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LA
PROSE
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OUVRAGES DU MEME AUTEUR
PUBLIÉS PAR LA MÊME LIBRAIRIE
LA POÉSIE. Études sur les chefs-d'oeuvre des poëtes de tous
les temps et de tous les pays. 1 vol. in-12. 3 50
LE MÊME OUVRAGE, in-8 5 »
LA LITTÉRATURE FRANÇAISE, des origines à la fin du XVIe siècle.
1 vol. in-12 3 50
LE MÊME OUVRAGE, in-8 5 »
LA LITTÉRATURE FRANÇAISE AU XVIIe SIÈCLE. 1 vol. in-12 3 50
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LA LITTÉRATURE FRANÇAISE AU XVIIIe SIECLE. 1 vol. in-12 (en
préparation).
CORBEIL, typ. et stér. de CRETE FILS.
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LA
PROSE
ETUDES
SUR LES CHEFS -D'OEUVRES DES PROSATEURS
DE TOUS LES TEMPS ET DE TOUS LES PAYS
PAR
PAUL ALBERT
MAITRE DE CONFÉRENCES A L'ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE
DEUXIEME EDITION
PARIS
LIBRAIRIE. HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1874
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LA PROSE
LES GENRES
La prose. — Ses caractères généraux. — Énumération des genres. — L'histoire dans l'antiquité, dans les temps modernes. — Les mémoires. — La philosophie de l'histoire. — L'éloquence politique et religieuse. — Les pamphlets. — La philosophie et la critique. — Le genre épistolaire. — Le roman. — La comédie.
Après avoir examiné les principaux monuments de la poésie dans les littératures anciennes et modernes (1), je me propose de me livrer, à la même étude sur les monuments de la prose. La matière est plus abondante, l'intérêt n'est peut-être pas aussi vif. La poésie s'adresse surtout à l'imagination. Bien qu'elle soit une imitation de la nature, elle fait subir aux éléments qu'elle emprunte à la réalité une telle transformation, que cette transformation équivaut à une véritable création (TOHVIÇ, poièsis, veut dire littéralement création). La tradition donne à Homère un cer(1)
cer(1) notre volume, la Poésie.
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tain nombre de légendes relatives au siége de Troie : Homère choisit un sujet bien déterminé, la colère d'Achille, et autour de ce point central il groupe suivant sa» fantaisie les épisodes humains ou divins qui seront l'ornement et l'âme même de son épopée. La réalité donne à Pindare une victoire aux jeux Olympiques, le nom du vainqueur, « matière infertile et petite, » comme dit La Fontaine; sur ce fondement il construit une ode, il évoque les souvenirs héroïques de la cité à laquelle appartient le vainqueur, les légendes divines ; il mêle à ces images éclatantes les conseils de la piété et de la sagesse antiques ; il crée en un mot un chant de victoire (lictvtxtov) qui est bien son oeuvre et qui portera à jamais son empreinte. — Corneille trouve dans le plus obscur des hagiographes, Surius, le récit sec et nu du martyre de saint Polyeucte, il s'en saisit : il groupe autour du héros chrétien des personnages qu'il imagine ou qu'il transforme ; il le montre d'abord hésitant, tiède, enlacé et retenu par les tendresses humaines ; puis, après le baptême, plein de feu et d'un enthousiasme divin, tout entier dans la contemplation de ces « trésors cachés », qui le rendent insensible à tous les biens de la terre, à l'amour de Pauline, à la vie même ; autour de lui s'agitent menaçants, suppliants, étonnés ou ravis les personnages qu'il entraîne malgré eux dans le monde supérieur auquel il aspire. Il est le centre de l'action, et, par là, l'oeuvre a une puissante unité. Il lutte, contre la grâce d'abord, puis contre l'amour de Pauline, contre l'amour de la vie ; et cha-
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cun de ses combats le met aux prises avec l'un des personnages du drame : voilà l'action. Enfin Néarque, Sévère, Pauline, Félix représentent tel ou tel aspect de la nature humaine : voilà les caractères. Telle est la création dramatique.
L'écrivain en prose ne procède pas ainsi. Et d'abord, ce n'est pas à l'imagination qu'il s'adresse, mais à la réflexion. Les éléments qu'il emprunte à là réalité,il ne les transforme pas au gré de sa fantaisie; il les emploie, les ordonne, les met en lumière, et cela pour un but marqué d'avance. La poésie, à vrai dire, n'a d'autre but que de plaire et de charmer ; il se peut qu'elle instruise en même temps, mais ce, n'est pas là en général ce qu'elle se propose. La prose, au contraire, veut instruire et subordonne tout à cette fin. C'est le langage naturel de la raison, de la critique, de la science sous toutes ses formes.; Aussi n'apparaîtelle que le jour où les peuples commencent à se lasser des fables qui ont bercé leur enfance, et réclament un aliment plus substantiel, la vérité, la vérité sous toutes ses formes, et Dieu sait par combien de voies diverses le génie inquiet de l'homme i se précipite à la conquête de ce bien inestimable !
En langage académique, on ne dit pas la prose, on dit l'éloquence. Cela sonne mieux. — Je n'ai pas cru devoir adopter cette désignation ambitieuse à la fois et étroite. Je ferai à l'éloquence proprement dite une place digne d'elle, je l'espère; mais je ne puis considérer comme une dépendance de l'éloquence des genres qui en sont absolument distincts.
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Il convient de procéder d'abord à l'énumération des divers genres dont j'étudierai successivement les chefs-d'oeuvre; j'indiquerai rapidement les caractères généraux de chacun d'eux, suivant les lieux et les temps où ils se sont produits. Nous aurons ainsi dès le premier jour une vue d'ensemble du sujet tout entier ; nous en pourrons mesurer les principales divisions; nous nous rendrons compte de la méthode employée. Quant aux lacunes, car il y en aura forcément, le lecteur pourra aisément, la méthode donnée, y suppléer par des lectures particulières;
Nous commençons cette revue sommaire des genres par l'histoire. Ce choix n'est pas arbitraire. L'histoire est, dans l'ordre chronologique, le premier genre qui s'offre à nous ; et l'ordre chronologique est presque toujours dans les productions de l'esprit l'ordre rationnel. L'apparition et la transformation de chaque genre correspondent à une évolution de l'esprit humain. Ainsi, en Grèce, les peuples, après avoir goûté pendant plusieurs siècles le charme infini des épopées, vastes récits où le divin et l'humain étaient confondus, où les faits avaient un caractère légendaire et merveilleux, éprouvent le besoin de connaître d'une manière plus certaine, plus positive, les événements dont leurs pères ont été les témoins et les acteurs. On se détourne des fictions ingénieuses, on veut savoir, c'està-dire acquérir une connaissance exacte des choses réelles. Ce n'est plus le possible où le vraisemblable qui attachent les esprits, c'est le vrai. C'est alors
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que l'historien (fetwp, celui qui sait) succède au poëte (itotïitijç, celui qui crée).
Mais il n'est pas facile de prendre du premier coup possession du domaine de la réalité. Les fables chàrmantes de la poésie, les croyances naïves tiennent encore sous leur empire l'historien qui s'essaye. Hérodote entreprend de raconter le grand duel de la Grèce et de l'Asie, Marathon, Salamine, Platée, événements contemporains que tous connaissent. Jamais les faits réels n'apparurent dans une plus vive, lumière, et cependant que de fables mêlées au récit de ces grands événements ! quelle sombre terreur religieuse répandue sur cette oeuvre éclatante ! L'auteur donne à chacun des livres de son histoire le nom d'une muse ; ou, ce qui est plus significatif encore, les Grecs imaginent cette désignation. On reconnaît bien dans l'écrivain national le contemporain des libérateurs de la Grèce, de ces hommes qui, à la veille de livrer la bataille de Salamine, évoquèrent au secours de la patrie les ombres des héros de l'île célèbre, Éaque, Ajax, Télamon, renouant ainsi les héroïques inspirations du présent aux souvenirs épiques du passé. Plus austère, plus grave est Thucydide. Ce qu'il aime avant tout, c'est la vérité, la vérité sans voiles, sans couleurs empruntées. Il assiste à cette terrible guerre du Péloponèse; il en saisit tout d'abord le caractère essentiel. Plus de fictions, plus d'intervention de la divinité, plus de ressorts mystérieux : c'est la politique seule qui prépare et conduit les événements, la politique, c'est-à-dire les intérêts, les calculs, les
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mobiles purement humains. Thucydide voit, comprend, juge les hommes et les choses avec la plus haute impartialité; son seul souci, c'est de conserver aux événements et aux personnages leur véritable physionomie.
L'histoire ne resta pas dans les hautes régions où il l'avait placée. Chez les Romains, elle fut de bonne heure considérée comme un genre essentiellement oratoire, comme une sorte de province de l'éloquence. Cicéron s'y croyait particulièrement propre, et presque tous les historiens latins ont été plus ou moins dominés par cette façon étroite de concevoir cette noble science. Ils n'ont d'abord que du mépris pour les premiers annalistes, secs chroniqueurs, qui ne savent pas embellir les faits, et ne lèguent à leurs successeurs que des matériaux. En vain César leur donne dans ses Commentaires le modèle achevé du récit historique, simple, ferme, net; ils sont de plus en plus préoccupés de l'effet qu'il faut produire, de l'enseignement moral qu'il convient de tirer des faits. Une théorie complète de la manière d'écrire l'histoire s'élabore; elle est mise en pratique par Tite-Live, elle est promulguée cent ans plus tard par Lucien. — Voici en quoi elle se résume. Le bon historien ne doit avoir ni amour ni haine ; il ne doit être d'aucun temps, d'aucun pays, mais rester neutre et impartial, éviter les panégyriques et les satires. Il doit surtout tirer des faits qu'il rapporte un enseignement moral profitable au lecteur, montrer dans les vertus et les vices des particuliers et des États les causes immédiates de l'élévation et de la
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ruine de chacun d'eux. Voilà pour le fond. On voit que la critique et la science proprement dites y tiennent peu de place. Quant à la forme, on y attachait une importance considérable. Il faut que l'historien sache ordonner les diverses parties de son ouvrage ; qu'il ait un style noble et soutenu; qu'il soit vif et dramatique dans ses narrations, judicieux dans ses portraits, éloquent et persuasif . dans ses discours, etc., toutes qualités purement littéraires, qu'il est bon de posséder, mais qui sont loin de suffire à cette tâche ardue.
Cette théorie d'une simplicité, je dirai presque d'une puérilité rare, s'impose à tous les historiens modernes avec cette autorité oppressive que l'antiquité mal comprise exerça si longtemps. C'est elle qui inspire les pages éloquentes et fausses de Mézeray, les récits prétentieux et alambiqués de Vély, la pesanteur plate d'Anquetil. Tandis qu'on poursuit les élégances du style et l'éclat des tableaux, on ne songe pas à remonter aux sources, à contrôler, à discuter les témoignages. On raconte gravement les exploits d'un Pharamond dont l'existence est plus que problématique; ; on dépeint la cour de Chilpéric, comme si c'eût été celle de Louis XIV ; on intercale de belles harangues, imaginées pour rompre la monotonie du récit : on débite des lieux communs de morale, à propos d'événements mal compris et mal racontés. Du reste, pas de critique, pas de science réelle. Les historiographes du roi n'en ont pas besoin. Pour résumer, l'histoire est considérée comme un art et non comme une
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science, on est plus jaloux de bien écrire que de bien savoir. Heureusement, tandis que les historiens de profession s'appliquent à défigurer les personnages et à dénaturer les faits, les faits et les personnages reprennent leur physionomie sous la plume de nos. auteurs de Mémoires. Si la matière n'était déjà si ample, ce serait grand plaisir de se reposer avec eux de l'histoire pompeuse. Aujourd'hui je me borne à saluer au passage ces grands écrivains sans le savoir, qui s'appellent Joinville, Montluc, Saint-Simon, et tant d'autres. Par eux subsista la vérité. Des embellissements puérils altéraient sa pure beauté : elle apparaît aujourd'hui et s'impose. La passion qui anime les auteurs donne à leur style un charme tout nouveau ; et elle ne peut tromper une critique exercée ; les Mémoires se contrôlent et se rectifient eux-mêmes : Dangeau et Saint-Simon se prêtent une mutuelle lumière.
Nous arriverons enfin au dix-neuvième siècle. Nous verrons comment l'histoire des siècles passés a été renouvelée par le travail incessant de l'érudition et de la critique. Nous signalerons les plus importantes découvertes de la science, les résultats définitifs qu'elle a conquis. Puis nous verrons naître et se développer une science nouvelle, à peine soupçonnée ou entrevue par nos pères, la philosophie de l'histoire. Cette science est comme le résumé magnifique des innombrables découvertes de détail faites dans le vaste domaine de l'antiquité et des temps plus rapprochés de nous. Prenant pour point de départ l'histoire enfin
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élucidée de tous les peuples anciens et modernes, elle s'élève à la conception d'une seule histoire qui comprend toutes les histoires particulières. Les annales de chaque nation forment comme un épisode de cette immense-épopée. Le héros principal n'est plus tel ou tel personnage, ni même tel ou tel peuple, mais le genre humain tout entier, considéré comme un seul être qui se développe dans le temps et dans l'espace suivant certaines lois que la science prétend saisir et démontrer. Cette tentative grandiose, dont nous sommes spectateurs, aboutira-t-elle à des résultats indubitables, qui s'imposent ? Je ne sais, je l'espère, mais elle me pénètre d'admiration et de respect. Ce n'est rien moins en effet que la condensation de toutes les sciences en une seule. Le globe terrestre étudié, l'âge de notre planète déterminé, la date de l'apparition des premiers humains fixée, les progrès si lents des générations primitives enregistrés, la naissance des sociétés, les migrations, les races, les religions, les langues, les lois, les coutumes, les liens encore mystérieux qui rattachent les peuples les uns aux au-, tres, la marche graduelle de chacun d'eux vers un état meilleur : que de problèmes à résoudre !Quel cadre immense à remplir ! Mais aussi combien d'ouvriers sont à l'oeuvre sur tous les points du globe ! Heureux celui qui pourra apporter sa pierre à ce grand édifice ! Il aura pris sa part à un noble travail de conciliation et de fusion universelles, qui créera à jamais la paix et l'amour entre tous les peuples. - Après l'histoire, viendra l'éloquence. Je laisse-
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rai de côté les innombrables traités dé rhétorique composés soit dans l'antiquité, soit dans les temps modernes. Dans les oeuvres oratoires ce n'est pas la forme qu'il faut étudier, c'est la matière. Les grands orateurs, je le sais, se conforment à ces règles, fruit de l'expérience et de l'observation ; mais ce ne sont pas les règles qui ont fait d'eux des hommes éloquents, les arbitres des destinées de leur pays, les défenseurs immortels du droit et de la justice. En d'autres termes, la rhétorique ne fait pas l'éloquence. L'éloquence est un don naturel, qui est d'ordinaire fécondé, fortifié par l'étude; mais l'étude seule serait impuissante à créer un de ces hommes qui dominent, éclairent, conduisent leurs contemporains. Il faut qu'il apporte en naissant cette puissance mystérieuse et souveraine. Le vieux Caton, et, après lui, Cicéron et Quintilien, ajoutaient : Il faut qu'il soit honnête homme. S'il ne l'est pas, ce n'est qu'un déclamateur, un charlatan ou un trafiquant de paroles.
Il faut surtout qu'il trouve dans le milieu où il est né la matière même de son éloquence. Il n'y a jamais eu d'orateur dans ces vastes monarchies de l'Orient antique et moderne, en Perse, en Chine, dans l'Inde ; il n'y en a pas de nos jours en Russie, en Sibérie, en Turquie. Pourquoi? parce que ces pays sont la proie du despotisme, et que le silence est la loi imposée aux esclaves. Partout où la vie politique fait: défaut, l'éloquence est absente. Elle n'aurait pas d'objet. Elle ne peut même exister au barreau; car là encore, c'est la volonté d'un seul qui décide,
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et ceux qui représentent le maître jugent sans entendre, ou se bornent à recueillir les dépositions des témoins.
C'.est donc dans les pays où fleurit la liberté qu'il faut chercher l'éloquence. Là, elle trouve un théâtre digne d'elle, un grand rôle à jouer, des récompenses glorieuses, des triomphes enivrants, de nobles périls, tout ce qui stimule et passionne une âme généreuse. Aussi eut-elle autrefois sa véritable patrie à Athènes et à Rome; et de nos jours elle n'existe que chez les peuples qui sont eux-mêmes les arbitres de leur destinée. Par une conséquence toute naturelle, nous verrons l'éloquence languir, dépérir, se transformer en vague déclamation, du jour où la liberté politique, se retirant, ne laisse après elle que le vide, le silence et l'immobilité. Nous verrons en même temps l'éloquence du barreau proprement; dite emprunter tout son éclat à la liberté, et tomber dans un misérable jargon d'affaires, le jour où le citoyen disparaît pour né plus laisser en vue que l'individu.
Mais, en suivant l'éloquence dans les; destinées qu'elle eut à subir, je rencontre, au moment même où les sociétés antiques vont disparaître ou se transformer, cette révolution considérable, le Christianisme. De même qu'il va communiquer aux sociétés un esprit nouveau, il va marquer dé son empreinte tous les arts. La doctrine nouvelle, méconnue ou persécutée, aura d'abord ses apologistes, les Justin, les Athénagore, les Tertullien ; triomphante, elle aura ses docteurs qui mêleront à l'exposition du
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dogme les enseignements de la morale évangélique.Ils emprunteront d'abord au monde ancien ses deux idiomes principaux, le grec et le latin; puis, après de longs siècles d'ignorance, les langues modernes, enfin constituées, offriront aux orateurs chrétiens un instrument digne de leur génie. L'homélie, dans les premiers siècles du christianisme, le sermon, de nos jours : voilà les deux formes principales sous lesquelles se manifeste l'éloquence religieuse. Bien que la matière de la prédication reste la même, les orateurs chrétiens subissent néanmoins l'influence du milieu où ils exercent leur ministère. Massillon ne ressemble pas à Bourdaloue, les prédicateurs modernes ne ressemblent ni à l'un ni à l'autre.
Le sujet est-il épuisé ? Non, pas encore. On range aussi dans le domaine de l'éloquence les panégyriques, les oraisons funèbres, les discours académiques. Il faut surtout ne pas oublier ces oeuvres écrites, mais toutes vibrantes de passion, qui, par suite des nécessités des temps, n'ont pu retentir à une tribune quelconque : la Satire Ménippée, les Provinciales, les Lettres de Junius, et ces innombrables pamphlets qui, au seizième et au dix-huitième siècle, siècles de luttes ardentes, ont été des appels passionnés à l'opinion publique.
Il serait bien à souhaiter de pouvoir faire aussi une place dans ces études à la philosophie. Je suis forcé d'y renoncer, non que la philosophie m'inspire quelque peur, ou que j'y voie un danger quelconque; mais la matière est immense, et l'espace qui
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m'est mesuré est bien court. Je veux cependant indiquer en quelques mots l'esprit que j'aurais porté dans cette étude et le but auquel je l'aurais rattachée.
La plupart des écoles philosophiques depuis Socrate ont eu pour principal objet l'étude de l'homme, de sa nature, de sa destinée. « Connais-toi toi-même : » toile était la devise du maître. Chacune des grandes écoles a donné de ces problèmes une solution qui lui est propre, qui constitue son originalité dans le domaine des recherches philosophiques. Chacun a certainement une idée plus on moins vague de la doctrine des Épicuriens et de celle des Stoïciens. J'ai dans mon ouvrage sur la Poésie, à propos de Lucrèce, esquissé les traits principaux de l'épicurisme. Il est fort probable aussi que chacun a entendu répéter et expliquer d'une manière quelconque les mots de spiritualisme et de matérialisme. C'est la question à l'ordre du jour. Il serait à souhaiter que la discussion restât dans la sphère sereine de la science; mais enfin il n'en est pas ainsi. Eh bien! les principales écoles philosophiques, quel que soit leur nom, quelle que soit la solution qu'elles aient donnée du grand problème, ont exercé de tout temps une influence considérable sur la littérature proprement dite. L'historien Thucydide est un disciple d'Anaxagore, qui voyait dans l'intelligence (voïïç) le moteur du monde ; Xénophon est un disciple de Socrate, un pur moraliste ; Démosthènes se rattache à Platon. Cicéron, cet esprit si vaste, mais souvent inconsistant, est à la
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fois académicien et stoïcien. Lucrèce, Horace, sont à des degrés divers des épicuriens. L'éloquence de Sénèque est toute stoïcienne. Dans les temps modernes, au dix-septième siècle, presque tous les écrivains se rattachent à la doctrine spiritualiste de Descartes. Au dixhuitième siècle, au contraire, ils sont plutôt sensualistes ou matérialistes. C'est Locke, c'est Condillac, qui règnent alors.
Ne croyons pas que le choix de telle ou telle doctrine soit chose indifférente. Suivant qu'il a sur la nature de l'homme, sur sa destinée telle ou telle opinion, l'oeuvre du poëte, de l'historien, de l'orateur, du critique, du romancier, revêt telle ou telle couleur. S'il se produit de nos jours au théâtre, dans le roman, partout, tant d'oeuvres malsaines et qui répugnent, elles ont leur inspiration dans des doctrines qui, niant le libre arbitre, ne laissent subsister que la tyrannie des instincts ou les mouvements déréglés de la fantaisie. Mais ce n'est pas par des injures et des anathèmes qu'on ramènera, qu'on guérira ces esprits que je crois malades : il y faudrait plutôt de bonnes raisons. Ce qui serait excellent aussi, ce serait d'opposer à ces oeuvres, qu'on réprouve, des oeuvres parfaites animées d'un tout autre esprit.
Tout près de la philosophie j'aurais aussi voulu ranger la critique. Je me borne à en tracer une rapide esquisse. La critique est à la fois une science et un art. Elle exige des connaissances profondes, un jugement sûr, un goût délicat, j'ajouterai même, de l'imagination, de la sensibilité. Mais je m'arrête, j'en
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ai dit bien assez pour faire comprendre pourquoi il y a eu et il y a de nos jours si peu de critiques vraiment dignes de ce nom. Nous avons un très-grand nombre de rapporteurs spirituels, ingénieux, agréables ; mais combien en comptons-nous qu'on puisse accepter comme des guides sûrs? Là tâche était bien plus facile autrefois.; En effet, dans l'antiquité grecque et latine, aux seizième, dix-septième et dixhuitième siècles, la critique se bornait à l'étude des formes. Aristote en avait le premier donné l'exemple. Cet esprit pénétrant appliqua à l'examen des monuments littéraires de son pays cette solide méthode d'analyse qu'il porta dans ses livres sur la politique, la philosophie, la morale. Il décomposa les éléments qui constituent les épopées homériques, qu'il prit comme types, et il érigea en règles du genre ces données positives de l'observation. En d'autres termes, d'un exemple" particulier il tira des conclusions générales, et décida souverainement que toute épopée devait renfermer ceci et cela. Il fit le même travail sur la tragédie, fixa à six le nombre des parties qui devaient la composer, assigna à chaque partie son caractère propre, sa place déterminée. L'autorité du philosophe a fait loi dans toute l'antiquité et dans les temps modernes jusqu'à nos jours. Les traités du Père Le Bossu sur le poëme épique, de l'abbé d'Aubignac sur la tragédie; remontent directement à Aristote. On apperçoit les lacunes de cette critique; j'ai déjà eu occasion de les signaler plus d'une fois, et j'y reviendrai encore. Elle peut bien s'appliquer
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aux épopées et aux tragédies grecques ; mais il était puéril et tyrannique de vouloir, en faire la règle des épopées et des tragédies modernes. De plus, elle laissait de côté la partie la plus intéressante, la plus vivante des chefs-d'oeuvre, je veux dire, la vérité et l'éclat des peintures, pour s'attacher exclusivement à des formes, c'est-à-dire à ce qu'il y a au monde de plus variable et de plus éphémère. Ajoutez à cela que cette critique n'a aucun souci de l'histoire, qu'elle né tient aucun compte des différences de temps et de lieu, qu'elle se maintient toujours dans la région des théories abstraites. De nos jours, l'horizon s'est singulièrement agrandi. Les questions de forme sont reléguées au second rang. On cherche avant tout à découvrir dans une oeuvre quelconque ce qui en fait la vie, ce qui en est l'âme. Et comment le découvrir, si l'on ne replace l'oeuvre dans le milieu où elle s'est produite, si l'on ne reconstitue l'état religieux, social, politique du peuple qui l'a vu naître? C'est parce que l'oeuvre était en harmonie intime avec la société pour qui elle était faite, qu'elle a été trouvée belle. Mais que de connaissances ne suppose pas la critique ainsi comprise? Ce n'est rien moins qu'une reconstruction complète des choses du passé. Aussi bien peu d'écrivains sont à la hauteur d'une telle tâche.
En poursuivant cette énumération, j'arrive à ce qu'on est convenu d'appeler l'art épistolaire. Je serais bien embarrassé d'expliquer en quoi consiste cet art. Je constate seulement que les critiques et les faiseurs de traités sont tous d'accord pour déclarer que
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les femmes ont dans,ce genre une grande supériorité sur les hommes. Ceci équivaut presque à une définition en règle. Je remarque pourtant qu'ils ne citent guère comme preuves à l'appui que les Lettres de madame de Sévigné. — On peut être moins exclusif. Nous possédons des recueils de lettres de Cicéron, de Sénèque, de Pline, dans l'antiquité. Balzac, qu'on avait surnommé le grand épistolie français, en a laissé deux gros volumes ; Voiture, son contemporain, était fort goûté : des esprits délicats. Enfin, au dix-huitième siècle, les lettres de Voltaire méritent bien qu'on s'y arrête un moment. Eh bien! de la lecture de ces divers recueils quelle est l'impression qui demeure? quel est le jugement qu'on se sent disposé à porter? Celui-ci, si je ne me trompe. Les lettres préméditées, composées laborieusement pour être ensuite réunies en volumes, peuvent être d'agréables modèles de style, des dissertations ingénieuses, éloquentes même ; mais elles pâlissent auprès de ces lettres adressées à un parent, à un ami, toutes vibrantes encore de la joie ou de la douleur qui a fait battre le coeur, et que l'on a besoin d'épancher. Ce n'est plus une imitation savante de la nature, c'est la nature ellemême qui parle dans ces moments où l'âme s'ouvre et laisse échapper le trésor mystérieux des émotions profondes. C'est par là encore que les lettres sont d'un secours si précieux pour l'histoire. Qui peut se flatter de connaître exactement les dernières années de la république romaine et le mouvement des idées au dix-huitième siècle, s'il n'a étudié sérieusement
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la correspondance de Cicéron et celle de Voltaire? On ne me pardonnerait pas de laisser de côté le roman. C'est un genre essentiellement moderne et qui fut à peu près inconnu à l'antiquité. Le rôle effacé de la femme dans la société d'alors explique cette lacune dans la littérature. Aujourd'hui le roman est avec le théâtre la forme la plus populaire et la plus goûtée. A vrai dire, il en a toujours été ainsi : seulement les romans d'autrefois ne ressemblaient pas à ceux de notre temps, par une raison bien simple : l'état social était tout différent, et le roman est presque toujours une peinture de la société contemporaine. Souvent l'auteur a recours à des fictions plus ou moins ingénieuses ; il place le lieu de la scène dans des pays lointains ou imaginaires; il emprunte à l'histoire ou à la fantaisie des personnages; mais, dans ce cadre artificiel, ce sont bien des contemporains qui se meuvent. Les géants, lés juges, les moines, les pédants de Rabelais ne sont-ils pas des hommes du seizième siècle? Le Grand Cyrus de mademoiselle de Scudéry n'est-il pas la peinture de la société française d'alors? Les romans de madame de la Fayette, surtout la Princesse de Clèves, se passent-ils au temps de Henri II ou de Louis XIV ? qu'est-ce que le Télémaque de Fénelon, sinon une critique du gouvernement du grand roi, une chimère peu libérale opposée à une réalité écrasante ? Que d'exemples encore je pourrais citer ! le Don Quichotte de Cervantes, le Gil Blas de Lesage, et cette innombrable quantité de productions légères dont le dix-huitième siècle fit ses délices. De nos jours, on
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n'a plus, recours à ces voiles transparents de l'allégorie si chers à nos pères. On présente au lecteur franchement et crûment des situations et des personnages tirés de la vie du jour. On met en récit des questions de politique, d'économie politique, de morale, de religion, de physiologie; on habille des personnages en arguments à l'appui d'une théorie ; ou bien on expose brutalement des phénomènes physiques ou moraux avec une exactitude cynique. Cela s'appelle du réalisme. Quelle variété! quelle confusion ! quelle anarchie! Et comme le roman est bien l'image d'une société en lutte avec elle-même, vaste mêlée où se heurtent sans cesse les principes, les préjugés, les passions, les intérêts et les rêves!
La comédie qui terminera la série de ces études a plus d'une analogie avec le roman. Comme lui, elle est une peinture des moeurs de la société contemporaine : aussi offre-t-elle la plus entière diversité suivant les , temps et les lieux où elle se produit. Tantôt c'est une satire impitoyable de la vie politique, comme dans Aristophane ; elle est alors le miroir le plus fidèle des moeurs d'une société où règne une liberté illimitée. On ne peut avoir une idée exacte de la démocratie athénienne, si l'on n'a lu ces étranges compositions où le réel, le fantastique, l'élévation et le cynisme, le sérieux et le bouffon sont confondus : aussi est-ce l'ouvrage que Platon envoya au tyran Denys, quand celui-ci voulut connaître les moeurs d'une démocratie. Tantôt elle s'élève à la conception de caractères généraux ; elle ne livre plus à la malignité publique des individus, mais
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des types, l'avare, le parasite, le superstitieux : c'est la comédie de Ménandre, que nous retrouvons à Rome dans le théâtre de Térence. Chez les peuples modernes, l'absence de liberté politique, la surveillance ombrageuse de l'autorité, la maintiennent dans la région des peintures générales, contrainte souvent regrettable, mais qui n'a pas empêché notre Molière de produire ses chefs-d'oeuvre. Il n'a mis en scène aucun personnage connu de son temps ; cependant les contemporains ont reconnu et proclamé la fidélité de ces portraits, et aujourd'hui encore ils ont tout leur éclat. C'est que l'art véritable est un heureux mélange du particulier et du général, du réel et de l'idéal. Par bien des traits de détail, Harpagon et Tartufe appartiennent en propre au dix -septième siècle; l'ensemble de leur physionomie en fait des types de tous les temps, de tous les pays. —De nos jours il n'en est pas ainsi : on chercherait en vain au théâtre des caractères d'une vérité universelle; les auteurs imitent et reproduisent souvent avec beaucoup de force et d'esprit des travers, des vices, des ridicules qu'ils ont sous les yeux, mais que le mouvement rapide des moeurs et le caprice de la mode font disparaître en peu de temps. Quand on reprend au bout de vingt années une de ces pièces qui ravissaient la génération précédente, on trouve qu'elle a vieilli : les types se sont transformés, ou ont disparu tout à fait ; on ne comprend plus ce qui charmait les contemporains. Là est la grande infériorité de l'ârt moderne : il vit au jour le jour, et dépense dans des oeuvres éphémères une verve, un esprit, un
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talent dignes d'être mieux employés. Une improvisation peut plaire, mais elle ne survit pas au moment, qui l'a vu naître. La postérité ne conserve et n'admire que les oeuvres qui portent l'empreinte d'une conception forte, d'un sentiment vrai, et qui par delà les réalités passagères atteignent et reproduisent ce qu'il y a d'immuable et d'éternel dans la nature humaine.
Telles sont les divisions du sujet, tel est le cadre, bien vaste peut-être, que je voudrais remplir. Dans un travail de ce genre, il est impossible que la personnalité de l'auteur ne se fasse pas jour. J'aurais beau vouloir m'effacer sans cesse pour ne laisser en pleine lumière que les écrivains dont je parlerai, je ne pourrai toujours être un simple rapporteur indifférent aux idées, aux sentiments, aux passions qui font vivre les oeuvres du génie. Il ne sera guère difficile de sentir combien j'aime la liberté, la vérité, la justice, combien je hais l'oppression, l'intolérance, la bassesse. Mais je n'oublirai jamais, je l'espère, les limites que je me suis imposées à moi-même : le domaine qui m'est accordé est assez vaste; on peut s'y mouvoir librement.
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HERODOTE
L'histoire chez les Grecs. — Hérodote. — L'histoire avant Hérodote. — L'homme, l'ouvrage. — Choix du sujet, composition. — La lutte entre les Hellènes et les Barbares. — Le patriotisme, la religion.
On donne indifféremment à Hérodote les titres de père de l'histoire, Homère de l'histoire. Les désignations de ce genre sont d'ordinaire plus ingénieuses que vraies ; cependant je ne repousserais pas absolument celles-ci. Hérodote est, en effet, le père ou le créateur de l'histoire, non que tous les auteurs suivants se soient réglés sur lui ; mais il est le premier qui ait donné à un genre nouveau la plupart de ses caractères essentiels. Après lui, il restait encore bien à faire, mais enfin la voie avait été ouverte. J'accepterais plus volontiers la seconde appellation, Homère de l'histoire. En effet, outre l'emploi du dialecte ionien qui lui est commun avec Homère et son école, il y a dans la composition, je dirai presque dans l'allure de l'oeuvre, je ne sais quoi d'abandonné et de naïf qui rappelle l'aimable simplicité des épopées primitives. Les contemporains ne s'y trompèrent point; ils donnèrent le nom d'une muse à chacun des neuf
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livres qui forment ce premier essai d'un vaste récit en prose.
Essayons de déterminer exactement en quoi consiste l'originalité de l'oeuvre.
Avant Hérodote, l'histoire était légendaire et locale. Dans ces âges primitifs, les populations helléniques étaient éprises du merveilleux, sur tous les points du sol on voyait jaillir les traditions héroïques, les fables ingénieuses et profondes, les mythes gracieux ou terribles. La religion n'était, autre chose qu'un poëme infini, où chaque race, chaque peuplade, chaque ville introduisait à son tour un épisode nouveau, marqué de son empreinte. De même que les innombrables phénomènes de la nature, inexplicables pour ces enfants qui avaient tant d'imagination et si peu de science, les amenaient à créer une multitude d'êtres divins, supérieurs en force et en beauté aux misérables mortels, et qui étaient comme l'âme des astres, de la mer, de la terre, de l'air: ainsi les questions si délicates, si confuses parfois, de races, de migrations, d'origine, se résolvaient pour eux dans une' légende. Un événement considérable de l'histoire primitive, ils en faisaient l'épisode principal de la vie d'un personnage créé le plus souvent pour personnifier un fait. Ajoutez à cela cette passion qu'ils ne perdirent jamais pour l'indépendance la plus absolue, ce besoin impérieux qu'avait chaque peuple, chaque cité, d'exister par soi-même, d'apporter au trésor commun des légendes helléniques sa légende, et vous aurez une idée de ce que pouvait
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être l'histoire, avant qu'elle fût vraiment digne de ce nom. Elle flottait pour ainsi dire sur toute la surface de la terre hellénique. Comme dans l'épopée homérique chacun des chefs a son jour de bataille, ainsi chaque province avait ses traditions, souvenir confus de grands événements accomplis à une époque où tout revêtait une couleur merveilleuse. Pas une cité dont le fondateur ne fût un dieu ou au moins un demidieu. Le divin et l'humain ne pouvaient se séparer, tant ils avaient été étroitement unis et confondus par les premiers aèdes, ces interprètes harmonieux de la pensée de tous! Un des prédécesseurs d'Hérodote, Hécatée de Milet, un sceptique, si je puis parler ainsi, relativement aux autres logographes (1), se fabriquait à lui-même une généalogie qui le faisait descendre d'un dieu au seizième degré, prétention qui excita l'hilarité dédaigneuse des prêtres d'Egypte. Ainsi par ce double besoin du merveilleux et de l'indépendance locale, qui se confondent souvent avec la vanité, l'histoire restait toujours dans une sorte d'enfance; disséminée en tous lieux, faussée par la légende, elle n'était guère qu'une forme inférieure de l'épopée. Elle ne fut réellement possible que le jour où tous ces peuples qui avaient la même langue, la même religion, des gouvernements à peu près semblables, mais qui restaient cependant séparés les uns des au(1)
au(1) le nom qu'on donna aux premiers historiens. Littéralement « qui écrit des discours,» des on dit. Plus tard ce mot désigna les avocats qui composaient des plaidoyers pour les plaideurs.
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tres, furent unis forcément par un péril commun. C'est la coalition des rois contre la République qui a fait la France une que nous avons ; ce fut l'invasion des barbares qui, au commencement du cinquième siècle; créa l'unité de la Grèce; elle ne fut pas complète, elle ne subsista pas longtemps, cette unité, mais elle fut le salut d'un peuple qui tient dans l'histoire de la civilisation la première et la plus glorieuse place. Si les Grecs avaient été vaincus, si le despotisme oriental morne et stérile avait remplacé ces agitations fécondes de la liberté, qui donnent au génie d'un peuple tout son essor, les destinées de l'humanité étaient changées. La Grèce n'eût produit ni un Périclès, ni un Sophocle, ni un Socrate, ni un Phidias ; elle eût langui dans cette grossière apathie de l'esclavage qui avilit l'homme jusqu'à s'en faire aimer, et, au lieu de cette riche moisson de grands génies qui allaient éclore, la terre asservie n'eût reçu dans son sein que des germes corrompus et impuissants.
Hérodote est l'historien de cette lutte solennelle entre la barbarie et la civilisation. Il n'en a pas compris toute l'importance, cela va sans dire ; il est rare que les contemporains donnent aux faits leur juste mesure, et les conséquences lointaines leur échappent toujours. Il a senti cependant toute la gravité du péril; et il l'a senti d'autant plus vivement qu'il a assisté pour ainsi dire à la résurrection de la Grèce, qu'il a vu se relever ces murailles d'Athènes, prise deux fois, et deux fois incendiée par les Perses ; et qu'aux fêtes sacrées d'Olympie, il a vu accourir et se
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presser tout frémissants encore de la lutte récente, et comme enivrés de l'indépendance conquise, les vainqueurs de la veille, auxquels il lisait lui-même le récit de leur victoire.
Hérodote appartient à la génération qui suit celle des Marathonomaques (combattants de Marathon). Il est né en 484. Or, la bataille de Marathon fut livrée en 490; celle de Salamine en 480; celles de Platée et de Mycale, qui complétèrent l'oeuvre de l'indépendance, en 479. Il a donc pu connaître et interroger quelquesuns de ces libérateurs de la Grèce, parvenus à cet âge, où les grands souvenirs de la vie étouffent pour ainsi dire tous les autres et se détachent en pleine lumière sur le fond obscur des impressions vulgaires. Du reste, il a lui-même combattu pour la liberté. Halicarnasse, sa patrie, était tombée sous le joug du tyran Ligdamis ; Hérodote se mit à la tête des amis de l'indépendance et renversa le tyran. Mais des troubles survinrent, et lui-même fut forcé de s'exiler. On croit généralement qu'il mourut à Thurium, colonie athénienne de la Grande-Grèce où il était allé chercher un asile. Voilà bien des circonstances favorables à la conception et à l'exécution de l'oeuvre. Il faut y joindre le trait le plus saillant du caractère d'Hérodote. C'est un esprit essentiellement curieux et investigateur. La plus grande partie de sa vie se passe en voyages. Il parcourt l'Egypte, et là, sa vanité nationale subit plus d'un échec. Ces villes immenses, ces monuments gigantesques, ces traditions religieuses qui remontaient à une antiquité
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si haute, ces institutions civiles et politiques, cette civilisation si florissante, le frappent d'un étonnement profond. Il n'hésite pas à croire les récits des prêtres, il souscrit à toutes leurs prétentions, il n'est pas loin de dire avec eux : « Les Grecs sont des enfants, il n'y a pas un seul vieillard en Grèce. » De là, il visite la Libye, la Phénicie, Babylone, la Perse, le Bosphore. Partout il se renseigne auprès des autorités les plus sûres ; il accepte bien des fables et les rapporte avec une sincérité parfaite ; cependant il est encore aujourd'hui la source la plus précieuse pour toute cette histoire des anciens peuples de l'Orient. La critique moderne, qui avait été fort sévère pour lui au siècle dernier, plus équitable aujourd'hui, parce qu'elle est plus éclairée, le proclame un des fondateurs de la science historique.
Voilà à peu près les seuls détails authentiques que l'on possède sur Hérodote. Il en est un cependant que je n'hésite pas à ajouter, bien que certains critiques refusent de l'admettre. C'est la lecture qu'il fit d'une partie de son ouvrage à Olympie. Il est vrai que les Grecs, toujours désireux d'établir un lien quelconque entre les grands hommes, ont compromis la vraisemblance du fait, en y ajoutant certains détails inacceptables (comme les larmes de Thucydide); mais il sourit à l'imagination; il n'a rien d'impossible, et, pour ma part, je l'accepterais. Il est certain d'ailleurs qu'une lecture de ce genre eut lieu à Athènes, et que, sur un décret rendu à l'instant, la noble cité décerna à l'historien une récompense nationale de
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dix talents. Elle avait déjà accordé un honneur de ce genre au poëte Pindare (1).
La composition de l'ouvrage n'a rien de rigoureux. Après une lecture complète, on saisit parfaitement l'ensemble et les divisions; mais le cadre est large, un peu flottant. Ce voyageur, ce curieux qui a appris tant de choses, désire les faire connaître à ses compatriotes. Il interrompt à chaque instant son récit, il donne place à des épisodes intéressants, il explique la nature des pays, les moeurs, les usages; il remonte jusqu'aux origines d'un peuple ou d'une famille : il ne veut rien laisser perdre des belles richesses qu'il a conquises. Cependant, malgré les digressions sans nombre, le plan général apparaît ; on voit le but se dessiner d'abord ; puis il semble s'effacer, lorsque tout à coup il se dresse de nouveau au bout de la carrière, éclatant. J'indique en peu de mots la marche et les stations de l'historien.
De toute antiquité il y a eu des hostilités entre les Grecs et les Barbares : ces hostilités se sont bornées d'abord à des enlèvements de femmes, 10, Europe, Médée, Hélène. De là une haine profonde entre les deux peuplés que séparaient d'ailleurs des différences de race, de langage, de religion, de gouvernement, de moeurs. Il était impossible que sous un prétexte quelconque la guerre n'éclatât point. Il y avait en
(1) J'imagine qu'Hérodote dut lire en cette circonstance des fragments des livres VII et VIII, véritable glorification d'Athènes (VII, 140, et toute la fin du livre VIIl). Voir le chapitre suivant.
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effet aux frontières mêmes du monde oriental et barbare toute une Grèce, les colonies ioniennes, doriennes, éoliennes, que les rois et les tyrans de l'Asie observaient d'un oeil jaloux. Celui qui le premier leur fit la guerre fut Crésus, roi de Lydie. — Ici s'ouvre pour ainsi dire une longue parenthèse. — D'où venait ce Crésus ? Hérodote raconte l'histoire de ses ancêtres, surtout celle du fameux Gygès; puis la chute de Crésus vaincu et détrôné par Cyrus.— L'avènement de ce nouveau personnage l'oblige à faire connaître à ses lecteurs son origine, son éducation, la victoire des Perses sur les Mèdes, sur les Assyriens, les expéditions du conquérant contre les Scythes, sa mort. — Il a pour successeur Cambyse. Il faut raconter le règne de ce prince; il est surtout célèbre par une expédition insensée contre l'Egypte. Qu'est-ce que l'Egypte ? Le second livre presque tout entier est consacré à ce pays si intéressant pour les Grecs. — Nous revenons ensuite à Cambyse ; puis au mage Smerdis, et à Darius, fils d'Hystaspe, qui lui succède. Quels furent les exploits de Darius, avant qu'il eût l'idée d'attaquer les Grecs d'Asie et d'Europe? Il fait la guerre à la Scythie, à la Libye. — Enfin,au cinquième livre seulement, nous voyons apparaître la véritable Grèce, la Grèce d'Europe, et la ville qui était la Grèce de la Grèce, Athènes. Elle est alors sous le joug des Pisistratides. Ceux-ci, renversés et chassés, vont mendier l'appui des Barbares. Dans le même temps les Athéniens encouragent la révolte des Ioniens. La lutte s'engage. A la prise de Sardes, Darius
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répond par l'incendie et la dévastation de Milet, mais cette vengeance ne suffit pas à éteindre son ressentiment. Tous les jours un de ses sujets est chargé de lui rappeler l'outrage qu'il a reçu : « Maître, n'oublie pas que tu dois te venger, des Athéniens. » L'expédition est résolue. On sait comment elle se terminera. La bataille de Marathon fut le premier triomphe des hommes libres sur les esclaves. — Xerxès, successeur de Darius, reprend ses projets : il prétend inonder la Grèce tout entière de ce torrent de dixsept cent mille hommes qu'il jette sur elle, tandis qu'une flotte immense empêchera les malheureux. Héllènes de chercher un refuge sur mer. Léonidas et ses Spartiates l'arrêtent aux Thermopyles, et troublent un moment cette âme en démence d'orgueil. Mais le passage est ouvert, voilà le torrent qui roule et se précipite. C'est Athènes qu'il menace, Athènes, sans défense, et à qui les oracles des dieux eux-mêmes conseillent la soumission.. C'est alors que nous apparaît la glorieuse cité, si faible et si puissante, car elle est l'âme de la Grèce et le dernier rempart de la liberté. Le reste est connu: c'est la dévastation de la ville abandonnée par ses habitants ; ce sont ces fameuses murailles de bois qui flottent sur les eaux glorieuses de Salamine, et contre lesquelles toute la puissance du grand roi vient se briser. Lui-même assiste au désastre de sa flotte; puis fugitif, déguisé, il traverse l'Hellespont sur une barque de pêcheur, et va étaler aux yeux de ses peuples étonnés l'humiliation de sa défaite. L'année suivante, dans les plaines de Platée
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sur les côtes de l'Ionie, à Mycale, la dernière armée et la dernière flotte des Barbares étaient battues et dispersées. L'Europe était définitivement victorieuse de l'Asie, la civilisation de la barbarie.
Telle est la composition de l'ouvrage ; voyons quel en est l'esprit. J'essayerai surtout de mettre en lumière deux points, le patriotisme et les idées religieuses. Parlons d'abord du patriotisme d'Hérodote.
Il est réel, profond, mais, il ne trouble en rien la sérénité de son esprit et l'impartialité de ses jugements. Il n'hésite pas à reconnaître que Darius et Xerxès lui-même avaient de grandes qualités, qu'en plus d'une rencontre ils se montrèrent équitables et magnanimes. Très-sobre de réflexions, il peint les personnages, soit en rapportant leurs paroles, soit en jetant au passage une anecdote caractéristique. Ce que c'est qu'un despote de l'Orient, vous le voyez, vous le sentez; il vit et respire sous vos yeux. Ces velléités de justice étouffées par une fantaisie sauvage qui trouble l'âme ; ces emportements de colère folle, ces accès de démence orgueilleuse, suivis d'attendrissements subits et d'une sorte de mélancolie étrange, quand le maître tout-puissant, enivré de la force, songe tout à coup à la mort qui engloutira tout cela. Un fait en apparence insignifiant jette tout à coup la plus vive lumière sur ces contrastes qui sont la loi même du pouvoir absolu. Citons quelques exemples. Un satrape a reçu Xerxès dans son palais, et a mis à la disposition du roi tous ses trésors. Xerxès, touche de ce dévouement, n'accepte rien, et même fait
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présent à son hôte d'une somme considérable. Celuici, encouragé, se décide le lendemain à adresser une requête au grand roi. Il est vieux, infirme; ses cinq fils servent dans l'armée; il supplie Xerxès de vouloir bien lui laisser l'aîné pour veiller sur les derniers jours de son père. Xerxès irrité fait saisir le jeune homme, ordonne qu'il soit coupé en deux et fait défiler l'armée entre les deux tronçons du cadavre. Autre exemple. Xerxès est vaincu; monté sur un vaisseau phénicien, il fait voile vers l'Asie. Une tempête s'élève; le pilote consulté répond que le vaisseau est trop chargé. Aussitôt les compagnons du roi se prosternent à ses pieds, l'adorent et se précipitent dans les flots. Le vaisseau, allégé, résiste à la tourmente; Xerxès débarque sain et sauf. Il fait appeler le pilote; il lui donne une couronne d'or pour avoir sauvé la vie du roi; puis lui fait couper la tête pour avoir causé la mort d'un grand nombre de Perses.
On pourrait multiplier les citations de ce genre : qu'il me suffise de rappeler ces folies de vengeance contre les flots soulevés de l'Hellespont, ces entraves forgées pour enchaîner la mer, ces fers rouges préparés pour imprimer un stigmate déshonorant aux vagues qui brisaient les navires du grand roi. Là il n'est qu'insensé; il est odieux quand, après la bataille des Thermopyles, il fait chercher le corps de Léonidas, lui fait couper la tête et suspend le cadavre à une croix. Ne voyez-vous pas désormais ce personnage étrange? L'historien n'a-t-il pas rendu vivante
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cette physionomie ? Ajoutons un détail au tableau, L'idée qu'un peuple puisse être libre, puisse aimer la liberté plus que la vie, ne peut entrer dans celte intelligence gâtée par le despotisme. Xerxès a auprès de lui un Lacédémonien qui a été forcé de quitter sa patrie, Démarate. Il montre à l'exilé l'innombrable armée de Perses, et lui demande s'il y a au monde un peuple capable de lui résister. Démarate lui répond que les Grecs sont pauvres, mais qu'ils sont libres et n'obéissent qu'à la loi, et que la loi leur commande de mourir plutôt que de servir; ne fussent-ils que mille, ils iront au-devant des Perses. Cette réponse excita l'hilarité du roi. La scène se passait un mois environ avant la bataille des Thermopyles. Les parents du roi, les satrapes, les gouverneurs de province, sont les dignes sujets du roi, et leur horizon n'est pas plus étendu. Deux Spartiates viennent se livrer à l'un d'eux pour expier volontairement par leur mort le meurtre d'ambassadeurs perses. Le satrape leur propose de servir Xerxès et leur promet de beaux commandements en Grèce. « On voit bien, lui répondent-ils, « que tu ne sais ce que c'est que la liberté ; si tu en « avais goûté, tu nous dirais de combattre pour elle « non-seulement avec des piques, mais avec des « haches. »
En regard de ce portrait plaçons celui des Grecs. Il est dessiné avec une sincérité admirable. Il y a plus d'une ombre au tableau. Il s'en faut que l'approche des barbares ait fait taire toutes les haines, toutes les jalousies, et réuni dans un même élan toutes les frac-
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tions de la race hellénique. Dans la flotte des barbares on voyait des vaisseaux ioniens. Lorsque ces transfuges de la liberté approchèrent des rivages de la Grèce, ils purent lire gravée sur les rochers une adjuration pathétique de leurs frères d'Europe, leur rappelant et l'origine commune et les dangers bravés ensemble jadis, et les calamités sans nombre qui suivraient la ruine de l'indépendance nationale. Ce fut un Grec, qui indiqua aux ennemis le passage qui leur permit de tourner les Thermopyles. Plus de cinquante mille Hellènes firent cause commune avec les Barbares, ou refusèrent de combattre pour la patrie commune. On vit des cités importantes, comme Argos, refuser leur concours à l'oeuvre de la délivrance nationale, sous prétexte que la ville où avait régné Agamemnon, le roi des rois, ne pouvait occuper que la première place. Enfin l'homme qui fut alors l'auteur du salut de la Grèce, ce Thémistocle si patient, si souple, si avisé, eut plus d'une fois recours à d'étranges moyens pour ranimer le courage de ses compatriotes ou vaincre les résistances des alliés. Hérodote n'a rien dissimulé; les trahisons, les défaillances, les lâchetés, les vanités mesquines, il a tout montré: les misères de la nature humaine en font mieux comprendre les grandeurs.
Il le déclare d'abord hautement, dût cet aveu lui attirer la haine des hommes, les Athéniens ont été les libérateurs de la Grèce. C'est à eux, après les dieux, qu'elle doit son salut (1). Athènes a été l'âme de la
(1) Livre VII, ch. CXXXIX et suiv.
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résistance: c'est elle qui a décidé les alliés à attendre les Barbares sur mer, dans l'espace étroit où leurs innombrables navires ne pouvaient se mouvoir; c'est elle qui a eu l'honneur de la bataille ; c'est elle qui a forcé les oracles eux-mêmes à annoncer la victoire. Rien de plus dramatique que le récit des difficultés sans nombre qu'elle rencontra dans l'accomplissement de cette tâche glorieuse. Elle fit tout et elle consentit à laisser toujours passer au premier rang sa rivale Lacédémone, si vaine et si vide. Que d'esprit, que de ruse déploya Thémistocle pour amener Eurybiade, sot et violent, au seul parti qui pût sauver les Grecs ! Toutes les concessions d'orgueil, de dignité personnelle, il les fît sans hésiter, et abandonna même à d'ineptes rivaux les apparences bruyantes de la victoire.
Je voudrais extraire de cette partie de l'histoire d'Hérodote un fragment quelconque, qui nous donne pour ainsi dire la couleur générale du tableau. Je n'ai que l'embarras du choix. Je pourrais prendre l'épisode, de l'ambassade à Gélon, tyran de Syracuse, pour lui demander assistance contre les Barbares ; l'empressement du tyran à promettre des secours, mais à condition qu'il commandera l'armée ; le refus hautain des Lacédémoniens, qui le laissent tout confondu de tant de hauteur en un si pressant besoin. J'aime mieux vous faire entendre le simple et ferme langage des Athéniens, lorsqu'ils eurent à répondre à un roi de Macédoine qui leur proposait la paix au nom de Mardonius, et essayait de les épouvanter
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en leur faisant un tableau des forces de leurs adversaires. « Nous savons bien que les forces des Mèdes «sont plus considérables que les nôtres, et il n'était « pas besoin de chercher à nous humilier par là. « Mais nous savons aussi que, voulant être libres, « nous combattrons jusqu'à l'extinction de nos « forcés. Quant à nous entendre avec le Barbare, « n'essaye pas de nous y engager, car jamais tu ne « réussiras. Va donc, et rapporte à Mardonius les « paroles des Athéniens : Tant que le soleil suivra la « route qu'il parcourt à nos yeux, jamais il n'y aura « d'alliance entre nous et Xerxès. Pleins de confiance « dans les dieux et dans les héros qui combattent avec « nous et dont il a brûlé les temples et les statues, nous « irons contre lui. »
Puis, se tournant vers les Lacédémoniens, qui semblaient craindre qu'Athènes n'écoutât les propositions de Xerxès, ils s'exprimèrent ainsi: «Les Lacédémoniens « craignent que nous ne contractions alliance avec « le Barbare : cela est dans la nature humaine ; « mais cette crainte est honteuse pour vous. « car vous connaissez l'âme des Athéniens. Il n'y « a pas de monceaux d'or, il n'y a pas de pays si « riche et si beau que nous consentions à accepter «pour nous livrer aux Mèdes et asservir la Grèce. Quand « même nous le voudrions, bien dès raisons, et les « plus graves, nous en empêcheraient. La première de « toutes, ce sont ces statues et ces temples des dieux « qui ont été incendiés et réduits en cendres; ce « crime, il faut que nous le punissions avant tout,
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« bien loin de songer à nous allier à celui qui en est « l'auteur. Ensuite les peuples de l'Heilade ont le « même sang, la même langue, ils ont les mêmes dieux, « les mêmes temples, les mêmes autels, les mêmes « sacrifices, les mêmes moeurs : serait-il bien que les « Athéniens trahissent tout cela ? Sachez donc, si par « hasard vous ne le savez pas encore, que, tant qu'il « restera un Athénien, jamais il n'y aura d'alliance « entre nous et Xerxès. »
La religion tient une grande place dans l'oeuvre d'Hérodote; on peut dire qu'elle est l'âme de son histoire. Il ne rapporte pas un événement considérable sans donner d'abord la parole aux dieux, qui par les oracles font connaître l'avenir aux mortels. Il condamne hautement les insensés qui oseraient révoquer en doute la vérité de ces révélations supérieures. Mais admirons ici la noble inconséquence où tombe cet enfant d'un peuple libre. Au fond, il lui répugne d'admettre que les décisions des dieux soient immuables, et que les malheureux mortels n'aient qu'à s'incliner tremblants sous leurs volontés souveraines. Il croit au contraire qu'à force de persévérance, d'énergie, de courage, on peut détourner un malheur qui menace, et changer en l'éclat du triomphe les sombres présages de la calamité. Quand les Barbares sont aux portes d'Athènes, la Pythie consultée est comme saisie d'épouvante à la vue des misères qui vont fondre sur la cité de Pallas : « Fuyez, dit-elle, fuyez jusqu'aux extrémités de la terre. La ville sera détruite de fond en comble ; tout sera renversé, tout
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sera la proie des flammes. » Cette réponse désole les députés, mais ils ne perdent pas coeur. Prenant dans leurs mains des rameaux d'olivier, ils vont une seconde fois interroger le dieu. — « Fais-nous une réponse « meilleure, disent-ils, ou nous resterons ici à l'atten« dre jusqu'à la mort. » C'est alors que la Pythie parle de celte fameuse muraille de bois qui ne pourra être ni prise ni détruite. Cette réponse ne satisfait pas encore complétement les Athéniens ; et ils obtiennent enfin cette magnifique prédiction, où vibre déjà l'enthousiasme de la victoire : « Quand ils auront « couvert de leurs vaisseaux comme d'un pont le « rivage sacré de Diane et Cynosure baignée des flots, « et qu'ils auront dans une attente insensée ravagé la " brillante Athènes, alors la Justice divine abattra « l'Orgueil violent, fils de l'Insolence, l'Orgueil au dé« lire farouche, et qui se flatte de tout subjuguer. « L'airain se mêlera à l'airain, Arès rougira la mer « de sang. Et voici que le fils de Saturne aux vastes « regards, et la Victoire céleste amènent à la Grèce « le beau jour de la liberté. » Cette fois, les dieux sont avec eux, ils n'hésitent plus, ils volent au combat. Que de naïveté et' d'héroïsme dans cette foi, qui force la main aux dieux, et semble leur dire : Soyez avec nous, car avec nous marchent le droit et la justice (1) ! Mais cette foi dans les oracles n'est qu'un détail dans l'oeuvre d'Hérodote ; il faut pénétrer le fond même de ses croyances religieuses.
(1) Le même fait se reproduit avant la bataille de Platée. Pausanias fait recommencer trois fois le sacrifice.
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Dans ses voyages à travers tant de pays et de siècles, l'historien a vu bien des ruines, il a recueilli le souvenir de bien des catastrophes éclatantes. Que de bouleversements dans ces empires de l'antique Orient ! Assyriens, Babyloniens, Mèdes, les plus puissantes monarchies s'écroulent, les potentats les plus orgueilleux tombent. Qu'est-ce que l'homme ? Qu'est-ce que la puissance, la richesse, la gloire? Tout cela est périssable, tout cela disparaît comme un nuage qu'emporte le vent. Que de dangers menacent la prospérité des mortels ! Aussitôt qu'elle est parvenue à son comble, elle attire les regards des dieux, elle excite leur jalousie. La terrible Némésis, qui en est la personnification, sape les bases du trône où ils sont assis, et les précipite dans un abîme d'infortunes. Qu'il tremble donc celui qui de succès en succès est parvenu au faîte de la félicité : les dieux qui se sont réservé en propre le bonheur, vont frapper l'audacieux qui semble empiéter sur leurs droits. Qu'il se hâte de fléchir leur courroux en s'imposant lui-même un sacrifice nécessaire. Polycrate de Samos jette dans les flots un anneau précieux ; il est trop tard : les dieux ont résolu la perte de l'insolent : l'anneau est retrouvé dans le corps d'un poisson , Polycrate est renversé et mis à mort avec tous les siens.
Mais, le plus souvent, c'est l'homme lui-même qui est l'auteur de son infortune. Il se laisse envahir par l'orgueil, il s'abandonne à des rêves insensés, il oublie les bornes étroites imposées à la nature humaine. Sa raison s'obscurcit ; il ne distingue plus ce qui est
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possible de ce qui ne l'est pas ; il s'égare dans des projets gigantesques et devient ainsi lui-même l'artisan de sa chute. Que d'exemples éclatants dans les annales des peuples ! Hérodote les a recueillis, et son esprit naturellement porté vers les idées religieuses en a tiré une véritable philosophie de l'histoire. Cet aveuglement de l'orgueil que les dieux semblent encourager pour mieux le punir, il le découvre dans Crésus, ce monarque opulent qui veut forcer Solon à le déclarer le plus heureux des mortels. — «Nul ne peut être appelé heureux qu'après sa mort, » répond l'Athénien. Qu'arrive-t-il en effet ? Crésus perd son fils d'abord, puis il est attaqué, vaincu, détrôné par Cyrus ; sur le bûcher où il va périr, il se rappelle les paroles du sage et s'écrie: «Solon, Solon!» Cyrus sera-t-il plus modéré dans la fortune? Non, le vainqueur de Crésus va porter la guerre chez les Scythes, expédition injuste et folle, dans laquelle il perd la vie. Mais son exemple du moins ne sera pas perdu pour son fils Cambyse? Celui-ci, plus insensé cent fois, entraîne son armée à travers les sables ardents de la Libye, perce de son glaive le boeuf sacré des Égyptiens et périt enfin misérablement dans le lieu même où il a commis le sacrilége. Darius semble plus maître de lui-même ; cependant, emporté par une haine aveugle contre les Grecs, il court au-devant du désastre de Marathon. Et son fils Xerxès, n'est-il pas comme le type de cet orgueil insensé qui pousse l'homme à sa ruine? Aussi sera-t-il honteusement vaincu, le sacrilége qui a osé enchaîner les flots sacrés, qui a livré aux
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flammes les temples, les autels, les statues des dieux, qui a mutilé le glorieux cadavre de Léonidas. Chez les Grecs, au contraire, quelle modération, quelle piété, quelle sage défiance d'eux-mêmes ! Ils ne cessent d'invoquer l'assistance des dieux; ils supplient les héros antiques de Salamine, Éaque, Télamon, Ajax, Teucer, de venir au secours de leurs descendants menacés; victorieux, c'est aux immortels qu'ils rapportent l'honneur de la victoire. Ils l'ont espérée cette victoire, le jour où, dans la citadelle, l'olivier sacré, brûlé jusque dans ses racines par les Perses impies, a tout à coup poussé dans les airs un vert rejeton, le jour où la Pythie, reprenant coeur, a enfin condamné le Barbare à la défaite et à la honte.
Je n'ai pas besoin d'insister pour mettre en lumière tout ce qu'il y a d'élevé et de véritablement religieux dans cette explication des faits de l'histoire. L'histoire devient un enseignement, enseignement patriotique avant tout. N'était-ce pas dire aux Grecs, dans le moment même où cette maladie de l'orgueil pouvait les saisir : Songez à ceux que vous avez vaincus : ils étaient nombreux, puissants, ils portaient en tous lieux l'épouvante; mais ils étaient impies et sacriléges, ils méprisaient les dieux et la justice, et n'attendaient que d'eux-mêmes la victoire : ne les imitez pas, ô vous à qui il a été donné de les vaincre (1) !
(1) Lire la tragédie des Perses d'Eschyle. C'est le plus noble commentaire d'Hérodote, écrit par le grand poëte qui combattit à Marathon et à Salamine.
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L'histoire chez les Grecs après Hérodote. — Thucydide. — La guerre du Péloponèse. — Le sujet, l'esprit de l'ouvrage. — La critique, la recherche des causes et l'explication des événements. — Les récits et les discours.
Un disciple de Thucydide sous la domination romaine. — Polybe.
Deux grands faits dominent l'histoire de la Grèce ancienne avant qu'elle ait perdu son indépendance, les guerres Médiques, la guerre du Péloponèse. Chacun d'eux a son historien. Après Hérodote, Thucydide.
Celui-ci ne ressemble en rien à son prédécesseur. Hérodote est un Grec d'Ionie (1) et comme un disciple d'Homère. Né trop tard pour chanter sur la lyre les glorieuses actions des hommes, il se plaît à les raconter dans le dialecte sonore de l'aède ; comme lui il aime à s'arrêter aux détours de la route, toujours en quête de belles légendes. Seulement, les divinités homériques si nombreuses, si brillantes, si passionnées, qui se précipitent avec tant d'ardeur dans le tourbillon de la vie, on ne les retrouve plus dans l'oeuvre d'Hérodote.
(1) Non d'origine, car Halicarnasse était une colonie dorienne, mais par adoption et par goût, pour ainsi dire.
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Une puissance nouvelle, qu'il appelle le démon (ô Saîf«ûv), le divin (ta @sïov), sorte de providence sombre et jalouse, surveille d'un oeil inquiet les choses humaines et se plaît à abaisser les superbes et les présomptueux. De là, tant de ruines accumulées dans le monde, tant de catastrophes éclatantes, enseignement redoutable que l'insensé seul refuse d'entendre.
Tout autre est l'esprit qui anime Thucydide. Il est né quatorze ans à peine après Hérodote (470) ; il semble qu'un siècle les sépare. L'exaltation héroïque de la guerre nationale est tombée; les Hellènes, à peine délivrés, commencent à s'observer d'un oeil jaloux; des rivalités sourdes se font jour; la splendeur et l'orgueil de la victorieuse Athènes, la hauteur froide de Lacédémone, vont se heurter, et du choc jaillira la guerre civile. Thucydide en a entendu les premiers grondements. Il ne sera donc pas un imitateur ou un disciple d'Hérodote, et nous ne pouvons admettre la tradition ingénieuse qui le rattache à l'Homère de l'histoire. On rapporte en effet que Thucydide, âgé de seize ans, assista à la lecture qu'Hérodote fit de son ouvrage aux Grecs assemblés à Olympie. L'enthousiasme de la multitude, la beauté du travail, la gloire qui rejaillissait sur l'auteur, remuèrent l'âme de l'adolescent; des larmes s'échappèrent de ses yeux, nobles larmes de précoce émulation ! L'amour de la gloire fut toujours le sentiment le plus vif chez les Grecs ; mais ce n'est pas la gloire d'Hérodote que rêva Thucydide. Son caractère le portait d'un tout autre côté.
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C'est un Athénien, d'une naissance, illustre, fils d'Oloros, qui descendait des anciens rois de Thrace. Il était fort riche, car il possédait dans ce pays, à ScalptéHylé, des mines d'or célèbres. Ce n'est pas à l'école des aèdes ou dans les sanctuaires de la mystérieuse Egypte que son intelligence s'est développée : il reçoit les leçons du philosophe Anaxagoras, qui compta aussi parmi ses disciples Socrate. Anaxagoras le premier rechercha au delà des phénomènes naturels la cause qui les produisait ; il ne voulut pas accepter cette intervention incessante des innombrables personnes divines imaginées par les poëtes et par le peuple : il alla droit au principe supérieur des choses et proclama comme premier et unique moteur de l'univers, l'Intelligence (ô votiç). Plusieurs fois inquiété, accusé d'impiété, condamné à mort, il n'échappa au supplice que par le crédit de Périclès, et finit ses jours en exil. Un autre maître de Thucydide fut le rhéteur Antiphon, l'initiateur des Athéniens à cette éloquence sobre et élégante qui faisait l'admiration et le désespoir de Cicéron, et qui demeura une des formes les plus parfaites de ce qu'on appela plus tard l'atticisme.
Comme tous les Athéniens de ce temps, Thucydide entra de bonne heure dans la vie publique ; mais de bonne heure aussi il en fut brusquement écarté. Une flotte qu'il commandait ne put empêcher Brasidas le Lacédémonien de s'emparer d'Amphipolis; Thucydide fut accusé, de quoi ? on l'ignore, peut-être de trahison : cette démocratie athénienne si ombrageuse lui fit un
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crime d'un insuccès, et il fut envoyé en exil, vers la huitième année de la guerre. Il se retira d'abord en Thrace, puis il passa dans le Péloponèse. Vingt années s'écoulèrent ainsi. Il ne revit sa patrie qu'après la délivrance d'Athènes par Thrasybule, et sans doute à la faveur de l'amnistie qui fut alors proclamée. C'est à Athènes qu'il mourut, on ne sait pas au juste à quelle époque. Il laissait inachevé l'ouvrage auquel il avait consacré la plus grande partie de sa vie. Sur les vingt-sept années que dura la guerre il ne nous a donné que le récit des vingt-deux premières.
Il faut d'abord déterminer nettement et le sujet choisi par l'auteur et les raisons qui l'ont poussé à ce choix. C'est ce qu'il nous apprend lui-même dès les premières lignes. « Thucydide d'Athènes a écrit « l'histoire de la guerre que se firent les Athéniens « et les Péloponésiens. Il s'était mis à l'oeuvre dès « l'origine même de cette guerre, prévoyant qu'elle « serait grande et surpasserait en importance toutes « celles qui ont précédé. Il le conjecturait en voyant « les deux partis également puissants, également « préparés, et de plus, le reste des Grecs se parta« geant entre eux, les uns tout d'abord, les autres « y songeant déjà. » — Cet événement qu'il voit naître pour ainsi dire sous ses yeux, il en mesure d'avance toute la gravité ; il le déclare sans hésiter, et avant même qu'il soit accompli, le plus considérable de tous. Ni l'expédition contre Troie, ni les guerres médiques elles-mêmes ne peuvent lui être comparées : le corps hellénique était alors faible et divisé, tandis
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que la guerre du Péloponèse mit aux prises l'Hellade tout entière et dura près de trente années.
Voilà donc le sujet qu'il a choisi. Que penser de l'inepte critique Denys d'Halicarnasse qui lui reproche d'avoir pris un sujet triste, l'histoire d'une guerre civile, et part de là pour préférer à l'austère historien l'aimable conteur Hérodote, qui lui du moins a fait choix d'un sujet agréable et s'est montré bon patriote ? Voilà la lumière qui éclaire ce Grec émigré à Rome et vivant sous Auguste ! Il est vrai que le prince n'aimait pas qu'on parlât des guerres civiles.
Le sujet choisi, Thucydide n'épargne rien pour en tirer tout ce qu'il renferme. Il veut tout connaître, non à la légère et sur de vagues rumeurs, mais en remontant directement aux sources. Son temps, sa fortune, l'activité de son esprit, les ressources de sa noble intelligence, il consacra tout à la recherche de la vérité. Lui-même suit de près les événements qui s'accomplissent, soit sur les côtes de la Thrace, soit dans le Péloponèse. De plus, il entretient dans tous les pays des correspondants sérieux, qui le tiennent au courant des moindres faits ; il recueille les témoignages, il les contrôle, il les oppose les uns aux autres, et de ce long labeur accompli avec un soin religieux, il dégage la vérité. Son histoire n'a été ni refaite ni contestée sur aucun point : elle fut en paraissant définitive. Combien y a-t-il d'histoires contemporaines dont on pût en dire autant?
Ce qui frappe tout d'abord, c'est la haute impartialité
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de l'auteur. Ses concitoyens l'ont banni un peu légèrement à ce qu'il semble ; ne conservera-t-il pas au fond du coeur quelque amertume contre eux? n'aura-t-il aucune de ces injustices, aucun de ces préjugés qui sont comme la maladie de l'exil ? On en chercherait en vain la moindre trace dans son livre : ce n'est pas lui qui prendra plaisir à rabaisser Athènes au profil de Lacédémone. Xénophoh, Platon, Phocion luimême ne se refuseront pas cette triste consolation. Thucydide est au-dessus de ces mesquines rancunes. Il veut avant tout conserver aux événements et aux personnages leur véritable physionomie.
Il commence par écarter cette couleur merveilleuse, si chère à Hérodote. Son ouvrage y perdra du charme, il le sait bien, mais il y gagnera de l'autorité.. « Peut«être, dit-il, ce récit, pour n'avoir pas donné de place « aux fables, produira-t-il une impression moins « agréable; mais s'il est jugé utile par ceux qui vou« dront y chercher la connaissance certaine des faits « et l'intelligence de ces répétitions qui, d'après la loi « des choses humaines, doivent se présenter dans « l'avenir, ce sera un mérite suffisant. C'est une com« position (littéralement construction, xT5j[/.a) faite « pour demeurer toujours, et non une oeuvre d'apparat « faite pour charmer un moment les oreilles. » — Et ailleurs, il parle avec un certain mépris des chants des poëtes «qui ont embelli la réalité, et des composi« tions des logographes qui se sont plus préoccupés d'a« muser que d'instruire leurs auditeurs. » Il est difficile de ne pas voir une critique au moins détournée
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d'Hérodote dans cette condamnation sévère de tout embellissement poétique.
Mais il se sépare surtout de son devancier dans l'explication des événements. J'ai dit que l'oeuvre d'Hérodote est comme enveloppée et dominée d'une sorte de terreur religieuse ; l'historien rencontre partout cette puissance mystérieuse et redoutable, le démon, le divin, qui aveugle les mortels, et les pousse à la ruine; c'est à elle qu'il attribue la chute des grands empires et les revers infligés à l'orgueilleux Xerxès; il est convaincu que les dieux ont annoncé aux mortels par le moyen des oracles les calamités qu'ils tenaient en réserve contre les insolents et les sacriléges. C'est à peine si vous découvrirez dans Thucydide la trace de cette intervention surnaturelle. L'historien passe rapidement; il est clair qu'il a peu de foi en ces manifestations merveilleuses. Quand les Péloponésiens vainqueurs pénètrent dans l'Attique et s'approchent jusqu'à soixante stades d'Athènes, le trouble, la consternation éclatent parmi les habitants. « En ce mo« ment, dit froidement l'auteur, des devins chantaient « des oracles de toute espèce que chacun écoutait sui« vant la disposition de son esprit. » Que nous sommes loin de cette angoisse religieuse qui, à trois reprises différentes, jetait aux pieds de la Pythie les héros de Salamine, et arrachait aux dieux la promesse de la victoire ! Au fond, Thucydide n'a que du dédain pour des pratiques de ce genre, et pour ceux qui s'y adonnent. Il est visible que cet honnête Nicias, ce dévot méticuleux, l'impatiente, " II était, dit-il, trop
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« enclin à la superstition (1) et aux choses de ce « genre. "
Cette rigueur de sens critique s'exerce sur tous les sujet. Il ne lui semble point que cette fameuse expédition de Troie, tant chantée par les poëtes, ait été un événement si considérable, et il la réduit aux proportions les plus modestes. Une craint pas même de soumettre à un examen sévère l'histoire héroïque d'Harmodios et d'Aristogiton, les meurtriers des tyrans, les libérateurs d'Athènes. En leur honneur retentissait aux grandes Panathénées l'hymne national, commençant par ces vers :
Dans la branche de myrte je porterai l'épée Comme firent Harmodios et Aristogiton,
Lorsqu'ils tuèrent le tyran
Et firent Athènes libre.
Très-cher Harmodios, non, tu n'es pas mort! Tu habites dans les îles des bienheureux, Là où se trouve Achille aux pieds légers, Et le brave Diomède fils de Tydée.
Dans la branche de myrte je porterai l'épée, Comme, firent Harmodios et Aristogiton, Lorsque pendant le sacrifice d'Athéné Ils tuèrent le tyran Hipparchos.
Éternelle sera votre renommée sur la terre, Très-chers Harmodios et Aristogiton, Parce que vous avez tué le tyran, Et fait Athènes libre.
Thucydide rétablit les faits embellis par la vanité
(1) Le mot grec Oeiairp.o.ç est intraduisible. C'est une sorte de diminutif méprisant.
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patriotique. Ce n'est pas l'amour de la liberté qui a armé le bras des deux amis, c'est l'outrage qu'Hippias infligea à la soeur d'Harmodios, jeune fille qui devait porter la corbeille sacrée dans une solennité religieuse, et qui fut chassée comme indigne de cet honneur. De plus, ce n'est pas à Harmodios et à Aristogiton qu'il faut attribuer la délivrance d'Athènes; car, après le meurtre d'Hipparchos, Hippias régna encore, et fit même peser sur les Athéniens un joug plus lourd. La tyrannie des Pisistratides né fut abolie que plus tard, et c'est aux Lacédémoniens qu'en revint l'honneur. Enfin les Pisistratides étaient des hommes sages et vertueux, qui contribuèrent beaucoup à la prospérité et à la splendeur d'Athènes. Voilà jusqu'où Thucydide pousse l'amour de l'exactitude : on trouvera peut-être qu'il va un peu loin.
Toutes ces causes d'erreur éloignées, l'auteur se trouve enfin en face de la réalité, et le travail de la composition commence. Plus de légendes, plus de merveilleux, plus d'intervention surnaturelle. Les faits ont une cause. A quoi bon l'aller chercher dans les fables, dans les oracles, dans les caprices de la Fortune? Cette cause est, comme les faits eux-mêmes, purement humaine. Pour la démêler et la saisir, il faut étudier de près les peuples, leur gouvernement, leurs forces, leur caractère, les intérêts qui les touchent et les font agir. Si la guerre a éclaté entre les Athéniens et les Péloponésiens, quoi de plus naturel? La situation respective des deux partis, le génie différent des peuples suffisent parfaitement à expliquer l'événe-
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ment. Athènes, enivrée de sa gloire, étale un orgueil insupportable; elle est insolente, exigeante, cruelle même pour ses alliés ; placée si haut par son titre delibératrice de la Grèce, elle nourrit des desseins ambitieux ; elle rêve la domination sur toute la Grèce. Mais laissons la parole à Thucydide : voici le portrait qu'il trace de ses compatriotes comparés aux Lacédémoniens : « Les Athé« niens aiment la nouveauté ; ils sont prompts à conce« voir des desseins et volent à l'exécution : vous (1), au « contraire, vous songez à conserver ce qui existe, vous « n'aimez pas les innovations; vous reculez même de« vant les plus nécessaires. Les Athéniens sont entre« prenants au delà de leurs forces, aventureux au delà « de toute attente, pleins d'espérance dans les revers ; « vous, au contraire, vous faites moins que vous ne « pouvez, vous ne vous fiez pas même aux prévisions « les plus certaines, vous vous imaginez que vous « ne vous tirerez jamais d'un péril. Ils se lancent sans " hésiter dans l'action, vous hésitez toujours ; ils ai« ment à quitter leur pays, vous êtes casaniers. Ils « comptent gagner quelque chose à une expédition ; « vous redoutez, vous, de compromettre ce que vous « possédez. Vainqueurs de leurs ennemis, ils donnent " carrière à leur ambition; vaincus, ils la réduisent le « moins possible. Tandis qu'ils abandonnent compléte« ment leur corps à la patrie, comme un bien étranger, « ils gardent, pour mieux la servir, la pleine pos« session de leur âme. Si le succès fait défaut à quel(1)Les
quel(1)Les Ce passage est tiré d'un discours que leur adressent les Corinthiens (livre.I, ch. LXX).
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« qu'une de leurs entreprises, ils se regardent comme « dépouillés de ce qui leur appartient; et ce qu'ils « viennent d'obtenir par leurs armes leur semble peu « de chose au prix de ce que leur promet l'avenir. « Une tentative échoue-t-elle, ils se dédommagent par « de nouvelles espérances. Pour eux seuls la possession « se confond avec l'espérance, parce qu'une résolution « est aussitôt suivie d'action. Et c'est ainsi que toute « leur existence se consume dans les fatigues et les « dangers. Ils ne jouissent point des biens acquis, « parce qu'ils veulent toujours acquérir, parce qu'ils « ne connaissent pas d'autre fête que d'agir, parce que, « à leurs yeux, le repos et l'oisiveté sont malheurs pires « que le travail et la peine. Bref, voulez-vous résumer « en deux mots leur caractère? Ils ne peuvent souffrir « la tranquillité ni chez eux ni chez les autres. »
Voilà les principaux personnages introduits; nous les connaissons, nous comprenons sans peine qu'au moindre événement la guerre éclate. Mais combien d'autres peuples renferme la Grèce ! Thucydide les connaît, les passe en revue, assigne à chacun d'eux son caractère propre, les intérêts qui découlent de sa situation, de ses espérances, de ses craintes; et quand il a composé ainsi un tableau de la Grèce partagée entre les deux grandes cités, Athènes et Lacédémone, il déroule la série des événements. Aucun d'eux n'est imprévu, inexplicable: c'est une conséquence naturelle qui sort d'un principe bien établi.
Mais ce besoin dé rapporter à une cause déterminée tous les faits de l'histoire pourrait faire glisser l'auteur
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sur la pente d'une sorte de fatalisme : Thucydide a su éviter cet écueil. Nul ne fut jamais plus intimement convaincu de la liberté humaine ; nul ne découvrit plus nettement dans ce qu'on appelle les jeux de la fortune et les hasards de la guerre, le rôle de l'intelligence, la responsabilité des acteurs. Il fallait bien qu'il en fût ainsi. Où trouver place à la fatalité dans cette démocratie athénienne si active, si remuante, que l'on voit vivre pour ainsi dire heure par heure? Ce peuple n'est-il pas évidemment l'unique auteur des succès et des revers qui forment son histoire ? Pas une mesure importante qui ne soit l'objet d'une délibération publique. C'est le citoyen le plus avisé, le plus prompt d'esprit, le plus éloquent, qui persuade et entraîne à sa suite ses compatriotes. Périclès et Cléon, Nicias et Alcibiade, voilà les principaux acteurs du drame. De chacun d'eux Thucydide a tracé des portraits d'une admirable fidélité et d'un relief saisissant. On s'explique sans peine les deux phases si différentes de la guerre du Péloponèse, quand on a lu et médité cette belle appréciation du rôle de Périclès. Tant qu'il vécut, Athènes suivit une politique conforme à son génie et à ses forces ; après lui, la fantaisie domina. Mais je cède la parole à l'auteur : « Puissant par la « dignité de son caractère et par son intelligence, et à « l'abri de tout soupçon de vénalité, Périclès restait «libre en dirigeant la foule ; il n'était pas mené par « elle, mais il la menait véritablement, parce que, ne « devant pas son pouvoir à des moyens illégitimes, il «pouvait, au lieu de la flatter dans ses discours, bra-
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« ver sa colère et la contredire avec autorité. Quand il « voyait les Athéniens se livrer à une confiance dépla" cée et insolente, il les maîtrisait par sa parole et les « frappait de crainte; cédaient-ils à des frayeurs insen" sées, il relevait leur courage et les ramenait à la « confiance. Il y avait donc à Athènes, de nom, la dé« mocratie, de fait, l'autorité suprême du premier des « citoyens. Mais les hommes qui vinrent après lui, « plus égaux entre eux et désirant tous le premier « rang, se mirent à abandonner les affaires au caprice " du peuple. De là vinrent beaucoup de fautes, en rai« son de la grandeur d'Athènes et de l'étendue de sa « domination; et la principale fut l'expédition de Si« cile, où il y eut à blâmer, moins encore la folie d'une « entreprise commencée contre des ennemis mal « jugés, que la conduite de ceux qui, après l'avoir fait «décider, ne s'occupèrent pas de venir en aide à leurs « concitoyens en campagne, mais, tout entiers à leurs « querelles particulières au sujet de la prééminence « dans l'État, énervèrent les opérations de cette guerre « lointaine, et dans Athènes commencèrent à se dé« chirer entre eux. »
Mais l'historien ne doit pas se borner à expliquer les faits : il faut surtout qu'il les raconte. Je voudrais pouvoir donner un spécimen de cette narration sobre et forte dont Thucydide est le créateur, dont il est resté le modèle. Mais la place me manque pour des citations de ce genre. Je renvoie les personnes studieuses à la belle description de la peste d'Athènes qui se trouve au livre deuxième, chapitre quarante-
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septième et suivants. On remarquera dans cet épisode l'art admirable des gradations, et la peinture profonde des désordres moraux qui suivirent l'invasion du mal : les malheureux en proie au fléau, sentant bien que l'arrêt de mort était suspendu sur leurs têtes, se plongent dans toutes les voluptés, dans tous les crimes, ne respectent plus ni les lois ni les dieux, et veulent charger leur dernière heure de tous les plaisirs que leur réservait une longue existence. J'indique aussi le récit de l'expédition de Sicile, aux sixième et septième livres; le départ de la flotte, après les sacrifices solennels offerts aux dieux, les espérances rayonnantes des conquérants; puis les difficultés imprévues, les échecs, les revers, le découragement, le désastre et l'extermination de la brillante armée. Rien de plus dramatique, sans le moindre emploi de ces procédés vulgaires de composition, qui faussent l'histoire pour la rendre plus pittoresque et plus pathétique.
On remarquera la chronologie toute particulière adoptée par Thucydide. Comme les divers peuples de la Grèce n'avaient pas une ère commune, l'auteur se fonde sur la succession naturelle des saisons, et divise l'année en hiver et en été : l'hiver est consacré d'ordinaire aux négociations et aux armements, pendant l'été ont lieu les campagnes. De là de singulières indications comme celle-ci « : au moment où le blé se formait en épis, au moment où les épis mûrissaient. ».
Il me reste à dire un mot des discours. Ils tiennent
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une grande place dans l'oeuvre. En effet, dans presque toutes les républiques grecques, même à Lacédémone, tout dépendait du peuple, et le peuple dépendait de la parole. Thucydide a entendu directement ou il a connu par des rapports sûrs les harangues prononcées chez les différents peuples. Mais il ne s'est pas borné à les reproduire littéralement; c'eût été introduire dans le courant général du style un élément disparate, de fausses couleurs, et jamais un Grec n'eût commis une telle infraction aux règles de l'art, aux lois de la beauté. Thucydide a donc conservé soigneusement les idées émises par chaque orateur, mais il les a revêtues de son propre style. Il a même ajouté un élément indispensable : il a voulu que tout discours important fût à la fois la peinture d'une situation donnée et celle du personnage : de là un double intérêt pour le lecteur. Il a devant lui Périclès, Cléon, Nicias, Alcibiade, un roi de Lacédémone, un Sicilien; et de plus l'orateur expose et met en pleine lumière les faits, les intérêts, les passions qui agitent la multitude à laquelle il s'adresse. Ainsi composés, ces discours ne sont pas des hors-d'oeuvre : ils contribuent puissamment à la clarté de l'ensemble, et à la vérité des détails.
Je rapprocherai de Thucydide un historien qui lui est bien inférieur sous tous les rapports, mais qui se rattache évidemment à son école : c'est Polybe. Polybe est un Grec d'Arcadie, né à Mégalopolis en 205 avant Jésus-Christ. Il est fils de Lycortas, qui succéda à Philopémen dans la charge de préteur de la
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ligue Achéenne. Aux funérailles du grand homme, ce fut Polybe, âgé de vingt ans, qui porta l'urne renfermant les cendres du dernier défenseur de l'indépendance hellénique. Un peu plus tard, après la défaite du roi de Macédoine, Persée, Polybe fut emmené à Rome en otage. Il y resta plus de quinze années. Bien accueilli, fort recherché même des représentants de l'aristocratie romaine, les Paul Emile et les Scipions, il peut être considéré comme un des principaux introducteurs de la civilisation grecque parmi les Romains. A ce titre, il eut pour adversaire énergique le vieux Caton le Censeur. Un jour, les exilés grecs adressèrent au sénat une pétition pour obtenir leur retour dans leur patrie. Caton vota pour l'ordre du jour, disant « qu'il importait peu à la «république que des vieillards d'Achaïe fussent ense« velis par les fossoyeurs de leur pays ou par ceux de «Rome. » Le sénat fut moins rigoureux. Polybe, agé de plus» de cinquante ans, revit la Grèce. Il la trouva livrée à la confusion et à l'anarchie , proie toute prête à qui voudrait s'en saisir. Il se mit à voyager, parcourut la Gaule, l'Espagne, l'Afrique, retrouva devant Carthage le jeune Scipion qu'il avait connu à Rome. Il vit tomber cette redoutable ennemie que ne protégeait plus son Annibal. Peu de temps après, c'est Corinthe qui s'écroule, c'est la Grèce tout entière qui est réduite en province romaine. Puis c'est Numance, et l'Espagne qui tombe sous le joug de Rome. Bientôt les aigles romaines vont passer en Orient ; déjà l'on voit poindre la réalisation de ce plan formi-
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dable de la domination universelle. Tels sont les événements qui inspirent à Polybe. l'idée de son histoire. Sur les quarante livres dont elle se composait, nous n'en possédons plus que cinq ; mais le but de l'auteur apparaît en pleine lumière. Le voici : Bien des peuples ont possédé une grande puissance ; bien des peuples ont nourri l'espoir de ranger sous leur loi toutes les nations de la terre : aucun d'eux n'a réussi dans cette gigantesque entreprise. On connaît les revers éclatants infligés à l'orgueil des rois de Perse. Les Romains à leur tour ont conçu cette ambition, et cette ambition ne sera point déçue : ils seront avant peu les maîtres du monde. C'est là une vérité certaine qui éclate à tous les yeux. Seulement, certains peuples, les Grecs surtout, essayent de rabaisser l'oeuvre grandiose de Rome. Ce sont les circonstances, disent-ils, ce sont d'heureux hasards, la fortune, cette déesse capricieuse et souveraine, qui leur ont mis aux mains la victoire et la domination. — Non, répond Polybe : le hasard et la fortune ne sont pour rien dans ce grand ouvrage. Il est le produit naturel, légitime, nécessaire d'un calcul profond. Les Romains, sont les maîtres des autres peuples, parce qu'ils possèdent tout ce qui a manqué aux autres peuples : d'abord le génie politique, c'est-à-dire l'intelligence des circonstances, la suite dans les projets, le dévouement absolu de tous et de chacun à l'intérêt général. Ajoutez-y ce patriotisme énergique et profond qui ne recule devant aucun sacrifice, cette austérité dans les moeurs, cette forte discipline qui est l'âme
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des armées romaines, cette union intime de tous les ordres qui concourent également à l'oeuvre commune, et surtout cette habile et sûre direction imprimée à ce grand corps par le sénat, qui en est comme l'intelligence vivante et agissante. C'est par là qu'ils ont triomphé jusqu'ici de tous leurs ennemis; c'est par là que, vaincus tant de fois et par Pyrrhus et par Annibal, ils sont venus à bout de Pyrrhus et d'Annibal ; c'est par là qu'avant peu ils rangeront sous leurs lois tous les peuples.
Tel est le point de vue auquel s'est placé Polybe, point de vue éminemment philosophique et fécond. Il a lentement, patiemment analysé tous les éléments qui constituent cette force redoutable qu'on appelle le peuple romain ; et, cet inventaire terminé, il oppose à ce puissant organisme, les chétives et misérables ressources que peuvent mettre en ligne ses adversaires. La plupart ont déjà succombé et devaient succomber, les autres les suivront bientôt. Pour lui, c'est un simple calcul à faire. Il éprouve une certaine joie à se rendre si clairement compte de ces grands événements qu'il a vus s'accomplir ; il oublie un peu trop que parmi les victimes fatales de ce redoutable dominateur, se trouve la pauvre Grèce, si légère, si téméraire, et qui déjà a cessé d'exister. Il oublie aussi que Rome porte en son sein des germes funestes ; que déjà l'on voit apparaître les symptômes de ces luttes intestines qui, des Gracques à Marius, à César, à Octave, ruineront l'antique constitution républicaine, et transformeront le peuple-roi en une tourbe d'escla-
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ves. Il oublie enfin que, en dehors de l'Italie, de la Grèce, de l'Espagne, de la Syrie, il y a autre chose ; que là haut vers le nord, au delà du Rhin, que de l'autre côté vers le Danube, des, forêts épaisses, des steppes immenses abritent des peuples inconnus encore, mais déjà menaçants, les futurs destructeurs de l'empire. Mais ce qu'il n'a point vu, nul ne pouvait le voir alors ; ce qu'il a pressenti et annoncé s'est vérifié. Son livre reste un des monuments les plus remarquables de la puissance d'induction appliquée aux faits de l'histoire.
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PLUTARQUE
Une nouvelle forme de l'histoire chez les anciens : la biographie. — Plutarque. — La Grèce sous les empereurs. — Le politique et le moraliste. — La morale du citoyen antique. — Le récit des faits subordonné à l'étude des caractères. — Influence de Plutarque au seizième et au dix-huitième siècle.
Je ne m'arrêterai pas à Denys d'Halicarnasse ni à Dîodore de Sicile, compilateurs estimables, mais d'une intelligence médiocre, et d'ailleurs sans aucune originalité; ni même à Xénophon, qui n'est guère historien que par occasion; mais je ne puis passer sous silence Plutarque. Plutarque n'est pas un esprit de premier ordre ni un écrivain de génie; mais il a donné à l'histoire une forme nouvelle. Cette forme, c'est la biographie. Le biographe n'a pas pour but d'exposer la série des faits qui forment l'histoire d'une époque ou celle d'un peuple; il ne cherche pas non plus à mettre en lumière les lois qui régissent les événements : ce qu'il étudie, ce sont les acteurs, et il les étudie de préférence dans ces moments où ils ne sont plus en scène, où l'homme apparaît sous le grand homme. Ce qu'ils ont fait lui importe peu, comment ils l'ont fait, ce qu'ils étaient, voilà ce
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qui l'intéresse. Point de vue nouveau, qu'il ne faut pas mépriser assurément, mais qui est plutôt une décadence qu'un progrès. Indiquons rapidement les influences qui ont jeté, pour ainsi dire, Plutarque hors de la grande voie historique et lui ont mesuré un horizon si restreint.
Il vit dans un temps où la Grèce conserve à peine une ombre d'existence politique, sous les règnes de Néron et de ses successeurs. A Rome, et dans l'immense empire, tout dépend du caprice d'un seul; le prince délègue à qui il lui plaît un pouvoir presque absolu sur les provinces soumises. La vie et la fortune de millions d'hommes sont dans les mains d'un maître, contre lequel aucun recours n'est possible. Jamais on ne sentit plus vivement qu'alors la place que pouvait tenir dans le monde un seul être. Quand la Grèce était libre, quand Rome était gouvernée par des magistrats élus dans les comices, la chose publique absorbait l'individu, si puissant qu'il fût par le génie. A Athènes surtout, la démocratie ombrageuse ne permettait pas à un citoyen de s'élever au-dessus du niveau commun. Le jour où il semblait trop grand, l'ostracisme le frappait. La gloire était comme le patrimoine commun de la cité; nul n'avait le droit de se l'approprier. Dans les discours funèbres, où l'on célébrait le courage de ceux qui étaient morts pour la patrie, l'orateur ne prononçait pas un nom propre: Athènes seule était glorifiée. Nous ignorons et l'on ignorera toujours les noms des héros des Thermopyles. Eschyle, dans cet admirable récit de la bataille
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de Salamine, qui se détache si éclatant sur le fond sombre de la tragédie des Perses, ne fait pas la moindre allusion au vainqueur du jour, Thémistocle. Enfin les artistes eux-mêmes n'avaient pas le droit d'inscrire leur nom sur les oeuvres sorties de leur ciseau. Quand la cité eut disparu, l'individu revint en lumière. Aristide n'eut pas de statue; on en éleva 360 à Démétrius de Phalère vivant. Ce fut bien autre chose encore quand l'esprit monarchique, tout-puissant à Rome, se répandit par une rapide contagion jusqu'aux extrémités de l'empire. On décapita les statues des héros et des dieux, les chefs-d'oeuvre des plus grands artistes, pour placer sur leurs épaules les têtes d'un Néron ou d'un Domitien !
Il faut ajouter à cette transformation si complète de l'esprit général une cause plus immédiate, que je tire du caractère même de Plutarque. Plutarque est un patriote. Né à Chéronée, en Béotie, habitant d'une petite ville, il y séjourne « afin, dit-il, de ne pas la rendre encore plus petite ». Il pourrait, comme une foule de rhéteurs et de sophistes grecs de ce temps, faire fortune à Rome, où son enseignement est fort goûté; mais la dominatrice du monde ne peut le retenir longtemps. Il ne fait pas même aux Romains l'honneur d'apprendre leur langue; il s'arrête dans cette étude le jour où il se croit en état de déchiffrer les auteurs latins. De retour à Chéronée, il remplit scrupuleusement tous les devoirs du citoyen, briguant et remplissant avec un zèle exemplaire les magistratures les plus humbles. A ses yeux, tout service
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public est un honneur. Conserve-t-il des illusions sur les destinées réservées à son pays ? Il est difficile de le croire, quand on a lu le passage suivant, tiré d'un traité sur la façon d'administrer les affaires publiques. « Quand Périclès prenait la chlamyde, il se disait : « Attention, Périclès, tu commandes à des hommes « libres, tu commandes à des Grecs, tu commandes « à des citoyens d'Athènes. Aujourd'hui il faut se « dire : Tu commandes, mais tu es commandé ; tu « commandes à une ville qui est sous la main des pro« consuls, des procurateurs de César. Il te faut porter' « une chlamyde plus modeste, et du prétoire où tu « siéges, regarder le tribunal où est le maître; ne pas « être fier de ta couronne, au-dessus de laquelle il y « a les pieds d'un plus fort. Il faut faire comme les « acteurs qui accommodent à l'action les mouve« ments, les gestes, les costumes; il faut aussi écouter « le souffleur et ne dépasser jamais le ton et la me« sure fixés par le maître de ce pouvoir concédé. Si on « l'oubliait; ce ne seraient pas des sifflets et des huées, « mais la hache du bourreau qui ferait tomber la tête « de l'imprudent. On rit quand un enfant veut mettre « les chaussures ou la couronne de son père : mais « que nos archontes d'aujourd'hui poussent le peuple « à imiter les exploits héroïques de ses ancêtres, et « essayent par là de soulever la multitude; une pa« reille tentative les rendra ridicules, à moins qu'ils « ne vaillent la peine d'être punis autrement. Il y a « bien des choses à imiter dans notre histoire, mais « Marathon, Platée et autres souvenirs qui enflent le
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« coeur au peuple et l'exaltent d'une vaine fierté, il faut « laisser cela aux écoles des rhéteurs ! » Mais, d'un autre côté, il ne faut pas avilir sa patrie : « Elle a « les jambes liées, ne lui mettez pas encore la chaîne « au cou. N'asservissez pas la servitude ! »
Ainsi le présent n'offre rien qui puisse flatter l'orgueil et le patriotisme d'un enfant de la Grèce : mais qu'il se détache des misères qu'il a sous les yeux, qu'il remonte le cours des siècles, qu'il évoque les souvenirs brillants empreints sur tous les points du sol hellénique, qu'il réunisse pour ainsi dire les titres de gloire de ses compatriotes : les vaincus n'auront rien à envier aux vainqueurs. La Grèce a produit autant de grands hommes que l'Italie, Démosthènes et Alexandre valent bien César et Cicéron. C'est ainsi que Plutarque est amené, d'une part, à résumer pour ainsi dire l'histoire en un certain nombre de biographies, et, d'autre part, à opposer dans cette revue fort incomplète un Grec à un Romain. Il ne faut pas oublier que le véritable titre de son ouvrage est : Vies parallèles.
Il a certainement l'intention d'être impartial, mais cela ne lui est guère possible. Il est dominé à son insu par un patriotisme assez étroit. Rhéteur, il a développé dans les écoles les lieux communs où la vanité hellénique se complaisait et s'attardait, et ces tristes exercices d'une éloquence à sec l'ont pour ainsi dire condamné à ne voir que les surfaces plus ou moins brillantes des choses. Ainsi il traitait sérieusement une question comme celle-ci : « Est-ce dans « la guerre ou dans la paix que les Athéniens ont été
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» le plus illustres? » Et il ne craignait pas de répondre: C'est dans la guerre. Pourquoi? Parce que les Romains reconnaissaient très-volontiers la supériorité des Grecs dans tous les arts, mais se réservaient à euxmêmes avec quelque raison la supériorité militaire. Il allait plus loin, et, dans deux petits traités, il s'efforçait de démontrer, on imagine par quels arguments, que les Romains ne devaient l'empire du monde qu'à d'heureux hasards, à la fortune en un mot. Un de ses arguments était la fameuse histoire des oies du Capitole. Voilà une des causes de la grandeur romaine qui a échappé à Montesquieu. D'un autre côté, il prenait Alexandre; il énumérait les merveilleux exploits du conquérant ; il montrait qu'il n'avait dû aucun de ses succès au hasard, à la fortune ; puis il se plaisait à ressusciter ce grand capitaine pour lui faire battre les Romains. Ainsi, ni l'expérience, ni la réalité qui était un enseignement manifeste, ni le bel ouvrage de Polybe, rien n'avait pu ouvrir les yeux à ce pauvre patriote. On est aveugle quand on aime.
S'il s'était placé uniquement à ce point de vue, son ouvrage ou n'aurait pas survécu, ou n'aurait aucune valeur pour nous : on ne lit plus les parallèles qui suivent les biographies ; heureusement ce patriote est un moraliste (1). Les hautes conceptions de l'intelligence, les aperçus du génie, les combinaisons savantes des politiques ou des hommes de guerre, tout cela lui échappe ou l'intéresse médiocrement. Ce sont
(1) M. Gréard a consacré à la morale de Plutarque un livre d'une critique forte et élevée. Bonne lecture à faire.
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les qualités de l'âme qui donnent à l'homme sa véritable valeur. Les puissances de l'esprit ne viennent qu'après; et ne voit-on pas d'ailleurs que souvent elles ont été consacrées à un but criminel, qu'elles ont causé la ruine des États et des individus ? Il ne s'attachera donc point à raconter en détail les hauts faits de ses personnages, à mettre en lumière les profonds calculs qui leur ont assuré la supériorité, les conséquences des événements considérables : tout cela est connu depuis longtemps, et tout cela importe peu. Ce qui importe, c'est de montrer l'homme moral, c'est de saisir pour, ainsi dire une conscience qui se manifeste. Voilà son but, et il a eu bien soin de nous en avertir. J'emprunte cette fois à la traduction d'Amyot le passage qui suit : « Je prie les « lecteurs qu'ils ne me reprennent point, si je n'ex« pose pas le tout amplement et par le menu, mais « sommairement et en abrégeant beaucoup de choses, « mêmement en leurs principaux actes et faits plus « mémorables; car il faut qu'ils se souviennent que je « n'ai pas appris à écrire des histoires, mais des vies « seulement ; et les plus hauts et les plus glorieux ex« ploits ne sont pas toujours ceux qui montrent mieux « le vice ou la vertu de l'homme, mais bien souvent une « légère chose, une parole ou un jeu mettent plus claire« ment en évidence le naturel des personnes que ne font « les défaites où il sera demeuré 1 0,000 hommes morts, " ni les grosses batailles, ni les prises de villes. Il faut « aller chercher au fond les signes de l'âme. » Là est l'originalité, là est la force de Plutarque, de
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là vient sa popularité. C'est de tous les anciens celui qui a été le plus lu et le plus goûté par les modernes, surtout en France. Pour le comprendre, il n'est pas besoin d'avoir l'esprit très-cultivé. Il n'impose à l'intelligence aucune fatigue : c'est à la conscience morale de chacun de nous qu'il s'adresse. Il nous invite à juger les faits qu'il rapporte, les moyens employés par tel ou tel personnage pour atteindre son but, les sentiments qu'il a exprimés ou qui ont poussé son bras. Sur ce terrain ainsi circonscrit, tous peuvent se rencontrer, l'ignorant aussi bien que le savant, tous peuvent s'instruire, nourrir leur âme, et la fortifier par la vue de nobles ,exemples. Aussi a-t-on dit de Plutarque qu'il était « le pain des forts ».
Mais tout moraliste se rattache à l'une des grandes écoles qui ont partagé le monde antique. Quelle est celle qui fut embrassée par Plutarque? De son temps il ne restait plus guère en présence que l'épicurisme et le stoïcisme, doctrines parfaitement nettes, et qui donnaient sur tous les problèmes que soulève la destinée de l'homme, des solutions absolument opposées. Quant aux indifférents, aux sceptiques, ils appartenaient plus ou moins à l'Académie, c'est-à-dire à une école qui évitait toute affirmation hautaine et recherchait en tout le vraisemblable. Il semble que les sympathies de Plutarque aient été pour cette école. Il professe pour Platon, son fondateur, une admiration sans bornes; mais les disciples avaient modifié sur bien des points l'enseignement du maître : dans quelle mesure Plutarque accepta-t-il ces modifica-
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tions? Il serait assez difficile de le déterminer. C'est un esprit qui a plus de surface que de profondeur; il échappe à qui veut le saisir. Incapable de se fixer en un point, il prend de tous côtés ce qui lui convient; et les choses qui lui conviennent sont parfois contradictoires. Il n'aime pas les exagérations, il condamne la doctrine énervante d'Épicure ; cependant il ne va pas jusqu'à accuser le philosophe d'avoir fait du plaisir l'unique but de la vie. D'un autre côté, les prétentions hautaines des stoïciens qui guindent leur sage à des hauteurs insensées, le déclarant seul bon, seul riche, seul beau, égal et même supérieur aux dieux, révoltent son bon sens et l'inclinent à la moquerie. Quelle est donc sa doctrine à lui ? C'est un mélange de toutes les doctrines, le code de l'honnête homme. Ses traités sont remplis d'excellentes recommandations sur la conduite à suivre dans toutes les circonstances de la vie. A défaut d'inflexibilité dans les principes, il est homme de bon conseil.
Mais il n'en va plus ainsi quand il se trouve en présence d'un de ces hommes antiques dont la vertu ne doit rien à l'enseignement de l'École, qui savaient agir et non philosopher. Plutarque oublie alors les vaines subtilités des systèmes ; il se plonge tout entier et sans effort dans les choses d'autrefois ; il revoit les lieux, les personnages ; il refait pour ainsi dire leur âme en reconstruisant le milieu où ils ont apparu. Son imagination, que les froids calculs du raisonnement n'ont pas glacée, se reporte vers l'Athènes de Périclès, la Rome de Caton, la Lacédémone de Cléo-
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mène ; il devient le contemporain de ces grands hommes; il en a toutes les idées, toutes les passions. Sa morale devient la leur. C'est assurément un des plus curieux exemples de cette influence mystérieuse et profonde du sujet sur l'auteur ; ajoutons que cette influence même est la condition première de toute oeuvre vivante, destinée à agir sur l'imagination et à remuer la sensibilité.
Or, quelle est la morale du citoyen antique ? Elle se résume en une prescription qui contient toutes les autres. C'est à la patrie que l'on doit tout : elle a droit sur la vie, les biens, la famille du citoyen ; à la patrie il faut consacrer la force de son bras, les ressources de son intelligence, toutes ses pensées, toutes ses actions. C'est pour elle qu'on est époux et père. Tout intérêt privé est un vol fait à la chose publique, une trahison. Défendre jusqu'au dernier soupir l'indépendance et la liberté de la patrie, donner sa vie pour maintenir les lois qui font le fondement de l'État, donner la vie des êtres les plus chers, porter soi-même le fer dans leur sein si le salut commun l'exige : voilà le code inflexible du citoyen des beaux temps d'Athènes et de Rome ; voilà la société que Plutarque ressuscite pour ainsi dire, et dont il a pris et comme absorbé l'âme.' Tandis qu'il écrit, il est comme environné des ombres héroïques des Brutus, des Timoléon, des Gléomène, des Phocions. Un père condamnant ses enfants à mort et assistant à leur supplice; un frère tuant lui-même son frère coupable d'aspirer à la tyrannie; un jeune homme aimé de César et l'aimant, qui poignarde
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l'usurpateur : ces triomphes sanglants du devoir civique sur les affections naturelles, il les admire, il les
aime, il en est comme enivré. C'est alors qu'il se complaît dans les détails, qu'il s'attarde à fouiller ces âmes violentes jusque dans leurs replis les plus cachés, qu'il fait sa moisson d'héroïsme. Une mort courageuse le charme, un beau suicide le transporte, le meurtre d'un tyran le met hors de lui. Sans doute à ce moment l'hymen national, l'hymne vengeur des Athéniens résonne à son oreille :
«Dans une branche de myrte je porterai l'épée « Comme firent Harmodios et Aristogiton. »
Un de ses héros favoris est ce fameux Pélopidas, le libérateur de Thèbes. C'était un vaillant homme, prompt à toute entreprise hasardeuse, tout coup d'épée. Une fois sa patrie délivrée des Lacédémoniens, le repos commença à lui peser. Ce qu'il lui fallait avant tout c'était prouesse guerrière, « assaisonnée de tyrannoctonie ». En Angleterre, on chasse le renard; Pélopidas, lui, chassait le tyran. Le voilà donc qui, avec quelques amis, se met en campagne pour abattre le tyran de Phères en Thessalie, Alexandre. Celui-ci, tout effaré d'abord au nom de Pélopidas, reprend coeur en voyant le petit nombre des assaillants. Ils sont entourés, se battent en désespérés jusqu'au dernier. Pélopidas est fait prisonnier; on le jette dans un cachot sombre. Le tyran délibère; il n'ose se décider à le faire périr. Cependant la femme d'Alexandre, ayant entendu parler du héros
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thébain, de cet homme extraordinaire, qui était venu de si loin avec sept ou huit compagnons pour renverser le redoutable maître, se glisse la nuit dans la prison et s'arrête sur le seuil à la vue de Pélopidas, hâve, en haillons, la barbe longue; et, le contemplant en silence, se met à pleurer. « J'ai grand'pitié de « ta pauvre femme, seigneur Pélopidas, » lui dit-elle enfin. — Et lui reprit : « Et moi j'ai pitié de toi, qui, « n'étant point prisonnière, te résignes à endurer un si « méchant homme que cet Alexandre. » Cette parole toucha au vif le coeur de la femme. Elle se rappela alors toutes les infamies dont son mari était souillé, les torts, outrages et vilenies qu'elle essuyait chaque jour, si bien que, peu à peu écoutant Pélopidas, elle se remplit de hardiesse, de haine et d'envie de se venger. Bref, peu de temps après, elle fit écarter le gros chien qui gardait le sommeil du tyran (c'était l'enfance de l'art), introduisit dans sa chambre, au moyen d'une échelle doublée de laine, ses trois frères, et leur fit tuer, sous ses yeux, son mari. Il mourut, dit Plutarque, plus soudainement qu'il ne méritait ; mais l'historien se console en rappelant que son cadavre fut traîné par toute la ville, foulé aux pieds et enfin donné en pâture aux chiens.
Peut-être cet héroïsme nous paraîtra-t-il un peu violent. C'est que le biographe ne s'appartient plus ; il revit la vie des hommes d'autrefois; il prend sa part de leurs luttes, il s'associe à leurs passions; l'enthousiasme de la liberté le saisit : son imagination fait de lui un contemporain des personnages et des
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événements. Il recueille, il rapporte avec amour ces épisodes caractéristiques qui donnent à une époque, à une situation, sa physionomie. On comprend, quand on le lit, l'influence profonde exercée par des âmes fortement trempées sur tout ce qui les entoure. Rien de plus beau en ce genre que la scène où il représente Cratésicléa, la vieille mère de Cléomène, le roi révolutionaire de Sparte, venant offrir d'ellemême à son fils sa propre vie pour la patrie. « Quand « elle fut prête à monter sur le navire, elle tira Cléo" mène à part dans le temple de Neptune, et l'embras« sant et baisant, sentit que le coeur lui gonflait et fen« dait de regret et de douleur, si lui dit : Or sus, roi de « Lacédémone, que personne n'aperçoive, quand nous "serons hors de ce temple, que nous ayons ploré, ni « fait aucune chose indigne de Sparte ; car cela seul est « en notre puissance : au demeurant les affaires iront « comme il plaira à Dieu. »
Mais quand ces grands intérêts, patrie, liberté, ne sont plus en jeu, quand il retrouve ses personnages dans la vie privée, le Grec humain et miséricordieux apparaît. Il admire les Gracques, célèbre Brutus, mais l'avarice et la dureté du vieux Caton le révoltent. « Le « père de famille, dit Caton, doit être vendeur et non « acheteur : qu'il vende sa vieille ferraille, son vieil " esclave, son vieux boeuf. »— Écoutons la protestation de Plutarque.
« Vendre ainsi les serfs, ou les chasser de la maison «après qu'ils sont envieillis en votre service, ni plus « ni moins que si c'étaient des bêtes de somme,
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« quand on a tiré le service de toute leur vie, il me « semble que cela procède d'une par trop rude « austérité de nature, et qui pense que d'homme à « homme il n'y ait point de plus grande société qui les « oblige réciproquement, que de tant qu'ils peuvent « tirer profit et utilité l'un de l'autre. Et toutefois « nous voyons que bonté s'étend bien plus loin que «ne fait justice, parce que nature nous enseigne,à « user d'équité et de justice envers les hommes « seulement, et de grâce et de bénignité, quelquefois « jusqu'aux bêtes brutes : ce qui procède de la fon« taine de douceur et d'humanité, qui ne doit jamais « tarir en l'homme. Car, à la vérité, nourrir les che« vaux usés et rompus de travail en notre service, « et non-seulement nourrir les chiens quand ils sont « petits, mais aussi les alimenter et en avoir soin « encore quand ils sont envieillis avec nous, sont of" fices convenables à une nature charitable et débon« naire. Car il n'est pas raisonnable d'user des choses « qui ont vie et sentiment, tout ainsi que nous ferions « d'un soulier, ou de quelque autre ustensile, en les « jetant après qu'elles sont tout usées et rompues de « nous avoir servi : mais quand ce ne serait pour autre « cause que pour nous duire et nous exerciter à l'hu« manité, il nous faut accoutumer à être doux et cha" ritables, jusqu'à tels petits et menus offices de « bonté. Et, quant à moi, je n'aurais jamais le coeur « de vendre le boeuf qui aurait longuement labouré « ma terre, parce qu'il ne pourrait plus travailler à « cause de sa vieillesse, et encore moins un esclave,
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« en le chassant, comme de son pays, du lieu où il « aurait longuement été nourri, et de la manière de " vivre qu'il aurait de longue main accoutumée, pour « un petit peu d'argent que j'en pourrais retirer en le « vendant, lorsqu'il serait autant inutile à ceux qui " l'achèteraient, comme à celui qui le vendrait. »
Si j'ai réussi à bien exposer le but de l'auteur et l'esprit de l'ouvrage, on s'imagine sans peine la composition qui s'impose pour ainsi dire à lui. Gomme il se propose plutôt de nous montrer les acteurs que de raconter les événements, il met surtout en relief les faits qui éclairent la physionomie des personnages et expliquent le rôle qu'ils ont joué. Il rapportera d'abord la naissance, la patrie, les premières impressions reçues. Il dira par exemple, à propos de Caton le Censeur, que dans le voisinage de sa maison s'élevait celle de Curius Dentatus, cet homme austère que les députés samnites, venus pour lui offrir de l'or, trouvèrent mangeant un plat de grossiers légumes. Ce fut le modèle que se proposa Caton. Après la naissance, l'éducation, c'est-à-dire les exemples trouvés dans la famille, les leçons des maîtres : n'est-ce pas Anaxagore qui a inspiré à Périclès cette hauteur de sentiments qui s'imposa pendant tant d'années à la plus turbulente des démocraties ? Puis viendra le récit des faits. Il ne les rapportera pas tous, ni dans l'ordre où ils se sont produits : il choisira ceux qui sont de nature à faire connaître la personne; et comme, avant tout, il veut que de son ouvrage sorte un enseignement moral, il accordera moins d'impor-
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tance aux conceptions du génie qu'aux actes par lesquels se révèle un caractère. Il interrompra le cours de son récit par des réflexions générales; il se met tra même en scène, exprimera sans détour son opinion personnelle, distribuera avec impartialité le blâme ou l'éloge. Quant à la chronologie, il ne s'en met guère en peine. Peu lui importe l'ordre dans lequel les événements se sont produits : ce qui importe, c'est qu'ils soient « des signes de l'âme ». La critique chez lui est assez faible : une belle fable, portant en elle un enseignement moral, lui agrée plus que la vérité sèche. Il a tous les préjugés des temps où il se transporte sans effort ; il refait le milieu où ont vécu ses personnages C'est là que réside en partie le charme inexprimable qu'on éprouve en le lisant. Ses erreurs de jugement n'ont rien de bas; ses admirations sont nobles et il les rend contagieuses. Il à et il donne de la nature humaine la plus haute idée. On se sent plus fort après l'avoir lu, mieux préparé au combat de la vie et comme affamé d'héroïsme. Aussi a-t-il fortement frappé les imaginations ardentes aux époques tourmentées. Au seizième siècle, il inspire plus d'un publiciste, plus d'un pamphlétaire qui tonne contre les tyrans : la Boétie lui emprunte la plupart des idées qui remplissent le Contre un. Les prédicateurs de la Ligue euxmêmes l'ont pratiqué et cité plus d'une fois. La traduction d'Amyot l'avait répandu dans toutes les classes de la société ; on en était comme imprégné. De lui Montaigne disait : « Je ne le puis si raconter « que je n'en tire cuisse ou aile. » Au dix-huitième
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siècle, c'est encore à Plutarque que l'on emprunte quelques-unes de ces théories violentes qui feront fortune sous la Terreur. Rousseau le dévorait dans son enfance et se, faisait une âme républicaine. Madame Rolland l'aimait et le pratiquait sans cesse.
On peut dire de lui qu'il a écrit le testament moral de l'antiquité. Il est le dernier des écrivains grecs qui ait une valeur sérieuse. Tandis que son contemporain à Rome, Tacite, nous présente l'image du monde antique finissant, la mort de la liberté, les ignominies du despotisme, la dégradation universelle rendue plus sensible encore par cette élite des gens de bien déjà désignés au bourreau, Plutarque condense dans son livre la vertu des siècles écoulés, et met en regard des misères du présent les splendeurs du passé. On aime à se dire que ce noble enseignement ne fut pas perdu. En effet, un des maîtres qui formèrent la belle âme de Marc-Aurèle est le philosophe Sextus, neveu de Plutarque et son disciple.
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TITE-LIVE
L'histoire chez les Romains. — Sa première forme, les Annales. - Les prédécesseurs de Tite-Live, Salluste, Jules César. — TiteLive. — Sa vie, son caractère.— Esprit de son ouvrage. Le patriotisme, l'éloquence, la morale. — De la critique dans TiteLive. — Les premiers siècles de Rome; les luttes entre les patriciens et les plébéiens, les guerres. — Les récits, les discours, les portraits.
J'ai déjà eu plus d'une fois l'occasion de signaler les modifications essentielles que subit un genre en passant de la Grèce à Rome : l'histoire nous en fournira un nouvel exemple. Hérodote et Thucydide sont d'admirables écrivains ; ils ont au plus haut degré le sentiment du beau, et ils veulent que leur oeuvre en porte la vive empreinte ; mais ils veulent surtout qu'elle soit un monument élevé à la vérité. Le premier consacre une partie de sa vie à courir le monde, pour recueillir dans chaque pays les documents les plus Certains. Dans le récit qu'il fait des guerres médiques, il ne dissimule aucun événement qui ait son importance; il signale avec impartialité les hésitations, les défaillances, les trahisons de ses compatriotes ; enfin il donne au surnaturel la place si considérable qu'il tenait alors dans les choses humaines. Le second n'épargne ni argent ni travail pour se tenir au courant des moindres détails de la guerre du Péloponèse. Exilé de son pays, il a des correspondants
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sur tous les points de la Grèce. Ni le patriotisme, ni la rancune, ni le désir de se faire admirer ne peuvent lui faire oublier un seul instant l'austère devoir qu'il s'est imposé. De là le double caractère qu'ils donnent à l'histoire : chez eux elle est à la fois un art et une science. Chez les Romains, au contraire, elle a surtout été un art. Ils en faisaient comme une province du grand domaine de l'éloquence, et par là ils étaient amenés à considérer plutôt la manière d'exposer les faits que les faits eux-mêmes. C'est ainsi que l'avocat voit dans une cause moins la vérité que la possibilité de la présenter sous un certain jour. Aussi le plus éloquent des Romains, Cicéron, se croyait-il particulièrement propre au métier d'historien, et plus d'une fois il se fait supplier par les interlocuteurs de ses dialogues de donner enfin à la littérature de son pays un modèle en ce genre. Je ne veux pas dire qu'il y eût été impropre. Il faut cependant reconnaître que l'idée qu'il se faisait de l'histoire ne le préparait guère à ce travail. Il eût plutôt plaidé
que raconté les faits; il eût excité l'admiration, la
haine, la colère dans l'âme de ses lecteurs; il n'eût point fait briller à leurs yeux cette belle et pure lumière qui est le rayonnement même de la vérité. Ajoutez à cela le besoin impérieux que tout Romain éprouvait de tirer de toute chose un enseignement
enseignement pratique, préoccupation louable assurément; mais, réduite à ce point de vue, l'histoire est comme mutilée : elle devient ce que devient la philosophie, emprisonnée dans les causes finales, une
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perpétuelle leçon sans intérêt comme sans portée, Pendant les six premiers siècles de Rome, l'histoire ne fut guère autre chose qu'une sèche énumération des événements dé quelque importance année par année: de là le titre d'Annales donné à ces monuments primitifs presque tous perdus aujourd'hui. Les annalistes se bornaient à quelques développements sommaires sur les faits dignes d'être rapportés ; ils n'avaient du reste aucun souci de l'ordre rationnel, des causes et des conséquences. Leurs ouvrages étaient plutôt des documents recueillis au jour le jour qu'une composition proprement dite. Il ne pouvait guère en être autrement dans un temps où le peuple romain, encore resserré dans des limites assez étroites, ne faisait que de courtes guerres interrompues par les débats incessants entre les plébéiens et les patriciens. Ce ne fut qu'au sixième siècle que le sénat commença à former ce plan de domination universelle si fortement conçu, si admirablement exécuté. Alors il y eut une suite, un enchaînement véritable dans les événements., On put déjà voir se dessiner le but où tendaient tant d'efforts si persévérants, une politique si habile. Mais ce ne fut pas un. Romain qui en retraça le tableau. L'honneur en appartient au Gréc Polybe dont nous avons déjà parlé. On peut même dire que jamais les Romains n'essayèrent d'exposer les secrets ressorts dont le jeu puissant leur assura l'empire du monde. Ils célébrèrent en termes magnifiques la gloire et les vertus de leurs grands hommes; mais l'histoire abstraite, pour ainsi dire, de la conquête uni-
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verselle leur échappa toujours. Ce qu'on appelle la philosophie de l'histoire n'exista jamais pour eux. Au septième siècle nous trouvons deux grands écrivains, César et Salluste. César a laissé, sous le titre de Commentaires, une sorte de journal de ses campagnes en Gaule et de la guerre civile. Cicéron admirait fort la simplicité, la précision, la grâce du style de César. Il semble, ajoutait-il, que ce ne soient que des matériaux pour écrire l'histoire, mais bien sots seraient ceux qui voudraient refaire ce qui n'est plus à faire.
Le grand capitaine qui se bornait à rapporter sans aucun
aucun étranger, sans affectation d'éloquence ou d'enseignement moral les faits dont il avait été
l'acteur, n'eut pas de disciples parmi ses contemporains ni dans les âges suivants. Tout en admirant
son oeuvre, on trouvait qu'elle était trop unie et trop simple, qu'il n'avait pas donné aux événements une
couleur assez éclatante, que l'histoire exigeait un ton plus sublime, un style plus majestueux.
Salluste, le contemporain et la créature de César, est mis par Quintilien sur la même ligne que Thucydide. Nous ne possédons que deux épisodes pour ainsi dire d'une histoire générale de la République romaine qu'il avait composée dan les loisirs d'une retraite forcée, après avoir été chassé du sénat et comme retranché de la vie politique. Ces épisodes sont la Guerre de Jugurtha et la Conspiration de Catilina. Ce sont de fort belles compositions, d'un art achevé, fort remarquables par le style rapide et concis, plein de relief et d'éclat ; mais l'écrivain manque d'autorité; il ne réussit pas à nous
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inspirer confiance. Ce magistrat qui ruina sa province, qui, chassé du sénat pour ses mauvaises moeurs, étala dans Rome le scandale d'un luxe insolent, fruit de exactions et des rapines, prend le ton d'un moraliste austère, fait le procès aux vices de son temps, se plaît à opposer aux débordements de ses contemporains la pureté et l'innocence de sa vie. A l'en croire, on a abusé cruellement de sa candeur et de sa droiture, De plus, ce sénateur concussionaire est un démocrate fougueux dans ses écrits. Il tonne avec la plus généreuse indignation contre l'insolence, l'avarice, la cruauté des grands; il verse des larmes sur le sort douloureux de ces braves plébéiens, de ces pauvres alliés, qu'il pillait si impudemment jadis. On voit bien qu'il collabore à l'oeuvre de César : abaisser le sénat et la noblesse, s'appuyer sur la plèbe et sur les étrangers, prêcher l'égalité pour faire oublier la liberté. — Voilà de graves défauts. Ajoutons, pour être juste, que la Guerre de Jugurtha et la Conjuration de Catilina sont des compositions du plus grand mérite. L'auteur a voulu expliquer comment il avait pu se faire qu'au sein d'une cité comme Rome, dix ou quinze citoyens perdus, ayant à leur tête un homme d'une audace démesurée, Catilina, avaient réussi à former un part considérable, à mettre en question l'existence même de la ville. Il montre tous les mécontents, tous les dissipateurs, tous les débauchés, tous ceux qui, à bout de ressources et de crédit, ne savent plus comment subsister, venant sur un signal se ranger autour d'un chef plus dépravé, plus besoigneux, plus entreprenant qu'aucun d'eux. Cet
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épisode jette un jour terrible sur les plaies qui rongeaient alors la société romaine. On sait que Cicéron, alors consul, eut la gloire de déjouer cette conspiration, qu'il reçut à ce propos le titre de Père de la patrie. Sallustre, qui haïssait Cicéron, le nomme à peine dans le récit d'un événement où il eut la plus grande part. Voilà quelle est son impartialité ! Il faut ajouter que César était fortement soupçonné de favoriser la conjuration. Cet ambitieux sans scrupules eût bien su, après la victoire de Catilina, se faire la place qu'il voulait. La Guerre de Jugurtha est un chef-d'oeuvre. L'auteur connaissait fort bien le pays qui fut le théâtre des principaux événements, les moeurs, les habitudes, le caractère des Numides. Il connaissait aussi fort bien cette noblesse romaine insolente, avide, nécessiteuse, pendant à Jugurtha fratricide l'impunité, envoyant contre lui des généraux qui ne savent ni ne veulent faire la guerre, jusqu'au moment où le peuple, indigné de tant d'infamies, charge un des siens d'aller faire en Afrique bonne et prompte justice. Ce plébéien, c'est le fameux Marius. La physionomie de ce rude soldat, qui opposait à la vanité des nobles l'orgueil du parvenu, est admirablement saisie et rendue par Salluste. On voit qu'il salue en Marius un des précurseurs de César.
Enfin, sous le principat d'Auguste, quelques années
avant la naissance de Jésus-Christ, parut la grande
histoire de Tite-Live. C'était un ouvrage de proportions
proportions et bien en rapport avec la majesté du
sujet. Il comprenait cent quarante-deux livres. L'au-
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teur remontait jusqu'aux origines de Rome et suivait le cours de ses glorieuses destinées jusqu'à l'année 744, date de la mort de Drusus, frère de Tibère. Il ne nous est parvenu de ce beau travail que trentecinq livres. Nous possédons l'histoire des rois et des premières années de la république. La première lacune commence à la première guerre punique. Le récit de la seconde et de la troisième nous est parvenu, ainsi que celui de la soumission de la Grèce et de la Macédoine. Tout le reste est perdu. On ne saurait trop regretter une telle perte. De quelles couleurs Tite-Live a dû peindre les Gracques, Marius, Sylla, Pompée, César, Brutus, Antoine ! De rares fragments subsistent seuls et ne nous permettent guère de conjecturer les dimensions et l'esprit de l'ensemble. Quand l'ouvrage parut, il frappa d'une sorte d'admiration respectueuse les contemporains. Les étrangers eux-mêmes furent comme éblouis. On rapporte qu'un Espagnol partit de Gadès et vint à Rome pour voir Tite-Live. Aussitôt qu'il l'eut vu, il retourna dans son pays : il était venu chercher à Rome autre chose que Rome elle-même, son historien.
Les circonstances étaient singulièrement favorables à l'exécution d'un tel travail. On ne peut s'empêcher de le rapprocher de l' Enéide. J'ai montré, à propos de ce poëme que certains critiques de nos jours appellent dédaigneusement une épopée de cabinet, comment Virgile fut l'interprète du sentiment national. Il mit en regard de la Rome impériale, dominatrice du monde, la Rome qui allait naître sur les bords du
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Tibre, dans l'enceinte des collines, les commencements humbles mais divins du plus grand empire du monde. Tite-Live est comme le continuateur de Virgile. Il prend à son berceau la ville éternelle, il la montre grandissant peu à peu, il la suit dans les moindres phases de sa destinée, et s'arrête lorsque, après lavoir parcouru près de huit siècles, il déclare que les oracles sont accomplis, que l'oeuvre à laquelle était réservé le peuple roi est terminée. Seulement, entre le poëte et l'historien, il faut signaler une différence essentielle dans le point de vue. Virgile incarne, dans un homme descendant d'Iule, tout le labeur, tout le génie, toute la vertu des âges écoulés. C'est pour préparer le règne d'Auguste, c'est pour faire cortége à Auguste, que les Décius, les Scipions, les Fabius ont paru sur la scène du monde, comme ces pâles lueurs qui annoncent le soleil et s'évanouissent. Tite-Live n'absorbait pas en un seul homme, médiocre au fond, tout un peuple de héros. C'est en vain qu'Auguste, si préoccupé de sa gloire, accablait l'historien de prévenances et de flatteries : Tite-Live disait hautement et au prince lui-même, qu'il était du parti de la liberté et des lois. Auguste l'appelait Pompéien, aimant mieux sans doute lui infliger un surnom qui en faisait un homme de parti, que de reconnaître en lui un des rares adhérents à la cause vaincue de la justice et du droit. L'historien saluait dans Brutus et dans Cassius les derniers des Romains : ceux qui avaient occupé la scène depuis, les Octave, les Antoine, n'étaient plus dignes de ce nom. Il osait aussi résumer en ces mots
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son jugement sur César : « Sa naissance fut-elle un « bonheur ou un malheur pour la république ? Que « d'autres en décident. »
Ces indications bien faibles, il est vrai, nous permettent cependant d'assigner à cette partie si importante de l'histoire de Tite-Live un caractère de noble indépendance. Évidemment l'homme qui parlait ainsi n'était pas un courtisan. Nous savons d'ailleurs que Tite-Live, originaire de Padoue, passa vingt années à Rome après la bataille d'Actium, sans y briguer une seule des dignités publiques, conférées alors par César; qu'il s'occupa d'y réunir les matériaux de son histoire. Ce travail terminé, il retourna dans sa ville natale et y mourut. Il ne voulut point voir Tibère, C'est un des signes du nouveau régime, que les hommes illustres n'ont plus d'histoire.
Nous connaissons le caractère du personnage, essayons de saisir le caractère de l'oeuvre. Je ne puis mieux faire, pour en donner une idée exacte, que de citer la préface.
« Mon livre vaudra-t-il le travail qu'il m'en coûtera pour écrire, depuis l'origine de la ville, les actions du peuple romain? Je ne sais, et, si je le savais, je n'oserais le dire, quand je vois que le sujet est à la fois ancien et rebattu, depuis que chaque jour de nouveaux écrivains croient apporter des faits plus certains ou surpasser l'inhabile antiquité dans l'art d'écrire. Quoi qu'il en soit, j'aurai toujours la joie d'avoir aidé selon mes forces à l'histoire du premier peuple de la terre; et si, dans cette foule d'écrivains; mon nom
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reste obscur, la grandeur et l'illustration de ceux qui
l'auront effacé me consoleront. C'est d'ailleurs un ouvrage
ouvrage travail immense, puisqu'il prend Rome à
plus de sept cents ans d'ici, et que, partie de faibles
commencements, elle s'est accrue au point de plier
maintenant sous le poids de sa propre gloire. Je sais
de plus que la plupart des lecteurs prendront peu de
plaisir à voir les origines et les temps voisins des
origines, impatients d'arriver à ces derniers temps où
les forces d'un peuple depuis longtemps souverain se
détruisent elles-mêmes. Pour moi, je chercherai dans
mon travail encore une récompense, celle de me détourner,
détourner, qu'il durera, des maux que notre siècle a
vus si longtemps, ou du moins de les oublier, tant que
mon esprit s'attachera à ces âges antiques, libre des
inquiétudes qui, sans écarter un écrivain du vrai, le
tiennent pourtant préoccupé.
« Les faits qui se passèrent avant que la ville fût fondée ou qu'on voulût la fonder, sont plutôt ornés de fables poétiques que transmis par des sources pures. Je ne veux ni les réfuter ni les affirmer. Laissons à l'antiquité le droit de mêler le divin à l'humain pour rendre plus augustes les commencements des villes. Que s'il est permis à un peuple de consacrer ses origines et de prendre des dieux pour ses auteurs, c'est au peuple romain ; et quand il veut faire de Mars le père de son fondateur et le sien, sa gloire dans la guerre est assez grande pour que les nations de l'uni vers le souffrent comme elles souffrent son empire. Au reste, de quelque façon qu'on regarde et qu'on juge
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ces récits et d'autres semblables, je n'y mets pas grande différence. Ce qu'il me faut, c'est que chacun pour sa part s'applique fortement à connaître quelles furent les moeurs, quelle fut la vie à Rome, par quels hommes, par quels moyens dans la paix et dans la guerre, cet empire a été fondé et accru. « Qu'on suive alors le mouvement insensible par lequel, dans le relâchement de la discipline, les moeurs d'abord, s'affaissèrent, puis tombèrent chaque jour plus bas, et enfin se précipitèrent vers leur chute, jusqu'à ce qu'on vînt à ces temps où nous ne pouvons souffrir ni nos vices ni leurs remèdes. S'il y a dans la connaissance des faits quelque chose de fructueux et de salutaire, c'est que vous y contemplez, en des monuments éclatants, les enseignements de tous les exemples ; c'est que vous y trouverez, pour vous et pour votre patrie, ce qu'il vous faut imiter, ce qu'au contraire vous devez fuir, parce que l'entreprise et l'issue en sont honteuses. Au reste, ou l'amour de mon sujet m'abuse, ou il n'y eut jamais de république si grande, ni si sainte, ni si riche en bons exemples, ni de cité où la débauche et l'avidité aient pénétré si tard, où l'on ait tant et si longtemps honoré la pauvreté et l'économie : tant il est vrai que moins on avait, moins on désirait. C'est tout récemment que les richesses et l'abondance des plaisirs ont apporté la cupidité et la passion de périr et de tout perdre par le luxe et la débauche. Mais ces plaintes, qui déplairont lors même peut-être qu'elles seront nécessaires, doivent du moins être écartées du commencement d'une
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si grande oeuvre. J'aimerais mieux, si c'était la coutume des historiens, commencer comme les poëtes par de bons présages, en offrant des voeux et des prières aux dieux et aux déesses, pour qu'ils donnent un heureux succès aux débuts d'une si vaste entreprise. » : Ces deux pages d'un ton si noble et si grave nous en apprendront plus sur l'auteur et sur son oeuvre que tous les jugements des critiques. C'est le patriotisme bien plus que l'espoir de la gloire qui a inspiré Tite-Live. Que son nom reste obscur, il s'en consolera; Rome du moins, ou plutôt le premier peuple de la terre, aura eu un historien digne de lui. Remarquons aussi ce sentiment si profond et si discrètement exprimé des misères récentes. S'en affranchir complétement est impossible à un bon citoyen ; mais il trouve du moins dans son travail, où revit la brillante image du passé, un allégement aux soucis de l'heure présente. A-t-il des illusions sur cette prospérité tant célébrée par les poètes? S'imagine-t-il que, grâce aux édits d'Auguste, les anciennes moeurs et les vertus d'autrefois vont refleurir? Non, il sent bien que toutes ces splendeurs sont superficielles et éphémères. Il ne croit pas à cette ère nouvelle annoncée par Virgile. « Nous en sommes venus au point où nous ne pouvons souffrir ni nos vices ni leurs remèdes. » Ce n'est pas une renaissance, c'est une décadence; ce n'est pas une aurore, c'est un couchant. S'est-il trompé dans ses prévisions?
Avec d'autant plus d'ardeur il se rejette vers le passé. Ici, l'orgueil du citoyen trouve de quoi se satis-
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faire. L'histoire des origines de Rome est mêlée de fables, il en convient, mais qu'importe après tout? Telle est l'histoire de tous les peuples ; et si jamais cité eut le droit de faire remonter jusqu'aux dieux sa naissance, qui oserait le contester à la cité dominatrice du monde? Il faut que les peuples vaincus subissent ces fables, comme ils subissent le joug. Nous voilà avertis. L'auteur ne contrôlera point les documents relatifs à cette partie de son travail ; il se conformera à la tradition. Il annonce même un certain dédain pour cette critique minutieuse qui voudrait tout soumettre à un examen sévère. Nous aurons donc l'histoire légendaire des rois de Rome, qui sera battue en brèche par de Beaufort, Niebuhr, Michelet. Enfin, et c'est le dernier point sur lequel il faut surtout insister, Tite-Live veut que de son ouvrage sorte un enseignement moral. Pendant bien des siècles, la république romaine n'offrit au monde que l'exemple des plus admirables vertus : c'est là que les particuliers et les États doivent prendre des modèles. La mâle pauvreté, l'épargne, la tempérance, voilà les armes qui assurèrent à Rome la victoire sur toutes les autres cités. Ce lieu commun de philosophie morale dispensera l'auteur de rechercher curieusement les causes bien autrement sérieuses de la grandeur et de la décadence des Romains. C'est à peine s'il nous parlera des institutions civiles, militaires, administratives, de la religion, ce puissant moyen de gouvernement, de la politique enfin, cette science profonde qui inspirait toutes les résolutions du Sénat. En un mot dans I'édi-
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fice de la grandeur romaine, il verra moins le triomphe de l'intelligence et du calcul, que la récompense de la vertu. Sur ce point, son patriotisme est intraitable et va parfois jusqu'à la naïveté. Ainsi il ne peut admettre que les Grecs parlent toujours de leur Alexandre, et aillent insinuant que les Romains furent bien heureux de ne l'avoir pas pour ennemi. Il interrompt le cours de son récit pour démontrer que Alexandre eût été vaincu, et il en donne deux raisons. La première est empruntée à Polybe : c'est que l'organisation de la légion est supérieure à celle de la phalange; la seconde, c'est que les consuls romains étaient des modèles de vertu, tandis que le roi de Macédoine était colère, ivrogne et débauché. — A ce compte, on se demande de quels vices ne devait pas être affligé ce pauvre Darius, si complétement défait par Alexandre. Dans les jeux sanglants de la force, est-ce le droit, est-ce la vertu qui triomphent? Essayons d'énumérer quelques-unes des conséquences qui découlent naturellement de cette façon d'envisager l'histoire. Tite-Live possède au plus haut degré cette qualité, ou ce défaut, que les Allemands appellent la subjectivité et dont j'ai déjà parlé dans les études sur la Poésie. Il n'est pas un simple rapporteur, indifférent, impartial, qui conserve aux faits et aux personnages leur physionomie propre, sans rien ajouter, sans rien retrancher. Sa personnalité est intimement unie à son oeuvre. Sur chaque événement, sur chaque acteur, il a une opinion, et cette opinion il veut la faire partager à ceux qui le lisent. Il admire, il
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blâme, et il prétend qu'on admire et qu'on blâme avec lui. Comme il rapporte tout à l'enseignement moral, il cherche moins à mettre en lumière les calculs de la politique, les combinaisons du génie, les merveilles de la tactique, que les actes héroïques, les beaux dévouements, les nobles exemples. Il est à la fois avocat et juge. Il plaide, et il rend un arrêt. Les avantages de cette manière sont nombreux et incontestables. L'histoire ainsi présentée est palpitante d'intérêt. Nous voyons se dérouler sous nos yeux une série de drames. La passion de l'auteur se communique à notre âme. Nous le suivons, émus de son émotion, tour à tour inquiets, rassurés, tristes, joyeux suivant les péripéties de l'action. Nous ne pouvons rester indifférents, tant il y a de chaleur et de conviction dans l'historien. Celui-ci de son côté, animé par son récit, donne aux faits les couleurs éclatantes, aux portraits le relief le plus expressif. L'histoire n'est plus cette muse sévère et calme qui dictait à Thucydide ces pages d'une gravité solennelle; elle ne plane plus au-dessus des événements ; elle prend parti dans la mêlée et se jette au milieu des intérêts en lutte.
Quant aux inconvénients du genre, il n'est pas difficile non plus de se les représenter. La critique est le plus souvent sacrifiée à l'effet que veut produire l'auteur. De même que l'avocat présente les faits sous un certain jour, ajoute ici, retranché là tel ou tel détail qui pourrait nuire à son client, ainsi Tite-Live, qui n'est jamais indifférent, supprime ou modifie sans eu avoir conscience. Il est de plus amené tout natu-
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rellement à attacher fort peu d'importance à la peinture des. lieux, aux secrets ressorts de la politique, à cette multitude de causes secondes qui jouent un si grand rôle dans les affaires humaines. Il lui faut concentrer l'intérêt sur un ou deux personnages, éloigner les détails qui encombreraient le tableau, y jetteraient de la confusion. Il sait ce qui se passe dans l'âme d'Annibal et de Scipion ; il nous présente du moins une peinture fort éloquente de sentiments qu'il imagine; mais il nous laisse ignorer les choses les plus nécessaires à connaître. Son excuse, c'est que la connaissance de ces choses ne nous apprendrait rien sur la valeur morale des personnages. Il faut cependant faire une exception pour les choses de la religion. Il n'en présente pas un tableau complet et satisfaisant ; mais il rapporte avec un soin pieux les prodiges survenus, les cérémonies imaginées pour conjurer des calamités imminentes. Non qu'il ajoute grande foi à ces superstitions de la grossière antiquité : mais les Romains de la vieille république y croyaient; ils puisaient dans les réponses des Aruspices un courage invincible; aucune expédition n'était entreprise sans qu'on eût d'abord consulté les Dieux sur l'issue; tous les actes de la vie politique étaient pour ainsi dire autorisés d'avance par la volonté formelle des divinités qui veillaient sur Rome. Enfin l'artiste trouvait dans la religion de beaux effets de couleur locale. Quelques historiens attribuent à ce respect de la religion nationale la perte de la plus grande partie de l'oeuvre de Tite-Live. Suivant eux, le
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pape saint Grégoire le Grand en commanda la destruction pour abolir jusqu'au souvenir des superstitions païennes.
Si j'ai réussi à exposer clairement les avantages et les inconvénients de la méthode de Tite-Live, on peut imaginer sans peine quelles sont les parties les plus éclatantes de son ouvrage, quelles en sont les parties faibles. L'auteur a revêtu des plus riches couleurs le récit des événements qui composent l'histoire légendaire de Rome : il n'y a pas en effet de plus belle matière offerte à l'imagination. L'absence même de documents positifs est un avantage : le patriote, l'homme éloquent, le moraliste se donnent libre carrière. La seconde partie, qui comprend les luttes entre les plébéiens et les patriciens entremêlées de petites guerres avec les peuples voisins, est aussi très-favorable à une mise en scène dramatique. Le duel acharné entre Rome et Carthage, qui permit aux Romains si souvent vaincus de montrer toute l'énergique opiniâtreté de leur génie, est encore un fort bel épisode et supérieurement traité. La partialité de l'auteur pour ses concitoyens est manifeste ; mais elle donne plus de vivacité au récit, des couleurs plus brillantes aux peintures. Enfin c'est un véritable drame, avec toutes ses péripéties. Quant, à la conquête de la Grèce et de la Macédoine, qui est plutôt lé triomphe de l'habile politique du sénat, l'auteur ne trouvait plus de ces personnages héroïques, de ces événements extraordinaires, qui soutiennent et échauffent l'imagination : aussi est-ce la partie la plus
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terne de son histoire. Il n'avait ni la souplesse nécessaire ni les ressources d'esprit suffisantes pour prendre
prendre ton du sujet. Il eût fallu de la pénétration et de la profondeur ; il essaya d'être éloquent, et son éloquence
éloquence à faux. Il en trouvait le placement tout naturel dans l'histoire des Gracques, dans celle de Marius et de Sylla ; mais tout cela est perdu pour nous.
On peut étudier successivement dans Tite-Live la critique d'abord et l'esprit général de l'ouvrage, c'est ce que nous avons fait, puis les narrations, les discours, les portraits.
Les narrations sont fort belles et singulièrement dramatiques. L'auteur possède au plus haut degré l'art d'annoncer, de présenter ses personnages, de montrer les sentiments qui les animent dans la circonstance qu'il rapporte. Une fois la scène ainsi préparée, l'action s'engage, se développe par d'habiles gradations; les nuances les plus fines sont fidèlement observées, et cependant on sent un mouvement général qui pousse sans effort au dénouement ; on peut même dire que celui-ci est comme renfermé dans les premières lignes du récit, qu'il en est la conséquence naturelle et forcée. Les choses ne se passent pas ainsi d'ordinaire dans la réalité; il y a plus d'imprévu, moins de logique; le hasard y joue un grand rôle ; de plus une foule de petites circonstances influent sur les déterminations des acteurs ; de grands effets sortent de petites causes. Tite-Live compose non un récit vrai, mais un récit vraisemblable.
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Il se place au point de vue psychologique ; il analyse les sentiments que doit éprouver tel personnage dans telle situation, et il en déduit avec une exactitude merveilleuse les actes qu'il commet. Rien de faux , rien d'inexplicable, rien d'illogique : c'est le triomphe de l'art le plus consomné. Mais combien on aimerait à opposer à ces chefs-d'oeuvre de la réflexion le récit naïf et simple d'un de ces vieux annalistes perdus !
Les discours tiennent une place considérable dans l'oeuvre de Tite-Live. C'était évidemment à ses yeux et aux yeux des contemporains la partie la plus importante. C'est dans les discours qu'il traite sous le nom de tel ou tel personnage les questions de politique intérieure ou extérieure, et qu'il met en lumière un caractère. Tous ceux qu'il prête aux Romains de l'âge primitif sont tellement artificiels, tellement impossibles, si complétement en désaccord avec les temps et les circonstances qu'il faut passer condamnation sur ce point. Les documents lui manquaient aussi pour l'époque si intéressante de la retraite du peuple sur le mont Sacré, de la création du tribunat, et des autres conquêtes des plébéiens sur l'aristocratie. Il y a suppléé par les ressources admirables d'une éloquence toute de feu. Ces revendications si justes de la classe opprimée ont trouvé en lui un avocat ardent et convaincu. Si ce n'est pas là le langage austère de l'histoire, c'est celui du patriotisme échauffé par l'amour le plus vif de la liberté. Eu ce genre, le discours de Canuléius est un véritable chefd'oeuvre. On peut citer encore, comme un des mieux
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réussis, celui de Caton le Censeur en faveur de la loi Oppia et contre les femmes qui en demandaient l'abrogation. Tite-Live avait sous les yeux le discours même de Caton. Il né l'a pas reproduit, parce que c'eût été une dissonance dans l'ensemble de l'oeuvre ; mais évidemment il a conservé les arguments exposés par l'orateur. C'est un pastiche de la plus belle venue. Quant aux portraits, ils ne sont pas très-nombreux, ni très-variés. — Presque jamais Tite-Live ne peint l'extérieur de ses personnages : aux yeux du moraliste qu'est-ce que la figure et la disposition du corps ? c'est l'âme seule qu'il faut étudier et montrer. C'est à peine s'il dit quelques mots des facultés de l'esprit. Il nous représente Annibal comme un homme qui supportait également le froid et le chaud, la faim et la soif, qui marchait le premier à l'ennemi et quittait le dernier le champ de bataille, qui dormait sur la terre nue enveloppé de son manteau. Puis il ajoute gravement : « Ces grandes vertus étaient égalées par «de grands vices: une cruauté qui n'était pas d'un «homme, une mauvaise foi plus que punique; au« cune franchise, aucun respect des choses les plus « saintes, aucune crainte des Dieux, aucune fidélité « aux serments, aucune religion. » C'est le réquisitoire d'un ennemi passionné, non le témoignage impartial d'un historien. En supposant qu'Annibal fût l'affreux monstre qu'il dépeint, chose fort douteuse, comment oublier de parler du génie de cet homme qui, à l'âge de vingt ans, passe en Espagne, se fait obéir d'une armée de mercenaires mal payés enlève Sagonte, entre
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en Gaule, traverse les Alpes, bat les Romains dans quatre grandes batailles, et cela, sans recevoir le moindre secours de Carthage ni en hommes, ni en argent? Ce sont des omissions de ce genre, si fréquentes et si graves, qui ôtent à ce noble ouvrage une grande partie de son autorité. Tant il est vrai que la vérité simple s'accommode peu des magnificences du langage et de la pompe de l'éloquence !
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TACITE
L'histoire après Tite-Live. — Elle doit se modifier. — L'Empire crée une société nouvelle. — Suétone résume l'histoire du temps dans la biographie des empereurs. — Tacite agrandit le cadre.— Vie et ouvrages de Tacite. - Il comprend là révolution qui s'est accomplie. — La ruine de la liberté entraîne celle des moeurs.— Les grands, le peuple, le prince, la cour, le sénat. — Ce que Tacite pense du présent, ce qu'il attend de l'avenir. — Son impartialité, ses analyses morales, sa philosophie.
MESDAMES,
Après Tite-Live, l'histoire de Rome républicaine, dominatrice du monde, n'était plus à faire; mais, cent ans après, on put écrire l'histoire de la Rome impériale. Le nouveau régime inauguré par Auguste avait porté ses fruits, fruits amers, empoisonnés. Au maître doucereux, hypocrite, succèdent Tibère, Caligula, Claude, Néron, trois monstres et un imbécile ; puis la guerre civile, des intervalles de repos, la reprise de la tyrannie lâche et féroce avec Domitien ; quelques années tolérables avec Nerva et Trajan : voilà la matière de l'histoire nouvelle. Je ne mentionne qu'en passant quelques expéditions mal conduites et sans résultat sérieux contre les Parthes, les Germains, les Bretons. Les Césars se conformèrent assez fidèlement au conseil donné par Auguste mourant, de ne pas
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chercher à reculer les frontières de l'empire ; ces frontières allaient bientôt se rapprocher de plus en plus du centre. La Germanie d'une part, les immenses espaces qui s'étendent vers les Palus Moeotides de l'autre, renfermaient des peuples indomptés, qui, trois siècles plus tard, devaient renverser toutes les barrières de l'empire.
Le Grec Dion Cassius, auteur peu sûr, Suétone et Tacite, tels sont les historiens de cette période. Suétone, à peu près dans le même temps où Plutarque écrivait ses Vies parallèles, composa la biographie des douze Césars. Il décrivit avec un soin minutieux la personne, les moindres particularités physiques des empereurs, leurs habitudes, leurs moeurs, les détails les plus secrets de leur vie privée. Rien de moins édifiant que ces révélations intimes, disons plutôt, rien de plus abominable. Suétone conserve au milieu de toutes ces horreurs un calme, une indifférence extraordinaires. Il ne veut être que simple rapporteur; mais ce sang-froid est d'autant plus terrible. On se défierait d'un auteur qui chercherait à exciter notre indignation, sa passion le rendrait suspect. On croit Suétone sur parole, il ne plaide point, il ne juge point; c'est un témoin qui dépose. Il n'y a guère dans son livre qu'un seul passage où les sentiments personnels de l'auteur se fassent jour. Il vient de rappeler les derniers forfaits et les turpitudes de Néron ; il s'arrête et reprend en ces mots : « Enfin le monde fatigué abandonna Néron. » Ce fut la révolution de l'horreur et du dégoût.
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Tacite agrandit le cadre : c'est l'histoire de la république romaine qu'il écrit, non celle des Césars seulement. Il faudra bien mettre souvent en scène ces personnages, et il n'y manquera point ; mais, tandis qu'ils s'agitent au premier plan dans le sang et dans la boue, on entrevoit au fond la grande ombre de cette Rome antique qu'ils déshonorent.
Nous ne possédons que fort peu de renseignements sur Tacite. Il vécut dans un temps où tout ce qu'il y avait d'honnête et de pur devait, sous peine de mort, rester dans l'ombre. Né cinquante ans environ après Jésus-Christ, à Interamna, en Ombrie, il vécut jusqu'au règne de l'empereur Hadrien.
Comme les Romains des anciens temps, il se prépara à la vie publique en suivant d'abord la carrière du barreau, puis celle des armes. Sous le règne de Nerva, il fut élevé à la dignité de consul : les honnêtes gens revenaient alors à la lumière. — C'était un homme de silence et de retraite. Fort lié avec Pline le Jeune, il offre avec celui-ci le contraste le plus frappant. Pline est toujours en mouvement, toujours inquiet, préoccupé des petits soucis de sa vanité, se demandant sans cesse à lui-même et aux autres si la réputation qu'il a acquise est de la gloire, si son nom passera à la postérité. Il adresse à Tacite des lettres pleines de déférence, il s'accroche à cet homme grave (o-sfAvo'ç) en qui il sent une force qui lui impose ; il pressent que la postérité lui saura gré d'avoir été son ami; on dirait un moucheron s'attachant à un aigle pour monter aux plus hautes cimes. Tacite, au contraire, est recueilli,
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triste ; il se tient à l'écart ; il observe, il prépare la vengeance bien incertaine alors de la vérité et de l'honneur. — J'ai entendu dire souvent à un homme qui s'y connaissait, que cette rude compression qui abat ou avilit les faibles était salutaire aux forts ; qu'elle trempait plus énergiquement les âmes qui se repliaient et attendaient; qu'elles trouvaient, dans le mépris profond de ce qui s'étale glorieux au soleil, des jouissances âpres et enivrantes; qu'elles se sentaient alors comme les gardiennes sacrées du droit et de la justice, et que ce rôle sublime les emplissait d'orgueil et de consolation. Tel fut Tacite, tels furent bien des honnêtes gens de ce temps-là et d'autres temps ; mais lui, du moins, il a pu épancher, dans un livre immortel qui sera toujours détesté des tyrans, ce fier mépris de la violence brutale qui engendre la bassesse servile.
Il avait déjà quarante-cinq ans, quand il écrivit son premier ouvrage, qu'on intitule d'ordinaire : Vie d'Agricola. C'est probablement un éloge funèbre, comme les proches parents d'un mort illustre en prononçaient d'ordinaire aux solennités des funérailles. Agricola, le beau-père de Tacite, homme honnête, mais médiocre, avait pu vivre et commander les armées en Bretagne, sans exciter l'envie et la crainte de Domitien. Le tyran soupçonneux l'avait épargné. Tacite loue son beau-pèrè de la prudence qui lui avait permis de servir utilement, glorieusement son pays, sans encourir la haine du prince. Agricola donnait à son gendre un exemple que celui-ci n'eût jamais pu suivre. Qu'on en juge par le début de l'ouvrage ; qu'on voie si un hom-
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me qui pense et sent de la sorte aurait pu imiter la sage modération qu'il approuve dans un autre.
« Au moment d'écrire la vie d'un homme qui n'est plus, j'ai besoin d'une indulgence que certes je ne demanderais pas, si je n'avais à parcourir des temps si cruels et si ennemis de toute vertu. Nous lisons que Rusticus Arulénus et Hérennius Sénécio payèrent de leur tête les louanges qu'ils avaient données, l'un à Pétus Thraséas, l'autre à Helvidius Priscus. Et ce fut peu de sévir contre les auteurs : on n'épargna pas même leurs ouvrages, et la main des triumvirs brûla, sur la place des comices, dans le Forum, les monuments de ces beaux génies. Sans doute la tyrannie croyait que ces flammes étoufferaient tout ensemble et la voix du peuple romain, et la liberté du sénat, et la conscience du genre humain. Déjà elle avait banni les maîtres de la sagesse et chassé en exil tous les nobles talents, afin que rien d'honnête ne s'offrît plus à ses regards. Certes nous avons donné un grand exemple de patience ; et, si nos ancêtres connurent quelquefois l'extrême liberté, nous avons, nous, connu l'extrême servitude, alors que les plus simples entretiens nous étaient interdits par un odieux espionnage. Nous aurions perdu la mémoire même avec la parole, s'il nous était aussi possible d'oublier que de nous taire.
« A peine commençons-nous à renaître, et, quoique, dès l'aurore de cet, heureux siècle, Nerva César ait uni deux choses jadis incompatibles, le pouvoir suprême et la liberté ; quoique Nerva Trajan rende cha-
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que jour l'autorité plus douce, et que la sécurité publique ne repose plus seulement sur une espérance ou un voeu, mais qu'au voeu même se joigne la ferme espérance qu'il ne sera pas vain ; cependant, par la faiblesse de notre nature, les remèdes agissent moins vite que les maux, et, comme les corps sont lents à croître, et prompts à se détruire, de même il est plus facile d'étouffer les talents et l'émulation que de les ranimer. On trouve dans l'inaction même certaines délices, et l'oisiveté, odieuse d'abord, finit par avoir des charmes. Que sera-ce si, durant quinze années, période si considérable de la vie humaine, une foule de citoyens ont péri par les accidents de la fortune, et les plus courageux par la cruauté du prince? Nous sommes peu qui survivions, non-seulement aux autres, mais, on peut le dire, à nous-mêmes, en retranchant du milieu dé notre vie ces longues années pendant lesquelles nous sommes parvenus en silence, les jeunes gens à la vieillesse, les vieillards au terme où l'existence finit. Toutefois, bien que d'une voix dénuée d'art et d'expérience, je ne craindrai pas d'entreprendre des récits, où seront consignés le souvenir de la' servitude passée, et le témoignage du bonheur présent. »
On a pu remarquer sous l'amertume des souvenirs l'espérance d'un temps meilleur inauguré par Nerva et Trajan : il ne faut pas y voir autre chose qu'une bienséance oratoire commandée, un hommage de. reconnaissance au prince qui pouvait bien régner avec justice et douceur, mais qui était impuissant à ren-
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dre à Rome ce qu'elle avait perdu, la liberté et les vertus publiques qui en assurent le maintien.
C'est cette conviction désolée que l'on retrouve à chaque page dans les Histoires et dans les Annales de Tacite. Les Histoires s'étendaient de l'an 69 à l'an 97 ; nous ne possédons que le récit des deux premières années de 69 à 71, les règnes si courts de Galba, d'Othon et de Vitellius. — Quant aux Annales, elles comprennent la période qui s'étend de la mort d'Auguste à la mort de Néron. L'ouvrage est loin d'être complet ; il y a quelques lacunes dans le principat de Tibère ; celui de Caligula est perdu tout entier, avec une partie de celui de Claude. Néron nous a été conservé presque complétement ; il ne manque que le récit de sa chute. Que ne donnerait-on pas pour avoir l'histoire de Domitien écrite par un tel témoin!
Essayons de pénétrer au coeur de son ouvrage, d'en saisir le véritable caractère.
Tacite n'a pas vécu sous l'ancienne république ; mais il la connaît, et nul n'a mieux dépeint la nature de la révolution qu'on appelle l'établissement de l'empire. Le tableau qu'il en trace est fait de main de maître. Il montre le monde épuisé par les guerres civiles, s'abandonnant à Octave qui l'accepte. Peu de protestations s'élèvent contre le pouvoir nouveau, républicain dans sa forme, monarchique dans son esprit. La raison en est bien simple : il y a une lassitude universelle, et les proscriptions ou la guerre ont emporté, les plus fiers représentants de la liberté. Ta-
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cite ne nie pas que le nouvel état de choses n'ait été bien accueilli dans lès provinces : en effet elles étaient désormais protégées contre les exactions des gouverneurs par l'ombrageuse surveillance du prince, qui révoquait, destituait, exilait tout fonctionnaire déprédateur. Il semble donc à tout prendre que la révolution ait été non-seulement légitime, mais même qu'elle ait été bienfaisante. Ce n'est pas cependant la conclusion à laquelle s'arrête l'auteur. Ce n'est pas en effet à l'aurore d'un régime nouveau que se manifestent les vices irrémédiables qu'il renferme. Le fondateur est encore assujetti à quelques-unes des institutions précédentes. Il se donne pour mission de restaurer les lois, de faire refleurir les moeurs, de pacifier, de mettre partout l'ordre et la règle. Mais le pouvoir absolu dont il fait usage corrompt tout, empoisonne tout ; et, quand il passe entre les mains de son sucesseur, il devient un fléau pour l'État et pour celui-là même qui l'exerce. Qu'est-ce, quand il est devenu une institution stable, la loi même de la cité ? Le monde est voué à une servitude éternelle ; des princes comme Nerva, Trajan, les Antonins ne seront plus que d'heureux hasards. Plus de retour possible vers l'ancienne forme de gouvernement ; le peuple, qui a subi le despotisme de tyrans si abjects, n'en est plus digne et n'y songe même plus. Ce serait donc à tort qu'on verrait dans Tacite un républicain qui attend d'une révolution la liberté perdue : il n'a pas d'illusions, il n'espère rien. De là cette tristesse profonde, incurable, qui s'échappe parfois en cris dou-
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loureux. Après avoir énuméré les meurtres de Néron, il s'arrête, saisi d'indignation et de dégoût, et se demande comment on a pu supporter si longtemps le monstre.. « Cette patience servile, tant de sang ré« pandu fatiguent l'âme et la resserrent de tristesse. « On est près de haïr des citoyens qui se laissent « égorger si lâchement. » — Ailleurs, après avoir rapporté le procès-verbal d'une séance du Sénat, il ajoute : « Je n'ai pas l'intention de passer en revue « toutes les opinions émises : je me bornerai à celles « qui se distinguent par un caractère particulier, soit
« d'honorable indépendance, soit de bassesse On
« rapporte que Tibère, chaque fois qu'il sortait du « sénat, laissait échapper en grec les paroles sui« vantes : « 0 hommes prêts à la servitude ! » Ainsi « lui-même était pris de dégoût à la vue de tant d'a« vilissement et de servilité. » — J'ajoute une dernière citation, qui montrera mieux encore les véritables sentiments de Tacite. Néron vient de faire égorger Octavie, sa femme, la plus douce, la plus innocente des créatures. — « On décréta à cette occasion des « offrandes dans les temples ; et, si je rappelle ce fait, « c'est afin que tous ceux qui liront les misères de « ces temps dans mes écrits ou dans ceux des autres « historiens, sachent que toutes les fois que le prince « ordonna un exil, ou un assassinat, des actions de « grâces furent rendues aux dieux, et qu'ainsi les so« lennités, qui annonçaient autrefois nos triomphes, « étaient devenues l'indice des calamités publiques. Cependant je ne passerai pas sous silence les séna-
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" tus-consultes qui contiendront des flatteries incon« nues jusqu'alors ou combleront la mesure de la « servilité. » — En effet, il rapporte un peu plus loin que Néron est déclaré dieu, et reçoit en cette qualité un temple et un culte.
Ainsi, sur ce point, pas d'erreur possible : Tacite n'est pas un homme de parti que la passion égare, qui insulte ou calomnie ses adversaires, qui obéit à des rancunes implacables, et se venge sur ceux qui ont exercé le pouvoir, du regret qu'il éprouve de ne pas l'exercer lui-même. Tacite ne connaît ni la haine ni la faveur, il le dit lui-même, et l'on peut l'en croire. Il faut ajouter qu'il ne connaît pas l'espérance. Trop profond est l'abîme qu'il a si longtemps mesuré des yeux : on ne remonte point de si bas.
La forme qu'il avait adoptée, celle des Annales, c'est-à-dire le récit année par année des faits les plus dignes d'être rapportés, ne lui permettait pas une composition méthodique et suivie. Il ne pouvait embrasser dans son ensemble toute une période, et l'étudier successivement sous ses divers aspects. Ce que la loi du genre adopté par lui l'a empêché de faire, nous pouvons l'essayer : c'est lui qui nous fournira tous les détails du tableau ; nous nous bornerons à établir entre eux une liaison.
Dès qu'Auguste fut mort en disposant de la chose publique comme si elle eût été sa propriété, et la léguant à Tibère, un nouvel ordre de choses commence. « L'état de la. cité est changé ; il ne reste plus rien de « l'ancien esprit; tous rejetant la vieille égalité épient
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« sur le visage du prince ses moindres volontés. »
«On se rue dans la servitude à l'envi, consuls, sé«
sé« chevaliers ; plus on est illustre, plus on mon«
mon« de fausseté et d'empressement. On compose son « visage, car on ne veut pas paraître joyeux à la mort « du prince, ni triste à l'avénement de son succes«seur; et l'on mêle ainsi larmes, joie, pleurs, adu« lations. » Difficile est le métier de courtisan. Le nouvel empereur ne veut pas se décider à prendre franchement en mains le pouvoir ; il s'excuse sur sa faiblesse, son incapacité. Si quelque maladroit le prend au mot, il est perdu. Tibère ne dit jamais ce qu'il pense, mais Tibère exige qu'on le comprenne et qu'on le force à régner. Du reste ce prince, toujours hésitant dans son langage, agit promptement et sûrement. Il commence par faire tuer le jeune Agrippa Posthumus, petit-fils d'Auguste, exilé par son aïeul, mais qui eût pu être un embarras ; puis il donne le mot d'ordre aux prétoriens, c'était leur montrer le maître ; enfin, il en finit avec cette vieille comédie d'élections populaires, respectée par Auguste : il transfère les comices du Champ de Mars au sénat ; c'est le sénat qui nommera les magistrats de l'État sur la proposition de Tibère. Cette révolution qui consomme la ruine des institutions républicaines, ne provoque aucune réclamation sérieuse. Tibère est réellement maître absolu. Il lui faut une arme pour frapper ceux( qui pourraient l'inquiéter ou lui déplaire. Il exhume de l'arsenal des'vieilles lois d'autrefois, la loi de lèsemajesté. Seulement c'était aux traîtres envers le peuple
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romain qu'elle s'appliquait : César ayant en mains tous les pouvoirs du peuple, dont il est le représentant, c'est César que protégera la loi de lèse-majesté. Il trouve bientôt dans le sénat des instruments dociles. Des gens besogneux, avides, prêts à tout, se porteront accusateurs des citoyens honnêtes que César déteste ou redoute; une éloquence nouvelle apparaît, « éloquence de lucre et de sang, » celle des délateurs. Le sénat condamne toujours, et les accusateurs reçoivent une partie des biens de la victime. Le despotisme, ainsi organisé, protégé par les prétoriens, ayant le sénat dans sa main, et armé de la loi retoutable de lèse-majesté, n'a plus ni contre-poids ni retenue. Les quelques citoyens honnêtes qui subsistent encore, protestant par leurs votes au sénat ou par leur silence, attendent tous les jours la mort. C'est Néron qui fera périr les derniers et les plus purs représentants de cette courageuse élite, Thraséas et Soranus.
Quelle est l'attitude du peuple ? Le peuple est fort indifférent à la mort des sénateurs déclarés ennemis de César. César est l'ami, le père du peuple. César distribue au peuple le blé qu'il tire à grands frais de la Sicile et de l'Egypte ; César donne au peuple les spectacles les plus variés et les plus splendides, combats de gladiateurs, combats de bêtes, combats sur l'eau, courses de chars, mimes, pantomimes. Néron se donnera lui-même en spectacle; il chantera sur la scène, il prendra le costume de cocher, celui d'histrion, jouera les rôles les plus intéressants du répertoire. Le peuple n'a donc rien à re-
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gretter. Il vendait ses suffrages autrefois, il est vrai, et il ne les vend plus ; mais l'empereur l'indemnise largement de ce dommage. Qu'est-ce d'ailleurs que le peuple ? Combien reste-t-il de citoyens hommes libres ? Dans la ville, grouille une multitude de misérables venus de tous les points du monde, affranchis de la veille, exerçant les métiers les moins honnêtes, vivant de la corruption et la faisant vivre. Une seule fois ils s'avisèrent de protester contre un acte du gouvernement ; ils essayèrent même une émeute. Il s'agissait de l'abrogation d'une loi de la république qui portait que tous les esclaves d'un citoyen seraient mis à mort, lorsque le maître aurait été tué par l'un d'eux. Or il arriva justement sous le règne de Néron que le préfet de la ville fut assassiné par l'un de ses esclaves. On fit les apprêts du supplice pour tous les autres. Ils étaient plus de quatre cents. Le peuple voulut empêcher l'exécution. Ces esclaves, c'étaient ses frères : quel homme de la plèbe d'alors n'était d'origine servile? Malgré les clameurs de la foule, force resta à la loi. Les quatre cents esclaves furent mis à mort. Néron fit une proclamation à la populace pour l'inviter désormais à plus de retenue. Un État peut-il subsister si les lois ne sont observées ?
Venons au prince lui-même. J'ai dit qu'il était la première victime du pouvoir absolu. Les exemples abondent ; quelques-uns sont effrayants. Qu'est-ce que Caligula, sinon un misérable que le vertige saisit et qui devient fou ? Mais c'est surtout dans Néron qu'il, faut étudier ce lamentable phénomène. Il n'est
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pas né vicieux ni cruel; Sénèque et Burrhus réussirent même à faire de lui un prince doux et humain pendant quelques années. Mais l'entourage de César exige que César ait des vices : c'est sur les vices de César que chacun fonde l'espérance de sa fortune. Chaque jour, chaque heure, on mine sourdemenl l'oeuvre de ses précepteurs ; sa mère d'abord, qui est jalouse de l'autorité qu'ils exercent sur son fils, et qui le pousse à s'émanciper, qui l'invite elle-même à mal faire, qui lui en offre les moyens, qui le prêche d'exemple. Après la mère, ce sont les jeunes camarades, qui le raillent sur sa docilité, son innocence : c'est bien la peine d'être le maître du monde pour se refuser tout plaisir ! Ce qui est permis au dernier des citoyens est donc interdit à César ! Puis, les affranchis qui murmurent à son oreille des offres de service qui le troublent et réchauffent. Il sent s'éveiller et gronder en lui tous les instincts féroces de sa race (1), toutes les convoitises les plus effrénées. Sénèque avait bien raison de dire : « Si on lui laisse goûter, du sang, c'est «fini, rien ne pourra plus le retenir. » Chacun sait quels furent ses débuts. Si vous n'avez pas Tacite sous la main, relisez dans Racine le récit de la mort de Britannicus. C'est l'historien qui a fourni au poète tous les traits de cet admirable tableau. Il a dû en omettre un, le dernier, le plus terrible : « Après un court silence, la gaieté du festin reprit.» Aucun poëte dramatique, je le crois du moins, n'a osé mettre sur
(1) Son père; Domitius, quand on lui annonça la naissance d'un fils, avait dit : « D'Agrippine et de moi il ne peut naître qu'un monstre. »
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la scène le meurtre d'Agrippine par son fils; je ne sais s'il existe dans aucune langue un récit comparable à celui-là. Racine nous a montré Néron placé entre Burrhuset Narcisse, dont l'un le supplie de se réconcilier avec son frère, tandis que l'autre le pousse à s'en débarrasser ; Tacite nous le montre délibérant sur le meurtre de sa mère.— Il la tuera, cela est décidé, mais comment? Par le fer? par le poison? par quelque autre expédient? Chacun opine. Le poison a du bon, mais on s'en est déjà servi pour Britannicus : d'ailleurs Agrippine est en garde de ce côté ; elle s'est depuis longtemps munie de tous les antidotes possibles. — La tuer à coups d'épée vaudrait mieux; mais le moyen de cacher la chose ? Et puis, si l'homme à qui on proposerait l'affaire allait refuser? C'est alors qu'Anicetus propose cet ingénieux moyen d'un navire dont le pont s'effondrera sur la mère de César.— Elle échappe. Néron perd la tête d'épouvante. Il voit déjà Agrippine soulevant les soldats, appelant les esclaves aux armes; éperdu il mande Burrhus et Sénèque. Ceux-ci hésitent, voient des difficultés. « Anice«tus se jette en avant : Je me charge de tout, dit-il. « — A ces mots Néron s'écrie : C'est d'aujourd'hui «seulement que je règne, et c'est à un affranchi que « je dois ce bienfait ! »
Ne poussons pas plus loin cette analyse. J'en ai dit assez pour faire comprendre l'originalité de Tacite. Lui aussi, comme Tite-Live, est un moraliste, mais il procède tout autrement. Il lui arrive souvent d'interrompre son récit pour exprimer le regret d'être con-
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damné à une telle tâche. Les historiens de la république, dit-il, avaient à raconter des guerres glorieuses, de belles conquêtes, des triomphes, des actions héroïques; moi je n'ai à enregistrer que des meurtres, des empoisonnements, des exils, des infamies de tout genre, « travail étroit et sans gloire. » Ce fut justement cette nécessité qui fit son génie. Le théâtre des événements s'est rétréci ; au lieu du forum, du Champ de Mars, des comices, où l'activité dévorante de la liberté suscite à tout moment des personnages remarquables, des incidents palpitants d'intérêt, et communique à tout la vie et le mouvement, l'auteur est comme emprisonné soit dans le sénat, muet, servile, tremblant, soit dans le palais de César. C'est dans cet. horizon borné et malsain que tout se prépare. Les personnages sont peu nombreux ; ce sont les conseillers, les favoris du prince, la plupart de condition basse, des affranchis, comme Narcisse, Pallas, Calliste, les membres de la famille impériale qui font concurrence aux affranchis pour se pousser plus avant dans les bonnes grâces de César. L'historien doit donc fouiller les secrets replis de toutes ces âmes qui disposent des destinées du monde. C'est le caprice d'une affranchie, d'une Poppée, d'une Agrippine, d'une Messaline, qui fera mettre à mort les plus illustres citoyens ; c'est le crédit d'un Pallas qui fera épouser à Claude sa propre nièce, et supplantera Britannicus au profit de Néron ; c'est l'infâme audace d'un Tigellinus qui instruira le procès d'Octavie, et fera de Poppée une impératrice. Il faut que l'auteur
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explore ces profondeurs de corruption, qu'il saisisse à sa naissance pour ainsi dire, la pensée du crime, qu'il la montre s'enhardissant peu à peu, encouragée par les conseils des misérables et le désir de plus en plus intense de l'objet qu'elle poursuit. Il l'amène peu à peu à cet état, où l'homme ne délibère déjà plus s'il commettra son forfait, mais comment il le commettra. La conscience ne réclame plus ; ce n'est plus qu'une question d'opportunité. On passe bientôt à l'exécution. Tous ces débats, toutes ces hésitations, tous ces mobiles si divers, voilà ce que Tacite a saisi et ce qu'il a rendu, avec quelle énergie et quelle sobriété ! Racine l'appelait le plus grand peintre de l'antiquité. Il l'avait pratiqué et savait par expérience combien il était difficile de lutter contre un tel modèle. Il n'a rien en effet de l'abondance splendide de Tite-Live, ni de cette satisfaction d'un auteur que son sujet soutient et remplit d'orgueil. Il est triste, il semble porter le deuil de la liberté perdue, de la dignité humaine violée. Il ne présente point à l'imitation de ses lecteurs de beaux exemples, comme aimait à le faire Tite-Live, qui en trouvait une riche moisson en remontant le cours des âges. Il lui faut, dans ce demi-jour où ils se cachent, aller surprendre les acteurs des drames honteux ou sanglants qui remplissent la scène. Aux délibérations majestueuses du sénat, aux orages du forum ont. succédé les conciliabules mystérieux de quelques malfaiteurs. Voilà le cadre où il est enfermé, voilà les personnages qu'il doit faire connaître et les actes qu'il doit rapporter. De là ces
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analyses minutieuses, cette investigation patiente et terrible ; c'est comme une instruction qu'il dirige, De là aussi la tristesse qui est en lui. Il va presque jusqu'à blâmer les gens de bien qui ont protesté contre les infamies de Néron. Quand l'empereur demanda au sénat de voter des actions de grâces ans Dieux pour les remercier de la mort d'Agrippine, Thraséas se leva et sortit de la curie. — Courage inutile! « son indépendance prépara sa perte, et il ne dé« termina pas les autres à l'imiter. » — Ajoutons le dernier trait à ce tableau déjà si sombre. Tacite, à la vue des misères sans nombre qui affligent le monde, se demande s'il y a des dieux, et s'ils ont quelque souci des choses humaines. Il hésite à le croire : il est plus probable que le hasard, la fortune, la fatalité se joue dans l'univers. Ainsi, ni espérance dans les choses d'ici-bas, ni attente d'une autre vie où seront réparées les iniquités de celle-ci; rien que le présent, et quel présent ! voilà le cercle étroit où était enfermé Tacite, voilà les aliments qui étaient laissés à cette âme ardente et profonde. — On peut dire qu'elle les a épuisés. S'il eût eu quelque espérance, si lontaine qu'elle fût, même par delà la mort, il n'eût pas saisi d'une si forte étreinte la réalité. L'homme qui voit luire le rayon de la justice éternelle,s'élève au-dessus des, misères de cette vie si courte, il a dans sa foi une consolation. Tacite s'absorba dans la contemplation morne des temps où il vivait. Le soulagement relatif que procura au monde le règne de Trajan, il ne put guère en jouir ; car ce fut alors qu'il se mit à fouiller les
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annales sanglantes des règnes précédents, travail amer qui renouvelait et avivait la désespérance. — Quelques critiques ont blâmé cette disposition d'esprit de l'auteur, ils lui ont reproché de voir tout en noir. Ils en parlent bien à leur aise ! Il n'est pas donné à tout le monde de prendre gaiement son parti des choses : île deuil inconsolable de Tacite est la parure d'une grande âme. D'autres l'ont accusé de partialité haineuse, de calomnie. Quel intérêt pouvait-il avoir à noircir Tibère, Néron et la cour de ces honnêtes gens? Peut-on calomnier Néron ? Il est vrai que ces mêmes critiques expliquent d'une façon très-satisfaisante la mort de Britannicus et d'Agrippine, que Tacite a peinte sous de fausses couleurs. Ce n'étaient là après tout, disent-ils, « que des difficultés de famille. » Et, en sa qualité de chef de famille (paterfamilias), Néron avait le droit de les trancher comme il lui plaisait. Quelle belle chose que d'avoir si bien étudié le droit! J'oserai néanmoins hasarder une critique. Loin de moi la pensée d'exiger de Tacite qu'il soit ce qu'il ne pouvait être ! Je dois cependant indiquer une issue, pour ainsi dire, par où ce génie énergique eût pu échapper au présent qui l'obsédait. Il eût fallu ne pas rester un pur Romain d'autrefois, un membre orgueilleux et jaloux de la cité antique ; il eût fallu s'élever jusqu'à la conception de la cité universelle, qui embrasse non-seulement Rome et son empire, mais tous les peuples, tous les individus, sans acception de patrie, d'origine, de condition, qui place le barbare et l'esclave sur la même ligne que le Quirite et le pa-
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tricien. Il eût fallu, en un mot, étendre ce patriotisme douloureux au genre humain tout entier. Était-ce impossible? Je ne suis pas de ceux qui disent: telle chose n'a pas eu lieu, donc elle ne pouvait avoir lieu. Tacite connaissait cette noble doctrine stoïcienne qui eut justement sous les empereurs ses plus purs représentants. Tacite avait lu les ouvrages de Sénèque qui proclame, en cent endroits, l'égalité de nature entre tous les êtres dopés de cet attribut supérieur et divin, la raison; qui renverse les barrières élevées entre les peuples par cet absurde droit de la guerre, entre les individus par les préjugés plus absurdes encore de la naissance. Avant Sénèque, Cicéron lui-même avait parlé de cet « amour du genre humain » qui est la marque d'un esprit supérieur. C'est alors que l'horizon se fût agrandi à ses regards ; c'est alors qu'il eût entrevu par delà les Césars qui passent, l'humanité marchant sans cesse vers des destinées meilleures. Mais il s'obstinait à ne voir que Rome, à rapporter tout à Rome ; cette ruine le retenait. Il a des contentements sauvages quand il apprend qu'une grande calamité a frappé quelque ennemi de Rome, les Germains surtout, qu'il connaît, qu'il redoute. Quel singulier passage que celui-ci : «Les Bructères viennent, « dit-on, d'être anéantis par une ligue des nations « voisines qu'a soulevées contre eux la haine de leur « orgueil, ou l'appât du butin, ou peut-être une faveur « particulière des dieux envers nous. Et le ciel ne nous a a pas même refusé le spectacle du combat. Soixante mille « hommes sont tombés, non sous le fer et les coups des
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« Romains, mais, ce qui est plus admirable, devant leurs « yeux et pour leur amusement. Puissent, ah ! puissent « les nations, à défaut d'amour pour nous, persévérer dans « cette haine d'elles-mêmes, puisqu'au point où les destins «ont amené l'empire, la fortune n'a désormais rien de plus « à nous offrir que les discordes de l'ennemi ! »
Souhait impie, patriotisme féroce! C'est le même sentiment qui lui dicte sur les chrétiens que Néron fit brûler comme des torches pour éclairer ses jardins, le passage fameux où il les représente « comme at« teints et convaincus de haine envers le genre hu«main » (Annales, 1. XV). « Ils. étaient criminels, dit «Tacite, et méritaient les derniers supplices ; cepen« dant la pitié populaire s'élevait pour eux; car on «les immolait non à l'utilité publique, mais à la « cruauté d'un seul homme. » — Comment l'historien, qui les proclame innocents de l'incendie de Rome, ne s'est-il pas demandé ce que c'était que ses victimes que Néron faisait flamber la nuit dans ses fêtes? Il s'est borné à enregistrer des bruits populaires. Pourquoi n'ést-il pas allé dans ce faubourg où les premiers enseignements de l'Évangile furent déposés ? Pourquoi ne pas s'enquérir de cette doctrine ? Son ami Pline le Jeune adressait dans le même temps un rapport d'une remarquable équité à l'empereur Trajan sur les chrétiens d'Asie. Mais c'étaient des étrangers, il ne leur était rien dû ! Voilà comment un patriotisme exclusif étouffe toute justice et fausse les plus belles intelligences. Qu'aurait pensé Tacite, s'il fût revenu au monde sous le règne de Constantin?
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Enumération des causes qui ont retardé pendant tant de siècles le développement de l'histoire. — Ce qu'elle était au dixseptième et au dix-huitième siècle; — La théorie et la pratique.
Je n'étudierai pas les autres historiens anciens, tels que Florus, les Écrivains de l'Histoire Auguste, Quinte-Curce, etc., dont la valeur littéraire est médiocre et l'autorité presque nulle. Je franchis d'un bond tout cet espace immense qui s'étend du premier siècle de l'ère chrétienne jusqu'aux temps modernes. Je me bornerai à résumer rapidement les modifications que dut subir le genre que nous étudions et les causes qui en retardèrent presque jusqu'à nos jours le développement complet. On peut dire en effet que l'histoire vraiment digne de ce nom n'existe que d'hier ; c'est une des plus précieuses gloires du dix-neuvième siècle. Il est juste d'en faire honneur à ce grand mouvement de rénovation qui éclata à la fin du siècle dernier et donna à toutes les forces vives du pays une impulsion qui dure et durera longtemps encore, s'il plaît à Dieu.
Quand on lit dans les .auteurs grecs ou romains l'histoire de leur pays, on est frappé de l'extrême
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simplicité du sujet, de la clarté parfaite de l'oeuvre. On embrasse aisément la matière d'un seul coup d'oeil ; les diverses époques, loin de nuire à l'ensemble, sont des temps d'arrêt commodes. Cela tient non-seulement au mérite de l'historien, mais au petit nombre d'éléments qui constituaient les sociétés antiques, éléments toujours en accord, fondus pour ainsi dire dans une harmonieuse unité, qui n'est autre chose que l'âme même de la cité.
Tout autre est le tableau qui s'offre à nous, soit que nous nous reportions à l'origine des États modernes, soit que nous cherchions à suivre à travers les siècles les destinées de l'un de ces États. Une foule d'obscurités se présentent, souvent impénétrables ; on voit apparaître des éléments complexes qui se développent séparément, souvent en hostilité les uns avec les autres; de là des modifications incessantes, une extraordinaire mobilité, toute voisine de la confusion. Ajoutez-y la rareté ou l'insuffisance des documents pour certaines époques, les plus intéressantes de toutes, celles dans lesquelles s'est élaborée lentement, péniblement, une des transformations essentielles subie par un peuple, barbare d'origine, établi sur le sol de l'empire romain, et n'arrivant qu'après bien des tâtonnements à se créer une nationalité distincte, un génie particulier.
Que l'on se représente, en effet, l'état du monde au cinquième siècle après Jésus-Christ. A la mort de Théodose (395), l'empire romain, déjà divisé en empire d'Orient et d'Occident, perd peu à peu ce qui lui res-
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tait de forte concentration. De tous côtés, débordent les peuples barbares, Alains, Vandales, Goths, Huns, Hérules, Burgondes, Francs. Tour à tour alliés, mercenaires ou ennemis des empereurs, ces peuples se décident enfin à s'établir dans l'empire, le jour où les faibles successeurs de Théodose ne peuvent plus les rejeter au delà du Rhin, du Danube, de la Vistule, Chacun de ces peuples a une physionomie distincte; il a sa langue, ses moeurs, ses lois, sa religion. Une immense confusion se répand sur la surface du monde. On a peine à démêler les uns des autres tous ces nouveaux venus : comment les suivre dans le mouvement aveugle qui les emporte? Les voilà fixés sur un point de l'empire, la Gaule, l'Espagne, l'Afrique. Mais ces provinces ont des habitants que la conquête barbare ne fait pas disparaître ; il s'opère donc un mélange entre les anciens possesseurs du sol et les survenants, Voyez l'Espagne : que de peuples divers l'ont successivement ou simultanément occupée ! les Celtes d'abord, puis les Ibères, puis des colonies Romaines, des Carthaginois, des Vandales, des Wisigoths, des Arabes. De tous ces éléments si disparates se forme, par un travail mystérieux de fusion, une nationalité homogène, qui ne se constitue définitivement qu'après plus de dix siècles. L'Espagnol, dont le type le plus ancien est le Castillan, n'existe réellement que depuis l'expulsion des Mores, à la fin du quinzième siècle. Quel historien pourrait se flatter d'analyser, de séparer les éléments qui ont contribué à sa formation? Il en est à peu près de môme pour la France. D'où viennent les Français?
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Les uns veulent que le fond de la race soit gaulois : ce peuple léger, courageux, aimable, indiscipliné leur plaît. Mais la Gaule était toute romaine au moins dans la moitié de ses provinces. D'autres préfèrent comme ancêtres les Francs. Ces conquérants farouches, campés plutôt qu'établis sur les bords du Rhin, flattent leur goût pour les prouesses guerrières. Je ne parle pas de ces ingénieux érudits qui font remonter directement la nation française à Francus, fils d'Hector. Le poëte Ronsard a essayé de tirer de là une épopée à l'imitation de l'Enéide; mais il n'a pas eu le courage de l'achever; et nous n'avons pas le courage de lire cette insipide rapsodie. Voilà donc une première difficulté ; elle a retardé pendant longtemps la conception et l'exécution d'une histoire sérieuse d'un peuple moderne quelconque. On s'est borné à rédiger en beau style des hypothèses plus ou moins absurdes ou des traditions qui n'avaient aucun fondement sérieux. Je regarde aussi comme une des difficultés les plus graves du sujet l'appréciation exacte d'un élément nouveau, inconnu à l'antiquité, et dont l'action fut des plus considérables, je veux parler de la religion. Le christianisme en effet joua un très-grand rôle dans l'organisation des sociétés modernes. Dès le quatrième siècle, les évêques s'arrogent et exercent un pouvoir ■politique; ils s'intitulent les défenseurs de la cité, les surveillants (ITTICXOTTOÇ). Plusieurs d'entre eux résistèrent ouvertement et en face à de puissants empereurs; tels furent saint Basile, saint Ambroise, saint Jean Chrysostome. Quand les peuples barbares se
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furent établis dans l'empire, ils ne trouvèrent d'autre pouvoir debout que celui de l'Église déjà fortement organisée, ayant une hiérarchie, une discipline, un trésor, des biens temporels. Les évoques aidèrent puissamment Clovis dans la conquête de la Gaule, contre les Burgondes et, les Wisigoths qui étaient ariens. L'influence de l'Église s'accrut de jour en jour ; on peut même dire qu'elle forma une sorte d'État dans l'État; et, comme elle était seule dispensatrice des lumières, elle peut être considérée comme représentant assez exactement la civilisation de ces époques si complexes. Il faut donc que l'historien démêle avec sagacité les moyens d'action, l'intervention, les pratiques de ce pouvoir nouveau et son influence générale sur la société.
Que si nous sortons de ces périodes de formation pour étudier les États enfin constitués, des difficultés d'un nouveau genre se présentent. Les sociétés modernes ne sont pas demeurées stationnaires. Dès leur origine elles portaient dans leur sein des éléments divers dont les uns longtemps subordonnés et comprimés devaient peu à peu surgir à la lumière et réclamer une place de plus en plus importante. Que de transformations subit le pouvoir royal depuis le fabuleux Pharamond jusqu'à Louis XIV, depuis la révolution jusqu'à nos jours ? La féodalité est une phase du développement des institutions des peuples modernes, qu'il faut étudier, analyser, expliquer. Le mouvement des communes en est une autre; c'est l'avénement d'un principe nouveau qui s'annonce
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timidement, est refoulé avec violence, élève de nouveau la voix à de rares intervalles, à la convocation irrégulière des États généraux, jusqu'au jour où le fiers État,toujours sacrifié, parle en maître, et prend le nom d'Assemblée Nationale. L'Église est une puissance bien plus ancienne et qui pèse lourdement sur le moyen âge ; mais, après le grand élan des croisades, elle commença à perdre du terrain ; la royauté s'affranchit de plus en plus de l'autorité souvent abusive Ides papes ; saint Louis lui-même ose lui résister ouvertement, et Louis XIV traite le pape avec une hauteur souveraine. Enfin le clergé est dépossédé ainsi que la noblesse de ses priviléges, et l'égalité est proclamée entre les trois ordres. Il faut donc que l'historien suive les progrès, l'action, la décadence de l'Église comme pouvoir temporel ; qu'il signale son influence sur certains événements considérables, comme les guerres contre les Albigeois, la Ligue, la révocation de l'édit de Nantes.
Ajoutez à ces difficultés déjà si nombreuses et si graves l'étude de la formation des idiomes modernes, des monuments de la littérature primitive de chaque peuple, celle des arts, des sciences-: l'historien ne doit pas en effet se borner à raconter les événements militaires ou politiques ; il faut qu'il suive les développements si multiples du génie d'un peuple dans ses diverses manifestations. A ce prix seulement son oeuvre sera réellement l'image de la vie d'une nation et de sa marche vers un état meilleur.
Or si telles sont les conditions imposées à un his-
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torien sérieux, vous devez comprendre sans peine combien il a dû apparaître tard. Un tel travail ne peut être l'oeuvre d'un siècle ; il y faut une lente et pénible élaboration. Il faut que la nation ait pris enfin pleine possession d'elle-même , qu'elle ait la conscience de ses destinées, qu'elle sache vers quel but elle se dirige. C'est le présent qui éclaire le passé, et fraie la voie vers l'avenir. Ce n'est que de nos jours qu'on a commencé à fouiller le trésor des antiquités nationales, qu'on a recueilli avec un soin pieux les documents méprisés ou inconnus jusqu'alors, qu'on a suivi dans ses phases successives chacun des ordres qui formaient l'ancienne société. Le phare qui a guidé les historiens dans cette patiente exploration des anciens âges, c'est la révolution française. Elle a éclairé le travail si lent, si douloureux des siècles antérieurs vers une amélioration politique et sociale que réclamaient la justice et le droit. Des faits jusqu'alors méconnus, des personnages laissés dans l'ombre, ont éveillé l'attention ; on a recueilli scrupuleusement ces premiers symptômes du grand mouvement qui donna enfin satisfaction aux réclamations légitimes de ces courageux ouvriers du progrès morts à la peine, morts ignominieusement le plus souvent, sans avoir vu luire l'aurore d'une société plus équitable. Aujourd'hui enfin, et aujourd'hui seulement, il n'y a plus d'obscurité dans les annales de notre pays, Nous savons d'où nous venons, où nous allons, ce qu'ont été nos pères, ce que seront nos enfants,. Ayons donc une reconnaissance profonde d'abord pour les
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hommes courageux qui ont fait la révolution française, ensuite pour ceux qui se sont mis à l'oeuvre, et à cette belle lumière ont débrouillé le chaos de nos antiquités nationales. Ces historiens, chacun les connaît. C'est M. Guizot, dont le livre solide sur la civilisation en Europe et en France est une mine si précieuse de documents et d'aperçus élevés et féconds ; c'est Sismondi, qui a élevé au peuple français un monument admirable, et que M. Michelet ne désavoue pas pour maître ; c'est Augustin Thierry, qui, le premier, dans ses Récits mérovingiens, a restitué aux sixième et septième siècles leur véritable physionomie, et, dans ses Lettres sur l'histoire de France, a mis en lumière le mouvement si considérable des communes ; c'est Michelet, qui, le premier, a saisi et rendu la géographie vivante de nos anciennes provinces, qui, malgré les obscurités et le conventionnel triomphant, a retrouvé cet être multiple sacrifié jusqu'alors à ses rois, et qu'on appelle le peuple, qui l'a suivi dans les laborieuses étapes de sa pénible ascension, et qui vient à peine de terminer ce grand travail auquel il a consacré toute une vie de dévouement, d'austérité, de foi : grand écrivain, tout de flamme et de lumière ; auteur consciencieux, érudit profond, que les sots critiquent, que d'autres copient en le dénigrant; c'est enfin le savant, l'honnête Henri Martin, le dernier venu, il est vrai, mais aussi le plus complet de tous ; esprit sincèrement libéral et éclairé, historien qu'il faut consulter sans cesse. Et je ne parle ici que de ceux qui les premiers osèrent entreprendre la.
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tâche complète : combien d'autres se sont fait un nom en ne traitant qu'une partie de l'histoire de notre pays ! Gomment ne pas nommer M. Thiers, qui le premier osa écrire une histoire de la révolution française qui ne fût ni un dithyrambe ni une satire ? D'autres ont exploré telle ou telle époque encore obscure, ont restitué à tel personnage sa véritable physionomie, éclairci tel point douteux. Je n'en finirais pas si je voulais énumérer nos richesses en ce genre. Elles croissent chaque jour. Le moyen âge surtout, si longtemps négligé, sort enfin des ténèbres auxquelles l'avaient condamné l'ignorance et les préjugés.
Vous vous demanderez peut-être comment il se fait que le dix-septième siècle, notre grand siècle littéraire, n'ait pas produit dans le genre historique quelqu'un de ces chefs-d'oeuvre qui se place auprès des monuments admirables de la poésie et de l'éloquence; Peut-être aussi aurez-vous de la peine à vous expliquer comment le dix-huitième siècle, qui porta si loin l'esprit critique, est resté sur ce point au-dessous de sa tache. Je vais essayer de vous en donner les raisons. Je montrerai ce que fut alors le genre historique, et par quel concours de circonstances les oeuvres qui se produisirent n'ont guère d'autre valeur qu'une valeur purement littéraire.
Je place en tête des causes qui retardèrent les développements de l'histoire au dix-septième siècle, l'absence de liberté. Corneille, Molière, Racine, Bossuet, Lafontaine ont pu sous un gouvernement absolu
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produire leurs chefs-d'oeuvre : ils s'exerçaient dans des genres où la liberté politique n'est pas indispensable. Elle est indispensable à l'historien. S'il est forcé de louer quand même le roi et le gouvernement sous lequel il écrit; s'il est forcé de considérer comme le dernier mot de la justice et du droit les institutions qu'il a sous les yeux ; si ce régime est élevé à la hauteur d'une sorte d'idéal; si le roi qui en est l'âme est encensé comme une sorte d'idole, l'esprit de l'historien est comme envahi et dominé par le sentiment monarchique; il ne comprend plus le sens des événements; les siècles passés lui échappent, il rapporte tout au présent; il pare des couleurs du présent les faits et les personnages d'époques toutes dissemblables. C'est là une des misères attachées au despotisme
despotisme il veut que tout date de lui, et il prétend en même temps avoir ses racines dans le passé, il joint à l'infatuation personnelle la passion de la fausse tradition. Il faut que tout ait l'empreinte du jour, tout, même ce qui a précédé. C'est être séditieux de supposer qu'en dehors de ce qui est, il a pu jadis exister autre chose qui ne fût pas digne de mépris. Enfin, en admettant; que quelque esprit indépendant eût essayé alors de présenter l'histoire sous ses véritables couleurs, la Bastille aurait fait justice de cette outrecuidance. Voltaire disait, et il le savait par expérience : « Les malheureux Welches sont continuellement gênés « et garrottés par toutes sortes de chaînes, celles de « la cour, celles de l'Église, et celles des tribunaux « appelés Parlements. » — Il se voyait refuser le pri9
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vilége pour la publication de l'histoire de Charles XII, En quoi les aventures étranges de ce roi de Suède pouvaient-elles éveiller les susceptibilités ombrageuses du pouvoir? On ne fit jamais à Voltaire l'honneur de le lui apprendre. Il mit en campagne les personnages' influents qu'il connaissait et obtint enfin le privilège refusé d'abord.. Le docte Fréret, le plus inoffensif des érudits, conçut le dessein de débrouiller nos antiquités nationales. Après de longues recherches, il lut à l'Académie des inscriptions un mémoire dans lequel il établissait sur des textes et des documents inattaquables : « Que les Francs étaient « une nation ou plutôt une ligue de différents peu« ples de la Germanie ; que ces mêmes Francs ser« vaient dans les troupes romaines ; et que leurs rois « ou chefs, lorsqu'ils étaient reconnus par les empe« reurs, recevaient d'eux les titres et les ornements « de patrice avec le diadème. » On trouva fort irrévérencieuse cette façon de traiter les ancêtres de nos rois, et Fréret fut mis à la Bastille. Il renonça à l'histoire de France et se tourna vers les Assyriens. Mézeray, écrivain éloquent, d'un savoir médiocre, avait une certaine indépendance dans l'esprit. Il se permit quelques réflexions malséantes sur la nature et la répartition des impôts : Colbert lui supprima sa pension. Le pauvre abbé de Saint-Pierre, ce rêveur candide, l'écrivain à qui la langue française doit le beau mot de bienfaisance, fut encore plus maltraité. Peu de temps après la mort de Louis XIV, il osa, dans un de ses nombreux ouvrages où il proposait des réformes
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de tout genre, faire le compte des dépenses fastueuses et inutiles du feu roi. Le chiffre était énorme. Aussitôt l'Académie française, avertie par le cardinal de Polignac, se déclara saisie d'indignation et d'horreur, et par un vote unanime elle chassa l'abbé de son sein. Voilà quelle était la liberté dont jouissaient les historiens. Ce nom même ne leur convient pas. D'ordinaire ils en portent un autre singulièrement plus noble à leurs yeux, celui d'historiographe du Roi. En cette qualité ils jouissent d'une pension de six Aille livres, et ils ont parfois l'inappréciable honneur de suivre Sa Majesté dans ses guerres, afin de coucher par écrit le récit exact des exploits qu'Elle ne manquera pas de faire. Racine et Boileau firent ainsi la campagne de Flandre et s'associèrent pour en écrire une relation au moins partielle. En voici quelques lignes, et comme le résumé. « Enfin tous les « ordres étant donnés, le Roi partit de son camp le «troisième de juillet pour retourner, à petites jour« nées, à Versailles : d'autant plus satisfait de sa con« quête que cette grande expédition était uniquement « son ouvrage ; qu'il l'avait entreprise sur ses seules « lumières, et exécutée, pour ainsi dire, par ses pro« pres mains, à la vue de toutes les forces de ses en« nemis; que par l'étendue de sa prévoyance il avait « rompu tous leurs desseins et fait subsister ses ar« mées ; et qu'en un mot, malgré tous les obstacles « qu'on lui avait opposés, malgré là bizarrerie d'une « saison qui lui avait été entièrement contraire, il « avait emporté, en cinq semaines, une place que les
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« plus grands capitaines de l'Europe avaient jugée « imprenable (Namur) ; triomphant ainsi, non-seule« ment de la force des remparts, de la difficulté des « pays, et de la résistance des hommes, mais encore « des injures de l'air et de l'opiniâtreté pour ainsi « dire des éléments. » — Racine se borne à célébrer en prose cette glorieuse conquête ; quant à Boileau, on sait qu'il emboucha la trompette héroïque pour chanter dignement le passage du Rhin que ne passa pas Louis XIV, et qu'il saisit la lyre de Pindare pour écrire cette fameuse ode sur la prise de Namur, qui devait être pindarique.
Au manque de liberté il faut joindre l'absence de toute critique et un véritable mépris pour les antiquités nationales et tout le moyen âge. Ces époques barbares semblent n'avoir pas existé pour les écrivains du siècle de Louis XIV. Ils ne remontent guère dans leur lecture au delà du seizième siècle. On dirait même que Boileau n'a pas lu Marot, à la façon dont il en parle ; il a sur Villon les idées les plus fausses; l'origine et le caractère du théâtre lui échappent complètement.
Chez nos dévots aïeux le théâtre abhorré Fut longtemps dans la France un plaisir ignoré. De pèlerins, dit-on, une troupe grossière En public à Paris y monta la première....
Fénelon lui-même, cet esprit si ouvert, n'a que du mépris pour l'architecture gothique, et préfère évidemment la colonnade du Louvre à Notre-Dame de Paris.
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Aussi les historiens du dix-septième siècle, qu'ils portent ou non le titre d'historiographes, sont tous inexacts et incomplets dans la plus grande partie de leur oeuvre. Pour tout ce qui concerne les origines et le moyen âge, ils pèchent par ignorance ; ils ne remontent jamais aux sources, dont d'ailleurs ils ne connaissent pas l'existence. Quand ils se rapprochent des temps modernes, ils subissent le joug des idées et du milieu où ils vivaient; ils dénaturent les faits, ou les suppriment. Tel est Mézeray, le plus remarquable de tous; tels sont le père Daniel et Wéli. Aucun d'eux d'ailleurs n'a conçu l'idée d'une histoire des Français. Depuis Pharamond jusqu'à Louis XIV, pour eux il n'y a que des rois en scène, le peuple n'existe pas ; ou, s'il apparaît, c'est comme le confident de tragédie, qui écoute et ne parle guère, que l'on tutoie et qui ne tutoie pas, personnage discret et modeste qui doit attendre un siècle encore la fin du bon plaisir. Augustin Thierry a parfaitement caractérisé l'oeuvre et les lacunes de l'oeuvre de ces historiens. Que l'on consulte sur ce point les Lettres sur l'histoire de France (les quatre premières). Ils n'ont ni science sûre, ni critique, ni indépendance, et, ce qu'il y a de plus grave, c'est qu'ils sont convaincus qu'un bon historien doit être ainsi.
Ceci nous amène tout naturellement à exposer la
théorie du genre historique, telle qu'elle est promulguée
par les critiques les plus autorisés du dix-septième
siècle.
A leur tête se place le père Rapin (1621-1687). Voici
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l'idée qu'il se fait de l'histoire. « L'historien est de tous « les auteurs celui qui se fait un plan plus vaste et un « plus grand tribunal. Car c'est à lui de juger souve« rainement de tout ce qui se passe dans le monde, à « faire la destinée des grands de la terre pour leur « réputation dans la postérité et à donner, des leçons « à tous les peuples pour leur instruction. » — A cette majesté de langage qui recouvre un fond si pauvre, vous reconnaissez l'école solennelle qui s'absorba dans le culte de la forme. Qu'est-ce qu'il y a sous ces nobles paroles ? Une idée assez pauvre et de plus une idée fausse, ou du moins étroite ; c'est que l'historien est un moraliste. Si l'on en doutait, on n'a qu'à suivre l'auteur. « Rien de plus beau, dit-il, que l'histoire qui sait rendre justice « au mérite et à la vertu en éternisant les actions vertueuses. » — Chose excellente assurément, mais secondaire. L'historien doit d'abord savoir (t<jTo>p, qui sait) ; et, pour savoir, il faut étudier; il faut remonter aux sources, contrôler les témoignages, reconstituer la physionomie véritable des époques et des personnages, découvrir les causes et enchaîner les conséquences. C'est par là seulement qu'on atteindra le but même de l'histoire, qui est la connaissance de la vérité. Savez-vous où le père Rapin veut qu'on aille la chercher?« Dans le fond des coeurs?" C'est là peut-être que réside l'histoire morale, qui repose sur des hypothèses plus ou moins brillantes, sur une connaissance vague des sentiments généraux de la nature humaine; mais quel rapport y a-t-il entre cette étude psychologique et l'austère loi
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de la science? Ajoutons un dernier trait: celui-là est bien du temps. Il nous en apprendra plus que tout ce que je pourrais dire sur cette impossibilité où l'on se trouvait alors d'écrire sérieusement l'histoire. Le père Rapin ne veut pas qu'on dise toute la vérité, surtout quand elle doit nuire à une tête couronnée. « Encore qu'on ne doive rien « dire que de véritable, on ne doit pas dire toutes les « vérités. Quinte-Curce pouvait se passer de dire lés « infamies qu'il a dites d'Alexandre. Il y a des têtes « privilégiées qu'on doit respecter ; traitons-les honnête» ment; ne laissons point échapper d'insolence à leur « égard: disons les vices de leurs personnes, mais ne « disons rien qui scandalise leur dignité, ni qui aille à « détruire ce qu'on doit à leur grandeur. » La subtilité de la distinction m'échappe. Tout le reste de l'ouvrage (Réflexions sur l'histoire) est consacré au style que doit avoir l'historien; c'est là que toute la pensée de l'auteur apparaît clairement : « La forme est ce qu'il « y a de plus essentiel en histoire. » Suivent des préceptes sur l'art de la narration, sur les harangues à insérer, sur les portraits : tout cela doit être écrit purement et noblement.
Fénelon est un autre esprit que le père Rapin; mais il est visible que l'autorité de l'antiquité pèse sur lui. Il y a dans les oeuvres de Lucien, ce sceptique railleur, un petit traité sur la Manière d'écrire l'histoire, qui débute par une satire assez obscure et finit par une série de lieux communs, travail au-dessous du médiocre. Malheureusement c'est le seul que nous ait laissé l'an-
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tiquité sur la matière. Au dix-septième siècle, on s'en empara, on le traduisit, on le paraphrasa; on voulut y voirie dernier mot de la critique. Fénelon lui-même n'échappa point à cette tyrannie de l'usage. Dans sa lettre à l'Académie, il insiste particulièrement sur les qualités morales que doit avoir le bon historien: « Il n'est d'aucun temps, d'aucun pays ; il évite les panégyriques et les satires. » Il écarte les petits faits, les minutieux détails; il se hâte « d'arriver au dénouement, » car « l'histoire en ce point ressemble un peu au poëme épique. » C'est à peine si l'on donnerait d'autres conseils à un bon élève chargé de faire une narration. Qu'est-ce que le dénouement en histoire ? Mais laissons ces pauvretés indignes de Fénelon. Il a entrevu un des côtés principaux du sujet, et il est bien à regretter qu'il se soit borné à le mentionner en passant. Il faut, dit-il « savoir exactement « la forme du gouvernement et le détail des moeurs « de la nation dont on écrit l'histoire pour chaque « siècle. » Voilà enfin la part de la science ! Fénelon va plus loin; il pressent ce que l'on appelle aujourd'hui la couleur locale; il la désigne par un mot emprunté aux Italiens, il costume, et en fait une loi.
Je ne dirai que peu de chose du dix-huitième siècle. Le point de vue où l'on se place n'a pas sensiblement changé; et l'on sait du reste que la liberté dont jouissent les écrivains n'est guère plus grande. Cependant le travail de critique universelle auquel se livrèrent la plupart des auteurs de ce temps, fut un véritable acheminement vers une conception plus scientifique
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de l'histoire. En toutes choses on voulut remonter aux principes, les examiner, prononcer leur condamnation, quand ils se trouvaient en désaccord avec la raison et la justice. Montesquieu, dans l' Esprit des Lois, analysa les institutions propres à chacun des trois gouvernements qui se partagent le monde, la démocratie, la monarchie, le despotisme. Il opposa aux dangers de la liberté excessive et aux inconvénients plus graves de l'autorité absolue les avantages de la constitution anglaise, qui concilie l'ordre et la liberté. Mably démontra que la république était la seule forme de gouvernement fondé sur le droit naturel ; Rousseau posa en principe la souveraineté du peuple. Ces écrivains, je le sais, ne sont pas des historiens ; mais qui ne voit quel horizon nouveau ils ouvraient à l'histoire? On comprenait enfin qu'il existe d'autres gouvernements que le gouvernement absolu ; on s'accoutumait à rechercher l'origine et les titres de ce gouvernement : de là à découvrir qu'il ne reposait ni sur le droit naturel, ni sur le droit écrit, qu'il était en réalité une usurpation, il n'y avait qu'un pas. On renversait la formule du dix-septième siècle, et l'on proclamait que les rois étaient faits pour les peuples et non les peuples pour les rois. En remontant le cours des âges, on établissait sans peine sur des faits la démonstration de ce principe rationnel. Le présent ici encore jetait la plus vive lumière sur le passé. On plaçait en face du droit divin des rois le droit des peuples. II. est regrettable que Voltaire, qui avait l'âme monarchique, n'ait pas senti plutôt toute l'importance de ce nouveau
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point de vue. Il n'avait que du dédain pour l'histoire du moyen âge : « Notre histoire et celle des autres peuples depuis le cinquième siècle de l'ère vulgaire jusqu'au quinzième ne sont qu'un chaos d'aventures barbares, sous des noms barbares. » Il fallait le débrouiller ce chaos, et rechercher, sous ces noms barbares et parmi ces aventures barbares, le peuple français !
Chose bien remarquable : ce que les écrivains du dix-septième et du dix-huitième siècle n'ont pas songé à faire, le seizième siècle en a eu l'idée. On sait (je l'ai dit bien souvent) quelle ardeur anima d'un bout de l'Europe à l'autre ces hommes de foi qui firent la renaissance. Érudits patients et sagaces, travailleurs que rien ne rebutait, ils essayèrent de remonter aux origines de notre histoire. Estienne Pasquier publiait en 1S60 ses Recherches sur la France, bel ouvrage qui expliquait une foule de points obscurs de nos anciennes institutions, moeurs, lois, coutumes, langage. Claude Fauchet se plongeait dans les anciens chroniqueurs, Grégoire de Tours, Frédégaire et leurs continuateurs. D'après eux, il racontait le procès si curieux de l'évêque Prétextates, dont Augustin Thierry a composé un de ses plus dramatiques récits. Voici comment s'exprimait à ce sujet l'écrivain du seizième siècle : « Je ne fais doute qu'il se trouvera des gens si délicats que. ce long procès leur ennuyera... Toutefois je m'assure que ceux qui désirent connaître les moeurs et les façons de faire de nos anciens Français, ne trouveront mauvais que je remplisse mes livres des propres paroles
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Mes auteurs du temps, qui découvrent beaucoup mieux l'antiquité. Aussi, tant s'en faut que je m'en repente, que si je pouvais représenter les habillements, voire le langage vulgaire de ce temps-là, je le ferais bien volontiers. » — (Consulter Augustin Thierry, Dix ans d'études historiques.) — Après Pasquier et Fauchet, qu'il me soit permis de citer six vers de ce pauvre Théophile Viaud, qui mourut si jeune et si misérablement. Il avait comme pressenti une riche éclosion de poésie nationale ; et peut-être n'était-il pas indigne de mettre la main à ce beau travail.
Et ces vieux portraits effacés Dans mes poèmes retracés Sortiront des vieilles chroniques; Et, ressuscites par mes vers, Ils reviendront plus magnifiques En l'estime de l'univers.
Les vieilles chroniques! voilà des sources qu'on no s'avisait guère de consulter au XVIIe siècle. Ces lettrés si délicats; qui se seraient fait un crime de ne pas connaître le plus chétif des écrivains grecs ou latins, un Florus, un Valère-Maxime, un Appien, ignoraient tout naturellement les monuments les plus instructifs de l'histoire de leur pays. Pourquoi ? ils ne voyaient en toute chose que la forme : le moyen de supporter le bégaiement naïf ou grossier de ces Français d'autrefois, les Villehardouin, les Joinville, les Froissart ! En eux, rien ne rappelait les belles traditions de l'élégance classique ; ils Savaient pas su s'approprier l'agréable
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diction de Xénophon ou cette abondance douce comme le lait de Tite-Live (lactea ubertas). Ils ignoraient les lois de la composition historique et celles du style propre à l'histoire. Que de petits détails, indignes de la majesté de Clio ! Que de chétifs personnages mis en scène ! Et d'ailleurs tout le monde était plus ou moins cartésien alors ; tout le monde disait ou pensait avec le père Malebranche que, quand les historiens de tous les temps et de tous les pays viendraient à disparaître, ce serait un bien petit dommage !
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L'HISTOIRE UNIVERSELLE
Ce que l'idée d'une histoire universelle pouvait être pour les anciens. — La cité universelle des Stoïciens. — La Cité de Dieu de saint Augustin. — Le royaume des cieux au moyen âge. — Bossuet et le Discours sur l'histoire universelle. — Voltaire et l'Essai sur les moeurs et ? esprit des nations. — L'idée de progrès. — La révolution française. — Le dix-neuvième siècle et le livre de la Civilisation en Europe.
J'ai essayé d'énumérer avec quelque précision les causes diverses qui ont retardé jusqu'à nos jours la conception et l'exécution d'une histoire nationale
vraiment digne de ce nom. Elle n'a pu apparaître que le jour où les diverses classes qui constituaient comme
autant d'États dans l'État, ont enfin subi ou reçu le bienfait de l'égalité et reconnu une loi commune. Alors l'historien, remontant le cours des siècles, a compris enfin vers quel but tendaient et les iniquités acceptées et les efforts réprimés, pieux et souvent douloureux pèlerinage, mais fortifiant aussi. Le but soutient; on sent que si le droit et la justice s'éclipsent parfois, ils ne meurent jamais?
Nous pouvons appliquer la même méthode à l'histoire de chacun des peuples modernes. Le but de plus en plus distinct, de plus en plus rapproché, nous sera la
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lumière qui perce toutes les obscurités. Une force invincible pousse les nations dans cette voie qu'on appelle la voie du progrès. Les préjugés, l'ignorance les despotismes de tout genre ne sauraient les arrêter, Le passé même enfin bien connu leur est un stimulant. Il semble que ce soit faire acte de piété envers les hommes d'autrefois que de bien savoir ce qu'ils ont souffert.
«Il ne nous a pas échappé qu'un des obstacles les plus sérieux à l'avénement d'un état meilleur a été justement cette division des habitants d'un même pays en classes, c'est-à-dire en oppresseurs et en opprimés, En vain tous parlaient la même langue, tous avaient la même religion : des barrières infranchissables les séparaient; ils avaient des intérêts contraires. Les maîtres ne songeaient qu'à conserver et à étendre les privilèges dont la force les avait investis ; les bourgeois, serfs, vilains, manants, subissaient le joug, mais le détestaient. Que d'efforts, que de siècles il a fallu pour faire cesser ce divorce ! Eh bien ! sortons de l'horizon étroit après tout d'un seul pays; représentons-nous deux peuples voisins, et, par conséquent, d'après les idées et le droit d'autrefois, ennemis; supposons que ces deux peuples soient unis, fondus l'un dans l'autre, non par le fait de la conquête qui n'a jamais produit que l'iniquité et la haine, mais spontanément d'un accord commun, poussés par le sentiment de leur .intérêt bien entendu, et aussi par ce penchant naturel qui attache l'homme à l'homme : voilà une première association. Qu'un troisième peuple, frappé des
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avantages d'une telle union, vienne s'adjoindre aux deux premiers; puis un quatrième, un cinquième, et ainsi de suite ; que toutes les nations de la terre, oubliant ce qui les divise, ne se souviennent que de ce qui les unit, et ne veulent former qu'une seule famille : ce jour-là commenceront les Annales de l'histoire universelle. — C'est un rêve, c'est une chimère, direzvous. Je ne sais, mais ce fut le rêve et la chimère de bien des grands esprits ; et il serait bien pénible de renoncer à une espérance, lointaine sans doute, mais bien digne de l'humanité. En tout cas, quelles que soient les difficultés matérielles d'une si belle révolution, on peut affirmer hardiment qu'elle sera fondée sur un principe désormais accepté de tous : l'unité du genre humain.
Je me propose de rechercher la naissance et les progrès de ce principe, l'unité du genre humain. Je ne le ferai pas à priori, mais en suivant les faits. La matière est quelque peu abstraite ; mais elle est bien digne de fixer notre intérêt.
J'exposerai successivement les circonstances qui ont favorisé ou retardé les développements de cette idée dans le monde et les formes qu'elle a revêtues. Les peuples de l'antiquité étaient bien plus étroitement renfermés chez eux que les peuples modernes. Rien de plus exclusif par exemple que le patriotisme des Grecs. Rarement unies entre elles, les diverses fractions de la race hellénique s'entendaient cependant pour proscrire et mépriser l'étranger, qu'elles appelaient le barbare. Les Athéniens, plus jaloux que
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les autres Hellènes de la pureté de leur origine, prétendaient n'avoir jamais subi aucun mélange avec un autre peuple, et être sortis du sol même de l'Attique, De là ce nom d'autochthones dont ils étaient si fiers. Les poëtes et les orateurs ne cessaient de célébrer ce glorieux avantage que le railleur Aristippe les félicitait de partager avec les escargots et les limaces.
La cité romaine est peut-être plus durement fermée à l'étranger. Étranger, ennemi, c'est même chose et même nom. La loi des XII Tables porte : contre l'ennemi jamais de prescription (adversus hostem oeterna auctoritas esto). L'histoire montre combien de degrés savamment distribués établit la politique du sénat, avant d'admettre aux droits de citoyens les peuples vaincus et les alliés. Ce ne fut que près de dix siècles après la fondation de Rome, sous le règne de Caracalla, que ces priviléges si longtemps refusés furent accordés à tous les sujets de l'empire.
La première protestation qui s'éleva contre les barrières artificielles qui séparaient les peuples les uns des autres, et séparaient chaque peuple en nobles et plébéiens, en maîtres et esclaves, il faut en faire honneur à cette noble doctrine du stoïcisme. Elle commença à se répandre au moment où la conquête d'Alexandre, en mêlant les Grecs aux barbares, adoucit et effaça presque les antipathies et les préjugés de race. Cet immense empire, qui comprenait presque tout le monde connu alors, était Comme la réalisation d'une unité grandiose. C'est à ce moment que Zénon proclama l'unité et l'égalité de tous les hommes, sans
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distinction d'origine et de condition. Il fondait cette unité et cette égalité sur la raison, attribut commun à tous. Mais il n'essayait pas de tirer de cette doctrine toute spéculative des applications politiques ou sociales quelconques. En démontrant que le maître et l'esclave étaient égaux, il ne réclamait point l'abolition de l'esclavage. Liberté, servitude, choses indifférentes; il n'y a d'autre bien et d'autre mal que le bien et le mal moral, c'est-à-dire le bien et le mal qu'on se fait à soi-même. Tout le reste dépend de la coutume, des institutions, des hasards de la fortune, et ne mérite pas que le sage s'en préoccupe. Trois cents ans après, cette doctrine est reprise et exposée avec un singulier éclat par Sénèque. Partant des mêmes principes que Zenon, il arrive à mettre en regard l'une de l'autre deux républiques, l'une réelle, l'autre idéale. La république réelle, c'est la cité dans laquelle chacun de nous est né, c'est Athènes, c'est Home. Là règnent des lois, des institutions, des coutumes que nous devons subir ; là aussi se rencontrent les abus et les iniquités de tout genre ; la vertu est persécutée et opprimée ; l'exil, la mort sont les récompenses des meilleurs citoyens ; ce n'est pas le mérite ni la justice qui assignent les rangs; un monstre est sur le trône, Epictète est esclave. L'autre cité au contraire est fondée sur la justice et la raison. Elle ne repousse personne; tous, même les plus déshérités, peuvent y être admis : il suffit qu'ils aient rempli les devoirs imposés à tout être raisonnable. Dans cette république où les hommes sont réunis aux dieux, il n'y a ni vio10
vio10
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lences, ni guerres, ni séditions, ni proscriptions ; elle est immense, ou plutôt infinie, car elle peut comprendre fe genre humain tout entier. C'est à elle qu'il faut attacher sa pensée et son amour ; c'est dans cette patrie des sages et des vertueux qu'il faut préparer son retour. Car l'homme est Dieu par un attribut de sa nature, la raison : et par là il est citoyen de la cité céleste. C'est à lui de ne pas, perdre ce précieux avantage.
Le christianisme vient à son tour. Saint Augustin écrit la Cité dé Dieu. Il l'écrit au moment même où la cité des cités, la grande dominatrice, Rome, est prise d'assaut par les barbares (410). Comment est tombé ce colosse, se demandent avec épouvante les peuples qui ont si longtemps porté le joug de l'empire ? Qu'allons-nous devenir ? La fin du monde n'estelle pas proche? C'est à ces terreurs, c'est à ces inquiétudes que répond l'éloquent évoque. Les yeux des hommes ne peuvent se détacher des ruines qui se font chaque jour dans le monde ; les esprits des hommes sont bouleversés par cette chute de la ville qui s'appelait la Ville Éternelle. Qu'ils détournent leurs regards de ces misères et de ces débris. Qu'estce qu'un empire terrestre, si puissant qu'il soit ? Une création de l'homme, et par conséquent une chose périssable comme lui. Qu'est-ce qu'un empire terrestre? Une création de l'homme et par conséquent une oeuvre où abondent les imperfections, les abus, les iniquités de tout genre. Quoi de plus borné que cet immense empire romain, si on le compare à l'in-
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commensurable étendue des cieux ? Qu'était-ce que ses institutions, ses lois, sa religion, sinon un tissu d'injustices et de contradictions, un assemblage monstrueux de superstitions grossières et sanglantes ? Laissez donc retomber dans le néant ce qui est sorti du néant : n'attachez plus vos affections et vos espérances à ce qui passe. La cité terrestre a croulé ; contemplez la cité de Dieu. Celle-là est impérissable, éternelle, immuable. Elle est le séjour de la justice, de la vérité, de la félicité. C'est à elle qu'il faut suspendre son âme, à elle seule. Brisez donc les liens 'qui vous retiennent encore et vous assujettissent aux choses éphémères ; renoncez à ce monde sujet à tant de catastrophes. Vous ne pouvez plus être citoyens romains, soyez citoyens du ciel. Idée grande et noble assurément, but élevé. Comme l'on comprend bien cet appel aux choses d'en haut, dans un temps où le monde était livré aux calamités de tout genre, où l'on voyait tomber une à une toutes les garanties de la vie, où la richesse, la liberté, de nombreux enfants, étaient comme autant de proies pour le malheur ! Mais, que l'on ne s'y trompe pas, ce détachement absolu des choses de la terre entraîne forcément l'abdication de tous les devoirs imposés à l'homme ; il ne sera plus ni citoyen, ni époux, ni père; il subira pour ainsi dire l'existence, mais il ne l'envisagera que comme un exil, et il en souhaitera ardemment la fin : il n'y aura pour lui de véritable vie que l'autre vie. Il fuira donc ou repoussera tout ce qui pourrait l'attacher trop étroitement
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à la terre : la patrie, la famille même avec ses joies et ses douleurs, et jusqu'à ses frères en exil, les misérables humains condamnés comme lui à souffrir et à attendre. Le dernier mot de la sagesse, la plus efficace préparation à l'autre vie, sera l'isolement : l'homme fuira l'homme, il se précipitera au désert ; il vivra loin du tumulte et des séductions du monde dans la contemplation et l'attente. — Que cette doctrine ait eu jadis sa raison d'être, qu'elle offre un aliment aux besoins élevés de notre nature : qui oserait le nier? Mais que l'homme doive vivre pour lui seul, qu'il n'ait d'autre but que sa propre félicité, fût-ce là-haut, qui oserait encore le prétendre? Sa vraie grandeur n'est pas là, pas plus que le vrai courage ne consiste à fuir. Plus l'homme accepte et remplit de devoirs, plus il est grand. Mais il y avait alors un détachement universel des choses de la terre; l'idéal humain était déplacé; les saints remplacaient les citoyens.Les vertus qu'honorait le monde antique, l'action, l'énergie, la passion de lagloire étaient méprisées; à leur place, l'humilité* la résignation ou l'indifférence. Et cependant il s'en faut bien que le moyen âge ait vécu conformément à ces maximes. Jamais il n'y eut entre les peuples plus de divisions, plus de guerres, et quelles guerres ! A toutes les passions qui armaient les anciens les uns contre les autres, les peuples modernes en ajoutèrent une inconnue jusqu'alors, la passion religieuse, le fanatisme. Le monde fut divisé entre chrétiens et infidèles, juifs, ou musulmans; puis entre catholiques et hérétiques, grecs,
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vaudois, albigeois, hussites et enfin protestants. L'unité et la fraternité entre les hommes si cruellement bannies du monde ne se retrouvèrent même plus dans les rêves des penseurs. Non-seulement les cités humaines étaient dans une guerre perpétuelle les unes « avec les autres; mais la cité céleste restait étroite, exclusive, fermée. Quel esprit assez large, quelle âme assez généreuse eût pu alors faire tomber ces barrières? L'unité des hommes était non-seulement une chimère, mais un sacrilége.
J'arrive enfin à un ouvrage celèbre, que tout le monde connaît, et dont le titre seul est une promesse. C'est le Discours sur l'histoire universelle de Bossuet. Que ne devons-nous pas attendre de ce grand écrivain, de ce dernier père de l'Église, comme on l'appelait déjà de son vivant ? Il va nous rouvrir les vastes horizons si impitoyablement fermés par le moyen âge ; il va saisir entre tous les peuples, entre tous les hommes un lien commun, rétablir l'unité et la concorde. Vaine espérance ! Cet esprit impérieux et dominateur a bien imaginé une succession régulière entre les événements de l'histoire ; mais le cadre où il les ordonne est étroit. Plus de la moitié du genre humain n'y peut trouver place. Le Discours sur l'histoire universelle parut en 1681. Le protestantisme persécuté plus ou moins ostensiblement depuis la prise de la Rochelle, s'était vu enlever une à une, sur les instantes demandes de l'assemblée du clergé, nonseulement ses garanties, mais les conditions mêmes de son existence. Il n'y avait plus, pour le proscrire
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qu'une simple formalité à remplir, prononcer la révocation de l'Édit de Nantes, qui, à vrai dire, n'était déjà plus qu'une lettre morte. Louis XIV, après avoir établi cette puissante unité politique que certains historiens vantent beaucoup, allait faire régner l'unité religieuse. Bossuet, comme presque tous les contemporains d'ailleurs, admirait ce grand ouvrage et y avait pris part. Il était en ce moment le précepteur du Dauphin, et c'est au Dauphin qu'il adresse son discours. Ce livre est un livre d'enseignement, il ne faut pas l'oublier. L'auteur se propose un double but : résumer sous une forme rapide l'histoire de tous les peuples, afin que le jeune prince la pût embrasser dans son ensemble, et, d'autre part, démontrer une vérité de la plus haute importance. Laquelle? L'instabilité des empires, la perpétuité de la religion. « — On voit comme les empires se succèdent les uns « aux autres, et comme la religion dans ses différents « états se soutient également depuis le commence« ment du monde jusqu'à notre temps. » — Ainsi, dame part, incessante mobilité, ruine ; de l'autre, immortalité, durée. Afin de mettre ce double fait en pleine lumière, l'auteur imagine un certain nombre de divisions, points de repère commodes, qui ne troublent pas l'enchaînement général, mais sont comme autant de repos ménagés à l'esprit. Il les appelle Époques, ou temps d'arrêt. Ces époques s'étendent depuis le commencement du ; monde, depuis Adam jusqu'à Charlemagne. Noé, Abraham, Moïse, la prise de Troie, Salomon, Romulus, Cyrus, Scipion
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ou Carthage vaincue, naissance de Jésus-Christ, Constantin, Charlemagne : voilà les têtes de chapitre de cette première partie. La seconde, qui est intitulée: La suite de la religion, comprend un exposé de l'histoire du peuple que Dieu s'est choisi, la démonstration de la vérité des prophéties, l'explication des
mystères du christianisme, et enfin l'établissement
de l'Église. La troisième est consacrée aux empires. Bossuet passe successivement en revue les peuples
qui ont figuré avec le plus d'éclat sur la scène du monde. Ce sont les Scythes, les Éthiopiens, les Égyptiens, les Assyriens, les Mèdes, les Perses, les Grecs, les Romains.
Des deux premières parties je ne dirai rien ; la troisième seule peut nous occuper ici. C'est là en effet que Bossuet a exposé le principe qui lui a permis d'enchaîner les uns aux autres les événements qui composent l'histoire du monde, et, ce qui est plus admirable, d'expliquer ces événements et l'ordre dans lequel ils se sont produits. Ce principe, c'est le gouvernement de la providence. Par la providence ont été réglées les révolutions des empires. Ainsi, par exemple, les secrets jugements de Dieu sur l'empire romain et sur Rome même « nous sont expliqués dans «l'Apocalypse, car le Saint-Esprit a révélé ce mystère « à saint Jean. » — Or vers quelle fin la providence a-t-elle dirigé ces révolutions ? vers l'établissement et le triomphe de la religion. Ainsi « Dieu s'est servi « des Babyloniens et des Assyriens pour châtier ce « peuple (les Juifs), des Perses pour le rétablir, d'A-
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« lexandre et de ses premiers successeurs pour le pro « téger, d'Antiochus l'Illustre et de ses successeur «pour l'exercer; des Romains pour soutenir sa li« berté contre les rois de Syrie; et enfin pour l'exter« miner, après Jésus-Christ. »
Telle est l'analyse rapide de cet ouvrage, et l'exposé fidèle de l'idée générale qui en est l'âme. Elle a je ne sais quoi de grandiose qui frappe d'abord, mais l'esprit en est peu satisfait. On se demande si c'est véritablement là une revue de l'histoire universelle. Je trouve parmi les peuples dont la Providence a réglé les révolutions, les Scythes, les Éthiopiens, les Babyloniens, les Assyriens, les Mèdes. Mais il semble qu'ils ne figurent dans ce défilé que pour appuyer la thèse de l'auteur; à savoir, que le peuple juif est comme le pivot sur lequel roule l'humanité. Ces grands empires ne se sont élevés et ne sont tombés que pour accomplir un dessein particulier de Dieu sur le peuple qu'il s'est choisi. S'ils n'avaient pas été employés par Dieu à châtier, à exercer, à rétablir le peuple juif, Bossuet ne leur aurait pas donné de place dans sa revue générale de l'histoire ancienne. Je m'explique alors les étranges lacunes de cette histoire prétendue universelle. Les Chinois, peuple antique assurément, et dont la civilisation remonte aux époques les plus reculées, n'ayant eu aucun rapport avec le peuple de Dieu, sont exclos du cadre : il en est de même des Musulmans, il en est de même de l'Amérique. Il manque à celte histoire universelle l'histoire de plus des deux tiers du genre humain. Pourquoi? Parce que Bossuet n'a voulu voir
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et n'a vu dans l'humanité que la religion chrétienne: pour lui le brahmanisme, le bouddhisme, le mahométisme n'existent pas. Sans doute la Providence ne s'occupe pas de ces immenses pays, de ces centaines de millions d'hommes, qui ont le malheur de n'être pas chrétiens. C'est sans doute aussi le même principe qui lui fait arrêter sa revue générale longtemps avant le schisme d'Orient d'abord, la réformation ensuite. Autrement que serait devenue l'universalité déjà douteuse de l'Église catholique ?
J'ai dit que ce livre était un livre d'enseignement. Quelle leçon en doivent retirer les princes, car c'est aux princes surtout qu'il s'adresse? « C'est d'être tou«jours attentifs aux ordres de Dieu, afin de prêter la « main à ce qu'il médite pour sa gloire dans toutes les «occasions qu'il leur en présente.» Ce qu'il y a d'un peu vague dans ces expressions est singulièrement éclairci par le Traité de la politique tirée des propres paroles de l'Écriture sainte. Là, on voit que le pouvoir des rois vient de Dieu seul, qu'il est absolu, qu'ils n'ont de compte à rendre qu'à Dieu seul, et qu'ils doivent user de leur autorité pour étendre et honorer la religion. Dans l'oraison funèbre de la reine d'Angleterre, Bossuet avait déjà dit : « Il faut que l'empire de la «terre serve l'empire du Ciel. » Il reproduit ici la même idée, avec une précision bien remarquable, surtout si on se reporte à cette date de 1681. «Étudiez « donc, Monseigneur, avec une attention particulière «cette suite de l'Église, qui vous assure si clairement « toutes les promesses de Dieu. Tout ce qui rompt cette
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« chaîne, tout ce qui sort de cette suite, tout ce qui s'é« lève de soi-même et ne vient pas en vertu de promesse « faites à l'Église dès l'origine du monde, vous doit « faire horreur. Employez toutes vos forces à rap« peler dans cette unité tout ce qui s'en est dévoyé, « et à faire écouter l'Église par laquelle le Saint« Esprit prononce ses oracles. » C'est par là qu'il méritera le titre glorieux qui a été décerné à ses ancêtres, de Fils aîné de l'Église. Qu'il marche sur les traces des Clovis, des Charlemagne, des saint Louis, sur celles de son propre père. Sous son règne « on « n'entend plus de blasphèmes ; l'impiété tremble « devant lui : c'est ce roi marqué par Salomon (Prov., «xx, 8.) qui dissipe tout le mal par ses regards. S'il « attaque l'hérésie par tant de moyens, et plus encore. « que n'ont jamais fait ses prédécesseurs, ce n'est pas « qu'il craigne pour son trône : tout est tranquille a « ses pieds, et ses armes sont redoutées par toute la « terre; mais c'est qu'il aime ses peuples, et que, se « voyant élevé par la main de Dieu à une puissance que « rien ne peut égaler dans l'univers, il n'en connait « point de plus bel usage que de la faire servir à guérir « les plaies de l'Église. »
Que reste-t-il donc aujourd'hui de cet ouvrage?Un admirable morceau d'éloquence. Il a sa place marquée auprès des oraisons funèbres. Quant à sa valeur scientifique, elle est presque nulle. Le point de vue auquel s'est placé Bossuet le condamnait pour ainsi dire à supprimer une partie considérable du sujet. Je ne parle point des conclusions qu'il tire de l'histoire
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ainsi mutilée. Grâce à Dieu, la liberté de conscience t'écrite dans les lois de presque tous les peuples, et, ce qui vaut mieux encore, est gravée dans tous les coeurs. — On peut donc dire que le Discours sur l'Hisoire universelle, comparé à la république idéale des toïciens et à la Cité de Dieu de saint Augustin, n'est pas un progrès.
Soixante-dix ans plus tard, un écrivain qui en tout
est l'opposé de Bossuet, Voltaire, publie son Essai sur
les moeurs et l'esprit des nations. Dans cet ouvrage il ne
e propose pas d'expliquer les révolutions des empires
par l'intervention de la Providence. « Trois choses,
« dit-il, influent sans cesse sur l'esprit des hommes, le
«climat, le gouvernement, la religion. C'est la seule
«manière d'expliquer l'énigme du monde. »—Il ne
bornera donc pas l'histoire au récit des événements ;
mais il essayera de montrer comment la plupart de ces
événements sont sortis pour ainsi dire, comme une
conséquence naturelle, du climat et des institutions
apolitiques et religieuses. Point de vue tout nouveau,
comme vous le voyez, et purement humain. Plus
d'hypothèse grandiose, plus de surnaturel, et surtout
plus d'exclusion. Les peuples que Bossuet avait, pour
ainsi dire retranchés de l'humanité, rentrent dans
leurs droits et reprennent la place qui leur revient.
Voltaire nous fait connaître comme on les connaissait
de son temps, ces immenses empires de l'Asie, la
Chine, l'Inde, le gouvernement, les lois, les institutions,
institutions, religion ; il n'oublie pas non plus l'Amérique,
lui qui trente ans plus tard devait bénir de ses mains
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mourantes le petit-fils de Francklin au nom de Dieu et de la liberté. Il nous fait connaître aussi cet homme extraordinaire, Mahomet, qui non-seulement fut l'auteur d'une religion nouvelle, mais dont les sectateur. ont occupé et occupent encore une si grande partie de l'Asie, de l'Europe et de l'Afrique. Bien qu'il ne se propose pas d'écrire une histoire universelle, il ne veut pas qu'on puisse lui reprocher une omission grave, la suppression d'un peuple qui ait tenu dans le monde une place considérable.
Mais ce qui importe dans un ouvrage de ce genre, c'est l'idée générale. Quelle est celle qui a guidé et soutenu Voltaire dans celte vaste revue des peuples! Plus d'une fois il a détourné les yeux avec horreur du spectacle que lui présentaient les choses humaines, Que de guerres atroces! que de crimes ! que de folies ! Il semble que les hommes n'aient été créés que pour se déchirer. L'ambition, la cupidité, la vanité, le fanatisme surtout, exercent, en tout temps, en tous lieux, les plus cruels ravages. Quoi ! l'histoire du monde ne serait-elle que l'inventaire des maux que les hommes se sont faits les uns aux autres? Gardons-nous de le croire. Divisés et ennemis sur tant de points, ils sont unis sur un point essentiel, la loi morale. Celle-ci n'est pas arbitraire et variable comme les lois écrites; elle n'élève pas entre les peuples des barrières artificielles, elle les fait tomber ; elle doit peu à peu se communiquer pour ainsi dire de la conscience à l'intelligence, et préparer ainsi une harmonie universelle. —Je voudrais citer quelques lignes de ce bel ouvrage qui a le tort.
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de ne pas être classique. « Au milieu de ces saccageents et de ces destructions que nous observons fans l'espace de neuf cents années, nous voyons un mourde l'ordre qui anime en secret le genre humain et qui a prévenu sa ruine totale. C'est un des ressorts de la nature qui reprend toujours sa force ; c'est lui qui a formé le code des nations ; c'est par lui qu'on révère la loi et les ministres de la loi dans le Tonquin et dans l'île. Formose, comme à Rome. Les en« fants respectent leurs pères en tous pays ; et le fils, en tout pays, quoiqu'on en dise, hérite de son père. » Et ailleurs:—«La religion enseigne la même morale à tous « les peuples, sans aucune exception. Les cérémonies siatiques sont bizarres; les croyances absurdes, mais les préceptes justes. Le derviche, le faquir, le bonze, « le talapoin, disent partout : Soyez équitables et bien«faisants En vain quelques voyageurs et quelques
« missionnaires nous ont représenté les prêtres d'O«rient comme des prédicateurs de l'iniquité : il n'est « pas possible qu'il y ait jamais une société religieuse
«instituée pour inviter au crime On s'est servi dans
« toute la terre de la religion pour faire le mal ; mais «elle est partout instituée pour porter au bien ; et si «le dogme apporte le fanatisme et la guerre, la morale «inspire partout la concorde. » — Enfin voici la conclusion : «Il résulte de ce tableau que tout ce qui tient « intimement à la nature humaine, se ressemble d'un « bout de l'univers à l'autre; que tout ce qui peut dé«pendre de la coutume, est différent, et que c'est un « hasard s'il se ressemble. L'empire de la coutume est
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« bien plus vaste que celui de la nature ;il s'étend sur « les moeurs, sur tous les usages ; il répand la variété « sur la scène de l'univers : la nature y répand l'unité; « elle établit partout un petit nombre de principes in« variables : ainsi le fonds est partout le même; etla « culture produit des fruits divers. »
Nous voyons clairement apparaître ici l'idée de l'unité du genre humain fondée, non plus sur les institutions religieuses, qui varient suivant les peuples et les temps, mais sur «un petit nombre de principes invariables!, c'est-à-dire sur la raison. C'est la raison qui nous révèle la loi morale, laquelle est obligatoire, immuable, commune à tous les hommes. Les lois écrites n'ont point ce caractère ; cependant dans toutes leurs dispositions fondamentales, elles sont conformes aux prescriptions de cette autorité souveraine et infaillible. On eût bien étonné Voltaire qui connaissait peu et goûtait encore moins la philosophie des anciens, si on lui eût montré que l'idée générale sur laquelle reposait son livre n'était, au fond, que la doctrine des Stoïciens, dépouillée de son appareil scientifique, et adaptée aux opinions, aux besoins d'une société qui se précipitait vers des réformes dont nul ne pouvait prévoir le dénoûment. C'est celte préoccupation constante des intérêts généraux qui a fait découvrir à Voltaire, au milieu des ruines et des horreurs du moyen âge, ce qu'il appelle « un amour de l'ordre qui anime en «secret le genre humain», c'est-à-dire le progrès, mot un peu vague, je le sens bien, mais peut-être parce qu'il désigne tout ce que l'humanité rêve et at-
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nd encore : l'aura-t-elle jamais? Voilà deux principes nouveaux proclamés : l'unité du genre huin, établie par l'universalité de la loi morale, et le éveloppement incessant de l'humanité. La science moderne appuiera sur des preuves d'un autre genre e premier de ces principes ; quant au second, il +n'a pais été contesté que par ceux qui ont intérêt à rearder l'avénement de la justice, qui sera en même emps celui de la liberté et de la paix. Est-il besoin de rapprocher du livre de Voltaire uelques-uns des ouvrages publiés sur des sujets analogues par Montesquieu, Mably, Rousseau et tant d'autres ? On peut dire que toutes les questions de ce genre étaient à l'ordre du jour. Pour tous les esprits éclairés et désintéressés, elles étaient résolues. Le jour vint où de la théorie on passa à la pratique. Il y a encore aujourd'hui bien des gens qui relèvent avec complaisance les excès de la révolution française, et, les faisant remonter jusqu'aux principes, mêmes alors réclamés, enveloppent dans la même condamnation et les faits et les idées. Il ne faut pas permettre cette confusion. Un événement aussi considérable ne pouvait s'accomplir sans que les passions et les intérêts entrassent en lutte. La lutte a été d'une violence extrême; c'étaient les destinées mêmes du pays et des individus qui étaient en jeu. Aujourd'hui encore, les essentiments et les haines ne sont pas apaisés. Qu'on s' élève au-dessus de ces souvenirs amers ; que l'on se reporte à l'origine même du grand mouvement : je ne sais s'il y eut jamais plus beau spectacle. Il faut en
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lire la description enivrante dans Michelet, qui a si bien senti et rendu ce pur enthousiasme et cette chaleur de bonté qui passionna nos pères. Mais qu'ai-je besoin de rappeler des faits ? N'y a-t-il pas un document qui vaut mieux que tous les actes d'héroïsme et de dévouement qu'on pourrait évoquer? Ce document, c'est la déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Comprenons bien la portée de ces mots: ils sont la formule même du droit nouveau. Les hommes de 1789 ont enfin débarrassé la France des institutions iniques qui avaient si longtemps pesé sur elle ; on retrouvera dans tous les historiens la liste si longue, hélas ! de ces institutions. Mais ce qui nous importe ici, ce n'est pas le détail, dans lequel je ne puis entrer, c'est le principe sur lequel ces réformes furent établies. Les constituants, élevés à l'école des penseurs du dix-huitième siècle, voulurent donner à leur oeuvre un fondement impérissable : ils la fondèrent donc sur les principes du droit éternel et universel. Leur déclaration s'adressa non aux Français seulement ; mais ils convoquèrent pour ainsi dire tous les peuples du monde à cette solennelle proclamation. Chacun d'eux, en la lisant, put dire : «Oui, ce sont bien là les droits qui m'appartiennent en vertu de ma nature, en ma qualité d'être raisonnable, d'être libre, d'être moral. Bénie soit la généreuse terre de France qui a fait luire ce rayon dans ma nuit ! » — M. Thiers, lorsqu'il rencontre sur son chemin cette fameuse déclaration des droits de l'homme et du citoyen, semble regretter que l'assemblée « ait
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perdu quelques séances à un lieu commun philosophique. » Ce lieu commun est la condition même d'existence de toute société moderne. Que sont devenus les gouvernements qui ont prétendu se passer de ce fondement immuable ? Ils ont été emportés comme la paille au vent. A l'heure présente, qui peut méconnaître la diffusion universelle des principes proclamés par nos pères? Leur évidence s'impose à tous les esprits ; c'est le terrain commun sur lequel tous les peuples doivent s'unir.
La révolution française a tout renouvelé. Son influence a été particulièrement féconde sur les sciences historiques. La philosophie de l'histoire, entrevue au dix-huitième siècle, est devenue possible, et l'histoire universelle s'élabore tous les jours. Cette idée qui semble si simple aujourd'hui de l'humanité considérée comme un être qui se développe et se transforme dans sa marche à travers les siècles, voilà le point de départ. Les époques artificielles de Bossuet sont reléguées dans le domaine des fables ; les véritables époques ne sont pas les vicissitudes du petit peuple juif; ce sont les siècles où l'humanité a eu conscience d'elle-même, et a proclamé un de ces principes destinés à ne pas périr. Quand on se place à ce point de vue, les peuples apparaissent comme des ouvriers qui se sont partagé un immense travail. Chacun d'eux vient pour ainsi dire à son jour et à son heure accomplir la, tâche qui lui est assignée. Pendant des centaines de siècles, les ouvriers soigneusement séparés les uns des autres, entretenus dans la haine
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les uns des autres, ont ignoré qu'ils travaillaient à une oeuvre commune.. Ils s'enviaient entre eux les moindres biens ; ils se refusaient cruellement toute assistance ; les plus forts détruisaient les plus faibles. Aujourd'hui qui pourrait arracher de nos âmes le sentiment de l'unité et de la solidarité des hommes? Quel peuple oserait garder pour lui seul une découverte quelconque qui pût être utile à ses semblables? Il n'y a plus que les engins de destruction que l'on confectionne dans le mystère, et qu'on cache au voisin. L'association universelle est non-seulement un principe reconnu ; c'est un besoin, c'est une nécessité. Il n'y a plus de travail isolé : la collaboration universelle fonctionne. Aussi quelle rapidité dans le mouvement qui emporte les sociétés modernes! Les barrières étant tombées, toutes se précipitent à l'envi dans la carrière. Jamais le beau mot de progrès, qui veut dire marche en avant, n'a retenti avec plus d'éclat dans le monde. Proclamons-le donc hautement. De la révolution française date une ère nouvelle : l'impulsion qu'elle a donnée, violemment combattue, puis détournée de sa voie, se fait sentir de plus en plus énergique et féconde. Que d'exemples on pourrait en donner ! Je n'en veux d'autres que le bel ouvrage de M. Guizot sur la Civilisation en Europe et en France, ouvrage évidemment inspiré par la révolution française. Elle en est comme le terme naturel et le couronnement. Eh bien ! supposez qu'un nouvel historien veuille reprendre ce beau travail au point même où s'est arrêté M. Guizot : quelle abondante
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atière ne s'offre pas à lui ! Que de transformations ccomplies dans le monde depuis quatre-vingts ans ! M, Gervinus a commencé l'histoire du dix-neuvième siècle; et il n'a pas eu de peine à constater qu'il a une physionomie bien différente de ceux-qui l'ont précédé. Il a une unité réelle ; les peuples se tiennent entre eux; ils ont le sentiment d'une destinée comune. — Et depuis quand? Depuis que la grande oix de la révolution française a convié tous les ommes à la revendication des droits inaliénables qui ont inhérents à la nature humaine.
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L'éloquence en Grèce, à Athènes, après les guerres médiques,- Elle est' un fruit de la liberté. — Place de l'orateur dans la cité; son rôle, les dangers auxquels il est exposé. — Démosthène. — Les études de l'orateur: le caractère de son éloquence. — Fin de l'éloquence politique en Grèce, — Les rhéteurs.
Il serait difficile d'énumérer tous les traités composés sur l'art oratoire, et cette énumération n'offrirait aucun intérêt : ils se ressemblent tous d'ailleurs. La Grèce ancienne en produisit un grand nombre ; d'illustres philosophes, comme Aristote, ne dédaignèrent pas d'écrire sur cette matière. Les Romains, qui accueillirent d'abord avec tant de défiance les arts de la Grèce, firent une exception en faveur de l'éloquence. Après avoir longtemps suivi les leçons des rhéteurs grecs, ils composèrent à leur tour des traités de rhétorique. Cicéron en écrivit plusieurs. Quintilien rédigea avec le plus grand soin un ouvrage fort complet sur la manière de former l'orateur (de Institution oratoria). Ce rhéteur qui avait une véritable passion pour l'art qu'il enseignait, prenait le futur orateur au berceau ; il lui choisissait une nourrice dont le langage fût pur et correct; il donnait des préceptes minutieux sur la
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anière dont il convenait de lui apprendre à lire; il églait les travaux préparatoires des premières années 'études ; enfin il établissait dans les exercices la gradation la plus habilement ménagée et amenait ainsi on élève à posséder toutes les ressources que. l'étude eut fournir. Toute cette partie didactique, nous ne ous en occuperons pas. Il faut savoir qu'elle existe, oilà tout. Je n'en ai dit un mot en commençant que our signaler tout d'abord un point important. Tous es auteurs de traités de rhétorique sont convaincus, cela va s'en dire, de l'excellence de leur art ; mais tous aussi reconnaissent avec plus ou moins de bonne grâce, qu'il n'est pas en leur pouvoir de créer un homme éloquent. L'éloquence est un don naturel ; le génie ne s'enseigne pas. Seulement ils prétendent, et avec raison, que l'étude féconde les dons naturels, ue la connaissance des préceptes est utile, indispenable même; car, après tout, ces préceptes ne sont utre chose que Les résultats de l'expérience érigés en lois. ...
La rhétorique (puisqu'il faut l'appeler par son nom) est donc une étude qui a son utilité.. Elle ne fera pas d'un esprit lourd, sans imagination, sans chaleur, un Démosthène ; mais elle en fera un discoureur trèsSupportable; quant à Démosthène lui même, la longue préparation à laquelle il s'est adonné, les exercices incessants qu'il a pratiqués, prouvent bien que son génie, si riche qu'il fût, avait besoin de ces secours étrangers.
Cette distinction entre l'éloquence et la rhétorique
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une fois établie, cherchons, comme nous l'avons fait pour les autres genres, quelle est l'origine de l'éloquence chez les Grecs, à quelle époque elle s'est développée, et quels ont été ses caractères essentiels.
La plupart dès critiques, et parmi eux Cicéron et Quintilien, font remonter l'éloquence jusqu'à Homère, Ce dernier surtout se plaît à retrouver dans les discours si naïfs de l' Iliade des modèles achevés de tous les genres d'éloquence, la rhétorique la plus accomplie, De même que les cités antiques se choisissaient pour fondateur un dieu ou un héros, Quintilien veut donner pour père à son art le premier des arts (il va jusqu'à prétendre que la rhétorique est une vertu), le plus ancien et le plus glorieux des poètes. Nous ne reprendrons pas les choses de si haut. En supposant que les discours de l' Iliade soient composés suivant les règles, chose fort douteuse, nous ne pouvons étudier l'éloquence que le jour où elle joue un rôle actif dans les destinées du peuple grec. Or elle ne devient une institution de l'État, un moyen de gouvernement que dans cette période féconde qui suit le grand mouvement des guerres médiques. J'ai déjà eu occasion, à propos de la poésie, lyrique et de la tragédie, de présenter un tableau rapide de cette époque. Toutes les.forces vives de la race hellénique, un moment comprimées par les Pisistratides, éclatent et se manifestent. C'est à Athènes surtout que se fait la plus riche éclosion. La démocratie suscite et met en lumière toutes les aptitudes de ce peuple si heureusement doué. L'accès aux charges publiques, aux honneurs, à la gloire est
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ouvert à tous. Naissance, fortune, tous les avantages dus au hasard, ne sont rien, si celui qui les possède e peut en même temps prendre une part active au gouvernement de la cité. Et comment le pourra-t-il, 'il ne peut monter à la tribune, persuader, entraîner le peuple qui délibère sur les affaires publiques ? Jamais stimulant plus énergique ne piqua des âmes mieux préparées. Fénelon a fort bien résumé en quelques mots la nécessité pour ainsi dire de l'éloquence dans un tel milieu : «Tout dépendait du peuple et le peuple dépendait de la parole. » Il y eut donc des orateurs, il y en eut avant que les règles de la rhétorique eussent été promulguées. Ce ne sont pas les règles qui font les chefs-d'oeuvre, c'est sur lés chefs-d'oeuvre que se font les règles. De ce premier âge de l'éloquence le souvenir seul a survécu, les monuments ont péri. Tous les critiques sont unanimes pour saluer dans Périclès le représentant le plus illustre de cette force nouvelle qui s'empara de la direction des esprits. Avec quelle habileté, au sein de cette démocratie turbulente et soupçonneuse, il sut conserver pendant près de vingt années une autorité souvent menacée, mais qu'il ne perdit qu'avec la vie! Il la dut certainement aux remarquables qualités de son esprit et de son caractère ; mais il l'exerça et la maintint par son éloquence. Elle avait une majesté qui imposait à la multitude. Quand il paraissait à la tribune, sa figure noble, son maintien grave, son langage plein de dignité et de forte simplicité, frappaient de respect les citoyens. Ils lui avaient donné le
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surnom d'Olympien : Périclès parlant avait la force et la sérénité du Jupiter homérique, tel que le ciseau de Phidias venait de le créer. Ce qui dominait dans l'orateur,: c'était un sentiment profond de la gloire d'Athènes et du rôle qu'elle lui avait dévolu. Le respect qu'il inspirait à tous, il l'éprouvait lui-même pour sa patrie et pour lui-même qui était son interprète. On ne connaissait pas alors cette belle théorie du mépris des hommes dont on fait comme le privilége des génies puissants. Il aimait, il estimait ses concitoyens, ces hommes libres qui avaient sauvé la Grèce ; il leur parlait un langage digne d'eux; il apaisait, par l'ascendant du caractère et du génie, les agitations parfois désordonnées qui sont la condition même de l'existence d'une démocratie. Vous pourrez lire dans Thucydide le beau discours que l'historien prête à l'orateur, lorsqu'il fut chargé de prononcer l'éloge des citoyens morts pour la patrie. Il est impossible de déterminer la part qui revient à Périclès dans le travail de l'historien ; cependant il est probable que Thucydide a conservé les idées principales du panégyrique, et qu'il s'est borné à les revêtir de son propre style. Rien de plus imposant, de plus élevé que cette harangue. Elle est d'un bout à l'autre la glorification d'Athènes, mais de cette Athènes idéale, pour ainsi dire, que l'orateur avait sans cesse devant les yeux, et qu'il présentait sans cesse à la noble émulation de ses contemporains. — Vous chercherez vainement dans le discours de Thucydide la phrase célèbre et si souvent citée par les critiques:
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«l'année a perdu son printemps. » — Cette image plus gracieuse que forte est-elle réellement de Périclès? Je ne voudrais pas la lui retirer ; cependant elle ne rentre guère dans l'idée qu'on se fait de son
éloquence.
Périclès représente un moment unique, admirable
dans l'histoire d'Athènes. Transportons-nous cent ans plus tard, et voyons les conditions nouvelles imposées
à l'éloquence. Athènes a été vaincue dans la guerre du Péloponèse; elle a subi le joug des trente tyrans ; puis elle a recouvré son indépendance. Mais voici
que du côté du nord un ennemi nouveau, inattendu,
se présente. C'est Philippe, roi de Macédoine, demigrec, demi-barbare, dont Épaminondas n'a pu faire
un honnête homme. Ce politique rusé, patient, cauteleux,
cauteleux, rêve rien moins que la domination de toute la Grèce. Elle est alors singulièrement affaiblie et toujours divisée. Les Lacédémoniens sont tombés dans une décadence irrémédiable.. Le ressort formidable forgé par Lycurgue s'est détendu.Les Thébains, après Pélopidas et Épaminondas, sont retombés à leur place naturelle. Il reste Athènes, toujours vivante, toujours turbulente, le seul obstacle sérieux que puisse rencontrer l'ambition de Philippe. Il commence par acheter un certain nombre d'hommes politiques, qui se chargent de tromper les Athéniens sur les véritables intentions du roi, et préparent les voies à l'asservissement de leur patrie. Voilà le milieu dans lequel vécut l'homme qui est le représentant le plus complet de l'éloquence en Grèce, Démosthène.
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— Ajoutons qu'il en fut le dernier : la liberté morte,
il mourut avec elle. Gardons-nous bien de croire que cet orateur fut
simplement un homme éloquent. Il faut d'abord avoir
une idée juste du rôle que les circonstances lui assignèrent.
assignèrent. est avant tout un homme politique. Son
nom, c'est conseiller du peuple (ou^êouXoç) ; sa vie est
tout entière consacrée à la république. A chaque événement qui surgit, il faut qu'il se mette en avant, Le peuple délibère sur la paix ou sur la guerre : Démosthène monte à la tribune. L'opinion qu'il exprime n'est pas un lieu commun dans les environs de la question. Il la traite à tous les points de vue, et en homme pratique, comme nous dirions aujourd'hui, Pour cela, il faut qu'il connaisse les intentions probables de l'ennemi, ses ressources en hommes, en vaisseaux, en argent, ses alliés, le plan de campagne qu'il doit adopter. Il faut en outre qu'il connaisse très-exactement l'état des finances de la république, le nombre de cavaliers et de fantassins qu'elle peut lever, les galères qu'elle peut équiper, le nombre de mercenaires qu'elle peut solder, les alliés dont elle peut espérer le secours. Il faut qu'il soit au courant de la situation politique des divers États de la Grèce. S'il y a une ambassade à envoyer à l'un d'entre eux,
c'est lui qui sera chargé de porter la parole. Ainsi il doit être à la fois ministre des affaires étrangères, de la guerre, des finances, ambassadeur. Mais ce n'est là qu'une partie de son rôle. A l'intérieur, il ren-
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contre des difficultés de tout genre : d'abord l'indolence de ses concitoyens, qui estiment que la Macédoine est bien loin de l'Attique, et qu'on aura tout le temps de s'occuper de Philippe, quand il sera aux frontières. Il ne manque pas d'orateurs habiles et beaux parleurs pour entretenir le peuple dans cette quiétude; ils le bercent de beaux discours; ils lui lisent au besoin des lettres de Philippe, pleines des protestations les plus chaudes d'amitié pour les Athéniens. Il faut que le conseiller du peuple démasque ces amis de l'ennemi, ces traîtres qui vendent à Philippe l'honneur et les intérêts de la patrie : tels sont Eschihe et Démade. Mais ce qui est plus triste encore, c'est qu'il doit combattre des citoyens qu'il estime, Phocion par exemple, parce que Phocion déconseille la guerre, et, par excès de prudence, compromet l'honneur d'Athènes. La lutte une fois engagée, plus de repos pour Démosthène. Ses ennemis politiques l'accusent devant le peuple ou citent en justice les amis du patriote ; il faut qu'il se défende, qu'il les défende ; et dans chacun de ces procès il y va de là vie; car la peine portée par les lois est l'exil, qui est une véritable mort. Enfin, c'est lui que le peuple charge de prononcer le discours funèbre en l'honneur des citoyens morts pour la patrie;
Je voudrais tirer de Démosthène même, non pas un tableau complet, mais au moins une image du rôle multiple imposé au conseiller du peuple: nous allons surprendre les Athéniens dans une des crises les plus importantes de leur histoire. Philippe vient de s'em-
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parer d'Elatée, ville située à peu de distance de l'Attique. Voici comment Démosthène raconte ce qui se passa à Athènes à la nouvelle de ce malheur.
« C'était le soir ; arrive un homme qui annonce aux prytanes qu'ÉIatée est prise. Ils soupaient ; à l'instant ils se lèvent de table; les uns chassent les vendeurs de leurs tentes dressées sur la place publique, les autres mandent les stratéges, appellent le trompette, Toute la ville est pleine de trouble et de tumulte. Le lendemain, au point du jour, les prytanes convoquent les sénateurs, et vous, citoyens, vous vous rendez à votre assemblée Bientôt entre le sénat; les prytanes répètent la nouvelle, introduisent le messager, Cet homme s'explique, et le héraut crie : « Qui veut prendre la parole? » Nul ne se présente. Il demande une seconde fois : « Qui veut prendre la parole ?» Personne ne se lève. Il y avait cependant là tous les stratéges, tous les orateurs, et c'était la voix de la patrie qui implorait le salut ! S'il n'avait fallu, pour monter à la tribune, que vouloir sauver la patrie, tous vous y seriez montés, je le sais bien ; car tous vous désiriez son salut. S'il n'avait fallu qu'être riche, les trois cents étaient là ; être riche et dévoué à la patrie, ceux-là se seraient levés qui depuis ont fait à l'État des dons considérables. Mais c'est que le jour, c'est que la circonstance réclamaient autre chose que du patriotisme et de la richesse. Il fallait un homme qui eût suivi depuis le principe la marche des affaires; qui eût compris et saisi les projets, le but où tendait Philippe. Quiconque ne les eût point connus par une
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longue et attentive exploration, fût-il dévoué, fût-il Triche, ne pouvait savoir ce qu'il y avait à faire et ne
pouvait être votre conseiller. Eh bien ! en ce jour, cet homme ce fut moi. Ce fut moi qui m'avançai et qui vous dis : Ah ! écoutez avec attention ce que je vous
dis alors, pour deux raisons : la première, afin que
vous sachiez que seul entre les orateurs et les gouvernants, je n'ai point déserté à l'heure du péril le poste du patriotisme ; mais qu'on m'a toujours vu à la tribune, présentant des décrets, faisant tout au monde pour le salut de la patrie, et cela dans une crise effrayante...
effrayante... seconde afin que vous compreniez mieux
l'ensemble de ma conduite... Je dis donc » (suit
le résumé de son discours).
« Cela dit, je descendis de la tribune. Tous vous applaudissez, nul ne me contredit. Après avoir parlé, je portai un décret ; le décret porté, j'allai en ambassade ; en ambassade, je persuadai les Thébains. Ce
fut moi qui commençai, continuai, consommai l'ouvrage ; ce fut moi qui me livrai sans hésiter pour vous à tous les périls qui menaçaient la république. » Lorsque l'orateur parlait ainsi, lorsqu'il défendait, par le simple récit des faits, l'initiative qu'il avait prise dans la direction des affaires publiques, nul ne pouvait le contredire : ces souvenirs à la fois lugubres et glorieux revenaient en foule et remplissaient pour ainsi dire l'Agora : à huit années de distance, la même voix qui avait consolé, encouragé les Athéniens, et leur avait mis les armes à la main pour défendre l'indépendance de la Grèce, retentissait en-
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core; et, malgré les angoisses de l'heure présente, tous les coeurs revivaient de patriotisme, quand l'orateur faisait lire l'admirable décret qu'il fit voter alors contre Philippe. — Qu'on me permette encore cette citation : on verra comment on rédigeait alors les pièces officielles.
Décret :
« Démosthène, fils de Démosthène. de Paeania, a dit:
« Attendu que, par le passé, le roi des Macédoniens, Philippe, au mépris des serments et des droits consacrés chez tous les Hellènes, a évidemment violé le traité de paix conclu entre lui et le peuple athénien, pris des villes qui ne lui appartenaient à aucun titre; asservi même plusieurs places athéniennes, sans aucune provocation de notre part : que, maintenant encore, poussant plus loin la violence et la cruauté, il occupe par ses garnisons des cités grecques, et y renverse le gouvernement populaire ; en rase d'autres, dont il chasse et vend les habitants; remplace dans quelques-unes le Grec par l'étranger, et fait fouler sous les pas des barbares nos temples et nos tombeaux : par cette impiété, qui ne dément ni son pays ni son décret, abusant insolemment de sa fortune, et oubliant combien son origine fut humble et obscure auprès de cette grandeur inespérée ;
«Tant que la république athénienne l'a vu s'emparer de villes barbares de sa dépendance, elle a jugé moins grave un outrage qui l'attaquait seule ; mais
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aujourd'hui que,' sous ses yeux, il couvre d'ignominie dès villes grecques, renverse des villes grecques, elle se croirait coupable et indigne de nos glorieux ancêtres, si elle laissait asservir les Hellènes ; «En conséquence, le conseil et le peuple d'Athènes arrêtent : après avoir offert des prières et des sacrifices aux dieux et aux héros protecteurs d'Athènes et de son territoire, le coeur plein de la vertu de. nos pères qui mettaient à plus haut prix la défense de la liberté grecque que celle de leur propre patrie, nous lancerons à la mer deux cents vaisseaux ; l'amiral cinglera jusqu'à la hauteur des Thermopyles ; le stratége et l'hipparque dirigeront l'infanterie et la cavalerie vers Eleusis.
«Des députés seront envoyés par toute la Grèce et d'abord aux Thébains que Philippe menace de plus près. Ils les exhorteront à ne point le redouter, à embrasser étroitement leur liberté, celle de tous les Hellènes. Ils diront qu'Athènes, oubliant les griefs oui ont pu diviser les deux républiques, leur enverra des secours en argent, en armes offensives et défeivsives, persuadée que, s'il est beau pour des Hellènes de se disputer la prééminence, s'en dépouiller pour recevoir la loi de l'étranger est une insulté à leur propre gloire, à l'héroïsme de leurs aïeux. »
On connaît ce qui suivit. La guerre conseillée, dirigée par Démosthène qui avait décidé les Thébains à s'unir à Athènes, se termina par la défaite de Chéronée. Le soir même de la bataille, Philippe, en vrai barbare, célébra son triomphe par une orgie. Ivre,
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couronné de fleurs, il se leva trébuchant, sortit de sa tente, et se mit à parodier en chantant les premiers mots du décret porté par Démosthène : Démosthène, fils de Démosthène, de Poeania, a dit. Ses pieds mal assurés touchaient le champ de bataille où gisaient encore les morts de la liberté. Tout à coup, un frisson d'épouvante le saisit ; il s'arrêta, balbutiant, ne pouvant achever le chant ironique. La pensée du péril qu'il avait couru lui étreignit le coeur ; il sentit qu'un seul homme, le seul Démosthène, avait réuni et lancé contre lui toute une armée. L'ivresse le quitta, un peu de dignité le reprit. Un des Athéniens prisonniers, triste personnage d'ailleurs, Démade, n'avait pu cacher son dégoût à cette scène indécente, et, apostrophant Philippe, lui avait dit : «Les dieux t'offrent le rôle d'Agamemnon, tu préfères celui de Thersite !»
Qu'arrivait-il quand les événements avaient donné tort à l'orateur? Le vainqueur demandait la tête de son ennemi; et il se trouvait à Athènes même plus d'un citoyen qui conseillait de le livrer. Phocion ne rougit point d'ouvrir un tel avis. Il fallut que Démosthène vînt lui-même défendre sa tête, et conjurer ses concitoyens de ne pas se déshonorer. On dit qu'en cette circonstance il leur raconta un jour l'apologue du loup et des brebis. Le loup leur promettait paix, amitié éternelles, à condition qu'elles lui livreraient les chiens, ces fauteurs de discordes. Elles les livrèrent et furent dévorées. Ce danger conjuré, un autre se présentait. Démosthène était ac-
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cusé de vénalité, condamné, exilé par les siens. C'est alors seulement que le découragement toucha cette âme énergique. Des Macédoniens il eût tout enduré sans une plainte, c'était la loi de la guerre; mais être chassé ignominieusement de ce pays à qui il avait tout donné ! On dit que, dans son exil, des jeunes gens vinrent le trouver, et lui demandèrent des conseils sur la direction à suivre dans la vie publique. Il leur dit : « Voyez le salaire réservé aux serviteurs du peuple. Ne faites point ce que j'ai fait. Vivez pour vous et non pour les autres. » Parole amère, bientôt démentie par son auteur. Bientôt, en effet, à la nouvelle de la mort d'Alexandre, une insurrection éclate en Grèce. Athènes, fidèle au rôle que Démosthène lui avait assigné, se met à la tête de la guerre de l'indépendance. Que fait l'exilé? Il se met à parcourir la Grèce ; dans chaque ville, il rencontre les orateurs macédoniens qui montent à la tribune pour vanter les douceurs de la servitude : sans mandat, sans autres ressources que celles de son indomptable énergie et de son éloquence/il réfute ces glorificateurs du despotisme, et recrute en tous lieux des alliés à la patrie qui l'a chassé. Elle le rappela alors, et il revint, et il épuisa dans ce dernier triomphe les joies enivrantes que la liberté seule peut donner. Peu de temps après, il était forcé de fuir devant les Macédoniens vainqueurs ; il était traqué d'asile en asile par les limiers de la police macédonienne, des Athéniens ! relancé jusque dans le temple de Neptune de l'île de Calaurie. C'est là qu'il se donna la mort
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pour ne pas tomber vivant aux mains de ses bourreaux. Les Athéniens gravèrent sur sa tombe une inscription inspirée peut-être par les mots échappés à Philippe :
— « O Démosthène, si tu avais eu une force égale à « ton éloquence, jamais le Mars, de Macédoine n'au« rait soumis la Grèce. »
Peut-être trouverez-vous que je m'attarde aux détails historiques. Je suis au coeur de mon sujet. Le premier point que je veux établir est celui-ci : que l'éloquence politique ne peut naître et fleurir que dans les États libres ; que là seulement elle trouve l'aliment qui lui est nécessaire, les stimulants énergiques qu'elle réclame. Qu'est-ce quand un peuple libre est menacé dans son indépendance? A l'impulsion féconde qu'il puise dans les institutions de son pays, l'orateur voit s'ajouter l'excitation du danger public, les émotions d'une lutte de tous les instants soit contre l'envahisseur, soit contre les misérables qui soutiennent ses intérêts. Enfin il est chaque jour forcé de payer de sa personne, de prendre l'initiative des actes les plus hardis, d'assumer sur lui la responsabilité de la politique de tout un peuple (Iw™» 6TOU8UVOV SiSovat). L'ardent enthousiasme qu'il excite; ces citoyens indolents dont il secoue la torpeur et qu'il lance contre l'ennemi ; les périls auxquels il est sans cesse exposé, de la part de ses concitoyens aussi bien que des étrangers ; enfin ce sentiment si fort et si juste, qu'il est l'âme de sa patrie ; que, lui mort, elle ne pourra continuer la lutte ; voilà ce qui a créé
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cette éloquence sans rivale. Ici, les circonstances ont la condition première, non du génie, mais de la manifestation du génie. Sans elles, il n'eût pas trouvé un digne emploi de lui-même.
Je place donc en seconde ligne, quand il s'agit d'un homme comme celui-là, là partie technique de mon sujet. Le rôle auquel a été appelé Démosthène, a fait de Démosthène le grand orateur que nous connaissons ; mais je ne fais aucune difficulté d'ajouter que Démosthène s'était préparé à ce rôle par les études les plus sérieuses et les plus patientes. Quand vint l'heure du combat, il était armé; il avait, suivant l'usage d'alors, écouté les leçons d'un des principaux rhéteurs du temps. Il ne s'attacha point à socrate, qui était cependant le plus renommé, mais dont la parole élégante et harmonieuse était un peu froide. Il fit choix d'Isée, le plus véhément de tous, et le plus serré dans sa diction. En même temps, il s'appliqua à l'étude du style de Thucydide, véritable modèle de concision énergique. Dans cet écrivain, pas un développement banal, rien de traînant et de mou; tous les mots portent. Ainsi préparé, il suivit pendant quelque temps les débats publics, soit à l'Agora, soit dans les tribunaux; puis il prit la parole. Ses débuts ne furent pas heureux : il avait une certaine difficulté de prononciation qui excita le rire et même les huées de la multitude. Il ne perdit pas courage ; il se fit donner des leçons de déclamation d'un comédien célèbre de ce temps-là, Satyros; puis il alla s'enfermer pendant de longs
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mois dans ce fameux cabinet souterrain, auquel il s'était condamné en se faisant raser la moitié de la tête, procédé qui fut imité par le poëte Alfieri. Qui ne sait enfin qu'il déclamait sur le bord de la mer, au bruit des flots, pour s'accoutumer au tumulte des assemblées publiques ; qu'il se mettait des cailloux dans la bouche pour vaincre les vices de sa prononciation? Il y réussit, à ce qu'il paraît ; car son rival Eschine, supplia un jour le peuple de ne pas se laisser séduire par « les sirènes de la voix de Démosthène». N'oublions pas surtout que, durant ces exercices si longs et si opiniâtres, il affermissait chaque jour, par l'étude de la philosophie, ce solide fondement des principes sur lequel repose son éloquence. Disciple de Platon, il proclame avec son maître l'éternité, l'universalité de ces lois supérieures et véritablement divines qui sont gravées, dans la conscience de l'homme. C'est cette foi profonde qui donne à son éloquence ce caractère d'élévation morale, cette conviction énergique qui l'anime. On sent que les moindres faits sont par lui appréciés au point de vue de la justice et du droit, et ramenés à ce critérium infaillible.
Voilà les éléments dont la réunion forma cet orateur, le plus grand, le plus complet qui ait paru. Les critiques de tous les temps sont unanimes sur ce point. L'un d'eux, intelligence fort médiocre, Denys d'Halicarnasse, se livre à une minutieuse analyse de tous les mérites de Démosthène : il montre qu'il a su réunir les qualités de chacun de ses devanciers, et même de
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ses contemporains, Lysias, Isocrate, Isée, Hypéride : c'est tout simplement faire du grand orateur le plus habile des imitateurs, lui ravir sa personnalité. Longin le juge mieux et de plus haut. (Voir dans Boileau la traduction du Traité du sublime, ch. XXVIII, XXIX, XXX.) Il signale dans le grand orateur une imperfection, une lacune même, qui nous surprendra peut-être : il paraît que Démosthène n'avait pas d'esprit. Quand il voulait plaisanter, il réussissait bien à faire rire, mais à ses dépens. Tous les faiseurs de traités de rhétorique recommandent soigneusement à l'orateur d'avoir de l'esprit, as railler agréablement. Quintilien insiste fort sur ce point, et cite une foule de bons mots des. orateurs en renom; il fait valoir à ce propos Cicéron aux dépens de Démosthène. Plutarque lui-même, ce patriote si chaud, rapporte avec complaisance une foule d'ingénieuses réparties du Romain, et ne trouve rien à dire en faveur du Grec. On pourrait peut-être, en cherchant bien, faire honneur à Démosthène de quelques traits spirituels ; mais en a-t-il besoin? Si les critiques que je viens dénommer avaient pensé un peu moins à la forme de l'éloquence de Démosthène, et un peu plus au fond, ils auraient été plus coulants sur ce point. Ils auraient mieux compris surtout d'où venait cette éloquence,' comment elle s'était formée, à quelle oeuvre elle s'était consacrée. L'homme sur qui reposent les destinées de tout un peuple, qui, par les seules forces de son génie, tient en échec durant tant d'années deux rois puissants, Philippe et Alexandre, qui n'abandonne pas un seul moment le poste de pé-
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ril et de gloire qu'il a choisi volontairement, un tel homme ne devait pas avoir, l'esprit tourné à la plaisanterie. Il ne faut pas oublier cependant qu'il a créé le mot philippiser (ÇO.TOTCI'ÇSIV) et qu'il l'appliqua d'abord à la Pythie. Mais laissons ce détail.
Les critiques dont j'ai parlé vantent surtout la force, la véhémence de l'éloquence de Démosthène (8sivrâ|ç, vis). Pour en donner une idée, ils entassent métaphores sur métaphores. Cette éloquence, disent-ils, c'est un torrent qui se précipite, c'est la foudre qui retentit. FéneIon lui-même, juge si délicat et si pénétrant, s'est un peu trop aisément contenté de ces images banales. On cite d'ordinaire, comme preuve à l'appui, ce fameux serment de Marathon, dans lequel on se plaît à voir toutes les plus belles figures de rhétorique réunies, l'exclamation, la prosopopée, l'hypotypose, etc., etc. Démosthène n'a pas de coups de foudre ni de coups de théâtre. Partout il est simple, naturel. Le serment de Marathon n'est pas une exclamation imprévue ; c'est la conclusion d'un syllogisme rigoureux. C'est en effet par la force de sa dialectique que Démosthène est remarquable. Dans cette circonstance, comme toujours, il agit sur les esprits par la solidité de son argumentation. Seulement, il évoqua en concluant des souvenirs glorieux et chers à ceux qui l'écoutaient. Voici le raisonnement dont il fit usage. Eschine avait représenté Démosthène comme l'auteur des calamités de la Grèce. N'était-ce pas lui en effet qui avait poussé les Athéniens à la guerre contre Philippe? et cette guerre n'avait-elle pas abouti à la défaite de Chéronée?
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Démosthène réfute ainsi les allégations d'Eschine. «Ce n'est pas l'événement, dit-il (j'abrége en conservant l'ordre des pensées), qui prouve qu'une entreprise est juste ou injuste, glorieuse ou honteuse. L'événement, c'est le hasard, la fortune, la volonté des dieux. Ce qu'il faut considérer dans cette guerre, c'est si elle était juste, digne d'Athènes. Or elle l'était : Athènes, en effet, a toujours combattu au premier rang pour la liberté de la Grèce : c'est sa loi constante, la tradition qu'elle a reçue de ses ancêtres. Donc cette fois encore elle devait combattre, oui, dût-elle être sûre d'avance d'être vaincue. C'est ce qu'elle a fait, non à ma suggestion, mais pour rester fidèle à elle-même ; donc elle a bien agi, donc elle n'a pas failli. » Ici, je cite textuellement: « Non, vous n'avez pas failli, Athé«niens, en bravant les hasards pour le salut et la li« berté de la Grèce ; j'en jure par nos ancêtres qui ont « affronté les périls à Marathon, par ceux que Platée a «vus rangés en bataille, par ceux qui ont combattu à «Salamine, à Artémisium, par tous ces hommes de «coeur qui reposent dans les monuments publics. A « tous indistinctement, entends-tu, Eschine ? à tous, «Athènes accorda mêmes honneurs, même sépulture, « et non pas seulement aux heureux et aux vainqueurs. «Et c'est justice : car tous avaient également rempli « le devoir d'hommes de coeur. Quant à leur destinée, « c'est le ciel qui la fit à chacun d'eux. » Voilà la logique de Démosthène. Vous voyez qu'il n'y a pas là de coup de foudre. Mais quelle élévation, quelle dignité de patriotisme, quel noble orgueil ! N'avait-il
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pas le droit de se mettre, lui et les combattants de Chéronée, dans la compagnie glorieuse des héros de Salamine ? Il y a une sorte de volupté de conscience à entendre cette fière revendication du droit qui subsiste imprescriptible, même après tous les désastres des champs de bataille.
Si telle est l'origine, si telles sont les véritables conditions de l'éloquence chez les Grecs, on ne doit pas s'étonner que Démosthène en ait été le dernier représentant. La ruine de l'indépendance nationale fut la ruine de l'éloquence : la source en fut tarie. Les Grecs cultivèrent toujours cet art où se développaient les facultés de leur riche nature ; mais où les orateurs auraient-ils trouvé ce que rien ne remplace, une grande cause à défendre? L'éloquence se renferma de plus en plus dans l'intérieur des écoles ; les rhéteurs illustres se mirent à voyager; ils semèrent leur enseignement dans toutes les villes de l'Asie, et enfin en Italie, où ils furent les maîtres des Romains. Le premier en date et en talent de ces rhéteurs fut le rival même de Démosthène, cet Eschine, qui fit un si triste usage des dons que la nature lui avait accordés. On rapporte que, le jour où il fit sa première leçon dans l'île de Rhodes, où il s'était retiré après sa condamnation, il lut à ses «auditeurs le plaidoyer qu'il avait prononcé contre Ctésiphon, ou plutôt contre Démosthène. Saisis d'admiration, ils s'écrièrent tous : « Comment, après un tel discours, avez-vous pu être «condamné?» «Attendez,» reprit Eschine,et il leur lut le discours de Démosthène. Ils comprirent. Eschine
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ajouta, dit-on : « Que serait-ce donc si vous aviez entendu le monstre lui-même ! »
Cette anecdote est peut-être imaginée à plaisir; cependant elle ne déplaît pas à l'imagination. Le souenir des haines politiques s'effaçait peu à peu, et il ne restait déjà plus, dans l'esprit de cet Athénien, que e sentiment du beau, l'admiration d'une oeuvre parfaite. N'est-ce pas ce qui survécut à tout chez les Grecs, ce qui les consola de tout? N'est-ce pas là ce qui fit d'eux les éducateurs de tous les peuples?
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On peut diviser l'éloquence à Rome en trois périodes. — Caractère de chacune de ces périodes. — Les premiers orateurs, les tribuns du peuple, les Gracques. — Cicéron et ses contemporains. — Immense carrière ouverte à l'orateur. — Les ressources de l'art et l'importance des matières. — Études de l'orateur.- L'éloquence sous les empereurs. — L'horizon borné. — Les déclamateurs. — Le genre démonstratif. — Pline et le panégyrique de Trajan.
La plupart des critiques anciens et modernes ont établi des parallèles d'un tour plus ou moins heureux entre l'éloquence des Grecs et celle des Romains, surtout entre l'éloquence de Démosthène et celle de Cicéron. Lequel des deux orateurs doit être proclamé le premier? Question d'une importance fort secondaire. Pour ma part, je préfère Démosthène, mais je serais peut-être embarrassé de fonder ma préférence sur des raisons qui s'imposent à tous. Ce qui vaut mieux, c'est de les goûter l'un et l'autre, et de bien comprendre les causes et les influences si multiples qui ont fait d'eux les représentants les plus illustres de ce noble art de la parole. Je dois cependant signaler en passant le dédain assez étrange de Virgile pour cette grande gloire nationale. «D'autres, dit-il, façonneront
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«avec plus d'art l'airain qui s'anime, feront sortir du « marbre des figures vivantes, triompheront dans l'é«loquence, décriront à l'aide du compas les révolu«tions du ciel et le lever des astres : toi, Romain, ta «mission sera de commander aux peuples. Voilâ tes « arts à toi ; tu imposeras les lois de la paix ; tu épar«gneras les vaincus, tu dompteras les superbes. » Vingtcinq ans à peine s'étaient écoulés depuis le meurtre de Cicéron, un des remords d'Auguste, si Auguste eut jamais de remords, et dans une oeuvre élevée à la gloire de Rome, il était sacrifié. O poëtes, âmes légères et oublieuses !
On peut diviser l'histoire de l'éloquence chez les Romains en trois périodes. Dans la première, qui s'étend des origines au septième siècle, l'art est inconnu, la langue est encore rude et sans souplesse. Mais on ne peut douter qu'il ait existé alors des hommes capables de persuader. S'ils n'avaient pas à leur service les
ressources de la rhétorique, ils avaient des passions ardentes, des convictions énergiques. Ils ne faisaient pas de longs discours, bien composés, mais leurs discours allaient droit au but et produisaient l'impression qu'ils voulaient. Les circonstances d'ailleurs étaient éminemment favorables. La division du peuple en deux classes, les patriciens et les plébéiens, là lutte opiniâtre que ces derniers engagèrent pour conquérir successivement la création du tribunat, l'accès aux magistratures, le mariage entre les deux ordres ; les dangers incessants qui menaçaient la république entourée de
voisins belliqueux et jaloux : toutes ces causes et bien
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d'autres encore, firent jaillir une éloquence toute naturelle, mais peut-être d'autant plus puissante. Aucun monument ne nous en a été conservé. Tite-Live a suppléé à ce silence de l'histoire, en composant pour ces orateurs des anciens jours des harangues d'un art trop achevé. J'en veux citer un échantillon. C'est l'exorde du discours du tribun Canuléius. Il avait proposé deux lois portant que le mariage serait désormais permis entre les plébéiens et les patriciens, et que les plébéiens pourraient être élevés au consulat. Là-dessus, grande indignation des patriciens ; ils crient au scandale, à l'impiété.
Canuléius répond en ces termes: « J'ai souvent remarqué, citoyens, combien les patriciens vous méprisent, combien ils vous jugent indignes d'habiter avec eux dans la même ville, entre les mêmes murs ; mais je le sens aujourd'hui plus que jamais, envoyant avec quelle fureur ils s'emportent contre nos propositions, Que faisons-nous donc, si ce n'est de leur rappeler que nous sommes citoyens comme eux, et que, si nous sommes moins riches qu'eux, nous habitons cependant la même ville? Eh quoi ! si l'on donne au peuple romain la liberté des suffrages, s'il est permis au plus digne d'aspirer à l'honneur suprême, c'en est fait de l'État ! la république ne pourra subsister ! Demander qu'un plébéien soit consul, c'est un scandale ! Sentezvous enfin sous quel mépris vous vivez ? Ils vous empêcheraient, s'ils pouvaient, d'avoir part à cette lumière du jour ; ils s'indignent que vous parliez, que vous respiriez, que vous ayez figure humaine ! Et pourquoi
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e défendez-vous pas qu'un plébéin soit le voisin d'un tricien, qu'il aille par le même chemin, qu'il s'ase à la même table, qu'il se tienne dans le même rum ?»
ci, ce n'est pas Canuléius, c'est Tite-Live qui parle ; ins artificiel est le discours sur la loi Oppia qu'il met ns la bouche de Caton le Cenceur. Celui-ci, de l'avis Cicéron, était un orateur d'un mérite accompli. Les gments de ses discours qui nous ont été conservés nt peu de chose; cependant la gravité, la force et je e sais quelle âpreté ironique donnent à ce vieux lange une saveur particulière. De plus, on sent déjà omme le souffle de l'art qui soutient cette éloquence turelle. Si dédaigneux en effet qu'il fût envers les recs, Caton, dans les dernières années de sa vie, avait enoncé à quelques-uns de ses préjugés, et consenti lire les oeuvres de cette littérature étrangère. Vers la fin de cette période (620) se placent les Graces. Qui ne connaît leur histoire, leur naissance, leur éducation, leurs généreux efforts en faveur du peule opprimé et mourant de faim, leur mort tragique ? a cause qu'ils avaient embrassée exigeait pour ainsi ire une éloquence brûlante. En invoquant le droit et a justice, ils ne pouvaient se dispenser de faire appel aux assions. Ne fallait-il pas montrer, d'une part, chez les atriciens, l'orgueil, la cupidité, la cruauté, les folies u luxe ; et, d'autre part, chez les plébéiens, la misère ujours croissante, l'abnégation et le dévouement touours exploités, toujours stériles? Ils subirent tous deux es nécessités de leur rôle. Leur éloquence fut révolu-
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tionnaire, comme nous dirions aujourd'hui. Plutarque nous a conservé d'une harangue de Tibérius le beau fragment qui suit: «Les bêtes sauvages répandues dans « l'Italie ont une tanière et un repaire où elles peu« vent se retirer ; et ceux qui combattent et meurent. « pour là défense de l'Italie n'ont à eux que la lumière « et l'air qu'ils respirent. Sans maisons, sans demeure « fixe, ils errent avec leurs femmes et leurs enfants, « Ils mentent, les. nobles tout puissants, quand ils les « exhortent à combattre pour leurs tombeaux et pou « leurs temples. En est-il un seul parmi eux, et ils sont « nombreux, qui ait un autel domestique et un tom« beau où reposent ses ancêtres ? C'est pour fourniraux « délices et à l'opulence d'autrui qu'ils combattent et « qu'ils meurent. On les appelle les maîtres du monde; « ils n'ont pas en propriété une motte de terre.»
De Caïus Gracchus retentit encore le cri de désespoir qu'il poussa peu de jours avant sa mort, lorsqu'il sentit que ceux qu'il avait défendus l'abandonnaient, et qu'il vit l'ombre de son frère l'appelant. « Où diri« ger mes pas, malheureux que je suis ? Vers le Capi« tôle? Il est encore humide du sang de mon frère. « Dans ma demeure? j'y trouverai ma mère abîmée «dans la désolation. »
Les Gracques appartiennent déjà par bien des côtes à la période suivante. Ils possédaient en effet les ressources que donne l'étude des règles; mais leur rapide passage dans la vie publique ne leur permit pas de produire des oeuvres oratoires définitives. Ils restèrent comme l'image brillante mais imparfaite du génie qui
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essaye. On dirait deux statues du marbre le plus pur, achevées.
C'est dans l'âge suivant, au septième siècle (de 620 710) que l'éloquence produit ses plus illustres repréntants. Pourquoi ? La langue est enfin assouplie, elle acquis toutes ses richesses naturelles ; de plus, les rateurs, par une étude incessante des modèles de la rèce, interprétés par les plus habiles rhéteurs, sont amiliarisés avec tous les procédés de la rhétorique. ais ce qui donna surtout à leur éloquence cette force t cet éclat que Rome ne revit plus jamais, ce furent es circonstances dans lesquelles ils furent placés. Jamais matière plus riche et plus variée ne fut offerte à 'émulation. Quelle époque que celle où vécurent Maius et Sylla, César et Pompée, Cicéron et Catilina, Octave et Antoine, Brutus et Caton ! Il ne se passait pas de jour, pour ainsi dire, où quelque question d'an intérêt capital ne fût soulevée, soit au sénat, soit au Forum, soit dans les tribunaux. L'éloquence politique et l'éloquence judiciaire étaient à chaque instant confondues. La république était divisée en partis qui se disputaient le pouvoir et l'influence avec un acharnement extrême. Des citoyens d'une personnalité énergique, absorbante, se poussaient à la lumière et rencontraient des adversaires non moins ardents à se produire. Guerres civiles, proscriptions, émeutes, procès éclatants, défaite de celui-ci, triomphe de celui-là, exils prononcés, rappels enthousiastes :c'était une mêlée de toutes les passions, un choc de. toutes les ambitions. Voilà l'atmosphère qu'il faut à l'éloquence, Elle languit et
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meurt dans le calme; son véritable élément est la tempête. Ne croyez pas Cicéron, quand il se lamente sur les troubles qui agitent la république. Croyez-le plutôt quand, du fond de sa retraite, il s'indigne des loisirs que lui fait là dictature de César. Les élections sont paisibles, il est vrai; mais c'est un seul homme qui choisit et nomme les magistrats; les tribunaux ne sont plus en proie aux violences, mais c'est la volonté d'un seul homme qui tranche tous les débats. Tout ce qu'il y a d'honnête et d'indépendant reste à l'écart et attend. Cicéron, dans son dialogue intitulé Brutus (de Claris Oratoribus), nous a laissé une liste très-complète des orateurs de ce temps et une appréciation impartiale de leur mérite. On est confondu de cette riche moisson d'hommes éminents que suscitèrent alors les orages féconds de la liberté. Tous se précipitaient dans la carrière, se disputaient les suffrages du peuple, montaient un à un les degrés des magistratures, s'absorbaient tout entiers dans la vie publique. Et comment se recommander au choix du peuple, si l'on n'ose aborder cette tribune où il vous entend, vous juge, vous applaudit ou vous siffle? Ne faut-il pas chaque jour ou accuser un ennemi, ou défendre un ami? demander l'abrogation d'une loi, en présenter une aux suffrages des citoyens ? L'éloquence est l'arme nécessaire, indispensable. Aussi, que de veilles, que d'opiniâtres efforts pour arriver enfin à se faire écouter, à s'imposer à cette multitude frémissante, souvent hostile ! J'emprunte à Cicéron un tableau résumé des études auxquelles il se livra
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pour posséder enfin cette force et cette autorité de
langage, sans lesquelles on n'était rien, on ne pouvait
rien être.
Cicéron commença par suivre les leçons des rhéteurs
latins, mais surtout des rhéteurs grecs. C'était toujours la Grèce qui produisait les meilleurs: ils se formaient à Athènes, et de là se répandaient dans les îles et dans les villes de l'Asie Mineure; plusieurs venaient se flxer à Rome. Il n'y en eut pas un seul de quelque réputation que Cicéronne voulût en tendre: il se rendit à Athènes, dans l'île de Rhodes, en Syrie, partout ou il espéra tirer d'un maître nouveau quelque secours particulier. Agé de près de soixante ans, il apprenait encore, et témoignait à ces rhéteurs, lui personnage consulaire, lui le premier des orateurs romains, une déférence touchante; il respectait et honorait en eux une vie tout entière consacrée à la culture d'un art qu'il jugeait le premier de tous. De bonne heure il s'exerça à écrire et à parler la langue grecque; il traduisit les deux plaidoyers de Démosthène et d'Eschine sur la Couronne; et, devant des rhéteurs grecs, il déclamait en grec. Il nous apprend qu'il ne laissa jamais passer un seul jour sans plaider ou sans déclamer. Telles étaient ses études théoriques; il ne les considéra jamais comme terminées; elles durèrent autant que sa vie. Il y joignait des études pratiques non moins sérieuses. Jeune homme, il s'attacha, suivant l'usage romain, à l'un des orateurs illustres de ce temps, assistait aux consultations, le suivait au Forum, aux tribunaux, acquérait sous sa direction la connaissance des affaires,
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l'expérience des grandes assemblées, les habiletés de la parole. Après l'orateur, venait le jurisconsulte. Rome en possédait alors d'éminents, les Tubéron, les Scévola, les Rufus, personnages considérables dans la république, et dont les vertus égalaient la science. A. leur école, il se formait à la connaissance du droit, qui est le fondement de l'éloquence judiciaire. Quelquesuns de ses plaidoyers sont des modèles de discussion savante et ingénieuse. Mais il ne s'enferma point dans une science qui n'a point en elle-même ses principes. La philosophie lui parut plus digne d'une étude particulière. Elle est la science des sciences; elle fournit aux autres leurs méthodes, assigne à chacune d'elles le domaine qui lui appartient. Il est indispensable à l'avocat de connaître les moindres dispositions de toutes les lois écrites, les commentaires des jurisconsultes, leurs décisions ; mais qu'est-ce que cela, si on ne remonte à la source même de toute législation, de toute jurisprudence? Les lois varient suivant les temps, suivant les lieux: la loi ne varie pas, elle est universelle,immuable, absolue; c'est la droite raison, qui réside en chacun de nous, c'est la conscience. Nul parmi les Romains n'a célébré dans un plus beau langage cette loi naturelle; nul n'a mieux exprimé le rapport étroit de la philosophie avec le droit, et la dépendance de celui-ci par rapport à celle-là. Dans un traité célèbre (Orator), il déclara que, s'il avait quelque éloquence, il la devait non aux fabriques des rhéteurs, mais aux leçons de l'Académie. A la connaissance de la philosophie il joignait aussi celle de
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l'histoire. Mais, bien qu'il eût quelque prétention en ce genre, il ne semble pas avoir une haute idée de cette science. Il la bornait à peu près à la connaissance des faits mémorables; il empruntait aux annales de son pays le souvenir de belles actions, de nobles exemples, et en tirait des arguments pour la cause qu'il défendait.
Cette énumération des travaux que s'imposa le grand orateur ne donne encore qu'une idée imparfaite de l'importance qu'il attachait aux moindres détails de son art. La rhétorique comprend l'invention, la disposition,
l'élocution, l'action, je laisse de côté la mémoire: or, toutes les éludes dont j'ai parlé ne préparaient l'oraleur qu'aux deux premières parties de son art, trouver ce qu'il y a à dire sur un sujet, le distribuer suivant un ordre logique. Il fallait ensuite exprimer les idées. C'est par l'élocution surtout que Cicéron frappa ses contemporains d'admiration. César le proclamait le bienfaiteur du peuple romain, dont il avait enrichi la
langue. Aujourd'hui encore, c'est de tous les écrivains latins celui dont l'autorité est la plus sûre. C'est là, à vrai dire, qu'est sa principale originalité. Indépendamment
Indépendamment études toutes spéciales auxquelles il se livra sans cesse, il recherchait la conversation des
femmes les plus distinguées par leur politesse ; il s'appliquait à acquérir cette fine fleur de diction, qui commença alors à recevoir le nom d'urbanité. Quand on lit un des traités oratoires de Cicéron, on est confondu des soins minutieux qu'il apporte dans un tra-
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vail de ce genre; il pèse les mots et les syllabes, les examine sous le rapport de l'exactitude, de la précision, de l'harmonie, du nombre, du sens propre, du sens figuré. On sent qu'il a fait de cette question une étude approfondie. — Enfin il fallait, une fois qu'on était maître du fond et de la forme, accompagner ses paroles d'une action noble, naturelle, pathétique. Sur ce point encore, sa supériorité était reconnue de tous; il ne fait aucune difficulté de le reconnaître. Souvent plusieurs orateurs plaidaient la même cause; chacun d'eux se chargeait d'une partie: l'un,de l'exposition, l'autre, de la discussion; on réservait à Cicéron la péroraison, c'est à-dire la récapitulation de tout le plaidoyer et l'appel aux passions de l'auditoire. Il savait à son gré exciter les larmes, la colère, la pitié; il nous parle bien souvent de ses succès en ce genre. Son geste était animé, sa voix vibrante et touchante, sa déclamation pleine de chaleur et de force. Il avait pendant longtemps étudié les deux grands acteurs de son temps, AEsopus et Roscius, et leur avait même demandé des leçons.
Ainsi, nous le voyons, l'éloquence de Cicéron, cette merveille, est le résultat du travail incessant de la vie la mieux remplie. L'amour de la gloire qui l'enflamma de bonne heure, lui fut un stimulant énergique; mais tous ces dons naturels, toutes ces études opiniâtrément poursuivies auraient été comme perdues, s'il n'était né à l'époque la plus heureuse, s'il n'avait trouvé dans sa patrie un théâtre où pussent se développer à l'aise ses riches facultés.
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Depuis quelques années il est de mode de traiter Cicéron avec le plus profond mépris. Cette mode, venue d'Allemagne, a fait chez nous quelques prosélytes plus ou moins désintéressés, plus ou moins capables. M. Mommsen, qui lui refuse toute intelligence politique, ne fait pas grand cas de son éloquence; il ne voit en lui qu'un styliste. Ce n'est pas la seule appréciation fausse échappée à M. Mommsen, homme fort érudit, archéologue très-distingué, critique systématique et fort médiocre. Tant que les hommes seront sensibles à l'éloquence, cette noble puissance du génie qui tient en respect les brutalités de la force, on lira, on admirera les oeuvres de Cicéron. Il n'est guère possible à l'art d'aller plus loin ; peut-être même est-il trop sensible; peut-être l'orateur, ayant à son service tant d'idées, une telle abondance de mots, s'est-il souvent laissé comme enivrer par cette opulence : c'est un prodigue qui jette sans souci de l'avenir les richesses qu'il tient en sa main. C'est par là qu'il peut paraître inférieur à Démosthène. Celui-ci, toujours maître de lui-même, ne se répand point, mais se concentre. On dirait qu'il ramasse et condense tous ses muscles pour asséner un coup plus vigoureux ; Cicéron, au contraire, semble vouloir décontenancer, étourdir, fatiguer son adversaire par la variété et la fréquence de ses attaques.
Après une existence à laquelle aucun triomphe n'avait manqué, Cicéron, trompé par Octave, à qui il avait ouvert la carrière, puis lâchement trahi et sacrifié, fut égorgé par les satellites d'Antoine. La tête fut coupée et
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portée au triumvir : sa langue et ses mains furent coupées et clouées à cette tribune, où sa voix avait si, souvent retenti. Ses derniers discours (les Philippiques) sont restés et resteront comme la plus noble protestation du droit et de la légalité contre la force. La seconde Philippique est d'un bout à l'autre un chefd'oeuvre. Jamais l'enthousiasme de la liberté, la haine et le mépris de la bassesse n'ont inspiré plus véhémente accusation. Juvéhal l'appelait divine ; elle coûta la vie à l'orateur. Bien des années après, à la cour d'Auguste, où nul n'osait prononcer le nom de Cicéron, un petit-fils du prince fut surpris un jour, par son aïeul, lisant les discours de Cicéron. L'enfant voulut cacher le livre ; César le prit, le regarda et le rendit en disant : « C'était un homme éloquent et qui aimait bien sa patrie. »
Avec Cicéron se termine cette seconde période de l'éloquence romaine. Il en est le représentant le plus complet; mais combien d'autres auprès de lui obtenaient les applaudissements du peuple ! Il n'est pas un homme politique de ce temps qui n'ait possédé l'art de la parole. Cicéron rencontra souvent comme adversaires Hortensius, qu'on appelait le roi du barreau (rex causarum), César, Caton, pour ne parler que des plus illustres,; il assista aux débuts de Brutus. Il avait pour ce jeune homme une affection pleine de délicatesse et mêlée d'un certain respect ; il sentait confusément qu'il y avait dans cette âme si droite et si sévère une force qui lui manquait à lui-même. Plus d'une fois il déplore les misères du temps, qui ont brusquement arrêté l'essor
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e ce beau talent; il se console presque d'être réduit au silence ; n'a-t-il pas vu des jours plus heureux et le plein épanouissement de la liberté ? Mais pourquoi les destins jaloux imposen t-ils à Brutus l'obscurité ? Que ne produirait point une telle vertu rehaussée par les dons les plus rares de l'intelligence, fécondée par l'étude? ains regrets ! La liberté que Brutus voulut reconquérir, même par le meurtre de César, était perdue sans retour. Après César, Antoine, après Antoine, Octave, puis Auguste. Celui-ci rétablit partout l'ordre, « cestà-dire une servitude durable » (Montesquieu) et la paix qui était le voeu de tous. Que devint l'éloquence sous ce régime nouveau? C'est ce qu'il me reste à exposer. La révolution opérée par Auguste fut lente et pacifique. La guerre civile et les proscriptions l'avaient débarrassé à peu près de tous ses ennemis; ceux qui restaient furent bientôt réduits à l'impuissance. Le prince Réunit dans ses mains tous les pouvoirs de l'ancienne république, et exerça ainsi, sans prendre le titre de roi odieux aux Romains, une autorité à peu près absolue. Il tenait le sénat dans sa main : il n'avait pas à craindre d'y rencontrer une. opposition sérieuse; il dirigeait les élections, qui pouvaient paraître libres à ceux qui y mettaient un peu de bonne volonté; enfin les tribunaux ne décidaient dans toute cause imposante que suivant le désir du maître. Lui-même tenait à conserver partout un simulacre de liberté; un peu d'opposition ne lui déplaisait pas; il savait bien qu'il l'arrêterait quand et comme il lui plairait. J'ai dit, à propos de Tacite, comment les successeurs d'Auguste furent amenés par
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une sorte de fatalité, à transformer en despotisme violent et absurde une autorité qui semblait encore garder quelques ménagements. Qu'arriva-t-il? L'éloquence, comme tout le reste, fut pacifiée. Pacifier l'éloquence, c'est la tuer. Elle ne vit que par la lutte ; c'est dans la lutte qu'elle trouve sa force et son entretien. Mais une institution comme celle-là, qui était devenue un besoin impérieux pour les Romains, qui était le seul art qu'ils eussent jamais cultivé avec passion, dont les souvenirs étaient encore tout récents, qu'une foule de maîtres, soit romains, soit étrangers, enseignaient à la jeunesse, ne put disparaître entièrement, si pénibles que fussent les conditions qui lui étaient imposées. Elle se tranforma donc. L'éloquence politique ne fit plus guère au sénat que de courtes mais souvent sinistres apparitions. Les honnêtes gens prenaient rarement la parole; quant aux autres, ils la prenaient de temps en temps contre les honnêtes gens. Il se forma en effet dans cette assemblée, que Cinéas appelait une réunion de rois, un groupe d'orateurs, insignifiant par le nombre, mais que leurs collègues n'envisageaient et n'écoutaient qu'avec
■épouvante. Ces hommes étaient les exécuteurs des vengeances du prince. Quand l'un d'eux montait à la tribune, c'était pour dénoncera l'indignation et aux sévérités du sénat quelque membre séditieux qui avait gravement offensé César. Quand la liberté régnait, ces fonctions d'accusateur public étaient souvent exercées par les citoyens les plus intègres, qui, se faisant les gardiens de la morale publique, traduisaient devant les
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tribunaux les concussionnaires, les magistrats coupables d'exactions, les candidats qui avaient acheté les suffrages du peuple. C'était pour eux une occasion solennelle de rappeler leurs concitoyens au respect des lois, de raviver la conscience publique. Le débat s'engageait : des témoins étaient produits de part et d'autre; les plus grands orateurs prenaient part au procès; le jugement qui intervenait était prononcé par des hommes libres. Sous le principal, les accusateurs reçurent le nom de délateurs. C'était la vertu, l'indépendance, l'honneur qu'ils déféraient à des juges tremblants : ceuxci livraient la victime, lui laissaient à peine le temps de protester, et César ordonnait au condamné de s'ouvrir les veines. Ses biens étaient confisqués ; une partie revenait à César, une autre au délateur. Les descendants des plus illustres familles, des Régulus, des Marcellus, firent le métier de pourvoyeurs de la mort, et acquirent ainsi des fortunes de plusieurs millions. Le mépris public disparaissait sous la peur : ils étaient, comme la loi de lèse-majesté, comme l'empoisonneuse Locuste, ce que Tacite appelle « des instruments de règne » (instrumenta regni). Quant à leur éloquence, elle était enflammée, démesurée et pourtant fort habile. En somme, c'étaient des hommes de talent dont les circonstances et des besoins firent des scélérats redoutables. L'honnête Pline, qui les méprise, n'en parle cependant qu'avec une certaine terreur : il faillit être leur proie (1).
(1) M. Grellet-Dumazeau, dans son ouvrage instructif sur le Barreau romain, consacré une notice intéressante à l'un des plus fameux délateurs de ce temps, Régulus.
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Voilà ce qu'était devenue l'éloquence politique, Quant aux rhéteurs, ils exerçaient leurs élèves à traiter desquestions plus ou moins puériles : ils prenaient tel ou tel personnage célèbre, le plaçaient dans une situation qu'ils jugeaient grave, et lui faisaient donner par tel ou tel conseiller un avis quelconque. Ces exercices (suasorice), que rappellent les discours latins et français qu'on donne à traiter par, écrit à nos rhétoriciens, habituaient les esprits à se tenir dans un vague perpétuel, à suppléer aux idées par. les mots, aux sentiments par les pointes. C'était l'ombre indécise et flottante de cette virile éloquence politique des anciens jours.
Quant à l'éloquence judiciaire, elle ne tomba pas tout d'abord dans une décadence irrémédiable. Si le sénat et le Forum n'avaient plus de tribunes, il y avait encore des tribunaux ; s'il n'y eut plus d'orateurs vraiment dignes de ce nom, il y eut des avocats (1) (causidici). Il y en eut évidemment d'honnêtes, de désintéressés, Pline en est un exemple; vous comprenez cependant sans peine qu'ils ne devaient guère ressembler aux orateurs de l'ancienne république. Pourquoi? J'en pourrais donner plus d'une raison ; je me borne à une seule qui est capitale : ils se faisaient payer. Tout est là. Avant l'établissement du principal, l'orateur était avant tout un homme politique; il attendait des suffrages libres de ses concitoyens les dignités de l'État; il plaidait gratuitement et pour quiconque implorait son assistance : c'était pour lui une
(1) On leur donne aussi parfois le nom de rageurs et de criards (rabuloe, clamatores).
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occasion de se montrer aux électeurs, de manifester es opinions, de préparer sa candidature. Les votes de ses clients, voilà le salaire qu'il attendait. Du reste, loi interdisait formellement de recevoir une rémuération quelconque (1). Elle fut éludée plus d'une ois, cette loi, même sous la république; on ne payait as son avocat, on lui faisait un cadeau. Auguste, en a qualité de restaurateur des anciennes moeurs, voulut emettre en vigueur la loi Cincia qui languissait ; cette réforme eut le succès de toutes celles qu'il tenta. l'empereur Claude faisait jurer aux avocats qu'ils n'avaient rien reçu pour plaider; ils juraient et recevaient après avoir plaidé. Enfin, Trajan permet de recevoir au maximum dix mille sesterces, environ deux mille francs. Dès lors les avocats forment une classe à part dans l'État; ils exercent une industrie, ils font de bonnes affaires ou. meurent de faim, suivant que les procès abondent ou sont rares, que les plaideurs courent à celui-ci ou à celui-là. Je ne veux pas entrer dans le détail des misères de cette corporation. Pline, qui avait le bonheur d'être riche, et à qui le désintéressement était plus facile, se lamente sans cesse sur la décadence où est tombée cette noble profession. Juvénal nous trace de l'infortuné patron un portrait navrant. A quels expédients n'at-il pas recours pour attirer les chalands ! Il va jusqu'à louer pour ses plaidoieries des vêtements de pourpre, des bijoux, des bagues de prix : le public, en le voyant si beau, le croit riche; s'il est riche, C'est qu'il
( 1) Lex Cincia de muneribus. An. Urb. 540.
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est éloquent; c'est donc à lui qu'il faut s'adresser, D'autres, plus avisés, répandaient dans la foule un certain nombre de claqueurs qui se récriaient d'admiration aux moindres phrases de l'orateur. Celui-ci descendait de la tribune couvert de gloire; il payait le prix convenu et invitait ses prôneurs à souper, Nous ne suivrons pas plus loin les destinées de l'éloquence à Rome. Nous savons ce qu'elle fut à son origine, à quelle hauteur elle s'éleva sous le règne de la liberté, dans quels bas-fonds elle s'agita sous les empereurs. Il ne reste plus qu'à faire apparaître la dernière et à mes yeux la plus triste transformation qu'elle subit.
Les rhéteurs divisent les discours prononcés en public en trois genres : le genre délibératif, c'est à proprement parler l'éloquence politique ;le genre judiciaire, ce sont les plaidoyers, et le genre démonstratif. Ce dernier terme, fort mal formé, ne désigne pas une oeuvre oratoire destinée à prouver, à démontrer; il comprend au contraire tous les discours qui en général ne prouvent rien, les discours d'apparat, les oraisons funèbres, les discours de réception, les éloges, etc., etc. C'est un genre pompeux, majestueux, prétentieux. La vérité n'y est pas nécessaire ; quand par hasard elle s'y trouvé, elle porte un vêtement si éclatant qu'on a peine à la reconnaître. On fait rentrer aussi dans le genre démonstratif les invectives à outrance, qui, en général, sont aussi éloignées de la vérité que les éloges. Du reste, le procédé de composition est absolument le même : il suffit de rem-
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placer vertus magnifiques par vices abominables, actions Sublimes par forfaits odieux, et ainsi de suite. Eh bien ! c'est par le genre démonstratif que finit l'éloquence romaine. Les derniers monuments qui nous en ont été conservés, sont des panégyriques récités par des personnages plus ou moins considérables, en présence des princes, qui regardaient couler sans sourciller ce déluge de louanges. Que l'empereur fût un scélérat' ou un honnête homme, un homme de mérite ou un imbécile, cela importait peu : le cadre était toujours le même et rempli de la même façon. Faut-il placer sous les yeux un échantillon de cette éloquence officielle ? Je n'en suis guère tenté. Cependant disons quelques mots du meilleur, du plus sincère de ces panégyriques, celui de Trajan par Pline. Trajan était un prince actif, d'inclinations honnêtes, droit d'esprit; il avait rendu courage aux gens de bien que Domitien se préparait à égorger; il manifestait pour le sénat un respect dont celui-ci était plus embarrassé que fier ; il voulait que les élections fussent libres : bref, il avait une foule d'excellentes qualités et méritait réellement des éloges. Ajoutez à cela qu'il venait de faire nommer Pline consul. Celui-ci, fort expansif de sa nature, excité encore en cette occasion par la joie et la reconnaissance, adresse au prince un remercîment de cent pages au moins. Thomas lui-même frémit de cette abondance, Thomas qui passa sa vie à composer des Éloges.
Pline passe en revue tous les actes de la vie de Trajan, toutes les vertus qu'il découvre en Trajan,
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Il le montre adopté par Nerva, et à ce propos il dit : «Il est probable que, quand Nerva fit cela,il était déjà Dieu. » Pourquoi? Parce que Trajan est tout simplement l'idéal du souverain. Les uns avaient telle vertu, mais telle autre leur manquait ; ils étaient enclins à telle habitude mauvaise; rien de ce mélange dans Trajan; en lui tout est parfait, tout est dans la plus heureuse harmonie. Il est énergique et doux; il est sévère et indulgent; il excelle dans la guerre, il excelle dans la paix. Mais il faut sortir de ces généralités, et ranger sous un certain nombre de chefs principaux les mérites de Trajan. — Sur ce, Pline vante en lui d'abord le soldat, puis l'administrateur. Certaines mesures de l'empereur sont exaltées avec un enthousiasme tout particulier qui donne à réfléchir sur le gouvernement du meilleur des empereurs. Trajan fait saisir les principaux délateurs; on les charge sur des vaisseaux et les voilà lancés en pleine mer au hasard de tous les vents et de la tempête. Il eût peut-être mieux valu les juger d'abord, et les punir conformément aux lois. Mais la belle description de cette flottille de misérables console Pline de l'illégalité. Ne poussons pas plus loin cette analyse: elle serait fastidieuse. Pline fait des empereurs qui ont précédé, et surtout de Domitien autant de repoussoirs destinés à faire briller dans tout leur éclat les qualités de son héros.— Domitien a chassé les philosophes, Trajan les rappelle, il les aime, les favorisé, leur assigne des traitements. Les tyrans étaient inaccessibles; Trajan est affable à
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tous; ils opprimaient le sénat, Trajan lui prodigue les témoignages de respect. Il va plus loin; lui, l'empereur tout-puissant, il revêt le costume des candidats, il brigue le consulat. Cette comédie ravit d'aise le coeur naïf de Pline. Quelle joie il éprouve à montrer Trajan chassant en personne ! allant à pied ! Et l'impératrice! et la soeur de Trajan! et les amis de Trajan! On sourit de cette admiration inépuisable, mais trèssincère. On pardonne de grand coeur à l'orateur ses hyperboles laudatives, si puériles souvent. Que pensezvous du prince qui « fait des loisirs aux dieux » ? — Ils n'ont plus besoin de s'occuper des choses de la terre; Trajan suffit à la tâche : qu'ils se renferment dans l'administration du ciel. Terminons par un trait bien significatif. Quel régime que celui dont Pline, qui en est le panègyriste, disait : « Il y a si long« temps que nous sommes façonnés à l'obéissance, « que le caractère d'un seul est la loi qui s'impose « à tous. Souples sous sa main, il nous plie selon son « gré au vice ou à la vertu, et nous prenons, pour « ainsi dire, la forme qui lui plaît ! » — Quand un peuple en est là, il a cessé d'être ; il n'est plus qu'un reflet du maître. Et le maître, c'est la fantaisie de la fortune ou celle de la soldatesque qui le crée : avant Trajan, Domitien, après Marc-Aurèle, Commode.
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Des causes qui ont longtemps retardé son apparition: l'état social et politique, la langue. — Le seizième siècle. — Lutte ardentes qui éclatent sur tous les points à la fois. — Conditions
Conditions se trouve placée l'éloquence politique. — Analyse du Traité de la Boétie sur la Servitude volontaire et de la Salire Ménippée.
J'arive à l'éloquence chez les modernes. La matière est immense, et je ne puis avoir la prétention de l'embrasser tout entière. Il y aura donc dans cette partie d'un si vif intérêt des lacunes nécessaires. Ce qui importe d'ailleurs, c'est de rappeler, d'analyser avec soin un certain nombre de monuments qu'il n'est pas permis d'ignorer, et de bien établir les principes de critique que l'on pourra ensuite appliquer au moyen de lectures particulières.
J'ai montré dans les deux derniers chapitres comment la liberté avait été chez les anciens la condition même de l'éloquence ; comment, la liberté disparaissant, l'éloquence avait dû se transformer, languir, dépérir. Les peuples modernes ont suivi dans leurs développements une marche contraire, et, il faut l'espérer, plus sûre. Pendant bien des siècles, à de rares exceptions près, ils n'ont pas connu la liberté; ils n'ont pas même eu l'idée de ce bien, le premier de
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pus. Aujourd'hui, qui oserait leur en contester la possession? Celte considération si importante n'a point échappé à la sagacité de Fénelon. Après avoir moné que chez les anciens «tout dépendait du peuple, et que le peuple dépendait de la parole, » il ajoute : La parole n'a aucun pouvoir semblable chez nous; es assemblées n'y sont que des cérémonies et des pectacles. Il ne nous reste guère de monuments d'une orte éloquence ni de nos anciens parlements, ni de os états généraux, ni de nos assemblées de notables; out se décide en secret dans le cabinet des princes ou dans quelque négociation particulière. Ainsi notre nation n'est point excitée à faire les mêmes efforts que les Grecs pour dominer par la parole. L'usage public de l'éloquence est maintenant presque borné aux prédicateurs et aux avocats. » — Vous remarquerez que Fénelon ne prononce pas le mot de liberté: ce mot, si français aujourd'hui, ne l'était pas encore. Il retentissait, il avait retenti déjà avec un singulier éclat en Angleterre, pendant la révolution qui fit tomber la tête de Charles Ier, et dans les années si fécondes qui suivirent l'expulsion définitive des Stuarts en 1688. Il y eut alors toute une explosion d'éloquence politique. La plupart de ces monuments subsistent encore dans les journaux, dans les mémoires, dans les brochures et les pamphlets sans nombre que les partis se lançaient à la tête. Je ne puis que signaler en passant ces richesses oratoires si près de nous, et je le regrette bien vivement. Les Anglais ont passé les premiers, nous les rattraperons en 1789.
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C'est au XIIe siècle seulement, et vers la fin du siècle, que je découvre les premiers monuments littéraires de l'éloquence politique, et ces monuments ne sont point des discours prononcés à une tribune et publiés ensuite; ce sont des oeuvres écrites dans le silence du cabinet: voilà leur caractère commun, mais des différences capitales les séparent. — L'une est le Contr'un ou la Servitude volontaire, par Estienne de la Boétie; l'autre est la Satire Ménippée.
Comment ces oeuvres si remarquables à tant de points dé vue, et qui comptent parmi les trésors de notre littérature, se sont-elles produites à ce moment? Bien qu'inspirées toutes deux par des circonstances toutes particulières, elles viennent de plus loin. Elles viennent toutes deux de ce grand mouvement de rénovation qui emporta le XVIe siècle. Le XVIe siècle est un réveil et une tempête. La paix est la seule chose que vous y chercheriez vainement. Et je ne parle pas seulement des guerres de peuple à peuple ou plutôt de roi à roi : la guerre fut universelle, elle prit toutes les formes, inventa toutes les armes, poussa les uns contre les autres les combattants les plus divers, CharlesQuint et François Ier, protestants et catholiques, Henri VIII et le pape, la Sorbonne et le Collége de France, l'Université et les jésuites, les philosophes amis et détracteurs d'Aristote, les érudits qui s'appelaient cicéroniens et ceux qui les combattaient, les ligueurs et les politiques, Calvin et les libertins, les théoriciens de la liberté absolue et ceux du régicide: c'est une mêlée ardente, une bataille infinie, sans trêve ni merci; tan-
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fit le glaive, le poignard, le poison, le bûcher; tantôt es textes anciens, la Bible, Homère, Aristote, les saties, les libelles, les injures; de tous côtés des forcéés, des fanatiques; à peine quelques figures calmes t sereines qui dans ce tumulte effroyable apparaissent. Rien ne les trouble, mais elles n'arrêtent rien, n'empêchent rien. Un Michel de L'hospital voit la SaintBarthélemy.
Que si nous nous renfermons dans le domaine de la littérature, nous voyons tous les érudits de cette époque, tous les critiques, tous les poëtes, se jetant avec une avidité fiévreuse sur les monuments de l'antiquité enfin retrouvés, multipliés. Ils les dévorent, ils se les assimilent. Voilà des Italiens, des cardinaux, des papes, des Français, des Hollandais, des Allemands, qui se transforment en contemporains de Périclès et de Cicéron, qui prennent à témoin les dieux immortels, qui se lancent des injures empruntées à d'autres temps et à d'autres moeurs. Or quelle était l'âme des littératures anciennes? C'était ce sentiment profond de la liberté, qui vibre peu dans Virgile et dans Horace, mais qui est si puissant dans Cicéron, dans Démosthène, dans Tite-Live, et surtout dans Plutarque, Plutarque que la traduction si originale d'Amyot ne tarda pas à répandre dans toute l'Europe. Nourris et pénétrés de cette substance virile, l'a plupart des écrivains du XVIe siècle se trouvèrent comme transportés dans une société idéale, qui ne ressemblait en rien à celle où il leur était enjoint de vivre. Ils avaient puisé. dans les chefs-d'oeuvres antiques la passion de la liberté,
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le culte de la république, l'horreur des tyrans : ils ne trouvaient autour d'eux ni liberté ni république; niais les tyrans ne manquaient pas. Ils furent et restèrent étourdis de ce contraste si absolu, et comme suspendus entre le passé et le présent, entre le rêve et la réalité. De là-tant d'oeuvres étranges, si disparates de couleur, qui viennent on sait bien d'où, mais qui vont on ne sait où ; de là le traité de la Servitude volontaire, Je ne voudrais pas y voir simplement « une exercitation d'escholier », comme Montaigne ; mais j'ai dû indiquer d'abord le mouvement général qui emportait les esprits d'alors, et dont La Boétie ressentit certainement l'influence.
Mais cette influence toute générale n'eût pas suffit l'élan, la flamme vinrent d'ailleurs. L'auteur, fort jeune encore (il n'avait que dix-huit ans), vit des choses dont l'impression fut rapide et féconde. Ce qu'il vit, je vais le dire, mais il faut d'abord faire connaissance avec La Boétie.
Il est né à Sarlat, dans le Périgord, en 1530, et il est mort à trente-trois ans, conseiller au parlement de Bordeaux. Il répétait volontiers qu'il eût mieux aimé naître à Venise qu'à Sarlat, c'est-à-dire dans une république que dans une monarchie. C'était évidemment un esprit fort cultivé et nourri des lettres anciennes; mais ni cette science précoce, ni l'étude de la jurisprudence, ni des fonctions fort absorbantes n'avaient éteint, ou diminué en lui cette ardeur de sensibilité qui fait les orateurs et les poëtes. Montaigne cite de La Boétie une trentaine de sonnets dans le goût de
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Pétrarque, qui, sans être fort poétiques de style, ont une certaine grâce mélancolique. Il écrivait mieux en prose, comme tous ses contemporains d'ailleurs. La pensée, nette et énergique, libre des entraves du vers, s'épanchait avec abondance et coloris. C'était une nature aimable, et portée vers les choses de sentiment A seize ans, il traduisit l' Économique de Xénophon, traité plein de charme et de douceur sur les occupations de la campagne, et la Lettre de consolation de Plutarque à sa femme sur la mort d'un enfant qu'ils avaient perdu, oeuvre touchante, d'une pitié pénétrante. Enfin il a inspiré à Montaigne la plus belle page peut-être qu'il ait écrite. L'émotion que le philosophe ne réussit pas à éprouver à la mort de ses enfants ( «j'en ay perdu deux ou trois, sinon sans 'regret, au moins sans fascherie »), il la ressentit et sut l'exprimer, quand le souvenir de cette amitié précieuse et sitôt ravie donna une secousse à son coeur. Le passage est fort connu, mais peut-être ne sera-t-on pas fâché de le trouver ici :
"Ce que nous appelons ordinairement amis et ami« tiez, ce ne sont qu'accointances et familiaritez nouées « par quelque occasion ou commodité, par le moyen « de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié « de quoy je parle, elles se meslent et confondent « l'une en l'aultre d'un meslange si universel, qu'elles « effacent et ne retrouvent plus la cousture qui les a « joinctes. Si on me presse de dire pourquoy je l'ay« moys, je sens que cela ne se peult exprimer qu'en « respondant : Parce que c'estoit luy, parce que c'estoit.
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« moy. Il y a, au delà de tout mon discours et de ce « que j'en puis dire particulièrement, je ne sçais quelle « force inexplicable et fatale, médiatrice de cette « union. Nous nous cherchions avant que de nous estre « veus, et par des rapports que nous oyions l'un de « l'aultre, qui faisoient en nostre affection plus d'ef« fort que ne porte la raison des rapports, je croys par « quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions « par nos noms ; et à nostre première rencontre, qui « feust par hazard en une grande feste et compagnie « de ville, nous nous trouvasmes si prins, si cogneus, « si obligez entre nous, que rien dez lors ne nous feut « si proche que l'un à l'aultre(1). »
Revenons maintenant aux circonstances qui inspirèrent à La Boétie son traité de la Servitude volontaire.
A l'avénement de Henri II, les finances du royaume, épuisées par de longues guerres et par les prodigalités de François Ier, furent rétablies, suivant l'usage ordinaire, au moyen d'impôts nouveaux, levés comme toujours sur les objets de première nécessité, le sel par exemple, et sur les sujets les plus pauvres. Une émeute éclata à Bordeaux; on força les arsenaux ; des bandes armées se répandirent dans les rues, maudissant et menaçant les agents du fisc. Le lieutenant du roi de Navarre, Moneins, voulut rétablir l'ordre ; il fut tué; puis tout rentra dans le calme.
(1) Montaigne, livre I, ch. XXVII.
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La courde France, au bruit de ces désordres, envoie à Bordeaux le connétable de Montmorency, ce rude rabroueur. Il s'avance lentement à la tête de toute une armée; devant lui marchent des bourreaux, portant tous les instruments de torture et de supplice, roues, gibets, potences, haches, fourches patibulaires. L'armée n'entre pas dans la ville par les portes, mais par la brèche, comme dans une ville prise d'assaut. Les habitants sont désarmés. Une proclamation de Montmorency les déclare dépouillés de tous leurs droits et priviléges. On saisit ceux qu'on considère comme les meneurs; on les force de déterrer avec leurs ongles le cadavre de Moneins auquel on fait des obsèques magnifiques. Puis on pend, on roue, on décapite, on brûle vifs un certain nombre de séditieux. Les principaux citoyens sont contraints de se mettre à genoux devant l'hôtel du connétable, « pour crier miséricorde et ren« dre grâces au roi du traitement plein d'indulgence « qu'ils recevaient de lui et qu'ils n'avaient pas mérité. « On vit alors, remarque l'historien de Thou, combien « les rois ont les mains longues, combien les coups « qu'ils frappent, par la multitude des bras dont ils « disposent, sont sûrs et inévitables. On vit que leur « puissance, étayée de tant de soutiens, grâce à l'in» time union qui les rassemble, se communique si « bien de l'un à l'autre, qu'il s'en forme une espèce ||, de réseau qui enveloppe les hommes et les enchaîne « nécessairement. »
Cette réflexion de l'historien lui fut sans doute suggérée par l'ouvrage même de La Boétie; car c'est jus-
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tement ce point de vue que le jeune auteur a mis surtout en lumière.
Il commence par établir que «c'est un extrême mal« heur d'être subject à un maistre, duquel on ne peult « estre jamais asseuré qu'il soit bon, puisqu'il est tous«jours en sa puissance d'estre mauvais quand il voul« dra. » C'est de plus une dérogation à la loi de nature qui a fait tous les hommes égaux et libres. Y a-t-il un bien préférable à la liberté? Les bêtes mêmes ne se peuvent résoudre à la perdre, et la plupart d'entre elles, une fois tombées aux mains de l'homme, «ne veulent point survivre à leur naturelle franchise», languissent et meurent. Et cependant quel spectacle offre le monde? La tyrannie partout, la liberté nulle part. D'où vient cet étrange renversement des lois de la nature ? De la hardiesse de quelques-uns, de la lâcheté du plus grand nombre. Ceux qui sont devenus les maîtres à l'origine, ont conquis la domination en ne refusant point la peine, en. s'offrant aux dangers : les autres, lâches et engourdis, se sont laissé mettre le joug sur le cou, si bien qu'aujourd'hui un petit nombre de violents tiennent à terre des multitudes innombrables. Celles-ci supportent la servitude, et pourtant ne suffirait-il pas d'un simple acte de volonté de leur part pour être libres? Ici, je cède la parole à la Boétie :
« Pauvres gents et misérables, peuples insensez, nations opiniastres en vostre mal, et aveugles en vostre bien, vous vous laissez emporter devant vous le plus beau et le plus clair de vostre revenu, piller vos champs, voler vos maisons et les despouiller des meubles an-
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ciens et paternels ! Vous vivez de sorte que vous pouvez dire que rien n'est à vous... et tout ce degast, ce malheur, cette ruyne qui vous vient non pas des ennemis, mais bien certes de l'ennemy, et de celuy que vous faites si grand qu'il est, pour lequel vous allez si courageusement à la guerre, pour la grandeur duquel vous ne refusez point de presenter à la mort vos personnes. Celui qui vous maistrise tant, n'a que deux yeulx, n'a que deux mains, n'a qu'un corps, et n'a
aultre chose que ce qu'a le moindre homme dû grand nombre infiny de nos villes; sinon qu'il a plus que vous touts, c'est l'advantage que vous luy faictes, pour vous destruire. D'où a il prins tant d'yeulx; d'où vous espie il, si vous ne les luy donnez? Comment a il tant
de mains pour vous frapper, s'il ne les prend de vous ?
Les pieds dont il foule vos citez, d'où les a il, s'ils ne sont des vostres ? Comment a il aucun pouvoir sur vous, que par vous aulstres mesmes? Comment vous oseroit il courir sus, s'il n'avoit intelligence avecques vous? Que vous pourroit il faire, si vous n'estiez receleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue, et traistres de vous-mesmes ? Vous semez vos fruits, afin qu'il en face le degast; vous meublez et l'emplissez vos maisons, pour fournir à ses voleries. Vous nourrissez vos enfants afin qu'il les mene en ses guerres, qu'il les mené à la boucherie, qu'il les face les ministres de ses convoitises, les executeurs de ses vengeances. Vous rompez à la peine vos personnes, afin qu'il se puisse mignarder en ses délices, et se veautrer dans les sales et vilains plaisirs. Vous vous
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affaiblissez, afin de le faire plus fort et roide, à vous tenir plus courte la bride. Et de tant d'indignitez, que les bestes mesmes, ou ne sentiroyent point, ou n'endureroyent point, vous pouvez vous en délivrer, si vous essayez, non pas de vous en délivrer, mais seulement de le vouloir faire. Soyez résolus de ne servir plus, et vous voylà libres. Je ne veux pas que vous le poulsiez ni le bransliêz : mais seulement ne le soubstenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse, à qui on a desrobbé la base, de son poids mesme fondre en bas, et se rompre. »
La servitude qui pèse sur le monde est donc aussi bien l'oeuvre des opprimés que celle des oppresseurs. Elle se maintient, elle se transmet de génération en génération, comme une de ces maladies qui sont l'héritage fatal de tous les membres d'une famille. Les premiers qui furent mis au joug se débattirent longtemps, beaucoup se firent tuer, plusieurs moururent dans le désespoir du bien perdu ; puis vint la lassitude, l'accoutumance. Les femmes enfantèrent dans là servitude et pour, la servitude ; l'éducation façonna dès le berceau ces sujets du maître ; nul d'eux ne s'avisa d'aller consulter ses registres pour voir s'il jouissait de tous les droits de sa succession. «La coustume, qui a en toutes « choses grand pouvoir sur nous, n'a en aulcun en« droict si grande vertu qu'en cecy, de nous enseigner a à servir, et nous apprendre à avaller et ne trouver « pas amer le venin de la servitude. » — Une fois faits à cette nourriture, les hommes deviennent lâches et efféminés, à quoi les aident de toute leur habilité les
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L'ÉLOQUENCE CHEZ LES MODERNES. 219
yrans. Ils multiplient en tous lieux les amusements frivoles, les théâtres, les jeux, les passe-temps de tout genre; ils éloignent avec soin tout ce qui pourrait réveiller dans les coeurs le regret de la liberté perdue, le dégoût de l'état présent. Les empereurs romains furent sur ce point les précepteurs de tous les tyrans à. venir: ils avaient eux-mêmes eu un précepteur en la personne de Jules César, cet homme de « vénimeuse «douceur qui, envers le peuple romain, sucra la ser«vitude. » Mais ils imaginèrent un ressort dont il ne s'était pas avisé, la religion. Ils la mirent en avant «comme garde du corps » et « empruntèrent quel«que eschantillon de divinité pour le soubstien de leur «meschante vie.» Déplaire à César, c'était offenser un Dieu. La Boétie ose même insinuer que les rois de France ont eu recours à ce grossier appui de la superstition populaire: «ils semèrent en France je ne scais «quoyde tel, des crapauds, des fleurs deliz, l'ampoule, l'oriflan. » — Enfin le véritable secret et le dernier ressort de la domination, c'est l'art profond du tyran à multiplier et à étendre en tous lieux la servitude. Il est comme un foyer lumineux qui envoie des rayons dans toutes les directions; ou plutôt il est comme l'araignée qui produit sans cesse et à l'infini ces fils presque invisibles, mais qui, s'enlaçant, se repliant les uns sur les autres, retiennent la proie qui se débat en vain. Auprès du maître se trouvent cinq ou six complices de ses cruautés, compagnons de ses plaisirs, et qui partagent avec lui ses pilleries. Ces six en ont six cents qui profitent sous eux; ces six cents tiennent sous eux
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six mille, « qu'ils ont eslevez en estat, aux quels ils ont « faict donner ou le gouvernement des provinces, ou « le maniement des deniers, à fin qu'ils tiennent la « main à leur avarice et cruauté, et qu'ils l'exécutent « quand il sera temps, et facent tant de mal d'ailleurs, « que ils ne puissent durer que soubs leur umbre, « n'y s'exempter que par leur moyen des loix et de la « peine. Et qui vouldra s'amuser à devuider ce filet « (voilà le réseau de de Thou), il verra que, non pas les « six mille, mais les cent-mille., lès millions, par cette « chorde, se tiennent au tyran. » —C'est là sa véritable force : « Par les faveurs, par les gaings ou regaings « que l'on a avecques les tyrans, il se trouve quasi au« tant de gents aux quels la tyrannie semble estre prou« fitable, comme de ceux à qui la liberté seroit agréable. » — J'arrête ici cette analyse, si intéressante qu'elle soit. J'ai voulu présenter une idée d'abord du point de vue auquel s'était placé ce jeune homme de dix-huit ans, puis de l'énergie de ses peintures et du relief de son style. J'ajoute une dernière citation; elle me complète pour ainsi dire la Boétie. Jusqu'ici nous n'avons vu en lui que le républicain farouche, formé à l'école de l'antiquité, et comme nourri de haine pour les tyrans. Mais voilà qu'en pénétrant pour ainsi dire le fond de ces êtres misérables, il éprouve pour eux comme un vague sentiment de pitié. Pourquoi? N'ontils pas ce qu'ils convoitent avant tout, la domination, la puissance, l'éclat de la fortune, la gloire même parfois? Oui, mais aucun d'eux n'a connu cette douceur suprême, aimer et être aimé.
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« Certainement le tyran n'est jamais aymé, n'y n'ayme. L'amitié, c'est un nom sacré, c'est une chose sainte. Elle ne se met jamais qu'entre gents de bien, et se prend que par une mutuelle estime; elle s'entretient non tant par un bienfaict que par la bonne vie. Ce qui rend un amy asseuré de l'autre, c'est la cognoissance qu'il a de son intégrité : les respondans qu'il en a, c'est son bon naturel, la foy, et la constance. Il n'y peut avoir d'amitié là où est la cruauté, là où est la desloyauté, là où est l'injustice. Entre les meschants, quand ils s'assemblent, c'est un complot, non pas compaignie; ils ne s'entretiennent pas, mais ils s'entrecraignent ; ils ne sont pas amis, mais ils sont complices. »
Ne retrouvons-nous pas dans cette noble image de l'amitié comme les premiers traits, l'esquisse rapide du tableau que Montaigne achèvera plus tard? Le chapitre XXVIIe du Ier livre des Essais est tout entier dans ce beau passage. Il est comme la conclusion du traité de la Servitude volontaire, le rayon d'espoir que l'on fait luire aux yeux des opprimés. Qu'est-ce en effet qu'un pouvoir qui ne repose que sur la crainte? Et n'est-ce pas ici le lieu d'ajouter aux nombreuses citations dont la Boétie a semé son livre, le vers que Publius Syrus lançait en face à César ? « Il doit craindre « tout le monde celui que tout le monde craint. »
Necesse est omnés timeat quem omnes timent.
C'est Montaigne qui se fit l'éditeur de l'ouvrage de son ami, Mais il semble avoir hésité avant de s'y ré-
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soudre ; il attendit en effet dix ans. Le livre parut en 1573, peu de temps après la Saint-Barthélemy, rapprochement assez curieux. Montaigne n'oublia rien pour en atténuer la portée. « Cette exercitation d'escholier » passa à peu près inaperçue. Vingt ans plus tard, plus d'un ligueur reprit la théorie du. jeune publiciste, et l'accommoda aux besoins de sa cause. Ainsi dénaturée et comme empoisonnée, elle fit naître comme protestation la Satire Ménippée.
La Satire Ménippée est un pamphlet. Elle n'est pas l'oeuvre d'un seul auteur, mais de six ou sept, Le Roy, Rapin, Passerat, Pithou, Chrestien, Gillot, Durand. Ces auteurs ne sont pas des jeunes gens, mais des hommes faits, de bons citoyens, désintéressés, qui contribuèrent plus que personne à donner le trône de France au Béarnais, ne réclamèrent rien, et moururent pauvres. L'oeuvre n'est pas un travail spéculatif : elle a un but immédiat, nettement déterminé. Les écrivains veulent débarrasser la France de la Ligue et des Espagnols, donner à leur pays son roi légitime, Henri IV. Enfin ces écrivains sont des gens d'esprit, qui ont lu et pratiqué les anciens, mais qui connaissent aussi Rabelais, qui peuvent s'élever jusqu'à la haute éloquence, mais qui savent surtout manier cette arme française par excellence, la plaisanterie. Ils firent sentir à tous l'odieux et le ridicule des prétentions affichées par les ligueurs, et par là ils les réduisirent à l'impuissance.
Dès l'année 1589, ils se réunissaient chez Gillot, conseiller clerc au Parlement, C'est là que Le Roy,
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L'ELOQUENCE CHEZ LES MODERNES. 223
chanoine de Rouen, conçut l'idée de l'ouvrage et que le cadre en fut tracé. On se partagea la besogne; les événements fournirent la matière. En 1593, Mayenne convoqua des états généraux à l'effet d'élire un roi. Le parti espagnol, fortement représenté dans cette prétendue assemblée, de la nation, demanda tout simplement l'abrogation de la loi Salique et la couronne de France pour l'Infante, fille de Philippe II. Mayenne, de son côté, fier de sa généalogie fabriquée pour les princes Lorrains et par là descendant de Charlemagne, revendiquait la succession de Henri III. Quant aux ligueurs, c'était un ramassis d'intrigants et de dupes, des imbéciles, que l'on enflammait au moyen de prédications incendiaires, et qui s'imaginaient servir l'État et Dieu, en glorifiant l'assassin Jacques Clément canonisé à Rome, et en lui souhaitant des imitateurs. Ils avaient à leur tête des moines et des curés qui mêlaient la politique à la dévotion, qui dénonçaient en chaire les honnêtes gens aux fureurs delà populace, et déclamaient, dans un style burlesque, les plus abominables excitations au meurtre, au pillage, à toutes les violences imaginables.
La Ménippée est un recueil de pièces satiriques, destinées à démasquer les fourbes, à rendre odieux les scélérats. Bien qu'elle soit l'oeuvre de plusieurs auteurs, elle a une unité réelle.
La première partie est consacrée à couvrir de ridicule toutes les prétentions rivales, toutes les convoitises basses qui essayent de se cacher sous l'apparence du bien public. On y trouve d'abord une peinture
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de la fameuse procession qui précéda l'ouverture des états généraux. Elle avait pour but d'attirer les bénédictions du ciel sur les travaux de l'assemblée qui alliait enfin donner un roi à la France. C'est un morceau achevé, et qu'il faut lire. Tous les traits portent, On voit défiler tous ces grotesques, qui essayent d'être menaçants, et qui prétendent associer Dieu à la vilaine besogne qu'ils préparent. Les gens d'église surtout sont pris sur le vif, ces curés, ces moines et moinillons , portant froc et cuirasse, haubert et aumuse, casques, dagues, piques, «le tout rouillé par humilité catholique. » Un coup d'arquebuse part dans les mains d'un de ces soldats improvisés ; panique générale, désordre dans la procession; les voilà tous qui se débandent; mais « on les retint avec un peu « d'eau bénite, comme on apaise les mouches et fre«lons avec un peu de poussière. » —Après la procession, la salle des états généraux. Les auteurs supposent qu'elle est tendue de tapisseries don t ils donnent la description. Ces tapisseries représentent la révolte d'Absalon contre son père, le bel assassinat de Jacques Clément, les victoires de Senlis, d'Arques et d'Ivry : l'assemblée a sous les yeux sa propre condamnation. —Puis viennent les harangues. La première est celle du duc de Mayenne. L'auteur imagine de mettre dans la bouche du personnage, non le langage qu'il a dû tenir, mais celui que la vérité lui commandait : au lieu d'une glorification personnelle, on a une confession. En voici le début : « Vous serez tous témoins que, depuis que j'ai pris les armes pour la Sainte
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L'ELOQUENCE CHEZ LES MODERNES. 225
«Ligue, j'ai toujours eu ma conservation en telle re« commandation que j'ai préféré de très-bon coeur union intérêt particulier à la cause de Dieu, qui saura «bien se garder sans moi. » — Suit un aveu complet de tous ses méfaits, couardises, convoitises, sous forme dithyrambique. Rien de plus impitoyable, rien de plus gai que cette façon de faire faire à un homme lés honneurs de sa propre personne. — Après Mayenne, le légat. Celui-là est un véritable énergumène, il ne rêve et ne prêche que massacre et extermination, le tout au nom de la très-sainte Religion. « J'ai une excel«lente nouvelle à vous annoncer, dit-il à ses audi« teurs; indulgences plénières à tous bons catholi« ques lorrains ou espagnols et français, qui tueront. « pères, frères, cousins, voisins, magistrats, princes du-. « sang, politiques, hérétiques, dans cette guerre chré« tienne, jusqu'à concurrence de trois cent mille années. « de véritable pardon. » Il faut dire que le légat s'exprime dans un baragouin mêlé de latin et d'italien. — Les autres orateurs mis en scène, le cardinal de Pelvé, M. de Lyon, le recteur Roze, le sieur de Rieux, représentant de la noblesse, sont aussi vivement rendus, Quand on a lu les discours prêtés à ces personnages à la fois odieux et ridicules, qui furent un moment les arbitres des destinées de la France, qui se proclamaient les représentants de la nation, et n'étaient que des brouillons ou des scélérats vendus à l'Espagne, qui faisaient servir la religion à l'oeuvre la plus criminelle, on se demande : Où est le peuple? Ne parlera-t-il point à son tour? Ne fera-t-il pas en15
en15
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220 L'ELOQUENCE CHEZ LES MODERNES.
tendre la grande voix de la raison, de la justice, du droit? Un mot de lui, et les vaines clameurs de ces violents sans courage vont tomber, comme ces mouches et frelons qu'un peu de poussière abat. Les auteurs l'ont bien compris : ils ont senti que la plaisanterie ne suffisait pas, qu'un ennemi ridicule peut encore être dangereux; que Mayenne, les Espagnols, la Ligue ne seraient réellement condamnés et perdus, que quand le véritable souverain aurait à son tour pris la parole. Toute la dernière partie de la Satire Ménippée est consacrée à la harangue de Claude d'Aubray, représentant du tiers état. Ceci est l'avénement du peuple. Plus de raillerie; un ton ferme, une indignation généreuse. Et d'abord qu'est-ce que cette assemblée? D'où vient-elle ? Qui l'a convoquée? Qui en avait le droit?Claude d'Aubray s'inclinerait devant des états légalement réunis; mais il proteste contre l'insolence de ces gens qui se croient ou voudraient se faire croire les représentants du pays. —Recueillons ce fier et vigoureux langage :
« Si je voyois icy des princes du sang de France, et des pairs de la couronne, qui sont les principaux personnages sans lesquels on ne peut assembler ny tenir de justes et legitimes estais ; si j'y voyois un connestable, un chancelier, des mareschaux de France qui sont les vrais officiers pour authoriser l'assemblée; si j'y voyois les présidents des cours souveraines, les procureurs généraux du roy en ses parlements, et nombre d'hommes de qualité et de réputation, connuz des long temps, pour aymer le bien du peuple
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L'ÉLOQUENCE CHEZ LES MODERNES. 227
et leur honneur, ha ! véritablement j'espererois que
ceste congrégation nous apporteroit beaucoup de
fruict, et me fusse contenté de dire simplement la
charge que j'ay du tiers estat, pour présenter l'interest
l'interest chascun a d'avoir la paix. Mais je ne veois icy
que des estrangers passionez, abboyants après nous
et alterez de nostre sang et de nostre substance ; je
n'y veois que des femmes ambitieuses et vindicatives,
vindicatives, prestres corrompuz, et desbauchez, et pleins
de folles espérances ; je n'y veois noblesse qui vaille,
que trois ou quatre qui vous eschappent, qui s'en
vont vous abandonner. Tout le reste n'est que racaille
nécessiteuse, qui ayme la guerre et le trouble, parce
qu'ils vivent du bien du bon homme, et ne scauroyent
vivre du leur, n'y entretenir leur train en temps de
paix : tous les gentils-hommes de noble race et de
valeur sont de l'autre part, auprès de leur roy et
pour le pays. »
Or quelle est l'oeuvre de ces gens? La situation présente l'indique assez : partout l'anarchie, le désordre, la guerre, une misère effroyable. Une femme a dévoré son enfant; les plus honnêtes citoyens sont chaque jour menacés, emprisonnés, assassinés. Et dans quel but toutes ces horreurs imposées au pays? Pour mettre sur le trône de France M. de Mayenne ? Mais quels sont donc les titres de M. de Mayenne? Jusqu'ici il n'a fait preuve que de lâcheté et d'incapacité. Quoi ! il serait roi de France, cet homme qui reçoit l'argent et les ordres, de l'Espagne, qu'on a vu s'avilir devant le duc de Parme ! Comme on sent vibrer ici la
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228 L'ÉLOQUENCE CHEZ LES MODERNES.
fibre de l'honneur national ? « Vous vous allastes ren« dre valet et esclave de la nation la plus insolente « qui soit sous le ciel. Vous vous assérvistes à l'homme « le plus fier et ambitieux que eussiez sçu choisir, « comme avez depuis expérimenté, quand il vous « faisoit laqueter après luy et attendre à sa porte « avant que vous faire une response de peu d'impor« tance. De quoy les gentils-hommes françois qui « vous accompagnoient avoient despit et desdain; et « vous seul n'aviez honte de vous rendre vil et abject, « en déshonorant vostre lignée et vostre nation, tant « estiez transporté d'appétit de vengeance et d'am« bition ! » — Après Mayenne, c'est Philippe II, l'Infante, les intrigues espagnoles, le rôle scandaleux du clergé qui entretient et avive la discorde.
Le terrain déblayé de tous ces compétiteurs indignes, l'orateur introduit enfin le candidat de son choix, le roi légitime, le Béarnais, Que lui reprochet-on? Son droit n'est-il pas manifeste.? N'a-t-il pas été reconnu par Henri III, comme successeur? Mais on objecte sa qualité d'hérétique : eh! qu'importe cela? « Quelles lois, quel chapitre, quel évangile nous en« seigne de déposséder les hommes de leurs biens, et « les roys de leurs royaumes pour la diversité de re« ligion? » — Et d'ailleurs qui vous dit que le Béarnais ne consentira point à abjurer? Il le fera assurément, non si on l'exige de lui pour, le reconnaître roi, ce serait se déshonorer, mais quand son bon droit aura été reconnu. On peut tout attendre de ce prince généreux qui montre pour des révoltés plus d'huma-
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L'ELOQUENCE CHEZ LES MODERNES. 220
nité et de miséricorde que tous ces prétendants qui ne songent qu'à leur propre intérêt. La conclusion,
elle éclate enfin : c'est une exhortation pathétique à
chasser les étrangers, et à courir au-devant d'un roi
français.
« Que tardons nous à chasser ces fascheux hostes, maupiteux bourgeois, insolents animaux, qui dévorent
dévorent substance et nos biens comme sauterelles ?
Ne sommes-nous point las de fournir à la luxure et aux voluptez de ces harpies? Allons, monsieur le Légat, retournez à Rome, et emmenez avec vous vostre porteur de rogatons, le cardinal de Pelvé : nous avons plus de besoin de pains bénists que de grains bénists. Allons, messieurs les agents et ambassadeurs d'Espagne, nous sommes las de vous servir de gladiateurs à outrance, et nous entretuer pour vous donner du plaisir. Allons, messieurs de Lorraine, avec vostre hardelle de princes; nous vous tenons pour fantasmes de protection, sangsues du sang des princes de France, hapelourdes, fustes evantées, reliques de saincts, qui n'avez ne force ne vertu. Et que monsieur le lieutenant ne pense pas nous empescher ou retarder par ses menaces; nous luy disons haut et clair, et à vous tous, messieurs ses cousins et alliez, que nous sommes François, et allons avec les François exposer notre vie et ce qui nous reste de bien pour assister nostre bon roy, nostre roy, nostre vray roy, qui vous rangera aussy bientost à la mesme recognoissance par force ou par un bon conseil, que Dieu vous inspirera, si en estes dignes. Je scay bien qu'au partir d'icy, vous
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230 L'ÉLOQUENCE. CHEZ LES MODERNES.
m'envoyerez un billet, ou peut estre vous m'envoyerez à la Bastille, ou me ferez assassiner, comme vous avez faict Sacremore, Saint-Maygrin, le marquis de Ménélay, et plusieurs autres; mais je tiendray à partie de grace si me faictes promptement mourir, plustost que me laisser languir plus longtemps en ces angoisseuses misères. »
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BALZAC, PASCAL
L'éloquence au dix-septième siècle. — Limites dans lesquelles elle
est renfermée. — Balzac. — Les Provinciales. — Autorité de
l'ouvrage, témoignages des contemporains. — Circonstances dans
lesquelles il parut. — Le jansénisme et Pascal. — Les casuistes.
— Le probabilisme. — La plaisanterie et l'indignation. — La
dispense d'aimer Dieu. — Les religieuses de Port-Royal.
Il ne faut pas demander au dix-septième siècle des monuments de l'éloquence politique, j'ai suffisamment expliqué pourquoi. Nous ne lui demanderons pas non plus des monuments de l'éloquence judiciaire, non qu'ils fassent absolument défaut : les contemporains goûtaient fort les plaidoyers des Patru, des Pellisson, des Lemaistre; mais on en supporterait difficilement la lecture aujourd'hui. Reste l'éloquence religieuse qui absorba pour ainsi dire le génie oratoire de la nation. Nous ne tarderons pas à l'étudier avec le soin qu'elle mérite. Mais je voudrais auparavant signaler et mettre en lumière certaines oeuvres qui, pour n'avoir pas retenti à une tribune ou dans une chaire, possèdent cependant au plus haut degré cet ensemble de qualités brillantes que nous résumons sous le nom un peu vague d'éloquence.
C'est justement au dix-septième siècle que l'on
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232 BALZAC, PASCAL.
commença à faire entrer dans le domaine de l'éloquence des oeuvres écrites. Ainsi, pendant toute la première moitié du siècle, on considéra Balzac, quine prononça jamais le moindre discours, comme le représentant le plus ijlustre de l'éloquence française, Un de ses ennemis, le père Goulu, général des Feuillants, publia contre lui un pamplet intitulé : Conformité de l'éloquence de M. Balzac avec celle des anciens, ce qui voulait dire tout simplement que M. de Balzac était un plagiaire (1). Balzac avait peu d'invention, tout comme son ami Malherbe; mais il aimait à se tenir à une certaine hauteur, à planer. Il avait horreur de la bassesse dans les idées et dans le langage : c'était un précieux (il s'appelait Bélisandre à l'hôtel de Rambouillet), mais un précieux solennel et un peu guindé. Avec cela un sentiment très-vif, une passion de la noblesse et de l'harmonie dans le style. On est aujourd'hui encore un peu trop dédaigneux de ses mérites. Il a peu d'idées, il est vrai, mais elles ont parfois un caractère de grandeur qui frappe. Longtemps avant Bossuet, il a exposé dans un magnifique langage les causes des révolutions des empires, « ces grandes pièces dont les hommes ne sont que les acteurs, dont Dieu est le poëte » (le Socrate chrétien). Avant lui aussi, et dès la prise de La Rochelle, il a célébré l'unité politique et religieuse du royaume
(1) Il avait été trop original lorsqu'il avait dit : « que les moines sont dans l'Église ce que les rats étaient dans l'arche. » — Aucun auteur ancien n'avait dit cela. Le père Goulu ne le lui pardonna pas.
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BALZAC, PASCAL. 233
(le Prince). Enfin, longtemps avant Pascal, il a, dans sa Relation à Ménandre, essayé l'ironie et l'invective contre des adversaires. S'il eût été évêque, comme Richelieu le lui avait fait espérer, qui sait si son éloquence, un peu refroidie par les scrupules du littérateur de profession, n'eût pas pris un essor plus libre ? Quoi qu'il en soit, il a été lu et médité par Bossuet et par Pascal, cela est incontestable; il a fait faire à la langue française, suivant l'ingénieuse expression de M. Sainte-Beuve, une bonne rhétorique, et c'est lui qui a fondé ce prix d'éloquence que l'Académie décerne encore aujourd'hui. C'est sur le front vénérable de Mademoiselle de Scudéry que fut déposée la première couronne. Ce qui manque à Balzac, Pascal le possède au plus haut degré, la conviction, le mouvement, la flamme, j'ajouterai même la souplesse. Toutes ces qualités, et bien d'autres, cet écrivain d'occasion, ce mathématicien passionné, les rencontre, pour ainsi dire, et n'a que la peine de les produire au dehors. Il a, ce que n'eut pas Balzac, le génie ; à tout ce qu'il touche il met son empreinte, profonde, ineffaçable. Les contemporains qui lurent au jour le jour les Petites Lettres, furent saisis et ravis. Trente ans, quarante ans après, l'impression restait la même, plus vive encore, car l'oeuvre tout entière était là, toute frémissante de vie et de passion, si élevée, si noble, si superbe. Voilà ce qu'il faut d'abord constater. J'emprunte ici le témoignage de madame de Sévigné, La scène se passe chez M. de Lamoignon. On sort de table.
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234 BALZAC, PASCAL.
« Les acteurs étaient : les maîtres du logis, M. de Troyes, M. de Toulon, le P. Bourdaloue, son compagnon, Despréanx et Corbinelli. — On parla des ouvrages des anciens et des modernes. Despréaux. soutint les anciens, à la réserve d'un seul moderne, qui surpassait à son goût et les vieux et les nouveaux. Le compagnon du Bourdaloue, qui faisait l'entendu, et qui s'était attaché à Despréaux et à Corbinelli, lui demanda quel était donc ce livre, si distingué dans son esprit. Il ne voulut pas le nommer. Corbinelli lui dit : « Monsieur, Je vous conjure de me le dire, afin que je le lise toute la nuit. — Despréaux lui répondit en riant : — Ah ! monsieur, vous l'avez lu plus d'une fois, j'en suis assuré. » — Le jésuite reprend et presse Despréaux de nommer cet auteur si merveilleux, avec un air dédaigneux. — Despréaus lui dit : « Mon père, ne me. pressez point. » Le Père continue. Enfin Despréaux le prend par le bras, et, le serrant bien fort, lui dit : « Mon Père, vous le voulez ? eh bien ! c'est Pascal, morbleu ! — Pascal, dit le Père, tout rouge, tout étonné, Pascal est beau autant que le faux peut l'être. — Le faux, dit Despréaux, le faux ! Sachez qu'il est aussi vrai qu'il est inimitable : on vient de le traduire en trois langues. » Le Père répond : « Il n'en est pas plus vrai. » Despréaux s'échauffe et, criant comme un fou : « Quoi ! mon Père, diriez-vous qu'un des vôtres n'ait pas fait imprimer dans un de ses livres qu'un chrétien n'est pas obligé d'aimer Dieu ? Osez-vous dire que cela est faux ? — Monsieur, dit le Père en fureur, il faut
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distinguer. — Distinguer, dit Despréaux, distinguer, morbleu ! distinguer, distinguer si nous sommes obligés d'aimer Dieu ! » Et, prenant Corbinelli par le bras, il s'enfuit au bout de la salle, puis, revenant et courant comme un forcené, il ne voulut jamais se rapprocher du Père et s'en alla rejoindre la compagnie, »
L'autorité de Boileau est considérable, et celle de Bossuet? Interrogé par l'évêque de Luçon quel ouvrage il eût mieux aimé avoir fait, s'il n'avait pas fait les siens, il répondit: les Lettres Provinciales. Enfin Joseph de Maistre lui-même, bien qu'il refuse aux Provinciales toute autorité morale, les déclare chef-d'oeuvre. Nous ne pouvons accepter cette distinction : à nos yeux l'ouvrage est beau et il est vrai. Qu'on élève sur tel ou tel détail des chicanes plus ou moins fondées, il n'importe. Les Provinciales, on ne peut le méconnaître, déterminèrent dans l'Église gallicane un mouvement sérieux de réprobation contre le Probabilisme, qui, dénoncé à l'assemblée du clergé en 1682, fut condamné à l'unanimité des voix en 1700. En cette occasion, Bossuet prononça les paroles suivantes : « Si, contre toute vraisemblance « et par des considérations que je ne veux ni supposer «ni admettre, l'assemblée se refusait à prononcer «un jugement digne de l'Église gallicane, seul j'élè« verais la voix en un si pressant besoin ; seul je ré« vélerais à toute la terré une si honteuse prévarica« tion; seul je publierais la censure de tant d'erreurs «monstrueuses. » — On a essayé d'insinuer que Pas-
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cal, à son lit de mort, avait exprimé les regrets les plus amers de les avoir écrites. Voici sa réponse: « On m'a demandé si je ne me repens pas d'avoir « fait les Provinciales. J'ai répondu que, bien loin de « m'en repentir, si j'avais à les faire, je les ferais encore plus fortes (1). » — L'autorité des Provinciales subsiste donc entière, inattaquable. J'ajoute qu'au lieu de contester la véracité de Pascal, les casuistes auraient dû lui savoir gré de n'avoir point fouillé certains ouvrages de Sanchez, d'Escobar, de Tamburini. Il est vrai que les citations en sont impossibles. Voici à quelle occasion furent écrites les Provinciales. Un ouvrage intitulé Augustinus, publié par Jansénius, évêque d'Ypres, sur la question de la Grâce, renfermait certaines propositions qui n'étaient pas conformes à la doctrine établie. L'ouvrage, censuré d'abord en 1643, par Urbain VIII, fut condamné, en 1653, par une bulle d'Innocent X. Les religieux de Port-Royal, et à leur tête Arnauld, le grand Arnauld, tenaient pour l'opinion de Jansénius, qui au fond ne différait guère de celle de saint Augustin. Les jésuites, alors tout puissants à la cour de France et dans le clergé, voulurent faire condamner Arnauld par l'assemblée du clergé d'abord, puis par la Sorbonne. Il est permis de croire que la question théologique en cachait une autre. Les jésuites, qui étaient alors en possession de l'éducation de la jeu(1)
jeu(1) trouvera dans le Port-Royal de M. Sainte-Beuve les détails les plus complets sur les Provinciales.
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nesse, se voyaient menacés dans leur influencé par Port-Royal. La science, l'austérité, la pureté des solitaires avaient attiré aux petites écoles qu'ils avaient fondées, un certain nombre d'enfants de bonne famille. Une condamnation en Sorbonne, venant à frapper Arnauld, le véritable chef de Port-Royal, devait amener la désertion des écoles. Cette condamnation était imminente. Arnauld écrivait mémoires sur mémoires ; mais les docteurs de Sorbonne allaient leur train, et le public, qui comprenait peu toute cettethéologie, n'y prenait pas grand intérêt. C'est à ce moment que Pascal intervint. Il vit du premier coupd'oeil que la cause était perdue en Sorbonne. Il lança néanmoins sa première lettre, qui précéda de peu la condamnation, et en atténua singulièrement l'effet aux yeux du public. Il y montrait et faisait toucher du doigt les manoeuvres des jésuites, qui, selon lui n'ayant plus d'arguments à faire valoir, avaient fait ■pénétrer en Sorbonne et asseoir parmi les juges tous les moines qu'ils avaient pu racoler. Le mot piquant : «plus de moines que de raisons, » éveilla la curiosité publique. Quel était l'auteur de celte vive attaque ? On cherchait, on supposait; la police se mettait en mouvement. Tout à coup une seconde, une troisième lettre paraissent, sont répandues à profusion, lues avec avidité .Les magistrats en trouvent des exemplaires dans leur carrosse, sous leur serviette, partout. Impossible Redécouvrir d'où sort ce pamphlet alerte et insaisisable. Mais voici bien une autre affaire. Les trois premières lettres, bien que fort goûtées du public,
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n'étaient guère au fond que de l'esprit sur la question de la grâce, fort habilement retournée et quelque peu embrouillée. Tout à coup la scène change. Louis de Montalte laisse de côté la théologie, où il était forcé de se borner à la défensive, et, par une pointe hardie, va porter la guerre sur un autre terrain, celui de la morale. Double avantage à celte tactique. D'abord, c'était le point faible, l'endroit vulnérable de l'adversaire ; de plus on sortait de cette métaphysique nébuleuse, de ces subtilités scolastiques, fort indifférentes au plus grand nombre, et l'on offrait au public des questions lumineuses, de pur sens commun ou sens moral, c'est tout un. Tout le monde pouvait lire, comprendre, juger : il suffisait pour cela d'écouter la voix de la conscience, de se laisser guider à cette bonne loi naturelle que des sophistes voulaient embrouiller.
Je céderai plus d'une fois la parole à l'auteur, car l'éloquence ne s'analyse guère ; elle se constate. Je dois cependant indiquer tout d'abord un mérite singulier des Provinciales. Bien que publiées au jour le jour et l'une après l'autre, et souvent pour réfuter telle ou telle allégation des adversaires, elles ont une unité réelle, un plan régulier. Chose remarquable ! Cet esprit géométrique, cette dialectique serrée, cet enchaînement de propositions qui crée l'ordre et la force, toutes ces qualités puissantes que l'on sent, bien que mutilées et éparses dans les Pensées, tout cela se trouve déjà dans les Provinciales. L'auteur, qui avait en mains tant de matériaux et de toute sorte,
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qui était pressé par les exigences d'une lutte de chaque jour, a tout d'abord posé le fondement solide, fa forteresse d'où il lancera sur ses adversaires une grêle de traits. Après avoir feuilleté les in-folio où gît la doctrine malsaine des casuistes , fait son choix parmi les citations supportables, trié la matière pour plus de dix lettres, il saisit le principe qui est l'âme decette prétendue science des moeurs, et il l'expose, comme on met en tête d'un traité scientifique les définitions et les propositions mères d'où tout découle. Ce principe, il lui donnera plus tard le nom qu'il porte, le probabilisme, et il le mettra en pleine lumière au moyen d'exemples habilement choisis, etqui en donneront la plus juste idée : mais il faut d'abord montrer pourquoi, dans quel but, ce principe a été imaginé ; c'est ce qu'il fait dès la cinquième lettre.
« Sachez que leur objet n'est pas de corrompre les
moeurs: ce n'est pas leur dessein. Mais ils n'ont pas
aussi pour unique but celui de les réformer : ce
serait une mauvaise politique. Voici quelle est leur
pensée. Ils ont assez bonne opinion d'eux-mêmes pour
croire qu'il est utile et comme nécessaire au bien de
la religion que leur crédit s'étende partout, et qu'ils
gouvernent toutes les consciences. Et, parce que les
maximes évangéliques et sévères sont propres pour
gouverner quelques sortes de personnes, ils s'en servent
servent ces occasions où elles leur sont favorables.
Mais comme ces mêmes maximes ne s'accordent pas
au dessein de la plupart des gens, ils les laissent à l'é-
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gard de ceux-là, afin d'avoir de quoi satisfaire tout le monde. C'est pour cette raison qu'ayant affaire à des personnes de toutes sortes de conditions et de nations si différentes, il est nécessaire qu'ils aient des casuistes assortis à toute cette diversité. »
Voilà donc le but nettement déterminé : ce n'est pas de corrompre les moeurs, mais d'étendre partout leur influence, et cela dans l'intérêt de la religion. Quels moyens Pascal va-t-il employer pour nous faire toucher du doigt, pour ainsi dire, celte vérité ? Le gros des lecteurs a besoin d'être soutenu, et même égayé dans le travail qu'il s'impose pour suivre un auteur; il faut que celui-ci imagine sans cesse quelque ressort nouveau pour attacher ces esprits paresseux ou indifférents, qu'il les pique, les réveille, leur fasse goûter ce qu'il leur dit, par la manière dont il le dit. Pascal suppose donc que Louis de Montalte va faire visite à un casuiste de la société, brave homme, très-naïf, qui a la vocation, la passion de son art, qui ne voit rien au monde de plus beau que la casuistique, rien de supérieur aux casuistes, qui vit plongé dans les in-folio où ces grands hommes ont déposé leur belle doctrine, qui ne se repose de son travail que pour contempler d'un oeil béat les livres précieux qui ornent la bibliothèque. De quoi parler à cet honnête religieux, sinon de la seule chose qui l'intéresse ? Louis de Montalte le met sur la casuistique. Ici la comédie commence. Rien de plus plaisant en effet que de voir un docteur exposer avec enthousiasme une doctrine tantôt puérile, tantôt immorale, et souvent d'une subtilité ridicule. Tandis
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que les réflexions naissent en foule dans notre esprit, le bonhomme, qui nage de joie au coeur de son sujet, va toujours, prodigue les trésors de son érudition, croit nous avoir éblouis, et ne voit pas qu'on se moque de lui et qu'il scandalise. Je ne sais si Pascal, qui n'était pas grand lecteur, avait lu et étudié certains dialogues de Platon, notamment l'Euthydème : le rapprochement vient tout naturellement à l'esprit. Socrate, en présence des sophistes qui éblouissent par leurs tours de passe-passe les jeunes Athéniens, fait l'ignorant, l'admirateur, le bonhomme naïf qui voudrait bien lui aussi apprendre l'art de dire de si belles choses, de tourner de si beaux syllogismes. Est-ce ainsi qu'on s'y prend, leur demande-t-il?— Non. — Ne serait-ce pas de cette façon ?— Et, tandis qu'ils le redressent, le corrigent avec quelque peu de morgue, il saisit le secret et les procédés de cette belle science ; et le voilà tout à coup qui, sans en avoir l'air, les prend dans» leurs filets. C'est une comédie complète, qui a son dénoûment et le meilleur de tous, la confusion des sophistes; l'intérêt est fort habilement ménagé; les caractères finement esquissés : ajoutez à cela cette grâce merveilleuse qui décore les moindres détails, toujours sensible et toujours naturelle, dont on est charmé et pénétré. Pascal a-t-il imité Platon ?s'en estil souvenu ? Chose fort douteuse. Malgré l'analogie des procédés employés, l'oeuvre moderne, moins fluide, moins sereine surtout, a un tout autre accent. La plaisanterie ingénieuse ne caresse pas l'esprit mollement; elle tient la conscience en éveil. On sourit, mais on
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sent que grave est la question, que sous ces subtilités ridicules il y a le venin des transactions morales, le repos fatal ménagé aux âmes atteintes du péché, Dieu que l'on prétend tromper. —Mais il est temps d'introduire le personnage annoncé, celui qui doit nous faire les honneurs de la casuistique. Pascal a bien soin d'observer dans cette série de révélations curieuses une gradation : il ne va pas interroger tout d'abord son homme sur l'homicide, la simonie, et autres grands crimes : comment plaisanter sur de tels sujets ? Il le mettra, pour commencer, sur une question peu importante, un point de discipline, le jeûne.
— « Je fus trouver un bon casuiste de la société. C'est une de mes anciennes connaissances que je voulus renouveler exprès. Et comme j'étais instruit de la manière dont il les fallait traiter, je n'eus pas de peine à le mettre en train. Il me fit mille carresses, caril m'aime toujours ; et, après quelques discours indifférents, je pris occasion du temps où nous sommes pour apprendre de lui quelque chose sur le jeûne, afin d'entrer insensiblement en matière. Je lui témoignai donc que j'avais de la peine à le supporter. Il m'exhorta à me faire violence; mais comme je continuai à me plaindre, il en fut touché et se mit à chercher quelque cause de dispense. Il m'en offrit, en effet, plusieurs qui ne me convenaient point, lorsqu'il s'avisa enfin de me demander si je n'avais pas de peine à dormir sans souper. — « Oui, lui dis-je, mon père, et cela m'oblige souvent à faire collation à midi et à souper le soir. — Je suis bien aisé, me répliqua -t-il, d'avoir trouvé ce moyen-là de vous sou-
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lager sans péché : allez, vous n'êtes point obligé à jeûner. Je ne veux pas que vous m'en croyiez ; venez
à la bibliothèque. » J'y fus, et là, prenant un livre : — « En voici la preuve, dit-il, et Dieu sait quelle !
C'est Escobar. — Qui est Escobar, lui dis-je, mon père ? — Quoi vous ne savez pas qui est Escobar, de notre société, qui a compilé cette Théologie morale
de vingt-quatre de nos pères, sur quoi il fait, dans la
préface, une « Allégorie de ce livre à celui de l'Apoca«lypse qui était scellé de sept sceaux ? » Et il dit que « Jésus l'offre ainsi scellé aux quatre animaux, Suarez, Vasquez, Molina, Valentia, en présence de vingt quatre Jésuites
Jésuites représentent les vingt-quatre vieillards ? » Il lut toute cette allégorie, qu'il trouvait bien juste, et par
où il.me donnait une grande idée de l'excellence de cet ouvrage. Ayant ensuite cherché son passage du jeûne : « le voici, me dit-il, au tr. I, ex. III, n. 68 : « Celui qui ne peut dormir s'il n'a soupé, est-il obligé de jeûner ?
Nullement. » N'êtes-vous pas content ? — Non pas tout à fait, lui dis-je ; car je puis bien supporter le jeûne en faisant collation le malin, et soupant le soir.
— Voyez donc la suite, me dit-il ; ils ont pensé à tout : « Et que dira-t-on si on peut bien se passer d'une « collation le matin, en soupant le soir ? ». « Me voilà. — »
— « On n'est point encore obligé de jeûner ; car personne n'est obligé à changer l'ordre de ses repas. » — O la bonne raison ! lui dis-je. — Mais, dites-moi, continua-t-il, usez-vous de beaucoup de vin?—Non, mon père, lui dis-je; je ne le puis souffrir. — Je vous disais cela, me répondit-il, pour vous avertir que vous en pourriez
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boire le matin, et quand il vous plairait, sans rompre le jeûne ; et cela soutient toujours. En voici la décision au même lieu, n. 75 : « Peut-on, sans rompre le jeûne, boire du vin à telle heure qu'on voudra, et même en grande quantité? On le peut et même de l'hypocras. »— Je ne me souvenais pas de cet hypocras, dit-il: il faut que je le mette sur mon recueil. » —Voilà un honnête homme, lui dis-je, qu'Escobar. — Tout le monde l'aime, répondit le père. Il fait de si jolies questions. »
Qu'est-ce donc que cet Escobar « qui fait de si jolies questions » ? — C'est une des colonnes du probabilisme. En quoi consiste le probabilisme ? En ceci : dès qu'un casuiste d'un certain poids a déclaré permise telle ou telle action, plus de scrupules à avoir, il n'y a pas de péché. Vous vous considérez comme coupable de ne point jeûner : Escobar vous rassure et vous met plus à l'aise qu'avant. Vous aviez des scrupules à l'endroit du vin: Escobar vous permet en sus l'hypocras. Aussi «tout le monde l'aime». — Mais y a-t-il beaucoup de docteurs aussi aimables qu'Escobar et aussi autorisés ? Écoutons la suite :
« Il y en a deux cent quatre-vingt-seize, dont le plus ancien est depuis quatre-vingts ans. — « Cela est donc venu au monde depuis votre société ? lui dis-je. — Environ, me répondit-il. — C'est-à-dire, mon père, qu'à votre arrivée on a vu disparaître saint Augustin, saint Chrysostome, saint Ambroise, saint Jérôme, et les autres, pour ce qui est de la morale. Mais au moins que je sache les noms de ceux qui leur ont succédé : qui sont-ils, ces nouveaux auteurs? — Ce sont des
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gens bien habiles et bien célèbres, me dit-il. C'est Villalobos, Conink, Llamas, Achokier, Dealhorger, Dellacruz, Veracruz, Ugolin, Tambourin, Fernandez, Martinez,
Martinez, Henriquez, Vasquez, Lopez, Gonez,
Sanchez, de Vechis, de Grassis, de Grassalis, de Pitiganis, de Graphoeis, Squilante, Bizozeri, Barcola,
Bobadilla, Simancha, Perez de Lara, Aldretta, Lorca, de Scarcia, Quaranla, Scophra, Pedrezza, Cabrezza, Bybe, Dicu, de Clavasio, Villagut, Adam à Mandem, Jribarne, Binsfeld, Volfangi à Vorberg, Vostheris, Strevesdorf.— O mon père ! lui dis-je tout effrayé, tous ces gens-là étaient-ils chrétiens?— Comment, chrétiens? me répondit-il. Ne vous disais-je pas que ce sont les seuls par lesquels nous gouvernons aujourd'hui la chrétienté ?» — Cela me fit pitié; mais je ne lui en témoignai rien, et lui demandai seulement si tous ces auteurs "étaient jésuites. — « Non, me dit-il, mais il n'importe ; ils n'ont pas laissé de dire de bonnes choses. »
Ce dernier trait est admirable. Eh bien ! il suffit de la décision d'un de ces docteurs pour rendre probable une opinion quelconque, une capitulation de conscience quelconque. Ces docteurs, venus au monde depuis quatre-vingts ans, ont fait disparaître saint Augustin, saint Chrysostome, tous les Pères de l'Église ! Ils ont inventé une nouvelle morale. Les jésuites se seraient volontiers réduits aux maximes de l'Évangile ; mais « les hommes aujourd'hui sont tel« lement corrompus, que, ne pouvant les faire venir à « nous, il faut bien que nous allions à eux ; autrement
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« ils nous quitteraient. » — Il a donc fallu établir des maximes si douces qu'on serait de difficile composition, si l'on n'en était content: «car le dessein capital « que notre société a pris pour le bien de notre reli« gion est de ne rebuter qui que ce soit, pour ne pas « désespérer tout le monde. »
Je n'insiste pas davantage sur cette partie des Provinciales, la partie comique. Elle est semée d'une foule de traits ingénieux et piquants. Il y a par exemple sur la direction d'intention des pages d'une verve admirable ; les exemples surtout sont bien choisis. Les monstruosités les plus énormes sont exposées paisiblement, doucement, avec une sérénité terrible. Ainsi, grâce à cette bienheureuse direction d'intention, il est permis de souhaiter la mort de son père, à condition qu'on ne le fera point par haine, mais pour hériter ; il est permis de tuer son prochain, non par méchanceté, mais pour acquérir ou conserver un bien qu'on juge précieux, son honneur, sa fortune, une pomme ! Il est permis enfin de satisfaire toutes les passions, pourvu que l'on ait bien soin de ne pas faire le mal pour le mal lui-même, mais pour l'avantage qu'on en retirera. Ce serait une malice vraiment satanique et sans excuse. Toutes ces belles choses, débitées avec le plus grand sang-froid, sont assaisonnées de quelques anecdotes, comme celle de Jean d'Alba, (page 117, éd. Didot), qui en relèvent singulièrement la saveur.
Nous arrivons ainsi à la dixième lettre. Ici, le ton change, plus d'ironie, plus de plaisanterie. Aussi
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bien il serait difficile de conserver plus longtemps au casuiste le rôle qu'on lui a attribué : il est contre toute vraisemblance qu'il ne conçoive pas enfin quelques soupçons sur cet habile questionneur qui a tiré de lui des renseignements si curieusement choisis. Mais ce n'est pas le casuiste qui démasquera son visiteur et le congédiera ; c'est Louis de Montalte luimême, qui se trahira dans une explosion de colère et d'indignation. Il est arrivé en effet, en suivant pas à pas les docteurs de la société, à examiner leurs maximes sur la confession, l'attrition, l'absolution : le bon père lui fait remarquer avec quelle ingéniosité on a élargi les voies du salut. Reste-t-il vraiment des pécheurs qui aient le droit de désespérer ? La science des accommodements est allée si loin ! Il est si facile de corriger la malice de l'action par la pureté de l'intention ! Voyez : on n'exige pas même d'eux un repentir souvent pénible, ni une promesse bien rigoureuse de ne plus retomber; que dis-je ? on les dispense même d'aimer Dieu ; on supprime le commandement des commandements. C'est là-dessus que Pascal éclate. Il ne se joue plus autour de ses adversaires, les harcelant et les piquant ; il les prend à la gorge, et les traîne haletant et palpitant de honte devant le public.
«O mon père ! lui dis-je, il n'y a point de patience que vous ne mettiez à bout, et on ne peut ouïr sans horreur.les choses que je viens d'entendre. — Ce n'est pas de moi-même, dit-il. — Je le sais bien, mon père, mais vous n'en avez point d'aversion;
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et, bien loin de détester les auteurs de ces maximes, vous avez de l'estime pour eux. Ne craignez-vous pas que votre consentement ne vous rende participant de leur crime ? et pouvez-vous ignorer que saint Paul juge dignes de mort non-seulement les auteurs des maux, mais aussi ceux qui y consentent ? Ne suffisaitil pas d'avoir permis aux hommes tant de choses défendues, par les palliations que vous y avez apportées? fallait-il leur donner encore l'occasion de commettre les crimes mêmes que vous n'avez pu excuser, par la facilité et l'assurance de l'absolution que vous leur en offrez en détruisant à dessein la puissance des prêtres, en les obligeant d'absoudre, plutôt en esclaves qu'en juges, les pécheurs les plus envieillis, sans changement de vie, sans aucun signe de regret que des promesses cent fois viciées, sans pénitence, s'ils n'en veulent point accepter ; et sans quitter les occasions des vices, s'ils en reçoivent de l'incommodité ? Mais on passe encore au delà, et la licence qu'on a prise d'ébranler les règles les plus saintes de la conduite chrétienne se porte jusqu'au renversement entier de la loi de Dieu. On viole le grand commandement, qui comprend la loi et les prophètes : on attaque la piété dans le coeur ; on en ôte l'esprit qui donne la vie : on dit que l'amour de Dieu n'est pas nécessaire au salut; et on va même jusqu'à prétendre que cette dispense d'aimer Dieu est l'avantage que Jésus-Christ a apporté au monde. C'est le comble de l'impiété. Le prix du sang de Jésus-Christ sera de nous obtenir la dispense de l'aimer ! Avant l'Incarna-
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tion on était obligé d'aimer Dieu ; mais depuis que Dieu a tant aimé le monde, qu'il lui a donné son Fils unique, le monde, racheté par lui, sera déchargé de l'aimer ! Étrange théologie de nos jours ! On ose lever l'anathème que saint Paul prononce contre ceux qui n'aiment pas le Seigneur Jésus. On ruine ce que dit saint Jean, que qui n'aime point demeure en la mort ; et ce que dit Jésus-Christ même, que qui ne l'aime point ne garde point ses préceptes ! Ainsi on rend dignes de jouir de Dieu dans l'éternité ceux qui n'ont jamais aimé Dieu dans leur vie ! Voilà le mystère d'iniquité accompli. Ouvrez enfin les yeux, mon père ; et si vous n'avez point été touché par les autres égarements de vos casuistes, que ces derniers vous en retirent par leur excès. Je le souhaite de tout mon coeur pour vous et pour tous vos pères, et je prie Dieu qu'il daigne leur faire connaître combien est fausse la lumière qui les a conduits jusqu'à de tels précipices, et qu'il remplisse de son amour ceux qui en osent dispenser les hommes ! »
Quelle flamme! mais pourquoi, se dira-t-on, est-ce à ce moment et sur cette question de l'amour de Dieu que Pascal prend feu? Que l'on se rappelle que Boileau aussi s'est emporté là-dessus : ces hommes véritablement pieux étaient révoltés dans le plus profond de leur âme par une maxime qui allait à la ruine de toute religion. Mais Pascal sentait plus vivement que personne la perversité et l'ingratitude de cette doctrine. Déjà malade et affaibli, préparant déjà sans doute son apologie de la religion chrétienne, où il fait du sacri-
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fice volontaire de Jésus le fondement même et la démonstration de la religion, il ne pouvait réellement « ouïr sans horreur de telles choses ». Le temps n'était pas éloigné où, dans la cellule de Port-Royal, sous l'aiguillon de la douleur, il devait écrire et attacher, sur son corps exténué de macérations, ce feuillet étrange, qui est comme le testament de son âme. C'est une sorte de conversation entre lui et Jésus. Il se le représente au jardin des Oliviers, dans son agonie humaine, suant cette sueur de sang, qui précéda le suprême sacrifice. Il élève vers lui le cri de sa douleur et de son espérance pleine d'angoisses. Et Jésus lui répond :
« Console-toi : tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé.
Je pensais à toi dans mon agonie; j'ai versé telles gouttes de sang pour toi.
Veux-tu qu'il me coûte toujours du sang de mon humanité, sans que tu donnes des larmes ?
Les médecins ne te guériront pas, car tu mourras à la fin ; mais c'est moi qui guéris et rends le corps immortel.
Jeté suis plus ami que tel et tel; car j'ai fait pour toi plus qu'eux; et ils ne souffriraient pas ce que j'ai souffert de toi, et ne mourraient pas pour toi dans le temps de tes infidélités et cruautés, comme j'ai fait, comme je suis prêt à faire et fais dans mes élus.
Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais coeur. — Je le perdrai donc, Seigneur, car je crois leur malice sur votre assurance.— Non, car moi par qui tu l'ap-
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prends, je t'en peux guérir. A mesure que tu les expieras, tu les connaîtras, et il te sera dit : Vois les péchés qui te sont remis. Fais donc pénitence pour les péchés cachés.
— Seigneur, je vous donne tout. —Je l'aime plus ardemment que tu n'as aimé tes souillures. Qu'à moi en soit la gloire, et non à toi, ver et terre. »
Il me resterait encore bien des choses admirables à relever, à citer. Les lettres treizième et quatorzième sur l'Homicide sont un chef-d'oeuvre de force, de logique, de noble indignation. Pascal, après avoir exposé les étranges facilités que les casuistes accordent pour tuer qui nous gêne ou nous déplaît, met en regard les innombrables et minutieuses garanties dont les lois laïques ont environné et protégé la vie humaine: ce n'est qu'après avoir lentement et avec mille précautions poursuivi la découverte de la vérité, réuni tous les témoignages, chargé un avocat de défendre l'accusé, que le magistrat prononce enfin la sentence qui doit ôter un homme du milieu des hommes. Et cette sentence, elle ne reçoit pas aussitôt son exécution; il y a des délais accordés au misérable; on poursuit longtemps encore la possibilité si douteuse de son innocence ; enfin lui-même peut s'adresser au souverain, obtenir sa grâce ou une commutation de peine. Les casuistes, eux, condamnent un homme sans l'entendre, sans le juger, uniquement pour faire plaisir à un autre homme ; et ce dernier, vous croyez peut-être qu'il va être obligé de consumer sa vie dans
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la pénitence, pour expier son forfait? que pas un religieux n'osera l'absoudre? Détrompez-vous : de même qu'il a pu se croire autorisé à l'homicide, l'homicide lui est remis. La direction d'intention efface tout. Et ces hommes qui admettent à la communion des assassins, « qui font environner la table de Jésus-Christ de « pécheurs envieillis, tout sortant de leurs infamies, « qui portent de leurs mains souillées en ces bouches « toutes souillées la victime toute sainte, qui font « manger le pain du ciel à ceux qui ne seraient pas «dignes de manger celui de la terre,» ce sont eux qui osent répandre contre M. Arnauld, contre PortRoyal tout entier les plus infâmes calomnies! Ce sont eux qui accusent de calvinisme des catholiques comme ceux-là, des catholiques dont la conduite confirme la foi, tandis que celle des jésuites la dément ! Ce sont eux qui accusent les religieuses de Port-Royal, les Filles du Saint-Sacrement, de ne pas croire au saint Sacrement ! Les voilà donc « ces grands vénérateurs « de ce saint mystère, dont le zèle s'emploie à per« sécuter ceux qui l'honorent par tant de communions « saintes, et à flatter ceux qui le déshonorent par tant « de communions sacrilèges ! »
Cette attaque contre les religieuses de Port-Royal met le comble à l'indignation de Pascal. Il ne peut plus la contenir; elle éclate dans celte virulente apostrophe :
— « Cruels et lâches persécuteurs, faut-il«donc que les cloîtres les plus retirés ne soient pas des asiles contre vos calomnies? Pendant que ces saintes vierges
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adorent nuit et jour Jésus-Christ au saint Sacrement, selon leur institution, vous ne cessez nuit et jour de publier qu'elles ne croient pas qu'il soit dans l'Eucharistie, ni même à la droite de son Père, et vous les retranchez publiquement de l'Église, pendant qu'elles prient dans le secret pour vous, et pour toute l'Église. Vous calomniez celles qui n'ont point d'oreilles pour vous ouïr, ni de bouche pour vous répondre. Mais Jésus-Christ, en qui elles sont cachées pour ne paraître qu'un jour avec lui, vous écoute, et répond pour elles. On l'entend aujourd'hui, cette voix sainte et terrible, qui étonne la nature, et qui console l'Église. Et je crains, mes pères, que ceux qui endurcissent leurs coeùrs, et qui refusent avec opiniâtreté de l'ouïr quand il parle en Dieu, ne soient forcés de l'ouïr avec effroi, quand il leur parlera en juge. »
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LA QUESTION DU THEATRE
Le théâtre condamné par les docteurs et les Pères de l'Eglise au troisième et au quatrième siècle. — Le théâtre au dix-septième siècle. — Le Traité des spectacles de Nicole. — La dissertation du père Caffaro, le livre des Maximes et réflexions sur la Comédie, par Bossuet.
Dans la collection des oeuvres de Bossuet figure un traité, médiocre par l'étendue, mais tout vibrant d'une éloquence de flamme. Il est intitulé Maximes et réflexions sur la comédie. Ce n'est pas autre chose que la question du théâtre examinée et tranchée par l'éloquent évêque dans un sens qu'il ne nous est pas difficile d'imaginer. Celte question a un intérêt véritable; elle a été agitée dans tous les temps par les moralistes, les philosophes, les docteurs de l'Église, les littérateurs ; aujourd'hui encore elle divise les opinions, et il est probable qu'elle les divisera longtemps. Tandis que les uns s'obstinent à voir dans le théâtre une institution utile, favorable au développement des lumières et de la civilisation (c'est l'opinion des philosophes du dix-huitième siècle), les autres, frappés seulement des abus certains qu'il entraîne, condamnent impitoyablement toute espèce de spectacles.
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Mais il faut bien le reconnaître, condamnations, anathèmes
anathèmes peuvent rien contre le goût public : le
théâtre est. une de ces choses dont parle Tacite, qu'on
défend toujours et qu'on n'empêche jamais.
Je voudrais dans un exposé rapide suivre pour ainsi
dire cette question si intéressante depuis son origine
jusqu'au dix-septième siècle.
Chez les Grecs, les représentations théâtrales ne sont pas autre chose que des cérémonies religieuses. Le poète, les acteurs, les choristes sont des hommes libres, des citoyens estimés de tous, qui remplissent une des plus belles fonctions de la république. C'est à la fête solennelle du dieu Dionysos et dans son temple que les tragédies sont représentées. Les sujets des pièces sont empruntés aux traditions nationales et héroïques; tout est noble, grave, majestueux (1). Aussi, pendant bien des siècles,pas une protestation ne s'élève contre un. usage qui était une institution à la fois civile et religieuse. Platon, le premier, bannit de sa république idéale les héros de la scène trop prompts aux larmes et aux gémissements. Il est vrai qu'il en bannit aussi le vieil Homère, et plus d'une fois le sens commun. D'ailleurs, cette protestation, à peu près isolée, ne s'élève qu'au moment où la tragédie nationale et religieuse commence à quitter les hauteurs sereines où elle avait si longtemps dominé.
Chez les Romains, c'est encore la religion que je trouve à l'origine du théâtre. Les premières représen(1)
représen(1) pour plus de détails notre volume la Poésie,
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tations scéniques consistent en danses sacrées empruntées aux Étrusques. Le mot histrion, qui devint un terme générique appliqué à toute espèce d'acteurs, appartient à la langue étrusque. Le jour où la tragédie et la comédie reçurent droit de cité à Rome, et devinrent un divertissement reconnu par la loi, l'austérité romaine les subit plutôt qu'elle ne les accepta. Les premiers poêles furent, ainsi que les acteurs, des esclaves ou des affranchis, que l'édile payait et châtiait à son gré. De plus il était à peu près interdit aux auteurs de mettre sur la scène des sujets et des personnages Romains. Presque toutes les pièces, comédies ou tragédies, étaient tirées du théâtre grec. C'est peut-être une des causes qui maintinrent dans un état d'infériorité marquée l'art dramatique chez les Romains. Il faut qu'un théâtre soit national, qu'il soit comme l'image idéalisée de tout ce qui constitue la vie d'un peuple, religion, histoire, moeurs, coutumes; autrement il languit et ne tarde pas à disparaître devant un divertissement plus en rapport avec les goûts du public. C'est ce qui arriva vers la fin du septième siècle. Les combats de gladiateurs, -cette parodie sanglante de la vertu guerrière, rendirent bientôt le peuple insensible aux pures émotions de l'art. La «réalité brutale le ravit et le dégoûta de la fiction. Les empereurs, si habiles à discerner et à flatter les goûts de la multitude, prodiguèrent les tueries de l'arène, les courses de chars, les exhibitions de bêtes féroces, tout ce qui parle un grossier langage aux parties les plus basses de la nature humaine. Ils encouragèrent aussi les mimes et
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les pantomimes, pièces immorables et obscènes, où le geste remplaçait les paroles. Le peuple se prit de passion pour tel ou tel histrion, tel ou tel danseur, tel ou tel cocher. Il y eut des émeutes au cirque et au théâtre.On ne vivait plus que là : le Forum était calme et silencieux. Un de ces histrions, Pylade, homme d'esprit à ce qu'il semble, fut un jour réprimandé vivement par Auguste, et menacé d'exil, s'il ne mettait fin lui-même aux rivalités ardentes qui partageaient la foule entre lui et son émule Bathyle : il répondit simplement :«Il est de ton intérêt, ô César, que le peuple s'occupe de Bathyle et de Pylade. » Les protestations] es plus éloquentes contre ces spectacles
spectacles la fois sanguinaires et impudiques, c'est sous le règne de Néron qu'elles s'élevèrent, et c'est la noble doctrine stoïque qui les inspira. Sénèque, dans une de ses lettres à Lucilius (épître VII), recommande à son jeune ami de fuir ces représentations malsaines. « Au«jourd'hui, dit-il, plus de plaisanteries, les combats
« sont de purs assassinats. Rien ne protége les combat«tants : ils sont tout entiers et de tout le corps livrés «aux coups : jamais on n'allonge le bras pour rien. «Plus de casque, plus de bouclier pour repousser le «fer. Tout cela retarde la mort. Le matin, c'est aux « loups et aux ours qu'on jette des hommes; à midi, «c'est aux spectateurs. On réserve celui qui a tué au "glaive de celui qui le tuera: le vainqueur passe à
"un autre meurtre. Tout combat a pour issue la mort : «on emploie pour cela le fer et le feu. Et ce n'est « là qu'un intermède peur remplir les vides du spec17
spec17
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« tacle ! ... On égorge des hommes pour ne pas rester «à rien faire. » —Mais ni l'indignation de Sénèque,ni l'abstention de cette élite d'honnêtes gens qui se retiraient de plus en plus de la république, et se faisaient au sein même de la Rome impériale un asile et un sanctuaire du foyer domestique, rien ne pouvait arrêter le torrent de la coutume. Pline lui-même, si doux, si humain, félicite Trajan d'avoir remplacé les spectacles énervants et corrupteurs des pantomimes par ces nobles combats de gladiateurs, qui excitent «aux belles blessures et au mépris de la mort.» — Il le félicite aussi de permettre aux spectateurs de manifester librement leurs préférences pour tel ou tel gladiateur. Domitien n'agissait pas ainsi. Il faisait saisir, pendre ou brûler, séance tenante, tout spectateur qui n'aimait pas le gladiateur impérial. Il était condamné en vertu de la loi de lèse-majesté, comme coupable de sacrilége, d'impiété envers un Dieu. «César se met« tait sur la même ligne que les dieux, et il mettait les « gladiateurs sur la même ligne que César. » — Grand prince, si l'on en croit le poëte Martial : il s'avisale premier de remplacer au théâtre la fiction par la réalité. Un certain Lauréolus fut mis en croix sur la scène et joua ainsi son rôle jusqu'au bout.
Mais laissons ces abominations impériales. Aussi bien, voici le christianisme qui s'offre à nous : un souffle de justice et de pitié s'élève ; on se sent rafraîchi d'un air plus pur; aux ténèbres infectes a pénétré un rayon d'en haut. Mais il est plus aisé de guérir les esprits des erreurs que de détacher les âmes du joug des
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vieilles habitudes. Tel néophyte renonçait sans peine au culte des divinités du polythéisme, qui ne pouvait s'arracher aux divertissements du théâtre. « On était prêta braver les supplices plutôt que d'offrir à Jupiter un encens idolâtre; on n'avait pas le courage de résister à l'attrait d'un plaisir défendu. On imaginait une foule de prétextes, on se payait de sophismes bizarres. On disait, par exemple, que les représentations théâtrales étaient une institution de l'État; que le chrétien devait, aux termes mêmes de l'Évangile, respect aux lois du pays; que c'était les enfreindre, ou tout au moins les mépriser, que de se tenir à l'écart. Quelques-uns allaient plus loin encore dans cette casuistique raffinée : ils discutaient, se débattaient, prétendaient que les danses des histrions étaient un spectacle permis, attendu que David avait dansé devant l'arche. Enfin ils se fondaient sur ce que l'Évangile ne renfermait à ce sujet aucune interdiction formelle et spéciale, hommes aveugles en leur mal, hommes attachés à la lettre, hommes vides des choses célestes, que la doctrine avait effleurés et non transformés !
Ce fut contre ces endurcis que les premiers docteurs et les Pères de l'Église eurent à engager et à soutenir une lutte qui ne finit jamais. Je pourrais rapporter à ce propos une foule de passages empruntés aux plus illustres évoques do l'Orient et de l'Occident. Malgré les plus énergiques efforts, lés adjurations les plus pathétiques, les anathèmes et les châtiments prononcés, jamais la victoire n'était définitive; à chaque instant des rechutes, des scandales éclatants, la tyrannie de la
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coutume ressaisissant les âmes. « Les représentations « du théâtre, dit saint Augustin, me ravissaient : j'y « retrouvais en foule des images de mes misères et des « aliments pour le feu qui me brûlait (1). » Quant aux boucheries de l'arène, elles exerçaient sur les meilleures natures une fascination étrange, irrésistible. Un ami de saint Augustin, Alypius, avait juré de ne plus entrer dans un cirque. Il cède aux obsessions de quelques jeunes gens de son âge, mais il se promet bien à lui-même de ne pas fixer un instant les yeux sur les combattants. Il tient parole d'abord; mais un grand cri de la multitude le trouble; il regarde : des gladiateurs étaient aux prises, le sang coulait. Alypius ne peut plus détacher ses regards de l'arène; il crie à son tour, il bat des mains, il est tout rempli et comme enivré de la férocité de tout ce peuple. Cette passion était devenue une véritable maladie morale à peu près incurable. Les habitants de Trêves laissèrent les Barbares attaquer leur ville, y pénétrer, la mettre à sac, et ne bougèrent pas du cirque. Quand le flot de l'invasion se fut écoulé, la première grâce qu'ils demandèrent aux empereurs, ce fut l'autorisation de reconstruire le cirque et le théâtre. —Voilà, il ne faut pas l'oublier, voilà les divertissements que les docteurs et les Pères de l'Église ont condamnés, condamnation juste et légitime s'il en fut. La moindre tolérance sur ce point eût été un abandon formel de l'esprit de l'Evangile. Jésus-Christ ne prononce pas les mots de cir(1)
cir(1) traduit : « L'amorce et la nourriture de son feu. »
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que et de théâtre, mais il dit : fuyez l'impureté, et «'est la condamnation du théâtre antique : aimez-vous les uns les autres, et c'est la condamnation des tueries du cirque.
Parmi les docteurs de l'Église, celui qui le premier s'éleva contre le théâtre tel qu'il était alors, c'est-à-dire la chose la plus abominable du monde, c'est Tertullien. Homme d'ardente imagination, Africain que le soleil de son pays échauffait, qui ne sentait et ne concevait rien de calme et de mesuré, que les subtilités captieuses des doctrines nouvelles séduisaient, et qu'à la fin elles entraînèrent dans l'erreur, Tertullien, quand il saisit une question morale d'une clarté évidente, s'abandonne à toute la fougue d'une éloquence étrange parfois, mais d'une force souveraine. Après avoir fait unepeinture énergique de l'immoralité, de l'inhumanité de ces représentations, et démontré que tout chrétien doit s'en abstenir rigoureusement, il semble tout à coup vouloir faire une concession à ce besoin de spectacles si impérieux. En conséquence, il prie les chrétiens de vouloir bien attendre quelque peu : il leur promet un spectacle près duquel tout ce qu'ils ont vu jusqu'ici, tout ce qu'ils ont imaginé, n'est rien.Ce spectacle, c'est celui du jugement dernier. Tout le monde alors le croyait proche, comme plus tard aux environs de l'an mil. Il y avait tant d'iniquités et de souffrances sur la surface de la terre, que tous les hommes de foi levaient les yeux au ciel, y cherchant, y découvrant, tant leur désir était enflammé, les signes avant-coureurs de la justice divine. C'est au nom de cette espérance commune
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à tous les chrétiens que Tertullien déroule le spectacle des grandes assises qu'il voit, dont il jouit d'avance pour ainsi dire. On peut, on doit comprendre autrement la charité; mais les chrétiens étaient alors persécutés, et Tertullien avait dans l'âme plus de violence que de résignation. — Voici la conclusion rie son livre sur les Spectacles. Il est proche le spectacle : c'est l'arrivée du Seigneur infaillible, triomphant. Quels transports parmi les anges ! quelle gloire chez les saints qui ressuscitent ! Mais voici un bien autre spectacle. C'est le jour suprême du jugement, ce jour que les païens n'attendent point, dont ils se moquent, ce jour où un seul feu dévorera tant de siècles écoulés. Quel théâtre immense, infini ! II y a là de quoi admirer et rire, et se réjouir et bondir d'allégresse. Voyez-les ces empereurs si nombreux, si puissants : on disait qu'ils avaient été reçus dans le ciel; les voilà qui avec leurs adorateurs sont plongés dans les profondes ténèbres des gémissements. Voyez les présidents des jeux, les persécuteurs du nom du Seigneur : ils fondent dans des flammes cent fois plus cruelles que leur rage contre les chrétiens. Voyez ces sages, ces philosophes tout rouges (je conserve le mauvais jeu de mots du texte) devant leurs disciples qui brûlent avec eux. Ils disaient : tout cela ne regarde pas Dieu ; l'âme n'existe pas, elle ne reviendra pas animer les corps. Voyez aussi les poètes : les voilà tout palpitants d'effroi, non devant un Radamanthe ou un Minos, mais devant le Christ qu'ils n'attendaient pas. C'est alors qu'il fera non d'entendre les acteurs tragiques ; qu'ils seront
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harmonieux dans leurs lamentations toutes personnelles ! Et les histrions, ces dissolus se dissoudront (même remarque) mieux encore dans le feu. Et ce cocher, on le verra rouge (même remarque) de la tête aux pieds sur une roue enflammée, etc.. »
Telle est l'imagination de l'auteur, imagination d'un goût étrange et d'une inspiration peu chrétienne. G'est avec plus d'autorité et d'un tout autre ton que les Pères de l'Église du quatrième siècle, condamnèrent les jeux impudiques ou sanglants de l'arène et du théâtre. Ils firent tomber les anathèmes de l'Église, non sur les gladiateurs et les histrions, qui étaient après tout plutôt des victimes dans la société antique que des agents volontaires de corruption, mais sur ces chrétiens faibles et lâches qui, par leur présence, semblaient autoriser ce que la loi de l'Évangile condamnait.
Ces préliminaires un peu longs peut-être, bien établis, j'arrive au dix-septième siècle. Pendant les trente premières années, les représentations théâtrales, peu suivies de la société polie, se ressentent beaucoup de la grossièreté de moeurs et de langage qui régnent alors. Mais, à partir du Cid, un progrès remarquable est accompli; le théâtre est épuré, comme on disait alors, les honnêtes gens s'y donnent rendez-vous. Le cardinal de Richelieu recherche et protége à sa façon les auteurs dramatiques en qui il trouve l' esprit de suite, c'est-à-dire la docilité plate que ne put attraper le grand Corneille. En 1641, il fait rendre par le roi un édit portant « que la profession de comé-
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« dien ne peut plus être imputée à blâme, ni préjudi«cier à leur réputation dans le commerce public. »Or, à cette époque, Corneille avait fait représenter ses quatre chefs-d'oeuvre, le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte, et il est permis de croire que ces nobles images de la vie humaine et de ses passions aux prises avec le devoir ne furent pas sans influence sur la promulgation de l'édit royal. Ce qu'il y a de certain, c'est que, pendant vingt années au moins, les sujets de Louis XIV semblent avoir goûté sans remords le plaisir du théâtre. Cette quiétude dura peu. L'Église s'alarma de la faveur croissante avec laquelle on recherchait les divertissements de ce genre. Les jansénistes donnèrent l'éveil. Nicole, assez doux d'ordinaire, publia, en 1659, un Traité de la Comédie, dans lequel il s'éleva avec la plus grande vivacité contre ces amusements dangereux. Il invoqua l'autorité des Pères et des conciles, démontra que toutes les tragédies, étant fondées sur l'amour, étaient par cela seul répréhensibles, et que les auteurs étaient des empoisonneurs publics, «non des corps, mais des âmes.» Il revint à la charge en 1666, et condamna plus sévèrement encore, et ceux qui assistaient à ces représentations, et ceux qui composaient les pièces. Il y eut une réplique singulièrement spirituelle et piquante, mordante même, et qui obtint un vif succès : elle est du doux Racine, ancien élève de PortRoyal, alors fort lancé dans le monde du théâtre, qui oublia un peu ce qu'il devait à ses anciens maîtres si bons pour lui, et se plut à égayer le public à
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leurs dépens. Les jansénistes étaient alors persécutés, obligés de se cacher, et les plaisanteries souvent amères de Racine étaient peu généreuses (1). Il les expia plus tard, il est vrai, par un repentir très-vif, mais le coup était porté. Corneille le prit d'un tout autre ton, dans sa préface d'Attila (1667). Il ne cherche pas à tourner en ridicule les ennemis du théâtre; mais il maintient avec fermeté les droits de l'artélevé et pur, et renvoie à qui de droit l'appellation qu'il n'a jamais méritée d'empoisonneur des âmes. Sa réponse n'est pas un pamphlet, c'est une protestation. La question en était là. Les gens du monde continuaient à suivre les représentations du théâtre, les prédicateurs continuaient à les condamner; mais ils les condamnaient comme beaucoup d'autres divertissements mondains, et pour l'acquit de leur conscience, lorsqu'un scandale se produisit. En 1694, le poëte comique Boursault publia en
tête de son théâtre une dissertation en faveur de la comédie, dissertation appuyée de l'approbation motivée d'un religieux, le père Caffaro, théatin. Le père Caffaro était évidemment de bonne foi. Il avait étudié
étudié Pères de l'Église, compulsé la Somme de saint Thomas, consulté saint Charles Borromée, saint Antonin, les docteurs les plus autorisés, et chez aucun il n'avait découvert une condamnation formelle de la comédie. Les anathèmes si fréquents lancés par les Pères contre les représentations des païens ne lui
(1) Voir la lettre de Racine à l'auteur des Hérésies imaginaires et des Visionnaires. — OEuvres en prose, tome III.
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semblaient pas applicables aux pièces du théâtre moderne. On ne pouvait comparer une tragédie de Corneille, une comédie de Molière ou de Boursault aux turpitudes des pantomimes, aux horreurs des combats de gladiateurs. Il importait donc de faire une distinction, cela était de stricte justice. — Tel était son premier argument : il n'allait à rien moins, comme on peut voir, qu'à ruiner la tradition de l'Eglise, en bornant l'autorité des Pères au temps où ils avaient vécu. A cet argument théologique, pour ainsi dire, il en joignait d'autres d'une bien grave portée. Il affirmait s'être informé avec le plus grand soin auprès de personnes de poids et de probité, et toutes lui avaient répondu que le théâtre épuré, comme il l'était, était une distraction sans danger. Ce témoignage, il l'avait confirmé lui-même au moyen de la confession; il n'avait pu découvrir, dans les fautes dont il recevait l'aveu, aucun indice qui l'autorisât à les attribuer à l'influence du théâtre. De plus, afin de se rendre plus exactement compte de la question, il avait lu les pièces des principaux auteurs, et n'y avait rien découvert de dangereux pour les moeurs. Il fallait bien qu'il en fût ainsi, puisque, disait-il, « tous les jours à la cour, les évoques, les cardinaux, « et le nonce du pape ne font point difficulté d'y assis« ter. » — La présence de tels personnages autorise suffisamment celle des autres fidèles. D'ailleurs le théâtre n'est-il pas placé sous le patronage même du roi? Les affiches de spectacles portent «avec privilége du roi» ; les comédiens s'appellent comédiens du roi; c'est
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le roi qui commande des pièces aux auteurs; ces pièces sont jouées d'abord à la cour, avant de paraître sur les théâtres de la ville. Le théâtre a sans doute des abus, Une prétend pas le nier, bien qu'ils lui aient échappé; mais l'abus doit-il entraîner la condamnation de l'usage? Ici se place une comparaison que je ne veux pas retrancher : « faut-il arracher les vignes, parce « qu'il y a des ivrognes ? faut-il faire cesser la comé« die, qui sert aux hommes d'un honnête divertisse« ment, parce qu'on y représente des fables avec bien« séance et modestie, et qu'il se trouve quelqu'un « qui ne peut pas les voir sans ressentir en soi les « passions qu'on y représente? » Le théâtre est une distraction, dira-t-on ; mais c'est une distraction honnête, permise, car on n'oserait prétendre que toute distraction est interdite. Celle du théâtre ne nuit en rien à la pratique des devoirs religieux; les représentations ont lieu en dehors des heures des offices. Les comédiens eux-mêmes ont compris qu'il était convenable qu'il en fût ainsi. Au moyen âge, c'était l'Église qui changeait les heures des offices pour faciliter la représentation des Mystères; de nos jours, un tel abus a cessé; on ne donne au théâtre que le temps laissé libre par les cérémonies du culte. Enfin, et c'était sa conclusion, ces anathèmes qu'on se plaisait à lancer contre le théâtre étaient sans doute plus violents dans la forme que sincères au fond, car « aujourd'hui c'est la mode de prêcher une morale « austère et de ne la pas pratiquer. » Ce dernier trait est un peu vif pour un religieux.
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La réponse à la dissertation du père Caffaro ne se fit pas attendre. L'archevêque de Paris en prononça la condamnation, retira ses pouvoirs au malheureux prêtre, et exigea de lui une rétractation publique, qui parut en latin, et en français. Bossuet, bien que simple évêque de Meaux, avait pris dans le clergé de France la place la plus en vue; c'est lui qui, dans toutes les circonstances importantes, élevait la voix, rappelait les principes, décidait par son autorité toutes les questions. Il crut ne pas devoir garder le silence en cette occasion. Il commença donc par écrire au père Caffaro une lettre personnelle, fort dure, -dans laquelle il réfutait ses assertions, et le sommait de « désavouer ou de révoquer un ouvrage qui déshonorait son caractère, son habit et son saint ordre.» Le père Caffaro, qui eût pu à la rigueur rappeler à l'évêque de Meaux qu'il ne faisait pas partie de son diocèse et signaler à l'archevêque de Paris l'empiétement de son collègue, se soumit, et après sa rétractation publique exprima, dans une lettre particulière à Bossuet, le regret profond où il était d'avoir erré dans la doctrine, et surtout d'avoir causé du scandale. Il prétendit que la dissertation n'était pas tout à fait son ouvrage, et il en donnait pour preuve qu'elle était bien écrite. — « Je ne suis pas si bon « français dans la plume et dans la langue, comme a je le suis dans le coeur, pour avoir pu tourner une « lettre de la manière dont celle-là est tournée; « et je crois que Votre Grandeur s'en aperçoit « assez par la présente que j'ai l'honneur de
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«lui écrire. » Humilité naïve qui eût dû toucher Bossuet.
Mais la rétractation imposée à l'auteur de la dissertation ne suffisait pas. Le public pouvait à la rigueur n'y voir qu'un acte d'obéissance forcée, et s'obstiner à croire que la première opinion du père Caffaro était plus sincère que la seconde, puisqu'elle était réellement à lui. Aussi Bossuet reprit-il sa lettre au religieux, la développa, lui donna les proportions d'un traité sur la matière, et en fit l'ouvrage intitulé : 'Maximes et réflexions sur la comédie, ouvrage dogmatique, où les principes sur la matière sont exposés et solidement établis. Le début est un véritable cri de triomphe, éclatant, impitoyable. « Le religieux à qui « on avait attribué la lettre ou dissertation pour la « défense de la comédie, a satisfait au public par un « désaveu aussi humble que solennel. » Mais comme la faiblesse humaine est par elle-même trop penchée au relâchement, il importe de prémunir les âmes contre des erreurs qui ont pu paraître autorisées. Ici, je vais me borner à relier les unes aux autres les citations du texte. Qui ne remarquera, sans que j'aie besoin d'insister, fa vivacité du tour, l'énergie des peintures, le mouvement passionné du style? Ce petit traité est certainement un des ouvrages de Bossuet où l'éloquence proprement dite, c'est-à-dire le raisonnement passionné, a le plus d'éclat et de variété. Ce qu'il y a parfois d'un peu monotone dans la majesté soutenue de l'orateur, disparaît. Il a en face de lui un adversaire armé de nombreux arguments, souvent
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assez plausibles; il faut le suivre, changer à chaque instant de terrain, passer d'une question à une autre, rapidement, sans que l'émotion ait le temps de refroidir. Bossuet a suffi à cette tâche. Bien que déjà malade et âgé de plus de soixante-sept ans, il se retrouva jeune, alerte, entraînant.
La première question qu'il examine est celle de la prétendue innocence du théâtre. N'oublions pas qu'au moment où Bossuet écrit. Corneille et Molière sont, morts depuis près de vingt ans; que Racine a abandonné la carrière du théâtre, et hautement désavoué ses tragédies; que Qùinault, l'auteur de ces opéras fameux « que Lulli réchauffait des sons de sa musique» ,a « déploré ses égarements » ; enfin, que le roi est vieux, et ne goûte plus ces divertissements si chers autrefois. On respire à la cour un air tout chargé de pénitence. Quand Nicole élevait la voix contre le théâtre en 1666,. il condamnait un plaisir dont la cour faisait ses délices; et il le condamnait dans un temps où Port-Royal avait assez d'ennemis, comme le lui reproche méchamment Racine, et ne devait pas en chercher do nouveaux. L'ouvrage de Nicole était l'acte courageux d'un honnête homme. Peut-être Bossuet a-t-il un peu attendu pour se prononcer contre les spectacles; et « cet écrit, qu'il « laisse partir pour s'aller joindre aux autres discours
« qui ont déjà paru sur ce sujet » (il y avait vingt-huit ans), s'il est plus éloquent que celui de Nicole, a le défaut de venir un peu tard. Disons tout de suite qu'il en a un autre : il manque absolument de charité et même d'équité. Est-il rien de plus impitoyable
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gue cet anathème fulminé contre Molière et dans les termes que voici :
« Ce rigoureux censeur des grands canons, ce grave « réformateur des mines et des expressions de nos « précieuses, a fait voir à notre siècle le fruit qu'on « peut espérer de la morale du théâtre qui n'attaque « que le ridicule du monde, en lui laissant cependant « toute sa corruption. La postérité saura peut-être la « fin de ce poëte comédien qui, en jouant son Malade « imaginaire, ou son Médecin par force, reçut la derrière atteinte de la maladie dont il mourut peu « d'heures après, et passa des plaisanteries du théâtre, « parmi lesquelles il rendit presque le dernier soupir, « au tribunal de celui qui dit : Malheur à vous qui riez, « car vous pleurerez. »
Je reviens à l'analyse du livre. Le père Caffaro avait osé prétendre que la comédie (traduisez le théâtre en général, tragédie, comédie, opéra) n'a rien de contraire aux bonnes moeurs. Voici la réponse de Bossuet. Ici encore, il retrouve Molière. « La première chose que j'y reprends, c'est qu'un homme, qui se dit prêtre, ait pu avancer que la comédie, telle qu'elle est aujourd'hui, n'a rien de contraire aux bonnes moeurs et qu'elle est même si épurée « l'heure qu'il est sur le théâtre français, qu'il n'y a rien que l'oreille la plus chaste ne pût entendre. Il faudra donc que nous passions pour honnêtes les impiétés et les infamies dont sont pleines les comédies de Molière, ou qu'on ne veuille pas ranger, parmi les pièces d'aujourd'hui, celles d'un auteur qui a expiré, pour ainsi
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dire, à nos yeux, et qui remplit encore à présent tous les théâtres des équivoques les plus grossières, dont on ait jamais infecté les oreilles des chrétiens. Qui que vous soyez, prêtre ou religieux, quoi qu'il en soit, chrétien, qui avez appris de saint Paul que ces infamies ne doivent pas seulement être nommées parmi les fidèles, ne m'obligez pas à répéter ces discours honteux: songez seulement si vous oserez soutenir,à la face du ciel, des pièces où la vertu et la piété sont toujours ridicules, la corruption toujours excusée et toujours plaisante, et la pudeur toujours offensée, ou toujours en crainte d'être violée par les derniers attentats, je veux dire par les expressions les plus impudentes, à qui l'on ne donne que les enveloppes les plus minces. Songez encore, si vous jugez digne du nom de chrétien et de prêtre, de trouver honnête la corruption réduite en maximes dans les opéras de Quinault, avec toutes les fausses tendresses, et toutes ces trompeuses invitations à jouir du beau temps de la jeunesse, qui retentissent partout dans ces poésies. Pour moi, je l'ai vu cent fois déplorer ces égarements: mais aujourd'hui on autorise ce qui a fait la matière de sa pénitence et de ses justes regrets, quand il a songé sérieusement à son salut; et si le théâtre français est aussi honnête que le prétend la dissertation, il faudra encore approuver que ces sentiments, dont la nature corrompue est si dangereusement flattée, soient animés d'un chant qui ne respire que la mollesse. » Mais ce n'est là, pour ainsi dire, que la forme exté-
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rieure du poëme dramatique : Bossuet ne trouve pas, lui, qu'elle soit si épurée. Ce langage, ces plaisanteries, ces lieux communs de tendresse, lui paraissent un danger, une source de corruption. Mais qu'est-ce que cela auprès du fond même de la tragédie et de l'opéra? Le père Caffaro nie que de telles représentations excitent les passions; mais que font-elles donc? N'est-ce pas le but même que se proposent les auteurs? N'estce pas le plaisir que vont chercher les spectateurs? N'est-ce pas la fin où tendent les malheureux efforts des comédiens?
«Vous dites que ces représentations des passions agréables, et les paroles des passions dont on se sert dans « la comédie, ne les excitent qu'indirectement, par hasard et par accident, comme vous parlez, et que ce n'est pas leur nature de les exciter ; mais, au contraire, il n'y a rien de plus direct, de plus essentiel, de plus naturel à ces pièces, que ce qui fait le dessein formel de ceux qui les composent, de ceux qui les récitent, de ceux qui les écoutent. Dites-moi, que veut un Corneille dans son Cid, sinon qu'on aime Chimène, qu'on l'adore avec Rodrigue, qu'on tremble avec lui, lorsqu'il est dans la crainte de la perdre, et qu'avec lui on s'estime heureux lorsqu'il espère de la posséder ? Le premier principe sur lequel agissent les poëtes tragiques et comiques, c'est qu'il faut intéresser le spectaleur, et si l'auteur ou l'acteur d'une tragédie ne le sait pas émouvoir et le transporter de la passion qu'il veut exprimer, où tombe-t-il, si ce n'est dans le froid, dans l'ennuyeux, dans le ridicule, selon les maîtres des rè18
rè18
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gles de l'art ? Aut dormitabo, aut ridebo, et le reste, Ainsi, tout le dessein d'un poëte, toute la fin de son travail, c'est qu'on soit comme son héros, épris des belles personnes, qu'on les serve comme des divinités ; en un mot, qu'on leur sacrifie tout, si ce n'est peut-être la gloire, dont l'amour est plus dangereux que celui de la beauté même. C'est donc combattre les règles et les principes des maîtres que de dire, avec la dissertation, que le théâtre n'excite que par hasard et par accident les passions qu'il entreprend de traiter.» Bossuet, comme plus d'un critique, force singulièrement la portée de cette expression créée par Aristote , exciter les passions. Le mot grec (TTOCOT)) n'a pas tout à fait le sens du mot français, et la pensée générale d'Aristote est différente. Les émotions qu'on éprouve au théâtre sont essentiellement fugitives et pour ainsi dire idéales. Souvent même les coeurs les plus durs, les plus impitoyables sont justement ceux que les fictions de la scène remuent le plus vivement. Que deviendrait la société, si les oeuvres d'art, qui sont toutes plus ou moins une peinture, avaient le pouvoir de modifier le fond de notre nature ? Mais, sans insister davantage sur ce point qui est capital, pourquoi Bossuet va-t-il choisir comme exemple le Cid de Corneille? Non, une telle oeuvre n'est pas malsaine; je dirai plus, elle ne produit que des impressions nobles, salutaires ; elle transporte d'abord l'imagination dans une région où ne régnent que des sentiments élevés. Le coeur jeune que touchera cette peinture d'un amour si chaste et si courageux,sera comme préservé
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des séductions vulgaires qu'offre la vie ; et s'il vient à aimer, quel danger y a-t-il à ce qu'il veuille un Rodrigue ou une Chimène? A ces hauteurs, l'air est pur et fortifiant. Je n'en dirais pas autant des tragédies de Racine, le doucereux, comme l'appelait Corneille : la passion y tient un tout autre langage. Il y a d'ailleurs certaines situations dont tout le génie du poëte ne parvient pas à dissimuler le désordre. Pourquoi avoir fait le procès à Corneille et laissé Racine en paix ? Corneille était mort, Racine s'était converti, il était bien en cour, fort protégé de madame de Maintenon. Ces réserves faites, on ne peut qu'admirer ce qui suit, à savoir, tout ce que le jeu des acteurs ajoute à l'art du poëte. Ici, je dois citer.
«Si les peintures immodestes ramènent naturellement à l'esprit ce qu'elles expriment, et que pour cette raison on en condamne l'usage, parce qu'on ne les goûte jamais autant qu'une main habile l'a voulu, sans entrer dans l'esprit de l'ouvrier, et sans se mettre en quelque façon dans l'état qu'il a voulu peindre, combien plus sera-t-on touché des expressions du théâtre, où tout paraît effectif; où ce ne sont point des traits morts et des couleurs sèches qui agissent, mais des personnages vivants, de vrais yeux, ou ardents ou tendres, et plongés dans la passion, de vraies larmes dans les acteurs, qui en attirent d'aussi véritables dans ceux qui regardent; enfin de vrais mouvements qui mettent en feu tout le parterre et toutes les loges : et tout cela, dites-vous, n'émeut qu'indirectement, et n'excite que par accident les passions ?
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« Dites encore que les discours qui tendent directement à allumer de telles flammes, qui excitent la jeunesse à aimer, comme si elle n'était pas assez insensée, qui lui l'ont envier le sort des oiseaux et des bêtes que rien ne trouble dans leurs passions, et se plaindre de la raison et de la pudeur si importunes et si contraignantes : dites que toutes ces choses, et cent autres de cette nature, dont tous les théâtres retentissent, n'excitent les passions que par accident, pendant que tout crie qu'elles sont faites pour les exciter, et que, si elles manquent leur coup, les règles de l'art sont frustrées, et les auteurs et les acteurs travaillent en vain ! »
Voilà la vigoureuse et brûlante éloquence. Bossuet ne s'arrête pas là. Il va droit à la question si grave des femmes au théâtre. Chez les anciens, elles ne paraissaient jamais sur la scène ; on sait quelle importance elles y ont de nos jours pour le succès. A la pensée de cet état si contraire à la retenue, à la modestie qui sont imposées à la jeune fille, l'indignation et la douleur le saisissent. Le langage devient plus pressant, les images plus vives, le tour plus passionné ; de brusques mouvements éclatent, comme d'un coeur touché au plus profond.
— «N'est-ce rien que d'armer des chrétiennes contre les'âmes faibles, de leur donner de ces flèches uni percent les coeurs, de les immoler à l'incontinence publique d'une manière plus dangereuse qu'on ne ferait dans les lieux qu'on n'ose nommer? Quelle mère, je ne dis pas chrétienne, mais tant soit peu
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honnête, n'aimerait pas mieux voir sa fille dans le tombeau que sur le théâtre ? Quoi, l'a-t-elle élevée si tendrement et avec tant de précaution pour cet opprobre? L'a-t-elle tenue nuit et jour, pour ainsi parler, sous ses ailes, avec tant de soin, pour la livrer au public, et en faire un écueil de la jeunesse ? Qui ne regarde pas ces malheureuses chrétiennes, si elles le sont encore dans une profession si contraire aux voeux de leur baptême, qui, dis-je, ne les regarde pas comme des esclaves exposées, en qui la pudeur est éteinte, quand ce ne serait que par tant de regards qu'elles attirent, elles que leur sexe avait consacrées à la modestie, dont l'infirmité naturelle demandait la sûre retraite d'une maison bien réglée ? Et voilà qu'elles s'étalent elles-mêmes en plein théâtre avec tout l'attirail de la vanité, comme ces sirènes, dont parle Isaïe, qui font leur demeure dans les temples de la volupté, dont les regards sont mortels, et qui reçoivent de tous côtés, par les applaudissements qu'on leur renvoie, le poison qu'elles répandent par leur chant. »
Bossuet l'a bien senti: là est la pierre d'achoppement: quel sort le théâtre fait-il aux femmes?Le père Caffaro avait prétendu que le théâtre était un divertissement comme un autre, bon ou mauvais suivant l'usage qu'on en faisait, que le danger était partout et nulle part. Bossuet répond : C'est parce que la vie humaine est pleine de périls et d'écueils que vous voulez en multiplier le nombre! Il s'était fondé sur les lois civiles qui autorisent le théâtre : Bossuet lui demande
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depuis quand l'Église est tenue de se régler sur les lois civiles. Elles autorisaient jadis l'usure et le divorce: les Pères de l'Église ont-ils jamais autorisé l'un ou l'autre ?
Il prétendait, aussi que le goût des distractions est naturel à l'homme, qu'il est légitime, pourvu qu'on se renferme dans de sages limites. Bossuet nie que le chétien véritable ait besoin de distractions. Et d'ailleurs, quel est l'esprit qui mène aux spectacles? On n'y va que pour s'étourdir- et s'oublier soi-même, « pour « calmer la persécution de cet inexorable ennui qui «fait le fond de la vie humaine depuis que l'homme «a perdu le goût de Dieu. » Enfin le père Caffaro alléguait des textes tirés des auteurs ecclésiastiques: Bossuet rectifie et réfute ces témoignages, et s'appuie même sur l'autorité de Platon. « Ce qui nous reste des « anciens païens en ce genre-là (j'en rougis pour les « chrétiens), est si fort au-dessus de nous en gravité « et en sagesse que notre théâtre n'en a pu souffrir la « simplicité. » Il conclut en reconnaissant que l'Église «espéra pouvoir réduire le théâtre à quelque chose « d'honnête et de supportable,» mais elle fut bien vite détrompée. « Le charme des sens est un mauvais introducteur des sentiments vertueux. » ....
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J.-J. ROUSSEAU
L'éloquence de Jean-Jacques Rousseau.
MESDAMES,
Je me proposais de rapprocher du traité de Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie, un ouvrage sur le même sujet composé soixante ans plus tard par un auteur qui ne ressemble en rien à Bossuet, la Lettre à d'Alembert sur les spectacles, par, Jean-Jacques Rousseau. Mais ne serait-ce pas s'arrêter plus qu'il ne contient sur cette question du théâtre ? J'ai préféré agrandir mon cadre, étudier l'éloquence de Rousseau, non dans un monument isolé, mais dans l'ensemble de ses oeuvres.
C'est le seul écrivain du dix-huitième siècle qui nous arrêtera. Je ne crois pas, comme certaines gens, qu'il y ait péril à se commettre avec les auteurs de cette époque; j'estime au contraire qu'étant plus rapprochés de nous et concourant tous, qu'ils le veuillent, ou qu'ils l'ignorent, à l'oeuvre de la révolution, ils doivent nous intéresser par plus de côtés; qu'on peut admirer Bossuet sans rabaisser Voltaire; que c'est le propre d'un esprit bien fait de comprendre même ce qu'il ne goûte point ; que, suivant l'expression de Montaigne, l'âme s'élargit d'au tant qu'elle s'emplit. Mais les bornes que je
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me suis fixées me forcent à faire un choix, et c'est Rousseau que je choisis. Pourquoi ? Montesquieu et Buffon ont composé des ouvrages spéciaux sur des matières spéciales; Voltaire a abordé à peu près tous les genres ; mais ce qui domine en lui, c'est plutôt le bon sens aiguisé, l'esprit, que l'éloquence. Non qu'il ait été dépourvu de ce don précieux : ses lettres, et surtout ses mémoires pour Calas, Sirven, La Barre, Lally, prouvent le contraire ; néanmoins le ton général de son oeuvre n'est pas oratoire. Reste Rousseau. Lui est avant tout un homme éloquent ; tous, amis et ennemis, le proclament tel ; aujourd'hui encore,où le temps et l'expérience ont fait justice de bien des paradoxes lancés par lui à la fa-ce de la société du dix-huitième siècle, la flamme de ses écrits n'est pas éteinte;il trouble encore et entraîne l'imagination.
D'où vient son éloquence ? ce n'est pas un fruit précoce, comme celle de la Boétie, une réminiscence passionnée des auteurs anciens. Elle apparaît tard, a cet âge où l'homme, déjà fatigué de la vie, n'a plus l'élan des jeunes espérances, et s'imagine faire à la raison le sacrifice des illusions qui le quittent. Mais tout ce qui. trouble le coeur du jeune homme, sensations, désirs, rêves, celte exubérance de vie qu'il épanche et dépense si follement, tout cela était resté comme enfoui au fond de l'âme de Rousseau, ne trouvant aucune issue, et le dévorant. Il y eut une explosion terrible. Il l'a racontée lui-même quelques années avant sa mort (1), et l'on sent encore dans ce récit du
(1) Deuxième lettre à M. de Malesherbes.
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vieillard l'émotion et comme le frémissement de la secousse première.
«J'allais voir Diderot, alors prisonnier à Vincennes; j'avais dans ma poche un Mercure de France, que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l'académie de Dijon, qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture : tout à coup je me sens l'esprit ébloui de mille lumières ; des foules d'idées vives s'y présentent à la fois avec une force et une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable ; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine : ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue, et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu'en me relevant, j'aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes sans avoir senti que j'en répandais. Oh ! monsieur, si j'avais jamais pu écrire le quart de ce que j'ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle clarté j'aurais fait voir toutes les contradictions du système social ; avec quelle force j'aurais exposé tous les abus de nos institutions; avec quelle simplicité j'aurais démontré que l'homme est bon naturellement, et que c'est par ces institutions seules- que les hommes deviennent méchants ! Tout ce que j'ai pu retenir de ces foules de grandes vérités, qui, dans un quart d'heure, m'illuminèrent sous cet arbre, a été bien faiblement épars dans les
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trois principaux de mes écrits ; savoir : ce premier discours, celui de l'inégalité, et le traité de l'éducation ; lesquels trois ouvrages sont inséparables, et forment ensemble un même tout. Tout le reste a été perdu et il n'y eut d'écrit sur le lieu même que la prosopopée de Fabricius. »
Diderot raconte le fait tout autrement. Il prétend avoir donné lui-même à Rousseau le conseil de traiter la question proposée (1) par la négative, attendu que l'affirmative était un lieu commun, le pont aux ânes. — J'ai peine aie croire. Il faudrait admettre que c'est Diderot qui a fait Rousseau, car tout Rousseau est déjà dans le premier discours. Il maintint toute sa vie les idées qu'il émit alors ; et, si prévenu qu'on soit contre lui, il serait injuste et peu raisonnable de supposer qu'il s'est amusé à débiter des paradoxes pendant vingt-cinq ans, pour ne pas démentir un paradoxe qui lui avait été suggéré par un autre. Diderot avait l'habitude de prêter des. idées à tout le monde ; il était le fournisseur ordinaire des philosophes, comme d'Holbach était leur maître d'hôtel ; il approvisionnait les cerveaux stériles du baron allemand, d'Helvétius, de l'abbé Raynal ; il s'est peut-être imaginé de bonne foi qu'il en avait fait autant pour Rousseau. C'est une illusion : de tels hommes n'empruntent, rien à personne, et surtout ils n'empruntent pas la direction première de leurs idées. Il se fait en eux de' bonne heure un mystérieux travail de pré(1)
pré(1) sujet était : Le rétablissement des lettres et des sciences a-t-il contribué à épurer ou à corrompre les moeurs ?
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paration ; l'être tout entier y concourt, corps, âme, intelligence, les misères et les luttes de tout genre, les fautes commises, les remords, les désirs trompés: out cela façonne pour ainsi dire au dedans d'eux, et sans qu'ils en aient conscience, un écrivain d'un ordre à part qui tout à coup se révèle. Une occasion quelconque, un hasard, une question proposée par une académie de province, il n'en faut pas davantage. Ce qui était caché éclate, l'écrivain est né, il a trouvé sa voie, il la suivra jusqu'au bout. Si cette interprétation est la vraie, je suis amené tout naturellement à décomposer les éléments qui formèrent l'éloquence de Rousseau. Elle jaillit à sonheure, mais elle était en lui, comme l'étincelle est dans le caillou, l'éclair dans le nuage. Un écrivain qui consacra toute sa vie à l'étude des questions sociales, qui exposa d'une si éloquente façon les abus des institutions qu'il avait sous les yeux, qui exerça une si prodigieuse influence sur ses contemporains et sur la génération qui suivit, ne peut être isolé du milieu dans lequel il a vécu. Ce milieu a été la matière même de son éloquence. Les iniquités, les immoralités, les souffrances dont il a été le témoin et dont il devait être le juge, ont pesé longtemps sur lui, avant qu'il se révoltât et les attaquât en face. En lui s'amassait le trésor des. indignations. A l'impatience du présent se joignait une sorte d'incubation des réformes qui obsédaient son esprit et qu'il brûlait d'apporter à ses semblables, il faut donc exposer d'abord rapidement ce qui le blessait dans la société du dix-huitième siè-
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cle, ce qu'il voulait changer : voilà le premier point, Mais cela ne suffit pas. Tous les contemporains de Rousseau assistèrent au même spectacle, et pas un d'eux ne s'emporta, comme lui, contre les institutions et les moeurs du temps ; pas un d'eux n'imprima aux esprits une secousse pareille. Il faut donc étudier la personnalité de l'auteur, son caractère, ses moeurs, ses aventures, ce qui le prépara à prendre la position unique dont il se saisit. Ainsi j'exposerai d'une part ce qu'il trouva autour de lui, d'autre part ce qu'il trouva en lui.
La société française vers le milieu du dix-huitième siècle était la plus brillante de l'Europe et la plus légère. Elle était gouvernée par un roi que les affaires ennuyaient, et par des ministres que des intrigues de cour, le caprice d'une favorite faisaient et défaisaient, L'autorité royale, ainsi représentée, était absolue, mais peu redoutée et surtout peu respectée. Il y avait bien les lettres de cachet et la Bastille, les instruments de règne, dont ce fut alors le beau temps; mais les moeurs et l'opinion publique étaient plus puissantes que les prisons d'État. On enlevait sans scrupule la liberté à un citoyen, mais la détention durait peu ; et si le détenu était homme de lettres, journaliste ou comédien, il était traité à la Bastille avec les plus grands égards ; table abondamment servie, bibliothèque, visites d'amis, marques de déférence de tous les employés (1), jusqu'au jour où on le priait de céder
(1) On peut voir à ce propos les Mémoires de Marmontel.
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la place à un autre. Quand les ministres et le parlement
parlement pour frapper un écrivain coupable
d'avoir attaqué l'autorité du trône ou celle de l'Église,
le livre était brûlé par la main du bourreau, au pied
du grand escalier du palais, exécution qui assurait
aussitôt le succès de l'ouvrage et une seconde édition.
Quant à l'auteur, il était généralement prévenu, sous
main, d'avoir à mettre sa personne en sûreté ; après
quoi on lançait contre lui un mandat d'amener, et
l'on constatait qu'il avait pris la fuite. C'était le régime
de l'arbitraire, du bon plaisir, comme on disait alors,
mais tempéré par la douceur des moeurs. La liberté individuelle n'existait pas, ni la liberté de la presse,
ni la liberté de conscience, ni aucune autre, mais
l'autorité royale n'en était pas plus forte. M. de Malesherbes, directeur de la librairie, introduisait luimême
luimême France les ouvrages condamnés, approuvait les doctrines des philosophes et croyait sincèrement
faire son devoir. On tâchait d'avoir pour ami quelque personnage influent à la cour, depuis le ministre jusqu'à la femme de chambre de la favorite ; et par là on obtenait soit des lettres de cachet pour se débarrasser d'un homme qui gênait, soit la mise en liberté ou l'impunité pour un parent et un ami. — De la politique extérieure de la France je ne dirai rien. De ce côté, comme de l'autre, tout allait à la dérive.
Les moeurs étaient à l'avenant. Tout gouvernement méprisé et qui dure, répand la corruption qui est en lui. En haut lieu le bon plaisir, au-dessous le plaisir. Paris était le rendez-vous des étrangers, le centre du
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bon goût, de la mode, de l'esprit. Les arts étaient brillants ; mais les artistes cherchaient et atteignaient plutôt le joli, l'agréable que le beau. Une foule de salons recevaient chaque soir toute une population de désoeuvrés élégants, spirituels ; on se retrouvait an théâtre, au bal, aux soupers, dans les cafés. Les femmes s'habillaient d'une façon charmante, causaient avec un agrément infini et n'étaient guère chez elles que le jour où elles recevaient. Les manières étaient exquises d'urbanité et de grâce ; la politesse était un art qu'on apprenait toute sa vie : aucune morgue, un laisser aller plein de naturel. Les grands seigneurs ne dédaignaient pas la société des gens de lettres, des artistes et même des comédiens : tout ce qui pouvait amuser était accueilli, recherché ; on n'excluait que les malappris et les sols ; encore en gardait-on quelques-uns, comme contraste, et pour exercer la bonne grâce et l'esprit des autres. — Sous ces dehors brillants que découvre-t-on ? Une société profondément malade et qui veut s'étourdir. La vie du monde, si bruyante et si creuse, trompe la faim du coeur et ne la satisfait pas. Cette perpétuelle dépense de soi-même pour plaire à des étrangers, à des indifférents, est un vol qu'on fait aux affections naturelles, qu'on se fait à soi-même. Le factice étouffe le réel. Jamais les femmes ne furent plus entourées d'hommages, jamais elles ne furent moins respectées. C'est le mariage, c'est la famille qui donnent à la femme sa dignité, c'est l'accomplissement de ces devoirs naturels qui, en remplissant le coeur, commande le respect. Or le ma-
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riage était alors subi comme une nécessité sociale, raité légèrement comme un engagement sans conséquence, tourné en ridicule chez ceux qui voulaient le prendre au sérieux. Une comédie de La Chaussée, ntitulée le Préjugé vaincu, met en scène deux époux assez malheureux pour s'aimer : comment se sousraire aux quolibets qui vont tomber sur un couple si étrange? Ne va-t-on pas les bannir du monde, comme donnant un mauvais exemple ? Cruel embarras ! Ils s'avisent tous deux; et sans s'être entendus, de cacher sous les dehors de la plus froide indifférence l'affection qu'ils ont l'un pour l'autre ; ils vont même jusqu'à feindre d'aimer ailleurs. Tout cela pour ne pas déroger à la mode du jour ! On s'explique d'ailleurs ce mépris du mariage, quand on songe comment se contractaient les unions. On s'épousait sans se connaître, sans se consulter, pour unir deux noms, deux fortunes, confondre des intérêts qu'on ne voulait pas séparer. Le mariage, qui doit être un lien, était pour les époux la liberté. Chacun allait de son côté, suivant sa fantaisie, n'ayant pour but que le plaisir. — Et les enfants? On les mettait en nourrice, on les confiait aux domestiques , à un précepteur, puis le collége et le couvent; on en était très-vite débarrassé. Ils ne voyaient guère leurs parents : ceux-ci étaient si occupés ! Et, pour remplacer ces tendresses premières qui sont le cri de la nature, le besoin impérieux du coeur, on avait la galanterie, le caprice, le désordre banal et froid ! Puis, quand l'âge venait, et que le monde quittait ceux qui
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n'étaient plus une parure du monde, on ne trouvait plus ce refuge de la religion qui recueillait jadis les blessés de la vie. Une incrédulité frondeuse l'avait fermé. — Voilà à peu près ce qui frappait les regards, ce qui occupait les premiers plans du tableau. Que si vous écartez ces masques brillants, vous découvrez bien loin, derrière, et comme perdue dans les ténèbres, une foule immense, innombrable, qui n'a part ni aux priviléges, ni aux plaisirs, ni aux fêtes, qui subit sans consolation, sans espoir, la dure loi du labeur quotidien, qui porte seule le faix écrasant des impôts toujours multipliés, toujours croissants, le peuple enfin, qui n'est rien encore que la matière taillable et corvéable à merci.
Voilà ce que vit Rousseau, et ce qu'il vit, bientôt il le sentit, il en fut pénétré, profondément remué. S'il eût été un Français, né et élevé dans ce milieu, parmi les heureux du monde, peut-être eût-il suivi le courant général, et pris aisément son parti d'un état social qui lui était doux; mais Rousseau vient d'ailleurs et il va ailleurs.
Il est. né à Genève, cité républicaine et calviniste, dans une famille de petite bourgeoisie. Son père était horloger. Il ne connut pas sa mère, qu'il perdit fort jeune. Son enfance fut livrée au hasard ; son père, homme de plaisirs, ne s'occupait de ses enfants et de sa maison que quand il n'avait rien de mieux à faire. Le frère aîné de Rousseau quitta la maison paternelle à l'âge de seize ans, alla on ne sait où ; on n'en entendit plus parler. Quant à Rousseau, il s'instruisait à
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a fantaisie, apprenait à lire par hasard, dévorait tout enfant les romans d'un cabinet de lecture, se jetait
nsuite sur Plutarque, et prenait ainsi, dès ses preières
preières le goût des choses extraordinaires, impossibles, la passion des rêves, l'élan vers l'idéal. Il
saye d'apprendre le métier d'horloger et celui de
raveur, s'en dégoûte et, à l'âge de seize ans, prend la fuite. Son père ne courut pas bien loin après le fugitif; il fit comme pour l'aîné, n'y pensa plus Rousseau,
près quelques jours de vagabondage, épuisé, mourant de faim, est recueilli à l'asile des catéchumènes de
urin. On l'endoctrine brièvement, on lui fait abjurer sa religion, et on le met dehors avec vingt francs. Que faire? Il essaye successivement de tous les métiers : il est laquais, arpenteur, acolyte d'un moine grec, fripon irai quête pour le Saint-Sépulcre ; il enseigne la musique qu'il ne sait pas ; il vit aux dépens de madame de Warens, subit toutes les misères, toutes les humiliations, commet toutes les fautes, et arrive enfin à Paris, où il se lie avec Diderot, Holbach et les Encyclopédistes. Toujours pauvre, incertain du lendemain, ne. pouvant trouver dans la société place qui lui convienne, blessé de tout ce qu'il voit, mécontent de lui-même et des autres, lié à une servante d'auberge, père d'enfants qu'il fait exposer, troublé par des remords qui deviennent de plus en plus amers, s'essayant en vain au métier d'homme du monde, gauche, maladroit, n'ayant pas d'esprit, ne trouvant qu'un quart d'heure après ce qu'il eût fallu répondre, il jette enfin au .dehors cette tempête qu'il porte en lui depuis vingt
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ans. Son premier discours lui donne une situation, qui n'est qu'à lui ; il s'est posé en adversaire irréconciliable de la société : voilà son originalité à lui, sa force, sa raison d'être. Alors seulement un peu de calme entre dans cette âme qui se dévorait d'impatience, de désirs, d'incertitude. Il voit clair au fond de lui-même ; sa voie est tracée. Il ne lui reste plus qu'à rejeter le fardeau des conventions sociales, à mettre sa vie en accord avec ses principes. Il ne veut pas être un désoeuvré, un mondain : tout homme doit avoir un métier qui le nourrisse. Il se fait copiste de musique, Il quitte le monde, où l'homme pauvre doit être amuseur et parasite, renonce à l'épée, aux manchettes, au linge fin, prend le costume modeste du prolétaire. Il est alors, comme il le dit lui-même, « énivré de vertu. » Les impressions de ses premières lectures lui reviennent en foule plus vives et éclairées d'une lumière nouvelle. Personnages de romans, héros de Plutarque, réformes universelles, tout un monde imaginaire vient l'obséder et peupler la solitude qu'il s'est faite. Ce fut pendant sept années une véritable fièvre (1755-1762). Libre enfin de toutes les entraves artificielles, tout entier à son oeuvre, il épanche ce flot d'idées et de sentiments qui, comprimé si longtemps, se répand avec une impétuosité extraordinaire. Ses livres les plus éloquents appartiennent tous à cette période féconde : le Discours sur l'origine de l'inégalité, la Lettre à d'Alembert sur les spectacles, l' Emile, la Nouvelle Héloïse, la Lettre à Christophe de Beaumont, les Lettres de la Montagne, C'est là qu'il faut chercher Rousseau, celui
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des Confessions est tout autre. L'ivresse de production est apaisée; il reste les regrets, les remords, les amertumes, les injustices d'une âme orgueilleuse, les retours mélancoliques vers le passé, le découragement. —C'est le soldat après la bataille.
Tel est le personnage. J'ai voulu esquisser rapidement sa physionomie, et la placer en regard du tableau de la société d'alors. Le contraste est frappant. Ce rapprochement seul suffirait à expliquer l'oeuvre : mais il faut pénétrer plus, avant, chercher le principe sur lequel l'oeuvre est fondée.
Rousseau n'est point un déclamateur. S'il a agi sipuissamment sur les esprits, c'est qu'il a présenté sous toutes ses formes à ses contemporains une vérité qui, méconnue, est justement la cause des misères de tout genre qui pèsent sur la vie. Cette vérité, c'est son principe à lui, son point de départ, le fondement solide. Il lui donne un nom vague, mais déjà fort à la mode, il l'appelle nature. Tous les ouvrages de Rousseau ne sont que le développement passionné de la môme idée montrée sous ses divers aspects. Quelque sujet qu'il traite, il oppose toujours à la civilisation artificielle, corrompue et corruptrice de son temps, l'état de nature, la loi de nature, c'est-à-dire un certain idéal dont il fait une réalité délicieuse. Il examine les institutions politiques qui régissent les peuples ; partout il découvre un oppresseur, des opprimés. D'où vient cette singulière injustice, qui courbe le plus grand nombre sous la main d'un seul ? de l'oubli, de l'abandon de la loi de nature. Elle n'a pas créé les uns
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pour commander, les autres pour servir ; elle a fait tous les hommes égaux et libres. Mais un spectacle bien plus triste s'offre à lui. Les biens de la terre sont le partage d'un petit nombre, tandis que des multitudes innombrables de malheureux languissent, menaces chaque jour de mourir de faim, forcés, pour vivre, d'aliéner leur liberté, de se soumettre aux exigences, aux caprices, aux outrages de ceux qui détiennent leur subsistance ? D'où vient cette inégalité ? de l'abandon de la loi de nature. Ce n'est pas elle qui a établi la propriété, cette première forme de l'usurpation, ni les lois qui en assurent la possession, ni les pouvoirs publics qui en châtient la violation. Elle avait prodigué ses biens à tous les mortels, sans distinction : elle était assez riche pour les nourrir tous. Aujourd'hui les uns regorgent de trésors qu'ils ne peuvent dépenser; les autres n'ont pas même le nécessaire. Il ne s'arrête pas là. Qu'est ce que ces agglomérations de maisons serrées les unes contre les autres, se privant mutuellement d'air et de lumière ? Des villes, c'est-à-dire des foyers de maladies, de corruption, le rendez-vous de tous les vices. Une fois parqués dans ces étroites enceintes, soumis à des lois tyranniques, les humains ont imaginé peu à peu tous les fléaux qui les rongent aujourd'hui. Après'la perte de la liberté, du bien-être primitif, ils sont tombés dans le dégoût des plaisirs naturels. A l'amour libre a succédé la galanterie, aux courses salutaires au sein des vastes forêts, les réunions dans un salon étouffant, les conversations fades, les hypocrisies de la politesse, le joug des con-
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venances. Dans cet état déplorable l'homme fait pitié et dégoût. Que dire maintenant des arts, des lettres, des sciences? Les philosophes célèbrent sur tous les tons les progrès des lumières, les merveilles de la civilisation : qu'est-ce que cela ? La parure des esclaves : ce sont chaînes dorées, qu'on ne brise point parce qu'on les trouve belles. Quoi ! l'étude, le travail du cerveau, qui cloue l'homme dans un cabinet, qui lui ravit cette joie de se mouvoir librement, au grand air, en plein soleil, de jouir du jeu de ses organes robustes, voilà un des plus brillants produits de ce beau progrès ! Combien plus avisés les Caraïbes ?Dès que l'enfant naît, ils lui serrent le crâne entre deux planches, l'aplatissent, si bien qu'aucune idée ne s'y peut faire jour, et qu'il est réduit à la loi bienfaisante de l'instinct. «Tout homme qui médite est un animal dépravé. » Voilà la première forme sous laquelle cette idée de l'état de nature fit son apparition dans les ouvrages de Rousseau : ce fut' en 1755, dans le Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes. Tout en est violent, excessif, mais d'une singulière vigueur et d'un rare éclat de style. L'écrivain n'est pas encore maître de lui-même; il fermente, il bouillonne, il se répand comme une lave brûlante; il entasse les paradoxes les plus révoltants avec une intrépidité qui confond. Le principe une fois admis, on est forcé de suivre ; les conséquences s'enchaînent de la façon la plus rigoureuse ; c'est un crescendo terrible de calamités qui tombent l'une après l'autre sur la pauvre espèce humaine et la châtient d'avoir abandonné l'état de na-
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ture.—Voltaire ne put prendre au sérieux ce roman du citoyen de Genève, et il lui écrivit une de ces lettres charmantes de mesure et d'esprit, qui reposent des secousses violentes auxquelles vous soumet Rousseau. En voici le début : «J'aireçu, monsieur, votre nou« veau livre contre le genre humain ; je vous en re« mercie. Vous plairez aux hommes à qui vous dites « leurs vérités, mais vous ne les corrigerez pas. On ne « peut peindre avec des couleurs plus fortes les hor« reurs de la société humaine dont notre ignorance et « notre faiblesse, se promettent tant de consolations, « On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous « rendre bêtes ; il prend envie de marcher à quatre « pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme » il y a plus de soixante ans que j'en ai perdu l'habi« tude, je sens malheureusement qu'il m'est impos« sible de la reprendre, et je laisse cette allure natu« relie à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi, « (30 auguste 1755.) »
On n'arrête pas un homme lancé avec l'impétuosité de Rousseau. Il poursuivit sa voie. Seulement, au lieu de présenter à des civilisés incorrigibles l'état de nature comme un remords impitoyable, il accepta la civilisation qu'il avait sous les yeux, avec ses institutions, ses lois, son gouvernement. Mais tout cela il en fit entrevoir la réformation, non par une secousse violente, mais par un moyen lent et sûr qui était à la portée de tous. Quel? Revenir à l'état de nature par l'éducation. L'Emile, malgré des détails inadmissibles, est le grand ouvrage du dix-huitième siècle, le plus fécond. Dès les
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premières lignes, l'élévation religieuse du langage impose. « Tout est bien, sortant des mains de l'auteur des « choses, tout dégénère entre les mains de l'homme. » —L'auteur n'a point abandonné son principe, la Nature, mais il l'a pour ainsi dire identifié avec Dieu. C'est Dieu qui a créé l'homme dans cet état de félicité primitive où il ne saurait remonter. Qu'il essaye cependant, non de reconquérir des biens perdus, cela est impossible, mais de retrouver les lois de la véritable vie, de la vie conforme à sa nature, sinon à la Nature. Rousseau l'y aidera ; il affranchira ce civilisé des entraves qu'il s'est imposées de gaieté de coeur pour ainsi dire ; il ne fera pas de lui l'homme des anciens jours, mais il en fera ce qu'il a cessé d'être, un homme. L'éducation qu'il reçoit en fait un être artificiel, sans énergie, sans originalité, toujours esclave. Qu'il soit affranchi, et cela dès sa naissance. La mère n'éloignera pas de son sein la chétive créature qu'elle vient de mettre au monde, elle ne la confiera pas aux soins d'une mercenaire, tandis qu'elle-même courra aux fêtes, aux bals, aux plaisirs; elle allaitera son enfant, elle restera attachée à ce berceau. — Réforme capitale, d'une incalculable portée. L'enfant retire la mère du monde,.et celle-ci en retire le père. L'association naturelle des trois êtres, que le monde avait rompue, est rétablie; la famille est reconstituée; l'éducation a sa base assurée. Existe-t-elle en effet quand elle n'est pas l'ouvrage de ceux-là mêmes qui ont donné naissance à l'enfant? C'est ainsi que le principe de cette loi de Nature que Rousseau a semblé abandonner, revient
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ici, avec une singulière force, dépouillé de toutes les exagérations romanesques qui le faussaient. Ces premiers-chapitres de l'Emile ne restèrent pas une lettre morte, une théorie ingénieuse qu'on admire en passant et qu'on ne cherche point à pratiquer. Les mères se mirent à allaiter leurs enfants, qui ne furent plus emmaillottés (j'oubliais ce détail), et à les élever. Dans les classes qu'on appelle hautes, c'est-à-dire à la cour, dans la noblesse, ce fut une mode. On joua à la mère, on alla dîner en ville et on se fit apporter entre le rôti et le dessert l'enfant pour lui donner le sein. Dans la classe moyenne, la femme prit au sérieux le rôle qui lui était rendu ; le mari s'unit plus étroitement à sa compagne; on prit Rousseau pour guide, on s'appliqua à former des hommes. Or ceci se passait trente ans avant 1789, et nous savons si les hommes manquèrent à l'oeuvre.
Il y a dans l'Emile un livre célèbre, que l'on détache volontiers de l'ouvrage et que l'on appelle la Profession de foi du vicaire savoyard. Je ne pourrai en parler autant que je voudrais et comme je voudrais. Rousseau reprend son principe de la Nature et l'applique à la religion. Il ne veut pas que l'on parle à l'enfant de cet important sujet avant l'âge de seize ans, c'est-à-dire avant qu'il puisse se décider par lui-même sur le choix de la religion qu'il convient d'adopter. Selon Rousseau, c'est la religion naturelle. Elle est gravée dans le coeur de l'homme; qu'il écoute la voix de la conscience, elle ne le trompera jamais. C'est la conscience qui proclame l'existence d'un Dieu, créateur de tout ce
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vaste univers, tout juste et tout bon. C'est la conscience i enseigne à l'homme la loi morale, obligatoire, universelle, dont les infractions sont punies parle remords ici-bas, et là-haut par l'auteur de toute justice. Il faut en effet qu'il existe une autre vie; c'est une nécessité pour l'homme, c'en est une pour Dieu. Ce monde ne seraitquelaplus cruelle des ironies, si les iniquités et les isères dont il abondene devaient être redressées, comensées ailleurs. Telle est la foi du Vicaire savoyard, dont Rousseau se dit l'interprète. Un sentiment reliieux profond l'anime, mais la religion chrétienne aussi bien que toutes les religions positives n'y tient aucune place. Ce n'est pas que Rousseau soit comme Voltaire ystématiquement hostile au Christianisme : n'est-ce as lui qui a dit : « Je vous avoue que la sainteté de «l'Evangile est un argument qui parle à mon coeur, « et auquel j'aurais même regret de trouver quelque « bonne réponse. — Et un peu plus loin : « Si la vie et « la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de « Jésus sont d'un Dieu. » — Mais cet hommage rendu à la doctrine et à son fondateur ne peut l'amener jusqu'à admettre tous les dogmes qui en découlent. Le voilà donc isolé dans le dix-huitième siècle et en butte aux attaques des deux partis qui divisent la société. Les orthodoxes ne lui pardonnent point de ne pas venir usqu'à eux, d'avoir même fourni à l'incrédulité des arguments nouveaux, et quels arguments tout vibrants de passion, tout enflammés d'enthousiasme. Les philosophes ne tenaient pas un tel langage : ils discutaient froidement, ils avaient recours à la raillerie, à l'ironie
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perfide; et le plus souvent ils lançaient dans le public, sans nom d'auteur, des livres destinés à faire scandale. Rousseau, lui, n'aborde de. tels sujets, si graves, qu'avec une véritable émotion. S'il discute et combat tel ou tel dogme, c'est pour établir à sa place le dogme consolateur de l'existence de Dieu, de l'immortalité de l'âme, d'une autre vie. Méconnu et attaqué avec la plus grande véhémence par l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, il n'hésita pas à répondre directement au prélat dont il honorait les vertus et le caractère, mais qui n'avait aucun droit de censure sur les opinions d'un citoyen de Genève et d'un calviniste. D'un autre côté, tout le parti philosophique, alors tout-puissant, lui déclara une guerre acharnée; il fut considéré comme un faux frère, un traître, puis, en désespoir de cause, comme un fou. Diderot le représenta « rôdant autour d'une capucinière où il entre« rait quelque jour, ballotté de l'athéisme au baptême «des cloches. » Rousseau avait osé écrire dans cette fameuse Profession de foi du vicaire savoyard « : Fuyez « ceux qui, sous prétexte d'expliquer la Nature, sèment « dans les coeurs des hommes de désolantes doctrines, « et dont le scepticisme apparent est cent fois pins « affirmatif et plus dogmatique que le ton décidé de « leurs adversaires. Sous le hautain prétexte qu'eux « seuls sont éclairés, vrais, de bonne foi, ils nous « soumettent impérieusement à leurs décisions tran« chantes, et prétendent nous donner pour les vrais « principes des choses les inintelligibles systèmes qu'ils « ont bâtis dans leur imagination. Dureste, renversant,
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«détruisant, foulant aux pieds tout ce que les hommes «respectent, ils ôtent aux affligés la dernière consola«tion de leur misère, aux puissants et aux riches le seul «frein de leurs passions ; ils arrachent du fond des « coeurs le remords du crime, l'espoir de la vertu, et « se vantent encore d'être les bienfaiteurs du genre « humain. Jamais, disent-ils, la vérité n'est nuisible «aux hommes. Je le crois comme eux, et c'est, à mon «avis, une grande preuve que ce qu'ils enseignent n'est «pas la vérité. »
On ne le lui pardonna point. A partir de ce jour, sa vie fut empoisonnée. Aux persécutions,officielles pour ainsi dire, du Parlement, de la Sorbonne, du clergé, se joignirent les libelles, les pamphlets, les vers injurieux, les lettres apocryphes pleines de venin ; puis l'exil, la fuite au pays natal, où il rencontre des inimitiés plus violentes encore, où il est poursuivi par la populace, lapidé ; puis ce voyage en Angleterre en compagnie de Hume, où sa pensée se trouble, où l'idée d'un vaste complot tramé pour le perdre s'empare de lui, égare sa raison, ne lui laisse qu'à de rares intervalles la libre possession de lui-même.
C'est à cette dernière période de sa vie (1765-1778) qu'appartiennent les oeuvres qui portent plus profonde l'empreinte de sa personnalité (les Confessions, les Rêveries, les Lettres à M. de Malesherbes). Elle est la source première de son éloquence. C'est elle qui lui a fait voir et sentir si douloureusement les iniquités et les abus qu'il combat ; c'est parce qu'il en a été victime qu'il les a si vivement attaqués. Dans sa lettre à d'Alem-
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bert, dans sa Lettre à Christophe de Beaumont, les principes sont pour ainsi dire échauffés du feu de cette personnalité dévorante. Il veut qu'on sache, qu'on sente que c'est lui qui parle, lui, Rousseau, citoyen de Genève, homme libre, homme au coeur droit, aimant la vertu, aimant ses semblables, n'écrivant que pour rester fidèle à sa fière devise vitam impendere vero, Même dans la Profession de foi du vicaire savoyard, cette discussion si élevée et si calme, il faut qu'il se mette en scène, qu'il nous montre « ce jeune homme « expatrié qui se voyait réduit à la dernière misère, » et dont il raconte les douloureux débuts dans la vie, jusqu'au moment où, l'allusion ne suffisant plus à ce besoin d'expansion qui le tourmente, il s'écrie: « Je me lasse de parler en tierce personne. » Eh bien ! suivons-le dans ces dernières années si froides, si désolées, voyons ce qu'est devenue cette fièvre de la lutte, ce moi si violent et si audacieux. La fatigue est venue, et les arrières pensées de l'isolement. Il se croit retranché de la société des hommes, qu'il a tant aimés, un objet de haine ou d'horreur. A son foyer aucune consolation. Où sont les enfants, joie et douceur de la vieillesse? Il n'ose y penser, et pourtant ce remords ne le quitte pas. Qu'est-ce que cette .Thérèse et son ignoble famille? Un lien insupportable, que le devoir l'empêche de rompre. Il a donc été méconnu, il le sera peut-être toujours, car ses ennemis sont les plus forts; ils disposent de mille moyens pour le diffamer, le perdre dans l'esprit de ses semblables. C'est alors que, sa pensée se reportant
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en arrière, évoque les moindres événements d'une vie qui fut si tourmentée. Avec cette puissance d'imagination qui fait les poëtes et les orateurs, il revit le passé, le fait apparaître à ses yeux et aux nôtres. si présent, si parlant, qu'on le voit pour ainsi dire et qu'on le touche. — C'est de ce reploiement sur soi-même que sont sorties les Confessions, oeuvre étrange; qu'il appelle « un labyrinthe obscur et fangeux», mais qui est aussi le plus frais, le, plus gracieux tableau. Ace retour vers les jeunes années, parfois doux, souvent amer, il joint le charme des longues promenades solitaires. Les hommes le fuient, mais la Nature lui reste, la Nature toujours sereine, qui fait descendre peu à peu dans les âmes malades la paix infinie qui est en elle. Rousseau l'avait toujours aimée et comprise. Jeune homme expatrié, souvent sans pain et sans asile, il avait contemplé les splendeurs des belles nuits d'été et oublié dans ce ravissement qu'il n'avait pas de gîte. Aux Charmettes, dans ce frais berceau de verdure, il avait laissé paresseusement couler les heures, oubliant les nécessités delà vie, perdu dans le charme des rêveries vagagabondes. A l'Ermitage, il avait plus d'une fois quitté le travail dévorant de la composition, pour courir, au sein des bois, aspirer l'air vivifiant, les senteurs du matin, qui calmaient son sang et jetaient parmi les pages enflammées un rayon de douce lumière. Même à Paris, il n'était pas resté sans, communication avec leschamps, la verdure, les arbres. Il s'échappait parfois de son affreuse rue Platrière, et, seul, il fuyait, gravis-
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sait les coteaux qui dominent la vallée de la Seine. Là il était enfin en pleine possession de lui-même, il se retrouvait; « il se jetait tête baissée dans le vaste océan de la nature ». Ce sont les dernières impressions de son âme malade qu'il ait réussi à peindre comme il savait peindre. — Parmi ces richesses de ses derniers jours, je suis forcé de faire un choix,
— « Quand mes douleurs me font tristement mesurer la longueur des nuits, et que l'agitation de la fièvre m'empêche de goûter un seul instant de sommeil, souvent je me distrais de mon état présent en songeant aux divers événements de ma vie ; et les repentirs, les doux souvenirs, les regrets, l'attendrissement, se partagent le soin de me faire oublier quelques moments mes souffrances. Quels temps croiriezvous, monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves ? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse; ils furent trop rares, trop mêlés d'amertume, et sont déjà trop loin de moi, Ce sont ceux de ma retraite ; ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces jours rapides mais délicieux que j'ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bienaimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec la nature entière et son inconcevable auteur. En me levant avant le soleil pour aller voir, contempler son lever dans mon jardin, quand je voyais commencer une belle journée, mon premier souhait était que ni lettres ni visites n'en vinssent troubler le charme. Après avoir
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donné la matinée à divers soins que je remplissais tous avec plaisir, parce que je pouvais les remettre un autre temps, je me hâtais de dîner pour échaper aux importuns, et me ménager un plus long après-midi. Avant une heure, même les jours les plus ardents, je partais par le grand soleil avec le fidèle Achate, pressant le pas dans la crainte que quelqu'un ne vînt s'emparer de moi, avant que j'eusse pu m'esquiver ; mais quand une fois j'avais pu doubler un certain coin, avec quel battement de coeur, avec quel pétillement de joie je commençais à respirer en me voyant sauvé, en me disant : Me voilà maître de moi pour le reste de ce jour ! J'allais alors d'un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert où rien ne montrant la main des hommes n'annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier, et où nul tiers importun ne vînt s'interposer entre la nature et moi. C'était là qu'elle semblait déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L'or des genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d'un luxe qui touchait mon coeur; la majesté des arbres, qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m'environnaient, l'étonnante variété des herbes et des fleurs que je foulais sous mes pieds, tenaient mon esprit dans une alternative continuelle d'observation et d'admiration : le concours de tant d'objets intéressants qui se disputaient mon attention, m'attirant sans cesse de l'un à l'autre, favorisait
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mon humeur rêveuse et paresseuse et me faisait souvent redire en moi-même : Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l'un d'eux. »
Ce qui donne à cette description un charme pénétrant, c'est qu'elle n'est pas une description cherchée, voulue, comme celles de l'abbé Delille. Il y a entre la nature et celui qui la contemple une association intime; c'est Rousseau, ce n'est pas le premier venu qui a vu et rendu ces choses. Un sentiment vif et profond anime les moindres détails du tableau. On reconnaît l'homme qui a fui le monde des importuns pour retrouver celle dont la vue et la conversation ne lassent jamais. — Plus tard, « quand il ne se sent plus assez de vigueur pour nager dans le chaos de ses anciennes extases,» il va cependant chercher encore la grande consolatrice; il retrouve et réveille les affinités mystérieuses qu'il y a entre elle et lui. Jadis elle éclatait dans toute sa magnificence ; et lui aussi il était jeune, ardent, plein de sève; mais voici l'automne: la feuille jaunie tombe de l'arbre et le vent la balaye ; voici la vieillesse: les dernières illusions quittent le coeur; les souvenirs et les regrets se lèvent en foule des profondeurs de l'âme où jadis on sentait éclore les espérances et les désirs. Qu'importe ! Il y a aussi dans la nature une voix qui répond à notre voix.
— « Depuis quelques jours on avait achevé la vendange ; les promeneurs de la ville s'étaient déjà retirés, lés paysans aussi quittaient les champs jusqu'aux travaux d'hiver. La campagne, encore verte et riante, mais déféuillée en partie et déjà presque déserte, offrait
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partout l'image de la solitude et des approches de l'hiver. Il résultait de son aspect un mélange d'impression douce et triste, trop analogue à mon âge et à mon sort pour que je ne m'en fisse pas l'application. Je me voyais au déclin d'une vie innocente et infortunée, l'âme encore pleine de sentiments vivaces, et l'esprit encore orné de quelques fleurs, mais déjà flétries par la tristesse, et desséchées par les ennuis. Seul et délaissé, je sentais venir le froid des premières glaces, et mon imagination tarissante ne peuplait plus ma solitude d'êtres formés selon mon coeur. Je me disais, en soupirant : Qu'ai-je fait ici-bas ? j'étais fait pour vivre, et je meurs sans avoir vécu. Au moins ce n'a pas été ma faute, et je porterai à l'auteur de mon être, sinon l'offrande des bonnes oeuvres qu'on ne m'a pas laissé faire, du moins un tribut de bonnes intentions frustrées, de sentiments sains, mais rendus sans effet, et une patience à l'épreuve des mépris des hommes. Je m'attendrissais sur ces réflexions ; je récapitulais les mouvements de mon âme dès ma jeunesse, et pendant mon âge mûr, et depuis qu'on m'a séquestré de la société des hommes, et durant la longue retraite dans laquelle je dois achever mes jours. Je revenais avec complaisance sur toutes les affections de mon coeur, sur ses attachements si tendres, mais si aveugles, sur les idées moins tristes que consolantes dont mon esprit s'était nourri depuis quelques années, et je me préparais à me les rappeler assez pour les décrire avec un plaisir presque égal à celui que j'avais Pris à m'y livrer. »
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Le Rousseau des dernières années, le rêveur, le mélancolique, les contemporains ne l'ont pas connu. C'est plusieurs années après sa mort seulement que tout cela fut publié. Ce fut un immense attendrissement. L'Emile, la Nouvelle Héloïse, le Contrat social, avaient violemment remué les âmes et donné une secousse aux intelligences; les discussions, les réfutations, les dénigrements et les enthousiasmes s'étaient librement donné carrière. Voici tout à coup qu'apparaît un tout autre homme, si tendre, si triste, si aimant ! L'âpre adversaire des institutions sociales a disparu. Celui qui tenait tête au Parlement, à la Sorbonne, à l'archevêque, à tout le parti philosophique, à Voltaire luimême, ce roi du dix-huitième siècle, le voilà, si doux, si résigné, si malheureux cependant. On se souvient alors de cette vieillesse abandonnée, de ce galetas où Rousseau copiait de la musique polir vivre, de cette misanthropie farouche qu'on se plaisait à lui attribuer, Quoi ! voilà les dernières impressions de cette âme qu'on disait si sauvage ! Une jeune femme, qui devait être un grand écrivain, madame de Staël, fut l'interprète du sentiment universel. Il fallait un coeur de femme pour comprendre, une plume de femme pour rendre cette admiration mêlée d'ardente sympathie qui éclata alors. — La personne de Rousseau d'abord : « Il por« tait la tête baissée ; mais ce n'était ni la flatterie ni « la crainte qui l'avaient courbée : la méditation et la « mélancolie l'avaient fait pencher, comme une fleur que « son propre poids ou les orages ont inclinée. » — Puis un cri de profonde pitié à la pensée de cet isolement
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du coeur qui tua le vieillard ; un désir de dévouement à celui qui n'est plus. « Pourquoi n'a-t-il pas rencontré « une âme tendre qui eût mis tous ses soins à le ras« surer, à relever son courage abattu, qui l'eût pro« fondement aimé ? Il eût fini par s'y confier. Le senti« ment auquel ni l'amour-propre ni l'intérêt ne se « mêlent, est si pur, si tendre et si vrai que chaque « mot le prouve, que chaque regard ne permet plus « d'en douter. Ah! Rousseau, qu'il eût été doux de te « rattacher à la vie, d'accompagner tes pas dans tes « promenades solitaires, de suivre tes pensées, et de « les ramener par degrés sur des espérances plus « riantes ! Que rarement on sait consoler les malheu« reux! Qu'on se met rarement au ton de leur âme! « On oppose sa raison à leur égarement, son sang« froid à leur agitation, et leur confiance s'arrête, et « la douleur se retire plus avant encore dans leur « coeur. Ne cherchez pas à leur prouver qu'ils n'ont « pas de vrais sujets de peine; offrez-leur plutôt quel« ques nouveaux moyens de douleur; laissez-les croire « à l'infortune qu'ils sentent : les consolerez-vous en « leur apprenant que le malheur qui les accable n'est « pas digne de pitié? ».
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L'ÉLOQUENCE RELIGIEUSE
Ses caractères généraux, son but. — La première forme qu'elle revêt. — Les apologistes. — Les docteurs au deuxième et au troisième siècle. — Rôle des évêques au quatrième siècle. - Éloquence des Pères de l'Église. — Saint Jean Chrysostome.
Je consacrerai trois études à l'éloquence religieuse. C'est bien peu, vu l'importance du sujet, le nombre et la renommée des orateurs ; mais les plus illustres d'entre eux sont dans toutes les mains, et il sera bien facile de compléter au moyen de lectures particulières les indications rapides auxquelles je me bornerai.
Bien que je n'aie pas grand goût pour les théories littéraires générales qui s'appliquent à tout et ne s'appliquent à rien, je crois nécessaire de déterminer d'abord les caractères essentiels de l'éloquence religieuse.
Elle ne ressemble en rien à l'éloquence politique, ni à l'éloquence judiciaire, ni à cette autre éloquence que je ne sais comment appeler, dont la Boétie, les auteurs de la Satire Ménippée, Pascal dans les Provinciales, nous ont laissé des modèles. Essayons de bien marquer les différences; il nous sera plus aisé ensuite d'apprécier la nature de ce genre nouveau.
Chez les anciens, soit en Grèce, soit à Rome, l'élo-
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quence forme un domaine très-nettement déterminé. Elle a pour matière les intérêts de l'État et ceux des particuliers. Le sujet offert à l'orateur est toujours rigoureusement défini; le but auquel il tend n'a rien d'obscur; tous le comprennent, s'en rendent compte, jugent des efforts qu'il fait pour l'atteindre. Prenons un exemple, afin de préciser un peu ces généralités. Une question est soumise aux délibérations du peuple ou du sénat : c'est la paix à conclure, ou la guerre à déclarer, un impôt à établir ou à supprimer, une loi nouvelle à promulguer, une loi existante à abolir. Quelque opinion que soutienne l'orateur, il est pour ainsi dire enfermé dans le sujet qu'il traite. Les arguments qu'il doit chercher, exposer, enflammer de sa parole et de son geste, tendent à une conclusion annoncée d'avance, ont pour but d'amener les esprits des auditeurs à prendre le parti qu'il indique. Après son discours et ceux de ses adversaires, il interviendra un vote, une résolution sera prise, la question sera tranchée. Supposez au lieu d'une délibération politique un plaidoyer: ici encore l'orateur se propose un but immédiat et parfaitement clair. Il présente la défense de son client en se fondant sur le texte de la loi au nom de laquelle on le poursuit, sur les témoignages qu'on invoque contre lui, sur le fait même qui lui est imputé. La solution du débat est au bout des deux plaidoyers contradictoires; ce sera l'acquittement ou la condamnation de l'accusé. D'où il suit que l'orateur antique n'est pas un homme étranger aux idées, aux sentiments, aux passions, aux intérêts, aux préjugés
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même de la multitude; au contraire, c'est l'homme de la cité, l'homme de tous, la voix publique pour ainsi dire. Ce n'est pas à telle ou telle catégorie d'auditeurs qu'il s'adresse, c'est à tous également; de tous il attend le jugement qui, en le déclarant vainqueur, doit faire de lui le premier des interprètes de la nation. Son éloquence plonge sans cesse pour ainsi dire dans ce milieu fécondant ; c'est là qu'elle a pris naissance, c'est là seulement qu'elle peut vivre. Là seulement elle trouve ces stimulants énergiques qui la poussent en avant, ces récompenses, ces acclamations de la multitude, et aussi ces périls qui sont la passion des âmes fortes.
Les lieux eux-mêmes où elle s'exerce lui communiquent une vie nouvelle, un accent de vérité tout puissant. C'est l'agora, où ont été prises déjà tant de résolutions qui sont l'histoire même de la patrie, la tradition sensible aux yeux; ce sont les temples des divinités protectrices de la cité; ce sont les tombeaux publics où reposent les citoyens morts en combattant pour la liberté et les lois. Tous les souvenirs que l'orateur évoque, il les trouve autour de lui, il les montre pour ainsi dire sortant en foule du sein même de la ville, se levant à sa voix, appuyant sa parole de leur majesté muette.
Tout autre est l'orateur sacré. D'abord il ne fait pas partie de la foule. De bonne heure il a quitté ses semblables pour se préparer dans la retraite à son ministère; et, quand il en est sorti, il leur est apparu transformé. Un costumé spécial le distingue, cos-
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tume de méditation, de prière, non d'action. Les intérêts, les passions, les affections qui mènent et remuent les autres hommes, il ne veut pas, il ne doit pas les connaître; il n'est, ni époux ni père. Est-il citoyen? A tout le moins ne l'est-il pas comme on l'était jadis à Athènes ou à Rome, ne vivant que pour la chose publique. Il vit dans un pays, non pour un pays.
Cet amour de la patrie qui tient le coeur par tant de fibres secrètes, et qui tue lentement mais sûrement les exilés, il ne l'éprouve guère : c'est une affection terresIre, humaine, qui ne lui est pas interdite, mais qui reste chez lui fort subordonnée. Qu'est-ce que la cité des hommes auprès de la cité de Dieu?
En second lieu, le but qu'il se propose est tout différent. Il veut lui aussi convaincre et persuader; mais il n'est point soumis au vote du peuple, à la sentence du tribunal qui déclarera qu'il a tort ou qu'il a raison. Il parle seul dans le silence de tous. Pas d'adversaire que guette pour le réfuter, pas d'interrupteur, aucun témoignage de faveur ou d'opposition, aucun de ces stimulants continuels qui font bondir l'orateur politique. Le but qu'il montre, vers lequel il veut guider l'auditoire, est éloigné, incertain pour beaucoup; c'est le salut, c'est la béatitude éternelle dans l'autre vie. Rien d'immédiat; pas de combat engagé dont il faille à l'instant sortir vainqueur. Il doit discuter, démontrer, faire pénétrer lentement dans les esprits des vérités d'un ordre surnaturel, presque insaisissables à l'intelligence du plus grand nombre. Le voilà donc comme isolé dans les hauteurs, n'ayant qu'une prise douteuse
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sur les esprits. Que s'il descend des sommets où règne le dogme, et commence la guerre contre les obstacles que la doctrine rencontre' dans les coeurs, son éloquence, en devenant plus humaine, plus directe, reste cependant générale. Il a bien en face de lui un adversaire, mais cet adversaire est toujours une abstraction: c'est l'avarice, l'ambition, l'amour des plaisirs, jamais une personne qu'il puisse prendre corps à corps. Il combat dans le vide, ne sait jamais si ses coups portent, s'il est vainqueur ou si l'ennemi lui a échappé. Combien parmi ceux qui l'écoutent sont justement la proie du vice qu'il harcèle? Combien se reconnaissent dans la peinture qu'il en fait? Combien sont touchés? Tout cela, il l'ignore, tout cela reste enfoui au fond des consciences. Ajoutez à tant de difficultés, déjà si grandes, la loi qui lui est imposée de ne pas blesser la charité, de ne pas abattre le pécheur, mais de montrer toujours ouverte la voie du salut par le repentir. L'auditeur en effet est à la fois un client et un adversaire ; l'orateur plaide pour lui et contre lui; ses plus grandes sévérités tombent plutôt sur le péché que sur le pécheur, c'est-à-dire, encore une fois, sur une abstraction. Si nous résumons les traits de ce tableau, nous pouvons dire que l'éloquence religieuse est plutôt un enseignement qu'un combat, que par conséquent elle est plus générale, plus élevée, mais moins directe et moins précise; que l'orateur, le public et le sujet ne forment pas un tout indivisible, comme dans la grande éloquence politique ; que le but proposé, toujours le même, est plus éloigné; que les moyens d'action sont
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plus lents et plus détournés. Il est temps maintenant de sortir de ces généralités et de tracer à grands traits un tableau de l'éloquence religieuse aux principales époques.
Dès que la religion nouvelle eut une existence propre, un nom (et c'est à Antioche que le nom fut créé), la persécution commença, c'est le mot consacré par l'usage. La police impériale ne vit dans le Christianisme, issu du Judaïsme, qu'une secte turbulente, toujours en hostilité avec IQS autres. Son origine orientale suffisait" pour la rendre suspecte à tout magistrat quelque peu défiant. C'était d'Orient en effet que depuis près de deux siècles affluaient à Rome les cultes les plus bizarres, les magies, les sorcelleries, les superstitions les plus absurdes et les plus révoltantes : l'Orient avait fait pénétrer dans la cité romaine les Sérapis, les Isis, les Anubis, les monstres de l'Egypte, les divinités à la fois sanguinaires et sensuelles de la Phrygie, avec leur cortége de prêtres en délire qui, dans des danses orgiastiques, poussant des cris sauvages, se déchiraient le corps avec le fer. Puis c'étaient les innombrables variétés des astrologues, devins, nécromanciens, charlatans, escrocs, ou fous, qui faisaient commerce d'avenir, et qui, toujours châtiés par les lois, prospéraient toujours. Ce qu'il restait à Rome de bons citoyens, d'esprits sérieux, avait le plus profond mépris et un véritable dégoût pour ces importations malsaines, et ils avaient maison; mais ils enveloppaient dans une condamnation générale et sans examen tout ce qui venait de l'Orient et
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particulièrement de la Judée, en quoi ils avaient tort. Tacite en est un exemple curieux, j'en ai déjà parlé. Pline, bien que moins soumis au vieux préjugé romain, ne voit dans le christianisme, après enquête, qu'une superstition perverse et excessive (pravam et immodicam). Gallion, proconsul d'Achaïe, renvoie les Juifs qui déféraient saint Paul à son tribunal, disant que ces querelles entre Juifs ne le regardent pas. Mais d'ordinaire les magistrats ne portaient pas dans l'exercice de leurs fonctions cette indifférence sceptique de l'homme du monde. Pendant le premier et le deuxième siècle, les supplices se multiplièrent sur tous les points de l'empire ; mais le sang des martyrs était semence de chrétiens. C'est alors que retentirent dans le monde étonné les premiers plaidoyers en faveur de la religion persécutée. Saint Justin, Athénagore en Orient, Tertullien en Occident, adressèrent aux empereurs des requêtes, qui, répandues dans le public, dissipèrent bien des préjugés, excitèrent la pitié, puis l'admiration, et enfin amenèrent au christianisme d'innombrables recrues. Ainsi naquit l'éloquence apologétique. C'est la première forme que durent adopter les orateurs sacrés. Ces monuments d'une éloquence nouvelle sont bien dignes d'intérêt : oserai-je dire qu'on s'en forme d'avance une idée supérieure à la réalité ? C'est que les destinées du monde sont enjeu, et qu'on voudrait pour ce débat solennel un langage d'une force et d'un éclat inconnus jusqu'alors. On oublie que le sentiment du droit, la conviction la plus profonde ne suffisent pas pour
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créer des oeuvres parfaites. La forme ne suit pas toujours
toujours élan de la pensée. Les orateurs subissent
l'influence du milieu où ils sont placés; ils parlent
comme on parlait de leur temps; ils cherchent à
roduire les effets qu'on attendait, qu'on goûtait. Les
Grecs sont plus subtils et ingénieux, plus raisonneurs
et métaphysiciens que dominateurs et entraînants.
L'avantage reste ici à l'orateur latin, à ce fougueux
et intempérant Tertullien. Il a peu de mesure,
ouvent peu de goût ; il est violent, et en même temps
maniéré; mais du moins il a le mouvement passionné,
a fière allure. Après avoir exposé cette doctrine qu'on
s'obstine à calomnier, après avoir présenté un tableau
des moeurs si pures, de la charité des chrétiens d'alors,
il demande de quel droit, en vertu de quelle loi on les
ersécute. Quoi ! il sera permis à l'Égyptien d'adorer le
bien Anubis, au Phrygien de célébrer le culte monsrueux
monsrueux Cybèle et d'Atys ! Quoi ! le Panthéon romain
recevra dans ses murs les divinités du monde entier,
il n'y aura pas de superstition si révoltante qui ne soit
consacrée ; et le culte seul des chrétiens sera exclu,
condamné, châtié.! Qu'est-ce donc que ce culte ? En
uoi consiste-t-il ? L'adoration d'un Dieu créateur du
ciel et de la terre; l'Évangile, ce code admirable,
apporté aux hommes par Jésus, pratiqué par sesisciples
sesisciples voilà ce que l'on prétend punir ? Eh bien !
u'on le punisse ! qu'on multiplie les bourreaux, les
hevalets, les croix, les sanglantes exécutions de l'arène,
out cela sera vain. Les chrétiens naissent en foule sur
tous les points de la terre, la persécution ne fait que les
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fortifier et en accroître le nombre. Nous sommes partout, dit Tertullien, dans les armées, dans les tribunaux, dans les curies, déjà nous remplissons tout; nous ne vous laissons que vos temples. — Cette fois encore, le pouvoir ne répondit que par des supplices; mais leur impuissance était de plus en plus sensible. La victoire du christianisme n'était plus douteuse, Alors commence le second âge de l'éloquence religieuse.
Je n'en dirai que quelques mots : cette forme de l'éloquence a un caractère essentiellement dogmatique, qu'il ne m'appartient pas d'étudier ici. La théologie, science nouvelle, qui tiendra bientôt dans le monde une si grande place, se fonde en ce moment. C'est l'âge des docteurs, des Origène, des Athanase. Les hérésies commencent à se produire; avec une incroyable fécondité elles éclatent en tous lieux. En Orient surtout on subtilise, on raffine la doctrine du maître; on essaye de formuler un code, un symbole complet des articles que tout chrétien doit recevoir en sa créance. Le plus célèbre des hérésiarques de ce temps est le fameux Arius. Pendant près d'un demisiècle il balança la victoire du christianisme tel qu'il fut arrêté au concile de Nicée. L'arianisme persista même après sa condamnation. Des peuples barbares, tels que les Burgondes et les Wisigoths, l'adoptèrent; ce n'est qu'à la fin du cinquième siècle qu'il disparut, Le plus illustre, le plus opiniâtre adversaire d'Arius est Athanase, homme d'une indomptable énergie, que ni les persécutions, ni l'exil, ni les menaces, ni la victoire
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momentanée du parti contraire, ne purent ébranler un seul moment. Il n'est pas difficile d'imaginer quels stimulants fournit à l'éloquence cette lutte incessante où les plus graves intérêts sont en jeu, où la moindre question de doctrine devient ausitôt une question de personnes, où le vaincu n'a d'autre refuge que la mort ou l'exil. Prédication populaire, ouvrages de polémique, discussions solennelles devant des conciles, pamphlets, lettres, tous les moyens de propagande, tous les arguments, tous les tons, tous les styles, étaient employés par les combattants. Ce fut pendant près de cent ans la mêlée la plus ardente, la plus impitoyable. Enfin le concile de Nicée promulgua le code définitif
de la foi du chrétien. — Un nouvel âge commence. La religion chrétienne est victorieuse de tous ses ennemis. Les empereurs ont signé avec elle un pacte d'alliance souvent onéreux, il est vrai, et compromettant, car le despotisme n'est jamais un bon auxiliaire. Du moins l'ère des martyrs a cessé; le sang répandu n'a pas été stérile. Mais voici des dangers d'un nouveau genre. Quel usage le christianisme fera-t-il de sa victoire? Va-t-il, une fois triomphant, oublier des principes qu'il proclamait sous la hache des bourreaux? L'élan héroïque de renoncement, de dévouement, de charité, ne s'arrêtera-t-il pas? La prospérité a ses écueils. Que de fois l'opprimé est devenu oppresseur à son tour! Que d'hommes en arrivant au pouvoir ont rejeté tout à coup les vertus qui les avaient; fait vaincre ! Nul n'oserait dire que le christianisme a échappé à tous ces dangers, qu'il n'a pas usé parfois de re-
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présailles, qu'il a continué à donner au monde l'exemple des moeurs les plus pures, du désintéressement le plus absolu. La société dont il prenait possession était depuis des siècles profondément dépravée et énervée par le despotisme, la servilité, les grossières superstitions. Que de néophytes entraient dans l'Église, tout imbus encore des erreurs, des préjugés, des vices dans lesquels ils avaient été nourris ! Ils suivaient le courant; ils se faisaient chrétiens parce que c'était l'usage alors; mais quant aux engagements qu'ils contractaient en recevant le baptême, bien peu étaient assez éclairés pour les comprendre, assez droits de coeur et forts, de volonté pour conformer leur vie a la nouvelle doctrine. Ajoutez à cela les hérésies sans cesse renaissantes, qui séduisaient les esprits peu cultivés ou enclins aux subtilités, les illusions de tout genre qui venaient les assaillir, l'impossibilité où ils se trouvaient de discerner ce qui était conforme à l'Évangile, ce qui en altérait l'esprit. —Voilà quelques-uns des obstacles que rencontrèrent et que durent combattre les hommes qui se placèrent alors à la tête de la nouvelle religion et qu'on a justement nommés les Pères de l'Église.
Nous l'avons déjà vu plus d'une fois, et on ne saurait trop le répéter, il faut à la flamme un aliment, il faut à l'éloquence une matière. Être habile dans l'art de parler n'est rien: les Grecs et les Romains de la décadence possédaient toutes les ressources de cet art: il faut avant tout avoir quelque chose à dire. La ruine de la liberté et des institutions avait réduit l'éloquence
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à un verbiage frivole; le triomphe de ces soi-disant rateurs était de dissimuler sous les splendeurs de la forme l'absolue nullité du fond. Tandis que ces chétifs déclamateurs s'agitent dans le vide, les sujets les plus iches, les plus variés s'offrent en foule à l'évêque du quatrième siècle; je dirais presque qu'il n'a que l'embarras du choix, s'il lui était permis de choisir, s'il pouvait sacrifier telle ou telle partie de sa tâche ui lui plaît moins à telle autre qui lui plaît davange. Mais il faut qu'il l'accepte tout entière. Aussi combien d'entre eux, les âmes les plus fortes et les meilleures, tentaient de se soustraire à un honneur qui était le plus pesant des fardeaux ! Il fallait presque employer la force pour les élever à l'épiscopat: ils e calomniaient eux-mêmes, comme saint Ambroise, our échapper à une fonction dont l'idée seule les épouvantait. Résumons en quelques mots les devoirs mposés à l'évêque dans ces temps où le christianisme était la seule force morale qu'il y eût dans le monde. Il evait d'abord instruire les fidèles, ignorants, incerains, toujours prêts à se laisser séduire aux nouveautés. Cet enseignement était élémentaire, incessant; ous les jours il fallait répéter à des caté chumènes nouveauxce que les catéchumènes de la veille avaient peuttre déjà oublié. — Il devait de plus combattre les héésies toujours renaissantes, ranimer les défaillances es chrétiens à la vue de quelque grande calamité qui venait fondre sur l'empire. On leur disait en effet, et lsrépétaient volontiers, que l'empire romain, tant qu'il avait adoré les dieux de la patrie, avait été puis-
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sant et prospère; que les invasions des barbares, le sac des cités, celui de Rome par Alaric, n'étaient survenus que depuis l'établissement du christianisme. Le nouveau Dieu était donc moins puissant ou moins favorable que les anciens ? C'est au christianisme encore qu'ils attribuaient les pestes, les famines, conséquences nécessaires de l'invasion. — Il fallait réfuter toutes ces plaintes, consoler et raffermir ces malheureux. — Mais qu'était-ce que cela auprès des obstacles que rencontrait la prédication morale? J'ai déjà ei occasion de toucher ce point à propos du théâtre ei du cirque ; mais combien d'autres habitudes invétérées il fallait combattre, combien de superstitions populaires, d'usages absurdes ou immoraux? Aujourdhui encore, dans nos campagnes, on croit aux sorciers, on les consulte, on leur demande des remèdes et des recettes: c'était bien autre chose alors, dans cette profonde dégradation intellectuelle et morale où le despotisme laissait croupir les populations. Après l'enseignement et la prédication, venait l'administration, Les revenus de l'Église n'étaient point alors enfouis dans des coffres; les donations des fidèles recevaient une destination immédiate. L'évêque organisait la chante publique ; il créait des hôpitaux, des lieux de refuge ; il étendait à tous, chrétiens ou païens, le bienfait des aumônes offertes au nom de Jésus-Christ. Ce fut par là surtout que la religion nouvelle porta d'elle-même le plus efficace témoignage. L'empereur Julien l'avait bien compris. Il voulut lui aussi stimuler le zèle des adorateurs des dieux, disputer au christianisme
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ette palme glorieuse. Vaine tentative! il le reconnut ientôt lorsqu'il s'écria : « Ils nourrissent nos paures!» — Est-ce là tout? non: l'évêque avait encore n mainte occasion un rôle politique à remplir. C'était ers lui que se tournaient dans leur désespoir les ponctions de l'empire pressurées par le fisc, dépossédées par les barbares envahisseurs : elles sentaient bien ue là, et là seulement, était la véritable force, que les mpereurs, toujours réduits à marchander la retraite es barbares, n'étaient plus que des fantômes. Mais il eur restait encore assez de puissance pour satisfaire e temps en temps quelque caprice sauvage, quelque troce vengeance : du fond de-leur palais, entre leurs eunuques et leurs satellites, ils donnaient l'ordre de aser une ville, de massacrer les habitants. C'est ce ui arriva pour Antioche et pour Thessalonique. Anoehe échappa, grâce à son évêque, Plavien, qui, bien u'appesanti par l'âge, courut à Constantinople se jeta aux pieds de Théodose, demanda la grâce de cette grande cité où le christianisme avait reçu son nom. Or tandis que le vieillard essayait de fléchir le courroux du maître, le prêtre Jean, surnommé depuis Chrysostome, consolait, ranimait les malheureux habitants, qui venaient en foule se précipiter dans les églises, attendant d'heure en heure les troupes chargées d'exéuter la sentence impériale.
Antioche fut sauvée-; mais que dire du massacre de Thessalonique? L'évêque ne put intervenir entre la entence et l'exécution : elles éclatèrent au même instant. Mais quand l'empereur se présenta aux portes
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de l'église, saint Ambroise l'arrêta, lui interdit de franchir le seuil sacré, lui imposa une pénitence publique. — Les exemples abondent, et on aimerait à les rapporter tous. L'église a si souvent et si odieusement violé au moyen âge ces glorieuses traditions du quatrième siècle ! Elle a si souvent alors contracté avec le pouvoir séculier une alliance impie et monstrueuse! C'est la gloire de notre grand évêque des Gaules, saint Martin, d'avoir énergiquement et à plusieurs reprises protesté contre cet appel au glaive que rêvaient déjà des évoques sans pitié et sans foi. Ce fut lui qui força le tyran Maxime à épargner les Priscillianistes que lui livrait le clergé des Gaules, dent il exigeait la mort Saint Martin sauva ces hérétiques, et il les sauva a» prix du sacrifice le plus douloureux : il consentit, pour les arracher à la mort, à communier avec les hommes de sang qui demandaient leur supplice.-En fin l'évêque devait parfois résister en face non plus à un empereur, mais au peuple lui-même. Il y en eut un exemple terrible à Constantinople. L'eunuque Eutrope qu'un caprice d'Arcadius avait élevé aux plus haute dignités, est tout à coup renversé, condamné à mort Le misérable quitte son palais, se met à fuir, sans savoir où : une église s'offre à lui, il s'y jette, blême, frissonnant d'angoisse. Une populace furieuse se précipite sur ses pas; elle pénètre dans le lieu saint, elle veut saisir Eutrope, le massacrer. L'évêque apparaît, il prend sous sa protection cet homme qui avait justement essayé d'abolir le droit d'asile; il le montre an peuple, nu, dépouillé de sa puissance, si bas après avoir
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été si haut; il éveille dans les coeurs la pitié qui fait omber la colère. Eutrope est sauvé, et pourra fuir, ller trouver ailleurs le supplice qu'il a mérité. Que l'on ne croie pas ces détails étrangers au sujet ; ils en sont la substance même ; l'orateur est l'homme de on temps. Ces devoirs si nombreux, si variés, impoés à l'évêque du quatrième siècle, c'est justement cette atière qui est la condition première de l'éloquence. n'a pas besoin de se travailler pour trouver un sujet de discours: les circonstances les produisent enfouie; et il porte en lui-même ce qui met en mouvement les puissances oratoires de l'homme, la conviction, le zèle dévorant. Ajoutez-y la science, non celle de l'Évangile seulement, mais celle des écoles, celle des philosophes et des rhéteurs. Saint Basile, saint Grégoire de Nazianze, saint Jean Chrysostome ont étudié àCésarée, à Antioche, à Athènes ; ils étaient, avant d'entrer dans l'Église, les disciples les plus brillants des maîtres les plus estimés. Le sophiste Libanius avait jeté les yeux sur Jean Chrysostome pour en faire son successeur. L'art de la parole n'avait aucun secret qui leur fût étranger. Nul doute qu'ils eussent produit et en grand nombre des chefs-d'oeuvre capables de avaliser avec ceux de l'antiquité, si leur âme n'avait été possédée d'un tout autre désir, s'ils n'avaient prétre prodiguer au jour le jour et pour satisfaire, aux moindres besoins du peuple qui leur était confié les trésors inépuisables de leur science et de leur charité. Rien de plus touchant, quand on se plonge dans la volumineuse collection de leurs oeuvres, que de trouver à
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chaque instant l'orateur qui s'élance, puis s'arrête tout à coup, se fait humble, familier, se répète, pour ne pas entraîner cette multitude ignorante et incertaine vers des hauteurs où elle ne pourrait atteindre. Ce sacrifice d'une éloquence qu'on porte en soi, qui brûle de s'épancher, et qu'on contient, cette abnégation si complète dans l'accomplissement du devoir accepté et rempli jusqu'au bout, pénètrent de respect et d'admiration. C'est là la forme la plus noble, et la plus pure de cette vertu si nouvelle alors dans le monde, l'humilité, mais l'humilité, qui n'est pas l'amour de l'abaissement pour l'abaissement même, l'humilité utile aux autres, c'est-à-dire le dévouement dans son héroïque simplicité.
Essayons d'esquisser la physionomie de l'un des orateurs sacrés de cette époque. M. Villemain, dans son Tableau de l'éloquence chrétienne au quatrième siècle, a le premier signalé les trésors enfouis dans ces infolio des Pères, qu'on n'aborde pas sans effroi. Son livre, d'un vif intérêt, présente une., vue d'ensemble des travaux et de la vie de ces grands évêques. Je dirai seulement quelques mots de l'un d'eux, qui m'est mieux connu que les autres, car j'ai passé dans un commerce incessant avec lui quatre années tout entières : c'est saint Jean Chrysostome. Rien de plus intéressant, de plus admirable, de plus dramatique, que sa vie. Simple prêtres à Antioche, archevêque de Constantinople, il meurt en exil, dépossédé de son siège, chassé de la ville, non par des hérétiques; comme on l'a prétendu, mais par des évêques pré-
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aricateurs qui ne pouvaient supporter les censures et les réformes de cet homme intrépide et qui ne ougirent pas, pour le renverser, de s'unir à ce lâche et imbécile Arcadius, mené par sa femme Eudoxie. La lutte fut longue et opiniâtre. Le peuple se souleva à deux reprises pour défendre son archevêque, mit le feu à une partie de la ville et malmena singulièrement ses persécuteurs. Il tint en échec pendant longtemps tout un concile sans autorité morale , et le pouvoir de l'empereur. Peut-être eût-il triomphé, s'il n'avait mieux aimé, en cédant à l'injustice, en acceptant l'exil, faire cesser les troubles qui agitaient la ville. L'ardente sympathie que lui témoigna le peuple, il l'avait en toute occasion témoignée au peuple. Homme vraiment évangélique, il voulait que lia doctrine du maître reçût son entier accomplissement. Il aimait d'un amour profond les pauvres, les malheureux, les dépossédés des biens de la terre ; c'est à eux qu'il s'adressait de préférence, les consolant, les encourageant, leur prodiguant sans calcul les trésors que recevait l'Église. Il ne prenait point avec eux le ton fier et impitoyable d'un juge ; il ne mettait point son plaisir à les écraser sous la terreur des châtiments réservés aux pécheurs. Plein de pitié «t de tendresse pour ces infortunés, il leur montrait en sa personne un ami, un frère, et, comme il aimait à le répéter, un compagnon de servitude. Lorsque l'orage vint fondre sur lui, et qu'il les' vit chaque jour accourir tout tremblants de la crainte de le perdre, dans l'église trop étroite pour les contenir, il sentit
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combien il leur était nécessaire, combien lui aussi il avait besoin d'eux. — « Je suis persécuté, leur dit-il « un jour, non parce que je possède des biens ter« restres. S'il en était ainsi, je devrais en gémir le pre« mier. Je suis persécuté, non parce que j'ai commis « quelque crime, mais parce que je vous aime. »
Cette union si intime et si rare de l'orateur sacré avec son auditoire donnait lieu souvent à des incidents qui paraîtraient aujourd'hui fort étranges. S'il admonestait sévèrement quelque classe de pécheurs endurcis dans le mal, ceux, par exemple, qui ne pouvaient renoncer au théâtre, il était tout à coup interrompu par des sanglots : les coupables ne pouvaient supporter les reproches de l'évêque, et leurs remords éclataient. Il fallait qu'il leur rendit coeur, qu'il les consolât : ce repentir était la marque d'un bon naturel ; il était assuré qu'ils ne retomberaient plus dans la même faute; mais il ne fallait pas aussi se laisser aller au désespoir : c'était offenser Dieu. D'autres fois, c'étaient des applaudissements qui couvraient la voix de l'orateur. Ces Grecs d'Orient, si ingénieux, si fins appréciateurs de beau langage, qui l'avaient surnommé Bouche-d'or, étaient comme à l'affût des moindres traits brillants que laissait échapper leur orateur favori. Une image éclatante ou gracieuse, une comparaison heureusement trouvée, un mouvement passionné les ravissaient. Ils portaient à l'église le facile enthousiasme qu'ils épanchaient plus librement au théâtre. Grand embarras pour l'orateur sacré. Il doit blâmer, interdire ces
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manifestations peu convenables à la gravité du lieu et de l'enseignement. Il le fera donc, mais quoi ! il n'ose cependant dissimuler que ces applaudissements lui sont agréables. Il se le reproche, mais il en est ainsi. — Le passage est curieux, et je veux le citer. — « Croyez-moi, quand vous m'applaudissez, dans le même temps j'éprouve un sentiment humain (car, pourquoi ne pas dire la vérité ?), je suis rempli de joie, j'en suis enivré. Mais quand, rentré chez moi, je pense que ceux qui m'ont applaudi n'ont retiré aucun profit de mes paroles, que tout le profit qu'ils auraient pu en retirer, ces applaudissements mêmes le leur ont fait perdre, j'en suis désolé, je gémis, je pleure. Il me semble que toutes mes paroles ont été perdues, et je me dis à moi-même : Quel fruit retirerai-je de toutes mes sueurs, si mes auditeurs ne profitent point de ce que je leur dis? Souvent même j'ai eu l'idée d'établir une loi pour empêcher les applaudissements, pour vous enjoindre d'écouter avec le silence et le recueillement convenables. Permettez-moi de parler ainsi, je vous prie : croyez-moi, et si vous voulez, portons cette loi dès aujourd'hui : Qu'il soit défendu d'interrompre l'orateur. Si l'on veut admirer, qu'on admire en silence, personne ne s'y oppose : mais qu'on applique tous ses soins à écouter ce qui se dit. — Pourquoi applaudissez-vous ? — Je porte une loi et vous ne m'écoutez seulement pas. Entrez dans l'atelier d'un peintre; vous y remarquerez un profond silence. Qu'il en soit de même ici. Ici, en effet, nous faisons le portrait non d'un simple particulier, mais celui d'un
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roi, tant sont éclatantes les couleurs. — Quoi! vous applaudissez encore ? Il me semble bien difficile de vous en empêcher. Ce n'est pas là un défaut ordinaire, mais une vieille habitude dont vous ne voulez pas vous corriger. » —Ils ne s'en corrigèrent pas en effet, et il dut subir ces manisfestations bruyantes de la sympathie de son auditoire. Il était devenu l'âme vivante de la multitude. Survenait-il un accident quelconque, un incendie, une secousse de tremblement de terre, elle accourait à l'église, et il la rassurait. Un jour on ne le trouva plus. Malade, épuisé par cette prédication de tous les instants, il s'était retiré à la campagne. Le peuple se porte en foule vers lui, le suppliant de prendre la parole. Il se ranime, il les remercie d'être venus; ils ont soif de l'entendre, et lui il a soif de parler. Cet effort qu'il va faire le laissera anéanti : qu'importe ? « Souvent une mère malade aime mieux sentir sa ma« melle tiraillée par son enfant que de le voir dessé« ché par la faim : ainsi que mon corps soit tiraillé !» Cette image du dévouement maternel lui plaît entre toutes ; il la réproduit sans cesse, avec une incroyable vivacité de peinture. Parfois il adoucit ce qu'elle a d'un peu violent, et emprunte sa comparaison à l'hirondelle qui porte à ses petits la nourriture qu'ils attendent : « Vous êtes suspendus à mes lèvres. Ainsi «les petits de l'hirondelle, lorsqu'ils voient leur mère « voler à eux, se penchent hors du nid, et, tendant vers « elle leur bec, reçoivent la nourriture qu'elle leur ap« porte. Ainsi vous, les yeux tournés avec ardeur vers « celui qui vous parle, vous recueillez les enseignements
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ui coulent de mes lèvres, et, avant même que les paroles oient sorties de ma bouche, votre esprit les a saisies.» Ces imagés naïves et familières, cet abandon si complet du prédicateur à son auditoire, que les chaires hretiennes ne connaissent plus, charmait particulièrement Fénelon ; et il se plaisait à opposer à l'élouence apprêtée et un peu froide de son temps, le angage si naturel, l'accent si vrai de ces orateurs du hristianisme primitif. Bossuet au contraire trouvait ean Chrysostome trop simple et trop populaire. Il l'était n effet beaucoup, l'était-il trop ?Je ne le crois pas. n'est-ce qu'une éloquence qui n'est pas faite pour le ublic à qui elle s'adresse? Cela n'empêchait pas à de certains moments l'orateur de s'élever. Il a, quand lui plaît, le ton sublime, le langage majestueux. Je e sais si l'on trouverait dans Bossuet lui-même un bleau plus magnifique que celui-ci. L'orateur veut eindre la révolution que la prédication de l'Évangile péra dans le monde :
— « Dès que le Verbe divin eut été annoncé par les apôtres, et qu'ils se furent répandus sur toute la terre, mant la parole divine, arrachant l'erreur dans ses acines, détruisant les lois antiques de l'impiété, passant devant eux toute iniquité, purifiant la terre, ordonnant aux hommes de fuir les idoles, les temples, es autels, les réunions, les cérémonies du paganisme, eur commandant de reconnaître, au lieu de tous ces dieux, un seul Dieu, d'espérer dans une vie future, eur parlant du Père, du Fils, du Saint-Esprit, leur eneignant la résurrection, et leur montrant le royaume
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des deux, alors une guerre terrible éclata, la plus violente de toutes les guerres : tout était plein de troubles, de tumultes, de divisions ; des villes entières, des peuplés entiers, les maisons des particuliers, la terre habitée ou déserte : car les anciennes coutumes étaient bouleversées; les préjugés, si longtemps puissants, étaient ébranlés ; de nouveaux dogmes entraient dans le monde, que personne n'avait jamais entendus; et contre eux les rois se déchaînaient, les magistrats s'indignaient, les simples particuliers étaient dans le trouble, les places publiques étaient pleines de tumulte, les tribunaux s'armaient de rigueur, les épées étaient tirées, les armes étaient toutes prêtes et les lois préparaient leurs services : châtiments, supplices, menaces, tout ce que les hommes regardent comme effrayant, tout était mis en mouvement : semblable a la mer en furie qui enfante de terribles naufrages, telle était la face de la terre : le père déshéritait son fils à cause de la religion ; la bru se séparait de sa belle-mère; les frères étaient divisés; les maîtres pleins de colère pour les serviteurs, la nature comme en désaccord avec elle-même ; la guerre civile, le guerre de famille pénétrait dans toutes les maisons: car le Verbe entrait dans les âmes comme un glaive, et, retranchant ce qui était malade de ce qui était sain, répandait partout la division, les luttes, et soulevait contre les fidèles de tous côtés les haines et la guerre. alors on voyait ceux-ci jetés en prison, ceux-là traînés devant les tribunaux, les autres dans le chemin qui conduit à la mort; à ceux-ci on enlevait leurs biens,
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ceux-là étaient privés de leur patrie, et souvent de la vie; et les tribulations tombaient de toutes parts plus serrées que la neige ; au dedans, combats ; an dehors, terreur des amis, terreur des étrangers, terreur de ceux qui étaient unis par les liens du sang. « A ce spectacle, le bienheureux Paul, le précepteur du monde, l'interprète des dogmes sacrés, sentant que les tribulations étaient visibles, et comme sous les mains des fidèles, tandis que les félicités n'étaient qu'une espérance et qu'une promesse; d'un côté les cieux, la résurrection, la possession de ces biens que la parole et la pensée ne peuvent pas atteindre ; d'un autre côté les fournaises, les épées, les châtiments, les supplices de toute nature, la mort, non pas en espérance, mais présente, réelle; considérant que ceux qui devaient lutter contre tous ces ennemis avaient quitté seulement la veille les autels des idoles, les plaisirs, une vie d'enivrement et de délices, pour embrasser la foi, et qu'ils n'étaient pas encore accoutumés à nourrir dans leur âme ces idées sublimes de vie éternelle, mais qu'ils étaient attachés encore aux choses présentes; que beaucoup d'entre eux, selon toute vraisemblance, chancelleraient, laisseraient défaillir leur confiance et leur courage sous ces attaques continuelles : voyez ce qu'il fait, lui qui avait été initié aux secrets du ciel, et admirez sa sagesse. — Une cesse de les entretenir de la vie future ; il place devant leurs yeux les récompenses, il leur montre les couronnes, il les relève, il les console par l'espérance des biens éternels. Que leur dit-il? Toutes ces souffrances ne sont rien
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auprès de la gloire qui vous sera révélée. Que me parlez-vous de blessures, de bourreaux, de supplices, de faim, d'exil, de pauvreté, de prison, de chaînes? Imaginez tout ce que les hommes regardent comme des supplices : tout cela ne mérite pas d'entrer en comparaison avec ces prix, ces couronnes, ces récompenses. Toutes ces misères finissent avec cette vie ; ces félicités n'auront jamais de fin ; les unes sont de courte durée, elles passent ; celles-là ne vieillissent jamais, elles sont éternelles. »
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LES PRÉDICATEURS DU XVIIe SIÈCLE
L'Éloquence religieuse après les Pères. — Le moyen âge. — Les moines prêcheurs. — Les prédicateurs de la Ligue. — Le dix-septième siècle. — Jugements de La Bruyère, de Fleury, de Fénelon sur les prédicateurs. — Bossuet. — Bourdaloue. — Massillon.
Bien que je n'aie pu insister autant que je l'aurais voulu sur l'éloquence des Pères, j'espère cependant en avoir montré une image assez exacte dans ses traits essentiels. Elle est avant tout appropriée aux besoins de l'auditoire; et l'auditoire, ce n'est pas telle ou telle classe de la société plus particulièrement représentée dans le temple, c'est le peuple tout entier, les classes inférieures surtout, avec leurs misères, leurs ignorances, leurs vices même, toutes les infirmités de l'esprit et de l'âme qui les recommandaient spécialement au zèle de l'évêque. Celui-ci acceptait et remplissait de tout coeur toutes les parties de sa tâche; il suivait jour par jour les progrès de son enseignement, félicitait, réprimandait, non en termes banals, mais en se fondant sur des faits dont il avait connaissance. Il vivait de la vie des fidèles ; rien de ce qui les touchait ne lui était étranger ; il était prêt à les défendre contrôles ennemis du dehors, les magistrats,
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les empereurs eux-mêmes. C'est de cette union intime, qui semble aujourd'hui un rêve, que sortit tout naturellement une éloquence que le monde ne connaîtra plus. Incomplète, défectueuse au point de vue des règles de la rhétorique, elle fut à son heure vivante et efficace. C'est en vain que Fénelon la rappelait sans cesse comme un reproche aux prédicateurs de son temps. Ces discoureurs fleuris qui colportaient de chaire en chaire deux ou trois sermons, toujours les mêmes, écrits et appris par coeur, empruntaient aux manuels des citations des Pères, mais ne les lisaient pas. Sans doute un secret instinct les avertissait qu'ils n'y trouveraient rien qui pût plaire aux chrétiens de leurs jours. Le milieu était si différent ! En quoi la société polie du dix-septième siècle ressemblait-elle à ces populations d'Orient ou d'Occident, nouvelles dans la foi, si ardentes et si misérables, qui attendaient de leur évêque protection, assistance, consolations, science de la religion, guérison de l'âme, le salut icibas et là-haut ? Quel rapport établir entre le prédicateur à la mode et cet homme des anciens jours qui vivait comme plongé au sein de la multitude, toujours prêt au moindre appel du moindre besoin, laissant s'épancher, d'un coeur débordant de charité, les flots inépuisables d'une éloquence sans apprêt ? Tant il est vrai que l'auditoire crée pour ainsi dire l'orateur. La doctrine ne change pas, mais les institutions et les moeurs varient sans cesse. Il faut que l'éloquence s'accommode aux temps et aux milieux. J'ai tenu à rappeler d'abord ce principe de critique
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qu'il ne faut pas perdre de vue. Fénelon, « ce bel esprit chimérique, » l'a peut-être oublié quelquefois. On n'aimerait guère, j'imagine, vivre à Salente, sous le gouvernement paternellement despotique du bon roi Idoménée. Il y avait une autre critique à faire du régime institué par Louis XIV, un autre idéal à montrer au duc de Bourgogne. De même pour l'éloquence religieuse : c'était trop méconnaître les conditions qui lui étaient imposées alors, que d'évoquer le souvenir des Pères pour la condamner. Je voudrais mettre nettement en lumière les caractères généraux de cette éloquence, ce qu'elle fut, et surtout quelles influences la firent ce qu'elle fut. Mais, avant d'aborder ce sujet, je dois dire quelques mots du moyen âge. Pendant bien des siècles, il n'y eut pas à vrai dire de prédication. La langue du clergé était le latin; si barbare qu'il fût, il devait être inintelligible aux chrétiens de ce temps-là. Au quinzième siècle seulement on découvre des prédicateurs qui se font écouter, c'est peu, qui se font aimer. Ils parlent un singulier langage, moitié latin, moitié français, mais on les comprend, et ils excitent un vif enthousiasme parmi leurs auditeurs. Ces orateurs essentiellement populaires étaient des moines, c'estMenot, Maillard,Raulin, Barelète, Pépin, Legrand, et autres, connus aujourd'hui des seuls érudits. Si j'en parle, c'est qu'ils me semblent avoir été à un moment les représentants de la classe la plus nombreuse et la plus misérable de la société. D'où venaient-ils ? Rabelais dit que les moines viennent de deux pays, l'un qui est trop ditieux, ou trop riche;
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ce sont les cadets des familles nobles, qui sont destinés, bon gré, mal gré, à l'Église, afin que l'héritage reste tout entier aux mains de l'aîné. L'autre pays; c'est jour sans pain : les pauvres gens, pour soustraire leur fils aux misères qui pèsent sur la classe taillable et corvéable, les jettent dans un couvent.
Dieu prodigue ses biens
A ceux qui font voeu d'être, siens.
Là, ils étudient quelque peu, font des réflexions sur ce qu'ils voient, et ils voient souvent d'étranges choses. Puis, quand le carême arrive, ils obtiennent de l'abbé l'autorisation d'aller de ville en ville, de village en village, prêcher les bonnes gens de la campagne et les bourgeois. Grande imprudence de la part de l'abbé. Ces orateurs ambulants sortent du peuple et retrouvent le peuple, tel que l'ont fait les longues guerres, les pillages, les exactions, les impôts écrasants. Triste spectacle, qui attendrit et révolte; car, auprès des opprimés que la misère tue, ils voient les oppresseurs, gens de noblesse et de haut clergé tout resplendissants de-luxe et d'embonpoint. Peut-être prendraient-ils leur parti de cette inégalité choquante, car, après tout, Dieu éprouve ceux qu'il aime, et l'Évangile a dit : bienheureux ceux qui pleurent; mais eux aussi, ils connaissent la faim; le couvent est un dur asile, et le maître du lieu oublie souvent les pauvres moines. Tandis que leurs parents et amis les croient au sein des délices, florissants, travaillant peu, ils ont à se plaindre cruellement de l'avarice de l'abbé. L'un d'eux, Menot,
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fait à son auditoire le tableau d'une abbaye riche de quinze mille livres de rente : « Tout y chet. » Le toit menace ruine, mais qu'importe à l'abbé ? Il n'écrasera que les moines; lui habite ailleurs. L'orateur, pour donner à sa peinture plus de vivacité, suppose qu'en se promenant, il rencontre un paysan, « Mon ami, lui dit-il, à qui est cette église ? (Or l'église est toute «lézardée, prête à s'écrouler.)— Père, c'est celle d'une «abbayeriche de trois mille livres d'or de revenu. — « Hé ! où est l'abbé ? — Est in curiâ (en cour), « sequitur regem (il accompagne le roi) qui dédit ei «hanc abbatiam (qui lui a donné celte abbaye), et sic « modicum curat de abbatia (aussi a-t-il peu de souci « de l'abbaye), dont les moines meurent de faim.» Ces derniers mots dits en bon français. Un autre, Guillaume Pépin, à la vue de tant de misérables, de malades sans asile et sans soins, songe à ce riche hospice, dont le prieur garde et consomme tous les revenus. — « M. le prieur de l'hospice est la plupart « du temps devenu riche, non certes par la succession «de ses parents, ni par son propre travail, mais bien «s'est-il enrichi de la substance des pauvres, en trai«tant comme son propre bien les biens de son hospice. « Aussi est-il vêtu précieusement et pompeusement ; «aussi est-il nourri chaque jour splendidement, et «cela surtout quand la maison hospitalière a de «grands revenus. Cependant à la porte de cet opulent «seigneur, le mendiant Lazare est gisant, plein « d'ulcères et attendant les miettes qu'on ne lui donne «même pas. »
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Ils ne se bornaient pas à ces antithèses satiriques. Enhardis par les applaudissements de la multitude, ils faisaient hautement retentir les anathèmes de l'Évangile contre les pharisiens et les mauvais riches. Ceuxci se flattaient de mettre leur conscience en règle grâce à quelques messes qu'ils feraient dire: voici ce que leur répond Menot. ail ne suffit mye de dire: « Je ferai dire des messes, je donnerai pour l'amour « de Dieu: il faut rendre les biens à qui ils sont, ou « jamais n'entrerez en paradis. » — Et ce trait si pénétrant: « Seigneurs; vous êtes durs, mais vous trou« verez plus dur que vous. » Ajoutez-y le refrain favori, ad omnes diabolos, à tous les diables, qui revenait sans cesse comme conclusion de ces peintures satiriques. Les riches maugréaient, le populaire était aise. Leurs attaques allèrent plus haut. L'un d'eux, Jacques Legrand, ne craignit pas de stigmatiser publiquement la reine éhontée, Isabeau de Bavière. Il se mit à décrire sa toilette insolente et indécente; il fit tomber ses anathèmes sur le due d'Orléans, qu'il appela «le maudit des peuples ». La cour s'indigna, les seigneurs voulurent imposer silence à l'orateur; le peuple prit sa défense énergiquement, lui maintint la parole. Jacques Legrand ne se doutait' guère, sans doute, qu'il était alors Chrysostome foudroyant une nouvelle Eudoxie. Parlerai-je d'Anthoine Fradin, du courageux, de l'éloquent Maillard? Tous deux résistèrent en face à un roi qui pourtant savait punir et se venger, à Louis XI. Quelques seigneurs, irrités de la liberté des critiques de Maillard, veulent le saisir et le jeter à l'eau. — «Fai-
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tes, leur dit-il, il me convient autant aller en paradis par eau que par terre. » Suivant une autre version, il aurait répondu : « J'irai plus vite en paradis par eau, que lui avec ses chevaux de poste. » — On sait que Louis XI venait d'établir les premiers relais de poste. — Mais laissons ces prédicateurs populaires dont l'éloquence n'eut à son service qu'un idiome encore grossier, sans souplesse. Il faut les mentionner en passant et ne pas oublier que, dans le même temps à peu près, Savonarole faisait entendre les plus véhémentes invectives contre les oppresseurs de son pays, les riches corrompus, le clergé sans moeurs et sans foi; que bientôt Luther fulminera contre le trafic éhonté des Indulgences, contre les scandales de la cour romaine. — Ici encore, comme on voit, l'éloquence naît tout naturellement sous les influences toutes-puissantes du milieu. Les abus, les désordres, devenus intolérables, provoquent une explosion de colère, et un retour à la pureté de la doctrine évangélique. Seulement le langage et le ton varient suivant les circonstances où se trouve placé l'orateur. Nos pauvres moines sont peu instruits: ce sont gens du peuple, parlant son langage. Savanarole est un lettré ; il a lu les Philippiques de Démosthènes et de Cicéron; son imagination puissante s'est pour ainsi dire assimilé les éclatantes peintures du langage, des Prophètes; la Bible, l'Évangile, les ressouvenirs de l'antiquité, et je crois aussi quelque rayon de la poésie de Dante, donnent à sa voix un accent d'une force irrésistible. Je ne comparerai pas à ce tribun admirable nos prédi-
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cateurs de la Ligue, énergumènes sans talent réel. Cependant ils furent, à un moment, l'écho des haines, des préjugés et des passions de tout genre qui divisaient alors la France. Leur éloquence sanguinaire arma la main de Jacques Clément ; elle prêchait le meurtre et la rébellion, et elle était écoutée. Il y avait alors des meurtriers tout prêts et des rebelles opiniâtres.
J'arrive au dix-septième siècle. Je suppose que je ne connaisse aucun des monuments de l'éloquence religieuse de cette époque, et, voulant en avoir une idée générale, je consulte les critiques les plus autorisés, La Bruyère, un chrétien convaincu, Fénelon, un archevêque, Fleury, le docte et honnête Fleury. Écoutons d'abord La Bruyère : — « Le discours chrétien est « devenu un spectacle. Cette tristesse évangélique, qui « en est l'âme, ne s'y remarque plus ; elle est suppléée « par les avantages de la mine, par les inflexions de la « voix, par le choix des mots et par les longues énu« mérations. On n'écoute plus sérieusement la parole « sainte ; c'est une sorte d'amusement entre mille au« très; c'est un jeu, où il y a de l'émulation et des « parieurs. L'on fait assaut d'éloquence jusqu'au pied « de l'autel et en présence des mystères. Celui qui « écoute s'établit juge de celui qui prêche, pour con« damner ou pour applaudir, et n'est pas plus converti « par le discours qu'il favorise que par celui auquel il « est contraire; l'orateur plaît aux uns, déplaît aux au« très et convient avec tous en une chose, que, comme « il ne cherche point à les rendre meilleurs, ils ne pen« sent pas aussi à le devenir. » — Voilà le premier
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coup de pinceau de l'auteur des Caractères; il continue, et, après avoir montré le vide de cette éloquence qui provoque des paris, il passe à la forme. «Depuis trente
« années, on prête l'oreille aux rhéteurs, aux déclama« teurs, aux énumérateurs, on court ceux qui peignent « en grand ou en miniature. Il n'y a pas longtemps « qu'ils avaient des chutes ou des transitions ingénieu« ses, quelquefois même si vives et- si aiguës qu'elles « pouvaient passer pour épigrammes; il les ont adou« cies, et ce ne sont plus que des madrigaux. Ils ont « toujours d'une nécessité indispensable et géomé« trique trois sujets admirables de vos attentions : ils « prouveront une telle chose dans la première partie « de leur, discours; cette autre dans la deuxième par« tie, et cette autre encore dans la troisième. Ainsi « vous serez convaincu d'abord d'une certaine vérité, « et c'est leur premier point ; d'une autre vérité; et « c'est leur second point ; et puis d'une troisième vé« rité, et c'est leur troisième point. De sorte que la « première réflexion vous instruira d'un principe des « plus fondamentaux de notre religion; la seconde d'un « autre principe qui ne l'est pas moins, et la dernière « réflexion d'un troisième et dernier principe, le plus « important de tous, qui est remis pourtant, faute de « loisir, aune autre fois. » — Quelle est enfin la conclusion de La Bruyère? C'est que le public cherche un divertissement, et le prédicateur un évêché. Tout au plus fait-il une exception en faveur de Bossuet et d'un certain père Séraphin, absolument inconnu pour nous.
— Mais La Bruyère, direz-vous, est un satirique; le
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plaisir de tracer un portrait piquant l'entraîne à charger les couleurs: Fénelon est plus sévère encore. « Que « peut-on espérer d'un jeune homme sans fond d'é« tude, sans expérience, sans réputation acquise, qui « se joue de la parole, quiveut peut-être faire for« tune dans le ministère, où il s'agit d'être pauvre avec « Jésus-Christ, de porter la croix avec lui en se re« nonçant, et de vaincre les passions des hommes pour « les convertir? » Qu'on se reporte aux Dialogues sur l'éloquence, au premier surtout, dans lequel il parle de ce prédicateur qui, un certain mercredi des Cendres, avait pris pour texte de son sermon: Je mangeais mon pain comme de la cendre. On cherche à débiter des sermons ingénieux, piquants, spirituels ; on les compose avec le plus grand soin, on les apprend par coeur et on lés récite. On se garde surtout de tout détail familier: il ne faut pas être bas ou abandonné dans son langage; mieux vaut cent fois être sec et vague.
Quant à l'enseignement des auditeurs, on n'en a nul souci. « On leur donne dans l'enfance un petit caté« chisme sec et qu'ils apprennent par coeur sans en « comprendre le sens; après quoi ils n'ont plus que « des sermons vagues et détachés. » Pas la moindre réserve en faveur de Bossuet. Mais du moins Fénelon a dû goûter l'éloquence de Bourdaloue? Il n'en est rien. Bourdaloue récite, ne parle pas. — Mais sa doctrine est solide et puisée aux sources les plus sûres? — En aucune façon. — « Si vous y prenez garde, il « n'est pas même fort instruit. » — Il a du moins les qualités extérieures de l'orateur, la voix, le geste? —
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Non. Ses yeux sont fermés, comme d'un homme absorbé par le travail de la mémoire et qui redoute le trouble des objets extérieurs ; de plus sa voix est sans inflexion. « Ce sont de belles cloches, dont le son est « clair, plein, doux et agréable, mais après tout des « cloches qui ne signifient rien, qui n'ont point de « variété, ni par conséquent d'harmonie et d'élo« quence. » — On pourrait multiplier ces citations, joindre à La Bruyère et à Fénelon, Fleury (1) et combien d'autres encore! Cédons plutôt la parole au grand orateur du dix-septième siècle, à Bossuet. Jeune encore, et ne prévoyant pas sans doute qu'il dût un jour célébrer les grands de la terre, couchés dans ieur somptueux catafalque, il disait, en prononçant l'oraison funèbre du père Bourgoing: «Oh! qu'il était éloigné « de ces prédicateurs infidèles qui ravilissent leur di« gnité jusqu'à faire servir au désir de plaire le minis« tère d'instruire, qui ne rougissent pas d'acheter des « acclamations par des instructions, des paroles de « flatterie par la parole de vérité, des louanges, vains « aliments d'un esprit léger, par la nourriture solide « et substantielle que Dieu a préparée à ses enfants : « quel désordre! quelle indignité !» — Un peu plus loin, parlant de ces remparts des mauvaises habitudes que le prédicateur doit renverser, labeur si difficile,
(1) Un mot sur Fleury, ou plutôt un mot de Fleury. — Il parle de ces jeunes prédicateuis qui vont débiter à des paysans les sermons a la-mode et se préparent à prêcher dans les bonnes villes. — Comment écoute-t-on ces morceaux d'éloquence? On y dort. Fénelon dit la même chose et trouve cela tout naturel.
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il ajoute : « Que ferez-vous ici, faibles discoureurs? « Détruirez-vous ces remparts en jetant des fleurs?» A ce trait, l'on sent déjà cette forte et pittoresque éloquence qui, contenue encore par l'obscurité de la position, s'élance et réclame sa place.
Laissons ces sévérités à ceux à qui elles sont permises. De tout temps, il y a eu des déclamateurs; de tout temps, l'homme qui parle a voulu plaire à ceux qui l'écoutaient, et il est sans doute impossible qu'il en soit autrement. La vérité et la vertu n'éveillent pas en nous un tel amour que nous nous y portions de nousmêmes, sans y être invités : il faut qu'on nous les rende aimables, et que, sans les déguiser, on leur donne du moins la parure qui nous plaît. Jusqu'où peuvent aller ces concessions au goût du public? On le sent, on ne saurait le dire. Les orateurs du dixseptième siècle ont-ils franchi cette limite un peu flottante? Les critiques que j'ai cités le leur reprochent; et il est certain que, si l'on compare leur éloquence si savante, au langage familier d'un saint Augustin ou d'un saint Jean Chrysostome, la critique paraît fondée. Mais est-il juste d'établir ce parallèle? et ne doit-on pas plutôt chercher à saisir les rapports étroits qui existaient entre l'orateur et l'auditoire, qui s'imposaient pour ainsi dire à l'un et à l'autre, et qui firent naître une éloquence d'un caractère nouveau, original, portant toute vive la marque des institutions et des moeurs qui régissaient alors la société?.
Essayons ce travail de critique impartiale.
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Ce qui frappe d'abord, quand on jette un coup d'oeil sur les richesses littéraires du dix-septième siècle, c'est le grand nombre d'orateurs sacrés, tous remarquables, qui parurent alors.
D'où vient cette abondance? Je croirais volontiers que ce phénomène littéraire a sa cause dans un fait social. La prédication est alors le seul débouché, pour ainsi dire, que trouvaient les facultés oratoires qui appartiennent en propre à notre race. C'est de ce côté que se tournent une foule d'hommes richement doués, qui, dans d'autres circonstances, auraient illustré la tribune et le barreau. L'Église hérite de toutes les forces vives que la monarchie absolue ne sait pas utiliser. L'Eglise seule ouvre aux talents une carrière libre, honorée, brillante; seule elle leur réserve une place où ne peuvent s'élever les privilégiés de la naissance. Ceux-ci obtiennent les postes éclatants, sont archevêques et cardinaux; mais leur influence et leur autorité sont nulles. Ils sont les supérieurs hiérarchiques des Bossuet, des Bourdaloue, des Fléchier, des Mascaron, des Massillon; mais ces hommes de condition obscure sont les véritables représentants de l'Église, les interprètes qu'elle avoue, dont elle se pare avec orgueil. Bossuet est salué de son vivant du titre glorieux de Père de l'Église. C'est lui qui se porte en toute circonstance comme le défenseur des dogmes, de la discipline et de la morale: nul n'ose lui disputer une place que seul il peut tenir. Peut-on douter que de tels stimulants n'aient suscité, dans un pays aussi riche en talents que le nôtre, cette foule d'hommes
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éminents, qui auraient langui dans l'obscurité, et seraient morts ignorés, s'il avait fallu autre chose que du mérite pour se mettre en lumière?
Chacun d'eux a son originalité propre, que j'essayerai de saisir, mais tous ont un caractère commun qu'il importe d'abord de signaler. On aimerait à se les représenter se divisant, pour ainsi dire, le royaume, missionnaires de l'Évangile, allant porter en tous lieux, et surtout au fond des provinces si misérables, les consolations et les-enseignements. Il n'en est point ainsi. Leur éloquence n'a pas brillé sur tous les points de la France; elle s'est essayée d'abord sur un petit théâtre, puis elle s'est produite dans tout son éclat à Paris ou plutôt à Versailles, devant la cour.
C'est ici que l'on comprend bien cette puissance absolue d'un Louis XIV. Non-seulement elle pèse sur tout, anéantit tout ce qui pourrait lui faire contrepoids, mais, de plus, elle absorbe tout, elle consacre à son plaisir, à son utilité tout ce qui vit, respire, brille dans toute l'étendue du royaume. Un poêle, un peintre, un sculpteur, un musicien ne sont rien, s'ils n'ont eu l'honneur de travailler pour le roi. Le Brun épuisa sa vie et son génie à peindre cet Alexandre, cet Achille. Que de commandes dut subir notre grand Molière ! Le vieux Corneille lui-même que Sa Majesté eût dû rendre sacré à cette cour frivole, on s'amusa à le faire jouter avec son jeune rival, le doucereux Racine. Les prédicateurs ne furent pas traités autrement. On fit concourir Mascaron et Fléchier : le sujet donné fut l'oraison funèbre de Turenne. On fit concourir Bos-
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suet et Mascaron, qui tous deux célébrèrent cette brillante duchesse d'Orléans si étrangement enlevée par une mort foudroyante. C'était la cour qui donnait les rangs, qui faisait les succès, qui distribuait la réputation.
Le prédicateur qui avait réussi à Paris était appelé à la cour. C'était, pour ainsi dire, la dernière étape sur le chemin de la gloire : la province d'abord, puis Paris, enfin Versailles. S'il était goûté par cette société élégante et difficile, sa fortune était faite : il obtenait bénéfices, abbayes, évêché. Je respecte profondément les grands orateurs qui se firent entendre dans cette somptueuse chapelle de Versailles, qui me touche et me remue, plus que tout le reste du Palais. Qui oserait prétendre cependant qu'ils n'ont pas subi la tyrannie de l'auditoire qui les appelait, devant lequel c'était déjà un honneur de paraître ? Ne nous y tromponspas: ce n'est pas un maître, ce n'est pas un juge qui monte dans cette chaire. C'est un orateur ému, troublé, qui redoute un échec. Les grands seigneurs et les belles dames l'observent curieusement, de cet oeil des gens du monde si exercé à saisir le moindre ridicule. L'auditoire est attentif, il a même l'air du recueillement; il goûte, il savoure tous les mérites de cette éloquence qu'on lui a vantée, il en remarque aussi au passage les imperfections. Le prédicateur a toute liberté, il peut accuser, condamner, anathématiser les vices, les défauts, les habitudes coupables, dont les nobles représentants sont sous ses yeux ; nul ne l'interrompra; nul ne se plaindra; mais, le sermon terminé,
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cette foule brillante s'écoule; elle se répand dans les allées du parc, dans les vastes salons de l'OEil-de-boeuf, autour des tables de jeu, et elle porte sur l'orateur un jugement sans appel.
Il en est de même à Paris. Bien que l'auditoire soit moins choisi, plus nombreux, ce sont les honnêtes gens qui font la réputation du prédicateur. On fait retenir ses places par les laquais, on est enchanté d'avoir des chaises à payer, d'assister à une représentation d'où bien des gens seront exclus. On en pourra parler le soir, au bal, dans les ruelles, comparer le prédicateur et le sermon du jour au prédicateur et au sermon de la veille. On tiendra son rôle dans la conversation générale; on glissera quelque aperçu fin et tout nouveau parmi les banalités que débite le commun des appréciateurs. On souffre à voir de quel ton madame de Sévigné, cet esprit si délicat, s'exprime sur un homme comme Bourdaloue. De l'acteur, du danseur à la mode elle ne parlerait pas autrement : « Je vais en Bourdaloue, Le Bourdaloue; on croyoit qu'il ne dût bien prêcher que dans son tripot, etc....
Ce portrait de l'auditoire est-il exact? S'il l'est, et je le crois fermement, qu'on imagine ce que doit être l'orateur en face d'un tel public (1). Où sont les grandes multitudes, accourues dans l'église pour entendre la parole de Dieu, pour recevoir les conso(1)
conso(1) nous le dira mieux que je ne saurais faire. «La prédication ne s'adresse qu'aux honnêtes gens; et on ne leur enseigne pas la religion qu'ils sont censés savoir; on leur parle de leur vie de chaque jour et comme ils veulent qu'on leur en parte (2e Dialogue).
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lations dont leur coeur a besoin, les espérances et les promesses qui seules peuvent les rattacher à la vie
qui leur est faite ! Où est l'homme évangélique. qui, sans préparation, sans art, mais l'âme débordant de charité, épanche les trésors d'un zèle inépuisable, qui
se proclame le compagnon de servitude de tous ces malheureux, et qui l'est réellement ? Rien de tel ici.
L'église est étroite, peu de fidèles peuvent y trouver place. Le sermon a été annoncé d'avance, avec le nom et la qualité de l'orateur. Il s'agit pour lui de ne pas tromper l'attente du public, de ne pas. rester audessous de lui-même. S'il prêche à Versailles, il faut qu'il prépare dans son exorde pour le roi, pour la reine, pour Monsieur, un compliment bien tourné et qui ait l'air naturel. Tel prédicateur ne put monter en chaire, parce que l'éloge du roi tenait la moitié de son sermon, et que le roi ne vint pas. Un Bourdaloue est obligé de célébrer les vertus de ce triste personnage qui fut le frère de Louis XIV : il est présent, il écoute, il juge, se déclare satisfait. — « Ah ! dit madame de Sévigné, si l'on servait Dieu, comme on sert le roi ! » Mais puisque nous sommes à la cour, faisons à l'étiquette sa part : voilà l'orateur débarrassé de ces formalités déplorables, quel va être son langage ? Il sera ce que veut le publié. La société polie, élégante, qui écoute, donne le ton à l'éloquence, comme à tous les autres arts. Elle permet au prédicateur, elle exige même du prédicateur, une pureté de doctrine, une sévérité de blâme, qui sont les qualités premières, indispensables de la parole de Dieu. « Silence ! voici
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l'ennemi, » disait le prince de Condé en voyant Bourdaloue se diriger vers la chaire. Oui, l'ennemi, l'ennemi de tout ce qui compromet le salut des pécheurs, mais un ennemi courtois, bien élevé, de bonne façon. Son éloquence n'aura rien de violent ni d'excessif, d'abord parce que cela serait déplacé et peu convenable, ensuite parce qu'il récite un sermon composé dans le silence du cabinet. Rien d'imprévu, rien qui donne une secousse trop vive ; l'écrivain a fondu habilement toutes les nuances de sa diction; il a la mesure, le tact, la convenance. Il n'est pas à craindre que l'orateur s'emporte : du haut de sa chaire, il suit le manuscrit du sermon qu'il débite ; il accommode tout naturellement l'action au langage ; elle est noble, digne, mesurée; rien de théâtral et de déclamatoire, aucun de ces mouvements passionnés qui échappent, quand tout à coup on est pris soi-même par le sujet, envahi, entraîné. Ces belles cloches dont parle Fénelon, d'un son doux, clair, agréable, vont et viennent d'un mouvement lent, régulier, uniforme, Quant à la matière même du sermon, elle est empruntée aux vérités les plus générales de la religion et de la morale ; c'est la pénitence, la mort, l'ambition, l'honneur du monde, la justice divine, une série interminable d'études habilement déduites d'un texte qui y a quelque rapport. L'exorde, simple et grave, amène invariablement la conclusion de l'Ave Maria: puis viennent les divisions, généralement au nombre de trois, ce qui fait à vrai dire trois sermons en un seul. Chaque division se compose d'une définition
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empruntée aux docteurs les plus autorisés; en regard se place la conduite des pécheurs, la façon dont ils entendent et pratiquent le point en question : c'est dans cette partie que l'orateur se livre à ces analyses savantes et délicates qui sont le caractère le plus saillant de la littérature au dix-septième siècle ; puis vient la conclusion, ou péroraison, plus véhémente que le reste, où l'orateur fait le procès à son auditoire et le menace des peines éternelles. Le second point et le troisième point ne diffèrent pas sensiblement du premier ; les procédés d'exposition et de développement sont les mêmes. Partout et toujours des peintures ingénieuses et fines, une sorte d'anatomie morale consciencieuse et élégante, mais qui s'arrête au point précis où le scalpel touche la fibre secrète, la fibre malade, qui vibrerait douloureusement. Les passions qui entraînent le pécheur hors de la voie du salut et souvent de l'honneur, ont des orages, des misères, des emportements, des bassesses que le prédicateur connaît peut-être (quels aveux ne recueille-t-il pas au confessionnal !), mais devant lesquels il s'arrête, hésite et se tait. Tout ce qui est exceptionnel, et par conséquent précis, exact, d'une vérité particulière et pour ainsi dire locale, il le repousse, il en est effrayé. Ce sont des cas extraordinaires qu'il ne faut pas mettre sous les yeux du public; il ne faut pas montrer jusqu'où peut rouler une âme qui a perdu la direction d'elle-même : il y aurait épouvante et scandale. De là je ne sais quoi d'uniforme dans les peintures ; le vague, l'abstrait, toujours substitués à la vérité vivante ;
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aucun détail familier, qui fasse tressaillir, comme une divulgation publique, le malade qui se reconnaît ; rien que des contours, des formes flottantes, une image convenue dans laquelle on reconnaît les traits généraux de la nature humaine, rien de l'homme dont on veut faire le portrait. Voilà les caractères généraux de l'éloquence religieuse au dix-septième siècle : elle est bien le produit de la société pour qui elle est faite, disons mieux, qui l'a faite.
Cependant chacun des grands orateurs, tout en subissant les influences inévitables du milieu, a su conserver une physionomie qui lui est propre. Bossuet a une éloquence dominatrice et souveraine. Il est grand, il se plaît dans les hauteurs. Son imagination est comme obsédée par la terrible antithèse d'un Dieu infini, de l'homme si borné. Il présente sans cesse ce contraste écrasant ; il le retourne et l'impose à cet auditoire enivré' de lui-même. Tant d'orgueil, tant de désirs insensés, tant de satisfactions vaines cherchées avec tant de passion, au mépris de la religion et de la morale; une perpétuelle agitation pour saisir les biens misérables dont la possession même est un malheur; une attache si étroite qui rive l'âme faite pour Dieu aux objets de ses complaisances folles ; tout cela, pour aboutir à la. mort, c'est-à-dire, d'une part, à l'anéantissement irrémédiable de tout ce qu'on a aimé, poursuivi, .préféré à tout ; et, d'autre part, au jugement redoutable où tout sera révélé et châtié. Voilà son thème favori ; c'est là le point de vue auquel il se placed'ordinaire : rien de plus élevé, de plus vrai, mais
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aussi rien de plus général, rien de plus vague. Aussi les contemporains goûtèrent moins les sermons de Bossuet que ceux des autres prédicateurs, particulièrement de Bourdaloue. Aujourd'hui, on veut que Bossuet soit le premier; on recueille avec un soin pieux les moindres vestiges de ses sermons ; et il faut avouer que ces débris ont je ne sais quel air de grandeur qui impose. Mais est-ce là bien le caractère essentiel de la prédication? Ne doit-elle pas plutôt se tenir à la portée de l'auditoire, pénétrer dans les secrets replis des coeurs? Bossuet l'a rarement essayé. A vrai dire, son génie l'emporte ailleurs et plus haut : il est bien plus lui-même quand il prend la parole sur le tombeau d'un grand de la terre. C'est alors que la vanité des choses humaines, et la puissance infinie de Dieu lui apparaissent, et donnent à son imagination l'impulsion puissante. C'est alors qu'il voit les choses
humaines, qu'un aveugle mouvement semble emporter, régies et menées à une fin marquée de toute éternité par les conseils de la divine providence ; il assigne aux empires, aux grands, hommes les destinées
et l'oeuvre propre qui leur sont échues en partage : il plane dans la région où se préparent les insondables révolutions. De là un style élevé, majestueux, plein d'éclairs. Il fait siens ces textes de la Bible éblouissants d'images grandioses; c'est à peine s'ils se détachent en relief dans le tissu sublime de son langage. Ne lui demandez pas de s'abaisser jusqu'à nous, il ne le peut.
Ce n'est pas le médecin attentif, charitable, qui s'enquiert doucement des souffrances d'une âme malade
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ou dévoyée. Il frappe, il blesse, il écrase; il ne va pas chercher d'une main attendrie les plaies cachées, d'autant plus douloureuses, d'autant plus aimées. Il n'a pas un mot de pitié pour celle qui s'alla jeter si jeune encore et si déchirée au froid asile des Carmélites. Il ne voulut voir en elle qu'une âme orgueilleuse et vaine qui, s'étant cherchée elle-même pour se nourrir d'ellemême, avait oublié Dieu, le seul aliment qui apaise notre faim. Se cherchait-elle elle-même la soeur Louise de la Miséricorde? Était-elle vaine et orgueilleuse? N'aspirait-elle pas plutôt à se perdre dans une autre âme ? Ah ! pourquoi quelques-unes de ces sévérites n'ont-elles point retenti dans ce fastueux Versailles, et devant celle qui les méritait plus que la Carmélite !
Bourdaloue est moins haut, plus près de nous, plus pénétrant. On ne s'étonne point, en le lisant, qu'il ait agi sur les âmes, non en les arrachant tout d'un coup, en les déracinant du monde, mais par un ébranlement continu et sûr. C'est un moraliste qui est efficace. Il possède au plus haut point l'art des analyses lentes, patientes, exactes, qui se déroulent aisément, et qui, de détails en détails, forment enfin un ensemble d'une vérité qu'on ne peut méconnaître, Il est puissant par la dialectique. Les sophismes que la passion allègue, ceux qu'elle n'ose alléguer, mais dont elle se paye, Bourdaloue les connaît, il les entend, il leur prête une voix, et, les suivant dans le dédale obscur où ils veulent s'égarer et nous égarer, il les convainc, les réfute, leur montre le droit chemin. La
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marche est régulière, trop régulière même et quelque peu monotone, on est trop sûr avec lui de ne pas s'attarder en route ; il faut aller son allure toujours égale et mesurée : la fatigue vient, et un peu d'ennui. On rêve malgré soi quelque caillou qui fasse broncher le guide, quelque sentier mal connu où il se perdrait, ne fût-ce qu'un moment, ce serait un repos : la grande route est si fatigante ! les chemins de traverse sont si agréables ! Mais il faut se résigner ; l'orateur n'aura ni variété, ni souplesse, ni digressions. Il ne nous dira que des choses excellentes et aussi excellentes les unes que les autres : nous n'avons pas la possibilité d'un choix à faire; il faut tout prendre, tout est également bon.
Massillon n'a ni l'élévation un peu cruelle de Bossuet, ni la pressante logique de Bourdaloue, ni ses peintures sobres et justes. Il a plus de colons et d'abondance, plus de mouvement aussi; mais le coloris a quelque fard, l'abondance est parfois stérile. Il abuse du développement par les contraires, fort recommandé aux rhétoriciens et si commode ! Voulez-vous peindre l'humanité ? Vous commencez par montrer combien l'inhumanité est un vice odieux ; puis vous reprenez les traits de la peinture, et l'inhumanité retournée vous donne l'humanité. Il y a plus de vivacité dans Massillon que dans Bourdaloue, plus de flamme, de l'élan, et parfois des images d'une saisissante beauté : tout cela était accompagné d'un geste plein de chaleur et d'une éloquence dramatique. Chacun se rappelle le passage célèbre du sermon sur le petit nom-
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bre des élus; l'orateur divisant tout à coup son auditoire, rejetant d'une main la foule des réprouvés, ramenant de l'autre autour de lui le petit troupeau des justes. C'est le seul triomphe oratoire de ce genre. dont l'histoire fasse mention.
Faut-il pousser plus loin cette énumération des orateurs du dix-septième siècle? Faut-il esquisser les portraits de Fléchier, de Mascaron ? Ces portraits se trouvent partout, ainsi que leurs oeuvres, qu'on ne lit plus guère d'ailleurs. Les particularités importent peu : ce qui importe, c'est de fixer le principe de critique qui domine tout. Toute éloquence est faite pour le public auquel elle s'adresse ; l'orateur parle pour un auditoire, et il parle comme l'auditoire l'exige. Fénelon en gémit et blâme les orateurs : il méconnaît la loi même de l'éloquence. Si'je poussais plus loin cette appréciation des prédicateurs, si je les suivais dans le dix-huitième siècle et jusqu'à nos jours, les preuves à l'appui ne manqueraient pas. Massillon, qui prêcha devant Louis XIV, appartient déjà par plus d'un côté à ce dix-huitième siècle, où l'autorité royale commença à être examinée, discutée, ébranlée. Bourdaloue et Bossuet auraient-ils osé dire avec Massillon: «Les rois ne peuvent être grands qu'en se rendant utiles aux peuplés. » — « Ce n'est pas le souverain, c'est la loi qui doit régner sur les peuples. » L'esprit do siècle s'imposa à la chaire chrétienne. L'éloquence ne fut plus purement religieuse, ni tout à fait philosophique. Maury le reconnaît et le déplore, avec une certaine affectation de langage, comme toujours : a Ou
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« ne put sanctifier la philosophie, on sécularisa la religion. » Ajoutons, pour être juste, qu'elles n'y gagnèrent ni l'une ni l'autre. Il faut être et rester ce que l'on est,
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Saint Jean Chrysostome, Bossuet, Bourdaloue, Massillon, Saurin.
Je ne voudrais pas quitter les orateurs sacrés sans leur céder la parole. Tous les jugements de la critique ne remplacent pas une page d'un auteur lue avec soin. Je vais donc rapporter quelques passages empruntés aux principaux représentants de l'éloquence religieuse. Seulement, au lieu de prendre au hasard dans leurs oeuvres, je fais choix d'un sujet bien déterminé, le même pour tous, et je demande à chacun d'eux ce qu'il a pensé, ce qu'il a senti, ce qu'il a dit sur la question. Le sujet, ce ne sera point, on peut l'imaginer, quelque question de dogme : ce sont matières que je m'interdis sans regret; mais bien une question de morale, et de morale pratique, accessible à tous, une question sur laquelle le moins éloquent trouvera des paroles, s'il laisse parler son coeur. C'est de l'aumône que je veux parler.
C'est par la charité surtout que le christianisme naissant attira et retint les multitudes que le gouvernement impérial laissait sans protection et sans secours. Il ne faut pas croire cependant que, avant la prédication de l'Evangile, nulle revendication ne se fût élevée
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dans le monde en faveur de ceux qui souffrent. La loi juive, qui réservait à Dieu les prémices de tous les biens de la terre, enjoignait d'abandonner aux pauvres un soixantième de la récolte ; de plus, tous les sept ans la moisson était réservée aux indigents, les dettes remises au débiteur qui ne pouvait s'acquitter. Ces prescriptions étaient formulées au nom des souffrances endurées par les Hébreu dans leur exil en Egypte : le législateur rappelait aux enfants ce que leurs pères avaient souffert, afin d'incliner leur coeur à la pitié. En aucun temps ces préceptes ne furent mis en oubli. Les atroces persécutions du moyen âge resserrèrent plus étroitement les liens qui unissaient tous les membres delà grande famille dispersée.Un réfugié français, le pasteur Saurin, oppose à la dureté de coeur qu'il reproche aux chrétiens l'active charité des juifs : « Dès « qu'ils se trouvent en assez grand nombre dans un « lieu pour former ce qu'ils appellent une assemblée « (et le nombre de dix suffit pour cela), ils établissent « des trésoriers pour recueillir les charités. Et, de peur « que l'avarice, prévalant sur le devoir, ne les empêche « de s'en acquitter, ils ont des juges qui examinent « leurs facultés, et qui les taxent à la dixième partie « de leurs revenus, en sorte qu'un des plus grands « scandales que nous leur donnons, c'est le peu de « charité que les chrétiens ont pour les pauvres, scan« dale qui, pour le dire en passant, serait sans doute « bien plus grand, s'ils vous regardaient de plus près, « s'ils voyaient cette distraction affectée, qui empêche « plusieurs de vous d'apercevoir les mains que vous
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« tendent les directeurs de nos aumônes à la porte de « ces églises. »
L'antiquité païenne elle-même, si dure envers l'esclave et le pauvre, a cependant fait entendre plus d'une fois en leur faveur, de nobles protestations. C'est la doctrine stoïcienne surtout qui les inspira ; et elles étaient fondées sur le principe, alors méconnu par les législateurs, de l'égalité naturelle des hommes. Parmi un grand nombre de passages, je choisis celui-ci que j'emprunte à Sénèque : « Quels sont les préceptes à « observer envers les hommes? suffit-il de s'abstenir « de verser le sang humain ? Le grand effort de vertu « de ne point nuire à des êtres auxquels nous sommes « obligés d'être utiles ! La belle gloire pour un homme « de n'être point féroce envers un homme ! Recom« mandons-leur donc de tendre la main à celui qui « fait naufrage, de montrer la route à celui qui est « égaré, de partager son pain avec celui qui a faim. « Mais à quoi bon entrer dans le détail de ce qu'il « faut faire ou inventer, quand je puis rédiger en deux « mots la formule des devoirs de l'homme ? Gel unici vers que vous voyez, qui comprend le ciel et là terre, « n'est qu'un tout, un vaste corps dont nous sommes « les membres. La nature, en nous formant des « mêmes principes et pour la même fin, nous a rendus « frères ; c'est elle qui nous a inspiré une bienveillance « naturelle, qui nous a rendus sociables; c'est elle « qui a établi la justice et l'équité; c'est en vertu de « ses lois qu'il est plus malheureux de faire le mal que « de le subir ; c'est elle qui nous a donné deux bras
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« pour aider nos semblables. Ayons donc toujours « dans le coeur et dans la bouche ce vers de Térence ; « Je suis homme et rien de ce qui touche l'homme « ne m'est étranger. » —Nobles paroles, mais qui restèrent à peu près sans écho. C'est qu'en pareille matière, il ne suffit pas d'établir les principes, de démontrer l'obligation morale; il faut avant tout prêcher d'exemple. Et comment l'auraient-ils pu faire, ces stoïciens de l'empire, que l'éducation et les préjugés de naissance isolaient des classes inférieures, que la surveillance ombrageuse du prince condamnait à l'inaction? Ils avaient d'ailleurs plus de force que d'élan, et leur dignité n'était pas sans quelque hauteur : sûrs de mourir, ils voulaient mourir debout, et de longue main préparaient leur mort. Le rôle qui leur échappa, ce fut Je christianisme
qui s'en saisit. Dans le temps même où Sénèque enseignait
enseignait quelques disciples la loi de la solidarité humaine, saint Paul répandait dans le monde les premiers'préceptes de la charité universelle. Lui aussi avait rencontré dans le judaïsme étroit et formaliste
formaliste obstacles sans nombre ; mais l'opiniâtre impétuosité de son coeur les avait enlevés. Enfin l'Évangile parut. Qu'était-ce que la bonne nouvelle annoncée en tous lieux à tous les hommes de bonne volonté, sinon le code même de la pitié et de l'amour? Une voix parlait, si douce, si consolatrice, à ceux dont
les misères n'avaient jamais rencontré la moindre sympathie. La victime du Calvaire était identifiée
avec le pauvre; en eux elle avait faim, elle avait soif,
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elle avait froid :donner aux pauvres, c'était donnera Dieu. Le pauvre, si méprisé, si délaissé, était relevé de ses humiliations, associé à la gloire de Jésus ; une place d'honneur lui était réservée dans les cieux. Lacare sortait de son tombeau où la dureté du riche l'avait couché avant l'heure, pour aller s'asseoir à la droite de Dieu ; le riche était précipité dans les flammes éternelles. L'élan des premiers chrétiens fut admirable. Ils comprirent, ces hommes d'un coeur si chaud, que les félicités promises aux déshérités de cette terre étaient encore lointaines; qu'ils étaient exposés, comme avant la venue du Maître, à traîner dans les souffrances une vie qui était un supplice : ils voulurent donc que tout membre de la communauté chrétienne fût affranchi des tourments de l'indigence et des angoisses morales qui l'accompagnent. De là la première, association et le partage des biens, et le châtiment terrible infligé à Ananias et à Saphyra, ces âmes froides qui ne pratiquaient qu'à demi le dévoûaient. Combien de temps dura ce règne de l'égalité absolue? Bien peu sans doute, la nature humaine est si bornée et si égoïste ! mais, si rapide qu'il ait été, il laissa dans les imaginations une trace profonde. —Ce fut un idéal que poursuivit plus d'un réformateur, le but suprême qu'il montra aux hommes que retenaient les puissantes attaches des biens périssables, et comme la réalisation la plus complète de la doctrine de l'Evangile. — Tel est le point de départ de la charité chrétienne. Trois siècles après (321), Constantin autorise l'Église
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à recevoir des dotations pour les pauvres : elle est triomphante alors, elle organise la victoire, elle commence la transformation de la société. Mais à peine la charité est-elle érigée en institution, elle se refroidit. En vain les plus illustres évêques donnent l'exemple du dévouement, vendent les vases sacrés pour nourrir les pauvres, disant : « notre Dieu ne boit ni ne mange, s se livrent eux-mêmes pour racheter les captifs : dans la chaire chrétienne commencent à retentir les anathèmes lancés contre l'insensibilité des riches. Ici encore je retrouve au premier rang ce saint Jean Chrysostome, l'orateur des déshérités. Les richesses de l'Église l'importunent; cette thésaurisation lui est odieuse. Quoi! des ministres du Seigneur seront donc transformés en intendants, en économes ! Il faudra épargner, calculer, ajourner, quand les misères seront là sous les yeux, et la mort qui peut saisir le pauvre avant que l'enquête soit terminée ! Ces lâches précautions le révoltent. Il rêve le retour de la communauté des premiers chrétiens, le partage entre tous des biens de tous. Il le demande formellement, et l'exige. On ne peut le suivre dans cette voie ; il s'en indigne, il fulmine contre ces coeurs de pierre. Il assimile à un vol le refus de l'aumône : il va même plus loin, il nie la légitimité de la propriété. Voici le passage :
— « D'où as-tu tiré ta richesse? — et cet autre? — De mon aïeul, diras-tu, de mon père. Remonte aussi haut que tu voudras dans la suite de tes ancêtres, et montre-moi, si tu peux, que celte possession est légi-
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time, tu ne le pourras jamais. Le principe et la source de ces biens, c'est l'injustice, il le faut nécessairement. Pourquoi ? Parce que Dieu dans le principe n'a pas créé celui-ci riche, celui-là pauvre. En les introduisant dans le monde, il n'a pas versé aux pieds de l'un des trésors, tandis qu'il les refusait à l'autre. Mais il leur a donné à tous la même terre, qui est commune à tous les hommes. Pourquoi possèdes-tu tant et tant d'arpents, tandis que ton voisin n'a pas une motte de terre ? — C'est mon père, dis-tu, qui me les a légués. — Et de qui les avait-il reçus? — De ses ancêtres. —Mais il faut toujours remonter au principe. C'est parce que les hommes ont essayé de s'approprier exclusivement des biens, que les guerres ont éclaté, comme si la nature se révoltait de ce que l'homme tente de diviser ce que Dieu a uni, en revendiquant la propriété exclusive de certaines choses, en prononçant ces tristes mots, le mien, le tien. Voilà le principe des divisions et des maux parmi les hommes. Ainsi la communauté, plus que la propriété, -est notre lot et est conforme à la nature. » — Et ce dernier trait : « Si tu veux léguer tes richesses à tes enfants, que ce soient des richesses justement acquises, si toutefois il y en a de telles. »
Il revient sans cesse sur ce sujet et toujours avec les plus violentes invectives contre le riche. Il se plaît à paraphraser la parabole de Lazare ; il y trouve de nombreuses et vives applications à son auditoire. Quelle éloquence dans l'analyse dramatique de ses •misères! Il est pauvre d'abord, mais c'est peu ; il est
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de plus malade, rongé d'ulcères, incapable presque de se mouvoir; C'est peu encore : il a sous les yeux l'opulence d'autrui, qui rend plus amer encore le sentiment de sa peine. De plus, il sait que cette opulence a une source impure, tandis que lui a une vie irréprochable. De plus, il est seul dans son infortune ; il a beau tourner les yeux autour de lui, il ne rencontre pas un autre Lazare. Enfin, il n'a pas cette consolation que Jésus vint apporter : l'espoir d'une autre vie. « Il y a là, dit l'orateur en terminant, de quoi faire la nuit dans une âme! »
J'ai dû signaler cette première forme que revêt au quatrième' siècle la prédication de l'aumône. Elle était; comme on le voit; singulièrement impérieuse et véhémente. Saint Jean Chrysostome, tout pénétré de l'Evangile, ne cherche guère à accommoder son langage aux convenances de son auditoire. Il faut voir de quel ton il réfute les sophismes de l'avarice qui feint de vouloir donner, mais ne voudrait pas donner sans s'assurer d'abord de la réalité des besoins : il flétrit ces lâches enquêtes où s'attarde le riche de mauvais vouloir. La misère est là sous vos yeux, l'argent dans vos coffres, que vous faut-il de plus? En vérité, à entendre ces subtils calculateurs, on croirait qu'ils ont le droit d'exiger des pauvres toutes les vertus dont eux-mêmes se dispensent. Le pauvre est pauvre, voilà ses titres à la charité : il n'en faut pas'd'autres. Quoi ! parce qu'il ne sera pas le modèle de toutes les vertus, il lui faudra mourir de faim ! Et vous, avez-vous donc le droit de vivre? » — Bien que
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ce soit là le ton ordinaire de l'orateur, je voudrais citer un autre passage de lui, d'un style tout différent. Le passage est évidemment improvisé. Ce n'est pas l'exorde d'un sermon sur l'aumône, c'est un appel ému qui lui échappe au moment où il entre dans l'église. Quelle simplicité dans les peintures ! quelle vivacité dans les détails! — « Je viens, aujourd'hui, m'acquitter auprès de vous d'une ambassade juste, utile, digne de vous. Ce sont les pauvres de notre ville qui m'en ont chargé, non par des discours, des décrets ou la décision d'un sénat, mais en me montrant le plus pitoyable et le plus amer des spectacles. En traversant la place publique et les rues pour me rendre auprès de vous, j'ai vu gisant au milieu des carrefours un grand nombre de misérables, les uns estropiés, les autres aveugles, ou couverts d'ulcères et de plaies incurables, et étalant de préférence aux regards ceux de leurs membres qu'il eut fallu cacher à cause de la corruption qui les rongeait.
« J'ai pensé que ce serait le comble de l'inhumanité de ne pas entretenir votre charité de telles infortunes, surtout quand j'y étais encore poussé par le temps de l'année où nous sommes. C'est toujours un devoir,il est vrai, de faire appel à la pitié, quand nous avons nous-mêmes tant de besoin de la miséricorde de notre créateur, mais principalement dans cette saison où le froid est si rigoureux Pendant l'été, les pauvres trouvent dans la douceur de la température un grand allégement.
Ils peuvent, sans danger, aller presque nus. Les
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rayons du soleil leur sont un vêtement suffisant. Ils peuvent dormir sur le sol et passer impunément la nuit au grand air. Ils n'ont pas tant besoin de chaussures, ni de vin, ni d'une nourriture plus substantielle : l'eau des fontaines leur suffit, avec les herbages les plus vils et quelque peu de légumes secs. L'été en effet leur dresse la table toute servie. Ils ont de plus la facilité de trouver de l'ouvrage. Ceux qui bâtissent, ceux qui cultivent la terre, ceux qui équipent des vaisseaux, ont recours aux bras des malheureux. Les riches ont des champs, des maisons, d'autres sources de revenus; eux ne possèdent que leur corps; toute leur fortune est dans leurs mains, ils ne tirent rien d'autre part; c'est pourquoi l'été leur apporte quelque soulagement. Mais pendant l'hiver tout leur fait la guerre. Ils sont assiégés de deux côtés à la fois, par la faim, qui ronge leurs entrailles, par le froid, qui raidit leur chair et la rend comme morte. Aussi leur faut-il une nourriture plus abondante, des vêtements plus chauds, un toit, un lit; des chaussures, d'autres choses encore. Et, ce qu'il y a de plus triste, ils ont grande peine à trouver de l'ouvrage. On ne travaille guère en hiver. Puis donc que leurs besoins sont plus grands et plus impérieux, puisqu'ils ne trouvent personne qui veuille louer leurs services et les occuper, voyons, remplaçons les entrepreneurs, tendons-leur des mains secourables, prenons pour collègue dans cette ambassade Paul, le patron et le tuteur des pauvres. » J'arrive aux temps modernes, aux orateurs du dix-
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septième siècle. Nous voilà bien loin de ce petit groupe des premiers chrétiens, tout récents encore de l'enseignement du Maître et comme affamés le dévoûment, bien loin aussi de ce glorieux quatrième siècle, où l'élan des vertus chrétiennes emporte les âmes les plus pures de l'épiscopat. La société française est tout entière chrétienne et veut être tout entière catholique : il ne reste plus qu'un petit nombre de dissidents qui vont être arrachés à leur foi ou à leur patrie. Le roi exerce une autorité absolue, sans contrôle ; il a des devoirs, non envers ses sujets, mais envers Dieu, dont il est l'image ici. Autour de lui se presse une aristocratie brillante, qui reçoit de la royauté tout son lustre, accompagne le roi dans ses guerres, lui fait cortége à la cour, et pour ce double service est exempte de tout impôt. Puis vient le clergé, fort riche, car il possède plus du quart de la fortune publique, et il n'est assujetti à aucune contribution. Seulement il consent à faire de temps en temps au roi quelque don gratuit, en exigeant en retour des mesures efficaces pour l'extinction de l'hérésie. Reste le peuple : c'est lui qui porte le fardeau de l'État; lui seul n'a ni exemptions ni priviléges. Je n'essayerai pas de présenter un tableau de la situation lamentable où se trouvaient, au commencement du règne de Louis XIV, vingt millions de Français, la plupart sans nourriture et sans asile. Que l'on consulte l'ouvrage si instructif de M. Feillet : La misère au temps de la Fronde (1). La guerre de Trente ans d'une part, de (1) vol. in-18, chez Didier.
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l'autre la guerre civile des nobles contre Mazarin, avaient réduit aux. plus cruelles extrémités les plus belles provinces du royaume. C'est à ce moment que l'infortuné Jacques Bonhomme imagina la légende du bonhomme Misère. C'est à ce moment aussi que le fils d'un paysan, Vincent de Paul, commença son apostolat si pénible, si peu encouragé par ceux-là mêmes qui étaient les auteurs de ces calamités. — Voilà le milieu, ■voilà les circonstances dans lesquelles sont placés les prédicateurs qui prennent la parole. Rarement, ce me semble, occasion plus belle s'offrit au zèle de la charité; rarement besoins plus navrants sollicitèrent la pitié des riches. Voyons quel langage tinrent les avocats des pauvres.
Supposez un Chysostome revenant à la vie parmi ces chrétiens du dix-septième siècle : vous vous imaginez les éclats de son indignation, l'emportement de ses supplications aux riches, les peintures qu'il leur ferait subir de tant de souffrances et de tant d'iniquités. Ce n'est pas de la sorte que les orateurs sacrés d'alors procèdent. Pour eux l'état social est équitable; ils l'acceptent du moins, et même en bénéficient, puisqu'ils appartiennent à une classe privilégiée. Ce n'est pas pis sacrifient la doctrine de l'Évangile; ils l'établissent au contraire et la démontrent victorieusement, mais vous allez voir dans quelle mesure. Prenons d'abord Bossuet. Il a traité plusieurs fois la question de l'aumône. A quel point de vue s'est-il placé ? Ce n'est pas manquer de respecta ce grand orateur que de dire qu'il est plus remarquable par l'élévation et
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la force que par l'ouverture et la tendresse du coeur, Son premier sermon sur l'aumône remonte aux années lamentables qui suivent la fin de la Fronde. En 1658, 1659, 1660, les fléaux les plus terribles fondirent sur la France, la guerre, les inondations, la famine. Dans une seule province on compta plus de dix mille personnes mortes de faim ; dans un village de deux cents habitants, cent quatre-vingts n'avaient que du pain. Un gentilhomme de bonne maison, se trouvant sans aucune ressource avec une femme et six enfants, se mit en condition. — « En Bourgogne, Picardie, Lorraine, pays Messin, Angoumois, on a à peine trouvé des maisons où il y eût du pain ; et c'est une chose fort rare d'y voir un drap et une couverture ; les sains et même les malades ne sont couchés que sur la paille que l'on ne voudrait pas faire servir à mettre sous les animaux..... Les pauvres courent aux bêtes mortes qu'on jette à la voirie, et se disputent avec les chiens à qui en aura un morceau (1). » — Or Bossuet habita Metz vers cette époque : c'était un des pays les plus éprouvés par la, misère. Il prêcha, et prit pour sujet: De l'éminente dignité des pauvres dans l'Église. L'Evangile est plein de tendresse et de pitié pour le pauvre: C'est de lui qu'il a été dit : « Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés, » et « les derniers seront les premiers. » Le prédicateur se fit l'interprète de la doctrine du maître; mais, si j'ose le dire, il en saisit et expliqua plutôt la lettre que l'esprit. Il s'at(1)
s'at(1) dernier chapitre.
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tacha en effet à démontrer que les pauvres étaient « les aînés dans la famille de Jésus-Christ, les premiers citoyens de l'Église, les véritables héritiers du royaume de Dieu, » ce qui était conforme à l'Évangile. Et ensuite? me direz-vous. Ensuite, il prouva que, puisque telle était la dignité des pauvres, il était souverainement injuste de les mépriser. Les riches, après tout, né sont que les serviteurs des pauvres : « O riches «du siècle, prenez tant qu'il vous plaira des titres « superbes ; vous les pouvez porter dans le monde ; « dans l'Église de Jésus-Christ, vous êtes seulement « serviteurs des pauvres. » Voilà qui doit consoler ceux qui n'ont rien : ils sont supérieurs à ceux qui possèdent ! L'orateur est comme ravi par cette doctrine; il s'y étale, il la retourne en tous sens. ; il lui échappe même des mots d'un singulier relief, et qui peignent au vif cette joie du commentateur qui se sent bien maître de son texte. « Il nous faut un peu « démêler cette belle théologie. » — Et un peu plus loin, armé du fil qu'il à démêlé, il dit : « Je m' engage insensiblement dans une grande profondeur. » — Nous ne l'y suivrons pas. Cette belle théologie est froide, elle glace. Que Dieu réserve au pauvre une compensation dans l'autre vie, nous l'espérons, nous le croyons, nous le voulons ; mais ici-bas l'homme ne doit-il rien 4 l'homme? le chrétien au chrétien ? Il ne suffit pas de ne pas mépriser les pauvres, il faut les secourir, ne pas avancer l'heure où ils entreront en possession du royaume de Dieu. Et dans quel temps Bossuet se «omplaisait-il à cette belle théologie? Vous le savez.
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Le théologien débutant les oublia ce jour-là, comme l'évêque les oubliera plus tard en écrivant son testament. (Journal de l'abbé Ledieu.)
Bourdaloue ne cherche point les sommets où l'orateur reste isolé et comme perdu, ni les profondeurs d'une belle théologie faite pour la Sorbonne et non pour le public. C'est un prédicateur jaloux d'agir sur la conscience de son auditoire, qui se tient à sa portée, qui l'instruit, le corrige, l'exhorte, ne lui demande rien d'impossible, mais veut obtenir ce qu'il demande. Il est regrettable que Monsieur, frère du roi, ait jugé à propos d'assister à ce sermon, ou que. Bourdaloue se soit crut obligé de saluer ce triste auditeur des titres de prince bien faisant, prince libéral et magnifique, prince prévenant et affable, prince compatissant et charitable, etc. Et il ajoute : « Ce ne sont point là de ces « éloges étudiés que la flatterie donne aux princes. » — Bourdaloue a bien fait de nous prévenir : nous aurions pu nous y tromper.
Le sermon, suivant l'usage d'alors, est divisé en troisparties. L'orateur montrera : 1° que l'aumône est un précepte rigoureux; — 2° quelle est la matière de l'aumône ; — 3° quel est l'ordre de l'aumône. — Il ne lui est pas difficile d'établir sur des textes indiscutables le premier point : l'Évangile lui en fournit en abondance. Les anathèmes contre les riches insensibles y reviennent sans cesse : « Allez, maudits, au feu éternel, parce que j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger, parce que j'étais malade, en prison, et vous ne m'avez pas visité. » — Pourquoi ces ana-
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thèmes? Parce que nos biens ne sont pas à nous; nous n'en sommes que les économes et les dispensateurs. Refuser de les donner aux pauvres, c'est être sujet rébelle qui refuse le tribut à son souverain. Il faut donc obéir au précepte, et cela avec humilité ; il faut de plus proportionner l'aumône à sa fortune.
Ici, je trouve un rapprochement intéressant entre la loi de Dieu et la loi des hommes: cette dernière n'exige rien du riche, l'orateur le reconnaît; il eût pu le regretter; mais, en sujet fidèle et soumis, il accepte l'inégalité qui est le fondement même de la société d'alors. Seulement l'orateur chrétien reprend sa revanche, et réclame au nom de l'Évangile, à des chrétiens, ce qu'il n'aurait pas le droit de demander à des Français, à des nobles.
« Dieu, mes chers auditeurs, qui règle tout par sa sagesse, et qui a tout fait avec nombre, poids et mesure, exige de vous ce tribut selon toute l'étendue de votre pouvoir. Les princes de la terre n'en usent pas toujours de la sorte, et souvent, par des raisons politiques que la nécessité même autorise, ils se trouvent obligés à tirer les plus grands secours de leurs moindres sujets, pendant qu'ils ménagent les plus opulents et les plus aisés. Mais notre Dieu, qui ne veut point de nécessité supérieure à sa loi, et devant qui toutes les conditions du mondene sont rien, sans se relâcher de ses droits et sans égard à vos personnes, fait une imposition réelle sur vos biens.»
Celai est beau, cela est même presque courageux d'intention, si l'on se reporte au temps où vivait l'orateur, à l'auditoire qu'il avait sous les yeux. Mais
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pourtant comment admettre ces raisons politiques que la nécessité même autorise? Combien j'aime mieux cette forte et franche expression de l'imposition réelle faite sur les biens dés riches ! — Le précepte de l'aumône est donc fondé sûr la loi même de Dieu ; il est de plus fondé sur la justice, fondé sur la charité. Dieu exige que les riches soient les substituts, les ministres, les coopérateurs de sa providence ; mais il exige surtout qu'ils voient, dans les pauvres, non des êtres d'une autre nature, mais ce qu'ils sont réellement, des frères, qui ont besoin de l'assistance de leurs frères.
« Ah ! mes chers auditeurs, qui sont ces infortunés dont je plaide aujourd'hui la cause? et, qui que vous puissiez être selon le monde, ne sont-ce pas vos frères? N'est-ce pas, dans le langage du Saint-Esprit, votre propre chair, c'est-à-dire, ces pauvres ne sont-ce pas des hommes de même nature que vous? Ne sont-ce pas les enfants de Dieu comme vous, appelés à la même adoption que vous, à la même, grâce que vous, à la même gloire que vous? Ne sont-ce pas les héritiers de Dieu, les cohéritiers de Jésus-Christ, aussi bien que vous?»
Peut-être trouvera-t-on un peu faible cette peinture des droits du pauvre : il semble qu'il vaudrait mieux ne pas toujours, les présenter comme des créanciers importuns, mais faire parler leurs besoins si nombreux, si pressants. Voyez les détails dans lesquels Chrysostome n'hésite pas à entrer, demandant pour eux, à l'approche de L'hiver, un asile, des chaussures, un vêtement quelconque: jamais un orateur n'eût osé
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offrir de telles images si familières, si basses, à son noble auditoire. Vincent de Paul seul, homme grossier, ou peu cultivé, avait la hardiesse de dire aux dames en leur montrant les enfants trouvés qu'il avait recueillis: «Les voilà devant vous ! Ils vivront, si vous con« tinuez d'en prendre un soin charitable ; et, je vous le « déclare devant Dieu, ils seront tous morts demain, si « vous les délaissez. » Voilà l'éloquence du coeur.
Dans le second point, Bourdaloue examine quelle doit être la matière de l'aumône. Ici il sacrifie quelque peu l'Évangile à la théologie : « Vendez vos biens « fit donnez-les aux pauvres et suivez-moi, » dit l'Évangile; la théologie est moins absolue : « La théo« logie m'apprend que c'est le superflu des riches qui « doit faire la matière de l'aumône. » C'est ici que vous reconnaissez le prédicateur pratique, pour ainsi dire, qui se meta la portée de son auditoire, qui ne le décourage point par des exigences excessives.
Mais qu'est-ce que le superflu ? On n'a jamais de superflu quand il s'agit de donner: Bourdaloue le définit ainsi : « Tout ce qui n'est point nécessaire à l'en« tretien honnête de la condition et de l'état. » Cela est bien un peu vague : quel état? Chacun ne cherchet-il pas à s'élever, à s'agrandir? Cela est-il défendu? Enfin il faut bien préciser, et voici comment il le fait :
« J'appelle au moins superflu, ce qui vous est, je ne dis pas précisément inutile, mais même évidemment préjudiciable. Car, pour ne rien exagérer, je ne prends de ces états que ce qui sert à en fomenter les dérèglements, les excès, les crimes, et cela me suffit pour y
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trouver du superflu. J'appelle superflu ce que vous donnez tous les jours à vos débauches, à vos plaisirs honteux : renoncez à cette idole dont vous êtes adorateur, et vous aurez du superflu. J'appelle superflu, femme mondaine, ce que vous dépensez, disons mieux, ce que vous prodiguez, en mille ajustements frivoles, qui entretiennent votre luxe, et qui- seront peut-être un jour le sujet de votre réprobation : retranchez une partie de ces vanités, et vous aurez du superflu. J'appelle superflu ce que vous ne craignez pas de risquer au jeu, qui ne vous divertit plus, mais qui vous attache, mais qui vous passionne, mais qui vous dérègle, mais surtout qui vous ruine et qui vous damne; sacrifiez, ce jeu, et vous aurez du superflu. Quoi donc? Vous avez de quoi fournir à vos passions les plus déréglées tout ce qu'elles demandent, et vous prétendez ne point avoir de superflu ! Vous avez du superflu pour tout ce qui vous plaît, et vous n'en avez point pour les pauvres! Voilà ce que le devoir de mon ministère m'oblige à vous représenter, et ce que je vous conjure de vouloir bien vous représenter à vous-mêmes. »
Voilà donc la matière de l'aumône bien déterminée: elle sera faite du superflu et du superflu préjudiciable à celui qui le possède: il n'est pas obligé de rien retrancher de ce qui est nécessaire à l'entretien honnête de sa condition et de son état; mais il est obligé de donner aux pauvres les sommes qu'il prodigue pour ses voluptés, ses débauches, pour satisfaire la passion du jeu. On dépouille les vices au profit du pauvre: c'est beaucoup, est-ce assez? —Mais cela sem-
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blait même excessif. On alléguait une foule d'excuses, une surtout, qui revient sans cesse : les temps sont mauvais ! L'orateur repousse ce sophisme sans pudeur. Si les temps sont mauvais pour les riches, que sont-ils donc pour les pauvres? Et comment conclut-il en présence de tant de froideur et de tant d'insensibilité? Il ne prononcera pas d'anathème contre le riche; il ne dira point que le riche sera damné : « c'est mal penser de son prochain. » Il est inutile d'insister sur les ménagements que le prédicateur témoigne à son auditoire. — La troisième partie, qui règle l'ordre de l'aumône, est aussi toute pratique. L'aumône doit s'étendre à tous : elle doit être faite de notre bien et non du bien d'autrui. Singulière recommandation, mais nécessaire alors, à ce qu'il paraît. — Elle ne doit être ni capricieuse ni arbitraire. Elle doit être faite avant la mort.—Elle doit être publique afin d'édifier les fidèles. — Est-ce tout ? Non : ce doit être une aumône de justice. Ce que Bourdaloue entend par là vous surprendra, j'imagine, comme moi. qu'est-ce qu'une aumône de justice? C'est de payer ses fournisseurs! — Le passage vaut la peine d'être cité : « J'appelle aumône de justice, payer aux pauvres ce qui leur appartient, payer de pauvres domestiques, payer de pauvres artisans, payer de pauvres marchands, ou même de riches marchands, mais qui de riches qu'ils étaient tombent dans la pauvreté, parce qu'on les laisse trop longtemps attendre. Or, la loi de Dieu veut que celte espèce d'aumôme ait le premier rang, et c'est par là qu'il faut commencer. Mais
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avouons-le, chrétiens, c'est une morale que bien des riches du monde ne veulent pas entendre aujourd'hui. Vous le savez : on traite ce marchand, cet artisan qui fait quelque instance, de fâcheux et d'importun; on le fait languir des années entières, et, après bien des remises, qui l'ont peut-être a demi ruiné, on lui donne à regret ce qui lui est le plus légitimement acquis, comme si c'était une grâce qu'on lui accordât,et non une dette dont on s'acquittât. Combien même en usent de la sorte par une politique d'intérêt que je n'examine point ici; voulant paraître incommodés dans leurs affaires, et cacher leur état aux yeux des hommes, mais sans le pouvoir cacher aux yeux de Dieu? Quoi qu'il en soit, ce n'est pas sans raison que je touche ce point ; et sans que je m'explique davantage, tel qui m'écoute comprend assez ce que je dis ou ce que je veux dire. »
Rien de bien rigoureux, comme on voit, rien d'impraticable dans l'accomplissement du devoir de l'aumône. C'est par ce tact, cette mesure que Bourdaloue avait prise sur son auditoire. Il ne le révoltait point, il ne le décourageait point, il ne lui présentait point une image effrayante de la vertu. Il fallait être endurci dans le péché pour ne point s'accommoder d'un directeur si peu exigeante
Franchissons un intervalle de trente années.
Nous sommes à Versailles, Louis XIV règne toujours, mais combien tout a changé d'aspect ! Le roi est vieux, chagrin, renfermé dans une aile sombre du palais. L'ère dés splendeurs s'est évanouie depuis longtemps;
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revers sont venus, la France est menacée dans son xistence ; le prince Eugène, ce victorieux sans noesse, en a tracé le démembrement. Plus d'argent ans les coffres de l'État; on a recours aux impôts de ute nature. Mais l'orgueil du roi, la dureté du goumement n'ont pas été entamés. Vauban, pour avoir é élever la voix en faveur des pauvres gens, a été isgracié, et il est mort. Racine a été disgracié pour même motif, et il est mort. Fénelon est en exil Cambrai. La famine désole le royaume, et l'enemi va l'envahir (1709). Le roi, dans cette extrémité, souvient qu'il y a des Français en France et non des ujets seulement. Il fait un appel a la nation : elle y épond d'un élan unanime, et se sauve elle-même Denain.
L'écho de ces angoisses et de ces misères vibre dans assillon. C'est peut-être la première fois qu'en préénce de ce noble auditoire de la chapelle de Versailes, un prédicateur ose tout à coup introduire ces aniaux farouches dont parle La Bruyère. La pompe aprêtée du langage ne fait que mieux ressortir l'horreur lies détails:
— « Eh certes, dites-moi?tandis que les villes et les campagnes seront frappées de calamités, que des ommes créés à l'image de Dieu, et rachetés de tout on sang, broutent l'herbe comme des animaux, et, ans leur, nécessité extrême, vont chercher à travers s champs une nourriture que la terre n'a pas faite our l'homme, et qui devient pour eux une nourriture de mort, auriez-vous la force d'y être le seul heu-
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reux? Tandis que la face de tout un royaume est changée, et que tout retentit de cris et de gémissements autour de votre demeure superbe, pourriezvous conserver au dedans le même air de joie, de pompe, de sérénité, d'opulence ? et où serait l'humanité, la raison, la religion ? Dans une république païenne, on vous regarderait comme un mauvais citoyen ; dans une société de sages et de mondains, comme une âme vile, sordide, sans noblesse, sans générosité, sans élévation ; et dans l'Église de JésusChrist, sur quel pied voulez-vous qu'on vous regarde! Eh ! comme un monstre indigne du nom de chrétien que vous portez, de la foi dont vous vous glorifiez, des sacrements dont vous vous approchez, de l'entrée même de nos temples où vous venez, puisque ce sont là les symboles sacrés de l'union qui doit être parmi les fidèles.» Ce n'est pas la seule originalité du sermon de Massillon. Au fond,c'est un homme du dix-huitième siècle, c'est-à-dire un moraliste, plutôt qu'un théologien. Il rompt avec l'usage établi des trois points indispensables. Ainsi, il se bornera « à établir le de«voir de l'aumône contre toutes les vaines excuses de « la cupidité ; » puis il indiquera la manière de l'accomplir. Sur quels arguments établira-t-il ce devoir! Chose bien digne de remarque, Massillon invoque tout d'abord le principe qui est l'âme de tous les écrits de Rousseau, ce principe dont tout le dix-huitième siècle vécut, que l'on commenta, appliqua de mille façons différentes, et qui n'est autre que la loi de nature. — Voici le passage :
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— « Qui l'ignore que tous les biens appartenaient originairement à tous les hommes en commun, que la simple nature ne connaissait ni de propriété ni de partage ; et qu'elle laissait d'abord chacun de nous en possession de tout l'univers; mais que pour mettre des bornes à la cupidité, et éviter les dissensions et les troubles, le commun consentement des peuples rétablit que les plus sages, les plus miséricordieux, les plus intègres seraient aussi les plus opulents ; qu'outre la portion du bien que la nature leur destinait, ils se chargeraient encore de celle des plus faibles, pour en être les dépositaires, et la défendre contre les usurpations et les violences? De sorte qu'ils furent établis par la nature même comme les tuteurs des malheureux, et que ce qu'ils eurent de trop ne fût plus que l'héritage de leurs frères, confié à leurs soins et à leur équité. Qui l'ignore enfin que les liens de la religion ont encore resserré ces premiers noeuds que la nature avait formés parmi les hommes, que la grâce de Jésus-Christ qui enfanta les premiers fidèles, nonseulement n'en fit qu'un coeur et qu'une âme, mais encore qu'une famille, d'où toute propriété fut bannie, et que l'Évangile, nous faisant une loi d'aimer » nos frères comme nous-mêmes, ne nous permet plus ou d'ignorer leurs besoins, ou d'être insensibles à Meurs peines? »
Il ne faut pas croire cependant que Massillon tire de ce principe et de l'exemple de la communauté dès premiers chrétiens toutes les conséquences qui en découlent. C'est le superflu qu'il réclame pour le
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pauvre, ce superflu qui fait « qu'on porte dans ses « parures la nourriture d'un peuple entier de mal« heureux » ; qu'on dresse des tables somptueuses d'où on ne laisse pas tomber « quelques, miettes pour « soulager des Lazares pressés de la faim et de la « misère » ; qu'on n'épargne rien pour satisfaire la fureur d'un jeu outré : voilà ce qui doit être la nourriture du pauvre. — Mais il n'en est pas ainsi. Nonseulement on ne sacrifie rien de son superflu, mais il y a des chrétiens qui « mettent à profit les misères « publiques, et se font de l'indigence comme une « occasion barbare de gain. » Encore une allusion au temps présent, une attaque aux accapareurs. D'autres au lieu d'être touchés des souffrances du pauvre, plus cruelles qu'elles ne l'ont jamais été, ne vont dans leurs terres que pour exiger avec plus de barbarie ce que le paysan ruiné ne peut donner. — « Les con« naissez-vous seulement? Chargez-vous leurs pas« teurs de vous les faire connaître ? Sont-ce là les « soins qui vous occupent quand vous paraissez au « milieu de vos terres et de vos possessions?Ah! « c'est pour exiger de ces malheureux vos droits avec « barbarie ; c'est pour arracher de leurs entrailles le « prix innocent de leurs travaux, sans avoir égard à « leur misère, au malheur des temps que vous nous « alléguez, à leurs larmes souvent et à leur désespoir. « Que dirai-je ? C'est peut-être pour opprimer leur « faiblesse, pour être leur tyran, et non pas leur « seigneur et leur maître ! O Dieu ! ne maudissez-vous " pas ces races cruelles et ces riches d'iniquités? " -
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Ici, plus rien du ton de Bourdaloue : c'est un cri de colère, d'indignation; on distingue même une vague menace, lorsque l'orateur parle de « noms antiques, «autrefois si illustres, tombés dans l'obscurité, et " dont les terres sont devenues la possession de leurs «concurrents ou de leurs esclaves. » — Singulier mot, suivi bientôt d'une prédiction étrange, sur le renversement de ces grandes fortunes, « que les larmes des « pauvres ont minées, et cette postérité qui sera en" sevelie sous les ruines de ses maisons. » — On dirait que Massillon a percé tout à coup les voiles sombres de l'avenir.
J'arrête ici cette analyse, trop longue peut-être.
Je ne puis pourtant résister au désir de citer encore
ira passage bien éloquent, sur ces tristes enquêtes
qu'on fait subir au pauvre avant de se décider à
le secourir. Ceci du moins est de tous les temps. —
« On accompagne souvent la miséricorde de tant de
dureté envers les malheureux! En leur tendant une
main secourable, on leur montre un visage si dur et
si sévère, qu'un simple refus eût été moins accablant
pour eux, qu'une charité si sèche et si farouche : car
la pitié, qui paraît touchée de leurs maux, les console
presque autant que la libéralité qui les soulage. On
leur reproche leur force, leur paresse, leurs moeurs
errantes et vagabondes; on s'en prend à eux de leur
indigence et de leur misère, et, en les secourant, on
achète le droit de les insulter. Mais, s'il était permis à
ce malheureux que vous outragez de vous répondre;
si l'abjection de son état n'avait pas mis le frein de la
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honte et du respect sur sa langue : Que me reprochezvous, vous dirait-il? une vie oiseuse, et des moeurs inutiles et errantes ? Mais quels sont les soins qui vous occupent dans votre opulence? Les soucis de l'ambition, les inquiétudes de la fortune, les mouvements des passions, les raffinements de la volupté. Je puis être un serviteur inutile; mais n'êtes-vous pas vousmême un serviteur infidèle? Ah! si les coupables étaient les plus pauvres et les plus malheureux ici-bas, votre destinée aurait-elle quelque chose au-dessus de la mienne? Vous me reprochez des forces dont je ne me sers pas; mais quel usage faites-vous des vôtres? Je ne devrais pas manger, parce que je ne travaille point; mais êtes-vous dispensé vous-même de cette loi? N'êtes-vous riche que pour vivre dans une indigne mollesse? Ah ! le Seigneur jugera entre vous et moi; et, devant son tribunal redoutable, on verra si vos voluptés et vos profusions vous étaient plus permises, que l'innocent artifice dont je me sers pour trouver du soulagement à mes peines (1). »
(1) Je me proposais de rapprocher des orateurs catholiques du dix-septième siècle le pasteur protestant Saurin, alors réfugié à La Haye, et qui prononça sur le môme sujet un sermon remarquable. On rapporte que les auditeurs, saisis d'une émotion plus forte que tous les calculs, se dépouillèrent à l'instant de tout l'or et des bijoux qu'ils portaient. Il s'agissait de secourir les malheureux Français qui, à travers mille périls, abordaient enfin, nus, sans ressources sur cette terre de liberté. L'espace me manque; c'est une des nombreuses lacunes, bien involontaires, que je regrette le plus. Je renvoie les lecteurs à l'édition des Sermons choisis de Saurin, publies dans la bibliothèque Charpentier. Ils pourront aussi consulter avec
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fruit l'étude consacrée au pasteur du refuge par M. Sayous, dans son histoire si intéressante de la Littérature française à l'étranger. Je les prie surtout de ne pas croire sur parole le cardinal Maury, qui a fort indignement traité Saurin. Le cardinal Maury, si souple devant les puissants, montrait envers les opprimés la plus courageuse indépendance.
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LE GENRE EPISTOLAIRE
CHEZ LES MODERNES
Le genre épistolaire apparaît en France au moment où se forme la société polie. — Ses premiers représentants, Balzac et Voiture. — Les lettres de madame de Sévigné. — Étaient-elles faites pour être publiées? — L'auteur, ses études, son caractère, ses idées, la cour et sa famille.
En étudiant Sénèque, le moraliste nous a fait oublier le littérateur, et nous n'avons guère cherché dans ses épîtres des modèles du style épistolaire. Pline le jeune aurait mieux convenu pour une étude de ce genre, mais ne vaut-il pas mieux avoir fait la connaissance d'une doctrine qui fut la consolation de tant de nobles âmes et comme le testament moral de l'antiquité?
C'est en France, c'est chez les modernes que le genre épistolaire, puisqu'il faut l'appeler par son nom, a jeté le plus vif éclat. Il n'est pas difficile d'en trouver les raisons. Le Français est naturellement expansif, trop expansif même; il est doué d'une vanité naïve qui lui fait attacher la plus grande importance à tout ce qui le touche; et il croit volontiers que les autres partagent cette opinion, que le plus sûr moyen de les intéresser est de les entretenir de sa personne : de là
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seurs de traités déclarent que les femmes possèdent naturellement toutes ces qualités. Maintenant que
nous connaissons la prétendue théorie du genre, nous
allons essayer d'une autre critique.
Je ne découvre dans l'antiquité grecque aucun recueil épistolaire authentique qui puisse attirer notre attention. La vie du monde n'existait guère alors, et
les lettres en sont comme l'assaisonnement. La littérature
littérature est plus riche en ce genre. Nous possédons
possédons les lettres de Cicéron, celles de Pline et celles de Sénèque ; on peut aussi y joindre celles de Symmaque au quatrième siècle, qui ne manquent pas d'un certain intérêt, et celles des plus illustres Pères de l'Église. Forcé de faire un choix, car je n'aime guère entasser les noms et effleurer les sujets, je me bornerai aux lettres de Sénèque. Vous trouverez peut-être le choix extraordinaire, car ces lettres sont plutôt des dissertations morales que des épanchements familiers; mais je vous avouerai que, l'occasion se présentant de dire un mot du stoïcisme romain, je n'ai pas eu le courage de la laisser échapper. Je n'ignore pas que la correspondance de Cicéron est plus variée, plus curieuse, qu'elle est pleine de révélations piquantes sur l'auteur, sa famille, ses amis, ses ennemis, l'état général de la société d'alors ; que les lettres de Pline sont une peinture charmante du monde politique, du barreau, des gens de lettres; mais quoi ! tout cela m'attire moins que cette noble doctrine Stoïcienne qui fut le refuge et la consolation de ce qu'il y avait encore à Rome d'esprits élevés, de
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coeurs purs. Ajoutez à cela l'intérêt bien puissant d'un rapprochement qu'on ne peut s'empêcher de faire. Les lettres à Lucilius sont écrites dans le moment même où saint Paul, après avoir prêché la doctrine en Galatie, en Macédoine, en Achaïe, arrive enfin à Rome, Le passé, car on ne peut plus guère dire le présent, et l'avenir sont en face. La philosophie antique et le Christianisme naissant se rencontrent ; puis chacun d'eux continue sa voie, et aboutit, la première à Marc Aurèle, cette incarnation de là vertu réduite à ses propres forces, le second, aux persécutions, suivies d'une victoire définitive.
Avant d'étudier la correspondance de Sénèque avec Lucilius, il convient d'esquisser rapidement la physionomie de Rome à cette époque; j'examinerai ensuite dans quelle situation se trouvait l'auteur. Rien de plus utile en tout sujet, mais ici particulièrement, rien de plus nécessaire. La doctrine morale renfermée dans les lettres à Lucilius ne s'explique plus guère, isolée du milieu dans lequel elle s'est produite. Néron règne. Depuis longtemps déjà il a secoué le
joug de ses premiers maîtres. Il a tué son frère Britannicus, sa mère Agrippine, sa femme Octavie, ces deux derniers meurtres à peu près commandés par Poppée ; il va aussi tuer Poppée. Il vient d'empoisonner Burrhus ; Sénèque a tout lieu de croire que le
même sort lui est réservé. Les fantaisies les plus féroces: (le supplice des chrétiens qu'on enduit de résine et qu'on brûle vifs), ou les plus dévergondées se pressent dans cette: âme faite de boue et de sang.
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Cher au peuple à qui il prodigue les spectacles de tout genre, jusqu'à monter lui-même sur les planches, il est haï et redouté de tout ce qui a un nom, une fortune, une renommée. C'est en effet parmi les grands et les gens de bien qu'il choisit chaque jour ses victimes. Nul n'est assuré du lendemain ; tous les jours un centurion peut venir, exhiber un ordre du maître, assister à votre mort, en dresser procès-verbal. La terreur, plus que l'amour du bien public qui n'existe plus, unit dans une conjuration qui échouera, faute de courage, les principaux représentants de l'aristocratie romaine qui se groupent autour de Pison. C'est dans les exécutions en masse qui suivront la découverte du complot, que Sénèque doit perdre la vie.
Il y est préparé, bien qu'il ne prenne et ne doive prendre aucune part à ces velléités d'affranchissement. Il s'est retiré de la cour; déjà vieux, le corps affaibli, l'âme triste, il a voulu se ménager un court intervalle de repos et de méditation entre ses fonctions si pénibles et la mort qui est proche, soit naturelle, soit forcée. Quels sentiments s'agitent en lui, quand il fait un retour sur les divers événements de sa vie ! Caligula, jaloux de son éloquence, a voulu le faire périr, alors qu'il débutait au barreau; on a représenté à l'empereur que le brillant avocat était phthisique, et l'empereur a bien voulu attendre. Claude succède à Caligula, et la femme de Claude, la fameuse Messaline, demande à son mari l'exil de Sénèque. Il passe huit années en Corse. Après le meurtre de Messaline,
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Agrippine, seconde femme de Claude, rappelle Sénèque, lui ouvre le chemin des honneurs publics, le charge de l'éducation de son fils, dont elle veut faire un empereur. Précepteur du jeune Domitius, Sénèque contient pendant six ans le monstre toujours prêt à lui échapper. «Une fois qu'on lui aura laissé goûter du sang, rien ne pourra plus le retenir, » disait-il. En effet, Néron lui échappe par le meurtre de Britannicus. C'est à ce moment que le précepteur eût dû se retirer, quitter un tel élève, repousser avec mépris ses prières et ses dons. Il n'en eut pas le courage. Il se flatta de ramener un jeune prince un instant égaré : il lui fallut bientôt reconnaître que, loin d'être égaré, Néron avait trouvé sa voie. L'assassinat d'Agrippine et celui d'Octavie le prouvèrent bientôt; l'empoisonnement de Burrhus fut le dernier avertissement. Sénèque quitta la cour, où il se fût trouvé en concurrence avec un Tigellinus, la plus abjecte des créatures. Il était riche, fort riche : les libéralités de César l'avaient accablé ; mais cette opulence lui pesait, et il n'en faisait aucun usage. Il couchait sur un grabat si dur que son corps n'y laissait aucune empreinte ; il ne buvait pas de vin, ne mangeait ni huîtres, ni champignons, ni aucun de ces mets somptueux alors si recherchés. Tous les soirs, il faisait un rigoureux examen de conscience, se fortifiant dans les bonnes résolutions, se préparant à bien quitter une vie qui eût mérité d'être mieux remplie. C'est dans cette retraite que le surprit l'ordre de mourir, et qu'il mourut. Sa jeune femme Paulina ne voulut pas lui survivre; elle
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se fit ouvrir les veines en même temps que son mari. Néron l'apprit et ordonna qu'on arrêtât l'écoulement du sang. Paulina traîna encore quelque temps, pâle et languissante, ne pouvant mourir et ne pouvant plus vivre. Tel est le personnage, tel est le milieu. Quant à ce Lucilius, à qui les lettres sont adressées, il nous est à peu près inconnu. Nous savons seulement que, de condition modeste, il fut élevé à l'ordre équestre par Néron, et par lui nommé procurateur de Sicile, poste lucratif et important. Il est probable que, à l'exemple de presque tous les Romains de ce temps, il avait un goût très-prononcé pour l'épicurisme : il y avait convenance parfaite entre la doctrine et ses sectateurs. Sénèque ne repoussait pas avec mépris les préceptes moraux d'Epicure; il en acceptait même un certain nombre, et c'est par là, à ce qu'il semble, qu'il eut prise sur Lucilius, et l'amena insensiblement à concevoir des idées plus hautes et des sentiments plus dignes. Nous voilà bien loin des usages de l'ancienne république. Quand un contemporain de Cicéron se choisissait un maître parmi les hommes illustres que la liberté produisait en foule, il le suivait au forum, au barreau, dans son atrium, où se pressaient les clients, apprenait sous sa direction et par son exemple ce que devait savoir et pratiquer tout citoyen que le service de l'État réclamait : c'était un enseignement à la fois théorique et pratique de tous les instants, la préparation la plus efficace à la vie publique, car on n'en comprenait pas d'autre alors. Ce ne sont point de telles leçons que le jeune Romain de l'empire attend
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de ses maîtres. Il n'y a plus à vrai dire de patron et de client; les traditions et les moeurs, tout à péri. Il ne reste plus en présence de la populace qui a abdiqué et de César qui est le maître, que des individus isolés les uns des autres, sans influence sur la direction des affaires, et qui consument dans une inaction forcée les énergies viriles que l'État employait jadis et suscitait. Quels conseils, quel enseignement peuvent donner les vieillards aux jeunes gens? Leur apprendront-ils la science de la politique, telle que la pratiquait jadis si admirablement l'assemblée des sénateurs? A quoi bon? César s'est réservé la décision des affaires ; le sénat n'a plus qu'à approuver. L'éloquence même, à quoi peut-elle servir? Il n'y a plus de délibération publique. — Et le droit ? et l'art militaire ? Tout cela fort inutile et même dangereux. César est imperator; c'est lui seul qui commande les armées, lui seul qui triomphe. Que reste-t-il donc ? Le citoyen n'existe plus, il reste l'homme. — C'est lui qu'il faut instruire et préparer, à quoi? A vivre et à mourir comme il convient à un homme. Vous avez dans ce simple rapprochement le point de départ et l'esprit même de l'enseignement contenu dans les lettres à Lucilius. Je vais établir un lien entre les divers préceptes donnés au disciple par le maître, lien artificiel, il est vrai, car Sénèque écrit au jour le jour et sans s'assujettir à aucun ordre, mais lien nécessaire pour l'intelligence de la doctrine.
La première recommandation: de Sénèque a son jeune ami est celle-ci : retire-toi de la vie politique.
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— Pourquoi ? Elle n'est pas faite pour le sage. La carrière des honneurs est une mêlée ardente où s'agitent, toutes les passions, tous les intérêts, toutes les ambitions; point de succès qu'il ne faille emporter de haute lutte et payer bien cher : que de concessions en effet pour arriver ! que de démarches, que de sollicitations humiliantes, que d'engagements honteux ! Comment conserver au sein de tels orages ce calme nécessaire à la méditation, celte paix intérieure qui est la première et la plus sûre richesse ? Le trouble et une agitation perpétuelle : voilà la vie imposée à l'homme public. Il aurait pu ajouter, et pour quel but? les citoyens de Rome libre ne redoutaient point ces combats et ces épreuves : ils servaient la patrie, ils cueillaient cette fleur enviée, la gloire. Le fonctionnaire impérial ne sert que César et ne recueille qu'un traitement. Il faut donc abandonner aux insensés ces biens misérables. Mais comment se retirer ? César est soupçonneux, César ne permet pas qu'on dédaigne les récompenses qu'il distribue, à ses serviteurs. Il faut, dit, Sénèque, « détacher ses liens, non les rompre, »— se dégager peu à peu ou plutôt s'arrêter dans le chemin, comme fatigué ; les autres auront bientôt passé devant. One fois en arrière, on y reste et on peut prendre la retraite. Mais qu'on le fasse sans éclat, avec ménagement, et surtout sans arborer le drapeau d'une philosophie hautaine et intraitable ; ce serait s'exposer aux plus grands dangers (1). C'est en effet un des griefs que
(1) Multis fuit periculi causa philosophia insolenter tractata et contumaciter.
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deux ans plus tard les délateurs relevèrent avec le plus d'acrimonie contre Thraséas. Mais, une fois libre de ces entraves, ne va pas t'en forger d'autres. La vie politique est une servitude, la vie du monde est un écueil. Évite les réunions tumultueuses, les distractions bruyantes et malsaines. Partout où se rue la foule, il y a danger pour le sage. Ne la suis pas, quand elle se précipite sur les gradins de l'amphithéâtre : fuis les spectacles de sang et d'infamie qui ravissent les insensés : on en revient plus inhumain, moins chaste de coeur qu'on y est entré. Les mauvaises passions qui grondent en nous et que nous contenons à peine, trouvent là un aliment et des forces qu'il sera bien difficile ensuite de dompter.
Tel est le premier point : voilà Lucilius affranchi, quel usage doit-il faire de sa liberté? Il travaillera à son âme. C'est le mot de madame de Sévigné, et jamais il ne fut plus juste. Seulement l'aimable marquise ne travaillait guère à son âme que pendant le carême ; Lucilius n'aura plus d'autre étude, d'autre exercice de son intelligence et de sa volonté. Il commencera par bannir toutes ces subtilités de l'École, imaginées pas des Grecs oisifs. Il ne recherchera pas, par exemple, si le bien est un corps, si les vertus sont des êtres animés : quel fruit peut-on retirer de ces dissertations creuses? Le temps presse, la vie est courte, ne perdons point notre temps aux frivolités. Il faut avant tout trouver et pratiquer une discipline morale, qui assure la paix de l'âme et la prépare à subir sans effroi toutes les épreuves. Le moyen le plus
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efficace pour y parvenir, c'est d'ôter aux choses extérieures toute prise sur nous. En cela consiste la vraie liberté, bien inestimable, condition première de toute sagesse. Or quels sont les principaux ennemis de la liberté? Ce sont les passions (affectus), la crainte, l'espérance, le désir, le regret, la pitié, tous ces mouvements désordonnés qui nous poussent vers des objets indignes d'attacher notre esprit. Je vous signale en passant l'importance de ce précepte ; il est propre au stoïcisme : les autres écoles se bornaient à recommander au sage de maîtriser les passions. Les supprimer complétement est une prétention aussi orgueilleuse que vaine; Elles sont en nous, et elles y sont parce que la nature l'a voulu ; elles sont nécessaires, car sans elles rien ne nous déterminerait à l'action ; nous devons les tenir en bride, car le plus souvent elles nous emportent loin du but légitime ; mais le bien luimême ne s'accomplit pas sans une certaine impulsion que la volonté accélère ou modère à son gré. Diderot a parfaitement dit, à propos de cette théorie des stoïciens : « Un homme sans passions est un roi sans sujets. » Le stoïcien tue d'abord et commande ensuite : c'est une pure absurdité, ou plutôt, car il faut être respectueux quand on parle de tels hommes, c'est une pure illusion. Ils s'imaginaient avoir détruit les passions, être parvenus à ce bienheureux état de quiétude parfaite (àrapaijfa) qui est une chimère ; mais la nature reprenait ses droits; ces insensibles pleuraient au lit de mort d'un être aimé ; ces impassibles soulageaient l'infortune et faisaient l'aumône du coeur aussi bien
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que de la main. Seulement ils mettaient leur gloire à n'obéir en tout qu'à la droite raison. Conservez-la cette gloire, âmes superbes, puisqu'elle vous est chère; mais vous avez beau vouloir ne pas être des hommes, l'humanité que vous avez si noblement représentée TOUS revendique pour siens.
Parmi les passions les plus tenaces, les plus indestructibles, il y en a deux que Sénèque prend surtout à partie : c'est, d'une part, l'amour des richesses, d'autre part la crainte de la mort. Il appelle l'avarice la racine de tous les maux. Désir d'acquérir, c'est le plus souvent désir de jouir, convoitise de toutes les voluptés que peut donner l'argent, et par suite la plus vile des servitudes. Il faut donc rompre ce lien. La plupart des gens du monde ne connaissent guère Sénèque que par la scène du Joueur de Regnard, où le valet lit ce fameux chapitre VI, Du mépris des richesses, et plein d'admiration pour cette belle philosophie, s'écrie
Ce Sénèque, monsieur, est un excellent homme. Etait-il de Paris?— Non, il était de Rome.
(Acte IV, sc. XIV.)
Certains critiques même (et les critiques sont censés connaître les choses dont ils parlent) n'ont voulu voir dans ces recommandations si pressantes, si souvent répétées, qu'un jeu d'esprit, une déclamation d'école. C'est qu'ils oubliaient ce que la fortune avait été pour Sénèque, combien il avait ardemment souhaité se dépouiller des prétendus bienfaits de César qui le
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tenait par là, et, ne pouvant plus en faire son complice, le déshonorait du moins dans le passé ! Ils oubliaient aussi qu'un caprice de César pouvait à chaque instant enlever au riche ses trésors : il suffisait pour cela d'une accusation de lèse-majesté et d'un décret de confiscation. Quel réveil pour l'opulent qui était saisi au milieu de son luxe, et passait tout à coup des raffinements de la mollesse aux angoisses de l'indigence ! Ajoutez-y le désespoir de ne pouvoir transmettre à ses enfants cette richesse dans laquelle ils ont été élevés, qui est devenue un besoin pour eux. Comprenez-vous maintenant pourquoi Sénèque revient, sans cesse sur ce sujet, pourquoi il répète sans cesse : possède tes richesses, ne sois pas possédé par elles? Il fallait qu'on envisageât sans cesse la possibilité de la ruine toujours imminente, qu'on s'accoutumât à vivre au sein de l'abondance comme si l'on était pauvre, qu'on portât enfin en soi-même ses véritables trésors, c'est-à-dire une âme contente de peu et dédaigneuse des biens périssables. Et les préceptes qu'il donnait, ne croyez pas qu'on les regardât alors, comme des lieux communs. Nous savons en effet qu'un grand nombre de riches s'exerçaient pendant un certain temps de l'année à la pauvreté volontaire ; qu'ils quittaient leurs palais, se logeaient dans des mansardes, couchaient sur de misérables grabats, portaient les costumes des indigents, se nourrissaient comme eux. Ils se préparaient ainsi à le devenir le jour où il le faudrait. Quels sombres abîmes révèle un tel fait ! Le second point est la crainte de la mort. On a
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trouvé aussi que Sénèque avait dépensé bien de l'éloquence pour démontrer une vérité bien simple. Montaigne même avoue que plus d'une fois il a été tenté d'accuser Sénèque de lâcheté. « A voir les efforts que « Sénèque se donne pour se préparer contre la mort, « à le voir suer d'ahan pour se roidir et s'assurer et « se débattre si longtemps en cette perche, j'eusse « ébranlé sa réputation, s'il ne l'eût en mourant très« vaillamment maintenue. » S'il l'a maintenue, c'est qu'il s'y était préparé de longue main, et il voulait que Lucilius s'y préparât. La mort se présente à lui sous deux aspects, la mort naturelle et la mort forcée, il n'insiste pas longuement sur la mort naturelle: n'est-ce pas une loi universelle à laquelle sont soumis tous les êtres créés ? Quelle folie, quel orgueil de prétendre être exempté d'une nécessité qui pèse sur tous ! C'est cet indigne amour de la vie qui abaisse l'âme, l'incline à toutes les hontes, la rive à toutes les servitudes. Ajoutez-y que cette terreur sans cesse présente d'une fin prochaine empoisonne tout, qu'elle rend incapable d'aucun effort sérieux, et qu'elle est d'ordinaire le propre des caractères sans dignité. Mais la mort forcée ? c'est celle-là surtout qu'il a en vue; et pourquoi ? parce qu'elle était pour ainsi dire à l'ordre du jour, parce que César tenait dans ses mains sanglantes les biens et la vie de tous les Romains. Voilà le péril contre lequel il faut armer les malheureux. Tel qui ne redoute pas l'heure marquée par la nature, redoute le moment où viendra, le centurion qui lui ordonnera de s'ouvrir les veines. Il sait en effet que sa famille sera
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enveloppée dans sa perte, que ses biens seront confisqués, qu'il ne pourra laisser aux siens qu'un nom dangereux
dangereux porter. Qu'on se représente bien l'horreur d'une telle situation et que l'on ose après cela accuser Sénèque de déclamation ou d'hyperbole. Il montre sans cesse à Lucilius le bourreau tout prêt, les chevalets, les roues, les bûchers qui attendent leur proie, tout ce que la férocité d'un tyran peut imaginer de plus cruel en fait de supplices, et il s'écrie : pourquoi faire étalage de tout cela ? Tout cela c'est la douleur, et la douleur n'est pas un mal; tout cela, c'est la mort, et la mort n'est pas un mal. Il le met au défit d'imaginer un épouvantait quelconque qui puisse faire pâlir le sage. Aux menaces les plus horribles il répond par des bravades. Terrible et douloureuse gymnastique de l'âme qui s'aguerrit ! N'y-a-t-il pas d'ailleurs un refuge tout prêt ? Le tyran prétend faire souffrir ma chair; je peux lui ravir cette joie: je n'ai pour cela qu'à mourir. Voyez comme tout s'enchaîne dans cette doctrine
virile et désolée ! Quitter la vie politique d'abord, quitter le monde, étouffer en soi les passions qui nous attachent aux biens périssables, à la fortune qui peut être enlevée, à la vie qui est sans cesse menacée, à la mort naturelle elle-même, qui devient comme un bien désirable. Le dernier terme est donc le suicide. Que de fois il montre à Lucilius ce port assuré, cette forteresse inexpugnable ! « Prépare-toi à la mort. —
En te disant cela, je te dis : prépare-toi à la liberté. « Celui qui sait mourir ne sait pas servir. » Voilà où étaient réduits les gens de bien qui supportèrent un
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Néron ! Il leur fallait saisir là mort comme une planche de salut pour échapper à des maux cent fois plus à craindre. De là des maximes comme celle-ci : « Le « sage vit, non autant qu'il peut, mais autant qu'il «doit. Il se met en liberté ; et il n'attend pas pour le « faire qu'une nécessité suprême l'y force, il le fait le «jour où la fortune commence à lui être suspecte,» Ce qu'il admire le plus dans Caton, c'est sa mort. Il le blâme d'être descendu dans l'arène des partis, d'avoir rabaissé sa grande âme aux luttes de la liberté expirante. Il l'admire sur ce lit où le vaincu se perçant de son épée enlève au vainqueur la joie de lui laisser la vie : « Arrachez à Caton, dit-il, ce glaive qui lui con" quiert la liberté, et vous lui arrachez la plus grande « partie de sa gloire. » Et ne croyez pas que Sénèque ait inventé cette théorie de la mort volontaire, qu'elle lui soit propre. Non, il n'a été que l'interprète éloquent d'un sentiment universel. Il y avait alors tant de misères, tant de périls, une telle lassitude, que tous étaient arrivés à ce sombre abandon de soi-même qui fait dire de toute chose : à quoi bon? La fantaisie de la mort (libido moriendi) était partout, parce que partout était le découragement, le vide. On se tuait pour ne plus vivre, voilà tout, pour ne plus craindre, pour ne plus espérer, surtout pour ne plus s'ennuyer. Mais tout ce que je pourrais dire à ce sujet ne vaut pas une citation caractéristique. Voici le récit d'un de ces suicides de luxe si à la mode alors. — « Tullius Marcellinus, que vous avez «connu, qui eut une jeunesse tranquille et une vieil-
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« lesse prématurée, se sentant attaqué d'une maladie «qui, sans être incurable, menaçait d'être longue, «incommode, assujettissante, a mis sa mort en déli«bération. Il a assemblé un grand nombre de ses «amis. Les uns, par timidité, lui conseillaient ce qu'ils «se seraient conseillé à eux-mêmes; les autres, par «flatterie, soutenaient le parti qu'ils soupçonnaient «lui devoir être le plus agréable. Notre ami le stoï« cien, homme d'un mérite rare, ou plutôt pour le « louer comme il le mérite, héros intrépide et ma«gnanime, l'exhorta, selon moi, de la façon la plus « convenable. — Mon cher Marcellinus, lui dit-il, ne «vous tourmentez point comme si vous délibériez «d'une affaire bien importante. Ce n'est pas chose «importante que de vivre. Vos esclaves vivent, les «animaux vivent : ce qui est important, c'est de "mourir avec honneur, en sachant ce qu'on fait, « courageusement. Songez combien il y a de temps «que vous faites les mêmes choses : Boire, manger, «dormir, s'amuser : voilà le cercle qu'on parcourt « tous les jours. Pour vouloir mourir, il n'y a pas be« soin d'être avisé, courageux, malheureux, il suffit " d'être ennuyé. — Marcellinus n'avait pas besoin « d'être conseillé, mais secondé. » Suit le récit des dispositions qu'il prend relativement à ses esclaves. " Il distribua quelques sommes à ses esclaves en lar" mes, et prit même la peine de les consoler. Il n'eut " point recours au fer, il ne répandit point de sang. " Il passa trois jours sans manger, et fit apporter dans " sa chambre à coucher une espèce de tente, sous la26
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«quelle on plaça une cuve, où il resta longtemps « couché. L'eau chaude qu'on y versait continuelle« ment lui causa insensiblement une faiblesse accom« pagnée, à ce qu'il disait, d'une espèce de volupté « qui procure communément une douce défaillance, «et qui n'est pas inconnue de ceux à qui il arrive « quelquefois de perdre connaissance. » (Epît. 77.) Tels sont les devoirs de l'homme envers lui-même. Disons quelques mots de ses devoirs envers Dieu. Sénèque, esprit élevé, indépendant, n'a que le plus profond mépris pour les fables et les cérémonies de la religion populaire. Il ne croit pas à la pluralité des Dieux, bien que souvent il emploie le pluriel consacré par l'usage. Pour lui il n'y à qu'un seul Dieu, adoré sous une foule de noms divers, suivant qu'on le considère sous tel ou tel aspect : " Il peut avoir autant de noms qu'il ré« pand de bienfaits sur les hommes. » Quel est ce Dieu? Il est tantôt l'âme du monde, la substance universelle; tantôt il se confond avec la raison, le destin; il est alors la loi supérieure à laquelle tout doit se soumettre sans murmurer, et la véritable liberté, c'est d'obéir à Dieu (Deo parere libertas est). Il y a, comme vous le voyez, un certain vagué dans la doctrine religieuse du philosophe, on pourrait même y relever plus d'une contradiction. J'aime mieux ne pas insister sur ce point. La citation qui suit résumera assez bien les idées de Sénèque sur cet important sujet : « Dé« fendons aux hommes d'allumer des flambeaux en « l'honneur des divinités, le jour du sabbat, parce que «les dieux n'ont pas besoin d'être éclairés, ni les
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«hommes d'être enfumés; empêchons-les de s'ac« quitter envers eux tous les matins des devoirs de «courtisans, de s'empresser à la porte des temples : « ce sont les hommes qu'on prend par de tels hom«mages. Le culte qui convient à Dieu, c'est de le «connaître. Interdisons donc d'offrir à Jupiter des, «linges et des grattoirs de bains, et de présenter un «miroir à la statue de Junon. Dieu n'a pas besoin de «serviteurs; il est lui-même le serviteur du genre « humain ; partout et à tous s'étend son secours, Quand «les hommes sauront la réserve qu'il faut apporter «dans les sacrifices, l'éloignement qu'il faut avoir «pour des superstitions fâcheuses, il leur restera en«core à bien comprendre quelle idée ils doivent avoir « de Dieu, de ce Dieu qui est le maître de la nature, « qui est l'auteur de tous les biens, qui accorde ses «bienfaits gratuitement. Pourquoi les dieux sont-ils « bienfaisants ? Telle est leur nature. On se trompe «quand on croit qu'ils ont l'intention de nous nuire. «Ils ne le peuvent pas : ils ne peuvent ni recevoir «d'outrages, ni en faire; en effet, ce sont deux choses «intimement liées que de faire du mal et d'en rece"voir. L'excellence et la supériorité de leur nature, «en les élevant au-dessus du danger, n'a pas voulu « qu'ils fussent dangereux. Le premier culte à rendre «aux dieux, c'est de croire qu'ils existent, puis de «reconnaître leur majesté, leur bonté, car, sans la «bonté, point de majesté; de savoir que ce sont eux «qui président au monde, eux dont l'action gouverne « l'univers, eux qui veillent à la conservation du genre
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«humain et quelquefois aux intérêts de quelques « individus en particulier. Ils n'envoient point le « mal, parce qu'ils ne l'ont pas ; au reste, ils châ« tient, ils répriment, ils. punissent, et souvent en « ayant l'air d'accorder un bien. Voulez-vous vous « rendre les dieux propices ? Soyez vertueux : c'est « leur rendre un culte suffisant que de les imiter. » (Épît. 95.)
Voilà de nobles idées et un noble langage.
Peut-être serait-il difficile d'accorder ensemble tous les attributs de ce Dieu qui ne peut envoyer le mal, ne l'ayant pas en lui-même, et qui cependant réprime et punit. Mais ce qui importe, c'est la pensée générale, c'est-à-dire l'interdiction de tout culte, de tout sacrifice: le culte, les sacrifices, qu'est-ce le plus souvent qu'un trafic? On ose se flatter d'acheter la protection de Dieu; on ose espérer qu'il sera gagné par une victime qu'on immole, et commettra une injustice à notre profit. L'homme vraiment religieux ne suit point le vulgaire dans ces basses superstitions. Il respecte trop les dieux, il aime trop la justice. Il ne demandera donc rien à la Divinité. Que lui demanderait-il? Des biens périssables, le plus souvent funestes à ceux qui les possèdent? Il n'a pour eux que du mépris ; il s'en est déjà détaché, comme d'un joug insupportable. Mais il pourrait adresser à Dieu ses prières pour obtenir les biens de l'âme, la force, le courage, la vertu. Non, la vertu n'est pas une chose que l'on puisse obtenir par grâce ( virtus beneficiaria res non est ) ; on se la donne à soimême. Le sage qui lui a donné sa vie ne compte que
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sur l'énergie de sa volonté pour acquérir ce bien inestimable, qui n'a plus de valeur dès qu'il peut être reçu en cadeau. Voilà ce qui arrachait à Pascal des cris d'indignation; cette superbe diabolique le révoltait. Lui, le disciple de Port-Royal, le champion de la grâce, lui qui était si profondément convaincu que la nature humaine réduite à ses propres forces, et corrompue par le péché, ne pouvait s'élever jusqu'au bien sans l'assistance divine, il se refusait à comprendre ce sage antique, isolé de ses semblables, isolé de Dieu, placé sur des sommets inaccessibles, se suffisant à lui-même, vertueux par la seule énergie de sa volonté, sans appui, ajoutons sans espérance.
Le stoïcien en effet ne croit pas à une autre vie où les iniquités de celle-ci seront réparées, où la vertu trouvera sa récompense. Une telle perspective eût humilié son orgueil. « Quel fruit dois-je attendre de la « vertu? dit Sénèque. La vertu. Elle est à elle-même « sa récompense. »
Et cependant quel sentiment du divin, de l'infini, dans la belle page que voici ! «Il ne faut pas élever les « mains au ciel, il ne faut pas acheter du gardien du tem» ple la faveur de parler à l'oreille d'une statue, com" me si nous devions être plus sûrement exaucés : « ce Dieu que tu implores, il est près de toi, il est avec « toi, il est en toi. Oui, Lucilius, un esprit sacré est en « nous; il observe nos vices, il surveille nos vertus, il « nous traite comme nous le traitons. Point d'homme « de bien qui n'ait au dedans de lui un Dieu. Sansson « assistance, quel mortel s'élèverait au-dessus de la
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« fortune ? De lui nous viennent les résolutions gran« des et droites. En tout homme vertueux, j'ignore « quel Dieu, mais il habite un Dieu. S'il s'offre à vos « regards une forêt formée d'arbres antiques, dont « les cimes montent jusqu'aux nues, dont les rameaux a pressés, cachent l'aspect du ciel; cette hauteur « démesurée, ce silence profond, cette masse d'ombres « qui de loin forment continuité, tant de signes vous « pénètrent de la présence d'un Dieu. Et si vous ren« contrez un homme intrépide dans les périls, que les « passions ne peuvent entamer, qui est heureux au « sein de l'adversité, qui est calme dans les tempêtes, « qui voit tous les autres hommes sous ses pieds, et « les Dieux sur sa ligne, ne serez-vous pas saisi devé« nération à sa vue ? Ne direz-vous pas : il y a là quel« que chose de trop grand, de trop élevé pour ressem« bler à ce corps chétif qui lui sert d'enveloppe? Une « force divine est descendue là. Cette âme supérieure « si bien réglée, qui dédaigne les biens périssables « comme au-dessous d'elle, qui se rit des objets de « nos désirs et de nos craintes, elle est mue par une « impulsion divine. Un si bel édifice ne pourrait se « soutenir sans l'appui d'un Dieu. Le sage ne quitte « pas le ciel, bien qu'il en descende. Gomme les « rayons du soleil touchent à la terre et tiennent au « globe lumineux d'où ils émanent, ainsi l'âme sublime " et sacrée, envoyée d'en haut pour nous montrer « la divinité de plus près, séjourne parmi nous, mais « sans abandonner le lieu de son origine: elle y reste « attachée, elle regarde, elle y aspire, et ne vient un
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«moment sur la terre que comme un être d'une na" ture supérieure. » (Épît. 41.)
Quand on a fini la lecture des lettres à Lucilius, et qu'on a suivi dans Tacite les morts héroïques des stoïciens de ce temps, on est saisi d'une admiration mêlée, de pitié. Tant d'énergie, de pureté, un si vif amour de la vertu, une aversion si indomptable pour toute bassesse, et cela sans espérance ici-bas ni là-haut! On comprend alors l'austère tristesse qui est comme la parure de ces hommes, les derniers, les plus purs représentants de la morale antique. Ils résumaient euxmêmes en deux mots les règles du devoir, obstine, sustine, abstiens-toi, supporte : abstiens-toi des vains et vils plaisirs où se rue le vulgaire, abstiens-toi des actes honteux commis pour un but honteux ; abstiens-toi de tout ce qui pourrait porter atteinte à la dignité et à la liberté de ton être; supporte tous les accidents qu'entraîne forcément le cours des choses humaines; supporte l'exil, la pauvreté, la maladie, la mort, supporte Néron : qu'est-ce que cela? des nécessites que lu ne peux empêcher. Tu les subiras donc, mais tu ne permettras pas qu'elles troublent ta sérénité: elles briseront, elles anéantiront ton corps, mais elles ne porteront point atteinte à la paix de ton âme; le monde entier s'écroulerait, tu dois demeurer sur ses débris impassible. Si tu es bien pénétré de ces principes, tu es l'homme vraiment digne de ce nom, l'être raisonnable libre et fort, le sage, en un mot, qui est placé sur la même ligne que les Dieux. Il leur est même supérieur: car eux sont affranchis de tout mal parleur nature, tandis
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que le sage s'en affranchit par l'effort de sa volonté : ils n'ont à vrai dire d'autre avantage sur lui que de durer plus longtemps. Que manque-t-il à ce code admirable ! Vous l'avez pressenti: il manque, ce que rien ne remplace, l'ouverture du coeur qui s'épanche. Je les vois, si grands, si fermes, si purs et cependant désolés. C'est qu'ils n'ont vécu que pour eux-mêmes. Que n'ont-ils quitté ces hauteurs inaccessibles d'où ils contemplaient isolés et superbes les vaines agitations et les misères des mortels ! Que n'ont-ils mis en pratique le précepte proclamé par eux de l'égalité et de là solidarité humaine! Ils traitent sans cesse les autres hommes de fous et d'égarés, triste satisfaction! Il fallait essayer de guérir ces malades, de ramener ces dévoyés. Ils ne se laissent pas posséder par leurs richesses, ils pratiquent même la pauvreté volontaire : cela est bien, cela est noble, mais pourquoi ne pas répandre ces biens sur cette foule affamée, que César déprave en lui jetant un morceau de pain? Pourquoi enfin ne pas mettre au service de ses semblables tous ces trésors de sagesse, de vertu, de force, parure stérile dès qu'on les garde pour soi-même? Il y a dans le bien qu'on fait à autrui une douceur secrète qui pénètre l'âme et la rafraîchit. Si affligé, si sevré des joies de la vie que l'on soit, on sent, pendant quelques minutes au moins, que le bonheur des autres peut tenir lieu de celui qu'on a perdu. Être utile, être secourable, diminuer ne fût-ce que de la plus infime unité cette somme effrayante de misères répandues sur l'humanité, cela rend coeur, cela aide à vivre. Il faut que l'homme
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sorte de lui-même pour valoir tout son prix. Le complet épanouissement de la vertu, c'est le dévouement. « Viens, disait Rousseau à un jeune homme qui vou« lait se tuer, viens que je t'apprenne à aimer la vie. « Chaque fois que tu seras tenté d'en sortir, dis en toi « même : « que je fasse encore une bonne action avant « de mourir; » puis, va chercher quelque indigent à « secourir, quelque infortuné à consoler, quelque op« primé à défendre. Si cette considération te retient « aujourd'hui, elle te retiendra demain, après-demain, « toute ta vie : si elle ne te retient pas, meurs, tu n'es « qu'un méchant. »
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LE GENRE EPISTOLAIRE
CHEZ LES ANCIENS
Les lettres de Cicéron et de Pline. — Étude des lettres de Sénèque à Lucilius. — Le stoïcisme romain sous Néron. — La morale de l'abstention et de la résignation. — La mort naturelle et la mort volontaire. — Dieu et le culte qui lui est dû. — Lacunes du stoïcisme.
Je n'ai pas épuisé, il s'en faut bien, cette riche matière de l'éloquence chez les anciens et chez les modernes. Il me resterait à examiner l'éloquence judiciaire, l'éloquence politique, l'éloquence académique. L'éloquence politique est trop près de nous, l'éloquence académique est bien peu de chose : il n'y a à regretter que l'éloquence judiciaire, et encore elle est bien spéciale, et les monuments qui subsistent n'offrent pas un grand choix. Je passe donc au genre épistolaire, plus intéressant, plus varié, et essentiellement français.
Si je consulte les faiseurs de traités, je trouve que les qualités du genre épistolaire sont la clarté, la simplicité, le naturel, l'aisance, l'esprit, la grâce, le sérieux, l'enjouement, l'éloquence, et d'autres encore, j'imagine, mais je les ai oubliées. C'est à ne plus oser écrire une lettre. Je parle pour moi, bien entendu, et pour les personnes de mon sexe, car ces mêmes fai-
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tant de mémoires, et tant de recueils de lettres. Il a de plus l'esprit vif et léger, et il est bien aise d'en donner des preuves ; il est ingénieux et plaisant dans les jugements qu'il jette sur les personnes et sur les choses, habile à saisir un ridicule, à le percer d'un trait rapide, de plus il raconte agréablement, finement : c'est lui qui a créé l'anecdote. Sans être méchant, il goûte et pratique l'insinuation malicieuse, perfide même, qui court et s'envenime. Toutes ces aimables qualités constituent l'esprit, surtout l'esprit du monde et de la conversation ; quand on les possède, on peut aborder sans crainte le genre épistolaire, qui n'est, à vrai dire, qu'une des formés de la conversation.
Mais ces dispositions naturelles ne suffisent pas; il faut qu'elles trouvent l'occasion de se produire. Elle se présenta d'elle-même au dix-septième siècle. On sortait enfin des guerres civiles et religieuses qui avaient fait du peuple le plus doux, le plus sociable, des furieux acharnés à se détruire. Henri IV avait donné au royaume un peu de tranquillité ; les haines s'étaient adoucies; un rapprochement s'était opéré entre des ennemis qui se croyaient irréconciliables ; on commença à sentir et à rechercher les charmes de la société. Il y eut une cour, il y eut des salons. Ces fougueux ligueurs, ces violents compagnons du Béarnais qui pendant plus de dix années n'avaient vécu que dans les camps, apportèrent d'abord dans le monde des habitudes, des manières, un langage d'un sans-façon excessif. Les clames s'effarouchèrent, puis
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se mirent bravement à élever ces sauvages. Elles en vinrent à bout. La fameuse marquise de Rambouillet obtint de ses hôtes des concessions qui devraient faire rougir les hommes de notre temps. Tout fut épuré, dans la forme du moins. Par malheur, on ne se contenta pas de cette réforme nécessaire. Après avoir épuré, on raffina. On raffina sur les habits d'abord, puis sur les sentiments, puis sur le langage. La préciosité apparut, c'est-à-dire en tout le contraire du naturel, l'alambiqué, le maniéré, les recherches d'un goût douteux, l'aversion de tout ce qui était simple et vrai, la manie de se distinguer, de ne ressembler à personne. C'est ainsi que les meilleures choses dégénèrent par l'abus, et que de l'incomparable Arthénice on tomba aux Précieuses ridicules.
La littérature se mit au ton du jour, j'entends la littérature mondaine, celle qui vit de petits succès renfermés dans un petit cercle, celle qui, au lieu d'être un flambeau pour tous, se contente d'être un reflet de la mode, et passe avec elle. Deux écrivains, qu'on ne lit plus, mais dont on parle toujours, furent les représentants les plus accomplis du style précieux, et les créateurs du genre épistolaire artificiel : vous avez nommé Balzac et Voiture. Tous deux composèrent des lettres destinées à être montrées, à courir dans les salons, puis à être réunies en volume. Balzac qui fraya la voie, fut surnommé le grand Épistolier de France; Voiture se contenta de passer pour l'homme le plus spirituel de son temps. Tous deux se donnèrent beaucoup de peine pour s'éloigner le plus possible du
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naturel et de la simplicité. Au fond, ils n'avaient rien à dire aux personnes à qui ils écrivaient; chacune de leurs lettres était un tour de force; ils déguisaient des riens sous des ornements splendides ou délicats. Balzac se plaint parfois de la servitude que lui impose sa réputation. «Pour mes péchés, dit-il, il faut que je sois le tenant contre tous les compliments de la France. » On lui écrivait de tous les points du royaume, uniquement pour avoir une réponse, la montrer, faire crever de jalousie ceux qui n'en avaient pas obtenu. Quant au malheureux Balzac, dont la veine n'était pas abondante, ces sommations le tenaient dans une excitation perpétuelle. « Il faut, disait-il, «qu'on s'ajuste, qu'on se pare, qu'on se farde même «pour plaire à des yeux si délicats. Et la condition « de quelqu'un qui a dessein de leur plaire, est pour « le moins aussi malheureuse que celle d'un homme « qui serait obligé ou de ne parler jamais qu'en « musique, ou d'être sur le théâtre depuis le matin jus« qu'au soir, et de passer toute sa vie en jours de céré« monie, et avec un autre habillement que le sien » Sort bien digne de pitié en effet, mais que Balzac eût été désolé d'être affranchi de cette servitude ! Je me borne à indiquer les caractères généraux de cette correspondance : vous en trouverez des spécimens dans tous les cours de littérature. Que l'on consulte surtout le double pastiche de Balzac et de Voiture, assez bien réussi par Boileau. (Voir la lettre au duc de Vivonne.) M. Sainte-Beuve a inséré dans son histoire de Port-Royal une étude fort bien faite et très-curieuse sur Balzac.
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Madame de Sévigné ne se donna pas tant de peine et réussit mieux. Bien qu'elle fût un des ornements de l'hôtel de Rambouillet, où elle portait le nom de Sophronie; bien que mademoiselle de Scudéry lui eût donné une place d'honneur dans sa Clélie et en eût fait la princesse Clarinte; bien que tout le monde autour d'elle se travaillât pour avoir de l'esprit, rien ne put la gâter. «Je hais le tortillage, » disait-elle. Elle resta simple et naturelle dans un milieu qui ne l'était pas. Elle ne fit pas de la composition d'une lettre une affaire d'État : sa plume avait toujours «la bride sur le cou», elle écrivait « à bride abattue » ; ajoutez qu'elle écrivait pour dire quelque chose, et que ses lettres n'étaient point destinées à la publicité, grand avantage qu'elle eut, sans s'en douter, sur les Balzac et les Voiture. Leurs lettres alambiquées sont vides; les siennes sont pleines d'idées, de sentiments, défaits curieux, finement racontés, plus finement jugés. Elle nous met au courant de la vie de la société élégante d'alors, et, de plus, elle se montre à nous sans prétention, bonne, sensible, spirituelle, telle qu'elle était enfin. On a élevé, je le sais, quelques doutes sur ce détachement de la vanité d'auteur ; on a même accusé cet aimable esprit d'avoir songé à la galerie. Rien de plus injuste. Il est facile d'extraire de sa correspondance quatre ou cinq lettres qui, n'ayant rien de confidentiel, pouvaient être sans inconvénient montrées à des tiers, celle sur le mariage de Mademoiselle, celle sur la mort de Vatel, celle des Foins, celle du Cheval, qui s'est perdue; mais qu'est-ce que cela dans le nombre ? En tout cas, si ces
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lettres s'adressaient au public, il faut avouer qu'elles font singulièrement pâlir celles des faiseurs à la mode. Prenons, par exemple, la lettre sur les Foins : « Ce mot « est par-dessus le marché, et pour vous donner avis, « mon cher cousin, que vous aurez bientôt l'honneur « de voir Picard; et comme il est frère du laquais de
«madame de Coulanges, je suis bien aise de vous «rendre compte de mon procédé. Vous savez que ma« dame la duchesse de Chaulnes est à Vitré, elle y attend « le duc, son mari, dans dix ou douze jours, avec les «États de Bretagne ; vous croyez que j'extravague ; elle
«attend donc son mari avec tous les États, et, en at«
at« elle est à Vitré toute seule, mourant d'en« nui. Vous ne comprenez pas que cela puisse jamais «venir à Picard : elle meurt donc d'ennui ; je suis sa « seule consolation, et vous croyez bien que je l'em«porte d'une grande hauteur sur mademoiselle de Ker«bonne et de Kerquoison. Voici un grand circuit, mais « pourtant nous arriverons au but. Comme je suis donc « sa seule consolation, après l'avoir été voir, elle vien«dra ici, et je veux qu'elle trouve mon parterre net, et «mes allées nettes, ces grandes allées que vous aimez. « Vous ne comprenez pas encore où cela peut aller ; « voici une autre petite proposition incidente : vous » « savez qu'on fait les foins ; je n'avais pas d'ouvriers; «j'envoie dans cette prairie, que les poëtes ont célébrée,
« prendre tous ceux qui travaillaient, pour venir net«toyer ici : vous n'y voyez encore goutte; et, en leur «place, j'envoie tous mes gens faner. Savez-vous ce que «c'est que faner ? Il faut que je vous l'explique : faner
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« est la plus jolie chose du monde, c'est retourner du « foin en batifolant dans une prairie ; dès qu'on en « sait tant, on sait faner ; tous mes gens y allèrent « gaiement ; le seul Picard me vint dire qu'il n'irait « pas, qu'il n'était pas entré à mon service pour cela, « que ce n'était pas son métier, et qu'il aimait mieux « s'en aller à Paris. Ma foi ! la colère m'a monté à la « tête; je songeai que c'était la centième sottise qu'il « m'avait faite ; qu'il n'avait ni coeur ni affection, en « un mot, la mesure était comble. Je l'ai pris au mot, « et, quoi qu'on m'ait pu dire pour lui, je suis demeu« rée ferme comme un rocher, et il est parti. C'est une «justice de traiter les gens selon leurs bons ou mau« vais services. Si vous le revoyez, ne le recevez point, « ne le protégez point, ne me blâmez point, et songez «que c'est le garçon du monde qui aime le moins à « faner, et qui est le plus indigne qu'on le traite bien.
« Voilà l'histoire en peu de mots ; pour moi j'aime «les relations où l'on ne dit que ce qui est nécessaire; « où l'on ne s'écarte point ni à droite ni à gauche ; où « l'on ne reprend point les choses de si loin; enfin je « crois que c'est ici, sans vanité, le modèle des narra" tions agréables. »
La lettre fut trouvée charmante par M. et madame de Coulanges ; elle pouvait être montrée sans indiscrétion, ils la montrèrent; on en voulut avoir des copies à lire dans le monde; tout cela fort naturel, et n'impliquant pas préméditation. J'en dirai autant des lettres à son cousin Bussy. Celles-là évidemment n'étaient pas faites pour être montrées, surtout par le
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destinaire qui y joue un triste rôle; mais Bussy n'y regardait pas de si près; il inséra tout au long la correspondance de sa cousine dans ses mémoires, sans doute pour avoir des lecteurs, en quoi il ne s'est pas trompé. Peut-être même donna-t-il aussi l'idée de la première édition, qui ne parut que vers le milieu du dix-huitième siècle. Madame de Simiane, petite-fille de madame de Sévigné, en confia le soin au chevalier de Perrin, qui, suivant l'usage d'alors, se mit bravement à supprimer, à tailler, à corriger, à habiller l'auteur au goût du public. C'est de nos jours seulement que M. Regnier a rétabli le texte authentique et publié dans la Collection des grands écrivains de la France (1), une édition, qu'on peut, sauf découvertes nouvelles, considérer comme définitive. J'ai cru devoir, entrer dans ces détails bibliographiques. Il fallait en effet établir d'abord que madame de Sévigné n'est pas de l'école de Balzac ou de Voiture ; qu'elle n'a point songé à la postérité, et qu'à elle, qu'elle n'a point songé à la postérité, et qu'à elle, mieux qu'à personne, s'applique le mot de Pascal : « Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi; car on s'attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. » — Cet homme est une femme, il est vrai, mais la découverte n'en est que plus agréable.
Madame de Sévigné est née dans les circonstances
les plus favorables (1626-16136). Sa première jeunesse
s'est épanouie pendant la Fronde, époque indisci(1)
indisci(1) librairie Hachette.
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plinée, d'élan un peu fou, mais époque vivante, chevaleresque même. Il y avait dans les moeurs et dans les idées quelque abandon, je ne sais quoi d'intempérant, mais il y avait aussi de la générosité et un goût de l'indépendance et de la grandeur. Corneille et Scudéry représentent assez bien l'esprit de cette société dans ce qu'il a de noblesse réelle et de jactance éclatante. — En tout cas, rien de médiocre et d'effacé. Les personnages en vue alors garderont à l'écart sous le règne de Louis XIV la physionomie qui les distingue, Condé, Retz, La Rochefoucauld, madame de Longueville, et même ce pauvre Scarron. Sa maturité tombe sous le règne du grand roi de 1660 à 1675. Elle en vit toutes les splendeurs, elle en fut émerveillée; elle partagea dans une certaine mesure l'idolâtrie de la cour pour le superbe monarque; cependant elle resta fidèle aux amitiés de sa jeunesse, à La Rochefoucauld, à madame de Longueville, au cardinal de Retz, au malheureux Fouquet : elle n'oublia pas non plus, pour les dieux nouveaux, ses anciens dieux, Corneille que Racine éclipsait, Pascal, Nicole, Arnault fort mal vus et même persécutés. Enfin les dernières années de sa vie coïncident avec cette période brillante encore, mais où on sent le déclin, qui s'étend de la paix de Nimègue au traité de Ryswick (1697); et elle a l'esprit de mourir avant les désastres. De ces diverses influences qu'elle subit tour à tour, mais sans être dominée et absorbée, se forma une nature d'esprit et de goût toute particulière, qui est sa gloire et son charme. Peu inventive et d'une élévation modérée, elle est cependant originale.
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La politesse qu'elle possède au plus haut degré n'a point atténué la vivacité, la libre allure, la franchise. Elle a même, conservé un certain abandon dans la gaieté, plus que cela encore; par là, elle échappe au guindé, au solennel, à l'étiquette en tout, qui est le ton régnant. Il semble qu'elle ait pris pour devise la parole du sage: Rien de trop. Avec une merveilleuse souplesse, elle se plie et s'accommode à tout, mais sans cesser un seul instant d'être elle-même, c'est-à-dire une femme de sens et d'esprit, droite de coeur, d'imagination vive, tempérée par une raison sûre, d'un caractère à la fois enjoué et sérieux. De là le charme. Un auteur de profession est ceci ou cela, il n'a d'ordinaire qu'une note; madame de Sévigné est la diversité même. Combien plus exactement on lui appliquerait les vers où Racine croyait peindre madame de Maintenon !
Je ne trouve qu'en vous je ne sais quelle grâce Qui me charme toujours et jamais ne me lasse.
Vous retrouvez cet ensemble de qualités si variées dans la conduite de sa vie, dans ses lectures, dans sa religion, dans ses idées et ses jugements sur les personnes et sur les choses. Mariée à un homme fort désordonné dans sa conduite, entourée d'exemples fort peu édifiants, vivant dans un milieu qui autorisait tout, elle reste au-dessus de tout soupçon. Bussy ne peut la compromettre, ni Fouquet, ce grand vainqueur. Elle perd son mari fort jeune, il la laisse à demi ruinée : pas une plainte contre lui, pas une
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récrimination. Dans tout l'éclat de la beauté et de la jeunesse, entourée d'hommages, elle prend courageusement la résolution de rester veuve. Elle réunit les débris de sa fortune, elle travaille à en relever l'édifice à demi écroulé, en même temps qu'elle se consacre à l'éducation de ses enfants. Ne croyez pas cependant qu'elle va se retirer du monde, afficher un deuil inconsolable : non, ce serait excessif et peu sincère. Elle né renonce pas aux charmes de la société, mais elle y porte et sait y garder une altitude qui, eh inspirant la sympathie; commande le respect. Il lui faut passer une grande partie de l'année dans ses terres, en Bretagne : la province, et quelle province! ne peut entamer en elle la Parisienne de naissance. Elle voit, reçoit, entretient Bretons et Bretonnes, sans qu'il y paraisse. Dans un tel milieu, elle reste la femme élégante que les salons se disputent; elle n'écrase pas ces provinciaux de sa supériorité ; elle né gémit pas sur son exil; elle se' fait pardonner de ne pas leur ressembler; elle fait croire aux Bretons qu'on n'est heureux qu'en Bretagne, que les Bretons seuls ont de l'esprit, de la grâces du coeur surtout. S'ils avaient lu ses lettres!
Elle porte dans ses études le même tact, la même mesure. Chapelain et Ménage, deux pédants renforcés, tombent sur elle de tout leur poids, et se mettent à lui apprendre tant de choses que toute autre en eût été écrasée. Elle le leur pardonne en faveur de la bonne intention. Elle apprend consciencieusement, elle fait honneur à ses maîtres. Le pauvre Ménage faillit en
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perdre la tête, et voulut prendre des airs d'amoureux transi : elle le menaça de l'embrasser devant tout le monde s'il continuait. Pour ses maîtres, elle garda toujours une amitié réelle et une sérieuse reconnaissance. Elle pense à eux, et leur envoie des remerciements dans leur tombe, lorsque, dans sa solitude des Rochers, elle lit le Tasse dans le texte; c'est à eux qu'elle doit ce plaisir : que leur ombre du moins en soit réjouie. On lui a bien reproché de ne pas assez aimer Racine. Que voulez-vous? D'abord Racine, avant sa conversion, était un assez mauvais sujet, et le fils de madame de Sévigné se plaisait trop dans la société des auteurs et des gens de théâtre; et puis, elle restait fidèle aux admirations dé sa jeunesse, à ce Corneille, si noble, si héroïque. Lés doucereux, Racine, Quinault et aussi Lulli, parlaient une langue que les gens de son âge et de son humeur n'entendaient plus. Après Corneille, Bourdaloue, si solide, si efficace, un peu trop à la mode cependant. La Fontaine la charme, surtout le La Fontaine des premières années. Elle n'en ferait guère sa société, car le bonhomme se tient assez mal dans le monde; mais qu'il a de gaieté naïve et d'esprit ! Elle aime les Jansénistes ; elle va jusqu'à lire saint Augustin leur oracle, dans le texte même : il est vrai que c'est à là campagne, aux Rochers et quand il pleut. Mais quel auteur que Nicole! Il est «tout divin », c'est « le dernier des « Romains; elle voudrait faire un bouillon de ses « écrits et l'avaler. » Illusion d'un coeur généreux, que la persécution révolte, et qui prête à l'opprimé
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tous les mérites! C'était sa manière à elle de protester contre les indignes traitements qu'on commençait à diriger contre Port-Royal. Puis de Nicole, si compassé, si raisonnable, la voilà qui tombe sur les romans de la Calprenède, et se met à les dévorer. «La « beauté des sentiments, la violence des passions, la « grandeur des événements et le succès miraculeux de « leurs redoutables épées, tout cela m'entraîne « comme une petite fille. » Il a un « maudit style », mais quoi ! « Elle se laisse prendre à ses romans « comme à de la glu» . Sa fille lui fait un peu la leçon là-dessus. Comme elle lui répond! « Vous « n'aimez pas les romans, et vous avez fort bien « réussi; je les aimais, je n'ai pas trop mal couru ma « carrière : tout est sain aux sains. Ce qui est « essentiel, c'est d'avoir l'esprit bien fait. » Ajoutez-y l'antidote de lectures sérieuses, comme fonds, sans quoi, « on risque de prendre les choses de travers, et « le goût a les pâles couleurs. » — Elle quitte la Calprenède pour lire les historiens, Tacite, Guichardin, Burnet, Plutarque, le docte Quintilien, et aussi quelques chapitres de Rabelais, que son fils choisit et lit à sa mère. Voilà bien de la confusion, direz-vous, et une bibliothèque singulièrement composée. Eh bien ! de toutes ces lectures si diverses, si opposées, il se forma un esprit charmant, délicat, droit surtout et judicieux en toutes choses. Tout cela se fondit dans un tout harmonieux : madame de Sévigné ne fut ni une évaporée, ni une pédante ; son goût n'eut jamais les pâles couleurs, et jamais non plus
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elle n'affecta d'être plus sérieuse et plus savante qu'elle n'était. Sa fille, qui vécut beaucoup en province, ne fut pas exempte de ce travers.
Elle porta dans sa dévotion la même mesure, le même bon sens. Bien que remplie d'admiration et de sympathie pour les auteurs de Port-Royal, elle n'admettait pas leurs idées relativement à la grâce, et ne pouvait comprendre que l'homme ne fût pas libre. Du reste toute cette théologie l'impatientait quelque peu : « Épaississez la religion qui s'évapore toute à forcé « d'être subtilisée. » Avec cela un acquiescement complet aux volontés de la Providence. Quant aux pratiques extérieures, elle se tenait soigneusement éloignée de tout excès, et s'étonna plus d'une fois que sa fille se crût obligée à communier plus souvent que saint Louis. Pour elle, lorsqu'on lui parlait de retraite, de pénitence, de renoncement complet au monde, elle s'excusait bonnement sur la faiblesse de sa nature qui n'allait pas jusque-là dans les voies de la perfection. «J'ai vu l'abbé de la Vergne ; nous avons encore « parlé de mon âme : il dit qu'à moins de me mettre « dans une chambre, et de ne pas me quitter d'un « pas, en me conduisant dans les exercices de la piété, « sans me laisser lire, dire, ni entendre la moindre « chose, il ne voudrait pas se charger de moi. » — Il lui fallut trouver d'autres pénitentes, il n'en manquait pas alors: mais madame de Sévigné, qu'avait-elle à expier?
C'est la personnalité de l'auteur que je voudrais mettre en lumière; n'est-ce pas le meilleur moyen
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d'expliquer le caractère de son style? Nous voilà bien près de la définition donnée par les faiseurs de traités; seulement nous y sommes arrivés par un autre chemin ; c'est à madame de Sévigné elle-même que nous en avons demandé les éléments. Mais je ne suis pas au bout de ma tâche : pendant que je m'attarde à peindre ce portrait, j'oublie tout ce qui n'est pas elle. Or une partie considérable de sa correspondance est consacrée à ses contemporains. Avec Saint-Simon, elle est la source la plus curieuse, la plus intéressante à consulter sur les personnages et les moeurs de son temps. Il y a peu d'événements de quelque importance qu'elle n'ait rapportés et jugés, rapidement il est vrai et légèrement, mais avec une agréable vivacité. Ce n'est pas un historien, mais c'est un chroniqueur. Elle a vu, connu, apprécié tous les hommes célèbres du règne de Louis XIV. Nul n'a rendu mieux qu'elle le jeu compliqué des intrigues qui se croisent, les intérêts, les passions aux prises, les élévations subites et les disgrâces imprévues, les changements de scène qui mettent aux champs les courtisans; les commentaires sans nombre et les cancans (1), les grimaces et les faux semblants : tout cela pris sur le vif et enregistré le soir même, avec une liberté d'esprit et de jugement parfaite. Très-réservée quand elle parle des gens qui sont dans la faveur du maître, elle laisse percer cependant la fine critique, et comme un vague murmure de dédain. Le respect pour Louis XIV ne lui
(1) Lire le Récit d'une journée à la cour. 29 juillet 1676, t. IV, p. 543. (Édit. Hachette.)
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permet pas d'aller au delà. Elle plaint et aime mademoiselle de la Vallière, « cette violette. » Quant à madame de Montespan, l'altière Vasti de l'Esther de Racine, c'est tour à tour Quanto, la belle Madame, Junori, la personne qualifiée, celle qui va quatre pas devant. Elle la montre allant faire visite dans son couvent à la soeur Louise de la Miséricorde, demandant à celle-ci si elle était aise, lui demandant ses commissions pour la cour, puis installant dans le couvent même une loterie pour distraire les religieuses et s'amuser de leur distraction, et enfin fatiguée de tout cela, « donnant une pièce de quatre pistoles pour « acheter ce qu'il fallait pour une sauce, qu'elle fit «elle-même, et qu'elle mangea avec un appétit « admirable : je vous dis le fait sans aucune para« phrase (1). » — Puis un astre nouveau se lève, une nébuleuse, madame de Maintenon, que les courtisans appellent Madame de Maintenant, sans doute pour réserver l'avenir. Elle guette cette parvenue qu'elle a connue si humble jadis, rue des Tournelles, quand elle était madame Scarron ; elle veut saisir le moment juste où « elle aura là tête tournée» . - Le voici : elle est encore plus triomphante « que celle-ci (madame « de Montespan): tout est comme soumis à son empire: « toutes les femmes de chambre de sa voisine sont à elle; « l'une lui tient le pot à pâte à genoux devant elle, « l'autre lui apporte ses gants, l'autre l'endort ; elle « ne salue personne. » Pourquoi n'a-t-elle pas porté
(1 ) Lettre du 29 avril 1676, t. IV, p. 432. (Édit. Hachette. )
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dans l'appréciation des événements cette raison pénétrante? Pourquoi a-t-elle toujours eu de l'esprit? Il y a telle circonstance où cette légèreté de ton fatigue, agace, indispose contre elle. La révocation de l'Edit de Nantes, les horribles mesures qui précèdent et qui suivent, elle rapporte tout cela d'un air dégagé, avec enjouement; elle parle de ces « dragons qui ont « été de très-bons missionnaires jusqu'ici », on va leur adjoindre le Père Bourdaloue, qui « en fera de bons « catholiques ». — Et ailleurs : « Vous aurez vu sans « doute l'édit par lequel le roi révoque celui de « Nantes, Rien n'est si beau que tout ce qu'il contient, et « jamais aucun roi n'a fait et ne fera rien de plus mé« morable. » — Mémorable est le mot : la postérité en a en effet conservé la mémoire. Puisque nous lui faisons son procès, citons encore un passage relatif aux troubles de Bretagne si rapidement, si cruellement étouffés. « Il y a présentement cinq mille « hommes à Rennes, car il en est encore venu de « Nantes. On a fait une taxe de cent mille écus sur les « bourgeois; et, si on ne trouve point cette somme « dans les vingt-quatre heures, elle sera doublée et « exigible par les soldats. On a chassé et banni toute « une grande rue et défendu de les recueillir sur peine « de la vie ; de sorte qu'on voyait tous ces misérables, « femmes accouchées, vieillards, enfants, errer en « pleurs, au sortir de celte ville, sans savoir où aller, « sans avoir de nourriture, ni de quoi se coucher. « Avant-hier on roua un violon qui avait commencé la « danse et la pillerie du papier timbré ; il a été écar-
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" télé après sa mort, et ses quatre quartiers exposés « aux quatre coins de la ville..... On a pris soixante « bourgeois ; on commencera demain à pendre. » Et la suite. On attend un cri d'indignation ou tout au moins de pitié; rien que cette triste plaisanterie du violon « qui a commencé la danse» . Cela refroidit un peu à l'endroit de la belle marquise si spirituelle en toute occasion. Quand on n'a pas l'honneur d'avoir des ancêtres qui faisaient rouer, écarteler, pendre les bourgeois mécontents des surtaxes de cent mille écus, on trouve le traitement un peu exorbitant, et le récit qui en est fait, un peu féroce. On se voit forcé alors de s'avouer humblement à soi-même qu'on ne sera jamais au point voulu pour apprécier toutes les splendeurs et toutes les grâces du règne du grand roi ; que madame de Sévigné elle-même, si naturelle, si accessible, à ce qu'il paraît, aura toujours des mérites dont on ne se rendra pas bien compte, un agrément dans la plaisanterie qui échappe. Quel malheur d'être né après 1789 ! Il y a cent ans, ces choses-là plaisaient tout naturellement ; aujourd'hui il faudrait se dépouiller de soi-même pour ne pas en être révolté. Mais prenons garde aux grands mots, et rentrons dans le noble milieu d'où ces pauvres protestants et ces. infortunés Bretons nous avaient un instant tirés.
Ce milieu, c'est la famille de madame de Sévigné, sa fille d'abord, le plus cher objet de son coeur, son fils, un peu sacrifié, ses cousins Bussy, Coulanges, son gendre, le comte de Grignan. Un mot d'abord sur celui-ci. Il se connaissait en belles-mères, en ayant eu
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déjà deux, et il se tenait en garde de ce côté. Mais il eut beau faire, il fut pris. Madame de Sévigné le força à l'aimer ou, tout au moins, à en avoir toutes les apparences. Pour cela que fit-elle? D'abord elle lui montra l'amitié la plus vive, ce qui le toucha, mieux encore, le flatta. Elle l'accabla de compliments sur sa personne, sa taille avantageuse, la grâce de son esprit, la sûreté de son jugement, l'amour qu'il avait su inspirer à mademoiselle de Sévigné, la plus jolie fille dé France. Elle le tint soigneusement au courant de toutes les modes du jour, si bien qu'il apparaissait à ses administrés de Provence tel qu'on était à Versailles, ce qui donnait de lui la plus avantageuse opinion. Elle excellait surtout à lui faire faire ce qu'elle voulait, ce qu'elle jugeait bon et utile dans sa position de gouverneur; et pour cela elle prenait le plus sûr moyen, elle lui persuadait que cette idée admirable venait de lui-même, qu'il l'en avait entretenue déjà : le vaniteux était pris. Mais il est un point sur lequel il tint bon. Madame de Sévigné eut beau lui représenter que rien n'était plus délicieux; que dé recevoir des lettres de madame de Grignan : il lui sembla à lui que d'avoir madame de Grignan en personne auprès de soi avait bien son mérite aussi. Il la garda donc et ne donna pas dans le piége, non par esprit, mais par égoïsme, par amour si vous voulez. Cependant il n'eut pas cette férocité de séparer à jamais la fille de sa mère ; il permit des voyages à Paris, quelques-uns, non pas autant que l'eût voulu la mère ; mais au moins autant que le désirait la fille.
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Celle-ci n'avait pas le coeur fort tendre, et, faut-il le dire? après trois ou quatre années de séjour en Provence, où elle tenait le haut du pavé, se trouvait à Paris trop peu de chose. La vanité des Grignans lui était d'abord entrée au coeur, qu'elle avait haut et sec Sa mère se consumait en soins de toute nature pour lui plaire; elle daignait recevoir tout cela comme chose due, quand elle ne s'en plaignait pas comme d'une tyrannie. Quoi de plus tyrannique, en effet, que l'affection ! On aimerait tant être aimé qu'on ne peut supposer que d'autres s'en lassent. C'était pourtant le cas de madame de Grignan. Elle se trouvait trop entourée, trop caressée par sa mère, trop mise en demeure de tendresse : cela la gênait, et l'humiliait un peu aussi. Très-fière de la solidité de son esprit, elle se trouvait pauvre du côté du coeur auprès de l'opulence de sa mère. Celle-ci ne pouvait s'empêcher de le lui reprocher : de là des explications fort pénibles. On peut juger du ton que devait prendre madame de Grignan, par ce passage d'une réponse de sa mère (1). «Vous me dîtes que vous êtes fort aise que je sois " persuadée de votre amitié, et que c'est un bonheur «que vous n'avez pas eu quand nous avons été "ensemble. Hélas ! ma bonne, sans vouloir vous rien "reprocher, tout le tort ne venait pas de mon côté. «A quel prix inestimable ai-je toujours mis les "moindres marques de votre amitié ! En ai-je laissé
(1) Madame de Simiane, fille de madame de Grignan, fit supprimer dans l'édition des Lettres de sa grand'mère les plissages un peu vifs où elle accuse sa fille de ne pas l'aimer.
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« passer aucune sans en être ravie ? Mais aussi com« bien me suis-je trouvée inconsolable quand j'ai cru " voir le contraire! Vous seule pouvez faire la joie et la « douleur de ma vie; je ne connais que vous, et hors « de vous tout est loin de moi. » — C'est quand ces nuages s'élèvent, quand elle se dit avec amertume que sa fille si loin, par la distance, et peut-être par le coeur, est bien perdue pour elle, c'est alors que sa pensée se reporte à ces heureuses années où elle la possédait seule : elle la voit enfant, petite fille, jouant sous ses yeux : les souvenirs se pressent en foule dans son coeur attendri ; elle les envoie, non pas tous, mais choisis pour plaire à madame de Grignan.
Voici une anecdote qui dut avoir son approbation. « On parle de mademoiselle du Plessis et des sot«tises qu'elle disait, et qu'un jour vous en ayant dit «une, et trouvant son visage auprès du vôtre, vous «n'aviez pas marchandé, et lui aviez donné un souf« flet pour la faire reculer ; et que moi, pour adou" cir les affaires, j'avais dit : « Mais voyez comme ces " petites filles se jouent rudement ; » et ensuite à sa « mère : « Madame, ces jeunes créatures étaient si folles «qu'elles se battaient : mademoiselle du Plessis agaçait « ma fille, ma fille la battait; c'était la plus plaisante «chose du monde;» et qu'avec ce tour, j'avais ravi « madame du Plessis de voir nos petites filles se réjouir « ainsi. Cette camaraderie de vous et de mademoi« selle du Plessis dont je ne faisais qu'une même chose « pour faire avaler le soufflet les a fait rire à mou" rir. »
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Qu'on me permette encore une autre anecdote, moins agréable peut-être pour la Cartésienne un peu vieillie qui trônait en Provence : « Quand vous étiez « toute jeune, vous ne viviez que de votre amour« propre que vous mettiez à toutes sauces ; vous con« templiez votre essence comme un coq en pâte : que « cette folie était plaisante ! Vous répondiez aussi à «la Mousse qui vous disait : « Mademoiselle, tout cela « pourrira ! oui, Monsieur, mais tout cela n'est pas « pourri. » Il faut bien le reconnaître, madame de Sévigné ne fut pas très-heureuse de ce côté. Au chagrin de n'être pas aimée comme elle l'eût voulu, se joignirent une foule de contrariétés et d'inquiétudes très-vives sur la santé de sa fille d'abord, sur ses dépenses d'ostentation qui allaient toujours en croissant, et qui finirent par compromettre sérieusement sa fortune, sur bien d'autres sujets encore, par exemple sur la dureté de madame de Grignan envers cette pauvre petite fille jetée au couvent et qui se cachait dans un coin pour entrevoir sa mère à la dérobée, quand elle venait faire ses dévotions ! C'est encore une des faces du grand siècle dont la splendeur force mes faibles yeux à se détourner. Décidément la nature n'y tient pas assez de place. Une dernière affliction lui fut réservée, très-vive celle-là, car elle fut en même temps une humiliation. Madame de Grignan vint à Paris, alla à la cour, fut présentée au roi qu'elle devait remercier d'une gratification de dix mille livres, et perdit contenance. Terrible effet de la province ! Madame de Sévigné, en apprenant cette gau-
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cherie, en fit un bond, refusa de le croire. « Est-il « possible qu'en parlant au roi vous ayez été une per« sonne toute hors de vous, ne voyant plus, comme " vous dites, que la majesté, et abandonnée de toutes « ses pensées? Je ne puis croire que ma fille bien« aimée et toute pleine d'esprit et même de présence « d'esprit se soit trouvée dans cet état. » Rien n'était plus vrai cependant, et l'élonnement qu'elle manifeste ne devait pas consoler madame de Grignan: c'était constater la décadence. On se prend à regretter parfois qu'elle n'ait pas préféré son fils, puisqu'elle devait avoir une préférence.
Quelle nature aimable, affectueuse ! Aucune prétention; une étourderie franche, avec des retours comiques à la raison; peu de solidité et de constance dans l'esprit, mais un enjouement vrai et communicatif. Il faut voir comme il soignait sa mère, quand il avait le bonheur de la tenir seule aux Rochers, malade, contrariée surtout de ne pouvoir écrire à madame de Grignan. Le marquis offrait ses services, prêtait sa plume, puis il faisait la lecture, racontait de bons contes, ne laissait pas l'ennui approcher de sa, mère. Aussitôt rétablie, elle écrivait à sa fille : « Votre frère est un, trésor de folie qui tient bien sa « place ici. Nous avons aussi quelquefois de bonnes « conversations dont il pourrait faire son profit; mais «son esprit est un peu fricassé dans la crème fouettée; «il est aimable à cela près. » Il avait eu le mérite de la soigner et de la distraire ; cela était bien quelque
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chose. Mais il était trop peu sérieux, voilà le grand grief: à peine avait-il quitté sa mère, celle-ci, pour se mettre dans son assiette après avoir trop ri, se plongeait dans Nicole. Il revenait, voilà Nicole évincé. Il va ouvrir l'armoire aux romans, il lit Pharamond de la Calprenède ; et toujours sa mère forcée d'écrire à madame de Grignan : il m'amuse. Le beau malheur ! Le pauvre garçon se maria en Bretagne. Quelle occasion pour madame de Sévigné de faire l'éducation d'une jeune provinciale, de sa belle-fille après tout ! Elle n'y songe guère. Pendant que le marquis est à Rennes, sa femme reste seule ; madame de Sévigné s'enferme pour écrire à sa fille. « Sa femme, dit-elle, est autour de moi. » Il est probable qu'elle se fut dérangée davantage pour son gendre. —Voici le portrait qu'elle en fait : « Elle a de très-bonnes qualités, du « moins je le crois ; mais dans ce commencement je «me trouve disposée à ne la louer que par des néga« tions : elle n'est point ceci, elle n'est point cela ; «avec le temps je dirai peut-être : elle est cela. Elle « vous fait mille jolis compliments ; elle souhaite d'être « aimée de vous, mais sans empressement. Elle n'est « donc point empressée ; et je n'ai que ce ton jus« qu'ici. Elle ne parle point breton, elle n'a point l'ac«cent de Rennes. » Tout cela est charmant, un peu sec peut-être. Il est vrai qu'on ne commande pas à ses sentiments. Il est vrai aussi qu'une passion trèsvive absorbe pour ainsi dire toutes les facultés aimantes, et ne laisse aux autres affections que des aliments sans saveur. Madame de Sévigné aima trop sa fille
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pour aimer assez son fils et sa belle-fille : elle fut du moins sincère, et le reconnut elle-même. Que cette sincérité soit son excuse, comme elle est un des charmes les plus vifs de son esprit et de son style !
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LE ROMAN
Histoire et théorie du roman par Huet, évêque d'Avranches. — L'antiquité, le moyen âge, les temps modernes. — Variété infinie des aspects du roman suivant les milieux et les auteurs. — L'Italie, l'Espagne, la France du seizième siècle. — Les bergers et les doucereux du dix-septième siècle. — Les peintures do, moeurs et les satires du dix-huitième siècle. — L'Angleterre. — Transformation du genre à la fin du siècle dernier.
Le roman tient une trop grande place dans les littératurés modernes pour qu'on puisse le supprimer, mais il faut se borner à une esquisse.
Un savant homme du dix-septième siècle, Huet, qui fut évêque d'Avranches, écrivit sur le roman un petit traité qui en est une apologie peu déguisée. Plus d'un prélat sans doute réprouvait les lectures de ce genre et les interdisait aux fidèles; Huet, avec cette naïveté un peu lourde de l'érudit qui touche à tout et ne saisit rien, essaya de démontrer la parfaite innocuité de ce divertissement. C'est le cas de dire, je crois : qui prouve trop ne prouve rien. Il commença par faire un relevé (sur lequel il y aurait bien à dire) des romanciers de tous les temps, afin d'établir son premier point, à savoir que les personnages les plus considérables par leur position dans le monde et par leurs
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vertus n'avaient pas dédaigné de cultiver ce genre. Ce sont d'abord des philosophes (Apulée), puis des prèteurs (Sisenna), des consuls (Pétrone), des empereurs (Clodius Albinus), des prêtres (Théodorus Prodromus), des évêques (Héliodore, Achilles Tatius) (il oublie Camus, évêque de Belley, et nous pouvons ajouter l'auteur de Télémaque), des papes (Pie II), des saints (saint Jean Damascène). Après cette belle énumération, il invoque l'autorité « d'un grand et saint « évêque de ces derniers temps, qui déclare que les « romans doivent être considérés comme la comédie « et le bal, qui sont un divertissement indifférent de « lui-même, bon ou mauvais, suivant l'usage qu'on en « fait. » En effet, il y a roman et roman, lecteur et lecteur. «Tout est sain aux sains,» dit madame de Sévigné; mais quand on se porte bien, il vaut peut-être mieux ne pas s'exposer à se rendre malade. Quant à l'utilité que Huet attribue aux romans, c'est de préparer à la vie du monde. Le passage est curieux : « Ce sont des « précepteurs muets, qui succèdent à ceux du collége, « et qui apprennent aux jeunes gens d'une manière bien « plus instructive et bien plus persuasive à parler et à « vivre, et qui achèvent d'abattre la poussière de l'école « dont ils sont encore couverts. » Quant aux jeunes personnes, il va jusqu'à dire que cette lecture leur est absolument nécessaire pour distinguer l'amour vrai de celui qui ne l'est pas. Voilà un homme accommodant! Il est vrai qu'il trace ensuite les règles du genre, et exige avant tout du roman qu'il soit moral : « La fin « principale des romans est l'instruction du lecteur,
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«à qui il faut toujours faire voir la vertu couronnée « et le vice puni. » — En conséquence sans doute, il faut écarter avec soin tous les romans qui ne rentrent pas dans la définition : le malheur est qu'on ne s'en aperçoit qu'après les avoir lus. Laissons là cette question préjudicielle, qui n'est pas de notre compétence, ici du moins, et essayons d'indiquer la place que le roman a tenue dans la littérature aux principales époques de l'histoire.
Il a tenu, on ne peut le méconnaître, une place considérable. C'est un genre aussi riche en chefsd'oeuvre que pas un. Le Roland furieux, le don Quichotte, le Pantagruel, le Robinson Crusoé, Gulliver, Gil Blas, Clarisse Harlowe, Paul et Virginie, sont des productions immortelles, universelles. La nature humaine y est représentée sous une foule d'aspects divers et par des types qu'il n'est pas permis d'ignorer. Il y aura toujours (espérons-le!) des don Quichotte; les Sancho Pança abondent ; les Panurge et les Gil Blas ne sont pas rares. On ne voit plus guère de Céladon, mais il y a toujours des Artaban. Je ne sais s'il existe encore des Lovelace, ou si l'espèce s'en est perdue. Il y a quarante ans, les Werther et les René couraient les rues. Quant aux types plus modernes, je n'en parle pas, d'abord parce qu'ils n'ont pas encore tous leurs titres en règle, ensuite parce qu'il n'y a rien à gagner dans leur société.
L'importance et la richesse du genre établies, quelle est son origine ? Il faut la chercher dans la nature humaine elle-même. L'homme est ainsi fait, qu'il
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aime à sortir de soi, à se quitter pour ainsi dire, pour s'attacher à d'autres objets. Les réalités de la vie lui pèsent souvent : il y a en lui une faculté, la plus exigeante de toutes peut-être, à qui elles ne donnent aucune: satisfaction, l'imagination. Il faut lui donner une pâture, lui ouvrir les horizons infinis où elle se plaît à errer : elle est avide de fictions, de merveilleux; elle veut aller cueillir dans les champs de la fantaisie des fleurs d'une beauté et d'un parfum inconnus. Aussi est-ce dans le mot Orient, là patrie du rêve, que naissent les premiers romans. Tous les Orientaux ressemblent plus ou moins à ce sultan des Mille et une nuits, que la pauvre Shérézarade doit amuser sous peine de mort. Les longs récits s'enchaînent d'une trame légère mais continue ; l'esprit est comme bercé et caressé: l'oubli d'abord, puis le repos descendent lentement sur l'âme assoupie. En Occident, au contraire, l'homme est plus actif, plus sérieux, plus préoccupé de sa destinée dont il se croit l'artisan ; la chimère le séduit moins ; il exige de la fiction qu'elle ait un rapport quelconque avec la réalité, qu'elle renferme un enseignement moral. Aussi le roman est-il à toutes les époques ou une peinture idéalisée de la société ou une satire, ou une image d'une ressemblance exacte. Tel le réalisme de nos jours, forme inférieure de l'art, mais qui a un rapport étroit avec les tendances générales d'une époque dominée par les questions économiques et sociales.
On pourra se demander peut-être comment il se fait que les Grecs, ces artistes si complets, n'ont rien pro-
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duit en ce genre qui vaille la peine d'être mentionné. La réponse est bien facile : ils ont produit leur religion et leur histoire traditionnelle. Il n'est pas une divinité de l'Olympe dont la vie ne soit un tissu d'aventures merveilleuses, imaginées, multipliées de génération en génération, s'épanouissant à la fois dans une diversité infinie sur tous les points occupés par la race hellénique. Il n'est si chétive province, île si petite, perdue au vaste sein des mers, qui n'ait eu son héros et ses légendes. Qu'est-ce que les voyages de Simbad le marin auprès de cette fameuse expédition des Argonautes où tout est merveilleux? Qu'est-ce que les prouesses de Roland et des pairs auprès de ce siége de Troie qui dura dix années, mit aux prises l'Orient et l'Occident, les fils des dieux, les dieux eux-mêmes ? Nous ne possédons qu'un seul des nombreux poëmes où étaient racontées sous le titre de Retours les aventures des principaux vainqueurs de Troie; mais quel roman que l'Odyssée! Jamais l'imagination d'un peuple a-t-elle produit des types plus éclatants que ceux qui s'imposèrent à toutes les littératures, à tous les arts des peuples modernes, Hélène, Pénelope, Clytemnestre, Andromaque, Achille, Ajax, Ulysse, Philoctète, Nestor, Priam, et cet, essaim de divinités d'un charme incomparable, que l'imagination des Hellènes jeta comme en se jouant au sein de l'immense nature pour la vivifier et l'embellir ?
Les Romains sont absolument pauvres en ce genre; c'est un peuple qui agit et ne rêve pas. Ses dieux sont immobiles et impassibles ; sa religion est grave et
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formaliste. Il essaye bien, sous l'influence des Grecs, de se faire une histoire légendaire; mais le côté sérieux y domine toujours ; il faut que le passé soit une préparation et comme une image du présent. Les légendes ont un but; elles donnent une couleur religieuse aux institutions de l'État, et en accroissent la majesté. Du reste, aucune invention, aucune grâce.
Nos Français du moyen âge sont plus richement doués sous ce rapport. Les poëtes et les romanciers des douzième, treizième et quatorzième siècles sont d'ordinaire fort ignorants : ils connaissent même assez mal l'histoire du grand empereur Charlemagne, et celle d'Arthur de Bretagne, et celle d'Alexandre ou du siége de Troie. Tant mieux ! leur imagination sera plus à l'aise dans ces vastes sujets ; aucun scrupule de fidélité historique ne les arrêtera. Ils donneront aux personnages et aux événements des époques lointaines les couleurs qui plaisent de leur temps ; ils entasseront les anachronismes les plus bizarres, les fictions les plus invraisemblables ; mais ils charmeront le public auquel ils s'adressent, et qui est encore plus ignorant qu'eux-mêmes ; ils charmeront la femme surtout, la femme qui occupe alors, bien que tenue encore en tutelle, une place si importante dans la société. Dans les plus anciennes chansons de Geste, c'est à peine si elle apparaît. La belle Aude, fiancée de Roland, ne se montre que pour tomber morte aux pieds de Charlemagne ; mais au treizième siècle, la voilà qui règne dans les cours, dans les tournois, dans les romans en vers ou en prose. Voilà la belle châtelaine dans son
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manoir, seule et bien désoeuvrée. Le mari guerroie au loin, contre les Sarrasins ou contre le roi : pas de distractions ; le missel qu'elle a feuilleté cent fois, reste ouvert sans qu'elle ait le courage d'y attacher encore les yeux. Tout à coup arrive le trouvère ou le jongleur, vite on le fait entrer. Il accorde sa vielle, puis commence un de ces longs récits composés par lui ou qu'il emprunte à un bon auteur. Ce sont les exploits merveilleux des paladins contre les Païens, l'empereur Charlemagne ou le grand Arthur. Ce sont aussi les aventures si dramatiques, les amours si touchantes d'un chevalier incomparable, Lancelot du Lac, avec la belle Genièvre, du sire de Coucy avec Gabrielle de Vergy, à qui un époux barbare fit manger le coeur de son amant ; ou bien encore les épreuves du bel Amadis, si vaillant, si tendre, si fidèle. Plus tard, ce sera quelque épisode du grand poëme, le Roman de la Rose, si curieux, mais si ennuyeux, ou bien quelque bon tour de Renart joué à Isengrin, le loup, ou bien enfin un de ces fabliaux qui font rire ou qui édifient les âmes pieuses. Tout cela, c'est le roman, c'est la fiction accommodée au milieu politique et religieux, si bien que l'idéal et le réel se touchent et se confondent, qu'on peut en lisant rêver et réfléchir. Toutes les classes de la société, depuis le roi et ses grands vassaux jusqu'au bourgeois, au manant, au moine, sont représentées et par conséquent amusées dans ces compositions interminables, romans en vers, romans en prose, romans allégoriques, romans satiriques. On ne les lit plus aujourd'hui pour s'amuser, et c'est leur faute,
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quoi qu'en disent des enthousiastes dont il faut respecter les convictions. C'est qu'ils présentent des tableaux d'un monde absolument différent du nôtre et que leur mérite littéraire est à peu près nul.
On lit encore, on lira toujours l'Arioste, Rabelais, Cervantes. Le premier est un poêle d'un charme infini, d'une imagination intarissable. Il a tiré des chansons de geste et des romans de chevalerie une épopée qui en est la plus douce et la plus ingénieuse satire. Il semble prendre au sérieux ces paladins impossibles, avec leurs lances formidables, leurs écus panachés de devises expressives, leur force à laquelle rien ne résiste. Il les met en campagne avec un certain nombre d'héroïnes qui les valent bien ; il les promène à travers les forêts, les pays les plus lointains, les lieux les plus impraticables; ils se poursuivent, se trouvent, se perdent; le poëte les quitte et les reprend au gré de sa fantaisie ; c'est un chassé-croisé perpétuel ; on se croit égaré, on ressaisit le fil ; on s'attache à un personnage ; en voici-un autre qui se met en scène. Et que font tous ces paladins.? Ils sont censés faire la guerre aux infidèles; mais ce sont des amoureux que leur amour mène. Vous avez déjà remarqué ce trait de moeurs dans la Jérusalem délivrée: ne pas parler d'amour à ces seigneurs italiens du seizième siècle eût été une faute impardonnable. Le plus amoureux de tous ces preux, c'est le noble et pur Roland, que vous connaissez. L'amour lui a ôté la raison : le voilà lancé à la poursuite de la belle Angélique, furieux,
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égaré, jusqu'à ce que enfin Astolphe, ayant pitié de lui, monte dans la lune pour y chercher la raison de son ami, et la lui rapporte dans une petite fiole.
Voilà; la satire légère, enjouée, toute à la surface, telle que peut l'écrire un génie aimable, un homme heureux, commodément installé dans la vie, comme fut l'Arioste. Cervantes lui aussi a songé à la chevalerie pour en rire et pour en faire rire; mais l'impression est tout autre, et la plaisanterie, quoique plus directe, a quelque chose de douloureux. Montesquieu, qui méprisait l'emphase espagnole, disait du Don Quichotte : « c'est le seul de leurs livres qui soit bon, parce qu'il montre le ridicule de tous les antres. » Tous les autres est un peu excessif: il faut se borner à dire que c'est le chef-d'oeuvre de la littérature espagnole. Comme toutes les oeuvres d'une portée supérieure, ce roman, aujourd'hui encore, est l'objet d'une foule d'interprétations diverses; il les comprend toutes, et elles ne l'épuisent pas. Pour moi, j'imagine qu'il y a, dans la conception de ce pauvre hidalgo de la Manche, que des rêves de gloire et de dévouement, ne l'oublions pas, ont conduit à la folie, une sorte de retour mélancolique de l'auteur sur lui-même. Lui aussi a rêvé la gloire et la fortune, Blessé à Lépante, honoré d'une lettre de félicitation de don Juan d'Autriche, il a vu s'ouvrir devant ses yeux ravis la plus brillante des carrières. Le réveil fut terrible: ce fut d'abord une captivité de six ans, et la plus dure qu'on puisse imaginer, chez les Barbaresques; la liberté rachetée au prix de la ruine de tous les siens, la pauvreté cha-
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que jour plus douloureuse, car chaque jour croissent les charges de la famille, l'indifférence du public qui préfère aux pièces savantes de l'auteur les drames libres et désordonnés de Lope de Véga et de Caldéron, qui accueille froidement le Don Quichotte lui-même, et va jusqu'à confondre avec le véritable auteur un continuateur audacieux et sans mérite réel. Voilà ce qu'il ne faut pas oublier, quand on lit l'oeuvre de Cervantes. Rien de moins comique au fond que la folie du chevalier de la Manche. Il prend au sérieux le noble rôle attribué par les romanciers aux preux du moyen âge, l'amour pur, passionné, respectueux pour la dame de leurs pensées, le dévouement aux opprimés, la croisade contre les oppresseurs. Il prétend transporter au milieu de la société du XVIe siècle les usages et les moeurs de la chevalerie, redresser avec son épée les torts et les injustices, faire l'oeuvre d'un envoyé de la providence. Estce folie ? Assurément; mais n'y avait-il pas, n'y a-t-il pas encore dans le monde des oppressions criantes, des iniquités qui révoltent la conscience? Et ceux qui en rêvent la fin sont-ils des âmes médiocres? Là est le côté sérieux, fort élevé de l'oeuvre. Quant à l'exécution, elle est tout simplement admirable. Tout le monde connaît ce fier hidalgo, long, mince, maigre, aux joues creuses, au nez aquilin à la fois menaçant et naïf, à l'oeil doux, terrible, qui voit à peine les objets réels, comme perdu dans la contemplation de sa chimère : tout cela recouvert d'une armure du XIVe siècle et hissé sur la célèbre Rossinante. Près de lui, chemine sur un âne son antithèse vivante, le gros,
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gras, lourd Sancho Pança, autre type immortel. Les fantaisies héroïques de son maître, il a bien de la peine à les prendre au sérieux : son gros bon sens se cabre ; la réalité qui échappe à don Quichotte lui crève les yeux; une foule de proverbes d'une sagesse courante et basse lui tombent des lèvres; mais quoi! l'intrépide assurance de son maître l'entraîne; pour l'amour de lui il se dévoue à des horions certains, se relève, moulu, furieux d'avoir eu raison avant, et d'être traité comme s'il avait eu tort; puis remis en selle par quelque noble sentence de don Quichotte, et aussi par la perspective rayonnante de ce beau gouvernement qui lui a été promis. Car ce représentant du bon sens a aussi sa chimère, mais elle est à sa taille, vulgaire, intéressée. Que de nuances d'une finesse achevée fondues harmonieusement dans la peinture de ces deux types ! Quelle mesure gardée ! Don Quichotte n'est pas tout à fait fou, Sancho n'est pas tout à fait raisonnable. Les moulins à vent ne sont pas des géants qui retiennent dans la plus dure captivité d'innocentes victimes; mais qu'est-ce donc que ce château fort penché sur la colline, d'où le hobereau guette les passants, fond sur eux et les détrousse? La chimère confine à la réalité. Mais ne nous exposons pas à forcer le sens des interprétations, aussi bien l'oeuvre n'a pas besoin de commentaires :. elle porte en elle-même sa beauté et sa vie.
Rabelais n'a pas produit une oeuvre régulière, c'està-dire une composition ayant une action bien déterminée et un dénoûment; de plus il y a « semé l'or-
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dure», c'est le mot de La Bruyère; par là il est inférieur à l'Arioste et à Cervantes; mais il est au-dessus ■d'eux par l'étendue et la portée de son esprit. Ce bouffon était un des plus savants hommes de son siècle et peut-être un des plus sérieux. Grandgousier, Gargantua et Pantagruel, ces géants qui règnent au pays d'Utopie, situé près de Chinon en Touraine, sont des rois justes, économes, pacifiques, bienfaisants: quelle satire des François Ier, des Henri II, des Charles-Quint ! Il est le premier qui ait osé prendre corps à corps lé grand ennemi de la renaissance, le monstre scolastique, les sophistes qui, sous prétexte d'éducation, ravalent les âmes à leur niveau. De leurs mains Gargantua sort « fat, niais et ignorant ». — Il passe ensuite sous la discipline du sage Ponocrates, l'homme des temps modernes, l'éducateur idéal, et le voilà qui renaît à la vie. Son corps se développe, se fortifie, s'assouplit par une série d'exercices habilement distribués : les sophistes le courbaient et le déformaient. Son esprit s'étend et s'enrichit, non pas en absorbant les manuels homicides alors en usage, mais en suivant dans l'infinie variété de ses productions la nature elle-même et son auteur.
Elle était condamnée, méconnue ; le livre seul était vivant, et quel livre ! Elle redevient la féconde, l'inépuisable institutrice de l'homme. Il mesure l'immensité des cieux élargis, il se représente les dimensions et les élévations des corps célestes; il étudie là terre, nourrice des êtres, il étudie l'homme lui-même, sa structure intérieure, ses organes, leurs fonctions ; et
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tous ces chefs-d'oeuvre enfin compris élèvent sa pensée et sa reconnaissance vers le créateur dé tant de* merveilles (1).
Là est l'âme de l'ouvrage. Tout le reste est' comme la déduction libre des principes établis d'abord. Le prince élevé ainsi refusera de verser sous le plus frivole prétexte le sang de ses sujets ; ce ne sera point un Picrochole. Forcé de se défendre, il sera doux et clément après la victoire. Il éclairera ses sujets sur les superstitions absurdes qui les abêtissent et les ruinent. Rabelais osera l'introduire parmi les affreux chicanons, chez les chats fourrés, ces bourreaux travestis en juges, qui déchirent, dévorent, brûlent les innocents. Sile roi comprend, il retirera au Parlement cette horrible juridiction sur les consciences; il n'y aura plus de massacres de Mérindol et de Chabrières ; on ne fera plus monter sur le bûcher ces nobles victimes, Berquin, Anne Dubourg, Etienne Dolet, et tant d'autres. Où s'arrête ce libre esprit, ce coeur généreux ? Il n'y aura plus d'esclaves dans les couvents ! L'abbayede Thélème ne recevra que des hôtes volontaires : sur la porte est gravée cette inscription, la devise même de là liberté : Fay ce que voudras. Et Rabelais, conviant ses contemporains à y prendre place, leur dit : « Entrez, qu'on fonde ici la foi profonde ! » Que cette oeuvré est bien fille du XVIe siècle ! comme lui démesurée, aventureuse, mais d'un élan si énergique et si
(1) Voir, pour plus de détails, La littérature française, des origines au XVIIe siècle.
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profondément humaine, toute pénétrée de passion pour la justice et la vérité !
Nos romanciers du dix-septième siècle ne manquent pas d'imagination, mais ils n'ont pas d'idées : j'entends par là qu'ils ont les idées de leur milieu et ne vont pas au delà. Il ne faut pas se laisser abuser par la diversité dé leurs productions : cette diversité n'est qu'apparente. L'un met en scène des bergers (d'Urfé dans l'Astrée); l'autre des Francks (la Calprenède dans Pharamond); mademoiselle de Scudéry préfère les Mèdes, les Perses et les Romains (Cyrus, Clélie) ; mais tous ont recours au même procédé : ils transforment des personnages imaginaires ou historiques en personnages contemporains ; ils nous montrent des vestales et des druides, qui ne sont autre chose que des religieuses et des moines. A part ces légères concessions à une vérité locale dont ils se faisaient une singulière idée, vous retrouvez dans le roman les sentiments, les moeurs, le langage du jour. La fiction n'est qu'un voile transparent, et c'est ce qui en faisait le charme pour les lecteurs. On s'ingéniait à découvrir le nom des originaux qui avaient posé pour leur portrait sans le savoir; on se communiquait ses découvertes; on faisait circuler de salon en salon des clefs révélatrices. Les grands seigneurs et les belles dames de la cour de Henri IV et de Louis XIII signaient leurs billets des noms des héros de l'Astrée. M.Cousin a publié deux volumes fort ingénieux, d'une lecture un peu fade, pour démasquer tous les personnages antiques du Cyrus, et leur substituer les origi-
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naux contemporains. C'est toute une galerie de portraits, mais de portraits flattés; car les héros sont des princes et des princesses, et mademoiselle de Scudéry avait plutôt pour but de leur plaire que de les peindre au naturel. Ils sont tous amoureux, cela va sans dire, et ils possèdent sur le bout du doigt les moindres stations de la Carte du Tendre. Il paraît que de telles lectures étaient fort intéressantes : pour moi, s'il faut l'avouer, je n'en ai jamais pu vaincre l'ennui que parle sommeil. Il est vrai qu'il ne se fait pas attendre. Il faut se consoler de son manque de courage, en disant avec Boileau :
« Gardez donc de donner, ainsi que dans Clélie, L'air ni l'esprit français à l'antique. Italie,
Et, sous des noms romains faisant notre portrait, Peindre Caton galant et Brutus dameret. »
IL ajoute que :
Dans un roman frivole aisément tout s'excuse.
Mais il ne semble pas qu'il ait excusé si aisément cette littérature de fade galanterie, témoin son opuscule en prose, les héros de roman, condamnation du genre. Madame de Sévigné, vous vous le rappelez, mordait peu à cette sentimentalité creuse, et je comprends qu'elle ait préféré le maudit style de la Calprenède, qui avait du moins de l'a verve gasconne. Il n'est pas douteux non plus qu'elle ait eu un faible pour Scarron, l'auteur du Roman comique, livre si gai, si amusant, si riche de peintures. Elle le possède à fond, elle en fait des citations, sans se donner la peine d'indiquer la
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provenance. C'est là un vrai fruit de notre terroir gaulois, d'une saveur un peu âpre parfois, mais naturelle. Les petites gens, les comédiens ambulants que l'auteur met en scène, nous reposent agréablement des Artamène et des Céladon. On s'en lassa du reste, même du vivant de mademoiselle de Scudéry. Madame de la Fayette fit oublier les Mèdes et les Romains et la Carte du Tendre avec un petit livre si simple, si touchant, si vrai que tous en furent ravis: c'est la Princesse de Clèves. L'héroïne est à la fois de la famille de Chimène et de celle de Bérénice, aimante et vaillante contre son coeur. Une douce teinte de mélancolie est répandue sur l'ouvrage; on croit entendre l'écho affaibli d'une plainte étouffée, et l'intérêt du roman devient de la sympathie pour l'auteur.
Faut-il pousser plus loin cette énumération ? Elle devient assez difficile. A mesure que nous approchons du dix-huitième siècle, le roman prend des allures singulièrement plus hardies. Ou il est une critique trèsvive des abus de tous genres, ou il est. une peinture plus vive encore des moeurs du jour, mais une peinture sans intention morale, et plutôt un miroir qui présente aux contemporains leur image, Deux oeuvres fort diverses et bien remarquables avaient, cependant indiqué une voie nouvelle aux romanciers, le Télémaque et Gil Blas; on n'imita pas cette mesure. Le mouvement de plus eh plus rapide des idées et des moeurs entraîna le roman bien loin de ces modèles; il prit le ton du pamphlet et du livre défendu.
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Fénelon se bornait à critiquer les dépenses fastueuses, les guerres impolitiques de Louis XIV, et traçait le plan d'un gouvernement sage, économe, équitable, niais toujours placé dans la seule main du roi. On lui sut gré de cette timide protestation qui lui avait valu la disgrâce et l'exil ; on en fit un libéral, comme on dit aujourd'hui, un philosophe, comme on affecta de ne plus voir en Massillon qu'un moraliste : mais, dès 1722, les hardiesses de Fénelon étaient dépassées, et les Persans de Montesquieu se permettaient à l'endroit du grand roi et du pouvoir royal, de la religion et de ses ministres, delà cour, de la Sorbonne, des parlements et de l'Académie française elle-même, des critiques et des plaisanteries d'une vivacité extrême. Et tout cela était toléré, on ne devinerait jamais pourquoi : parce que le reste de l'ouvrage était licencieux. L'immoralité faisait passer la satire. Il fallait à cette société frondeuse et légère des oeuvres de haut goût. Elle semble avoir médiocrement apprécié le roman de Lesage. Cela sans doute était trop uni et trop naturel, trop réservé surtout et trop général. On lit toujours Gil Blas et avec un plaisir plus ou moins vif suivant sa nature. Le héros est à notre taille : c'est un homme ordinaire, ni vertueux ni vicieux, ni bon ni méchant, ni trop spirituel ni trop sot, qui acquiert lentement et en essayant de tous les métiers, en fréquentant les sociétés les plus diverses, cette science que les livres ne donnent pas, et qu'on appelle l'expérience. Il essuie plus d'une déception, subit plus d'une injustice, mais il ne déclame pas
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contre la société, et n'en rêve pas le bouleversement : il s'explique à lui-même sa mésaventure, et cette explication, il la trouve dans la nature humaine. Il avertit l'archevêque de Grenade d'une certaine décadence de ses facultés oratoires, et le prélat le met à la porte : cependant c'était l'archevêque lui-même qui lui avait fait jurer de dire toute la vérité. Gil Blas congédié ne s'emporte pas contre l'injustice de ce procédé ; mais, il se dit : tu as été un grand sot, et tu es puni de ta sottise. Voilà la note dominante du livre. Lesage ne prêche jamais, ne dogmatise jamais. C'est un moraliste cependant; en quoi? Il expose le train général du monde, et, tout en promenant son héros de condition en condition, il montre comment on réussit et comment on échoue. Or on ne réussit pas souvent par ses bonnes qualités, tandis qu'on échoue presque toujours par elles : l'important c'est de n'avoir pas trop de scrupules. On appelle cela, je crois, de la morale pratique.,Elle est certainement utile et profitable, mais quoi ! il y a des âmes rebelles qui ne peuvent s'en accommoder : elles aiment mieux ne pas réussir que de faire ce qu'il faudrait pour réussir. Celles-là ne se plairont guère à la lecture de Gil Blas. En effet, le livre manque d'élévation : c'est le manuel du succès, et l'on ne sait que trop que le succès n'est pas la pierre de touche du mérite et de la vertu. Mais si l'on ne peut goûter l'esprit général du livre, comment ne pas apprécier cette observation si pénétrante, ces peintures si vraies, ces récits sobres et vifs, relevés de traits piquants et de fines réflexions? A défaut de
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l'idéal, c'est le réel pris sur le vif, sans crudité pourtant, et ramené toujours aux proportions de la nature humaine générale. C'est par là que Lesage se rapproche de Molière. Seulement, les hauteurs du Misanthrope lui sont interdites.
À peu près dans le même temps, l'Angleterre, renouvelée par la révolution de 1688, produisait en foule les hommes d'État, les politiques, les littérateurs les plus éminents. Quel écrivain que ce Swift, l'auteur des voyages de Gulliver, cette satire politique et sociale d'une ironie si éloquente !. On met de tels livres entre les mains des enfants, et cela les amuse, car ils n'en voient que la surface; mais l'amertume est au fond, elle pénètre tout, elle donne à la plaisanterie je ne sais quoi de violent et de douloureux qui attriste. Plus élevé, plus calme, plus humain est l'auteur de Robinson Crusoé, beau livre, plein de foi et de courage. Je ne puis que vous signaler en passant les romans célèbres de Clarisse Harlowe, de Grandisson, de Tom Jones et tant d'autres, qui sont maintenant du domaine public. Ce qui distingue toutes ces compositions, c'est une observation patiente et sûre des moeurs et des caractères, avec un effort manifeste pour élever les personnages à la hauteur d'un type. Lovelace a survécu, du moins dans ses traits généraux. Grandisson, plus pâle, s'évanouit chaque jour. L'Angleterre du dix-huitième siècle, très-prêcheuse et très-abandonnée dans ses moeurs, revit dans ses romans.
Me voici arrivé à la fin du dix-huitième siècle. Un écrivain dont j'ai déjà étudié le caractère, exerce
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sur les imaginations une influence qui durait encore il y a trente ans: c'est Jean-Jacques Rousseau. Je ne parle pas de sa Nouvelle Héloïse, cet effort violent pour montrer à une société qui ne connaisait que la galanterie, ce que c'était que la passion, combien impérieuse, irrésistible et même légitime, car l'auteur allait jusquelà, et il a eu bien des disciples. Il faut aller plus avant. Rousseau s'est isolé de son siècle, il s'est proclamé le seul homme libre, bon, généreux, aimant, et par suite méconnu et persécuté. C'est un révolté, c'est un orgueilleux : il a souffert cruellement, je n'en doute pas, même quand il le dit; mais il a trouvé dans ses souffrances une volupté qu'il n'eût pas échangée contre tous les biens de la terre, celle de se dire sans cesse et d'écrire que les grandes âmes seules souffrent ainsi, que les grandes âmes seules ne peuvent se rabaisser au niveau commun, qu'il y a en elles des puissances d'aimer que le vulgaire ne connaît pas. Par là Rousseau est l'ancêtre de tous les déclassés, et le déclassé est le type le plus commun de la littérature romanesque moderne. C'est d'abord, en Allemagne, Werther, le poëte, l'âme immense, l'homme de génie qui ne peut se plier à aucune des exigences de la société, qui voudrait telle place et non telle autre, tel amour et non tel autre, et qui se tue parce que Charlotte est mariée à Albert. Il y a, en France, Réné, moins violent, mais plus sombre, l'homme de la fatalité, l'homme qui ne trouve ici-bas rien à sa taille, qui promène en tous lieux un inconsolable ennui, qui jette sur. toutes les réalités de la vie le regard indifférent
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d'un Dieu qui a connu l'infini. Une mélancolie ardente le consume et l'énerve ; il sort de lui un rayonnement orageux qui attire et fascine. On l'aime, mais lui ne peut aimer, il se laisse aimer. Quelle innombrable postérité a eue ce rêveur maladif! Que de désenchantés, que d'hommes fatals, les Lara, les Childe Harold, les Didier, les Antony, les Hernani, les Ruyblas, les Bénédict, les Jacques, les Lélia, et tant d'autres, qui florissaient dans tout leur éclat il y a longtemps déjà.Tous, enfants de Rousseau, sachant seuls aimer, étant seuls dignes d'être aimés, déclamant contre les institutions politiques et sociales, surtout contre le mariage, désoeuvrés et pleins d'orgueil, ils représentaient bien cette impatience générale, ce malaise d'une société que la révolution a bouleversée profondément et qui n'a pu encore se rasseoir. Aussi le roman était il alors, et est encore aujourd'hui une force considérable. Avec le théâtre et les journaux, c'est le plus énergique moyen d'action et de propagande qui existe. On peut le regretter, et pourquoi ? On ne peut le méconnaître. Les problèmes de tout genre, philosophiques, religieux, sociaux, sont à l'ordre du jour, et réclament une solution. Chaque jour voit éclore tel ou tel livre composé pour servir telle ou telle théorie. Les critiques discutent l'ouvrage et surtout la théorie : ceux mêmes qui n'ont pas lu le roman sont bien forcés d'avoir une opinion : ils en rencontrent partout de toutes faites. Seulement il arrive que toutes ces oeuvres oublient d'être belles et de plaire à tous : elles ne charment que les partisans de la doctrine exposée. Les
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écrivains de nos jours ne semblent pas se douter qu'il existe en dehors et au-dessus des préoccupations du jour, une vaste région, celle du beau et du vrai; que le roman, comme toute autre oeuvre littéraire, doit tendre vers ces hauteurs où l'idéal réside, que les réalités contemporaines n'ont pas de lendemain ; que la postérité réserve son admiration aux oeuvres fortes et vraies, -non d'une vérité passagère, mais éternelle comme le fond de la nature humaine.
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LÀ COMÉDIE
Ce qu'elle fut en Grèce, à Rome, au moyen âge, au dix-septième siècle.— Molière. — Le personnage et la vocation..— L'observation.— Les moeurs et les caractères, le particulier et le général, les types. — L'action. — Le comique..— Le comique noble et le comique bas. — Le moraliste.
La comédie et le roman se tiennent étroitement : on ne peut les séparer. J'ai cru que je pouvais, sans inconvénients sérieux, faire rentrer ce genre dans la prose : je pourrais citer plus d'une autorité à,l'appui de mon opinion, mais la question n'a pas grande importance. Molière est à la fois un poëte et un prosateur. Aujourd'hui il n'y a plus de tragédies, il n'y a guère de comédies proprement dites : chaque siècle, chaque société se fait un théâtre suivant son humeur et ses goûts.
La distinction entre la tragédie et la comédie était rigoureusement déterminée autrefois. Les personnages étaient différents : ceux de la tragédie étaient des rois, des héros, des fils des dieux; ceux de la comédie appartenaient à la classe moyenne et même à la populace. Les intérêts en jeu dans la tragédie étaient d'une importance suprême, et le dénoûment était d'ordinaire la mort d'un ou de plusieurs personnages.
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Dans la comédie, c'était un intérêt de la vie ordinaire, et le dénoûment usité était le mariage, acte sérieux assurément, mais qui n'en a pas toujours l'air. Inutile d'ajouter que ces différences fondamentales créaient aussi la différence du ton et du langage. Les anciens, pour mieux l'accuser encore, donnaient à l'acteur tragique une chaussure particulière, le cothurne, qui, en le grandissant, ajoutait à la majesté de son rôle, tandis que l'acteur comique portait le socque, ou simple brodequin. Le but de la tragédie était d'exciter la terreur et la pitié; celui de la comédie, d'exciter le rire. Voilà quelles étaient les différences essentielles, érigées en lois parles anciens, et par les critiques qui ont imité les anciens, notre Boileau par exemple. Mais ailleurs, en Angleterre et en Espagne, les Shakespeare, les Lope de Véga et les Caldéron n'ont pas cru devoir se conformer à l'autorité de ces règles, ils ont réuni et confondu dans leurs pièces l'élément comique et l'élément tragique, la prose et les vers. C'est ce que l'école romantique a appelé le drame. Seulement, dans le drame, l'élément comique est toujours fort surbordonné.
Dans la démocratie athénienne, la comédie représentée par Aristophane est une véritable satire, sans mesure et sans pudeur. Des personnages vivants sont mis sur la scène, bafoués, outragés ; on voit Socrate dans un panier débiter dans les airs les aphorismes les plus suspects de la sophistique à la mode. Le poëte, qui appartient au parti aristocratique, malmène rudement les démagogues de tout rang, et le peuple lui-
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même, qu'il représente sous la figure du vieux Dêmos, personnage ridicule trompé par ses serviteurs. Bien que la fantaisie d'Aristophane crée en foule les personnages les plus étranges qui forment le choeur, les guêpes, les grenouilles, les nuées, les oiseaux,, et nous conduise même dans le fond des enfers, c'est toujours Athènes et les Athéniens que nous avons sous les yeux. Le tableau était si fidèle, si impitoyable que Platon remettait au tyran Denys, curieux de connaître les moeurs d'une démocratie, un exemplaire d'Aristophane, pour toute réponse. Aujourd'hui,bien des allusions, bien des traits piquants n'ont plus de sens pour nous : il reste la verve, l'éclat de la poésie, le cynisme des peintures. — Lorsque Athènes eut perdu son indépendance, la comédie, comme toutes les autres institutions, se transforma. Les vainqueurs du jour, les grossiers Macédoniens et les traîtres qui avaient vendu la patrie, ne voulurent pas être livrés à la risée et au mépris du public. Une loi défendit de mettre sur la scène des personnes vivantes. Le génie athénien, si souple et si fécond, se plia à cette exigence, et créa sans effort la Comédie Nouvelle, c'est ainsi qu'on l'appelle pour la distinguer de l'Ancienne. Les personnalités disparurent et furent remplacées par des types généraux. On ne vit plus tel ou tel avare, tel ou tel sycophante, mais l'avare, le sycophante. Le choeur fut supprimé, et, avec le choeur, la parabase, sorte d'intermède sérieux, où le poëte s'adressait directement au public, Quant à la fable, elle devint plus régulière, mais elle perdit la vivacité et la variété d'autrefois. C'étaient toujours
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deux jeunes gens qui s'aimaient et que des obstacles en apparence insurmontables séparaient. Un esclave adroit se chargeait de les rapprocher et y parvenait à forcé de fourberies et d'escroqueries. Le mariage était le dénoûment. Ce fut toute une révolution dans l'art, révolution nécessaire, il est vrai, mais dontle génie de Ménandre fit sortir une foule de chefs-d'oeuvre. Tout cela a péri pour nous, et c'est une des lacunes les plus regrettables des littératures anciennes. Grâce aux fragments conservés, aux jugements des anciens, et surtout aux imitations des comiques latins, nous pouvons nous flatter d'avoir une idée à peu près exacte du genre nouveau. Térence nous a fait comprendre Ménandre, et il est devenu un modèle pour toute la littérature classique. C'est d'après Térence que Boileau a rédigé la théorie de la comédie telle que vous la trouvez au troisième chant de l'Art poétique. C'est aussi en invoquant l'autorité de Térence qu'il a cru devoir reprocher à Molière le comique bas auquel il s'abandonne. Boileau aurait dû penser un peu moins à Térence, que tous les critiques accusent d'une certaine froideur, et un peu plus à Plante; d'une verve si gaie. S'il ne fallait que de l'esprit et de la gaieté pour produire une oeuvre comique supérieure, nulle littérature ne serait plus, riche en ce genre que celle des Français; mais ces qualités ne suffisent pas, souvent même elles nuisent, témoin Voltaire. Nous voyons au ■contraire que notre Molière était d'un caractère sombre, et qu'il n'avait pas ce que nous appelons proprement de l'esprit, c'est-à-dire une vivacité piquante et
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rayonnante. Je voudrais essayer d'analyser les éléments dont se compose le génie de ce grand homme, qui est encore aujourd'hui le représentant le plus complet de son art, et que les Allemands n'ont pas encore pu comprendre.
Il apparut à un moment favorable. Le divertissement du théâtre, laissé pendant longtemps aux petites gens, était accepté, recherché par les personnes de bonne compagnie. Il y avait à Paris trois troupes de comédiens, trois théâtres fort suivis. Le public se prenait, de passion pour telle ou telle pièce, tel ou tel acteur; des contradicteurs s'élevaient, des discussions s'engageaient, chacun prenait parti. Voilà les plus efficaces stimulants pour le poëte et le comédien. Qu'on ne leur souhaite point des succès, assurés, une carrière paisible :
Le mérite en repos s'endort dans la paresse.
Illeur faut au contraire des ennemis, des détracteurs; une lutte: de tous les jours ; l'injustice même leur estbonneet double leur élan :
Au Cid persécuté Cinna dut sa naissance.
Vous savez que de telles épreuves ne furent pas épargnées à Molière : il eut à en subir plus que personne, car il était à la fois auteur et acteur, et l'on n'épargna ni l'un ni l'autre.
La première chose qui frappe en lui, c'est cette puissance mystérieuse que possédait Corneille et qui manquait à Racine, la vocation.. Elle fut chez lui im-
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périeuse, irrésistible. Ni le milieu dans lequel il naquit, ni l'éducation qu'il reçut, ne le préparaient au métier d'acteur. Il appartenait à une famille de bonne bourgeoisie, il avait fait de solides études (on en retrouve la trace dans ses pièces), et avait même été reçu avocat. Grâce à la position de son père, à des amitiés du collège (Conti), il lui eût été très-facile d'entrer dans quelqu'une des carrières honorables ouvertes aux personnes de sa condition. Une force supérieure le voue au théâtre. Enfant, son grand-père le menait quelquefois, quand il avait bien travaillé, à l'hôtel de Bourgogne, situé tout près de la maison paternelle. C'est là qu'il puisa la passion de son art. Elle le prit tout entier. Malgré toutes les objurgations de sa famille, le voilà qui se fait acteur, qui court la province, fort misérable le plus souvent et assez mal accueilli ; les préjugés de tous genres ont en province cent fois plus de force qu'à Paris : il supporte cette vie errante, pleine de déboires de tout genre. Une fois à Paris, connu, goûté, recherché, il sent à chaque instant, et on ne lui laisse pas oublier qu'il est un histrion. Les grands seigneurs qu'il met en scène, l'accablent des démonstrations ironiques d'une familiarité blessante; le roi ne sait le défendre qu'en l'humiliant davantage. A la ville, des rivaux, des envieux, Visé, Boursault se déchaînent contre lui; contre lui s'agite furieusement dans l'ombre, et d'autant plus redoutable, la cabale des dévots, que Tartufe a pris sur le fait et démasqués ; d'abominables calomnies se répandent dans le monde contre ce comédien qu'on dit marié avec
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sa propre fille. Sa femme, si tendrement aimée, n'a que du dédain pour un époux comédien, et foule aux pieds toute retenue et toute pudeur. Toutes ces humiliations, toutes ces souffrances du coeur, il les accepte, il les subit, plutôt que de renoncer au théâtre, fi'est là qu'il a vécu, c'est là qu'il veut mourir, et c'est là qu'il meurt. —Voilà en quoi consiste la vocation, voilà ce qu'elle est, quand elle entre dans une nature supérieure ; elle la prend tout entière.
Mais la vocation n'est quelquefois qu'un instinct aveugle, une fantaisie passionnée et éphémère qui n'aboutit pas, ne trouvant pas dans la nature des moyens suffisants d'action. Dans Molière, la vocation créa de bonne heure et développa sans cesse l'observation, qui est, à vrai dire, sa faculté dominante. Les contemporains eux-mêmes, qui ne lui ont pas rendu toute justice, ont été frappés de son attitude recueillie et méditative : ils l'appelaient le Contemplateur. Dans la galerie des portraits du dix-septième siècle, sa tête se détache, attire et retient le regard et la sympathie. Ce n'est pas la régularité froide et un peu compassée qu'on retrouve partout, mais je ne sais quoi de profond, de triste, de doux. Corneille à l'oeil haut, le front découvert; il ne voit que les sublimités de la nature humaine. Molière regarde en face lentement, longuement jusqu'au fond même des coeurs, labyrinthe obscur, avec tant de replis ! Combien sont revenus d'une telle excursion découragés, violents, méprisants, durs aux autres ! Lui, il est resté bon, profondément humain, compatissant : c'est la marque d'une grande âme. Par cette
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patiente investigation, il a saisi les deux éléments nécessaires à lia composition de son oeuvre, les moeurs d'abord, puis les caractères. Les moeurs, c'est la surface de la société, le train ordinaire des choses, ce qui donne à une époque sa physionomie propre, le cadre pour ainsi dire où figurent les personnages. Le poëte comique montre les contemporains aux contemporains : ils vont se chercher au théâtre, il faut qu'ils se trouvent, se reconnaissent, eux ou leurs voisins. Mais ce n'est là que la décoration extérieure de l'oeuvre, pour ainsi dire, une esquisse que le temps efface; la génération qui suit, tout autre de ton et d'allure, passe indifférente devant l'image de celle qui l'a précédée. C'est par la peinture des caractères que Molière a montré sa force, et qu'il dure. Les caractères, c'est ce qui ne dépend ni des temps ni des lieux, c'est la partie immuable, éternelle; de la nature humaine. Les esprits puissants seuls peuvent la démêler et la saisir sous les innombrables déguisements qu'elle revêt, et la fixer dans un type définitif. Eh bien! Molière a fondu les deux éléments dont je parle, dans une unité, harmonieuse. Il a été de son temps, et il est encore du nôtre, et il sera de tous les temps ; malgré les différences énormes de costume, de moeurs, de langage,.l'homme se reconnaîtra dans cette image de l'homme. Je laisse dans l'ombré la partie variable de son oeuvre, comme j'ai dû négliger dans madame de Sévigné le chroniqueur ; je ne cherche pas à rapprocher des moeurs du dix-septième siècle, pour les mettre
dans tout leur jour, les admirables comédies qu'on ap-
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pelle les Précieuses ridicules, et les Femmes savantes, qui, par certains côtés, sont ce que l'on appellerait aujourd'huides actualités. Mais voyez avec quelle force de vérité il a peint les caractères généraux. Au lieu de s'attarder, comme on fait aujourd'hui, à une représentation minutieusement exacte de certains originaux, il est allé tout droit au but même de l'art, il a saisi et montré la vérité universelle. Il n'a pas cherché à peindre un avare du dix-septième siècle, un hypocrite du dix-septième siècle ; il a créé Harpagon et Tartufe, c'est-à-dire des types. Il est bien peu de ses comédies qui n'en offrent quelqu'un, même celles qui sont le plus rapidement exécutées : c'est qu'il y avait dans l'auteur une lente et forte préparation, tout un trésor accumulé d'observations de détail, qui lui permettait sur un canevas quelconque de jeter des figures d'un relief puissant. Comme le naturaliste qui a analysé un à un les organes d'une plante ou d'un animal, il pouvait résumer en une formule nette et précise les traits fondamentaux d'un caractère. Ce qui est admirable, c'est la fécondité du poëte comédien qui, tiraillé en tous sens, sommé par la Cour de produire à bref délai une pièce quelconque, retrouvait et appliquait sur le champ cette forte méthode de réduction à un type.
C'est peu de créer des personnages, il faut qu'ils vivent. Les abstractions ne sont pas de mise au théâtre, le spectateur veut de l'action. Il s'amuse et rit de bon coeur à une pièce semée d'incidents, de complications de tout genre, de méprises, de rencontres imprévues : ce sont les comédies d'intrigue, chères
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aux Espagnols et aux Italiens. L'action, dans Molière, est toute différente. Il n'a pas recours à ces procédés faciles, qui subordonnent les personnages aux événements, et, en déplaçant l'intérêt, le rabaissent. Chez lui l'action est laconséquence nécessaire et logique des caractères : ce sont eux qui la créent, comme le jeu des muscles crée la locomotion. De là son indifférence pour la fable, qu'il varie fort peu, pour les dénoûments qui arrivent comme ils peuvent. On sait d'avance que Clitandre épousera Henriette, et Clëante Angélique : le poëte 'pourrait aisément multiplier les obstacles qui s'opposent au mariage, prodiguer les incidents favorables ou nuisibles : mais qui ne serait capable d'un tel travail ? Son but est autre : ce seront les personnages eux-mêmes qui, en se conformant à la loi de leurs caractères, dirigeront l'action, en détermineront les péripéties etle dénoûment. Ces généralités vous semblent peut-être un peu vagues; je vais choisir un exemple : cessera l'Avare. Il ne serait pas difficile d'amuser le public en lui montrant les mille lésineries ridicules ou basses auxquelles se livre le personnage : il y a à ce sujet des milliers d'anecdotes qui traînent partout. Mais sortirait-il de tout cela un personnage vivant? Non, ce serait une caricature, une charge plus ou moins réussie. Molière procède tout autrement. Il applique à la peinture dramatique de son Harpagon cette méthode féconde d'analyse dont je parlais tout à l'heure. L'expérience lui a appris, et. elle démontre tous les jours que l'avarice n'est pas un vice de la
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jeunesse, mais qu'elle est propre aux vieillards. Harpagon sera donc un vieillard. Il n'aura plus sa femme, pour deux raisons : parce qu'elle ne pourrait lui ressembler sans que l'intérêt se partageât, ce qui est contraire à la loi de l'unité ; parce que, ne lui ressemblant pas, elle défendrait contre lui ses enfants, qu'il sacrifie à sa passion : de là des débats tragiques, exclus de la comédie. Harpagon aura deux enfants, une fille et un garçon. Pourquoi? Pour le montrer deux fois père dénaturé; c'est le propre en effet de l'avarice d'étouffer les sentiments de la nature. La fille, il voudra la marier à un vieillard qu'elle n'aime pas, mais qui consent à la prendre sans dot. Le fils, il lui refusera l'argent indispensable à l'entretien d'un jeune homme, et le réduira à avoir recours à l'usurier. L'usurier, ce sera le père lui-même : car Harpagon est à l'affût de tous les gains honteux; Harpagon voudra se marier; c'est chez lui non un sentiment, mais une idée, à laquelle il renoncera sans peine, quand il verra non pas qu'il n'est pas aimé, ni que son fils est son rival, mais qu'il lui en coûterait quelque chose. Enfin comme, dans une oeuvre dramatique, il faut dé toute nécessité donner un corps aux abstractions, la passion de l'avare aura un objet palpable, une cassette pleine d'or, qui, perdue ou retrouvée, influera puissamment, uniquement sur les déterminations de son possesseur. C'est par là qu'il sera pris, dompté, forcé de consentir aux deux mariages qu'il rejetait. ANSELME. Allons, consentez ainsi que moi à ce double hyménée.
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HARPAGON. Il faut, pour me donner conseil, que je voie ma cassette.
CLÉANTE. VOUS la verrez saine et entière.
HARPAGON. Je n'ai point d'argent à donner en mariage à mes enfants.
ANSELME. Hé bien! j'en ai pour eux, que cela ne vous inquiète point.
HARPAGON. Vous obligerez-vous à faire tous les frais de ces deux mariages ?
ANSELME. Oui, je m'y oblige. Êtes-vous satisfait?
HARPAGON. Oui, pourvu que, pour les noces, vous me fassiez faire un habit.
Quelle savante et audacieuse gradation ! Qu'importe à l'avare que ses enfants se marient à tel ou tel : il ne voit qu'une chose, sa cassette : on lui promet de la lui rendre, s'il consent au mariage, il y consent. Mais il fait réflexion qu'un mariage coûte toujours quelque chose aux parents : aussitôt il déclare qu'il n'a point d'argent à donner (notez qu'on lui a rendu sa cassette): on ne lui en demandera pas. Sûr de n'avoir rien à dépenser, il cherche s'il ne pourrait pas gagner quelque chose; et il demande qu'on lui fasse faire un habit. Le mariage de ses enfants, au lieu de lui coûter, lui rapportera. Il y gagne d'en être débarrassé et un habit. Ce sont là des détails familiers et vulgaires; mais écartez-les, voyez ce qu'il y a au fond : quel abîme de dureté, d'insensibilité, quelle absorption d'une âme par une passion hideuse, qui sacrifie tout à elle-même jusqu'aux sentiments les plus sacrés de la nature, jusqu'à cette honte du mépris public qui est souvent un
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frein au vicieux ! Harpagon à la place du coeur a un coffre-fort. Voilà la dernière formule qui résume l'Avare, Mais où est le comique? direz-vous, « le comique, ennemi des soupirs et des pleurs. » L'Avare, le Tartufe sont des monstruosités dans l'ordre moral. La subornation, la spoliation de toute une famille, l'immolation des sentiments de père à la soif de l'or, cela donne le frisson et ne prête guère à rire ; il y a là la matière de deux drames ; Molière a mis sur la scène des caractères que la comédie exclut. Détrompezvous. C'est par l'analyse et la réflexion qu'on pénètre jusqu'au fond de ces caractères et qu'on en mesure la tragique perversité: c'était là sans doute l'intention de l'auteur ; mais il est resté fidèle à la loi de son art; il a laissé à son oeuvre l'allure, les couleurs et le ton de la comédie : l'odieux ne disparaît pas, mais se cache sous le plaisant. Un père qui veut forcer sa fille à épouser un vieillard qu'elle n'aime.pas, uniquement parce qu'il consent à la prendre sans dot, nous inspire l'horreur et le dégoût. Molière ne nous interdit pas ces sentiments, mais il ne veut pas qu'ils régnent seuls en nous, qu'ils soient douloureux. Que fait-il ? Après une scène très-vive entre le père et la fille, il mettra en présence Harpagon et Valère, celui qui est aimé d'Élise et qui s'est glissé dans la maison, en flattant la passion dominante de l'Avare : celui-ci, qui a toujours été approuvé en tout par Valère, voudra cette fois encore avoir son approbation sur le mariage projeté; il le sommera, et en présence même d'Élise, de dire son opinion. Vous voyez l'embarras du pauvre
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amoureux, qui peut être découvert et chassé s'il combat la résolution du père ; qui va perdre Élise, la livrer lui-même à un autre époux, s'il ne réussit pas à détourner Harpagon de ce mariage. Il faut lire la scène :
HARPAGON. Ici; Valère; nous t'avons élu pour nous dire qui a raison de ma fille: ou de moi.
VALÈRE. C'est vous, monsieur, sans contredit.
HARPAGON; Sais-tu bien de quoi nous parlons ?
VALÈRE. Non. Mais vous ne sauriez avoir tort, et vous êtes toute raison.
HARPAGON. Je veux, ce soir, lui donner pour époux un homme aussi riche que sage ; et l'a coquine me dit au nez qu'elle se moque de le prendre. Que dis-tu de cela ?
VALÈRE. Ce que j'en dis? .
HARPAGON. Oui.
VALÈRE. Hé! hé !
HARPAGON. Quoi ?
VALÈRE. Je dis que, dans le fond, je suis de votre sentiment, et vous ne pouvez pas. que vous n'ayez raison. Mais aussi n'a-t-elle pas tort, tout à. fait, et....
HARPAGON. Comment ? Le seigneur Anselme est un parti considérable; c'est un gentilhomme qui est noble, doux, posé, sage et fort accommodé, et auquel il ne reste aucun enfant de son premier mariage. Saurait elle mieux rencontrer ?
VALÈRE. Cela est vrai. Mais elle pouvait vous dire que c'est un peu précipiter les choses, et qu'il faudrait
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au moins quelque temps pour voir si son inclination pourrait s'accommoder avec...
HARPAGON. C'est une occasion qu'il faut prendre vite aux cheveux. Je. trouve iciun avantage qu'ailleurs je ne trouverais pas ; et il s'engage à la prendre sans dot.
VALÈRE. Sans dot ?.
HARPAGON. Oui.
VALÈRE. Ah ! je ne dis plus rien. Voyez-vous ? voilà une raison tout à fait convaincante, il se faut rendre à cela.
HARPAGON. C'est pour moi une épargne considérable.
VALÈRE. Assurément; cela ne reçoit point de contradiction. Il est. Vrai que votre fille vous peut représenter que le mariage est une plus grande affaire qu'on ne peut croire ; qu'il y va d'être heureux ou. malheureux toute sa vie; et qu'un engagement; qui doit durer jusqu'à la mort ne se doit jamais faire qu'avec de grandes précautions.
HARPAGON. Sans dot !
VALÈRE. Vous avez raison : voilà qui décide tout; cela s'entend. Il y a des gens qui pourraient vous dire qu'en de telles occasions, l'inclination d'une fille est une chose, sans doute, où l'on doit avoir de l'égard ; et que cette grande inégalité d'âge, d'humeur et de sentiments, rend un mariage sujet à des accidents trèsfacheux.
HARPAGON. Sans; dot !
VALÈRE. Ah ! il n'y a pas de réplique à cela; on le sait bien. Qui diantre peut aller là contre? Ce n'est pas
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qu'il n'y ait quantité de pères qui aimeraient mieux ménager la satisfaction de leurs filles que l'argent qu'ils pourraient donner ; qui ne les voudraient point sacrifier à l'intérêt, et chercheraient plus que toute autre chose à mettre dans un mariage cette douce conformité qui, sans cesse, y maintient l'honneur, la tranquillité et la joie; et que...
HARPAGON. Sans dot !
VALÈRE. Il est vrai, cela ferme la bouche à tout. Sans dot ! Le moyen de résister à une raison comme celle-là ? »
Que de fois n'a-t-on pas cité et commenté ce sans dot! Ces deux mots par eux-mêmes n'ont rien de comique, ne représentent aucune idée plaisante : ils empruntent toute leur force de la situation des personnages, et de plus ils résument de la façon la plus saisissante un des traits les plus saillants du caractère de l'Avare : il sacrifie sa fille à l'argent. On peut appliquer la même critique au mot fameux : Le pauvre homme ! Ce qui donne à cette exclamation toute naturelle une force et une portée comiques, c'est que celui qui la répète, Orgon, n'a d'affection, de sollicicitude que pour Tartufe, qui le trompe, est indifférent aux souffrances de sa femme, aux réclamations de tous les siens, est prêt à tout immoler, même ses enfants (et il l'essaye), à un homme qui médite son déshonneur et sa ruine, et qui bien portant, bien mangeant et bien buvant, est plaint par l'imbécile dont la femme est malade. Cette pitié tendre et sotte pour un fourbe sensuel, cette froideur pour tous les siens, cet aveuglement obstiné d'un esprit borné, tout cela
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résumé dans un mot, qui, revenant à plusieurs reprises, grave dans l'esprit du spectateur toute une situation et tout un caractère. — Aujourd'hui on ne ne procède plus ainsi. Nos auteurs ont bien plus d'esprit que Molière; leurs pièces pétillent de mots spirituels, dont quelques-uns, il est vrai, ont déjà servi ; c'est un feu d'artifice, une succession de petites détonations ; on est ébloui, piqué, émoustillé à chaque instant. Seulement tous ces mots (cela s'appelle ainsi) sont pièces de rapport ; ils ne tiennent pas au sujet, ils ne sont pas dans la situation et le caractère du personnage : ce sont de petites lumières qui passent sans éclairer l'oeuvre, qui ne montrent rien que l'esprit de l'auteur. Molière n'a pas cette sorte d'esprit sautillant et sans portée. Sa personnalité n'est pas absente de son oeuvre. Elle en compose, anime et soutient toutes les parties, mais elle n'est pas jalouse de se montrer à part pour se faire admirer. Elle laisse au premier plan et en vue les acteurs mêmes de la comédie, et ne se sert pas d'eux pour les.faire oublier et apparaître seule.
Les critiques postérieurs et les contemporains euxmêmes ont rendu justice à cette force comique, qui est en lui tout à fait supérieure, mais ils ont fait des réserves à propos d'une bonne moitié de son oeuvre, qu'ils déclarent indigne de lui,indigne de la comédie. Il faut citer les vers de Boileau qui expriment trèsvivement cette censure :
C'est par là que Molière, illustrant ses écrits, Peut-être de son art eût remporté le prix,
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Si,.moins ami du peuple en ses. doctes peintures,. Il n'eût fait trop souvent grimacer les figures, Quitté pour le bouffon l'agréable et le fin, Et sans honte à Térence allié Tabarin. Dans ce sac ridicule où Scapin l'enveloppe (1), Je ne reconnais plus l'auteur du Misanthrope.
Fénelon s'associe pleinement à l'opinion de Boileau. « Molière, ; dit-il, a outré souvent les caractères. « Ila voulu par cette liberté plaire au parterre, frap« per les spectateurs, les moins délicats, et rendre le « ridicule plus.sensible. » Allons au fond de cette critique, elle se résume en ceci : il y a dans Molière à côté du comique noble un. comique bas, ce senties les mots en usage an dix-septième siècle. On accepte le Misanthrope, les Femmes savantes, l'École des femmes, le Tartufe ; on repousse les Fourberies de Scapin, le Médecin malgré lui,, Monsieur de Pourceaugnac, et j'imagine- aussi le Bourgeois gentilhomme, le Malade imaginaire, d'autres, encore. Tout cela est écrit pour le peuple, « pour plaire au parterre, pour frapper les « spectateurs les moins délicats. ». Tant pis pour les autres, si ces chefs-d'oeuvre ne peuvent les satisfaire! La littérature du règne de Louis XIV prétendit bannir du domaine de l'art le, burlesque: sous toutes ses. formes. Dans le roman, dans la poésie légère, au théâtre, on préfèra les fadeurs galantes de. mademoiselle de Scudéry à la verve gauloise de Scarron, le froid et
(1) D'autres textes portent s'enveloppe : la meilleure leçon ne vaut pas grand'chose.
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solennel Chapelain à Saint-Amand; on prétendit soumettre toutes les productions de l'esprit à un modèle uniforme; de dignité guindée, exclure la fantaisie et le bouffon, comme si Aristophane n'était pas un bouffon de génie, comme si Plaute n'était pas un,comique inimitable, comme si les rares essais de comédie au moyen âge n'étaient pas. marqués à ce coin de gaieté libre et, véritablement nationale ! Et je ne parle pas de Rabelais, qui. lui aussi, est un bouffon. Voilà les prédécesseurs: et les répondants de Molière. Ila su plaire à la cour et n'a pas dédaigné de plaire à la ville, aux bourgeois, aux petites gens, au peuple;, enfin; Quelle loi de l'art interdit à.un génie puissant la variété et la souplesse? Scapin ne ressemble pas au Misanthrope; tant mieux ! vous en rirez double, convenablement d'abord, sans éclat, comme' il convient à un homme de bonne compagnie, et puis autrement) comme rit. le peuple. Pourquoi, voulez-vous que Molière niait qu'une note et qu'un ton ? Cette critique mesquine et arrogante, m'irrite, quoi que Je fasse . De Molière méconnu dans une partie de son oeuvre, ma pensée se reporte à;Corneille tracassé toute sa vie;,et comme lapidé un moment par. les règles qu'on lui jette à. la tête. Lui aussi se permet de n'avoir pas toujours la sublimité; qui convient à la tragédie. Voyez Nicomède, étudiez le rôle, de Prusias, ce roi lâche, ce mari stupide, ce.père absurde qui s'écrie :
Ah ! ne me brouillez pas avec la république ! Brouillez n'est pas du style noble, il faut en prendre
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son parti, mais il peint l'âme de Prusias. Pour moi, j'ose avouer que les farces de Molière me plaisent infiniment, ce qui ne m'empêche pas de goûter le Misanthrope.
Il me reste à dire un mot de la morale dans le théâtre de Molière. Il est convenu depuis Aristote; je crois, que le poëte comique doit corriger les travers et les vices des hommes par le ridicule, que c'est là le but de l'art. Oserais-je dire que je n'en crois rien? Aristote dit aussi que le poêle tragique doit purger en nous la terreur et la pitié en excitant ces passions dans notre âme : que de commentaires on a faits sur ce mot fameux, sans réussir à le rendre clair! Il ne faut pas assigner à une oeuvre d'art une portée qu'elle ne peut avoir. Les poètes comiques ne doivent pas être des prédicateurs de vertu. Ils n'ont pas l'autorité nécessaire pour -un pareil rôle ; les moyens dont ils disposent sont absolument insuffisants, et, enfin, ce n'est pas un bon mode d'éducation que de tourner en ridicule les gens qu'on prétend amender. Une comédie ne sera donc pas un sermon. Je reconnais cependant qu'il se dégage d'une pièce représentée une sorte d'enseignement un peu vague toujours, et que l'on peut à la rigueur entrevoir parfois derrière les personnages l'auteur lui-même. Mais cela n'est pas toujours facile ni sûr. Pour prendre un exemple, Rousseau accuse formellement Molière d'avoir voulu rendre la vertu ridicule dans le Misanthrope : qui oserait être de l'avis de Rousseau ? Bossuet affirme que, dans les pièces de Molière, « la vertu et la piété
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« sont toujours ridicules, la corruption toujours excu« sée. et plaisante.» Qui accordera cela à Bossuet ? Fénelon lui même l'accuse « d'avoir donné un tour « gracieux au vice, avec une austérité ridicule et « odieuse à la vertu. » Il est vrai que cet esprit délicat et un peu fuyant ajoute une sorte de correctif honteux : « je comprends que ses défenseurs ne manqueront « pas de dire qu'il a traité avec honneur la vraie pro« bité, qu'il n'a attaqué qu'une vertu chagrine et « qu'une hypocrisie détestable. » Au fond, voilà trois jugements à peu près identiques sur le Misanthrope, très-sévères tous trois, très-injustes, très-faux. Nul ne pense aujourd'hui que Molière ait voulu ridiculiser la vertu sous les traits d'Alceste. Alceste est un honnête homme, trop franc pour vivre dans une société où tout est mensonges, grimaces, intrigues : il a le courage de son opinion, voilà tout; et cela le met dans des situations comiques parfois, mais où il a toujours le beau rôle. En résumé, on ne refuserait pas d'être Alceste, on ne voudrait pas être Philinte. Voilà un exemple de l'incertitude où tombe la critique, quand elle se livre à des interprétations conjecturales. Molière a peint des images vraies des vices et des ridicules, il l'a fait en usant des moyens que lui offrait son art. Un des plus efficaces a été l'opposition des caractères. Philinte et Alceste se font ressortir l'un et l'autre; le bonhomme Chrysale, le spirituel Valère, l'aimable Henriette, forment un contraste excellent avec Philaminte, Trissotin et les autres pédants des deux sexes; de même pour l'École des femmes, pour l'École des maris, pour
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Tartufe. Ne croyez pas cependant que le personnage opposé au vicieux, au ridicule, doive toujours exprimer la véritable opinion de Molière, l'enseignement qu'il à voulu donner : ce serait encore une fois assigner à l'art un but autre que le sien. Les caractères sont faits pour s'éclairer mutuellement, pour accuser le relief.de chacun d'eux au moyen de la contradiction. Mais on insiste, on dit : Rien de plus immoral que la scène où le fils de l'Avare maudit, par son père, lui répond : « Je n'ai que faire de vos dons ! » Que prouve ce mot, dont on exagère la portée d'ailleurs ? Qu'un père avare, pris en flagrant délit d'usure par son fils, perd tout droit au respect de celui-ci. Approuvons-nous lé fils ? Aucunement, mais nous comprenons qu'il s'exprime ainsi. S'il y a une leçon morale, elle est justement dans l'abaissement où tombe un père avare,' abaissement tel que son fils ne peut que mépriser son autorité. Autre exemple. Le Bourgeois gentilhomme est ridicule de toutes les façons ; tout le monde, y compris sa servante, se moque de lui. Un vrai gentilhomme, se faisant accompagner d'une marquise, Dorante, exploite la vanité de M. Jourdain, le pille, le vole, le dupe sans pudeur. Approuvons-nous Dorante et la marquise ? Non, mais nous disons : le bourgeois est bien puni, mais le gentilhomme est un escroc du grand monde, de ce grand monde où M. Jourdain voudrait entrer. Aussi, vous le voyez, s'il y a un enseignement moral à tirer du théâtre de Molière, il faut, pour le dégager; user de grandes précautions. Pour moi, je suis partaitement convaincu
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que cet enseignement existe. Il n'a rien de rigoureux et de méthodique : le théâtre n'est pas une chaire ; mais on le sent, il vous pénètre pour ainsi dire, introduit en vous l'amour du bon sens, de la modération, de la justice, de la liberté, ajoutons-y l'amour de l'humanité. Molière est impitoyable pour les tyrans, j'entends par là, pour les hommes égoïstes dans leur passion, qui lui immolent tout, respect du monde d'abord (c'est la source du ridicule), puis la fortune, la famille, les enfants. Que de tyrans dans ce monde ! L'avare, l'entêté de dévotion (Orgon), le vaniteux, le pédant ou la femme savante, le jaloux, le malade imaginaire ou non. Tous ces gens-là au fond ne pensent qu'à eux, vivent de la substance des leurs, ce qui est le propre de la tyrannie. Voilà ce que hait Molière et ce qu'il veut nous faire haïr ; et, par contre, nous aimerons ce qu'il aime. Mais M. Sainte-Beuve vous le dira bien mieux que moi. « Aimer Molière, « j'entends l'aimer sincèrement et de tout son coeur, « c'est, savez-vous ? avoir une garantie en soi contre « bien des défauts, bien des travers et des vices d'es« prit. C'est ne pas aimer d'abord tout ce qui est in« compatible avec Molière, tout ce qui lui était con« traire en son temps, ce qui lui eût été insupportable «du nôtre.
« Aimer Molière, c'est être guéri à jamais, je ne « parle pas de la basse et infâme hypocrisie, mais du « fanatisme, de l'intolérance et de la dureté en ce « genre, de ce qui fait anathématiser et maudire ; c'est « apporter un correctif à l'admiration même pour
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« Bossuet, et pour tous ceux qui, à son image, « triomphent, ne fût-ce qu'en paroles, de leur ennemi « mort ou mourant ; qui usurpent je ne sais quel lan« gage sacré et se supposent involontairement, le « tonnerre en main, au lieu et place du Très-Haut. « Gens éloquents et sublimes, vous l'êtes beaucoup « trop pour moi !
« Aimer Molière, c'est être également à l'abri et à «. mille lieues de cet autre fanatisme politique, froid, « sec et cruel, qui ne rit pas, qui sent son sectaire, qui, « sous prétexte de puritanisme, trouve moyen de pétrir « et de combiner tous les fiels, et d'unir dans une doc" trine amère les haines, les rancunes et les jacobi« nismes de tous les temps. C'est ne pas être moins « éloigné, d'autre part, de ces âmes fades et molles qui, « en présence du mal, ne savent ni s'indigner ni haïr.
« Aimer Molière, c'est être assuré de ne pas aller « donner dans l'admiration béate et sans limite pour « une humanité qui s'idolâtre et qui oublie de quelle « étoffe elle est faite, et qu'elle n'est toujours, quoi « qu'elle fasse, que l'humaine et chétive nature. « C'est ne pas la mépriser trop pourtant, cette com« mune humanité dont on rit, et dans laquelle on se « replonge chaque fois par une hilarité bienfaisante.
« Aimer et chérir Molière, c'est être antipathique à « toute manière dans le langage et dans l'expression, « c'est ne pas s'amuser et s'attarder aux grâces mi« gnardes, aux finesses cherchées, aux coups de pin« ceau léchés, au marivaudage en aucun genre, au « style miroitant et artificiel.
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« Aimer Molière, c'est n'être disposé à aimer ni le « faux bel esprit, ni la science pédante ; c'est savoir « reconnaître à première vue nos Trissotins et nos « Vadius, sous leurs airs galants et rajeunis; c'est ne « pas se laisser prendre aujourd'hui plus qu'autrefois « à l'éternelle Philaminte, cette précieuse de tous les « temps, dont la forme seulement change et dont le « plumage se renouvelle sans cesse; c'est aimer la « santé et le droit sens de l'esprit chez les autres « comme pour soi. — Je ne fais que donner la note « et le motif; on peut continuer et varier sur ce ton. »
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Regnard. — Le Joueur et le Légataire Universel. — Lesage, Les traitants et les valets. — Crispin rival de son maître et Turcaret. — Beaumarchais et Figaro.
Molière ne fut pas remplacé, non qu'il manquât alors d'hommes d'esprit, capables d'égayer le public, et qui l'égayèrent en effet ; mais la forme supérieure de l'art qu'il avait créée, nul n'essaya de la reproduire. Je suis heureux de trouver dans Boileau un sentiment très-vif et même éloquent du vide que fit une telle mort.
Avant qu'un peu de terre, obtenu par prière, Pour jamais sous la tombe eut enfermé Molière, Mille de ses beaux traits, aujourd'hui si vantés, Furent des sots esprits à nos yeux rebutés. L'ignorance et l'erreur à ses naissantes pièces En habits de marquis, en robes de comtesses, Venaient pour diffamer son chef-d'oeuvre nouveau, Et secouaient la tête à l'endroit le plus beau. Le commandeur voulait la scène plus exacte ; Le vicomte indigné sortait au second acte : L'un, défenseur zélé des bigots mis en jeu, Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu ; L'autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre, Voulait venger la cour immolée au parterre.
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Mais sitôt que d'un trait de ses fatales mains La Parque l'eut rayé du nombre des humains, On reconnut le prix de sa muse éclipsée. L'aimable comédie, avec lui terrassée, En vain d'un coup si rude espéra revenir, Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.
Voilà un bel hommage et courageux; et, puisque je terminais l'étude précédente, en cédant la parole à M. Sainte-Beuve, je veux lui emprunter encore quelques lignes sur Boileau, qui sont un hommage senti aux qualités d'esprit, de coeur surtout, de cet honnête écrivain qui commande l'estime, sinon la sympathie. — « Aimer Boileau... mais non, on n'aime pas « Boileau, on l'estime, on le respecte; on admire sa « probité, sa raison, par instant sa verve, et, si l'on « est tenté de l'aimer, c'est uniquement pour celte « équité souveraine qui lui a fait rendre une si ferme « justice aux grands poètes, ses contemporains, et en « particulier à celui qu'il proclame le premier de tous, « à Molière. »
En tête des continuateurs de Molière se place un écrivain, né comme lui à Paris, dans ce même quartier des Halles, non loin de l'hôtel de Bourgogne, c'est Regnard (1655-1709). Autant Molière était de nature triste et recueilli, autant celui-ci était joyeux et léger. Tout jeune encore, il se mit à courir le monde, non pour étudier les moeurs des différents peuples, mais pour donner carrière à cette exubérance de santé et de gaieté qui le poussait.. Il fut pris par les Barbaresques, emmené en esclavage à Alger, et chargé de
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l'emploi de cuisinier : il lui en resta toujours quelque chose. Cela ne refroidit pas son goût pour les aventures; seulement il évita désormais le voisinage de la Méditerranée, et se porta vers le Nord. Il voyagea en Flandre, en Hollande, en Danemark et en Suède. De là il eut la fantaisie d'aller en Laponie et y alla en effet. Il nous a laissé de ce pays et de ses habitants une description fort intéressante, et parfois très-enjouée. « Le « Lapon, dit-il, est un petit animal de qui l'on peut « dire qu'il n'y en a point, après le singe, qui appro« che le plus de l'homme. » Enfin il vint se fixer à Paris, non au coeur de la ville, mais à l'extrémité de la rue Richelieu, vers le faubourg Montmartre non encore bâti, dans une petite maison discrète, avec un jardin, loin de tout bruit et des importuns. On faisait chez lui très-bonne chère et l'on riait fort. Le prince de Conti s'invitait sans façon, certain d'y trouver agréable compagnie. Regnard n'avait autour de lui que de bons vivants comme lui :
Libre d'ambition, d'amour, de jalousie, Cynique mitigé, je jouis de la vie.
Telle fut sa devise. Nous voilà bien loin de Molière. Un coup d'oeil jeté sur l'oeuvre de Regnard ne comblera point la distance, mais la diminuera.
Ce qui domine en lui, c'est la gaieté. C'était un don naturel qui passa d'abord dans tout ce qu'il écrivit, et le marqua de son empreinte. Rien de plus amusant que l'imbroglio imité de Plaute, les Ménechmes, suite de scènes bouffonnes remplies par les iné-
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puisables quiproquos occasionnés par la ressemblance des deux frères jumeaux. Les Folies amoureuses ont encore plus de verve et de comique à outrance. L'auteur ne songe qu'à faire rire et à rire lui-même : tout cela est naturel et abandonné. Mais il serait injuste de borner là son mérite. Il s'est essayé dans la comédie de caractère, et n'y a pas médiocrement réussi. On lit encore, on voit encore représenter avec plaisir le Joueur. L'amour du jeu est une passion tyrannique, absorbante, peu faite à ce qu'il semble pour la comédie. L'homme qui joue est un fiévreux, qui ne se possède plus, qui oublie les autres et soi-même, ne vit que pour ces émotions violentes qui secouent l'âme et la laissent toujours vide et desséchée. Supposez le joueur marié, père de famille, allant dans un tripot jeter sur une table de lansquenet l'argent qui doit nourrir sa femme et ses enfants, ruiné, se dirigeant vers cette maison où l'attendent ceux qu'il vient de réduire à la mendicité : c'est le drame, le drame horrible, poignant. Regnard a évité cet écueil, et par là il se rattache, quoique de bien loin, au Molière du Tartufe et de l'Avare. Il a fait de son joueur un jeune homme, et un jeune homme amoureux, aimé. Angélique le préfère à tout autre, et particulièrement à Dorante, oncle de Valère, qui aspire aussi à sa main. Laquelle des deux passions l'emportera, de l'amour ou du jeu ? Tant qu'il a de l'argent, il songe peu à Angélique ; est-il décavé, son amour lui revient en mémoire.
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, Notre bourse est à fond} et, par un sort nouveau," Notre amour recommence,à revenir sur l'eau.
Mais, à mesure qu'il s'abandonne aux émotions du jeu, son coeur se rétrécit, se dessèche, se ferme peu à peu à toute autre passion. Les retours vers Angélique sont plus rares, moins vifs, et déjà moins sincères. Elle lui donne' son portrait, il en est ravi, il l'en remercie avec effusion; mais une perte survient, il met le portrait en gage. Rien n'est encore désespéré cependant; seulement un pas de plus sur cette pente et l'on roule dans l'abîme. Valère retourne au jeu, gagne. et quand son valet lui dit :
Il faudrait retirer le portrait d'Angélique
il répond :
Nous verrons..
Il est perdu. Rien ne le pourra plus guérir.. Angélique lui réclame ce portrait qu'elle sait être entre les mains d'un autre:;; il ment effrontément,.excite le mépris de tous, s'attire ce mot cruel, le dernier qu'il entendra d'Angélique : « Coeurlâche ! » Cette dure leçon le corrigera-t-elle ? Non. Regnard a bien compris que l'on ne se guérit pas d'une passion de ce genre. La pièce se termine par ces mots de Valère à son valet :
Va, va, consolons-nous, Hector; et quelque jour Le jeu m'acquittera des pertes de l'amour.
Voilà un caractère ; il est fortement conçu, conforme à la vérité, et vivement dessiné. La Harpe n'est pas
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juste, quand il dit de Regnard, " qu'il ne fait pas penser, mais qu'il fait toujours rire. » Il y a dans le Joueur plus que de la gaieté, une certaine profondeur.
Il n'y a que de la gaieté, mais singulièrement vive et entraînante dans le Légataire universel. Ce n'est pas que certains critiques n'aient découvert dans cette pièce une intention morale, même un enseignement : lequel ? C'est qu'il ne faut pas rester célibataire, de peur d'être sur ses vieux jours la dupe et la proie des fripons ; d'où il suit que le Légataire universel est une invitation au mariage par un poëte qui est mort garçom La prétention est;un peu forte, surtout difficile à établir. Tout est dans tout, il est vrai, mais je doute fort que cette belle morale soit dans Regnard ; elle est en tout cas bien dissimulée. Je suis bien plus frappé au contraire de l'inépuisable gaieté répandue dans une pièce dont presque toutes les situations n'ont rien de gai. Je trouve même.que le poëte a exécuté
un véritable tour de force en nous faisant rire de certaines; espiègleries qui d'ordinaire mènent leur auteur en cour d'assises et au bagne. Ainsi le jeune Ëraste aidé de deux serviteurs fripons, Crispin et Lisette, profite de la léthargie où est tombé son oncle Géronte, pour le débarrasser de ses titres de rente ; de plus, ce trio enjoué fait venir un notaire; Crispin, le valet, s'affuble de la robe de chambre du malade, et dicte au tabellion un testament par; lequel Géronte institue Êraste son légataire universel et lègue à Crispin et à Lisette des sommes fort rondes. Tout à coup le mort ressuscite, et, averti par cet accident, songe à mettre
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ses affaires en ordre. Il mande le notaire ; celui-ci arrive. Vous voyez la situation. Les fripons vont être découverts; ils se tirent de ce mauvais pas à force d'audace et d'esprit. A chaque mouvement de surprise de Géronte à qui on lit son testament, qu'il n'a pas fait, ce testament qui donne au fourbe Crispin « quinze cents francs de rentes viagères », à Lisette, deux mille écus
Pour épouser Crispin en légitime noeud,
on lui répond : C'est votre léthargie ! Le mot revient sans cesse et ferme la bouche au pauvre diable. Il faut lire toute la scène, qui est admirablement menée (acte V, scène vu) mais, comme on le voit, fort peu morale.
J'ai voulu esquisser en passant la physionomie riante de Regnard, et j'ai regret de ne pouvoir m'y arrêter plus longtemps. Il faut aussi que je glisse trèsrapidement sur des auteurs comme Lesage et Beaumarchais, et que je laisse de côté tous ces aimables écrivains de second ordre, Destouches, Gresset, Piron, Marivaux, Sedaine, d'autres encore. Je choisis Lesage, et Beaumarchais pour m'y arrêter quelques instants, parce que je crois découvrir en eux, parmi beaucoup de défauts, une originalité forte et une préoccupation sensible de l'état social. Ceci va, je l'espère, être mis en lumière. Je n'étudierai pas pour cela l'ensemble de l'oeuvre des deux auteurs, ce serait s'aventurer plus qu'il n'est prudent; mais je choisirai un point ou plutôt un personnage : ce sera celui du valet.
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Dans les comédies de Plaute et de Térence, le valet, ou, pour mieux dire, l'esclave, tient un des principaux rôles. Il a d'ordinaire beaucoup plus d'esprit et de ressources dans l'esprit que son maître, jeune homme affolé, qui, menacé de perdre celle qu'il aime, ne sait que se désoler et perdre coeur. L'esclave vient à son aide, imagine quelque bon tour à jouer au tyran qui détient la jeune fille; bref, amène le dénoûment, c'est-à-dire le mariage. Seulement le pauvre diable est toujours sous le bâton ; la moindre peccadille peut lui attirer les plus cruels châtiments, depuis les étrivières jusqu'à l'envoi aux mines et même le supplice de la croix. Parfois il est affranchi pour récompense de son dévoûment, mais le plus souvent on se borne à lui donner un large festin avec pleine licence pendant quelques heures.
Dans les comédies de Molière, le valet et la soubrette sont des personnes de condition libre, gens d'esprit d'ordinaire ou tout au moins de bon sens aiguisé. Placés on ne peut mieux pour voir les travers et les vices de leurs maîtres, ils s'en moquent, ils les combattent, surtout quand l'Avare, Orgon, le Malade imaginaire, le Bourgeois gentilhomme se préparent à immoler tranquillement à leur passion favorite le bonheur de leur fille. Oh! alors, la soubrette,.Toinette, Dorine, ou Nicole, ne marchandé pas les observations, les reproches et même les injures à son maître. De respect pour lui il n'y en a pas l'ombre : mais écartez ces vives saillies, vous trouvez un dévoûment vrai, loyal, désintéressé surtout, à la famille.
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C'est pour empêcher une union désastreuse, immorale, que la servante se met bravement à là traverse, qu'elle contrecarre son maître, qu'elle se joue de lui, de sa rage, de ses menaces, de sa canne levée. De même pour les valets: ils commettent bien par-ci parlà quelque friponnerie, ils escroquent de l'argent à Géronte, à Argant, mais cet argent n'est pas pour eux ; c'est pour leur jeune maître, et le dénoûment excuse tout. Il faut naturellement faire la part de l'invention chez le poëte, et aussi de la tradition du théâtre antique ; je croirais volontiers cependant que, dans cette forte et laborieuse bourgeoisie du dix-septième siècle, les serviteurs étaient associés dans une certaine mesure à la vie de la famille; qu'ils prenaient un intérêt réel à la conclusion de cet événement sérieux entre tous, l'établissement de la fille; qu'ils avaient 1'oeil ouvert sur les dangers de tout genre, qu'ils flairaient de loin les intrigants, les parasites, les flatteurs, spirituels ou sots, Trissotin, Tartufe, les deux Diafoirus, et que, sûrs de leur fait; ils disaient librement, bravement leur avis; et qu'en fin de compte on les écoutait souvent, car ils avaient pour eux le bon sens, la raison et la force que donne un dévouement éprouvé.' Au commencement du dix-huitième siècle, ce personnage essentiel de la comédie se transforme tout à coup. Il occupé toujours dans la société la même place, mais il aspire à en sortir, et il y réussit souvent. La fortune, la fortune mobilière surtout est devenue une des puissances les plus considérables; celle dont toutes les autres relèvent. On a vu le grand roi, abaisser son
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orgueil jusqu'à se promener avec le traitant Samuel Bernard pour obtenir de lui quelques millions; Ce sera bien autre chose; quand le système de Law fera et défera en un jour les grandes fortunes, placera au premier plan sur la scène du monde les misérables qui croupissaient dans les bas-fonds. Les convoitises s'allument : de la seconde table. où les petits mangent les restes, on brûle de passer à la première où sont assis les habiles, les forts, les adroits. Pour cela que faut-il ? De l'intelligence, de l'audace, peu de scrupules et du bonheur.: Que de valets possèdent tout cela ! que de valets se trouvent; au fond de leur coeur supérieurs à leur maître ! Pourquoi lui dans cette place et non pas eux ? Ils ne songent pas à déclamer contre la propriété; celte institution si gênante, cela ne viendra que plus tard ; mais ils se disent qu'eux aussi pourraient arriver à la fortune, et qu'ils seraient bien sots de ne pas l'essayer. Ce n'est pas encore chose très-facile ; les occasions sont rares, les périls énormes; mais l'homme de coeur ne se laisse pas rebuter par les obstacles, et ils se mettent à l'oeuvre. Lesage, l'auteur de Gil Blas, a saisi ce mouvement au moment même où il commençait à se manifester. Les observateurs' pénétrants ont de ces intuitions, témoin Molière, qui a pressenti Tartufe; car le vrai Tartufe né devait fleurir que i vingt-cinq ans plus tard,quand le vieux roi imposa à la cour la dévotion, et qu'il fallut être ou avoir l'air dévot pour réussir. Lesage lui aussi, longtemps avant les saturnales de la Régence et l'avénement scandaleux des traitants, agioteurs, fermiers
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généraux et autres gens d'argent, a mis sur la scène cette lèpre sociale.
Le valet d'abord. Dans Crispin rival de son maître, on voit deux valets fripons qui s'abouchent afin de substituer l'un d'eux à son maître absent, Damis, et lui faire épouser la jeune Angélique. Les escrocs partageront la dot de vingt mille écus et décamperont. Les choses vont assez loin, et ce n'est que l'arrivée imprévue du père de Damis qui fait échouer la fourberie. Ajoutons que Crispin se tire fort bien de son rôle de Damis, qu'il ravit madame Oronte, sa future bellemère par les grâces de son esprit et la finesse de sa galanterie. On le voit, la substitution est à peu près complète : le laquais ressemble à s'y méprendre à son maître, et l'erreur est toute naturelle. — Voulez-vous savoir maintenant dans quels termes sont entre eux le maître et le valet? Lisez la première scène de la pièce, et pesez tous les mots.
VALÈRE. Ah! te voilà, bourreau !
CRISPIN. Parlons sans emportement.
VALÈRE. Coquin!
CRISPIN. Laissons là, je vous prie, nos qualités. De quoi vous plaignez-vous ?
VALÈRE. De quoi je me plains, traître ! Tu m'avais demandé congé pour huit jours, et il y a plus d'un mois que je ne t'ai vu. Est-ce ainsi qu'un valet doit servir?
CRISPIN. Parbleu! monsieur, je vous sers comme vous me payez. Il me semble que l'un n'a pas plus de sujet de se plaindre que l'autre.
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VALÈRE. Je voudrais bien savoir d'où tu peux venir.
CRISPIN. Je viens de travailler à ma fortune. J'ai été en Touraine avec un chevalier de mes amis faire une petite expédition.
VALÈRE. Quelle expédition ?
CRISPIN. Lever un droit qu'il s'est acquis sur les gens de la province, par sa manière de jouer.
VALÈRE. Tu viens donc fort à propos, car je n'ai point d'argent, et tu dois être en état de m'en prêter.
CRISPIN. Non, monsieur, nous n'avons pas fait une heureuse pêche. Le poisson a vu l'hameçon, il n'a point voulu mordre à l'appât.
VALÈRE. Le bon fonds de garçon que voilà! Écoute, Crispin, je veux bien te pardonner le passé : j'ai besoin de ton industrie.
CRISPIN. Quelle clémence !
VALÈRE. Je suis dans un grand embarras.
CRISPIN. Vos créanciers s'impatientent-ils ? Ce gros marchand à qui vous avez fait un billet de neuf cents francs, pour trente pistoles d'étoffe qu'il vous a fournie, aurait-il obtenu sentence contre vous ?
VALÈRE. Non.
CRISPIN. Ah! j'entends. Cette généreuse marquise qui alla elle-même payer votre tailleur, qui vous avait fait assigner, a découvert que nous agissions de concert avec lui.
VALÈRE. Ce n'est point cela, Crispin : je suis devenu amoureux. CRISPIN. Oh, oh ! et de qui, par aventure?
VALÈRE. D'Angélique, fille unique de M. Oronte.
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494 LA COMÉDIE APRÈS MOLIERE.
CRISPIN. Je la connais de vue. Peste ! la jolie figure ! Son père, si je ne me trompé, est un bourgeois qui demeure en ce logis, et qui est très-riche.
VALÈRE. Oui : il a trois grandes maisons dans les plus beaux quartiers de Paris.
CRISPIN. L'adorable personne.qu'Angélique !
VALÈRE. De plus,: il passe pour avoir de l'argent comptant. '
CRISPIN. Je connais tout l'excès de votre amour. Mais où en êtes-vous avec la petite fille? Elle sait vos sentiments ?
VALÈRE. Depuis huit jours que j'ai un libre accès chez son père, j'ai si bien fait qu'elle me voit d'un oeil favorable ; mais Lisette, sa femme de chambre, m'apprit hier une nouvelle qui me met au désespoir.
CRISPIN. Eh! que vous a-t-elle dit, cette désespérante Lisette ?
VALÈRE. Que j'ai un rival, que M. Oronte adonné sa parole à un jeune homme de province qui doit incessamment arriver à Paris; pour épouser Angélique.
CRISPIN. Et quel est ce rival?
VALÈRE. C'est ce que je ne sais point encore; On appela Lisette dans le temps qu'elle ma disait cette fâcheuse nouvelle, et je'/fus obligé de me retirer sans apprendre son nom.
CRISPIN. Nous avons bien la mine de n'être pas sitôt propriétaire des trois belles maisons demonsieur Oronte.
VALÈRE. Va trouver Lisette de ma part, parle-lui; après cela nous prendrons nos mesures.
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CRISPIN. Laissez-moi faire. VALÈRE. Je vais t'attendre au logis. ( Ilsort.) CRISPIN. Que je suis las d'être valet ! Ah ! Crispin, c'est ta faute : tu as toujours donné dans la bagatelle ; tu devrais présentement briller dans la finance.: Avec l'esprit que j'ai, morbleu ! j'aurais déjà fait plus d'une banqueroute. »
Vous croyez peut-être que les fripons sont punis comme ils méritent à la fin de la pièce ? Point. Voici la morale que leur adresse M. Oronte. « Vous avez de « l'esprit, mais il en faut faire un meilleur usage ; et, « pour vous rendre honnêtes gens, je veux.vous mettre « tous deux dans les affaires. »
Ce dernier trait annonce Turcaret. Turcaret, c'est le traitant de basse extraction, à qui tous les gains sont bons, homme dur aux siens, qui a relégué sa femme en province, et ne lui paye même pas régulièrement une maigre pension, qui a une soeur revendeuse à la toilette, qui pressure, dépouille le pauvre monde, et jette l'argent par les fenêtres pour entretenir ses vices. Il est le centre d'une corruption profonde, qui part de lui et aboutit à lui. Je ne vous introduirai pas dans ce milieu social, où le dégoût vous serre le coeur. Je ne relève qu'un mot du dénoûment, mot bien significatif. Frontin, qui a volé son maître le chevalier et Turcaret pendant toute la pièce, apprend la ruine du traitant, se fait une belle part dans les débris, et s'écrie : « Voilà le règne de M. Turcaret fini ; le mien va commencer. » —Celui-là n'est pas comme Crispin : il a réussi ; dans peu il sera une puissance.
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Comme M. de la Popelinière, comme son maître M. Turcaret, il protégera les arts. « Pour surcroît de « réjouissance, dit celui-ci, j'amènerai ici M. Glouton« neau le poëte ; aussi bien je ne saurais manger si je « n'ai quelque bel esprit à ma table. »
C'est à Beaumarchais que j'emprunterai la dernière incarnation du type. Les deux pièces dans lesquelles il a mis en scène et d'une façon si heureuse son Figaro, se jouent encore et on les voit avec plaisir. On n'y trouve plus, il est vrai, ce qui charmait les contemporains, mais la vivacité, l'esprit sont de tous les temps. Plus d'un trait est émoussé, ne porte plus ; la déclamation, la sentimentalité philosophique alors si à la mode, et qui fut pour beaucoup dans le succès, nous trouvent plus sévères, nous impatientent. On en veut presque à un auteur de tant d'esprit de ne pas s'être élevé au-dessus de ces affectations banales. Mais ces taches n'ôtent presque rien à la vérité de la peinture. Figaro est vivant, ce qui n'est pas un mince mérite au théâtre. Si l'on essaye de décomposer les éléments qui ont contribué à la formation de ce personnage, on découvre qu'il est à la fois de la famille de Beaumarchais, un de ses proches parents, si ce n'est lui-même, et qu'il appartient à ces années si troubles qui précèdent la révolution; Ceci m'amène à dire un mot de l'auteur.
Ce qui frappe dans la vie de Beaumarchais, c'est le manque d'unité. Il est toujours trop haut ou trop bas, soit par sa faute, soit par celle des circonstances. Il y a tel moment où il réclamerait volontiers une statue
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comme Voltaire, et les contemporains ne seraient pas éloignés de la lui élever. Tout à coup,le vent tourne, cet homme que l'on portait aux nues, chez qui venaient s'inscrire les princes du sang, toute la noblesse, est jeté à Saint-Lazare, comme un escroc de la rue, bafoué, traîné dans la boue. C'est que toutes ses actions ont quelque chose d'équivoque ; le bien y est: à côté du mal, la loyauté coudoie l'intrigue, le bon droit a recours à des moyens peu délicats. Ainsi M: de la Blache lui intente un procès injuste, et veut le dépouiller de quinze mille livres qu'il a reçues par testament de Paris-Duverney : Beaumarchais, pour parer le coup, ne trouve rien de mieux que d'essayer de corrompre le rapporteur du procès, le conseiller Goezman, à qui il fait remettre cent louis, plus un cadeau de quinze louis à madame Gaezrnan.— Les colonies d'Amérique se révoltent contre la métropole; Lafayette, et ses amis volent ausecours des insurgés. Beaumarchais, qui partage l'enthousiasme universel, écrit le plus éloquent plaidoyer en faveur des braves Américains et adjure de la façon la plus pathétique le gouvernement de Louis XVI de les soutenir : seulement il se fait adjuger la fourniture des fusils et des munitions et empoche de boa argent pour des marchandises avariées, qu'il vend comme neuves. Il a l'idée de la première édition complète des oeuvres de Voltaire, juste au moment où ce, grand homme vient d'être reçu à Paris en triomphe, où l'on se dispute tout ce qui est sorti de sa plume : seulement cette édition bâclée, inexacte, est une spéculation. Il se fait donner des missions secrètes
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en Angleterre et en Autriche afin de supprimer des papiers compromettants pour l'honneur de la famille royale : seulement on n'est pas sûr que ces papiers aient jamais existé, on soupçonne même Beaumarchais de les avoir inventés. Il fait un récit dramatique des dangers qu'il a courus, de ces voleurs qui l'ont attaqué dans une forêt, blessé, dévalisé. — Or on vient de découvrir dans les archives de la police autrichienne que ce récit était une invention de l'auteur, qu'il n'avait jamais été attaqué, blessé, dévalisé. Il se met bruyamment à la tête d'une oeuvre de bienfaisance, c'est de la réclame. Au moment où le succès du Mariage de Figaro baisse quelque peu, il lance une lettre-pamphlet contre la pièce qui reprend aussitôt et va à cent représentations. Voilà une esquisse du personnage, singulier mélange d'enthousiasme et de calcul, de spontanéité généreuse et d'intrigue. Ce qui dominait en lui, c'était l'amour de la popularité et du succès, mais du succès solide, qui s'estime en argent. Né dans une condition obscure, fils d'horloger, horloger lui-même, il a voulu arriver, et il est arrivé, souvent en cassant les vitres et en se blessant lui-même, au prix de bien des camouflets de tous genres; mais rien ne l'a abattu ni arrêté dans sa fougue, qu'on dirait aveugle, et qui est parfaitement disciplinée, proportionnée au but.
Dans une société où règne une harmonie réelle entre les institutions et les moeurs, de tels hommes ne peuvent se produire, ou ils sont arrêtés net du premier coup. Les rangs et les attributions de chaque classe, de chaque individu sont réglés par la loi et par la
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coutume : malheur à celui qui veut sortir de sa sphère ! A la fin du dix-huitième siècle, après ce long travail
de critique et de dénigrement qui avait porté sur tout, après tant de coups de pioche donnés à l'édifice social, après Voltaire, Diderot, Rousseau, il ne restait debout que le mépris de ce qui existait. Les privilégiés eux-mêmes, ceux qu'une révolution devait déposséder, exiler, étaient les premiers à encourager, à applaudir des attaques qu'ils avaient la naïveté de croire inoffensives. Louis XV et Louis XVI s'obstinaient à ne pas permettre la représentation du mariage de Figaro : a autant vaudrait détruire la Bastille, » s'écriait Louis XVI ; mais la Dauphine (Marie-Antoinette), le comte d'Artois, toute la cour voulaient que l'on jouât la pièce, et on la joua. En somme, il était permis de tout oser ; l'audace même était une condition du succès. Il y avait une conspiration générale (les cahiers de 1789 le prouvèrent bien) contre toutes les institutions religieuses, civiles et politiques sur
lesquelles reposait la société, conspiration plus ou moins sincère chez quelques-uns, et plutôt de mode et d'engouement que de réflexion, on le vit bien un peu plus lard. Il y avait un point particulièrement sur lequel tous étaient ou semblaient d'accord, c'est que la société ne faisait pas une assez large place au mérite personnel ; que les privilèges de caste condamnaient à l'obscurité ou à un rôle subalterne des hommes qui étaient faits pour briller au premier rang; qu'il fallait enfin leur ouvrir une libre carrière, leur permettre de montrer tout ce qu'ils valaient : au lieu de cela, ils
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végétaient misérablement, écrasés ou exploités par des gens qui « s'étaient donné la peine de naître » . Pour eux pas de priviléges, cela va sans dire, mais pas même les moindres égards, la moindre équité. Faisaient-ils un mouvement pour ébranler les barrières vermoulues qui séparaient les classes, vite, sans autre forme de procès, une lettre de cachet les envoyait à la Bastille. Il ne restait d'autre débouché à leur activité que l'intrigue, le vol, dit crûment Beaumarchais (1). Qu'on s'étonne qu'un tel état social ait suscité,des révoltés ! Voilà l'origine de Figaro, le milieu dans lequel il apparaît. Il n'as plus rien des valets de Molière, si désintéressés, si modestes au fond, et ne réclamant jamais rien pour eux-mêmes.Il ne ressemble pas non plus aux Crispins, aux Frontins de Lesage, qui ne désirent que gagner de l'argent dans les affaires : c'est un déclassé qui veut une place dignede lui dans la société. Comme Rousseau jeune, il a fait tous les métiers, et aucun ne lui a réussi; comme Gil Blas, il a cherché une position selon son goût et ses désirs, et il n'en a pas trouvé ; mais il lui en faut une, et il la réclame avec emportement. Le temps de, la résignation est passé ; tout le monde sent et reconnaît que les choses ne peuvent durer ainsi, que l'esprit, l'intelligence, l'activité sont des forces réelles, bien supérieures à. la
(1) « Il ne me restait plus qu'à voler; je me fais banquier de Pharaon : alors, bonnes gens! je soupe en ville, et les personnes dites comme il"faut m'ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du profit. » (Le mariage de Figaro, acte V, sc. III.)
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naissance, aux titres; à la fortune : qu'on accepte donc Figaro. Mais je ne veux pas refaire d'une manière indirecte le fameux monologue du cinquième acte, qu'il faut lire. Je me borné â en détacher un des passages les plus hardis et les plus heureux; Figaro raconte qu'ayant écrit une brochure " sur la valeur de " l'argent et son produit net; sitôt il vit du fond d'un « fiacre baisser pour lui le pont d'un château fort à " l'entrée duquel:il laissa l'espérance et la liberté.>> Il continue ainsi. « Que je voudrais bien tenir un de ces « puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils « ordonnent ! Quand une bonne disgrâce a cuvé son « orgueil, je lui dirais : que les sottises imprimées, " n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le « cours; que, sans la liberté de blâmer, il n'est point « d'éloge flatteur ; et qu'il n'y à que les petits hommes « qui redoutent les petits écrits. — Las de nourrir un « obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue; « et, comme il faut dîner, quoiqu'on ne soit' plus « en prison, je taillé encore ma plume, et demande à « chacun de quoi il est question t on me dit que, pen« dant ma retraite économique, il s'est établi dans « Madrid un système de liberté sur la vente des pro« ductions, qui s'étend même à celles de la presse; et « que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni dé l'au« torité, ni du culte, ni de la politique, toi de la morale, « ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de « l'opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui « tienne à quelque chose, je puis tout imprimer libre« ment, sous l'inspection de deux ou trois censeurs. »
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502 LA COMEDIE APRES MOLIERE.
On comprend que Louis XVI hésitât à laisser déclamer sur la scène de telles choses ; mais le mouvement de l'opinion était plus fort que toutes les résistances royales ou autres ; tout cela fut dit, souligné, couvert d'applaudissements. Figaro fut à ce moment le portevoix de toutes les protestations qui couvaient au fond des coeurs; il accentua le mépris, et imprima au mouvement révolutionnaire encore indécis une impulsion plus rapide. Peu d'années après, le travail du dix-huitième siècle aboutissait à des réformes d'abord, à cette mémorable nuit du 4 août, sitôt regrettée par ceux qui en furent les héros. Puis l'édifice tout entier était ébranlé, attaqué dans ses fondements : aux Mirabeau et aux Bailly succédaient les Robespierre, les Danton, les Marat. Beaumarchais, en sa qualité de révolutionnaire de la veille, eut la naïveté de croire qu'il y avait un rôle pour lui dans le drame qui se déroulait; il voulut à toute force fournir des fusils au gouvernement; mais on était alors plus difficile en fait de patriotisme que du temps de Louis XVI et des Américains ; on écarte le faiseur, il insiste, on le regarde de travers ; il ne comprend pas encore qu'on n'a pas besoin de collaborateurs comme lui pour la besogne qui est sur le métier. Il s'en avise enfin et court juste à temps se réfugier à Hombourg. Voyez-vous Figaro en face de la tribune de la Convention et de l'échafaud de Louis XVI ?
FIN
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TABLE DES MATIÈRES
LES GENRES
La prose. — Ses caractères généraux. — Énumération des genres.
— L'histoire dans l'antiquité, dans les temps modernes. — Les mémoires. — La philosophie de l'histoire. — L'éloquence politique et religieuse. — Les pamphlets. —La philosophie et la critique. — Le genre épistolaire. — Le roman. — La comédie. 1
HÉRODOTE
L'histoire chez les Grecs. — Hérodote. — L'histoire avant Hérodote.
— L'homme, l'ouvrage. — Choix du sujet, composition. -- La lutte entre les Hellènes et, les Barbares. — Le patriotisme, la
religion 22
THUCYDIDE ET POLYBE
L'histoire chez les Grecs après Hérodote. —Thucydide.— La guerre du Péloponèse. — Le sujet, l'esprit de l'ouvrage. — La critique,
. la recherche des causes et l'explication des événements. — Les récits et les discours.
Un disciple de Thucydide sous la domination romaine. — Polybe ••••••. •••• 42
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304 TABLE DES MATIERES.
PLUTARQUE
Une nouvelle forme de l'histoire chez les anciens : la biographie. — Plutarque. — La Grèce sous les empereurs. — Le politique et le moraliste. — La morale du citoyen antique. — Le récit des faits subordonné à l'étude des caractères. - Influence de Plutarque
Plutarque seizième et au dix-huitième siècle 61
TITE-LIVE
L'histoire chez les Romains. —> Sa première forme, les Annales. — Les prédécesseurs de Tite-Live, Salluste, Jules César. — TiteLive. — Sa vie, son caractère. - Esprit de son ouvrage. Le patriotisme, l'éloquence, la morale. — De la critique dans TiteLive.—Les
TiteLive.—Les siècles de Rome; les luttes entre les patriciens et les plébèiens, les guerres.—Les récits; les discours, les portraits.:.... 78
TACITE
L'histoire après Tite-Live. — Elle doit se modifier. — L'Empire crée une société nouvelle. — Suétone résume l'histoire du temps
dans la biographie des empereurs.'— Tacite agrandit le cadre .— Vie et ouvrages de Tacite. — Il comprend la révolution qui s'est
' accomplie. —La ruine de la liberté entraîne celle des moeurs.— Les grands, le peuple, le prince, la cour, le sénat. — Ce que Tacite pense du présent, ce qu'il attend de l'avenir. — Son impartialité, ses analyses morales; sa philosophie. : 99
L'HISTOIRE CHEZ LES MODERNES.
Énumération des causes qui ont retardé pendant tant de siècles le développement de l'histoire. — Ce qu'elle était au dixseptième' et au dix-huitième siècle. — La théorie et la pratique. , 120
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TABLE DES.MATIÈRES. 505
L'HISTOIRE UNIVERSELLE
Ce que l'idée d'une histoire universelle pouvait être pour les anciens. — La cité universelle des Stoïciens. — La Cité de Dieu de saint Augustin. — Le royaume des cieux au moyen âge. — Bossuet et le Discours sur l'histoire universelle. — Voltaire et l'Essai sur les moeurs et l'esprit des nations. — L'idée de progrès. — La révolution française, - Le dix-neuvième siècle et le livre de la Civilisation en Europe;.... 141
L'ELOQUENCE CHEZ LES GRECS
L'éloquence en Grèce, à Athènes, après les guerres médiques.— Elle est un fruit de la liberté. — Place de l'orateur dans la cité; son rôle, les dangers auxquels il est exposé.— Démosthèhe.'— Les études de l'orateur : le caractère de son éloquence.
éloquence. Fin de l'éloquence politique en Grèce. — Les rhéteurs ......:...:.......' ..... 164
L'ÉLOQUENCE. CHEZ LES ROMAINS
On peut diviser l'éloquence à Rome en trois périodes. — Caractère de chacune de ces périodes. — Les premiers orateurs, les tribuns du peuple, les Gracques. — Cicéron et ses contemporains. — Immense carrière ouverte à l'orateur. — Les ressources de l'art.et l'importance des.matières.,—Études.de l'orateur.— L'éloquence sous les empereurs,—, L'horizon borné. — Les déclamateurs. — Le genre démonstratif. — Pline et le panégyrique de Trajan......... .■ --•• •-. ■■■•,.•■••■•■• 186
L'ÉLOQUENCE CHEZ LES MODERNES.
Des causes qui ont longtemps retardé son apparition : l'état social et politique, la langue. — Le seizième, siècle. — Luttes ardentes qui éclatent sur tous les points à la fois. — Condi
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506 TABLE DES MATIÈRES.
tions où se trouve placée l'éloquence politique. — Analyse du Traité de la Boétie sur la Servitude volontaire et de la Satire Ménippée ... 208
BALZAC, PASCAL
L'éloquence au dix-septième siècle. — Limites dans lesquelles elle
. est renfermée. — Balzac. — Les Provinciales. — Autorité de
l'ouvrage, témoignages des contemporains. — Circonstances dans
lesquelles il parut. — Le jansénisme et Pascal. — Les casuistes.
— Le probabilisme. — La plaisanterie et l'indignation. — La dispense d'aimer Dieu. — Les religieuses de Port-Royal. 231
LA QUESTION DU THÉÂTRE
Le théâtre condamné par les docteurs et les Pères de l'Église au troisième et au quatrième siècle. — Le théâtre au dix-septième siècle. — Le Traité des spectacles de Nicole. — La dissertation du père Caffaro, le livre des Maximes et réflexions sur la Comédie, par Bossuet 254
J.-J. ROUSSEAU L'éloquence de Jean-Jacques Rousseau. 279
L'ÉLOQUENCE RELIGIEUSE
Ses caractères généraux, son but. — La première forme qu'elle revêt. — Les apologistes. — Les docteurs au deuxième et au troisième siècle. — Rôle des évêques au quatrième siècle.
— Éloquence des Pères de l'Église. — Saint Jean Chrysostome 308
LES PRÉDICATEURS DU XVIIe SIÈCLE
L'Éloquence religieuse après les Pères. — Le moyen âge. — Les moines prêcheurs. — Les prédicateurs de la Ligue. — Le dix-
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TABLE DES MATIÈRES. 507
septième siècle. — Jugements de La Bruyère, de Fleury, de Fénelon sur les prédicateurs. — Bossuet. — Bourdaloue. — Massillon. ., ...... 333
LES PREDICATEURS DE L'AUMONE
Saint Jean Chrysostome, Bossuet, Bourdaloue, Massillon, Saurin 358
LE GENRE ÉPISTOLAIRE CHEZ LES ANCIENS
Les lettres de Cicéron et de Pline. — Étude des lettres de Sénèque à Lucilius. — Le stoïcisme romain sous Néron. — La morale de l'abstention et de la résignation. — La mort naturelle et la mort volontaire. — Dieu et le culte qui lui est dû. — Lacunes du stoïcisme 386
LE GENRE ÉPISTOLAIRE CHEZ LES MODERNES
Le genre épistolaire apparaît en France au moment où se forme la société polie. — Ses premiers représentants, Balzac et Voiture. — Les lettres de madame de Sévigné. — Étaient-elles faites pour être publiées? — L'auteur, ses études, son caractère, ses idées, la cour et sa famille 410
LE ROMAN
Histoire et théorie du roman par Huet, évêque d'Avranches. — L'antiquité, le moyen âge, les temps modernes. — Variété infinie des aspects du roman suivant les milieux et les auteurs.— L'Italie, l'Espagne, la France du seizième siècle. — Les bergers et les doucereux du dix-septième siècle. — Les peintures de moeurs et les satires du dix-huitième siècle. — L'Angleterre. — Transformation du genre à la fin du siècle dernier 435
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508 TABLE DES MATIERES.
LA COMÉDIE
Ce qu'elle fut en Grèce, à Rome, au-moyen âge, au dix-septièmesiècle. — Molière. — Le personnage et la vocation. — L'observation. — Les moeurs et les caractères, le particulier et le général, les types. — L'action. — Le comique. — Le comique noble et le comique bas. — Le moraliste 457
LA COMÉDIE APRÈS MOLIÈRE
Régnard. — Le Joueur et le Légataire universel. — Lesage, Les traitants et les valets. — Crispin rival de son maître et Turcaret. — Beaumarchais et Figaro, 482
FIN DE LA TABLE DES MATIERES.
CORBEIL, typ. et stér. de CRÊTE FILS.