Copyright © 2014 Université Paris-Sorbonne, agissant pour le Laboratoire d’Excellence « Observatoire de la vie littéraire » (ci-après dénommé OBVIL).
Cette ressource électronique protégée par le code de la propriété intellectuelle sur les bases de données (L341-1) est mise à disposition de la communauté scientifique internationale par l’OBVIL, selon les termes de la licence Creative Commons : « Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 France (CC BY-NC-ND 3.0 FR) ».
Attribution : afin de référencer la source, toute utilisation ou publication dérivée de cette ressource électroniques comportera le nom de l’OBVIL et surtout l’adresse Internet de la ressource.
Pas d’Utilisation Commerciale : dans l’intérêt de la communauté scientifique, toute utilisation commerciale est interdite.
Pas de Modification : l’OBVIL s’engage à améliorer et à corriger cette ressource électronique, notamment en intégrant toutes les contributions extérieures, la diffusion de versions modifiées de cette ressource n’est pas souhaitable.
Sommaire.
II. Exemples. — Illusion produite par le théâtre. — Illusions d’optique. — Illusion des amputés. — Illusion des hallucinés. — La condition suffisante de la croyance ou jugement affirmatif est la présence de la sensation ordinaire. — Il n’importe pas que la sensation soit pourvue de ses antécédents ordinaires. — Preuves. — Quand la condition du travail mental est donnée, il se poursuit aveuglément, comme le travail vital.
III. Conséquences. — La perception extérieure est une hallucination vraie. — Exemples. — À l’état normal et ordinaire, notre rêve du dedans correspond aux choses du dehors. — Illusion psychologique à propos de la perception extérieure. — Nous sommes tentés de la prendre pour un acte simple et spirituel. — Illusion psychologique analogue à propos des autres actes de connaissance.
IV. Rôle de l’image substitut de la sensation. — Elle provoque le même travail hallucinatoire. — Exemples. — Cas où ce travail aboutit. — Observations de M. Maury sur les hallucinations hypnagogiques. — Hypnotisme et somnambulisme. — Expériences de Braid sur la suggestion. — Cas cité par r Tuke. — Prédominance des images et de l’action des hémisphères.
V. Conséquences. — Présence des images dans toutes les représentations sensibles et dans toutes les idées pures. — Dans toutes les perceptions extérieures, souvenirs, prévisions, actes de conscience. — Tendance générale de l’esprit à l’hallucination » — Dans toutes nos opérations mentales, il y a une hallucination, au moins à l’état naissant. — Exemples de son développement. — Phrases mentales qui deviennent des voix externes. — Images effacées qui, en ressuscitant, deviennent hallucinatoires. — Nos diverses opérations mentales ne sont que les divers stades de cette hallucination.
Le lecteur vient de suivre, dans toutes ses formes, l’événement intérieur qui constitue nos connaissances. Nos idées sont des signes, c’est-à-dire des sensations ou des images d’une certaine espèce. Nos images sont des sensations répétées, survivantes, spontanément renaissantes, c’est-à-dire des sensations d’une certaine espèce. Nos sensations proprement dites sont des sensations totales, composées de sensations plus simples, celles-ci de même, et ainsi de suite. On peut donc, faute d’un meilleur nom, dire, avec Condillac, que l’événement intérieur primordial qui constitue nos connaissances est la sensation. — Mais il faut remarquer que ce nom désigne simplement son état le plus notable, qu’en cet état elle n’est qu’un total, que ce total est une suite ou un groupe de sensations élémentaires, elles-mêmes composées de sensations plus élémentaires, qu’à côté de celles-ci les actions réflexes en indiquent d’autres rudimentaires également inaccessibles à la conscience, qu’ainsi l’événement intérieur primordial va se simplifiant et se dégradant à l’infini hors de notre portée et de nos prises. Il faut remarquer de plus, pour bien le comprendre, qu’à un autre aspect, c’est-à-dire vu
Nous avons conscience de nos états, nous nous en souvenons, nous en prévoyons plusieurs. Nous percevons les objets extérieurs, nous nous souvenons de leurs changements, nous en prévoyons beaucoup. Outre ces opérations qui nous sont communes avec les animaux, il en est d’autres qui nous sont propres. Nous faisons des abstractions et des généralisations précises, nous jugeons, nous raisonnons, nous construisons des objets idéaux. Voilà les principaux groupes d’actions qui sont des connaissances. — Comment un être composé comme on l’a dit peut-il les accomplir ? Comment des événements intérieurs comme ceux qu’on a décrits parviennent-ils à les former ? Telle est la question, et on ne la résout pas en disant, comme beaucoup de psychologues, que nous avons créer en nous des illusions ; l’autre, qui consiste à les rectifier. C’est par cette double opération que s’élève et s’achève l’édifice mental ; nous n’en avons encore observé que les matériaux ; il faut maintenant en étudier la structure. — Entrons tout de suite dans les exemples ; on comprendra mieux le sens des mots, en voyant d’abord le détail des faits.
Une femme fait des gestes violents, essuie ses yeux avec son mouchoir, sanglote en se cachant la tête dans les mains. Elle crie d’une voix plaintive : « Mon Dieu, mon Dieu, que je suis malheureuse ! » Son visage est contracté, sa poitrine se soulève, elle est haletante, et ses cris étouffés, saccadés, recommencent incessamment. — Elle joue le chagrin ; mais en ce moment, si je l’ignore, il me semble qu’elle a un grand chagrin ; cela signifie que ses gestes, sa physionomie, ses cris, ses paroles sont les mêmes
Pareillement, voici un bâton plongé à demi dans l’eau ; il semble courbé, quoiqu’il soit droit ; c’est qu’entre la présence du bâton et ma perception il y plusieurs intermédiaires, dont le premier est un faisceau de rayons lumineux. À l’ordinaire, c’est-à-dire quand le bâton est tout entier dans l’air ou dans l’eau, si une moitié des rayons est infléchie par rapport à l’autre, le bâton est effectivement courbé ; mais ce n’est là que l’ordinaire. Si, par exception, le bâton droit est plongé dans deux milieux inégalement réfracteurs, quoiqu’il soit droit, une moitié des rayons sera infléchie par rapport à l’autre, et j’aurai la même perception que si le bâton était courbé.
En dernier lieu, considérez un amputé qui, ayant perdu la jambe, se plaint de fourmillements dans l’orteil. Il éprouve en effet des fourmillements ; mais ce n’est pas dans l’orteil, qu’il n’a plus ; seulement, il lui semble qu’ils y sont. Là encore, entre l’ébranlement nerveux de l’orteil et le jugement qui place en cet endroit la sensation, il y a plusieurs intermédiaires, dont le principal est la sensation elle-même. Ordinairement, quand celle-ci naît, elle est précédée par cet ébranlement terminal ; mais ce n’est qu’ordinairement. Si, par exception, le bout central conservé après l’amputation vient à s’ébranler, elle
Poussons plus loin. Jusqu’ici, l’antécédent n’est qu’une propriété de l’objet, tantôt absente, tantôt présente ; en effet, ce que nous avons considéré, c’est la situation du fourmillement, c’est la courbure du bâton, c’est le chagrin de la femme. Cherchons maintenant un cas où l’antécédent soit l’objet lui-même ; c’est ce qui arrive dans l’hallucination. Un homme, les yeux ouverts ou fermés, voit à trois pas de lui une tête de mort parfaitement distincte, quoiqu’il n’y ait devant lui aucune tête de mort. Cela signifie, comme dans les exemples précédents, qu’entre la présence réelle d’une tête de mort et la perception affirmative il y a un groupe d’intermédiaires, dont le dernier est telle sensation visuelle des centres nerveux. D’ordinaire, cette sensation a pour antécédents un certain ébranlement des nerfs optiques, un certain rejaillissement de rayons lumineux, enfin la présence d’une tête de mort réelle. Mais ces trois antécédents ne précèdent la sensation que d’ordinaire. Si la sensation se produit en leur absence, la perception affirmative naîtra en leur absence, et l’homme verra une tête de mort qui n’est semblent exister, lorsque l’effet final que d’ordinaire ils provoquent en nous par un intermédiaire se produit en nous sans qu’ils existent. Leur intermédiaire les remplace ; il leur équivaut.
Or il est aisé de voir que, dans tous ces exemples, l’intermédiaire final qui précède immédiatement l’idée, croyance, perception ou jugement affirmatif, est la sensation. Les autres intermédiaires n’agissent que par elle et à travers elle. Ôtez-les tous, sauf elle ; supprimez la chose elle-même, comme on le fait au moyen d’un trompe-l’œil dans les spectacles optiques ; supprimez les rayons lumineux, ce qui est le cas pour les images consécutives que l’on voit les yeux fermés ; supprimez l’ébranlement du bout extérieur du nerf, ce qui a lieu dans l’illusion des amputés ; supprimez toute action du nerf, ce qui a lieu dans l’hallucination proprement dite ; ne laissez subsister que la sensation ou action des centres sensitifs, il y a hallucination, et partant jugement affirmatif. — Au contraire, supprimez cette sensation ou action des centres sensitifs, en gardant tous les autres intermédiaires et l’objet lui-même ; posez que l’objet est présent, qu’il est éclairé, que l’extrémité du nerf est ébranlée, que cet ébranlement se propage sur tout le trajet du nerf ; si les centres nerveux sont engourdis par le chloroforme, ou si, comme il arrive dans l’hypnotisme et dans l’attention passionnée, une sensation antérieure dominatrice ferme l’accès aux sensations survenantes, on pourra battre le tambour dans la chambre, Sur la vitalité propre des tissus animaux.
De là suit une conséquence capitale : c’est que la perception extérieure est une hallucination vraie. hallucination vraie. La maladie dégage l’événement interne et le montre tel qu’il est, à l’état de simulacre coloré, intense, précis et situé. En cet état, il ne se confond plus avec les choses ; nous pouvons l’en distinguer, et, aussitôt après, par un juste retour, conclure sa présence pendant la santé et la raison parfaites ; il suit de là que, pendant la raison et la santé parfaites, c’est lui que nous prenons pour une chose subsistante autre que nous et située hors de nous.
Du même coup, nous comprenons et nous corrigeons l’erreur dans laquelle tombe naturellement la conscience à propos de la perception extérieure. Quand nous examinons notre perception des choses du dehors, nous sommes tentés de la prendre pour un acte simple et nu, dépourvu de tout caractère sensible, et même de tout caractère, sauf son rapport avec la chose qui est son objet. — Soit donnée une table : je la regarde, je la touche, je la perçois. En dehors de mes sensations tactiles et visuelles, je ne trouve rien en moi qu’un acte d’attention pure, acte spirituel, d’espèce unique, incomparable à tout autre. — Rien d’étonnant dans ce jugement ; si l’acte est spirituel et pur, c’est qu’il est vide ; nous l’avons vidé nous-même, en retirant de lui tous ses caractères, pour les poser à part et faire d’eux un objet. La perception extérieure d’un fauteuil n’est rien en dehors du fantôme de ce fauteuil ; quand, selon l’habitude, nous considérons ce fantôme comme un objet cum capere, la chose devenue interne). — Représentation (rursus præsens, la chose présente de nouveau, quoique en fait absente). — Idée (eidos, la figure, l’image, le semblant, l’apparence de la chose, au lieu de la chose elle-même). — De même en allemand, Begriff, Vorstellung, etc.substitut.
Ce substitut est l’image ; à côté des sensations proprement dites, lesquelles, de leur nature, sont temporaires, attachées à l’ébranlement des nerfs, presque toujours incapables de renaître spontanément, et situées dans les centres sensitifs, il y a en nous une autre série d’événements absolument analogues, lesquels, de leur nature, sont durables, survivent à l’ébranlement du nerf, peuvent renaître spontanément et sont situés dans les hémisphères ou lobes cérébraux. Ce sont eux que nous avons nommés images. — Voilà un second groupe de sensations, si semblables aux premières qu’on peut les appeler sensations réviviscentes, et qui répètent les premières, comme une copie répète un original ou comme un écho répète un son. À ce titre, elles ont les propriétés des premières, elles les remplacent en leur absence, et, faisant le même office, elles doivent donner lieu au même travail mental.
C’est ce que nous a déjà montré l’expérience. Plus
Écartons les obstacles qui l’empêchent de se parfaire. Prenons le cas des images qui nous viennent au moment où finit la veille et où commence le sommeilDu sommeil et des rêves, hallucinations hypnagogiques, p. 33.« un livre ouvert imprimé en fort petit texte et que nous lisons péniblement
, quantité de personnages et de paysages. Quand le sommeil est venu tout à fait, l’hallucination, qui est au maximum, compose ce que nous appelons nos rêves. — Quand le sommeil, au lieu d’être naturel, est artificiel, le travail hallucinatoire devient plus visible encore. Tel est le cas de l’hypnotisme et du somnambulisme. Dans cet état, qu’on provoque à volonté chez beaucoup de personnes, le patient croit sans résistance ni réserve aux idées qu’on lui ibidem, 51. Observations faites sur lui-même.suggèreNeurhypnology. — Carpenter, article Sleep, dans la Cyclopædia de Todd. — De la folie artificielle, par le docteur Hack Tuke, Annales médico-psychologiques, quatrième série, tome VI, 249, et tome VII. — Maury, Du sommeil, etc., tout le chapitre XI et 424. — Azam, Annales de médecine et de chirurgie, janvier 1840, et Annales médico-psychologiques, troisième série, tome VI, 430. — Cours de braidisme théorique et pratique, par le docteur Philips.
Le premier moyen est de lui donner une attitude qui corresponde à tel sentiment, qui soit le commencement de telle action, qui indique la présence de tel objet ; spontanément, il complète cette attitude, et aussitôt il éprouve le sentiment, il fait l’action, il croit à la présence de l’objet. — Vous penchez sa tête un peu en arrière et vous redressez son échine, « aussitôt sa contenance prend l’expression de l’orgueil le plus vif, et son esprit en est manifestement possédé… »
, « courbez sa tête en avant, fléchissez doucement son tronc et ses membres, et la plus profonde humilité succède à l’orgueil »
. Écartez l’un de l’autre les coins de la bouche, il devient gai aussitôt ; tirez les sourcils l’un vers l’autre et vers le bas, aussitôt il devient grognon et triste ; et parfois, au réveil, il peut témoigner des émotions insurmontables dans lesquelles l’ascendant de l’attitude l’a jeté et enchaîné. « Non seulement de simples émotions, dit Carpenter, mais encore des idées précises peuvent être ainsi provoquées. Ainsi, levez la main du patient au-dessus de sa tête et fléchissez ses doigts sur la paume, l’idée de grimper, de se balancer, de tirer une corde est provoquée. Si au contraire vous lui fléchissez les doigts tout en laissant pendre son bras le long de son côté, l’idée qui s’éveille en lui est celle de soulever un poids ; et, si les doigts sont fléchis, pendant que le bras est porté en avant dans la position de donner un coup, c’est l’idée de boxer qui surgit. »
Et aussitôt l’hypnotisé complète l’action, je veux dire qu’il se met à boxer, à soulever péniblement son bras, à remuer ses membres pour grimper, pour se balancer ou pour tirer.
Le second moyen de suggestion consiste dans la parole, et ce procédé réussit parfois dans le somnambulisme simple. « Nous avons connu, dit Carpenter, une jeune fille, qui, dans le temps qu’elle allait à l’école, se mettait souvent à parler une heure ou deux après s’être endormie. Ses idées roulaient presque toujours sur les événements de la journée ; si on l’encourageait par des questions qui la guidassent, elle en rendait un compte très distinct et très cohérent, révélant souvent ses peccadilles et celles de ses compagnes, et
jouer (to act) ses rêves, et l’on pouvait en diriger le cours en murmurant à son oreille, surtout si cela venait d’une voix qui lui fût familière. Aussi ses compagnons dans le voyage s’amusaient perpétuellement à ses dépens. — Une fois, ils le conduisirent à travers toute une scène de querelle qui finissait par un duel, et, quand les parties furent supposées au rendez-vous, un pistolet fut mis dans sa main ; il lâcha la détente, et le bruit le réveilla. — Une autre fois, le trouvant endormi sur un coffre dans la cabine, ils lui firent croire qu’il était tombé par-dessus le bord et l’exhortèrent à se sauver en nageant ; aussitôt il imita les mouvements de natation. Alors ils lui dirent qu’un requin le poursuivait, et le supplièrent de plonger pour échapper au péril. Il le fit à l’instant avec une telle force qu’il se lança du haut du coffre sur le plancher, ce qui lui causa des contusions et naturellement le réveilla. — Après le débarquement de l’armée à Louisburgh, ses amis le trouvèrent un jour endormi dans sa tente et manifestement très ennuyé par la canonnade. Ils lui firent croire qu’il était au feu, sur quoi il exprima une grande crainte et une
Le somnambulisme artificiel met l’esprit dans un état semblable. « On annonce à un somnambule
qu’on est un lion, on en prend quelque peu l’allure en marchant à quatre pattes et en simulant son rugissement. Le magnétisé manifeste alors une violente terreur qui se peint sur tous ses traits, et il donne tous les signes d’une conviction positive. »
Quand une personne est hypnotisée, dit le docteur TukeAnnales médico-psychologiques, quatrième série, tome VI, p. 427, et tome VII, p. 261.« on lui fait croire par suggestion qu’elle voit un individu absent… De même on peut arriver à lui faire imaginer qu’elle entend jouer sur un instrument de musique un air déterminé, alors qu’il ne se produit aucun son »
. La parole évoque dans le patient les images de
Le même travail suit, quelle que soit l’espèce des images. « C. D…, lorsqu’il fut hypnotisé, fut prié de sentir les doigts de l’opérateur, il répondit qu’il ne sentait rien. Celui-ci, appliquant alors sous le nez du sujet ses doigts fermés contre le pouce, lui dit d’aspirer pour prendre une prise de tabac. La suggestion eut aussitôt son effet. Le patient aspira un moment et présenta ensuite tous les phénomènes qu’éprouverait une personne qui viendrait de prendre une poudre sternutatoire. »
— Pareillement, « dites à une personne convenablement disposée par l’hypnotisme qu’elle mange de la rhubarbe, qu’elle mâche du tabac ou quelque autre substance désagréable au goût… et l’effet suivra vos paroles. C’est ainsi qu’un certain G.-H… étant hypnotisé, on plaça devant lui un verre d’eau pure qu’on l’amena à prendre pour du brandy. Il le loua comme excellent — cette eau avait bien pour lui le goût du brandy — et il en demanda d’autre tout en buvant avec avidité. — Dans un second cas, J. K…, étant dans le même état anormal, fut invité à boire un peu d’eau fraîche, et tandis qu’il obéissait, l’opérateur en but un peu lui-même qu’il cracha aussitôt en employant une expression de dégoût et d’horreur. Immédiatement cet acte suggéra fortement au sujet que l’eau était mauvaise ou même empoisonnée, si bien que dans cette persuasion il la rejeta avec horreur… »
— Même illusion quand l’image suggérée est celle d’une sensation de tact. « C. D…, étant hypnotisé, fut amené à croire qu’il était couvert d’abeilles. Tout
Dans tous ces exemples, les conditions physiques et morales qui, d’ordinaire, répriment le travail hallucinatoire, sont absentes. En effet, les nerfs et les centres sensitifs sont engourdis ; toute cette portion du système nerveux par laquelle nous communiquons avec le dehors devient inactive ou moins active. Dès lors, en fait, nous n’avons plus de sensations proprement dites, ou du moins celles que nous avons sont singulièrement émoussées, et en tout cas elles sont nulles pour nous. Elles cessent toutes pour le dormeur ordinaire ; pour le rêveur, celles-là seules subsistent qui concordent avec son rêve ; le somnambule et l’hypnotisé n’en gardent non plus qu’une série, celles qu’on nomme musculaires ou celles des sons proférés par l’opérateur. De cette façon, les sensations perdent tout à fait ou en partie le contrôle qu’elles exercent à l’état normal. — En langage physiologique, l’équilibre qui règne pendant la veille, entre les nerfs
De là suit une conséquence importante. Nous avons vu que dans toute représentation, conception, ou idée, il y a une image ou un groupe d’images. — Quand je pense à un objet particulier, le Louvre par exemple, il y a en moi quelque image de la sensation visuelle que j’aurais en sa présence. — Quand je pense à un objet général, l’arbre ou l’animal, il y a en moi quelque débris plus ou moins vague d’une image analogue, et, en tout cas, l’image de son nom, c’est-à-dire des sensations visuelles, auditives, musculaires, que ce nom exciterait en moi, si je le lisais, si je le prononçais, ou si je l’entendais. — Partant, dans toutes les opérations supérieures que nous faisons au moyen de noms abstraits, jugements, raisonnements, abstractions, généralisations, combinaisons d’idées, il y a des images plus ou moins effacées ou plus ou moins nettes. — D’autre part, il est évident que tout souvenir et toute prévision contiennent des images. Quand je me souviens que le soleil s’est levé hier à tel point de l’horizon, et quand je prévois que demain il se lèvera à tel autre endroit du ciel, j’ai intérieurement l’image distincte ou vague de la sensation visuelle que j’ai
Il suit de là que, dans toutes ces opérations, une hallucination se trouve incluse, au moins à l’état naissant. L’image, répétition spontanée de la sensation, tend comme elle à provoquer une hallucination. Sans doute elle ne la provoque pas complètement ; le travail mental commencé est enrayé par les répressions circonvoisines ; il faudrait que l’image fût seule et livrée à elle-même, comme dans le sommeil et série d’hallucinations qui n’aboutissent pas.
Considérons en effet nos représentations ordinaires et la population habituelle de notre cerveau, nous nous figurons telle maison, telle rue, tel cabinet de travail, tel salon, telles figures humaines, tels sons, odeurs, saveurs, attouchements, efforts musculaires, et surtout tels et tels mots ; ces derniers lus, entendus, ou prononcés mentalement, sont les habitants les plus nombreux d’une tête pensante. Tous sont des fantômes d’objets extérieurs, des simulacres d’action, des semblants de sensation, reconnus à l’instant comme simples apparences, et, de plus, fugitifs, effacés, incomplets, mais, en somme, les mêmes en nature que le fantôme de maison ou de tête de mort engendré chez l’halluciné, que le semblant de piqûres cutanées ou de picotement nasal engendré chez l’hypnotisé et le somnambule. De l’idée à l’hallucination, il n’y a d’autre différence que celle du germe au végétal ou à l’animal complet.
Nous n’avons qu’à regarder les maladies mentales pour voir le germe se développer et prendre la croissance qui, dans l’état normal, lui est interdite. Examinons tour à tour les mots et les images qui composent nos pensées ordinaires. — À l’état normal, nous pensons tout bas par des mots mentalement entendus ou lus ou prononcés, et ce qui est en nous, c’est l’image de tels sons, de telles lettres ou de telles sensations « Au milieu de ma fièvre, dit Mme C…
Quelques heures après, elle se trouve rue Vendôme, près de l’établissement des bains ; la Des hallucinations, p. 14, 24, etc.voix mystérieuse me dit de prendre cette araignée. Comme cet insecte m’inspirait de la frayeur, je l’ai prise avec le coin de mon drap. Après bien des efforts, je me suis levée, et j’ai reçu l’ordre de brûler l’araignée et le drap pour me délivrer du sortilège ; je mis donc le feu au drap. Ma chambre se remplit alors d’une fumée épaisse. Une voix mystérieuse me dit alors de quitter ma chambre au plus vite… Après avoir couru les rues pendant trois ou quatre heures, j’entendis la voix mystérieuse, au moment où je passais devant un pâtissier, me dire d’acheter un gâteau : ce que je fis. Plus loin, me trouvant près d’une fontaine, on m’ordonne de boire. J’achète un verre et je bois. »voix mystérieuse l’engage alors à se baigner ; mais cette même voix sort avec tant de force du fond de la baignoire, que Mme C…, effrayée, se retire sans avoir osé prendre son bain. — « M. N…
Traité des maladies mentales, I, 161. était préfet en 1812 d’une grande ville d’Allemagne qui s’insurgea contre l’arrière-garde de l’armée française en retraite. »
Son esprit en fut bouleversé ; il se croit accusé de haute trahison, déshonoré ; bref, il se coupe la gorge avec un rasoir. « Dès qu’il a repris ses sens,
— Ces hallucinations persistèrent quelque temps après le retour de la raison. Mais elles n’étaient plus continues et ne se produisaient guère que le matin, aussitôt après le lever. voix qui l’accusent ; guéri de sa blessure, il entend les mêmes voix… Ces voix lui répètent nuit et jour qu’il a trahi son devoir, qu’il est déshonoré, qu’il n’a rien de mieux à faire qu’à se tuer. Elles se servent tour à tour de toutes les langues de l’Europe qui sont familières au malade ; une seule de ces voix est entendue moins distinctement, parce qu’elle emprunte l’idiome russe, que M. N… parle moins facilement que les autres. Souvent M. N… se met à l’écart pour mieux écouter et pour mieux entendre ; il questionne, il répond ; il est convaincu que ses ennemis, à l’aide de moyens divers, peuvent deviner ses plus intimes pensées… Du reste, il raisonne parfaitement juste, toutes ses facultés intellectuelles sont d’une intégrité parfaite, il suit la conversation sur divers sujets avec le même esprit, le même savoir, la même facilité qu’avant sa maladie… Rentré dans son pays, M. N… passe l’été de 1812 dans un château, il y reçoit beaucoup de monde. Si la conversation l’intéresse, il n’entend plus les voix ; si elle languit, il les entend imparfaitement, quitte la société et se met à l’écart pour mieux entendre ce que disent ces perfides voix ; il revient inquiet et soucieux. »« Mon convalescent, dit Esquirol, s’en distrait par le plus court entretien, par la plus courte lecture ; mais alors il juge ces symptômes comme je les jugeais moi-même ; il les regarde comme un phénomène nerveux et exprime sa surprise d’en avoir été dupe si longtemps. »
— « Rien de plus fréquent, ajoute M. Baillarger, que d’entendre les
peut-on lire dans leur vie comme dans un livre ? »
Non seulement l’image du son articulé, c’est-à-dire des mots, mais toute image de son peut se développer jusqu’à devenir sensation interneDes hallucinations, p. 9.« En 1831, pendant une émeute, la femme d’un ouvrier, enceinte de huit mois et cherchant à rentrer chez elle, voit tomber son mari mortellement atteint d’une balle ; elle accouche ; dix jours après, le délire éclate ; elle entend le bruit du canon, des feux de peloton, le sifflement des balles et se sauve dans la campagne. Amenée à la Salpêtrière, elle guérit au bout d’un mois. »
Depuis dix ans, six accès semblables ont eu lieu, et toujours les mêmes hallucinations se sont renouvelées dès le début du délire. « Constamment la malade s’est sauvée dans la campagne pour éviter le bruit du canon, des coups de fusil, des carreaux cassés par les balles. »
— Dans une tête saine, l’image de sons entendus pendant l’émeute se serait reproduite avec exactitude, mais comme une sourdine. Elle aurait pu être chassée et rappelée à volonté. Par ces deux caractères, elle aurait été reconnue comme purement intérieure et aurait été distinguée de la sensation. Ici, elle se reproduisait avec une intensité égale à celle de la sensation, à l’improviste, sans appel de la volonté, contre toute résistance de la volonté ; elle ne différait donc plus de la sensation telle que nous la connaissons par la conscience. C’est pourquoi elle avait les mêmes effets et les mêmes
Même remarque pour les autres images, et notamment celles de la vue. Une dame vient de perdre son mari, s’afflige beaucoup, et, comme elle croit à l’immortalité de l’âme, elle s’occupe sans cesse de son mari comme d’une personne encore existanteÉtudes médico-psychologiques, p. 423, et Griesinger, Traité des maladies mentales, 83.« Un soir, au moment où elle se couchait, l’appartement étant éclairé par une pâle lueur, elle voit son mari s’approcher d’elle avec précaution ; elle l’entend prononcer quelques paroles à voix basse, et sent sa main pressée par celle du défunt. »
Pleine de doute et de surprise, elle retient sa respiration, le fantôme disparaît, et elle reconnaît qu’elle a été dupe d’une hallucination. — « Deux individus, dit Griesinger, peu de temps avant l’explosion de la folie, s’étaient beaucoup adonnés à la chasse ; chez eux, le délire roula longtemps sur des aventures de chasse. Un autre avait lu, peu de temps avant de tomber malade, la relation d’un voyage dans l’Himalaya ; et c’est sur ce sujet que roulait principalement son délire. »
— Les circonstancesLe Sommeil et les Rêves, troisième édition, 70, 120, 128. — Autres observations d’images qui, en renaissant, deviennent hallucinatoires, dans de Quincey, Confessions of an Opium-Eater, p. 283.« J’ai passé mes premières années à Meaux, dit M. Maury, et je me rendais souvent
— Pareillement, Théophile Gautier me raconte qu’un jour, passant devant le Vaudeville, il lit sur l’affiche : « La polka sera dansée par M… » Voilà une phrase qui s’accroche à lui et que désormais il pense incessamment et malgré lui, par une répétition automatique. Au bout de quelque temps, ce n’est plus une simple phrase mentale, mais une phrase composée de sons articulés, munis d’un timbre et en apparence extérieurs. Cela dura plusieurs semaines, et il commençait à s’inquiéter, quand, tout d’un coup, l’obsession disparut. — Il n’y a pas d’image normale, même la plus ancienne, la plus affaiblie, la plus latente, qui ne puisse végéter et s’amplifier de la sorte, de même
C’est pourquoi, si l’on veut compromettre le travail mental que provoque l’image en son état de réduction et d’avortement, il faut examiner le travail mental qu’elle provoque en son état de plénitude et de liberté, imiter les zoologistes qui, pour expliquer la structure d’un bourrelet osseux inutile, montrent, par la comparaison des espèces voisines, que c’est là un membre rudimentaire ; imiter les botanistes qui, augmentant la nourriture d’une plante, changent ses étamines en pétales et prouvent ainsi que l’étamine ordinaire est un pétale dévié et avorté. — Par des rapprochements semblables et d’après des hypertrophies analogues, nous découvrons que l’image, comme la sensation qu’elle répète, est, de sa nature, hallucinatoire. Ainsi l’hallucination, qui semble une monstruosité, est la trame même de notre vie mentale. — Considérée par rapport aux choses, tantôt elle leur correspond, et, dans ce cas, elle constitue la perception extérieure normale ; tantôt elle ne leur correspond pas, et dans ce cas, qui est celui du rêve, du somnambulisme, de l’hypnotisme et de la maladie, elle constitue la perception extérieure fausse, ou hallucination proprement dite. — Considérée en elle-même, tantôt elle est complète ou achevée dans son développement : ce qui arrive dans les deux cas précédents ; tantôt elle est réprimée et demeure rudimentaire : c’est le cas des idées, conceptions, représentations, souvenirs, prévisions, imaginations, et de toutes les autres opérations mentales.
Sommaire.
II. Applications. — Rectification de l’illusion du théâtre. — Rectification des illusions d’optique. — Rectification par l’amputé de son illusion. — Rectification par l’halluciné de son illusion. — L’illusion est enrayée, soit à son premier stade, soit à un de ses stades ultérieurs.
III. Divers états et degrés de la représentation contredite. — Cas où elle est faible. — Cas où elle est intense. — Cas où elle se transforme en sensation. — Théorie physiologique de ces divers états. — Action persistante des centres sensitifs. — Action en retour des hémisphères sur les centres sensitifs.
IV. État anormal et degré maximum de la représentation. — Alors la sensation antagoniste est nulle et la représentation contradictoire n’est pas un réducteur suffisant. — La représentation contradictoire n’est efficace que sur les groupes d’images dont le degré est le même que le sien.
V. État normal de veille. — Exemple. — Premier stade de la rectification, le souvenir. — L’image actuelle paraît sensation passée. — Le souvenir, comme la perception
VI. Mécanisme de la mémoire. — Exemples. — La sensation actuelle nie l’image survivante de la sensation antérieure. — Elle ne la nie que comme sensation contemporaine. — Le travail hallucinatoire ordinaire n’est enrayé que sur un point. — L’image survivante apparaît comme sensation non présente. — Causes de son recul apparent. — Toute image occupe un fragment de durée et a deux bouts, l’un antérieur, l’autre postérieur. — Circonstances qui la rejettent dans le passé. — Circonstances qui la projettent dans l’avenir. — Exemples. — Déplacements successifs et voyages apparents de l’image pour se situer plus ou moins loin dans le passé ou l’avenir. — Elle se situe par intercalation et emboîtement.
VII. Dernier stade de la rectification. — Exemples. — L’image apparaît alors comme pure image actuelle. — Représentations, images, conceptions, idées proprement dites. — Cas où elles sont émoussées et privées de particularités individuelles. — En ce cas, elles ne peuvent se situer nulle part dans le passé, ni dans le présent, ni dans l’avenir. — Cas où elles sont précises et pourvues de particularités individuelles. — La vision pittoresque et poétique. — En ce cas, elles sont promptement exclues de leur place apparente dans le présent, le passé ou l’avenir. — Dans les deux cas, la répression complète est immédiate ou prompte. — Elle est l’œuvre commune de la sensation présente, des souvenirs liés et des prévisions ordinaires.
VIII. Illusion psychologique à propos de la conscience. — Nous sommes tentés de prendre la connaissance de notre état actuel pour un acte simple et spirituel. — La représentation, conception ou idée reconnue comme telle n’est que le même fait en ses deux moments, à l’état d’illusion et à l’état d’illusion réprimée. — Procédé commun par lequel s’édifient toutes nos espèces de connaissances.
Il nous reste à étudier cet avortement et ses divers stades. Il faut ici que le lecteurnégation partielle. Les deux ensemble forment alors une représentation complexe, à deux temps : dans ce composé, la seconde nie la première, sur un point ou sur un autre ; et l’altération ainsi produite varie en grandeur et diffère en nature, suivant l’espèce des deux représentations qui sont unies et en conflit.
Remarquez la simplicité du mécanisme. Il consiste uniquement dans l’accolement d’une représentation contradictoire. Par cet accolement, la première se trouve affectée d’une négation, en d’autres termes niée à tel ou tel titre, tantôt comme objet extérieur et réel, tantôt comme objet actuel ou présent, et cette opération la fait apparaître tantôt comme objet
Pour nous en convaincre, considérons des exemples ; ceux qui nous ont servi pour comprendre l’apparence nous serviront pour comprendre la rectification. — Soit une comédienne excellente qui simule très bien la douleur ; devant elle, nous arrivons presque à l’illusion ; un spectateur novice ou passionné y arrive tout à fait ; témoin ce soldat de garde qui, sur un théâtre d’Amérique, voyant jouer Othello, cria tout d’un coup : « Il ne sera pas dit que devant moi un méchant nègre ait tué une femme blanche » ; sur quoi il ajusta l’acteur et d’un coup de fusil lui cassa le bras. — Nous n’allons pas si loin ; mais quand la pièce est très bonne et imite de très près la vie contemporaine, aujourd’hui encore, dans une première représentation, les exclamations supprimées, les rires involontaires, cent vivacités montrent l’émotion du public. Que le lecteur s’observe lui-même lorsqu’il voit une comédie nouvelle de Dumas fils ; vingt fois par acte, nous avons une ou deux minutes d’illusion complète ; il y a telle phrase vraie, imprévue, qui, soutenue par le geste, l’accent, les alentours appropriés, nous y conduit. Nous sommes troublés ou égayés ; nous allons nous lever de notre fauteuil ; puis, tout à coup, la vue de la rampe, les personnages des avant-scènes, tout autre incident, souvenir, sensation, nous arrête et nous maintient en place. Telle est l’illusion théâtrale, incessamment défaite et renaissante ; en cela consiste le plaisir du spectateur. Ses pitiés Racine et Shakespeare.
Considérons maintenant le second exemple, qui est moins grossier. Nous plongeons à demi dans l’eau une canne bien droite, très dure, et nous la voyons courbée. Impossible de ne pas la voir telle ; les règles de l’optique et de la vision nous y contraignent. Mais nous nous rappelons que l’eau est molle et n’a pu plier le bois, et que, en vingt autres circonstances, d’autres bâtons demi-plongés ont subi le même changement d’aspect. Nous concluons que cette fois encore la courbure n’est qu’apparente ; nous nous en niée du même coup.
Il en est de même chez l’amputé qui rapporte ses fourmillements à sa jambe absente, et aussi chez l’halluciné raisonnable, qui, comme Nicolaï ou le malade de Bonnet, voit des figures défiler dans sa chambre. Ce malade a vérifié, par l’expérience de ses autres sens, que ces figures ne correspondent à rien de solide. Il appuie sa rectification sur le témoignage de toutes les personnes présentes et sur l’accord de toutes les vraisemblances naturelles. Il sait que, à l’endroit où il voit une figure humaine, il n’y a qu’un mur tendu de papier vert. En d’autres termes, l’image de ce mur tendu de papier vert entre en conflit avec nie. C’est pourquoi le malade garde sa raison, n’apostrophe pas ses fantômes, va s’asseoir sur le fauteuil où ils lui semblent assis, bref se sait malade, de même que l’amputé se sait amputé et n’essaye pas de frotter le pied absent auquel il rapporte ses fourmillements. Telle est la puissance de l’image contradictoire ; elle forme un couple avec la sensation contredite, et, tant que cet accolement dure, la contradiction persistante enraye l’hallucination, sinon au premier stade, du moins au second.
Ici, il faut distinguer : car la représentation contredite peut avoir plusieurs degrés, depuis l’émoussement et la faiblesse extrême jusqu’à l’énergie et la précision complète, et, au-delà encore, jusqu’à l’exagération maladive qui la transforme en sensation. — À l’état normal, pendant la veille, nos images demeurent plus ou moins vagues et incolores ; même dans la rêverie intense, les figures que nous imaginons, les airs que nous fredonnons mentalement, n’ont pas la netteté des figures que nous voyons les yeux ouverts et des airs qu’un instrument de musique envoie à nos oreilles ; l’image d’une sensation visuelle ou auditive n’est que l’écho affaibli de cette sensation. — Mais, dans la maladie, l’image s’exagère jusqu’à se transformer en sensation complète. Toutes les hallucinations qu’on nomme psychosensoriellesDes hallucinations ; Maury, Du sommeil et des rêves.
Après ce que nous avons dit des centres sensitifs et des lobes cérébraux, la théorie physiologique de cette métamorphose se présente d’elle-même. De quelque façon que naisse la sensation, elle a pour condition l’action des centres sensitifs. À l’état ordinaire, ce sont des nerfs qui par leur ébranlement provoquent cette action. Mais si elle est provoquée autrement, elle naîtra sans l’intermédiaire des nerfs, et nous aurons une sensation véritable, celle d’une table verte, celle d’un trait de violon, sans qu’aucune table ni aucun violon aient agi sur nos yeux ou sur nos oreilles. Or, si on laisse de côté l’entremise des nerfs, on trouve deux cas dans lesquels fonctionnent les centres sensitifs. — Tantôt ayant été mis
Qu’on me permette une comparaison grossière. Concevons un cordon de sonnette ; c’est le nerf, simple conducteur ; il aboutit à une grosse cloche, le centre sensitif, et, quand on l’ébranle lui-même, il la fait tinter : voilà la sensation. Cette cloche, grâce à un mécanisme mal connu, correspond par divers fils, qui sont les fibres de la couronne de Reil, à un système de petites sonnettes qui composent les hémisphères et dont les sonneries, mutuellement excitables, répètent exactement ses tintements avec leur acuité et leur timbre ; ces sonneries sont les images. Quand la cloche tinte, elle met en mouvement les sonneries, et, le tintement achevé, les sonneries continuent, s’affaiblissent, s’effacent, mais sont capables de se renforcer et rend plus ; le long emploi de la veille l’a mis hors d’usage ; les objets extérieurs ont beau le tirer, il ne fait plus sonner la cloche ; à ce moment, au contraire, les petites sonnettes dont les sollicitations ont été réprimées perpétuellement pendant la veille, et dont les tiraillements ont été annulés par le tiraillement plus fort du cordon, reprennent toute leur puissance ; elles tintent plus fort et tirent avec efficacité ; leur ébranlement provoque dans la cloche un ébranlement correspondant ; et la vie de l’homme se trouve ainsi divisée en deux périodes, la veille pendant laquelle la cloche tinte par l’effet du cordon, le sommeil pendant lequel la cloche tinte par l’effet des sonnettes. — Dans l’hallucination maladive, le cordon tire encore, mais son effort est vaincu par la puissance plus grande des sonnettes ; et diverses causes, l’afflux du sang, l’inflammation du cerveau, le haschich, toutes les circonstances qui
Cela posé, on voit quel peut être l’effet, sur des images ainsi exagérées, de l’image et de la sensation contradictoires. Pour que la sensation contradictoire s’éveille et les nie, il faut que les images perdent leur exagération, cessent de provoquer des sensations, redeviennent de simples images ; en d’autres termes, il faut que les petites sonneries cessent de faire tinter la grosse cloche. Telle est l’histoire du réveil ; tout à l’heure, je songeais en rêve que j’étais dans une atmosphère brûlante ; je m’éveille, j’ai la sensation de demi-fraîcheur et de demi-tiédeur ordinaire ; cette sensation de froid contredit l’image de la sensation de chaud, et, grâce à cet accolement, l’image apparaît telle qu’elle est, c’est-à-dire comme simple image. — Mais si, par un dérangement quelconque, les petites sonneries continuent à faire tinter la grosse cloche, ce qui est l’état de l’halluciné qui voit un personnage absent, si la grosse cloche répète d’elle-même ses tintements, ce qui arrive dans les hallucinations qui suivent l’usage prolongé du microscope, l’issue est autre. On a beau savoir la cause physiologique de son erreur, appuyer son raisonnement sur le témoignage des personnes environnantes, vérifier au moyen de ses autres sens que le fantôme n’est qu’un fantôme, on continue à le voir. Les personnages de Nicolaï défilaient toujours dans sa chambre, et les petites taches
Reste donc un seul correctif, l’image proprement dite, l’image du mur vert ou brun que Nicolaï tâche de se figurer à la place de ces fantômes, l’image du papier uniformément blanc que le micrographe se représente à la place de son papier tacheté de petits reliefs gris. Mais cette image reste simple image ; elle ne s’exagère pas jusqu’à ébranler le centre sensitif et à se transformer en sensation. Nicolaï notait une différence très nette entre le personnage tel qu’il lui apparaissait et le même personnage tel qu’un instant après il se le figurait par un effort d’attention et de mémoire. Le premier lui semblait toujours une chose extérieure ; le second, une chose intérieure, une simple représentation mentale ; en effet, dans le premier cas, le centre sensitif fonctionnait, et, dans le second, il ne fonctionnait pas. D’où il suit que la correction apportée par l’image contradictoire est limitée. L’halluciné, même raisonnable, continue à voir ses fantômes comme extérieurs : en effet, les centres sensitifs fonctionnent exactement chez lui comme s’il y avait
Étudions maintenant l’image contredite, lorsqu’elle reste à l’état normal de veille, c’est-à-dire lorsqu’elle n’ébranle point les centres sensitifs et ne s’exagère pas jusqu’à se transformer en sensation. Dans cet état, elle constitue d’abord un événement d’importance majeure, qu’on nomme le souvenir.
Que le lecteur veuille bien rappeler l’un des siens, et s’y abandonne, surtout s’il est récent, vif et prolongé ; de cette façon, il en verra mieux la nature. J’ai passé trois heures, il y a un mois, sur le port re partie, livre II, ch. I, p. 135.mémoire. À ce moment, et en vertu de la correction, l’image présente me paraît sensation passée ; c’est là proprement le souvenir. — Sans doute, un instant après, à la réflexion, je saurai qu’il n’y a en moi qu’une image présente, que cette vive demi-vision interne de vagues bleues pailletées d’or et enserrées dans un demi-cercle de sables blancs est tout actuelle et interne. Mais ce sera une correction ultérieure et supplémentaire, une rectification sur une rectification, un second et dernier stade dans la série des réductions par lesquelles l’image passe pour arriver à paraître telle qu’elle est effectivement. — Au premier stade, à l’instant où nous sommes, elle m’apparaît encore comme sensation, non pas comme sensation actuelle, ainsi qu’il arrive dans l’hallucination proprement dite et dans le rêve, mais comme sensation passée et située à une distance plus ou moins grande du moment où je suis, comme la sensation d’un certain bleu lustré et d’un certain blanc mat, intercalée entre mes sensations actuelles et d’autres sensations plus lointaines. — Et de fait, quand une série un peu longue de souvenirs bien liés s’éveille en nous, quand nous repassons en esprit telle journée notable d’un voyage intéressant, nous nous croyons en face de faits éloignés, mais réels. Les images de sons, de couleurs, de peines, de plaisirs, qui ne sont que des images actuelles, mais qui correspondent à des sensations antérieures, nous semblent, à mesure qu’elles défilent devant nous, nos sensations antérieures
Voilà le fait brut, et l’on voit que le souvenir, comme la perception extérieure, est une hallucination vraie, c’est-à-dire une illusion qui aboutit à une connaissance. Il est une illusion, en ce que l’image actuelle qui le constitue est prise non pour une image actuelle, mais pour une sensation passée, et qu’ainsi elle paraît autre qu’elle n’est. Il est une connaissance, en ce que, dans le passé et justement à l’endroit convenable, il se rencontre une sensation exactement semblable à la sensation affirmée, et qu’ainsi notre jugement, qui, en lui-même et directement, est faux, se trouve vrai indirectement et par une coïncidence. — Ici encore, la nature nous trompe pour nous instruire. De même que, dans la perception extérieure, nous avons vu de simples fantômes internes être pris pour des objets externes, mais, par une adaptation admirable, correspondre à la présence de véritables objets externes ; de même, dans la mémoire, nous voyons de simples images actuelles être prises pour des sensations passées, mais, par un mécanisme aussi beau, correspondre à la présence antérieure de sensations véritables. — Ainsi, la première répression que subit l’image et qui enraye l’hallucination complète à laquelle naturellement cette image eût abouti, nous ouvre un nouveau monde, celui du temps et de la durée. En cet état intermédiaire, partiellement avortée et partiellement achevée, demi-rectifiée et demi-hallucinatoire, l’image est comme
Cette fois encore, nous saisissons sur le fait une illusion de la conscience. — Quand un psychologue observe un de ses actes de mémoire, il remarque d’abord que c’est une connaissance, et, posant que toute connaissance exige deux termes, un sujet connaissant et un objet connu, il se dit que dans le souvenir il y a deux termes, la sensation passée et la connaissance que nous en avons. S’il examine alors cette connaissance, il est tenté de la prendre pour un acte simple et nu, dépourvu de tout caractère, sauf son rapport avec la sensation passée qui est son objet. Partant il est disposé à considérer cette connaissance comme un acte pur d’attention, acte d’espèce unique, incomparable à tout autre, dont l’essence, toute spirituelle, consiste en cela seulement qu’il nous met en communication avec notre passé. — Mais si cet acte lui paraît spirituel et pur, c’est qu’il est vide ; il l’a vidé lui-même en lui retirant tous ses caractères, pour les poser à part et fabriquer avec eux l’objet. En effet, ce qui constitue le souvenir ou acte de mémoire, c’est l’image présente qu’a laissée en nous une sensation passée, image qui se trouve affectée d’un recul apparent et qui nous semble la sensation elle-même. Retranchez de l’image tout ce qui la constitue et toutes les propriétés positives par lesquelles sui generis, simple, irréductible à tout autre, mystérieux, merveilleux, ineffable ; ce qui ajoute un nouveau fil à la toile d’araignée sans cesse rompue, sans cesse refaite, dans laquelle les sciences morales, depuis tant de siècles, viennent s’empêtrer.
À présent, examinons de plus près ce recul apparent que subit l’image. — Je suis couché bien tranquille à l’ombre d’une haie, écoutant de petits
Pourquoi ce rejet est-il un recul ? Et pourquoi est-ce en arrière, au lieu d’en avant, que la sensation apparente semble se porter ? — Remarquez que toute image, à plus forte raison toute série d’images, a une durée ; car toute image répète une sensation, et on a vu que les plus courtes sensations, même celles que nous jugeons instantanées, sont des suites de sensations élémentaires, elles-mêmes composées de sensations plus élémentaires encore. D’où il suit que toute image, occupant un fragment du temps, possède deux bouts, l’un antérieur, plus voisin des événements précédents, l’autre postérieur, plus voisin des événements ultérieurs, le premier contigu au passé, le second contigu à l’avenir. Il en est d’un simple son, d’une couleur aperçue en un clignement d’œil, d’une brève sensation de chaleur, d’odeur ou de contact dont nous ne distinguons pas les parties successives, comme d’une course en voiture ou d’une promenade à pied dont nous distinguons les parties successives, et chaque sensation, partant chaque image, possède, comme toute série de sensations et d’images, son commencement et sa fin. Ainsi, quand, entendant une note au piano, je me rappelle la note précédente, les choses se passent comme lorsque, considérant la journée d’aujourd’hui, je me rappelle la journée d’hier. La sensation présente et l’image de la sensation précédente ont chacune deux extrémités, quand elles entrent en conflit ; ni l’une ni l’autre ne sont instantanées et simples ; ce sont deux totaux composés d’éléments successifs. C’est pourquoi la répulsion par laquelle la première agit sur la seconde
Considérons d’abord les deux extrémités de la sensation ou du présent dans leur rapport avec l’extrémité postérieure de l’image ou du passé. Le bout postérieur du passé coïncide avec le bout antérieur du présent ; donc ici la contradiction, partant la répulsion, est nulle. Mais il est à la plus grande distance possible du bout postérieur du présent ; donc ici la contradiction, partant la répulsion, est au maximum. D’où l’on voit que le rejet doit se faire en arrière, de telle sorte que, sous la pression de la sensation actuelle, le bout postérieur de l’image semble coïncider avec le bout antérieur de la sensation actuelle et s’écarter le plus possible du bout postérieur de la sensation actuelle. — Considérons maintenant les deux extrémités du passé dans leur rapport avec l’extrémité antérieure du présent. Le bout antérieur du présent coïncide avec l’extrémité postérieure du passé ; donc ici la contradiction, partant la répulsion, est nulle. Mais il est à la plus grande distance possible du bout antérieur du passé ; donc ici la contradiction, partant la répulsion, est au maximum. D’où l’on voit que, dans le rejet total en arrière, le bout antérieur de la sensation devra coïncider en apparence avec le bout postérieur de l’image et paraître le plus éloigné possible du bout antérieur de l’image. — C’est l’inverse dans le cas d’une prévision. Selon que le rapport des extrémités de l’image avec les extrémités de la sensation actuelle est différent, le mouvement de bascule s’accomplit dans un sens ou dans l’autre, et nous sommes à chaque instant
Je rencontre par hasard dans la rue une figure de connaissance, et je me dis que j’ai déjà vu cet homme. Au même instant, cette figure recule dans le passé et y flotte vaguement sans se fixer encore nulle part. Elle persiste en moi quelque temps et s’entoure de détails nouveaux. « Quand je l’ai vu, il était tête nue, en jaquette de travail, peignant, dans un atelier ; c’est un tel, telle rue. Mais quand l’ai-je vu ? Ce n’est pas hier, ni cette semaine, ni récemment. J’y suis ; il m’a dit ce jour-là qu’il attendait pour partir les premières pousses des feuilles. C’était avant le printemps. À quelle date juste ? Ce jour-là, avant de monter chez lui, j’avais vu des branches de buis aux omnibus et dans les rues : c’était le dimanche des Rameaux ! » — Remarquez le voyage que vient de faire la figure intérieure, ses divers glissements en avant, en arrière, sur la ligne du passé ; chacune des phrases prononcées mentalement a été un coup de bascule. Confrontée avec la sensation présente et avec la population latente d’images indistinctes qui répètent notre vie récente, la figure a reculé d’abord tout d’un coup à une distance indéterminée. À ce moment, complétée par des détails précis, et confrontée avec les images abréviatives par lesquelles nous résumons une journée, une semaine, elle a glissé une seconde fois en arrière, au-delà de la journée présente, de la journée d’hier, de la journée d’avant-hier, de la semaine, plus loin encore, au-delà de la masse mal délimitée que constituent nos souvenirs prochains. Alors un mot du peintre nous est revenu, et là-dessus elle a reculé encore, au-delà d’une limite presque précise, celle que marque l’image des feuilles vertes l’une chevauche l’autre ; en posées bout à bout ; et cette merveilleuse illusion qui, de deux événements réellement simultanés, fait deux événements en apparence postérieurs ou antérieurs l’un à l’autre, est le mécanisme par lequel notre vue s’étend au-delà du présent, pour atteindre le passé et l’avenir.
Il nous reste à considérer le dernier état de l’image, celui dans lequel elle cesse non seulement de paraître sensation actuelle, mais encore de paraître sensation passée ou future. À ce moment, nous la déclarons simple image, et la rectification est complète. — De ce genre sont tous ces événements intérieurs que l’on nomme pures conceptions, pures imaginations, et en général pures idées. Tel est notre cas, lorsque nous lisons ou écoutons une phrase, lorsque nous rêvons ou que nous faisons des projets. Nous nous figurons alors, plus ou moins nettement et avec un détail plus ou moins net, tel intérieur, tel paysage, tels personnages, tels incidents, et, à mesure qu’ils passent devant l’œil intérieur, nous savons qu’ils sont imaginaires, supposés, tout entiers de notre fabrique. À vrai dire, si l’on excepte nos perceptions d’objets extérieurs, nos souvenirs et nos prévisions, toute la trame de notre pensée est, pendant la veille, composée de pures images. Quand je pense à la vieille pendule qui est dans l’autre chambre, quand, au moyen de paroles mentales, je suis dans ma tête un long raisonnement, quand je me développe ce qui pourrait bien arriver si je faisais telle démarche, non seulement j’ai dans l’esprit l’image de la pendule, l’image des sons et des mouvements vocaux que comporterait mon raisonnement prononcé à
Deux cas extrêmes se présentent et résument tous les autres. — Dans le premier, l’image est un souvenir réduit et appauvri. Chacun sait qu’à l’état primitif elle est un souvenir, un souvenir plein et circonstancié. J’ai vu cent fois cette pendule que je me figure ; j’ai entendu ou lu mille fois, dix mille fois, ces paroles mentales qui roulent dans mon esprit ; j’ai remarqué trente ou quarante fois le geste d’étonnement, le sourire de plaisir, l’accent de colère que j’imagine ; la preuve en est qu’ils me reviennent ; si je sais, c’est que je me souviens. Mais certainement, lorsque pour la première fois je les ai remarqués, j’ai été frappé de leurs accompagnements ; un instant après, de souvenir, je pouvais dire leurs alentours, la cheminée de province où pendant mon enfance se trouvait la pendule antique, le nom de la personne qui faisait le geste, le titre du livre dans lequel était le mot. — Prenons un mot latin, le mot securis. Sans aucun doute, le soir du jour où je l’ai appris, je me rappelais la grammaire ou le dictionnaire où je l’avais lu, mon bouquin d’écolier, l’endroit précis, telle ligne d’une page froissée et tachée d’encre. Mais, depuis, ces circonstances ont disparu ; la répétition et la distance les ont effacéesaffirmer ; en cela, elle s’oppose aux jugements affirmatifs précédents, prévisions et souvenirs. C’est pourquoi, lorsque, comme eux, elle subit la répression des sensations contradictoires, elle est contredite, non pas partiellement comme eux, mais absolument, et ne peut apparaître que comme sensation située nulle part, c’est-à-dire comme sensation simplement apparente et dépourvue de l’existence vraie.
Tel est le premier cas ; voyons le second, tout inverse. Il s’agit de ces représentations précises, « N’assimilez pas la vision intérieure de l’artiste à celle de l’homme vraiment halluciné. Je connais parfaitement les deux états ; il y a un abîme entre eux. Dans l’hallucination proprement dite, il y a toujours terreur ; vous sentez que votre personnalité vous échappe ; on croit que l’on va mourir. Dans la vision poétique, au contraire, il y a joie ; c’est quelque chose qui entre en vous. Il n’en est pas moins vrai qu’on ne sait plus où l’on est. »
Il ajoute plus loin : « Souvent cette vision se fait lentement, pièce à pièce, comme les diverses parties d’un décor que l’on pose »
; mais, souvent aussi, elle est subite, « fugace comme les hallucinations hypnagogiques. Quelque chose vous passe devant les yeux ; c’est alors qu’il faut se jeter dessus, avidement »
. — Ma propre expérience s’accorde avec ces remarques. Lorsque le paysage, la figure agissante, le geste et la voix du personnage commencent à surgir et à se préciser, on attend, on retient son souffle ; quelquefois alors, tout apparaît tout d’un coup ; d’autres fois, c’est lentement, après des intervalles de sécheresse. — Mais, dans les deux cas, ce qui apparaît est attendu, voulu, ou du moins compris dans le cercle lâche des images attendues et voulues, puis tout de suite employé, mis à profit par la main qui écrit et note, partant suivi à l’instant de sensations répressives, en tout cas marqué dès sa
On voit maintenant pourquoi nos conceptions et imaginations ordinaires nous apparaissent comme telles et ne nous font pas illusion ; toutes sont comprises entre deux états extrêmes, et chacun de ces deux états renferme une particularité qui réprime Vita nuova de Dante et les œuvres de sainte Thérèse. (Trad. Arnaud d’Andilly.)
Voici encore une illusion d’optique morale qui périt au contact de l’analyse. Il s’agit de ces conceptions et imaginations que nous déclarons internes ; on vient de voir par quel mécanisme répressif elles nous apparaissent comme telles. Grâce à cette répression, elles nous apparaissent telles qu’elles sont, c’est-à-dire, non plus comme des objets extérieurs ou comme des événements futurs et passés, mais comme des événements doués à tort de cette fausse apparence, effectivement internes et présents. Je pense à une ligne de peupliers, et, tout en suivant, les yeux fermés, le rideau vert de feuillages mouvants, çà et là troué par l’azur, je sais fort bien qu’il est intérieur et actuel. Cette science ou connaissance s’appelle conscience, parce que son objet est interne et présent ; elle s’oppose ainsi aux connaissances dont l’objet n’est point présent ou n’est point interne ; à ce titre, on la sépare de la perception extérieure et de la mémoire, et l’on fait d’elle un département distinct, auquel on prépose une faculté distincte. Tout cela est permis, et même commode. — Mais ici commence l’erreur ; on est dupé par les mêmes mots et de la même façon qu’à propos de la mémoire et de la perception extérieure ; comme il s’agit d’une connaissance, on veut absolument y trouver un acte de connaissance et un objet connu ; on se la figure comme
Nous pouvons maintenant saisir, par une vue d’ensemble, le procédé qu’emploie la nature pour faire des illusions et des rectifications d’illusion, des hallucinations et des répressions d’hallucination. — D’une part, avec des sensations et des images agglutinées en blocs suivant des lois que l’on verra plus tard, elle construit en nous des fantômes que nous prenons pour des objets extérieurs, le plus souvent sans nous tromper, car il y a en effet des objets extérieurs qui leur correspondent, parfois en nous trompant, car parfois les objets extérieurs correspondants font défaut : de cette façon, elle produit les perceptions extérieures, qui sont des hallucinations vraies, et les hallucinations proprement dites, qui sont des perceptions extérieures fausses. — D’autre part, en accolant à une hallucination une hallucination contradictoire plus forte, elle altère l’apparence de la première par une négation ou rectification plus ou moins radicale : par cette adjonction, elle construit des hallucinations réprimées qui, selon l’espèce et le degré de leur avortement, constituent tantôt des souvenirs, tantôt des prévisions, tantôt des conceptions et imaginations proprement dites, lesquelles, sitôt que la répression cesse, se transforment, par un développement spontané, en hallucinations complètes. — Faire des hallucinations complètes et des hallucinations réprimées, mais de telle façon que, pendant la veille et à l’état normal, ces fantômes correspondent ordinairement à des choses et à des événements réels, et constituent ainsi des connaissances, tel est le problème. On va voir comment les images et les sensations fournissent les matériaux, et comment leurs lois de naissance, de renaissance et d’association construisent l’édifice.
Sommaire.
II. En quoi consiste le simulacre. — Entre autres éléments, il renferme la conception affirmative d’une chose douée de propriétés. — Analyse de cette conception, notion ou idée. — Une chose n’est que l’ensemble de ses propriétés subsistantes. — Un corps n’est qu’un faisceau de propriétés sensibles.
III. Propriétés sensibles des corps. — Corps odorants, sapides, sonores, colorés, chauds ou froids. — Nous n’entendons par ces propriétés que le pouvoir d’exciter en nous telle ou telle sorte de sensation. — Corps solides ou résistants. — Analyse de Stuart Mill. — Primitivement, la résistance n’est pour nous que le pouvoir d’arrêter une série commencée de sensations musculaires. — Corps lisses, rudes, piquants, unis, durs, mous, collants, humides. — Nous n’entendons par ces propriétés que le pouvoir de provoquer tel mode ou modification
IV. Propriétés géométriques et mécaniques des corps. — L’étendue, la figure, la situation, la mobilité. — Ces notions jointes à celle de résistance sont l’essentiel de la notion de corps. — Elles sont des composés dont les éléments sont les notions de distance. — Analyse de Bain. — Une sensation musculaire plus ou moins intense nous donne la notion de résistance. — Une série plus ou moins longue de sensations musculaires nous donne la notion de distance plus ou moins grande. — Notion de la distance dans une direction, ou notion de l’étendue linéaire. — Notion de la distance en plus d’une direction ou notion de l’étendue de surface et de volume. — Notion de la position. — Notion de la forme. — Une série totale de sensations musculaires peut être épuisée en plus ou moins de temps. — Notion de la vitesse. — Double mesure sensible de l’amplitude du même mouvement effectué par le même membre. — Notion finale du trajet effectué ou de l’espace parcouru. — Théorie de Stuart Mill. — À quoi se ramène la notion d’espace vide parcouru et d’étendue solide continue. — Toutes les propriétés du corps se ramènent au pouvoir de provoquer des sensations.
V. Analyse du mot pouvoir. — Il signifie que telles sensations sont possibles à telles conditions et nécessaires à telles conditions. — Toute propriété d’un corps se réduit à la possibilité de telle sensation dans telles conditions et à la nécessité de la même sensation dans les mêmes conditions plus une condition complémentaire. — Confirmation de ce paradoxe. — Ces possibilités et nécessités durent et sont indépendantes. — À ce double titre, elles ont tous les caractères de la substance. — Par degrés, elles s’opposent aux sensations passagères et dépendantes, et semblent des données d’une espèce distincte et d’une importance supérieure. — Développement de cette théorie par Stuart Mill.
VI. Addition à la théorie. — Les corps sont non seulement des possibilités permanentes de sensation, mais encore des nécessités permanentes de sensation. — À ce titre, ils sont des forces. — Ce qu’est un corps par rapport à nous. — Ce qu’est un corps par rapport à un autre corps. — Ce qu’est un corps par rapport à lui-même. — Trois groupes de propriétés ou pouvoirs dans un corps. — Ces pouvoirs ne sont jamais définis que par rapport à des événements du sujet sentant, du corps lui-même ou d’un autre corps. — Parmi ces pouvoirs, il y en a auxquels se réduisent les autres. — Parmi ces événements, il y en a un, le mouvement, que l’on peut
VII. Correction apportée à la théorie. — Les corps ne sont pas seulement des possibilités et des nécessités permanentes de sensations. — Procédé par lequel nous leur attribuons le mouvement. — Analogies et différences de ce procédé et du procédé par lequel nous attribuons aux corps animés des sensations, images, idées et voûtions semblables aux nôtres.
VIII. Résumé. — Matériaux dont l’assemblage fait la notion ou conception d’un corps. — Portion animale de cette conception. — Portion humaine de cette conception. — Emploi des noms. — Intervention de l’illusion métaphysique. — Premiers éléments du simulacre hallucinatoire.
Commençons par la connaissance des corps. Qu’y a-t-il en nous, lorsque par nos sensations nous prenons connaissance d’un corps extérieur, lorsque, par exemple, éprouvant à la main des sensations tactiles et musculaires de froid, de résistance considérable, de contact uniforme et doux, je juge qu’il y a du marbre sous ma main ; lorsque, promenant mes yeux d’une certaine façon et ayant par la rétine une sensation de brun rougeâtre, je juge qu’à trois pas de mes yeux est une table ronde d’acajou ? Un fantôme ou simulacre hallucinatoire. — Le lecteur en a déjà vu la preuve principale
Pour établir que la perception extérieure, même véridique, est une hallucination, il suffit de remarquer que son premier temps est une sensation. — En
Si son existence est établie par ses précédents, elle est confirmée par ses suites. En effet, la perception extérieure laisse après elle un simulacre ; quand nous avons vu quelque objet intéressant, entendu un bel air, palpé un corps d’un grain singulier, non seulement l’image de notre sensation survit à notre sensation, mais encore elle est accompagnée par une conception, représentation, fantôme plus ou moins énergique et net de l’objet senti. Supposez cette représentation très intense, on est près d’une hallucination ; elle devient hallucination complète, si le sommeil approche ; en effet, c’est là son terme naturel ; on a vu que, si elle avorte, c’est grâce à une répression ou rectification qui survient et manquait au premier instant. Donc, au premier instant, c’est-à-dire pendant la perception extérieure, elle n’avortait pas ; donc il y avait alors une hallucination complète dont la conception conservée, la représentation surnageante, le fantôme posthume, est le reliquat. En cet état et à ce second moment, nous démêlons le fantôme que dans le premier moment nous avions confondu avec l’objet réel.
Il y a d’autres cas encore où, directement, nous pouvons l’en séparer ; ce sont toutes les erreurs de la perception extérieure, surtout celles du toucher et de la vue. Je ne parle pas seulement de celles
Ainsi, trois indices nous révèlent que le simulacre est présent, même dans la perception extérieure véridique. — En premier lieu, sa condition provocatrice et suffisante, la sensation, s’y rencontre ; donc il faut qu’il y soit. — En second lieu, on le trouve survivant un instant après, et réprimé par une rectification ajoutée ; donc il était là un instant auparavant, et il était non réprimé, c’est-à-dire pleinement hallucinatoire. — En troisième lieu, nous le distinguons dans beaucoup de cas, et pour cela il suffit que les caractères de l’objet réel ne coïncident pas tous et parfaitement avec les siens ; partant, nous sommes forcés d’admettre qu’il existe, lors même que la coïncidence parfaite de tous ses caractères et de tous les caractères de l’objet réel empêche l’expérience ultérieure de constater entre lui et l’objet réel aucune différence. — Quel est cet objet réel ? Et en a-t-il un ? Et, si nous en reconnaissons un, sur quoi pouvons-nous nous fonder pour le reconnaître ? À toutes ces questions, nous chercherons tout à l’heure une réponse. — En attendant, posons seulement que, lorsque nous percevons un objet par les sens, lorsque nous voyons un arbre à dix pas, lorsque nous prenons une boule dans la main, notre perception consiste dans la naissance d’un fantôme interne d’arbre ou de boule, qui nous paraît une chose extérieure, indépendante, durable, et située, l’une à dix pas, l’autre dans notre main.
conception affirmative. Quand je vois l’arbre ou que je touche la boule, ma sensation me suggère un jugement, c’est-à-dire une conception et une affirmation. Je conçois et j’affirme qu’à dix pas de moi il y a un être doué de telles propriétés, que dans ma main il y en a un autre, et l’halluciné qui a la sensation d’un arbre absent ou d’une boule absente prononce de même. Voilà un élément essentiel du simulacre interne ; point de perception extérieure ni d’hallucination qui ne contienne une conception affirmative, la conception d’un être, chose ou substance douée de propriétés. Analysons cette conception, et tâchons de noter une à une les conceptions distinctes et liées dont elle est le total.
Soit cette table d’acajou vers laquelle je tourne les yeux ; quand je la perçois, j’ai, à propos de la sensation de ma rétine, une conception affirmative, qui est celle d’un quelque chose étendu, résistant, dur, lisse, faiblement sonore, d’un brun rougeâtre, de telle grandeur et de telle figure, bref d’un être ou substance, doué des qualités ou propriétés susdites. Que le lecteur y réfléchisse un instant : ici, comme dans toute proposition, la substance équivaut à la série indéfinie de ses propriétés connues ou inconnues. Ôtez toutes les propriétés, sans en excepter une seule, l’étendue, la résistance, la gravité, la dureté, le poli, la sonorité, la figure, et enfin la plus générale de toutes, l’existence elle-même ; il est clair qu’il ne substance ou, en d’autres termes, qu’elle est et qu’elle subsiste, cela signifie que ses propriétés sont et subsistent. Donc, concevoir et affirmer une substance, c’est concevoir et affirmer un groupe de propriétés comme permanentes et stables ; je dis un groupe : car les propriétés qui constituent un corps ne sont pas une collection arbitraire, un amas fabriqué par ma volonté, comme une somme d’unités que j’assemble à ma fantaisie et que je désigne par un chiffre ; non seulement elles sont une somme, mais encore elles sont un faisceau. L’une entraîne les autres : la forme carrée, la couleur rougeâtre, la faible sonorité, le poli, la dureté s’accompagnent dans ma table ; l’odeur parfumée, la couleur rose, la forme demi-globulaire, la mollesse s’accompagnent dans cette rose. En effet, à quelque moment que je les constate, elles sont toutes ensemble, et il me suffit d’en constater une par un de mes sens, l’odeur par l’odorat, la couleur par la vue, pour avoir le droit d’affirmer la présence simultanée des autres que je n’ai point constatées. C’est ce faisceau qui est le corps.
relatives, relatives à mes sensations et aux sensations de tout autre être analogue à moi : elles ne sont rien de plus qu’un pouvoir, le pouvoir qu’a le corps de provoquer telle ou telle sensation. — La rose a une certaine odeur, autre que celle du lis et que celle de la violette ; cela signifie qu’elle peut provoquer en moi, et en tout autre être construit comme moi, une certaine sensation agréable, distincte des autres sensations d’odeur, et que nous appelons l’odeur de rose. — Le sucre a une certaine saveur ; cela signifie pareillement qu’il peut provoquer en moi, et en tout autre être semblable à moi, telle sensation spéciale de saveur que nous appelons la saveur sucrée. — Il en est de même évidemment pour les couleurs et pour les sons. Telle corde vibrante donne un son de telle hauteur, de tel timbre, de telle intensité. Tel corps éclairé donne une couleur de telle nuance et de telle force. Cela signifie que la corde vibrante peut provoquer telle sensation particulière de son, que le corps éclairé peut provoquer telle sensation déterminée de couleur. — Sans doute, aujourd’hui, nous en savons davantage ; l’optique et l’acoustique nous ont appris qu’à tel son correspond tel nombre de vibrations aériennes, qu’à telle couleur correspond tel nombre de vibrations éthérées. Mais ce n’est point là le jugement primitif ni ordinaire ; il faut être devenu savant pour le porter ; l’explication est ultérieure et surajoutée. — D’ailleurs, la difficulté n’est que déplacée : munis de la théorie, nous disons que les molécules de l’air ou de l’éther ont le pouvoir, lorsqu’elles
Si enfin, des quatre sens spéciaux, nous passons au dernier et au plus général de tous, c’est-à-dire au toucher, nos conclusions sont pareilles. — Tout d’abord, il est clair que la chaleur et le froid ne sont que le pouvoir de provoquer les sensations de ce nom. — Il en est de même pour la solidité ou résistance ; elle n’est que le pouvoir de provoquer la sensation musculaire de résistance. « Quand nous contractons les muscles de notre bras
— Plus tard, quand nous aurons acquis l’idée de nos membres, nous traduirons telle série non interrompue de sensations musculaires par l’idée du mouvement non empêché de notre bras, et nous traduirons la même série interrompue de sensations musculaires par l’idée du mouvement empêché de notre bras. En effet, l’un peut remplacer l’autre : une fois que nos sens sont instruits, nous découvrons que telle série de sensations musculaires constatée par la conscience équivaut à tel mouvement de notre main constaté par les yeux ou par le toucher ; nous substituons le second fait au premier, comme plus commode à imaginer et plus répandu dans la nature, et, dorénavant, nous définissons la résistance comme le pouvoir d’arrêter le mouvement de notre bras et en général d’un corps quelconque. — Mais ceci est une conception ultérieure. Examination of Sir William Hamilton’s Philosophy, p. 219.Primitivement, la résistance n’est pour nous que le pouvoir d’arrêter une série
Il reste un groupe de propriétés qui au premier regard semblent personnelles au corps, intrinsèques, et non pas seulement relatives à des sensations ; telles sont l’étendue, la figure, la mobilité, la situation, toutes propriétés géométriques. Et, de fait, c’est par elles que nous expliquons les divers pouvoirs qu’on vient de décrire : nous concevons et nous supposons de petites étendues figurées que nous nommons molécules ; nous admettons qu’elles se meuvent dans tel sens et avec telle vitesse ; que, deux molécules étant données, elles vont se rapprochant ou s’écartant l’une de l’autre plus ou moins vite selon leur distance réciproque ; qu’une somme de molécules dont les mouvements sont mutuellement annulés ou compensés fait un corps stable, dont l’équilibre
Remarquons d’abord qu’elles se ramènent à une propriété principale, l’étendue, et à l’un des pouvoirs énumérés plus haut, la résistance. — Un corps est une étendue solide ou résistante ; cela signifie que cette étendue, par toutes ses parties continues et successivement explorées, peut provoquer la sensation de résistance ; si ce n’est pas en nous, c’est en un être dont les sensations seraient plus fines que les nôtres. Par là, l’étendue solide se distingue de l’étendue vide, c’est-à-dire du lieu qu’elle occupe. Par là encore, nous définissons sa mobilité, qui n’est que le pouvoir de changer de lieu. Par là enfin, nous définissons ses limites. Elle a une surface, c’est-à-dire une limite ; la surface est la limite de l’étendue solide, comme la ligne est la limite de la surface, comme le point est la limite de la ligne. Or, limite signifie cessation ; la surface, la ligne, le point et les figures qui en dérivent ne sont donc que des points de vue de la solidité, des manières diverses de considérer sa cessation et son manque, c’est-à-dire le manque et la cessation de la sensation de résistance. — Reste l’étendue elle-même. On peut la considérer à trois points de vue, selon les trois dimensions, en longueur, largeur et hauteur. Soit un cube ; son étendue en longueur, largeur et hauteur, c’est la distance qui sépare un point pris à l’un de ses angles de trois points pris à trois autres de ses angles. La distance en trois sens ou directions, voilà le fond de notre idée de l’étendue. Ici, nous Senses and Intellect, 99 et 199. Herbert Spencer, Principles of Psychology, 304. Stuart Mill, Examination of Sir William Hamilton’s Philosophy, 222.
Quand je contracte un de mes muscles, j’ai une de ces sensations qu’on nomme musculaires, et je puis la considérer à deux points de vue. — En premier lieu, la sensation que j’ai est plus ou moins forte ; elle est extrême, si l’effort va jusqu’au déboîtement du muscle ; sa limite est la douleur qu’on appelle crampe ; son caractère est l’intensité plus ou moins grande, et à ce titre je puis comparer ma sensation à d’autres sensations du même muscle plus ou moins intenses. Ce point de vue me permet d’évaluer la résistance que m’opposent les autres corps ; il ne m’enseigne rien encore sur leur étendue, leur distance et leur position. — Mais il y a un second point de vue, et c’est à celui-ci que nous devons notre idée de l’étendue. Car non seulement la sensation musculaire a une intensité plus ou moins grande, mais elle a encore une durée plus ou moins longue. « Quand un muscle commence à se contracter, dit M. Bain, ou quand un membre commence à se fléchir, nous sentons distinctement si la contraction et la flexion sont achevées ou non, et à quel point de leur cours elles s’arrêtent ; il y a une certaine sensation qui correspond à la demi-contraction, une autre qui correspond à la contraction prolongée jusqu’aux trois quarts, une autre encore qui correspond à la contraction complète. »
Ainsi nous distinguons non seulement un surplus d’intensité, mais encore un surplus de durée ajouté à la sensation. « Supposons un poids élevé
Il est clair que nous distinguerons la deuxième sensation de la première, d’abord évidemment parce que, toutes choses restant égales, la deuxième dure deux fois plus longtemps que la première, et ensuite, probablement, parce que, dans le second temps de l’effort, d’autres muscles, entrant en jeu, provoquent de nouvelles sensations musculaires qui s’ajoutent à la continuation des anciennes, non seulement pour prolonger, mais aussi pour diversifier l’opération. Par ces deux sensations distinctes, nous distinguons l’amplitude plus ou moins grande de nos deux mouvements ; et l’on voit comment nous pouvons d’une manière générale distinguer l’amplitude d’un de nos mouvements comparé à un autre. — C’est par ce discernement musculaire que nous arrivons à connaître l’étendue et l’espace. Car, « d’abord il nous fournit le sentiment de l’
— étendue linéaire en tant que cette étendue est mesurée par le mouvement d’un membre ou d’un autre organe mû par des muscles. La différence entre six pouces et dix-huit pouces est exprimée pour nous par les différents degrés de contraction de tel ou tel groupe de nos muscles, de ceux par exemple qui fléchissent le bras, ou de ceux qui, dans la marche, fléchissent ou étendent le membre inférieur. Le fait intérieur qui correspond à la distance extérieure de six pouces est une impression engendrée par le raccourcissement progressif du muscle, c’est-à-dire une vraie sensation musculaire ; c’est l’impression produite par un effort musculaire d’une certaine durée ; une plus grande distance appellerait un effort d’une durée plus longue… »« Or, quand on a le moyen de distinguer la longueur ou
étendue en une direction quelconque, qu’il s’agisse de longueur, de largeur ou de hauteur, la perception ayant exactement le même caractère. Partant, les trois dimensions, c’est-à-dire le volume ou la grandeur totale d’un objet solide, sont perçues de la même manière… On voit sans difficulté qu’il en est de même pour ce qu’on appellesituation ou emplacement, puisque la situation est déterminée par la distance jointe à la direction, la direction étant elle-même déterminée par la distance aussi bien dans l’observation commune que dans les sciences mathématiques. — Pareillement, la forme est désignée et reconnue grâce aux mêmes sensations d’étendue ou de parcours
Reste un troisième point de vue ; car il y a non seulement divers degrés d’intensité et de durée, mais divers degrés de vélocité dans nos mouvements musculaires, et la même contraction des mêmes muscles éveille en nous deux sensations musculaires différentes, selon qu’elle est rapide ou lente. Nous apprenons par l’expérience que, dans beaucoup de cas, ces deux sensations distinctes sont les signes du même mouvement ; en cela, elles s’équivalent. « Un mouvement lent pendant un temps long est la même chose qu’un mouvement plus rapide pendant un temps moins long ; nous nous en convainquons aisément en remarquant qu’ils produisent tous les deux le même effet, puisqu’ils épuisent tous les deux toute l’amplitude de parcours dont le membre est capable. En effet, si nous expérimentons les différentes manières de donner au bras tout son déploiement, nous
— « Soient, dit encore Stuart Mill
Ces deux sensations de résistance, étant simultanées, nous font connaître deux solides, comme existant ensemble. Examination of Sir William Hamilton’s Philosophy, 223.« La question est maintenant de savoir ce que nous avons dans l’esprit, quand nous nous représentons, sous la forme de l’étendue ou de l’espace interposé, la relation qui existe entre les deux objets déjà connus comme simultanés, relation que nous ne supposons pas exister entre l’odeur et la couleur. Notre réponse est que, quelle que puisse être la notion de l’étendue, nous l’acquérons en passant notre main, ou quelque autre organe tactile, dans une direction longitudinale de A à B, et que cette opération, en tant que nous en avons conscience, consiste en une série de sensations musculaires variées… Quand nous disons qu’il y a un espace entre A et B, nous voulons dire qu’une certaine série de ces sensations musculaires doit intervenir entre notre perception de A et notre perception de B. Quand nous disons que l’espace est plus grand ou plus petit, nous voulons dire qu’étant donnée une quantité égale
étendue elle-même. Pour nous, l’idée de l’étendue est celle d’une variété de points qui existent simultanément, mais que le même organe tactile ne peut percevoir que successivement à la fin d’une série de sensations musculaires qui constitue leur distance, ces divers points étant dits situés à diverses distances les uns des autres, parce que la série des sensations musculaires interposées est plus longue en certains cas que dans d’autres… Une série de sensations musculaires, interposée entre la première et la seconde sensation tactile, est la seule particularité qui distingue la simultanéité dans l’espace de la simultanéité qui peut exister entre une saveur et une couleur, entre une saveur et une odeur, et nous n’avons aucune raison de croire que l’étendue en elle-même soit autre chose que cela. »
Ainsi, pour nous, le temps est le père de l’espace, et nous ne concevons la grandeur simultanée que par la grandeur successive. Quand notre bras se meut, il parcourt une étendue : mais nous n’évaluons la grandeur de ce parcours que par les deux facteurs qui la mesurent, d’un côté par la quantité de notre effort musculaire, de l’autre côté par la durée de nos sensations musculaires successives. Dans un parcours, il y a trois termes, la grandeur de la force motrice, la
Ceci nous conduit à une nouvelle vue de la nature des corps ; un corps est un faisceau de ces pouvoirs qu’on vient de décrire. Mais qu’est-ce qu’un de ces pouvoirs ? — Cette rose peut provoquer telle sensation d’odeur ; cela signifie que, si l’on est à la portée, cette sensation d’odeur s’éveillera. Cette table peut provoquer telle forte sensation de résistance ; cela signifie que, si elle est pressée par la main, une forte Des possibilités et des nécessités de sensations, à cela se réduisent les pouvoirs, partant les propriétés, partant la substance même des corps.
Cette conclusion semble paradoxale. Comment admettre que des corps, c’est-à-dire des substances indépendantes de nous, permanentes et que nous concevons comme les causes de nos sensations, ne soient, au fond et en soi, que des possibilités et des nécessités de sensation ? — Pour lever cette difficulté, considérons l’un après l’autre les principaux caractères de ces possibilités et de ces nécessités, et nous verrons qu’elles ont tous ceux de la substance. — Elles sont permanentes ; en effet, la proposition par laquelle j’affirme la possibilité et la nécessité de telle sensation à telles conditions est générale et vaut pour tous les moments du temps. Quel que soit l’instant de la durée que je considère, cette possibilité et cette nécessité s’y rencontrent ; elles durent donc et sont stables. — D’autre part, elles sont indépendantes de moi et de tous les individus sensibles qui ont vécu, vivent et vivront. Car la proposition par laquelle j’affirme la possibilité et la nécessité de telles sensations à telles conditions est abstraite et vaut non seulement pour moi et tous les individus réels, mais pour tous les individus possibles. Quand même il n’y aurait en fait dans le monde aucun individu sensible, elles existeraient ; elles existent donc à part et par
Voyons de quelle façon elles prennent ce rôleExamination of Sir William Hamilton’s Philosophy, 192.« Je vois un morceau de papier blanc sur une table ; je vais dans une autre chambre, et, quoique j’aie cessé de le voir, je suis persuadé que le papier est toujours là. Je n’ai plus les sensations qu’il me donnait ; mais je crois que, si je me place de nouveau dans les circonstances où je les ai eues, c’est-à-dire si je rentre dans la chambre, je les aurai encore, et, de plus, qu’il n’y a eu aucun moment intermédiaire dans lequel je n’eusse pu les avoir. »
— Ceci est un spécimen de nos opérations ordinaires, et il est clair que, pour toute autre perception de la vue ou d’un autre sens, l’analyse serait la même. — Or, d’après cette analyse, on voit
« que ma conception du monde à un instant donné ne contient qu’une petite proportion de sensations présentes. Je pourrais même en cet instant n’en avoir aucune ; en tout cas, elles ne sont qu’une très insignifiante partie du tout que j’embrasse. La conception que je me forme du monde à un moment de son existence comprend, outre
les sensations que j’éprouve actuellement, une variété innombrable de possibilités de sensations, comprenant d’abord toutes les sensations que l’observation antérieure m’atteste comme pouvant en ce moment surgir en moi en des circonstances supposables quelconques, et, en outre, une multitude indéfinie et illimitée d’autres sensations que des circonstances à moi inconnues et hors de mes prévisions pourraient éveiller en moi. Ces diverses possibilités de sensations sont pour moi dans le monde la chose importante. Mes sensations présentes sont généralement de peu d’importance et, de plus, fugitives ; au contraire, les possibilités sont permanentes, ce qui est le caractère par lequel notre notion de la matière ou de la substance se distingue principalement de notre notion de la sensation. — Ces possibilités, qui, avec une condition de plus, deviennent des certitudes , ont besoin d’un nom spécial qui les distingue des possibilités pures, vagues, dont l’expérience n’a pas déterminé les conditions et sur lesquelles nous ne pouvons compter. Or, sitôt qu’un nom distinctif est appliqué, quand même ce serait à la même chose considérée sous un aspect différent, l’expérience la plus familière de notre nature mentale nous enseigne que ce nom différent est bientôt considéré comme le nom d’une chose différente. Which are conditional certainties.« Ces possibilités de sensations, une fois certifiées et garanties, ont une autre particularité importante : c’est qu’elles sont la possibilité non de sensations isolées, mais de sensations jointes en un groupe. Quand nous nous représentons une chose quelconque comme une substance matérielle, en d’autres termes, comme un corps, nous avons éprouvé, ou
nous pensons que, dans telles conditions données, nous éprouverions, non pas une seulesensation, mais un nombre et une variété très grande et même indéfinie de sensations appartenant en général à différents sens et tellement liées entre elles que la présence de l’une annonce la présence possible, au même instant, de l’une quelconque des autres. Par conséquent, non seulement cette possibilité particulière d’une sensation se trouve investie de la qualité de permanence, lorsque nous n’éprouvons actuellement aucune sensation ; mais encore, quand nous en éprouvons quelqu’une, les autres sensations du groupe sont conçues par nous sous la forme de possibilités présentes qui pourraient être réalisées en cet instant même. Et comme ceci arrive tour à tour pour chacune d’elles, le groupe dans son ensemble se présente à l’esprit comme permanent et fait contraste non seulement avec le caractère temporaire de ma présence corporelle en cet endroit, mais encore avec le caractère temporaire de chacune des sensations qui composent le groupe ; en d’autres termes, il se présente à l’esprit comme une sorte de substratum permanent sous une série d’expériences ou manifestations temporaires, ce qui est un autre caractère essentiel par lequel notre idée de la substance ou matière se distingue de notre idée de la sensation.« Considérons maintenant un autre caractère général de notre expérience, qui est que, outre des groupes fixes, nous reconnaissons un ordre fixe dans nos sensations. C’est un ordre de succession, et, une fois établi par l’observation, il donne naissance aux idées de cause et d’effet… De quelle nature est cet ordre fixe de nos sensations ? C’est un rapport constant
entre deux termes, et tel que l’un précède toujours et que l’autre suive toujours. Mais d’ordinaire ce rapport ne se rencontre pas entre une sensation actuelle et une autre. Il y a très peu de cas où l’expérience nous montre ces sortes de couples. Dans presque tous les couples que nous rencontrons dans la nature, les deux termes liés à titre d’antécédent et de conséquent ne sont pas des sensations, mais ces groupes dont nous parlions ; une très petite portion de chaque groupe est sensation actuelle ; sa plus grande portion consiste en possibilités permanentes de sensation, possibilités qui nous sont attestées par un nombre petit et variable de sensations actuellement présentes. Partant, nos idées de cause, de puissance, d’activité, ne s’attachent pas dans notre esprit à nos sensations considérées comme actuelles, sauf dans les quelques cas physiologiques où les sensations figurent par elles-mêmes comme antécédents dans quelque couple régulier. Nos idées de cause, de puissance, d’activité, au lieu de s’attacher à des sensations, s’attachent à des groupes de possibilités de sensation. Les sensations conçues ne se présentent pas habituellement à nous comme des sensations actuellement éprouvées, car non seulement une quelconque d’elles ou une quantité quelconque d’entre elles peut être supposée absente, mais encore aucune d’elles n’a besoin d’être présente. Nous trouvons que les modifications qui ont lieu plus ou moins régulièrement dans nos possibilités de sensation sont pour la plupart tout à fait indépendantes de la conscience que nous en avons et de notre présence ou de notre absence. Que nous soyons endormis ou éveillés, le feu s’éteint et met fin à une possibilité particulière de chaleur et de lumière. Que nous soyons présents ou absents, le blé mûrit et apporte une nouvelle possibilité d’alimentation. Par là, nous apprenons promptement à nous représenter la Nature comme composée seulement de ces groupes de possibilités, et nous concevons la force active dans la Nature comme manifestée par la modification de quelqu’une d’elles au moyen d’une autre. Ainsi les sensations, qui pourtant sont le fondement originel du tout, finissent par être considérées comme une sorte d’accident dépendant de nous, et les possibilités sont regardées comme beaucoup plus réelles que les sensations actuelles, bien plus, comme les réalités mêmes dont celles-ci ne sont que les représentations, les apparences ou effets. — Une fois arrivés à cet état d’esprit, et à partir de ce moment pour tout le reste de notre vie, nous n’avons jamais conscience d’une sensation présente sans la rapporter instantanément à quelqu’un des groupes de possibilités dans lesquels est enregistrée une sensation de la même espèce, et, si nous ne savons pas encore à quel groupe la rapporter, nous sentons au moins la conviction irrésistible qu’elle doit appartenir à un groupe ou à un autre, en d’autres termes, que sa présence prouve l’existence, ici et actuellement, d’un grand nombre et d’une grande variété de possibilités de sensation sans lesquelles elle ne se serait pas produite. L’ensemble des sensations comme possibles forme ainsi un arrière-fond permanent à une quelconque ou à plusieurs des sensations qui, à un moment donné, sont actuelles, et les possibilités sont conçues comme étant, par rapport aux sensations actuelles, dans la relation d’une cause à ses effets, ou d’une étoffe aux figures qui sont peintes dessus, ou d’une racine à sa tige, à ses feuilles et à ses fleurs, ou d’un substratum à ce qui est étendu dessus, ou, en langage transcendantal, d’une matière à sa forme. « Quand ce point a été atteint, les possibilités permanentes en question ont pris un aspect et un rôle par rapport à nous si différents du rôle et de l’aspect que revêtent nos sensations, qu’elles ne peuvent manquer, et cela par le jeu naturel de notre constitution mentale, d’être conçues et crues comme au moins aussi différentes de nos sensations qu’une sensation l’est d’une autre. Le fondement qu’elles ont dans la sensation est oublié, et nous supposons qu’elles sont quelque chose qui, intrinsèquement, en diffère. En effet, nous pouvons nous soustraire à nos sensations (externes), ou nous pouvons en être écartés par quelque autre agent. Mais, quoique les sensations cessent, les possibilités demeurent en existence ; elles sont indépendantes de notre volonté, de notre présence et de tout ce qui nous appartient. Nous découvrons en outre qu’elles appartiennent à des êtres humains ou sensibles, autres que nous-mêmes. Nous trouvons que d’autres personnes fondent leur attente et leur conduite sur les mêmes permanentes possibilités que nous. Mais nous ne trouvons pas qu’elles éprouvent les mêmes sensations actuelles. Les autres personnes n’ont pas nos sensations exactement quand nous les avons et exactement comme nous les avons ; mais elles ont nos possibilités de sensation. Tout ce qui indique comme présente une possibilité de sensations pour nous-mêmes indique comme présente une possibilité de sensations semblables pour eux, excepté en tant que leurs organes de sensation peuvent s’écarter du
type des nôtres. Ceci met le sceau final à la conception par laquelle nous considérons les groupes de possibilités comme la réalité fondamentale dans la Nature. Les possibilités permanentes sont communes à nous et aux créatures semblables à nous ; les sensations actuelles ne le sont pas. Ce que les autres perçoivent quand je le perçois, ce que les autres attestent pour les motifs d’après lesquels je l’atteste, me paraît plus réel que ce dont ils ne savent rien, à moins que je ne les en informe. Le monde des Sensations possibles qui se succèdent les unes aux autres selon des lois est aussi bien dans les autres êtres sentants qu’en moi ; il a donc une existence hors de moi ; il est un Monde extérieur. « La matière peut donc être définie une Possibilité permanente de sensation… Nous croyons que nous percevons un quelque chose étroitement lié à nos sensations, mais différent de celles que nous éprouvons en cet instant particulier, et distinct des sensations en général, parce qu’il est permanent et toujours le même, pendant que celles-ci sont fugitives, variables et se déplacent l’une l’autre. Mais ces attributs de l’objet de la perception sont des propriétés qui appartiennent à toutes les possibilités de sensation que l’expérience garantit. La croyance en ces possibilités permanentes me semble donc renfermer tout ce qui est essentiel ou caractéristique dans la croyance aux substances. Je crois que Calcutta existe, quoique je ne perçoive pas cette ville, et je crois qu’elle existerait encore si tout habitant capable de perception quittait tout d’un coup la place ou tombait mort. Mais, si j’analyse ma croyance, tout ce que j’y trouve, c’est que si ces événements avaient lieu, la possibilité
permanente de sensation que j’appelle Calcutta subsisterait encore, et que, si j’étais transporté soudainement sur les rives de l’Hooghly, j’aurais encore les sensations qui, si je les avais maintenant, me conduiraient à affirmer que Calcutta existe ici et maintenant Pour que l’analyse soit tout à fait exacte, il faut mettre, je crois : « Si un être quelconque, analogue à moi, était transporté sur les rives de l’Hooghly, il aurait, etc. » La possibilité permanente est absolument générale. . — Nous pouvons donc induire de là que les philosophes, aussi bien que les autres hommes, quand ils pensent à la matière, la conçoivent réellement comme une possibilité permanente de sensation. Mais la majorité des philosophes se figure qu’elle est quelque chose de plus ; et les autres hommes, quoique, selon moi, ils n’aient rien dans l’esprit qu’une possibilité permanente de sensations, seraient indubitablement, si on leur posait la question, de l’avis des philosophes ; et, quoique ceci s’explique suffisamment par la tendance de l’esprit à inférer une différence dans les choses d’après une différence dans les noms, je me reconnais obligé à montrer comment il est possible de croire à l’existence d’une chose transcendante autre que les possibilités de sensation, et cela sans qu’il y ait une telle chose et sans que nous la percevions actuellement.« Ceci dit, l’explication n’est pas difficile. C’est un fait admis que nous sommes capables de toutes les conceptions que la généralisation peut former en partant des lois observées de nos sensations. Sitôt que nous avons constaté un rapport entre quelqu’une de nos sensations et quelque chose qui est autre qu’elle, nous pouvons, sans difficulté, concevoir le même
rapport entre la somme de toutes nos sensations et quelque chose qui soit autre qu’elles. Les différences que notre conscience reconnaît entre une sensation et une autre nous donnent l’idée générale de différence et associent indissolublement à chaque sensation que nous avons le sentiment qu’elle est différente d’autres choses ; et, quand une fois cette association a été formée, nous ne pouvons plus concevoir une chose quelconque sans être capables et même obligés de former aussi la conception de quelque chose de différent. Cette familiarité avec l’idée de quelque chose de différent de chaquechose que nous connaissons nous conduit aisément et naturellement à former la notion de quelque chose de différent detoutesles choses que nous connaissons, collectivement aussi bien qu’individuellement. Il est vrai que nous ne pouvons nous faire aucune idée de ce que peut être une telle chose ; la notion que nous en avons est purement négative ; mais l’idée de substance, si l’on en ôte les impressions faites sur nos sens, est purement négative. Ainsi il n’y a aucun obstacle psychologique qui nous empêche de former la notion d’un quelque chose qui n’est ni une sensation ni une possibilité de sensation, même lorsque notre conscience ne confirme pas cette opération par son témoignage ; et il est tout à fait naturel que les possibilités permanentes de sensation que nous atteste notre conscience soient confondues dans notre esprit avec cette conception imaginaire. Notre expérience tout entière nous montre la force de la tendance qui nous porte à prendre des abstractions mentales, même négatives, pour des réalités substantielles ; et les possibilités permanentes de sensation que l’expérience garantit sont, par plusieurs de leurspropriétés, si extrêmement différentes des sensations actuelles, que, puisque nous sommes capables d’imaginer quelque chose qui dépasse la sensation, il y a une grande probabilité naturelle pour que nous supposions qu’elles sont ce quelque chose. « Mais cette probabilité naturelle se change en certitude, quand nous faisons entrer en ligne de compte cette loi universelle de notre expérience, qu’on nomme loi de causalité, et qui nous rend incapables de concevoir le commencement d’une chose quelconque sans une condition antécédente ou cause. Ce cas est un des plus notables entre tous ceux dans lesquels nous étendons à la somme totale de notre expérience une notion tirée des parties de notre expérience. Il est un exemple frappant de notre capacité pour concevoir et de notre tendance à croire qu’une relation, qui subsiste entre chaque élément individuel de notre expérience et quelque autre élément, subsiste aussi entre la totalité de notre expérience et quelque chose de situé hors de la sphère de l’expérience. En étendant ainsi à l’ensemble de toutes nos expériences une relation intérieure qui existe entre ses diverses parties, nous sommes conduits à considérer la sensation elle-même — la réunion totale de nos sensations — comme ayant son origine dans des existences antécédentes et qui dépassent la sensation. Nous y sommes conduits par le caractère particulier de ces couples uniformes que l’expérience nous dévoile parmi nos sensations. Comme nous l’avons déjà remarqué, l’antécédent constant d’une sensation est rarement une sensation actuelle ou un groupe de sensations actuelles. Cet antécédent est bien plus souvent l’existence d’un groupe de possibilités qui n’enferment
point de sensations actuelles, sauf celles qui sont requises pour montrer que les possibilités sont réellement présentes. Des sensations actuelles ne sont pas même indispensables pour cela ; car la présence de l’objet (laquelle n’est rien de plus que la présence immédiate des possibilités) peut nous être manifestée par la sensation même que nous lui rapportons et que nous croyons être son effet. De cette façon, l’antécédent réel d’un effet — le seul antécédent qui, étant invariable et inconditionnel, soit considéré par nous comme la cause — peut être, non pas une sensation quelconque actuellement sentie, mais simplement la présence, en ce moment ou au moment immédiatement précédent, d’un groupe de possibilités de sensation. Partant, ce n’est pas aux sensations actuellement éprouvées, c’est à leurs possibilités permanentes que l’idée de cause vient à être identifiée ; et, par un seul et même mécanisme, nous acquérons l’habitude de considérer la sensation en général, de même que toutes nos sensations individuelles, comme un effet, et en outre l’habitude de concevoir, comme causes de la plupart de nos sensations individuelles, non pas d’autres sensations, mais des possibilités générales de sensation… On dira peut-être que la précédente théorie rend bien quelque compte de l’idée d’existence permanente qui est une partie de notre conception de la matière, mais qu’elle n’explique point une de nos croyances, la croyance que ces objets permanents sont extérieurs ou hors de nous-mêmes. Je crois, au contraire, que l’idée même d’un quelque chose hors de nous-mêmes est dérivée uniquement de la connaissance que l’expérience nous donne des possibilités permanentes. Nous portons nos sensations avec nous partout où nous allons, et elles n’existent jamais là où nous ne sommes pas. Au contraire, quand nous changeons de place, nous n’emportons pas avec nous les possibilités permanentes de sensation ; elles restent jusqu’à ce que nous revenions, ou bien elles naissent et cessent à des conditions sur lesquelles notre présence n’a en général aucune influence. Bien plus, elles sont et, après que nous aurons cessé de sentir, elles seront des possibilités permanentes de sensation pour d’autres êtres que nous-mêmes. Ainsi, les sensations actuelles et les possibilités permanentes de sensation sont en contraste absolu les unes vis-à-vis des autres, et, quand l’idée de cause a été acquise et étendue, par généralisation, des portions de notre expérience à sa somme totale, il est tout naturel que les possibilités permanentes soient classées par nous comme des existences génériquement distinctes de nos sensations, mais dont nos sensations sont les effets… Si toutes ces considérations mises ensemble n’expliquent pas complètement la conception que nous avons de ces possibilités comme d’une classe d’entités indépendantes et substantielles, je ne sais pas quelle analyse psychologique peut être concluante. »
À mon avis, celle-ci l’est, sauf un point que nous avons déjà indiqué. Ces possibilités de sensation, qui sont constituées par la présence de toutes les conditions de la sensation, moins une, se transforment en nécessités, lorsque cette dernière condition manquante vient s’ajouter aux autres. Je vois une table ; cela signifie qu’ayant telle sensation visuelle, je conçois et j’affirme la possibilité de telles sensations de mouvement musculaire, de résistance, de son faible, pour doit s’accomplir ; l’une et l’autre sont des particularités, des manières d’être extraites de l’événement et isolées par une fiction mentale. Mais, comme la loi qui prédit cet événement sous telles conditions est générale et, partant, permanente, l’une et l’autre apparaissent comme permanentes et se trouvent ainsi érigées en substances, ce qui les oppose aux événements passagers et les classe à part. — À présent, sous le nom de forces, les possibilités permanentes se ramènent sans difficulté à ce que nous nommons matière et corps ; nous ne répugnons pas à admettre que le monde dans lequel nous sommes plongés soit un système de forces ; du moins telle est la conception des plus profonds physiciens. Des forces diverses qui, sous diverses conditions, provoquent en nous des sensations diverses : voilà les corps par rapport à nous et à tout être analogue à nous.
Reste à chercher ce qu’un corps est par rapport à un autre. — Remarquons d’abord que la plupart des corps que nous percevons changent, du moins à plusieurs égards, et que l’expérience
Dès lors deux séries nouvelles de propriétés viennent s’ajouter à lui et parfaire son être. — D’un côté, nous remarquons qu’il est capable de tels changements précis sous telles conditions précises ; il peut changer de lieu, de figure, de grandeur, de consistance, de couleur, d’odeur, être divisé, devenir solide, liquide, gazeux, être échauffé, refroidi, etc. Nous le concevons par rapport à ses événements possibles, comme nous l’avons conçu par rapport à nos sensations possibles, et, au premier groupe de possibilités et de nécessités permanentes par lequel nous l’avons constitué, nous en associons un second. — D’autre part, nous remarquons que tel de ses événements provoque tel changement dans un autre corps. La bille en mouvement déplace une autre bille. Une dissolution acide rougit le papier de tournesol. Ce foyer allumé vaporise l’eau de la chaudière. Ce morceau de fer chauffé et rapproché dilate l’alcool du thermomètre. Par ces diverses observations, nous constatons que tel corps est capable, sous telles conditions précises, de provoquer tels changements dans d’autres corps, et nous le définissons, non plus par rapport à nos événements, non plus par rapport à ses événements, mais par rapport aux événements des autres corps. À ce troisième titre, il est encore un groupe de possibilités et de nécessités permanentes, et, par ces trois rapports, nous l’avons constitué complètement. — Il peut et, sous certaines conditions, il doit provoquer en nous telles sensations musculaires et tactiles de résistance, d’étendue, de figure et d’emplacement, telles sensations de température, de couleur, de son, d’odeur et de saveur : voilà ses
La scène change, lorsque nous essayons de démêler, dans cette multitude énorme de propriétés, les propriétés fondamentales. Les êtres sentants ne sont qu’une file dans la prodigieuse armée d’êtres distincts que nous observons ou devinons dans la nature, et nos événements ne sont qu’une quantité minime dans la masse monstrueuse des événements. Le moi est un réactif entre cent millions d’autres, l’un des plus périssables, l’un des plus faciles à déranger, l’un des plus inexacts, l’un des plus insuffisants. À ses notations, nous substituons d’autres notations équivalentes, et nous définissons les propriétés des corps, non plus par nos événements, mais par certains de leurs événements. Au lieu de notre sensation de Nisus.
Cela posé, il découvre peu à peu que, dans ses définitions des corps et de leurs propriétés, un mode ou une particularité du mouvement ainsi conçu peut tenir lieu de ses sensations. Il appelait solide ce qui provoque en lui la sensation de résistance ; il appelle maintenant solide ce qui provoque l’arrêt d’un corps quelconque en mouvement. Il concevait l’étendue vide par ses sensations musculaires de locomotion libre ; il la conçoit maintenant par le mouvement non arrêté d’un corps quelconque. Il se représentait les lignes, les surfaces et les solides par des groupes de plus en plus complexes dont ses sensations de locomotion, de contact et de résistance étaient les éléments ; il définit maintenant la ligne par le mouvement d’un point, la surface par le mouvement d’une ligne, le solide par le mouvement d’une surface. Il évaluait la force par la grandeur de sa sensation d’effort ; il la mesure, maintenant par la vitesse du mouvement qu’elle imprime à une masse donnée, ou par la grandeur de la masse à laquelle elle imprime un mouvement d’une vitesse donnée. — Il arrive ainsi à concevoir le corps comme un mobile moteur, en qui la vitesse et la masse sont des points de vue
Entre ces extraits de sensation par lesquels, en dernière analyse, nous concevons et définissons toujours les corps, y en a-t-il un que nous puissions à bon droit leur attribuer ? Ou bien les corps ne sont-ils qu’un simple faisceau de pouvoirs ou possibilités permanentes, desquels nous ne pouvons rien affirmer, sinon les effets qu’ils provoquent en nous ? Bien mieux, comme le pensent Bain et Stuart Mill d’après Berkeley, ne sont-ils qu’un pur néant, érigé par une illusion de l’esprit humain en substances et en choses du dehors ? N’y a-t-il dans la nature que les séries de sensations passagères qui constituent les sujets sentants, et les possibilités durables de ces mêmes sensations ? N’y a-t-il rien d’intrinsèque dans cette pierre ? Ne découvrons-nous en elle que des propriétés relatives, par exemple la possibilité de telles
Y a-t-il quelque série d’événements internes que nous puissions, aussi par induction et analogie, transporter de nous dans la pierre, pour conférer à la pierre l’existence indépendante et distincte que nous avons conférée à notre semblable ou à l’animal ? — Oui, certes, du moins à mon avis, et au moyen d’éliminations préalables. Comme on l’a vu tout à l’heure, de la série des sensations musculaires par laquelle nous concevons le mouvement, nous retranchons tous les caractères qui peuvent la distinguer d’une autre série. Après cette grande suppression, elle n’est plus pour nous qu’une série abstraite d’états successifs, interposée entre un certain moment initial et un certain moment final. Chacun des états composants a été dépouillé de toute qualité et n’est plus défini que par sa position dans la série, comme plus proche ou plus lointain du moment initial ou du moment final. C’est cette série, plus ou moins courte, d’états successifs compris entre un moment initial et un moment final, et définis seulement par leur ordre réciproque, que nous nommons le mouvement pur. — Or nous avons toutes les raisons du monde pour l’attribuer à ces inconnus que nous nommons des corps, pour-être certains que, de l’un, elle passe à l’autre, et pour poser les règles de cette communication ; car l’analogie qui nous permet d’accorder à telle forme animale des sensations, perceptions, souvenirs, volontés semblables aux nôtres, nous permet également d’accorder
Sans doute, nous ne connaissons les êtres animés ou inanimés que par les sensations qu’ils nous donnent. Sans doute encore, tous les matériaux avec lesquels nous construisons en nous leur idée sont nos sensations ou des extraits plus ou moins élaborés de nos sensations. Mais nous pouvons, sur preuves valables, reporter hors de nous quelques-uns de ces matériaux plus ou moins transformés et réduits, et leur attribuer hors de nous une existence distincte analogue à celle qu’ils ont chez nous. Nous sommes enclins naturellement à cette opération par imagination et par sympathie. À l’aspect d’une fusée qui s’élance, comme à l’aspect d’un oiseau qui prend son vol, nous nous mettons involontairement à la place de l’objet ; nous répétons mentalement son essor ; nous l’imitons par notre attitude et nos gestes. Les peuples enfants, en qui cette aptitude est intacte, la suivent bien plus loin que nous. L’homme primitif, l’Aryen, le Grec, imprégnait de son âme les sources, les fleuves, les montagnes, les nuées, l’air, tous les aspects du ciel et du jour ; il voyait dans les êtres inanimés des vivants semblables à lui-même. Peu à peu, à force d’expériences et de vérifications, nous avons restreint ce transport trop complet de nous-mêmes hors de nous-mêmes. Aujourd’hui, nous l’avons ramené à un minimum ; nous avons supprimé jusqu’aux derniers vestiges de l’erreur primitive ; nous ne croyons plus qu’il y ait dans les corps bruts des attractions, des répulsions, des efforts taillés sur le patron des états moraux que chez nous nous désignons par ces mots quand nous parlons ainsi, nous Par cette addition à la théorie de Bain et de Stuart Mill, nous restituons aux corps une existence effective, indépendante de nos sensations. Mais la théorie, aidée de cette addition, nous conduit beaucoup plus loin et nous permet de compléter les vues que nous avons présentées sur les rapports du physique et du moral. (Voir 1 De l’analyse du mouvement, il suit qu’il n’est pas absolument hétérogène à la sensation ; car l’idée que nous en avons est formée avec des matériaux fournis par nos sensations musculaires de locomotion. Dans la série des sensations musculaires successives qui composent une sensation totale de locomotion, dépouillez les sensations composantes de toute qualité et de toute différence intrinsèques ; considérez-les abstraitement, comme de purs événements successifs, déterminés seulement par leur ordre relatif dans la série, et par le temps total qu’ils emploient à se succéder dans cet ordre depuis le moment initial jusqu’au moment final ; c’est cette série abstraite qui constitue pour nous le mouvement de notre bras et que nous attribuons, par induction et analogie, à la pierre que notre main emporte avec elle. — Or, les éléments de cette série abstraite, étant ainsi amenés au maximum de simplicité possible, peuvent lire considérés comme des sensations re partie, livre IV, ch. II, § IV et V.)élémentaires au maximum de simplicité possible. Auquel cas le mouvement le plus simple, tel que nous l’attribuons à un point mobile, serait précisément la série la plus simple de ces événements moraux élémentaires dont nous avons vu les formes dégradées se prolonger, en se dégradant davantage encore, sous les événements moraux composés, sensations et images, dont nous avons conscience. Les sensations et les images ne seraient alors que des cas plus compliqués du mouvement. — Par cette réduction, les deux idiomes, celui de la conscience et celui des sens, dans lesquels nous lisons le grand livre de la nature, se réduiraient à un seul ; le texte mutilé et la traduction interlinéaire mutilée, qui se suppléent mutuellement, seraient une seule et même langue, écrite avec des caractères différents, dans le prétendu texte avec des caractères plus compliqués, dans la prétendue traduction avec des caractères plus simples, et le lien qui réunit la traduction et le texte serait fourni par le rapport découvert entre notre idée du mouvement et la sensation musculaire de locomotion, qui fournit à cette idée ses éléments. — Cela admis, on pourrait embrasser la nature par une vue d’ensemble. Les séries simultanées d’événements successifs qui la composent seraient toutes homogènes. L’exemplaire nous en serait fourni par la sensation telle que nous l’observons en nous, et par les sensations élémentaires de plus en plus dégradées et simplifiées qui composent cette sensation totale. À la limite extrême de simplicité, toutes se réduiraient à des mouvements, lesquels ne seraient eux-mêmes que des séries continues de sensations infinitésimales, dépouillées de toute qualité et définissables seulement au point de vue de la quantité, c’est-à-dire par la durée employée à leur accomplissement et par la grandeur de l’effet consécutif. À ce titre, tous les faits ou événements de la nature pourraient se ramener à des mouvements, et nos sciences, ayant toutes pour objet le dégagement des éléments simples, pourraient toutes, comme en effet elles y tendent, se ramener à la mécanique. Mais ce ne serait là que le point de vue analytique ; en soi, le mouvement ne serait concevable que par les séries de sensations musculaires dont il est l’extrait le plus mince, et, directement, le type de l’existence serait l’événement mental, sensation ou image, tel que la conscience le constate en nous.
table, bâton, viande, pierre, arbre, et les autres ; peu à peu, ils équivalent pour lui au groupe d’images animales qui faisait d’abord toute sa perception. Il s’en sert incessamment ; devenu adulte, il en cherche le sens et les accouple. L’homme remarque alors que la sensation dont il a l’image était possible
Sommaire.
II. Les sensations du toucher ne sont point situées à l’endroit où nous les plaçons. — Ce qui se produit à cet endroit, c’est, à l’état normal, un ébranlement nerveux qui est un de leurs précédents. — Illusion des amputés. — Observations et expériences de Mueller. — Maladies et compressions des troncs nerveux. — Sensations localisées à faux par les paralytiques insensibles. — Sensations localisées à faux après les opérations d’autoplastie. — Expériences et observations de Weber. — Loi qui régit la localisation. — Nous situons notre sensation à l’endroit où nous avons coutume de rencontrer sa condition ou cause ordinaire.
III. Conséquences. — Nous situons nos sensations de son et de couleur hors de l’enceinte de notre corps. — Exemples. — Aliénation de nos sensations de couleur. — Elles nous semblent une propriété des corps colorés. — Mécanisme de cette aliénation. — Preuve que la couleur n’est qu’une sensation provoquée par un état de la rétine. — Couleurs subjectives. — Sensation subjective des couleurs complémentaires. — Figures lumineuses que suscite la compression de l’œil. — Sensation de lumière que provoque la section du nerf optique. — Sensations visuelles que produit l’excitation prolongée ou l’excitation en retour des centres visuels. — Applications diverses de la loi qui régit la localisation. — Rôle du toucher explorateur. — Cas où l’emplacement de la sensation reste vague.
IV. Éléments du jugement localisateur. — Exemples. — Il se compose d’images tactiles et musculaires, ou d’images visuelles. — Atlas tactile et musculaire. — Nous pouvons constater sa présence chez les aveugles-nés. — Cas où nous pouvons constater sa présence en nous-mêmes. — Exemples. — Comment fonctionne l’atlas tactile et musculaire. — Il est primitif. — Atlas visuel. — Il est ultérieur. — La localisation d’une sensation s’opère par l’adjonction d’images visuelles ou tactiles et musculaires accolées à cette sensation. — Dans l’instinct, cette adjonction est spontanée. — Chez l’homme, elle est une acquisition de l’expérience.
V. Différences des deux atlas. — Formation spontanée de l’atlas tactile et musculaire. — Formation dérivée de l’atlas visuel. — Localisation primitive des sensations visuelles. — Sensations brutes de la rétine. — Ce que l’éducation de l’œil leur ajoute. — Observations faites sur les aveugles-nés après l’opération qui leur rend la vue. — Cas cités par Cheselden, Ware, Home, Nunnely et Waldrop. — Aux sensations rétiniennes et musculaires de l’œil s’adjoint l’image des sensations musculaires de transport et de locomotion des membres et de tout le corps. — Cette association est un effet de l’expérience. — Opinion d’Helmholtz. — Les sensations rétiniennes et musculaires de l’œil deviennent des signes abréviatifs. — Analogie de ces sensations et des noms. — Elles sont comme eux des substituts d’images. — Ordinairement, ces images restent à l’état latent et ne peuvent pas être démêlées par la conscience. — Procédé comparatif par lequel nous évaluons les grandes distances. — Nous ne comparons plus alors que des signes.
VI. Première idée de l’étendue visible. — Une série très courte de sensations musculaires et rétiniennes de l’œil est le substitut d’une série très longue de sensations tactiles et musculaires du corps et des membres. — Manière dont les
VII. Conséquences de la situation que paraissent avoir nos sensations. — Elles paraissent étendues et continues. — Partant, les corps que nous connaissons par leur entremise nous paraissent étendus et continus. — En quoi cette croyance est trompeuse. — L’idée de l’étendue n’est pas innée, mais acquise. — Idée de notre corps. — Enceinte corporelle du moi. — Idée d’un corps extérieur. — Nous le concevons, par rapport à notre sensation localisée, comme un au-delà, et, par rapport à notre corps, comme un dehors. — Projection des sensations de la vue et de l’ouïe dans ce dehors. — Leur aliénation définitive. — Achèvement du simulacre interne qui aujourd’hui constitue pour nous une perception extérieure. — Pourquoi il nous apparaît comme autre que nous et hors de nous.
VIII. En quoi cette hallucination est vraie à l’état normal. — Notre illusion équivaut à une connaissance. — Ce qu’il y a de vrai dans le jugement localisateur. — À l’endroit où semblent situées les sensations du premier groupe se trouve situé le point de départ de l’ébranlement nerveux. — À l’endroit où semblent situées les sensations du second groupe se trouve situé le point de départ de l’ondulation éthérée ou aérienne. — Ce qu’il y a de vrai dans la perception extérieure. — Aux différences qui distinguent les sensations du second groupe correspondent des différences dans le type des ondulations et dans les caractères de leurs points de départ. — À la substance corporelle jugée permanente correspondent une possibilité et une nécessité permanentes de sensations et, en général, d’événements. — Toute perception extérieure se réduit à l’assertion d’un fait général pensé avec ses conditions. — Concordance ordinaire de la loi réelle et de la loi mentale. — Adaptation générale de l’ordre interne à l’ordre externe. — Établissement spontané, perfection progressive, mécanisme très simple de cette adaptation.
En même temps que le grand travail mental dont on vient de parler, il s’en accomplit un autre aussi M. de Jaager dit à la personne sur laquelle il fait l’expérience de toucher la clef électrique de la main gauche lorsqu’elle recevra le choc électrique du côté droit, et de la main droite quand elle recevra le choc électrique du côté gauche. Alors deux cas se présentent. Tantôt la personne sait d’avance que le choc viendra de tel côté, du côté droit par exemple ; alors l’intervalle entre le choc qu’elle reçoit et le signal consécutif qu’elle donne est de vingt centièmes de seconde. Tantôt la personne ne sait pas d’avance de quel côté viendra le choc, et le choc vient du côté droit par exemple ; alors l’intervalle entre le choc qu’elle reçoit et le signal consécutif qu’elle donne est de vingt-sept centièmes de seconde. La différence entre les deux cas est donc de sept centièmes de seconde. — Dans les deux cas évidemment, la sensation brute se produit au même instant ; mais, dans le premier, l’image du côté droit est toute prête à entrer en scène et n’est pas contrebalancée, comme dans le second cas, par l’image également prête du côté gauche. Pour que cet équilibre soit rompu et que l’image du côté droit se soude par sélection à la sensation survenante, il faut un certain temps, et, d’après l’expérience, ce temps est de sept centièmes de seconde. — En général, entre une sensation et un signal consécutif, il s’écoule deux dixièmes de seconde, et, si la sensation, celle d’un son instantané, d’un choc électrique, d’une étincelle, doit évoquer une image auxiliaire, elle emploie, lorsque cette image n’est pas prête ou se trouve contrebalancée par une autre, un dixième de seconde de plus que lorsque la même image auxiliaire est prête, ou n’a pas d’antagoniste. — Il faut donc aux images un intervalle de temps pour se souder à la sensation, et cet intervalle est d’autant plus long que leur évocation est moins préparée ou plus disputée.Revue des Deux Mondes du 1er août 1867, p. 794. — Ribot, « De la durée des actes psychiques » (Revue philosophique, 1876, t. III, p. 267).« MM. Donders et de Jaager ont fait l’expérience d’une manière un peu différente. L’un prononçait une syllabe quelconque, l’autre la répétait aussitôt qu’il l’entendait ; un phonautographe enregistrait les vibrations de la parole ; quand la syllabe à répéter avait été concertée d’avance, le retard observé était de deux dixièmes de seconde ; dans le cas contraire, il était de trois dixièmes. »
— Les résultats sont analogues quand l’observateur, tour à tour prévenu ou non prévenu, doit noter l’apparition d’une lumière blanche ou rouge.au-delà et un dehors.
Je viens de poser mon pied à terre ; j’éprouve une sensation de pression, et je juge qu’elle est située dans mon pied gauche, qu’elle est assez forte au milieu, légère au talon, presque nulle aux cinq doigts. Considérons ce jugement ; pris en soi, il est faux ; la sensation n’est pas dans mon pied. Ici, depuis longtemps, les observations des physiologistes ont démêlé l’erreur et établi la théorie. La vérité est qu’un ébranlement s’est produit dans les nerfs du pied, plus fort à la plante, moindre aux doigts et au talon, que cet ébranlement s’est communiqué tout le long des nerfs jusqu’aux centres sensitifs de l’encéphale, et que c’est dans l’encéphale que la sensation a eu lieu. Nous la situons à tort à la circonférence de notre appareil nerveux, elle est au centre ; ce qui se produit dans le pied, ce n’est pas elle, mais le commencement de l’ébranlement nerveux dont elle est la fin.
Là-dessus, les preuves surabondent. Elles se résument toutes en ceci que, dans beaucoup de cas, la sensation nous semble située en un endroit où très certainement elle n’est point. Au moyen de ces cas, nous constatons une loi générale : c’est que, dans l’état actuel, sitôt qu’une sensation surgit, elle est accompagnée d’un jugement par lequel nous la déclarons située en tel ou tel endroit. Il peut se faire qu’il y ait alors en cet endroit un ébranlement nerveux ; il peut se faire qu’il n’y en ait point du tout. Peu importe ; le jugement se produit aussi bien dans le second cas que dans le premier ; la sensation, à elle seule, suffit pour le provoquer, et, par ce jugement, elle
Considérons ces cas qui nous détrompent. Il y en a d’abord un, déjà cité, celui des amputés. « Aucun chirurgien, dit Mueller
— C’est surtout pendant la nuit que l’illusion des amputés est plus forte ; ils sont parfois obligés de porter la main à l’endroit où devrait être leur membre pour se convaincre qu’ils ne l’ont plus. Quand les nerfs subsistants deviennent douloureux, ils ont plus de peine encore à redresser leur erreur ; tel, au bout de huit mois, avait besoin, pour se détromper, de tâter pendant la nuit et de regarder pendant le jour la place laissée vide par l’amputation de son bras gauche. — Il est clair que, dans tous ces cas, la sensation d’élancement, d’engourdissement, de fourmillement, de douleur, n’est pas située dans le membre absent ; donc Manuel de physiologie, I, 643.la même sensation n’y est pas située non plus lorsque le membre est présent ; ainsi, dans les deux cas, à l’état normal et à l’état anormal, la sensation n’a pas l’emplacement que nous lui attribuons ; elle est ailleurs ; ce n’est pas elle, c’est un ébranlement nerveux qui, à l’état normal, occupe l’endroit où elle semble être. Le nerf est un simple conducteur ; de quelque point que parte son ébranlement pour aller éveiller l’action des centres sensitifs, la même sensation se produit et entraîne le jeu du même mécanisme interne, c’est-à-dire l’attribution de la sensation à tel endroit qui n’est pas le centre sensitif.
Quantité de faits s’expliquent par cette remarque : « Au moment de la section des nerfs dans une amputation, dit Mueller, les douleurs les plus vives se font sentir en apparence dans les parties qu’on retranche et auxquelles se rendent les nerfs que coupe l’instrument. C’est un fait constant et qui m’a été attesté par Fricke, l’habile directeur du service chirurgical de l’hôpital de Hambourg. »
— Par la même raison, une maladie des troncs nerveux ou de la moelle éveille des douleurs ou des fourmillements que le malade croit situés dans les extrémités saines de ses membres. — Pareillement encore, tel paralytique, dont les parties extérieures sont tout à fait insensibles à la piqûre et à la brûlure, y éprouve des douleurs et des élancements. — Supposez enfin des extrémités nerveuses non plus paralysées, mais déplacées, ce qui arrive dans la transplantation des lambeaux cutanés. La sensation, étant la même qu’avant cette transplantation, sera accompagnée de la même opération localisante et paraîtra située à l’ancien endroit. En effet, « lorsque, dans une opération de rhinoplastie
Nous pouvons donc conclure avec assurance que la sensation, quoique située effectivement dans les centres primitifs, a la propriété, du moins dans l’état actuel, de paraître toujours située ailleurs.
Continuons l’examen ; notre assurance deviendra plus ferme encore, et, en même temps, nous commencerons à démêler la loi qui règle l’opération localisante. — Dans tous les cas précédents, elle situait notre sensation à l’extrémité nerveuse d’où part ordinairement l’ébranlement qui se termine par la sensation. Mais il n’en est pas toujours de même. Il y a dans notre corps des parties, comme les poils et les dents, qui sont dépourvues de nerfs et qui, par elles-mêmes, sont tout à fait insensibles ; et cependant nous situons plusieurs de nos sensations à l’extrémité extérieure de ces parties, en qui ne peut se produire aucun ébranlement nerveux Vulpian, On implante dans le dos d’un rat le bout de sa queue à un centimètre de sa naissance. Le rat a dorénavant sa queue plantée à rebours et dans le dos. Au bout des trois premiers mois, faibles signes de sensibilité quand on pince la queue. Tastsinn dans le Handwörterbuch de Rudolph Wagner, tome III, deuxième partie, p. 488 et suivantes.« Si la barbe, dit Weber, est touchée légèrement en un point, par exemple sur le côté de la joue, où croyons-nous sentir cette pression exercée sur les poils de notre peau ? Ce n’est pas dans les parties sensibles auxquelles elle se propage à travers les cônes cornés et où elle agit sur nos nerfs, mais bien à quelque distance de notre peau… Si nous mettons un petit bâton de bois entre nos dents et que nous le tâtions
— Il y a plus : « ce n’est pas seulement à la surface des substances insensibles dont notre peau est recouverte que nous situons à tort l’endroit de la pression sentie, c’est aussi au bout d’un petit bâton que nous fixons entre le bout de nos doigts et un corps résistant, par exemple la surface d’une table »
. Dans ce cas, deux sensations se produisent à la fois, l’une qui nous semble située au bout de nos doigts, l’autre au bout du bâton. Si le bâton est fixe au bout de nos doigts et mobile à l’autre bout, la première s’efface et la seconde prédomine. Si le bâton est mobile au bout de nos doigts et fixe à l’autre bout, c’est l’inverse. — On démêle dans cette expérience la loi de l’opération ; visiblement, le jugement localisateur situe chacune de nos sensations là où nous avons coutume de rencontrer la cause ou condition qui a coutume de la provoquerLeçons sur la physiologie du système nerveux, 287. Expérience de Paul Bert.« Au bout de six mois, neuf mois, la sensibilité avait beaucoup augmenté, mais l’animal ne reconnaissait pas encore l’endroit où on le pinçait. Après un an, il a parfaitement conscience de l’endroit où on le pince, et il se retourne pour mordre l’instrument. »
On voit ici la preuve que l’expérience doit intervenir pour que l’animal puisse situer ses sensations.
La conséquence est que, lorsqu’une sensation aura pour condition ordinaire la présence d’un objet plus ou moins éloigné de notre corps et que l’expérience nous aura fait connaître cette distance, c’est à cette distance que nous situerons notre sensation. — Tel est le cas en effet pour les sensations de l’ouïe et de la vue. Le nerf acoustique a sa terminaison extérieure dans la chambre profonde de l’oreille. Le nerf optique a la sienne dans la logette la plus interne de l’œil. Et cependant, dans l’état actuel, ce n’est jamais là que nous situons nos sensations de son ou de couleur, mais hors de nous et souvent à une très grande distance. Les sons vibrants d’une grosse cloche nous semblent trembler bien loin et bien haut dans l’air ; un coup de sifflet de locomotive nous semble percer « nous n’avons pas
. — Toutes nos sensations de couleur sont ainsi projetées hors de notre corps et revêtent les objets plus ou moins distants, meubles, murs, maisons, arbres, ciel et le reste. C’est pourquoi, quand ensuite nous réfléchissons sur elles, nous cessons de nous les attribuer ; elles se sont aliénées, détachées de nous, jusqu’à nous paraître étrangères à nous. Projetées hors de la surface nerveuse où nous logeons la plupart des autres, ibid., 482.
En effet, cette opération n’est pour nous qu’un moyen ; nous n’y faisons pas attention ; c’est la couleur et l’objet désigné par la couleur qui seuls nous intéressent. Partant, nous oublions ou nous négligeons de remarquer les intermédiaires par lesquels nous situons notre sensation ; ils sont pour nous comme s’ils n’existaient pas ; désormais nous croyons percevoir directement la couleur et l’objet coloré comme situés à telle distance. — Par suite, un contraste s’établit entre cette sensation et les autres. Les autres nous semblent situées dans un corps qui nous appartient et qui nous est lié tout particulièrement, que nous remuons à volonté, qui nous accompagne dans tous nos changements de lieu, qui répond à tous nos attouchements par une sensation de contact, dans lequel nous nous situons de façon à y répandre, y enclore et y circonscrire notre personne. Au contraire, nos sensations de couleur nous semblent situées au-delà, à la surface de corps étrangers au nôtre, au-delà du cercle délimité et constant où nous nous enfermons. Rien d’étonnant, si nous cessons de les considérer comme nôtres et si nous finissons par les considérer comme un quelque chose étranger à nous. Si elles sont fugitives comme un éclair, un cercle de fer décrit par un charbon tournant, un météore impalpable, elles nous semblent un simple événement situé et figuré. Si elles sont stables, comme la couleur d’une pierre, d’une fleur, d’un objet tangible, ce qui est le cas le plus fréquent, elles nous semblent une
La raison en est claire. Si longtemps que nous maintenions notre regard sur le pan doré de cette glace, la longue tache jaune qu’il fait persiste toujours la même ; le renouvellement uniforme, incessant, prodigieusement rapide des vibrations éthérées entretient cette tache sans altération ni discontinuité ; elle ne disparaît que si, par un mouvement voulu et prévu dont j’ai la sensation et le souvenir, je détourne les yeux et la tête. — Bien plus, de quelque façon que je retrouve ce jaune, c’est toujours dans la même position relative, à droite du luisant vert et noirâtre que donne la glace, à gauche du gris rayé que donne le papier du mur. — Bien plus encore, les petites bandes claires ou obscures que font les reliefs et les creux de la cannelure gardent toujours entre elles les mêmes positions dans l’intérieur du jaune total. — Partant, ce jaune n’est pas quelque chose de transitoire et de momentané comme un éclair ; il ne cesse pas spontanément. Expérience faite, je suis sûr de le retrouver quand il me plaira ; de sa présence constatée toutes les fois qu’à la lumière j’ai tourné les yeux vers lui, j’induis sa présence constante, toutes les circonstances demeurant les mêmes, en quelque moment du temps que j’aie tourné ou que je doive tourner les yeux sur lui, en un moment quelconque du passé et de l’avenir ; il les occupe donc tous. Son existence se prolonge ainsi indéfiniment en avant et en arrière, et la même en tous ces instants distincts. Il semble donc une qualité permanente dans ce groupe de possibilités permanentes que nous appelons le corps.
La vérité est pourtant que toutes les couleurs dont subjectives. Elles nous détrompent et nous instruisent à l’endroit de la vue, comme les illusions des amputés à l’endroit du toucher. La couleur n’est point dans l’objet ni dans les rayons lumineux qui en jaillissent ; car, en beaucoup de cas, nous la voyons lorsque l’objet est absent et lorsque les rayons lumineux manquent. La présence de l’objet et des rayons lumineux ne contribue qu’indirectement à la faire naître ; sa condition directe, nécessaire et suffisante est l’excitation de la rétine, mieux encore, des centres optiques de l’encéphale. Peu importe que cette excitation soit produite par an jet de rayons lumineux, ou autrement. Peu importe qu’elle soit ou non spontanée. Quelle que soit sa cause, sitôt qu’elle naît, la couleur naît et, en même temps, ce que nous appelons la figure visible. Partant, la couleur et la figure visible ne sont que des événements intérieurs, en apparence extérieurs Toute l’optique physiologique repose sur ce principe, et, pour en sentir la solidité, il n’y a qu’à parcourir, entre cent, quelques-uns des cas où la couleur et la figure apparente naissent d’elles-mêmes, sans qu’aucun objet extérieur ni aucun faisceau de rayons lumineux ébranle directement ni indirectement le nerf.
Lorsqu’on a regardé un objet lumineux ou fort éclairé, l’excitation de la rétine dure après qu’on a cessé de le regarderPhysiologische Optik, 356. — Mueller, Manuel de physiologie, II, 364. images consécutives. En fait, ce sont des sensations visuelles complètes qui survivent et se prolongent en l’absence de leur objet. Selon les circonstances, tantôt les parties plus claires de l’image consécutives correspondent aux parties plus claires, et ses parties plus obscures aux parties plus obscures de l’objet ; tantôt c’est l’inverse. Dans ce second cas, les couleurs de l’image consécutive sont les complémentaires des couleurs de l’objet ; en d’autres termes, là où l’objet est rouge, elle est d’un bleu vert ; là où l’objet est jaune, elle est bleue ; là où l’objet est vert, elle est d’un rose rouge, et réciproquement. — Quantité de phénomènes analogues ont été constatés et expliqués par l’excitation persistante et l’excitabilité diminuée que présente la rétine après avoir subi l’action de la lumière. — Mais il y en a d’autres du même genre, qui se produisent sans que la lumière ait besoin d’intervenir. Il suffit pour cela que la rétine soit mise en action par une autre causeibid., 418. Et Mueller, ibid., 386.« tantôt annulaires, tantôt rayonnées, quelquefois divisées régulièrement en carrés. Si, dans un espace obscur, on promène ou on fait tourner devant ses yeux une bougie de six pouces, on aperçoit au bout de quelque temps une figure obscure et ramifiée dont les branches s’étendent dans le champ visuel entier et qui n’est autre chose que l’expansion des vaisseaux centraux de la rétine ou celle des parties de la membrane qui sont couvertes par ces vaisseaux »
. Parfois, après une compression de l’œil, cette figure arborisée paraît lumineuse. « Des points lumineux mobiles apparaissent dans le champ de la vue,
En cas de pléthore ou de congestion, « lorsque après s’être baissé on se redresse brusquement, on voit une foule de petits corps noirs et pourvus de queues qui sautent et courent dans toutes sortes de directions »
. — Divers narcotiques, et notamment la digitale, provoquent des flamboiements dans les yeux. — Pareillement, quand une maladie de l’œil enflamme ou irrite la rétine, on aperçoit des éclairs et des étincelles, et, dans les opérations chirurgicales qui entraînent la section du nerf optique, le patient voit, au moment où l’instrument tranche le nerf, de grandes masses de lumière. — Mais la rétine et le nerf optique tout entier ne sont eux-mêmes que des conducteurs intermédiaires ; ils servent à exciter les centres optiques de l’encéphale, voilà tout. Supposez ces centres excités et ces conducteurs inactifs ; la figure colorée naîtra et paraîtra intérieure. C’est le cas pour les hallucinations proprement dites de la vue, où un choc en retour propage les images des hémisphères jusqu’aux centres visuels de l’encéphale. C’est le cas dans ces apparitions qui suivent l’usage prolongé du microscope, lorsque les centres visuels de l’encéphale rentrent spontanément à plusieurs reprises dans l’état où l’action de la rétine les a mis trop souvent et trop longtemps. Dans tous ces cas, les choses se passent comme lorsqu’un ébranlement spontané du nerf acoustique nous fait entendre et placer à telle distance et dans telle direction un son que nulle vibration de l’air extérieur n’a produit.
Ainsi, toutes nos sensations sont situées à faux, et
En premier lieu, on voit que ce jugement doit être toujours faux ; car jamais le toucher ne peut aller dans les centres sensitifs interrompre ou modifier la sensation commencée ; les centres sensitifs sont dans la boîte du crâne en un point que nos mains n’atteignent pas. — En second lieu, on voit que le plus souvent le jugement localisateur doit situer la sensation à peu près à l’extrémité extérieure des nerfs ; car, si l’excitation de tout le cordon nerveux est l’antécédent normal de la sensation, notre toucher ne peut atteindre que les environs de son extrémité extérieure. C’est donc en ce point, et non dans un autre du cordon nerveux, que le jugement localisateur doit situer la sensation. Et cela est vrai de toutes les sensations, même des sensations de la vue, du moins au premier stade de leur localisation ; en effet, nous montrerons tout à l’heure que les aveugles-nés, au moment où une opération chirurgicale leur rend la vue, situent les couleurs vers l’extrémité de leur nerf optique ; c’est plus tard, par un apprentissage ultérieur, qu’ils les
Reste à montrer, d’après la même loi, pourquoi le jugement localisateur situe certaines espèces de sensations au-delà de notre superficie nerveuse. C’est qu’il a deux stades, et que, selon l’espèce de nos sensations, il s’arrête au premier ou va jusqu’au second. — Deux sortes de sensations, les visuelles et les auditives, peuvent seules les parcourir tous les deux ; seules elles sont projetées nettement hors de leur premier emplacement, jusqu’à tel ou tel point du dehors. C’est que seules elles fournissent matière à une localisation ultérieure. — Prenons, par exemple, deux sensations visuelles. Non seulement elles ont une commune condition organique, la modification de l’œil ouvert, mais encore elles ont chacune une condition extérieure spéciale, la présence en tel point du dehors d’un corps éclairé, condition à laquelle correspond chez elles tel caractère précis et notable, selon que le corps est ici où là. Après avoir constaté, parles tâtonnements de notre main ou la fermeture de nos paupières, leur commune condition organique, nous
Même raisonnement à l’endroit des sensations auditives. — Maintenant, si ces deux sortes de sensations ont ce privilège singulier, c’est que, par un privilège particulier, à chaque variation dans la situation de leur cause lointaine correspond chez elles une
En résumé, dans l’état actuel, la situation que nous attribuons à nos sensations est toujours fausse ; ce qui est situé à l’endroit où nous les plaçons, c’est leur condition ou cause ordinaire, tantôt l’organe où s’opère le premier ébranlement nerveux dont elles sont la fin, tantôt l’objet extérieur qui provoque cet ébranlement nerveux. Cette cause ou condition peut manquer, puisque sa présence n’est qu’ordinaire ; en tout cas, qu’elle soit présente ou absente, le jugement localisateur est une illusion, puisque nous situons toujours la sensation où elle n’est pas. D’ordinaire, ce jugement est efficace au point de vue pratique, par les prévisions qu’il nous suggère et qui dirigent notre conduite ; en soi, il n’est qu’une illusion le plus
Reste à étudier le jugement localisateur lui-même. — Pour voir de quels éléments il se compose, reprenons notre premier exemple. Je viens de poser mon pied à terre, j’éprouve une sensation de pression, et je constate en même temps l’endroit de cette sensation ; elle est dans mon pied gauche, assez forte au milieu, légère au talon, presque nulle aux cinq doigts. En quoi consistent ces dernières remarques ? — Chacun peut observer sur soi-même que, pour les faire, on imagine avec plus ou moins de netteté le pied dont il s’agit, et qu’on l’imagine visuellement, c’est-à-dire par les images de la sensation optique qu’il éveillerait en nous, si nous le regardions au même instant avec nos yeux ouverts. Nous nous figurons ce pied à telle distance de nos yeux, la courbure de la plante, la forme du talon, la série des doigts. Même, en insistant, nous voyons mentalement la couleur de la chair plus brune au talon, plus blanche à la plante, plus rosée au-dessous des doigts. En somme, nous avons en nous une carte visuelle de notre corps. Nous nous le représentons comme nous ferions pour tout autre objet dont nos yeux ont l’expérience. Chaque sensation distincte a dans cette carte un point distinct qui lui correspond et qui lui a été associé par l’expérience. En naissant, elle le ressuscite, et cette jonction la situe en tel point parmi les différents points du champ que la vue effective ou la vue simplement mentale a coutume de parcourir.
atlas tactile et musculaire, que je puis le situer exactement.
En effet, je le situe par la sensation musculaire
Ainsi le jugement localisateur consiste dans l’adjonction de certaines images, tantôt visuelles, tantôt tactiles et musculaires, à la sensation. Cet accolement peut être inné ; le petit poulet va becqueter le grain au sortir de la coquille ; le cheval nouveau-né se tient presque aussitôt sur ses jambes et va téter sa mère. Mais chez l’homme il est acquis, et le mécanisme interne, qui, en d’autres, est tout fabriqué au moment de la naissance, se fabrique peu à peu en lui. Du moins, il est, pour la plus grande portion, une œuvre de l’expérience. « On est fondé à admettre, dit Weber
Il y a là une œuvre ultérieure et surajoutée, l’adjonction d’une série d’images musculaires qui, par sa durée, mesure la distance, l’adjonction d’un groupe d’images tactiles et musculaires qui marquent la consistance, la figure, la grandeur de l’organe auquel la sensation est rapportée, l’adjonction d’un groupe d’images visuelles qui notent cet organe parmi les autres organes et les autres objets notés de la même façon. Tout cela est l’œuvre de l’expérience, et l’expérience, poussée plus avant, peut associer à la sensation des représentations plus exactes. Un anatomiste qui fléchit sa main imagine la contraction de chacun des muscles qui concourent à cet effet, le grand palmaire, le palmaire grêle, le cubital antérieur et les autres. S’il est piqué, il se figure la forme, la couleur, la distribution des petits filets blanchâtres et mollasses qu’on appelle nerfs et que la piqûre a touchés. Il se représente sa sensation de contraction comme située dans les nerfs de ces muscles contractés, et sa sensation de douleur comme située dans l’extrémité piquée des petits filets blanchâtres. Cette association, moins fixe que la nôtre, est la même que la nôtre, et comme un second étage peu solide posé sur un premier étage indestructible. Mais tous les deux sont des constructions ajoutées et que le sol primitif ne portait pas.Tastsinn, ibid., 486.
Là-dessus, l’histoire des aveugles-nés qu’on vient d’opérer est décisive. Au moment où ils recouvrent la vue, ils éprouvent les mêmes sensations visuelles que nous. Mais leur œil n’a pas fait son éducation comme le nôtre ; par conséquent, ce qui manque alors à leur œil est ce que le nôtre a acquis ; les lacunes de leur perception mesurent les additions qui ont complété notre perception. — Du reste, pour s’expliquer les diverses issues de l’expérience, il faut constater au préalable si l’éducation de leur œil est nulle ou seulement quasi nullePhilosophical Transactions, XXXV, 447, année 1728. — Ware, ibid., 1801. — Home, ibid., 1807. — Waldrop, ibid., 1826.« prendre la main du chirurgien, décider à la simple vue si cette main se rapprochait ou s’éloignait de lui »
. Mais ce cas est rare, et, quand l’aveugle-né n’a point encore appris à interpréter l’affaiblissement de la couleur, il n’a aucune idée de la position des objets visibles. Le plus souvent, au moment où pour la première fois il voit clair, il croit « que tous les objets qu’il regarde
. Ainsi parlaient les aveugles de Cheselden et de Home ; ils situaient leur sensation nouvelle selon les habitudes de leur toucher et appliquaient au cas nouveau l’expérience ancienne« le jeune patient disait que les objets touchaient ses yeux, et il marchait avec précaution, tenant les mains élevées devant ses yeux, pour empêcher ces objets de les toucher et de les blesser »
. Examination of Sir William Hamilton’s Philosophy, by Stuart Mill, p. 285, troisième édition. Traduction de M. Cazelles.« Il touche mes yeux. »
L’opération faite, le même jugement localisateur subsista ; comme on lui demandait, aussitôt après, ce qu’il avait vu : « Votre tête, répondit-il ; elle semblait toucher mon œil. »
Mais il ne put en dire la forme. Ce fut seulement après trois mois, et un mois après l’abaissement de la seconde cataracte, que les objets lui semblèrent situés plus loin, quoique pourtant à une courte distance. Aucun de ces aveugles opérés ne sut, du premier coup, interpréter ses nouvelles sensations, décider de la situation, de la forme, de la grandeur des objets, les reconnaître. Il fallut que le toucher, lentement, par degrés, instruisit l’œil. Un des opérés de Home, dix minutes après l’opération, interrogé sur la figure d’un petit carton rond, répondit : « Laissez-moi le toucher, et je vous
On l’en empêche, il réfléchit et dit, peut-être un peu au hasard, qu’il est rond. Mais, un instant après, il dit la même chose d’un petit carton carré, puis d’un autre, triangulaire. Le lendemain, même erreur. Alors, reprenant le carton carré, on lui demande s’il peut y trouver un angle. Il veut tâter, on refuse ; il examine, découvre un angle, puis compte aisément les trois autres. C’est la première éducation de l’œil qui commençait. — Tous étaient comme l’aveugle de Cheselden, « qui, avec les yeux, ne se faisait idée de la forme d’aucune chose, ne distinguait aucune chose des autres, si différentes qu’elles fussent en figure et en grandeur. Quand on lui nommait celles qu’auparavant il avait connues par le toucher, il les regardait très attentivement pour les reconnaître ; mais, comme il avait trop de choses à apprendre à la fois, il en oubliait toujours beaucoup, apprenant et oubliant, comme il le disait lui-même, mille choses en un jour. Par exemple, ayant oublié souvent qui était le chat et qui était le chien, il avait honte de le demander. Un jour, il prit le chat, qu’il connaissait bien par le toucher, le regarda fixement et longtemps, le posa par terre et dit : “À présent, Minet, je te reconnaîtrai une autre fois.” Plus tard, quand avec les yeux il eut connu le visage de ses parents, « on lui montra le portrait de son père en miniature sur la montre de sa mère ; on lui dit ce que c’était, et il le reconnut comme ressemblant. Mais il s’étonna fort qu’un grand visage pût être représenté dans un si petit espace ; auparavant, disait-il, cela lui aurait paru aussi impossible que de mettre un boisseau dans un setier
« Gaspard Hauser donne les détails suivants sur ce qu’il éprouva lorsque, pour la première fois, il fut tiré de la prison obscure où il avait passé seul toute sa vie. — Toutes les fois qu’il regardait, à travers la fenêtre, les objets du dehors, la rue, un jardin, etc., il lui semblait qu’il y avait, tout contre ses yeux, un volet couvert de couleurs confuses de toute espèce et sur lequel il ne pouvait reconnaître ni distinguer rien de déterminé et d’individuel. D’après son propre témoignage, ce fut seulement au bout de quelque temps, et après des promenades au dehors, qu’il se convainquit que ce qui lui avait d’abord paru un volet de diverses couleurs était en réalité un ensemble de choses toutes différentes ; et de même pour beaucoup d’autres objets. À la fin, le volet disparut, et il vit et reconnut tous les objets dans leurs justes proportions. »
(Franz, On the Eye, p. 34, 36.) — Le docteur Franz ajoute : « Puisque les idées sont produites par la réflexion appliquée aux sensations, pour qu’un individu se fasse par la vue une idée exacte des objets, il est nécessaire, dans tous les cas, que les facultés de son esprit soient complètes et aient leur jeu libre. Un fait à l’appui est ce cas d’un jeune garçon qui n’avait aucun défaut de la vue, mais dont l’intelligence était faible, et qui, à l’âge de sept ans, était incapable d’estimer la distance des objets, surtout dans le sens de la hauteur : il tendait fréquemment la main vers un clou du plafond ou vers la lune. C’est donc le jugement qui corrige et rend claire cette idée ou perception des objets visibles. »
« Le premier objet qu’elle remarqua fut une voiture de louage : qu’est-ce, dit-elle, que cette grande chose qui vient de passer devant nous ?… Le soir, elle pria son frère de lui montrer sa montre… et la regarda un temps considérable en la tenant près de son œil. On lui demanda ce qu’elle voyait ; elle répondit qu’il y avait un côté clair et un côté obscur. »
En effet, ces deux sensations du clair et de l’obscur correspondaient seules à des sensations anciennes, puisque jusque-là elle n’avait su distinguer que la lumière et l’obscurité. — D’heure en heure, on la vit remarquer un point, puis un autre, puis d’autres encore dans la quantité de sensations de couleurs qui l’assiégeaient. Mais elle en était étourdie : « Je me sens stupide »
, disait-elle. Volontiers elle se taisait, ne sachant comment se reconnaître dans ce chaos d’impressions encore dépourvues de sens pour son œil inexpérimenté. — Deux semaines plus tard, elle disait toujours : « Je vois beaucoup de choses ; si seulement je pouvais dire ce que je vois ! mais sûrement je suis bien stupide. »
Cependant elle apprenait peu à peu le nom des couleurs, et les distingua vite ; mais, pour la perception des formes, c’est-à-dire pour la transcription dans l’atlas visuel nouveau de l’ancien atlas tactile et musculaire, l’apprentissage fut très long. — Le septième jour, on lui montra des tasses et des soucoupes. « À quoi ressemblent-elles ? — Je ne sais pas, elles me semblent bien singulières ; mais je puis vous dire
— « Elle distingua une orange qui était sur la cheminée, mais ne put dire ce que c’était avant de l’avoir touchée. »
Au dix-huitième jour, on lui mit entre les mains un porte-crayon d’argent et une grosse clef. « Elle les reconnut et les distingua très bien ; mais, quand ils furent placés sur la table, côte à côte, quoique avec l’œil elle distinguât chacun d’eux, elle ne put dire lequel était le porte-crayon et lequel était la clef. »
Le vingt-cinquième jour, en voiture à Regent’s Park, elle s’informait toujours de la signification de ses sensations visuelles. « Qu’est-ce que cela ? »
— C’était un soldat. — « Qu’est-ce qui vient de passer près de nous ? »
— C’était un homme à cheval. — « Mais qu’est-ce qu’il y a là sur le pavé, tout rouge ? »
— C’étaient des dames avec des châles rouges. — Il fallait sans cesse lui traduire dans le langage tactile qu’elle entendait la langue inconnue que son œil lui parlait. — Comme, avant l’opération, elle savait dire d’où venait la lumière, elle était probablement déjà capable de diriger à peu près sa tête et ses yeux du côté où apparaissaient les objets éclairés ; mais chez elle cet art était tout à fait rudimentaire. Le dix-huitième jour, « elle semblait encore éprouver la plus grande difficulté à découvrir la distance d’un objet ; car, lorsqu’un objet était tenu tout près de son œil, elle le cherchait en étendant sa main bien au-delà, pendant qu’en d’autres occasions elle faisait le geste de saisir tout près de son visage, alors que l’objet était très loin d’elle… »
. — Lorsque au bout de six semaines elle quitta Londres, elle avait acquis une connaissance assez exacte des couleurs, de leurs nuances, de leur nom et aussi de beaucoup « mais rien encore qui ressemblât à une connaissance précise de la distance ou de la forme. Elle avait encore beaucoup de difficulté, et il lui fallait une infinité de tentatives inutiles pour diriger son œil vers un objet ; de sorte que, lorsqu’elle essayait de le regarder, elle tournait sa tête en diverses directions, jusqu’à ce que son œil eût saisi l’objet à la recherche duquel il s’était mis »
. En effet, le moindre mouvement de la tête remplace toutes nos sensations visuelles par d’autres ; il doit être tel ou tel, ni trop grand ni trop petit ; pour atteindre à telle sensation visuelle préconçue, nous devons viser juste. De même qu’un enfant ne démêle et ne retient qu’après beaucoup de tâtonnements l’espèce précise et le degré juste d’effort par lequel son bras jettera une pierre à dix pas et non à neuf ou à onze, de même la dame opérée ne put distinguer et fixer dans sa mémoire qu’après beaucoup d’essais incessamment corrigés la sorte particulière, le degré d’intensité, la durée précise de la sensation musculaire que son cou devait éprouver pour que l’inclinaison à droite ou à gauche, l’élévation ou l’abaissement de sa tête et, partant, de son œil, fussent de trois degrés et non pas de deux, quatre ou cinq.
Tout ce détail aboutit à la même conclusion : nos sensations visuelles pures ne sont rien que des signes. L’expérience seule nous en apprend le sens ; en d’autres termes, l’expérience seule associe à chacun d’eux l’image de la sensation tactile et musculaire correspondante. — Aujourd’hui, l’analyse des physiologistes et des physiciensPhysiologische Optik, 797. tache dont le seul élément est la couleur plus ou moins diversifiée, assourdie, vivifiée et mélangée. — Jusqu’ici, nulle idée de la distance et de la position des objets, sauf lorsqu’une induction tirée du toucher les situe tout contre l’œil. Sans doute on peut déjà reconnaître un objet par la couleur, la vivacité, les caractères de sa tache, dire, comme la dame de Waldrop, que ceci est de l’eau, ceci un gazon ; mais on n’en sait pas la situation. La seconde assise de l’édifice n’est pas construite ; il faut maintenant ajouter peu à peu, aux sensations rétiniennes pures, des sensations auxiliaires et de surcroît.
Ce sont celles des muscles de l’œil ; car sa forme et sa position sont capables de changements, et ces changements sont l’œuvre de ses appendices musculaires. — D’abord nous l’accommodons à la distance de l’objet, en le disposant de telle sorte que l’image lumineuse vienne tomber exactement sur la rétine, et non plus avant ou moins avant ; sinon la vision n’est pas distincte ; pour cela, nous changeons la courbure du cristallin, probablement en contractant le muscle ciliaire et les fibres musculaires de l’iris. — En outre, « la sensation que nous éprouvons quand nos yeux sont parallèles et que notre vision est distincte est maintenant associée à l’idée d’une marche prolongée, en d’autres termes à l’idée d’une grande distance… Celle que nous éprouvons quand notre œil passe d’une inclinaison de trente degrés à une inclinaison de dix degrés est associée à l’idée d’un mouvement déterminé du bras qui porterait la main à huit pouces et demi
Senses and Intellect, 370-374. »
. De cette façon, les sensations musculaires de l’œil deviennent pour nous des signes évocateurs dont chacun, en se produisant, peut faire surgir avec lui l’image de tel mouvement musculaire des membres, en d’autres termes l’idée précise de telle distance mesurée dans telle direction.
À ces auxiliaires ajoutez-en d’autres, je veux dire les sensations musculaires du col et de tout le corps qui se tourne, se courbe, se renverse, pour aider la rétine à recevoir l’image lumineuse distincte ; ce sont là autant de signes complémentaires qui, joints aux premiers, achèvent de déterminer la direction de l’objet, par l’association qu’ils ont contractée avec l’image de tel mouvement des membres exécuté dans Die Lehre von den Gesichts-Wahrnehmungen.« Par l’expérience, dit Helmholtz
Ibid., p. 798.perception du corps… Il embrasse tous les groupes distincts possibles de sensations que ce corps regardé, touché, expérimenté de divers côtés, peut éveiller en nous ; c’est là son contenu réel et effectif ; il n’en a pas d’autre, et ce contenu peut indubitablement être acquis par l’expérience. La seule activité psychique qui soit requise à cet effet, c’est l’association régulière et renaissante de deux représentations qui auparavant ont déjà été liées ensemble, association d’autant plus solide et plus contraignante que les deux représentations ont reparu ensemble un plus grand nombre de fois. »
D’après cela, on comprend en quoi consiste notre atlas visuel. — Il y a une table carrée d’acajou à trois pas de moi, sur la droite. Je tourne les yeux, et, par ma rétine, j’ai la sensation d’une certaine tache brune un peu luisante ; grâce à l’accommodation du cristallin et à la contraction des muscles moteurs de l’œil, j’ai en même temps une certaine sensation musculaire, qui, par une correspondance acquise, éveille en moi l’image de trois pas accomplis sur la droite. — Mes yeux suivent le contour de la table, en d’autres termes ma rétine éprouve tour à tour une série continue d’impressions, à mesure que les rayons lumineux partis des bords de la table viennent frapper tour à tour son centre jaune ; or, pendant ce temps-là, l’accommodation et la contraction des muscles de l’œil me donnent une série parallèle et continue de sensations musculaires qui, par une correspondance acquise, réveillent en moi l’image des sensations ce que j’entends par cette distance et par cette forme. Même en insistant, je n’imagine d’abord que la première des enjambées, la sensation que donnerait à ma main le premier angle ; ces deux images servent de type pour les autres. En somme, mon opération est la même que lorsque, dans une phrase écrite, je lis le mot arbre ; si la lecture est rapide, je l’entends simplement ; il n’évoque point en moi d’images expresses ; il me faut peser dessus, réfléchir, pour faire apparaître l’image d’un bouleau, d’un pommier ou de quelque autre arbre ; encore sera-t-elle bien vague, bien mutilée ; tout au plus entreverrai-je quelques linéaments d’une forme colorée, l’esquisse effacée d’un dôme ou d’une pyramide verte ; c’est par une forte et longue insistance que je ferai surgir en moi des images d’arbres assez nettes et assez nombreuses pour équivaloir au mot générique qui les résume et les désigne tous. — Ainsi nos sensations optiques sont des signes, comme nos mots. Comme chaque mot, chaque sensation rétinienne et musculaire de l’œil a son groupe d’images associées ; elle représente ce groupe ; elle le remplace et le signifie ; en d’autres termes, elle lui est toujours associée et n’est jamais associée qu’à lui, en sorte
Pour mieux comprendre leur effacement et le rôle qu’en cet état elles jouent encore, considérons des distances plus grandes, et, en général, le procédé par lequel nous évaluons les distances. — Sur une carte géographique, nous regardons le myriamètre tracé au bas, et, prenant ce myriamètre au bout d’un compas, nous marchons sur la carte, mesurant de cette façon si Paris est plus loin de Bourges que de Tours ou de Dunkerque. — Au premier pas de l’opération, nous avons évalué le myriamètre en sensations musculaires ; il équivaut à telle promenade que nous avons
On voit maintenant pourquoi une sensation visuelle si courte qu’elle semble instantanée peut
Mais, quand même nous serions incapables de l’avoir, nous parviendrions encore à nous représenter ensemble et comme simultanées un grand nombre de parties de l’étendue. — Là-dessus, j’ai consulté plusieurs aveuglesensemble de lignes. Nous concevons à la fois tout un groupe de lignes divergentes ou entrecoupés, et c’est là pour nous la forme. » Surtout ils nient expressément qu’ils aient besoin, pour imaginer une ligne ou une surface, de se représenter les sensations successives de leur main promenée dans telle ou telle direction. « Cela serait trop long, et nous n’avons pas du tout besoin de
En effet, si, à l’origine de l’idée de distance, on trouve une série plus ou moins longue de sensations musculaires du bras ou de la jambe, ce n’est qu’à l’origine. Peu importe que les sensations appartiennent à tel ou tel membre, qu’elles soient musculaires ou non ; c’est là un détail et un accessoire ; il s’efface, nous n’y faisons plus attention. Nous laissons là, comme disent les aveugles, toutes les circonstances et qualités intrinsèques de nos sensations ; nous n’en gardons que l’essentiel, et l’essentiel ici, c’est que, entre les deux points dont nous évaluons la distance, elles fassent une série interposée. Ainsi prises abstraitement, ces sensations deviennent, pour ainsi dire, incolores et neutres ; ce sont des sensations quelconques ; nous les considérons, non au point de vue de la qualité, mais au point de vue de la quantité ; ce que nous remarquons en elles, c’est la durée plus ou moins grande de leur série. Dès lors, nous pouvons les imaginer très promptement et les comparer série à série. Tel est le procédé de l’aveugle-né ; comme Saunderson, il peut devenir géomètre, concevoir des séries plus ou moins longues, divergentes selon tel ou tel angle ; ce sont là ses lignes ; et, par un ensemble de pareilles lignes, il conçoit des corps géométriques. Nous-mêmes nous nous servons de son procédé quand nous définissons les lignes par le mouvement d’un point, la surface par le mouvement d’une ligne, le solide par le mouvement d’une surface, et quand nous évaluons une ligne, une surface, un solide par la prolongation plus ou moins grande de l’opération
Mais, par bonheur, nous avons un second aide, l’atlas visuel qui chez nous s’ajoute à l’atlas musculaire et tactile. Grâce à lui, nous avons à notre disposition de nouvelles séries comparables entre elles et dont les éléments se succèdent en nous avec une vélocité prodigieuse. Ce sont les petites sensations musculaires de l’œil, lesquelles, étant très courtes, peuvent, dans un intervalle de temps imperceptible, signifier des distances très grandes et des positions aussi nombreuses que variées. Elles tiennent lieu des images tactiles et musculaires qui leur correspondent, et, comme elles défilent en un éclair, il nous semble que le défilé beaucoup plus long des images tactiles et musculaires s’est opéré en un éclair. Leur signification musculaire et tactile surgit avec elles, et nous croyons percevoir ensemble une quantité de points distants et coexistants. — Le lecteur a déjà rencontré plusieurs opérations de ce genre ; c’est le cas pour tous les substituts abréviatifs. Les sensations musculaires de l’œil nous servent dans la vue comme les mots dans le raisonnement abstrait« les
. — Il suit de là qu’à l’état actuel, pendant le jeu des substituts optiques, l’image des longues sensations musculaires et tactiles qu’ils remplacent doit être absente. Par conséquent, nous ne la trouverons pas en nous en ce moment, si nous la cherchons ; notre perception de l’étendue visible ne renfermera plus rien des sensations tactiles et musculaires des membres et de la main. Telle est en effet la conception que nous avons aujourd’hui de l’étendue visible ; en cet état, nous n’y trouvons plus rien qui nous rappelle son origine. À vrai dire, ce que nous avons maintenant en nous, ce n’est pas l’image des sensations successives originelles de la main et des membres, mais leur signe optique. L’atlas visuel, construit au moyen de l’atlas musculaire et tactile, en est tout à fait différent ; il n’en est point une copie, symboles d’autres sensations tactiles et musculaires qui étaient successives. Cette relation symbolique, étant beaucoup plus courte, prend ordinairement dans l’esprit la place de ce qu’elle symbolise. De l’usage prolongé de ces symboles et de leur assemblage en symboles plus complexes, naissent nos idées de l’étendue visible, idées qui, comme celles d’un algébriste occupé à résoudre une équation, sont tout à fait différentes des idées symbolisées, et qui cependant, comme ces idées de l’algébriste, occupent l’esprit tout entier avec exclusion complète des idées symbolisées »
Cet atlas visuel a sur l’autre de si grands avantages, que nous l’employons sans cesse et presque seul. — D’abord, comme on l’a vu, il est extrêmement abréviatif pour toutes les distances un peu grandes. En un instant, par une simple diminution de la convergence des yeux, nous jugeons qu’un objet est de vingt pas plus éloigné qu’un autre. En un instant, par un simple mouvement continu de l’œil, nous jugeons que telle surface est carrée ou triangulaire. Cela nous dispense d’imaginer en détail la longue sensation musculaire de vingt enjambées, la longue sensation tactile et musculaire de la main promenée sur tout le contour de la surface. — Grâce à cette vitesse des opérations optiques, nous pouvons saisir, en un temps très court et par une perception qui nous semble instantanée, un objet tout entier, une chaise, une table, un personnage, bien plus, si l’objet est éloigné, une prairie entière, tout un groupe d’arbres, un édifice, l’enfilade d’une rue. — Vous voilà à une fenêtre, vous ouvrez les yeux, et, tout d’un coup, au moyen d’un très petit mouvement des yeux et d’un imperceptible mouvement de la tête, tout le paysage vous apparaît, avec ses divers plans, terrains, verdures, ciel, nuages, avec les innombrables détails de leurs formes, de leur relief et de leurs creux. Votre œil est au point de jonction des rayons lumineux qui partent des objets,
D’autre part, les très petites distances et les très petits objets sont, encore du ressort de la vue. À cet égard, la peau, comparée à la rétine, est un instrument grossier, même aux endroits où son toucher est le plus délicat. — Aux vertèbres dorsales, au milieu du bras, de la cuisse et du couManuel de physiologie, deuxième édition.
Au contraire, d’après Weber et Volkmann, sur la tache jaune qui est le point le plus sensible de la rétine, deux traits brillants séparés par un intervalle compris entre 1/500 et 1/1000 de ligne peuvent être
Il ne faut donc pas s’étonner du rôle énorme que joue l’atlas visuel dans notre vie courante. Pour nous, se souvenir, imaginer, penser, c’est voir intérieurement ; c’est évoquer l’image visuelle plus ou moins affaiblie et transformée des choses. Pareillement, le mot image est emprunté à l’histoire de la vision ; proprement, il ne désigne que la renaissance cérébrale de la sensation optique ; c’est par extension que nous avons appelé du même nom la renaissance cérébrale des sensations musculaires et tactiles, des sensations de son, de saveur et d’odeur. — Par le même empiétement, l’atlas visuel étant infiniment plus étendu et d’un maniement bien plus rapide que l’autre,
Quant aux sensations de saveur et d’odeur, les deux atlas fonctionnent à la fois pour les situer ; nous avons la représentation visuelle, comme la représentation tactile et musculaire, de notre nez et de notre
En effet, non seulement l’atlas visuel s’est substitué presque partout à son rival ; mais encore il l’a empêché d’acquérir toute la perfection qu’il pouvait avoir. Évidemment, aujourd’hui, en fait de sensations musculaires et tactiles, nous n’avons qu’un discernement grossier ; faute d’y avoir été contraints, nous Je puis citer moi-même un jeune homme devenu sourd vers l’âge de quatre ans et qui, doué d’une très bonne vue, L’ouïe et les autres sens peuvent acquérir une délicatesse égale : Quand on rapproche de ces faits les cas d’hyperesthésie si fréquents dans le somnambulisme et l’hypnotisme, on s’aperçoit qu’on ne peut poser une limite à l’acuité innée ou acquise de nos sens. Voyez là-dessus Braid, « Saunderson, le mathématicien aveugle, dit Abercrombie
— Inquiry into the Intellectual Powers, 50.« On fait mention, dit Bayle
Aldovrand dit qu’un certain Jean Ganibasius, de Vol-terre, bon sculpteur, étant devenu aveugle à l’âge de vingt ans, s’avisa, après un repos de dix ans, d’essayer ce qu’il pourrait faire encore dans son métier. Il toucha fort exactement une statue de marbre qui représentait Cosme ITraité des facultés de l’âme, I, 354., d’un organiste aveugle qui était fort habile dans son métier et discernait fort bien toute sorte de monnaies et de couleurs. Il jouait même aux cartes et gagnait beaucoup, surtout quand c’était à lui à faire, parce qu’il reconnaissait au toucher celle qu’il donnait à chaque joueur
er, grand-duc de Toscane, et en fit après cela une d’argile, qui ressemblait si bien à Cosme, que tout le monde en fut étonné. Le grand-duc Ferdinand envoya ce sculpteur à Rome, où il fit une statue d’argile qui ressemblait parfaitement à Urbain VIII. — À Nauders (Tyrol) mourut, le 10 juillet 1853, Joseph Kleinhaus, qui à cinq ans était devenu aveugle de la petite vérole. Il s’amusa d’abord à tailler du bois pour se distraire, obtint de Prugg des Les Quatre Racines du principe de raison suffisante, par Schopenhauer, p. 61.« Un fait analogue est fourni par l’habitude que les sourds et muets acquièrent, de comprendre ce qu’on leur dit en regardant le mouvement des lèvres de l’interlocuteur. »
(Abercrombie, Inquiry, etc., 51.)voit une conversation à distance, ce qui est assez incommode pour les personnes qui chuchotent secrètement dans un coin, à l’autre angle du salon. Il comprend ainsi, au mouvement des lèvres, l’allemand et le français. Seulement il ne faut pas que la conversation contienne beaucoup de noms propres qui lui soient inconnus ; car le mouvement visible des lèvres lui fait deviner les consonnes et non les voyelles.« Le docteur Rush mentionne le cas de deux frères aveugles à Philadelphie, qui, lorsqu’ils traversaient une rue, savaient s’ils approchaient d’un poteau, par le son particulier que le sol rendait sous leurs pieds dans le voisinage du poteau. Ils pouvaient dire les noms de plusieurs pigeons apprivoisés avec lesquels ils s’amusaient dans un petit jardin, rien qu’à les entendre voler au-dessus de leurs têtes. »
(Abercrombie, ibid.)Neurhypnology, 69. « Un sujet qui ne pouvait pas entendre le tic-tac d’une montre à plus de trois pieds de distance, quand il était éveillé, l’entendait à trente-cinq pieds de distance, étant hypnotisé, et allait droit à la montre sans difficulté ni hésitation… Il y en a qui sentent un souffle de la bouche ou le vent d’un soufflet à la distance de 50 et même de 90 pieds et s’en écartent ; un mouvement de la main ou d’un éventail qui produit un courant dans l’air leur fait, a cette distance, prendre la direction opposée. »
Ces expériences ont été refaites et variées avec des conclusions analogues par le docteur Azam, de Bordeaux. « L’ouïe atteint, dit-il, une telle acuité, qu’une conversation peut être entendue à un étage inférieur. Le bruit d’une montre est entendu à 25 pieds de distance. »
— De même pour l’odorat, le goût, les sensations de température et les autres. « J’ai vu écrire très correctement en interposant un gros livre entre le visage et le papier ; j’ai vu enfiler une aiguille très fine dans la même position, marcher dans un appartement, les yeux entièrement fermés et bandés ; tout cela sans autre guide réel que la résistance de l’air et la précision parfaite des mouvements guidés par le sens musculaire hyperesthésie. »
(Annales médico-psychologiques, 3e série, t. IV, p. 434.)
Voilà donc toutes nos sensations situées, c’est-à-dire pourvues d’une position et d’un siège apparents, toutes primitivement par l’adjonction d’une série d’images musculaires qui déterminent la position et par l’adjonction d’un groupe d’images tactiles qui caractérisent le siège, presque toutes ultérieurement par l’adjonction d’images visuelles, érigées en équivalents de cette série et en signes de ce groupe. — Nous pouvons maintenant nous expliquer notre étendue. — Que le lecteur veuille bien s’observer lui-même ; il verra que tel est le cas pour les sensations de chaleur et de froid qui nous semblent occuper tout un membre, pour la sensation de contact et de pression que nous éprouvons en posant à plat notre main sur une table, pour la sensation de couleur que nous éprouvons en maintenant l’œil fixe et immobile sur une feuille verte placée à six pieds de nous. Dans tous ces cas, la sensation semble étendue. C’est qu’elle consiste en une quantité de sensations simultanées que l’éducation du toucher fait apparaître comme situées en des points distincts et continus. — C’est là une double erreur, d’abord parce que, comme on l’a vu, les sensations sont situées dans les centres sensitifs et non dans les extrémités nerveuses, ensuite parce que, comme le montrent les physiologistes, les axes ou cylindres nerveux dont l’ébranlement provoque nos sensations forment, par leurs terminaisons, des lignes et des surfaces discontinues. L’étendue de notre sensation est donc à double titre une illusion.
De cette illusion en naît une autre. À propos de nos sensations localisées en des points de notre corps, nous concevons et nous affirmons des objets situés au-delà de notre corps, c’est-à-dire extérieurs, et nous Manuel de physiologie, I, 652, deuxième édition).
D’autres conséquences suivent. Par la position et l’étendue que nous attribuons à nos sensations, notre être lui-même nous semble situé, étendu, circonscrit extérieur.
En effet, c’est ce caractère qui nous frappe lorsque aujourd’hui nous percevons un corps. Nous le concevons comme un au-delà ; sur ce premier trait, les autres s’appliquent. — Ma main promenée dans l’obscurité rencontre sur une table un obstacle inconnu ; à propos de cette sensation, je conçois et j’affirme au-delà de ma main un au-delà qui provoque en moi une sensation continue et étendue de résistance, et qui, pouvant, à ce que je suppose, la provoquer tout à l’heure et plus tard, en d’autres comme en moi-même, possède ainsi la propriété permanente et générale d’être résistant et étendu. En même temps, les nuances de ma sensation et les sensations accompagnantes de contact uniforme, au-delà s’oppose au moi comme un dehors à un dedans. — La séparation s’opère encore plus aisément quand la perception se fait par les yeux ; et notez qu’aujourd’hui c’est là notre procédé le plus usité. On a montré comment, dans la vue, la sensation de la rétine se trouve projetée en apparence hors de notre surface sensible, pour être incorporée à l’objet qui la provoque, en sorte que la couleur, qui est un événement de notre être, nous semble une qualité de l’objet. Quand à trois pas de moi j’aperçois cette sonnette d’argent, la tache blanchâtre et luisante au centre qui m’apparaît à trois pas de moi est une sensation de la rétine transportée hors de son siège par l’éducation de l’œil. Dans ce cas, notre sensation elle-même nous apparaît comme un au-delà ; partant, l’objet auquel nous l’attribuons et que, sous le nom de couleur, elle semble revêtir, s’oppose comme un dehors plus ou moins éloigné à notre moi et à son enceinte. — Des sensations projetées en apparence au-delà de la surface nerveuse où nous situons notre personne, logées en un point déterminé de cet au-delà, détachées de nous par cette projection, constituées à part comme des événements étrangers à nous, érigées en qualités permanentes par la continuité et l’uniformité de leur répétition, érigées en qualités d’un corps solide par la possibilité présumée, à l’endroit où nous les situons, d’une sensation de contact et de résistance : tels sont les fantômes visuels, effectivement internes, qui, lorsque nous ouvrons les yeux, nous semblent des objets hors de nous.
Voilà bien des apparences, et il est temps de chercher si quelque chose de réel correspond à tant d’illusions. Nous avons trouvé que les objets que nous nommons corps ne sont que des fantômes internes, c’est-à-dire des fragments du moi, détachés de lui en apparence et opposés à lui, quoique au fond ils soient lui-même sous un autre aspect ; qu’à proprement parler ce ciel, ces astres, ces arbres, tout cet univers sensible que perçoit chacun de nous, est son œuvre, mieux encore son émanation, mieux encore sa création, création involontaire et spontanément opérée sans qu’il en ait conscience, épandue à l’infini autour de lui, comme l’ombre d’un petit corps dont la silhouette, à mesure qu’elle s’éloigne, va s’élargissant et finit pour couvrir de son immensité tout l’horizon. — Nous avons trouvé ensuite que nulle de nos sensations n’est située à l’endroit du corps où nous la plaçons, que plusieurs d’entre elles, quoique étant nôtres, nous apparaissent comme étrangères à nous, que, parmi celles-ci, quelques-unes nous semblent les qualités permanentes d’un être autre que nous ; tandis qu’elles sont en effet des moments passagers de notre être. — Ainsi l’illusion s’est montrée dans tous nos jugements, à propos du monde extérieur comme à propos du monde interne, et nous ne sommes plus étonnés de voir le philosophe bouddhiste réduire le réel aux événements momentanés de son moi. Mais l’analyse, après avoir détruit, peut
Prenons d’abord les sensations que nous continuons à nous attribuer, mais que nous projetons hors de leur siège cérébral, pour les situer dans les organes et, en général, en un point de notre superficie nerveuse, celles de saveur, d’odeur, de contact, de pression, de contraction musculaire, de douleur, de chaud et de froid. Sans doute, elles ne sont pas à l’endroit où elles nous semblent logées ; mais à cet endroit se trouve ordinairement le commencement de l’ébranlement nerveux qui les provoque. Car, en règle générale, chaque variation dans cet ébranlement et dans sa position réelle se traduit par une variation proportionnée dans la sensation et dans sa position apparente, de sorte qu’en règle générale notre faux jugement aboutit au même effet qu’un jugement vrai. Il nous sert autant ; il nous suggère les mêmes prévisions. Si l’ébranlement nerveux qui provoque la sensation de pression devient plus fort, la sensation de pression devient plus forte. Si l’ébranlement nerveux qui provoque la douleur change effectivement de place, la douleur semble changer de place ; les différences d’emplacement que le jugement ordinaire suppose à tort entre deux sensations sont précisément les différences d’emplacement que l’expérience physiologique établit avec raison entre les points de départ des deux ébranlements nerveux correspondants. — Ainsi notre esprit touche juste en visant mal, et ce que nous disons par erreur de nos sensations s’applique avec une exactitude presque absolue et presque constante à l’ébranlement nerveux
Même remarque à propos des sensations que nous projetons au-delà de notre enceinte sensible et que nous considérons comme des événements étrangers à nous, par exemple les sons, ou comme des qualités d’objets étrangers à nous, par exemple les couleurs. — Sans doute, c’est à tort que tel son qui est une sensation de mes centres acoustiques me semble flotter là-bas et là-haut, à vingt pas sur ma droite ; mais à ce son régulier ou irrégulier correspond, élément pour élément, une vibration de l’air qui se propage à partir de cette hauteur, de cette distance et
L’ébranlement du bout d’un petit filet blanchâtre, la vibration des particules d’un gaz, la structure spéciale d’une surface éclairée, tels sont les équivalents réels qui se rencontrent sous l’illusion qui déplace et défigure nos sensations. Mais ces équivalents
Mais, tout en nous servant de ces locutions, nous gardons soigneusement le souvenir de leur sens intime. Nous nous rappelons que notre perception extérieure, réduite à ce qu’elle contient de vrai, n’est qu’une assertion générale, l’énonciation d’une loi, une sorte de prédiction, valable pour le passé comme pour l’avenir, la prédiction de tels événements, sensations ou équivalents de sensations, comme possibles à telles conditions, comme nécessaires aux mêmes conditions plus une condition complémentaire. Nous annonçons que tout être sentant, qui touchera ou aura touché la bille, aura ou aura eu le groupe de sensations musculaires, tactiles, visuelles que nous avons nous-mêmes ; que tout corps qui viendra ou sera venu choquer la bille perdra ou aura perdu une portion de son mouvement. Il y a hallucination proprement dite, lorsque l’annonce ne s’accomplit pas, lorsque la forme blanche et sphérique, qui me semble située à trois pas de moi, ne provoque pas en moi ni en d’autres les sensations musculaires et tactiles sur lesquelles je comptais, lorsqu’un corps, qui passe par l’endroit où elle semble être, ne subit, malgré mon attente, aucune diminution de son mouvement. Mais ce cas est fort rare, et la concordance est presque constante entre l’annonce préalable et l’effet ultérieur. — C’est qu’en fait, entre la sensation visuelle
Tout ce mécanisme est admirable, et le lecteur voit maintenant la longueur de l’élaboration, la perfection de l’ajustement qui nous permettent de faire, avec effet et réussite, une action aussi ordinaire, aussi courte, aussi aisée que la perception extérieure. L’opération ressemble à la digestion ou à la marche ; en apparence, rien de plus simple ; au fond, rien de plus compliqué. — Il y a devant moi, à trois pieds de distance, un livre relié en cuir brun, et j’ouvre les yeux. Dans mes centres optiques naît une certaine sensation de couleur brune ; dans d’autres centres naissent des sensations musculaires provoquées par l’accommodation de l’œil à la distance, par le degré de convergence des deux yeux, par la direction des deux yeux convergents ; celles-ci varient en même temps que la sensation de couleur brune, à mesure que l’œil, en se mouvant, suit le contour et les portions diversement éclairées du livre. Deux séries de sensations dont l’emplacement est dans la boîte du
Sommaire.
II. Idées dont se compose l’idée du moi. — Entre autres idées, elle comprend l’idée d’un être permanent lié à tel corps organisé. — Ce que nous entendons par cette liaison. — Idées plus précises dont se compose l’idée du moi. — Idée d’un groupe de capacités ou facultés.
III. Ce que nous entendons par les mots de capacité et de faculté. — Ils ne désignent que la possibilité de certains événements sous telles conditions et la nécessité des mêmes événements sous les mêmes conditions, plus une condition complémentaire. — Ces possibilités et nécessités sont permanentes. — Importance capitale que nous leur attachons. — Illusion métaphysique que leur idée provoque. — Les seuls éléments réels de notre être sont nos événements.
IV. Le caractère distinctif, commun à tous ces événements, est d’apparaître comme internes. — Exemples. — Mécanisme de la rectification. — Toute représentation, conception ou idée, à son second moment, est obligée d’apparaître comme interne. — Nos émotions et voûtions ne sont que la face affective et active de nos idées. — D’où il suit qu’elles doivent aussi apparaître comme internes. — Les sensations que nous localisons dans notre corps apparaissent comme internes. — Les sensations que nous localisons hors de notre corps apparaissent comme des événements étrangers à nous ou comme des propriétés de corps étrangers à nous.
VI. À quel composé réel correspond effectivement l’idée du moi. — Elle est le produit d’une élaboration longue et complexe. — Opérations préalables requises pour la former. — Partant, elle est susceptible d’erreur. — Diverses classes d’erreurs au sujet du moi. — Cas où des événements étrangers sont introduits dans l’idée du moi. — Exemples divers. — Point de départ de l’illusion. — Chez les romanciers. — Chez les esprits incultes. — En rêve. — Chez les fous. — Dans l’hypnotisme. — Cas où des événements qui appartiennent au moi sont attribués à autrui. — Aliénation normale de nos sensations de son et de couleur. — Hallucinations psychiques. — Locutions intellectuelles des mystiques. — Histoire de Blake. — Autres exemples. — Point de départ et progrès de l’illusion. — Passage de l’hallucination psychique à l’hallucination sensorielle. — Cas où la série totale de nos événements passés, présents et possibles est remplacée par une série étrangère. — Point de départ de l’illusion. — Suggestions dans l’hypnotisme. — Expériences des docteurs Tuke et Elliotson. — Exemples chez les monomanes. — Malades persuadés qu’ils sont une autre personne, qu’ils sont changés en animaux ou en corps inanimés, qu’ils sont morts. — Croyances analogues dans le rêve. — Mécanisme de l’idée du moi à l’état normal. — Mécanisme de l’idée du moi à l’état anormal. — Analogie du travail mental et du travail vital.
VII. Véracité générale du souvenir. — Étant donné le mécanisme du souvenir, son jeu est ordinairement sûr. — À l’image actuelle, nette et circonstanciée, correspond presque toujours une sensation antécédente, dont l’image est le reliquat. — À l’emplacement apparent de l’image refoulée
VIII. Comment, d’après l’idée de notre esprit, nous nous formons l’idée des autres esprits. — Analogie des autres corps vivants et du nôtre. — Cette analogie nous suggère par association l’idée d’un esprit semblable au nôtre. — Vérifications diverses, nombreuses et constantes de cette induction spontanée.
IX. Résumé général et vues d’ensemble. — Dans toutes les opérations précédentes, une image ou un groupe d’images est soudé à une sensation ou à un groupe de sensations, à une image ou à un groupe d’image, en vertu des lois de réviviscence et d’association des images. — Complication croissante du composé mental. — Complication énorme du composé qui constitue l’idée d’un individu. — Tout composé mental est un couple, et, à ce titre, il est une connaissance. — Quand le premier terme du couple est répété par la sensation actuelle, le second terme devient une prévision. — Mécanisme de la prévision et projection du second terme dans l’avenir. — Dans la majorité des cas, notre prévision concorde avec l’événement prévu. — Correspondance ordinaire de la loi mentale avec la loi réelle — Deux états du couple mental. — Il agit avant d’être démêlé. — Opposition de la pensée animale à la pensée humaine. — Passage de la première à la seconde. — Après les idées des choses individuelles naissent les idées des choses générales.
Nous voici arrivés au centre inétendu, sorte de point mathématique, par rapport auquel nous définissons le reste et que chacun de nous appelle je ou moi. À chaque instant de notre vie nous y revenons ; il faut une contemplation bien intense, presque une extase, pour nous en arracher tout à fait et nous le faire oublier pendant quelques minutes ; alors même, par une sorte de choc en retour, nous rentrons avec plus d’énergie en nous-mêmes ; nous revoyons en esprit nous-mêmes, auquel, par un retour perpétuel, nous rattachons chacun de nos événements incessants, est beaucoup plus étendu que chacun d’eux. Il s’allonge à nos yeux avec certitude, comme un fil continu, en arrière, à travers vingt, trente, quarante années, jusqu’aux plus éloignés de nos souvenirs, au-delà encore, jusqu’au début de notre vie, et il s’allonge aussi en avant, par conjecture, dans d’autres lointains indéterminés et obscurs. À chaque maille nouvelle que nous lui ajoutons, nous en revoyons un fragment plus ou moins long, une minute, une heure, une journée, une année, parfois un morceau énorme, en un clin d’œil, et comme en un raccourci d’éclair. C’est pourquoi, comparé à nos événements passagers, ce moi prend à nos yeux une importance souveraine. — Il nous faut chercher quelle idée nous en avons, de quels éléments cette idée se compose, comment elle se forme en
Qu’entendons-nous par un moi, en d’autres termes, par une personne, une âme, un esprit ? Quand nous concevons tel homme vivant, Pierre, Paul, ou nous-mêmes, quelle idée y a-t-il en nous, et de quels éléments se compose cette idée ? — Ce que nous affirmons, c’est d’abord un quelque chose, un être ; j’emploie exprès les mots les plus vagues, pour ne rien préjuger. Mais, en prononçant ces mots, nous n’affirmons rien de lui, sinon qu’il est ; nous ne disons rien de ce qu’il est ; la question est réservée. — Ce que nous affirmons en second lieu, c’est qu’il est un être permanent ; il y a en lui quelque chose qui dure et demeure le même. Je suis aujourd’hui, mais j’étais déjà hier et avant-hier ; de même pour Pierre et pour Paul. Si à certains égards, eux et moi, nous avons changé, à d’autres égards, eux et moi, nous n’avons pas changé, et je conçois en eux comme en moi quelque chose qui est resté fixe. Mais, en disant cela, je ne fais qu’affirmer la permanence de quelque chose en eux et en moi ; je ne dis pas ce qu’est ce quelque chose ; je pose sa durée, non sa qualité ; la question est réservée encore. — Ce que nous affirmons en troisième lieu, c’est que ce quelque chose est lié à tel corps organisé ; j’ai le mien, Pierre et Paul ont chacun le leur ; et nous voulons dire par là que, en règle générale, certains changements de mon corps provoquent directement en moi telles sensations, et que certains événements en moi, émotions, voûtions,
Ces qualités, ce sont ses capacités et facultés. Je suis capable de sentir, de percevoir les objets extérieurs, de me souvenir, d’imaginer, de désirer, de vouloir, de contracter mes muscles, et, à cet égard, Pierre, Paul et les autres hommes sont comme moi. De plus, outre ces capacités communes à tous les hommes, j’en ai qui me sont particulières ; par exemple, je suis capable de comprendre un livre latin ; ce portefaix est capable de porter un sac de trois cents livres ; voilà des attributions précises qui déterminent le quelque chose inconnu. Réunissons en un groupe et en un faisceau toutes les capacités et facultés, communes ou propres, qui se rencontrent en lui, et nous saurons ce qu’il est, en sachant ce qu’il contient. L’esquisse vague et vide, que nous avions du moi ou de la personne, se délimite et se remplit.
Nous voilà donc conduits à chercher ce que nous entendons par ces capacités et facultés. J’ai la capacité ou faculté de sentir ; cela signifie que je puis avoir des sensations, des sensations de diverses espèces, d’odeur, de saveur, de froid, de chaud, et par exemple de son. En d’autres termes, des sensations de son qui, si elles naissent, seront miennes, sont
Ainsi faculté, capacité, sont des termes tout relatifs, et nous retombons ici dans une analyse semblable à celle que nous avons pratiquée sur les propriétés des corps. Tous ces mots équivalent à celui de pouvoir ; et, quel que soit le pouvoir, celui d’un chien qui peut courir, celui d’un mathématicien qui peut résoudre une équation, celui d’un roi absolu qui peut faire couper des têtes, ce mot ne fait jamais que poser comme présentes les conditions d’un événement ou d’une classe d’événements. — Rien de plus utile que la connaissance de pareilles conditions ; elle nous permet de prévoir les événements, ceux d’autrui comme les nôtres. Partant, nous attachons une grande importance à ces pouvoirs ; ils sont pour
Considérons donc un de ces événements ou groupe d’événements présents, telle sensation de douleur ou de plaisir, de contact, de température, de saveur ou d’odeur, telle sensation tactile et musculaire, telle image prépondérante, tel mot mental prépondérant, telle émotion, désir, volition. — En ce moment, je souffre de la migraine, ou je goûte un bon fruit, ou je me délecte à chauffer mes membres au coin du feu ; j’imagine ou je me souviens, je suis contrarié ou égayé par une idée, je me décide à faire une démarche. Voilà les événements que je trouve en moi ; actifs ou passifs, volontaires ou involontaires, quelles que soient leurs nuances, il n’importe ; ils constituent mon être présent, et je me les attribue. Or, tous les événements que je m’attribue ont un caractère commun ; ils m’apparaissent comme intérieurs.
Prenons d’abord les plus fréquents, c’est-à-dire les représentations, idées, conceptions que nous avons des objets et notamment des corps extérieurs : par exemple, je me représente la vieille pendule à colonnes qui est dans la chambre voisine. Meubles, intérieurs d’appartement, figures humaines ou animales, arbres, maisons, rues, paysages, ce sont des représentations de ce genre dont la série compose le
Maintenant, remarquez que toute idée, conception, représentation a une double face. D’un côté, elle est une connaissance ; de l’autre côté, elle est une émotion. Elle est agréable, pénible, surprenante, effrayante, tendre, consolante. Son énergie, ses affaiblissements, ses intermittences sont justement l’énergie, l’affaiblissement, les intermittences de l’émotion. Il n’y a là qu’un seul et même fait à deux faces, l’une intellectuelle, l’autre affective et impulsive. — On
Reste à chercher pourquoi les sensations que nous logeons dans notre corps nous apparaissent aussi comme internes et sont rapportées par nous à nous-mêmes. — Pour en trouver la raison, il suffit de les comparer à celles qui nous appartiennent également et que pourtant nous ne nous attribuons point, celles de couleur et de son. On a vu le mécanisme qui les projette en apparence hors de notre corps ; si elles nous sont aliénées, c’est parce qu’elles sont projetées hors de notre enceinte. C’est donc parce que les autres, celles de contact, de pression, de température, d’effort musculaire, de douleur locale, de saveur et d’odeur, ne sont point projetées hors de notre corps, qu’elles ne nous sont point aliénées ; leur emplacement est la cause de leur attribution ; nous nous les rapportons, parce que notre corps, comparé aux autres, a des caractères singuliers et propres. — En effet, c’est par son entremise que nous, percevons les autres corps et que nous agissons sur eux. Que l’action vienne de nous ou d’eux, il est en deçà ; par rapport à lui, ils sont toujours au-delà. Il est notre enceinte immédiate, en sorte que, si on le compare aux autres, il est un dedans et ils sont un dehors. — C’est pourquoi, bien que logées par nous dans les organes, les sensations dont on a parlé nous apparaissent comme internes et se rattachent au moi. — Telle est notre conception du sujet actuel ; voilà tous les faits présents et réels qu’elle renferme. Ce que je suis actuellement, ce qui constitue mon être réel, c’est tel groupe présent et réel de sensations, idées, émotions, désirs, volitions ; ma conception de mon être actuel ne comprend que ces événements, et, à l’analyse, ces événements présentent tous ce caractère commun qu’ils sont déclarés internes, soit parce qu’à titre d’idées et de suites d’idées ils sont opposés aux objets et privés de situation, soit parce que leur emplacement apparent se trouve dans notre corps.
Or, au moment précédent, le sujet, étant tout semblable, ne contenait que des événements du même genre ; même remarque pour chacun des moments antérieurs. Et, de fait, quand par le souvenir nous considérons quelqu’un de ces moments, nous les trouvons tous pareils au moment présent ; tout à l’heure, quand j’étais dans l’autre chambre, j’avais une sensation de froid, je marchais, je regardais ligne continue d’éléments contigus. Nous passons sans difficulté d’un chaînon à un autre ; selon la loi bien connue qui régit la renaissance des images, les images de deux sensations successives tendent à s’évoquer mutuellement ; partant, quand l’image d’un de nos moments antérieurs ressuscite en nous, l’image du précédent et celle du suivant tendent à ressusciter par association et contrecoup.
Non seulement nous allons par ce moyen d’un de nos moments au moment adjacent ; mais, par des abréviations qui rassemblent en une image une longue série de moments, nous allons d’une période de notre vie à une autre période de notre vie. En effet, si, pour nous souvenir d’un de nos événements un peu lointains, il nous fallait évoquer les images de toutes nos sensations intermédiaires, l’opération serait prodigieusement longue ; à parler exactement, elle
Plus l’événement est antérieur, plus l’effacement des images est grand ; plus cet effacement est grand, plus le substitut abréviatif résume de choses. — Ma journée d’hier ou d’avant-hier ne subsiste en moi que par un événement saillant, telle visite que j’ai reçue, tel accident domestique auquel il a fallu parer. Si je recule plus loin, je n’aperçois, dans le naufrage et l’engloutissement irrémédiable de mes innombrables sensations antérieures, que de rares images surnageantes, mon arrivée dans la maison de campagne où j’habite, les premières pousses vertes du printemps, une soirée d’hiver chez telle personne, tel aspect d’une ville étrangère où j’étais il y a un an. Je puis ainsi remonter très loin et très vite, en sautant de cime en cime, atteindre en un instant à dix, vingt années de distance. — Joignez à cela le calendrier, les chiffres, tous les moyens que nous avons et qui manquent aux enfants, aux sauvages, pour mesurer cette distance. Grâce à une association d’images, nous logeons nos événements dans la série des jours et des mois que fournit l’almanach, dans la série des années
Par cette opération plus ou moins perfectionnée, nous embrassons de très longs fragments de notre être en un instant et pour ainsi dire d’un seul regard. Les événements distincts dont la succession l’a constitué pendant cet intervalle cessent d’être distincts ; ils sont effacés par les abréviations et la vitesse ; rien ne surnage du parcours, sinon un caractère commun à tous les éléments parcourus, la particularité qu’ils ont d’être internes. Il nous reste donc l’idée d’un quelque chose interne, d’un dedans qui, à ce titre, s’oppose à tout le dehors, qui se rencontre toujours le même à tous les moments de la série, qui, par conséquent, dure et subsiste, qui, à cause de cela, nous semble d’importance supérieure et qui se rattache, comme des accessoires, les divers événements passagers. Ce dedans stable est ce que chacun de nous appelle je ou moiich, ego, aham) vient de la racine ah, respirer, et désigne le souffle intérieur ; selon les autres, il vient de la racine gha, ha, qui signifie celui-ci, et par laquelle on se désigne soi-même à l’interlocuteur. (Max Müller, Science du langage, II, 67, trad. Barris et Perrot.)
Une autre illusion métaphysique vient compléter son être et achever son isolement. Nous avons classé ses événements et les faits que ses événements provoquent selon leurs ressemblances et leurs différences, et nous avons logé chaque groupe dans un compartiment distinct et sous un nom commun, ici les sensations, là les perceptions extérieures, là-bas les souvenirs, plus loin les volitions, les mouvements volontaires, et ainsi de suite. Considérant notre état présent, nous savons ou nous supposons que les conditions de ces événements sont présentes, en d’autres termes, que ces événements sont possibles ; ce que nous exprimons en disant que nous avons le pouvoir, la capacité ou faculté de sentir, percevoir, de nous souvenir, de vouloir, de contracter nos muscles. Outre ces pouvoirs communs à tous les hommes, chacun de nous découvre en lui-même, par une expérience semblable, les pouvoirs particuliers qui lui sont propres. Or, quand nous considérons ces pouvoirs, nous les trouvons tous plus ou moins permanents. Ils précèdent les événements, et d’ordinaire ils leur survivent. Ils durent intacts pendant de dedans ; il se garnit, se qualifie, se détermine ; nous le définissons par le groupe de ses pouvoirs, et, si nous nous laissons glisser dans l’erreur métaphysique, nous le posons à part comme une chose complète, indépendante, toujours la même sous le flux de ses événements.
Telle est donc la notion du moi. Illusoire au sens métaphysique, elle ne l’est pas au sens ordinaire ; on ne peut pas la déclarer vide ; quelque chose lui correspond, quelque chose d’assez analogue à ce qui, d’après notre analyse, constitue la substance des corps. Ce quelque chose est la possibilité permanente de certains événements sous certaines conditions, et la nécessité permanente des mêmes événements sous les mêmes conditions plus une complémentaire, tous ces événements ayant un caractère commun et distinctif, celui d’apparaître comme internes. À ce titre, en maintenant exactement le sens des mots, nous pouvons dire que le moi, comme les corps, est une force, une force qui, par rapport à eux, est un dedans, comme par rapport à elle ils sont un dehors. Ces trois mots, force, dedans, dehors, n’expriment que des rapports, rien de plus ; à tous les moments de ma vie, je suis un dedans qui est capable de certains événements sous certaines conditions, et dont les événements sous certaines conditions sont capables d’en provoquer d’autres en lui-même ou en autrui. Voilà
Il faut d’abord que nous ayons des souvenirs et des souvenirs exacts. Il faut de plus que, par l’emboîtement de nos souvenirs, nos événements nous apparaissent comme une file continue. Il faut ensuite que, grâce aux abréviations de la mémoire, les particularités de nos événements s’effacent, qu’un caractère commun à tous les éléments de la file prédomine, se dégage, s’isole et soit érigé par un substantif en substance. Il faut en outre que nous acquérions l’idée des pouvoirs, capacités ou facultés de cette substance ; partant, que nous classions nos événements selon leurs diverses espèces ; que, par l’expérience plus ou moins prolongée, nous démêlions leurs conditions externes et internes ; que, constatant ou présumant la présence des conditions, nous concevions ces événements comme possibles, et enfin que, isolant cette possibilité, nous nous l’attribuions sous le nom de pouvoir, capacité ou faculté. — L’idée du moi est donc un produit ; à sa formation concourent beaucoup de matériaux diversement élaborés. Comme tout composé mental ou organique, elle a sa forme normale ; mais, pour qu’elle l’atteigne, il lui faut certains matériaux et une certaine élaboration ; pour peu que les éléments soient altérés et que le travail soit dérangé, la forme dévie et l’œuvre finale est monstrueuse. Par conséquent, l’idée du moi peut dévier et se trouver monstrueuse ; et, si voisins que nous soyons de
En premier lieu, certains matériaux étrangers peuvent s’introduire dans l’idée que nous avons de lui. Il y a des circonstances où une série d’événements imaginaires s’insère dans la série des événements réels ; nous nous attribuons alors ce que nous n’avons pas éprouvé et ce que nous n’avons pas fait. — À l’état de veille, la chose est rare ; elle n’arrive guère qu’aux hommes dont l’imagination est surexcitée. J’ai cité l’histoire de Balzac qui décrit un jour, chez Mme de Girardin, un cheval blanc qu’il veut donner à son ami Sandeau et qui, plusieurs jours après, persuadé qu’il l’a donné effectivement, en demande des nouvelles à Sandeau. Il est clair que le point de départ de cette illusion est une fiction volontaire ; l’auteur sait d’abord qu’elle est fiction, mais finit par l’oublier. Chez les peuples barbares, dans les âmes incultes et enfantines, beaucoup de souvenirs faux prennent ainsi naissance. Des hommes ont vu un fait très simple ; peu à peu, à distance, en y pensant, ils l’interprètent, ils l’amplifient, ils le munissent de circonstances, et ces détails imaginaires, faisant corps avec le souvenir, finissent par sembler des souvenirs comme lui. La plupart des légendes, surtout les légendes religieuses, se forment de la sorte. — Un paysan dont la sœur était morte hors du pays m’assura qu’il avait vu son âme, le soir même de cette mort ; examen fait, cette âme était une phosphorescence qui s’était produite dans un coin, sur une vieille commode où était une bouteille d’esprit-de-vin. — Le guide d’un de mes amis à Smyrne disait avoir vu une jeune fille apportée en plein jour à travers le ciel par la force d’un
Toutes ces conditions se rencontrent dans le rêve ; c’est pourquoi nous avons en songe non seulement des perceptions extérieures fausses, mais encore des souvenirs fauxLe Sommeil et les Rêves, p. 211 et p. 70. — Voyez dans la première partie, liv. II, ch. I, p. 117, l’histoire du vieillard qui s’attribuait les voyages qu’il avait lus comme ceux qu’il avait faits.
Pareillement, rien de plus fréquent que les souvenirs faux, chez les fous, surtout chez les monomanes. Ils se forment un roman conforme à leur passion dominante, et ce roman inséré dans leur vie finit par composer à leurs yeux tout leur passé. — Une femme que j’ai vue à la Salpêtrière racontait, avec une précision et une conviction parfaites, une histoire d’après laquelle elle était noble et riche. Son vrai nom était Virginie Silly, et elle se disait Eugénie de Sully. À l’en croire, ses parents l’avaient perdue exprès sept ou huit fois, et sa mère avait fini par la vendre à des saltimbanques chez qui elle était restée deux ans. Avant 1848, elle avait des entretiens avec Louis-Philippe et lui faisait des rapports sur le Casino, la Chaumière, le Ranelagh et les hôpitaux. « J’étais, dit-elle, commissaire rapporteur de Sa Majesté, et le roi me donnait de grandes sommes. » Plus tard, quand elle fut dans son logement de la rue Poissonnière, l’Empereur vint l’écouter derrière une cloison, et la fit enfermer. Un de ses oncles, marchand d’esclaves au Chili, lui a laissé six millions ; elle a encore 250 000 francs à la caisse des dépôts et consignations. Mais on lui a enlevé ses papiers et ses parchemins, et on a mis à la place un faux extrait de naissance qui la fait roturière et pauvreFragments psychologiques, histoire analogue d’un fou nommé Benoît, p. 64.suggestion, est sujet à de semblables illusions de mémoire ; on lui annonce qu’il a commis tel crime, et sa figure exprime aussitôt l’horreur et l’effroi. Les souvenirs ordinaires ne se présentent plus ou sont trop faibles pour exercer la répression ordinaire ; faute du contrepoids normal, la conception simple devient conception affirmative, et il se souvient à faux de meurtres qu’il n’a point faits.
D’autres cas présentent l’illusion inverse. Cette fois, nous ne nous trompons plus par addition, mais par retranchement ; au lieu d’insérer dans notre série des événements qui ne nous appartiennent pas, nous projetons hors de notre série des événements qui nous appartiennent. — Telle est l’erreur dans laquelle nous tombons à propos des couleurs et des sons ; on en a décrit le mécanisme. En soi, ce sont des sensations comme celles de chaleur ou de saveur ; mais, comme elles sont repoussées hors de notre superficie nerveuse, elles nous semblent détachées de nous ; par cette aliénation, le son nous apparaît comme un Des hallucinations, 1re partie.pensée, il écoute des « voix secrètes, intérieures » ; on lui parle « à la muette » ; il voit « invisiblement ». La femme d’un major anglais à Charenton parlait d’un sixième sens par lequel elle entendait les voix ; c’était « le sens de la pensée ». — Quand on interroge les malades, ils répondent que le mot de voix dont ils se servent est très impropre, et qu’ils l’emploient par métaphore, faute d’un meilleur ; la voix n’a pas de timbre, elle ne semble point partir du dehors comme à l’ordinaire ; les mystiques ont déjà fait cette distinction, et opposé les « locutions et voix intellectuelles » que leur âme saisit sans l’intermédiaire des organes, aux voix corporelles qu’ils perçoivent de la même façon que dans la vie courante. Blake, le poète et le dessinateurTraité des hallucinations, p. 90.« d’âme à âme »
et, comme il disait, « par intuition et magnétisme »
. — On reconnaît aisément que ces idées qu’ils attribuent à autrui leur appartiennent. L’interlocuteur de Blake le pria de demander à Richard III s’il prétendait justifier les meurtres qu’il avait commis pendant sa vie. « Votre demande, répondit Blake, lui est déjà parvenue… Nous n’avons pas besoin de paroles ; voici sa réponse un peu plus longue qu’il ne me l’a donnée ;
Il est clair que Blake imputait à Richard III ses théories et ses rêves ; son personnage était un écho qui lui renvoyait sa propre pensée. — Une folle jouait incessamment à pair impair avec un personnage absent qu’elle croyait le préfet de police ; avant de jouer, elle regardait toujours les pièces de monnaie qu’elle mettait dans sa main et savait ainsi leur nombre ; partant, le préfet devinait toujours mal et ne manquait jamais de perdre ; plus tard, elle négligea son examen préalable ; alors le préfet tantôt perdait et tantôt gagnait. — Il est clair que, dans la première période, elle fabriquait elle-même, sans s’en douter, l’erreur qu’elle prêtait au préfet.
Le point de départ de ces illusions n’est pas difficile à démêler ; on le trouve dans le procédé d’esprit de l’écrivain dramatique, du conteur, de toute imagination vive ; au milieu d’un monologue mental, une apostrophe, une réponse jaillit ; une sorte de personnage intérieur surgit et nous parle à la deuxième personne : « Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre. » — Maintenant, supposez que ces apostrophes, ces réponses, tout en demeurant mentales, Pilgrim’s Progress. — De même les conversations éloquentes et sublimes du Tasse avec son génie familier, rapportées par Manso. — De même encore les avertissements que donnait à Socrate une voix intérieure.« Je suis porté à croire, écrivait un halluciné, qu’il y a toujours eu en moi une double pensée, dont l’une contrôlait les actions de l’autre. »« Il y a, dit un second malade, comme un autre moi-même qui inspecte toutes mes actions, toutes mes paroles, comme un écho qui redit tout. »
Un troisième, convalescent après une fièvre, « se croyait formé de deux individus, dont l’un était au lit, tandis que l’autre se promenait ; quoiqu’il n’eût pas d’appétit, il mangeait beaucoup, ayant, disait-il, deux corps à nourrir
. — D’autres fois, la seconde série est rapportée à un autre, surtout lorsque les idées qu’elle contient sont hors de proportion avec celles qui Des hallucinations, passim.« Au début, selon les malades, c’était quelque chose d’idéal, et comme un esprit qui parlait en eux ; maintenant, ils entendent réellement parler »
; les voix sont claires ou sourdes, graves ou aiguës, mélodieuses ou criardes. J’ai déjà raconté le cas de Théophile Gautier et comment, un jour qu’il passait devant le Vaudeville, une phrase imprimée sur l’affiche se cloua dans son souvenir ; comment, malgré lui, il se la répétait incessamment ; comment, au bout de quelque temps, elle cessa d’être simplement mentale et sembla proférée par un gosier corporel, avec un timbre et un accent très nets ; elle revenait ainsi par intervalles, à l’improviste ; cela dura plusieurs semaines. Supposez un esprit prévenu et assiégé de craintes ; admettez que la voix prononce, non pas une phrase unique et monotone, mais une suite de discours menaçants et appropriés ; c’est le cas de Luther à la Wartbourg, lorsqu’il discutait avec le diable. Les paroles mentales ont provoqué dans les centres sensitifs de l’encéphale les sensations de l’ouïe correspondantes, et désormais, détachées du moi à un double titre, elles sont imputées à un interlocuteur.
Ce ne sont là que des illusions partielles ; il y en a de totales, où, la série de nos événements étant remplacée par une série étrangère, Pierre se croit Paul et agit conformément à sa croyance. Là aussi, le point du départ de l’erreur est dans un procédé d’esprit bien Annales médico-psychologiques, quatrième série, tome VI, 428, — De la folie artificielle, par le docteur Hack Tuke.« A. B… fut prié de dire son nom ; il répondit raisonnablement, sans hésiter. Quand il fut hypnotisé et dans le coma vigil (il était alors capable de se tenir debout et en apparence bien éveillé, mais avec un air étrange et égaré comme dans le somnambulisme), il lui fut fortement suggéré qu’il s’appelait Richard Cobden. Au bout de quelques instants, on lui demanda son nom. Il répondit aussitôt et sans hésiter : Richard Cobden. — En êtes-vous bien sûr ? — Oui, répliqua-t-il. — La même expérience de noms différents tentée à diverses autres reprises eut toujours les mêmes résultats. — Pendant l’état de veille normal, les sujets de l’expérimentation donnaient leur véritable nom aussitôt qu’on le leur demandait. Au contraire, si, durant la période convenable du sommeil hypnotique, on leur suggérait le nom d’un roi, non seulement ils étaient poussés à dire que c’était le leur,
mais ils sentaient et agissaient d’une manière qui témoignait de leur conviction qu’ils étaient rois. »
« En 1541, à Padoue, dit Wier, un homme qui se croyait changé en loup courait la campagne, attaquant et mettant à mort ceux qu’il rencontrait. Après bien des difficultés, on parvint à s’emparer de lui. Il dit en confidence à ceux qui l’arrêtèrent : Je suis vraiment un loup, et si ma peau ne paraît pas être celle d’un loup, c’est parce qu’elle est retournée et que les poils sont en dedans. — Pour s’assurer du fait, on coupa le malheureux aux différentes parties du corps, on lui emporta les bras et les jambes. »
— Si, par hypnotisme ou maladie, le patient éprouve de fausses sensations, il peut arriver à se faire les idées les plus étranges de son corps et, partant, de sa personne. « Parmi plusieurs femmes hypnotisées, dit le docteur Elliotson, l’une s’imaginait qu’elle était de verre, et elle tremblait qu’on ne vînt à la briser ; une
Pareillement, certains fous sont persuadés que leur corps est en cire, en beurre, en bois, et agissent en conséquence. Leuret cite des hommes qui se croyaient changés en femmes et des femmes en hommes. — Un soldat dont la peau était insensible se croyait mort depuis la bataille d’Austerlitz, où il avait été blessé. « Quand on lui demandait des nouvelles de sa santé, il répondait : Vous voulez savoir comment va le père Lambert ? Mais il n’y a plus de père Lambert, un boulet de canon l’a emporté à Austerlitz ; ce que vous voyez là n’est pas lui ; c’est une mauvaise machine qu’ils ont faite à sa ressemblance ; vous devriez bien les prier d’en faire une autre. — En parlant de lui-même, il ne disait jamais
moi, mais toujours cela
Bref, la conception qu’à un moment donné j’ai de moi-même est un nom abréviatif et substitut, tantôt mon nom, tantôt le mot je ou moi, l’un et l’autre prononcés mentalement. Si j’insiste dessus à l’état normal, ce nom évoque en moi, par association, son équivalent, à savoir la série de mes événements actuels et antérieurs, jointe aux nombreuses séries d’événements possibles dont je suis effectivement capable. Mais cette association principale, étant acquise, peut être défaite ; il en est de même des associations secondaires qui soudent ensemble dans mon esprit les divers fragments de la série totale. Si alors un je revient mentalement, et désormais, à mes yeux, je suis cette autre personne, Richard Cobden ou le prince Albert. — Tantôt l’énergie des associations normales est vaincue par une force plus grande. La conception pure qui, réprimée par la série des souvenirs, avait d’abord été enrayée dans son évolution, achève de se développer selon sa tendance hallucinatoire. Répétée incessamment, chaque jour plus vive, entretenue par une passion maîtresse, par la vanité, par l’amour, par le scrupule religieux, soutenue par de fausses sensations mal interprétées, confirmée par un groupe d’explications appropriées, elle prend l’ascendant définitif, annule les souvenirs contradictoires ; n’étant plus niée, elle se trouve affirmative ; et le roman, qui d’abord avait été déclaré roman, semble une histoire vraie. — Ainsi notre idée de notre personne est un groupe d’éléments coordonnés dont les associations mutuelles, sans cesse attaquées, sans cesse triomphantes, se maintiennent pendant la veille et la raison, comme la composition d’un organe se maintient pendant la santé et la vie. Mais la folie est toujours à la porte de l’esprit, comme la maladie est toujours à la porte du corps ; car la combinaison normale
Comment se fait-il que l’esclave arrive si souvent au terme ? D’où vient que nos souvenirs présents correspondent presque toujours à des sensations passées ; que presque toujours la place assignée à ces sensations soit celle qu’effectivement elles ont occupée ; que presque jamais la chaîne de nos événements n’aliène un de ses chaînons propres ou ne reçoive un chaînon étranger ; que presque toujours le groupe des événements passés, présents et possibles dont nous composons notre personne soit en effet le groupe des événements qui nous sont arrivés, qui se souvenons pour les comparer ; en sorte que, pour prouver l’exactitude du souvenir, il faudrait d’abord admettre l’exactitude du souvenir. Nous l’admettons et sans grand scrupule, sinon sur une démonstration directe, du moins d’après un cortège de confirmations innombrables et comme une hypothèse que justifie tout l’ensemble de l’expérience, des vérifications et des prévisions humaines. — Cela posé, il nous suffit de l’expliquer, et nous n’avons qu’à regarder le mécanisme décrit pour comprendre la justesse presque infaillible de son jeu.
En premier lieu, ce qui constitue le souvenir, c’est une image présente qui paraît sensation passée et qui, par la contradiction répressive des sensations actuelles, se trouve contrainte à un recul apparent. Or, on a vu que la sensation, après qu’elle a cessé, a la propriété de renaître par son image ; en règle générale, presque toute image nette et circonstanciée suppose une sensation antécédente ; de sorte que, si notre jugement est toujours faux en soi, il est presque toujours vrai par contrecoup. Nous nous trompons toujours en prenant l’image actuelle pour une sensation distante ; mais, d’ordinaire, la sensation distante s’est produite. Si l’image par sa présence provoque d’un compense cette illusion par son origine, qui est presque toujours une sensation antérieure ; si j’ose ainsi parler, elle rectifie, d’une main, l’erreur où, de l’autre main, elle nous induit.
En second lieu, ce qui situe avant telle sensation l’image refoulée, c’est la présence de cette sensation ou le rappel de cette sensation par son image. Or, ainsi qu’on l’a vu en constatant les lois qui régissent la renaissance des images, ma sensation présente tend à évoquer l’image de la précédente qui lui est contiguë ; et, en général, les images des sensations qui ont été contiguës tendent à s’évoquer ; d’où il suit que l’image d’une sensation passée tend à évoquer les images des sensations antérieures et postérieures qui lui ont été contiguës. Par suite, l’image abréviative d’une longue série de sensations, opérations et actions, c’est-à-dire d’un fragment notable de ma vie, tend à évoquer les images abréviatives du fragment antérieur et du fragment postérieur. — Mais nous avons montré que la sensation postérieure, soit par elle-même, soit par son image, exerce sur l’image de la sensation précédente une contradiction qui cesse lorsque son commencement rencontre la fin de son antagoniste, d’où il arrive que l’image refoulée semble soudée par sa fin au commencement de l’image ou sensation refoulante. Partant, lorsque l’image d’une sensation passée évoque l’image de la sensation postérieure et l’image de la sensation antérieure, elle est refoulée par la première, elle refoule la seconde, elle se soude par sa fin au commencement de la première, par son commencement à la fin de la seconde, et s’emboîte ainsi entre les deux. Il suffit que les trois images date réelle d’une sensation détermine la date apparente de son image. Ici encore, la concordance s’établit par un contrecoup.
Règle générale, non seulement toute image précise et détaillée suppose une sensation antécédente, mais toute image précise et détaillée, qui, en apparence, en soude une autre derrière elle, suppose que la sensation d’où elle dérive était soudée de la même façon, mais cette fois réellement, à la sensation que l’autre répète. Donc, si par son accolement elle provoque toujours une illusion en forçant l’autre à lui paraître antérieure, presque toujours elle répare cette erreur par son origine, qui est la sensation postérieure à la sensation dont l’autre est l’écho.
Ainsi se forme dans notre mémoire la file de nos événements ; à chaque minute, nous en revoyons un morceau ; il ne se passe pas de journée où nous ne remontions plusieurs fois assez avant, et même fort avant, dans la chaîne, parfois, grâce aux procédés abréviatifs, jusqu’à des événements séparés du
Lorsque, par les expériences du toucher, de la vue instruite et des autres sens, nous avons acquis une idée assez précise et assez complète de notre corps, et qu’à cette idée s’est associée celle d’un dedans ou sujet, capable de sensations, souvenirs, perceptions, volitions et le reste, nous faisons un pas de plus. Parmi les innombrables corps qui nous entourent, il y en a plusieurs qui, de près ou de loin, ressemblent au nôtre. En d’autres termes, si nous les explorons, ils provoquent en nous des sensations de contact, de résistance, de température, de couleur, de forme et de grandeur tactile et visuelle, à peu près analogues à celles que nous éprouvons lorsque par l’œil et la main nous prenons connaissance de notre sujet ou dedans, capable de sensations, perceptions, volitions et autres opérations semblables. Telle est la suggestion ou induction spontanée ; elle se confirme et se précise peu à peu par des vérifications nombreuses. — En premier lieu, nous remarquons que ce corps se meut, non pas toujours de la même façon, par le contrecoup d’un choc mécanique, mais diversement, sans impulsion extérieure, vers un terme qui semble un but, comme se meut et se dirige le nôtre, ce qui nous porte à conjecturer en lui des intentions, des préférences, des idées motrices, une volonté comme en nous
Toutes ces connaissances sont composées des mêmes éléments soudés ensemble selon la même loi. Qu’il s’agisse d’un corps, de nous-mêmes, d’un autre être animé, que l’opération s’appelle perception extérieure, acte de connaissance, souvenir, induction, conception pure, toujours notre opération est un bloc dont les molécules sont des sensations et des images jointes à des images, celles-ci agglutinées en groupes partiels qui s’évoquent mutuellement. — Un couple s’est formé par l’agrégation de deux molécules ; à celui-là s’est attaché un autre couple, à leur tout un autre tout, et ainsi de suite, tant qu’enfin ce vaste composé que nous appelons l’idée d’un individu, l’idée de cet arbre, de moi-même, de ce chien, de Pierre ou de Paul, s’est établi. — Soit une bille d’ivoire à deux
À présent, supposez que la sensation cesse, qu’il n’en subsiste que l’image avec les appendices, c’est-à-dire une représentation de la bille, et admettez qu’une sensation différente naisse en même temps avec son cortège propre. Par cet accolement d’une sensation contradictoire, la représentation de la bille paraît chose interne, événement passé ; et, à ce titre, elle éveille d’autres représentations analogues, parmi lesquelles elle s’emboîte pour constituer avec elles une file d’événements internes ; cette file s’oppose aux autres groupes, parce que tous ses éléments présentent un caractère constant qui, étant toujours répété, semble persistant, à savoir la particularité d’être un dedans par opposition au dehors : ce qui fournira plus tard à la réflexion et au langage la tentation de l’isoler sous le nom de sujet et de moi. — Dans cette chaîne immense, chaque classe d’événements internes, sensations, perceptions, émotions, chaque espèce de perceptions, de sensations et d’émotions a son image associée avec celle de ses conditions et de ses effets internes et externes ; et cela forme une infinité de couples nouveaux, dont les deux anneaux se tirent l’un l’autre à la lumière ; en sorte que nous ne pouvons pas imaginer telle douleur, sans en imaginer la prévision.
Quel est le mécanisme de cette opération finale, la plus voisine de la pratique, et la plus importante de toutes, puisque c’est par elle que nous pouvons agir ?
Toutes nos prévisions et, par suite, toutes nos conjectures sont construites de la sorte. Je veux mouvoir mon bras, et je prévois qu’il se mouvra ; je secoue une sonnette, et je prévois qu’elle rendra un son clair ; j’allume du feu sous la chaudière d’une locomotive, et je prévois que la vapeur dégagée poussera le piston ; je lis et relis avec attention un morceau de poésie, et je prévois que tout à l’heure je pourrai le répéter par cœur ; j’adresse une question à mon voisin, et je prévois qu’il me répondra. Dans tous ces cas, deux anneaux successifs du passé, tout en gardant leur situation réciproque, sont transportés hors de leur emplacement primitif, pour se poser, le premier sur le présent, et le second sur un point de l’avenir, parce que nous constatons ou croyons constater une ressemblance parfaite entre le premier et notre état présent.
Or, en fait, la majorité de ces prévisions concorde avec les événements prévus, et, dans la vie courante,
Mais ce n’est pas dès l’abord que nous la savons générale ; primitivement, elle agit en nous, sans que nous démêlions son caractère ou que nous sondions sa portée. L’enfant et l’animal prévoient que cette eau les désaltérera, que ce feu les brûlera ; il suffit pour cela que l’expérience et l’habitude aient accouplé dans leur esprit telle sensation et telle représentation ; à présent, chez eux, la vue de l’eau éveille toujours l’image de la soif éteinte, et la vue du feu éveille toujours l’image de la brûlure. Rien de plus ; ce qui occupe en ce moment tout leur esprit, c’est telle perception visuelle jointe à l’image de telle sensation future. Il en est de même pour la plupart de nos prévisions ordinaires ; l’homme adulte et réfléchi est enfant et animal dans toutes ses actions habituelles et machinales, et cela lui suffît pour la conduite et la pratique. — Mais il peut dépasser cet état ; et en effet, petit à petit, il le dépasse. Non seulement la loi mentale est en lui, mais il remarque qu’elle est en lui. Non seulement il la subit dans le cas présent, mais il constate qu’elle vaut pour tous les cas présents, passés et futurs. Au moyen de signes, il extrait, note et lie les deux termes abstraits d’eau et de soif éteinte, les deux termes abstraits de feu et de brûlure. Cela fait, aidé d’une formule, il considère leur couple en soi, exclusion faite de tous les cas particuliers où ils se rencontrent. Soumis à cette opération, les couples qui composent notre pensée animale prennent un nouvel aspect, et, sous le flot des événements passagers et compliqués, nous apercevons le monde des lois simples et fixes.
Sommaire.
§ I. Idées générales qui sont des copies.
I. Rôle des caractères généraux dans la nature. — Un groupe de caractères généraux communs à tous les moments d’une série d’événements constitue l’individu. — Un groupe de caractères généraux communs à plusieurs individus constitue la classe. — Les caractères généraux sont la portion fixe et uniforme de l’existence. — Ils ne sont pas de pures conceptions ou fictions de notre esprit. — Leur efficacité dans la nature. — Ils sont plus ou moins généraux. — Plus ils sont généraux, plus ils sont abstraits.
II. À ces extraits généraux correspondent en nous des idées générales et abstraites. — Ces idées sont des noms accompagnés ordinairement d’une vague représentation sensible. — Exemples. — La représentation sensible est un résidu de plusieurs souvenirs émoussés et confondus. — Le nom est un son significatif, c’est-à-dire lié à ce que toutes les perceptions et représentations sensibles des individus de la classe ont de commun, et à cela seulement. — À ce titre, il est le correspondant mental de leur portion commune et se trouve idée générale. — Mécanisme de cette liaison exclusive. — Observations sur les enfants. — Analogie de l’invention enfantine et de l’invention scientifique. — En quoi l’intelligence humaine se distingue de l’intelligence animale. r Lieber. — L’enfant reçoit les mots, mais crée leur sens.
III. Adaptation graduelle des idées générales aux choses. — La recherche scientifique. — Aux caractères généraux dont le groupe constitue une classe nous en ajoutons d’autres. — Cette addition n’a pas de terme. — Corrections apportées à notre idée générale par nos additions. — Exemples en zoologie et en chimie. — Perfectionnement de nos classifications.
IV. Caractères généraux qui appartiennent aux éléments des individus classés. — Idée de la feuille en botanique. — Idée du plan anatomique en zoologie. — Idée de l’action électrique. — Idée de la gravitation. — Dégagement des caractères les plus universels et les plus stables. — Retranchement des caractères accessoires et passagers. — Résumé. — L’idée générale s’ajuste à son objet d’abord par addition, puis par soustraction.
§ II. — Idées générales qui sont des modèles.
I. Idées générales dont les objets ne sont que possibles. — Nous les construisons. — Idées de l’arithmétique. — Notion de l’unité. — La propriété d’être une unité n’est que l’aptitude à entrer comme élément dans une collection. — Tous les faits ou individus présentent cette propriété. — Nous l’isolons au moyen d’un signe qui devient son représentant mental. — Inventions successives de diverses sortes de signes pour représenter les séries d’unités abstraites. — Première forme du calcul. — Les dix doigts. — Les petits cailloux. — Addition et soustraction au moyen des doigts et des cailloux. — Les noms de nombre, substituts des doigts et des cailloux. — Commodité, petit nombre et combinaisons simples de ces nouveaux substituts. — Derniers substituts, les chiffres. — Ils sont les plus abréviatifs de tous. — Nous formons ainsi des collections d’unités mentales sans songer à les adapter aux collections d’unités réelles. — Ultérieurement et à l’expérience, toute collection d’unités réelles se trouve adaptée à une collection d’unités mentales. — Exemples. — Nos nombres sont des cadres préalables.
II Toutes les idées générales que nous construisons sont des cadres préalables. — Idées de la géométrie. — Notions de la surface, de la ligne, du point. — Leur origine. — La surface est la limite du corps sensible, la ligne est la limite de la surface, le point est la limite de la ligne. — Symboles
III. Idées de la mécanique. — Notions du repos, du mouvement, de la vitesse, de la force, de la masse. — Leur origine et leur formation. — Les lignes, les chiffres et les noms sont leurs symboles. — Diversité et nombre indéfini des composés construits avec ces éléments. — Aux plus simples de ces constructions mentales correspondent des constructions réelles. — Tendance des corps en repos ou doués d’un mouvement rectiligne uniforme à persévérer indéfiniment dans leur état. — À celles de ces constructions mentales qui sont moins simples correspondent encore certaines constructions réelles. — Hypothèse de la vitesse uniformément accrue ; cas des corps pesants qui tombent. — Mobile animé d’un mouvement rectiligne uniforme et d’un autre mouvement dont la vitesse est uniformément accrue ; cas des planètes. — Comment les cadres préalables doivent être construits pour avoir chance de convenir aux choses. — Trois
IV. Autres constructions mentales. — Nous pouvons en faire pour toutes les classes d’objets. — Hypothèses physiques et chimiques. — Parmi ces cadres, il y en a auxquels nous souhaitons que les choses se conforment. — Construction mentale de l’utile, du beau et du bien. — Ces cadres, ainsi construits, deviennent des ressorts d’action.
Jusqu’ici, nous n’avons considéré que les choses particulières et la connaissance que nous en prenons ; il nous reste à considérer les choses générales et les idées que nous en avons. Car il y a des choses générales : j’entends par là des choses communes à plusieurs cas ou individus ; ce sont des caractères ou groupes de caractères. Observez par exemple ce que désigne le mot eau ou le mot boire ; eau désigne un groupe de caractères qui se rencontre toujours le même dans une infinité de liquides, dans celui des puits, des fleuves, des sources, de la mer ; boire désigne un groupe de caractères qui se rencontre toujours le même dans une infinité d’actions, dans toutes celles par lesquelles un homme ou un animal fait couler un liquide dans sa bouche et dans son estomac. Il en est de même pour les autres mots du dictionnaire ; chacun d’eux désigne un caractère ou groupe de caractères qui se présente ou peut se présenter dans plusieurs cas ou individus naturels. Voilà un nouvel objet de connaissance. De même qu’il y a en nous des pensées qui correspondent aux cas et individus particuliers, de même il y a en nous des pensées qui correspondent aux caractères généraux ; on les nomme idées générales ; elles forment en nous des
C’est un grand rôle que celui des caractères généraux dans la nature. D’abord, et si fort que soit ce paradoxe apparent, il faut un caractère général pour constituer un individu, une chose particulière qui dure. Soit un corps ou un esprit, cette pierre ou cet homme ; il y a un caractère qui relie ses divers moments successifs, un caractère commun qui dans tous se retrouve le même. Pour cette pierre, c’est, à toute seconde et pendant toute la durée de son existence, la possibilité de provoquer en nous les mêmes sensations de contact, de résistance, de forme, et de subir les mêmes changements de position ou de structure dans les mêmes circonstances, bref la présence incessamment renouvelée des mêmes caractères sensibles et physiques. Pour cet homme, c’est la possession constante des mêmes aptitudes et des mêmes inclinations, ou, si l’on veut, l’action continue de la même cervelle. — On l’a déjà vu, ce qu’il y a au fond de l’idée du moi, c’est l’idée d’un dedans par opposition au dehors, tous nos événements ayant ce caractère commun de nous apparaître comme internes par opposition aux autres qui nous apparaissent comme externes. Pareillement, ce qu’il y a au fond de l’idée de
À présent, comparons un grand nombre d’individus entre eux. Chose remarquable, malgré les séparations du temps et de l’espace, dans un nombre indéfini d’individus, certains caractères se retrouvent toujours les mêmes. Il y a six mille ans, les plantes et les animaux de l’Égypte étaient pareils à ceux d’aujourd’hui ; plusieurs espèces de plantes et d’animaux n’ont pas varié à travers les énormes intervalles des périodes géologiques ; d’un bout à l’autre de la terre, de nos jours et à des époques séparées de notre temps par des
Mais leur importance se marque encore mieux par un autre trait. Ce n’est pas nous qui les arrangeons pour la commodité de notre pensée ; ils ne sont pas de simples moyens de classer, des instruments de mnémotechnie. Non seulement ils existent en fait, hors de nous, et souvent bien au-delà de la courte portée de nos sens et de nos conjectures ; mais encore ils sont efficaces. Chacun d’eux, par lui-même et par
Maintenant il faut remarquer qu’ils ne sont point tous également généraux. Les uns le sont davantage, les autres moins ; chacun d’eux est d’autant plus général qu’il est moins complexe et d’autant moins complexe qu’il est plus général. — En effet, considérons d’abord le groupe de caractères qui persiste dans un être particulier, dans tel homme, à travers les moments successifs de sa vie. Ce groupe est fort abondant ; on s’en aperçoit à la multitude des détails qu’on est obligé de donner quand on essaye de décrire une figure et une âme humaines. Mais d’autre part ce groupe ne convient qu’à cet homme et ne dure comme lui qu’un court intervalle de temps. — À présent, de l’individu, passez à la race ; c’est l’inverse qui arrive ;
À ces extraits ou reliquats, présents ou plusieurs points du temps et de l’espace, correspondent en nous des pensées d’une espèce distincte et que nous appelons idées générales et abstraites. — On a déjà dit en nom significatif et compris d’une série de faits semblables ou d’une classe d’individus semblables, ordinairement accompagné par la représentation sensible, mais vague, de quelqu’un de ces faits ou individus. L’analyse est des plus délicates, et nous l’avons déjà faite ; mais en pareil sujet on ne peut amasser trop d’exemples, et je prie le lecteur de répéter l’examen sur lui-même, en choisissant une idée bien frappante dont il ait fait récemment l’acquisition. — En voici une des miennes dont je me rappelle très nettement la naissance. Il y a quelques années, en Angleterre, à Kew Gardens, je vis pour la première fois des araucarias, et je marchais le long des parterres en regardant ces étranges plantes, aux tiges rigides, aux feuilles compactes, courtes, écailleuses, d’un vert sombre, dont la forme abrupte, toute hérissée et barbare, tranchait sur l’herbe molle et doucement soleillée du frais gazon. Si en ce moment je cherche ce que cette expérience a laissé en moi, j’y trouve d’abord la représentation sensible d’un araucaria ; en effet, j’ai pu décrire à peu près la forme et la couleur du végétal. Mais il y a une différence entre cette représentation et les sensations anciennes dont elle est l’écho actuel. Le simulacre interne, d’après lequel je viens de faire ma description, est vague, et mes sensations passées étaient précises. Car, certainement, chacun des araucarias que j’ai vus a provoqué alors en moi une sensation visuelle distincte ; il n’y a pas deux plantes absolument semblables dans la nature ; j’ai regardé peut-être vingt ou
Qu’y a-t-il donc en moi de si net et de si déterminé qui correspond au caractère abstrait commun à tous les araucarias, et ne correspond qu’à lui ? — Un nom de classe, le nom d’araucaria, prononcé ou entendu mentalement, c’est-à-dire un son significatif, lequel est compris, et qui, à ce titre, est doué de deux propriétés. D’une part, sitôt qu’il est perçu ou imaginé, il éveille en moi la représentation sensible, plus ou moins expresse, d’un individu de la classe ; cette attache est exclusive ; il n’éveille point en moi la représentation d’un individu d’une autre classe. D’autre part, sitôt que je perçois ou imagine un individu de la classe, j’imagine ce son lui-même, et je suis tenté de le prononcer ; cette attache aussi est exclusive ; la présence réelle ou mentale d’un individu d’une autre classe ne l’évoque point dans mon esprit et ne l’appelle pas sur mes lèvres. — Par cette double attache, il fait corps avec toutes les perceptions et représentations sensibles que j’ai des individus de la classe et ne fait corps qu’avec elles. Mais il n’est attaché d’une façon particulière à aucune d’elles ; indifféremment, il les évoque toutes ; indifféremment, il est évoqué par toutes. Partant, si elles l’évoquent, c’est grâce à ce que toutes ont en commun, et non grâce à ce que chacune d’elles a de propre ; partant encore, s’il les évoque, c’est grâce à ce que toutes ont de commun, et non grâce à ce que chacune d’elles a de propre ; par conséquent enfin, il est attaché à ce que toutes ont de commun et à cela seulement. — Or ce quelque chose est justement le caractère abstrait, le substituts.
Comment naît en nous un nom général et abstrait, et par quel mécanisme contracte-t-il avec nos représentations sensibles et nos perceptions particulières cette double attache exclusive qui lui donne sa signification et sa vertu ? — Il n’y a là, comme on l’a vu plus haut, qu’une association d’un certain genre. On montre un chien à un très jeune enfant, et on lui dit, dans le langage des nourrices, en imitant, tant bien que mal, l’aboiement de la bête : « C’est un oua-oua. » Ses yeux suivent le geste indicateur ; il voit le chien, entend le son, et, après quelques répétitions qui sont son apprentissage, les deux images, celle du chien et celle du son, se trouvent, d’après la loi d’association des images, associées à demeure dans son esprit. En d’autres termes, quand il revoit ce chien, il imagine ce son, et, par instinct imitatif, après quelques tâtonnements, il le profère. Si le chien aboie, il rit, il est enchanté, il est doublement tenté de prononcer lui-même le son animal très frappant et tout nouveau dont il n’a encore entendu qu’une
Mais il y a ceci de particulier dans l’homme, que le son associé chez lui à la perception de tel individu est ensuite évoqué, non pas seulement par la vue d’individus absolument semblables, mais encore par la présence d’individus notablement différents, quoique compris à certains égards dans la même classe. En d’autres termes, des analogies qui ne frappent pas l’animal frappent l’homme. — L’enfant dit oua-oua à propos du chien de la maison ; au bout d’un peu de temps, il dit oua-oua à propos des caniches, des carlins et des terre-neuve de la rue. — Un peu plus tard, ce que ne fait jamais un animal, il dit oua-oua à propos d’un chien en carton qui aboie par le jeu intérieur d’une mécanique, puis à propos d’un chien en carton qui n’aboie pas, mais qui marche sur des roulettes, puis à propos d’un chien de bronze immobile et muet sur l’étagère du salon, puis à propos d’un petit cousin qui marche à quatre pattes dans la chambre, puis enfin à propos d’un dessin qui représente un chien. — Dans ces dernières circonstances, j’ai vu un petit garçon de deux ans répéter le mot oua-oua, quarante à cinquante fois de suite, avec un étonnement, un entrain, une joie extraordinaire. On le tenait dans les oua-oua d’un air de triomphe : c’était l’enthousiasme de la découverte ; tous les jours, il fallait recommencer. Je voulus compter ses exclamations ; un soir, en moins de trois quarts d’heure, il cria oua-oua cinquante-trois fois de suite, et sa curiosité n’était jamais lasse. — Si, aidés par les philologues, nous observons en latin, en grec, en allemand, surtout en hébreu et en sanscrit, le sens primitif de la plupart des nomsDe l’origine du langage, p. 125, 136. Max Müller, 412, I, La Science du langage.oua-oua. — Entre une vertèbre et le crâne, entre la feuille verte et un pistil ou une étamine, entre la pomme qui tombe et la lune qui chemine dans le ciel, entre le chien de chair et aboyant sous un minimum d’appel.
Grâce à cette aptitude, l’enfant de quinze mois apprend, en deux ou trois ans, les principaux mots de mots significatifs. Il n’est pas même besoin toujours que les mots soient transmis, de propos délibéré, et par une bouche humaine : parfois l’enfant les prend dans les sons involontaires qu’il profère ou dans les sons accidentels qu’il surprendSmithsonian Institute, tome II, p. 15, Mémoire du docteur Lieber. « Un membre de ma propre famille, dit M. Lieber, montra dans sa première enfance une tendance particulière à former de nouveaux mots. Tantôt il les empruntait à des sons qu’il saisissait au passage ; par exemple, pour
Ainsi, tout petit, il faisait arrêter (to stop), il disait ohoer (to woh), ayant entendu les charretiers dire oho ! (woh), quand ils crient à leurs chevaux d’arrêter. Tantôt il tirait ses mm pour exprimer son plaisir quand il voyait arriver la bouillie. Un peu plus tard, ses organes s’étant exercés, il fit um et im ; puis ce fut nim, syllabe plus facile à prononcer la bouche fermée. « Mais bientôt l’esprit, grandissant, commença à généraliser, et
— L’initiative de l’enfant se manifeste encore par l’usage incorrect qu’il fait de nos mots en leur donnant un sens qu’ils n’ont point pour nous et qu’il invente. Ce même petit garçon ayant appris les mots nim en vint à signifier toute chose mangeable ; il y ajoutait, selon l’occasion, tantôt le mot bon, tantôt le mot mauvais, qu’il avait appris en même temps, et disait ainsi : nim bon et nim mauvais. Une autre fois, il s’écria : Fi ! nim (Fie ! nim), pour dire mauvais, répugnant à manger. — Il est certain que le verbe nimer (to nim), signifiant manger, se serait développé en lui, si son esprit en mûrissant n’avait adopté la langue courante qui s’offrait à lui toute faite. »bon garçon les mettait toujours ensemble. « Quand il voulait exprimer cette idée
— On peut résumer tout l’apprentissage de l’enfant en disant qu’il reçoit les mots, mais qu’il crée leur sens, et qu’il faut une série de rectifications continues pour que le sens qu’il leur attribue coïncide avec le sens que nous leur attribuons.bonne vache, il disait bon garçon vache. De même, une petite fille, pour gronder le médecin qui la contrariait, disait : Docteur méchante fille… »
Supposons ce travail achevé et l’enfant arrivé au seul de l’âge adulte. Ici commence une nouvelle série de remaniements, additions et corrections,
Néanmoins, cette addition de nouveaux chaînons suffit pour introduire dans nos idées des changements considérables. Telles que nous les fournissait l’expérience vulgaire, elles étaient le plus souvent trop larges ou trop étroites ; l’expérience scientifique vient les resserrer ou les étendre, pour ajuster leurs dimensions corrigées aux dimensions réelles des objets.
Il en est de même dans toutes les provinces de la nature. Sitôt que l’analyse approfondie et prolongée constate dans une espèce d’objets un caractère ignoré et important, cette espèce tend à quitter son compartiment pour entrer dans un autre. Il a fallu brûler le diamant pour savoir qu’il est du carbone ; et c’est depuis cent ans seulement que la chimie instituée a pu classer les corps bruts. — Grâce à ces procédés, on a pu, dans chaque département de la nature,
À présent, par-delà ces caractères généraux, il y en a de plus généraux encore, qui appartiennent aux éléments des individus classés et qui, universellement répandus sous des déguisements divers, sont, par leur ascendant, les régulateurs du reste. — Il suit Morphologie végétale, p. 10 et suivantes.
D’autres caractères ou groupes de caractères, encore plus généraux, se rencontrent, sous le nom de propriétés chimiques et physiques des corps, non seulement dans le monde vivant, mais aussi dans le monde inorganique. Ici encore, le procédé qui forme l’idée correspondante est le même. — L’expérience vulgaire a découvert quelque propriété d’un corps, par exemple le pouvoir qu’a l’ambre d’attirer à lui les petits objets très légers. L’expérience multipliée et précisée précise et multiplie les circonstances et les cas de cette attraction. Peu à peu, nous laissons tomber ses caractères variables pour ne recueillir que ses caractères fixes. Nous isolons ainsi un mode d’action universel qui est l’action électrique, et notre idée déterminée, épurée, étendue, coïncide avec une force qui opère ou peut opérer dans tous les corps. — Pareillement, avant les recherches des savants de la Renaissance, notre idée d’un corps pesant était celle d’un corps qui tend vers le bas et imprime en nous, quand nous le soulevons, la sensation d’effort musculaire. Au fur et à mesure des découvertes, cette idée devient plus abstraite. — D’abord, il n’est pas nécessaire que ces corps donnent à la main qui les soulève la sensation de résistance ; car l’air qui fait monter le mercure du baromètre est pesant. De plus, ce n’est pas seulement vers le bas qu’ils tombent
Tel est le progrès par lequel nos idées générales se forment et s’ajustent aux choses générales. Ces idées passent par deux états. D’abord l’idée naît avec le signe ; ensuite elle est rectifiée par degrés. En effet, telle qu’on la trouve dans le langage courant et telle que la fournit l’expérience vulgaire, elle correspond mal à son objet. — D’une part, elle est incomplète et vague ; en d’autres termes, les caractères généraux qu’elle note ne sont ni assez précis ni assez nombreux. Par l’observation plus attentive et par l’expérience plus variée, nous déterminons les caractères addition, ensuite par soustraction.
Une autre classe d’idées générales présente d’autres traits et se forme par un autre procédé. Ce sont celles qui composent l’arithmétique, la géométrie, la mécanique et, en général, toutes les sciences qui, comme les mathématiques, traitent du possible et non du réel. Nous formons ces idées sans examiner s’il y a dans la nature des objets qui leur correspondent, et pour cela nous les construisons.
Suivons le détail de cette construction, et voyons avec quels éléments nous fabriquons ces nouvelles idées. — Les plus simples de toutes sont celles de l’arithmétique, et elles ont pour objets les nombres. Or, chacun sait que tout nombre est formé par l’unité ajoutée à elle-même ; c’est donc la notion d’unité que nous allons examiner en premier lieu. — Elle ne renferme rien de mystérieux, et sa provenance n’a rien d’étrange. Il ne s’agit point ici de l’unité absolue et métaphysique qui est la propriété d’être indivisible,
Observons donc une série d’objets ou d’événements, en ayant soin de ne considérer en chacun d’eux que sa capacité d’entrer comme composant dans une collection. Pour cela, omettons de parti pris tous ses autres caractères ; après ce retranchement, une file de peupliers, une suite de sons, toute autre file ou suite cesse d’être une file, de peupliers, une suite de sons, une suite ou file d’objets ou d’événements déterminés ; elle n’est plus qu’une suite, file ou série d’uns ou unités. Or, à ce point de vue, tous les uns sont le même un, et toutes les séries d’uns sont la même série ; car, les caractères qui distinguent les individus les uns des autres et les séries les unes des autres ayant été exclus, les individus ne peuvent plus être distingués les uns des autres, et les séries ne peuvent plus être distinguées les unes des autres. Voilà donc une série abstraite composée d’unités abstraites. — Pour l’observer plus commodément, les hommes lui ont substitué une série sensible d’objets très maniables, tantôt de petits cailloux, tantôt les dix doigts des deux mainscalculus, petit caillou. Les chiffres romains I, II, II, V, X sont des dessins représentant un ou plusieurs doigts, une seule main, ou les deux mains. — Notre système de numération par dizaine a pour origine cette circonstance que nous avons dix doigts. visiblement le total des cailloux ramassés ou des doigts levés, il nous est aisé non seulement de fabriquer ainsi divers totaux visibles, mais encore de remarquer avec nos yeux comment ces totaux se font et se défontla Langue des calculs de Condillac.
À présent, à ces substituts déjà fort commodes, nous substituons d’autres remplaçants plus maniables encore, les divers sons qui constituent nos noms de nombre. Pour un doigt levé, nous disons un ; pour deux doigts levés, deux ; pour trois doigts levés, trois, et ainsi de suite jusqu’à dix. De cette façon, le nom un remplace un doigt levé et partant une unité abstraite. Pareillement, chacun des noms suivants remplace un groupe de doigts levés et partant un groupe d’unités abstraites. Pareillement enfin, quand on passe d’un nom de nombre au nom suivant, un doigt se lève pour s’ajouter au groupe précédent des doigts levés, une unité abstraite s’ajoute au groupe précédent des unités abstraites, et le nom de nombre énoncé remplace, avec une unité de plus, le groupe d’unités qui remplaçait le précédent. En d’autres termes, chaque nom de nombre équivaut au groupe désigné par le précédent, plus unGrammaire comparée, traduction Bréal, II, 221. Tri (trois) signifie « dépassant » (les deux nombres inférieurs). — Quatre signifie probablement « trois plus un » ; cinq, « quatre plus un » ; dix, « deux fois cinq ». — Cent signifie certainement « dix fois dix ». — Mille signifie probablement « beaucoup, grand nombre ».undecim, duodecim.tredecim. En anglais, twelve, thirteen, dérivés de two, three. En allemand, zwölf, dreizehn, dérivés de zwei, drei.twenty ; en allemand, zwanzig, dérivés de two et de zwei.thirty, forty, fifty, etc. En latin, triginta, quadraginta, quinquaginta, etc. Dans l’ancien français, septante, octante et nonante.
Grâce à ces notations abréviatives, nous fabriquons une quantité prodigieuse de composés qui sont les nombres. Il nous suffit pour cela d’aligner des chiffres ou de proférer des noms, en nous rappelant le sens que notre convention leur a donné. — À présent, remarquons les caractères de l’idée ainsi faite. Quand nous lisons et que nous comprenons un de ces groupes de signes, par exemple 2 327 648, nous n’examinons point si la nature fournit un objet qui corresponde à notre idée. Y a-t-il quelque part un groupe d’unités réelles auquel s’adapte, trait pour trait, ce groupe d’unités mentales ? C’est là une question réservée ; nous n’en prenons point souci ; notre
Tel est le caractère commun de toutes les idées que nous construisons : elles sont des cadres préalables ; quand nous en faisons un, nous n’avons point en vue une chose réelle à laquelle nous tâchions de conformer notre pensée ; et néanmoins notre pensée se trouve conforme à une ou plusieurs choses réelles encore inconnues, qui, lorsqu’elles seront connues, manifesteront cette conformité.
Non pas que l’adaptation soit toujours exacte ; il y a des cas où elle n’est qu’approximative. De cette espèce sont les idées géométriques. Cherchons d’abord les éléments avec lesquels nous les construisons ; tout le monde sait qu’ils sont en petit nombre, et on voit aisément de quelles expériences nous les extrayons. — Soit un corps quelconque observé par les sens, cette pierre, ce morceau de bois. Il a pour limite un ou plusieurs dehors qui enclosent son dedans ; et ces dehors par lesquels il finit sont ses surfaces. Mais chacune de ces surfaces finit elle-même par une ou plusieurs limites qu’on appelle lignes, et chacune de ces lignes finit elle-même par deux limites qu’on nomme points. — Jusqu’ici, nulle difficulté ; chacune de ces limites, surface, ligne ou point, est un caractère du corps, caractère isolé par abstraction, considéré à part, et, de plus, général, c’est-à-dire commun à beaucoup de corps, ou, pour mieux dire, universel, c’est-à-dire commun à tous les corps. Nous le
À ces éléments ainsi représentés, ajoutez-en un autre, le mouvement ; il se rencontre aussi dans la plupart des corps que nous percevons ; on peut donc l’en détacher. Une fois ces données extraites, il suffit au moins au point de vue géométrique. Et les substituts que nous avons adoptés pour le point, la ligne et la surface nous rendent cette construction sensible. En prolongeant cette petite tache de craie, nous voyons naître un tracé mince. En faisant mouvoir d’un bloc tout le tracé, nous voyons naître une surface plus ou moins grande. En reculant par la pensée la surface du tableau noir, nous voyons naître tout le tableau solide. — De cette construction générale, passons aux particulières. Soient deux points ; si le premier se meut vers le second et vers le second seulement, la ligne qu’il décrit est droite. — S’il se meut pendant une fraction appréciable de son mouvement vers le second point et ensuite pendant une autre fraction également appréciable vers un troisième, un quatrième, etc., la ligne qu’il décrit est brisée ou composée de droites distinctes. — Si à chaque instant de son mouvement il se meut vers un point différent, la ligne qu’il décrit est courbe. « La surface plane, ou plan
Avec des plans terminés par certains polygones et formant certains angles par leur inclinaison l’un sur l’autre, on construit tous les polyèdres. — Avec la révolution du demi-cercle autour de son diamètre, du rectangle autour d’un de ses côtés, du triangle rectangle autour d’un des côtés de l’angle droit, nous fabriquons la sphère, le cylindre, le cône ; avec des sections du cône, l’ellipse, la parabole et l’hyperbole ; avec des combinaisons diverses des éléments primitifs et de ces premiers composés, toutes les espèces possibles de lignes, de surfaces et de solides, parfois si compliquées que l’imagination ne peut les exécuter et que, si la nature ou l’art en fournissent des exemples, l’œil même attentif ne parvient pas à en démêler exactement tous les traits.De la méthode dans les sciences de raisonnement, deuxième partie, p. 12.
Il y a une cause à cette impuissance ; et, si nous prenons les cas dont la théorie est faite, nous pouvons nous l’expliquer. Le boulet de canon avancerait toujours en ligne droite, si la pesanteur ne le faisait pas descendre vers le sol. La planète décrirait une ellipse parfaite, si la proximité variable des autres corps planétaires ne venait pas altérer la régularité de sa courbe. Si le boulet dévie de sa ligne droite et la planète de son ellipse, c’est qu’à la direction simple que suit le boulet, aux deux directions simples selon lesquelles chemine la planète, s’ajoutent d’autres directions perturbatrices. Par conséquent, si la construction réelle ne s’ajuste qu’à peu près à la construction mentale, c’est que la première est plus compliquée et la seconde plus simple. Débarrassée de ses éléments accessoires et réduite à ses éléments principaux, la première copierait exactement la seconde ; et, de fait, elle s’en rapproche d’autant plus que ses éléments ultérieurs ou accessoires, plus faibles, laissent plus d’ascendant à ses éléments primitifs ou principaux. — Ainsi, en géométrie, comme tout à l’heure en arithmétique, nos cadres préalables ont un office et un prix. Quoique construits pour eux-mêmes, ils ont un rapport avec les choses. À un certain point de vue, ils sont exacts, et, après une opération complémentaire, ils peuvent le devenir. L’écart que l’on réduits se sont ajustés aux cadres. — Il pourra disparaître aussi par un travail inverse, c’est-à-dire par l’introduction dans les cadres des éléments que la construction préalable y avait omis ; à la considération des directions primitives ou principales, on ajoutera alors celle des directions perturbatrices, soit ultérieures, soit accessoires, et, de cette façon, les cadres complétés s’ajusteront aux faits.
D’autres éléments, calqués comme les précédents sur des caractères généraux des objets naturels, se combinent avec les précédents pour faire de nouveaux cadres. On peut considérer le mouvement non pas seulement comme ayant pour effet de décrire une ligne, mais en lui-même. Sous nos yeux et tous les jours, une quantité prodigieuse de corps sont en repos ou en mouvement, de sorte qu’à ce point de vue l’expérience nous fournit tous les matériaux nécessaires pour que nous puissions isoler les deux idées élémentaires de repos et de mouvement.
Soit un corps en mouvement ; il va d’un point à un autre en décrivant une ligne ; nous avons beaucoup d’occasions de remarquer que, selon les circonstances, cette même ligne est décrite en plus ou moins de temps, et nous tirons de là une nouvelle idée élémentaire, celle de vitesse. — Soit un corps qui passe du repos au mouvement ; la plupart du temps, nous découvrons que quelque autre chose a changé en lui ou dans ses alentours, et, après un certain nombre force, sans préjuger quoi que ce soit de sa nature, et on n’entend rien de plus par ce nom qu’une condition dont la présence suffit à provoquer le mouvement, condition qui se rencontre dans une infinité de circonstances diverses et qui, dégagée, isolée par une fiction de l’esprit, devient ainsi tout à fait générale et abstraite. À cet état de pureté, elle n’est définie que par son rapport avec le mouvement qu’elle provoque. Partant, s’il y a dans le mouvement qu’elle provoque un caractère capable de grandeur, elle sera capable de grandeur ; or on vient de voir que ce caractère est la vitesse. À ce point de vue, nous parlons d’une force double, triple, etc., d’une autre ; et nous n’entendons rien par là, sinon une condition dont la présence suffit pour provoquer de la part du même corps entouré des mêmes circonstances un mouvement deux, trois, etc., fois plus rapide que le premier.
Cela posé, nous pouvons faire un pas de plus. Parmi les corps que nous examinons, il y en a qui nous semblent homogènes, c’est-à-dire composés de particules toutes parfaitement semblables, sauf la différence des emplacements qu’elles ont dans le corps ; tel est un litre d’eau bien pure, un morceau d’or affiné. Sur cette indication de l’expérience, nous n’avons pas de peine à concevoir un mobile absolument homogène, analogue à un pur solide géométrique, partant
Or, chose admirable, les corps de la nature, si différents qu’ils soient, si différentes que soient les forces réelles par lesquelles ils sont mis en mouvement ou les circonstances réelles dans lesquelles ils se trouvent en repos, tendent tous à se conformer à cette double conception ; on s’en est assuré par l’expérience ; la matière réelle est inerte, indifférente au repos et au mouvement. Pour qu’un corps en repos se meuve, il faut l’intervention d’une force ; si cette intervention manque, il demeure indéfiniment en repos, et sa tendance à persister dans son état est si bien inhérente à toutes ses particules, que, selon sa masse plus ou moins grande, il faut une force plus
À présent, introduisons dans notre composé mental une condition nouvelle, la plus simple qu’il se pourra ; supposons que la force initiale, au lieu d’agir seulement au premier instant, continue à agir pendant toute la durée du mouvement et que, par suite, la vitesse du mouvement croisse uniformément. Par une coïncidence presque aussi belle que la précédente, il se trouve que ce mode de mouvement est celui de tous les corps pesants« Quand une pierre tombe, écrit Galilée, si nous considérons la chose attentivement, nous trouvons que la manière la plus simple d’accroître la vélocité, c’est de l’accroître toujours de la même manière, c’est-à-dire d’y ajouter des accroissements égaux dans des temps égaux. »
De cette conjecture, Galilée conclut que les espaces parcourus depuis le commencement du mouvement doivent être comme les carrés du temps, puis, admettant que les lois de la chute d’une boule sur un plan incliné doivent être les mêmes que celles d’un corps qui tombe librement, il vérifia son hypothèse par l’expérience. Whewell, History of the Inductive Sciences, tome II, 30.
On comprend que ce procédé peut s’appliquer à toutes les classes d’objets, puisque, dans toutes les classes d’objets, nous rencontrons et nous isolons des caractères généraux capables d’être combinés les uns avec les autres. En effet, nous supposons des solides parfaits, c’est-à-dire absolument durs et tels que, toutes leurs parties étant unies souhaitons que les choses se conforment, et dans ce cas le besoin de conformité devient pour nous un ressort d’action. Nous construisons l’utile, le beau et le bien, et nous agissons de manière à rapprocher les choses, autant que possible, de nos constructions. — Par exemple, étant données des pierres éparses et brutes, nous les supposons équarries, transportées, empilées à l’endroit où nous voulons habiter, et, conformément à l’idée du mur ainsi construit, nous construisons le mur réel qui nous préservera du vent. — Étant donnés les hommes qui vivent autour de nous, nous sommes frappés d’une certaine forme générale qui leur est propre ; nous remarquons à un plus haut degré, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, les signes extérieurs de telle qualité ou disposition bienfaisante pour l’individu ou pour l’espèce, agilité, vigueur, santé, finesse ou énergieLa Philosophie de l’art et dans L’Idéal dans l’art.
Sommaire.
[Introduction.]
I. Les caractères généraux forment des couples. — Deux caractères généraux accouplés font une loi. — Penser une loi, c’est énoncer mentalement une proposition générale.
II. Exemples de ces caractères accouplés. — Utilité pratique de leurs liaisons. — Ces liaisons sont de diverses sortes. — Liaisons unilatérales ou simples. — Liaisons bilatérales ou doubles. — Les deux caractères peuvent être simultanés. — Ils peuvent être successifs. — Antécédent et conséquent. — Fréquence de ce dernier cas. — L’antécédent prend alors le nom de cause.
III. En quoi consiste la liaison. — Analyse de Stuart Mill. — Ce mot ne désigne aucune vertu secrète et mystérieuse enfermée dans le premier caractère. — Son sens précis. — Il suffit que le premier caractère soit donné pour que le second soit aussi donné. — Rien d’étrange si les caractères généraux ont, comme les faits particuliers, des antécédents, des compagnons ou des conséquents. — La difficulté est d’isoler les caractères généraux. — Deux artifices de méthode pour tourner la difficulté. — Deux sortes de lois.
§ I. Lois qui concernent les choses réelles.
I. Premiers jugements généraux de l’enfant. — Mécanisme de leur formation. — Passage du jugement animal au jugement humain. — Les jugements généraux se multiplient. — Ils sont le résumé et la mesure de l’expérience antérieure. — Comment
II. Diverses méthodes de l’induction scientifique. — Étant donné un caractère connu, il suffit que sa condition inconnue soit donnée pour qu’il soit aussi donné. — Recherche de la condition inconnue d’après cet indice. — Méthode des concordances. — Méthode des différences. — Méthode des variations concomitantes. — Divers exemples. — Toutes ces méthodes sont des procédés d’élimination. — Elles sont d’autant plus efficaces qu’elles opèrent des éliminations plus grandes. — Après l’élimination, le reliquat contient la condition inconnue que l’on cherchait. — Méthode complémentaire de déduction. — Exemple. — Théorie de Herschell et de Stuart Mill. — Exemple de ces diverses méthodes dans la recherche de l’antécédent de la rosée.
§ II. Lois qui concernent les choses possibles.
I. Lenteur des procédés décrits ci-dessus. — Les lois ainsi découvertes ne sont que probables au-delà du cercle de notre expérience. — Les plus générales sont découvertes le plus tard.
II. Le caractère des propositions qui concernent les choses possibles est différent. — Vérité universelle des théorèmes mathématiques. — Nous ne pouvons concevoir un cas où ces propositions soient fausses. — Les plus générales sont formées les premières. — Parmi les plus générales, il en est quelques-unes, nommées axiomes, d’où dépendent toutes les autres et qu’on admet sans les démontrer.
III. Deux sortes de preuves pour les théorèmes des sciences dites de construction. Exemple. — Différence des deux méthodes de preuve. — Les axiomes sont des théorèmes non prouvés. — Ils sont des propositions analytiques. — On se dispense de les démontrer parce que l’analyse demandée est très facile, ou on évite de les démontrer parce que l’analyse demandée est très difficile. — Axiomes d’identité et de con tradition. — Axiome d’alternative. — Analyse qui le démontre. — Idées latentes contenues dans les deux membres de la proposition qui l’exprime. — Ces idées non démêlées déterminent notre conviction. — Il y a de semblables idées, latentes et probantes, dans les termes des autres axiomes.
IV. Axiomes mathématiques. — Axiomes sur les quantités égales augmentées ou diminuées de quantités égales. — Preuve
V. Principaux axiomes géométriques. — Axiomes qui concernent la ligne droite. — Définition de la ligne droite. — Propositions qui en dérivent. — Deux lignes droites ayant deux points communs coïncident dans toute leur étendue intermédiaire et dans toute leur étendue ultérieure. — Axiomes qui concernent les parallèles. — Définition des parallèles. — Propositions qui en dérivent. — Deux perpendiculaires à une droite sont partout équidistantes. — Démonstration du postulat d’Euclide.
VI. Travail mental sous-jacent qui accompagne l’expérience des yeux et de l’imagination. — Ce travail consiste dans la reconnaissance sourde d’une identité latente. — L’expérience des yeux et de l’imagination n’est qu’un indice préalable et une confirmation ultérieure. — Son utilité. — Cas où cet indice et cette confirmation manquent. — Axiomes de la mécanique. — Leur découverte tardive. — L’expérience ordinaire ne les suggère pas. — Comment l’expérience savante les a découverts. — Opinion qui les considère comme des vérités d’expérience. — Plusieurs d’entre eux sont en outre des propositions analytiques. — Principe de l’inertie. — Énoncé exact de l’axiome. — La différence de lieu et d’instant est sans influence ou nulle, par hypothèse. — Limites de l’axiome ainsi entendu et démontré. — Principe du parallélogramme des vitesses et des forces. — Énoncé exact de l’axiome. — La coexistence d’un second mouvement dans le même mobile est sans influence ou nulle, par hypothèse. — Passage de l’idée de vitesse à l’idée de force.
VII. Axiomes qui concernent le temps et l’espace. — Idée mathématique du temps et de l’espace. — Toute durée ou étendue déterminée a son au-delà. — Analyse de cette conception. — Toute grandeur artificielle ou naturelle déterminée a pareillement son au-delà, et se trouve comprise dans une série infinie. — Exemples. — Un nombre. — Une ligne droite. — Démonstration de l’axiome. — Il est une proposition analytique. — Toute addition effectuée implique une addition effectuable. — Dégagement des idées d’identité et d’indifférence incluses et latentes dans les termes de l’axiome.
VIII. Importance de la question. — Origine, formation, valeur des axiomes et des théorèmes qui en dérivent. — Opinion de Kant. — Opinion de Stuart Mill. — Conclusions de Kant et de Stuart Mill sur la portée de l’esprit humain et sur la nature des choses. — Théorie proposée. — Ce qu’elle concède et ce qu’elle nie dans les deux précédentes. — Il y a une liaison intrinsèque et forcée entre les deux idées dont le couple fait un théorème. — Il y a une liaison intrinsèque et forcée entre les deux caractères généraux qui correspondent à ces deux idées. — Il reste à savoir si ces caractères généraux se rencontrent effectivement dans les choses. — Ils s’y rencontrent partout où les théorèmes s’appliquent.
Jusqu’ici, nous n’avons étudié dans les idées générales que les idées générales elles-mêmes et la manière dont elles se forment, tantôt par extraction, tantôt par construction, soit que, dégageant de plusieurs faits ou individus semblables un caractère commun, nous le pensions à part au moyen d’un signe et que, par une série d’additions et de rectifications, nous faisions coïncider le contenu et l’extension de notre idée avec le contenu et l’extension du caractère qu’elle doit noter, soit que, ayant dégagé et pensé à part certains caractères généraux très simples, nous combinions entre elles les idées ainsi acquises pour en fabriquer des composés mentaux, sortes de moules préalables auxquels les composés réels aient chance de se trouver conformes, sortes de modèles préalables auxquels nous ayons envie de conformer les composés réels. — Il nous reste une seconde recherche à faire. Dans la nature, les caractères généraux ne sont pas détachés les uns des autres ; quel que soit celui que nous ayons noté, nous ne manquons jamais de le trouver lié à quelque autre. De fait, l’un entraîne couple, et ce couple s’appelle une loi. Penser une loi, c’est lier ensemble deux idées générales ; en d’autres termes, c’est former un jugement général ; en d’autres termes encore, c’est énoncer mentalement une proposition générale. Nous allons chercher comment nous parvenons à lier ces idées, à former ces jugements, à énoncer mentalement ces propositions.
Considérons d’abord ces couples ou lois en elles-mêmes. Tout morceau de fer exposé à l’humidité se rouille. Tout cristal capable de rayer un autre corps quelconque est un diamant, c’est-à-dire un cristal composé de carbone pur. Tous les corps plongés dans un liquide perdent une portion de leur poids égale au poids du liquide qu’ils déplacent. Dans tous les polygones, la somme des angles internes est égale à autant de fois deux angles droits qu’il y a de côtés moins deux. — Voilà des lois ; chacune d’elles consiste en un couple de caractères généraux et abstraits qui sont liés. D’un côté la propriété d’être du fer et d’être exposé à l’humidité, de l’autre la naissance de ce composé chimique qu’on nomme rouille ; d’un côté la suprême dureté, et de l’autre la propriété d’être un cristal de carbone pur ; d’un côté la quantité du poids que perd le corps plongé, et de l’autre la quantité égale du poids du liquide déplacé ; d’un côté la somme des angles du polygone, et de l’autre la somme égale formée par autant de fois deux angles droits que le
Ces liaisons si précieuses sont de plusieurs sortes. — Tantôt les deux caractères liés sont simultanés. Alors deux cas se présentent. — Ou bien le premier caractère entraîne par sa présence la présence du second, sans que la présence du second entraîne la sienne. Ainsi, quand dans un nombre la somme des chiffres est divisible par 9, le nombre lui-même est divisible par 3, mais la réciproque n’est pas vraie ; quand un animal a des mamelles, il a des vertèbres, mais la réciproque n’est pas vraie. Dans ce cas, l’attache qui joint les deux caractères est unilatérale ou simple. — Ou bien le premier caractère entraîne par sa présence la présence du second, et, à son tour, le second caractère par sa présence entraîne la présence du premier. Ainsi, dans tout polygone, trois côtés accompagnent toujours une somme d’angles égale à deux droits, et réciproquement ; dans tout mammifère, des dents en cisaille accompagnent toujours un tube digestif court ainsi que des instincts carnivores, et réciproquement. Dans ce cas, l’attache qui joint les deux caractères est bilatérale et double. — Tantôt, des deux caractères liés, l’un nommé antécédent précède, et l’autre nommé conséquent suit ; le premier s’appelle encore la cause du second, et le second l’effet du premier. Alors aussi deux cas se présentent. — Ou bien le premier caractère provoque par sa présence la naissance du second, et, à son tour, le second, pour se produire, exige au préalable la présence du premier. Ainsi tout mobile auquel s’appliquent
Il nous reste à savoir en quoi consiste la liaison de deux caractères. Y a-t-il quelque vertu ou raison secrète qui, résidant dans l’un, entraîne ou provoque l’autre ? C’est là une question réservée ; nous l’examinerons plus tard. En ce moment, les mots de liaison, d’attache, d’entraînement, de provocation, d’exigence, ne sont pour nous que des métaphores abréviatives. Quand nous disons que l’antécédent suscite le conséquent, nous ne songeons ni au lien mystérieux par lequel les métaphysiciens attachent ensemble la cause et l’effet, ni à la force intime et incorporelle que certaines philosophies insèrent entre le producteur et le produit. « La seule notion, dit
Stuart Mill, dont nous ayons besoin à cet endroit, peut nous être donnée par l’expérience. Nous apprenons par l’expérience qu’il y a dans la nature un ordre de succession invariable et que chaque fait y est toujours précédé par un autre fait. Nous appelons cause l’antécédent invariable, effet le conséquent invariable. »
Au fond, nous ne mettons rien autre chose sous ces deux mots. Nous voulons dire simplement que, toujours et partout, l’application de la chaleur sera suivie par la dilatation du corps, que toujours et partout la vibration du corps extérieur transmise par le milieu ambiant au nerf auditif sain sera suivie par la sensation de son. « La cause réelle est la série des conditions, l’ensemble des antécédents sans lesquels l’effet ne serait pas arrivé… Il n’y a pas de fondement scientifique à la distinction que l’on fait entre la cause d’un phénomène et ses conditions… De même, la distinction qu’on établit entre le patient et l’agent est purement verbale… La cause est la somme des conditions positives et négatives prises ensemble, la totalité des circonstances et contingences de toute espèce, lesquelles, une fois données, sont invariablement suivies du conséquent. »
Les philosophes se méprennent donc quand ils croient découvrir dans notre volonté un type différent de la cause, et quand ils déclarent que nous y voyons la force efficiente en acte et en exercice. Nous n’y voyons rien de semblable ; nous n’apercevons là comme ailleurs que des successions constantes ; nous ne constatons point là deux faits dont l’un engendre l’autre, mais deux faits dont l’un suit toujours l’autre. « Notre volonté, dit encore Mill, produit nos actions corporelles, comme le froid produit la glace, ou comme une étincelle produit une
explosion de poudre à canon. »
Il y a là un antécédent comme ailleurs, la résolution, qui est un caractère momentané de notre esprit, et un conséquent comme ailleurs, la contraction musculaire, qui est un caractère momentané d’un ou plusieurs de nos organes ; l’expérience les lie et nous fait prévoir que la contraction suivra la résolution, comme elle nous fait prévoir que l’explosion de la poudre suivra le contact de l’étincelle. — Plus précisément encore, et quels que soient les deux caractères, simultanés ou successifs, momentanés ou permanents, l’attache par laquelle le premier entraîne, provoque ou suppose le second comme contemporain, conséquent ou antécédent, n’est qu’une particularité du premier considéré seul et à part. On entend par là qu’il a, par lui-même, la propriété d’être accompagné, suivi ou précédé par l’autre ; voilà tout. En d’autres termes, il suffit qu’il existe pour que l’autre soit son compagnon, son précurseur ou son successeur. Dès qu’il est donné, aucune autre condition n’est requise ; les circonstances peuvent être quelconques, il n’importe. Qu’il soit donné dans tel ou tel individu, avec tel ou tel groupe d’autres caractères, en tel ou tel lieu ou moment, cela est indifférent ; la propriété qu’il a ne dépend ni des circonstances, ni de l’individu, ni du groupe environnant des autres caractères, ni du lieu, ni du moment ; pris à part et en soi, isolé par l’abstraction, extrait des divers milieux où on le rencontre, il possède cette propriété. C’est pourquoi, en quelque milieu qu’on le transporte, il la garde avec lui. S’il l’a toujours et partout, c’est qu’il l’a de lui-même et par lui seul. S’il l’a sans exception, c’est qu’il l’a sans condition. Si tous les triangles renferment une somme d’angles
C’est justement en cela que consiste la difficulté. Car comment observer à part un caractère qui, étant un extrait, ne se rencontre et ne peut se rencontrer que dans un cas ou individu particulier, c’est-à-dire dans une compagnie d’autres caractères ? Comment faire pour étudier dans la nature le fer en soi exposé à l’humidité en général, et pour constater qu’à cet état d’abstraction il a pour suite la rouille en général ? Comment faire pour démêler le triangle abstrait qui n’est ni scalène, ni isocèle, ni rectangle, pour mesurer ses angles abstraits qui ne sont ni égaux ni inégaux, et pour constater qu’en cet état étrange leur somme est égale à deux droits ? — De la question ainsi posée sort la réponse. Une fois que l’obstacle est bien déterminé, on peut ordinairement, sinon le supprimer, du moins le tourner. Deux artifices de méthode nous conduisent au but. Nous avons distingué deux sortes de caractères généraux. Les premiers sont réels, et les idées générales qui leur correspondent, par exemple celles du fer, de l’humidité et de la rouille, étant formées par extraction, s’ajustent à eux par degrés ; ils sont l’objet des sciences expérimentales, et leurs liaisons sont démêlées par voie inductive. Les seconds ne sont que possibles, et les idées générales qui leur correspondent, par exemple celles du triangle, de l’angle, des parallèles, étant formées par combinaison, ne sont que des cadres auxquels certaines choses réelles ont chance de s’ajuster : ils sont l’objet des sciences de construction, et leurs liaisons sont démêlées par voie déductive. — Suivons tour à tour ces deux chemins, et tâchons de noter les démarches successives de l’esprit qui les parcourt.
Ici, dans le premier chemin, notre point de départ est l’acquisition déjà expliquée des idées générales. En effet, l’enfant de quinze mois, qui répète et eau ; la même image évoque en outre le mot froid, et les deux mots eau, froid, associés entre eux par contagion, font un second couple surajouté.
Or plus tard, quand l’enfant repasse et insiste sur ces deux mots, il trouve que le premier évoque en lui une série indéfinie d’expériences antérieures, celle de la carafe, du puits, de la fontaine, de la pluie, de la rivière, et que dans chacune de ces représentations le mot froid est évoqué aussi bien que le mot eau. Il note alors qu’ils font couple à travers tout le défilé et toute la revue ; ce qu’il exprime en disant : Toutes les eaux sont froides. Un peu plus tard encore, il néglige les différences des diverses représentations et ne garde en lui que le couple lui-même ; ce qu’il exprime en disant : L’eau est froide. De cette façon, il énonce mentalement ou tout haut ses premières propositions générales et ses premières propositions abstraites. — Peu à peu, à mesure qu’il avance en âge, il apprend
Des jugements généraux de cette sorte et de cette provenance suffisent pour la pratique. Il n’y en a guère d’autres chez les enfants, les sauvages, les esprits incultes, et on n’en exprime guère d’autres induction scientifique.
Nous commençons donc par une hypothèse, mais par une hypothèse très vraisemblable, autorisée par une quantité de précédents, et, de plus, capable d’être infirmée ou confirmée après que nous aurons usé d’elle, partant aussi bien choisie que possible pour nous mettre dans le bon chemin et nous retirer du mauvais, si par hasard elle nous y conduit : c’est à savoir que tout caractère donné est le second terme d’un couple. Certains accompagnements ou antécédents, en d’autres termes, certaines conditions du caractère forment le premier terme du couple, et le premier terme entraîne toujours avec lui ou après lui le second ;
Remarquez ce mot il suffit. Il est la clef de la porte, car il nous met en main une propriété des conditions inconnues, sorte de marque distinctive au moyen de laquelle nous les démêlerons dans l’amas de particularités où elles sont confondues. Nos inconnues entraînent par leur présence la présence du caractère, et, à son endroit, elles sont influentes : reconnaissons-les à ce signe propre, et, pour cela, écartons d’abord les particularités qui ne le portent pas. Ce sont celles qui peuvent manquer sans que le caractère manque ; car, à son endroit, leur absence équivaut à leur présence ; leur présence est donc sans influence sur lui ; ainsi elles ne sont point nos inconnues ; on doit donc les éliminer. — Or telles sont les différences de deux cas qui tous les deux présentent le caractère, car les particularités par lesquelles le premier cas diffère du second manquent dans le second, et les particularités par lesquelles le second diffère du premier manquent dans le premier : ces particularités peuvent donc manquer sans que le caractère manque ; partant, à son endroit, leur présence équivaut à leur absence ; leur présence est donc sans influence sur lui ; on doit donc les éliminer ; en d’autres termes, on doit éliminer les différences. Cette élimination faite, reste la portion commune aux deux cas : c’est donc dans cette portion commune que se trouvent nos inconnues. — De là une première méthode nommée par Mill méthode des concordances. Nous rassemblons beaucoup de cas qui présentent le caractère connu, et nous les
Ainsi, que l’on prenne tous les animaux à mamelles, et notamment les plus différents, la baleine, la chauve-souris, le singe, le cheval, le rat, l’ornithorynque ; qu’on retranche leurs différences. Après cette élimination énorme, il ne restera qu’un petit nombre de caractères communs, la circulation double, la circonscription des poumons par une plèvre, la propriété de pondre ses petits vivants ; c’est ce groupe entier ou un élément de ce groupe, entre autres le dernier, qui est visiblement l’accompagnement cherché ; en effet, il accompagne inséparablement la possession des mamelles. — Soit maintenant un conséquent connu et bien dégagé, la sensation de son
Telle est la première méthode ; par elle, on exclut les différences des cas considérés, ce qui met à part leurs ressemblances. Elle a pour préalable le recueil de beaucoup de cas où le caractère connu soit donné. Elle adopte comme moyen l’élimination des particularités qui peuvent manquer sans que le caractère manque. Elle a pour auxiliaire une dissemblance aussi grande que possible entre les cas. Elle a pour but le dégagement de leurs concordances. Elle a pour effet l’isolement d’un reliquat qui, en tout ou en partie, est la condition cherchée.
Nous n’avons qu’à la retourner pour en posséder une autre, nommée par Mill méthode des différences. Soit un caractère connu, et prenons deux cas, le premier où il soit donné, le second où il ne soit pas donné. Ainsi qu’on l’a vu, la condition inconnue se reconnaît à ce signe qu’elle entraîne avec elle le caractère connu ; donc, partout où le caractère est absent, la condition est absente. Voilà un second signe distinctif, au moyen duquel nous pourrons la démêler dans l’amas de particularités où elle est incluse. Choisissons nos deux cas aussi semblables qu’il se pourra. Puisque le caractère connu est présent dans l’un et absent dans l’autre, sa condition inconnue est présente dans le premier et absente dans le second ; partant, elle ne peut être une des particularités par lesquelles les deux cas se ressemblent ;
Ainsi, soit un caractère connu, la suprême dureté, ou capacité de rayer tous les autres corps. Nous prenons deux corps aussi semblables que possible, l’un où le caractère est présent, l’autre où il est absent ; l’un de ces corps est du diamant, qui est du carbone pur ; l’autre est du charbon purifié ; ou, mieux encore, l’un de ces corps est tel diamant, et l’autre est ce même diamant brûlé, réduit à l’état de coke. Propriétés chimiques, poids, molécules composantes, beaucoup de caractères et les plus importants de tous sont dans les deux cas exactement semblables. Nous les éliminons, et nous avons pour reste un groupe de caractères présents dans le diamant, absents dans le morceau de coke, l’éclat, la transparence, la forme octaédrique, la structure cristalline. C’est donc ce groupe entier, ou un élément de ce groupe, notamment le dernier, qui est l’accompagnement cherché ; en effet, les autres ne sont que ses divers aspects, et la structure cristalline accompagne invariablement dans le carbone la suprême dureté. — D’autre part, étant donnée la sensation de son, choisissons deux cas, l’un où elle se produise, l’autre où elle ne se produise point, et choisissons-les si exactement
Telle est la seconde méthode ; par elle, on exclut les ressemblances des cas considérés, ce qui pose à part leurs différences. Elle a pour préalable le choix de deux cas distingués, l’un par la présence, l’autre par l’absence du caractère connu. Elle adopte comme moyen l’élimination des particularités qui peuvent subsister, quoique le caractère manque. Elle a pour
Ces deux méthodes en suggèrent une troisième, nommée par Mill méthode des variations concomitantes. Aux deux moyens par lesquels nous démêlions la condition inconnue s’en ajoute un troisième. Nous la démêlions, en éliminant les particularités qui peuvent manquer sans que le caractère connu manque, ou les particularités qui peuvent subsister quoique le caractère connu manque. Nous pouvons encore la démêler en constatant dans un des accompagnements ou des antécédents du caractère connu des variations exactement correspondantes aux variations du caractère connu. En plusieurs cas, et notamment dans ceux où nous ne pouvons suivre rigoureusement la méthode des différences, ce troisième moyen est très utile et nous conduit par une autre voie au même but.
Par exemple, soit un caractère connu, le ralentissement progressif et, par suite, l’extinction finale du mouvement du pendule. Nous ne pouvons pas construire un pendule qui oscille toujours, ni par conséquent trouver un second cas où le caractère connu soit absent. À ce cas impraticable du ralentissement nul, nous substituons plusieurs cas praticables de ralentissement moindre. Nous diminuons de plus en plus les obstacles que rencontre le pendule, et nous trouvons que son ralentissement diminue à proportion. Quand les frottements du point d’attache sont aussi faibles que possible, et quand l’air environnant est aussi rare que possible, il met trente heures, et non plus quelques minutes, à s’arrêter. À mesure que les méthode des résidus. Elle n’est qu’un autre cas de la méthode de différence et n’a que peu d’emplois. Les trois que nous avons exposées ont eu leur premier point de départ dans les tables de présence, d’absence et de degrés de Bacon.
Toutes ces méthodes ont recours au même artifice, qui est l’élimination ou exclusion des caractères qui ne sont point la condition cherchée. Soit un caractère connu ; il est accompagné ou précédé de dix autres. Lequel ou lesquels de ces dix sont les
Il y a des cas où ces procédés éliminateurs sont impuissants, et ce sont ceux où le conséquent, quoique produit par un concours d’antécédents, ne peut pas être divisé en ses éléments. Les méthodes d’isolement sont alors impraticables ; et, comme nous ne pouvons plus éliminer, nous ne pouvons plus induire. — Or, cette difficulté si grave se rencontre dans presque tous les cas du mouvement, car presque tout mouvement est l’effet d’un concours de forces, et les effets respectifs des diverses forces se trouvent mêlés en lui à un tel point qu’on ne peut les séparer sans le détruire, en sorte qu’il semble impossible de savoir quelle part chaque force a dans la production de ce mouvement. Prenez un corps sollicité par deux forces dont les directions font un angle ; il se meut suivant la diagonale ; chaque partie, chaque moment, chaque méthode de déduction. D’abord, nous empruntons aux sciences de construction un de leurs procédés : nous quittons l’effet, nous nous reportons à côté de lui, nous en étudions d’autres plus simples ; nous examinons divers effets ou conséquents analogues, nous lions chacun d’eux à sa cause ou antécédent par les procédés de l’induction ordinaire ; puis nous faisons une construction. Nous assemblons mentalement plusieurs de ces antécédents ou causes, et nous concluons, d’après leurs conséquents ou effets connus, quel doit être leur conséquent ou effet total. Nous vérifions ensuite si l’effet total donné est exactement semblable à l’effet total prédit, et, si cela est, nous l’attribuons à la combinaison de causes que nous avons fabriquée. — Ainsi, pour découvrir les causes du mouvement des planètes, nous établissons, « C’est à cette méthode, dit Mill, que l’esprit humain doit ses plus grands triomphes ; nous lui devons toutes les théories qui ont réuni des phénomènes vastes et compliqués sous quelques lois simples. »
Elle n’est qu’une dérivation des précédentes, car elle part d’une propriété de l’antécédent obtenu par les précédentes. Cette propriété est d’être suffisant, c’est-à-dire de provoquer par sa seule présence un certain conséquent. Partant, s’il est présent, ce conséquent naîtra ; et, si un autre antécédent obtenu de même est présent aussi, son conséquent naîtra pareillement ; en sorte que le conséquent total sera mixte et double. — À présent, si le conséquent total observé coïncide dans toutes ses parties avec le conséquent total prédit, on dira avec certitude que le double antécédent supposé suffit pour le faire naître, et on pourra supposer que, dans le cas en question, ce double antécédent existe en fait. — À la vérité, ce ne sera là qu’une supposition ou hypothèse ; mais elle sera d’autant plus probable que le conséquent total, étant plus complexe et plus multiple, limitera
Ce sont là des formules ; un exemple sera plus clair ; en voici un où l’on va voir toutes les méthodes en exercice ; il s’agit de la théorie de la rosée du docteur Well. Je citerai les propres paroles de sir John Herschel et de Stuart MillDiscours sur l’étude de la philosophie naturelle, p. 159-162. — System of Logic, I, 458.« Il faut d’abord distinguer la rosée de la pluie aussi bien que des brouillards, et la définir en disant qu’elle est l’apparition spontanée d’une moiteur sur des corps exposés en plein air, quand il ne tombe point de pluie ni d’humidité visible. »
La rosée ainsi définie, quelle en est la cause et comment l’a-t-on trouvée ?
« D’abord, nous avons des phénomènes analogues dans la moiteur qui couvre un métal froid ou une pierre lorsque nous soufflons dessus, qui apparaît en été sur les parois d’un verre d’eau fraîche qui sort du puits, qui se montre à l’intérieur des vitres quand la grêle ou une pluie soudaine refroidit l’air extérieur, qui coule sur nos murs lorsque après un long froid arrive un dégel tiède et humide. Comparant tous ces cas, nous trouvons qu’ils contiennent tous le phénomène en question. Or, tous ces cas s’accordent en un point, à savoir que l’objet qui se couvre de rosée est plus froid que l’air qui le touche. Cela arrive-t-il aussi
dans le cas de la rosée nocturne ? Est-ce un fait que l’objet baigné de rosée est plus froid que l’air ? Nous sommes tentés de répondre que non, car qu’est-ce qui le rendrait plus froid ? Mais l’expérience est aisée : nous n’avons qu’à mettre un thermomètre en contact avec la substance couverte de rosée, et à en suspendre un autre un peu au-dessus, hors de la portée de son influence. L’expérience a été faite, la question a été posée, et toujours la réponse s’est trouvée affirmative. Toutes les fois qu’un objet se recouvre de rosée, il est plus froid que l’air. « Voilà une application complète de la
méthode de concordance: elle établit une liaison invariable entre l’apparition de la rosée sur une surface et la froideur de cette surface comparée à l’air extérieur. Mais laquelle des deux est cause, et laquelle effet ? ou bien sont-elles toutes les deux les effets de quelque chose d’autre ? Sur ce point, la méthode de concordance ne nous fournit aucune lumière. Nous devons avoir recours à une méthode plus puissante : nous devons varier les circonstances ; nous devons noter les cas où la rosée manque, car une des conditions nécessaires pour appliquer laméthode de différence, c’est de comparer des cas où le phénomène se rencontre avec d’autres où il ne se rencontre pas.« Or la rosée ne se dépose pas sur la surface des métaux polis, tandis qu’elle se dépose très abondamment sur le verre. Voilà un cas où l’effet se produit et un autre où il ne se produit point Mais, comme les différences qu’il y a entre le verre et les métaux polis sont nombreuses, la seule chose dont nous puissions encore être sûrs, c’est que la cause de la
rosée se trouvera parmi les circonstances qui distinguent le verre des métaux polis… Cherchons donc à démêler cette circonstance, et pour cela employons la seule méthode possible, celle des variations concomitantes. Dans le cas des métaux polis et du verre poli, le contraste montre évidemment que lasubstancea une grande influence sur le phénomène. C’est pourquoi faisons varier autant que possible la substance seule, en exposant à l’air des surfaces polies de différentes sortes. Cela fait, on voit tout de suite paraître une échelle d’intensité. Les substances polies qui conduisent le plus mal la chaleur sont celles qui s’imprègnent le plus de rosée ; celles qui conduisent le mieux la chaleur sont celles qui s’en humectent le moins : d’où l’on conclut que l’apparition de la rosée est liée au pouvoir que possède le corps de résister au passage de la chaleur.« Mais, si nous exposons à l’air des surfaces rudes au lieu de surfaces polies, nous trouvons quelquefois cette loi renversée. Ainsi le fer rude, particulièrement s’il est peint ou noirci, se mouille de rosée plus vite que le papier verni. L’
espèce de surfacea donc beaucoup d’influence. C’est pourquoi exposons la même substance en faisant varier le plus possible l’état de sa surface (ce qui est un nouvel emploi de la méthode des variations concomitantes), et une nouvelle échelle d’intensité se montrera. Les surfaces qui perdent leur chaleur le plus aisément par le rayonnement sont celles qui se mouillent le plus abondamment de rosée. On en conclut que l’apparition de la rosée est liée à la capacité de perdre la chaleur par voie de rayonnement.« À présent, l’influence que nous venons de
reconnaître à la substanceet à lasurfacenous conduit à considérer celle de latexture, et là nous rencontrons une troisième échelle d’intensité, qui nous montre les substances d’une texture ferme et serrée, par exemple les pierres et métaux, comme défavorables à l’apparition de la rosée, et au contraire les substances d’une texture lâche, par exemple le drap, le velours, la laine, le duvet, comme éminemment favorables à la production de la rosée. La texture lâche est donc une des circonstances qui la provoquent. Mais cette troisième cause se ramène à la première, qui est le pouvoir de résister au passage de la chaleur, car les substances de texture lâche sont précisément celles qui fournissent les meilleurs vêtements, en empêchant la chaleur de passer de la peau à l’air, ce qu’elles font en maintenant leur surface intérieure très chaude pendant que leur surface extérieure est très froide.« Ainsi, les cas très variés dans lesquels beaucoup de rosée se dépose s’accordent en ceci, et, autant que nous pouvons l’observer, en ceci seulement que les corps en question conduisent lentement la chaleur ou la rayonnent rapidement, — deux qualités qui ne s’accordent qu’en un seul point, qui est qu’en vertu de l’une ou de l’autre le corps tend à perdre sa chaleur par sa surface plus rapidement qu’elle ne peut lui être restituée par le dedans. Au contraire, les cas très variés dans lesquels la rosée manque ou est très peu abondante s’accordent en ceci, et, autant que nous pouvons l’observer, en ceci seulement que les corps en question n’ont pas cette propriété. Nous pouvons maintenant répondre à la question primitive et savoir lequel des deux, du froid et de la rosée, est
la cause de l’autre. Nous venons de trouver que la substance sur laquelle la rosée se dépose doit, par ses seules propriétés, devenir plus froide que l’air. Nous pouvons donc rendre compte de sa froideur, abstraction faite de la rosée, et, comme il y a une liaison entre les deux, c’est la rosée qui dépend de la froideur ; en d’autres termes, la froideur est la cause de la rosée. « Maintenant, cette loi si amplement établie peut se confirmer de trois manières différentes, et premièrement par déduction, en partant des lois connues que suit la vapeur aqueuse lorsqu’elle est diffuse dans l’air ou dans tout autre gaz. On sait par l’expérience directe que la quantité d’eau qui peut rester suspendue dans l’air à l’état de vapeur est limitée pour chaque degré de température, et que ce maximum devient moindre à mesure que la température diminue. Il suit de là déductivement que, s’il y a déjà autant de vapeur suspendue en l’air que peut en contenir sa température présente, tout abaissement de cette température portera une portion de la vapeur à se condenser et se changer en eau. Mais, de plus, nous savons déductivement, d’après les lois de la chaleur, que le contact de l’air avec un corps plus froid que lui-même abaissera nécessairement la température de la couche d’air immédiatement appliquée à sa surface, et par conséquent la forcera d’abandonner une portion de son eau, laquelle, d’après les lois ordinaires de la gravitation ou cohésion, s’attachera à la surface du corps, ce qui constituera la rosée… Cette preuve déductive a l’avantage de rendre compte des exceptions, c’est-à-dire des cas où, le corps étant plus froid que l’air, il ne se dépose pourtant point de
rosée ; car elle montre qu’il en sera nécessairement ainsi lorsque l’air sera si peu fourni de vapeur aqueuse, comparativement à sa température, que, même étant un peu refroidi par le contact d’un corps plus froid, il sera encore capable de tenir en suspension toute la vapeur qui s’y trouvait d’abord suspendue. Ainsi, dans un été très sec, il n’y a pas de rosée, ni, dans un hiver très sec, de gelées blanches. « La seconde confirmation de la théorie se tire de l’expérience directe pratiquée selon la méthode de différence. Nous pouvons, en refroidissant la surface de n’importe quel corps, atteindre en tous les cas une température à laquelle la rosée commence à se déposer. Nous ne pouvons, à la vérité, faire cela que sur une petite échelle ; mais nous avons d’amples raisons pour conclure que la même opération, si elle était conduite dans le grand laboratoire de la nature, aboutirait au même effet.
« Et, finalement, nous sommes capables de vérifier le résultat, même sur cette grande échelle. Le cas est un de ces cas rares où la nature fait l’expérience pour nous, de la même manière que nous la ferions nous-mêmes, c’est-à-dire en introduisant dans l’état antérieur des choses une circonstance nouvelle, unique et parfaitement définie, et en manifestant l’effet si rapidement que le temps manquerait pour tout autre changement considérable dans les circonstances antérieures. On a observé que la rosée ne se dépose jamais abondamment dans des endroits fort abrités contre le ciel ouvert, et point du tout dans les nuits orageuses ; mais que, si les nuages s’écartent, fût-ce pour quelques minutes seulement, de façon à laisser une ouverture, la rosée commence à se déposer et va
en augmentant. Ici il est complètement prouvé que la présence ou l’absence d’une communication non interrompue avec le ciel cause la présence ou l’absence de la rosée. Mais, puisqu’un ciel clair n’est que l’absence des nuages, et que les nuages, comme tous les corps entre lesquels et un objet donné il n’y a rien qu’un fluide élastique, ont cette propriété connue, qu’ils tendent à élever ou à maintenir la température de la surface de l’objet en rayonnant vers lui de la chaleur, nous voyons à l’instant que la retraite des nuages refroidira la surface. Ainsi, dans ce cas, la nature ayant produit un changement dans l’antécédent par des moyens connus et définis, le conséquent suit et doit suivre : expérience naturelle conforme aux règles de la méthode de différence. »
On voit que ce procédé est fort long, car il suppose le recueil, le choix et la comparaison de plusieurs cas. En outre, d’ordinaire, plus la loi ainsi découverte est générale, plus il nous faut de temps pour y arriver, car elle suppose la découverte préalable de diverses lois partielles ; Newton, Geoffroy Saint-Hilaire, Dalton, Faraday ne sont venus qu’après beaucoup d’autres, et la loi inductive la plus large que nous connaissions, celle qui pose la conservation de la force, a été trouvée hierr Whewell, History of the Inductive Sciences, 3 vol.
Tels sont les traits distinctifs des propositions générales dans lesquelles les idées composantes, formées par extraction et graduellement ajustées aux caractères généraux des choses réelles, sont tenues de correspondre à leur objet. — Tout autres sont les traits distinctifs des propositions générales dont les idées composantes, formées par construction, ne sont pas assujetties à une obligation semblable. Ce sont celles de l’arithmétique, de la géométrie, de la mécanique pure, de toutes les sciences mathématiques, et, plus généralement, de toutes les sciences déductives. Les propositions de ces sciences ne sont pas seulement probables, mais certaines au-delà de notre petit monde ; en tout cas, nous croyons qu’il en est ainsi, et, de plus, nous ne pouvons ni croire ni même concevoir qu’il en soit autrement. Même par-delà les dernières nébuleuses, deux faits ou objets ajoutés à trois faits ou
Il y a, pour ces sortes de propositions, deux sortes de preuves, l’une expérimentale, inductive, approximative et lente, l’autre analytique, déductive, exacte et courte ; c’est la dernière dont on se sert dans toutes les sciences de construction. — Pour mieux marquer les caractères et les contrastes de ces deux preuves, que le lecteur me permette une supposition. Soit une proposition très voisine des axiomes, cette vérité de la géométrie élémentaire que dans tout triangle la somme des angles est égale à deux droits. J’imagine un homme qui n’est pas géomètre et qui, par la structure de son cerveau, est incapable de le devenir,
Les axiomes sont des théorèmes analogues, mais qu’on se dispense de prouver, soit parce que la preuve en est très facile, soit parce que la preuve en est très difficile. En d’autres termes, ce sont des propositions analytiques, où le sujet contient l’attribut soit d’une façon très visible, ce qui rend l’analyse inutile, soit d’une façon très masquée, ce qui rend l’analyse presque impraticable. De là deux espèces d’axiomes, lesquelles confinent l’une à l’autre par des transitions.
Au bas de l’échelle, il y en a qui semblent insignifiants ; c’est que l’analyse demandée y est toute faite ; les termes de l’attribut se trouvent par avance dans les termes du sujet ; le lecteur ne trouve point la proposition instructive ; il juge qu’on lui dit deux fois la même chose. Tels sont les fameux axiomes métaphysiques d’identité et de contradiction. — Le premier peut s’exprimer ainsi : si dans un objet telle donnée est présente, elle y est présente. — Le second peut présent et non absent, absent et non présent sont synonymes, il est clair que, dans l’axiome de contradiction aussi bien que dans l’axiome d’identité, le second membre de la phrase répète une portion du premier ; c’est une redite ; on a piétiné en place. — De là un troisième axiome métaphysique, celui d’alternative, moins vide que les précédents ; car il faut une courte analyse pour le prouver ; on peut l’énoncer en ces termes : dans tout objet, telle donnée est présente ou absente. — En effet, supposons le contraire, c’est-à-dire que dans l’objet la donnée ne soit ni absente ni présente. Non absente, cela signifie qu’elle est présente ; non présente, cela signifie qu’elle est absente ; les deux ensemble signifient donc que dans l’objet la donnée est à la fois présente et absente, ce qui est contraire aux deux branches de l’axiome de contradiction, l’une par laquelle il est dit que, si dans un objet telle donnée est présente, elle n’en est pas absente, et l’autre par laquelle il est dit que, si dans un objet telle donnée est absente, elle n’y est pas présente. — Maintenant, reprenons l’axiome d’alternative, et observons l’attitude de l’esprit qui le rencontre pour la première fois. Il est sous-entendu dans une foule de propositions ; c’est parce qu’on l’admet implicitement qu’on les admet explicitement. Par exemple, quelqu’un vous dit : Tout triangle est équilatéral ou non ; tout vertébré est quadrupède ou non. Sans examiner aucun triangle ni aucun vertébré, vous reconnaissez que forcément ces propositions sont vraies : l’alternative est
Il serait trop long et, de plus, inutile de les analyser tous. Attachons-nous à ceux qui sont le plus fructueux et qui servent à construire des sciences entières. — En tête de l’arithmétique, de l’algèbre et de la géométrie, on inscrit les deux axiomes suivants : si, à deux grandeurs égales entre elles, on ajoute deux grandeurs égales entre elles, les sommes sont encore égales ; si, de deux grandeurs égales entre elles, on ôte deux grandeurs égales entre elles, les restes sont encore égaux. — Certainement nous pouvons former ces deux propositions par l’induction ordinaire, et, très probablement, c’est de cette manière qu’elles s’établissent d’abord dans notre esprit. Voici deux troupeaux de moutons, chacun de vingt dans son enclos ; ils peuvent être accrus ou diminués ; ce sont donc des grandeurs. Je fais entrer quinze moutons dans le premier enclos et quinze autres dans le second ; je compte ensuite les deux troupeaux ainsi accrus, et je trouve totaux obtenus disparaît. Sitôt que nous supprimons l’égalité des grandeurs primitives ou des grandeurs retranchées, l’égalité des restes subsistants disparaît. Ces deux premières égalités sont donc l’antécédent de la troisième, comme la troisième est le conséquent des deux premières ; et nous avons un couple dans lequel les deux termes obtenus, comme le refroidissement et la rosée, sont, comme le refroidissement et la rosée, liés sans exception ni condition.
Mais les deux axiomes ainsi formés peuvent encore être formés d’une autre façon. En effet, laissons là l’expérience, fermons les yeux, et renfermons-nous dans l’enceinte de notre propre esprit ; examinons les termes qui constituent nos propositions ; tâchons de savoir ce que nous entendons par les mots de grandeur et d’égalité, et voyons quelles constructions mentales nous faisons, lorsque nous fabriquons l’idée d’une
Soit une collection d’individus semblables, tel troupeau de moutons, ou une collection d’unités abstraites, tel groupe mental d’unités pures, figurées aux yeux par un même signe tracé plusieurs fois. Nous appelons ces collections des grandeurs ; et, si nous leur donnons ce nom, c’est que, tout en gardant leur nature, elles peuvent devenir plus grandes ou moins grandes ; nous voulons dire par là que, en fait ou par la pensée, on peut au troupeau ajouter un ou plusieurs moutons, ajouter au groupe une ou plusieurs unités, ôter au troupeau un ou plusieurs moutons, ôter au groupe une ou plusieurs unités. À présent, comparons une de ces collections avec une autre collection analogueDe la méthode dans les sciences de raisonnement, tome I, p. 3.même dans le premier et dans le second troupeau, le nombre des unités est le même dans le premier et dans le second groupe ; auquel cas on dit que les deux grandeurs sont égales. Égalité signifie donc présence du même nombre. — Ou bien l’une des deux collections est épuisée avant l’autre ; alors le nombre des différents.
Maintenant, pour ces sortes de grandeurs, nous pouvons prouver l’axiome. Soient deux grandeurs égales auxquelles on ajoute des grandeurs égales. Selon l’analyse précédente, cela signifie que la première collection contient un certain nombre d’individus ou d’unités, qu’on lui en ajoute un certain nombre, que la seconde collection contient le même nombre d’individus ou d’unités que la première, qu’on lui en ajoute le même nombre qu’à la première, que, dans les deux cas, le même nombre est ajouté au même nombre, et que, partant, les deux collections finales contiennent le même nombre ajouté au même nombre, c’est-à-dire le même nombre total d’individus ou d’unités, d’où il suit, d’après la définition, que les deux sommes ou grandeurs finales sont des grandeurs égales. — Pareillement, soient deux grandeurs égales, desquelles on ôte deux grandeurs égales : selon la même analyse, cela signifie que la première collection contient un certain nombre d’individus ou d’unités, qu’on lui en ôte un certain nombre, que la seconde collection contient le même nombre d’individus ou d’unités que la première, qu’on lui en ôte le même nombre qu’à la première, en sorte que dans les deux cas le même nombre est diminué du même nombre, et que, partant, les deux collections finales contiennent le même nombre diminué du même nombre, c’est-à-dire le même nombre restant d’individus ou d’unités ; d’où il suit toujours, d’après la définition, que les deux
Des grandeurs artificielles, passons aux grandeurs naturelles. Parmi celles-ci, les plus importantes sont les géométriques, parce qu’elles servent de mesure, pour toutes les autres, durées, vitesses, forces, masses, etc. Ces grandeurs géométriques sont les lignes, les surfaces, les solides ; et, si nous les appelons des grandeurs, c’est parce qu’elles peuvent devenir plus grandes ou moins grandes ; nous voulons dire par là qu’en fait ou mentalement on peut ajouter ou ôter une ligne à la ligne, une surface à la surface, un solide au solide. À présent, comparons une ligne à une ligne, ou une surface à une surface, et, par la pensée ou autrement, transportons la seconde sur la première, en ayant soin dans ce transport de ne rien changer à la seconde. Deux cas se présentent, comme tout à l’heure. — Ou bien la seconde coïncide exactement et complètement avec la première, de manière à se confondre absolument avec elle : auquel cas les deux lignes ne font plus qu’une seule et même ligne ; on dit alors que les deux grandeurs sont égales. Dire que deux grandeurs sont égales, c’est donc dire qu’après le transport, en d’autres termes, omission et abstraction faites des deux emplacements distincts, les deux lignes, surfaces, etc., sont les mêmes. — Ou bien la seconde ligne ne coïncide pas exactement et complètement avec la première : auquel cas les deux lignes, ne se confondant pas, restent différentes ; on dit alors que les deux grandeurs sont inégales. Dire que deux grandeurs sont inégales, c’est donc dire qu’après le transport, c’est-à-dire omission et abstraction faites de leurs emplacements distincts, les deux lignes, surfaces, etc., sont différentes.
même que la première, qu’on lui en ajoute une complémentaire, la même, sauf son emplacement distinct, que l’autre complémentaire, que dans les deux cas, abstraction faite des emplacements distincts, la même ligne est ajoutée à la même ligne, et que, partant, les deux lignes complétées sont la même ligne ajoutée à la même ligne, c’est-à-dire la même ligne totale, d’où il suit, d’après la définition, que les deux sommes ou grandeurs totales sont égales. — Pareillement, soient deux grandeurs égales ôtées de deux grandeurs égales. Selon la même analyse, cela signifie qu’une certaine ligne, surface, etc., primitive, est donnée, qu’on en retranche une portion, qu’une seconde ligne primitive, omission faite de son emplacement, est la même que la première, que l’on en retranche une portion, qui, sauf son emplacement distinct, est la même que l’autre portion retranchée, que, dans les deux cas, abstraction faite des emplacements distincts, la même ligne est ôtée de la même ligne, et que, partant, les deux lignes diminuées sont la même ligne diminuée de la même ligne, c’est-à-dire la même ligne restante, d’où il suit, d’après la définition, que les deux restes ou grandeurs finales sont égales. — On démontrerait de la même façon un troisième axiome, qui est vrai des grandeurs naturelles aussi bien que des grandeurs artificielles, à
Que le lecteur prenne la peine d’examiner l’artifice de cette preuve. Par la pensée, et avec la confirmation auxiliaire des faits sensibles, nous faisons correspondre, membre à membre, deux grandeurs artificielles, ou nous faisons coïncider, élément à élément, deux grandeurs naturelles ; si cette correspondance ou cette coïncidence sont absolues, l’idée d’égalité naît en nous. Nous venons d’assister à sa naissance et nous démêlons son fonds ; elle renferme un élément plus simple et se ramène à l’idée du même ; en effet, à un certain point de vue, omission faite de ce qu’il faut omettre, les deux grandeurs deviennent la même. Par suite, au point de vue inverse, addition faite de ce qu’il faut ajouter, la même grandeur se transforme en deux grandeurs égales. Retranchez aux deux grandeurs leurs traits distinctifs, aux deux grandeurs artificielles égales la propriété d’appartenir à deux collections distinctes, aux deux grandeurs naturelles égales la propriété d’avoir des emplacements distincts ; elles deviennent la même grandeur. Réciproquement, prenez deux fois la même grandeur, et attachez-la tour à tour à deux collections distinctes ou à deux emplacements distincts ; elle se transformera en deux grandeurs égales. Sous le mot égal réside le mot même ; voilà le mot essentiel ; telle est l’idée latente incluse dans l’idée d’égalité. Dégagée et suivie à travers plusieurs propositions intermédiaires, elle ramène l’axiome à une proposition analytique. Par elle, nous relions l’attribut au sujet ; nous la voyons présente dans les deux ; mais, avant de l’y voir, nous l’y pressentions ; elle y était même ; l’analyse n’a fait qu’isoler ce même et nous montrer à l’état distinct la vertu qu’il avait en nous à l’état latent.
Il y a douze axiomes de ce genre au commencement de la géométrie d’Euclide ; plusieurs se réduisent aux précédents ; d’autres, qui renferment les idées de tout, de partie, de moins grand, de plus grand, se démontrent aisément par la définition préalable des termesibid., tome II, p. 3 et 6. — Les angles égaux se définissent par la coïncidence de leurs côtés ; la perpendiculaire, par l’égalité des deux angles adjacents qu’elle forme ; l’angle droit, par les perpendiculaires qui sont ses côtés. ibid., p. 7.« cette définition ramène une notion à d’autres que l’on n’a pas et qui sont beaucoup moins simples que la première. Qu’entend-on en effet par une ligne moins courte ou plus grande qu’une autre ? C’est celle qui se compose d’une partie égale à la première et d’un reste quelconque. Or, deux lignes égales sont celles qui peuvent coïncider, et, par conséquent, l’égalité ne peut être conçue entre deux lignes dont la figure ne se prête pas à la superposition »
, ce qui est le cas pour la ligne droite rapportée aux autres lignes, brisées ou courbes, en nombre indéfini, auxquelles il faudrait la comparer pour vérifier qu’elle est plus courte qu’aucune d’elles. Ce n’est point ainsi que les fins et subtils analystes grecs ont défini la ligne droite ; Euclide n’admet pas au début qu’elle soit la plus courte ; il le prouve plus tard, en comparant des triangles dont elle est un côté, ce qui la démontre plus courte qu’aucune ligne brisée, puis en étendant le cas de la ligne brisée à la ligne courbe, qui est sa limite. — Il faut donc lui chercher une définition différente et, selon notre usage, assister à sa construction. Or, nous l’avons construite, en considérant deux points donnés, et en remarquant la ligne que trace le premier point lorsqu’il se meut vers le second et vers le second seulement, par opposition à la ligne qu’il trace lorsque, avant de se mouvoir vers le second, il se meut soit vers un autre ou plusieurs autres points, ce qui donne la ligne brisée, soit vers une série infinie d’autres points, ce qui donne la ligne courbe. On voit ainsi que, dans la ligne droite tracée
De là deux conséquences, l’une qui concerne la ligne entière, l’autre qui concerne ses diverses portions. — Si, à partir du premier point, on trace une autre ligne qui se meut aussi vers le même second point, et vers celui-là seulement, ce second tracé ne fait que répéter exactement le premier ; car tous ses caractères, comme tous ceux du premier, dérivent complètement et uniquement du rapport qu’il a, comme le premier, avec ce seul second point ; d’où l’on voit que les caractères des deux lignes, quels qu’ils soient, connus ou inconnus, sont tous absolument les mêmes, en d’autres termes, que ces deux lignes se confondent et n’en font qu’unemêmes. Effectuons cette abstraction, et, pour cela, supprimons l’emplacement particulier d’un fragment de la ligne, en le retirant de l’endroit où il est, de la fin par exemple, pour le transporter ailleurs, par exemple au commencement, et pour le superposer en ce point à la ligne totale. Il se confondra avec la portion sur laquelle il sera appliqué, et les deux fragments n’en feront qu’un. D’où il suit qu’une portion quelconque de la ligne droite, retirée de sa place et superposée en un autre point quelconque à la ligne totale, coïncidera rigoureusement avec la portion sur laquelle on l’aura appliquée
Cela posé, nous connaissons le rapport d’une portion quelconque de la ligne droite à une autre portion quelconque de cette même ligne, et, par suite, nous pouvons, au-delà des deux points entre lesquels nous l’avons menée, la suivre jusqu’à l’infini. Soit, en effet, une droite AB ; prolongeons-la tant que l’on voudra au-delà du point B, mais de façon qu’elle reste droite,
Maintenant, supposons une seconde droite tracée de A en B et prolongée de même aussi loin que l’on voudra ; ainsi qu’on l’a prouvé tout à l’heure, de A en B, elle coïncidera avec la première ; mais, en outre, ce que nous allons prouver, au-delà de B, si loin qu’on la prolonge, elle coïncidera avec le prolongement de la première. Car, admettons qu’en un point quelconque elle cesse de coïncider, et qu’à partir de C, par exemple, elle diverge au-dessus ou au-dessous de la première ; prenons une portion du tracé qui soit commune aux deux lignes, AB par exemple, et appliquons-la sur la première ligne, au point C, de façon qu’elle déborde en deçà et au-delà. Puisque la première ligne est droite, cette portion coïncidera, en deçà et au-delà de C, avec le fragment de la première ligne sur lequel elle aura été appliquée. Puisque la seconde ligne est censée droite, cette même portion devra coïncider aussi en deçà et au-delà de C avec le fragment de la seconde ligne sur lequel elle aura été appliquée. Ce qui est contradictoire, puisque, au-delà de C, le second fragment diverge et cesse de coïncider avec le premier. Il y a donc contradiction à ce que la seconde ligne soit droite et cesse de coïncider avec la première. Sa divergence exclut sa rectitude, ou sa rectitude exclut sa divergence. Si elle a cessé de coïncider avec la première, c’est qu’elle a cessé d’être droite ; pour qu’elle reste droite, il faut qu’elle continue à coïncider avec la première ; pour qu’elle demeure toujours droite, il faut qu’elle continue toujours à
« La définition et les propriétés de la ligne droite, disait d’Alembert
Si je ne me trompe, on vient de voir que ce scandale peut disparaître, et que les axiomes admis sont des théorèmes capables de preuve. Selon d’Alembert, les parallèles présentent une difficulté analogue. Sans doute, il est téméraire d’aborder un obstacle que de grands esprits et des savants spéciaux déclarent invincible ou invaincu ; mais heureusement il s’agit moins ici de découvrir une démonstration que d’analyser une construction ; nous faisons œuvre de psychologue et non de géomètre ; nous cherchons simplement le procédé intime et secret par lequel, sous le témoignage accessoire et insuffisant des yeux, se forme la conviction inébranlable de l’esprit. — Comment construisons-nous la notion de deux parallèles ? Le moyen le plus ordinaire est, sur une droite donnée dans un plan, d’élever une perpendiculaire par un point et une autre perpendiculaire par un autre point ; ces deux perpendiculaires sont dites parallèles l’une à l’autre. Mais il est une construction plus simple encore, ou du moins plus naturelle, et qui nous permet d’assister à la génération de nos deux Mélanges. — Éclaircissements sur les éléments de philosophie. Tome V, 207.
Suivons d’abord des yeux, puis de l’esprit, les différentes façons dont elle peut remonter. — Visiblement, elle peut remonter en traçant par ses divers points des lignes inégales, ce qui arrive, par exemple, lorsqu’elle tourne autour de A comme centre et que ses divers points décrivent des arcs de cercle d’autant plus grands qu’ils sont eux-mêmes plus éloignés de A. Mais elle peut remonter d’une façon toute différente, en traçant par tous ses points des droites égales, et, visiblement, cette ascension peut s’opérer en une infinité de façons, vers la gauche ou vers la droite, par des droites plus ou moins inclinées sur AB. Visiblement enfin, entre tous ces cas, il en est un où le point A, en remontant, n’incline ni vers la gauche ni vers la droite, et, par conséquent, trace une perpendiculaire sur AB. — À présent, cette opération, que les sens déclarent possible, est-elle possible effectivement ? Le composé mental que nous fabriquons ainsi d’après une suggestion de nos yeux ne renferme-t-il pas quelque contradiction interne ? Les conditions que nous avons assemblées, l’ascension d’une droite, l’obligation pour tous les points de cette droite de tracer par leur ascension des droites égales entre elles, la possibilité pour le point A de tracer une perpendiculaire, ces trois conditions peuvent-elles être remplies ensemble ? N’y en a-t-il point une, la première, la seconde ou la troisième, qui répugne aux deux autres ou à l’une des deux autres ? — Nous n’en savons rien ; tout ce que nous pouvons dire, c’est que notre expérience
Cela admis, reprenons notre construction. Nous supposons que la droite AB, tout en demeurant la même, remonte en traçant par tous ses points des droites égales ; rien de plus ; seulement, parmi les innombrables angles que le point A, en traçant sa droite, peut faire avec AB, nous choisissons l’angle droit. — À présent, il est aisé de prouver Voici le détail de la démonstration. A’B’ est une position quelconque de la droite ascendante AB, et les données sont les suivantes : AB = A’B’, AA’ = BB’, l’angle A est droit. 1º Menons A’B. Les deux triangles ainsi formés sont égaux comme ayant leurs trois côtés égaux chacun à chacun ; car AB = A’B’, AA’ = BB’, et A’C est commun. Mais A est droit, donc B’ est droit. Donc A’B’ est perpendiculaire sur B’B et mesure la distance des deux verticales au point A’. Mais A’B’ = AB, et, si loin qu’on prolonge les deux verticales, A’B’, en vertu du même raisonnement, sera toujours égal à AB. Donc les deux verticales sont partout équidistantes, et leur distance est AB. 2º Même démonstration pour les deux horizontales. Puisque B’ Puisque B’ est droit, BB’ est perpendiculaire sur A’B’ et mesure la distance des deux horizontales au point B. Mais BB’ = AA’, et, si loin qu’on prolonge les deux horizontales, BB’, en vertu du même raisonnement, sera toujours égal à AA’. Donc les deux horizontales sont partout équidistantes, et leur distance est AA’. 3º Menons AB’. Les deux triangles sont égaux, puisque, comme dans la figure précédente, ils ont les trois côtés égaux chacun à chacun. Donc l’angle 1 = l’angle 1’ et l’angle 2 = l’angle 2’. Mais 1 + 2 = un droit, donc 1 + 2’ = un droit, et 2 + 1’ = un droit. D’autre part, 1 et 1’, 2 et 2’, respectivement compris entre des droites équidistantes ou parallèles, sont respectivement alternes internes ; d’où il suit, comme chacun sait, que dans tout triangle la somme des trois angles est égale à deux droits. — Donc, dans le triangle ABB’, où la somme des angles 1 et 2’ égale un droit, le troisième angle B égale un droit, et B’B est perpendiculaire sur AB. Pareillement, dans le triangle AA’B’, où la somme des angles 2 et 1’ égale un droit, le troisième angle A’ égale un droit, et AA’ est perpendiculaire sur A’B’. — Ainsi les deux verticales équidistantes sont perpendiculaires sur AC, et les deux horizontales équidistantes sont perpendiculaires sur AA’.
À mon avis, telle est la secrète opération mentale qui éclaire et soutient le témoignage de nos yeux lorsque nous voyons remonter la droite qui trace par tous ses points des droites égales entre elles. Nous sentons que, puisque la droite reste la même et que tous les tracés doivent être les mêmes, tous les points doivent remonter dans le même sens ; que, si l’un remonte vers la gauche ou la droite, les autres doivent de même remonter vers la gauche ou la droite ; que, si l’un ne remonte ni vers la droite ni vers la gauche, les autres doivent de même ne remonter ni vers la droite ni vers la gauche ; en d’autres termes, que, si l’un trace une perpendiculaire, les autres doivent de même tracer des perpendiculaires ; qu’en ce cas la droite ascendante qui, dans sa première position, est perpendiculaire à la première verticale, doit être de même, dans la seconde position, perpendiculaire à la seconde verticale ; qu’à ce titre, dans sa seconde position, elle mesure la distance des deux verticales ; que, dans ces deux positions, elle est toujours la même, et que partant, quelle que soit sa position, elle crée et constate toujours la même distance entre les deux verticales. À mesure que la droite visible remonte, cette série d’identités se déroule la même, mais qu’elle fait invariablement le même office. Voilà la réminiscence sourde qui s’ajoute à la suggestion des yeux et devance les vérifications de l’équerre, pour rendre inutile l’emploi de l’équerre et pour autoriser, par une évidence plus forte, le témoignage insuffisant des yeux.
À présent, la seconde proposition de la théorie ordinaire, je veux dire le postulat d’Euclide, ne présente plus de difficulté. Car nous avons prouvé non seulement que nos deux verticales ne se rencontreront jamais, mais encore qu’elles seront toujours équidistantes, et telle est maintenant notre définition des parallèles. Or le postulat consiste à dire que, si une oblique AB rencontre la première parallèle, elle rencontrera aussi la seconde, et l’on voit aisément la condition nécessaire et suffisante de cette rencontre. Il faut et il suffit que l’oblique prolongée au-dessous de B s’écarte assez de la première parallèle pour qu’une perpendiculaire CD élevée en un point C de l’oblique égale la distance des deux parallèles. L’oblique s’écartera-t-elle assez pour cela ? — On démontre aisément que son écartement va croissant à mesure
Pour cela, d’un point quelconque G de la portion de l’oblique située entre les deux parallèles, abaissons une perpendiculaire CD sur la première parallèle ; sur le prolongement de l’oblique, prenons une longueur CE égale à BC, et enfin de E abaissons une perpendiculaire EO sur la première parallèle. On démontrera aisément que CBO, EBO sont des triangles semblables, que par conséquent leurs côtés homologues sont proportionnels, d’où il suit que, si BE = 2 BC, EO = 2 CD. En d’autres termes, à mesure que l’oblique double en longueur, la perpendiculaire qui mesure son écartement par rapport à la première parallèle x ; l’oblique rencontrera la seconde parallèle, quand sa longueur sera BC × 10, 100, 1000, etc., ou, plus généralement, BC × x. Mais, comme BD, BO sont aussi des côtés homologues, la correspondance se maintient si à BC on substitue BD. En conséquence, on pourra marquer d’avance le point où l’oblique rencontre la seconde parallèle : il suffira de prendre sur la première parallèle une longueur BN égale à BD × x ; la perpendiculaire à BN élevée jusqu’à la rencontre de la seconde parallèle rencontrera cette dernière au point où l’oblique l’atteindra.
Le lecteur voit maintenant comment se forment les axiomes. Non seulement l’expérience faite avec les yeux ou avec l’imagination n’est qu’un indice, mais de plus cet indice, en certains cas, peut manquer ; tout à l’heure, ni avec l’œil externe, ni avec l’œil interne, je ne pouvais suivre le prolongement des deux parallèles au-delà d’une certaine distance ; pareillement, on peut citer telle figure, le myriagone régulier, que je n’ai jamais vue tracée, que par l’imagination je ne puis tracer, et sur laquelle pourtant je puis porter avec clarté des jugements certains. Sous le travail de l’œil externe ou interne, il y a un sourd travail mental, la reconnaissance répétée ou continue d’une circonstance qui, supposée dans la construction la même aux divers moments successifs de notre opération. Quand, après avoir élevé mes deux perpendiculaires sur une base, je les suis indéfiniment par l’imagination sans pouvoir admettre qu’en un point quelconque du trajet elles se rapprochent, c’est qu’involontairement et sans le savoir j’emporte avec elles la portion de base interceptée par leurs pieds, et qu’à tous les moments du parcours cette base, toujours la même dans mon esprit, se fait vaguement reconnaître à mon esprit comme toujours la même. — Mais, quoique la raison soit le véritable ouvrier de la conviction finale, l’indice que fournissent les sens est très précieux. Car les témoignages de l’œil et de l’imagination devancent et confirment les conclusions de l’analyse ; nous sommes conduits à l’axiome par une suggestion préalable, et nous y sommes maintenus par une vérification ultérieure. L’évidence sensible sert d’introduction et de complément à l’évidence logique, et c’est grâce à cette concordance que l’arithmétique, la géométrie et même l’algèbre, ayant trouvé tout de suite leurs axiomes, ont été si précoces. — Il n’en est pas de même de la mécanique. Dans cette science, les axiomes ne concordent pas avec les inductions de l’expérience ; du moins ils ne concordent pas avec les inductions de l’expérience ordinaire. Par exemple, les axiomes disent que la matière est inerte, incapable de modifier spontanément son état, de passer du repos au mouvement si elle est en repos, et du mouvement au repos si elle est en mouvement. Or tous les jours nous voyons des corps passer du mouvement au repos ou du repos au mouvement, à ce qu’il semble, spontanément, et sans l’intervention appréciable d’une
Pour nous, avec Leibniz et d’Alembert, nous inclinons à penser que, parmi les principes de la mécanique, plusieurs sont non seulement des vérités d’expérience, mais aussi des propositions analytiques. Afin de le montrer, examinons de près nos constructions. Avant de construire les mouvements composés, il faut construire le mouvement simple, puisque les mouvements composés ne sont que des combinaisons du mouvement simple. Or tout mouvement qui n’est pas uniforme et rectiligne est composé ; seul, celui-ci est simple. Car, au point de vue du temps, sa forme est simple, puisque, à tous les moments, sa vitesse est la même ; et, au point de vue de l’espace, sa direction est simple, puisque la ligne qu’il décrit, étant droite, se trouve la plus simple des lignes. À ce double titre, il est l’élément dont les combinaisons constituent les autres mouvements, et, de ses propriétés, dérivent forcément leurs propriétés. — Soit donc un mobile qui se meut d’un mouvement uniforme et rectiligne pendant une certaine durée et en parcourant un certain espace ; cette durée sera aussi courte et cet espace aussi petit que l’on voudra. Voilà ce qu’on peut nommer son mouvement initial ou primitif ; continuera-t-il à se mouvoir et, en ce cas, quel sera son mouvement ? — Si courte qu’ait été la durée d’abord écoulée, par exemple un millionième de seconde, et si petit qu’ait été l’espace d’abord traversé, par exemple un millième de millimètre, on peut considérer tour à tour deux moitiés dans cette durée et deux moitiés dans cet espace. Comme, d’après notre supposition, le la même pendant la deuxième. La vitesse qu’il avait pendant la première fraction de durée est restée la même pendant la deuxième. Que la fraction soit la deuxième ou la première, il n’importe pas ; ce caractère qui fait leur différence n’a pas eu d’influence sur le mouvement : par rapport au mouvement, ce caractère a été indifférent et, si j’ose ainsi parler, nul. — Mais, parmi les fractions semblables de l’espace ultérieur et de la durée consécutive, on peut en concevoir une qui suive immédiatement notre deuxième fraction, après le deuxième demi-millième de millimètre de l’espace parcouru, un troisième, après le deuxième demi-millionième de la durée employée, un troisième. Ce troisième, pris en lui-même et comparé au deuxième, n’en diffère que comme le deuxième diffère du premier ; il vient après le deuxième comme le deuxième vient après le premier ; rien de plus. D’où il suit que, puisque le caractère par lequel le deuxième diffère du premier, à savoir la propriété de venir ensuite, n’a pas eu d’influence sur le mouvement, le caractère par lequel le troisième diffère du second, à savoir la propriété de venir ensuite, n’aura pas d’influence sur le mouvement ; par rapport au mouvement, ce caractère sera aussi indifférent et nul, et, de même que pendant le deuxième moment le corps a continué son mouvement uniforme et rectiligne, de même pendant le troisième moment, sauf introduction d’un nouveau caractère influent, il continuera son mouvement uniforme et rectiligne. Même raisonnement pour le quatrième, le cinquième moment, et ainsi de suite à l’infini.
Réduite à ces termes, la preuve est rigoureuse. Elle est fondée tout entière sur deux remarques : l’une est que deux portions égales et contiguës de l’espace, comme deux portions égales et successives du temps, sont exactement les mêmes, sauf cette différence que la seconde est après la première ; l’autre est que, si cette différence, posée une première fois, n’a pas eu d’effet sur le mouvement, cette même différence, posée une seconde fois, n’aura pas non plus d’effet sur le mouvement, à condition que la seconde fois elle soit absolument la même, et que nulle autre différence influente et nouvelle ne soit intervenue. À quoi l’on pourvoit en supposant que la troisième fraction de durée et d’espace répète la seconde absolument et à tous égards ; que, nul caractère perturbateur ne s’étant rencontré dans la seconde, nul caractère perturbateur ne se rencontrera dans la troisième ; que dans le troisième lieu et le troisième instant, comme dans le second lieu et le second instant, nulle circonstance étrangère et influente ne s’est adjointe pour arrêter, dévier, presser ou ralentir le mouvement ; que, le petit espace d’abord parcouru étant vide, l’espace infini qui reste à parcourir est vide aussi ; que, la courte durée d’abord employée n’ayant présenté aucun événement modificateur, la durée infinie qui reste à employer n’en les mêmes par rapport au mouvement.
Le lecteur voit sans difficulté qu’un raisonnement analogue et plus simple encore s’applique au corps en repos ; car, dans ce cas, on n’a point à tenir compte de l’espace, mais seulement de la durée. — Soit un corps en repos pendant une durée aussi courte que l’on voudra ; cette durée étant divisible en deux moitiés, on démontrera de même que, le corps étant demeuré pendant la seconde moitié dans le même état que pendant la première, le caractère par lequel la seconde moitié diffère de la première, c’est-à-dire la propriété qu’elle a de venir ensuite, n’a pas eu d’influence sur cet état ; d’où il suit qu’un troisième fragment égal, découpé dans la durée consécutive, n’aura pas non plus d’influence, à moins qu’on n’y fasse intervenir quelque circonstance nouvelle influente, quelque événement étranger efficace. C’est pourquoi, tant que cette exclusion sera maintenue, le repos primitif se maintiendra, et le corps en repos, comme le corps animé d’un mouvement uniforme et rectiligne, si bref que soit leur état initial, tendront à persévérer indéfiniment dans cet état.
L’axiome, ainsi démontré et entendu, notez sa portée restreinte. Il n’établit aucunement qu’un corps choqué par un autre prendra un mouvement
À présent, supposons que, pendant ce mouvement de la droite totale, un mobile, situé en A, s’est dirigé lui-même en ligne droite vers le point B, de façon à parcourir aussi en une seconde, c’est-à-dire dans le même laps de temps, la droite AB. Nous admettons ainsi pour A deux mouvements simultanés et différents, l’un qui lui est commun avec tous les autres points de la droite AB, l’autre qui lui est propre. — Remarquez que nous ne savons pas si les choses se passent ainsi dans la nature. Rien ne prouve que notre combinaison mentale ait ou même puisse avoir sa contrepartie dans les combinaisons réelles. On pourrait imaginer un état de choses dans lequel, par cela seul qu’un corps indifférente et nulle par rapport à la translation, et le mobile chemine sur AB en mouvement comme il cheminerait sur AB en repos. D’où il suit qu’au bout d’une seconde il est arrivé à l’extrémité de AB en mouvement, comme il serait arrivé au bout d’une seconde à l’extrémité de AB en repos. Mais, au bout d’une seconde, l’extrémité de AB en mouvement est B’ ; donc, au bout d’une seconde, le mobile est en B’. D’où l’on voit que, parti de l’angle du parallélogramme, il est arrivé à l’angle opposé.
Reste à savoir quelle ligne il a tracée dans ce parcours. Deux cas peuvent se présenter, celui du mouvement uniforme et celui du mouvement qui n’est pas uniforme. Nous n’examinerons que le premier, le plus simple de tous ; dans celui-ci, la vitesse de AB pendant toute son ascension est demeurée la même, comme aussi la vitesse du mobile en A pendant toute
Mais comme AB, pendant ce laps de temps, est remonté en CD, le point S’ qui lui appartient y est remonté du même coup et s’y trouve en S’, milieu de CD, comme S est le milieu de AB. Des considérations géométriques fort simples montrent que ce point S’ est sur la diagonale, c’est-à-dire sur la ligne droite qui joint A et B’. En subdivisant les divisions de la seconde, on prouverait de même que toutes les autres positions successives du mobile sont pareillement sur la diagonale, d’où il suit que la ligne qu’il trace dans son double mouvement total d’ascension et de translation est la diagonale. — De là une conséquence très importante : notre mobile qui aurait décrit en une seconde la ligne AB, en une seconde aussi la ligne AA’, décrit pareillement en une seconde la diagonale AB’. Donc, puisque les temps employés sont les mêmes et que les espaces parcourus sont différents, la vitesse du mouvement composé ne sera pas la même que celles des mouvements composants ; elle sera représentée par la diagonale, et celles-ci seront représentées par les deux côtés de l’angle, ces trois lignes étant la mesure des espaces parcourus pendant l’unité de temps. Or, nous avons mesuré la force d’après la vitesse plus ou moins grande qu’elle imprime au même mobile. Supposons maintenant deux forces appliquées au mobile précédent, l’une
D’autres axiomes, moins fructueux, méritent aussi d’être démontrés, à cause de leur portée immense et de la prodigieuse envergure qu’ils semblent donner tout d’un coup à la connaissance humaine. Ce sont ceux qui concernent, non plus telle durée comparée à telle durée, tel espace comparé à tel espace, mais la durée tout entière et l’espace tout entier. Par rapport à un moment donné, la durée est infinie en avant et en arrière, et on peut la figurer par une droite qui, des deux côtés d’un point donné, est au-delà.
Voilà pour les collections qui sont des grandeurs la même que la première, et de plus, par hypothèse, elle est la même avant comme après sa translation. Puisque la seconde droite est la même que la première, je puis, lorsqu’elle coïncide avec la première, faire sur elle la même opération que sur la première, et partant la prolonger, comme la première, par une droite égale. Puisque la seconde droite, avant sa translation, est la même qu’ensuite, je puis, avant de l’avoir transportée, c’est-à-dire lorsqu’elle prolonge encore la première, la prolonger, comme la première, par une droite égale.
Je puis donc prolonger ABC par CD comme j’ai prolongé AB par BC. Une démonstration analogue établit qu’on peut pareillement prolonger ABCD par DE, et ainsi de suite, si grande que soit la ligne ainsi constituée. Donc tout prolongement effectué engendre la possibilité d’un autre prolongement égal, d’où il suit que la série des prolongements est absolument infinie. — Le lecteur voit sans difficulté qu’en changeant les mots nécessaires cette analyse s’applique également aux surfaces, aux solides, aux durées, et prouve rigoureusement l’infinité de la durée et de l’espace. — Tout l’artifice de la preuve les mêmes, sauf leur différence de position dans la grandeur ; que cette différence elle-même est indifférente, c’est-à-dire nulle d’effet et sans aucune influence sur leur nature ; que, partant, l’accroissement donné au premier élément par le second peut être donné à leur ensemble par un troisième ultérieur, et en général à tout autre ensemble analogue par un ultérieur. Ce qui crée l’infinité de la série, ce sont les propriétés de ses éléments. Aussi est-ce en comparant entre eux les éléments des séries infinies qu’on compare entre elles les séries infinies. Tel est le procédé par lequel je sais que la série infinie des nombres pairs est égale à la série infinie des nombres impairs et que chacune d’elles est la moitié de la série infinie des nombres. Tel est le procédé par lequel je sais que la surface infinie comprise entre deux perpendiculaires distantes d’un mètre au-dessus d’une droite est égale à la surface infinie comprise entre ces mêmes perpendiculaires prolongées au-dessous de la droite et que ces deux surfaces infinies prises ensemble sont les deux tiers de la surface infinie comprise au-dessus d’une autre droite entre deux perpendiculaires distantes de trois mètres. Ainsi, quand on étudie l’axiome qui affranchit de toute borne l’accroissement possible de toute grandeur, et qui pose cette grandeur accrue à l’infini comme un réceptacle permanent où toute grandeur bornée de la même espèce doit forcément trouver sa place et son au-delà, on n’y rencontre, comme dans les autres axiomes, qu’une proposition analytique. Il nous a suffi partout d’examiner avec attention notre construction mentale, pour y démêler des conditions identité latente d’une donnée et d’une autre, l’indifférence latente d’un caractère qui semblait séparer les deux données, identités et indifférences non aperçues par nous, parce que notre supposition ne les avait pas expressément énoncées, mais qui n’en étaient pas moins incluses tacitement dans notre hypothèse et qui, avant d’être mises à nu, révélaient leur présence secrète par l’inclination invincible qu’elles imprimaient à notre croyance et par l’évidence complète dont elles illuminaient notre jugement.
Notez bien que ces grands réceptacles, comme les autres cadres, sont de fabrique humaine : ils sont l’œuvre de notre esprit, et la nature existe sans avoir égard à notre esprit. Nous sommes donc tenus de les employer avec précaution quand nous les appliquons à la nature, et, pour les appliquer avec profit, nous devons toujours nous reporter à leur origine. — Par exemple, pour construire l’espace, nous avons d’abord supposé un point qui se meut vers un seul et unique autre point, et nous avons ainsi fabriqué la ligne droite ; nous avons ensuite supposé que cette droite se mouvait en traçant par tous ses points des droites égales entre elles, et nous avons ainsi fabriqué la surface plane ; nous avons enfin supposé que cette surface se mouvait en traçant par tous ses points des droites égales entre elles, et nous avons ainsi fabriqué le solide géométrique ou l’espace complet. Mais rien ne prouve que ces mouvements supposés par nous soient possibles dans la nature. Si, par quelque nécessité inconnue, les droites qu’on vient d’énumérer étaient et devaient être toujours infléchies, nos constructions mentales n’auraient pas et ne pourraient
On voit maintenant pourquoi le contraire des axiomes et de leurs suites ne peut être ni cru ni même conçu ; c’est qu’il est contradictoire ; en ce sens, les axiomes et leurs suites sont des vérités nécessaires. Nulle question n’a eu plus d’importance en psychologie, car nulle question n’a des conséquences plus graves en philosophie. En effet, ces sortes de propositions sont les seules qui s’appliquent non seulement à tous les cas observés, mais à tous les cas, sans exception possible ; d’où il suit que de leur valeur dépend la portée de la science humaine. Mais leur valeur dépend de leur origine ; il est donc essentiel de savoir d’où elles naissent et comment elles se forment. À ce sujet, deux écoles originales et encore vivantes font deux réponses opposées. Bien entendu, je parle seulement des doctrines qui ont un rôle sur la scène du monde, et des philosophes qui ont construit leurs doctrines sans autre souci que celui de la vérité. — Des deux réponses principales, Kant a fait la première. Selon lui, ces propositions sont l’œuvre d’une force interne et l’effet de notre structure mentale. C’est cette structure qui, entre les deux idées de la proposition, opère l’attache ; si l’idée de ligne droite, c’est-à-dire d’une certaine direction, se soude en moi à l’idée de la moindre distance, c’est-à-dire
Parti du point de vue opposé, Stuart Mill arrive à une conclusion semblable. Selon lui, ces propositions ont pour cause une force externe et sont, comme les autres vérités d’expérience, l’impression résumée que laissent les choses sur notre esprit. Considérant deux lignes sensibles et sensiblement perpendiculaires à une droite, nous vérifions par une infinité de mesures très promptes qu’elles restent à égale distance l’une de l’autre. En outre, nous remarquons que, plus elles sont exactement perpendiculaires, plus leurs distances
Voilà deux conceptions grandioses, et les puissants esprits qui les ont formées sont dignes d’admiration et de respect ; mais il faut sonder le fondement sur lequel ils les ont bâties, et, à mon avis, ce fondement n’est pas solide. — Selon Kant, il n’y a pas de connexion nécessaire entre les deux données ; s’il y a une connexion invincible entre les deux idées correspondantes, la cause en est non dans la structure des données, mais dans la structure de notre esprit. Avec Kant, nous constatons une liaison invincible entre les s’appliquent, et les données réelles ont la soudure intrinsèque que Kant et Mill leur déniaient. — De là des conséquences très vastes, et une vue sur le fonds de la nature, sur l’essence des lois, sur la structure les choses qui s’oppose à celles de Mill et de Kant.
Sommaire.
§ I. — Nature de l’intermédiaire explicatif.
I. En plusieurs cas, la liaison de deux données est expliquée. — Ce qu’on demande par le mot pourquoi. — Donnée intermédiaire et explicative qui, étant liée à la première et à la seconde, lie la seconde à la première. — Prémisses, conclusion, raisonnement.
II. Propositions dans lesquelles la première donnée est un individu. — Exemples. — En ce cas, l’intermédiaire est un caractère plus général que l’individu et compris en lui. — Propositions dans lesquelles la première donnée est une chose générale. — Ce cas est celui des lois. — L’intermédiaire est alors la raison de la loi. — Découvertes successives qui ont démêlé la raison de la chute des corps. — Ici encore l’intermédiaire explicatif est un caractère plus général et plus — abstrait inclus dans la première donnée de la loi. — Hypothèse actuelle des physiciens sur la raison explicative de la gravitation. — Même conclusion.
III. Lois dans lesquelles l’intermédiaire explicatif est un caractère passager communiqué à l’antécédent par ses alentours. — Loi qui lie la sensation de son à la vibration transmise d’un corps extérieur. — Même conclusion que dans le cas précédent. — L’intermédiaire est alors une série de caractères généraux successifs.
IV. Lois où l’intermédiaire est une somme de caractères
V. De l’explication et de la démonstration. — La première donnée contient l’intermédiaire qui contient la seconde donnée. — De là trois propositions liées. — Ordre de ces propositions. — En quoi consiste le syllogisme scientifique.
§ II. — Méthodes pour trouver l’intermédiaire explicatif.
I. L’emplacement et les caractères démêlés dans l’intermédiaire donnent le moyen de le trouver. — Méthode dans les sciences de construction. — Avantages qu’elles ont sur les sciences d’expérience. — L’intermédiaire est toujours inclus dans la définition de la première donnée de la loi. — On peut toujours l’en tirer par analyse. — Exemple, la démonstration des axiomes. — Autres exemples. — Théorème de l’égalité des côtés opposés du parallélogramme. — Emboîtement des intermédiaires. — En quoi consistent le talent et le travail du géomètre. — Marche qu’il suit dans ses constructions. — Les composés plus complexes ont des facteurs plus simples. — Les propriétés de ces facteurs plus simples sont les intermédiaires par lesquels les composés plus complexes se relient leurs propriétés. — Le dernier intermédiaire est toujours une propriété des facteurs primitifs. — Cette propriété est la dernière raison de la loi
II. Méthode dans les sciences d’expérience. — Leurs désavantages. — Insuffisance de l’analyse. — Pourquoi nous sommes obligés d’employer l’expérience et l’induction. — Loi qui lie la rosée au refroidissement. — Intermédiaires emboîtés qui relient la seconde donnée de cette loi à la première. — Selon qu’il s’agit des composés réels ou des composés mentaux, la méthode pour découvrir l’intermédiaire est différente, mais la liaison de la seconde donnée et de la première se fait de la même façon. — Sciences expérimentales très avancées. — Analogie de ces sciences et des sciences mathématiques. — Leurs lois les plus générales correspondent aux axiomes. — Elles énoncent comme les axiomes des propriétés de facteurs primitifs. — En quoi ces lois diffèrent encore des axiomes. — Elles sont provisoirement irréductibles.
III. Même ordonnance dans les sciences expérimentales moins avancées. — Leurs lois les plus générales énoncent aussi des propriétés de facteurs primitifs. — Sciences dans lesquelles des facteurs primitifs peuvent être observés. — La zoologie. — Caractères généraux des organes. — Loi de Cuvier. — Loi de Geoffroy Saint-Hilaire. — L’histoire. — Caractères généraux des individus d’une époque, d’une nation ou d’une race. — La psychologie. — Caractères généraux des éléments de la connaissance. — Tous ces caractères généraux sont des intermédiaires explicatifs. — Ils sont d’autant plus explicatifs qu’ils appartiennent à des facteurs primitifs plus généraux et plus simples. — L’explication s’arrête quand nous arrivons à des facteurs primitifs que nous ne pouvons ni observer ni conjecturer. — Limites actuelles de la physiologie, de la physique et de la chimie. — Par-delà les facteurs connus, les facteurs inconnus plus simples peuvent avoir des propriétés différentes ou les mêmes. — Selon que l’une ou l’autre de ces hypothèses est vraie, l’explication a des limites ou n’en a pas.
IV. Autre désavantage des sciences expérimentales. — Elles doivent répondre aux questions d’origine. — Portion historique dans toute science expérimentale. — Hypothèse de Laplace. — Recherches des minéralogistes et des géologues. — Idées de Darwin. — Vues des historiens. — Théorie générale de l’évolution. — Lacunes. — Progrès journalier qui les remplit. — La formation d’un composé s’explique par les propriétés de ses éléments et par les caractères des circonstances antécédentes. — L’intermédiaire explicatif est le même dans ce cas et dans les cas précédents.
§
III. — Si tout fait ou loi a sa raison explicative.
I. Convergence de toutes les conclusions précédentes. — Elles indiquent que, dans tout couple de données effectivement liées, il y a lin intermédiaire explicatif qui nécessite cette liaison. — Du moins nous croyons qu’il en est ainsi. — Nous prédisons par analogie les traits de l’intermédiaire dans les cas où il nous est encore inconnu. — Exemples. — Nous étendons par analogie cette loi à tous les points de l’espace et à tous les moments du temps.
II. Fondement de cette induction. — De ce que nous ignorons en certains cas la raison explicative, nous ne pouvons conclure qu’elle n’existe pas. — La cause de notre ignorance nous est connue. — Les lacunes de la science s’expliquent par ses conditions. — Exemples. — Présumer que la raison explicative manque est une hypothèse gratuite. — Les présomptions sont pour la présence d’une raison explicative ignorée. — Autres présomptions suggérées par l’exemple des sciences de construction. — Dans ces sciences, toute loi a sa raison explicative connue. — Les lacunes des sciences expérimentales ont pour cause leurs conditions et le tour particulier de leur méthode. — Preuve. — Ce que serait la géométrie si on la faisait par induction. — Les lacunes de la géométrie seraient alors les mêmes que celles de la physique ou de la chimie. — Les sciences de construction sont un modèle préalable de ce que pourraient être les sciences expérimentales. — Analogie des ordonnances. — Identité des matériaux. — La seule différence entre nos composés mentaux et les composés réels, c’est que les premiers sont plus — simples. — Emploi des composés mentaux pour l’intelligence des composés réels. — Conséquences. — L’application des lois mathématiques et mécaniques est universelle et forcée. — Réfutation de Stuart Mill. — Tous les nombres, formes, mouvements, forces de la nature physique sont soumis à des lois nécessaires. — Très probablement tous les changements physiques dans notre monde, et probablement tous les changements au-delà de notre monde se réduisent à des mouvements qui ont pour condition des mouvements. — . Idée de l’univers physique comme d’un ensemble de moteurs : mobiles assujettis à la loi de la conservation de la force.
III. Récapitulation des preuves inductives qui nous font croire au principe de raison explicative. — Inclination naturelle que nous avons à l’admettre. — Emploi qu’en font les savants
Lorsque entre deux données possibles ou réelles nous avons constaté une liaison, il arrive souvent que cette liaison s’explique, et nous pouvons alors non seulement affirmer que les deux données sont liées, mais encore dire pourquoi elles sont liées. Entre les deux données qui font couple, il s’en trouve une autre, intermédiaire, qui, étant liée d’une part à la première et d’autre part à la seconde, provoque par sa présence la liaison de la seconde et de la première ; en sorte que cette dernière liaison est dérivée et présuppose, comme conditions, les deux liaisons préalables dont elle est l’effet. En ce cas, nous pensons les deux liaisons préalables par deux propositions préalables qu’on nomme prémisses, et nous pensons la liaison dérivée par une proposition dérivée qu’on nomme conclusion. — Rien de plus important que cette donnée intermédiaire, puisque c’est elle qui, par son insertion entre les deux données,
II y a déjà un cas où nous savons tout cela, celui des objets individuels soumis à des lois connues. Par exemple, Pierre est mortel ; ces deux droites tracées sur ce tableau et perpendiculaires à une troisième sont parallèles : voilà des couples de données dans lesquelles le premier membre est un objet individuel, particulier, déterminé, non général. — De plus ; ces objets sont soumis à des lois connues ; nous savons que tous les hommes, au nombre desquels est Pierre, sont mortels, que toutes les droites perpendiculaires à une autre, au nombre desquelles sont nos deux droites, sont parallèles. — Or, en ce cas, l’intermédiaire explicatif qui relie à l’objet individuel la propriété énoncée est le premier terme d’une loi générale : si Pierre est mortel, c’est qu’il est homme et que tout homme est mortel ; si nos deux droites sont parallèles, c’est qu’elles sont perpendiculaires à une troisième et que toutes les droites perpendiculaires à une troisième sont parallèles. Mais homme est un caractère inclus dans Pierre, extrait de lui, plus général que lui ; de même, perpendiculaires à une troisième est un caractère inclus dans nos deux lignes, extrait d’elles, plus général qu’elles. — D’où l’on voit que, dans le cas des objets individuels soumis à des lois connues, l’intermédiaire qui relie à chaque objet la propriété
Cherchons maintenant en quoi consiste cet intermédiaire, lorsqu’il s’agit, non plus de relier une propriété à un objet individuel, mais de relier une propriété à une chose générale. En d’autres termes, après l’explication des faits, considérons l’explication des lois, et, pour cela, examinons quelques-unes des lois dont aujourd’hui nous avons découvert le pourquoi et la raison. — Au dix-septième siècle, après les expériences de Galilée et de Pascal, on savait que tous les corps terrestres tendent à tomber vers la terre, et, depuis Copernic et Kepler, on comprenait que la terre et toutes les autres planètes tendent à tomber vers le soleil. Newton vint et prouva que ces deux tendances sont la même ; la gravitation est commune aux corps célestes comme aux corps terrestres, et, plus généralement, à tous les corps. À partir de ce moment, on sut pourquoi les corps terrestres tendent à tomber sur la terre et pourquoi les planètes tendent à tomber vers le soleil. La pesanteur des uns et la tendance centripète des autres avaient pour raison une propriété commune aux uns et aux autres ; les deux lois n’étaient que deux cas d’une troisième loi plus vaste. Du groupe de caractères qui constituent un corps terrestre, Newton n’en avait conservé qu’un, la propriété raison d’une loi. Étant donné l’objet soumis à la loi, elle est un de ses caractères, un caractère compris dans le groupe des caractères qui le constituent, un caractère inclus en lui, plus abstrait et plus général que lui, bref un extrait à extraire. — Suivons la série des pourquoi, et nous verrons que telle est bien la nature et remplacement des parce que ou raisons alléguées. — Pourquoi cette pierre tend-elle à tomber ? Parce qu’à la surface de la terre toutes les pierres et plus généralement encore tous les solides ou liquides qui opposent à nos muscles quelque résistance tendent à tomber. — Pourquoi tous ces solides ou liquides tendent-ils à tomber ? Parce que toutes les masses à la surface de la terre, quelles qu’elles soient, solides, liquides ou gazeuses, tendent à tomber. — Pourquoi tendent-elles à tomber ? Parce que, non seulement à la surface de la terre, mais bien plus haut, comme on s’en est assuré pour la lune, dans tout notre système solaire, ce qui est le cas des planètes, de leurs satellites, des comètes et du soleil, bien L’Unità delle forze fisiche, saggio di filosofia naturale, par le Père Secchi. — M. Lamé a examiné et adopté une hypothèse analogue. — Voir l’exposé de l’hypothèse totale dans La Physique moderne, par M. Saigey, notamment p. 146.parce que de plus ; on dégagerait dans le corps qui gravite un caractère plus abstrait et plus général encore que la gravitation, une propriété toute mécanique, celle par laquelle un corps suit l’impulsion et, à chaque nouvelle impulsion, reçoit une nouvelle vitesse. Or ce dernier caractère explicatif aurait les mêmes traits et la même situation que les autres. Il serait donc comme les autres une portion, un élément, un extrait du précédent, et on le trouverait comme les autres dans le précédent où il est inclus.
Jetons maintenant les yeux sur les lois où l’intermédiaire explicatif semble au premier aspect d’une tout autre espèce. — Tout corps vibrant dont les vibrations sont comprises entre certaines limites connues de lenteur et de vitesse excite en nous la sensation de son. Pourquoi cela ? Parce que ses avec toutes ses circonstances, pour en extraire l’élément qui est la raison de la loi. — À présent, pourquoi la vibration du corps, étant propagée par le milieu jusqu’au nerf acoustique, provoque-t-elle en nous la sensation de son ? Parce qu’elle possède, entre autres caractères, le pouvoir de se propager plus loin encore, tout le long du nerf acoustique, jusque dans les centres acoustiques du cerveau ; en effet, retranchez cette propriété, ce qui est tout fait lorsque le sujet est sourd, et ce que l’on fait en paralysant le cerveau par le chloroforme : la vibration se propagera jusqu’aux nerfs acoustiques ou même jusqu’à leur terminaison centrale ; mais, comme elle n’atteint point ou n’ébranle point les centres cérébraux, elle ne provoquera point la sensation de son. Ainsi la raison qui rend effectivement sonores les vibrations propagées jusqu’au nerf acoustique, c’est la possibilité où elles sont de se propager au-delà, jusqu’aux centres cérébraux, propriété avec toutes ses circonstances, pour y constater et en dégager la possibilité d’une propagation ultérieure et complète qui est la raison de la loi.
On voit que, dans cette loi, la donnée intermédiaire est un caractère de la première donnée, qui est la vibration ; de même, dans la loi précédente, la gravitation est un caractère de la première donnée, qui est la planète. — À la vérité, entre les deux cas il y a une différence grave. Dans le premier, le caractère explicatif est un des éléments les moins stables de l’antécédent ; que la vibration puisse ou non se propager, cela ne dépend point d’elle, mais de plusieurs conditions surajoutées et tantôt présentes, tantôt absentes ; il lui faut la rencontre d’un milieu favorable, d’un nerf intact, d’un cerveau sain ; elle ne peut se propager, si ces alentours lui font défaut ; elle pourra donc exister sans se propager ; il suffira pour cela que le milieu ambiant manque ou que l’état du nerf et des centres cérébraux ne soit pas normal. Dans le second cas, au contraire, le caractère explicatif est un des éléments les plus stables de l’antécédent ; quand même la planète se briserait en morceaux et tomberait sur une autre, ses débris tendraient encore vers le soleil et vers toute masse avec laquelle ils caractère plus général, compris avec d’autres dans l’antécédent, et qu’il faut chercher dans le groupe où il se trouve, c’est-à-dire dans la première des deux données de la loi.
Dans la loi qui associe la sensation à la vibration, l’intermédiaire se compose de deux intermédiaires successifs, le pouvoir qu’a la vibration initiale de se propager jusqu’au nerf, et le pouvoir qu’a la vibration propagée de se propager jusqu’au cerveau. Dans d’autres lois, l’intermédiaire est également multiple, mais les intermédiaires dont il se compose sont simultanés et non successifsLogique, tome I, liv. III, ch. XII, « De l’explication des lois de la nature ».parce que ; ici notamment, il y a trois raisons
Tel est le cas des nombres et des composés géométriques. Tout nombre écrit selon notre système de numération ordinaire, et dans lequel la somme des chiffres est divisible par 9, est lui-même divisible par 9. Tout polygone convexe renferme une somme, d’angles qui, si l’on y ajoute quatre angles droits, est égale à deux fois autant d’angles droits qu’il a de côtés. Voilà deux lois dans lesquelles la première donnée est un total de données séparables ; en effet, le nombre écrit n’est que le total de ses unités de divers ordres, et le polygone n’est que le total de ses parties ; d’où il suit que les intermédiaires explicatifs doivent être cherchés dans les unités de divers ordres qui composent le nombre et dans les parties qui composent le polygone. — Observons d’abord le nombre ; les unités de divers ordres, qui sont ses éléments, sont déjà toutes dégagées, préparées, offertes à l’analyse, et, pour les démêler, on n’a qu’à considérer les chiffres qui les représentent. Or, il
Regardons maintenant le polygone ; quand on nous le donne, les portions de surface qui sont ses éléments ne sont pas encore distinguées et séparées ; nous sommes donc contraints de les créer et, pour cela, de pratiquer des divisions, de tracer des lignes ; une construction doit précéder l’analyse. Nous prenons un point quelconque dans l’intérieur du polygone ; de ce point, nous menons des droites à tous ses angles ; nous remplaçons ainsi le polygone par un groupe de triangles dont le nombre est égal au nombre de ses côtés. Or, dans chacun de ces triangles, les deux angles de la base, plus l’angle du sommet, valent deux angles droits ; partant, si l’on
Mais ce n’est pas seulement dans les composés arithmétiques et géométriques qu’on trouve des intermédiaires semblables. Soit un carnassier comme le tigre ou un ruminant comme le bœuf. Une quantité de lois précises lient chacun de ses organes et chaque fragment de chacun de ses organes aux autres. Le naturaliste, qui en dissèque un, sait d’avance ce qu’il trouvera dans le reste ; d’après l’apparence extérieure, il prédit la structure intérieure et peut dessiner la forme de l’estomac, du cerveau, du cœur, du squelette, avant de les avoir mis à nu. Que si on lui demande pourquoi, dans cet utile ; chaque organe exécute une fonction qui, avec d’autres, contribue à un effet total ; partant, il est approprié à sa fonction ; partant, il est déterminé par elle. Mais cette fonction elle-même est déterminée par les autres qui contribuent avec elle à un effet total ; d’où il suit que les organes se déterminent les uns les autres en vue d’un effet total. En d’autres termes, les organes accordent leurs caractères de manière à accorder leurs fonctions, et ils accordent leurs fonctions de manière à entretenir ce circuit de déperdition et de réparation qui est la vie de l’individu, et cette succession d’individus qui est l’espèce. — Par suite, telle espèce de dents entraîne telle espèce d’intestin, et réciproquement. Si vous rencontrez un intestin propre à digérer de la chair seulement et de la chair récente, l’animal a des mâchoires construites pour dévorer une proie, des griffes propres à la saisir et à la déchirer, des dents propres à la couper et à la diviser, un système d’organes moteurs propres à l’atteindre, des sens capables de l’apercevoir de loin, l’instinct de se cacher pour la surprendre, et le goût de la chair. « De là suit, dit Cuvier, une certaine forme du condyle pour que les mâchoires s’engrènent à la façon des ciseaux, un certain volume dans le muscle crotaphyte, une étendue dans la fosse qui le reçoit, une certaine convexité de l’arcade zygomatique sous
— Cela est si vrai que, dans le même animal, la métamorphose d’un organe entraîne une métamorphose appropriée du reste. Le têtard, qui n’est pas carnivore, ayant besoin d’un très long canal pour digérer sa pâture, a l’intestin dix fois plus long que le corps ; changé en grenouille carnivore, son intestin n’a plus que deux fois la distance de la bouche à l’anus. La larve vorace du hanneton a un œsophage, un vaste estomac musculeux, entouré de trois couronnes de petits cœcums, un intestin grêle, un gros intestin énorme trois fois plus gros que l’estomac et remplissant tout le tiers postérieur du corps ; devenue hanneton et plus sobre, il ne lui reste qu’un canal assez grêle et dépourvu de renflements. — Par cette découverte de l’intermédiaire explicatif, la face du monde animal est devenue tout autre. Auparavant nous n’avions qu’une anatomie descriptive ; nous savions qu’en fait tels caractères s’accompagnent ; mais nous ignorions pourquoi ils s’accompagnent. Ils n’étaient que simplement juxtaposés ; à présent, ils sont forcément liés ; par-delà leur rencontre constante, nous constatons leur connexion obligatoire.
Nous pouvons maintenant nous faire une idée de l’intermédiaire. — Soit une loi ou couple de données liées entre elles. Quel est leur lien ? D’où vient leur soudure ? Quelle est la raison, le parce que, la condition interposée, qui attache la seconde à la première ? Le lecteur vient de suivre cet intermédiaire et de le retrouver toujours pareil sous ses différentes formes. — Tantôt il est simple ; telle est la force de gravitation qui explique la chute des corps pesants. — Tantôt il est multiple, composé de plusieurs intermédiaires. Alors deux cas se présentent. — Ou bien les composants sont successifs ; tel est pour la vibration sonore le pouvoir de se propager dans le milieu ambiant, et ensuite le pouvoir de se propager le long du nerf jusque dans les centres cérébraux. Ou bien les composants sont simultanés ; tels sont les caractères qui s’assemblent pour conduire la terre sur sa courbe autour du soleil. Ici encore, il faut distinguer. — Tantôt les intermédiaires simultanés sont d’espèce différente ; tels sont, dans le cas précédent, la force tangentielle, la force centripète et la distance donnée de la terre au soleil. Tantôt les inclus dans la première donnée du couple, plus généraux qu’elle si on les considère à part, accessibles à nos prises, puisqu’ils sont compris en elle, et séparables d’elle par nos procédés ordinaires d’isolement et d’extraction.
Une fois que l’intermédiaire est démêlé et représenté dans l’esprit par une idée correspondante, il se fait en nous un travail interne qu’on nomme démonstration ; Soit une des lois indiquées plus haut : toute planète tend à se rapprocher d’une masse centrale avec laquelle elle est en rapport, le soleil. Cette loi est un couple de deux données, l’une qui est la planète, l’autre qui est la tendance de la planète à se rapprocher de la masse centrale, et l’intermédiaire qui les lie est une donnée générale commune non seulement à toutes les planètes, mais à tous les corps situés, à leur surface, et à une infinité d’autres prémisses, et la troisième, étant consécutive, se nomme conclusion. Les deux prémisses se composent, l’une, de la première idée, la plus compréhensive de toutes, associée à la seconde, dont la compréhension est moyenne ; l’autre, de la seconde idée, dont la compréhension est moyenne, associée à la troisième, la moins compréhensive de toutes ; et enfin la conclusion se compose de la première idée associée à la troisième, c’est-à-dire de l’idée la plus compréhensive associée à l’idée la moins compréhensive. Trois propositions de ce genre assemblées dans cet ordre constituent un syllogisme, et le syllogisme, selon le mot d’Aristote, devient une démonstration scientifique, lorsque, comme dans le cas précédent, l’intermédiaire par lequel il relie deux données est la raison explicativeSeconds Analytiques, liv. I, ch. II, parce que demandé. Ces Seconds Analytiques d’Aristote sont très supérieurs aux premiers et méritent encore d’être médités par les savants spéciaux.
Soit une des lois de l’arithmétique, de l’algèbre, de la géométrie ou de la mécanique pure : on nomme théorème la proposition qui l’exprime ; et cette proposition affirme que telle donnée construite par l’esprit, tout nombre de telle espèce, tout multiplicande, tout carré, toute racine carrée, tout triangle, toute sphère, toute ellipse, renferme telle propriété. Il s’agit de démontrer le théorème, c’est-à-dire de démêler dans la première donnée un intermédiaire qui renferme la propriété énoncée. — Il faut donc décomposer la première donnée pour en retirer l’intermédiaire, et c’est cette décomposition que, plus haut, à propos des analyse. Dans les sciences de construction, elle peut toujours aboutir ; aucun obstacle intérieur ne s’oppose à ce que nous dégagions l’intermédiaire ; il est inclus dans la première donnée, telle que notre esprit l’a construite. En effet, la combinaison que nous avons fabriquée est purement mentale ; elle n’est point tenue de correspondre à une combinaison réelle. Elle diffère en cela des autres combinaisons mentales par lesquelles nous concevons les objets réels ; elle ne court pas chance, comme celles-ci, de présenter des lacunes, de laisser de côté quelque caractère important inclus dans l’objet réel, d’omettre l’intermédiaire explicatif qui attache à l’objet réel la propriété énoncée ; affranchie de cette obligation, elle est exempte de ce risque. Une fois formée, elle est complète, et, quel que soit l’objet idéal, nombre, carré, ligne droite, figure, solide géométrique, vitesse, masse, force, si la définition qu’on en fournit est bien faite, il est
Telle est en effet la méthode employée dans les analyse, par l’analyse des termes des définitions. On l’a déjà vu pour ces premiers théorèmes qu’on se dispense de démontrer et qu’on nomme axiomes. Nous avons défini les grandeurs égales, la ligne droite, les parallèles, la vitesse, la force, la masse, et il s’est trouvé que les propriétés attribuées à chaque composé primitif par les axiomes lui sont liées par l’entremise de quelque caractère latent, mais inhérent, à la fois enfermé et caché dans sa définition.
Il en est de même pour les théorèmes ultérieurs qui concernent des composés plus complexes. Là aussi, l’intermédiaire explicatif et démonstratif est un caractère, plus souvent une file de caractères, inclus dans la définition du composé. — Tout le monde sait comment on démontre un théorème de géométrie, par exemple celui qui dit que les côtés opposés d’un parallélogramme sont égaux. On se reporte à la définition du parallélogramme, qui est un quadrilatère droit les côtés opposés sont parallèles. Cette double propriété étant incluse dans la définition, on l’en extrait par analyse et on a le premier des intermédiaires cherchés. — On l’analyse, et, en se reportant aux propriétés des parallèles, on découvre que, si l’on trace la diagonale AC, l’angle BAC et l’angle ACD, l’angle DAC et l’angle BCA sont égaux deux à deux comme alternes internes ; ce qui donne un second intermédiaire.
— Mais, d’autre part, la diagonale, en même temps que des angles, a formé des triangles ; on analyse
À présent, suivons sa marche : il commence par construire des composés, très simples la ligne droite toute seule, la ligne droite qui en coupe une autre, la ligne droite perpendiculaire à une autre, deux lignes droites parallèles. Selon le procédé qu’on vient de voir, et, par un intermédiaire ou un emboîtement d’intermédiaires inclus dans la définition de son composé, il lui relie plusieurs propriétés. — Puis, combinant entre eux ses composés primitifs, il fabrique des composés ultérieurs, le triangle, le quadrilatère, les polygones, avec deux, trois et plusieurs droites qui se coupent deux à deux ; le cercle, avec une droite tournante autour d’une de ses extrémités ; le plan, avec une perpendiculaire tournante qui en tournant reste perpendiculaire à la droite par rapport à laquelle elle était d’abord perpendiculaire ; plus tard, les polyèdres, avec des plans terminés par des polygones| la sphère, avec le demi-cercle tournant autour de son parce que, le dernier intermédiaire explicatif et démonstratif, qui relie une propriété à un composé géométrique quelconque, recule de boîte en boîte et de
Pensons bien à ce mot : la dernière raison d’une loi. Les lois qu’on a découvertes dans les sciences de construction sont en nombre énorme, et ce nombre s’accroît tous les jours. Or les intermédiaires derniers qui les expliquent et les démontrent sont les propriétés de cinq ou six facteurs primitifs, énoncées par une douzaine d’axiomes, lesquels ne sont eux-mêmes, comme on l’a vu, que des cas ou applications de l’axiome d’identité. De cette source unique, épanchée en une douzaine de ruisseaux, découlent les innombrables courants et tous les fleuves de la science. Telle est la vertu des facteurs ou éléments primitifs, lorsqu’ils sont aussi simples, aussi abstraits, aussi généraux que possible : de leurs lois dérivent les lois de leurs composés moins généraux et moins abstraits, et ainsi de suite, d’étage en étage, par une descente graduelle, sans que jamais, d’un étage à l’autre et du plus haut flot à la plus basse nappe, la continuité fasse défaut. C’est donc sur les facteurs primitifs que doit se porter le principal effort de la méthode. — De là une éléments qui sont ses points, et sa forme n’est qu’un ensemble, l’ensemble de toutes les positions distinctes occupées par tous ses points distincts. Il suit de là qu’il y a une raison, un parce que, un intermédiaire pour expliquer et démontrer toutes les propriétés qu’on peut constater dans la ligne et dans sa forme, et que cet intermédiaire se rencontre dans les éléments de la ligne et de sa forme, c’est-à-dire dans les divers points doués de positions distinctes dont la ligne et sa forme ne sont que le total. — Or comment détermine-t-on la position d’un point ? Entre autres procédés, il en est un fort commode qui consiste à prendre sur un plan deux axes fixes AB, BC, qui se coupent suivant un angle connu, à mener de ces axes des parallèles au point, et à donner la longueur de ces parallèles.
Ces deux longueurs, qu’on nomme coordonnées, sont des grandeurs qui, comparées l’une à l’autre, offrent un certain rapport. Voilà donc la position du point définie par le rapport mutuel de deux grandeurs auxiliaires. — À présent, au lieu d’un même pour tous ses points ; la ligne et sa forme seront entièrement définies, et définies par un caractère commun de leurs éléments.
Ainsi, pour ne prendre que les exemples les plus simples, si, les deux axes étant donnés, la ligne en question est la bissectrice de leur angle, tous les points de la bissectrice ont ce caractère commun que, pour chacun d’eux, une des deux coordonnées est égale à l’autre. Si la ligne en question est une circonférence, et que les deux axes, étant perpendiculaires l’un à l’autre, passent par le centre du cercle, tous les points de la circonférence ont ce caractère commun que, pour chacun d’eux, la somme des carrés des deux coordonnées est égale au carré du rayon. Ce rapport constant qui se maintient partout le même à travers tous les couples de coordonnées donne lieu, quand on l’évalue, à une équation ; pour la bissectrice, la première coordonnée x plus la seconde y égale 2x ; x + y = 2x ; pareillement pour la circonférence x2 + y2 = r2. — Telle est la formule qu’on nomme l’équation de la ligne ; il y en a une pour l’ellipse, pour la parabole, pour l’hyperbole, pour toute courbe, pour toute surface. Il est une portion de la géométrie qui fait ainsi l’analyse d’une ligne ou d’une surface et qui, la décomposant en ses éléments, dégage en eux un caractère algébrique commun à tous ; cette science s’appelle géométrie analytique. Du caractère exprimé par une équation, on tire toutes les propriétés de la ligne ; en d’autres termes, on trouve, pour rattacher à la ligne ses propriétés, un intermédiaire, une raison, un parce que inclus dans l’équation qui est sa définition.
Traité de l’enchaînement des idées fondamentales, I, 87, et Traité élémentaire du calcul infinitésimal, I, 82. — « Sous ce point de vue, on a pu dire avec fondement que les infiniment petits existent dans la nature. »
« On aurait tort, dit un mathématicien philosophe, de ne voir dans cette seconde manière qu’une abréviation convenue, une forme de langage, apparemment plus commode parce qu’elle est plus usitée. Elle n’est effectivement plus commode que parce qu’elle est l’expression naturelle du mode de génération ou d’extinction des grandeurs,
qui croissent ou décroissent par éléments plus petits que toute grandeur finie. Ainsi, quand un corps se refroidit, le rapport entre les variations élémentaires de la chaleur et du temps est la vraie raison du rapport qui s’établit entre les variations de ces mêmes grandeurs quand elles ont acquis des valeurs finies. Ce dernier rapport, il est vrai, est le seul qui puisse tomber directement sous notre observation, et, lorsque nous définissons le premier par le second en faisant intervenir l’idée de limite, nous nous conformons aux conditions de notre logique humaine. Mais, une fois en possession de l’idée du premier rapport, nous nous conformons à la nature des choses, en
De toutes parts surnage la même conclusion. Dans les sciences de construction, tout théorème énonçant une loi est une proposition analytique. Des deux données dont la liaison constitue la loi, la seconde est reliée à la première, obscurément ou clairement, directement ou indirectement, par une troisième donnée, raison, intermédiaire explicatif et démonstratif, qui, contenu dans la première donnée, contient lui-même une file d’intermédiaires ultérieurs emboîtés les uns dans les autres. Si enfin on cherche quelle est la dernière raison de la loi, le dernier intermédiaire, le dernier parce que, après lequel toute question s’arrête parce que la suprême explication est fournie et que la démonstration est complète, on trouve qu’il est un caractère inclus dans la définition des facteurs ou éléments primitifs, dont la première donnée n’est que l’ensemble et le total.
Nous voici arrivés aux sciences d’expérience. Ici, les ressources sont moindres et les difficultés plus grandes. — Soit une des lois examinées plus haut, à savoir que le refroidissement provoque la rosée, c’est-à-dire la liquéfaction et le dépôt de la vapeur d’eau ambiante dans l’air. — Des deux données, le refroidissement et la liquéfaction, qui par leur couple font la loi, la première, selon la théorie exposée, doit tend à rapprocher mutuellement ses molécules, et, en effet, les rapproche toujours, sauf quelques cas exceptionnels, où la tendance est neutralisée par certaines tendances contraires que parfois le rapprochement peut développer
Ainsi la première donnée de la loi contient parmi ses caractères le premier intermédiaire explicatif, qui contient le second, qui contient la seconde donnée de
À présent, parmi les sciences expérimentales, considérons celles qui sont fort avancées, la mécanique appliquée, l’astronomie mathématique, l’optique, l’acoustique, dans lesquelles on s’est procuré et on a emboîté beaucoup de ces boîtes. Entre les composés réels dont ces sciences traitent et les composés idéaux dont traitent les sciences de construction, l’analogie est frappante. — Soient quelques-uns de ces composés réels, le mouvement d’un boulet de canon lancé avec telle vitesse initiale sur une tangente à la terre, l’orbite décrite par Vénus ou telle autre planète, telle succession d’ondes sonores ou lumineuses. Chacun de ces composés a ses propriétés, comme le parallélogramme ou la sphère, et la proposition qui lui relie une de ses propriétés, comme le théorème qui relie au parallélogramme ou à la sphère une des siennes, énonce une loi générale. Or, dans ce composé, comme dans le parallélogramme ou la sphère, il y a des facteurs ou composés plus simples qui, introduits en lui, ont apporté avec eux leurs caractères ; et, s’il possède la propriété indiquée par la loi c’est, comme le parallélogramme ou la sphère, grâce
En effet, dans chacune des sciences que nous avons nommées, il y a quelques lois très générales qui correspondent aux axiomes ; comme les axiomes, elles donnent la dernière raison de la loi établie, et, si elles la donnent, c’est que, comme les axiomes, elles énoncent les propriétés des facteurs primitifs. Tel est dans la mécanique appliquée ce principe que, si un corps perd ou acquiert une certaine quantité de mouvement, la même quantité est acquise ou perdue par un autre corps. Tels sont les deux principes sur lesquels se fonde l’astronomie, l’un qui attribue aux corps planétaires de notre système une tendance à se
Même ordonnance dans les autres branches moins avancées de la science expérimentale, dans la théorie de la chaleur, de l’électricité, des phénomènes chimiques, vitaux et historiques. Là aussi, les lois particulières que l’on atteint d’abord, et qui énoncent les propriétés des composés plus complexes,
Or cette direction constante nous montre en quel sens il faut appliquer notre effort, et par quel travail ultérieur doit se continuer l’édifice. On vient de voir que les propriétés d’un composé lui sont reliées par des intermédiaires qui sont les propriétés de ses facteurs, composants ou éléments : telle est la règle universelle. Ce sont donc ces éléments qu’il faut surtout dégager, et ce sont leurs propriétés sur lesquelles nous devons porter toute notre attention. Partant, quand ces éléments tomberont plus aisément sous notre observation, nous expliquerons et nous démontrerons plus aisément les propriétés des composés qui sont leur assemblage. — C’est justement le cas pour les composés les plus complexes de tous, ceux qui sont l’objet des sciences naturelles et des sciences historiques. Aussi, nulle part, j’ose le dire, la partie philosophique et supérieure de la science n’est plus avancée. Un corps vivant, plante ou animal, est une société d’organes ; or, chacun de ces utile, ce qui emporte, pour l’organe, l’obligation d’accorder ses caractères avec ceux de tous les autres organes associés, de manière à opérer tel effet total et final, c’est-à-dire à rendre possible tel genre de vie, carnivore, frugivore, insectivore, dans l’eau, dans l’air ou sur la terre, en présence de telles proies et de tels ennemis, bref dans tel milieu ; nous avons indiqué les suites infinies de cette propriété de tout organe ; elles sont si nombreuses et si certaines que les anatomistes ont reconstruit des animaux fossiles d’après quelques-uns de leurs fragments. Il y en a une seconde, démêlée par Geoffroy Saint-Hilaire, encore plus féconde en conséquences, la propriété de tenir sa place dans un plan. Par la première, l’organe est un instrument qui remplit un office ; par la seconde, il est une pièce qui appartient à un type. À ce titre, quelles que soient les modifications secondaires que lui impose son passage d’un animal dans un animal différent, et, par suite, son adaptation à un usage nouveau, il reste au fond le même ; il n’est jamais transposé ; on le retrouve toujours à la même place, et il se fait reconnaître, à
Pareillement, dans ces sociétés humaines dont les caractères fixes ou changeants sont l’objet de l’histoire, les éléments, aisément saisis, nous font comprendre Essais de critique et d’histoire et dans la préface de l’Histoire de la littérature anglaise.
C’est pourquoi, lorsque, dans cette décomposition progressive, nous arrivons à des composés dont notre conscience, nos sens et nos instruments ne peuvent démêler les éléments plus simples, l’explication s’arrête et se réduit à des conjectures. Il s’est rencontré sur notre chemin des sensations, celles du toucher, de l’odorat et du goût, dans lesquelles nous n’avons pu distinguer les sensations élémentaires, et tout ce que nous a permis l’analogie, c’est de penser qu’il y en avait. Une limite semblable est posée par une difficulté semblable dans les autres sciences expérimentales. — Au moyen de leur microscope, le physiologiste et l’embryogéniste résolvent les tissus vivants en éléments anatomiques, petits corps qui sont le plus souvent des cellules de diverses formes et diversement groupées ; mais ils ne saisissent pas les éléments de la cellule, ils ignorent leurs propriétés, du moins ils les ignorent aujourd’hui ; dans la pulpe liquide et sans forme qui s’organise en une logette garnie d’un noyau, ils ne peuvent distinguer les particules ni à plus forte raison leurs propriétés. Tout au plus, ils conjecturent qu’elles sont des molécules chimiques extrêmement compliquées et que leurs réactions mutuelles les groupent en une certaine forme visible. — Pareillement,
Ainsi, vis-à-vis des sensations élémentaires, des cellules vivantes, des molécules chimiques, des atomes éthérés, le savant est comme un myope devant des fourmilières d’espèces différentes ; son regard obtus n’atteint que les effets de masse, les changements d’ensemble, la forme totale de l’édifice ; les petites ouvrières lui échappent ; il ne les voit pas travailler. Il peut prendre le quart ou la moitié d’une bâtisse, la verser sur l’autre avec ses habitants, observer d’abord
Voilà pourquoi, à une certaine limite, notre explication s’arrête, et, quoique, de siècle en siècle, nous la poussions plus avant, il est possible qu’elle vienne toujours s’arrêter devant une limite. Si jamais nous connaissons exactement la forme, la distance, la grosseur, le poids des molécules de l’oxygène ou du sodium, ainsi que l’amplitude et la vitesse de leurs oscillations, nous serons peut-être en face d’un système analogue à notre système solaire, sorte de tourbillon dont les éléments grossièrement semblables réclameront une décomposition ultérieure, et ne laisseront expliquer leurs propriétés que par les propriétés toutes différentes de leurs éléments, ceux-ci de même, et ainsi de suite, par un recul à l’infini. Car la caractère ou une somme de caractères, différents ou semblables, inclus dans les éléments du composé.
Par exemple, il s’agit pour l’astronome de chercher
Ainsi Laplace admet que notre système était d’abord une immense nébuleuse épandue autour d’un noyau centralExposition du système du monde, t. II, 425.Principles of Geology, 4 vol.
À ce moment interviennent les naturalistes. Darwin part d’un caractère fondamental commun à toutes les espèces animales et végétales, la difficulté de vivre, d’où suit la destruction de tous les individus moins bien adaptés à leur milieu, la survivance exclusive des individus les mieux adaptés à leur milieu, le privilège qu’ils ont de propager l’espèce, l’acquisition successive des caractères utiles, la transmission aux descendants de tout le trésor accumulé des caractères utiles, par suite enfin la modification progressive de De l’origine des espèces, traduction de Clémence Royer, p. 529. Voir, sur l’ensemble de la théorie de l’évolution, le livre très hardi, très précis, très suggestif de Herbert Spencer, Principles of Biology.« dont les membres étaient construits sur le plan général que nous retrouvons aujourd’hui dans toutes les familles de la classe »
. Tous les insectes descendent d’un insecte « qui avait une lèvre supérieure, des mandibules, et deux paires de mâchoires probablement fort simples »
. Si le type se retrouve le même à travers tant d’espèces différentes, c’est que toutes ces espèces, en vertu de l’hérédité, répètent les traits de leur progéniteur commun. — Par l’autre de ces propriétés, l’organe est un instrument utile qui accorde sa structure et sa fonction avec celles des autres, de manière que les espèces différentes puissent subsister dans leurs différents milieux : c’est que, grâce à une sélection continue, le plan commun légué par le progéniteur commun s’est modifié ici dans un sens, là-bas dans un autre, pour accommoder ses détails aux différences et aux changements du milieu. Les mêmes pièces du même membre se sont effilées et allongées dans la chauve-souris, raccourcies et soudées dans la baleine afin de pourvoir là-bas
Ici arrive l’historien : il prend un peuple à un moment donné. Par l’influence combinée de l’état antérieur et des aptitudes et facultés héréditaires, il explique son état social, intellectuel et moral au moment donné ; par l’influence combinée de cet état nouveau et des mêmes aptitudes et tendances héréditaires, il explique son état social, intellectuel et moral au moment postérieur, et ainsi de suite, soit en remontant le cours des temps depuis l’époque contemporaine jusqu’aux plus anciennes origines historiques, soit en descendant le cours des temps depuis les plus anciennes origines historiques jusqu’à l’époque contemporaine. — On conçoit que dans cette prodigieuse évolution, qui s’étend depuis la formation du système solaire jusqu’à celle de l’homme moderne, les lacunes soient grandes et nombreuses ; elles le sont en effet, et souvent nous n’avons pour les combler que des conjectures. Une telle histoire est un livre déchiré, effacé, où quelques chapitres, surtout les derniers, sont à peu près entiers, où, des chapitres précédents, il subsiste çà et là deux ou trois pages éparses, où nous ne retrouvons rien des premiers, sauf les titres. — Mais tous les jours une découverte nouvelle restitue une page, et la sagacité des savants démêle quelque portion de la pensée générale. C’est ainsi que depuis quinze ans l’on a retrouvé les traces et marqué les progrès successifs de la race humaine qui a précédé notre époque géologique ; et une loi toute récente, celle de la conservation de la force, dérive par transformation toutes les forces actuelles des forces primitives que la Mémoire sur la conservation de la force, traduit par Pérard, p. 31, 34 et suivantes.
De tous ces grands fragments d’explication rigoureuse ou approximative, une vérité universelle se dégage : c’est que la question des origines n’est pas plus mystérieuse que celle des caractères. Étant donné un composé, ses caractères s’expliquent par les propriétés de ses éléments réunis. Étant donnée cette réunion, elle s’explique par les propriétés de ces mêmes éléments et par les circonstances antécédentes. Elle n’est qu’un effet comme tant d’autres, et, comme tous les autres, elle a pour raison la présence combinée d’un groupe de conditions fixes et d’un groupe de conditions changeantes. — Pour former la planète, il y avait une condition fixe, la gravitation des molécules gazeuses emportées autour du noyau central, et une condition changeante, le refroidissement progressif, par suite la condensation graduelle de ces mêmes molécules. — Pour former l’espèce, il y avait une condition fixe, la transmission d’un type général plus ancien, et des conditions changeantes, les circonstances nouvelles qui, choisissant les ancêtres ultérieurs, ajoutaient au type les caractères de l’espèce. — Pour former telle époque historique, il y avait une condition fixe, le maintien du caractère national, et une condition changeante, l’état nouveau dans lequel, au sortir de l’époque précédente, la nation se trouvait placée. — Il suit de là que, dans les questions d’origine, il y a un intermédiaire explicatif et démonstratif comme dans les autres ; que la réunion des éléments a sa raison d’être, comme les caractères du composé ont leur raison d’être ; qu’elle
À présent, que le lecteur rassemble et embrasse d’un coup d’œil toutes les conclusions auxquelles nous venons d’aboutir ; il les trouvera convergentes et sera conduit par leur convergence vers une loi universelle et d’ordre supérieur, qui régit toute loi. Soit un couple quelconque de données quelconques ; sitôt qu’elles sont effectivement liées, il y a une raison, un parce que, un intermédiaire qui explique, démontre et nécessite leur liaison. — Cela est vrai pour les cas ou couples de données particulières, comme pour les lois proprement dites ou couples de données générales ; il y a une raison pour la chute de cette feuille qui vient de tomber tout à l’heure et pour la gravitation de toutes les planètes vers le soleil, pour la rosée de cette nuit et pour la liquéfaction de toute vapeur, pour le battement de pouls que je constate sur mon poignet en ce moment même et pour la présence d’une fonction ou d’un appareil quelconque dans un être vivant quelconque. — Cela est vrai pour les lois dans lesquelles la première donnée est un composé plus complexe, comme pour les lois dans lesquelles la première donnée est un composé plus simple ; il y
Bien mieux, nous indiquons d’avance l’emplacement et les traits principaux de l’intermédiaire qui nous échappe encore. — Nous admettons que, si deux masses s’attirent, c’est en vertu d’un caractère plus simple et plus général, inclus dans le groupe des caractères qui constituent ces masses, tel que serait une impulsion incessamment répétée, laquelle à chaque
Sur ces indices, notre pensée s’emporte jusqu’à étendre cette structure des choses au-delà de notre monde et de notre histoire, à travers les deux abîmes du temps et de l’espace, par-delà tous les lointains
Deux séries de cas sont en présence, l’une considérable, composée de tous les faits et lois dont nous savons la raison, l’autre prodigieusement disproportionnée, infiniment plus grande, puisqu’elle est infinie et composée de tous les faits et lois dont nous ne savons pas la raison. Ce sont là deux indices, l’un positif, l’autre négatif, l’un qui est favorable à notre supposition, l’autre qui semble lui être défavorable. — Mais cette défaveur n’est qu’apparente. Car, si, de ce que nous connaissons la raison d’un fait ou d’une loi, nous pouvons conclure son existence, nous ne pouvons pas, de ce que nous l’ignorons, conclure son absence. Cette raison peut exister, quoique ignorée, et, de fait, si nous regardons le passé de nos sciences, nous trouvons qu’en mainte occasion, quoique ignorée, elle existait. Tous les jours, à mesure que la science se précise et s’augmente, nous voyons la première série croître aux dépens de la seconde, et l’analogie nous porte à croire que les cas encore compris dans la seconde sont pareils à ceux qui ont cessé d’y être compris. Plus notre expérience étendue recule notre horizon dans le temps et dans l’espace, plus nous ajoutons à notre trésor de raisons explicatives. Il nous
Exclues d’un côté, les présomptions sont forcées de se tourner de l’autre. Comme il n’y a pas de choix entre la présence et l’absence de la raison explicative, dès que les chances ne sont plus pour l’absence, elles sont pour la présence, et la balance penche vers le second plateau. — Elle pencherait vers lui bien davantage encore, si l’on pouvait montrer des sciences qui, s’affranchissant des conditions imposées à la science expérimentale, trouvent par cela même à toutes leurs lois une raison explicative. Car un pareil contraste donnerait à croire que les lacunes de la science expérimentale ont non seulement pour cause suffisante, mais encore pour cause unique les conditions auxquelles elle est assujettie ; d’où il suivrait que, délivrée de ces conditions, elle comblerait par cela même toutes ces lacunes, et que la raison explicative, étant partout découverte, existerait partout. parce que et sa raison. — Il est donc à présumer que, si nous pouvions employer dans nos sciences expérimentales les procédés que nous employons dans nos sciences de construction, nous arriverions aux mêmes découvertes, et que, de même que toute loi a sa raison d’être dans celles-ci, toute loi a sa raison d’être dans celles-là.
Cette probabilité devient encore plus forte, si nous remarquons que, les lois des secondes pouvant être découvertes comme les lois des premières par voie inductive, quand on suit cette voie dans les secondes comme dans les premières, la raison de la loi demeure alors ignorée, quoique présente. Par conséquent, ici le procédé inductif est l’unique cause de notre ignorance, d’où il suit avec toute vraisemblance que hors d’ici, c’est-à-dire dans les sciences expérimentales, il est encore la seule cause de notre ignorance, et que, hors d’ici comme ici, la raison explicative est toujours présente, quoique toujours elle doive se dérober à lui. — En effet, supposez, ainsi que nous avons déjà fait
On arrive ainsi à considérer les sciences de construction comme un exemplaire préalable, un modèle
De là suit cette conséquence capitale, que partout et toujours, hors de notre histoire et de notre monde, comme dans notre histoire et dans notre monde, les théorèmes peuvent s’appliquer. En effet, il suffit pour cela que les composés réels, lointains ou prochains, entrent dans nos cadres mathématiques, et ils y entrent forcément, sitôt qu’ils ont un nombre, une situation, une forme, sitôt qu’ils possèdent un mouvement, une vitesse, une masse, sitôt qu’ils sont soumis à des forces, c’est-à-dire à des conditions quelconques de mouvement. Stuart Mill a donc tort de dire que « dans les portions lointaines des régions stellaires, où les phénomènes peuvent être tout à fait différents de ceux que nous connaissons, ce serait folie d’affirmer le règne d’aucune loi générale ou spéciale, et que, si un homme habitué à l’abstraction et à l’analyse exerçait loyalement ses facultés à cet effet, il n’aurait pas de difficulté, quand son imagination aurait pris le pli, à concevoir qu’en certains endroits, par exemple dans un des firmaments dont l’astronomie stellaire compose à présent l’univers, les événements puissent se succéder au hasard, sans aucune loi fixe, aucune portion de notre expérience ou de notre constitution mentale ne nous fournissant une raison suffisante ni même une raison quelconque pour croire que cela n’a lieu nulle part »
. — Sans doute il est possible que là-bas les corps ne s’attirent pas. Mais, là-bas comme chez nous, si, par l’application d’une force quelconque, un corps prend, pendant un temps aussi court
Il reste à savoir si elle n’est pas encore autre chose. Or, autant que nous en pouvons juger, et d’après les découvertes récentes, tous les changements d’un corps, physiques, chimiques ou vitaux, se ramènent à des mouvements de ses molécules ; pareillement, la chaleur, la lumière, les affinités chimiques, l’électricité, peut-être la gravitation elle-même, toutes les forces qui provoquent ces changements et provoquent le mouvement lui-même, se réduisent à des mouvements. D’où il suit que dans la nature visible il n’y a que des corps en mouvement, moteurs ou mobiles, raison d’être pour la formation, les propriétés, les altérations et les transformations de tout composé réel.
Ce sont là des vraisemblances considérables, et on peut les résumer en disant que nulle analogie « Il y a un déterminisme absolu, dit Claude Bernard
On voit qu’ici les mots Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, p. 115 et suivantes.nécessairement, forcément, axiome sont prononcés. — Helmholtz emploie des expressions équivalentesPhysiologische Optik, p. 455.
Soit un caractère transitoire ou permanent quelconque d’un objet quelconque, telle propriété d’un minéral, d’une plante ou d’un animal, telle réaction d’un corps chimique simple ou composé, telle pensée d’un individu pensant. Nous supposons par cela même que le caractère est donné avec d’autres qui sont ses précédents ou ses accompagnements, en d’autres termes ses conditions. À présent, imaginons en un autre point de la durée et de l’étendue un groupe exactement semblable de conditions exactement semblables. Cette différence de situation n’introduit dans le groupe aucune condition influente, et, par conséquent, peut être considérée comme nulle. Car, par définition, l’espace pris en lui-même, du moins l’espace tel que nous le concevons, est absolument uniforme, et la durée prise en elle-même, du moins la durée telle que nous la concevons, est absolument uniforme. En d’autres termes, chaque élément de l’espace est rigoureusement substituable aux autres, et chaque élément de la durée est espace pur comme dans la durée pure, toute situation est substituable à toute situation
Voilà donc une liaison perpétuelle, universelle, infaillible, entre le groupe et le caractère ; et, pour
L’axiome ainsi démontré et entendu, il est aisé de voir qu’il se borne à énoncer les conséquences d’une construction mentale. De même que les autres axiomes, il développe une pure supposition ; il la développe en démêlant du même entre les deux données qu’il lie, et il se ramène aux principes d’identité et de contradiction. Pareillement encore, il ne pose aucune donnée comme réelle ; il n’établit qu’un cadre auquel pourront s’adapter les données réelles. Il n’affirme point qu’en fait il y ait des caractères permanents ou transitoires, ni que ces caractères soient donnés avec un groupe de précédents ou d’accompagnements. Sur cela l’expérience seule peut nous instruire. Mais quand elle nous a instruits et que, considérant toutes les propositions de nos sciences expérimentales, nous découvrons partout dans la nature des caractères avec des précédents et des accompagnements, alors l’axiome s’applique ; démontré comme un axiome de géométrie, il a la même portée, et, comme un axiome de géométrie, il étend son empire, non seulement sur le fragment de durée et d’étendue accessible à notre observation, mais encore au-delà et à l’infini, sur tous les points de la durée et de l’étendue où un caractère quelconque sera donné avec un groupe de précédents et d’accompagnements. En tout point de l’étendue et de la durée, ce caractère est le second terme d’un couple ; le premier terme est un groupe plus ou moins nombreux de précédents et d’accompagnements, et il suffit de la présence du premier pour entraîner la présence du second.
D’autre part, puisque la présence des conditions suffit pour entraîner la présence du caractère, tant que les conditions persisteront, le caractère persistera. Par suite, si à un moment donné le caractère cesse d’exister, c’est qu’une ou plusieurs de ses conditions auront cessé d’être. Par conséquent, toute axiome de causalité ; considéré par rapport à l’axiome de raison explicative, il n’en est qu’une suite et une application.
Celui-ci en a bien d’autres encore : Leibniz, qui l’avait nommé principe de raison suffisante, construisait d’après lui toute son idée de l’univers. Et, de fait, c’est par lui qu’on s’élève à la plus haute conception d’ensemble, à l’idée d’un tout nécessaire, à la persuasion que l’existence elle-même est explicable. Car, puisque l’existence est un caractère, on doit conclure de notre axiome que, comme tout caractère, elle a sa condition, et aussi sa raison explicative, sa nécessité interne. Les mathématiciens admettent aujourd’hui que la quantité réelle est un cas de la quantité imaginaire, cas particulier et singulier, où les éléments de la quantité imaginaire présentent certaines conditions qui manquent dans les autres cas. Ne pourrait-on pas admettre de même que l’existence réelle n’est qu’un cas de l’existence possible, cas particulier et singulier, où les éléments de l’existence possible présentent certaines conditions qui manquent dans les autres cas ? Cela posé, ne pourrait-on pas chercher ces éléments et ces conditions ? — Ici, nous sommes au seuil de la métaphysique. Nous n’y entrons pas ; nous n’avions à étudier que la connaissance ; nous avons voulu seulement indiquer du doigt, là-haut, bien au-dessus de nos têtes et au-delà de nos prises actuelles, le point
De la névropathie cérébro-cardiaque, par le Dr Krishaber, Paris, 1873, chez Masson. — L’ouvrage contient trente-huit observations. Grâce à l’obligeance du Dr Krishaber, j’ai pu consulter le journal même de ses observations.Leçons sur les localisations cérébrales, p. 113. « Si la lésion porte sur le tiers postérieur de la capsule interne d’un pédoncule cérébral, la présence de l’hémianesthésie cérébrale sera pour ainsi dire chose fatale… Les faisceaux: qui composent ce tiers postérieur… sont un lieu de passage… un carrefour où les fibres centripètes… se trouvent toutes représentées avant de se diriger vers les parties superficielles du cerveau. Ce tiers postérieur de la capsule interne est probablement le siège de la contracture. »
Mais, comme presque toujours la maladie arrive brusquement, l’effet est immense ; on ne peut mieux comparer l’état du patient qu’à celui d’une chenille qui, gardant toutes ses idées et tous ses souvenirs de chenille, deviendrait tout d’un coup papillon avec les sens et les sensations d’un papillon. Entre l’état ancien et l’état nouveau, entre le premier moi, celui de la chenille, et le second moi, celui du papillon, il y a scission profonde, rupture complète. Les sensations nouvelles ne trouvent plus de série antérieure où elles puissent s’emboîter ; le malade ne peut plus les interpréter, s’en servir ; il ne les reconnaît plus, elles sont pour lui des inconnues. De là deux conclusions étranges, la première, qui consiste à dire : Je ne suis pas ; la seconde, un peu ultérieure, qui consiste à dire : Je suis un autre. Tâchons de nous représenter cet état extraordinaire, et nous verrons naître peu à peu, mais très logiquement, ces conclusions plus extraordinaires encore.
Toutes les sensations, ou presque toutes les sensations sont altérées. Un malade dit« lorsqu’il parlait, sa propre voix lui semblait
. En outre, étrange ; il ne la goût ni l’odeur des mets, et ne distinguait pas les objets au toucher, les yeux fermés. En outre, ses sensations musculaires étaient troublées ; il ne sentait pas le sol en marchant, ce qui rendait ses pas incertains et lui donnait la crainte de tomber ; ses jambes étaient mues comme par un ressort étranger à sa volonté ; il lui semblait constamment qu’elles ne lui appartenaient pas… Lorsqu’il causait avec quelqu’un, il lui voyait deux têtes incomplètement emboîtées l’une dans l’autre »« les objets avaient perdu leur aspect naturel ; tout ce qu’il voyait avait changé de manière d’être »
. — « L’étrangeté de ce que je voyais, dit-il, était celle que je me croyais transporté sur une autre planète. »
— « Il était constamment
Ce trouble était plus fort que jamais lorsqu’il entrait dans une maison étrangère. étonné, il lui semblait qu’il se trouvait en ce monde pour la première fois. Il n’y avait dans son esprit aucun rapport, aucune relation entre ce qui l’entourait et son passé. »« Je ne pouvais plus, dit-il, m’orienter en la quittant, ou du moins il me fallait faire un long et pénible effort pour me retrouver. — Souvent il lui est arrivé de se trouver à une courte distance de sa demeure et de ne pouvoir reconnaître son chemin qu’après de longs efforts de réflexion ; deux ou trois fois, il s’assit sur la route, désespérant de retrouver sa maison, et se mit à pleurer à chaudes larmes. »
Un autre malader Krishaber.« J’avais horreur d’aller à
Puis, revenant sur l’histoire de sa maladie, il ajoute :comme un enfant nouveau-né, comme Gaspard Hauser au sortir de sa cave, ne reconnaissant plus rien, incapable de tirer de mes sensations perverties aucune indication pour me conduire. »
« La première sensation que j’aie éprouvée était une bouffée qui me montait à la tête. C’était le 25 novembre 1869. Dans la quinzaine précédente, j’avais des troubles visuels peu accusés. Je me souviens parfaitement d’avoir dit à un ami que les objets me paraissaient
changés d’aspect; il y avait aussi de l’hyperesthésie de la vue, et je portais depuis quelque temps des lunettes légèrement colorées… Le 25 novembre, aussitôt après avoir eu la sensation de cette bouffée chaude, je fus pris de bourdonnements d’oreille, et j’eus de l’obnubilation intellectuelle. Comme je tenais un journal à la main, je pus immédiatement constater que je n’en comprenais pas le sens. En me mettant debout, j’étais titubant, les objets tournaient autour de moi, et j’eus des lueurs dans les yeux. Je me regardai dans une glace, et je pus constater que je n’avais pas de déviation de la face. D’ailleurs l’idée d’une hémorragie cérébrale ne me préoccupait pas beaucoup ; je me crus plutôt empoisonné ; je le crus même si bien, que je traçai à la hâte quelques mots sur unefeuille de papier, indiquant ce que j’éprouvais et craignant de ne plus pouvoir donner des renseignements quelques instants après. Mais il me répugnait d’appeler quelqu’un. Je ne sonnai même pas ma domestique, persuadé qu’il n’y avait rien à faire ; je me couchai sur un canapé, et j’attendis. — Il me semblait que quelque chose tendait àm’isoler du monde extérieur ; en même temps, il se faisait comme une atmosphèreobscureautour de ma personne ; je voyais cependant très bien qu’il faisait grand jour. Le motobscurene rend pas exactement ma pensée ; il faudrait diredumpfen allemand, qui signifie aussi bien lourd, épais, terne, éteint. Cette sensation était non seulement visuelle, mais cutanée. L’atmosphèredumpfm’enveloppait ; je la voyais, je la sentais ; c’était comme une couche, un quelque chose mauvais conducteur qui m’isolait du monde extérieurMême impression d’ . Je ne saurais vous dire combien cette sensation était profonde ; il me semblait être transporté extrêmement loin de ce monde, et machinalement je prononçais àisolementchez le malade nº 2.haute voixles paroles :Je suis bien, bien loin.Je savais cependant très bien que je n’étais pas éloigné ; je me souvenais très distinctement de tout ce qui m’était arrivé ; mais,entre le moment qui avait précédé et celui qui avait suivi mon attaque, il y avait un intervalle immense en durée, une distance comme celle de la terre au soleil.« A partir du premier ou du second jour, il me fut impossible pendant quelques semaines de m’observer et de m’analyser. La souffrance (angine de poitrine) m’accablait ; ce fut seulement vers les
premiers jours du mois de janvier que je pus me rendre compte de ce que j’éprouvais. Les symptômes étaient continus avec des accès souvent répétés et qui duraient quelques heures. Voici le premier de ceux dont j’ai gardé un souvenir net. J’étais seul, lorsque, atteint déjà de troubles visuels permanents, je fus pris subitement d’un trouble de la vue infiniment plus accusé. Les objets paraissaient se rapetisser et s’éloigner à l’infini : hommes et choses étaient à des distances incommensurables. Moi-même j’étais très loin. Je regardais autour de moi avec terreur et étonnement ; le monde m’échappait. Je sortis et pris une voiture. Je dus faire des efforts surhumains pour me rappeler que j’étais bien dans ma rue, que c’était bien moi qui marchais, qui parlais au cocher ; j’étais extrêmement étonné d’être compris par lui, car je remarquais en même temps que ma voix était extrêmement éloignée de moi, que du reste elle ne ressemblait pas à ma propre voix. Je frappai du pied le sol, et je me rendis compte de sa résistance ; mais cette résistance me semblait illusoire ; il ne me semblait pas que le sol fût mou, mais que le poids de mon corps fût réduit à presque rien. Je ne me sentais pas précisément léger, car j’étais très fatigué, anéanti ; mais j’avais le sentiment de n’avoir pas de poids. — Ce qu’il y avait de plus remarquable, c’était le trouble visuel. En regardant dans un verre très concave, nº 2 ou 3 par exemple (j’ai la vue à peu près normale), je ressens quelque chose d’analogue, à cela près que les objets me semblaient moins petits en ce moment-là. Il en est de même en regardant dans une lorgnette par le gros bout ; cette comparaison est même plus juste ; mais il faut la corriger ; aussi jeveux dire que les objets me semblaient moins petits, mais beaucoup plus éloignés. Voici une autre particularité, au point de vue de la forme. Les objets me paraissaientplats; quand je causais avec quelqu’un, je le voyais comme une image découpée ; son relief m’échappait ; cette dernière sensation a duré extrêmement longtemps, pendant plusieurs mois d’une façon continue, pendant deux ans d’une manière intermittente. Les troubles de l’ouïe étaient absolument constants ; il me semblait que mes oreilles étaient bouchées ; j’étais étonné d’entendre ; mais j’entendais en effet très distinctement et même beaucoup trop ; car c’est l’hyperesthésie auditive qui constituait un de mes plus grands tourments. Le tact était peu troublé, à part ce que j’ai signalé tout à l’heure ; le goût, moins encore ; il y avait une hyperesthésie de l’odorat qui a persisté, mais qui n’a jamais été excessive comme celle de l’ouïe et de la vue. Les lunettes les plus foncées ne me suffisaient plus ; je les mis doubles, et finalement j’eus l’idée de noircir mes lunettes avec du noir de charbon… Constamment il m’a semblé que mes jambes n’étaient plus à moi ; il en était à peu près de même de mes bras ; quant à ma tête, elle me semblait ne pas exister… Il me semblait que j’agissais par une impulsion étrangère à moi-même, automatiquement. Parfois, je me demandais ce que j’allais faire. J’assistais en spectateur désintéressé à mes mouvements, à mes paroles, à tous mes actes. Il y avait en moi un être nouveau et une autre partie de moi-même, l’être ancien, qui ne prenait aucun intérêt à celui-ci. Je me souviens très nettement de m’être dit quelquefois que les souffrances de ce nouvel être m’étaientindifférentes. Jamais, du reste, je n’ai été réellement dupe de ces illusions ; mais mon esprit était souvent las de corriger incessamment les impressions nouvelles, et je me laissais aller à vivre de la vie malheureuse de ce nouvel être. J’avais un ardent désir de revoir mon ancien monde, de redevenir l’ancien moi. C’est ce désir qui m’a empêché de me tuer… J’étais un autre, et je haïssais, je méprisais cet autre ; il m’était absolument odieux ; il est certain que c’était un autre qui avait revêtu ma forme et pris mes fonctions. »
Ici, il faut distinguer. « Dans les premiers temps, et aussitôt après mon attaque, dit l’excellent observateur
— En effet, dans ce premier stade, les sensations nouvelles étaient trop nouvelles ; elles n’avaient pas été répétées un assez grand nombre de fois pour faire dans la mémoire un groupe distinct, une série cohérente, un second moi ; telle est la chenille dont nous avons parlé, dans le premier n’existais plus, que je n’existais pas. Je n’avais pas le sentiment d’être un autre ; non, il me semblait que je n’existais plus du tout. Je tâtais ma tête, mes membres ; je les sentais. Néanmoins il m’a fallu une grande contention d’esprit et de volonté pour croire à la réalité de ce que je touchais. Le colonel anglais« Plus tard et dans une seconde période, dit notre observateur, lorsque par un long usage j’eus appris à me servir de mes sensations nouvelles, j’avais moins d’effroi d’être seul et dans un pays que je ne connaissais pas ; je pouvais, quoique avec difficulté, me conduire ; j’avais reformé un moi ; je me sentais exister, quoique autre. »
Il faut du temps pour que la chenille s’habitue à être papillon ; et, si la chenille garde, comme c’était le cas, tous ses souvenirs de chenille, il y a désormais un conflit perpétuel et horriblement pénible entre les deux groupes de notions ou impressions contradictoires, entre l’ancien moi qui est celui de la chenille, et le nouveau moi qui est celui du papillon. — Dans le second stade, au lieu de dire : Je ne suis plus, le malade dit : Je suis un autre. Sur ce point, presque tous emploient le même langage : « Je me sentais si complètement changé, qu’il me semblait être devenu un autre
— « Quelquefois il me semble n’être pas moi-même, ou bien je me crois plongée dans un rêve continuel. »
— « Il m’a littéralement semblé que je n’étais plus moi-même. »
— « Je doutais de ma propre existence, et même par instants je cessais d’y croire. »
— « Souvent il me semble que je ne suis pas de ce monde ; ma voix me paraît étrangère, et, quand je
— Il semble au malade « qu’il est un automate »
; « il sent qu’il est en dehors de lui-même »
. — Il ne « se reconnaît plus ; il lui semble qu’il est devenu une autre personne »
.
M. Krishaber et le malade guéri de l’observation 38 vont même plus loin : ils pensent que le malade ne se trompe pas en croyant qu’il est un autre. « Non seulement, dit ce dernier, il m’a semblé que j’étais un autre ; mais j’étais effectivement un autre »
; un moi différent s’était substitué au premier. En effet, les sensations constituantes du moi étaient autres, et par suite les goûts, désirs, facultés, affections morales étaient différents. Ainsi le moi, la personne morale, est un produit dont les sensations sont les premiers facteurs ; et ce produit considéré à différents moments n’est le même et ne s’apparaît comme le même que parce que ses sensations constituantes demeurent toujours les mêmes. Lorsque subitement ces sensations deviennent autres, il devient autre et s’apparaît comme un autre ; il faut qu’elles redeviennent les mêmes pour qu’il redevienne le même et s’apparaisse de nouveau comme le même. Ici, l’expérience confirme la théorie. En effet, selon le docteur Krishaber, « la perturbation particulière en vertu de laquelle le malade perd jusqu’à un certain point le sentiment de sa propre personne ne disparaît que lorsque les troubles sensoriels auxquels elle est liée ont disparu
. — À mon sens, ceci est décisif, et je trouve le petit récit qu’on vient de lire plus instructif qu’un volume métaphysique sur la substance du moi.De la névropathie cérébro-cardiaque, 181.