'est-àdire sauvée par un homme spirituel. L'auteur de ces contes excelle à faire accepter à ses lectrices ce genre de privautés familières qui fut un des moyens de succès de M. de Balzac ; mais ici Balzac descend du tableau de maître à la miniature; il se fait souple et petit pour mieux se glisser à travers les serrures de la chambre et les rideaux de l'alcôve. Il tranquillise la maternité, il rassure l'amour conjugal, tout en y ajoutant une sauce piquante qui en relève agréablement la fadeur. 11 caresse le bébé, il déshabille madame, il introduit monsieur en bonne fortune chez sa femme. A lui, comme au duc d'Orléans 1, on pourrait dire qu'il rend le mariage indécent. Lisez les plus saillantes de ces esquisses, les plus amusantes de ces fantaisies : une Nuit de noces, Sous l'éventail, ma Tante en Vénus, le Défilé, le Maillot de madame, Tout le reste de madame K..., ma Femme va au bal, un Bal d'ambassade, etc., etc., vous y trouverez, mélangé à doses homoeopathiques, tout ce qui peut affriander les personnes comme il y en a tant dans le monde, qui font de la morale avec des conventions, de l'esprit avec des équivoques, du sentiment avec des sensations, de la beauté avec des drogues et de l'encre avec de l'eau de Cologne. Vous pourrez} en
1 Pas Louis-Philippe.
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songeant à Crébillon fils, à qui on a comparé M. Gustave Droz, vous rendre compte des différences qui séparent une société aristocratique, franchement et spirituel lement dépravée, d'une démocratie dont le libertinage hypocrite voudrait faire bénir et légaliser sa gaze à l'église et à la mairie. Vous vous direz surtout que, si ces fugitives miniatures, qui ont la prétention d'être ressemblantes, devaient nous aider à fixer la moyenne du sens moral chez les femmes du monde, la conclusion serait bien triste. Ces procédés de réduction ne peuvent en aucune façon tourner au profit du bien ; ils rendent le mal plus contagieux en le rendant plus maniable ; ils lui ôtent ses aspérités et ses arêtes pour qu'il semble plus insinuant; ils l'émietlent et le pulvérisent pour qu'il puisse pénétrer partout ; ils le font passer entre le berceau et le lit nuptial pour qu'on s'en amuse au lieu de s'en effrayer. Ils habillent leurs curiosités grivoises en sages-femmes et en bonnes d'enfants, afin qu'on se familiarise avec elles et qu'on les installe au logis. Ce n'est plus l'enivrement des imaginations, le trouble des consciences, le bouleversement des lois sociales; c'est un dissolvant appliqué à toutes les pudeurs de la femme, à tous les sentiments dont se forment ses tendresses, ses douleurs et ses joies. Sous l'influence de ce roman décolleté à la dernière mode, la femme n'est plus épouse, mère, amante ; elle n'est plus héroïque, sentimentale, forte, faible, libre, opprimée, coupable ; ce n'est plus une femme, notre compagne et notre égale ; c'est un joujou, une jolie créature qui n'accepte
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des devoirs que sous forme de plaisirs, et à qui il semble que tout soit perdu si sa taille est légèrement déformée par une couche, si son pied a quelques millimètres de plus que celui de sa rivale, ou si son costumier lui manque de parole.
Il y a de la religion dans les petits livres de M. Guistave Droz, comme il y a de la verveine et du patchouli sur la toilette de madame. Quelle, religion, grand Dieu! et qu'elle est bien faite pour servir d'envers à l'athéisme dont nous allons parler tout à l'heure! C'est chose curieuse — j'allais dire bouffonne— que le parallélisme des marivaudages de ce sensualisme à là pommade et des mièvreries de cette piété à l'eau de rose. Tantôt c'est la marquise qui veut aller au bal déguisée en Pouvoir temporel, tandis que le marquis représentera l'Esprit moderne régénéré, que la. comtesse figurera l'Avenir radieux, et que ses filles s'habilleront en Tendances du siècle. Il faut lire la conférence de la grande dame avec le grand artiste Sylvani (un coiffeur), où la Vérité, les Vertus théologales, les pieux scrupules, la Papauté, s'entremêlent d'édifiants détails sur les épaules de celle-ci, le bas de jambe de celle-là, le chignon de la duchesse et les cheveux de la belle Hélène. Tantôt c'est une jeune femme qui avance ou retarde la pendule pour qu'il ne soit pas dit que son mari l'a embrassée un vendredi soir. D'autres fois, c'est un séminariste ou un élève des bons Pères, qui ae trouve tout à coup au milieu de tantes et de cousines en déshabillé, pauvre Vert-Vert en soutane, à qui l'on offre des scènes de bain et des tableaux
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•vivants en guise de confitures et de dragées. Que seraitce si nous parlions des Souvenirs de carême, des homélies de l'abbé Gélon, du curé de village qui réserve toutes ses prières pour les nobfes châtelains dont il est le parasite, du Rêve, où l'auteur se voit transformé en premier vicaire d'une des plus élégantes paroisses de Paris, et entend la confession de quelques jolies pénitentes, fort embarrassées de concilier leurs scrupules avec les exi" gences du monde, les soins de la coquetterie et les querelles conjugales du gras et du maigre ? Que dire du chapitre où, sous le titre anodin de causerie, M. Gustave Droz nous montre, dans un coin du paradis, le faubourg Saint-Germain arborant ses préjugés d'ancien régime, les marquises et les baronnes continuant d'aristocratiques médisances, saint Pierre jouant un rôle ridicule, et la comtesse reconnaissant son cocher sur un siège de séraphin? Voici, du reste, un échantillon de la conversation de ces daines, passées à l'état de bienheureuses ; voici les prodigesd'alticisme, de bon goût, de délicatesse et de décence, que le conteur à la mode livre à l'admiration des Parisiennes.
« BERTHE. — J'en sais long sur le compte de madame de B..., trop long! Une femme qui n'a pas une dent à elle, qui a un cou travaillé comme une colonne byzan" Une, qui se met du rouge jusque dans le dos, qui n'a pas plus de... principes que sur ma main, qui... ah! elle est ici? Eh bien, c'est décourageant, ma chère i
« Li.'cii,E. — Elle aura été poussée par ces Dames de
4.
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la douleur... Vous comprenez que ce serait d'un effet déplorable que d'exclure la présidente d'une association pieu.se qui a rendu d'aussi grands services.
« BERTHE. -—Et quels sont donc ces grands services, s'il vous plaît? La Société du petit agneau, dont j'étais trésorière, n'a-t-elle pas bien autrement contribué au succès de la bonne cause?... »
Je ne sais si je ferai partager mon impression à mes lectrices ; mais il me semble que les femmes auxquelles M. Gustave Droz veut plaire et celles qu'il met en scène, sont plus insultées par ces galantes parodies de parfumeur en goguette, que par les sophismes les plus échevelés, les doctrines les plus subversives, les excitations les plus fougueuses. Ce serait odieux, si ce n'était surtout niais, et il faudrait froncer le sourcil s'il ne valait mieux hausser les épaules.
Voilà pourtant ce qu'il y a de plus nouveau, de plus frais, de plus exquis, en fait de littérature de Chantilly et de Longchamp ! voilà le dessert et les sucreries que l'esprit parisien offre aux gourmets de complexion trop délicate pour digérer le Victor Hugo, l'Ernest Renan et le Michelet !
Dans le Cahier bleu de mademoiselle Cïbot, M. Gustave Droz a essayé d'agrandir son cadre, de s'élever de l'anecdote au roman ; mais le souffle lui a manqué, et il n'a su nous donner qu'une assez mauvaise copie de Madame Bovary. Lorsqu'un auteur appuie trop et grossit le ton, il devient plus facile de surprendre ses tics, dissimulés dans ses nouvelles de dix pages par la grâce du
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LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPOUAIN. 07 détail, la rapidité du récit ou la légèreté du crayon. Le Cahier ou le roman de mademoiselle Cibot nous montre, dans toute son ampleur, la double manie de M. Gustave Droz de mêler le profane au sacré, en prenant pour le, sacré la caricature du catholicisme traduit par les petits journaux, et pour le profane cette sempiternelle odeur de vétyver et de bergamote, qui s'attache à ses écritures comme si elles sortaient d'un sachet. Mademoiselle Adèle Cibot se prépare à sa première communion ; sa mère, qui vit dans le désordre, n'en est pas moins en si grande faveur auprès des puissances cléricales de tout sexe et de toute robe, que la supérieure du couvent de SaintJoseph lui dit avec une légère tape sur la joue : « C'est par une faveur toute spéciale, bien due aux vertus exquises de votre digne et excellente mère, que nous vous recevons pendant quelques semaines. »
Alors se déroulent toutes les gentillesses acceptées comme articles de foi par les gens qui maltraitent la foi dans leurs articles ; le prédicateur obligé, capucin ou jésuite, qui épouvante d'innocentes jeunes filles par des peintures féroces de l'enfer, pendant « qu'on voit cheminer le long de ses joues écartâtes de grosses gouttes de sueur qui laissent sur la chair, à l'endroit de la barbe surtout, une longue trace humide et brillante, » — ou qu'on* remarque, non sans une certaine répulsion, la main du bon père, grasse et molle, une main tranquille et reposée, ayant cette blancheur un peu trouble et chaude qui, chez les gens du Midi, peut être causée par les ardeurs du soleil, mais qui, chez les gens du Nord,
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est produite souvent par l'irrégularité des ablutions. » — Puis les catéchismes apocryphes, les cantiques grotesques, les examens de conscience tout faits et tout imprimés, d'après lesquels une enfant de douze ans se trouve, à sa grande terreur, avoir commis tous les péchés et tous les crimes prohibés par le Décalogue et prévus par le code pénal. Après trente pages de cette force, quand nous arrivons à la fin de cette plate comédie de mysticisme en mousseline blanche, digne d'être récitée par des figurantes de théâtre et mise en musique par M. Offenbach, l'héroïne conclut par ce trait significatif:
« Et maintenant que j'y repense, je ne fus jamais plus femme que durant ces huit jours-là. »
Dix ans après, Adèle devient pourtant encore plus femme, encore plus fidèle à la morale embaumée qui s'exhale du cahier bleu et se débite sous l'éventail. Mariée à un imbécile, elle échange les parfums célestes, les chastes attraits, les enivrements de Tâme contre les séductions fort peu mystiques d'un Lovelace millionnaire et titré. Savez-vous quelle est alors sa préoccupation incessante, pourquoi elle craint de ne pouvoir fixer longtemps le brillant comte Pierre de Marsil, et pourquoi Marsil éprouve en effet des velléités de rupture ? Écoutons encore un moment M. Gustave Droz, avant de sortir pour toujours de celte officine qui décidément nous écoeure plus que tous les alcools du réalisme :
« De Marsil dénouait les cheveux d'Adèle, les poudrait, et tentait ensuite des coiffures impossibles qu'il émaillait de camées et de perles... »
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Plus loin: « Que mettez-vous donc sur votre petite main pour la rendre aussi souple et aussi blanche?
« — Moi? Rien du tout... Est-ce qu'il faut y mettre quelque chose ?
« — Mais je ne sais pas au juste, moi ; ce sont des onguents qui parfument et adoucissent la peau. Lesparfumeurs n'ont-ils pas des gants préparés pour ces usageslà? Comment ! tu ne sais pas cela, mon petit ange?... «
Suit une longue tirade sur les avantages de la peinture appliquée à la toilette, sur les fausses nattes, la poudre de riz, l'oeil relevé par une pointe de brun, de gris ou de noir. Après quoi, le petit ange n'a plu s qu'une idée; c'est de répondre à cette leçon de parfumerie transcendante, donnée par un descendant des croisés. Elle court chez un parfumeur célèbre ; quel beau spectacle, digne d'exalter une imagination poétique ! Les environs du magasin — comme les livres de M. Droz — sont « embaumés d'un parfum pénétrant qui invite à s'arrêter. » Et quelles étiquettes ! Serkis des Sultanes ! Crème d'ambroisie ! Lucioline ! Neige dorée pour blondes ! Pencil japonais ! Surmet de Circassie ! Adèle, intimidée de toutes ces magnificences picturales et olfactives, demande à demi-voix « des gants pour la nuit, de ces gants... vous savez?...
« — Oh ! parfaitement, dit en souriant l'élégante personne qui régnait en ces lieux embaumés... Gants gras préparés!... »
0 Amélie! Velléda ! dona Julia ! Delphine ! Marguerite ! Lélia! Métella! Lavinia ! Geneviève ! vicomtesse de Beauséant ! duchesse de Langeais ! s'il fallait une expiation à
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vos fautes, celle-là est rude. Vos romanciers, vos amants, \os poètes, vous invitaient à abandonner le pays plat pour les sites alpestres ou le sentiment de la vie se décuple par le sentiment de la délivrance, où les poitrines oppressées aspirent, dans la brise matinale, l'acre senteur des sapins etdes herbes sauvages, où l'âme n'a plus à compter avec les lois, les hommes, les conventions et les préventions sociales, mais avec elle-même et avec l'objet de ses immortelles tendresses. Raignèes. dans l'idéal, embellies de tous les prestiges que la passion prête et emprunte au génie, transfigurées par notre admiration complaisante, soeurs et compagnes de nos songes, telle était votre magie, qu'en vous regardant, en vous écoutant, la différence entre le bien et le mal ne nous apparaissait plus que comme le constraste entre la prose et la poésie. Il vous semblait, dans vos élans superbes, que, si vous aviez perdu de vue vos devoirs, c'est qu'ils étaient séparés de vous par des distances infinies, que vos cimes radieuses étaient trop loin de leur terre à terre, et que l'aigle planant dans la nue n'est pas forcé de reconnaître les oiseaux de basse-cour. 11 vous semblait que, si vous étiez jamais châtiées et frappées, ce ne pourrait être que d'un châtiment digne de votre orgueil, par un archange armé de l'épée flamboyante. Vous vous disiez sans doute qu'avant de tomber du haut de vos rêves, vous auriez au moins l'honneur d'être foudroyées. Eh bien, voilà ce qu'au bout de trente ans on a fait de votre héritage. La foudre a passé des mains de l'archange aux mains du parfumeur. Votre roman, commencé sur les rives du Meschacébé, dans les
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cathédrales gothiques, sur les lagunes de Venise, au bord des lacs de Suisse et de Savoie, au milieu des neiges du Tyrol, dans les verts sentiers du Berry, s'achève dans la boutique de Rimmel et le laboratoire de Guerlain.
Ce n'est pas, en somme, à M. Gustave Droz que nos critiques s'adressent ; à quoi bon? Il sourirait de se voir pris au sérieux. Mais si vraiment — et il est difficile d'en douter l — il existe tout un clan de patriciennes et de bourgeoises qui se complaisent dans ces lectures et qui aiment à s'y reconnaître, s'il y a quelque part, aux confins du faubourg Saint-Germain, dans le personnel des concerts de charité et des bals d'ambassade, un certain nombre de femmes que l'on puisse peindre sous ces traits sans être accusé de grossier mensonge et qui prennent pour armés parlantes de leur religion ou de leur élégance un coiffeur clans un bénitier, ce n'est ni la morale, ni le bon sens, ni le sérieux de leurs devoirs et de leurs croyances que nous invoquerions auprès d'elles ; ce n'est pas, même leur dignité ; c'est leur amour-propre. Jamais, depuis l'origine du roman, depuis qu'il a conclu un traité de libre échange avec ses alliées naturelles, les femmes n'ont accepté une humiliation pareille, jamais l'amoindrissement des moyens de séduction et de l'idéal romanesque ne s'est révélé sous un aspect plus misérable ; jamais elles n'eurent plus à frémir de colère
1 Nous avons Sous les yeux des exemplaires de la dixième édition du Cahier bleu de mademoiselle Cibot, de la quatorzième de Entré nous, et de la vingt-cinquième de Monsieur, Madame et Bébé!!!
Mai 1868.
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si c'est là un pastel de fantaisie, ou à rougir de honte si le portrait est ressemblant. On revient de l'erreur, on se relève de la chute, on se rachète de la faute, on se dégage du sophisme, on se sauve du naufrage ; pour se purifier et s'ennoblir, la passion n'a qu'à s'incliner sous la main qui la frappe ou à remonter vers sa source divine. Avec la futilité de vieille enfant qui alterne entre le boudoir et la chapelle, il n'y a pas de ressources. La déchéance est absolue et sans remède. Dans ces conditions, la société, celle du moins qui s'expose à l'étude de l'observateur et à la fiction du conteur, doit se résigner à subir toutes les attaques après avoir mérité tous les sarcasmes.
Elle mérite surtout que, parmi ses ennemis et ses corupteurs, surgissent des prétentions plus graves, qui remplacent le pinceau de l'émailleur par la férule du magister. La libre^pensée, dans son expression la plus radicale, commence, elle aussi, à avoir ses romanciers. Je ne sais pas s'ils feront école — ce serait leur spécialité — mais jusqu'ici leur manière est peu séduisante. Le roman du bon vieux temps se fondait sur l'amour, . celui-là vit de haine : or la haine est à la fois une pauvre inspiratrice, une mauvaise conseillère et une consolatrice impuissante. Si, en outre, elle se fait pédante—et elle n'aurait garde ici d'y manquer — on peut dire qu'elle cumule tout ce qui peut rendre le roman antipathique à l'imagination, à l'esprit et au coeur. Voici, par exemple, comment une de ses héroïnes, châtiée et agonisante après une série de fautes, s'élève vers les idées
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LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. 73 sérieuses et se familiarise avec son avenir d'outre-lombe : « Si j'étais devenue une libre-penseuse, je n'étais pas parvenue à éclairer, même d'une lueur incertaine, les ténèbres dont ma raison était obscurcie... La chimie m'avait appris que rien ne meurt, en d'autres termes que rien ne peut être détruit dans la nature. La mort n'est pas la cessation de la vie ; c?est une métamorphose de la matière organique, immuable, qui n'a pas eu de commencement, qui n'aura jamais de fin. La matière n'ayant pas commencé et ne devant pas avoir de fin, ne saurait donc subir la perte la plus insignifiante ; seulement elle se transforme incessamment... »
C'est le cas, Dieu merci! de s'écrier, avec M.Jourdain, qu'il y a là trop de brouillamini et de tintamarre. Mais cette tiraue est une merveille de spiritualisme et de religieux apaisement, si je la compare à un autre roman, que, pour mon instruction particulière, le hasard m'a mis entre les mains au moment même où on accusait Mgr l'èvêque d'Orléans d'exagérer ses sujets d'alarme à propos de ces écoles professionnelles où la religion qu'on professe est de n'en point avoir. Madame Frainex, la femme qui donne son nom au roman dont je parle, et qui personnifie la droiture, la vertu, la pureté de conscience , l'élévation morale, comme son amie madame Élise Lequilly représente la frivolité, l'égoïsme, et finalement le désordre et l'ignominie, — madame Frainex, dignement catéchisée par un certain Claude Horlan, imparti d'instituteur primaire et de commis voyageur d'idées, finit par se faire maîtresse d'école.
...... r.
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« II existe à Paris, nous dit l'auteur, dans la rue de Turenne, un établissement sous le titre d'Enseignement professionnel des femmes. Des mères de famille, qui ont aussi des entrailles pour les idées, le fondèrent en 1856...
« Toutes les religions y sont admises, mais les catéchismes de ces religions n'y entrent point. On inspire là une morale saine, claire, fortifiante ; ce n'est ni l'humilité, ni la résignation, ni l'infériorité de la femme, etc., etc..»
Soit. En d'autres termes, on admet dans cet établissement modèle des jeunes filles affligées d'un extrait de baptême et inscrites comme chrétiennes dans les actes de l'état civil ; mais on leur enseigne exactement le contraire de ce qu'enseigne le christianisme. Ceci n'est rien; pour se rendre compte de la bonne foi, de la franchise, de la neutralité des apôtres de la libre-pensée, il faut lire — nous avons eu ce courage — les trois cent cinquante pages qui précèdent. Madame Frainex, avant d'en arriver à ce dernier degré d'héroïsme féminin et de grandeur morale, passe par des aventures et reçoit des leçons qui n'ont aucune espèce de sens si eUes ne signifient athéisme ; non pas cet athéisme inconscient et pratique qui n'est que l'oubli des lois divines et qui s'effrayerait de lui-même s'il avait à se formuler, mais l'athéisme réfléchi, raisonné, prêcheur, devenant à son tour une religion de conscience en attendant qu'il de* vienne une religion d'État. Ce roman n'est qu'un long cri de haine et de rage contre le christianisme. On nous dit que l'auteur a été séminariste ; nous l'aurions deviné.
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LES (FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. 75 Si, comme l'assurent ces messieurs, Tartuffe n'est pas mort, Mathan vit encore ; on n'est aussi acharné que pour anéantir le Dieu que l'on a quitté. Certes, depuis son émancipation définitive, le roman n'avait guère ménagé l'Église ; mais son aversion se trahissait par bouffées ; il se gardait bien d'en faire son inspiration exclusive ; c'était tantôt un dogme, tantôt un point de discipline auquel il s'attaquait, et d'ordinaire il ne cherchait, dans ses attaques, qu'à se débarrasser d'une gêne, qu'à déblayer son terrain pour y manoeuvrer plus à l'aise. Ici c'est tout le contraire : l'athéisme devient une condition essentielle de loyauté, de courage et de vertu. La femme légère et coupable, à peu près catholique, sert de repoussoir à la femme vertueuse et athée :
« Sa religion était très-éclairée. Catholique, elle acceptait toute la doctrine, sauf deux ou trois dogmes qui lui paraissaient parfaitement ridicules, comme la Trinité ; mais l'immaculée conception avait sa confiance. Elle étincelait tous les dimanches à la messe,enfrais costume du matin, et communiait généralement de deux Pâques l'une. Devant ses deux fils, elle raillait librement soit les miracles opérés par les vieux bas de laine de Pie IX, soit la grâce efficace ou la Trinité, puis faisait réciter le catéchisme à son petit Lèopold... »
Voilà l'instruction religieuse que l'auteur de Madame Frainex a rapportée du séminaire, les aménités que lui inspire son retour aux grandes et fortes notions de vérité, de vie et de justice. Voilà les touffes d'orties auxquelles il a jeté sa soutane. Imposerons-nous à nos lec-
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teurs la sensation de douleur et de dégoût que nous avons éprouvée en parcourant ces pages gorgées de fiel? Il faut pourtant bien qu'ils.sachent comment se défendre et riposter quand on accuse devant eux leurs écrivains, leurs orateurs et leurs évêques de prodiguer à leurs adversaires l'insulte et l'anathème. Lequilly, l'époux malheureux de la trop sensible Élise, entreprend, pour se consoler, l'éducation intellectuelle et morale de madame Frainex. Voici des passages de cet enseignement mutuel :
« Résignation, humilité, obéissance — il ne s'est jamais entendu au monde plus audacieux enseignement de mort! Si la robuste nature ne possédait pas une puissance supérieure à celle des croyances les plus despotiques, c'en serait fait depuis longtemps de la virilité et de la conscience humaine. Et—abîme d'hypocrisie ou de sottise ! — on a pu nommer religion et morale cette politique d'attentat à tout ce que nous portons en nous de divin ! »
Le moyen âge chrétien, le dogme sublime d'immolation chrétienne, l'admirable spectacle de l'homme se sacrifiant à quelque chose de plus grand que lui, tout cela est traité d'écrasement; ce qui n'a pas même le mérite de l'originalité, puisque c'est une des locutions favorites de M. Michelet. Ailleurs, la Rédemption, la vraie,la bonne (ce qui est une ingénieuse façon de supprimer la nôtre), c'est la Révolution de 1793. Plus loin, en plein conseil général, en présence du préfet et des élus du suffrage universel, il est question de savoir si l'on embellira le palais de l'évêché, ou si l'on créera des bibliothèques
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communales. M. Frainex — un misérable intrigant qui veut faire de la religion son piédestal — se lève et dit, au milieu de l'approbation unanime, qu'il aime mieux le peuple ivre d'eau-de-vie que de lecture, et sanguinaire qu'impie.
a — Les liqueurs fortes, ajoute-t-il, n'ont jamais mis en péril sa candeur d'esprit et sa foi. Sans doute on lui offrirait de bons livres ; les Pâmoisons de mademoiselle Alacoque aux bras du céleste époux, le Vrai poste d'amour, la Tulipe mystique, les Parfums de saint Labre, les admirables polémiques de M. Nicolas et celles de Louisot. Mais qui affirmera que les malhonnêtes gens, se glissant à la suite, ne lui présenteront pas de leur côté Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Courier, Georges Sand, MM. Taine, Renan, About Sainte-Beuve? etc., etc. »
C'est dans les chapitres plus particulièrement satiriques, dans la galerie de portraits, que l'auteur de Madame Frainex s'est surpassé. On a déjà deviné quel nonl se cache sous celui de Louisot. Rien plus spirituellement encore le P. Hyacinthe est appelé le P. Tubéreuse ;—et, à ce propos, ne serait-il pas permis de demander à des gens toujours prêts à traiter leurs antagonistes de dénonciateurs, ce qu'ils font ou ce qu'ils croient faire quand ils signalent un religieux, un orateur chrétien, soumis à des supérieurs, à une autorité ecclésiastique, comme « débitant des traînées de phrases d'un romantisme fané, d'un délire très-particulier, d'une doctrine oblique, d'une expression osée, souvent choquante, comme
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le doit être celle d'un moine qui se permet de célébrer en public la beauté féminine, le lit conjugal, la joie des noces?... »
L'épisode à grand fracas, à grandes prétentions, c'est celui qui nous transporte dans le salon de la marquise d'Oudenarde, où se groupent en un singulier pêle-mêle toutes les célébrités du parti clérical, et où Louisot fait vis-à-vis à Mgr l'évêque d'Orléans. La marquise a cinq cent mille livres de rente, ce qui ne l'empêche pas de faire toutes ses bonnes oeuvres sans bourse délier ; nous le croyons bien! son salon s'ouvre à des intrus qui payent trente mille francs cette première contre-marque, et en ajoutent cinquante mille, gagnés à la Bourse,-* pour offrir au pape un cadeau digne des malheurs présents de l'Église de Dieu ; or monnayé ou objets guerriers en nature; tentes, mulets, habits militaires, canons chrétiens... » Ce qui se fait dans ce salon, les propos qui s'échangent entre ces personnages, les bas qui se tricotent pour de petits Chinois ou de petits orphelins, les èpices de ce ragoût accommodé â*vec les restes du Fils de Giboyer, tout cet ensemble est traité avec une légèreté de main, une finesse de ton, une justesse de nuances, qu'on ne saurait assez louer. L'auteur de Madame Frainex est surtout bien inspiré quand il fait parler ses victimes. H leur prête son esprit ; il était impossible de les accabler davantage.
N'allons pas plus loin, c'est assez, c'est trop pour ce que valent ces essais d'acclimatation de l'athéisme dans le roman, cette prise de possession de la littérature ro-
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manesque par la femme athée. A chaque page, l'auteur invoque d'urgence la vie, la réhabilitation de la vie, la religion de la vie ; qu'en ferait-il? il n'a à lui offrir que la mort. N'insistons pas ; nous avons cru pouvoir nous arrêter un instant sur cet étrange livre, pour prouver jusqu'où peuvent aller des plumes furieuses, mais non pas tout à fait vulgaires, et aussi pour montrer combien est vivace et immortelle la religion qui soulève de telles colères. L'attaque contre le catholicisme n'est plus ici le moyen, mais le but; elle ne se fait plus complice des révoltes d'une passion qui se délivre de sa foi pour s'affranchir de son devoir ; elle est le mot d'ordre d'une croisade où le roman ne joue qu'un rôle secondaire, où on le force d'intervertir les situations traditionnelles, de faire de ses pécheresses des chrétiennes et de ses libres-penseuses des modèles d'héroïsme et de vertu. Que dis-je? Ce n'est plus même le catholicisme qui est mis en cause ; c'est le christianisme, c'est la Rédemption, c'est le spiritualisme chrétien, c'est tout ce qui élève l'homme au-dessus des instincts et des appétits de la bête, tout ce qui fait de la femme l'honneur du foyer domestique, la consolation des mauvais jours, le charme des jours de soleil, l'espérance du jour sans lendemain.
Les femmes ! c'est elles qui perdraient le plus à se laisser tenter, soit par ces frivoles peintures, soit par ces doctrines glacées. Au fond, sous des apparences bien diverses, c'est la même influence, la même idée qui conspire contre leur dignité, leur bonheur, leurs attributions véritables dans la société et la littérature. Le roman
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musqué nous les offre comme de jolies païennes, pour qui des pratiques religieuses, toutes de mode ou de routine, ne sont qu'un paganisme de plus ; le roman athée les transformerait en raisonneuses qui, poussant ce paganisme à ses conséquences logiques, se feraient les quakeresses du néant. Double déchéance, après tant d'illusions rayonnantes, de rêves poétiques, de créations enchanteresses ! double défaite de l'idéal dans la personne de ses plus puissantes, de sTes plus douces auxiliaires ! Quoi ! des femmes athées, des héroïnes de roman cuirassées d'athéisme, dans la patrie de Fénelon, dans la langue de saint François de Sales, dans la lignée de Cymodocée e de Virginie! Elles auraient à oublier ce beau passage deBossuet: « Ils n'ont rien vu, ils n'entendent rien, ils n'ont pas même de quoi établir le néant auquel ils aspirent après cette vie, et ce misérable partage ne leur est pas assuré. » Elles auraient à déchirer la célèbre page de Chateaubriand : « Comment concevoir qu'une femme puisse être athée? Qui appuiera ce roseau, si la religion n'en soutient la fragilité? Être le plus faible de la nature, toujours à la veille de la mort ou de la perte de ses charmes, qui le soutiendra, cet être qui sourit et qui meurt, si son espoir n'est point au delà d'une existence éphémère? » etc., etc.
Mais à quoi bon ces grands mots et ces grands noms? Deux sentiments, deux défauts, si l'on veut, passent pour n'être pas tout à fait étrangers aux inspirations féminines; la coquetterie et la vanité. Eh bien, si les femmes se laissaient gagner par les deux genres de roman dont nous
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venons de leur raconter quelques prouesses, voici les deux images qui nous resteraient pour prix de leurs complaisances : une poupée mécanique, propre à figurer avec avantage dans une exposition de parfumerie et de coiffure; — et un magister en jupons, une institutrice de la libre-pensée, qui, de toutes les vertus chrétiennes, ne garderait que l'humilité ; car elle devrait déclarer, en tête de son catéchisme, qu'elle est une guenon perfectionnée.
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IV
M. GUIZOT 1
Mai 1868.
Dans sa touchante notice sur la princesse de Lièven, M. Guizot nous dit à propos du parti purement démocratique : « C'est précisément la nature de ce parti, et l'un des plus graves périls des temps actuels, qu'il est presque aussi absent dans les hautes régions de la société européenne que puissant dans ses profondeurs ; ce qui fait qu'on l'ignore et qu'on l'oublie jusqu'au moment où il éclate par des tempêtes. »
Rien de plus juste, et ce qui est vrai en politique ne l'est pas moins en littérature. Là aussi, et à des profondeurs alarmantes, existe et persiste une démocratie ardente, acharnée, implacable, que l'on oublie parfois ou que l'on dédaigne dans les hautes sphères sociales, mais
1 Mélanges biographiques et littéraires.
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qui, sous des noms différents et sous des formes innombrables, ne se lasse pas de multiplier ses produits et de grossir sa clientèle. Ceux qui refusent d'abaisser leurs regards, aperçoivent encore assez d'oeuvres lumineuses, sérieuses et fortes pour n'avoir pas à rougir ou à trembler. M«is lorsqu'on est forcé, par état, de tout lire, de tout entendre et de tout voir, on est effrayé de rencontrer, jusque dans des genres frivoles, sous le couvert du roman, de la poésie ou de la chronique légère, celte note haineuse, irritée, qui vibre de bas en haut comme un cri de colère et de menace. On dirait une chaude et noire vapeur s'échappant d'un soupirail. En ce moment surtout, il me semble que nous sommes aigris, mécontents les uns des autres, en proie à une de ces surexcitations intellectuelles et morales qui enveniment les questions, rouvrent les blessures, rejettent vers les extrêmes le groupe des conciliateurs et des sages, et donnent à la raison même l'apparence d'une violence ou d'un tort.
Le nouvel ouvrage de M. Guizot ne pouvait donc arriver dans un moment plus opportun. Vous me demanderez peut-être comment, des souvenirs biographiques sur madame Récamier, la comtesse de Rumford, la comtesse de Boigne, la princesse de Liéven, comment des études littéraires sur Edouard Gibbon ou sur les nouveaux historiens de Philippe II, peuvent peser de quelque poids dans nos querelles et nous aider à résoudre les problèmes qui nous divisent. Cette bienfaisante influence, je ne l'attribue pas aux sujets^ mêmes qu'a traités l'illustre écrivain, mais à son intervention personnelle dans cette série
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d'événements qu'il retrace et de figures qu'il fait revivre. Dans ce volume qui ne semble au premier abord qu'un recueil de morceaux écrits à diverses époques et sans lien visible qui les unisse, règne une remarquable harmonie de pensée, de Ion et de langage. Que M. Guizot revienne, après plus d'un demi-siècle, sur l'inconséquente histoire de Gibbon, pour faire corriger par sa maturité les premiers jugements de sa jeunesse ; qu'il réveille avec Prescott et Mottley l'ombre sinistre de Philippe II ; qu'il touche avec eux à cette période d'intolérance farouche dont il faudrait, pour bien faire, que tous les protestants parlassent avec calme et tous les catholiques avec horreur ; que, d'un crayon de plus en plus net et fin, il reproduise les traits de quelques-unes de ses contemporaines célèbres et recompose autour d'elles toute une société disparue ; enfin (pour finir par le commencement), que, dans une courte préface, il réfute éloquemment cette doctrine décevante d'après laquelle les morts que nous avons aimés n'auraient de droits à notre souvenir que pour s'être trouvés un moment en communion avec une sorte d'infini divin qui n'est ni un Dieu distinct de sa création, ni une âme distincte de son Créateur, M. Guizot reste toujours le même. Nous le reconnaissons à ses persévérants efforts pour faire sortir de ses études ou de ses impressions individuelles des leçons de sagesse et des vérités générales.
Deux sentiments dominent ces Mélanges biographiques et littéraires : la modération et la tristesse; je dirais la mélancolie, si ce mot, souvent pris dans un sens roma-
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nesque, pouvait s'appliquer à une intelligence aussi saine et aussi ferme.
La modération, non pas cette modération froide et peureuse, qui n'est qu'une variante de l'égoïsme et qui se tapit dans les milieux sous prétexte que l'agitation et le péril se portent aux extrémités, mais celle qui devient peu à peu pour un noble esprit le fruit de ses expériences, la revanche de ses mécomptes, l'indemnité de ses expropriations politiques. Lisez avec soin ces pages si attachantes ; cherchez par quel lien Philippe II peut se rattacher aux amoureux de madame Récamier, et Gibbon aux romans de la comtesse de Boigne ; vous l'aurez bientôt trouvé. M. Guizot s'est placé à un point de vue dont l'élévation ajoute encoreà la variétédes horizons et au charme des perspectives. Il part de celte idée, toujours chère à quelques hommes de notre temps, plus honorés qu'écoutés : que, depuis trois siècles, malgré nos fautes, nos excès, notre penchant à exagérer tour à tour ce qui nous passionne et ce qui nous décourage, en dépit de notre tendance à faire sauter par la fenêtre ce qui pourrait sortir parla porte, nonobstant les méfiances réciproques de tout ce que nous avons conquis et de tout ce que nous devons conserver, un principe, un parti d'équité, de liberté, de patriotisme, d'ordre et de mesure, résiste aux démentis, survit aux défaites, se continue à travers ses éclipses passagères, rarement vainqueur, souvent invisible, jamais anéanti, et gardant cette secrète certitude, que lui seul peut nous réconcilier et nous sauver. Jevoudrais pouvoir citer les pages admirables (444 et suivantes)
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où M. Guizot suit cette idée à la piste, au sortir des sanglantes étreintes du moyen âge et des guerres de religion, et la conduit, au milieu de bien des vicissitudes, jusqu'au lendemain de notre dernière révolution ou à la veille de notre révolution prochaine. Cette esquisse, à grands traits, des trois peuples, des trois monarchies, des trois pays, — l'Espagne, l'Angleterre et la France, — qui occupaient en 1568 des situations si différentes et qui ont eu depuis lors des fortunes si inégales, peut être mise au niveau de tout ce que les chefs-d'oeuvre d'histoire ont de plus solide et de plus durable.
Maintenant, appliquez cette idée de justesse et de mesure aux épisodes ou aux personnages que M. Guizot fait passer sous nos yeux; vous reconnaîtrez aisément, au milieu de ces contrastes d'époques, de physionomies, de moeurs et de manières, un trait de ressemblance. Assurément, madade Récamier esl fort différente de la comtesse de Rumfort, et la princesse de Lièven ne ressemble guèreà la comtesse de Boigne. Si l'on voulait caractériser d'un mot chacune de ces femmes qui sont désormais sûres, grâce à leur biographe, d'échapper à l'oubli, on dirait que leur royauté de salon fut décernée à l'une par la beaut é, à l'autre par la science, à celle-là par lapolitique, à celle-ci par la tradition mondaine. Mais toutes se sont entendues et rapprochées sur un point. Elles ont deviné que la première condition de leur succès et deleur influence était de redoubler de modération bienveillante au moment où l'air extérieur devenait plus aigre, decréer chez «lies un terrain neutre où les hommes de parti ne
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fussent plus que des hommes du monde, de tout combiner pour que les tempêtes du dehors vinssent expirer à leur porte. Cette préoccupation constante avait en outre le rare avantage de les obliger à n'accueillir que des gens d'esprit; car l'esprit n'est pa"s violent, quoiqu'on en dise ou quoi qu'il en dise. S'il a parfois les semblants de la violence, c'est qu'il force sa nature pour obéir à une passion éphémère, ou qu'il est poussé par les gros bataillons qui refuseraient de le croire s'il ne consentait à les suivre.
Dans ces aimables groupes, tour à tour animés et tempérés par des femmes d'élite, M. Guizot n'a pas de peine à retrouver des traces d'un autre régime et d'un autre siècle. — « Temps de noble et libérale sociabilité, qui a remué de bien grandes questions et de bien grandes choses, et n'en a pris que ce qu'elles ont de doux, le mouvement de la pensée et de l'espérance, laissant à ses héritiers le fardeau de l'épreuve et de l'action. » Voilà la note juste, et jamais on n'a mieux parlé que M. Guizot de ce dix-huitième siècle, qui est. pour ses petits-fils, en sens inverse, ce que les charmants mauvais sujets sont pour les mères : une préférence qu'on se reproche, un tourment que l'on aime, une ruine presque rachetée par l'entrain et la grâce qu'ils mettent à se ruiner ; un inexprimable mélange de trouble, d'attrait, d'inquiétude, de tendresse et de regret.
On rencontre, nous l'avons dit, une impression detristesse dans maintes pages des Mélanges biographiques et littéraires. L'auteur, au milieu des luttes de la vie pu>
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blique ou à travers le demi-jour de sa glorieuse retraite, a profondément ressenti les douceurs de cette sociabilité qu'il décrit excellemment, les charmes de cette intimité dont nous avons vu plusieurs exemples, et qui est comme un mariage idéal entre deux âmes résignées à vieillir ou fatiguées d'avoir vécu. Les femmes qui s'attachent ainsi au déclin des hommes illustres et se changent en rayons du soir, sont les Béatrix de la onzième heure. Elles n'inspirent pas, elles consolent; elles n'exaltent pas l'imagination, elles apaisent le coeur. Dévouement ou habitude, besoin d'affection ou coquetterie d'esprit, goût des supériorités ou horreur de l'isolement, elles s'emparent discrètement el sans bruit des places vides dans les existences auxquelles le bonheur ne sourit plus et auxquelles la célébrité ne suffit pas. Ce sont des veuves qui se remarient à des intelligences et à des noms. Elles adoucissent à la fois le ressentiment des vieilles blessures et le chagrin de ne pouvoir en subir de nouvelles. Elles créent, elles perfectionnent à leur usage cette amitié féminine, amour sans sexe et hors d'âge, qui prouve la prodigieuse aptitude du coeur humain à se donner le simulacre de ce qu'il regrette et l'illusion de ce qui lui manque. Sans mensonge et sans effort, elles font de leur tendresse un art, et savent être artificielles en restant vraies. Ne pouvant plus et ne voulant pas procéder par éclats, elles excellent dans les nuances et se dédommagent de ne plus enivrer en donnant à la sobriété la saveur d'une gourmandise. Infirmières de la gloire lasse et du génie désenchanté, on les voit prendre autant de soin de l'orgueil que s'il était une
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vertu, conjurer la critique, surexciter la louange, capitonner les fauteuils d'Académie, clouer des tapis sous les pas du Temps, et, par des effets d'acoustique dont elles ont le secret, s'arranger pour que leur grand homme n'entende que ce qui parle de lui. Science affectueuse et délicate dont il ne faut ni sourire ni médire ! En terminant sa belle étude sur madame Récamier, M. Guizot s'arrête un moment comme par une réflexion tardive: « Que répondrait la Rochefoucauld?» nous dit-il; et, par ce seul nom, il fixe tous les sous-entendus dont on ne peut se défendre en présence de cette merveille du factice dans le beau, le vrai et le bien. — Que penserait Jean-Jacques? que crierait Diogène? dirons-nous à notre tour en songeant à ces prodiges de civilisation mondaine, accumulés au profit d'une personnalité superbe ou d'un petit groupe d'élus, pendant que l'humanité poursuit son rude labeur. Mais bah! la Rochefoucauld était un pessimiste, Jean-Jacques un sauvage, Diogène un cynique; d'ailleurs, il cherchait un homme ; il vaut bien mieux chercher une femme ; on est un peu plus sûr de la trouver.
Sérieusement, lorsque ces douces images ont passé devant les regards, qu'on en a savouré le bienfait, et qu'elles ont pour jamais disparu dans le silence et la nuit, le survivant, alors même qu'il les immortalise, ne peut échapper à un profond sentiment de tristesse. Cette tristesse éloquente etcommunicative, M. Guizot nous la fait partager. Nous aussi, à peine plus jeunes que lui et assurément moins valides d'esprit et de coeur, nous sentons chaque jour, en nous et autour de nous, quelque chose qui exis-
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tait et qui n'existe plus, qui s'en va et ne reviendra pas. Nos facultés d'affection et les objets de nos amitiés se resserrent peu à peu et s'amincissent comme des rangs de soldats décimés par une artillerie invisible. Nous assistons, au dedans et au dehors, à des séparations, à des adieux qui seraient trop amers, si on n'avaitplus à espérerquand on se souvient et à croire quand on ne voit plus. Mais la tristesse, chez M. Guizol, n'a pas les âcrelés désespérantes de celle de M. de Chateaubriand ; elle ne fait pas de la certitude de finir un regret d'avoir commencé, une envie permanente de nous cracher notre néant à la face, de se rouler d'avance dans sa poussière, de tout abandonner, de tout maudire, et de se croiser les bras en atlendant. « cette dame blanche, un peu maigre » qui remplit les Mémoires d'outre-tombe du cliquetis de ses os. Elle est paisible et féconde ; elle s'entremêle de résignation chrétienne, de reconnaissance envers Dieu, du sentiment d'une grande tâche, déçue et brisée par les hommes, mais continuée sous une autre forme et vaillamment remplie. A présent, savez-vous comment je voudrais m'en distraire? car enfin il me semble que nous tournons un peu au funèbre et au mélancolique, en chantant, sans songer à mal, avec M. Guizot et avec vous, la chanson de: Vive Henri quatre! Mais comme nous ne sommes pas sûrs de la justesse de notre intonation, et que le vert galant risquerait de ne nous trouver ni galants, ni verts, je vais traduire cette chanson en prose. M. Guizot, Henri IV et mes lecteurs n'y perdront rien.
« Le triomphe de cette politique (la bonne) fut l'oeuvre
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et la gloire de Henri IV. Ni l'Europe, ni même la France, qui a gardé de ce roi un souvenir si populaire, ne lui ont rendu pleine justice. Les protestants ne lui ont pas pardonné de s'être fait catholique, les catholiques d'avoir été protestant. Il fit les deux choses les plus grandes, les plus difficiles et les plus salutaires que demandât et comportât son temps. Au dedans, après les plus sanglantes discordes civiles, il rétablit la paix, non par un pouvoir rude et despotique, mais par un gouvernement modéré ; il donna la victoire à l'un des partis sans opprimer l'autre,en lui assurant, au contraire, plus de liberté qu'il n'en avait jamais possédé. Au dehors, il pratiqua une politique parfaitement indépendante et nationale, ne cherchant que la sûreté et la grandeur de la France, et dégageant les affaires extérieures de toute considération, de toute influence contraires à ces intérêts suprêmes. Il fit la jiaix avec l'Espagne, malgré l'humeur de l'Angleterre, son alliée. Il persista, malgré sa conversion au catholicisme, dans son alliance avec l'Angleterre et les protestants, sachant bien que là étaient les adversaires naturels des puissances ennemis ou rivales de la France et de lui-même. Esprit libre et tempéré, aussi juste que vif, aussi exempt de découragement que d'illusion, faisant aux divers intérêts, aux divers motifs d'action, leur place et leur part, et n'acceptant aucun joug, ni du dehors sur le dedans, ni du dedans sur le dehors, ambitieux avec mesure et patience, prompt à la sympathie et peu accessible à l'influence, se communiquant volontiers sans jamais se livrer, habile à faire accepter sa volonté
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et son pouvoir sans les laisser mettre en question, et aussi persévérant dans ses desseins que souple et varié dans ses moyens de succès. Jamais roi, venu dans des temps d'extrême violence, n'a, par des procédés plus doux, mis fin à tant de mal, commencé tant de bien, et relevé la monarchie avec tant de ménagement pour les anciennes traditions ou les nouveaux besoins de la liberté. »
Cette belle page est extraite — vous l'avez déjà deviné — du fragment historique sur Philippe H, que je ne me lasse pas de relire et d'admirer. Mais voici qu'en essayant de me rasséréner, j e crains de m'attrister encore. Ne trouvant pas une ligne, pas un mot à contredire dans ces Mélanges biographiques et littéraires, tenté de répéter après chacun de ces chapitres ce que Voltaire voulait écrire en marge des tragédies de Racine, c'est au dehors que je vais chercher, non pas, à Dieu ne plaise ! un sujet de satire, mais d'élégie. S'il m'était donné de ressusciter pour un moment, dans un de ces salons crépusculaires, une de ces femmes aimables et sérieuses, conciliantes et charmantes, dont M. Guizot nous présente les portraits fidèles, embellis peut-être par le regret et le lointain, je la prierais de lui demander à voix basse, avec le plus doux de ses sourires : Comment a-t-il pu y avoir une complication quelconque d'événements ou de caractères, d'ambitions ou de rancunes, un enchevêtrement d'idées, une confusion de mots et de langage, si bizarres et s> funestes, que l'homme qui parle si admirablement de Henri IV, lui ait un jour tourné le dos dans la politique en lui restant fidèle dans l'histoire ; [qu'il ait, non pas
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souhaité et provoqué, mais accepté une révolution que Henri IV aurait regardée comme le commencement de la ruine de sa race et de son oeuvre? Et, pour mitiger la question en la généralisant, comment, tous tant que nous sommes, jeunes et vieux, blancs et bleus, grands et petits, glorieux et obscurs, quand nous n'avions qu'à être bons', spirituels, sensés, modérés, prévoyants, habiles, pour recueillir après deux siècles les bénéfices de cette politique si nationale et si française, avons-nous été assez déraisonnables, assez violents, assez cassants, assez rogues, assez aveugles, pour mériter qu'un beau matin le Béarn partit pour la Syrie, et que le Henri-Quatre fût remplacé par le jeune et beau Dunois sur les orgues de Barbarie? Hélas ! c'est que la jettatura et la mal'aria révolutionnaires régnaient au dehors, tandis que, dans ces élégants refuges, la politesse et le savoir-vivre ôtaient aux opinions leur tranchant et leurs arêtes. C'est que les habitués de madame de Rumfort, de madame de Boigne, de madame Récamier, de la princesse de Lièven et de quelques autres femmes dignes de rivaliser avec celleslà, traitaient leurs passions politiques comme nous traitons nos manteaux et nos fourrures : ils ne les gardaient pas dans le salon, mais ils les portaient dans la rue.
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V
M. ERNEST RENAN 1
Mai 1868.
Ce livre a eu un grand succès pendant vingt-quatre heures. Comment s'en étonner? Tous les partis, depuis les demeurants de l'ancien régime jusqu'aux métaphysiciens de l'avenir, toutes les religions, depuis l'école absolutiste jusqu'à celle du singe perfectionné, ont pu trouver dans l'ouvrage de M. Ernest Renan au moins une page qui leur donne pleine satisfaction. Quand il nous dit, par exemple : « La Révolution est une expérience infiniment honorable pour le peuple qui osa la tenter; mais c'est une expérience manquée ; » — les détracteurs, s'il en existe encore, des immortels principes de 89 ont le droit de se frotter les mains*
1 QueStioHs contemporaines i
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Lorsque M. Renan écrit : « Après l'abdication de Charles X et la claire désignation d'un successeur contre lequel il n'existait aucun motif avoué de répulsion, la continuation du divorce avec la branche aînée étaitelle légitime et opportune? Je ne le pense pas ; » — nous voilà, vous et moi, applaudissant de toutes nos forces.
Quand nous trouvons un peu plus loin les lignes suivantes : « Disons-le bien haut, pour ne pas être injuste envers une famille accomplie et des hommes éminents, le gouvernement du roi Louis-Philippe a donné à la France les dix-huit meilleures années que notre pays et peut-être l'humanité aient jamais traversées. C'est assez pour le défendre contre ceux qui ont intérêt à croire qu'il ne fut que faible et bas ; )> — il y a là de quoi réjouir tous les hommes restés fidèles à la monarchie de 1830.
Lorsque nous lisons dans une noie plus considérable qu'elle n'en a l'air : « C'est un des bienfaits de l'Empire d'avoir donné au peuple des souvenirs héroïques et un nom facile à comprendre et à idolâtrer. Napoléon, si franchement adopté par l'imagination populaire, offrant un grand sujet d'enthousiasme national, aura puissant ment contribué à l'exaltation intellectuelle des classes ignorantes, et est devenu pour elles ce qu'Homère était pour la Grèce, l'initiateur des grandes choses, celui qui fait tressaillir la fibre et étinceler l'oeil; » —il faudrait pour ne pas se déclarer ravi, n'avoir ni la fibre épique, ni l'oeil d'aigle.
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Enfin, — car il ne m'est pas défendu de faire ma petite cueillette au milieu de ce bouquet de fleurs, — le chapitre intitulé la Théologie de Béranger m'a causé ce genre de plaisir intime et raffiné que l'on éprouve en voyant un écrivain célèbre, étranger ou hostile à tout sentiment royaliste et chrétien, répéter avec embellissements et variantes ce que l'on avait eu l'imprudence d'écrire quinze ans trop tôt à travers une grêle de sarcasmes démocratiques et d'invectives bbérales. Ici, je ne puis résister à la tentation de citer encore quelques lignes : « Le poète frivole, docile écho des erreurs de la foule, fut l'idole de la France... Sa langue,'qui me semble manquer de limpidité et de vraie légèreté, fait peutêtre un meilleur effet quand on l'entend chanter... Je veux parler de cette prétention qui lui a fait si souvent payer tribut à un des défauts de notre temps, à la manie de confondre les genres et de transformer tout en déclamation... Je ne vois plus dans l'expression de cette gaieté menteuse qu'une amplification d'écolier, quelque chose d'analogue aux vers latins que, du temps de l'Empire, l'homme le plus rangé faisait sur le vin et l'amour, par système poétique et comme signe de son admiration pour Horace... Désaugiers me semble un bien meilleur chansonnier... Ce railleur, que tous autrefois trouvaient charmant, nous paraît maintenant fermé à toute nuance un peu déliée... Son Dieu de grisettes et de buveurs nous semble le mythe du béotisme substitué à celui de l'antique sentiment ; nous sommes tentés de nous faire athées pour échapper à son déisme]et dévols pour n'être pas
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complices de sa platitude... Un grain de polissonnerie lui a fait tout pardonner... Il s'est complu dans l'affreux type du curé rabelaisien, etc., etc. »
Si maintenant nous passons de la politique aux questions religieuses, nous rencontrons le même procédé. On dirait que M. Ernest Renan a ses poches pleines de petits papiers sur lesquels il inscrit sa distribution de bons points en attendant qu'il distribue des férules. Tant de bons points au catholicisme, qui a cependant commis telle ou telle faute dont il ne se relèvera pas. Tant à l'Église russe qui n'est pourtant pas tout ce qu'il faudrait être pour satisfaire le libéral et le penseur. Tant aux innombrables sectes protestantes qui ont l'immense avantage de n'être d'accord sur rien ; ce qui est, en religion, le signe infaillible de la force et de l'harmonie. On comprend dès lors quelle a été la première impression des divers lecteurs de ces Questions contemporaines. Chacun de nous a dû courir à la page qui lui donnait raison, et, le doigt posé sur cette page, crier à ses adversaires : Que vous en semble ? Je ne le lui fais pas dire !
Mais l'esprit humain ne saurait se contenter longtemps de satisfactions négatives. Il ne lui plaît pas qu'on fasse de ses croyances une sorte d'ad libitum contrôlé et estampillé par une autorité supérieure aux opinions qui l'animent, aux intérêts qui l'agitent, aux dogmes qui le gouvernent, aux passions qui l'émancipent. 11 peut admettre que l'on attaque ou que l'on raille devant Jui les anciens objets de sa foi et de son culte, mais à la condition de les remplacer par d'autres, fût-ce la foi au néant ...... ,}
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et le culte de la matière. Aussi la réaction contre le livre de M. Ernest Renan a-t-elle été prompte et à peu près universelle. On l'a accusé de décourager l'esprit moderne sous prétexte de l'illuminer. En déclarant que la révolution a été une expérience manquée, ce qui signifie probablement qu'elle est à refaire, il a froissé tout à la fois ceux qui se contentent de la première édition, ceux qui en rêvent une seconde, et ceux qui s'inquiètent de savoir ce que la seconde ajouterait à la première. En posant des questions et en refusant à la politique le moyen de les résoudre, il a rayé d'un trait de plume tous les efforts accomplis depuis près d'un siècle, condamné à la retraite ou à la déchéance deux ou trois générations encore militantes, et finalement substitué aux véritables éléments d'activité et de lutte une métaphysique transcendante où bien peu d'intelligences seraient capables de le suivre. Dire à tous les partis qu'ils se trompent, et, en échange de ce qui les a passionnés, leur proposer les joies sereines de l'idée pure et de la science solitaire, c'est imiter le docteur Sangrado vantant à Gil Blas les mérites de l'eau claire, et affirmant qu'il n'a qu'à y ajouter de la sauge ou de la petite centaurée pour lui donner un goût délectable.
Essayons, à présent, de serrer d'un peu plus près l'oeuvre et la pensée de M. Ernest Renan. L'entreprise n'est pas facile ; l'auteur de la Vie de Jésus et des Apôtres applique aux choses de son temps la méthode dont il s'est aidé pour dissoudre les récits de l'Évangile. Seulement, comme la matière sur laquelle il travaille n'est
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pas cette fois d'aussi vigoureuse résistance, on peut dire qu'après avoir mis l'Évangile en morceaux, il met l'histoire contemporaine en poussière. Il échappe à la controverse qu'il provoque ; il glisse à travers l'idée qu'il réfute ; il possède à un égal degré deux facultés qui devraient s'exclure et qui se complètent l'une par l'autre ; l'insinuation et l'évasion. Ce caractère de fluidité subtile ou de subtilité fluide donne à ses analyses philosophiques ou historiques le charme dangereux des coquetteries et des perfidies féminines. Au moment où nous allons le saisir, il nous esquive. Ses affirmations paraissent dire non, et ses négations dire oui. Il y a du mirage dans ses perspectives, des pièges dans ses concessions, des trappes dans sa mise en scène. Il machine ses doctrines comme des décors ; il crée à son usage une atmosphère spéciale, artificielle, où l'on ne peut plus se rendre compte ni des distances, ni des horizons, ni de l'ensemble des lignes, ni de l'état du ciel, ni de la distribution des ombres et des lumières. On inarche à tâtons à travers ces alternatives où la nuit a des éblouissements comme le jour, où le jour est décevant comme la nuit. Le tout, pour nous servir d'une locution bien vulgaire, nous fait froid dans le dos, dans l'esprit et dans le coeur. C'est pourquoi nous dirons à nos amis tentés de s'emparer de quelques-uns de ces aveux et d'amnistier telle page en l'honneur de telle autre : « Ne vous y fiez pas ! Mieux vaut l'assommeur que le pince sans rire; mieux vaut l'impiété brutale que ces deux mains glacées dont l'une vous retire ce que l'autre vous donne; mieux vaut
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le coup de trique de l'athée que cette griffe féline jouant sous le velours. »
Pour simplifier notre tâche, écartons tout ce qui, dans le livre de M. Renan, n'a pas apparence d'enseignement et de doctrine. Ses notices sur Ramus, Eugène Burnouf et Etienne Quatremère, ses études sur l'Institut de France, sur l'instruction supérieure ou savante en France ou en Allemagne, l'histoire de sa chaire d'hébreu et de sa destitution racontée par lui-même, tout cela peut donner lieu à des objections de détail. Mais d'abord ces objections nous mèneraient trop loin ; ensuite ce n'est pas dans ces chapitres que s'accuse la physionomie de l'auteur des Questions contemporaines, celte manière à la fois doucereuse et hautaine, caressante et dédaigneuse, d'éluder toutes les opinions, de dissoudre toutes les croyances, de pulvériser tous les partis, pour créer audessus de ces vieilleries une religion scientifique dont lui seul a le secret. Bornons-nous à constater que, dans cette portion de son ouvrage, comme dans son ensemble, M. Renan se soucie fort peu de la liberté politique : « On se figure trop facilement, nous dit-il, que la liberté est favorable au développement d'idées vraiment originales. » —Cette pensée, sous diverses formes, revient à chaque instant dans ces pages qui semblent destinées à nous offrir le superflu en nous ôtant le nécessaire. Évidemment l'ingénieux écrivain ne s'effrayerait pas d'un gouvernement absolu, fût-il taillé sur le patron de l'Empire romain, pourvu qu'il laissât les savants préparer dans le silence du cabinet une régénération sociale,
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pendant qu'il réglerait à sa façon et sans contrôle toutes les questions de guerre, de paix, de finances, de police, de vie et de mort. Ajoutons qu'en nous racontant par le menu comme quoi il fut naturellement destitué pour avoir prêché contre le surnaturel, M. Ernest Renan nous fait entendre que, sans refuser à Dieu ce qui est à Dieu, il est surtout prêt à rendre à César ce qui est à César : ceci du moins n'est pas de l'hébreu pour nous.
C'est dans les chapitres intitulés : Philosophie de l'histoire, l'Etat des esprits en 1849, l'Avenir religieux des sociétés modernes, le Libéralisme clérical, que nous retrouvons M. Renan tout entier. C'est là qu'il pose des questions plus ou moins contemporaines. Réussit-il à les résoudre? Tâchons de nous en assurer, malgré deux obstacles également redoutables : h science de M. Renan et notre propre ignorance, ou, en d'autres termes, la difficulté de comprendre un homme qui peut-être ne se comprend pas très-bien lui-même.
La politique a fini son temps; elle a tant fait pour notre bonheur, qu'elle est à bout de ressources. M. Renan la compare à une brebis attachée à un pieu et ne pouvant brouter une herbe rare que dans l'étroit rayon de la corde qui la retient. Maintenant, c'est nous qu'elle envoie paître ; l'herbe est consommée, la brebis — pecus, pecu, pecunia — est mangée ; il ne reste plus que le pieu et la corde. « Si le salut du siècle présent, nous dit excellemment M. Renan, devait venir de l'habileté, espérons-nous trouver des hommes plus habiles que M. Guizot, que M. Thiers ? Qui ne hausserait les épaules
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en voyant la naïve inexpérience de médiocres débutants (1849) qui prétendent du premier coup mieux faire que de tels hommes?... »
Il y a près de vingt ans que M. Ernest Renan écrivait ces lignes, et il n'a pas cru devoir les effacer. Nous ne lui demanderons pas si, depuis cette époque déjà lointaine, les choses ont tourné comme il le souhaitait ; cette naïveté aurait trop l'air d'une perfidie. Ce qui est clair — plus clair peut-être en 1868 qu'en 1849 —c'est que la politique ne peut plus rien pour nous, qu'elle a perdu la clef des problèmes contemporains avec celle de sa cassette, et qu'il faut désormais chercher un autre moyen de sauvetage.
Sera-ce la religion? Ici il est bien difficile de pénétrer la pensée intime de M. Ernest Renan; car nous lisons dans le même volume, à quatre-vingts pages de distance :
« Jésus est, à mes yeux, le plus grand des hommes, parce qu'il a fait faire au sentiment des rapports obscurs avec l'infini, d'une filiation divine, un progrès auquel nul autre ne saurait être comparé. Sa religion renferme le secret de l'avenir... (232). »
Et plus loin (page 314) :
« 11 y a dans le culte pur des facultés humaines et des objets divins qu'elles atteignent une religion tout aussi suave, tout aussi riche en délices que les cultes les plus vénérables. J'ai goûté dans mon enfance et dans ma première jeunesse les plus douces joies du croyant, et, je le
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dis du fond de mon âme, ces joies n'étaient rien, comparées à celles que j'ai senties dans la pure contemplation du beau et la recherche passionnée du vrai. Je souhaite à tous mes frères restés dans l'orthodoxie une paix comparable à celle où je vis depuis que ma lutte a pris fin, et que la tempête apaisée m'a laissé au milieu de ce grand Océan pacifique, mer sans vagues et sans orages, où l'on n'a d'autre étoile que la raison, ni d'autre boussole que son coeur. »
Voilà du style, ou je ne m'y connais guère; il est évident qu'un curé de village réussirait moins bien la métaphore. Si ces deux passages ne se contredisent pas
— ce dont, avec M. Renan, on peut toujours douter
— ils vont me servir à deviner comment il entend la régénération sociale, ou plus modestement, la solution des questions contemporaines.
Dans les régions moyennes ou inférieures, la société se tirera d'affaire comme elle pourra, avec un gouvernement despotique, tempéré, militaire ou populaire; ce qui n'a pas la moindre importance. Il sera même permis au chef de l'État de se modeler sur les empereurs romains, lesquels martyrisèrent les chrétiens, mais n'inquiétèrent nullement les philosophes et les sages ; ce qui donnerait à penser que leur omnipotence et leurs vices avaient plus à s'effrayer de la religion nouvelle que de l'antique sagesse. Au-dessus, bien au-dessus de ces réalités ou de ces simulacres de société, de gouvernement, de cultes et d'institutions, dans le voisinage des étoiles ou des nuages, fonctionnera le pouvoir véritable, celui
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des savants, des maîtres de l'analyse, des professeurs de morale, des hommes adonnés comme M. Renan à la pure contemplation du beau ou à la recherche passionnée du vrai, et enfin de ceux qui, tout en niant la divinité de Jésus, c'est-à-dire en nous forçant de le tenir, pour un imposteur, lui savent gré pourtant d'avoir été le plus grand des hommes et d'avoir fait faire un pas immense au sentiment de rapports obscurs avec l'infini.
A leur tour, ces doctes personnages, ces privilégiés de la libre-pensée, ces mandarins lettrés de la contemplation pure, pèseront de tout le poids de leur autorité et de leur science sur le reste du monde. Leurs idées s'infiltreront peu à peu à travers les rouages,matériels delà société terrestre ; opération d'autant plus facile que, n'ayant rien de compacte ni de solide, n'offrant au regard et à la main rien de sensible ou de palpable, elles peuvent se glisser au coeur de la place sans qu'on se doute de leur présence. Elles profiteront de cet avantage pour anéantir les dernières bribes de la superstition, réformer les lois, purifier les moeurs, déterminer dans les masses la distinction du bien et du mal, du tien et du mien, le respect d'autrui et de soi-même, le règne de la charité, de la liberté et de l'équité, le juste équilibre des passions, des intérêts et des devoirs. Ce sera comme une liquidation générale de vérités, de sciences et de vertus, pour cause d'expropriation de ces croyances divines et de cette activité humaine, sans lesquelles il nous avait paru jusqu'à présent que la. vérité était un mot, la vertu une duperie et la science un rêve.
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Que deviendra le monde dans celte transformation bizarre où la religion et la politique seront remplacées par la raison pure et le sentiment d'obscurs rapports avec l'infini? Je ne veux pas le savoir; je ferai seulement remarquer à M. Renan qu'il ne détruit les mystères que pour en créer de plus inaccessibles, de même qu'il n'a supprimé les miracles que pour en imaginer de plus incroyables. Encore une fois, j'aurais pu me donner le facile plaisir de récolter çà et là dans son livre des aveux significatifs, des déclarations précieuses, des demi-pages très-fines et très-sensées qui répondent à mes sentiments les plus chers ; notamment cette phrase si vraie et d'une application si poignante : « Leçon terrible pour les peu« pies qui, incapables du gouvernement républicain, dé« truisent la dynastie que les siècles leur ont donnée! » — Mais à quoi bon ? Le fond reste toujours le même, el ce fond est désolant : c'est la chimère infusée dans le vide.
J'aime donc mieux dire à l'auteur des Questions contemporaines, sans sortir des généralités : Si vraiment, comme vous l'affirmez au grand scandale de vos amis, la Révolution française est une expérience manquée, savez-vous pourquoi elle est manquée? savez-vous pourquoi, après avoir été violente, elle est demeurée incomplète, pourquoi elle ressemble à la préface d'une oeuvre qui ne s'achèvera jamais? C'est parce que, pendant les années qui la précédèrent, des penseurs, des philosophes, des économistes, des métaphysiciens, des utopistes, adaptèrent d'avance leurs plans de réforme à un homme idéal et
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chargèrent mentalement cet être imaginaire de subir sans vertige la transition soudaine entre un monde de servitudes et d'abus et un Éden de liberté et de bonheur. Les violences de la Révolution, ses crimes et ses déchéances, le regret de ses amis, l'excuse de ses ennemis, c'est justement l'imprévoyance de ses précurseurs, le peu de soin qu'ils prirent pour ménager ce périlleux passage, pour empêcher l'humanité affamée de faire de son premier festin une orgie et de son premier breuvage une ivresse. Et cependant que de liens entre ces hommes et la société de leur temps ! combien de raisons de croire que, pour inaugurer le règne de la justice, pour rendre la France libre et heureuse, il n'y aurait qu'à vouloir, à mettre la main à l'oeuvre, à démolir un édifice qui croulait de toutes parts, à détruire des abus qui sautaient aux yeux ! Aujourd'hui rien de pareil. Entre la société moderne et ceux dont M. Renan voudrait faire les dispensateurs suprêmes de la vérité, de la beauté morale, de l'idéal divin, de la science et de la loi, je cherche vainement les points de contact et de repère; je n'aperçois qu'un abîme, et je frémis de ce qu'il faudrait pour le combler.
A un point de vue plus personnel, au nom de la critique littéraire, d'autant plus disposée à gémir des nonsens de M. Ernest Renan qu'elle n'a jamais contesté la grâce et la souplesse de son style, nous dirons à l'auteur des Questions contemporaines : Prenez garde ! quand on aborde des questions qui touchent de près à la conscience des hommes et à l'avenir du monde, si ce n'est pas pour
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les résoudre, on devrait du moins ne pas les embrouiller. Il est triste, pour un écrivain de votre valeur, de n'être que lu quand il voudrait persuader, et d'avoir désormais à se demander, à chaque nouvel ouvrage qu'il publie, si la curiosité l'emportera sur la méfiance, et si le mécompte final prévaudra contre l'empressement préventif. II est triste surtout qu'on se trouve, en vous lisant, placé dans l'alternative ou de vous refuser de l'esprit, si vous êtes vraiment dupe de vos insaisissables sophismes, ou d'avoir à vous ranger parmi les mystificateurs de l'intelligence moderne. La chute taciturne des Apôtres aurait dû vous avertir. Vous ne ramènerez pas un seul de vos adversaires ; vos amis vous délaissent ou vous dépassent. Nous ne sommes pas en Allemagne pour partager en deux l'usage de nos facultés et l'emploi de nos heures ; une part aux affaires, au ménage, à la vie commune, à la profession, aux fonctions, au culte pratique; une autre part à ces songes métaphysiques, à ces prodiges d'induction, de critique et de savoir qui peuvent être admirés toujours parce qu'ils nesont jamais appliqués. En France, tout porte; l'idée ne lire pas en l'air; elle est forcée d'aller droit au but. La nécessité d'une application immédiate la rend aussitôt dangereuse ou ridicule, Voici venir pour M. Ernest Renan le moment où il cesse d'être dangereux. Aussi me permettra-il de ne pas m'alarmer outre mesure des lignes fatidiques qui terminent sa préface, et d'où il résulte que, si nous ne sommes pas sages, il ne nous restera plus que deux ressources extrêmes ; la pression des nations étrangères, ou l'autorité morale de nos
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évêques. Quant à moi, je suis tranquille ; mon choix est fait. Mais M. Ernest Renan? être forcé de choisir entre les évêques et les Prussiens! il sera bien embarrassé.
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Juin 1868.
M. Beulé poursuit avec, autant de vigueur que de succès son cours d'exécutions impériales. Après Auguste, Tibère; après l'ouvrier, l'oeuvre; car, dans le plan adopté par l'auteur, il ne s'agit pas, Dieu merci ! de réhabiliter Tibère, mais de rétablir la vraie proportion entre le dossier d'Auguste et celui de son héritier. Jusqu'à présent, pour cette grande tricheuse qu'on nomme l'Histoire, aux yeux de cette dupe volontaire ou indifférente qu'on appelle la postérité, Auguste avait profité, Tibère avait souffert de l'application du vieil adage : « Tout est bien qui finit bien, » — ou, en d'autres termes, tout est mal qui finit mal. On a dit qu'Auguste avait commencé comme un jeune tigre et fini comme un vieux chat. On peut ajouter
1 Tibère et l'héritage d'Auguste.
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que Tibère a commencé comme un jeune homme et fini comme un vieux monstre.
Mais en y regardant de près — et c'est ici que les questions cessent d'être personnelles pour devenir générales — les aspects changent; la somme de bien et de mal se décompose ; la sentence définitive se fixe sur des bases nouvelles. Le fondateur de l'Empire romain aurait-il droit à toutes les circonstances atténuantes, Tibère serait-il encore plus écrasé sous le poids de ses yices et de ses crimes, Auguste resterait le plus coupable ou du moins le plus funeste; pourquoi? parce que l'un est le créateur, l'autre la créature ; parce que c'est Auguste qui a fait Tibère, et non-seulement Tibère, mais tous ces fous furieux, enfiévrés de l'ivresse impériale, Caligula, Néron, Domitien, Caracalla, Commode, Héliogabale, types frappés à la même effigie, variétés de grimaces sur un même visage ; parce que c'est Auguste qui, en imposant, — que dis-je? — en insinuant l'Empire dans le monde par un prodige de ruse et d'astuce, a été cause que le sens de l'omnipotence dans des âmes perverses a logique* ment produit des phénomènes de férocité, de luxure, d'opprobre et d'infamie.
Ce que fut, en réalité, Tibère ; ce qu'il aurait pu être, si, dès le berceau, de fatales influences n'avaient étouffé tous ses bons instincts et envenimé tous ses mauvais penchants ; ce qu'il dut à l'origine, à la nature, à la race, à l'éducation, à l'entourage,. aux premiers essais qu'il fit de sa force ou de sa faiblesse sous les doigts de fer de Livie et les griffes veloutées d'Auguste; comment sa ma-
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turité, sa jeunesse, ses longues années de compression craintive etde dissimulation exacerbée servirent d'obscur prélude et de préparation graduelle à la phase hideuse qui est restée son étiquette dans l'histoire; comment enfin la responsabilité de ses sanglantes ignominies doit retomber sur Auguste, c'est-à-dire sur le gouvernement absolu, telle est l'inspiration de ce livré; telle est la thèse, constamment ingénieuse, souvent éloquente, presque toujours vraie, que M. Deulé a plaidée devant un auditoire charmé, en y apportant, selon son habitude, une étude psychologique vivifiée par des oeuvres d'art et des trouvailles d'archéologue; ce qui donne à son beau travail tous les mérites du réalisme sans un seul de ses excès.
Élevons, nous aussi, la question, et ne nous laissons pas trop tenter par des rapprochements inévitables qui prêteraient à l'antique vérité des airs de satire contemporaine. L'histoire à ricochets n'est pas de notre goût, lorsque, au lieu de grandes leçons, elle se borne à de petites malices. Nous l'acceptons, si elle nous enseigne de quelle politique il faut nous préserver, si elle nous rappelle les ravages que certaines institutions et certains exemples peuvent exercer dans les consciences et dans les âmes. Nous devons nous en méfier, si elle multiplie les allusions qui la rapetissent au niveau du pamphlet. M. de Cormenin, qui vient de mourir, et qui prouvait, il y a vingt-cinq ans, aux électeurs bénévoles, que le bud 1 get de la monarchie constitutionnelle était en traih de ruiner la France, M. de Cormenin, farouche êplucheur
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de chiffres en 1842, conseiller d'État apaisé en 1867, nous a pour toujours dégoûté des hardiesses et des succès de pamphlétaire.
Certes nous n'aurions qu'à nous baisser pour faire dans le volume de M. Beulé une assez jolie récolte. A chaque instant l'actualité résonne à travers cette archéologie pittoresque. Je prends au hasard quelques traits qui portent juste et loin : « Rome était devenue le rendezvous de tous les peuples du monde... Ce qu'il y avait de plus rare dans Rome, c'étaient de vrais Romains. Or, une capitale qui devient cosmopolite pero" l'esprit qui faisait sa puissance. L'esprit romain a fait place à un esprit cosmopolite, indéfini, banal, cynique ; Rome est devenue un centre pour l'univers, mais un centre de jouissance, de luxe, de plaisirs à tout prix. Ce grand souffle national qui maintient un peuple et le fait respecter au dehors comme au dedans, doit disparaître, quand sa capitale, n'est plus à lui, quand elle devient l'auberge du genre humain... »
Un peu plus loin, il ne tiendrait qu'à nous de chercher et de trouver les ancêtres de nos petits crevés, de nos bouts-coupés, dans cette jeunesse romaine du siècle d'Auguste et de Tibère, « assidue dans les théâtres, dans les cirques, dans les bains publics, dans les mauvais lieux... amoureuse du plaisir, du luxe, des jouissances matérielles et basses... Une littérature pleine de mollesse et d'adulation l'a corrompue dès que sa mémoire s'est ouverte. Elle est positive, elle calcule avec un morceau de craie sur une ardoise dès qu'elle peut calculer ; elle veut
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de l'or, elle veut les tristes honneurs qui ne procurent que la richesse, etc., etc.. »
Ici l'allusion, si elle existe, est de très-bonne guerre ; tant pis pour nous si les ressemblances autorisent les comparaisons ! Si l'on voulait dépasser cette mesure, arriver à des personnalités plus immédiates ou plus directes, on se heurterait au proverbe : « Qui veut trop prouver, ne prouve rien. » — Je murmure malgré moi quelques noms propres, quand je lis ce passage : « La langue française exprime énergiquement la même idée par un seul mot, roué. Qui ne sait de quoi les roués sont capables, dès qu'ils peuvent se glisser dans la politique?» Mais je vois qu'il s'agit de Séjan, et je ne découvre, parmi nous, ni mort ni vivant, qui puisse subvenir à ce terrible parallèle. Je souris tristement quand l'auteur de Tibère me parle des effets désastreux du gouvernement personnel, de la facilité des hommes de ce temps-là à multiplier des statues que la génération suivante noyait dans un torrent d'invectives et de huées ; quand il retrace les bizarres inconséquences d'Auguste, aimant beaucoup la paix, incapable de conduire les armées, par insuffi-* sance de génie, mettant sa gloire à fermer le temple de Janus, quoique l'Empire n'ait été qu'une série de guerres, et que ses généraux fussent toujours sous'les armes; lorsqu'il nomme presque à chaque page le Sénat, et nous montre à quel degré de bassesse étaient descendus sous ce régime les héritiers des grands noms et des grandes traditions de la République.
Mais un moment de réflexion me suffit pour corriger
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aussitôt de légères ressemblances par de gigantesques contrastes. Grâce au ciel, le christianisme, alors même qu'on le méconnaît ou qu'on l'insulte, a mis bon ordre à toute velléité de comparaison entre nos pèches mignons et ces mystérieux colosses d'atrocités et de débauches.
Je dis mystérieux, car nous avons l'honneur de pouvoir à peine les comprendre et de ne pouvoir pas les exprimer. Dans ces alternatives d'études d'après la bosse sur les empereurs romains et de retours vers nous-mêmes, l'échelle de proportion nous manque absolument. Ces vices nous font l'effet d'un rêve, ces crimes ressemblent à un cauchemar. Le mal est surnaturel, comme va l'être le bien, rendu au monde par le Christ. On croirait que le paganisme veut dire son dernier mot avant d'être réduit au silence parla religion nouvelle. Ces palais hantés par l'inceste et le meurtre, ces familles impériales supprimées peu à peu par le fer et le poison, ces monstres à face humaine, qui ont depuis longtemps cessé d'être des hommes quand ils deviennent des dieux, ces courti'sans qui affirment sous serment avoir vu distinctement monter aux cieux les maîtres dont le cadavre tombé en pourriture se cache sous des draperies de pourpre et d'or, tout cela est d'une époque, d'une tonalité sociale, politique et hiératique, d'une température morale que nous ne connaissons plus. Nos essais d'imitation ne pourraient être que de pâles miniatures. Il y a de la mythologie dans cet ensemble ; une mythologie de décadence, passant de la poésie au drame, faite pour Tacite et Sué-
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tone,comme l'autre pour Hésiode et Homère, et profitant des progrès de la corruption universelle pour faire descendre de l'Olympe en pleine tragédie humaine les ■ infanticides de Saturne, les adultères de Jupiter, les larcins de Mercure, les voluptés de Vénus, les attributions de Ganymède, les festins d'Atrée et de Thyeste. Pour glorifier le christianisme, on a l'habitude de mettre en présence l'humanité telle qu'il l'a trouvée et telle qu'il l'a régénérée, les vices païens et les vertus chrétiennes. L'argument est victorieux, mais il en est un plus frappant encore ; c'est le parallèle des vices païens et des nôtres ; l'impuissance où nous sommes, grands et petits, souverains ou sujets, d'atteindre jusqu'à ces hauteurs, de plonger au fond de ces abîmes.
Il sied donc de s'en rapporter, comme résumé de nos impressions, à une admirable page de Chateaubriand, qui finit par ces mots : « Jésus-Christ sur la croix, Tibère à Caprée, » — et de ne pas trop courir après ces allusions à la fois faciles et décevantes. Si on ne peut pas s'empêcher de les voir, le mieux est de les brusquer comme de fâcheuses rencontres ou de mauvaises connaissances, et de chercher dans le Tibère de M. Beulé ce qui est applicable à toutes les époques, et ce qui en fait l'originalité véritable.
Le vrai caractère de Tibère échappait jusqu'ici ou résistait à l'analyse. On l'acceptait tout d'une pièce, et on ne jugeait l'homme intérieur que par l'horrible débâcle qui avait signalé la fin de son règne, délivrée du joug d'Auguste et de Livie. Suétone, que Voltaire a qua-
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lifié d'anecdotier très-suspect, Tacite qui ajoute ses propres profondeurs aux secrets de cette âme gangrenée ■ par le plus vil de tous les sentiments —la peur,—avant d'être .affolée par la toute-puissance, ont éclairé de lueurs sinistres, mais douteuses, le fond de ce caractère énigmatique. C'est ici que M. Beulé rentre en maître dans son légitime domaine ; l'archéologie animée, l'histoire prise sur le fait au milieu des ruines d'un monument ou sous la vitrine d'un cabinet de médailles, le portrait moral recomposé d'après l'effigie matérielle, l'âme peinte, sculptée ou moulée sur le visage. Le fait est que Tibère, dans des circonstances ordinaires, sous un régime favorable au développement des vertus publiques et privées, aurait pu être un citoyen utile, un bon général, peut-être un honnête homme. 11 faut étudier, page par page, dans le livre de M. Beulé, les gradations qui le conduisirent peu à peu de cet état d'honnêteté relative et conjecturale aux horreurs des dernières années. Tibère passa quarante ans de sa vie à avoir peur ; peur de quoi ? de tout; d'Auguste, qui, tout en l'adoptant, le haïssait, et lui fit acheter chacune de ses faveurs par une grêle de railleries ou de menaces ; des fils d'Agrippa, qui auraient pu le tuer s'ils n'étaient pas morts ; de celte contagion d'empoisonnements et de meurtres dont il devait profiter, mais dont il risquait sans cesse d'être atteint ; des bizarreries de sa situation, qui le rendait ombrageux en portant ombragea d'autres; remplie d'espérances craintives, dangereuses ou funèbres, qui ne s'appuyaient que sur des cadavres, et qu'une hésitation de Livie ou une
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distraction de la mort pouvait, à chaque instant, tourner contre lui.
Peur humiliante, dissolvante, corruptrice, qui assurait pour une échéance plus ou moins prochaine le triomphe du mal, s'infiltrait comme un venin dans tous les replis de ce coeur renfermé, et y amassait sous un triple voile un arriéré de rancunes, d'aigreurs, de colères, de hainesdestinées à se traduire en crimes dès qu'elles auraient la clef des champs et l'empire du monde. Ce tableau est terrible et saisissant. Livie le domine de toute la hauteur de son génie malfaisant, de sa chasteté scélérate, de son ambition implacable. Cette figure de Parque impériale, cachant ses ciseaux dans une coupe de poison, fait le plus grand honneur à M. Beulé. Tibère et Livie, la volonté et l'instrument, la moissonneuse et la faux, l'actif et le passif de l'Empire, la joueuse et le jeu de cartes, sont admirablement restaurés par l'ingénieux et savant écrivain. Urfgrand poète a appelé Charlotte Corday l'ange de l'assassinat : nous appellerions volontiers Livie l'Euménide de l'amour maternel.
M. Beulé n'a pas de peine à nous prouver que rien ne rend féroce comme la peur. Nous le savions déjà, et par des exemples plus récents ; celte fois, ce n'était pas un empire, c'était une république qui avait pris soin de nous l'apprendre. Bon nombre de nos Montagnards, dont on a voulu plus tard faire des héros, ont été impitoyables, parce qu'ils ont eu peur. C'est pourquoi, si je voulais, non pas contredire M. Beulé, mais le compléter, j'essayerais de montrer la part énorme qu'a eue la démocratie, côle
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à côte avec le gouvernement absolu, dans cette phase où l'oeilrencontre autant de sujets d'étonnement que d'épouvante et de dégoût. Au fond, le peuple donnait carte blanche à ses empereurs, non-seulement parce qu'ils lui prodiguaient des spectacles, des jeux et des largesses, mais parce qu'il sentait que leur règne était le sien, parce que, caché dans son ombre et couvert de ses haillonf, il prenait un secret plaisir à cette lanterne magique de morts violentes, d'élévations subites, de chutes soudaines, offerte à sa curiosité de chaque jour par son fondé de pouvoir ; il aimait à voir son imprésario couronné achever l'aristocratie mourante, l'avilir avant de l'immoler, puis se frapper ou tomber lui-même comme un acleur tragique fatigué de son rôle. Cela est si vrai, il y a tant d'intimes affinités entre les excès du pouvoir impérial et l'esprit démocratique sans frein, sans loi morale et sans foi, que, dès que cet esprit remonte à la surface des sociétés et espère s'en rendre maître, dès qu'il rompt avec le christianisme qui peut le féconder, le pacifier et l'ennoblir, un des premiers soins de ses favoris et de ses flatteurs est de réhabiliter l'Empire romain, d'atténuer les crimes des Césars, d'amoindrir ou d'effacer les différences entre les suppliciés de Tibère ou de Néron et les martyrs Jde Jésus-Christ* adulation à deux tranchants, qui flatte, non-seulement César, mais toute démocratie assez perverse pour trouver bon le mal qui se fait au-dessus d'elle et abdiquer au profit du] despotisme, pourvu qu'il la nourrisse et qu'il l'amuse.
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M. BEULÉ. 119
On le voit, les leçons de toutes sortes abondent dans le livre de M. Beulé. Pour les rendre plus sérieuses et plus profitables, élevons-les jusqu'aux sphères sereines de la morale et de l'histoire. Nous y trouvons bien des motifs, anciens ou nouveaux, de haïr le gouvernement absolu, mais aussi bien des raisons de nous réjouir que toutes ces monstruosités soient désormais impossibles. Avant de finir, je prendrai comme type et comme preuve de ces immenses contrastes, le Sénat, ce malheureux Sénat, dont les membres, dit le Tibère de Chénier,
Me font rougir pour eux, sans même oser rougir,
Ce Sénat, que M. Beulé nous montre descendu au dernier degré de servilisme et de bassesse, se prêtant à tous les caprices de ces deux hypocrisies, Aug te et Tibère, aussi odieuses quand elles gardent leur masque que lorsqu'elles le lèvent. Encore une fois, qui oserait comparer ces immondes occupants «des antiques chaises curules à notre Sénat, si digne, si vénérable, où l'on compte des généraux illustres, de pieux cardinaux, des magistrats incorruptibles, d'éminents écrivains, de parfaits gentilshommes, et dont un homme d'un grand talent ne saurait se moquer sans avoir à ajouter aussitôt : x Voilà comme je serai dimanche ? »
Quoique les sénateurs aient refusé d'écouter la jolie causerie du vendredi d'un célèbre académicien, ils n'çn
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forment pas moins une superbe Académie politique; elle offre même ce trait de ressemblance avec l'Académie française, que, si nous nous permettons d'en médire, on attribue immédiatement nos malices au désir d'en être ou au chagrin de n'en être pas.
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VIT
M. SORBIER 1
Juin 18G8.
Louis XVIII, montrant à l'ambassadeur d'Autriche un joli tableau peint par un capitaine de la garde royale, disait: « Voilà comment nos officiers s'occupent en temps de paix. »
Le temps de paix n'existe pas pour un magistrat ; nos passions y mettent bon ordre. Alors même que les crimes et les délits lui laissent un moment de trêve, les procès sont toujours là ; les procès, ces guerres civiles en miniature, qui ruinent les individus comme les guerres ruinent les peuples. Quelques-unes des campagnes de M. Sorbier pourraient même compter double. Les hautes fonctions qu'il exerce maintenant dans le midi de la
1 IJÀSWS d'un magistrat; Méditations morales.
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France, il les a exercées pendant dix ans en Corse ; et, si la Corse est admirablement appropriée à la naissance des empereurs, à l'inspiration des romanciers et à la joie des chasseurs, elle n'a jamais passé pour être le paradis des magistrats. On pourrait même dire, sans trpp de subtilité frondeuse, que ses trois spécialités les plus brillantes sont faites pour effaroucher la justice. Le roman a besoin depetits couteaux, lâchasse de grands fusils, l'empire de ' gros canons* et, comme chacun de ces trois genres d'ustensiles représente à sa façon la raison du plus fort, le loup seul serait en droit de penser que cette raison est la meilleure.
Eh bien (nous ne connaissons pas de présomption plus puissante en faveur d'un homme et d'un livre), — dans ce pays signalé comme un lieu de pénitence pour leâ préfets et les juges, M. Sorbier a trouvé moyen, nonseulement de faire son devoir, mais de s'y intéresser, de le féconder par un heureux mélange d'observations et de réflexions, de comprendre toutesles ressources offertes au législateur et au moralisateur par celte population ardente, fruste, courageuse, hospitalière, que la passion égare sans la dégrader, et fait parfois arriver au crime sans passer par le vice. De cet ensemble d'études d'après nature sont nés les deux premiers ouvrages de M. Sorbier : Esquisse de l'histoire et des moeurs de la Corse ; — Dix ans de magistrature en Corse. Or, règle générale : voulez-vous connaître la vraie valeur d'un personnage mis en êvidèncepar sa situation ou ses écrits?regardez-le à l'oeuvre, non pas dans ces emplois où fleurissent
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les roses du métier, et où tout se réunit pour que le travail, surexcité par l'ambition, récompensé par l'amourpropre, devienne le plus attrayant des plaisirs, mais dans ceux qu'un esprit vulgaire compare aux rôles sacrifiés, qu'il accepte avec appréhension ou ennui, qu'il subit en rechignant, soit comme une disgrâce, soit comme une transition pour parvenir à mieux. C'est là, selon nous, une pierre de touche infaillible. Gagner par hasard une bataille et se montrer presque un héros, au mâle accord du clairon, dans des flots de radieuse poussière, au milieu de tous les enivrements de la lutte et de la victoire, le beau mérite ! Mais administrer une province reculée, une colonie livrée à toutes les angoisses de lajamine, en se conformant aux lois de la charité chrétienne, en appuyant son pouvoir sur la seule autorité morale qui sache apaiser les colères, adoucir les souffrances et cicatriser les blessures, ce serait plus méritoire. Présider à Parisun procès à sensation, plaidé par Berryer ou par Dufaure, la belle affaire ! Mais se résigner à une sorte d'exil, vivre pendant des années parmi des gens auxquels nous atons fait une réputation de sauvages, avoir à se demander chaque matin si les drames judiciaires n'iront pas se dénouer dans les maquis, et, au lieu de mauvaise humeur ou de dédain, au lieu de décliner sa tâche ou d'en désespérer, s'y vouer au point qu'elle se transforme, s'éclaire, s'échauffe, finisse par être le sujet d'une étude et l'occasion d'un bienfait, voilà ce quiest digne d'une respectueuse sympathie. Arrivons maintenant aux Méditations morales, qui for-
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ment la partie la plus considérable des Loisirs d'un magistrat.
Un magistrat moraliste devrait, semble-t-il, incliner au pessimisme. S'il a suffi à un grand seigneur tel que la Piochefoucauld, à un penseur tel que la Bruyère, de soumettre à leur contrôle personnel -les épreuves de la vie, la comédie humaine, les faiblesses des femmes de leur temps, les défaillances des caractères, pour donner à la plupart de leurs conclusions un air de satire et peindre l'humanité en laid en là forçant de se reconnaître, que dire d'un homme appelé par état à deviner le mal et à suspecter le bien 1 II est aussi difficile à un juge de se dissimuler nos misères morales qu'à un médecin d'ignorer nos infirmités physiques. Supposez que les scélérats, les fripons et les voleurs lui apparaissent comme de fâcheuses exceptions, restent ces terribles à peu près où s'abuse volontairement la conscience des honnêtes gens, ces honteuses capitulations des âmes assiégées par l'intérêt ou la vanité, ces captations d'héritage, ces entorses infligées par une stricte légalité aux lois idéales de la justice et de l'honneur, ces vieillards circonvenus par de basses intrigues, ces ménages mal assortis où des haines furieuses se cachent sous de cordiales fictions, toute cette collection de demi-vérités, de demi-mensonges, de pensées mauvaises, d'actions équivoques, de fautes clandestines, de souhaits meurtriers, de sinistres réticences, qui viennent tour à tour poser devant un président de tribunal ou de cour, pour lui rendre à la fois l'indulgence difficile et l'illusion impossible. À tous et à toutes il pour-
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rait dire : Je te connais, beau masque ! Qui ne se souvient de l'histoire du mandarin, racontée, je crois, par Montesquieu et rappelée à Eugène de Rastignac par Horace Bianchon, dans le Père Goriot? Pour un magistrat doublé d'un observateur, nous avons tous plus ou moins tué le mandarin. A présent, qu'il transporte dans un livre le fruit de ses observations prises sur le vif, le nu, Vécorché et l'écorcheur, si ce fruit n'est pas d'une impitoyable amertume, c'est qu'une bienfaisante influence l'aura saisi au passage pour l'améliorer et l'adoucir.
Cette influence, elle se révèle à toutes les pages du bon et beau livre de M. Sorbier ; elle se compose de tout ce qu'il y a de plus puissant et de plus balsamique parmi les correctifs de notre triste nature : l'alliance d'une belle âme avec le véritable esprit évangélique. La Rochefoucauld, la Bruyère et leurs contemporains n'étudiaient l'humanité et la société que chez les grands ; or les vices ou les faiblesses des grands offrent ce trait particulier, que, nous obligeant à être respectueux, ils nous donnent envie d'être implacables. Les hommages ou les ménagements qu'ils imposent rendent plus acres les mépris ou les colères qu'ils inspirent. Comme les conditions de leur existence, les insolences de leur fortune, les désordres de leur conduite, font l'effet d'iniquités sociales, on ne croit pas manquer à la charité chrétienne en les condamnant sans appel et sans circonstances atténuantes, ainsi que de vivantes infractions à la loi divine. Peu s'en faut que l'on ne s'en prenne à la Providence, qu'on ne l'accuse de s'appliquer à elle-même, en la personne de
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ces privilégiés et de ces superbes, un bizarre démenti. Dès lors la satire n'a plus rien qui amollisse ou détende les cordes d'airain : ï'homo sum de Térence est oublié ; pas une idée de consolation ou de mansuétude ne se mêle à l'invective.
Mais, à la suite de nos révolutions innombrables, d'immenses changements se sont faits dans nos moeurs. Les petits ont paru à leur tour sur la scène, et, avec eux, ces facultés d'attendrissement qui prêtent au blâme l'expression de la pitié. Rarement heureux quand ils sont innocents, toujours malheureux quand ils sont coupables, ils désarment la sévérité de leur juge, et un grand poète, en les traitant de misérables, a pu prendre le mot dans son double sens 'celui de la dégradation morale et celui de la souffrance imméritée. Dès lors un champ plus vaste s'est ouvert à l'étude de l'homme; il n'était plus permis de le critiquer sans le plaindre ; la sagacité a dû devenir, de temps à autre, une forme de la compassion ; la recherche de nos vices ou de nos travers semblerait une cruauté stérile, si on n'essayait de la faire servir à réconcilier l'individu avec la société et avec lui-même.
C'est à celte classe de moralistes attendris qu'appartient M. Sorbier. Lisez le plus long, le plus éloquent peut-être des divers chapitres de son ouvrage, le chapitre sur la souffrance; vous comprendrez aussitôt que l'auteur ne se résigne à être ingénieux qu'avec l'espoir d'être utile, et que le plaisir qu'il nous cause n'est que l'accessoire du bien qu'il nous fait. Aussi ses pensées vont-elles au coeur ; elles ont le charme d'un sentiment.
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Or il existe entre ce que l'on pense et ce que l'on sent celte notable différence, que, plus l'idée est fine, moins nous sommes sûrs de la bien saisir, tandis que, plus le sentiment est délicat, plus nous sommes tentés de croire qu'il est écrit sous noire dictée.
« — L'âme et le corps, nous dit M. Sorbier, sont deux
. amis qui ne peuvent vivre ensemble et deux ennemis qui ne peuvent se quitter. » Peut-on mieux dire ? Et cependant, je me sens plus ému encore, lorsqu'il ajoute un peu plus loin :
« —Visitons souvent les pauvres; aimons-les surtout; rien ne leur manque autant que l'amour. L'aumône matérielle ne vaut pas cette tendre compassion, ce regard, cette parole qui consolent et encouragent. D'un autre côté, rien ne rafraîchit le sang et ne rassérène l'âme comme de secourir ceux qui souffrent. On acquiert bien plus qu'on ne donne; le contact du pauvre enrichit, parce qu'il rend au centuple en foi ce qu'il prend en charité. » Comparez, je vous prie, ces lignes si profondément
. humaines au passage célèbre de la Bruyère, que je n'ose citer de mémoire, mais dont on ne peut dire encore, après deux cents. ans, s'il exprime une douloureuse sympathie, ou si l'auteur accepte, comme une fatalité sans remède, l'existence de ces hommes noirs courbés sur la glèbe et assimilés à des bêtes de somme. Rapprochez-les aussi des jolies pendaisons de madame de Se vigne. Comme on sent que, malgré nos discordes et nos folies, l'horizon s'est élargi, que l'idée de Rédemption est
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mieux comprise, que ce qui était possible alors ne l'est plus aujourd'hui, que les déshérités ont reconquis leur part du céleste héritage ! Penser et écrire comme M. Sorbier, c'est préparer l'oeuvre à laquelle nous devrions tous nous dévouer dans la mesure de nos forces et d'où dépend le salut du monde moderne; la réconciliation des démocrates qui veulent vivre avec le christianisme . qui ne peut pas mourir.
Ce que nous disons du chapitre sur la souffrance, on pourrait le dire aussi des belles pages sur l'amitié, sur le travail, sur le bonheur, sur l'amour de soi, sur l'amour du sol natal, sur la guerre ; on y reconnaît partout le caractère du moraliste chrétien ; une sérénité que nous demanderions en vain aux joies de ce monde ; une physionomie originale sans cesse éclairée d'un rayon d'en haut, et, en présence de nos faiblesses ou de nos peines, s'animant de ce sourire mouillé dont parle Homère ; un fond solide d'esprit naturel, d'idées acquises, d'expériences, de savoir, de souvenirs classiques, fécondé par ces heureuses certitudes qui préservent le penseur de l'orgueil, l'affligé du désespoir, qui ôtent à la morale sa sécheresse, à l'observation son aigreur, à la malice son venin, à la faute sa honte, et qui remplacent par le joug léger de l'Evangile le pesant esclavage de nos passions. La qualité dominante chez l'auteur des Méditations mor raies, c'est évidemment la sensibilité ; et tant pis pour nous si le mot a vieilli ! car la désuétude de certains mots pourrait aisément s'expliquer aux dépens de l'époque qui ne sait plus qu'en faire. La sensibilité, c'est, à
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vrai dire, l'esprit du Goeur ; c'est la faculté d'aimer contenue dans de justes bornes, résignée d'avance à donner plus qu'elle ne reçoit, à ressentir plus qu'elle n'exprime, et s'exerçant sur des objets qui la tiennent en haleine sans l'essouffler. Elle représente, dans l'ordre moral, quelque chose de comparable à ces climats tempérés que l'on recommande aux malades, qui ne connaissent ni les ardeurs caniculaires, ni le vent du désert, ni les orages ' des tropiques, et où la terre est incessamment rafraîchie par des brises légères et de douces ondées.
L'esprit du coeur, ai-je dit? Je n'ai qu'un moyen de justifier cette préciosité de langage, c'est de citer M. Sorbier et de vous dédommager un moment de ma prose par la sienne. Il y a, dans son volume, un chapitre de Pensées proprement dites. C'est là, dans, les ouvrages de ce genre, le plus attrayant et le plus difficile ; l'excellent n'y suffit pas, il y faut l'exquis; la vérité y est indispensable, et pourtant on exige qu'elle s'aiguise et se déguise comme pour faire passer un paradoxe; on lui demande de garder toutes ses qualités propres et d'emprunter au mensonge quelques-unes de ses finesses/ Il est bon qu'elle persuade comme une leçon et qu'elle pénètre comme un trait. Le lecteur, mis en goût par cette délicate friandise, n'est tout à fait content que si son esprit est piqué au jeu par celui de l'écrivain, s'il entre en part dans son idée, s'il y trouve le plaisir d'une découverte et s'ila l'air d'avoir suggéré ce qu'il approuve. Que de conditions! que d'écueils! Mais aussi, duand on réussit, c'est sans réplique. Boileau prétend qu'un sonnet sans
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dèfautvautun long poëme; jen' en suis pas sûr: ce qui me semble beaucoup plus certain, c'est qu'un mince recueil de Pensées absolument réussies vaut dix gros volumes. Je vous ai déjà fait faire connaissance avec quelques unes des Pensées de M. Sorbierl ; il faudrait les citer presque toutes ; on en formerait une anthologie sérieuse et charmante, digne d'être savourée par les abeilles ; l'image est d'autant plus juste qu'elles ont plus de miel que de fiel. Voici une nouvelle gerbe, bien petite, trop petite; de quoi vous donner envie d'engranger toute la moisson :
« Si les esprits supérieurs n'arrivent pas à tout ce qu'ils veulent, c'est qu'ils n'osent pas tout ce qu'ils peuvent. »
« Un philosophe a été mis au nombre des sept Sages pour avoir donné le précepte de se connaître soi-même ; mais personne encore n'y a été mis pour l'avoir accompli.»
« Quiconque sait vivre avec soi, sait vivre avec tous les autres. »
« Quand on est jeune, l'injustice arrache des larmes ; quand on est vieux, elle fait sourire. Dèmocrite qui rit toujours n'est peut-être qu'Heraclite à soixante ans. » v « Nous marchons sans cesse vers ceux que nous regrettons ; il est naturel que notre tristesse diminue à mesure que par l'âge nous nous rapprochons d'eux. Nous cheminons tous les jours à leur rencontre* J>
« La vengeance est un fer aiguisé par les deux bouts : on l'appuie contre son coeur et Contre celui de ses ennemis; »
1 bans uii ticle publié en-avril.
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« Les mauvais livres prêchent ce qu'on aime. »
« Il y a des fautes qu'on voudrait arracher de sa vie, comme un mauvais feuillet dans un bon livre ; mais il est numéroté, et s'enchaîne aux autres. »
« On n'a jamais tant besoin de son esprit que quand on a affaire à un sot. »
« L'homme ne dure que parce qu'il est borné dans ses souffrances comme dans ses joies. »
* Il n'y a rien de si triste que le sourire des malheureux; ils semblent sourire pour les autres, non pour eux. »
« Il y a quelquefois dans les rides d'un visage l'histoire de toute une vie. »
« Dans les grandes "infortunes il faut pleurer seul ; on souffre trop pour l'âme d'autrui. »
« La louange, ainsi que le vin, augmente les forces lorsqu'elle n'enivre pas. »
* La vieillesse n'est pas nécessairement la sagesse; il est des fruits que le temps flétrit sans les mûrir. »
« Lorsqu'un homme en évidence enfreint une mauvaise loi, il autorise les autres à enfreindre les .bonnes. » *
Je m'arrête à mon grand regret. En continuant de ce train-là, je finirais par ressembler au geai paré des plumes du paon ; si toutefois le plus modeste des hommes éminents peut être comparé au plus orgueilleux des oiseaux criards.
N'y a-t-il donc rien, absolument rien à critiquer dans ces heureux Loisirs d'un niagistrat ? Une causerie sans chicane rappellerait de trop près les bergeries de Flo-
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rian, où Rivarol regrettait de ne pas voir un loup. Jedirai donc à M. Sorbier qu'il me paraît (page 208)un peu trop enclin à donner carte blanche aux hommes nécessaires. A-l-il existé, existe-l-il des hommes nécessaires? Dans l'histoire, comme dans les magasins de Tahan, le nécessaire ne représente-t-il pas le superflu? C'est le secret de la Providence, et ce secret est bien gardé. Si nous voulions nous lancer dans les conjectures, chacun de nous, suivant ses goûts, ses idées ou ses moyens, réussirait, je le crois, à arranger un lendemain du 18 brumaire ou du 2 décembre, qui plairait à notre imagination sans nous brouiller avecla justice. Mais renonçons àl'hypothèse. En thèse générale, malheur aux peuples forcés de faire de nécessité vertu ! C'est, en pareil cas, la seule vertu qui leur reste. Pour être sûrs de notre morale et de notre politique, préférons toujours les hommes utiles auxhommes nécessaires: Yutilité se donne pour rien ; la nécessité se fait payer trop cher.
Je voudrais aussi quelques coupures à la page 173 ; ici je ne sais trop comment formuler ma critique ; ce n'est plus avec la justice qu'il faudrait me brouiller ; c'estavec le gouvernement. Est-il bien vrai qu'il réalise tous les jours ce qu'il pouvait y avoir de légitime ou de pratique dans les' idées qui ont tant passionné les esprits? qu'il cherche les meilleurs moyens de venir en aide à la misère? qu'il veuille que'les masses aient leur part de lumière, de bien-être, de moralité? La question est délicate, la solution difficile, les avis sont très-partages. Le mieux, pour ne rien sacrifier à^l'opposilion frondeuse ni [k l'optimisme
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officiel, serait peut-être de dire que les intentions sont bonnes et les résultats discutables. Je ne puis, bien entendu, parler que des pays que je connais, des villes que j'habite, des populations ouvrières ou rurales qu'il m'a été possible d'observer, des misères auxquelles j'assiste et dont je subis le contre-coup. Eh bien, là, j'affirme que jamais, depuis un demi-siècle, la fortune publique et privée né fut plus menacée ; que jamais les riches ne furentplus près de la gêne, les pauvres delà détresse ; que jamais gêne et détresse ne furent moins compensées par des améliorations intellectuelles ou un progrès moral. Si le triomphe de ce qu'il pouvait y avoir de légitime et de pratique dans les idées du socialisme consiste dans la ruine des propriétés et des industries, des cultures et des forges, dans l'abandon des campagnes, dans l'encombrement des grands centres, il est clair que nous y arrivons; mais j'en appelle à M. Sorbier lui-même : c'est lui qui nous, a dit (page 525) : « S'il n'y avait pas de riches, il n'y aurait que plus de pauvres, et les pauvres seraient plus pauvres encore. »
Me voilà donc, sur deux petits détails vus à la loupe dans un livre excellent, en contradiction avec M. Sorbier : comment faire? Comment me tirer d'embarras? En songeant aux fonctions qu'il exerce, à celles qu'il pourra exercer un jour. Pour tout le reste du volume, je m'incline devant la cour impériale pour les deux pages en litige, j'invoque la cour de cassation.
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VIII
M. V. DE LAPRADE 1
Juin 1868.
11 y a deux parts à faire dans le livre de M. de Laprade. Les tableaux, les études sur les grands poètes ou les grands artistes modernes, sont au-dessus de tout éloge. L'analyse, animée du souffle poétique, y est-irrésistible. L'élévation constante de la pensée n'ôlc rien à la finesse des aperçus. Bien des critiques de profession pourraient envier à M. de Laprade certains jugements à la fois délicats et profonds, qui prouvent non-seulement que, quand l'oiseau marche, on sent qu'il a des aileSj mais, pour continuer la métaphore ornithologique> que^ même quand l'aigle plane, on devine qu'il a des yeux et des serres. Sans trop multiplier les exemples, nous pou»- Vons dire, notamment, que jamais Rousseau, Buffon,
1 IJI Sentiment de la Nature chez les Modernes.
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Bernardin de Saint-Pierre n'avaient été pénétrés et jugés d'une façon plus ingénieuse et plus vraie.
Mais, à côté de cette riche conquête d'un poëte dans le domaine de ses pairs, il y a aussi une thèse. Une thèse de cinq cents pages, c'est bien long, et il faudrait crier au miracle, s'il ne s'y mêlait pas, de temps à autre, un peu de confusion et d'embarras. Nous sommes, hélas ! bien loin de l'heureux moment où Bossuet, historiographe du droit divin, pouvait subordonner à quelques vérités absolues tous les événements accomplis dans une période de six mille ans, et baptiser fièrement son oeuvre Histoire universelle. Aujourd'hui, il s'est fait un tel éparpillement d'idées, de paradoxes,-de vérités et de mensonges, que rien n'est plus difficile que d'opérer le triage. Les idées générales, ces points de repère de l'esprit, sont usées, émiettées, tombées en poussière, passées au laminoir. Dans le monde métaphysique, nous nous trouvons à chaque instant en présence d'amis qui nous gênent, d'auxiliaires qui nous contrarient, de suspects qui nous attirent, d'ennemis qui nous aident. On dirait deux armées accourues de loin pour se combattre, dont les chefs ont tellement prolongé la guerre, tellement compliqué les casus belli, si bien embrouillé les alternatives de trêve, d'hostilités et de protocoles, que peu à peu les soldats ont échangé des signaux, mangé à la même gamelle, couché au même bivouac et maraudé de compagnie.
A cette première difficulté s'en ajoutait une autre pour M. Victor de Laprade : le choix même de son sujet.
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Chrétien sincère, spiritualiste éloquent, il n'en est pas moins, pour sa gloire et pour nos plaisirs, profondément subjugué et comme possédé par le sentiment de la Nature. Il lui doit ses inspirations les plus belles. Assurément, il n'a jamais permis que, dans sa poésie et dans sa pensée, l'ouvrier fût absorbé par son oeuvre, le créateur anéanti par sa création. C'est, au milieu des poètes contemporains, son trait caractéristique et décisif, que le visible le ramène sans cesse vers l'invisible et le fini vers l'infini. Mais enfin, son livre même accuse de trop éminentes qualités de critique, pour qu'on ait besoin de lui rappeler l'évidence. Il ne peut pas, il ne doit pas se dissimuler-que le développement, l'expansion, le raffinement exquis ou excessif du sentiment de la Nature ont coïncidé, dans l'art, avec l'affaiblissement de l'idée chrétienne. L'art chrétien, le romantisme chrétien, cela est bientôt dit, et nous avons tous été dupes, il y a quarante ans, de cette fiction honorable. Mais nous sommes trop vieux pour persister dans une illusion désormais impossible, et il faut bien avouer que, de Jean-Jacques à George Sand, en passant par Goethe, Wieland, lord Byron, Shelley et la plupart de nos poètes, le mouvement a été antichrêtien. Il en est d'une poésie comme d'une conscience, et d'une pléiade d'artistes comme d'une existence individuelle ; il faut considérer, non pas comment elle commence, mais comment elle finit. Mettez à part Chateaubriand, dont la muse a été chrétienne (et encore!) mais dont l'influence ne l'a pas été'; prenez au hasard, Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Vigny,
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Sainte-Beuve, Lamennais, Béranger, Alfred de Musset, Théophile Gautier, madame Sand, Balzac, sans compter les poetoe minores et les nouveaux venus : que rencontrez-vous?
A des degrés différents et suivant la différence des tempéraments ou des caractères, la religiosité fluide, la haine croissante, la rupture hautaine, l'indifférence olympienne, l'hostilité flagrante, l'hommage pire qu'une insulte, la négation radicale; partout le contraire de l'inspiration catholique ; partout aussi le sentiment chrétien devenant plus vague ou plus nul à mesure que le sentiment de la Nature devient plus savant ou plus vif, à mesure que l'école paysagiste ou descriptive arrive à de telles merveilles, que cette perfection suprême est un signe de suprême décadence. Oui, suspendu dans le vide entre un athéisme discret et un panthéisme superbe, le naturalisme, de quelque nom qu'on le décore, est l'antagonisme déclaré du christianisme. Il tend à exiler Dieu du monde extérieur, comme la philosophie du dernier siècle avait essayé de le bannir du monde des intelligences.
On comprend dès lors l'hésitation de M. Victor de.Laprade ; il est forcé d'être inconséquent pour rester logique ; il est tiraillé par le conflit des certitudes de sa foi avec le penchant de son génie. Il ne veut pas se ■brouiller avec la Nature, sa bienfaitrice et son obligée. Il voudrait la réconcilier avec l'idéal chrétien ; ce qui est, grâce au ciel ! très-facile, si l'on s'en tient à la bonne vieille méthode qui consiste à faire des beautés de la
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Nature une preuve éclatante de la toute-puissance divine; mais ce qui semble moins aisé, si on se lance dans le dédale de l'esthétique allemande ou si on se laisse séduire par les mirages de la poésie moderne. La situation de M. de Laprâde est ici comparable à celle d'une femme, sûre de sa vertu, maîtresse de sa passion, et qui ne désespère pas d'utiliser sa passion au service de sa vertu. C'est là l'originalité de ce plaidoyer moins concluant que magnifique. Le poète traite le sentiment de la Nature, non pas comme un adversaire que l'on combat, mais plutôt comme un ami que l'on avertit ou un péril que l'on conjure. 11 a pour lui des procédés analogues à ceux des prédicateurs du dix-septième siècle à l'égard des grandeurs humaines : ils évitaient de les offenser; ils ne leur déclaraient pas la guerre ; ils les poussaient à bout, pour ainsi dire, afin de les mettre en demeure ou de se débattre dans leur néant et leur orgueil, ou de se purifier et de s'ennoblir en remontant au dispensateur souverain de tout pouvoir et de toute gloire.
Ce plaidoyer, je vais chercher à le résumer en quelques lignes. L'appréhension que j'éprouve, l'insuffisance de mon analyse, le mélange d'admiration et de résistance que je garde de cette lecture, sont autant de présomptions défavorables, non pas au mérite du livre ou au talent de l'auteur, mais à ce genre d'ouvrages peu sympathique à l'esprit français, trop didactique pour les hommes d'imagination, trop vague pour les gens positifs, trop assujetti au despotisme des classifications et des systèmes pour ne pas risquer d'être sans
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cesse dérangé par une objection et molesté par une chicane.
L'homme, aux époques primitives, ne voit dans la création que Dieu seul. Ses oeuvres d'art expriment alors cette communication immédiate et directe de l'humanité avec la divinité, ce mystérieux élan de l'être intelligent et borné vers le ciel d'où lui vient l'intelligence et la vie. L'art par excellence de cette première phase, c'est l'architecture ; M', de Laprade a écrit à ce propos, sur l'architecture gothique, sur les différences qui la séparent de l'architecture grecque ou orientale, des pages d'une rare beauté. L'architecture, c'est l'idée absolue de Dieu dans l'art, l'homme s'effaçant dans sa foi et dans son oeuvre.
L'humanité fait un pas ; le créateur et la créature se rapprochent; l'homme n'en est plus à l'âge primitif, mais à l'âge héroïque. Ce sont ses formes et ses traits qu'il reproduit en essayant de donner à l'idée de Dieu une forme et une figure. L'art de prédilection de cette seconde époque, c'est la statuaire. La statuaire, c'est le trait d'union du Dieu, du demi-dieu et du héros.
Encore un pas ; l'homme commence à séparer sa religion de son art ; croyant, il peut encore s'agenouiller; artiste, il se suffit à lui-même ; à lui-même il se servira de type et de modèle, sans regarder au dehors, sans se préoccuper du monde extérieur. Seulement, comme c'est lui qu'il représente, comme il se trouve alors dans toute la plénitude de ses facultés d'esprit et de sentiment, il n'a plus assez de la forme et du contour : il y ajoute
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l'expression. L'art favori de cette troisième époque, c'est la peinture. La peinture, c'est l'homme complet, à égale distance de l'art hiératique et du naturalisme.
Enfin, la succession des siècles amène un dernier progrès ou une nouvelle décadence. L'Jiomme, fatigué ou désabusé de lui-même, ayant épuisé sa propre étude, revenu de ce spectacle intérieur dont sa conscience était le théâtre, dont il était l'acteur, le témoin et le peintre, se rejette vers les beautés de la Nature; il y cherche d'abord un refuge contre ses agitations et ses chagrins, puis une condition de renouveau pour ses facultés créatrices. Les arts préférés de cette dernière période, ce sont le paysage et... la musique ; la musique, qu'on ne s'attendait guère à rencontrer dans cette affaire, mais queM.de Laprade rattache très-ingénieusement à la phase où les lassitudes de l'idée tournent au profit de la sensation.
Tel a été le point de départ, et c'est ainsi que, dans son premier volume, le Sentiment de la Nature avant le Christianisme, notre poète avait échelonné les développements successifs de l'imagination humaine ; mais, cette fois, nous sommes chez les modernes, et j'avoue que le fil conducteur me manque absolument. J'aperçois bien l'architecture, c'est-à-dire nos basiliques et nos cathédrales. Je trouve bien une place et une date pour la peinture en commençant au Pérugin et en finissant aux Carraches. Enfin, je n'ai qu'à lire un de nos poètes ou romanciers contemporains, à ouvrir ma fenêtre, à me souvenir des vingt dernières Expositions ou à écouter
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la Symphonie pastorale, pour reconnaître, avec M. de Laprade, que nous sommes en plein naturalisme. Mais, dans cette distribution d'étiquettes, que ferons-nous de la sculpture chez les modernes ? Admettrons-nous comme un art sui generis la sculpture gothique ? Lui accorderons-nous une niche dans notre classement chronologique ? Alors elle se confond avec l'architecture chrétienne et mystique. Nous plaira-t-il de la saluer au temps et en la personne de Michel-Ange? Alors elle est de même date et de même provenance que la peinture.
J'ai noté ce détail en passant, pour montrer l'inconvénient de ces catégories, qui pèchent toujours par quelque endroit, et aussi pour prouver combien il est facile, avec un peu de bonne ou de mauvaise volonté, de rompre ou de détacher tel ou tel anneau de celte chaîne. Le lecteur distrait, — et il faut toujours, en pareil cas, compter sur la distraction du lecteur, — est souvent tenté de se demander si, dans la pensée de M. de Laprade, l'art chrétien est soumis aux mêmes lois que l'art païen, si on doit se résigner à croire qu'après comme avant la Révélation, l'esprit humain ait été condamné à parcourir la même route, à s'arrêter aux mêmes haltes, et finalement à aboutir à la même impasse, qui serait la diminution graduelle de l'idée de Dieu et du sentiment spiritualiste, étouffés peu à peu par l'omnipotence du sentiment de la Nature. Telle n'est pas, bien au contraire, la donnée de ce livre, qui reste beau, malgré ses inconséquences apparentes et ses lacunes. Ce n'est pas l'auteur qui se contredit; c'est la poésie moderne qu'il
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place en contradiction avec elle-même, dans cette série d'études où il nous la représente tour à tour radieuse ou obscurcie, limpide ou troublée, attractive ou inquiétante, grande ou abaissée, selon qu'elle se rapproche ou s'éloigne de son inspiration céleste, selon qu'elle adore ou méconnaît le surnaturel dans la nature et le créateur dans la création.
Le mieux est donc, selon nous, de lire l'ouvrage de M. de Laprade en oubliant les classifications et le système, en négligeant les objections de détail et en s'abandonnant avec charme à ce souffle généreux et pur qui garde, jusque dans les analyses littéraires, quelque chose de sa puissance poétique et de ses senteurs alpestres. Je ne sais ou j'ai vu l'histoire d'un homme si maigre qu'il maigrissait l'étalage des bouchers en les regardant. Laprade spiritualise la matière en y touchant ; il oblige la Nature à redevenir la manifestation permanente du Dieu à qui elle voudrait échapper. Il contraint des génies indifférents ou rebelles, — les Goethe, les Byron, les Victor Hugo, les George Sand, — à confesser le Dieu qu'ils renient, à n'être jamais plus beaux que lorsqu'ils s'inclinent devant une beauté supérieure, à déclarer que la nature telle qu'ils l'ont faite ou voulu la faire, déshéritée de l'idéal divin, ne laisse plus de place qu'au réalisme, qui est la négation de leur poésie et le revers de leur grandeur.
Avant d'arriver à cette conclusion qui se couronne d'une admirable profession de foi, que de noms glorieux et d'oeuvres célèbres l'auteur fait défiler devant
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nous! Quelle douceur et quel enseignement de revenir, avec un tel guide, vers tous ces maîtres ou tous ces corrupteurs de la pensée moderne ; maîtres dont il féconde les leçons, corrupteurs dont il corrige les sophismes ! C'est comme un grand fleuve dont nous suivons le cours en contemplant sur ses deux rives, non pas des châteaux ou des collines, des bois ou des bruyères, mais des poèmes qui cachent dans leurs profondeurs ou révèlent dans leurs magnificences toutes les variétés de race, toutes les métamorphoses du génie de l'humanité ; la poésie des trouvères, les divers cycles épiques ; Dante et Pétrarque gravant les noms de Béatrix et de Laure sur les portes de bronze du moyen âge, au moment où elles se ferment pour jamais ; puis les épopées de la Renaissance ; l'invasion pacifique de l'antiquité dans l'art moderne; l'ivresse puisée dans les coupes d'or de la Grèce et de Rome ; le néo-paganisme s'insinuant dans les imaginations pendant que les consciences restent chrétiennes; le dix'septième siècle, dans sa majesté et sa sagesse, inaugurant le règne de la raison et du sens moral, mais de la raison encore docile à la foi, du sens moral fortifié par une morale plus haute et plus infaillible que le simple instinct du devoir ; l'art d'exprimer les idées générales élevé jusqu'au génie ; plus tard, ces idées s'aiguisant, s'armant de traits et de flècheSj se préparant à une guerre offensive ; leurs ruptures avec la société signalées par un premier appel au sentiment de la Nature; enfin, après les catastrophes, à travers les calamités et les ruines, l'homme n'osant plus rien généj
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raliser, se retranchant dans son rêve, et plaçant ce rêve en" contact avec les champs, les forêts, les solitudes, les pays lointains et. inconnus; y cherchant tantôt un asile contre ses malheurs, tantôt une pâture pour son orgueil; le contraste de la diffusion des intelligences avec le rapprochement des nationalités et des littératures ; l'âme menacée d'une révolution comme les autres royautés de ce monde ; lé naturalisme s'enrichissant de dépouilles et se bâtissant un temple avec des débris ; — quel ensemble ! quelle ampleur de lignes ! que de lumière dans ces horizons ! Et qu'il faudrait être taquin et revêche pour répéter, en fermant le livre, le mot, tant de fois redit, du géomètre après une représentation d'Andromaque : Qu'est-ce que cela prouve ?
Qu'est-ce que cela prouve? Cela prouve, ce que nous savions déjà, que, chez Laprade, le poète est doublé d'un penseur, d'un esprit sérieux, réfléchi, contemplateur à la fois et observateur, aimant à interrompre ses élans lyriques ou ses héroïques pastorales pour étudier, pour savoir, pour se rendre compte des tendances de son époque, des chances de perte ou de salut, de la façon dont le temps présent exploite ou gaspille l'héritage du passé. Ici le paradoxe, s'il existe, n'est que dans le détail. L"étude littéraire est sans reproche ; la conclusion est sans réplique. Le sentiment de la Nature vivifié par le spiritualisme, le spiritualisme sauvegardé par le christianisme ; le faux idéal corrigé par le vrai, c'est letobe or no to be de la poésie moderne. Au point où elle est arrivée, il faut qu'elle choisisse. Sur la pente où l'ont aven-
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turée d'audacieux et inconséquents génies, elle ne peut plus que tomber si elle aspire encore à descendre, ou remonter par un courageux effort vers les cimes où M. de Laprade la convie.
Maintenant, qu'il se soit trompé sur quelques points, ou plutôt que son erreur principale soit d'avoir voulu assujettir à des classifications spécieuses ce qui élude les catégories de science exacte ou d'herbier, ce qui dépend d'une foule d'influences, ce qui se déplace d'une phase à l'autre suivant les caprices du hasard ou l'apparition d'un grand homme ; que ces essais de classement soient aussi illusoires dans l'histoire de l'art que les conjectures dans l'histoire proprement dite; que les musiciens aient accusé Laprade d'avoir méconnu le caractère et la mission de la musique ; que les shakspeariens lui aient demandé comment il expliquait le sentiment de la Nature si puissamment affirmé dans l'oeuvre entière de Shakspeare cent cinquante ans avant Rousseau ; qu'importe? C'est le revers de la médaille, et la médaille n'est ni d'un métal moins pur, ni d'un dessin moins beau. La sévérité que j'ai mise à attaquer le système malgré mon amitié pour l'auteur, prouve surabondamment l'admiration que m'inspire le livre malgré mon peu de goût pour cette sorte d'ouvrages. Que pourraient dire à Victor de Laprade ses adversaires ou ses détracteurs? Ce que je lui dirai moi-même; ce qui est à mes yeux la plus sérieuse des critiques et le plus glorieux des hommages. Il prêche encore mieux d'exemple que de précepte ; dix strophes des Symphonies, deux
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pages des Voix du silence, un chant de Permette 1, avancent plus la question que les plus beaux traités du monde. Boileau disait, après avoir lu les vers de Chapelain : Que n'écrit-il en prose ? Heureux le poète dont on ne peut lire la prose sans être tenté de dire : Que n'écritil en vers?
1 Voir plus loin l'étude sur Pernette.
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IX
M. LE COMTE DE CARNÉ 1
Juin 1869.
H est probable que les adversaires politiques de M. de Carné et de ses amis ne liront pas son excellent ouvrage ; s'ils le lisent, et s'ils ne sont pas persuadés, ils prouveront — ce que nous savions déjà — leur peu de goût pour la liberté vraie et leur secret penchant pour le despotisme. 11 y a peut-être des oeuvres plus éclatantes que ces États de Bretagne; l'auteur aurait pu y mettre plus de mouvement, plus de variété, plus de poésie, plus de couleur. Je ne connais pas de plus bel hommage rendu à ces libertés provinciales qui étaient le contraire de l'aplatissement bureaucratique) et sauvegardaient à la fois les institutions, les croyances, les moeurs et les caractères.
1 Les États de Bretagne.
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« Établir une fois de plus, nous dit M. de Carné, que le despotisme est de fraîche date, et que l'active participation du pays à son gouvernement est l'impérieux besoin de tous les peuples honnêtes ; faire remonter jusqu'à la monarchie absolue l'arbitraire administratif dont nous souffrons sans l'avoir fondé, telle est la double pensée dont sont sorties ces études. On y pourra observer le gouvernement antérieur à 89 dans ses maximes comme dans ses pratiques, en acquérant, sans moins en détester les crimes, une conviction plus intime de l'impérieuse nécessité de la Révolution française. »
Voilà qui est net, et jamais écrivain ne fut plus fidèle à son programme ; jamais livre ne s'accorda mieux avec sa préface. M. de Carné se trouvait placé, à l'égard de sa chère Bretagne, dans une situation particulière, qui pouvait être pour lui une force et un embarras tout ensemble. Gentilhomme breton, rencontrant son nom et ses ancêtres en maint endroit de cette orageuse histoire, il lui était permis de regarder ses complaisances pour le passé, ses répugnances pour le présent, comme des vertus filiales. Le coeur humain a de ces stratagèmes et de ces surprises. On est de son temps, mais on n'est pas fâché de dater d'un autre. On accepte de bonne grâce l'égalité moderne ; mais, comme l'égalité absolue n'est et ne sera jamais qu'un mensonge, on se demande tout bas si la fiction qui s'écrivait avec du sang n'était pas plus noble que celle qui s'écrit avec des chiffres. La sagesse de M. de Carné, la sincérité de son libéralisme, la droiture de ses instincts politiques et historiques,
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l'ont préservé de cette tentation séduisante. Plein de respectueuse tendresse pour la Bretagne presque légendaire, qui, gouvernée par ses ducs, garda jusqu'au seizième siècle tous les avantages de son autonomie, il est impitoyable pour l'ancien régime proprement dit, celui qui commence à Henri IV et finit avec la Royauté française. Il lui arrive même, bien que dans des conditions différentes, ce qui est arrivé déjà au noble auteur de l'Histoire de la Réunion de la Lorraine à la France. Pour nous, simples Français — oh ! très-simples ! — Henri IV, Richelieu, Louis XIV, voire même ce vieux sournois de Louis XI, offrent des compensations assez brillantes ou assez solides pour qu'on oublie les fautes partielles, les cruautés de détail, les épisodes tragiques et même la fatale issue de trois siècles d'efforts vers une puissante et ruineuse unité. Pour nous, l'annexion de provinces qui obéissaient à une prédestination géographique, est, en somme, une heureuse et glorieuse conquête. Mais, pour ceux qui conservent, au meilleur recoin de leur coeur, un fond de patriotisme breton ou lorrain, ce qui nous fait l'effet d'une victoire a des semblants de défaite. Grâce à ces lointains qui ont leurs mirages dans le temps comme dans l'espace, on dirait qu'il y a eu un moment où ils ont perdu ce que nous avons acquis. Un vague sentiment de regret se mêle chez eux au légitime orgueil que leur inspire la grandeur des résultats'achetés par ce premier sacrifice ; le regret devient plus vif et plus amer à mesure que s'ajoute au fait de l'annexion une série d'iniquités et de violences.
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Pourtant, ne comparons pas ce qui n'est pas comparable. En perdant sa nationalité pour être incorporée à la France, la Lorraine subit la loi du plus fort, et le vieil apologue du pot de fer et du pot de terre, rappelé par M. d'Haussonville, pourrait servir d'épigraphe à tous les chapitres de son livre. Pour la Bretagne, rien de pareil. Sa réunion eut un caractère presque triomphal. Elle traita d'égal à égal, dans toute la liberté d'une transformation volontaire, dans toute la plénitudideses droits politiques, avec un voisin qui n'était nullement un vainqueur, et qui touchait encore de trop près à une phase de périls et de désastres pour se montrer exigeant. Anne de Bretagne, la bonne duchesse, une des figures les plus populaires et les plus charmantes de cette époque, en épousant Louis XII après avoir médiocrement pleuré son premier mari Charles VHI, aurait pu s'emparer d'avance de la devise d'une de nos illustres fanailles de Provence : a J'ai fait le roi duc; le duc m'a faite reine. » Même, s'il faut en croire des historiens moins positifs, moins tirés au cordeau impérial que M. Daru, il y avait eu un roman dans ce chapitre d'histoire. Ce qui est certain, c'est que le bon Louis XII mit, dans le pacte d'alliance qui réunissait la Bretagne à la France, une prodigalité et une imprévoyance d'amoureux. Un peu .plus tard, quand la force des choses eût fait retrancher de ces largesses ce qui ne pouvait subsister sans danger et sans folie, il en restait encore assez pour assurer à la constitution armoricaine, au gouvernement des Bretons par les Bretons, toute l'indépendance et toutes les garanties
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désirables. Mais la monarchie française, en abusant du penchant national vers l'unité, en cherchant constamment à faire table rase pour régner seule, débarrassée de taut obstacle et dépourvue de tout contre-poids, se condamnait logiquement à enfreindre par des empiétements successifs et des exigences croissantes le célèbre traité de Vannes (3 août 1532). Le conflit presque perpétuel de ces empiétements monarchiques avec les résistances locales, les maux qui en résultèrent, la catastrophe finale qui mit d'accord tous les acteurs de ces luttes séculaires en les engloutissant dans un même naufrage, telle est l'histoire des états généraux de Bretagne ; tel est le récit entrepris et mené à bien par M. de Carné, avec une ardeur de patriotisme qui ne l'aveugle pas, avec un esprit de justice qui ne le refroidit jamais. Il y a, convenons-en, quelque mérite à ne pas se désintéresser tout à fait de ce que l'on raconte, quand on n'a que l'embarras du choix en fait de fautes, de fureurs, de crimes et de coupables. Il est évident que, pour M. de Carné comme pour tous les Bretons fidèles au génie et aux traditions de leur province, cette sombre histoire se divise en deux parts, dont l'une est le prologue de l'autre. Ils ont pour l'époque où la Bretagne formait un duché sui generis cette préférence involontaire que nous éprouvons pour nos années de jeunesse. Tout assurément n'était pas pour le mieux dans le meilleur des duchés possibles. L'agriculture et l'industrie dormaient d'un profond sommeil ; en revanche, la guerre civile se tenait toujours éveillée. On s'assassinait de temps à autre pour
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ne pas en perdre l'habitude ; les évoques faisaient mauvais ménage avec le suzerain ; les chanceliers et les trésoriers de la couronne — témoins Chauvin et Pierre Landais—se haïssaient avec une rage et se combattaient avec un acharnement plus tragiques que les discussions de notre Corps législatif ; les routes étaient impraticables, ou plutôt il n'y avait pas de routes. Le pays tirait peu de parti de son immense étendue de côtes et de sa magnifique situation maritime. Les grandes races féodales perdaient rarement une occasion d'inquiéter ou de menacer la maison régnante. Mais, à part ces légers inconvénients, quelle vitalité ! quelle sève ! quelle foi robuste ! Comme le froid calcul, l'égoïste mollesse, l'intérêt vulgaire, sont encore loin de ces'fortes âmes ! Comme l'air circule librement dans ces mâles poitrines ! quel généreux sang coule dans ces veines ! quel relief ont ces physionomies à demi héroïques, à demi sauvages! quelle différence entre ce dévouement digne et fier à une dynastie nationale, profondément enracinée dans le sol et dans les coeurs, et nos obséquiosités serviles, pleines de secrètes réticences, nos empressements de commande, qui semblent toujours étiquetés par un préfet, réglés par un chambellan et surveillés par un agent de police !
J'ai eu, en commençant, le tort d'écrire les mots de poésie et de couleur. C'est qu'en lisant les deux volumes de M. de Carné, je ne pouvais me défendre d'une réflexion toute littéraire ; je me disais que la tâche du romancier, du poète, de l'artiste, serait, en un pareil sujet, bien plus douce que celle de l'historien. Que de trésors tout
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prêts pour un Brizeux épique, un Alexandre Dumas sérieux, un Walter Scott breton et catholique! L'auteur des États de Bretagne ne s'y méprend pas ; à diverses reprises, on sent qu'il côtoie la poésie, qu'il en aspire le souffle, qu'il n'aurait qu'à étendre la main pour la saisir. Il s'inlerrompt pour nous dire : a Cette époque attend plutôt un romancier qu'un historien.... On obtient un vaste ensemble de documents qui manquait à Walter Scott lorsqu'il jetait à l'avide curiosité de l'Europe les Chroniques de la Canongate et les chefs-d'oeuvre qui suivirent 1. » Et plus loin : « Entre tant de drames, il en est un que je recommanderais volontiers au romancier qui pourrait avoir un jour la pensée d'interroger ces ruines ensanglantées par la fureur des hommes. Qu'il n'oublie pas les courtes amours et la fin tragique du baron de Kerlech, mis à mort par les paysans au château de Roscannou... »
Et M. de Carné nous raconte sommairement une anecdote fort émouvante qui deviendrait aisément le texte d'un récit romanesque ou d'un drame pathétique. Pourquoi me suis-je permis d'indiquer ce rapprochement, d'exprimer ce regret? Parce que le roman, la poésie, le drame ne doivent à la vérité que le strict nécessaire. Dans la vie des peuples comme dans celle des individus, ce qu'ils recherchent, ce qui les inspire, ce n'est pas
1 Je relève ici une légère inexactitude purement chronologique. Les chefs-d'oeuvre de Walter Scott n'ont pas suivi, mais précédé les Chroniques de la Canongate, où se trahissaient déjà ses premières malveillances.
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l'exacte observation des lois morales qui garantissent à l'individu la sécurité, au peuple le bonheur et la paix ; c'est, au contraire, tout se qui se détache et fait saillie sur le fond monotone des sociétés humaines. La violence ne leur déplaît pas, le crime les attire ; semblables aux goélands, ils vivent dans l'orage comme dans leur atmosphère naturelle. Peu leur importe qu'on ait pillé, brûlé, égorgé, que les seigneurs aient conspiré contre les souverains, que les grands aient opprimé les petits, que les petits se soient rués comme des bêtes fauves sur leurs oppresseurs, que le bourreau ait eu sa part, qu'une noblesse tour à tour violente et frivole justifie d'avance les abus de l'absolutisme et les excès de la démagogie. Tout leur est bon, pourvu que la réalité se prête à des fictions saisissantes, et mieux valent pour eux les crimes éclatants que les vertus ordinaires.
L'historien est soumis à des conditions plus sévères. Son récit a un but, ses jugements ont un sens; il doit compte à lui-même et à ses lecteurs de ce que prouvent les événements qu'il retrace'. L'idée de l'auteur des États de Bretagne, réduite à sa plus simple expression, est admirablement vraie ; c'est que la ruine des libertés locales, l'influence de la centralisation sur l'esprit politique des provinces, doivent fatalement produire l'abâtardissement des races, l'abaissement des caractères, el préparer les voies, tantôt au despotisme qui n'est qu'une forme de l'anarchie morale, tantôt à l'anarchie qu'on pourrait appeler la feuille déroute du despotisme. Nous n'aimons pas plus que M. de Carné le gouverne-
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ment absolu ou personnel, tel qu'il nous montre le gouvernement de la France dans ses rapports avec la Bretagne ; ébauché par Louis XI, Organisé par Henri IV et Richelieu, exagéré par Louis XIV, poussé à ses dernières conséquences de bon plaisir, de gaspillage et de scandale par l'impardonnable Louis XV. Soit ; mais dans quelle alternative se trouvait placée là monarchie française, au sortir du moyen âge, pendant tout le cours du seizième siècle et une partie du dix-septième ? Quel fut, par exemple, le prélude de la réunion de la Bretagne à la France? Une situation claire comme le jour, d'où il résultait que, si la Bretagne n'était pas devenue à peu près française, elle allait être absorbée par l'Espagne ou par l'Angleterre ; un ensemble de prétentions, de discordes, de haines et de colères féodales, qui prouvaient que cette héroïque et robuste mineure avait besoin d'une tutelle. •
Supposez que notre Royauté eût respecté les libertés provinciales, laissé aux provinces leur complète indépendance, permis à la féodalité de se développer dans toutes ses ambitions et toute son ampleur ; qu'elle eût fait du trône une forteresse entourée de citadelles, que serait-il arrivé ? Par quels moyens aurait-elle abaissé cette maison d'Autriche qui tendait à la monarchie universelle? Quels progrès étaient possibles dans des pays reculés, isolés, soumis à toutes les passions locales, heureux et fiers de se gouverner eux-mêmes, mai; se gouvernant si mal qu'ils ne savaient ou ne voulaient ni tracer une route, ni creuser un port, ni trouver des débouchés, ni profiter des avantages de leur littoral? Nous
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y perdions cette unité nationale qui va si bien à l'esprit français, qui, si elle a eu ses inconvénients, a eu aussi ses grandeurs, et dont M. de Carné lui-même, dans un de ses ouvrages précédents, a si dignement célébré les bienfaits et les gloires. Nous y perdions le siècle de Louis XIV... Or, je suis fort disposé à m'associer aux griefs de M. de Carné contre le Roi-Soleil, mais à une condition, c'est que nous serons logiques; c'est que nous n'aurons pas deux poids et deux mesures. De deux choses l'une ; ou nous sommes désarmés par un idéal de majesté, d'éclat, de beauté, par ce'je ne sais quoi qui nous fait préférer un pourpoint de velours à un habit noir, le palais de Versailles à l'édifice du nouvel Opéra, la forêt de Fontainebleau au square Montholon, Bossuet à M. Duruy, Corneille à M. Sardou, Port-Royal au club des vélocipèdes, et Tartuffe à la Civilité puérile et honnête ; alors le grand siècle et le grand roi restent grands. Ou bien nous soumettons toutes les actions humaines au contrôle d'une morale sévère, d'une justice rigoureuse, de cet esprit d'humanité et d'égalité qui est l'esprit de l'Évangile ; alors je suis forcé de déclarer et j'offre de prouver à M. de Carné, son livre à la main, que, depuis la première ligne jusqu'à la dernière, pas un de ses personnages et pas un de leurs actes n'obtiendraient l'absolution du plus indulgent casuiste.
Qu'est-ce à dire? Que je suis d'un autre avis que M. de Carné sur le fond même de la question et sur le sens polilique de son histoire? Que j'ai envie d'amnistier ces rois imposant leurs bâtards pour gouverneurs à la
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chaste Bretagne, ce crescendo d'exigences fiscales, ces ducs de Chaumes, ces ducs d'Aiguillon, obligeant une population pauvre et fière à payer sa part des magnificences coupables ou des honteuses folies de la royauté ; ce triste jeu joué parla monarchie absolue sur les cartes de ses fidèles provinces ; ces représentants hautains ou futiles de la funeste noblesse de cour s'amusant à exploiter ou à offenser la noblesse provinciale? Que je ne donne pas raison à M. de Carné contre son immortelle payse, madame de Sévigné, tout en ajoutant, comme lui, qu'on s'est trompé sur sa pensée véritable, mais qu'elle a eu tort d'avoir trop d'esprit devant des cruautés qui serraient le coeur ? A Dieu ne plaise ! Ce n'est ni la faute de l'éminent écrivain, ni la nôtre, si l'histoire n'offre en somme que le tableau de nos vices, de nos travers, de nos sottises, de nos châtiments; si, à mesure, que nous voyons une province perdre son indépendance, une nation perdre sa liberté, elles nous semblent avoir à ajouter tout bas le mea culpa des pauvres Bretons roués ou pendus par le.duc de Chaulnes.
C'est pourquoi, au lieu de discuter ces époques lointaines, appliquons-nous à nous-mêmes les enseignements qu'elles nous lèguent. Au lieu d'être les historiens du passé, soyons nos propres moralistes dans le présent. A des siècles de distance, quand tout au dehors est transformé et bouleversé, il y a toujours un côté par où le coeur humain se ressemble, par où il sert à expliquer les institutions qui le relèvent ou l'abaissent, et par où les mêmes causes amènent les mêmes effets. Haïssons le
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despotisme ; mais, pour être dignes de le haïr, cherchons si, dans notre for intérieur, il n'existe rien qui le justifie. Tâchons de décentraliser ; mais, pour que notre oeuvre soit efficace, demandons-nous si, dans notre société aplatie et nivelée, l'égoïsme ne serait pas tout aussi dissolvant que les fanatismes furent autrefois destructifs. Pour ma part, libéral quoi qu'on en dise, et provincial quoi que je fasse, je suis prêt à crier : Vive la liberté ! vive la province ! Mais je serai encore plus sûr de mon fait, le jour où M. de Carné- aura plus de lecteurs que M. Michelet, où les cabarets de petite ville se désabonneront au Siècle, où, en littérature, les gros bataillons auront du goût, où, en politique, le suffrage universel sera synonyme d'indépendance, de désintéressement, de patriotisme et de bon sens,
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M. PRÉVOST-PARADOL 1
Octobre 1868.
Gresset se trompe, il n'est pas si coupable !
Je ne sais pourquoi ce vieux vers de Voltaire me revenait obstinément à la mémoire, tandis que j e relisais les premières pages de l'éloquente préface de M, PrévostParadol. L'auteur y exprimait des craintes qui, fort heureusement pour son éditeur et pour lui, ne se sont pas réalisées : « Qui me dit que, en produisant cet ouvrage, je n'ai point travaillé surtout à l'avancement de quelque agent subalterne, qui pourra se croire intéressé à mettre la main sur ce traité inoffensif de politique et d'histoire, soit pour donner une preuve de son zèle, soit, plus innocemment encore, parce que, ne décou1
décou1 France nouvelle.
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vrant rien de répréhensible dans cet écrit, il craindra par là même de l'avoir imparfaitement compris et tremblera de ne point paraître assez scandalisé ?... »
Certes, s'il suffisait, pour faire proscrire un livre, de l'élévation du langage, de l'élégance du style, de l'excellence des intentions, de la finesse des sous-entendus, l'ouvrage de M. Prévost-Paradol avait toutes sortes de titres à la glorieuse disgrâce qu'il semblait redouter. Pourtant l'essentiel, dans un traité de politique contemporaine, est de conclure, et les conclusions de M. Prévost-Paradol n'ont rien qui puisse irriter ou effrayer nos maîtres. Si j'avais le malheur d'être au pouvoir et le malheur plus grand encore de ne croire qu'au succès et à la force, je trouverais peut-être dans le volume de l'éminent écrivain assez de points vulnérables pour lui pardonner ce fond d'amertume, cette ironie courtoise, celte série de vérités cruelles auxquelles les hommes du gouvernement finissent, dit-on, par s'accoutumer. Il est vrai que je suppose, en même temps, que j'aurais de l'esprit, ce qui est probablement m'avancer beaucoup, soit que je me mette à la place d'un agent du pouvoir, soit, que je reste à la mienne.
Qu'y a-t-il d'important et de réellement significatif dans la France nouvelle ? Ce n'est pas la première partie, l'étude sur la démocratie moderne. Si juste de ton, si modérée qu'elle puisse être, cette étude ne nous apprend rien de bien nouveau. Nous savons tous que la démocratie est désormais notre souveraine, qu'il ne s'agit plus de la combattre, mais de la régler, de la fécon-
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der, et, s'il est possible, d'obtenir d'elle qu'elle nous dise ce qu'elle veut et où elle va. M. Prévost-Paradol a raison de déclarer que le triomphe définitif et le règne de la démocratie sont indépendants des formes du .gouvernement, que la république, la royauté parlementaire ou la dictature peuvent également favoriser ses progrès, fortifier ses droits ou dissimuler ses exigences. Mais . croit-il, lui si Français et si spirituel, avoir suffisamment tenu compte du penchant de l'esprit français en restant impersonnel, en évitant d'afficher ou d'avouer ses préférences pour telle ou telle de ces formes qu'il passe en revue dans le présent et dans le passé? L'esprit français, en pareil cas, est un peu comme Harpagon ; il voudrait toucher quelque chose; il ne refuse pas de s'attacher à un principe, de se rallier à une idée générale ; mais il veutsavoir comment cette idée peut se fondre avec les intérêts collectifs ou individuels d'une société ou d'un peuple. Il cherche à se représenter sous une image quelconque ou sous un nom tout ce qui peut résoudre les énigmes dont il s'inquiète, conjurer les périls qui l'effrayent, aplanir les difficultés qui l'irritent.
Mais, me dira l'auteur de la France nouvelle, vous en parlez bien à votre aise ; c'était là une des impossibilités du sujet. — Oui; mais c'est aussi un des inconvénients du livre, et cet inconvénient, nous allons le retrouver dans la seconde partie, celle où M. Prévost-Paradol expose ses divers plans de réforme. Assurément, à ne les prendre qu'en eux-mêmes, rien de plus spécieux, de plus sage peut-être que ces projets appliqués à tous les
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rouages de notre triste machine ; droit de suffrage, assemblées locales, attributions des chambres, des mi-. nistres et du chef de l'État, magistrature, justice, presse, armée, questions de paix et de guerre, lois sur les cultes. Supposez un de ces gouvernements amis de la liberté vraie, sincèrement parlementaires, pour lesquels, malgré cette discrétion qui sied aux amants, M. Prévost-Paradol ne saurait cacher ses légitimes tendresses : supposez que, sous ce régime, M. Prévost-Paradol fût député ou ministre, et que là, dans cette tiède et saine atmosphère, sous le regard approbatif de ses anciens, il montât à la tribune pour proposer ou défendre ses réformes politiques, électorales, administratives, judiciaires, cléricales ou militaires, rien de mieux ; on pourrait ne pas les admettre toutes ; aucune ne paraîtrait oiseuse ; il y aurait lieu, sans doute, à un triage; nul, du moins, ne méconnaîtrait l'efficacité relative et l'à-propos.
Aujourd'hui, au milieu de dangers et d'embarras qui sautent aux yeux, il n'en est pas tout à fait de même. Dans cette partie de l'ouvrage ou plutôt dans l'ouvrage tout entier, M. Prévost-Paradol me fait quelque peu l'effet d'un médecin qui, après avoir ôté aux parents de son malade et au malade lui-même toute illusion sur la gravité de son état, lui ordonnerait de la pâte de jujube ou une tasse de tilleul ; ou bien, si vous aimez à varier les comparaisons, il ressemble trop à un architecte qui, appelé à étayer une maison près de tomber en ruines, proposerait de changer les tentures du salon. Sérieusement, il y aurait là un joli sujet d'étude, non-seulement sur la
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distance qui sépare la théorie de la pratique et l'idée de l'expérience, mais sur ce qui manque à certains hommes, admirablement doués d'ailleurs, lorsque leur éducation est restée par trop parisienne, trop urbaine, trop soumise à des influences mondaines ou académiques ; lorsqu'on leur a fait oublier, à force d'esprit, toutes les variétés de l'imbécillité humaine dontil faut tenir compte pour gouverner ses semblables ; lorsqu'enfin ils n'ont ni passé par les grandes affaires, ni vécu en contact avec les populations rurales, les habitants des petites villes, où la politique, comme le roman, doit chercher son réalisme. Chose singulière ! A un siècle de distance, M. Prévost-Paradol a commis une erreur d'optique analogue à celle où tombèrent, les précurseurs de la Révolution française. Ceux-ci firent de la politique préventive, comme l'auteur de la France nouvelle fait de la politique d'après coup. Voulant élaborer un plan complet de régénération sociale, ils le tracèrent à plaisir, non pas d'après l'homme tel qu'il est, mais d'après un modèle idéal de l'humanité telle qu'elle devrait être, telle qu'elle serait s'il lui suffisait de revenir de la servitude à la liberté et de la civilisation à la nature. Ce qui en résulta, on le sait. Quant tous ces projets de réforme, aiguisés en révolution, passèrent de la métaphysique dans les faits, l'énorme contraste entre l'idéal et le réel fit de ce passage une des crises les plus violentes qui aient jamais épouvanté le monde.
Le contraste est assurément moindre entre les réformes proposées par M. Prévost-Paradol et la société nou-
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velle. Il existe pourtant, et nous n'oserions dire que tout l'avantage soit du côté de notre époque. Nous avons l'expérience de plus, mais l'enthousiasme de moins. Nous avons aussi la lassitude, la méfiance, le doute, et ce sentiment de résignation ironique qui vient après les tentatives avortées et les espérances déçues. En présence de tout essai de rénovation politique, l'enthousiasme est dangereux, mais ses contraires sont funestes. L'un égare les belles âmes, et les fait croire à la possibilité d'atteindre un but hors de la portée humaine. Les autres placent la masse compacte des âmes vulgaires en travers de toute idée généreuse et les opposent à tout ce qui n'est pas l'intérêt du moment et la sécurité du lendemain. L'un se croit maître de l'avenir, parce qu'il ne le connaît pas ; les autres se tiennent pour vaincus d'avance par le passé, parce qu'ils le connaissent trop. Ceux qui s'efforcent de triompher de cette fatigue et de remédier à ce lourd malaise, se trouvent en face d'un problème plus redoutable que tout le reste. Ils ont à se demander si nous ne sommes pas trop vieux, trop infirmes et trop corrompus pour mériter d'être libres ; si c'est la liberté qui guérira nos plaies, ou nos plaies qui envenimeront la liberté.
Ceci nous mène à la troisième partie de l'ouvrage de M. Prévost-Paradol, la plus importante, la plus grandiose, la plus éloquente, mais aussi celle qui soulève le plus d'objections et nous a laissé le plus de tristesse. Dans ces belles pages, comme dans bon nombre de celles qui les précèdent, ce qui nous frappe, ce qui consti-
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tue, selon nous, le principal défaut du livre, c'est le manque de proportion entre les dangers à éviter, le but à atteindre et les moyens à employer. Le naufrage est imminent, le but est lointain, le sauvetage est illusoire.
Nos échecs depuis 1789, les signes de notre décadence, notre avenir ou plutôt l'avenir du monde, tels sont les trois chapitres de cette dernière partie.
Dans le tableau de nos échecs, l'auteur a fait de sincères efforts pour rester impartial. Nous ne lui adresserons que deux chicanes qui, dans le sujet même de cette étude, sont fort accessoires. Ce diable d'homme, comme on a appelé Napoléon Bonaparte, peut avoir commis des fautes immenses et peut-être quelque chose de pire ; mais on doit avouer qu'il suffit de parler de lui pour qu'aussitôt prosateurs et poètes s'échauffent, s'exaltent et grandissent. La plume de M. Prévost-Paradol, plus lumineuse que chaude, plus fine que passionnée, a trouvé moyen, après tant de beaux vers et d'éclatantes pages, de nous donner un portrait magnifique et presque original de cet énigmatique génie. Mais, lorsqu'il exprime le regret que le premier Consul n'ait pas maintenu et sauvé la République, lorsqu'il nous peint la France d'alors, la France de la Terreur et du Directoire, de Robespierre et de Barras, teinte de sang, tachée de boue, s'enivrant de luxure pour oublier ses crimes, lorsqu'il nous la peint comme une sorte d'orpheline innocente et persécutée, prête à se jeter dans les bras de quiconque voudrait être son libérateur et dédaignerait d'être son maître, M. Prévost-Paradol nous fait sourire, et nous l'accuserions de
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naïvetés! un tel mot pouvait s'appliquer à un esprit aussi délié. L'histoire a, Dieu merci ! sa morale et sa logique. L'une et l'autre auraient été violemment enfreintes, si cette phase d'horreur et d'opprobre, ce règne de bourreau barbouilleurs de lois, assassins de toute majesté, de toute vertu, de toute innocence, de toute noblesse, de toute sainteté, de toute pitié, de toute poésie, eût abouti à un Washington et non pas à un Bonaparte, à un libérateur et non pas à un conquérant. Le pays, à cette date, n'était plus digne de la république, et il n'en était pas capable. Il avait fait de ce mot le synonyme de tout ce qui peut déshonorer l'espèce humaine. L'étiquette s'était si profondément empreinte, que, cinquante ans plus tard, la noble main de Lamartine ne réussit pas à l'effacer. Lorsque la seconde république s'offrit, à juste titre, comme inoffensive, nous lui aurions volontiers répliqué : changez de nom, si vous voulez qu'on vous croie.
Encore une fois, la République de 93 ne pouvait avoir que deux issues ; la monarchie traditionnelle, — c'était trop tôt et trop doux — ou la dictature militaire. Bonaparte n'avait à choisir qu'entre deux rôles ; celui qu'il a pris, ou celui de Monk ; thèse que nous n'oserions pas plaider, rôle qui n'allait pas à sa taille, genre de gran* deur qui ne s'accordait pas avec le sien. En regrettant qu'il n' ait pas fait du siècle qui s'ouvrait une ère répubUcaine, M. Prévost-Paradol nous semble avoir sacrifié à cet esprit de chimère dont on aperçoit des traces dans son livre; et qui, après tout, n'est pas bien coupable, puisqu'il fait songer à Fênelon.
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Autre chicane : je lis à la page 312 de la France nouvelle: « ... La conduite de la Restauration « (sauf « dans l'espace si court et si glorieux' pour elle qui « précéda l'assassinat du duc de Berry) fut malhabile... » etc. — Si M. Prévost-Paradol, au lieu d'écrire d'excellents ou charmants articles dans le Journal des Débats, avait eu comme nous la patience de relire toute la collection de ce journal avant 1820, il y aurait vu que la Restauration n'eut pas de période plus triste et plus pénible. Un gouvernement n'est jamais dans le vrai quand il afflige ou froisse ses amis sans désarmer ses ennemis. De 1816 à 1820, on croit entendre quelque chose de pareil aux grincements d'une machine dont les ressorts fonctionneraient en sens contraires. Des figures suspectes grimacent l'extase monarchique. Le favoritisme de cour contraste avec les doléances des vieux serviteurs du trône. Le sentimentalisme royaliste fait dissonance avec les grâces qu'on prodigue aux assermentés de l'Empire. Les ultra soulèvent imprudemment les premiers outils du libéralisme. Aucune blessure ne se ferme, aucun intérêt ne se rassure ; les conspirations pullulent, la peine de mort, aujourd'hui si rare, se dresse à toutes les pages* La modération se fait terrible, et les hommes dont on se méfie s'efforcent d'écarter par la rigueur les soupçons de connivence. Cet état de malaise universel finit par un coup de foudre aiguisé en coup de poignard, par l'assassinat du prince en qui se personnifiait l'avenir de la branche aînée des Bourbons. Telle est alors la violence des passions, telle est l'ardeur corrosive du feu qui cou-
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vail sous la cendre, que la phrase célèbre de Chateaubriand : « le pied lui a glissé dans le sang, » qui nous semble à présent d'une suprême injustice, acquiert et garde pendant des années la valeur d'une sentence sans appel, d'un proverbe historique et politique.
Non : l'époque vraiment belle de la Restauration, ce fut l'avènement du ministère Villèle, le temps qui s'écoula avant la rupture du grand homme d'affaires avec le grand homme d'imagination; alors que la droite entrait au pouvoir en vertu des lois les plus claires du gouvernement constitutiomiel ; alors que la fortune publique se restaura comme par enchantement, que la propriété foncière tripla de valeur, que l'on put entrevoir une solution du redoutable problème des biens d'émigrés, et que le poëte des Martyrs, à l'apogée de sa gloire, réconciliait avec le drapeau blanc la France d'Austerlitz et d'Arcole.
Mais si nous sommes ici. d'un avis contraire à celui de M. Prévost-Paradol, que ne lui pardonnerions-nous pas en faveur des lignes suivantes ?
« Aucune de ces raisons ne dissimulera aux yeux de la juste postérité la laideur du bonapartiste libéral, tel que la Restauration l'a connu et supporté pendant quinze ans... Cette sympathie et ce respect (pour les débris de la grande armée) n'ont rien à démêler avec les serviteurs sans scrupules du despotisme impérial, devenant, du jour au lendemain, contre la Restauration, les apôtres intolérants et exigeants de la liberté politique. On ne doit qu'une sévère justice à ces personnages impudents,
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qui, n'ayant rien eu à redire à la constitution de l'an VIII, trouvaient leur grande âme à l'étroit dans la Charte constitutionnelle ; qui, ayant approuvé qu'on mît au pilon les oeuvres de madame de Staël, s'indignaient des moindres entraves opposées à la liberté d'écrire ; qui, ayant envahi sans forme de procès, dépouillé et administré des journaux pour le compte de la police impériale, pouvaient à peine supporter, quelques années plus tard, qu'un jury réprimât les excès de la presse ; que ne blessait pas, sous l'Empire, l'image des prisons d'État et des détentions sans jugement, mais que révoltaient, sous la Restauration, les moindres précautions prises contre le fléau toujours renaissant des conspirations militaires, » etc., etc.
Je me laisse entraîner, et je n'ai pas encore indiqué ce qui, dans les derniers chapitres de la France Nouvelle, m'a causé une douloureuse surprise. M. Prévost-Paradol n'est pas optimiste, tant s'en faut ; il esquisse à grands traits et à la manière noire tous les périls de la situation, celte impasse où nous a enfermés une incroyable série de fautes, et d'où peut sortir d'un moment à l'autre une paix qui nous humilie ou une guerre qui nous écrase. Comme si ce n'était pas assez de la destruction de l'oeuvre de Richelieu, de la renaissance probable d'un empire d'Allemagne, de l'accroissement effrayant et des menaçantes ambition de la Prusse, l'auteur ouvre à nos regards les horizons du nouveau monde ; il nous montre, dans un avenir plus ou moins prochain, la race anglosaxonne s'emparant de ce jeune univers qui doit peut...... .JO
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être se former sur les ruines de l'ancien, redoublant d'activité envahissante, et ne nous laissant plus qu'un petit point dans l'espace pour y méditer sur notre décadence et notrenéant.
A ce sombre tableau qu'oppose-t-il? Quelle ressource morale, quel ressort intérieur met-il en jeu, pour que toute espérance ne s'éteigne pas dans nos âmes, pour qu'il nous reste une chance, pour qu'il nous soit possible encore de combattre, de n'être pas vaincus, de sauvegarder notre nationalité et nos frontières? D'après lui, l'influence de la religion dans la société est désormais trop faible pour qu'il y ait à lui demander un moyen de salut. J'ajoute que le sentiment chevaleresque, l'esprit de dévouement et de sacrifice, privés de leur aliment divin, vopt sans doute être scellés et s'endormir dans le même tombeau. Par conséquent, plus de remèdes héroïques. Restent l'idée du devoir et le sage calcul de l'intérêt bien entendu. Hélas! c'est bien philosophique pour les masses, Reste enfin l'honneur, ou, pour mieux dire, le point d'honneur, sur lequel M. Prévost*Paradbl parait plus particulièrement compter. Mais le point d'honneur est, de sa nature, individuel ; il a peu d'action sur les multitudes, alors surtout qu'on leur a appris à douter de tout ce qu'elles ont besoin de croire, et qu'elles ont vu passer sous leurs yeux tant de leçons vivantes de scep* ticisme politique* Le point d'honneur, c'est l'aiguillon de l'honnêteté : où commencera, où finira l'honnêteté, du moment que le ciel sera fermé et la terre muette? D'ailleurs le coeur humain est plus subtil que le point
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d'honneur n'est inflexible. Vous aurez autant de points d'honneur différents qu'il existe d'intérêts, de passions et de caractères. Tel homme, d'une probité à toute épreuve, ne croira nullement son point d'honneur compromis en votant pour un candidat servile. Tel autre, incapable d'une mauvaise action, ne reculera pas devant quelque misérable subterfuge pour dérober son fils aux chances de la conscription. Je cite deux exemples ; j'en pourrais citer mille.
M. Prévost-Paradol me permettra-t-ilde le lui dire? Si vraiment il ne nous reste que des ressources aussi faibles contre des dangers aussi graves et des malheurs aussi imminents, sait-il ce qu'on est forcé de conclure, non pas grand Dieu ! en guise de voeu ou d'espérance, mais de conjecture ? Une guerre courte et bonne, une victoire éclatante, un de ces moments rapides où la nation victorieuse peut dicter les conditions de la paix ; l'annexion des deux rives du Rhin enivrant l'orgueil national ; et, à la faveur de cette double ivresse de poudre et de johannisberg, un maître, appuyé sur une armée triomphante, nous reprenant avec usure les maigres libertés que nous devons peut-être aux leçons de l'adversité. Je crois connaître assez notre pauvre France, nouvelle ou non, pour affirmer que, dans cette hypothèse, si ses libertés ne sont pas contentes, son point d'honneur sera ravi. En d'autres termes, quand une nation n'a plus de foi, plus de sens moral, plus d'esprit de dévouement et de sacrifice, quand elle n'est plus soutenue que par le plus vague et le plus élastique des sentiments, il n'y a plus de
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recours que dans les gendarmes, et ce n'est pas la peine d'écrire des traités politiques de cinq cents pages pour arriver au tricorne.
Je note en finissant, et pour mémoire, une distraction et une faute de style. M. Prévost-Paradol nous dit (page 55) : < Le défaut d'indépendance n'est qu'une conséquence du défaut de lumières ; et l'exemple du vote des grandes villes, toujours plus indépendantes par cela seul qu'elles sont plus éclairées, prouve suffisamment, » etc., etc.
Voilà sans doute pourquoi l'arrondissement le plus éclairé de la ville la plus illuminée de l'univers, ayant à opter entre deux candidats éminents et excellents, MM. Cochin et Prévost-Paradol, a voté avec enthousiasme... pour M. Adolphe Guèroult.
Plus loin, page 532 : « Cet appui, joint au réveil de l'idolâtrie napoléonienne qui couvait toujours dans les campagnes, et au mécontentement mêlé de crainte que la République y avait suscité, forma ce torrent irrésistible, » etc., etc.
Un appui, joint à un réveil, qui forme un torrent, c'est de la prose d'avocat ou de Premier-Paris ; ce n'est pas dignejdu style habituel de M. Prévost-Paradol, si élégant et si pur. Je recommande la première de ces deux remarques à l'homme politique, la seconde à l'académicien. Mais que dis-je? La politique de M. Prévost-Paradol n'est-elle pas encore de la littérature? Si j'essayais de le prouver, le brillant auteur de la France nouvelle ne pourrait m'en vouloir. Chacun prêche pour son saint ; j'aime
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si peu la politique ! La littérature me fut si chère ! Rappeler à M. Prévost-Paradol sa spécialité véritable, le ramener à mes préférences, promettre un digne successeuV à M. Villemain, qui, si j'en juge par son dernier rapport, a échangé sa place à l'Institut contre l'archevêché de Grenade, ce n'est pas une malice; c'est un hommage.
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Octobre 1868.
Si vous me permettez d'être pédant et de définir le talent une faculté de l'esprit appliquée à une oeuvre d'art, j'ajouterai qu'il y a infiniment plus de talent dans Anne Séverin que dans le Récit d'une Soeur. Pour écrire son premier ouvrage, madame Augustus Craven n'a eu qu'à rassembler ses souvenirs de famille; telle en était l'originalité touchante, que l'imagination ne pouvait que gagner à se faire suppléer par la mémoire, et qu'un secrétaire posthume, pourvu qu'il fût ému et fidèle, était ici préférable au plus habile inventeur. Du moment que la survivante savait se tenir au niveau de ses chers morts, s'imprégner de leur âme, nous rendre l'écho de leur voix et
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l'expression de leur visage, du moment que ces précieuses reliques s'animaient sous sa main pieuse, tout était dit. L'art pouvait, comme les images de Caton et de Brutus, briller par son absence. Quant au style, une femme distinguée écrit toujours bien, dès qu'elle veut s'en donner la peine et qu'elle traite un sujet où tressaillent toutes les fibres de son coeur. Qu'avait-elle d'ailleurs à se préoccuper de sa prose ? Ses frères, ses soeurs, ses amis, ses personnages, ses héros, écrivaient pour elle. Il était permis peut-être de discuter l'opportunité ou la convenance de cette initiation du public à des secrets qui se déflorent en se partageant, de cette admission de la foule dans le mystique sanctuaire; mais il n'était pas possible de résister à tant d'émotion et de charme, et de ne pas considérer cette heureuse indiscrétion comme une bonne fortune littéraire.
Dans Anne Séverin, tout ou presque tout appartient à madame Craven. Ce n'est plus le récit d'une soeur, mais d'un romancier, et Dieu sait que ce romancier ne lésine pas; car son volume n'a pas moins de cinq cents grandes pages, et contient la matière de deux romans bien pleins. Même en admettant qu'on doive y chercher un fond d'histoire vraie, recueillie dans un coin de la mémoire, ou mieux encore une variation idéale sur le thème fraternel, la fiction garde une part assez large pour mettre hors de doute cette faculté d'artiste dont je parlais tout à l'heure. Il a fallu que l'auteur créât des personnages, des situations, des caractères, qu'elle essayât de se rendre compte des vraisemblances matérielles et morales
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dont elle cessait d'être sûre, puisqu'elle ne les retrouvait plus en elle-même. En dehors de toute critique de détail, sans rien préjuger du mérite ou des défauts de l'oeuvre, il y avait quelque chose d'intéressant, presque d'émouvant, dans cette courageuse résolution d'une noble femme, qui, après s'être si admirablement souvenue, se décidait à inventer.
Comment se fait-il donc que le succès d'Anne Séverin ait rencontré tant de résistance, et cela de la part des plus ferventes admiratrices du Récit d'une Soeur, dans le monde même où madame Craven devait attendre le plus d'encouragement et de sympathie ? Si je ne craignais , à propos d'un livre où surabondent les beUes âmes, d'avoir l'air de trop croire à la malice mondaine, ce n'est pas précisément dans Anne Séverin que je chercherais l'explication de ce phénomène. C'est dans un autre livre, inédit quoique toujours ouvert, qu'on appelle le coeur humain, et j'y consulterais spécialement le chapitré des bonnes amies. Je me demanderais si Anne Séverin n'a pas failli tomber parce que le Récit d'une Soeur avait trop réussi, si l'esprit de réaction ne sait pas se glisser à travers toutes les fenêtres et toutes les jalousies, s'il ne se mêle pas, même chez les meilleurs, un secret déplaisir à la joie des succès d'autrui, et si l'écrivain ou l'artiste qui se fie trop à une-coterie, ne s'expose pas à la voir lui retirer d'une main ce qu'elle lui a prodigué de l'autre. Mais ici la main est trop blanche, le terrain est trop glissant, la question est trop compliquée, les jalousies sont trop vertes; le débat défrayerait un
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gros volume de morale, et je ne veux faire qu'une petite page de critique.
Le mieux est donc de m'en tenir au roman de madame Craven et de tâcher d'y découvrir, sinon les raisons, au moins les prétextes de ce commencement de disgrâce, démenti déjà, en attendant mieux, par le chiffre des éditions.
J'ai indiqué, au début, le talent dans ses rapports avec l'art; après le talent, il y a le métier, ce côté vulgaire si l'on veut, mais nécessaire, de l'art, par où il se met en contact avec les multitudes qui jouissent de ses oeuvres sans se rendre compte de ses procédés. Or, dans Anne Séverin, si le talent est incontestable, le métier manque absolument. Une analyse, trop courte, d'un roman trop long, m'aidera à expliquer, chemin faisant, comment de vraies beautés peuvent être compromises par de légères maladresses.
La jeune et belle Charlotte de Nébriant est veuve avant d'avoir été mariée. Son fiancé, Guillaume des Aubrys, a péri dans un de ces épisodes héroïquement insensés qui marquèrent l'agonie de la grande guerre vendéenne et protestèrent contre les entraînants triomphes du Consulat et de l'Empire. La scène se passe à Londres, au déclin de l'émigration. Charlotte a une mère qui, pour ne pas rester sans appui, a épousé en secondes noces le docteur Perceval; elle a eu, de ce second mariage, une autre fille, la douce et aimable Louise, moins belle,-moins éclatante, mais presque aussi charmante que sa soeur.
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Le docteur, homme admirable — car nous n'avons pas de loups dans notre bergerie, et s'ils y entraient, ils ne tarderaient pas à se convertir—meurt dans une épidémie. Sa veuve, déjà malade, frappée au coeur,inquiète de l'avenir de ses deux filles, surtout de Charlotte, lui cherche un asile dans un mariage raisonnable, le seul auquel puisse désormais songer la fiancée de Guillaume des Aubrys.—Elle s'adresse en. toute confiance à son cousin, le marquis de Villiers.
M. de Villiers a quarante ans; mais son coeur est plus jeune que son âge; assombri par les orages politiques, à la fois hautain et timide, mécontent d'autrui et de luimême, étranger aux galantes frivolités de l'ancien régime, il n'a pas encore aimé ;il a fallu la radieuse beauté de Charlotte pour lui faire ressentir du même coup toutes les ardeurs de l'amour et tous les raffinements de la souffrance. Il n'a pas attendu la mort de Guillaume pour se donner tout entier à sa cousine, sans autre espoir que celui de ne jamais guérir de ce mal qui le tue et qui le fait vivre. Figurez-vous ce qui va se passer dans cette âme, quand madamePerceval, pressée parle temps, prévoyant sa fin prochaine, propose à M. de Villiers la main de Charlotte.
Elle l'a choisi, parce qu'elle sait que sa fille ne peut plus faire un mariage d'amour, et qu'elle croit que ce quadragénaire grave et triste n'aura poursafemme qu'une affection qijasi paternelle. Charlotte dit oui, parce qu'elle partage là-dessus l'erreur de sa mère. Le marquis, éperdu d'étonnement et de joie, ne chicane pas d'abord ce bon-
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heur inespéré qui le frappe comme un coup de foudre. Il l'accepte tel quel, se disant qu'à force de passion il réussira peut-être à effacer une importune image, mais se gardant bien de dire à cette mère qui va mourir, à cette jeune fille qui pâlit sous ses voiles blancs, que ce n'est pas un protecteur, un mentor, un père, un mari, que c'est le plus ardent, le plus fou et peut-être, hélas! le plus ombrageux des amants, qui se charge de la destinée de Charlotte.
Il y avait dans cette situation, dans ce malentendu, de quoi suffire à une belle étude psychologique, à un roman tout entier. Remarquez pourtant qu'il n'est pas encore question d'Anne Séverin; je lecrois bien ! Elle n'est pas née.
Vous comprenez que la bonne Louise Perceval ne peut pas non plus rester fille; nous avons, dans ce roman, trop de saints à qui nous vouer, pour recourir à sainte Catherine. Louise épouse humblement Pierre Séverin, un intendant modèle, qui, pendant toute l'émigration, a maintenu en bon état le château de Villiers, triplé la valeur des terres et mérité que le fier marquis, en dépit de son incorrigible orgueil, cessât de voir en lui un serviteur pour le traiter comme un ami. Cet honnête couple habite un chalet dépendant du château. C'est dans ce joli chalet que va s'écouler l'enfance de leur fille unique, — Anne Séverin, — laquelle n'a que deux défauts : d'être en effet trop unique dans ses perfections séraphiques, et de ne venir au monde que vers la centième page du récit; lorsque l'auteur nous a déjà intéressés à une foule d'évê-
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nements et de personnages qui ne forment en réalité que le prologue.
Toutefois, ce n'est pas cette erreur de perspective qui a nui au succès de la première partie; c'est le caractère du marquis de Villiers.
Loin de nous l'envie de médire de l'impartialité ! il sied à la fille d'un des plus illustres défenseurs de la monarchie de ne pas tricher ^histoire contemporaine, au risque d'y rencontrer quelques travers à côté de bien des traits de vertu et de dévouement. Mais enfin, madame Craven pouvait se dire deux choses; la première, c'est qu'il était inutile d'indisposer, pour si peu, contre son roman, l'élite de son public ; la seconde, c'est que les opinions excessives du farouche émigré de 1804, du royaliste grincheux de 1815, du légitimiste ulcéré de 1831, ne perdraient rien à rester sous-entendues, n'ayant aucun rapport direct avec sa physionomie romanesque, la seule qui nous intéresse. Cette dissonance nous étonne d'autant plus, que l'auteur d'Anne Séverin, pour mettre ses nobles instincts plus à l'aise, a pris l'excellent parti de se brouiller net avec la réalité. Quand on a idéalisé, comme elle l'a fait, le curé de campagne en la personne de l'abbé Gabriel, l'intendant en la personne de Pierre Séverin, le peintre sous les traits de Franz Franck, le valet de chambre sous la livrée du vieux Thibaut, le prédicateur italien sous la robe du capucin prêchant au Colisée, etc., etc., pourquoi donc ne pas garder au bénéfice des émigrés et des marquis un peu de celte heureuse faculté de tout voir en beau, à laquelle le roman mo-
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derne nous a si peu habitués ? Pourquoi nous forcer de songer au proverbe : « On n'est jamais trahi que par les siens? »
Que M. de Villiers, en apprenant la bataille d'Austerlilz, s'écrie : « Encore une défaite ! i> soit ; mais alors, qne diront les marquis de MM. Erckmann-Chalrian ou des drames du Châtelet? Qu'après 1830, malgré les leçons de l'expérience et du malheur, veuf, n'ayant plus au monde que son fils Guy, il lui défende de recevoir au château un artiste d'un grand talent et d'un grand coeur, - parce que cet artiste n'est pas gentilhomme, c'est ridicule et odieux. Or, à quoi bon rendre odieux et ridicule un personnage qui, même dans ses violences, pouvait ne jamais cesser d'être digne de sympathie, si toutes ces violences s'étaient expliquées par son amour pour Charlotte, par ses luttes incessantes contre un fantôme, un nom, une croix de bois noir sur un tombeau? Règle générale, oserai-je dire aux romanciers de tous les partis : N'admettez dans vos fictions la politique et la religion, que lorsqu'elles vous seront nécessaires comme ressort de l'action ou explication des caractères. Nous allons voir, dans la seconde partie d'Anne Séverin, une erreur plus grave à propos de questions plus délicates ; la dissidence religieuse substituée à l'analyse psychologique ; le sentiment remplacé par la croyance; la casuistique romanesque dominée par l'article de foi.
Vous savez déjà que le marquis et la marquise de Viliers ont eu un fils qui s'appelle Guy. L'éducation de ce
fils soulève des orages domestiques, dont la cause, tou...... u
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jours la même, — le souvenir de Guillaume des Aubrys, —n'empêche pas le marquis de nous sembler déplus en plus haïssable. Dans ces moments de crise où le naturel impétueux de Guy se heurte contre les fureurs de son père, c'est Anne Séverin, de trois ou quatre ans plus jeune que son compagnon d'enfance, qui est l'ange gardien, la douce conseillère, la messagère de paix et de pardon.
Madame de Villiers est morte ; son mari meurt. Voilà Guy maître, à vingt ans, d'une immense fortune, entrant dans le monde avec un grand nom, beau et élégant ca- ~ valier, plein de fougue et de passion, capable d'une folie, incapable d'une bassesse, et gardant des balsamiques influences de sa mère un sentinjent religieux assez ferme pour le protéger contre de vulgaires désordres. Qu'éprouve-t-il pour Anne Séverin? une franche amitié, une ardente reconnaissance, ou bien un amour qui s'ignore lui-même? C'est l'heure juvénile où il faut rester pour jamais au port ou se lancer en pleine mer. Guy voudrait rester; mais les inflexibles scrupules du vertueux Pierre Séverin, trop obstiné dans son respect pour les hiérarchies sociales, font une première diversion au profit de l'inconnu, et cet inconnu ne tarde pas à s'offrir sous l'élégante figure de la belle Éveline Devereux.
Éveline est orpheline. Son père, Henri Devereux, dont je ne vous ai encore rien dit, — tant nous sommes encombrés dans cette analyse! — aj lui aussi, passionnément aimé Charlotte de Nébriant. Pour se guérir de cet amour, il est parti, il s'est enfui dans les Indes anglaises;
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il s'y est enrichi, marié, il a perdu sa femme et il est mort. C'est d'après une de ses dernières volontés qu'Éveline, réduite, pour toute parenté, à une tante de vaudeville, vient passer quelques mois au chalet, chez les Séverin, à deux pas du château de Villiers.
Ce qui en résulte, on le prévoit. Anne, toujours prête au sacrifice, partageant d'ailleurs les scrupules de son père, a laissé croire à Guy qu'elle ne l'aimait que d'amitié. Éveline trouve donc le champ libre; son éducation et ses voyages lui ont donné toutes les libertés britanniques; encore un peu, et une légère flirtation s'ajouterait à ses séductions naturelles. Sa beauté a toute la saveur des tropiques, tout le parfum d'une fleur d'Angleterre éclose sous le soleil de l'Inde. La pauvre Anne n'a que le charme, Éveline a l'éclat, et à l'âge de Guy, avec son ardeur d'imagination, dans les dispositions où il se trouve, l'éclat est plus puissant que le charme. Anne, c'est la tendresse de coeur; Éveline, c'est l'amour de tête.
Là est le roman, la seconde méprise, entre Éveline et Guy, comme la première avait eu lieu entre le marquis de Villiers et Charlotte ; — magnifique sujet d'étude, qui n'avait nul besoin de la différence des religions, et que l'auteur a gâté, selon nous, en le compliquant d'une dissidence religieuse. Il fallait simplement nous dire qu'Éveline était protestante ; nous n'en demandions pas davantage.
Ce qui vaut mieux, c'est ce qui suit l'imprudent engagement de Guy et d'Éveline. La brillante miss a un secret que Guy découvrira plus tard. Avant de venir en
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France, elle était déjà presque fiancée à son cousin, lord
Vivian Lyle.
Parmi les trop nombreux personnages d'Anne Séverin, Vivian Lyle" est, de beaucoup, celui qui fait le plus d'honneur à madame Craven. C'est une création originale et vraie, sans parti-pris, sans fadeur, sans ce je ne sais quoi d'un peu convenu, d'un peu voulu, qu'on retrouve dans divers chapitres du roman. Vivian est pour Éveline l'homme nécessaire, celui qu'elle doit aimer avec plus de respect que de passion, celui qui seul peut dompter ses instincts de coquetterie, qui seul peut prendre sur elle assez d'empire pour sauvegarder son bonheur et son honneur; le mari anglais, en un mot, dans sa fermeté sérieuse et correcte, tel qu'il le faut pour opérer cette métamorphose tant de fois signalée de la jeune fille anglaise, émancipée jusqu'à l'imprudence, en épouse vertueuse jusqu'à la pruderie.
Sacrifié en apparence, lord Vivian Lyle se garde bien, comme l'eût fait un Français en pareil cas, de céder à un sot amour-propre et d'abandonner la partie. Il sait qu'Évéline tient à lui par dés liens plus forts qu'elle ne le croit elle-même. Il vient rejoindre à Rome les deux fiancèsj et, après une soirée où il s'est trouvé en présence de son rival, il se fait annoncer chez Guy de Villiers. La scène est d'une admirable beauté, et la franchise de mes critiques doit au moins prouver la sincérité de mes louanges. Par la noblesse des sentiments, l'élévation du caractère, la distinction suprême des manières, les deux interlocuteurs se valent; Guy est violent, Vivian est grave; le point
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d'honneur, l'orgueil de nation et de race, la passion, le préjugé sont là; un mot, un geste, un regard peuvent, à chaque instant, faire éclater le feu qui couve et qu'étouffent des prodiges de volonté. Il ne faut pas qu'il y ait de duel, —il n'y en a pas,— et il faut pourtant que Guy sorte intact de cet entretien, où il iinitpar renoncer à la main d'Éveliue. J'insiste à dessein sur la beauté, sur l'originalité de cette scène, pour faire mieux comprendre à madame Craven que la question d'hérésie et d'orthodoxie n'avait rien à voir dans les incidents qui amènent cette péripétie, rendent Éveline à Vivian et Guy à sa chère Anna Séverin. Les promenades dans Rome, l'indifférence d'Éveline devant les pompes catholiques, le sermon populaire du capucin écouté avec émotion par Guy, avec une curiosité railleuse par la jeune Anglaise, tout cela fait l'effet d'un placage ou d'une redite. Cela a été vu ailleurs, dans le Récit d'une Soeur par exemple, mais avec un accent de vérité qui fait place ici à l'esprit de système et d'arrangement. Jusqu'où ce système n'a-t-il pas entraîné madame Craven? Aux dernières pages, c'est une conversion générale, une déroute du libre arbitre de sentiment, d'imagination et de coeur, — c'est-à-dire des seuls éléments romanesques, —supprimé par un coup d'état de la Grâce. Le peintre se fait missionnaire, la vicomtesse de Nébriant, une vieille cousine dont je n'ai pas parlé, parce qu'elle est presque aussi postiche que ses nattes, devient une sainte ; Anne Séverin fait le catéchisme et guérit les malades; enfin, —- dernier coup de pinceau qui gâte les deux meilleures figures! —Vivian et Éveline se font
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puseystes, ce qui les mène droit au catholicisme. C'est absolument comme si Walter Scott avait fait de Claverhouse un chambellan de Guillaume d'Orange, ou de Diana Vernon une dame d'honneur de la reine Caroline.
N'importe ! en dépit d'imperfections que j'ai rudement signalées, malgré des longueurs qui, après tout, ne dépassent pas celles de la plupart des romans anglais, malgré ces constantes préoccupations de femme pieuse, mêlant sans cesse uneidée de propagande catholique aux créations de son talent, Anne Séverin n'en est pas moins un des récits les plus remarquables qui aient paru dans ces derniers temps. Pour nous, ce récit a un charme particulier. Il est de sa date et de la nôtre; car on n'a guère d'autre date que celle où l'on a été jeune. Il nous reporte à l'époque où on chantait Bellini dans les salons, au lieu d'y chanter Offenbach; où le Théâtre-Italien, ce terrain neutre entre la dévotion et le monde, passionnait pour les douces cantilènes de la Sonnanbula et des Puritains d'élégantes jeunes femmes que l'on retrouvait, le lendemain, à Saint-Roch ou à Saint-Thomas. Anne Séverin prouve aussi à quel point madame Craven pourrait exceller et réussir, si, renonçant à soulever de grandes machines, elle écrivait de courtes et touchantes nouvelles, dans le genre de celles de madame d'Arbouville, où, au lieu de se disséminer, de se violenter dans un cadre immense, ses exquises qualités d'esprit et de coeur, ses éminentes facultés d'artiste se concentreraient comme dans un flacon de pure essence. En somme, je n'oserais pas dire
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encore qu'Anne Séverin soit un 1 grand succès; mais si une des bonnes amies que vous savez me disait : « C'est une défaite! » je répondrais, ne fût-ce que par malice : Oui, une défaite... d'Austerlitz.
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XI
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Octobre 1868.
On lit dans le Journal des Débats du 16 avril 1814 ;
— « Un des derniers crimes de la tyrannie expirante fut l'assassinat de M. de Gau, ancien militaire, chevalier de Saint-Louis, homme de bien, considéré par tous les habitants de Troyes, sa patrie ; il élait aussi fort avantageusement connu de plusieurs officiers supérieurs de l'armée alliée qui occupa cette ville dans les premiers jours de février. M. de Gau se servit, pour le bien de ses compatriotes, de la confiance qu'il inspirait à tous. Il eut, dans cette intention, et avec beaucoup de succès, plusieurs conférences avec les officiers de l'armée, et même, avec les souverains qui étaient alors à Troyes et qui voulurent bien l'admettre en leur présence. On dit que M. de
1 IJI Cocarde blanche.
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Gau profita de la protection accordée par ces princes généreux à tous les sentiments nobles et patriotiques pour porter sa décoration militaire, et arborer cette récompense de ses services et ce signe de la valeur qu'il avait autrefois obtenue de son Roi. Tels étaient ses crimes aux yeux de Buonaparte. H en avait d'autres encore : il avait été aide de camp de M. lé duc d'Enghien. Témoin de la valeur brillante et des qualités aimables de ce jeune et infortuné prince, il avait été, comme tout bon Français, saisi d'horreur à la nouvelle de l'attentat qui fit périr cet illustre rejeton du grand Condé ; il ne put contenir les marques de son indignation ; dès lors le tyran lui voua une haine implacable. Les mouvements des alliés l'ayant fait rentrer pour un moment à Troyes, son premier soin fut de se faire désigner sa victime, et par son ordre M. de Gau fut fusillé sur-le-champ. Ce crime fit sur le public une plus grande sensation que beaucoup d'autres non moins odieux; il prouva, mieux que les autres encore, que rien ne pouvait mettre un frein â la férocité du caractère de Buonaparte, ni les dangers de sa position, ni les calculs de son intérêt, ni la crainte d'aliéner de plus en plus tous les coeurs, dans un moment si critique pour lui. »
Si nous avons reproduit cet article ultra-quinquagénaire, ce n'est pas pour le stérile plaisir de voir accolées à un grand nom des épithètes injurieuses. C'est d'abord pour montrer quel était à cette époque, quinze jours après la chute de l'empereur, le diapason de l'opinion publique ; c'est ensuite et surtout pour faire voir de
il.
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quels éléments contradictoires se composaient les tristes passions d'alors, et combien il était difficile au patriotisme, à la conscience, à l'honneur, à l'héroïsme, à la justice, de se reconnaître dans ce pêle-mêle et de parler leur véritable langage. Notons en passant un trait dont toutes les générations peuvent faire leur profit. On a souvent signalé l'abaissement des caractères qui résulte du despotisme, et qui se traduit par le mot de servilisme. Il y a quelque chose de plus ignominieux encore, deplusfuneste au sens moral d'une nation; c'estlemomentoù ladéchéance du despote, donnant congé à ce servilisme, le fait passer en un jour de la bassesse à l'outrage ; c'est celte débâcle d'insultes par laquelle il se venge contre l'idole tombée de tout ce qu'il lui a prodigué d'adulations et de complaisances 1. Dans celle explosion soudaine, il change de
1 Je crois devoir laisser intact ce passage tout en l'expliquant. 11 ne s'applique pas — et le malentendu nous avait semblé impossible—_à MM. Bertin, propriétaires du Journal des Débals, journal de l'Empire. La propriété du journal leur ayant été violemment confisquée, des écrivains gagés par la police impériale ayant remplacé, à diversesreprises, les véritables rédacteurs, il est tout simple que, suivant les événements, et, pour ainsi dire, du jour au lendemain, les plus brusques et les plus singulières volte-faces se rencontrent dans la collection restée entre nos mains. Ceci posé, nous ne conseillerons pas aux amis des Bertin d'alors et de ceux d'aujourd'hui de trop insister sur ces détails et ces souvenirs. Si légitimes que soient les rancunes, elles ne devraient jamais ni dépasser toute mesure, ni perdre toute prévoyance. Quand les écrivains du Journal des Débats applaudissaient à l'exécution du maréchal Sey et du colonel Labédoyère, lorsqu'ils signalaient l'évasion de Lavalette comme une calamité publique, lorsqu'ils éreintaient M. Guizot et M. Decazes, lorsqu'ils annonçaient avec emphase et la larme à
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forme sans changer de nature. Il se fait l'esclave de sa honte comme il était le valet de son maître. H secoue son opprobre comme un chien qui s'est trempé dans la vase, et chacune de ces immondes gouttelettes change son encens en boue.
Quoi qu'il en soit, si l'on avait prédit à cet intrépide M. Gouault ou de Gouault, —j'adopte l'orthographe de M. Louis Ulbach, qui est évidemment la meilleure, — que, six semaines après sa mort, au moment où triompheraient ses convictions les plus chères, un journal royaliste rendrait un juste hommage à sa mémoire ; que, cinquante-quatre ans plus tard, un écrivain de tendance républicaine le ferait figurer dans un roman ; et si l'on eût ajouté que ce serait dans le roman, et non pas dans le journal, qu'il faudrait chercher le vrai sens de son héroïsme, son véritable titre de gloire, on l'eût probablement bien étonné. Et pourtant rien n'est plus réel. Tâchons d'expliquer ce contraste qui fait honneur à M. Ulbach et qui lui a porté bonheur.
Relisez l'article des Débats : que de détails équivoques et de fâcheux sous-entendus se mêlent aux effusions monarchiques, aux haineux anathèmes contre Buonaparte ! « M. de Gouault était fort avantageusement connu de
l'oeil une souscription à l'effet d'offrir à la sainte Vierge une statue en argent, pour obtenir le seul bonheur qui manquât à la Pi-ance, une grossesse de madame la duchesse d'Angoulême, ils étaient dans leur droit de victimes du régine tombé, et on ne pouvait les accuser de palinodie; mais on pouvait leur dire : prenez garde! les collectionneurs sont de terribles gens, et vous regretterez peut-être un jour d'avoir écrit toutes ces belles choses.
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plusieurs officiers, supérieurs de l'armée alliée. » — Il avait donc servi dans leurs rangs? Il était donc au nombre de nos ennemis et de nos vainqueurs, à l'heure où s'achevait cette douloureuse et snblime campagne de Franee, qui fait battre, après plus d'un demi-siècle, tous les nobles coeurs de tous les partis ? — « M. de Gouault profita de la protection accordée par ces princes généreux à tous les sentiments nobles et patriotiques pour porter sa décoration militaire. » Ainsi, c'est par permission, non pas de M. le maire, mais de l'empereur de Russie et du roi de Prusse, que M. de Gouault avait porté sa croix de Saint-Louis? Et ce fait était déclaré, ces vils éloges étaient décernés aux chefs de l'invasion, tandis que trois ou quatre de nos plus belles provinces n'étaient plus qu'un amas de ruines, lorsqu'il suffisait de parcourir la Champagne, la Lorraine et l'Alsace pour retrouver sons les décombres le feu des incendies et sur les routes le cadavre d'une armée ? Quand une blessure est encore saignante et béante, vanter le chirurgien, à la bonne heure ! mais l'assassin, c'est trop fort. Que dire de cette version bizarre d'après laquelle Bonaparte, dans ses volte-faces léonines, faisant tête à l'Europe ameutée, aurait songé à exercer contre M. de Gouault une vengeance toute personnelle, sous prétexte que le brave Champenois avait été, comme tous les bons Français, saisi d'horreur à la nouvelle du meurtre de M. le duc d'Enghien? Qui ne voit que cette surcharge arrive là tout exprès pour rendre Bonaparte encore plus odieux en rappelant le plus grand de ses crimes? Étrange effet du trop près, qui
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aveugle les intéressés, défigure les meilleures causes, prouve le contraire de ce qu'il veut prouver, déshonore la terreur et envenime la pitié ! Encore, si ce trop près d'il y a cinquante ans nous engageait à nous méfier du nôtre, qui deviendra, lui aussi, le passé! On pardonnerait à ces laçons d'être cruelles, si elles n'étaient pas perdues.
Combien nous aimons mieux revoir la vaillante figure de M. de Gouault dans le cadre républicain ciselé par M. Ulbach ? Nous sommes au lendemain ou à la veille du 9 thermidor. Un proscrit, M. de Gouault, allié aux plus vieilles familles du pays, frappe un soir à la porte de son ami Cerbonnet, plébéien et disciple de son compatriote Danton. Il lui conte une triste histoire. Sa soeur a été séduite par un officier. L'officier est parti, la soeur est morte ; mais il reste l'enfant, une petite fille que M. de Gouault confie à Cerbonnet, pendant qu'il repart, lui, pour aller à la recherche du séducteur et le tuer. 11 fait promettre à Cerbonnet d'élever cette enfant, — elle se nomme Valentine, — dans des sentiments de royaliste et de chrétienne.
Tout ce programme s'exécute de point en point. Gouault tue l'officier émigré ; il prend glorieusement part aux combats de l'armée de Condé ; il passe quelques années en Russie, et il revient en.France le jour même où Valentine, fidèlement et chrétiennement élevée par un adorateur de l'Être suprême, a fait sa première communion ; tableau plein de virginale fraîcheur et d'exaltation mystique, où un écrivain catholique n'aurait rien à effacer, et qui prouve qu'une plume démocratique ne perd
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rien à se montrer juste envers les chevaliers de SaintLouis et même les sacrements de l'Église.
Cerbonnet a un fils, Maurice., de cinq ans plus âgé que Valentine; Maurice adopte également, avec toute l'ardeur de son âge, les opinions de son père et la charmante orpheline qu'il aime comme une soeur. A mesure qu'il grandit, un douloureux antagonisme s'établit entre ses idées politiques et sa tendresse pour Valentine ; antagonisme auquel M. Louis Ulbach a donné, selon nous, trop d'importance, — car il n'a pas d'action directe sur la catastrophe finale, — mais qu'il a traité du moins avec un rare mélange d'élévation, d'émotion et de sagesse.
Des années passent ; nous voici aux mauvais jours de l'Empire. Le tocsin de l'incendie de Moscou retentit dans ces âmes profondément françaises, malgré les dissidences qui les séparent. Gouault triomphe dans sa haine contre Bonaparte ; mais cette haine est sa passion et n'est pas sa conscience ; celle-ci proteste contre sa joie et lui dit que la défaite de l'Empereur sera aussi celle de la France. Ce qui le rassure, c'est la pensée que les Bourbons pourront s'interposer entre la coalition- et de pays. C'est en patriote qu'il caresse cette espérance plus encore qu'en royaliste, et ce n'est pas moi qui lui donnerai tort.
Les sentiments de Cerbonnet et de Maurice ne sont pas moins complexes. La solution que M. de Gouault attend des Bourbons, ils voudraient que la république la leur donnât. Il est bien entendu que nous racontons et que
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nous ne raisonnons pas ; sans quoi je demanderais, ' non pas au jeune et enthousiaste -Maurice, tout entier à son héroïsme de conscience et de coeur, mais à son père qui a eu le temps d'observer et de réfléchir, si le dénouement dont se contentait Carnot ne pouvait pas lui suffire, et si, à cette heure néfaste, en face de vainqueurs dont les griefs n'étaient pas moindres contre la Révolution que contre l'Empire, la République ne se serait pas fatalement appelée le démembrement.
Et Valentine ti Elle a vingt ans, Maurice vingt-cinq. Leur fraternelle amitié est depuis longtemps devenue un chaste et ardent amour. M. Ulbach a très-heureusement indiqué cette transition imperceptible, cette invisible soudure entre un amour qui n'a pas commencé et une amitié qui ne finit pas. Pour les enfants que l'on a posés un moment dans le même berceau, qui grandissent ensemble, qui s'aiment d'abord comme frère et soeur, mais auxquels il est permis de s'aimer autrement, il n'y a pas de milieu : ou ils restent toujours deux camarades, conservant, malgré le progrès de leur âge, leurs familiarités enfantines, et faisant à leur insu de ces familiarités mêmes un obstacle à des sentiments plus tendres; ou bien cet amour qui s'ignore éclate tout à coup, dans un mot, un geste, un contact, un regard, et il semble alors qu'il n'y a pas eu de nuit avant cette aurore.
Une femme, une jeune fille, peut-elle avoir d'autre politique que celle de son amour ? Si elle le sacrifie à ses opinions, tie nous semblera-t-elle pas entichée d'un faux héroïsme ? Si elle s'abandonne à une sorte d'apostasie
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sentimentale, ne deviendra-t-elle pas moins intéressante en restant plus naturelle? Valentine échappe à cette alternative. Royaliste de coeur, profondément attachée à M. de Gouault, mais se regardant déjà comme la fiancée du républicain Maurice, elle ne se fait pas juge entre les convictions contraires'; elle aime mieux les réconcilier en sa personne ; il lui suffit d'une parole ou d'un regard pour que les dissentiments s'adoucissent, pour que les querelles s'apaisent. Aussi la nomme-t-on indifféremment Mademoiselle la Concorde, ou la Déesse de la paix.
Mais silence ! Voici la guerre aux portes de Troyes ! Voici l'invasion avec toutes ses horreurs ; l'auteur de la Cocarde blanche avait ici à se méfier de dangereux voisins, MM. Erkmann-Chatrian, qui se sont approprié les derniers revers de l'Empire, et dont le succès, exagéré par l'esprit de parti, peut faire traiter de téméraire quiconque marche sur leurs traces. Mais Dieu merci! à propos de ces terribles expiations de la conquête, le droit de conquête ne saurait être invoqué. M. Ulbach nous semble supérieur, par le style d'abord; ensuite, quoiqu'il n'efface aucun trait de cette sinistre peinture, il n'y a pas chez lui, comme chez les auteurs du Fou Yégof, ce je ne sais quoi qui dépasse la mesure, qui donne la sensation d'un gigantesque fouillis et prête à une histoire vraie, presque récente, les aspects d'un conte fantastique. Enfin, quoique M. Ulbach se trompe, selon nous, sur les vrais intérêts, les vraies aspirations du patriotisme français en 1814, son idéal est à la fois plus élevé
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et moins inconséquent que celui des romanciers de l'Invasion. Ceux-ci, d'une part, maudissent le fléau de la guerre et l'ambition du conquérant au nom des souffrances du soldat, des misères du peuple, des calamités écrasantes pour la grande armée des petits, et, de l'autre, ils n'épargnent ni les paroles blessantes, ni les vulgaires caricatures aux Bourbons et à leurs partisans» c'est-à-dire à ceux qui, seuls en ce moment critique, pouvaient rendre un peu de bien-être au peup1e,aux opprimés et aux petits. La noble figure de M. de Gouault, alors même que le roman lui refuse ce que l'histoire lui accorde, suffit à rétablir la proportion et la mesure.
Une fois en veine d'impartialité et d'équité, M. Louis Ulbach n'a pas craint d'aborder le grand coupable, qui" allait être encore, pendant quelques jours, le vainqueur de Brienne, de Champaubert, de Montereau ; glorieux préludes de l'inévitable naufrage ! Le vainqueur de Brienne, comme il en avait été l'écolier! Le néant de l'avenir passé se révélant à lui sur les lieux mêmes où son imagination d'enfant avait caressé son rêve infini ! C'est là, dans ce coin de la Champagne, dont M. Louis Ulbach connaît tous les villages et tous les sentiers, dont il reflète fidèlement la couleur locale, que nous voyons apparaître le Napoléon de 1814, à cheval, « couvert de boue, gris dans celte grise aurore, » affaissé déjà et les joues un peu flasques, mais le regard calme, satisfait, d'une limpidité singulière ; la perfection de l'acteur, s1 étroitement identifié avec le personnage, que le théâtral et le vrai s'y confondent; quelque chose comme un mé-
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lange de Bonaparte jouant un rôle et de Talma perdant
un empire.
Cette esquisse, dont je m'inspire plutôt que je ne la copie, me semble très-fine, très-nette, exactement dans la nuance, aussi loin du dénigrement que du chauvinisme. Ce n'est plus tout à fait le Napoléon légendaire ; ce n'est pas non plus celui d'Alfred de Vigny dans la Canne de jonc; c'est plutôt du Charlet sérieux, corrigé par l'expérience ; du Béranger converli, ajoutant une note tristement ironique au fameux « Il s'est assis là, grand'mère.'» — Sobriété et justesse, tels sont les deux caractères de cet épisode qui forme comme un point lumineux dans une masse d'ombres douloureuses. La scène entre l'Em•pereur et le curé Henriot, qui a été un de ses maîtres à Brienne, est excellente, Napoléon donne quelque marques d'intérêt à ce brave curé, à Valentine et à Maurice : « Mariez-vous, leur dit-il, vous êtes dignes l'un de l'autre ! » et l'auteur ajoute (c'est Maurice qui parle) : « Il n'avait pas voulu s'attendrir sur les pertes de la journée ; mais il tenait pourtant à montrer qu'il était humain, et nous lui servions à faire ses preuves de sensibilité, nécessaires ce soir-là. »
Bientôt les événements se précipitent, et nous arrivons à la catastrophe finale. Le récit de M. Ulbach nous parait bien plus vrai et surtout plus -vraisemblable que celui du Journal des Débats. M. de Gouault n'y perd rien, bien au contraire, et sa mort, si elle est tout ensemble un crime et une faute, n'offre pas du moins l'apparence puérilement odieuse d'une vengeance personnelle.
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Le va-et-vient des armées ennemies amène à Troyes les souverains alliés; les boutiques se ferment; l'angois.se se peint sur tous les visages; des tentatives d'incendie essayent de donner la réplique à Rostopschine. Comment sortir de cette impasse gardée à vue par les Cosaques ? C'est alors que M. de Gouault, presque seul, la croix de Saint-Louis à sa boutonnière, portant à son chapeau la cocarde blanche cousue par Valentine, traverse fièrement la ville étonnée de son audace et va demander aux chefs de la coalition de prendre l'initiative d'une Restauration royaliste. Il a raison, mais deux mois trop tôt, et il payera de sa vie cet anachronisme. La réponse d'Alexandre est èvasive; l'attitude des habitants est hos.tile, le courage des rares compagnons de M. de Gouault est chancelant. Il rentre désespéré et s'emprisonne dans sa maison, attendant la mort.
Le contre-coup des victoires de Champaubert et de Montereau fait refluer l'armée française vers Troyes. Napoléon y rentre, décidé à sévir contre ceux qui ont voulu disposer de son héritage. M. de Gouault est condamné à ' mort comme traître à la patrie. Touché par les prières de Maurice et par les larmes de Valentine, l'Empereur fait grâce ; grâce tardive à laquelle répond un feu de peloton. Valentine, dont la vie, depuis quelques jours, n'était plus qu'un long accès de fièvre, meurt dans les bras de Maurice.
Ce dénouement est très-pathétique. Est-il bien naturel, même dans l'ordre des sentiments romanesques? Je répondrais non, s'il s'agissait d'une époque ordinaire; mais
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j'hésite en relisant ce passage de la Cocarde blanche, où s'explique ce qui, dans ce roman, peut sembler au-dessus du ton. « — L'héroïsme qui se prodiguait alors sur « les champs de bataille se mêlait aussi à la vie privée. « A force d'entendre parler de mourir pour la France, « on était tenté de mourir pour tout ce qui tenait forte« ment au coeur. Les historiens, qui n'expliquent que par ( la férocité des moeurs les duels, les sacrifices volon« taires de soi-même et les meurtres juridiques ou poli« tiques dans les grandes tourmentes sociales, ne Com« prennent rien à cette intensité de la vie qui fait mé« priser et invoquer dédaigneusement la mort. »
Les critiques ont été Unanimes pour constater le succès et le mérite du roman de M. Ulbach. Quelques-uns. ont reproché à son style d'être un peu grisâtre, comme ces plaines de la Champagne où se débattait, sous un ciel froid et pluvieux, le génie de la France : c'est que nous sommes probablement éblouis par les feux de Bengale et les lanternes vénitiennes de la prose moderne ! Je reprocherais plutôt à l'auteur de la Cocarde blanche de manquer parfois de ce que les Italiens appellent morbidezza; ses personnages ont trop l'air d'être constamment sur leurs gardes, de peur de s'abandonner à cette bonne et franche nature qui ne veut pas qu'une belle jeune fille, vaillamment éprise d'un beau jeune homme, meure parce qu'elle perd son oncle, quand l'amant lui reste. Elle s'évanouit, pleure et s'agenouille, jusqu'à ce que l'amour la relève et la console. Voilà du moins ce qui se passait jadis, ce qui se passerait encore dans le
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M. LOUIS ULBACH. 201
monde de ces pauvres diables d'aristocrates, s'ils n'étaient pas trop vieux pour faire des romans et pour en écrire. Je n'ose pas blâmer M. Ulbach, L'idéal aujourd'hui, dans l'art démocratique, ressemble à ces affamés à qui il est bien permis d'être un peu gloutons, lorsque l'occasion leur en est offerte. Il résulte pourtant de cette méthode de l'héroïque mise à la place du romanesque, une certaine tension, cette ligne trop raide que SainteBeuve signalait dans le Dernier des Abencerages. Chose singulière que ces retours, ces réapparitions du roman chevaleresque retrouvé dans la giberne d'un jeune volontaire de 1814, et acceptant pour étiquette : Le Romande la Bourgeoisie !
Car c'est une série que M. Ulbach commence, et nous ne saurions assez l'engager à la mener jusqu'au bout ; le roman de la Bourgeoisie en 1814, en 1830, en 1848, et de nos jours! Oui, ce sera, en effet, le roman de la Bourgeoisie, c'est-à-dire ce qu'elle devrait être, si l'aute-ur nous la montre, non pas intelligente, — qui l'est plus qu'elle? — mais prévoyante, logique, plus encline à persévérer qu'à se contredire. En attendant, la Cocarde blanche est une oeuvre excellente, élevée, patriotique, et même aussi impartiale qu'elle pouvait l'être pour n'être pas neutre. Sachons gré à M. Ulbaclf en ce moment surtout, de n'avoir ni trop oublié, ni trop rappelé le proverbe : « Qui n'entend qu'une Cloche n'entend qu'un son. »
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XIII
M. GUIZOT 1
51 octobre 1868.
Ce n'est pas, d'habitude, aux octogénaires que l'on peut appliquer, même avec variantes, le fameux vers de Boileau: « Cesse de vaincre, ou je cesse d'écrire! » Mais M. Guizbt échappe aux tristes conditions de la vie humaine et de la vieillesse. Tandis que ses contemporains illustres nous font assister au spectacle de leur décadence ou d'une seconde manière qui n'est évidemment pas la meilleure, il se renouvelle à chaque saison: à peu près comme ces arbres dont le tronc et les branches trahissent le grand âge, mais qui ne s'en couvrent pas moins en automne de fruits plus beaux que ceux de leurs jeunes voisins.
' Méditations sur la Religion chrétienne dans ses rapports avec tétat actuel de la société et des esprits.
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M. GU1Z0T. 205
Il m'a suffi de retarder de quelques mois l'hommage que je voulais rendre à ce nouveau volume de Méditations chrétiennes, pour me trouver en présence d'un écrit plus récent encore, de cette large étude politique où, sous4e titre de La France et la Prusse responsables devant l'Europe , M. Guizot profitant admirablement de sa situation unique dans le monde, rappelle à l'ordre et à la paix deux puissances bien mal conseillées, l'une par son ambition, l'autre par sa fâcheuse manie de se créer avec des ruses plus d'embarras, d'humiliations et de mécomptes que ne lui en préparerait la franchise. Seul peut-être, parmi les hommes qui ont l'honneur de tenir une plume ou le malheur de gouverner un empire, M. Guizot pouvait, en ces circontances critiques, être un avertisseur sérieux et efficace. Témoin désintéressé des grandes luttes dont il fut l'acteur éminent et éprouvé, « occupé, nous dit-il, depuis vingt ans à essayer son tombeau, » ce n'est pas tout à fait, Dieu merci ! du bord de sa tombe qu'il s'adresse aux générations nouvelles ; c'est d'une place à part, où chacune de ses exhortations devient émouvante comme un adieu et où l'activité de la vie s'unit à l'autorité de la mort.
Assurément, de la politique de M. de Bismark à l'es* prit de l'Évangile il y a loin» et l'écrivain le plus habile dans l'art suranné des transitions aurait peine à passer sans secousse de la dernière publication de M. Guizot à ses Méditations chrétiennes. Pourtant, qu'on y prenne garde! Deux grandes idées m'ont frappé dans les six magnifiques chapitres dont se compose le nouveau vo-
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204 NOUVEAUX SAMEDIS,
lume des Méditations. L'auteur y dénonce ce double penchant de l'orgueil moderne; subordonner la pensée de nos devoirs à celle de nos droits, si bien que les uns cessent d'être obligatoires, si les autres cessent d'être respectés; méconnaître l'autorité surnaturelle, historique, intellectuelle, morale, sous quelque forme qu'elle nous apparaisse, pour n'accepter que notre sens personnel. Élevez et généralisez la question; placez-la, non plus dans l'invisible domaine de la conscience et de l'âme, non plus dans le conflit entre la foi et le libre examen ou dans les rapports entre individus, mais dans les relations de peuple à peuple ; vous arriverez bien vite, sans autre crainte que de copier M. de la Palisse, à conclure que l'Évangile bien compris, le christianisme bien pratiqué, seraient le meilleur gage de sécurité pour les nations, la plus puissante garantie contre les injustices de la conquête, les caprices de l'annexion et les horreurs de la guerre.
Je reviens aux Méditations. Ainsi que l'indique le soustitre de ce volume, l'idée dominante du livre est, non pas de réconcilier la religion chrétienne avec l'état actuel des sociétés et des esprits, mais de prouver qu'il n'y a pas même lieu à réconciliation là où une prétendue rupture ne peut être qu'un malentendu, là où des griefs chimériques ne résistent pas à la plus simple analyse, là où les deux soi-disànts adversaires ne peuvent, au contraire, se passer l'un de l'autre et prospérer que l'un par l'autre.
Quels sont cependant les principaux caractères de ces
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hostilités envenimées par des méprises? D'après les docteurs de la libre pensée, le christianisme serait incompatible avec la liberté; il ne pourrait plus s'accorder avec la science ; répudié par la liberté et par la science, il devrait se résigner à voir la morale se dégager de sa longue étreinte et chercher à se faire un sort en dehors de son influence.
C'est à ce triple sophisme que répondent les trois premières Méditations : le christianisme et la liberté; le christianisme et la morale ; le christianisme et la science.
Mais ce n'est là qu'une des faces du problème. Si vrai' ment le christianisme laisse en dehors de son enseignement tout un côté de la science humaine, qu'est-ce que l'ignorance chrétienne, et comment peut-elle être plus savante que les savants et plus sensée que les sages? Si la religion exige ce sacrifice de la raison et de l'intelligence qui s'appelle la Foi, qu'est-ce que la foi chrétienne, et comment a-t-elle le don de remplir les lacunes et de reculer les limites de l'esprit humain, au lieu de le resserrer ou de le contredire? Enfin, si une religion se manifeste surtout et s'affirme par les oeuvres, s'il lui faut, pour qu'on la croie, montrer ce qu'elle fait de l'homme intérieur, des âmes qu'elle éclaire et qu'elle dirige, qu'est-ce que la vie chrétienne, et comment le christianisme est-il la seule doctrine qui puisse subir l'épreuve redoutable de la mise en pratique? Tels sont les sujets des trois dernières Méditations : l'ignorance chrétienne, la foi chrétienne, la vie chrétienne.
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Il serait bien difficile d'analyser un livre qui n'est luimême qu'une forte et délicate analyse de toutes les idées, de tous les sentiments complexes ou contradictoires que soulève dans la société moderne le combat soutenu par la religion chrétienne contre un petit nombre de beaux esprits, de penseurs ou de savants, appuyé sur une masse d'indifférents et d'épicuriens. Il serait plus aisé d'y cueillir, presque à chaque page, des pensées religieuses et profondes où se résume ce que j'ai envie de nommer l'actualité du vrai :
« Aucune croyance, aucune institution n'élève si haut la dignité humaine et ne réprime si puissamment l'arrogance humaine. Plus la société est démocratique, plus" il lui importe que ce double effet soit incessamment produit dans son sein. Le christianisme seul a cette vertu. »
,( Aujourd'hui plus que jamais, la morale a besoin de Dieu. »
« La liberté défendue contre la tyrannie et jamais l'insurrection invoquée contre le pouvoir, des martyrs et point de meurtriers, c'est là l'histoire du christianisme depuis le jour où il est né dans la crèche de Jésus-Christ jusqu'au jour où il est monté sur le trône des Césars. »
« On a attaqué ce qu'on n'avait pas le droit de prendre ; on a promis ce qu'on n'avait pas le pouvoir de donner. »
« La liberté dans l'ordre politique appelle et amène infailliblement la véracité dans l'ordre intellectuel, »
Ces citations seraient innombrables ; si je les multi-
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M. GUIZOT. 207
pliais, mes lecteurs, à coup sûr, ne m'en sauraient que trop bon gré ; mais on m'accuserait de suppléer à mon incompétence en m'esquivant derrièreM. Guizot. Jamais, selon moi, il n'a rien écrit de plus beau que ce dernier volume; jamais, sur un sujet aussi fertile en contro verses, on ne marqua d'une manière à la fois plus sincère et moins offensive les dissidences qui -séparent M. Guizot des catholiques et les certitudes qui l'en rapprochent. J'ignore quel serait là-dessus l'avis des théologiens; mais un lecteur homme Tdu monde, n'ayant que la foi du charbonnier et incapable même de discuter la qualité du charbon, ne rencontrera pas dans tout ce volume dix lignes qu'il ne puisse accepter sans déserter un point de doctrine ou de discipline. De temps à autre, l'auteur rappelle doucement ce qu'il est, sans se hérisser de ce qu'il croit ou blesser ce que nous croyons. Si le parallèle ne pouvait sembler bien futile pour des matières aussi,graves, je le comparerais volontiers à un virtuose, doué d'une voix admirable et merveilleusement juste, musicien consommé, qui me chanterait une partition que j'aime dans une langue que je ne connais pas. Certains mots, certaines phrases m'échapperaient ; mais il n'y aurait pour mon oreille que sécurité et jouissance. C'est tout au plus si j'ai noté un passage sur la théologie scientifique et la théologie mystique, très spécieux, très-persuasif, très-vrai peut-être, mais où M. Guizot a raison trop tôt. Les périls de la théologie mystique, celle qui exalte, sont surtout visibles dans un siècle comme le nôtre, où, le fond même de la vie sociale
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n'ayant plus rien qui se prête à ces sublimes ivresses de l'âme, le mysticisme fait l'effet d'une maladie morale, et où les rares thaumaturges qui captivent un moment l'attention publique font plus de mal par les railleries qu'ils soulèvent que de bien par les exemples qu'ils donnent. Quant à la théologie savante, — celle qui explique, — on ne saurait en parler avec assez de déférence et de respect ; mais, de même qu'il existe, suivant l'expression du Père Lacordaire, des institutions et des gouvernements d'ancien régime, ne peut-on pas dire aussi qu'il existe des sciences d'ancien régime, dont le bagage, excellent autrefois, est maintenant trop lourd et qui encombrent l'esprit plutôt qu'elles ne l'aiguisent? Il est possible que la théologie proprement dite soit destinée, sinon à disparaître comme la scolaslique, au moins à se modifier, à s'assouplir, qu'elle renonce à expliquer l'inexplicable, qu'elle rompe avec ce contre-sens apparent, qui consiste à poser à priori des mystères inaccessibles à notre intelligence, et à vouloir ensuite y pénétrer, à solliciter tout ensemble de notre raison une abdication et un effort inutile.
Voilà ce que penserait probablement, ce que dirait peut-être un homme du monde, un dilettante d'idées, même catholique, et il ne serait pas loin de s'entendre avec M. Guizot. Mais la question est trop grave, elle contraste trop absolument avec notre légèreté et notre ignorance, pour qu'il ne soit pas prudent de la réserver et de l'ajourner. J'en profite du moins pour rajeunir un lieu commun que je m'étais bien promis d'éviter; pour
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M. GUIZOT. 209
essayer de me rendre compte de la situation particulière que s'est faite M. Guizot à l'égard des catholiques, qui l'honorent, qui l'admirent, qui voudraient le conquérir complètement, et des libres penseurs, qui le respectent, qui n'osent pas le heurter de front et qui lui répliquent sans le nommer '.
« — Si je désire ardemment que M. Guizot se fasse catholique, me disait un prêtre illustre, c'est pour lui ; pour nous, il nous rend peut-être plus de services en demeurant ce qu'il est. »
D'autre part, je lis à la page 185 de ces admirables Méditations :
« Quant à la foi fondée sur l'autorité, le catholicisme en a donné le plus puissant exemple qu'en ait jamais vu le monde ; et, si le protestantisme a fait faire à la foi individuelle un grand pas vers la liberté, il n'en a pas moins pris pour base fixe l'inspiration divine des livres saints, et maintenu ainsi au principe d'autorité une grande part et une action très-efficace. »
Plaçons-nous entre ces deux termes pour bien juger la position.
M. Guizot est très-sincère, et cette haute intelligence s'inclinant devant la vérité révélée, acceptant le principe d'autorité, croyant à l'inspiration divine des livres saints, offre, ce nous semble, un utile sujet de méditation à ces jeunes aiglons d'école normale, qui, sous prétexte qu'ils
1 Voir dans la Revue des Deux Mondes, du 15 octobre, un article de M. Vacherol.
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possèdent quelques éléments de critique historique, quelques mots d'hébreu ou de syriaque, s'imaginent pouvoir regarder fixement Dieu, l'âme, le soleil, les mystères de la mort et de la vie. Mais l'éloquent écrivain est-il bien sûr que le protestantisme maintienne en effet au principe d'autorité, — sans lequel il n'est pas de religion possible, — une grande part et une action très-efficace? Le protestantisme ne ressemble-t-il pas aujourd'hui à une forteresse défendue par un groupe de bons soldats sous les ordres de chefs intrépides, mais ouverte à l'ennemi et trahie d'avance par une partie de la garnison ? J'ai lu avec une attention profonde cet article de M. Vacherot dont le monde chrétien et le monde savant ne peuvent manquer de s'émouvoir. Je croyais lire,—qu'on me pardonne cette expression familière, — une invite aux protestants. L'auteur, plus hégélien qu'il ne veut en avoir l'air, fait évidemment consister la doctrine de la perfectibilité humaine, dudevenir substitué à l'être, dans la faculté de dissoudre peu à peu et de vaporiser les croyances religieuses, — c'esl-à-dire la tradition et l'autorité, — en commençant par les superstitions grossières ou violentes des théogonies primitives pour aboutir, non pas même au Jésus de M. Ernest Renan, héros de roman illuminé d'une étincelle divine, mais à un type idéal de morale universelle, conçu ou rêvé d'après un Christ imaginaire. Que dis-je? ce type, ou plutôt ce songe de l'humanité endormie dans ses langes est encore trop réel, trop positif pour M. Vacherot. Avec un dédain superbe, il l'abandonne aux apôtres et aux dis-
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ciples des diverses écoles de Christianisme philosophique, pour s'enfermer, lui et les siens, dans la négation pure, ou, en bon français, dans l'athéisme.
Assurément, le protestantisme, tel que le professe et le pratique M. Guizot, est bien loin de ces conclusions désolantes, bien loin même de ce christianisme philosophique que M. Vacherot honore de ses respectueuses ironies. Pourtant, quand on songe aux dissolvants qu'il contient, à cet esprit d'examen sur lequel il repose, il est bien difficile de ne pas y voir le premier anneau de la chaîne que nos modernes penseurs veulent faire descendre jusqu'au néant, le premier échelon de l'échelle qui leur sert à escalader le ciel pour en revenir les mains vides. On reconnaît alors que ce n'est pas trop de l'énergique immutabilité de notre Église pour repousser ces termites qui débutent par une parcelle de la révélation divine pour finir par Dieu tout entier. On regarde passer les visions fugitives autour de ce cadran immobile, et l'on se dit qu'une horloge qui relarde est encore préférable à une horloge détraquée.
Mais voilà de bien grands mois pour un frivole critique qui devrait s'en tenir aux romans. Je veux du moins me rapprocher des sujets habituels de ces causeries et dédommager mes lecteurs en citant une page exquise où M. Guizot caractérise le peuple français :
« Comme l'ardent chasseur de la ballade de Bûrger, la France est sollicitée par deux génies contraires, présents et pressants à ses côtés. Depuis l'ouverture du dix-
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212 NOUVEAUX SAMEDIS. ' .
neuvième siècle, notre histoire n'est que l'histoire de cette grande lutte et de ses vicissitudes, la série des victoires et des défaites des deux forcés qui se diputent l'avenir de notre pays.
« Leur action s'exerce sur un peuple prompt aux impressions vives et variées, aux élans généreux, sympathique et mobile, maintenant refroidi et intimidé par ses échecs dans ses ambitions et par ses mécomptes dans ses espérances, ramené et retenu par. l'expérience dans les limites d'un bon sens modeste, plus préoccupé des périls de sa situation que des droits de sa pensée, mais toujours remarquablement intelligent et sagace, ami de la liberté, même quand il la craint, et de l'ordre quoiqu'il ne le défende qu'à la dernière extrémité ; plus touché de la vertu que choqué du vice, honnête dans ses instincts et ses jugements moraux, malgré la faiblesse de ses croyances morales et ses complaisances envers des hommes qu'il n'estime pas, et toujours prêt, malgré ses doutes et ses alarmes, à revenir aux nobles désirs qu'il a l'air de ne plus éprouver. »
« Il y a là évidemment, ajoute M. Guizot, de quoi donner courage au bon génie de la France. » — Et nous aussi, nous ajouterons à notre tour : 11 y a dans celte page empreinte d'une mélancolique bienveillance, il y a dans ce livre tout entier de quoi donner courage à ceux qui ne veulent pas désespérer d'un temps, d'une société, d'un pays, où de pareils apologistes répondent à de pareils adversaires. Le pessimisme est corrosif ou stérile, et ce sera une des gloires de M. Guizot de n'avoir pas
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M. GUIZOT. 213
fait de ses griefs personnels et de ses rancunes le texte de récriminations trop faciles contre un peuple toujours enclin à médire de ce qu'il a et à regretter ce qu'il perd. Ou plutôt M. Guizot n'a pas eu de rancune; cette persistance sereine à nous rendre le bien pour le mal lui aura été plus profitable que les plus éloquents analhèmes et les plus véhémentes représailles. Grâce à un phénomène profondément spiritualiste, l'illustre vaincu de 1848 aura reconquis en influence morale cent fois plus qu'il n'avait perdu en puissance matérielle. Il aura figuré pour une part bien grande et bien honorable dans le spectacle, dans le contraste que nous offre la société actuelle et qui peut se résumer en deux mots : l'athéisme sénatorial et la liberté chrétienne.
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XIV
M. DE LAMOTHE 1
Novembre 1868.
Les Parisiens et les Parisiennes qui ont eu l'honneur et le plaisir de connaître des Polonais, et qui, par leurs souvenirs de famille, remontent à l'époque où la fortune de ce noble peuple parut un moment liée à celle de la France, ne seront pas étonnés d'apprendre qu'un érudit spirituel, homme d'imagination et de talent, vient de publier un livre où les Polonais sont peints comme des héros; mais si j'ajoute que M. de Lamothe nous les représente tous comme des saints, peut-être un léger sentiment de surprise et de doute se mêlera-t-il à l'émotion profonde, à l'ardente sympathie qu'éveillent tant debravoure, de patriotisme et de malheurs.
Car, enfui, on ne peut pas supposer que le trajet de
1 tes Faucheurs d la mort.
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M. DE LAMOTHE. 21b
Varsovie à Paris et le changement d'air suffisent à de telles métamorphoses. Nous ne voyons dans ce pathétique récit des Faucheurs de la Mort que des chrétiens de la primitive Église, des confesseurs et des martyrs dignes des catacombes. Les femmes sont de chastes et sublimes héroïnes qui n'ont pas l'air de se douter qu'il puisse exister pour elles un autre homme que leur fiancé ou leur mari ; les chefs et les soldats, dont quelques-uns sont de vieux grognards de la Grande Armée, récitent en commun la prière du soir, invoquent à tout propos la Vierge miraculeuse et s'approchent des sacrements, comme des croisés du temps de saint Louis, chaque fois qu'ils préludent à une de leurs périlleuses campagnes. Leurs évêques et leurs prêtres sont à la fois des Athanase et des Vincent de Paul. Non contents d'opposer une énergique résistance au despotisme de l'autocrate et de ses odieux agents, ils ne permettent pas à leurs ouailles, traquées, égorgées, garrottées, torturées, martyrisées, trahies, d'exercer de légitimes représailles, alors même que ces exécutions après le combat seraient des précautions plutôt que des vengeances.
Je ne prétends pas, remarquez-le bien, contester l'exactitude d'un seul trait de cet émouvant tableau ; il y a, dans les Faucheurs de la Mort, une telle intensité de couleur locale, il est si évident que M. de Lamothe a, sinon assisté aux sanglantes scènes de la dernière insurrection polonaise, au moins recueilli sur place les souvenirs encore palpitants de cet épisode, que, le sachant sincère et le croyant vrai, ne pouvant douter de ses puysages et de
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216 NOUVEAUX SAMEDIS.
ses documents, je ne veux pas douter de ses personnages. Seulement, je dis à part moi : Voilà qui est bien extraordinaire ! Les Polonais que j'ai connus étaient tout ce qu'on peut imaginer de plus vaillant, de plus chevaleresque, de plus gracieux, de plus séduisant ; mais cette séduction, ce don de grâce et de souplesse, particulier aux races slaves, cette façon à la fois subtile et passionnée, flexible et fougueuse de comprendre les grands mobiles de l'activité humaine, l'amour, la religion, le patriotisme, la liberté, le plaisir, n'avaient rien de commun avec la perfection catholique. Quant aux femmes, on ne saurait en dire assez, et les madrigaux s'épuiseraient avant d'avoir dignement célébré la magie de ces adorables créatures qui tiennent tout ensemble de l'héroïne, de l'amazone, de la princesse, de la chatte, du courtisan, du diplomate et de la sirène ; seulement — toujours an seulement! — il arrive souvent à ces délicieuses filles d'Eve, parentes très-éloignées d'Artémise, de se remarier avant d'être veuves ; et, comme l'Eglise catholique ne reconnaît pas le divorce, on y supplée par une foule de moyens de nullité que je me garde bien de critiquer, mais qui nous donnent le droit de murmurer en comparant cette tolérance à l'austère fermeté du clergé français; c'est une autre paire de manches !
A présent, si nous passons du doux au grave, nouvelle objection. J'admets que le caractère des insurrections polonaises soit essentiellement chrétien et catholique. Comment se fait-il donc que la plupart de leurs points d'appui, en France, soient tout le contraire? Parmi les
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M. DE LAMOTHE. 217
échappés de ces glorieux naufrages, l'élite se rattache aux illustres défenseurs du catholicisme libéral ; mais l'immense majorité fraternise avec les libéraux de l'Avenir national et du Sièclex lesquels mènent de front leur enthousiasme polonais et leur guerre contre l'Église. Enfin il suffit d'avoir fait partie de la garde nationale de Paris pour savoir que c'est au cri de Vive la Pologne! poussé par de singuliers enfants de choeur, que se sont escrimées toutes les émeutes, terribles ou grotesques, qui émaillèrent l'orageuse existence de la monarchie de 1830 et de la république de 1848. Or, si ces émeutiers voulaient défendre, aux dépens du trône, les intérêts de l'autel, il faut avouer qu'ils cachaient leur jeu.
N'insistons pas ; ceci n'ôte rien au mérite des Faucheurs de la Mort. Si je me permets ces chicanes, ce n'est pas pour taquinerie légitime succès de M. de Lamothe; c'est parce que j'y trouve un nouvel argument au profit d'unethèsequeje ne me lasserai pas de plaider; l'erreur, l'erreur capitale des romanciers religieux qui s'obstinent à mettre leur religion dans leurs romans au lieu d'y mettre tout simplement leur honnêteté et leur sens moral. Voyons ! leur dirai-je : êtes-vous si ardemment catholiques qu'il vous soit impossible d'écrire une page sans y signaler la ferveur de votre foi? Alors écrivez des livres comme les Moines d'Occident, comme, les Soirées de Saint-Pétersbourg, comme les ouvrages d'Ozanam ou de M. Auguste Nicolas, comme les Traités de madame Swelchine, les Lettres d'Eugénie de Guérin, les Mélanges et les polémiques de M. Louis Veuillot. Il me semble que la part est ...... ^ 13
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encore assez belle et le champ assez vaste. Le roman est un genre ; genre qui a ses lois, et la première de toutes est de ne pas se mêler de ce qui ne le regarde pas, d'éviter de confondre l'imagination avec la conscience, de ne point aggraver cette difficulté déjà bien grave, qui consiste à rivaliser avec le roman véritable en se privant de presque tous ses moyens de succès. On a essayé, et on n'a pas réussi, parce qu'on ne pouvait pas réussir. Pour nous borner à quelques exemples, le roman de Fabiola est ennuyeux comme la pluie. L'Enthousiasme, où se révèlent un grand talent et une grande âme, déjoue l'attention la plus patiente. Louis Veuillot, lui, ne peut pas être ennuyeux ; mais ses romans dévots font l'effet d'une gageure qui agace les nerfs, alors même qu'il la gagne ; en somme, ses oeuvres d'imagination restent inférieures à ses articles de journal, où il demeure incomparable.
Qu'est-ce que le roman? Un drame raconté. Eh bien ! mettriez-vous votre religion dans un drame? La feriezvous comparaître au théâtre? Oui, s'il vous est indifférent de la profaner, et d'être sifflé; non* si vous êtes animé pour elle d'une de ces respectueuses tendresses qui vivent de silence et de mystère. Le roman ne peut pas être une oeuvre de propagande pieuse ; mais alors que sera-t-il? Un plaisir permis, une récréation honnête, s'il est écrit par une plume chaste comme celle de Walter Scott ou de notre Jules Sandeau ; quelque chose comme une soirée au Théâtre-Italien. Vous figurez-vous Fraschini et mademoiselle Patti, interrompant, dans Lucia, le charmant duo des fiançailles, pour se demander, entre deux rou-
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lades, s'ils se feront puséysles après leur mariage ? Je suis sûr que les locataires les plus pieuses et les moins décolletées des premières loges leur diraient : « Non est hic locus! » — si elles savaient le latin.
Nous voilà bien loin des Faucheurs de la Mort : j'y reviens pour reconnaître que, celte fois, mes réserves portent peut-être à faux, par la bonne raison que l'ouvrage de M. de Lamothe, qualifié d'abord de grand roman catholique et populaire, est plutôt, selon nous, une histoire pittoresque et animée. Quelques lignes d'analyse èclairciront la question et justifieront, je l'espère, mes critiques et mes éloges.
Un jeune Polonais, né et élevé à Paris, César Kirposky, est rappelé en Pologne par son oncle Wladimir, vétéran de l'insurrection de 1831. Nous sommes en juillet 1862. César a mené jusque-là la vie d'étudiant et d'artiste; il est quelque peu peintre, mais surtout habitué des ateliers, des divans et de la Closerie des Lilas ; il en a rapporté un chapeau pointu et un pantalon à grands carreaux, qui joueront leur rôle dans la suite du récit.
L'intérieur de Wladiïtlir Kirposky est tout à fait patriarcal; deux fils de quinze à seize ans, Georges et Michel, patriotes adolescents, voués d'avance à la mort ou à l'exil ; deux filles, Thadéa et Marfa, les deux soeurs qu'on retrouve dans presque tout les romans de Cooper; l'une blonde, l'autre brune; l'une douce, tendre et dévouée, ne rêvant que les joies de la famille ; l'autre énergique et fière, passionnée et virile, appelant de tous ses voeux la délivrance de sa patrie. César a conservé de Thadéa
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un de ces aimables souvenirs d'enfance, qui ne demandent qu'à changer de nom : il la trouve mariée à Chusko. Un peu désappointé de ce côté-là, il se rabattrait volontiers sur Marfa, qui n'est plus du tout une petite fille comme il se l'était figurée, et qui lui apparaît dans toute sa grâce cavalière d'amazone et de future héroïne. Hélas! Marfa est fiancée à Narbut, un autre héros qui va être, avec Chusko, un des chefs de l'insurrection prochaine.
Ici, j'arrête net M. de Lamothe, et je lui dis : vous voyez donc bien que votre livre n'est pas un roman, et que, préservé de toute tentation romanesque par la poignante beauté de votre sujet, vous avez dès l'abord écarté ce qui semblait ressortir de ce sujet même ! Voici mon plan; il est bien simple ; César, au lieu d'être relégué à l'état de doublure, de petit cousin in partibus fidelium, serait le héros de mon livre. Polonais de Paris, viveur de haut goût, habitué des coulisses de l'Opéra, membre du jockeyclub, il est resté pourtant Polonais et chrétien dans l'âme. Les souvenirs de son pays, l'image chaste et souriante de sa cousine,—Thadéa ou Marfa, peu importe !— font encore battre son coeur. Là-dessus, il est rappelé en Pologne ; il brise d'indignes liens qui le retenaient à Paris ; et le voilà chez son oncle, dans cette maison d'Atrada que M. de Lamothe a si bien dépeinte, auprès de Thadéa, qui n'est ni mariée ni fiancée à un autre* se régénérant dans celte vie nouvelle où tout est honneur, pureté, calme, tradition, respect du foyer domestique, aspiration à l'idéal, à la liberté, aux nobles et immortelles tendresses. César aime Thadéa; l'aimera-l-elle? c'est à ce mo-
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ment qu'éclate l'insurrection polonaise, et nous ne pouvons mieux faire que de prendre M. de Lamothe pour guide ; car dès qu'on entre en campagne, dès que retentit le cri national « Boze cos Polske! », il est impossible de ne pas s'abandonner à cette entraînante lecture.
L'amour de Thadéa fait de César un héros ; il prend part à ces combats où une poignée d'hommes tenait en échec les armées du czar, à ces épisodes sublimes où l'on ne sait ce qui doit étonner le plus : l'héroïsme des vaincus, la férocité des vainqueurs, l'odieux système de la Russie, la barbarie de ses généraux, la vénalité de ses fonctionnaires, le mensonge de ses gazetiers ou l'égoïste indifférence de l'Europe, complice muette de ces cruautés et de ces mensonges. César succombe avec ses intrépides compagnons; il n'a pas le bonheur de mourir sur le champ de bataille; il est pris et emmené à Varsovie pour servir d'ornement et de preuve vivante à ces dérisoires triomphes. Là règne en souveraine une danseuse célèbre, la Bagratief, qui impose toutes ses volontés au gouverneur de la ville. Deux ou trois ans auparavant, la Bagratief était, à l'Opéra de Paris, une des étoiles de la danse. Elle a connu, elle a aimé à sa manière le beau César Kirposky. Ils se retrouvent en présence, elle en grande toilette sur le balcon du palais ; lui blessé, meurtri, prisonnier, chargé de fers, n'ayant plus rien à espérer dans ce monde que le martyre sous une de ses trois faces ; le cachot, le gibet ou la Sibérie. Thadéa, son amante, sa fiancée, sa femme, est accourue pour le revoir, pour le secourir, pour le sauver... et c'est ainsi qu'une rencontre
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pleine de déchirements, de luttes, de désespoirs et de sacrifices, peut avoir lieu entre la courtisane et l'épouse. Je ne veux pas savoir quelles étincelles jailliraient de ce choc: je ne vais pas plus loin, n'ayant pas à finir un récit que je n'ai pas commencé. Il m'asuffi d'indiquer la gamme et la nuance, démontrer à M. de Lamothe, qui s'en tirerait mille fois mieux que moi, ce que comportait son sujet, et à quelles conditions il aurait pu écrire un vrai roman. Il ne l'a pas voulu, et je n'ose l'en blâmer. On vous a souvent conté l'histoirede ce cuisinier de M'asséna, qui, dans les horreurs d'un siège, n'ayant d'autre provision que de la viande de cheval, sut l'accommoder avec tant d'art, que tous les convives s'y trompèrent et crurent manger les mets les plus succulents. M. de Lamothe peut être comparé à ce cuisinier. Volontairement privé de tout ce qui affriande les gourmets et les gourmands de romanesque, il a fait, avec du cheval, ce que bien des gens ne sauraient pas faire avec des poulardes, des truffes et du gibier. Il n'en est pas moins permis à ceux qui l'estiment et qui l'aiment, de regretter qu'il se désarme ainsi avant la lutte et qu'il dépense son talent à rendre intéressantes des privations inutiles. Le diable est si malin ! le roman moderne, ce verger de fruits défendus, est parfois si séduisant ! Un vieux critique en sait là-dessus presque autant qu'un vieux confesseur ou un vieux juge. Voici généralement ce qui arrive : L'Ouvrier, oui... excellent journal populaire, qu'il faudrait bienpropager dans les ateliers... Les Fauclmirs de la Mort, touchant et édifiant récit qui peut se lire, le soir, autour de la table de famille! —
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compliments des catholiques illustres, approbation des évêques, rien n'y manque... et l'on va dévorer en cachette M. de Camors.
Quoi qu'il en soit, les Faucheurs de la Mort, tels que l'auteur nous les raconte, peuvent se redire en moins d'une page. Pour en finir avec le feu qui couve sous la cendre chaude, les Russes se font agents provocateurs. L'enrôlement volontaire, qui n'est que le plus brutal des enrôlements forcés, sert de prétexte à de telles violences, que la révolte devient le plus saint des devoirs ; elle éclate. Narbut, fiancé de Marfa, Chusko, mari de Thadéa, commandent, l'un les Enfants du Désespoir, l'autre les Faucheurs de la Mort. Leurs premiers succès, leur ardeur guerrière, leurs revers inévitables, leurs expéditions nocturnes, favorisées par la neige et contrariées par le dégel, les haltes dans la clairière, les embuscades dans les bois, l'enthousiasme de ceux qui tombent, les angoisses de ceux qui survivent, tout cet ensemble est retracé avec une netteté, une verve, une chaleur communicative que je ne saurais assez louer : M. de Lamothe a trouvé moyen de diversifier l'uniformité et de varier la monotonie. Son juif Abraham est saisissant, même après le Shylock de Shakspeare et l'Isaac de Walter Scott. Thadéa et Marfa gardent jusqu'à la fin, l'une sa douce physionomie d'épouse et de jeune mère, l'autre sa vaillante figure de Clorinde polonaise. Saintement unie à Narbut sur le tombeau de son père, devenue la compagne de ses fatigues et de ses périls, elle meurt avec lui ; scène héroïque et funèbre, qui donne raison à M. de Lamothe
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contre moi ; car il faudrait être le plus entêté ou le plus immoral des critiques pour exiger des complications romanesques au moment où l'auteur atteint le plus haut degré de pathétique en faisant mourir côte à côte, sous le fer et le feu des Russes, une femme et un mari.
Ce qu'il y a surtout de remarquable dans l'ouvrage de M. de Lamothe, c'est la manière, à la fois très-naturelle et très-savante dont il traite le paysage, le climat, les détails de costumes, d'usages familiers, de traditions populaires et de couleur locale. Il les fond si bien avec son récit qu'ils en deviennent des éléments essentiels, nécessaires, et qu'ils semblent agir, parler et marcher avec les incidents et les personnages. Il en résulte une vie extraordinaire qui se répand sur le récit tout entier, supplée au roman absent ou insuffisant, et ne permet pas qu'un instant de lassitude se mêle à cette série d'émotions navrantes. C'est un tour de force dont je félicite le pieux écrivain et que nous retrouverons sans doute dans les Martyrs de la Sibérie, suite, hélas ! trop logique des Faucheurs de la Mort.
Mais la Russie ? Mais les Russes ? Mais lé czar? ces généraux , ces 'Officiers, ces employés, cette police? ces raffinements de bassesse, d'atrocité, de perversité, d'infamie? Est-ce bien possible ? Est-ce bien vrai ? S'appelle-ton, même en Russie, Krapoulof, Pillardof, Blagourof, Bruticof? L'auteur n'a-t-il pas cédé à l'envie, bien vénielle, de cliarger les persécuteurs et lès bourreaux pour rendre plus intéressants les héros et les martyrs? Il le nie, il
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donne ses preuves, et je suis loin de les contester; mais alors sait-il la sensation que j'éprouve et que partageront tous ses lecteurs? Tarquin, Caligula, Tibère, Néron, Domitien, Henri VIII, Philippe II, Borgia, Robespierre, Carrier, Collol d'Herbois sont dépassés ; il ne faut plus les maudire, ou plutôt il faut associer à l'exécration qu'ils inspirent les hideux tortionnaires du plus généreux de tous les peuples. Le temps a ses effets de proximité, comme l'espace. Je frissonne en songeant que je suis le contemporain de l'autocrate qui a ordonné ou toléré ces horreurs, des misérables qui les ont faites, des journalistes qui ont couvert de leurs mensonges cet amas de barbaries et d'ignominies. Je comprends maintenant d'après quel pressentiment bizarre, non content de ne pas mettre les pieds à l'Exposition universelle, j'ai eu soin, tant qu'elle a duré, de marcher dans les rues de Paris, les yeux baissés comme un séminariste ou une pensionnaire du Sacré-Coeur. J'avais instinctivement peur de rencontrer, courant à la Grande-Duchesse de Gérolstein, Krapoulof ou Bruticof. 1 Sérieusement, en supposant même que l'auteur de ces émouvants Faucheurs de la Mort eût poussé au noir, nous devrions l'en remercier plutôt que nous en plaindre. Assurément, il a moins exagéré que les Russes n'ont menti. Ses exagérations sont toutes en l'honneur de l'héroïsme et de la vertu ; leurs mensonges furent tous au profit de l'oppression et du crime. Puisque les gouvernements et les peuples ont trouvé commode de ne savoir rien, il est bon qu'un homme de talent et de coeur leur dise un peu plus que
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tout. Si nous étions encore capables de nous passionner en faveur d'une grande cause, les Faucheurs de la Mort seraient pour la Pologne ce que la Case de r Oncle Tom fut pour l'abolition de l'esclavage.
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XV
M. LE COMTE D'HAUSSONVILLE '
Novembre 1868.
Nous en sommes restés, avec M. d'Haussonville, au moment de l'entrée des troupes françaises à Rome 2. Si l'on admet que nul drame n'est comparable aux combats intérieurs d'une belle âme, on ne s'étonnera pas de nous voir qualifier de coup de théâtre le changement qui, à dater de cette époque (février 1808), s accomplit dans l'attitude et les résolutions du pape Pie VII. Tant qu'il avait pu garder quelque espérance, il n'avait pas cru devoir compromettre les bienfaits du Concordat en se montrant trop susceptible ou trop rigide. Il avait sacrifié ses griefs personnels et ses scrupules de SouverainPontife à ce qui lui semblait être l'intérêt de la religion
1 L'Eglise romaine et le premier Empire, t. III. - Voir le cinquième volume des Nouveaux samedk.
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et de l'Église. Désormais, son dévoir était tracé, et, pour une conscience telle que la sienne, le connaître c'était le faire. Nous allons suivre, avec un guide incomparable, les détails et le crescendo de ce duel entre la force et la faiblesse, où la victime redoublait de fermeté à mesure que le persécuteur redoublait de violence. Comment finit ce duel, on le sait.
Mais ce qu'on ne savait pas, ce qu'on n'aurait peutêtre jamais bien su sans M. d'Haussonville, c'est le vrai rôle joué par Napoléon dans ce long conflit où il voulut sans cesse faire de la politique en théologien, de la théologie en politique et de la diplomatie en conquérant. C'est ce perpétuel mélange d'astuce et de rudesse par où se dessine un des traits caractéristiques de celte physionomie si complexe, que ses beautés sont des mystères, que ses laideurs sont des énigmes, qu'il est plus facile de la maudire que de l'expliquer, et que l'on peut, suivant le point de vue, le moment, l'effet de lumière ou de nuit, la comparer tantôt à la radieuse figure d'un César olympien, tantôt au louche visage d'un César de BasEmpire.
Oui, si jamais la grandeur de Napoléon Bonaparte parut essentiellement byzantine, c'est dans ses rapports avec la cour de Rome, avec le doux et saint vieillard qu'il trompa avant de l'opprimer. Il y a là bien plus de Constantin que d'Alexandre ou de Charlemagne ; d'un Constantin d'arrière-saison, spéculant sur la doctrine gallicane, comme l'autre s'était appuyé sur l'arianisme. Seulement, chez le vainqueur du pont Milvius, l'ivresse
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d'une foi nouvelle se confond avec celle d'une vieille omnipotence; il voudrait mettre d'accord ce qu'il peut et ce qu'il croit. La religion chrétienne a été si longtemps martyrisée par ses ennemis, que la rendre libre ne lui suffit pas, et que, dans son zèle impérial, il lui semble tout naturel de la faire régenter par son néophyte. A la fois subtil, sincère et barbare, il perd, dans cette série de confusions et d'efforts, le sens moral avec le sens évangélique; il va du trouble à l'erreur, de l'erreur à la faute, de la faute au crime.
Le vainqueur de Wagram n'est pas, comme Constantin, un hérésiarque passionné pour le culte qu'il méconnaît ou qu'il persécute. Il ne se jette pas, avec la fougue d'un catéchumène autocrate, sur le sein d'une religion qui commence, au risque de la meurtrir. Il calcule froidement le parti qu'il pourra tirer d'une religion que l'on croyait finie et qu'il espère confisquer en la ranimant. Trop croyant pour consentir à ne régner que sur du néant et de la matière, pas assez pour laisser aux consciences leur libre arbitre, comblant avec ses superstitions les lacunes de sa foi, on dirait qu'il ne veut proclamer Dieu et l'âme que pour faire de l'un son allié et de l'autre sa vassale. Il lui plairait de réintégrer le catholicisme pour avoir un sujet de plus, de le conquérir, comme il a conquis la moitié de l'Europe, et d'y placer des évoques en guise d'intendants et de préfets. Il aime à tricher sur la nappe d'autel comme il trichait, dit-on, sur le tapis vert. Il joue avec les distinctions captieuses du spirituel et du temporel, ainsi qu'un escamoteur avec sa
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muscade, les réunissant pour les absorber, les séparant pour en être maître, et, de peur qu'on ne rende à Dieu ce qui est à César, forçant de prodiguer à César ce qui est à Dieu. Par un raffinement de despote s'imposant à une société vieillie, il s'amuse à sophistiquer ses violences ; il aspire à cumuler, avec la raison du plus fort, la force du plus raisonnable ; il exige qu'on l'approuve en lui obéissant, et que l'on cache ce qui le condamne. Mais c'est le châtiment de son mépris hautain pour les droits sacrés de la conscience, que ce qu'il veut exploiter se retourne contre lui, que ses armes viennent se briser contre la seule forteresse qui n'a rien pour la défendre, et qu'il soit, en définitive, le vaincu de cette lutte où il n'a rencontré que des résistances impalpables et invisibles.
Dans ce troisième volume où M. d'Haussonville nous semble s'être encore surpassé, où tout est vivant, parlant, entraînant, irrésistible, où IET gravité de l'histoire s'unit à tout le piquant des Mémoires, le détail le plus curieux peut-être est celui qu'on a déjà signalé; l'apparition (c'est le mot) de revenants bien importuns, ou, pour parler sans métaphore, de lettres que l'on pouvait regarder comme perdues, mortes et enterrées, et que M. d'Haussonville a rendues à la vie et à la lumière. Jusqu'à présent, ce n'était que dans les mélodrames que l'on voyait tout-à-coup apparaître un personnage que l'on croyait égorgé ; mais celui-là, d'ordinaire, ne gênait pas les héros ; il ne dérangeait que les traîtres. Ce supplément imprévu à la volumineuse Correspondance de Na-
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poléonl", publiée avec l'intention officielle d'ajouter encore à sa gloire, est d'autant plus inappréciable, qu'il ne complète pas seulement le recueil des lettres de l'Empereur, relatives à ses démêlés avec Rome. Nos souvenirs, ceux de là France et du monde, avaient aussi besoin d'être renseignés et ravivés.
En savourant lelivre de M. d'Haussonville, je me suis posé pour la centième fois une question embarrassante : la génération à laquelle j'appartiens a commencé à voir et. à entendre pendant ces années si bizarres où le libéralisme bonapartiste ressemblait au loup devenu berger. Dans les familles royalistes et chrétiennes, bien des griefs se dressaient contre l'Empereur. Les plaies étaient encore saignantes, les places vides au foyer, les yeux des mères rougis par les larmes, les champs en friche, les villages brûlés, le spectre de la faim errant à travers les campagnes. Parlait-on beaucoup des monstruosités commises contre Pie VII, contre ses cardinaux, ses évoques et ses prêtres, contre la liberté et la dignité de l'Église? Non; la mort du duc d'Enghien, la guerre d'Espagne, les levées en masse, les jeunes gens forcés de partir après s'être rachetés deux ou trois fois, la chair à canon découpée jusqu'au fond des entrailles de la France, telles étaient les pièces principales du dossier. Du Pape et de ses souffrances, presque rien. C'est à peine si, en passant, dans la galerie du Luxembourg, devant le beau portrait de Pie VII par David, on se disait, à la vue de cette douce et mélancolique figure dont le fin sourire semblait à la fois retenir un reproche et exprimer
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un pardon ; encore un martyr, celui-là, une victime de
la Révolution et de l'Empire !
Quelles causes assigner à cette bizarrerie? Il y en a plusieurs ; j'en.ai déjà indiqué quelques-unes. La France, on ne saurait assez le redire pour l'édification des libres penseurs qui mesurent au catholicisme ses années de déclin comme l'on compte les heures d'agonie d'un malade, la France, du moins dans les'classes élevées et éclairées, était bien moins religieuse, ou, si l'on veut, savait bien plus mal sa religion, de 1800 à 1820, que la France d'aujourd'hui. La foi chrétienne ne s'était guère maintenue intacte que dans des familles parlementaires de haute bourgeoisie ou de noblesse de robe. Or celleslà étaient presque toutes gallicanes, et, par une contradiction singulière, bien faite pour humilier l'orgueil de l'homme , le gallicanisme, invoqué et perpétué comme condition d'indépendance en face de la royauté d'ancien régime, allait devenir un instrument de servilisme en haine des doctrines ultramôntaines. Désobéir à Pie VII pour fléchir devant Fouché, Rovigo ou Bigot de Préameneu, c'était, iLfaut l'avouer, un dénoûment que Bossuet, tant de fois invoqué par l'Empereur, n'avait pas prévu.-Si j'osais mêler à ces graves souvenirs une anecdote familière, je vous raconterais que, un vendredi soir, aux Tuileries, une duchesse du faubourg Saint-Germain, spirituelle et dévote, vit le cardinal Maury manger délicatement une tranche de jambon: « Voilà, dit-elle assez haut pour être entendue, voilà les libertés de l'Église gallicane. » — Eh bien ! tel était le prestige de Napo-
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léon, telle était la terreur inspirée par les agents de son ombrageuse puissance, que cette femme, qui portait un des plus beaux noms de l'ancienne France, s'enfuit aussitôt du palais comme poursuivie par les Euménides et en eut pour dix jours ou plutôt dix nuits d'insomnie. Au lieu d'un bon mot, mettez une idée sérieuse, et, à la place d'une tranche de jambon, un ordre du ministre de la police ou du ministre des cultes ; vous comprendrez cet étrange épisode où la gravité janséniste se fit complice de la légèreté voltairienne pour venir en aide à l'oppresseur contre l'opprimé.
N'importe ! ni le défaut d'éducation religieuse pendant ces années qui vont du chaos de 95 aux éblouissements de 1810, ni la frivolité française, ni la docile roideur gallicane, ni le prestige de la gloire impériale, rien de tout cela ne suffirait à expliquer comment le plus odieux peut-être des attentats de Napoléon contre la conscience et la liberté humaines a passé presque inaperçu et a laissé peu de traces. Le vrai, c'est que, grâce à un système ' merveilleusement organisé pour faire parler le mensonge et mentir le silence, le gouvernement pouvait recueillir tout ensemble les avantages de l'acte officiel et les bénéfices de l'action clandestine. Un pape était emprisonné dans son propre palais, puis enlevé nuitamment par des gendarmes, amené en France dans une voiture fermée à la curiosité des uns et aux respectueuses sympathies des autres, puis ramené et clôturé à Savone ; et, lorsqu'une vague rumeur, parvenue jusqu'à Paris, donnait aux plus indifférents envie de savoir ce qu'il fallait
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croire de cette prison, de cet enlèvement, de ce voyage, de cet empressement de nos populations méridionales, voici de quelle façon le grave Moniteur répondait à ces curiosités indiscrètes : « Les esprits sont ici très-préoccupés du passage, dans la commune de Bornin (commune traversée par le pape lors de son arrivée à Grenoble) d'un animal inconnu, que les traces qu'il a laissées font présumer être un reptile d'une grosseur extraordinaire. » — Nous le demandons, un grand homme s'est-il jamais plus impudemment joué d'un grand peuple, et M. d'Haussonville n'a-t-il pas raison d'ajouter : « Telle est pourtant la misère fondamentale des pouvoirs absolus, qu'ils ne peuvent, au faîte même de la fortune, se décider à laisser libre cours à la vérité. C'est leur honte d'être obligés parfois d'employer pour la dissimuler les plus misérables subterfuges, et c'est aussi leur châtiment que, surpris tôt ou lard dans ces bas manèges, ils en sont considérablement diminués, et deviennent aux yeux de la postérité, non plus seulement odieux, mais ridicules. »
Surpris ! manège ! Cette fois le manège et la surprise ont été de deux sortes et de deux dates. On a eu d'abord la vérité en gros, celle qui finit par se dégager tôt ou tard des voiles dont l'embarrasse l'adulation ou la frayeur, et qui est la revanche des Moniteurs de l'avenir contre les Moniteurs du présent. Maintenant nous l'avons en détail dans les documents recueillis avec une admirable persévérance par M. d'Haussonville, malgré le mauvais vouloir des archives ministérielles. Nous avons surtout le régal d une quinzaine de lettres supprimées
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par la commission chargée de publier la Correspondance de Napoléon Ie'; oubli qui ne peut s'expliquer que par la vive tendresse que le président de cette commission porte, comme chacun sait, à l'Église romaine, au Souverain Pontife et au clergé. Je parierais volontiers que, malgré ses connaissances en arithmétique et en chronologie, il aura eu besoin de réfléchir pour bien s'assurer que sept n'était pas neuf. C'est sans doute au milieu de ces réflexions que les quatorze lettres lui auront échappé. Là nous apprenons que l'on fit déporter en Corse, dans les localités les plus malsaines ou les plus sauvages, non pas quelques prêtres, mais des centaines de prêtres ; qu'au mépris des plus simples sentiments d'humanité, de vieux cardinaux, des évoques infirmes furent violemment dépaysés, exilés, emprisonnés, traînés de brigade en brigade ; que le Pape se vit séparé de ses conseillers, de ses amis, de ses serviteurs, du valet de chambre dont les soins lui étaient nécessaires ; qu'à Savone, un officier de gendarmerie venait tous les jours constater sa présence, contrôler ses actes, étudier son visage, décacheter ses lettres; le tout, pourquoi? Parce qu'à la plus légitime défense morale avait succédé l'excommunication la plus méritée, parce qu'à cette série d'exigences odieuses et de persécutions sacrilèges Pie VII avait riposté par les seules armes dont il eût gardé l'usage ; parce que, tout en affectant de traiter de ridicules et d'impuissantes, — telum imbelle sine ictu, —ces armes purement spirituelles, Napoléon, à l'apogée de sa gloire, vainqueur en Allemagne, gendre futur de l'empereur d'Autriche, se
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croyant près de réaliser son rêve de monarchie universelle, en ressentit profondément les atteintes. L'ardeur de sa colère prouva la justesse du coup, la trempe du glaive, la gravité de la blessure, et, mieux que le Jupiter antique, le Dieu du Vatican montra qu'il savait frapper de folie celui qu'il voulait perdre.
N'y aurait-il, dans ce troisième volume de l'Église Romaine et le premier Empire, que cette intensité, cette nouveauté, cette vérité, cette authenticité de renseignements, n'y trouverait-on que ces bonnes fortunes épistolaires où la lettre fait tant de plaisir à l'esprit, ce serait assez, non-seulement pour assurer le succès du livre, mais pour justifier la joie toute particulière que j'éprouve à parler d'un écrivain et d'une oeuvre que j'appellerais, si ce n'était de ma part une présomption grotesque, mon oeuvre et mon écrivain de prédilection. Mais, à côté de ces informations si précieuses, que de pages piquantes et charmantes ! Comme l'auteur, en nous disant tout ce qu'il veut nous apprendre, sait taire tout ce qu'il veut nous faire penser ! Quelle force et quelle souplesse dans cet art qui se dissimule sans faire grâce d'une seule de ses trouvailles et qui n'est jamais plus puissant qu'au moment où il reste plus caché ! 11 me semble voir de vieux papiers qui tout-à-coup s'animent sous une baguette magique, prennent un corps, une âme, une figure, un nom, et se mettent à nous raconter avec un relief extraordinaire, tantôt un drame poignant et sombre dont le héros n'est pas Bonaparte, tantôt un joli chapitre de roman ou une agréable scène de comédie,
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telle que le Divorce, la Senteûce de l'Officialité, les Préliminaires du Mariage, la Cérémonie du Mariage. Comédie sentimentale, lorsque Joséphine, à la nouvelle de ce divorce redouté et prévu, tombe évanouie, que l'empereur très-embarrassé appelle à son aide M. de Bausset, et que, celui-ci pressant un peu trop l'intéressante victime, elle lui dit tout bas : « Prenez garde, monsieur, vous me serrez trop fort ! » Comédie politique, lorsque l'on voit un moment de causerie fortuite entre deux hommes qui n'étaient pas même des premiers rôles,— MM. de Sémonville et Floret,—faire tout-à-coup pencher la balance conjugale du côté de l'Autriche aux dépens de la Russie, et amener peut-être par ricochet les catastrophes finales; ce qu'expliquent admirablement ces mots de Cambacèrès : « Je suis moralement sûr qu'avant deux ans nous aurons la guerre avec celui des deux souverains dont l'Empereur n'aura "pas épousé la fille. Or la guerre avec l'Autriche ne me cause aucune inquiétude, et je tremble d'une guerre avec la Russie ; les conséquences en sont incalculables! je sais que l'Empereur connaît bien le chemin de Vienne; je ne suis pas aussi assuré qu'il trouve celui de Saint-Pétersbourg. »
Nous avons pu voir, dès le commencement de ce récit, comment de ci-devant républicains,d'intègres Spartiates, d'inflexibles patriotes à qui le tyran Louis XVI avait paru digne de mort, se firent, dans ce long et odieux épisode, les serviles instruments des colères, et des volontés impériales. Veut-on savoir de quelle façon les moines défroqués, les gardiens patentés de la vérité
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historique, échappés au joug abrutissant de l'Église, accomplissaient'leur mission d'éclaireurs au service de la raison émancipée et régénérée ? Écoutons l'illustre, le savant, le vénérable M. Daunou, l'homme que notre nouvelle école de penseurs cite sans cesse comme le modèle du sang-froid dans la désertion et de la politesse dans l'apostasie : «.Le Pape avait tout fait pour que sa présence à Rome devînt inutile, et quelques-uns de ses partisans pouvaient, malgré lui, la rendre dangereuse. Il en sortit, le 6 juillet, à l'insu de l'Empereur, et vint à Savone, où Sa Majesté le fit recevoir, traiter, établir avec tous les égards dus au malheur. » — Franchement, j'aime encore mieux le général marquis de Bonaparte gagnant plusieurs batailles au service de Sa Majesté Louis XVIII, si toutefois cette phrase a jamais été écrite. C'est moins atroce et ce n'est pas plus bête.
Nous retrouvons dans cette troisième partie bon nombre de personnages qui figuraient, — que dis-je?—qui vivaient dans les deux premiers volumes. Les personnages sympathiques, tels que Consalvi, ont vieilli, pâli, maigri, sont attristés et assombris, mais gardent une courageuse attitude. Ceux qui concourent, forcément, indifféremment ou avec zèle, à cette oeuvre d'iniquité, semblent avoir suivi dans leurs allures et jusque dans l'expression de leur physionomie cette gradation fatale qui conduit les deux principaux acteurs de l'alliance à la rupture, et de Notre-Dame à Fontainebleau. Tous, les bons, les mauvais, les pires, les tièdes, les zélés, sont dessinés par M. d'Haussonville d'un trait net, vif, fin,
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sans retouche, et avec une modération terrible qui ne coûte rien à la vérité. La violence est dans les faits, la mesure est dans le langage. C'est par là que je veux finir, en saluant chez M. d'Haussonville, cette fleur exquise de bonne compagnie, ce don de suprême bienséance, qu'on n'est pas étonné de trouver dans ses ouvrages, mais qui devient de plus en plus rare. Quel parti un écrivain très-spirituel, mais mal embouché, n'aurait-il pas cru pouvoir tirer, par exemple, de l'impératrice Joséphine et de l'archichancelier Cambacérès? Il se serait trompé ; il aurait dépassé le but au lieu de l'atteindre. L'auteur de l'Église Romaine et le premier Empire a cette courtoisie de grand seigneur, plus accablante que les injures. Qu'il poursuive résolument son oeuvre jusqu'à cette date de 1814, libératrice et vengeresse ! Qu'il termine vite ce beau livre destiné à vivre aussi longtemps que la conscience publique protestera contre l'abus de la force I Je connais peu de missions plus utiles que celle dont il s'acquitte, de carrière plus noble que celle qu'il remplit. Dans sa magnifique Histoire de la Réunion de la Lorraine à là France, il revendiquait les souvenirs de la patrie de ses ancêtres. Cette fois, il glorifie, il venge sa patrie céleste etsa patrie idéale, la Religion et la Liberté.
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GOETHE ET LAPRADE 1
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Novembre 1868.
Victor de Laprade ne s'en prendra qu'à lui-même, si nous passons par Hermann et Dorothée avant d'arriver à Pernette. Parmi les innombrables lacunes de ma critique littéraire, il faut compter l'absence à peu près complète des littératures étrangères. Je les connais mal, je ne les comprends guère et je les aime peu. Ce poëme de Goethe, que Laprade, avec une sincérité qui l'honore, signale à l'attention des lecteurs de Pernette, je ne l'avais jamais lu, ou je l'avais oublié. Je dois donc un double remerciment au poète français, d'abord pour le bel ouvrage qu'il nous donne, ensuite pour le chefd'oeuvre qu'il nous rappelle.
1 Hermann et Dorothée. — Pernette.
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— « Enlre tous les poèmes de Goethe, nous dit-il, ces merveilles de style, celui-là est son chef-d'oeuvre, celui qu'il aimait de prédilection. En nous inspirant de cet art incomparable, en visant aux mêmes qualités, en admettant une méthode à peu près semblable à celle du grand artiste, avons-nous fait une imitation ? Pas plus que Goethe lui-même n'a voulu faire d'Hermann et Dorothée une imitation de l'Iliade ou de l'Odyssée, quoique son oeuvre atteste l'intention évidente d'appliquer à un sujet moderne les formes de la poésie homérique et de forcer ses petits bourgeois allemands à lutter d'élégance, de simplicité, de noblesse et de vérité humaine avec les héros et les demi-dieux de l'épopée grecque (Note III, page 296). »
Voilà la question bien posée. Je réponds que personne n'accusera Laprade d'avoir été imitateur, et qu'on le trouverait trop modeste, s'il insistait sur son infériorité de poète et d'artiste ; car, à certains points de vue (je ferai mes réserves tout à l'heure), Pernette défie toutes les comparaisons.
Je vais essayer d'analyser tour à tour les deux poèmes. 11 y a, dans l'impassible sérénité de Goethe, je ne sais quelle tristesse communicative qui sied aux moments où nous sommes profondément tristes, où nous pleurons des morts illustres, où nous tremblons pour d'illustres malades 1, où les plus brillantes étoiles de l'art, delà poésie et de l'éloquence s'éteignent dans notre ciel qui n'aura bientôt plus que des nébuleuses. Grâce à un effet
1 Rossini, lîerryer.
...... 14
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de lointain et de perspective qui s'accorde avec notre faiblesse, Goethe, mort en 1832, nous semble plus vivant que les morts d'aujourd'hui. Quand un homme de génie disparaît, nous sommes, dans les premiers instants, plus frappés de sa disparition que de son.oeuvre, du tribut qu'il paie à la nature humaine que des côtés glorieux par où il échappe à la condition commune. Il faut à son immortalité un apprentissage et comme un tâtonnement. Puis les proportions se rétablissent entre ce qui n'est plus et ce qui doit vivre. Les ombres funèbres descendent peu à peu sur le tombeau et laissent en pleine lumière la figure impérissable.
II » Nous sommes en Allemagne, à une époque indéterminée de la Révolution française ou peut-être de l'Empire. Laprade n'est pas juste, ou plutôt il se trahit, lorsqu'il nous parle (page 298) de t l'impartialité absolue avec laquelle le poète assiste aux événements qu'il raconte. » Goethe y a mis le strict nécessaire, rien de plus, parce qu'il ne fallait pas davantage, et, s'il garde, une supériorité quelconque sur l'auteur de Pernette^ c'est celle-là. Écoutez le sage vieillard qui' sert de guide aux fugitifs : « Nous avons bu largement à la coupe amère du siècle, si les douleurs se mesurent aux déceptions éprouvées. Nous avions conçu de si nobles espérances ! car personne rie peut nier que nos idées ne se soient élevées,
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que nos coeurs n'aient battu plus librement, quand l'aurore d'un nouveau soleil a brillé à notre horizon, quand mille échos ont apporté à nos oreilles les mots magiques du droit imprescriptible de l'humanité, de la liberté qui vivifie et de l'égalité qui ennoblit... Mais bientôt le ciel se couvre de nuages ; une secte impie, indigne d'atteindre à l'idée du bien, lutte pour conquérir le pouvoir. Ces hommes criminels s'égorgent entre eux ; ils tyrannisent leurs voisins, leurs nouveaux frères ; ils lâchent sur eux un essaim d'oiseaux de proie. Les chefs nous dévalisent en masse, les subalternes pillent et dévorent tout ce qu'ils trouvent... »
Voilà la note juste; le patriotisme allemand ne pouvait tenir un autre langage. La liberté, l'égalité et la fraternité entrevues d'abord, puis englouties dans des flots de sang versés par les bourreaux et les armées, les peuples invités à s'unir dans un sentiment fraternel et finissant par se déchirer dans des luttes impies, plus meurtrières que les guerres d'ancien régime, le Rhin servant de rempart à la nationalité germanique, la défense du sol, la haine contre l'étranger se substituant aux séduisantes chimères de la paix universelle, et, par un singulier retour de fortune, donnant aux souverains un appui contre les conquêtes révolutionnaires, telles sont les images qu'il convenait de nous faire voir à l'arrière-plan du tableau. L'extrême sobriété de Goethe prouve, cette fois, non pas son scepticisme, qu'il ne s'agit pas de discuter, mais le tact suprême du grand artiste, qui ne veut pas mettre de satire dans une pastorale.
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Ce serait ici le lieu de discuter une question délicate ; la politique en poésie. Je me permets d'être, sur ce point, d'un avis contraire à celui de Laprade, et je crois pouvoir bientôt lui démontrer, à propos de Pernette, les inconvénients d'un système qu'il a raison d'attribuer à sa nature. La politique, si on l'admet dans une oeuvre de poésie pure, doit rester collective et, pour ainsi dire, métaphysique. De temps à autre, un appel aux immortelles notions de justice, d'humanité et de pitié; mais rien de personnel, rien qui ressemble à une étiquette, à une date ou à une cocarde ; rien qui signifie qu'en traçant des figures poétiques, on a voulu être désagréable à quelque chose ou à quelqu'un. Laissez ces exécutions à l'histoire, à la satire, au pamphlet, aux mémoires, au journal. Vous êtes sur les sommets, que vous seul peutêtre, dans ces temps de lassitude, avez le courage et la force de gravir. Vous tendez la main à Goethe, et vous n'avez qu'à lever les yeux pour apercevoir le ciel d'Homère. Ne descendez pas encore ; Pierre et Pernette n'ont pas besoin de haïr pour nous sembler dignes d'être aimés 1. Aspirez à pleins poumons l'air vivifiant de ces
1 Écrivant dans la Gazette de France, et rendant compte de l'oeuvre d'un poète que j'admire et que j'aime, je ne pouvais dire toute ma pensée. La voici, telle que j'ai essayé de l'exprimer dans une lettre à un ami :
« Je ne suis ni fonctionnaire, ni courtisan, ni journaliste officieux ; mais je dis hardiment aux poètes : Prenez garde ! un siècle ne défait pas, dans sa seconde moitié, la poésie qu'il s'est faite dans la première. Napoléon Bonaparte peut être condamné au nom de l'histoire, de la justice, de la vérité, de l'humanité, de la liberté; il est et il restera poétique. Nos grands poètes, et la masse popu-
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montagnes, de ces forêts de sapins, de ces bruyères embaumées de thym et de lavande, que vous décrivez si bien, que vous vous êtes assimilées par vos admirables facultés depoëte-paysagiste. Qu'est-ce après tout, que Pernette? Une magnifique idylle, une idylle tragigiq'ue, si ces deux mots peuvent aller ensemble. Et qu'est-ce que l'idylle? Un épisode de layie réelle, ayant pour fond et pour cadre la campagne. Or la campagne ne hait pas; elle ne sait qu'aimer; elle relève directement de Dieu, et n'a rien à débattre avec la méchanceté des hommes. C'est la consolatrice, ce n'est pas la vengeresse. Interrogez ses harmonies, dont vous possédez tous les secrets ; elles vous répondront par un hymne de tendresse, de pardon et de paix. La faire intervenir dans nos colères, c'est lui ôter son rang et sa place dans la création divine. Que dis-je? c'est manquer au plus précieux privilège de la poésie pure. Si Lamartine, malgré d'autres prétentions plus bruyantes et plus superbes,
laire, cet autre grand poëte infaillible, ne s'y sont pas trompés. La légende subsiste, plus universelle et plus vivace que celle de Per nette. Les gémissements et les malédictions des mères n'y font rien ; on ne les écoulait pas, quand elles retentissaient encore. Chateaubriand, notamment dans le récit du retour de Vile d'Elbe (Mi moires d'outre-tombe), a merveilleusement compris cette nuance. L'auteur de Buonaparte et les Bourbons n'est pas suspect. Homme de parti, il a commencé par le cri de haine et de colère ; puis, homme d'imagination, il s'est rangé du côté des grandes imaginations de son temps. Il ne faut pas confondre les notions rigoureuses d'équité et d'honnêteté avec l'élément poétique. Les héros de lord Byron sont généralement de grands coquins; ils sont pourtant plus poétiques que le roi Louis-Philippe, le plus lionntte homme de son royaume. »
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reste le premier poëte de notre siècle, c'est qu'il n'a jamais su ce que c'était que la haine. Et pourtant, insensés que nous étions, nous n'avons rien négligé pour la lui apprendre.
III
Donc, nous sommes en Allemagne. On entend passer dans le lointain les habitants d'une malheureuse province, envahie par les armées de la République ou de l'Empire. Dans un bourg qu'épargne encore le fléau de la guerre, un brave homme, l'aubergiste du Lion-d'Or, entreprend, de concert avec sa digne femme, de soulager quelques-unes de ces infortunes. Il envoie son fils unique,— c'est Hermànn, — porter aux fugitifs des provisions et du linge. Autour de lui se groupent le pasteur, -*- un sage qui fait l'office du choeur antique, -r et le pharmacien, dont l'égoïsme bavard et poltron, joint à la charité quelque peu vaniteuse de l'hôtelier, nous donne un échantillon de comique allemand, doux et débonnaire, le seul qui soit acceptable dans un poème pastoral.
Hermann s'acquitte de sa mission bienfaisante. Il rencontre une belle jeune fille qui conduit une lourde voiture, et, qui lui demande aide et secours, non pas pour elle, mais pour la malheureuse famille qui est là, gisante sous les rideaux de la carriole. C'est une femme qui vient d'accoucher, et dont l'enfant n'a pas un lam-
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beau de toile pour le couvrir. Hermann se hâte de donner la vieille robe de chambre de son père, les chemises, la flanelle, le jambon, le pain, et il prie la jeune fille d'en faire la distribution à ses compagnons d'infortune. Tout, ce récit est d'une perfection exquise, vraiment homérique, plus voisin, bien entendu, de l'Odyssée que de l'Iliade. Les détails les plus familiers prennent, sous la plume de Goethe, un air de noblesse incomparable. On devine, au trouble d'Hermann, à ses réponses, l'impression que lui a laissée la belle fugitive. La scène qui suit est charmante. On veut marier le jeune homme, et on lui parle d'une belle maison verte, située tout près du Lion-d'Or, où il trouverait à choisir entre deux ou trois jolies filles. Ses répliques sont prises sur le fait. 11 jouait, tout enfant, avec ses petites voisines. Mais, en grandissant, elles sont devenues hautaines et malicieuses. Elles se moquent, tantôt de sa redingote mal coupée, tantôt de ses cheveux mal frisés. Pour leur plaire, il a essayé de se parer comme « ces petits jeunes gens du commerce » (en français d'alors les calicots), c'était bien pis ! Fillettes, garçons et parents ont éclaté de rire, et le pauvre Hermann s'est enfui en laissant tomber son chapeau. Remarquez que nos maîtres réalistes, Champfleury ou Ferdinand Fabre par exemple, ne feraient pas mieux, et que nous ne cessons pas un moment d'être poétiques.
Le fait est qu'Hermann songe à la jeune fille qu'il a vue se dévouer si noblement aux malheurs d'autrui. Mais son père, dont la vanité prend le dessus, s'irrite de ses confidences naïves ; il tance vertement son fils,
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qui baisse la tète et sort sans rien dire. Ici, nous avons quelques pages d'une merveilleuse beauté. La mère a suivi Hermann à la piste, et nous laisse voir, chemin faisant, quelques coins de paysage domestique, dont rien n'égale la grâce familière. Elle le trouve assis sous un vieux poirier qui marque la limite du petit domaine. Le jeune homme éclate ; mais sa douleur frappe à côte', et la sagacité maternelle ne saurait s'y tromper :
.... « 0 malheur ! Et il peut se trouver encore un Allemand qui ose rester chez lui, un seul qui espère échapper au désastre qui nous enveloppe! Ah! ma mère, je l'avoue aujourd'hui, je regrette de n'avoir pas été compris dans le nouveau contingent que notre ville a dû fournir. Je suis, il est vrai, votre fils unique, notre maison est vaste et nos travaux importants ; mais ne ferais-je ptfe mieux d'aller combattre aux frontières que de rester ici à attendre la misère et l'esclavage ? Oui, c'est une voix d'en haut qui m'inspire, et j'ai senti naître au fond de mon coeur le désir de me dévouer à mon pays, de mourir, s'il le faut, pour donner un noble exemple. Ah! si toute la jeunesse d'Allemagne venait se réunir sur la frontière, bien déterminée à ne pas reculer d'un pouce devant l'étranger, vous ne le verriez pas poser insolemment le pied sur notre belle contrée, moissonner sous nos yeux les fruits de notre sol, parler en maître aux hommes et enlever les femmes et les enfants!... »
Pierre dit de même, en bien beaux vers; mais nous verrons plus tard comment et pourquoi il est ici moins vrai que le héros de Goethe :
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a ... . Que nul étranger ne commande-chez nous!
Cette terre est à nous, faite par nos ancêtres ;
Sous y devons, comme eux, vivre et mourir en maîtres.
Nous seuls avons le droit d'en barrer le chemin,
D'y marcher librement, les armes à la main ;
Nous n'y devons souffrir, debout à cette place,
De chefs et de soldats que ceux de notre race ;
Et nul dans nos maisons ne doit trouver accueil
Sans déposer, d'abord, son glaive sur le seuil.
Sais-je quel noir dessein de leurs cités lointaines
Pousse vers nos hameaux ce flot de capitaines ?
Ce n'est pas notre honneur qu'ils y viennent venger !
S'ils se disent amis, leur dire est mensonger.
Moi, je n'accepte pas cette alliance altière;
Je leur tendrai la main, mais hors de la frontière,
Quand ma terre écartant des voisins mal venus
Ne verra plus flotter ces drapeaux inconnus.
Tant qu'ils osent camper sur le champ de nos pères,
Je maudis, je combats ces hordes étrangères!
Souffrirez-vous, amis, des hôtes oppresseurs
Dormant sous votre toit et servis par vos soeurs?
Moi, plutôt que de-voir, au foyer qui s'indigne,
Pernette leur verser le vin de notre vigne,
Et ces chefs lui sourire, et ma mère, humblement,
Pétrir pour leur festin le beurre et le froment,
J'irais seul assaillir l'odieuse cohorte,
Du logis profané je briserais la porte,
Et, la torche à la main, de ces maîtres impurs
Par le fer et le feu j'affranchirais nos murs. »
Chose singulière ! Hermann, qui ne dit pas la vérité, ou qui, du moins, cherche à se donner le change à luimême, est admirablement vrai ; Pierre, que Laprade nous montre exprimant un sentiment sincère, et à qui il prête une mâle éloquence, soulève en cet endroit des objections que j'essaierai d'expliquer quand nous arriverons
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à Pernette. Nous n'en sommes encore qu'à Hermann et Dorothée. La mère d'Hermann comprend que cet élan subit de patriotisme n'est qu'une manière de faire di. version à un sentiment plus naturel et plus tendre. De là à savoir que son fils a la tête remplie .et le coeur plein d'une chaste et gracieuse image, il n'y a qu'un pas. Eh bien ! ce que le pauvre inamorato regardait comme impossible n'est peut-être pas si difficile ! Voilà déjà son père qui se repent de son accès de mauvaise humeur. Il ne s'agit que de retrouver la jeune fille qui ne saurait être bien loin, et de recueillir à son sujet les renseignements désirables. Le pasteur et le pharmacien se chargent de ce soin ; Hermann les conduit au grand trot de ses vigoureux chevaux, jusqu'au village où les émigrants ont fait halte. Là encore un tableau délicieux, qui va nous remettre en pays de connaissance. Les renseignements sont admirables; la jeune fille, pour sauvegarder son honneur et celui de ses jeunes compagnes, n'a pas craint de faire le coup de sabre et a tué vaillamment trois ou quatre pillards. Son courage est à la hauteur de sa charité et de sa vertu. Mais est-elle libre ? accueillera-t-elle l'amour d'Hermann? C'est alors qu'il se décide à apprendre lui-même" son sort de la bouche de Dorothée. Il la rencontre allant puiser de l'eau à une fontaine, portant à la main une grande cruche et une plus petite...
« Elle descend, avec Hermann, les larges degrés de là fontaine, et tous d'eux s'asseyent côte à côte sur le petit parapet qui l'entoure. La jeune fille se penche pour puiser de l'eau; Hermann prend l'autre cruche, et se
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penche aussi. Leur double image se réfléchit dans le miroir azuré de la source; leurs visages se rapprochent au sein du cristal limpide et se sourient d'un air amical. »
Citons Lapradeaprès Goethe, Pernette après Hermann. Cette fois, le poète français n'a rien à craindre du voisinage :
a De larges blocs moussus, d'où l'eau filtre et s'échappe
Leur offraient et le banc, et la table, et la nappe,
Et de la source heureuse encadraient le miroir.
Les conviés souvent s'y penchaient pour s'y voir ;
Le ciel s'y reflétait tout bleu, pur de nuages,
Et de son vif azur bordait ces deux visages.
Des lèvres et des yeux mille signaux charmants
Couraient sur ce cristal entre les deux amants.
Tout à coup le miroir s'agite; une tempête
Dans l'étroit Océan frémit sous chaque tête;
Un fluide animé, montant du fond de l'eau,
Efface en bouillonnant le gracieux tableau...
Alors, on s'écriait ! L'oeillade et le sourire
Se disaient de plus près ce qu'ils avaient à dire;
Les deux fronts se touchaient mieux que sur le Ilot ilair,
Et les baisers cessaient de se perdre dans l'air. »
Pour compléter ces rapprochements, rappelez-vous la jolie scène de On ne badine pas avec tamour, telle qu'on la joue au Théâtre-Français, le moment où Perdican et Rosette s'inclinent ensemble sur la margelle du bassin dont l'eau limpide réfléchit leurs jeunes visages,,
PERDICAH. « Lève-toi, et approchons-nous de cette fontaine. Nous vois-tu tous les deux, dans la source, appuyés l'un sur l'autre? Vois^tu tes beaux yeux près des miens,
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ta main dans la mienne? Regarde tout cela s'effacer. (Il jette sa bague dans l'eau.)
« Regarde comme notre image a disparu ; la voilà qui revient peu à peu; l'eau qui s'était troublée reprend son équilibre ; elle tremble encore ; de grands cercles noirs courent à sa surface ; patience, nous reparaissons ; déjà je distingue de nouveau tes bras enlacés dans les miens ; encore une minute, et il n'y aura plus une ride sur ton joli visage. Regarde ! »
Est-ce à dire qu'Alfred de Musset ait copié Goethe? que Laprade ait imité Goethe et Alfred de Musset ? Non ; il existe, dans la poésie, des images si naturelles et si charmantes qu'elles semblent du domaine commun ; nul n'est le premier à les découvrir, nul n'est le dernier à les retracer. La poésie est, elle aussi, une source, une fontaine d'eau vive, et il suffit de se pencher sur cette transparente surface, pour voir à travers le cristal liquide ce qui fait battre tous les coeurs, ce que nous avons tous vu dans nos rêves ; deux souriantes figures d'amants ou de fiancés, unies dans un cadre idéal, en attendant que la réalité les reprenne. Les trois poètes se sont rencontrés aux bords de cette fontaine ; voilà tout.
Le reste se devine ; mais ce qu'on ne saurait deviner, ce qui nous transporte en pleine Odyssée, c'est la façon exquise dont se préparent les fiançailles. Hermann n'ose pas encore parler de son amour à Dorothée ; il lui propose de le suivre dans sa maison en qualité de servante: elle accepte avec une simplicité, une grandeur biblique ou homérique, digne de Rebecca ou de Nausicaa ; quel-
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ques légers incidents, parfaitement d'accord avec l'ensemble du tableau et le caractère des personnages, amènent enfin l'aveu sur les lèvres d'Hermann, et celui-ci, comme,si l'amour et le bonheur lui déliaient la langue, prononce quelques belles paroles qui terminent harmonieusement le récit :
« Que notre union, Dorothée, conclue au milieu du désordre universel, n'en soit que plus inébranlable... Hommage éternel aux peuples résolue qui se soulèvent pour repousser l'ennemi, pour protéger leur religion, leurs lois, leurs femmes et leurs enfants ! Tu «s à moi, sois sans crainte, je défendrai tout ce qui est à moi, ce qui me devient plus cher que jamais... Et si chacun de nous était animé du même sentiment, la force se lèverait contre la force, et bientôt la paix répandrait ses bénédifrtions sur nous. »
Je n'ai eu ni la prétention ridicule de découvrir Herniann et Dorothée, ni la méchante envie de faire tort au poème français en lui opposant le poème allemand. Non; mais la seule critique que me paraisse mériter Pernette, au milieu d'éclatantes beautés et de pages émouvantes, sera plus claire, plus facile à justifier, après que nous aurons insisté sur la sérénité olympienne du chef-d'oeuvre de Goethe. Ce chef-d'oeuvre est un bas-relief antique, un marbre d'Égine ou du Parthénon. Avec Laprade, nous entrons dans le domaine de la peinture, plus moderne, plus expressive, plus passionnée, mais aussi plus sujette aux contradictions et aux orages. Autre bizarrerie! Pernette est à la fois plus spiritualiste et moins
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idéale, plus chrétienne et plus terrestre qa'Hermann et Dorothée. Le sceptique, — j'allais dire le païen, — est dans le ciel ou du moins sur l'Olympe ; le chrétien est poursuivi, jusque sur les cimes, par le fantôme des colères humaines. Peut-être ce contraste pourrait-il s'exprimer par un seul mot ; Pernette est française, et nous verrons, dans le détail, que notre terrible langue se prête moins aisément que la fluidité allemande au mélange de familiarité et de noblesse, de rusticité et de grandeur. N'importe ! A côté de ces désavantages, l'oeuvre de Laprade nous offrira de splendides indemnités.
IV
Sauf de très-légères imperfections de détail, dont quelques -unes peuvent être attribuées à l'imprimeur, il n'y a qu'à louer toujours et à admirer souvent dans les quatre premiers chants de Pernette. Dès le début, le groupe aimable et vaillant que nous allons voir à l'oeuvre est parfaitement posé. Madeleine a racheté deux ou trois fois du service militaire son fils unique, Pierre, qu'elle se croit désormais sûre de conserver. Jacques, le père de Pernette, vieux soldat de l'an II, laboureur enrichi à force de travail, exprime dans un mâle langage le contentement légitime du propriétaire qui doit tout à l'énergie de sa volonté et à la vigueur de ses bras. Pierre
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et Pernette s'aiment d'un amour chaste, ardent et charmant, auquel sourient sans contrainte les parents et les amis. L'inégalité des fortunes ne sera pas un obstacle. Si Jacques est riche, si Madeleine est à peu près ruinée par ses sacrifices maternels, Pierre apporte avec lui un trésor, et ce trésor c'est lui-même. Robuste, intelligent, laborieux, honnête, suffisamment instruit pour se dégager des vieilles routines, envié par toutes les mères dans ce douloureux moment où les jeunes gens valides sont sous les drapeaux, il saura doubler le produit de l'héritage confié à ses soins. Si ces vérités pouvaient être méconnues par le vieux Jacques, elles lui seraient rappelées par les deux meilleurs amis de la maison, le docteur et le curé.
Victor de Laprade s'est complu dans ces deux caractères où il retrouve sans doute de précieux et chers souvenirs. Ils ne dépassent pas, mais ils atteignent la limite au delà de .laquelle nous nous heurterions & ce convenu, à ce parti pris, redoutable surtout dans un genre qui ne vit que de naturel et de vérité. Le curé est un saint homme, dont la douce voix corrige par des accents de prière et de piété les vibrations de la corde d'airain. Franc comme l'or, frondeur, cachant un fond de bonté sous un air de raillerie narquoise, le docteur représente l'humeur gauloise et l'opposition intraitable, trop justifiée par le fléau de la guerre. Fidèle à une idée qui n'a rien de commun avec les opinions contemporaines, et que je n'applique qu'à la pastorale, j'aurais voulu que ce fléau restât impersonnel comme chez Goethe ; que, à la veille ou au len-
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demain de Champ-Aubert et de Montmirail, le docteur
ne dit pas :
Ce Corse a desséché les veines de la France !
Mais cette chicane n'ôte rien à la fraîcheur des tableaux, à la beauté des paysages, au charme de cet amour partagé, que le poète a su peindre des plus vives couleurs sans inquiéter un moment les lecteurs les plus rigides.
Hélas ! le docteur arrive, porteur d'une mauvaise nouvelle. Les soldats rachetés vont être repris dans les mailles d'acier de la levée en masse. Madeleine a eu beau vendre toutes ses terres pour payer deux ou trois fois l'impôt du sang, il faut que son fils parte ; déjà l'ordre de départ, l'affreux papier marqué de l'aigle meurtrier, est sur la table dé la maison désolée. Alors les divers caractères se dessinent : Madeleine étouffe ses sanglots, Pierre frémit de colère, le docteur prêche la révolte, le curé conseille l'obéissance, Jacques établit éloquemment une distinction entre le patriotisme qui lui avait mis le fusil à la main quand la frontière était menacée par les ennemis de la France, et le devoir chimérique qui forcerait un brave jeune homme d'abandonner sa mère et sa fiancée pour servir l'ambition d'un conquérant.
A la fin, Pierre tranche la discussion en annonçant qu'il ne partira pas : '
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Je ne servirai pas, je n'aurai pas de maîtres ; Je vivrai, je mourrai sur le sol des ancêtres ; Je vais dans la forêt joindre'les insoumis Et j'y ferai la guerre à mes vrais ennemis. Mon corps ne quittera pas plus que ma pensée Le pays de ma mère et de ma fiancée 1
C'est très-bien, et j'ai mes motifs pour insister. S1 Pierre semble ici moins héroïque que naturel, s'il ne réplique pas au soldat de l'an II : « Mais je ne vois pas en quoi il était plus patriotique de repousser l'ennemi quand Robespierre et Marat faisaient tomber les têtes, que de le repousser encore quand Ronaparte, par ses fautes, se l'est attiré sur les bras, » tant mieux ! Pour Pierre, la différence doit être surtout dans les beaux yeux de Pernette. C'est le sentiment qui plaide, c'est la nature qui parle, et quand même je serais entiché de chauvinisme (gardez-en un peu, ô poêles) ! je ne serais nullement scandalisé de voir Pierre se mettre à la tête des réfractaires. La Nature, ai-je dit? A Dieu ne plaise que ' j'accepte sans réserve l'opinion de Sainte-Reuve, qui veut que l'artiste,le conteur, le poète, suivent en tout et toujours écoutent celte bonne, cette bienfaisante Nature.! Ce précepte, s'il était pris à la lettre, n'irait à rien moins qu'à légitimer, dans la réalité et dans l'art, toutes nos laideurs et toutes nos bassesses. Mais, si je ne la veux jamais prépondérante, je la voudrais constamment présente, surtout lorsqu'on nous peint des personnages en contact perpétuel avec elle, trop simples pour raisonner jeurs idées et leurs sensations. Si j'osais adresser une ritique générale à Pernette, relue tout d'un trait au lieu
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d'être savourée par morceaux, je reprocherais à Laprade d'avoir trop mis en première ligne des sentiments trèsbeaux, très-nobles, qu'il ennoblit encore par la vigueur de sa poésie nerveuse, mais qu'il aurait dû, selon moi, subordonner à la passion, à l'émotion dominante, l'amour de Pernette et de Pierre. Il cite, avec un éloge excessif, le mot de M. de Yillemain sur Goethe : « Génie plus alexandrin qu'homérique ; .> je dirais volontiers de l'auteur de Pernette qu'il est moins homérique que cornélien, qu'il relève du vieil Horace, de Nicomède et de Chimène, bien plus que de l'Odyssée, de Théocrite ou de Longus. Or, des contemporains deBrutusou duCid, en 1814, dans le Forez, sous des habits de villageois, est-ce bien vrai? Ou, si c'est vrai, est-ce bien vraisemblable?
Mais ne nous plaignons pas ! Le troisième et le quatrième chants, les Réfractaires et Pierre et Pernette, nous offrent des beautés supérieures encore à celles des deux premiers. Là est le triomphe de Laprade. Nous sommes à trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer et de-la gendarmerie. Je ne sais pas, je ne veux plus savoir si je me trouve avec des conscrits rebelles ou avec les compagnons de Robin Hood, s'ils fuient le despotisme dévorant de Bonaparte ou le joug des tyrans féodaux qui profitèrent de l'absence de Richard. Nous voilà en plein bois, sur les montagnes, au milieu des chênes et des mélèzes, à des hauteurs d'où l'on brave les servitudes humaines. Cette poésie sent bon ; tout imprégnée du parfum des plantes et des essences résineuses, elle fait pas-
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ser dans nos veines ce délicieux frisson des excursions matinales que connaissent si bien les touristes et les chasseurs. Ici notre langue poétique, si revêche encore, si sujette aux tons heurtés et aux ressauts, malgré les efforts de l'école moderne pour la familiariser et l'assouplir, se prête cordialement aux détails de la vie réelle. C'est bien là ce qu'a voulu le poète, un heureux mélange de rusticité et de noblesse, les grands spectacles du monde extérieur s'accordant avec un idéal de beauté morale qui élève vers Dieu les âmes simples, pures et droites. J'éprouve, en lisant ces pages baignées dé rayons et de rosée, un tel sentiment de bien-être, que peu s'en faut que je n'oublie mon programme et n'applaudisse à ces vers, singuliers dans une pastorale, mais admirables de mordant et de vérité :
Nul mieux que ce laquais, ancien tueur de rois, Ne sait l'art d'être esclave et tyran à la fois. De ses anciens métiers, il garde quelque chose ; Il est le même au fond, servant une autre cause. Insolent et'servile... aussi point de pitié! Cet homme à deux tranchants ne fait rien à moitié. S'il nous fallait fléchir chez,quelque vieux stoïque. L'orgueil républicain ou la foi monarchique, Même un homme tout neuf dressé par le pouvoir, Que nul passé ne gêne et strict à son devoir, Qui n'a jamais hurlé de phrases libérales Et tonné pour les droits du peuple dans les halles. Peut-être nous pourrions espérer, par hasard, D'être un peu moins, nous peuple, immolés à César. Mais, malheur! Nous voilà, bonnes gens, sous la patte D'un préfet, d'un baron tiré d'un démocrate ; Craignons tout I 11 n'est pas de plus âpre tyran Qu'un Brutus en sabots devenu chambellan, »
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Le chant de Pierre et Pernette a déjà ravi bien des lectrices dont le suffrage vaut mieux que le mien, et ce n'est pas cette fois qu'on aurait à rappeler à notre fier poète le dulcia sunto de l'Epilre aux Pisons. Savez-vous que c'est un tour de force— dans la meilleure acception du mot, — de nous avoir montré, sur ces cîmes abruptes, dans ces ravins profonds, sous ces arbres discrets, loin de tout regard, exaltés par l'absence, par le péril, par la solitude, deux amants qui passent une journée ensemble, sans que leur ange gardien ait un seul instant à se voiler de ses ailes, et sans, que le plus hardi libertin soit tenté de hausser les épaules? La poésie grecque, virgilienne ou allemande n'a pas d'idylle plus fraîche, plus amoureuse et plus pure que ce chant alterné, ce dialogue où les deux pvomessi sposi échangent leurs confidences, leurs alarmes, leurs espérances, leurs tendresses, dans une langue appropriée à leur condition, à leur faculté de sentir et d'exprimer. Ici je n'ai que l'embarras du choix en fait de citations :
« C'est Dieu qui, ce jour là, sous un ciel tout de flammes 1, •
Ravivait la candeur de ces deux fraîches âmes,
Et, dans ce beau désert, loin de tout oeil humain,
Les guidait l'un par l'autre et leur donnait la main.
Ils allaient, ignorant quels radieux complices
Mêlaient au doux retour ces intimes délices,
Goûtant, à leur insu, la haute volupté
De se parler d'amour devant l'immensité,
1 Encore une petite querelle; mais aussi pourquoi Laprade a-t-il si nettement précisé la date authentique et nécessaire de Pernette? Évidemment, le récit va de novembre 1813 à mars 1814 : comment peut-il y être question d'un ciel tout de flamme?
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Et Pernette disait :
« Sommes-nous sur la terre? Est-ce toi que je vois, toi que j'écoute, ô Pierre? Je t'aime en ce désert d'un amour tout nouveau ; Jamais je ne t'ai vu si puissant et si beau ; Jamais je n'ai senti, comme sur ces bruyères, Mon coeur tout débordant d'espoir et de prières. Jamais, jusqu'à ce jour, Dieu dans notre amitié Ne m'a si bien paru s'être mis de moitié. Par moment je me crois à l'église ; il me semble Que nous y sommes seuls, agenouillés ensemble; Que les cierges, pourtant, l'illuminent encor, ' Que l'encens fume aux pied du tabernacle d'or; Que le prêtre est absent, et, sous la voûte antique, Que d'invisibles voix achèvent le cantique. »
Pierre lui répondait :
« Nous sommes devant Dieu Enchaînés l'un à l'autre, à jamais, en tout lieu ! Il ordonne à nos coeurs, bénis de sa rosée, L'éternelle union par les lois refusée. Ici-bas, ni là haut, quel que soit l'avenir, Rien n'aura séparé ce qu'il voulait unir. Oui, nous sommes unis comme le sont les anges ; Ce contrat nous invite à des douceurs étranges. J'oublie avec ardeur, sur ce chaste sommet, Ce qu'il nous interdit dans ce qu'il nous permet. J'ai droit de m'enlacer à ton âme immortelle, De l'attirer sur moi, de-m'appuyer sur elle, D'entrer dans ses douleurs et de les partager, De l'avoir pour refuge à l'heure du danger, De cueillir sans remords ses pleurs et son sourire; De tout entendre d'elle, heureux de tout lui dire, Et dans cet infini, comme au ciel des élus, Ayant tout, j'ai le droit d'espérer encore plus I s
C'est tout au plus si j'y trouve à critiquer un seul vers, peut-être un peu maniéré:
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Je suis pour toi l'éclair et non pas l'arc-en-çiel. Mais enfin Pierre n'est pas un saint ; son coeur bat fortement dans sa robustepoitrine. Cette journée enchanteresse doit avoir encore surexcité son amour. C'est pourquoi je refuse de le comprendre, et j'a,i le chagrin de me séparer de mon cher poète, lorsque je vois, au chant cinquième — l'Invasion — ce même Pierre, à qui l'on dit que l'Empereur est lombé, que la paix va être signée, qu'un gouvernement réparateur remplace le despotisme militaire, faire le renchéri et songer à autre chose qu'à courir bien vite embrasser sa mère, relever sa maison et épouser Pernette. Je citais tout à l'heure son éloquent anathème contre l'étranger : la tirade est belle; elle serait applaudie comme celle d'Humbert, dans le Lion amoureux; mais elle sonne creux. Questa coda non è di questo gatto, dirais-je, si je n'avais abusé de ce dicton populaire. Ce n'est plus du vrai,; ce n'est plus même de l'héroïque, mais du théâtral, c'est-à-dire ce qu'il y a de moins conciliable avec ce genre d'inspiration et de poésie. De deux choses l'une : ou Pierre est intelligent, instruit, supérieur à ses camarades, tel, en un mot, que l'auteur nous le montre et qu'il doit être pour faire honneur aux leçons du docteur et du curé; ou bien il n'est qu'un simple paysan, obéissant à des instincts plutôt qu'à des idées. Dans le premier cas, il n'a pu vouloir qu'une porte fût à la fois ouverte et fermée ; il devait se dire qu'il ne serait libre, réhabilité, heureux que paria chute de l'Empereur; que l'Empereur ne tomberait probablement pas tout seul, qu'il y faudrait Tinter-
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vention des armées alliées, et que celles-ci ne s'arrêteraient pas à la frontière. En d'autres termes, de deux maux Pierre doit accepter la moindre, et il n'est ni amant, ni fils, ni homme des champs, s'il ne l'accepte pas. Dans le second cas, Pierre, guidé par ses instincts, commence par épouser Pernette. Puis, s'il la voit serrée de trop près par un Prussien ou par un Cosaque, le sang lui monte à la tête ; il prend son fusil ou sa faulx, et il tue le Cosaque ou le Prussien. Mais y eut-il des Prussiens et des Cosaques dans le Forez, en avril 1814? Je ne le crois pas, et, dans le doute, mieux valait laisser lesréfractaires et leur jeune chef suivre le courant de l'opinion d'alors, et se réjouir tout bonnement de leur délivrance. Voilà où mène l'abus de la politique personnelle en poésie. Arrivé à cet endroit de son récit, Laprade a eu peutêtre un scrupule ou un remords. H lui a paru que son héros, refusant le service militaire au moment où la France lutte encore contre la coalition, n'était pas assez guerrier, pas assez patriote ; et, pour se rattraper, il lui a créé un patriotisme tardif, d'après coup, qui me persuaderait, si je me laissais séduire par lesbeaux vers, mais qui ne me persuade pas. Maintenant, me dira-t-on, comment concilier mon enthousiasme préventif avec un critique aussi vive ? Rien déplus simple : dansla.première lecture, loin de Paris, au milieu des hasards de ma vie errante, ce cinquième chant m'avait échappé 1. Ayant ensuite retrouvé avec'
'Puisque l'occasion s'en présente, j'oserai dire aux écrivains, aux poètes d'une grande valeur, tels que Laprade : Plus de lectures de salon I Les salons font plus de mal à la littérature vraie que les
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transports le chant des Noces où le pathétique touche au sublime, et l'épilogue de la Veuve, que je suis tenté de préférer à tout le reste, je m'étais amusé à combler en idée cette lacune. 11 me semblait que le poète avait dû choisir entre les deux partis que voici : Pierre, réfractaire, trompé par un faux rapport, croyant sa mère et Pernelte menacées, se serait aventuré trop près delà plaine et du village, et, dans un engagement avec les troupes chargées de l'arrêter, il aurait èlé mortellement blessé, le jour même où se signaient à Paris le traité de paix et la déchéance de Ronaparte; ou bien, ainsi que je l'indiquais plus haut, il serait descendu de sa montagne en ne songeant qu'à son bonheur ; nous l'aurions vu sur le point d'épouser Pernelte, et, au moment où il va la conduire à l'autel, une horde ennemie ou une hideuse cohorte entre dans le village et fait mine de vouloir embrasser les jolies filles; fureur instantanée de Pierre, qui frappe à droite et à gauche, et reçoit une blessure mortelle. Un incident pareil serait, à cette date, plus vraisemblable en Alsace ou en Champagne que dans les montagnes du Forez; mais une invraisemblance locale ou matérielle est préférable à une invraisemblance morale.
Pourtant, que ne pardonnerait-on pas au poète en faveur de cet admirable chant des Noces qui a fait ou
estaminets et l'absinthe. Le critique le plus sincère, ou, si vous vou'lez, le plus hargneux, ne peut plus être là qu'un invité. Il lui semblerait, s'il ne faisait pas chorus, qu'il vole sa tasse de thé et son morceau de brioche. Laissez ce genre de divertissement aux d'Arlincourt, aux Viennet. Vous valez mieux que cela ; réservez-vous pour le public véritable !
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qui fera verser bien des larmes, et qui n'offre à mes manies de chicane que quatre rimes insuffisantes, saintes et jointes, et plus loin plaindre et rejoindre? Je crois aussi que l'effet, qui est très-grand, le serait plus encore, si Pierre, toujours un peu trop cornélien, ne s'écriait pas, un instant avant de mourir :
« Citoyen, je meurs fier, sans l!ombre d'un remord
J'ai bien fait de braver César et sa fortune, D'écarter de mon front la bassesse commune, De'refuser mon bras à cet esprit d'orgueil ■ ' Qui tient le monde encor dans le sang et le deuil...
Non, un paysan du Forez, si élevé qu'il soit au-dessus de sa condition vulgaire, n'a pu tenir ce langage. C'est le poète qui le souffle, et il eût mieux fait de l'abandonner tout entier, dans ce moment suprême, à sa mère, à Pernelte et à Dieu. Enfin, quand j'aurai demandé à Laprade comment on doit s'y prendre pour que le vers suivant, qui a bien son compte de douze syllabes, n'ait pas l'air d'être faux:
« Eux, sans rien voir et comme seuls dans l'univers. »
je serai au bout de mes taquineries, et il ne me restera plus qu'à vous dire : Lisez, admirez et pleurez!
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Si j'éprouve quelque embarras à dire tout le bien que je pense de la Veuve, touchant épilogue, délicate et plaintive élégie qui repose l'âme après, les émotions du dernier chant, ce n'est pas parce que de bons juges y ont trouvé des longueurs et ont craint que l'effet général de la lecture nefût refroidi par cette mélodie paisible, succédant au Tuba mirum des Noces funéraires. Non; c'est que je rencontre, en tournant la page, une note tout à ' fait imprévue, et que j'ose qualifier d'inexplicable.
Que la fiction eût une part immense dans le poème de Pernette, nul n'eût songé à s'en étonner ou à s'en plaindre. La poésie à droit au mensonge, pourvu que ce mensonge devienne une vérité sous la plume du poète, pourvu qu'il sache faire vivre des personnages qui n'ont pas vécu et qu'il nous force de croire à des événements imaginaires. Mais, dans l'épilogue de Pernette, Victor de Laprade se met en scène ; il se représente tour à tour, enfant et adolescent, tantôt aux genoux de Pernette ellemême, de Pernette en pleurs, sans fils, en robe noire, tantôt la voyant géante en sa petite taille, aimé par elle d'une intime tendresse, quittant ses jeux pour écouter les longs récits de la veuve. Puis il essaye de la peindre, telle qu'il l'a vue, jeune encore, belle d'une mystique beauté :
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Brune aux tempes d'ivoire,
Longs cils noirs abaissés, clair et profond coup d'oeil, Droite, leste et parée en simple habit de deuil,. v
Glissant, d'nn pied cambré, sur l'herbe ou sur les dalles, Avec je ne sais quoi des fiertés féodales...
Il insiste ; chaque vers ajoute à la ressemblance du portrait , à l'autorité du récit. Pernette a tout raconté à son jeune et attentif auditeur ; elle a trouvé un douloureux plaisir à rouvrir devant lui chacune de ses blessures. C'est d'elle qu'il a appris à protester contre les mensonges de la gloire; elle a fait son éducation politique et morale; elle lui a enseigné à maudire les héros dont la fausse grandeur se trempe dans le sang et les larmes. Elle le fait assister d'abord à la mort de Madeleine, puis à celle du docteur. Jacques suit de près ces morts bien-aimés ; le curé leur survit quelques années encore, et va le dernier reeevoir son salaire. Enfin, Pernette meurt ; elle veut que son disciple chéri, son futur poète, accoure près de son lit de mort ; toute cette scène est décrite avec un sentiment profond, passionné, comme si chaque souvenir, chaque figure, chaque image tressaillaient dans l'âme de ce poétique témoin. L'agonisante a le temps, avant de mourir, de lancer un prophétique anathème contre le second Empire, et Laprade est tellement ému par le nom de Pierre, tellement troublé par ce funèbre et pathétique adieu» qu'il écrit le seul mauvais vers qui se trouve dans cet épilogue :
Et son âme partit en me le prononçant.
Je passe à la note n° 1, et je vois que Pernette n'a ja-
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mais existé, qu'elle est l'héroïne légendaire d'une chanson qui se chante depuis des siècles, et qui n'est pas même particulière au Forez ! Ainsi, en lisant cet épilogue qui n'a pas moins de quatre cent cinquante-deux vers» j'ai achevé de m'idenlifier avec le personnage, avec le ' sujet, avec l'auteur ; j'ai partagé ses tendresses, ses regrets, ses colères, ses haines : il a ajouté une page au dossier, déjà fort chargé, d'un homme contre lequel j'admets les pourvois de la justice et de l'histoire, mais beaucoup moins ceux de la poésie. Tout cela est net, précis, motivé comme un acte d'accusation... Et quand j'ai fini, il se trouve que je me suis épris d'un rêve, que j'ai pleuré sur des personnages fictifs, que tout se réduit à une chanson qui ne vaut pas, à beaucoup près, celle de Magali ! L'inconvénient serait minime, ou plutôt j'y verrais pour le" poète un triomphe de plus s'il s'agissait d'un de ces drames entre ciel et terre, tels que les aiment Shakspeàre et Alfred de Musset, où des tyrans fantastiques persécutent des victimes idéales. Mais ici les griefs sont, positifs, les acteurs ont un sens, les événements une étiquette. Vous n'avez pas le droit de m'en détromper après m'y avoir fait croire. Je supplie Victor de Laprade de supprimer cette note dans une prochaine édition.
Car je ne puis douter que le poëme de Pernette ait plusieurs éditions, et il faudrait désespérer de la littérature moderne, de la poésie française, si un éclatant succès n'accueillait pas cette belle' oeuvre, dont je ne me suis permis de discuter quelques pages, que parce
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qu'elle me paraît mériter de prendre place parmi les plus nobles créations de l'art contemporain. Mon langage aurait bien mal servi ma pensée si mes réserves de détail prouvaient autre ch'oses qu'un redoublement d'admiration et d'estime, si l'auteur et ses amis n'j*, voyaient le désir sincère de contribuer à ce succès infaillible par un témoignage plus original, moins prévu et plus vivant que de banales louanges. Je voudrais' que mes objections m'attirassent des répliques ; j'aimerais à voir mes éloges, mes citations, mes critiques, faire un peu de bruit autour de ce volume pour lequel je redoute surtout l'approbation taciturne du petit nombre et le silence malveillant des autres. Au moment où , suivant l'heureuse expression d'un de mes confrères, les grands chênes tombent sans que les taillis poussent, on ne saurait assister à cette mort des chênes sans reporter sur le poète qui les a chantés avec tant grandeur et de mélancolie, une partie des hommages qui vont aujourd'hui se briser contre des lits de mort ou des tombeaux. Pernette est bien belle; je l'aurais voulue parfaite ; c'est le voeu d' un amant et non d'un détracteur ; ou plutôt c'est le désir égoïste d'un- homme qui demande à la poésie de l'arracher aux petitesses présentes, à nos querelles passagères, à nos colères d'un jour, pour lui rendre l'idéal dans toute sa plénitude et toute sa sérénité. Tandis que je lisais ces pages si poétiquement chrétiennes, je songeais à la parole évangèlique : « Marie a choisie la meilleure part, » et je redisais : oui, les poètes ont choisi la meilleure part, la part immor-
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telle ; qu'ils la gardent intacte ! Ce 'n'est pas en l'entremêlant de politique, qu'ils en agrandiront le domaine, qu'ils en fixeront la durée, qu'ils en augmenteront le charme. Ce n'est pas en rouvrant nos plaies qu'ils réussiront à nous en guérir. Laissez aux abeilles leur dard ; ne leur prenez que leur miel. Virgile, rallié et courtisan, a fait, depuis dix-huit siècles, plus de bien aux imaginations et aux âmes que Juvénal révolté contre les vices de son temps. Je ne connais qu'un seul grand poète, qui, après s'être donné le plaisir de flageller ses ennemis, aitpris paisiblement possession d'une gloire impérissable; c'est le Dante. Mais nos poètes d'aujourd'hui n'ont pas à recommencer la divine Comédie ; ils ont à nous consoler de la comédie humaine.
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XVII
L'ESPAGNE D'AUTREFOIS
ET L'ESPAGNE D'AUJOURD'HUI 1
27 décembre 1868. I
S'il existe au monde un pays dont le passé explique le présent, c'est l'Espagne. Assurément, on n'a que l'embarras du choix, quand on cherche les causes de la Révolution française. Louis.XIV peut en réclamer sa part, Louis XV n'en est pas innocent, et il est permis de se demander si, dès le quinzième siècle, la monarchie, en travaillant à se délivrer des grands, ne se condamnait pas à être un jour écrasée par les petits. Mais enfin la balance
1 I. Lettres de madame de Villars à madame de Coulanges, publiées par M. Alfred de Courtois. II. A travers les Espagnes, par l'auteur des Horizons prochains.
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peut se rétablir à l'aide de compensations magnifiques. La politique nationale, lumineuse et au grand air, de noire Henri IV, les splendeurs du règne de Louis XIV, et, par dessus tout, l'honnêteté suprême, le patriotisme sincère de Louis XVI, sont là pour couvrir toutes les fautes et légitimer tous les regrets.
En Esgagne, rien de pareil. A dater de la mort de Charles-Quint, le déclin commence et ne s'arrête plus. Charles-Quint lui-même, en rêvant la monarchie universelle, en créant une royauté plus grande que nature, en consacrant de sa gloire l'alliance fatale de la dévotion et du despotisme, avait mis des menaces d'apoplexie là où ses sombres et pâles successeurs mirent toutes les variétés de l'atonie. Philippe II garde encore une sorte de majesté sinistre et hautaine qui fait trop frémir pour faire rire. Il en est des idées qui ont longtemps gouverné le monde comme des hommes dont la vie s'est usée au service de ces idées : aux approches de la mort, ils se raniment et s'exaltent, comme si cette terrible voisine les dispensait de rien ménager. L'absolutisme monarchique et religieux, personnifié en Philippe II, eut de ces exaltations d'agonie ; il se servit à lui-même ces festins que les médecins permettent aux malades désespérés. Il pratiqua la persécution, l'intolérance, la torture et l'autoda-fé, avec ce robuste mélange d'inconscience et de fanatisme qui rend odieux, mais ne rend pas méprisable.
Après lui, quelle décadence! Ce soleil de CharlesQuint, qui ne se couchait jamais sur les terres du roi d'Espagne, n'est plus qu'un falot de pénitent ou d'inqui -
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siteur. On dirait que les figures sont des effigies, les chapelles des caveaux, les palais des prisons. "La fantaisie monastique et sépulcrale de Charles semble avoir changé ses successeurs en spectres ou en moines ; ,ou bien, c'est que, à force de monter des horloges, il a fait de ses héritiers des chronomètres. La médiocrité se fait maladive, l'imbécilitè cérémonieuse, la cruauté mécanique, l'omnipotence machinale; l'ennui monte une garde sans fin aux portes de l'étiquette; l'amour, comme pour prouver que le proverbe a raison et que les extrêmes se touchent, esta la fois matériel et mystique. La France et l'Allemagne envoient à ce minotaure couronné et embéguinè des victimes gémissantes, des princesses jeunes et belles, destinées à trouver dans leur grandeur la plus pesante des servitudes. Une fois qu'elles ont passé la frontière, c'en est fait : elles appartiennent à leur royauté, comme l'esclave à son maître. On les'habille comme des poupées, on les pare comme des châsses, on les sert à genoux comme des idoles, on les engraisse comme des bêtes domestiques.
Le boire, le manger, le dormir, l'heure de l'église» l'heure nuptiale, tout cela est réglé par une loi impérative dont les articles sont des bâillements. Tout cela sent tellement le renfermé, qu'on voudrait casser les vitres, rien que pour donner de l'air. Les plaisirs de ces royales captives sont encore pires que leurs peines. On ne leur permet de regarder ni dans la campagne, ni dans le jardin, ni dans la rue. L'homme qui oserait les toucher serait un homme mort. Les grands jours, on leur offre un
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combat de taureaux, une grillade d'hérétiques et de juifs, comme-Thomas Diafoirus offrait à Angélique le spectacle d'une dissection. Leurs nuits commencent à huit heures du soir ; le roi s'approche de leur lit, à pas de loup, un doigt sur la bouche, avec des allures de fantôme, dans un accoutrement lugubre et grotesque, un manteau noir sous le bras, une lanterne sourde à 13 main : la visite d'une ombre à un cercueil. Tristes toujours, tragiques souvent, accompagnés dans leur marche taciturne par des légendes de poison, ces hymens finissent par être stériles; la race s'éteint avec Charles II, l'époux infirme de Marie-Louise d'Orléans et de Marie-Anne de Neubourg, le roi que nous connaissons surtout par Don César de Bazan et par Ruy-Blas.
II
Maintenant, si je vous dis que les lettres de la marquise de Villars, publiées avec un si heureux à propos par M. Alfred de Courtois, ont trait à la lune de miel de ce pauvre Charles II avec sa première femme, vous allez croire que nous n'aurons qu'à pleurer tout le long de ce beau volume, sur le sort de cette infortunée princesse. 11 n'en est rien, et, si vous aviez cette idée toute moderne, c'est que vous ne connaîtriez ni la situation de madame de Villars à la cour de Madrid, ni la façon dont s'exerçail au dix-septième siècle l'esprit d'une grande
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dame. M. de Villars, mari de la marquise et père du vainqueur de Denain, était, à cette époque, ambassadeur du roi de France en Espagne. La position, très-belle pour un homme que Saint-Simon a si furieusement taquiné sur sa naissance, offrait des difficultés de toutes sortes, que M. Alfred de Courtois a racontées, dans son introduction, avec le tact et la sûreté de main d'un historien véritable. Sans entrer dans tous les détails qu'il nous donne, il me suffira de dire que, pour la satisfaction du grand roi, l'arrangement des affaires, l'apaisement des susceptibilités nationales et l'intérêt particulier de l'ambassadrice, il fallait que la jeune reine fût contente ; il fallait que ses débuts dans sa nouvelle patrie fussent assez heureux pour justifier cette alliance; il fallait que l'influence française fut à la fois très-réelle et très-discrète, et que, dans ses rapports officieux avec Marie" Louise, la marquise de Villars, toujours à l'écart et toujours en avant, eût l'air de subir une douce violence pour multiplier ses visites. De là, le trait distinctif, j'allais dire le seul défaut de ces lettres diplomatiquement spirituelles. C'est une femme d'ambassadeur écrivant à une Parisienne qui tient de près à la cour» sachant qu'elle sera lue en bon lieu, suivant l'habitude de ce temps-là, où la littérature épistolairë se confondait presque avec la littérature imprimée, et où une personne d'esprit, qui écrivait de loin, n'ignorait pas que ses lettres ressembleraient à des circulaires. II est impossible de nommer madame de CoulàMges sans songer à madame de Sévigné. C'est eUe* en effet, dont l'aimable génie servait de
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point de ralliement et de sujet d'émulation à celles de ses contemporaines qui se piquaient de bel-esprit et dont la correspondance forme aujourd'hui des chapitres d'histoire.
Si nous inclinons à penser que la fille de madame de Sévigné fut, en somme, la moins agréable de ses oeuvres, sa partialité maternelle n'était nullement de cet avis. Sur le chemin de son coeur on trouvait madame de Grignan, et il était de bon goût A'adorer celle-ci pour plaire à celle-là. Madame de Villars n'eut garde d'y manquer ; si elle ne s'adresse pas directement à l'immortelle marquise, elle ne néglige rien pour l'intéresser par ricochet. Un parallèle ne pourrait s'essayer ici que par les contrastes. Entre madame de Villars et madame de Sévigné, il n'y a de commun que la langue ; cette belle langue des « honnêtes gens » dans le grand siècle, qui ne sait pas encore qu'elle est littéraire et qui glisse sur les idées comme sur une surface transparente. Toutes deux ont une passion dominante, l'une pour son mari, l'autre pour sa fille ; mais tout le monde sait gré à l'amour des mères d'être bavard, tandis que ce pauvre amour conjugal ne saurait mieux se faire approuver qu'à force de se taire. La liberté de coeur et d'esprit, chez madame de Sévigné, n'a d'autres limites que celles que lui imposent le ton général de son siècle, les délicatesses de son génie et ces habitudes de respect qui ne permettaient à l'opposition de se traduire que par réticences et sous-entendus. Madame de Villars a tout à ménager; sa situation d'étrangère dans un pays qu'elle ne connaît pas, mais qu'elle
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sait hostile à la France ; le crédit de sou mari, qui n'est pas d'assez vieille date pour se passer de prudence, et jusqu'à ses propres surprises, qu'elle craint sans doute d'exagérer en les exprimant.
Aussi ce recueil, curieux par lui-même, le devient-il bien plus par les commentaires, et on ne saurait assez féliciter M. de Courtois de nous avoir si spirituellement aidé à interligner le texte qu'il publie. Veut-on quelques exemples? La princesse Marie-Louise d'Orléans a beaucoup pleuré, quand il a fallu, pour raison d'État, quitter Versailles pour l'Escurial, c'est-à-dire le jour pour la nuit. Elle arrive, et tout ce qu'elle voit, tout ce qu'elle entend, tout ce qu'elle est forcée de subir, ajoute encore à cette impression douloureuse. On l'a séparée de ses femmes, placée sous la garde d'une camarera-mayor qui résume, dans toute leur rigidité, l'étiquette et la tradition espagnoles ; vous aurez une idée de l'intensité et de la variété de ses plaisirs, quand vous saurez que l'on admira comme une marque éclatante de l'amour et de la tolérance du roi la permission qu'il lui accorda de regarder par une fenêtre qui donnait sur le jardin d'un couvent de nonnes.
Voici ce qu'en écrit madame de Villars : « Ce que les Français et ^Françaises trouvent ici de si triste, ne l'est nullement, et la reine m'a avoué de très-bonne foi, qu'elle n'avait jamais bru s'accoutumer aussitôt. » — Et plus loin: « La reine d'Espagne, bien loin d'être dans un état pitoyable, comme on le publie en France, est engraissée au point que, pour peu qu'elle augmente, son ...... 16
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visage sera rond... Elle dort à l'ordinaire dix à douze heures. Elle mange quatre fois le jour de la viande; il est vrai que son déjeuner et sa collation sont ses meilleurs repas. Il y a toujours à sa collation un chapon bouilli sur un potage, et un chapon rôti. Je la vois fort rire quand j'ai l'honneur d'être auprès d'elle. Je suis persuadé que je ne suis ni assez plaisante, ni assez agréable pour la mettre en cette bonne humeur, et qu'il faut qu'elle ne soit pas chagrine d'ordinaire, » — Je glisse ici sur un détail de beauté féminine que la langue du dix-septième siècle nommait sans scrupule, mais qui m'engagerait dans le synonyme d'un défilé. ,
Consultons maintenant M. Alfred de Courtois : « Cet aveu ne s'accorde guère avec ce que la reine mandait à Madame en même temps.
« Madame de Villars parle souvent de la bonne humeur de la reine, trop souvent pour qu'on ne soit pas tenté de croire à un peu de calcul de sa part. Nous avons le secret de la triple adresse de ses lettres. Louis XIV tenait fort à ce que sa nièce fit bonne mine au mauvais jeu espagnol* Annoncer que la princesse se résignait et même s'accoutumait à sa nouvelle existence, c'était très-adroitement faire sa cour au roi, et, comme la reine voyait habituellement madame.de Villars^ l'honneur de cette résignation f evenait de plein droit aux conseils de l'ambassadrice. »
Si madame de Villars écrit :
« L'on ne peut assurément se mieux gouverner, ni avec plus de douceur et de complaisance pour le roi. Elle
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avait vu son portrait ; on ne lui avait pas fait celui de son humeur pour les manières et la vie solitaire. »
M. de Courtois gratte du bout de son canif ce palimpseste diplomatique, et voici le dessous qu'il découvre :
« Mais, suivant l'usage de ces occasions,—la nécessité était ici pressante, — un portrait flatté, idéalisé, et peutêtre d'entière fantaisie, comme celui gravé par Larmessin en 1679, c'est-à-dire à l'époque du mariage, et qui montre le roi catholique couvert d'une armure, le regard inteUigent, le visage florissant de santé. Le véritable Charles II, l'infirme de corps et d'esprit, au masque blême, à l'oeil hagard, laid à faire peur et de mauvaise grâce (lettre du marquis de Villars), il faut le demander aux toiles de Juan Carreno, conservées au Musée de Madrid; trois magnifiques portraits, d'une ressemblance cruelle, effrayants vraiment à considérer. »
Sur le chapitre des exécutions de juifs, madame de Villars perd quelque peu de ses discrètes allures. Versailles n'en est pas encore au diapason qu'exigeront plus tard la Révocation de l'èdit de Nantes et les dragonnades. L'ambassadrice procède ici par prétentions :
« Je n'ai pas eu le courage d'assister à cette horrible exécution de juifs. Ce fut un affreux spectacle, selon ce que j'en ai entendu dire ; mais, pour la séance du jugement, il fallut bien y être, à moins de bonnes attestations de médecins d'être à l'extrémité; car autrement on eût passé pour hérétique. On trouva même très-mauvais que je ne parusse pas me divertir tout à fait de ce qui se passait. Mais ce qu'on a vu exercer de cruautés à la mort de
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ces misérables, c'est ce qu'on ne vous peut écrire. »
Il faut lire la note traduite de l'espagnol par M. de Courtois, et dont l'auteur original semble avoir pris, comme au récit de Peau-d'Âne, un plaisir extrême à cette petite fête, en sa triple qualité d'architecte, d'alcade et de familier du Saint-Office. Voici, pour abréger, ce qui concerne le roi.
« L'attitude du roi, pendant cette longue cérémonie (de huit heures du matin à dix heures du soir), fut vraiment digne de l'admiration des siècles... Sa dévotion et son zèle furent si supérieurs à toute fatigue, qu'il ne quitta pas sa place, même un quart d'heure pour aller dîner, et l'auto terminé, le roi s'enquit si tout était bien réellement fini, et s'il pouvait se retirer en toute sûreté de conscience. »
Vous comprenez que, quand une monarchie en'est là, quand un roi emmailloté jusqu'à douze ans, rachitique, imbécile, affreux, dominé par les pires influences, réduisant sa vie et celle de la reine à une série de fonctions quasi-animales, met toute sa vertu, toute sa vaillance à voir rôtir des hérétiques ou des juifs, et craindrait de se damner s'il manquait un quart d'heure de celte touchante cérémonie, tout est dit. Les siècles, au heu de l'admirer, n'ont plus qu'à faire leur oeuvre: ils l'ont faite.
Des auto-da-fé aux finances espagnoles, la transition serait facile ; car il est prouvé que ces horreurs (je parle des grillades, les finances n'avaient que l'horreur du vide), n'étaient pas même justifiées par le fanatisme. On
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L'ESPAGNE D'AUTREFOIS ET D'AUJOURD'HUI. 281 laissait les juifs s'enrichir, en ayant soin de ne pas les taquiner sur le plus ou moins de sincérité de leur conversion; puis, quand ils avaient les mains pleines, l'Inquisition tendait ses filets et l'on confisquait les biens en brûlant le propriétaire. Comme Sainte-Beuve a raison lorsqu'il nous dit dans Une Monarchie en décadence, citée par M. de Courtois : « Ce serait la préparation naturelle à une lecture de Gil-Rlas ! » N'est-ce pas déjà le cadre tout trouvé pour le joli épisode de Samuel Simon, ce juif assez mal converti, qui se laisse vider les poches par don Raphaël et Ambroise de Lamela, déguisés en alguazils? Sur cet article des finances, la marquise de Villars est plus explicite; elle ne craint pas de déplaire à. Louis XIV, au contraire ; car plus il sera démontré que l'Espagne est trop pauvre pour faire la guerre, plus l'ambassadrice tranquillisera le monarque dont les plans, pour le présent et pour l'avenir, ont besoin de la paix.
Ces détails de délabrement financier et de banqueroute en permanence sont amusants à force d'être lamentables. On s'engraisse et on meurt de faim ; on n'a pas de quoi payer les innombrables chapons que mange la pauvre reine. Des dilapidations de tout genre justifient d'avance la fameuse tirade de Ruy Rlas. L'argent monnayé disparait: « Rabais des monnaies, nous dit M. de Cour« tois, augmentation des droits d'entrée, accaparement « des denrées par ceux-là même ayant le devoir d'assurer « la subsistance publique, tout se réunissait pour anéanti tir la malheureuse Espagne... Le désordre et la mi« sère étaient au comble ; les seigneurs obligés, pour
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« vivre, de vendre leurs meubles et leurs vaisselles; les « maisons religieuses, d'engager l'argenterie de leurs « églises ; l'épuisement devint tel, qu'en quelques en« droits de la Castille, on fut réduit à troquer les mar« chandises, l'argent manquant entièrement... »
Tout est à lire, tout- est instructif dans ce court chapitre d'histoire, tel qu'il nous apparaît, tour à tour sérieux ou futile, grotesque ou mélancolique, dans les lettres de madame de Villars, dans l'introduction de M. de Courtois, dans ses notes, dans les fragments de la relation de l'ambassadeur, dans les extraits du piquant Voyage d'Espagne, de madame d'Aunoy. On y apprendra, non seulement à ne pas brûler les Rothschild à venir, mais à se méfier desgouvernements absolus, sous quelque forme qu'ils- se produisent. Ils ne dressent pas tous des bûchers, mais tous se chauffent d'un bois peu économique pour leurs sujets, et confient à leurs ministres un débit de fagots qui coûtent cher. Ils n'offrent pas à leurs souveraines un chapelet de calambour, * en leur man1
man1 est curieux de rapprocher de ce texte authentique des Mémoires de la Cour d'Espagne (p. 152-53), un passage de l'article de Gustave Planche, sur, ou plutôt contre le Ruy-Blas de M. Victor Hugo (15 novembre 1838) :
., Au second acte, Marie de Neubourg veut se mettre à la fenêtre pour voir une tille qu'elle ne connaît pas, qui chante en passant, et la grande maîtresse lui rappelle que l'étiquette lui défend de se mettre à la fenêtre. La reine, pour se distraire de son ennui, demande à goûter, et la grande maîtresse lui répond que l'heure de son goûter n'est pas encore venue. Est-il possible dé pousser plus loin la passion de la puérilité? La reine reçoit une lettre de Charles II : Que contient cette lettre ? Une ligne qui ré-
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L'ESPAGNE D'AUTREFOIS ET D'AUJOURD'HUI. 283 . dant qu'il fait grand vent et qu'ils ont tué six loups ; mais leur chasse est parfois du braconnage, et ils traquent les loups qui refusent de se laisser mettre des colliers de chiens. Ne poussons pas plus loin le badinage ; on croirait que ce calambour m'a monté la tête, que je prends un morceau de bois pour un jeu de mots, et que je confonds celui de Ruy Bios avec celui des Misérables. Madame de Villars et son spirituel commentateur méritent mieux que des louanges au gros sel. Je ne me suis attaché, dans ce volume si opportun, qu'aux désunie eu douze syllabes tout ce que l'imagination peut rêver de plus ridicule et de plus niais : « Madame, il fait grand vent et j'ai tué six loups! » Quelle que soit la sévérité du jugement porté par les historiens sur Charles II, il est absurde de lui 'prêter .une pareille lettre. Quel a pu être le dessein de M. Hugo en traçant ce billet inconcevable ?» etc., etc....
Est-il possible, dirons-nous à notre tour, d'unir tant de pédantisme à tant d'ignorance ? Voici, du reste, comment Gustave Planche, dans ce même article, parle du poëte de trente-six ans, dont le répertoire était déjà aussi riche et plus pur d'alliage qu'aujourd'hui :
« M. Hugo chante et affirme sa divinité ; il célèbre son génie tout-puissant dans des hymnes où la rage se cache sous le masque du mépris.
« De cette piété constante envers soi-même, de cet orgueil démesuré à la folie il n'y a qu'un pas, et ce pas, M. Hugo vient de le franchir en écrivant Ruy-Blas etç, etc.
Ainsi donc, si la censure nous rend enfin ce Ruy-Blas que l'on réclame depuis près de deux ans et qui nous semble, sinon le plus élevé, au moins le plus original, le plus dramatique et le plus vivant des ouvrages écrits par M. Hugo pour le théâtre, on saura que, en 1838, Ruy-Blas subissait, Hé la part du plus sérieux et du plus autorisé des critiques, ce brevet d'aliénation mentale que l'on décerne, en 1868, à YCEil-creré et à Chilpéric.',
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lails où je trouvais une leçon d'histoire, un moyen d'expliquer (en espagnol) comment les empires finissent et pourquoi les révolutions commencent. Mais, tout auprès de ces graves enseignements, que de jolis traits de moeurs ! que d'agréables détails sur la toilette des grandes dames de Madrid, sur ces bizarres alliages de galanterie et d'ascétisme, sur ces furtifs rendez-vous de Semaine Sainte, sur ces étranges amours où le suprême bon ton consistait à tout donner sans rien demander et à se ruiner sans rien obtenir ! Et cette originale figure que l'on rencontre à chaque page des lettres de madame de Villars, cette Marie Mançini, devenue la connétable Colonna, femme sans mari, mère sans enfants, religieuse sans couvent,maistoujoursaventurièreavecbeaucoupd'aventures, après avoir failli être l'épouse de Louis XIV 1 Dans l'article que j'ai déjà cité, M. Sainte-Beuve avait dit: «On « ferait de tout cela un volume neuf, original, rassem« blant mille anecdoctes singulières, spirituellement con« tées et dans la meilleure langue... »
M. de Courtois répond : C'est ce volume que j'ai tenté défaire.
Et ses lecteurs ajouteront : Ce volume est fait.
Le seul défaut que nous ayons pu reprocher à madame de Villars dans ses lettres, c'est d'être un peu trop de sa condition et de son siècle. Ce siècle, si admirablement rectiligne, avait le tort de ne jamais regarder par la fenêtre et de ne pas s'occuper des petits, Tout se passe en illustre compagnie, dans un palais, un salon ou une église, entre gens qui parlent une langue classique et
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font à leur insu de l'excellente littérature, comme M.Jourdain faisait de la prose. J'ai dit que la cour d'Espagne, en 1680, sentait le renfermé, et que la correspondance de la marquise de Villars se ressentait un peu de toutes ces clôtures. Nous allons, avec l'auteur d'A travers les Espagnes, rencontrer tous les agréments et routes les variétés de contrastes, de l'air à pleins poumons ; du soleil à faire fondre les glaces du pôle ; uue palette éblouissante ; l'Espagne pittoresque après l'Espagne diplomatique ; toutes les différences d'époques, d'idées, de traditions, decroyances, de style, personnifiées en deux femmes d'élite ; l'une assez catholique pour que sa foi résiste au spectacle des auto-da-fé, l'autre assez chrétienne pour être sans cesse ramenée à Dieu par les incidents de son voyage ; l'une qui écrit bien sans avoir l'air de se douter qu'il y ait un art d'écrire ; l'autre sachant que la langue française n'est plus assez jeune pour se passer de parure ; l'une enfin (et ceci fixe les deux dates), que l'on peut lire avec plaisir, même après les Lettres de Madame de Sévigné;, l'autre, qui a trouvé moyen de réussir, même après le Tra-Los-Montes, de M. Théophile Gautier.
III
Ce qui me frappe chez l'auteur d'A travers les Espagnes, c'est ce caractère éminemment conciliateur qui
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n'appartient qu'aux âmes très-élevées et très-pures. Remarquez que je dis conciliateur, et non pas conciliant; ce n'est pas tout à fait la même chose: l'homme conciliant peut n'être au fond qu'un sceptique ou un égoïste, qui prend ses aises avec les idées, essaye de les mettre d'accord sans bouger de sa place, et prêche la paix à ses voisins pour que rien ne dérange sa propre quiétude. Le conciliateur vise plus haut : il appelle à lui ceux qui sont dignes de le suivre dans ces sphères supérieures où l'on est trop près de l'idéal divin pour se froisser aux aspér ités du monde réel. L'homme conciliant est celui qui n'a pas d'avis ; le conciliateur nous inspire à tous le désir d'être du sien. Pour ne citer que deux exemples, l'un créé par le génie, l'autre par le bon Dieu, Philinte est un type de l'homme conciliant ; Berryer a été le plus ferme, le plus aimable et le plus illustre des conciliateurs. Assurément, il n'y a rien de plus irritable que les dissidences entre catholiques et protestants ; et si nous descendons des querelles religieuses aux polémiques d'art et de littérature, nous reconnaîtrons que l'école spiritualîste et l'école pittoresque n'ont rien négligé pour envenimer leurs ruptures. Hé bien ! voici un livre si passionénent chrétien que, lorsqu'on s'aperçoit que ce christianisme n'est pas catholique, on a plus envie de s'atlendrir que de se fâcher. On se dit: quel dommage ! Tant d'amour pour la vérité, et se contenter d'un morceau, quand on pourrait l'avoir tout entière ! Une âme si avide de son Dieu, et acceptant, entre son Dieu et elle, des nuages ou des barrières que le catholicisme ferait si aisément tomber!
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L'ESPAGNE D'AUTREFOIS ET D'AUJOURD'HUI. 287 Au sentiment que l'on éprouve se mêlent des velléités de controverse, de cette controverse à là fois respectueuse et familière qui est une des formes de l'estime, et où les sujets de désaccord deviennent presque des points de contact. D'autre part, — et ici je me retrouve sur un terrain moins glissant, — la faculté descriptive est si na: turelle chez l'auteur d'A travers les Espagnes, que l'on assiste,en lisant ce volume, à une perpétuelle alternative. L'image, au lieu de se complaire en elle-même et d'essayer de vivre de sa vie propre, ramène à l'idée, l'idée à la foi. L'étude des monuments ou des beautés du paysage s'inscrit sur les marges des livres saints ; l'art de décrite et de peindre n'est qu'une façon d'interpréter l'oeuvre divine, de resserrer les liens entre le Créateur et la créature. Pour l'aimable et vaillante voyageuse, voir et croire c'est tout un. Elle illumine avec son coeur ce qu'elle contemple avec ses yeux. On pourrait appeler ses tableaux des tableaux d'église, en ce sens qu'au lieu d'être suspendus dans le vide cher au panthéisme, ils semblent mystérieusement accrochés aux murailles d'un temple invisible, dont les voûtes se perdent dans le ciel. A une page que Théophile Gautier ne refuserait pas de signer succède une page digne de l'éloquent pasteur Adolphe Monod. Ainsi s'accomplit sans effort l'alliance entre l'idéal et le réel, et ces mains qui excellent à distribuer les couleurs ou à dessiner les contours, n'ont qu'à se tendre et à se joindre pour faire de leur oeuvre un hommage, de leur hommage une prière.
A cette double inspiration s'en ajoute une autre qui
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n'est pas un des moindres charmes de ce livre. Je parlais tout à l'heure de madame de Sévigné, et il est impossible de la nommer sans se souvenir de cette honnête joie qu'un écrivain moderne a signalée comme un des traits caractéristiques de son génie. Il y a beaucoup de cette honnête joie dans A travers les'Espagnes; jamais je n'ai mieux compris la différence entre humeur et humour. Ce volume est plein de soleil, mais ce n'est pas seulement le soleil de l'Espagne ; c'est un rayonnement intérieur, la révélation d'un bonheur intime que l'on emporte avec soi dans ses bagages, que l'on est sûre de retrouver au logis, et qui fait que l'on prend tout en bonne, part ; la cuisine des posadas, la fracture des FerroCarrils, le cahot des diligences, la course folle des voitures aux descentes, l'odeur de l'huile, la force du beurre, l'épaisseur du vin, la bassesse des rivières, tout jusqu'à l'hospitalité des moines et les cérémonies de la semaine sainte. Il en résulte deux qualités que je place en première ligne dans les livres de voyage : l'auteur nous suggère l'envie de faire connaissance avec le pays qu'elle parcourt, et elle nous amène à penser que, pour nous y plaire, pour le bien voir et le bien comprendre, la meilleure condition serait d'y voyager avec elle.
Quoi de plus gai, par exemple, de plus engageant que ce tableau, qui pourrait s'intituler les Montagnes russes en Espagne, si l'on savait encore en France ce que c'était que les Montagnes russes?
« A Martorell, nous sautons dans une guimbarde attelée de sept mules ; les dames dans l'intérieur, les messieurs
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L'ESPAGNE D'AUTREFOIS ET D'AUJOURD'HUI. 289 sur l'impériale, et me voilà dans la àelantera, une manière de banquette accrochée tant bien que mal derrière les mules. Une fois perchée sur ma planche, je me demande à quoi je tiendrai ; elle, par exemple, ne tient à rien. Le mayoral, un gros homme en veste courte et brodée, la gorra sur le chef, monte et se carre à ma droite ; un long abbé s'établit à ma gauche ; un garde civique se campe en travers; deux ou trois paysans s'étalent sur nos pieds; lezagal, gaillard bien découplé, une écharpe rouge autour des reins, les favoris crépus, les yeux flamboyants, la bouche richement endentèe, pose son pied chaussé d'alpargatas sur le rebord de la delantera ; d'une main il attrape le cuir qui nous sert de couvercle, de l'autre il fouette l'air de sa gaule. L'intérieur, je vous en réponds, ne se fait pas faute de rire. Quant à moi, je me sens frémir dans le plus intime de mon être ; car une descente, un vrai casse-cou, se dévale devant nous; les deux mules de derrière, pourvu qu'elles prennent des gaietés champêtres, nous enverront leurs quatre fers dans la figure; celles de devant ruent et dansent avec des ondulations de queue, avec des soubresauts de croupe qui me donnent le frisson — se vellano, se vellano, se vellanôôôô! — crie le zagal d'une voix éclatante. Les sept mules qui s'enlèvent parlent comme des enragées : — Para salô, para satë, hupp, huppa! par anar a Montserrâ! â brrrtl — Nous sommes en bas nous avons nos têtes, nos jambes, l'essentiel ; je respire ; et une fois que j'ai respiré, je vous déclare que rien n'est
joli comme cet attelage, que rien n'est enivrant comme ...... «^
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cette course folle, que rien n'est gracieux comme le harnais des mules, pompons, rubans, clochettes, et celte figure qu'elles ont, moitié sauvage, moitié civilisée, avec leur dos rasé, leur queue pelée, et les bizarres dessins qu'y a tracés le rasoir des zingari. »
La voilà bien, cette honnête joie de madame de Sévigné! ne vous semble-t-il pas entendre, à travers ce récit si lestement enlevé, les grelots et les sonnettes de ces mules à l'oeil si vif, au pied si sûr? L'auteur, dans cette page, raconte plutôt qu'elle ne décrit. Voulez-vous maintenant un modèle de cette description à la fois inspirée et savante, que l'on rencontre à chaque pas dans ce volume? Nous voici au couvent de Montserrat. Le site est empreint d'une mystérieuse grandeur ; l'impression en a passé tout entière sur la toile :
« La terrasse, voyez-vous, est un rêve ; elle nous jette entre ciel et terre, accrochés à l'ourlet du précipice, gouffre en bas, gouffre en haut. Le mont couronné de pilastres, de tours, de stalactites, de stalagmites, pyramides clouées au tranchant vertical par ia fantaisie de quelque géant, se dresse dans son orgueil. On les a tous sur la tête, ces prodigieux colosses, on n'en détache pas le regard ; ils percent le ciel, ils déchirent la nue, ils sont audacieux, ils sont difformes, ils ont des pointes aiguës, ils ont des boursouflures presque répulsives. Et quand on se penche au dehors, on voit dans les immensités profondes la plaine couverte d'un linceul violet à cette heure, s'étendre et se perdre vers des lointains pleins de vapeurs...
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L'ESPAGNE D'AUTREFOIS ET DAUJOURD'HUI. 291
« Après, ah ! après on rétourne aux enchantements
de la terrasse. La nuit enveloppe tout; la lune s'est levée, • pourpre, élargie, un peu çâmèe dans les brumes. Elle monte du côté de la mer ; les profondeurs du ciel l'ont environnée; elle reste là, perdue, on sent sous elle un abîme d'air ; dans le fond, quelques traînées claires font soupçonner le bas pays ; au-dessus de nos têtes les géants de pierre dont le front a rencontré de mates blancheurs, ressemblent à des fantômes qui laisseraient traîner jusqu'à terre leurs vêtements dénoués. Si l'on quitte ce mirador de granit pour errer derrière les portiques, alors l'aspect change; on n'a plus devant soi qu'un mur dressé jusqu'au zénith ; les colosses de la montagne touchés de pâleurs lunaires, les cônes, les donjons, les jaillissements formidables encadrés à l'aventure dans l'arc des ogives, flottent au sein de transparences aériennes ; l'orfraie a jeté son cri dont la note plaintive rappelle des pleurs d'enfant; tout fait silence... Ce soir, je ne vous en dis pas plus... »
Il me serait facile, en multipliant ces citations, de passer à côté des sujets de dissidence et d'écrire tout un feuilleton qui serait charmant puisqu'il n'y aurait rien de moi. Mais je croirais faire injure à l'auteur, si je laissais supposer, ou que son ouvrage n'est qu'une galerie de tableaux, ou que j'évite les questions sérieuses, de peur d'avoir à choisir entre de coupables complaisances ou d'irritantes querelles; Une protestante sincère, zélée, voyageant en Espagne, devait se trouver sans cesse en présence d'images; de souvenirs, de traditions, de céréi
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monies, de types, de coutumes, de légendes, de détails de couleur locale, qui, pour uu esprit étroit, dominé par des préjugés de secte ou de parti, auraient pu devenir le • texte de récriminations innombrables et d'ironiques surprises. La scrupuleuse probité religieuse, intellectuelle et morale de madame de G... 1, son penchant naturel pour tout idéal de grandeur, la faculté d'enthousiasme particulière à son sexe, l'ont heureusement protégée contre ces tentations vulgaires. Ce n'est pas elle qui dirait froidement, en visitant une de nos églises : « La botique de saint Pi're ! » comme cet Anglais dont l'histoire se raconte, entre dévotes, dans nos villes du Midi. Il parcourait Avignon, la ville papale et sonnante, son Bradshaw à la main. Un de ses amis, récemment converti au catholicisme, lui servait de cicérone. Voilà notre homme entrant dans les églises, pénétrant dans les choeurs, examinant les chapelles et les sanctuaires, regardant les tableaux, touchant les balustrades, comptant les piliers, mesurant les voûtes, admirant les ogives, son monocle dans l'oeil, sa lorgnette par dessus son monocle; et à chaque station il disait avec un dédain superbe : « La botique de saint Pi're ! » L'ami catholique, marchant à
1 Madame la comtesse de G... me permettra-t-elle de le lui dire? si elle signait ses livres de son nom, qui n'est un secret pour personne, elle épargnerait à ses critiques un grand embarras. Rien n'alourdit la phrase comme ces éternelles circonlocutions : < l'auteur d'A travers les Espagne», l'auteur du Mariage au point de vue chrétien, etc., etc., etc.;» avec le nom propre, tout s'éclaircit et s'allège. D'ailleurs, quand il y a tant de gens qui signent de mauvais livres, pourquoi ne pas signer les bons?...
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L'ESPAGNE D'AUTREFOIS ET D'AUJOURD'HUI. 295 ses côtés, gardait le plus profond silence. A la fin, quand ils eurent visité la cent soixante-dixième chapelle, quand l'Anglais eut dit pour là trois cent quarantième fois : « La botique de saint Pi're! » le taciturne catholique fit signe qu'il avait à son tour quelque chose à dire; ils s'arrêtèrent; alors, avec ce flegme que nous n'imiterons jamais, et avec cet accent que nous imitons mal, le converti dit à l'hérétique : * Aoh ! I thank you ! — Je vous remercie. » — Et ils reprirent leur marche silencieuse. Deux heures après, quand ils furent rentrés à l'hôtel, l'hérétique dit au converti: «Vous m'avez remercié... pourquoi? — Parce que, en répétant : la botique de saint Pi're ! vous tranchez la question qui divise tous nos théologiens; vous avouez que saint Pi're il était catholique! »
Ce n'est pas à l'aide d'arguments pareils que Ton pourrait réfuter l'auteur d'A travers les Espagnes. Au fond, elle a du goût pour l'Espagne chevaleresque, héroïque et mystique. Elle admire le Cid, et le chevalier de la TristeFigure, dans sa monomanie, lui semble plus près du sublime que du ridicule. Si elle ne dit pas, avec le personnage de Tèrence : « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne peut passer loin de mon coeur! » elle dirait volontiers : « Je suis femme, et ne saurais être insensible à rien de ce que les femmes sont dignes de ressentir, d'encourager, d'admirer et de comprendre ! » Voulezvous une preuve entre mille? Nous avons fort maltraité ce pauvre Charles H, à qui j'en voulais d'avoir personnifié l'absolutisme monarchique et religieux en le dépouillant
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de toute sa grandeur pour ne lui laisser qu'un triste mélange de violence, d'imbécillité et de cruauté inconsciente. Assurément l'auteur d'A travers les Espagnes est de mon avis ; mais elle est femme ; on lui montre, à l'Escurial, au milieu des tombes royales, la place où Charles II se fit ouvrir les sépulcres de sa mère et dé sa femme; elle frémit du néant de ces majestés ou des majestés de ce néant, et elle ajoute dans un grand style :
« Charles II vint à son tour interroger les tombeaux. Il fallait à ces royaux ennuyés l'émotion du bûcher ou le mystère dessépulcres. Ils n'étaient à l'aise, et, pour ainsi dire, familiers qu'avec la mort. Elle seule avait le pouvoir de les divertir. Charles II fit ouvrir le sarcophage de sa mère, et respectueusement lui baisa les mains. Puis on souleva la pierre qui recouvrait Marie-Louise, la fille d'Henriette de France, la soeur de Charles Ier d'Angleterre, première femme et bien-aimèe du monarque espagnol. Alors lui, pâmé sur le cercueil: Mi reyna! mi reyna! murmurait-il ; et dans ce gémissement qu'exhale un pauvre coeur à bout de vie, à bout de larmes, je reconnais le petit-fils de Jeanne la Folle, et je retrouve un lambeau de fibre humaine. Ce sanglot m'a fait du bien, il a délivré mon âme qu'étouffait tout ce marbre et que glaçaient toutes ces rigidités. » Est-il possible de rattacher, d'une façon plus affectueuse et plus douce, un trait de sensibilité féminine au souvenir d'une malheureuse reine, et l'Espagne du présent à l'Espagne du passé?
Les points de contact par où madame de G.... s'est heurtée à l'Espagne catholique sont de plusieurs sortes.
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L'ESPAGNE D'AUTREFOIS ET D'AUJOURD'HUI. 295 Il y a d'abord les épisodes historiques rappelés par les monuments qu'elle visite. Puis, les musées, où elle fait de longues stations et dont elle parle en artiste, lui montrent tantôt le catholicisme en peinture, interprété par le pinceau des Murillo, des Ribera, des Zurbaran, tantôt les portraits des grands monarques compromis dans les guerres religieuses ou associés aux rigueurs de l'Inquisition. Nous avons ensuite les cérémonies de la semaine sainte et du jour de Pâques; enfin, dans quelques pages plus significatives qui ressemblent à des professions de foi, l'auteur nous explique pourquoi la religion catholique ne satisfait pas ce que j'appellerai sa nostalgie chrétienne, son désir ardent de communication intime, d'absorption mystique avec Notre-Seigneur Jésus-Christ.
En tout ce qui touche à l'histoire, à l'art du moyen âge espagnol, aux poétiques et chevaleresques souvenirs des Maures, madame de G.... est d'une modération remarquable ; bien des détails de ce triste passé lui donnent beau jeu ; elle n'abuse pas de ses avantages ; son langage diffère fort peu de celui que tiendrait un catholique de l'école libérale, un disciple du père Lacordaire ou de M. de Montalembert, parcourant Tolède, Burgos, Séville ou Madrid, abordant franchement ces questions délicates, prompt à faire la part du bien et du mal, sachant que le bien revient à Dieu, que le mal revient aux hommes, que chaque siècle a ses misères, et se disant tout bas qu'après tout le fanatisme qui persécute est préférable, dans l'ordre moral, au machiavélisme qui déprave, au matéria-
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lismepratique qui ne tue plus de taureaux, mais qui nous livre au Veau d'or.
L'auteur d'A travers les Espagnes n'apporte aux cérémonies catholiques aucun esprit de dénigrement systématique ou de raillerie ; elle est profondément émue et elle ne dissimule pas son émotion ; écoutez-la :
«... Le jeune prêtre lance en un cri déchirant sa voix, sa pure voix de ténor, qui fait tressaillir les multitudes. Il jette au travers de la nef, il jette au travers des brumes, il jette parmi les palmes qui frissonnent son chanl navré.
« La mélodie gémit, elle pleure, elle a des défaillances mortelles. Tout à coup des reprises d'une incomparable vigueur en ont relevé l'accent ; mais la tristesse domine, et l'on dirait l'âme humaine qui va se lamentant par les déserts de ce monde. L'énergie et juvénile et si franche rend plus poignante la douleur. Parfois le chant aborde aux régions de la joie ; alors un soudain éclat l'illumine; puis la voix s'enfle, grandit, elle demande à des registres presque inconnus des intonations plus désespérées ; un dernier élan la brise, elle s'évanouit ; et l'autre reprend, monotone, pesante, semblable au faix des jours qui, l'un après l'autre, l'un comme l'autre, égaux à eux-mêmes et d'un ennui pareil, tombent sur le coeur.
« Oui, c'est beau, je n'éprouve nulle gène à le dire. Ces accords désolés qui planent sur la foule, tantôt debout, tantôt agenouillée, cette phrase récitée d'une superbe inouïe par le chanoine au lutrin, ce hautain défi qui termine tout, les nuages de l'encens, les gerbes lumineuses, cette richesse des marbres, ce jet des co-
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lonnes, l'ampleur avec la majesté, forment un des plus grands spectacles qu'aient rencontrés mes yeux.
« Mais, ajoute immédiatement l'auteur, que ne donnerais-jepas, au sein de telles magnificences, pour un mot, un pauvre mot démon Sauveur? Il ne me faut pas moins; je veux une parole qui m'apporte la vérité, je veux une goutte d'eau qui me rende la vie, etc. »
Voilà le sujet du seul débat qui puisse s'établir entre madame de G.... et la. critique catholique. Je ne' dois, on le comprend, l'aborder qu'avec une extrême réserve, d'après mes impressions, plus instinctives que réfléchies, d'après ce que j'entends dire, autour de moi, par des personnes éclairées et pieuses. Dans plusieurs passages de son livre, madame de G... se plaint que le dogme ou le culte catholique la sépare trop de son Sauveur, que la, sainte Vierge s'interpose trop visiblement entrs le fidèle et son Dieu, que l'Enfant Jésus ne lui offre pas cette idée de force et d'appui dont elle a besoin. En dehors de toute discussion dogmatique, il nous semblait, au contraire, qu'un des inconvénients de la religion protestante était de trop isoler l'âme et la conscience humaines, de leur laisser la responsabilité de leurs actes, de rendre plus rares et moins intimes leurs contacts avec le souverain Maître et le Dieu fait homme. L'auteur d'A travers les Espagnes a trop d'esprit pour ne pas comprendre que l'art catholique, même dans les siècles de foi, ne pouvait vivre d'abstractions, qu'il lui fallait des figures réelles, tangibles, tenant de l'homme par la ressemblance matérielle , de la divinité par l'expression idéale, et que dès
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lors rien ne pouvait mieux parler à l'imagination et au coeur que l'Enfant-Dieu entre les bras de sa mère. L'art chrétien ne s'arrête pas d'ailleurs à cette première phase, si persuasive et si touchante, de la vie de Jésus. La Transfiguration, la Cène, Jésus et les disciples d'Emmaùs {poxxr ne citer que trois chefs-d'oeuvre), sont là pour l'attester. J'en rappelle trois, je pourrais en rappeler des centaines.
N'insistons pas ; j'aime mieux dire à propos du livre de madame de G..., comme au sujet des Méditations chrétiennes de M. Guizot : Ce qui nous sépare pourrait se résoudre en quelques heures, entre théologiens de bonne foi ; ce qui nous 1 rapproche a l'inestimable avantage d'accroître notre confiance et notre force contre l'ennemi commun, le scepticisme, qui pervertit Les hautes classes parle luxe, les classes inférieures par la jouissance brutale, et qui, diminuant chaque jour la'part de l'âme, ferait volontiers de toutes les religions, de toutes les politiques, de toutes les littératures, de tous les éléments de l'activité humaine, des formes plus ou moins imposantes, réglées par la routine, variées par la fantaisie, gouvernées par le hasard et asservies par la force.
— Mais la politique ? me direz-vous. Quoi ! vous nous parlez de l'Espagne du passé et de l'Espagne du présent; la Péninsule est en pleine révolution ; elle n'a pas fait encore son choix entre les divers genres de gouvernement qui lui proposent de travailler à son bonheur; et au mépris des lois de l'actualité, vous ne nous dites pas un mot de politique ? — La raison est bien simple ; le voyage de madame de G.... date, si je ne me trompe.de
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L'ESPAGNE D'AUTREFOIS ET D'AUJOURD HUI. 299 1865. A cette époque, le feu couvait sous la cendre des ]mpelitos ; mais il n'avait pas encore éclaté. Il n'y a, dans tout le volume, qu'une seule page qui nous ramène aux réalités présentes : l'auteur assiste à une séance du congrès ; eUe entend Narvaez ; là encore, elle est frappée de cette gravité espagnole qui ne se dément jamais, même dans les débats parlementaires, et qui a l'air de se tenir à mille lieues d'une révolution ; puis elle nous dit:
« Un tel calme n'est qu'apparent, je l'admets; un si beau nonchaloir se compose de gravité castillane encore plus que d'assoupissement moral, je le veux croire; les Espagnols conserveut le front muré de l'Oriental, je ne l'oublie pas; ils gardent cette retenue qui volontiers soupçonne une défaillance où nous voyons les généreux entraînements du coeur, c'est possible. Pourtant j'aurais aimé quelque signe de vie, fût-ce une violence ; j'en aurais mieux auguré.
« Quoi qu'il en soit, la révolte gronde à l'horizon ; le fil de cette èpée tranchera bien des problèmes L'indépendance de l'âme lui devrart-elle son essor? Qui peut le dire? Pour moi, j'aime à penser que la liberté prendra son élan toute seule, par un effort de sa propre énergie, dédaigneuse des surprises, et ne voulant point d'un secours qu'hésiteraient à lui prêter des convictions mal décidées. Quand la nation croira, elle agira. Quand le pays aura soif du vrai, il saisira la liberté. »
Amen ! dirons-nous en finissant. L'auteur d'A travers les Espagnes a été prophète hors de son pays, et ses conseils.
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nesontpasindifléreiits.Unechose pourtant m'inquiète pour cette noble Espagne, que l'on aime encore, et qui reste intéressante, malgré les sombres pages d'autrefois et les singulières variations d'aujourd'hui. Quoiqu'ellefasse,elleesl obligée de se démentir et de mettre ses institutions nouvelles en contradiction avec son caractère, ses traditions et ses moeurs. La liberté ne peut se développer et s'affermir que dans deux sortes de pays : ceux qui n'ont point de passé et par conséquent point de rancunes, comme l'Amérique ; et ceux qui ont eu le bonheur ou le mérite de fondre leurs conquêtes politiques avec leur héritage historique et leur esprit national, comme l'Angleterre. En Espagne, ainsi que chez d'autres peuples plus ingrats et plus coupables, il y aura toujours un antagonisme entre ce qu'elle a été et ce qu'elle veut être, entre les conditions d'une vie nouvelle et cette vie profonde qui à ses racines dans le sol et dans l'âme. Or, en pareil cas, il n'y a pas de milieu : l'antagonisme se traduit par de funestes exagérations dans le sens contraire, ou par l'abdication de toute volonté, de toute initiative, de toute indépendance au profit d'un expédient sans durée ou de prétoriens sans génie. C'est ce double péril que je redoute pour nos voisins. Dans cette loterie, dont le sac a déjà quelques gouttes de sang, je vois ce qu'ils peuvent perdre sans apercevoir bien distinctement ce qu'ils ont à gagner. Il ne m'est pas plus facile de m'imaginer une Espagne anliinonarcliique et anticatholique, que de me figurer le Cid jouant à la Bourse ou don Quichotte insultant Dulcinée.
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XVIII
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Décembre 1868.
Je suppose M. Jules Claretie arrivant un peu tard, au Gymnase, le soir de la première représentation de Séraphine. Le voilà montant l'escalier pour arriver à sa loge; à mi-chemin, il rencontre M. Edmond About, qui profile du premier entr'acte pour aller fumer une cigarette. « Quoi de nouveau? lui dit-il. — Rien, lui répond le spirituel auleur des Mariages de Province, sinon que vous montez et que je descends. » — Ce n'est pas bien neuf; mais les jours où l'on joue une pièce nouvelle de M. Sardou, risquer une réminiscence, c'est faire de la couleur locale.
Est-ce à dire que tout soit à louer dans Madeleine
1 Madeleine Berlin. — Let Mariages de province.
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Bertin, tout à dédaigner dans les Mariages de province? Non ; mais, quand on se reporte en idée vers les débuts de M. Edmond About, on ne peut se défendre de réflexions mélancoliques sur le retour des choses et des conteurs d'ici-bas.
C'était plus bruyant que le succès, aussi tapageur que le scandale ; une prise d'assaut de la célébrité par toutes les brèches ouvertes du roman, de la chronique, du journal et du pamphlet; une pincée de sel dans les cent bouches de la Renommée ; un pied sur les mines d'or du monde officiel, par le Moniteur; une main sur les bagages du monde cosmopolite, par la bibliothèque des chemins de fer ; un oeil à travers les serrures du monde parisien, par le Figaro ; assaisonnant ses écrits de ce grain d'impertinence qu'on pardonne à Rivarol et à Beaumarchais; à la fois souple et goguenard, malin et flatteur, sauvant par sa familiarité narquoise la facilité de ses moeurs politiques ; la jambe leste, le nez au vent, la bouche mutine ; arrivé avant d'être parti ; possédant, dès sa première aurore, assez d'amis pour être soutenu, assez d'ennemis pour être compté; sachant faire plus de bagarre avec une pièce sifflée que ses confrères avec une oeuvre applaudie ; populaire par semblants d'impopularité; courtisan sans tirer à conséquence ; essayant un peu de tout, comme les gens qui ont plus d'aptitudes que de vocation, plus d'entrain que de force et plus d'esprit que de talent ; touchant à tout, comme les enfants gâtés ou terribles ; habile à faire tourner en équipée chacune de ses campagnes; ayant à recommencer tous
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les ans l'ouvrage qui doit fixer son rang littéraire ; se faisant raconter Zadig par le bonhomme Richard; bien moins noir, au fond, qu'il ne voudrait l'être ; n'ayant de Voltaire que l'intention ; ne demandant qu'à se ranger ; né pour les joies de la famille et' les perfectionnements de l'agriculture; gardant ce coin de naïveté que tout Normalien cache sous ses touffes de libres pensées; amalgamant Joseph Prudhomme et Stendhal ; et finalement, ayant écrit depuis quinze ans trente volumes sans avoir pu se décider entre l'utile et l'agréable.
C'est ainsi que l'on se fait, plus heureux que Jérôme Paturot, -une jolie position sociale ; mais ce n'est pas de cette façon que procèdent les vrais artistes. M.Jules Claretie s'y est pris autrement. Forcé de se plier^ comme nous tous — ou presque tous — aux exigences de la vie littéraire, telle que l'a créée la société moderne, toute de diffusion, de cahots et d'imprévu, il l'a divisée en deux parts ; l'une pour l'idée courante, la causerie facile, l'anecdote légère, le feuilleton qui se cuisine au feu delà rampe et que l'on sert tout chaud aux lecteurs du lundi ; l'autre, pour l'oeuvre d'art préparée de longue date, patiemment étudiée et mûrement réfléchie. Je dirais de la première qu'elle est la part du diable, si je ne songeais, 'hélas! que le diable n'a pas trop à se plaindre de la seconde, et que l'émouvant conteur de Madeleine Bertin a fait cette fois au serpent la part du lion.
N'est-ce pas, en effet, une fille d'Eve, ayant avalé le, serpent, que celte Madeleine, dont l'ardente et redoutable figure, serrée de près, poussée à bout, dessinée d'un
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crayon impitoyable, domine tout ce sombre récit ? Il suffit de lire vingt pages pour comprendre que Jules Clarelie — qui n'imite personne— a imité, en écrivant son livre, les joueurs en veine, qui triplent leur enjeu, tant ils sont sûrs de gagner! H s'est personnifié, pour ainsi dire, lui, ses souvenirs d'enfance, ses fières opinions politiques, sous les traits de son héros Régis Ruffières et du père de Régis, républicain de la vieille roche, taillée dans la jeune Montagne. Il a opposé à ce couple stoïque M. de Puyrenier, un gentilhomme de race, intelligent, éloquent, grand propriétaire, mais à demi déclassé, socialement, par un faux mariage ; politiquement, par des capitulations de conscience ; moralement, par une série de dissolvants que l'auteur a décrits en maître, et qui suivent une progression logique. Puyrenier commence par une faute presque vénielle, que le monde réprouve ; il finit presque par un crime, sur lequel les conventions mondaines jettent leurs broderies et leurs men. songes.
La moralité du livre réside dans cette gradation fatale. M. de Puyrenier a, non pas enlevé, mais recueilli une femme -qu'il ne peut pas épouser, parce qu'elle est la femme d'un autre. Louise Bertin — c'est son nom — a, de sonÀSariage, une fille qui, jusqu'à treize ans, se croit ' l'enfant de M. de Puyrenier. Une révélation imprudente la désabuse, au moment même où sa première communion venait d'exalter en elle ce mysticisme maladif qui n'est qu'une ivresse de l'imagination, prise pour une extase de l'âme. Un grand romancier, dans des mémoires trop vé-
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ridiques pour ne pas être des aveux, a peint cet état mixte, transitoire, feu de paille de l'amour divin, qui prépare, en moyenne, une sainte et vingt pécheresses ; rêve de cloître qui se réveille sur le trottoir de la bohème. C'est un honneur pour M. Jules Claretie de n'avoir pas été, dans cette délicate peinture, inférieur à George. Sand.
Les ravages que cette funeste découverte opère dans cette âme prête au mal, voilà le récit romanesque. Il côtoie plusieurs épisodes de l'histoire contemporaine, qui nous montre M. de Puyrenier et M. Buffières rapprochés, ou à peu près, par la république de février, séparés enfin par le 2 décembre, synonyme d'exil pour le républicain, de retraite pour le gentilhomme, jusqu'au moment où l'exilé meurt, où le retraité reparaît sur la scène politique avec tous les honneurs dus à son déshonneur; actualité grammaticale qui prouve que le pluriel peut être le contraire du singulier. "
Étant données les opinions de M. Jules Claretie, qui sont toujours radicales sans être jamais offensantes, toute cette partie de son livre est irréprochable. Trop jeune pour avoir vu la révolution de 1848 et ses suites immédiates, il lui applique les bénéfices du lointain, et se figure qu'il se souvient de ce qu'il rêve. Il aime cette république sans la bien connaître, comme d'autres peut-être l'ont trop connue pour l'aimer. Ainsi, pour ne lui citer que deux exemples, il idéalise la journée du 15 mai, qui me fit, à moi, témoin occulaire, l'effet d'une immense gaminerie politique ; et il glisse par trop vite sur les journées de juin, qui donnèrent beau jeu à la réaction, dèponcée
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aujourd'hui comme odieuse, réclamée alors comme nécessaire.
N'importe! il est rare de rencontrer dans une oeuvre d'imagination ces pages fortes et viriles qui font du roman un frère légitime de l'histoire. On se sent en présence d'un esprit énergique et ferme, décidé à se rendre compte de ses idées, au lieu de dire comme Etienne, le héros favori ou plutôt le Sosie de M. Edmond About : « Je me soucie fort peu de la politique, et je n'en sais pas le premier mot ! » Honneur à ces jeunes audaces! elles rompent la prescription, elles rendent au roman ses muscles et ses nerfs. Elles nous aident à sortir de cette phase qu'on pourrait'appeler le contre-coup d'État littéraire; littérature désossée, scepticisme avoué, frivolité curieuse, triomphes du rôle d'amuseur, doctrine de l'art pour l'art, débauches de couleur et de ciselure ; tout ce qui s'accorde et fratemiée avec les abdications, volontaires ou forcées, de l'initiative nationale, de la liberté, du droit, de la tribune et de la presse.
Le roman proprement dit donne lieu à des objections plus sérieuses. Certes, je ne conteste pas ce qu'il y a de foncièrement vrai dans les deux principaux personnages : Madeleine et M. de Puyrenier. Une fois maîtresse du triste secret de sa mère, la jeune fille, livrée à ses instincts, ne doit plus s'arrêter sur les mauvaises pentes. Dans cette maison où elle se sent étrangère, sous ce nom qui n'est pas le sien, songeant sans cesse à son véritable père dont les fautes l'humilient, dont le malheur l'irrite, ce n'est plus une âme qui pense, c'est un cerveau qui fermente.
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Le fiel s'y infiltre goutte à goutte, et la vivacité de ses sensations s'aiguise à mesure que ses sentiments se dépravent. Madeleine est, elle aussi, une déclassée; elle n'acceptera rien de cette société qui la froisse, et elle se croira affranchie de ses devoirs par ses souffrances. Si un coeur généreux lui offre le moyen de rentrer dans les conditions d'ordre moral dont elle ne veut plus parce qu'elle à eu à s'en plaindre, elle refusera, pour suivre librement les caprices de sa passion ou les conseils de son orgueil. Enivrer et torturer le jeune homme qui l'aime, tuer à petit feu la mère qu'elle accuse de n'avoir pas su lui garder sa place au foyer paternel, subjuguer et avilir le gentilhomme sans foi et sans courage, dont elle pervertit du même eoup la volonté et la conscience, telles seront les joies de cette méchante créature. Elle tient du sphinx, de la torpille et du tigre. Il y a du mystère dans ses vices, du maléfice dans ses caresses, du magnétisme dans ses haines, de la férocité dans ses fautes. L'oeuvre infernale s'accomplit. Madeleine, à la dernière page, s'appelle madame de Puyrenier : ce qu'il y a de plus douloureux, c'est que les deux coupables rentrent, le front levé, dans le monde ; la société officielle leur prodigue ses hommages et ses couronnes, pendant que la vertu meurt en exil, pendant que les victimes s'éteignent dans l'ombre ou essuient le sang de leurs blessures.
La moralité ne manque assurément pas dans ce récit poignant ; mais ce n'est pas celle que nous aimons, car elle serre le coeur au lieu d'élever l'âme. Ilestdifficile,au premier abord, de distinguer de la vivacité de ces pein-
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tures la sévérité de ces leçons. L'étude est énergique et forte, poursuivie avec une clairvoyance, fouillée avec une sûreté de main qui étonnent chez un écrivain aussi jeune ; mais le sujet même de cette étude n'est-il pas de ceux qui donnent envie de répéter avec le plus pur des poètes : « N'avez-vous pas de passe-temps plus doux? » Ce qui convient à MM. Gustave Flaubert, de Goncourt, ErnestFeydeau, Emile Zola, c'esUà-dire à ceux qui ne veulent être qu'artistes, qui demandent à la réalité tout ce qu elle peut donner, sauf à être écrasés de ses dons, convient-il également au chef de cette jeune phalange qui préfère Caton à César et entend moraliser la démocratie pour mieux assurer sa victoire ? Je rappellerai à M. Jules Claretie un souvenir auquel il ne saurait être insensible. Pendant les dernières années du règne de Louis-Philippe, le National, organe de l'opposition républicaine, tenait à honneur de ne publier que des feuilletons d'une morale assez pure pour être mis dans toutes les mains, tandis que les histoires les plus échevelées et parfois les plus corruptrices paraissaient dans les journaux du ministère ou de l'opposition dynastique. C'est que la liberté a d'autres ennemis que le despotisme, d'autres contraires que ia servitude. En politique, ceux qui veulent asservir doivent commencer par corrompre; en littérature, ceux qui veulent délivrer doivent commencer par assainir. L'arbitraire achève par le vice l'oeuvre qu'il entreprend par le joug. Les fusils de prétoriens sont bourrés avec des pages de mauvais livres. Tout ce qui trouble les imaginations énerve les facultés de résistance,
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et les images de volupté font plus d'esclaves que les lois de proscription. Le servilisme a les deux sexes : il est à la fois courtisan et courtisane.
J'admets en principe, — ou plutôt comme manque de principes, — le caractère de M. de Puyrenier. Mais pour arriver aux suprêmes apostasies, avait-il besoin d'y être amené par la corrosive influence de Madeleine Berlin ? Par sa liaison morganatique avec la mère de Madeleine, il s'est placé en dehors de la société aristocratique et régulière. Dès ce moment, il appartient d'avance aux aventures politiques. Riche, spirituel, éloquent, observant dans sa province une sorte de décorum, M. de Puyrenier est nommé député après la révolution de Février; mais il n'est pas républicain pour cela, pas plus qu'il ne pouvait être légitimiste sous la monarchie de 1850. Il est ce que le feront les événements, le succès, le fait accompli, tout ce qui l'aidera à remplacer la considération par l'éclat, les satisfactions de l'honneur par les jouissances de l'amour-propre. Il m'est impossible de comprendre qu'il ait attendu dix ou douze ans avant de se rallier à ce qui devait être pour lui le gouvernement par excellence. J'ai le chagrin de ne pas connaître les coryphées du inonde officiel, mais je suis sûr qu'on y rencontrerait une foule de Puyreniers qui ont eu à coeur d'être les ouvriers de la première heure, et de réparer leurs irrégularités sociales par leur docilité politique. A ceux-là si on fit, le 2 décembre, l'aumône d'un simulacre de prison, soyez certain que ce fut pour sauver les apparences, et que leurs cartes affluaient déjà au ministère de l'intérieur avant que leur
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nom eût eu le temps de sécher sur l'écrou. Ce n'est pas en 1863 — j'indique une date approximative — que M. de Puyrenier a dû se jeter dans les bras de ces entremetteurs de conscience, que M. Jules Claretie a croques d'un crayon très-net et très-fin; c'est le 2 décembre 1851, à onze heures du matin; je signale dans ce détail, non pas un défaut d'observation, mais un anachro nisme.
Ce qui, dans Madeleine Bertin,. mérite des éloges sans réserve, c'est le style à la fois solide et nerveux, ferme et passionné; c'est le paysage, qui, au lieu de briller isolément, sans s'inquiéter de ce qu'il encadre, s'accorde et se fond excellemment avec les sentiments des personnages et les incidents du récit; c'est surtout l'émotion communicative, ce je ne sais quoi de réellement vécu, qui est comme la pierre de touche du roman. Sans doute, sur bien des points de la scabreuse histoire de Madeleine, le jeune conteur a eu à deviner par une sorte d'intuition physiologique; mais dans les pages descriptives, dans celles qui nous montrent le retour au pays natal, le tourment des tendresses trahies, des illusions perdues, ou mieux encore dans les scènes pathétiques auxquelles le beau lac de Neufchâtel prête ses horizons mêlés de splendeur et de tristesse, l'auteur se donne à nous tout entier ; les lecteurs ne peuvent refuser de le suivre, puisque, lui-même, il s'émeut si profondément de ce qu'il raconte. '
Hélas! ces derniers mots, si j'en prends le contre-pied, pourraient suffire à l'exécution sommaire du nouveau
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volume de M. Edmond About. Quel dommage qu'on ait tant usé et abusé de la formule qui a été neuve en son temps : « Croire ou ne pas croire que c'est arrivé ! » Je n'aurais qu'à l'appliquer ici ; il ne m'en faudrait pas davantage pour indiquer le principal défaut des Mariages de province et, généralement, des romans de M. About. Il ne croit ni aux événements qu'il invente, ni aux personnages qu'il souffle. Il offre ce bizarre phénomène, que, se déguisant tant bien qne mal sous le masque de ses héros, il est moins pénétré de leurs passions, moins attendri de leurs malheurs, moins sûr de leur existence, que s'il se bornait à les imaginer et àlespeindre. Gomment s'en étonner? Je me figure parfois M. About découpant d'une main adroite et légère des marionnettes auxquelles il donne quelques-uns de ses traits; il les attache délicatement à un fil; puis, rentrant dans la coulisse, il les fait jouer devant nous, et, comme il ne leur manque que la parole, il parle à leur place. Tant que le jeu l'amuse, cela va bien, et nous serions bien difficiles si nous ne nous amusions avec lui. C'est ce qui vous explique pourquoi, dans presque tous ses récits et notamment dans les Mariages de province, le début est toujours piquant, agréable, engageant Mais arrive un moment où l'écrivain s'ennuie de n'être qu'un montreur et un souffleur, quand il pourrait être un artiste. Alors, va comme je te pousse ! Le dénoûment s'improvise à la diable, et n'en a pas même la beauté.
Il y a quatre hommes chez M. About, qui en profile pour avoir de l'esprit comme quatre s l'ècri-
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vain, l'observateur, l'homme à systèmes et l'inventeur.
L'écrivain est vif, net, piquant, amusant, naturel, ne cherchant jamais midi à quatorze heures sur les horloges mal réglées de la phraséologie moderne. L'observateur, sans être bien profond, est suffisant; témoin Etienne, où l'on remarque quelques détails très-vrais sur l'esprit de province dans ses rapports avec les gens de lettres : « H semblait tout naturel aux gens du monde « qui fréquentaient sa maison, qu'on n'écrivît plus ni « pièces ni romans, dès qu'on avait de quoi vivre... Quel« ques rares individus qui écrivent sans y être forcés « font Pétonnement des provinces. »
L'homme à systèmes est désolant, et l'inventeur se contente à trop bon marché. Je ne citerai qu'un exemple ; car, lorsque je vous aurai dit que ce volume, d'un format beaucoup trop grandiose pour le genre de succès auquel il peut prétendre, n'est plausible que pour amuser deux, heures de convalescence ou deux heures de voyagerai. About m'appellera peut-être encore Athénien de Carfténtras ; mais je lui demanderai de quelle Brive ou de quelle Saverne il faut être pour poser sérieuse, ment cette question (Voir la dédijcace) : « Dans vingt ans, que préférera-t-on, des Mariages de Paris ou des Mariages de province ? » Je lui répondrai au nom de toutes les petites filles de la province et de Paris : « Les confitures. »
Je choisis l'Album du régiment. C'est, selon moi, le plus joli de ces contes. Sauf quelques pages sur lesquel-
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les je vais revenir, on le lit d'un bout à l'autre avec un plaisir véritable. Mais, si l'on réfléchit un moment, tout est perdu. Jugez-en. Une belle jeune fille, riche héritière, adorée de sa mère, s'amourache d'un officier qu'elle rencontre dans un wagon. Voilà la belle Antoinette et sa docile maman débarquant à Nancy, dont la garnison compte dans ses rangs ce phénix de l'armée française. Seulement, eUes ne savent pas son nom. Elles s'adressent à la femme du colonel, qui entre d'emblée dans leur idée, et fait venir l'Album du régiment, où se trouvent les photographies de tous les officiers commandés par son mari. Malheureusement, elle donne cette commission à sa fille Blanche, une petite espiègle de la pire espèce ; Blanche devine que cet heureux mortel, aimé d'Antoinette, est le sous-lieutenant Paul Astier, dont elle croit avoir à se plaindre. Elle déchire, dans l'Album, le portrait de Paul Astier. Jusque-là nous n'avons que la dose d'invraisemblances dont peut s'arranger un lecteur bénévole. Voici qui est plus fort : celte noire perfidie de Blanche ne servira qu'à la couvrir de honte,-si, comme elle le prévoit, sa mère donne une grande soirée où se réuniront tous les officiers de la garnison. Afin de conjurer ce péril, elle invente un ingénieux moyen de faire condamner Paul à quinze jours d'arrêts forcés.
Avant l'expiration de ces quinze jours, Antoinette et sa mère, découragées, ont quitté Nancy. Il faut admettre que Paul Astier, pendant cette quinzaine, soit devenu
aveugle, muet, sourd et idiot; que ses camarades, qui ...... 18
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viennent le voir, ne lui soufflent pas mot de cet étrange épisode, qui doit être la grande nouvelle de toute la ville et de tout le régiment; que, ni la déchirure de l'Album, ni l'absence forcée de Paul au bal du colonel, ne suggèrent à un malin l'idée de s'écrier : Tiens! si c'était Paul Astier, que nous ne voyons ni en effigie dans cette collection, ni en personne dans ce salon?... il est assez joli garçon pour cela ! —Car remarquez que l'officier qu'une petite fille de quatorze ans peut supprimer ainsi pendant quinze jours^ est le mieux tourné, le plus beau, le plus intelligent, le plus aimable de tous les sous-lieutenants. Vous voyez où l'auteur nous mène. Est-ce tout? Pas encore ; ce Paul Astier, qui est, en somme, fort intéressant, devient tout à coup un idéologue, un plumitif ; sous la dictée de M. About, il écrit un gros traité sur la réorganisation de l'armée ; autre dada de l'auteur des Mariages de province, qui se croit plus sérieux quand il se force à être moins amusant! N'insistons pas; ces agréablesqrécits échappent à l'analyse ; les analyser, ce serait leinv faire beaucoup d'honneur — et beaucoup de tort. <?
C'est pourquoi je dirai, en finissant à M. Edmond About : Vous êtes jeune encore; Vous avez ce qu'Alfred de Vigny demandait pour les poètes, le pain et le temps. A force de vous gaspiller, vous finirez par vous perdre * Hâtez-vous d'écrire une oeuvre qui donne toute votre mesure et inspire à vos adversaires le regret de ne pas être vos amis.
Et je dirai à Jules Claretie : Madeleine Bertin marque
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un éclatant progrès dans.votre talent ; vous voilà maître de votre style, de votre inspiration, de votre public. Maintenant, écrivez un livre qui ne laisse pas à quelques-uns de vos amis le chagrin d'être encore vos adversaires.
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BERRYER
51 décembre 1868.
De magnifiques hommages ont été rendus à la mémoire de M. Berryer. Le dirai-je pourtant 1 dans ce concert d'éloges si légitimes, j'ai cherché celte note juste, ce mot décisif qui fixent à tout jamais „la valeur et le sens d'une figure historique, et je ne les ai trouvés nulle part, sauf peut-être dans quelques fines allusions de M. de Sacy, dans quelques délicates réticences de M. SaintMarc Girardin. Comment s'en étonner? la mort et les funérailles de M. Berryer étaient et devaient être, à coup sûr, un événement politique ; mais on a voulu qu'elles ne fussent que cela. Chose étrange ! aux obsèques de cet homme qui, en dehors de son irrésistible éloquence et de son admirable fidélité, était àla fois le plus illustre et le plus aimable des dilettantes, nous n'avons vu repré-
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sentes ni les arts, ni la littérature proprement dite. Pas un poète, pas un romancier, pas un auteur dramatique, pas un critique d'art ou de théâtre, pas un peintre, pas un statuaire, pas un compositeur, pas un musicien, pas un virtuose célèbre. Une surabondance d'avocats ; des hommes politiques; le strict nécessaire en fait d'orléanistes ; puis des ducs et des vicomtes, qui auraient pu dire, en parodiant le vers du Misanthrope :
s Par la sambleu 1 messieurs, je ne croyais pas être Si libéral que je suis... »
Dès lors, il est arrivé ce que l'on pouvait prévoir. Les panégyristes de M. Berryer se sont divisés en deux classes. Ses amis politiques ont voulu l'accaparer tout entier, et je dois ajouter, pour être exact, que Berryer, par toutes les phases de sa pathétique agonie, surtout par sa sublime lettre à M. le comte de Chambord, a merveilleusement secondé ce penchant bien naturel de ses amis à réclamer comme leur propriété exclusive ce qui honorait tout ensemble leur parti et l'humanité. Les hommes placés dans d'autres camps, mais depuis longtemps gagnés ou conquis par mille qualités éminentes ou charmantes, ont cherché un terrain où leur admiration et leurs regrets pussent se déployer à l'aise, et cette pauvre Liberté, que je plaindrais davantage s: elle était plus innocente, s'est trouvée là tout à point pour fournir un texte à l'unanimité des louanges.
Je n'ai pas la prétention ridicule de refaire, à moi tout
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seul, un portrait où se sont essayées la plupart des bonnes plumes ou des voix éloquentes de Paris et de la province, ni de rétablir, du fond de ma retraite, des faits, des dates, des détails, qui ont été probablement bien insignifiants, puisqu'ils paraissent si complètement oubliés. Non; mais fidèle à mes attributions ou, si l'on veut, à mes manies de critique, je demande à mes lecteurs la. permission de faire intervenir l'analyse après le panégy-, rique, l'étude attentive après l'éblouissement d'enthousiasme. La douleur a son ivresse comme la joie ; l'exaltation, en pareil cas, gagne de proche en proche. On se croirait froid si l'on n'était qu'ému, tiède si l'on n'était qu'attendri, injuste si l'on n'était que vrai. Il m'a semblé que ces pages, destinées à paraître trois ou quatre mois après cette grande mort, justement considérée comme un deuil public, ne seraient pas traitées de sacrilège ; qu'elles répondraient seulement à ce sentiment de réaction nécessaire qui Succède aux premières effusions et auquel pas une gloire n'échappe; témoin Chateaubriand, presque aussi grand orateur politique que Berryer, ayant déplus que lui, dans ses états de service, la courageuse démission à la mort du duc d'Enghien et la terrible brochure de Bonaparte et les Bourbons, aussi persistant dans le culte des religions tombées, et... je n'ajoute pas plus grand écrivain ; ce serait unemalice, etjen'en veux pas l'ombre dans cette étude respectueuse et mélancolique.
D'ailleurs, ce qui m'encourage, c'est que Berryer, Dieu merci, n'y perdra pas grand'chose, ou plutôt que, dans ma pensée, il n'y perdra absolument rien.
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Commençons par quelques lignes de simple biographie. On les trouve partout, mais j'en ai besoin pour discuter, à mesure que j'avance, les événements, les souvenirs et les idées.
Né le 4 janvier 1790, Pierre-Antoine Berryer fut élevé au collège de Juilly par les oratoriens. Il y reçut une éducation profondément catholique, qui faillit, dans les premières ferveurs de l'adolescence, se tourner en vocation religieuse, mais qui du moins lui laissa, au fond du coeur, une foi sincère, — la foi du charbonnier, disaitil en souriant, — à l'Espagnole, dirions-nous. Il l'a conr servée toute sa vie et elle a reparu intacte, à ses derniers moments, pour consacrer une belle existence par une admirable mort.
C'est en 1815, à vingt-cinq ans, qu'il entra dans la vie publique, sous des auspices glorieux pour lui, douloureux pour la France. Ne s'appelant encore que.Berryer fils,— son père, qu'il assistait, était lui-même un avocat éminent, — il eut l'insignehonneur de figurer parmi les défenseurs d'héroïques coupables. Attiréspar une sorte defluide magnétique l dans le cercle de feu qui se formait autour du
1 Peut-être trouvera-t-on trop indulgents ce fluide et ce magné-, tisme ; mais ici encore j'en appelle à Chateaubriand, au vrai, au Chateaubriand des Mémoires d'outre-tombe : qu'on relise les merveilleux chapitres sur les Cent jours ; que l'on consulte les souvenirs des rares survivants de cette époque ; l'impression universelle est celle-ci : Attentat, oui; crime peut-être; mais prestige inouï, incontestable pour les indifférents ; insurmontable pour les compagnons d'armes. Veut-on là-dessus le mot de Fontanes, si modéré toujours, si franchement royaliste en 1815? — Quelqu'un devant
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revenant de l'île d'Elbe, Michel Ney, la Bédoyère, Exelmans, Cambronne, Drouot, Debelle, les braves desbraves, avaient commis un acte de faiblesse, que l'on qualifia de trahison, et que les vainqueurs, dans leur intérêt même, auraient dû couvrir d'une intelligente amnistie. Or, si l'on m'accorde que la liberté de vivre passe avant celle d'écrire et de parler, on me dira sans doute ce que devenait la liberté dans ces jours néfastes où Ney et la Bédoyère étaient fusillés, où fonctionnaient les cours prévôtales, où le dévouement de Berryer, s'aidant de la bienveillance de Louis XVIII, eut peine à arracher à la mort Debelle et Cambronne. Pourquoi mentira l'histoire? pourquoi inventer après coup des doctrines ou plutôt des subtilités qui n'existaient pas encore? pourquoi vouloir concilier ce qui n'était pas compatible? Non, Berryer ne fut pas et ne put pas être un libéral pendant cette crise où il n'y avait pas de libéraux, où il n'y avait que des vainqueurs et des vaincus, des royalistes et des bonapartistes, des heureux et des mécontents ; il fut mieux que cela, il fut royaliste de coeur et d'âme ; et mieux encore, il fut patriote.
Ce n'est que dans les discours de rhétorique que l'on confond le patriotisme avec la liberté. Quelques exemples me suffirent à prouver combien les deux mots sont peu synonymes. En 1813, au moment où. la fortune des armes se retournait contre nous et où l'ennemi nielui s'écriait en apprenant l'entrée à Grenoble ou à Lyon : « Vais c'est abominable! — Eh ! oui ; et ce qu'il y a de pis, c'est que c'est admirable! »
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naçait nos frontières, le patriotisme était avec l'empereur," et pourtant la liberté, s'il avait triomphé, aurait eu à gémir de ses victoires. En 1815, quand Berryer opposait sa jeune éloquence aux colères et aux représailles, il était patriote, et cependant les généraux qu'il défendait avaient contribué à une oeuvre qui, si elle eût réussi, eût ajourné indéfiniment les libertés constitutionnelles. En 1830, Charles X et M. de Polignac ne se piquaient assurément pas de libérahsme, lorsque, harcelés par tous les libéraux de France, ils envoyaient la flotte française à la conquête d'Alger ; mais ils étaient patriotes, tandis que les coryphées de l'opposition, qui exagéraient les difficultés et les périls de l'entreprise, qui semaient partout les inquiétudes, qui semblaient vouloir tenir le dey pour lui dicter ce qu'il avait à faire, commettaient chaque matin un crime de lèse-patriotisme.
Les arguties ne prouvent rien et ne persuadent personne. C'est folie d'imposer aux époques, aux dates, aux partis, aux gouvernements, ce qu'ils n'ont pas, pour leur ôter ce qu'ils ont, ce qui fit, sinon leur force, au moins leur honneur et leur gloire. On se trompe quand on dit que, pour Berryer, 1814fùt la continuation de 1789, que la Restauration fut pour lui et pour les partisans de l'antique monarchie des Bourbons l'affirmation raisonnée et réfléchie des principes de la Révolution française, interrompue, démentie, égorgée par la Terreur, le Directoire, le Consulat et l'Empire. Il ne s'agit pas de savoir ce que la Restauration aurait dû être, — ce qui d'ailleurs serait fort disculable, — mais ce qu'elle a été dans l'es-
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prit de ceux qui l'ont faite, aimée et servie. Eh bien, pour ceux-là, que dis-je? pour tous, amis ou ennemis, elle fut le contraire de 89 ; et par une bonne raison ; c'est que pas un d'eux ne pouvait abstraire 89 de ce qui l'avait suivi ; c'est que, dans l'opinion d'alors, royaliste ou révolutionnaire, 89 n'était que le prologue d'un livre sanglant, formidable, détesté des uns, regretté des autres, qui se nommait la Révolution et dont l'épilogue s'appelait l'Empire.
Un des panégyristes de Berryer s'est servi d'une expression plus bizarre encore. — La Restauration, a-t-il dit, vint rajeunir la France. Il faudrait pourtant savoir ce que parler veut dire : singulières conditions de rajeunissement, un roi sexagénaire et impotent, des vieillards en brassard blanc accourant de tous les coins du royaume, quatre capitaines des gardes, dont le plus jeune avait soixante-dix ans, mis sur le même rang que les maréchaux de France, un ministre de l'intérieur (M. de Corbière), déclarant aux ambitieux qui demandaient une sous-préfecture, qu'à moins de protection spéciale, les solliciteurs ne seraient agréés qu'après leur onzième lustre ; toutes les images, tous les noms, tous les fantômes, toutes les étiquettes du passé, ranimées, rajustées, époussetées, mises en lumière; une littérature chevaleresque se formant tout exprès pour aider les imaginations à reculer de trois siècles. —De tels mots, s'ils pouvaient être pris au sérieux, offriraient cet inconvénient que, le jour où les partis en auraient fini avec les baisers Lamourette, nos adversaires de toutes les provenances
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nous les jetteraient à la face avec une grêle de quolibets. La Restauration ne rajeunit pas la France ; elle fit plus, elle la sauva. Elle lui épargna les horreurs et la honte du démembrement ; eRe abrégea et adoucit les souffrances de l'invasion. Elle rendit le-repos aux mères, les bras aux campagnes, le sang aux veines, l'argent aux coffres, la vieaux affaires, la paix au monde. Louis XVIU, doué d'une de ces prodigieuses facultés d'affirmation royale qui ne sont données qu'aux princes d'antique race, se trouva prêt, au moment critique, pour le rôle de roi, auquel il s'était essayé dans l'exil, et il le remplit si bien qu'il força les monarques étrangers de croire à saroyauté avant même d'en être sûr. Illusion qui fut le salut ! car derrière le trône était le pays, et, en s'inclinant devant l'un, les vainqueurs furent obligés de respecter l'autre. Voilà les bienfaits ; ils sont immenses, ils sontimmor* tels, et je n'en veux pas davantage pour avoir le droit de bénir jusqu'à mon dernier souffle cette monarchie séculaire, pour maudire les obstacles qui l'entravèrent, les écueils où elle se brisa. Libérale, elle ne le fut pas, dans le sens politique et chimérique. Elle fut libératrice dans ce sens positif qui signifie délivrance. Les libertés qu'elle apporta sans les aimer — était-ce un pressentiment ? — n'ayant servi qu'à la saper et à la détruire, je ne veux pas les revendiquer pour elle. Il ne me plaît pas qu'on dise que le mal dont elle est morte a été le bien dont elle a vécu. 11 n'y a pas eu, sous son règne, un moment où la liberté ne l'ait méconnue, taquinée, calomniée, trahie, combattue. A son avènement, ceux qui l'aimaient, qui
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la voulaient grande et forte, ne lui demandèrent que ce qu'elle donnait : la vie, le pain, la paix. Ceux qui lui demandèrent plus la haïssaient déjà, et se promettaient tout bas de faire de ses dons des outils pour la renverser. Ce fut plus tard, beaucoup plus tard, quand les partis se dessinèrent, que l'on vit la liberté politique sortir tout armée des institutions nouvelles, comme Minerve du cerveau de Jupiter. Mais je me souviens à temps que Minerve était la déesse de la sagesse, et j'arrête là ma comparaison.
Si, malgré le précepte de Voltaire — « Glissez'mortels, n'appuyez pas ! » — j'ai si peu glissé et tellement appuyé sur ce point d'histoire contemporaine, c'est pour arriver à M. Rerryer. C'est pour déclarer qu'on ne sera dans le vrai, en parlant de cet homme tout primesautier, tout d'imagination, de nerfs, de vibration et de coeur, que lorsqu'on le jugera en moraliste et non en politique. Oui, c'est pa'r le coeur, par une sorte d'exquise sensibilité, que Berryer fut royaliste, et non pas par raison, non pas surtout parce que l'amour de la liberté lui inspira l'amour de la monarchie. Oui, il se garda bien de voir, dans ces crises de 1814 et de 1815, ce qui n'y était pas, ce que personne, à cette époque, n'y découvrit. Que se passa-t-il dans cette jeune et belle âme, hostile à l'Empire, mais appelée dès lors, par pressentiment peut-être, à se passionner pour les causes vaincues ? S'il est difficile de le savoir, il est facile de le deviner. Berryer, à •cette date fatale de 1815, ayant à concilier un fond persistant de royalisme avec l'impression de tant de tristes
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spectacles, y affermit les principes qui ont dirigé toute sa noble vie. L'horreur des réactions violentes et des représailles lui apprit ce respectdes croyances, cette mansuétude pour les personnes, qui lui firent des amis de tous ses adversaires. L'espèce de déchéance morale, plus redoutable que l'exil et la mort, qu'eurent à subir ses héroïques clients pour avoir changé de drapeau, lui fit comprendre que rien ici-bas ne vaut l'honneur d'être obstinément fidèle à un sentiment ou à une idée, et de se retrouver à la fin de sa carrière tel qu'on était à son premier pas. Enfin, les douleurs de l'invasion lui inspirèrent la haine de tous les abaissements devant l'étranger, et le disposèrent à dégager, dans la suite, de ses opinions monarchiques, l'ardent patriotisme qui fit sa force.
Mais le libéral, — pour répéter encore ce mot dont on a tant abusé autour de son cercueil, — ne vous donnez pas la peine de le chercher pendant cette phase décisive qui va de la chambre introuvable au ministère du prince de Polignac, de la première jeunesse de M. Berryer au seuil de sa maturité. Ne le cherchez pas, à moins que, suivant mon conseil et abandonnant le jargon politique pour la langue psychologique, vous ne rendiez à ce mot si élastique de libéral sa vieille signification française. Certes, si vous affirmez que Berryer était libéral, c'està-dire généreux, cordial, ouvert, facile, aimant le grand jour et les larges horizons, ennemi de toute idée étroite et de toute intolérance, prodigue de sa bourse et de ses bons conseils, libéral, en un mot, de caractère, et non pas ...... 19
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d'opinion, je serai de votre avis; mais alors je vous répondrai que j'ai connu dans nos provinces de vieux gentilshommes, qui, par leur bonté, leur douceur, leur charité, la grâce et l'affabilité de leurs manières, cette fleur de bonne compagnie que nous ne connaîtrons bientôt plus que par ouï-dire, se faisaient adorer de leurs égaux,*de leurs inférieurs, de leurs serviteurs et de leurs voisins ; ce qui ne les empêchait pas de retarder d'un siècle, de maudire 89 et d'être persuadés qu'ils regrettaient l'ancien régime, la question, la torture et la dîme ; tandis que des parvenus de cette même époque, abonnés au Constitutionnel et admirateurs de Béranger, étaientrogues, bouffis, hautains, durs au pauvre monde, intraitables, insupportables. Et pourtant ceux-ci étaient libéraux, et ceux-là se fussent fâchés tout rouge ou tout blanc, si on leur eût décerné cette èpithète.
Sérieusement, pendant cette période qui décida de loule sa vie (1815-1850), Berryer n'aurait pas pu être libéral sans une suprême inconséquence. Lés situations étaient trop nettes, trop tranchées, pour qu'il pût hésiter ou s'y méprendre. A droite, la tradition, l'autorité, le respect, le culte du passé, le droit divin, le réveil du sens chevaleresque, l'âme de l'antique monarchie; M. le vicomte de Bonald, M. le comte Ferrand, l'un, dans la Légistation primitive, l'autre dans l'Esprit de l'Histoire — deux beaux livres ! — reprenant l'idée de Royauté au point où l'avait laissée Rossuet ; puis M. de Sèze, M. Dambray, M. Bellart, M. de Villèle, M. de Corbière, M. de Peyronnet, M. Michaud, M. Laurentie, M. de Genoude,
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M. Franchet, M. Delavau, et enfin M. de Polignac. A gauche, les pamphlets de Courier, les histoires de la Révolution, Armand Carrel, Thiers, Manuel, Laffite, le général Foy, la Fayette, Dubois (du Globe), Jay, Jouy, Arnault, Etienne, Benjamin Constant ; à droite, la Congrégation ; à gauche, le Comité directeur; deux puissances occultes, qui ont très-réellement existé, malgré les efforts des deux partis adverses pour faire croire, ici, que le Comité directeur était une fiction des royalistes, là, que la Congrégation était un rêve des libéraux ! 2.
1 La Congrégation existait si bien, qu'elle a été particulièrement funeste à la monarchie ; elle nous apparaissait, dans nos collèges ou sur les bancs de l'École de droit, comme le symbole de la fâcheuse alliance entre le trône et l'autel, et aussi comme un moyen de parvenir, à l'usage des hypocrites et des intrigants. Il y avait des congréganistes dans le barreau, dans la magistrature, au conseil d'État, dans les bureaux de ministère, et jusque dans l'armée et dans la garde royale. La société des Bonnes-Études, place de l'Estrapade, servait de lien et de rendez-vous aux membres de la Congrégation. Le but de cette société (pour employer le style du moment), était d'opposer une digue au torrent des doctrines libérales. Berryer et Hennequin venaient, à tour de rôle, présider les grandes séances, et je dois même ajouter qu'Hennequin, un peu rhéteur, y avait plus de succès que Berryer. Le ton général de ces discours était empreint de cette sentimentalité monarchique qui fut fort à la mode alors, et qui était le contraire de la pointe frondeuse et libérale. Puisque me voilà dans mes souvenirs de jeunesse, laissez-moi vous raconter une petite histoire qui nous distraira un peu de toute cette grosse controverse politique. Un des statuts de la Congrégation était de ne pas aller au spectacle. Un jour, en avril 1830, je rencontre M. de X..., un de mes anciens du collège Saint-Louis, jeune magistrat d'ailleurs plein de mérite. Je savais qu'il était congréganiste, et je lui demandai, non sans un grain de malice : < — As-tu vu mademoiselle
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Entre ces deux voies M. Berryer avait fait son choix, et il avait choisi la bonne. Il s'était donné à la monarchie, franchement, loyalement, sans intérêt personnel, sans plus se soucier de la liberté que ne s'en souciaient tous ces personnages éminents, ses patrons ou ses amis, trop dévoués pour ne pas renoncer à être populaires, trop intelligents pour ne pas comprendre que la liberté les tuait à coups d'épingles en attendant qu'elle les écrasât à coups de pavés. Remarquez que M. Berryer, le Berryer de 1829 et de 1830, ne fut pas seulement homme de la droite, mais de l'extrême droite. Tandis que la chute, hélas! trop explicable, du délicieux ministère Martignac — une lune de miel après treize ans d'orageux ménage ! — jetait dans l'opposition quelques royalistes sincères et les amenait à créer un schisme sous le nom de royalisme constitutionnel, M. Berryer ne marchanda nullement son concours au ministère Polignac, et c'est ainsi qu'il mérita de s'entendre dire par le bon et gracieux Charles X, aussi prompt à dire un mot
Mars dans Hernani ? — Non. — As-tu vu mademoiselle Georges dans Stockholm et Fontainebleau? — Non. — As-tu vu Léontine Fay dans Tj>uise ou la Réparation? — Non. — As-tu entendu Guillaume Tell? — Non. — As-tu vu madame Malibran dans Otello ? — Non. — As-tu entendu Haitzinger dans le Freùchûtz ? — Non. — Je ne crus pas devoir pousser plus loin mon interrogatoire.
Un an s'écoula. La Révolution de juillet, essentiellement libérale, vint nous consterner tous. Rentré à Paris après une assez longue absence, je voulus me mettre au courant des nouveautés dramatiques et musicales. La première figure que je rencontrai au Théâtre-Français aux Italiens et à l'Opéra, ce fut M. de X....
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aimable qu'à perdre un royaume : « Monsieur Berryer, je guettais vos quarante ans ! »
Quarante ans ! j'admets, sans l'approuver, que M. Victor Hugo nous dise : « J'avais seize ans, quand j'ai écrit mes odes monarchiques ; faut-il que je sois rivé pour toujours à un songe d'adolescent?»— Mais quarante ans, c'est la pleine maturité ; c'est, par excellence, l'âge où un homme supérieur prend possession de lui-même ; où, préparé à la vie publique par une profession sérieuse, mêlé déjà en détail à la politique de son temps, il sait que sa première démarche sera décisive, que son premier pas sera sans retour, et qu'une fois engagé à droite ou à gauche, il ne pourra plus changer de route ou de drapeau sans encourir une déchéance morale. Vraiment, je m'étonne, je trouve offensant pour la dignité humaine, non pas qu'on sache gré à M. Berryer de sa persistance, de sa fidélité monarchique, mais qu'on en ait fait tant de bruit, qu'on l'ait représentée comme un phénomène. Je dis, et je prétends prouver que, étant donnée celte pure atmosphère d'honnêteté et de loyauté où vivent les hommes tels que Berryer, la fidélité politique est sans doute un mérite, maisque ce mérite a des degrés, et qu'elle fut, chez lui, moins méritoire que chez tout autre, parce que nul n'eût plus perdu à faillir et ne fut plus magnifiquement récompensé de n'avoir point failli. Tous ceux qui, sans avoir le talent, l'éloquence, la gloire de Berryer, ont été fidèles comme il le fut, ont dû être humiliés de votre admiration, étonnés de votre étonnement et froissés de vos extases. Et que direz-vous des hommes qui n'avaient pas vingt
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ans en juillet 1850, qui, sans liens avec le passé, sans engagement de famille, tout chauds encore de leur libéralisme de collège, se sont précipités, les yeux fermés, vers la monarchie déchue, comme vers le refuge naturel des âmes généreuses ou des imaginations romanesques? Il y en avait qui s'étaient distingués à la prise d'Alger, et qui, brisant leur épée, rentrèrent tristement dans leurs foyers, pour se débattre contre la gêne, le désoeuvrement et l'ennui. Il y en eut, brillants officiers de marine, qui échangèrent les grands horizons, la mer sans bornes, l'avenir sans limites, contre les froides murailles d'une ville de province et le régime écoeurant de la vie de café. D'autres, gentilshommes campagnards, se croyant des aptitudes industrielles ou agricoles, malheureux de leur inaction, voulant accroître leur maigre patrimoine, se sont lancés dans des entreprises qui ne leur ont donné qu'un surcroît de pauvreté et de raine. Ceuxlà n'étaient pas les plus à plaindre. Par état et par habitude, ils étaient dispensés de réfléchir, d'analyser et d'observer. J'en connais, — de plus misérables, — qui voulurent continuer d'exercer leur intelligence et se dépensèrent tout entiers au service de la cause qu'ils avaient librement choisie. Mais l'intelligence peut être fidèle sans être immobile ; l'analyse est une arme à deux tranchants; l'observation découvre parfois le contraire dé ce qu'elle cherche. L'homme d'imagination n'a pas la fermeté robuste de l'homme d'action. Celui-ci triomphe ou meurt; celui-là survit et chancelle. Un jour, ceux dont je parle sont arrivés à se poser en frissonnant cette question re-
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doutable : « Si je m'étais trompé? » Dès lors, tout est fini; leur vie n'est plus qu'une longue lutte contre les autres et contre eux-mêmes. Ce qu'ils regrettent, ce qu'ils pleurent, ce n'est pas leurs ambitions déçues, leurs espérances trahies, leur existence manquée : Non ; c'est un bien plus idéal et plus pur; la certitude d'être dans le vrai, de n'avoir jamais pris leur passion pour leur croyance, de ne pas s'être acharnés à la poursuite d'insaisissables chimères. Est-ce tout? Pas encore : il en est qui, habitant des communes rurales, ont vu de près les misères du peuple, de ce pauvre peuple qui n'a que faire des libertés politiques, et qui n'a jamais voulu croire que c'était pour lui que la tribune et la presse travaillaient aux révolutions. Ils auraient ardemment désiré soulager ces souffrances, s'interposer entre les grands et les petits. Ils ne le pouvaient pas, ils avaient les mains liées. Un mot, quelques pas, une démarche, une concession, une visite, auraient pu leur rendre ce modeste crédit qui leur manquait, et dont ils n'entendaient se servir que pour remplir une mission de bienfaisance et de paix. Impossible ! Us se résignaient pourtant ; ils reprenaient leur tâche ingrate et stérile. Des récompenses, ils n'en attendaient point; des illusions, ils n'en avaient plus guère. Ils savaient d'avance que leur lot est de figurer parmi les sacrifiés et les comparses, qu'aucun bruit ne s'attachera à leurs pas, qu'aucune couronne ne sera déposée sur leur lit de mort, qu'il n'y aura point de foule ni de discours à leurs funérailles, et que c'est tout au plus si, en persévérant, ils se feront pardonner d'avoir douté. Maintenant, supposez,—
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ce qui n'est pas probable, mais ce qui est possible, — qu'ils aient le malheur de vivre aussi longtemps que Berryer a vécu, ce n'est pas trente-huit ans de fidélité que vous aurez à leur compter, mais soixante. Vous voyez donc bien que, si Berryer revenait au monde, lui si simple, si ennemi de toute forfanterie et de tout charlatanisme, il serait le premier à vous dire : « Admirez-moi pour ce que j'ai eu d'admirable ; mais ne me louez plus pour n'avoir pas fait ce que je ne pouvais faire sans me déshonorer. »
Quoi qu'il en soit, n'allons pas si vite ; nous n'en sommes encore qu'à 1830. On sait quel fut l'éclat damaidenspeech de Berryer. On a répété à satiété le mot de M. Guizot : « C'est un grand talent! » et la réponse fatidique de Royer-Collard : « dites une puissance! » Puissance en effet, mais puissance tout idéale; car, trois mois après, Berryer n'était plus qu'un vaincu. La révolution de juillet lui créait une position unique, exceptionnelle, si brillante, si belle, si enviable, si féerique, qu'aucungouvernement n'aurait pu lui offrir la pareille 1, et que,
1 Essayez un moment de vous figurer Berryer garde-des-sceaux sous Louis-Philippe, comme M. Persil, ou sous Napoléon 111, comme M. Delangle. Même au point de vue le plus humain, de la gloriole et des jouissances mondaines, quelle chute I quel gouffre I Cessez donc, encore une fois, de le vanter si fort pour s'être toujours tenu à mille lieues d'un écueil, dont son esprit seul, — il en avait beaucoup, et du meilleur, — devait le préserver. En somme, disons-le à l'honneur des légitimistes; combien avons-nous vu, dans, leurs rangs, — j'entends dans les régions élevées, — de ces défections éclatantes? Il en est jusqu'à deux que je pourrais nommer, pas davantage. Les deux coupables ont-ils été assez cruel-
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s'il avait été le plus égoïste ou le plus vaniteux des hommes, au lieu d'en être le plus dévoué et le meilleur, il aurait voulu, pour sa gloire et pour son plaisir, retarder indéfiniment le triomphe de sa cause. Ajoutons que, sur ce point comme pour tout le reste, Dieu et les hommes le servirent à souhait.
Singulier pays que le nôtre I Une génération tout entière, jeune, enthousiaste, lettrée, passionnée, pleine d'ardeur et de sève, pousse de toutes ses forces à une Révolution. Ceux qui la secondent dans celte oeuvre destructive, Laffitte, Béranger, Benjamin Constant, Lafayette,
lement punis? S'est-il fait autour de leur nom assez de silence et de vide ? Délaissés de leur vivant, oubliés après leur mort, étouffés, l'un sous un mot de Lamartine, l'autre sous un paquet de cartes P. P. C... Ah ! un pareil spectacle était bien fait pour garantir, même les faibles, contre toute velléité d'apostasie, et Berryer n'a jamais eu de ces faiblesses. Règle générale ; chez les hommes supérieurs, — Chateaubriand, Lamennais, Berryer, — ce n'est ni l'ambition, ni l'intérêt, qui peuvent, aux heures de crise, devenir de mauvais conseillers : ils savent bien qu'une dignité quelconque, si haute qu'elle fût, les ferait descendre, et ils ont reçu du Ciel, avec le génie, le mépris de l'argent et de la fortune. Ce qui peut les faire changer de drapeau ou d'autel, c'est l'orgueil, — leur orgueil à eux, qui n'est pas du même genre que celui des petites âmes, — • ou bien encore un ravage intérieur, une évolution d'idées dont ils croient ne devoir compte qu'à leur conscience. Une circonstance fortuite provoque l'explosion et fait sauter la mine. Ainsi, poui Chateaubriand, la brutale.destitution de 1824; pour Lamennais, l'attitude de la Cour de Rome, en 1832. Or Berryer, Dieu merci I n'eut à lutter contre aucun de ces périls. Son âme sereine et droite ne connut pas les orages du doute ; il n'eut aucun sacrifice à faire pour obtenir une immense popularité, et son orgueil, — s'il avait été orgueilleux, — lui conseillait d'être fidèle.
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Casimir Périer, Thiers, Carrel, Cousin, Guizot et Villemain, le glorieux trio de la Sorbonne, sont ses idoles. Nul ne songe au royaliste Berryer. La révolution,—fatale à nos yeux, mais ce n'est pas nous que l'on pouvait consulter, — s'accomplit dans des conditions inespérées. Une monarchie forcément libérale remplace une royauté à laquelle la société nouvelle avait reproché des malentendus comme des crimes. Aussitôt les aspects changent. Ceux que l'on glorifiait la veille comme des libérateurs, ne sont plus que des suppôts du pouvoir, presque de l'arbitraire. La popularité est pour Berryer, qui lui arrive les mains vides, mais qui lui offre, sans compter l'éloquence, ce qu'il y a de plus séduisant pour l'imagination, — la fidélité au malheur, — et pour l'esprit, l'opposition au gouvernement. C'est de la générosité, de la chevalerie, tant qu'il vous plaira. Mais avec ces générosités chevaleresques, les peuples passent un siècle entier sans savoir où il vont et ce qu'ils veulent.
Nous voici arrivés à la seconde étape de la vie publique de Berryer, et, au risque de fatiguer par des répétitions de mots l'attention de nos lecteurs, c'est aussi le moment de discuter, à un nouveau point de vue, le libéralisme du grand orateur. Nous ne le désapprouvons pas ; nous • essayons, au contraire, de le définir en l'admirant.
Qu'est-ce que le libéral, le vrai? (Nous ne parlons pas des variétés innombrables de sophistes et de charlatans.)
C'est l'homme, si sincèrement amoureux de la liberté, qu'il la préfère à tout, à ses propres affections, aux questions de dynastie et de personnes, aux semblants
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d'intérêt public, à tout, même à ce point d'honneur cher et délicat, qui est à la raison ou à la conscience ce que le sentiment est à l'idée. Franchement, la liberté, si on la juge par ses oeuvres et par nos fautes, ne vaut pas un pareil sacrifice.
Mais enfin, si Berryer, au lieu d'être le royaliste, (ce que j'aime bien mieux), avait été le libéral, il ne lui était pas permis d'hésiter. Il ne pouvait se dissimuler que le gouvernement qui essayait de s'établir allait être, par son origine même, plus libéral que le gouvernement tombé en juillet, et, quoique ses belles harangues ne soient pas toujours des modèles de correction grammaticale, il savait trop bien le français pour ignorer qu'il ne faut pas confondre le libéral avec le vaincu, le frondeur, le mécontent ou l'opposant. A ce compte, les-» fières duchesses du faubourg Saint-Germain, qui boudèrent les nouvelles Tuileries, auraient été plus libérales que MM. Thiers et Mignet; la Quotidienne et la Gazette, qui, dès le mois d'août, se mirent à taquiner la royauté de fraîche date, auraient été plus libérales que le Journal des Débats; à ce compte enfin, mensonge bien plus funeste ! Les courtisans les plus serviles du premier Empire, qui, dès le lendemain de Waterloo, fraternisèrent avec la jeune France libérale, auraient eu le droit de se dire libéraux ! Cette fiction qui a fait tant de mal est tombée aujourd'hui devant l'évidence.
Lorsque la politique, au lieu de parler la langue du journalisme, consentira à parler celle de l'histoire, voici ce que l'histoire lui répondra : En supposant (?) que
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l'épithète de libéral soit un éloge, un personnage public ne peut le mériter ni l'obtenir, tant qu'il n'a pas été au pouvoir ; c'est là la vraie pierre de touche, et c'est pour cela qu'en France, depuis plus d'un demi-siècle, cette qualification sonore est presque toujours illusoire. Comment en serait-il autrement? Après 1815, après 1850, après 1848, après 1851, l'opposition, formée des divers partis vaincus ou déçus, a constamment voulu, non pas le libre jeu des institutions, le changement d'un ministère, la modification d'une loi ou d'un code, mais le renversement du pouvoir qu'elle combattait. Dès lors, les défenseurs, les représentants de ce pouvoir, quelle que fût d'ailleurs leur passion platonique pour la liberté, ont eu également à se débattre contre la certitude d'être accusés de faire de l'arbitraire, et contre la chance non moins certaine de tomber s'il n'en font pas. C'est pourquoi le vrai libéral, tel que je l'entends, n'est possible qu'en Angleterre. Vous connaissez la jolie anecdote sur lord Aberdeen, si bien racontée par M. Guizot. Les deux illustres hommes d'État se promenaient ensemble dans le vaste parc du noble lord. Tout à coup, lord Aberdeen s'arrête devant une petite terme de modeste ttpparence. — Voici, dit-il à son hôte, une maisonnette qui me rappelle le plus grand remords de ma vie politique. — Un acte de violence? — Jugez-en; j'avais là un fermier, brave homme, mais affreusement taquin, qui, à chaque conflit électoral, ne perdait pas une occasion de me contrarier. — Vous l'avez mis dehors? — Non; j'ai diminué sa rente d'une guinée, de façon qu'il ne fût plus électeur.
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Voilà le type, le libéral véritable, inconnu jusqu'à nouvel ordre dans le pays où l'opposition, — la grande, celle qui se sert des petites pour arriver à ses fins, — s'est appelée, sous les Bourbons, Manuel et Grégoire; sous Louis-Philippe, Ledru-Rollin et Garnier-Pagès ; sous le gouvernement provisoire, la Presse et l'Assemblée nationale; sous le général Cavaignac, Louis-Bonaparte et Emile de Girardin;.sous la Présidence, Berryer, Thiers et Bixio, etc., etc. Lorsque, dans une séance célèbre, Casimir Périer et M. Guizot répondaient à une tirade libérale de M. Berryer : « C'est du cynisme révolutionnaire! » et qu'il les foudroyait de celte apostrophe, dont exultèrent les journaux monarchiques, « mieux vaut le cynisme révolutionnaire que le cynisme des apostasies ! » il profilait des bénéfices de sa position ; il faisait l'aumône de son éloquence à un sophisme insoutenable; car il savait très-bien que la vraie apostasie pour Casimir Périer et M. Guizot, eût été, non pas de refaire un peu d'ordre au milieu des agitations et des menaces du dehors et du dedans, mais de déserter leur poste et d'abandonner à ses ennemis la royauté placée entre deux feux. Lorsque le marquis de Brèzé, grand mailre des cérémonies sous Charles X, et dont le salon, dans les derniers temps, avait servi de rendez-vous à la fine fleur contre-révolulutionnaire, traitait de liberticides les lois proposées par le duc de Broglie ou par M. Thiers, un politique pouvait applaudir ; mais un moraliste aurait eu le droit de sourire. Ni l'éloquent pair de France, ni le très-éloquent député n'étaient des libéraux ; ils étaient des royalistes
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que la chute de leur monarchie avait fait passer dans l'opposition.
Ici, remarquons encore un autre bonheur de la vie publique de M. Rerryer : c'est l'à-propos inouï qu'a eu pour lui la révolution de Juillet. On a mauvaise grâce à réfuter une politique paradoxale par de l'histoire conjecturale ; mais une hypothèse, après tout, n'est pas plus vaine qu'un paradoxe. Qu'aurait fait, qu'aurait dit, qu'aurait été M. Rerryer, si la révolution de juillet s'était accomplie deux ans plus tôt, et surtout si elle avait eu lieu deux ans plus tard? Plus tôt, n'étant pas encore éligible, n'ayant pas encore donné un gage public à la Royauté, peut-être, comme Sauzét et Lamartine, se seraitil cru libre d'imprimer une autre direction à ses idées patriotiques et nationales. Plus tard, il aurait eu à subir la dure alternative, ou de rester attaché à M. de. Polignac, d'embrasser franchement le parti de la contre-révolution, et de se priver pour toujours des joies de la popularité, ou bien de se laisser glisser sur la pente de l'opposition constitionnelle, ce qui l'eût fatalement rallié au gouvernement nouveau, comme Royer-Collard et Vatimesnil. On le voit, une bonne fée protégea la naissance de M. Rerryer à la vie politique; mais, en définitive, ces bonheurs-là n'adviennent qu'à ceux qui les méritent. M. Rerryer s'en montra si digne, qu'il les fit oublier. Il les cacha dans un pli de sa robe d'avocat ; il les absorba dans un éclair de son éloquence.
N'exagérons rien cependant ; quand nous parlons de cette popularité universelle, de cette renommée incom-
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parable, quand nous rappelons ce titre de prince des orateurs, nous acceptons, vingt-cinq ans d'avance, ce qui ne fut dit et reconnu que beaucoup plus tard. Nous attribuons aux chambres d'alors, aux lettrés, aux parisiens, aux départements restés réfractaires au royalisme, une opinion qui a pu, pendant la vieillesse de Berryer, devenir générale, mais qui était alors restreinte aux fidèles provinces du Midi et aux journaux de la droite. Les collègues de M. Berryer l'aimaient et l'admiraient ; son isolement — autre bonheur ! — plaidait pour lui ; mais cette admiration amicale ne consentait à s'exprimer qu'à la condition de ne pas tirer à conséquence : on l'applaudissait d'autant plus qu'on le redoutait moins, et qu'on le regardait comme une bonne fortune oratoire plutôt que comme un danger politique. — « Il est excellent à entendre, disait un député homme d'esprit ; mais il serait bien embarrassé, le jour où il deviendrait embarrassant. » S'il était célébré et surfait par M. de Cormenin et Armand Marrast, prodigues d'éloges pour tout ce qui attaquait le gouvernement, les hommes sérieux, les anciens, les esprits amoureux de la forme et du style, les puristes du Journal des Débats, ne souffraient pas encore que l'on préférât ce nouveaii-venu aux Laîné, aux de Serre, au général Foy, à Royer-Collard, à Casimir Périer, à M. Guizot, à M. Thiers. Lorsque Berryer, en 1839, se présenta une première fois à l'Académie française où il n'obtint qu'une honorable minorité, les Débats publièrent, contre sa candidature, un article très-spirituel qui fut généralement attribué au précepteur d'un des princes de
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la maison d'Orléans. L'auteur, après avoir insisté sur les incorrections de style et fait ressortir ce qu'il y avait, pour ainsi dire, de physique dans l'éloquence de M. Berryer, établissait les différences entre cette éloquence de barreau (il disait de basoche), et celle qui peut être invoquée comme un titre académique ; puis il ajoutait malicieusement : s'il fallait un avocat à l'Académie, n'est-ce pas assez de M. Dupin?—Un journaliste de ma connaissance, écrivant alors en province, releva le gant, et avec cette belle emphase de jeune provincial qui ne doute de rien, il répliqua ; « Les Romains faisaient suivre le char des'triomphateurs par des insulteurs publics; mais ces insulteurs étaient choisis parmi les esclaves, et les consuls ne leur confiaient pas l'éducation de leurs fils ! »
Veut-on savoir comment Berryer, au moment de ses plus vifs succès, était jugé par un autre groupe, le plus brillant de tous, celui de la Revue des deux Mondes, qui était alors presque républicaine et n'avait nulle envie de plaire au gouvernement ?
« Vous connaissez la suavité de cette parole de M. Berryer, vide de grandes pensées, de fortes couceptions,mais qui pénétre par le charme de la voix, la facilité et le choix de l'expression, le geste animé et cicéronien, et cette tête belle de son large front, de sa douceur spirituelle et expressive. M. Berryer est jeune encore (45 ans); sa carrière politique est toute récente ; elle a commencé dans le parlement qui se réunit sous M. de Polignac. Il n'était connu jusque-là que par des improvisatiens bril-
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lantes de palais. Sans étude, sans dossier, il allait au barreau par inspiration, disait avec sentiment des plaidoyers chaleureux, et l'on se souvient de cette parole ardente qui sauva la propriété de M. Michaud dans la Quotidienne. M. Berryer est depuis quinze ans lié à la fraction royaliste qui conduisait M. de Polignac, ennemie de M. de Villèle, trouvant sa politique tiède, étroite, égoïste, voulant aller droit et fort dans les idées d'une rénovation aristocratique et religieuse. Homme du monde, agréable dans un salon, M. Berryer était cher à la Congrégation et aux jésuites. (Pends-toi, brave Veuillot!) Il avait obtenu ce que M. Dupin cherchait à mériter en tenant certain cordon à Saint-Acheul, celte confiance d'un parti éclairé qui sait deviner les talents et préparer les services. La première fois que M. Rerryer prit la parole dans la Chambre, ce fut à l'occasion de l'adresse des 221. 11 la combattit d'une manière brillante, mais sans succès. L'éclat de sa parole le fit remarquer du Cabinet d'alors, qui lui fit offrir par M. de Chabrol le poste de sous-secrétaire d'État ou une direction générale. M. Berryer répondit avec esprit : « Je vaux moins ou plus que cela ; essayez«moi. » En effet, il fallait un ministère au seul orateur de cette triste et fatale administration. Depuis la Révolution, vous avez vu et apprécié M. Berryer. Ce n'est point un esprit d'affaires (oh ! oh !), mais un talent facile qui disserte et parle sur tout avec une élégance et une incroyable aptitude, sans blesser personne à droite ou à gauche. M. Berryer ne sera jamais chef de parti ; mais il a un don merveilleux de manier les esprits, de les assouplir à sa
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pensée. » — (Signé un Pair de France. Revue des deux
Mondes, 1er août 1834.)
Je n'ai pas besoin de faire remarquer à quel point cette page, dans sa bienveillance même, est inexacte ; c'est tout au plus un portrait de Mignard d'après une figure digne de tenter les pinceaux d'un Vélasquez ou d'un Titien. Sous une forme plus légère, Alphonse Karr, dans les Guêpes, s'amusait à relever les métaphores incohérentes du grand orateur : « La base du lien social, le char de l'État voguant à travers les écueils, etc., etc., » — que sais-je? C'étaient des riens ; mais ces riens, à leur moment, avaient leur valenr. Ils prouvaient que Berryer à qui le charme et la bonté de son caractère épargnaient les inconvénients de l'esprit de parti, en recueillait les avantages, puisque, malgré ces taquineries de détail, ses amis politiques le saluaient dès-lors et réussissaient à le faire accepter comme le plus grand orateur de l'époque. Le fait est que Berryer, improvisateur merveilleux, avait pour la forme le dédain superbe des improvisateurs ; il ne corrigeait pas même, au Moniteur, les épreuves de ses discours ; ses amis se chargeaient de ce soin, et l'un d'eux m'a avoué qu'il trébuchait parfois au milieu de ces moellons gigantesques.
N'importe ! les succès de tribune éclataient coup sur coup, et ils étaient immenses. Comment les compter? Il faudrait reprendre une à une toutes les grandes questions . qui s'agitèrent à la Chambre, de 1850 à 1848 ; questions brûlantes, dont les cendres même sont depuis longtemps refroidies; tempêtes dans l'Océan pacifique, sujets de
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querelle à l'intérieur et au dehors, où il semblait, comme dit Sganarelle, que tout fût perdu ; tant nous y ajoutions de fougueux commentaires ' ! Aujourd'hui, à un quart
1 Les puristes, les stylistes, les éplucheurs' de mots et de phrases, qu'effraye, pour l'avenir de la renommée oratoire de Berryer, l'incorrection de son style, et à qui l'on oppose le nom de Mirabeau, pourraient peut-être répondre : il y a bien des différences; les questions agitées par le formidable tribun gardent toute leur vitalité ; elles nous passionnent encore. Tous ceux, —et le nombre en est grand,— qui ont gagné quelque chose à la Révolution française, ou qui se sont inclinés devant sa nécessité providentielle, sont obligés envers Mirabeau comme envers un devancier. Ils ne voudraient ni dire, ni entendre dire que les rugissements de sa grande voix se sont prodigués pour des intérêts chêlifs, oiseux, passagers, démesurément grossis par l'esprit de parti. Ils n'ont pas à s'écrier : quel dommage ! ni surtout à croire que les événements ultérieurs aient réduit à néant l'oeuvre de Mirabeau. Mais l'affaire Pritchard ! L'indemnité américaine! Le droit de visite! Soyez bien certain que, lorsque le peuple le plus spirituel de la terre a eu le malheur de s'émouvoir pour ces niaiseries sur la foi d'une douzaine de journalistes, et lorsque deux ou trois révolutions sont venues prouver qu'il eût mieux valu s'en tenir au régime à qui on reprochait ces incidents comme des crimes, il s'en prendra tôt ou tard à ceux qui ont dépensé en pure perte leur éloquence dans ces débats. Mirabeau reste associé au rêve prodigieux d'une nation tout entière. Berryer aura à souffrir tout ensemble de la petitesse des questions qu'il a traitées, du caractère fugitif et factice des passions amassées autour de lui, et des regrets d'un pays qu'on a conduit où il ne voulait pas aller. D'ailleurs, Mirabeau est mort au sein même des orages qui l'ont créé et porté. Il n'a pas eu son lendemain, ce lendemain terrible pour ceux à qui il ne donne pas raison. Berryer a survécu vingt ans à la grande phase politique qui prêtait toute sa signification et toute son importance à son rôle parlementaire. Il a eu le temps de devenir l'ami intime de ceux qu'il avait combattus avec le plus de véhémence (notamment de M. Thiers). Il en résulte, non pas grand Dieu!
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de siècle de distance, l'importance de ces conflits nous semble microscopique. Que de fois Berryer, après 1848, après 1851, a dû se sentir saisi d'une invincible tristesse! Heureusement, pour ces jours de doute et de regret, il avait amassé de précieuses indemnités. Bon, cordial, sympathique, possédant cette éloquence du coeur digne de survivre aux causes qu'elle a plaidées, serviable, obligeant, tout à tous, il était sûr, quels que fussent les retours ou les dénis de la fortune, d'être dédommagé de ses mécomptes par l'admiration et l'amitié.
Aussi bien, arrivant après tant d'autres qui ont dignement célébré les dons de celte riche nature, l'harmonieuse beauté de l'organe, l'ampleur du geste, la dignité de l'attitude, la majesté du front, l'éclat du regard, la magnificence de l'action oratoire, tout ce qui explique comment un grand orateur peut se passer de style, et comment l'impression d'un auditoire peut être si différente de l'effet de lecture, je note, chez Berryer, trois traits de physionomie qui ont contribué puissamment, sinon à l'intensité, au moins à l'unanimité de ses succès.
une atteinte à la plus scrupuleuse unité, mais un je ne sais quoi qui déconcerte, à la longue, les esprits vulgaires, c'est-à-dire l'énorme majorité. Ajoutons enfin que le style de Mirabeau, rocailleux et inégal, est pourtant en harmonie avec l'ardente atmosphère, le tourbillon d'idées, la langue déclamatoire de son temps; tandis que la parole éloquente de Berryer et, en général, de nos grands avocats, jure un peu, dès qu'elle est figée, avec la prose nette, sobre, discrète, des Cousin, des Sacy, des Vitet, des Mignet, ou avec celle des Gautier, des Saint Victor , des Sainte-Beuve , si artistement fouillée, si savamment colorée. Là est l'intériorité de Berryer.
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Sa naissance d'abord; il a eu, parmi les innombrables bonheurs de sa vie publique, (je ne les ai pas encore épuisé tous), le bonheur magnifique de n'être pas un noble. Il a offert cette piquante et engageante anomalie du bourgeois plaidant en sens inverse de ses intérêts apparents, se dévouant à un parti qui n'est pas le sien, sans rencontrer les méfiances où se fût heurté un gentilhomme, et d'autant mieux écouté qu'il était moins suspect.
Puis sa profession d'avocat ; avantage inoui ! Avocat profitant des immunités de sa toque et de sa robe, hardi sans être offensant, étendant avec sa clientèle le nombre de ses obligés et l'autorité de son nom, resté l'ami intime des grands confrères et des fins compères qui ont passé par le barreau pour arriver au pouvoir, tutoyant à demivoix les ministres qu'il combat tout haut, et, grâce à cette franc-maçonnerie du prétoire et du palais, gardant de telles intelligences, de telles camaraderies dans la place, que Dupin, l'anti-lègitimiste par excellence, ne perd pas une occasion de chauffer le succès de son collègue, et qu'un jour que Berryer avait perdu le fil de ses idées, de son discours ou de ses dates, il eut pour souffleur en chef le plus orléaniste des présidents de la Chambre !
Enfin, je vois en M. Berryer, partout, surtout et toujours, l'artiste.
Essayez, par impossible, de prêter le talent de Berryer à un duc ou à un marquis, échappé de l'ancienne Cour et échoué sur les bancs du Palais-Bourbon ; mettez-le en présence des députés d'alors, conservateurs intelligents,
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aux préventions un peu étroites, aux calculs un peu vulgaires ; vous verrez avec quelle fougue ils renverront ce noble parleur à son blason ou à ses tourelles, et, s'il plaide pour la liberté, l'égalité, l'honneur national, avec quelle ironie ils lui diront : « Je te connais, beau masque! »
Dans un genre plus modeste, faites venir de Carcassonne ou de Nogent-le-Rotrou, un propriétaire, un inconnu, sans relations avec les célébrités du barreau de 1850, les Mauguin, les Isambert, les Sauzet, les Teste, les Dupin, les Crémieux, les Mérilhou, les Rarthe, les Rerville; supposez-le aussi éloquent que Rerryer; qu'il ose dire tout ce que Berryer a dit : à la troisième phrase, le président le fera taire.
Enfin, figurez-vous un homme absorbé parles luttes politiques et judiciaires ; genre Dufaure ; si renfermé, qu'il ne sache ni ce qui se joue à la Comédie-Française, ni ce qui se chante au Théâtre Italien ; indifférent à la poésie, au roman, à la littérature légère, aux Expositions de peinture, aux bruits de coulisses et d'ateliers ; le contraire, en un mot, d'un artiste ou d'un dilettante ; il y aura, dans le inonde parisien, bien des recoins où son nom ne pénétrera jamais.
Artiste ! nous y reviendrons tout à l'heure, mais nous n'en avons pas fini avec les grands et les petits bonheurs de la vie publique de Berryer *.' Il en est un qui se perd
1 Les bonheurs posthumes n'ont même pas manqué. Louis Veuillot, sans qu'il me soit possible de m'expliquer pourquoi, a Voulu lancer une flèche ; et lui, le sagittaire infaillible, il s'est
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dans l'ensemble, mais que je rappelle sans craindre d'être contredit par ses collègues d'il y a vingt-cinq ans. Pour lui, et pour lui seul, l'à-propos de la révolution de Février égala celui de la révolution de juillet. La première de ces deux catastrophes lui échut au moment où il était trop engagé pour pouvoir hésiter, pas assez pour avoir un dossier ministériel et politique. La seconde lui survint à l'heure même où il comprenait l'urgence de renouveler .ses cadres. Il ne serait pas juste de prétendre que, de 1843 à 1848, son talent eût offert des signes de décadence ou de lassitude ; mais les circonstances se prêtaient moins à la puissance de ses effets. L'intérêt des grandes séances se concentrait entre M. Guizot et M. Thiers. Tout le monde, au fond, voulait la paix, et savait gré au ministère de l'avoir maintenue. Les grands mots d'honneur national, de paix à tout prix, d'abaissement continu, de halte dans la boue, et autres billevesées à l'usage des gazettes de province, perdaient quelque peu de leur prestige en présence des succès de notre armée d'Afrique, des mariages espagnols, et surtout des semblants de stabilité d'un gouvernement pour qui chaque nouvelle année de durée paraissait être une chance de durer encore. Ces apparences d'apaisement, à la
trompé de flèche, de cible et de carquois. Eu d'autres termes, il a complètement raté son Berryer. Singulier temps, triste temps; où le matérialisme scientifique et pratique nous déborde, et où le plus éloqcent des laïques est accusé par un autre laïque prodigieusement spirituel.... de n'avoir pas pris feu pour le Syllabus ! ! ! Dé caliche en syllabe, aurait dit ce pauvre Mûrger.
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veillede la plus imprévue des crises, n'étaient favorables ni au genre d'éloquence, ni aux triomphes oratoires de Berryer. Sesovations n'étaient plus que des succès. Moins sûr de son auditoire, il n'avait plus ces éclats de voix, ces magnificences de geste et d'attitude qui subjuguaient pour un instant la majorité. On en était déjà à parler de son beau temps, du temps où, à peine descendu de la tribune, dans ce radieux accablement qui succède aux explosions victorieuses, il voyait passer devant son banc la chambre presque toute entière et recevait autant de poignées de mains qu'il y avait, une heure après, dans l'urne, de votes contraires au sien. — « A présent, il n'est plus félicité que par ses amis, » disait tristement un de ses fidèles.
La révolution de Février coupa court à cette situation qui s'affadissait en se prolongeant ; elle rendit à Berryer le sceptre de la parole qui avait un moment vacillé entre ses mains. La politique imitait ces décorations de théâtre dont le fond s'ouvre tout à coup pour laisser voir aux acteurs de la pièce des lointains perdus dans l'ombre et de bruyantes multitudes. Berryer avait désormais des sujets à sa taille. En se faisant plus alarmantes, les questions devenaient plus nettes. Par un bizarre effet d'optique, habiluel aux révolutions violentes, on eût dit que chaque menace de la démagogie était une promesse de la légitimité. Au lieu de plaider des vérités partielles ou relatives, il fallait plaider des vérités générales et absolues. Au lieu de faire du libéralisme de fantaisie contre des hommes plus libéraux que lui, il s'agissait, pour Ber-
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ryer, de défendre la vraie liberté contre des doctrines destructives qui, en inquiétant tous les intérêts, confondaient toutes les idées. Il s'agissait de prouver à cette liberté aveugle et coupable, qu'en rompant son alliance avec la monarchie séculaire, elle s'était de nouveau condamnée à périr par ses excès ou par ses contraires. Berryer ne faillit pas à celte grande tâche. Admirable dans les discussions de chiffres et d'affaires, sublime dans les cris d'anathème contre les souvenirs de la Terreur glorifiés par la jeune Montagne, magnifique de bon sens et de clarté dans les séances où s'agitaient les questions sociales, il semblait porter avec lui la sécurité et la lumière. II couronna celte brillante campagne par son discours sur la révision de la Constitution, où tout concourut à l'élever au-dessus de lui-même ; la grandeur du sujet, la solennité du débat, l'imminence du péril, le trouble des esprits, l'assentiment enthousiaste de la Chambre et de la France qui, pendant une heure, se crurent légitimistes en l'écoutant. Mais déjà les esprits sagaces, madame Swetchine, par exemple (voir sa Correspondance), devinaient que ces splendeurs de langage ne changeraient rien au dénouement ; qu'il y avait là moins d'efficacité que d'éclat, plus d'action oratoire que d'action véritable ; un décor superbe plutôt qu'une épée de combat et de victoire.
Y a-t-il lieu de se demander ici, avec toutes sortes de
discrétion et de réserve, si Berryer ne s'exagéra pas
l'influence effective de sa parole, si ses succès personnels
ne l'aveuglèrent pas sur la possibilité d'une Restauration
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par des discours? La question est trop délicate ; la réponse serait trop pénible. Je l'ajourne, pour me rejeter vers Berryer artiste, le Berryer que, j'aime parce que c'est celui que j'aborde avec le plus de familia. rite, qui répond le mieux à mes goûts et qui me semble le plus vrai. Permettez-moi d'insister sur ce trait : il est caractéristique. Berryer fut principalement un grand artiste à convictions politiques. Ceux de ses collègues qui, profondément hostiles à ses opinions, s'enthousiasmèrent pour son éloquence, l'applaudissaient à leur insu comme ils auraient applaudi un Talma, une Malibran, une Rachel, qui auraient eu, outre leur talent, des sentiments monarchiques et leur auraient récité ou chanté, avec d'admirables accents, le poëme, le drame ou le roman de la légitimité.
Jamais homme n'arriva plus naturellement à l'effet, sans le chercher, à l'aide de cette transformation soudaine, de ce rayonnement subit qui se produit dans certaines physionomies privilégiées, quand elles passent du repos à l'action et du silence à la parole. Ici je veux recueillir quelques lointaines images ; car il me semble que nous devenons bien graves et bien mélancoliques pour de simples causeurs littéraires. Le moi est haïssable ; on ne saurait pourtant s'en abstenir tout à fait, quand il s'agit de serrer de plus près le personnage dont on parle ; les petits ont d'ailleurs cela de bon, que, mis en contact avec un illustre, ils s'effacent pour ne laisser voir que lui. En outre, ces images du passé ont l'avantage de nous montrer, non plus le vieillard pâli et at-
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triste 1, ennuyé ou agacé de l'exigence des Marseillais, qui auraient voulu qu'il parlât quatre heures par jour, mais le Rerryer, dont la figure restera légendaire, dans toute la splendeur de sa forte maturité, puissant, éloquent et charmant. La première fois que je le vis, ce fut en 1834, par une
1 Ces expressions, je le sais, sont démenties par la sublime agonie de Berryer. Mais c'est le vivant, et non le moribond, que je cherche à étudier et à peindre. Les amis les plus dévoués du grand orateur ne dissimulaient pas que, depuis quatre ou cinq ans, depuis la dernière élection de Marseille, il n'était plus, sauf à de rares intervalles, en quelques éclairs de tribune ou de plaidoirie, que l'ombre de lui-même. — « Si cela continue, il finira comme Lamartine, » me disait, en 1865, le regrettable Gustave de La Boulie. Cela n'a pas continué, et nous avions, l'autre hiver, comme chant du cygne, le beau discours sur l'indépendance des magistrats dans leurs rapports avec la presse. — Rien pourtant ne pouvait faire présager ces effusions admirables de vieillard Siméon, d'Ezéchiel royaliste, qui ont signalé et consacré les derniers jours. On l'a dit, c'est comme une dernière cause, interrompue devant les hommes, achevée devant Dieu, pour laquelle se réservaient secrètement, dans les trésors de cette belle âme, les effets les plus pathétiques. Ne peut-on pas supposer , que l'approche de la mort exalte les âmes nobles et pures comme elle abat les pusillanimes? Le ressort se tend chez les forts et se casse chez les faibles. Mais enfin, si les quinze derniers jours de Berryer forment une merveilleuse légende monarchique et chrétienne, ses quinze dernières années appartiennent à l'histoire. Les mécomptes de 1851, joints au progrès de l'âge, avaient amené chez lui une sorte de prostration, qui, au lieu d'être sombre et morose comme celle de Chateaubriand, restait gracieuse et avenante, se refaisait active à l'Académie, souriante et spirituelle dans le monde, mais semblait peu conciliable avec l'attitude d'un chef de parti. Quand un indiscret ou un homme pressé parlait à Berryer d'éventualités qui auraient pu remettre sur le tapis les questions de dynastie : « Que Dieu nous en garde.! » répondait-il en détournant la conversation.
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magnifique journée d'été, dans le midi de la France. Nous savions, quelques amis et moi, qu'il devait, ce jour-là, descendre le Rhône pour aller recevoir, à Avignon et à Marseille, ces ovations populaires où abondaient les détails grotesques, mais qui avaient le grand mérite de faire niche au gouvernement. Nous accostâmes le bateau à vapeur entre Montélimart et Avignon, et le chef de notre petite troupe nous présenta. Rerryer avait évidemment compté sur celte journée pour se reposer et se recueillir. Se voyant ainsi mettre en scène trois ou quatre heures avant le lever du rideau, il éprouva un mouvement de contrariété que toute sa courtoisie ne réussit pas à déguiser. Je le regardai avec toute la ferveur d'un néophyte. Il ne me parut, au premier aspect, ni grand, ni beau. Je cherchai vainement les grandes lignes de son front sculptural, échauffé par la fatigue du voyage et à demi-caché sous une casquette verte. Sa mise était négligée, son oeil sans éclat, tout son air trahissait une vague sensation de malaise et d'ennui. Bref, si je l'avais rencontré sans être averti, jamais je n'aurais deviné que je venais de coudoyer le plus grand orateur de mon époque. Quelques heures après, un banquet 1, offert à Berryer
* Un auteur comique de second ordre, mais ayant un fond de franche gaieté gauloise, eut fait ses délices des dessous de cartes, des scènes bouffonnes qui formaient l'envers de ces journées à grand fracas, où on détrônait, en mangeant du veau, ce polisson de Ij>uis-Philippe. Ainsi, ce jour-là, l'homme que j'ai appelé le chef de notre petite troupe, M. de M..., homme excellent et populaire qui fut depuis député, avait eu son idée en accostant le bateau
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par les gros bonnets légitimistes de la ville, nous groupa de nouveau autour de lui. Arriva le moment des toasts, si fertile en niaiseries. Berryer se leva, et, de sa belle voix au timbre d'or, il nous dit ces simples mots : « Messieurs, aux Bourbons d'Espagne ! » Par une bizarre coïncidence, il venait, ce même soir, d'apprendre que don Carlos avait traversé la France et passé la frontière, et c'était lui, le brillant interprète de la légitimité, qui nous donnait cette nouvelle, que nous avions la naïveté d'appeler grande.
Non, ce c'était plus le même homme ; jamais transfiguration ne fut plus complète. Je le vis alors tel qu'il
à vapeur; accolade où, par parenthèse, il faillit se noyer et nous noyer. Il s'agissait de voir Berryer avant tout le monde, et de l'inviter, pour le moment critique du. débarquement, à monter dans la voiture de M. de M..., laquelle devait se trouver, par hasard, sur le quai du Rhône. Quel honneur pour lui et pour nous ! on nous contemplerait traversant toute la ville dans le même véhicule que le grand homme. Berryer, n'y entendant pas malice, accepte. Nous arrivons ; cris des portefaix, bousculade des colis, premières acclamations d'une foule idolâtre. Hélas ! nous n'étions que barons, et, en tète de la file des voitures qui stationnaient sur le quai, il y avait celle d'un marquis ! avec un bel écusson héraldique encadré d'un manteau de pair ! Berryer fut soufflé ou se laissa souffler au baron par le marquis. Les fureurs qui en résultèrent, les gros mots qui furent échangés, les commérages qui débordèrent comme une inondation du Rhône, n'auraient eu besoin que d'un Despréaux pour donner un pendant au Lutrin. II fut sérieusement question de décommander le dîner, et un démocrate, qui s'était glissé dans nos rangs (déjà!) résuma l'épisode dans cette phi ase patoise, courte, mais expressive :
— « Li blan saran toudjoii marquiss ! »
— « Les blancs seront toujours marquis ! »
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nous apparaîtra toujours dans nos souvenirs. Sa taille semblait dépasser celle de tous les autres convives. Son visage, un peu allongé dans sa partie inférieure, se détachait, en pleine lumière, sur le fond sombre de la salle. Sa pose à la fois grave et nonchalante, faisait ressortir la robuste carrure des épaules et la mâle vigueur du buste. Son front, vaste, haut, légèrement bombé, admirablement dessiné par des cheveux déjà grisonnants et rares, s'illuminait de l'éclat de son regard. Sa bouche grande, aux lèvres fermes, telle qu'il la fallait pour lancer des ioudres et subjuguer des multitudes, formait un arc incesamment tendu par le mouvement des larges os maxillaires. Son menton, riche de contour, son nez, d'un galbe grec, aux narines ardentes et puissantes, complétaient, avec des favoris coupés très-court, ce type de beauté parlementaire, si différent du joli et du mignard. Son gilet, d'une blancheur éclatante, collé sur le torse, contrastait heureusement avec les tons satinés de sa cravate noire, et le fameux habit bleu à boutons de métal, l'habit historique, achevait de nous rendre le vrai Berryer, le Berryer que nous avions hésité à reconnaîlre et qui reparaissait tout entier.
Maintenant, au bout de six mois, les Bourbons d'Espagne eurent soin d'ajouter de nouveaux mécomptes à tous ceux qui ont accablé les partisans des antiques monarchies : n'importe ! dans un coin de la France, un effet éclatant avait été produit; le grand artiste avait vibré.
Longtemps, bien longtemps après cette scène provinciale, Eugène Delacroix m'avait invité à aller voir ses
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belles peintures del'Hôtel-de-VilIe. J'y arrivai de grand matin et trouvai le maître entouré de quelques jeunes artistes, ses élèves, dont les cheveux en broussailles et les vareuses brunes n'annonçaient pas des esprits bien pénétrés de l'efficace vertu du principe monarchique. Tout-à-coup Berryer entre ; plusieurs de ces pâles visages se renfrognent. Lui, il va droit au peintre, lui serre les mains avec une cordialité charmante, et lui dit : « Mon ami, je n'ai aujourd'hui qu'une heure à donner à mes plaisirs; je voudrais vous les donner toutes. » — Il lève la tête, examine les peintures, signale en quelques mots d'une justesse exquise les grandes beautés mêlées de petits défauts ; tout cela, non pas du bout des lèvres, mais comme si c'eut été le plus vif intérêt de sa journée. Delacroix rayonnait; les visages de ses élèves s'éclaircissaient à vue d'oeil. Puis se tournant vers moi, Berryer me dit : « Etiez-vous, hier soir, à la Sonnambula ? Mario a été si ravissant dans le beau finale, que je n'ai pu y tenir; je suis allé l'embrasser dansl'entr'acte, et lui ai dit: « Mon ami, c'est cela! Vous y êtes ! Nous ne regrettons plus personne ! » El eux aussi, les braves jeunes gens, ils eussent volontiers embrassé l'aimable grand homme qui, en cinq minutes, avait su effacer toutes les disparates et rapprocher toutes les distances. Peut-être même, s'il les en avait priés, auraient-ils, dans ce premier moment, proféré un cri séditieux, qui n'eût pas été vive la République! Étonnez-vous, après cela, que notre Berryer fut populaire ! Il aimait passionnément la musique italienne; il
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en savait par coeur tout le répertoire, et le fredonnait avec un sentiment des nuances que lui eussent envié bien des virtuoses. Ami intime de Rossini, on l'avait vu, l'autre hiver, le jour anniversaire de la naissance de l'illustre compositeur, se faire auprès de lui l'interprète de tous ses convives en portant un toast auquel on ne peut songer aujourd'hui sans une émotiou douloureureuse. Hélas ! ces deux amis immortels n'avaient plus que quelques mois à vivre, et devaient finir, dans l'année même, à quinze jours de distance.
Un soir, aux Italiens, vers 1850, Lablache avait été plus admirable encore que d'habitude. Berryer, me rencontrant au foyer, me dit : « quel homme ! quel artiste ! une gaieté colossale qui ne coûte rien à la dignité humaine! c'est un bienfaiteur ; il nous console des chagrins de la journée. Et dire que de ce merveilleux talent il ne restera qu'un nom! » Puis il ajouta avec un charmant sourire: « Au fait, que restera-l-il, dans cinquante ans, des Lablache de la tribune ? >>
Voilà Berryer, pris sur le fait, avec son dilettantisme, la finesse de son goût, son amour de toutes les belles choses, ses pressentiments d'improvisateur, sachant également ce qu'il a et ce qui lui manque. Nous l'aimons mieux, nous ne l'admirons pas moins, en le recherchant ainsi dans ces détails d'inlimitê familière, que si nous dressions le catalogue tardif de ses succès d'orateur politique et d'avocat.
Dans les intervalles des sessions parlementaires, puis pendant la phase assez longue qui s'écoula entre le coup
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d'État et les dernières élections, Berryer ne cessa pas de plaider de grands procès, de nature bien diverse, qui lui donnèrent des clients, des amis, des obligés, des admirateurs dans tous les rangs de la société, depuis les grands et les princes de la terre jusques aux typographes et aux ouvriers charpentiers. Seulement, on a pu voir, le jour de ses funérailles, que les charpentiers et les typographes étaient plus reconnaissants que les princes.
Partout, en province comme à Paris, l'effet du moment était immense; et, si cet effet ne doit survivre que dans la mémoire des assistants et des auditeurs, posor.s-nous hardiment cette question : qui répond le mieux à l'idéal de l'orateur de tribune et de barreau? Celui qui atteint immédiatement le but qu'il se propose, ou celui qui, après avoir bredouillé devant ses collègues ou ses juges, lègue ensuite des périodes élégantes et correctes à l'admiration de la postérité ? Entre la Milonienne, qui fait encore, après vingt siècles, les délices des latinistes et le supplice des écoliers, et le discours sur l'indemnité américaine, qui arracha un vote d'enthousiasme à une majorité hostile, jen'hèsite pas, je choisis Berryer ; et, si vous me dites que personne aujourd'hui ne se souvient plus de son discours, je vous réponds que celui de Cicéron, n'ayant pas été prononcé en temps utile, laissa partir son client pour les galères.
Dans l'ensemble de ces souvenirs, j'ai eu soin de né. gliger ceux qui se rapportent plus spécialement à la politique active. Encore une fois, ceux-là touchent à trop do points délicats pour qu'on puisse les effleurer sans rou-
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vrir de vieilles blessures. Berryer, grand orateur, devait avoir les mêmes illusions que Chateaubriand, grand écrivain. L'un s'était figuré que la légitimité pourrait être ramenée par d'éloquentes brochures; l'autre crut peutêtre que de beaux discours suffiraient à cette oeuvre réparatrice. C'est l'honneur et le malheur du principe monarchique qu'il ne puisse pas s'affirmer par des phrases. Deux partis seulement lui conviennent: l'immobilité ou l'action ; il agit ou il attend. Dans le premier cas, s'i' succombe, il ajourne indéfiniment son triomphe et enveloppe dans sa défaite bien des existences secondaires, bien des dévouements obscurs, qu'il ne saurait sacrifier sans se rendre coupable de cet égoïsme si souvent reproché à la Royauté.Dans le deuxième, il risque d'être accusé d'inertie ou de mollesse par ceux-là même qui seraient bien penauds ou bien hésitants s'il les prenait au mot. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que cette immobilité sereine, se confiant dans l'avenir et puisant sa certitude dans son droit, offre un spectacle plein de mystérieuse grandeur. La dignité de l'attitude rachète admirablement ce qui manque à l'esprit d'aventures,
Les aventures ! Rerryer, avocat, consentait bien à les défendre en la personne des princes qui ne pouvaient être que ses clients : il ne les conseilla jamais à celui qu'il saluait comme son Roi. Lorsque Madame, duchesse de Rerry, conçut le projet de sa tentative en Vendée, Berryer s'efforça de l'en dissuader, et l'événement prouva qu'il avait raison. Parlerai-je de Belgrave-Square, et de ce pèlerinage qui fit tant de bruit à la fin de 1843? Pâles
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et lointaines images qui ont passé comme passent les chimères dans le siècle des réalités ! Je ne reviens sur cet épisode que pour rappeler un joli mot du comte Alexis de Saint-Priest, que Berryer devait remplacer un jour à l'Académie française. Alexis de Saint-Priest était chez le roi Louis-Philippe, au moment où la Cour s'irritait le plus contre ces nobles pèlerins, au premier rang desquels figurait le général de Saint-Priest, un des chefs les plus considérables du parti légitimiste. — Mon cher comte, dit Louis-Philippe, d'assez mauvaise humeur, il y a des oncles bien compromettants... — Sire, qu'y faire? répliqua le spirituel historien de Charles d'Anjou; dans ce monde, les uns ont des oncles, les autres des neveux.., Hélas ! ni Louis-Philippe, ni Alexis de Saint-Priest, ni Berryer, ne se doutaient, dans ce moment-là, qu'il y avait ailleurs, dans le passé et dans l'avenir, un oncle qui allait protéger son neveu, un neveu qui allait compléter son oncle, et que, celte fois, la branche cadette n'en serait pas quitte à si bon marché.
Enfin, quand la Révolution de février et ses suites sen> blèrent ranimer nos espérances, Berryer, fidèle à l'idée de toute sa vie, conseilla de ne pas se presser, de ne pas violenter des événements qu'on eût dit faits exprès pour rendre probable ce qui, la veille, paraissait impossible. Ces conseils de politique expectante n'allaient pas toujours sans lui aliéner quelques-uns de ceux qu'irritait ce douloureux contre sens ; un parti qui, ne pouvant se passer d'action, ne pouvait agir que dans le vide. On a raconté le mot d'Odilon Barrot à Berryer: « Comment
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faites-vous pour n'avoir pas un ennemi, quand nous en avons tant et de si furieux ? Sans doute vous avez un trésor d'amour caché quelque part. » — Odilon Barrot se trompait, au moins d'une unité qui, certes, n'était pas un zéro. Berryer a eu un ennemi, et je ne puis en douter; car je le tiens de lui-même. Cet ennemi, ce fut M. deGenoude. Journaliste merveilleux de verve, de ténacité, d'aplomb, sachant faire de son idée un coin qu'il forçait d'entrer à coups de marteau dans les cerveaux les plus durs, assez paradoxal pour faire passer cinquante sophismes dans le trou d'une vérité, admirable d'abnégation personnelle, sacrifiant une belle fortune au triomphe de ses chimères, aussi populaire que Berryer dans certaines provinces de la France *, mais privé, semble-t1
semble-t1 mai 1849, l'agitation électorale était extrême dans le Midi, notamment dans le département du Gard. Nos députés légitimistes, furent un moment menacés de déchéance, non par leurs adversaires, qui n'étaient pas en nombre, mais par la démocratie blanche, qui trouvait qu'on n'allait pas assez vite sur le chemin de Paris à Frohsdorf, ou de Frohsdorf à Paris. Une séance préparatoire, présidée par les hommes les plus respectables et où s'était réunie l'élite du département, fut envahie, violée, piétinée, bafouée, et finalement dispersée par une foule inepte, au milieu des plus grossières clameurs. C'est de ce jour-là que j'ai pris en haine deux choses ; la politique en général ; et, en particulier, le gouvernement du peuple par le peuple. Je comprends, sans l'aimer, la démocratie républicaine; mais la démocratie royaliste est insensée : C'est le oui et le non, l'affirmation et la négation, le principe d'autorité et le ferment d'anarchie, l'ordre et la turbulence, la discipline et la sédition, le respect et le gros mot, essayant de vivre d'une même idée.
Quoi qu'il en soit, à l'époque dont je parle, telle était, dans le Gard, auprès des pas-gènes de Nimes et d'Uzès, la popularité de
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il, du talent de la parole, M. de Genoude était peut-être un peu jaloux du grand orateur; ou plutôt, comme tous les fanatiques de leur propre pensée, qui finissent par devenir visionnaires (témoin Balzac, le plus grand de tous !) il était arrivé à se figurer que vouloir c'est pou voir, et que l'application immédiate de son système d'appel au peuple serait plus efficace que les plus belles harangues. De là à déclarer une sourde guerre à celui que son éloquence avait fait chef du parti légitimiste, il n'y avait qu'un pas, et M. de Genoude n'attendait qu'une occasion pour le franchir. Cette occasion se présenta, quand l'infortuné marquis de la Rochejaquelein fut nommé député. Sans être précisément un orateur, M. de la Rochejaquelein, à cette époque, était tout ce qu'on peut imaginer de plus sympathique. Son nom héroïque, sa
M. de Genoude, que les'députés sortants, désespérant de combattre avec succès sa candidature, se résignaient, bon gré mal gré, à lui faire une place.'Tout à coup on apprend que M. de Genoude est mort. Ce fut une consternation générale, et la perte, à coup sûr, était assez grande pour que cette douloureuse nouvelle effaçât toutes les nuances dans un regret unanime. Mais ce qu'il y eut de plus curieux, c'est que les fervents, les fanatiques, les Genoudistes quand mime, de moins en moins gênés, de plus en plus furieux contre leurs députés vivants, voulaient nommer M. de Genoude quoique défunt. Peu s'en fallut que ce Du Guesclin du PremierParis ne prit des villes et des urnes huit jours après sa mort.
Au reste, cette démocratie blanche n'existe plus guère aujourd'hui que pour mémoire. Cet arrondissement d'Uzès, qui voulait, follement, mais noblement, nommer M. de Genoude ruiné et mort, vote maintenant, comme un seul homme, pour M. le duc Tascher de !a Pagerie ou pour M. Bravay ; un chambellan et un ingot d'or.
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taille imposante, sa noble tête, son organe puissant, son air de force et de bonté, ses allures engageantes et cordiales, son regard énergique et franc, son martial sourire, tout concourait à faire de lui un de ces hommes avec lesquels on compte, sur lesquels les partis aiment à s'appuyer daus les temps d'orage, et dont on dit : Il peut se tromper, mais c'est un homme! — Songeant à un autre de ses collègues à la Législative, ardent et chevaleresque, aimable et intrépide comme lui, mais ayant mieux persévéré, à un ami dont tous les Vauclusiens sont fiers, nous appelions alors Henri de la Rochejaquelein le Léo de Laborde de la Vendée. Aujourd'hui même, en le revoyant par la pensée à travers ce triste nuage des années de défaillance, il me semble qu'on doit parler de lui avec plus d'émotion que de colère, comme d'une victime de la Fatalité, — l'Atride de la défection ; — et peut-être conviendrait-il d'ajouter : « Que celui qui n'a pas (mentalement) péché, lui jette la première pierre ! » Quoi qu'il en soit, M. de Genoude, en assistant aux débuts parlementaires du marquis de la Rochejaquelein, paraphrasa en trois mille colonnes de français de Premier-Paris Y Eurêka! du géomètre de Syracuse i Contracter une intime alliance avec le noble député, doubler son propre talent de journaliste de cette jeune éloquence et de ce blason vendéen, créer une puissance bicéphale qui eût rejeté Berryer au second plan, tel fut le rêve de ce cerveau j vaillant et généreux pourtant, mais prédestiné à se noyer dans l'urne du suffrage universel, comme le duc de Clarence dans son tonneau de vin de Malvoisie. Ce
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rêve, qui dura plus longtemps qu'un songe de tragédie, et qui finit, lui aussi, par un coup de tonnerre, on en retrouverait l'histoire dans les vieilles collections de la Gazette de France, si on avait le courage de les compulser. Ainsi qu'il arrive toujours en pareil cas, même entre honnêtes gens, la querelle s'envenima, non de la part de Berryer, qui ne répondit pas, mais entre ses amis justement irrités et le fougueux publiciste ; si bien que, grâce à ce crescendo rossinien qui signale d'ordinaire les polémiques de ce genre, M. de Genoude en arriva, un beau soir, à appeler Rerryer le Maroto de la légitimité française. Maroto était, je crois (car on commence à se perdre un peu au milieu de toutes ces variations ibériques), un général espagnol qui avait trahi don Carlos. Quinze ans après, le jour où Berryer m'en parla, sa belle âme avait depuis longtemps pardonné ; mais la blessure saignait encore.
Hélas ! à quoi bon évoquer ces souvenirs d'antan? qu'importent quelques légers nuages dans ce ciel si pur, surtout quand le coucher du soleil a été si radieux et si beau? C'est là, en somme, une grande figure, une noble vie ; la fin est digne du début ; une admirable unité coordonne toutes les parties de cet harmonieux ensemble, et dirige cette ligne droite qui va de la sellette de Michel Ney à la vaillante et pieuse agonie d'Augerville. Augerville ! je me reproche de ne pas en avoir encore parlé ; cette résidence préférée de Berryer eût mérité une description à part. Ici je ne puis résister au plaisir de citer quelques passages d'un article qui n'a pas figuré
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parmi les hommages solennels rendus à cette chère mémoire, mais qui, mieux peut-être que les éloges politiques, nous apprend à connaître et à aimer Berryer :
« L'illustre orateur ne demandait jamais les loyers à personne ; il prenait ce qu'on lui apportait. Jamais il ne renvoyait ni un locataire, ni un domestique. Ce n'était pas assez : tous les pauvres de la contrée trouvaient au château leur bois et leur pain
« Un habitant d'Evreux, nommé Dehors, avait confié sa défense à Berryer. Après deux condamnations à mort, deux pourvois, deux cassations, il fut enfin acquitté.
« La joie et la reconnaissance de cet homme rie peuvent se décrire. Il rassembla dix mille francs en billets de banque, qu'il inséra dans un portefeuille, et s'en alla chez M. Berryer. Il avait pris avec lui, pour l'associer à cette démarche, sa fille, une jeune personne de dix-neuf ans. Tous deux voulaient se jeter aux genoux de l'avocat.
« — Je vous dois tout, lui dit le père ; vous êtes notre sauveur, et jamais ni ma fille ni moi ne pourrons nous acquitter envers vous; daignez agréer ce faible témoignage de notre gratitude éternelle.
« En même temps, le client avait remis le portefeuille à l'avocat. Celui-ci le prit, compta les billets, puis les remit dans le portefeuille.
« — Oui, dit-il à Dehors, il y a bien là dix mille francs.
« Cela dit, il questionna la jeune fille avec bonté. — Qu'allait-elle devenir? que comptait-elle faire?
« — Mon enfant, lui dit-il tout à coup, il faut vous marier à quelque honnête jeune homme. Votre père et
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moi nous n'avons pu trouver que dix mille francs pour votre dot : c'est bien peu ; mais enfin vous nous excuserez : nous avons fait ce que nous avons pu; les voilà!...
« Et il tendit le portefeuille à la jeune fille.
« Ici s'engage une lutte de désintéressement. Le père et la jeune fille refusent d'accepter le portefeuille.
« M. Berryer use alors de son autorité :
« — J'entends être obéi, dit-il, je vous ordonne d'accepter cet argent : quant à moi, je ne le reprendrai pas.
« H fallut se soumettre en pleurant de reconnaissance et de joie. »
Encore un détail, qui n'est pas le moins touchant :
o M. du G... demande à un vieux domestique de Berryer :
« — Eh bien, père Leblanc, quel âge avez-vous?
« — Soixante-seize ans; mais qu'est-ce que ça me fait ? Tant que monsieur était là, on avait du plaisir à vivre près de lui; mais à présent que notre bienfaiteur est mort, je n'ai plus qu'à partir *. »
Oui, c'est àAugerville que nous aimerions aie retrouver en finissant ; chez lui, dans toute sa simplicité magnifique, dans toute sa grâce cordiale de maître de maison ; faisant profiter, autour de lui, les petits et les pauvres de sa charité inépuisable, de cette suprême bonté, qui
1 Ces passages sont extraits d'un charmant et touchant article signé Maître Guérin dans l'Univers illustré. Sous ce pseudonyme de Maître Guérin, et à propos des épisodes judiciaires de la semaine» M. Frédéric Thomas publie de petits chefs-d'oeuvre d'atticisme, de sensibilité et de grâce.
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rayonnait partout où pouvaient arriver son nom pour ranimer l'espérance, sa main pour prodiguer ses bienfaits, son regard pour égayer le travail et consoler la misère; jardinant, plantant, dessinant des allées, souriant, accueillant tantôt d'illustres hôtes, tantôt de charmantes et honnêtes femmes qui faisaient à ce sexagénaire plus de fête qu'au plus séduisant des jeunes premiers. Cette aimable réminiscence nous aidera à conclure. On n'en dira jamais assez sur l'éloquence, sur le charme, sur la loyauté, sur le sentiment exquis de vertu, de fidélité et d'honneur, qui caractérisèrent Berryer; mais on irait trop loin, on risquerait de rencontrer des incrédules, si on essayait de faire de cette vertu une immolation, de cet honneur un sacrifice, de cette fidélité un martyre. Encore une fois, queUe existence fut plus enivrante pour toutes les belles vanités, toutes les délicates sensations de l'esprit, de l'imagination et du coeur? Qu'auraient pu donner une ambassade, un ministère, des pensions, des plaques, des cordons, en échange de cette situation sans rivale, aussi enviable qu'elle était pure, aussi délicieuse qu'elle était haute? Que Berryer reste pour nous tous, jeunes ou vieux, enthousiastes ou désabusés, amis ou adversaires, un grand nom, un radieux souvenir, un beau rêve, un éloquent exemple ; plaçons sur cette noble tête une couronne de lauriers ou de lis — date lilia ! — nous n'y trouverions pas de place pour une couronne d'épines.
FIN
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TABLE DES MATIÈRES
I. — Paul Forestier et Hamlet. . . ' 1
II. — M. Jules Favre à l'Académie française 34
III. — Les Femmes et le Roman contemporain 47
IV. — M. Guizot 82
V. — M. Ernest Renan 94
VI. — M. Beulé 100
VII. — M. Sorbier 121
Vin. — M. V. de Laprade 134
1
IX. — M. le comte de Carné 147
X. — M. Prévost-Paradol 159
XI. — Madame Augustus Craven 17*
XII.— M. Louis Ulbach 188
XIII. — M. Guizot ,202
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3G8 TABLE DES MATIÈRES. A ,
XIV. — M. de Lamothe 214
XV. — M. le comte d'Haussonville 227
XVI. — Goethe et Laprade 240
XVIt. — L'Espagne d'autrefois et l'Espagne d'aujourd'hui.. 271
XV11I. — MM. Claretie et About 301
XIX.*— Berryer. 316
FIN DE LÀ TABLE DES MATIÈRES
l'AMS. — 1MP. SIMON IIVCPN KT COHP., HUE D'EIIFUUTII ..